Violence Symbolique Et Mal - Tre Identitaire Ph. BRAUD
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dossier
PHILIPPE BRAUD
Violence symbolique
et mal-être identitaire
I
L EST RÉDUCTEUR de penser la violence uniquement
à travers les atteintes physiques aux personnes ou aux
biens. Attentats et bombardements, émeutes, assassi-
nats ciblés, viols de masse, exécutions judiciaires, toutes ces formes
ordinaires de la violence politique à l’échelle mondiale ne provoquent
pas seulement mort ou blessure corporelle, destruction ou désorgani-
sation matérielles. Elles causent des dommages d’ordre psychologique
qui, fréquemment, se révèlent beaucoup plus lourds de conséquences
politiques : humiliation, insécurité, rancœur, mais aussi réveils de soli-
darités avec les victimes, ébranlement des repères éthiques jusque-là
tenus pour légitimes, etc. Ces phénomènes, en apparence collatéraux
mais parfois délibérément recherchés, signalent l’existence d’une
dimension de la violence intimement associée ici à la violence phy-
sique, mais qui peut également s’affirmer de façon autonome. On la
nommera en recourant au concept de violence symbolique pour signi-
fier, précisément, qu’elle opère dans l’ordre des représentations.
Le choix de cette expression peut sembler faire problème car elle
circule déjà dans la littérature sociologique avec un sens différent.
Pierre Bourdieu y recourt fréquemment dans divers travaux sur l’édu-
cation, les jugements d’ordre esthétique, la domination masculine 1. Si,
1. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture (1964),
Paris, Minuit, 1985 ; La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement
(1970), Paris, Minuit, 1973 ; P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement
(1979), Paris, Minuit, 1996 ; La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.
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9. Pour Clifford Geertz, il faut interpréter les activités symboliques : religion, art, idéo-
logie, comme « des tentatives de fournir une direction à des êtres qui ne peuvent vivre
dans un monde qu’ils sont incapables de comprendre », dans The Interpretation of Cul-
tures, New York, Basic books, 1973, p. 141.
10. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990 ; Pierre Tap (dir.),
Identités collectives et changements sociaux, 2e éd., Toulouse, Privat, 1986 ; Malek
Chebel, La formation de l’identité politique, Paris, PUF, 1986 ; Denis-Constant Martin
(dir.), Cartes d’identité. Comment dit-on « Nous » en politique ?, Paris, Presses de
Sciences Po, 1994.
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ment 11. C’est là que se mettent en place les modes de réponse au défi
d’avoir à se définir globalement dans certains contextes dramatisés
d’ordre personnel ou politique. Qui suis-je en définitive ? Quelles
sont mes allégeances ultimes ? À ce niveau se situe le cœur de ce que
l’on peut appeler le territoire symbolique du moi : métaphore utile
pour comprendre la gravité des atteintes éventuellement subies.
Ces définitions identitaires à vocation globalisante se doivent
d’être transversales à la diversité des situations vécues, relativement
indépendantes d’elles, voire au-dessus d’elles. En fait, peu de défini-
tions de soi remplissent aisément cette exigence. On pourra essayer
de les regrouper autour de trois pôles.
Le premier est celui de l’identité physique du corps. La néces-
sité de signifier l’unité d’une trajectoire biologique et sociale
s’exprime dans la symbolique du nom : un patronyme plus ou moins
individualisé, selon les cultures, par des ajouts comme le prénom qui
précise le sexe 12, le surnom associé à quelques particularités, person-
nelles ou héritées. Il situe le sujet quelque part dans l’univers social à
une place irréductible à tout autre et, surtout, il est affecté d’une
quasi-invariance à travers les différents âges de la vie. En cela, le nom
et l’identité sexuelle jouent un rôle majeur comme réponse au besoin
d’ancrage identitaire. Il est important, à ce propos, de relever com-
bien l’ordre du symbolique fonctionne en relation étroite avec la
nécessité de relever les défis du temps qui s’écoule inexorablement.
Soit que l’on tente de mettre en échec son côté destructeur en insti-
tuant des repères que l’on voudrait immuables, soit que l’on mobilise
son potentiel de naturalisation et de légitimation : ce qui a résisté au
temps justifie le respect comme s’il s’agissait d’un triomphe sur le
néant et sur la mort. D’où l’importance des enjeux de mémoire au
cœur même du travail symbolique.
Mais il faut davantage. Les comportements d’un individu, dans
l’ensemble d’une existence, sont largement le produit d’adaptations
tactiques qu’il cherche, plus ou moins confusément, à légitimer ex
post, faute de pouvoir les présenter toujours comme la conséquence
rigoureuse de principes d’action. Pour compenser l’impression
d’éclatement qui peut en résulter et fortifier le sentiment d’unité du
11. Au sein de ce processus de socialisation qui se vit dans la famille, à l’école, dans le
milieu du travail, il faudrait distinguer des temps forts liés à des conjonctures
tragiques : épisodes personnels ou situations collectives comme la guerre ou les
menaces de guerre, les violences et les crises politiques, les catastrophes naturelles.
12. Dans certaines langues, le patronyme lui-même signale le sexe de la personne et, dans
presque toutes, il existe une marque spécifique du féminin dans les pronoms.
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13. Peu importe le caractère illusoire ou non de ces représentations : elles produisent des
effets de réalité. Contra, Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
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16. La guerre, l’occupation, les opérations de répression aboutissent non seulement à bana-
liser la mort et le meurtre mais aussi à favoriser l’émergence de comportements arro-
gants chez les dominants, de ressentiments et d’humiliations chez les dominés. La
dépréciation identitaire de l’adversaire sert, en retour, à justifier les mauvais traitements
infligés et à limiter les effets de la mauvaise conscience.
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18. Cf. Ph. Braud, « Violence symbolique, violence physique. Éléments de problé-
matisation », dans Jean Hannoyer (dir.), Guerres civiles. Économies de la violence, dimen-
sions de la civilité, Paris, Karthala-Cermoc, 1999, p. 33-45.
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RÉSUMÉ