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État de droit en Haïti Titulo

Castor, Suzy - Autor/a; Hurbon, Laënnec - Autor/a; Antonin, Arnold - Autor/a; Gilles, Autor(es)
Alain - Autor/a;
Rencontre : revue haïtienne de société et de culture (No. 28-29 mar 2013) En:
Port-au-Prince Lugar
CRESFED, Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le Editorial/Editor
développeme
2013 Fecha
Colección
Libertad; Justicia; Legislación; Elecciones; Democracia; Estado de derecho; Política; Temas
Igualdad; Participación popular; Haití;
Artículo Tipo de documento
http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/Haiti/cresfed/20130513045927/art1.pdf URL
Reconocimiento-No Comercial-Sin Derivadas CC BY-NC-ND Licencia
http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/deed.es

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HISTOIRE IMMÉDIATE
ET INACHEVÉE

État de droit en Haïti

Suzy CASTOR, Laënnec HURBON,


Arnold ANTONIN, Alain GILLES

Suzy CASTOR

D urant le dernier quart du


XXème siècle, le renversement
des dictatures en Amérique latine,
a ouvert, dans beaucoup de pays,
une période de transition impri-
mant des caractéristiques nouvelles
dans l’évolution des peuples. Par-
mi les axes autour desquels tournè-
rent les débats durant la transition
post dictatoriale, se retrouvent les
problématiques de l’État de droit,
de la démocratie comme construc-
tion permanente, de la relation en-
tre démocratie et État, entre éco-
nomie et État, entre économie et
démocratie et une redéfinition des
relations de l’État avec la citoyen-
neté.

Recherche le respect et la
promotion des droits indi-
viduels et la séparation des trois
pouvoirs

En Haïti, comme dans toute société


post dictatoriale, la revendication
du fonctionnement d’un État de
droit a été une constante qui a tra-
versé tout le mouvement démocra-
tique après l986. Le retour à la dé-
mocratie ne pouvait se concevoir
en dehors du retour à l’État de
droit démocratique. Les diverses
couches de la société, les unes
quelquefois plus éclairées, les au-
tres avec une vague vision, bran-
dissaient ce concept comme dra- Rose-Marie DESRUISSEAU, Écho du lambi, 1986

Histoire Immédiate et Inachevée 5


peau de lutte. En réalité, sans re- terait pas un principe supérieur, puissante du Législatif); par l’in-
cours à aucune définition théori- serait en effet susceptible d’en- suffisance notoire des lois d’appli-
que, derrière cette notion se cachait courir une sanction juridique. Cet cation des prescrits de la Constitu-
le rejet de l’État dictatorial, des ordonnancement s’impose à l’en- tion ; par l’imposition de pratiques
pratiques politiques excluantes, et semble des personnes juridiques. comme le présidentialisme à ou-
la revendication en même temps L’égalité des sujets de droit est trance ; la primauté du politique
d’un État capable, efficace, in- l’une des conditions de l’existence sur le droit ; la persistance de l’au-
cluant et démocratique. d’un État de droit. toritarisme, du clientélisme et de la
corruption etc. Pour les besoins de
Il est vrai que la définition même Le fonctionnement des institutions cette Table Ronde, je soulignerai
du concept de l’État de droit peut prévues par la Constitution et les trois aspects se référant à l’applica-
être assez compliquée. Nous nous lois est la condition sine qua non tion de la justice, à la réalisation
contenterons de signaler ici que pour le renforcement de l’État de des élections, et à la réalité du droit
l’idée fondamentale se réfère au droit. Par conséquent, pour rompre à la souveraineté.
fait que tous gouvernants et gou- avec l’État dictatorial qui, durant
vernés obéissent au droit qui régit 29 ans, avait été établi dans le
leur conduite et oriente leurs rela- pays, de profondes réformes insti-
tions. L’existence d’une hiérarchie tutionnelles, politiques, administra-
de normes est l’une des importan- tives, et juridictionnelles pour le État de droit et justice
tes caractéristiques de l’État de rétablissement de l’État de droit L’application d’une justice forte et
droit. Dans ce cadre, les compéten- dans la république, sont édictées indépendante qui garantit l’égalité
ces des différents organes de l’État par la Constitution de l987, source et le respect des libertés indivi-
sont précisément définies et les prône la séparation des trois pou- duelles est le garant du bon fonc-
normes qu’ils édictent ne sont va- voirs : Exécutif, Législatif et Judi- tionnement d’un État de droit. En
lables qu’à condition de respecter ciaire définis dans leurs fonctions, effet, la justice faisant partie de
l’ensemble des normes supérieures juridictions et indépendance. l’État, seule son indépendance à
de droit, au sommet duquel se pla- l’égard du Pouvoir Législatif et du
ce la Constitution, suivie des en- Cependant, à près de 26 ans de son Pouvoir Exécutif est en mesure de
gagements internationaux, des lois, adoption, nous sommes encore loin garantir son impartialité dans l’ap-
des règlements, des décisions ad- de l’application de cet ordre cons- plication des normes de droit.
ministratives ou des conventions. titutionnel qui supposerait le bon
L’État de droit offre aux citoyens fonctionnement des institutions dé- Or, l’absence d’un Pouvoir judi-
des institutions et des garanties de mocratiques. Nul ne saurait ignorer ciaire indépendant, la subordina-
protection contre la puissance de la faiblesse institutionnelle et la tion de la justice au pouvoir politi-
l’État. désinstitutionalisation de l’Haïti que, la vénalité des juges, l’insuffi-
actuelle qui s’impose dans le quo- sance et inadéquation de la forma-
Ainsi, la soumission de la puissan- tidien national par une absence ou tion des magistrats, l’absence de
ce publique au principe de légalité, un effritement de l’État. contrôle des pratiques arbitraires
suppose, au premier chef, le res- des responsables et du personnel
pect des principes constitutionnels Pour cette raison, quand nous nous administratif du système, la culture
dans lesquels les contraintes qui référons à l’État de droit, nous ne de l’impunité, la corruption gan-
pèsent sur l’État sont fortes : les pouvons nous empêcher de signa- greneuse, la justice à deux voies,
règlements qu’il édicte et les déci- ler immédiatement les flagrantes épousant les antagonismes de la
sions qu’il prend doivent respecter violations constitutionnelles qui société haïtienne (rural/urbain, ri-
l’ensemble des normes juridiques l’affaiblissent et plusieurs facteurs che/pauvre etc.), le fonctionnement
supérieures en vigueur (lois, con- qui rendent difficiles son fonction- précaire des mécanismes d’admi-
ventions internationales et règles nement en Haïti. Il faudrait citer nistration et d’impartition de justi-
constitutionnelles), sans pouvoir les constantes violations de la ce, rejaillissent sur tout le système
bénéficier d’un quelconque privi- Charte mère : par omission, avec, judiciaire. L’exacerbation du prési-
lège de juridiction, ni d’un régime par exemple, l’inexistence d’insti- dentialisme en s’accaparant des
dérogatoire au droit commun. tutions fondamentales telles que le mécanismes et du contrôle du pou-
L’État ne peut ainsi méconnaître le Conseil institutionnel; par des con- voir judiciaire, en dépit de normes
principe de la légalité. Toute nor- tradictions inhérentes à la Consti- constitutionnelles, effrite le proces-
me, toute décision qui ne respec- tution même (la suprématie omni- sus démocratique de l’organisation

6 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


républicaine de la justice. Les pou- Il est intéressant de signaler que D’autre part, les élections aujour-
voirs publics intervenant directe- malgré la tendance populaire anti- d’hui deviennent de plus en plus
ment pour prendre des mesures en élections de l’après 1986, la Cons- coûteuses. L’influence de l’argent
vue d’absoudre des violations gra- titution de 1987 a créé une institu- dans les campagnes électorales a
ves de droit public, garantissent tion électorale autonome (le Con- augmenté pour, entre autres cau-
cette pratique. Hélas, la liste de ces seil Électoral Permanent CEP) pour ses, une plus grande complexité
interventions s’allonge de jour en assurer la gestion et la validation opérationnelle. Outre une plus
jour et fait peser dangereusement des consultations électorales avec grande dépendance du pays, cette
sur le pays le grand danger de honnêteté et efficacité. Les de- tendance, même si elle n’est pas
l’utilisation de la justice pour ravir vraient désormais, échapper au déterminante, tend à établir des
des conquêtes de l’après l986. contrôle traditionnellement mono- avantages inégaux entre les com-
polisateur du pouvoir Exécutif. pétiteurs. Et, le choix d’être le can-
Cette innovation capitale pour le didat ou l’élu le plus adéquat est
Peut-on construire un État bon fonctionnement de l’État de souvent déterminé par celui qui a
de droit avec un appareil droit, assurait les bases même du le plus d’argent pour dominer les
judiciaire détourné de sa mission régime politique, avec l’indépen- medias, ou acheter indécemment le
essentielle ? dance des pouvoirs de l’État et des vote des votants. Si cette tendance
Collectivités Territoriales. n’est pas contrecarrée, elle peut
représenter une perte croissante de
La justice se trouve totalement dis- légitimité des élus et amener à
Cependant, malgré la Constitution
créditée dans son fonctionnement n’importe quelle aventure au détri-
et les normes légales, la réalisation
quotidien qui se révèle loin des ment de l’établissement de l’État
des élections de l’après 1986 s’est
idéaux et normes fondamentaux. de droit.
singularisée par une histoire mou-
La crise de l’institution judicaire
vementée, turbulente et quelque-
est l’une des nombreuses manifes-
fois sanglante… Aujourd’hui Les élections de novembre
tations de la crise de l’État dont
même, nous assistons à une âpre l987 noyées dans le sang ;
elle n’est que l’un des segments.
lutte autour du Conseil électoral, les dernières en 2011, conduites
Cette dynamique des structures
partie prenante des batailles po- par la communauté internatio-
judiciaires fragilise et pose de sé-
litiques à venir au cours du pro- nale
rieuses limites au processus de dé-
chain processus électoral. En réali-
mocratisation qui a besoin, comme
té depuis 86, plusieurs faits ont
on le sait, d’une justice saine pour
montré de façon évidente cette Il aurait été intéressant de faire
sa consolidation. Peut-on construi-
inapplication constitutionnelle. Il l’étude des élections réalisées de-
re un État de droit avec un appareil
suffit de citer les constants dérè- puis le début de la transition, dont
judiciaire détourné de sa mission
glements du calendrier électoral, les premières, en novembre l987
essentielle ?
utilisés par le pouvoir afin d’as- ont été noyées dans le sang jus-
surer la gestion de la question élec- qu’aux dernières en 2011, condui-
torale selon ses propres intérêts. Si tes par la communauté internatio-
bien sont révolus les temps où l’ar- nale et les prochaines qui se tien-
État de droit et élections mée d’Haïti, au moment des co- dront peut-être au cours de l’année
Très souvent, il est admis que la mices, passait à l’avance des or- 2013. Depuis la formation du Con-
démocratie est conquise dans la dres aux bureaux de vote « Untel seil électoral qui devrait être l’ins-
mesure qu’il existe des processus sera sénateur ou député, ou magis- titution de la plus grande transpa-
électoraux compétitifs et réguliers. trat ». Il n’en reste pas moins que rence jusqu’à la proclamation des
D’entrée de jeu, on ne saurait ig- la fraude électorale, quelquefois résultats, la recherche du contrôle
norer que le processus démocrati- très technique, d’autres fois exces- des résultats des comices par le
que suppose un ensemble de droits sivement grossière, continue à se pouvoir en place se répète durant
et de devoirs beaucoup plus am- réaliser, toujours au détriment de la toutes les étapes du processus.
ples que la réalisation, malgré son volonté des majorités. Les partis D’où, en contrepartie, la méfiance
importance incontournable, d’élec- politiques, élément central de la ou le rejet et les nombreuses vicis-
tions périodiques, compétitives, li- démocratie, n’arrivent pas encore, situdes enregistrées à chaque occa-
bres et appuyées sur le vote univer- pour diverses raisons, à assurer la sion. Les périodes électorales ou-
sel et le pluralisme politique parti- place incontournable qui leur vrent toujours une phase difficile
san. échait dans les comices. dans le panorama politique haïtien.

Histoire Immédiate et Inachevée 7


souverains ? Il serait intéressant
d’approfondir cet aspect, avec
l’évolution des relations interna-
tionales d’Haïti et la présence de la
MINUSTAH depuis déjà bientôt
neuf ans sur le territoire national.

Par ailleurs, dans le contexte de la


démocratisation, quels sont les fac-
teurs qui favorisent l’application
des normes et principes démocrati-
ques sanctionnés dans la Déclara-
tion Universelle des droits de
l’homme et l’établissement d’un
État de droit dans une société don-
née ? La redéfinition de la relation
État- société, et le renforcement de
la participation citoyenne sont le
chaînon fondamental pour la cons-
truction de démocratie et de cito-
yenneté provoquant la propre dé-
mocratisation de l’État. Une situa-
tion de « citoyenneté de basse in-
tensité », selon le mot du sociolo-
gue Guillermo O’Donell, entraîne
en définitive l’existence d’un État
de droit tronqué, dont l’efficacité
se trouve absente pour une grande
partie de la population. Nous pou-
vons avancer sans risque de nous
tromper, qu’à une exclusion poli-
tique et sociale plus grande, nous
retrouvons une moindre capacité
de l’État d’arriver à l’établissement
d’un régime de droit. Nous pou-
vons donc poser cette question:
Existe t-il dans le pays des condi-
tions qui permettent l’application
prévue de la Constitution et des
Marie-Hélène CAUVIN, Erzulie, 2010 normes juridiques ? D’où la grande
question de l’exercice de la cito-
yenneté.
État et souveraineté Aujourd’hui, nous pouvons nous
poser des questions très pertinen-
Haïti ne vit pas en vase clos, com- Comme nous l’avons souligné, re-
tes: Comment peut fonctionner un
me nous avons souvent tendance à connaître les droits n’est pas assu-
État de droit dans un pays souve-
le croire, et ne saurait échapper à la rer leur usage. La jouissance des li-
rain, avec la présence d’une force
logique et aux effets de la mondia- bertés fondamentales forme le sou-
militaire et d’une communauté in-
lisation en ce XXIème siècle. Tradi- bassement de toute démocratie
ternationale omniprésente et omni-
tionnellement, les relations interna- dans la société moderne. Les dicta-
puissante ? Comment concilier les
tionales d’Haïti portent l’empreinte tures, comme celles des Duvalier
nouvelles théories du droit d’ingé-
d’une dépendance qui s’est décu- n’accordaient pas aux citoyens le
rence, les occupations ou la mise
plée durant ces dernières décennies droit de les exercer. Après 29 ans
sous tutelle de fait avec l’exercice
pour se transformer en une réelle, de confiscation des droits essen-
de l’État de droit dans les pays
sinon juridique, mise sous tutelle. tiels, la génération actuelle, qui vit

8 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


sous l’égide de la Constitution de écrasé par un État insouciant du Arnold ANTONIN : Il y aurait de
l987, malgré ses imperfections, bien individuel ou collectif qui nombreuses remarques préliminai-
peut jouir des droits de liberté n’arrive pas à remplir ses fonctions res à faire autour de la problémati-
individuelle, du droit d’expression, régaliennes, de justice et de solida- que de l’État de Droit en plus de
de déplacement, de pensée et de rité. La société se retrouve ainsi l’introduction de Suzy Castor, pour
religion, du droit de justice, droit traversée par de grandes contradic- tenter de cerner ce débat. Cette for-
de voter, etc. tions et une polarisation qui ren- mule est passablement banalisée
voient dos à dos : ville/campagne, d’une part et d’autre part elle est
Cependant, la reconnaissance des mulâtre/noirs, créole/français, vo- un des fleurons de l’arsenal idéolo-
libertés essentielles, suppose aussi dou/catholicisme ou protestantis- gique d’une certaine mondialisa-
la liberté d’en jouir. Bien que ces me, nantis/pauvres. Les structures tion pour qui l’État de Droit est
droits soient accordés légalement à ont créé et maintenu une société à fondamentalement l’État qui ga-
tous, ils peuvent rester virtuels si, deux voies avec des citoyens et des rantit la liberté du marché.
en réalité, tous n’en jouissent pas, non citoyens. Certains sont arrivés
non parce qu’ils ne veulent pas, à parler d’une société d’apartheid. Quand on parle d’État de Droit au-
mais parce qu’ils n’y ont pas jourd’hui, on sait qu’il s’agit de la
accès. Il existe la catégorie des démocratie représentative. En pui-
citoyens et la catégorie des exclus. sant dans mes souvenirs d’étudiant
Sans l’intégration des droits socio- Comment peut-on être ci- en économie, je me rappelle que
économiques, la citoyenneté de- toyen dans un système fon- dans mon cours de Droit public, le
meure encore lettre morte, et pour dé sur l’inégalité sociale et l’ex- concept d’État de Droit avait été
la majorité des Haïtiens en proie clusion qui constituent une viola- fondamentalement élaboré par le
aujourd’hui à la pauvreté, au chô- tion du droit de vivre dans la juriste autrichien, Hans Kelsen.
mage, à l’insécurité, à l’impunité dignité ? Kelsen, dans une démarche très
etc., le privilège d’être citoyen allemande, avait échafaudé un vrai
reste encore à conquérir. Que système juridico institutionnel en
signifie, pour le citoyen haïtien, la Comment dans ces conditions être vertu duquel, il avait établi une
jouissance des libertés publiques, un citoyen à part entière étant noir, hiérarchie des normes, formant une
lorsque des mécanismes d’ex- créolophone et vodouisant ? Com- pyramide dont le sommet est la
clusion et d’exploitation sont mises ment arriver à concilier être cito- Constitution.
en place et maintenues par un État yen et être analphabète, avoir faim,
qui n’est pas au service de la être chômeur ? Comment arriver à Par la suite, Kelsen lui-même et
nation ? Un État qui méprise les être citoyen et vivre une législation d’autres juristes, ont introduit dans
notions d’égalité de chances, d’in- parallèle, avec des statuts diffé- l’échafaudage, tout de suite après
tégration, de justice sociale ? rents pour le rural et pour l’ur- la Constitution, les conventions in-
Pourtant le préambule de la bain ? Vivre dans certaines con- ternationales, avant les lois, les rè-
Constitution de 1987 prévoit « une ditions de pauvreté extrême dés- glements etc.… Deux principes ré-
nation socialement juste, en éli- humanise ? La question lancinante gissaient le système : Le principe
minant toute discrimination entre nous revient : Comment peut-on de légalité, qui est soumission de
les populations des villes et des être citoyen dans un système fondé l’administration et de l’État, lui-
campagnes, par l’acceptation de la sur l’inégalité sociale et l’ex- même, aux normes de Droit et à la
communauté de langues, de cu- clusion qui constituent une vio- Constitution ; Le principe d’égalité
lture et par la reconnaissance du lation du droit de vivre dans la des sujets de Droit, dont découle
droit au progrès, à l’information, à dignité? Comment peut fonc- que toutes les personnes juridiques
l’éducation, à la santé, au travail tionner un État de droit dans un peuvent contester l’application de
et aux loisirs pour tous les cito- pays qui méconnait la légalité et la norme, si elle n’est pas confor-
yens… la concertation et la par- l’égalité ? me à une norme supérieure comme
ticipation de toute la population disait Suzy.
aux grandes décisions engageant Cette table ronde avec Arnold
la vie nationale… » Antonin, Laënnec Hurbon et Alain L’État de Droit suppose, par ail-
Gilles contribuera, à n’en pas leurs, l’existence d’un contrôle de
Hélas, nous en sommes encore loin douter, à alimenter le débat sur la constitutionalité et de conventiona-
de ce préambule. Le citoyen haï- complexe problématique de l’État lité (pour ce qui a trait aux conven-
tien vit avec la sensation d’être de droit en Haïti. tions internationales dans ce der-

Histoire Immédiate et Inachevée 9


nier cas). Cependant, l’architecte résume souvent à la suprématie et conclusion à laquelle on est arrivé
même de l’État de Droit, Kelsen, à l’hégémonie de 2 à 3 grands par- est qu’il n’y a pas de pouvoir judi-
tout en innovant puisqu’il faisait tis politiques, à une faible partici- ciaire en Haïti, malgré le fait que la
de l’État une personne morale su- pation de la population dans les Constitution de 1987 prévoit
jette de Droit, avait déclaré que prises de décisions et où les élec- l’existence de 3 pouvoirs distincts.
l’État hitlérien était un État de tions, de plus en plus mercantili-
Droit. En conclusion, l’État de sées, restent le seul moment où Selon leur analyse, il y a un systè-
Droit n’était pas forcément un État l’on fait appel au peuple, comme me judiciaire totalement assujetti
démocratique. Mais les concepts et l’évoquait Suzy Castor. Or, si nous au pouvoir exécutif qui ne veut pas
les systèmes juridiques ainsi que revenons à l’étymologie du mot d’un pouvoir judiciaire indépen-
les doctrines sont le produit de démocratie, c’est la participation dant. C’est ce qui est à la base du
l’histoire, de rapports de forces et populaire sa caractéristique fonda- fléau de l’impunité qui gangrène
évoluent avec eux. mentale. Laënnec Hurbon parlera notre État de Droit. L’État de Droit
probablement des démocraties reste encore chez nous un idéal
athénienne, vénitienne ou génoise. pour lequel on doit encore se battre
Les concepts et les systè- Dans le cas d’Haïti, la Constitution en le plaçant dans le contexte de la
mes juridiques ainsi que de 87 a donné une grande place à lutte globale pour les Droits Hu-
les doctrines sont le produit de la décentralisation et à de nom- mains indivisibles et inaliénables
l’histoire, de rapports de forces breux mécanismes de participation que sont : les Droits civils, écono-
et évoluent avec eux populaire dans la vie politique. La miques, sociaux, politiques et cul-
Constitution est allée même plus turels.
loin, en proclamant l’État haïtien,
Avec la défaite du nazisme et du un État de caractère coopérativiste L’État de Droit est donc l’État dé-
fascisme, et l’universalisation des avec une vision sociale du partage mocratique où le pouvoir appar-
valeurs liées aux Droits humains, à des richesses. Nous savions que tient aux représentants du peuple et
la charte de ces Droits, il est indu- notre État de Droit était très jeune, au peuple lui-même. Et quand on
bitable que, en invoquant l’État de appelé à se perfectionner et à gran- parle de peuple, il s’agit de l’en-
Droit aujourd’hui, on parle d’un dir mais nous ne voulions pas semble des individus des classes
État démocratique de Droit en op- d’une parodie d’État de Droit. subalternes placés au plus bas de
position à l’État autocratique de l’échelle sociale, pas du peuple
Droit divin, aux régimes totalitai- Dans les pays pauvres du Sud, sacralisé, mythique et abstrait dont
res et aux dictatures. C’est pour cet malheureusement on ne fait très sont friands les démagogues.
État de Droit démocratique que souvent que reprendre les formules
nous nous sommes battus en Haïti consacrées ou imposées par les or- À mon avis, l’État de Droit est ce-
et pour lequel on continue à se bat- ganisations internationales, sans lui qui, à partir d’un principe de
tre. Il est donc pertinent et légitime les appliquer et sans leur donner un légalité et d’égalité, et de l’exis-
de s’attacher à ce concept et le dé- contenu. On se contente d’une ca- tence donc d’une vraie justice, ga-
fendre en dehors de toute autre ricature de l’État de droit. Dans le rantisse que chaque individu puisse
considération. Vouloir mettre en cas concret d’Haïti, la carence la apporter sa part dans le combat
question le concept même d’État plus visible de l’État de Droit est pour le bonheur et le bien être de
de Droit aujourd’hui est un combat l’inexistence de son pilier fonda- tous dans un projet collectif.
d’arrière-garde et inopérant par mental, le pouvoir judiciaire.
rapport à nos réalités. Le despote L’Exécutif n’a jamais permis en Laënnec HURBON : Je suis d’ac-
éclairé de ce pays doit être la loi. Haïti qu’il existe jusqu’à présent cord avec Arnold, également avec
un pouvoir judiciaire indépendant. l’introduction de Suzy ; elle re-
L’État de Droit démocratique est Je regrette que des gens dont le prend les problèmes essentiels que
avant tout un État basé, depuis la champ disciplinaire est précisé- nous sommes en train de vivre de-
théorie de Montesquieu, sur la sé- ment le Droit, comme Léon St- puis 25 ans, depuis la chute de Du-
paration des 3 pouvoirs, sur l’indé- Louis, Jean Joseph Exumé, Frédé- valier. Je voudrais faire pour ce qui
pendance de la justice, sur un pou- rique Bénêche, Sterlinda Vital ne concerne l’État de droit, au moins
voir judiciaire capable de faire res- soient pas là pour nous apporter trois remarques.
pecter la primauté du Droit. Dans leur lumière. Au cours d’une série
les vieilles démocraties occidenta- de forums que j’ai organisée avec La première, c’est que tout de suite
les, l’État de Droit démocratique se eux sur le thème de l’impunité, la après la dictature se pose le problè-

10 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


me de l’État de droit. Effective-
ment, nous savons que l’État de
droit n’est pas la démocratie. Mais
quand on vit dans un système dans
lequel le pouvoir a droit de vie et
de mort sur l’ensemble des cito-
yens, la question de l’État de droit
se pose s’il faut rompre avec ce
pouvoir. Le premier sentiment que
nous avons et qui faisait que la
problématique de l’État de droit ait
pu émerger en Haïti c’est que le
pouvoir ne peut plus avoir droit de
vie et de mort sur l’ensemble des
citoyens. Dans la deuxième étape,
c’est que le pouvoir ne peut plus
être la propriété personnelle de ce-
lui qui est président, de celui qui
l’occupe. Il ne peut l’occuper que
provisoirement, à la limite, il est de
passage à l’intérieur du système.
Sous ce rapport, le pouvoir devient
un lien entre les individus dans une
même société. Le troisième point,
c’est que le pouvoir est lui-même
soumis à des lois, ce qui n’était pas
le cas en Haïti avec la dictature.
Les trois points que je souligne
montrent pourquoi les gens se bat-
tent.

L’État de droit n’est pas


la démocratie

Pascale MONNIN, Sans titre


Il y a eu une véritable rupture avec
non seulement 30 ans de dictature
mais aussi avec l’ensemble des gouvernement Martelly (moins de droit demeure même quand nous
pratiques antérieures que le pays deux ans) on change sept (7) Com- ne parlons pas de démocratie, elle
connaissait. Autrement dit, la ques- missaires de gouvernement on voit demeure entière en Haïti puisque
tion de l’État de droit arrive en bien que la question de la sépara- on voit bien qu’il y a de la difficul-
Haïti à un moment où le pays va tion des pouvoirs qu’Arnold évo- té à ce que les dirigeants eux-mê-
rencontrer une véritable crise par quait il y a quelques instants, n’est mes restent soumis aux lois dont
rapport à l’ensemble des pratiques pas réglée. ils parlent. Ils peuvent se croire
traditionnelles auxquelles il était chargés d’appliquer les lois mais
habitué. L’un des symptômes de La question du droit étant juste- pas pour eux, ils voient la loi plus
cette crise, c’est que nous avons eu ment la source de la justice c’est-à- comme quelque chose qui vise à
justement 26 Ministres de justice dire du principe de l’égalité de réprimer. Donc ils voient une ins-
en 25 ans. La crise se poursuit l’ensemble des Haïtiens face aux trumentalisation politique des lois
puisque les Commissaires de gou- lois (y compris des gens du pou- et non pas ce qui permet et qui ex-
vernement se changent presque voir), est un problème qui n’est pas prime le vivre-ensemble des Haï-
comme on change de chemise par- réglé. Nous essayons de nous en tiens en vue de ce que j’appelle
ce que, si depuis l’installation du sortir, mais la question de l’État de avec Hannah Arendt, « un monde

Histoire Immédiate et Inachevée 11


commun ». Donc voilà les pre- du mal, sous ce rapport là, à faire senter sur la scène internationale
miers problèmes qui se présentent que la justice soit quelque chose comme des démocraties. État de
à moi. qui dispose d’une certaine autono- droit est devenu synonyme de dé-
mie et à laquelle l’ensemble de la mocratie et même de social-démo-
Il y a des problèmes encore beau- société puisse adhérer dans l’ici- cratie. Ce n’est finalement ni un
coup plus profonds en ce qui con- bas de la vie que nous connaissons. gain ou une perte en compréhen-
cerne l’État de droit en Haïti. Dans sion ou en extension. Mais un
le fond, pour qu’il y ait État de changement de sens entraînant le
droit, il faut que les citoyens sen- Alain GILLES : J’aimerais remer- plus souvent de la confusion.
tent qu’ils appartiennent à la même cier Suzy pour avoir pensé à orga-
société. Autrement dit, il y a un niser cette réunion autour de cette Un autre aspect qu’il faut souligner
problème de déficit de signes notion d’État de droit. Une grande quand on parle d’État de droit,
qu’ils appartiennent à la même so- confusion entoure cette notion, c’est le fait que cette notion procè-
ciété. On le voit dans la manière même dans la documentation dite de de la rationalité moderne. Il n’y
dont les gens traitent le patrimoine spécialisée. Que dire alors des pays a pas d’État de droit là où il n’y a
bâti en Haïti, dans la précarité du où cette notion a été importée sans pas de rationalité moderne, là où
patrimoine bâti. Pour que l’État de les adaptions nécessaires aux con- l’on ne pense pas l’État en termes
droit puisse fonctionner réellement ditions historiques ? de légitimité liée à un ordre ration-
il faut en même temps que les Haï- nel et légal. Si nous sommes dans
tiens, d’une manière ou d’une au- une culture où le pouvoir est con-
tre, même quand ils n’ont pas les État de droit un change- çu, et pensé comme émanant de
mêmes moyens, puissent s’identi- ment de sens entraînant le Dieu ou de forces supranaturelles,
fier au plus vite. Déjà les actes plus souvent de la confusion ou est lié à des qualités qui sont
d’État civil, ne fonctionnent pas en propres au chef, comme dans le
Haïti de manière universelle, c’est- pouvoir charismatique, toute régu-
a-dire pour l’ensemble de la socié- Dans un premier temps, il faudrait lation du pouvoir par un droit con-
té haïtienne. préciser que « État de droit » est à çu comme produit de la raison hu-
l’origine un concept de droit pu- maine devient impensable.
Nous sommes en train de connaitre blic, à côté par exemple de ce
une véritable mutation de la socié- qu’on appelle le droit administra- Quel type d’État voulons-nous ?
té haïtienne qui fait que la question tif. L’État de droit s’oppose à Un État où le droit est vu comme
de l’État de droit première du droit l’État despotique, à l’État absolu- un outil, un moyen ou un instru-
haïtien. À l’exemple de tout État tiste non limité par la loi. Construi- ment de l’État, sans que cet État
moderne, elle recherche le respect re un État de droit, c’est passer à lui-même soit soumis au droit ? Ou
et la promotion des droits indivi- un pouvoir d’État auquel l’accès et bien un État lui-même également
duels et devienne une question donc l’exercice sont définis et li- conditionné, limité par le droit ?
sérieuse. À mon avis, la recherche mités par la loi. On parle donc On voit ainsi que le droit peut de-
en sciences sociales en Haïti devra d’un « droit du pouvoir ». Avant venir un discours, une arme au ser-
permette de comprendre les vérita- donc d’être un concept de sciences vice de dictatures qui n’entendent
bles sources des difficultés que politiques ou de sociologie politi- par contre soumettre l’exercice de
nous avons pour disposer d’un vé- que, c’est d’abord un concept de leur pouvoir à aucune limite.
ritable État de droit. droit public. Le « droit » dans
l’État de droit ne serait donc pas Pour la mise en place d’un État de
Un troisième aspect sur lequel les « droits humains » ou les droit, il est donc important de tenir
j’aurais aimé insister, c’est le pro- « droits sociaux », ni même les lois compte de la culture politique, de
blème de ce qu’on peut appeler la qui régissent les rapports sociaux, la culture du pouvoir : le rapport
source du droit en Haïti, les pro- ce n’est donc pas le « rule of law » au chef, au pouvoir. Si dans une
blèmes de la fondation de cet État des Anglo-saxons. Maintenant, culture on pense que le pouvoir est
de droit quand on est dans une dans les constitutions de la plupart lié au destin, aux rapports person-
société où les traditions sont plus des pays, on trouve un article qui nels avec celui ou celle qui le dé-
fortes, où les traditions sont es- dit que ces pays sont des États de tient, ou que le chef peut tout faire,
sentiellement religieuses, où l’édu- droit. C’est donc devenu une re- instaurer un État de droit implique-
cation est faite essentiellement par vendication, une posture qu’affi- rait une rupture avec une telle cul-
le système religieux en Haïti. On a chent ces États qui veulent se pré- ture. Si le pouvoir est vu comme

12 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


prescrit et non acquis, si le pouvoir tifie que le peuple de la démocra- dement même de la Constitution,
est vu comme un tout, comme un tie, la citoyenneté, écarte des caté- la question du respect des droits de
bloc : on l’a ou on ne l’a pas, com- gories sociales importantes de la l’homme, des droits de première
ment donc penser au partage, à la population : les femmes, des grou- génération, des droits politiques et
séparation du pouvoir, notion fon- pes raciaux ou ethniques, des grou- civils, etc. et les droits de deuxiè-
damentale à la notion d’État de pes d’âge. me et de troisième génération
droit ? Je pense que cette notion de également.
la culture du pouvoir, cette notion Nous tenons aussi à rappeler la dif-
de culture politique est très impor- férence entre l’État de droit et ce
tante pour bâtir un État de droit qu’on appelle en anglais, le « rule Arnold ANTONIN : Il est très im-
dans un pays. Le rapport au chef, of law ». L’État de droit n’est pas portant que l’on revienne sur la
la représentation du pouvoir, traits lié à ce qui se passe journellement question de la légitimité et de la
d’une culture qui donne au pouvoir dans les tribunaux pour régler les souveraineté que Laënnec Hurbon
d’État ses caractéristiques, définis- conflits, où tout citoyen peut avoir a soulevée à la fin de son interven-
sent aussi le rapport au pouvoir accès par la mise en place d’un en- tion.
dans tous les autres secteurs de la semble de mécanismes devant faci-
société. Comment le chef d’entre- liter cette accessibilité.
prise se voit-il par rapport à ses
employés? Est-ce que son pouvoir Alain GILLES : Pourquoi, est-ce
est un pouvoir illimité ou est-il prêt dans le concept d’État de droit
Laënnec HURBON : Dans l’accep-
à accepter qu’un syndicat limite le qu’il faut repérer tout cela ? On
tion actuelle de l’État de droit, on n’est pas en train de dire que les
pouvoir du patron par exemple? le lie aussi non seulement aux lois
Comment le professeur se voit-il droits politiques, les libertés indi-
et aux normes mais à des valeurs viduelles, les droits sociaux, ne
par rapport aux étudiants? Dans aussi. Un pays où s’est établi un
toutes les structures de la société sont pas important, non! Je pense
État de droit est un pays qui a une tout simplement, tant pour l’analy-
haïtienne : État, entreprise, école, constitution, et qui a intégré à cette
université …, on trouve un chef se que pour les interventions, qu’il
Constitution, les droits de l’homme faut garder au concept d’État de
dont le pouvoir n’est effectivement qui sont devenus des valeurs uni-
limité par aucune règle formelle. droit sa spécificité.
verselles. Cela, je crois est accepté
La notion haïtienne du pouvoir est presque par tout le monde. Cepen-
très importante par rapport à cette dant, je crois qu’il y a plutôt en
notion d’État de droit, qui nous Haïti une caricature d’État de droit, L’État de droit soulève une
intéresse ici. une parodie d’État de droit. problématique pertinente :
le contrôle par le droit du pou-
Il y a aussi enfin le rapport à éta- voir d’État, de ses différentes
blir entre le droit et la démocratie. branches, des rapports entre ces
Au départ, l’État de droit n’a rien à Avec la Déclaration Uni- dernières et de leurs rapports
voir avec la démocratie. Mainte- verselle des Droits de avec la société
nant, dans la plupart des sociétés, l’Homme, dès qu’on parle d’État
la démocratie est vue comme étant de droit, on imagine un pays où
conditionnée par l’État de droit. l’on respecte ces droits Dans un pays comme les États-
S’il n’y a pas d’État de droit, il n’y Unis, on parle même de pays avec
a pas de démocratie. Il y a, pour- droit sans État. Vous pouvez avoir
tant, des pays qui ont pu fonction- Mais l’État de droit aujourd’hui, ce un pays où l’État est réduit à sa
ner comme État de droit, l’Afrique n’est pas seulement les concepts de plus faible expression, et où pour-
du sud par exemple, sans pour au- la fin du XIXème et du début XXème tant les droits des individus sont
tant qu’ils se soient montrés prêts à siècle. Avec la Déclaration Univer- respectés, où des organisations
accepter le suffrage universel, ca- selle des Droits de l’Homme, dès philanthropiques contribuent à la
ractéristique de la démocratie. Le qu’on parle d’État de droit, on réalisation de droits sociaux. C’est
droit a même été utilisé pour limi- imagine un pays où l’on respecte que droit et État ne vont pas
ter le suffrage à certaines catégo- ces droits. Et dans les Constitu- nécessairement ensemble. C’est ce
ries sociales, donc pour limiter la tions comme dans la constitution genre de confusion qu’il faut évi-
démocratie. Il y a donc un droit, haïtienne, je crois que, dans le pré- ter. Ce n’est par hasard qu’on fait
soutenu par une idéologie, qui jus- ambule même, cela devient le fon- une distinction entre État de droit

Histoire Immédiate et Inachevée 13


Arnold ANTONIN : Je comprends
très bien ce qu’Alain Gilles a ex-
posé mais il y a déjà tout un débat
au niveau international qui s’atta-
che à la défense d’un État de Droit
orthodoxe qui ne concernerait que
le point de vue juridique et de la
procédure écartant tous les autres
acquis depuis Nuremberg et la Dé-
claration Universelle des Droits de
l’Homme et les valeurs qu’elle
proclame. Alain a très bien illustré
cette philosophie en se référant au
cas des États-Unis d’Amérique.
L’État tend à disparaitre et à perdre
toute fonction de régulation et
d’intervention. L’État de Droit de-
vient uniquement l’État qui garan-
tit les conditions de la liberté indi-
viduelle à outrance dans une socié-
té où seul le marché sert de régula-
teur. Or pour nous, seule la loi peut
servir de régulateur. La relation en-
tre État de Droit et liberté mérite-
rait un autre débat.

La relation entre État de


Droit et liberté mériterait
un autre débat

Laënnec HURBON : Le débat est


intéressant parce que ce que propo-
se Alain ici, c’est de revenir à la
définition minimale de l’État de
droit. Si je peux me le permettre, je
vais rappeler la genèse de l’État de
Vanessa CRAAN, Porteur d’eau
droit comme tel, avec les penseurs
de l’État de droit au XVIIème siècle
et « rule of law », pour me répéter. droit à l’emploi, etc. il reste un comme par exemple Hobbes, Loc-
On tend plutôt à traduire l’État de dictateur et on n’est pas dans un ke, Bodin, Spinoza. Ils ont été ob-
droit par « constitutionnal state », État de droit. L’État de droit sédés par l’idée de limiter le pou-
c’est-à-dire par une situation dans soulève à mon avis une problé- voir de la monarchie en Europe.
laquelle l’État ou le pouvoir d’État matique suffisamment pertinente Leur problème principal à cette
est défini et limité par une loi dite en elle-même : le contrôle par le époque était la violence déchainée
Loi fondamentale. C’est ce qu’on droit du pouvoir d’État, de ses à partir des guerres de religion.
perd, quand par exemple, on met différentes branches, des rapports Des négociations eurent lieu pour
dans l’État de droit toute sorte de entre ces dernières et de leurs une paix des religions. C’est le fa-
droits. On crée la confusion. Si tu rapports avec la société, pour ne meux Édit de Nantes par exemple,
as un dictateur qui revendique le pas le confondre avec l’ensemble après le massacre de la Saint Bar-
respect des droits des femmes, des des droits qui peuvent relever d’un thelemy. Ce n’était pas une ques-
jeunes, le droit au logement, le État. tion qui était abordée de manière

14 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


abstraite, elle émergeait à partir de la production des règles de droit la mentalité du duvaliérisme bai-
problèmes concrets dont il fallait n’est soumise qu’à des contraintes gne par l’ambiance actuelle qui
rendre compte au niveau philoso- de forme de la hiérarchie des nor- semble être annonciatrice de plus
phique. mes, sans considération de leur en plus d’attaques contre l’État de
contenu. Comme le signalait Ar- droit. Quels sont les obstacles qui
nold, il considérait comme un État s’opposent à son fonctionnement ?
Il faut approfondir en Haï- de droit, n’importe quel type d’État Sommes-nous condamnés comme
ti le problème des rapports qui respecte les lois et la Constitu- peuple à ne pas pouvoir fonction-
entre l’égalité devant la loi et tion, très souvent taillées sur mesu- ner dans un État de droit comme
l’égalité sociale re, comme l’État nazi, ou celui des certains l’avancent ? Est-ce le
Duvalier ou de Pinochet. C’est la poids des traditions qui nous enve-
définition minimaliste dont parlait loppe dans une gangue dont il est
Laënnec. Le droit est éminemment tellement difficile de s’en déga-
Avec le type d’État que nous con- nécessaire mais pas suffisant pour ger ? Est-ce la mentalité tellement
naissons en Haïti, nous avons un se référer à l’État de droit. Les nor- forte à laquelle on faisait référence,
pouvoir qui doit être limité et, nous mes juridiques ne sauraient se à laquelle nous n’arrivons pas à
avons énormément de difficultés à soustraire à la légalité et à la légiti- nous dépouiller et qui nous porte à
faire que cette limitation soit effec- mité. En effet, s’il est vrai que reproduire systématiquement les
tive. Autrement dit, il y a une con- l’État de droit n’est pas ipso facto attitudes et comportements d’an-
fusion qui est souvent faite en Haï- un état démocratique, nous pou- tan ?
ti entre démocratie et État de droit. vons avancer cependant, que la dé-
On peut avoir un État de droit qui mocratie ne peut fonctionner sans
n’est pas un État démocratique de cet État de droit, en dehors des
droit. Dans notre cas, il est certain normes qui régissent et qui sou- Arnold ANTONIN : Donc même si
que la demande a été une demande mettent la puissance publique à des je reviens en arrière, Suzy, je crois
minimale au départ, que l’État ne règles très claires. que ce qui a fait du concept d’État
puisse pas exercer de la violence de Droit un concept fourre-tout,
sur les sujets. Le droit à la sureté c’est qu’on n’a pas voulu l’appro-
n’est toujours pas garanti dans la fondir dans ses composantes essen-
pratique en Haïti. Domine plutôt ce La mentalité du duvalié-
tielles. Mais l’accepter comme une
risme de l’ambiance ac-
qu’on appelle l’impunité, et donc coquille vide, un trompe-l’œil qui
la difficulté de l’État à appliquer tuelle semble être annonciatrice
sauve les apparences pour que con-
des lois et à s’appliquer à lui-mê- de plus en plus d’attaques contre
tinuent à fonctionner, dans le sys-
me un certain nombre de lois. Le l’État de droit
tème international, des pays dont
principe d’égalité de l’ensemble on sait qu’ils n’ont rien ou très peu
des citoyens n’est pas uniquement de ce qui constitue un véritable
l’égalité sociale ou l’égalité socio- État de Droit.
Il me semble qu’il serait bon d’ap-
économique, c’est l’égalité face
profondir davantage un aspect sou-
aux lois qu’on a tendance malheu- C’est ainsi que nous nous retrou-
ligné au cours des diverses inter-
reusement à considérer très sou- vons face à des États de Droit à
ventions. Dans toute conception
vent comme minimale. Il faut ap- deux vitesses : Des États de Droit à
non limitée de la démocratie, mê-
profondir en Haïti le problème des plein titre, avec leurs crises de ma-
me lorsqu’au niveau légal les
rapports entre l’égalité devant la turité, de vieillesse ou de croissan-
droits sont reconnus, de grandes
loi et l’égalité sociale. ce. Et des États de Droit au rabais,
interrogations se posent dans la
mesure où les citoyens n’y ont pas où l’on sait parfaitement que les at-
accès et que leur exercice demeure tributs essentiels n’existent sinon
une illusion. En Haïti, Il est impor- que de nom.
Suzy CASTOR : Malgré la comple- tant de constater la dichotomie en-
xité du thème, je crois que nous tre la Constitution qui, dès son pré-
sommes d’accord qu’il est très dif- ambule, établit le cadre de l’État Jusqu’à quand pourrait-
ficile de circonscrire la question de de droit qu’elle veut établir et la on se contenter d’une solu-
l’État de droit seulement à l’aspect pratique du fonctionnement de cet tion aussi abracadabrante sans
juridique comme le considérait État de droit. Quelles sont ses limi- qu’il y ait une explosion politi-
l’autrichien Hans Kelsen, pour qui tes ? Après 26 ans de son adoption, que, sociale ou économique ?

Histoire Immédiate et Inachevée 15


En général, le pouvoir exécutif, qui mis à des intérêts qui n’ont rien à la tendance qu’on appelle populis-
est un pouvoir présidentialiste, tire voir ni avec le Droit, ni avec la Dé- te. Cette tendance consiste à se ra-
toutes les cordes sans que l’on mocratie. Parce qu’au fond, on ne battre à tout instant sur le peuple
puisse voir le progrès ni au niveau respecte pas l’idée qu’il ne peut y comme étant la source du droit,
politique, ni au niveau économi- avoir d’État de Droit démocratique alors que justement il s’agirait de
que. Haïti est une caricature em- sans la participation organisée du partir de l’État de droit, de faire
blématique dans ce domaine. peuple et de la société civile aux aussi que l’État soit soumis à des
Quant aux missions de l’Internatio- prises de décision, sans un pouvoir lois. Ce qui suppose que le peuple
nale, nous savons très bien que judiciaire indépendant et un bon lui-même se reconnait dans une
dans leur mandat apparaissent tou- parlement Constitution qu’il se donne et qui
jours à côté de la classique réforme lui donne son identité de peuple. Il
pénitentiaire, la réforme de la justi- y a une confusion sur la question
ce, le renforcement des institutions Laënnec HURBON : Nous devons de la source du droit en Haïti qui
et de l’État de Droit. commencer à interroger les obsta- est un obstacle à l’État de droit.
cles à la question de l’État de droit Cette confusion est utilisée par la
Or, voilà presque 20 ans que la en Haïti. Je suis tout à fait d’accord classe politique dominante, par les
Communauté internationale est là avec Arnold, quand il souligne le dirigeants très souvent, qui finis-
sans que nous puissions mesurer caractère caricatural de l’État sent par dire que ce qui est le plus
les résultats de l’avancement de cet qu’on nous impose parfois à tra- important, ce sont les droits so-
État de Droit. Nous ne pouvons vers des pratiques impérialistes ou ciaux, les droits économiques, et
constater qu’une précarité de plus impériales. Autrement dit, nous ces discours marchent.
en plus accentuée et la faiblesse avons bien en Haïti des pratiques
d’un État soumis à tous les aléas et qui sont des structures mimétiques La question du droit en Haïti c’est
sans perspective de survie autono- de l’État de droit. Cette pratique aussi ce qu’on appelle l’ouverture
me. mimétique est soutenue par une de nouveaux droits dont les gens
communauté internationale qui ne peuvent prendre conscience pro-
Passons donc aux explications de gressivement. Prenons par exemple
croit pas vraiment en une univer-
Suzy ou de Laënnec qui évo- les droits des enfants, les droits des
salisation réelle du droit et de la
quaient, de façon ironique évidem- femmes etc. On voit bien qu’il y a
justice. C’est un premier obstacle
ment, nos traditions et nos chromo- une série de lois qui vont apparai-
qui est extrêmement difficile à
somes. Je refuse de croire au bio tre à partir du moment que le prin-
franchir. Prenons le cas de Duva-
déterminisme. Je crois par contre cipe de l’État de droit s’applique
lier, il n’a jamais été tout seul et a
que, comme fournisseur de matière avec sérieux. Alors, c’est-là qu’ef-
toujours été soutenu par des gou-
première et de main-d’œuvre à bon fectivement, il y a un problème en
vernements étrangers, en particu-
marché chez nous ou comme tra- ce qui concerne la production de
lier par les Américains puisque la
vailleurs émigrés, le système inter- l’État de droit en Haïti. Trop sou-
guerre froide était devenue une
national a besoin d’un simulacre vent donc, on met tout sur la faute
source de prétexte pour soutenir le
d’État de Droit en Haïti. Pour des de l’étranger, ou sur le peuple qui
caractère dictatorial de cet État.
raisons cosmétiques, mais aussi ne serait pas prêt à sortir de ses tra-
Les Canadiens et les Français aussi
pour une certaine stabilité qui tran- ditions religieuses ou présidentia-
l’ont soutenu, il y a plusieurs arti-
quillise les investisseurs et les au- listes. Ce qui se passe autour du
cles écrits par exemple même dans
torités supra nationales. On en res- président correspond alors à une
le journal Le Monde en faveur de
te à la parodie et à la caricature sorte de cour royale qui correspon-
Jean-Claude Duvalier.
pourvu que les apparences soient drait à notre mentalité. L’individu
sauves. qui est le président est porté à se
On met tout sur la faute de penser un président à vie. La ques-
Mais jusqu’à quand pourrait-on se l’étranger, ou sur le peuple tion de l’État de droit, des rapports
contenter d’une solution aussi qui ne serait pas prêt à sortir de de l’État de droit et de la démocra-
abracadabrante sans qu’il y ait une ses traditions religieuses ou pré- tie n’ont pas été suffisamment ap-
explosion politique, sociale ou sidentialistes profondis par la classe politique.
économique ? On ne peut pas accéder réellement
à la démocratie s’il n y a pas un
Donc notre État de Droit est un Le deuxième obstacle provenait de travail pour sortir des traditions ou
État caricatural parce qu’il est sou- la classe politique comme telle, de plus exactement pour être critique

16 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


vis-à-vis des traditions, faire qu’il
y ait une nouvelle rationalité au-
tour de laquelle les gens s’enten-
dent. Cette rationalité suppose une
véritable éducation, un travail
d’ordre intellectuel de manière per-
manente.

Alain GILLES : Il faudrait peut-être


faire une précision. Il y a une parti-
cipation provoquée par la politi-
que. Une participation pas tout à
fait autonome, qui prend la forme
d’une demande de participation,
mais qui, en fait est provoquée,
instrumentalisée. La participation
populaire n’est donc pas homogè-
ne. Il faut en produire une analyse
de manière à faire ressortir les dif-
férentes revendications qu’elle
comporte, ses différentes orienta-
tions idéologiques, ses faiblesses,
qui la rendent plus ou moins récu-
pérables

La participation populaire
n’est pas homogène

Arnold ANTONIN : Je voudrais in-


tervenir sur la question du popu-
lisme soulevée par Alain. Je me Marie-Thérèse DUPOUX, Amour, 1996
rends compte qu’il faudrait de
longs débats sur ce qui est populis-
te, sur ce qui est populaire et sur ce çus par les gouvernements, ces Les participations aux élections ne
qu’est cette figure mythique, pres- secteurs populaires se méfient de vont pas dans ce sens. Mais l’en-
que mystique qu’on appelle « peu- tous les organes de l’État desquels gouement pour la Constitution de
ple ». ils n’attendent tout au plus que des 1987 et la défense de cette Consti-
faveurs clientélistes et du cirque. tution jusqu’à présent à travers les
Sans entrer dans la fameuse psy- Est-ce que les secteurs populaires interventions dans les média et
chologie des foules… il faudrait et les individus qui constituent ces dans des prises de positions publi-
une analyse des changements poli- secteurs sont prêts à défendre ques, individuelles ou collectives
tico-culturels en cours dans la so- l’État de Droit et y retrouvent leurs démontrent à mon avis une appro-
ciété haïtienne et dans les secteurs intérêts ? priation des valeurs de l’État de
populaires qui habitent les zones Droit par de nombreux secteurs
les plus défavorisées et les plus populaires, même si on est toujours
précaires du pays. On peut dire que surpris quand on entend en signe
parmi eux tous, il y a une absence Il y a une absence totale de de dévouement un prolétaire ap-
totale de confiance dans l’État. Dé- confiance dans l’État plaudir son candidat ou son prési-

Histoire Immédiate et Inachevée 17


dent en réclamant pour lui la prési- droit, si nous ne voulons pas tom- disparu, c’est la liberté d’expres-
dence à vie alors que l’alternance ber dans des aventures, des dérives sion et une certaine liberté d’asso-
politique est un autre des attributs ou des déboires. Sans l’appui ciation et d’organisation. Sont-
de la démocratie. d’une population consciente, nous elles les signes que la lutte pour
pouvons assister, comme cela s’est atteindre l’idéal de l’État de Droit
déjà produit, à une caricature de en Haïti est encore vivace et perti-
Suzy CASTOR : Toute la comple- l’État de droit même par ceux qui nente ou sont-elles la manifestation
xité de la situation haïtienne se auraient intérêt à son établissement. exacerbée des illusions qui nous
pose ici. Lorsque les trois inter- empêchent de comprendre que
ventions parlent de cette tendance nous sommes de plus en plus loin
populiste qui fait qu’on se rabat sur Arnold ANTONIN : Des sociolo- de cet idéal ? Voilà des questions
le peuple pour chercher à fonder la gues comme Max Weber ont parlé auxquelles répondre : Quelles sont
légitimité de régimes tout à fait de l’État patrimonial et du rôle de les armes fondamentales du pou-
différents, de gauche (comme par la personnalité du chef. Du chef voir et des hommes au pouvoir de-
exemple Aristide) ou de droite charismatique en particulier. À puis des années en Haïti ? Est-ce
(comme Michel Martelly), il ne mon avis, ce sont des critères qu’il y a un vrai projet même im-
faut pas oublier que nous évoluons d’analyse qui peuvent servir pour parfait et difficile de développe-
simultanément dans un État pré- Haïti. Mais dans le cas de l’Haïti ment du pays ? Y a-t-il une aspi-
moderne sur certains aspects et contemporaine, depuis les Duvalier ration à des élections qui expri-
sommes régis par des instruments nous avons affaire à un État ma- ment la volonté populaire ? Y a-t-il
modernes telles la Constitution, les fieux. S’il faut faire une distinction au sein du parlement un effort de
lois etc. Cette réalité crée naturel- entre État et pouvoir, on a un État légiférer en vue d’entreprendre les
lement des antagonismes. L’appro- faible et en plein effondrement et profondes transformations et réfor-
priation des valeurs, signalées par au pouvoir des groupes organisés, mes institutionnelles nécessaires
Arnold Antonin, de l’État de droit avec des objectifs et des méthodes pour arriver à un État de Droit et
par de nombreux secteurs popu- purement mafieux, qui ne croient de développement ? Je me suis
laires, porte ceux qui ne béné- que dans la gouvernance extra ju- rendu compte, et c’est devenu ma
ficient pas de son fonctionne- diciaire. C’est un sénateur, Paul conviction profonde depuis le
ment à ne plus vouloir être main- Denis, qui aimait parler d’État tremblement de terre de 2010, que
tenus au dehors, d’où le grand voyou. Comment poser le problè- les armes et les méthodes de gou-
antagonisme entre l’aspiration à me de l’État de Droit dans un tel vernement dans l’Haïti d’aujour-
l’inclusion et le fonctionnement de contexte ? Comment parler de d’hui sont bien loin de ce que
cet État de droit avec ses grandes l’empire de la loi, du respect de la pourrait indiquer les apparences.
limitations. La revendication à la loi face à une telle situation ?
participation, même lorsque ses La pauvreté de masse, il ne faut
contours ne sont pas bien définis, nous faire aucune illusion à ce su-
est toujours présente et laisse en jet, est une arme et une véritable
La réalité haïtienne est
disponibilité de vastes couches de méthode de gouvernement et un
d’une grande complexité,
la population. fonds de commerce dans ce pays.
il incombe aux citoyens cons-
Il en est de même du chaos politi-
cients, intellectuels ou artistes,
que qui fait de l’État le premier
d’essayer de la rendre intelligible
pêcheur en eau trouble. Hannah
Nous évoluons simultané- et de parler clair
Arendt a écrit des pages lumineu-
ment dans un État pré-
ses sur cette méthode de gouverne-
moderne sur certains aspects et
ment. N’est-ce pas François Duva-
sommes régis par des instru-
Par rapport à l’idéal de l’État de lier, le grand pontife de la plupart
ments modernes telles la Consti-
Droit incarné dans la Constitution de nos apprentis sorciers qui disait
tution
de 1987 et la réalité des faits telle que, pour ne pas se laisser dépasser
que nous l’avons vécue depuis par les événements, il préférait les
1986, il y a un décalage que nous créer lui-même. C’est depuis son
De là, le grand problème de l’édu- ne pouvons ignorer. La seule mani- régime qu’on s’est habitué à ce
cation et de la formation en Haïti festation de liberté qui nous donne qu’un scandale fasse oublier le
dont la résolution est essentielle au encore l’illusion que l’idéal de scandale antérieur en attendant le
bon fonctionnement de l’État de l’État de Droit n’a pas totalement prochain.

18 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


À toutes ces armes et fonds de ritables tendances à la démocrati- comme une extension des affaires
commerce des pouvoirs en place, il sation du pays. Il y a la position familiales, a dit Laënnec. Même
faut ajouter les catastrophes natu- qui consiste à dire qu’il faut dans les droits syndicaux ne sont pas re-
relles. Je crois que les analystes ce pays un État fort. Par État fort, connus. La vieille formule des
politiques et les intellectuels se il faut sous-entendre qu’on n’a pas hommes de gauche qui nous carac-
doivent de bien comprendre et de besoin de la justice. Pour que le térisait comme une société semi
bien caractériser notre caricature peuple puisse réellement participer coloniale, semi féodale livrée entre
d’État de Droit et mettre continuel- à la vie politique, il faut qu’il sente les mains de chefs prédateurs, maî-
lement en face d’elle comme un qu’on prenne au sérieux la ques- tre des vies et des biens, semble
miroir ou un écran, où nous proje- tion de la justice, que l’impunité ne encore valable aujourd’hui. Mais,
tons l’État de Droit auquel nous soit plus un « habitus » du pouvoir. tenant compte de la situation inter-
aspirons. La réalité haïtienne est nationale et des institutions comme
certainement d’une grande com- Je voudrais maintenant revenir sur le Tribunal Pénal International et
plexité. Mais il incombe aux cito- la perspective proposée par Alain, la Cour inter Américaine des
yens conscients, intellectuels ou concernant les rapports entre socié- Droits de l’Homme, ils doivent se
artistes, d’essayer de la rendre té et État de droit. Il nous faut ré- cacher derrière l’État de Droit pour
intelligible et de parler clair. fléchir sur les diverses institutions mieux agir.
du pays pour voir comment elles
fonctionnent, si elles fonctionnent
Laënnec HURBON : Haïti actuelle- par exemple en mettant en avant le
chef qui vit de flagornerie, ou si Alain GILLES : Par rapport à la
ment est dominé par la volonté de
elles facilitent la participation de question soulevée par Suzy, je
la grande masse de vouloir partici-
tous à leur fonctionnement. Dans devrais souligner que quand on
per à la vie politique. Lors des
les institutions économiques, dans parle de globalisation, les effets
élections, on a l’impression que les
les entreprises, dans les universi- peuvent aller dans deux sens :
gens tiennent à ce que leur vote
tés, y compris même dans les ins- certains pays peuvent devenir plus
soit pris très au sérieux. La ques-
titutions religieuses, nous pourrons forts, tandis que d’autres s’affai-
tion de la participation à la vie
voir comment la tendance aux blissent, deviennent plus faibles.
politique est une demande réel-le
chefs et aux petits chefs est une Les pays qui s’affaiblissent con-
qui provient directement de la
chose admise, qui va de soi un peu trôlent de moins en moins leurs
chute de la dictature depuis 1986
partout. Il faut la remarquer dans frontières, se protègent mal contre
en Haïti. De toute façon cette de-
les institutions militaires. Vous le crime international. Tout ceci
mande est là mais elle n’est pas
vous souvenez que, quand il y peut avoir pour effet d’affaiblir la
réellement honorée, et elle est
avait l’armée, chaque militaire est composante « État de droit » dans
source de troubles récurrents.
un chef quel que soit son grade. l’État, qui, soulignons-le, peut
Aujourd’hui on appelle parfois aussi comporter d’autres compo-
chef un policier, on voit qu’il y a santes. Le pays est donc considéré
Dans les institutions éco- un problème dans la vie quoti- comme une menace pour la paix,
nomiques, dans les entre- dienne ou la pratique démocratique pour la stabilité régionale. C’est
prises, dans les universités, dans n’est toujours pas à l’ordre du jour. dans ce contexte qu’il faut cher-
les institutions religieuses, nous cher à comprendre la notion d’État
pourrons voir comment la ten- faible ou défaillant, qui est devenu
dance aux chefs et aux petits un outil d’analyse de plus en plus
La vieille formule des
chefs est une chose admise important dans le cadre de la glo-
hommes de gauche qui
balisation.
nous caractérisait comme une
société semi coloniale, semi féo-
dale est encore valable aujour-
Certains dirigeants politiques ont d’hui
eu tendance à utiliser cette volonté Quand on dilapide, les
et à rabattre la question de la dé- fonds de son pays, quand
mocratie sur des pratiques miméti- on commet des crimes sur son
ques de la démocratie et des prati- Arnold ANTONIN : Le problème du propre peuple, on peut être
ques qui sont des leurres offerts au Droit n’est pas perçu au sein des poursuivi par le droit internatio-
peuple mais qui ne sont pas de vé- entreprises qui sont considérées nal

Histoire Immédiate et Inachevée 19


Arnold ANTONIN : À mon avis,
l’un des pires coups qu’a pris cette
caricature d’État de Droit et qui re-
pousse l’idéal, c’est le fameux ver-
dict d’abandon des charges contre
Jean-Claude Duvalier. L’ordon-
nance du juge d’instruction, en es-
sayant de consacrer l’impunité
d’un des plus exécrables représen-
tants d’un régime tyrannique, sem-
ble fermer la porte à toutes les illu-
sions sur les chances de l’établisse-
ment d’un État de Droit en Haïti.
Le fait de lui avoir accordé un pas-
seport diplomatique, on parle mê-
me de l’octroi d’une pension pour
toutes les années où il a usurpé le
pouvoir, massacré ses concitoyens
et pillé les caisses de l’État, nous
oblige à reconsidérer toute notre
vision sur les résultats de la lutte
pour l’instauration d’un État de
Droit démocratique en Haïti.

L’ordonnance du juge
d’instruction, en essayant
de consacrer l’impunité d’un des
plus exécrables représentants
d’un régime tyrannique ferme la
porte à toutes les illusions sur les
chances de l’établissement d’un
État de Droit en Haïti

Suzy CASTOR : Nous arrivons à la


fin de cette Table Ronde, cepen-
dant la question de la relation État
de droit et souveraineté nationale
n’a pas du tout été abordée. Ne se-
rait-il pas bien d’écouter vos opi-
Marie-Hélène CAUVIN, Bossou, 1995
nions ?

Tout à l’heure on parlait d’État État de droit comme un sous-pro- Laënnec HURBON : Il y a un
mafieux. Pour leur propre protec- duit de la globalisation, un État de quiproquo sur la question de la
tion, les pays forts se donnent alors droit qui ne relèverait pas du droit souveraineté. L’action de la sou-
le mandat de construire une sorte public interne, mais du droit public veraineté en tant que souveraineté
d’État de droit dans les pays fai- international. Quand on dilapide, de l’État, c’est une chose qui a été
bles. L’aide internationale accor- par exemple, les fonds de son pays, souvent utilisée pour les dictatures
dée à Haïti dans ce secteur est rela- quand on commet des crimes sur aussi, pour soutenir les dictatures.
tivement très importante. Dans cet son propre peuple, on peut être L’État est souverain c’est-à-dire le
ordre d’idées, on peut concevoir un poursuivi par le droit international. citoyen n’a rien à dire puisque

20 Rencontre no 28-29 / Mars 2013


l’État est là pour le protéger. Il le On ne peut pas mettre sur le dos de Jean Claude Duvalier a été tout
protège certes, autrement dit, ce la démocratie toute sorte de simplement non pas un président
sont les dirigeants qui ainsi se choses. Il y a un certain nombre (normal), mais un usurpateur de la
constituent en souverains, en d’aspects qui pourraient sauver la présidence pendant 14 ans…
personnalités déliées des lois démocratie, ce sont des choses qui
(solutus legibus). C’est cela qui se relèvent de la République. Si nous
cache souvent derrière le concept voulons vraiment que la citoyen-
de souveraineté. S’il y a quelqu’un neté puisse s’exercer il faut qu’il y Arnold ANTONIN : Je sors avec la
qui réclamait la souveraineté en ait les bases comme des écoles, des sensation d’avoir fait mes interven-
Haïti, c’était Duvalier. Il y a des infrastructures, des soins de santé, tions avec une caméra au poing,
moments ou les Haïtiens étaient bref un certain nombre de choses passant de longs travelings à de
fiers de leur nationalisme. Ce n’est qui relèvent de la Res publica. rapides zooms mais qu’il s’est agi
pas exactement la définition de la Cela me parait important à penser d’un indispensable débat.
souveraineté. La souveraineté encore en Haïti parce ce que plus
suppose la souveraineté par la on reste bloqué sur le concept de la
citoyenneté, c’est-à-dire c’est démocratie en dehors de ce qu’on
quand les citoyens ont conscience appelle la Res publica, plus nous Un indispensable débat
qu’ils sont la source du pouvoir. À risquons de vivre dans une
ce moment là, on a une véritable situation pré-politique et pré-
souveraineté. C’est cette souve- citoyenne. Suzy CASTOR : Cette Table Ronde
raineté qui est mise en épreuve a été très riche et très animée avec
aujourd’hui avec d’une part la Je veux également faire remarquer des considérations très judicieuses
MINUSTAH, et d’autre part avec les deux autres choses. La première qui signalent bien des pistes de ré-
pratiques de ce qu’on appelle la c’est que l’État de droit peut ar- flexion. Le dernier mot d’Arnold
communauté internationale qui a river parfaitement à fonctionner nous souligne un point important.
ses intérêts propres et qui tient à avec les mafias, au sens où les Malgré toutes les déficiences, tou-
nous maintenir dans une condition tes les carences que nous avons no-
mafias peuvent profiter de l’État
caricaturale de la démocratie. Pour de droit très souvent. Car ce n’est tées, il y a eu des avancées positi-
moi la souveraineté c’est la souve- pas en contradiction totale avec ves qu’il nous faut cultiver pour un
raineté des citoyens qui ont à réel établissement d’un État de
l’État de droit. Peut-être même,
décider du pouvoir ou de leur qu’au fur et à mesure que l’État de droit. Le magnifique film d’Ar-
participation au pouvoir, de son droit s’établit, les mafias font leur nold, « Gérard Gourgue : l’homme
orientation, à décider également du apparition en même temps. La par qui le cours de l’histoire aurait
type de « monde commun » qu’ils deuxième chose, c’est que la mon- pu être changé » n’aurait pu être
veulent. dialisation a deux versants : un réalisé en Haïti, s’il n’y avait eu
versant positif et un versant né- des espaces gagnés au prix de
gatif. Le versant positif avec le grands sacrifices et même d’hé-
droit public international permet roïsme. Nous devons donc lutter
Cette souveraineté est mise pour leur irréversibilité et leur élar-
en épreuve aujourd’hui d’arrêter un dictateur n’importe où.
L’État de droit aujourd’hui, on le gissement, car des nuages sombres
avec d’une part la MINUSTAH, et
pense avec l’ensemble des nou- s’amoncèlent à l’horizon et peu-
d’autre part avec les pratiques
velles dispositions internationales. vent les menacer.
de ce qu’on appelle la commu-
nauté internationale qui a ses in- Beaucoup de gens qui défendent
térêts propres et qui tient à nous actuellement Jean-Claude Duvalier
maintenir dans une condition disent qu’ils le défendent non Malgré toutes les déficien-
caricaturale de la démocratie seulement parce qu’il était pré- ces, toutes les carences, il
sident mais aussi et parce qu’ils ne y a des avancées positives qu’il
veulent pas accepter le principe nous faut cultiver pour un réel
qu’il y ait un certain nombre de établissement d’un État de droit
Je ne voudrais pas qu’on termine conventions internationales qui
cette Table Ronde sans évoquer le permettent de poursuivre un
problème de la RES publica. Elle individu ou un président même
est un pas qu’il ne me semble pas vingt ans après s’il a commis des CRESFED, le 8 janvier 2013
que le pays ait fait jusqu’à présent. crimes contre l’humanité ; en plus

Histoire Immédiate et Inachevée 21

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