Complexe Tomasella
Complexe Tomasella
Faire la paix
avec soi-même
Détecter ce qui ne va pas chez les autres peut sembler facile, comme il
peut nous paraître plus simple de dissimuler les aspects de notre person-
nalité que nous trouvons négatifs, pour donner le change. De cette
façon, aucun étiquetage extérieur ne permet à l’autre de supposer ce qui
est pour nous source de mal-être, et nous nous sentons plus libres de ren-
forcer nos défenses, d’user de petits mensonges envers notre entourage,
et envers nous-mêmes.
Il est toutefois préférable de tenter de chercher, de l’intérieur, les indi-
ces d’une estime de soi négative. C’est une démarche plus juste, car elle
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1. Cf. Jacques Lacan, Le Stade du miroir (1936, puis 1949), dans Écrits, Paris, Le Seuil,
1966. On pourra se reporter également à Françoise Dolto et Juan David Nasio,
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L’Enfant du miroir, Paris, Payot, 1992, particulièrement aux pages 56 à 63, pour
connaître la différence de position entre Lacan et Dolto au sujet du miroir. Nous y
reviendrons au chapitre 3.
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laquelle c’est bien de lui qu’il s’agit. C’est pourquoi Françoise Dolto
insistait pour que les parents ne disent pas au tout-petit « c’est toi »,
en le montrant dans le miroir, mais « tu peux voir ton image dans le
miroir » ou encore « la glace renvoie ton image », explications qui
aident l’enfant à rester distancié de l’image de soi, à faire la différence
entre image et réalité.
L’impact de cette scène fondatrice est très fort. Dans une certaine
mesure, surtout si les parents n’ont pas exprimé clairement qu’il ne
s’agissait que d’une image renvoyée par le miroir, l’enfant croit que ses
parents savent qui il est, et il se réduit alors à ce qu’ils affirment de lui,
à ce qu’ils énoncent sur lui. Au cours de son développement, cette
croyance s’intériorise et finit par échapper à sa conscience. Elle façonne
son comportement en société et s’élargit à toutes les personnes de
référence : institutrice ou instituteur, médecin, infirmière et même,
d’une certaine façon, à ses camarades de jeux.
En revanche, lorsque l’enfant a compris que le reflet aperçu dans une
glace n’est qu’un « point de vue1 », une simple image de lui-même
vue par une personne extérieure, une opinion parmi d’autres, il peut
facilement relativiser ce que l’autre profère : c’est une option, une pos-
sibilité. L’enfant est libre de lui accorder du poids, si cela correspond
à ses ressentis, ou de continuer à s’appuyer sur ses perceptions intérieu-
res. Pour lui, les images sensorielles internes sont des informations
tangibles, concrètes, sur son sentiment d’identité. Combien d’enfants
— et d’adultes — bénéficient de cette capacité ?
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1. Cette expression, empruntée à Serge Tisseron, est présente dans l’ensemble de ses
travaux sur l’image. Voir, par exemple, Les Bienfaits des images, Paris, Odile Jacob,
2002.
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1. Voir, chez Sigmund Freud, la délicate question des bénéfices de la maladie. Par
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exemple, Fragment d’une analyse d’hystérie : Dora (1905), dans Cinq Psychanalyses,
Paris, PUF, 1954, ou La Question de l’analyse profane (1926), Paris, Gallimard,
1985.
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Amélie est une jeune femme particulièrement soignée, alerte et très active.
Elle « prend sa vie en main ». Elle « sait positiver ». Elle est « très occupée ».
Pourtant, sa solitude affective la pousse à consulter. Elle cherche des
« recettes pour aller mieux et pour plaire aux hommes ». Deux fois par
semaine, elle participe à un groupe de théâtre. Après une répétition particu-
lièrement éprouvante, elle commence à baisser un peu la garde et à parler
de ses difficultés. Constamment dans la vie, mais surtout sur scène, Amélie
« sent comme une caméra qui la surveille ». Dès le matin lorsqu’elle s’habille,
dans la rue, au travail, même lorsqu’elle « couche avec un homme », la petite
caméra la traque, sans répit. Elle voudrait tant « la débrancher ». Quelques
séances plus tard, elle exprime son désarroi face à cette « caméra », elle ne
sait plus comment faire : elle « craque ». Elle pleure… Pour la première fois,
elle se « montre faible devant un homme ». Elle dit qu’elle « s’en veut », mais
qu’au fond, « ça la soulage ».
Oscar Wilde a écrit que « ceux qui portent un masque sont condamnés
à le porter1 », ce qui est malheureusement très juste. Comment une per-
sonne comme Amélie2 a-elle pu en arriver là ? De façon générale, rappe-
lons-nous que moins les parents sont authentiques3 avec leurs enfants,
moins ils sont sincères, moins ils expriment leurs ressentis, leurs émo-
tions, leurs sentiments, plus les enfants auront tendance à croire qu’ils
ne « doivent rien laisser transparaître » de leurs mouvements intérieurs.
Ces enfants offrent à leurs parents l’apparence qu’ils attendent, ils font
semblant d’être une ou un autre, ils jouent la comédie, de plus en plus
et de mieux en mieux, au point de devenir un jour esclave de leur per-
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sonnage. Bien sûr, cette propension est accentuée dans les familles où
l’éducation insiste tout particulièrement sur l’image sociale, image de
soi ou image de la famille qu’il convient de donner aux autres. Le statut
prend le pas sur la personnalité, jusqu’à la nier ou l’écraser, étouffant
toute spontanéité et toute créativité. Une fois qu’elles s’en sont rendu
compte, qu’elles en sont libérées, les personnes qui agissaient sous
« surveillance permanente » affirment qu’elles vivaient un « véritable
calvaire ».
Une des clés de voûte de la relation — à soi-même, aux autres et au
monde — réside dans la façon d’utiliser les images1. Chacun peut faci-
lement confondre la réalité extérieure avec les images matérielles propo-
sées par les médias ou les artistes dans leurs œuvres, ainsi qu’avec ses
images intérieures personnelles. La tentation de confusion entre ses trois
réalités différentes est d’autant plus grande qu’elle apporte un sentiment
de puissance (artificiel) à celui qui s’y complaît. Serge Tisseron propose
une vigilance personnelle autour de trois actes précis : considérer toute
image (matérielle) comme une mise en scène, chercher quelles en sont
les failles (aucune image n’est parfaite), explorer ce que l’image apprend
sur soi-même (et sur notre relation à elle). Il est surtout nécessaire de
parler de tout cela fréquemment avec d’autres, notamment en famille…
L’image de soi peut donc être un facteur de méfiance ou de confiance.
Méfiance, si toute image est considérée comme une vérité, ou comme un
jugement car alors, elle fixe le monde et fige la vie : la personne est
esclave du miroir, de ces miroirs que lui tendent les autres ou qu’elle se
tend elle-même, prisonnière aussi du personnage social dont elle croit
devoir jouer le rôle.
1. Voir S. Tisseron, ibidem. Il s’agit dans ce chapitre d’images « externes », qui sont
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2. Voir, par exemple, S. Freud, Le Malaise dans la culture (1930), Paris, PUF, 1995.
3. Cf. S. Freud, La Question de l’analyse profane, op. cit.
4. Cf. S. Freud, L’Avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 1995.
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Mathilde est une étudiante brillante. Elle travaille beaucoup, se prive de sor-
ties et de moments de détente car elle « doit être la meilleure ». Elle veut
« réussir dans la vie », professionnelle, et « diriger beaucoup d’hommes »,
pour « les écraser ». Elle n’imagine pas qu’il puisse en être autrement. Elle se
compare sans cesse à ses collègues et envie ses rivales quand elles racontent
leurs soirées ou leurs week-ends. Son visage est dur, sa démarche nerveuse,
sa voix métallique, son regard fixe. Elle sait qu’elle « fait peur à son
entourage » et elle en « retire du plaisir ». Elle connaît « son orgueil sans
bornes » et aime « écraser les autres ». Mathilde n’est « pas heureuse », elle
le sait. Elle mettra très longtemps à accepter d’en parler, à repérer les événe-
ments de son histoire personnelle et familiale qui l’ont façonnée dans un rap-
port violent et destructeur aux autres. Elle aura besoin de temps pour
percevoir que cette agressivité était surtout retournée contre elle-même.
Mathilde se détestait autant qu’elle avait été détestée dans son enfance, et
abîmée par ceux sur qui elle avait tout de même dû s’appuyer pour grandir,
car elle n’avait « pas le choix ».
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1. Cf. D. Winnicott, La Nature humaine, Paris, Gallimard, 1990. Voir plus loin.
2. S. Freud, à partir de 1923, l’appelle « surmoi ». Voir Le Moi et le Ça (1923), dans
Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, et La Question de l’analyse profane, op. cit.
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1. Le « besoin de punition » est un phénomène complexe, qui serait lié d’une part au
masochisme, d’autre part à la pulsion de mort. À ce sujet, on pourra lire S. Freud,
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• Elle s’appuie sur des croyances relatives au but et à la valeur d’une des-
tinée humaine.
• Elle propose des moyens imaginaires, parfois « magiques », d’être
heureux et de réussir sa vie.
• Elle présente une tentative de sens donné à l’existence et à la mort.
En bref, chacun s’invente et se construit une théorie du bonheur, pour
vivre et orienter sa vie, quand ce n’est pas pour trouver un soutien et
continuer à croire en la vie.
Dans de nombreux cas, l’enfant ou l’adolescent malmené par des événe-
ments douloureux perd confiance en ses capacités, parfois même en la
vie. Pourtant, il ne peut renoncer au bonheur sous peine de s’effondrer.
Sa « théorie du bonheur » n’en est alors que plus active. Il cherche à se
persuader qu’en d’autres lieux et d’autres temps, il pourra vivre heureux.
Si l’être humain renonce à la joie et à l’espérance de goûter un jour à la
plénitude, alors il ne lui reste qu’à se laisser mourir. L’horreur de l’expé-
rience des camps de concentration et de toutes les formes de torture, qui
déshumanisent à l’extrême, confirme cette réalité1.
Antoine a 26 ans. Il est marin. Son père aimait faire de la voile. Il est mort
d’un accident en mer lors d’une tempête. Antoine allait avoir 4 ans. Depuis
cette tragédie, Antoine n’a cessé de rêver de devenir marin. Il a retrouvé des
souvenirs de son père : des sensations de chaleur, des images de tendresse,
l’éclat d’une voix enjouée. Antoine a découvert qu’il ne va pas simplement
chercher son père sur l’océan, qu’il ne souhaite pas seulement déjouer le sort
et braver les flots. Après la disparition de son père, Antoine a construit dans
ses rêveries une vie heureuse où son père aurait sa part. Il imaginait son papa
lui racontant ses sorties en bateau, lui apprenant à naviguer, le félicitant de
ses progrès, l’encourageant dans son projet. C’est cette fiction, à défaut
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1. Cf. Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Paris, Gallimard, 1989.
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et tomber dans l’oubli. Elle est alors remplacée par une théorie familiale
du bonheur. Le discours des parents, ou plus particulièrement le modèle
plus assuré de l’un d’entre eux, ou même les conventions du milieu social
vont prendre le dessus. L’amour n’existe plus, la personne ne veut plus s’y
risquer. Une union de circonstance ou un mariage de raison viennent
combler la faille d’une espérance trompée… Plus tard, on évitera soi-
gneusement de parler aux enfants de l’amour sincère, pour se cantonner
à des réalités plus consensuelles et plus superficielles, moins dangereuses
pour l’équilibre affectif de l’adulte déçu.
Résumons ici les manifestations les plus courantes, et les moins handi-
capantes, d’une faible confiance en soi :
• Penser devoir répondre à ce que les autres attendent de soi, et s’en
tenir au rôle qu’ils nous assignent.
• Prendre l’image de soi pour sa réelle identité et les discours de l’entou-
rage pour une vérité sur soi-même.
• Éviter de se confronter aux différences et ne pas oser s’affirmer.
• Tenir à des idéaux inaccessibles et refuser de les aménager.
• Être pour soi-même un juge féroce ou un tribunal implacable.
• Préférer se plaindre, se sacrifier et jouer les victimes.
• Refuser de prendre soin de soi ou de guérir.
• Se penser indigne du bonheur, renoncer à sa capacité d’être heureux,
voir le monde en noir, privilégier les explications pessimistes.
• Se ranger du côté des conventions, oublier sa vraie personnalité, nier
ses aspirations et étouffer ses désirs.
D’autres manifestations d’une mésestime de soi existent, qui concernent
l’entrain, l’humeur, la disponibilité, la capacité à s’investir dans la vie…
Venons-y maintenant.
© Eyrolles
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