Maniere de Voir-168 PDF
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IMAGE : CYRIL ZANNETTACCI / AGENCE VU
« Gilets jaunes »
V
et autres soulèvements
OIR
RONDS-POINTS
LE PEUPLE DES
MDV168Ouverture_Mise en page 1 06/11/2019 14:41 Page 2
Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 168. Bimestriel. Décembre 2019 - janvier 2020
Le peuple
des ronds-points
Numéro coordonné
par Hélène Richard
Édition : Olivier Pironet
Conception graphique :
Boris Séméniako
Photogravure :
Patrick Puech-Wilhem
Cartographie : Cécile Marin
Correction : Monique Devauton
et Xavier Monthéard
Remerciements à Anaïs Luneau
AGENCE VU
et Lucas Krishnapillai
Sommaire Éditorial
4 Saison jaune ///// Hélène Richard
Saison jaune
PAR HÉLÈNE RICHARD
ne s’appliquerait qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail, repoussant Odhràn Dunne ///// Manifestation
à Paris, acte V, 15 décembre 2018.
l’entrée en vigueur du nouveau système à points à… 2060. De la série « Pendant ce temps les gilets
On ne peut réduire cependant l’apport du mouvement à ces mesures pare-feu, jaunes passaient »
dont certaines ont été financées par les caisses de la Sécurité sociale. Les « gilets
jaunes » ont surtout placé le pays dans une situation politique nouvelle. En des-
cendant dans la rue, des centaines de milliers de Français, auparavant isolés, ont
tissé des solidarités et engrangé une expérience militante. Ce faisant, ils sont
sortis de la zone de contrôle qu’on leur avait réservée, celle d’un vote contesta-
taire servant de repoussoir idéal pour remobiliser l’électorat autour du statu
quo libéral. En 2017, cette mécanique bien huilée avait fonctionné au-delà des
espérances : le parti présidentiel n’avait-il pas répondu à la soif populaire de
« dégagisme » en renouvelant 75 % des rangs de l’Assemblée nationale, tout en
maintenant la ligne politique des deux partis de gouvernement qu’il réduisait
en miettes ? « Tournant de l’Europe », l’installation de M. Macron à l’Élysée valait
à la France les félicitations de la presse étrangère pour avoir mis « en déroute le
radicalisme ». Elle lui laissait espérer que « la vague populiste qui [avait] balayé
le Royaume-Uni et les États-Unis l’année [précédente avait] atteint son apogée (1) ».
Depuis, les images de l’Arc de triomphe dégradé ont fait le tour du monde. Et
M. Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement, s’est étonné de
retrouver son pays « cité dans une liste entre le Venezuela et Haïti » en raison des
blessures infligées aux manifestants (Le Figaro, 6 mars 2019). Dans l’une des éco-
nomies les plus prospères de la planète, un mouvement social inédit par sa lon-
gueur, ses modes d’action et sa composition sociale a fait sauter le vernis « pro-
(1) Les trois dernières citations sont respectivement tirées
gressiste » de M. Macron : voilà ce que beaucoup d’autres dirigeants à travers le
de La Repubblica (8 mai 2017), El País (8 mai 2019)
monde gardent en tête. n et Financial Times (24 avril 2017).
1 Quand tout
remonte
à la surface
Attendre des mois un rendez-vous chez le généraliste,
« cramer de l’essence » pour se rendre au premier bureau de poste,
compter chaque sou pour offrir à Noël un cadeau à ses enfants :
mis bout à bout, ces fardeaux quotidiens ont coagulé au sein
d’un vaste mouvement populaire. La couleur jaune est devenue
le symbole de cette France longtemps réduite au vote d’extrême droite
et hantée par la peur du déclassement.
À
PAR SERGE HALIMI Paris, le 15 décembre 2018, trois «gilets comme l’appelle M. Christophe Castaner,
jaunes » se relaient place de l’Opéra ministre de l’intérieur, peut surgir hors de sa
pour lire une allocution adressée « au boîte (1). Alors, tout devient possible.
peuple français et au président de la Répu-
blique, Emmanuel Macron ». Le texte annonce Le précédent de mai-juin 1936
d’emblée : « Ce mouvement n’appartient à L’effacement d’une mémoire de gauche en
personne et à tout le monde. Il est l’expression France explique qu’on ait si peu relevé les
d’un peuple qui, depuis quarante ans, se voit analogies entre le mouvement des « gilets
dépossédé de tout ce qui lui permettait de jaunes » et les grèves ouvrières de mai-
croire à son avenir et à sa grandeur. » juin 1936. Déjà, la même surprise des
En moins d’un mois, la colère inspirée par classes supérieures devant les conditions
une taxe sur les carburants a ainsi débouché d’existence des travailleurs et devant leur
sur un diagnostic général, à la fois social et exigence de dignité : « Tous ceux qui sont
démocratique : les mouvements qui agrè- étrangers à cette vie d’esclave, expliquait
gent des populations peu organisées favori- alors la philosophe et militante ouvrière
sent leur politisation accélérée. Au point Simone Weil, sont incapables de compren-
même que le « peuple » se découvre « dépos- dre ce qui a été décisif dans cette affaire.
sédé de son avenir » peu après avoir porté à Dans ce mouvement, il s’agit de bien autre
sa tête, en mai 2017, un homme se targuant chose que telle ou telle revendication parti-
d’avoir balayé les deux partis qui, depuis culière, si importante soit-elle. (…) Il s’agit,
quarante ans justement, s’étaient succédé au après avoir toujours plié, tout subi, tout
gouvernement. encaissé en silence pendant des mois et des
Mais le premier de cordée a dévissé. années, d’oser se redresser, se tenir debout.
Comme, avant lui, d’autres prodiges de son Prendre la parole à son tour (2). » Évoquant
acabit, eux aussi jeunes, souriants, modernes : ensuite les accords de Matignon, qui accou-
MM. Laurent Fabius, Anthony Blair et Matteo chèrent des congés payés, de la semaine de
Renzi, par exemple. Pour la bourgeoisie libé- quarante heures et d’une augmentation des
rale, la déception est rémunérations, Léon Blum rapportera cet
« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout immense. L’élection pré- échange entre deux négociateurs du patro-
subi, tout encaissé en silence pendant des sidentielle de 2017 – un nat : « J’ai entendu M. Duchemin dire à
mois et des années, d’oser se redresser, se miracle, une divine sur- M. Richemond, tandis qu’on lui mettait sous
tenir debout. Prendre la parole à son tour » prise, une martingale – les yeux les taux de certains salaires : “Com-
lui laissait espérer que la ment est-ce possible ? Comment avons-nous
France était devenue une île heureuse dans pu laisser faire cela ?” (3) »
un Occident tourmenté. À l’époque du cou- M. Macron aurait-il eu la même révélation
ronnement de M. Macron sur fond d’Hymne en entendant les « gilets jaunes » raconter ☛
à la joie, l’hebdomadaire britannique The
Economist, parfait étalon du sentiment des
(1) « Un monstre qui est né de colères anciennes », Christophe
classes dirigeantes internationales, le repré- Castaner, Brut, 8 décembre 2018.
senta, tel Jésus, marchant sur l’eau, en cos-
(2) Simone Weil, « La vie et la grève des ouvrières métal-
tume éclatant et le sourire aux lèvres. los », La Révolution prolétarienne, Paris, 10 juin 1936.
La mer a éclaboussé l’enfant prodige, trop (3) Cité dans Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir
confiant en ses intuitions et trop méprisant (1924, 1936, 1944, 1981), Agone, Marseille, 2018.
rédigent un chèque en bois pour boucler une une Hongrie qui renâcle, une Italie qui
fin de mois. Les retraites, déjà trop faibles, gronde, elle ne peut pas se passer de la
que le gouvernement ponctionne comme si France ni la punir comme la Grèce quand
elles étaient sa caverne d’Ali Baba. Les ses comptes dérapent. Car, pour affaibli que
femmes qui élèvent seules leurs enfants et soit M. Macron, il reste l’une des rares pièces
qui peinent à toucher la pension alimentaire encore vaillantes sur l’échiquier de l’Europe
de leurs anciens compagnons, souvent aussi libérale. Bruxelles et Berlin veilleront donc
pauvres qu’elles. Les couples qui doivent à ce qu’il tienne (lire l’encadré page 30). La
cohabiter malgré leur mésentente parce bourgeoisie, qui a le sens de ses intérêts, sait
qu’ils ne peuvent pas payer deux loyers. Les faire bloc quand la maison brûle. Pour « sau-
nouvelles dépenses obligatoires, Internet, ver le soldat Macron », le patronat a même
ordinateur et Smartphone, qu’on règle non encouragé les entreprises à verser une
pas pour le plaisir de regarder des films sur prime exceptionnelle à leurs salariés – son
Netflix, mais parce que la rationalisation des président allant jusqu’à réclamer une
services de La Poste, du fisc, de la SNCF, la hausse du smic !
disparition des cabines téléphoniques aussi, Le pouvoir a vacillé, il n’est pas à terre ; il
ont détruit toute possibilité de vivre sans. Et s’est ressaisi, protégé par les institutions de la
les maternités qui ferment, les commerces Ve République et par une majorité parlemen-
qui s’étiolent, Amazon qui partout étale ses taire qui lui restera d’autant plus fidèle
entrepôts. Tout cet univers d’anomie sociale, qu’elle lui doit tout. Il
Ceux qui s’en sortent bien, diplômés,
de contraintes technologiques, de question- a aussi fait compren-
naires à remplir, de productivité à mesurer, dre que son libéralisme bourgeois, habitants des métropoles,
de solitude, aussi, existe peu ou prou ailleurs d’affichage ne l’empê- communient dans le même optimisme
qu’en France ; il s’impose sous des régimes cherait pas de déployer que le chef de l’État
politiques très différents, et il a précédé des véhicules blindés
l’élection de M. Macron. Mais le président à Paris et d’interpeller préventivement des
français semble aimer ce nouveau monde et centaines de manifestants (1 723 le 8 décem-
en avoir fait son projet de société. C’est aussi bre 2018), comme il l’avait déjà fait, alors,
pour cela qu’il est haï. deux semaines de suite. Il n’a reculé ni devant
la fabrication de la peur – l’Élysée évoquant
« Sauver le soldat Macron » un « noyau dur » venu à Paris « pour tuer » –
Pas par tous, cependant : ceux qui s’en sor- ni devant l’invocation d’un complot étran-
tent bien, diplômés, bourgeois, habitants des ger – russe, bien entendu. Enfin, en mettant
métropoles, communient dans le même opti- lui-même en avant la « question de l’immigra-
misme que lui. Aussi longtemps que le pays tion », M. Macron a confirmé sa disposition au
est calme, ou désespéré, ce qui revient au cynisme politique.
même, le monde et l’avenir leur appartien- Le pouvoir pourra également se préva-
nent. Propriétaire d’un de ces pavillons qui, loir de la faible prise en compte par les
dans les années 1970, représentaient un « gilets jaunes » de l’ordre économique
symbole d’ascension sociale, un « gilet jaune » international. Les fanfaronnades « jupité-
ironisait avec amertume : « Quand les avions riennes » du président de la République, sa
passent à basse altitude au-dessus du lotisse- symbiose avec l’univers financier et cultu-
ment, on se dit : “Tiens, c’est les Parisiens, qui, rel des riches ont en effet favorisé l’illusion
eux, peuvent partir en vacances. Et, en plus, ils selon laquelle sa politique relevait d’un
nous lâchent du kérosène.” (4) » caprice personnel, et qu’il lui était donc loi-
M. Macron peut toutefois compter sur sible d’en changer radicalement sans
d’autres appuis que celui des bourgeois remettre en cause toutes sortes de verrous.
nomades de la capitale. Celui de l’Union Mais la France ne dispose plus de sa mon-
européenne, par exemple. Avec un naie, ses services publics sont subordonnés
Royaume-Uni qui retourne à son insularité, à la politique européenne de la concur-
rence, son budget est scruté ligne à ligne
par les responsables allemands, et c’est à
(4) Cité par Marie-Amélie Lombard-Latune et Christine
Ducros, « Derrière les “gilets jaunes”, cette France des lotis-
Bruxelles que se négocient ses traités com-
sements qui peine », Le Figaro, Paris, 26 novembre 2018. merciaux. Pourtant, dans la liste initiale ☛
silence, bref à l’inexistence (6). » Le surgisse- (6) Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, Paris, 1998.
ment des « gilets jaunes », aussi « miracu-
(7) François Ruffin, « Dans la fabrique du mouvement
leux » et beaucoup plus puissant, témoigne de social », Le Monde diplomatique, décembre 2010.
l’appauvrissement graduel de franges tou- (8) Rick Fantasia, « Ces deux gauches américaines qui
jours plus larges de la population. Mais aussi s’ignorent », Le Monde diplomatique, décembre 2010.
«Q
PAR PIERRE SOUCHON * uand on s’est quittés, je... Bretagne (2). À la suite du départ du Dr Jean-
j’avais les larmes aux yeux. » Marc Toqué et de l’une de ses collègues en
Assis dans sa cuisine, à Lam- janvier 2016, puis de la retraite d’au moins
balle (Côtes-d’Armor), M. Joseph Carfantan, trois autres généralistes la même année, la
87 ans, une vie de chauffeur de poids lourds moitié des quatorze mille habitants s’est
dans l’agroalimentaire derrière lui, balbutie retrouvée privée de médecin traitant, rejoi-
sa peine. « Il tutoyait tout le monde ! Le doc- gnant les quatre millions de Français qui
teur Toqué, c’était un peu comme mon gars. » vivent dans un désert médical (3). Le phéno-
« Ne parle pas de lui au passé, papa ! s’amuse mène frappe depuis peu de petites agglomé-
M. Jean-Paul Carfantan, son vrai “gars”, selon rations (jusqu’à 25 000 habitants) : près de
l’état civil. Il est parti au Mans exercer à l’hô- 70 % d’entre elles peinent à trouver des rem-
pital. En attendant, Lamballe est devenu un plaçants aux professionnels de santé qui les
désert médical. » Le fils Carfantan a dû faire quittent (4).
jouer ses relations pour trouver un médecin
à son père – « c’est quasiment du piston ». Lui Généraliste « dating »
aussi chauffeur de poids lourds, il a contacté À la diminution du nombre de médecins,
le professionnel qui lui faisait passer ses due au numerus clausus à l’université,
visites annuelles. s’ajoute une répartition sur le territoire de
À première vue, Lamballe, située à quel- plus en plus inégale. Si le littoral et les
ques encablures de la côte bretonne, desser- grandes villes restent épargnés, les patients
éprouvent dans de nombreuses zones des
difficultés notables à accéder aux soins de
* Journaliste.
proximité ou doivent attendre de longs mois
pour obtenir un rendez-vous avec un spécia-
liste. « Écoles, collèges, lycées, piscines, salles
Sur la Toile de spectacle : il y a pourtant tout ce qu’il faut
Action critique médias (Acrimed) ici ! », tempête M. Georges Kérauffret, fac-
Selon l’observatoire des médias, le soulèvement des « gilets jaunes » « a fait l’objet d’un traitement teur lamballais retraité. « Comment vais-je
médiatique tout à fait singulier, allant d’une sympathie de façade initiale à l’hostilité et au mépris de classe
à mesure que les mobilisations ont gagné en puissance ». Il propose sur son site une rubrique très étoffée
faire pour me soigner ? Je vais appeler le
qui regroupe des analyses publiées depuis l’hiver 2018. À lire, entre autres, « Les éditocrates éblouis par SAMU ? Longtemps on a eu tous les spécia-
Macron… et en rage contre les gilets jaunes » (13 mars 2019). listes, ici... Il n’y en a presque plus. » ☛
www.acrimed.org
Jacobin Magazine
La revue de gauche critique, fondée par l’intellectuel marxiste américain Bhaskar Sunkara, propose (1) Au deuxième trimestre 2018, il était de 7,8 %, contre 8,7 %
plusieurs articles, en accès libre, relatifs au mouvement en jaune, parmi lesquels « Back on the offensive », au niveau national. « Bassin d’emploi de Lamballe », Pôle
par Cole Stangler (18 janvier 2019), « A season of discontent », par Aurélie Dianara (22 février 2019), et emploi Bretagne, octobre 2018.
« Sending in the troops », par François Bonnet (28 mars 2019). (2) « Liste des communes par territoires de démocratie en
www.jacobinmag.com santé », janvier 2018, www.bretagne.ars.sante.fr
trente pages pour les détailler. Les « exonéra- Le Dr Toqué annonce son départ de Lam-
tions de taxe foncière » côtoient les « exonéra- balle quelques mois avant les élections régio-
tions de cotisations patronales », en passant nales de décembre 2015. Sujet d’inquiétude
par les « exonérations d’impôt sur le revenu majeure pour la population, la santé n’a pour-
ou sur les sociétés ». Cette dernière mention tant pas constitué un thème de campagne. Le
illustre l’extension aux professions de santé Front de gauche n’organise que deux réunions
des dispositifs d’aides publiques imaginés publiques sur la santé ; et sera la seule organi-
pour les entreprises privées. sation politique à le faire. Le Front national
(aujourd’hui Rassemblement national, RN),
Un sujet d’inquiétude nationale lui, ramasse les dividendes du sentiment
Il existe pourtant des différences entre ces d’abandon. « Les adhésions pleuvent, se félicite
deux bénéficiaires : « Quand on sort jeune à l’époque Mme Odile de Mellon, secrétaire
médecin, alors que les citoyens vous ont payé départementale du FN costarmoricain. En
dix à douze ans d’études et que la Sécurité 2013, nous avions 170 adhérents. Nous en
sociale va rendre solvables tous les clients sommes à 700 aujourd’hui, et des gens nous
qui entrent chez vous, qu’on vous demande rejoignent chaque semaine, prêts à militer. »
de passer cinq ou dix ans dans des zones La disparition des médecins, celle des écoles,
rurales ou dans des quartiers de nos villes où des services des impôts,
il n’y a plus de médecins, ça ne paraît pas la corruption, la concur- « Le souci de ne pas heurter
aberrant », considérait M me
Martine Aubry rence européenne : « Les les médecins et les futurs médecins
en octobre 2011, lors du troisième débat gens qui viennent nous a jusqu’à présent paralysé nos
entre les six candidats à la primaire du Parti voir en veulent à peu près gouvernants », estime le Sénat
socialiste pour l’élection présidentielle. Le à tout », indique Mme de
futur chef de l’État François Hollande lui Mellon. Lors de ce scrutin, le FN s’invitera pour
avait rétorqué : « Enfin, franchement, vous la première fois au second tour (avec près de
pensez qu’on peut obliger quelqu’un qui a 19 %), après avoir triplé son nombre de voix au
fait des études à aller en Corrèze ? » La pro- premier tour depuis les élections de 2010.
fondeur de cette réf lexion explique certai- « Toutes les communes de l’agglomération
nement pourquoi, une fois au pouvoir, sont touchées par la désertification médi-
M. Hollande a reconduit les mêmes mesures cale. » À cent cinquante kilomètres au sud-
incitatives, bien qu’elles aient largement ouest de Lamballe, Concarneau (Finistère)
fait la preuve de leur inutilité. À l’époque, la jette ses remparts dans l’océan. Réunis dans
Cour des comptes avait déjà relevé qu’elles une association citoyenne, À bâbord toute !,
étaient « très peu connues des intéressés et Hélène, Marie-Andrée, Michèle et René se
loin d’être toutes évaluées. Quand elles le penchent depuis 2014 sur le sujet. Ils rencon-
sont, elles se révèlent inefficaces (7) ». Il trent la totalité des acteurs de santé locaux,
devient alors difficile de comprendre la mènent une longue enquête de terrain – cent
logique de cette politique, qui se poursuit cinquante habitants interrogés –, font plu-
sous la présidence de M. Emmanuel sieurs conférences publiques, puis, en
Macron. À moins de considérer, comme le décembre 2014, fondent l’association Accès
Sénat, que « le souci de ne pas heurter les à la santé pour tous. Objectif : mettre en place
médecins et les futurs médecins a jusqu’à à Concarneau un centre de santé où les
présent paralysé nos gouvernants (8) »... médecins, tous salariés, pratiqueraient le
tiers payant exclusivement en secteur 1 – soit
au tarif servant de base au remboursement
(5) « L’origine sociale des professionnels de santé », Études
et résultats, no 496, Paris, juin 2006. de la caisse d’assurance-maladie, actuelle-
(6) Christine Rolland et Frédéric Pierru, « Les agences ment 23 euros pour une consultation. Avec
régionales de santé deux ans après : une autonomie de
façade », Santé publique, vol. 25, no 4, Laxou, 2013.
la suppression du conseil de l’ordre des
(7) « La sécurité sociale 2011. Rapport sur l’application des médecins et la nationalisation des grandes
lois de financement de la sécurité sociale », Cour des sociétés pharmaceutiques, la création de
comptes, Paris, septembre 2011.
(8) Hervé Maurey, « Déserts médicaux : agir vraiment »,
centres de santé figurait parmi les cent dix
Rapport d’information du Sénat n° 335, Paris, 5 février 2013. propositions du candidat François Mitter-
(9) Lire Paty Frechani-Maujore, « Les municipalités laissent rand en 1981 (9).
mourir les centres de santé », Le Monde diplomatique,
avril 2014. Pierre Souchon
V
PAR MATTHIEU GROSSETÊTE * oici une inversion de courbe qui a fait 3 239 personnes décédées sur la route en
peu parler d’elle. En 2014 et 2015, 2007 (2) et pour 19 % des blessés hospitali-
pour la première fois depuis la nais- sés (3). À l’inverse, les cadres supérieurs, pro-
sance des politiques de sécurité routière, en fessions libérales et chefs d’entreprise (8,4 %
1972, quand la France enregistrait plus de de la population) ne totalisaient que 2,9 % des
18 000 décès accidentels par an, la réduction morts et blessés. Depuis plus de quarante
du nombre de morts a marqué le pas. Après ans, les experts gouvernementaux focalisent
avoir augmenté de 3,5 % en 2014, la mortalité leur attention sur la surmortalité routière
a crû de 2,3 % en 2015, pour atteindre des « jeunes », auxquels ils attribuent un goût
3 461 personnes. Après deux années de stabi- du risque particulièrement prononcé. Or
lisation, on constate enfin une nouvelle l’âge n’annule en rien les différences sociales.
baisse du nombre d’accidents mortels : en Alors que 38 % du total des accidentés morts
2018, 3 248 automobilistes ont succombé à avaient moins de 30 ans, ce pourcentage
leurs blessures, un chiffre légèrement au- s’élevait à presque 50 % chez les ouvriers. Si
dessous de la performance de 2013, le plus les morts sont bien souvent jeunes, c’est en
bas niveau jusqu’alors constaté (1). grande partie parce que le groupe des
Pour expliquer les accidents routiers, les ouvriers est de loin le plus jeune.
pouvoirs publics incriminent les conduites
individuelles, comme si tous étaient égaux Les ouvriers plus en danger que dangereux
face à ce phénomène. « Il appartient à chacun Les cadres sont-ils naturellement plus ver-
d’avoir conscience de sa responsabilité tueux au volant ? Rien n’est moins sûr.
citoyenne et de réagir pour faire reculer le Davantage que les catégories sociales favori-
nombre de vies sacrifiées sur les routes », peut- sées, les ouvriers ont tendance à se tuer seuls,
on lire sur le site Internet du ministère de sans qu’un tiers soit impliqué. En d’autres
l’intérieur – dont dépend la direction de la termes, ils sont en danger bien plus qu’ils ne
sécurité et de la circulation sont dangereux. En étudiant les comparu-
Un accident de la route obéit à des routières (DSCR). Il appar- tions pour homicide routier au tribunal de
régularités statistiques et demeure tiendrait donc à chacun de grande instance d’une importante ville de
le résultat prévisible de déterminations réfréner ses pulsions au province, on constate une surreprésentation
collectives. C’est un fait social volant, de ne pas boire, d’at- des cadres et professions intellectuelles
tacher sa ceinture, de respec- supérieures, et une sous-représentation des
ter les limitations de vitesse, etc. Nul ne se ouvriers. Cette situation est en partie due au
risque à penser qu’un acte aussi personnel plus grand pouvoir protecteur des véhicules
que la conduite d’un véhicule puisse être possédés par les personnes aisées (4), qui dis-
influencé par les inégalités sociales et que la posent d’airbags et de systèmes de freinage
hausse du nombre de morts puisse découler plus performants, d’habitacles renforcés, etc.
de la précarisation des classes populaires. Cela contribue à faire de leurs propriétaires
Pourtant, un accident de la route n’a sou- des survivants potentiellement justiciables
vent rien d’accidentel : il obéit à des régula- après un accident mortel.
Plusieurs juges de ce tribunal établissent
d’eux-mêmes une corrélation directe entre la
* Sociologue, auteur d’Accidents de la route et inégalités
sociales. Les morts, les médias et l’État, Éditions du Croquant,
richesse des inculpés, la puissance de leurs
Bellecombe-en-Bauges, 2012. voitures et leur sentiment d’omnipotence
Cerise Doucède ///// De la série arrêtés autour de lui pour repartir et prendre mariés : les juges font preuve d’une plus
« Les collectionneurs », 2014
son avion.» Bien que surreprésentés, les pré- grande mansuétude à l’égard de ceux qui ont
dans l’espace public, qui les amène parfois à venus favorisés bénéficient d’une certaine clé- une famille. En outre, les ouvriers et employés
négliger les usagers plus vulnérables, petites mence. À coût humain et circonstances aggra- sont proportionnellement deux fois et demie
voitures, piétons, cyclistes, etc. « Si on prend vantes équivalents, les ouvriers et les plus nombreux que les conducteurs aisés à
les affaires d’homicides, nous employés écopent de jugements être déférés en tant que détenus, ce qui pèse
« Si on prend
explique l’un de ces juges, on a «négatifs» – c’est-à-dire supérieurs défavorablement sur l’issue du procès. ☛
plutôt affaire à des gens à l’aise, les affaires à la peine médiane, soit dix mois
qui ont des véhicules puissants. Des d’homicides, on a d’emprisonnement ferme dans le
(1) Cf. « Bilan 2018 de la sécurité routière », Observatoire
gens bien sous tous rapports, sans plutôt affaire à des tribunal étudié – deux fois plus fré- national interministériel de la sécurité routière, 18 sep-
antécédents judiciaires et pour qui quemment que les cadres, profes- tembre 2019. Disponible sur www.onisr.securite-routiere.
gens à l’aise, qui interieur.gouv.fr
le monde s’effondre parce qu’ils sions intellectuelles et professions
ont des véhicules (2) Seule année pour laquelle l’administration nous a fourni,
ont fauché un scooter ou une intermédiaires : 59,3% pour les pre- non sans difficultés, des données sociologiques nationales.
puissants »
mamie. Par exemple, on a eu cet miers, contre 31% pour les seconds. (3) Sur ces chiffres, cf. Matthieu Grossetête, Accidents de la
route et inégalités sociales, op. cit.
ingénieur pressé qui devait prendre l’avion à La durée d’incarcération plus longue des
(4) Yoann Demoli, « Carbone et tôle froissée. L’espace social
Paris le jour même : il percute un piéton, s’ar- inculpés de milieux populaires renvoie au fait
des modèles de voitures », Revue française de sociologie,
rête, appelle les secours et délègue aux gens que ces conducteurs sont moins souvent vol. 56, n° 2, Paris, 2015.
L
suscitée M. Jacques S., chargé de mission
e 28 février 1382, le petit peuple parisien est abasourdi par la nouvelle : les
sécurité routière, qui a fini par démissionner,
quatre ducs qui assurent la régence du pays depuis la mort de leur frère
quand il a proposé de diffuser les conclusions
Charles V, en 1380, font savoir que l’impôt sur les denrées alimentaires est
de notre étude : « Chaque année, nous sollici-
rétabli. Peu avant sa disparition, Charles V avait consenti à supprimer les
tons un expert capable d’apporter des éléments
fouages, une taxe sur les comestibles applicable à chaque ménage du
de culture autour de la sécurité routière. Après
royaume, touché par des disettes et des famines à répétition depuis des
avoir lu votre livre, j’ai proposé de vous inviter,
nous raconte-t-il. À partir de ce moment, les
décennies. Mais les princes, peu sensibles aux difficultés de la population,
foudres se sont abattues sur moi. On m’a fait entendent renflouer les caisses de l’État, grevées notamment par la guerre
comprendre qu’en aucun cas on ne pouvait contre les Anglais.
inviter une personne qui tenait un discours Un événement met le feu aux poudres. Le 1er mars 1382, une modeste ven-
aussi “politiquement incorrect”, avec des com- deuse de cresson des halles de Paris est malmenée par un percepteur, qui
mentaires du genre : “Tu mets en danger l’exis- exige le versement de la gabelle. Il est lynché par la foule. C’est le début du
tence du plan départemental de sécurité rou- soulèvement dit des « maillotins », qui va embraser le cœur de la capitale.
tière” ; “Les classes sociales n’existent plus : il Armés de maillets de plomb récupérés à l’arsenal de l’Hôtel de Ville, quatre
s’agit d’un discours archaïque digne des vieilles
mille insurgés, issus pour la plupart des couches inférieures (petits artisans,
dictatures communistes”... »
ouvriers du textile, chaudronniers, terrassiers, etc.), fondent sur les quartiers
huppés de Paris. Ils pillent et incendient les demeures des riches, saccagent
De puissants intérêts en jeu les bureaux des collecteurs d’impôts, massacrent des usuriers, s’en prennent
Commode, la mise en cause des comporte-
aux banquiers et aux officiers royaux, installent des barrages sur les princi-
ments individuels rend les questions de
paux ponts, bloquent les voies d’accès à la capitale… Effrayés, les bourgeois
sécurité routière gouvernables sans imposer
et les notables de la ville obtiennent du gouvernement la suspension des
de toucher aux puissants intérêts impliqués
fouages pour apaiser la colère populaire. D’autant que l’insurrection a pris un
dans la fabrique sociale des accidents de la
tour politique : des assemblées sont organisées par le « menu peuple », notam-
circulation : les constructeurs de véhicules,
ment aux halles, pour débattre de la question des salaires, du temps de travail,
les producteurs d’alcool, les assureurs,
l’État, etc. De plus, contrairement à la prise des inégalités de condition…
en charge des causes profondes, la stigmati- La mesure fiscale retirée et le calme revenu, les représailles sont terribles.
sation des conducteurs irresponsables peut À Paris, des dizaines de maillotins sont exécutés en quelques jours par les
facilement être convertie en objet de calcul troupes du régime. Les villes où le mouvement s’est propagé – Rouen, Lyon,
et de gouvernement ; elle convient aux temps Orléans, Amiens, Reims, etc. – voient également s’abattre le glaive royal pour
courts de la médiatisation et de l’évaluation punir la contestation. Le pouvoir a tremblé devant des « hordes » de « malfai-
de l’action publique. Enfin, ce discours est en teurs », « houliers », « gens d’étrange besogne », ainsi que les qualifient à
phase avec le récit individualiste charrié par
l’époque les plumitifs officiels de la monarchie, et la peur a un temps changé
le modèle libéral : « Si tu veux t’en sortir,
de camp. « Chroniqueurs, moralistes et juges semblent avoir éprouvé la crainte
prends-toi en main ! »
panique d’une subversion totale » devant ces maillotins épris de justice sociale,
Matthieu Grossetête
racontent les historiens Michel Mollat et Philippe Wolff (1). Pour ces prolé-
taires, qui durent subir encore la répression pendant de longs mois, « le pire
(5) Nicolas Renahy, Les Gars du coin. Enquête sur une jeu- fut l’apparition dans les esprits de la notion de classes dangereuses (2) », pro-
nesse rurale, La Découverte, Paris, 2005. Et « Pourquoi les
jeunes ouvriers se tuent au volant », Le Monde diplomatique,
mise à un bel avenir.
septembre 2005. Olivier Pironet
(6) Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condi-
tion ouvrière, Fayard, Paris, 1999.
(1) Michel Mollat et Philippe Wolff, Les Révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles,
(7) Le tuning est une activité consistant à personnaliser son Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1993 (1re éd. : 1970).
véhicule en modifiant sa physionomie, ses performances, etc.
(2) Ibid.
Cf. Éric Darras, « Un lieu de mémoire ouvrière : le tuning »,
Sociologie de l’art, vol. 21, n° 3, Paris, 2012.
HANS LUCAS.COM
Michel Slomka ///// La ligne
du Cévenol, ici sur le viaduc de
Chamborigaud, risque de fermer
car « peu rentable », 2017
I
PAR BENOÎT DUTEURTRE * l paraît que les petites lignes de chemin de même trajet ; puis les contrôleurs ont disparu
fer coûtent trop cher. Celle que je fré- dans une partie des rames, si bien qu’on se
quente le plus régulièrement, entre Nancy retrouve abandonné en cas de problème sur
et Saint-Dié-des-Vosges, a pourtant subi la ligne, ce qui est fréquent. Pas de précision,
toutes les économies possibles. Je ne parle pas d’information. On arrive quand on
pas seulement des trains poubelles (ces arrive. Et les attentes sont parfois longues.
vieilles rames rouillées et taguées) qu’on Autrefois, les services techniques interve-
nous avait imposés pendant quelques naient immédiatement. Aujourd’hui, pen-
années, faute de mieux. Ils se sont vus rem- dant que nous patientons en pleine voie,
placés, depuis, par les navettes Bombardier, toute décision doit remonter dans les étages
qui ont encore le goût du neuf, même si elles de la compagnie et de la région qui finance.
Comme, en outre, la SNCF ne se donne plus
la peine d’articuler les lignes secondaires avec
*Écrivain, auteur notamment de La Nostalgie des buffets de
gare, Payot & Rivages, Paris, 2015. son réseau TGV, on rate la correspondance si
le train arrive en retard, et tant pis pour nous. gnies aériennes, avec leurs réservations obli-
En cette époque de connexions, les mondes gatoires et leurs prix de billets fluctuant selon
ferroviaires ont oublié l’interconnexion. C’est la demande – contre la notion de transport
pourquoi, sans doute, les annonces diffusées régulier, facilement accessible, et contre l’an-
dans les voitures nous rappellent avec une cienne tarification unique au kilomètre qui
telle insistance que nous ne sommes pas les soulignait l’aspect universel du service.
usagers d’un service global, mais les clients de Aujourd’hui, la transformation s’accélère à la
diverses marques : la marque ultramoderne faveur des mesures de sécurité qui imposent
TGV rayonne sous d’autres cieux que la un contrôle à l’entrée de certains trains, en
marque Intercités et son réseau délabré, où attendant la facturation des bagages. Autre
les raccommodages urgents provoquent d’in- signe de cette mutation : on a vu pousser hors
cessants ralentissements, où les pannes de des villes des gares monumentales entourées
locomotive compromettent les départs, tandis d’immenses parkings, sur le modèle des aéro-
que les vaillants trains Corail tiennent encore ports. Ces nouveaux terminaux, comme Aix-
le coup dans la catastrophe (et nous font en-Provence TGV, étant dépourvus de liai-
regretter, malgré leur piteux état, ce proche sons avec le réseau secondaire, le voyageur
passé où les trains étaient plus spacieux et doit prendre un bus ou une voiture pour arri-
assuraient un voyage rapide, pratique et ver à destination par des bretelles routières
confortable – y compris en seconde classe). encombrées et polluées. Le train est devenu
cet avion sur pattes reliant quelques points à
L’effet Socrate forte densité de population, à charge pour
Certaines lignes Intercités se voient aujour- chacun de se débrouiller ensuite. Étrange
d’hui menacées, en particulier les dessertes paradoxe, qui n’empêche pas les autorités de
transversales jugées trop peu rentables – ce continuer à brandir les notions de service
qui ne manque pas d’étonner dans une ère de public, de développement durable et de dés-
supposée décentralisation où il faudra bien- enclavement territorial.
tôt passer par Paris pour se rendre de Lyon à Dans une société où tant de modèles sont,
Bordeaux. La réforme annoncée vise surtout plus ou moins consciemment, importés des
la marque TER (Transport express régional), États-Unis, on peut se demander si cette évo-
cette version locale et à bas coût du transport lution n’est pas l’application, à l’échelle euro-
ferroviaire, péniblement supportée par la péenne, d’une façon de penser nord-améri-
compagnie, qui n’en veut plus. On le suppose, caine. Car, aux États-Unis,
Le train est devenu cet avion sur pattes
du moins, en observant cette continuelle l’éloignement des gran-
réduction du service qui conduit une partie des agglomérations peut reliant quelques points à forte densité
des usagers à se replier sur le transport rou- justifier, à la rigueur, la de population, à charge pour chacun
tier. Or cela ne suffit pas. Après tant de dégra- desserte du territoire par de se débrouiller ensuite
dations, le rapport sur « l’avenir du transport quelques grandes lignes
ferroviaire », publié en février 2018, nous aériennes ou ferroviaires, complétées par des
informe que le fonctionnement réduit des autobus et des voitures de location. En
petites lignes coûte encore trop cher, et qu’il Europe, la proximité des pays, des villes, des
va falloir trancher dans le vif. régions, et la densité du réseau ferroviaire
Symptomatique, en ce sens, fut la décision hérité du XIXe siècle invitent à une conception
de confier la direction de ce rapport à différente du transport public, fondée sur le
M. Jean-Cyril Spinetta, ancien patron... d’Air voisinage, la régularité, la ponctualité et la
France - KLM. Un tel choix s’inscrit dans la simplicité d’accès. Or, tout en proclamant
logique d’une évolution amorcée dès les cette nécessité pour les grandes métropoles
années 1990, quand les chemins de fer français – ce qui suppose un rattrapage considérable
ont adopté le système de billetterie Socrate après des années d’abandon des trains de
(acronyme de « système offrant à la clientèle banlieue –, le rapport Spinetta la rejette pour
des réservations d’affaires et de tourisme en la majeure partie du territoire. Définissant le
Europe »), acheté à la compagnie American train comme un « transport de masse », sou-
Airlines pour servir de socle au développement mis aux lois du flux tendu et de l’entassement
du TGV. Depuis, le service public n’a cessé de maximal, il invite à supprimer quantité de
s’aligner sur le fonctionnement des compa- liaisons régionales, sous prétexte que les ☛
Le modèle allemand
L
Paradoxe ultime : nos gouvernants si prompts
es chercheurs en sciences humaines et sociales cherchent. Avec les « gilets jaunes »,
à invoquer des modèles étrangers, notam-
ils ont trouvé – et vite : dès le mois de décembre 2018, à peine le mouvement com-
ment le modèle allemand, quand il s’agit de
mencé, leurs « tribunes » éclairaient les colonnes du journal Le Monde. Yves Sintomer,
réduire les prestations sociales, ne semblent
politologue, fait un pari ambitieux : « Le couplage du RIC [référendum d’initiative
pas avoir remarqué que la Deutsche Bahn,
citoyenne] et de l’assemblée citoyenne permettrait de commencer à fonder une Répu-
équivalente allemande de la SNCF, vient
blique à la hauteur des défis du XXIe siècle. » On peut croire Sintomer sur parole : il est
d’adopter des mesures contraires à celles
spécialiste de la démocratie participative. Mais il existe d’autres spécialistes : Luc Rouban, qu’on prône ici : plan de modernisation du
par exemple. Lui travaille sur la décentralisation. Et, curieusement, il estime que « sortir réseau, fermeture de la filiale bus pour
de la crise des “gilets jaunes” passe par une refonte de la décentralisation ». Sociologue, recentrer l’entreprise sur ses lignes de train
Gérald Bronner étudie de son côté les thèses complotistes. Effectuant un audacieux pas et relance du fret ferroviaire.
de côté, il note la forte présence dans le mouvement… de « fausses informations et [de À Saint-Dié, les entrepôts de marchandises
leur] viralité, deux choses qui profitent à la propagation de théories conspirationnistes ». sont à l’abandon. Devant la gare, où le buffet a
Ces indices sérieux, renseignant plus les lecteurs à propos des travaux menés par ces uni- fermé depuis longtemps, des autobus atten-
versitaires que sur le mouvement des chasubles, permettaient par la suite de gagner à tous dent les clients aux heures des trains suppri-
les coups : une tribune poétiquement titrée «“Gilets jaunes” : “Le recours à des hackathons més. Ils rejoindront sur les routes ce flux in-
citoyens constitue une piste d’action locale”» épargnait de connaître le sujet d’intérêt brû- interrompu de voitures et de camions à vitesse
lant de ses signataires. Quant au chercheur en gestion Rémi Jardat, il avait bien raison de réduite qui a éloigné la sous-préfecture vos-
ne pas se gêner : « Multiples, insaisissables, exigeants, court-termistes… Actionnaires et gienne des grandes villes voisines. À bien
“gilets jaunes” fonctionnent, paradoxalement, de la même manière.» Les « gilets jaunes » considérer tout cela, il semble que les pouvoirs
permirent donc à ces « têtes chercheuses » de faire la publicité de leurs travaux, d’autant publics français et la SNCF elle-même (avec
ses filiales de poids lourds et d’autocars) aient
plus éclairants qu’ils n’avaient qu’un rapport lointain avec la situation concrète.
fait depuis longtemps le choix des nuisances
Pierre Souchon
routières au détriment des avantages du rail.
Benoît Duteurtre
DANS LES ARCHIVES //// JUIN 1996 //// PAR GILLES BALBASTRE* ET JOËLLE STECHEL**
Mémoire ouvrière,
pas de son, pas d’images
Selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel, 60 % des personnes ble avoir disparu. Sur le petit écran, seuls la fonction
publique et les services subsistent. Mais les salariés qui
qui apparaissent à la télévision font partie des cadres
opèrent à la chaîne dans les usines automobiles, qui
et professions intellectuelles supérieures, un groupe qui ne pèse
fabriquent et conditionnent nos aliments se sont volati-
que 9 % de la population. Comme il y a plus de vingt ans, le lisés. Et les conditions de travail ne sont que rarement
monde du travail demeure un continent englouti, surtout s’il évoquées : maladies professionnelles, pénibilité phy-
sique, rapports hiérarchiques. Les horaires épuisants, les
revendique. Sur le petit écran, l’ouvrier sera de préférence
cadences et les accidents ne seraient en définitive que
client des Restos du cœur, pas gréviste ni syndiqué. les survivances un peu marginales d’une ère industrielle
révolue. En 1993, on dénombrait pourtant 172 000 acci-
E
n 1993, lorsque sortit le film Germinal, les médias dents du travail en France [633 000 en 2017, le der-
décrivirent le métier de mineur de façon élo- nier recensement disponible], dont un millier mortels
gieuse. La présence de caméras de cinéma, du [789 décès en 2017].
producteur-réalisateur Claude Berri, du chanteur Si les conflits des services publics percent le mur du
Renaud et de quelques autres vedettes contribua à attirer silence, les revendications des syndicats sont en général
dans le Nord les journalistes parisiens ; la région fut pré- ramenées aux seules exigences salariales et « corpora-
sentée comme « attachante », habitée par tistes ». Et il est encore moins habituel de
un peuple « chaleureux ». Trois ans aupa- Chaque mois, le nombre voir évoquer à l’antenne des licencie-
ravant, en décembre 1990, la dernière de chômeurs est ments collectifs ou des fermetures d’usi-
gaillette [morceau de charbon] retirée du nes, même s’ils concernent des centaines
annoncé, mais vidé
puits de mine d’Oignies dans le Pas-de- de salariés. En 1993, l’industrie textile a
Calais avait été filmée sous tous les angles de sa signification perdu près de six mille emplois dans le
dans des reportages souvent grandilo- sociale et des logiques Nord-Pas-de-Calais : France 2 n’a pas
quents consacrés à ce métier condamné. traité ce sujet une seule fois.
économiques
Pourtant, au même moment, en Lor- Chaque mois, le nombre de chômeurs
raine, des mineurs se battaient et se bat- qui expliquent est annoncé, mais vidé de sa signification
tent pour ne pas mourir. Programmée le phénomène sociale et des logiques économiques qui
pour le début du deuxième millénaire, la expliquent le phénomène. Au mieux, un
disparition de leur puits ne dérange les caméras qu’à l’oc- portrait de chômeur solitaire sera proposé à cette occa-
casion de manifestations, de préférence violentes. Le sion, réalisé à la va-vite, coupé d’une réalité de lutte et
combat de ces hommes et de ces femmes, mythifié présenté dans une situation de demande. Il existe pour-
lorsqu’il appartient à l’histoire, est ignoré. tant en France des centaines d’entreprises où des milliers
En France, le nombre des ouvriers s’élève à près de de salariés se battent pour ne pas être licenciés.
7 millions [6,6 millions en 2018, 5,3 millions en emploi et À longueur de bulletins radio, l’auditeur est instruit
1,3 millions chômeurs], soit 27 % de la population active des ascensions et des chutes des indices boursiers, et
[20,3 % en 2018]. Le chiffre est là, imposant. Depuis informé sur les « lois du marché ». L’entreprise est
quelques années, la télévision montre pourtant une dépouillée de sa réalité humaine : tout se passe dans un
« France au travail » d’où la production industrielle sem- « ciel » désincarné, gouverné par des lois quasi métaphy-
siques. Ainsi, le modèle de développement capitaliste
se trouve naturalisé, présenté comme le seul envisagea-
* Journaliste et réalisateur. Auteur du film Main basse sur
l’énergie, 72 min, 2018, coproduction FNME-CGT et ses ble. Ses troubadours (patrons, économistes néolibé-
syndicats - Là-bas si j’y suis, disponible en ligne. raux, « experts ») voient leur parole reproduite ☛
** Réalisatrice et journaliste.
Quand tout remonte à la surface //// MANIÈRE DE VOIR //// 21
MDV168Chapitre1_Mise en page 1 05/11/2019 16:18 Page 22
Mémoire ouvrière, pas de son, pas d’images Pechiney : moins de hiérarchie, changement de défini-
tion du poste de travail, jeunes « opérateurs » (et non
avec diligence alors que celle des ouvriers et de leurs plus ouvriers). C’est également un des premiers affron-
organisations syndicales, trop « engagées », ne jouit pas, tements sociaux d’envergure de la reprise économique
aux yeux des médias, de la crédibilité nécessaire. En 1994, qui, en 1994, se dessine. La presse écrite, locale et natio-
l’usine ultramoderne Aluminium Dunkerque est nale (Libération, Le Monde, Le Parisien) s’intéresse au
gagnée par un conf lit. Pendant plus de quinze jours, la conf lit. Mais les télévisions nationales regardent ail-
majorité des six cents salariés font grève pour obtenir leurs : pendant quinze jours, France 2 et TF1 passent
une augmentation de salaire. Le cours mondial de l’alu- l’information sous silence. Mieux, France 2 envoie sur
minium grimpant fortement, les ouvriers demandent à place ses correspondants locaux : leur reportage ne sera
en bénéficier. L’usine est la vitrine sociale du groupe jamais diffusé.
Interdite de parole, la classe ouvrière assiste aussi à Folklorique, la vision médiatique des milieux popu-
une tentative de dissolution de sa mémoire. L’impasse laires peut également se révéler stigmatisante. En novem-
médiatique sur le centenaire du syndicat CGT, en 1995, bre 1993, une dépêche de l’Agence France-Presse (AFP)
n’en a constitué que l’exemple le plus récent. Le cinquan- annonce une intoxication au monoxyde de carbone dans
tenaire de la création des comités d’entreprise avait lui le Nord : une centaine de personnes auraient été touchées.
aussi été escamoté. Un des rédacteurs en chef de la rédaction parisienne de
Lorsque la télévision évoque le travail, c’est pour le France 2 nous demande d’aller dénicher une famille
transformer en objet de musée et le vider de tout contenu vivant dans des conditions déplorables au milieu de
revendicatif au profit d’une folklorisation dont l’édition corons insalubres, et d’en faire le portrait. Il n’hésite pas à
de 13 heures du journal de TF1 fournit l’exemple quoti- conseiller d’en « rajouter un peu sur le côté misérable ». Or
dien. Après avoir abordé, classiquement, les principales cette enquête nous apprend que ce mode de chauffage est
informations du jour, Jean- très répandu dans toutes les couches de la population du
Pierre Pernaut, le présentateur, Nord. Et que des conditions atmosphériques particulières
s’attache à décrire, par des re- (ciel bas, radoucissement des températures) conjuguées
portages plus longs, une France à un calfeutrage excessif des intérieurs peuvent entraîner
profonde, loin des tracas et des un dégagement fatal de monoxyde de carbone. Cette
tourments de la capitale, figée explication ne satisfait pas notre rédacteur en chef, qui
dans des « traditions authen- réitère sa demande : « Il me faut des gens misérables vivant
tiques qui hélas se perdent ». TF1 dans des conditions misérables. »
s’attarde ainsi, complaisam- Car à l’homme qui se rebelle et qui lutte, la télévision
ment, sur des professions en voie préfère l’homme « à terre ». Dans un reportage sur un
de disparition, qui présentent centre d’accueil de sans-domicile-fixe du Secours catho-
une image propre, « conscien- lique (3), une journaliste expliquera à propos d’un béné-
cieuse », du travail manuel : dans vole, lui-même récemment SDF :
un coin reculé du Béarn, un arti- « Bruno loge dans une caravane prê- Lorsque la télévision
san fabrique encore des cloches tée par le Secours catholique (coup de évoque le travail, c’est pour
pour les brebis... L’homme a, de caméra dans la caravane). Il n’a le transformer en objet
préférence, un accent prononcé, presque rien, une radio, un duvet de musée et dépourvu de tout
un béret, une cigarette éteinte à (coup de caméra sur la radio et sur le
contenu revendicatif
la bouche. Travailleur idéal, il ne duvet), mais il se sent utile. Et cela lui
trouve pas de remplaçant en suffit pour repartir dans la vie. » Dans un autre reportage,
dépit du chômage. le même journal télévisé fera la part belle à Christophe,
Cette France ne revendique maître d’hôtel au chômage qui a gagné 44 millions de
pas. Elle est vue ou plutôt imagi- francs au Loto. Bruno, Christophe : deux vedettes, deux
née de Paris, avec toute la dis- héros pour journaux télévisés.
tance du regard paternaliste, la Cette manière de parler ou de ne pas parler des classes
supériorité de ceux qui vivent là populaires n’est pas nouvelle. On ne traitait guère mieux
où il faut, face à ceux qui vivent la classe ouvrière dans les années 1960 au journal de
là où ils peuvent. Condescen- 20 heures. Mais, si l’information était cadenassée par le
dance, mépris culturel et regard pouvoir en place, tout un secteur de la production de
ethnocentrique (1) sont les l’ORTF « appartenait » alors à des réalisateurs de gauche
modes de traitement réservés à (Jean-Claude Bringuier, Marcel Bluwal, Stellio Lorenzi,
cette France si « authentique ». Maurice Failevic, Daniel Karlin, Jacques Krier, etc.). Cela
« C’est lorsqu’une culture popu- donnait un autre regard. D’autant que, au-delà du petit
laire se dissout et par là cesse écran, le contexte était pluraliste, lui aussi : le capitalisme
d’être dangereuse qu’elle devient n’était pas l’unique modèle de gestion de la planète, le
objet de curiosité », explique champ intellectuel, artistique, était traversé par des
Michel de Certeau (2). débats et des combats. La classe ouvrière n’avait donc pas (1) Cf. à ce sujet le texte
d’Alain Accardo, dans
forcément besoin de la télévision pour faire parler d’elle Journalistes au quotidien,
plus justement. Beaucoup, qui n’étaient pas issus de ses Le Mascaret, Bordeaux,
1995.
rangs (artistes, intellectuels, écrivains), s’en chargeaient (2) « Ouvriers,
à sa place. Depuis, ils l’ont laissée, seule, face à un Ouvrières », Autrement,
n° 126, Paris, janvier 1992.
immense silence.
Cerise Doucède ///// (3) Édition de 13 heures,
De la série « Un autre éclat », 2013 GILLES BALBASTRE ET JOËLLE STECHEL TF1, 17 octobre 1995.
LE JAUNE
CONTRE
LE VERT ?
Abandonnée en décembre 2018 sous
la pression des « gilets jaunes », la taxe
carbone devait servir à financer les
abaissements de cotisations sociales, pas
la transition énergétique. Cette politique
favorable aux intérêts privés perpétue
l’immobilisme en matière d’écologie,
quand, à l’inverse, la justice sociale
constitue la clé de voûte de la lutte contre
le changement climatique.
D
PAR PHILIPPE DESCAMPS ans le plus grand affolement, la prési- transforme l’homme en superprédateur, tout
dence de la République avait alerté aussi funeste pour la nature que pour ses
directement les journalistes à la veille semblables.
des rassemblements du 8 décembre 2018 : Au moment de mobiliser, l’équipe du pré-
un « noyau dur de plusieurs milliers de per- sident Emmanuel Macron a choisi de culpa-
sonnes » s’apprêtait à venir à Paris « pour cas- biliser, à commencer par les plus vulnéra-
ser et pour tuer ». L’élément marquant de bles. Alors que, depuis les années 1950,
cette journée fut en définitive, dans de nom- toutes les politiques publiques ont donné la
breuses villes de France, la convergence de priorité aux transports routiers, que la
dizaines de milliers de « gilets jaunes » et de publicité et l’industrie ont érigé la voiture
populaires marches pour le climat. L’irrup- individuelle en attribut indépassable de
tion d’« invisibles » dans l’espace public, et l’homme moderne, voici que seul l’automo-
singulièrement sur les ronds-points, s’ac- biliste devrait payer les frais de ce modèle.
compagnait d’une maturation politique L’effort demandé sur les carburants (avant
accélérée. Chacun avec ses mots exprimait son abandon sous la pression de la rue)
une même perception d’un système qui pesait indifféremment sur tous, tandis que,
d’un côté, les dépenses contraintes (loyer, modestes. Encore faudra-t-il s’extraire de la
déplacements, fournitures diverses) empiè- camisole idéologique qui empêche les
tent de plus en plus sur le pouvoir d’achat citoyens de prendre en main leur destin, et
des plus modestes et que, de l’autre, les dont la traduction juridique se lit dans les
cadeaux pleuvent sur les plus aisés. Comble traités de libre-échange comme dans ceux
de la fourberie, la montée en puissance de la régissant l’Union européenne.
« fiscalité écologique » devait compenser Le Brésil de M. Jair Bolsonaro ou tout autre
une partie des exonérations de cotisations pays tenté de sortir de l’accord de Paris y
sociales accordées aux employeurs, et non la réfléchirait à deux fois si ce désengagement
nécessaire transition énergétique (1). L’éco- risquait de lui valoir des sanctions commer-
logie remplaçait l’Europe comme prétexte ciales – comme celles que l’on n’hésite pas à
budgétaire. mettre en œuvre pour des causes d’une
moindre envergure que la menace clima-
Établir les responsabilités tique. La France exporterait probablement
L’urgence d’un sursaut pour l’écosystème bien moins de grumes de bois en Chine pour
humain ne fait plus guère de doute. Le importer des meubles si le salaire des
Groupe d’experts intergouvernemental sur ouvriers et les normes environnementales
l’évolution du climat (GIEC) a rappelé dans étaient comparables dans les deux pays – et
un récent rapport que les activités humaines le mazout particulièrement toxique des
ont déjà causé un réchauffement d’environ bateaux, taxé au même prix que l’essence à la
1 °C à la surface du globe depuis l’ère indus- pompe. Peut-on encore considérer comme
trielle. En continuant au même rythme, on normal l’avantage comparatif accordé à
dépasserait entre 2030 et 2052 le cap de l’avion – le mode de
1,5 °C, au-delà duquel les dommages devien- transport (pour riches) Les 10 % de Terriens les plus riches
draient très difficilement contrôlables (2). le plus polluant –, du fait seraient à eux seuls à l’origine de 45 %
Les rejets dans l’atmosphère de gaz contri- de l’absence de taxes sur des émissions de gaz carbonique
buant au réchauffement continuent à aug- la valeur ajoutée et sur le
contribuant au réchauffement
menter, alors qu’il faudrait engager au plus kérosène ? Ou encore,
vite leur décroissance, en commençant par doit-on, en matière d’alimentation, continuer
établir clairement les responsabilités. à encourager les exportations de produits de
À eux seuls, les États-Unis représentent plus en plus élaborés dont on connaît mieux
26,3 % du cumul des émissions de gaz à effet la nocivité (sucre, sel, adjuvants, conserva-
de serre depuis le milieu du XIXe siècle ; l’Eu- teurs, etc.), au lieu de raffermir les circuits
rope, 23,4 % ; la Chine, 11,8 % ; la Russie, 7,4 %. courts des produits de base et d’appuyer la
En 2014, un Qatari rejetait en moyenne conversion à l’agriculture biologique ? Ce
34 500 kilogrammes de gaz carbonique dans n’est pas une affaire de choix du consomma-
l’atmosphère ; un Luxembourgeois, 17 600 ; teur : à défaut de politiques publiques et de
un Américain, 16 400 ; un Tadjik, 625 ; et un régulation sérieuses, la masse est condamnée
Tchadien, seulement 53 (3). Chaque Améri- à la « malbouffe », tandis que la bio reste
cain, Luxembourgeois ou Saoudien apparte- réservée à une minorité privilégiée.
nant aux 1 % les plus riches de son pays émet Sobriété, efficacité énergétique, dévelop-
200 tonnes par an, soit plus de 2 000 fois pement des énergies renouvelables : les
plus qu’un pauvre du Honduras ou du chantiers pouvant permettre de se libé- ☛
Rwanda. Les 10 % de Terriens les plus riches
seraient à eux seuls responsables de 45 % des
(1) Comme le formule le « rapport économique, social et
émissions (4). financier » du projet de la loi de finances pour 2019 envoyé
Une fois connue l’empreinte carbone de par le gouvernement à la Commission européenne.
ces fauteurs de troubles et identifié le mode (2) « Global warming of 1.5 ° », « Summary for policyma-
kers », rapport spécial du GIEC, Genève, 2018.
de production qui leur a permis de prospérer
(3) « CAIT climate data explorer 2015 », World Resources
en toute impunité, il devient plus facile Institute, Washington, DC.
d’imaginer une transition désirable, une éco-
(4) Lucas Chancel et Thomas Piketty, « Carbone et inégalité :
logie d’autant plus populaire que les de Kyoto à Paris », École d’économie de Paris, 3 novem-
bre 2015. L’association Oxfam arrive à des estimations
dépenses d’énergie et de transports pèsent
proches : « Inégalités extrêmes et émissions de CO2 »,
davantage sur les budgets des ménages Oxfam, 2 décembre 2015.
«H
PAR ALEXIS SPIRE * alte aux taxes », « Macron Pic- première guerre mondiale suscite avant tout
sou », « Aller au travail devient une fronde des professions libérales, des
un luxe », « Droite, gauche = indépendants et des paysans, rassemblés
taxes », « Stop au racket, la révolte du peuple dans des associations de contribuables (1).
puissant peut aboutir à la révolution »… La Puis, à l’exception de la période du Front
variété des slogans déployés lors des pre- populaire (1936-1938), le thème de l’injustice
mières manifestations de « gilets jaunes » de fiscale continue de n’occuper qu’une place
l’hiver 2018, pour protester contre la hausse marginale dans le mouvement ouvrier, par
rapport aux revendications salariales ou à la
* Sociologue, directeur de recherche au Centre national de la
défense de l’emploi, notamment. Même le ☛
recherche scientifique (CNRS). Auteur de Résistances à l’impôt,
attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français,
Odhràn Dunne ///// Manifestation Seuil, Paris, 2018. Cette étude repose sur un questionnaire
à Paris, acte V, 15 décembre 2018. adressé en 2017 à un échantillon représentatif de 2 700 per- (1) Nicolas Delalande, Les Batailles de l’impôt. Consentement
De la série « Pendant ce temps sonnes et sur une enquête qualitative auprès de contribuables et résistances de 1789 à nos jours, Seuil, coll. « L’Univers his-
les gilets jaunes passaient » rencontrés aux guichets des administrations. torique », Paris, 2011.
prix des carburants, voyaient disparaître guichet. De 2005 à 2017, les gouvernements
sous leurs yeux les institutions qui, du ont supprimé plus de 35 000 emplois dans
bureau de poste à l’école en passant par la l’ensemble de l’administration des finances
gare, représentent la concrétisation locale de publiques, notamment parmi les agents
l’argent socialisé par « les taxes ». chargés de l’accueil. Dans les secteurs
ruraux, les horaires d’ouverture se réduisent
Scandales en série et, dans les zones urbaines, les files d’attente
Pareille défiance à l’égard du fisc s’inscrit s’allongent, ce qui pénalise les contribuables
dans une conjoncture singulière, marquée peu diplômés, qui préfèrent le contact
par une succession de scandales. En 2011, on humain aux échanges numériques. Surtout
découvre que Liliane Bettencourt, la femme lorsqu’il s’agit de demander un dégrèvement
la plus riche de France, a dissimulé au fisc gracieux, c’est-à-dire de faire valoir l’impos-
plus de 100 millions d’euros et qu’elle a sibilité matérielle de payer la taxe d’habita-
fourni des espèces pour la campagne électo- tion, la taxe foncière ou la redevance audio-
rale de M. Sarkozy. Puis vient l’affaire Jérôme visuelle. Avec l’augmentation du chômage et
Cahuzac, du nom du ministre du budget de de la précarité, le nombre de ces demandes
M. Hollande, chargé de la lutte contre la est passé de 695 000 en 2003 à 1,4 million
fraude fiscale, qui avoue en 2013 détenir un en 2015. Mais les chances d’amadouer le
compte caché en Suisse d’une valeur de percepteur varient selon l’appartenance
600 000 euros – après l’avoir nié devant la sociale : d’après notre enquête, réalisée en
représentation nationale. Parallèlement, un 2017, parmi les contribuables ayant eu un
feuilleton médiatique débute. Les épisodes désaccord avec l’administration, 69 % des
LuxLeaks, SwissLeaks, Offshore Leaks, membres des classes supérieures ont obtenu
« Panama Papers » et « Paradise Papers » satisfaction, contre 51 % de ceux des classes
mettent en lumière les montages d’évasion populaires.
fiscale de multinationales, de dirigeants poli- Aux tensions bureaucratiques s’ajoutent les
tiques, de célébrités du sport et du monde du effets de la crise. Pour les salariés et les petits
spectacle. Cette séquence fait apparaître indépendants dont le pouvoir d’achat stagne
l’égalité devant l’impôt comme une fable ou régresse, les impôts et taxes apparaissent
racontée dans les livres de droit, le monde se moins comme la contre-
divisant désormais en deux catégories : d’un partie de services publics À l’incapacité de payer les sommes
côté, les contribuables ordinaires, sommés que comme une dépense exigées par le fisc s’ajoute
d’accepter des efforts pour renflouer les sup plémentaire. Leur la conviction que cet argent sert
finances ; de l’autre, les puissants qui peuvent sentiment d’iniquité re- à enrichir « ceux d’en haut »
s’exonérer des contraintes légales sans être double : à l’incapacité de
vraiment inquiétés (aucune plainte pénale payer les sommes exigées s’ajoute la convic-
n’a été déposée contre Bettencourt – morte tion que cet argent sert à enrichir « ceux d’en
en 2017 –, M. Cahuzac a été condamné à qua- haut ». Depuis la crise de 2008, la désagréga-
tre ans de prison tout en restant en liberté). tion du tissu industriel et les suppressions
Les expériences accumulées au contact d’emplois jettent une lumière crue sur l’im-
des administrations par les classes popu- puissance de dirigeants qui ne peuvent s’op-
laires accentuent la perception d’un « deux poser aux délocalisations. Jadis considéré
poids, deux mesures ». Les contribuables les comme une garantie de protection, l’État
plus démunis pour manier le langage abs- apparaît comme une instance lointaine, au
trait de la fiscalité comptent souvent sur les service des puissants.
agents de l’État pour les aider à faire valoir De surcroît, dans les petites entreprises
leurs droits (3). Or la diminution du nombre particulièrement exposées à la concurrence
de fonctionnaires détériore les relations au internationale, l’impôt fait souvent figure de
menace directe pour la pérennité de l’em-
ploi. Cette perception, aiguillonnée par l’an-
(2) Lire Jean-Michel Dumay, « La France abandonne ses tienne journalistique des « charges qui
villes moyennes », Le Monde diplomatique, mai 2018.
pèsent sur le coût du travail », ouvre la voie à
(3) Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les
services publics dans les quartiers populaires, Presses de des rapprochements entre salariés et
Sciences Po, coll. « Sociétés en mouvement », Paris, 2006.
patrons, notamment quand il s’agit de ☛
L a Commission européenne administre ses leçons avec une variable sévérité. En décem-
bre 2018, le président français Emmanuel Macron annonçait qu’il acceptait plusieurs
demandes des « gilets jaunes », une concession chiffrée à 10 milliards d’euros qui entraî-
misation pour les plus fortunés.
De telles dérogations influent sur l’appré-
ciation du niveau de prélèvement. D’après
nerait une révision à la hausse du déficit budgétaire au-delà de la sacro-sainte limite des notre enquête, les contribuables bénéficiant
3 % du PIB. Quatre jours plus tôt, le commissaire européen aux affaires économiques et d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois
financières Pierre Moscovici, au lieu de le gronder et de le menacer dans l’espoir de le dis- moins de chances que ceux qui n’en bénéfi-
suader de faire preuve d’une aussi folle imprévoyance, fit savoir qu’il n’y verrait aucun cient pas d’estimer que « la France est un
inconvénient : « Mon rôle à moi, qui suis le gardien du pacte de stabilité et de croissance, pays où l’on paie trop d’impôts ». Celles et
n’est pas de dire à tel ou tel pays : “Vous devez couper dans telle ou telle dépense sociale, ceux qui se sont mobilisés avaient peu de
vous devez toucher à tel ou tel impôt.” (…) Cette règle des 3 %, ce n’est pas la principale. chances d’en faire partie. Le « marre des
Gérald Darmanin [le ministre des comptes publics français] disait, je l’entendais : “2,9 ou taxes » s’est ainsi précisé en faveur d’une
3,1, ce n’est pas l’enfer ou le paradis”; là-dessus, il n’a pas totalement tort, et c’est à la France demande de justice fiscale (notamment le
de décider de ce qu’elle doit faire. Moi, je ne vais pas dire aujourd’hui : “La France est mena- rétablissement de l’impôt sur la fortune),
cée de sanctions, elle est sortie des procédures de déficit” » (France Inter, 6 décembre 2018). bientôt assortie d’autres revendications
En juin 2019, alors que le Mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord gouvernaient encore sociales. Enfin, au-delà du pouvoir d’achat,
ensemble, Bruxelles recommandait l’ouverture d’une procédure « pour déficits excessifs » l’enjeu est devenu la réappropriation par le
contre l’Italie, obligeant Rome à redimensionner son budget. Les Italiens ont-ils pensé à peuple du pouvoir de décider de la réparti-
rappeler au commissaire européen les propos qu’il tenait quelques mois plus tôt sur les tion des richesses et plus généralement de
ondes d’une radio du service public français ? son avenir.
Alexis Spire
AUX ÉTATS-UNIS,
INTERNATIONAL
LA STRATÉGIE DU MÉPRIS
cienne première dame, ex-sénatrice de
Du Tea Party à Occupy Wall Street, l’émergence de mouvements « antiélites » New York et ex-secrétaire d’État, incarnation
aux États-Unis avait constitué le signal avancé d’un malaise social. En choisissant vivante du statu quo, a lancé sa campagne.
Elle bénéficiait du soutien quasi unanime
Mme Hillary Clinton comme candidate à l’élection présidentielle de 2016, le Parti
de l’élite du Parti démocrate – ses perma-
démocrate a ignoré ce sujet et laissé le champ libre à M. Donald Trump, un milliardaire
nents, ses bailleurs de fonds, ses super-délé-
pourfendeur de la mondialisation qui, depuis, occupe la Maison Blanche. gués (membres du Congrès ou du conseil
Q
national du parti), tous convaincus depuis
PAR JEROME KARABEL * uand M Hillary Clinton a annoncé
me longtemps que la Maison Blanche lui reve-
sa candidature à la présidentielle, en nait de droit. Le coup de tonnerre du
avril 2015, les signaux d’alerte ne 8 novembre 2016, jour où M. Donald Trump
manquaient pas : les démocrates avaient été fut élu président des États-Unis, ne peut se
sèchement battus aux élections de mi-man- comprendre indépendamment de la décision
dat de 2010 et de 2014, la reprise écono- du Parti démocrate de s’accrocher à la can-
mique restait anémique, et les mouvements didature de Mme Clinton, nonobstant le cli-
Tea Party à droite et Occupy Wall Street à mat général de colère populaire.
gauche reflétaient un mécontentement Les conseillers de l’ancienne sénatrice
Edouard Richard ///// bouillonnant. C’est donc dans une atmo- furent ravis de découvrir M. Trump comme
De la série « After the sphère d’insatisfaction croissante que l’an- seul obstacle vers la Maison Blanche : il avait
dream », réalisée en deux
mois entre le Michigan tenu d’innombrables propos racistes, xéno-
et la Louisiane, 2018 * Professeur de sociologie à l’université de Californie à Berkeley. phobes et sexistes pendant la campagne ☛
HANS LUCAS.COM
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tionné, puisque la candidate a remporté
2,8 millions de voix de plus que son adver-
saire. Mais les élections américaines se jouent
État par État. Or, sur ce plan, le lieu de l’échec
de Mme Clinton est précisément situé : Ohio,
Edouard Richard ///// De la série « After The dream » Grands Lacs. M. Trump, multimilliardaire qui Wisconsin, Pennsylvanie et Michigan, où
n’a jamais hésité à embaucher des immigrés 64 grands électeurs étaient en jeu.
clandestins ni à pressurer de petits entrepre-
des primaires, et son tempérament imprévi- neurs, faisait lui aussi une cible rêvée. Mais les Haro sur les délocalisations
sible avait convaincu les électeurs qu’il n’était affaires personnelles de Mme Clinton avaient M. Trump l’a emporté dans ces quatre États
« pas fait » pour être président – c’est du prospéré avec l’argent des multinationales de la « ceinture de la rouille » parce qu’il a
moins ce qu’assuraient les groupes témoins – entre janvier 2013 et janvier 2015, elle a envoyé un message clair. Tournant le dos à
confectionnés par les stratèges démocrates… ainsi empoché 21,7 millions de dollars pour l’orthodoxie républicaine, il a attaqué sans
À la différence de M. Trump et de M. Bernie 92 discours majoritairement destinés à des relâche les accords de libre-échange et les
Sanders, auquel elle fut opposée lors des pri- cadres dirigeants de grandes entreprises. Et sa délocalisations. Il a également dénoncé la
me
maires démocrates, M Clinton a peiné pour campagne ne pouvait guère diverger des inté- présence sur le sol américain de millions de
trouver un slogan : elle en a testé rêts de Wall Street, qui la finançait. clandestins et l’incapacité du pays à protéger
Les références
pas moins de 85, pour finalement Comprenant peut-être que la ses frontières. Il a enfin critiqué l’engage-
s’arrêter sur l’insipide « Stronger de Donald Trump candidate n’était pas taillée pour ment des États-Unis dans des guerres inu-
together » (« L’union fait la aux « Américains séduire les laissés-pour-compte de tiles, en Irak, en Libye ou ailleurs. Son slogan
force ») (1). Sa candidature était à oubliés » étaient la mondialisation et de la désindus- (« Rendre sa grandeur à l’Amérique »), ses
ce point dépourvue de contenu taillées sur mesure trialisation, son équipe de cam- appels incessants à faire passer « l’Amérique
que, en février 2016, dans un cour- pour séduire les pagne a opté pour une stratégie d’abord » et ses références répétées aux
riel plaintif, le conseiller aux son- identitaire. Elle a tenté de rebâtir la « Américains oubliés » étaient taillés sur
travailleurs blancs
dages Joel Benenson interrogeait coalition multiraciale de M. Obama mesure pour séduire les travailleurs blancs.
le directeur de campagne John Podesta : « A- en se focalisant sur cinq groupes cibles : les De nombreux commentateurs ont attribué
t-on la moindre idée de ce qu’elle veut faire Afro-Américains, les Latinos, les Asiatiques, la défaite de Mme Clinton à la xénophobie et
passer comme message principal (2) ? » les 25-35 ans et les femmes blanches. Ce choix au racisme des classes populaires blanches.
Durant la campagne de 2012, M. Barack transparaît dans une note de M. Podesta en Si ce facteur a pu jouer – diverses études
Obama avait dépeint son adversaire Willard date du 17 mars 2016. Il y évoque les candidats montrent que les électeurs de M. Trump sont
Mitt Romney comme un ploutocrate sans potentiels à la vice-présidence et annonce plus xénophobes que ceux des autres candi-
cœur, affairé à délocaliser les emplois des qu’il a « rangé les noms par groupes alimen- dats (4) –, il faut néanmoins rappeler qu’un
Américains. Cette ligne d’attaque lui avait taires [sic] approximatifs ». Afro-Américain nommé Barack Hussein
permis de s’adjuger suffisamment de voix Une telle stratégie ne peut toutefois sup- Obama l’avait emporté dans ces quatre États
parmi les ouvriers blancs pour remporter la pléer à l’absence de message politique. Les en 2008 et en 2012. Il s’était imposé souvent
Pennsylvanie, le Wisconsin, l’Ohio et le Michi- groupes à l’origine du succès de M. Obama en avec des marges confortables, et dans de
gan, des États industriels et sinistrés de la Rust 2012 ont certes voté pour M Clinton en
me
nombreux comtés très majoritairement peu-
Belt (« ceinture de la rouille ») qui borde les 2016, mais dans une moindre proportion : plés de travailleurs blancs.
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Karine Pierre ///// Manifestation du 1er-Mai, Paris, 2019
2 diable
dans sa boîte
Rentrer le
L
PAR SERGE HALIMI ET PIERRE RIMBERT a peur. Pas celle de perdre un scrutin, malgré la répression, populaire malgré la
d’échouer à « réformer » ou de voir fondre médiatisation malveillante des dépréda-
ses actifs en Bourse. Plutôt celle de l’insur- tions – a donc provoqué une réaction riche de
rection, de la révolte, de la destitution. Depuis précédents. Dans les instants de cristallisation
un demi-siècle, les élites françaises n’avaient sociale, de lutte de classes sans fard, chacun
plus éprouvé pareil sentiment. Samedi doit choisir son camp. Le centre disparaît, le
1er décembre 2018, il a soudain glacé certaines marais s’assèche. Et, alors, même les plus libé-
consciences. « L’urgent, c’est que les gens ren- raux, les plus cultivés, les plus distingués
trent chez eux », s’affole la journaliste-vedette oublient les simagrées du vivre-ensemble.
de BFM TV Ruth Elkrief. Sur les écrans de sa
chaîne défilent les images de « gilets jaunes » Front commun devant la menace
bien déterminés à arracher une vie meilleure. Saisis d’effroi, ils perdent leur sang-froid, tel
Quelques jours plus tard, la journaliste Alexis de Tocqueville quand il évoque dans
d’un quotidien proche du patronat, L’Opi- ses Souvenirs les journées de juin 1848. Les
nion, révèle sur un plateau de télévision à ouvriers parisiens réduits à la misère furent
quel point la bourrasque a soufflé fort : « Tous alors massacrés par la troupe que la bour-
les grands groupes vont distribuer des primes, geoisie au pouvoir, persuadée que « le canon
parce qu’ils ont vraiment eu peur à un seul peut régler les questions [du] siècle (3) »,
moment d’avoir leurs têtes sur des piques. Ah avait dépêchée contre eux.
oui, les grandes entre- Décrivant le dirigeant socialiste Auguste
« Tous les grands groupes vont prises, quand il y avait le Blanqui, Tocqueville en oublie alors ses
distribuer des primes, parce qu’ils ont samedi terrible, là, avec bonnes manières : « L’air malade, méchant,
vraiment eu peur à un moment d’avoir toutes les dégradations, immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps
leurs têtes sur des piques » ils avaient appelé le pa- moisi (…). Il semblait avoir vécu dans un égout
tron du Medef [Mouve- et en sortir. Il me faisait l’effet d’un serpent
ment des entreprises de France], Geoffroy auquel on pince la queue. »
Roux de Bézieux, en lui disant : “Tu lâches D’ordinaire, le champ du pouvoir se
tout ! Tu lâches tout, parce que, sinon…” Ils se déploie en composantes distinctes et parfois
sentaient menacés, physiquement. » concurrentes : hauts fonctionnaires français
Assis à côté de la journaliste, le directeur ou européens, intellectuels, patrons, journa-
d’un institut de sondage évoque à son tour listes, droite conservatrice, gauche modérée.
« des grands patrons effectivement très in- C’est dans ce cadre aimable que s’opère une
quiets », une atmosphère « qui ressemble à ce alternance calibrée, avec ses rituels démo-
que j’ai lu sur 1936 ou 1968. Il y a un moment cratiques (élections puis hibernation). Le
où on se dit : “Il faut savoir lâcher des grosses 26 novembre 1900 à Lille, le dirigeant socia-
sommes, plutôt que de perdre l’essentiel” (1) ». liste français Jules Guesde disséquait ☛
Lors du Front populaire, le dirigeant de la
Confédération générale du travail (CGT)
(1) « L’info du vrai », Canal Plus, 13 décembre 2018.
Benoît Frachon rappelait en effet qu’au
(2) Cf. Louis Bodin et Jean Touchard, Front populaire, 1936,
cours des négociations de Matignon, consé- Armand Colin, Paris, 1961.
cutives à une flambée de grèves imprévues (3) Auguste Romieu, Le Spectre rouge de 1852, Ledoyen,
avec occupation d’usines, les patrons avaient Paris, 1851, cité dans Christophe Ippolito, « La fabrique du
discours politique sur 1848 dans L’Éducation sentimen-
même « cédé sur tous les points ». tale », Op. Cit., no 17, Pau, automne 2017.
C
PAR VINCENT SIZAIRE * ela devrait aller de soi au « pays des émeutes de 2005 – près de cinq mille arres-
droits de l’homme ». Pourtant, fin tations – ou encore aux grandes manifesta-
février 2019, le Conseil de l’Europe a tions du printemps 1968. Mais il apparaît en
tenu à rappeler au gouvernement français effet d’une particulière intensité. Depuis le
que « les membres des forces de l’ordre ont, en début du mouvement, plus de trois mille
tant que dépositaires de l’autorité publique, condamnations ont été prononcées, dont un
une responsabilité particulière », et que « leur millier à de la prison ferme.
tâche première consiste à protéger les citoyens Toutefois, cette fureur punitive n’est guère
et les droits de l’homme ». Il soulignait que « le surprenante, et l’« ordre républicain » que le
nombre et la gravité des blessures infligées aux pouvoir prétend rétablir relève du mythe ☛
manifestants [à l’occasion du mouvement des
(1) « Mémorandum sur le maintien de l’ordre et la liberté de
Marion Vacca ///// réunion dans le contexte du mouvement des “gilets jaunes”
Manifestation du 1er-Mai, * Maître de conférences associé à l’université Paris Nanterre, en France », commissaire aux droits de l’homme du Conseil
Paris, 2019 auteur de Sortir de l’imposture sécuritaire, La Dispute, Paris, 2016. de l’Europe, Strasbourg, 26 février 2019.
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À
lement de crime ou de délit le fait qu’on leur
presque 40 ans, Mme Sandrine P. élève trois enfants avec son mari, vendeur dans une
défère : tout ce qui n’a pas été prévu demeure
grande surface. Interpellée le 12 janvier 2019 à Lille en marge d’un cortège de « gilets
impuni !” (5). »
jaunes », elle est placée en garde à vue au commissariat de police. Motif : participation « à
Ainsi apparaît un système répressif, où la
un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée
mise en œuvre pérenne et conséquente du
par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de des-
modèle révolutionnaire se heurte à la résis-
tructions ou dégradations de biens » (article 222-14-2 du code pénal). Ce délit créé par la
tance de la tradition autoritaire – laquelle,
loi du 2 mars 2010 visait à lutter contre les « bandes violentes » des « quartiers dits sensi-
insidieuse et souterraine, se présente volon-
bles ». Il s’agissait de punir avant la commission d’une infraction, en partant du postulat
tiers comme l’expression d’un prétendu bon
implicite que des jeunes qui se réunissent dans l’espace public ne peuvent avoir d’autre
sens. Plutôt que de s’opposer de front au projet
intention que de fomenter des troubles.
pénal des Lumières, ses partisans travaillent à
Très peu utilisé pendant des années, ce texte a été redécouvert à l’initiative du garde des
son contournement, en mettant notamment
sceaux Jean-Jacques Urvoas lors des mouvements sociaux contre la loi travail, en 2016. Avec
le mouvement des « gilets jaunes », l’usage de ce délit de groupement passe à une échelle
(2) Cf. Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris, 1957.
industrielle. Fin novembre 2018, dans une circulaire spéciale « gilets jaunes », la ministre de
(3) Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela et Pierre Lenoël, Au
la justice Nicole Belloubet a invité les parquets à autoriser les policiers à contrôler et à fouiller nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal,
tout individu lors des samedis de manifestation, à Paris, dans les grandes villes et sur les axes Hachette, Paris, 1989.
qui y conduisent. Sur les 1 082 personnes interpellées dans la capitale le 8 décembre 2018, un (4) Cesare Beccaria, Des délits et des peines, Flammarion,
coll. « GF », Paris, 2006 (1re éd. : 1764).
grand nombre ont été remises en liberté sans suite judiciaire. Ces procédures abusives
(5) Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la jus-
n’avaient d’autre but que d’empêcher des « gilets jaunes » d’exercer leur droit de manifester. tice criminelle, Presses universitaires de France, coll. « Droit
Raphaël Kempf fondamental », Paris, 2000.
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Marion Vacca ///// Acte XIII, devant l‘Assemblée longévité de la IIIe République (1870-1940) droits de la défense et la modération des sanc-
nationale, 9 février 2019, Paris
permettent aussi le renforcement du libéra- tions, avec la consécration en 1975 des peines
en exergue la particulière gravité de tel ou tel lisme pénal. Certes, on relève la marque de alternatives à l’incarcération, et un vaste mou-
type de crime – comme, aujourd’hui, le terro- l’autoritarisme répressif dans la loi du vement de dépénalisation de la déviance.
risme – ou l’irréductible altérité de telle ou 27 mai 1885 instituant la peine de relégation, Une telle évolution a pu faire croire au
telle catégorie de délinquant – hier l’incorri- qui est infligée aux récidivistes et qui organise triomphe du libéralisme pénal. C’était oublier
gible, aujourd’hui le récidiviste – pour justifier leur déportation perpétuelle dans les colonies. que la tradition autoritaire n’a jamais cessé de
de déroger aux garanties. C’est pourquoi cet Mais l’évolution globale tend à l’en- travailler notre ordre juridique. On
La loi du 8 juin 1970,
ensemble baroque, qui fait coexister deux cadrement du pouvoir répressif et la retrouve en particulier dans la
logiques répressives strictement antagonistes, à la modération de la réponse qui entendait lutter proclamation, le 8 juin 1970, d’une
a pu être perçu jusqu’à nos jours comme l’hé- pénale. Ainsi en est-il des grandes contre les « casseurs », loi qui se donnait déjà pour ambi-
ritage de la modernité pénale républicaine. lois républicaines qui, en 1881 a abouti à la tion de lutter contre les « casseurs ».
et 1901, garantissent les libertés condamnation Celle-ci rend les organisateurs,
Évolutions de la réponse pénale d’expression, de réunion et d’asso- de responsables mais aussi les participants, respon-
Schématiquement, l’histoire de notre système ciation ; de la loi du 14 août 1885 sables pénalement et civilement
syndicaux
répressif peut être lue comme le fruit de cette instituant la libération condition- des violences et des dégradations
opposition, jamais dénouée, entre la tradition nelle, de celle du 26 mars 1891 introduisant la commises lors de manifestations irrégulières
libérale et républicaine et la tradition autori- possibilité d’assortir de sursis une peine de ou interdites. Elle a surtout abouti à la
taire. Cette histoire n’est bien sûr pas linéaire, prison, et de celle du 8 décembre 1897 permet- condamnation expéditive de responsables
et elle est indissociable des progrès – et des tant aux personnes interrogées par le juge syndicaux, « en permettant de sanctionner
revers – du projet démocratique. Ainsi, la d’instruction d’être assistées d’un avocat. les organisateurs de manifestations parfaite-
grande loi du 28 avril 1832, qui met définitive- En France et en Europe, la seconde moitié du ment pacifiques, voire de manifestations paci-
ment fin aux peines corporelles et qui institue XXe siècle est marquée par l’accélération de la fistes », comme l’écrit le rapporteur au Sénat
les circonstances atténuantes, est proclamée mise en application du modèle républicain, de la proposition de loi tendant à l’abrogation
sous la monarchie de Juillet. L’avènement et la qui voit progresser concomitamment les de ce délit (6). ☛
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bien d’autres expressions, se manifeste dans détournement de ces mesures est bien réel :
le développement d’une répression que l’on les perquisitions et assignations à résidence
peut qualifier de « parapénale », c’est-à-dire administratives ordonnées entre novem-
de dispositifs coercitifs visant à prévenir, bre 2015 et octobre 2017, sous couvert d’un
voire à sanctionner, des infractions, décidés état d’urgence proclamé pour lutter contre
et mis en œuvre par l’autorité administrative le terrorisme, ont été très rapidement utili-
en dehors de tout contrôle de l’autorité judi- sées à l’encontre de militants écologistes pré-
ciaire et bien au-delà de ses attributions clas- sentés comme appartenant à une « mou-
siques. Instrument privilégié de contourne- vance contestataire radicale » (13).
ment du procès pénal et de ses garanties, La proposition de loi visant à renforcer et
cette forme de répression a connu un essor garantir le maintien de l’ordre public lors des
remarquable ces dix dernières années. manifestations, et abusivement présentée
par la plupart des médias comme une loi
Le prétexte de l’état d’urgence « anticasseurs », s’inscrit dans cette logique.
D’abord appliquée aux supporteurs dont le Initialement défendu par la majorité sénato-
« comportement d’ensemble à l’occasion de riale, ce texte ouvrait la possibilité au préfet
manifestations sportives (…) constitue une d’interdire à une personne de participer à
menace pour l’ordre public », afin de leur une manifestation (14). Alors que la mise en
interdire l’accès à telle ou telle enceinte (12), œuvre de mesures de restriction de liberté
cette politique « parapénale » s’est étendue, dans un cadre pénal suppose que soit appor-
après la proclamation de l’état d’urgence, en tée la preuve d’une infraction, il était prévu
novembre 2015, aux personnes lointaine- que les interdictions de manifester puissent
ment suspectées d’être en lien avec des orga- être ordonnées sur la simple base des « agis-
nisations terroristes. Depuis la loi du sements » jugés menaçants d’une personne
30 octobre 2017, il est possible d’assigner dont le seul tort aura été de participer à une
quelqu’un à résidence ou d’ordonner la per- manifestation « ayant donné lieu » à des vio-
quisition de son domicile – de jour comme lences ou des dégradations, sans qu’elle les
de nuit – au seul motif que le ministre de l’in- ait commises elle-même.
térieur aura considéré que son comporte- Cette définition on ne peut La volonté de marginalisation
ment « constitue une menace d’une particu- plus imprécise permet de la justice se manifeste dans
lière gravité pour la sécurité et l’ordre d’étendre la mesure bien au- le développement d’une répression que
publics » en raison de sa proximité supposée delà des « casseurs ». De plus, l’on peut qualifier de « parapénale »
avec des personnes, des groupements ou quiconque ne respectait pas
simplement des « thèses » réputés inciter au l’interdiction s’exposait à une peine de six
terrorisme (articles L. 228-1 et L. 229-1 du mois de prison. La possibilité d’emprisonner
code de la sécurité intérieure). Le risque d’un quelqu’un pour sa seule participation à une
manifestation revenait ainsi par la fenêtre.
La proposition de loi prévoyait expressément
(7) Cf. Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale que l’interdiction de manifester puisse être
de l’« insécurité », La Découverte, Paris, 2008 ; et Loïc Wac-
quant, Les Prisons de la misère, Raisons d’agir, Paris, 2015. notifiée en cas de nécessité « au cours de la
(8) Denis Salas, La Volonté de punir. Essai sur le populisme manifestation ». « Il faut maintenant dire que
pénal, Fayard, Paris, 2005.
lorsqu’on va dans des manifestations vio-
(9) Réforme qui sera instituée par la loi du 14 avril 2011. lentes on est complice du pire », déclarait
(10) Lire Raphaël Kempf, « Des violences policières aux vio- M. Emmanuel Macron le 26 février 2019.
lences judiciaires », Le Monde diplomatique, février 2019.
Le 4 avril 2019, le Conseil constitutionnel
(11) Art. 431-9-1 du code pénal.
a censuré l’article 3 de la loi adoptée par le
(12) Article L. 332-16 du code du sport.
Parlement relatif aux interdictions adminis-
(13) Stéphanie Hennette Vauchez, Maria Kalogirou, Nicolas
Klausser, Cédric Roulhac, Serge Slama et Vincent Souty, tratives de manifester « faute de garanties
« L’état d’urgence au prisme du contentieux : analyse suffisantes », jugeant que l’atteinte « au droit
transversale du corpus », dans Stéphanie Hennette Vau-
chez (sous la dir. de), Ce qui reste(ra) toujours de l’urgence, d’expression collective des idées et des opi-
Institut universitaire Varenne, coll. « Colloques et essais »,
Paris, 2018. nions » n’était pas « adaptée, nécessaire et
(14) Article 2 de la proposition de loi n° 286 telle que modi-
proportionnée » (15). Il n’a en revanche rien
fiée par l’Assemblée nationale, Paris, 5 février 2019. trouvé à redire aux autres dispositions du
(15) Décision no 2019-780 DC du 4 avril 2019. texte, et notamment au nouveau délit de ☛
LIBERTÉS PUBLIQUES
SOUS LA MATRAQUE « J’ai vu l’enfer de la prison »
« dissimulation du visage »… Se confirme
ainsi l’ambivalence du contrôle – comme de
Le 1er mai 2019, Jean est arrêté à Paris alors qu’il manifeste en chasuble
celui de la Cour européenne des droits de
jaune. Mis en garde à vue, il est ensuite placé en détention provisoire.
l’homme – qu’il exerce sur le développe-
Direction : Fresnes. À sa sortie, près d’un mois plus tard, il répond aux
ment de la logique répressive autoritaire. Si
questions de la revue L’Envolée, qui offre un espace d’expression brute
cette décision constitue un indispensable
aux prisonniers et à leurs proches.
garde-fou à la propension persistante du
législateur à étendre le domaine de la
répression, elle contribue, dans le même
temps, à accompagner cette évolution, pré-
A u fur et à mesure des manifs, plus tu t’en prends dans la gueule gra-
tuitement – ou même pas gratuitement : des fois, tu as envie d’aller au
contact –, mais plus tu t’en prends plein la gueule, plus tu t’extrémises ! Tu
sentée comme devant être conciliée avec la
finis par vouloir la mort du fonctionnaire qui est en face de toi ! Quand j’ai
tradition libérale – et non comme l’expres-
vu des images de femmes qui se faisaient traîner par les cheveux, d’enfants
sion d’un conflit entre deux philosophies
qui se faisaient gazer dans un parc de ma ville (…), ça te met la haine, la
pénales inconciliables.
Cet antagonisme radical disparaît derrière
hargne, et c’est le cheminement qui s’est passé pour moi. (…)
la recherche d’un chimérique « équilibre » [En prison, les détenus] nous voyaient [nous, les « gilets jaunes »],
entre la préservation des droits des citoyens comme des révolutionnaires, des résistants… Ils ont montré beaucoup de
et les supposées « nécessités » de la répres- respect pour nous, ceux qui sont là pour d’autres raisons ! Y comprennent
sion (16). Paradoxalement, en conditionnant pas que, nous, on fasse pas de l’argent ! Pour eux, si tu vas en prison, c’est
l’extension continue des attributions des
parce que t’as fait de l’argent. Faut que ça vaille le coup, financièrement.
autorités répressives depuis vingt ans au
respect de certaines garanties, les juridic- Certains matons te disaient : « Moi je suis “gilet jaune”, je vous soutiens
tions en charge de la protection de nos droits à 100 % », et arrivaient à te passer des cigarettes en cellule d’attente, ou
et libertés contribuent à les valider dans leur à être plus sympa avec toi. Mais c’est une minorité. Et puis c’est comme
principe (17). des policiers qui se disent « gilets jaunes », ça les empêchera pas de te met-
tre des coups de matraque tous les samedis. Le devoir avant tout, c’est les
Renouer avec l’esprit de 1789 ordres… Au bout d’un moment, les gars, faut avoir une conscience. Moi, je
Arrêter cette fuite en avant suppose alors,
travaille en maison de retraite ; les ordres, c’est de rationner la bouffe, la
loin de l’attachement dogmatique à la tra-
viande, mais je suis humain, j’en mets toujours un peu plus : je me mets à
dition autoritaire, de renouer pleinement
leur place… Après, c’est pas le même boulot. Les matons, quand ils signent,
avec le libéralisme pénal des premiers
républicains. De longue date, la sociologie c’est pas une vocation sociale, c’est pas pour aider les détenus, mais pour
criminelle nous enseigne que la violence du mater les détenus.
système répressif n’a aucune prise sur la Au final, le procureur a réclamé neuf mois de prison ferme, et le juge m’a
violence des rapports sociaux, quand elle donné neuf mois de prison avec sursis. Mon avocat était complètement per-
ne contribue pas tout simplement à l’exa- ché. Il a plaidé dix-huit minutes sur vingt à propos de Trump, du capita-
cerber. Renouer avec le projet de 1789 sup-
lisme… Moi, j’étais complètement dépité. Il m’a même appelé le lendemain
pose de reprendre la marche du progrès
pour me dire qu’il était désolé, qu’il était dépressif en ce moment, qu’il avait
démocratique, tant en matière civile et
perdu sa grand-mère… Non, je te jure ! Mais j’ai jamais aucun regret, et je
politique qu’en matière économique et
sociale. C’est un peu, en somme, l’un des prends la prison comme une expérience sociale et une élévation intellec-
messages que nous délivrent aujourd’hui tuelle : ça m’a permis de voir de voir des choses que j’aurais peut-être pas
les sans-culottes en gilet jaune qui envahis- connues dans ma petite vie de bon travailleur. (…) J’ai vu l’enfer de la prison.
sent nos ronds-points. C’est pas les détenus : c’est la surpopulation, l’hygiène… L’enfermement, à
Vincent Sizaire côté de ça, c’est rien, tu le vis bien, mais tous ces traitements un peu inhu-
mains… même si on n’est pas torturés, on est quand même traités comme
(16) Cf. « Une question d’équilibre ? À propos de la décision des chiens. Je l’ai vu et je dis « respect, force et honneur » à tous les détenus
du Conseil constitutionnel no 2017-695 QPC du
29 mars 2018 », La Revue des droits de l’homme, de France qui subissent ça.
23 mai 2018.
L’Envolée, juillet 2019.
(17) Lire Anne-Cécile Robert, « Vous avez dit “sages” ? »,
Le Monde diplomatique, avril 2013.
L
PAR OLIVIER FILLIEULE * es observateurs du mouvement des Ce sont des femmes « gilets jaunes » qui ont
« gilets jaunes » soulignent assez unani- pris en charge la tenue de cahiers de
mement que les femmes y furent et y doléances à Toulon, après que la mairie eut
sont encore très présentes. « Il y avait presque déclaré ne pas vouloir s’en charger ; ce sont
autant de femmes que d’hommes, alors encore elles qui ont monté et largement
même que, d’habitude, dans les activités animé les ateliers constitutionnels à Hyères
publiques, ce sont les hommes qui sont placés ou à Toulon. À l’origine de l’initiative de ☛
Aurore Valade ///// sur le devant de la scène, particulièrement en
« Les femmes de chambre du
Château de Montvillargenne », (1) « Qui sont et que veulent les “gilets jaunes” ? Entretien
un hôtel à Chantilly, 2014. * Professeur de sociologie politique à l’université de Lausanne. avec Benoît Coquard », Contretemps.eu, 23 novembre 2018.
corps nous appartient » des féministes lut- l’imagination a des limites – d’offrir à ses deux Aurore Valade /////
« La lutte, c’est
tant pour le droit à l’avortement). enfants de 6 et 11 ans « un vrai repas tous les
la sollicitude » : Inma et
L’expérience directe et quotidienne de la soirs et pas toujours des raviolis en boîte ». La Concepción. De la série
précarité a été un puissant combustible. « Cha- détermination froide qu’elle met à assurer la « Digo yo », pour le
programme Mirador Usera
cun a son histoire, toujours très compliquée », survie des siens tutoie un profond désespoir. du centre Intermediæ à
écrit Florence Aubenas au terme d’une Il ne s’agit plus de « se sacrifier pour ses Madrid, 2019
enquête par immersion dans les premières enfants », comme longtemps ce fut le cas
semaines du mouvement, mais elles dans les classes populaires. Aucun
Aucun espoir
sont toutes fondamentalement simi- espoir de mobilité sociale ne
laires, un enchevêtrement de pro- de mobilité sociale console des privations, vécues
blèmes d’administration, de santé et ne console désormais comme vaines puisque
de conditions de travail. En soi, des privations, sans fin. Les jeunes mères interro-
chaque élément semble logique, vécues désormais gées égrènent les humiliations
voire acceptable, mais, mis bout à comme vaines subies à l’école, les rappels à l’ordre
bout, ils finissent par créer une et la relégation dont leurs enfants
puisque sans fin
machine à écraser infernale (7). » pâtissent dès le primaire. Parmi
Sur les ronds-points, nous avons retrouvé cette celles dont les enfants sont en situation de
dimension épiphanique d’une parole qui se trouver un emploi, sans qualifications ou très
libère. Surgit dans l’espace public ce qui restait peu qualifiés, beaucoup se scandalisent qu’ils
dans la sphère privée parce que vécu comme soient condamnés au statut de travailleur
honteux : remplir le Caddie, acheter des vête- pauvre et précaire – s’ils parviennent à sortir
ments aux enfants qui grandissent trop vite, du chômage. Au regard de ce désespoir, on
prévoir des semaines à l’avance une sortie au comprend mieux pourquoi les femmes, nous
cinéma. Une jeune mère raconte comment elle semble-t-il, plus que les hommes, ont une
se débat seule pour tenter – sans succès car conscience tragique de leur situation, qui ☛
Marches de femmes
«L a tendresse mélancolique, ça me va bien (1) », résume Aude
Picault, auteure de bandes dessinées, 40 ans cette année.
Tendresse peut-être, finesse, délicatesse et justesse, du ton et du
À mesure que la répression se durcit, les
trait, sûrement, sous les auspices de Quino, Toriyama, Brétecher ou
femmes désertent les manifestations. La peur
Tove Jansson.
du Flash-Ball ne fait qu’accélérer la mise en
retrait du mouvement des personnes en Diplômée de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de
emploi ou de celles ayant des proches à Paris en 2005, Aude Picault passe ensuite par une case devenue
charge. Certaines « gilets jaunes » cependant, classique pour les dessinateurs de sa génération : un blog BD,
moins nombreuses, se radicalisent et intensi- Chicou-chicou, réalisé pendant deux ans avec quatre camarades.
fient leur participation. Plus encore, et à Très vite, elle publie : Moi je (Warum, 2005), Papa (L’Association,
compter du 6 janvier 2019, le désir de retour- 2006), Les Mélomaniaks (Glénat, 2008) des histoires essentielle-
ner l’image d’un mouvement de casseurs ment autobiographiques et des collaborations tous azimuts dans
véhiculée par les médias débouche sur la la presse, dans l’édition adulte et jeunesse. Burn-out. « Je voulais
tenue de manifestations non mixtes. Ces écrire mes propres histoires, mais je ne parvenais pas à me poser
marches se déroulent généralement le intérieurement pour trouver mon rythme d’écriture. » Elle part alors
dimanche, comme à Toulon à partir du en mer (Transat, Delcourt, 2009, en témoigne), quitte l’onéreux ate-
3 février 2019. Tout en dénonçant les vio- lier qu’elle fréquentait jusque-là, calme le jeu. Et s’échappe bientôt
lences policières, les slogans conjuguent l’in- du territoire contraint de l’autofiction pour des histoires plus libres.
justice sociale au féminin : inégalités de rému- On retiendra, parmi les plus récentes, Idéal standard (Dargaud, 2017),
nération, calcul des droits à la retraite (qui chronique du couple et de ses misères, et Déesse (Les Requins mar-
pénalise celles qui ont interrompu leur car- teaux, 2019), genèse érotique autour de Lilith la rebelle. Des œuvres
rière pour élever les enfants), absence de prise dans lesquelles la politique affleure davantage, « comme une évolution
en charge des violences faites aux femmes par logique, liée à l’âge adulte ».
l’État au-delà des effets d’annonce. Guillaume Barou
En septembre 2019, le gouvernement pro-
(1) Jean-Laurent Truc, « Interview : Aude Picault, L’Air de rien, a la tendresse
met la mise en place d’un dispositif proté- mélancolique », Ligneclaire.info, 17 novembre 2017.
geant les parents isolés du risque d’impayé
des pensions alimentaires : près d’un an après
le début du mouvement, le gouvernement
semble prendre conscience que la moitié des
« gilets jaunes » étaient des femmes, et que, s’il
désirait ne pas les revoir dans la rue, il
➤
conviendrait d’accéder à leurs revendications.
Pas sûr qu’après avoir participé à un tel mou-
vement, ces dernières n’y aient pas pris goût.
Olivier Fillieule
HANS LUCAS.COM
Marion Vacca ///// Acte XII, 2 février 2019, Bordeaux
C
PAR ANNA FEIGENBAUM * ontrairement à d’autres marchés, l’in- de santé publique ? Nul ne le sait, car per-
dustrie du maintien de l’ordre ne craint sonne ne s’en soucie. Dans aucun pays il
ni les troubles sociaux ni les crises poli- n’existe d’obligation légale de recenser le
tiques – bien au contraire. Les révoltes du nombre de ses victimes. Aucune obligation
« printemps arabe » en 2011 et les manifesta- non plus de fournir des données sur ses
tions qui ont ébranlé le monde ces dernières livraisons, ses usages, les profits qu’il génère
années ont fait exploser les ventes de gaz ou sa toxicité pour l’environnement. Quand
lacrymogène et d’équipements antiémeute. des gens en meurent – l’organisation Physi-
Carnet de commandes en main, les commer- cians for Human Rights a par exemple
ciaux sillonnent la planète. Le gaz lacrymo- comptabilisé trente-quatre morts liées à
l’usage de gaz lacrymogène lors des mani-
festations à Bahreïn en 2011-2012 (1) –, les
* Chercheuse à l’université de Bournemouth (Royaume-Uni).
pouvoirs publics rétorquent qu’il s’agit sim-
Auteure de Tear Gas. From the Battlefields of World War I to the
Streets of Today, Verso, Londres, 2017. plement d’accidents.
En réalité, le gaz lacrymogène n’est pas un tigations sur les gaz toxiques, leur fabrication
gaz. Les composants chimiques qui produi- et leurs antidotes à des fins de guerre (3) »,
sent l’épanchement lacrymal – du latin mais aussi un service de la guerre chimique
lacrima, « larme » – portent les jolis noms de (Chemical Warfare Service, CWS), généreu-
CS (2-chlorobenzylidène malonitrile), de CN sement doté en moyens et en effectifs. En
(chloroacétophénone) et de CR (dibenzoxa- juillet 1918, le sujet monopolise l’attention de
zépine). Ce sont des agents irritants, que l’on près de deux mille scientifiques.
peut conditionner aussi bien sous forme de Après le conflit, les militaires se montrent
vapeur que de gel ou de liquide. Leur com- divisés. Ceux qui ont vu de leurs yeux les
binaison est conçue pour affecter simulta- ravages causés par l’arme chimique dénon-
nément les cinq sens et infliger un trauma cent son caractère inhumain, aggravé par la
physique et psychologique. Les dégâts que le peur et l’anxiété qu’elle propage. Les autres
gaz lacrymogène occasionne sont nom- lui trouvent une certaine magnanimité, au
breux : larmes, brûlures de la peau, troubles motif qu’elle ferait moins de morts qu’un feu
de la vue, mucosités nasales, irritations des roulant d’artillerie.
narines et de la bouche, difficultés à déglutir, Pour l’historien Jean Pascal Zanders, les
sécrétion de salive, compression des pou- controverses qui ont suivi la première guerre
mons, toux, sensation d’asphyxie, nausées, mondiale nous ont légué un double héri-
vomissements. Les « lacrymos » ont aussi été tage (4). D’une part, elles
mis en cause dans des problèmes muscu- ont consacré la distinc-
Capitalisant sur l’essor des armes
laires et respiratoires à long terme (2). tion entre les « gaz toxi- chimiques durant la Grande Guerre,
ques » – dont on débattit le promoteur du « lacrymo » convertit
Un double héritage autrefois à La Haye – et ce venin en instrument politique
Le recours à l’arme chimique remonte au les nouvelles armes chi-
moins à l’Antiquité. Pendant la guerre du miques inventées entre 1914 et 1918. Ce dis-
Péloponnèse, les belligérants utilisaient des tinguo réapparaîtra à maintes occasions
gaz sulfureux contre les cités assiégées. dans les conventions internationales, légiti-
Mais c’est au milieu du XIXe siècle que les mant que l’on interdise certaines armes pour
progrès de la science ont lancé les débats en approuver d’autres, présentées comme
éthiques sur son usage. Les premières ten- non létales. C’est en vertu de ce raisonne-
tatives de restreindre l’utilisation d’armes ment que le gaz lacrymogène a emprunté
chimiques et biologiques remontent aux une voie légale plus favorable que d’autres
conférences de La Haye de 1899 et 1907, agents toxiques. La page de la guerre étant
mais leur formulation ambiguë réduisit ces tournée, maintenir la paix à l’intérieur de
accords à peu de chose. La première guerre leurs frontières – et à l’extérieur, dans leurs
mondiale allait servir ensuite de laboratoire dépendances coloniales – devient une prio-
à ciel ouvert pour l’élaboration d’une nou- rité pour les Américains et les Européens.
velle gamme de poisons. D’où leur intérêt croissant pour les gaz lacry-
Il est généralement admis que les troupes mogènes, dont le CWS et son directeur, le
françaises ont inauguré le règne du lacrymo- général multimédaillé Amos Fries, seront les
gène lors de la bataille des frontières ardents pionniers.
d’août 1914, en tirant dans les tranchées Les années 1920 annoncent l’âge d’or du
adverses des grenades remplies de bromacé- « lacrymo ». Capitalisant sur l’essor des
tate d’éthyle – une substance irritante et neu- armes chimiques durant la guerre, Amos
tralisante, mais non létale à l’air libre. Les Alle- Fries convertit ce venin en outil politique ☛
mands répliquèrent en avril 1915 par un
produit infiniment plus mortel, le gaz mou-
(1) « Tear gas or lethal gas ? Bahrain’s death toll mounts to
tarde, ou ypérite – le premier cas dans l’histoire 34 », Physicians for Human Rights, New York, 16 mars 2012.
d’usage massif d’une arme chimique au chlore. (2) « Facts about riot control agents », Centers for Disease
Control and Prevention, Atlanta, 21 mars 2013.
D’abord distancés dans cette course à l’in-
(3) Cité dans Gerard J. Fitzgerald, « Chemical warfare and
novation, les Américains n’allaient pas tarder medical response during World War I », American Journal
à rattraper leur retard. Le jour même de leur of Public Health, no 98, Washington, DC, avril 2008.
entrée en guerre, les États-Unis créent un (4) Jean Pascal Zanders, « The road to Geneva », dans Inno-
cence Slaughtered. Gas and the Transformation of Warfare
comité de recherche « pour mener des inves- and Society, Uniform Press, Londres, 2016.
« Ration Hoover »
Chez les vétérans expulsés, le gaz lacrymo-
gène est rebaptisé « ration Hoover », en réfé-
rence au président Herbert Hoover (1929-
1933), qui leur a envoyé la troupe ; par
allusion aussi aux inégalités sociales qui se
creusent dans le pays. Pour les chefs de la
police, les industriels et leurs représentants,
HANS LUCAS.COM
D
« principalement à l’occasion ou en prévision ans la révolte, les femmes fonctionnent différemment des hommes, ces derniers le
de mouvements de grève », se montent à savent, y consentent et pourtant les jugent. D’emblée, ce sont elles qui prennent le
1,25 million de dollars (21 millions de dollars devant de la scène, exhortent les hommes à les suivre, en occupant les premiers rangs de
en valeur actuelle, ou 17 millions d’euros). l’émeute. De ce momentané « monde à l’envers » les hommes ne sont pas surpris ; bous-
culés par les cris et les incitations, ils gonflent la foule de leur présence.
Un poison très prospère Ils savent bien à quel point les femmes mises en avant impressionnent les autorités, ils
Autre débouché prometteur pour cette savent encore qu’elles craignent peu, puisque moins punissables, et que ce désordre des
industrie : les colonies. En novembre 1933, choses peut être le gage d’un succès ultérieur de leur mouvement. (…)
sir Arthur Wauchope, le haut-commissaire Les encouragements féminins sont une prise de possession des enjeux de la cité pour
britannique en Palestine, réclame sa part du lesquels se bat la communauté : ils expliquent en quelques mots l’injustice, ciblent les
produit miracle. Dans un courrier au bureau adversaires, expriment les humiliations ressenties. (…) Parties à mains nues dans le com-
des colonies, il plaide : « Je considère que le gaz bat, elles ne sont guère en peine pour jeter des pierres ou les amasser pour les passer aux
lacrymogène serait un agent hautement utile hommes. Elles sonnent le tocsin et sabotent les charrois lourds de blé ; parfois elles cachent
entre les mains des forces de police en Pales- sous leurs jupes couteaux ou bâtons qu’elles réenfouissent vite au premier regard des
tine pour disperser les rassemblement illé- autorités. D’elles, on parle comme d’un essaim d’abeilles, un tourbillon d’insectes, images
gaux et les foules émeutières, particulièrement récurrentes qui soulignent bien sûr une spécificité de groupe et une caractéristique
sexuelle. L’acharnement, la fébrilité collective, les actions répétées, voire ressassées, des-
dans les rues tortueuses et étroites des vieux
sinent une communauté féminine solidaire et agitée à laquelle il est difficile de résister.
quartiers de la ville, où l’usage d’armes à feu
De l’abeille, on retient le sérieux ; de l’essaim le bourdonnement infernal : voici à nouveau
peut provoquer des ricochets conduisant à des
la femme sage doublée de sa compagne, la diablesse insensée.
pertes disproportionnées en vies humaines. » Arlette Farge
Une demande similaire émane en 1935 de « Évidentes émeutières », dans Natalie Zemon Davis et Arlette Farge (sous la dir. de),
la Sierra Leone, où les administrateurs colo- Histoire des femmes en Occident XVIe-XVIIIe siècles, vol. III, Plon, Paris, 1991.
O
PAR FRÉDÉRIC LORDON * n peine à le croire, et pourtant il le reurs, l’IGPN [Inspection générale de la police
faut. Dans la France de Macron, il est nationale] « il n’y a pas de violences poli-
désormais possible d’aller à une fête et cières », et donc, également, la médecine
de n’en pas revenir. Dans la France de légale « 400 mètres c’est tout de même un
Macron, la police a tout pouvoir. Éborgner du effort », et puis, dans son genre, la chefferie
manifestant, on savait ; jeter à la noyade du « de l’AP-HP [Assistance publique - Hôpitaux
teufeur », on découvre. En réalité, avec ce de Paris] qui, comme à la belle époque, fiche
pouvoir, on n’arrête pas de découvrir. De les amochés de la police, en jurant n’avoir
découvrir vraiment, ou de voir révélé ? – des rien fait de tel, la preuve c’est qu’elle promet
essences : ici, le macronisme comme essence de ne pas livrer les fichiers à la police.
du pouvoir néolibéral, c’est-à-dire de l’État du
capital quand le capital pousse tous les feux. Quand la presse en parle
Comme souvent, l’essence est indiquée par le En bout de chaîne les médias. Cas plus retors,
premier mouvement, le plus chargé de vérité, qui ne ressortit pas toujours au mensonge à
ici celui du préfet : l’intervention de Nantes proprement parler. S’exonérer du mensonge
s’est déroulée « de manière proportionnée ». d’institution (du mensonge du bloc des insti-
Nous voilà donc informés des proportions en tutions hégémoniques) ne demande que de
vigueur sous le macronisme : une fête, un ne pas parler. Rien dit, pas menti.
mort. La proportion, le On ne peut pas dire qu’on se soit bousculé
Les institutions ne vivent plus pour tarif – de même que : un pour parler de Steve. Plus exactement, et c’est
ceux qu’elles sont censées servir : elles acte de « gilets jaunes », presque pire, « on en a parlé » – se récrieront
vivent pour elles-mêmes, et ne font tant d’éborgnés. les médias. Qui ont depuis longtemps appris
plus cas que d’elles-mêmes On le sait en toute à cultiver cet art paradoxal de parler en ne
généralité : l’essence des parlant pas : on « en parle », c’est-à-dire on
institutions commande le mensonge. Car les rapporte, factuellement, alors on peut se dire
institutions ne vivent plus pour ceux qu’elles à jour de tous ses devoirs « d’informer », mais
sont censées servir : elles vivent pour elles- dans un articulet, voire une simple dépêche
mêmes, et ne font plus cas que d’elles- bâtonnée, enfouie dans les profondeurs du
mêmes. Si la persévérance requiert de men- journal ou du site Web, et on n’y revient pas.
tir, on mentira. Et, comme les institutions De sorte qu’on en a parlé sans en parler – du
sont des lieux de pouvoir, ça requiert beau- grand art. On écrira désormais : on en a
coup. Alors on ment beaucoup. « parlé ». Quand la presse veut parler de
Vienne le corps de Steve à être retrouvé, on quelque chose, nul n’en ignore. La canicule,
peut déjà redouter ce qui suivra de l’exper- les pitreries one-man-show - grand-débat de
tise médico-légale – qu’il était alcoolisé ou M. Emmanuel Macron : on en a parlé.
sous substance, et que telle est la raison (1). Il arrive aussi qu’inexplicablement, après
Comme telle avait été la raison d’Adama une longue catatonie, la chape se soulève.
Traoré, dont on ne souvient plus bien d’ail- Après deux mois de déni des violences poli-
leurs si elle était celle de l’infection généra- cières contre les « gilets jaunes » (2), la presse,
soudain, s’était décidée à en parler, mais sans
guillemets. Réveil étrange au demeurant,
* Philosophe, auteur de Vivre sans ? Institutions, police, travail, surtout focalisé sur les LBD [lanceurs de
argent… Conversation avec Félix Boggio Éwanjé-Épée, La
Fabrique, Paris, 2019. balles de défense] – aller au plus spectacu-
laire – pour laisser dans l’ombre la cohorte confiné aux quartiers des banlieues : rien. Odhràn Dunne ///// Acte V, 15 décembre 2018,
Paris. De la série « Pendant ce temps
des « petites violences », celle, misérable, qui Énorme progrès avec les « gilets jaunes », s’il
les gilets jaunes passaient »
dit pourtant l’arbitraire de l’État dans l’État, est cher payé (atrocement pour certains) : des
et indique une tendance installée, un nou- couches bien plus larges de la population – y tale-policière française et de celle de Recep
veau régime. Et puis rendormissement. Ici compris des journalistes ! – savent désormais Tayyip Erdoğan. C’est qu’à l’aveugle (sans la
pareil : après trois semaines de silence, Le ce qu’il y a lieu de penser de la police : une reconnaissance des lieux, des tenues, etc., qui
Monde fait un article sur Steve (3), mais un milice fascistoïde. identifient), on peine déjà à dire quelles
vrai article qui, étonnamment, dit On se souvient de ce tour de l’in- images viennent d’où. Pourtant, d’ici que
Violences policières,
quelque chose. Libération ne veut conscient qui avait conduit Macron l’éditocratie française en vienne à lâcher sa
pas être en reste : une « couv » dès abus, arbitraire : ce à cet aveu échappé, ensuite trans- scie du « libéralisme » de Macron et de l’« illi-
le lendemain. La pompe mimé- que vivent les autres formé en élément de langage et béralisme » de Salvini-Orbán-Erdoğan, son
tique est amorcée : d’autres de- retrouvé en bouillie dans la bouche
classes, tant que théâtre de Guignol préféré (6), son objet ☛
vraient suivre. Et, le cycle énervé du macroniste Benjamin Griveaux,
vous ne l’avez pas
de l’imitation concurrentielle par- aveu que le mouvement des « gilets
couru, le sentiment du devoir expérimenté vous- jaunes » faisait un tort considéra-
(1) NDLR. Le corps de Steve Caniço a été repêché dans la
Loire le 29 juillet 2019, après la rédaction de cet article. En
raison de son état de décomposition avancée, les médecins
accompli, on passera sans doute à même, rien ne rentre ble à « l’image de la France à légistes n’auront pas la possibilité de rechercher des traces
autre chose. On se retiendra donc l’étranger » (4). L’« étranger » n’en de psychotropes.
de pavoiser prématurément, car parler vrai- disconvient pas d’ailleurs, il le dit même de (2) Lire Raphaël Kempf, « Des violences policières aux vio-
lences judiciaires », Le Monde diplomatique, février 2019.
ment, parler pour amener un gouvernement manière de plus en plus nette. Die Welt, qui (3) Abel Mestre , Yan Gauchard , Sylvia Zappi et Julie Car-
policier à s’expliquer, requiert plus que de n’est pas exactement une feuille de squatteurs riat, « “Où est Steve ?” : le grand silence politique autour du
disparu de Nantes », Le Monde, Paris, 12 juillet 2019.
parler : de faire campagne. berlinois, titre sur la police française (5) : « La
(4) CNews, 20 mars 2019.
Ce que vivent les autres classes, tant que plus brutale d’Europe ». Le moment ne (5) Martina Meister « „Brutalste in ganz Europa” - Die Gründe
vous ne l’avez pas expérimenté vous-même, devrait pas tarder où l’on lira – mais dans la für Frankreichs Polizeigewalt », Die Welt, Berlin, 9 juillet 2019.
rien ne rentre. Les violences policières, l’abus presse étrangère seulement – des mises en (6) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Libéraux contre
populistes, un clivage trompeur », Le Monde diplomatique,
et l’arbitraire extrêmes, tant que c’était comparaison de la pratique gouvernemen- septembre 2018.
POLICE, ALERTE
À LA RADICALISATION Les mutilés contre -attaquent
transitionnel, sa certitude du bon dodo, il va
en falloir, de l’œil crevé et de la main arrachée. La répression policière a laissé derrière elle un nombre inédit de blessés,
Pendant ce temps, le niveau des eaux amputés et traumatisés parmi les « gilets jaunes ». Au début de l’année 2019,
boueuses du macronisme n’en finit pas de un collectif s’est créé pour réclamer justice et vérité.
I
monter. Une mer de boue en fait, car le délire ls sont cinq cents à Bordeaux, ce 22 septembre 2019, à manifester dans la
policier ne trouve ses autorisations que dans gravité, à l’appel du collectif Les mutilés pour l’exemple. Parmi eux,
un climat d’ensemble – le macronisme, pré- M. Antoine Boudinet, 27 ans, étudiant. Il a un moignon à la place de la main
cisément. « Macronisme » est la dénomina- droite. « Jamais je n’aurais pensé pouvoir être blessé si gravement, on a été
tion française de ce que Tariq Ali, puis Alain “shootés” comme des lapins », dénonce le jeune homme, reconnu aujourd’hui
Deneault, ont appelé « l’extrême centre ». Il y handicapé à 80 %. D’autres ont perdu un œil, des cicatrices à montrer, des
a quelque chose de très profond dans cette greffes de peau à raconter, des opérations chirurgicales à n’en plus finir. Ils
appellation, et pas seulement un effet d’oxy- sont secrétaire médicale, chauffeur routier, horticulteur, ouvrier, intermittent
more, quelque chose de très profond qui dit du spectacle. Le bilan officiel, certainement sous-évalué, fait état de
le lieu véritable de la radicalisation dans les 2 448 blessés parmi les manifestants.
sociétés néolibérales. Ça n’est nullement un
La première arme en cause dans ces blessures est la grenade GLI-F4. Dite
hasard que ce soit depuis le cœur de ces
« assourdissante », c’est une jumelle de l’OF-F1, interdite depuis, qui a tué le
sociétés, le cœur des dominants, que soit dif-
militant écologiste Rémi Fraisse à Sivens en 2014. Elle contient 26 grammes
fusée cette catégorie de « radicalisation »,
de trinitrotoluène (TNT). Une enquête interne au sein de la gendarmerie avait
comme de juste sur le mode projectif-
alerté sur sa dangerosité à la suite d’une première main arrachée, à Notre-
inversé : pour en réserver l’application à tout
Dame-des-Landes en 2018. Mais le ministère de l’intérieur a ordonné de les
ce qui n’est pas eux – quand les véritables
lancer jusqu’à épuisement des stocks. La GLI-F4 a arraché la main à cinq
radicalisés, ce sont eux.
hommes, dont quatre exerçant des métiers manuels : ouvrier, chaudronnier,
lamaneur et plombier. La France est le seul pays d’Europe à user de ces gre-
Centrisme autoritaire
nades dans des opérations de maintien de l’ordre. « On ne jette pas d’explosifs
On aurait tort de croire le phénomène stric-
sur les gens. Ce truc transforme les mains en charpie », résume M. Boudinet.
tement français : il a la même généralité que
le néolibéralisme international. En mai 2018, L’autre arme en cause est le Flash-Ball, ou LBD 40, une balle de caoutchouc
une tribune publiée par un chercheur en dans son support de plastique dur lancée à 300 kilomètres/heure. Plus de
sciences politiques dans un New York Times 24 personnes ont été éborgnées, et 314 touchées à la tête par un « tir visé »
sans doute passablement déboussolé avait
– bien que ce type de pointage soit officiellement interdit. Mme Lola Villabriga,
fait découvrir que, dans un assez large spec-
20 ans, filmait la manifestation quand le LBD a déchiré sa joue droite et pro-
tre de pays, les électeurs du centre étaient les
voqué une triple fracture de la mâchoire. Touché à l’œil droit, Jean-Marc (1) a
plus sceptiques en les valeurs de la démo-
subi quatre opérations, et vit désormais avec seize plaques de métal insérées
cratie, et les plus enclins, s’il le fallait, à en
dans son visage. « Ma vie s’est arrêtée le 8 décembre, je ne peux plus créer de
congédier les institutions caractéristiques,
fleurs car je n’ai plus la 3D », raconte cet homme, qui a dû fermer son entreprise
d’horticulture à Oléron. Franck C. travaillait dans la logistique : « Je devais lire
notamment les élections et la presse libres,
des codes très petits sur des pièces. C’est impossible maintenant. » Il confie
et à soutenir des régimes autoritaires, et ceci
souffrir, comme tant d’autres, de dépression, et être sujet aux insomnies et
dans des proportions plus importantes que
aux cauchemars. Le collectif soutient les blessés dans les démarches admi-
même l’extrême droite et l’extrême
nistratives et les procès. « On ira jusqu’à la Cour européenne des droits de
gauche ! (7) Le macronisme est la parfaite
l’homme, ajoute un autre membre du collectif. Même si ça prend dix ans, on
émanation de cette inclination violemment
aura gain de cause. » Ils veulent être reconnus comme victimes d’une action
antidémocratique des « démocrates », ce «
policière disproportionnée, et obtenir des dommages et intérêts.
centre » que la presse célèbre depuis des
décennies, dont elle a épousé toutes les posi- Le collectif réclame l’interdiction immédiate de la GLI-F4 et du Flash-Ball.
tions, et dont on se demande jusqu’où il fau- Le préfet de Gironde, M. Didier Lallement, qui a dirigé la répression à Bordeaux
dra aller pour obtenir d’elle le premier au cours de l’hiver 2018, a quant à lui été promu préfet de police de Paris au
décollement. printemps dernier.
Frédéric Lordon Sophie Divry
(1) Les personnes désignées par leur prénom n’ont pas souhaité communiquer leur nom de famille.
(7) David Adler, « Centrists are the most hostile to demo-
cracy, not extremists », The New York Times, 23 mai 2018.
DANS LES ARCHIVES //// DÉCEMBRE 2005 //// PAR LAURENT BONELLI *
D
es milliers de voitures brûlées, des équipements miques (Insee) indiquent des taux de chômage considéra-
collectifs (écoles, crèches, gymnases) détruits, bles pour les 15-24 ans : 41,1 % dans le quartier de la
l’instauration de l’état d’urgence, près de Grande-Borne, à Grigny (contre 27,1 % pour la commune) ;
4 700 personnes interpellées, plus de 400 condamnées à 54,4 % à la Reynerie et Bellefontaine, à Toulouse (28,6 %) ;
de la prison ferme : le bilan des troubles qui ont secoué 31,7 % à l’Ousse-de-Bois, à Pau (17 %) ; 37,1 % dans le grand
la France de la fin octobre à la mi-novembre 2005 est ensemble de Clichy-sous-Bois - Montfermeil (31,1 %) ; 42,1 %
lourd en termes matériels, humains et psychologiques. pour Bellevue, à Nantes - Saint-Herblain (28,6 %)…
Mais que s’est-il passé ? Cette déstabilisation salariale n’a pas eu que des effets
De nombreux commentateurs français comme étran- économiques : elle a également bouleversé les repères
gers s’accordent alors pour déceler dans cette crise les pro- des jeunesses populaires. En effet, elle réintroduit une
dromes de l’effondrement de notre société sous les coups indétermination quant à l’avenir, qui, en interdisant aux
de ceux qu’ils présentent alternativement individus de faire des projets à long terme
comme des « hordes de loups », les « enne- L’indétermination (immobiliers, matrimoniaux, de loisir), les
mis de notre monde » ou comme l’avant- quant à l’avenir enferme dans le présent et dans une
garde éclairée d’un sous-prolétariat « post- enferme les individus débrouille quotidienne perméable aux
colonial ». Ils insistent tour à tour sur la fin petites déviances.
dans le présent
du « modèle français », le « développement Dans le même temps, la massification
et dans la débrouille
d’une société parallèle placée en dehors des de l’enseignement a prolongé dans le sys-
lois de la République » ou la « crise de la civi- quotidienne, tème scolaire des adolescents qui en
lité urbaine ». Avant d’énoncer ces grandes perméable aux petites auraient été exclus, les amenant pour un
généralités conformes à leurs intérêts poli- déviances temps à nourrir des espoirs d’ascension
tiques et sociaux, ces observateurs auraient sociale qui les éloignent encore du monde
été inspirés de s’en tenir plus modestement aux préceptes ouvrier de leurs parents (1). Espoirs rapidement déçus
de base d’analyse de l’action collective. Pour comprendre d’ailleurs, puisque l’école ne transforme pas les hiérar-
ces désordres, il convient en effet de revenir sur leurs chies sociales. Ce désenchantement a eu pour consé-
conditions sociales, les raisons de leur déclenchement et quences la banalisation des chahuts, des provocations, et
leur caractère contingent (les mêmes causes ne produisent surtout le retrait du système scolaire : le pourcentage de
pas toujours les mêmes effets). personnes sans qualification atteint 30 % à 40 % dans les
(1) Lire Stéphane Beaud et
Michel Pialoux, « La quartiers déjà cités, contre 17,7 % en moyenne nationale.
troisième génération Cette crise des milieux populaires est donc profondé-
ouvrière », Le Monde * Maître de conférences en science politique à l’université
diplomatique, juin 2002. Paris Nanterre. ment sociale. Elle s’est traduite à la fois par le déclin ☛
Rentrer le diable dans sa boîte //// MANIÈRE DE VOIR //// 59
MDV168Chapitre2_Mise en page 1 06/11/2019 11:07 Page 60
Retour sur la révolte des banlieues insistant sur la « reconquête des quartiers », réduit la
plupart de leurs interventions quotidiennes à une
de leurs formes collectives d’organisation (syndicats, par- répression sans délit, à des contrôles sans infraction,
tis politiques) et par une exacerbation des concurrences générant des tensions. Aux attroupements de jeunes et
en leur sein (entre « Français » et « étrangers », mais aussi aux caillassages répondent, du côté policier, d’inutiles
entre « ouvriers à statut » et « intérimaires à vie »). Elle vérifications d’identité à répétition, des humiliations,
génère un malaise profond et un repli sur l’espace parfois des coups et de fréquentes mises en cause pour
domestique, lequel, à partir du début des années 1990, « outrages » et « rébellion ».
sera interprété par les hommes poli-
Au nom de l’objectif politique tiques comme une « demande de Le « moment Clichy-sous-Bois »
de la « reconquête des quartiers », sécurité » de cette partie de leurs Les priorités données à l’intervention sur l’investigation
la plupart des interventions électeurs. se reflètent fidèlement dans les statistiques policières.
policières se réduisent Cette relecture des rapports Alors que les faits constatés par les services de police et
sociaux comme question de sécurité de gendarmerie doublent entre 1974 et 2004, le nombre
à une répression sans délit
est au principe de l’évolution des de personnes interpellées pour infraction à la législation
stratégies policières. À partir de cette période, la priorité sur les stupéfiants (ILS) est multiplié par 39 ; pour infrac-
a été donnée à une police d’intervention [les brigades tion à la législation sur les étrangers (ILE), par 8,5… Dans
anticriminalité (BAC)] plutôt qu’à une police d’investiga- le même temps, les taux d’élucidation (affaires réso-
tion ou, comme feignent de le croire les responsables lues/faits constatés) régressent fortement, passant de
socialistes, à une police de proximité. 43,3 % à 31,8 %. Ce qui, en d’autres termes, veut dire que
Fortement dotées en matériels offensif et défensif l’activité policière se concentre sur des petits délits dont
– Flash-Ball et récemment Taser (armes non létales à la constatation résulte de la présence policière dans la
Hervé Lequeux ///// décharge électrique) –, ces unités préfèrent le « saute rue, ainsi que de l’intensification du contrôle de certains
De la série « Un été
à Clichy-sous-Bois », 2015 dessus » à l’enquête. Ce qui, dans un contexte politique groupes sociaux (2).
HANS LUCAS.COM
L’élément déclencheur de la série de violences qui en œuvre et spectaculaires, les incendies (de voitures,
ont touché la France à la fin octobre 2005 est la mort mais surtout de conteneurs poubelles) tendent à devenir,
tragique de deux adolescents (et la blessure grave d’un pour les plus jeunes, un mode ordinaire de protestation
troisième) qui cherchaient à échapper à un contrôle, à – l’un des seuls qui, dans un contexte de désorganisation
Clichy-sous-Bois. La colère et l’indignation dans le quar- et de relégation politique, soient laissés à ces populations
tier ont débouché sur des affrontements avec les forces pour se faire entendre.
de l’ordre, des incendies de voitures, de mobilier urbain, En effet, l’accès à des formes pacifiées de mobilisa-
et des destructions diverses. Comme d’habitude, pour- tion, qui marque l’appartenance aux cercles légitimes
rait-on dire. de représentation, reste inégal selon les groupes
Les « experts ès violences urbaines » tendent en effet sociaux. L’usage de ces répertoires d’action publique-
à passer très rapidement sous silence la responsabilité ment disqualifiés ne doit pas se confondre avec la délin-
policière dans la genèse de violences collectives. L’an- quance. Certains individus impliqués dans les récents
cienne commissaire des renseignements généraux désordres ont, ont eu ou auront des comportements
Lucienne Bui Trong le rappelle malgré elle, lorsqu’elle délinquants. Mais ces derniers sont indépendants des
reconnaît que la police est impliquée – directement ou dynamiques observées à l’automne 2005 et de leurs
indirectement – dans le déclenchement d’un tiers des manifestations. C’est notamment ce qui explique que la
341 émeutes recensées par son service entre 1991 majorité des personnes déférées devant les tribunaux
et 2000 (3). À quoi il faudrait ajouter les décisions de n’ait pas de passé judiciaire.
justice, et les crimes commis par des vigiles et par des Le recours à une violence incendiaire, nourrie par des
particuliers. années de dégradation sociale, économique et de durcis-
De ce point de vue, les événements de Clichy-sous- sement du contrôle, a trouvé des ressorts pour se
Bois ne se distinguent pas de leurs tragiques précédents, déployer dans la radicalité du discours du ministre de
mais ils ont connu une diffusion à laquelle il faut réf lé- l’intérieur de l’époque, M. Nicolas Sarkozy, et dans la
chir. D’abord, cette extension s’accompagne d’un chan- caisse de résonance qu’ont consti-
gement de nature. Comme le constatait M. Jean-Claude tuée les médias, télévisés notam- Faciles à mettre en œuvre et
Delage, alors secrétaire général adjoint du syndicat poli- ment. Le mélange de mépris social et spectaculaires, les incendies
cier Alliance : « Au début, c’était l’affrontement avec la de virilité guerrière dont M. Sarkozy sont l’un des seuls moyens
police ; aujourd’hui, on est plutôt dans des petites équipes a fait montre lors de ses déclarations de protestation dans un contexte
qui font un peu de la guérilla urbaine sans affronter publiques a attisé les troubles. Il a
de relégation politique
directement les forces de l’ordre (4). » La diminution de cristallisé les humiliations et les ran-
ces confrontations tient au fait qu’en dehors du contexte cœurs localement accumulées, en leur donnant une cible
émotionnel lié au décès d’un proche (familier, copain, commune. Fervent partisan du rapport de forces, le
connaissance), les conditions ne sont pas réunies pour ministre entendait sans doute de la sorte tirer des béné-
que des dizaines voire des centaines d’individus affron- fices politiques de sa fermeté, en même temps que briser
tent les forces de l’ordre. ce qu’il percevait comme des résistances à sa politique
d’ordre. Ce calcul peut être juste à court terme, mais il a
Mépris social et virilité guerrière accru l’intensité des violences et laissera dans la mémoire
La colère observée à Clichy, comme d’ailleurs dans d’au- collective des cités des traces indélébiles dont il est
tres villes lors de drames similaires, dépasse largement impossible d’anticiper les effets. Quant à l’influence des
les « jeunes ». Elle est partagée par un grand nombre médias, elle fut également prépondérante.
d’adultes et de familles, qui, s’ils ne participent pas aux À l’instar des assemblées générales de grévistes, qui
affrontements, disent les comprendre. Ce qui est pro- commencent toujours par l’énumération des autres (2) Avec l’abandon
fondément différent dans une situation où un drame est dépôts, universités ou établissements entrés dans le corrélatif de la répression
de toutes les formes de
vécu à distance. Dans ce cas, les mobilisations ne peu- mouvement, toute mobilisation locale tire une bonne délinquance complexe,
vent être le fait que de petits groupes d’interconnais- part de son efficacité de la dynamique collective dans comme le reconnaît le
« Rapport au garde des
sance et prennent d’autres formes. Les incendies de voi- laquelle elle s’inscrit. Qui, dans ce cas, a été admirable- sceaux sur la politique
pénale menée en 1999 »,
tures en sont une. ment relayée par la presse, cartes enflammées et « pal- Direction des affaires
Cette pratique ne date pas de l’automne 2005 : marès » de destructions à l’appui. Plus qu’une logique criminelles et des grâces,
avril 2000.
21 500 voitures ont été brûlées en 2003 (soit en moyenne d’imitation nourrie par la volonté de faire « mieux » que
(3) Lucienne Bui Trong,
60 par nuit), le plus souvent en dehors de violences col- la cité voisine, le traitement des informations relatives à Les Racines de la violence.
De l’émeute au
lectives. Si les motivations sont diverses (destruction de la crise a synchronisé, homogénéisé et diffusé des réper- communautarisme,
véhicules volés, différends familiaux, escroquerie aux toires d’action violente, et ainsi accrédité la fiction d’un Audibert, Paris, 2003.
assurances…), il n’en reste pas moins que, dans certains mouvement national. (4) France Culture,
9 novembre 2005.
quartiers, cette pratique est commune. Faciles à mettre LAURENT BONELLI
INTERNATIONAL
LES « CASSEURS »
DE HONGKONG,
HÉROS DE
LA DÉMOCRATIE
Descendus dans la rue par centaines
de milliers pour exiger le retrait de la loi
sur l’extradition dictée par Pékin, les
Hongkongais réclament maintenant des
élections au suffrage universel. Certains
ont durci leurs méthodes en réponse
à la répression. Parce qu’elle vise un
HANS LUCAS.COM
adversaire géopolitique, la violence des
manifestants bénéficie d’un traitement
médiatique plus favorable qu’en France.
Q
PAR MARTINE BULARD ue les manifestations sont magni- (Le Point, 3 juillet 2019), tandis que des tags
fiques quand elles se déroulent sous sur l’Arc de triomphe et les vitrines brisées
d’autres cieux ! Les porteurs de pan- en sous-sol à Paris, le 1er décembre 2018,
cartes, surtout s’ils sont chinois ou russes, témoignaient de la fureur des « casseurs ».
sont alors démocrates, pacifistes et respon- L’agression d’un journaliste chinois de Glo-
sables. Aux antipodes des hordes de « gilets bal Times, l’une des voix officielles de Pékin,
jaunes » violents, obtus, voire fascistes. molesté, ligoté et transbahuté sur un chariot
Ainsi l’attaque du Conseil législatif (Legco), à travers les halls de l’aéroport de Hong-
le Parlement de Hongkong – portes pulvéri- kong, n’est qu’un « incident » (Le Monde,
sées, bureaux détruits par quelques cen- 14 août 2019). Rien à voir avec les journa-
taines de manifestants –, le 1er juillet 2019, listes pris à partie verbalement par des
devient-elle « l’opération la plus audacieuse » « gilets jaunes » adeptes, eux, du lynchage.
Comme tous les mouvements de masse du cheffe de l’exécutif choisit la violence et réprime
monde, celui de Hongkong, qui rassemble à coups de gaz lacrymogènes, de canons à eau
des centaines de milliers de manifestants, est et de balles en caoutchouc – même si, à la dif-
traversé par plusieurs courants, tantôt paci- férence de ce qui se passe en France, on ne
fiques, tantôt violents, et ses revendications déplorait en octobre qu’une personne ébor-
ne se réduisent pas à un seul mot d’ordre. gnée et un jeune grièvement blessé (2).
Tout a commencé en avril 2019, quand la Mme Lam emprisonne aussi à tour de bras
cheffe de l’exécutif, Mme Carrie Lam, a déposé (plus de deux mille arrestations) et concède
un projet de loi autorisant l’extradition. Cela quelques mesures pour un total de 19,1 mil-
devait permettre de livrer à la justice taïwa- liards de dollars hongkongais (2,1 milliards
naise un étudiant qui avait assassiné sa petite d’euros) : baisse des taxes
amie à Taipei et qui ne pouvait être jugé à sur les salaires, subven- La cheffe de l’exécutif choisit
Hongkong – un fait divers qui a beaucoup tions sur l’électricité pour la violence et réprime à coups de gaz
ému la population. Mais, bien sûr, chacun les plus pauvres, aide lacrymogènes, de canons à eau
comprend que ce projet de loi peut viser toute aux étudiants les moins et de balles en caoutchouc
personne accusée de délinquance… par Pékin. favorisés. Début septem-
bre, elle a fini par retirer le projet de loi et
Coup de force législatif mettre en place une commission d’enquête
Les avocats et les défenseurs des droits (non indépendante) sur les actes des poli-
humains ont vu dans ce projet une nouvelle ciers. Avant d’adopter une loi contre le port
mise en cause de l’indépendance de la justice de masque pendant les manifestations.
hongkongaise. Ils ont d’ailleurs été les pre- Ces mobilisations à répétition posent la
miers à manifester, en avril et en mai, sous question du statut de Hongkong. En 1984,
l’œil approbateur des tycoons, ces grands quand le dirigeant chinois Deng Xiaoping et
patrons de l’immobilier et de la finance, la première ministre britannique Margaret
habitués à recycler des capitaux plus ou Thatcher commencent à négocier sa rétro-
moins licites en provenance du continent et cession, l’empire du Milieu découvre les
peu enthousiastes à l’idée de voir Pékin met- arcanes de l’économie de marché, tandis que
tre son grand nez dans leurs affaires. la colonie britannique au capitalisme ☛
Les étudiants, dont le « mouvement des
parapluies », il y a cinq ans, s’était soldé par
(1) Lire Nahan Siby, « L’été de la révolte se prolonge à Hong-
une série d’arrestations (1), reprennent le kong », Le Monde diplomatique, octobre 2014.
flambeau. Ils sont suivis par des centaines de (2) Bilan au 14 septembre 2019.
milliers de Hongkongais, aux yeux desquels
ce projet représente un coup de force légis-
latif de la Chine continentale pour réduire
leur autonomie. Plusieurs experts interrogés
Bibliographie
à Hongkong comme à Pékin estiment que le JUAN CHINGO, Le Soulèvement. Quand le trône a JUAN BRANCO, Crépuscule, Points-Seuil, Paris, 2019
vacillé, Communard.e.s, Paris, 2019. (rééd.).
président chinois, déjà aux prises avec la Le journaliste Juan Chingo a suivi acte après Cette enquête sur « les ressorts intimes
guerre commerciale qui l’oppose aux États- acte l’évolution du mouvement des « gilets du pouvoir macroniste » entend dénoncer
jaunes ». Selon lui, il a « ouvert un nouveau une « démocratie avariée » qui ne peut que
Unis, n’avait rien demandé.
chapitre dans l’histoire de la lutte des susciter la « haine ». L’ouvrage met au jour
Qu’importe ; ce n’est pas le sentiment majo- classes » et est révélateur de la « réduction la « captation du pouvoir par une petite
ritaire dans la population. Le dimanche 9 juin des amortisseurs sociaux qui empêchaient minorité, qui s’est ensuite assurée d’en
jusqu’alors des courts-circuits importants redistribuer l’usufruit auprès des siens ».
2019, un million de personnes envahissent sous régime démocratique-bourgeois ».
« Les gilets jaunes, une querelle des
les rues de la ville. Une semaine plus tard, interprétations », Lignes, n° 59, mai 2019, Paris.
JÉRÔME BASCHET, Une juste colère. Interrompre la
elles sont deux millions (sur 7,2 millions d’ha- destruction du monde, Divergences, Paris, 2019. La revue d’idées présente plusieurs
bitants). Mme Lam se drape dans son silence et Dans cet essai écrit lors des débuts de la analyses contradictoires sur les chasubles
mobilisation des « gilets jaunes », l’auteur fluo, dont certaines se distinguent par
fait donner la police. Il faudra attendre le estime que « ce soulèvement – tout comme leur hostilité : l’intellectuel Alain Badiou
15 juin pour qu’elle annonce une timide « sus- les mobilisations pour le climat qui ont pris juge ainsi le mouvement « suspect »
leur essor au même moment – est et « sans direction incarnée ».
pension » de son projet. Trop peu, trop tard.
annonciateur de nouvelles formes À l’inverse, pour le philosophe
Une partie des protestataires prône le d’explosion sociale appelées à se multiplier Jacob Rogozinski, il mérite « notre
recours aux actions musclées, comme la mise dans les années à venir ». soutien et notre admiration ».
3 S’organiser,
les pancartes du mouvement des « indignés »
en Espagne. Archivo 15M, Madrid, 2016
repartir de zéro ?
La difficulté à mener une existence décente et le discrédit des élites
contribuent à jeter les manifestants dans les rues. Mais la
disqualification des gouvernants explique le refus de se doter
de porte-parole et de représentants. Dès lors, comment s’organiser,
en premier lieu pour pérenniser les avancées sociales que l’effet
de surprise et l’ampleur des mobilisations permettent d’arracher ?
O
PAR PIERRE SOUCHON n pousse la porte : la réunion hebdo- déconne : on discute, on ne décide rien, et il y a
madaire des « gilets jaunes » commence. de moins en moins de gens à chaque fois…
Nous sommes en décembre 2018, au – On en parlera demain en comité res-
début d’un mouvement qui égrène encore treint », le rassure Jean-Claude.
ses « actes ». L’enjeu à l’époque : s’organi- Les animateurs de la soirée avaient pour-
ser (1). Au fil de la soirée, près de cent cin- tant pris soin de préciser qu’ils n’étaient ni
quante personnes se saisissent du micro : représentants ni élus, qu’ils n’imposaient rien
ceux qui se retrouvent à la rue parce qu’ils ne et que chacun pouvait prendre leur place.
peuvent plus payer leur loyer, ceux qui « C’est vrai, reconnaît Rémi, mais le comité res-
dépendent des Restos du cœur… Leurs bles- treint, on est obligés, sinon ça n’avance pas… »
sures et leurs colères, longtemps privées À La Poterie, toutes les sorties de rond-
– « des soirées passées à gueuler devant la point sont ornées de braseros et de cabanes
télé » –, ont franchi d’un seul coup le seuil – jaunes. « C’est quoi, ce délire ? » Katia désigne
de l’espace public. Elles ont une cible : des toilettes blanches neuves, trônant sur la
M. Emmanuel Macron, de vagues ministres, route. « C’est un cabinet ministériel ! », lui
d’obscurs députés et d’autres élus lance son amie Liliane, et une tor-
« Je déteste
de toutes obédiences – « les poli- nade d’éclats de rire attise les
Macron, sinon je ne
tiques », confondus dans une haine flammes du barbecue. Si les élus
plébiscitaire. Dans la discussion, serais pas sur les sont unanimement renvoyés aux
plutôt chaotique, tout ramène à ronds-points. Mais lieux d’aisance, les clivages poli-
eux : les fins de mois « qui com- je me demande : tiques sont nets : le carrefour est à
mencent le 10 », les dos brisés, les s’il dégage, on met ce point divisé idéologiquement
retraites de misère, le montant des qu’une assistante maternelle en
qui à la place ? »
loyers, les hôpitaux sans person- fait le tour en incitant les gens à
nel… Un mot d’ordre emporte l’adhésion sous « se parler entre eux ». Peine perdue : la sortie
les hourras : « Macron, démission ! » Hilare, sud, dite « jungle de Calais », accueille tout le
un animateur interroge : « Qui est contre ? » monde, y compris les étrangers. Au nord,
Une quinquagénaire lève timidement la main. « Notre-Dame-des-Landes » s’entoure d’une
« Allez-y, madame, dites-nous pourquoi. aura inquiétante : plusieurs sans-abri y ont
– Rassurez-vous, je le déteste, sinon je ne élu domicile – un domicile d’ailleurs impo-
serais pas depuis trois semaines sur les ronds- sant. Ces quasi-maisons contrastent avec la
points. Mais je me demande : s’il dégage, on sortie ouest : chez « M. et Mme Tout-le-Monde »,
met qui à la place ? » on ne fait qu’un petit feu dans un bidon qu’on
Un brouhaha s’ensuit. Le débat ne porte range le soir après avoir balayé la chaussée.
presque jamais sur les responsabilités du sec- En revanche, la « vieille France » a installé ☛
teur privé, dont la classe politique est le para-
vent parfait. Ici, nul ne parle de propriété pri-
vée des moyens de production, et encore (1) Cet article constitue la première partie d’une enquête en
deux volets. Pour en découvrir la suite, lire Pierre Souchon,
moins de capitalisme : le cadre économique « Un an avec les “gilets jaunes” d’Ardèche », Le Monde diplo-
matique, novembre 2019.
est accepté tel quel, même s’il faudrait en cor-
(2) Cf. Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière
riger les excès. Que les patrons gagnent anglaise, Points, coll. « Histoire », Paris, 2017 (1re éd. : 1963).
moins, que leurs salariés vivent décemment :
(3) Tous les prénoms ont été modifiés. Les noms de lieux
une « économie morale » (2), en quelque sorte. sont fictifs.
J
anvier 2014. Nous arrivons au siège du
Parti communiste français (PCF), place
du Colonel-Fabien à Paris, pour deman-
der des données sur les adhérents. Combien
sont-ils ? Mais, surtout, qui sont-ils ? D’après
tous les indicateurs, les catégories populaires
sont de moins en moins présentes au sommet
de l’organisation. Mais qu’en est-il à la base ?
La réponse devrait être facile à obtenir. Le
département « Vie du parti » centralise
depuis 2009 les nombreux renseignements
que la formation possède sur ses membres :
âge, sexe, lieu d’habitation, secteur d’activité…
Mais nul mot sur la catégorie socioprofession-
nelle. Ce manque d’intérêt pour la condition
sociale des adhérents illustre une tendance à
l’œuvre au sein du PCF depuis trente ans : jadis
centrale, la question de la représentation des
classes populaires est devenue secondaire.
De la Libération aux années 1970, au
temps où il était le premier parti de gauche
en France, le PCF pouvait se présenter Cerise Doucède ///// 21 % des voix. Il en allait de même à l’échelon
De la série « Un autre
comme le porte-parole de la classe ouvrière, local : avant de devenir maire d’Aubervilliers
éclat », 2013
car ses responsables étaient majoritairement entre 1945 et 1953, Charles Tillon était ajus-
issus des milieux populaires : ancien mineur teur ; ses successeurs Émile Dubois (1953-
comme Maurice Thorez, dirigeant du parti 1957) et André Karman (1957-1984), respec-
de 1930 à 1964 ; « petit maraîcher » comme tivement gazier et fraiseur. En propulsant
son successeur Waldeck Rochet ; apprenti des militants d’origine modeste dans des ins-
pâtissier comme Jacques Duclos, candidat à tances de pouvoir jusque-là réservées aux
l’élection présidentielle de 1969, où il obtint représentants de la bourgeoisie, le Parti
communiste est parvenu, un temps, à boule-
verser l’ordre social de la vie politique fran-
*Chercheur en sociologie à l’Institut national de la recherche çaise. Le caractère populaire de l’organisa-
agronomique (INRA), auteur de l’ouvrage Le Bourg et l’Atelier.
Sociologie du combat syndical, Agone, 2016. tion était alors perçu comme une nécessité
CHANGÉ DE BASE
pour inscrire le projet d’émancipation des faut analyser les évolutions de son discours
travailleurs dans les pratiques militantes. et de son organisation. À partir des
La base du PCF a été frappée de plein fouet années 1980 et surtout 1990, le PCF entend
par les transformations socio-économiques représenter non plus seulement les classes
que connaissent les milieux populaires depuis populaires, mais la France dans sa « diver-
les années 1970. Confronté à la précarité et au sité ». La lecture de la société en termes de
développement du chômage, le monde classes s’efface derrière des thématiques
ouvrier a perdu en cohésion sociale. Pourtant, comme la « participation citoyenne » ou la
la crise du parti ne peut être attribuée à une recréation du « lien social ». Les élus commu-
hypothétique disparition des ouvriers : ceux- nistes se font les chantres d’une « démocratie
ci représentent toujours près d’un quart de la locale » censée combler le fossé entre la
population active, et la décrue des effectifs du classe politique et les « citoyens ».
PCF est bien plus rapide que l’érosion de la Le projet initial du parti, d’inspiration
classe ouvrière. La France comptait huit mil- marxiste, laisse alors place à une rhétorique
lions deux cent mille ouvriers en 1975 et humaniste largement partagée dans le
encore sept millions en 1999, alors que, dans monde associatif et politique. « Association,
le même temps, le PCF perdait plus de la moi- partage, mise en commun, coopération, inter-
tié de ses adhérents, passant de cinq cent mille vention, concertation : ces exigences prennent
à deux cent mille encartés. une vitalité inédite, en lien
avec le développement de En 1996, le XX IXe congrès
De la lutte des classes au « lien social » la révolution technologi- du PCF se déroule pour la première
En outre, aux côtés des ouvriers, de nouvelles que et informationnelle fois dans le quartier des affaires
figures populaires ont émergé, dans les ser- et la complexification de la Défense
vices notamment, avec l’essor du groupe des de la société », proclame
employés. Les ouvriers et les employés par exemple le document adopté lors du
demeurent majoritaires dans la population XXIXe congrès, en 1996. Ce congrès, qui fait
active française, mais les mutations de leurs le « choix de l’humanisme et de la démocra-
conditions de vie (relégation spatiale) et de tie » pour répondre au fait que « c’est la civi-
travail (division des collectifs de travail) ont lisation humaine tout entière qui est en péril »,
fragilisé leur entrée dans l’action politique. se déroule pour la première fois dans le
L’affaiblissement du PCF reflète ainsi les pro- quartier des affaires de la Défense.
fondes transformations sociales et cultu- Douze ans plus tard, dans le texte proposé
relles subies par les classes populaires ; il par le conseil national du PCF comme « base
exprime le reflux du mouvement ouvrier. Ce commune » pour le XXXIVe congrès, en 2008,
déclin, qui marque l’épuisement d’une le mot « ouvrier » n’apparaît qu’une seule fois.
séquence d’intense politisation de la société En rejetant l’ouvriérisme, associé au stali-
française durant les « années 1968 », s’ex- nisme, les représentants du PCF ont tendance
plique également par les bouleversements à abandonner la priorité accordée au rôle des
de l’ordre international, en particulier par ouvriers et des classes populaires dans le
l’implosion du système soviétique, ou encore combat politique. Ayant délaissé la réflexion
par l’évolution du régime politique vers un sur les rapports de classe et sur l’organisation
système présidentiel et bipartisan. de la lutte par ceux-là mêmes qui subissent la
Mais ces explications externes au parti ne domination, ils ont naturellement éprouvé
suffisent pas, et il serait réducteur d’envisa- des difficultés à prendre en compte l’essor des
ger le déclin du PCF sous l’aspect d’une évo- nouvelles figures populaires – les employés
lution mécanique, programmée, dont il n’y des services et les descendants des travail-
aurait aucune leçon à tirer. leurs immigrés du Maghreb notamment.
Pour comprendre l’éloignement du PCF L’entreprise de rénovation du commu-
vis-à-vis des classes populaires et son effon- nisme français passe par une transformation
drement électoral (il passe de 15,3 % lors de des modes d’organisation du parti. Les dispo-
la présidentielle de 1981 à 1,9 % en 2007), il sitifs de sélection et de formation de ☛
La recherche de sources de financement par jouent un rôle plus effacé dans la vie poli-
les permanents, qui ne peuvent plus être rétri- tique locale.
bués par un parti en perte de vitesse et cher- Cet éloignement des responsables commu-
chent à se salarier sur des postes électifs, nistes à l’égard des groupes sociaux qu’ils ont
explique aussi l’évolution du PCF. En dépit de vocation à défendre affecte les pratiques mili-
son érosion, la contribution des élus s’élève tantes. Pendant longtemps, le PCF a impulsé
encore à 26 % des ressources totales du parti (1) une sociabilité politique étof-
(contre 8 % chez Les Républicains). Ainsi, par- fée dans les territoires où il La présence militante s’efface,
tout en France, les dirigeants communistes ont était bien implanté (les « ban- les réunions se tiennent avant
été appelés à entrer dans les assemblées élec- lieues rouges », certaines com- 18 heures, et les militants « bénévoles »
tives. Il existait jusqu’ici une distinction forte munes rurales…). Ses mili-
laissent la place à des professionnels
entre les responsables d’appareil et les élus, les tants animaient un ensemble
premiers étant chargés de « surveiller » les d’organisations « amies » (Union des femmes
seconds en évitant leur « notabilisation » et en françaises, Confédération nationale des loca-
assurant la vitalité des réseaux militants. Or les taires, Mouvement de la paix, Fédération spor-
responsables départementaux du parti ont eu tive et gymnique du travail, etc.), mais aussi
pour consigne d’entrer dans leurs conseils des cellules de quartier ou d’entreprise. Au
régionaux à partir de 1998. Grâce à une cours des années 1980 et 1990, à mesure que
alliance avec le Parti socialiste (PS), beaucoup la base militante se réduit et que les responsa-
ont pris des responsabilités dans les exécutifs bles se focalisent sur les enjeux électoraux, le
de leur région. La notabilisation élective des militantisme local au PCF se limite de plus en
cadres d’appareil est en marche. plus à des actions de type associatif. L’essentiel
des activités de masse est alors consacré à l’or-
Rendez-vous festifs et commémoratifs ganisation de rassemblements festifs et com-
M. Hue entendait en 1995 libérer « de toute mémoratifs, à l’image des traditionnels ban-
“tutelle” ombrageuse du parti les élus qui quets du 1er-Mai ou du 14-Juillet.
détiennent leur mandat non des seuls commu- Les communistes tirent en quelque sorte
nistes mais du suffrage universel (2) ». Dès les leçons du moindre impact des réunions
lors, les dirigeants nationaux eux-mêmes politiques d’autrefois, d’autant plus que
peuvent dévaloriser les ressources militantes cette dimension festive a traditionnellement
au profit des élus et des expériences gestion- constitué une force du communisme fran-
naires. Sur le terrain, les militants voient leur çais, à l’image du succès continu de la Fête
rôle se réduire, et l’activité électorale devient de L’Humanité au-delà des rangs du parti.
prioritaire. Aux sièges des fédérations dépar- Ainsi, au niveau local, la sociabilité autour
tementales, la présence militante s’efface, les de rendez-vous festifs perd son caractère
réunions se tiennent avant 18 heures, et les politique, car les associations et les munici-
militants « bénévoles » laissent la place à des palités prennent le pas sur le parti dans l’or-
professionnels (permanents, collaborateurs ganisation. Dans le village de Treban (Allier),
des groupes d’élus, personnel administra- par exemple, trois instances se substituent
tif, etc.) absents le week-end. progressivement au PCF dans l’animation
Or les élus ont leurs propres préoccupa- locale : l’amicale laïque, le comité des fêtes
tions. Pour préparer la prochaine campagne et le club du troisième âge. La réduction
électorale, ils embauchent des experts en continue du nombre des travailleurs de la
communication. Ils peuvent délaisser les terre et de l’industrie, les déceptions vis-à-
relais militants ou associatifs au profit de vis de la participation du PCF au gouverne-
professionnels, qui leur ressemblent socia- ment (d’abord en 1981-1984, puis en 1997-
lement. Résultat : l’univers social des élus 2002), la fin de l’Union soviétique : un
communistes se détache de celui de leurs ensemble de processus contrarie le main-
administrés, et les catégories populaires tien de l’organisation, qui a pourtant vu dif-
férentes générations de communistes se
succéder depuis les années 1920. Faute de
(1) Publication générale des comptes des partis et des grou-
pements politique au titre de l’exercice 2017, Journal offi-
renouvellement militant, la mairie, commu-
ciel, 11 janvier 2019. Disponible sur www.data.gouv.fr niste depuis l’entre-deux-guerres, est finale-
(2) Robert Hue, Communisme : la mutation, Stock, Paris, 1995. ment perdue en 2001. ☛
Atermoiements de la direction
Plus grave : c’est un mouvement surgi de nulle
part, celui des « gilets jaunes », concentré sur
les ronds-points les week-ends et non sur les
lieux de travail en semaine, qui lui a subtilisé
le flambeau de la contestation sociale pendant
l’hiver 2018 et le printemps 2019. Une mobi-
lisation populaire plutôt radicale, et efficace :
10 milliards d’euros lâchés par le gouverne-
ment au bout d’un mois ! Et sans l’aide des
syndicats ! Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir
D
PAR JEAN-MICHEL DUMAY * ans un coin de son bureau, au siège de ne pas laisser la colère populaire aux fachos »,
la Confédération générale du travail la « CGT d’en haut » a semé le trouble par ses
(CGT), à Montreuil, M. Philippe Marti- atermoiements. « Personne n’a vu venir ce
nez, le secrétaire général de l’organisation, a mouvement ; il a surpris par son ampleur »,
placé une photographie aérienne des confie M. Denis Gravouil, secrétaire général
anciennes usines Renault, à Boulogne-Billan- de la CGT Spectacle et membre de la com-
court. Dans la discussion, le technicien, ancien mission exécutive confédérale. Surpris et
délégué syndical central, parle souvent et dérouté, autant par ses premières revendica-
avec fierté de sa « boîte ». Le « métallo » en a tions (contre la hausse de la taxe sur les ☛
gardé le sens des métaphores automobiles. «
Ma principale préoccupation, dit-il à l’ap-
(1) Lire « CFDT, un syndicalisme pour l’ère Macron », et
Karel Yon, « Malaise dans la représentativité syndicale »,
* Journaliste. Le Monde diplomatique, juin 2017.
Réformiste ou révolutionnaire ?
Pas sûr que le message, en interne, se diffuse
avec fluidité. « Il y a un travail de rénovation
idéologique à mener », estime par exemple
M. Florent Coste, élu CGT chez l’équipemen-
tier aéronautique Latécoère, à Toulouse. Peu
intéressé par les partis politiques, cet ingé-
nieur de bureau d’études quadragénaire
pense, comme beaucoup, que la centrale doit Cerise Doucède /////
« être capable de proposer un autre monde » : De la série « Un autre
éclat », 2013
« On ne fait plus rêver personne. Ça sent le
renfermé ; on est à la rue idéologiquement. »
Des militants ont vu avec regret s’évapo- salariat et du patronat. « En matière de cent sur des slogans plus faciles : le passage
rer les grandes idées. « La question de la pro- santé, après-guerre, la fin de la médecine aux trente-deux heures de travail hebdoma-
priété des entreprises n’est plus posée », libérale était une revendication historique de daires ou le smic à 1 800 euros brut.
relève M. Charles Hoareau, créateur, dans la CGT, se souvient M. Karas. La faiblesse du militantisme,
« Quand on n’est
les années 1990, des comités de chômeurs à Ambroise Croizat [cégétiste et l’un voire la résignation, est aussi mon-
la CGT. Tout comme son pendant : la fin du des fondateurs de la Sécurité
pas capables de trée du doigt. Mais comment s’en
sociale] doit se retourner dans sa réparer le carreau indigner ? « Les plus jeunes n’ont
(2) Cf. Françoise Piotet (sous la dir. de), La CGT et la recom- tombe ! » Il y a bien le projet de « cassé, je ne suis pas connu que les échecs ! », souligne
position syndicale, Presses universitaires de France, coll. sécurité sociale professionnelle », M. Croquefer. Et les plus anciens, les
« Le lien social », Paris, 2009.
sûr qu’on puisse
arrimé au « nouveau statut du tra- être crédibles sur assauts hostiles des gouvernants, tel
(3) Communiqué intersyndical CFDT, CGT, Force ouvrière (FO),
Confédération française de l’encadrement - Confédération vail salarié », que la confédération M. Nicolas Sarkozy, qui fut prompt,
générale des cadres (CFE-CGC), Confédération française des les grands enjeux »
travailleurs chrétiens (CFTC), Union nationale des syndicats relance de congrès en congrès. en 2007, à établir un service mini-
autonomes (UNSA) et Fédération syndicale unitaire (FSU). « Sauf que personne n’est capable de l’expli- mum dans les transports pour neutraliser l’ef-
(4) Erwan Manac’h, « Philippe Martinez : “Nous devons quer à personne », se désole M. Coste. De fait, fet des grèves. Il y eut aussi des dirigeants qui,
réfléchir autrement” », Politis, Paris, 30 janvier 2019.
il est inaudible dans les médias, qui, lorsqu’ils par leurs stratégies managériales, cassèrent les
(5) Lire Danièle Linhart, « Hier solidaires, désormais
concurrents », Le Monde diplomatique, mars 2006. n’ignorent pas la CGT, préfèrent mettre l’ac- collectifs de travail (5) ou qui, comme à la ☛
L
PAR EVELYNE PIEILLER ongtemps la démocratie fut considérée supranationaux comme l’Union européenne
comme un idéal, un progrès, une ou, plus largement, parce que « le capitalisme
conquête. Aujourd’hui, on la soupçonne global a neutralisé les démocraties nationales »,
au mieux d’être dévoyée, au pis d’être intrin- comme le résume Wolfgang Streeck (1). Cha-
sèquement une impossibilité. Dans tous les cun se rappelle la forte et franche déclaration
cas, elle paraît n’avoir pas tenu ses pro- de M. Jean-Claude Juncker, président de la
messes, et courir le risque de se réduire à un Commission européenne, à l’occasion de la
simulacre, sinon à une imposture. victoire de Syriza en Grèce : « Il ne peut y avoir
Les nombreux ouvrages qui analysent la de choix démocratique contre les traités ☛
perte de confiance des citoyens dans la démo-
Aurore Valade ///// « Pour un despotisme cratie articulent pour l’essentiel leur réflexion
éclairé. Les contradictions sont vivantes », (1) Wolfgang Streeck, « Le retour des évincés », dans L’Âge
de la série « Se manifester » : Thibault, autour de la notion de souveraineté : celle de
de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant histo-
Anne-Sophie et Nils, Arles, 2018. la nation et celle du peuple. Mais, s’ils parta- rique (collectif), Premier Parallèle, Paris, 2017.
H
ier, l’amitié évoquait un lien aristocratique entre de contrition collective et de criminalisation des laxismes.
héros grecs (Achille et Patrocle) ou écrivains On a beau ne pas y croire, le leurre fonctionne à plein.
fusionnels (Montaigne et La Boétie). Elle est des- Nous ne sommes pas séparés les uns des autres si nous
cendue cette fois sur le plancher des vaches, jusqu’aux pouvons avoir des centaines d’amis sur Facebook ou des
tuyaux de nos correspondances et aux allées du grand souvenirs émus sur un forum d’anciens camarades de col-
supermarché qui nous sert de monde. On nous la sert du lège, si nous pouvons vivre une existence que les cent mes-
réveil au coucher, de l’ami Ricoré aux sages du jour font passer pour une vaste
noceurs du réseau Snapchat. Elle est L’amitié est ce réunion de vieux copains – ou que tout fait
aujourd’hui partout et nulle part. Décorum que promeuvent ressembler à l’allégorique série télévisée
obligé de toutes les transactions et absente les réseaux sociaux, Friends, diffusée sur la chaîne NBC de 1994
de nos vies sociales. Ton surjoué de tous à 2004, avec son décor inchangé, sa gaieté
les séries télévisées,
nos échanges et vérité d’une relation sin- garantie et ses potins toujours renouvelés.
le voisinage
gulière que l’on peine à trouver. L’amitié Affect préfabriqué partout simulé pour
est ce que promeuvent les réseaux sociaux, responsable avec sa fête camoufler la dissolution des liens collectifs
les séries télévisées, le voisinage responsa- annuelle, le tourisme et l’anomie générale, l’amitié enrobe nos
ble avec sa fête annuelle, le tourisme décontracté vies d’une fine pellicule atmosphérique, sur
décontracté avec ses rencontres autoch- fond de récit de soi obligatoire, de l’autofic-
tones, ou simplement les connivences du jour devant la tion littéraire à la télé-réalité. Jusqu’à inverser l’image du
machine à café. système social : l’expropriation dont il procède s’y déguise
L’amitié est ce simulacre de complicité merveilleuse- en partage, l’individualisme en communauté, la rivalité
ment ajusté à l’informalité générale des nouveaux rap- principielle en affinité de principe.
ports marchands, affinitaires ou coopératifs et, de plus Une telle amitié généralisée n’est pas cantonnée aux
en plus, ubérisés – puisqu’on est censé louer une voiture rapports entre sujets humains. Elle est aussi bien une ami-
sur Ouicar ou une maison sur Airbnb entre copains, fus- tié morale pour l’humanité en soi, une amitié écologique
sent-ils inconnus. Elle est partout mise en avant par le pour la nature à protéger et pour les animaux que nos
buzz néolibéral, dont elle semble être la tête de gondole, industries maltraitent (ou juste ces « trente millions
le produit le plus courant, le plus insidieux et le plus pro- d’amis » que sont nos animaux domestiques), et même une
amitié fétichiste, projective, dédramatisante pour les
divers équipements informatiques et électroniques orga-
* Professeur d’études américaines à l’université Paris
Nanterre. Ce texte est adapté de sa contribution à un volume nisant nos vies – smartphones et gadgets domotiques se
qu’il a codirigé avec Thierry Labica et Véronique Rauline, voulant d’emblée user-friendly, comme disent leurs pro-
Imaginaires du néolibéralisme, La Dispute, Paris, 2016. Dernier
ouvrage paru : Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de moteurs américains, amis des usagers et de leurs usages
(1) De « zone à défendre »
(ZAD). la violence, La Découverte, Paris, 2018. personnels. C’est ainsi qu’êtres vivants, scènes et machines
peuplent un monde omni-amical qui semble réaliser le Toute une politique de l’amitié qui a pu faire aussi de Aurore Valade /////
« Tout a commencé
vieux concept, cher aux économistes et philosophes écos- la gauche une forme sentimentale et mélancolique du en Mai 68 » : Josette, Arles,
sais du XVIIIe siècle – d’Adam Smith à David Hume –, de combat politique se trouve réactivée depuis quelques France, 2018
general sympathy, un mot qui désigne en anglais l’empa- années sous des visages neufs : peuples insurgés des
thie autant que la connivence : sous la plume de Smith ou « printemps arabes » ; encagoulés du même quartier sou-
de Hume, le grand marché humain prend les traits d’un levant nos banlieues européennes ou les centres-villes
vaste réseau souple de liens amicaux harmonieusement ghettoïsés d’Amérique du Nord ; indignados espagnols et
enchevêtrés, grand bain complice au creux duquel tout est derniers campeurs d’Occupy Wall Street ; grévistes sau-
naturellement, directement sympathique. vages sud-coréens et zadistes (1) déterminés de Notre-
Dame-des-Landes. Et même la base des grands syndicats
Entraide de terrain qu’on a vue récemment, au fil d’un printemps 2016 de
Pourtant, l’amitié s’invente aussi en face. De l’autre côté, mobilisation contre la « loi travail », rallumer ici et là,
sur la barricade ou derrière l’écran. Là où elle sera l’in- d’occupation en échauffourée, les feux de la camaraderie
verse : moins artefact qu’arme affective, moins ambiance et de l’entraide de terrain – printemps de slogans décalés
trompeuse qu’îlot de confiance. Car elle joue un rôle iné- et de veillées dansées, autant que de vitres brisées et de
dit au cœur des luttes sociales d’aujourd’hui et de toute cortèges repoussés. À l’ombre des collectifs dissous, des
la geste anticapitaliste. On savait la tradition de la gauche grandes « orgas » décrédibilisées, c’est une structure dif-
de combat, au fil des deux derniers siècles, traversée par fuse de loyautés et de sentiments qui occupe la place vide
un vieux clivage entre la stratégie des organisations des structures politiques formelles. Ce réseau serré
pérennes et le spontanéisme des bandes insurgées, entre d’amitiés de combat, amitiés de la survie ordinaire et de
le matérialisme historique et le romantisme révolution- l’existence solidaire, tisse toute une infrastructure affec-
naire, entre la formation graduelle de groupes organisés tive, un communisme de pensée, une résistance sensible.
et la constitution impulsive d’amitiés de lutte. Amis en vie, en somme, contre amis en toc. n
L’INITIATIVE CITOYENNE,
(ICE) évoquent un chemin de croix : constitu-
En réclamant la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), tion d’un comité de sept citoyens issus de sept
les « gilets jaunes » entendent donner au peuple le droit de légiférer sans l’entremise États membres, acceptation par la Commis-
sion européenne, délai d’un an pour obtenir au
de représentants. En France et à l’étranger, des dispositifs permettent déjà une plus
moins un million de signatures dans au moins
large participation des citoyens à la production des lois. Mais leur perméabilité
un quart des États membres… Selon les poli-
aux lobbys et les manœuvres des exécutifs entravent souvent leur efficacité. tistes Philippe Aldrin et Nicolas Hubé, une telle
démarche « suppose la maîtrise d’un savoir-
D
PAR GUILLAUME GOURGUES ET JULIEN O’MIEL * epuis le début du XXe siècle, la volonté faire technique, l’appui d’une structure organi-
d’encourager l’initiative citoyenne a sationnelle, mais aussi la détention de ressources
inspiré divers dispositifs. Ceux-ci per- relationnelles et institutionnelles considéra-
mettent aux électeurs d’imposer aux institu- bles, qui semblent les limiter aux seuls lobbys
tions la tenue d’un débat, la remise en cause et organisations professionnalisées de la société
d’une loi, la prise en compte d’une question ou civile européenne (2) ». Les chiffres parlent
l’organisation d’un vote (1). Les citoyens peu- d’eux-mêmes : sur la cinquantaine d’initiatives
vent ainsi contribuer, en théorie, à définir l’or- déposées, seules quatre ont abouti. La com-
dre et la nature des politiques à mener. Deux mission a été obligée de répondre à ces deman-
dimensions récurrentes apparaissent : l’initia- des concernant le droit à l’eau, la protection des
tive citoyenne est très encadrée ; et elle court embryons humains, l’arrêt des expérimenta-
le risque de voir ses règles redéfinies quand tions animales et l’interdiction du glyphosate.
elle empiète sur des thèmes que les élites poli- Mais rien ne l’obligeait à légiférer en consé-
tiques ne souhaitent pas mettre en débat. quence, ce qu’elle s’est bien gardée de faire…
Ainsi, en France, l’ordonnance du 3 août Lorsque les citoyens
2016 introduit une initiative citoyenne en – notamment parmi les
matière de démocratie environnementale. plus mobilisés, organi-
Lorsque les responsables d’un projet d’amé- sés et politisés – par-
nagement n’ont pas respecté l’obligation viennent à activer leur
d’une concertation préalable selon les moda- droit, les autorités n’hé-
lités prévues par la loi, « un droit d’initiative sitent pas à changer les
est ouvert au public pour demander au repré- règles du jeu pour évi-
sentant de l’État concerné l’organisation d’une ter certains débats. La
concertation préalable respectant ces modali- saisine pétitionnaire ex-
tés ». Mais il faut pour cela la périmentée en France
Lorsque les citoyens parviennent à signature d’au moins 20 % de par le Conseil écono-
activer leur droit, les autorités la population des communes mique, social et environ-
n’hésitent pas à changer les règles touchées (ou 10 % si plusieurs nemental (CESE) entre
du jeu pour éviter certains débats départements ou régions sont 2009 et 2013 constitue
concernés), dans un délai de l’un des cas les plus sai-
deux mois suivant la déclaration d’intention sissants de cette impro-
du projet. En outre, ce droit ne vaut que pour visation. Extrêmement
certains projets affectant l’environnement, et lourd à activer (un demi-
le préfet peut ne pas donner suite à une ini- million de signatures
tiative tout à fait recevable. sont nécessaires), ce mé-
À l’échelle de l’Union européenne, le traité canisme devait permet-
de Lisbonne permet depuis 2007 aux citoyens tre aux citoyens de saisir
de soumettre une proposition législative aux le CESE sur un sujet de
institutions européennes. Mais les conditions leur choix. Mais, quand
d’activation de l’initiative citoyenne européenne les militants de la Manif
pour tous utilisent ce
droit en 2013 pour con-
* Maîtres de conférences en science politique, respectivement
à l’université Lumière Lyon-II et à l’université de Lille. trer la loi ouvrant le
«O n n’imagine pas au départ combien de temps ça peut prendre de s’occuper d’une page
Facebook. » Quand elle tire le bilan de son action lors du mouvement des « gilets
jaunes », à l’espace Niemeyer le 19 avril dernier, Mme Priscillia Ludosky parle comme une cadre
ne éclairent la crise provoquée par le mouve-
ment des « gilets jaunes » : le gouvernement
accepte de débattre, mais dans la précipita-
syndicale. « C’est toute une administration que l’on doit mettre en place. (…) Ça devient un tion et l’improvisation, sur les thèmes qu’il a
métier, une deuxième vie.» Coadministratrice des deux plus grands groupes Facebook de choisis et dont est d’emblée exclue la possibi-
« gilets jaunes », dont La France en colère !!! (288 000 membres fin octobre 2019), celle qui lité de restaurer l’impôt sur la fortune, ou
lança la pétition contre la hausse du prix du carburant qui servit de détonateur au mouvement d’abroger ou de modifier le crédit d’impôt
fut propulsée en quelques jours au cœur de l’économie de l’attention. « Le mouvement a été pour la compétitivité et l’emploi (CICE). « Nous
sans conteste aidé par le nouvel algorithme Facebook, qui survalorise les contenus de groupes ne reviendrons pas sur les mesures que nous
au détriment des contenus postés par des pages (et donc par les médias) », relevait très tôt avons prises (…) afin d’encourager l’investisse-
Vincent Glad (Libération, 30 novembre 2018). Conclusion du journaliste : « Les admins de ment et de faire que le travail paie davantage »,
groupe Facebook (…) sont les nouveaux corps intermédiaires, prospérant sur les ruines des écrit M. Emmanuel Macron dans sa lettre aux
syndicats, des associations ou des partis politiques.» Pour rebooter la démocratie, suffirait- Français. Le débat public est pratiqué comme
il de changer d’algorithme ? Un tel jugement rappelle l’emphase de l’année 2011 : « Si vous une sorte de concession sous contrôle, censée
voulez une société libre, donnez-lui accès à Internet », s’emportait alors l’Égyptien Wael Gho- se substituer au rapport de forces direct
nim, administrateur de la page Facebook à l’initiative du premier rassemblement de la place engagé par les « gilets jaunes ».
Tahrir, au début de la séquence qui précipitera la chute du président Hosni Moubarak. Dans le contexte français d’affirmation du
me
Depuis, l’eau a coulé sous les ponts (et sur les places occupées). M Ludosky se fait plus caractère technocratique et autoritaire des
nuancée que ses prédécesseurs : le réseau social lui paraît bien favoriser la discussion poli- décisions politiques, faisant peu de place ne
tique – « avec tous, tous ceux qui n’ont pas de diplômes » –, jusqu’à obtenir l’attention du serait-ce qu’aux institutions parlementaires et
pouvoir, voire l’obliger à réagir ; mais elle concède qu’il faudra « forcément à un moment tenant à distance du débat public les questions
pouvoir sortir de la plate-forme ». économiques, l’initiative populaire pourrait
Dans la somme tout juste traduite en français qu’elle consacre à la « sphère publique n’être qu’un gadget. Elle pourrait se borner à
connectée », depuis le mouvement zapatiste, au milieu des années 1990, jusqu’à l’élection recueillir des avis citoyens sans conséquence
de M. Donald Trump, la sociologue turque Zeynep Tufekci décrit l’effet ambivalent des tech- décisionnelle et rapidement liquidés en cas de
nologies sur la dynamique des luttes contemporaines. « Autrefois, les mouvements renfor- « subversion ». Afin d’apparaître comme un
çaient d’abord leurs capacités sur une longue période avant de pouvoir organiser de grandes levier d’autogouvernement populaire, elle ne
manifestations, résume-t-elle. Aujourd’hui, les mouvements sont d’abord organisés presque peut être dissociée d’une refonte globale des
exclusivement en ligne, puis n’entament généralement le dur travail nécessaire à leur péren- institutions et de la vie politique.
nisation qu’après leur premier grand moment sous les feux des projecteurs (1). » Guillaume Gourgues et Julien O’Miel
Thibault Henneton
(5) « Moschea sí o no ? Il percorso partecipativo », La
Nazione, édition de Florence, 22 septembre 2011.
(1) Zeynep Tufekci, Twitter & les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée, C & F Éditions, (6) Hervé Rayner et Bernard Voutat, « La judiciarisation à
Caen, 2019. l’épreuve de la démocratie directe. L’interdiction de
construire des minarets en Suisse », Revue française de
science politique, vol. 64, n° 4, Paris, 2014.
EN ALGÉRIE ET AU SOUDAN,
INTERNATIONAL
LE RETOUR DES PEUPLES
illustration frappante de la théorie des domi-
Les peuples renversent parfois des gouvernements, sans toutefois parvenir nos, ils ont ranimé le souvenir de la première
à déraciner les causes structurelles de leur oppression. Ils s’exposent alors phase, massive et pacifique, des bouleverse-
ments que connurent, il y a huit ans, six
à des représailles d’autant plus féroces que le pouvoir s’est senti vaciller. Instruits
autres pays de la région : la Tunisie, l’Égypte,
de l’échec des « printemps arabes », les mouvements populaires en Algérie et au
Bahreïn, le Yémen, la Libye et la Syrie.
Soudan tentent d’abattre la charpente militaire qui soutient le régime de leur pays. Cette fois, cependant, les commentateurs
ont manifesté davantage de circonspection,
C
PAR GILBERT ACHCAR * es derniers mois, les nouvelles en pro- formulant pour la plupart leurs jugements sur
venance de l’espace arabophone ont un mode interrogatif. La raison en est l’amère
été à nouveau dominées par des désillusion qui avait suivi l’euphorie du « prin-
images de mobilisations populaires rappe- temps arabe » de 2011. Deux ans plus tard, la
lant l’onde de choc révolutionnaire qui avait région dans son ensemble basculait dans une
secoué la région en 2011. Des soulèvements phase de reflux contre-révolutionnaire, avec
se sont enclenchés au Soudan, le 19 décem- une nouvelle réaction en chaîne… en sens
bre 2018, et en Algérie, avec les grandes inverse.
marches du vendredi 22 février 2019. En une Tandis que cette dégénérescence contre-
révolutionnaire se poursuit, les éruptions
* Professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) soudanaise et algérienne, au lieu de repré-
de l’université de Londres, auteur notamment de Symptômes
morbides. La rechute du soulèvement arabe, Sindbad, Paris, 2017. senter un nouveau « printemps arabe », ☛
HANS LUCAS.COM
cations. Ces problèmes étaient souvent exa- Morsi, en juillet 2013. Il est devenu clair pour
cerbés par la main trop visible du Fonds tous que, lorsque les militaires forment l’ossa-
monétaire international (FMI), lequel s’est ture même du pouvoir politique, le président
montré d’une fidélité inébranlable au credo et son entourage immédiat ne représentent
néolibéral qui l’anime. que le sommet de l’iceberg. La masse immer-
Depuis 2011, il a augmenté sa pression sur gée est essentiellement constituée par le com-
les gouvernements afin qu’ils observent à la plexe militaro-sécuritaire – qu’il est mainte-
lettre ses plans d’austérité. Le résultat ne s’est nant convenu d’appeler « État profond », ce qui
pas fait attendre : aux cas cités plus haut s’est va bien avec la métaphore de l’iceberg.
même ajoutée une éruption sociale en Iran, Comme l’Égypte, le Soudan et l’Algérie
où des causes identiques ont plus d’une fois appartiennent à la catégorie des régimes à
donné des résultats similaires depuis décem- charpente militaro-sécuritaire. Et, comme
bre 2017, en dépit de la spécificité du système en Égypte, les militaires ont fini par tenter
politique iranien par rapport à ses voisins d’apaiser la population révoltée en sacrifiant
arabes. En janvier 2018, des protestations le président. M. Abdelaziz Bouteflika a été
provoquées par les diktats du Fonds poussé à la démission par le commandement
secouaient donc simultanément trois pays militaire algérien le 2 avril 2019, et M. Omar
de la région : Iran, Soudan et Tunisie. Al-Bachir a été destitué par
la junte militaire soudanaise Les militaires ont livré en pâture aux
Coups d’État conservateurs et mis aux arrêts le 11 avril. manifestants les proches du président
Il n’est pas fortuit, par ailleurs, que le seul Ce sont là deux coups d’État déchu et les personnages
gouvernement qui ait pu imposer en bloc les conservateurs, semblables à les plus directement compromis
mesures d’austérité requises par le FMI ait celui qu’avaient orchestré les
été le régime autoritaire du maréchal Abdel militaires en Égypte en février 2011, lorsqu’ils
Fattah Al-Sissi. De cette « thérapie de choc » avaient annoncé la « démission » de M. Mou-
inaugurée en novembre 2016 la population barak : des putschs par lesquels l’armée se
égyptienne n’a connu jusqu’ici que le choc. débarrasse du sommet de l’iceberg afin d’en
Contrairement aux autres peuples de la préserver la masse immergée. Là encore, les
région, elle ne s’est pourtant pas soulevée. Sa militaires algériens et soudanais ont livré en
léthargie est due à la fois au climat répressif pâture aux manifestants les proches du pré-
entretenu par le pouvoir et à la résignation sident déchu et les personnages et institu-
suscitée par le constat que trois années de tions les plus directement compromis dans
bouleversements, entre 2011 et 2013, n’ont les exactions et les malversations du régime
servi qu’à instaurer un régime qui fait honni. Mais, tant en Algérie qu’au Soudan, le
regretter celui de M. Hosni Moubarak (2). mouvement populaire, instruit par l’expé-
Une résignation qu’aggrave encore l’absence rience égyptienne (ainsi que par des expé-
de toute solution de rechange crédible. riences locales antérieures pour les
Néanmoins, l’expérience égyptienne n’a pas anciennes générations soudanaises), n’est pas
été vaine. Les peuples des pays voisins en ont tombé dans le panneau. Il persiste à exiger,
retenu la leçon : ils sont maintenant prémunis avec une remarquable ténacité, la fin du
contre les illusions du type de celles que contrôle du pouvoir politique par les mili-
s’étaient faites les Égyptiens lorsque leurs taires et l’avènement d’un gouvernement
forces armées ont poussé à la démission véritablement civil et démocratique.
M. Moubarak, le 11 février 2011, puis Ces nouveaux soulèvements ont en com-
lorsqu’elles ont renversé son successeur élu et mun l’amplitude extraordinaire de la mobili-
membre des Frères musulmans, Mohamed sation et ses modalités exaltantes, dans la tra-
dition de liesse des grandes révoltes
émancipatrices qui mettent « l’imagination au
(1) On trouvera analyses et données chiffrées de ce blocage pouvoir (3) ». Ils ont également en commun la
dans Le peuple veut. Une exploration radicale du soulève-
ment arabe, Sindbad, Paris, 2013. conscience très claire d’être en butte à un
(2) Lire Pierre Daum, « Place Tahrir, sept ans après la “révo- régime dont les militaires forment la char-
lution” », Le Monde diplomatique, mars 2018.
pente et dont leur haut commandement ne
(3) « “L’imagination au pouvoir”, une interview de Daniel saurait par conséquent se faire le fossoyeur.
Cohn-Bendit par Jean-Paul Sartre », Le Nouvel Observateur,
Paris, 20 mai 1968. Tant en Algérie qu’au Soudan, la plus ☛
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ou écrivez à notre délégué à la protection des données : [email protected]. Le Monde diplomatique SA – RCS Paris B4000 064 291
ADP
Voix de faits Le 1er juillet 2019, deux
semaines après son
lancement, la pétition pour
la mise en place d’un
« Le gouvernement a peur. Ils ont référendum d’initiative
peur d’une bavure, ils ont peur d’un RIC suisse
En Suisse, un décret ou une loi fédérale peut être
partagée sur la privatisation
mort. Ils ont peur de donner des soumis à un référendum populaire si, dans un délai du groupe Aéroports de
instructions qui permettraient à la de trois mois, cinquante mille signatures Paris enregistrait
sont réunies, ou le double dans les
police de reprendre le terrain. (…) dix-huit mois. La dernière votation, 480 300 signatures, soit 10 %
Sauf que nous ne sommes plus dans du 25 novembre 2018, portait
du total requis. Mi-octobre,
une opération de maintien de l’ordre, sur trois questions :
le contrôle des assurés le compteur affichait 18 % de
nous sommes dans une opération sociaux ; la prévalence
antiémeutes. Il faut avoir le courage du droit suisse sur le droit l’objectif. La fin de la collecte
politique de dire “ça suffit”. » international ; la « dignité » des signatures est prévue
des bêtes à cornes. Le taux de
Frédéric Péchenard, vice-président (Les Républicains) de la région Île-de- participation s’est élevé à 48 %. pour le 12 mars 2020.
France et ancien directeur de la police nationale, France Info, 18 mars 2019.
75 % ACNÉ 630
Montant moyen en euros de la prime de fin d’année exceptionnelle
« On est entré dans la phase (exonérée de cotisations sociales et défiscalisée) que soixante-
Pourcentage “Biactol” de la majorité, celle quatorze entreprises parmi les cent plus grands groupes du pays
de policiers des brigades ont distribuée à leurs salariés. « J’ai besoin de vous », avait lancé
d’intervention de Toulouse qui de l’adolescence un peu pénible. »
le président de la République aux grands patrons reçus à l’Élysée
sont déclarés en arrêt-maladie Propos d’une députée le 12 décembre 2018, en référence aux annonces de soutien au
le vendredi 11 octobre 2019, La République en marche pouvoir d’achat faites deux jours auparavant.
à la veille de la mobilisation
nationale des « gilets jaunes ».
concernant ses collègues
D’après le syndicat Alliance, de la majorité souhaitant faire JAZZ
ils ont été remplacés au pied reculer l’exécutif sur certaines « [Les] différents moyens d’action
levé par des agents du service coupes budgétaires qu’ils jugent [collective] composent un répertoire, un
général, souvent
inexpérimentés en matière potentiellement « explosives ». peu au sens où on l’entend dans le théâtre
de maintien de l’ordre. Source : Challenges, 23 octobre 2019.
et la musique,
mais qui
ressemble
plutôt à celui de
la commedia dell’arte ou du jazz
qu’à celui d’un ensemble
classique. On en connaît plus
ou moins bien les règles, qu’on
adapte au but poursuivi. »
Charles Tilly, La France conteste, de 1600
à nos jours, Paris, Fayard, 1986.
Incrédule
6,33
Prix en euros du gilet jaune
« Par quel étonnant phénomène, en
effet, un mouvement social né
d’une demande de libéralisme
modèle EN47 (infroissable, s’achève-t-il dans une
lavable, taille standard) sur
le site Amazon, à la veille revendication de socialisme ? »
de l’allocution présidentielle Jean-Francis Pécresse,
sur la conclusion du éditorialiste aux Échos, 7 avril 2019.
« grand débat » du 8 avril 2019.
Le 17 octobre 2018,
Loyaux services
La médaille de la sécurité intérieure
son coût s’élevait
à 3,52 euros, soit une hausse
de 80 % en près de six mois.
Adage
récompense le personnel du ministère « La lutte et la révolte impliquent
Source : Le Dauphiné libéré, 14 avril 2019.
de l’intérieur qui s’est illustré,
notamment, dans « la défense des toujours une certaine quantité
institutions et des intérêts nationaux, d’espérance, tandis que le désespoir est
le respect des lois, le maintien de la muet. Là où il n’y a pas de remède, les
paix et de l’ordre public, la protection
des personnes et des biens et plus grandes souffrances se résignent »
la prévention, la médiation, la lutte MONDIAL Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Poulet-Malassis et De Broise, Paris, 1860.
contre l’exclusion, l’aide aux DE L’AUTO
victimes ». Le 16 juin 2019, le ministre Le 2 février
Christophe Castaner a remis cette 2019, des ROUGE EN MINE
décoration à M. Rabah Souchi. manifestants Deux mois après l’apparition des « gilets jaunes »,
Ce commissaire de police avait dirigé vêtus d’un des enseignants en colère se donnent pour nom
la charge des forces de l’ordre contre gilet jaune se les « stylos rouges ». Organisé sur les réseaux sociaux
les manifestants rassemblés à Nice,
rassemblent à Stuttgart, – environ 68 000 membres sur Facebook fin
en Allemagne, pour protester octobre 2019 –, le mouvement se fait connaître par
le 23 mars 2019, lors de laquelle un manifeste comprenant treize revendications.
contre l’interdiction des vieux
la militante Geneviève Legay a Les principales : une revalorisation de leur salaire
diesels. C’était là leur unique
été grièvement blessée. motif de revendication. et une meilleure reconnaissance de leur profession.
☛
Ces mesures sociales sont évaluées biaisée de la contestation.
à 10 milliards d’euros.
TF1
Boulogne- LCI
Défense Orange
Billancourt
C8 Denfert-Rochereau
CNews AccorHotels Le Monde
Place
Issy-les-Moulineaux d’Italie
XIV
XIII
Montrouge
0 0,5 1 1,5 2 km
15 000
Nombre de
grenades
lacrymogènes
utilisées
pendant
la journée du
1er décembre
2018.
Anthropocentrisme
XIX « C’est un Fouquet’s très très
abîmé qui ce soir tente de
retrouver ses esprits. »
BFM TV, après l’incendie de la célèbre
brasserie des Champs-Élysées,
le 16 mars 2019.
Chance
« Je suis chanceux d’être CRS,
chanceux, chanceux, vous ne pouvez
pas savoir à quel point je remercie,
Place de tous les jours en allant
la République au travail, je dis
merci, merci, merci.»
XX «Police, jamais sans mon arme»,
La série documentaire, France
Culture, 7 octobre 2019.
XI
II
III
Place de
la Bastille
LES « GILETS JAUNES »
RÉINVENTENT
Place
LA MANIFESTATION
de la Nation
Lieux de pouvoir
Économie XII Institution nationale (administration, ministère...)
Bercy Ambassade du G20 ou institution internationale
26-27 janvier Plus de quatre cents 25 février Plus 6 mars Devant 30 mars Malgré la trentaine
« gilets jaunes » venus de toute d’un Français sur deux la multiplication des mutilations d’arrêtés interdisant de
la France tiennent une « assemblée se déclare favorable à et blessures liées aux violences manifester dans de
des assemblées » à Commercy (Meuse). l’arrêt de la mobilisation policières, l’Organisation nombreuses villes, la
27 janvier Les « foulards rouges » des « chasubles ». des Nations unies demande à la mobilisation en jaune se
organisent une contre-manifestation France « une enquête approfondie poursuit à Paris et en
dans la capitale en réponse sur tous les cas rapportés d’usage province.
aux « gilets jaunes ». excessif de la force ».
12 juin Le tribunal de grande 22 juin Le jeune Steve 7 septembre Entre 7 000 et 15 octobre Près de
instance de Bourg-en-Bresse Caniço se noie dans la Loire 16 000 personnes, selon 10 000 pompiers manifestent
(Ain) condamne des militants lors de l’intervention les sources, défilent à travers à Paris pour dénoncer
écologistes à une amende de de la police, à Nantes, dans le territoire national pour la dégradation de leurs
500 euros avec sursis pour le cadre de la Fête la mobilisation de rentrée. conditions de travail. La
avoir retiré le portrait officiel de la musique. Son corps répression fait plusieurs blessés,
du chef de l’État dans la sera retrouvé en juillet. dont un soldat du feu éborgné.
mairie de Jassans-Riottier.
Rectificatifs
Le numéro 167 consacré à « La bombe hu-
maine » comportait plusieurs erreurs, corri-
gées dans notre édition en ligne :
- page 4, l’apogée du paléolithique fut au
ACCÉDEZ À L’INTÉGRALITÉ DU JOURNAL XIe millénaire av. J.-C., et non au XIe siècle, et
l’achèvement du néolithique au IIe millénaire
DEPUIS SA CRÉATION av. J.-C.
• plus de 60 années • plus de 400 cartes - page 39, la première projection d’Alfred
d'archives depuis 1954 Sauvy en 1928 n’apparaît pas sur le gra-
• plus de 50 000 documents phique.
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- page 53, le pays d’Afrique où l’âge médian est
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le plus élevé est l’île Maurice, et non la Mauri-
tanie.
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