Le Diable en Son Royaume
Le Diable en Son Royaume
Le Diable en Son Royaume
50 (2008)
Le Diable
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Thérèse Bouysse-Cassagne
Le Diable en son royaume
Évangélisation et images du Diable dans les Andes
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Avertissement
Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de
l'éditeur.
Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous
réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant
toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,
l'auteur et la référence du document.
Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation
en vigueur en France.
Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition
électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Référence électronique
Thérèse Bouysse-Cassagne, « Le Diable en son royaume », Terrain [En ligne], 50 | 2008, mis en ligne le 15 mars
2012, 06 janvier 2013. URL : http://terrain.revues.org/9213 ; DOI : 10.4000/terrain.9213
en son
Andes, il faut tenir compte de la complexité
de leur démarche, qui consistait à diaboliser
les cultes autochtones tout en faisant accepter
la légitimité du Diable chrétien. Par ailleurs,
il convient de ne pas perdre de vue que les
royaume
Andins, contraints d’embrasser la religion
catholique, sans pour autant parvenir à renier
la totalité de leurs croyances, se trouvaient
face à une injonction paradoxale. Les proces-
sus créatifs et évolutifs qu’engendrèrent ces
Évangélisation et images deux points de vue s’insèrent, bien entendu,
dans les divers contextes où se déploient les
du Diable dans les Andes « arts de la mémoire » des deux parties en
présence, qui conditionnent leur capacité
de rencontre et d’adaptation, ainsi que leur
faculté à produire des images nouvelles.
Thérèse Bouysse-Cassagne Dès le début de l’évangélisation, on ordonna
cnrs, Centre de recherche et de documentation aux peintres de représenter les images des fins
sur l’Amérique latine, Paris dernières, auxquelles l’Église attribuait des
[email protected] pouvoirs didactiques : « Que dans chaque
église il y ait un Jugement dernier peint, et que
l’on montre la venue du Seigneur lors du
Jugement, le Ciel et les Mondes ainsi que les
peines de l’Enfer. » Dès lors, de nombreuses
fresques furent-elles peintes, dont certaines
couvrent de manière spectaculaire toute la nef
d’une église1. Dans l’optique de l’évangélisa-
tion, en effet, l’écriture chrétienne de l’histoire
andine était inséparable de l’eschatologie, et
les quatre novisimos (mort, Jugement, Enfer,
Paradis) allaient devenir la pierre angulaire
de la pastorale missionnaire. Le grand extir-
pateur d’idolâtries Francisco de Ávila (1648)
ne cachait d’ailleurs pas ses intentions lorsqu’il
affirmait dans un sermon qu’à la fin des
temps seraient détruits les astres vénérés par
les Indiens et les oiseaux au plumage coloré
associés aux vêtements incas.
Une réinterprétation
de l’histoire américaine
Le sermonnaire du catéchisme du troisième
concile de Lima (1584-1585) enseignait tous
les signes de la fin du monde qui figurent
dans l’évangile de saint Matthieu : prêche
de l’Évangile à toutes les nations, signes
dans le ciel, la mer et sur la terre, guerres,
famine, morts, apparitions de l’Antéchrist.
Et c’est pour cette raison, sans doute, qu’une
adoration de l’Antéchrist figure dans l’une
des églises les plus importantes de l’Altiplano
bolivien à Caquiaviri (1739), pour cette raison
aussi que lors d’une extirpation d’idolâtrie à
Conchucos en 1656, dans le Pérou central, un
des villageois mis en cause par l’extirpateur
répondit spontanément que Guari, géant
barbu, dieu créateur et héros culturel fon-
dateur des groupes de parenté (ayllu), vivant
sous terre, était en réalité l’Antéchrist (Duviols
1986 : 163). Les images de l’Antéchrist, sans
doute parce qu’elles avaient – tout autant pour
les évangélisateurs que pour la société andine,
en crise – une fonctionnalité immédiate,
Enfer de Caquiaviri. La Muerte con inclusión de elementos idolàtricos e indígenas, anonyme, 1739.
furent plus rapidement adoptées que d’autres. (église de Caquiaviri, La Paz, Bolivie, extrait de El Barroco peruano, op. cit., dr)
Mais cette acculturation ne touchait qu’à la
forme, et il ne s’agissait en aucun cas d’un
processus mettant en péril l’ensemble des
logiques indigènes. effets faciles. On ne dédaigna d’ailleurs pas,
Pour les Espagnols, les vieilles images nées le cas échéant, de mettre cette eschatologie
avec les frères mineurs envoyés chez les Tatars, au service de l’exploitation économique.
développées au xiiie siècle par Roger Bacon, Aussi peut-on lire sur le tableau de l’Enfer
le prophète de l’Antéchrist de Mongolie, qui de Caquiaviri que « les démons découvriront
portaient l’empreinte de lointains enfers à l’Antéchrist tout l’or et l’argent qui seront
asiatiques et concordaient avec les prophéties cachés sous terre depuis le commencement du
de la Sibylle, de Merlin, de Joachim de Flore, monde, soit en mer, soit dans les entrailles de
renaissaient en Amérique. La fable milléna- la terre, et il deviendra plus puissant que tous
riste se propageait en même temps que celle les rois des temps passés ». De cette façon, les
de l’utopie d’une évangélisation primitive diablotins des vieilles traditions des mines de
construite à partir d’autres figures orientales, Saxe, qui apparaissaient aux mineurs pour
celles de saint Thomas et de saint Barthélemy leur indiquer le minerai, allaient-ils, sous
(Bouysse-Cassagne 1998 : 162). À vrai dire, la houlette de l’Antéchrist, reprendre du
l’Antéchrist avait toujours habité sur le sol service dans celles des Andes et y être adoptés.
espagnol, et malgré l’interdiction – faite par Quelques-uns de ces personnages facétieux
la bulle Supernae majestatis (1215) et réaffirmée peuplent encore les galeries de certaines
sous le pape Léon X par le cinquième concile mines péruviennes (Salazar Soler 1992). En
de Latran (1512-1517) – d’annoncer la venue définitive, l’assimilation de l’Antéchrist ou
de l’Antéchrist et le Jugement dernier, en des diablotins des mines ne parviendra qu’à
Espagne comme en Amérique, les sermons renforcer la logique symbolique des Andins,
cultivèrent les images apocalyptiques et ne qui trouveront, dans ce cas comme dans
se privèrent pas d’exploiter un genre aux d’autres, un nouveau moyen de s’affirmer.
Le Diable en son royaume 127
2. Le terme aymara que les Espagnols utili- (Bertonio 1984 : 338). de Juan de Balboa, d’Alonso Martinez et de
sèrent pour traduire « juicio universal » est 3. Le préambule au texte du catéchisme Juan de Santiago. Les catéchismes mayor et
« taripana » ou « cchina uru Taripatha ». Le du troisième concile signale : « De que los breve furent rédigés à partir du catéchisme
terme « taripana » signifie « averiguar los cuerpos hubiesen de resucitar con las animas de Pie V ; ils en sont une adaptation jésuite
delitos preguntando, tomar informacion es nunca lo entendieron. » et péruvienne.
acto propio de los que administran justicia » 4. La traduction quechua a été à la charge
128 le diable
L’indicible et l’impensable
Il fut d’autant moins aisé pour les évangélisa-
teurs d’ouvrir une brèche linguistique dans
les croyances que c’est dans les langues amé-
rindiennes que des équivalences aux termes
« jugement », « Diable », « péché », « Enfer »,
furent recherchées. Même en forçant les
mots, un immense décalage subsistait entre
les termes chrétiens et les notions véhiculées
par les terminologies quechua ou aymara
utilisées pour les traduire.
C’est le mot « supay », désignant l’âme
du mort en quechua, qui fut choisi pour
traduire « diable » en quechua et en aymara 5
missionnaires (Taylor 1980 : 10). À la lumière
de ces approximations, on comprend mieux
l’impasse conceptuelle dans laquelle se
trouvaient les Andins et leur impossibilité
d’accepter, notamment, la Résurrection. On
est en droit de penser que les évangélisateurs
auraient pu, comme ils le firent dans d’autres
cas, conserver le vocable espagnol « Diablo »,
ou forger un néologisme, sans chercher un
équivalent dans les langues indiennes, mais
ce serait sans prendre en compte avec leur
désir d’en finir avec le culte des morts et avec Le Royaume de l’Antéchrist (détail), anonyme, 1739.
les « ministres diaboliques » – leurs rivaux (église de Caquiaviri, La Paz, Bolivie, extrait de El Barroco peruano, op. cit., dr)
5. « Supay » était inconnu en aymara, alors beaucoup plus proche de « wari » (ancêtre),
que dans cette même langue « hawari », terme désignait auparavant l’âme du mort.
Le Diable en son royaume 129
les plus immédiats –, qui savaient faire parler côté de la terminologie employée par les
les huancas. missionnaires, un déficit de sens rendait
Pour désigner l’Enfer en quechua et en donc l’« Enfer » difficilement compréhensible.
aymara, les missionnaires choisirent respecti- Seules les descriptions, les métaphores et les
vement « ucupacha » et « mancapacha », termes images édifiantes des églises pouvaient essayer
qui évoquent ce qui est secret et sous terre. Or, de le combler.
la terre et le monde du dessous étaient deux
univers inséparables dans une conception où
vivants et morts entretenaient de constantes Le monde du dessous chrétien
relations. Et pour les Andins, les bouches
de l’écorce terrestre fournissaient des lieux L’Enfer est présenté dans le catéchisme
de passage dans l’inframonde : par ces comme un lieu situé dans les profondeurs
pacarinas étaient passés les premiers ancêtres de la terre, « tout sombre et effrayant », où
pour fonder les groupes de parenté. Ces l’homme endure de multiples tourments :
ouvertures continuaient tout naturellement feu, supplice, obscurité, cris, pleurs, plaintes,
à communiquer avec le monde du dessous, et visions d’horreur, fiel, odeurs insupportables ;
qu’ils l’appelassent « Enfer » ou « mancapacha » et le pire de tous les châtiments : le châtiment
n’y changeait rien. Refusant d’enterrer les éternel. Ou, comme il est écrit : « Gémir,
morts dans les cimetières construits près pleurer, crier, enrager mais toujours brûler. »
des églises, considérant qu’ils étaient plus La vision de l’Enfer ici développée est par
à l’aise dans leurs anciens habitacles, c’est conséquent beaucoup plus proche de celle de
dans les champs, les montagnes et les grottes saint Ignace que de celle des confessionnaires
que les Indiens déposaient leurs morts et espagnols de la même époque. Mais, en même
poursuivaient leur culte, donnant à manger et temps que l’on y décrit les peines de feu, de
à boire à ceux que les Espagnols considéraient froid, de soif et de faim des condamnés, on
comme des « Diables ». Aussi, les figures se rapproche sans le vouloir des images de la
des ancêtres continuèrent à exister comme mort indienne, celles de Puquina Pampa et du
figures transcendantes, même si, sous l’effet volcan Coropuna, elles-mêmes si voisines des
de l’évangélisation, elles s’adapteront souvent premières images chrétiennes de l’Enfer, celles
formellement aux images du Diable. des bouches de feu des volcans de la Médi-
Les termes autochtones tels que mancapacha, terranée italienne (Bouysse-Cassagne 1997).
qui se limitent à suggérer la profondeur, ne Comme on l’aura compris, faire surgir
prenaient pas en compte la longueur et la des images du Diable et de l’Enfer de
largeur de l’Enfer, qui constituent pourtant l’imagination7 des Andins constituait une
ses deux autres dimensions6 , selon les Exercices tâche malaisée. Pour les y aider, le catéchisme
spirituels de saint Ignace. C’est pourquoi le passe en revue les péchés, et si les idolâtres,
catéchisme du troisième concile, à la base les ivrognes, les concubins n’encourent que
de tout l’enseignement religieux dans les des châtiments corporels, c’est sans doute
Andes et qui fut influencé par les jésuites parce que l’on supposait que la peur des
qui le rédigèrent dans sa presque totalité, souffrances (peine de sens) était plus à même
développait des images du monde infer- de convaincre que l’évocation trop abstraite
nal que les vocables aymara et quechua ne de la peine du dam, relevant d’une souffrance
parvenaient pas à exprimer à eux seuls. Du morale. Présente dans les catéchismes
8. Le sermon XV explique que les bons anges et de leur chef Satan ; c’est lui qui « los tenia Esto dice el diablo, y tiene una grande hacha
louent Dieu et aident les hommes, de telle persuadidos con sus disparates y errores ». Un de cortar en la mano para darte con ella. Oh,
sorte que chaque homme est gardé par un dialogue s’instaure alors entre Dieu et Satan à pecador si Dios tantico le deja… »
bon ange. Surgit alors une question : « ¿Pues propos d’une âme : « ¿Senor este mal hombre Nous pouvons trouver un précédent à ce dia-
hay algunos angeles malos? » C’est alors peca contra ti? quieres que le acabe aqui y le logue dans le livre de Job (1, 6-12).
qu’est mentionnée la rébellion des diables mate, y pague lo que merece por este pecado?
Le Diable en son royaume 131
9. Saint qui, avec saint Thomas, aurait évan- fut confondue l’Amérique.
gélisé les Indes orientales, avec lesquelles
134 le diable
saint fut l’objet d’un bricolage syncrétique qui à Oruro, récemment, June Nash (1979) a
permit, comme on le verra, une inversion des pu remarquer que Wari, considéré comme
qualités que l’Église lui attribuait. l’esprit de la montagne, était toujours vénéré
À l’occasion d’une extirpation qui eut sous le nom de Tio. De plus, ce Tio, qui a
lieu en 1632 à Potosi ainsi que dans la mine conservé les crocs de félin sous une apparence
d’Oruro, Cardenas, alors archevêque de la de diable, est le dieu actuel de la mine de
région, repéra une série de cultes miniers Potosi. Il semble donc que dans les mines cette
qui prouvaient que, bien qu’officiellement divinité aux attributs ambigus ait remplacé
christianisés, les mineurs n’en continuaient Otorongo, très ancien dieu chtonien lié aux
pas moins à pratiquer des rites bien anté- transformations chamaniques.
rieurs à la période inca (Bouysse-Cassagne
2004 : 77). Dans la mine, on vénérait toujours Le jaguar, la croix et le Diable
un dieu censé octroyer l’argent sous le nom Dès la civilisation de Tiwanaku, de nom-
de « fils de Capac Ique ». Ce nom signifie breux échanges eurent lieu entre régions
en pukina « Grand Ancêtre », « Riche Sei- consommatrices de psychotropes et régions
gneur » ou « Grand Supay », puisque « ique », productrices, ainsi qu’entre le Nord chilien
qui désigne l’âme du mort dans cette langue, et la région du Titicaca, le Nord argentin et
a pour synonyme « supay » en quechua. Le les régions humides proches du Pilcomayo.
pukina, en voie d’extinction sur l’ensemble de Chaque région élabora ses propres traditions,
l’Altiplano au xviie siècle, n’était pas parlé mais si l’on compare le matériel argentin,
à Potosi lorsque eut lieu l’extirpation (Bou-
ysse-Cassagne 1975 : 312). Cette langue qui
appartenait au groupe arawak fut utilisée à
l’époque de la culture tiwanaku (ve-xie siècle) ;
et à l’exception d’un petit réduit, en terre Cal-
lawaya dans une région minière mitoyenne
de l’Amazonie, au nord du Titicaca, il n’en
existe plus de trace aujourd’hui. Aussi doit-on
rattacher Capac Ique à une tradition de très
longue durée, probablement d’origine tiwa-
naku, déjà en partie disparue au xviie siècle.
Il y a tout lieu de croire cependant que ce
Grand Ancêtre ne faisait qu’un avec Wari.
Les textes sur les extirpations d’idolâtries à
Cajatambo, dans le Pérou central, prouvent
par ailleurs que Wari, dieu de la culture cha-
vin qui avait l’apparence d’un félin, était adoré
sous le nom de Soleil. Et en effet, Cardenas
(1632) signale la présence au xvii e siècle,
dans les mines d’Oruro, d’une divinité qui
possède, comme à Chavin, la forme d’un félin.
Il s’agit d’Otorongo, le jaguar mythique qui
vit dans la mine. Nous avons aussi pu repérer
la présence de ce dieu en terre callawaya,
chez les mineurs d’or qui en exploitèrent
successivement les placers sous l’Empire
tiwanaku, puis sous l’empire inca. En effet,
on priait encore au xviie siècle dans cette
région et chez les pukinaphones du Titicaca
Vendeuses de bière de maïs trinquant avec le Diable.
une étoile considérée comme le jaguar céleste Enfer (détail), José Lopez de los Ríos.
(choquechinchay), censée animer les jaguars (église de Carabuco, La Paz, Bolivie, extrait de Barroco
terrestres (Bouysse-Cassagne 2004 : 77). y fuentes de la diversidad cultural, op. cit., dr)
Le Diable en son royaume 135
pour lequel on ne décèle pas d’influences Pour les Indiens aussi, les anciens dieux
Tiwanaku, à celui du désert d’Atacama (Chili) diabolisés adoptèrent les traits de celui
ou de la région du Titicaca, très influencée qui était venu les remplacer, mais cette
par cette culture, on constate dans tous les cas acculturation formelle ne signifia pas pour
que la figure d’Otorongo est représentée sur autant une refonte instantanée de leur système
le matériel (pipes, clystères, tablettes, tubes de valeurs. Par le jeu du dédoublement,
inhalatoires) et sur les keru (vases cérémoniels) l’acceptation du symbole de la croix fut rapide,
servant à la consommation de psychotropes, sans que pour autant le symbole chrétien ne
même indépendamment de la substance supplante le dieu Otorongo. Interrogés par
utilisée (Pérez Gollán 1986). Cardenas, les Indiens de Potosi répondaient
Au début de la colonie, les Callawayas à l’extirpateur qu’« ils adoraient le Capac
pukinaphones maintinrent et diffusèrent Ique qui leur donnait l’argent alors que le
le culte dédié à Otorongo. Fabriquant un dieu des Espagnols n’en possédait pas, et
grand nombre de vases cérémoniels avec que c’est pour cette raison que ces derniers
du bois des terres basses, ils y gravaient son venaient de Castille le leur prendre […]
image (Bouysse-Cassagne 2007, à paraître), et qu’ils pouvaient donner à leur dieu la
prolongeant de ce fait une ancienne tradi- première place et à celui des Espagnols la
tion. À Potosi, où des milliers de mineurs seconde, et que beaucoup d’Indiens agissent
venus de différentes régions de l’Altiplano de la sorte. Et parfois il [Otorongo] leur disait
convergeaient, ces vases, dont les images que l’image du crucifix qui était dans l’église
avaient une fonction de propagande, servaient était la sienne et qu’ils devaient l’adorer sous
lors des libations de bière de maïs (chicha), cette forme et ils faisaient ainsi ». La croix et
que l’on mélangeait à des racines de tabac Otorongo se côtoyèrent ou se superposèrent
(curu10). Tandis qu’à longueur de journée sans que leur sens ne se mêlent. Cette duplicité
résonnait le glas des églises accompagnant consciente, qui permettait l’oscillation entre
les mineurs morts, l’entrée des vivants dans deux visions du monde antagonistes, ne
le monde du dessous faisait l’objet de rituels peut être confondue avec le syncrétisme
quotidiens ayant pour finalité de demander (Mary 2000 : 168). Ce mode de pensée, qui
à Otorongo sa force animante (Bouysse- ne se satisfait pas du choix chrétien et ne
Cassagne 2004 : 75). La bière de maïs, la renonce pas pour autant à l’ancien système
coca, le tabac étaient la nourriture offerte de valeurs andin, tire remarquablement parti
au dieu en échange du minerai. de la double lecture qu’offre cette situation.
Les peintres des Enfer de Caquiaviri (1739) L’expression plastique de cette ambivalence
et de Carabuco (1684) ne se trompèrent pas est magnifiquement illustrée par un très bel
lorsqu’ils diabolisèrent cet ancien culte et unku (chemise) colonial, qui ressemble à une
les pratiques rituelles qui l’accompagnaient. chasuble, et où la tisserande a figuré près de
À Caquiaviri, dans la peinture dite de la l’ouverture du col le Sacré Cœur ainsi qu’une
« Mauvaise mort », on reconnaît un Diable croix flanquée de deux Otorongo sur fond
sous forme de félin ailé, un keru à la main. Le de tocapus11 dans le bas du vêtement.
peintre stigmatise tout à la fois la pratique
rituelle, le dieu et la transformation chama-
nique en Otorongo. À Carabuco, ce sont Le Tio
deux vendeuses de bière de maïs (chicheras) qui La substitution du Diable à Otorongo fut
trinquent et pactisent avec un Diable vêtu à lente à s’accomplir, et il semblerait que la
l’indienne et substitué à la divinité. matérialisation du Tio soit contemporaine du