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LA DIMENSION ONTOLOGIQUE DU VOYAGEUR DANS LE

VOYAGE EN FRANCE DE BENOÎT DUTEURTRE

Brînduşa IONESCU*

Abstract : To writers who had the experience of the exile, of uprooting or of travel,
space always represented an essential part of their personality. For Benoît Duteurtre, a French
novelist, essayist and music critic, distant space is reconstructed through myths, dreams or works
of art, thus becoming, after the travel itself has taken place, a significant point in the identity
trajectory of the individual. This is what the author aims at illustrating in his novel Le voyage en
France (2001), through two characters – travellers originating from different continents, to whom
the contact with a foreign country offers a life lesson, enabling them to discover the charm of
their country of origin and the bond that unites them to it.
Keywords : traveller, identity, space.

L’espace a toujours eu pour les écrivains francophones qui ont expérimenté


l’exil, le déracinement, la mouvance, un rôle essentiel dans la détermination identitaire.
Il s’agissait le plus souvent d’un lieu mémoriel, celui de l’enfance ou d’un pays perdu,
symbole de stabilité et d’identification personnelle. Chez Benoît Duteurtre1, romancier,
essayiste et critique musical français du XXIe siècle, qui partage son temps entre Paris et
Normandie, entre l’Europe et l’Amérique, l’espace lointain nourri par des mythes, rêves
et œuvres d’art ou découvert par contact direct représente un repère de base dans le
trajet identitaire de l’individu. C’est un thème que l’auteur essaie d’adapter à un
contexte contemporain, à côté d’autres aspects plus ou moins autobiographiques et à des
problèmes concrets de notre temps, tels l’évolution de la musique classique française et
les questions que soulève la musique contemporaine, la nostalgie de la Belle Époque et
ses conséquences sur la France d’aujourd’hui, la communauté des marginaux
(homosexuels, immigrés, handicapés, condamnés à mort), le rôle de l’écrivain, l’univers
des médias et des communications, les mondes imaginaires.
La découverte des États-Unis, l’amitié avec l’écrivain américain Bruce
Benderson et l’admiration pour l’auteur français Michel Houellebecq influencent le
parcours littéraire et la conception de Benoît Duteurtre sur l’œuvre. Il en résulte le
roman Le voyage en France, récompensé avec le prix Médicis en 2001, qui valorise le
rôle important de l’espace étranger dans la redécouverte de soi. Le livre raconte
l’histoire de deux personnages à la recherche d’une place dans la société en permanente
transformation : un Américain épris de la France telle qu’elle est illustrée dans les
tableaux de Claude Monet et un Français fasciné par une Amérique idéale, archétype de
la liberté. Leur nature profonde de rêveurs, leurs désirs inaccomplis poussent les deux
hommes à voyager à petites ou à longues distances et à entreprendre ainsi une
confrontation entre l’ancien et le nouveau monde, dans le but d’éclaircir leurs pensées,
de se trouver ou retrouver l’identité.

*
Université « A. I. Cuza » Iasi, [email protected].
L’article est réalisé dans le cadre du Projet « Idées » 2011/ n° 218, L’Espace identitaire dans la
littérature francophone contemporaine, financé par CNCS-UEFISCDI.
1
Pour plusieurs détails concernant la vie et l’œuvre de Benoît Duteurtre, voir le site officiel de
l’auteur : http ://duteurtre.free.fr/guppy/index.php?lng=fr.

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Le voyage, définit par une certaine dose de secret et de mystère, se produit
grâce au caractère inconnu d’un lieu. Le sentiment d’attente, l’incertitude favorise
l’imagination, entraîne la curiosité et offre à la personne qui entreprend le déplacement
une expérience analogue à celle du lecteur face à son livre. D’ailleurs, « partir c’est
d’abord chercher, le voyage est une quête où l’imaginaire distribue toutes les cartes, et
ou le destin commet toutes les tricheries », constate Alain Verjat (Verjat, A., 1988 : 74).
Le voyage effectif ou littéraire favorise la naissance d’un genre de subterfuge, une
aventure de l’inconnu, par le fait qu’il permet la découverte et le contact avec d’autres
pays et cultures, tout en identifiant les ressemblances et en expérimentant les différences
(Baudrillard, Guillaume, op. cit. : 81-107).
Tous les voyageurs n’ont pas les mêmes intentions, ni les mêmes impulsions au
départ : un périple à l’étranger peut être déclenché par la simple curiosité, la recherche
de perfection artistique, la soif du savoir, le désir d’apprendre, de s’instruire, de mieux
se connaître, de prendre une distance vis-à-vis de sa propre société. Aller à la
découverte de l’inconnu conduit jusqu’à un certain point à une conquête de l’espace et
favorise un voyage parallèle poursuivant un itinéraire intérieur (Djaider, Khadda, 1990 :
217). Dans son livre Nous et les autres, Tzvetan Todorov propose une classification des
voyageurs, en fonction des raisons trouvés à la base de leurs déplacements. Il mentionne
ainsi l’assimilateur (celui qui voyage pour assimiler l’autre culture), le profiteur (c’est le
commerçant qui voyage sans avoir de rapports à l’autre dans son originalité et son
authenticité), le touriste, l’assimilé (c’est celui qui pénètre vraiment une culture, qui
adopte un mode de vie ; l’immigrant, en quelque sorte), l’exilé (politique ou non),
l’allégoriste (qui prend l’étranger comme métaphore critique ; l’autre pays lui sert
d’allégorie), le voyageur philosophique (à la manière de Montaigne, qui se propose de
vérifier la variété), etc. (Todorov, T., 1988). Dans le roman Le voyage en France,
Benoît Duteurtre met admirablement face à face deux voyageurs, qui, en différents
moments de leurs expériences, réunissent des traits du touriste, de l’assimilateur, de
l’allégoriste et du voyageur philosophique.
Le premier d’entre eux, sur l’expérience duquel l’auteur insiste le plus, est
David, un jeune de vingt-deux ans, né à New York d’une mère américaine et d’un père
français, grand voyageur. La filiation paternelle l’encourage à découvrir plus en détail le
pays européen qu’il commence à idolâtrer dès l’adolescence. C’est à partir des livres,
des tableaux impressionnistes de Claude Monet et des objets 1900 qu’il se construit
l’image sur la France et les Français, voire sur sa propre personne (descendance, pensée,
habitudes, art de vivre, style vestimentaire) : il s’imaginait dans le jeune couple de la
toile Jardin à Sainte-Adresse 1 ses propres ancêtres, s’habillait avec une chemise en
brocante portant les initiales C. M. « comme Claude Monet » et un « pantalon de
flanelle grise » qui « rappelait celui du jeune homme du tableau » ; la chevelure lui
donnait l’allure bohème d’un « faux artiste » (Duteurtre, B., 2001 : 31) du XIXe siècle,
d’un « fils de l’impressionnisme » (Ibidem : 33) ; de plus, il aimait écouter la musique
de Debussy et portait correspondance avec une parisienne, Ophélie, elle aussi à un esprit
d’artiste. Né « un siècle trop tard » (Ibidem : 43), persuadé que « l’Europe d’hier était
supérieure à l’Amérique d’aujourd’hui », le jeune homme « vivait de cette nostalgie
éveillée, ponctuée de morceaux de vie moderne » (Ibidem : 31-32). Par la façon dont il

1
Le tableau de Claude Monet, Jardin à Sainte-Adresse (1867) n’est pas aléatoirement choisi par
Benoît Duteurtre comme élément clé dans le parcours de son personnage. Conservé au
Metropolitan Museum of Art de New York, il reflète une image de la Normandie, terre natale de
l’auteur et lieu préféré pour l’écriture de ses romans et essais.

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trouve des critiques à son pays natal en se rapportant à une France idéale, il rappelle ce
que Tzvetan Todorov appelle « l’allégoriste ». À juste titre, David veut aller de l’autre
côté de l’Atlantique, à la rencontre de soi-même et de son art. Seulement un séjour dans
la France actuelle pourrait le faire passer de la rêverie à la réalité.
Véritable découvreur, un « assimilateur » et un bon vivant, David se laisse
porter par l’aventure avec une franche naïveté, comme Candide de Voltaire : gagnant à
la loterie un chèque de presque 10 000 dollars, il projette son départ en bateau de New
York à Havre en 8 jours, afin de « connaître le glissement progressif du vrai voyage »
(Duteurtre, B., op. cit. : 45). Selon l’exemple des grands explorateurs, il se réjouit en
égale mesure du périple et du pays de destination. « Décidé à ne rien perdre de cette
arrivée sur la terre promise » (Ibidem : 49), une terre des poètes et des artistes, du
raffinement et de la culture, l’Américain regarde la côte française comme à peine éveillé
d’un long sommeil. Arrivé sur les quais, il identifie l’ancien débarcadère avec le nom du
port « Le Havre » et dans la masse de blocs modernes, il cherche les traces vestige du
siècle passé où essayera de s’intégrer.
Arrivé à Sainte-Adresse – Panorama Monet, David y reconnait le monde
enchanté qu’il étudiait, à distance, depuis l’âge de quinze ans : le port lumineux, le vaste
paysage qui avait inspiré les peintres, voire quelques éléments précis des tableaux
impressionnistes : de beaux jardin, des immeubles résidentiels et villas de la Belle
Époque, un clocher d’église, des baigneurs sur la plage, même l’emplacement exacte du
tableau Jardin à Sainte-Adresse ; la présence d’un peintre avec son chevalet le fait
penser à Claude Monet « en personne » :

David s’approcha. Il vit le peintre […] [et] observait son allure étrange :
cette longue barbe blanche, ce chapeau de pêcheur, ce ciré incongru sous le soleil
radieux. L’image éveillait un vague souvenir dans la mémoire de l’Américain –
comme s’il avait déjà rencontré le même personnage. […] Soudain, concentrant
son attention sur la barbe, David eut un étourdissement. […] Car l’individu qui se
tenait devant lui était – à l’évidence – Claude Monet en personne.
Aussitôt, tout s’éclaira. Car non seulement Claude Monet se trouvait sur la
promenade, mais il s’agissait précisément de Monet tel que l’avait peint Renoir
dans un tableau où l’on voit le vieux peintre à barbe blanche affublé d’un ciré et
d’un chapeau de pêcheur. David se souvenait parfaitement de ce portrait : Monet
peint par Renoir se tenait devant lui, en chair et en os, dans la baie du Havre
[...]. » (Ibidem : 65)

Le peintre s’auto-nommait Claude Monet et se proposait de reproduire le même paysage


que l’artiste impressionniste, dans une nouvelle version, sur un fond noir. Cette
expérience détermine David à se sentir satisfait, « heureux d’avoir atteint le premier but
de son voyage » (Ibidem : 67).
Le parallèle que Duteurtre réalise, par l’intermédiaire du jeune homme entre la
France réelle et la France reproduite dans les tableaux de la seconde moitié du XIXe
siècle et aussi entre Claude Monet et l’artiste qui reprend l’identité du fondateur de
l’impressionnisme, crée en fait un phénomène d’ekphrasis, qui consiste, selon Jessie
Martin, dans la passage en sémiotique d’un code à l’autre ou le remplacement du
langage d’une œuvre par celui d’un art différent ; autrement dit, le procédé vise la
description d’une œuvre d’art (peinture, sculpture, partition de musique) réelle ou
imaginaire par un personnage dans une fiction (Martin, J., 2011 : 21-29). L’endroit
(Sainte-Adresse, du Havre) peint par Claude Monet existe en réalité et la ressemblance
est éblouissante. C’est comme si le tableau s’anime devant les yeux du personnage et du

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lecteur à la fois, l’image picturale étant ainsi transposé à l’écrit. Parlant de l’ekphrasis,
Sophie Berho en identifie quatre fonctions : psychologique1, rhétorique2, structurale3 et
ontologique4 (Bertho, S., 1990 : 26-32). La fonction rhétorique, qui vise le personnage,
se retrouve aussi dans Le voyage en France, vu que le processus contemplatif de l’art
influence l’attitude de l’Américain, sa manière de s’habiller, de parler, de percevoir la
réalité et en même temps dicte ses actes, telle la décision de partir en voyage.
La description ekphrastique du peintre de Sainte-Adresse – Panorama Monet
n’est pas aléatoire : la superposition de trois images, de Claude Monet, du portrait de
Claude Monet tel qu’il a été peint par Renoir et du peintre contemporain, introduit un
discours surréaliste, à double fond, dont l’un est de nature psychologique, ce qui, en
outre, a pour effet immédiat une impression de mise en abyme – utilisée d’ailleurs par
Benoît Duteurtre en tant que flashback ou analepse. Les éléments déclencheurs de la
mémoire affective, du « vague souvenir » de l’artiste sont la barbe de l’homme, son
chapeau de pêcheur et son ciré déplacé, signes d’un esprit simple, mais voyageur,
contemplatif et sagace, comme David prétendait d’être. Cette reconstitution
cinématographique du réel à partir d’une toile, soit-elle d’Auguste Renoir ou de Claude
Monet, ne fait qu’alimenter la rêverie et l’enthousiasme de David.
Toute une série de désillusions accompagne pourtant les aventures de ce
Candide moderne, en le déstabilisant. D’abord, dès l’entrée du paquebot dans le chenal
du Havre, des constructions grises se dévoilent comme une caricature des États-Unis :

Il aperçut une vaste cité grise, posée sur cette côte comme un jeu de
construction en béton armé. Des tours géométriques se dressaient dans le lointain,
comme une réplique de Manhattan en modèle réduit. Un clocher d’église évoquait
la silhouette de l’Empire State Building. (Duteurtre, B., op. cit. : 49)
Levant les yeux vers ces rangées de murs gris, David avait l’impression
d’entrer dans un petit New York déserté par ses habitants. (Ibidem : 51)

Ensuite, le jeune touriste, loin de retrouver la mode d’avant-guerre et une civilisation


originale, découvre chez les Français l’habitude de porter des marques de vêtements et
de chaussures new-yorkais, la dépendance vis-à-vis des ordinateurs, une mentalité sans
scrupules et une ouverture sexuelle qui rappellent « l’Amérique des téléfilms » (Ibidem :
54). Ce n’est plus la France fantasmée de Claude Monet, mais une France reflétant
légèrement la culture que David avait laissé de l’autre côté de l’Atlantique. Le contact
avec la réalité est dur, mais nécessaire au développement personnel, le voyage
accomplissant ainsi son objectif de formation :

1
« Lorsque le romancier confère au tableau une fonction psychologique, l’intérêt spécifique de
celui-ci est encore minime, il est entièrement soumis au personnage. Le tableau, la référence
picturale remplacent ou renforcent la voix narrative et jouent comme éléments de caractérisation
d’un personnage ou d’un milieu donné. » (S. Bertho, 1990 : 26).
2
« La fonction rhétorique peut être définie comme l’effet persuasif et affectif qu’un tableau
exerce sur l’un des personnages du récit avec toutes les conséquences narratives qu’on peut
imaginer : conversion du personnage, transformation de ses intérêts, de ses opinions ou de ses
passions. » (Ibidem : 27).
3
« La fonction structurale du tableau, la plus fréquemment utilisée par le romancier, est une
fonction réflexive. Elle correspondrait par là à ce qu’on appelle la “mise en abyme”. Le tableau
réfléchit, résume de façon emblématique, certains aspects de l’histoire. Cette fonction structurale
est généralement prémonitoire. » (Ibidem : 28).
4
« Le tableau ici n’a plus un statut narratif comme dans le cas de la fonction structurale ; il
s’immobilise dans une description qui symbolise le sens même de l’œuvre. » (Ibidem : 32).

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Après trois mois de voyage, je regrette seulement que les Français imitent
continuellement les Américains, tout en se persuadant d’être très originaux.
[…] J’imaginais les boulevards infinis de Los Angeles, les fumées
jaillissant aux carrefours de New York. Je me rappelle l’automne sur Manhattan,
lors de mon premier voyage. Vingt ans plus tard, me voilà enfermé dans des
activités professionnelles proches de l’absurde, comme n’importe quel New-
Yorkais de mon âge. Ici ou là-bas, c’est le destin de l’homme moderne qui est
insupportable. Ici ou là-bas, c’est la fraîcheur de la découverte qu’on voudrait
retrouver avant de mourir. (Duteurtre, B., op. cit. : 165-166)

Une expérience bizarre, de nature fantastique, survenue durant une courte


escapade au bord de la mer – plus précisément une discussion sur lui-même entre deux
pêcheurs qui ressemblaient l’un à Hitler (parlant le français avec un fort accent
allemand) et l’autre à De Gaulle –, détermine l’Américain de prendre une décision
importante, celle de quitter l’Europe :

– Vous courez après des chimères, mon vieux. Arrêtez de vous accrocher
à votre idée de la France.
– Quand che pense que fotre mère fous attente à New York. [...]
Un silence passa. Refusant de raisonner davantage, David décida d’accepter
l’évidence et il s’écria, avec une soudaine énergie :
– Vous avez raison, messieurs. Il est temps de rentrer chez moi.
– Ach, prafo cheune homme ! s’exclama le chancelier.
– Enfin un peu de jugeote dans cette cervelle, conclut le général d’une
voix tremblante. » (Ibidem : 277)

David acquiert ainsi la sagesse du « voyageur philosophique » et devient sûr de ce qu’il


fera à l’avenir : « Mon voyage est terminé. Je vais rentrer à New York » (Ibidem : 278).
Le retour dans la ville américaine est une conséquence logique de l’impossibilité de
satisfaire ailleurs qu’au pays natal le besoin d’union spirituelle avec l’espace.
Tout au long du roman, Benoît Duteurtre présente avec indulgence l’ingénuité
de son personnage : David n’est qu’un rêveur nostalgique qui appuie sa conception sur
la France sur des préjugés et sur des idées pas nécessairement fausses mais dépassées.
Le voyageur, avant ses déplacements, se forge certaines convictions en ce qui concerne
l’étranger et a l’impression qu’il est très distinct des autres. Le rapport avec l’altérité se
présente quand même différemment à l’époque actuelle : loin de déclencher un conflit,
les cultures se rencontrent, se mélangent parce qu’« il n’y a plus d’affrontement
symbolique, réglé par la religion. Ni […] un affrontement réel de destruction. […] Les
sociétés occidentales ont plutôt réduit la réalité de l’autre […] par assimilation
culturelle » (Baudrillard, Guillaume, 1994 : 11). La culture européenne est fortement
imprégnée par celle américaine et vice-versa. Les voyageurs, eu égard à leur liaison
avec des civilisations, nations et langages divers, doivent se montrer ouverts à l’altérité,
au nouveau. C’est ce que David réussit lui aussi, c’est-à-dire accepter le changement,
confronter la réalité avec l’imaginaire afin de se rendre compte de son attachement au
pays natal, du fait qu’il est inutile de perdre son temps « à rencontrer des gens modernes
qui rêvaient de vivre comme des Américains – lui qui était venu ici pour vivre comme
un Français » (Duteurtre, B., op. cit. : 141-142). C’est en réalisant qu’il n’est pas
vraiment européen qu’il finit par acquérir une identité nationale et accepter d’être
Américain. À juste titre, on parle du rôle existentiel du voyage, de la dimension
ontologique du voyageur.

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David n’est pas d’ailleurs le seul personnage à avoir une vision stéréotypée ou
unilatérale de l’Autre. C’est aussi le cas d’un Français quadragénaire sans nom/ prénom,
habitant Paris, désireux lui aussi d’échapper à la vie qu’il mène. Le manque du nom
pourrait suggérer qu’il s’agit d’un personnage sans identité, déraciné, indécis ou
bohème, qui n’a pas encore trouvé sa place, ce qui expliquerait aussi la maladie
intérieure qu’il ressent avant de partir à l’hôpital. Rédacteur pour l’éditorial gratuit
« Taxi Star », il est un cinéaste raté, dépressif, qui semble avoir gaspillé inutilement ses
années de vie. Un simple incident qui l’amène aux urgences, où un médecin l’assure
qu’il n’est pas malade, lui ouvre un nouveau début, lui donne l’impulsion de profiter de
chaque moment de son existence :

Ma vie commençait, pleine de promesses et d’imprévu. [...] Aujourd’hui,


je voudrais recommencer mon apprentissage : découvrir chaque jour comme un
voyage qui peut bien me conduire n’importe où dans sa dérive, pourvu que je
respire à nouveau l’air du large. (Duteurtre, B., op. cit. : 25)

Il redécouvre ainsi l’élan optimiste spécifique au voyageur, optimisme qu’il avait connu
durant son adolescence, quand il habitait encore au Havre, port qui lui ouvrait les
perspectives sur un Nouveau Monde : une Amérique idéale, des libertés, du cinéma. Les
forces retrouvées, l’homme commence à vivre sa vie comme un voyage, comme un
parcours de découverte. De plus, il entrevoit un accomplissement de son rêve américain
au moment de la rencontre avec David. S’identifiant à ce dernier, le journaliste
contribue à ce que son récent ami connaisse mieux la France et qu’il trouve, à la mer, au
moins certains fragments du pays rêvé. En échange, il est invité passer quelques jours à
New York, où l’extase s’empare de lui comme un sentiment incontrôlable :

Voilà quarante ans qu’il m’accompagne, ce klaxon de taxi new-yorkais –


avec son registre d’alto, son intonation nasale [...]. Voilà quarante ans qu’il me
« prend la tête », par l’intermédiaire des séries télévisées, des poursuites policières
sur l’écran catholique. [...] je grandissais dans la fréquentation du klaxon new-
yorkais, transmis par les ondes hertziennes au cœur d’une province française. Il
arrivait sur la télé comme une image de la vie, assez différente de la réalité que je
retrouvais quand je sortais réellement dehors.
Le timbre du klaxon new-yorkais restait pourtant niché dans un coin de
ma mémoire, comme un passeport vers le vrai monde. Et depuis mon arrivée à
New York, je l’attendais vraiment, comme si je débarquais dans ce berceau
légendaire devenu réalité. Le son du klaxon résonne entre les tours. Et j’ai
l’impression familière d’être chez moi. (Ibidem : 284)
[...] et j’ai envie de bondir en poussant des cris de joie primitifs, comme si
je venais de naître : « À New York. Je suis à New York ! » (Ibidem : 285)

Tout comme David, le journaliste est étonné par la ressemblance entre les
cultures d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Entrant au Metropolitan Museum of Art,
afin d’admirer la célèbre œuvre de Claude Monet qui a poussé David à partir en Europe,
il ressent pour la première fois la fierté d’être Français. Encore une fois, le déplacement
accomplit son rôle de formation, contribuant au développement identitaire ; le rédacteur
de « Taxi Star », agité par un « curieux sentiment patriotique », accepte son destin et
regarde la vie comme un voyage en cercle, dont le centre ne peut être que sa terre
natale :

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Quant à moi, reculant de quelques pas, je me réjouis d’observer chaque
regard admiratif porté par les visiteurs (américains, asiatiques, européens...) sur
cette plage du Havre [du Jardin à Sainte-Adresse], comme s’il s’agissait de la
quintessence de la beauté. J’ai envie de prendre ces touristes par la main et de leur
dire : « Vous savez, ce lieu existe vraiment ; je suis né juste à côté. » Je
m’enchante qu’une parcelle de Normandie, oubliée dans la dérive de l’histoire, ait
traversait l’Atlantique, pour devenir le paysage le plus admiré, au cœur du grand
musée de la cité qui est le cœur du monde.
[…] « Voilà pourquoi je me sens tellement bien, à New York : parce que
cette peinture conservée ici comme la fierté de l’espèce humaine, cette peinture
fut peinte par le jeune Monet sur cette plage où j’ai marché. Parce qu’un siècle
plus tard j’ai fui Le Havre en rêvant suivre le chemin des artistes. Parce
qu’aujourd’hui, fuyant Paris, je retrouve Monet au cœur de New York où tout
continue, où tout commence... »
[…] Devant la baie de New York, au point de contact de l’Ancien et du
Nouveau Monde, je respirais, enfant, près des bassins du Havre. [...] J’aspire de
nouveau la mer et le sel à la pointe de New York, songeant au vieux Havre
moribond, au monde vivant qui s’étend autour de moi, à cette nouvelle vie. Tout
commence. (Duteurtre, B., op. cit. : 293-296)

Rêve, fantastique et réalité font jaillir ensemble les multiples facettes de


l’esprit humain, les sentiments les plus profonds. Au bout de leurs voyages, l’Américain
et le Français se rendent compte que la « terre promise » n’existe ailleurs que dans leurs
pensées, toute en (re)découvrant le charme et la beauté cosmopolite de leurs pays
d’origine.
Le voyage en France illustre finalement d’une manière remarquable le rapport
identité – altérité sous plusieurs aspects, tout en éclaircissant des facteurs spatiaux
essentiels à l’affirmation de l’identité d’un individu : d’une part, c’est l’intimité – y
compris corps, vêtements, chambres, maison, ville, pays – en tant qu’espace où
l’identité imprime ses marques personnelles, donnant ainsi une consistance au moi.
D’autre part, à cette intimité s’ajoute l’espace de l’altérité – qui inclut aussi une
confrontation permanente avec l’autre – révélé à travers les voyages. Benoît Duteurtre
réalise par son roman une véritable pédagogie du voyage et de l’espace étranger à rôle
essentiel dans la construction de la personnalité des protagonistes-voyageurs : leur moi
a réussi à assumer et à intégrer pleinement leur ombre, l’altérité objective, processus
que Jung appelle « individuation » et dont le résultat est le moi orienté, individualisé,
entier (Jung, C. G., 1990). À chacun son voyage car l’on y trouve ce que l’on veut : soi-
même, les autres ou même rien, juste un changement d’air. À pied, en train, en avion ou
en voiture, balade sur les traces de Claude Monet ou des films américains, les voyages
expriment, si mal que ce soit, une compréhension de ce que la vie pourrait être, en
dehors des contraintes du travail et de la lutte pour la survie. Le voyage devient ainsi
une façon de vivre et d’appréhender le réel, une manière de regarder ce que personne ne
regarde plus.

Bibliographie
Baudrillard, J., Guillaume, M., Figures de l’altérité, Descartes & Cie, Paris, 1994
Bertho, S. « Asservir l’image, fonctions du tableau dans le récit », in Hock, L. H. (ed.),
L’interprétation détournée, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1990 : 25-36
Djaider, M., Khadda,N., « Dans les jardins le l’Orient : rencontres symboliques », in C. Achour,
D. Morsly. Voyager en langues et en littératures, OPU, Alger, 1990
Duteurtre, B., Le voyage en France, Gallimard, Paris, 2001
Jung, C. G., L’âme et le soi : renaissance et individuation, Albin Michel, Paris, 1990

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Martin, J., Décrire le film de cinéma, Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2011
Todorov, T., Nous et les autres, Le Seuil, Paris, 1988
Verjat, A., « Partir ou ne pas partir, le voyage des décadents et des symbolistes », in Voyage
imaginaire, voyage initiatique, Actes du congrès international de Vérone, 26 au 28 avril 1988,
organisé par l’institut de langue et de littérature française de l’Université de Vérone, introduction
de S. Vierne.

Ressources électroniques
http ://duteurtre.free.fr/guppy/index.php?lng=fr (consulté le 30 juillet 2013)

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