Eric Landowski - Passions Sans Nom - Presses Universitaires de France - PUF (2003) PDF
Eric Landowski - Passions Sans Nom - Presses Universitaires de France - PUF (2003) PDF
Eric Landowski - Passions Sans Nom - Presses Universitaires de France - PUF (2003) PDF
FORMES SÉMIOTIQUES
COLLECTION DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT
ERIC LANDOWSKI
La sociiJJ des o/riets, Québec, Protée, 2001. Avec G. Marrone (éd.). Trad. ital., Rome, Meltemi,
2002.
&mWti&a, esltsis, estiti&a, Puebla-Sio Paulo, UAP-Educ, 1999. Avec R. Dorra et A. C. de Oliveira
(éds.).
Sémiotique goumlll1llie. Du goû~ entre esthi.rie et socialiti, Paris, Actes sémiotiques, 1998 (éd.).
Présences de l'autre. Essais de soeio-sémioiUjue II, Paris, PUF, 1997. Trad. pon., Sao Paulo, Perspectiva,
2002 ; trad. esp., Lima, FDE, 2004.
0 gosto da gente, o gosto Jas coisas, Sao Paulo, Educ, 1997. Avec J.-L. Fiorin (éds.). Trad. ital., Turin,
Testo e immagine, 2000.
Lire Greimas, Limoges, Pulim, 1997 (éd.). Trad. po1on., Poznan, WFH, 1999.
Do inteligWel ao smsive~ Sio Paulo, Educ, 1995. Avec A C. de Oliveira (éds.).
Le lieu commun, Q)lébec, Protée, 1994. Avec A. Semprini (éds.).
La sociéti rijléchie. Essais de soeio-sémioiUjue, Paris, Le Seuil, 1989. Trad. pon., Sao Paulo -Campinas,
Educ-Pontes, 1992; trad. esp., Mexico, FCE, 1993; trad. ital., Rome, Me1temi, 1999.
Le discours juridique: langlll', signification et valeurs, Paris, Droit et Société, 1988 (éd.).
DictÎonniJiTe encyclopédique de tlréorie et de sociologie du droit, Paris-Bruxelles, LGDJ - E. Story-Scientia,
1988. Avec A.-:J. Arnaud et al. (éds.).
SémioiUjue enjeu, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1987. Avec M. Arrivé et al. (éds.).
Introduction à l'ana!Jse du discours en sciences sociales, Paris, Hachette, 1979. Avec A. J. Greimas (éds.).
Trad. pon., Sao Paulo, Global, 1986.
ISBN 2 13 053495 3
ISSN 0767-1970
Dépôt légal - 1ft édition : 2004, juillet
C> Presses Universitaires de France, 2004
6, avenue Reille, 750 14 Paris
SOMMAIRE
Introduction
I. Le corps désémantisé 78
Il. Le sens désincarné 84
III. Corps à corps, faire sens 89
TROISIÈME PARTIE
ENTRE ESTHÉSIE ET SOCIABIUTÉ
1. Cf. A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 8 (rééd. PUF, 2002).
2. Cf. << La normalisation », et plus spécialement <<L'objectivation du texte », Sémantique structurale,
op. dt., p. 153-154.
4 Passions sans nom
1. A. J. Greimas, De l'Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987 ; Du sens, Paris, Le Seuil, vol. 1, 1970
et II, 1983 ; Maupassant. lA sémiotique du flxû, Paris, Le Seuil, 1976 ; avec J. Courtés, Sémiotique. Dic-
tionnaire raisonné de IJJ théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 ; avec J. Fontanille, Sémiotique des pas-
sions. Des états de clwses aux états d'âme, Paris, Le Seuil, 1991.
Introduction 5
fondé sur une prise de distance objectivante par rapport à l'objet, nous
avons esquissé, avec Présences de l'autre, un premier pas dans la direction
d'une sémiotique qui cherche au contraire à épouser d'aussi près que
possible le point de vue même des sujets impliqués dans les expériences
vécues prises pour objets d'étude 1• L'ambition du présent essai est de
franchir un pas de plus dans la même direction en proposant une
conceptualisation de type interactif qui permette de décrire sémiotique-
ment la manière dont la composante sensible - esthésique - intervient
dans la saisie du sens in vivo, c'est-à-dire en acte et en situation.
La dimension esthésique de notre rapport au monde est celle à tra-
vers laquelle il nous est donné d'éprouver le sens comme présence : formu-
lation délibérément provocatrice face aux tenants d'une « sémiotique
rationnelle». Jusqu'à présent, on analysait des significations articulées,
considérées comme de l'ordre de l'intelligible et du cognitif, et voici
qu'il est donc maintenant question de prendre pour objet un sens qui
serait de l'ordre du sensible et de l'affectif. On imagine facilement à
partir de là deux sémiotiques distinctes et bientôt deux écoles rivales,
qui, au pire, réussiraient à s'ignorer mutuellement et, au mieux, pour-
raient entrer en conflit ouvert : d'un côté les spécialistes du discursif, du
cognitif, du rationnel, de l'articulé, du catégorique, du formalisable (et
aujourd'hui du tensif), de l'autre les amateurs du prédiscursif, du sensi-
tif, de l'affectif, de l'amorphe, de l'esthésique, de l'impressif (et, on le
verra, du contagieux)... Mais en réalité, si une sémiotique « du sen-
sible » - ou plutôt une sémiotique capable de rendre compte des princi-
pes d'dficience du sensible dans les procès de constitution du sens en général -
doit se constituer, ce ne pourra être ni en se juxtaposant à la sémio-
tique «de l'intelligible» sous les différentes formes qu'elle peut revêtir,
ni en prétendant se mettre à sa place. L'une et l'autre de ces possibili-
tés reviendrait en effet à admettre comme une nécessité incontournable
une coupure là où, à l'opposé, le véritable défi est précisément
aujourd'hui de trouver comment dépasser une telle dualité.
l. Cf. A Hénault, cc tprouver et savoir>>, Le porœoir cumme passion, Paris, PUF, 1994, p. 3-14. Tan-
dis que l'apport de cette étude consiste à proposer un ancrage textuel et sensible de la sémiotique
des passions à partir d'une élaboration théorique originale du concept d' t<éprut.œi/11~ le présent
essai, tout en partant de la même notion, s'oriente dans une direction complémentaire visant réso-
lument le plan esthésique.
8 Passions sans nom
croit lui être dt1;, on peut en effet poser aussi comme objet d'une analy-
tique de la passion les procès qui se déroulent entre un sujet et son autre
au stade de la mise à l'épreuve, unilatérale ou réciproque, en quoi
consiste leur mise en contact corps à corps - relation qui ne se laissera
décrire, par contre, qu'en termes esthésiques.
Le moment de la passion ne vient plus en ce cas après l'action,
comme la résultante d'un dispositif modal présupposé, mais coïncide
avec le moment de l'interaction. Moins qu'à affiner sémiotiquement la
typologie des états passionnels déjà répertoriés par la tradition philoso-
phique et la grande littérature - Admiration (Descartes), Amour-
passion (Stendhal), Avarice (Molière), Colère (Nietzsche), Enthousiasme
(Kant), Jalousie (Proust), et ainsi de suite -, on s'intéressera alors à
explorer la dynamique sans frontières a priori de toutes sortes de petites
passions vécues au jour le jour, corps et âme (car elles ne mettent en
jeu la psyché qu'en touchant en même temps le soma), dans l'expérience
d'une confrontation de tous les instants avec les formes les plus diverses
de l'autre en tant que présence sensible à nos côtés.
Grâce aux classiques de la phénoménologie française, à commencer
par Sartre et Merleau-Ponty, et à une vaste littérature tournée vers
l'exploration de la proprioceptivité du sujet en contact avec le monde
sensible, où on trouverait des auteurs aussi divers que Musil ou Svevo,
Proust, Simon ou Sarraute, Sterne ou Woolf, les passions de ce type en
quelque sorte modeste -liées qu'elles sont à notre simple être au monde-
ont elles aussi, de longue date, leur place dans notre imaginaire. Mais
peut-être parce qu'elles font trop humblement partie du cours ordinaire
de la vie, et aussi, sans doute, parce qu'elles ne se distinguent qu'à
peine des fluctuations ou des tropismes à tout instant changeants liés à
notre manière même de nous sentir, ou à nos « humeurs », elles ne font
pas partie, comme dit Simmel, des « formations pures auxquelles la
langue prête un nom » 1•
Comme c'est pourtant d'elles que nous voulons parler dans ce qui
suit, nous les appellerons dans ces conditions les passions sans nom. Étant
donné que toute dénomination tend à figer les identités et à fixer des
programmes, il est clair que nous soustraire de la sorte à la dénomina-
tion, au substantif, c'est aussi éviter délibérément de circonscrire a priori
et de réifier ce qui, à ce qu'il nous semble, doit rester de l'ordre de
l'ouvert et du processuel. La sémiotique ne s'étant jusqu'à présent
1. E. Landowski, « Viagem às nascentes do sentido », in 1. Assis Silva (éd.), Corpo e Smtitio, Sào
Paulo, Edunesp, 1996, p. 21-43.
Introduction ll
Nota. - Sauf le chapitre III, « Sens et interaction ))' inédit, les textes qui suivent se
substituent à des versions antérieures déjà publiées, mais qui ont été intégralement réé-
crites pour la présente édition :
- chap. Premier, « Le regard impliqué )), version entièrement remaniée d'un texte
paru sous le même titre in Revista Uuitana, 17-18, Lisbonne, 1997 (tr. esp., Barce-
12 Passions sans nom
!one, Anthropos, 186, 1999; tr. port., Sào Paulo, Galaxia, 2, 2001 ; tr. lith., Vilnius,
Kulturos Barai, 2004);
- chap. II, « Pour une sémiotique sensible ))' version traduite et entièrement remaniée
de «De la impeifeccilm : el libro del que se habla ))' in E. Landowski, R. Dorra,
A. C. de Oliveira (éds), Semi6tica, estesis, estética, Puebla-Sào Paulo, UAP-Educ, 1999
(tr. port., in A. J. Greimas, Da Imperfei;iio, Sào Paulo, Hacker, 2002);
- chap. IV, «Faire signe, faire sens))' version remaniée de cc Frontières du corps:
faire signe, faire sens ))' Caderrw de discussiio. VI cowquio do Centro de Pesquisas Sociossemi6-
ticas, Sào Paulo, CPS, 2000 (tr. it., in P. Bertetti et G. Manetti (éds), Forme della testua-
lità, Turin, Testo e immagine, 2001 ; tr. port., in M. A. Baho etj. A. Mourào (éds.),
0 campo da semi6tica, &vista de Comunica;ào e Linguagens, 29, Porto, 2001);
- chap. V, << La rencontre esthésique ))' version remaniée de cc De la contagion ))' in
E. Landowski (éd.), Sémiotique gourmande, Nouveaux Actes sémiotiques, 55, 1998 (tr. esp.,
in Semi6tica, estesis, estética, op. cit. ; tr. angl., in I. Pezzini (éd.), Semiotic efficacity and the
iffectiveness of the text. From iffects to officts, Turnhout-Bologne, Brepols, 2001);
- chap. VI, cc La présence contagieuse ))' version traduite et refondue de cc Viagem às
nascentes do sentido ))' in 1. Assis Silva (éd.), Corpo e Sentido, Sào Paulo, Edunesp,
1996 (tr. esp., Mérida, Cuadernos Lenguay Habla, 1, 1999) et de cc En deçà ou au-delà
des stratégies, la présence contagieuse ))' Caderno de discussiio, VII, Sào Paulo, CPS,
2001 (rééd. in Nouveaux Actes sémiotiques, 83, 2002; tr. it., in G. Manetti, L. Barcel-
lona et C. Rampoldi (éds), Il contagio e i suoi simboli, Pise, ETS, 2003);
- chap. VII, cc Saveur de l'autre ))' version entièrement remaniée d'un texte paru sous
le même titre, in Texte, 23, Toronto, 1998 (tr. esp., Puebla, Topicos del Seminario, 5,
2001) et de cc Pour l'habitude))' Caderrw de discussiio, IV, Sào Paulo, ePS, 1998 (tr. it.,
in P. Fabbri et G. Marrone, Semiotica in nuee, vol. Il, Rome, Meltemi, 2001);
- chap. VIII, cc Le temps intersubjectif)), version entièrement remaniée de cc ll tempo
intersoggettivo: in difesa del ritardo ))' in P. Basso et L. Corrain (éds), Eloquio del
senso. Dio.loghi semiotici, per Paolo Fabbri, Milan, Costa e Nolan, 1999 ;
- chap. IX, cc Modes de présence du visible ))' version entièrement réécrite d'un texte
paru sous le même titre in Caderno de discussiio, V, Sào Paulo, CPS, 1999 (tr. it., in
P. Basso (éd.), Modi dell'immagine, Bologne, Esculapio, 2001 ; tr. port., in A. C. de
Oliveira (éd.), Semi6tica pltistica, Sào Paulo, Hacker, 2004);
- chap. X, cc Diana, in vivo ))' version remaniée de cc Diana, in vivo. Una lectura de La
Princesa que bqjaba la mirada ))' in O. Quezada (éd.), Fronteras de la semi6tica. Homenage a
Desiderio Blanco, México-Lima, FCE, 1999 (tr. port., Vitoria, Faro~ 1, 1999; tr. port.
révisée, Sào Paulo, Galaxia, 2, 2001 ; tr. lith., Vilnius, Kulturos Barai, 2004);
- chap. XI, cc Communautés de goût ))' version traduite et complètement remaniée
de E. Landowski et A. C. de Oliveira, cc Anâlise semi6tica das campanhas publicitâ-
rias da industria brasileira de cerveja )), Buenos Aires, Research International, 1996
et de id., cc Entre o social e o estésico ))' Caderrw de discussiio, VIII, Sào Paulo, CPS,
2002 (réêd. in E. Peiiuela (éd.), Rumos da semi6tica, Sào Paulo, A. Blume, 2004;
tr. it., in A. Semprini (éd.), Lo sguardo sociosemiotico, Milan, Angeli, 2003);
- chap. XII, cc Le goût des gens, le goût des choses ))' version traduite, totalement
refondue et augmentée de cc Gosto se discute))' in E. Landowski etj. L. Fiorin (éds),
0 gosto da gente, o gosto das coisas, Sào Paulo, Educ, 1997 (tr. it., in id., Gusti e disgusti.
Sociosemiotica del quotidiano, Turin, Testo e immagine, 2000).
PREMIÈRE PARTIE
DE LA JONCTION À L'UNION
CHAPITRE PREMIER
LE REGARD IMPLIQUÉ
1. - TEXTES ET PRATIQUES
1. La comparaison est de Greimas. Cf. <<Notes manuscrites>> sur la sémiotique des passions, in
A. C. de Oliveira (éd.), Algirdas Julien Greimas: Testemunlros, Sào Paulo, Educ, 1994, p. 18-21.
16 De la jonction à l'union
1. Cf. J. Courtés, «Pour une approche modale de la grève », Actes sémiotiques, V, 23, 1982.
18 De la jonction à l'union
1. Rappelons que Greimas, après avoir envisagé le projet d'une sémantique de portée universelle,
avait opté dès la fin des années 1960 pour une problématique des micro-univers de signification,
beaucoup plus proche d'un questionnement de type anthropologique que des démarches propres
aux sciences « formelles >> (logique, linguistique, sciences cognitives), anticipant en cela les interro-
gations des années 1970 et 1980 sur la pluralité des systèmes de rationalité. Cf. A. J. Greimas,
«Le savoir et le croire>>, in H. Parret (éd.), De la CTI!'fl11ct, Berlin, De Gruyter, 1983 (rééd., in Du
sens Il, Paris, Le Seuil, 1983), et E. Landowski, « Le sémioticien et son double >>, in Lire Greimas,
Limoges, Pulim, 1987.
2. Pour plus de détails sur tous ces points, cf. par exemplej.-M. Floch, <<Quelques concepts fon-
damentaux en sémiotique », Petites mytlwlogies de l'r.eil el de l'esprit, Paris-Amsterdam, Hadès-
Benjamins, 1985 (rééd., in A. Hénault (éd.), Qyestions de sémiotique, Paris, PUF, 2002).
Le regard impliqué 21
~ · Cf les Éléments de sémiologie de Roland Barthes, et L'aventure sémiologique, titre donné par l'éditeur
a un des recueils posthumes de ses œuvres (Paris, Le Seuil, 1985). Voir aussi P. Ricœur, «Entre
herméneutique et sémiotique », NoUIJtaux Actes sémiotiques, Il, 7, 1990 et P. Fabbri, La svolta semiotica,
R.ome, Laterza, 1998.
22 De la jonction à l'union
2. Éthiques de la lecture
1. R. Barthes, «De l'œuvre au texte », Le lnuissemmt de la langue. Essais critiquu IV, Paris, Le Seuil,
1984, p. 74.
24 De la jonction à l'union
1~ Cf. la mise au point toujours d'actualité de J. R. Searle, « The word turned upside down >>,
"\.'w York Review of Books, oct. 1983 ; et U. Eco, « Notes sur la sémiotique de la réception >>, Actes
-'trnwtiques, IX, 81, 1987, et Interprétation et surinterprétation, Paris, PUF, 3• éd., 2002.
2. R. Barthes, art. cité, p. 74.
26 De la jonction à l'union
1. Appropriation ou accomplissement
§!. 5.Cf. A. J. Greimas et J. Courtés, Dictionnaire, op. cit., par exemple entrée « Narratif (schéma) >>,
30 De la jonction à l'union
ou déjà plus en possession des objets que lui-même convoite : ici des
usurpateurs ou des rivaux à déposséder parce qu'ils détiennent indû-
ment (à ses yeux) les objets ou les valeurs modales dont lui-même vou-
drait disposer, là des informateurs possibles, dont il cherchera à péné-
trer les secrets (toute connaissance étant aussi pour lui une forme
d'avoir), ailleurs des clients éventuels, à se concilier (ils manquent de ce
dont lui-même est pourvu, mais s'il les en gratifie il pense qu'il pourra
obtenir d'eux en échange d'autres valeurs qu'il désire tout autant
s'approprier), ailleurs encore des ambitieux, des indigents, des affamés
- au sens littéral ou « figuré » - tous autant qu'ils sont prêts à lui déro-
ber, croit-il, ses richesses, sa position sociale, son savoir, peut-être
même le pouvoir qu'il pourrait détenir, bref tout l'avoir - toutes les
possessions - dont son identité semble résulter comme la somme d'une
série de biens objectivés.
À l'inverse, loin de rien réifier, l'autre perspective, conçue non plus
en termes de jonction avec les objets mais d'union entre sujets (termino-
logie que nous aurons par la suite plus d'une occasion de reprendre et de
préciser) est une perspective qui « animise » l'autre (même si, d'un point
de vue réaliste, cet autre n'est en vérité qu'une chose), qui lui donne une
« âme », qui transforme en un autre sujet tout ce qui peut entrer en rela-
tion avec le sujet de référence. Se met alors en branle toute une chaîne
de présuppositions à caractère récursif, comme disent les linguistes, ou,
plus philosophiquement, dialectique : pour qu'Ego s'accomplisse lui-
même, il faudra que l'autre le lui permette ; or pour cela, il faut que cet
autre devienne lui-même ce que ses potentialités lui permettent en prin-
cipe de devenir ; mais pour qu'ille devienne, encore faut-il qu'Ego sache
l'y convier... De la sorte, le sens et la valeur de l'Autre ne sont ici jamais
flXés d'avance, pas davantage que le sens et la valeur de l'existence
même de soi, pour soi. C'est seulement en acte, dans l'interaction avec
l'autre - avec le texte, la chose ou l'interlocuteur - que la valeur signi-
fiante de cet autre, et le sens même de la relation à cet autre (sens et
valeur non pas entendus «en soi», mais tels qu'éprouvés en situation
par Ego) se définiront ou se découvriront dynamiquement, sans pouvoir
jamais être définitivement arrêtés.
n n'y a plus alors de différence entre théorie de l'action (ou
plus exactement de l'interaction) et théorie de la signification.
L'(inter)action, au lieu de présupposer des valeurs déjà instituées, qui la
motiveraient, fait émerger le sens et la valeur par son développement
même. Le sens et la valeur ne se constituant plus en un système (sémio-
logique ou axiologique) présupposé, censé Jaire agir, ils deviennent au
Le regard impliqué 31
1_. Cf. A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. DictiontiiJire, op. cit., entrées << tpreuve », << Confronta-
hon».
32 De la jonction à l'union
2. Figures de l'altérité
Mais nous approchons ici d'un point critique de toute notre cons-
truction. Si le sens naît dans la relation à l'autre, comment ce qui rem-
plit cas par cas le lieu et la fonction de cet « autre » est-il donc cons-
truit, en tant que faisant sens, précisément, comme autre ? En vertu de
quel privilège en effet l' « altérité », en tant qu'attribut signifiant atta-
ché à un objet quelconque, pourrait-elle être donnée et non pas,
comme tous les autres effets de sens, construite, et cela en acte, à la
faveur de quelque interaction« avec l'Autre»? Pour ne pas nous enga-
ger à partir de là dans un processus récursif qui n'aurait pas de terme,
posons d'une part, tout en sachant que cela ne résout pas le problème
sur le fond, que l'altérité de l'autre est évidemment toujours relative,
c'est-à-dire constituée du point de vue d'un sujet de référence, et
d'autre part que du point de vue de ce sujet apparaîtra « comme
autre » tout simplement ce avec quoi il interagit : définition purement syn-
taxique qui a au moins l'avantage de n'attacher aucun contenu ontolo-
gique (substantiel) à la définition de l'altérité. Dès lors, tout ce qui
« agit » en relation avec le sujet, tout ce qui lui résiste et même tout ce
qui, simplement, « existe » en lui faisant face (à la limite tout ce qui lui
est perceptible) se constitue pour lui, ipso facto, en figure occurrentielle
de l'autre.
1. Cf. Fr. Jullien, Traité de l'ifficacité, Paris, Grasset, 1996 ; aussi J. Baudrillard, «L'esprit du terro-
risme >>,Le Monde, 2 novembre 2001. Également E. Landowski, La société rifléchü, op. cit., p. 241, et
« De la stratégie, entre programmation et ajustement >>, avant-propos à E. Bertin, Pens~ la stratégie
dans le champ de la communication, NoU1Jeaux Actes sémiotiques, 2003.
Le regard impliqué 33
Soit par exemple la langue - celle que nous parlons ou que nous
écrivons - que nous « pratiquons » altérité qui nous résiste et qui, dans
cette mesure même, sustente tous nos échanges (tous nos «jeux », pour
parler comme le philosophe du langage) et que nous devrions
apprendre à nous approprier (selon le mot de Benveniste) ? Ou au con-
traire, forme même de notre identité? D'un certain point de vue, phéno-
ménologique, le langage est effectivement indissociable de nous-
mêmes : il est nous-mêmes, nous le vivons, nous sommes « en lui » et il
est «en nous»; il nous est même si peu «autre» que, n'était l'école,
qui nous en distancie par principe, il nous serait peut-être à jamais
impossible (comme pour l'enfant) de le saisir comme une extériorité.
Mais d'un autre côté, pour l'écrivain? Pour lui, le langage serait sans
doute plutôt l'équivalent de la pierre, figure même de l'altérité sous la
main du sculpteur, lui qui cherche à construire (à constituer ou à révé-
ler) des formes signifiantes en partant d'une matière brute mais terri-
blement résistante, à la fois solide et structurée, avec ses lignes de cli-
vage aussi secrètes qu'incontournables.
Si donc, pour les uns, pour la majorité sans doute, la langue est
bien la transparence même - comme l'air que nous respirons, impal-
pable comme s'il n'existait même pas-, pour les autres, gens de plume
(et gent ailée!) la langue (comme l'air) est au contraire l'élément même
qui nous résiste en même temps qu'il nous sustente : une des formes
par excellence de l'Autre. Et interagir avec cette forme particulière de
l'altérité que sont, dans leur existence de grandeurs autonomes, les
mots et les règles d'une langue, ce sera s'y confronter en vue de faire-
être à partir d'eux du sens, idéalement (mallarméennement, si on peut
dire) sous la forme du Poème - pur être de langage -, en aidant les
mots à se mettre pour ainsi dire d'eux-mêmes en ordre selon leurs affini-
tés propres. Évidemment, avant cette épreuve où le « poète » se sera
éprouvé lui-même au contact d'une entité non moins vive et déter-
minée que lui, avec ses résistances et presque, dirait-on, son intention-
nalité propre (comme celle de la pierre qui ne se laisse mettre en forme
qu'à condition qu'on ait égard à ses lignes de rupture potentielles), rien
- aucun sens articulé, aucun objet de valeur, aucun «poème » -
n'existait, si ce n'est comme pure potentialité de la langue.
Il y aurait de ce point de vue, dans le travail d'écriture, un «plaisir
de la langue» (du jeu avec ses potentialités) à mettre en parallèle avec
ce que, du côté de la lecture, conçue aussi comme un « travail », on a
appelé le «plaisir du texte». Si le parallèle se justifie, c'est évidemment
dans la mesure où dans l'un et l'autre cas- écriture ou lecture- on a
34 De la jonction à l'union
3. Sens et expérience
~ · R. Dorra, Materiales sensibles del sentitlo, Mexico, Plaza y Valdés, I et II, 2002 et 2003 ; Fr. Jul-
hen, Éloge de la fadeur . .A po.rtir de la pensée et r.le l'esthétiqru chinoise, Paris, Philippe Picquier, 1991,
p. 86.
36 De la jonction à l'union
que ce soit elle qui nous intéresse le plus ici, compte tenu des perspec-
tives qu'elle ouvre en ce qui concerne l'étude plus spécifiquement
« socio »-sémiotique des régimes de sens en situation, et de leurs trans-
formations. Certes, d'autres courants, témoignant en particulier de sou-
cis plus marqués de cohérence métalinguistique, d'autonomie épistémo-
logique, et souvent de formalisme coexistent au sein de la discipline.
Mais pour notre part, c'est une sémiotique extravertie que nous cher-
chons à mettre en œuvre, moins intéressée à se prouver sa propre exis-
tence qu'à rendre compte de la façon dont le monde fait sens autour
de nous 1•
•: Dai sensi al senso », Carte Semiotiche, 6, 1989 ; R. Dorra, « Entre el sentir y el percibir >>, in
~·· Landowski et al. (éds}, Semi.Otica, estesis, estética, op. cit. ; id., «El soplo y el sentido >>, Entre la vor.y
a letra, Mexico, Plaza y Valdés, 1997 (tr. fr., in Lire Greimas, op. cit.) ; A. Semprini (éd.), Il senso rklk
~se. 1 significati sociali e culturali rkgli oggetti quotidiani, Milan, Angeli, 1999 ; A. C. de Oliveira et
· Landowski, éds), Do inteligWel ao sensilJel, Sào Paulo, Educ, 1996; E. Landowski (éd.), Lire Greimas,
op. czt. (3• partie).
1· Pour un panorama raisonné, à la fois historique et d'actualité, couvrant l'ensemble des grandes
;cndances de la discipline, cf. P. Fabbri et G. Marrone, Semiotica in nuee, Rome, Melterrù, 2000-
00!, 2 vol.
CHAPITRE II
I. À PARTIR DE DE L'IMPERFECTION
Dans la plupart de nos activités quotidiennes, des plus triviales aux plus
scientifiquement sophistiquées, nous privilégions sans même y prendre
garde l'efficacité pratique, le pouvoir-faire ou le savoir-faire au détri-
ment d'autres modes de relation possibles avec notre environnement.
C'est que nous avons pour ainsi dire oublié qu'un autre regard est pos-
sible, un regard qui, en nous faisant voir le monde pour lui-même,
nous permettrait aussi d'en prendre connaissance, mais sur un mode
moins immédiatement intéressé : comme objet de contemplation plutôt
que comme champ d'action, ou, dans l'action, comme partenaire plu-
tôt que comme moyen ou instrument. Or, qu'il s'agisse des choses que
nous manipulons ou des personnes avec lesquelles nous interagissons,
nous nous contentons en fait, le plus souvent, d'opérer sur elles, ou avec
elles. Dans ces conditions, ce qui nous intéresse à leur propos se limite
presque, au fond, à repérer ce en quoi elles pourraient nous être utiles
ou nuisibles, agréables ou déplaisantes, en fonction des programmes
que nous les croyons susceptibles de nous permettre d'accomplir. Cette
manière de fixer à partir de critères d'ordre instrumental la valeur des
objets, de même que les significations que nous projetons sur le monde,
laisse par principe les êtres et les choses dans le statut de réalités à dis-
tance et en quelque sorte sans âme. Bref, la perspective fonctionnelle qui
sous-tend nos pratiques les plus ordinaires nous conduit spontanément
à objectiver le monde et, ce faisant, à nous en distancier.
Jusqu'à une date récente, la sémiotique a d'une certaine manière
assumé comme allant de soi cette vision dualiste qui pose devant le sujet
40 De la jonction à l'union
1. De l'Imperfection, op. cil. Par la suite abrégé en De l'l. suivi d'un numéro de page.
2. M. Tournier, Vendredi ou ln limbes du Pacifi'lue, cité par Greimas, op. cil., p. 14 et 18.
Pour une sémiotique sensible 41
l' utre non seulement le sensible « se sent » (par définition), mais aussi,
ar lui-même, il fait sens, de même qu'inversement le sens articulé incor-
pa re en lui quelque chose qui émane directement du plan sensible. D'un
p~té la signification n'est-elle pas au fond dijà présente dans ce que les sens
~ou~ permettent de percevoir, et de l'autre, le contact avec les qualités
sensibles du monde ne reste-t-il pas d'une certaine manière encore présent
jusque sur le plan où le sens articulé se construit?
La réflexion sur l'émergence et le mode d'existence du sens dans
l'expérience esthétique amène ainsi à viser un dépassement de la
conception dualiste - sensation versus cognition - que la tradition tend à
nous imposer. Et notre hypothèse est qu'un tel dépassement est pos-
sible. Cela non pas à proprement parler en développant une sémio-
tique « du sensible » vue comme le pendant de celle « de l'intelligible »
mais plutôt dans le cadre d'une sémiotique qui deviendrait elle-même
en quelque sorte plus sensible, et peut-être même, du coup, plus intelli-
gible. Cela dit, même si, sur ce point, Greimas nous ouvre incontesta-
blement la voie, on ne saurait dire pour autant qu'il nous ait facilité la
tâche. Au contraire, la «théorie» esthétique, largement implicite, qu'il
ébauche dans De l'Imperfection admet au moins deux interprétations bien
différentes, qui, comme on va le voir tout de suite, sont loin de présen-
ter l'une et l'autre la même utilité du point de vue de la mise en œuvre
de notre projet réunificateur.
1: ~· ]. Greimas et J. Fontanille, Sémwtique des passions. Des états de choses aux états d'âme, Paris, Le
Seud, 1991. Par la suite, abrégé en StlP suivi d'un numéro de page.
44 De la jonction à l'union
1. Cf. J. Fontanille (éd.), lA qUIJIItité et ses modulations qualittnives, Limoges, PULIM, 1992, et E. Lan-
dowski, << Prolégomènes à une théorie du double principe d'efficience de la discursivité », Avant-
propos à R. Dorra, Le nid de la vuix, NoUJieawt Actes sémiotiques, 2004.
2. Cf. par exemple J. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998.
48 De la jonction à l'union ~
1. ll faudrait ici renvoyer à l'ensemble de l'œuvre de Jean-Marie F1och. Cf. aussi A. J. Greimas,
Sémiotique figurative et sémiotique plastique, Actes sémiotiques, VI, 60, 1984.
2. Cf. plus bas, chap. 9, «Modes de présence du visible >>.
Pour une sémiotique sensible 49
1. Un auto-apprentissage
1
sairement, une grâce providentielle. Elle peut également procéder d~
l'initiative du sujet et d'un travail de construction ne relevant que dd
lui. En ce cas, point d'événements esthétiques fortuits ni d'éblouis~
sements à attendre. Et de fait, au récit canoniquement proppien de
tout à l'heure (suspens, péripétie, résolution) succède à présent cel~
d'un véritable non événement : moins héroïque et moins spectaculaire
que le sort du sujet emporté par l'extase ou les transes de la passion~
mais aussi moins stéréotypé, c'est une lente et persévérante quête d~
sens menée loin de tout sentimentalisme comme de tout recours à
la transcendance. Pour le sujet de cette quête, la question centrale
ne sera plus celle, spéculative, de la priorité à accorder au cognitif
ou au sensitif vus comme des pôles inconciliables, mais une « ques-
tion de méthode » comment rendre compte de l'intelligibilité du sen-
sible à travers l'observation des «comportements humains "vécus"»
ou de leurs simulacres, par exemple littéraires, « dignes de foi » (De
l'l., 72) ?
Il y va du coup, aussi, de la position même du sémioticien en tant
que sujet supposé d'un «savoir». Au lieu d'envisager le sensible
comme un plan autonome à maintenir à distance en position d'objet,
auquel on superposerait, comme dans Sémiotique des passions, un plan
cognitif conçu comme hiérarchiquement supérieur et comme réservé à
une instance connaissante détachée de l'expérience même à analyser,
Greimas propose, dans De l'Imperfection, la figure d'un sujet pour ainsi
dire complet ou tout simplement humain : à la fois « intelligent » et
«sensible», indissociablement impliqué dans l'expérience du monde
sensoriellement perceptible et engagé dans la quête réflexive du sens
qui s'y attache. << Mehr licht! >> (De l'l., 99), oui, mais sur l'expérience
même d'un sujet conjuguant maintenant et la disponibilité à sentir et la
disposition à comprendre. C'est donc en fait à un travail d'édification
ou même d'éducation sémiotique que nous avons affaire- à une sorte
d'auto-apprentissage visant une meilleure maîtrise de la compétence
latente que chacun d'entre nous possède pour sentir autour de soi la
présence du sens, et comprendre ce qui peut être signifié à travers cette
présence sensible.
2. Sens et non-sens
3
Le continu: Le discontinu :
une succession monotone une succession chaotique
régie par la nécessité. régie par le hasard.
Effet de sens : Effet de sens :
excès de cohésion : excès de dispersion :
le << désémantisé '' l' « insensé ''
na (( routine ))). nes ((accidents))).
4
Le non discontinu :
r x 2
Le non continu :
une succession une succession
« non chaotique )) « non monotone ))
régie par le non aléatoire, régie par le non nécessaire,
i.e. par un ordre. i.e. par des choix.
Effet de sens : Effet de sens :
1' « harmonique " le «mélodique"
0' «habitude))). na ((fantaisie))).
1. Sur la notion d'inhému:e, telle que reprise en sémiotique, cf. Fr. Marsciani, << Le goût et le Nou-
veau Monde >>, in Sémiotique goUTr1'1471de, NoUIJI!IJUX Actes sémiotiques, op. cil.
54 De la jonction à l'union J
dans le temps peut, de proche en proche, donner un sens sinon à «
vie» en général du moins à la coprésence des sujets, à leur être-ensemble, e
cela non pas dans un monde autre, pour ainsi dire transcendant, mais hU.
et nunc, dans l'immanence sensible de l'existence quotiâienne. '
D'une manière plus générale, on peut dire que ce passage du discon~
tinu au non discontinu rend compte du passage de la discordance à diffé~
rentes formes d'harmonie où les parties s'entendront entre elles pou~
construire un tout qui se tienne. On peut penser par exemple à ce q~
change entre le moment où les musiciens d'un orchestre « accordent >~
leurs instruments chacun pour soi (ou tout au plus deux à deux) et où,
dans cette mesure même, ils ne «s'accordent» pas entre eux- d'où effet
de cacophonie et de « chaos » (position 3 ci-dessus) -, et le moment sui-
vant (indiqué en 4), où ils commencent au contraire à jouer tous
ensemble, précisément en s'accordant cette fois les uns aux autres, c'est-
à-dire en ajustant leurs différences (sans les neutraliser), en faisant en
sorte qu'elles «s'épousent» les unes les autres: la cacophonie devient
alors symphonie. Parallèlement, si par continu au sens strict on désigne un
syntagme qui ne serait fait que de la répétition indéfinie du (ou des)
même(s) élément(s) - monotonie parfaite représentable par exemple par
un même son qui serait indéfiniment «tenu» (ci-dessus 1) -, il apparaît
clairement qu'un tel syntagme s'oppose autant à la cacophonie repré-
sentée par le discontinu au sens strict, pure altérité des composantes les
unes par rapport aux autres (position 3), qu'à l'harmonie symphonique
qu'on peut attendre de l'apparition du non discontinu, configuration dont
les éléments s'ajustent les uns aux autres et tendent de ce fait à créer un
effet de diversité - de vie - à l'intérieur d'une unité englobante dotée en
elle-même de sens (selon 4 de nouveau).
Pour prévoir par ailleurs certaines des valeurs que les termes polai-
res de la catégorie de base ici à l'œuvre - le continu et le discontinu -
peuvent théoriquement prendre non seulement sous l'angle esthésique
mais aussi plus généralement en termes idéologiques, on observera
qu'ils ont l'un comme l'autre de grandes chances d'apparaître, dans de
nombreux contextes, comme proches de l'intolérable, sinon même
comme «-mortels» dans leurs effets. Ainsi, le continu, pour peu qu'il se
manifeste avec insistance, par exemple sur le plan de la perception
visuelle ou sonore - soit comme répétition indéfinie soit comme persis-
tance immuable - devient très vite à proprement parler insupportable.
Mais le chaos total, ou l'inconstance radicale à quoi équivaudrait un
discontinu à l'état pur, où on ne pourrait se fier absolument à rien, où
aucune régularité d'aucune sorte ne serait plus identifiable serait certai-
Pour une sémiotique sensible 55
cment lui aussi invivable. Toutefois, même si ces deux extrêmes nous
naraissent, en ce sens, aussi « inhumains » l'un que l'autre, ils ne le sont
pas tous les deux de la même manière : alors que le continu tendrait
plutôt, en termes schopenhaueriens (et aussi, on le constate, «greimas-
~cns »), à nous faire mourir d'ennui (parce que c'est toujours la même
chose qui revient), le discontinu renverrait surtout, quant à lui, au pôle
de la douleur Oa cacophonie nous « casse » les oreilles).
En outre, les variables d'ordre aspectuel autour desquelles s'articule
implicitement notre modèle O'itérativité du routinier, la ponctualité de
l'accidentel, etc.) sont assez générales pour que le dispositif vaille en
principe aussi pour des dimensions de l'expérience autres que tempo-
relles. Par exemple, en premier lieu, pour la dimension spatiale. Pour
suivre un moment Greimas dans son goût pour les réalités « de tous les
jours» (à l'écart, encore une fois, de la «grande esthétique»), retenons
un instant le thème de l'aménagement des paysages urbains et considé-
rons les différentes manières dont de tels paysages peuvent en venir à
faire sens, ou non. On pourra avoir tout d'abord des configurations du
type banlieue industrielle «à l'européenne» avec enfilades sans fin de
maisons toutes identiques collées les unes aux autres : réalisation banale
d'un continu où l'excès de cohésion et par suite de prévisibilité a toutes
les chances d'induire un effet de monotonie désespérante : tel serait
l'exemple type du paysage désémantisé (position 1). À l'opposé, tout aussi
stéréotypé bien que plus prétentieux, on aura (en 3) le style banlieue
«chic»- à l'américaine s'entend-, méli-mélo plus ou moins loufoque
de styles dépouiVUs de toute cohérence, chaos urbanistique ou caprice
architectural, en tout cas archétype d'un pur discontinu engendrant, en
termes esthétiques, l'équivalent de l'insensé.
Mais complémentairement, on voit aussi comment on pourrait
remédier à l'une et l'autre de ces formes de l'inhabitable: d'un côté (en
passant de 1 à 2), par un urbanisme qui chercherait à rompre la mono-
tonie, à moduler l'uniformité en introduisant un peu de « désordre »,
d' « inattendu » ou de « pittoresque » dans le décor, bref de « fan-
taisie», c'est-à-dire du non continu - cela toutefois sans dépasser certai-
nes limites, faute de quoi on risquerait vite de verser dans le discontinu
(en remontant de 2 vers 3 selon une implication logique à la fois
prévue par le modèle et communément constatable dans les réalités
empiriques dont on cherche à rendre compte); et de l'autre côté (en
~liant de 3 à 4), par des stratégies orientées au contraire vers la promo-
tJ~n du non discontinu, ce qui consisterait à essayer tout simplement
d Introduire face à la prolifération des styles un minimum de cohésion :
56 De la jonction à l'union
SENS ET INTERACTION
1. Sur l'<< usure» du pollliOir, cf. Pré.teru:es rh l'autre, op. cit., p. 143-146.
62 De la jonction à l'union
l. Seule Françoise Bastide avait entrepris en sémiotique, dans les années 1980, un travail qui
allait dans ce sens. ll fut interrompu par sa mort prématurée. Cf. Fr. Bastide, Le traitement de la
matière. Opérations élémentaires, Actes Sémiotiques, IX, 89, 1987, 27 p. (avec un avant-propos de
Greimas).
Sens et interaction 63
1. De l'ImperfictWn, op. cit., p. 73 (où Greimas, on le voit, rejoint Raymond Queneau, et le duc
d'Auge).
2. G. Marrane, «Réception et construction de l'objet du goût chez Brillat-Savarin >>, in Sémiotique
gourmande, No1111eaux Actes sémiotiques, X, 55-56, 1998.
66 De la jonction à l'union
1. Les distinctions ainsi établies peuvent être rapprochées des deux formes de relations que consti-
tuent selon Sartre d'une part le «simple désir de l'objet>>, qui fait du sujet et de l'objet deux subs-
tances indépendantes, unies (nous dirions plutôt conjointes) pour un temps par des rapports externes
tels que «l'objet possédé n'est pas réellement affecté par l'acte d'appropriation>>, et d'autre part «le
désir de s'unir à l'objet par un rapport interne>> assimilable à la relation ici baptisée union (L'f.tre et
le Néant, op. cit., p. 649).
Sens et interaction 67
étaient déjà fixés. Dans ces conditions, il ne serait pas suffisant de dire
qu'une fois installé dans sa position de nouveau riche et d'homme heu-
reux il continue en dépit des apparences d'être ce qu'il a toujours été;
en vérité, il fait mieux que cela : ce qu'il est depuis toujours, il réussit
désormais à l'être superlativement.
Et ce qu'il se complaît à afficher de façon aussi ostentatoire mainte-
nant qu'il a tout, c'est tout simplement le statut du possédant qu'il était
déjà secrètement, en puissance, tant qu'il n'avait encore rien. Mieux,
celle du possédant qu'il restera toujours quoi qu'il advienne, même et y
compris une fois ruiné s'il arrivait que par quelque revirement nulle-
ment improbable du sort il se trouve un jour dépossédé de son or et de
tout le reste. Car l'expérience de ce qu'on appelle la «ruine» ne peut
évidemment avoir un sens, et même n'est pensable en tant que telle
(exactement d'ailleurs comme l'expérience du «dénuement» initial ou
celle de l'« opulence» ensuite acquise) que comme l'une des étapes, la
dernière, d'un parcours fondé de bout en bout sur une seule et même
passion économique et plus précisément sur un désir d'appropriation
inlassablement tendu vers les mêmes objets, choses et gens d'abord
convoités, ensuite possédés, et un jour, pour finir, perdus de nouveau.
Devenir ainsi, toujours davantage, ce qu'on est depuis toujours (au lieu
de n'être minimalement que ce qu'on est en train de devenir), voilà certes
un type de parcours possible, sans doute même banal. n faut bien
reconnaître en effet que toute vie consiste pour une énorme part - la
part du modèle jonctif, précisément - en l'exécution docile de program-
mes que le sujet n'a pas, ou pas vraiment choisis et dont, chemin fai-
sant, il ne peut en général que très marginalement infléchir le cours,
tout simplement parce que, pour mille raisons différentes, ils s'imposent
à lui du dehors.
Mais en même temps, comment d'un autre côté ne pas voir que
même dans ce cadre il y a place aussi pour des sujets qui ne se borne-
raient pas à exécuter mécaniquement leur « programme » ? Si « condi-
tionnés », si aliénés soient-ils, même les plus conformistes auront dû, à
un moment au moins, prendre position (ne serait-ce que la position du
détachement) devant le sort qui leur a été imparti, ou en tout cas déci-
der du sens (ou du non sens) qu'en leur for intérieur ils croient possible
d'y déceler. Faisons du moins ce pari méthodologique et sémiotique
autant que moral et philosophique ! Sinon, comment parler d' « identi-
tés » et de « sujets » ? Et comment comprendre la possibilité d'inter-
actions qui ne s'inscriraient plus tout entières dans les limites de pro-
grammes et de parcours préalablement fixés ? Pour que des sujets
Sens et interaction 69
1. Avoir ou être
Ile prend souvent pour eux presque le sens du retour d'une sorte de
e , 1
,.à vecu.
dcJ Quoi qu'il en soit, les rapports de type immédiat qui vont alors se
d. velopper entre actants auront le pouvoir de les affecter qualitative-
cent dans leur être même, par opposition aux transferts du type jonctif,
rnui eux, ne concernent jamais que le registre et la quantité de leurs
dvoirs. Ne dit-on pas, par exemple, que c'est en entendant jouer, et en
jouant H~yd.n, que le petit .Mozart de~nt Mozart ? S~ tel est le cas~ la
partition ecnte .par le prem1er - ~e mrutre - n~ remplit pas la ~onct10n
d'un simple objet de valeur - objet de connrussance ou d'agrement -
que le second, l'élève, aurait voulu s'approprier, auquel il aurait désiré
se « conjoindre » pour combler quelque manque, ou encore dans
lequel il aurait rêvé, comme on dit un peu trop vite, de se « fondre »,
pour son plaisir. Au contraire, le soi-disant objet, le texte, la chose musi-
cale intervient en l'occurrence comme un interactant au sens plein du
terme, comme un véritable co-sujet capable, par son contact intention-
nel et dynamique, de mettre esthésiquement à l'épreuve le jeune musi-
cien et, à travers ce contact en forme d'épreuve, de lefaire être une fois
pour toutes autre qu'il n'était, de transformer ses potentialités (ses
«dons») en une manière effective et nouvelle d'être-au-monde, bref de
le révéler à lui-même et, ce faisant, de contribuer de façon décisive à
faire naître le futur compositeur.
Une des questions qui se posent à ce stade est de savoir jusqu'à
quel point il est possible de ramener la différence entre les deux régi-
mes de sens et d'interaction que nous considérons à l'opposition entre
une logique fondée sur l' « être )) et une logique de l' « avoir )), ll est
vrai que l'emploi de ces prédicats dans le métalangage sémiotique n'a
jamais cessé de poser problème. Est-ce affirmer deux fois exactement la
même chose que de dire de quelqu'un q_u'il «a de la fortune)) (ou
«des richesses))) ou qu'il «est riche))? A ce que prétend la gram-
maire, les deux formules seraient fonctionnellement équivalentes. À
une petite nuance près toutefois. Dans le cas de l'énoncé attributif
- « avoir de l'argent )) -, on a affaire à des sujets qui semblent assumer,
en quelque sorte en plus de ce qu'ils « sont ))' le rôle, vu comme plus
0 ~ moins accessoire et presque accidentel, de possesseurs de quantités
~ Cas exemplaire de ce point de vue, et qui resterait à analyser sémiotiquement, celui de Norbert
anold dans Gradiva, fantaisü pompéienne, de W. Jensen (1903, trad. J. Bellemin-Noël, Paris, Galli-
lllard, 1986).
72 De la jonction à l'union
se nouent une série de rapports pour nous très révélateurs. D'un côté,
l'argent - le capital, la monnaie - est l'abstraction même : un pur
« équivalent général » comme disent les économistes. li représente la
valeur à l'état pur, sous sa forme intelligible et comme immatérielle.
Mais d'un autre côté, l'argent, c'est aussi, par comparaison, la forme la
plus impure qui soit de la valeur, sa face matérialisée et parfaitement
sensible : non plus l' « argent » en général mais ce qui semble de tout
temps en avoir constitué l'incarnation presque sacrée : l'or en un mot.
Autant, sous la première forme, dans son état d'autant mieux mesu-
rable qu'il est plus désincarné, l'argent tend à nous apparaître comme
quelque chose dont nous pouvons, ou pourrions, être possesseurs - par
conjonction -, autant, sous la seconde, il revêt imaginairement les traits
d'une substance et même d'une puissance par qui nous risquons à tout
instant - cette fois sur le mode de l'union - d'être possédés. En tant
qu'équivalent monétaire, l'argent nous tient à distance de lui-même en
tant que chose, aussi bien qu'à l'écart des choses mêmes et pour ainsi
dire à l'abri de leurs pouvoirs de séduction puisqu'il se borne alors
à représenter la richesse, une richesse certes quantifiée Gusqu'à l'ob-
session) mais qualitativement encore indéterminée et donc quelconque.
L'or, à l'opposé, est quant à lui la séduction même puisqu'au lieu de
seulement valoir pour des richesses possibles et donc en tant que telles
absentes, il actualise devant nous, ici et maintenant, en sa matière
propre, la présence même de la valeur- une valeur concrète et immé-
diatement appréhensible, offerte pour ainsi dire en personne et qui se
prête sans la moindre pudeur au contact et comme à une sorte de
jouissance partagée entre sujet et objet, ou mieux, en l'occurrence,
entre deux « possédés », l'un sur le mode de l'être, l'autre sur le mode
de l'avoir.
La première perspective renvoie à la logique calculatrice et abstraite,
utilitariste et pragmatique de la jonction. On la voit parfaitement
illustrée en particulier dans les deux chapitres de Sémiotique des passions
consacrés à ces «passions d'objet» que deviennent, sous la plume des
auteurs, non seulement l'amour de l'argent mais même l'amour tout court, res-
pectivement ramenés à un désir abstrait d'accumulation de richesse et à
l'obsession d'une possession exclusive de l'autre sans que soit envisagée
l'éventualité d'un rapport sensible entre le sujet «aimant» et la subs-
tance même de la chose ou de l'être «aimé». La seconde perspective,
articulée figurativement et mettant au contraire le sujet en prise directe
avec les propriétés signifiantes des aspects les plus substantiels de la pré-
sence de l'autre, va de pair avec les passions dépensières de l'union.
Sens et interaction 75
1. - LE CORPS DÉSÉMANTISÉ
qu'il est aussi, très exactement, ce que nous sommes. À tel point que 1
cabinet médical, lieu d'un savoir sans cesse plus sophistiqué, apparai
paradoxalement, à raison de l'immobilisme conceptuel qu'on y voi
perdurer, comme le sanctuaire du positivisme le plus sommaire
Science oblige, tout s'y trouve réglé à partir de la distinction de b
-mieux, de la séparation de principe- entre, d'un côté, les états d'âm
éventuels du malade, c'est-à-dire de la personne, subjectivité souffran
qui sera une fois pour toutes laissée à elle-même, non pas par méchan
ceté, cela va de soi, mais par principe épistémologique (sans compte
qu'au surplus tout malade constitue en quelque mesure, y compris o.
même d'abord pour son médecin, un danger), et de l'autre côté 1 •
états scientifiquement observables, et si possibles mesurables, d'organ· ·
mes anonymes, ceux de ces véritables non-personnes que sont, ou qu·
deviennent aussitôt placés sur la table d'auscultation ou sur le li
d'hôpital, les «patients»: corps dépersonnalisés, mis à nu et qu'on n
touchera, au sens propre, qu'avec des gants - corps objectivés po '
examen et même ensuite chosifiés, pour intervention - seules et uni
ques réalités pertinentes pour l'exercice de la médecine dite moderne;
la « nôtre » depuis toujours ou du moins depuis Diafoirus, en gros. ;
Qu'on pense par exemple à ce qu'il en est de la médecine mentale''.
de l'asile et du traitement dit psychiatrique, caricature de tous le'
autres. Là comme ailleurs mais de manière plus brutale encore 1 s'opè
la réduction du sens à la fonction, en l'occurrence par l'assimilatio ·
systématique des troubles de l'esprit à de pures dysfonctions organique ·
dont on ne saurait venir à bout, aujourd'hui, que moyennant l'actio
chimique ou, il y a peu encore, grâce au choc électrique. Bien que tou~
jours présenté - de façon plus cynique à présent que jamais - comm!
un« art», l'exercice de la médecine continue ainsi d'apparaître comm.
le domaine du savoir où persistent les formes de scientisme les pl
réductionnistes, et accessoirement les plus cruelles. S'agissant de gué ·~
scientifiquement un corps malade, rien, de fait, ne servirait de s'égare
du côté de ce qu'éprouve le sujet souffrant qui s'y cache. Éprouve:.
laisse-t-0~ entendre, ne serait pas connaître. Et soigner n'est pas corn;
patir. D'ailleurs, la notion même de guérison ne doit pas faire illusion~~
«guérir», médicalement parlant, ce n'est pas changer qualitativemen;,î
L Comme en témoignent épisodiquement les cris d'alarme ou d'indignation d'une minorité héœ1
rodoxe rejetée par l'institution. Cf. par exemple J. Guyotat, << Deux regards sur les maladies me~:
tales>>, Le Morule, 21 mars 2000; Fr. Parot, «Un bain de mots qui calment et humanisent>>, LI;,
Morule, 4 avril 2000 ; Cl. Bursztejn et al., <<Ne bourrez pas les enfants de psychotropes>>, Le MonÔii,
7 mai 2000.
Faire signe, faire sens 81
fois à vivre, pourquoi en effet ne pas vivre en faisant une fois pour
routes le choix de la « mauvaise santé » déclarée ?
Quoi qu'il en soit, tant que la maladie ou l'accident ne nous a pas
réduits à l'état de simples choses, de purs et simples corps-objets, de
cadavres vivants, nous restons par définition «sujets», c'est-à-dire en
principe maîtres, non pas, certes, des changements qui nous affectent
dans notre chair, mais de la manière dont nous les assumons en leur
donnant un sens et une valeur. Aussi, libre à nous de nous distancier
- plus ou moins - de ce que nous sommes en train de devenir, et
notamment de nous poser, ou non, vis-à-vis de nous-mêmes, comme
«souffrants» - de nous installer, ou non, en état de maladie - ou au
contraire, pourquoi pas, en état de santé retrouvée ! De ce point de
vue, la maladie ressemble beaucoup à «l'amour»: de la même façon
qu'on s'imagine «tomber» amoureux, on croit tomber malade alors
que la vérité est probablement plutôt qu'on se choisit pour une bonne
part comme tel. Seul un acte de jugement et de volonté donne effecti-
vement son sens et sa valeur propres à ce qu'on ressent en son corps
(ou dans son «cœur») à l'occasion d'une rencontre physiquement
douloureuse avec une partie de soi-même (ou affectivement troublante
avec autrui) et qui nous met à l'épreuve. Intervient par conséquent ici
quelque chose qui a tout l'air d'une décision, ou du moins qui sup-
pose en nous l'existence d'une instance autonome distincte de la
simple «somme d'organes» qui nous sert d'enveloppe ou de « quin-
caillerie » charnelle.
Mais si, en ce sens précis encore que tout relatif, c'est bien nous qui
« décidons » souverainement du sens que revêtent pour nous nos pro-
pres états physiques, alors, comment définir cette part de nous-mêmes
capable de statuer sur ce qui nous advient en tant que corps ? Com-
ment concevoir ce noyau irréductible en chacun de nous, sinon comme
une instance relevant d'un ordre de réalité tout autre, libre de toute
détermination matérielle, bref autrement que comme de l'ordre du pur
« esprit » ? - « Esprit » affranchi du poids de la « chair », ou âme par-
delà le corps, voici en somme l'antagonisme fondateur de toute la
métaphysique occidentale de nouveau convoqué, et maintenant qui
plus est sur le plan du vécu le plus quotidien. De fait, pour beaucoup
de malades non seulement désemparés par la douleur mais en même
t~mps systématiquement niés dans leur intégrité (réduits à une com-
b~naison d'humeurs) par l'institution même chargée de les secourir, y a-
t-I~ tellement d'autres solutions que la fuite vers ce genre d'idéalisme ou
meme de spiritualisme ? Ou bien le plus sage serait-il de nous résigner
84 De la jonction à l'union
à ce que rien de ce qui peut nous affecter dans notre corps ne veuill
jamais rien dire ?
On le voit, le «sens» n'a pas du tout le même sens selon qu'o
l'envisage- comme le patient- du point de vue de la construction d ·
corps propre ou - comme le médecin - dans la perspective du traite
ment du corps d'autrui. Pour ce qui est du malade, tout ce qui lui vien
de son corps semble ou bien devoir être éprouvé comme faisant immé:
diatement sens, ou bien, à défaut, ne pouvoir être vécu que comm
une énigme générant une demande de sens plus ou moins impérieuse
plus ou moins anxieuse. La maladie, certes, est éprouvante d'abord s
le plan somatique. Mais c'est aussi sur un plan proprement sémiotique·
qu'elle nous met à l'épreuve, dans la mesure où, pour la vaincre (o :
s'en accommoder), il n'est pas d'autre moyen que de lui donner, outr ·
un traitement médical adéquat (s'il en existe), un minimum de sens..
Or, à cela précisément, l'institution médicale ne peut ou ne veut p
répondre sur le fond. Au mieux, elle donnera une « signification >>::
(savante, technique, «objective») à ce que l'observation permet de
relever sur le plan physiologique, mais elle laissera nécessairement en
suspens la question même du sens en tant que dimension inhérente à'·
l'expérience vécue, de l'intérieur, par le sujet. Bref, le «sens», te1.
qu'éprouvé par celui qui vit son propre corps - son propre mal- n'a
pratiquement, pour le médecin, aucun sens. C'est ce qui fait qu'on peu.··
dire de la médecine (en tout cas de celle, dominante, que nous avons
en vue) que tout en guérissant les corps elle tue systématiquement le~
âmes, ou, ce qui revient au même, qu'elle ne nous sauve physiquement
-qu'elle ne nous permet de survivre- qu'en nous réduisant à la condi·<
tion de non-sujets. ·
dire, invisible (en tant que support de contenus qui lui seraient pro-
pres). On voit ainsi le caractère paradoxal du statut de ces signes aux-
quels, du point de vue sémiologique, tout se ramène : assez curieuse-
ment, il s'agit de manifestations à la fois corporelles et désincarnées, de
moyens de parler avec le corps sans toutefois que ce soit pour autant le
corps lui-même qui parle. Ce statut hybride s'explique par le fait que loin
de prendre en compte le corps en tant que tel, on en fait ici un usten-
sile, en l'occurrence d'ordre cognitif: le corps-signe n'est pas un corps
présent en chair et en os mais une simple surface d'inscription exploi-
table tantôt pour émettre de l'information Oe cas échéant relativement
à soi-même), tantôt pour en recueillir sur le compte d'autrui, dont le
corps sera alors considéré - que son possesseur le veuille ou non -
comme «expressif», c'est-à-dire comme «faisant signe».
À l'instar du symptôme (par définition révélateur de quelque dys-
fonction censée l'avoir causé), la plupart des manifestations corporelles
tenues pour « expressives » peuvent en effet, interprétées sémiologique-
ment, passer elles aussi pour la trace ou la marque perceptible - et
dénonciatrice - de ce qui est supposé les avoir provoquées. « Que veut
dire cette rougeur ? » ou « À quoi est-elle due ? » - les deux questions sont
couramment prises pour équivalentes, au point d'appeler l'une et
l'autre la même réponse : «C'est la rougeole, ou bien la honte» ... pas
d'autre explication, pas d'autre signification possible, comme si toute
signification devait être, au fond, de caractère indiciel, c'est-à-dire
fondée sur quelque relation d'ordre causal. Formant un système com-
parable au lexique (simplifié) d'une langue, les signes ainsi conçus, une
fois répertoriés, classés, mémorisés, donneraient en définitive accès, à
partir du corps, à ce que qu'il aurait charge de signifier par
l'organisation convenue de ses formes. D'où ce rêve scientiste: dégager
les principes, tous les principes possibles, tant naturels que convention-
nels, de codification du corps-signifiant, pour, un jour, arriver à percer
les secrets de l' « âme » censée s'y exprimer : l'utopie sémiologique
rejoint ici l'obsession inquisitoriale de l'enquêteur, du « profùeur », du
policier.
La difficulté en tout cela est qu'en réalité, n'en déplaise aux sémio-
logues et aux fonctionnalistes, une « expression » - linguistique, ges-
tuelle ou autre -, loin de jamais être neutre et transparente, est inévita-
blement opaque, c'est-à-dire porteuse de contenus propres, en quelque
sorte parasites par rapport à ce que voudrait une perspective étroite-
ment fonctionnelle. Pour prolonger l'exemple de la rougeur faciale, on
voit bien que c'est en fait par simple commodité pratique- pour faire
Faire signe, Jaire sens 89
LA RENCONTRE ESTHÉSIQUE
1. Cf. J. Geninasca, « Le regard esthétique », Actes Sémiotiques- Documents, VI, 58, 1984 (rééd. in lA
parole littéraire, Paris, I'UF, 1997).
La rencontre esthésique 10 1
LA CONTAGION DU SENS
CHAPITRE VI
l. - RUPTURES ET CONTINUITÉS
Jes uns des autres divers «états» de la matière) : un sens à saisir dans
J'instant de son émergence plutôt qu'une fois déjà réalisé, un sens à la
production duquel peuvent contribuer les formes d'expression linguis-
tique, et surtout non linguistique, les plus diverses à titre de variables
signifiantes, et un sens par rapport auquel la distinction traditionnelle
entre «texte» et «contexte» perd pratiquement toute pertinence 1•
Mais ce qui était fondamentalement en jeu dans le passage de l'une à
J'autre de ces étapes, ce n'était pas seulement, comme on a pu le
croire sur le moment, le statut du texte par rapport à son contexte (et
J'intégration du second parmi les éléments pertinents pour la constitu-
tion et l'analyse du premier), ni non plus uniquement la possibilité
d'intégrer la description des énoncés dans une perspective dynamique
incluant la prise en compte de l'acte énonciatif. C'était en réalité
aussi, ou même surtout, le rapport entre deux approches possibles du
sens en tant que tel.
On peut effectivement concevoir le sens tout d'abord comme une
grandeur réalisée, pour ainsi dire présente « dans » les énoncés (bien que
de manière immatérielle), bref comme une substance (sémantique)
immanente aux discours. Mais on peut aussi penser le sens comme une
forme indéfiniment en construction, sorte de miroitement ou d'effet sai-
sissable «au vol», en acte et, précisément, en situation, donc dans le pré-
sent même du procès qui le fait apparaître. Peu importe alors que les
actes générateurs de sens composant ce procès se ramènent à des actes
linguistiques proprement dits, à des « énonciations » stricto sensu (autre-
ment dit verbales), ou qu'ils prennent la forme plus générale d'actes
sémiotiques, c'est-à-dire d'opérations capables de générer du sens à partir
de l'articulation d'une matière d'expression quelconque, l'« énoncia-
tion » pouvant alors se faire, par exemple, gestuelle, proxémique, spa-
tiale, ou de quelque autre ordre encore. Dans tous les cas, ce sens dont
nous disons qu'il « advient», ou qu'il « émerge » du procès en cours, il
est clair qu'il ne saurait être conçu ni comme un objet (un produit)
doté d'une existence en soi, ni comme une concrétion (fùt-elle d'ordre
sémantique) liée une fois pour toutes à telles ou telles traces textuelles
particulières qui auraient pour rôle ou au moins pour effet de
l'objectiver. Car, envisagé comme forme émergente, le sens ne peut se
1. Cf. La société rijlichie, op. ciJ. (chap. VIII) ainsi que << Le donné et le négocié : du langage en
contexte au discours en situation », in V. Fortunati (éd.), Bolof!lll. La cu/tura ilaliana e le letterature stra-
niere TTIIJdeme, Ravenne, Longo, 1992 ; << Para uma abordagem sociossemi6tica da literatura », Signi-
.fic!lfào. /ùuisfd Brasileira de Semwtica, Il, Sào Paulo, 1996 ; << Estatuto e prâticas do texto juridico »,
ibid., 14, 2000.
108 La contagion du sens
donner à saisir qu'en tant qu'dfet pour des sujets, et plus précisément,
en premier lieu, pour les sujets énonçants qui se trouvent directement
impliqués dans l'interaction même en train de le faire advenir.
ll y a longtemps en effet qu'on sait que la signification ne procède
pas de rapports termes à termes entre le langage et le monde (entre les
«mots» et les «choses») mais qu'elle prend forme dans l'interaction
entre sujets co-énonciateurs. C'est en énonfant, en prenant la parole ou
en gesticulant, ou au contraire par la suspension du geste, du mouve-
ment ou de la parole- c'est-à-dire en faisant advenir du sens par leurs
actes sémiotiques, quelle qu'en soit la nature, verbale ou autre- que les
actants-sujets se construisent eux-mêmes tout en construisant le monde
- leur monde - en tant que monde signifiant. Et de ce point de vue,
même la seconde grande mutation à laquelle nous avons fait allusion
- le passage actuel d'une sémiotique des situations à une sémiotique de
l'expérience sensible- ne constitue pas non plus, à proprement parler, un
changement de paradigme théorique, pas davantage en tout cas que,
dix ou vingt ans auparavant, le dépassement d'une première sémio-
tique par principe limitée à l'analyse des discours énoncés. En fait,
pour ce qu'il en est des développements les plus récents, le seul trait qui
marque vraiment le passage d'une étape à la suivante, c'est la prise en
charge d'une dimension des phénomènes de signification jusqu'alors
négligée, celle dite esthésique, venue depuis peu s'ajouter (et non se subs-
tituer) à celles déjà prises en compte dans le cadre de l'approche
« situationnelle » des interactions productrices de sens. Mais pour
mesurer la portée exacte de l'intégration de cette nouvelle dimension, il
nous faut retourner un instant en arrière.
2. A partir de l'esthésie
1. Sémiotique des passions, op. cit. ; Dictio11111Jire du ""!Yen .friUifais, Paris, Larousse, 1992.
En defà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse l 09
1. Ci-dessus, chap. 2 et 3.
2. A. J. Greimas, «Les objets de valeur>> (1973}, rééd. in Du sens Il, Paris, Le Seuil, 1983;
«Valence>>, in J. Fontanille et C. Zilberberg, Tension et signification, Sprimont, Mardaga, 1998.
3. Pour un ensemble d'analyses s'inscrivant globalement dans cette ligne, signalons le volume,
sans équivalent en français, organisé par 1. Pezzini et P. Fabbri, Le passioni nel discoro, Versus, 47,
1987.
11 0 La contagion du sens
1. Cf. par exemple Modes du sensible et !JT!fllxe figurative, No!11J8aWC Actes sémiotiques, 61-63, 1999 ou
<<De la sémiotique de la présence à la structure tensive >>, in E. Landowski, R. Dorra et A. C. de
Oliveira (éds), Semwtica, estesis, estética, Sào Paulo-Puebla, Educ-UAP, 1999.
112 lA contagion du sens
1. Cf. « Viagem às nascentes do sentido >> (in 1. Assis Silva (éd.), Corpo e SentidJJ, Sao Paulo, Edu-
nesp, 1995), travail consacré à une première élaboration de la notion de contôgio, terme bien com-
mode en portugais en raison des dérivations qu'il permet : contagWso, et surtout coniiJgim, conJagiado.
Le français n'offre pas ces ressources. Mais « cont,amination >> est également disponible, avec à
peu près toute la gamme des dérivés souhaitables. A ceci près, les deux termes, en gros, se valent
a nos yeux.
114 La contagion du sens
Soit à titre d'exemples la grippe d'une part et d'autre part le fou rire:
l'un et l'autre sont, comme on dit, « contagieux » - ils s' « attrapent »
au contact d'autrui -, et tous les deux induisent à l'évidence certains
changements d'états du côté de celui des protagonistes sur lequel l'effet
de contagion est censé s'exercer. Ceci dit, il est facile de voir en quoi ils
relèvent respectivement de deux régimes d'interaction distincts. Dans le
premier cas, je peux être témoin de ce qu'éprouve l'autre - de son état
« grippé » -, je peux même en être plus ou moins affecté Qe voir
malade m'inquiète, m'attriste, etc.), mais je ne tomberai certainement
pas pour autant moi-même malade. Je peux en somme constater l'état
maladif d'autrui sans, du coup, le contracter. Or il risque fort de ne pas
en aller de même dans le cas du rire, ou en tout cas du fou rire. Car
on le sait, voir rire tend par soi-même à Jaire rire : tout se passe alors
comme s'il y avait une sorte d'efficacité performative de la coprésence,
ou du moins comme si la perception des manifestations somatiques de
certains états vécus par autrui avait pour effet de nous faire, presque
automatiquement, contracter les mêmes états.
On voit bien à quoi tiennent ces différences: c'est que la contami-
nation intersomatique ne procède pas, ici et là, des mêmes principes.
Dans le cas de la grippe comme de n'importe quelle maladie infec-
tieuse, pour que la contagion ait lieu, il ne suffit pas que je sois témoin,
même de près, du mal qui affecte un autre sujet ; il faut au surplus que
quelque agent transmetteur - microbe, bacille, virus ou autre - trouve
En defà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse 115
sourire, ou même d'un franc éclat de rire, notre réponse procède alors,
globalement, d'une démarche de type cognitif et analytique relative.
ment distanciée qui consiste au fond à évaluer implicitement le degré
de « comicité » du discours qui nous est adressé, et aussitôt, par le
degré d'intensité de notre rire (ou au contraire par son absence), à le
sanctionner. Le principe du fou rire est tout à fait d'un autre ordre.
Avec lui, la dialectique intersubjective du faire persuasif et du faire
interprétatif appliqués à un objet-message circulant entre interlocuteurs
et articulant le rire raisonné du récepteur au Jaire rire calculé de son amu-
seur n'a plus cours. Les seuls mécanismes qui interviennent, en
revanche, sont précisément ceux, intersomatiques, d'une certaine forme
- sémiotique - de contagion.
Ce n'est plus alors la drôlerie supposée de ce qu'on me raconte ou
de ce que je regarde qui, une fois reconnue, peut m'amener à rire,
somme toute raisonnablement et même presque sérieusement - en
étant sûr de rire «à bon escient». C'est au contraire l'hilarité même de
mon interlocuteur qui, à elle seule, déclenche immédiatement - folle-
ment? -la mienne, comme si en être témoin c'était déjà presque inévi-
tablement la ressentir, mieux, la partager ! De fait, ce genre de bonne
humeur (dite à juste titre «communicative») une fois installée, il est
possible qu'à bien y réfléchir il n'y ait au fond rien, y compris à mes
propres yeux, de tellement comique devant moi, et que pourtant je ne
parvienne qu'à grand peine à faire cesser le rire de plus en plus irré-
pressible qui me secoue ... L'ordre soi-disant logique des choses se ren-
versant alors du tout au tout, c'est le fait même de m'être ainsi- rien
qu'à voir l'autre rire - mis moi-même à rire, qui seul me fait trouver si
drôle ce qui est en train de se passer ou ce qu'on me raconte. Non seu-
lement la contagion opère ici sans la médiation d'aucun agent physique
repérable sur la dimension pragmatique, mais elle se propage en même
temps indépendamment de la transmission de quelque objet de valeur
que ce soit sur le plan cognitif. Elle joue en somme à la fois au-delà du
physiologique, puisqu'elle n'a pas de cause, et en deçà du cognitif, dans
la mesure où elle intervient sans motif particulier, où elle est sans raison.
Cependant, à moins de renvoyer le phénomène dans l'ordre de
l'ineffable, il faut tout de même que quelque chose passe d'un sujet à
l'autre si on veut qu'il y ait « interaction » entre eux. Cela, nous ne le
nions pas, et même nous l'avons posé d'emblée, implicitement, en
disant que le type de contagion qui nous intéresse présuppose, à défaut
de causes ou de raisons, au moins la présence d'un sujet à un autre. Or,
être présent à quelque chose, ou à autrui, c'est précisément déjà« corn-
En defà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse 11 7
1. Cf. chap. 4.
118 La contagion du sens
Pour préciser ces hypothèses en même temps que pour les mettre à
l'épreuve, nous pouvons tenter de les transposer sur un plan différent,
et pourtant comparable : celui de la propagation non plus du rire, mais
du désir. On va voir qu'on y retrouve, mutatis mutandis, les mêmes classes
d'unités que précédemment - à la fois distinctes les unes des autres sur
le plan conceptuel et inextricablement mêlées sur le plan des prati-
ques -, à savoir d'une part des éléments qyant de la signification dans
l'univers idéologique de la «jonction» (en l'occurrence des corps-
objets), et d'autre part des éléments faisant sens, immédiatement, dans
l'optique de l'« union» (c'est-à-dire des corps-sujets).
1. Cl. Simon, w corps conducteurs, roman, Paris, Minuit, 1971. - Même expression, avec un sens à
peine différent, chez Sartre (L'~tre et le Néant, op. cit., p. 622).
122 La contagion du sens
3. Corps-objets, corps-sujets
1. Essai sur l'origine des langues, cité par J.-Fr. Lyotard et D. Avron, in <<A few words to sing
Sequenza III», Musique en jeu, 2, 1971.
2. Cf. J. Geninasca, <<Notes sur la communication épistolaire >>, in Cl. Calame (éd.), La lettre.
Approclres sémiotiques, Fribourg, Éditions Universitaires de Fribourg, 1988, p. 46.
En defà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse 123
Ill. - COORDINATIONS
1. Sur ces différentes notions de totalité (et d'unité), cf. A. J. Greimas, <<Analyse sémiotique d'un
discours juridique >>, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Le Seuil, 1976. Sur la notion de masse orga-
nique, E. Landowski, << Régimes de présence et formes de popularité >>, Présences de l'autre, op. cil.
128 La contagion du sens
En sens inverse, quoi de plus rassurant pour celui que la peur com-
mence à envahir, que de sentir à côté de soi la tranquillité et le sang-
froid d'autrui? Car ici, contrairement à ce qu'on observe dans le cas
de l'agression virale, résister à la propagation du mal ne consiste pas à
dresser des obstacles contre un agresseur externe. Il s'agit plutôt de
procéder pour ainsi dire à une mise en forme autre de soi-même, en
son corps propre, que ne peut que favoriser la présence devant soi de
la même configuration somatique ou de la même image corporelle déjà
réalisée par autrui. Ainsi, dans une aventure un peu risquée (pilotage
acrobatique ou sport «extrême» ... ), il se peut fort bien qu'en oppo-
sant à ma frayeur naissante l'apparence sensible d'une disposition inté-
rieure plus sereine, l'égalité d'âme qu'affiche mon compagnon embar-
qué à mes côtés suffise à me contaminer, cette fois, dans le bon sens,
c'est-à-dire à neutraliser le programme de panique ou de fuite qui était
peut-être déjà sur le point de m'entraîner à la catastrophe!
Autrement dit, la forme de contagion qui nous intéresse est par
nature à double sens, indissociablement active et rétroactive, c'est-à-
dire circulaire et dialectique - sans queue ni tête - en ce sens que dans
beaucoup de cas on ne saurait dire d'où elle part ni où elle va, qui
contamine et qui est contaminé. La contagion physiologique, à
l'opposé, est unilatérale, et le vecteur chargé de la propager fonctionne
de manière catégorique et univoque : il faut à tout instant que l'agent
infectieux se trouve ou bien conjoint ou bien disjoint de notre organisme,
et selon qu'on aura affaire à l'une ou l'autre de ces éventualités, nous
serons nécessairement nous-mêmes infectés, ou non. La peur ou la
tranquillité, au contraire, n'ont aucune existence en dehors des sujets
qui les affichent : ce ne sont pas des objets en circulation mais des dispo-
sitions inhérentes aux sujets et des dfets relationnels. Voilà pourquoi le
principe de la réciprocité tend à présider aux conditions de leur instal-
lation et de leur diffusion. On l'a vu exemplairement dans le cas du
désir, c'est dans le jeu circulaire et cumulatif du sentir réciproque que
se fomente le sens, c'est-à-dire, en l'occurrence, que se construit
mutuellement la figure de l'autre en tant que sujet désirant-désiré. Il
n'en va pas autrement dans la dialectique de la peur-panique et du
retour au calme, qui l'un et l'autre s'analysent aussi comme la résul-
tante de contaminations intersomatiques en boucle.
Il nous reste toutefois à franchir un pas de plus, car la probléma-
tique générale du sens que nous cherchons à construire autour de la
notion de contagion n'a pas pour vocation de recouvrir uniquement
des processus interactifs de création de sens analysables en termes de
132 lA contagion du sens
corps à corps entre des szgets au sens usuel du terme, c'est-à-dire entre
personnes. Nous voudrions qu'elle permette de rendre compte aussi de
processus mettant en relation les sujets - les acteurs humains - avec les
choses mêmes. n s'agit en effet, à terme, de traiter sémiotiquement du
rapport entre notre réceptivité et les propriétés vives (tonicité et tona-
lité, potentialités dynamiques et plasticité, consistance et rythme) de la
matière en général, fùt-elle du genre dit (improprement) «inanimé » 1• Et
bien entendu, tout ne se présente pas en tous points de la même
manière sur ces divers plans.
D'un côté, tant qu'on observe les relations intersomatiques qui se
tissent entre sujets, la réciprocité et la cumulativité des processus de
contagion va souvent pour ainsi dire de soi. Nous en avons examiné
quelques exemples concernant tant les conditions de la propagation de
divers états d'âme ~a peur, le désir, le rire) que celles de la résistance à
leur propagation ~e « sang-froid » opposé à la panique, ou, tout aussi
«refroidissant», mais cette fois face à l'appel du désir naissant,
l'impassibilité - la « froideur » - en guise de réponse aux « ardeurs » de
l'autre ...) L'interaction prend alors la forme d'un véritable dialogue
entre des présences - entre des corps, des voix ou des regards, ou en
tout cas entre des sensibilités en contact, chacune avec son tonus
propre, et même, souvent, comme on vient de le suggérer, sa« tempé-
rature » spécifique, le terme pouvant être pris aussi bien au sens littéral
qu'au sens figuré, comme métaphore d'un s!Jle de présence somatique à la
fois plastique et rythmique. Intervenant par rapport à l'autre à la fois
comme éprouvant et comme éprouvé, chacun, dans ce type de situa-
tion, est à la fois agi par cet autre et agissant sur lui : en ce domaine, il
ne s'agit en somme, comme l'écrivait- de nouveau- Rousseau, «que
d'allumer [ou d'éteindre, ajouterions-nous] en son propre cœur le feu
qu'on veut porter [ou calmer] dans celui des autres »2 •
En revanche, lorsqu'on passe à l'examen des rapports entre les
sujets et l'univers des choses mêmes qui les environnent, en quel sens
peut-on continuer de parler d'interactions de nature contagieuse, et,
qui plus est, se déroulant sur le mode de la réciprocité ? Il ne saurait
évidemment y avoir de réciprocité sans un minimum de symétrie entre
1. Dans cette direction, cf. A. J. Greimas, De l'Imperfection, op. cit., en particulier les analyses consa-
crées aux textes de Rilke sur le parfum et de Tanizaki sur la lumière ; également F. Thürlemann,
«Physionomique (mode de signification -) », in A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique, Paris,
Hachette, vol. 2, 1986. Cf. aussi les analyses de Sartre relatives aux << significations existentielles »
liées aux états de la matière Qe <<glissant>>, le <<gluant>>, le <<fluide >>, le <<pâteux>>, etc.) dans la
troisième partie de L'~tre et k Néant, op. cit.
2. J.-J. Rousseau, <<Accent>>, in Dictionnaire de musique, 1764.
En defà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse 133
De ce point de vue, ce qui nous fait encore défaut, c'est une théorie
véritablement globale qui permettrait de subsumer l'ensemble des phé-
nomènes que l'intuition (et aussi, on va le voir, le sens commun) nous
incite à considérer, en dépit de leur hétérogénéité évidente, comme
autant de manifestations différentes d'une seule et même grammaire
générale de l'interaction, dite « par contagion ».
Soit, pour ce qui relève du sens commun, une banalité du genre
suivant, en forme de conseil : « Si tu veux connaître mieux ton ami, va
le voir chez lui, examine de près le nid qu'il s'est construit, regarde le
monde qu'il s'est choisi pour vivre»- et cette autre, en forme de ques-
tion désabusée sur les effets de la vie à deux : « À force de se fréquen-
ter, lequel est-ce donc, de cette dame ou de son petit chien, qui s'est
mis à ressembler à l'autre au point qu'on finirait par les confondre?»
Ce que nous disent des formules de ce genre, sorte de transcriptions
naïves de ce que pourrait être une approche phénoménologique du
type même de relations et de procès qui nous intéressent, c'est qu'entre
sujets, ou plutôt, même, entre les sujets et leur entourage non humain,
il suffit parfois de la cohabitation - forme la plus élémentaire de l'être-
ensemble - pour que se déposent peu à peu, à la surface des choses aussi
bien que sur la peau des bêtes et le visage des humains, les marques
134 La contagion du sens
sensibles d'une identité qui finit par leur être commune. Comme si le
fait de partager sur le plan quotidien une certaine manière d'être-au-
monde conduisait de soi-même à une forme d'ajustement réciproque
entre les éléments en présence, indépendamment de leur volonté.
Car bien entendu, ni le petit chien ni le mobilier n'ont eu besoin,
pour devenir ce qu'ils sont, d'éprouver la moindre «empathie» à
l'égard de la maîtresse de maison. Ici, nul n'« imite» qui que ce soit,
et si l'animal, en particulier, devient «comme» sa maîtresse (et réci-
proquement), point n'est besoin de supposer que lui, ou elle, ou les
deux, aient cherché à «comprendre» les états d'âme de son parte-
naire, à les vivre et du coup à les reproduire. Loin de toute surinterpré-
tation psychologisante qui renverrait à une intériorité non moins
déplacée dans le cas de l'animal que dans celui des meubles, ce qui est
en jeu, ce sont exclusivement les rapports sensibles qui s'établissent entre
des surfaces en contact, organisées qu'elles sont selon certaines configura-
tions esthésiques définies. Certes, une surface entraîne presque toujours
avec elle la «profondeur» qu'elle recouvre par définition, en sorte
qu'en effleurant l'enveloppe extérieure, ce peut être en réalité le corps
entier qu'on mobilise, quelquefois jusqu'aux entrailles. Mais cette pro-
fondeur-là reste elle-même d'ordre esthésique, c'est-à-dire étrangère, et
même radicalement opposée, à l'idée d'intériorité psychique (transcen-
dante et autonome par rapport à la corporéité du sujet) que suppose-
rait un rapport « empathique ».
Si chacun des partenaires, humain ou non, devient en l'occurrence
plus ou moins «comme l'autre», ce sera donc sans l'avoir «voulu»
- sans projet d'assimilation, ni d'identification ni même d'imitation -,
simplement à la faveur d'un lent processus d'ajustement réciproque
entre formes coprésentes. Par bien des aspects, un tel processus
s'apparente à une forme d'usure. C'est «à l'usage», et en «s'usant»
les unes les autres que les pièces d'une mécanique (et spécialement
d'un moteur) s'ajustent mutuellement. Il n'en va pas très différemment
entre les partenaires d'une quelconque interaction à caractère itératif.
De ce point de vue, contrairement au préjugé, l'usure, pas plus que
l'habitude, ne s'analyse comme une perte : l'une et l'autre induisent
plutôt un gain progressif de valeur et de sens'. Et c'est précisément de
cette manière que se présente aussi le rapport, évoqué plus haut, entre
le violoniste et son violon. Si le premier est à même de parfaitement
« sentir » le second, il est également vrai que le second, en
1. CC A. J. Greimas, « Sémiotique plastique et sémiotique figurative >>, Actes sémiotiques, VI, 60,
1984 ; R. Dorra, «Le souille et le sens », in lire GreimtJS, op. cil. ; J.-M. Floch, Une luture de 7intin au
Tibet, Paris, PUF, 1997.
136 lA contagion du sens
SAVEUR DE L'AUTRE
1. - MOI ET L'AUTRE
1. u mzrozr
2. La rencontre
1. Cf. Présences de l'autre, op. cit., chap. 1, « Quêtes d'identité, crises d'altérité ».
142 lA contagion du sens
qui fait sens, ce quelque chose n'aurait-il pas plutôt d'existence que
dans et par la relation même en train de s'actualiser - celle, en
l'occurrence, que désigne le terme de «présence»? Comment analyser
l'effet d'appel qui en résulte et qui, si je parviens à l'entendre, entraî-
nera pour moi le passage à un nouveau régime de rapports non seule-
ment à l'égard de cet autre singulier mais probablement aussi à l'égard
de moi-même, et même, peut-être, relativement à tout ce qui me per-
met, en général, de donner sens à mon propre être au monde en tant
que monde signifiant ?
Personne, quelqu'un, quelque chose : autour de ces termes s'articule par
conséquent la distinction entre trois régimes d'appréhension de l'autre,
ou, ce qui revient au même, entre trois manières de concevoir (malgré
la tautologie) l'altérité «de l'autre». Cependant, ce trio n'est homo-
gène qu'en apparence (trois pronoms indéfinis) et en réalité le premier
élément est de trop, puisque dans la configuration qu'il désigne la soi-
disant altérité-de-l'autre (de «l'aimé») se trouve réduite, on l'a vu, à
une pure et simple identité-au-même. Aussi bien, nous cesserons doréna-
vant de nous y référer. Demeurent alors les deux possibilités suivantes :
l'autre est quelqu'un - quelqu'un de différent ; l'autre est quelque chose -
quelque chose d'étrange. Mais encore: l'un ou l'autre? Ou les deux?
Et dans le second cas, les deux ensemble ou bien d'abord ceci, puis
cela ? Et dans quel ordre ?
Que de notre point de vue le quelque chose ait droit à la préséance,
nous l'avons déjà laissé entendre. Sans doute serait-il même plus juste
d'aller plus loin et de dire que l'alternative entre les deux régimes de
rapports à l'autre que nous retenons - l'autre envisagé comme « quel-
qu'un» ... que je peux identifier mais qui, au fond, m'est indifférent (une
altérité dont je crois pouvoir épuiser la signification dans la représenta-
tion que je m'en fais d'avance), ou l'autre saisi comme «quelque
chose » ... quelque chose d'à peine identifiable mais qui profondément
me touche (une altérité dont je voudrais épouser le sens en en vivant
pleinement la présence) - ne fait en réalité que traduire une option
d'ordre beaucoup plus général entre deux manières possibles de conce-
voir, et surtout de vivre rien moins que notre rapport au monde lui-même,
en tant que monde signifiant. Autrement dit, ce qui est en jeu ici, ce ne
sont pas seulement diverses façons possibles de penser les formes et le
fonctionnement de l'intersubjectivité ; ce sont aussi des voies distinctes
pour rendre compte de la production et de la saisie du sens lui-même.
Le sens serait-il, comme l' « altérité » selon une certaine optique,
entièrement réductible à un jeu de différences faisant système ? Ou
Saveur de l'autre 145
1. J.-P. Sartre, lA Nausée, Paris, Gallimard, 1938. M. Buber, Je et Tu, trad. G. Bianquis, Paris,
Aubier, 1969; id., Fragmmts autobiographiques, trad. R. Dumont, Paris, Stock, 1978.
146 La contagion du sens
Connaissant à l'avance les gens et les choses pour ce qu'ils sont, tout ce
que peut faire un tel sujet, c'est les reconnaître en fonction de critères
préétablis, vérifier leur confonnité au genre dont ils sont censés faire
partie, et les utiliser conformément à la destination qu'il leur assigne.
On comprend que dans un tel cadre nul ne puisse voir l'autre en tant
que tel, puisque ce qui le rend autre, c'est précisément le fait qu'il
échappe à tout système de reconnaissance fondé sur des critères de dif-
férenciation ponctuels. Point n'est besoin d'exclure qui que ce soit si,
plus profondément, c'est à l'altérité même de l'autre que le système de
pertinence mis en œuvre rend aveugle. Alors, la présence de l'autre
aura beau être tolérée, la possibilité d'une rencontre où il serait vérita-
blement appréhendé comme autre restera, elle, exclue. Loin d'accueillir
l'étrangeté et d'en éprouver le sens ou la saveur, le sujet se borne à la
ramener à l'ordre du connu, à la réduire à du déjà répertorié en la
catégorisant, en la nommant, en l'expliquant. Mais
le monde des explications et des raisons n'est pas celui de l'existence. (...) Cette
racine (...) existait dans la mesure où je ne pouvais pas l'expliquer. Noueuse, inerte,
sans nom, elle me fascinait, m'emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à ma
propre existence (La Nausée, p. 183).
L'homme libre, écrit Buber, est celui dont la Volonté est exempte d'arbitraire. (...)
ll n'intervient plus, et pourtant il ne se contente pas de laisser faire. ll épie ce qui va se
développer au fond de l'être (...). ll croit, ai-je dit ; ce qui revient à dire : il s'offre à
la rencontre (Je et Tu, p. 93).
Ou encore:
Toujours sur le qui-vive, mais sans rien chercher, il suit sa route; de là sa sérénité
à l'égard des choses et cette façon qu'il a de les toucher comme pour leur venir en
aide. Mais quand il a trouvé la relation vraie, son cœur ne se détourne pas des
choses, bien que tout à présent lui soit donné d'un seul coup (ibid., p. 120).
Ces éléments venus d'horizons très divers bien que tous globale-
ment tributaires de la même « épistémé » phénoménologique ouvrent
pour nous des perspectives essentielles. lis nous paraissent en tout cas
confirmer l'idée que la question de l'autre, celle des conditions de
l'émergence et de la saisie du sens, et celle de la relation entre
l'intelligible et le sensible à travers l'expérience esthésique ne sont pas
séparables les unes des autres. Pour tenter d'articuler à leur propos une
problématique globale, nous avons cru devoir écarter une vision de
type catégorique qui opposerait le monde du «même» (celui de la
signification au jour le jour) et celui de «l'autre» (espace d'un «outre-
sens » accessible seulement par accident) en des termes tels qu'il ne
pourrait y avoir entre eux aucune voie de passage en dehors de
l' « éclair passager ». Et nous optons au contraire pour une conception
interactionnelle organisée autour de l'idée de transformations récipro-
ques des actants à la faveur de leur mise en contact répété et durable 2 •
Cette démarche, tournée vers l'analyse des processus d'approximation
et d'ajustement entre sujets ou objets (personnes ou choses, peu
importe) plutôt que vers le repérage des différences susceptibles de figer
leurs identités respectives, nous amène à accorder une place essentielle
à une notion dont on devine pourtant toute l'ambivalence, celle d'habi-
tude. Et pour le justifier, notre point de départ sera une fois encore la
lecture critique de De l'Imperfection.
1. Romantiques et moralistes
1. De l'Imperfection, p. 73.
2. Ibid., p. 87-88.
3. Ibid., p. 79.
15 2 La contagion du sens
plus envoûtantes encore, contre les drogues proprement dites dont il est
bien connu (c'est toujours le moraliste ou l'hygiéniste qui raisonne) que
ce sont précisément celles susceptibles de perdre le plus complètement
leur charme tout en conservant et même en renforçant leur emprise ...
Mais pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que le simple habitué se soit
déjà transformé en ce qu'on appelle un intoxiqué, ce qui n'est évidem-
ment pas la même chose, et même exactement le contraire. Certes, le
débat n'est pas clos, mais il n'en est pas moins évident qu'entre ces
deux cas de figure- entre l'habitude d'un côté, et la manie obsessionnelle
ou la compulsion neuro-physiologique, de l'autre - se situent une infinité
de positions intermédiaires où la «dépendance», toute relative,
n'exclut en aucune façon l'expérience du plaisir, ni la maîtrise du sens
de ce plaisir, autrement dit où l'habitude ne se ramène ni à un condi-
tionnement aliénant qui neutraliserait tout pouvoir de décision ni à un
pur automatisme qui court-circuiterait le vouloir, ou pire, le contredi-
rait, ni même à un comportement automatique, désémantisé à force de
répétition. Sagesse de l'habitude où l'habitué sait encore ce qu'il fait et
pourquoi il le fait : parce qu'il y trouve ne serait-ce qu'un peu de sens
et de valeur en fonction de sa culture, de sa sensibilité et de ses goûts.
Tel est du moins le premier point auquel nous voulions en venir :
l'itérativité d'une pratique n'implique pas nécessairement l'éva-
nouissement du sujet en tant que source d'un vouloir et instance de
jugement; et elle n'entraîne pas non plus automatiquement la perte de
signifiance de cette pratique, ni son « anesthétisation » 1•
1. Cf. S. Montes et L. Taverna, << Fumer: formes du goût et formes de vie », in Sémiotique gour-
Tn1J111ie, .Nouveaux Actes sémiotiques, op. cit.
154 La contagion du sens
un autre corps mais par une simple chose, un « instrument ». Bien sûr,
cet instrument, dont on joue, pas plus d'ailleurs que, par exemple (pour
ouvrir encore le registre en empruntant à une page connue de Sartre 1),
la neige sur laquelle on skie- ou, afortiori, que la musicalité propre à la
langue étrangère dont on cherche à s'imprégner, ou encore, que le
texte qu'on est en train de lire, ou que la sonate qu'on écoute -
n'opposent au sujet le même type de résistances que la danseuse, ou que la
monture, ni ne le sollicitent par le même mode de présence : autant de
régimes interactifs partiellement différents dont il conviendra par la
suite d'analyser les ressorts spécifiques. Mais chacun de ces éléments
n'en a pas moins son habitus propre, en sorte que pour jouer, skier,
lire, parler ou écouter sans perdre la saveur même de ce qu'on est en
train de faire, la connaissance des «règles de l'art» ne saurait à elle
seule être d'un grand secours. Tout l'art est précisément, là encore,
dans ce que les règles ne disent pas et ne peuvent pas dire parce que
cela ne peut s'apprendre que par la «pratique», c'est-à-dire moyen-
nant l'expérience réitérée du rapport dynamique à l'autre.
De fait, la relation a beau en pareils cas ne plus être à strictement
parler du genre du corps à corps, la difficulté, le défi - la mise à
l'épreuve- reste toujours de la même nature. Y compris face à ce qu'il
y a en apparence de plus inanimé - le sol enneigé, l'instrument de
musique, la page imprimée -, ce dont il s'agit, c'est de parvenir à
épouser une certaine manière d'être qui émane de l'objet. Or, seule la
mise en contact répétée avec les qualités sensibles immanentes à l'objet
a quelque chance de nous faire être ce que, de par son altérité même, cet
objet qui nous fait face demande que nous devenions, que la dimension
sensible en question se manifeste - selon la sphère d'activité consi-
dérée - soit à travers certaines propriétés matérielles touchant directe-
ment les sens, soit sur un mode figuratif qui y renvoie (notamment dans
le cas du texte). Et de nouveau, c'est seulement en apprenant à
connaître de la sorte, en acte, l' « objet » avec lequel il entre en relation
- en s'en laissant pénétrer par contagion - que le sujet parviendra, à
l'usage, à en approfondir la valeur et à en déployer les potentialités de
sens, et par suite en arrivera le cas échéant, comme on dit, à
«l'aimer))' ou plus généralement à y prendre goût. Telle pourrait du
moins être la forme, ou l'une des formes majeures de ce « faire esthé-
tique)) (aux antipodes de l'accident imprévisible) que Greimas décrit
comme un « programme complexe )) englobant une suite « de
LE TEMPS INTERSUBJECTIF*
1. - A L'HEURE À CONTRETEMPS
Entre Achille, pressé de conclure parce qu'il sait déjà, et la Tortue qui
temporise et jouit de se faire attendre, l'étiquette choisit une troisième
modalité de la gestion du temps : la coïncidence des programmes,
forme même de la politesse parmi les rois et, à ce qu'on dit, condition
de la bonne entente entre amis. Pas en retard, surtout, mais pas en
avance non plus, il faut partir à point pour arriver à temps au rendez-
vous, en ce point de l'espace-temps où il ne suffira pas que nos chemins
se croisent mais où il faudrait aussi, ne fùt-ce qu'un instant, que nos
temporalités se rejoignent. - Platitudes, et pourtant l'étiquette paraît
avoir raison. Ne pas anticiper, laisser à l'autre la maîtrise de son temps,
lui donner le loisir de disposer de lui-même de façon à ce qu'au
moment où la rencontre aura lieu, elle fasse sens pour lui aussi. Et dans
l'autre sens, ne pas tarder, de peur que, d'avoir été trop longtemps
attendue, la convergence des parcours ne prenne l'autre cette fois à
contre-courant, à contre-poil, à contresens, et donc ne lui vienne à
charge. - «Te voici ! » Ni déjà (toi que je n'attendais pas encore) ni
enfin (toi que je n'attendais même plus) mais «à l'heure», comme il se
doit. Etre ensemble, il faut bien en effet que ce soit deux être là qui
*Version remaniée d'un texte rédigé en l'honneur de Paolo Fabbri. <<Il tempo intersoggettivo: in
difesa del ritardo », in P. Basso et L. Corrain (eds), Eloquio del senso. Dialoghi semiotici, per Paolo Fabbri,
Milan, Costa e Nolan, 1999
1. P. Fabbri, << Introduzzione », in A. J. Greimas, Dell'impeifeaionB, trad. G. Marrone, Palerme,
Sellerio, 1988, p. xxv.
160 La contagion du sens
dant au contraire à une forme d'attente qui n'a justement d'autre objet
que le surgissement de l'imprévisible), il s'ouvre par construction sur
tous les possibles. n n'y a plus alors de limite a priori à l'horizon du sens
qui, peut-être, adviendra. Mais le temps merveilleux de ces rencontres
dont ni l'heure ni la teneur n'obéissent à aucune règle, aucun intérêt,
aucun calcul d'ordre pratique, a en contrepartie, entre autres inconvé-
nients, celui d'être par nature très éphémère. Un bref intermède dans
le flux ordinaire de la quotidienneté, un « éclair », et puis, somme
toute, plus rien du tout, ou tout au plus la nostalgie d'une présence qui
paraîtra s'être manifestée de façon d'autant plus fugitive, comme hors
du temps, qu'elle aura été plus intense. Pas d'« aller» qui n'implique
un« retour», dit-on: de même, comment ne pas tenir pour inéluctable
qu'après l'éblouissement revienne la grisaille et, après la grâce de
l'accident, la rechute dans l'univers du non accidentel- celui-là même des
rendez-vous, triviaux ou importants? Et pas plus qu'on ne sait ce qui a
rendu possible semblable accident (ou peut-être nécessaire, mais alors,
en fonction de déterminismes d'allure transcendante qui nous échap-
pent), on ne peut non plus maîtriser les conditions qui seraient suscepti-
bles de le faire durer (quitte à en transformer la nature), ou revenir.
On a donc là deux modes d'inscription dans le temps qui renvoient
chacun à une manière spécifique d'être au monde et d'en construire le
sens, et qui, corrélativement, impliquent aussi des régimes d'inter-
subjectivité - des manières d'être présent, ou non, à l'autre - que tout
paraît opposer. D'un côté, mieux le temps du rendez-vous est pro-
grammé, mieux il installe en fait l'absence au cœur même de la pré-
sence. « Rendez-vous pris, rendez-vous tenu » nous sommes bien ici
l'un et l'autre, en tête à tête pour un moment, et pourtant c'est tout
comme si chacun de nous n'était venu que par procuration d'un autre
moi, plus authentique mais par malchance indisponible et, de ce fait,
resté ailleurs : sinon chez lui, du moins dans son « quant à soi ». Et à la
vérité l'accident, de l'autre côté, met en jeu les mêmes déterminations,
en les inversant.
Présupposant quant à lui une entière disponibilité réciproque, il
réalise bel et bien une coprésence effective entre soi et l'autre - entre sujet
et objet (personne ou chose) - mais sur un fond d'absence d'autant
mieux perceptible que le bonheur de la rencontre aura été plus vif. De
fait, si l'accident esthétique (et la prétendue fusion censée en résulter
avec l'objet) constitue, comme on nous le dit, une échappée hors du
quotidien, un moment d'exception, il faut postuler l'existence de deux
plans distincts et comme de deux mondes antithétiques, avec leurs tem-
Le temps intersubjectif 163
III. - L'ALTERNANCE
En dépit des différences qui les séparent, les deux régimes que nous
venons d'envisager partagent beaucoup de traits communs. Le plus
apparent tient à la manière dont ils font converger les trajectoires : ce
qu'ils aménagent l'un comme l'autre n'étant en réalité qu'un entrecroi-
sement de fait, ils maintiennent davantage de distance entre actants
qu'ils n'installent de proximité intersubjective.
Même en admettant (ou en espérant) qu'il y ait des rendez-vous qui
puissent tourner à l'accident, la.finalité de ce genre de rencontres (chez
le médecin, en affaires, etc.) n'est assurément pas la mise en contact des
subjectivités en tant que totalités - manière de gloser la notion de
«proximité». Mais une telle mise en contact n'est pas non plus dans
les moyens de l'accident, bien qu'il tende davantage à la faire désirer. n
y faudrait pour le moins (on y reviendra) un peu plus de temps. Tandis
qu'on ne demande en somme rien de plus à un rendez-vous que de
confirmer la possibilité d'une non-disjonction, c'est-à-dire la possibilité de se
réunir, si nécessaire, malgré la divergence des programmes respectifs,
l'accident, lui, fait éprouver (et déplorer) la nécessité d'une non-co,Yonction,
en ce sens que la co-présence qu'il établit, si vive soit-elle, n'efface
jamais tout à fait le sentiment qu'on se retrouvera sous peu, et inélucta-
blement, séparés. De la sorte, restriction plutôt voulue dans l'optique
du rendez-vous, plutôt subie dans celle de l'accident, c'est la juxtaposi-
tion, simple coïncidence dans l'espace-temps, qui prime dans les deux
cas sur l'interaction, c'est-à-dire sur ce qui apparaîtra par ailleurs (on le
verra plus bas) à la fois comme la condition et comme l'effet d'une
véritable proximité entre partenaires.
Un autre point commun, qui renforce le premier en même temps
qu'il l'explique, consiste en ce que le fait de se rencontrer ne trouve,
dans aucune des deux configurations, sa raison d'être dans la relation
même que - selon une autre optique, là encore - les sujets en tant que
tels pourraient entretenir. S'ils se trouvent un moment face à face, c'est
uniquement en fonction de certains facteurs externes, soit d'ordre fonc-
Le temps intersubjectif 165
Mais avant d'en venir à ce que pourrait être une logique du temps
partagé, où l'être-ensemble ne relèverait plus de la simple coïncidence et
où l'expérience de la proximité pourrait du même coup l'emporter sur
celle de la distance (sans l'annuler), il faut marquer plus précisément les
limites des échanges possibles entre partenaires dans le cadre des deux
régimes précédents. Dans l'un et l'autre cas, que peuvent-ils se dire ? En
dépit des apparences, pas grand-chose s'ils se sont rejoints sur le mode
du rendez-vous, et pratiquement rien du tout si c'est par accident!
168 lA contagion du sens
1. Motif ancien repris et mis en musique par Charles Trenet dans les années 1950 : «Quand un
marquis rencont'un aut'marquis, qu'est-ce qu'i s'racontent? - Des histoires de marquis ... Quand
une duchesse rencont'une aut'duchesse, qu'est-ce qu'è s'racontent ? - Des histoires de duchesses ...
Q).iand un sémioticien rencont'un aut'sémioticien (... ). >>
2. M. Buber, «Les Mots-principes>>, Je et Tu, op. cit.
Le temps intersubjectif 169
1. Cf. par exemple Maurice Thérond, Du lac au lac. Formules, rijlexes et imoges de la corwersation fian-
faÎse actuelle (Paris, Didier, 1955), et bien sûr le BoUIJard et Pét:uclret de flaubert - ou, ici de nouveau,
Raymond Queneau ( «pour l'ensemble de son œuvre» ).
Le temps intersubjectif 173
Une chose au moins est sûre: entre amis, la parole est libre. Ni
partition à suivre ni répliques convenues d'avance ; et comme par
hypothèse le cadre de l'échange n'est plus celui du rendez-vous au sens
défini plus haut, aucune finalité particulière ne vient non plus fixer le
contenu et les limites du dicible. Sans maître du protocole, exempte de
motif prédéterminé, la parole ne dépend plus que des potentialités pro-
pres des interlocuteurs et seule la logique interne de la relation inter-
subjective viendra donc réguler la modalité de leur être-ensemble. Cer-
tes, les interlocuteurs n'en seront pas pour autant réduits à ne se parler
que d'eux-mêmes! La qualité de la relation qui peut s'établir entre eux
ne dépend pas de ce dont ils se parlent mais de la nature de
l'interaction qui les impliquera en se parlant. Ce qui reste à cerner, c'est
donc ce qui, dans le fonctionnement énonciatif de l'interlocution, peut
conférer un caractère proprement dialogique à leurs relations. Et là
encore, c'est un ajustement réciproque au temps de l'autre.
De fait, si« dialoguer» constitue une manière d'être ensemble, c'est
surtout.foire ensemble quelque chose, et quelque chose d'assez précis, qui,
au surplus, n'est jamais acquis d'avance : c'est parvenir, en s'adressant
l'un à l'autre, à faire en sorte que la coprésence fasse sens, et par là
transformer une promiscuité de fait en proximité ressentie. Alors que la
promiscuité est donnée d'emblée, comme un pur état de choses (nous
sommes ou ne sommes pas, ici et maintenant, face à face), la proximité,
elle (ou le sentiment qu'on en a), se conquiert dans et par le dialogue
lui-même, en acte. Elle est à concevoir comme un dfet de sens de la ren-
contre en tant que procès - un effet incertain, conditionnel, qui ne se
laissera éprouver que si l'interaction débouche effectivement sur une
forme d'accomplissement mutuel entre les partenaires. On se sentira
proches par exemple parce qu'en dansant, on découvre que danser
ensemble - une manière parmi d'autres de s'adresser l'un à l'autre sur
le mode du Je-Tu - fait véritablement sens, et non pas parce que,
quand on danse, on se trouve de fait l'un contre l'autre, plus ou moins.
Bref, la proximité ne procède pas de la conjonction (ni entre les corps
ni, on l'a vu, entre sphères d'intérêts communs) mais d'une coordina-
tion dynamique dont les principes relèvent du régime de l'union.
Par définition, dans l'interlocution ce n'est plus directement sur le
plan intersomatique que les actants auront à trouver un mode de coor-
dination entre leurs manières d'être et de s'adresser l'un à l'autre. Mais
le sens et la valeur de leur performance commune ne cesseront pas
pour autant de dépendre de la possibilité d'ajustements entre leurs styles
énonciatifs respectifs. Or, que l'énonciation passe par la voix ou par le
Le temps intersubjectif 175
geste (ou même, mutatis mutandis, par l'écriture), son «style» dépend
dans tous les cas, du point de vue de la tonalité et du rythme, de l'hexis
corporelle de l'énonciateur. Des qualités comme par exemple lajluidité
ou au contraire la brusquerie d'une énonciation, sa douceur ou sa dureté, sa
légèreté ou son insistance, et finalement l' « aisance » ou la « gêne » qui
peuvent sembler la caractériser globalement, procèdent de ce que
l'être-au-monde du sujet a de plus intime et de plus profond, et que
désigne précisément le terme d'hexis. À ce titre, elles tendent à mar-
quer l'ensemble des expressions d'un sujet, somatiques ou non.
Sur le plan des interactions corps à corps, l'ajustement entre parte-
naires (ou, dans différentes formes de lutte, entre adversaires) passe par
tout un jeu de motions et de coups 1 -de prises, d'effleurements, de fuites
ou d'appels - articulés dans l'espace-temps de la relation intersoma-
tique : glissés, rotations, arrêts en forme de sommation, faux-fuyants,
enchaînés, ouvertures, fléchissements, étirements, pelotonnements,
chassés-croisés, brusques avancées ou reculs syncopés, ce sont là, pour
un danseur, un fleurettiste ou un judoka, quelques-unes parmi les
innombrables formes esthésiques possibles d'adresse au corps de l'autre.
Appliquée au discours stricto sensu, la même compétence dialogique
s'exprime sous la forme de figures aussi diverses que les précédentes et
qui en sont l'équivalent sur le plan interlocutif: euphémisme, ironie,
omission, ellipse, allusion, reprises en écho, sous-entendu, etc. Autant
de détours, ou au contraire de raccourcis, qui, en jouant de l'élasticité
du temps discursif, concourent à intégrer dans une dynamique ou une
cinétique partagée du sens les sautes énonciatives : gains ou pertes
d'espace-temps, condensations du propos ou, à l'opposé, excursus
apparemment inutiles, digressions, et même, finalement, silences. Et
comme sur le plan somatique, c'est finalement en fonction de son hexis
corporelle propre que chaque sujet tendra à privilégier, sur le plan ver-
bal, tels types de figures et de coups (ou de caresses) plutôt que d'autres
dans la mise au point de sa stratégie énonciative.
Rien d'étonnant dès lors qu'on ait, avec cette famille de notions
touchant diversement à l'esthésie- hexis, habitus, tonus, rythme-, des
instruments de description qui, s'ils sont à l'évidence de première utilité
pour rendre compte des modalités esthésiques de n'importe quel type
l. C'est à Barthes(« Rasch »,in Langue, discours, société, Paris, Le Seuil, 1975) que nous empruntons
le terme de motion (cf. plus bas, chap. 9. Il). Qlant à celui de coup, en fait très proche du prècédent (il
traduit l'anglais move), c'est en premier lieu chez les théoriciens de la stratégie qu'il trouve sa place
(cf. E. Landowski, <<De la stratégie, entre programmation et ajustement», avant-propos à Erick Ber-
tin, Penser la stratégie dans k champ de la communication, Nouveaux Actes sémiotiques, XV, 89, 2003).
176 La contagion du sens
1. Cf. J. Alonso Aldama, Le discours du terrorisme (thèse de doctorat sur le rôle du rythme dans les
stratégies de négociation entre l'ETA et le gouvernement espagnol}, Limoges, PULIM (à paraître).
Le temps intersubjectif 177
1. Cf. << La lettre comme acte de présence », Présences de l'autre, op. cit.
2. A. Dhôtel, op. cit., p. 120.
178 La contagion du sens
1. A. Dhôtel encore, pour finir : «Impossible (...), ça ne peut pas commencer par un miracle.
- Ça ne peut pas commencer autrement» (op. cit., p. 278).
CHAPITRE IX
1. Th Wave.r, p. 1.
2. Du côté de che{. Swann, Paris, Gallimard,<< Pléiade>>, 1954, p. 83.
180 lA contagion du sens
nous laissons pour ainsi dire contaminer par elles - deux régimes de
sens tels que le passage de l'un à l'autre impliquerait quelque chose
comme un saut qualitatif dans l'ordre de l'intelligibilité. Diversement
traitée par la littérature, une telle déhiscence, on le sait, a quelquefois
été thématisée aussi dans le langage de la philosophie. Chez un auteur
comme Schopenhauer, par exemple, c'est au régime du «concept»
- régime de la « connaissance commune des choses particulières » -
que correspond ce que nous visons en parlant du décryptage des signifi-
cations, tandis que la saisie du sens en tant que « présence effective » ren-
verrait plutôt, chez le même auteur, au règne de l' « Idée » devenant
« purement connaissant et exempt de volonté », le sujet cesse alors de
« rechercher des relations conformément au principe de raison ;
absorbé dans la contemplation profonde de l'objet qui s'offre à lui,
affranchi de toute autre dépendance, c'est là désormais qu'il se repose
et s'épanouit » 1•
Cependant, qu'on en observe les manifestations sur le plan des tex-
tes littéraires ou dans le cadre des discours philosophiques, une telle
distinction débouche sur un paradoxe qui ne manque pas de faire pro-
blème. D'un côté, parler de « présence effective, ambiante, immédiate-
ment accessible» des choses en tant qu'elles font sens, cela équivaut à
admettre ou à postuler la possibilité d'un rapport au monde donnant
accès à une forme de connaissance qui, en termes à la fois d'effets de
vérité et d'intensité pathémique, sinon toujours d'euphorie (Schopen-
hauer parle pourtant d'un sujet qui «s'épanouit»), excède d'emblée les
limites de tout ce à quoi pourrait par ailleurs conduire une démarche
méthodique appliquée à la quête des significations. D'où le fait que
selon cette perspective - et c'est maintenant non pas un littérateur ou
un artiste, ni même un philosophe mais un savant qui parle-« l'œuvre
du peintre, du poète ou du musicien, les mythes et les symboles du sau-
vage » (autant de productions placées sous le régime de la saisie immé-
diate du sens comme présence)« doivent nous apparaître sinon comme
une forme supérieure de connaissance, au moins comme la plus fonda-
mentale» en particulier lorsqu'on les rapporte au régime de significa-
tion et aux principes d'intelligibilité que met en œuvre la « pensée
scientifique »2 •
Mais en même temps, d'un autre côté, si le monde fait alors sens
sur un mode qui relève de l'immédiateté inhérente à l'expérience vécue
1. u monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, p. 230.
2. Cl. Lévi-Strauss, Tristes TroPÜJues, Paris, Plon, 1955, p. 121 (souligné par nous).
Modes de présence du visible 181
Afin d'aller dans cette direction, nous prendrons ici appui sur une
problématique déjà connue mais que nous chercherons à élargir : celle
de l'image. Cependant, quelques observations générales relatives à un
autre domaine d'expérience directe du sens - celui de la musique -
nous seront utiles dans un premier temps. Soulignons à ce propos que
la perspective que nous adoptons par rapport à la question du sens
- du sens éprouvé - nous interdit de considérer comme relevant de
sémiotiques séparées et indépendantes les manifestations perceptibles
par chacun de nos cinq sens (ou davantage, si on y inclut aussi la sen-
sation du corps propre). L'ouïe, la vue et les autres sens ont beau avoir
chacun leurs spécificités, l'effet de sens qui se dégage de la perception
constitue toujours, sur le plan sémiotique, une totalité. Y compris dans
le cas d'effets synesthésiques fondés sur la convocation simultanée de
deux ou plusieurs canaux sensoriels, comme, par exemple, lorsqu'au
concert nous écoutons un quatuor de Mozart tout en accompagnant
des yeux la gestualité et les mimiques du premier violon. Les deux
niveaux de perception concourent alors à une seule expérience esthé-
tique éprouvée de manière globale et concrète. Nous y reviendrons,
mais pour le moment, ce qui est fondamentalement en jeu ici est une
distinction théorique entre niveaux de saisie et de description du sens
en général.
Sur un premier plan, c'est un fait d'évidence que le sens s'articule
dans des substances diverses (ici visuelle, là sonore, ailleurs les deux
ensemble) et selon des principes d'organisation formelle qui tiennent
pour une part aux spécificités de chacun des langages de manifestation
utilisables (par exemple, les contraintes de linéarité liées à l'expression
verbale ne s'imposent pas, ou pas de la même manière, dans le dessin
ou dans la peinture). Mais sur un plan plus élémentaire, le sens n'en
constitue pas moins, en lui-même, une totalité dont les articulations
fondamentales transcendent non seulement la diversité des « langages »
(pictural, musical, cinématographique, etc.), et a fortiori les différences
entre genres définis par leurs «codes» spécifiques (telles les conventions
de la représentation picturale propres à une époque ou à une école
déterminées), mais même les différentes sémiotiques (verbales ou non).
Par nature, le sens traverse toutes ces distinctions, ou, comme on dit,
leur est «transversal». La pointe acérée d'un couteau, l'acuité d'un
regard accusateur, la stridence d'un cri perçant, l'acidité d'un jaune
criard, d'un reproche cinglant ou d'une vinaigrette mal dosée, le geste
incisif de l'index brusquement tendu vers l'interlocuteur : ce sont là
autant de manifestations qui, bien que relevant de sémiotiques distinc-
tes, sont toutes porteuses d'un même effet de sens global, où l'aigu, sur
le plan esthésique, se combine à l'agressif sur le plan des affects (par
opposition au grave et au modulé, au suave, à l'amène ou au cares-
sant). Ce que nous devons en premier lieu nous efforcer de reconnaître
et de décrire, ce sont précisément les constantes sous-jacentes qui arti-
culent en profondeur, «transversalement», ce genre d'effets de sens.
On comprend à partir de là que parler de musique au moment
même où on vient de se proposer de traiter de l'image ne constitue
qu'en apparence un détour. L'image est porteuse d'un sens musical, et la
musique, en retour, fait image. Même si la musique n'est pas à propre-
ment parler un langage (un système de relations entre des unités discrè-
tes porteuses de significations articulées), on s'accorde en général à la
considérer comme une « sémiotique » productrice de certains effets de
sens (quitte d'ailleurs, en allant exactement à l'encontre de ce que nous
venons de poser, à quelquefois trop l'autonomiser par rapport à
d'« autres sémiotiques»). Personne, probablement, ne serait en mesure
d'expliciter ce que «veut dire» au juste telle pièce de Schumann, et
pourtant nul ne contestera qu'à sa manière spécifique, elle nous parle.
Modes de présence du visible 185
1. Problèmn de linguistique générale, Paris, Gallimard, vol. II, 1974, chap. III.
2. In Langue, discours, société. Pour Émile Benveniste, Paris, Le Seuil, 1975, p. 224.
3. Ibid., p. 225.
186 La contagion du sens
1. Ibid., p. 228. Expression très voisine chez J. Geninasca, qui, dans une analyse consacree à
Stendhal, parle de l' « état musical » du sujet esthétique (« Le regard esthétique », La parole litŒ-
raire, op. cit.).
2. Du cô/J de ch4<; Swann, p. 140. -Sur la notion extensive d'image, cf. Fr. Marsciani, << Processi di
efficacia somatica >>, Eserci<.i di semiotica generatWa, Bologne, Esculapio, 1999.
Modes de présence du visible 187
d'une présence assez forte pour nous imprimer sa marque et, dans
cette mesure, nous faire devenir momentanément « autre », comme si
nous nous incorporions les qualités esthésiques mêmes - plastiques et
rythmiques - de la manifestation.
C'est ainsi, sans avoir eu le moins du monde à s'affranchir des prin-
cipes les plus classiques de l'analyse textuelle en sémiotique (mais sans
non plus les « appliquer» dogmatiquement comme s'ils avaient un jour
été fixés à jamais - disons plutôt en les affinant progressivement en fonc-
tion des acquis de la lecture même qu'ils permettent), que Floch en
arrive à un type de questionnement concernant les régimes de sens à
l'œuvre dans son texte-objet qui nous paraît tout à fait du même ordre
que celui que nous essayons nous-mêmes de formuler en termes géné-
raux. Une fois atteinte cette «lisière» où le sensible ne se laisse plus
séparer de l'intelligible mais où tout se passe plutôt comme s'ille fondait,
comment «voir ce qu'il y a à voir dans les images (...) sans risquer de
tomber dans le formalisme » 1 ? Par-delà la surface d'un monde qui se
laisse découper en une juxtaposition d'images-figures discrètes d'emblée
reconnaissables et nommables mais dont les significations figées font du
même coup écran, il s'agira d'appréhender et de décrire l'image, elle au
contraire encore vive en son principe, et irréductible à du déjà connu,
dont le propre est de foire sens en restituant au visible sa cohérence : celle
d'une totalité non pas simplement présente devant nous mais nous entou-
rant, nous englobant et, à partir de là, prête à nous contaminer.
C'est dans cette perspective que prend place l'idée d'une « figurati-
vité profonde», transversale, à même de structurer de façon homogène le
monde sensible. Seule l'analyse de ce niveau justifie l'espoir de parvenir
à rendre compte du pouvoir qu'ont les choses de s'adresser directement
à nous, globalement et «en termes impressifs »2 • Floch montre com-
ment à la prise en charge de ce niveau par un sujet, sur le plan du
vécu, correspond une «vision du monde» particulière, en l'occurrence
celle attribuée à Tintin3 • Cette «vision)) (ou ce régime de sens) est
d'autant plus clairement identifiable qu'elle tranche du tout au tout par
rapport à celle de son ami le capitaine Haddock. Ce qu'« il y a à
voir))' pour Tintin, c'est à chaque instant la présence sensible, immé-
diate et irréfutable, d'un sens. Pour Haddock en revanche, face au
1. Ibid., p. 193.
2. Lecture de Tmtin ..., op. cit., p. 197. « lmpressif» renvoie aux travaux de Jacques Geninasca.
3. C'est aussi, on s'en souvient, le mot vision que Proust utilisait pour désigner le type d'images
qui, en nous englobant, << disposent de notre être tout entier >> (Du côté de chez Swann, p. 140). Cf.
aussi infra, chap. 12, V.
Modes de présence du visible 189
1. Ibid., p. 196-197.
190 La contagion du sens
IV - LA MODULATION DU SENS
1. J.-:J. Rousseau, Le.r rêverûs du promeneur solitaire (5• promenade), Paris, Gallimard, «Pléiade >>,
1947, p. 700.
194 lA contagion du sens
DIANA, IN VIVO
1. - DE LA POLITIQUE AU POLITIQUE
Mais les deux régimes de sens ainsi repérés font davantage que se
distinguer en théorie ou que simplement alterner, dans la pratique ; ils
Diana, lD VIVO 203
d'être-ensemble vécu par les foules sur le mode (faut-il dire poétique?)
de l'effusion collective, comme l'expérience immédiate d'une coales-
cence transcendant les subjectivités ?
C'est alors que la souveraine sut trouver le geste - un tout petit
« bain de foule » aux portes du palais, mais le premier, paraît-il, de
tout son règne - et les quelques mots de « compassion » (autrement
dit, de compromis) qui, tactiquement, s'imposaient: «J'aimerais
rendre hommage à Diana, une personne exceptionnelle » 1• Sa tâche
aurait été assez simple s'il ne s'était agi que de moduler l'expression,
attendue par tous, de sa « tristesse » - sincère ou feinte, peu
importe - de manière à la rendre sensiblement crédible, sans pour
autant tomber dans un sentimentalisme contraire aux convenances !
Ce genre de dosage (patetico, ma non troppo) fait partie de l'ordinaire du
métier de roi et même, à vrai dire, de beaucoup d'autres aussi. Mais
en réalité, la vraie difficulté à résoudre était ailleurs, et plus ardue : ce
qu'il fallait trouver d'urgence, c'était une modalité énonciative qui
tout en ayant la valeur d'une manifestation affective d'ordre personnel
(puisque cela était si ardemment désiré), ait aussi une portée propre-
ment politique en tant que témoignage institutionnel ritualisé. Or la
seconde de ces exigences ne pouvait, par nature, aller que dans une
direction exactement opposée à la première: celle de l'effacement du
je énonciateur derrière l'instance impersonnelle que la souveraine avait
précisément pour mission d'incarner, à savoir l'État, la «chose
publique », avec sa vocation à l'universalité et à la permanence, bien
au-delà par conséquent de toutes les contingences tenant au lieu et au
moment, si poignantes fussent-elles. En termes concrets, comment
faire acte de présence, de façon tant soit peu convaincante, auprès d'un
peuple en proie à une si grande affliction sans pour autant trahir la
mission de représentation qui incombe à un chef d'État, sachant que plus
le moi-sujet se fait présent dans son énoncé (notamment par la mise
en avant de ses états d'âme), plus risque de s'en absenter cet autre
« moi », ce non-je, ou ce « moi symbolique » (naguère désigné par le
« Nous » de majesté), qui définit théoriquement la figure même du
représentant ?
li est vrai que s'exhiber sur le plan pathémique- céder à la conta-
gion universelle des larmes comme de tous côtés on l'y invitait- n'était
pas, à en croire la plupart des commentateurs, dans le « tempérament »
1. Cf. Le Monde, 7-8 septembre 1997, p. 3, «Élisabeth II salue la mémoire de son ancienne belle-
fille >>.
Diana, in vivo 205
III. - DÉDOUBLEMENTS
1. Plus généralement, sur le choix du subcontraire comme échappée hors du << système >>, cf. Pré-
sences de l'autre, op. cil., p. 66-67.
208 Entre esthésie et sociabilité
1. Cf. A. Assaraf, Qyand dire, c'est lier, No1111eaux Actes sémiotiques, V, 28, 1993. - Les journalistes ne
laissant échapper aucun détail figuratif pertinent, nous savons qu'au regard baissé de la princesse,
lisible comme une dénégation positionnelle, est venu répondre trait pour trait, de la part de la reine,
un geste d'tiflimw.tion statutaire orienté, comme il se doit, en sens exactement opposé c'est «le
menton relevé en défi>> qu'« Élisabeth II [a salué] la mémoire de son ancienne belle-fille>> (ù Monde,
art. cité).
2. Sur d'autres formes paradoxales d'occultation qui s'tiffiche ou, au contraire, d'ostensibilité qui ne
se montre pas, cf. «Jeux optiques>>, LA société riflichie, op. cit.
Diana, in VIvo 209
vous voyez bien, quand je vous regarde, que vous ne pourrez jamais douter
de ma sincérité. »
Tout en applaudissant à cette performance réussie, notons que du
point de vue stratégique il n'y a cependant rien de vraiment inédit dans
son principe. En fin de compte, que fait cette grande star moyennant
toutes ses oscillations entre les contraires ? Par le décrochage du regard
qui lui est si familier (forme de « débrayage » énonciatif, suivi de
« réembrayage »), elle parvient à donner le sentiment que par-delà la
figure sociale de convention, c'est la personne même, le szget énonfant
qui est véritablement présent devant nous, sensible, «touchant». Jeu
de dédoublement qui ne lui appartient pas en propre, même si elle le
pratique à sa manière, princière : de son haut, puisque sa position le lui
permet, elle s'« abaisse» jusqu'à nous, au plus près, au point que l'effet
de sens éprouvé dans l'échange du regard nous ferait presque oublier la
spécificité de son statut. En somme, en bon prince, et rien que du
regard, She stoops to conquer. Cela, il est vrai, non pas exactement pour
conquérir (puisque sa place n'est pas dans le monde de «la» politique)
mais au moins pour se faire «aimer» et nous faire «rêver», autrement
dit, pour séduire. Et de fait, ne serait-ce pas seulement sous l'effet de
quelque séduction, qu'oubliant la prose du monde - et de la poli-
tique -, il nous arrive parfois d'entrer dans cet autre univers de sens,
rêvé et sensible (sensible parce que rêvé, et d'autant mieux rêvé qu'il
est plus sensible), que nous appelons le politique ?
IV - EN SITUATION
2. lA pratique socio-sémiotique
s'attendre à ne trouver, tant bien que mal, que dans et par la pratique
de l'analyse elle-même, cas par cas, une manière adéquate d'ajuster son
propre régime de regard à la nature et aux propriétés de l'objet. Dans
ces conditions, pourquoi ne pas admettre que notre discipline n'est pas
- pas encore? - une «science», au sens strict, ou du moins selon
J'acception positiviste du terme? Pour nous, elle serait effectivement
plutôt un certain regard sur les choses : un regard qui se veut d'autant
plus rigoureux que celui qui regarde (et qui construit) sait bien qu'en
réalité ses prétendus objets ne font sens, pour lui, que pour autant qu'il
sait y reconnaître des sujets qui en retour, eux-mêmes, le regardent.
CHAPITRE XI
COMMUNAUTÉS DE GOÛT
À cet effet, nous nous appuierons sur des éléments provenant d'une
enquête effectuée en 1996 à la demande du principal producteur de
bière ... argentin. Désireux, à l'époque, de s'implanter dans les pays voi-
sins, et en premier lieu au Brésil, il avait besoin, pour définir une stra-
tégie, de connaître non seulement la situation économique du marché
brésilien de la bière, mais aussi les structures de l'imaginaire développé
autour de ce produit dans ce pays. C'est ainsi que nous avons été
amené à analyser, en collaboration avec Ana C. de Oliveira, une cen-
taine de « spots » publicitaires qui avaient été diffusés par les chaînes
de télévision brésiliennes entre 1991 et 1996 pour le compte des quatre
principales marques locales de bière.
1. J.-M. F1och, << Diârio deum bebedor de cerveja >>, in E. Landowski etJ. L. Fiorin (éds}, 0 gosto
da gente, o gosto da.r coi.ra.r, Slio Paulo, Educ, 1997 ; tr. ital., << Diario di un bevitore di birra », in id.,
Gu.rti e di.rgu.rti. Sociosemiotica del quotidiano, Turin, Testo e Immagine, 2000.
2. << Sémiotique plastique et communication publicitaire >>, Petites mythologies, op. cit.
Communautés de goût 221
2. Cosmétiques et narcotiques
1. Cf. A. Brillat-Savarin, Physinlogie du goût, Paris, Éditions des arts et des sciences, 1975; R. Bar-
thes, «Lecture de Brillat-Savarin », Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984 ; G. Marrone,
<< La narrazione del gusto >>, in Gusti e disgusti, op. cit. ; G. Marrone, << Réception et construction de
l'objet du goût chez Brillat-Savarin >>, et G. Grignaflini, <<Pour une sémiotique du goût: de
l'esthésie au jugement>>, in Sémiotique gourm1J11de, op. cit.
Communautés de goût 225
1. Sur les diflërents types d'unités et de totalités, cf. ci-dessus, chap. 6, n. 1, p. 127.
228 Entre esthésie et sociabilité
1. Sur le dandysme comme configuration sémiotique, cf. Pré.rences de l'autre, op. cit. (chap. 2, II), et
ici même, in.fra, chap. 12. IV. 3.
Communautés de goût 231
2. Figuratiuités
Non pas, toutefois, vers ses qualités immédiatement sensibles mais, plus
abstraitement, vers celles de ses propriétés susceptibles d'en faire une
boisson acceptable, admissible - correcte - en termes d'hygiène et de
santé individuelles (ici, nulle ivresse), et, sur le plan collectif, au regard
d'une morale sociale et d'une éthique écologique.
Restent les buveurs d'Antarctica. Ceux-là, dans leur diversité, nous
sont systématiquement montrés comme des gens qui travaillent. Sortant
par exemple du bureau, ou accoudés à la barrière de leur ranch, on les
voit terminer une dure journée de labeur: excellente raison, puisqu'il
en faut une, pour « mériter » quelque réconfort : « Você merece uma
Antarctica ». Esthésie complexe, par conséquent : celle de la « relaxa-
tion » corporelle, mais soutenue par la satisfaction morale tirée de la
reconnaissance par l'autre, et en même temps, esthésie de la nutrition
ou de la restauration pures et simples. Dans ces conditions, Antarctica,
bière à la fois saine pour les esprits et nourrissante pour les organismes,
est peut-être bien une «passion» (et même «la passion nationale»),
mais c'est en tout cas une passion responsable: celle que partagent, avec
fierté, tous ceux qui ont le sentiment de contribuer activement à la vie
de leur pays ...
En renvoyant de la sorte à une morale de l'échange et du contrat
(un moment de plaisir contre pas mal de peine au préalable),
l'hygiénisme d'Antarctica s'oppose au sensualisme de Brahma à peu
près de la même manière que l'intellectualisme aseptisé de Skol (et son
souci de correction idéologique) s'opposait à l'hédonisme délibérément
irresponsable, et donc provocateur, de Kaiser. À titre de résumé, cette
articulation d'ensemble peut finalement être présentée sous la forme
schématique ci-contre.
Ill. - RETOURNEMENTS
Identités pré-constituées
Brahma Kaiser
La place publique, espace ouvert L'intimité du bar, espace clos
de la fète. du plaisir.
Consensus exalté Homogénéité célébrée
dans le culte du (( N° 1 », dans la dégustation d'une bière
fait pour convenir à tous. faite pour quelques connaisseurs.
Populisme théocratÏIJue : Élitisme arirtocratÏIJue :
monolithisme totalitaire, monolithisme sectaire,
sentiment d'adhésion. sentiment de marginalité.
La bière (( stupidement glacée » : La (( graaande >> bière :
boire pour se rafraîchir. boire pour savourer.
Climat sensualiste. Climat hédoniste.
Antarctica
La cafétéria,
x Siro/
La terrasse de café,
liée à l'espace du travail. espace du dialogue.
Hétérogenéité valorisée, mais Dissensus valorisé, mais dépassé
transcendée dans une (( passion » dans une confrontation créative.
partagée.
Modèle représentatif: Modèle participatif:
pluralisme communautaire, pluralisme contestataire,
sentiment de convivialité. sentiment d'engagement.
La bière moralement méritée : La bière intelligemment chaleu-
boire pour se restaurer. reuse : boire pour communiquer.
Climat ~giéniste. Climat intellectualiste.
Identités en construction
Mais il y a aussi une autre catégorie introduite plus haut qui doit être
prise avec précaution, ou mieux, maniée avec souplesse si on veut éviter
d'en faire un instrument indûment réducteur. n s'agit de la distinction
entre syntaxe de l'enveloppement du corps et syntaxe de la pénétration. La
première nous a servi à fonder la classe des « cosmétiques » chargés
d'embellir les corps, eux-mêmes considérés comme des objets que les
sujets s'adressent (ou s'offrent) les uns aux autres à des fins de séduction.
La caractéristique commune aux objets de cette classe est d'intervenir
sur le fond d'une intersubjectivité présupposée, comme adjuvants du
bon fonctionnement d'un régime de sociabilité déterminé. Se maquiller,
s'habiller, d'une manière générale aménager son paraître, c'est toujours
se tourner vers autrui et formuler une sorte d'appel, ne serait-ce qu'en
vue d'une certaine forme de reconnaissance (ou, à défaut, par une sorte
de dédoublement de soi, se regarder et se juger soi-même « comme un
autre»). Au contraire, la syntaxe qui préside à l'action des « narcoti-
ques », opérant directement sur le plan de la proprioceptivité, semble
par nature antinomique avec le rapport de communication : elle tend
vers ce que nous avons appelé les états de possession. Pourtant, même
«possédé», un sujet pourra encore (sauf cas limite d'aliénation totale)
trouver moyen sinon de dire du moins de montrer l'état- «de posses-
sion»- où il se trouve (ou peut-être, où il fait seulement semblant de se
trouver). De façon tout aussi ambivalente, on a vu chemin faisant com-
ment un produit qui relève en principe (par sa syntaxe) de la classe des
narcotiques - la bière - peut, dans le discours, être sémiotiquement
reconstruit - détourné de sa fonction et retourné du point de vue de son
sens -jusqu'à tenir lieu de cosmétique. De même, sur le plan des prati-
ques d'interaction entre sujets, se placer sous l'emprise de quelque nar-
cotique (quelle qu'en soit la nature) et se laisser surprendre (ou ajortiori
s'exposer) dans cet état tout en faisant mine d'ignorer l'autre, c'est en
définitive se recouvrir, cosmétiquement, d'une apparence que l'autre
n'aura en général pas grand mal à reconnaître pour ce qu'elle est: une
forme d'adresse ou d'appel déguisé.
C'est dire que les catégories que nous mettons en place ne sont en
aucun cas des prises substantielles sur le réel. Ce ne sont que des ins-
truments heuristiques. À ce titre, elles n'ont de valeur que dans la
mesure où elles n'excluent par principe aucun retournement de sens
imprévu sur le plan des objets ou des pratiques à décrire. La fonction
des modèles n'est jamais d'épuiser le registre des possibles en préten-
dant imposer des bornes au réel, mais d'en épouser le mouvement en
essayant d'en rendre compte.
CHAPITRE XII
1. Un don réciproque
1. L'inconstance nécessaire
dépendront directement des qualités sensibles des objets mêmes avec lesquels
il peut entrer en relation. C'est l'acception conforme à la grande tradi-
tion du XVIIIe siècle, celle du «goût des plaisirs » comme on disait alors
sans scrupule idéologique 1• ll s'agit donc de ce que nous appelons
aujourd'hui des expériences esthésiques, en désignant par là une classe
d'interactions dans lesquelles la sensibilité du sujet (en tant que corps-
szget) se trouve mise à l'épreuve à la faveur d'une forme ou d'une autre
de confrontation avec la matérialité des choses ou avec la présence
chamelle d'autrui. Entrent dans ce cadre des jouissances « profondes »
et «enivrantes» censées permettre de s'éprouver soi-même de façon
particulièrement intense - comme par exemple dans l'intimité de la
volupté partagée -, mais aussi toutes sortes de plaisirs d'allure plus
« innocente », tels ceux que peut procurer l'amour de la musique ou
des autres arts, le goût des promenades (solitaires) ou de la bonne
chère, ou encore la pratique d'une grande variété d'activités, sportives
entre autres, dans lesquelles l'ajustement nécessaire à la dynamique
d'un partenaire en mouvement (humain ou non) conduit vers des for-
mes d'euphorie diversement liées à la motricité et à la maîtrise du
corps propre.
Comme on le constate, cette énumération (qui ne vise nullement à
l'exhaustivité) met côte à côte des plaisirs de nature hétérogène. Cer-
tains, tels ceux que le mélomane recherche dans son rapport à la
musique, relèvent sans ambiguïté de la dimension esthétique. D'autres
en revanche mettent plutôt en jeu la dimension phorique (dite parfois
aussi «pulsionnelle», ou encore « érotétique »2), comme c'est le cas en
particulier lorsque le plaisir que le sujet éprouve est au sens propre
celui de se laisser porter par « l'autre » (lato sensu), tel Rousseau dans sa
barque, se laissant bercer par les vagues sur le lac de Bienne, ou, tou-
tes choses égales par ailleurs, tel l'amateur de vol à voile ou de
conduite automobile sportive, de yachting ou d'équitation, de ski ou
de patin (et par ailleurs, bien sûr, de danse), qui, eux aussi, se laissent
sustenter - par l'air, par l'eau, la neige ou le partenaire, ou simple-
ment par la force d'inertie de la machine -, tout en exerçant eux-
1. Cf. spécialement Rousseau, ùs Corifessions : <<À mesure qu'elle perdait le goût des plaisirs du
monde et de la jeunesse, elle le remplaçait par celui des secrets et des projets >> (Pléiade, 194 7,
p. 200) ; ou <<Les mondains (... ) envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-
mêmes ont perdu le goût. Je l'avais ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de
conscience >> (p. 240) ; ou encore << Ma fantaisie avait perdu de sa vivacité ; le goût du plaisir y
était encore, mais la passion n'y était plus>> (p. 256). Mais Diderot, Laclos, Crébillon ou, sur un
autre registre, Sade évidemment, devraient aussi être cités.
2. Cf. H. Parret, La voix et son temps, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 134.
252 Entre esthésie et sociabilité
1. Si le « goût des plaisirs >> appartient au siècle de Rousseau, le « goût de plaire >> renvoie quant à
lui à l'esprit du siècle précédent, de Molière à La Fontaine en passant par La Bruyère, madame
de Sévigné et La Rochefoucauld, sans oublier, bien sûr, Racine << La principale règle est de
plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette dernière>> (Préface
de Bérénice).
2. Sur cette restriction, cf. plus haut chap. 3. 1.
Le goût des gens, le goût des choses 253
que ce S2, à qui S 1 aimerait sans doute mieux plaire que déplaire, ne
fasse qu'un en réalité avec l' « objet » dont il cherche à tirer son plaisir.
On y reviendra.
Dans l'immédiat, notons simplement que le second de ces acteurs,
S2, Durand, une fois placé en position d'actant évaluateur par rapport
à Dupont, reproduit à son égard le même type de rapport syntaxique
- de sujet à objet - que celui que Dupont lui-même a dû à un moment
donné poser entre sa propre personne et toutes sortes d'éléments envi-
ronnants dont les propriétés intrinsèques étaient telles qu'il serait
amené à éprouver (ou non) du goût pour eux. Et maintenant, ceux
parmi ces éléments que Dupont a retenus en fonction de ses inclina-
tions et dont il a peu à peu constitué son entourage - les personnes
qu'il fréquente, les livres qu'il lit, les vins ou les meubles qu'il achète,
les vêtements qu'il porte, etc. - contribuent tous ensemble à former
de lui une certaine image, plaisante ou déplaisante, au regard de
Durand. Ainsi, la réponse à la question de savoir si en fin de compte
Dupont aura ou non la satisfaction de plaire à Durand dépend en
partie de ce dont Dupont est enclin à jouir, c'est-à-dire de ses «goûts»
en tant que système d'attractions et de répulsions objectivé dans la
manière dont il sélectionne les composantes de son entourage. De ce
point de vue, il y a, comme on dit en physique, une sorte de « supra-
conductivité » des goûts. Partagés ou non entre sujets, ils interviennent
comme s'ils étaient l'équivalent de l'énergie qui, en circulant à
l'intérieur de la matière, rapproche ou éloigne les corps les uns des
autres.
C'est là seulement une métaphore, mais qui pourrait être fruc-
tueuse, surtout par rapport au type de cas où, entre deux interlocu-
teurs, le goût de l'un, ou de l'autre, ou des deux, consiste avant tout à
vouloir devenir, précisément, l'objet du goût de l'autre. On le sait, il arrive
parfois que la seule chose, ou presque, qui soit en mesure de plaire
vraiment à un certain S 1, la seule, dans les cas les plus critiques, qui
puisse le convaincre que la vie mérite d'être vécue, consiste justement
dans la manifestation du goût - de l'admiration ou de l'estime, de la
sympathie ou de l'amour - éprouvé à son égard par un certain S2
S 1 ne saurait vivre s'il n'avait la certitude que sa propre personne plaît
à S2, et par conséquent ne vit que pour gagner sa faveur, ou pour ne
pas la perdre. Doit-on alors considérer que pour ce sujet, le goût de
jouir se confond avec son goût de plaire ? Ou vice versa ? li nous faut
examiner de plus près les catégories analytiques utilisées, et surtout la
manière dont elles se combinent.
254 Entre esthésie et sociabilité
1. D'où, à notre sens, l'impossibilité de tenir pour une vérité générale, comme le voudrait Her-
man Parret, l'idée que <<l'autre » serait <<vécu d'embUe par le Moi comme un s&get et non pas
comme un objet [...) même dans la pure expérience esthésique d'autrui » (H. Parret, Présences, Nou-
veaux Actes sémiotiques, 76, 2001, p. 117). Au contraire, l'autre, selon nous, est toujours à construire,
comme sujet, <<par le Moi>>. n n'est en aucun cas donné comme tel a primi, <<dans l'expérience >>.
2. Du côté de elu~; Swann, op. cit., p. 208-21 O.
3. Fr. Marsciani, << Le goût et le Nouveau Monde >>, in SémiotiqUII gourmlllllie, op. cit. (spécialement
p. 61-64).
256 Entre esthésie et sociabilité
3. Formes de l'accomplissement
1. Ibid., p. 209.
258 Entre esthésie et sociabilité
Création de valeurs
(relations d'accomplissement réciproque)
Plaire Aimer
Plaire à l'autre Jouir de l'autre
Oui <<agréer») Oe << savourer »)
en s'accomplissant en lui permettant
soi-même. de s'accomplir.
1 3
x
Le goût Le goût
de des
plaire plaisirs
4 2
Flatter Jouir
Plaire à l'autre Jouir de l'autre
Oui<< complaire») Oe <<posséder»)
en se réprimant en le réduisant
soi-même. à soi-même.
1. Cf. chap. 2.
Le goût des gens, le goût des choses 261
2. Apollon et Dio'f!'YSOS
qu'elles ne sont délibérément prises par les sujets. Et pour cette raison
même, les choix de ce type ne se constatent qu'a posteriori: ils per-
mettent après coup de comprendre des comportements ou des attitu-
des, davantage qu'ils ne les déterminent à l'avance 1•
Néanmoins, en optant, en tel domaine précis ou de façon plus
générale, pour « être Apollon » ou pour « être Dionysos », le sujet fixe
globalement le type de positivité qui, pour lui, fondera la valeur et en
particulier le « goût » des objets considérés un à un. Dans le premier
cas, il s'en remettra plutôt aux qualifications modales que l'Autre O'ethos)
y associe, et notamment aux qualifications déontiques qui donnent aux
objets leur goût de « choses permises », recommandées, obligatoires ou
au contraire proscrites. Dans le second en revanche, il se fiera de préfé-
rence aux qualités esthésico-esthétiques immanentes aux objets, telles qu'il
les éprouve en s'y confrontant directement. Si, en droit, ces deux types
de critères ne s'excluent pas mutuellement, ils se révèlent parfois
incompatibles dans la pratique. Un livre, par exemple, pourra être au
goût du sujet, soit éthologiquement, parce que c'est celui qu'il «faut
lire » étant donné que tout le monde en parle et qu'il vient d'ailleurs
d'obtenir un prix, soit esthésiquement, parce qu'il s'agit d'un texte
savoureux, « agréable » à lire même s'il n'a pas spécialement bonne
réputation. De même à propos du costume qu'on se décidera à ache-
ter, soit parce que le vendeur assure qu'il est de bon goût ou que la
mode en fait un must, soit parce qu'en l'essayant on s'est aussitôt senti à
l'aise. Et les arguments d'ordre éthologique qui peuvent emporter la
décision du client du premier type, acheteur apollinien, ne convain-
cront jamais celui de l'autre famille, dionysiaque. Ni inversement.
Nous avons cependant un contre-exemple tout près de nous. On se
souvient en effet de l' « inconsistance paradigmatique » que nous avions
dénoncée, avec trop de légèreté sans doute bien qu'en même temps de
façon plutôt pesante, chez notre collègue partagé entre l'esthésie diony-
siaque (toutes proportions gardées) de sa cuisine et la rigueur apolli-
nienne de son salon, et qui prétendait aimer les deux, cumuler et le plai-
sir sensuel et le bien-être social au lieu de choisir comme tout le
monde. Dans son cas, apparemment, aucun méta-choix, mais l'art de
tirer parti des deux pôles de la catégorie analytique que nous utilisons,
en polarisant l'espace même de son appartement. Pourtant, en droit de
nouveau, aucune nécessité structurelle n'impose cette sorte de schyzo-
1. L'analyse ainsi esquissée pourrait être précisée à la lumière de la distinction posée par Sartre
entre << choix intelligible >> et <<choix empiriques>>, in L'be et le Néant, op. cit., p. 623.
266 Entre esthésie et sociabilité
A c
Parcours Parcours
<< apolli- « diony-
niens» siaques»:
le goût le goût
de plaire. des plai-
sirs.
D B
L 'homme de cour, L'homme des bois,
ou le flatteur ou le jouisseur
(du caméléon au snob (d'un ours à l'autre
en passant par le séducteur), en passant par le dandy),
un << non anticonformiste » un << non conformiste »
le bien-être, sans les plaisirs. les plaisirs, sans le bien-être.
(Flatter.) aouir.)
Le goût de Soi :
satisfactions réflexives ou solitaires.
1. << L'ordre interactionnel >>, Les moments et leurs lwmtMS, Paris, Le Seuil-Minuit, 1988, p. 202.
268 Entre esthésie et sociabilité
1. C( La société réjléchi8, op. cit., p. 133-135; Présences de l'autre, op. cil., p. 77-79.
u goût des gens, le goût des choses 269
IV - PARCOURS ET STRATÉGIES
Commençons donc par les cas les plus faciles à traiter, ceux où les
ambivalences constitutives du modèle tendent à se ramener à des posi-
tions univoques par élimination de l'un ou l'autre des pôles de
l'alternative entre goût des plaisirs et goût de plaire. Cela correspond
Le goût des gens, le goût des choses 27 1
1. Le Caméléon et compagnie
s'humilier devant lui, perde justement «la face» (et le cas échéant la
vie). En d'autres termes, de même que la jouissance tirée de la posses-
sion relève d'un sensualisme en son principe plus ou moins onaniste, la
jouissance dominatrice du séducteur est d'essence narcissique : l'une et
l'autre sont d'ordre purement réflexif.
Mais laissons ces prétentions extrêmes et revenons à la sous-espèce
du caméléon commun. Son modeste talent est de savoir établir une dis-
tinction parfaitement claire entre les deux régimes de goût qui nous
intéressent et d'arriver à fixer par rapport à eux sans hésitation ses pro-
pres priorités. Convaincu qu'il ne plairait pas s'il suivait ouvertement
ses penchants naturels, il suspend la quête de ses plaisirs en vue de la
préservation de son bien-être social. Toutefois, dans la définition même
de cette stratégie se dessine l'éventualité -le risque- d'un parcours dif-
férent. Car tandis que grâce à sa dissimulation méticuleuse il vit à peu
près en paix au bord du fleuve, toléré (plus ou moins) par les crocodiles
avec lesquels il cohabite, il se familiarise petit à petit avec la manière
dont ces terribles fauves envisagent l'existence. A force d'imiter leurs
gestes, il commence à vivre un autre mode de rapport au monde. ll
acquiert ainsi, par habitude et presque sans s'en rendre compte, une
forme de sensibilité qui, il y a peu encore, lui aurait paru le comble du
mauvais goût. En fait, son programme, d'abord purement stratégique,
d'intégration sociale- se conformer aux goûts de l'autre afin d'en être
accepté comme son semblable -, commence à prendre l'allure d'un
processus de contagion à la faveur duquel ses goûts sont en train de
changer. Au point que d'ici peu, il pourrait fort bien tomber au rang
d'un pur et simple snob, d'un véritable converti socioculturel qui aime-
rait vraiment, esthésiquement, ce qui naguère lui répugnait mais que le
contexte intersubjectif à l'intérieur duquel il se sent maintenant déjà
assez bien installé lui fait percevoir avec des yeux et plus généralement
des sens différents.
En ce point, étant donné qu'il s'agit de confronter divers types de
parcours relatifs à la formation et aux transformations des goûts, nous
ne pouvons pas ne pas introduire un autre animal, une guêpe injuste-
ment méconnue Polistes atrimandibularis 1• En comparaison avec ses
prouesses, celles du caméléon ne sont rien. Tous les deux, certes, sont
doués d'exceptionnelles capacités d'adaptation aux milieux écologiques
et éthologiques étranges où ils sont amenés à s'aventurer, mais celles
1. Cf. P. Lima, «Mieux comprendre le système nerveux. Faux et usage de faux chez les guêpes
parasites », Le JouTTUll du CNRS, 82, 1996, p. 19-21.
Le goût des gens, le goût des choses 275
2. De la mondanité à l'être-au-monde
que par définition on ne fait pas de littérature heureuse avec les gens
heureux... Mais il y en a. Dans Molière notamment, de nouveau - non
pas au rang des premiers rôles (comment imaginer un héros satisfait de
son sort?) mais parmi leurs proches: ni Tartuffe, le caméléon en per-
sonne, ni Harpagon, cet ours sans vergogne, ni Alceste, autre type
d'ours ou peut-être, déjà, homme de génie, ni monsieur Jourdain, ce
parfait snob, mais Cléante, Philinte ou Chrisalde, leurs confidents. En
chacun d'eux on retrouve le même type humain: il s'agit de personna-
ges « de bon goût » et de bon sens, amicaux avec les autres et aimables
envers eux-mêmes, et qui tous jouent le même rôle : tant par leur
exemple vivant que par leurs discours, ils se chargent de transmettre
aux malheureux héros (en même temps qu'à nous) leur« savoir vivre».
Bien entendu, ils ne viennent jamais à bout de leur mission. Mais les
leçons qu'ils prodiguent contiennent le précieux portrait que nous
recherchons, celui de l'homme heureux dans son statut existentiel
d'homme du monde (ou, dans le langage de l'époque, d'« honnête
homme»), et cela dans un monde déjà incontestablement post-
adamique même s'il ne s'agit pas encore de notre monde prosaïque-
ment réel.
Pour ces personnages, le bonheur- celui qu'ils vivent et qu'ils pro-
posent de nous faire partager - ne peut être conçu que comme une
forme de sérénité tenant à l'absence de toute espèce de tension :
comme un équilibre entre les contraires. Se plaçant toujours au point
moyen où les opposés se rejoignent, ils incarnent en matière de goût
comme en toutes choses les vertus de l' aurea mediocritas1• Ainsi ensei-
gnent-ils que celui qui sait se délecter des choses de la vie, y compris les
plus terrestres et les plus voluptueuses (puisqu' « il faut vivre pour man-
ger, et non pas manger pour vivre»), s'il sait le faire dans les limites
des convenances et donc avec mesure, plaira à la société. Par contre,
insistent-ils, sous-estimer ou oublier la présence et le regard de l'autre,
aussi bien que le surestimer et se soumettre trop aveuglément aux exi-
gences sociales du moment (par exemple en obéissant inconsidérément
aux moindres caprices de la mode) ne peut apporter que le ridicule et
la réprobation, sans même permettre d'éprouver le plaisir. L'art de
vivre qu'ils prônent consiste en somme à savoir se satisfaire pleinement
du type même de plaisirs qui permettent à celui qui les savoure à la fois
de rendre hommage au charme sensuel de la vie, en s'en délectant, et
1. Voir encore Tartuffe : « Ne hasardez jamais votre estime trop haut 1 Et soyez pour cela dans le
milieu qu'il faut>> (V, III, v. 1623-1624).
Le goût des gens, le goût des choses 281
ses extases entre les bras de son divin Amant; au point qu'on se
demande si l'espèce d'horreur sacrée qu'ils parviennent ainsi l'un et
l'autre à répandre autour d'eux ne constitue pas en réalité un ingré-
dient nécessaire à la plénitude de leurs plaisirs respectifs.
Afin d'éviter de tels amalgames, il faut séparer mieux les cas
d'espèce à l'intérieur du genre, c'est-à-dire identifier les principes de plai-
sir qui différencient chaque sous type, sans négliger pour autant les
liens généalogiques ou métamorphiques qui permettent de passer d'une
figure à l'autre. Le trait général qui les rassemble, c'est qu'ils sont tous
ours, plus ou moins : chacun à sa manière, chacun pour des motifs pro-
pres, ils vont tous à l'encontre de ce que voudrait le respect de l'ethos.
Dégustant ce qu'il ne faudrait pas, ou bien, quand il s'agit de ce qui est
permis, en en prenant trop, ou pas au moment, ou pas à l'endroit vou-
lus, ou pas selon les formes prescrites, ils ont tous l'art de prendre leur
plaisir (leur «pied») à contre-courant - à contre-pied - de ce qu'un
homme du monde jugerait acceptable. Cela ne veut pas dire, en prin-
cipe, qu'il jouissent du fait même de transgresser une norme. Beau-
coup, à commencer par les vrais ours, ne savent même pas qu'il en
existe, et s'ils y contreviennent, c'est donc innocemment. Pourtant,
aucune éventualité n'est à exclure tant il est banal de constater que le
simple fait de se singulariser, d'attirer l'attention et même de provoquer
la réprobation peut constituer en soi - au moins pour ceux qui savent
qu'il y a des règles - une authentique source de plaisir. Paraître diffé-
rent, « original », ce genre de plaisir, ou de passion, a même un nom :
c'est le dan4Jsme. Mais un dandy n'est qu'un demi-ours. Chez lui, le
non-conformisme perd son innocence - il devient insolence -, et ce
trait l'éloigne plutôt qu'il ne le rapproche de ces sauvages bien en
chair, bons vivants et jouisseurs que sont les ours vraiment ours.
En ce cas, qu'est-ce donc au juste qui fait jouir un dandy? La ques-
tion se complique du fait qu'il y en a en réalité de deux sortes. La
variété habituellement reconnue, celle des Brummell, se caractérise par
la pratique d'une forme superlative de « raffinement ». Le sujet sort du
commun par la supériorité incommensurable de son « goût », qui
dépasse à tel point celui de tout le monde, y compris de l'homme du
monde, qu'il en paraît extravagant, outrancier, presque scandaleux. Le
dandy, comme tous les ours, exagère. Mais alors que la démesure des
honnêtes plantigrades, type Gargantua, se déploie dans l'ordre de la
quantité et du « tensif» à l'état pur - gloutonnerie, grande bouffe et
rire un peu gras -, celle du dandy est délicatement qualitative : il en
rajoute dans le « distingué », jusqu'à la préciosité. Sur le plan des pra-
284 Entre esthésie et sociabilité
1. Lettre du 13 mars 1757 (dans l'édition Gallimard,« Pléiade>>, des Confessions, p. 428 et 781).
.ù goût des gens, le goût des choses 289
(tout de même relative). Mais ce qui lui plaît au moins autant, c'est
apparemment le fait même d'être ours « plutôt que philosophe », autre-
ment dit ni un snob (à la d'Holbach) ni un mondain (à la Diderot).
D'où sa satisfaction avouée -ou plutôt même proclamée- d'avoir été
« fait » ainsi par le « ciel », ou, comme nous le soupçonnons, de s'être
fait lui-même ainsi, de s'être choisi ours par un acte de volonté originaire
manifestant son indépendance radicale.
Cela revient à dire qu'il y a des ours qui n'ont pas toujours été ce
qu'ils sont mais qui sont devenus tels en se démarquant par rapport à
quelque modèle convenu, et en même temps sans doute, positivement,
par quelque processus métamorphique interne. Qu'étaient-ils donc
avant ? Des non-ours ! des mondains potentiels, des conformistes virtuels
(dont le passe-temps est précisément de se gausser de la rusticité des
ours), de telle sorte que pour devenir ce qu'ils sont, ils ont eu à se
détourner d'une destinée tout autre qui leur était promise, ce qui
demande assurément de l'obstination:
Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d'avancement. Déterminé à
passer dans l'indépendance et la pauvreté le peu de temps qui me restait à vivre,
j'appliquai toutes les forces de mon âme à briser les fers de l'opinion et à faire
avec courage tout ce qui me paraissait bien, sans m'embarrasser du jugement des
hommes 1•
À côté des ours qui seront à jamais ce qu'ils ont toujours été - ours
heureux de la forêt -, il y a donc ceux qui, comme nous, en sont
réduits à construire leur identité en ayant indéfiniment à (se) choisir.
- Mais en choisissant entre quoi et quoi? C'est un autre ours, non
moins célèbre que le précédent, qui va nous aider à le préciser.
Plus les autres, plus les gens comme il faut, les Suisses, porte-parole
légitimes de l'ethos et du bon goût, déprécient l'objet -le Grand-Saint-
Bernard -, plus, lui, il le valorise, et plus vif devient son plaisir. Ou
inversement, car le goût déclaré des autres suffit tout aussi infaillible-
ment à faire naître, par opposition, son dégoût :
Comme mon père et Séraphie vantaient beaucoup les beautés de la nature en véri-
tables hypocrites qu'ils étaient, je croyais avoir la nature en horreur. Si quelqu'un
m'eût parlé des beautés de la Suisse, il m'eût fait mal au cœur, je sautais les
phrases de ce genre dans les Corifêssions et l'Héloïse de Rousseau.
1. Ibid., p. 409.
Le goût des gens, le goût des choses 291
cessus, à «plaire»! C'est dire qu'au moins virtuellement les deux formes
du goût ont leur place au fil de son parcours.
On voit aussi à partir de là pourquoi, dans notre schéma initial,
«l'homme de génie» côtoie «l'amoureux». Le propre du génie n'est-il
pas de se comporter en effet en amoureux du domaine de création qu'il
investigue, au sens où le verbe « aimer » a été défini plus haut, par oppo-
sition à « posséder » ? De même, n'y a-t-il pas une part de génie créateur
- créateur au moins de sens - dans la relation entre sujets lorsqu'aux
rapports de possession se substitue la forme d'interactivité que nous
avons appelée « amoureuse » ? Dans les deux cas, pour le génie amou-
reux (de sa création) comme pour l'amoureux (de génie), la jouissance a
pour condition un certain degré d'accomplissement de l'autre, étant
entendu que par nature il restera toujours, pour l'un et l'autre parte-
naire, un au-delà de l'accompli ! Tout créateur sait que dans ce qu'il
vient de composer il n'a pas épuisé les potentialités du domaine qu'il
explore, et qu'il ne pourra jamais les épuiser. De même pour
l'amoureux, qui sent bien que lui non plus n'épuisera jamais ce que
l'autre pourrait «donner» (et lui donner) - et réciproquement. Mais
cela vaut aussi (pour ne pas oublier les autres types de partenaires possi-
bles, évoqués précédemment) vis-à-vis du piano, du paysage ou même
de la voiture, dès que le sujet se dispose à les appréhender avec
«amour», c'est-à-dire avec un peu de génie. Le terme, il est vrai, est
peut-être trop pompeux, puisqu'on voit que nous l'appliquons en défini-
tive à tout sujet qui parvient à explorer, par une pratique d'interaction
créatrice de sens, une région quelconque de l'univers sensible.
Du moins faudra-t-il - condition nécessaire - qu'il ait d'abord su
«déraciner de son cœur (c'est Rousseau une fois de plus qui parle) tout
ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait le
détourner, par crainte du blâme, de ce qui [est] bon et raisonnable en
soi » 1• «Bon et raisonnable », ou, pour ce qui nous concerne ici, rai-
sonnable, bon et beau, ou savoureux, mais en tout cas, en soi.
Le goût des choses, des choses mêmes, et qui plus est, en soi... En dépit
des connotations référentielles et même ontologisantes de telles expres-
à observer mais aussi en tant que corps engagé dans un jeu de rapports
dynamiques avec les éléments de la scène décrite, on peut dire qu'iljàit
sens (ou qu'il «fait image » 1). Circonstance qui ne tient peut-être pas
uniquement au hasard, les deux morceaux se présentent comme des
autocitations, et qui plus est relatives l'une et l'autre à certaines impres-
sions de voyage vécues comme des moments d'intense euphorie.
Le texte de Lévi-Strauss - il s'agit des célèbres pages du début de
Tristes Tropiques consacrées au coucher de soleil vu du bateau - se pré-
sente comme une description organisée tout entière à partir d'un point
de vue objectivant2. Installé sur le pont désert du paquebot qui, au
milieu de l'immensité, semble ne pas bouger, le narrateur, promenant
son regard sur les éléments, est témoin des « phases » et des « articula-
tions » d'un phénomène atmosphérique qui se présente devant lui à la
façon d'un « spectacle » et même d'une « représentation complète avec
un début, un milieu et une fin» (7T 54-55). La position détachée de
cet observateur placé à grande distance de son objet se traduit en sur-
face par toute une série de marques linguistiques, tels que les pronoms
et la forme (impersonnelle) ou le temps des verbes : «on voyait», «il
devint très difficile de suivre », « on vit se matérialiser », « on sentit ».
À l'opposé, dans le «petit morceau» de Proust, celui des «clochers de
Martinville »\l'observateur, lui-même en mouvement- en voiture, ins-
tallé à côté du cocher-, perd le monopole de la vision; et tandis que
les choses se mettent à le« regarder», il devient un participant direct au
jeu de rapports, essentiellement d'ordre proxémique, cinétique et
visuel, qui se développe entre les éléments de la scène :
(...) nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après
nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à
l'horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient en signe
d'adieu leurs cimes ensoleillées (DS 181).
Je sentais que je n'allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était
derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu'ils semblaient
contenir et dérober à la fois (DS 180).
rieur, qui est, ni plus ni moins que pour l'auteur de l'autre texte, de
l'ordre de la «vérité abstraite» (DS 179). Bref, ici et là, c'est à la même
déhiscence entre deux niveaux de réalité qu'on a affaire, ici «entre le
vécu et le réel» (1T 50), là entre les «impressions» et ce qui est à
découvrir « derrière elles » (DS 179).
La seule différence tiendrait-elle alors à ce que le contenu du second
de ces niveaux- celui appelé à transcender l'expérience singulière et à
lui donner sa signification ou son sens- n'est pas le même d'un auteur
à l'autre? À ce que, dans le premier cas, l'expérience est rapportée à
un savoir impersonnel, et dans le second à un principe d'intelligibilité
qui, bien que plus abstrait que l'impression première, reste néanmoins
dépendant de l'histoire personnelle du sujet analysant ? Mais même
dans ces conditions, la différence est-elle finalement si grande? Le
niveau explicatif ultime auquel l'anthropologue se réfère - celui des
«propriétés fondamentales de l'univers psychique» (1T 49), ou, selon
une formulation ultérieure, celui des lois de fonctionnement de
l' « esprit humain » - differe-t-il vraiment, en son principe, de cette
«chose inconnue» dont la découverte, pour Marcel aussi, passe par un
effort de dépassement de son rapport immédiat aux choses mêmes ?
Les deux projets paraissent à vrai dire si proches qu'on peut sans hési-
tation leur appliquer l'observation que Lévi-Strauss, quelques pages
plus haut, vient de faire à propos des rapports entre des éléments d'un
tout autre ordre: entre marxisme, géologie et psychanalyse:
Dans tous les cas, le même problème se pose, qui est celui du rapport entre le sen-
sible et le rationnel et le but cherché est le même : une sorte de super-rationalisme
visant à intégrer le premier au second sans rien sacrifier de ses propriétés (7T 50).
ment « aux quatre coins [de l'] horizon » ; et il faut que le temps soit
lui aussi supposé parfaitement homogène, qu'il se prête à un chrono-
métrage non moins exact que le quadrillage géométrique de l'espace
pour que le narrateur puisse obseiVer méthodiquement, de moment en
moment («Vers 16 h (...).À 17 h 40 (... ).À 17 h 45 (... )»),les varia-
tions de formes puis de couleurs qui se présentent successivement, selon
un ordre lui-même doué d'une sorte de rationalité. Car, nous apprend-
on, « il y a deux phases bien distinctes dans un coucher de soleil » (58).
De manière symétrique et inverse, il fallait, de l'autre côté - celui de
Martinville -, que la voiture qui emporte le narrateur soit conduite «à
bride abattue » (DS 179) et donne l'impression d'aller « comme le
vent » - impression renforcée par les cahots qui en résultent - pour
qu'à l'espace-temps uniforme du texte précédent se substitue un espace
discontinu, à densité variable, anisotrope, c'est-à-dire offrant par endroits
des résistances et ailleurs comme des baisses de tension où soudain le
mouvement s'accélère imprévisiblement (un peu à la manière des trous
d'air, en avion) :
(...) nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant
nous (...). Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux, que je pensais au
temps qu'il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un coup, la voiture
ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds (181).
Dès lors, le réel n'est plus ce qui est censé se cacher «derrière» l'écran
trompeur des choses perceptibles, il se confond avec l'interaction en
train de se dérouler, ici et maintenant, entre des protagonistes en mou-
vement. La «vérité» -le sens- n'est donc plus à chercher ailleurs que
dans les effets intelligibles de la coprésence, à la fois sensible et intera-
gissante, des actants les uns en prise sur les autres, et, comme sous la
plume d'un phénoménologue, la description elle-même prend dans ces
conditions la valeur d'une analyse immanente des rapports du sujet aux
choses mêmes, dont elle fait surgir un sens tout en construisant par là
même son objet.
Ce qui ressort de cette confrontation entre textes, c'est par consé-
quent qu'aucune des deux approches examinées n'a le monopole de
l' « objectivité ». Ou plutôt, la catégorie même qui oppose comme des
contraires l' « objectif» et le « subjectif» se révèle de moins en moins
pertinente à mesure qu'on avance dans l'analyse. En partant de la
manifestation - de la réalité perceptible - envisagée dans ce qu'elle a
de plus concret (soit sur le plan seulement visuel, soit sur un plan qui
inclut les rapports proxémiques), l'un comme l'autre texte rend compte
d'effets de sens qui dépendent non pas directement du réel (de la
nature des choses en soi) mais de la manière dont en chaque cas un
dispositif d'observation spécifique reconstruit le réel en tant que situa-
tion, c'est-à-dire comme régime de rapports entre actants. Dans cette
mesure, ce sont donc bien deux conceptions, et même deux pratiques
de la construction du sens qui sont ici en jeu. Et cependant, compte
tenu de tout ce qui précède, nous n'aurons pas, en tant que sémioti-
ciens, à « choisir » entre elles.
Certes, il se peut qu'à l'échelle des sciences de l'univers, la théorie
de la relativité invalide (à certains égards) la physique newtonienne.
Mais il n'en découle pas que sur le plan sémiotique le régime relativiste
(acentré, immanentiste, interactionniste) de la saisie du sens - qui a
pour propre d'inclure la position de l'observateur, c'est-à-dire celle de
l'énonciateur, parmi les paramètres dont dépend l'émergence du sens
(comme le texte de Proust vient de nous en donner un exemple et
comme, par la suite, la démarche phénoménologique l'explicitera et le
systématisera) - « invalide » nécessairement l'autre type, plus tradition-
nel, de praxis sémiotique (fondé sur les dispositifs d'observation et de
description de type logocentrique), auquel s'en tient la démarche struc-
turale caractéristique non seulement du texte de Lévi-Strauss considéré
ici mais aussi de la science anthropologique dans son ensemble et
même, finalement, de la sémiotique structurale qui en constitue un pro-
304 Entre esthésie et sociabilité
1. Cf. E. Landowski et G. Marrone (éds), La société des of!iets. Problèmes d'interof!iectWité, Protée, XXIX,
1, 2001.
2. L'Être et le Néant, op. cit., p. 643.
Le goût des gens, le goût des choses 305
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308 Passions sans nom
Dénomination, 9-10, 81, 89, 100, 147, 171, Étrange, 144-147, 154, 157, 170 vs Dilîerent,
177, 179, 188, 192, 194, 230, 278, 281. 145.
Description, Il, 59-60, 303. Être-là, 102, 117, 145-146, 148, 161 ; Être
Désémantiser vs Démodaliser, !50; - vs au-monde, 42, 65, 96, 134, 226, 263,
Anesthésier, !52 ; Désémantisé vs Insensé, 277-278; Être avec, 54, 102, 133 160,
5!-52, 55. 167, 171, 202, 211, 238, 263-264; 'ttre vs
Devenir, 67-68, 140-141, 268, 289. Avoir, 60, 70-72, 110; Être vs Devoir
Devoir, 183, 285, 287. être, 279.
Dialogue, 132, 169-171, 173-174 vs Conver- Existentiel, 66 ; Perspective - , 6 7, 69 ;
sation, 161, 168-169, 172, 242. Choix - , 262; Signification - , 132 n,
Disponibilité, 69, 98-99, 102, 113, 147, 162, 247, 259; Sémiotique-, 293, 305.
171, 256-257, 292. Expérience, 2-3, 66, 142; - esthésique (ou
Disposition de l'objet, 95, 96, 98-99, sensible}, 40, 49, 92, 98, 149, 157-158,
131 ; -du sujet, 131. 251, 260, 287; Sémiotique de 1'-, Il,
Dissimulation, 271-272, 274-275. 35, 97, 105, 108, 294, 304.
Domination, 60, 64, 269, 271, 273-274. Explication structurale vs Compréhension
Dualisme, 6, 10, 39-43, 45-46, 78, 83, 85. phénoménologique, 269.
Dynamique relationnelle (ou interaction- Extériorité (rapport d'- entre sujet et objet},
nelle}, 8, 20, 30, 57, 92, 123, 135, 156, 18, 33, 40, 61, 66 n, 77, 79, 85-86, 112.
171-173, 248, 251-252. Faire signe vs faire sens, 86-88, 117 ; Faire
esthétique, 49, 53, !56 ; Se Faire à, 135,
Économique (Modèle-}, 27, 29, 59, 66, 68, 153-154; Faire être, 71, 97, 112, 156,
73, 75, 109. 171 ; Faire ensemble, 128, 174; Faire
Effet de sens, 16, 22, 48, 89, 108, 174, 184, corps, 127, 202.
246, 294, 299. Fantaisie, 51, 53, 55.
Empathie, 115, 134. Figurativité, 234.
Empreinte, 125, 136-137. Figures esthétiques (ou Formes d'adresse},
Énonciation, 24-25, 29, 34-35, 107-108, 174, 175-176, 185, 234.
294, 297. Flatter, 259-260.
Enveloppement, 221, 223 vs Pénétration, Formes de vie, 189.
134, 222, 235, 239. Fusion, 8, 48, 61, 64, 136, 170-171, 222.
Épouser, 32, 54, 91, 135, 156, 193, 239 vs
Épuiser, 34, 144, 158, 293. Goût, 64, 96, 101, 217, 241-305; Goût des
Épreuve (Mise à 1'-}, 7-8, 35, 71, 75, 84, choses, 270, 289-293 vs Goût des gens,
156, 173, 185, 238, 251, 259, 263. 244, 279; Goût des plaisirs, 150, 251-
Éprouver, 5, 7, 63, 91, 122, 147, 305;- vs 252, 259 vs Goût de plaire, 223, 243, 250,
Ressentir, 5, 7-8. 252-255, 259-264, 270, 273, 275, 278-
Éprouvé, 2, 7-8, 40, 77, 85, 181, 248; Mani- 279, 282, 292-293 ; Goût de l'être-
fester 1'-, 209, 225, 291. ensemble, 284 ; Communauté de goût,
Équilibre dynamique, 85, 155-157, 173. 126, 211, 228, 250 ; Régimes du goût,
Espace du modèle jonctif, 60 ; Espace aspec- 262, 266, 274 ; Goût apollinien vs diony-
tualisé, 55-56 ; Conception qualitative de siaque, 264-265, 276 ; Goût éprouvé vs
l'espace, 181 ; Espace anisotrope Goût convenu, 263 ; Goût vs Dégoût,
vs- uniforme, 300-301 ; Paramètres spa- 244, 270, 290 ; Goût pour l'autre et goût
rio-temporels de l'interaction, 261. de l'autre, 253, 264, 284 ; Bon vs mauvais
Esthésie, 4, 36, 48, 96, 212-213 vs anesthésie, goût, 243, 261, 269, 274, 279, 284-285;
151, 153, 163;- vs sociabilité, 218-219, Sans goût, 220, 226, 264, 284.
225, 233, 237, 249; hyper - vs hyper- Habitude, 51, 134, 149-157, 274; Bonnes vs
esthétisme, 284. mauvaises-, 151-154.
Esthésique 108 vs cognitif 118, 149 ; - vs Habitus, 155-156, 171, 175.
éthologique, 260-263, 266-267, 281- Harmonique vs Mélodique, 51, 54, 56, 193.
282; - vs modal, 8-9, 46, Ill, 117- Hexis, 135-136, 155, 175-176, 192, 208,
118; - vs esthétique, 225, 251-252. 211-212, 258.
Esthétique, 40-41, 151; Objet-, 76 ;Juge- Homme du monde (ou - heureux, 279-
ment-vs Saisie esthésique, 97, 123, 154. 282), 68, 266-270, 277-282 vs Mondain,
État de communication, 122, 223, 225. 278, 289; - de génie, 267-268, 270,
Index des notions 313
278, 280, 282, 285, 288, 291-293, Objet médiateur entre sujets, 63, 71,
304; - de cour, 267-268, 275- 129;- de valeur, 122, 273;- comme
277 ; - des bois, 267-268, 279. grandeur interchangeable VJ comme réalité
matérielle et présence sensible, 62-63, 75-
Identité, 6, 67-69, 128, 133, 136, 139-141, 76;- comme agent de liaison VJ comme
207, 236, 242, 244, 249, 250, 263, 271, source de délectation, 221 ; - texte, 3,
276, 289; Groupes d'identification, 227- 24 7 ; Relation sujet - dans l'analyse, 214-
232. 215, 299; Sérrriotique des-, 304;- syn-
Image, 192; Faire image, 96, 98, 100, 131, taxique VJ Chose, 255.
184,186,189,191,226, 295;Sérrriotique Observateur, 90, 123, 146, 295, 299-
de 1'-, 48, 183, 186-189; Poétique de 300 ; - évaluateur, 252-254.
1'-, 186. Œuvre, 126, 135-136, 288.
Immanence, 54, 69, 99, 177, 302. Ours, 269, 271, 280, 282-289, 292;- égo-
Impressif, 5, 95-96, 100, 149, 187-188, 191. tiste, 286-287.
Inconsistance, 248-249, 265.
Inconstance, 54, 248-250 vJ Constance, 250, Passion, 8-10, 16, 43-46, 53, 86, 109, 121,
275. 127 ; - spéculative VJ esthésique, 73.
Inhérence, 53, 70, 73, 123. Personne vJ Organisme, 80, 82.
Intégrité, 130, 136. Phénoménologie, 3, Il, 18, 36, 113, 149,
Intelligibilité du sensible, 50, 56, 89, 98, 287- 247, 269, 303.
288, 290, 297-298. Phorie, 45, 94, 193, 251-252, 258.
Intentionnalité, 33, 49, 71, 256, 299. Plaire vJ Déplaire, 243-244, 253 ; - VJ F1at-
Interaction, 26, 29-31, 57, 63, 66, 108, 168, ter, 259.
291, 293, 303, 305; - VJ Juxtaposition, Plaisir, 33, 153, 218-219, 282, 290;- pho-
164; Régimes d'-, 70, 114; -média-
rique VJ esthétique, 251-252 ; - VJ bien-
tisée, 58, 70, 108-109 vJ - immédiate,
être, 218, 237-238, 263-265, 274,
91 , Il 0-111 , 114 ; Perspective interac-
279 ; - subjectif VJ objectif, 259,
tionniste, 246-248. 291 ; -de la séduction, 272-274; Para-
Intersomaticité VJ Intersubjectivité, 53, 91, mètres déontiques du-, 115, 117, 261-
128, 146, 202, 255. 262, 265, 283, 285; morale du-, 219,
Je, Tu, Cela, 142-143, 148-149, 168, 170, 222, 224, 235, 261, 272.
256. Plasticité et rythme, 48, Ill, 132, 135, 171,
Jonction, 27, 29, 58-6IJ 109, Ill VJ Union, 173, 176, 186-188, 193.
30, 112, 137, 255; Etats de- VJ interac- Politique, 217, 219, 262 ; La politique VJ ~
tion esthésique, 63-64, 158. politique, 200-201, 203, 206, 210; lmagt-
Jouir, 152, 157, 221, 250, 256, 282, 285, naire politique et esthésie, 227-232.
286; Faire-, 257-258. Position d'observation VJ perspective d'in-
Justesse, 173. terprétation, 269 ; Position de lecture,
17 ; Position VJ type, 268.
Lecture, 17-19, 33-34, 94; - VJ saisie, 95- Positivité, 26-27, 34, 98, 262, 270.
96 ; tthique de la -, 23-24, 26. Poss8der, 60, 73; Possédant, 68, 72-73; Pos-
sesseur, 258-269, 273; Rapport de pos-
Manipulation, 137, 272. session, 66, 109-110, 255-25 7 ; ttat de
Matière, 62, 95, 132-133, 135, 292, 305. possession, 221-224, 239.
Mesure, 280 VJ Démesure, 45, 283. Potentialité, 29, 31, 33, 98, 156, 174, 256,
Métamorphose, 62, 268, 276-277, 285, 288- 258, 282, 288, 292.
289. Pratiquer, 18, 34.
Modulation, 47, 51, 192-194, 304 VJ Modali- Pratiques VJ Textes, 16-18.
sation, 46. Présence, 2, 5, 35, 96-97, 110, 128-129, 142-
Motion, 175, 185. 146, 169, 179-180, 225, 251, 256 ; Régi-
Mouvement, 122, 135, 173, 185, 193-195, mes de présence, 96, 156, 189, 194-195;
208, 227, 295, 298, 300. Présence VJ Absence, 101-102, 162-163,
Norme, 120, 269, 279, 283. 177 ; - VJ Représentation, 203-207, 212.
Nouveauté, 157-158. Programme (ou Algorithme), 27-28, 31, 67-
68, 126, 128, 137, 150, 155, 161, 168.
Objectivisme, 245-24 7, 291. Propagation, 119, 125; -du mal, 131.
314 Passions sans nom
Saveur, 147, 156-157, 238, 263. Union, 10, 30-31, 62-66, 74, 112, 121, 124,
Savourer, 147, 247, 254, 256. 136-137, 155, 174, 255, 257.
Séduction,l20-121, 210, 212, 223, 272-274. Usage, 134, 156, 171.
Séméiologie, 85; Sémiologie, 19-23, 25, 85- Usure, 43, 61, 134, 150.
88.
Sémiotique, 19-22, 35, 41, 57, 90, 105-106, Valeur, 39, 124, 217, 238, 265 ; Valeur des
112-113, 157, 303-304; Socio- valeurs, 263 ; systèmes de - 248-249 ;
sémiotique, Il, 37, 213-215. Valeur fonctionnelle vs existentielle, 74-
Sens, 15, 18-19, 25, 107, 143-145, 209; 76 ; Valorisation fonctionnelle, instrumen-
Faire sens vs Avoir de la signification, 22, tale, ou utilitariste, 27, 39, 65, 74, 87,
52, 84, 87, 112, 117, 119, 163, 180-182, 147, 160-161, 233, 259 vs Valeur esthé-
201-202, 205, 294-295; Sens éprouvé, tique, 28, 39-40, esthésique, 65, 74, 147,
30, 41, 84-85, 96, 183, 191 vs Sens désin- 233, ou existentielle, 66, 69, 89.
carné, 85 ; Sens immanent, 192 ; Sens Vision, 188, 261.
INDEX DES CHOSES ET DES THÈMES
Odeur, 73, 212, 256, 275, 286. Tabac, 152, 193, 220-223, 245, 247.
Or, 48, 73-74. Table tournante, 117.
Orchestre, 54, 137. Tartuffe, 280.
Température, 132, 192.
Pâleur, 91. Théâtre, 126-127.
Parfum, 15, 148, 161, 221-223, 276, 287. Totalitarisme, 228, 231, 279, 282; - soft,
Paysage, 27, 29, 55-56, 95, 97, 133, 136, 211.
154, 190, 255-256, 293.
Petite robe, 258. Uncle Sam, 281.
Peur, 91, 130-131.
Piano, 154-156, 293. Vagues, 193, 251.
Pierre, 33, 101, 145, 192, 286. Vin, 219, 253, 263.
Pilotage, 131, 258. Violon, 133-135.
Placebo, 93-94. Visage, 22, 97, 100, 133, 163, 201.
Populisme, 211-212, 231. Virus, 114-115, 125-130.
Préciosité, 235, 283. Visqueux, 192, 305.
Publicité, 217-237. Vitesse, 258, 304.
Voiture, 135, 154, 251, 258, 293.
Réalité, virtualité, hyperréalité, 212. Voix, 34-35, 100-101, 132, 137, 211.
Retard, 159-160, 166-167, 171-173, 176, Vol à voile, 251.
178. Volupté, 251, 257, 273.
FORMES SÉMIOTIQUES
COLLECTION DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT
Bordron J.-F., Descartes. Recherches sur les contraintes sémiotiques de la pensée discursive
Cadiot P. et Visetti Y.-M., Pour une théorie des formes sémantiques - Motifs, profils thèmes
Coquet J.-C., lA quête du sens - ù langage en question
Courtès J., ù conte populaire poétique et mythologie
Darrault-Harris J. et Klein J.-P., Pour une P.fYchiatrie de l'ellipse
Eagleton T., Critique et théorie littéraires. Une introduction
Eco U., ù problème esthétique chez Thomas d'Aquin
Eco U., Sémiotique et philosophie du langage (2' éd.)
Eco U., Interprétation et surinterprétation (2' éd.)
Floch J.-M., Identités visuelles
Floch J.-M., Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies (2' éd.)
Floch J.-M., Une lecture de (( 1intin au 1ibet »
Fontanille J., Sémiotique du visible- Des mondes de lumière
Fontanille J., Sémiotique et littérature - Essais de méthode
Geninasca J., lA parole littéraire
Greimas A. J., Sémantique structurale- Recherche de méthode (3' éd.)
Greimas A. J., Des dieux et des hommes- Études de mythologie lithuanienne
Greimas A. J., lA mode en 1830. De la lexicologie historique à la sémantique structurale
Groensteen T., Système de la bande dessinée
Hénault A., ùs enjeux de la sémiotique (2' éd.)
Hénault A., ù pouvoir comme passion
Hjelmslev L., Nouveaux essais
Landowski E., Présences de l'autre- Essais de socio-sémiotique II
Landowski E., Passions sans nom - Essais de socio-sémiotique III
Molinié G., Sémios~listique
Pariente J.-C., ù langage à l'œuvre
Petitot-Cocorda J., Morphogenèse du sens. - I Pour un schématisme de la structure
Quéré H., Intermittences du sens - Études sémiotiques
Rastier F., Sémantique interprétative (2' éd.)
Rastier F., Sémantique et recherches cognitives (2' éd.)
Rastier F., Arts et sciences du texte
Vernant D., Du discours à l'action - Études pragmatiques
Zilberberg C., Raison et poétique du sens
Imprimé en France
par Vendôme Impressions
Groupe Landais
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Juillet 2004 - N• 51 207