Guattari - Annees - Hiver Old PDF
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GUATTARI
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DU MÊME AUTEUR
7
toutefois, que je ne prêche aucune fidélité aux fan
tasmes des gauches traditionnelles - celui, par exemple,
d'une classe ouvrière moteur de l'histoire, porteuse
malgré elle d'exhaustions dialectiques - ou bien aux
cultes gauchistes d'une spontanéité intrinsèque des
masses, dont il suffirait de faire sauter les verrous
pour qu'elles s'éveillent, comme par enchantement,
et se mettent aussitôt à réinventer le monde! Le
retour de bâton réactionnaire auquel nous avons eu
droit, ces dernières années, nous aura au moins
apporté une chose: un désenchantement sans appel
du socius, comme naguère, celui du cosmos, du fait
des sciences et des techniques. Malgré tout, je ne
récuse pas la période des grandes illusions de la
contre-culture, car, à tout prendre, ses simplifications
outrancières, ses professions de foi désarmantes de
naïveté me paraissent valoir mieux que le cynisme
des tenants contemporains du postmodernisme!
Alors donc : je confirme et signe. Je refuse d'inflé
chir mes positions antérieures pour les adapter au
goût du jour. Il me paraît cependant nécessaire de
les resituer dans leur contexte d'aujourd'hui, de faire
le tri entre ce qui doit être réaffirmé plus haut que
jamais et un certain nombre de vieilles lunes idéo
logiques qu'il est urgent de reléguer au musée des
mythes déchus. L'échec, en cours d'accomplissement,
de l'expérience socialiste française nous incite d'ail
leurs à opérer un tel ré-examen. Qu'est-ce qui a
conduit la gauche à laisser perdre une telle chance,
peut-être unique dans l'histoire des cinquante der
nières années, de réformer en profondeur une société
capitaliste développée, pour y renouveler les formes
d'expression démocratiques, pour y expérimenter, à
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grande échelle, des pratiques sociales émancipatrices,
pour y accroître largement les espaces de liberté?
Pourquoi les socialistes se sont-ils enlisés dans une
gestion au jour le jour de la société française? Qu'est
ce qui les a retenus de solliciter, de toutes les couches
vivantes qui la composent, une réflexion collective
sur les modalités de la production, sur les change
ments à apporter à la vie urbaine, à la communica
tion, etc. Ils ont préféré tout diriger par le sommet,
tout contrôler à partir de leurs appareils partidaires
reconvertis, pour l'occasion, dans les rouages de la
machine d'Etat? Pourquoi? Par manque d'idées,
d'imagination, de détermination? En raison d'une
résistance indomptable de l'adversité conservatrice?
Mais n'ont-ils pas eu les mains libres, tout au moins
durant la période du fameux « état de grâce ». Non,
je crois que le fond de l'affaire tient à ce qu'ils
n'avaient plus confiance dans la capacité d'un système
démocratique de gérer les problèmes complexes d'une
société technologiquement avancée et, cela, surtout
en temps de crise.
La crise... la crise... Tout vient toujours de là! Il
est vrai que les socialistes ne seraient probablement
pas arrivés au pouvoir sans elle! Mais elle a tout de
même bon dos! Car, enfin, dans cette affaire, on
prend constamment l'effet pour la cause, en oubliant
un peu vite qu'elle résulte, pour une large part, d'un
déséquilibre exceptionnel des rapports de force entre
les exploités et les exploiteurs, qui a induit, à l'échelle
planétaire, un spectaculaire accroissement de pouvoir
de l'ensemble des formations capitalistiques, tant
privées qu'étatiques, para-étatiques ou transnationales
et d'où il est résulté une colossale accumulation de
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capital, échappant aux arbitrages politiques antérieurs,
aux compromis avec l'économie sociale des pays
développés, et obérant dramatiquement les possibilités
de survie des pays les plus pauvres du tiers monde.
Quant aux dimensions technologiques de la question
et tout particulièrement à celles concernant les sec
teurs de pointe, qu'il me suffise ici de relever que ce
n'est certainement pas en singeant les méthodes
japonaises d'organisation qu'on fera avancer la seule
question importante qu'elles posent, à savoir la nature
et les modalités de leur insertion dans le tissu social.
Plutôt que de continuer à mettre les nouvelles tech
nologies au service des hiérarchies et des ségréga
tions oppressives - dont le chômage n'est qu'un des
aspects -, les socialistes auraient été mieux avisés
d'explorer les possibilités qu'elles offrent en matière
de développement des moyens d'expression et de
concertation collectifs, et de démultiplication des
instances de décision. Mais, là aussi, ils auront tout
loupé! Ils se sont moulés sans coup férir, dans le
modèle, mis en place par de Gaulle, de personnali
sation et de mass-médiatisation du pouvoir. C'est ainsi
qu'ils auront peut-être manqué une entrée inespérée
dans une ère postmédiatique de libération de la
subjectivité collective de sa préfabrication et de son
téléguidage par les institutions et les équipements
collectifs de normalisation. Les leaders socialistes ont
tellement pris l'habitude de traiter le peuple sur un
mode infantilisant, comparable en tous points à celui
des leaders de droite, qu'ils ne se sont peut-être même
pas aperçus à quel degré ils s'en étaient distanciés.
En fait, ils n'attendent plus de lui qu'un soutien
global, de caractère exclusivement électoral, sans
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participation en feed-back. Tous les relais sociaux
traditionnels ayant gravement dégénéré, il est vrai
qu'il finit par y avoir un problème; on se retrouve.
dans un cercle vicieux: à force d'être livré sans
défense aux moulinettes de la subjectivation capita
listique, le bon peuple tend effectivement à devenir
de plus en plus irresponsable et certaines de ses
composantes deviennent même franchement stupides
et odieuses dans leurs rapports avec tout ce qUI
échappe au consensus.
Il n'en demeure pas moins que ce même peuple,
dès lors qu'il parviendrait à retrouver des modes de
structuration convenablement redimensionnés et des
moyens d'expression adaptés, renouerait certainement
très vite avec son génie, redeviendrait apte à se fixer
les objectifs les plus élevés, comme maints exemples
historiques peuvent l'attester. Quoi qu'il en soit, dans
les conditions présentes, il ne peut plus être question,
pour une machine de transformation sociale, de
prétendre le guider, mais uniquement de l'aider à se
ré-inventer, ce qui implique, de sa part, de se défaire
de toutes les idéologies qui ne voient en lui qu'une
masse amorphe, indifférenciée, travaillée par de bas
instincts... Qui nous dit, d'ailleurs, que les instincts
soient si bas que ça? C'est, je le répète, la subjecti
vation capitalistique qui œuvre dans le sens de
l'indifférenciation, de l'équivaloir généralisé - malgré
l'exacerbation des spécialisations et des hiérarchies
ou à cause d'elles -, et qui nous ramène ainsi bien
en deçà du « luxe comportemental» que l'éthologie
animale nous révèle. Permettre à chacun de ressaisir
sa singularité, redonner une saveur aux gestes commis,
aux phrases articulées dans les situations les plus
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quotidiennes; reconquenr la démocratie à tous les
niveaux des pratiques collectives, du face-à-face inter
personnel jusqu'au suffrage universel, accepter pour
cela, sans réserve, l'altérité, la divergence des désirs
et des intérêts et, par conséquent, les procédures
d'affrontement et de négociation qu'elles appellent;
expérimenter les technologies nouvelles de commu
nication pour élargir la portée et aviver la vérité des
échanges humains; rompre, en un mot, avec ren
semble des politiques aujourd'hui menées par les
capitalismes de style occidental comme par les socia
lismes de l'Est: voilà quelque chose qui peut paraître
utopique, fou... Il s'agit pourtant, à mon sens, de la
seule voie d'émancipation qui reste ouverte.
1
POLITIQUE
1980 - POURQUOI COLUCHE
IS
les possesseurs de droit divin. Il aura suffi de coller
la tête de Coluche parmi les candidats pour que tout
l'édifice vacille. Cela tient à ce que ces gens-là
entendent non seulement se faire obéir mais aussi se
faire respecter, devenir objet d'amour, de fascination.
Il faut croire qu'on en est arrivé à un point où le
rire et l'humour sont devenus plus dangereux qu'une
insurrection populaire.
Les castes au pouvoir tolèrent mal qu'un person
nage d'aussi basse extraction vienne fourrer son nez
dans leurs affaires. Mais, pour elles, la coupe déborde
lorsque des intellectuels lui apportent leur soutien.
Après avoir tenté de minimiser notre appel - dor..t
seuls de courts extraits ont été publiés dans la grande
presse - en le ramenant à un simple mouvement
d'humeur du genre « élection piège à cons », on a
brusquement découvert qu'il s'agissait d'une « dan
gereuse propagande démagogique faisant le lit d'un
nouveau poujadisme ou même d'un antiparlementa
risme de type fasciste ».
Alors, pour couper court aux interprétations, qu'il
soit clair que ce qui est visé à travers notre soutien
à Coluche, c'est avant tout la fonction présidentielle.
C'est elle aujourd'hui qui incarne, à nos yeux, la pire
des menaces contre les institutions démocratiques en
France - ou ce qu'il en reste - et contre les libertés
fondamentales. Les champions de l'antiparlementa
risme, aujourd'hui, ce sont Giscard d'Estaing, Barre,
Peyrefitte, Bonnet . . . Insensiblement mais implacable
ment, ils nous conduisent vers un nouveau genre de
totalitarisme. L'inquiétude profonde qui traverse toutes
les couches de la population française est directement
engendrée par ce régime de chômage, d'inflation,
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d 'autoritarisme et de brutalité. Il ne s'agit donc pas,
pour nous, uniquement d'appeler à faire barrage à
un candidat particulier - en l 'occurrence Giscard
d'Estaing, le plus réactionnaire des dirigeants que la
France ait subi depuis Pétain -, mais, plus fonda
mentalement, d'en finir avec un système constitu
tionnel qui livre le pays à ce genre de personnage,
qui lui confère les pleins pouvoirs sur l'ensemble des
rouages de la société et de l'économie (bombe ato
mique, police, justice, confection des lois, médias,
université, etc .), sans aucun contrôle, sans aucun
contrepoids véritable. Quelle que soit l'incurie des
« hommes du président » dans la crise actuelle. Quels
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par leur exemple, la partie la plus exposée de notre
blanche et saine jeune�se. Leur vitalité provocante
est subversive en tant que telle ; leur bronzage per
manent est ressenti comme une provocation. Et puis,
c'est énervant, on dirait qu'ils sont constamment en
vacances! Ils semblent aller et venir à leur guise. Il
n'est évidemment pas question de réaliser que leur
«disponibilité » apparente et, pour quelques-uns, leur
délinquance résultent principalement de leur exclu
sion sociale, du chômage et de la nécessité, fréquente
pour nombre d'entre eux, d'échapper au quadrillage
territorial. Il est toujours plus facile de criminaliser
les victimes et de fantasmer sur leur dos que de faire
face aux réalités!
Pour exorciser un tel phénomène, pour chasser
cette jeunesse de ses rues et de son imaginaire, la
société française a recours à tout un éventail de rituels
conjuratoires, de comportements sacrificiels et aussi
de mesures discriminatoires d'ordre policier et admi
nistratif. Il y a les fantasmes de pogrom, parallèles
au discours manifeste des médias. Tout haut, on
parle de quotas, de « vrais problèmes ", qui seraient
mal posés par les élus communistes, tandis que, tout
bas, on rêve de chasse à l'homme: « Il faudrait leur
couper les couilles à tous ces types-là, pour qu'ils
laissent enfin tranquilles nos femmes et nos filles. "
Les actes «manqués » de plus en plus fréquents, les
bavures policières et les exploits des tenants de
l'autodéfense, comme par hasard, atteignent presque
toujours des immigrés. Il y a la réalité pénitentiaire:
75 % des détenus mineurs portent un nom arabe. Et
il y a la solution finale ou que l'on imagine telle:
l'expulsion massive.
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Sous le premier prétexte venu, les jeunes Maghré
bins - plutôt les jeunes gens que les jeunes filles,
qu'on espère peut-être récupérer et assimiler - sont
expédiés de l'autre côté de la Méditerranée, où ils se
retrouvent dans des pays qu'ils ne connaissent prati
quement pas, au sein desquels ils n'ont pas d'attaches
véritables et qui, d'ailleurs, ne souhaitent nullement
leur venue. Dans ces conditions, 90 % d'entre eux
reviennent en France aussitôt que possible et par
n'importe quel moyen. La France est leur territoire,
sinon leur patrie; ils y ont leurs amis, leur mode de
vie bien particulier. Ils savent qu'un jour ou l'autre
ils seront repris par la police, mis en prison et
réexpulsés, mais ils n'ont pas d'autre choix.
Sans la lucidité et la détermination d'une poignée
de prêtres, de pasteurs et d'anciens militants antico
lonialistes, l'opinion publique aurait continué d'igno
rer totalement l'existence de cette noria absurde et
monstrueuse. Pour parvenir à se faire entendre,
certains d'entre eux n'ont pas trouvé d'autres moyens
que d'entamer une grève de la faim illimitée - c'est
à-dire jusqu'à la mort. Leur objectif, formulé par
Christian Delorme, prêtre lyonnais, est d'obtenir
l'aménagement du texte de loi actuel relatif aux
immigrés, par l'adoption d'une circulaire stipulant
que les jeunes nés en France ou y ayant vécu plus de
la moitié de leur vie ne pourront plus désormais être
expulsés. Voilà qui est clair, simple et même modeste.
Une victoire sur ce point, outre qu'elle éclairerait
quelque peu l'avenir des intéressés, aurait l'immense
intérêt de démontrer qu'il est possible aujourd'hui
d'engager des luttes à contre-courant dans des
domaines de ce genre, que rien n'est joué, que tout
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est encore possible. La campagne actuelle de soutien
aux grévistes de la faim, pour être efficace, pour être
à la mesure de son enjeu, s'efforce de trouver des
moyens d'expression d'une autre nature que les
formes d'action humanitaire traditionnelles. Par
exemple, les signataires de l'appel contre « La France
de l'apartheid» se sont déclarés prêts à lutter contre
les expulsions, y compris par des moyens illégaux. Il
ne s'agit donc pas seulement de s'attendrir sur le sort
des immigrés, il s'agit de changer un mode de
ségrégation raciale profondément ancré dans la sub
jectivité collective. La nouvelle guerre coloniale interne
qui est en train de saisir de l'intérieur les anciennes
puissances impérialistes (en Angleterre, en France,
en Belgique... ) ne concerne pas uniquement un
problème sectoriel; il en va de l'avenir de l'ensemble
des luttes sociales dans ces pays. Il est clair qu'on ne
laissera pas impunément le nouveau type de pouvoir
autoritaire inauguré par Giscard d'Estaing se faire la
main sur les couches les plus vulnérables de la société.
Après la loi Peyrefitte, après la tutelle renforcée sur
les médias, les universités, les administrations, c'est
un renforcement systématique du contrôle social qui
est programmé. On prétend faire de la France une
des puissances clés du nouveau capitalisme mondial.
Pour cela, il convient de soumettre, de gré ou de
force, l'ensemble des populations vivant dans ce pays.
Les Français doivent se vivre comme une race
dominée par les nouveaux modèles capitalistes et
comme une race dominante par rapport à tous ceux
qui échappent à ces mêmes modèles. Ils doivent
s'habituer à sacrifier leurs propres différences, la
particularité de leurs goûts, la singularité de leurs
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désirs et, symétriquement, celles des autres. Le renou
veau des luttes sociales, la redéfinition d'un authen
tique projet de libération sociale passent inéluctable
ment par une assumation totale de la multisocialité
sur tous les plans et dans tous les domaines.
1981 MIITERRAND
-
ET LE TIERS ÉTAT
23
ainsi le risque de se briser sur le même type d'obstacle
que son prédécesseur;
- une intensification des mouvements sociaux, que
le gouvernement socialiste non seulement refusera
de réprimer, mais sur lesquels il s'appuiera pour
transformer irréversiblement la société française. En
d'autre termes, une nouvelle sorte de révolution,
miraculeusement libérée des hypothèques jacobines,
socialc-o: iémocrates et staliniennes qui ont oblitéré
les tentatives précédentes.
Certes, biens d'autres scénarios sont concevables:
une débâcle économique, le retour en force de la
droite, l'assassinat de Mitterrand, un compromis cen
triste autour de Rocard ou d'un autre... Tant de
facteurs peuvent interférer qu'il serait absurde de
risquer le moindre pronostic; mais cela ne doit pas
interdire de réfléchir sur ceux d'entre eux qui pour
raient peser le plus lourdement dans la balance des
événements. Je voudrais en relever trois.
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prête, en conséquence, à accepter une forte inflation
et les désordres monétaires et financiers qu'elle peut
entraîner pour lutter contre le chômage considéré
comme un mal absolu, susceptible demain d'engen
drer une nouvelle guerre sociale. En quelques
semaines, le «mitterrandisme» est devenu la figure
de proue de cette seconde option, et l'avenir de
l'expérience socialiste, un enjeu international de pre
mière grandeur. Mais le capitalisme mondial ne paraît
nullement disposé à se convertir à ce New Deal
socialiste, et l'on peut s'attendre à ce qu'il mette tout
en œuvre pour conjurer le « mauvais exemple »
français. L'issue de cette épreuve dépendra, pour une
large part, du rapport de force qui s'instituera dans
l'opinion internationale à son propos. Si le mitterran
disme ne parvient pas à rompre son isolement, et en
particulier à déborder sur d'autres pays d'Europe, i l
finira probablement par être neutralisé.
25
tionnaire du capitalisme - et comme un authentique
réformateur, désireux de transformer en profondeur
la société. Mais cette ambivalence, pour ne pas dire
cette ambiguïté, risque demain de faire sa faiblesse.
En effet, toutes les politiques ne pourront pas indéfi
niment être menées en parallèle et une véritable mobi
lisation populaire sera nécessaire pour créer les condi
tions d'une issue non réactionnaire de la crise. Mauroy
ne s'en sortira pas mieux que Barre si la société fran
çaise continue d'attendre qu'on lui apporte toutes cuites
des solutions technocratiques miracles. Mais le P.S.
sera-t-il en mesure de déclencher une telle mobilisa
tion, et surtout de la rendre efficiente, en favorisant
l'éclosion d'un transfert général des pouvoirs sur le
tissu social de base? N'est-il pas un appareil trop clas
sique, à la fois agrégat de tendances groupusculaires
et machine hypercentralisée? Assez bien préparé à la
gestion du pouvoir d' État, il paraît peu apte à catalyser
un processus effectif de démocratisation, de décentra
lisation et d'autogestion. Et s'il n'a d'autre interlocu
teur constitué qu'une droite - comme à l'accoutumée,
« la plus bête du monde» - et qu'une gauche commu
26
3. Le développement de nouvelles formes d'or
ganisation sociale
27
sortir de leur torpeur les vieilles classes ouvneres.
Malgré son soutien à Mitterrand, cette masse compo
site demeure dans l'expectative, et il en sera ainsi
tant qu'elle ne sera pas parvenue à mettre en place
des formes originales de regroupement adaptées aux
sensibilités et aux aspirations multiples de ceux qui
la composent. Une course de vitesse est engagée: ou
ce nouveau tiers état se donnera les moyens de
s'affirmer à tous les niveaux, « au ras des marguerites»
comme au niveau politique le plus élevé, ou l'on
peut s'attendre à ce que les horticulteurs socialistes
nous lèguent un jour un beau gâchis.
1983 - AUTANT EN EMPORTE LA CRISE
29
telligentsia de gauche. Et maintenant, selon la formule
consacrée, le débat est ouvert! Que ceux qui osent
encore se prétendre « intellectuels de gauche » parlent!
Qu'ils parlent donc! Que les bouches s'ouvrent,
comme disait Maurice Thorez. Que cent fleurs s'épa
nouissent comme l'exigeait Mao Tsé-toung!
Mais d'abord, qu'est-ce que c'est que ça, un « grand
intellectuel de gauche » ? Il ne semble pas que nos
auteurs se soient vraiment posé la question. Il est de
tradition, en France, qu'un certain nombre d'écri
vains, de philosophes, plus rarement d'artistes, se
voient promus au titre de porte-parole, 1. de leur
spécialité, 2. d'une prétendue intelligentsia, 3. du génie
propre à la nation et 4., par extension suprême, de
la culture universelle.
On remarquera que ces députés ou ces tribuns de
l'intelligence, du savoir et de l'art ne disposent
d'aucun mandat représentatif, ne participent d'aucune
instance délibérative. Ils ne constituent ni une aca
démie, ni une caste délimitée, ni même un groupe
aisément dénombrable tel que l'ensemble des premiers
de la classe, des maillots jaunes de la philosophie ou
des médailles d'or et d'argent de la science.
Il s'agit plutôt d'un ensemble flou, dont le contour
est modelé au gré des rédacteurs en chef de la presse
écrite et des directeurs des maisons d'édition. Aussi
la fréquence de l'intervention de ces « élus » et les
thèmes sur lesquels ils sont invités à intervenir ne
sont-ils jamais directement de leur ressort. Ils relèvent
de l'air du temps, tel que sont censés le déchiffrer
les météorologues du goût public.
Hasard ou nécessité, il se trouve que la venue au
pouvoir de la gauche a coïncidé avec une rupture de
30
stock dans les opérations de promotion collective du
genre « nouveaux philosophes ». La crise aidant, 1'« in
te llo-star-system » est en plein marasme. Il paraît qu'il
est de plus en plus difficile d'alimenter les « blocs
notes » et les « libres opinions », supports essentiels, à
ce qu'on dit, de la presse de gauche.
Les gourous sont fatigués. Le goulag, la Pologne,
l'Iran, tout cela ne fait plus vraiment recette. Alors
on a imaginé un ultime recours. Quelque chose dans
le genre du « dernier gala » d'une vedette sur le
déclin.
Après le roman centré sur le mal d'écrire, le film
sur la fin du cinéma, après le postmoderne et la mort
de la philosophie, on lance le thème du prophète
intellectuel pataugeant dans sa propre déchéance.
Mais, monsieur Gallo, monsieur Boggio, je crains que
vous n'arriviez bien tard ! Il n'y a déjà plus, ou
pratiquement plus, d'abonnés aux numéros que vous
demandez. Tous ceux qui font aujourd'hui profession
de penser, de chercher, de créer, de produire d'autres
possibles, ne se reconnaissent plus dans aucun porte
parole. Et, rassurez-vous sur leur santé, ils ne s'en
portent pas plus mal !
Sans vouloir donc parler au nom de qui que ce
soit et pour avoir moi-même quelque peu évolué dans
les eaux des pétitionnaires et autres « signeurs de la
guerre », je crois qu'il est temps que nous prenions,
les uns et les autres, notre parti de cette situation
nouvelle, irréversible et . . . prometteuse.
Est-ce à dire que soit interdit désormais tout
dialogue entre les « forces vives » de ce pays et le
gouvernement de la gauche ? Sincèrement, je ne le
pense pas. Mais je crois que la méthode de M. Gallo
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n'est pas la bonne. S'il tient vraiment à entrer en
communication avec les nouvelles générations de
penseurs et de créateurs, je me permettrai de lui
suggérer de s'y prendre autrement, d'adopter un autre
ton, de choisir d'autres thèmes. Que n'organise-t-il,
par exemple, un débat entre le pouvoir et l'intelli
gentsia réelle - pas seulement celle de la rive gauche
et du XVIe arrondissement - où pourraient être mis
en cause:
- le style néogaulliste de M. Mitterrand, son accep
tation tranquille des institutions du « coup d' État
permanent», le renoncement à tout projet de réforme
constitutionnelle (en particulier l'abandon de l'idée
de référendum d'initiative populaire);
- le fonctionnement des partis de gauche et leur
façon de tourner en rond, sans relais social consistant;
- les perspectives d'évolution vers une société mul
tiraciale et transculturelle, où les millions d'immigrés
qui vivent et travaillent en France comme des Fran
çais bénéficieraient des mêmes droits civils et poli
tiques qu'eux, suivant les promesses qui avaient été
faites;
- le partage du travail, comme moyen de donner
à ce pays « un supplément d'âme» et de lui restituer,
peut-être, sa « compétitivité» sur le marché de l'in
telligence, du savoir et de la création;
- une politique de transformation radicale de l'ha
bitat, de l'urbanisme, des équipements collectifs
(remise en question du fonctionnement actuel de
l'Éducation nationale, des prisons, des hôpitaux psy
chiatriques, etc.);
-l'opportunité de l'utilisation des crédits publics
32
dans des entreprises telles que la bombe à neutrons
et les sous-marins nucléaires;
- les initiatives concrètes que la France pourrait
prendre pour lutter contre la faim dans le monde et
pour favoriser l'émancipation économique et sociale
du tiers monde.
Mené à grande échelle et dans tout le pays, un tel
débat serait susceptible, à mon sens, de « reconstituer»
les interlocuteurs collectifs de gauche qui paraissent
manquer au gouvernement actuel. À condition tou
tefois qu'il ne s'agisse pas d'un échange formel,
académique, mais qu'il soit assorti de la mise en place
de moyens susceptibles d'amorcer de réels change
ments. En d'autres termes, qu'on cesse de renvoyer
les perspectives de transformation et d'innovation
dans ce pays aux hypothétiques lendemains de l'après
crise.
1983 - LA GUERRE, LA CRISE
OU LA VIE
34
au bout de compte, ne nous intéresse plus. Les
illusions de l'avant-guerre, les « Grands Cimetières
sous la lune», 1'« Appel d'Amsterdam-Pleyel»: nous
avons tout refoulé.. . Et puis nous ne sommes pas
crédules au point de penser que les grandes puissances
envisagent sérieusement de régler leur contentieux
en s'expédiant des fusées intercontinentales. Il est
tellement évident que leur complicité toujours plus
marquée, les conduit à s'intégrer au même système
mondial capitalistique et ségrégationnaire. Aussi la
guerre simulacre qu'elles ne cessent de relancer sur
le marché des mass media paraît-elle surtout avoir
pour fonction, en jouant à fond les grandes orgues
apocalyptiques, d'occuper le terrain de la subjectivité
collective, de la détourner de toute prise en compte
des urgences sociales qui la tenaillent et de lui
interdire toute impulsion de désir, toute prise de
conscience transculturelle et transnationale. Leur
guerre n'est pas la nôtre! La seule vraie guerre
mondiale qui nous colle à la peau, c'est celle, émiettée,
cancéreuse, iilsoutenable au regard civilisé, qui balaie
par vagues la planète depuis un demi-siècle: « Encore
le Salvador, le Nicaragua, la Pologne, les boat-people,
L'afghanistan, l'Afrique du Sud, c'est lassant à la fin,
regarde plutôt ce qu'il y a sur les autres chaînes ... »
Dans ces conditions et quelles que soient par ailleurs
nos « solidarités» de gauche, nous ne nous retiendrons
aucunement de récuser les choix nucléaires dans le
domaine militaire des socialistes français. Le jeu de
l'équilibre des forces stratégiques est constitutif de la
volonté des grandes puissances d'assujettir les pen
phéries opprimées et on ne saurait se plier à sa
35
logique sans trahir l'émancipation des peuples à
laquelle on prétend par ailleurs travailler.
Ensuite la crise. L'immense machination, là aussi,
pour serrer toujours plus étroitement, à la limite de
l'étranglement, les crans de l'assujettissement et de la
« disciplinarisation ». Tout est mis en œuvre pour
nous le présenter comme une évidence apodictique.
Le chômage, la misère s'abattent sur l'humanité
comme des fléaux bibliques. Dans ces conditions, on
ne peut plus concevoir, à quelques variantes près,
qu'une seule politique économique possible en réponse
à la seule description concevable de l'économie poli
tique. Mais il est clair, pourtant, que les airs de
suffisance que se donne aujourd'hui l'économétrie
sont à la mesure de la perte de crédibilité de ses
modèles de référence! Certes, il est indéniable que
nombre de ses indices et prévisions se sont affinés.
Mais à quelles sortes de réalités se rapportent-ils? En
fait, à des secteurs d'activité et de vie sociale de plus
en plus rétrécis, séparés et aliénés de leurs potentialités
globales. Le corps mou, autoréférencé des écritures
économiques et monétaires est devenu un instrument
décérébré et tyrannique de pseudo-décisionnalité, de
pseudo-guidage collectif. (Exemple récent: les banques
centrales se portant au secours du Mexique unique
ment pour lui permettre de rembourser à court terme
les intérêts des dettes qu'il a contractées auprès
d'elles!) Et si la crise n'était, à son terme ultime,
qu'une crise des modèles, expression d'un capitalisme
psychotique conduisant au désastre tout à la fois la
division sociale du travail, les finalités productives et
l'ensemble des modes de sémiotisation de l'échange
et de la distribution? L'espoir de la « sortie du
36
tunnel», le mythe de la « grande reprise» - mais la
reprise de quoi, et pour qui? - nous masquent le
caractère d'irréversibilité de la situation qui a été
engendrée par l'accélération continuelle des révolu
tions technico-scientifiques. Plus rien ne sera plus
jamais comme avant! Et c'est tant mieux! Mais de
deux choses l'une! Ou ces révolutions seront assorties
de mutations de la subjectivité sociale capables de les
piloter « loin des équilibres» existants vers des voies
émancipatrices et créatrices, ou, de crise en crise,
elles oscilleront autour d'un point de conservatisme,
d'un état de stratification et de stagnation, aux effets
de plus en plus mutilants et paralysants. D'autres
systèmes d'inscription et de régulation des flux sociaux
sont concevables sur cette planète! Dans tous les
champs de la création esthétique et scientifique, des
modèles en rupture avec les hiérarchies oppressives
(non arborescents, « rhizomatiques », « transversa
listes») se sont imposés. Pourquoi pas dans le domaine
social?
Retour vers les zones du politique et du micropo
litique, bien qu'il soit devenu de bon ton, dans certains
milieux intellectuels, de prendre des poses désabusées,
de se considérer hors du temps, au-delà de l'histoire,
en se réclamant du postmoderne et du postpolitique
mais jamais, malheureusement, du postmédia... Les
intellectuels de notre espèce, qui ne se sont jamais
dédits de leurs engagements antérieurs au côté des
luttes d'émancipation, doivent-ils être considérés
désormais comme des surnuméraires de notre époque?
Notre idéal continue de nous porter là où les coupures
s'opèrent. Ni avant ni après! Juste au point limite où
de nouvelles langues s'élaborent, de nouveaux coef-
37
ficients de liberté se cherchent, où des façons diffé
rentes de voir, de sentir, de penser, de créer
s'éprouvent, au-delà des messianismes, des credo
spontanéistes ou dialectiques. . . Mais, pourquoi le nier,
certains enjeux politiques nous tiennent à cœur, et
surtout certains refus qui nous conduisent, à nos
risques et périls, à nous « mouiller » dans certaines
épreuves plus ou moins hasardeuses. Notre expérience
des formes dogmatiques d'engagement et notre incli
nation irrépressible vers les processus de singulari
sation nous prémunissent - du moins le pensons
nous - contre tout surcodage des intensités esthétiques
et des agencements de désir par une programmation
politique fermée sur elle-même, fût-elle la mieux
intentionnée. Il n'y a d'ailleurs qu'à suivre la pente.
Chaque jour se fraient sous nos yeux de nouvelles
voies de passage entre les domaines autrefois cloi
sonnés de l'art, de la technique, de l'éthique, de la
politique, etc. Des objets inclassables, des « attracteurs
étranges » - pour paraphraser une fois de plus les
physiciens - nous incitent à brûler les vieilles langues
de bois, à accélérer des particules de sens à haute
énergie, pour débusquer d'autres vérités. Coup sur
coup, dans la même semaine, trois séries d'événements
viennent de se percuter : la tête du pape saute à la
place de celle de Walesa, 'Arafât se fait expulser de
Damas, Toni Negri entre au Parlement italien. Qui
parle à qui, et au nom de quoi ? On se prend à rêver
que bien des choses seraient possibles. Dans un sens
ou dans un autre !
1983 -ON A LE RACISME
QU'ON MÉRITE
39
relativement la plus vulnérable. Si les personnes qui
sont les objets du racisme sont à plaindre, l'ensemble
de la population française racisante l'est aussi. Elle
exprime une sorte d'incapacité à faire face aux
exigences de notre époque.
Tous les peuples ont besoin d'immigrés et du
rapport d'altérité posé par l'intermédiaire de leur
venue. J'affirme même que la vitalité d'un peuple
correspond à sa capacité d'être lui-même engagé dans
toutes ses composantes dans un devenir immigré.
Nous avons tous à devenir des immigrés, à refuser
une uniformisation génératrice d'angoisse et d'im
puissance générales. En France, nous avons beaucoup
à apprendre de la façon dont les immigrés reconsti
tuent leur culture, la réinventent.
La gauche a très rapidement voulu se faire la
bonne gestionnaire de la France. Cela n'avait de sens
que si elle favorisait parallèlement les mutations de
la société. Or, elle n'a fait que les étouffer. Nous
avons assisté à une espèce d'affaissement général de
toutes les velléités novatrices.
Par ce nouveau réalisme, les gouvernants actuels
estiment que leur nouveau réalisme les aidera à
consolider leur pouvoir politique. Ils se trompent
parce que leur politique économique sera jugée,
certes, à ses résultats mais aussi à ses conséquences
pour ceux qui attendaient des socialistes qu'ils faci
litent des transformations sociales: de ce point de
vue, nous attendons toujours.
Dans la lutte contre le racisme, les priorités sont
aujourd'hui à accorder à la vie associative, au « tiers
secteur» à tout ce qui permet d'envisager le dévelop
pement de la vie sociale et économique en dehors
40
du couple catastrophique que constitue le capitalisme
privé et le pouvoir d'État.
Les formes de subjectivité capables d'agir positi
vement dans le sens d'une société multinationale,
transculturelle sont à trouver dans de nouvelles formes
d'expression et de mode de vie, qui constituent les
lieux où ces questions peuvent être saisies, analysées,
dominées. La vague de repli social que nous enre
gistrons se paie par des attitudes racistes, anti-jeunes,
phallocratiques. Et, phénomène inséparable, elle se
paie aussi par un rejet de la gauche.
Inventer de nouveaux modes de gestion de la vie
quotidienne n'est pas une utopie, mais une nécessité
imposée par la transformation de la production, par
la révolution informatique, télématique, robotique ...
Dans tous les pays d'Europe de l'Ouest, un nouveau
type de sensibilité se cherche à travers les questions
du désarmement, les luttes antinucléaires, le racisme.
En France, rien n'a encore vraiment cristallisé. Les
formes d'organisation ne se sont pas trouvées. Mais
tout peut aller très vite. La Marche pour l'égalité qui
se déroule actuellement peut y aider. Face à la chute
des illusions, il est grand temps de se ressaisir.
1983 - À PROPOS DE DREUX
42
tête que la démocratie n'est pas une vertu transcen
dantale, une idée platonicienne, flottant en dehors
des réalités. Elle est plutôt comme la « forme » des
sportifs. Elle s'entretient, elle se développe ; elle peut
s'enrichir ou dépérir au gré de l'entraînement qu'on
lui consacre. En France, elle est devenue poussive,
myope ; elle a de l'emphysème, de la cellulite. Vous
me direz qu'on n'a pas attendu les socialistes pour
en arriver là! Certes! Mais la situation n'a peut-être
jamais été aussi grave: tous les rouages de la repré
sentation populaire sont grippés. Les syndicats tournent
à vide (mis à part la C.F. D.T., mais encore faudrait
il y regarder de près!). La vie associative ronronne
dans son coin. Au moins, dans l'ancien régime, les
partis de gauch� et les groupuscules extraparlemen
taires conservaient-ils un minimum de fonctions de
remise en cause. Oh ! je sais, très faible et souvent
franchement débile! Mais enfin, ils occupaient le
terrain ; ils incarnaient d'autres espoirs. Tout cela est
aujourd'hui révolu ! François Mitterrand et ses compa
gnons ont avalisé et légitimé le système profondément
pervers et antidémocratique du présidentialisme gaul
liste. Qu'on s'étonne ensuite s'il advient que le « bon
peuple » ait quelquefois tendance à s'abandonner au
nationalisme et à la xénophobie !
Non seulement les partis de gauche se sont sclérosés
et enlisés dans le corporatisme politique, mais le
parlementarisnle lui-même s'est mis à dégénérer. Les
parlementaires sont devenus l'équivalent de simples
fonctionnaires. Sait-on que les « députés de base »
sont dirigés par leur chef de file comme des écoliers
par leurs instituteurs ? Sait-on qu'ils n'ont aucun
accès direct à l'ordre du jour de leurs travaux ? Il est
43
vrai que les institutions représentatives traditionnelles,
dans leur fonctionnement actuel, sont obsolètes et
qu'elles risquent de se trouver, à l'avenir, de plus en
plus déphasées par rapport aux forces vives des
sociétés à haut développement communicationnel !
Est-ce une raison pour s'engouffrer dans le sens du
vent, pour renforcer jusqu'à la nausée cette infanti
lisation chronique de l'opinion par le système des
sondages et du vedettariat télévisuel des leaders poli
tiques et syndicaux ? Finira-t-on par comprendre
qu'un tel système n'exprime en rien les « tendances
profondes de l'opinion » ? Il ne capte et n'amplifie
que les opinions qu'il peut manipuler ou qu'il a
auparavant lui-même manufacturées.
C'est la notion même de « tendance profonde »
qu'il convient ici de réexaminer. Elle n'est nullement
scientifique ; elle n'est fondée que sur une conception
conservatrice de la société. En fait, cette opinion
qu'on prétend extraire des sondages et des jeux
télévisuels électoraux n'est émise que par des individus
isolés, « sérialisés », qui ont été confrontés, par sur
prise, à une « matière à option » préfabriquée. Le
choix qui leur est proposé - tel celui des chiens de
Pavlov - est toujours passif, non élaboré, non problé
matisé et, par conséquent, toujours biaisé . « C'est
lequel des deux que tu préfères ? » (Ou lequel des
quatre, à l'époque de la fameuse bande du même
nom. ) « On te présente deux paquets de super
lessive, etc. » Mais quand pourrons-nous enfin imposer
un autre genre de choix ?
Un socialisme contre Staline, contre la bureaucra
tie, pour l'auto-organisation, ce ne pourra avoir de
sens qu'à condition qu'il fasse sienne cette nouvelle
44
problématique de la démocratie. Et il est navrant de
constater que, de ce point de vue, les socialistes sont
à court d'idées ou, à tout le moins, à court de volonté.
Leur projet de décentralisation ne marque aucun
progrès véritable dans le sens de la promotion d'une
démocratie sociale. Faute d'un projet cohérent tendant
à donner à la vie associative le poids économique qui
devrait lui revenir, on laisse végéter et dégénérer
toutes les tentatives d'innovation sociale . Le résultat
le plus désolant a été le gâchis des radios libres qui
ont été livrées pieds et poings liés au petit business
commercial et politique . De leur côté, les adminis
trations et les corps d' É tat demeurent incapables de
s'adapter aux situations nouvelles, au point d e
compromettre, dans certains domaines, l'avenir d u
pay s. (À c e t égard, l a palme revient, sans conteste à
l'Education nationale.) Et pourtant, il y avait eu là
quelques propositions, quelques timides avancées ! Au
fait, dans quelle trappe, quelle gidouille des syndicats
enseignants est tombé le rapport Legrand concernant
le secondaire ? Qu'est-ce qu'il avait de tellement
gênant, de tellement révolutionnaire, ce rapport ? Il
ne comportait qu'une enquête approfondie et des
propositions de bon sens.
La démocratie, bordel ! , ce n'est pas un luxe sur
lequel il faudrait tirer un trait les jours de vaches
maigres ! D'abord, parce que le fascisme - mais oui,
le fascisme, ça existe bel et bien, n'en déplaise aux
« nouveaux économistes » - s'engraisse et prolifère,
vampirise la subjectivité populaire quand elle s'affai
blit. Ensuite, parce qu'elle est un des remèdes essen
tiels à la crise. Avis aux technocrates socialistes : la
vitalité sociale, l'intelligence, la sensibilité, la créati-
4S
vité collective, bref, la démocratie, ça peut rapporter
gros, c'est important pour la balance des paiements,
aussi important, à terme, que le pétrole ! Et remarquez
que ça peut aussi s'exporter ! La démocratie et la
paix : quel marché d'avenir !
1984 - UNE AFFAIRE DREYFUS
POUR L'EUROPE
47
Moro : les accusés du 7 avril en étaient les auteurs ;
on avait des preuves irréfutables ; des bandes sonores
étaient expertisées à Chicago, etc. ; jusqu'à ce que ce
monceau d'absurdités sombre dans le ridicule. Ensuite,
on a découvert qu'ils étaient les véritables chefs, les
chefs secrets, des Brigades rouges - bien qu ' honnis
et même, pour certains d'entre eux, menacés publi
quement de mort par elles ! Pendant une année, sans
discontinuer, les accusés ont été soumis à d'in
croyables pressions pour qu'ils confessent leurs crimes !
Les médias ont matraqué l'opinion publique italienne
et internationale avec cette « vérité " , révélée à un
juge, dont il est permis aujourd'hui de douter de la
santé mentale, car il a continué à s'accrocher comme
un damné à son « théorème " délirant bien qu'il se
fût, à la longue, lui aussi totalement effondré. Alors,
la magistrature italienne a changé de cap. Elle a
forgé de toutes pièces une « insurrection armée contre
les pouvoirs de l' É tat » - dont la valeur pénale est la
prison à vie - à partir d'accusations les plus hétéro
clites. C'est ainsi que, à lui seul, Toni Negri s'est vu
généreusement attribué dix-sept homicides politiques !
Mais ces accusations, elles aussi, sont tombées et,
une fois encore, on en a trouvé d'autres, relevant
désormais du simple droit commun . . . On en est
toujours là ! Et on reste stupéfait et consterné devant
une telle attitude de la magistrature italienne - pays
pourtant de vieille tradition du droit, mais dont
l'enracinement démocratique, il est vrai, demeure
précaire. Pourquoi cet ultime revirement dans l'atti
tude des juges ? Pour qui a suivi de près le procès
« 7 avril », la réponse est malheureusement fort simple.
48
sont tombées les unes après les autres. L'attitude
autoritaire des juges, les obstacles dressés artificielle
ment devant la défense, le caractère infâme de
l'utilisation de la délation par le moyen des « repen
tis » , les calomnies répétées à satiété par les médias . . .
rien n'y a fait ! Mais comme l a justice italienne s'était
beaucoup engagée dans ces procès vis-à-vis des forces
politiques, comme un rôle essentiel lui avait été
dévolu, à savoir l'élimination radicale de toute oppo
sition au fameux « compromis historique » , comme
elle :le voulait pas, sur le plan international, se
déjuger, il lui fallait démontrer, coûte que coûte, que
les longues années de prison préventive infligées aux
accusés du 7 avril ne l'avaient pas été en vain, que
les demandes d'extradition restaient fondées (l'exis
tence d'une importante émigration politique dans
divers pays commençant à en faire sérieusement
douter) . La solution était donc toute trouvée : il
convenait de se rabattre sur une redéfinition de droit
commun des prétendus délits. Cela présentait deux
avantages : l'élimination politique de toute une géné
ration d'intellectuels contestataires qui se verraient,
de toute façon, attribuer de lourdes peines ; la faci
litation de leur extradition éventuelle. Seulement, au
bout du compte, la difficulté demeure la même, têtue,
irrévocable, à tout le moins devant le tribunal de
l'histoire : ces délits de droit commun, quant au fond
n'existent pas, n'ont aucun fondement, ne reposent
sur aucune preuve matérielle. Les déclarations des
repentis reviennent toujours à la même antienne : ces
intellectuels seraient responsables moralement du ter
rorisme, du fait de leurs déclarations et de leurs
écrits. Quelle curieuse délégation de justice, en vérité !
49
Et à qui ? À des assassins, pour dire les choses comme
elles sont, qui, pour être remis en liberté, n'avaient
d'autre choix que de charger les inculpés du 7 avril !
Je ne dis pas que l'Italie ait basculé dans le
totalitarisme. Mais qu'un pays soit « globalement »
démocratique n'interdit nullement qu'une part de ses
institutions ne le soit plus ! Et, à l'évidence, les lois
d'exception qui ont permis, au cours de ces dernières
années, d'inculper et de persécuter des milliers d'in
nocents pour leurs idées politiques n'ont rien à voir
avec la démocratie. Il semble que l'actuel gouverne
ment italien, à direction socialiste, veuille mettre fin
à ces lois d'exception. Mais il n'est pas inutile que
l'opinion européenne, et en particulier les Français
soucieux de la défense des libertés, suive de près
cette affaire dite du 7 avril ». Elle pourrait devenir
«
51
par empester l'atmosphère de la pensée et par contri
buer à décourager les tentatives d'engagement poli
tique au sein des milieux intellectuels. Sans qu'on y
ait pris garde, une restauration des valeurs tradition
nelles s'est instaurée. Elle a fait le lit de la révolution
de droite en train de s'affermir. Et toute cette affaire
- ce qui ne manque pas de piment - s'est développée
dans le contexte sirupeux d'un pouvoir socialiste bon
chic bon genre, lui-même très soucieux d'assurer son
image de marque auprès des milieux financiers et
des oligarchies traditionnelles. Le résultat est là : une
masse considérable d'abstentions le 1 7 juin, une force
fasciste en voie de constitution, l'émiettement de la
capacité collective de résistance au conservatisme, la
montée du racisme et de l'entropie mortifère.
Tout s'est joué en 1 98 1 , ou plutôt rejoué, car il y
eut alors, semble-t-il, rebond des circonstances qui
ont entraîné les événements de 68. À cette époque,
l'épisode Coluche a révélé au grand jour l'abîme qui
n'a fait que s'élargir entre la représentation politique
professionnelle et une part considérable de l'opinion .
Après leur victoire électorale quasi accidentelle, les
cadres socialistes s'installèrent dans les trous du
pouvoir, sans aucune remise en question des insti
tutions existantes, sans l'ombre d'une proposition pour
rebâtir une société humaine dans le présent désastre .
Mitterrand, de plus en plus identifié à de Gaulle, a
laissé, dans un premier temps, les différentes ten
dances dogmatiques de son gouvernement tirer à hue
et à dia, puis il s'est résigné à installer une équipe
de gestion au coup par coup, dont les différences de
langage avec les Ch icago boys de Reagan ne doivent
52
pas masquer qu'elle nous conduit aux mêmes sortes
d'aberrations.
Force nous est de constater que les socialistes
français ont perdu la mémoire du peuple. La plupart
d'entre eux ne donnent plus à la polarité gauche
droite un autre sens que circonstanciel. Qui pense
encore, parmi eux, que les opprimés, en France
comme dans le reste du monde, sont porteurs d'avenir,
de potentialités créatrices ? Qui mise encore sur la
démocratie comme levier de transformation (pour
autant qu'elle se donnerait une prise sur les réalités
contemporaines) ? Faute d'avoir œuvré à temps à la
cristallisation de nouveaux modes de socialité articulés
aux « révolutions moléculaires » qui traversent les
sciences, les techniques, la communication, la sensi
bilité collective, la gauche a laissé passer l'occasion
historique qui lui était offerte . Elle s'est engagée dans
une surenchère absurde avec la droite sur le terrain
de la sécurité, de l'austérité et du conservatisme .
Alors qu'elle aurait pu obtenir tous l e s sacrifices
nécessaires, sur un plan économique, pour faire face
à la crise et aux reconversions, si elle avait contribué
effectivement à l'agencement de nouveaux modes
collectifs d'énonciation, elle a laissé l'espoir retomber,
les corporatismes se réaffirmer, les vieilles perversions
fascisantes regagner du terrain.
Qu'est-ce qui sépare la gauche de la droite ? Sur
quoi repose cette polarité éthico-politique essentielle ?
Au fond, ce n'est rien d'autre qu'une vocation, qu'une
passion processuelle. Il n'y a nul manichéisme dans
cette division, car elle n'engage pas de découpes
sociologiques claires et nettes. (Il existe un conser-
S3
vatisme bien ancré sur les terrains de gauche et
quelquefois un progressisme sur ceux de droite.)
Toute la question est ici d'une ressaisie collective
des dynamiques capables de dé stratifier les structures
moribondes et de réorganiser la vie et la société selon
d'autres formes d'équilibre, d'autres univers.
Tout se déduit de là : comment en finir avec un
certain type de fonction d' É tat, avec les vieux réflexes
grégaires et racistes, comment réinventer une culture
transnationale, un nouveau type de tissu social, d'autres
villes, d'autres alliances avec le tiers monde, comment
contrebalancer l'impérialisme bicéphale U . S.A.
U.R.S.S. ? Tout est là, à portée de main, qui pourrait
retourner la situation en un éclair et dissiper ténèbres
et cauchemars.
1 984 - DES LIBERTÉS EN EUROPE
55
riels de vie et de travail, pour des dizaines de millions
de personnes en Europe (chômeurs, jeunes, personnes
âgées, « non garantis », etc. ) ; du « droit » à la diffé
rence, pour des minorités de toutes natures ; du
« droit » à une expression démocratique effective, pour
S6
fonctions sociales et la division du travail étant ce
qu'elles sont, rien, par ailleurs, ne nous permettant
d'escompter, ni à court terme ni à moyen terme,
une transform ation en profondeur des mentalités, il
n'y a guère lieu d'espérer que les sociétés organisées
parviennent d e sitôt à se passer d'un appareil de
justice ! Ce qui ne signifie pas qu'on d oive l'accepter
tel qu'il est, mais, au contraire, qu'il est essentiel de
redéfinir son mode de formation, ses compétences,
ses moyens, ses articulations possibles avec un envi
ronnement démocratique . . . Pour répondre à ces objec
tifs, les luttes e n faveur des libertés devraient se doter
de nouveaux instruments leur permettant de mener
de front :
- des interventions au coup par coup dans des
affaires concrètes d'atteintes aux droits et aux libertés ;
- une activité de plus longue haleine, en liaison
avec des groupes d'avocats, de magi�trats, de travail
leurs sociaux, d e détenus, etc . , en vue d'élaborer des
formes alternatives de l'appareil de justice.
Les luttes défensives pour le respect du droit et
celle.:) offensives, pour la conquête de nouveaux
espaces de liberté sont complémentaires. Les unes et
les autres seront appelées à prendre une importance
au moins égale à celle des luttes syndicales ou
politiques et à les influencer de plus en plus. C'est
ce qui semble s'amorcer, en France, avec le rôle
croissant que jouent les organisations telles que
Amnesty International, la Ligue des droits de l'homme,
France terre d'asile, la Cimade, etc.
Ce préalable étant posé, il n'en reste pas moins
qu'on ne saurait traiter de l'évolution d es libertés en
Europe comme d'une chose en soi, en la tenant
57
séparée de son contexte de tension internationale et
de crise économique mondiale. Mais à peine ai-je
énoncé ces deux têtes de chapitre qu'une nuée
problématique se met à bourdonner à mes oreilles.
Cette tension et cette crise doivent-elles être tenues
pour des causes de l'affaissement des libertés ou, à
l'inverse, comme des conséquences de la montée
conservatrice et réactionnaire qui a succédé aux
vagues de luttes pour les libertés des années soixante ?
Je voudrais tenter de montrer que l'analyse de la
tension Est-Ouest et celle de la crise mondiale ont
tout à gagner à être ré-envisagées sous l'angle de
cette question des libertés.
J'en viens quelquefois à me demander si les libertés,
dans nos sociétés qualifiées (d'ailleurs non sans impru
dence) de « post-industrielles », ne sont pas destinées
à subir une érosion irréversible, du fait d'une sorte
d'élévation globale de l'entropie du contrôle social.
Mais ce sociologisme morose ne me gagne que les
jours de déprime ! À y réfléchir plus sereinement, je
ne vois aucune raison d'accoler un tel destin répressif
à la prolifération, dans les rouages de la production
et de la vie sociale, des machines d'information et
de communication. Non ! Ce qui fausse tout, c'est
autre chose ! Ce n'est pas le « progrès » technico
scientifique, mais l'inertie de rapports sociaux dépassés.
À commencer par les rapports internationaux entre
les deux blocs ! À commencer par cette course per
manente aux armements qui vampirise les économies
et anesthésie les esprits ! Alors je me dis que la tension
internationale est peut-être moins, comme on voudrait
nous le faire croire, le résultat d'un antagonisme de
base entre les deux superpuissances, qu'un moyen
58
pour elles, précisément, de « disciplinariser » la pla
nète. En somme, les deux gendarmes en chef se
répartiraient des rôles complémentaires - pas tout à
fait comme dans le théâtre de marionnettes parce
qu'ici les coups font très mal ! - pour faire monter
la tension dans le système afin que se trouvent
exacerbés les facteurs de hiérarchisation de Pensemble
de ses composantes militaires, économiques, sociales
et culturelles. En somme, là-haut dans l'Olympe des
dieux de la guerre, beaucoup de bruit, beaucoup de
menaces (et aussi, malheureusement beaucoup de
choses vraiment dangereuses ! ) pour qu'en bas, à tous
les étages, la valetaille se tienne tranquille !
Il est significatif, à cet égard, que la défense des
libertés individuelles et collectives n'ait jamais consti
tué un enjeu sérieux dans les rapports conflictuels
Est-Ouest. Une fois mis de côté les proclamations et
Pétalage des grands principes, on voit bien de quel
poids elle pèse dans les grands deals internationaux.
(Le président Carter a même réussi à se ridiculiser
auprès de la classe politique américaine en insistant
plus que de coutume sur ce sujet ! ) En fait, les
dirigeants occidentaux s'accommodent fort bien de
ce que les peuples de l'Est soient fermement tenus
en main par les bureaucraties totalitaires. Et, au-delà
des apparences, derrière leur tapage idéologique et
stratégique, ils paraissent bel et bien mener des
politiques similaires, visant le même type d'objectifs,
à savoir : contrôler les individus et les groupes sociaux
de toujours plus près ; les normaliser, les intégrer, si
possible, sans résistance de leur part, sans même qu'ils
s'en rendent compte (par le moyen des équipements
collectifs, en ce qui concerne leur développement et
S9
leur « maintenance », par les médias, pour modeler
leur pensée et leur imaginaire, et sans doute, à
l'avenir, par une sorte de téléguidage informatique
permanent pour leur assigner une résidence territo
riale et une trajectoire économique) . Le résultat ? Il
est là, déjà visible ! Toujours plus de ségrégation
génératrice de racisme ethnique, sexuel et de classe
d'âge ; toujours plus de liberté d'action pour la caste
des boss et managers et toujours plus d'asservissement
pour les pions de base du grand jeu capitalistique.
L'affaissement des libertés, auquel on assiste un peu
partout, dépendrait donc d'abord de la remontée des
conceptions du monde conservatrices, fonctionnalistes
et réactionnaires, mais cependant toujours prêtes à se
saisir des « progrès » des sciences et des techniques,
pour les mettre à leur service. Un tel contexte répressif
n'aura été rendu possible, n'aura pu prendre de
consistance, que du fait de la conjonction politique
des bourgeoisies occidentales, des bureaucraties
« socialistes » et des « élites » corrompues du tiers
monde, au sein d'une nouvelle figure du capitalisme,
que j'ai qualifiée ailleurs de « capitalisme mondial
intégré » 1 .
L a crise, les libertés Il est bien évident qu'elles
. . .
60
esprits ; elle inhibe jusqu'aux velléités de contestation ;
elle peut même favoriser des effets paradoxaux,
comme en France le passage d'une fraction de
l'électorat communiste vers le Front national de Le
Pen. Mais, là aussi, est-ce que la présentation mass
médiatique ordinaire ne risque pas de fausser ce
problème ? Est-ce la crise qui pèse sur les libertés ou
n'est-ce pas, plutôt, la passivité collective, la démo
ralisation, la désorientation, la désorganisation des
forces novatrices potentielles qui laissent le champ
libre au nouveau « capitalisme sauvage » pour opérer
des reconversions de profit aux effets sociaux dévas
tateurs ? D'une part, ce terme de « crise » est parti
culièrement mal venu lorsqu'il s'agit de dénoter
l'espèce de catastrophe en chaîne qui secoue le
monde, et avant tout le tiers monde, depuis dix ans.
D'autre part, il est évident que la circonscription de
ces phénomènes à la seule sphère de l'économie est
tout à fait illégitime. Des centaines de millions d'êtres
humains sont en train de crever de faim, des milliards
d'individus s'enfoncent chaque année un peu plus
dans la misère et le désespoir, et on nous explique
tranquillement q u ' i l s'agit là de questions écono
miques dont on ne peut escompter l'avancement qu'à
l'issue de la crise ! On n'y peut rien ! La crise, ça
tombe du ciel, ça va, ça vient, c'est comme la grêle
ou le cyclone Hortense ! Seuls les augures - les
fameux économistes distingués - auraient leur mot à
dire là-dessus. Mais s'il est un domaine où l'absurdité
confine à l'infamie, c 'est bien celui-là ! Car enfin,
quelle nécessité y aurait-il à ce que des reconversions
industrielles et économiques - fussent-elles plané
taires, engageassent-elles les remaniements les plus
61
profonds des moyens de production et du socius -
dussent être assorties d'un tel gâchis ! À nouveau se
profile l'urgence d'un renversement à cent quatre
vingts degrés des façons de penser ces problèmes.
C'est le politique qui prime l'économique. Pas l'inverse !
Même si en l'état actuel des choses il est difficile
d'affirmer que c'est lui qui fabrique la crise de toutes
pièces - parce qu'il y a des effets d'entraînement, des
interactions désastreuses que plus personne ne contrôle,
par exemple, entre les dévastations économiques et les
désastres écologiques, ou, dans un autre ordre d'idées,
entre les monnaies et le marché du pétrole -, il n'en
reste pas moins qu'il doit être tenu pour responsable
de ses effets sociaux les plus pernicieux. Et la sortie
de la crise ou, si l'on préfère, de la série noire sera
politique et sociale. Ou elle ne sera pas ! Et alors,
l'humanité continuera de s'acheminer vers on ne sait
quelle ultime implosion.
L'Europe, dans tout ça ? On la vante fréquemment
comme une aire de liberté et de culture, dont la
vocation serait d'équilibrer les rapports Est-Ouest et
de travailler à la promotion d'un nouvel ordre inter
national entre le Nord et le Sud. Il est vrai que, dans
la dernière période, son versant allemand a commencé
à découvrir tout l'intérêt qu'il y aurait pour lui à
calmer le jeu. Mais on est encore bien loin d'une
politique européenne autonome et cohérente. D'au
tant que la France s'enferre dans son rôle traditionnel
de Don Quichotte de la défense avancée de l'Occi
dent ! En fait, la liberté d'action de l'Europe se réduit
comme une peau de chagrin à mesure qu'il se révèle
qu'elle ne sortira pas indemne de la grande épreuve
de reconversion du capitalisme mondial. Elle demeure
62
pieds et poings liés à l'axiomatique stratégique, éco
nomique et monétaire des U.S.A. Au lieu de déve
lopper une dynamique unitaire entre les peuples
qu'elle est censée réunir, la Communauté économique
européenne a exhumé et exacerbé entre eux des
haines qu'on croyait éteintes depuis longtemps. Et,
ce qui n'est pas fait pour arranger les choses, l'en
semble de son flanc méditerranéen bascule peu à peu
dans une forme intermédiaire de tiers mondisation.
La liberté est un droit! C'est même le premier de
tous. Mais, le moins que l'on puisse dire, c'est que
ce n'est pas un droit acquis. Les libertés concrètes
ne cessent de fluctuer au gré des rapports de force
et en raison des abandons ou des volontés de les
réaffirmer. Pour se prémunir, dans ce domaine, contre
les généralités et les abstractions, il faudrait parler
de degré de liberté ou, mieux, de coefficients différentiels
de liberté. La liberté humaine n'est jamais d'un seul
tenant. Même dans le cas limite d'une solitude de
tour d'ivoire, elle ne s'instaure que par rapport aux
autres - à commencer par les blocs d'altérité intro
jectés da�s le moi. Dans la pratique, les libertés ne
se dénouent que par rapport au droit coutumier qui
s'est instauré avec mes proches et mon voisinage, par
rapport à la soumission d� ceux qui sont en mon
pouvoir, aux effets d'intimidation et de suggestion
des instances qui me dominent et, en dernier lieu,
par rapport aux règlements, aux codes et aux lois qui
relèvent des divers domaines publics. De même que,
dans l'Antiquité, le statut de libre citoyen ne s'était
institué que sur fond d'un esclavage généralisé,
aujourd'hui, les libertés des adultes blancs disposant
d'un minimum de revenus n'ont pu s'instaurer, n'ont
63
trouvé leur « standing » que sur fond d'asservissement
des tiers mondes intérieurs et extérieurs. Ce qui veut
dire, par exemple, qu'en France, la volonté la plus
élémentaire de défendre les droits des immigrés ou
de sauvegarder le droit d'asile politique, si dépourvue
soit-elle d'arrière-pensées politiques, même issue de
la simple charité, pourrait finir par porter très loin .
Car, ce qu'elle met en cause, ce n'est pas seulement
le respect de droits formels, mais toute une conception
du monde, des axiomes cruciaux de ségrégation, de
racisme, de repli sur soi, d'idéologie sécuritaire, et la
perspective, à court terme, d'une Europe des polices
plutôt qu'une Europe des libertés . . . C'est d'ailleurs
bien pourquoi, dans le climat réactionnaire actuel, si
peu de gens sortent de leur torpeur pour se mobiliser
sur de tels objectifs !
Le respect des droits de l'homme, à l'Est comme
à l'Ouest, au Nord comme au Sud ; la paix et le
désarmement, imposés aux É tats par les vagues, sans
cesse renouvelées, de la « démoralisation pacifiste » 1 ;
l'instauration, entre les pays riches et le tiers monde,
de rapports visant à l'épanouissement des potentiels
humains : voilà ce que pourraient être les principaux
axes internationaux d'une nouvelle pratique sociale
d'émancipation et de conquête d'espaces de liberté .
Mais ces thématiques ne pourront s'incarner dans des
luttes significatives que pour autant que ceux qui
auront la volonté de les mettre en acte sauront
concrètement apprécier la double nature des obstacles
64
que le capitalisme mondial intégré oppose à un tel
projet, à savoir :
1 . une adversité objective en constant renouvelle
ment, du fait des transformations accélérées des
moyens de production et des rapports sociaux ;
2. une obnubilation subjective, une véritable pro
duction industrielle de subjectivité individuelle et
collective, dont il ne faut pas s'étonner que l 'efficace
le plus redoutable se porte sur leurs propres rangs.
Sans m'étendre outre mesure, je voudrais mainte
nant évoquer les conditions auxquelles devraient
répondre, selon moi, les agencements militants à
venir, les futures machines de lutte pour la paix et
la liberté sous toutes leurs formes. Je ne prétends
nullement en détenir une définition exhaustive et en
proposer un modèle « bon pour le service » ! Il s'agit
seulement de tirer quelques enseignements de la
période faste des années soixante et de la déroute
qui s'est ensuivie. Nous fûmes tout à la fois naïfs,
brouillons, aveugles et éclairés, quelquefois sectaires
et bornés, mais souvent visionnaires et porteurs d'ave
nir. Il est bien évident que notre avenir, du moins
le plus prl")che, ne sera pas à l'image de nos rêves !
Mais je suis convaincu qu'il a rendez-vous - et que,
de ce fait, nombre d'entre nous ont rendez-vous -
avec certaines données de méthodes qu'il est possible
d'extraire des formes de luttes et des modes d'orga
nisation de cette époque sans oublier les leçons tirées
d'épreuves où certains ont sacrifié leurs plus belles
années. Ces conditions, je les vois au nombre de trois.
1 . Les nouvelles pratiques sociales de libération
n'établiront pas entre elles des rapports de hiérarchi
sation ; leur développement répondra à un principe
6S
de transversalité qui leur permettra de s'instaurer « à
cheval », en « rhizome », entre des groupes sociaux et
des intérêts hétérogènes. Les écueils à contourner
sont ici :
a. la reconstitution de partis « d'avant-garde » et
d'états-majors qui dictent leur loi et qui modélisent
les désirs collectifs sur un mode parallèle - bien que
formellement antagoniste - à celui du système domi
nant. L'inefficacité et le caractère pernicieux de ce
genre de dispositif ne sont plus à démontrer ;
b. le cloisonnement entre les pratiques militantes,
selon qu'elles visent soit des objectifs politiques d'en
vergure, soit la défense d'intérêts sectoriels, soit une
transformation de la vie quotidienne . . . et la séparation
entre, d'une part, la réflexion programmatique et
théorique, et, d'autre part, une analyse - tout entière
à inventer - de la subjectivité des groupes et d'indi
vidus engagés concrètement dans l'action.
C e caractère transversaliste des nouvelles pratiques
sociales - refus des disciplines autoritaires, des hié
rarchies formelles, des ordres de priorité décrétés
d'en haut, des références idéologiques obligées, etc.
- ne doit pas être tenu pour contradictoire avec la
mise en place, évidemment inévitable, nécessaire et
même souhaitable, de centres de décision utilisant, le
cas échéant, les technologies les plus sophistiquées
de la communication et visant à une efficacité maxi
male. Toute la question, ici, est de promouvoir des
procédures analytiques collectives qui permettent de
dissocier le travail de la décision des investissements
imaginaires de pouvoir, lesquels ne coïncident, dans
la subjectivité capitalistique, que parce que celle-ci a
perdu ses dimensions de singularité et s'est massive-
66
ment convertie à ce qu'on pourrait appeler un éros
de l'équivalence (<< peu importe la nature de mon
pouvoir, du moment que je dispose d'un certain
capital de ce pouvoir abstrait » ) .
2 . L'une des finalités principales des nouvelles
pratiques sociales de libération consistera à dévelop
per, plus encore qu'à simplement sauvegarder, des
processus de singularisation collectifs et/ou indivi
duels. J'entends par là tout ce qui confère à ces
initiatives un caractère de subjectivation vivante, d'ex
périence irremplaçable qui « vaut la peine d'être
vécue " , qui « donne un sens à la vie » , etc. Après les
décennies de plomb du stalinisme, après les multiples
aller. retour au pouvoir des sociaux-démocrates -
toujours le même scénario de compromission, de
veulerie, d'impuissance et d'échec -, après le boy
scoutisme borné et tout aussi malhonnête des grou
puscules, le militantisme a fini par s'imprégner d'une
odeur rance d'église qui suscite désormais un légitime
mouvement de rejet. Seule sa réinvention, sur des
thèmes nouveaux, à partir d'une subjectivité dissi
dente, portée par des groupes sujets, permettra de
reconquérir 1e terrain abandonné aux subjectivités
préfabriquées par les médias et les équipements du
capitalisme new-look. Et nous voilà ramenés à cette
nécessité d'inventer une analytique collective des
diverses formes de subjectivités « engagées » . À cet
égard, nous ne partons pas tout à fait à zéro. Il y
aurait beaucoup à apprendre sur la façon dont les
Verts, en A llemagne, ou Solidarnofé, en Pologne, ont
renouvelé les formes de vie militante . Nous disposons
également d'exemples négatifs, avec le sectarisme de
l'E.T.A. militaire basque ou avec les monstrueuses
67
déviations terroristes et dogmatiques des Brigades
rouges en Italie, qui ont inexorablement conduit à y
faire décapiter les mouvements de libération qui
étaient, sans conteste, les plus riches et les plus
prometteurs · d'Europe.
Je le répète, il m'apparaît que le seul moyen
d'échapper à ce genre de fatalité mortifère consiste
à donner les moyens d'une gestion analytique des
processus de singularisation, ou de « mise en dissi
dence » de la subjectivité.
3. Ces machines militantes mutantes, pour des
espaces de liberté transversaux et singularisés, n'au
ront aucune prétention à la pérennité. Elles assu
meront d'autant mieux leur foncière précarité et la
nécessité de leur renouvellement incessant, qu'elles
seront portées par un mouvement social de grande
ampleur, lui, de longue durée . C'est ce qui les conduira
à nouer de nouvelles et larges alliances qui les feront
sortir de leur plus grave maladie d'enfance, à savoir
une propension tenace à se vivre comme minorités
encerclées. Il s'agit ici de sortir des logiques politiques
traditionnelles : celle , duplice, des combinaisons de
pouvoir et celle, puriste et sectaire, des mouvements des
années soixante, et qui les conduisit à se couper défini
tivement de la grande masse des populations. Leur
ouverture transversaliste devrait être suffisante pour les
mettre en mesure de s'articuler à des groupes sociaux
dont les préoccupations, les styles, les façons de voir sont
fort éloignés des leurs. Ce ne sera possible que pour
autant que, précisément, elles assumeront leur fini
tude et leur singularité, et qu'elles sauront se déprendre
sans appel, sans arrière-p ensée, du mythe pervers de
la prise du pouvoir d'Etat par le parti de l'avant-
68
garde. Personne ne prendra plus le pouvoir au nom
des opprimés ! Plus question de confisquer les libertés
au nom de la Liberté. Le seul objectif désormais
acceptable, c'est la prise de la société par la société
elle-même 1. L' É tat ! C'est un autre problème. Il ne
s'agit ni de s'y opposer de façon frontale ni de conter
fleurette sur sa dégénérescence en douceur pour les
lendemains du socialisme ! D'une certaine façon, on
a l' É tat qu'on mérite ! Je veux dire que l' É tat, c'est
ce qui reste comme forme la plus abjecte du pouvoir
quand la société s'est délestée de ses responsabilités
collectives. Et ce n'est pas seulement le temps qui
viendra à bout de cette sécrétion monstrueuse, mais
avant tout des pratiques organisées conduisant la
société à se dégager de l'infantilisme collectif auquel
la destinent les médias et équipements capitalistiques.
L' É tat n'est pas un monstre extérieur qu'il faut fuir
ou dompter. Il est partout, à commencer en nous
mêmes, à la racine de notre inconscient. Il faut « faire
avec » . C'est une �onnée incontournable de notre vie
et de notre lutte .
La transversalité, la singularisation, les nouvelles
alliances, voilà les trois ingrédients que je voudrais
voir versés à profusion dans la marmite aux libertés.
C'est alors qu'on verrait la fameuse « arriération » de
l'Europe et ses « archaïsmes » bien connus changer
de couleur. Je rêve du jour où les Basques et les
clandestins de l'Ulster, les Verts allemands et les
mineurs écossais et gallois, les immigrés, les pseudo
cath os polonais, les Italiens du Sud et la meute
69
sans nom de tous ceux qui ne veulent rien entendre,
rien savoir de ce qu'on leur propose, se mettent à
crier tous ensemble : « Oui, nous sommes tous des
archaïques et votre modernité, vous pouvez vous la
mettre où vous voulez ! » Alors la passivité et la
démoralisation se transformeront en volonté de liberté
et la liberté en force matérielle capable de détourner
le cours d'une sale histoire.
1 985 - LE CINQUIÈME MONDE
NATIONALITAIRE
71
qu'il apportera un renouvellement décisif aux valeurs
culturelles, aux pratiques sociales et aux modèles de
société de notre époque. André Malraux a pu dire
du XIXe siècle qu'il avait été celui de l'internationa
lisme ; le Xxe siècle celui des nationalismes ; le
XXle siècle sera peut-être, du moins l'espérons-nous,
celui de la conquête de territorialités nationalitaires
capables de conjurer les fléaux majeurs qui menacent
l'humanité aujourd'hui, à savoir son uniformisation
capitalistique et étatique et son extermination par la
famine et les guerres.
Faute de déjouer deux leurres idéologiques à la vie
particulièrement tenace, on ne saurait prendre la
mesure du fait nation alita ire contemporain.
Le premier est relatif aux conceptions linéaires de
la genèse historique des entités ethnico-nationales. Sa
forme la plus courante consiste à postuler une conti
nuité quasi nécessaire, pour ne pas dire naturelle,
entre les ethnies primitives inorganisées (par exemple,
les tribus gauloises), les États ethnico-nationaux (par
exemple, lors du passage de l'Égypte ancienne de
l'époque prédynastique à la période pharaonique),
puis les empires organisés autour d'une ethnie domi
nante ou d'une communauté religieuse universaliste,
pour aboutir, enfin, aux États territoriaux, qui résultent,
au sortir de la féodalité, de l'affirmation des pouvoirs
royaux sur les anciens rapports de fidélités person
nalisés. Sur les bas-côtés de cette voie royale vers les
États-nations modernes végéteraient des sous
ensembles résiduels tels que les Burakumin au Japon,
les forgerons en Afrique, les parsis aux Indes et une
multitude de régionalismes en voie de résorption.
Mais les historiens d'aujourd'hui ont commencé de
72
prendre leur distance à l'égard de ce genre d'ordon
nancement généalogique. D'abord parce que tous les
groupes tant soit peu consistants ne manquent jamais
de recomposer leur propre trajectoire de façon à
légitimer leur existence et leurs prérogatives, de sorte
qu'il est pour le moins aventuré d'escompter imposer,
en surimpression de ces histoires assumées souvent
dans des passions antagonistes, une Histoire objective,
avec un grand H, garantie pure science ! (Ces histoires
autolégitimantes, après tout, ne font-elles pas aussi
partie de l'histoire ? ) Et ensuite, parce que les évo
lutions géopolitiques actuelles ne cessent de ré-activer
des nationalités opprimées, des questions ethniques,
claniques, voire tribales, qui ébranlent les découpages
territoriaux plus ou moins artificiels, tels que ceux
qui ont été constitués en héritage du colonialisme,
ou même des États-nations de vieille souche.
Les abords réductionnistes des faits nationalitaires
constituent le second leurre dont il conviendra de se
déprendre. On ne saurait les appréhender dans leur
mouvement en les considérant sous l'angle d'une cir
conscription univoque d'ordre, par exemple, racial,
linguistique ou culturel. Il s'agit, en fait, de formations
subjectives complexes, aux composantes hétérogènes,
voire discordantes. Toujours on se trouve en présence
de carrefours, de dérives, de mélanges plus ou moins
ressaisis par une mémoire et une volonté collectives.
De tels groupes-sujets peuvent, certes, se trouver
assujettis, réifiés, du fait d'un encerclement hostile
assorti d'un mouvement interne de refermeture
emblématique ou d'une clôture étroitement nationa
liste ! Mais un tel retournement centripète ne saurait
caractériser la révolution nationalitaire qui traverse
73
notre époque ; il relève même d'une réaction conser
vatrice-archaïsante qui lui est foncièrement antago
niste. Ce qui importe ici, nous ne saurions trop le
souligner, ce n'est pas une fusion communautaire,
source si fréquente de consensus oppressifs, mais la
mise en jeu des processus de singularisation, le
dégagement des espaces de liberté, de désir et de
création, qu'une recomposition nationalitaire rend
possibles.
Ces deux préalables généalogiques et réduction
nistes étant levés, nous devrions mieux être en mesure
de dégager la dimension politique fondamentale des
luttes du cinquième monde; qu'on devra également
démarquer des luttes de libération nationales qui ont
soulevé le tiers monde, au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, parce qu'elles ne se situaient encore
que dans une perspective essentiellement d' É tat
nation.
Durant la dernière période, le capitalisme mondial
a opéré une importante reconversion qui lui a permis
d'associer de plus en plus étroitement aux économies
capitalistes dites libérales un nouveau capitalisme
« périphérique » , implanté dans le tiers monde, et une
74
2. sur la mise en place d'une énorme machine de
production de subjectivité collective.
La liquidation systématique des anciens modes
territorialisés de vie sociale et de division du travail
par des moyens de plus en plus mécanisés et infor
matisés est bien connue et n'appelle pas ici de
commentaires particuliers. En revanche, la mise en
œuvre d'une production massive de subjectivité « de
rechange », par le biais de mass media, d'équipements
collectifs, de moyens accélérés de communication et
de déplacement, qui se sont substitués aux modes
traditionnels de reproduction de la socialité et du
savoir (par le maternage, la vie domestique, le voi
sinage, les classes d'âge, les corporations, etc.), concerne
directement notre problème.
La subjectivité, dont se trouve en quelque sorte
« équipé » chaque individu, tout au long de sa vie,
est conçue pour le rendre aussi malléable et adaptable
que possible aux exigences du système en matière de
discipline du travail, de hiérarchisation et de ségré
gation sociales, et elle est désormais régulée à l'échelle
planétaire (tC"ut particulièrement depuis la grande
crise de 1 974) par des procédures de précarisation
systématique. Qu'il soit ou non « garanti » par un
statut salarié, chaque individu qui n'appartient pas à
la minuscule minorité des nouvelles aristocraties du
capital peut, à tout moment, se voir expulsé de ses
fonctions, exproprié de sa position, en raison des
exigences capitalistiques de production et de comman
dement. Telle est la finalité ultime des politiques
d'inflation différentielle et de chômage qui sont
devenues des instruments permanents de « normali
sation » . Les flux impersonnels de la force de travail
7S
social évoluent ainsi sur une échelle monstrueuse,
s'étageant des masses tyrannisées du tiers monde
jusqu'aux nantis du système (d'ailleurs tout aussi
aliénés les uns que les autres, quoique sous des formes
différentes). Je crois que c'est, pour une large part,
en réaction à ce « parquage » bestial de la subjectivité
que se sont développés les nouveaux mouvements
nationalitaires. Au départ, il semble qu'il se soit
principalement agi, pour leurs initiateurs, d'essayer
de reconstituer les coordonnées de solidarité humaine
les plus élémentaires. Mais, à l'évidence, ces mou
vements ne se réduisent pas à ce seul « ressaisisse
ment » collectif. Ils engagent aussi des dimensions
constructives et même d'immenses plus-values de
possibles que je voudrais à présent évoquer.
S'il est vrai que c'est la pression du capitalisme
mondial sous toutes ses formes qui a rendu plus
urgente que jamais, pour nombre de collectivités
humaines, une recomposition de territoires existen
"tiels de survie et, au-delà, une réinvention de la vie
sociale, alors il y a tout lieu de s'attendre à ce que
ce. genre d'entreprise ne soit pas sans affinité avec
d'autres tentatives, venant, elles aussi, en réponse à
d'autres ravages de l'intégration capitalistique. On
pense ici, bien sûr, aux mouvements d'immigrés et
tout particulièrement à ces « cultures migrantes »
portées par les « secondes générations », qui pourraient
constituer une véritable chance pour un pays comme
la France, à condition toutefois qu'elle parvienne à
neutraliser les pulsions racistes et xénophobes qui la
travaillent ! On pense aussi à un mouvement comme
celui des Grunen, en Allemagne, qui a réussi à
articuler la défense de l'environnement et la contes-
76
tation de la militarisation à l'expérimentation de
formes nouvelles de démocratie, mieux articulées que
les anciennes aux réalités quotidiennes et aux condi
tions modernes de l'existence. Et, de proche en
proche, c'est tout le cortège des luttes minoritaires
qui se présente à l'esprit, en particulier les mouve
ments de libération de la femme - d'ailleurs pas si
minoritaires que ça ! - qui, à eux seuls, ont plus
œuvré à l'évolution de la trame moléculaire des
rapports entre les sexes qu'un siècle de revendications
des gauches traditionnelles.
Cela étant, il est clair qu'on ne saurait réunir
autour d'un quelconque « programme commun » ou
d'une organisation unique les immigrés, les fémi
nistes, les écologistes et les nationalitaires (dont les
méthodes sont souvent rien moins que pacifiste s ! ) .
Ce n e serait n i possible ni souhaitable. I l s'agit de
groupes dont les objectifs, les méthodes, les sensibilités
et même la logique diffèrent radicalement. Et cepen
dant, malgré leur pluralité et leurs contrastes, on
pressent qu'ils ;Jnt quelque chose à faire ensemble,
parce qu'ils participent, chacun à leur manière, d'une
même tentative de recomposition d'un tissu social
mutilé par le capitalisme et les appareils étatiques.
Sans doute la saisie de ce genre d'" affinités électives »
relève-t-elle plus d'un abord esthétique que d'une
analyse politicienne classique, uniquement soucieuse
de représentativité et de rapports de force ou d'une
dialectique historico-économique à prétention scien
tifique ! Mais s'il est vrai qu'on se trouve bien en
présence, comme j'en ai la conviction, d'une révo
lution sans précédent en raison de son ampleur et
surtout du fait qu'elle procède à partir d'une succes-
77
sion paradoxale de crises, sans aboutissement à court
terme, mais qui n'en travaillent pas moins dans le
registre que Fernand Braudel a défini comme étant
celui des « longues durées », alors il n'y a rien
d'étonnant à ce que nous soit posée la question d'un
renouvellement de nos instruments conceptuels et
pratiques pour la rendre intelligible et pour l'appré
hender concrètement ! Faute d'une telle exploration
théorico-pratique, cette « révolution moléculaire »
n'embraiera pas sur les transformations sociales et
politiques à grande échelle qui lui donneraient toute
sa portée ; elle restera marginalisée ; elle tournera en
rond ou, pire encore, implosera d'une façon catastro
phique, comme ce fut le cas en Italie, à la fin des
années soixante-dix, à l'issue d'une décennie de luttes
novatrices qui sombrèrent sous les coups conjugués
d'un terrorisme stupide et répugnant et d'une répres
sion d'État dont il donna le prétexte.
Aux luttes nationalitaires me semble donc tout
spécialement impartie la tâche de rendre compatible
deux perspectives qui paraissaient jusqu'alors incon
ciliables :
1 . créer les conditions d'un essor des luttes de
libération moléculaires, sans immixtion d'appareils
politiques extérieurs dans le respect de l'autonomie
de chaque composante ;
2. mettre en place, néanmoins, des appareils de
lutte capables de contrer efficacement la répression
- et, à cette fin, de concentrer des informations et
des instruments de décision - sans pour autant
instituer un foyer central et hégémonique de pouvoir.
De ce que ces luttes minoritaires réussiront ou non
à échapper aux perversions nationalistes-étatistes qui
78
les guettent, de ce qu'elles seront aptes ou non à
préfigurer des dispositifs sociaux non capitalistiques
- aussi bien sur un plan économique que sur le plan
des formations de pouvoir -, de ce qu'elles parvien
dront ou non à faire alliance avec les nouveaux
prolétariats des métropoles et avec la masse immense
des opprimés du tiers monde, dépendra, pour une
large part, la sortie de la crise que nous traversons
et surtout son sens historique.
1985 - ENTRETIEN AVEC MICHEL BUTEL
80
À une époque antérieure, les réunions avec Oury,
c'était aussi quelque chose qui allait dans le sens d'un
agencement collectif d 'expression .
Maintenant, je suis très hésitant pour porter un
jugement sur tout cela. Je pense qu'il y avait des
aspects positifs et des aspects négatifs. C'était l'explo
ration d'un mode de travail complètement différent
de celui qui existe généralement dans les universités,
la recherche. Et la possibilité de faire germiner des
idées qui, sans cela, seraient restées repliées sur elles
mêmes, qui ne seraient peut-être même pas apparues,
des éclairs et aussi des projets, des institutions, à
travers des débats, des plaisanteries, et aussi des
conflits, des méconnaissances, etc.
La F . G . E . R . I . , c'était quand même assez extraor
dinaire : aucun fonds, aucune subvention et quand
même plus d'une centaine de personnes, d'origines
très différentes, qui se rencontraient, pour approfondir
la thématique d 'un élargissement de l'analyse, en
dehors des cadres, d'une part, du divan et, d'autre
part, du structura lisme psychanalytique, tel qu'il
commençait à s'instaurer de façon despotique autour
du lacanisme.
L'aspect négatif, c'est, qu 'au fond, ça pouvait
devenir, cette technique de « brain storming " , un
alibi pour ne rien faire . . . Quelques réflexions comme
ça, des phrases sonnettes d'alarme : Philippe Girard
disant au moment où j'avais commencé mon travail
avec Deleuze : « Tiens, Félix, il lit maintenant . . . »
Le pré-projet de travail avec Deleuze participait
encore beaucoup de ce fantasme ... L'idée, c'était de
discuter ensemble, de faire des choses ensemble -
c'était en 1 969, une période encore marquée par les
81
bouillonnements de 68. Faire quelque chose ensemble,
ça voulait dire lancer Deleuze dans toute cette
marmite . À vrai dire, il y était déjà; il voyait des gens,
il faisait un tas de choses . . . C'était l'époque du G.I.P.
(Groupe d'Information sur les Prisons) ... Je l'avais
embarqué avec Foucault dans ce qu'était devenu le
C . E . R . F . I . (Centre d'Étude, de Recherche et de
Formation Institutionnel), en obtenant un contrat
d'étude pour chacun d'eux et leurs collaborateurs.
D'une certaine façon, il y avait donc bien un « embar
quement » dans ce travail collectif. Mais Deleuze, dès
lors qu'on avait passé un accord pour travailler à
deux, avait immédiatement refermé les portes. Il s'est
produit un repli que je n'avais pas prévu. Et le
C.E.R.F.1. a suivi sa voie, indépendamment de moi.
Mais il y a un certain nombre de gens, justement
comme Fourquet, Médam, etc., pour qui ce fut un
problème.
BUTEL. C'est comme dans les romans de formation;
il y a eu la famille, après il y a eu les années de
travail, puis il y a eu la politique - c'est-à-dire les
histoires familiales qui affrontent l'argent, le sexe . . .
J e m e dis qu'il y a eu, à u n moment donné, un
désenchantement énorme; même s'il n'était pas ima
giné de toi, il n'y avait pas de désir politique, il n'y
avait plus celui de la guerre d'Algérie et il n'y avait
pas encore celui de Mai 68, une époque de non
œuvre . . . « Est-ce que je vais continuer à faire de la
politique ? Est-ce que je vais continuer de travailler ?
Est-ce que je vais continuer à être analyste ? Est-ce
que j e me fous en l'air ? . . .
Résoudre des problèmes e n étant soi-disant dans
un état de distraction incroyable. Alors que ce n'est
82
pas du tout un état de distraction, c'était un état de
gestion. . . comme si on était en train de régler ses
comptes, d'apurer ses comptes. Comme les derniers
moments d'entraînement d'un sportif. C 'est-à-dire,
avant d 'affronter ce travail avec Deleuze, il fallait. . .
quand même être prêts; parce que souvent i l y a des
ratages incroyables dans la vie : on était sur le point
de faire quelque chose avec quelqu'un, paf il vous
file entre les mains; ou bien l'époque ne s'y prête
pas . . . Il faut être en forme à un moment donné. Et
il me semble que les années immédiates d'avant la
rencontre avec Deleuze, c'est un peu ça, comme si
tu t'apprêtais à quelque chose. En ce sens, Mai 68,
ça pouvait aussi bien basculer pour toi dans un truc
extraordinairement morne, qui allait te faire resurgir
de façon répétitive des choses que tu avais connues,
sur lesquelles tu avais anticipé 68 et qui, finalement,
n'étaient pas du tout productives. Et il fallait comme
souvent, faire semblant : « Ah! il y a l'amour libre . . .
extraordinaire! ah! les i mbéciles ont autant d'intelli
gence que les intelligents. . . génial! ah! les formes
d'organisations anciennes sont pourries et ne mène
ront à rien . . . super! » Cette simulation ne peut pas
durer longtemps.
Alors, après 68 . . . tu dis parfois que Deleuze voyait
plus clair que toi, qu'il était meilleur stratège, qu'il
voyait où vous alliez en venir . . . Mais il fallait bien
« en venir » ! sous forme d'un travail avec Deleuze ou
83
de beauté et en même temps un peu trop artistique . . .
On dit toujours « répétition générale ", a u sens o ù ça
anticipe sur quelque chose qui se passerait après.
Moi, je crois au contraire « répétition générale » au
sens de recommencer pendant un mois tout ce qui
a déjà eu lieu, en Mai 68; des tas de gens ont exposé,
ont montré au monde, aux Français, au pouvoir, à
De Gaulle, etc. : voilà où on en est, voilà où en sont
les trotskystes, voilà où en sont les « situ ", etc .
GUAITARI. À la veille de 68, j'avais le sentiment
d'être sur une vague porteuse, de faire du surf, en
articulant toutes sortes de vecteurs d'intelligence
collective. Rupture avec La Voie Communiste, avec
un style militant un peu dogmatique, un peu
demeuré . . . Mise en question progressive du lacanisme,
d'ailleurs moins sur le plan théorique que sur le plan
des pratiques. Remise en question d'un certain style
de conjugalité, lié à ma situation à La Borde . . .
Effectivement, tout cela était très prometteur!
68, ça a été un coup très ambigu . . . Il est vrai qu'il
y a eu un niveau d'entropie très élevé de l'intelligence
collective, une espèce de médiocrité, et de démago
gie . . . J'avais essayé de créer des instruments d'ex
pression, avec toujours la même bande . . . mais c'était
lourd et les jeux de pouvoir ont vite repris le dessus
avec des gens comme July et Geismar, et l'amorce
de cette chose désastreuse qu'a été la Gauche pro
létarienne - dont on ne dira jamais assez de mal, à
mon avis.
Pour moi, l'après-68, c'étaient les comités d'action,
l'alternative à la psychiatrie, les mouvements fémi
nistes, le mouvement homosexuel . . . J'espérais qu'on
allait poursuivre une élaboration collective, mais il
84
s'est mis à régner une sorte d'interdiction de penser.
On a du mal, maintenant, à imaginer la démagogie
qui régnait à Vincennes et dans tous ces milieux-là :
« Quoi, qu'est-ce que tu dis ? . . . On n'y comprend rien!
8S
à la conjugalité, à la psychanalyse, à la F.G.E.R.I.
pour qu'on puisse donner toute leur portée à des
concepts comme celui, par exemple, de « machine » • • •
86
rimentation collective . . . J'ai toujours eu l'impression,
avec toi, qu'existait presque physiquement cette détente
par rapport à la trivialité des événements, qui faisait
espérer de toi quelque chose qui soit du côté de
l'envol . Et en même temps, j'ai toujours vu une espèce
de vigilance, que moi je dirais stalinienne, qui est de
rapporter les choses à une institution.
GUATfARI. Effectivement, Deleuze, gentiment, sans
avoir l'air de trop y toucher, a cassé un certain mythe
groupusculaire. La bande, c'est quelque chose 'lui
traîne depuis mon enfance dans mon imaginaire; que
les bandes se soient reformées autrement, ça fait
partie de la physique sociale, rien ne se perd, tout se
retrouve, à tous les carrefours . . .
Merci pour l e décollage e t l'envol - ce que d'autres
ont appelé ma disponibilité. Je crois que j'ai réussi à
la préserver pour des raisons presque caractérielles.
D'ailleurs ça a aussi des côtés négatifs. Toute démarche
constructive est doublée, chez moi, d'un « d'accord,
c'est bien, ça marche, c'est formidable, mais si ça se
cassait la gueule, ça ne serait pas mal non plus, ça
serait peut-être encore mieux! » Avec en arrière-fond,
la ritournelle de purification : « buvez, éliminez » . Si
tu veux, j'ai l'impression que tu mets trop l'accent
sur une face, chez moi, de récupération pour des
projets positifs, pour une « bonne cause » et que tu
méconnais une autre dimension de sabotage incons
cient, une sorte de passion de retour au point zéro.
BUTEL. Non, ce n'est pas au sens « récupération » . . .
Mais o n sait exactement où e n est Untel, o ù e n est
le groupe et où on en est par rapport à ce qu'on
instille dans le champ théorique. « Il y a une chouette
dans l'appartement; on le sait bien, puisque c'est nous
87
qui l'avons élevée; on ferme toutes les portes et toutes
les fenêtres et on va la retrouver, elle est là » Si tu
. . .
88
en classe, avec le nouveau, là, et vous restez dehors
à jouer . . ! ! » C 'est vrai, ça fout le cafard; sauf que,
.
89
les tyrans qui font ça, le roi Lear ou Staline, ce côté
pionnier effroyable.
Je me demande si ce n'est pas aussi, à terme,
méconnaître les facultés d'endormissement, les pannes
incroyables qui ont lieu dans la vie, chez les gens ,
ces pannes qui font que les gens cessent d'émettre
brusquement, cessent de clignoter ...
GUATTARI. Je n'avais pas bien réalisé l'importance ,
au sein des relations de travail, des effets de transfert
et la merde que ça pouvait déclencher. Moi , j'avais
la liberté de prendre mes distances mais eux ne
l'avaient pas toujours. On comprend ça dans les
relations amoureuses . . . Je crois que le problème, alors ,
n'est pas que les gens cessent de clignoter, mais qu'ils
clignotent trop . . .
BUTEL. Ce n'est pas les gens qui émettent des
clignotements, aucun d'entre eux, a priorz� n'émet,
mais... par exemple un projet circule, et puis il fait
clignoter. Tu te trouves là, il y a des groupes, des
individus, il y a aussi des moments historiques . . . tu
passes à côté de quelqu'un et. .. ça clignote. Si tu
continuais à circuler, si le processus continuait, si le
fluide continuait, est-ce que de façon extrêmement
détournée, inattendue, ces gens ou ces institutions ne
réémettraient pas ? D'une façon générale, ce que tu
dis sur le deuil montre que c'est une chance extra
ordinaire. En même temps, est-ce qu'il n'y a pas une
perte incroyable à quoi pourrait remédier, maintenant
ou dans les années à venir, une intelligence nouvelle . . .
Est-ce qu'il n e faut pas que ç a circule dans les
endroits complètement morts? Est-ce que ça suffit
que ça circule là où ça marche ? Est-ce qu'on n'a pas
besoin de gens complètement morts, sans réaction ... ?
90
GUATfARI. Mon fonctionnement demeure beau
coup plus proche de celui des enfants dont Freud
dit qu'ils ne peuvent se représenter la mort de
quelqu'un. C'est comme ça, ça s'éteint. Pour moi, la
plupart des gens sont morts; ils ne sont pas morts,
ils n'existent pas, ils n'ont jamais existé. Je suis en
position de chaînon intermédiaire, jamais en position
de définir une finalité, une attente, une demande.
Une position très passive.
BUTEL. Coluche - que je trouve vraiment marqué
de génie - je me demande comment c'est retombé,
en dehors du fait que Mitterrand ait gagné.
GUATfARI. Coluche, c'est un autodidacte. Pour
une part, totalement sûr de lui, une assurance extra
ordinaire, une rapidité de compréhension des situa
tions, une virtuosité d'expression exceptionnelle; c'est
comme les danseurs Buto japonais, il saisit les choses
avant même qu'elles aient eu le temps de prendre
corps dans la tête des gens; il est partout à la fois,
dans toutes les possibilités du langage. Et, en même
temps, il est d'une fragilité totale, c'est-à-dire démuni
devant l'adversité i:ltellectuelle, devant le journa
lisme . . . Ce qui fait que le renfort intellectuel qu'on
lui apportait, en 1 98 1 , était à la fois très précieux
pour lui et très encombrant . . . Il y a eu, d'un seul
coup, focalisée sur un individu, toute la dangerosité
du regard public, comme si on concentrait un rayon
de soleil pour tout brûler. Je crois que Coluche, c'est
ça qui lui est arrivé. Tant qu'il n'exposait que son
masque de clown, il pouvait le gérer, avec grande
virtuosité; ce masque était comme un miroir aux
alouettes. Seulement, quand ce n'était plus ce masque
qu'il offrait, mais sa fragilité, sa précarité, peut-être
91
même une personnalité un peu psychotique, alors
là . . . Et c'est formidable qu'il se soit repris avec ses
films . . .
J'en reviens toujours à cette idée des tirages de
probabilités rares. La propulsion de singularité résulte
toujours d'un petit miracle de rencontres qui peut
aboutir à des transformations qui ne sont plus sin
gulières parce qu'elles peuvent retourner la planète
entière. . . Certains événements, les plus cons comme
les plus géniaux, doivent arriver statistiquement. 1 968
relève d'un tirage de cet ordre. C'est idiot de penser
que 68 a eu lieu parce qu'il y avait pression de
quelque chose. . . pression des masses, quelle blague!
pression de rien du tout. . . Il y a eu un échafaudage
sémiotique d'une grande rareté qui a déclenché une
réaction en chaîne extraordinaire. Mais aucune image
énergétique, thermodynamicienne ne permet de rendre
compte de ça. Coluche, c'est pareil, c'est un tirage
exceptionnel. Dans les deux cas, de 68 et de Coluche,
l'effet a implosé, les composants se sont dissociés,
puis en réaction, tout le contexte s'est organisé pour
se prémunir contre le retour d'un pareil truc. Actuel
lement, on essaie d'établir une conjonction :
« Alternative 86 », entre les Verts, l'extrême gauche,
les alternatifs, etc. Il faudrait trouver un sigle miracle,
un trait, une astuce pour conjurer les maladies
groupusculaires, la méfiance, toute une tradition
d'échec. Il y a en France 1 0 à 1 2 % des gens qui ne
veulent plus du système politique actuel, qui ne
veulent plus de la bande des quatre, maintenant la
bande des cinq, qui aspirent à instaurer un autre
mode de démocratie locale, un autre mode de concer
tation, un autre mode d'articulation entre la vie
92
quotidienne, les problèmes syndicaux, les problèmes
du tiers monde, les problèmes de l'environnement et,
enfin, qui voudraient qu'on arrive à dégager de
grandes perspectives pour transformer la planète . . .
BUTEL. J'ai toujours fait l'éloge d e c e qu'on appelle
la majorité silencieuse. Je crois qu'on est à égalité de
chances, avec le pouvoir, pour toucher cette majorité
silencieuse; c'est-à-dire que De Gaulle peut la tou
cher, et Coluche peut l'aiguillonner . . . ce qui fait en
ce moment le succès de Duras, se dire : on est super
sophistiqué, on est super littéraire, incroyablement
complexe, hors d'atteinte de l'intelligence commune,
et on est tout à fait dans le populaire. Je suis persuadé
que, pour Coluche, il y a des gens de la très grande
bourgeoisie qui étaient totalement d'accord, des gaul
listes de tradition, des diplomates que plus rien
n'amusait . . . et, en plus, le choc des cultures, le choc
de la grossièreté. De Gaulle aussi était grossier, et ça
plaisait . . . J'ai l' impression qu'on sait qu'il y a un
énorme tunnel de non-sens. C'est comme dans u n
conte d'enfant, qd m ' a beaucoup marqué : toute une
série d'épreuves et puis, à un moment, on ouvre une
porte, là, deux cents crocodiles qui dorment et qui
séparent l'enfant de la porte d'après; il marche sur
le premier crocodile et, à cet instant, celui qui est à
l'autre bout ouvre un œil . . . Tu dis : il faut arriver à
trouver le catalyseur. Moi, je dirais : il faut arriver à
trouver l'espèce de tunnel incroyable qui met tout le
monde mal à l'aise en même temps. Il faut trouver
ce passage par l'obscène, dans le noir, quand on
arrive de l'autre côté, quand la lumière se rallumera,
il y aura des inconnus près de nous . . .
Alors, j e m e demande s'il ne faut pas aller très
93
loin. Si Alternative 86 tombait juste, je suis sûr qu'il
y aurait des gaullistes . . .
GUATTARI . D e s gens d e l'école libre.
BUTEL. Il y a une géographie absolument nouvelle
qui se met en place. Mais le malheur c'est que, si
elle est dite à haute voix, les gens s'en vont de la
pièce : Krivine dit : « Écoutez, je reviendrai dans cinq
ans . . » et si tu dis aux Verts : « Il y a beaucoup de
.
94
comme ça que le rock commence à faire de sérieux
ravages en U.R.S.S. ou en Chine !
BUTEL. Moi je crois que cette attente fantastique
chez les gens est la même en politique et en art . . .
L'attente . . . o n s e moque toujours d e s foules en
délire, des foules qui attendent . . . En Mai 68 tout le
monde attendait ; mais je trouve ordurier de se moquer
lorsqu'il y a un désir extraordinaire. Par exemple,
Godard, pourquoi les gens restent à l'écouter ?
Il Y a une attente extatique. . . il y a une qualité
d'attention, d'attente pareille envers Godard ou ce
que dit tel ou tel philosophe et les Rolling Stones ;
parce que ce qui est consommé, ce n'est pas de l'art,
c'est une mise en question politique incroyable . . .
L'attention qui est portée à l a pensée e t à l 'art, je
suis persuadé que, d'une certaine façon, elle excède
les possibilités actuelles de la pensée ou de l'art. On
en demande trop. Parce qu'il y a une déception
fantastique sur le plan politique, sur le plan de tout
ce qui est la trame de la vie. Par exemple, rien n'est
du moindre secours pour ce qui est relations fami
liales, sentimentales, s("xuelles, etc. On ne peut jamais
appeler au secours une institution quelle qu'elle soit,
une organisation politique, plus personne n'y croit,
il n'y a plus rien . . . les analystes sont discrédités . . .
mais j'ai entendu des gens m e parler d e Deleuze ou
de Foucault d'une façon qui était tout à fait anor
male . . . tu te dis : « Qu'est-ce qu'ils en attendent ? »
Ils en attendent une solution politique . . . Il ne risque
plus d'y avoir une solution politique qui ne soit
sentimentale, qui ne soit liée à l'art. Je ne crois pas
qu'en Occident on puisse combler l'attente . . . c'est ça,
faire de la politique : il ne faut pas être dans la
9S
demande normale, dans la demande antécédente ; il
faut répondre à un investissement qui est d'une
nature effrayante. . . il ne faut pas être la Ligue
Communiste ou les Verts, ils sont tellement attendus
que plus personne ne les attend, il faut quelque chose
de magique. Et ça, en Occident . . . c'est aussi une telle
demande d'être heureux physiquement, une telle
sensualité non satisfaite. Il faudrait une espèce d'eu
phorie, de certitude que c'est vivable, je crois que ça
sera lié à quelque chose d'esthétique, de l'ordre de
la beauté. Il n'y a plus aucune chance pour la
politique, plus aucune chance... en dehors de la
beauté.
GUATTARI. La crise est aussi liée à la dévastation
des anciens secteurs de production. 20 millions de
chômeurs en Europe ou plus, mais en réalité, des
centaines de millions sur la planète. Ceux du tiers
monde ne sont même pas enregistrés, ce ne sont
même pas des chômeurs ? Le problème ne se pose
même pas de savoir s'ils pourraient travailler ; ils
n'existent pas, ils ne sont pas enregistrés sur les grilles
économiques.
Les économies du tiers monde sont dévastées, une
grande partie de celles des pays développés l'est aussi.
Qu'est-ce qu'il faut faire . . . ? Seule la production d'un
nouveau type de rapports sociaux sera capable de
reconstituer des territoires collectifs viables. Ce n'est
pas du tout un problème marginal, utopique, etc. Ça
m'étonne que ça ne saute pas aux yeux . . . Mitterrand
est là depuis quatre ans, mais qu'est-ce qu'il a fait,
je ne dis pas pour résoudre ces questions, mais déjà
pour y penser, pour en parler ?
Qu'est-ce qu'on fait sur la planète, quand on est
96
É thiopien ? On se pose des problèmes sur l'éducation,
très bien . . . ce crétin de Chevènement proclame que
les enfants doivent apprendre La Marseillaise. . . l'édu
cation civique . . . C'est ça le ministère de l' É ducation
nationale du Gouvernement socialiste !
BUTEL. Il y a une façon d'empêcher l'étonnement
c'est l'humour. Ça m'avait frappé dans L ibé, le
traitement des faits divers . . . Tout ce qui est minori
taire est traité comme minoritaire et devant à tout
jamais le rester, sous la forme justement de l'humour.
La pauvreté, elle a encore plus mauvaise presse : et
finalement, tout est risible. Ce ne sont pas les inci
dents qui sont risibles, c'est le fait d'être minoritaire.
De toute façon, vous êtes minoritaires. . . Vous êtes
afghans . . . Et puis après on se marre sur les chômeurs
qui se suicident . . . Il y a une espèce d'ironie, qu'on
ne remarque pas, qu'on ne remarque même plus dans
le texte parce qu'on est fatigué. Il y a une ironie qui
intime : laissez faire les pros, de toute façon ça ne
changera pas . . . Le jour venu, on vous dira s'il vaut
mieux Barre ou Ch irac - parce qu'ils ne parlent
même plus de la gauche, c'est : qui est le moins
salaud à droite . . . Autant l'humour est quelque chose
de salvateur dans unt.. perspective de survie, autant
ici c'est la censure qui règne grâce à lui.
Comme je me disais qu'il faut faire un mouvement
contre la modernité, je me dis qu'il faudrait faire
un mouvement pour dire : « Ce fait divers-là, je
regrette, c'est sérieux . . . » Duras me racontait qu'elle
avait rencontré Badinter. . . Une histoire qui s'est
passée il y a un an et demi : des employés coupent
l'eau à un couple avec deux enfants ; la femme va
au bistrot pour demander de l'eau, personne n'a
97
voulu lui en donner, ni le patron ni les consom
mateurs. Elle rentre, prend un môme, son mari
prend l'autre et ils vont se coucher sur les rails du
T.G.V. : quatre morts . . . Ce que je trouve admirable,
de sa part, à Duras, c'est qu'elle est allée voir
Badinter ; elle lui a dit : « Pour moi, il y a un devoir
de désobéissance civile ... Vous n'allez pas me dire
que les Allemands, à l'époque du nazisme, auraient
dû désobéir et qu'il n'y a pas ici une loi plus forte
que la loi... Les employés qui viennent couper l'eau,
ils ont un devoir de désobéissance civile ; il faut
refaire le Code, et il faut l'admettre . » Ce que je
trouve une idée tout à fait subversive, et magnifique.
Je me dis qu'il faudrait qu'on lance une campagne
là-dessus, plein de gens auraient des choses à dire ...
et c'est très important, politiquement, de dire : « Là,
c'est sérieux. » Justement, dire tout d'un coup :
prenons les choses au sérieux.
*
* *
98
famille - une petite bourgeoisie pas très méchante,
mais quand même . . . - mes études très solitaires, mis
à part les phénomènes de bande, cassés par l'autorité.
Et puis je me suis intéressé à la poésie, à la philo
sophie, je me suis investi dans des activités sociales
et politique. J'ai changé souvent de style, de préoc
cupations, de personnage. À ce point que, dans ma
famille, on m'appelait Pierre et Félix dans mes autres
mondes.
J'ai fini - j'ai fini, c'est beaucoup dire, j'ai commencé
à me recoller un peu seulement vers la quarantaine,
par un travail avec un ami qui a eu la capacité de
prendre en compte toutes mes dimensions.
Aussi jeune quJil m'en souvienne, j'ai toujours eu
la préoccupation d'articuler ces niveaux différents qui
me fascinaient : philosophie des sciences, logique,
biologie, premiers travaux cybernétiques, militan
tisme. Avec, par-dessus le marché, une autre dimen
sion, qui me sautait littéralement à la gorge : des
crises d'angoisse affreuses, un sentiment de perdition
existentielle irrémédiable.
Et puis j'ai eu des coups de chance, j'ai fait des
rencontres heureuses. Celle de Jean Oury, qui m'a
fait me fixer sur un lieu de travail et de vie, dans la
clinique de La Borde, expérience innovatrice au
carrefour de la psychiatrie et de la psychanalyse.
Celle de Lacan qui, durant les premières années où
je l'ai connu, a eu avec moi un rapport attentif et
même amical. Jusqu'au jour où ça s'est gâté, en
particulier avec l'irruption de ce personnage que
j'aime mieux ne pas qualifier, Jacques Alain Miller,
et de son groupe de la rue d'Ulm, qui ont établi une
99
sorte de symbiose monstrueuse entre le maoïsme et
le lacanisme.
Beaucoup de chance donc, qui m'a épargné toutes
sortes de voies de garage. La névrose d'abord, ou la
psychose, peut-être. La professionnalisation psy., dont
tant de types intelligents ne se sont jamais remis. La
voie militante ensuite. Et enfin, ça peut paraître
bizarre, la banlieue : cet univers de mon enfance, que
j'adore, mais qui est souvent, tout de même, cultu
rellement, une voie de garage.
Ça c'est le premier niveau descriptif. L'autre, relève
d'un choix. Toute une conception de la culture, et
pas seulement de la culture bourgeoise, implique
d'assumer une sorte de castration à l'égard des rêves
fous de l'enfance et de l'adolescence, et d'accepter
de se limiter à un champ de compétences pour le
développer au maximum. Je comprends tout ça très
bien ; mais ce n'est pas pour moi. À tel point que
j'en suis venu à me définir comme le spécialiste,
suivant un terme que j'ai forgé, de la transversalité,
c'est-à-dire des éléments inconscients qui travaillent
secrètement des spécialités quelquefois très hétéro
gènes.
Actuellement, par exemple, je passe beaucoup de
mon temps avec des écologistes, des alternatifs, des
P.S.V., d'anciens maos et je ne sais qui encore, pour
essayer de faire un regroupement en vue des élections
de 1 986. Et puis je continue mes histoires de schizo
analyse. Et, dans l'intervalle, je voyage quand même
beaucoup.
Vn type normalement constitué ne résisterait pas
à cette sorte d'entreprise de désorganisation systé
matique. Pourtant, je la revendique. Pour moi, pas
100
pour les autres ! Pour la raison que je ne peux valider
une idée - plus qu'une idée, ce que j'appelle une
machine concrète - qu'à la condition qu'elle puisse
traverser des ordres différents. Mes idées sur la
psychanalyse ne m'intéressent pas si elles ne me
servent pas à comprendre quelle sorte de merde on
rencontre, non seulement dans sa vie personnelle,
mais aussi dans les institutions et les groupuscules,
je veux dire dans les relations de pouvoir et tous ces
machins-là.
Et, à l'inverse, je considère que, si l'on n'est pas
capable d'appréhender les difficultés personnelles de
quelqu'un à la lumière de ses investissements sociaux,
et de la subjectivité collective à laquelle il participe,
ça ne peut pas marcher.
Autrement dit, mon problème, c'est d'extraire des
éléments d'un domaine pour les transférer dans
d'autres champs d'application. Avec le risque, bien
sûr, que ça foire neuf fois sur dix, que ça débouche
sur un cafouillage théorique. Ça n'a l'air de rien,
mais les transferts conceptuels, de la philo à la
psychanalyse, c'est pas évident du tout. Lacan, dans
ce domaine, apparaît comme une espèce de virtuose
mais, en dépit des apparences, il a eu pas mal
d'insuffisances au niveau philosophique et ça nous a
valu une vision réduction ni ste de plus du domaine
psychanalytique.
Sans en faire une recette, c'est un peu à partir de
mon propre mode de fonctionnement que j'ai essayé
d'infléchir ma pratique analytique . Pour moi, l'inter
prétation, ce n'est pas le maniement d'une clé signi
fiante qui résoudrait je ne sais quel math ème de
« »
101
divers systèmes de référence propres à la personne
que l'on a en face de soi, avec son problème familial,
conjugal, professionnel ou esthétique, peu importe !
Je dis travail parce que ces systèmes sont là, devant
vous, mais pas en collection ordonnée. Il leur manque
ces articulations fonctionnelles que j'appelle « compo
santes de passage » , qui font émerger soudain d'autres
coordonnées d'existence et permettent de trouver une
issue. Les lapsus, les actes manqués, les symptômes
sont comme des oiseaux qui frappent du bec à la
fenêtre. Il ne s'agit pas de les « interpréter » . Il s'agit
plut.ôt de repérer leur trajectoire pour voir s'ils
peuvent servir d'indicateurs de nouveaux univers de
référence susceptibles d'acquérir une consistance suf
fisante pour retourner une situation.
Je prends un exemple personnel. Je considère la
poésie comme l'une des composantes les plus impor
tantes de l'existence humaine, moins comme valeur
que comme élément fonctionnel. On devrait prescrire
la poésie comme les vitamines : « Attention mon
vieux, à votre âge, si vous ne prenez pas de poésie,
ça va pas aller . . » Et pourtant, aussi importante que
.
1 02
peinture. Une cure, ce serait comme de construire
une œuvre d'art, sauf qu'il faudrait réinventer, par
la même occasion, à chaque fois la forme d'art.
Il me faut revenir en arrière. Mon analyse chez
Lacan a duré environ sept ans) et lorsque je suis
devenu analyste, membre de l'Ecole freudienne en
1 969, j'ai découvert peu à peu l'autre face du mythe
analytique. Je me suis retrouvé avec une trentaine
de patients à mes basques et je dois avouer que j'en
garde un souvenir de cauchemar. Toute cette grappe
humaine avec ses sollicitations permanentes, ses pro
blèmes agglutinés à des drames devant lesquels les
bras me tombaient. Et puis, les questions d'argent,
de vacances, d'embouteillages des rendez-vous . . . À
chaque fois que je ne me prononçais pas sur quelque
chose, sûr que ça devait vouloir dire que j'en savais
long ! Tu parles ! Dans quoi je m'étais foutu ? Le
gourou malgré lui, thème de vaudeville. J'avais envie
de hurler : mais foutez-moi donc la paix. Et un jour
j'ai largué tout le monde et j'ai disparu pendant un
an.
Et puis je me suis dit : c'est pas parce que j'écris
des bouquins pour critiquer la psychanalyse que ça
va résoudre les problèmes des types paumés. Ça
vaudrait quand même le coup de sauvegarder une
pratique analytique, de la refonder. J 'ai donc tout
repris à zéro pour en arriver à la position qui est
aujourd'hui la mienne, beaucoup plus détendue, une
plus grande aisance, une sorte de grâce.
Aujourd'hui, quand quelqu'un entreprend une ana
lyse avec moi, je lui explique qu'il est primordial que
ça marche. La règle, des deux côtés, c'est qu'on peut
s'arrêter à tout moment. Chaque rendez-vous remet
1 03
en question le suivant. Je refuse donc totalement le
système du gourou condamné à réussir des exploits
thérapeutiques. Ce qui m'intéresse, c'est l'agencement
collectif de sémiotisation. Et c'est dans ce sens que
je peux dire que ça marche, puisque si ça marche
pas, ça s'arrête immédiatement. . .
E t l'angoisse dans tout ça, l'angoisse qui a tellement
pesé sur mes années de jeunesse ? Eh bien, je m'aper
çois maintenant que je la maîtrise à peu près comme
les autres adultes, en usant et médusant de toutes
sortes de techniques d'infantilisation encore plus
puériles que celles des enfants. Les adultes sont
tellement pris par leurs affaires que, plus ils
s'approchent de la mort, moins ils la voient arriver.
Tandis que les enfants, moins armés de tous ces
systèmes de défense, entretiennent quelquefois à son
égard un rapport d'extrême lucidité.
J'ai parfois cette image : je me vois en train de
marcher sur une planche, au-dessus d'un gouffre
absolu, et je me dis : mais qu'est-ce qui se passe,
qu'est-ce que ça signifie tout ce truc-là, comment ça
se fait que ça continue encore ?
Qui d'entre nous ne s'est heurté à de telles évi
dences ? Mais aussitôt on est happé, propulsé dans
des dispositifs de comportement téléguidés, pris par
les urgences, les enjeux, le jeu. Comme à la roulette
ou au poker : même mort de fatigue, on continue à
s'accrocher avec une vitalité surprenante .
Les hommes politiques, c'est leur infantilisme, leur
puérilité qui les maintiennent en vie, et aussi qui les
maintiennent dans une certaine connerie par rapport
à la vie. Et il ne faut surtout pas que ça s'arrête ! Les
1 04
vacances, ça peut être dangereux, ou une crise
amoureuse, ou une rage de dents.
Il est évident qu'on est tous en suspension sur ce
même gouffre, même si on dispose de moyens dif
férents pour refuser de le voir. On est tous à la merci
de cette stupeur qui vous prend à la gorge et vous
étouffe littéralement. On est tous alors semblables à
Swann, à moitié fou après sa séparation d'avec Odette,
et qui fuyait comme la peste tous les mots susceptibles
d'évoquer, même indirectement, son existence.
C'est pourquoi chacun reste cramponné à ses
échafaudages sémiotiques ; pour pouvoir continuer à
marcher dans la rue, se lever, faire ce qu'on attend
de lui. Sinon tout s'arrête, on a envie de se jeter la
tête contre les murs. C'est pas évident d'avoir le goût
de vivre, de s'engager, de s'oublier. Il y a une
puissance extraordinaire de 1'« à quoi bon ! » C'est
bien plus fort que Louis XV et son « après moi le
déluge » ! Est-ce que ça vaut le coup de continuer
tout ça, de reprendre le legs des générations anté
rieures, de faire tourner la machine, d'avoir des
gosses, de faire de la science, de la littérature, de
l'art ? Pour4uoi pas crever, laisser tout en plan ? C'est
une question ! C'est toujours à la limite de s'effondrer. . .
L a réponse, bien sûr, est à la fois personnelle et
collective. On ne peut tenir, dans la vie, que sur la
vitesse acquise . La subjectivité a besoin de mouve
ments, de vecteurs porteurs, de rythmes, de ritournelles
qui battent le temps pour l'entraîner. Les facteurs les
plus singuliers, les plus . personnels sont tenus de
composer avec des dimensions sociales et collectives.
Quelle sottise que d'imaginer une psychogénèse
indépendante des déterminations contextuelles. C'est
l OS
pourtant ce que font les psychologues, les psycha
nalystes.
Une petite recette au passage. Un type qui m'a
mis sur le cul, quand j'avais vingt ans et que j'étais
assez paumé, c'est Oury. À plusieurs reprises, je lui
avais longuement expliqué mes crises d'angoisse, sans
que ça semble beaucoup l'émouvoir. Jusqu'au jour
où il m'a fait cette réponse de style zen : « Ça te
prend le soir dans ton lit, avant de t'endormir ? Sur
quel côté dors-tu ? Le droit ? Eh bien tu n'as qu'à te
tourner de l'autre côté ! »
C'est ça, quelquefois, l'analyse : il suffit de se
tourner. Il faudrait retrouver l'humilité des premiers
temps de l'église et se dire : « Tant pis, ça ne fait
rien. Inch Allah . . . » C'est un peu élémentaire ! Bien
sûr, on ne peut pas dire ça n'importe comment. Il
faut aussi avoir à portée de la main les pastilles
sémiotiques adéquates. Précisément ces petits index
qui font basculer les significations, qui leur donnent
une portée a-signifiante et qui permettent, par-dessus
le marché, que ça se joue dans l'humour, la surprise.
Le type drogué avec un revolver dans la main et à
qui tu demandes : « Vous n'auriez pas du feu ? »
Alors l'instant entre en fusion avec le monde. C'est
dans ce registre qu'on retrouverait la catégorie poé
tique de performances, la musique de John Cage, les
ruptures zen, peu importe comment on appelle ça.
Mais c'est jamais acquis. Il faut apprendre à jongler.
Faire des gammes. On acquiert une relative maîtrise
dans certaines situations, pas dans d'autres, et puis
ça change avec les âges, etc. Une des conneries
majeures du mythe psychanalytique c'est de penser
que, parce que tu as passé dix ans sur le divan, tu
1 06
es plus fort que les autres. Pas du tout, ça n'a rien
à voir ! Une analyse, ça devrait simplement te donner
un « plus » de virtuosité, comme un pianiste, pour
certaines difficultés. C'est-à-dire plus de disponibilité,
plus d'humour, plus d'ouverture pour sauter d'une
gamme de référence à une autre . . .
Donc, j e disais, pour continuer à vivre, i l faut se
satelliser sur des orbites porteuses. Shakespeare, on
ne sait rien sur lui, mais il est évident qu'il avait un
environnement « porteur » : allez, c'est maintenant, il
nous faut ton dernier acte, tout de suite . T'es déprimé ?
On en a rien à foutre, on attend . . .
Aujourd'hui, par rapport à ça, o n est a u bord d'un
trou noir de l'Histoire. Tu penses quelque chose, tu
penses rien, surtout si tu es en France, ça n'a aucune
importance, on s'en fout, tout le monde s'en fout.
Ce qui est même curieux, c'est que, plutôt que de
coller à leurs intérêts les plus immédiats, il y ait
encore des types qui veuillent changer la société. Le
social, c'est bien connu, ça n'intéresse plus personne,
la politique c'est un leurre. Sûr que ça ne va pas
fort. Sûr qu'on est en train de se préparer une sacrée
série noire . Parce qu'il n'est pas possible qu'il y ait
une telle accumulation de connerie, de lâcheté, de
mauvaise foi, de méchanceté sans que ça ait des
conséquences. À un moment ou l'autre, ça va se
cristalliser sur un mode héroïque, ça va pas manquer.
On peut faire encore beaucoup mieux que Le Pen,
vous allez voir . . .
Parce que, attention ! s i vous croyez que L e Pen
n'est qu'une simple résurgence qu'un archaïsme
minable, vous vous trompez lourdement ! Beaucoup
plus qu'un poujadisme revisité, Le Pen, c'est aussI
107
une passion collective qui se cherche, une machine
de jouissance haineuse qui fascine y compris ceux à
qui elle donne envie de vomir. Se contenter de parler
de néofascisme peut prêter à confusion. En effet, on
pense aussitôt aux imageries du Front populaire, un
oubliant que Le Pen s'est aussi nourri de tout un
conservatisme de gauche, de tout un corporatisme
syndical, d'un refus bestial d'assumer les questions
de l'immigration, le déclassement systématique de
toute une partie de la jeunesse, etc. Ce fascisme-là,
il ne suffit pas de le référer au passé parce que, en
fait, il se cherche vers le futur. Le Pen n'est qu'une
tête chercheuse, un ballon d'essai vers d'autres for
mules qui risquent d'être beaucoup plus épouvan
tables.
On doit en prendre son parti, l'économie du désir
collectif ça marche dans les deux sens : du côté des
processus de transformation et de libération et du
côté de volontés de pouvoir paranoïaques. D e ce
point de vue, il est clair que la gauche, socialiste en
tête, n'a rien compris. Regardez comment ils pro
cèdent avec le mouvement « S.O.S. Racisme » , ils
imaginent qu'avec leur million de badges ils ont
changé quelque chose . Ils n'ont même pas pensé à
demander leur avis aux principaux intéressés. Est-ce
que sur le terrain de pratiques sociales, dans les
quartiers, dans les usines, il y a quelque chose de
changé avec cette campagne de pub ? Pour ma part
je connais quelques beurs qui commencent à en avoir
par-dessus la tête de ce paternalisme-fraternalisme
d'un nouveau genre : « D'abord, je ne suis pas ton
pote ! » Et certains ajoutent : « touche pas . . . à mon pot
aux roses » . Les pauvres roses tellement fanées depuis
1 08
1 98 1 . Je ne nie pas les aspects positifs de cette
campagne, mais comme on est loin du compte !
On vit vraiment une période où la passion de
l'existence est court-circuitée par l'immersion des
individus dans un réseau de rapports de dépendance
de plus en plus infantilisant. Cela correspond à un
certain usage des machines de production, des ins
truments médiatiques, des équipements de vie sociale
et des institutions d'assistance. Usage qui consiste à
capitaliser la subjectivité humaine pour qu'elle se
discipline et se consacre à faire durer un vieil ordre
social, des hiérarchies quelquefois héritées du Moyen
 ge. C'est idiot, mais c'est ainsi !
Ce qu'il y a de miraculeux avec ce nouveau
capitalisme, qu'on trouve aussi bien à l'Ouest qu'à
l'Est, c'est qu'il en est arrivé à ce que ses valeurs, ses
systèmes de sensibilité affadie, ses conceptions du
monde complètement aplaties, soient intériorisés,
assumés consciemment et inconsciemment par le
maximum de gens. Ça crée toute cette ambiance
saumâtre qui se répand un peu partout et cette
remontée massive et écœurante de religiosité .
Cela étant, ces mêmes systèmes machiniques
peuvent êtr e tournés, détournés. C'est ce qui se passe
quand surgit une ligne de fuite créatrice, qui peut
naître à un niveau très moléculaire et faire boule de
neige . On peut imaginer, n'est-ce pas, de grandes re
créations du monde !
Mais, en attendant, c'est l'entreprise d'infantilisa
tion qui est en train de prendre d'immenses propor
tions. Elle est vraiment devenue l'entreprise numéro
un, l'industrie de pointe. Moi, d'une manière que
j'espère humoristique, je vois l'histoire de la subjec-
1 09
tivité humaine comme celle d'une formidable suc
cession de dégringolades. Par rapport aux nôtres, les
sociétés néolithiques, c'est sûr, étaient plus riches,
extraordinairement capables de percevoir les choses
du cosmos, de la poésie. Le coup de crayon des types
de Lascaux, les inscriptions sur le corps, la danse,
fabuleux ! . . .
J e n e suis pas e n train d e prêcher pour l e bon
sauvage. Mais, il me semble que la cruauté des
rapports dans les sociétés dites archaïques empêchait
au moins que puisse s'étaler cette espèce de soupe
impossible et minable dans laquelle nous pataugeons,
cette perte de tout thème d'exaltation créatrice. Le
dernier grand héros, en France, c'est De Gaulle.
C'est dire ! Car il ne faut vraiment pas y regarder de
trop près. Il y a un tel côté pieds plats dans le
personnage.
Et, maintenant, c'est de pire en pire. Les nouveaux
héros, c'est des gens comme Raymond Barre, des
superminables, ou Reagan, un crétin. L'empereur de
Chine assurait par ses gestes rituels la stabilité du
cosmos. S'il faisait un faux mouvement, ça déréglait
les astres. Tandis que Reagan peut bien faire toutes
les boulettes qu'il veut, dire les pires conneries, qu'il
va appuyer sur le bouton, effacer les Russes, déclen
cher l'Apocalypse, ça fait à peine rigoler . . .
Quand o n détourne un instant l a tête des repré
sentations médiatiques de la politique pour regarder
ce qui se passe sur le théâtre des affects qui ne
veulent rien savoir, qui ne font que suivre les gestes,
le mouvement des lèvres, les grimaces, les disgrâces
des corps, alors on découvre que, la plupart du temps,
les champions de la liberté sont tout aussi nuls que
1 10
les autres, les tenants du conservatisme. Et quand
cette ronde se met en marche au niveau le plus bas,
« grass root », au ras des pâquerettes, alors on entre
peut-être dans une procédure possible de validation
des pratiques sociales moléculaires.
Comme un peintre qui se déprend de sa vision à «
111
là, devant nous, et aussi tout alentour et même
dedans. e'est à travers la cartographie de ce genre
de formations subjectives qu'on peut espérer se démar
quer des investissements libidinaux dominants.
rai été très frappé par le retournement d'images
intervenu avec la montée de Fabius. Il est vrai que
le bon élève, le premier de la classe, le technocrate
et le grand bourgeois étaient déjà très haut à la bourse
des sondages. Giscard aussi était pas mal, dans ce
genre-là ! Mais, avec son côté aristo, il exagérait un
peu. Sans parler de sa bonne femme ! Rocard, oui,
évidemment, seulement sa gouaille commence à dater
un peu. Fabius, comme il n'a pas grand-chose à dire,
il n'en fait pas trop ! Ça rassure ! Simone Weil, voilà
quelqu'un qui aurait pu faire merveille. Mais elle est
juive, alors c'est un peu compliqué. Et puis, elle
n'aurait pas dû se commettre avec Chirac . . .
E t pourtant, parallèlement à cet appauvrissement
continu des individus en tant que producteurs de
subjectivité singulière, on assiste à une expansion
absolument fabuleuse des phylums mach iniques, c'est
à-dire à tous ces processus de sélection, d'élimination,
d'engendrement des machines les unes à travers les
autres, et qui ne cesse de faire émerger de nouvelles
potentialités aussi bien scientifiques, techniques qu'ar
tistiques. D'un côté, donc, il y a infantilisation des
productions de subjectivité, avec binarisation renfor
cée des messages, uniformisation, uni dimensionna li
sation des rapports au monde et, de l'autre, expansion
des autres fonctions, non dénotatives, du langage :
compositions de rythmes, mise en scène inédite de
rapports au monde.
Depuis toujours, je suis agacé par le moulinage du
1 12
thème de la science sans conscience : « Qu'est-ce que
ce serait bien si on arrivait à mettre un petit supplé
ment d'âme dans la science et la technique » et tout
ça . . . Connerie, puisque c'est à partir de cette même
subjectivité qui va dans le sens d'une dégénérescence
irréversible, accélérée, que les système machiniques
sont quand même parvenus à prendre leur essor. Et
puis, n'est-ce pas un peu idiot d'espérer améliorer
cette espèce humaine, qui est une des plus vulgaires,
méchantes, agressives qui soit ? Moi, les machines ne
me font pas peur dès lors qu'elles élargissent la
perception et démultiplient les comportements
humains. Ce qui m'inquiète, c'est quand on essaye
de les ramener au niveau de la bêtise humaine.
Je ne suis pas un postmoderne. Je ne pense pas
que les progrès scientifiques et technologiques doivent
nécessairement s'accompagner d'une schize renforcée
par rapport aux valeurs de désir, de création. Je
pense, au contraire, qu'il faut utiliser les machines,
toutes les machines, concrètes et abstraites, tech
niques, scientifiques, artistiques, pour faire beaucoup
plus que révolutionner le monde, pour le recréer de
bout en bout.
Ce n'est pas vrai ce que disent les structuralistes :
ce ne sont pas les faits de langage ni même de
communication qui engendrent la subjectivité. À un
certain niveau, elle est collectivement manufacturée
à la façon de l'énergie, l'électricité ou l'aluminium.
Un individu résulte, bien sûr, d'un métabolisme
biologique auquel participe son père et sa mère. Mais
on ne peut pas s'en tenir là, car, en réalité, sa
production dépend aussi également de l'industrie
biologique et même de l'ingénierie génétique. Et on
113
voit bien que si celles-ci n'étaient pas lancées dans
une course permanente pour répondre aux vagues
virales qui traversent régulièrement la planète, la vie
humaine serait vite liquidée. L'expansion du S.I.D.A.,
par exemple, conduit à une sorte de chasse au trésor
d'une portée immense, à une épreuve de vitesse pour
trouver la réponse adéquate. Désormais, la production
industrielle des réponses immunitaires fait partie du
maintien de la vie humaine sur cette planète.
La subjectivité, c'est pareil ; elle est de plus en plus
manufacturée à l'échelle mondiale. Ce qui ne veut
pas seulement dire que les représentations, les modèles
de socialité, de hiérarchie sociale tendent vers une
unification générale. Car sa fabrication concerne
également des modèles très différenciés de soumission
aux processus productifs, des rapports particuliers aux
abstractions d'ordre économique, par exemple.
Et ça va même beaucoup plus loin : dès leur plus
jeune âge, l'esprit, la sensibilité, les comportements
et les fantasmes des enfants sont confectionnés de
façon à les rendre compatibles avec les processus de
la vie sociale et productive. Pas seulement, j'y insiste,
au niveau des représentations et des affects : un bébé
de six mois placé devant la télé structure sa perception,
à ce stade de son développement, en fixant ses yeux
sur l'écran de télévision. La concentration de son
attention sur un certain type d'objet, ça fait aussi
partie de la production de sa subjectivité.
On sort donc ici du simple domaine des idéologies,
des soumissions idéologiques. La subjectivité dont il
est ici question n'a rien à faire avec la thématique
des appareils idéologiques d'Althusser, car c'est bien
dans son entier qu'elle est produite et, tout particu-
1 14
lièrement, ses composantes mettant en jeu ce que
j'appelle les éléments a-signifiants , sur lesquels sont
étayés les rapports au temps, aux rythmes, à l'espace ,
au corps, aux couleurs, à la sexualité . . .
À partir d e là , toutes sortes d'attitudes sont possibles.
Celle , par exemple, qu'on a bien connue après 1 968,
pétrie de nostalgie et de passéisme , avec les thèmes
de Illitch sur le retour à des unités de production
plus petites , la convivialité, etc. Ou celle des néo
libéraux américains, Milton Friedman et compagnie ,
qui se sont très cyniquement démarqués de ces
positions en déclarant : vous pouvez raconter tout ce
que vous voulez, de toute façon, les transformations
capitalistiques sont irréversibles. Il est vrai que le
capitalisme fait des ravages partout dans le monde
mais, compte tenu de la pression démographique ,
sans lui , ils seraient dix fois plus importants . . .
Ces types sont sûrement des salauds , mais i l est
vrai qu'on ne peut indéfiniment rester accroché au
passé ! Je suis tout à fait partisan , bien sûr, de la
défense de l'environnement, ce n'est pas la question !
Seulement , il faut bien admettre que l'expansion
technico-scientifique a un caractère irréversible. Toute
la question consiste à opérer les révolutions molé
culaires et molaires susceptibles d'en infléchir radi
calement les finalités, car, il faut le répéter, cette
mutation ne va pas obligatoirement dans le sens
catastrophique déjà amorcé. Le caractère de plus en
plus artificiel des processus de production subjective
pourrait très bien être associé à de nouvelles formes
de socialité et de création. C'est là que se situe ce
curseur des révolutions moléculaires sur lesquelles je
115
reviens sans cesse, au risque de casser les oreilles de
mes amis.
Toute cette affaire de reconstitution de références
cartographique de la subjectivité individuelle et col
lective ne regarde donc pas seulement les psycho
logues, les analystes, les éducateurs, les gens des
médias ou de la pub et je ne sais qui encore. Elle
engage des problèmes politiques fondamentaux, encore
plus pressants aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Mais
on reste, à cet égard, dans le brouillard . La lucidité,
toute la critique sociale qui ont marqué la période
de la « nouvelle culture » semblent s'être complète
ment effondrées. Seules comptent, désormais, les
valeurs de compétition dans la culture, le sport, les
affaires, la politique.
Je suis peut-être un naïf, un indécrotable optimiste,
mais j'ai la conviction qu'un jour il y aura un
retournement de jugement collectif et qu'on jugera
ces dernières années comme ayant été les plus stupides
et les plus barbares depuis bien longtemps ! Barbarie
dans la tête, dans les représentations, mais aussi dans
la réalité. Si l'on examine objectivement ce qui se
passe dans le tiers monde, dans l'environnement, c'est
vraiment monstrueux ! Pourtant, on continue de consi
dérer les choses avec le regard serein d'Ockrent, de
Montant, de July ou de Pivot. On ne veut pas trop
savoir. Ça va mal, mais ça avance quand même, ça
progresse. Il suffit d'attendre : ça finira par s'arranger !
La question qui me paraît décisive, c'est justement,
de ne pas laisser filer les choses, c'est de refonder,
de toute urgence, une pratique sociale. Une pratique
- un militantisme, même si ça fait rigoler ou grincer
les dents - qui ne soit plus du tout cloisonnée,
1 16
spécialisée, mais qui établisse un continuum entre les
questions politiques, sociales, économiques, les trans
formations technico-scientifiques, la création artis
tique, etc., et une gestion des problèmes de vie
quotidienne, une recomposition de l'existence sin
gulière. Dans une telle perspective, on pourrait repen
ser la crise comme dérèglement de la sémiotisation
sociale. Il est évident que les mécanismes de gestion
sémiotique et institutionnelle des flux de production
et de circulation correspondent de moins en moins
à l'évolution des forces productives et des investis
sements collectifs. Même les économistes les plus
bornés découvrent avec stupéfaction une sorte de
folie de ces systèmes et ressentent l'urgence de
solutions de rechange.
Mais quoi ? il ne saurait y avoir de réponse si on
se limite à l'analyse de ce niveau de dérégulation.
Car ce qui empêche l'élaboration d'alternatives pos
sible - cette vieille idée d'un « nouvel ordre inter
national » - ce n'est pas seulement 1'« égoïsme des
oligarchies » - même s'il est réel - ni même leur
connerie congénitale. C'est qu'on se heurte à un
autre phénomène, justement lié à cette mondialisation
de la production de subjectivité et son intégration de
plus en plus poussée de toutes les fonctions humaines
et machiniques, ce que j'ai appelé le Capitalisme
mondial intégré (C.M.!.).
Prenons le cas de l'Iran. Cet ancien pays du tiers
monde avait les moyens d'un décollage économique
fabuleux, d'une insertion de premier ordre dans les
relations internationales. Là-dessus s'est produite une
mutation de la subjectivité collective qui a fait basculer
complètement le système et l'a plongé dans une
1 17
situation à la fois révolutionnaire et réactionnaire très
complexe, avec retour au fondamentalisme chiite et
à ses valeurs archaïques redoutables. Ce qui a primé,
là, ce n'est pas l'intérêt des ouvriers, des paysans, des
intellectuels. C'est la passion qui s'est emparée d'une
grande partie du peuple iranien. Cette passion qui
l'a conduit à choisir d'exister à travers un leader
charismatique, à travers une démarcation religieuse
et ethnique qui confine à l'orgasme collectif.
Tous les systèmes politiques se heurtent aujour
d'hui, à des degrés divers à des questions d'identité
subjective. C'est ce qui donne quelquefois un tour
absolument affolant aux relations internationales. Elles
dépendent en fait moins de l'opposition Est-Ouest,
de la course aux armements, etc. que de ce genre de
questions, qui semblent aberrantes, tournant autour
du problème palestinien, irlandais, des revendications
nationalitaires des Basques, des Polonais ou des
Afghans. Mais, à travers elles, s'exprime l'exigence
des collectivités humaines de se réapproprier leur
propre vie, leur propre destin par ce que j'appelle un
processus de singularisation. Cet essor des subjectivités
dissidentes, pour être apprécié à sa juste valeur,
appelle une nouvelle théorie des archaïsmes. Juste
une remarque à ce propos. Reprenons la question au
plus bas de l'échelle : une régression infantile, dans
le comportement individuel, est-ce que ça veut dire
que le bonhomme à qui ça arrive retourne en
enfance ? Non, ce qui est en jeu, c'est plutôt une
utilisation différente d'éléments pré-existants, de
comportement ou de représentation pour construire
une autre surface de vie ou un autre espace affectif,
pour disposer d'un autre territoire existentiel ? Quand
1 18
les Basques, les Irlandais, les Corses, ou qui que ce
soit d'autre, luttent pour reconstituer leur patrie, ils
sont convaincus de défendre quelque chose qui s'ins
crit dans une tradition, ils croient s'appuyer sur une
légitimité historique . Moi je pense plutôt qu'ils recon
vertissent des représentations, des monuments, des
emblèmes historiques pour se fabriquer une nouvelle
subjectivité collective. Certes, leur lutte est facilitée
par la subsistance de ces éléments traditionnels, à tel
point que ça peut les conduire à des passions xéno
phobes ! Mais, en réalité, ils en sont à peu près au
même niveau que les gens de Longwy ou de Seine
et-Oise qui aspirent, eux aussi, à se reconstituer une
envie collective de vivre.
Tout le monde n'a pas la chance ou la malchance
d'être irlandais, basque ou corse, mais le problème
est similaire : il s'agit de réinventer des coordonnées
existentielles et des territoires acceptables de socialité.
Alors faut-il lancer un front de libération de la Seine
et-Oise, comme Godard dans Week-End, une nouvelle
Picardie ou un nouveau territoire de Belfort et autant
de Disneyland dans les bassins sidérurgiques . . . Qu'est
ce qui peut encore pousser dans notre Sahel indus
triel ? Je dis, de nouveaux territoires de référence.
Mais pas seulement dans la tête, aussi dans la vie de
travail, dans la possibilité de se débrouiller à travers
les rouages économiques et sociaux. Un territoire
c'est l'ensemble des projets ou des représentations sur
lesquels vont déboucher pragmatique ment toute une
série de comportements, d'investissements, dans les
temps et dans les espaces sociaux, culturels, esthé
tiques, cognitifs.
Comment arriver à produire massivement une envie
1 19
de créer, une générosité collective, avec la ténacité,
l'intelligence et la sensibilité qu'on connaît dans les
arts et les sciences. Si tu veux inventer de nouvelles
molécules de chimie organique, créer de nouvelles
musiques, ça ne va pas de soi, ça ne tombe pas du
ciel : tu dois travailler, rechercher, expérimenter . . . La
société, c'est pareil ! On ne peut s'en remettre à la
pluie et au beau temps capitalistes, pas plus qu'aux
déterminismes marxistes ou au spontanéisme anar
chiste : les anciennes références sont mortes. Tant
mieux ! Il faut en inventer d'autres. Dans les condi
tions d'aujourd'hui, qui ne sont plus celles du
XIXe siècle, avec six ou sept milliards d'habitants sur
1 20
pas délimitées de la même façon, le contrat de travail
n'est pas vécu de la même manière . . .
Tout ç a pour dire qu'on peut imaginer d'autres
formules d'organisation de la vie sociale, du travail,
de la culture. Les modèles d'économie politique ne
sont pas universels. On peut les infléchir, en inventer
d'autres. C'est la vie, le désir collectif qui sont à la
base de tout ça.
II
MOLÉCULAIRE
1 977 LES TEMPS MACHINIQUES
-
ET LA QUESTION DE L'INCONSCIENT
125
logique différente, qui mérite d'être étudiée comme
telle. Plutôt que de les abandonner à leur irrationalité
apparente, on les traitera alors comme une sorte de
matière première, de minerai dont il est possible
d'extraire des éléments essentiels à la vie de l 'hu
manité, tout spécialement à sa vie de désir et à ses
potentialités créatrices.
C'est à cette dernière tâche que, selon Freud, la
psychanalyse devait être consacrée . Mais jusqu'à quel
point a-t-elle rempli son objectif ? Est-elle réellement
devenue une nouvelle « chimie» du psychisme incons
cient ou bien n'est-elle restée qu'une sorte d'« alchi
mie» dont les mystères se sont éventés avec le temps
et dont les simplifications, le « réductionnisme» sont
de plus en plus mal tolérés (qu'ils soient le fait de
ses courants orthodoxes ou de ses rameaux structu
ralistes).
Après de longues années de formation et de pra
tique, j'en suis venu à la conclusion que la psycha
nalyse devait radicalement réformer ses méthodes et
ses références théoriques, faute de quoi elle serait
condamnée à perdre toute crédibilité, ce qui, je le
souligne, me paraîtrait préjudiciable à plusieurs titres.
En fait, il m'importerait peu que les sociétés, les
écoles psychanalytiques et la profession même de
psychanalyste disparaissent si, toutefois, l'analyse de
l'inconscient réaffirmait sa légitimité et renouvelait
ses modalités théoriques et pratiques.
C'est tout d'abord la conception même de l'in
conscient qui me paraît devoir être révisée. Aujour
d'hui, l'inconscient est censé faire partie du bagage
minimal de tout un chacun. Son existence ne paraît
faire de doute à personne. On en parle comme de la
1 26
mémoire ou de la volonté, sans trop s'interroger sur
ce dont il s'agit en réalité. L'inconscient, cela doit
être quelque chose qui loge derrière la tête, une sorte
de boîte noire où s'entassent les secrets intimes, les
sentiments troubles, les arrière-pensées louches. En
tout cas, quelque chose qui doit être manié avec
précaution.
Certes, les psychanalystes de profession ne se
contentent pas d'une approche aussi vague. Explo
rateurs ou gardiens d'un domaine qu'ils considèrent
être le leur, jaloux de leurs prérogatives, ils estiment
qu'on ne saurait accéder au monde de l'inconscient
qu'à l a suite d'une longue et coûteuse préparation,
d'une sorte d'ascèse étroitement contrôlée. Pour être
réussie , l'analyse didactique, comme l'analyse ordi
naire, demande beaucoup de temps et requiert la
mise en place d'un dispositif très particulier (rapport
de transfert entre l'analyste et l'analysé, guidage de
l'anamnèse, exploration des identifications et des
fantasmes, levée de résistances par l'interpréta
tion, etc.).
Cet inconscient, qui est censé loger au cœur de
chaque individu et auquel on se réfère cependant à
propos des domaines les plus divers - les névroses,
les psychoses, la vie quotidienne, l'art, la vie
sociale, etc . , serait donc essentiellement une affaire
de spécialistes. Quoi d'étonnant à cela ? D e nos jours,
tant de choses qui, naguère, paraissaient devoir appar
tenir pour l'éternité au domaine commun sont en
train de tomber sous la coupe de nouvelles branches
industrielles et commerciales : l'eau, l'air, l'énergie,
l'art . . . Alors, pourquoi pas les fantasmes et le désir ?
C'est d'un inconscient d'une tout autre nature qu'il
1 27
s'agira ici. Pas d'un inconscient de spécialistes, mais
d'un domaine auquel chacun peut avoir accès sans
inquiétude et sans préparation particulière, d'un ter
ritoire ouvert de tous côtés aux interactions sociales
et économiques, en prise directe sur les grands
courants de l'histoire, et donc pas exclusivement axé
sur les querelles de famille des héros tragiques de
l'Antiquité grecque . Cet inconscient, que j'ai appelé
« schizo-analytique » par opposition à l'inconscient
psychanalytique, s'inspire plus du « modèle » de la
psychose que de celui des névroses, à partir duquel
s'est construite la psychanalyse . Je le qualifierai éga
lement de « machinique », parce qu'il n'est pas essen
tiellement centré sur la subjectivité humaine et qu'il
met en jeu les flux matériels et les systèmes sociaux
les plus divers. Les anciens territoires du Moi, de la
famille, de la profession, de la religion, de l'ethnie, etc.
ont été défaits les uns après les autres, ont été
déterritorialisés. Rien ne va plus de soi dans le registre
du désir. Cela tient à ce que l'inconscient moderne
est constamment manipulé par les mass media, les
équipements collectifs et leurs cohortes de techni
ciens. Aussi ne devrait-on plus se contenter de le
définir simplement en termes d'entité intrapsychique,
comme le faisait Freud à l'époque où il élaborait ses
différentes topiques. Serait-il suffisant de dire que
l'inconscient machinique est plus impersonnel ou
archétypique que l'inconscient traditionnel ? Certes
non, puisque sa « mission » est justement de cerner
d'autant plus étroitement les singularités individuelles
qu'il s'accroche plus étroitement aux rapports sociaux
et aux réalités historiques des « temps machiniques » .
Simplement, les problématiques dont il est le siège
1 28
ne relèvent plus exclusivement du domaine de la
psychologie. Elles engagent les choix de société et
les choix de désir les plus fondamentaux, un
« comment vivre » au sein d'un monde traversé en
tous sens par des systèmes mach i niques expropriant
les processus de singularisation et les rabattant sur
des territorialités standard i sées, tant réelles qu'ima
gmalres.
Relevons au passage que le modèle d'inconscient
évoque ici ne s'oppose pas terme à terme à l'ancien
modèle psychanalytique. Il reprend certains de ses
éléments ou, du moins, les reconstitue à titre de
variantes, de cas de figure . De fait, il existe bien une
formule d'inconscient circonscrit sur un espace intra
psychique « familialisé » , sur lequel se nouent certains
des matériaux m entaux élaborés lors des premières
phases de la vie psychique. On ne peut méconnaître
l'existence d'un tel enclos des désirs interdits, sorte
de principauté secrète, d' É tat dans l' É tat, qui cherche
à imposer sa loi sur l'ensemble du psychisme et des
comportements. Cette formule d'inconscient privé,
personnologique et œdipien, a pris d'ailleurs une
importance de premier plan dans les sociétés déve
loppées, puisque c'est sur elle que reposent les
systèmes de culpabilisation, d' intériorisation des
normes sur lesquelles elles fondent une part essentielle
de leur pouvoir. Mais, je le répète, il ne s'agit que
d'un cas de figure de l'inconscient, lequel peut être
agencé selon d'autres lignes -le possibles qu'il appar
tient à un nouveau type d'analyse de découvrir et de
promouvoir.
On se rappelle que, dans le modèle freudien,
l'inconscient résultait d'un double mouvement :
1 29
1 . de répulsion des « représentants pulsionnels »
que le conscient et le préconscient ne pouvaient
tolérer (énoncés, images, fantasmes interdits),
2. d'attraction s'originant à partir de formations
psychiques refoulées depuis toujours (refoulement
originaire) .
Les contenus marqués du sceau de l'interdit devaient
donc transiter d'abord par le conscient et le précons
cient pour tomber ensuite dans cette sorte d' « in
conscient-décharge », régi par une syntaxe particulière
dénommée « processus primaire » (par exemple la
condensation et le déplacement opérant au sein du
rêve). Avec ce double mouvement, rien n'autorisait
la possibilité de processus créateurs spécifiques à
l'inconscient 1 . Tout y était joué d'avance, tous les
parcours y étaient balisés : l'inconscient psychanaly
tique était programmé comme un destin.
P lutôt que de reposer sur une telle machinerie
binaire - système du refoulement proprement dit et
du refoulement originaire -, l'inconscient schizo-ana
lytique implique une prolifération de machines dési
rantes concernant non seulement des « objets partiels »
typifiés - le sein, les fèces, le pénis ou des mathèmes
comme l'objet « a » du lacanisme - mais aussi une
multitude d'entités singulières, de flux, de territoires,
d'univers incorporels, s'articulant en agencements fonc
tionnels jamais réductibles en complexes universels.
Récapitulons quelques caractéristiques de notre
inconscient machinique :
1 . Il n'est pas le siège exclusif de contenus repré-
1 30
sentatifs (représentation de choses, représentation de
mots, etc.) mais le lieu d'interaction entre des compo
santes sémiotiques et des systèmes d'intensité les plus
divers (sémiotiques linguistiques, sémiotiques « ico
niques » , sémiotiques éthologiques, sémiotiques éco
nomiques, etc.). E n conséquence, il ne répond plus à
l'axiome célèbre formulé par Lacan, d'être « structuré
comme un langage » .
2 . Ses différentes composantes n e dépendent pas
d'une syntaxe un iverselle. La disposition de ses conte
nus et de ses systèmes d'intensité (telle qu'elle peut
se manifester dans le rêve, les fantasmes, les symp
tômes) relève de processus de singularisation qui ne
sauraient qu'échapper aux descriptions analytiques
réductrices, du type complexe de castration, complexe
d'Œdipe (ou relations systématisables intrafamiliales).
L'existence de tels cas de figure relève d'agencements
collectifs liés à des contextes culturels ou sociaux
circonscrits.
3 . L es rapports in conscients in terin dividuels ne
dépendent pas de structures un iverselles (telles que le
courant lacanien a tenté de les fonder à partir d'une
sorte de « théorie des jeux » de l'intersubj ectivité) . Les
rapports imaginaires et symboliques interpersonnels
occupent évidemmment une place nodale au sein des
agencements inconscients, mais ils ne les résument
pas. D' autres rapports non moins essentiels s'ins
taurent en leur sein, à partir de systèmes d'entités
abstraites et de machines concrètes n'appartenant pas
en propre aux identifications humaines. L 'inconscient
mach inique est un peu comme La Samaritaine, on
y trouve de tout ! C'est à cette seule condition qu'il
est possible de rendre compte à la fois de son
131
assujettissement à la société de consOInmation aussi
bien que de sa richesse créative et de son infinie
disponibilité aux changements du monde.
4. L'inconscient peut se recroqueviller sur un ima
ginaire passéiste, aussi bien que s'ouvrir sur l'ici et
maintenant, ou prendre option sur l'avenir. Ses fixa
tions archaïques sur le narcissisme, la pulsion de
mort, la peur de la castration ne sont pas des fatalités.
Elles ne constituent pas, comme Freud l'a postulé,
le roc ultime sur lequel il est fondé .
5. L'inconscient mach inique n'est pas le même sur
toute la terre : il ne cesse d'évoluer au cours de l'histoire.
L'économie du désir des Trobriandais de Mali
nowski n'est pas la même que celle des habitants de
Brooklyn, et les fantasmes des habitants de Teoti
huacan, à l'époque précolombienne, n'ont plus grand
chose à voir avec ceux des Mexicains d'aujourd'hui.
6. Les structures d'énonciation analytiques relatives
à l'inconscient ne passent pas nécessairement par les
services d'une corporation d'analystes. L 'analyse peut
être une entreprise individuelle ou collective. Les notions
de transfert, d'interprétation, de neutralité, fondées
sur la « cure type » , sont, elles aussi à réviser. Elles
ne sont recevables que dans des dispositifs très par
ticuliers, relevant d'indications probablement limitées.
Quels que soient les bouleversements de l'histoire
et les transformations technologiques et culturelles,
n'est-il pas inévitable, cependant, que des éléments
structuraux se retrouvent au sein de toutes les for
mations inconscientes ? Les oppositions je-autre,
homme-femme, parent-enfant, etc., ne s'entrecroi
sent-elles pas de façon à constituer une sorte de grille
mathématique universelle de l'inconscient ? En quoi
1 32
l'existence d'une telle grille viendrait-elle nécessai
rement interdire la diversification des inconscients ?
Même mes interlocuteurs les plus ouverts à une
« révision schizo-analytique » en reviennent parfois à
de telles interrogations. Aussi me paraît-il nécessaire
d'insister sur quelques-unes des raisons qui me
conduisent à refuser de fonder l'inconscient sur des
« universaux » de contenu aussi bien que sur des
universaux d'expression.
Une des découvertes majeures de Freud a consisté
à mettre à jour le fait que l'inconscient ne connaissait
pas la négation, du moins pas le même type de
négation que celui de notre logique consciente. Il
constituerait donc un monde mental où ne vont
jamais de soi les oppositions tranchées précédemment
énumérées. On peut y être - et on y est même
nécessairement - toujours à la fois je et autre, homme
et femme, parent et enfant. . . Ce qui importe ici, ce
ne sont plus des entités polarisées, réifiées, mais des
processus qu'avec Gilles Deleuze nous avons appelés
des « devenirs » : des devenirs femmes, des devenirs
plantes, des devenirs musiques, des devenirs animaux,
des devenirs invisibles, des devenirs abstraits . . . L'in
conscient freudien du « processus primaire » (dont
nous refusons de légitimer les interprétations réduc
tionnistes fondées des structures noétiques normali
sées en fonction des coordonnées et des significations
dominantes) nous donne accès à des univers trans
formationnels de nature incorporelle : là où tout
semblait stratifié et détinitivement cristallisé, il ins
taure des potentialités de sens et de praxis en deçà
de l'opposition réalité-représentation .
Qu'il advienne, par exemple, qu'un patient expose
1 33
à un psychanalyste un problème relatif à son patron
ou au président de la République, on sait par avance
que seuls seront retenus les mécanismes de l'identi
fication paternelle. Derrière la receveuse des P.T.T.
ou la speakerine de la télévision ne pourront se
profiler qu'une imago maternelle ou un mathème
structurel universel. D'une façon plus générale, à
travers toutes les formes qui s'animent autour de
nous, les différentes écoles analytiques ne repèrent
que des symboles sexuels, des références à la castration
symbolique, etc. Mais ce système de lecture à sens
unique finit, à la longue, par manquer de charme !
Car si derrière le patron on trouve parfois un père
symbolique - c'est même ce qui fait parler, à propos
de certaines entreprises, de « paternalisme » -, derrière
le père réel, il existe aussi fréquemment, et très
concrètement, un patron ou un supérieur hiérar
chique. Les fonctions paternelles au sein de l'in
conscient sont inséparables de l'insertion socioprofes
sionnelle et culturelle de ceux qui en sont le support.
Derrière la mère, réelle ou symbolique, existe un
certain type de condition féminine, dans un contexte
imaginaire social défini. Faut-il rappeler enfin que
l'enfant ne vit pas au sein d'un monde clos, qui serait
celui de la famille, et que celle-ci est perméable aux
forces environnantes, aux influences extérieures ! Les
équipements collectifs, les mass media, la publicité
ne cessent d'interférer avec les niveaux les plus
intimes de la vie subjective. L'inconscient, je le répète,
n'est pas quelque chose qu'on peut appréhender
uniquement en soi, à travers le discours de l'intimité.
En fait, il n'est rien d'autre que le rhizome des
interactions machiniques à partir duquel nous sommes
1 34
articulés aux systèmes de puissance et aux formations
de pouvoir qui nous entourent. Dans ces conditions,
les processus inconscients ne sauraient être valable
ment analysés en termes de contenu spécifique ou
en termes de syntaxe structurale, mais seulement en
termes d'énonciation, d'agencements collectlfs d'énon
ciation, lesquels, par définition, ne coïncident ni avec
les individus biologiques ni avec des paradigmes
structuraux. La subjectivité inconsciente engendrée
par ces agencements n'est pas constituée à partir d'un
« déjà donné là ». Elle circonscrit ses processus de
singularisation, ses ensembles sujets au sein d'ordres
très différents les uns des autres (signes, univers
incorporels, énergie, « mécanosphère » etc.) selon des
arrangements ouverts, au sens où l'on parle aujour
d'hui d'une ouverture de la création, dans les arts
plastiques, sur ses matières, ses substances, ses formes ...
Les réductions familialistes de l'inconscient, dont
sont coutumiers les psychanalystes, ne sont pas des
« erreurs ». Elles correspondent à un certain type
d'agencement collectif d'énonciation. Elles procèdent
d'une micropolitique particulière relative aux for
mations de l'inconscient, celle-là même qui préside
à une certaine organisation capitalistique de la société.
Un inconscient machinique trop diversifié, trop créa
tif, serait contraire à la « bonne tenue » de rapports
de production fondés sur l'exploitation et la ségré
gation sociales. C'est ce qui confère une place de
choix, dans nos sociétés, aux spécialistes du recentrage
de l'inconscient sur le sujet individué, sur des objets
partiels réifiés, aux méthodes de containment pour
interdire son expansion hors des réalités et des
significations dominantes. C'est dans le contexte du
1 35
développement d'une gigantesque industrie de nor
malisation, d'adaptation et de quadrillage du socius,
qu'il convient d'apprécier l'impact de techniques à
prétentions scientifiques telles que la psychanalyse ou
la thérapie familiale.
La division sociale du travail, l'affectation des
individus à leurs postes de production ne dépendent
plus uniquement, pour leur mise en œuvre, de moyens
de coercition directs ou de systèmes de sémiotisation
capitalistique (rémunération monétaire fondée sur le
profit, etc.). Ils dépendent aussi fondamentalement de
techniques de modélisation de l'inconscient par les
équipements sociaux, les mass media, les multiples
dispositifs d'adaptation psychologiques et comporte
mentaux. La déterritorialisation de la libido par les
forces productives sur lesquelles s'appuie le capita
lisme mondial intégré (C.M.I.) a pour effet de déve
lopper une sorte d'angoisse collective, conduisant, en
contrepoint de l'essor des sciences et des techniques,
à la résurgence d'idéologies religieuses, de mythes,
d'archaïsme, etc. Il y a tout lieu de penser que malgré
l'ampleur des opérations subjectives de reterritoriali
sation du socius et de l'imaginaire par les diverses
composantes du C.M.I. (régimes capitalistes, socia
lismes bureaucratiques, dictatures du tiers monde, etc.),
l'intégration machinique de l'humanité continuera à
aller de l'avant. Toute la question est de savoir ce
que seront ses modalités ultimes. Ira-t-elle, comme
c'est le cas actuellement, à contresens des lignes
créatrices du désir et des finalités humaines les plus
fondamentales ? Que l'on songe à la misère immense,
tant physique que morale, qui règne sur la plus
grande partie de la planète. L'économie du désir, au
1 36
contraire, parviendra-t-elle à s'harmoniser avec les
progrès techniques et scientifiques ? Seule une trans
formation profonde des rapports sociaux à tous les
niveaux, un immense mouvement de « reprise en
main » des machines techniques par les machines
désirantes, une « révolution moléculaire » corrélative
de pratiques analytiques et micropolitiques nouvelles,
permettra de parvenir à un tel ajustement. Même le
sort de la lutte des classes opprimées - le fait qu'elles
risquent constamment de s'enliser dans des rapports
de domination - paraît lié à une telle perspective.
Pour qu'elle puisse devenir 1'« affaire de tous " , une
approche analytique et micropolitique des formations
collectives de désir devrait donc constamment renou
veler ses méthodes, se diversifier et s'enrichir au
contact de tous les domaines de création. Bref, faire
tout le contraire de ce que fait aujourd'hui la pro
fession psychanalytique.
1 979 -DES MADAME-DOLTO PARTOUT !
Dialogue avec Christian Poslianec
1 38
puisqu'on fait ça partout. Les petites boîtes
commencent dès l'école maternelle où on détermine
comment une petite fille, en sautant à la corde, devra
disposer son corps de façon à ce que, progressivement,
elle se soumette à un certain type de comportements,
d'images. Les boîtes sont partout. Mais, au niveau de
ce que j 'appelle l'économie du désir, évidemment, il
n'y a plus de boîte ! Ça fuit de tous les côtés. À cet
égard, je dois dire, en essayant de serrer d'un peu
plus près ta question et de ne pas trop me défiler,
que je crois que l'adolescence, pour ce que j'en ai
connu, constitue une véritable microrévolution, met
tant en œuvre des composantes multiples dont cer
taines menacent le monde des adultes. C'est l'entrée
dans une sorte d'interzone extrêmement troublée d'où
surgit brutalement toute une gamme de possibles et
où se produisent des épreuves de force des clashs
quelquefois extrêmement durs ou même dramatiques.
Au sortir d'une situation d'équilibre relatif pendant
l'enfance, d'une certaine homéostasie 1 - catégorie,
d'ailleurs, à prendre avec des pincettes -, s'ouvre tout
un monde nouveau. Mais, très rapidement tout se
referme et le cortège de contrôle social institution
nalisé et de l'intériorisation des fantasmes répressifs
se met à défiler, pour capter et neutraliser les nou
velles virtualités.
Alors, qu'est-ce qu'il y a dans cette microrévolu
tion ? Des choses évidentes, et d'autres qui le sont
moins. D'abord, bien sûr, la composante pubertaire
qui, de par son surgissement, crée un véritable
éclatement, une désorganisation des statu quo anté-
1 . Autorégulation.
1 39
rieurs, physiologiques, biologiques, comportemen
taux ; ce genre de transformation aboutit à des rema
niements profonds, non seulement de ce qui se passe
dans la tête, au niveau réflexif, conceptuel, mais aussi
au niveau perceptif. . .
Q. - E t affectif. . .
R. - Affectif, ç a va d e soi. Mais j e voudrais mettre
l'accent sur les mutations perceptives, relatives à
l'espace, au corps, au temps. Proust a bien exploré
ces transformations mettant en jeu des synesthésies 1 .
Tout cela peut aboutir à une complète bascule des
structures du comportement, pour reprendre l'ex
pression de Merleau-Ponty.
Q. - Toi, tu situes ça au moment de la puberté ?
R. - Non, je ne parle pas d'une phase spécifique.
Tu peux aussi avoir une « révolution adolescente »
sans entrée de composantes sexuelles génitales.
Dans les sociétés archaïques, ce qui comptait,
c'étaient les agencements collectifs intégrant un indi
vidu dans une structure d'initiation et aménageant
son entrée dans la société. Il est évident que cette
initiation ne résultait pas automatiquement de l'entrée
des composantes pubertaires. Peut-être qu'à l'inverse,
c'est le déclenchement des composantes pubertaires
qui est, pour une part, tributaire de cette entrée
initiatique dans une classe d'âge. Les « mues » sociales,
aujourd'hui, n'existent plus sous la forme collective
et spectaculaire qu'elles prenaient dans les sociétés
archaïques. Elles sont beaucoup moins repérables,
1 40
parce qu'elles ne sont plus ritualisées de la même
façon. Elles n'en sont pas moins importantes.
Q. - Je parlais de puberté parce que, statistique
ment, pour la plupart des individus les critères sexuels
de la puberté apparaissent à un âge donné. Or, quand
on vit dans des groupes d'ados, on s'aperçoit qu'il y
a un tas de comportements, de visions, d'émotions,
de capacités à prendre en compte, de capacités
d'écoute, qui changent à cette époque. C'est peut
être caricatural de relier ça aux critère8 de la puberté
mais ça se fait traditionnellement. Cependant, ça
m'intéresse moins qu'autre chose : moi, j'ai surtout
travaillé avec de jeunes adultes ou des ados de dix
sept à vingt-deux ans ; j'ai presque été amené à parler
d'une « seconde puberté » vers cet âge-ci. Ce que
j'appelais ainsi, c'était un changement dans la façon
d'appréhender le monde, en particulier par une
importante recherche d'autonomie sur tous les plans
- affectif, sexuel, financier, intellectuel, etc. Comme
s'il y avait toute une révolution interne qui se passait
à cet âge-là, sans qu'il y ait de « signes extérieurs de
richesse » comme pour la puberté, sans que je puisse
saisir exactement ce qui se passait. Est-ce que ça
correspond pour toi à quelque chose de plus explicite
que pour moi ?
R.- Peut-être que tu as une expérience que je n'ai
pas. Les jeunes gens et jeunes filles auxquels j'ai
affaire sont généralement, en ce qui concerne ce que
tu appelles cette « seconde puberté » , beaucoup moins
autonomes que ceux dont tu parles. Ce serait même
plutôt le contraire pour les psychotiques qui, souvent,
perdent toute autonomie avec leur entrée dans la
141
puberté, laquelle coïncide fréquemment avec leur
entrée dans le processus pathologique.
J'ai souvent l'impression que se jouent dans les
périodes d'adolescence des phénomènes d'empreintes,
pour reprendre un terme d'éthologie. Toute cette
zone de perturbations psychiques et comportemen
tales, et aussi quelquefois de richesses tumultueuses,
expose beaucoup d'adolescents à de redoutables
épreuves, dont certains ne sortent pas indemnes. Tout
cela conduit soit à la normalisation, soit à des troubles
caractériels, à des névroses ou à toutes sortes d'autres
dévastations. Il est vrai que peu de gens conservent
un souvenir authentique de leur adolescence. Rares
sont les écrivains, comme André Gide, qui ont su en
rendre compte.
Q. - Boris Vian . . .
R . - Oui, e n effet. . . Chez les filles, les ravages sont
peut-être encore pires. La capacité de récupération,
de matraquage des systèmes normatifs prend fré
quemment, chez elles, une tournure effrayante. Pas
seulement en raison d'interventions extérieures, d'at
titudes répressives explicites, mais aussi à cause des
systèmes punitifs intériorisés.
Q. - Tous les petits flics intérieurs quoi!
R. - Qui se développent y compris à partir de pra
tiques se présentant comme libératrices. Dans un autre
domaine, je pense à certains groupes d'homosexuels
qui m'inspirent quelquefois un sentiment plutôt mitigé,
car leur dimension prétendument émancipatrice paraît
surtout liée à des entreprises à peine dissimulées de
normalisation et d'enfermement psychologique. Quoi
qu'il en soit, cette première rctvolution adolescente me
paraît de la plus grande importance pour la cristalli-
1 42
sation de la personnalité. Ce n'est pas par hasard si
Kraepelin originait à partir d'elle la démence précoce.
On a depuis, il est vrai, inventé les psychoses infan
«
143
l'entrée dans la vie du travail se produit de plus en
plus tard, tandis que l'entrée dans les sémiotiques adultes
se produit de plus en plus tôt ! De cela résulte, à mon
avis, l'existence de formes de sexualité de plus en plus
précoces et, corrélativement, une immaturation chro
nique de cette même sexualité ! Je n'y suis pas hostile !
Mais cela signifie-t-il qu'il y ait un phénomène de
libéralisation sexuelle ? Ce n'est pas du tout évident !
Parce que en fait, l'entrée dans la vie sémiotique, c'est
l'entrée au boulot, c'est l'entrée dans la production, la
production de modèles, la production de subjectivité.
Il existe pendant toute l'adolescence une considérable
anxiété de l'advenir adulte normal. . .
Q. Dans notre numéro, o n a deux témoignages de
-
1 44
répand de plus en plus. Non seulement chez les psy
chologues, les éducatrices, les gardiennes de crèches,
les mères de famille et toutes les madame-Dolto qui
peuplent les médias. Les microprocesseurs, les micro
ordinateurs prolifèrent partout, mais aussi les micro
Dolto.
La sexualité infantile, adolescente et adulte, ne cesse
d'être confrontée à ce genre d'épreuve. Est-ce que tu
jouis trop tôt, trop tard ? Et ton orgasme, comment va
t-il ? Pas trop clitoridien ? Quelle soupe débile ! Et
regardez le sérieux des bébés devant la télévision ! Ils
bossent, ces malheureux ; ils sont à la chaîne ; ils
pointent ! Vous retrouvez au stade infans un modelage
des systèmes perceptifs. Il est clair que cette enfance
là n'a plus rien à voir avec celle qui fut vécue autrefois
dans les sociétés rurales ou urbaines relativement peu
capitalistiques d'il y a cinquante ans. Tout un esprit
de sérieux psychologisant est véhiculé par les médias,
les jeux éducatifs . . . Est-ce que mon bébé tète au bon
moment ? Est-ce qu'il se masturbe quand il faut ? « Ce
n'est pas normal, docteur, il a tel âge et il ne se masturbe
toujours pas ! Qu'est-ce que vous prescrivez ? » Une
anxiété généralisée préside au moindre incident de
développement. C'est quelquefois extravagant ! Et c'est,
pour une grande part, la conséquence des radotages
psychanalytiques en matière de psychogenèse, ces stu
pidités sans nom qui postulent non seulement des
stades de développement intellectuel, des stades
comportementaux, 711 a is aussi des stades affectifs. N'est
ce pas un comble !
Q. - Ce que tu dis me rappelle une idée que j'essaie
de mettre en forme depuis quelque temps. Il y a un
demi-siècle, les jeunes, dans les zones rurales par
1 45
exemple, étaient beaucoup plus libres que dans les
zones urbaines. Ils n'étaient pas surveillés, ils n'étaient
pas constamment sous le regard des adultes. Mainte
nant, ce n'est plus le cas. Quand ils sortent de l'école,
il faut qu'ils rentrent à la maison aussi sec ; il n'y a
plus de haies, plus de coins tranquilles, d'endroits où
on peut se réfugier secrètement et ils passent du regard
des adultes-enseignants au regard des adultes-parents
et au regard, je dirais, de la télévision. Et ils sont tout
le temps enfermés comme ça. Alors que dans les villes,
ça a été le contraire il y a quelque temps : on retrouvait
une certaine liberté dans les caves, dans les parkings,
tout ce qui est souterrain, tout l'inconscient des villes.
Là, il se maintenait une certaine vie sexuelle d'oppo
sition à l'interdit, avec hélas tout son cortège sexiste,
violent, etc. - Mais il y avait quelque chose de sauvage,
précisément, là-dedans. Or, actuellement, c'est en train
de disparaître par le contrôle des loisirs des enfants.
Et c'est venu des anciens soixante-huitards qui se sont
recyclés dans les loisirs pour enfants, les ateliers pour
enfants, dans la production de trucs pour enfants . . . Il
n'y a qu'à voir les annonces de Libération où ça se
multiplie à une vitesse dingue. C'est d'ailleurs une
forme d'adaptation du néocapitalisme à un nouveau
système de petits boutiquiers. Le résultat de l'affaire,
c'est que l'enfant est constamment sous l'œil de papa
adulte, maman-adulte, comme dans 1 984 d'Orwell.
R. - J'ajouterai que ce ne sont pas seulement les
enfants et les adolescents qui sont sous contrôle. C'est
toute la société qui se trouve infantilisée, puérilisée
sous ce régime « panoptique » décrit par Michel Fou
cault. Car tout ce que tu viens de dire pourrait s'ap
pliquer pareillement au père, à la mère, etc. Nous
1 46
sommes tous puérilisés par la société mass-médiatique
et par les équipements producteurs de subjectivité. Et
peut-être que, finalement, les « ados » le sont moins
que les autres ; peut-être que ce sont eux qui résistent
encore le mieux ! Du moins jusqu'au jour où ils craquent
au cours d'une véritable crise d'angoisse, à moins qu'ils
ne fassent un transfert massif sur un partenaire, et
parviennent à se conjugaliser et à entrer dans le circuit
habituel. . .
Q . D'après tout c e que t u disais tout à l'heure de
-
147
faudrait une étude fine pour le montrer. Ça se joue
non seulement au niveau de la vie quotidienne - la
vaisselle ou des trucs comme ça - ou des rapports de
possessivité, de jalousie, etc., mais aussi au niveau sexuel.
Ce n'est plus la même sexualité parce que les femmes
assument leur corps dans une dépendance relativement
moindre à l'égard de leur partenaire.
Alors, qu'il y ait toujours des couples, pourquoi pas !
Les mythologies de communautés sexuelles, accom
pagnées quelquefois de caïdats quasi délirants, se sont,
à ma connaissance, à peu près toutes effondrées. Mais
ça n'implique pas forcément un retour au couple tra
ditionnel. Et je ne vois pas au nom de quoi il faudrait
condamner les couples ! Toute la question est de savoir
comment ils fonctionnent. Qu'est-ce qu'il advient des
individus qui les composent, de leur vie, de leur sen
sibilité, de leurs désirs ? On retrouvera ici une problé
matique similaire à celle de l'analyse. Le problème
n'est pas de savoir si on doit être deux pour conduire
une analyse, ou tout seul, ou dix, ou cinquante, mais
de déterminer ce qu'on y fait !
Symétrie dans la réponse : il n'est pas vrai qu'il
y a mort du politique par implosion du social. Il y
a mort d'une certaine politique, implosion d'un
certain social, ça c'est incontestable. Mais je crois
qu'il y a aussi recherche collective, confuse, avec
des hauts et des bas, d'une autre politique. C'est
ce que j'appelle « micropolitique », (( révolution molé
culaire - » , quelque chose qui part de préoccupations
très immédiates, très quotidiennes, très individuelles,
sans renoncer à s'intéresser pour autant à ce qui se
passe au niveau social et même, pourquoi pas, au
niveau cosmique . La sensibilité écologique, c'est aussi
1 48
la promotion d'une certaine vision à la fois molécu
laire et mondiale des problèmes politiques. É videm
ment, c'est autre chose que le radical-socialisme de
nos pères et grands-pères ! Mais si ce n'est pas du
politique, ça alors, qu'est-ce que c'est ? Il est vrai que
ses sujets, ses objets et ses moyens ne sont plus les
mêmes. À la place des sujets individuels, des citoyens
abstraits, on a des agencements collectifs. Prenons
par exemple, un groupe comme celui de Sexpol, ça
ne doit pas être facile à définir ! On ne peut pas le
faire selon des critères sexuels, ni comme un groupe
politique ni comme une classe d'âge . . . C'est ce que
j'appelle un agencement complexe, multidimension
nel. Des groupes comme celui-là, jaloux de leur
autonomie et de leur singularité, parviendront peut
être un jour à changer les rapports humains à grande
échelle, s'ils arrivent à se défaire des attitudes cor
poratives, ségrégationnistes.
Ses objets aussi sont différents. On ne peut pas dire
qu'ils soient ambigus, mais ils ont vraiment de mul
tiples faces : ils peuvent relever d'un plaisir très
immédiat, par exemple celui d'être ensemble, et aussi
de préoccupations plus politiques, sociales, qui n'ont
plus rien à voir avec les petites cuisines habituelles.
Alors les objets, ça devient la terre entière, les
animaux, les plantes, les formes, les sons, l'humanité,
que sais-je . . .
C e qui a complètement démoralisé d e Gaulle, en
Mai 68, c'est qu'il s'es: aperçu qu'on ne lui en voulait
même pas, qu'on rejetait seulement ce qu'il repré
sentait. Il pouvait rester en place puisqu'on n'avait
pas d'alternative politique crédible . Il s'est aperçu
qu'il gouvernait un peuple de zombies. C'est peut-
1 49
être un nouveau 68, d'un style tout différent, qui se
prépare en sous-main. Tes étudiants, tes jeunes, tes
rockers, leurs préoccupations sont littéralement
imperceptibles par les gens « normaux » . Ce qui leur
fera dire : « Mais ces types-là ne savent même pas ce
qu'ils veulent ! Leurs revendications n'ont aucun objet
compréhensible ! » Et comme ça ne peut s'inscrire
dans leur entendement, ça leur apparaît complète
ment fou. Sauf que, de temps en temps, ça s'inscrit
quand même. Alors, une fois, du côté de l'establish
ment, ça donne le Watergate et, d'autres fois, du côté
populaire, des trucs complètement aberrants, des
révoltes contre le travail ou des statistiques alarmantes
sur le fait que les gens se contrefoutent de mourir
pour la patrie. . . À ce moment-là, les dirigeants se
disent : « D'où est-ce que ça tombe ? Qui sont les
meneurs ? Quels mauvais esprits montent la tête à
notre jeunesse ? » Quant aux moyens de cette poli
tique, ils ne sont pas non plus traditionnels. Ce ne
sont plus ceux de la communication sociale par le
discours, le programme, l'explication de texte, la
référence aux grands auteurs. C'est passé sur le versant
du réflexe, de la sensibilité collective, des systèmes
d'expression non verbaux. Les enfants, les adolescents
n'appréhendent pas leur devenir, du moins de façon
prédominante, en termes de discours signifiant. Ils
recourent à ce que j'appelle des formes de discursivité
a-signifiantes : la musique, le vêtement, le corps, les
comportements-signes de reconnaissance, et aussi à
des systèmes machiniques de toutes natures. Mon fils,
par exemple, fait de la politique. Pas tellement avec
des discours, mais avec son fer à souder : il monte
des radios libres. Le discours technique, là, est en
1 50
prise directe avec l'engagement ; il n'y a pas besoin
de s'expliquer longtemps l'opportunité, la justification
politique des radios libres. Il a tout de suite compr is.
C'est cette irruption des machinismes - pas seulement
de la communication - comme moyens, médias
politiques qui me semble fondamentale. J'ai foi en
la montée de toutes les catégories technico-scienti
fiques dans ce nouveau champ politique. C'est pas
un hasard si un comité des physiciens s'est retrouvé
au premier plan dans l'affaire Piperno, dans celle du
23 mars. Les universitaires, les politiciens tradition
nels méconnaissent généralement les virtualités que
recèle ce monde technico-scientifique.
Q. - Tu as été plus ou moins mêlé à toutes les
histoires de mineurs en lutte . . .
R . - Plutôt moins que plus.
Q. - Je voulais savoir si tu avais quelque chose à
en dire ?
R. - Tout ce que je peux dire, c'est que je suis
convaincu que cette entrée en politique de toute une
série de gens qu'on n'attendait pas - les marginaux,
les chômeurs, les vieillards, les mômes du primaire,
les bandes de quartier . . . - prendra de plus en plus
d'importance.
1980 - PETITES ET GRANDES MACHINES
À INVENTER LA VIE
Entretien avec Robert Maggori
1 52
philosophie universelle, mais plutôt aux vertus des
langues mineures. La question devient alors assez
simple : ou une langue mineure entre en connexion
avec des problématiques mineures et elle produit des
effets singuliers, ou elle reste isolée, végète, tourne
sur elle-même et ne produit rien. Je ne crois donc
pas qu'il s'agisse, de ma part, d'une attitude élitiste.
Je comprends que cela irrite certains mais, à la limite,
ce n'est pas mon affaire. Ce qui m'ennuierait, ce
serait de n'être pas compris quand je m'exprime dans
une langue majeure, par exemple, quand je veux dire
quelque chose sur Giscard ou le code Peyrefitte.
Q.- Vous vous forgez des outils particuliers pour
un champ de recherche particulier. Mais cela pose
des problèmes au niveau de la communication de la
recherche. L'outil n'a-t-il pas à être universel ?
R.- Je ne crois guère à l'outil universel ni aux
vertus de la communication dans ce domaine. L'effet
le plus souhaitable que l'on peut escompter, dans le
champ conceptuel, n'est pas de l'ordre de la compré
hension, mais d'une certaine forme d'efficience. Ça«
1 53
de Mai 68. Il n'y a pas eu transmission idéologique,
mais répercussion d'événements. Il y a eu un : « ça
marche autrement », qui s'est transmis à la vitesse
des machines et non à la vitesse de l'intelligibilité
idéologique des problèmes. Au XIXe siècle, on pensait
qu'il fallait d'abord éduquer le prolétariat, afin que,
sachant lire les textes fondamentaux, il puisse accéder
à une compréhension qui, ensuite, lui permettrait
d'en arriver à une pratique... Eh bien, non! Ça ne
fonctionne pas de cette manière-là!
Q. - Je reviens quand même à la question de
l'emprunt d'une partie de votre vocabulaire à diffé
rentes disciplines, plus ou moins hétérogènes.
R. -Lacan a traité le tiers des membres de l' École
freudienne de faussaires. Je revendique ce terme de
faussaire, de voleur d'idées, de bricoleur de concepts
usagés. L'emprunt n'est pas un problème en lui
même, sinon au niveau de la fondation sémantique
d'un mot nouveau. Par exemple, notre terme de
déterritorialisation a été formé à partir d'un concept
de territoire emprunté à l'anthropologie américaine.
Cette référence fut vite oubliée et le terme intégré
dans des problématiques très différentes, où il a acquis
des dimensions syntaxiques, rhétoriques, voire stylis
tiques, qui nous ont en quelque sorte guidés.
Q. Dans le cas de Deleuze et Guattari, l'opération
-
1 54
un croisement, un carrefour d'entités psychologiques,
biologiques socio-économiques, etc., nécessitant des
« prises multiples ».
R. - Il y a peut-être un malentendu. Ce que vous
dites pourrait donner à penser que je suis obligé de
recourir à une expression éclectique pour explorer
un champ foncièrement hétéroclite. Je ne crois pas.
Je suis plutôt sensible au souci de forger un certain
type de ... , mais sans doute vais-je encore utiliser mon
jargon, machine concrète traversant différents domaines.
Cette machine concrète doit être capable non pas
d'intégrer, mais d'articuler les singularités du champ
considéré à des composantes absolument hétérogènes.
Ce n'est pas par absorption, emprunts éclectiques,
qu'elle y parviendra : c'est en acquérant une certaine
puissance que j'appelle précisément de « déterritoria
lisation », une capacité de s'articuler à des champs
déterritorialisés. Il ne s'agira plus alors de s'adonner
à une interdisciplinarité approximative, mais à une
intradisciplinarité capable de traverser des champs
hétérogènes, porteuse des plus fortes charges de
« transversalité ».
1 55
tive à la fois aux représentations imaginaires, aux
chaînes langagières, aux sémiotiques économiques,
politiques, esthétiques, microsociales, etc. C'est donc
à la fois une notion plus pauvre en compréhension
que celle de complexe et plus riche en extension,
qui permet de ne pas exclure du champ du
« complexe » des catégories d'origines diverses, sur
lesquelles viendront se greffer encore d'autres notions
telles que celle de machine. On parlera alors d'un
« agencement mach inique » , en association éventuelle
avec des « agencements collectifs d'énonciation » .
Q. Pourquoi ne pas dire « ensemble de machines » ?
-
1 56
Tant pis, ou même tant mieux ! C'est peut-être bon
signe ! Une énonciation de désir peut signifier au
même instant des choses formellement contradic
toires, parce que référées à des univers de référence
différents.
Q. - Mais est-ce que cela tient au sujet qui énonce
des propositions, ou bien à la chose sur laquelle vous
prononcez des jugements ?
R. - Cela tient aux deux. Je peux, par exemple,
tenir un discours bien construit sur la libération de
la femme, et avoir en pratique, sans m'en rendre
compte, un comportement phallocratique. Les dis
cours et les réalités ne cessent d'interférer. On aura
beau brandir une loi ou des impératifs sur-moïques
prescrivant ceci ou cela ; il n'en demeure pas moins
que j'évolue et que le monde ne cesse de se trans
former vite, toujours plus vite, beaucoup plus vite
qu'au temps d'Héraclite ! Comment gérer ces fluc
tuations et ces contradictions ? Un jour, je peux dire
des horreurs sur L ibération, en dénonçant ses positions
sur tel ou tel point, puis m'exclamer, une autre fois :
Ah, s'il n'y avait pas L ibération ! Cette « duplicité »
peut paraître intolérable, d'un point de vue moral,
moralisateur. Je crois pourtant que les situations
concrètes nous confrontent toujours à ce genre de
morale de l'ambiguïté, qui me paraît spécifique de la
schizo-anal yse. Il ne s'agit nullement ici de la question
bateau dont notre génération a eu les oreilles cassées :
« D'où tu parles ? » mais, plutôt : « Qu'est-ce qui se
met à parler à travers toi dans telle situation, dans
tel contexte ? » Il ne s'agit pas non plus du « ça parle »
des lacaniens mais plutôt du questionnement de
1 57
Foucault sur ce qu'il appelle les « énoncés » : pourquoi
et comment s'articulent-ils là de cette façon ?
Q. - Comment pourrait-on illustrer cela dans le
domaine politique, par exemple ?
R. - Prenez la notion de classe, de lutte des classes.
Elle implique qu'il y ait des objets sociologiques
parfaitement délimités : bourgeoisie, prolétariat, aris
tocratie . . . Mais ces entités sont rendues floues par des
interzones, des intersections de petite bourgeoisie, de
bourgeoisie aristocratique, d'aristocratie du proléta
riat, de lumpenprolétariat, d'élites non garanties . . .
D'où une indétermination qui empêche de cartogra
phier le champ social de façon claire et nette, et qui
fausse souvent la pratique militante. Or, la notion
d'agencement peut ici avoir une utilité, car elle
montre que les entités sociales n'entretiennent pas
d'opposition bipolaire. Des agencements complexes
mettent en relief d'autres paramètres de race, de sexe,
d'âge, de nationalité. . . Des croisements interactifs
impliquent d'autres logiques que celle des classes
opposées deux par deux. Importer cette notion d'agen
cement dans le champ social ne relève donc pas
nécessairement de subtilités théoriques gratuites, mais
permettra peut-être d'élaborer des moyens de repé
rage, des cartographies, nous aidant à détecter et à
déjouer certaines conceptions simplistes relatives aux
luttes des classes.
Q. - Très logiquement, vous avez parié de cette
notion d'agencement dans le champ de l'inconscient
et dans le champ social, deux domaines de recherche
que vous n'avez jamais quittés et qui sont banalisés,
l'un par Freud et l'autre par Marx. Il semble donc
que, tout en critiquant Marx et Freud, vous ayez
1 58
conservé les questions que l'un et l'autre se posaient,
à savoir l'édification d'une cité j uste et l'exploration
de l'inconscient. Peut-on faire aujourd'hui l'économie
de ces questions ?
R.- Cela me paraît difficile ! Mais pour y répondre,
il faut tenir compte de certains changements. On ne
saurait plus concevoir la survie de l'espèce humaine
sans une intégration du travail humain et du travail
machinique de plus en plus poussée, aboutissant à
des assemblages d'individus et de machines débitant
massivement des biens, des services, de nouveaux
besoins, etc. Nous sommes engagés dans une fuite en
avant éperdue : on ne peut plus se retourner, revenir
à un état de nature, à de bons sentiments, à de bonnes
petites productions artisanales. Les processus de pro
duction, de plus en plus intégrés mondialement,
autorisent - et je crois que c'est là une intuition
marxiste qui demeure valable - un épanouissement
de la liberté et des désirs. De nouveaux moyens nous
sont donnés de sortir d'un Moyen  ge, voire d'un
néolithisme des rapports humains. Pour constituer et
faire tenir en place les agrégats humains, pour
disciplinariser leur division du travail, les systèmes
sociaux ont eu recours, jusqu'à présent, à des moyens
d'organisation aux incidences généralement catastro
phiques pour l'épanouissement des individus. Le
capitalisme ne peut impulser de motivation produc
tive - à l'échelle personnelle, locale, régionale, mon
diale - qu'en faisant appel à des techniques ségré
gatives d'une incroyable cruauté. Il ne sélectionne et
valorise économiquement que ce qui entre dans ses
créneaux spécifiques ; tout le reste est dévalué, pollué,
massacré. À cet égard, il faut bien dire que le
1 59
socialisme soviétique, le socialisme du goulag, est
devenu la forme suprême du capitalisme. Il nous a
toutefois légué une chose essentielle : la compréhen
sion de ce qu'aucun socialisme, aucune libération
sociale ne saurait uniquement reposer sur des rema
niements économiques. L'alternative est claire : ou
les processus révolutionnaires prendront en charge
l'ensemble des composantes productives - pas seule
ment les productions marchandes, mais toutes les
productions de désir, de vie, de science, de création,
de liberté -, ou ils ne pourront que décalquer les
anciens modes de domination sociale, devenus entre
temps de plus en plus cruels. Récemment, Paul
Virilio parlait ici même (L ibération, 1 7 mai 1 980) de
la vitesse et d'une société qui en viendrait à ce que
seuls quelques-uns de ses membres puissent se dépla
cer d'un point à l'autre du globe, tandis que tous les
autres seraient « assignés à résidence » . Le problème
est effectivement là : comment les contraintes inhé
rentes aux niveaux les plus intégrés, les plus sophis
tiqués de la production (compte tenu de la révolu
tion informatique, de l'essor des technologies de
pointe, etc. ) pourraient-elles demeurer compatibles
avec un mode de vie où on puisse circuler non
seulement dans l'espace, mais aussi dans les idées,
les sentiments, les désirs, les sexes même . . .
Q. - N'est-ce pas u n doux rêve ?
R. Je ne sais pas. Je suis à la fois hyperpessimiste
-
1 60
chagrin . . . Voilà ce qu'on nous prépare. Et, à cet
égard, il faut souligner la complicité fondamentale
entre l'Est et l'Ouest, dont le tapage à propos des
menaces de guerre mondiale masque les entreprises
communes pour assujettir les mouvements de libé
ration et toutes turbulences incontrôlables. Avec, en
toile de fond, ne l'oublions jamais, une courbe démo
graphique qui nous fera passer de cinq milliards
d'habitants sur cette terre à huit milliards dans vingt
ans et, au-delà, à des chiffres qui confinent au délire !
On peut imaginer que tout cela ne va pas tellement
simplifier les choses ! Voilà pour le côté catastro
phique ! Et pourtant, je persiste à penser qu'il convient
de conserver une sorte de sérénité, car les conditions
« objectives » - il est vrai qu'on n'ose plus guère
employer ce terme ! - laissent espérer de véritables
révolutions, à la fois molaires et moléculaires, nous
donnant les moyens de construire un autre ordre
social.
Q. - Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?
R. - Ni les « bons sentiments », ni la « bonne
nature » d'un prolétariat qui serait porteur des espoirs
de l' histoire ! Mais ce que j'appelle les phylums
machiniques ; car partout où apparaît une envie de
créer, une envie de vivre, partout où quelque chose
bouge - que ce soit dans le domaine scientifique,
artistique . . . -, on assiste en effet à un rejet des systèmes
d'organisation tels qu'ils sont aujourd'hui stratifiés et
hiérarc... h isés. Les progrès scientifiques, les mutations
esthétiques ou culturelles ne procèdent jamais par
voie autoritaire . Dès qu'un état-major prétend s'im
poser dans l'ordre des arts plastiques, de la littérature,
de la science, etc . , la recherche et la création s'arrêtent
161
net. Si les domaines les plus complexes peuvent
parfaitement fonctionner sans ségrégation bureaucra
tique et élitiste, pourquoi faudrait-il donc que l'agen
cement du socius fasse exception ? La perspective
d'une véritable révolution sociale me semble aussi
ouverte que les champs de possibilité des révolutions
scientifiques et esthétiques. Peut-être suis-je naïf, mais
je ne vois pas pourquoi l'organisation des relations
sociales sur des bases permettant à tous de vivre et
de s'épanouir serait plus difficile à résoudre que des
questions de physique quantique ou de manipulations
génétiques !
Q. - Ce n'est pas une question de « difficulté »,
mais de conditions de possibilité. Ce champ de
possibilité d'une révolution sociale, que vous voyez
dans l'émergence de zones de vie, de liberté, de
créativité, n'est pas à côté ni indépendant du champ
d'organisation socio-économique qui donne son (mau
vais) « sens » à l'histoire : il est au contraire condi
tionné par lui et étouffé.
R. - En effet, et c'est là ce qui me conduit à
introduire cette notion de « révolutions moléculaires »
que je n'oppose pas aux révolutions sociales, dans
leur acception plus traditionnelle, mais qui me
paraissent devoir aujourd'hui en être nécessairement
le complément. Le changement ne vient pas obli
gatoirement des grands ensembles socio-économiques.
Tous ces systèmes fuient de l'intérieur : comme
systèmes de défense, mais également comme systèmes
de mutation. Les mutations moléculaires ne s'affirment
pas toujours à grande échelle et on les repère diffi
cilement dans le court terme. Elles n'en existent pas
moins ! Nous n'avons plus le même rapport à la
1 62
lecture, à l'écriture, à l'image, à l'espace, au sexe, au
corps, à la nuit, au soleil, à la douleur, qu'il y a
seulement dix ans ! Dans tous ces domaines, des
mutations profondes et irréversibles sont en cours.
Autrement dit, le substrat moléculaire sur lequel
s'inscrivent les grands ensembles sociaux est devenu
une sorte de soupe bouillonnante, de « soupe machi
nique », au sens où l'on parle de soupe biologique,
qui n'est pas « déterminée » de façon univoque par
le niveau macro-social. La question d'une intervention
politique au niveau social global me paraît donc être
devenue inséparable de ses connexions avec ce niveau
moléculaire. Il ne s'agit pas de construire des « niches
écologiques » ou des « îlots respirables » à côté des
grands ensembles sociaux, mais, au contraire, de faire
que ces révolutions moléculaires (dont les effets
agrégatifs sont discontinus, qui ne s'inscrivent pas
dans les programmes politiques et échappent souvent
aux descriptions sociologiques) aboutissent à la
construction de nouvelles machines de guerre sociales,
qui forgeront elles-mêmes leur propre surface d'ins
cription, qui créeront de nouveaux types de praxis
sociale. La différence entre ces révolutions molécu
laires et les anciens types de révolution, c'est qu'au
paravant tout convergeait sur l'idéologie, le pro
gramme, alors qu'aujourd'hui les modèles mutationnels
- même s'ils touchent des choses en apparence
secondaires, comme la mode - se transmettent immé
diatement à l'ensemble de la planète. C'est l'intégra
tion machinique des procès de production, de cir
culation et d'information qui catalyse cette nouvelle
« donne » : une mutation comme celle qu'introduisent
1 63
l'existence humaine et ouvre en réalité des possibilités
fabuleuses de libération.
Q. - Je voudrais, pour finir, que vous repreniez la
question de l'inconscient et du rapport à Freud.
R. - Le terme d' inconscient » n'est pas des plus
«
1 64
fération et la mise en acte des potentialités incons
cientes. En d'autres termes, les antagonismes relevés
par Freud, entre les investissements de désir et les
investissements sur-moïques, ne relèvent ni d'une
topique, ni d'une dynamique, mais d'une politique,
d'une micropolitique. La révolution moléculaire
commence là : tu es d'abord fasciste ou révolution
naire avec toi-même, au niveau de ton Surmoi, dans
ton rapport au corps, aux sentiments, avec ton mari,
ta femme, tes enfants, tes collègues, dans ta façon de
porter en toi la justice, l'État, etc. Il existe en conti
nuum entre ces domaines « prépersonnels » et tous
les agencements et strates qui « excèdent » l'individu.
Cela me fait penser à une conversation que j'ai eue
avec Toni Negri, que je viens de visiter dans sa prison
au fin fond de l'Italie, à propos de la délation. On
se demandait : quelle différence y a-t-il entre Pecci,
le brigadiste « repenti », et Curcio ou Moretti, les
deux dirigeants purs et durs ? Au fond, il n'y en a
pas ! Ce sont les mêmes qui « parlent » aux flics
comme à leur papa et qui jouent les durs, commettent
ou commanditent des actes absurdes et suicidaires
pour le mouvement (comme ceux qui consistent à
assassiner des boucs émissaires ou à les « jambiser »).
Les uns et les autres se sont forgé des personnalités
militantes en symbiose imaginaire avec la même sorte
de conception du monde. Et lorsque des difficultés
surgissent, lorsque quelque chose se met en travers
de leurs projets, tout s'effondre. Ces gens-là se sont
construits autour d'une profonde coupure entre leur
« militance » et leur vie ; c'est pourquoi ils ont méprisé
la créativité du mouvement de 77 ; c'est pourquoi ils
ont œuvré à l'écrasement de mouvements comme
1 65
ceux de Bologne - bien plus efficacement que tous
les Cossiga et les Berlinguer du système. La stratifi
cation, la segmentarisation du mouvement, est tou
jours mortelle : il s'agit au contraire d'inventer une
organisation en rhizome, de promouvoir des compo
santes de passage : il s'agit de pouvoir passer du rêve
à la réalité dominante, de la poésie à la science, de
la réalité sociale la plus violente aux rapports quoti
diens les plus tendres. Le champ de l'inconscient,
c'est celui de tous les possibles, dans tous les domaines,
celui des connexions et non des séparations, des
stratifications et des segmentarités. S'il n'y a pas
fusion entre les pratiques analytiques des formations
de l'inconscient et les pratiques politiques des for
mations sociales, alors on reproduira sans cesse les
mêmes attitudes, la même grégarité dogmatique, les
mêmes hiérarchies, les mêmes rapports d'exclusion
et de domination. Mener une action politique devrait,
selon moi, devenir synonyme d'entreprise analytique.
Et inversement !
1 98 3
SYSTÈMES, STRUCTURES
-
ET PROCESSUS CAPITALISTIQUES
Félix Guattari-Éric Alliez
167
des champs extra-mathématiques. Nous nous propo
sons d'appeler ce premier niveau : système sémiotique
du capitalisme ou sémiotique de valorisation capitalis
tique.
Sous un deuxième angle, le capitalisme apparaîtra
plutôt comme générateur d'un type particulier de
rapports sociaux : les lois, les usages, les pratiques
ségrégatives passent ici au premier rang. Les procédés
d'écriture économique peuvent varier ; ce qui prime,
c'est la conservation d'un certain type d'ordre social
fondé sur la division des rôles entre ceux qui mono
polisent les pouvoirs et ceux qui les subissent, et cela
at.43si bien dans les domaines du travail et de la vie
économique, que dans ceux du mode de vie, du
savoir et de la culture . Toutes ces divisions, se
recoupant avec celles des sexes, des classes d'âge et
des races, finissent par constituer, « à l'arrivée », les
segments concrets du socius. Ce second niveau sera
défini comme structure de segmentarité du capitalisme,
ou segmentarité capitalistique, qui paraît conserver,
elle aussi, un certain degré de cohérence interne,
quels que soient ses transformations ou les boulever
sements que l'histoire lui impose .
Il est clair, toutefois, que le « codage » du capita
lisme ne procède pas à partir d'une « table de la loi »,
définissant une fois pour toutes les rapports interhu
mains. L'ordre qu'il régit évolue tout autant que ses
propres syntaxes économiques. Dans ce domaine
comme dans bien d'autres, les influences ne sont pas
unilatérales, nous ne sommes jamais en présence
d'une causalité à sens unique. Aussi n'est-il pas
question de se contenter d'une simple opposition
entre ce système sémiotique et cette structure de
1 68
segmentarité. Ces deux aspects vont de pair et leur
distinction ne trouvera sa pertinence que dans la
mesure où elle permettra d'éclairer les interactions
que l'une et l'autre entretiennent avec un troisième
niveau, tout aussi fondamental : celui des processus
de production. Précisons d'emblée que, dans la pers
pective présente, ce dernier niveau ne devra pas être
identifié avec ce que les marxistes appellent « rapport
de production » ou « rapports économiques d'infras
tructure » . Sans doute notre catégorie de production
est-elle incluse dans celle du marxisme, mais elle la
déborde largement dans les domaines, infiniment
extensibles, des machines concrètes et abstraites. Ces
composantes processuelles devront donc englober aussi
bien des forces matérielles, du travail humain, des
rapports sociaux, que des investissements de désir.
Pour le cas où l'agencement de ces composantes
aboutira à un enrichissement de leurs potentialités -
le tout excédant la somme des parties -, ces inter
actions processuelles seront dites diagrammatiques et
on parlera alors de plus-value machinique.
Demeure-t-il légitime, dans ces conditions, de
continuer à parler du capitalisme comme d'une entité
générale ? Quelle est la place de l'histoire dans le
capitalisme ? Le seul élément de continuité historique
qui paraît pouvoir caractériser ses avatars serait pré
cisément ce caractère processuel de sa sphère de
production, a'J sens très large précédemment avancé.
On peut « retrouver » du capitalisme en tous lieux et
en tous temps, dès qu'on le considère soit du point
de vue de l'exploitation de classes prolétaires, soit de
la mise en œuvre de moyens de sémiotisation éco
nomique facilitant l'essor de grands marchés (mon-
1 69
naies scripturales, monnaies fiduciaires, monnaies de
crédit, etc . ) . Il n'en demeure pas moins que les
capitalismes des trois derniers siècles n'ont véritable
ment « décollé » qu'à partir du moment où les sciences,
les techniques industrielles et commerciales, et le
socius ont irréversiblement noué leur sort les uns aux
autres, au sein d'un même processus de transforma
tion généralisée (processus combiné de déterritoria
lisation). Et tout porte à croire qu'en l'absence d'un
tel « nœud mach inique », d'une telle prolifération de
la « mécanosphère », les sociétés, au sein desquelles
les formules capitalistiques se sont développées, eussent
été incapables de surmonter les traumatismes majeurs
occasionnés par les crises et les guerres mondiales,
et eussent certainement terminé leur carrière dans
les mêmes types d'impasses que connurent certaines
grandes civilisations : une agonie interminable ou une
mort soudaine, « inexplicable » .
Le capitalisme représenterait d o n c une forme
paroxystique d'intégration de divers types de machi
nismes : machines techniques, machines d'écriture
économique, mais aussi machines conceptuelles,
machines religieuses, machines esthétiques, machines
perceptives, machines désirantes. . . Son mode de
sémiotisation - la méthode du capital - constituerait
tout à la fois une sorte d'ordinateur collectif 1 du
socius et de la production, et une « tête chercheuse »
des innovations adaptées à ses pulsions internes. Dans
ces conditions, sa matière première, sa nourriture de
1 70
base, ne serait pas directement le travail humain ou
le travail machinique, mais l'ensemble des moyens de
pilotage sémiotique relatifs à l'instrumentation, à l'in
sertion dans le socius, à la reproduction, à la circu
lation des multiples composantes concernées par ce
processus, d'intégration machinique. Ce que capitalise
le capital, c'est du pouvoir sémiotique. Mais pas
n'importe quel pouvoir - car à ce compte, il n'y
aurait pas lieu de le démarquer des formes antérieures
d'exploitation -, un pouvoir sémiotique déterritoria
lisé. Le capitalisme confère à certains sous-ensembles
sociaux une capacité de contrôle sélectif du socius et
de la production par le biais d'un système de sémio
tisation collective. Ce qui le spécifie historiquement,
c'est qu'il ne s'efforce de contrôler que les diverses
composantes qui concourent au maintien de son
caractère processuel . Le capitalisme ne tient pas à
exercer un pouvoir despotique sur tous les rouages
de la société . Il est même indispensable à sa survie
qu'il parvienne à y aménager des marges de liberté,
des espaces relatifs de créativité . Ce qui lui importe
prioritairement, c'est la maîtrise des rouages sémio
tiques essentiels aux agencements productifs clés et
tout spécialement de ceux qui sont impliqués dans
des processus machiniques évolutifs (les agencements
de puissance machinique). Sans doute est-il amené,
par la force de l'histoire, à s'intéresser à tous les
domaines du social - l'ordre public, l'éducation, la
religion, les arts, etc. -, mais originairement ce n'est
pas son problème : il est, d'abord et d'un seul tenant,
mode d'évaluation et moyen technique de contrôle des
agencements de puissance et des formations de pou
voir qui leur correspondent.
171
Tout son « mystère » tient à ce qu'il parvient ainsi
à articuler, au sein d'un même système général
d'inscription et de mise en équivalence, des entités à
première vue radicalement hétérogènes : des biens
matériels et économiques, des activités humaines
individuelles et collectives, et des processus techniques,
industriels et scientifiques. Et la clé de ce mystère
réside dans le fait qu'il ne se contente pas d'étalonner,
de comparer, d'ordonner, d'informatiser ces multiples
domaines, mais, qu'à l'occasion de ces diverses opé
rations, il extrait de chacun d'eux une seule et même
plus-value machinique ou valeur d'exploitation machi
nique. C'est sa capacité à recentrer, à travers le même
système de sémiotisation, les valeurs mach iniques les
plus hétérogènes, qui confère au capitalisme sa prise,
non seulement sur les machines matérielles de la
sphère économique (artisanale, manufacturière, indus
trielle . . . ), mais également sur les machines immaté
rielles œuvrant au cœur des activités humaines
(productives-improductives, publiques-privées, réelles
imaginaires . . . ).
Chaque marché économique « manifeste » se déploie
ainsi parallèlement à divers champs « latents » de
valeurs mach iniques, de valeurs de désir, de valeurs
esthétiques, etc., qu'on pourrait qualifier de valeurs
de contenu. La valorisation économique consciente
et « plate » se trouve ainsi doublée par des modes de
valorisation « profonds » et relativement inconscients,
si on les compare aux systèmes de valorisation échan
gistes explicites. Mais le fait que ces valeurs de
contenu soient amenées, dans le cadre de rapports
de production donnés, à « rendre des comptes » aux
valeurs économiques formelles n'est pas sans inci-
1 72
dence sur leur organisation interne . Elles se trouvent,
inscrites dans la logique de l'équivalence, constituées
en marché général de valeurs de référence . La valeur
d'usage est attirée dans l'orbite de la valeur d'échange,
- jusqu'à être produite par cette dernière comme
nature (structurée par le travail) . . . Avec l'autonomie
de la valeur d'usage disparaît ex abrupto l'impératif
catégorique de sa réappropriation révolutionnaire en
tant qu'élément de crise endogène.
Au terme de ce processus d'intégration, la valori
sation capitalistique s'instaure à partir d'une double
articulation avec :
- le marché général des valeurs économiques for
melles,
- le marché général des valeurs machiniques.
C'est de ce système de double marché que s'origine
le caractère essentiellement inégalitaire et manipu
latoire de toute opération d'échange dans un contexte
capitalistique . Il tient à la nature même du mode de
sémiotisation des agencements capitalistiques qui, en
dernière instance, procède toujours à partir d'opéra
tions contradictoires :
1 . de mise en communication et de mise en
équivalence formelle de domaines hétérogènes, de
puissances et d � pouvoirs asymétriques ;
2. de délimitation de territoires clôturés (régimes
de droit de propriété) et d'instauration d'une seg
mentarité sociale fondée sur la programmation des
affectations de biens et de droits, et également sur la
définition des modes de sensibilité, des goûts, des
choix « inconscients » propres aux divers groupes
SOCiaux.
Nous voilà confrontés à un nouveau type de
173
difficulté. Nous sommes menacés, à présent, de ne
plus parvenir à nous dégager d'une simple opposition
entre forme économique et contenu machinique, et
nous encourons le risque d'hypostasier une nécessité
historique dans l'engendrement des processus de
valorisation (les agencements de valorisations pré «
1 74
est manifeste, au contraire, que l'exploitation du tiers
monde, par exemple, ne relève nullement d'échanges
égalitaires, mais plutôt de méthodes de pillage
« compensées » par l'exportation de verroteries tech
nologiques et de quelques gadgets de luxe destinés à
la consommation d'une poignée de privilégiés autoch
tones . Ce qui n'empêche pas « nouveaux écono
mistes » et « néolibéraux » de prêcher les vertus sal
vatrices du marché capitaliste, en tous lieux et en
toutes situations !
Selon eux, seul celui-ci serait capable de garantir
un arbitrage optimal de coût et de contrainte 1. Les
plus réactionnaires des économistes paraissent ainsi
avoir intériorisé une vision dialectique inversée des
progrès de l'histoire. Les pires aberrations faisant
désormais partie de la nécessité historique, il convien
drait de s'y jeter sans réserve. L'économie de marché
serait le seul système qui permette d'assurer une
mobilisation optimale de l'ensemble des informatÏ.o ns
nécessaires à la régulation des sociétés complexes. Le
marché, explique Hayek 2, n'est pas seulement une
machinerie anonyme permettant l'échange des biens
et des services ou un « mécanisme statique de répar
tition des pénuries », mais avant tout un instrument
dynamique de production et de diffusion des connais
sances disséminées dans le corps social. Au terme de
ce raisonnement, c'est l'idée même de liberté » qui
«
1 75
suivre Vera Lutz l, c'est « l'imperfection de l'infor
mation qui donne au capitalisme sa raison d'être
fondamentale, en tant que système d'organisation
sociale. Si l'information était parfaite, il n'y aurait
pas besoin de capitalistes ; nous pourrions tous être,
sans inconvénient, socialistes ». L'inégalité des
échanges, selon les tenants de ce genre de théorie,
ne tiendrait, en fin de compte, qu'à des « imperfec
tions » des structures de coût de l'information dans les
sociétés 2. Encore un effort sur les coûts et tout finira
par s'arranger ! Et pourtant, il est évident que, bien
ou mal informé, le tiers monde n'« échange » pas
véritablement son travail et ses richesses contre des
caisses de Coca-Cola ou même des barils de pétrole.
Il est agressé et saigné à mort par l'intrusion des
économies dominantes. Et il en va de même, quoique
1 76
dans d'autres proportions, avec les tiers et les quarts
mondes internes aux pays nantis.
Le caractère inégalitaire des marchés capitalistes
n'est absolument pas un trait d'archaïsme, un résidu
historique. La présentation pseudo-égalitaire des
« échanges » sur le marché mondial ne résulte pas
plus d'un défaut d'information que d'un maquillage
idéologique des procédés de sujétion sociale . Elle est
le complément essentiel des techniques d'intégration
de la subjectivité collective en vue d'obtenir d'elle un
consentement libidinal optimal, voire une soumission
active aux rapports d'exploitation et de ségrégation.
Au regard des valeurs machiniques et des valeurs de
désir, la pertinence de la distinction entre les biens
et les activités paraît devoir s'estomper. Dans un
certain type d'agencement, les activités humaines,
dûment contrôlées et pilotées par le socius capitalis
tique, engendrent des biens mach iniques actifs, tandis
que l'évolution d'autres agencements fait perdre toute
actualité économique à certains biens, qui voient ainsi
leur « virulence machinique » se dévaluer. Dans le
premier cas, un pouvoir d'activité (un « actif » de
pouvoir) se transforme en puissance machinique hau
tement valorisable ; dans le second cas, une puissance
mach inique (un « actif » de puissance) bascule du
côté de pouvoirs formels nous faisant dériver hors des
réalités historiques. Il nous faudra donc faire tenir
ensemble les trois composantes systémiques, structu
rales et processuelles du capitalisme, n'accordant à
aucune d'elles de priorité sur les autres que contin
gente.
Les formules d'évaluation que les économistes
1 77
présentent généralement comme exclusives 1 n'ont,
en fait, jamais cessé de se côtoyer - soit en se
concurrençant, soit en se complétant - dans l'histoire
économique réelle 2. Aussi n'y a-t-il pas lieu de
chercher à qualifier chacune d'elles de façon uni
voque. Leurs différentes formes d'existence (valori
sation commerciale, industrielle, financière, mono
polistique, étatique ou bureaucratique) sont le résultat
de la mise au premier plan de telle ou telle de leurs
composantes fondamentales, « sélectionnées » au sein
d'un même éventail de base, qui a été réduit, dans
la présente « cartographie » , à trois termes :
- les processus de production machinique,
- les structures de segmentarité sociale,
- les systèmes sémiotiques économiques dominants.
À partir de ce modèle minimum - nécessaire, mais
à peine suffisant, car on n'a jamais affaire à des
composantes simples, mais à des faisceaux de compo
santes, eux-mêmes structurés selon leurs propres axes
2. Exemples de complémentarité :
- le fait que le proto-capitalisme des xve et XVIe siècles, bien
qu'à dominance marchande et financière, soit devenu industriel
dans certaines circonstances : cf. le redressement d'Anvers par
l'industrialisation, évoqué par Fernand Braudel, déjà cité, tome III,
p. l 27.
- le fait qu'une économie de marché, quel que soit son
« libéralisme » apparent, ait toujours comporté une certaine dose
d'interventio n étatique ou qu'une planification « centralisée »
(exemple : les plans staliniens) ait toujours préservé un minimum
d'économie de marché, soit au sein de sa sphère d'influence, soit
dans son rapport au marché mondial .
1 78
de priorité -, examinons à présent l'étrange « chimie
générative » des agencements de valorisation écono
mique résultant d'une combinatoire possible des prio
rités entre ces composantes de base.
Dans le tableau suivant des agencements de valo
risation capitalistique, on relèvera que :
1 . les structures de segmentarité sociale seront
uniquement considérées sous l'angle de la problé
matique économique de l'État (analyse des consé
quences d'une gestion centraliste d'une part impor
tante des flux économiques - repérable au sein de la
comptabilité nationale - sur la stratification des rap
ports segmentaires) ;
2. les systèmes de sémiotisation économique ne
seront considérés que sous l'angle de la problématique
de marché (au sens large, précédemment évoqué, de
marchés des biens, des hommes, des idées, des fan
tasmes . . . ) ;
3 . les processus productifs ne seront pas autrement
spécifiés.
L'objet de ce tableau, soulignons-le, n'est aucune
ment de présenter une typologie générale des formes
historiques du capitalisme, mais uniquement de mon
trer que le capitalisme ne s'identifie pas à une formule
unique (p!lr exemple, celle de l'économie de marché).
On pourrait le complexifier et l'affiner en faisant
entrer des composantes internes à chaque faisceau,
dont les cloisons ne sont nullement étanches (il y a
de la « production machinique » au sein des rouages
sémiotiques du marché et au sein de l' É tat - par
exemple dans les équipements collectifs et les médias ;
il y a du « pouvoir d' É tat » au cœur des syntaxes
économiques les plus libérales ; en outre, ces dernières
1 79
ne cessent de jouer un rôle déterminant au sein des
sphères productives . . . ). Ce schéma n'est ici proposé
que pour tenter de mettre en relief certaines corré
lations entre des systèmes en apparence fort éloignés
les uns des autres, mais s'inscrivant dans le même
sens (ou le même contresens) de l'histoire.
1 80
religieuse, urbanistique, des castes, des classes, etc.)
dépendra leur degré de résistance au changement ;
3. du caractère plus ou moins innovateur de leurs
sémiotiques de valorisation (le fait que celles-ci soient
capables ou non de s'adapter, de s'enrichir par de
nouveaux procédés : leur degré de « diagrammati
cité ») dépendra leur puissance d'intégration, leur
capacité à « coloniser » non seulement la vie écono
mique, mais aussi la vie sociale, la vie libidinale -
en d'autres termes, leur possibilité de transformer le
socius, de l'asservir au phylum machinique.
Le fait que le « sens de l'histoire » soit rapporté ici
au phylum évolutif de la production n'a pas néces
sairement pour conséquence, remarquons-le, une fina
lisation de cette histoire sur des objectifs transcen
dants. L'existence d'un « sens machinique » de
l'histoire n'empêche nullement celle-ci de « partir
dans tous les sens ». Le phylum machinique habite et
oriente le rhizome historique du capitalisme, sans
jamais maîtriser son destin, lequel continue de se
jouer, à part égale, avec la segmentarité sociale et
l'évolution des modes de valorisation économique .
Reprer ons ces diverses formules de priorités :
181
xvue siècle, que personne n'était vraiment scandalisé
que ceux-ci alimentent en armes leurs ennemis por
tugais ou français 1 . Elle noue un problème spécifique
avec l'élargissement et la consolidation du capitalisme
à l'ensemble de la société à travers une sorte d'efflo
rescence baroque de toutes les sphères productives,
culturelles et institutionnelles.
Le phénomène du crédit - via le négoce des lettres
de change qui plonge ses racines dans le commerce
international - a constitué 1'« embraye ur » d'une telle
efflorescence. À noter que le droit médiéval a vai
nement cherché à entraver la libre circulation des
effets de commerce, cette pratique se heurtant à
l'hostilité des pouvoirs publics qui veulent stabiliser
les changes et contrôler la circulation monétaire.
C'est toute l'histoire de la « guerre de l'endossement »
déclenchée par ces marchands-banquiers qui éten
daient, de fait, à la lettre de change (monnaie
scripturale) ce qui était déjà admis pour les cédules
(monnaie fiduciaire) : le droit au transfert (les cédules
circulaient, en effet, par simple remise, tandis que
les lettres de change n'étaient pas, en droit, librement
transférables). La réponse, pour se faire attendre,
n'en fut pas moins claire, à défaut d'être décisive : à
Venise par exemple, interdiction fut faite aux
comptables du Banco dei Giro; par décret du 6 juillet
1 652, de passer des écritures de virement aux fins de
payer des lettres de change endossées. Ce fait resterait
marginal s'il n'était symptomatique du retard et de
l'incapacité des structures (para)-étatiques à contrôler
les flux monétaires capitalistiques. En 1 766, Accarias
1 82
de Serionne écrivait encore : « Que dix ou douze
négociants d'Amsterdam de la première classe se
réunissent pour une opération de banque, ils peuvent
dans un moment faire circuler dans toute l'Europe
pour plus de deux cent millions de florins de papier
monnoye préférés à l'argent comptant. Il n'y a pas
de Souverain qui puisse en faire autant. [ . . ] Ce crédit
.
1 83
surexploitation du potentiel productif, mobilisation
générale de la force de travail, accélération de la
vitesse de circulation des marchandises, des hommes,
du capital, et vous obtiendrez un équilibre automa
tique de l'offre et de la demande, vérifiant ainsi
l'autorégulation de l'ensemble du système. . . Mais à «
plus coupée de toute réalité qu'elle est plus stricte Tel serait
» .
1 84
de cette équivalence de contenu qui traduit l'utopie
de l 'absence du pouvoir en termes d'affirmation de
surpuissance : la veritas ne se fait ratio (le postulat
d'homogénéité, l'équilibre général, tenant désormais
leur légitimité d'un ordre « naturel » qu'ils manifes
tent) que si elle entre dans un rapport essentiel avec
une rationalisation constante de la domination. Ce
qui, plus prosaïquement, revient à dire que l' État a
« toujours été au moins aussi fort que l'exigeait la
situation sociale et politique 1 ». Traduction à peine
corrigée de la célèbre sentence de Hobbes : Wealth
is power and power is wealtk . .
L'existence d'un grand marché implique une régu
lation centrale - si souple soit-elle - qui lui est
absolument nécessaire. Le « téléguidage » de la pro
duction à partir d'un marché proliférant est comp lé
mentaire des interventions et des arbitrages des Etats
territorialisés, faute desquels le système se heurterait
à ses propres limites. Il se révélerait, en particulier,
incapable de produire des équipements de base (équi
pements d'infrastructures, services publics, équipe
ments collectifs, équipements militaires, etc.).
1 85
l'économie monétaire, incarnation de la toute-puis
sance de l'État dans un pharaon ou un Führer, etc.)
noue des problèmes historiques spécifiques :
1 . avec la gestion de l'accumulation du capital. La
plus-value doit s'accumuler en priorité sur le pouvoir
d'État et sur sa machine militaire ; la croissance des
pouvoirs économiques et sociaux des diverses couches
aristocratiques doit être limitée, car, à terme, elle
menacerait la caste au pouvoir ; elle déboucherait sur
la constitution de classes sociales. Dans le cas des
empires « asiatiques » , cette régulation peut s'effectuer
par arrêt de la production 1, par consomption sacri
ficielle massive, constructions somptuaires, consom
mation de luxe, etc. Dans le cas des régimes nazis,
par des exterminations internes et la guerre totale ;
2. avec les intrusions machiniques extérieures, spé
cialement les innovations en matière de techniques
militaires que les États ne parviennent pas à adopter
à temps, du fait de leur conservatisme, de leur
difficulté à laisser se développer toute initiative créa
trice. (Certains empires asiatiques ont été liquidés en
l'espace de quelques années par des machines de
guerre nomades porteuses d'une innovation militaire.)
- La priorité f, reléguant la question de la produc
tion au troisième rang, celle, par exemple, des capi
talismes d'État de type soviétique (formules staliniennes
de planisme, etc.) dont les affinités avec le mode de
production asiatique ont été maintes fois soulignées.
Le modèle chinois, tout au moins celui de la période
maoïste, par ses méthodes d'asservissement massif de
1 86
la force collective de travail, s'apparente peut-être
plus à la formule a qu'à la formule f. Elle noue un
problème historique spécifique avec la question des
instruments de sémiotisation économiques, en parti
culier avec l'instauration de marchés non seulement
des valeurs économiques, mais aussi des valeurs de
prestige, d'innovation et de désir. Dans ce genre de
système, le dérèglement des systèmes de marché,
conjugué avec une hyperstratification de la segmen
tarité sociale, est corrélatif d'une gestion autoritaire
qui ne peut subsister que dans la mesure où sa sphère
d'influence n'est pas trop exposée aux influences
extérieures, aux concurrences des autres branches du
phylum mach inique productif. Ainsi, à terme, le
système du goulag n'est-il tenable que pour autant
que l'économie soviétique continuera de geler par
tiellement les agencements innovateurs dans les
domaines technologiques, scientifiques et culturels
avancés. Cette problématique se prolonge dès lors par
celle de revendications relatives à une démocratisation
de l'appareil de gestion social-sémiotique du système.
(Exemple : les luttes « autogestionnaires » des ouvriers
polonais.)
1 87
monopolisme commercial de la périphérie tend à
favoriser les tendances du capitalisme monopoliste au
sein des métropoles et à renforcer les pouvoirs d' É tat.
Elle noue une question historique spécifique avec la
reconstitution du socius dévasté des colonies, y compris
par la création d' É tats sous les formes les plus
artificielles.
- La priorité e, reléguant la question de l' É tat au
troisième rang, celle, par exemple, du capitalisme
mondial intégré, s'instaure « au-dessus » et « au-des
sous » des rapports segmentaires capitalistes (c'est-à
dire à un niveau à la fois mondial et moléculaire) et
à partir de moyens sémiotiques d'évaluation et de
valorisation du capital tout à fait nouveaux de par
leur capacité accrue d'intégration machinique de
l'ensemble des activités et des facultés humaines.
En principe, « la société entière devient produc
tive : le temps de production est le temps de la
vie ». Mais, en simplifiant beaucoup, nous pouvons dire
que cette emprise maximale du capital sur le socius
ne s'établit que sur la conjonction entre intégration
mach inique et reproduction sociale - cette dernière
résultant d'ailleurs d'une reterritorialisation machi
nique complexe et conservatrice, sinon des termes
exacts de la ségrégation sociale, du moins de ses axiomes
essentiels : hiérarchiques, racistes, sexistes, etc. Nous
parlerons ici de capital social-machinique et c'est ce
qui nous conduit à prendre assez au sérieux l'essor
de la pensée néolibérale à partir de l'intrusion de la
théorie de l'information dans la sphère économique.
Quand l'information prétend passer au premier rang
dans la machine sociale, il apparaît, en effet, qu'elle
cesse d'être liée à l'organisation simple de la sphère
1 88
de la circulation, pour devenir, à sa façon, facteur
de production. De l'information comme facteur de
production... voilà la dernière formule de décodage
du socius par la formation d'un capital cybernétique.
Ce n'est pi ùs l'âge du schématisme transcendantal à
la Keynes (fondation d'un nouvel espace et d'un
nouveau temps de la production à partir d'un inves
tissement de la médiation étatique comme fonction de
recherche de l'équilibre) ; la circulation ne sera
plus seulement vecteur de validation sociale des
plus-values de pouvoir : elle devient immédiatement
production-reterritorialisation-capitalisation des plus
values machiniques, en prenant la forme du téléguidage
du contrôle de la reproduction segmentarisée du
socius. Le capital semble dès lors opérer sur « une
totalité sans genèse, sans contradictions, sans procès.
Analytique de la totalité où la totalité est le présup
posé 1 , elle-même indissociable d'un discours tota
»
1 89
processus capitalistique lui-même, et la crise, la forme
même de la circulation. « La restructuration n'est pas
une règle de phase, mais une opération à développer
en toute phase, durant tous les moments du procès
social. Il n'y a que la crise pour permettre un tel
degré de fusion intégrative entre production et cir
culation, production et information, production et
resegmentarisation du socius, et réaliser 1'« intention »
expansive d'un capital désenclavé accédant à une
fluidité synergique maximisée.
Cette fluidité » peut être vérifiée à un double
«
niveau :
1 . celui de l'usine mobile : c'est par le biais de la
circulation que seront réalisées ces pseudo-mar
«
1 90
connu, selon la terminologie libérale, sous le nom
d'« État minimum . . . ) : non plus concepteur et défen
»
191
telles qu'il doive inéluctablement en succomber. Mais
sa maladie n'en est peut-être pas moins mortelle :
elle résulte du cumul de toutes les crises latérales
qu'il engendre. La puissance de reproduction du
C.M.I. paraît inexorable ; mais elle heurte tant de
modes de vie et de valorisation sociale, qu'il ne
semble nullement absurde d'escompter que le déve
loppement de nouvelles réponses collectives - de
nouveaux agencements d'énonciation, d'évaluation et
d'action -, issues des horizons les plus divers, par
viennent finalement à la destituer. (Apparition de
nouvelles machines de guerre populaire du type
Salvador ; luttes autogestionnaires dans les pays de
l'Est ; luttes d'autovalorisation du travail de style
italien ; multitude de vecteurs de révolution molécu
laire dans toutes les sphères de la société.) À notre
sens, c'est uniquement à travers ce type d'hypothèses
que pourra être appréciée la redéfinition des objectifs
de transformation révolutionnaire de la société.
1983 LA PSYCHANALYSE
-
193
ment raisonnable, tandis qu'inversement les discou
reurs les plus distingués, qui s'appliquaient à singer
le « Maître », se comportaient souvent comme de
véritables irresponsables dans leurs cures. Ce n'est
pas rien de prendre en charge quelqu'un, d'engager
son destin, tout en courant le risque que cela n'abou
tisse qu'à une impasse ! Il y a des gens qui viennent
vers vous dans un complet désarroi, qui sont donc
très vulnérables, très suggestibles et que vous pouvez
embarquer dans des rapports de transfert dangereu
sement aliénants. C'est d'ailleurs un phénomène qui
ne concerne pas seulement la psychanalyse. On
connaît bien d'autres exemples de grandes théories
dont fut fait un usage religieux et pervers aux
conséquences dramatiques. (Je pense aux « polpo
tiens » du Cambodge ou à certains groupes marxistes
léninistes d'Amérique latine . . . )
Bref, une telle mise en cause de la psychanalyse
n'est plus très originale ; d'autres l'ont faite avec talent
- par exemple Robert CasteI l . Mais il convient de
se garder, d'un autre côté, de basculer dans des
perspectives réductionnistes, néobehavioristes ou sys
témistes anglo-saxonnes, telles qu'elles sont véhiculées
par les courants de thérapies familiales.
Si l'on veut aller au-delà de cet aspect critique et
envisager les possibilités d'une reconstruction de
l'analyse sur de nouvelles bases, il me paraît important
de reposer la question de son statut de mythe de
référence. Pour vivre sa vie - aussi bien sa folie, sa
névrose, ses désirs, sa mélancolie que sa quotidienneté
« normale » -, chaque individu est amené à se référer
1. Le Psychanalysme, Éditions l O- 1 8.
1 94
à un certain nombre de mythes publics ou pnves.
Dans les sociétés archaïques, ceux-ci avaient une
consistance sociale suffisante pour constituer un sys
tème de référence moral, religieux, sexuel, etc., sur
un mode finalement beaucoup moins dogmatique que
le nôtre ; ainsi, lors d'une exploration sacrificielle, la
collectivité cherchait à repérer quel esprit habitait le
« malade » , quelle constellation culturelle, sociale,
mythique et affective était déréglée . Lorsqu'une pra
tique rituelle ne marchait pas, on s'orientait dans une
autre direction, sans prétendre qu'on ait eu affaire à
une « résistance ». Ces gens-là exploraient la subjec
tivité avec un incontestable pragmatisme en s'ap
puyant sur des codes partagés par l'ensemble du corps
social et dont les effets étaient « testables » . Ce qui
est loin d'être le cas de nos méthodes psychologiques
et psychanalytiques !
Dans les sociétés où les facultés humaines sont
hautement intégrées, les systèmes de références
mythiqu�s ont été, dans un premier temps, relayés
par les grandes religions monothéistes qui se sont
efforcées de répondre à la demande culturelle des
castes, des ensembles nationaux et des classes sociales ;
ensuite, tout cela s'est effondré avec la déterritoria
lisation des anciens rapports de filiation, de clan, de
corporation, de chefferie, etc. Puis, les grandes reli
gions monothéistes ont à leur tour décliné et ont
perdu une grande part de la prise qu'elles avaient
sur les réalités subjectives collectives. (Mises à part,
aujourd'hui, certaines situations paradoxales comme
en Pologne ou en Iran, où les idéologies religieuses
ont retrouvé une fonction structurante pour tout un
peuple. Je prends ces deux exemples parce qu'ils sont
1 95
symétriques et antinomiques : le dernier, basculant
vers le fascisme, et le premier, vers une perspective
de libération sociale.) Mais, d'une façon générale, la
référence au péché, à la confession, à la prière, n'a
plus la même efficacité qu'auparavant ; elle ne peut
plus interférer de la même façon avec les troubles
d'un individu pris dans un drame psychotique, une
névrose ou toute autre forme de difficulté mentale.
Comme en contrepartie on assiste à une remontée
quelquefois spectaculaire des religions « animistes »
et des médecines traditionnelles, dans des pays comme
le Brésil avec le candomblé, la Macumba, le Vau
dou, etc.
Pour suppléer à ces religions affaissées, de grandes
machines de subjectivation ont vu le jour, véhiculant
certains mythes modernes, par exemple par le roman
bourgeois, de J ean-Jacques Rousseau à James Joyce,
ou par ceux du star-system du cinéma, de la chanson,
du sport et, d'une façon générale, de la culture mass
médiatique. Seulement, il s'agit de mythes éclatés,
labiles. La psychanalyse, la thérapie familiale, consti
tuent à leur égard une sorte d'arrière-plan de réfé
rence, donnant un corps, un esprit de sérieux à cette
subjectivation profane. Je le répète, il me semble que
nul ne peut organiser sa vie indépendamment de
telles formations subjectives de référence. Quand on
a fini avec l'une d'elles - soit qu'elle perde son ressort,
soit qu'elle se banalise -, on constate que, tout en
dégénérant, en s'appauvrissant, elle continue souvent
de survivre. C'est peut-être ce qui est en train de se
passer avec le freudisme et le marxisme. Tant qu'on
ne les aura pas remplacés dans leur fonction de mythe
collectif, on n'en aura jamais fini ! Ils sont devenus
196
une espèce de délire collectif chronique. Voyez la fin
du paradigme hitlérien : manifestement, l'affaire était
perdue depuis 41 ou 42 ; mais ça a été jusqu'au bout,
jusqu'au désastre total, et cela a encore continué bien
au-delà. Comme l'a bien montré Kuhn, pour les
paradigmes scientifiques, un corps d'explication qui
perd sa consistance n'est jamais simplement remplacé
par un autre plus crédible. Il reste en place, s'accroche
comme un malade.
Dans ces conditions, inutile de tenter de démontrer
rationnellement l'absurdité de la plupart des hypo
thèses psychanalytiques. Il faut boire le calice jusqu'à
la lie ! Et il en ira probablement de même avec le
systémisme de la thérapie familiale. Aujourd'hui,
psychologues et travailleurs sociaux manifestent une
certaine avidité à retrouver des cadres de références.
L'Université prétend leur fournir des bases scienti
fiques. Mais il ne s'agit, le plus souvent, que de
théories réiuctionnistes qui se situent à côté des
problèmes réels - disons d'une scientificité métony
mique. En fait, quand les « usagers » vont voir un
psy, ils savent très bien qu'ils n'ont pas affaire à de
véritables « savants » , mais à des gens qui se présentent
comme les « répondants » d'un certain ordre problé
matique. Dans les temps anciens, quand on allait voir
un prêtre, un serviteur de Dieu, on connaissait à peu
près son mode de fonctionnement, ses rapports avec
sa bonne, avec le voisinage, ses façons de penser. Les
psychanalystes sont sûrement des gens tout aussi
respectables ! Mais ils sont beaucoup plus « illocali
sables » . Et, à mon avis, ils ne pourront pas longtemps
continuer de gérer leur affaire en s'appuyant sur des
mythes dégonflés.
1 97
Une fois qu'on a reconnu la nécessité, je dirais
presque la légitimité, des références mythiques, se
pose la question non pas de leurs fondements scien
tifiques, mais de leur fonctionnalité sociale. C'est là
que se situe la vraie recherche théorique dans ce
domaine. On peut théoriser une production de sub
jectivité dans un contexte donné, au sein d'un groupe
particulier, ou à propos d'une névrose ou d'une
psychose, sans recourir à l'autorité de la science,
c'est-à-dire à quelque chose qui implique une for
malisation à portée universelle, qui s'affirme comme
vérité universelle. Il me paraît très important de
souligner qu'il ne saurait y avoir de théorie générale
dans les sciences humaines - pas plus, d'ailleurs, dans
les « sciences » sociales et les « sciences » juridiques -
et que la théorisation ne relève, dans ces matières,
que de ce que j 'appellerais une « cartographie » des
criptive et fonctionnelle. Il en résulte, selon moi, que
les sujets et les groupes concernés devraient être
invités, selon des modalités appropriées, à participer
à l'activité de modélisation qui les concerne. Et c'est
précisément l'étude de ces modalités qui me paraît
être l'essence de la théorisation analytique. Je lisais
récemment dans la presse que vingt millions de
Brésiliens sont en train de mourir de faim dans le
Nord-Est et que cela engendre une race de « nains
autistiques ». Pour comprendre et aider ces popula
tions, les références à la castration symbolique, au
signifiant et au Nom du Père ne peuvent être que
d'un piètre secours !
En revanche, il est évident que les personnes qui
sont confrontées à ce genre de problèm es auraient
tout à gagner à forger un certain nombre d'instru-
1 98
ments sociaux et de concepts opératoires pour faire
face à la situation. La dimension politique de la
production de subjectivité est ici évidente. Mais il en
va de même, sous d'autres modalités, dans d'autres
contextes. Ainsi, je le répète, moins les psy se pren
dront pour des savants et mieux ils prendront cons
cience de leurs insuffisances et de leurs responsabi
lités ; pas d'une responsabilité culpabilisante, comme
celle que certains érigent en prétendant parler au
nom de la vérité ou de l'histoire. Je suis de la
génération qui a connu les assauts contre J.-P. Sartre,
que certains prétendaient tenir, à l'époque de L a
Nausée, pour resp.onsable des suicides e t d e la délin
quance que connaissait alors la jeunesse. Les intel
lectuels qui échafaudent des théories cautionnent
parfois, par leurs idées, un état de choses qu'ils
désapprouvent et ils peuvent porter une responsabilité
pour ce qui en advient. Mais c 'est rarement une
responsabilité directe . En revanche, il arrive fréquem
ment qu'ds aient une influence inhibitrice dans la
mesure où, occupant indûment un terrain, ils empê
chent certains problèmes de se poser sous un angle
plus constructif. Je me suis toujours trouvé plus ou
moins engagé politiquement. J'ai participé à des
mouvements sociaux depuis mon enfance et, de
surcroît, je suis devenu psychanalyste. Cela m'a conduit
à refuser les cloisonnements étanches entre les niveaux
individuel et social. Toujours se mêlent pour moi les
dimensions singulières et collectives. Si on refuse de
situer une problématique dans son contexte politique
et micropolitique, on stérilise sa puissance de vérité.
Intervenir avec son intelligence, ses moyens, si faibles
soient-ils, cela peut paraître tout simple, mais c'est
1 99
pourtant essentiel. Et cela fait partie intégrante de
toute propédeutique, de toute didactique concevable.
Après 68, on disait des psychologues, des psy
chiatres, des infirmiers, qu'ils étaient des flics. Admet
tons ! Mais, où est-ce que cela commence, où est-ce
que cela finit ? L'important, c'est de déterminer si,
de la position qu'on occupe, on contribue ou non à
surmonter des faits de ségrégation, de mutilation
sociale et psychique, si l'on parvient, au minimum,
à limiter » les dégâts.
«
1984 - « LES DÉFONCÉS MACHINIQUES »
20 1
Ce sont aussi des conduites pour se posltlonner
subjectivement, enfin, pas directement « pour », mais
le résultat est là : ça fonctionne ! Les Japonais struc
turent leur univers, ordonnent leurs affects dans la
prolifération et le désordre des machines, en s'accro
chant à leurs références archaïques. Mais, avant tout,
ce sont des fous de machines, de défonces machi
niques. Est-ce que vous savez, par exemple, que la
moitié des types qui escaladent l'Himalaya sont japo
nais ?
Défonce. Drogue. Est-ce qu'il s'agit d'une simple
analogie ? Il semble que, selon les travaux les plus
récents, ce ne soit pas du tout une métaphore. Des
douleurs répétées, certaines activités très « prenantes »
incitent le cerveau à sécréter des hormones, les
endorphines, des drogues bien plus « dures » que la
morphine. Est-ce qu'à travers cela on n'en arrive pas
'
à des auto-intoxications ? À La Borde, j'ai observé à
quel point les anorexiques ressemblent aux drogués.
Même mauvaise foi, même façon de se payer votre
tête en promettant d'arrêter . . . L'anorexie, c'est une
défonce majeure. Le sadomasochisme aussi. Et toute
autre passion exclusive qui provoque des bouffées
d'endorphine. On se « drogue » avec le bruit du rock;
avec la fatigue, le manque de sommeil, comme Kafka ;
ou en se tapant la tête par terre, comme les enfants
autistes. Avec l'excitation, le froid, des mouvements
répétitifs, le travail forcené, l'effort sportif, la peur.
Dévaler à skis une pente presque à pic, ça vous
transforme les données de la personnalité ! Une façon
de se faire être, de s'incarner personnellement, alors
que le fond de l'image existentielle reste flou.
Je répète, le résultat de la défonce et sa représen-
202
tation sociale ont toutes chances d'être décalés. La
défonce met en jeu des processus qui échappent
radicalement à la conscience, à l'individu, elle
entraîne des transformations biologiques dont il
éprouve confusément - quoique de façon intense -
le besoin. La « machine drogue » peut déboucher
sur l'extase collective, la grégarité oppressive : elle
n'en constitue pas moins une réponse à une pulsion
individuelle. Même jeu avec les défonces mineures :
le type qui rentre chez lui crevé, éclaté après une
journée épuisante, et qui appuie mécaniquement sur
le bouton de sa télé. Encore un moyen de reterri
torialisation personnelle par des moyens totalement
artificiels.
Ces phénomènes de la défonce contemporaine me
semblent donc ambigus. Il y a deux entrées : la
répétition, la connerie, comme avec la monomanie
des flippers ou l'intox des jeux vidéo. Et aussi
l'intervention du processus « machinique » qui, elle,
n'est pas futile, jamais innocente. Il y a un É ros
machinique. Oui, des jeunes Japonais surmenés se
suicident à la sortie du lycée ; oui, des milliers de
types, dès 6 heures du matin, répètent en chœur les
gestes du golf dans un parking en béton ; oui, de
jeunes ouvrières vivent en dortoir et renoncent à leurs
vacances... Des cinglés de machines ! Mais il y a
quand même, au Japon, une espèce de démocratie
du désir, jusque dans l'entreprise. Comme un équi
libre. Au bénéfice de la défonce ?
Chez nous, les défonces mach iniques marchent
plutôt dans le sens d'un retour à l'individuel ; mais
elles paraissent cependant indispensables à la stabi
lisation subjective des sociétés industrielles, surtout
203
dans les moments de compétitivité les plus durs. Si
vous n'avez pas au moins cette compensation-là, vous
n'avez rien ! Du refroidi. . . La subjectivité machinique
moléculaire permet d'être créatif, dans n'importe quel
domaine. D'y croire. De jeunes Italiens, plutôt
déstructurés politiquement après l'écrasement des
mouvements contestataires, ne font plus que ça ! À
coup de démerde individuelle ! Une société qui ne
serait pas capable de tolérer, de gérer ses défonces
perdrait son tonus. Elle serait laminée. Il faut qu'elle
s'articule, bon gré mal gré, sur l'apparent bordel des
défonces, même et surtout celles qui ont l'air d'être
des échappatoires improductives. Les Américains sont
des champions de défonces : ils en ont des milliers ;
ils en inventent tous les jours. Cela ne leur réussit
pas mal. Les Russes, au contraire, n'ont même plus
la défonce du vieux bolchevisme . . . C'est la subjectivité
« mach inique » qui engendre les grands élans comme
Silicon Valley.
En France ? La société française n'est pas forcément
foutue. Les Français ne sont pas plus idiots que
d'autres, ni plus pauvres en libido. Mais ils ne sont
pas « branchés ». Les superstructures sociales sont,
disons, plutôt molaires. Il n'y a guère, chez nous,
d'institutions qui laissent place aux processus de
prolifération « mach inique ». La France, on le répète
à satiété, c'est la tradition, la Méditerranée, les
immortels principes de ceci ou de cela. Et à l'heure
où la planète est traversée de mutations fantastiques,
on y boude les grandes défonces « machiniques ».
L'explosion universelle est out. Les jeux Olympiques ?
Et le centre Pompidou, qui à l'origine était assez
marrant, s'est engorgé de couches successives de
204
permanents plus ou moins parasites. Bref, c'est l'anti
défonce. On espère japoniser la France en envoyant
les délégations à Tôkyô ? C'est vraiment de la rigo
lade . . . Pas d'endorphine, là-dédans !
La France paraît quand même assez mal partie.
L'Europe aussi . Peut-être que les processus « machi
niques » appellent de grands espaces, un grand marché
ou une grande puissance royale, comme jadis. Et/ou
aussi, comme le suggère Braudel, une concentration
de moyens sémiologiques, monétaires, intellectuels,
un capital de savoir. New York, Chicago, la Californie
avec toute l'Amérique derrière. Ou Amsterdam au
xvue siècle. Cela seulement donnerait des entités
manageables. Des méga-machines !
Ici la défonce relève du club plus ou moins privé,
n'est qu'une valeur refuge. Les gens se subjectivisent,
se refont des territoires existentiels avec leurs défonces.
Mais la complémentarité entre les machines et les
valeurs refuges n'est pas garantie ! Si la défonce avorte,
si elle rate, ça implose. Il y a un seuil critique. Faute
de déboucher sur un projet social, une grande entre
prise à la japonaise, une mobilité à l'américaine, on
peut en crever. Regardez Van Gogh, Artaud. Le
processus « machinique » dont ils n'ont pu sortir les
a détruits. Comme les vrais drogués. Mon existence
entraînée dans un processus de singularisation ? Par
fait ! Mais si ça arrête net : allez, fini, rendez les
copies, la catastrophe est imminente. Faute de pers
pective, de débouché micropolitique. Il faut se faire
exister « dans » le processus. La répétition à vide de
la défonce, c'est terrible ! Quand on s'en aperçoit,
quand on vient à se dire : « c'était bidon » . . . la contre
culture des années soixante, le tiers mondisme, le
205
marxisme-léninisme, le rock : il y a plein de défonces
qui ont fait très mal e n se révélant caduques.
C'est soit l'effondrement lamentable, soit la création
d'univers inouïs. Les formations subjectives concoc
tées par les défonces peuvent relancer le mouvement
ou, au contraire, le faire mourir à petit feu. Derrière
tout cela, il y a des possibilités de création, de
changements de vie, de révolutions scientifiques,
économiques, voire esthétiques. Des horizons nou
veaux, ou rien. Je ne pense pas ici aux vieilles
rengaines sur la spontanéité comme facteur de créa
tivité. Absurde ! Mais dans l'immense entreprise de
stratification, de sérialisation qui étreint nos sociétés,
rôdent des formations subjectives aptes à relancer la
puissance du processus et à promouvoir le règne de
singularités mutantes, de nouvelles minorités. Les
secteurs visibles de défonce ne devraient pas être
autant de défenses de territoires acquis ; les cristaux
résiduels que constituent les défonces machiniques
pourraient traverser la planète entière, la réanimer,
la relancer. Une société à ce point verrouillée devra
'
s y faire, ou elle devra crever.
1985 MICROPHYSIQUE DES POyVOIRS
-
Milan 31 mai 1 98 5
207
guère excéder les services qu'ils rendaient dans des
champs délimités, lors de séquences historiques iné
vitablement bornées -, vous ne serez pas étonnés de
me voir aujourd'hui fouiller dans l'attirail conceptuel
qu'il nous a légué pour lui emprunter certains de ses
instruments et, le cas échéant, en détourner l'usage
à mon gré.
J'ai d'ailleurs la conviction que ce fut toujours ainsi
qu'il entendit que l'on gérât son apport !
Ce n'est pas par une pratique exégétique que l'on
peut espérer maintenir vivante la pensée d'un grand
disparu, mais seulement par sa reprise et sa remise
en acte, aux risques et périls de ceux qui s'y exposent,
pour réouvrir son questionnement et pour lui apporter
la chair de ses propres incertitudes.
Libre à vous de rapporter la banalité de ce premier
propos au genre rebattu de l'hommage posthume !
Dans un de ses derniers essais, traitant de l'économie
des relations de pouvoir, Michel Foucault priait son
lecteur de ne pas se laisser rebuter par la banalité
des faits qu'il rapportait : « Ce n'est pas parce qu'ils
sont banals, écrivait-il, qu'ils n'existent pas. Ce qu'il
faut faire, avec des faits banals, c'est découvrir - ou
essayer de découvrir - quel problème spécifique et
peut-être originel s'y rattache » (M.F., p. 299). Eh
bien ! je crois que ce qui est assez rare et qui prête
peut-être à découverte, dans la façon dont la pensée
de Michel Foucault est appelée à lui survivre, c'est
qu'elle épouse, mieux que jamais, les problématiques
les plus urgentes de nos sociétés à l'égard desquelles,
jusqu'à nouvel ordre, rien n'a été avancé d'aussi
élaboré et sur lesquelles toutes les modes déjà désuètes
208
des postmodernismes et des postpolitismes se sont
déjà cassé les dents !
L'essentiel de la démarche de Foucault a consisté
à se démarquer conjointement d'un point de départ
qui le portait vers une méthode d'interprétation
herméneutique du discours social et d'un point d'ar
rivée qui aurait pu être une lecture structuraliste,
fermée sur elle-même, de ce même discours. C'est
dans L 'A rchéologie du savoir qu'il devait procéder à
cette double conjuration. C'est là qu'il s'est explici
tement dégagé de la perspective, qui fut d'abord la
sienne dans son Histoire de la folie, en proclamant
qu'il n'était plus question pour lui « d'interpréter le
discours pour faire à travers lui une histoire du
référent » (A.S., p. 64-67) et qu'il entendait, désormais,
« substituer au trésor énigmatique des « choses " d'avant
le discours, la formation régulière des objets qui ne
se dessinent qu'en lui » .
Ce refus de faire référence au « fond des choses » ,
ce renoncement aux profondeurs abyssales du sens,
est parallèle et symétrique à la position deleuzienne
de rejet de 1'« objet des hauteurs » et de toute position
transcendantale de la représentation. L'horizontalité,
une certaine « transversalité » assortie d'un nouveau
principe de contiguïté-discontinuité parurent al o rs
devoir s'imposer à l'encontre de la traditionnelle
station verticale de la pensée . Relevons que c'est vers
cette même époque qu'eurent lieu de tumultueuses
remises en cause des hiérarchies oppressives de pou
voir, aussi bien que la découverte de nouvelles
dimensions vécues de la spatialité : les galipettes des
cosmonautes ou un nouveau type de travail au sol
209
chez les danseurs, particulièrement avec l'essor du
Buto japonais.
Renoncer à la « question des origines 1 », dégager
pour l'analyse « un espace blanc, indifférent, sans
intériorité ni promesse » (A.S . , p. 54) sans tomber
pour autant dans le piège d'une lecture aplatie en
terme de signifiant : tel devint le nouveau programme
de Michel Foucault.
En 1 970, lors de sa leçon inaugurale au Collège
de France, il lancera à cet égard une sorte d'avertis
sement solennel : « Le discours s'annule dans sa réalité
en se mettant à l'ordre du signifiant » ( D . D . , p. 5 1 ).
C'est qu'en effet, après un temps d'hésitation, il
en était venu à considérer comme pernicieuse toute
démarche structuraliste consistant à « traiter les dis
cours comme des ensembles de signes (d'éléments
signifiants renvoyant à des contenus ou à des repré
sentations) » : ces discours, il entend les appréhender
sous l'angle de « pratiques qui forment systématique
ment les objets dont ils parlent » . Et il ajoute : , « Certes,
les discours sont faits de signes ; mais ce qu'ils font,
c'est plus que d'utiliser ces signes pour désigner des
choses. C'est ce plus qui les rend irréductibles à la
langue et à la parole » (A.S., p. 66-67). Sortie, donc,
du ghetto du signifiant et volonté affirmée de prendre
en compte la dimension productiviste de l'énoncia
tion. Mais ce « plus », dont il est ici question, de quoi
est-il constitué ? S'agit-il d'une simple illusion sub
jective ? Va-t-il à la rencontre d'un « déjà-là » ou d'un
processus en cours de déploiement ? Sans doute n'y
210
a-t-il pas de réponse générale à ces questions. Chaque
cartographie régionale ou globale, selon qu'elle est
portée par des prétentions idéologiques, esthétiques
ou scientifiques, définit son propre champ d'efficience
pragmatique, et il est bien évident qu'une renoncia
tion, comme celle de Michel Foucault, aux mythes
réductionnistes qui ont généralement cours dans les
sciences humaines ne saurait être sans incidence sur
des enjeux politiques et micropolitiques relatifs, par
exemple, aux rapports soignants-soignés, aux rôles
respectifs des spécialistes psy, aux positions occupées
par ce domaine psy au sein de l'Université, dans les
préoccupations mass-médiatiques, les hiérarchies entre
les corps d' É tat, etc. En dévaluant, comme ils l'ont
fait, la part imaginaire du réel au bénéfice exclusif
de sa part symbolique, les structuralistes français des
années soixante ont fondé, en fait, une sorte de
religion trinitaire du Symbolique, du Réel et de
l'Imaginaire, dont on a vu les missionnaires et les
prosélytes se répandre un peu partout, en prêchant
une nouvelle bonne parole, cherchant à invalider,
brutalement ou quelquefois très subtilement, toute
perspective échappant à leur volonté hégémonique.
Mais on sait bien qu'aucune Trinité, fût-elle celle,
stupéfiante, de son accomplissement hégélien ou celle,
d'une richesse encore largement inexplorée, de Charles
Sanders Pierce, n'a jamais pu, ne pourra jamais rendre
compte d'un existant singulier, d'une simple écharde
dans une chair de désir. Et pour la bonne raison, si
l'on y réfléchit bien, qu'elles se sont précisément
constituées pour conjurer les ruptures aléatoires, les
faits de rareté dont Michel Foucault nous explique
qu'ils sont la trame essentielle de toute affirmation
21 1
existentielle. « Rareté et affirmation, rareté, finale
ment, de raffirmation et non générosité continue du
sens et non point monarchie du signifiant 1 . » Bref,
le réel de l'histoire et du désir, les productions d'âme,
de corps et de sexe ne passent pas par ce genre de
tripartition, finalement plutôt simpliste 2. Ils impliquent
une tout autre démultiplication catégorielle des
composantes sémiotiques œuvrant sur des scènes
imaginaires ou à titre de diagrammes symboliques.
L'éclatement du concept-valise de signifiant, la mise
au musée de l'adage lacanien, comme quoi seul le
signifiant devrait représenter le sujet pour un autre
signifiant, vont de pair avec une remise en question
radicale de la tradition philosophique du « sujet fon
dateur » (O.D., p. 49) . Michel Foucault récuse la
conception d'un sujet qui serait censé « animer direc
tement de ses visées les formes vides de la langue » ;
il veut se consacrer, pour sa part, à la description des -
instances réelles d'engendrement de la discursivité
des groupes sociaux et des institutions. Et cela le
mène à la découverte du continent, jusque-là presque
méconnu, des formes de production collectives et des
modalités techniques d'agencement de la subjectivité.
Pas dans le sens d'une détermination causa liste, mais
212
comme raréfaction et/ou prolzfération des composantes
sémiotiques à l'intersection desquelles elle surgit.
Derrière la « logophilie » apparente de la culture
dominante, il analyse une profonde « logophobie »,
une volonté farouche de maîtrise de « la grande
prolifération des discours, de manière que sa richesse
soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son
désordre soit organisé selon des figures qui esquivent
le plus incontrôlable », et une crainte sourde contre
le surgissement des énoncés, des événements, contre
« tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu,
de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre
ce grand bourdonnement incessant et désordonné du
discours » (O.D., p. 52-53).
On peut distinguer deux versants sur lesquels
Michel Foucault considère que la subjectivité qu'il
explore échappe aux abords réductionnistes qui
tiennent un peu partout le haut du pavé :
1 . celui d'une reterritorialisation conduisant à la
mise à jour de ses composantes de sémiotisation
institutionnelles, qui la chargent d'histoire et de
contingence événementielle - c'est à ce niveau qu'elle
se démarque de toutes les variantes de structuralisme ;
2. celui d'une déterritorialisation qui l a révèle
comme créatrice d'« âme réelle et incorporelle » selon
une formule lancée dans Surveiller et Punir, connotée
d'une mise en garde humoristique : « Il ne faudrait
pas dire que l'âme est une illusion, ou un effet
idéologique. Mais bien qu'elle a une réalité, qu'elle
est produite en permanence, autour, à la surface, à
l'intérieur du corps . . . » (S.P., p. 34) . Nous sommes ici
dans le registre d'un « matérialisme de l'incorporel »
(O.D., p. 60), aussi éloigné que possible des formes
213
figées des interprétations herméneutiques que des
leurres d'un certain « immatérialisme » à la mode.
Il s'agit donc, désormais, d'échapper à travers une
pratique analytique - ce qu'il appelle un « discours
en tant que pratique » - aux instances de domination
assujettissantes à quelque niveau que ce soit de leur
instauration. « Il nous faut promouvoir de nouvelles
formes de subjectivités en refusant le type d'indivi
dualité qu'on nous a imposé pendant plusieurs siècles »,
réaffirme-t.:.il encore dans un entretien avec Hubert
Dreyfus et Paul Rabinow, qui paraît constituer une
sorte de testament (M.F., p. 30 1 -302). Et il prend le
soin de sérier les conditions permettant d'avancer
vers une nouvelle économie des relations de pouvoirs.
Les luttes de transformation de la subjectivité, précise
t-il, ne sont pas de simples formes d'opposition à
l'autorité ; elles sont caractérisées par le fait :
1 . qu'elles sont « transversales » (c'est-à-dire pour
Michel Foucault qu'elles sortent des cadres d'un pays
particulier) ;
2 . qu'elles s'opposent à toutes les catégories d'effets
de pouvoir, à ceux, par exemple, qui s'exercent sur
le corps et la santé et pas seulement à ceux qui sont
afférents aux luttes sociales « visibles » ;
3 . qu'elles sont immédiates, en ce sens qu'elles
visent les formations de pouvoir les plus proximales
et qu'elles ne s'en remettent pas à d'hypothétiques
solutions à terme, comme celles qu'on peut trouver
dans les programmes des partis politiques ;
4. qu'elles mettent en cause le statut de l'individu
normalisé et affirment un droit fondamental à la
différence (nullement incompatible, d'ailleurs, avec
des alternatives communautaires) ;
214
5 . qu'elles visent les privilèges du saVOlr et leur
fonction mystificatrice ;
6. qu'elles impliquent un refus des violences éco
nomiques et idéologiques de l' État et de toutes ses
formes d'inquisition scientifiques et administratives.
À travers ces prescriptions, on voit que le déchiffre
ment des « technologies politiques du corps », de la
« microphysique des pouvoirs » (S.P., p. 3 1 ) et de la
« police discursive » (O.D., p. 37) proposé par Michel
Foucault ne consiste pas en un simple repérage
contemplatif, mais implique ce que j'ai appelé une
micropolitique, une analyse moléculaire nous faisant
passer des formations de pouvoir aux investissements
de désir.
Lorsqu'il parle de désir, ce qu'il fait à maintes
reprises dans son œuvre, il le fait toujours dans une
acception beaucoup plus restreinte que celle que Gilles
Deleuze et moi-même avons donnée à ce terme. Mais
on peut remarquer que sa conception très particulière
du pouvoir a pour conséquence de « tirer » celui-ci, si
je puis dire, en direction du désir. C'est ainsi qu'il en
traite comme d'une matière qui relève d'un investis
sement et non d'une loi du « tout ou rien » . Sa vie
durant, Michel Foucault a refusé d'envisager le pou
voir en tant qu'entité réifiée. Pour lui, les relations de
pouvoir et, par voie de conséquence, les stratégies de
lutte ne se résument jamais à n'être que de simples
- rapports de force objectifs ; elles engagent les processus
de subjectivation dans ce qu'ils ont de plus essentiel,
de plus irréductiblement singulier et on retrouvera
toujours en elles « la rétivité du vouloir et l'intransitivité
de la liberté » (M. F., p. 3 1 2-3 1 5) .
Le pouvoir n e s'applique donc pas « purement et
215
simplement, comme une obligation ou une interdic
tion, à ceux qui ne l'ont pas ; il les investit, passe par
eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout
comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui,
prennent appui à leur tour sur les prises qu'il exerce
sur eux » (S.P., p. 3 1 -32). À cela j'ajouterai que malgré
nos différences de point de vue, disons de « cadrage
de champ », il m'apparaît que nos problématiques de
singularité analytique se recoupent.
Mais, avant de m'arrêter sur ce point, je voudrais
faire une remarque d'ordre plus général relative à notre
contestation commune des théories lacaniennes et péri
lacaniennes pour souligner qu'elle n'a jamais été assor
tie d'une négation néo-positiviste ou marxienne de la
question de l'inconscient. Michel Foucault, dans son
Histoire de la sexualité, a mis en relief le caractère
décisif de la démarcation que le freudisme a opéré à
l'égard de ce qu'il a appelé « l'ensemble perversion
hérédité-dégénérescence », comme noyau solide des
technologies du sexe au tournant du siècle dernier
(H.S., l, p. 1 57- 1 97- 1 98). Et pour ce qui concerne Gilles
Deleuze et moi-même, faut-il rappeler que c'est au
nom de la reconstruction d'une véritable analyse que
nous nous sommes insurgés contre la prétention des
lacaniens d'ériger une logique universelle du signifiant
comme répondant, non seulement de l'économie de
la subjectivité et des affects, mais également de toutes
les autres formes de discursivité relatives à l'art, au
savoir et au pouvoir.
Revenons au trait qui nous rattache peut-être le
plus essentiellement à Michel Foucault, à savoir un
commun refus d'expulser les dimensions de singu
larité de l'objet analytique et de ses procédures
216
d'élucidation : « Le thème de l'universelle médiation,
écrit-il, est une manière d'élider la réalité du discours.
Et ceci malgré l'apparence. Car il semble au premier
regard qu'à retrouver partout le mouvement d'un
logos qui élève les singularités jusqu'au concept et
qui permet à la conscience immédiate de déployer
finalement toute la rationalité du monde, c'est bien
le discours lui-même qu'on met au centre de la
spéculation. Mais ce logos, à dire vrai, n'est en fait
qu'un discours déjà tenu, ou plutôt, ce sont les choses
mêmes et les événements qui se font insensiblement
discours en déployant le secret de leur propre essence »
(O.D., p. 50- 5 1 ). Cette réintégration de la singularité
repose, chez Michel Foucault, sur sa conception très
particulière de l'énoncé qui ne représente plus une
unité du même genre que la phrase, la proposition
ou l'acte de langage, et qui, par conséquent, ne peut
plus fonctionner au titre de segment d'un logos
universel laminant les contingences existentielles. Son
ressort n'est donc plus seulement celui d'un rapport
de signification, articulant le signifiant et le signifié,
et d'un rapport de dénotation d'un référent, mais
c'est aussi une capacité de production existentielle
(que, dans ma propre terminologie, j'ai appelée « fonc
tion diagrammatique » ). L'énoncé foucaldien, dans
son mode d'être singulier, n'est ni tout à fait lin
guistique, ni exclusivement matériel. Et cependant,
il est indispensable pour qu'on puisse dire s'il y a ou
non phrase, proposition ou acte de langage. « Ce n'est
pas une structure [ . . . ] c'est une fonction d'existence
qui appartient en propre aux signes et à partir de
laquelle on peut décider ensuite, par l'analyse ou
l'intuition s'ils font sens ou non [ . . . ] » (A. S . , p. 1 14-
217
1 1 5). Ce carrefour entre la fonction sémiotique de
sens, la fonction dénotative, et cette fonction prag
matique de « mise en existence » n'est-il pas, préci
sément, celui, autour duquel a tourné toute l'expé
rience psychanalytique, avec ses index symptomatiques,
ses mots d'esprit, ses lapsus, ses « ombilics du rêve » ,
218
deux points cependant, celui de la singularité dont
j'ai déjà essayé de souligner l'importance, la perspec
tive diffère profondément.
Il ne faut jamais oublier, en effet, que Michel
Foucault a entrepris de démanteler de toutes les
manières possibles la fausse évidence de l'individua
tion de la subjectivité. J'ai déjà évoqué la fonction
assujettissante de l'individuation sociale - ce qu'il
appelle le gouvernement par individuation » - qui,
«
219
tif; ils se découpent toujours au sem d'un champ
énonciatif (A.S., p. 1 30).
Cette perspective le conduit également à réenvi
sager le statut d'auteur au niveau des plus simples
procédures de délimitation et de contrôle du discours.
L'auteur ne doit pas être identifié avec l'individu
parlant qui a prononcé ou écrit un texte ; c'est un
« principe de groupement du discours » - ce que j'ai
appelé, pour ma part, un agencement collectif d'énon
ciation - qui lui confère son unité, son signe, sa
signification comme foyer de sa cohérence (O.D.,
p. 28).
L'angle sous lequel Michel Foucault positionne la
question des singularités existentielles constitue éga
lement une démarcation, potentielle mais décisive,
d'avec la manière freudienne d'aborder les formations
de l'inconscient ou de 1'« impensée », selon sa ter
minologie inspirée de Maurice Blanchot. L'indivi
dualité, éclatée comme on l'a vu, n'est plus néces
sairement synonyme de singularité. Elle ne peut plus
être conçue comme un irréductible point d'échappée
aux systèmes de la relation et de la représentation.
Même le cogito a perdu son caractère d'évidence
apodictique pour devenir, en quelque sorte, proces
suel ; c'est maintenant « une tâche incessante qui doit
toujours être reprise » (M.C., p. 335). La singularité
se fait ou se défait au gré de la prise de consistance
subjective de la discursivité collective et/ou indivi
duelle. Disons, pour reprendre les choses dans le
cadre de nos propres catégories, qu'elle relève d'un
processus de singularisation pour autant qu'elle se fait
exister comme agencement collectif d'énonciation. À
cette fin, elle pourra aussi bien s'incarner à travers
220
un discours collectif que se perdre dans une indivi
duation sérialisée . Et même lorsqu'elle concernera
une entité individuée, elle pourra continuer de relever
de multiplicités processuelles. Qu'on ne pense pas,
cependant, qu'en devenant fragmentaire, précaire, en
se dégageant de son corset identitaire, elle soit néces
sairement conduite à s'appauvrir ou à s'affaiblir : au
contraire, elle s'affirme. Du moins est-ce l'orientation
micropolitique de 1' « analytique de la finitude » que
nous propose Michel Foucault, en rupture complète
avec l'analytique des représentations issue de la tra
dition kantienne. Ce serait donc un contresens majeur
que de vouloir circonscrire sa perspective à un seul
type d'intervention globale de désassujettissement des
ensembles sociaux ; il s'agit aussi et avant tout d'une
micropolitique de l'existence et du désir. La finitude ·
ne doit pas être supportée dans la résignation comme
un manque, une carence, une mutilation ou une
castration : elle est affirmation, engagement d'exis
tentiel l • Tous les thèmes de ce qu'on pourrait appe
ler l'existentialisme foucaldien se nouent ainsi sur
ce point de bascule entre la représentation sémio
tique et des pragmatiques d'« existentialisation » qui
amènent les micropolitiques du désir à se mettre
en adjacence des microphysiques du pouvoir selon
des procédures spécifiques. Chacune d'entre elles
demande à être réinventée au coup par coup, cas
par cas, ce qui les apparente à une création artistique.
L'apport immense de Michel Foucault a consisté
22 1
dans l'exploration de champs de subjectivation fon
cièrement politiques et micropolitiques qui nous
indiquent des voies de dégagement des pseudo-uni
versaux du freudisme ou des mathèmes de l'incons
cient lacanien. À partir des méthodes qu'il a énoncées,
des enseignements qu'on peut tirer de l'histoire de
sa vie intellectuelle et personnelle, et aussi de la
qualité esthétique de son œuvre, il nous a légué
d'irremplaçables instruments de cartographie analy
tique.
198 5 - LES QUATRE VÉRITÉS
DE LA PSYCHIATRIE
Rome 28.6.85
223
entreprises et mouvements alternatifs aient été défi
nitivement balayés, aient perdu toute légitimité.
D'autres générations en ont pris le relais, peut-être
avec moins de rêve, plus de réalisme, moins d'écha
faudages mythiques et théoriques. . . Pour ma part, je
demeure convaincu que les problèmes posés durant
cette période, loin d'être « dépassés continuent de
»,
224
mesure de faire face aux conséquences des boulever
sements que connaissait, en parallèle, l 'ensemble de
la société . Au-delà de leurs apports particuliers - que
je serais bien le dernier à sous-estimer - se trouvait
à chaque fois repoussée la question d'une reconversion
véritablement radicale de la psychiatrie, ce que, dans
d'autres registres, on appellerait son changement de
paradigme.
Sans être en mesure, bien entendu, d'en dresser
moi-même une cartographie exhaustive, je voudrais
relever quelques acquis constituant les conditions
nécessaires à toute « relance » progressiste de ce
domaine en souffrance - c'est le cas de le dire ! Il
m'apparaît qu'elle devra associer de façon indissoluble
au moins quatre niveaux d'intervention, quatre sortes
de vérités :
1 . la transformation des équipements lourds exis
tants ;
2. le soutien des expériences alternatives ;
3. la sensibilisation et la mobilisation sur ces thèmes
des partenaires sociaux les plus divers ;
4. le développement de méthodes renouvelées
d'analyse de la subjectivité inconsciente, tant au
niveau individuel que collectif.
Il s'agit, en d'autres termes, de se dégager, de la
façon la plus radicale, des aveuglements dogmatiques
et des querelles corporatistes, qui ont parasité pendant
si longtemps nos réflexions et nos pratiques. Dans ce
domaine, comme dans bien d'autres, une vérité ne
chasse pas l'autre. Il n'existe pas de recette universelle,
de remède qu'on pourrait appliquer de façon uni
voque à toutes les situations, et le premier critère de
« faisabilité » concrète réside dans la prise en relais
225
d'un projet par des opérateurs sociaux décidés à en
assumer les conséquences sur tous les plans.
À partir de quelques exemples, essayons à présent
de montrer comment les entreprises récentes de
transformation de la psychiatrie impliquaient bien la
prise en compte, au minimum, d'une de nos « quatre
vérités » et comment elles trouvèrent leurs limites à
ne pas les engager toutes concurremment, ce qui eût
présupposé l'existence, suffisamment consistante,
d'agencements collectifs susceptibles de les mettre en
acte .
Ce qu'on a appelé la « première révolution psy
chiatrique », qui conduisit, dans les années d'après
guerre, à l'amélioration sensible des conditions
matérielles et morales de nombreux hôpitaux psy
chiatriques français, n'a été rendue possible que parce
qu'elle s'est appuyée sur la conjonction :
1 . d'un fort courant de psychiatres progressistes ;
2 . d'une puissante majorité d'infirmiers psychia
triques militant en faveur d'une transformation de la
condition asilaire (animant, par exemple, des stages
de formation des Centres d'entraînement aux méthodes
actives : C . E .M.E.A.) ;
3. d'un noyau de fonctionnaires du ministère de
la Santé, travaillant dans le même sens.
Ainsi se trouvèrent exceptionnellement réunies les
conditions d'une intervention efficace sur le premier
niveau des équipements « lourds ». Mais, en contre
partie, aucun des trois autres niveaux - celui des
alternatives, celui de la mobilisation sociale et celui
de l'analyse de la subjectivité - ne fut alors engagé,
même si, au sein de la psychiatrie de secteur, qui
226
constitua un prolongement de ce mouvement, il en
fut beaucoup question.
Les expériences communautaires anglaises, qui se
développèrent dans le sillage de Maxwell Jones, puis
de Ronald Laing, de David Cooper et de la Phila
delphia Association avaient pour elles une certaine
intelligence sociale et une indéniable sensibilité ana
lytique. En revanche, elles ne reçurent aucun appui
ni du côté de l' É tat ni du côté de ce qu'il est convenu
d'appeler les forces de gauche. De sorte qu'elles ne
furent pas en mesure de prendre un essor évolutif.
Si l'on se tourne maintenant du côté d'une expé
rience comme celle de La Borde - clinique d'une
centaine de lits, dont Jean Oury est l'animateur
principal depuis une trentaine d'années et à laquelle
je reste personnellement attaché -, on se trouve alors
en présence d'une assez extraordinaire horlogerie
institutionnelle constituant un « analyseur collectif » ,
qui me paraît être du plus haut intérêt. Les soutiens
extérieurs ne lui en firent pas moins défaut, quoique
selon les modalités différentes de celles des exemples
précédemment évoqués. Relevons simplement au pas
sage que cette clinique, bien que conventionnée par
la Sécurité sociale, a toujours été systématiquement
marginalisée d'un point de vue économique et, para
doxalement, sa situation, loin de s'améliorer depuis
la venue au pouvoir des socialistes, n'a fait qu'empirer.
Bien que certains croient devoir la traiter comme un
monument historique, elle demeure plus vivante que
jamais et elle se trouve même « portée » par un
courant de sympathie qui ne s'est jamais démenti,
comme en témoigne la participation, tout au long de
l'année, de plus d'une centaine de stagiaires français
227
et étrangers. Et cependant, on peut considérer qu'elle
demeure isolée. Une expérience comme celle-là n'au
rait pris, en effet, pleinement son sens que dans le
contexte d'un réseau proliférant d'initiatives alterna
tives. La question qu'elle pose en pointillés est celle
d'une réappréciation du rôle de l'hospitalisation. Il
est évidemment urgent d'en finir avec toutes les
méthodes carcérales d'hébergement. Mais cela n'im
plique nullement un renoncement sans nuance aux
structures d'hospitalité et de vie collective. Pour
nombre de dissidents de la psyché, la question ne
peut plus se poser d'une réinsertion dans les structures
dites normales du socius. À cet égard, on a trop
souvent mythifié le maintien ou le retour plus ou
moins forcé et culpabilisant au sein de la famille.
D'autres modalités de vie individuelle et collective
sont à inventer et ici s'ouvre à la recherche et à
l'expérimentation un immense chantier.
Je pourrais énumérer d'autres cas de figure mettant
en relief la dysharmonie des quatre niveaux d'inter
vention précédemment évoqués, révélant par exemple
l'attitude pour le moins ambivalente des pouvoirs
publics français à l'égard des communautés alterna
tives du Sud-Ouest, qui conduisit un temps mon ami
Claude Sigala i. un curieux va-et-vient entre les
couloirs du ministère, ceux du Palais de justice et
une cellule de la prison de la Santé ! Mais je me
contenterai d'une dernière illustration se référant à
Psychiatria Democratiea et à l'œuvre de Franco
Basaglia, dont je salue ici la mémoire. Ce mouvement
fut le premier à explorer aussi intensément les
potentialités d'un travail sur le terrain, associé à une
mobilisation des forces de gauche, une sensibilisation
228
populaire et une action systématique en direction des
pouvoirs publics. Malheureusement - et ce fut long
temps l'objet d'un débat amical entre Franco Basaglia
et moi-même -, c'est la dimension analytique qui
s'estompait ici et qui était même parfois véhémen
tement refusée.
Pourquoi, me direz-vous peut-être, cette insistance,
comme un leitmotiv, sur cette quatrième dimension
analytique ? Doit-elle être vraiment considérée comme
un des ressorts principaux de notre problème ? Sans
pouvoir m'étendre davantage, il me semble qu'il en
va avec elle d'une guérison possible de la lèpre de
nos institutions psychiatriques et, au-delà, de l'en
semble des équipements de wellfare, je veux parler
de cette sérialisation désespérante des individus qu'ils
induisent, non seulement sur leurs « usagers » , mais
aussi sur leurs actants thérapeutiques, ' techniques et
administratifs. La promotion d'une analyse institu
tionnelle à grande échelle impliquerait un travail
permanent sur la subjectivité produite à travers toutes
les relations d'assistance, d'éducation, etc. Un certain
type de subjectivité, que je qualifierai de capitalistique,
est en passe d'envahir toute la planète. Subjectivité
de l'équivalence, du fantasme standard, de la consom
mation massive de rassurance infantilisante. Elle est
la source de toutes les passivités, de toutes les formes
de dégénérescence des valeurs démocratiques, d'aban
don collectif au racisme . . . Elle est aujourd'hui mas
sivement sécrétée par les mass media, les équipements .
collectifs, les industries prétendument culturelles. Elle
n'engage pas seulement les formations idéologiques
conscientes, mais également les affects collectifs
inconscients. La psychiatrie et les divers domaines
229
psy ont, à son égard, une responsabilité particulière :
soit qu'ils cautionnent ses formes actuelles, soit qu'ils
s'efforcent de la faire bifurquer dans des directions
désaliénantes. C'est relativement à cette probléma
tique que les alternatives à la psychiatrie et à la
psychanalyse prennent toute leur importance. Elles
n'auront d'impact véritable que si elles parviennent
à s'allier à d'autres mouvements de transformation
de la subjectivité qui s'expriment de façons multiples
à travers les groupes écologistes, nationalitaires, fémi
nistes, de lutte antiraciste et, plus généralement, à
travers les pratiques alternatives soucieuses de dégager
des perspectives positives pour la masse grandissante
des « émarginés » et des non-garantis.
Mais cela implique corrélativement que les partis,
les groupuscules, les communautés, les collectifs, les
individus désireux de travailler dans cette direction
soient capables de s'autotransformer, de cesser de
calquer leur fonctionnement et leur représentation
inconsciente sur les modèles répressifs dominants. Ils
devraient, pour ce faire, fonctionner à l'égard d'eux
mêmes et de l'extérieur, non seulement en tant
qu'instrument politique et social, mais aussi en tant
qu'agencement analytique collectif de ces processus
inconscients. Et là, je le répète, tout est à inventer.
Tout est devant nous. C'est l'ensemble des pratiques
sociales qui se trouve interpellé, qui demande à être
repensé et réexpérimenté.
C'est un peu ce que nous avons tenté de faire au
sein du « Réseau alternative à la psychiatrie » depuis
sa création en 1 975 et qui a organisé un débat
international intermittent entre les composantes les
plus diverses, les plus hétérogènes des professions psy
230
et des mouvements alternatifs. Il existe aussi bien
d'autres initiatives. Je pense particulièrement, en
Italie, aux rencontres d'écologie mentale qui seront
organisées à la fin de l'année à l'initiative du groupe
Topia de Bologne, animé par Franco Berardi.
Il s'agit de réaffirmer, plus fort que jamais, le droit
à la singularité, à la liberté de création individuelle
et collective, au démarquage des conformismes tech
nocratiques ; il s'agit de neutraliser l'arrogance de ·
tous les postmodernismes et de conjurer les dangers
de nivellement de la subjectivité dans le sillage des
nouvelles technologies.
Voici les quelques éléments que je souhaitais appor
ter à votre débat. Permettez-moi encore, en guise de
conclusion, d'ajouter trois remarques relatives à votre
loi 1 80.
1 . Il était certainement de la plus haute importance
de remettre en cause la législation antérieure et tout
retour en arrière vers la réinstauration des anciennes
structures asilaires serait totalement réactionnaire et
absurde. En France, le débat continue de tourner en
rond sur la modification de la vieille loi (ségrégative
et contraire aux droits de l'homme) de 1 8 38. Mon
point de vue à cet égard, qui est d'ailleurs repris de
ce qui fut celui de Henri Ey, c'est que la seule
solution est sa suppression pure et simple, toutes les
questions en suspens ne devant relever que du Code
de la santé.
2. Si l'on doit recréer des équipements d'accueil
hospitaliers spécifiques - et je pense que c'est abso
lument nécessaire -, ils doivent être conçus comme
des lieux évolutifs de recherche et d'expérimentation.
231
C'est dire combien il me paraît contre-indiqué de
vouloir les réimplanter au sein des hôpitaux généraux.
3. Seules des formes renouvelées de mobilü:ation
sociale permettront de faire évoluer les mentalités et
de dépasser le racisme « anti-fou » toujours menaçant.
L'initiative et les décisions dans ce domaine, en
dernière analyse, n'appartiennent pas aux formations
politiques traditionnelles, engoncées qu'elles sont
généralement dans leur carcan bureaucratique, mais
à la réinvention d'un nouveau type de mouvement
social et alternatif.
III
ART PROCESSUEL
1 97 5 - LES ESPACES BLEUS
235
n'est pas très compliquée, elle est même à la portée
de tout le monde : vous prenez un coin de Paris que
vous aimez bien, vous le tapez très fort sur le rebord
d'une table jusqu'à ce que les monuments se cassent
en morceaux - en général, ce sont eux qui tombent
les premiers - et votre couleur est prête. Vous n'avez
plus qu'à fignoler les contours, si vous avez le goût
à ça.
Appréhender la texture de formes familières comme
une couleur pure, cesser de voir les couleurs comme
quelque chose de « naturel » , de pur : le ciel mexicain
n'est-il pas tout aussi sophistiqué, tout aussi chargé
de significations polluantes que le gris du tissu urbain ?
Et ce sont peut-être même les grands espaces de la
ville, plutôt que ceux du Mexique, qui recèlent,
aujourd'hui, les dernières voies de passage à travers
le mur du signifiant - tout au moins dans le domaine
plastique. Il s'agirait en somme d'une nouvelle sorte
de nomadisme, d'un nomadisme sur place.
Plutôt que de s'appliquer comme Gengis khan à
effacer les villes, à reboucher les canaux et à tout
ramener à l'état d'origine, on renoncerait ici à toute
idée d'origine et on traiterait la nature en même
temps que la ville, on reboucherait les couleurs, on
les dégagerait des valeurs d'usage qui les retiennent
de fonctionner selon une économie de désir ouverte
tous azimuts sur le champ social. Le bleu, c'est du
Ripolin. En tout cas, ce n'est plus du ciel. Et surtout
pas mexicain ! Et si, malgré tout, le Mexique ou le
Club méditerranée tentent de se remettre de la partie,
alors on emploiera les grands moyens, on aura recours
à la couleur-ville. Une ville qui, peut-être, a été Paris.
Mais ce n'est pas sûr et ça n'a plus d'importance. Et
236
si la Concorde, la place de l'Alma et le Zouave
s'avisaient, à leur tour, de la ramener, alors on ferait
donner la couleur-vautour.
On aurait donc affaire à une entreprise de neutra
lisation réciproque de deux pouvoirs : le pouvoir
visible des monuments sur la ville et le pouvoir
invisible des significations sur les couleurs. Il n'y a
d'ailleurs peut-être plus lieu de parler ici de couleur,
d'opposition et d'engendrement de couleurs. Peu
importe le bleu, le blanc, la ville et les monuments.
Ce qui compte, c'est de se défaire d'une saloperie de
signification. Et comme on ne peut pas l'arracher
d'un seul coup, parce que ça risquerait de faire,
comme avec les antibiotiques, de nouvelles souches
encore plus virulentes, plus sournoises, plus résis
tantes, alors on est obligé de calculer son coup
d'expérimenter de nouveaux effets a-signifiants, de
mettre au point de nouvelles machines d'expression.
On doit y aller avec précaution, avec méthode, comme
dans le jeu du mikado : d'abord déblayer le terrain,
démonter les combines signifiantes, les inductions
prêtes à porter, sans jamais rien superposer, c'est-à
dire en renonçant à tout symbolisme, à toute surdé
termination, à toute interprétation ; ensuite, concen
trer les résidus de machinisme désirant que l'on
pourra détecter, faire porter le maximum de leur
intensité sur les points de fragilité des encodages
perceptifs et, enfin, défoncer le mur du signifiant
jusqu'à ce qu'on parvienne à agencer un nouveau
mode de sémiotisation qui se révélera d'autant plus
opérant, au niveau de l'en deçà du moi et de la
personne, qu'il aura été mieux connecté aux lignes
de rupture du désir dans le champ social.
237
On s'attend, d'habitude, à ce que les peintres, à
partir de couleurs - significatives ou non - ajoutent
quelque chose au monde, produisent un supplément
de signification, d'information. C'est leur façon de
nous en mettre plein la vue, de nous constituer en
regardeurs avides - en regardeurs qui investissent
avidement leur passivité. Pas plus que les vieux
abstraits, les nouveaux réalistes ou les conceptualistes
n'échappent à cette passion d'une prise de possession
du regard de l'autre, sorte de machisme du « donné
à voir ». Merri Jolivet, à l'étape présente de sa tentative
de dégagement de cette division aliénante du travail,
en est venu à l'idée qu'il fallait, avant tout, ne pas
en rajouter. Il ne nous impose pas, pour autant, une
soustraction, il ne cherche pas à nous dépouiller de
quoi que ce soit ; il nous invite seulement à nous
défaire de nous-mêmes, par nos propres moyens, selon
nos propres rythmes et par tous les procédés qu'on
voudra - il ne fait ici qu'en suggérer quelques
uns -, des coordonnées de notre réalité dominante.
Il nous montre que c'est possible, que ça peut marcher
et que c'est même comme ça qu'il a commencé, lui,
à s'en sortir. Avis aux amateurs !
1 983 - LA VILLE D'OMBRE
239
carrières qui sillonnent le sous-sol de la capitale sur
des dizaines de kilomètres. Leur enquête collective
aborde le « mystère urbain » selon les procédures
objectives de leurs disciplines respectives ; mais à cela
s'ajoute le fait que leur discours à plusieurs voix tend
constamment à les porter vers les problématiques les
plus fondamentales du rapport entre l'hom me et la
ville, et qu'ils sont conduits à explorer leur propre
recherche sur un plan monographique, presque intime,
de sorte que leur livre est beaucoup plus qu'un simple
« rapport de mission » ; il est une étude philosophique,
240
certaines lectures fabu leuses, comme 1 ' « Amérique »
de Kafka.
Puissance active du mythe qui nous projette à la
tangente de nous-mêmes, jusqu'« aux limites de notre
impuissance » et à la « découverte d e l'altérité à
laquelle nous appartenons » (cf. p . 1 5 2). De tels faits
de croyance, dans u n contexte de grande urbanisation,
ne sont nullement des arch aïsmes ; ils ne doivent
aucunement être considérés comme des résidus de
« mentalité primitive » . Cette « mission anthropolo
gique dans les souterrains de Paris » nous démontre
qu'au moindre prétexte la subjectivité collective peut
se nouer, faire boule de neige - ou de la nuit - à
partir des singularités les plus frustes - des graffiti
centenaires, les débris d'un bas-relief naïf. . . pour en
faire une diatase de mystère, une enzyme de désir,
susceptibles de vampiriser l'imaginaire de générations
successives. À cet égard, les descriptions cliniques des
activités quasi délirantes de certains « cataphiles » sont
tout à fait saisissantes et peut-être plus encore celles
de la contamination in vivo des chercheurs eux
mêmes, qui ramènent en surface leur virus cataphile,
comme naguère les coloniaux leur paludisme à leur
retour e n métropol e .
L a maladie cataphilique, c e l l e d u mystère urbain
porté à son paroxysme, sous d'autres formes, guette
peut-être tous ceux qui sont « en manque » fusionnel,
en carence de n umen. Quoi qu'il en soit, i l s'agit de
bien autre chose que d'un innocent passe-temps,
d'une drogue douce comme l'amour des caves de
Saint-Germain-des-Prés, les évocations nostalgiques
des anciennes « fortifs » ou l'art néorupestre qui a
commencé de fleurir dans les couloirs du métro .
24 1
C'est une drogue dure, qui implique des ascèses bien
particulières ; à cet égard, il nous est recommandé de
ne pas confondre les « nomades graffiteurs » et les
« cataphiles propriétaires » (p. 1 06). Elles se travaillent
243
vous interroge pas sur votre histoire et j'ai le droit
d'être naïve et de tout redécouvrir. Les gens de ma
génération, je ne sais pas où ils étaient. J'avais quitté
le lycée deux ans avant le bac et comme je travaillais,
je ne les croisais plus. Depuis je vis en individu isolé,
je capte des choses à droite à gauch e, mais je ne me
sens aucune appartenance à aucun groupe. Mon livre,
c'est en partie sur cette solitude.
F. G.- C'est comme si tu extrayais des probléma
tiques politiques que tu évoques - le mur de Berlin,
le problème des Noirs aux États-Unis, les rapports
de la femme à la société, avec ce personnage extra
ordinaire de Magda Stein - toujours le même ombilic
de solitude, à partir duquel tu recomposes tes situa
tions romanesques.
E.D. - Oui . Tous les personnages de mon livre
mènent une lutte solitaire et qui tourne autour de
leur nombril. Par exemple, les deux personnages de
l'Est n'appartiennent pas à la génération des « dissi
dents » . Ils ont moins de trente ans. Ils sont isolés
dans leur pays car ce sont deux révoltés, non pas
contre le régime, mais contre eux-mêmes.
F. G.- Ce sont des dissidents de l'existence.
E. D.- Exactement. Et quand ils débarquent en
Occident, ils ne sont pas accueillis par la communauté
dissidente. Ils ne bénéficient pas de l'asile politique.
Ils n'ont aucun statut. Ils sont paumés. Ils deviennent
alors boulimiques, mystiques ou fous.
F. G.- Avant de te rencontrer, je t'ai imaginée à
travers le personnage principal de ton roman comme
une « Pénélope en socquettes. » Je me suis dit : tiens,
derrière cette période lamentable qui a vu sombrer
tous ceux de ma génération, ou peu s'en faut, qui
244
étaient quelque peu vivaces, il y avait des É lisabeth D .
qui attendaient leur tour. Qui s'apprêtaient à reprendre
tout ça et à le porter plus loin. Beaucoup plus loin.
Et ailleurs . . . Parce que si c'est à peu près le même
contenu, les mêmes émotions new-yorkaises ou ber
linoises, les mêmes embringues sexuelles, tout se
trouve changé du fait du décentrement narratif que
tu opères. Beaucoup plus tard, une fille, très jeune,
hors contexte, retraverse avec une totale innocence,
une grâce bouleversante, les arrière-mondes de misère
et de désarroi des sociétés dites « hautement dévelop
pées » . Et pourtant, « Sa Majesté-Titi les Graffiti »
n'est nullement une œuvre rétro, un come-back. Tout
au contraire ! Puisque à la façon des grands écrivains,
tu reprends les mots, les images qui traînent autour
de toi depuis ton enfance, pour engendrer d'autres
intensités, d'autres univers . . .
B. D.- J e m e définis comme une enfant gâtée par
l'après-guerre et l'après-68. Je ne sais pas ce qu'est
la mort, ni la guerre, ni la révolution. Je crois que
c'est ce qui me pousse à rompre avec mes relations
et préférer la solitude. Je ne supporte pas de m'ins
taller dans un confort affectif.
F. G.- Non seulement tu romps, mais tu tues les
gens. Parce que si on y réfléchit bien, tu zigouilles
absolument tous les personnages. C'est comme s'il
fallait que tu viennes à bout de tes relations aux
autres. C'est quelque chose d'ambigu et de passion
nant à suivre : tu cherches à leur extraire quelque
chose par amour et, en même temps, à les maîtriser
pour qu'ils te foutent la paix, pour que tu puisses
continuer . . . Quoi ? Ton écriture précisément. Je le
suppose. Ou ta vie . . .
245
E.D. - Si on porte un point de vue moral là-dessus,
on peut me reprocher d'utiliser les gens pour mon
propre épanouissement ou de ne pas savoir ce que
c'est que l'amitié et encore moins l'amour.
F. G. - Tu le ressens de façon pénible ?
B. D. - Oui ! Oui ! Mais, en même temps, c'est une
telle liberté.
F. G. - C'est la disponibilité. La chose la plus rare
du monde.
B.D. - C'est Gide qui m'a mar quée là-dessus. J'ai
lu L 'Immoraliste à quatorze ans. A cette époque, je
ne vivais rien et, pourtant, la disponibilité m'était
apparue comme la valeur première de ma vie. Je n'ai
pas relu le livre depuis. Je me demande . . . La dispo
nibilité. C'est facile à vivre à mon âge. Mais quand
tu commences à avoir trente, quarante ans. . . Déjà,
les jours de cafard, je ne la vis plus comme un choix,
mais comme une condamnation. Je me vois comme
le fiiegende Hollander, ce personnage de Wagner qui
erre à travers les tempêtes sur un navire, sans avoir
le droit d'avoir un port d'attache. Alors là, c'est très
très angoissant et tu te dis qu'un jour, tu n'auras plus
l'énergie de repartir et que tu te tueras. Mais les
autres jours, c'est une dynamique formidable. C'est
évident. C'est le vertige.
F. G. - Ton livre se présente comme un roman,
mais c'est un livre de poésie. D'abord, il contient des
poésies. Et ensuite son écriture poétique paraît avoir
pour mission de « doubler » la narration prosaïque
pour rendre compte de tes expériences d'adolescence
et d'enfance. C'est, je le répète, une coulée poétique
à l'état naissant. C'est un phénomène rare. Parce que
toute la société est organisée pour que ça ne se
246
produise pas. Parce que la poésie est une forme de
lutte, de guerre secrète contre le monde des signifi
cations dominantes, des redondances oppressives. Mais
peut-être qu'on aura vite fait de lui faire un sort, à
ton explosion poétique ! En faisant qu'elle ne sorte
pas de l'ombre ou qu'on la célèbre en l'étiquetant
aussitôt. Une nouvelle Sagan. Pourquoi pas ! Très
bien ! Au revoir ! Ou que tu t'en détournes toi-même,
que tu te sabordes. . . Le prototype reste Rimbaud.
Une éruption fulgurante et puis après, pfuitt . . . du
sable, du désert. On conserve quelques cendres sur
la cheminée, on célèbre un culte. Mais l'essentiel du
rimbaldisme et des élisabethismes de tous les temps,
c'est l'affirmation d'une fêlure, d'un processus pro
liférant de création. La poésie, ça ne va pas de soi !
Comme l'a dit un jour Fernand Braudel à propos de
l'histoire, ça peut mourir, disparaître de la surface
de la planète et ne plus subsister qu'à l'état de relique.
1984 - GÉRARD FROMANGER,
LA NUIT, LE JOUR
248
en remettant constamment à zéro le curseur de sa
création ; en s'engageant inconsidérément, du point
de vue des maîtres du marché, dans de nouvelles
tentatives, de nouvelles gageures.
Si l'on tenait à toute force à périodiser ses « années
d'apprentissage » - une fois dit qu'à la différence de
Goethe elles n'auront probablement d'autre terme
que sa propre mort -, on basculerait d'un expression
nisme figuratif de couleur sombre dans un lumineux
abstractionnisme qui, d'ailleurs, n'en est pas un,
puisque, comme l'a fait remarquer François Pluchard,
la figure y est autant le tremplin de l'abstrait que
l'abstrait celui de l'image 1 ; on passerait, ensuite, à
une phase réaliste rouge, saluée par Jacques Prévert
et Gilles Deleuze, et fort justement démarquée, par
Michel Foucault, de l'hyperréalisme américain, qu'elle
a précédé de plus de huit années ; après la période
de coupure militante et de réflexion, on en arriverait
à cette explosion d'une véritable « danse des codes »,
pour reprendre l'heureuse expression d'Alain J ouf
froy, qui devait déboucher sur une expérience toscane
onirique, dont la sérénité ne saurait toutefois faire
longtemps illusion quant à d'éventuels soubresauts
ultérieurs. D'ailleurs, nous y sommes déjà, avec cette
fresque époustouflante, La Nuit, le jour, qui sidère
le regard, fascine l'esprit, où, sur huit mètres de long,
;)'enlacent dans une danse, celle-ci érotique et mor
telle, des corps-couleurs nus.
Mais à quoi bon ces sortes de recensions diachro
niques ! Pourquoi ne pas rechercher plutôt les muta-
249
tions synchroniques qui, à partir d'un même éventail
de composantes d'énonciation - composante étant ici
entendu comme on dit, aujourd'hui, une « impri
mante » ou, hier, une « aile marchante )) -, pourraient
nous permettre de mieux cerner la passion proces
suelle qui habite ce peintre ? Il m'apparaît que toutes
se nouent sur une même question : « Qu'est-ce que
peindre aujourd'hui ? )) Que peut encore signifier une
telle pratique, après l'effondrement des systèmes de
représentation qui supportaient les subjectivités indi
viduelles et collectives jusqu'au grand balayage
d'images mass-médiatiques et à la grande déterrito
rialisation des codages et surcodages traditionnels qu'a
connus notre époque ? C'est cette question que Fro
manger a pris le parti de peindre. Il est le peintre
de l'acte de peindre. Painting act, au sens où les
linguistes anglo-américains de l'énonciation parlent
de speech-act. Quand peindre c'est faire : l'artiste
devient celui qui fait le regard et qui engendre, à
travers lui, de nouvelles formes d'existence. Cela
étant, que faire des contenus, après l'impasse où se
sont retrouvés les tenants de l'abstraction, du mini
malisme, de l'ascétisme support-surface et toutes les
sectes formalistes qui ont cru que, par la seule vertu
de leur négation, il leur serait donné de franchir le
mur des significations dévaluées et activement déna
turées ? Et comment déjouer, désormais, le retour,
avec les tambours et trompettes que l'on sait, de la
figuration conservatrice - ce gigantesque carnaval qui
a su se rendre incontournable à mesure qu'il parvenait
à répondre, même par les voies les plus débilitantes,
à un authentique désir de reterritorialisation subjec
tive ?
250
Curieusement, tout semble s'être passé comme si
Fromanger avait prévu, de longue date, ce dernier
coup. Rétrospectivement on peut, en effet, considérer
que sa peinture « photogénique » (ou « photogéné
tique ») n'aura été, pour lui, qu'une sorte de pressen
timent et de conjuration du trou noir catastrophique
qui menace l'avenir même de la peinture dans nos
sociétés par son rabat brutal, on pourrait presque dire
bestial, sur de prétendues réalités plastiques de base
et sur une prétendue « peinture de toujours ». Le
réalisme de Fromanger n'a évidemment jamais rien
eu à faire avec une telle sorte de réhabilitation du
contenu ! Il a consisté plutôt en une expérience de
traitement des réalités et significations dominantes,
afin d'en extraire, comme d'un minerai, de nouveaux
matériaux picturaux. Ce fut le cas, pendant long
temps, avec son recours fréquent aux citations (par
exemple, de Topino-Lebrun, en 1 975, ou de La Dame
à la licorne en 1 979) dont il fit un usage tout différent
- matriciel, catalytique, bref, créatif - de celui,
ultérieur - plat, dérisoire, navrant - de la dénommée
« trans-avant-garde ».
Fromanger s'est appliqué à casser et à réinventer
concurremment les rapports d'expression et les rap
ports de contenu. Pour l'expression, c'est la couleur
qui a été son vecteur porteur . Il s'est efforcé de la
détacher des figures auxquelles elle était « normale
ment » assignée. Puis il a procédé au dérèglement
systématique de cette « harmonie des couleurs » que
ses devanciers avaient cru pouvoir ériger en science
ou en dogme. Il a entrepris de traiter les six couleurs
primaires et complémentaires sur un pied d'égalité,
les amenant à jouer, chacune à leur tour et selon
25 1
leur tempérament propre, toutes leurs gammes de
possibles, leurs thèmes et variations, leurs préludes
et fugues. Il l'a fait avec la même sorte de rigueur,
de grâce et de maturité enfantines, que celles d 'un
Jean-Sébastien Bach - cet autre prodigieux initiateur
de la processualité baroque - dans son Clavecin bien
tempéré.
Ayant libéré les couleurs de leurs contraintes anté
rieures, il lui était loisible de les faire entrer en
concaténation, selon des formules inédites et inouïes,
avec d'autres codes qui, par contrecoup, se trouvaient
eux-mêmes exposés aux remises en question les plus
radicales. C'est dans le parcours de la grande série
Tout est allumé, présentée au centre Pompidou en 1 979,
que ces nouveaux rapports de transcodage furent le
plus largement déployés. Ils engageaient des jeux de
symétries, des batteries de contrastes, des répétitions,
des rythmes, des archétypes géométriques, des séries
modulaires complexes, des intensités caloriques, des
accélérations, l'ensemble des procédés techniques de
la peinture, divers systèmes de catégories anatomiques,
géographiques, politiques, statistiques, mythogra
phiques, et, pour couronner le tout, Sa Majesté le
Code de la route, comme paradigme de tous les
autres codes sociaux.
Sur une même palette généralisée et déterritoria
lisée se trouvaient donc désormais réunies des données
d'expression a-signifiantes et des données de contenu
signifiantes 1 . En ce qui concerne ces dernières, c 'est
conféré. «Et des discours moroses nous ont appris qu'il fallait
préférer à la ronde des ressemblances la découpe du signe, à la
252
la silhouette humaine qui fut très tôt choisie comme
composante porteuse. C'est sur elle que devait être
progressivement mis au point un jeu de bascule
figure-fond, de plus en plus subtil, entre le contenu
et l'expression. Impossible, par exemple, d'assigner
une place stable à ces Gestalt monochromes, noires,
rouges ou blanches, qui traversèrent, pendant plus de
dix ans, de nombreuses toiles de Fromanger. Ne
s'agissait-il que d'un support d'occasion à l'architec
tonique des couleurs ? Ou était-on déjà en présence
d'une première approche de la peinture sérielle
modulaire, qui ne trouvera que plus tard sa pleine
expression avec La Nuit, le jour ? Ou peut-être
l'empreinte d'envahisseurs extraterrestres ! Mais ils se
présentent d'une façon tellement plus sympathique
que notre propre humanité grise, qu'on aurait mau
vaise grâce à ne pas s'allier à eux ! Quoi qu'il en soit,
le seul vrai problème qui demeure, encore et toujours,
avec Fromanger, se trouve du côté des processus
d'énonciation.
Considérons deux expériences sérielles. En 1 974,
Fromanger expose seize variations sur un balayeur
noir à la porte de sa benne, où la couleur joue sur
une même structure photographique. En 1 983, il
présente dix variations intitulées Le Palais de la
découverte où, déjà, la nuit et le jour s'étreignent par
le biais de huit séries de composantes : la couleur,
bien sûr ! , la disposition des éléments, un cou-
253
ruban penché comme une tour de Pise, un cercle
soleil évoquant ceux de la période des bois découpés
de 1 967, un carré-nuit qui s'abaisse et diminue de
taille en raison inverse du soleil, une tête antique,
une voie lactée et un paysage étrusque. Mais, entre
temps, que s'est-il passé ? La question princeps : Qui
«
2 54
d'absorption n'est pas tout à fait sans précédent,
puisqu'on en trouve une variante, dès 1 97 5 , avec les
silhouettes hachurées, comme des cartes de géogra
phie, des personnages de l'Hommage à Topino-Lebrun;
- au cours de cette même série Allegro, le processus
s'accélère par le démembrement linéaire de corps
humains (Guerra) puis par leur éclatement en parti
cules lumineuses (Vita et Toscana, Toscana)j
- dans la seconde fresque également de cette série
(Siena-Parigi-Siena), les silhouettes humaines parais
sent avoir retrouvé une unité apparente, mais, en
revanche, elles se mettent à proliférer en une foule
qui envahit jusqu'à l'horizon et au sein de laquelle
on peut discerner un sous-ensemble de personnages
en camaïeu bleu, pochés bleu-violet, sorte de rémi
niscence démultipliée du témoin du Peintre et le
modèle.
Et enfin, au terme (provisoire) de cette évolution,
nous arrivons à cette pluie d'yeux de La Nuit, le
jour, comme cinquante coups de tampon d'un facteur
fou à qui aurait été imparti la mission d'exprimer
l'éclatement définitif du regard de l'énonciation. Il
ne pourra plus, désormais, s'incarner ni comme point
de vue localisable, ni comme « quant-à-soi Les yeux
».
255
sonnologiques. L'originalité de cette transformation,
telle que l'a pilotée Fromanger, c'est qu'elle n'aboutit
pas à une décomposition, comme dans la lignée
Soutine-Bacon ou à une désexualisation, comme dans
celle des formalistes américains. On assiste, au
contraire, à une recomposition corporelle et à la
refondation d'une énonciation picturale, où il ne sera
plus question de décalquer des représentations fer
mées sur elles-mêmes, mais de cartographier des
processus créateurs de nouveaux modes de subjecti
vation.
Mais il nous faut revenir, une fois encore, à La
Nuit, le jour, car cette fresque sera appelée à occuper
une place nodale dans l'œuvre de Fromanger et,
peut-être même, qui sait !, à devenir le manifeste de
la peinture processuelle. Cela tient à ce que les
composantes principales de son inspiration y sont
portées à un point de fusion « plasmi que », pour
emprunter au vocabulaire de la physique des hautes
énergies. Outre ce rideau d'yeux, dont j'ai dit qu'il
démultipliait la question de l'énonciation, on y retrouve
les croisements de code entre expression a-signifiante
(couleurs, figures, contrastes, rythmes, ritournelles . . . )
et contenu significatif, lesquels résonnent, ici, à partir
d'un même module » corporel humain, qui mise ses
«
256
qu'évoque cette composltlon. Chaque segment spa
tial s'y trouve tributaire de l'agencement modulaire
d'ensemble et, corrélativement, dépositaire d'un
« concentré » holographique de son effet global,
« comme le soleil se reflète dans chaque gouttelette » 1 .
L a nouveauté d e cet agencement réside dans le
mode d'association des deux composantes de base :
couleur et corps humain. On se rappelle que, jusque
là, il revenait à une silhouette en aplat monochrome,
à un corps-couleur-sans-organe, de détacher une
dimension du regard, comme pour tenir à distance
(et peut-être surveiller) les ébats entre forme d'ex
pression et forme de contenu. Mais ici, la topique
triangulaire de l'a-signifiant, du significatif et de
l'énonciation perd ses droits et, avec elle, celle du
Ça, du Moi et du Surmoi. Le regard s'est détaché
d'une couleur circonscrite et mène sa propre vie sur
l'ensemble de la toile. Pour en arriver là, Fromanger
a dû procéder à deux choix périlleux : celui de la
surimposition des yeux et celui de leur couleur. Sa
composition de corps nus - dont l'ébauche perpé
tuelle, il nous en a fait la confidence, peuplait à
l'infini les marges de ses cahiers d'écolier et de
lycéen - étant enfin acquise, il avait rendez-vous avec
le vertige qui l'a toujours poussé, juste en fin de
partie, à risquer le tout pour le tout : pour rompre
l'harmonie plastique ; pour provoquer, détonner ; pour
que « ça ne fasse pas peinture moderne » ; pour
échapper, par un point de fuite aveugle, par exemple
257
à André Masson ou, ici, aux papiers découpés de
Matisse ; pour signer singulièrement son œuvre,
comme peut l'être le rêve, selon Freud, d'un point
d'ombilic : « où il se rattache à l'Inconnu ». C'est déjà
cette passion de la fracture créatrice qui nous a valu
au beau milieu de ses toiles les mieux équilibrées
l'irruption de poissons volants, de bicyclettes, de
lionnes étrusques . . . Cette fois, c'est un capitonnage
d'yeux multicolores qui s'imposait à lui. Sitôt vu,
sitôt fait ! Et tout fut perdu sur le coup : le tableau
s'effondra immédiatement sur lui-même. Alors il
reprit les yeux en noir et tout s'éclaira d'une lumière
nouvelle : la troisième dimension sans perspective du
regard faisait vibrer de façon fulgurante l'intersection
structurelle des corps et des couleurs et se déployer
des lignes d'univers débordant de toutes parts les
coordonnées significatives antérieures. La singularité
avait cessé d'être paradoxale, exotique, exotopique.
Elle proliférait, légiférait, amplifiait les moindres
décrets de signifiance. Une nouvelle étape était fran
chie dans le démantèlement de l'idéal identitaire qui
hante la peinture contemporaine ; un nouveau pas
venait d'être fait vers l'invention d'une subjectivité
mutante, loin des équilibres dominants, aspirée par
des devenirs danse de l' É ros, des devenirs femme du
désir, des devenirs cosmiques des corps, des devenirs
invisibles du regard.
1 984 - BUTO
Tanaka Min
le dauphin des ténèbres
ses feux Zen sous les pas du miracle japonais
d'autres circonscriptions du sens
un corps-sans-organe
en deçà des identités industrielles
au-delà des programmations narratives
lenteurs à la vitesse de la lumière
horizontalités animales
pour arracher ses danses au cosmos
diagrammes d'intensités
à l'intersection de toutes les scènes du possible
chorégraphie d'un coup de dé du désir
sur une ligne continue de naissance
devenir irréversible des rythmes et ritournelles d 'un
événement-haïku
1 dance not in the place but 1 dance the place
Tanaka Min
the body weather
le roi nu de nos mémoires impossibles de l'être
1985 - LE TOUJOURS JAMAIS VU »
«
DE KEIICHI TAHARA
260
jamais pour autant nous devenir familière . Parce que
sans affectation fixe ; parce que errante à la manière
d'une âme morte que les rituels de deuil n'auraient
pas encore apaisée . . . Menaçante par sa charge d'ar
bitraire, et cependant nécessaire, rassurante par son
arrimage aux évidences les mieux assurées. Oui ! C'est
bien une fenêtre, c'est un radiateur, c'est un type à
lunettes qui porte un chapeau rond . . .
À partir de quelles incidences visuelles pourrons
nous déceler ce retournement sur lui-même de l'ob
jectif de Keiichi Tahara et ce nouveau primat de
l'énonciation ?
En premier lieu, celles de sa présentation la plus
extérieure : déjà les ombres portées par les cadres du
fait de leur angle d'adossement sur les murs de la
salle d'exposition et les reflets abrupts sur les verres
qui les supportent ; et les choix rythmiques présidant
à leur disposition spatiale qui les articulent selon des
temporalités multiples ; bref, tout un art du fugace,
familier à l'Orient, qui extranéise des cristaux d'in
corporels ; les contenus iconiques ne subsistant, pour
un temps, qu'à titre de prétextes existentiels. Ensuite,
comme en contrepoint dysharmonique, l'intrusion de
singularités de surface - griffures, frottages, coulures,
empreintes diverses - héritées de techniques de la
peinture d'aujourd'hui. (Ne me suis-je pas surpris
moi-même à tenter d'effacer, mouchoir en main, des
traces de doigts bel et bien intégrées à un tirage, au
demeurant d'une pureté technique sans égale !)
Le cadrage intrinsèque, de son côté, a été conçu
pour engendrer une insécurité permanente des rap
ports figure/fond, tant en profondeur que sur un plan
frontal. Des modules primaires de sémiotisation se
26 1
trouvent ainsi mis en état de faire travailler à leur
propre compte, si l'on peut dire, la perception et les
affects. Plutôt qu'au « processus primaire » freudien
du rêve - trop à la merci du retour de manivelle de
1'« élaboration secondaire » -, je pense ici aux « phé
nomènes fonctionnels » propres aux états crépuscu
laires décrits par Sylberer ou aux « expériences déli
rantes primaires », recencées par Karl Jaspers, qui
accompagnent ce qu'on appelle communément les
« bouffées délirantes » . Mais qu'on m'entende bien, il
262
abstraite de Mondrian, qui devait somnoler depuis la
nuit des temps au-dessus du radiateur, s'éveille dans
un effet de serre, digne de Vuillard ou de Bonnard . . .
L e moi, l e je, l'autre e t tout l e reste à l a suite dévalent
en cataracte dans un sombre aquarium où trône l'œil
impavide d'un poisson égyptien . . .
1 984 - KAFKA :
PROCÈS ET PROCÉDÉS
264
importante de son œuvre ultérieure devait être
consacrée.
Certains commentateurs se sont employés à ratta
cher l'œuvre de Kafka à la littérature du XIXe siècle,
voire même à celle du XVIIIe. Une telle démarche ne
paraît relativement pertinente que pour la part de
l'œuvre relevant du procédé antérieur aux années 1 9 1 2-
1 9 1 4. En revanche, elle risque de manquer la crise
processuelle qui en constitue le ressort décisif. Elle
implique un abord réducteur, une lecture « plate » ,
méconnaissant le caractère essentiellement brisé, frag
mentaire du discours kafkaïen, qui interdit qu'on puisse
tenir pour séparés les textes achevés, les ébauches, les
variantes, la correspondance, le journal, bref, l'en
semble des éléments relatifs à la trajectoire vécue . Ce
problème de positionnement historique n'est pas aca
démique : il ne relève pas d'une de ces querelles, dont
les manuels scolaires sont friands, entre des anciens et
des modernes ; il appartient à l'œuvre elle-même . Car,
d'une part, certains de ses traits stylistiques effective
ment classiques paraissent se développer avec la rigueur
et l'austérité d'une fugue de Bach ou d'un oratorio de
H aendel, à partir d'une cellule thématique centrale,
faite de ruminations obsessives, d'inhibitions et de fuites
éperdues, d'actes manqués et de questionnements schi
zos, tandis que, d'autre part, ce même oratorio ou cette
fugue ne cesse de déborder de son cadre proprement
littéraire pour se propager, par le biais de dimensions
trans-sémiotiques multiples et selon la formule la plus
moderne de 1'« œuvre ouverte ", dans tous les arts, dans
la politique, aussi bien que dans le langage et la sen
sibilité ordinaires. On ne saurait que perdre 1'« effet
Kafka », dans son efficace actuelle et sa vitalité in sis-
265
tante, si l'on ne se déprenait pas de l'illusion rétrospec
tive qui consiste à appréhender les pièces proprement
littéraires - les nouvelles, les romans - comme des
totalités potentiellement achevées, comme des œuvres
qu'en d'autres circonstances leur auteur eût pu ache
ver. C'est précisément cet inachèvement foncier, cette
précarité chronique qui confère au kafkaïsme sa
dimension processuelle, sa puissance d'ouverture ana
lytique, qui l'arrache à l'héritage normatif qui a lesté
presque toute la littérature du xxe siècle.
L'effet d'énigme, l'ambiguïté permanente engendrés
par le texte kafkaïen tiennent, selon moi, à ce qu'ils
déclenchent chez le lecteur, parallèlement à son
niveau de discours littéraire manifeste, un travail de
processus primaire, à travers lequel viennent à l'ex
pression les potentialités inconscientes de toute une
époque. D'où la nécessité, pour appréhender cette
dynamique, de ne pas isoler les données littéraires
des données biographiques et historiques. À cet égard,
il serait peut-être profitable de rapprocher ce type
d'énigme de celles portées par des œuvres également
surgies au carrefour de plusieurs « constellations
d'univers » - je pense en particulier aux peintres qui
eurent à assumer, de plein fouet, les conséquences
de la coupure cézannienne : on y retrouverait la
même traversée, à contresens, d'une texture signifiante
par un procès a-signifiant, déployant des lignes de
fuite mutantes, tant logiques qu'affectives.
Le Procès, à ce point de bascule entre le procédé
et le processus, pourrait ainsi être lu comme l'histoire
de l'affirmation d'une nouvelle machine scripturale
analytique sur un vieil idéal identitaire. On y voit,
en surimpression, d'anciennes intensités expression-
266
nistes - dont la mise en valeur demeure prédominante
dans les cinq premiers chapitres -, une technique
répétitive de figures et de schèmes abstraits. Autre
dilemme : autre piège ! Ces figures et ces schèmes,
convient-il de les rapporter à une même « structure
profonde », à une même axiomatique fantasmatique,
comme l'image des thèmes et variations nous y invitait
précédemment ? Partent-ils, au contraire, à la dérive,
proliférant en « rhizome » à l'exploration d'effets de
sens et d'affects en rupture de ban ou végétant dans
les limbes ? Ici également, les deux voies paraissent
se chev�ucher ; car ce travail de processus primaire
opère non seulement à l'encontre des significations
et patterns dominants, mais fait aussi retour sur eux
pour en détourner les finalités éthiques et micropo
litiques, et pour en promouvoir un nouvel usage.
Soulignons que la question n'est pas de déterminer
si, au bout du compte, ce détournement est inscrit
dans une perspective globalement religieuse, laïque
ou anarchiste, mais seulement de prendre acte de ce
dont Kafka a maintes fois fait l'aveu : à savoir qu'il
s'est adonné à la littérature comme à une perversion
qui a fini par s'imposer entre lui et la société ordinaire.
C'est de cette tension au niveau le plus élémentaire
entre deux modes de concaténation du sens - l'un
de maintien d'un état des choses corrélé à diverses
formes de conservatisme bureaucratique et à une
expression littéraire classique, l'autre de percussion,
d'éclatement et de recristallisation des redondances
familières - que naissent ces effets signalétiques
irréductiblement équivoques, mêlant des impressions
de « déjà vu » aux pressentiments de catastrophes à
267
la fois étranges, inouïes et joyeuses, propres au
kafkaïsme.
Ce n'est donc qu'à la condition de refuser de
séparer les divers genres d'écriture qu'on parviendra
à saisir l'importance de la dimension, qu'on peut
qualifier d'érotique, de cette catalyse littéraire d'une
autre réalité et, tout particulièrement, en faisant une
place privilégiée au genre « lettre à l'aimée » , qui
confine effectivement à la perversion, pour autant
qu'il implique toujours le même genre de scénario
stéréotypé, à savoir : la prise de possession épistolaire
d'une femme qui, au départ, vous est presque incon
nue et que vous finissez par séduire et enchaîner à
distance, au point de la perturber gravement. Mais
l'exploit qui consiste à maintenir en suspens, aussi
longtemps que possible, ce genre de jouissance exa
cerbée et déterritorialisée trouve immanquablement
sa limite.
Dans Le Verdict (qu'on peut tenir avec La Méta
morphose pour une ultime tentative de conjuration
des composantes diaboliques de la machine d'écriture
- « tu étais au fond un enfant innocent, mais, plus
au fond encore, un être diabolique »), Georges Ben
demann, après avoir longuement hésité à écrire en
Russie une lettre à son ami célibataire pour lui
annoncer ses fiançailles, découvre avec stupeur que,
de longue date, son père entretenait une correspon
dance parallèle à la sienne tendant, en quelque sorte,
à la doubler et à la neutraliser ; ce qui l'amène aussitôt
à se suicider, en proclamant : « Et pourtant, chers
parents, je vous ai toujours aimés. » En revanche, Le
Procès s'engage sur des bases bien différentes ; il y est
indiqué, d'emblée, qu'une telle échéance suicidaire
268
n'est plus à l'ordre du jour. Relevons, à ce propos,
un incident, un de ces indices sémiotiques à partir
desquels prolifère la création kafkaïenne, tournant ici
autour de ce que j'appellerais la pomme de l'extrême
limite . Aussitôt après son arrestation, Joseph K. mord
à pleines dents dans une pomme - la dernière qui
lui reste - et il se fait alors l'aveu que, tout compte
fait, il la préfère de beaucoup au petit déjeuner que
les policiers viennent de lui prendre ou au breuvage
qu'il pourrait obtenir d'eux. Or, cette pomme, nous
l'avons déjà rencontrée dans La Métamorphose, en
tant que projectile mortel que Samsa reçoit de son
père à l'instigation de sa sœur. Là aussi, c'est la
dernière d'une série qu'il a crue, jusqu'alors, inoffen
sive. On ne retrouve donc plus, dans Le Procès, la
connotation fatale que Kafka a conférée, dans La
Métamorphose, à ce symbole traditionnel d'innocence
et de péché, on remarquera, cependant, qu'elle conti
nue de hanter ses significations potentielles, puisque
Joseph K. s'applique à penser qu'il serait insensé de
se suicider, uniquement parce que deux hommes sont
en train de manger votre déjeuner dans une pièce
voisine et parce que vous en êtes réduit à croquer
une pomme . . . Non, décidément, mordre dans la
pomme n'annonce plus la déchéance du pécheur -
on devrait dire du fauteur de troubles -, mais marque
plutôt son entrée délibérée, pour ne pas dire conqué
rante, dans l'univers clos d'une macération jubilatoire,
ancrée sur une pseudo-culpabilité à haute teneur
sexuelle, que les juges très spéciaux du Procès clas
seraient peut-être dans le registre de 1'«atermoiement
illimité » . Nous voilà ici renvoyés à une toute première
utilisation initiatique de la pomme, dans A merika,
269
lorsque Karl Rossmann en recevait une en don de
son amie Thérèse, à l'occasion de son départ mou
vementé de l'Hôtel Occidental et de son entrée dans
le monde interlope et fou de Delamarche et de
Brunelda.
Durant des années, une part considérable du méta
bolisme littéraire de Kafka a tourné autour de cette
« écharde dans la chair » de l'impossible relation à
Félice =_ 'engrenage des lettres, les fiançailles à Berlin
au printemps 1 9 1 4, la première grande rupture suivie
d'une reprise qui lui laissera trois mois après le
sentiment d'être : « ligoté comme un criminel », le
« tribunal de l'Askanischer Hof », les réconciliations,
la recherche d'un logement, le choix d'un mobilier,
le carrousel des visites aux familles et aux amis des
familles. Et toujours le flux torrentueux des Lettres
- à mon sens, le premier des chefs-d'œuvre. Et
toujours la question lancinante : comment préserver
la machine d'écriture. Comment éviter de donner
prise aux griffes du réel : « Je m'inquiète de voir
certaines de mes habitudes dérangées et mon unique
concession consiste à jouer un peu la comédie. Elle
a tort dans les petites choses, elle a tort quand elle
défend ses droits prétendus ou réels, mais dans
l'ensemble, elle est innocente, une innocente condam
née à une cruelle torture, c'est moi qui ai commis
le mal pour lequel elle est condamnée et c'est moi,
pour comble, qui sers d'instrument de torture. »
La délivrance, la « capitulation définitive » s'abattra
sur lui avec la tuberculose : le 4 septembre 1 8 1 7, Max
Brod l'entraîne chez le médecin ; le 1 2 septembre, il
se fait mettre en congé et s'installe chez sa sœur
Ottla à Zürau ; le 1 9 septembre, il adresse une lettre
270
d'adieu à Félice ; le 27 décembre, rupture définitive.
Accablement, crise de larmes au bureau de Brod . . .
Mais i l tient bon. I l est brisé. I l s e raccroche d e toutes
ses forces à l'écriture ; il travaille au Procès.
POSTFACE
272
simplement, événementielles. À cela s'ajoute le fait
que les textes regroupés ici amorcent un certain
nombre de directions de recherche, en cours d'éla
boration, dont je ne ferai, dans cette postface, qu'é
voquer les principaux questionnements.
- Par quels moyens peut-on espérer accélérer la
venue de ce que j'ai appelé une ère postmédia ?
Quelles conditions théoriques et pragmatiques pour
raient faciliter une prise de conscience du caractère
« réactionnel » de l'actuelle vague de conservatisme,
c'est-à-dire le fait qu'elle n'est pas le corrélat d'une
évolution obligée de sociétés développées ?
S'il est vrai que les minorités organisées sont
appelées à devenir les laboratoires de pensée et
d'expérimentation des formes à venir de subjectiva
tion, comment pourraient-elles être amenées à se
structurer, à nouer des alliances entre elles et aussi
avec des organisations de forme plus traditionnelle
(partis, syndicats, associations de gauche), de façon à
échapper à l'isolement et à la répression qui les
menacent et tout en conservant leur indépendance
et leurs traits spécifiques ? Même question pour les
risques qu'elles encourent de récupération par l' É tat.
Comment envisager une prolifération de devenirs
«
273
en dehors des cadres restreints de la psychanalyse. Il
ne devrait plus être réductible en terme uniquement
d'entités intrapsychiques ou de signifiant linguistique,
mais engager également les diverses dimensions
sémiotiques et pragmatiques afférentes à une multi
tude de territoires existentiels, de systèmes machi
niques, d'univers incorporels. Pour le démarquer de
l'inconscient psychanalytique - trop ancré, à mon
gré, sur une appréhension identitaire et personnolo
gique des formations du moi, des identifications et
du transfert, et, de surcroît, irrémédiablement lesté
par des conceptions fixistes et psychogénétiques en
matière d'objet pulsionnel -, j'ai cru pouvoir le qua
lifier de schizo-analytique. Ce faisant, je n'avais pas
l'intention de le rattacher de façon univoque à la
psychose ; je ne voulais lui conférer qu'un maximum
de disponibilités à l'égard de toutes les variétés
possibles de schizes subjectives - celle de l'amour, de
l'enfance, de l'art... À la différence des complexes
freudiens, les agencements schizo-analytiques sont le
siège de transformations internes et de transferts entre
des niveaux prépersonnels (ceux, par exemple, que
Freud décrit dans sa Psychopathologie de la vie quo
tz'dienne) et des niveaux postpersonnels, qu'on pourrait
aujourd'hui qualifier globalement de médiatiques, en
élargissant la notion de média à tous les systèmes de
communication, de déplacement et d'échange. L'in
conscient, dans cette perspective, deviendrait « trans
versaliste ». Le don qu'il aura acquis de traverser les
ordres les plus divers, il le tiendra de machines
abstraites et singulières, ne s'accrochant à aucune
substance d'expression particulière, sans constituer
pour autant des universaux ou des mathèmes struc-
274
turaux. L'entité moïque, à laquelle était affectée
l'essence du sujet et impartie la responsabilité des
faits et gestes - réels et imaginaires - de la personne,
ne sera plus alors considérée qu'à titre de carrefour
plus ou moins transitoire d'agencements d'énonciation
de nature, de taille, de durée différentes. (On pourrait
retrouver, dans cette voie, sinon la lettre, du moins
l'inspiration des cartographies animistes de la subjec
tivité.)
- L'enjeu de l'analyse changera radicalement. Il ne
consistera plus à tenter de résoudre par le transfert
et l'interprétation des tensions et des conflits, en
quelque sorte « préprogrammés » au sein d'une psyché
individuée, mais à développer les moyens de sémio
tisation et les transferts d'énonciation propres à sur
monter les décalages croissants qui s'instaurent dans
nos sociétés entre :
1 . des représentations des modes de perception et
de sensibilité relatifs au corps, à la sexualité, à
l'environnement social, physique, écologique, aux
diverses figures de l'altérité et de la finitude, en tant
qu'ils sont travaillés par des mutations technico
scientifiques, tout particulièrement dans les domaines
de l'information et de l'image ;
2 . des structures sociales et institutionnelles, des
systèmes juridiques et réglementaires, des appareils
d' É tat, des normes morales, religieuses, esthétiques . . .
qui, derrière une continuité apparente, se trouvent
menacés, minés de l'intérieur, par les tensions déter
ritorialisantes du registre moléculaire précédent, ce
qui les conduit à freiner des deux pieds devant tout
processus évolutif, à devenir de plus en plus molaires,
275
à s'accrocher aux formes les plus obsolètes, dût leur
efficience fonctionnelle en souffrir . . .
- À l a différence d u sujet transcendantal d e la
tradition philosophique (monade fermée sur elle
même que les structuralistes ont prétendu ouvrir à
l'altérité par la seule vertu du signifiant linguistique),
les agencements pragmatiques d'énonciation fuient
de toute part. Leurs formations subjectives, s'instau
rant à l'intersection de composantes hétérogènes, ne
peuvent être réduites à une seule matière sémiotique.
La subjectivité économique, par exemple, n'est pas
de même nature que la subjectivité esthétique ; l'Œdipe
d'un garçonnet bien éduqué du XVIe arrondissement
est d'un tout autre acabit que l'initiation au socius
d'un pivete des favelas brésiliens . . . L'élucidation de
la composition interne des agencements et les rapports
qu'ils entretiennent entre eux impliquent la confron
tation de deux sortes de logiques : celle des ensembles
discursifs, qui régit les rapports entre des flux ct des
systèmes machiniques exo-référés à divers types de
coordonnées énergético-spatio-temporelles, celles des
corps sans organe non discursifs, qui régit les rapports
entre des territoires existentiels et des univers incor
porels endo-référés. L'entrée dans l'analyse de concepts
tels que ceux d'endo-référence ou d'auto-organisation
n'implique nulle sortie des champs ordinaires de
rationalité scientifique, mais seulement une rupture
avec le causalisme scientiste. On considérera, par
exemple, qu'une cartographie schizo-analytique n'est
pas seconde » par rapport aux territoires existentiels
«
276
les territoires en question. Problème connexe : toute
production esthétique ne relève-t-elle pas, d'une
manière ou d'une autre, de ce genre de cartographie,
indépendamment de toute référence à une quel
conque théorie de la sublimation des pulsions !
- Dès lors que la subjectivité inconsciente sera
considérée sous l'angle de l'hétérogénéité de ses
composantes, de sa productivité multiforme, de son
intentionnalité micropolitique, de sa tension vers
l'avenir plutôt que de sa fixation aux stratifications
du passé, le point focal de l'analyse sera systémati
quement déplacé des énoncés et des chaînons sémio
tiques vers leurs instances énonciatrices. De l'analyse
des données discursives on passera à l'examen des
conditions constitutives du donnant Il ne sera plus
« ».
277
leurs fonctions de signification et de désignation, ils
développent une fonction existentielle de catalyse de
nouveaux univers de référence. Derrière le non-sens
relatif d'un énoncé défaillant, ce n'est donc plus un
sens caché que les pragmatiques schizo-analytiques
iront débusquer, ou une latence pulsionnelle qu'elles
s'efforceront de libérer ; elles viseront l e déploiement
de ces matières incorporelles, insécables, indénom
brables, dont l'expérience du désir nous a appris à
reconnaître que leurs traits d'intensité peuvent nous
porter loin de nous-mêmes, loin de nos encerclements
territoriaux, vers des univers de possibles imprévus,
inouïs ; dès lors, à l'insignifiance passive, objet de
prédilection des herméneutiques, sera substituée l'a
signifiance active des processus de singularisation
existentielle.
Ces matières intensives, non discursives, à partir
desquelles, cependant, sont tressés les agencements
subjectifs, ne se maintiennent à l'existence qu'en se
déterritorialisant continuellement en projectualité
actuelle et virtuelle, et en se reterritorialisant en
strates de réel et de possible, de sorte qu'on peut
également les considérer comme autant de matières
à option éthico-politiques. Toutes les terres de désir
et de raison sont à portée de nos mains, de nos
volontés, de nos choix individuels et collectifs . . . Mais
en regard de l'ordre capitalistique des choses -
monothéiste, mono-énergétiste, mono-signifiant,
mono-libidinal, bref, radicalement désenchanté, rien
ne peut évoluer qu'à la condition que tout reste par
ailleurs en place. Les productions subjectives (les
subjectivités) sont tenues de se soumettre à ces axiomes
d'équilibre, d'équivalence, de constance, d'éternité . . .
278
Que nous restera-t-il, à ce compte, pour agripper une
envie de vivre, de créer, une raison de mourir pour
d'autres horizons ? Quand tout peut équivaloir à
n'importe quoi, plus rien ne vaut que les compulsions
grimaçantes de l'accumulation abstraite des pouvoirs
sur les personnes et les liens, et l'exaltation désolante
des prestiges spéculaires. Dans ce genre de grisaille,
la singularité et la finitude font nécessairement figure
de scandale, tandis que l'incarnation et la mort sont
ressenties comme des péchés plutôt que comme des
rythmes de la vie du cosmos. Il ne s'agit certes pas
de préconiser ici un retour aux sagesses orientales -
porteuses des pires résignations. Pas question non
plus de rejeter sans précautions, sans alternatives
mûrement expérimentées, les grands équivalents capi
talistiques : l'énergie, la libido, l'information. . . et
même le capital, pour autant qu'il pourrait être
reconverti en instrument fiable d'écriture écono
mique ! Il s'agit, là aussi, uniquement d'en réinventer
l'usage ; pas d'une manière dogmatique, program
matique, mais par la création d'autres chimies de
l'existence, ouvertes à toutes les re-compositions et
les transmutations du fait de ces « sels de singularité »
dont l'art et l'analyse peuvent nous livrer le secret.
En core l'analyse ! Mais où ? Comment ? Eh bien !
partout où elle est possible, partout où remontent à
la surface des contradictions insolubles, qu'il n'est
aucunement question de contourner, d'affolantes rup
tures de sens, qui nous font glisser sur les vagues de
la quotidienneté, des amours impossibles et c.ependant
parfaitement viables, toutes sortes de passions
constructivistes minant les édifices de rationalité mor
bide . . . Individuelle, pour ceux à qui il est donné de
279
conduire leur vie comme une œuvre d'art ; duelle de
toutes les façons possibles, y compris, pourquoi pas,
assortie du divan psychanalytique, pour autant qu'il
aurait été, au préalable, sérieusement dépoussiéré ;
multiple par des pratiques de groupe, de réseau,
d'institution, de vie collective ; micropolitique, enfin,
par d'autres pratiques sociales, d'autres formes d'au
tovalorisations et d'engagements militants, afin que
puissent être menées, à travers un décentrement
systématique de désir social, des subversions douces,
d'imperceptibles révolutions, qui finiront par changer
la face du monde, par le rendre plus souriant, ce
qui, avouez-le, ne serait pas un luxe !
Belém, août 1 98 5 .
198 1 -NON A LA FRANCE
DE L'APARTHEID
(ou le nouveau manifeste des 1 2 1 ) l
28 1
c'est-à-dire pour ceux qui ont le type européen ;
l'autre de ségrégation et de rejet, dans la plus pure
tradition du racisme colonial, pour les mauvais, c'est
à-dire pour ceux qui viennent principalement du
continent africain.
Comme il y a deux politiques de la jeunesse : l'une
élitiste et l'autre de précarisation et d e contrôle social
pour le plus grand nombre, en particulier tous ceux
qui sont parqués dans les banlieues-dépotoirs.
Les jeunes « immigrés » du sud de la Méditerranée
sont, au bout du compte, pris deux fois dans le
colimateur.
Les quotas que les maires communistes veulent
maintenant imposer, pour préserver la paix de leurs
communes, ne visent personne d'autres. Et lorsque
M. Peyrefitte se propose d'agrandir les prisons, c'est
bien encore ceux-ci qui sont visés, dans le prolon
gement de la même logique, puisque près de trois
quarts des détenus mineurs, fabriqués par notre
société, portent aujourd'hui des noms arabes.
�eule la nouvelle droite a osé formuler ouvertement
son émoi à propos d'un phénomène qui inquiète
beaucoup de monde mais sur lequel on garde hypo
critement le silence, à savoir que la stagnation démo
graphique globale de la France s'accompagne d'un
baby-boom au sein de la population étrangère.
Le Français moyen serait prêt à s'accommoder
d'un tel appoint démographique, mais uniquement à
la condition que son narcissisme racial n'en soit pas
affecté. En revanche, il s'affole, il devient proprement
délirant (comme dans cette autre puissance coloniale
que fut la Grande-Bretagne) à l'idée que son pays
puisse être souillé par la prolifération sur son sol de
282
« gens de couleur » . Que le phénomène s'accentue et
il se transformera bientôt en sudiste, en petit blanc
du Transvaal, en défenseur grotesque mais combien
redoutable d'une civilisation raciale aux abois.
Comment ne pas craindre le pire puisque le P . C . F . ,
q u i était censé défendre l'opprimé, a lui-même bas
culé ? Gérant en grande partie la périphérie de nos
villes rénovées et blanchies, il l'épure à son tour, se
transformant objectivement en rempart contre les
intrus.
Un consensus s'instaure . Les mesures gouverne
mentales et municipales (de quelque obédience qu'elles
soient) se complètent admirablement. Ségrégation du
logement, puis intimidations de toutes natures à
l'égard des immigrés prétendument non assimilables
et refus systématiques du droit d'asile aux ressortis
sants d'Afrique : tout est mis en œuvre pour que
soient étouffées les questions politiques et sociales
que pose, au sein de la société française, l'existence
d'une communauté non blanche de plus de trois
millions de personnes (Antillais et harkis inclus) . Le
racisme et le nationalisme le plus étroit ont tacitement
force de lois.
Un apartheid administratif est d'ores et déjà institué.
Son rouage le moins connu et le plus radical est
celui des expulsions.
Si, depuis le blocage de l'immigration en 1 974, le
nombre de celle-ci est monté rapidement à cinq mille
par an, il semble, à de multiples indices, qu'il va
presque tripler en 1 98 1 . Mais à ce chiffre il convien
drait d'ajouter celui, autrement plus lourd, des refou
lements pour non-renouvellement des titres de séjour
ainsi que les départs dits « volontaires » dus au ch ô-
283
mage, aux tracasseries administratives et au climat
de haine ambiant.
7S % des expulsés officiellement reconnus sont des
jeunes Maghrébins de moins de vingt-cinq ans, de
sexe masculin. Souvent nés en France ou y ayant
grandi, ils sont ainsi brutalement séparés de leurs
sœurs et de leurs compagnes, et arrachés du tissu
social qui fut le leur depuis leur enfance.
Il suffit que ces adolescents aient commis deux
délits, même infimes, pendant leur minorité, pour
être convoqués, parfois des années plus tard, devant
une commission d'expulsion préfectorale et conduits
deux mois après au bateau ou à l'avion. Leur sort
dépend donc presque entièrement du policier qui
décida un jour de constituer leur dossier, voire du
premier délateur venu.
Ils se retrouvent ainsi à Alger, Casablanca ou Tunis,
dans un pays qu'ils connaissent à peine et dont ils
assument mal les coutumes. S'ils y retrouvent leurs
familles, ils s'y réinsèrent difficilement car ils avaient
souvent fait le choix de vivre sur un mode différent.
Le cas des jeunes Algériens est encore plus para
doxal puisqu'ils sont de plus en plus nombreux à
posséder d'office la nationalité française. C'est là une
« conséquence » de l'indépendance de l'Algérie qui
perd ses enfants dès lors qu'ils sont nés en France à
partir de 1 963. Ainsi les premiers d'entre eux, attei
gnant cette année leur majorité légale, ont-ils le droit
de voter. Mais le régime giscardien, semblant les
considérer comme un cadeau empoisonné, a trouvé
un chantage odieux pour les neutraliser. Il s'attaque
à leurs frères aînés, demeurés étrangers, se débarrasse
du maximum d'entre eux dans les délais les plus
284
rapprochés, déstructurant ainsi les familles, mettant
les plus jeunes devant le dilemme tragique de les
renier ou de repartir avec elles.
Cependant, les jeunes expulsés sentent viscérale
ment qu'ils sont ici « chez eux ». Après quelques
semaines d'errance, parfois de profond désarroi qui
en a conduit plusieurs dizaines au suicide, beaucoup
reviennent en France clandestinement.
Ainsi est en train de se développer dans ce pays
une société souterraine, traquée, mais de plus en plus
organisée et chaleureuse qui fonctionne grâce à la
complicité des cités-ghettos mais aussi à la solidarité
grandissante de Français qui, ayant rencontré, estimé,
aimé à travers leur activité professionnelle ou leur
vie de tous les jours ces maquisards involontaires
d'une nouvelle guerre coloniale inavouée, ont res
suscité les « réseaux de soutien » de jadis et en
acceptent les risques.
Il est temps de faire connaître ouvertement cette
réalité.
C'est pourquoi les soussignés,
- révoltés par ce drame humain qui n'a, toutes
proportions gardées, rien à envier à celui des boat
people qui fit, il Y a peu, l'unanimité des émotions ;
- scandalisés par la mise en place, en France, d'un
système d'apartheid occulte et par la lâcheté des élus
de toutes tendances qui le couvrent ;
- conscients de la subtile fascisation des mentalités
qu'il entraîne et donc de la fascisation du régime
dans son ensemble ;
- convaincus que l'évolution normale, irréversible,
de nos sociétés économiquement développées, deve
nues des pôles d'attraction mondiaux, va dans le sens
285
de la multiracialité, elle-même garante de tout vrai
développement culturel ;
se déclarent prêts à aider à leur tour, par tous les
moyens légaux et illégaux, toute personne menacée
d'être expulsée de ce pays alors qu'elle tient à y vivre,
pour y avoir grandi, travaillé ou s'y être réfugiée
pour des raisons politiques ; et ceci, jusqu'à ce que le
droit d'y résider lui soit pleinement reconnu.
GLOSSAIRE DE SCHIZO-ANALYSE
287
du langage oral. Cette écriture de traces, d'empreintes,
se conservant en espace d'inscriptions, serait logique
ment antérieure aux oppositions temps et espace,
signifié et signifiant. La schizo-analyse objecte à cette
conception sa vision encore trop totalisante, trop
« structuraliste » de la langue.
288
Œdipe, le terme de coupure est inséparable de celui
de flux. ( << Connecticut, connect 1 cut » , crie le petit
-
289
économie de flux, n'est donc pas d'abord subjectif
et représentatif.
290
redondances sémiologiques. Les premières font tra
vailler les systèmes de signes directement avec les
réalités auxquelles elles se réfè rent ; elles œuvrent à
une production existentielle de référent, tandis que
les secondes ne font que représenter, en donner des
« équivalents » sans prise opératoire. Exemple : les
algorithmes mathématiques, les plans technologiques,
les programmations informatiques participent direc
tement au processus d'engendrement de leur objet,
alors qu'une image publicitaire n'en donnera qu'une
représentation extrinsèque (mais elle est alors pro
ductrice de subjectivité).
Machine (et mach inique) : on distinguera ici la
machine de la mécanique. La mécanique est relati
vement fermée sur elle-même ; elle n 'entretient que
des rapports parfaitement codés avec les flux exté
rieurs. Les machines, considérées dans leurs évolu
tions historiques, constituent, au contraire, un phylum
comparable à ceux des espèces vivantes. Elles s'en
gendrent les unes les autres, se sélectionnent, s'éli
minent, font apparaître de nouvelles lignes de poten
tialité.
Les machines, au sens large, c'est-à-dire non seu
lement les machines techniques, mais aussi les
machines théoriques, sociales, esthétiques, etc . , ne
fonctionnent jamais isolément, mais par agrégat ou
par agencement. Une machine technique, par exemple,
dans une usine, est en interaction avec une machine
sociale, une machine de formation, une machine de
recherche, une machine commerciale, etc .
Moléculaire/ molaire : les mêmes éléments existant
dans des flux, des strates, des agencements peuvent
être organisés sur un mode molaire ou sur un mode
moléculaire . L'ordre molaire correspond aux strati
fications qui délimitent des objets, des sujets, les
29 1
représentations et leurs systèmes de référence. L'ordre
moléculaire, au contraire, est celui des flux, des
devenirs, des transitions de phases, des intensités.
Cette traversée moléculaire des strates et des niveaux,
opérée par les différentes sortes d'agencements, sera
appelée « tranversalité ».
Objet petit « a » : terme proposé par Lacan dans le
cadre d'une théorie généralisée des objets partiels en
psychanalyse. L'objet petit « a » est une fonction
impliquant aussi bien l'o�jet oral, l'objet anal, le pénis,
le regard, la voix, etc . A cet objet petit « a » j 'avais
suggéré à Lacan d'adjoindre des objets petit « b » ,
correspondant aux objets transitionnels de Winnicott,
et les objets petit « C » , aux objets institutionnels.
Corps sans organe : notion reprise par Gilles Deleuze
à Antonin Artaud pour marquer le degré zéro des
intensités. La notion de corps sans organe, à la
différence de celle de pulsion de mort, n'implique
aucune référence thermodynamique.
Personnologique : adjectif pour qualifier les relations
molaires dans l'ordre subjectif. L'accent mis sur le
rôle des personnes, des identités et des identifications,
caractérise les conceptions théoriques de la psycha
nalyse. L'œdipe psychanalytique met en jeu des
personnes, des personnages typifiés ; il réduit les
intensités, projette le niveau moléculaire des investis
sements sur un « théâtre personnologique » , c'est-à
dire sur un système de représentations coupé de la
production désirante réelle (expression équivalente :
triangulation œdipienne).
Plan de consistance : les flux, les territoires, les
machines, les univers de désir, quelle que soit leur
différence de nature, se rapportent au même plan de
consistance (ou plan d'immanence) qui ne doit pas
292
être confondu avec un plan de référence. En effet,
ces différentes modalités d'existence des systèmes
d'intensités ne relèvent pas d'idéalités transcendan
tales mais de processus d'engendrement et de trans
formation réels.
293
redondance la capacité inutilisée d'un code.
G. Deleuze, dans Différence et Répétition, distingue la
répétition vide de la répétition complexe, en tant que
cette dernière ne se laisse pas réduire à une répétition
mécanique ou matérielle. Ici également on trouvera
l'opposition entre redondance signifiante, coupée de
toute prise sur la réalité, et redondance machinique,
productive d'effet sur le réel.
Rhizome, rhizomatique : les diagrammes arbores
cents procèdent par hiérarchies successives, à partir
d'un point central, chaque élément local remontant
à ce point central. Au contraire, les systèmes en
rhizomes ou en treillis peuvent dériver à l'infini,
établir des connexions transversales sans qu'on puisse
les centrer et les clôturer. Le terme rhizome a été
« »
294
logie et l'ethnologie. Le territoire peut être relatif à
un espace vécu, aussi bien qu'à un système perçu au
sein duquel un sujet se sent chez lui Le territoire
« ».
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1. POLITI Q UE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
297
1 984 - Une affaire Dreyfus pour l'Europe -
L e Matin - 27 juin 1 984 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
1 984 - La gauche comme passion pro
cessuelle - La Quinzaine littéraire - juillet
1 984 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
1 984 - Des libertés e n Europe - Intervention
au colloque de Montréal sur les libertés en
Europe - octobre 1 984 .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5S
1 985 - Le cinquième monde nationalitaire -
Conférence prononcée à Bilbao le 26 mars
1 98 5 devant le Congrès International : Los «
298
1 98 3 La psychanalyse doit être en prise
-
299
1 984 - Gérard Fromanger, la nuit, le jour -
Eighty Magazine, n° 4 - Paris - août 1 984 . . . 248
1 984 - Buto - Présentation du programme
de danse Buto de Tanaka Min . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
1985 - Le « toujours jamais vu » de Keiichi
Tahara - Bulletin du L ivre Français publié
par l'Ambassade de France à Tokyo -
1 er trimestre 1 98 5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 260
1 984 - Kafka : procès et procédés - Le si èc l e
de Kafka - Catalogue du Centre Georges
Pompidou - Paris 1 984 - En coproduction
avec la Fondation transculturelle internatio-
nale et avec le concours de la Bibliothèque
publique d'Information. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
POSTFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 272
"Je suis de ceux qui vécurent les années soixante comme un printemps
qui promettait d'être intemlinable ; aussi ai-je quelque peine à
m'accoutumer à ce long hiver des années quatre-vingt ! L'histoire fait
quelquefois des cadeaux, mais jamais de sentiments. Elle mène son jeu
sans se soucier de nos espoirs et de nos déceptions. Mieux vaut,
dès lors, en prendre son parti et ne pas trop miser sur un retour obligé
de ses saisons. D'autant qu'en vérité rien ne nous assure qu'à cet
hiver-l à ne succédera pas un nouvel automne ou même un hiver encore
plus rude !"
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