Emile Poulat - Sociologues Et Sociologie Devant Le Phénomène Sectaire (La Pensée, 10-1998)
Emile Poulat - Sociologues Et Sociologie Devant Le Phénomène Sectaire (La Pensée, 10-1998)
Emile Poulat - Sociologues Et Sociologie Devant Le Phénomène Sectaire (La Pensée, 10-1998)
Poulat *
E
ntre les inspecteurs des Renseignements généraux qui, en
France, relèvent du ministère de l'Intérieur, et les sociologues qui dépendent de la
recherche scientifique et de l'enseignement supérieur, il existe un point commun :
tous ont charge d'observerla société et ce qui s'y passe. Là s'arrête la ressemblance.
Les premiers observent pour informer les autorités responsables de l'ordre public,
les seconds pour comprendre le mouvement d'une société qui ne cesse de se
transformer. Ils n'ont pas même vocation.
Observer suppose une certaine distance, mais aussi une réelle proximité : un
ajustement délicat, qui n'est jamais sans risques de dérèglement avec toutes ses
suites, pour les uns comme pour les autres. Il arrive que le temps se gâte et que les
éléments se déchaînent. Ceux qui sont sur le terrain, au contact de l'histoire
immédiate, peuvent se trouver pris dans la tourmente sans y avoir été nécessairement
préparés. Leur formation professionnelle et leurs connaissances théoriques ne leur
suffisent plus. Connaître son métier, qui est de connaître la société, peut placer
dans des situations et entraîner dans des aventures qui vont au-delà du métier. Les
manuels à l'intention du parfait inspecteur ou du petit sociologue ne laissent guère
soupçonner ces questions.
S'intéresser aux faits religieux a longtemps paru une occupationde tout repos,
sans grand intérêt pour le progrès de notre société avancée et sans effet notable sur
sa marche. La sécularisation l'emportait sur la religion : le « sens de l'histoire »
était évident. La liberté était laissée à chacun de régler ses problèmes de conscience
comme il l'entendait. Les techniques de sondage et leur vogue dans les médias
permettaient de suivre ce reflux des grandes religions et le recul de leur emprise
sur les esprits. On vivait dans une logique de « la mort de Dieu » et l'avènement
d'un monde libéré de son « cadavre ».
Les choses se sont avérées moins simples, plus complexes, et l'histoire moins
unilinéaire, plus tourmentée, largement imprévisible. L'illusion d'un « éternel
LA SOCIOLOGIE EN CHAIRE
On a beaucoup disputé sur sociologie pure ou sociologie appliquée.
Aujourd'hui, il n'existe plus de sociologie sans choc en retour de la société, et
celui-ci peut être brutal. Le sociologue se redécouvre citoyen, membre à part entière
et sujet de la société dont il a fait son objet, alors que l'ethnologue, étranger venu
d'ailleurs, tenait son extériorité pour irréductible et constitutivede sa méthode.
L'homme, disait Aristote, est un animal politique. Est-il aussi un animal
religieux ? Les préhistoriens se sont intéressés à l'enfance religieusede l'humanité,
comme Durkheim et son école aux formes élémentaires de la religion. Un long
chemin - on le compte aujourd'hui en millions d'années -, identifié à l'œuvre de
civilisation, a été nécessaire pour en arriver où nous en sommes. Ontogenèse,
phylogenèse, anthropogenèse, sociogenèse : chacun de ces niveaux d'existence a
sa spécificité, et l'on n'a que trop tendance actuellement à rabattre la sociologie
sur la psychologie sociale. On ne connaît pas de société sans têtes et sans cœurs,
mais on ne fait pas une société avec simplement des opinions, des croyances, des
représentions, des « mentalités ».
Religion et secte, ce sont deux mots latins dont l'étymologie est pareillement
incertaine et indécidable. Le premier, sans équivalentindo-européen, est, à la lettre,
intraduisible, ce qui n'a pas empêché son expansion : on lui a fait tout avaler, jusqu'à
ces « religions séculières » qui en étaient l'antipode, de manière à en faire une
catégorie universelle En son sein, l'usage a fini par creuser une niche pour le
second, par un effet d'attraction que rien ne suggérait et moins encore imposait.
Un effet d'opposition a suivi quand on a glissé de la relation taxinomique au statut
social. Espèce du genre religion, la secte apparaît aussi, à l'aune des institutions,
comme une menace pour la religion qui occupe l'espace public et ne voit aucune
bonne raison de le partager. Si la religion est un lien et un liant (avec la divinité,
1. Michel Despland, La Religion en Occident. Évolution des idées et du vécu, Montréal, Fides, et Paris, Cerf,
1979, XIV-580 p. (Préface de Claude Geffré) ; Maurice Sachot, « Comment le christianisme est-il de-
venu neligio ? », Revue des sciences religieuses, 1985, 2, pp. 96-118 ; « Religio/superstitio. Histoire d'une sub-
version et d'un retournement », Revue de l'histoire des religions, 1991,4, pp. 355-394. Repris et précisé dans
L'invention du Christ (Paris, Odile Jacob, 1998) : «Jésus est devenu Christ, et le christianisme est devenu
religion. » Les mêmesmalentendus se retrouvent autour de l'ésotérisme : une notion strictement cernée
par les spécialistes universitaires et mise à toutes les sauces dans ses usages vulgaires.
avec les morts, entre les vivants), la secte s'affiche comme rupture de ce lien,
dissolution de ce liant. Cette hypothèque ne serajamais levée.
A l'inverse de religion, qui n'a fait que
gagner du terrain, secta est à l'origine
une notion tous terrains, progressivement rétrécie et cantonnée. Le mot latin
désignait une école de pensée associée ou non à un genre de vie. L'Église catholique
romaine est-elle « une secte qui a bien réussi », selon la formule qui circule un peu
partout ? Au sens latin, le judaïsme n'ajamais été perçu comme une secte, et il ne
semble pas que les Romains se soient beaucoup intéressés aux courants qui le
traversaient, sinon à la hauteur de leurs incidences politiques. Toute cette
effervescence judéo-chrétienne rentrait mal dans ce que le monde gréco-romain
pouvait qualifier de « secte ».
Si nous en parlons ainsi, ce ne peut être que par une lecture rétrospective au
risque de l'anachronisme. On relèvera que l'EncycloPédiethéologique de Migne (171
volumes en 3 séries, 1845-1866) n'a conçu aucun « Dictionnaire des sectes ». Elle
s'en est tenue d'une part à un Dictionnaire des hérésies, des erreurs et des schismes (1847,
2 vol.), d'autre part à un Dictionnaire universel, historique et comparatif de toutes les
religions du monde (1849-1851, 4 vol.). Reste à savoir si nous parlons bien des mêmes
choses à travers les siècles et si le mot garantit le sens.
L'étymologie ne nous sera ici d'aucun secours, et pas davantage les dictionnaires
de langue, quelle que soit l'autorité de Littré ou de Larousse pour le français. En
revanche, ce qui nous fait défaut, c'est une étude de sémantique historique - religion,
secte et leurs rapports - sur la longue durée et tout au moins depuis l'âge classique.
Trois ou quatre siècles, est-ce trop demander ? Les latinistes l'ont fait pour quelques
mots essentiels. Mais précisons-le bien : il ne s'agit pas d'histoire des idées - religion,
nature, bonheur 2 -, mais d'étude du langage : manière de parler, façons de
s'exprimer, ou comment on use des mots dont on dispose pour structurer
verbalement sa pensée. On se contentera ici d'un exemple.
Au xvnc siècle, en France, le catholicisme se présente comme l'unique et seule
vraie religion. Il est la religion. Le protestantisme - « la religion prétendue
réformée » - n'est qu'une secte, génératrice de sectes par ses variations et ses
divisions, tandis que le judaïsme renvoie à l'ancienne alliance. Au xvmc siècle
commence à s'édifier une histoire des religions où le christianisme n'est plus que
l'une d'entre elles. Cette histoire se veut rationaliste : elle ignore l'athéisme aussi
bien que les sectes ; elle s'intéresse à la multiplicité des Églises chrétiennes sous
leurs appellations diverses ; enfin, au-delà des grandes religions du globe, s'étend
pour elle le monde inconnu du paganisme, de l'idolâtrie et la superstition.
Pour Voltaire, au mot « secte » dans son Dictionnaire philosophique (1764), une
maxime indiscutables'impose à tous - « Dieu existe et il faut être juste » comme -
« la religion universelle établie dans tous les temps et chez tous les hommes ». Dès
qu'on sort de là, on tombe dans la superstition et la secte. « Il n'y a point de secte
en géométrie. Jamais on n'a disputé s'il faitjour à midi. » On dit « unjanséniste »
ou « un moliniste », mais non « un euclidien ». Voltaire n'est pas notre
contemporain.
La première réaction des apologistes catholiques dans cette nouvelle
configuration sémantique sera de montrer la transcendance de la religion
2. Par exemple : Robert Mauzi, l'idée, de bonheur au xvnf siècle, Paris, Coiin, 1969 ; Jean Ehrard, L'idée de
nature en France dans la première moitié du xvnf siècle, Paris, SEVPEN, 1963 (2e éd., A. Michel, 1994).
chrétienne dans la spirale ascendante d'un De vera religione qui aboutit à Rome. La
seconde réaction, plus tardive, fut le radicalisme protestant de Karl Barth : le
christianisme est une foi qui n'a pas sa place dans ce caravansérail des religions.
Nous sommes ici dans le modèle, transcendantal, du vrai et du faux, du bien et
du mal, de la norme et de la déviance. La sociologie allemande va s'engager dans
une autre voie, structurale : à la manière dont Tônnies avait construitl'opposition
formelle entre Gemeinschaft et Gesellschaft (communauté et société), qui allait
prospérer en France à partir de la fin des années 30, Weber et Troeltsch ont l'un
théorisé et l'autre illustré l'opposition entre deux idealtypus (types idéaux ou
idéaltypes), l'Église et la Secte : ce qui les rapproche, une même offre (le salut) ; ce
qui les sépare, des exigences différentes. Dans son grand ouvrage inachevé, Die
Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen (1912), Troeltsch a même enrichi
cette typologie d'un troisième terme : les réseaux mystiques de « spirituels », rétifs
à toute organisation qui impose une discipline de vie et de pensée 3.
Le passage de la théologie à l'histoire des religions représentait une révolution
culturelle 4, qui ne pouvait aller de soi. La sociologie selon Weber était beaucoup
plus radicale tout en procédant de façon plus douce : elle n'attaquait pas la théologie
mais, sans craindre d'utiliser les mêmes mots qu'elle, elle se construisait un langage
qui ne lui devait rien. De là la nécessité, quand on parle d'Églises et de sectes, de
bien préciser sur quel registre on se tient. De là, inévitablement dans la vie sociale,
les confusions produites par cette absence de précaution : des confusions d'autant
plus explicables que les conflits de société s'exprimentdans un dualisme plus proche
des catégories de la pensée religieuse que de la pensée savante.
Les deux sociologuesvoulaient dégager un principe d'ordre et d'intelligibilité
dans le foisonnement presque bimillénaire des formes chrétiennesd'agrégation et
de sociabilité, sans prévention ni contre le christianisme, ni contre telle ou telle
forme au profit d'une autre. Il est évident pour eux que le mot secte ne peut avoir le
même sens quand le christianisme ancien cherche son organisation et quand il a
trouvé sa structuration,quand des « sectes » se concurrencententre elles et quand
elles s'opposent à l'Ecclesia, la grande Eglise.
L'inflexion se situe dans le moment qui va du marcionisme (milieu du If siècle)
à l'arianisme qui, ni l'un ni l'autre, ne peuvent être rangés parmi les sectes. Dans
une perspective wébéro-troeltschienne, il est sans pertinence, ou tout au moins
équivoque, de dire que « l'Église (catholique) est une secte qui a réussi » puisque
le genre secte auquel on pense n'est pas celui dont on la croit issue. Il faudrait
ajouter, avec plus de vérité, que le marcionisme et l'arianisme étaient des Églises
qui n'ont pas réussi et que l'histoire s'est jouée entre Églises rivales.
Pour MaxWeber, l'Église s'oppose à la secte comme, d'une part, une institution
de salut ouverte à tous dès la naissance et, d'autre part, un groupement volontaire
de croyants affichant ses conditions d'entrée, restrictives par définition. L'Église
est une communauté qui repose sur son Fondateur et préexiste à ses membres ; la
secte est une fondation nouvelle qui entend réactiver le message originel au sein
3. Études et traductions se sont multipliées en France depuis vingt ans. On retiendra ici, pour notre
sujet, Jean Séguy, Christianismeet société. Introduction à la sociologie d'Ernst Troeltsch, Paris, Cerf, 1980,334p.
4. Émile Poulat, Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le frrincipe de la modernité, Paris, Cujas et Cerf,
1988, 440 p. (en particulier la 3c partie, « La mutation culturelle », et son chap. XI, « L'institution des
sciences religieuses »).
d'une société constituée pour répondre à cet appel particulier. C'est bien pourquoi
certaines dénominations protestantes et certaines congrégations (ou ordres)
catholiques pourront présenter des caractéristiques « sectaires » 5. La nature et les
formes de la fondation sont au cœur du débat. Du concept à la réalité, de la réalité
au concept, l'articulation n'est pas toujours évidente.
Le salut n'a pas les mêmes implications selon le type. L'Église est ordonnée au
Royaume (Concile de Trente : « Regnurn Dei, quod est Ecclesia »), auquel tous sont
appelés même si tous n'y sont pas admis, mais le Royaume se fait attendre (Alfred
Loisy : «Jésus annonçait le Royaume, et c'est l'Église qui est venue »). L'imminence
de la parousie s'éloigne et les « derniers temps » se prolongent. En s'établissant
dans cet intervalle, comment l'Église n'embrasserait-elle pas l'entière société
humaine dans sa vision et sa mission ? Comment la synthèse thomiste du XIIIç siècle
- la Respublicachristiana, avec son union sans confusion des deux ordres, le Sacerdoce
et l'Empire - ne lui apparaîtrait-ellepas comme un sommet ?
Les sectes évangéliques se replient plus facilement sur le salut personnel ou
sur la proximité (datée) de la seconde venue du Christ, ou alors se découvrent
vocation d'Église. Elles interprètent à leur manière le « moyen court » de Madame
Guyon : pas d'institution,pas de médiation, pas de temporisation ; pas de compromis
intramondain légitimant deux catégories de chrétiens (ceux qui pratiquent les
« conseils », ceux qui s'en tiennent aux « commandements »). La secte représente
ainsi « une protestation laïque, véhiculant un christianisme non sacramentaire,
anti-sacerdotal, égalitaire, visant la perfection individuelle de ses membres. [.]
Pas de tentative pour s'imposer aux sociétés ou aux cultures ; pas d'accommodement
sur l'idéal religieux et ascétique. » 6. Il ne s'agit pour elle ni de réformer ni de
transformer la société : « La démarche même de la conversion suppose une rupture
avec la culture globale et sa sacralisation relative. La secte condamne le monde
comme lieu de l'activité de Satan. En fait, tout l'effort de la secte tend à couper le
chrétien de la vie sociale globale. Groupe d'élus, aux conceptions élitistes affirmées,
méfiantes des grands nombres, la secte s'oppose à tout ce qui ne répond pas
directement aux finalités religieuses telles qu'elle les conçoit. Elle réduit donc,
selon la mesure du possible, les contacts avec la société profane. » 7
On l'a noté : il s'agit d'une typologie, non d'une taxinomieoù chaque groupe
inventorié trouverait la place qui lui revient. Troeltsch n'est pas Linné, et lui-même
se demandait quelle valeur opératoire pouvait garder ce couple (ou cette triade, si
on lui ajoute les réseaux mystiques) avec l'avènement de la société moderne au
xixe siècle. Encore vivait-il dans une Europe massivement chrétienne. C'est cette
situation religieuse qui s'est considérablement modifiée sous nos yeux depuis une
trentaine d'années.
Dès lors, le cadre académique et confessionnel de la problématique
wébéro-troeltschiennevole en éclats. Le décor change. La suite se joue désormais
sur la place publique. Le droit l'intéresse plus que la sociologie : un droit national
5. L'Église des Frères moraves est le paradigme de cette incertitudethéorique, secte tirant vers l'Église.
A l'inverse existe la secte happée par la Révolution (la Réforme radicale et l'anabaptismeviolent : Mun-
zer et Zizka) : selon Troeltsch, la plus éloignée du type pur de la secte. A la même époque, une troisième
polarité s'affirme : l'humanisme.
6.J. Séguy, (J'p. cit., pp. 113-114.
7. Ibid., p. 115.
perméable aux influences européennes et soumis à la pression nord-américaine.
On entre dans une logique d'accusation-dénonciation. Au siècle dernier, le
Kulturkampfeuropéenopposait les États et l'Église catholique ; à la fin du nôtre, le
danger ne vient plus des Églises qui semblent sur leur déclin, mais de mouvements
émergents à l'identité incertaine dont frappe l'émiettement. Le mot « secte », repris
au langage commun, apparaît commode pour lier la gerbe.
Les raisons d'intervenir l'emportent donc sur le désir de comprendre. Deux
notions passent au premier plan : « manipulation mentale » et « liberté religieuse ».
L'opinion publique, alertée par les médias, s'émeut. Tout le monde en vient à se
sentir plus ou moins concerné et même menacé.
A ce moment, tout bascule pour le sociologue. Il avait charge d'enseigner ce
qu'il était seul à étudier avec quelques historiens et de très rares médecins. Ce
monopole bénéficiait en outre de l'autorité reconnue à l'institution universitaire.
Et voilà qu'il est pris à partie, sommé de descendre de sa chaire, non pas pour aller
voir ce qui se passe dans la société - il le faisait -, mais pour choisir son camp, pour
ou contre les « sectes » proclamées danger public. Comme dans une guerre civile
où il serait pris entre les factions.
Bien sûr, il doit apprendre à marcher sans se faire tuer sur ce terrain miné.
Cela s'appelle l'expérience, qui lui était déjà nécessaire en temps de paix, si l'on
peut dire. Il est toujours délicat de travailler sur du vivant : plus encore quand les
passions s'échauffent. Et, de fait, on constate que les sociologues sont inégalement
préparés à affronter cette situation : comment ne pas reconnaître d'indéniables
maladresses ? Le savoir ne suffit pas, ou plus, s'il ajamais suffi.
Mais le véritable problème est ailleurs. Les « sectes » apparaissent comme autant
d'objets en soi, qui pouvaient être étudiés isolément dans leur différence théorique
avec les Églises considérées dans cette même perspective. Désormais, ce qui passe
au premier plan, c'est un phénomène global de société. Celle-ci avait cru en finir
avec l'emprise des Églises sur la vie civile, grâce à un régime juridique de
« séparation » et en raison d'un processus culturel de « sécularisation ». La religion
n'était plus qu'une affaire de conscience, renvoyée à la sphère privée. Et voilà que
le religieux privatisé explose au cœur même de la société : il menace l'individu,
frappe la famille, inquiète l'opinion, mobilise les parlementaires, alimente les
médias.
Dès lors, ce qui requiert le sociologue, ce n'est plus simplement ni l'étude
empirique des « sectes », ni la théorisation du phénomène au sein d'une typologie,
ni même la nouveauté de ses formes récentes, mais le complexe social où il se
produit dans une série de réactions en chaîne. Force est de convenir que nous
sommes loin du compte : tantôt on se complaît dans la monographie,tantôt on se
jette dans la polémique, tantôt on invoque le « retour du religieux ».
Sécularisation, le mot ne recouvre guère qu'un pseudo-concept sociologique,
flottant sur le corps social qu'il voudrait habiller. Si l'on veut sortir de la confusion,
il importe de soigneusement distinguer l'état de l'opinion et le régime des
institutions, chacun suivant son rythme propre. Une société peut rester très
traditionnelle tout en se trouvant dotée d'institutions nouvelles ou, inversement,
accélérer son évolution sans toucher à ses principes et à ses institutions. Le rapport
- harmonieux ou dissonant - entre ces deux niveaux est une donnée essentielle de
la situation. La religion était au fondement de l'ordre public dans les sociétés
:
européennes d'Ancien Régime elle n'a pas empêché l'avènement et le
développement des Lumières, ni la grande Révolution. Celle-ci passée, elle l'est
redevenue ou restée, avec des tempéraments, tout au long du xixe siècle. Ce qui n'a
jamais été réellement appréhendé, c'est la situation créée par la fin progressive de
ce régime : le nouveau droit signait moins la relégation de la religion dans la vie
privée que - expérience inédite - l'épanchementde la liberté de religion dans la vie
publique.
Le discrédit public jeté sur les Églises historiquesétait ambigu et ambivalent :
il favorisait désaffection et détachement mais sans être assuré du succès de la
construction alternative qu'il proposait. Cette alternative se réclamaitde la raison,
de la liberté, de la science et du progrès : de la Première Guerre mondiale à
tout.
l'effondrement du communisme soviétique et à la crise présente de l'économie
libérale, combien se sont souciés des incidences religieuses du tour imprévu pris par
cette aventure ? Les théories de la sécularisation n'ont jamais pris en compte les
énergies et les disponibilités de cette liberté qui peut aller dans bien des sens et pas
nécessairement là où on l'attend, devant un avenir que personne ne maîtrise. De la
même manière, elles ont méconnu les capacités de réaction et d'adaptation des
Églises, le changement religieux qui, en leur sein, accompagne le changement social
qui entraîne
Nous vivons dans un univers économique et scientifique qui a l'œil fixé sur ses
avancées, mais indifférent à sa contrepartie, tout ce qu'il détruit pour avancer et en
avançant, tous les désordres qui se développent sur ce terrain dévasté. C'est ce que
Péter Berger a appelé « les Pyramides du sacrifice » 8. Labourage et pâturage, ces
deux mamelles nourricières de la vieille France, sont détrônées par clonage et
chômage, l'un avec ses espoirs fous, l'autre avec sa désespérance ravageuse.
La protestation écologique et la protestation familiale sont des manifestations
de cette conscience qui s'éveille devant cette rançon du progrès, cette face cachée
qui suggéra à Balzac son récit, L'Enversde l'histoire contemporaine. Voilà bien le puissant
courant dans lequel se trouve jeté le sociologue intéressé par le phénomène sectaire
dans un monde convulsionnaire « en quête de sens », sans savoir même si cette
quête a un sens.
programmatique.
que de poursuivre l'enquête en extension, mieux vaut se concentrer sur quelques
questions dans une visée
8. Peter L. Berger, Pyramids of Sacrifice. Ethics and Social Change (1974), trad. fr. Les Mystificateurs du
:
fmigrès. Vers de nouvelles pyramidesdu sacrifice, du Brésil à la Chine, Paris, PUF, 1978. On lira aussi l'étonnant
Epilogue donné par Jacques Blamont à son « histoire politique de la découverte », Le Chiffre et le Songe
(Paris, Odile Jacob, 1993,1 000 p.) : « Pleine mer, plein ciel. Pleine nuit, plein brouillard », inséparable
de « la volonté des puissants », explique cet astrophysicien.
1. Problème préalable, mais général : le rapport du sociologue (ou, si l'on
préfère, du social scientist) à sonobjet.
À l'instar des sciences de la nature, les sciences de l'homme et de la société
sont mues par un idéal d'objectivité, qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, et
soumises à une critique parfois sarcastique des limites de cette objectivité. Ce fut,
pour l'histoire, le sujet de thèse de RaymondAron (1938), demeuré célèbre. On
apprend les règles de la méthode, mais celles-ci ne confèrent pas la maîtrise de leur
usage et la garantie du résultat. L'objectivité se conquiert, lentement et difficilement,
à mesure que s'étend le champ de l'enquête : elle n'est jamais donnée au départ.
Mais l'objectivité ne peut être réduite au travail du savant dans son laboratoire.
Elle se construit et se gagne sur le terrain, au milieu des acteurs en lutte pour qui le
sociologue n'est qu'un intervenant de plus, sans privilège reconnu, surtout s'il
trouble lejeu. Il ne suffit pas de s'avancer dans un champ de mines « vêtu de probité
candide et de lin blanc » pour s'en sortir sain et sauf. J'ai vu certainsde nos collègues
s'engager naïvement aux côtés de « mouvements religieux » qui n'étaient pas
au-dessus de tout soupçon, s'étonner d'être publiquement pris à partie et
pourchassés par des journalistes spécialisés, se retrouver devant la justice pour n'avoir
pas su éviter les traquenards médiatiques, ou accepter de donner des consultations
écrites (rémunérées ou non) dont l'usage leur échappe.
2. Quoi qu'il en soit, sociologue ou non, croyant ou non, sectaire ou non, il est
un principe qui ne résout pas tout et qui peut prêter à casuistique, mais qui s'impose
à chacun : tout crime, tout délit est punissable. Le jugement prononcé
définitivement, il faudra sans doute une volonté politique pour le faire exécuter, et
les exemples de défaillance ne manquent pas. Il est vrai que l'Administration peut
se trouver dans des situations embarrassantes et préférer un profil bas à un trouble
accru, soit devant une opinion publique choquée ou peu intéressée par ces
« querelles de lutrin », soit devant des pressions conjuguées - élus, médias,
associations - qu'elle juge inutilement excessives.
Mais il y a une contrepartie : tout droit, toute liberté est respectable. Max Weber
était juriste, mais sa problématique « Eglise-secte » ignorait délibérément le
juridique : elle n'en avait, dans ses limites, aucun besoin. Aujourd'hui, la situation
s'est inversée : les sociologues, sauf exception, ne s'intéressent guère au droit, et
pourtant ils ne peuvent abstraire les « sectes » du cadre qui, en droit, s'impose à
elles : libertés publiques, activités répréhensibles. Mais il faut aller au nœud gordien
de l'affaire. Dans les régimes de cultes reconnus ou autorisés, il y eut bien un délit
d'exercice illégal de la religion, fondé sur un héritage théologique qui perdure laïcisé à
l'encontre des dissidents et novateurs. Ce délit a progressivementdisparu dans tous
les pays d'Europe (en France, en 1905) : va-t-il réapparaître sous des formes
nouvelles ?
9. Roland Campiche (sociologue suisse), Quand les sectes affolent, Genève, Labor et Fides, 1995, 134 p.
« Les ayatollas vont-ils débarquer sur les stades de France ? » (Marianne, 8 décembre
1997).
Maccarthysme à la française ? Métamorphose de l'anticléricalisme - « les
hommes noirs » - du siècle dernier ? Lynchages et progroms n'ont pas eu d'autre
origine. Il nous faut apprendre à évaluer objectivement ce que, de façon très légitime,
on peut appeler le risque sectaire dans un monde que le risque fascine jusqu'à la
démesure et sans assurance possible. Dès lors, ce risque sectaire demande à être
situé sur l'échelle de ceux que nous mesurons le mieux, où il occupe une place
encore modeste relativement aux grands fléaux sociaux en France : la drogue (500
morts par surdose en 1995), le tabac (160 000 morts par an, Le Figaro, 5 février
1998), les handicapés moteurs (un million et demi dont le tiers en fauteuil roulant),
74 000 enfants en danger de maltraitance (France-Soir, 13 novembre 1997, et La
Croix le lendemain, contre 54 000 en avril 1995 et 65 000 un peu plus tard), 80 000
naissances sans père légal, le sida (mortalité en augmentation,même si l'on escompte
une décrue), le suicide (12 000 en 1995, un millier chez les adolescents) accidents
de la route (8 à 10 000 tués chaque année) ou de montagne (44 tués entre le 15
juin et le 5 août 1996), le hooliganisme (qui est « loin d'être mort ») et la violence
dans les quartiers déshérités, le département de la Seine Saint-Denis « scolairement
sinistré ».
Deux formes de risques ont été nettement surévaluées par les médias. En
premier lieu, « l'argent caché des sectes » ( Challenges, janvier 1993, ou L'Express, 19
septembre 1996) : ces « révélations » se situent dans la fourchette des millions, ce
qui est maigre comparé aux 160 milliards engloutis dans la faillite du Crédit Lyonnais
ou aux sommes enjeu dans certaines affaires de corruption. En second lieu, « les
sectes, nouvelles forces électorales » (Libération, 12 février 1990), dont les candidats
« bénéficient d'une tribune à la radio et à la télévision » (Le Monde,
17 mai 1997). Il
s'agit du Parti de la loi naturelle (représentant la Méditation transcendantale) et
du Parti humaniste, qui ont obtenu aux élections législatives de 1997 respectivement
12 000 et 3 000 voix, avec, pour frais de campagne, une dotation de 100 000 F et de
30 000 F. Faut-il rappeler qu'en 1946, le MRP (démocrate chrétien) avait connu la
même objection, mais un tout autre succès ?
Il est vrai que, quand il frappe, le malheur perd tout caractère statistique. Il est
vrai, en outre, ici, que le risque ne se mesure pas seulement au nombre des adeptes
ou des électeurs, mais à quelque chose de beaucoup plus diffus et insaisissable : la
capacité de pénétration et le degré d'infiltration dans la société civile, qu'il s'agisse
des administrations publiques, des entreprises privées l0, du corps médical ", des
classes moyennes "2, du milieu scolaire "', de la formation permanente, etc. Mais
alors le problème change de nature : il ne s'agit plus seulement de défendre des
individus vulnérables contre eux-mêmes et contre des influences jugées néfastes
ou même perverses. Il faut comprendre comment toute une société peut offrir
10. L'entreprise face aux sectes » (Le Monde, 18 septembre 1996). L'Institut des Cadres dirigeants
«
(Paris) a organisé une session de formation les 18 et 19 décembre 1997 « Les entreprises face aux
sectes. Évoluer et gérer les risques ».
11. Rapport du Conseil National de l'Ordre des Médecins (27 sept. 1996), qui confirme le chiffre de
3 000 médecins donné par VSD en juin 1994.
12. On a parlé de « l'analphabétisme spirituel et religieux » des techniciens et ingénieurs, si pointus
dans leur domaine.
13. « L'école lance le plan Vigisecles >< (La Croix, 25janvier 1997).
complaisamment- sous couvert de culture, de formation ou de thérapie - de tels
espaces d'activité à ce que par ailleurs on condamne impitoyablement.N'y a-t-il pas
là un symptôme de schizophrénie sociale ? La « lutte contre les sectes » ne
relève-t-elle pas du cachet d'aspirine ou du tranquillisant qui dispense d'examens
plus poussés dont on craint le diagnostic ? Nous sommes écartelés entre le désir de
savoir et la peur de découvrir.
LA SOUVERAINETE DES
CITOYENS
Nuri
Albala *
M 1
est des domaines de l'activité humaine qui sont, depuis des siècles,
des domaines de souveraineté des États : l'armée, la justice, la police - y compris le
séjour des étrangers sur le territoire national -, la monnaie. A ces domaines s'est
ajouté avec le temps, et aussi avec les luttes qui se sont développées dans un cadre
national, ce qui a trait à l'économie, à l'organisation sociale.
De tels domaines de souveraineté sont le lieu d'exercice de l'action des
« pouvoirs publics », expression qui a acquis un sens fort et dont on peut espérer
qu'elle le conservera.
Par un nombre de plus en plus importantd'accords internationaux, un certain
nombre de ces pouvoirs ont fait l'objet de délégations ou de transferts : par des
traités entre les États, des organes supranationaux dits « de droit public » se sont
vus déléguer certains de ces pouvoirs et exercent les prérogatives qui en
découlent. Dans l'ensemble de ces structures publiques, qu'elles soient nationales
ou internationales,le pouvoir est exercé par « représentation » plus ou moins fidèle,
plus ou moins démocratiquedes citoyens ou des Etats - qui sont eux-mêmes supposés
représenter démocratiquement leurs citoyens.
Les organes publics représentatifs vont alors exercer leurs prérogatives
directement ou en liaison avec d'autres organes publics représentatifs. On songe