En France Rurale - L'Enquête de La RCP Aubrac (1963-1966) - Presses Universitaires de Rennes
En France Rurale - L'Enquête de La RCP Aubrac (1963-1966) - Presses Universitaires de Rennes
En France Rurale - L'Enquête de La RCP Aubrac (1963-1966) - Presses Universitaires de Rennes
universitaires
de Rennes
En France rurale | Jean-François Simon, Bernard Paillard, Laurent Le Gall
L’enquête de la RCP
Aubrac (1963-1966)
Une stratégie intellectuelle, un enjeu institutionnel
Martine Segalen
p. 263-279
Texte intégral
1 Conforter le projet scientifique du Musée national des arts et traditions
populaires, se placer dans le cadre des nouvelles structures de recherche
élaborées par le jeune et dynamique CNRS, fonder une ethnologie
scientifique de la France qui débarrasserait la discipline de son fumet
vieillot, organiser une opération de recherche « modèle » : tels sont
quelques-uns des motifs qui poussèrent Georges Henri Rivière à se lancer
dans « l’aventure Aubrac ». Il en est resté une enquête d’une ampleur
jamais reproduite, au destin scientifique complexe, qui aura été loin d’avoir
tenu toutes ses promesses. Contrairement à Plozévet qui est plus ancienne,
sa postérité n’occupe pas une place aussi importante dans l’histoire de la
discipline. Contrairement à l’entreprise bretonne également, la question de
la restitution et du retour au terrain ne créa pas de conflits, bien au
contraire, et une réelle « coopération » fut mise en œuvre entre certains
chercheurs et les éleveurs aubraciens. À propos de l’enquête Aubrac, c’est à
une querelle interdisciplinaire, en revanche, que l’on assista, qui avait pour
enjeu la direction du Musée national des arts et traditions populaires que
Georges Henri Rivière se voyait contraint d’abandonner, l’âge venant.
1
Pourquoi l’Aubrac ?
2 Plozévet était une action concertée du IVe plan de la DGRST, organisée et
dirigée par le docteur Gessain, directeur du Musée de l’homme, et centrée
sur l’anthropologie physique. Lorsque le CNRS crée les Recherches
coopératives sur programme (RCP) en 1962, Corneille Jest, responsable du
Centre de formation à la recherche ethnologique (CFRE) dirigé par André
Leroi-Gourhan, intéresse ce dernier à cette formule. Elle se devait d’associer
les sciences humaines aux sciences de la vie, à l’économie, à l’agronomie, et
générer des activités liées au développement. Renonçant dans un premier
temps à l’Asie, son terrain d’élection, Corneille Jest se met en quête d’une
région agricole française présentant des spécificités. En raison d’attaches
familiales, il traversait souvent l’Aubrac, région du Massif central, alors en
perte de vitesse. André Leroi-Gourhan suggère alors de confier la
responsabilité administrative de l’enquête à Georges Henri Rivière qui y vit
tout de suite la possibilité d’en faire une vitrine scientifique pour son musée
encore en phase de construction. Jest accomplit une mission exploratoire en
1963. Puis l’affaire fut lancée.
Organiser le travail
12 Avec le préhistorien-ethnologue André Leroi-Gourhan, Georges Henri
Rivière soumit le projet devant la commission du CNRS qui l’accepta en
juillet 1963. L’enquête se déroula sur deux années (1964-1966) et la
publication démarra en 1970 pour s’achever en… 1986. L’objectif était de
décrire une totalité sociale : sans que ceux-ci fussent encore questionnés, on
s’intéressait aux concepts de « collectivité », « groupe », « établissement »
dont on souhaitait donner un « tableau complet » à l’aide d’une ethnologie
neuve tournant définitivement le dos à un folklore qui ne s’intéressait
qu’aux formes traditionnelles du passé ou aux coutumes pittoresques. Les
chercheurs devaient prendre en compte les changements socio-
économiques importants qui touchaient la région alors que s’ébauchait une
Europe agricole du premier Marché commun. Dans un rapport destiné à un
membre de la commission, Rivière soulignait combien « cette entreprise
marque une étape très importante du développement de notre discipline.
Elle souligne dans notre domaine, comme le font parallèlement d’autres
branches de l’ethnologie, que notre science n’a pas pour seule mission de
sauver des patrimoines en voie de disparition, mais que, engagée dans les
problèmes du présent, elle contribue à une prospective de l’homme6 ».
13 Mariel Jean Brunhes Delamarre, une des premières collaboratrices de
Georges Henri Rivière7 qui enquêta sur le terrain et édita avec l’auteur de
ces lignes les volumes de la publication Aubrac, rappelle, à partir de son
carnet de notes, le souci de Rivière d’organiser la programmation de
l’ensemble, depuis la préparation des travaux de terrain jusqu’à
l’élaboration des publications qui furent incluses dans le projet dès son
début. Ici aussi, on peut voir un contre-effet de Plozévet qui n’avait pas
prévu un programme de publications lors du lancement de l’enquête.
J’extrais ici de l’introduction à la conclusion générale ces quelques passages
qui reflètent bien à la fois l’ambiance de travail, que Georges Henri Rivière
tenait d’une main de fer, et les tensions propres à une équipe nombreuse et
pas toujours… obéissante :
« Quant aux enquêtes sur le terrain elles sont aussi prévues comme
comportant une préparation sérieuse avant le départ (contacts, lecture : une
bibliographie a été préparée à cet effet ; informations…) et le délai ainsi
demandé avant le départ n’est pas “une brimade bureaucratique” ; il permet
au contraire d’assurer une meilleure coordination entre les projets des
travaux de recherche qui vont être “lancés” sur le terrain, ainsi qu’avec les
travaux déjà en cours sur ce terrain8. »
Techniques et savoir-faire
21 Si, pour l’enquête historique ou d’ethnologie urbaine, il fallut faire appel à
des concours extérieurs, toute l’équipe qui travaillait aux côtés de Georges
Henri Rivière à la programmation des galeries des Atp participa, chacun
dans son domaine de spécialité, au travail de terrain. Aussi retrouve-t-on
des analyses de technologie domestique, d’élevage, d’agriculture au fil des
volumes. Toutes ces enquêtes, comme celle qui étudia le buron, ont fourni la
documentation pour les collectes concernant les objets de la vie domestique,
mobilier, ustensiles de cuisson et d’éclairage, etc. Les outils du buron, les
outils de l’agriculteur à main ou tractés furent décrits, classés, et leur
analyse fut soutenue dans la publication par un appareillage iconographique
généreux.
La vie culturelle
22 Selon les classifications thématiques alors en vigueur au Musée des Atp,
trois secteurs de la vie culturelle furent étudiés : la danse, la musique et la
littérature orale. Jean-Michel Guilcher dénonça d’emblée l’illusion d’une
culture « traditionnelle » ou « populaire », ouvrant ainsi un débat qui anima
séminaires et publications pendant quinze années. En Aubrac, impossible
de caractériser une culture aubracienne ancienne. Les populations étaient
très pauvres, mobiles, et avaient emprunté à diverses cultures – on suppose
que la bourrée à trois temps aurait une origine espagnole. Le rôle du milieu
parisien dans la prise de conscience d’une culture originale a été
déterminant. En quelque sorte, la culture traditionnelle, telle qu’on
l’observa en Aubrac, fut démystifiée, puisque c’est dans la capitale qu’elle se
forma, c’est dans la capitale que les Aubraciens prirent conscience de leur
identité et inventèrent des stéréotypes régionaux à travers des costumes
portés dans les banquets d’Amicales où s’inventaient la musique et la danse
« traditionnelle ». Les émigrés prolongeaient une culture qui s’éteignait au
point d’origine et la refaçonnaient. Le traitement des contes était également
novateur : autant qu’à leur contenu et leur classification, l’auteur s’intéressa
au contexte de leur énonciation, au rapport entre le récitant et son public.
Quant aux travaux de linguistique, ils firent aussi voler en éclats le concept
de région, le morcellement dialectal semblant le trait le plus caractéristique
de l’Aubrac dans l’ensemble linguistique occitan.
Bibliographie
Notes
1. Je remercie Corneille Jest de ses précieuses informations sur l’origine de l’enquête.
2. Arch. Atp, communication devant la section de muséologie du VIIe congrès international
des sciences anthropologiques et ethnologiques tenu à Moscou en août 1964 ; texte cité
dans SEGALEN M., Vie d’un musée, 1937-2005, Paris, Stock, 2005, p. 173-174.
3. MENDRAS H., Comment devenir sociologue. Souvenirs d’un vieux mandarin, Arles, Actes
Sud, 1995, p. 102.
4. C’est par le Laboratoire d’anthropologie sociale alors dirigé par Claude Lévi-Strauss et
administré par Isac Chiva que Jean Cuisenier fut invité à prendre part, « sur le tard », à la
RCP Aubrac et qu’il accepta avec l’accord de Raymond Aron (communication personnelle
de Jean Cuisenier).
5. LEROI-GOURHAN A., « Préface », dans L’AUBRAC, tome I : Géographie-Agronomie.
Sociologie économique, Paris, Éditions du CNRS, 1970, p. 9.
6. Arch. Atp, rapport à Jean-Paul Lebeuf, 25 janvier 1965, cité dans SEGALEN M., Vie d’un
musée, 1937-2005, op. cit., p. 179.
7. SEGALEN M., « Mariel Jean Brunhes Delamarre, une œuvre entre ethnologie et
géographie », Ethnologie française, volume 32, no 3, 2002, p. 529-539.
8. BRUNHES DELAMARRE M. J., « Conclusion générale de la RCP Aubrac et en hommage à
Georges Henri Rivière », dans L’AUBRAC, tome 7 : Conclusion générale. Tables, index,
Paris, Éditions du CNRS, 1986, p. 13.
9. LEROI-GOURHAN A., « Préface », dans L’AUBRAC, tome 1 : Géographie-Agronomie.
Sociologie économique, op. cit., p. 10.
10. CUISENIER J., « Sociologie économique », dans L’AUBRAC, tome 1 : Géographie-
Agronomie. Sociologie économique, op. cit., p. 229-285.
11. MENDRAS H., Comment devenir sociologue. Souvenirs d’un vieux mandarin, op. cit.,
p. 234.
12. JEST C., « Introduction », dans L’AUBRAC. Dix ans d’évolution, 1964-1973, Paris,
Éditions du CNRS, 1974, p. 3.
13. BRUNHES DELAMARRE M. J., « Conclusion générale de la RCP Aubrac et en hommage à
Georges Henri Rivière », dans L’AUBRAC, tome 7 : Conclusion générale. Tables, index, op.
cit., p. 16.
14. Georges Henri Rivière, règlements et directives, 4 mai 1964.
15. BROMBERGER C., « Du grand au petit. Variations des échelles et des objets d’analyse dans
l’histoire récente de l’ethnologie de la France », dans CHIVA I., JEGGLE U. (dir.), Ethnologies
en miroir. La France et les pays de langue allemande, Paris, Éditions de la Maison des
sciences de l’homme, 1987, p. 86.
16. VISSAC B., « Comprendre la complexité des systèmes d’élevage bovin. Les vaches miroir
d’une société », Fa(s) cades, no 17, janvier-mars 2003, p. 3.
Auteur
Martine Segalen
Anthropologue, professeur émérite de
sociologie, Université de Paris Ouest
Nanterre-La Défense, Nanterre.
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