Thomas D'aquin Et L'analogie Theologico-Politique Du Bien Commun PDF

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THOMAS D’AQUIN ET L’ANALOGIE THÉOLOGICO-POLITIQUE DU BIEN

COMMUN

Antoine Barlier

Institut Catholique de Paris | « Transversalités »

2016/3 n° 138 | pages 13 à 31


ISSN 1286-9449
ISBN 9791094264089
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Transversalités, Juillet-sept. 2016, n° 138, p. 13-31

tHOMaS D’aQUIN Et L’aNaLOgIE


tHéOLOgICO-pOLItIQUE DU bIEN COMMUN1

Antoine BArLIEr
École de philosophie et de théologie
de la Communauté Saint-Martin
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La définition de la doctrine thomasienne du bien commun comme étant
le lieu d’une analogie théologico-politique peut paraître surprenante. Il faut
en effet distinguer ce que nous qualifions de « théologie politique » chez saint
thomas et le schème théologico-politique au sens de carl schmitt dans ses
deux essais éponymes. dans le premier essai, le théologico-politique se
définit comme la sécularisation, au sein de la théorie moderne de l’État, de
concepts théologiques, dans leur développement historique comme dans leur
structure systématique2. cette transposition politique de concepts théologi-
ques ne peut pas convenir à la « théologie politique » de thomas d’Aquin,
qui apparaît bien plus comme l’adoption d’un regard théologique ou
théologal sur les fondements du bien commun.
La difficulté à distinguer le théologico-politique dans ces deux pensées
s’accroît néanmoins lorsque nous y introduisons la notion d’analogie pour
rendre compte de l’articulation entre les usages divers de la notion de « bien
commun » dans l’œuvre de thomas d’Aquin. car, dans son deuxième essai,
schmitt définit aussi le théologico-politique à travers la notion plus large

1. cette contribution est la publication partielle d’un mémoire de master 2 soutenu le


30 juin 2014 à la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, par Antoine
Barlier, séminariste de la communauté saint-martin, sous la direction de madame Émilie
tardivel-schick.
2. cf. carl schmItt, Théologie politique I, Paris, gallimard, 1988, p. 46.

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d’analogie de structure3. mais la définition de ce type d’analogie fait


également sentir la distance du théologico-politique schmittien et de la
« théologie politique » thomasienne : la perspective thomasienne investit
d’abord le champ de la finalité politique et non celui des structures organi-
satrices du politique. comment pouvons-nous donc rendre compte de la
singularité et de la fécondité de la doctrine thomasienne du bien commun à
partir de la notion d’analogie théologico-politique ?
L’œuvre politique de thomas d’Aquin, que nous étudierons surtout à
partir de la Somme de théologie, fait apparaître plusieurs usages distincts de
l’expression « bien commun » (bonum commune). si les analyses habituelles
du corpus thomasien retiennent surtout l’usage politique désignant le bien
de la cité, de la communauté ou de la société politique, nous pouvons
pourtant constater que l’Aquinate, s’appuyant sur la tradition patristique, en
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particulier augustinienne, retient un autre usage. Les Pères de l’Église, et
saint Augustin en particulier, utilisaient la notion de bien commun dans un
cadre théologique. La thèse qui sera la nôtre est que thomas d’Aquin
conserve cette compréhension tout en opérant une re-politisation partielle de
l’expression, qui ne prend cependant pas la forme d’une sécularisation. c’est
alors que cette transposition peut, d’après notre hypothèse, prendre la forme
d’une compréhension analogique du bien commun, permettant d’appliquer
le concept à différentes réalités unies par une forme de participation.
une enquête historique sur les sources philosophiques et théologiques de
la doctrine thomasienne du bien commun nous permettra de mieux discerner
la cohérence de l’articulation entre les multiples occurrences de cette notion-
clef de la pensée politique thomiste4.

3. cf. carl schmItt, Théologie politique II, Paris, gallimard, 1988, p. 160 : « tout ce que
j’ai avancé concernant le thème de la Théologie politique relève des affirmations d’un
juriste sur une proximité de structure systématique, s’imposant du point de vue de la théorie
et de la pratique du droit, entre concepts théologiques et concepts juridiques. »
4. nous nous permettons de renvoyer ici à la synthèse de politique thomasienne publiée
récemment : François dAguEt, Du politique chez Thomas d’Aquin, Paris, vrin, 2015. dans
son étude très précise, le Père François daguet, o.p., éclaire particulièrement deux points de
la doctrine politique de thomas d’Aquin : le caractère fondamental de la notion de « bien
commun » et l’importance du rapport à l’œuvre d’Augustin.

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Les usages du bien commun hérités par saint thomas


Les premières attestations
À notre connaissance, la première attestation de l’expression « bonum
commune  » se trouve chez sénèque dans son traité De clementia, écrit
probablement en 56 pour néron.
Que la clémence soit de toutes les vertus celle qui convient le mieux à
l’homme, comme étant la plus humaine, c’est une vérité évidente, non
seulement parmi nous, qui voulons que l’homme soit considéré comme un
être sociable, né pour le bien commun [communi bono], mais encore parmi
ceux qui abandonnent l’homme à la volupté, et dont les paroles, comme les
actions, n’ont d’autre but que l’intérêt personnel ; car si l’homme doit recher-
cher le calme et le repos, la vertu la plus appropriée à sa nature est celle qui
chérit la paix et qui retient le bras prêt à frapper5.
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sénèque souligne l’importance de la vertu de prudence dans toutes les
doctrines morales, c’est-à-dire à la fois celles qui prônent la recherche de
l’intérêt personnel et celles qui orientent la vie humaine vers le bien commun,
dans lesquelles se reconnaît l’auteur. L’orientation vers le bien commun est
opposée ici à la recherche de l’intérêt personnel puisqu’elle correspond à la
nature sociale de l’homme : l’homme est né (genitum) pour le bien commun,
puisqu’il est un être sociable. nous voyons donc dans la doctrine morale de
sénèque, proche de l’école stoïcienne, l’importance du bien commun dans
le domaine moral : la finalité et l’orientation de la vie humaine ne sont pas
individuelles, mais elles conduisent à un bien qui dépasse l’individu.
dans le domaine strictement juridique, la pensée romaine donne une large
place à l’idée de communauté, notamment dans le cadre de la propriété. Le
droit romain distingue en effet la propriété commune – res communis – la
propriété personnelle – res propria – et la propriété « de personne » – res
nullius. Ainsi, si la mer, l’océan ou l’espace aérien constituent des res
communes indisponibles à tout titre de propriété, l’air ou l’eau sont
considérés comme des res nullius en elles-mêmes, sans propriétaire, mais
pouvant faire l’objet d’une appropriation dans un but privé. nous ne trouvons

5. sÉnèQuE, De clementia, I, III, 2 : «  Nullam ex omnibus uirtutibus homini magis


conuenire, cum sit nulla humanior, constet necesse est non solum inter nos, qui hominem
sociale animal communi bono genitum uideri uolumus, sed etiam inter illos, qui hominem
uoluptati donant, quorum omnia dicta factaque ad utilitates suas spectant; nam si quietem
petit et otium, hanc uirtutem naturae suae nanctus est, quae pacem amat et manus retinet. »

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pas chez thomas d’Aquin de trace explicite de cette tradition juridique, mais
il apparaît plus que probable que ces concepts juridiques romains participent
au climat intellectuel dans lequel se forge la doctrine juridico-politique du
bien commun.
L’apport postérieur de la tradition juridique romaine, surtout à partir de
l’ère chrétienne, consistera à inclure le bien commun dans la définition de
la loi. Le droit romain est l’une des sources de la pensée juridique et
politique de thomas d’Aquin, qui cite à de nombreuses reprises le livre des
Pandectes (533), notamment en son livre premier. Il y trouve les citations
de plusieurs juristes et notamment des cinq juristes reconnus comme
autorités par la Loi des citations, publiée en 426 par l’empereur : Papinien,
Paul, ulpien, modestin et gaius. cependant, thomas d’Aquin ne tient pas
en très haute estime les œuvres de compilation juridique. Les citations du
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Décret de gratien semblent en revanche plus nombreuses et plus utiles dans
l’argumentation développée par thomas dans la Somme. Il recourt à gratien
surtout pour insister sur la promulgation comme composante nécessaire de
la définition de la loi.
En sens contraire, il est dit dans les décrets [P.I., dist. Iv, app. au can.3] :
« Les lois sont instituées lorsqu’elles sont promulguées. »6
Aussi, l’apport du droit romain à la doctrine proprement politique du bien
commun n’est-il guère massif, en tout cas pour les auteurs cités par thomas.
deux caractéristiques de la définition de la loi – l’ordination au bien
commun et le caractère rationnel de cette ordination – semblent constituer
une avancée propre à thomas d’Aquin. Pourtant, comme nous allons le voir,
l’apport d’Isidore de séville ne paraît pas sans conséquence.

Les usages patristiques


deux Pères de l’Église occupent une place prépondérante parmi les
sources thomasiennes de la doctrine du bien commun : saint Augustin bien
sûr, mais aussi saint Isidore de séville. commençons par noter l’influence,
dans la lignée de la tradition juridique romaine, du saint évêque espagnol.
Aux articles 2 et 3 de la question 90, dans la Ia IIae, qui cherche à définir
la loi, les deux arguments d’autorité sed contra qu’utilise thomas d’Aquin
sont tirés des Étymologies d’Isidore de séville. L’article 2 nous livre deux
éléments intéressants que cite thomas :

6. thOmAs d’AQuIn, Somme théologique (désormais abrégée st), Ia IIae, q. 90, a. 4.

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Obj. 3 : Isidore de séville écrit : « si la loi est constituée par la raison, sera
loi tout ce que la raison établira. » […]
En sens contraire, Isidore de séville déclare : «  La loi n’est écrite pour
l’avantage d’aucun particulier, mais l’utilité commune des citoyens. »7
Pour Isidore de séville, la loi est donc œuvre de la raison ordonnée à
l’utilité commune des citoyens. nous retrouvons une expression proche de
l’expression aristotélicienne « koinè sumpheron ». mais l’usage qu’en fait
l’Aquinate fait apparaître un étonnant glissement. Il cite dans l’argument sed
contra l’expression d’Isidore de séville sans, par fidélité, la modifier : le
concept-clef paraît donc être celui d’utilité commune. Or, la fin du respondeo
de ce même article 2 fait apparaître l’expression « bien commun ».
En conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine signification que par son
ordre au bien commun [secundum ordinem ad bonum commune], tout autre
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précepte visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordre
à ce bien commun. c’est pourquoi toute loi est ordonnée au bien commun
[omnis lex ad bonum commune ordinatur]8.
sans expliciter ce glissement sémantique, thomas d’Aquin tend à définir
comme équivalentes les expressions «  bonum commune  » et «  utilitas
communis ». Il opère cette modification en articulant, d’une part, l’héritage
isidorien et, d’autre part, la compréhension aristotélicienne de la téléologie
en général et de la fin de la société politique en particulier. Il est donc ici tout
à fait manifeste que thomas assimile les notions développées par Isidore de
séville en les incorporant, par un glissement sémantique, à sa doctrine de
l’ordination de la loi au bien commun.
nous pouvons vérifier cette assimilation dans un troisième exemple
développé à l’article 1 de la question 96. citons d’abord l’argument sed
contra fondé sur l’autorité d’Isidore :
ce qui existe en vue d’une fin doit être proportionné à cette fin. Or la fin de
la loi est le bien commun ; puisque, selon s. Isidore [Etymol. II, 10. PL 82,
131 ; v, 21. PL 82, 203] : « ce n’est pour aucun avantage privé, mais pour
l’utilité générale des citoyens que la loi doit être écrite.  » [nullo privato
commodo, sed pro communi utilitate civium lex debet esse conscripta] Il
s’ensuit que les lois humaines doivent être adaptées au bien commun. Or le
bien commun est le fait d’une multitude, et quant aux personnes, et quant aux
affaires, et quant aux époques. car la communauté de la cité est composée

7. st, Ia IIae, q. 90, a. 2.


8. Ibid.

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de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions multiples


[…]9.
ce nouvel exemple suffit à montrer comment thomas d’Aquin peut, dans
un article fondé presque entièrement sur la doctrine du bien commun,
utiliser l’autorité d’Isidore et sa théorisation de l’utilité commune comme
finalité de la loi humaine. L’héritage juridique isidorien permet à thomas
de montrer combien la loi, dans son essence, doit être ordonnée au bien
commun. Le glissement sémantique d’utilitas communis à bonum commune
n’est pas sans conséquence puisqu’il introduit dans la compréhension de la
finalité de l’ordre juridico-politique la notion de bien, qui s’intègre à
l’ensemble de sa pensée morale héritée, comme nous le savons, d’Aristote.
Fidèle à sa manière de traiter avec révérence ses sources, il n’explique ni ne
justifie ce glissement, mais il assimile la pensée juridique d’Isidore en la
transformant pour l’intégrer harmonieusement à l’identification plus générale
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de la finalité et du bien.

La part de l’héritage augustinien et la question de l’augustinisme politique


Augustin est sans aucun doute l’un des auteurs les plus cités par thomas
d’Aquin, notamment dans la partie de la Somme théologique consacrée à
la loi. En ce qui concerne le thème précis du bien commun, peut-on déceler
une origine augustinienne dans la démarche de thomas d’Aquin ? une des
attestations les plus claires et représentatives du sens que revêt le bien
commun chez Augustin apparaît, selon nous, dans le Traité du Libre-
arbitre :
Lors donc que la volonté s’attache au bien immuable, commun et non
propre à elle [incommutabili bono, eique communi non proprio], telle qu’est
cette vérité dont nous avons tant parlé, sans rien dire qui fût digne d’elle, alors
l’homme possède la vie heureuse, et la vie heureuse elle-même, c’est-à-dire
l’affection de l’âme attachée au bien immuable, est un bien propre à l’homme
et le premier de tous10.
Le bien commun est opposé au bien propre et considéré comme
immuable. Ainsi la notion ne semble-t-elle pouvoir s’appliquer adéquatement
qu’à dieu. si dieu peut être appelé bien commun dans la théorie augusti-
nienne, c’est non seulement parce qu’il est l’objet de l’amour de tous les

9. st, Ia IIae, q. 96, a. 1.


10. AugustIn, De Libero arbitrio, II, 19, 52.

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hommes, mais aussi parce qu’il est le summum bonum, le souverain bien de
tous les hommes11. comme nous le voyons, le concept de bien commun n’est
ni politique ni juridique dans son acception augustinienne ; il s’agit propre-
ment de dieu. Le bien commun ne désigne donc pas la finalité propre de la
cité terrestre ; de notre point de vue, c’est plutôt la paix comprise comme
tranquillitas ordinis qui constitue la finalité des deux cités chez Augustin,
permettant ainsi une jonction entre la finalité de la cité céleste et celle de la
cité terrestre. si le bien commun paraît ne pouvoir s’appliquer qu’à dieu
seul, la paix, comprise comme telos de l’existence humaine, peut s’appliquer
à différents niveaux de la réalité12. Elle est une notion analogique et semble
à première vue correspondre au rôle architectonique que jouera le bien
commun comme fin chez thomas d’Aquin. Le bien commun lui-même n’est
donc pas une notion politique.
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Pour le moment, il nous faut examiner le traitement de l’héritage augusti-
nien dans le domaine de la théorie politique jusqu’à thomas d’Aquin. c’est
ici qu’apparaît la notion controversée d’augustinisme politique forgée par
henri-xavier Arquillière, dans sa thèse publiée en 193413, dont l’objectif
principal consiste à montrer l’importance de l’héritage augustinien sur la
formation des théories politiques médiévales. cet héritage augustinien
aurait subi une métamorphose14 obscurcissant la véritable pensée d’Augustin.
Ainsi, loin de penser en augustiniens fidèles, les théoriciens politiques du
moyen Âge auraient fondé un augustinisme politique apparaissant comme
une tendance à absorber la justice naturelle de l’État dans la justice
surnaturelle et le droit ecclésiastique15. cette doctrine aurait influencé la
majorité des théories politiques médiévales, jusqu’à la redécouverte de la
pensée politique d’Aristote, à partir du xIIIe siècle et notamment chez
thomas d’Aquin. si on peut discerner une première critique de la thèse
d’Arquillière chez Étienne gilson16, la critique la plus forte et, à nos yeux,

11. cf. gunnar huLtrgrEn, Le commandement d’amour chez Augustin. Interprétation


philosophique et théologique d’après les écrits de la période 386-400, Paris, vrin, 2012,
p. 259.
12. cf. AugustIn, De civitate Dei, xIx, 13 et xIx, 12, 21.
13. henri-xavier ArQuILLIèrE, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des
théories politiques au Moyen Âge, Paris, vrin, 1934.
14. cf. Ibid., p. 17, 67, 150.
15. Ibid., p. 17.
16. cf. Étienne gILsOn, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas
d’Aquin, Paris, vrin, 1989, p. 239.

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la plus pertinente se trouve chez henri de Lubac17. L’opposition du théolo-


gien jésuite à la thèse d’Arquillière est triple : la doctrine augustinienne laisse
la place à une compréhension de l’autonomie de la justice naturelle par
rapport à la grâce ; elle ne donne à la réalité politique aucun modèle théocra-
tique ; enfin, la distinction entre augustiniens et augustinistes, qu’Arquillière
met en avant pour fonder historiquement sa thèse, se révèle inutile dans la
mesure où les théoriciens de la théocratie pontificale n’appuient pas leurs
positions sur une lecture d’Augustin. Le cadre de notre étude ne nous
permettant pas d’aller beaucoup plus avant dans l’analyse de cette lecture
critique, nous nous bornerons à souligner, à la suite de Lubac, que le De
civitate Dei ne se conçoit pas d’abord comme la théorisation d’une politique
chrétienne, mais plutôt comme la méditation, par Augustin, du conflit non
entre deux sociétés politiques mais entre deux sociétés mystiques, enchevê-
trées l’une dans l’autre ici-bas18.
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cette lecture d’Augustin nous conduit à deux conclusions : la théorisation
du bien commun par thomas d’Aquin diffère à première vue de la médita-
tion augustinienne, dans laquelle le bien commun désigne d’abord dieu lui-
même ; pourtant, l’opposition schématique entre une forme de théocratie
augustinienne et une juste autonomie du temporel, qui aurait été retrouvée par
l’Aquinate indépendamment de l’héritage augustinien, ne paraît pas recevable
historiquement, philosophiquement et théologiquement.

Une « repolitisation » sans « dé-théologisation » du bien commun chez


thomas d’aquin
Du bien commun qu’est Dieu
dans la Somme contre les Gentils, comme dans la Somme de théologie,
thomas d’Aquin conserve l’usage augustinien consistant à désigner dieu
comme bien commun. Au livre III de la Somme contre les Gentils, qui s’inté-
resse à la Providence, le chapitre 17 vise à montrer comment toute chose est
orientée vers une seule fin, tout bien particulier vers un bien commun.
6. Le bien particulier est orienté vers le bien commun comme vers une fin :
en effet l’être de la partie est pour l’être du tout ; c’est pourquoi aussi le bien
du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme [cf. Éth. Nic., I,

17. henri dE LuBAc, « Augustinisme politique ? », Théologies d’occasion, Paris, desclée
de Brouwer, 1984, p. 254-255.
18. cf. Ibid., p. 273.

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1094b9-10]. Or le bien suprême, qui est dieu, est le bien commun, puisque
c’est de lui que dépend le bien de toutes les choses […]19.
thomas d’Aquin justifie l’emploi du concept de bien commun pour
désigner dieu par la dépendance de toutes choses par rapport à lui. Le bien
de toute chose, c’est-à-dire sa fin, dépend du bien suprême qui est dieu. de
manière paradoxale, alors que thomas d’Aquin qualifie dieu de bien
commun, il s’appuie dans le même paragraphe sur l’éthique aristotéli-
cienne. Il semble donc intégrer dieu dans le schème téléologique aristoté-
licien qui fournit l’architecture d’ensemble de sa morale. Qu’en est-il dans
la Somme de théologie ?
5. En dieu, la substance divine est identique au bien universel ou bien
commun de toutes les créatures. dès lors, tous ceux qui voient l’essence
divine sont, d’un même mouvement d’amour, mus vers elle, à la fois en tant
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que cette essence est distincte des autres réalités, et en tant qu’elle est le bien
commun de toutes. car, puisque dieu, en tant que bien commun, est naturel-
lement aimé de tous les êtres, quiconque le voit dans son essence ne peut pas
ne pas l’aimer. mais ceux qui ne le voient pas dans son essence, le connais-
sent par des effets particuliers, dont certains peuvent contrarier leur volonté.
En ce sens, on dit qu’ils ont de la haine pour dieu. Il reste néanmoins qu’à
titre de bien commun de tous les êtres, chacun de ceux-ci aime dieu naturel-
lement plus que lui-même20.
thomas désigne ici dieu ou la substance divine comme bonum commune.
dans la solution précédente (sol. 4), il avait distingué deux manières d’aimer
dieu : un amour naturel de dieu en tant que bien universel et un amour
surnaturel de charité en tant qu’il est le bien béatifiant, objet propre de la
béatitude surnaturelle. nous voyons que la désignation de dieu comme bien
commun se place d’abord au niveau de l’amour naturel dû à dieu mais de
manière non exclusive : certes, chacun aime dieu naturellement plus que lui-
même, parce qu’il est le bien commun de tous, mais ceux qui voient
l’essence divine sont aussi mus vers elle parce qu’elle est le bien commun
de tous. dieu est bien commun en tant que créateur et Providence mais aussi
en tant qu’objet de la béatitude surnaturelle. nous voyons ainsi que thomas
d’Aquin fait évoluer le thème augustinien des deux cités invoqué par la

19. thOmAs d’AQuIn, Somme contre les Gentils, III, 17. « Bonum particulare ordinatur
in bonum commune sicut in finem ; esse enim partis est propter esse totius : unde et bonum
gentis est est divinius quam bonum unius hominis. Bonum autem summum, quod est Deus,
est bonum commune, cum ex eo universorum bonum dependeat. »
20. st, Ia IIae, q. 60, a. 5, ad 5.

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cinquième objection de l’article 5. Alors qu’au sujet de l’amour, Augustin


distinguait l’amour de dieu et l’amour de soi, thomas d’Aquin, dans le souci
de concevoir dieu comme bien commun même au plan naturel, distingue un
amour naturel de dieu comme fin de toutes choses et un amour surnaturel
de dieu comme béatitude. toutefois, thomas d’Aquin, reprenant, dans le
« traité de la grâce », la question de l’amour naturel de dieu, montre que la
nature a besoin, à cause du péché, de la grâce pour poursuivre sa fin en vue
du bien commun. Pour l’enjeu de notre argumentation, cet article fait
apparaître certaines précisions sur la compréhension de dieu comme bien
commun. Le commun, la communauté21 dont dieu est le bien est l’univers,
constitué de toutes choses, de toute la création. dès lors, dieu en tant que
bien commun se manifeste par trois caractéristiques fondamentales :
- Il est le bien d’une communauté : l’univers.
- Il dirige les parties par une loi : la loi éternelle22.
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- cette loi se manifeste d’abord par une tendance, une inclination et même
un amour.

La commune ordination de la loi naturelle et de la loi divine


dans un article de 1949, le théologien belge André modde23 voit chez
thomas d’Aquin une distinction entre deux biens communs : le bien
commun céleste et intelligible – la béatitude parfaite – vers lequel l’homme
est dirigé par la loi divine, et le bien commun naturel auquel il est conduit
par la loi naturelle. Pourtant, cette distinction24 ne nous paraît pas rendre
pleinement compte de la théorisation thomasienne de la loi naturelle ni même
de la présence – certes discrète – du thème de la loi naturelle dans le corpus
paulinien :

21. nous utilisons ici l’expression « communauté » en un sens non technique, indépen-
damment des usages du fait communautaire en philosophie contemporaine.
22. cf. st, Ia IIae, q. 91.
23. André mOddE, « Le bien commun dans la philosophie de saint thomas », Revue
philosophique de Louvain, 47/14, 1949, p. 221-247.
24. L’auteur, pour sa part, ne retient pas cette distinction, supprimant l’idée même d’un
bien commun naturel. En effet, puisque l’homme ne possède pas de fin naturelle, il ne peut
véritablement exister de bien commun naturel ; c’est par une respectueuse concession envers
la sagesse antique, et la philosophie d’Aristote en particulier, que thomas d’Aquin reprend
cette notion. si cette hypothèse se révèle juste, les conséquences en sont assez graves pour
une compréhension cohérente de la doctrine politique de thomas d’Aquin. En effet, si la loi
naturelle n’est plus ordonnée à un bien commun, alors elle perd son caractère légal dans la
mesure où elle ne répond pas aux quatre critères définissant toute loi.

22
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thOmAs d’AQuIn Et L’AnALOgIE thÉOLOgIcO-POLItIQuE du BIEn cOmmun

En effet, quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les


prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-
mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur,
à preuve le témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs
de blâme ou d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres ; au jour où dieu
jugera les pensées secrètes des hommes, selon mon Évangile, par le christ
Jésus25.
dans l’épître aux romains, saint Paul ne distingue pas les deux lois,
naturelle et divine, selon leur finalité morale ou selon l’étendue des prescrip-
tions qu’elles contiennent26. La distinction se situe seulement au niveau du
mode de connaissance des prescriptions légales. Aussi, l’une et l’autre lois
sont ordonnées à un bien commun unique, qui est dieu. Il nous faut examiner
si cette commune ordination se retrouve dans la pensée de saint thomas,
alors que de nombreux penseurs thomistes tendent à souligner la distinction
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entre les finalités des deux lois.
dans l’article 2 de la question 100 de la Ia IIae, le bien commun visé par
la loi divine est assez clairement exprimé : il s’agit de la communauté des
hommes envers dieu. La distinction entre loi ancienne et loi nouvelle ne se
comprend que dans la plus ou moins grande perfection de l’ordination au
bien commun ultime.
En revanche, le bien commun visé par la loi naturelle est beaucoup
moins clairement présenté par thomas d’Aquin. L’article 1 de la question
100 concernant les préceptes moraux de la loi ancienne peut nous aider à
mieux le discerner. thomas y précise que tous les préceptes moraux de la
loi ancienne appartiennent à la loi naturelle. Les changements introduits par
la loi ancienne par rapport à la loi naturelle concernent donc seulement le
mode de promulgation (par une promulgation immédiate de dieu et non par
la médiation de la raison humaine) et la précision dans la formulation de la
loi. de ce fait, même les derniers préceptes présentés par thomas d’Aquin
– qui nécessitent la révélation divine pour être pleinement connus – consti-
tuent des spécifications de la loi naturelle. Bien qu’ils ne puissent être
connus avec une telle précision que par l’intervention directe de dieu, ils
appartiennent pourtant à la loi naturelle. Aussi, la perspective adoptée par
thomas d’Aquin invite à penser une unité entre loi naturelle et loi divine,

25. rm 2,14.
26. nous évoquons ici les prescriptions proprement morales de chacune des deux lois et
ne considérons pas ici la question des prescriptions rituelles de la loi divine ancienne.

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qui est l’unité même de la révélation divine ; celle-ci vient non pas faire
connaître de nouveaux préceptes mais mettre en pleine lumière les préceptes
de la loi naturelle. c’est donc dans l’ordre épistémologique que les préceptes
de la loi naturelle et les préceptes moraux de la loi ancienne diffèrent : la loi
ancienne éclaire ce que le péché a obscurci dans la perception humaine de
la loi27.
comme nous pouvons donc le voir, le rapprochement entre la loi divine
– en tout cas la loi ancienne – et la loi naturelle ne paraît pas arbitraire. Elles
concernent toutes deux l’agir vertueux de l’homme dans son ensemble et
leurs préceptes se correspondent même si le mode de connaissance de ceux-
ci diffère. Pouvons-nous dès lors être plus précis dans la détermination d’un
bien commun auquel la loi naturelle serait ordonnée ? nous approchons ici
de la question débattue du désir naturel de voir dieu. dans l’article 2 de la
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question 91, répondant à une objection, le docteur angélique précise en quoi
consiste la finalité de la loi naturelle.
toute opération de raison et de volonté dérive en nous de ce qui est conforme
à notre nature, on l’a déjà dit. car tout raisonnement se fonde sur des
principes connus naturellement, et tout vouloir portant sur les moyens qui
concourent à une fin dérive de l’attrait naturel pour la fin ultime. Ainsi faut-
il aussi que l’orientation première de nos actes vers leur fin soit assurée par
la loi naturelle28.
La réponse à la seconde objection montre clairement que la loi naturelle
assure l’orientation des actes humains vers la fin ultime de l’homme. Or,
comme le montre la question 1 de la Ia IIae ouvrant le traité de la béatitude,
la fin ultime ne peut être qu’unique ; c’est la béatitude de l’homme, ou bien,
pour reprendre les termes de l’article de modde, le bien commun céleste et
intelligible29.

27. En st, Ia IIae, q. 94, a. 3, thomas d’Aquin applique un raisonnement analogue au
sujet des vertus relevant de la loi naturelle et des vertus relevant de la loi ancienne. Il en arrive
à une conclusion similaire.
28. st, Ia IIae, q. 91, a. 2.
29. À première vue, l’article 4 de la question 91, dans la Ia IIae, semblerait contredire
cette unicité de la fin ultime. En effet, thomas d’Aquin donne comme premier motif de la
révélation de la loi divine l’orientation de l’homme vers une fin qui dépasse les forces de la
nature. cela pourrait nous conduire alors à supposer l’existence de deux fins : une fin propre
à la loi naturelle et une autre, surnaturelle, propre à la loi divine révélée positivement. Pourtant,
ce motif nous montre au contraire que l’homme est appelé à une fin dépassant les forces de
la nature vers laquelle la loi naturelle le fait déjà tendre, par le moyen des inclinations
naturelles, mais que celle-ci ne peut pas par elle-même lui faire connaître. nous restons

24
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thOmAs d’AQuIn Et L’AnALOgIE thÉOLOgIcO-POLItIQuE du BIEn cOmmun

Ainsi, la différence entre la loi ancienne et la loi nouvelle ne consiste pas


en une différence de finalités mais en une différence de degrés dans l’ordon-
nance à une même fin, comme entre l’imparfait et le parfait. nous pensons
pouvoir appliquer la même différence entre la loi naturelle et la loi divine
– plus particulièrement la loi nouvelle. Ainsi, de même que, dans la
thématique du désir naturel de voir Dieu, thomas d’Aquin
met en œuvre le désir spirituel qui est l’origine de la philosophie (l’admira-
tion ou l’étonnement selon Aristote) et de la théologie, formé par l’aspira-
tion à la vérité jointe au désir du bien et du bonheur, dont il fera ailleurs le
fondement de la loi naturelle30,
de même, il montre que la loi naturelle est ordonnée à la seule fin de
l’esprit humain, sa fin ultime, qui dépasse la nature de l’homme et à laquelle
pourtant celle-ci aspire de toutes ses forces.
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dès lors, la distinction que modde établit entre un bien commun céleste
et intelligible et un bien commun naturel pour diminuer la portée de la loi
naturelle ne peut plus nous paraître pertinente. La loi naturelle et la loi divine
– ancienne puis nouvelle – sont toutes deux – ou toutes trois – ordonnées à
la béatitude, c’est-à-dire au bien commun céleste. Elles n’y sont cependant
pas ordonnées de la même manière, puisqu’elles se situent dans une perfec-
tion et une proximité plus ou moins grandes par rapport à la fin. Il convient
maintenant de préciser le lien qui unit ce bien commun céleste d’après nous
unique avec le bien commun qu’est Dieu et avec le bien commun de la cité.

Une conception analogique du bien commun


Le bien commun, notion analogique fondée sur une participation
thomas d’Aquin donne ainsi une signification multiple au «  bien
commun ». si, à la manière des Pères de l’Église, il continue à qualifier dieu
de bien commun, il n’en reprend pas moins l’usage païen du bien commun

cependant ici au plan de la connaissance de la fin ultime et non au plan de l’obtention de cette
fin, qui ne peut être que l’œuvre de la grâce, mais qui peut se réaliser même chez celui qui
n’a pas connaissance de la loi divine positive. de l’insuffisance de la loi naturelle pour
connaître la fin ultime et l’atteindre consciemment, nous ne pouvons en tout cas pas déduire
l’existence d’une « fin naturelle » réelle ou, dans la ligne de modde, de la non-ordination de
la loi naturelle au bien commun.
30. servais PIncKAErs, « renseignements techniques », dans sAInt thOmAs d’AQuIn,
La Béatitude, « Éditions de la revue des jeunes », Paris, Éditions du cerf, 2001, p. 344.

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politique. Il opère ainsi une repolitisation du thème sans pourtant lui retirer
sa dimension théologique. Ainsi, le bien commun auquel sont ordonnées la
loi éternelle, la loi divine et la loi naturelle est semblable, bien que l’ordi-
nation de chacune d’entre elle soit parfaite ou imparfaite. En revanche, un
usage proprement politique de la notion demeure. comment articuler ces
différents usages ? deux termes nous paraissent rendre compte de cette
articulation : l’analogie et la participation.
Les limites de notre propos ne nous permettent pas de revenir en détails
sur l’analogia legis telle que thomas d’Aquin la décrit. dans la question 90
de la Ia IIae, il précise cette articulation, qui se caractérise comme analogie
d’attribution :
En n’importe quel genre le terme le plus parfait est le principe de tous les
autres, et ces autres ne rentrent dans le genre que d’après leurs rapports avec
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ce terme premier ; ainsi le feu qui est souverainement chaud, est cause de la
chaleur dans les corps composés qui ne sont appelés chauds que dans la
mesure où ils participent du feu. En conséquence, puisque la loi ne prend sa
pleine signification que par son ordre au bien commun, tout autre précepte
visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordre à ce bien
commun. c’est pourquoi toute loi est ordonnée au bien commun31.
si dans cette question, thomas d’Aquin semble qualifier de bien commun
la seule fin ultime de l’homme, les divers usages du terme – y compris
l’usage politique – sont supposés. dès lors, de même qu’une loi ne revêt son
caractère de légalité que par participation à la loi éternelle directement
(dans le cas de la loi naturelle) ou indirectement (dans le cas de la loi
civile, via une spécification de la loi naturelle), la fin d’une communauté ou
d’une société ne se conçoit comme « bien commun » que par participation,
dans l’ordre des fins, à la fin ultime de l’homme et donc au bien commun
de l’univers, c’est-à-dire à dieu.
Examinons maintenant le deuxième terme qui nous semble rendre compte
de l’analogie du bien commun : la notion de « participation ». de même que
chaque étant, en tant qu’il est créé par dieu, participe à l’être de dieu, tout
bien participe au « bien suprême » qu’est dieu.
La question 44 et la question 45 de la prima pars portant sur l’analogie
et la causalité nous permettent de discerner deux éléments caractéristiques
de la participation. d’une part, toute « participation » est nécessairement

31. st, Ia IIae, q. 90, a. 2.

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déficiente dans la mesure où une essence inférieure ne participe que de


manière imparfaite à l’essence supérieure ou à une de ses propriétés. Ainsi,
le bien commun qu’est la béatitude n’est qu’une participation déficiente à
la souveraine bonté de dieu. d’autre part, la participation inscrit l’essence
inférieure dans une dépendance ontologique par rapport à l’essence
supérieure. Les niveaux inférieurs du bien commun que sont hiérarchique-
ment le bien commun de l’univers, la béatitude de l’homme et le bien
commun politique dépendent de leur cause, qui est dieu comme souverain
bien et bien commun. Ainsi, de même que la loi naturelle ne peut être
comprise correctement sans référence à la loi éternelle, tout bien commun
reçoit sa pleine compréhension de sa participation à la bonté souveraine et
commune de dieu. Il nous paraît alors nécessaire de rejeter une hypothèse
du théologien néothomiste dom Odon Lottin : celle d’une « dé-théologisa-
tion » de la politique et en particulier de la loi naturelle dans l’œuvre de
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thomas d’Aquin. Il présente cette hypothèse comme centrale, notamment
dans deux de ses travaux, d’abord dans la conclusion générale du Droit
naturel chez saint Thomas d’Aquin et ses prédécesseurs :
Il faut le redire, le mérite de saint thomas ne consiste pas d’avoir créé la
formule des préceptes primaires et des préceptes seconds, ni d’avoir réduit
la loi naturelle aux premiers principes, ni d’avoir souligné l’innéité du droit
naturel ; son vrai mérite, qui assure la pérennité à sa doctrine, est d’avoir mis
en sa pleine lumière le caractère intrinséciste du droit naturel. La loi naturelle
n’est autre que la nature humaine s’exprimant rationnellement. c’est le
dynamisme aristotélicien appliqué à l’ordre moral : l’homme se perfec-
tionne en réalisant dans sa conduite sa condition d’homme, mais au préalable
en l’exprimant par les dictées de sa raison naturelle32.
nous voyons ici l’importance qu’il accorde à ce qu’il croit être un
élément de la doctrine thomasienne : une conception intrinséciste du droit
naturel. Ainsi, pour lui, la loi naturelle est à comprendre comme une expres-
sion de la nature humaine sans constituer véritablement une participation à
une loi plus haute, la loi éternelle. dès lors, le bien commun visé par la loi
naturelle tendrait à devenir l’expression d’une finalité de l’homme en tant
que créature rationnelle, indépendamment de son ordination à la béatitude.
Le traité de la loi naturelle peut donc être, d’après lui, organisé hors de
toute référence à la loi éternelle parce que celle-ci est considérée sur le mode

32. Odon LOttIn, Le droit naturel chez saint Thomas d’Aquin, Bruges, Éditions charles
Beyaert, 1931, p. 103.

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d’une loi positive, étant identifiée à la loi divine33. nous comprenons


combien l’héritage d’une vision «  volontariste  » de la loi influence ici
Lottin. La loi éternelle est davantage l’expression de la volonté souveraine
s’imposant à l’homme que l’expression de la raison divine ou même de
l’essence divine34.
À la lumière du mode proprement humain de participation à la loi
éternelle, nous ne pouvons que souligner l’excès de la position de Lottin. si
elle permet de souligner, en accord avec thomas d’Aquin, que l’homme est
soumis à dieu en tant que créature rationnelle et libre, elle obscurcit la
participation réelle de la bonté de l’homme à la bonté de dieu, et ipso facto
des « biens communs inférieurs » au bien commun qu’est dieu. Au contraire,
nous voyons que le bien commun, s’il peut sans doute être cherché et
partiellement trouvé sans référence explicite à dieu qui en est la source, ne
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peut être pleinement compris hors de la référence au bien commun suprême.
L’entreprise thomasienne ne constitue donc pas une œuvre de dé-théologi-
sation mais fonde la finalité – et non l’organisation – du politique dans la
finalité ultime de l’homme et ainsi en dieu.

L’analogie du bien commun comprise à la lumière du couple cause


première/cause seconde
L’analogie thomasienne du bien commun, que nous avons cherché à
mettre en lumière dans la même ligne que l’analogie de la loi développée par
thomas d’Aquin, entraîne une conclusion double: d’une part, le bien commun
politique, c’est-à-dire le bien de la cité, est réellement un bien, celui d’une
communauté ; d’autre part, ce bien commun reçoit sa bonté pour une
communauté de son ordination à un niveau plus élevé, celui de la béatitude
et de dieu lui-même. Il nous faut sans doute replacer ces conclusions dans le
contexte plus large de l’articulation entre l’action de dieu et l’action humaine.
dans la Somme de théologie, thomas d’Aquin introduit le problème de
la cause première et des causes secondes dans le cadre de son étude sur la

33. Odon LOttIn, « La valeur des formules de s. thomas d’Aquin concernant la loi
naturelle », dans AA.vv., Mélanges Joseph Maréchal, t. II, Paris, desclée de Brouwer, 1950,
p. 377 : « On peut donc organiser le traité de la loi naturelle sans partir du concept de loi
éternelle. ce qui ne veut pas dire qu’on doive interdire de couronner ce traité par l’évoca-
tion de cette norme suprême de moralité. » La loi éternelle devient le couronnement et non
plus le fondement du traité de la loi !
34. cf. st, Ia IIae, q. 93, a. 4.

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thOmAs d’AQuIn Et L’AnALOgIE thÉOLOgIcO-POLItIQuE du BIEn cOmmun

providence, dans la question 22 de la prima pars. Aux articles 2 (« toutes


choses sont-elles soumises à la providence divine ? ») et 3 (« La providence
divine s’applique-t-elle immédiatement à toutes choses ?  »), l’Aquinate
essaie de montrer comment la providence divine peut s’appliquer à toutes
choses tout en sauvegardant une véritable causalité des agents seconds. c’est
parce que dieu est cause qu’il est providence, dans la mesure où il crée des
agents qui agissent en vue d’une fin. mais comment comprendre alors que
l’homme se meuve lui-même vers sa fin, selon la parole du siracide : « Au
commencement, Dieu a créé l’homme et il l’a laissé aux mains de son
propre conseil. » (si 15,14). thomas répond en montrant la différence entre
l’action humaine et celle des choses naturelles :
Lorsqu’on dit que dieu a laissé l’homme à lui-même, on ne l’exclut pas de
la providence divine; on montre seulement que l’homme n’est pas limité dans
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ses démarches par une vertu opérative préfixée, déterminée à un seul mode
d’agir, comme c’est le cas des choses naturelles. celles-ci sont menées
seulement, dirigées vers leur fin par un autre ; elles ne se mènent pas, ne se
conduisent pas elles-mêmes vers leur fin, comme font les créatures raison-
nables par le libre arbitre qui leur permet de délibérer et de choisir. c’est
l’Écriture qui dit expressément : «  Il l’a laissé aux mains de son propre
conseil ». mais l’acte même du libre arbitre se ramenant à dieu comme à sa
cause, il est nécessaire que les œuvres du libre arbitre soient soumises à la
providence. car la providence de l’homme est sous l’emprise de la providence
de dieu, comme une cause particulière sous celle de la cause universelle35.
Ainsi, à l’inverse des réalités naturelles, l’homme n’est pas déterminé ad
unum mais il peut agir selon son libre arbitre. thomas d’Aquin rejette ainsi
toute forme de déterminisme dans la compréhension de la providence ;
l’homme demeure libre d’agir. Ainsi, la providence de dieu a sous son
emprise la providence de l’homme ; il est à ce point intéressant de noter
l’usage par thomas d’Aquin du terme de « providence » pour parler de la
conduite de l’homme.
dans l’article 3, il apporte des précisions à propos de la causalité divine
et de la causalité humaine, de l’articulation entre cause universelle et cause
particulière :
La providence comprend deux moments : le plan de l’ordination des choses
à leur fin, et la mise en œuvre de ce plan, qu’on appelle le gouvernement.
Pour ce qui est du premier, dieu, par sa providence, s’occupe de toutes les

35. st, Ia, q. 22, a. 2, ad 2.

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choses, car il a dans son intelligence la représentation de toutes les choses,


même les plus petites, et quelques causes qu’il ait attribuées aux divers effets,
c’est lui qui leur a donné la vertu de les produire. Aussi faut-il qu’il ait
d’abord dans son intelligence le rapport des effets à leur cause. c’est au
second moment que la providence divine use d’intermédiaires, car dieu
gouverne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que sa providence
soit en défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux
créatures elles-mêmes la dignité de cause36.
dans la solution 2, thomas nomme ces intermédiaires des causes
secondes. c’est donc par la surabondance de sa bonté que dieu agit par des
intermédiaires libres, appelés causes secondes, qui agissent au plan du
gouvernement et non de l’ordination des choses à leur fin. ce ne sont pas
ces intermédiaires qui déterminent l’ordination des choses à leur fin mais ils
permettent aux choses d’atteindre leur fin.
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Ainsi, les différents niveaux de compréhension du bien commun semblent
s’intégrer dans le cadre plus large de la doctrine thomasienne de la causalité.
Ainsi, de même que dieu agit comme cause première par rapport aux
hommes, causes secondes libres, de même, dans l’ordre téléologique, le bien
commun ultime qu’est dieu semble ordonner à lui tous les niveaux inférieurs
du bien commun, de manière hiérarchisée. La réintégration de la doctrine du
bien commun dans ce cadre plus large semble permettre de ne pas séparer
l’action de dieu et l’action des hommes. La doctrine du bien commun
établit cette connexion dans l’ordre de la finalité et dans l’ordre collectif. En
effet, si dieu comme cause première peut utiliser des intermédiaires comme
causes secondes, l’ordination à la finalité paraît s’inscrire dans une
dimension collective : la finalité est d’abord finalité d’une communauté, que
celle-ci soit avec dieu – dans une forme de communion des hommes avec
dieu et entre eux en dieu – ou dans le cadre de la société politique.

Conclusion
L’usage de l’expression « bien commun » par thomas d’Aquin est, comme
nous l’avons montré, multiple ; il ne constitue pas pour autant un terme
équivoque mais, d’après nous, un concept analogique. En effet, la théorisation
thomasienne du bien commun ne correspond pas à une simple re-politisation
du thème qui entraînerait une rupture avec la pensée théologique d’Augustin

36. st, Ia, q. 22, a. 3, resp.

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et des Pères de l’Église. L’usage du bien commun pour désigner dieu et la


béatitude comme fin de l’existence humaine ne paraît pas être une simple
concession respectueuse envers les autorités sur lesquelles thomas d’Aquin
appuie son argumentation. Il s’insère au contraire dans le schème général du
bien commun hérité du modèle téléologique aristotélicien et dans l’articu-
lation fondamentale entre cause première et causes secondes pour définir le
rapport de l’action divine et de l’action humaine. thomas d’Aquin s’inscrit
aussi dans l’héritage augustinien par l’importance qu’il accorde au thème de
la paix comme élément constitutif du bien commun dans le De Regno.
Par ailleurs, l’analogie du bien commun semble s’intégrer à une forme
de théologie politique dans l’œuvre de thomas d’Aquin. Elle ne constitue
certes pas un schème théologico-politique au sens schmittien, mais un
regard théologique posé sur la réalité politique qui permet de fonder celle-
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ci dans l’orientation générale de la vie humaine vers dieu. Elle prend une
direction différente de la distinction philosophique posée par exemple par
Jacques maritain37 entre personne et individu pour fonder l’autonomie du
politique, mais permet, d’une autre manière, de rendre compte de la juste
autonomie des réalités terrestres38 exprimée par la constitution conciliaire
Gaudium et Spes : les réalités politiques conservent leurs lois, leurs valeurs
et leur finalité propre, tout en dépendant de dieu comme créateur et bien
commun. Pourtant, l’intuition de Jacques maritain cherchant à mieux distin-
guer le temporel et le spirituel pour assurer la protection de la personne
humaine contre le rôle potentiellement excessif de l’État moderne (totalitaire
ou libéral) demanderait à être prise en compte à la lumière de ce que nous
avons essayé de montrer ici : comment l’État demeure-t-il garant du bien
commun et comment le bien commun peut-il acquérir, dans un second
temps, une dimension de contestation de l’ordre établi ?

Antoine BArLIEr

37. cf. Jacques mArItAIn, La personne et le bien commun, dans Jacques et raïssa
mArItAIn, Œuvres complètes, vol. Ix, Fribourg (suisse)/Paris, Éditions universitaires/Éditions
saint-Paul, 1990.
38. cOncILE vAtIcAn II, constitution Gaudium et Spes, 36.

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