La Géopolitique
La Géopolitique
La Géopolitique
SAIS-JE ?
La géopolitique
ALEXANDRE DEFAY
9e mille
Introduction
Le mot « géopolitique », depuis son invention, dans la dernière année du xixe siècle, par le professeur
suédois de science politique Rudolf Kjellén [1] (1864-1922), a connu, selon les lieux et les époques,
des fortunes diverses, liées au sens qui lui a été donné et à l’emploi qui en a été fait.
Aussi n’est-il pas étonnant qu’à partir de la fin des années 1970 des journalistes puis des chercheurs le
réintroduisent, avec certes des significations parfois différentes, et que, peu à peu, les médias en
généralisent l’emploi.
Dans une première approche, nous poserons que la géopolitique, telle qu’on peut la définir à partir
des travaux auxquels elle donne lieu aujourd’hui, a pour objet l’étude des interactions entre l’espace
géographique, le « milieu » (ses composants territoriaux, physiques et humains, mais aussi les flux
humains, économiques et culturels qui l’affectent) et les rivalités de pouvoir qui s’y déploient.
L’influence du « milieu » se traduit par les contraintes que ce dernier impose ou par les opportunités
qu’il offre, aux rivalités de pouvoir. Ces contraintes ou ces opportunités ne sont pas immuables ; elles
dépendent des capacités technologiques du moment et des moyens humains et financiers pour les
mettre en œuvre dont dispose un pouvoir donné : tel bras de mer qui protégeait et isolait hier est
aujourd’hui aisément franchissable si ses riverains le peuvent techniquement et financièrement et s’ils
en ont la volonté politique. Aussi la géopolitique contemporaine s’intéresse-t-elle tout
particulièrement aux effets présents et passés des rivalités de pouvoir sur l’espace géographique. Il y
a des rivalités de pouvoir dans toutes les sociétés, même dans les sociétés sans État ; ces dernières
connaissent, elles aussi, des problèmes de gouvernement, internes et externes, à résoudre, ce qui les
conduit à faire de la politique au sens large. Mais c’est avec la naissance de l’État, au Proche-Orient,
trois mille ans avant notre ère, que l’espace acquiert une dimension géopolitique permanente.
Désormais, l’espace n’est plus seulement façonné et cloisonné par la diversité du milieu naturel et par
celle du peuplement, mais aussi par l’exercice de souverainetés étatiques concurrentes. Au regard de
ces dernières, l’espace est le théâtre et l’enjeu de leurs rivalités ; pour accroître leur puissance
matérielle mais aussi symbolique, elles s’en disputent le contrôle par la guerre, les alliances ou la
négociation ; elles créent ainsi des frontières politiques, limites plus ou moins pérennes, plus ou
moins précises, plus ou moins étanches, à l’intérieur desquelles elles contribuent à différencier
l’espace par leurs outils propres de contrôle et d’administration.
L’espace est ainsi, du point de vue géopolitique, enjeu et terrain de déploiement de la puissance. Enjeu
pour le contrôle de voies stratégiques, de ressources vitales, mais aussi de territoires ou de lieux
symboliques ; terrain de manœuvre de la puissance locale, régionale ou mondiale.
Mais ces rivalités de pouvoir sur l’espace, que l’approche géopolitique tente de décrire et
d’expliquer, ne sont pas seulement des conflits d’intérêts « objectifs », au sens de conflits dus à un
besoin vital, réel ou prétendu, à satisfaire pour la survie de l’entité politique, mais aussi des conflits
relatifs à des territoires représentés, c’est-à-dire des territoires qui, pour ceux qui les habitent, qui les
convoitent, ou encore qui les décrivent, sont « imaginés », chargés de valeurs pieusement transmises
de génération en génération dans les sociétés traditionnelles et sacralisées par les instruments
d’acculturation de l’État moderne, l’école et les médias. Or, les détenteurs du pouvoir politique
utilisent et manipulent ces représentations, dont ils sont eux-mêmes parfois dupes, pour atteindre, et
parfois camoufler, leurs objectifs stratégiques.
Notes
[1] Rudolf Kjellén, Stormakterna (Les Grandes Puissances), Stockholm, 1905, ; Staten som livsform
(L’État comme organisme vivant), Stockholm, 1920.
Première partie. Une histoire mouvementée
Chapitre I
De la pratique au concept
En fait, il s’agit de tirer parti des données du milieu pour atteindre des objectifs que ce dernier ne
détermine pas pour autant. La célèbre formule de Napoléon Bonaparte : « Tout État fait la politique de
sa géographie » ne fait sens que si l’on prend en compte le fait que sa « géographie » est, d’une part,
la représentation que l’État s’en fait à un moment donné et, d’autre part, celle des moyens humains et
économiques de l’appréhender dont il dispose à ce moment-là. Faute de quoi, cette formule pourrait
laisser croire à un déterminisme du milieu sur le politique, piège dans lequel sont tombés plusieurs
des premiers théoriciens de la géopolitique.
D’autre part, le darwinisme conquérant : les sciences humaines naissantes sont tentées d’étendre à
l’homme et aux sociétés le principe de la sélection naturelle, l’élimination des plus faibles par les
plus forts. Pourquoi ce principe ne s’appliquerait-il pas aux rivalités sur l’espace ?
2. La composante technologique
Les progrès en matière de communication (chemins de fer, navigation à vapeur, télégraphe), les
perspectives qu’ouvrent des inventions nouvelles (automobile, téléphone, TSF, avion) donnent le
sentiment que les distances se raccourcissent, que la planète est globalement appréhensible, qu’en
faire le tour ne prendra même plus quatre-vingts jours comme en 1873 (date de parution du roman
éponyme de Jules Verne), mais seulement quelques-uns.
Pourquoi limiter sa réflexion aux enjeux locaux ou régionaux et ne pas l’engager au niveau
planétaire ?
3. La composante politique
En forgeant tout au long du xix e siècle les instruments de leur altérité historique, les États anciens
(comme la France ou le Royaume-Uni) ou nés de l’éveil des nationalités (comme l’Allemagne,
l’Italie ou le cas particulier des États-Unis) se sont mués en États-nations. « À l’aube du xx e siècle, les
éléments de la check-list identitaire sont clairement établis […]. Pour la plupart des nations
européennes, les grands ancêtres sont identifiés, la langue nationale fixée, l’histoire nationale écrite et
illustrée, le paysage national décrit et peint… » [1]. Ce phénomène, combiné aux changements
économiques, sociaux et politiques propres à cette fin de siècle, conduit à l’exacerbation du sentiment
national : « Un brusque glissement vers la droite des thèmes de la nation et du drapeau, en un
mouvement pour lequel, justement, on inventa le terme de “nationalisme” dans la dernière ou les
dernières décennies du xix e. » [2]. Un nationalisme qui ne se limite plus au territoire national à
défendre ou à revendiquer mais qui, empires coloniaux à protéger, à étendre ou à créer obligent,
s’étend à la planète tout entière.
Pourquoi ne pas fournir aux dirigeants de la patrie sacralisée les outils scientifiques qui, tout à la fois,
légitimeront leurs appétits territoriaux et leur permettront de les assouvir ?
Notes
[1] Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Paris, Le Seuil, 1999, p. 224.
[2] Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992, p. 132.
Chapitre II
Des débuts aux dérives
I. Fondation et fondateurs
T rois pays offrent un terreau particulièrement favorable à l’épanouissement de ces questions : le
Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis.
Le Royaume-Uni – « le titan fatigué » (Roland Marx) – s’interroge sur l’avenir d’un empire, comme
le monde n’en avait jamais connu avant lui, celui sur lequel « le soleil ne se couche jamais »,
réunissant sous la même autorité entre un cinquième et un tiers des êtres humains sur un cinquième
des terres émergées et contrôlant toutes les grandes voies maritimes du globe.
Les États-Unis sont devenus, à la fin du xixe siècle, la première puissance économique du monde. La
conquête de l’Ouest est achevée. À l’objectif de la frontière et à la vision strictement défensive de la
« doctrine de Monroe », certains milieux du monde des affaires et de la politique veulent substituer,
pour des raisons à la fois économiques et idéologiques, ceux d’un rôle mondial pour les États-Unis et
d’une approche impériale par sa diplomatie.
De fait, de la fin du xixe siècle jusqu’à la guerre de 1914-1918, les États-Unis, à travers la guerre
hispano-américaine, leur intervention à Panamá et la prise de contrôle du canal qu’ils achèvent et
inaugurent en 1914, leur présence à la conférence d’Algésiras (avril 1906) et à la conférence de la
paix à La Haye en 1907, font une entrée, certes encore discrète mais bien réelle, dans le cercle des
puissances mondiales.
Aussi est-ce dans ces trois pays principalement que la réflexion et les analyses géopolitiques se
développent. Des personnalités marquantes y jettent les bases de la géopolitique, même si elles
ignorent ce terme.
1. Au Royaume-Uni
Celui qui est considéré comme le fondateur de la géopolitique britannique est Sir Halford Mackinder
(1861-1947).
H. Mackinder est tour à tour amiral, universitaire et homme politique. Enseignant la géographie à
Oxford à partir de 1887 puis à la London School of Economics qu’il dirigera, il est élu en 1910
député unioniste à la Chambre des communes. Ses conceptions illustrent bien l’esprit fin de siècle tel
que nous l’avons brièvement décrit : il veut faire de la géographie une science conceptuelle qui
réalise la synthèse entre les sciences naturelles et les sciences humaines, au cœur de l’Éducation
nationale, servant ainsi à entretenir dans les nouvelles générations l’« esprit impérial » (thinking
imperially). Cela est d’autant plus nécessaire que ce qui portait jusque-là cet « esprit impérial » –
l’exploration, les nouvelles terres à découvrir et à conquérir – se termine. Désormais, le monde est
clos, entièrement partagé, et les conflits sociaux et politiques en Europe ne trouveront plus dans les
conquêtes lointaines l’exutoire commode qu’elles leur fournissaient jusque-là. Au contraire, les
empires terrestres, étant constitués et butant partout les uns sur les autres, créent par leur contiguïté,
tout au long des frontières qu’ils revendiquent, autant de zones de conflits potentiels. Par ailleurs, le
contrôle des voies maritimes – le sea power, la « puissance de la mer », garant de l’hégémonie à l’âge
des conquêtes – doit dorénavant compter avec le développement des voies ferrées continentales et
l’apparition d’une « puissance de la terre ». Dans une conférence devenue célèbre (elle ne le fut guère
sur le moment), prononcée le 25 janvier 1904, H. Mackinder précise sa pensée : « L’Asie est le pivot
de l’histoire. Qui, avec les moyens de la technologie moderne, notamment ferroviaire, la contrôlera,
dominera le monde. » H. Mackinder redoute qu’une alliance germano-russe qui associerait
l’efficacité technologique et économique allemande aux ressources naturelles et humaines de
l’Empire russe n’y parvienne et ne mette fin à l’hégémonie britannique.
En 1919, H. Mackinder, tout en considérant que son diagnostic posé en 1904 reste valable, affine, à la
lumière du conflit, de sa résolution et de l’arrivée des bolcheviks au pouvoir en Russie, sa théorie. Il
introduit la notion de heartland, une région intermédiaire entre le coastland de la Grande-Bretagne et
de la France – porteuses, à ses yeux, des valeurs de la civilisation européenne – et la masse
continentale eurasiatique (Mackinder est l’inventeur du mot « Eurasie »), l’île mondiale (World-
Island). Il fait courir cet heartland de l’Arctique à l’Asie centrale, incluant les territoires européens à
l’est d’une ligne allant de la Baltique à l’Adriatique, y compris ceux de la Russie. Il affirme alors : qui
règne sur l’Europe de l’Est contrôle le heartland, qui règne sur le heartland contrôle le World-Island,
qui règne sur le World-Island contrôle le monde.
On comprend que le pacte germano-soviétique, alliance pour le contrôle du heartland, puis le rideau
de fer, dont le tracé recoupe la limite établie par Mackinder entre le coastland et le heartland, enfin la
guerre froide qui voit s’affronter puissance de la mer, les États-Unis, et puissance de la terre, l’URSS,
aient donné aux thèses de Mackinder un retentissement durable. Comme le souligne Philippe Moreau
Defarges [2], Zbigniew Brzezinski, conseiller pour la sécurité du président américain Jimmy Carter
entre 1977 et 1981, soutient, quatre-vingt-treize ans plus tard – en 1997 –, dans son ouvrage intitulé Le
Grand Échiquier, la thèse de l’île mondiale : « L’Eurasie constitue l’axe du monde […]. L’Eurasie
constituant désormais l’échiquier géopolitique décisif, il n’est pas suffisant de concevoir une
politique pour l’Europe et une autre pour l’Asie. L’évolution des équilibres de puissance sur
l’immense espace eurasiatique sera d’un impact déterminant sur la suprématie globale de
l’Amérique. »
2. En Allemagne
« L’Allemagne est terre de géographes. » [3]. Mais, dans les années 1860-1880, la plupart d’entre eux
se refusent à s’aventurer sur le terrain politique. Ce que dénoncent les zélateurs de l’édification d’un
empire colonial par le Reich : « Faudra-t-il que, même dans ce domaine, nous nous contentions d’être
ces théoriciens qui accumulent du savoir à l’usage des autres nations », exulte l’un d’entre eux,
Friedrich Fabri, en 1884 dans son ouvrage L’Allemagne a-t-elle besoin de colonies [4] ?
F. Ratzel se veut en effet homme de science et homme d’action. Professeur de géographie à Munich
(1876) puis à Leipzig (1886), il fonde, avec son Anthropo-Geographie (1882), la géographie humaine
en général et avec sa Politische Geographie (1897), la géopolitique en particulier, domaine auquel il
consacre ensuite toute une série d’autres publications dont, en 1901, Der Lebensraum – l’« espace
vital », expression devenue tristement célèbre par l’exploitation qu’en fera la propagande nationale-
socialiste.
Mais F. Ratzel est aussi un nationaliste ardent, engagé pendant la guerre franco-allemande de 1870-
1871, membre fondateur du Kolonialverein, membre, fût-ce brièvement, de la Ligue pangermaniste,
désireux de concilier science et politique, d’éclairer « scientifiquement » les choix des politiques.
Aussi son œuvre est-elle marquée d’une double ambiguïté. D’une part, tout en récusant les thèses du
darwinisme et même celles de l’organicisme, il emprunte à ceux-ci partie de leur discours, par
exemple dans la Politische Geographie : « Les changements incessants des États témoignent de leur
vie […], les formations étatiques élémentaires ont évidemment la structure du tissu cellulaire… »
Le lien organique du sol et de l’État est affirmé avec force dans Le Sol, la Société et l’État (1900) :
« Un peuple doit vivre sur le sol qu’il a reçu du sort, il doit y mourir, il doit en subir la loi. C’est dans
le sol enfin que s’alimente l’égoïsme politique qui fait du sol l’objectif principal de la vie publique ;
il consiste, en effet, à conserver toujours et quand même le territoire national, et à tout faire pour
rester seul à en jouir, alors même que des liens de sang, des affinités ethniques inclineraient les cœurs
vers des gens et des choses situés au-delà des frontières. »
D’autre part, tout en voulant bâtir une œuvre à portée universelle, le nationaliste Ratzel tente, mais
peine à masquer son engagement et donc ses a priori. Comme le souligne Michel Korinman : « La
Politische Geographie […] fourmille de contradictions, d’obsessions, d’ambiguïtés chaque fois que
Ratzel pense à la fois en termes d’universaux scientifiques – lois et types – et à ce qui le préoccupe
invariablement et souterrainement : l’avenir de l’Allemagne. On a fréquemment noté que la lecture de
Ratzel est difficile, mais il a été moins retenu que cette opacité avait une raison essentielle : dans la
mesure où les mobiles derniers du professeur ne pouvaient apparaître en toute clarté, ces
circonstances venaient régulièrement troubler jusqu’à l’organisation de la monumentale Politische
Geographie. » [6].
Ces ambiguïtés ne sont donc pas étrangères aux simplifications et aux récupérations réductrices
auxquelles son œuvre donne lieu dans l’Allemagne défaite et humiliée des années 1920-1940.
3. Aux États-Unis
L’un des précurseurs de la géopolitique est l’amiral américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914). À
travers ces principaux ouvrages : The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 (1890), The
Influence of Sea Power upon the French Revolution and Empire, 1793-1812 (1898), The Interest of
America in Sea Power, Present and Future (1897), The Problem of Asia and Its Effect upon
International Policies (1900), Alfred T. Mahan bâtit une géopolitique avant la lettre inspirée par ses
sentiments nationalistes et son vœu de voir son pays, les États-Unis, occuper le devant de la scène
mondiale alors que le monde est encore dominé par le Royaume-Uni. Partant du constat que la
Grande-Bretagne l’a emporté sur la France pour le leadership mondial parce qu’elle s’est assuré la
maîtrise des mers par une flotte puissante mais aussi par une prise de contrôle de tous les points
stratégiques des routes maritimes tout en veillant au maintien d’un équilibre des forces sur le
continent européen pour que n’émerge pas un concurrent potentiel, A. T. Mahan recommande que les
États-Unis imitent la stratégie maritime qui fut celle de l’Angleterre à partir du xvie siècle en se dotant
d’une flotte capable d’intervenir partout dans le monde mais aussi de bases maritimes stratégiques et
de ravitaillement.
Le débat entre réalisme et idéalisme est mis à l’ordre du jour des relations internationales par l’entrée
en guerre des États-Unis. Jusque-là, malgré les pétitions de principe, les relations internationales ont
été régies par les rapports de force tels que Machiavel ou Clausewitz les ont décrits. Les fondateurs de
la géopolitique ne les ont pas pensés autrement. Or, le président Wilson justifie l’engagement de son
pays aux côtés des puissances de l’Entente par le devoir des États-Unis de faire triompher leurs
idéaux du droit et de la justice. Ils n’interviennent, soutient-il, qu’au nom d’une « morale »
internationale que serait d’ailleurs chargée de faire respecter après la guerre une « société des
nations » qu’il appelle de ses vœux.
Le sort de leurs pays respectifs est vécu par les héritiers, à l’unisson de leur opinion nationale, plus
ou moins douloureusement en fonction du tracé des frontières fixé par les vainqueurs. Ceux-ci
affirment que ce tracé est fondé sur l’idéal du principe des nationalités, affirmation que reprennent les
géographes qui, comme le Français Emmanuel de Martonne, gendre du fondateur de l’École
géographique française, P. Vidal de La Blache, ont été associés à l’élaboration des frontières
nouvelles. Les vaincus, les Allemands au premier chef – et leurs géographes sont les premiers à le
proclamer –, soutiennent au contraire que, derrière le paravent des grands principes, les Alliés n’ont
fait qu’imposer un rapport de force qui leur est favorable.
Enfin, dans ce débat et ces polémiques, au milieu des rancœurs des uns et de la bonne conscience des
autres apparaît le néologisme forgé par Kjellén, dont ce dernier précise le contenu dans le livre qu’il
fait paraître en 1916, Staten som livsform, diffusé dans sa version allemande Der Staat als Lebensform
(L’État comme organisme vivant) en 1917 : « Cette science politique a pour objet constant l’État unifié,
elle veut contribuer à l’étude de sa nature profonde alors que la géographie politique observe la
planète en tant qu’habitat des communautés humaines en général… » Ce néologisme fait
immédiatement débat.
Aussi le terme s’impose-t-il certes chez les héritiers, mais pour recouvrir des approches différentes et
souvent contradictoires des rapports entre territoire et pouvoir.
C’est en Allemagne, où la tentation est la plus forte de vouloir prouver « scientifiquement » les
injustices territoriales commises à Versailles, que le terme de Kjellén, lui-même germanophile
ardent, connaît son plus large emploi.
La figure la plus marquante parmi ceux qui vont désormais utiliser ce mot est le général et géographe
allemand Karl Haushofer (1869-1946). Dans une Allemagne traumatisée par la défaite de 1918 et les
amputations territoriales que lui ont infligées les Alliés par le traité de Versailles (28 juin 1919), les
géographes allemands sont outrés : « C’est la paix, une paix terrible, il ne s’agit pas de conciliation
comme voulait nous le faire croire Wilson, c’est l’un des pires diktats qui soient, à côté duquel Brest-
Litovsk et les projets les plus fous de nos patriotards, pendant la guerre, n’étaient que jeu
d’enfant. » [7]. Ils s’emploient dès lors, à grand renfort d’analyses fouillées et de cartes minutieuses, à
dénoncer les incohérences et les injustices commises – à leurs yeux – par les Alliés à l’endroit des
Allemands et, plus généralement, des peuples vaincus de la Mitteleuropa, de la Turquie et de la Russie
révolutionnaire.
Dans ce contexte, Karl Haushofer, qui enseigne, depuis 1919, la géographie à l’université de Munich,
publie en 1925 un texte qui fait grand bruit, intitulé Politische Erdkunde und Geopolitik (Géographie
politique et géopolitique), où il soutient que la géographie politique allemande est restée statique,
tandis que, pourtant formés à l’École de celle-ci, les géographes politiques britanniques, américains
et français auraient, par une démarche plus dynamique, efficacement contribué à la victoire de leurs
armées. C’est pourquoi il prône une approche géographique engagée au service des politiques, une
géopolitique qui, fondée sur l’instrument cartographique, permette d’anticiper les décisions du
concurrent ou de l’adversaire, « un pont nécessaire au saut dans l’action politique ». Il dispose déjà,
depuis fin 1923, d’une revue, Zeitschrift für Geopolitik (Revue de géopolitique), qu’il codirige et qui
lui assure une influence intellectuelle dépassant largement les frontières de l’Allemagne durant tout
l’entre-deux-guerres.
Ses travaux portent évidemment sur les frontières allemandes et, plus généralement, sur celles de
toute la Mitteleuropa, héritées de Versailles. Pour en dénoncer le tracé, il recourt soit aux arguments
des frontières culturelles – Kulturkreisgrenze –, soit à ceux des frontières militaires adéquates, c’est-
à-dire fixées de manière à englober des régions de glacis au moins aussi larges que la portée des
canons ennemis.
Mais Haushofer s’intéresse aussi aux enjeux planétaires. S’inspirant des thèses de Mackinder pour les
faire jouer en faveur de l’Allemagne, il préconise une alliance de son pays avec l’Union soviétique et
le Japon « afin que les puissances centre-européennes et asiatiques se dégagent de l’encerclement par
les Anglo-Saxons […]. La combinaison des flottes allemande et japonaise avec l’armée de terre
soviétique obligerait les puissances anglo-saxonnes à négocier équitablement » [8].
Sans jamais appartenir au Parti national-socialiste, Haushofer en est toutefois un compagnon de route
dès les débuts de l’entreprise hitlérienne. Rudolf Hess a été son élève puis son assistant ; il rencontre
Hitler dès 1921 et le reverra à plusieurs reprises, et, bien qu’il ait tenté en 1945 de s’en disculper,
certains de ses écrits comme celui de 1933, intitulé Der national-socialistische Gedank in der Welt
(L’Idée national-socialiste dans le monde) sont clairement pronazis. Mais il est vrai que, pour autant,
il n’a pas exercé sur les choix géostratégiques d’Hitler et de son entourage l’influence que certains lui
ont prêtée au lendemain de l’effondrement du IIIe Reich au point de songer à le traduire devant le
tribunal de Nuremberg, action qui n’aurait probablement pas été engagée et que, de toutes les
manières, son suicide en 1946 interdira.
En revanche, les travaux de Haushofer et ceux publiés dans sa revue ont suscité, entre les deux
guerres et partout dans le monde, l’intérêt des milieux universitaires, particulièrement des
géographes, que ce soit pour les critiquer ou s’en inspirer.
Aux États-Unis, Edmund Walsh (1885-1956), père jésuite qui a créé, dès 1919, la « Georgetown
School of Foreign Service » à l’université de Georgetown et sera le premier directeur du Foreign
Service des États-Unis créé en 1924, analyse et commente les travaux de Haushofer. Il interroge
d’ailleurs ce dernier en octobre 1945 en tant que consultant auprès du tribunal de Nuremberg.
Au Japon, où Haushofer avait séjourné comme attaché d’ambassade entre la fin 1908 et l’été 1910, si
« toutes les écoles ou groupes [comme l’Université impériale de Kyoto ou l’Association japonaise de
géopolitique] n’ont pas suivi aveuglément la doctrine de Haushofer, cette dernière n’en a pas moins
exercé une énorme influence… » [9]. Le même constat peut être fait en Amérique latine, en Argentine
en particulier.
En France, enfin, bien que ce soit, comme nous le verrons plus loin, principalement pour les
critiquer, les thèses de Haushofer sont au cœur des débats sur la nature et les contenus de la
géopolitique.
Ces accusations excessives s’expliquent certes par le climat créé par la mondialisation du conflit,
mais elles puisent aussi leurs racines dans une contestation plus ancienne de la géopolitique « à
l’allemande » et, pour certains, de la géopolitique tout court, dès l’avant-guerre.
L’un des chefs de file de l’École française, Albert Demangeon (1872-1940), dénonce en 1932, dans
les Annales de géographie, « la partialité constante des sujets de politique extérieure » [10] des articles
publiés par la revue de Haushofer et conclut : « La géopolitique est un “coup monté”, une machine de
guerre. Si elle veut compter parmi les sciences, il est temps qu’elle revienne à la géographie
politique. » [11]
La même année, un autre géographe français, Jacques Ancel, qui ne conteste pas l’emploi du terme
« géopolitique », puisqu’il en fera en 1936 le titre d’un ouvrage pour qualifier « une géographie
politique externe, dynamique », rejette l’usage qu’en fait Haushofer dans son ouvrage, paru en 1927,
consacré aux frontières (Grenzen). Dans la livraison d’août 1932 de la Revue d’Allemagne et des pays
de langue allemande, Jacques Ancel relève que Haushofer entreprend dans son chapitre sur la
« frontière fluviale [d’opposer] la conception “germanique”, l’État fluvial, à la conception “romaine
et française”, le fleuve-frontière » [12], et il souligne une contradiction, significative à ses yeux, de la
thèse de Haushofer : au nom de l’« État fluvial », l’Allemagne se doit de posséder les deux rives du
Rhin (autrement dit, elle aurait dû conserver l’Alsace) ; mais ce qui vaut pour l’Allemagne ne
vaudrait pas pour la Pologne recréée en 1919 quand elle reçoit alors tout le bassin de la Vistule. Là ce
n’est plus la logique de l’État fluvial que retient Haushofer mais « l’âpre injustice qu’il y a à
déposséder ceux [les Allemands] qui ont, à eux seuls, dompté le fleuve ». Aussi J. Ancel souligne-t-il
qu’« on se rendra compte par ces exemples du rôle que prétend jouer la Geopolitik. On peut rendre
hommage à la science germanique, sans accepter les conclusions de cette branche, plus politique que
géographique » [13], Dans d’autres textes, J. Ancel (Géopolitique. Manuel géographique de politique
européenne) sera encore plus catégorique : la Geopolitik est qualifiée d’« inventaire [de
connaissances] dressé pour élaborer des lois géographiques, comme par hasard toujours d’accord
avec les ambitions allemandes, avec les désirs d’expansion de l’Allemagne » [14], ou encore ainsi
stigmatisée : « La Geopolitik fourbit ses armes à l’hitlérisme. » [15].
Au lendemain du conflit, la cause est entendue : la distinction qu’avait tentée de faire J. Ancel (mort,
interné au camp de Drancy, en 1942) avant la guerre entre la Geopolitik et une géopolitique
« objective » n’est plus de mise. Ce n’est plus la seule géopolitique de Haushofer et de ses émules qui
est condamnée mais la géopolitique tout court. Définie, par le grand géographe Jean Gottmann (1915-
1994), comme « essai de plan stratégique qui devait assurer à l’Allemagne la suprématie dans le
monde », elle est considérée, en Europe du moins, comme une pseudoscience, une dérive calamiteuse
de la géographie politique.
Comme le souligne Michel Foucher : « Cette exclusion du champ intellectuel fut, à mon sens, l’une
des conditions de la réconciliation franco-allemande entre universitaires. Elle résulta d’une décision
tout à fait explicite prise au cours des entretiens conduits en Sorbonne entre les historiens et les
géographes français, et leurs homologues allemands, dirigés par Hartke, au début des années
1950. » [16].
Pourtant, si le terme est déconsidéré, la nécessité d’étudier la dynamique des rivalités de pouvoir sur
l’espace, sur le(s) territoire(s) ne disparaît pas pour autant. Aussi certaines voix, peu nombreuses,
s’élèvent-elles pour que le terme ne soit pas jeté aux oubliettes de l’Histoire. Parmi elles, la plus forte
est celle de Saul Cohen qui, comme le souligne Peter J. Taylor dans sa Political Geography [17], a été
« la plus notable exception parmi les géographes politiques à conserver une vision globale en
géographie politique. Il avait compris que les questions géopolitiques étaient un sujet trop important
pour que les géographes l’abandonnent ».
Fernand Braudel, dans sa thèse parue en 1949, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque
de Philippe II, contourne le problème en créant un néologisme, la « géohistoire », qu’il présente
comme « autre chose que ce qu’implique la géopolitique, autre chose de plus historique à la fois et de
plus large… », pour décrire des phénomènes bel et bien géopolitiques.
Mais, auparavant, c’est aux États-Unis, entrés dans le conflit en décembre 1941, que, dans l’urgence,
la nécessité se fait sentir d’analyser la dimension spatiale, à l’échelle de la planète, du conflit et des
rapports de force entre les belligérants. Comme le déclare le président Roosevelt, en janvier 1942, il
est grand temps, au lendemain de Pearl Harbor, de se pencher sur les cartes : « Je demande au peuple
américain de sortir ses cartes. Je vais lui parler de lieux étranges. Je vais demander aux journaux
d’imprimer des cartes du monde entier. Je veux expliquer aux gens un peu de géographie. » [18]. Dans
la foulée, un enseignement de geopolitics est introduit à l’école militaire de West Point. La réflexion
s’organise autour des thèses de H. Mackinder qui publie d’ailleurs un article-testament en 1943. Le
principal contributeur à une géopolitique « américaine » est Nicholas Spykman (1893-1943),
professeur de sciences politiques à Yale. Dans son ouvrage intitulé America’s Strategy in World
Politics : the United States and the Balance of Power,paru en 1942, il ajoute aux concepts de
Mackinder de World-Island et de heartland qu’il fait siens, celui de rimland, territoire compris entre
les mers et le heartland, formant un croissant composé des États littoraux européens, du Proche- et du
Moyen-Orient et de l’Asie des moussons, enjeu de la rivalité entre la « puissance de la mer »,
désormais les États-Unis, et la puissance de la terre, l’URSS, après la victoire alliée, pronostique
Spykman. Ce dernier recommande que les États-Unis veillent à entretenir des alliances fortes et
collectives avec les États du rimland. Avec l’Europe, en particulier, qui doit « être organisée sous la
forme d’une société régionale des nations, avec les États-Unis pour membre non
européen » [19]. Mais aussi avec le Japon, car, après la guerre : « Si un équilibre de puissance en
Extrême-Orient doit être maintenu dans l’avenir comme dans le présent, les États-Unis devront
adopter une politique de protection du Japon tout comme celle déjà poursuivie envers la Grande-
Bretagne. » [20]. Se dessinent ainsi ce que seront, bel et bien, les constantes de la géopolitique
américaine de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’effondrement de l’URSS : contenir
cette dernière en arrière du rimland par un jeu d’alliances (OTAN, OTASE, par exemple), de tensions
et de rapports de force (Proche-Orient) [21] et d’affrontements (Corée, Vietnam, Afghanistan).
Mais les thèses de Spykman sont loin de faire l’unanimité. Le principal reproche qui est adressé au
professeur de Yale est de faire du « Haushofer » dans sa façon d’aborder les problèmes
géopolitiques. Notamment quand il écrit, reprenant l’idée que les rapports entre les États, mués par la
seule volonté de domination, ne sont que des rapports de force : « L’homme d’État, en politique
étrangère, ne peut faire de place aux valeurs de justice, d’équité et de tolérance que dans la mesure où
elles concourent à la réalisation de son objectif – la puissance – ou du moins ne le contrarient pas.
Ces valeurs peuvent présenter quelque intérêt instrumental en tant que cautions morales de la volonté
de puissance, mais doivent être abandonnées dès lors qu’elles deviennent cause de faiblesse. La
volonté de puissance ne sert pas à faire respecter les valeurs morales, mais les valeurs morales à
faciliter l’acquisition de la puissance. » [22].
Aussi l’un des chefs de file de l’École américaine de géographie, Isaiah Bowman, il est vrai après
avoir encensé le livre de Spykman, se ravise-t-il très vite pour en dénoncer l’inspiration
« haushoferienne ». Jean Gottmann, lui aussi, fustige le travail de Spykman, lui reprochant de se
contenter « d’adapter la thèse de Mackinder à une cartographie centrée sur l’Amérique » et
d’« emprunter massivement à la Geopolitik allemande et au machiavélisme de Mein Kampf » [23]
On comprend donc que, dans l’après-guerre, même aux États-Unis, le terme de « géopolitique »
disparaisse, presque complètement, du discours académique et que le personnel politique répugne à
l’employer.
C’est encore plus vrai en URSS et dans les pays communistes en général. Comme le fait remarquer
Yves Lacoste dans sa préface à l’ouvrage de Michel Korinman : « Les plus zélés à interdire l’usage du
terme maléfique furent, en fait, les appareils communistes : il fallait proscrire toute référence au pacte
germano-soviétique et au fait que Staline avait activement participé durant deux années décisives à
cette géopolitique et qu’il avait cru à la thèse “continentale” d’Haushofer-Mackinder. […]. Par la suite,
les intellectuels marxistes perpétuèrent ce tabou, par souci d’affirmer le primat de
l’Économique… » [24].
Et cette mise à l’écart se fait d’autant plus facilement que « l’équilibre de la terreur » par la
possession de l’arme nucléaire par les deux « supergrands » semble, aux yeux de beaucoup, substituer
aux complexes équilibres géopolitiques d’avant-guerre, celui d’une simple parité des capacités de
destruction entre les deux blocs, parité qui ne ferait appel pour se perpétuer qu’à leurs capacités
technologiques et économiques et donc sans référence aux conditions et aux terrains géographiques
de leur affrontement.
À la fin de la guerre froide, à l’âge de la détente, deux arguments sont avancés pour perpétuer la
« fin » de la géopolitique. D’une part, la nouvelle phase de la révolution industrielle (aviation
intercontinentale sans escale, télécommunications par satellites, informatique, etc.) abolirait les
contraintes géographiques. D’autre part, sous l’effet de cette « mondialisation » et de la constitution
d’ensembles économiques intégrés comme le marché commun, les États, privés involontairement ou
volontairement de certains instruments économiques de leur souveraineté (contrôle de leurs échanges
commerciaux et monétaires, par exemple), ne seraient plus en mesure de jouer le rôle central que
leur assignait la géopolitique. Bref, on peut, à la suite de Paul Claval, parler d’« hibernation de la
géopolitique ».
La même année 1979, Henry Kissinger, qui n’avait pas employé le terme dans sa thèse, publiée en
1957, Un monde restauré, 1812-1822, à contenu pourtant fortement géopolitique, l’utilise dans ses
Mémoires dont paraît alors le premier tome et où il évoque « l’équilibre géopolitique du monde ». À
la même époque, les géographes de l’Union soviétique eux-mêmes se sentent concernés et, tout en
dénonçant les « visées géopolitiques » des États-Unis, appellent (par exemple, O. V. Vitkovski) au
développement de la géographie politique en URSS.
C’est que nous ne sommes plus alors dans le rapport strictement bipolaire des années 1950. Les
conflits locaux et les révolutions se sont multipliés ; ils échappent tout à la fois à la logique de
l’affrontement idéologique Est-Ouest et à leur contrôle par les deux superpuissances comme par
exemple, cette même année 1979, la révolution islamiste en Iran.
D’autant que, dans chaque camp, certains États re-gimbent et entendent retrouver une part de
l’autonomie que le partage de Yalta (les accords de Yalta signés en février 1945 à trois : Staline,
Roosevelt et Churchill, ne portaient pas sur un partage du monde, mais sur les modalités de la paix ;
mais, à l’heure de la guerre froide, ils seront perçus comme tels) leur avait ôtée.
C’est, dans le camp occidental, le cas de la France, après le retour du général de Gaulle au pouvoir en
1958. Après avoir doté la France de l’arme nucléaire en 1960, il lui fait quitter le commandement
militaire intégré de l’OTAN en 1966 (sans pour autant renoncer à son appartenance à l’alliance
proprement dite), reconnaît la Chine populaire en 1964, s’oppose à l’intervention militaire
américaine au Vietnam (discours de Phnom Penh en 1966) et se rapproche de l’URSS tout en
dénonçant sa tutelle sur l’Europe de l’Est et en appelant à la renaissance d’une Europe de l’Atlantique
à l’Oural.
De manière moins tonitruante que celle employée par le verbe gaullien, l’Allemagne de l’Ouest
entreprend, certes avec prudence, de s’émanciper de la tutelle américaine : elle entame avec Willy
Brandt, chancelier de 1969 à 1974, un rapprochement avec les pays de l’Est européen (Ostpolitik)
poursuivi par tous ses successeurs, de quelque bord qu’ils soient, jusqu’à la chute du mur de Berlin et
la réunification allemande d’octobre 1990.
Dans l’autre bloc, dès les lendemains du conflit mondial, la Yougoslavie de Tito refuse un strict
alignement sur les positions soviétiques et sera l’un des États fondateurs du Mouvement des non-
alignés. Mais c’est surtout l’évolution de la Chine qui remet en cause la bipolarité issue de la Seconde
Guerre mondiale. Devenue communiste en 1949, la Chine continentale, qui a pris le nom de
« République populaire de Chine », signe avec l’URSS, en février 1950, un traité d’amitié, d’alliance
et d’assistance mutuelle valable pour une durée de trente ans. Mais, dès 1956 et les débuts de la
déstalinisation, les relations se tendent et, en 1962-1963, la rupture est consommée. En 1964, la Chine
populaire devient puissance nucléaire et s’oppose désormais à l’URSS : frontalement (graves
incidents en 1969 sur leur longue frontière commune) ou diplomatiquement pour dénoncer la
politique de l’URSS en Europe de l’Est, au Moyen-Orient ou en Asie et l’y concurrencer, que ce soit à
l’ONU (où la Chine populaire est admise comme membre permanent du Conseil de sécurité en 1971)
ou sur le terrain. Après la visite en Chine du président américain Nixon en 1972, suivie de
l’établissement de relations diplomatiques officielles entre les États-Unis et la République populaire
en 1979, le rapprochement sino-américain fera même parler d’alliance de revers contre l’URSS.
Cette irruption, dans les années 1970, d’un troisième « grand » dans le jeu diplomatique mondial se
traduit, entre autres, par des rivalités entre celui-ci et l’URSS, qu’un seul affrontement idéologique
entre deux conceptions du marxisme-léninisme ne suffit plus à expliquer. Parallèlement apparaissent,
au grand jour, des oppositions entre les États-Unis et ses alliés européens, dont le rapprochement
économique s’accompagne d’un rapprochement politique. On ne peut résumer ces oppositions à une
simple compétition économique : la décision américaine de mettre fin à la convertibilité du dollar en
août 1971, le rôle des États-Unis dans la crise pétrolière de 1973 puis dans celle de 1979 ont une
portée qui va bien au-delà de celle d’une simple concurrence dans la seule sphère économique du
« monde libre ». Ici, comme dans les relations conflictuelles entre l’URSS et la Chine, ne faut-il pas
voir autre chose et s’interroger sur la permanence des enjeux de pouvoir et/ou d’influence entre États
et de rivalités sur des territoires ? Enjeux et rivalités que, pour des raisons liées au contexte de
l’affrontement Est-Ouest mais aussi idéologiques, on croyait ou on feignait de croire périmés.
C’est bien la question que se posent alors ceux qui, parmi les géographes et les politologues, vont
relancer et rénover la réflexion géopolitique.
En France, les travaux pionniers sont ceux d’Yves Lacoste et de l’équipe qu’il rassemble pour lancer,
en 1976, la revue Hérodote, dont le sous-titre Stratégies, Géographies, Idéologies traduit bien, sans
reprendre encore le terme de « géopolitique », les préoccupations et les questionnements évoqués
plus haut. En 1983, le sous-titre devient plus explicite encore : Revue de géographie et de géopolitique.
Ces travaux pionniers sont aussi le fait d’autres géographes : Paul Claval [25], Claude
Raffestin [26], Paul Guichonnet, André-Louis Sanguin [27] puis Michel Foucher qui ont, tout à la fois,
permis de renouveler les approches de la géographie politique et de resituer celles de la géopolitique.
Mais il est vrai, comme le souligne Stéphane Rosière [28], que de nombreuses recherches
géopolitiques sont le fait de spécialistes du champ historique ou politique. Quelques-uns de ces
derniers renouant avec certaines approches d’une géopolitique « traditionnelle » pourtant
contestable [29].
Notes
Deuxième partie. La géopolitique
contemporaine : nouvelles approches, nouveau
contexte
Présentation de la deuxième partie
La géopolitique contemporaine : nouvelles approches, nouveau contexte
Par ailleurs, elle constate qu’aujourd’hui le politique façonne le milieu géographique, le cadre de vie,
bien plus que l’inverse. Cela, bien sûr, parce que les progrès technologiques affranchissent le premier
des contraintes du second. Et elle remarque que si, depuis un demi-siècle, les acteurs traditionnels de
la scène géopolitique, les États, se sont multipliés, la globalisation économique et culturelle conduit à
ce que quelques centres de décision politique – voire un seul – puissent décider du sort de la planète
tout entière.
Chapitre III
Nouvelles approches
Comme la première partie de cet ouvrage a visé à le montrer, la réflexion géopolitique, de ses débuts
jusqu’à son expulsion de la sphère universitaire après la Seconde Guerre mondiale, s’est focalisée
sur les interactions entre le milieu naturel et la politique des États en mettant principalement l’accent
sur l’influence du premier sur la seconde pour dégager des « lois » à portée universelle.
La géopolitique contemporaine, tout du moins dans l’approche qu’en fait la recherche universitaire,
va se montrer tout à la fois plus scrupuleuse, plus curieuse et plus modeste.
Plus scrupuleuse, en insistant sur la nécessité de mieux la définir. À défaut de pouvoir bien la
différencier de la géographie politique, comme certains continuent pourtant de le prôner, au moins
s’accorde-t-on généralement à suivre le géographe et diplomate français Michel Foucher, l’un des
pionniers de la « nouvelle » géopolitique, quand, dans Fronts et Frontières, il invite à ne pas en rester
à la définition que donnent, encore aujourd’hui, les dictionnaires – le dictionnaire Le Robert, par
exemple : « Étude des rapports entre les données naturelles de la géographie et la politique des
États » – et à bien distinguer les trois registres de la géopolitique : la géopolitique comme
représentation au sens que nous donnerons plus loin à ce terme ; la géopolitique comme pratique,
c’est-à-dire celle qu’adoptent et mettent en œuvre, en jouant le plus souvent sur les représentations
géopolitiques de leur peuple, les dirigeants des États ; la géopolitique comme méthode, c’est-à-dire
celle des chercheurs, qui ne se limite pas « à l’étude des relations internationales ou interétatiques,
qu’on prend souvent encore pour synonymes, puisqu’elle fait place à la structuration interne des États
et nations, les frontières ayant ici un rôle évident d’interface » [1].
Plus curieuse, en insistant sur le fait que le politique contribue à façonner le milieu géographique au
moins autant qu’il est façonné par lui mais aussi en montrant que ce « politique » n’est pas que
l’affaire des États, et que les enjeux de pouvoir jouent à d’autres échelons, du local au mondial et dans
d’autres champs que le politique : l’économique, le culturel, etc.
Plus modeste, en ne prétendant plus établir des corrélations valables quels que soient le lieu et
l’époque mais au contraire en soulignant la complexité des facteurs, en particulier de ceux ignorés
par la « vieille » géopolitique, et la contingence de certains d’entre eux. Parmi les facteurs jusque-là
ignorés ou sous-estimés, la « nouvelle » géopolitique a dévoilé l’importance des « représentations ».
I. Les représentations
Michel Foucher explicite la démarche qui a conduit à l’introduction de ce concept dans son ouvrage
intitulé La République européenne, paru en 1998 : « Les géographes ont appris, à la suite des
philosophes, le rôle des perceptions et des représentations, pour corriger l’orgueil de
l’objectivité. » [2].
Comme le souligne un autre géographe français, Roger Brunet, l’imaginaire individuel et social est
fasciné par les lieux : il s’approprie les lieux de l’enfance, les territoires parcourus, les espaces
appris ; il comble les vides de l’ignorance et même invente des mondes destinés à nous faire espérer
ou redouter : l’Éden, l’Eldorado, le Pays de cocagne, les Enfers ont été, eux aussi, précisément décrits
et dûment cartographiés. Bref, l’imaginaire individuel et collectif produit ou reproduit des
représentations, parfois profanes, sacrées souvent, de l’espace vécu.
Cela, parce que l’être humain n’est pas qu’un être social pour qui l’espace serait seulement fait pour
se poser, circuler et agir ; il est aussi un être doué de mémoire – cette mémoire, comme le dit Marcel
Proust dans La Prisonnière, « espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la
main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux ». Cette mémoire, appliquée aux
lieux, signifie, comme le soulignait déjà Théodule Ribot, l’un des fondateurs de la psychologie
moderne, qu’« on ne voit que ce qu’on regarde et on ne regarde que ce qu’on a déjà dans l’esprit ».
Ce qu’on a déjà dans l’esprit, c’est ce que nous y mettons et qu’on nous y met dès l’enfance : un sens
historique donné à l’espace perçu : le sol devient natal, la terre devient celle des ancêtres, la patrie ;
ainsi se dessinent une terre à soi, une terre aux siens, mais aussi des terres des autres : terres amies,
terres hostiles, terres ennemies ; l’ennemi peut même être héréditaire. Bref, une somme
d’informations, d’idées reçues parce que pieusement transmises à l’âge le plus tendre, celui où se
forgent les convictions les plus profondes, les premières croyances. L’école, avec, en particulier, son
histoire, sa géographie, ses manuels, ses atlas et ses cartes murales où il n’y a pas, comme le dit
Georges Perec dans Espèce d’espace : « Un espace, un bel espace autour de nous, il y a plein de petits
bouts d’espaces […] entourés d’un gros pointillé (d’innombrables événements, dont certains
particulièrement graves, ont eu pour seule raison d’être le seul tracé de ce pointillé) et il a été décidé
que tout ce qui se trouvait à l’intérieur de ce pointillé serait colorié en violet alors que tout ce qui se
trouvait à l’extérieur serait colorié d’une façon différente et s’appellerait autrement. » L’école, donc,
joue depuis plus d’un siècle dans nos pays un rôle crucial dans l’élaboration de nos cartographies
imaginaires, la manière dont nous les hiérarchisons, la valeur affective que nous leur accordons. Les
géographes allemands réunis en congrès à Leipzig en 1921 ne s’y trompent pas quand ils adoptent, à
l’unanimité, la motion suivante : « Le congrès des géographes demande, dans un souci patriotique,
que les territoires arrachés au Reich par le traité de Versailles, colonies incluses, continuent de
figurer sur les atlas et cartes dans leur relation à l’espace germanique. Seuls les ouvrages où ce sera
le cas devront être utilisés dans l’enseignement à tous les niveaux. »
Ainsi se mettent en place des représentations géopolitiques telles que chacune, comme Michel
Foucher [3] l’affirme, constitue « une combinaison sélective d’images empruntées à diverses
catégories du champ sociohistorique propre au groupe qui la produit, et qui sont recomposées de
manière à former un ensemble spatial dont la dénomination est à la fois le symbole et le slogan d’un
projet politique en principe cartographiable. Il a valeur d’icône et exprime un grand dessein ».
1. Dénominations
Francis Bacon, en 1603, au moment de la réunion de l’Angleterre et de l’Écosse, propose au
souverain Jacques Ier de nommer son royaume élargi « Grande-Bretagne » en affirmant : « Le nom
produit beaucoup d’impression et d’enchantement. »
Le choix des noms de lieux traduit en effet souvent des arrière-pensées : ambitions, revendications
des uns, frustrations, dénégations des autres : la Manche des Français est l’« English Channel » des
Anglais, le golfe Persique des Iraniens est le golfe Arabique des… Arabes, le golfe Arabo-Persique
de ceux qui ne veulent fâcher personne, aujourd’hui le « Golfe » tout court… La dénomination des
États traduit, par le choix du nom et des qualificatifs qui l’accompagnent éventuellement, les mêmes
arrière-pensées : la Haute-Volta est ainsi devenue, en 1984, le Burkina Faso, « la patrie des hommes
intègres » ; la colonie belge du Congo est devenue l’ex-Congo belge après l’indépendance, puis le
Zaïre à partir de 1965, pour être, depuis 1997, la République démocratique du Congo. Les
qualificatifs ont aussi leur importance : un État peut être « populaire », « démocratique »,
« socialiste » ou ne plus l’être, mais il peut aussi être « islamique » ou « arabe ».
Inversement, d’autres peuvent lui dénier le nom ou les qualificatifs dont il s’est doté : cinquante ans
après la création de l’URSS, le général de Gaulle ne la désigne pas autrement que sous l’appellation
de Russie ; la République démocratique allemande du temps de son existence (1949-1990) n’était pour
beaucoup d’Occidentaux que l’« Allemagne de l’Est ». Ces querelles sont toujours actuelles : ainsi
celle qui oppose la Grèce à l’un de ses voisins septentrionaux à qui elle dénie le droit d’utiliser le
nom de Macédoine au prétexte d’un droit d’antériorité sur ce qu’elle considère comme le nom attaché
à l’un de ses plus glorieux héros nationaux : Alexandre le Grand. Comme le précise l’ONU :
« L’Assemblée générale a admis le 8 avril 1993 aux Nations unies l’État provisoirement dénommé à
toutes fins à l’Organisation des nations unies “ex-République yougoslave de Macédoine” en attendant
que soit réglée la divergence qui a surgi au sujet de son nom. »
Ces enjeux symboliques concernent aussi les noms des villes, et cela très tôt : lorsque l’empereur
Hadrien mate la révolte juive de 135, il interdit non seulement aux Juifs l’accès à leur ville sainte,
mais en fait disparaître le nom : Jérusalem devient pour de longs siècles « Aelia Capitolina ». Ce
changement du nom de la ville vise à manifester une rupture, une appropriation que ses auteurs
veulent affirmer comme définitives : c’est ainsi le cas lors d’épisodes révolutionnaires. Après 1789,
près de 3 200 villes et villages français changent de nom. Tout ce qui rappelle l’Ancien Régime, la
noblesse et la religion est banni : Bourg-la-Reine devient Bourg-Égalité ; Château-Thierry, Égalité-
sur-Marne ; Pont-l’Évêque, Pont-Libre.
Les villes « récalcitrantes » sont rebaptisées : Lyon est ainsi renommée « Ville affranchie » en 1793.
La révolution soviétique procédera de même, souvent par le truchement de ses héros : Leningrad,
Stalingrad, Stalinabad, etc. Le choix du toponyme peut aussi servir à affirmer l’identité nationale
globalement comme dans le cas de Brasília ou à travers sa composante jugée majeure comme pour
Islamabad. D’une manière générale, il s’agit bien de traduire la revendication d’une appartenance et,
de ce fait, les toponymes vont changer selon les aléas de cette dernière. Ainsi les villes de l’ex-URSS
ont-elles retrouvé leur appellation d’avant 1917 comme celles de France l’avaient fait après 1794.
Ainsi encore, la « Nouvelle-Angoulême » française devenue la « Nieuw-Amsterdam » des Hollandais
puis la « New York » des Anglais et enfin des Américains ou plus récemment les villes d’Algérie
rebaptisées après l’indépendance (Skikda, ancienne Philippeville, par exemple). On peut également
évoquer les villes que les revendications identitaires régionalistes conduisent à porter une double
appellation (Quimper/Kemper).
Comme Michel Foucher [4] l’avait déjà signalé, on doit aussi noter que la dénomination d’ensembles
régionaux traduit les enjeux sous-jacents que perçoivent ceux qui la créent : par exemple, celle de
« Grand Moyen-Orient », forgée récemment par l’Administration américaine.
Ce processus d’élaboration des cartographies imaginaires se poursuit, bien sûr, par les lectures, le
cinéma, la télévision, la publicité, tout ce qui fournit de l’imagerie à élaborer ou prête à consommer.
Mais les représentations sont le plus souvent solidement établies, affichées ou masquées, conscientes
ou non, dès l’entrée dans l’âge adulte : « On se souvient à quel point les représentations du monde se
mettent durablement en place durant ces années de formation – voir l’engouement pour les nouveaux
pays industrialisés d’Asie, sujets classiques du baccalauréat –, qui ont ensuite inspiré l’imagerie de
bien des décideurs de l’économie. » [6].
Ainsi chacun hérite-t-il de son histoire personnelle et familiale, tire de l’histoire du groupe dont il
partage la mémoire collective des cartographies imaginaires. Quelle que soit leur échelle, elles
étendent ou elles rétrécissent, elles valorisent ou elles minorent, elles ignorent ou elles inventent les
espaces du réel. Elles ne sont jamais innocentes : elles attribuent, en quelque sorte, un coefficient de
sympathie. Elles déterminent autant qu’elles illustrent l’hostilité, la répulsion, l’indifférence,
l’admiration, voire la passion, selon les cas, que les espaces du réel lui inspirent.
On se fait ou l’on ne se fait pas une certaine idée des espaces pour s’y identifier ou non. Le général de
Gaulle débute ainsi ses Mémoires de guerre : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la
France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine
naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs comme
vouée à une destinée éminente et exceptionnelle… » Et il ajoute : « Cette foi a grandi en même temps
que moi dans le milieu où je suis né. Mon père, homme de pensée, de culture, de tradition, était
imprégné du sentiment de la dignité de la France. Il m’en a découvert l’Histoire. »
Vision totalement différente dans Le Premier Homme, roman autobiographique inachevé d’Albert
Camus : « […] cette notion de patrie était vide de sens pour Jacques, qui savait qu’il était Français, que
cela entraînait un certain nombre de devoirs, mais pour qui la France était une absente dont on se
réclamait et qui vous réclamait parfois, mais un peu comme le faisait ce Dieu dont il avait entendu
parler hors de chez lui et […] sur qui on ne pouvait influer mais qui pouvait tout, au contraire, sur la
destinée des hommes… »
C’est que nous ne sommes pas chez les de Gaulle, ici. Comme le souligne A. Camus, un peu plus haut
dans le roman : « La mémoire des pauvres déjà est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de
repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le
temps d’une vie uniforme et grise. » Et les moyens d’imaginer le monde sont effectivement bien
réduits : « Sa mère […] savait seulement qu’elle vivait sur la terre près de la mer, que la France était
de l’autre côté de cette mer qu’elle non plus n’avait jamais parcourue, la France étant d’ailleurs un
lieu obscur, perdu dans une nuit indécise où l’on abordait par un port appelé Marseille qu’elle
imaginait comme le port d’Alger, où brillait une ville qu’on disait très belle et qui s’appelait Paris
[…] des autres pays, le nom la frappait parfois sans qu’elle puisse le prononcer correctement […] la
Russie était comme l’Angleterre un nom difficile […] et elle n’aurait jamais pu former les quatre
syllabes de Sarajevo. »
Dans l’élaboration des cartographies imaginaires, les cartes matérielles jouent, comme nous venons
de le rappeler, un rôle crucial. Mais elles sont aussi, en elles-mêmes, des instruments au service des
rivalités de pouvoir. C’est bien pourquoi leur élaboration a d’abord relevé, à l’âge de la formation
des États-nations, des militaires (les cartes d’état-major) et pourquoi certains États en ont restreint la
diffusion au seul bénéfice de leur appareil. Mais c’est aussi pourquoi leur confection – choix des
projections, des échelles, des données cartographiées ou non, etc. –, leur précision et leur
présentation doivent être déchiffrées. Les cartes « doivent être interprétées, en seconde lecture,
comme des symptômes de projets, d’objectifs, de stratégie » [7], car, dans un épisode militaire ou une
négociation – comme celle d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens –, celui qui détient les
« meilleures » cartes – dans ce cas, les Israéliens – dispose d’un atout décisif.
L’analyse des dénominations, des cartographies imaginaires et des cartographies matérielles (leur
abondance ou non, la fréquence de leur emploi et les formes que prend celui-ci) conduit à une
typologie des représentations. On peut, en effet, observer que certains espaces sont surreprésentés par
rapport aux enjeux objectivement mesurables comme le Proche-Orient tandis que d’autres sont, sur la
base des mêmes critères, sous-représentés, comme, par exemple, la quasi-totalité du continent
africain. On peut également noter que certains espaces ont des représentations floues, faute de limites
et d’un contenu aisément appréhensibles par la carte comme par l’esprit, comme l’Europe, tandis
qu’au contraire d’autres sont facilement saisissables par ce dernier comme, par exemple, des États
dont la forme ou la position se symbolisent commodément : la « botte italienne », l’« hexagone
français », l’« empire du Milieu ».
En effet, les États-nations, pas plus au cours de leur constitution hier que maintenant, et les nouveaux
acteurs de la géopolitique mondiale aujourd’hui ne trouvent dans le milieu géographique un terrain
composé seulement d’atouts ou d’obstacles naturels, orographiques, hydrographiques et climatiques.
Ils y rencontrent aussi les traces rémanentes laissées par des pouvoirs précédents. Un exemple
anecdotique, mais éclairant, de ce phénomène est celui du réseau ferré français : partout, en France,
les trains roulent à gauche sauf en Alsace et en Lorraine du Nord, cela parce qu’après l’annexion
allemande de 1871, dans une démarche plus symbolique que pratique, le Reich dont les trains
circulaient à droite a inversé le sens de circulation en Alsace-Lorraine. En 1918, la France a renoncé
à un nouveau changement.
De manière beaucoup plus générale, la plupart des États doivent, parfois à leur corps défendant,
composer avec l’héritage matériel légué par leurs prédécesseurs. Tout d’abord, celui, immédiat et
parfois durable, au lendemain des guerres et conflits, de l’espace de la guerre : champs de mines,
ruines, mur de l’Atlantique, etc., mais également celui laissé en matière de langue administrative, de
découpage territorial, de droit du sol, de voies de communication, etc. Ils trouvent aussi, et peut-être
plus encore, l’héritage idéel, empreinte laissée sur les esprits (mœurs et coutumes), sur l’inconscient
collectif, cet héritage fût-il lointain comme celui de l’Empire romain pour toute l’Europe occidentale,
ancien comme celui de l’occupation musulmane pour l’Espagne, plus récent, comme celui de
l’Empire ottoman pour les Balkans et le Proche-Orient, encore plus récent comme celui des
puissances coloniales pour leurs anciennes possessions ou très récent comme celui de la RDA pour
l’Allemagne réunifiée ou de l’URSS pour les pays Baltes.
Notes
Chapitre IV
Un nouveau contexte, la politisation
contemporaine de l’espace
I. Fragmentation
Il faut tout d’abord constater une formidable fragmentation de l’espace politique mondial depuis
1945. Cette année-là, 51 États signent la charte de l’ONU et en sont donc membres fondateurs. En
1964, l’ONU compte 104 membres ; en 1978, la barre des 150 États membres est franchie.
Aujourd’hui, l’ONU en compte 193. L’évolution de ces chiffres traduit bien les grandes étapes de
cette fragmentation : la fin et le démantèlement des empires coloniaux européens dans les années
1960 et au début des années 1970, puis la dislocation de l’URSS et celle de la Yougoslavie dans les
années 1990 (la « Serbie et Monténégro » entre en 2000 puis après que le Monténégro se soit séparé
de la Serbie au printemps 2006, ce dernier devient le 26 juin de la même année le 192e État membre
de l’ONU). Enfin, avec la partition du Soudan (début d’une fragmentation politique accrue du
continent africain ?), la République du Sud-Soudan a fait son entrée à l’ONU le 14 juillet 2011.
2. La disparition de l’URSS
En 1945, Staline a, peu ou prou, « rendu » à l’URSS les frontières de l’Empire tsariste. Mieux, il va la
nantir à l’Ouest, de 1945 à 1949, d’un glacis de républiques « populaires » vassales s’avançant
profondément jusqu’au cœur du continent européen. Mieux encore, en dotant l’URSS de l’arme
atomique et en faisant jeu quasi égal avec les États-Unis dans la course aux armements, il crée une
situation géopolitique inédite : la politique des blocs, celle d’un jeu à deux avec les États-Unis, avec
un premier scénario qui est celui de la guerre froide que ses successeurs entretiennent jusqu’au début
des années 1960 pour passer ensuite à celui dit de la détente jusqu’au début des années 1980. On
assiste alors à une nouvelle reprise de la course aux armements entre les deux « supergrands »,
course que l’URSS ne peut plus économiquement et peut-être aussi culturellement affronter. Cette
situation contribue, aux côtés de facteurs internes (arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir en mars
1985, catastrophe de Tchernobyl en avril 1986 qui met cruellement en évidence le délabrement de
l’économie et la désorganisation de la bureaucratie soviétique) et externes (échecs militaires en
Afghanistan, chute du mur de Berlin et émancipation de l’Europe de l’Est), à ce qui a été décrit
comme une implosion de l’URSS. Celle-ci se produit en 1991 : au mois d’août, chacune des 15
républiques qui formaient l’URSS proclame son indépendance. Au mois de décembre, un replâtrage
sous forme d’une Communauté des États indépendants (CEI) réunissant 12 des 15 républiques (les
trois manquants étant les États baltes) est officialisé.
D’un point de vue géopolitique, ce replâtrage ne pouvait faire illusion : la donne géopolitique créée
par la disparition de l’URSS a bouleversé de manière durable le jeu des relations internationales
comme le confirmait, en 2002, Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères de 1997 à
2002 : « La césure la plus importante dans l’histoire récente du monde reste la charnière 1990-1991,
la fin de l’URSS et donc la fin du monde bipolaire. » [1]. Ce bouleversement a joué sur deux plans.
Les États-Unis se retrouvent sans rival militaire crédible à l’échelle de la planète et même sans que le
reste du monde puisse, à travers les institutions supranationales ou l’ONU, faire contrepoids à leur
puissance économique et militaire pour les conduire à composer et à accepter une gestion
« multipartite » des questions internationales. Le monde est bien entré, en 1991, dans l’ère de
l’« hyperpuissance » que nous évoquerons plus loin, même si, de leur plein gré, les États-Unis,
jusqu’en 2000 et l’élection du président Bush, ont continué de jouer le jeu du multilatéralisme.
Depuis, ils s’en sont clairement affranchis.
Par ailleurs, dans ce qui constituait les périphéries asiatiques de l’URSS, la paix civile n’était garantie
que par l’encadrement politique strict des populations par le Parti, un quadrillage militaire et policier
rigoureux et la menace de sanctions individuelles ou collectives (déportations de masse sous Staline,
par exemple) sans appel. La disparition de l’URSS et le démantèlement de ses structures répressives
ont libéré les forces centrifuges qui s’exerçaient déjà au temps de l’Empire russe et dont les ressorts
ethniques et religieux n’avaient pas été brisés, en particulier dans le Caucase. Se sont développés
depuis autant de phénomènes, décrits plus loin, dits de « balkanisation » ou de « libanisation » qui se
traduisent par autant de conflits locaux, non seulement déstabilisateurs au niveau régional (Géorgie,
Azerbaïdjan, Arménie), mais aussi, quand leurs enjeux réels et symboliques sont de portée mondiale,
créateurs de tensions dans les relations internationales comme c’est le cas du conflit en Tchétchénie.
3. L’éclatement de la Yougoslavie
La Fédération yougoslave n’a pas résisté à l’effondrement du bloc communiste de l’Europe de l’Est,
même si elle avait adopté, sous la férule du maréchal Tito, une posture de « non-alignée ». Les
républiques qui la composaient, abritant des populations de langues, de cultures, de religions
différentes, en affirmant leur légitimité, dans les frontières qui leur étaient jusque-là assignées, sur la
base de l’identité majoritaire, ont déclenché de violents et sanglants conflits qui ont d’ailleurs, comme
nous le verrons plus loin, fait resurgir le terme de « balkanisation ».
D’une façon générale, ces nouveaux États, issus de la décolonisation, de la dislocation de l’URSS et
de la Yougoslavie, ont pris pour modèle celui de l’État-nation européen, se dotant de tous les attributs
matériels et symboliques de ce dernier, mais dans des frontières fixées par la souveraineté
antécédente. Or, ces frontières reflétaient les rapports de force que celle-ci entretenait avec les
populations jusque-là soumises ou ceux, comme nous l’avons dit, qu’elle avait établis avec d’autres
puissances au moment de l’établissement de ces frontières bien plus que les aspirations des
populations concernées à vivre ou à ne pas vivre dans ce cadre territorial. Se posent donc, pour
beaucoup de ces nouveaux États, des problèmes de légitimité : une légitimité proclamée haut et fort
par le pouvoir en place qui va utiliser tous les moyens dont il dispose : moyens symboliques
(drapeau, hymne national, héros nationaux, par exemple héros de l’indépendance, etc.), moyens
matériels civils (administration, enseignement, médias audiovisuels, etc.), pour créer un sentiment
national qui transcende les appartenances ethniques et religieuses, et moyens militaires pour se faire
respecter et craindre en interne comme par ses voisins. Mais cette légitimité est très souvent contestée
de l’intérieur par des candidats au pouvoir manipulant les sentiments ethniques et religieux de la
population, sur fond de misère persistante pour le plus grand nombre, de telle ou telle partie du
territoire. Des candidats généralement appuyés de l’extérieur par un ou des pouvoirs voisins, eux-
mêmes parfois soumis aux mêmes problèmes sur leur propre territoire. Ces candidats sont soutenus
ou, au contraire, combattus, ouvertement ou en sous-main, par les anciennes puissances coloniales et
les autres puissances du moment.
Ces contestations de frontières, ces querelles et ces conflits, parfois terriblement sanglants, de
pouvoir pour des territoires ont rappelé, dès les années 1960-1970, la permanence des rivalités de
pouvoir sur l’espace territorial ; et cela, même à ceux qui croyaient ces dernières abolies par la
politique des blocs et l’équilibre de la terreur nucléaire ou encore à ceux qui, par conviction
idéologique, les croyaient dépassées. Ce constat n’est évidemment pas étranger à la résurgence de la
réflexion géopolitique.
La fragilité structurelle et l’instabilité politique des nouveaux venus à la souveraineté nationale depuis
les années 1960 se trouvent aggravées par le phénomène dit de mondialisation ou de globalisation
qui, comme ces néologismes le signifient, touche tous les États de la planète mais qui, pour la plupart
des nouveaux venus sur la scène géopolitique, se traduit par une nouvelle « dynamique »
géopolitique, celle de l’« impérialisme sans empire », que nous aborderons dans la dernière partie de
cet ouvrage.
II. Mondialisation, globalisation
Depuis les années 1970, on assiste à un développement rapide des outils et des activités économiques
et culturelles qui échappent de facto au contrôle des États-nations et qui sortent ainsi du cadre
traditionnel de leurs relations.
le développement de l’Internet depuis la fin du siècle dernier : si, en 1989, seulement 100 000
ordinateurs sont connectés et 10 000 000 le sont en 1996, fin 2013, l’Internet compte près de trois
milliards d’utilisateurs soit plus de 40 % de la population mondiale.
Les internautes sont de plus en plus nombreux à se connecter non plus seulement via un ordinateur
mais via les téléphones mobiles « intelligents » et les tablettes électroniques, ce qui provoque, outre
une multiplication des activités économiques transnationales, un développement des échanges idéels,
à travers notamment de nouvelles formes de réseaux sociaux (Facebook a plus d’un milliard
d’utilisateurs actifs, Twitter diffuse 500 millions de messages par jour, etc.) susceptibles de se muer
en forums de contestation du pouvoir politique, phénomène qu’accélérera la réalisation des projets en
cours d’un Internet hors de tout contrôle étatique.
Ce processus pourrait laisser croire à une neutralisation des territoires par les nouvelles technologies
de communication et de contrôle globaux et par l’émergence de normes langagières (l’anglo-
américain) et culturelles communes à l’échelle mondiale.
L’intensité du débat sur les délocalisations, par exemple en France et en Allemagne aujourd’hui, met
en lumière combien les États qui les subissent sont impuissants à contrecarrer ces stratégies
territoriales surtout quand elles sont mises en œuvre par des mégagroupes dont la puissance
financière est supérieure à la leur : « Dix entreprises géantes ont un chiffre d’affaires supérieur à
l’addition du PNB de 164 membres des Nations unies. » [3].
Ces États sont d’autant plus impuissants que la plupart d’entre eux se sont engagés, de gré ou de force,
dans des stratégies de rapprochement politico-économique à l’échelle régionale et au niveau mondial.
Pionniers en la matière, les six États fondateurs de l’Union européenne avaient, entre autres, un
objectif géopolitique : éliminer une des causes majeures de tensions et de conflits entre eux, en créant
un marché commun et des solidarités économiques et monétaires pour déboucher sur une union
politique, le tout supposant des abandons de souveraineté aux instances communautaires [4]. Plus
limitées dans leur objectif, d’autres ententes régionales n’ont comme but que de libéraliser et de
faciliter les échanges entre leurs membres, comme l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA) entré en vigueur en 1994 ou comme le Mercosur qui lie, depuis 1995, le Brésil,
l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. De plus, la plupart des États appartiennent à des organisations
qui, telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire internationale, l’OMC (Organisation
mondiale du commerce), augmentent les limites mises à leur capacité à s’opposer individuellement à
la géoéconomie des entreprises. Enfin, les États doivent composer avec les mouvements
« altermondialistes » et les structures qu’ils ont su créer, comme le « Forum social mondial » annuel
lancé à Porto Alegre (Brésil) en 2001, qui contestent la mondialisation et dénoncent ses conséquences
sociales et culturelles, surtout sur les pays les plus pauvres. Car, bien sûr, les retombées de la
mondialisation ne sont pas les mêmes selon les pays. Aussi celle-ci provoque-t-elle, comme le
souligne I. Wallerstein [5], une nouvelle donne géopolitique, à base géoéconomique, en générant deux
types d’affrontement.
Un premier type d’affrontement concerne les différents centres de l’accumulation capitaliste (les
États-Unis, l’Europe de l’Ouest, le Japon et l’Est asiatique) pour le contrôle des activités à plus fort
taux de profit. Depuis trente ans, l’Europe (dans les années 1970) puis le Japon (dans les années 1980)
et enfin les États-Unis (à la fin des années 1990) l’emportèrent successivement dans cette lutte. C’est
aujourd’hui le tour de la Chine et dans une moindre mesure des autres grands pays émergents (Brésil
et Inde). Un combat qui se poursuit sur tous les terrains et dans tous les secteurs qui paraissent décisifs
pour se maintenir dans ce cercle des États du commandement économique mondial : politiques
publiques de recherche civile et militaire, stratégies pour former et attirer les meilleurs étudiants et
les meilleurs chercheurs, ce brain drain des uns qui est « la fuite des cerveaux » des autres,
manœuvres pour obtenir l’implantation des grands équipements internationaux de recherche comme
celui consacré à la recherche sur la fusion nucléaire (programme ITER) que se sont disputés la
France soutenue par l’Union européenne et le Japon soutenu par les États-Unis. Pressions et menaces
de mesures de rétorsion économiques ou financières, comme celles exercées par les États-Unis sur
Israël pour le dissuader d’autoriser sa compagnie aérienne, « El Al », à acquérir des avions
européens Airbus. Comme F. Mitterrand le confiait au journaliste Georges-Marc Benamou, en
octobre 1994 déjà : « La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique […].
Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort.
Apparemment. » [6]. En 2011, les choses ne semblaient pas avoir changé : à l’été, dans la tourmente
financière qui agite alors les grandes places boursières, la présidente du patronat français parle
« d’une “orchestration” outre-Atlantique des difficultés de l’Europe » [7].
Le second type d’affrontement est celui qui oppose le centre et la périphérie, ce qu’il est convenu
d’appeler le Nord et le Sud ; le Nord, divisé quand il s’agit du partage des activités de commandement
économique, refaisant son unité quand il est question d’un partage plus équitable des ressources et des
profits entre lui et le reste du monde, le Nord n’acceptant des régions de la périphérie qu’une chose,
et encore : qu’elles « accueillent » ses industries de main-d’œuvre à faible valeur ajoutée ou
dangereuses pour ses populations et son environnement, celles dont il tolère qu’elles soient
délocalisées. Ainsi se dessine une géopolitique qui distingue, par le truchement de la puissance
exprimée en termes de commandement économique et financier, des pays dominés, des pays
dominants et, parmi eux, l’« hyperpuissance » américaine.
À cette géoéconomie d’une mondialisation « au grand jour » s’ajoute celle, souterraine, des
trafiquants internationaux et du crime organisé qui déploient leurs juteuses affaires (drogue,
prostitution, fraude, racket, corruption, etc.), en pleine expansion (leur chiffre d’affaires mondial
équivaudrait au PNB de l’Italie [8] ), à l’échelle mondiale selon des stratégies territoriales élaborées
qui jouent des abandons, volontaires ou non, de souveraineté nationale et des lacunes des
organisations supranationales censées les compenser. Ainsi, une florissante géoéconomie dissimulée,
avec ses stratégies, détermine, elle aussi, par ses flux et ses réseaux, de nouvelles catégories
géopolitiques : États complices, États complaisants (« les paradis fiscaux »), États cibles, permissifs
ou intransigeants.
En effet, à la fin du xixe siècle, les États-nations européens qui ont mis la culture à contribution pour
la confection de représentations d’eux-mêmes, généralement en porteurs plus légitimes que tout autre
des valeurs de la « Civilisation », entreprennent de les employer comme matériau d’une stratégie
d’influence dans le jeu géopolitique. Un matériau qui va servir à élaborer « une politique culturelle
extérieure » que mettent en œuvre les ambassades mais aussi des établissements spécialisés – comme
les Alliances françaises, initiative associative lancée dès 1883 – chargés de diffuser la langue et la
culture du pays émetteur ou d’assurer la présence de ses chercheurs. Le choix de l’implantation de ces
centres culturels ou de recherche en traduit bien la portée géopolitique : par exemple, à la fin du xixe
siècle, à Jérusalem, les États qui entendent conserver ou jouer un rôle au Proche-Orient – la France et
l’Allemagne mais aussi l’Italie et la Russie – se livrent à une véritable concurrence sur le terrain de la
présence culturelle via les établissements qu’ils y bâtissent.
Dans les faits, si cet objectif est bien resté celui de l’Unesco, puisque son directeur, en 1999, écrivait :
« L’éducation et la culture sont les seuls garants durables de la paix et de la sécurité humaine » [10],
les États, eux, ont continué, en y mettant les formes, par exemple en parlant moins d’influence, mais
plutôt de relations culturelles et même de coopération culturelle, de considérer la culture comme un
instrument de leur diplomatie. Le général de Gaulle n’affirmait-il pas à Alger en 1943, devant
l’Alliance française, que la culture française devait être une épée du redressement de la France et ne
devait-il pas doter, dès la Libération, le Quai d’Orsay d’une direction des Relations culturelles ?
Et le dense réseau de centres du British Council britannique, du Goethe Institut allemand, de l’Instituto
Cervantes espagnol, des Istituti italiani (italiens) témoigne que cette préoccupation était et reste
partagée par les principales puissances européennes.
Mais, d’instrument d’influence, la culture devient, en outre, dans les années 1980, sous les effets de la
mondialisation, un enjeu géopolitique.
L’irruption de la mondialisation dans le champ culturel est passée à la vitesse supérieure avec le
perfectionnement, dans les années 1970-1980, des « techniques de l’information et de la
communication » dont Anthony Smith dénonce, dans The Geopolitics of Information, « La menace à
l’indépendance que représente la nouvelle électronique en cette fin du xxe siècle [qui] pourrait se
révéler supérieure à celle du colonialisme lui-même. Nous commençons à comprendre qu’avec la
décolonisation et la montée des entités supranationales nous n’avons pas mis le point final aux
relations impériales, mais bien jeté un filet géopolitique qu’on tisse depuis la Renaissance. Les
nouveaux médias peuvent pénétrer plus profondément une “culture réceptrice” que n’importe quelle
technologie occidentale antérieure. Le résultat pourrait être un immense chaos, une exacerbation des
contradictions sociales actuelles au sein des sociétés en développement. » [11]. Et Edward W. Said, qui
cite ce texte, ajoute : « Nul ne le contestera : l’acteur le plus puissant dans cette configuration, ce sont
les États-Unis. » [12]. Cette configuration, comme dit E. W. Said, s’est en effet traduite depuis, et d’une
manière continuellement croissante, par une diffusion, partout dans le monde, de « produits »
culturels, films et téléfilms, livres, musiques mais aussi d’informations principalement élaborés aux
États-Unis et commercialisés par leurs entreprises géantes dites multimédias avec lesquelles leurs
rares rivales européennes ou japonaises, tout en s’alignant sur leurs standards de production, de
marketing et de communication, peinent à rivaliser, comme les mésaventures du groupe Vivendi
Universal l’ont montré. Ce phénomène conduit à l’élaboration d’une sorte de « culture mondialisée »
qui pénalise doublement les autres États, en termes de géopolitique, sur le terrain économique et sur
le terrain identitaire.
Sur le terrain économique, la production américaine, très tôt concentrée et pouvant amortir ses coûts
sur son vaste marché intérieur, dispose d’un atout décisif dans la compétition mondiale.
Sur le terrain identitaire, les États-Unis, en diffusant massivement leurs produits, diffusent tout aussi
massivement leur langue et leurs normes, et tendent ainsi à imposer une culture de référence qui
dévalorise, quasi mécaniquement, les référents culturels des autres nations, réduisant ainsi leur
capacité d’influence dans le monde (la France, par exemple, a, entre autres pour cette raison, de plus
en plus de mal à faire prévaloir auprès des médias internationaux son modèle d’« intégration
républicaine » contre celui du communautarisme américain), mais aussi affaiblissant leur cohésion
politique. En effet, la remise en cause de l’identité nationale par la culture de référence, sa
dévalorisation qui se traduit, par exemple, en Europe, dans les messages publicitaires télévisés par le
choix de décors empruntés aux villes ou aux paysages américains et par celui de slogans en anglo-
américain, pour des marques pourtant européennes, concourt à l’apparition de cultures subnationales
(« cultures des banlieues », « revendications identitaires régionales »), à des identifications
extranationales (à l’un ou à l’autre des protagonistes du conflit palestinien, par exemple) ou au retour,
si tant est qu’elles aient été écartées, de cultures supranationales, principalement de certaines
religions. Certes, les États, puis les États-nations, de l’Europe occidentale ont toujours dû compter
avec Rome. Selon le rapport de force du moment, ils sont allés à Canossa, ont bravé, rompu ou
ignoré Rome parce qu’ils ont toujours été dans un rapport de pouvoir à pouvoir : pouvoir temporel
versus pouvoir spirituel. Or, ce n’est pas le cas dans d’autres aires religieuses, notamment dans celle
de l’islam dont le projet n’établit pas cette distinction faite en terre chrétienne. Aussi la réponse de
l’islam à la « culture de référence » n’est-elle pas seulement culturelle, mais aussi politique. Ce qui ne
fait que compliquer un peu plus le problème des États qui se revendiquent, tout à la fois, États-nations
et États musulmans.
D’une façon générale, les États, avec des bonheurs divers, individuellement ou collectivement,
comme, par exemple, à travers l’Union européenne ou les instances de la Francophonie, tentent de
faire face à cette double menace d’une culture de référence mondialisée sur leur identité nationale et
sur leur influence dans le monde. Ils prennent pour cela des mesures concrètes de protection de leur
langue (par exemple, en France, la loi relative à l’emploi de la langue française de 1994, dite loi
« Toubon », qui précise dès son article premier que « la langue française est un élément fondamental
de la personnalité et du patrimoine de la France ») et de leur production (politique des quotas
audiovisuels pour les chaînes de télévision) mais aussi de soutien, logistique et financier, à celle-ci.
Parallèlement à ces mesures concrètes, ils adoptent un discours dont la France s’est fait le héraut.
Celle-ci a d’abord fait valoir l’« exception culturelle » qu’elle aurait incarnée par excellence. Cette
« défense et illustration » s’est opportunément muée, depuis quelques années, en promotion, moins
isolée et moins conflictuelle, de la « diversité culturelle » et du plurilinguisme, dans les enceintes
internationales comme dans les relations bilatérales.
Une préoccupation partagée aujourd’hui par la Chine. Dans un discours prononcé, à huis clos, en
octobre 2011, lors du dernier plénum du 17e congrès du PC chinois, le président Hu Jintao se
montrait très offensif : « La puissance culturelle de notre pays et son influence ne correspondent pas
encore à sa place internationale… La culture occidentale est forte sur le plan international, tandis que
nous sommes faibles… Nous devons reconnaître que les forces hostiles internationales intensifient
leur complot stratégique pour occidentaliser et diviser la Chine, les domaines culturel et idéologique
sont leur point principal d’infiltration à long terme. » [13]. Aussi pour s’affirmer comme une
puissance capable de rivaliser culturellement avec les États-Unis, la Chine consacre-t-elle des moyens
grandissants aux instituts culturels Confucius (créés en 2004, ils sont aujourd’hui environ 400 répartis
dans une centaine de pays dans le monde dont 16 en France) et aux médias officiels au rayonnement
mondial, comme la chaîne de télévision CCTV et l’agence de presse Chine nouvelle.
Mais il est aisé pour les États-Unis de faire apparaître ces mesures et ces discours comme des
combats d’arrière-garde, comme ceux des anciens (« la vieille Europe » de l’administration du
président américain G. W. Bush) contre les porteurs de la modernité. Cependant, il n’est pas certain,
comme le souligne F. Roche [14], s’inspirant des travaux d’Edgar Morin, que l’alternative simpliste
« culture mondiale » versus « combat pour les cultures » pose correctement le problème que soulève
la mondialisation. Mais il est vrai, ajoute l’auteur, que « cette “quasi-culture” mondialisée se trouve,
entre les éléments universels et les éléments locaux ou particuliers, en situation d’équilibre instable
qui donne toute leur pertinence, au cas par cas, aux analyses géopolitiques » [15]
Instrument d’influence, enjeu des rivalités géopolitiques, la culture apparaît, après l’effondrement de
l’URSS et la dislocation de la Yougoslavie, les attentats du 11 septembre 2001 à New York et
Washington, la guerre en Afghanistan, puis celle en Irak, également comme facteur, voire comme
fondement, pour certains, des rivalités de pouvoir.
En effet, dans les années 1990, au Caucase et dans les Balkans, les conflits mettent aux prises des
belligérants qui invoquent une appartenance ethnoculturelle, irréductiblement incompatible avec celle
de leurs adversaires, comme mobile de leur combat, et cela, alors même qu’ils avaient vécu côte à
côte avec ces derniers pendant des siècles, sinon en bonne intelligence, du moins sans heurt majeur.
De là à penser que la culture serait la cause principale des conflits, il n’y a qu’un pas, tôt franchi par
Samuel P. Huntington, professeur à Harvard, fondateur et l’un des directeurs de la revue Foreign
Policy. Celui-ci se rend mondialement célèbre en 1993 en prédisant dans un article de la revue
Foreign Affairs l’affrontement de la civilisation occidentale avec les autres civilisations, thèse qu’il
développe dans The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order [16] et dans Le Choc des
civilisations [17]. Celle-ci a donné lieu à d’innombrables articles pour la réfuter ou pour la défendre,
surtout après les attentats du 11 septembre 2001, puisque les propos tenus par leurs commanditaires
font explicitement référence à un combat « civilisationnel » livré par le monde arabe et, plus
généralement, musulman à l’« Occident impie », aux « croisés judéo-chrétiens ».
Mais est-ce bien la culture qui est directement en cause ou ne serait-ce pas plutôt sa manipulation pour
en faire un instrument de pouvoir, par ceux qui détiennent ce dernier ou ceux qui le convoitent, dont il
s’agit ? Comme Olivier Roy [18] l’a montré, l’islamisme, tout en exploitant le thème de l’Occident
doublement haïssable parce que incroyant et responsable des tourments économiques, sociaux et
culturels du monde musulman, s’est coulé dans le moule, pourtant occidental, de l’État-nation ; il
occupe le pouvoir, comme en Iran, ou il aspire à l’occuper.
Reste la question du « terrorisme international » qui paraît plus délicate. Son discours comme sa
pratique semblent ignorer les États-nations et tenir pour acquise la globalisation et en retourner les
armes contre ses promoteurs supposés. Pour en juger, l’analyse [19] des liens entre l’islam
fondamentaliste, la dynastie saoudienne et les États-Unis semble pertinente, puisque les auteurs de
l’attentat du 11 septembre avaient choisi les États-Unis pour cible, 15 sur 19 d’entre eux étaient
saoudiens et se réclamaient d’un islam fondamentaliste qui les aurait poussés à devenir membres du
réseau al-Qaida, dirigé par le Saoudien Oussama Ben Laden.
Premier lien, celui établi au xviiie siècle entre le fondateur d’une nouvelle interprétation
fondamentaliste de l’islam et le pouvoir d’un chef de tribu local. Ce réformateur s’appelait Mohamed
Ben Abd al-Wahhab, et le cheikh s’appelait Mohamed Ben Saoud. Ainsi, l’alliance d’une doctrine
religieuse fondamentaliste et puritaine, se réclamant des premières sources de l’islam et d’un pouvoir
politique qui cherche une expansion et une légitimité par l’islam, est depuis, et jusqu’à nos jours, le
socle du développement d’un pouvoir en Arabie. À l’origine, donc, cela n’a rien à voir avec une lutte
culturelle contre l’Occident.
Deuxième lien, celui établi entre les États-Unis et la monarchie saoudienne : en 1938, une première
société pétrolière américaine opère en Arabie Saoudite. En 1945, le roi Ibn Saoud rencontre le
président Roosevelt, et ce jour-là sont scellées les bases d’une alliance à long terme entre les États-
Unis et l’Arabie Saoudite. Celle-ci devient le principal fournisseur de pétrole des États-Unis, et ceux-
ci, en contrepartie, assurent une protection décisive au Royaume.
Troisième lien, celui établi entre l’Occident et le wahhabisme quand ce dernier fut utilisé par le
premier contre l’URSS, communiste et athée, qui avait envahi l’Afghanistan musulman. La guerre
contre les Russes a permis aux wahhabites saoudiens de faire se rejoindre en Afghanistan la plupart
des mouvements islamistes radicaux : des Pakistanais, des Tchétchènes, le GIA algérien, des
Égyptiens, des Syriens, des Philippins, des Soudanais, des Indonésiens et 8 000 jeunes Saoudiens
ayant entre 16 et 22 ans. Une fois la guerre contre les Russes gagnée, et les talibans au pouvoir, une
partie de ces forces est restée en Afghanistan. Celles qui l’ont quitté devinrent des forces
contestataires contre les pouvoirs régnant dans leurs pays d’origine (Algérie, Égypte, etc., y compris
l’Arabie Saoudite). À cette époque, l’Occident ne voyait pas encore de danger dans l’islamisme
radical des talibans qui ont pu y puiser de quoi justifier leur pouvoir et les normes qu’ils ont
imposées à la société afghane.
Jusque-là, de ces trois liens, deux, le premier et le troisième (le deuxième est une manifestation de
« l’impérialisme sans empire »), illustrent l’emploi traditionnel de la culture, dans sa composante
religieuse, ici globalisante, par le politique (ce que l’Occident connaît lui aussi : « Dieu et mon
droit », « In God we trust », « Gott mit uns », etc.), pour légitimer et conforter ou pour contester et
renverser un pouvoir territorial – autrement dit, à des fins géopolitiques.
Or, depuis les attentats du 11 septembre 2001, le wahhabisme d’al-Qaida, dans sa dénonciation de
l’Occident, paraît « déterritorialisé ». Premièrement, parce que, avec al-Qaida (« la base »), il a pris la
forme d’une organisation internationale, qui échappe désormais à tout contrôle national, alors que,
depuis le xviiie siècle, le wahhabisme était contrôlé par l’État saoudien et qu’au xxe siècle il avait été
entièrement subordonné à celui-ci. Deuxièmement, parce qu’à travers le discours d’Oussama Ben
Laden et celui de ses adeptes se dessine une vision d’un monde globalisé, un Occident qui se limiterait
à un monde de juifs et de chrétiens tous porteurs en terre musulmane des méfaits de la modernisation,
de la globalisation, c’est-à-dire de principes étrangers à l’islam pour diriger les peuples et régler la
conduite morale et éthique des individus. Un Occident en forme de contre-modèle, de repoussoir,
sans base territoriale définie, à proprement parler, et sans autre limite que la ligne de front avec
l’islam. Une ligne de front elle-même en partie virtuelle, puisque, si un ancrage territorial peut lui
être donné au Proche- et au Moyen-Orient, il paraît difficile d’en établir un dans les pays qui, sans
être musulmans au regard des fondamentalistes, abritent de fortes communautés islamiques.
Parallèlement, les autorités et les médias des pays victimes d’attentats ou menacés de l’être emploient
un vocabulaire : nébuleuse, mouvance, réseaux islamistes, etc., qui dit leur perplexité devant un type
de conflit sans dimension territoriale proprement dite, ni dans ses implantations ni dans ses objectifs.
Pour certains, il s’agirait là d’une mutation à portée mondiale : dans les éléments qui constituent la
puissance des sociétés entrerait directement en compte désormais une dimension culturelle (la
religion) qui s’ajouterait aux critères classiques de la puissance, c’est-à-dire la supériorité
économique et/ou militaire et/ou technologique. Si l’on suit ce raisonnement, d’importants
bouleversements peuvent être envisagés. Prenons un exemple : aujourd’hui, les 150 millions de
musulmans chiites ne constituent que 10 % de la population musulmane mondiale. Mais le point
essentiel est que, si l’on examine la carte de la région arabo-persique, on constate que les chiites y
prédominent largement. Il y a d’abord l’Iran, fort de 78 millions d’âmes, l’Irak, dont plus de la moitié
de la population est de confession chiite (15 millions sur 28), le Bahreïn majoritairement chiite,
auxquels il faut ajouter les fortes minorités chiites présentes au Koweït, en Arabie Saoudite, au Qatar
et dans les Émirats arabes unis, à majorité sunnite. Les 10 % de chiites que comprend l’Arabie
Saoudite habitent la province littorale du Hasa, qui renferme l’or noir du Royaume, un quart du stock
mondial connu. Si l’on prend l’ensemble des populations chiites des divers États du golfe Arabo-
Persique, elles sont majoritaires dans la zone où se trouvent 60 % des réserves mondiales de pétrole
connues aujourd’hui.
Mais, pour d’autres observateurs, la démarche d’al-Qaida est plus « classique » : si la tactique de cette
« nébuleuse » est nouvelle par l’emploi, comme nous l’avons dit, des ressources de la globalisation,
son objectif réel, même s’il est masqué par la rhétorique islamiste de son discours, est la
déstabilisation de l’Arabie Saoudite, le renversement de la monarchie saoudienne et la prise du
pouvoir dans ce pays. Les liens évoqués plus haut invitent à ne pas écarter cette hypothèse.
III. Compétition
Enfin, le contexte géopolitique contemporain est caractérisé par la compétition accrue sur l’espace,
l’eau, les terres agricoles, les ressources du sous-sol qu’entraînent la croissance démographique
mondiale et la diffusion du mode de consommation occidental à travers le monde (ainsi, la planète
compte désormais plus d’un milliard de véhicules automobiles).
La population mondiale s’élevait à environ 1,6 milliard en 1900, 3 milliards en 1960, 7 milliards 200
millions en 2014 et devrait atteindre 9 milliards en 2050. Ce sont les États africains qui supporteront
la plus forte augmentation de la pression démographique puisque leur continent, peuplé d’un milliard
d’hommes aujourd’hui, en comptera deux milliards en 2050.
Or, la compétition sur les terres arables, à laquelle se livrent principalement investisseurs occidentaux
et asiatiques (Chine mais aussi Corée), qui affecte les pays en développement (près de 33 millions
d’hectares – soit plus de la moitié de la superficie de la France – y ont été achetés ou loués par des
investisseurs en 2012), concerne essentiellement l’Afrique subsaharienne avec, à terme, les menaces
que cette compétition fait peser sur son approvisionnement alimentaire.
Les mêmes problèmes de rivalité se posent pour l’eau de certains bassins (comme celle du Nil par
exemple, objet de vives tensions entre l’Égypte et l’Éthiopie, depuis que cette dernière a entrepris, en
2013, l’édification du barrage dit « de la Renaissance » sur le Nil bleu qui fournit 60 % du débit du
Nil à son entrée en Égypte), les énergies fossiles, les minerais, les terres rares… et le stockage des
déchets.
Les bassins océaniques, dans leur totalité et non plus dans les seules zones côtières, sont désormais
concernés. D’une part, parce qu’aux anciens axes maritimes stratégiques s’en ajoutent beaucoup
d’autres qui ont acquis une valeur vitale pour de nouvelles puissances comme, par exemple, la route
maritime, balisée de bases stratégiques, dite du « collier de perles » reliant la Chine aux ports
pétroliers du Moyen-Orient. D’autre part, parce que de récentes avancées technologiques permettent
dorénavant d’envisager l’exploitation des fonds marins et de leur sous-sol. Ainsi, par exemple,
l’océan Arctique dont le sous-sol semble recéler de fortes réserves d’hydrocarbures fait-il l’objet
d’une vive compétition entre ses grands États riverains ; de même, les vives tensions en mer de Chine
du sud entre, notamment, le Japon et la Chine s’expliquent au moins en partie par les promesses de
son sous-sol.
Notes
[1] Hubert Védrine, « Le 11 Septembre n’a pas révolutionné le monde », entretien accordé au
quotidien Libération, 7 septembre 2002.
[2] Saskia Sassen, « Globalisation et revendications. La ville globale », inLa Différence culturelle,
colloque de Cerisy, Paris, Balland, 2001.
[3] Hubert Védrine, Le Monde diplomatique, décembre 2000..
[4] Voir aussi, au chapitre vii : « L’Union européenne ».
[5] Immanuel Wallerstein, Fernand Braudel Center, Binghamton University, Commentaire, octobre
2003, n° 122,
[6] Georges-Marc Benamou, Le Dernier Mitterrand, Paris, Plon, 1996.
[7] Le Figaro, 29 août 2011.
[8] Estimation avancée par H. Védrine, op. cit.
[9] François Roche, La Culture dans les relations internationales, Rome, École française de Rome,
2002.
[10] Federico Mayor, Un monde nouveau, Paris, Unesco, 1999.
[11] Anthony Smith, The Geopolitics of Information : how Western Culture Dominates the World, New
York, Oxford University Press, 1980.
[12] Edward W. Said, Culture et Impérialisme, Paris, Fayard, 2000.
[13] Souligné par nous.
[14] Op. cit.
[15] Souligné par nous.
[16] New York, Simon & Schuster, 1996.
[17] Paris, Odile Jacob, 1997.
[18] Voir les travaux d’Olivier Roy, ; par exemple, « Les mouvements islamistes en recherche
d’identité », Revue internationale et stratégique, hiver 2000-2001.
[19] Celle-ci doit beaucoup aux conversations de l’auteur avec le professeur Maurice Godelier.
Troisième partie. La géopolitique
contemporaine : permanences, altérations et
mutations
Présentation de la troisième partie
La géopolitique contemporaine : permanences, altérations et mutations
La géopolitique contemporaine, en premier lieu, revisite, grâce à ses nouveaux instruments, les
permanences du « puzzle » géopolitique : ses pièces – les continuités étatiques –, leurs découpages –
les discontinuités que constituent les frontières – et leurs altérations, modifications du jeu par
morcellement ou agrandissement des pièces.
Mais elle constate aussi que la période actuelle, en introduisant de nouveaux « joueurs », de nouveaux
instruments et de nouvelles règles, bouleverse plus qu’elle ne modifie le « puzzle » géopolitique, et
elle tente donc de décrire et d’analyser les véritables mutations de la donne géopolitique auxquelles
nous assistons aujourd’hui.
Chapitre V
Permanences des territoires de la géopolitique :
continuités et discontinuités
En temps de guerre, les belligérants suscitent l’apparition d’un « espace de la guerre » : structuré par
des forces en mouvement, l’espace du conflit, l’espace stratégique, est un espace aux limites
fluctuantes dont l’opacité et la pénétrabilité varient sans cesse. Comme le précise Franck Debié, « la
manière de penser l’espace stratégique et d’y organiser l’action est différente de celle du temps de
paix. La gestion du temps y joue un rôle plus important. L’espace n’est pas seulement […] un théâtre
d’opérations. Le stratège cherche à en faire un complice, en créant des lignes fortifiées, en ménageant
des glacis, en ouvrant des fronts nouveaux, en pratiquant la politique de la terre brûlée pour couper
les sources d’approvisionnement de l’ennemi. Il existe entre l’espace de la guerre et celui de la paix
une contradiction si forte que l’organisation de l’espace stratégique se traduit souvent par une
destruction de l’espace du temps de paix : les ponts sont coupés, les gares et les usines sont détruites,
les villes brûlées, les populations déplacées [1] » Un article publié par le journal Le Monde en mai
2004 l’illustre tragiquement : « Dans la petite république autonome d’Adjarie, région géorgienne des
bords de la mer Noire frontalière de la Turquie, […] le potentat local Aslan Abachidze a transformé,
il y a quelques jours, son fief adjar en camp retranché, faisant sauter deux ponts vers la Géorgie,
donnant ordre de démanteler la voie ferrée Tbilissi-Batoumi et faisant bloquer les routes secondaires
de crainte qu’une intervention armée ne soit ordonnée par le pouvoir de Tbilissi, qui s’est engagé
dans des manœuvres militaires aux abords de la frontière. Le gel des activités portuaires, l’une des
principales ressources de l’Adjarie, affecte tout le sud du Caucase. » [2].
En temps de paix, les choses sont donc très différentes. Néanmoins, l’État doit se prémunir contre
toute tentative extérieure ou intérieure de l’abattre ou de l’asservir. En termes spatiaux, cela signifie
que l’État doit veiller à l’intégrité de son territoire. Aussi lui faut-il, tout à la fois, éviter tout risque
d’implosion et décourager toute tentative d’attaque étrangère tout en préparant, éventuellement, ses
propres projets d’agression extérieure. Il lui faut, enfin, augmenter ou, au minimum, maintenir ses
ressources, notamment financières. L’État peut agir sur plusieurs registres, à l’interne comme à
l’externe : surveiller et punir, se protéger, intimider et séduire, encourager et agir sur le terrain
économique, registres qu’il va traduire en termes spatiaux.
En politique intérieure, surveiller et punir signifie que l’État va quadriller le territoire de ses agents :
administration territoriale, police et gendarmerie, armée, fisc, justice vont être répartis pour assurer
au mieux le contrôle du pays. Paul Claval a particulièrement étudié la logique territoriale de ce
contrôle : « Ce que l’on a appris peu à peu, c’est à diviser l’espace en circonscriptions dont l’ampleur
est proportionnée aux besoins de la surveillance. Dans chacune, les agents du pouvoir sont en
résidence là où les déviances semblent les plus probables, là également où l’on a le meilleur accès à
l’ensemble. » [3]. Mais encore faut-il que les informations recueillies parviennent rapidement au
« sommet » de l’État et que celui-ci puisse aussi rapidement donner ses instructions en retour et/ou
dépêcher des agents (police, armée, etc.) en renfort : il lui faut donc disposer d’infrastructures et
d’outils de communication aussi efficaces que la technologie du moment et les moyens financiers que
l’État peut leur consacrer le permettent. Dans ce domaine, deux constantes apparaissent :
premièrement, dès qu’une technologie nouvelle voit le jour en matière de communication, l’État est
tenté d’en revendiquer le monopole ou, à tout le moins, de s’en assurer le contrôle ou la
surveillance ; deuxièmement, il veille à ce que ces équipements relient prioritairement le centre du
pouvoir à ses périphéries les plus sensibles.
Se protéger signifie mettre à l’abri physiquement, autant que faire se peut, l’appareil d’État. Ainsi le
paysage parisien a-t-il été totalement transformé par les grands travaux du baron Haussmann dont
l’un des objectifs était, par ses grandes percées, de permettre aux troupes de manœuvrer plus
aisément en cas de soulèvements populaires : l’écrasement de la Commune de Paris, comparé au
succès des révolutions parisiennes de 1830 et 1848, a montré l’« efficacité » de ces aménagements de
l’espace urbain. Le personnel d’État lui-même peut créer ses propres espaces, isolés pour mieux le
protéger du monde extérieur : l’archétype en est la Cité interdite de Pékin ; mais, comme le souligne
Roger Brunet : « Le modèle contemporain le plus achevé était connu pour être celui de la
nomenklatura soviétique, avec ses espaces réservés, ses logements et ses villages de résidence
principale ou de congés, ses magasins, ses restaurants, ses places au spectacle et même ses voiries.
Mais rares sont les pays dont le sommet de l’appareil d’État n’a pas ses espaces réservés. » [4].
Intimider et séduire signifie pour l’État manifester sa puissance, sa magnificence ou tout simplement
son efficacité pour exprimer et imposer, ici territorialement, sa légitimité auprès de sa population.
Dans l’ordre de l’intimidation, un bon exemple est celui de l’implantation des garnisons de
gendarmeries mobiles en France : les villes et banlieues ouvrières où elles furent implantées étaient
ainsi invitées à la sagesse. Intimidation et séduction mêlées se repèrent, par exemple, dans le choix
d’une nouvelle capitale tout à la fois « prestigieuse » et « impressionnante » : Versailles, Saint-
Pétersbourg, Brasília, Islamabad, Yamoussoukro, Astana. Même volonté dans l’aménagement des
villes du pouvoir : de la capitale, bien sûr, mais aussi de celles qui en relaient l’autorité. La ou les
grande(s) place(s) symbolise(nt), au cœur du désordre des rues « populaires », l’ordre étatique. Les
parades militaires y manifesteront l’autorité et la puissance de l’État (place Rouge, place Tian’anmen,
place de la Concorde, etc.). L’artère triomphale (Champs-Élysées, le « Mall » de Londres qui sont,
l’une comme l’autre, des perspectives « royales ») joue le même rôle. Magnifier l’État mais aussi en
magnifier le souverain : le roi ou le despote, statufié de Louis XIV à Saddam Hussein, en passant par
Napoléon et Staline ou glorifié à travers ses exploits – colonne Trajane, colonne Vendôme –, fait
bâtir ou embellit un ou des palais dont la taille et la somptuosité signifient sa puissance. À l’âge des
souverainetés populaires, ce sont celles-ci qui sont magnifiées : ainsi l’imposant parlement
britannique est-il d’architecture néogothique parce qu’à l’époque de sa construction, débutée en 1836,
les Britanniques sont convaincus que le gothique est un art né en Grande-Bretagne, un art national ;
ainsi le majestueux pont de la Concorde est-il bâti avec les pierres de la Bastille « afin que le peuple
foule la forteresse des tyrans ».
Séduire sa population, toujours sur le plan territorial, c’est faciliter les déplacements jusque dans les
zones les plus « reculées » par un dense réseau routier, ferroviaire, etc., quadriller le pays
d’équipements « publics » : écoles, hôpitaux, postes, etc. ; séduire dans l’espace urbain, c’est
aménager, par exemple, des espaces verts et de récréation dans les quartiers populaires, comme le fit
le Second Empire à Paris (parc Montsouris, Buttes-Chaumont), c’est encore le doter de prestigieux
établissements culturels : opéras, musées, bibliothèques publiques, etc.
Encourager et agir, c’est enfin afficher son efficacité sur le terrain par de grands aménagements, en
fonction des moyens techniques du moment, à portée pratique et symbolique : ouvrages d’art (du
Pont-Neuf au viaduc de Millau), grands aménagements régionaux (la création de la forêt des Landes
ou celle de la Sologne au xixe siècle ; au xxe, l’aménagement du bassin de la Tennessee aux États-
Unis, la poldérisation du Zuiderzee aux Pays-Bas, l’aménagement touristique du Languedoc-
Roussillon, etc.), voire d’ambitieuses politiques d’« aménagement du territoire » comme en France
après la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi encourager (en France, par exemple) ou décourager
(au Japon, hier, en Chine et en Inde, aujourd’hui) la natalité selon qu’elle favorise ou handicape la
puissance économique.
L’État doit aussi garantir sa pérennité vis-à-vis de l’extérieur. Là également, il lui faut surveiller et
« punir » (un État, quand il en agresse un autre, le reconnaît rarement : il se présente en victime qui
punit l’autre de l’avoir agressé), se protéger, intimider et séduire. La traduction territoriale de ces
nécessités est aisée à repérer : un réseau d’ambassades qui vont tout à la fois surveiller et, par le lieu
de leur implantation dans la capitale étrangère (par exemple, au plus près des lieux de pouvoirs
locaux comme l’ambassade de Grande-Bretagne et celle des États-Unis à Paris, à quelques pas du
palais de l’Élysée), par leur taille plus ou moins imposante, l’attrait de leur architecture, etc., dire
l’importance de l’État représenté.
Se protéger a longtemps eu une forte traduction spatiale : fortifications urbaines et sur les frontières,
forts et casernements aux points stratégiques de la défense du territoire, ports de guerre, usines
d’armement, etc. Les technologies modernes les ont, dans les grands États, en partie périmés (la ligne
Maginot), sans toujours en faire disparaître les traces dans le paysage, mais ont produit, à leur tour,
des aménagements importants par leur taille et les emplois qu’elles procurent : bases aériennes, bases
spatiales (Baïkonour, Kourou), installations de production et d’essai de l’arme nucléaire, etc.
Intimider peut, par exemple, se traduire par l’implantation de bases militaires navales et terrestres en
terre étrangère.
Dans ces deux derniers cas, se protéger et intimider, on retrouve sur le terrain, ce que Jacques Lévy a
désigné comme l’espace militaire latent, prolongement en temps de paix de l’espace de la guerre.
Séduire, c’est se créer un courant de sympathie à l’étranger, s’y donner une bonne « image ». L’État
va y contribuer, pour nous cantonner là encore au territoire, en implantant des « vitrines » culturelles
et scientifiques ou en soutenant des aménagements ou des restaurations à valeur hautement
symbolique dans les pays dont il recherche l’estime.
1. L’espace de la légitimité
Lorsque les États se constituent et étendent le territoire de leur souveraineté, leur autorité va rarement
de soi, puisqu’elle remet en cause des légitimités antécédentes et les découpages territoriaux qui en
résultaient : la Fronde en France ou la guerre de Sécession en Amérique en témoignent.
Même lorsque l’État est parvenu à se faire admettre comme légitime par la grande majorité de la
population qui vit sur son territoire, il doit composer avec des légitimités anciennes ou plus récentes,
endogènes ou exogènes, qui lui disputent le contrôle de l’espace ou lui contestent la façon dont il
l’organise.
Les contestations endogènes sont souvent liées à des légitimités anciennes qui perdurent comme
représentations partagées par tout ou partie des populations concernées. Ainsi, des Basques français
qui contestent la légitimité du département des Pyrénées-Atlantiques et réclament sa partition pour
disposer d’un département pour le seul territoire « basque ». Ainsi, aussi, des Bretons qui réclament
le rattachement du département de Loire-Atlantique à la région « Bretagne ». Ainsi, enfin, des Corses
qui ont revendiqué et obtenu, pour leur île, le statut de région alors que primitivement elle était
incluse dans la région « Provence, Alpes, Côte d’Azur, Corse ». Mais l’État doit composer aussi avec
ce que d’ailleurs en français on continue d’appeler, d’un terme féodal, les « fiefs » : « fiefs »
patronaux, comme autrefois celui des Schneider au Creusot ou celui des Michelin à Clermont-
Ferrand, où tous les équipements urbains (logements, écoles, hôpitaux, stades, etc.) étaient leur fait ;
« fiefs » ouvriers pour lesquels on parle aussi de « forteresses » ou de « citadelles », ce qui en dit
long sur leur capacité à contester l’appareil d’État sur leur territoire ; « fiefs » électoraux tenus par
des personnalités politiques avec lesquelles, là aussi, l’appareil d’État devra composer quand il
s’agira, par exemple, de construire des logements sociaux, de créer tel ou tel équipement public,
d’établir une déviation routière, etc.
Si l’État doit fréquemment composer avec d’autres légitimités endogènes que la sienne, il doit parfois
aller jusqu’à les combattre. Ainsi sur les territoires contrôlés par les mafias où règne « la loi de
l’honneur et du silence, mélange de terreur continuelle et de légitimité longuement construite contre
les représentants de l’État » [5]. Ainsi des territoires revendiqués par des mouvements séparatistes ou
révolutionnaires qui contestent de manière radicale, les armes à la main ou en recourant au
terrorisme, la légitimité de l’État, perçu et dénoncé comme « puissance occupante ».
La fonction imaginaire de la frontière est de signifier l’altérité qu’elle est censée matérialiser.
Comme nous l’avons noté à propos des cartographies imaginaires, elle valorise ou dévalorise les
espaces voisins, les classe en pays « frères », alliés, amis, ou en pays ennemis qui peuvent être
héréditaires, jurés… ou d’hier. Mais elle crée aussi des limites qui ne coïncident pas forcément avec
celles établies par les rapports de force entre les États. Les fondements socioculturels, religieux en
particulier, de ces représentations sont souvent si profonds que ces frontières « imaginaires » sont
perçues comme « plus vraies que nature ». K. Pomian, dans son essai L’Europe et ses Nations, en
donne un bon exemple : « J’ai rencontré l’Europe pour la première fois en avril ou mai 1946. Un
convoi de wagons à bestiaux – mais adaptés au transport des humains – traversait la Volga venant du
Kazakhstan du Nord. Le train roulait lentement sur un pont fraîchement reconstruit. Les adultes étaient
émus. Quelqu’un a dit : “Nous voici en Europe, enfin.” Et j’ai compris que nous venions de traverser
une vraie frontière. » [7].
Ainsi l’imaginaire collectif, devenu à l’âge des États-nations le sentiment national, classe-t-il les
frontières en bonnes ou mauvaises frontières, frontières justes ou injustes, vraies ou arbitraires,
naturelles ou artificielles [8], sûres ou menacées. La frontière est ainsi vécue comme un obstacle, une
frustration (« le rideau de fer ») ou, au contraire, comme une protection (« à l’abri des frontières »)
ou comme une fiction (« une vraie passoire »).
Aussi, lorsque la frontière imaginaire entre en compétition avec la frontière réelle, l’État doit gérer
cette contestation en composant, en rusant ou en employant la force, dans ce dernier cas par des
mesures coercitives en interne ou par des opérations militaires en externe.
Certains, en Europe au xixe siècle, ont voulu voir dans le limes romain le prototype de la frontière
moderne. En fait, le limes, littéralement le sentier qui sépare deux terrains, est, tour à tour, et parfois
simultanément, zone et ligne. « Zone de contact avec les pays barbares, le limes est, à l’origine, une
zone frontière provisoire. Cette dernière doit servir de base de départ pour de nouvelles opérations
militaires, destinées à favoriser progressivement la conquête du monde connu. Mais cette prétention
romaine à la domination universelle se révèle impossible à réaliser, d’une part en raison de la
résistance ou de la pression des peuples barbares, d’autre part à cause de la limitation des moyens
dont dispose l’Empire romain » [11], et le limes, délibérément fixé par l’Empire en fonction de ses
capacités et de ses intérêts stratégiques du moment, devient à la fois ligne et zone de défense de
l’intégrité territoriale de l’Empire. Ligne qui suit la rive des fleuves (Rhin, Danube, Euphrate) et que
matérialisent, dans les intervalles les plus exposés au risque d’invasion, des obstacles artificiels
continus : palissades, fossés, etc. Mais aussi zone, zone en avant de la ligne (postes avancés, glacis) et
en arrière de celle-ci (garnisons, routes de liaison entre elles et avec l’intérieur, etc.).
Cette vision de la frontière comme espace de l’expansion territoriale et/ou comme ligne de défense se
retrouve dans la Chine ancienne, que celle-ci regarde vers le nord ou vers le sud.
Ce sont donc les progrès de la cartographie aux xviie et xviiie siècles, mais aussi la place centrale
qu’occupe la France en Europe, par sa taille, son poids démographique et économique, et surtout par
son rayonnement intellectuel, linguistique et culturel, qui expliquent cette évolution : Daniel
Nordman [13] et Michel Foucher [14] le confirment. Le premier, lorsqu’il signale que « la carte de
Cassini contribue à “fixer les frontières du Royaume” comme le signalent les Mémoires de Trévoux »
et qu’il évoque cette France qui a, la première sur le continent, le sentiment que « la construction de
l’espace national est achevée, qu’elle a enfin atteint sa plénitude ». Aussi précise-t-il : « L’évolution est
nette à partir des années 1770. Lorsque la France et les pays voisins poursuivent leur politique de
régularisation systématique [des limites de leurs États], […] le langage de la diplomatie […] accueille
alors diverses expressions : la “démarcation de la frontière”, la “délimitation des frontières”
concurrencent désormais la “démarcation de la limite”. Cette évolution du mot “frontière” vers un
emploi courant est achevée au début du xixe siècle. »
Michel Foucher le confirme également quand il indique : « La France a été et demeure un laboratoire
de géopolitique original en Europe et dans le monde […]. Ce modèle géopolitique n’a-t-il pas été
promu dans l’Europe des nationalités, en même temps qu’il était “exporté” dans ce qui est devenu le
Tiers Monde ?… »
C’est que le glissement sémantique déjà engagé au xviiie siècle a été définitivement confirmé par la
volonté révolutionnaire de faire coïncider la frontière de l’État et celle de la nation. Une volonté
contagieuse mais ambiguë : contagieuse puisque le modèle géopolitique qu’elle énonce est adopté
partout en Europe au xixe siècle, puis universellement revendiqué. Ambiguë car le discours qui
l’exprime, celui du « principe des nationalités » au xixe siècle ou de son équivalent contemporain « le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », se prête à des interprétations contradictoires du sens à
donner aux mots « peuple » et « nation » et donc à justifier des revendications territoriales opposées.
Un discours qui vise, comme celui de la « vieille » géopolitique, à cacher plus ou moins bien la
réalité : la permanence des rivalités de pouvoir sur le territoire.
Ainsi, les frontières devenues, presque partout à la surface du globe, linéaires restent ce qu’étaient les
confins et les limites d’autrefois : le résultat du rapport de force établi entre un État et son ou ses
voisin(s) à un moment donné ou le produit de sa capacité, en termes de moyens humains, techniques
et économiques – autre forme de rapport de force –, à étendre sa souveraineté, toujours à un moment
donné, sur des territoires qui n’en connaissaient pas encore. Dès lors, les frontières apparaissent pour
ce qu’elles n’ont jamais cessé d’être : « Des constructions géopolitiques datées. Les frontières sont du
temps inscrit dans l’espace ou, mieux, des temps inscrits dans des espaces. » [15].
Aussi les frontières ont-elles évolué en fonction des modifications de ces rapports de force : pour les
uns, il s’agit alors de repousser les frontières ; pour les autres, de les défendre, chacun avançant sur le
plan idéel (symbolique et imaginaire) les arguments de la légitimité de sa position revendicative ou
défensive.
Parmi ces arguments, celui des frontières « naturelles » fut au xixe siècle l’un des plus prisés. Forgée
en France, au lendemain des traités de 1814-1815, et largement exportée ensuite, la théorie des
frontières « naturelles » a les aspects de l’évidence : quoi de plus naturel que d’imaginer les frontières
courant le long d’obstacles dressés par la Nature : montagnes et fleuves ? Gustave Flaubert évoque
avec drôlerie dans Bouvard et Pécuchet ce qui s’apparenterait à un besoin spontané de clarté et de
cohérence : « Au moyen d’un atlas, Pécuchet lui exposa l’Europe ; mais ébloui par tant de lignes et de
couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les
royaumes, l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-être, s’éclairerait avec
l’Histoire. »
Or, premièrement, même lorsque les frontières semblent « naturelles » à petite échelle, elles ne le
paraissent bien souvent plus quand on les examine à grande échelle, c’est-à-dire dans le détail. Cela
est le cas, bien connu, de la frontière franco-espagnole qui n’épouse qu’imparfaitement la ligne de
crête des Pyrénées.
Deuxièmement, un État peut avoir plusieurs frontières « naturelles » successives au cours de son
expansion territoriale : le Mississippi constituait pour les États-Unis une frontière aussi « naturelle »
vers l’ouest que le deviendra l’océan Pacifique ; et, au sud, la Red River jusqu’en 1845 tout autant que
le Rio Grande depuis. De même, la frontière « des quatre fleuves » (l’Escaut, la Meuse, la Saône et le
Rhône) bornait aussi « naturellement » la France que l’eût fait le Rhin si certains projets géopolitiques
français, notamment sous le Second Empire, avaient abouti.
En fait, les frontières ne paraissent naturelles que lorsque le compromis territorial dont elles
procèdent – que ce compromis résulte d’un conflit ou ait été établi pacifiquement, de gré à gré – a
approché ou a coïncidé avec un obstacle jugé, par les parties en cause, utile à leur garde respective de
la frontière. Faute d’un tel obstacle, la frontière est dite « artificielle » alors même qu’elle découle de
la même genèse.
Aussi les frontières ont-elles pu, partout et de tout temps, dès lors qu’elles ont été établies, être
contestées. Même à notre époque, qui a proclamé l’intangibilité des frontières, celles-ci font toujours
l’objet de contestations, comme le fait remarquer Michel Foucher : « Ce n’est pas parce qu’un tracé
est représenté sur un planisphère politique et “internationalement reconnu” qu’il est accepté par tel ou
tel État. » La contestation peut en rester sur le plan symbolique, dans le discours ou les documents
cartographiques, par exemple, irrédentistes, ou dégénérer en affrontements militaires. Les exemples
sont nombreux sur tous les continents, et les litiges ne portent pas seulement sur les frontières
terrestres, mais aussi sur les espaces maritimes, voire, épisodiquement, sur les frontières aériennes
(« viol de l’espace aérien »).
Ces tensions frontalières qui dégénèrent parfois en conflit armé lorsqu’une des deux parties croit que
le rapport de force lui est devenu favorable localement ou sur le plan international sont la
conséquence des remises en cause de l’étendue territoriale de la souveraineté d’un ou de plusieurs
État(s). Ces remises en cause, qui peuvent aller jusqu’à la négation de la légitimité de l’État tout entier,
sont le produit de contestations ou de revendications internes ou externes. Leur concrétisation, totale
ou partielle, durable ou non, par la force ou par la négociation, engendre les transformations
observables de l’espace géopolitique.
Notes
Chapitre VI
Altérations
Les transformations qui mettent en cause les continuités et les discontinuités abordées au chapitre
précédent consistent donc, traditionnellement, en une réduction ou, au contraire, une extension du
territoire sur lequel un État exerce sa souveraineté. Historiquement, elles se sont traduites, selon les
circonstances (lieux, époques), par un morcellement de l’espace géopolitique et la multiplication des
frontières ou, au contraire, par des regroupements et le déplacement ou l’effacement de frontières.
Ces modifications observables des débuts de l’Histoire à nos jours, nous les désignerons comme
« altérations » au sens premier du terme.
Le vocabulaire employé par les parties en cause (et les « experts » engagés à leurs côtés) pour
caractériser ces transformations, qu’elles soient le fruit de processus anciens ou celui de phénomènes
plus contemporains, n’est jamais neutre. Cette classification terminologique doit donc être observée
avec attention et précaution par ceux qui entendent faire de la géopolitique « scientifique ». Comme
tout ce qui appartient au champ sémantique de la géopolitique, ces dénominations traduisent aussi les
représentations de ceux qui les emploient : le cas de l’Irlande est, de ce point de vue, éclairant : selon
qu’on appartient à tel ou tel bord ou qu’on le soutient, on parlera de partition, de scission ou de
sécession, d’annexion ou de réunification.
I. Les morcellements
Il s’agit ici de décrire les processus dynamiques qui conduisent à la fragmentation géopolitique et
notamment, pour partie, à celle constatée au début du chapitre iv.
Quand le morcellement est le fruit de revendications internes dites séparatistes, souvent, il est vrai,
encouragées et soutenues de l’extérieur, et qu’il se traduit par la naissance d’un nouvel État sur une
partie du territoire d’un État antécédent, le processus qui a ainsi abouti est dit de sécession quand
l’État antécédent a tenté de l’enrayer par la force. Le processus est plus justement qualifié de scission
quand la séparation s’est faite de manière pacifique, voire consensuelle, et de partition lorsqu’il a été
imposé par des puissances étrangères. Quand la sécession se généralise à différentes composantes
territoriales de l’État antécédent et qu’elle aboutit à la création de plusieurs entités étatiques nouvelles,
on parlera, selon les points de vue, favorables ou non au processus, de démantèlement, de
démembrement, de décomposition ou de… recomposition. Tous les projets de sécession ne se
concrétisent pas ; certains en restent, faute de soutien populaire ou en raison d’un trop grand
déséquilibre des forces en présence, au stade de l’incantation, comme par exemple ceux caressés en
France par des groupes « sécessionnistes » en Bretagne, au Pays basque ou en Corse. Par ailleurs,
toutes les tentatives concrètes de sécession ne réussissent pas. Parmi toutes celles qui ont échoué, la
plus célèbre est celle des États du Sud des États-Unis entre 1861 et 1865, et les plus destructrices de
ces cinquante dernières années sont celles qui ont ensanglanté le continent africain : la sécession du
pays Ibo au Nigeria (« guerre du Biafra » de 1967 à 1970), la sécession du Katanga dans l’ex-Congo
belge de 1960 à 1963, mais aussi celles qui ont affecté le Niger, le Mali, le Tchad, le Soudan et
l’Éthiopie ou certains États d’Asie comme le Sri Lanka.
Des sécessions en cours, au résultat incertain, elles aussi fort meurtrières, ravagent, parfois depuis
plus d’une décennie, le Caucase (Tchétchénie, Haut-Karabakh, Abkhazie, Ossétie du Sud).
L’exemple historique d’une sécession « réussie » est celle de la Belgique des Pays-Bas, après la
Révolution de 1830. À l’époque contemporaine, le processus a abouti, par exemple, à la création de
l’État de Singapour par sa sécession de la Fédération malaise en août 1965 (que Singapour n’avait
rejointe, il est vrai, qu’en 1963) et à celle du Bangladesh du Pakistan, dont il formait la partie
orientale depuis la création de ce dernier en 1947, en 1971, fruit de revendications locales de 1966 à
1970, d’une brutale répression du pouvoir central, d’une intervention extérieure, celle de l’Inde, et
d’une guerre indo-pakistanaise d’août à décembre 1971 et d’une défaite pakistanaise. La dernière en
date (été 2011) des sécessions « obtenues » est celle du Sud-Soudan, acquise après deux guerres
civiles (1955-1972 et 1983-2005), cette dernière, particulièrement meurtrière, a fait au moins deux
millions de morts).
Les sécessions sans effusion de sang, ce qu’on peut appeler scissions, sont moins rares au xxe siècle
et en ce début du xxie que la permanence de l’âpreté des rivalités de pouvoir sur l’espace territorial
pourrait le laisser supposer. Ainsi, en 1905, la Norvège s’est-elle refondée par scission du royaume
de Suède. L’Islande s’est de même reconstituée par scission du royaume du Danemark, après
plusieurs étapes, en 1944. Les dernières en date de ces scissions sont celle qui a vu la République
tchéco-slovaque donner naissance à deux nouvelles entités étatiques en 1993 : la République tchèque
et la Slovaquie et celle qui a permis un Monténégro indépendant de la Serbie en 2006.
Là aussi, tous les projets n’aboutissent pas : à plusieurs reprises, le Québec a tenté de se séparer du
reste du Canada mais, faute d’une majorité aux référendums organisés à cette fin, les indépendantistes
québécois n’ont pas obtenu satisfaction.
Les partitions sont l’œuvre de puissances extérieures au territoire concerné. Ainsi, au lendemain de la
Première Guerre mondiale, les puissances victorieuses ont-elles procédé à la partition de l’Empire
austrohongrois et à celle de l’Empire ottoman. Ainsi, au lendemain du second conflit mondial, les
grandes puissances approuvées par l’assemblée générale des Nations unies nouvellement créée ont-
elles procédé à la partition de la Palestine mandataire entre un État juif et un État arabe « palestinien ».
Ainsi encore, guerre froide oblige, les grandes puissances ont-elles opéré, pour éviter un
affrontement direct, la partition de territoires considérés par eux comme des enjeux stratégiques
majeurs : l’Allemagne, la Corée, le Vietnam.
Mais les annexions se sont faites aussi par achat comme celle de l’Alaska acheté par les États-Unis au
tsar de Russie, en 1867, pour sept millions de dollars, ou par la négociation et la consultation des
populations concernées, comme, par exemple, l’annexion de la Savoie et de Nice par la France en
1860 en échange d’une participation militaire française à la réalisation de l’Unité italienne au profit
du roi de Piémont-Sardaigne et à la suite d’un plébiscite dans les provinces à annexer.
Cela précisé, on parle effectivement d’unification quand plusieurs États s’intègrent, plus ou moins de
leur plein gré, pour ne plus en former qu’un seul. Ainsi ont été caractérisés les processus qui ont
conduit au xixe siècle aux « Unités » italienne et allemande. Ainsi désigne-t-on aujourd’hui le
processus de rapprochement entre les pays membres de l’Union européenne. On parle de
réunification quand ces regroupements concernent des États nés d’une scission ou d’une partition
d’un État antécédent, que le projet se soit réalisé comme dans le cas de l’Allemagne après la « chute
du Mur » ou qu’il constitue une représentation en forme d’aspiration ou de refus des parties en cause :
Corée du Nord et Corée du Sud, Chine continentale et Taïwan, Chypre.
Citant Cecil Rhodes : « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes » [2] en exergue de la deuxième
partie – « L’impérialisme » – de son magistral Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt souligne
le changement profond qui s’opère dans le rapport qu’entretiennent les États européens avec leurs
colonies dans le dernier quart du xixe siècle.
« L’expansion en tant que but permanent et suprême est l’idée centrale de l’impérialisme. Parce
qu’elle n’implique ni pillage temporaire ni, en cas de conquête, assimilation à long terme, c’est un
concept entièrement neuf dans les annales de la pensée et de l’action politiques. La raison de cette
surprenante originalité […] tient tout simplement à ce que ce concept n’a en réalité rien de politique,
mais prend au contraire ses racines dans le domaine de la spéculation marchande, où l’expansion
signifiait l’élargissement permanent de la production industrielle et des marchés économiques qui a
caractérisé le xixe siècle. »
De fait, à partir du début du xvie siècle, les Européens se sont lancés dans la colonisation des autres
continents pour s’en procurer les ressources à bon compte et y déverser leur trop-plein
démographique. Mais jusqu’à la généralisation en Europe de la révolution industrielle, d’une part
leurs besoins en matières premières sont limités et la nécessité de trouver des débouchés à leur
production n’est pas impérieuse, d’autre part le contrôle à distance de leurs possessions est limité par
la lenteur des communications. Cela explique que les représentants de l’autorité coloniale aient dû
alors composer avec les pouvoirs locaux comme en Inde ou que les colons, coupés de tout contact
régulier avec la « mère patrie », aient acquis une personnalité suffisamment autonome (y compris par
métissage avec les populations indigènes) pour s’émanciper comme en Amérique du Nord et du Sud
à la fin du xviiie et au début du xixe siècle.
Mais, comme l’explique Hannah Arendt, le phénomène colonial se mue en impérialisme dès lors que
le progrès technologique exige la conquête permanente de nouveaux marchés et permet, par les
nouveaux moyens d’information et de communication et par ceux dont sont dotées désormais les
forces navales et terrestres, une maîtrise et un strict contrôle à distance des territoires les plus
éloignés de la métropole et des voies terrestres et maritimes qui relient celle-ci aux différentes parties
de son empire.
Notes
[1] In« La question turque », Politique étrangère, mars 2004, et L’Action et le système du monde,
Paris, Puf, 2003.
[2] « The Last Will of Cecil John Rhodes », 1902, ; cité par Hannah Arendt, Les Origines du
totalitarisme, Paris, Le Seuil, 2002.
Chapitre VII
Les mutations contemporaines
La période actuelle semble caractérisée par le jeu concomitant des deux phénomènes historiques
évoqués au chapitre précédent : morcellements et regroupements. Mais la nature de ceux-ci est, par
bien des aspects, sensiblement différente de celle qui les caractérisait naguère. Cela s’explique par la
complexification des processus qui entretiennent ces phénomènes, cette complexification tenant,
comme nous l’avons vu, à l’apparition, aux côtés des principaux protagonistes traditionnels des
mutations géopolitiques, les États, de nouveaux acteurs, apparus après la Seconde Guerre mondiale,
notamment ceux issus de la mondialisation (voir chap. iv).
Aussi la dynamique actuelle des territoires, au-delà d’une apparente poursuite des altérations
traditionnelles, morcellements et regroupements, génère-t-elle, en fait, de nouvelles catégories
géopolitiques.
Pour le second, un néologisme a fait son apparition à la suite de la guerre civile dont le Liban a été le
théâtre entre 1975 et 1990 : « libanisation ». Là aussi, c’est l’examen des formes et des causes de cette
guerre et le déclenchement de conflits présentant des origines et des aspects similaires qui ont conduit
à l’émergence de ce nouveau concept géopolitique.
Toutefois, ici encore, on aura à l’esprit que ces termes classificatoires reflètent, au moins en partie, la
représentation que ceux qui, en Occident, les ont forgés se faisaient de la situation qu’ils décrivaient
et celle que se font ceux qui les emploient aujourd’hui. Tout travail sur des conflits ainsi caractérisés
doit donc être précédé d’une analyse des motifs, conscients ou non, idéologiques ou non, de l’emploi,
par tel ou tel, des termes de « balkanisation » ou de « libanisation ».
La fin de la Yougoslavie est donc à l’origine du réemploi du terme « balkanisation ». De fait, la
situation créée par l’effondrement des régimes communistes dans les Balkans n’est pas sans rappeler
celle provoquée par la fin de la domination ottomane. À cette dernière ont succédé alors des « États-
nations » qui ont feint d’ignorer que, « durant des siècles, les sujets de l’Empire ottoman s’étaient
déplacés et fixés suivant les circonstances ; la Macédoine, symbole pour les Français d’une mixture
culinaire, n’était pas seule à mélanger des ethnies et des religions. Tous les États avaient leurs
“minorités” dont ils s’efforçaient de nier l’existence, sauf à les utiliser pour des irrédentismes
territoriaux » [1]. Une posture qui, manipulée par les puissances du moment, a conduit aux guerres
balkaniques. Or, après 1945, la Yougoslavie et l’ensemble des Balkans à l’exception de la Grèce ne
connaissent plus à nouveau qu’une seule « Patrie », celle du communisme. Mais « le Slovène de
Ljubljana se sentait toujours colonisé par les Serbes sans parler des Albanais du Kosovo… Sous la
phraséologie internationaliste demeuraient les rivalités de cultures, les conflits de langue, voire les
querelles purement religieuses […]. Durant deux générations, la langue de bois recouvrit les
sensibilités d’écorchés de nationalisme issus d’oppositions séculaires » [2]. L’effet combiné de la
persistance de ces tensions identitaires, de la disparition du carcan communiste qui les empêchaient de
se manifester au grand jour, mais aussi des rivalités de pouvoir, traduites en termes de surenchères
nationalistes et donc de revendications territoriales, dans les États issus de l’implosion yougoslave,
ou encore le retour sur la scène géopolitique régionale des puissances occidentales, expliquent
l’embrasement de ce qu’il est convenu d’appeler l’« ex-Yougoslavie ». Comme d’autres conflits se
sont produits depuis – et, pour certains, se poursuivent aujourd’hui – ailleurs dans le monde,
provoqués et entretenus par des causes similaires, il ne paraît pas injustifié d’utiliser le terme de
« balkanisation » pour les caractériser dès lors qu’il s’agit bien, comme Yves Lacoste l’a précisé dès
1991, de désigner « des situations géopolitiques dont la grande complexité devient particulièrement
dangereuse du fait de l’enchevêtrement des revendications territoriales de plusieurs nations » [3].
Situations géopolitiques observables dans le Caucase, en Asie centrale, en Afrique et qui sont la
conséquence de la création d’États-nations par morcellement d’une souveraineté territoriale plus
vaste (c’est pourquoi on parle parfois d’États successeurs ou secondaires parce qu’issus d’un État
primaire) mais avec cette aporie d’États-nations sur le territoire desquels vivent des populations aux
identités nationales (langue, mémoire collective, religion, etc.) antagonistes.
L’emploi du terme « libanisation », fréquent dans les médias, est encore plus délicat, ne serait-ce que
parce qu’il connote péjorativement le pays qui a suscité ce néologisme. Faute de mieux, il permet
toutefois de décrire des situations géopolitiques conflictuelles qui, d’une part, se distinguent de la
balkanisation en ce qu’elles ne mettent pas ouvertement aux prises des États, mais des factions
territorialisées rivales qui ambitionnent chacune de s’emparer du pouvoir central (comme en
Afghanistan ou en Afrique occidentale et centrale) mais qui, d’autre part, s’en rapprochent par leur
origine : l’hétérogénéité culturelle des États « libanisés » héritée d’un découpage territorial imposé
par des puissances extérieures et le jeu de ces mêmes puissances, régionales et/ou mondiales aux
côtés de telle ou telle faction partie au conflit.
1. L’Union européenne
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Alliés victorieux étaient persuadés, certes avec
bien des arrière-pensées, que, en faisant droit, par la création de nouveaux États-nations, aux
revendications « nationales » qui n’étaient pas satisfaites à la veille du conflit (uniquement, toutefois,
à celles qui leur paraissaient légitimes) et en les encadrant par une Société des Nations, le risque de
nouveaux affrontements était écarté. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un douloureux
constat s’impose : la multiplication des États-nations en Europe, loin d’apaiser les tensions sur le
Vieux Continent, les a exacerbées. Aussi, partant de ce constat, un certain nombre de personnalités
envisagent-elles de nouvelles formes d’organisation de l’espace politique mondial, européen en
particulier. Ainsi, Édouard Daladier qui écrit, dès le 9 octobre 1944, dans son Journal de captivité,
1940-1945 : « La guerre présente clôt une période historique qui a commencé en 1792, celle des
nationalités. Il faudrait intégrer les nationalités dans des systèmes fédératifs et surtout dans de vastes
organismes économiques. »
On notera que Daladier évoque les deux ressorts de la construction européenne à venir : une
démarche politique pour parvenir à une union supranationale des États européens ; une démarche
économique pour créer entre eux un marché « commun » dont on espère que, en accroissant la
prospérité générale et en faisant disparaître les concurrences « nationales », il contribuera lui aussi à
éteindre les rivalités entre États. La première est lancée par les 800 personnalités (dont Winston
Churchill qui crée en 1947 l’« United Europe Movement ») réunies au Congrès de La Haye du 7 au 10
mai 1948. Mais l’approche politique d’une intégration se heurta très vite à l’hostilité britannique de
tout abandon de souveraineté nationale. Aussi ne déboucha-t-elle dans un premier temps que sur la
création du Conseil de l’Europe (1949) dépourvu de tout pouvoir supranational réel.
Aussi les partisans de ce dernier durent-ils se rabattre sur la démarche économique que ne suivirent
que six États européens d’abord réunis (Allemagne – alors de l’Ouest –, Belgique, France, Italie,
Luxembourg, Pays-Bas) au sein de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à
partir de 1951 dotée d’une haute autorité indépendante des États puis de la Communauté économique
européenne (CEE) fondée par le traité de Rome (25 mars 1957). Les progrès économiques plus
rapides des États européens membres de la CEE que ceux des États non membres ont conduit certains
de ces derniers, encouragés par les États-Unis d’Amérique qui voient s’ouvrir pour leurs produits la
perspective d’une Europe débarrassée de ses barrières douanières, à solliciter leur entrée dans la CEE
qui passe de 6 à 12 membres entre 1972 et 1986, puis devenue, par le traité de Maastricht de 1992,
l’Union européenne, à 15 en 1995, à 25 en 2004, à 27 en 2007 (entrée de la Bulgarie et de la
Roumanie) et à 28 depuis le 1er juillet 2013 avec l’entrée de la Croatie. Dès lors s’est élaborée une
structure géopolitique originale : malgré les réticences des membres entrés pour des raisons
principalement, voire uniquement économiques, l’intégration politique, même si celle-ci de ce fait en
a été ralentie, s’est poursuivie à travers les traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997), de Nice
(2000) et de Rome, en octobre 2004, qui proposa à l’Union de franchir une étape décisive en la dotant
d’une constitution laborieusement adoptée sous la forme du traité de Lisbonne signé en décembre
2007 et entré en vigueur le 1er décembre 2009. Mais les instruments politiques, militaires, financiers
et culturels de sa présence géopolitique mondiale paraissent bien modestes rapportés à son potentiel
démographique, économique, technologique et culturel, et la dynamique des États-nations qui la
composent retarde et peut-être exclut, à terme, l’apparition d’une « Europe puissance » au probable
soulagement des puissances extra-européennes à commencer par les États-Unis. Dès lors, d’autres
combinaisons géopolitiques ne sont pas à exclure : même si l’actuelle génération de dirigeants
politiques européens, moins traumatisée par les souvenirs des conflits qui ont ravagé le continent au
xxe siècle et plus sensible aux pertes de pouvoir qu’entraîne, sur le plan national, le processus de la
construction européenne, est moins ardemment intégrationniste que celle des pères fondateurs de la
construction européenne, les dirigeants d’un certain nombre de pays européens, notamment ceux des
États qui ont le plus souffert des rivalités hégémoniques du siècle passé, devraient poursuivre, sous
d’autres formes et dans un périmètre plus restreint (comme celui, par exemple, de ceux des États
membres de l’Union qui ont adopté l’euro comme monnaie commune), le processus d’intégration
politique.
Cette dynamique de la construction d’un nouvel ensemble géopolitique a fait, au cours du demi-siècle
écoulé, des émules comme l’Union africaine ou le Mercosur sud-américain [4], mais aucun n’est
parvenu, pour l’instant, au degré d’intégration politique de l’Union européenne.
3. Régionalisation/décentralisation
En Europe occidentale particulièrement, un mouvement général s’est dessiné au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale qui a consisté pour les États à donner à leurs régions des pouvoirs plus ou
moins étendus. Les uns se donnant une structure fédérale ou largement décentralisée comme
l’Allemagne ou l’Italie dès le lendemain du conflit, d’autres s’engageant dans l’une ou l’autre voie
plus récemment comme la Belgique, la France, l’Espagne ou le Royaume-Uni.
Or ces entités, bien qu’elles ne possèdent pas tous les attributs de la souveraineté, jouent un rôle
géopolitique, et cela de deux manières : d’une part, parce que le pouvoir central doit composer avec
les autorités de ces régions dans sa gestion des questions internationales qui touchent à leurs
prérogatives (comme souvent la langue, la culture et l’éducation) ; d’autre part, ces régions
interviennent elles-mêmes, à des degrés divers, sur la scène internationale, dans le cadre de
« coopérations décentralisées ».
Les États-nations ont donc dû, dès leur origine, composer avec, ou affronter, des acteurs
géopolitiques « transnationaux » qui, bien souvent, leur étaient antécédents ; c’est le cas des plus
influents d’entre eux, ceux qu’on dénomme généralement du terme générique d’« Églises ». Leurs
fidèles, encadrés ou influencés par des structures qui en émanaient (comme les Jésuites, auprès des
populations catholiques, ou les Frères musulmans dans le monde islamique) et/ou en émanent encore
aujourd’hui comme celles des fondamentalistes protestants, musulmans ou juifs, ont constitué ou
constituent encore autant de groupes de pression pour faire prévaloir les idéaux et les intérêts de leur
église ; or, ces derniers prennent une dimension géopolitique dès lors qu’ils alimentent des rivalités
de pouvoir territorialisées comme c’est le cas du conflit du Proche-Orient qui ne concerne pas
seulement les États directement partie au conflit mais tous ceux dont différents secteurs de l’opinion
s’identifient, pour des raisons ethnoreligieuses, à l’un ou l’autre camp, et exercent des pressions,
lobbyistes ou violentes, sur leur propre gouvernement pour qu’il adopte leur point de vue.
À ces acteurs se sont ajoutés, après la révolution industrielle, ceux de la sphère économique et
financière : les « puissances d’argent » progressivement devenues capables de défier un État en
spéculant, par exemple contre un élément clé de sa souveraineté : la monnaie nationale.
Au xxe siècle, des acteurs idéologiques nouveaux, de nature politique ou syndicale, ont joué de la
même manière un rôle géopolitique plus ou moins actif. Celui qui a tenu la place la plus importante
est, bien entendu, l’Internationale communiste. Si celle-ci n’a plus d’influence aujourd’hui, d’autres
structures internationales qui échappent à l’autorité des États – à moins que l’un d’entre eux ne
manipule ou ne soit à l’origine de l’une d’elles – viennent aujourd’hui, d’une manière que les
instruments technologiques de la mondialisation rendent chaque jour plus efficace, perturber le jeu
géopolitique des États-nations.
Les ONG : certaines organisations non gouvernementales (ONG), nées dans les années 1960 comme
Amnesty International ou 1970 comme Greenpeace, ont su par un emploi efficace des médias
traditionnels puis d’Internet mobiliser les opinions du monde entier sur les causes qu’elles défendent
au point de s’imposer comme des acteurs majeurs de la scène géopolitique avec lesquels les États
doivent compter et devant lesquels ils doivent parfois s’incliner au risque sinon, pour les
gouvernements démocratiques, de se couper de leur opinion publique et, pour les autres, d’être
ostracisés par la communauté internationale.
Les réseaux terroristes : le terrorisme, au sens qu’il a pris au début des années 1920, celui d’un
emploi de la violence pour prendre le pouvoir (ou continuer de l’exercer) dans un espace national
existant ou pour obtenir le pouvoir sur un territoire national projeté, s’exerce, jusqu’aux années 1970,
dans le cadre géopolitique local ou régional quand il implique tel ou tel État limitrophe (groupes
terroristes palestiniens, IRA irlandaise, ETA basque, par exemple). Mais, en juillet 1968, le
détournement, par un groupe palestinien, de l’avion de la compagnie israélienne El Al qui devait
assurer la liaison Rome-Tel-Aviv, inaugure une forme nouvelle du terrorisme, le terrorisme
international, que permet l’exploitation des nouveaux moyens de communication physiques et
virtuels. Le rapport idéologique au territoire s’en trouve bouleversé : le terrain des compétitions
locales devient mondial ; aucun État ne peut se prétendre à l’écart d’un conflit localisé puisque
désormais le terrorisme international peut s’employer à l’y impliquer. Les perspectives géopolitiques
s’en trouvent de ce fait profondément modifiées.
Aujourd’hui, ce type de terrorisme n’est plus seulement le fait de groupes plus ou moins distincts,
voire rivaux, mais celui de véritables réseaux qui, là aussi, ont su mettre à profit certains instruments
de la globalisation, technologiques (téléphonie mobile, Internet, etc.) et financiers pour se constituer
et qui trouvent dans des États complaisants (« États voyous ») ou impuissants (« pseudo-États ») la
possibilité de s’abriter.
Ce phénomène géopolitique nouveau, à travers sa figure emblématique « al-Qaida », suscite bien des
questionnements sur sa finalité et sur les causes de l’intérêt ambigu que lui portent de larges fractions
des sociétés musulmanes.
Comme nous l’avons évoqué plus haut, sa finalité est-elle celle proclamée d’une entreprise de
pouvoir déterritorialisée, à l’échelle de la planète ? Celle d’une extension et d’une pratique wahhabite
de l’islam partout dans le monde ? Ou, derrière cette proclamation, se cache-t-il une entreprise plus
classique de déstabilisation régionale pour la conquête d’un pouvoir politique ?
Les causes de son « succès » se discernent plus aisément : les représentations que se font les
populations musulmanes, notamment à travers le conflit israélo-palestinien, des rapports entre
l’Occident et l’islam, les frustrations et le sentiment d’injustice qui en découlent [5], expliquent
largement que les réseaux « islamistes » trouvent aisément des candidats pour rejoindre leurs rangs.
5. L’hyperpuissance
« Dans l’ensemble, on peut parler de l’Américain en Europe comme d’un provincial qui serait
terriblement déterminé à prendre, au fil des ans, sa revanche » (Henri James, 1878) [6].
Comme le soulignait Eric Hobsbawm en juin 2003 [7] : « La situation mondiale actuelle est sans
précédent. Les grands empires mondiaux de jadis, tels l’Empire espagnol des xvie et xviie siècles et,
tout particulièrement, l’Empire britannique des xixe et xxe siècles, ont peu en commun avec l’actuel
Empire américain. » Cela parce que, insiste Hobsbawm, toutes les grandes puissances et tous les
empires savaient qu’ils devaient compter avec d’autres et qu’aucun d’entre eux ne s’estimait
invulnérable dans le système des relations internationales qui a régi le monde jusqu’à la disparition
de l’URSS.
Or, depuis celle-ci, les États-Unis disposent d’une suprématie militaire sans partage. Aucun pays, pas
même la Chine, ne peut rivaliser, et l’Amérique a veillé et veille plus que jamais à ce qu’aucune
structure supraétatique – l’Union européenne au premier chef, ou même une simple partie de ses États
membres – ne se dote d’une capacité militaire et d’une autonomie de décision en la matière qui
puissent, même à long terme, remettre en cause cette suprématie.
Cet avantage combiné à celui du commandement économique et financier mondial que ne lui
disputent pas vraiment l’Union européenne, le Japon ou (pas encore ?) la Chine, n’a pas été
brutalement utilisé pendant les deux mandats du président Clinton (1992-2000). Même si les États-
Unis sont intervenus activement, diplomatiquement et parfois militairement, dans tous les conflits
partout dans le monde, ils l’ont fait alors avec l’assentiment implicite ou explicite de la majorité des
autres États. Et même les premières attaques de type terroriste contre des cibles américaines, le World
Trade Center – déjà ! – en 1996, au Kenya et en Tanzanie en 1998 et au Yémen en 2000, n’ont entraîné
une réaction d’une ampleur telle qu’elle ait pu signifier une modification de cap de l’administration
américaine et sa volonté de gérer unilatéralement les enjeux géopolitiques mondiaux.
Beaucoup d’observateurs ont voulu voir dans les attentats du 11 septembre 2001 la cause du
changement de l’attitude américaine et de la décision du président Bush de s’affranchir des
contraintes du multilatéralisme. Il est vrai, comme le souligne avec raison Guy Sorman [8], que « le
9.11 reste un événement que les non-Américains ne parviennent pas à comprendre comme les
Américains ; un choc pareil, une telle douleur, tant de peur immédiate et prolongée, ne se partagent
pas » et que ce traumatisme a joué un rôle non pas dans les décisions prises en matière de
comportement géopolitique par l’Administration américaine, mais dans le soutien apporté par une
majorité des Américains à ces décisions, majorité qui s’est manifestée dans les urnes aux élections de
novembre 2004.
Mais, pour ce qui concerne l’attitude géopolitique à adopter, les décisions étaient prises avant le 11
septembre 2001.
Comme le rappellent Ivo H. Daalder et James M. Lindsay [9] : « Contrairement à ce que beaucoup ont
suggéré, la révolution Bush n’a pas commencé le 11 septembre 2001. […] Bush a mis ses idées en
œuvre dès sa prise de fonction. Sa conviction qu’il fallait libérer l’Amérique de ses entraves était
derrière le projet de défense antimissile et le rejet du protocole de Kyoto, de la Cour pénale
internationale et d’une foule d’accords critiqués ou dénoncés pendant les huit premiers mois de sa
présidence. »
La victoire du président Bush aux élections présidentielles de novembre 2004, accompagnée d’une
majorité républicaine à la Chambre des représentants et au Sénat, démontra à ceux qui en doutaient
qu’une majorité des Américains se reconnaissait alors dans les choix géopolitiques de son président.
Certes, le drame du 11 septembre 2001 et la guerre en Irak ont contribué à renforcer une vision du
monde partagée, consciemment ou non, par une majorité des Américains, mais ils ne l’ont pas
suscitée. Elle est forgée de longue date : « Les États-Unis, bénis entre tous par des richesses sans
égales et une histoire exceptionnelle, ne sont pas dans le système international, ils sont au-dessus.
Surplombant les nations, ils sont prêts à être les porteurs de la Loi. » [10]. Ces phrases, écrites en
1972, qu’Edward W. Said jugeait déjà prémonitoires dans les années 1990, s’appliquent encore mieux
à la situation créée par les conditions et le déroulement de l’invasion de l’Irak en 2003, par les suites
de cette intervention décidée par les États-Unis et par le résultat des élections présidentielles
américaines de novembre 2004.
Et le même Edward W. Said d’affirmer : « Ce pays s’efforce constamment de dicter ses idées sur le
droit et la paix au monde entier. Et le plus stupéfiant n’est pas qu’il s’y efforce mais qu’il le fasse avec
un tel consensus, à la quasi-unanimité, dans une vie publique construite comme une sorte d’espace
culturel expressément destiné à représenter et expliquer cet effort. » [11].
La loi du plus fort étant « toujours la meilleure », certains États préfèrent se rallier « sans autre forme
de procès ». D’autres, parfois les mêmes, soutiennent les États-Unis, au nom de ce que certains ont
appelé « l’impérialisme des Droits de l’homme » parce qu’ils seraient seuls capables de faire
disparaître certaines injustices locales et régionales et, surtout, d’éliminer le terrorisme islamiste :
« Le traumatisme du 11 septembre 2001 ayant libéré à l’encontre de l’islam bien des inhibitions, une
partie de l’Occident est ainsi disponible, voire candidate pour exercer à nouveau notre séculaire
“mission civilisatrice” même s’il y a controverse sur les moyens ; le recours aux armes effraie, mais
pas, sous des noms à peine modernisés, la recolonisation, les protectorats, les mandats. » [12].
Mais beaucoup d’États rongent leur frein. Or : « En dépit du discours du début du xxie siècle sur le
statut d’hyperpuissance des États-Unis, le monde ne peut être contrôlé par un seul pays, quel qu’il soit.
Beaucoup des défis auxquels les États-Unis doivent faire face ne peuvent être relevés qu’avec la
coopération active d’autres États. » [13]. Ainsi, par exemple, celui de maîtriser la propagation des
épidémies ou, bien sûr, celui de combattre le terrorisme international.
C’est, au moins dans le discours, la ligne adoptée par l’administration démocrate revenue au pouvoir
après les victoires de Barack Obama aux élections présidentielles de novembre 2008 et novembre
2012.
Notes
[1] Georges Castellan, Histoire des Balkans, Paris, Fayard, 1991.
[2] Ibid.
[3] Yves Lacoste, « Balkans, balkanisation », Hérodote, septembre 1991, n° 63,
[4] Pour une liste exhaustive, voir, par exemple, Stéphane Rosière, Géographie politique et
géopolitique, Paris, Ellipses, 2003.
[5] Alexandre Defay, Géopolitique du Proche-Orient, Paris, Puf, 2013.
[6] Henri James, Voyages en Amérique, Tours, Farrago, 2004.
[7] Eric Hobsbawm, Le Monde diplomatique, juin 2003.
[8] Guy Sorman, Made in USA, Paris, Fayard, 2004.
[9] Ivo H. Daalder et James M. Lindsay, « L’Amérique sans entraves ou la révolution Bush en
politique étrangère », inPolitique étrangère, Paris, 2004, n° 3,
[10] Richard J. Barnet, The Roots of War, New York, Atheneum, 1972, ; cité par Edward W. Said,
Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000.
[11] Edward W. Said, op. cit.
[12] Hubert Védrine, « Comment nier le choc islam/Occident ? », entretien accordé au quotidien Le
Monde, 28 février 2003.
[13] Ivo H. Daalder et James M. Lindsay, op. cit.
Conclusion
Incertitudes géopolitiques
Beaucoup de problèmes géopolitiques, exacerbés par la crise financière et économique des années
2009 et 2010, assaillent le début du xxie siècle.
Les États-Unis persisteront-ils dans leur refus d’un monde multipolaire au prétexte que leur
leadership ne peut être contesté et que ce dernier est le meilleur garant de la stabilité du monde
confondue avec leur sécurité et leur prospérité ?
D’autres puissances, au sens traditionnel du terme, comme la Chine, contesteront-elles – et, si oui,
quand ? – cette hégémonie ou cette « centralité » ? L’été 2011 pourrait, de ce point de vue, marquer un
tournant historique, celui où la Chine, sur fond de crise de la dette publique des États occidentaux, a
fait la leçon aux États-Unis, osant leur intimer de « vivre selon leurs moyens ».
L’Union européenne est à la croisée des chemins. D’un point de vue géopolitique, plus importante
encore que l’adoption en 2007 du traité de Lisbonne par les 27 États membres est la question de
savoir quelle raison d’être et quelle finalité politique l’Union se fixera-t-elle ? Se rassemblera-t-elle,
à 28, sur ses valeurs sociales – y compris celle d’un juste partage des richesses entre tous ces citoyens
qu’ils soient Grecs ou Allemands –, culturelles et morales pour constituer une Europe « puissance »
capable de dialoguer réellement avec les États-Unis et les puissances émergentes ou est-ce que les
écarts de croissance économique entre ses membres et le réveil des égoïsmes nationaux qui, en partie,
en découle, certaines ambiguïtés, fondatrices de nombreuses adhésions anciennes ou plus récentes,
créeront des césures si fortes en son sein que tout le processus de la construction européenne qui,
comme tout processus géopolitique, n’a rien d’irréversible en sera compromis ? Certains États, dès
lors, reprendront-ils, en nombre plus restreint, le flambeau d’une réelle intégration politique ?
L’évolution autoritaire du régime russe traduit-elle la tentation de ses dirigeants de renouer avec les
traditionnelles ambitions impériales de la Russie qu’elle soit tsariste ou soviétique, comme
l’annexion de la Crimée en 2014 peut le faire craindre ?
Les révolutions arabes ont abouti, en 2011, en Tunisie, en Égypte et en Libye et début 2012, au
Yémen, au renversement des pouvoirs établis. Elles se poursuivent, dans des affrontements
meurtriers, en Syrie et ont été éteintes, pour l’instant, par la force, à Bahreïn ou, par quelques
concessions des pouvoirs en place, en Algérie ou au Maroc.
Ces révolutions conduiront-elles à la mise en place progressive de régimes démocratiques dans les
États arabes ou à la prise du pouvoir par les islamistes ou encore à une reprise en main par l’armée,
comme ce fut le cas en Égypte en 2013 ?
Là où des élections ont été organisées, les partis islamistes, forts de leur longue et souvent
douloureuse expérience dans l’opposition, tirant parti du brouillage des repères économiques,
sociaux et moraux, les ont remportées en se présentant comme « modérés ». Mais leurs tentatives
d’imposer, plus ou moins habilement, des régimes islamistes ont suscité, ou suscitent encore, des
contestations qui tantôt ont pu être pacifiquement entendues comme en Tunisie, tantôt engendrent des
violences continues, mais jusqu’à présent contenues par le pouvoir en place, comme en Turquie,
tantôt déclenchent une véritable insurrection et la reprise en main par l’armée comme en Égypte ainsi
qu’évoqué plus haut.
En Afrique, quelles conséquences géopolitiques auront, à terme, les effets croisés de la très forte
croissance démographique d’une part et de l’accaparement des terres arables, de l’exploitation des
ressources du sous-sol par des puissances étrangères et de la corruption des autorités locales d’autre
part ? Notamment, quelles conséquences géopolitiques aura l’inévitable augmentation de
l’immigration clandestine africaine vers l’Europe ?
La dissémination nucléaire, contenue au temps des Blocs, est devenue difficilement contrôlable, et les
experts craignent même que le terrorisme international ne soit en mesure, un jour prochain, de
perpétrer des attentats à l’arme chimique ou même atomique.
Évoquer le terrorisme conduit enfin à aborder les conflits qui lui servent de prétextes, à commencer
par celui du Proche-Orient. Résoudre ce dernier ne fera pas disparaître les causes profondes du
divorce entre l’« Occident » et le monde islamique. Des causes qui sont à rechercher parmi celles du
déséquilibre « Nord-Sud », lui-même source de lourdes incertitudes géopolitiques en Afrique, en
Asie et en Amérique latine. Mais la puissance symbolique de ce conflit proche-oriental est telle que sa
résolution, par la négociation et avec le concours de la communauté internationale, est une condition
nécessaire à toute stabilisation géopolitique non seulement du monde arabe mais, au-delà, de
l’ensemble du monde islamique.
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