Trobairitz Et Chansons de Femme PDF
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Bec Pierre. « Trobairitz » et chansons de femme. Contribution à la connaissance du lyrisme féminin au moyen âge. In: Cahiers
de civilisation médiévale, 22e année (n°87), Juillet-septembre 1979. pp. 235-262;
doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1979.2112
https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1979_num_22_87_2112
II est curieux que la poésie amoureuse des trobairitz n'ait jamais fait l'objet d'analyses
satisfaisantes et que, dans l'approche globale du phénomène troubadouresque, on les ait
en général négligées. De l'admiration dithyrambique d'un Raynouard à la misogynie hirsute
d'un Alfred Jeanroy, des réticences d'un Erich Kôhler (dont le brillant système explicatif
semble avoir laissé passer les femmes dans ses mailles) à la philogynie primesautière du dernier
livre sorti sur nos poétesses1, on peut croire qu'il y ait la place pour une étude plus ponctuelle,
plus rigoureuse, plus systématique. Un premier pas dans ce sens a été fait dans un bel article
d'Antoine Tavera, qui ne traite pas d'ailleurs que des seules femmes-troubadours, et auquel
nous ferons de fréquentes allusions2.
Notre propos sera donc ici de situer la poésie des trobairitz aussi bien dans l'ensemble du
système lyrique troubadouresque que dans l'ensemble de la lyrique féminine du moyen âge
ou, plus exactement, de ce que nous conviendrons de grouper sous le titre très général de
« chansons d'ami » ou « chansons de femme »3.
Il nous semble en effet qu'on n'a jamais distingué d'une façon suffisamment claire ce qu'on
pourrait appeler, à propos d'un texte, une féminité génétique (avec un auteur dont on sait
1. Cf. M. Bogin, Les femmes troubadours, trad. de l'amér., Paris, 1978. Ce livre intelligent, qui contient çà et là
quelques idées intéressantes, est malheureusement dévalorisé par des préoccupations plus idéologiques que scientifiques.
Mais ses théories à l'emporte-pièce ne seraient pas le pire, si la traductrice de cet essai n'avait semblé rivaliser avec l'auteur
de légèretés et d'inconséquences philologiques qui en diminuent singulièrement le poids. Je reviendrai sur ces dernières
dans un compte rendu à paraître dans un fasc. ultérieur des « C.C.M. ». On signalera aussi « Action poétique, » n° 75, 1978,
1-108.
2. Cf. A. Tavera, À la recherche des troubadours maudits, dans Exclus et systèmes d'exclusion dans la lit. et la civil,
médiévales [= « Seneflance », n° 5], Aix/Paris, 1978, p. 135-161. Tandis que mon article était en cours d'élaboration
(1978/79), plusieurs travaux (articles et communications) sur les trobairitz (peut-être suscités par le livre de M. Bogin),
ont été menés aux États-Unis. La plupart sont actuellement inédits et ne m'ont été que partiellement accessibles. On peut
citer : Kittye Delle Robbins, Love's Martyrdoms Revised : Conversion, Inversion and Subversion of « Trobador » Style
in «Trobairitz» Poetry, communication (inédite) faite au Troubadours Symposium, UCLA, mars 1979; Woman/Poet :
Problem and Promise in Studying the « Trobairitz » and Their Friends, « Encomia », 1, III, 1977, p. 12-14 ; The World
Twice Turned: « Fin' Amors » from the Woman's Point of View in the Songs of the « Trobairitz », communication (inédite ?)
au Congrès ICLS, 1976, Athens (Univ. of Georgia) ; Marianne Shapiro, The Provençal « Trobairitz » and the Limits
of Courlly Love, « Signs », printemps 1978, p. 560-571. De ces quatre contributions, je n'ai pu malheureusement prendre
connaissance que de la première et de la seconde — et encore à un moment où le présent article était déjà à l'impression.
Je suis néanmoins heureux de constater que l'approche de K. Delle Robbins, bien que méthodologiquement assez différente
de la mienne, la rejoint sur plus d'un point.
3. Pour la « chanson de femme », cf. notre art. : Le type lyrique des chansons de femme dans la poésie du moyen âge,
« Mélanges E.-R. Labande », Poitiers, 1974, p. 13-23, et notre Lyrique française au moyen âge (XII»-XIIIe s.), Paris,
1977, t. I, p. 57-68.
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PIERRE BEC
pertinemment qu'il est une femme), et une féminité textuelle, à savoir une pièce, dans la
très grande majorité des cas amoureuse, et dont le « je » lyrique est une femme (l'auteur pouvant
être assez fréquemment un homme). Un examen rapide d'autres lyriques que la lyrique
occitane, en particulier galaïco-portugaise et française, nous permettra de préciser notre
pensée.
D'entrée de jeu, relevons deux paradoxes apparents : 1) des femmes (les trobairitz) ont écrit
des chansons troubadouresques, c'est-à-dire en conformité avec un système lyrique à dominance
masculine ; et des hommes ont écrit des « chansons de femme » ; 2) dans le cadre de la seule
lyrique gallo-romane, on a curieusement : du côté occitan, des trobairitz, mais pas (ou presque)
de « chansons de femme », et du côté français, un certain nombre de « chansons de femme »,
mais pas de trobairitz.
Nous examinerons successivement : I) Les trobairitz et le texte troubadouresque ; II) Les
trobairitz et le système socio-poétique des troubadours ; III) Le problème de la subjectivité et
de la féminité ; IV) Les chansons de femmes à auteur masculin.
4. Pour des précisions sur le corpus des trobairitz, cf. A. Tavera, op. cit., p. 141 et n. 6. Pour des données biographiques
les concernant, cf. M. Bogin, op. cit., p. 82-102.
5. M. Bogin donne vingt-trois pièces, éliminant ainsi, à juste titre, la dernière pièce donnée par Schultz (Quan
Proensa ac perduda proeza), aux allures de sirventés, et dont la « féminité » est très problématique.
6. Soit les noms suivants : Azalaïs de Porcairagues, Comtessa (Beatritz) de Dia, Alamanda, Comtessa (Garsenda)
de Proensa, Maria de Ventadorn, Lombarda, Castelloza, Almuc de Castelnou et Iseut de Capion, Tibors, Domna H.,
Gormonda de Montpeslier, Clara d'Anduza, Guillelma de Rosers, Bieiris de Romans, Alaisina Iselda et Carenza (ou : Alais,
Na Iselda et Carenza). Pour les poétesses catalanes, cf. infra.
7. Cf. O. Schultz, Die provenzalischen Dichterinnen, Leipzig, 1888 (réimpr. Genève, 1975), p. 28-30 (nos I, II, III).
8. Cf. G. Kussler-Ratye, Les chansons de la comtesse Béatrice de Die, « Arch. Rom. », I, 1917, p. 169 ; W. T. Pattison,
The Life and Works of the Troubadour Raimbaut d'Orange, Minneapolis, 1952, p. 155 (XXV).
9. Cf. A. Tavera, art. cit., p. 146 : « Sur quatre cent soixante troubadours, il n'y en a pas cinquante dont on conserve
plus d'une douzaine de pièces, et il n'y en a guère plus de vingt-cinq qui laissent une œuvre de vingt ou davantage :
la norme, c'est bien ce que nous trouvons dans le cas de Béatrice et de Na Castelloza, trois ou quatre pièces... Je crois
donc ferme qu'il y eut plus de trobairitz que nous n'en connaissons aujourd'hui, et que chacune a écrit plus de cansos qu'il
n'en a survécu. »
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« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
Tout d'abord, pour ce qui est des genres, les pièces féminines se divisent en trois grands
groupes : 1) les onze cansos, dont l'une, celle de Tibors, est réduite à une seule strophe ; 2) dix
tensos classiques ; 3) deux pièces (tensos) atypiques (Na Lombarda/Bernard Arnaut
d'Armagnac et la pièce dialoguée, à deux ou trois femmes : Alais, Iselda et Carenza)10. Soit,
un nombre approximativement égal de cansos et de tensos. Nous verrons plus loin que cette
ventilation en genres n'est pas sans pertinence quant à la saisie d'une éventuelle originalité
féminine dans la lyrique des trobairitz. Ce qu'il faut noter, c'est que si le nombre de cansos
est à peu près le même que celui des iensos, aucune femme-troubadour n'a abordé, semble-t-il,
les autres genres qui ressortissent au grand chant courtois, en particulier le planh et le sirventés.
A. Jeanroy trouve à cela une explication qui fait aujourd'hui sourire, aussi impertinente que
sans pertinence :
La plupart [des trobairitz] ne se sont exercées qu'à des genres inférieurs, n'exigeant qu'un
médiocre effort (tenson, partimen, cobla). Cinq seulement se sont haussées jusqu'à la chanson ;
encore trois d'entre elles n'ont laissé qu'un petit nombre de vers, insignifiants par leur
forme comme par leur contenu...
Il s'agit de Tibors, de Clara d'Anduza et d'Azalaïs de Porcairagues. Or nous venons de voir
au contraire que la moitié du corpus conservé est consacré au genre supérieur par excellence
qu'est la canso (avec d'incontestables réussites). Et nous verrons par la suite que, dans les
débats de casuistique amoureuse qui les opposent aux hommes, les femmes ne leur cèdent en
rien pour la finesse des arguments et l'à-propos de la répartie. Ou alors, c'est tout le problème
de la tenson en tant que genre qui se trouverait ici posé. En réalité, si les femmes n'ont pas
écrit de planh ni de sirventés, ce n'est pas qu'elles en fussent a priori incapables, mais parce que
les motivations socio-politiques de ces deux genres ne les concernaient pas directement11.
Une autre spécificité négative des pièces des trobairitz, c'est qu'elles ignorent, eu égard du
moins aux pièces conservées, les subtilités du trobar dus ou rie. De là à y voir une marque
de féminité profonde, comme le fait Meg Bogin, il y a une marge d'une singulière largeur12.
C'est en fait à un autre niveau qu'il faut juger de cette absence, à savoir à celui d'une définition
du irobar dus dans l'ensemble du monde troubadouresque13. Car on pourrait, à ce moment-là,
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PIERRE BEC
en inversant l'argument avec quelque malice, dire que tous les adeptes occitans du trobar
leu, Bernard de Ventadorn en tête, de même que tous les trouvères français, qui ignorent
le trobar dus, relèvent tous et en bloc d'une sensibilité féminine14.
Un autre trait, négatif lui aussi, qui n'est sans doute pas pertinent à lui tout seul mais qui,
inséré dans le faisceau de marques typologiques que nous essayons de dégager, n'est pas sans
intérêt, c'est l'absence dans les cansos, à une seule exception près, du début printanier habituel
(ou d'une manière plus générale du Natureingang). La canso féminine en effet semble déboucher
directement, sans introduction, sur l'effusion lyrique, joyeuse ou douloureuse15. Bien sûr, on
peut tirer de cela deux conclusions diamétralement opposées : la première, que si les femmes
ne pratiquent pas le Natureingang, c'est que la « spontanéité » de leur effusion n'a pas ressenti
le besoin d'avoir recours à des éléments superfétatoires qu'on laisserait à la poétique plus
complexe et moins « spontanée » des troubadours masculins ; la deuxième conclusion, c'est
qu'on pourrait s'étonner, au nom de cette même authenticité féminine, que le sentiment
de la nature, le sens cosmique des femmes, n'y apparaissent pas au contraire plus fréquemment
que chez les hommes. Le lecteur choisira à son gré. Nous répétons que le corpus est trop
mince pour raisonner congrûment.
Un dernier mot enfin. Quelle est la place tenue par les trobairiiz dans les vidas et razost
II me semble qu'il ne s'agit pas là d'un détail purement extérieur si l'on tient compte de
la liaison profonde, dans notre saisie globale du texte lyrique médiéval, entre le poème
lui-même et la vida (ou razo) qui l'explicite. La vida et la razo font en effet passer la circularité
de thèmes ou de moments lyriques dans un tissu narratif linéaire. Autrement dit,
elles cherchent à expliciter une obscurité interprétative pouvant conduire à une pluralité
de lectures en y projetant une trame narrative. Le cas de Jaufre Rudel est à cet égard typique.
Mais ce cadre narratif de la vida ou de la razo est devenu à son tour (pour nous et sans doute
dès le xme s. où le poème est encore reçu simultanément avec la vida qui l'accompagne)
une nouvelle grille interprétative du poème lui-même. Pour en revenir aux trobairitz, que
saurions-nous des prétendues amours de Béatrice de Die et de Raimbaut d'Orange, sans
la minuscule vida qui y fait allusion :
La comtessa de Dia si fo molher d'En Guillem de Peitieus, bella domna e bona. Et enamoret
se d'En Rambaut d'Aurenga, e fez de lui mantas bonas cansos.
C'est tout. C'est peu... Mais notre interprétation est désormais orientée. Pour le meilleur et
pour le pire. Pour ce qui est des autres trobairitz, Azalaïs se voit consacrer cinq lignes de vida,
Castelloza quatre, Lombarda treize et Tibors (dont on n'a qu'une strophe) dix : en moyenne
sept lignes par poétesse. Les razos sont plus importantes : neuf lignes pour Almuc de Castelnou
et Iseut Capio (avec la citation intégrale de la tenso), treize pour Na Lombarda (avec citation
14. Je ne pense pas que la pièce, il est vrai assez obscure, de Na Lombarda, relève pour autant des techniques du
trobar dus (cf. Schultz, n° 6, Bogin, p. 138).
15. La seule exception est la canso d'Azalaïs, qui est lancée par un début printanier inversé :
Ar era al freg temps vengut
Que.l gels e.l neus e la faigna
E l'aucellet estan mut,
G'us de chantar non s'afraigna ;
E son sec li ram pels plais
Que flors ni foilla no.i nais,
Ni rossignols non i crida,
Que la en mai me reissida
(émendation de M. de Riquer). A titre de comparaison, signalons que sur les quarante cansos de Bernard de Ventadour,
il y en a vingt-et-une qui commencent par un Natureingang.
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« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
complète de la tenso) et trente-deux lignes pour Maria de Ventadorn : soit une moyenne de
treize lignes16. En gros, donc, il semble que les biographes occitans des xme et xive s. n'aient
pas été particulièrement prolixes à propos des femmes-troubadours. On pourra répliquer que
des grands noms de troubadours tels que Guilhem de Peitieu ou Marcabru, ne sont guère
mieux pourvus. Il reste vrai que dans l'ensemble les troubadours ont fait l'objet, de la part
des biographes, de commentaires beaucoup plus substantiels que les trobairilz, ce qui ne
saurait surprendre. Il n'en est pas moins vrai aussi que, sur la centaine de noms cités dans
les vidas, il y a huit noms de trobairitz : soit une proportion d'environ un sur douze, ce qui
n'est pas négligeable. Ce qui montre de toute façon — et c'est là l'important — que les
biographes ne semblent pas avoir fait de discrimination fondamentale entre troubadours et
trobairitz. En tout cas, les clichés, les lieux communs, le style des vidas qui leur sont consacrées
sont exactement les mêmes. On peut sans doute en conclure que les uns et les autres étaient
considérés comme appartenant tous au même système socio-poétique d'ensemble, et que la
domna enfin, qui était ici l'inspiratrice et la protectrice, pouvait être là l'adoratrice sans cesser
peut-être pour cela d'être la protectrice. Et nous en arrivons à la seconde partie de cet exposé.
16. Pour le texte des vidas et razos, cf. J. Boutière et A. -H. Schutz, Biographies des troubadours..., Paris, 1964,
p. 445, 341, 333, 416, 498, 422, 416, 212.
17. Cf. A. Jeanroy, La poésie lyrique des troubadours, Toulouse/Paris, 1934, I, p. 316.
18. Cf. A. Tavera, art. cit., p. 139, qui dit encore, à propos de la pièce de Na Castelloza (Amies, s'ieu us trobes avinens) :
« Ici, le cruel, le traître, c'est l'homme : et l'illogisme est double — si l'on peut dire — puisqu'il appartient en principe
.
aux structures mentales de l'amant-esclave, tandis qu'ici il fait le fond de la pensée d'une dame, en un temps où la
courtoisie est censée régner et où par conséquent l'attitude d'infériorité, voire de ' masochisme ' qu'on voit s'exprimer
dans ces vers est, en principe aussi, interdite aux dames. » (p. 140). Cf. aussi M. Bogin [op. cit., p. 69) : « Elles [les
trobairitz] se trouvaient donc dans cette situation d'exception : être femmes dans un monde qui vouait officiellement une
adoration aux femmes. »
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du même monde courtois et aristocratique que les troubadours. A. Jeanroy remarque qu'elles
ne sont certainement pas des jongleresses mais des dames de la haute société. Elles sont
gratifiées de domnas, « rehaussées de flatteuses épithètes (gentils, ensenhada) » :
Clara d'Anduza aurait réussi à nouer des relations avec les bonas domnas et les valens ornes
de la région et Guillelma de Rosers, flors de cortesia, aurait été accueillie et comblée de
prévenances par les nobles Génois. C'étaient donc des dames de « naissance » plus ou moins
relevée.
Leurs relations avec le monde poético-musical des troubadours ne fait pas non plus de doute et,
comme le note Meg Bogin,
il semble établi que toutes connaissaient des troubadours, et vivaient en leur familiarité.
Tibors était la sœur... de Raimbaut d'Orange ; Maria de Ventadour, elle, entra par alliance
dans une vieille famille de vicomtes troubadours, du nom d'Ebles. Guillema de Rosers,
Alamanda et Isabella échangèrent respectivement des tensons avec Lanfranc Cigala, Guiraut
de Bornelh et Elias Cairel. Un tiers environ des femmes troubadours — Clara d'Anduze,
Almucs de Castelnau, Tibors, Maria et Garsenda — étaient des « protectrices ». Leur vie
suivit tout le développement de la poésie courtoise, de ses débuts florissants à son déclin ;
et elles vivaient là où on cultivait les arts avec raffinement19.
Quant au problème de la récitation publique de leurs œuvres (par les trobairitz elles-mêmes ou
par l'intermédiaire d'un jongleur), il ne se pose pas uniquement pour les femmes-troubadours.
Nous l'avons dit ailleurs : que le « je-amant » soit un homme ou une femme, il est aussi un
«je-poète» et éventuellement un « je-récitant ». C'est dire que l'effusion lyrique est par là
même une sorte de confession acceptée a priori par un public de cour qui socialise
et relativise la singularité du message20. Disons simplement que le problème devait
se poser d'une manière plus délicate pour les femmes que pour les hommes, soit qu'elles
chantent elles-mêmes leurs créations, soit qu'elles les fassent interpréter par des jongleurs.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner outre mesure, comme le fait Meg Bogin, que certains poèmes,
dont celui d'Azalaïs, soient « tellement personnels (sic) qu'il est difficile de les imaginer
chantés devant un public »21. Ce n'est pas tellement au niveau de la pudeur féminine qu'il faut
ici se placer. Car on n'a peut-être pas assez remarqué combien il est paradoxal qu'une
conception de l'amour prônant la discrétion comme une vertu fondamentale se soit ainsi
affichée au grand jour, par le truchement de l'interprétation publique. En réalité, ce qui doit
nous étonner — et cela est sans doute un fait remarquable pour l'époque — c'est que les
femmes (celles de la haute société bien sûr) aient eu elles aussi accès à cet univers socio-
poétique somme toute assez clos qu'était le monde troubadouresque. Qu'elles y aient eu accès
d'une part. Qu'elles s'y soient intégrées d'autre part. Mais ce qui serait sans doute plus étonnant
encore c'est que, en l'occurrence, les femmes-troubadours eussent miraculeusement échappé,
de par leur seule féminité, à ses normes et à ses contraintes. Il n'apparaît d'ailleurs nulle part
que les poétesses occitanes, éventuellement blasées de jouer le rôle passif d'idoles éternellement
adorées, aient jamais cherché à s'en libérer.
Voyons donc en gros les principaux points d'insertion du lyrisme féminin dans l'univers
socio-poétique troubadouresque, essentiellement conçu pour et par les hommes, du moins
pour ce qui est de l'acte poétique lui-même. Tout d'abord, un premier problème. Le troubadour,
lui, a conscience d'appartenir à un certain groupe social : à un « club d'affiliés » dirait
19. Cf. A. Jeanroy, op. cit., p. 314-315 et M. Bogin, op. cit., p. 69.
20. Cf. P. Bec, Nouvelle anthologie de la lyrique occitane du moyen âge, 2e éd., Avignon, 1972, p. 17 et ss.
21. Cf. M. Bogin, op. cit., p. 19. Que les pièces des trobairilz aient été chantées, nous en avons la preuve, puisque nous
en avons au moins conservé une mélodie, celles de la comtesse de Die : A chantar m'er...
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« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
M. Tavera, à une « certaine classe », dirait M. Kôhler, à une certaine corporation assurément.
Ce qui est indéniable, c'est que le troubadour se reconnaît comme tel dans ses vers : il se dit
chanlaire (jchantador), ou trobaire (jtrobador). On rappellera ici pour mémoire les célèbres vers
de Bernard de Ventadour, où le terme de chantaire a toute la précision d'un terme technique :
Ja mais no serai chantaire
Ni de l'escola N'Eblon...2*
Les femmes-troubadours, au contraire, ne font jamais la moindre allusion à leur état de
poétesses. Certes, leur lyrisme s'inscrit bien dans le cadre d'un acte poético-musical reconnu :
les allusions au chant, au chantar, à la chanso y sont relativement fréquentes23. Mais on n'y
relève jamais le terme de trobar et, a fortiori, de trobairitz, terme qui n'apparaît jamais, ni dans
les vidas, ni dans aucun des traités occitano-catalans de grammaire et de poétique des xme
et xive s.24. Tout se passe donc — et nous reviendrons plus loin sur cette question — comme
si seuls les troubadours avaient la conscience et le besoin d'une certaine appartenance de classe,
ou du moins à une corporation. Les femmes non. Ce qui impliquerait peut-être deux niveaux
dans le monde socio-poétique troubadouresque : 1) un niveau «bas » : monde grouillant, en
perpétuelle tension pour acquérir les bonnes grâces du seigneur et de la domna, de ces juvenes
mal lotis qui représentaient à la fois une classe d'âge et une certaine situation (inférieure)
dans la société militaire et dans les structures familiales. C'est probablement à ce groupe de
juvenes, dont ils partageaient le style de vie et souvent la dépendance économique,
qu'appartenaient, sinon tous les troubadours, du moins une bonne partie d'entre eux, ceux qui prônaient
constamment les valeurs fondamentales à leurs yeux de mezura et largueza25 ; 2) un niveau
« haut », c'est-à-dire celui des troubadours « arrivés », où les tensions s'amenuisaient, où les
valeurs psycho-poétiques prenaient le pas, dans leurs poèmes, sur les valeurs socio-poétiques,
où le terme dejoven, décantant son ambiguïté, n'actualisait plus une classe d'âge en ébullition,
mais un esprit de perfection morale ou une disponibilité de l'être, où lejoi enfin (et son antidote
douloureux) devenait la clef de voûte de toute l'effusion lyrique. Un monde qui traitait presque
d'égal à égal avec la domna et où le poète quémandeur de merci était à même de devenir,
par rapport à la dame aimée, le cavallier qu'elle pouvait, au moins symboliquement, tenir
nu dans ses bras, comme Béatrice de Die :
Ben volria mon cavallier
Tener un ser en mos bratz nut...
Car enfin ces lauzengiers, ces rivaux mal individualisés de troubadours assoiffés de merci,
ces parvenus d'autant plus jalousés qu'ils avaient franchi les bornes du paraige, en cessaient-ils
de chanter pour autant la Domna ? Assurément non. Mais s'ils le faisaient encore c'était
évidemment en vertu de motivations différentes. Et c'est à ce monde du trobar « haut » que
22. Cf. Bernard de Ventadour, Chansons d'amour, éd. M. Lazar, Paris, 1966, 44, v. 22-23.
23. Encore qu'elles n'apparaissent que dans 9 pièces (les références numériques sont celles de Schultz) : Béatrice (2
et 4), Azalaïs (1), Maria de Ventadour (5), Isabella (7), Castelloza (1 et 2), Bieiris de Romans (15) et, dans la tenson
anonyme (III), dans la bouche de l'homme. Notons aussi que ces termes apparaissent surtout chez les « grandes » trobairitz
(Béatrice, Azalaïs, Castelloza). Azalaïs fait même allusion à la fenida (envoi) de sa canso, Clara d'Anduze parle à la fin
de son poème des coblas qu'elle vient d'achever.
24. Dans ces traités, le seul terme technique est chanlaire ou trobaire. On notera aussi que le terme de poêla leur est
inconnu et n'apparaît que dans des textes didactiques indépendants de ces traités. Pour trobairitz, la seule attestation
connue jusqu'à présent est le v. 4577 de Flamenca (Margarida, trop ben Ves près, \ e ja iest bona trobairis), où le terme
paraît bien lié à un effet de style.
25. Pour la discrimination entre valeurs socio-poétiques et psycho-poétiques, cf. P. Bec, Nouvelle anthologie..., op. cit.,
p. 20-35.
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PIERRE BEC
devaient s'intégrer les femmes-troubadours, toutes dames, nous l'avons vu, de haute
naissance26.
Examinons maintenant l'articulation de la lyrique de nos poétesses avec l'ensemble des
valeurs courtoises généralement prônées par les troubadours masculins. Nous avons montré
ailleurs que ces valeurs possèdent un triple niveau de signification : 1) elles actualisent en effet
des qualités fondamentales qui sont l'architecture même de la société courtoise méridionale.
Les défauts contraires en seraient la ruine ; 2) elles dynamisent en même temps, sur le plan de
l'individu, une éthique spécifique, un modèle de comportement, à l'intérieur de cette même
société et vis-à-vis de la domna qui n'en est qu'un reflet ; 3) sur le plan de la construction
formelle du poème, enfin, elles deviennent des éléments extraordinairement valorisés, des
centres d'attraction sémico-poétiques, autour desquels s'organise tout un univers de
signification dont les indispensables tensions constituent le dynamisme propre du message27. Nous
avons montré également qu'il était peut-être pertinent de distinguer entre des valeurs socio-
poétiques (type mesura, largueza, proeza, etc.) et des valeurs psycho-poétiques (type joi et
une valeur charnière, lejoven) : les premières relevant plutôt du trobar « bas », les secondes du
Irobar « haut ».
Si l'on fait de ce point de vue une analyse des pièces afin de repérer les différents marquages,
on aboutit aux résultats suivants :
1 : Valeurs socio-poétiques (avec tous les termes-clefs sociologiquement valorisés tels que :
valor, valer, prelz, pro, gen, largueza, conoissens, merce, cortesia, cortes, paratge, ricor, vassalatge,
proeza, mesura, sen). Le rapport est de 1/9 pour les cansos et de 1/27 pour les tensos28.
2 : Valeurs psycho-poétiques et valorisation globale de l'affectivité29. Les rapports sont,
approximativement de 1/4 pour les cansos et de 1/8 pour les tensos.
On peut donc conclure de ces rapports et de ceux exprimés en note — encore une fois avec
toute la prudence que nous impose l'exiguïté du corpus :
1 : que du point de vue de l'effusion lyrique, les cansos sont deux fois plus marquées que les
tensos : ce qui ne saurait surprendre et doit être vrai de tous les troubadours30 ;
Observations
26. Pour leshistoriques
aspects sociologiques
et sociologiquesde sur
la fin'amor,
la poésieplus
des particulièrement
troubadours, « Cahiers
de la notion
civil, médiév.
dejoven,»,onVII,
consultera
1964, p.: E.27-51
Kôhler,
; Id.,
Sens et fonction du terme «jeunesse » dans la poésie des troubadours. « Mélanges R. Crozet », Poitiers, 1966, p. 569-583. Pour
le rôle des juvenes dans la société médiévale, cf. G. Duby, Au XIIe s. : les « jeunes » dans la société aristocratique, « Annales
É.S.C. », XIX, 1964, p. 835-846.
27. Cf. P. Bec, Nouvelle anthologie..., op. cit., p. 20.
28. Ce rapport est celui du nombre des occurrences desdits termes-clef avec le nombre total des vers des différentes pièces.
29. Le champ poétique de l'affectivité s'exprime chez nos poétesses par les lexômes traditionnels du vocabulaire
troubadouresque, avec comme toujours un lourd déséquilibre en faveur des termes douloureux (désir, talan, mal talan,
cossirier, error, pensamen, pensansa, dan, damnatge, dol, dolor, esglai, destric, ira, paor, afan, malanansa, malirach, feunia,
enveja, pena, mal, encombrier ; pentir, rancurar, doler, atainar, planher, complanher, sospirar, morir, périr, languir, penar,
plorar, malmenar, esbair; iralz, enganada, trahida, deceubut, temeros, morta, pensiva, marrida, angoissos, greu), soit
47 unités lexicales contre 18 à peine pour la joie (alegransa, alegrier, solatz, jauzimen, joia, esperansa, gaug, déport, conort ;
conortar, abellir, alegrar, jauzir ; gai, coindeta, jauzent, envesatz, alegre). Pour l'antithèse «joie /douleur» dans la lyrique
médiévale, cf. P. Bec, L'antithèse poétique chez Bernard de Ventadour, « Mélanges J. Boutière », Liège, 1971, p. 107-137 ;
Id., La douleur et son univers poétique chez Bernard de Ventadour, « Cahiers civil, médiév. », IX, 1968, p. 545-571 et XII,
1969, p. 25-33 ; cf. aussi G. Lavis, L'expression de V affectivité dans la poésie lyrique française du moyen âge (XIIe-XIIIe s.).
Étude sémantique et stylistique du réseau lexical joie-douleur, Paris, 1972. Pour tous ces termes-clef on consultera aussi :
Gl. M. Cropp, Le vocabulaire courtois des troubadours de l'époque classique, Genève, 1975.
30. Voici les références des pièces les plus marquées (par ordre de marquage descendant) : a) effusion lyrique, cansos :
13 ; 11 ; 2,4 ; 8,1 ; 15 ; 2,3 ; 2,1 ; tensos 9-10 ; 4 ; III ; — b) valeurs socio-poétiques, cansos : 2,1 ; 2,2 ; 15 ; iensos : 20,18.
Pour ce qui est du marquage par rapport aux poétesses elles-mêmes, voici comment il se présente : a) marquage affectif :
:
cansos : Clara, Tibors, Béatrice, Castelloza, Bieiris, Béatrice, Béatrice ; tensos : Almuc/Iseut, Garsenda/ ?, Anonyme I
(Béatrice/Raimbaut ?) ; — b) marquage sociologique : cansos : Béatrice, Béatrice, Bieiris ; tensos : Alais/Iselda/Carenza,
Guillelma de Rosers/Lanfranc Cigala.
242
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
2 : que les valeurs socio-poétiques sont également plus fréquentes (trois fois plus) dans les
cansos que dans les tensos ;
3 : que, dans l'ensemble, les pièces des irobairilz sont nettement plus marquées par les valeurs
psycho-poétiques que par les autres. Mais l'examen n'a de sens que si on le mène parallèlement
à propos des troubadours masculins, que si on l'intègre aussi dans une analyse de l'affectivité
des dites pièces, notamment pour ce qui est du réseau joie/douleur ou, d'une manière plus
générale, du champ antithétique de l'euphorie et de la dysphorie29 ;
4 : que la comtesse de Die, dont on a fait une Sapho pour la passion et le lyrisme, est certes
afïectivement marquée, mais moins que d'autres (Castelloza et surtout Clara d'Anduze) ;
qu'elle est la seule (avec la mystérieuse Bieiris de Romans qui est peut-être un homme) à être
marquée à la fois affectivement et sociologiquement ; enfin, que pour les autres poétesses,
les deux marquages semblent se neutraliser. Ce qui permettrait peut-être de conclure (horresco
referens !) que c'est précisément la comtesse de Die, du moins dans deux de ses pièces, qui se
rapproche le plus du système masculin.
Un dernier point enfin, avant d'examiner le problème fondamental de l'insertion de la fin'amor
à dominance masculine dans le lyrisme féminin. Je veux parler de ce que j'appellerai pour
simplifier la dialectique « lui/elle » dans les pièces des trobairitz vue en particulier à travers
les appellatifs et les désignations réciproques des deux amants. Autrement dit, comment
se voyaient-ils l'un l'autre, comment se traitaient-ils ?
Une analyse systématique dans ce sens (je passe ici sur les détails) permet d'arriver aux
conclusions suivantes. Dans toutes les cansos, la domna traite l'amant d'amie (avec souvent
une expansion laudative du type : bels dous amies), au vocatif, conformément aux habitudes
des chansons de femme. Mais quand elle parle d'« elle » ou de « lui » à la troisième personne, dans
le cadre de généralités afférant à la didactique courtoise, elle se traite de domna et lui de
cavalier. Autrement dit, elle ne parle pratiquement jamais, sauf un cas, de son amie à la
troisième personne31. Dans les tensos, plus intéressantes de ce point de vue puisque les deux
participants s'interpellent, on a en gros la situation suivante : le troubadour appelle domna
le partenaire féminin, et la trobairitz désigne le troubadour par son nom (sans titre), ou
par son prénom (Gui, Giraul, Lanfranc)32, ou même, plus rarement, amies ou amics + prénom
(amies Lanfrancs).
31. On
32. C'estne letrouve
cas d'Azalaïs,
le répondant
au v.sociologique
25 : Amies attendu
ai de gran(senher)
valor. qu'une seule fois, dans la dernière strophe de la tenson
Alamanda/Giraut de Bornelh : Seign' en Giraul (dans les autres coblas, on a simplement Giraul.) Il faut signaler néanmoins
la variante curieuse des mss CHR, seigner amies : ce qui pourrait laisser croire que c'est l'amitié (l'amour) qui élève Vomie
au rang de seigner, ce qui serait tout à fait conforme à l'éthique lraditionnelle de la fin' amor. Réciproquement, l'emploi
du terme amigalamia par le troubadour à l'adresse de la domna paraît parfois nettement lié à une progression dans son
intimité, comme cela est visible dans cette cobla esparsa anonyme :
Dompna, s'ieu vos clamei amia,
Eu non o dis jes de follor ;
Car eu non die qe siaz mia
Ni non pois dir aitan d'onor.
Pero eu be.us apel amia
Per vos planger de ma dolor,
Amia ; car per servidor
M'aves ja e per amador
Senes cor fais ni tricador
(cf. A. Kolsen, Beilrdge zur altprovenzalischen Lyrik, Florence, 1939, p. 217) : « Dame, si je vous ai appelée amie, je ne
!
l'ai pas dit du tout par folie, car je ne prétends pas que vous soyez mienne, et je ne saurais, en tout honneur, en dire
autant. Pourtant, s'il est vrai que je vous appelle amie, c'est pour me plaindre à vous de ma douleur, amie ; car vous
m'avez déjà pour serviteur et pour soupirant, et mon cœur n'est ni faux ni trompeur.» En d'autres termes,
si la dame finit par accepter sans trop de résistance que le troubadour devienne son servidor et son amador, cela ne veut
pas dire pour autant qu'elle soit disposée, au moins dans l'immédiat, à devenir son amia intime. Au sujet de l'ambiguïté
de ce terme, cf. G. Cropp, Le vocabulaire courtois..., op. cit., p, 37-41.
243
PIERRE BEC
244
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
Ou encore :
Dels cavalliers conosc que i fan lor dan,
Quar ja prejan
Dompnas plus qu'ellas lor,
Qu'autra ricor
No.i an ni seignoratge ;
Que pois dompna s'ave
D'amar, prejar deu be
Cavallier,
Proez' e vassalatge".
s'en lui ve
On ne peut être plus explicite quant à la valeur ennoblissante (morale et sociale) de la fîriamor
qui assure à elle seule la ricor et le seignoratge aux petits nobles qui aiment en haut lieu. C'est
par leurs qualités intrinsèques de proeza et de vassalatge qu'ils pourront franchir le cap du
paratge, c'est-à-dire la limite qui les sépare de la firi'amor supérieure. Mais la dame, on le voit,
même dans cette pièce de pleurs et de plaintes où elle prétend ne pas être à la hauteur du
rie pretz de son ami et assure qu'il mérite une dame d'aussor paratge, ne cesse pas d'être
consciente de son rôle et de sa fonction de domna. Elle se proclame mariée (peut-être malmariée
comme Béatrice) et affirme curieusement que, grâce à son amour pour un chevalier aussi choisi,
non seulement elle se trouve elle-même ennoblie, mais aussi tout son lignage et même son
mari ! ...
Tôt lo maltraich e.l dampnatge
Que per vos m'es escaritz
Vos fai grazir mos linhatge
E sobre totz mos maritz".
On remarquera d'autre part que le fameux melhorar des troubadours (le perfectionnement
moral suscité par l'amour et l'excellence du partenaire) n'est pas non plus absent chez les
Irobairilz. La comtesse de Die le proclame expressément :
Qu'ieu n'ai chausit un pro e gen,
Per cui pretz meillur' e genssa...81
Isabella confesse à Elias Cairel qu'elle ne cesse de s'améliorer (qu'ades vau meilluran). Gomme
la domna du troubadour, le partenaire de la irobairilz est « choisi » (chausit) pour l'ensemble
de ses qualités (pro, gen, conoissens, lare, adreig, de gran valor, etc.) ; et ce sont ces qualités
qui justifient la prière courtoise de la domna pour le cavalier, aux yeux de l'opinion publique,
voire du mari. Car si nous savions déjà par les troubadours et les exigences de l'éthique
courtoise que la dame chantée devait être mariée, nous l'apprenons maintenant directement
par les dames elles-mêmes. En d'autres termes, si les troubadours étaient tous plus ou moins
des mal-aimés, les trobairitz sont en plus, assez fréquemment, des malmariées : et ce détail,
comme nous le verrons, n'est sans doute pas sans importance. Les vidas, d'ailleurs, nous
36. Cf. Schultz, n° 8,2, Bogin, p. 148 : « Quant aux chevaliers, je sais bien qu'ils agissent pour leur dommage quand
ils prient d'amour les dames plus qu'elles ne les prient eux-mêmes, car ils n'ont pas d'autre puissance ni d'autre seigneurie.
Mais quand une dame se décide à aimer, c'est elle qui doit prier le chevalier, si elle voit en lui prouesse et qualités
chevaleresques. »
37. « De toute la peine et du dommage qui me sont échus par votre faute, tout mon lignage vous en est reconnaissant
et, plus que quiconque, mon mari. » A moins que ces vers ne soient douloureusement ironiques et malveillants pour le
mari qui ne peut que se réjouir, lui, des peines d'amour de son épouse. Na Castelloza serait donc elle aussi une malmariée.
38. Cf. Bernard de Ventadour, éd. cit., XIII, v. 14-15 :
Be conosc que mos pretz melhura
Per la vostra bon' aventura.
Au sujet du melhurar et des termes qui l'expriment (melhurar, enriquir, enansar, esmerar), cf. G. Cropp, Le vocabulaire
courtois..., op. cit., p. 141-143.
245
PIERRE REC
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«TROBAIRITZ» ET CHANSONS DE FEMME
247
PIERRE BEC
(«en cela, ma Dame se montre bien femme, et c'est pour cela que je le lui reproche... »). Et
c'est en tant que femna que la domna a le traditionnel esprit de contradiction « féminin » :
car no vol so c'om deu voler je so c'om H deveda fai (« car elle ne veut point ce que l'on doit vouloir,
et elle fait ce qu'on lui interdit »). Que les textes de nos poétesses aient en somme un « charme
propre » et soient moins « sophistiqués » que ceux des hommes, on peut à la rigueur l'admettre :
encore faudrait-il préciser de quels troubadours il s'agit. Mais aller jusqu'à dire qu'ils sont
« moins littéraires » et ont davantage de « spontanéité » et surtout qu'ils nous donnent « un
aperçu intéressant des sentiments des femmes qui vivaient et aimaient », il y a là un abîme
qu'il m'est malaisé de franchir.
L'apriorisme misogyne et le féminisme engagé se rejoignent ici, comme tous les extrêmes.
A. Jeanroy lui-même, curieusement, ne considère-t-il pas la pièce de Béatrice (Estai ai en greu
cossirier) « comme une des perles de la poésie provençale » ? Mais au nom de quels critères
juge-t-il alors « assez déconcertantes » les cansos de Na Castelloza qui n'en sont pas tellement
différentes ?
M. Tavera, beaucoup plus nuancé, tombe quand même, à notre sens, dans le piège d'une
prétendue « authenticité » féminine. Après s'être livré à une analyse fine et rigoureuse de la
féminité textuelle qu'il ramène à quatorze traits45 et qu'il trouverait essentiellement dans six
cansos (deux de Béatrice + deux de Castelloza -fdeux de Clara d'Anduze-f-la strophe de
Na Tibors), il établit une discrimination pertinente avec les autres genres (tenso, partimen,
coblas), qui n'auraient pas la même «spontanéité». Je répéterais volontiers que c'était le
genre, a priori, qui le voulait : on ne saurait mettre sur le même pied l'effusion lyrique (réelle
ou fonctionnelle) de la canso et les arguties discursives de la tenso. C'est dire que, par une voie
détournée et avec plus de finesse, on revient, me semble-t-il, à la notion d'une féminité
éternelle, au nom de laquelle les plaintes et les joies de nos trobairitz présenteraient de
« singulières » et « fascinantes affinités » avec celles d'autres poétesses, de tous les temps et de
tous les pays ; à la notion aussi d'une créativité féminine qui « est rare et belle, parce qu'elle
est propre à leur nature féminine, comme il en était déjà pour Sapho, pour Tseu-Ye... Marie
de France, Ly-y-Hane, Louise Labé, Marceline Desbordes-Valmore, Emily Dickinson,
Sylvia Plath »46. Je ne suis pas contre de telles comparaisons qui peuvent être fécondes à un
autre niveau ; je ne suis pas contre la notion d'une féminité profonde (dont nous aurions ces
temps-ci fort besoin) qui s'actualiserait partout et toujours par une certaine communauté
de mythes, de comportements et de symboles. Mais il ne faut pas oublier qu'un texte poétique
n'est pas un test ethnographique et qu'il demeure, surtout au moyen âge, un objet contingent.
Le texte troubadouresque en particulier — on l'a maintes fois répété47 — suppose toujours un
ensemble de référents socio-culturels qui lui assurent son dynamisme et son impact (cadre et
code de la société courtoise, normes et préceptes de la fin'amor, respect des valeurs
fondamentales du jeu poétique, etc.). Soit une sorte de réseau associatif contraignant dans lequel le
texte singulier se meut, prend figure et se définit. D'où une marge de liberté subjective assez
étroite et une certaine impression d'uniformité. Mais chaque pièce spécifique est l'actualisation,
plus ou moins réussie, plus ou moins conforme ou divergente, plus ou moins plate ou poignante,
plus ou moins subjective si l'on veut, d'un système poétique qui lui sert de référence, de grille
de lecture, et qu'on doit toujours lire en filigrane. Comment donc la subjectivité féminine, nous
248
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
le répétons, aurait-elle eu plus de chances que celle des hommes et serait passée, au nom d'une
certaine grâce congénitale, à travers les mailles du système ?
M. Tavera par exemple, à propos des vers que Béatrice consacre à sa propre beauté, note qu'un
« tel propos » serait « inconcevable dans la bouche d'un troubadour », ce qui est certain, mais
parle à ce sujet d'un trait « spécifiquement féminin » qui permettrait de « faire des réserves
quant à l'interversion des rôles telle que la conçoit Jeanroy »48. On nous permettra de ne pas voir
le problème sous le même angle. Ce qui est critiquable en effet chez Jeanroy, ce n'est pas de
parler de l'interversion des rôles, qui à notre sens est voulue et concertée, mais de mettre sur
le compte d'une féminité paresseuse et incapable une adaptation consciente au système
endémique. Et quant au Frauenlob, qui se prend ici lui-même pour objet, il dépend encore,
à notre sens, du système masculin. La domna sait très bien, de par la convention du jeu
poétique et mondain, qu'elle est aimée et chantée en fonction de ses qualités propres. Or
Béatrice a pleinement conscience qu'elle possède toutes les qualités requises. Pourquoi alors,
en vertu de la même logique courtoise à laquelle obéissent les deux amants, son cavalier ne
l'aime-t-il donc pas ?
Reste la sensualité, sur laquelle Meg Bogin et M. Tavera insistent, et à juste titre. M. Tavera
parle de « l'excès même candidement avoué, de sensualité, de désir, d'abandon au désir »
par rapport aux hommes qui seraient «plus retenus dans leurs confessions à cet égard... »
C'est peut-être vrai en gros, mais la sensualité d'un Bernard de Ventadour ne me paraît pas
moins brûlante, du moins par intervalles, et le livre de Moshé Lazar a bien montré — avec
sans doute le tort de n'y voir que cela — , que les plus éthérés des troubadours n'étaient pas
toujours des adorateurs frigides49. Et puis cette fameuse sensualité, elle apparaît aussi ailleurs,
dans une autre textualité féminine que nous aborderons plus loin, celle des « chansons de
femme », dont beaucoup, du moins dans leur actualisation « littéraire », ont été écrites par des
hommes.
Car enfin, voyons-les de près ces marques féminines, non pas d'après les présupposés
psychogénétiques de l'auteur, mais dans les textes eux-mêmes, au niveau de cette textualité féminine
dont nous parlions plus haut.
Tout d'abord, il faut éliminer les tensos mixtes, pour les raisons déjà signalées50. Restent les
cansos. Sur ces onze pièces, il y en a huit dont la textualité féminine est indéniable (les nos 1 ;
2, 1 ; 2, 2 ; 2, 3 ; 8, 1 ; 8, 2 ; 8, 3 ; 11), mais dans une mesure plus ou moins grande. Sur ces huit
pièces, les plus marquées sont 2, 2 et 2, 3 (comtesse de Die) et 8, 3 (Castelloza). Pour les
pièces 1 ; 8, 1 et 8, 2, si le poème dans son ensemble résiste à la « masculinisation », des strophes
entières sont hybrides. Dans la pièce n° 1 (Azalaïs), la strophe 1 (Natureingang) est bifonction-
nelle, de même que la str. 2 (expression de la douleur), la str. 3 (didactisme courtois), enfin
la lornada ; dans la pièce n° 8, 1 (Castelloza), les coblas 2, 4, 5 et 6 (à part de légers détails)
peuvent fonctionner pour un homme comme pour une femme ; de même encore dans la pièce
n° 8, 2 (Castelloza), si l'on change les vocatifs (Ai bels amies en Ai doussa domna, domna en
drutz ou orne), les strophes 1, 2 et 3 sont bifonctionnelles. Enfin, il y a trois pièces (2, 4 ;
13 ; 15) dont la « féminité » est à peine marquée. Pour la pièce n° 15 (Bieiris de Romans), si
249
PIERRE BEC
problématique et si osée puisqu'elle chanterait l'amour d'une femme pour une autre femme,
il n'y a pas la moindre trace de féminité textuelle, et la pièce pourrait très bien avoir été écrite
par un troubadour masculin (Alberis de Romans ou un autre). Mais plus significative est la
pièce de la «brûlante» comtesse de Die (Fin joi me don' alegransa), attaque en règle et
traditionnelle contre les lausengiers, et qui ne contient rien, en apparence, de féminin51.
Cette expérience — ou ce jeu — de masculinisation textuelle des pièces féminines peut paraître
gratuite et tendancieuse. On me répondra aisément qu'il est fatal que, bien souvent,
l'expression poétique de l'expérience amoureuse transcende les sexes, et que les femmes n'en sont pas
moins femmes pour cela. Bien sûr. Mais elles n'en subissent pas moins les incontestables
pressions d'un système socio-poétique à prédominance masculine, à l'intérieur duquel elles
ne peuvent se manifester, eu égard à l'époque considérée, qu'en l'inversant. C'est déjà, comme
nous le verrons, un fait socio-culturel d'une haute importance pour son temps.
Il reste toutefois une pratique amoureuse, une seule peut-être, dans laquelle la domna et la femna
se rejoindraient pour affirmer, à l'encontre de la masculinité dominante des poètes prejadors,
une certaine féminité fondamentale et clairement assumée. Cette pratique serait celle de
Yassag, ou épreuve amoureuse. On connaît à ce sujet les pages brillantes de René Nelli, qui en
a le premier émis l'hypothèse52.
Uassag, sorte d'épreuve sexuelle,
permettait à la dame — et c'était là le point important — de « mettre à l'essai » son ami,
de voir si elle était aimée d'amour de cœur (amor corau) ou seulement désirée comme objet
charnel : Vassag était une épreuve imposée à l'homme par la femme.
En effet, si le poète-amant cédait à ses instincts et trahissait le serment fait à sa dame, c'est
parce qu'il ne l'aimait pas assez. Uassag
apparaît donc absolument distinct de tous les exercices érotico-spirituels auquels on pourrait
être tenté de l'assimiler : il se situe à l'intérieur de l'amour inter-sexuel, qu'il spécifie
par la continence temporaire; il assure la mise à l'épreuve de l'homme par la
femme et, par conséquent, la prépondérance symbolique du sexe féminin.
La pratique de Yassag dans le cérémonial de la fin' amor serait donc d'un grand intérêt pour
notre propos puisqu'elle assurerait, au moins symboliquement, la victoire temporaire de
la féminité profonde. Il se trouve en effet que les troubadours ont très peu employé le terme
d'assag et ont « assez peu décrit la chose » ; parce que, dit R. Nelli, « ils n'étaient pas assez
nombreux à mériter une telle faveur » et parce que
s'ils l'avaient obtenue, ils étaient tenus à la discrétion... Mais les trobairitz, elles, se sont
—
montrées
privilègebeaucoup
de leur sexe
moinset réservées.
expression Gomme
de leur suprématie
c'étaient lesmorale
dames —quicertaines
proposaient
d'entreVassag
elles
en ont parlé, le plus naturellement du monde, comme d'une cérémonie conforme à l'usage63.
Pour ce qui est de nos poétesses, R. Nelli appuie son hypothèse sur trois passages, qu'il juge
significatifs, des cansos de la comtesse de Die (2, 3, v. 5-8 et dernière cobla) et d'Azalaïs (str. 5),
ainsi que de la tenso de Domna H. avec un partenaire inconnu.
51. La seule trace de féminité serait l'allusion dans la tornada au gelos (au singulier ? et, différent des lausengiers des
coblas), et qui désignerait le mari jaloux pour lequel Béatrice, dans une autre pièce, n'est pas particulièrement tendre.
Mais la haine et la peur du mari jaloux, même si elles sont plutôt le fait des femmes, ne sont pas étrangères non plus aux
appréhensions de Yami, comme cela se voit en particulier dans les aubes.
52. Cf. R. Nelli, Uérolique des troubadours, Toulouse, 1963, p. 199-209.
53. Ibid., p. 202.
250
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
Ce n'est point ici le lieu de discuter du bien-fondé d'une hypothèse extrêmement ingénieuse
mais qui reste sans doute fragile. Quant à la pièce de Béatrice, en particulier, elle repose à
notre sens, comme l'a déjà mentionné M. Tavera, sur une interprétation erronée des quatre
derniers vers de la première strophe, due probablement à la traduction de J. Véran54. Enfin,
quant à la tenson de Domna H. sur les mérites respectifs de l'amour réaliste et charnel par
rapport à la firiamor épurée, elle ne me paraît pas non plus probante quant à l'épreuve sexuelle
éventuellement imposée par la dame. Je remarque simplement que c'est paradoxalement la
dame qui soutient l'amour réaliste et le troubadour l'amour épuré. Meg Bogin s'en tirerait
sans doute en disant que les femmes refusent l'amour symbolique et veulent l'amour pour
l'amour... Reste le passage, à vrai dire troublant, d'Azalaïs :
Bels amies, de bon talan,
Son ab evosde toz
Cortez' bel jornz
semblan,
en gatge,
Sol no. m demandes outratge ;
Tost en venrem a Tassai,
Qu'en vostra merce.m métrai
Vos m'avetz la fe plevida
:
Que no. m demandes faillida65.
Il est indéniable ici que la dame ne consent à se donner que jusqu'à une certaine limite, et
qu'elle compte bien sur la merce de son ami pour ne pas la franchir. Mais de là à une sorte de
rituel initiatique ? ...56.
En réalité, on pourrait être d'accord avec R. Nelli sur le fait que la dame mettait souvent
à l'épreuve (assag) l'affection de son ami : épreuve sexuelle qui lui permettait de savoir s'il
l'aimait vraiment pour elle. Gela ressortit bien à toute la psychologie de la firiamor qui est
un jeu subtil avec le désir contrarié. Mais il paraît plus douteux qu'il s'agisse vraiment d'un
cérémonial concerté (comme pouvait l'être par exemple le serment de fidélité à la domna, qui
se démarquait de l'hommage vassalique), et que le terme d'assag/assai (en fait très général)
se soit lexicalisé avec cette valeur précise57. En réalité, la sublimation (plus ou moins nuancée)
251
PIERRE BEC
du désir apparaît partout et Yassag n'en serait que la pointe finale, avant de succomber (ou
non) dans le « fait ».
Une autre réserve à la théorie de Yassag me semble résider dans le fait que toutes les
manifestations d'érotisme brûlant sont toujours à l'irréel (futur, conditionnel, optatif). La comtesse de
Die est particulièrement significative à ce sujet (cf. les verbes : volria, volria, tengra, fezes,
cora.us tenrai, jagues, des, auria, tengues, aguesseiz). C'est dire que les trobairiiz n'évoquent
jamais des situations erotiques réelles, mais toujours projetées dans le désir ou dans un idéal
inaccessible. Et, par ce biais, nous retrouvons finalement la situation classiquement masculine.
Si l'on passe en revue les nombreux exemples de sensualité fournis par M. Lazar, on peut
constater que tous sont du type : «je mourrai, si je ne couche pas, nu, avec elle » ; ou bien :
« ma dame agira mal si elle ne permet pas que... » ; ou encore carrément à l'optatif, comme chez
Béatrice : volria/volgra...5*. Quand le réel apparaît, il s'agit alors d'un érotisme rêvé, comme
chez Arnaud de Mareuil. Comme contre-preuve, la sensualité d'un Guillaume IX, qui se situe
dans un tout autre registre...
Certes, si Yassag était prouvé — et comme il ne semble apparaître que dans la seule poésie des
Irobairitz — , il serait vraiment le signe d'une féminité profonde, existentielle, et assumée en
tant que telle dans le texte. A savoir que la domna/femna ferait face, mettrait un obstacle
plus ou moins conscient à la pulsion trop sensuelle du joi, qu'elle canaliserait ainsi, peut-être,
en l'humanisant. Autrement dit, la domna/femna proposerait Yassag, elle en disposerait aussi ;
l'homme l'accepterait à son corps défendant, comme un progrès, mais encore insuffisant
à ses yeux, sur la voie lointaine et cahoteuse qui le conduit jusqu'à l'objet aimé. Et c'est pour
cette raison qu'il n'aurait eu aucune raison de s'en vanter ni de le chanter dans ses vers. Du
côté féminin, au contraire Yassag serait l'épreuve finale (au sens initiatique) que la femme
imposerait encore, le couronnement de cette merce que le poète implore des jours et des mois
durant. Après cela la fin'amor, tombant éventuellement dans le désir satisfait, n'aurait plus
de raison de se survivre, h'assag en serait l'avant-dernière étape. Jusqu'à ce qu'un nouveau
cycle recommence... Hypothèse séduisante, plausible, mais sans preuves, à notre sens,
définitives.
252
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
« prête la parole à une jeune femme qui s'adresse directement à son ami (amigo est le terme
reçu), ou bien elle parle de lui, pour elle-même, sinon à des confidentes prises à témoin (des
amies, sa mère, des ' sœurs ')... ». Nous retrouvons donc ici une dichotomie connue, et qu'on
peut représenter dans le tableau suivant :
Destinateur Destinataire
« je » lyrique féminin (chansons de ami (amigo)
femme et Irobairitz) : îemme/domna
« je » lyrique masculin : troubadour domna (senhor)
Ce qui est d'autre part intéressant, c'est que, comme le dit M. d'Heur,
le ton de ces pièces amoureuses est dans l'ensemble identique, et sur le mode des chagrins
d'amour, les troubadours développent à l'envi leurs variations, qui font le charme des
genres, à tel point que la cantiga d'amor pourrait passer pour la cantiga d' amigo ou vice-versa :
les mômes auteurs composent l'une et l'autre...61.
Mais là encore, la « sincérité » est attribuée aux seules cantigas d'amigo, à sujet lyrique féminin :
à la chanson d'amour s'adresse le reproche qu'engendre la lassitude des plaintes cent fois
répétées, tandis qu'on loue la chanson d'ami pour sa spontanéité, sa grâce féminine, son
naturel. Ne dirait-on pas que certains modernes ressentent le queixume d'un homme, son
désarroi sentimental, comme attentatoire à la vérité, tandis que les plaintes d'une amoureuse
délaissée exalteraient au contraire une certaine idée de la féminité ? (c'est nous qui
soulignons)62.
Du côté de la poésie occitane, la situation est plus complexe. Tout d'abord, comme nous
l'avons fait remarquer plus haut, le corpus lyrique d'oc, qui a des irobairitz, ne connaît pas
(ou presque) de « chansons de femme », alors que la situation est exactement inverse en France
du Nord. En premier lieu, je ne pense pas que la réalité se soit présentée d'une manière aussi
abrupte. La quasi-inexistence en occitan de « chansons de femme » conservées n'est pas une
preuve suffisante de leur inexistence effective. Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit
ailleurs au sujet du registre popularisant de la lyrique d'oc. Si les manuscrits (généralement
français et italiens) ne l'ont pas conservé, c'est que ce registre n'avait, aux yeux des copistes,
aucune spécificité par rapport à leur lyrique autochtone. Il existe quand même en occitan,
à côté des cansos des irobairitz, quelques pièces à sujet lyrique féminin : pièces popularisantes
ou pièces de troubadours masculins.
Il y a d'abord les quelques ballades de malmariée qu'on a conservées, notamment la plus
célèbre, dont la jeune femme, coindela elle aussi comme la comtesse de Die, a des accents
de sincérité amoureuse que l'on qualifierait, chez Béatrice, de « passionnés » ; d'accents de
haine aussi contre le mari :
Anz quant lo vei ne son tant vergoignosa
Qu'eu prec la mort que.l venga tost aucire...
E dirai vos de que. m sui acordada :
Que.l meus amies m'a longament amada,
Ar li sera m'amors abandonada
E.l bels espers qu'eu tant am e désire83.
253
PIERRE BEC
II y a aussi — et surtout — la pièce assez énigmatique, et qui a fait couler beaucoup d'encre,
attribuée à Raimbaut de Vaqueiras :
Altas ondas que venetz sus la mar,
Que fai lo vent çai e lai démenai*,
De mon amie sabètz novas contar...64
et qui contient le beau thème du vent qui souffle du pays de l'être aimé (homme ou femme) :
Oi, aura dolça, qui vens devers lai
Ont mon amie dorm e sejorn' e jai,
Del dolç alen un beure m'aporta.i !64
On sait que l'attribution de cette pièce à Raimbaut a été contestée, notamment par
M. d'Heur, ce qui est sans incidence sur notre propos, mais contestée également sa relation
éventuelle avec le genre galaïco-portugais des cantigas d'amigo. M. Horrent, en revanche,
ne doute pas des affinités qui relient notre pièce aux « chansons d'ami » portugaises et aux
« chansons de femme » européennes65. Le thème de la rêverie au bord de la mer, dans cette
chanson de délaissée ou de mal-aimée, plaiderait selon lui en faveur de ce rapprochement.
Notre intention n'est pas de trancher ici le débat. Nous critiquerions volontiers à la fois l'excès
de lyrisme de M. Horrent et l'excès de positivisme de M. d'Heur. Certes, ce dernier a
parfaitement raison de rejeter la vieille et romantique conception d'une poésie national-populaire,
jaillie comme par enchantement des tréfonds du Volksgeist. Nous l'avons fait nous-même
ailleurs avec force66. En fait, c'est peu ou prou la théorie de Jeanroy (reprise par les Portugais
pour démarquer une poésie national-populaire par rapport à la lyrique troubadouresque
importée) que M. d'Heur critique ici, et avec raison67. Je considérerais quant à moi le problème
d'une manière plus générale : en voyant dans la « chanson de femme » (ou « d'ami »), je le
répète, un type lyrique (afférant au registre popularisant), auquel auraient participé en
particulier, à la fois les troubadours masculins (portugais et français) et dans une moindre
mesure, les irobairilz occitanes. S'il n'y a que très peu de véritables « chansons de femme »
occitanes, l'existence des Irobairilz, qui en véhiculent des traces, serait une preuve de plus de
leur existence. Et c'est précisément leur forte contamination avec le lyrisme troubadouresque
qui en aurait assuré la survie. Nous avons montré ailleurs que c'est sans doute pour des raisons
semblables que s'explique l'extraordinaire conservation, en occitan, de quelque dix-huit
aubes, qui sont bien souvent aussi des « chansons de femme ».
D'ailleurs, on peut retrouver aussi en occitan certains accents des «chansons d'ami » dans des
pièces qui gravitent autour d'autres axes typologiques. Nous parlerons plus loin des chansons
64. Graphie normalisée : cf. notre Lyrique..., II, p. 12. Le rapprochement s'impose avec la célèbre aube anonyme,
qui est aussi une chanson de femme :
Per la douss'aura qu'es venguda de lai,
Del meu amie bel e cortés e gai,
Del seu alen ai begut un dous rai...
Pour l'étude détaillée de ce thème, on consultera le bel article de J.-M. d'Heur Le motif du vent venu du pays de l'être
aimé, Vinvocalion au vent, V invocation aux vagues, « Zeitschr. f. roman. Philol. », LXXXVIII, 1972, p. 69-104.
:
65. Cf. J. Horrent, « Altas undas que venelz suz la mar », « Mélanges J. Boutière », op. cit., I, p. 305-316.
66. Cf. notre Lyrique..., op. cit., Introduction, et notre art. : Quelques réflexions sur la poésie lyrique médiévale. Problèmes
et essai de caraclérisation, « Mélanges B. Lejeune », Gembloux, 1969, p. 1309-1329.
67. Cf. J.-M. d'Heur, Troubadours d'oc..., op. cit., p. 65 : il critique en particulier la notion de « généalogie » proposée
par César de Lollis à propos de la poésie portugaise, où la lyrique occitane se serait substituée à un lyrisme populaire,
en l'influençant mais sans se greffer dessus. Aux chansons d'amour « à la provençale » auraient succédé des chansons
d'ami « contaminées par des éléments courtois », lesquelles à leur tour « rendues lassantes et importunes par ces ornements
propres à la chanson d'amour » auraient cédé la place à des chansons d'ami « de type vraiment populaire » sous l'effet
de la transformation du goût.
254
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
Que Dieu les maudisse et les haïsse Car si je l'avais su — mais je fus un peu naïve — , même si l'on m'avait donné tout
Montagut, je ne serais pas entrée ici. » Cf. J. Massô i Torrents, Poétesses i dames intellectuals, « Homenatge a Antoni
!
255
PIERRE BEC
72. Il existe deux versions de cette dansa. La plus complète a été publiée par Milà i Fontanals dans Poètes lyriques
catalans, « Rev. langues rom. », 1878, p. 9-10 : la deuxième se trouve dans le Decameron catalan de 1429 (éd. « Nostres
Clàssics », Barcelone, 1926, I, p. 150). Voir à ce sujet J. Massô i Torrents, Poétesses..., art. cit., p. 406-407.
73. Pour les relations de la poésie catalane avec les concours poétiques du Consistoire toulousain, cf. A. Jeanroy,
La poésie provençale dans le Sud-Ouest de la France et en Catalogne du début au milieu du XIVe s. : Le groupe calalano-
aragonais dans Histoire littéraire de la France, Paris, 1941, t. XXXVIII ; et M. de Riquer, Contribuciôn al estudio de los
poetas catalanes que concurrieron a las juslas de Tolosa, «Bol. Soc. Castellonense de Cultura », XXVI, 1950, p. 280-310.
74. On sait que sur les 60 pièces du registre floral de Guilhem de Galhac, 39 portent sur des sujets moraux ou religieux.
Cf. A. Jeanroy, Les joies du Gai Savoir, Toulouse, 1914, et notre Nouvelle anthologie..., op. rit., p. 299-311. Les Leys d'amor
d'autre part ne semblent guère apprécier la poésie féminine, puisque les joyas (récompenses) des jeux floraux, qui sont
refusées en bloc aux infidèles (Juifs ou Sarrasins), aux excommuniés, aux hérétiques, aux traîtres et aux blasphémateurs,
ne sont, accordées aux femmes qu'à condition « qu'elles fassent preuve de grande honnêteté et dignité et de telle science
et subtilité qu'on ne puisse les empêcher de forger [leurs poèmes] avec l'aide d'autrui », conditions qui ne semblent pas
exigées des hommes. Et le vieux traité ajoute : « Mais qui pourra trouver une telle femme ? » (Mas qui la poyra trobar
aylal?). Cf. Les leys d'amour, éd. J. Anglade, Toulouse/Pari?, 1919, t. II, p. 18.
75. Cf. J. Massô i Torrents, Poétesses..., art. cit., p. 408-409. Nous suivons M. de Riquer en rétablissant les deux
iornadas transcrites à la suite l'une de l'autre, comme une strophe, par Massô i Torrents.
76. Pour cette pièce et son commentaire, cf. M. de Riquer, Contribuciôn..., art. cit., p. 292-294 et 304-305.
256
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
écrit à propos de la mort de l'être aimé". La pièce est elle aussi écrite dans le style « toulousain »
(cinq coblas de huit vers décasyllabiques suivis d'une tornada de quatre vers). La langue en
est très occitanisante (je cite au hasard les formes : pendray, plalzjplay, mays, aiço, daray,
yeu, joy, pauch, fayt, xenlant = chantant, playa = plaga, etc.), le style très troubadourisant :
Suspirant fort, lassa, comiat pendray
De fin'amor e de tots sos consels,
Car ja no. m platz amar nom. qu'el mon sia...
Car yeu d'amor e de joy me départ...
Mais le plus notable dans cette complainte, c'est qu'on y retrouve, à côté de l'expression
apparemment sincère de la douleur (Plorant mos uls e rompent mos cabeyls), les procédés et
les topiques habituels hérités du planh troubadouresque. La désespérance d'abord :
E per aiço fau lo capteniment
Désespérât e faray cascun jorn,
Ab trist semblan, e daray entenen
A tots acels qu'eu veu anar entorn
Qu'en me no.ls cal haver nulla sperança... ;
l'unicité du disparu :
Lo quai no crey en lo mont hagués par. ;
enfin, l'apostrophe à la Mort impitoyable :
Pus Mort cruell m'ha toit cell qu'eu volia
Trop mays que me sens algun mal sauber.
Le lyrisme catalan tardif recoupe bien, on le voit, nos deux registres poétiques ; d'une part,
le type lyrique popularisant des « chansons de femme » (essentiellement conservé en français),
et dont l'auteur peut être fort bien un homme ; et, d'autre part, des pièces effectivement
féminines, mais encore composées dans le sillage des troubadours masculins.
Qu'en est-il maintenant en France du Nord ? Il s'agit là encore, comme au Portugal, d'un
univers lyrique où la poésie troubadourisante est une denrée d'exportation, donc de situations
assez semblables qu'on n'a pas manqué de rapprocher. Déjà Paul Meyer faisait remarquer que,
pour goûter les nouvelles formes de la poésie, on ne dédaigna pas les anciennes; on les cultiva
et on les perfectionna, de sorte que la poésie lyrique française est formée de deux courants,
l'un proprement national, l'autre d'origine méridionale... La môme chose arriva en Portugal.
Dans le Cancioneiro du roi Denis... figure à côté de poésies savamment construites, mais
parfois un peu froides et conventionnelles, tout un essaim de chansonnettes légères et
gracieuses qui ne doivent rien aux Provençaux, sinon de leur avoir frayé la voie78.
On trouve donc ici — nous semble-t-il — une préfiguration très claire, bien que non explicitée,
de la notion de registres (aristocratisant et popularisant) que nous avons proposée ailleurs en
en donnant une définition sans doute plus systématique que nos devanciers79. Ce que nous
voudrions souligner une autre fois ici, c'est la simultanéité des deux registres, en état constant
d'interférences, selon des modalités diverses et fluctuantes. Simultanéité donc, plutôt que
filière d'influences ici et là, ou que successivité dans le temps, comme d'aucuns l'ont
prétendu79.
77. Les exemples de planh composé par un troubadour sur la mort de sa domna sont rarissimes. On n'en compte guère,
à ma connaissance, que cinq. Le plus beau est sans doute celui de Gavaudan (Crezens, fis, verays e entiers).
78. Cf. P. Meyer, « Romania », V, 1876, p. 266-267.
79. Cf. notre Lyrique..., op. cit., I, p. 33-43.
257
PIERRE BEC
Or, si l'on examine les « chansons de femme » (ou « d'ami ») françaises, on constate assez
souvent une expression de la sensibilité et de la sensualité amoureuses, qui ne le cèdent sans
doute en rien aux cris de passion de nos trobairitz80.
Tout d'abord, la belle « chanson de femme » anonyme : La froidor ne lajaleesl :
La froidor ne la jalee
Ne puet mon cors refroidir ;
Si m'ait s'amor eschaufee,
Dont plaing et plor et sospir...
Ne sai consoil de ma vie,
Se d'autrui consoil n'en ai ;
Car cil m'ait en sa baillie
Cui fui et seux et serai.
Ke sai bien
Ke por rien ke nuls m'en die
N'amerai
Fors lui dont seux en esmai ;
Quant li plaist, se m'ocie.
La pièce est malheureusement anonyme. Mais comment dire si son auteur est un homme ou
une femme ?
Je prendrai comme deuxième exemple la touchante chanson de croisade {Jherusalem, grant
damage me fais), où l'expression de la douleur amoureuse, liée à la séparation, donne elle aussi
une impression de parfaite sincérité :
Biaus dous amis, com porrois endurer
La grant painne por moi en mer salée,
Quant rienz qui soit ne porroit deviser
La grant dolor qui m'ert el cuer entrée ?
Quant me remembre del douz viaire cler
Que je soloie baisier et acoler,
Grant merveille est que je ne sui dervee82.
Cette pièce est également anonyme. Son auteur est-il un homme ou une femme ?
Enfin, voici trois derniers exemples de textualité féminine, d'une réelle beauté lyrique, mais
dont les auteurs, cette fois-ci, sont connus pour être des hommes. En premier lieu, une chanson
de croisade à refrain, de Guiot de Dijon, assez savante et troubadourisante par endroits,
ce qui nous rapproche des trobairitz, puisque une strophe tout entière est démarquée de
Bernard de Ventadour. N'y relève-t-on pas les traces d'un lyrisme féminin qu'on voudrait
croire « spontané » ? D'abord, et encore, la douleur de l'absence :
De ce sui au cuer dolente
Que cel n'est en Biauvoisin
En qui j'ai mise m'entente.
Or n'en ai ne gieus ne ris.
S'il est biaus et je suis gente,
Sire, por quoi le feïs ?
Quant l'uns a l'autre atalente,
Por coi nos en départis ?
80. Pour la poésie italienne médiévale d'auteurs masculins on peut citer, entre autres exemples : la chanson de croisade
féminine (Giammai non mi conforlo), de Rinaldo d'Aquino, une chanson de « trahison » (Oi lassa 'namorata), de Odo délie
Colonne, et une malmarita (Per lo marito c'ho rio), de Compagnetto da Prato. Cf. G. Lipparini, Le pagine délia letteratura
italiana, Milan, 1945, p. 61, 62, 65. Cf. aussi J. Horrent, « Allas undas... », art. cit..., p. 308, n. 5.
81. Cf. P. Bec, Lyrique..., op. cit., II, n° 3.
82. Cf. A. Jeanroy, Origines..., op. cit., p. 498-499 et P. Bec, Lyrique..., op. cit., II, n° 3.
258
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
83. Pour cette pièce et son commentaire, cf. P. Bec, ibid., II, p. 92-94.
84. Ibid., II, n° 4.
85. Pour cette pièce et son commentaire, cf. ibid., p. 18-20. Pour mieux montrer la parenté, on nous permettra d'en
proposer une « version » occitane :
E quan me dei dormir e repausar,
Si me somon Amors, qui me mestreja
E si me fai e velhar e pessar
(Quan lo solatz del mieu marit m'enueja),
Al mieu amie, en cui braç ieu volria
Esser tostemps, e quan a me domneja
e el me vol baisar e abraçar,
Es lo mieus jois enfortitz e doblatz.
86. Cf. P. Bec, ibid., I, chap. 2.
259
PIEKR1-; BEC
87. « Quelque bruit et quelque menace que mon méchant mari fasse à mon encontre, je ne cesserai jamais de rester
couchée auprès de mon ami jusqu'au jour ; car ce serait une ingrate vilenie que d'éloigner de soi son noble ami jusqu'à
l'aube. » Les poésies du troubadour Cadenet..., éd. J. Zemp, Berne/Francfort s. Main/Las Vegas, 1978, p. 249-257 (« Publ.
univ. europ. »).
88. Cf. A. Jeanroy, La poésie des Iroubadours, op. cit., II, p. 217-274 et D. J. Jones, La tenson provençale, Paris, 1934,
réimpr. Genève, 1974.
89. On sait que le coniraslo peut également être marqué par une opposition de langue : cas des pastourelles bilingues,
par exemple, encore chantées en pays d'oc. M. d'Heur signale l'existence de deux tensons humoristiques occitano-portu-
gaises (cf. op. cit., p. 115 ss et 131-132). Dans les khardjas mozarabes, l'opposition linguistique double même l'opposition
« homme/femme », puisque la khardja s'oppose à la fois à la muwassaha à laquelle elle est intégrée par la langue (roman/
arabe ou hébreu) et par le fait qu'elle est placée dans la bouche d'une jeune femme. Pour l'utilisation du bilinguisme
comme écart rhétorique dans la poésie médiévale, cf. P. Zumthor, Langue et techniques poétiques à Vépoque
romane, Paris, 1963, p. 82-111.
90. Cf. notre Lyrique..., op. cil., I, p. 120-121.
91. Au suiet des chansons de «métamorphoses», cf. P. Coiraui.t, Formation de nos chansons folkloriques, Paris,
IV, 1963, p. 487-519.
92. Cf. C. Lipparim, Le pagine..., op. cit., p. 29.
93. Cf. Johan Baveca. Poésie, éd. C. Zillt, Bari, 1977, p. 92-139. Voici un exemple ('popularisant.) de dialogue
mère/fille qui rappelle assez certaines chansons de toile.
« — Ma fille, je voudrais bien savoir une chose au sujet de votre ami et de vous-même ce qu'il en est. de vous et ce qui
vous arrive.
:
-•- Je veux vous le dire, ma mère : je l'aime et il m'aime, et je vous assure qu'il n'y a rien d'autre.
— Ma fille, je ne sais s'il y a rien d'autre ou non, mais je vous vois toujours lui parler, et je vous vois pleurer, lui et vous.
--- Ma mère, je ne vous tiendrai pas d'.-iutro discoure je l'aime el il...
— Ma fille, si vous ne me dites rien, cela me déplaira, car s'il y a quelque chose d'autre, nous aurons besoin, d'une manière
:
260
« TROBAIRITZ » ET CHANSONS DE FEMME
Des tensons de la sorte existent aussi en français, soit entre un homme et une femme, soit entre
deux femmes. Parmi les exemples anonymes donnés par Jeanroy, je relève un dialogue
humoristique entre une dame et un ribaud (« Dites, seignor, que devroit on jugierjd'un traïtour
qui faisoit a entendre... »), un débat entre deux femmes sur un cas de casuistique amoureuse,
avec une introduction de pastourelle (Au renouviau dou tans que la floreiejnesl par ces prez et
indete et blanchete...), un débat assez grossier entre une bonne dame et une fausse, dont le poète
(un certain Gasc) est le témoin (L'autrier esloie en un vergierjs'oï II dames consoillier...).
On pourrait certainement multiplier les exemples. Toutes ces tensons — un peu marginales
il est vrai — ont visiblement été écrites par des hommes94.
Mais il est maintenant temps de conclure. Nous pensons avoir montré dans les pages
précédentes qu'il était difficile et inadéquat d'étudier la poésie des trobairitz en se fondant sur
le seul critère d'une éventuelle féminité définie par opposition, et sans se référer à la fois au
contexte de la poésie troubadouresque dans son ensemble (à dominante masculine) et au cadre
plus vaste de la lyrique popularisante (ou hybride) à sujet féminin (« chansons de femme »
actualisées dans des genres et des lyriques linguistiquement très différenciées). A la lumière
de cette double approche, il semble maintenant possible de jeter un regard neuf — et moins
exclusif dans un sens ou dans l'autre — sur la lyrique de nos poétesses.
La poésie des trobairiiz, loin de constituer une manifestation, au plan subjectif, d'une certaine
féminité qui serait son seul apanage, s'inscrit bien dans l'ensemble du système lyrique des xne
et xme s., dans la dialectique de ses deux registres : le grand chant courtois d'une part et
le registre que j'ai appelé, faute de mieux, « popularisant »95. En d'autres termes, la trobairitz
— et c'est peut-être là qu'on pourrait relever quelques indices de sa féminité — semble avoir
oscillé entre le système du grand chant courtois, celui des troubadours masculins, auquel la
liait son appartenance en tant que domna à la haute société courtoise et, d'autre part, la
poétique de la « chanson de femme », plus popularisante, plus spontanée, plus réaliste, non pas
en vertu d'une féminité profonde qui serait sous-jacente à l'acte de création poétique, mais en
vertu d'un choix typologique qui lui convenait mieux96. L'éventuelle originalité de la lyrique
des trobairitz n'est donc pas à chercher dans une quelconque authenticité contrastive par
rapport à la lyrique dominante des hommes, mais au niveau d'une utilisation différente et
concertée des deux aspects contradictoires et complémentaires du système lyrique de leur
temps. Au niveau aussi d'une situation textuelle différenciée de la domna, devenue adoratrice,
mais qui n'en cessait sans doute pas pour autant, dans la réalité, par rapport à l'amie adoré et
chanté, d'être la dame dominatrice. Et le troubadour quémandeur de merci, élevé ainsi au rang
d'amie, ne pouvait se rapprocher vraiment de la dame, et être chanté par elle, que lorsqu'il
avait enfin franchi les bornes du paratge, c'est-à-dire la sphère de la fin'amor supérieure, où
94. Cf. A. Jeanroy, Origines... op. cit., p. 464-470. On nous permettra de signaler un dernier exemple, intéressant
bien que tardif. Il s'agit de deux coblas échangées entre la poétesse Na Tecla de Borja (1435-1459) et le grand poète catalan
Auzias March, alors âgé d'une soixantaine d'années. Na Tecla était une grande dame, nièce du pape Callixte III, célébrée
pour sa culture et sa beauté. Auzias March lui envoie sa cobla sous la forme d'une demanda galante pour savoir s'il était
plus agréable pour lui de la regarder (pour sa beauté) ou de l'entendre, car elle chantait très bien. C'est donc une sorte
de débat (contrasî) entre les yeux et les oreilles, auquel la jeune dame répond fort spirituellement, en utilisant le même
schéma strophique (trois quarlelas de quatre vers chacune), bâti sur les mêmes rimes. Cf. J. Massô i Torrents,
Poétesses..., art. cit., p. 411-414.
95. Cf. notre Lyrique..., op. cil., I, p. 33-43.
96. Ce choix paraît bien avoir été fait en toute indépendance du déterminisme des sexes, puisque, nous l'avons dit,
les femmes écrivaient des chansons troubadouresques (avec l'adaptation fonctionnelle qui s'imposait) et les hommes
des « chansons de femme ».
261
PIERRE BEC
la domna, de par sa nature même, se mouvait exclusivement. Que des dames de la haute société
aient eu accès au monde masculin, clos et façonné, du trobar, est déjà en soi un indice d'une
certaine libération de la féminité. C'est dans ce sens, mais dans ce sens uniquement, que l'on
peut dire sans doute, avec Meg Bogin, que les trobairitz occitanes nous offrent le premier
témoignage — encore que balbutiant et contingent à notre sens — « d'une culture que nous
n'avions approchée jusqu'ici qu'au travers des hommes ».
Notes additionnelles
2
Depuis la rédaction de cet article, notre attention a été attirée par l'existence d'une dizaine de tensons
homme/femme, toutes attribuées à des hommes, mais sans qu'on ait jamais songé à lier automatiquement
la « voix » féminine à la créativité d'une femme réelle, co-auteur de la pièce. Cela nous confirme dans
notre suspicion relative à la réalité du personnage féminin de certaines tensons mixtes. Mais, encore une
fois, c'est tout le problème de la tenson, dans sa création et son actualisation, qui se trouve posé. Nous
nous proposons de revenir sur cette question dans un prochain travail.
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