Antonio Negri - Spinoza Subversif - Variations (In) Actuelles-Éd. Kimé (2002)

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 140

ANTONIO NEGRI

SPINOZA SUBVERSIF

VARIATIONS (IN) ACTUELLES

TRADUCTION DE
MARILENE RAIOLA
ET
FRANGOI&MA1HERON

Ouvrage traduit avec le concours du


Centre National du Livre

ÉDITIONS KIMÉ
2, Impasse des Peintres
Paris Ilème
© Pour l'édition Italienne, Antonio Pefficani Editore, Roma, 1992.

© Pour l'édltlanfrançaise,Édifions Kimè, Paria, 1994.


AVANT-PROPOS

L'essai "Spinoza : cinq raisons de son actualité" a été


publié in Cahier 14, La religion, de Confrontation, Aubier, Paris,
automne 1985, pp. 175-181, sous le titre "La théodicée dialecti-
que comme exaltation du vide". Le texte porte la mention de
"janvier 1983, de la prison de Rebibbia".

"Le Traité politique, ou de la fondation de la démocratie


moderne" a été publié en français aux Presses universitaires de
France, Paris, in Dictionnaire des œuvres politiques (1ère édition
1986) dirigé par François Châtelet, sous le titre "Spinoza,
Baruch: Tractatus Politicus", pp. 765-776.

"Reliqua desiderantur. Conjecture pour une définition du


concept de démocratie chez le dernier Spinoza" a été publié en
italien, sous le même titre, in Studia Spinozana, vol. I (1985),
Spinoza's Philosophy of Society, pp. 151-176.

L'essai "Entre infini et communauté. Remarques sur le


matérialisme chez Spinoza et Leopardi" a été publié sous le
même titre, en anglais, in Studia Spinozana, vol. V (1989), pp.
151-176.

"L'antimodernité de Spinoza" a été lu au cours du sémi-


naire "Spinoza et le XXème siècle" qui s'est tenu à la Sorbonne
le 21 janvier 1990. Il a été publié sous le titre "L'antimodernité
de Spinoza" in Les Temps modernes, 46, juin 1991, n. 539, pp.
4S61.
CHAPITRE I

SPINOZA : LES CENÇ) RAISONS DE SON ACTUALITÉ

Dans l'histoire de la pratique collective, il y a des moments


où l'être dépasse le devenir. L'actualité de Spinoza consiste
avant tout en ceci : l'être ne veut pas s'assujettir à un devenir
qui ne détient pas la vérité. La vérité se dit de l'être, la vérité est
révolutionnaire, l'être est déjà révolution. Nous vivons nous
aussi un tel paradoxe historique. Le devenir manifeste sa
fausseté, face à la vérité de notre être révolutionnaire. Au-
jourd'hui, le devenir veut en effet détruire l'être, et supprimer
sa vérité. Le devenir veut anéantir la révolution.

Une grande crise précède Spinoza. Et une crise est tou-


jours une violation négative de l'être, contre sa puissance de
transformation. Contre la plénitude d'expression accumulée
dans l'être par le travail et l'expérience des hommes. La crise
est toujours réaction. Spinoza saisit les caractères réels de la crise
et de la réaction ; il répond en affirmant la puissance sereine de
l'être, son aisance et, partant, l'irréversibilité de la transforma-
tion ontologique, du désir fixé comme norme de ce qui existe
déjà — tout en demeurant dans un univers de catastrophes .
"Comme la lumière se fait connaître elle — même et fait
connaître les ténèbres, la vérité est norme d'elle-même et du
faux" [Ethique, m, Frop. XT.TTT, Scolie). Le désenchantement
des philosophes du devenir, le cynisme des apologistes des
médiations du pouvoir, et l'opportunisme des penseurs dialec-
tiques se retournent contre l'être ainsi posé dans sa pureté. La
pensée de Spinoza, solide couche généalogique de la première
révolution de la liberté, est ainsi qualifiée comme anomalie —
par la vision unilatérale de l'ennemi, fonction d'un devenir
sophistique et réactionnaire.

A la vérité spinozienne qui est vérité d'une révolution


accomplie dans les consciences, recherche de l'être pour soi de
l'éthique à travers la multitudo et découverte de son effectivitê,
10 Spinoza subversif

à la vérité spinozienne, donc, s'oppose une tentative de violation


et de restauration de l'être au sein du devenir dialectique, au
sein d'une des mille et une figures de l'homologie du pouvoir.
Après Spinoza, l'histoire de la philosophie est l'histoire de
l'idéologie dialectique. Sous un travestissement dialectique, la
tradition de la transcendance et de l'aliénation théologique
relève la tête. Le problème de la théodicée domine la pensée
philosophique au cours des trois siècles suivants — qui enregis-
tre misérablement une exploitation mille fois renouvelée, tant
d'époques de malheur. Mais on ne peut éliminer Spinoza. De
tout philosophe postérieur, on peut dire ceci : il tente de briser
cette enveloppe pétrifiée, et se qualifie comme sage pendant le
court instant où il est nécessairement spinoziste, puis il est de
nouveau emporté par une nécessité d'un autre ordre, celle du
marché et du salariat, pour être de nouveau entraîné dans le
royaume de la théodicée dialectique. Sentiment de dégoût et
de ennui devant ce cadre inaltéré, devant cette répétition de
l'idéologie bourgeoise, contre la sagesse révolutionnaire ! Qu'on
la nomme maladie ou subversion, seule la folie sauve parfois le
philosophe. Honneur aux fous. Si la sagesse est encore possible,
c'est du coté des fous. Aussi bien, si les ennemis de la vérité
définissent la philosophie spinoziste comme une anomalie, ses
amis et ses fils doivent eux aussi lui reconnaître un caractère
sauvage et irréductible.

Souvent, trop souvent pourtant, le malade et le fou


guérissent, deviennent petit à petit des salariés de la culture, et
produisent leurs thèses académiques sur la théodicée ; après
Spinoza, le spinozisme — mais cette théodicée a subi une chute
de puissance, s'est retournée en une sorte d'accélération néga-
tive, et ce d'autant plus que là philosophe a auparavant touché
la vérité de l'être, que pour avoir été sage il soufre aujourd'hui
l'humiliation du reflux dialectique, l'histoire de l'idéologie dia-
lectique, qui est histoire de la métaphysique européenne de
l'époque moderne et contemporaine, représente ainsi le chemin
d'une chute de puissance de l'être . On s'abîme à des niveaux
toujours plus subalternes et vides, plus privés et formels, pour
justifier un devenir insensé, contre la plénitude de l'être. Exac-
tement l'inverse de la voie suivie par celui qui sait que "plus un
Les cinq raisons de son actualité 11

être pensant peut penser de choses, plus nous concevons qu'il


contient de réalité ou perfection" (Eth. II, 1, Scolie). Mais quand
on fuit l'Eden, Masaccio nous le montre, on ne peut échapper
au doigt de Dieu. Le fondement éthique une fois écarté, l'être
s'abandonne au fondement logistique. En une chute de plus en
plus désespérée, en un déracinement démultiplié. La dialecti-
que recherche l'absolu comme auto reproduction illusoire de
son propre mouvement. L'être, le réel est loin — le logicisme
est condamné à des niveaux de plus en plus formels.

La crise est l'unique dimension sur laquelle s'installe le


logicisme — Prométhée inutile débouchant sur un narcissisme
idiot La théodicée dialectique a perdu toute référence éthique.
Elle est exaltation du vide, du devenir vide. Le vide peut alors
à nouveau tenir lieu de maître en philosophie — comme au
théâtre de l'absurde ou dans certains jeux surréalistes, une
simple évocation de l'être s'avérant impensable. Le vide de l'être
fiait place à une sorte d'intouchabilité de la conscience qui en
témoigne ou qui le feint : tel ét le résultat nécessaire de la crise
de la théodicée dialectique de la science du devenir en lutte
contre la perception de l'ontologique. Le vide logique du
pouvoir contre le plein éthique de la puissance ontologique.

Ce développement peut être perçu en totalité, comme en


un spectre, dans le XVH ème siècle philosophique. L'époque
bourgeoise enveloppe dans sa genèse le dispositif entier de son
développement et de sa crise. Spinoza, c'est l'anomalie — une
négation sauvage qui nous est chère, la négation de cette
détermination répressive. Spinoza est aujourd'hui présent pour
la raison précise qui en a fait, à bon droit, l'ennemi de toute la
pensée moderne. H est le plein de l'être contre le vide du
devenir. Spinoza est de nouveau Ursprung, source, saut originel,
et non plus anomalie. L'horizon actuel de la crise modifie en
effet tous les termes du travail théorique. La sublime inexpres-
sivité de la théodicée dialectique, réduite désormais à l'état
d'ascétisme vide ou de mysticisme stupide. De Yasjlum ignoran-
tiae au réseau polymorphe et dialectique de l'ignorance : tout
est aujourd'hui déployé. Que faire ? Comment réaffirmer l'es-
pérance de la vie et de la philosophie, sinon en étant
12 Spinoza subversif

spinoziste ? Etre spinoziste n'est pas une détermination, c'est


une condition. Pour penser, il faut être spinoziste. On com-
mence à s'en rendre compte. Avec la crise, c'est jusque dans la
conscience commune que l'être dépasse le devenir. Voilà
pourquoi, dans la philosophie d'aujourd'hui, la logique de la
pensée commence à se plier à la densité du langage commun,
la pensée fonctionnelle à éclater et à réfléchir sur la communi-
cation, et l'épistémologie harmonieuse et linéaire à abdiquer en
faveur d'une épistémologie des catastrophes !

Le monde est l'absolu. Nous sommes écrasés avec félicité


sur cette plénitude, nous ne pouvons fréquenter que cette
circularité surabondante de sens et d'existences. 'Tu as pitié de
tout parce que tout est à toi, Seigneur ami de la vie / toi dont le
souffle impérissable est en toutes choses" (Livre de la Sagesse,
11,26 — 12,1). La surface est notre profondeur. La dialectique
allemande et l'administration française ne parviennent pas à
ronger cette chose vivante qu'est la félicité immédiate et dépri-
vatisée, cette singularité. Le monde s'avère toujours plus mar-
qué par une singularité irréductible, une singularité collective.
Tel est le contenu de l'être et de la révolution. Et c'est en agissant
que nous posons des discriminations dans cette plénitude, c'est
en marchant que nous ouvrons, des chemins dans cette nature
tropicale, c'est en naviguant que nous traçons des routes sur
cette mer. L'éthique est la clef qui ouvre notre marche et
détermine nos discriminations, une clef non dialectique ; la
fausseté de la dialectique est celle d'une clef qui ouvrerait toutes
les portes, l'éthique est en revanche une clef adéquate au
singulier.

Nous éprouvons ici la seconde raison de l'actualité de


Spinoza. Il décrit le monde comme nécessité absolue, comme
présence de la nécessité. Mais c'est justement cette présence qui
est contradictoire. Elle nous restitue immédiatement la nécessité
comme contingence, la nécessité absolue comme contingence
absolue
- puisque absolue contingence est la seul' manière de
nommer en tant qu'horizon éthique. Que la stabilité de l'être se
présente comme coextensive aux catastrophes innovatrices de
Les cinq raisons de son actualité 13

l'être, à sa présence sur le bord de l'innovation quotidienne, et


sa nécessité comme coextensive à la révolution, tel est le
paradoxe de cette présence. Mais on ne saurait comprendre la
prégnance de ce paradoxe avant sa traduction du langage
métaphysique en celui de la physique .Que l'être soit à ce point
transformable, on ne le comprend qu'après avoir perçu la
portée de la crise et la possibilité effective d'une destruction de
l'être, qui n'est autre que la conclusion de l'effort de contrôle
logistique du monde. Le vide n'est plus une hypothèse logique,
mais l'hypothèse cynique du logicisme, de son éthique absurde.
Qui veut être un acte de domination — qui veut être une
catastrophe négative. Le monde, l'être, on peut le détruire : mais
si on peut le détruire, on peut intégralement le construire. Le
sens de la catastrophe élimine jusqu'aux derniers vestiges de
déterminisme. La nécessité du monde, la présence de son
donné ne relèvent en aucun cas du déterminisme. Us sont
absolue contingence. C'est seulement aujourd'hui que nous
pouvons comprendre en matérialistes, en termes physiques, que
le nécessaire est liberté. Le monde nous est retombé dans le
bras comme liberté — c'est le sens de la catastrophe qui nous
l'a restitué. Comme possibilité de liberté et de créativité collec-
tive.

Spinoza nous enseigne donc à poser une discrimination


dans le monde éthique. Ethique, le monde ne l'est pas parce
qu'il est, mais par ce que nous en vivons. A ce niveau du
développement de la réalité humaine, l'alternative éthique
atteint sa plus haute prégnance : alternative entre la vie et la
mort, entre construire et détruire. Quand la puissance éthique
se meut dans l'absolue contingence de l'être, ce mouvoir n'est
pas indéterminé. Il y a matière à critère : les raisons de la vie
contre celles de la mort "Un homme libre ne pense a aucune
chose moins qu' à la mort, et sa sagesse est une méditation non
de la mort, mais de la vie" [EtL, IV, LXVII). L'acte éthique sera
donc un acte de composition, de destruction — du sein de l'être,
dans la tension entre le singulier et le collectif. La possibilité
d'une totale violation du monde ne conduit pas à qualifier
l'action de manière indifférenciée. La négation de toute forme
de dualisme et de toute méditation ne supprime pas l'alternative
14 Spinoza subversif

éthique : elle la déplace, la renvoie à la limite extrême de l'être,


là où l'alternative est entre vivre et être détruit La radicalité de
l'alternative en souligne l'intensité et la dramaticitê. Et c'est
justement à partir de l'intensité et de la dramaticitê du choix
que l'éthique se fait politique. Imagination productive d'un
monde qui s'oppose à celui de la mort "Un peuple libre est
conduit par l'espoir plus que par la crainte ; un peuple soumis,
par la crainte plus que par l'espoir ; l'un s'efforce de profiter de
la vie, l'autre seulement d'échapper à la mort" {Traité politique,
V,6).

^ L'imagination-productive est une puissance éthique. Spi-


noza la décrit comme faculté présidant à la construction de
l'histoire de la libération. Res gestae. Construction de la raison
collective et de son articulation interne. Et saut en avant —
imagination comme Ursprung de l'éthique. Puissance constitu-
tive au travers de continuels décentrements de l'être éthique.
Ce ne sont pas des mots, ce sont des êtres que déploie l'imagi-
nation productive. Et telle est la troisième raison de l'actualité
de Spinoza, qui nous a reconduits dans l'être de la révolution,
et renvoyés à la détermination radicalement constitutive de
l'alternative éthique. La science et le travail, donc, le monde du
langage et de l'information, sont ainsi ramenés à l'éthique, et
étudiés dans le moment même où ils se font, dans la généalogie
de leur production. Leur force consiste à constituer l'être. Les
mots et les choses s'instaurent sur un horizon opératoire, et
l'imaginaire définit ce caractère opératoire. L'éthique pose une
discrimination dans l'être en tant qu'elle en découvre et en
reconnaît le seul degré qui lui soit propre, je veux dire une
certaine qualité de l'exister. Mais sur cette marge opératoire,
qui est le bord de l'être donné, sur lequel s'exerce l'imaginaire,
nous voilà donc en présence de scénarios déployant dans le
futur ce que nous sommes en train de construire et d'imaginer
êthiquement

La philosophe de Spinoza exclut le temps-mesure. Elle


préfère le temps-vie. C'est pourquoi Spinoza ignore le mot
"temps" — tout en fixant son concept entre vie et imagination.
Car pour Spinoza, le temps n'existe que comme libération. Le
Les cinq raisons de son actualité 11

temps libéré se fait imagination productive, enracinée dans


l'éthique. Le temps libéré n'est ni devenir, ni dialectique, ni
médiation. Mais l'être qui se construit, constitution dynamique,
imagination réalisée. Le temps n'est pas mesure, mais éthique.
Aussi l'imagination dévoile -t-elle les dimension cachées de l'être
spinoziste — de cet être éthique qui est l'être de la révolution,
continuel choix éthique de production.
Je crois que c'est avec l'esprit du constructeur éthique de
l'être qu'il faut aborder l'étude de l'histoire de la pensée.
Eliminant toute dialectique, toute trace d'historicisme, toute
détermination qui ne se calquerait pas sur le temps de la vie.
En un choix radical. Non pas historia rerum gestarum, mais res
gestae. Eliminant toute mémoire qui ne pourrait être, qui ne
serait pas effectivement fable, projet de futur forgé par l'imagi-
nation. La tragédie actuelle d'un être qui peut être défait déroule
la profonde facticité la détermination spinozienne de la nécessité
deFêtre : elle les transporte en bloc au point de vue de la totalité
de la contingence. Sur cette limite, je comprends que la nécessité
est le fruit de mon travail et du travail de tous ceux qui ouvrent
à ce que cet être existe. Ce n'est nullement une récupération du
finalisme. Ce n'est pas de lafinalité,le fait que 'l'Ame s'efforce
d'imaginer cela seulement qui pose sa propre puissance d'agir"
{EthJR, 54). Ce n'est qu'affirmation d'être. Puissance d'être.
Encore et toujours cette insistance révolutionnaire. Je continue
à vivre dans l'étonnement de reconnaître mon affirmation
comme juste et durable, ce poids de mon existence comme une
réalité opératoire que je projette en avant quotidiennement, à
chaque instant, que j'insère dans un déplacement continu établi
quotidiennement, à chaque instant par l'être collectif. Cette
pesanteur est révolution. Je dois la défendre, l'arracher au
devenir ennemi, je dois la soumettre à un choix unique et
continu, celui de continuer à être, celui d'enrichir l'être. Je n'ai
aucun sujet de repentir ou de nostalgie, hormis le fait d'être, et
cette insistance de mon être, à travers lui — même, dans sa
pesanteur sereine (et aussi dans l'irrationnelle destruction inté-
rieure qui le harcèle — la vieillesse, la prison...), je le repropose
comme matériau de l'imagination collective qui établit des
scénarios de libération. Ce que je vis est un mouvement qui
16 Spinoza subversif

n'est pas un — juste l'expression de ce qui est et qui ne peut


être gommé. L'éthique est la permanence de l'être, sa défense
et sa résistance. Spinoza est le chiffre d'une révolution qui a eu
lieu. H est l'impossibilité de la détruire sans détruire l'être. Il est
la nécessité de la liberté de déterminer le choix historique décisif
d'où faire émaner, de l'être, la liberté intégralement déployée.

On en arrive à la quatrième raison de l'actualité de


Spinoza. Cest son concept d'amour. Amour et corps. L'expres-
sion de l'être est un grand acte sensuel comprenant le corps et
la multiplicité des corps. Etre veut dire être de la multiplicité.
Ici non plus, aucune dialectique. Mais une prolifération conti-
nue de rapports et de conflits qui enrichissent l'être, et ne
connaissent encore une fois d'autre limite que la destruction.
"Ce qui dispose le Corps humain de £açon qu'il puisse être
affecté d'un plus grand nombre de manières ou le rend apte à
affecter les corps extérieurs d'un plus grand nombre de maniè-
res, est utile à l'homme ; et d'autant plus utile que le Corps est
par là rendu apte à être affecté et à affecter d'autres corps d'un
grand nombre de manières ; est nuisible au contraire ce qui
diminue cette aptitude du Corps" (Etk, IV., XXXVIII). Et
encore : une permanente et solide construction de collectivité,
une implication en elle. Et si chacun de nous joue un rôle dans
le développement de l'être, c'est dans line société d'êtres qui le
constituent, et qui se libèrent et construisent à chaque déplace-
ment de l'être nouveau. L'être est, le non être n'est pas — mais
le nouvel être est encore plus, il est plus singulier et plus social,
il est déterminé plus collectivement L'imagination est le canal
par lequel s'associent les êtres dans le nouvel être qui se
construit

L'être est source d'émanation. Source haute or source


basse, la question est dérisoire, puisque tout est surface. Nul n'a
été plus étranger que Spinoza aux courants émanatistes de
l'Antiquité et de la Renaissance. Mais ici l'émanation est celle
d'une source, elle est terrestre et corporelle. Une source qui est
comme un feu incendiant la prairie, comme des légions de
nuages faisant don d'eau et de vie dans la violence d'un
gigantesque orage. Du Réel émane un réel nouveau. Collecti-
Les cinq raisons de son actualité 17

vement, a tout moment, ce miracle de l'être nouveau nous est


offert par les mille et une actions singulières de chaque être. Le
monde resplendit L'amour le cimente, cet acte qui unit le corps
et les multiplie, qui les fait naître et reproduit collectivement leur
existence singulière. Si nous n'étions pas ancrés dans cette
collectivité amoureuse de corps, d'atomes vivants, nous ne
sUerions pas. Notre existence est déjà collectivité. Personne n'est
seul. C'est au contraire le devenir, c'est la dialectique qui isole.
Pas l'être et l'amour. Contre les désastres du logicisme, une
pensée diamétralement opposée au solipsisme est possible :
celle de Spinoza. Et l'amour est une force êmanative. Proliféra-
tion, surabondance d'un être serein qui a déjà accompli la
révolution qui a élevé au-delà de toute mesure le niveau, le
contenu et la force des désirs. Le désir est ainsi le ciment de
l'amour et de l'être.
Mais il y a un cinquième aspect de l'actualité de Spinoza.
C'est l'héroïsme de sa philosophie. Non pas les fureurs héroï-
ques de Giordano Bruno ni le vertige pascalien, mais l'héroïsme
du bon sens, de la révolution dans la multitudo, de l'imagination
et du désir de liberté. Un héroïsme massif qui ne requiert pas
le fanatisme, mais une force lucide et simple de clarification, qui
ne nage pas dans les eaux troubles du devenir, mais qui affirme
une sorte de droit naturel révolutionné. C'est l'héroïsme de la
découverte intellectuelle et de son irréversibilité théorique —
confié non pas à la volonté, mais à la raison. On le retrouve
chez Machiavel et chez Galilée, chez Marx et chez Einstein. Ce
n'est pas arrogance ou sens de l'honneur, mais joie de la raison.
Spinoza installe cette dimension joyeuse dans la métaphysique,
au moment précis où, et peut-être parce qu'il annule cette
dernière en la ramenant au niveau du monde. Résistance et
dignité, refus de l'agitation d'une existence insensée, indépen-
dance de la raison — ce ne sont pas des préceptes moraux, mais
un état, un théorème éthique. On ne parviendrait pas à expli-
quer notre monde, la fièvre de contrôle dialectique de ceux qui
le dominent, leurs tentatives effrénées de l'enfermer dans les
mailles d'un développement commandé, de la réduire à la
dimension éternelle et bien proportionnée de l'exploitation, si
l'on oubliait que cette opération démesurée s'aflronte à la
18 Spinoza subversif

solidité d'un être qui, pour sa propre félicité, se proclame


définitivement disproportionné, Révolutionné, autre — un être
qui, en proclamant sa propre irréductibilité au devenir, exprime
le plus haut des héroïsmes. Sobrement mais durement, comme
comportement de masse et de bon sens. Insoumission aux règles
de la dialectique et désertion du champ de la guerre pour la
domination — tel est l'héroïsme de Spinoza, sa ruse de co-
lombe, la délicatesse de sa force d'illumination.Jamais la dignité
tranquille de la raison, son être-monde et majorité infinie du
penser, de l'agir et du désir, n'ont été aussi nécessaires qu'au-
jourd'hui pour démasquer et pour neutraliser les poisons des-
tructeurs de l'être. Nous sommes là, dans cet être, révolutionnés,
et nous répétons calmement que rien ne nous fera revenir en
arrière. Nous ne le pouvons pas. Et notre joie et notre liberté,
nous ne les distinguons pas de cette nécessité.

traduction de François Matheron


CHAPITRE II

LE "TRAITÉ POLITIQUE", OU DE LA
FONDATION DE LA DÉMOCRATIE MODERNE

Le Traité politique de Spinoza est un ouvrage de fondation


théorique : fondation de la pensée politique démocratique de
l'Europe moderne. Affirmation rigoureuse : on ne saurait tout
d'abord ramener à une identité générique l'idée moderne de
démocratie, fondée sur le concept de multitudo, et l'idée antique
de démocratie. Le fondement spécifique et immédiat de l'idée
de démocratie chez Spinoza, et bien davantage encore du
concept de multitudo, c'est l'universalité humaine. Chez les
Anciens, la liberté est l'attribut des seuls citoyens de la polis.
Spinoza se distingue en outre d'autres penseurs démocratiques
de son époque : bien souvent dans la pensée démocratique
moderne, l'idée de démocratie n'est pas conçue en termes*
d'immédiateté de l'expression politique, mais sous la forme
abstraite du transfert de souveraineté et de l'aliénation du droit
naturel. En mariant au contraire le concept de démocratie et un
jusnaturalisme radical et constructif, Spinoza élabore un projet-
politique révolutionnaire. Le Traité politique est une oeuvre
ancrée dans les conditions de la modernité. Son tissu probléma-
tique est celui d'une société de masse dans laquelle les individus
sont égaux du point de vue du droit et inégaux du point de vue
du pouvoir. Plusieurs possibilités sont ouvertes ; Spinoza décrit
chacune d'elles en veillant toujours à préserver les conditions
d'une solutlQn de teneur démocratique. La théorie traverse
l'expérience avec réalisme, et le projet démocratique qui en
-Couronne l'effort, bien loin d'être utopique, est totalement
adéquat aux apories et aux alternatives enveloppées dans les
formes historiques concrètes de l'Etat On veut souvent voir les
origines de la pensée démocratique moderne ailleurs que chez
Spinoza. La reprise sophistiquée de la tradition antique par
l'humanisme européen, les positions théoriques qui ont accom-
20 Spinoza subversif

pagnê les batailles de la bourgeoisie des Communes contre les


conceptions médiévales du pouvoir, la tradition conciliaire,
certains courants progressistes de la Réforme, tout cela a sans
aucun doute produit des éléments de la théorie démocratique.
Mais Spinoza ne se contente pas d'éléments : il élabore la pensée
démocratique dans son ensemble — et ce au niveau, encore
pourtant liminaire, de la société capitaliste de masse. Le TP est
donc une œuvre de l'avenir, le manifeste d'une pensée politique
tournée vers un futur que le XVIIème siècle ne savait concevoir
qu'en termes de formes et de réformes du despotisme ; despo-
tisme que Spinoza, figure anormale de penseur métaphysique
et politique, brise quant à lui en termes de projet politique
constitutif de démocratie.

Le TP fait une entrée à tous égards paradoxale dans


l'histoire de la pensée démocratique. En premier lieu, son
importance est pour ainsi dire cachée par les vicissitudes dou-
loureuses de sa publication. Rédigé de 1675 à 1677, année de
la mort de Spinoza, il demeure inachevé. Inachevé en ce sens
que le texte publié en 1677 par les éditeurs des Opéra Posthuma
s'arrête au chapitre XI, au moment où il devait être traité du
gouvernement démocratique. Les chapitres précédents peuvent
être divisés en deux parties : les chapitres I-V, traitant des thèmes
généraux de la philosophie politique, peuvent être considérés
comme achevés ; la seconde partie s'interrompt au moment
d'aborder le thème de la démocratie, alors que les chapitres
précédents parlent longuement des deux autres formes de
gouvernement : monarchie et aristocratie. L'interruption provo-
quée par la mort survient donc au moment d'aborder le cœur
même du projet spinoziste. Pourquoi affirmer alors, comme
nous venons de le faire, que le TP est un texte essentiel à la
construction de l'idée moderne de démocratie, alors qu'il s'ar-
rête précisément au moment d'en parler ?

Autre paradoxe : les éditeurs ajoutent, en guise de préface,


une lettre "à un ami" (Lettre LXXXXTV) dans laquelle Spinoza
expose le plan de l'ouvrage. Il confirme sonintention d'étudier
le "populare Imperium". Les éditeurs soulignent qu'il n'a pas été
en mesure d'achever son programme. Mais ils ajoutent aussitôt
De la fondation de la démocratie moderne 21

ce sous-titre: "Tractatus Politicus, in quo demonstratur, quomodo


Societas, ubi Imperium Monarchicum locum habet, sicut et ea, ubi
Optimi imperant, debet institut, ne in Tyrarmidem labatur, et ut Pax,
Librrtasque civium inviolata maneat. Pour un regard extérieur,
le TP semblerait donc avoir pour seul propos de justifier
philosophiquement la monarchie et l'oligarchie, l'exclusion de
la démocratie n'étant pas accidentelle, mais interne à la démar-
che logique de Spinoza. Au cours des années soixante-dix, en
particulier autour de 1672, la crise avait en effetfrappéla forme
oligarchique de gouvernement en place aux Pays-Bas, et la
famille d'Orange avait conquis une forte hégémonie dans le
pays, et restauré, avec des innovations, les formes traditionnelles
de gouvernement monarchique. Les éditeurs se servent de
l'inachèvement du texte à des fins assurément non démocrati-
ques : il se réduirait aux débats alors en cours sur l'Oligarchie
et la Monarchie, et prendrait parti dans ce débat Tel est le
second paradoxe. A quoi il faut ajouter qu'en vérité Spinoza
n'était pas resté insensible aux récentes modifications substan-
tielles du climat politique et du cadre institutionnel hollandais.
En 1670, il avait publié le Tractatus tkeologico-politicus. Publica-
tion anonyme pour échapper à la censure et à l'inquisition ;
publication en latin pour en limiter la circulation aux milieux
cultivés et libéraux. La correspondance témoigne de son hosti-
lité à toute traduction hollandaise. Mais il y a plus. Le TTP avait
été soupçonné, jusque par les proches amis de Spinoza, de
cacher une pensée athée, et même d'être comme la conjonction
d'un républicanisme radical et d'un matérialisme à l'état pur.
Les polémiques, les reproches, les rancœurs peut-être, avaient
fortement marqué Spinoza. Le Tl'F fait d'embléefigured'oeuvre
maudite. Ses amis conseillent à Spinoza de rectifier le tir et
d'afficher une position loyaliste en politique et traditionnelle en
métaphysique. Dans ces conditions, physiquement et juridique-
• ment dangereuses, est-il vraiment possible que Spinoza, non
seulement ne revienne pas sur son projet démocratique, mais
le pousse même plus loin dans l'ouvrage politique qui suit
immédiatement ces polémiques ? Est-il vraiment possible que
son refus méprisant des critiques et sa réaffirmation de la
légitimité de son comportement, qui remplissent sa correspon-
dance d'alors, empêchent toute opération de rectification et de
22 Spinoza subversif

clarification ? Tout semble donc concourir à faire du 7 7 une


œuvre de repli, et l'idée d'une configuration républicaine et
démocratique du 7 7 n'en est que plus paradoxale encore. Nous
maintenons pourtant notre position avec obstination, et nous
allons montrer pourquoi. Mais avant de nous engager dans
lesproblèmes de lecture et d'interprétation soulevés par la
pensée politique de Spinoza, rappelons toutefois une anecdote.
Le 20 août 1672, les partisans des Orange tuent les deux frères
de Witt, administrateurs éclairés de l'oligarchie hollandaise,
ouverts quant au font à une évolution républicaine et démocra-
tique du régime. A la nouvelle de ce terrible assassinat, Spinoza
aurait rédigé et tenté d'afficher un tract indigné commençant
par ces mots : "Ultimi barbarorum...". Loin de nous de faire de
cette émotion le centre de la pensée politique de Spinoza ; c'en
est toutefois un symbole, un signe important

Pour comprendre le sens politique du 77, il faut tout


d'abord définir sa place dans l'ensemble de l'œuvre de Spinoza.
Le TP est la dernière production métaphysique de Spinoza. H
est précédé d'au moins deux ouvrages à contenu partiellement,
mais non moins directement politique : le 777, composé entre
1665 et 1670, et VEthique, œuvre de toute une vie, mais dont la
rédaction finale a lieu à coup sûr entre 1670 et 1675. A partir
du 777, et surtout dans YEthique, le système spinoziste cherche
à se libérer de certains aspects émanatistes et d'un certain
déductivisme néo-platonicien et "renaissant", présents dans la
première métaphysique et en particulier dans le Court Traité et
dans le Traité de la Réforme de l'Entendement. H s'agissait de
développer et de transformer les contenus d'une éthique cons-
truite sur des prémisses panthéistes et porteuse d'un certain
enthousiasme ascétique, pour passer à une éthique positive ;
éthique du monde, éthique politique.

Les premières œuvres sont celles d'une immédiateté des rap-


ports nature/divinité et homme/société empêchant la théorie
d'articuler une médiation précise avec le concret, et donc de
penser l'activité politique. H y a plus : au moment où l'indiffé-
rence et l'immédiateté de la tradition panthéiste sont rompues,
une dialectique positive s'ouvre dans YEthique et dans le TTP,
De la fondation de la démocratie moderne 23

vers le monde, vers sa surface, vers la sphère de la possibilité


— au point que le déterminisme causal est entraîné vers
l'indéterminisme, et que la physique, fondée sur la pulsion à la
production du monde, est conçue comme la base et la source
de l'élargissement de l'horizon matériel et humain. La liberté
de l'individu commence à être définie comme puissance cons-
titutive. La potentia, figure générale de l'Etre, soutenant la
conception du conatus comme pulsion de tout être à la produc-
tion de soi-même et du monde, s'exprime alors comme cupiditas
et investit de manière constitutive le monde des passions et des
relations historiques. Ce processus, accompli au niveau de
l'analyse métaphysique, est complexe. Par-delà les difficultés,
une ligne essentielle se dégage: mondanisation et positivitê
toujours plus radicales de l'horizon humain, éthique et politique.
La formation des hypothèses théoriques du 7 ? est la conclusion
de ce processus métaphysique. C'est cette inhérence du TP à la
métaphysique qui fait son extraordinaire valeur d'oeuvre non
seulement interne au développement de la pensée politique
européenne, mais aussi à celui de la métaphysique européenne:
œuvre novatrice dans ces deux traditions/H est d'ailleurs bien
difficile de contester que dans l'histoire de la pensée occidentale,
et en particulier dans celle de la bourgeoisie, métaphysique et
politique se construisent ensemble. Bien plus : au cours de la
genèse et du premier développement de l'Etat moderne, c'est
sans doute la métaphysique qui détermine, de manière absolu-
ment prépondérante, non seulement les instruments et les
catégories de la pensée politique, mais aussi la sensibilité et les
comportements, les aspirations et les compromissions qui font
partie à part entière de la pensée politique. En sorte qu'aucune
lecture strictement "spécialisée" du TP ou d'autres traités politi-
ques des XVIe, XVIIe et XVHIe siècles ne peut se permettre
d'éliminer la présence de la pensée métaphysique et l'espèce
de quadrillage qu'elle impose à la pensée politique. En réalité,
la vraie politique moderne au cours de l'ascension de la bour-
geoisie, c'est la métaphysique — c'est sur ce terrain que doivent
travailler les historiens de la pensée politique...
TP de Spinoza présente de ce point de vue l'avantage de ne
pas être seulement le produit d'un développement métaphysi-
que déterminé, mais un élément interne du dit développement
24 Spinoza subversif

Cest d'ailleurs ce que reconnaissent les grands commentateurs


qui ont renouvelé les études spinozistes ces cinquante dernières
années. De Wolfson à Guêroult, de Deleuze à Matheron, de
Kolakowsky à Macherey en passant par Hecker, le travail de
reconstruction historique du développement et de l'unité de la
pensée spinoziste aboutit à une reconnaissance du TP comme
d'une œuvre qui, de l'intérieur, couronne la métaphysique —
qui en résout certaines contradictions, qui esquisse avec puis-
sance non seulement une politique nouvelle, mais aussi un
cadre métaphysique déployé sur le teiTain de l'être pratique :
"experientia sive praxis".

On permettra au vieux matérialiste que je suis la remar-


que suivante : si l'on se place à l'intérieur de l'histoire de la
pensée politique européenne, on voit que le TP en incarne une
figure particulière : figure qui, si d'un côté elle se fonde sur
l'utopie humaniste de la liberté comme principe de constitution
radicale, soustrait par ailleurs, et ici tout particulièrement, le
principe constitutif à la déterminitê des rapports de production
qui affirment leur hégémonie dans la crise. Elle le soustrait ainsi
aux idéologies qui représentent ces rapports de production et
les rapports politiques qui en découlent, toutes tournées vers le
despotisme absolutiste. Le TP est ainsi la conclusion d'un
double cheminement philosophique : de celui, spécifiquement
métaphysique, qui poursuit les déterminations du principe
constitutif de l'humanisme, pour le conduire de l'utopie et du
mysticisme panthéiste à une définition de la liberté comme
liberté constitutive ; et de celui, plus proprement politique, qui
parvient à la définition de cette liberté comme puissance de tous
les sujets, excluant ainsi toute possibilité d'aliénation du droit
naturel (de la force sociale du principe constitutif). La pensée
du TP se définit ainsi comme pensée démocratique achevée.
L'absence des chapitres sur la démocratie ne change rien au
grand souffle qui parcourt le texte. On dirait même un clin d'oeil
nous invitant à mesurer l'énormitê de ce qui précède : une
politique qui, dans la mesure où elle critique à fond la mystifi-
cation du principe constitutif, est franchement matérialiste ; une
politique qui, dans la mesure où elle refuse l'aliénation du droit
à la vie (et à la libre expression de ce droit) inscrit en tout
De la fondation de la démocratie moderne 25

individu, est franchement antidialectique, et se place ainsi en


dehors des grands courants de la pensée politique bourgeoise.
La. démocratie théorisée par Spinoza n'est pas une démocratie
mystifiant les rapports de production et leur servant de couver-
ture, ou légitimant les rapports politiques existant ; c'est une
démocratie qui fonde line action collective dans le développe-
ment des puissances individuelles, qui construit sur cette base
des rapports politiques et qui libère immédiatement de l'escla-
vage des rapports de production. En formant le monde, la
puissance des individus forme également le monde social et
politique. Nul besoin d'aliéner cette puissance pour construire
le collectif — le collectif et l'Etat se constituent au fil du
développement des puissances. La démocratie, c'est la fonda-
tion du politique.
Venons-en au texte, le TP commence par cinq chapitres
définissant l'objet de la politique dans l'ensemble de la méta-
physique. Le chantre 1er est une introduction méthodologique
dans laquelle Spinoza polémique contre la philosophie scolas-
tique et, plus généralement, contre toutes les philosophies qui
ne font pas de la trame des passions humaines l'unique réalité
effective sur laquelle greffer une analyse politique. Il y a là
comme une paraphrase conceptuelle du livre XV du Prince de
Machiavel. La polémique se tourne ensuite contre "les Politi-
ques", contre ceux qui ont théorisé la politique à partir de
l'expérience — non que celle-ci ne doive pas constituer la base
exclusive de la pensée politique : mais il ne suffit pas de
reconnaître P"expérience comme pratique". Observation et
description ne suffisent pas : la pratique humaine doit être
passée au crible d'une méthode "certaine et indubitable" étu-
diant "les effets qui découlent de causes déterminées" et saisis-
sant la condition humaine comme une détermination de l'être
dynamique et constitutif. Le renvoi explicite à YEthique est donc
^essentiel. La référence à la dynamique constitutive de la collec-
tivité décrite dans YEthique permet à Spinoza de préciser la
discrimination méthodologique ici opérée. Il s'agit, nous dit-il,
de concevoir le rapport entre développement des
cupiditates individuelles et constitution de la multitudo :
26 Spinoza subversif

tel est l'objet de la politique, pas de la morale ou de la religion.


Mais tel est aussi le sujet de la politique. C'est à travers une
dynamique autonome que la conditio humaine devient constitutio
politique ; et ce passage implique, du point de vue des valeurs,
une consolidation de la libertas en securitas, et, du point de vue
des dynamiques de l'agir, line médiation entre multitudo et
prudentia : une forme de gouvernement Dans le 777, Spinoza
avait écrit : "Finis révéra Reipublicae libertas esL" Il le confirme
ici, en montrant comment la liberté des individus singuliers doit
construire la sécurité collective, et comment ce passage constitue
spécifiquement le politique. L'autonomie du politique ne peut
être constituée que par l'autonomie d'un sujet collectif. Nous
touchons ici par excellence un point nodal de la métaphysique:
la séparation potentia/potestas, puissanc^pouvoir, qui avait été
au centre d'une des batailles logiques essentielles de VEthique.
Dans la première rédaction de YEthique, il y avait une différence
entre potestas (capacité de produire les choses) etpotentia (force
qui les produit en acte). Différence découlant de la permanence
d'un schème émanatiste propre à la première métaphysique de
Spinoza. Et le degré de maturité successivement atteint par le
matérialisme de Spinoza peut se mesurer par rapport à la
nécessité de détruire ce rapport dualiste de subordination et de
concevoir l'être comme constitution radicale et active. Le TP
boucle la boucle. Le rapport pouvoir-puissance est totalement
renversé : seule la puissance, en se constituant, seule la puissance
de la multitude, en se faisant constitution collective, peut fonder
un pouvoir. Pouvoir qui n'est pas vu comme une substance,
mais comme le produit du processus de constitution collective,
toujours rouvert par la puissance de la multitudo. L'être se
présente ici comme fondation inachevable et comme ouverture
absolue. L'Ethique est comme complétée par le TP.

Le chapitre II du TP part de ce moment métaphysique et


déploie la liberté métaphysique de la puissance. Spinoza ren-
voie immédiatement au IIP et à YEthique, et ce qui a été alors
construit autour du concept de puissance doit être maintenant
démontré apodictiquement — entendons par "démonstration
apodictique" l'auto-exposition de l'être. "Puisque la puissance
des choses naturelles, par laquelle elles existent et agissent est
De la fondation de la démocratie moderne 27

la puissance de Dieu dans sa pleine présence, nous comprenons


facilement ce qu'est le droit naturel. En effet, puisque Dieu
possède un droit sur toutes choses et que le droit de Dieu n'est
autre que la puissance même de Dieu, en tant qu'on la considère
comme absolument libre, il suit de là que chaque chose natu-
relle tient de la nature autant de droit qu'elle a de puissance
pour exister et pour agir : car la puissance de chaque chose
naturelle, par laquelle elle existe et agi, n'est rien d'autre que la
puissance même de Dieu, qui est absolument libre." Le droit
naturel est donc ici défini comme expression de la puissance et
construction de la liberté. Immédiatement Si la potentia méta-
physique avait été jusqu'ici conaius physique et cupiditates vita-
les, elle est maintenant réinterprêtée et conçue comme jus
naturale. L'immêdiateté et la totalité de cette fonction juridique
excluent toute médiation et n'admettent que des déplacements
procédant de la dynamique interne des cupiditates. Le scénario
social est ainsi défini en termes d'antagonisme ; mais cet
antagonisme ne tend aucunement à être résolu par une pacifi-
cation abstraite ou par une opération dialectique : seule l'avan-
cée constitutive de la puissance pourra le résoudre. "Si deux
hommes s'accordent pour unir leurs forces, ils sont ensemble
plus puissants et par conséquent ont plus de droit sur la nature
que chacun d'eux séparément Plus ils seront nombreux à
s'unir, plus ils auront de droit tous ensemble." Le droit naturel
des individus, donnée universelle, se constitue donc en droit
public en traversant l'antagonisme social, sans le nier sous une
forme ou sous une autre de démarche transcendantale, mais en
constituant des déplacements collectifs. C'est une physique
sociale qui est ici proposée ; et il ne faut surtout pas s'étonner
de l'élimination du Contrat social (figure essentielle de la
conception bourgeoise du marché, de la société civile et de sa
régulation à travers la transfiguration et la garantie réalisées par
l'Etat). En présence de difficultés analogues, Spinoza avait
introduit subrepticement dans le 1 LF l'idée de Contrat, puisée
dans la culture de son temps. Ici au contraire, le thème du
Contrat est éliminé. Au contrat se substitue le consensus, à la
méthode de l'individualité celle de la collectivité. La multitude
devient puissance constitutive. Le droit public est la justice de
la multitudo dans la mesure où les individus parcourent le
28 Spinoza subversif

scénario de l'antagonisme et organisent collectivement la néces-


sité de la liberté.
En termes contemporains, le cadre ici dessiné est celui de
l'Etat constitutionnel. Et celui du "positivisme juridique" : c'est
le droit public ainsi constitué qui détermine le juste et l'injuste,
qui se ramènent au légal et à l'illégal. Mais il convient d'être
prudent lorsqu'on applique cette terminologie à Spinoza. La
science contemporaine du droit public présuppose en effet
l'idée d'une forme de la légitimité s'affîrmant à travers l'aliéna-
tion du droit naturel et la construction d'une transcendance du
pouvoir. Le positivisme juridique devient ainsi apologie d'une
source exclusive et transcendante de production du droit, et le
constitutionnalisme dispositif de division des pouvoirs et d'arti-
culation du contrôle autour du même principe souverain. Le
raisonnement spinoziste est de forme tout à fait différente, pour
ne pas dire contraire. La centralité de l'Etat et l'éminence de la
souveraineté ne sont pas présupposées, elles ne sont pas don-
nées avant la loi ou le système constitutionnel — et, surtout,
elles ne sont pas séparées du processus de légitimation. Les
limites du pouvoir ne dérivent pas de valeurs étrangères à la
puissance — et surtout pas d'un prétendu "droit divin". Elles
dérivent d'un processus continué de légitimation émanant de la
multitudo. La légitimation est enracinée de manière inaliénable
dans la collectivité ; seule la potentia collectivement exprimée,
seule la créativité de la multitudo détermine la légitimité. H n'y
a aucune espèce de transcendance de la valeur dans la philoso-
phie de Spinoza. Le constitutionnalisme est ici subordonné au
principe démocratique.

Ce qui a été énoncé positivement dans les deux premiers


chapitres est repris de façon polémique aux chapitres III et TV,
contre les deux points fondamentaux de la pensée jusnaturaliste
et absolutiste moderne : les idées de transfert transcendantal du
droit naturel et d'illimitation du pouvoir souverain. Spinoza ne
cesse de le répéter : il faut se libérer de ces illusions génératrices
de despotisme. Si donc le pouvoir construit par le processus
formateur de la multitudo est absolu, cela ne l'empêche pourtant
pas d'être toujours soumis au mouvement de la communauté.
De la fondation de la démocratie moderne 29

"Le droit de l'Etat est déterminé par la puissance de la multitude


qui est conduite comme par une seule âme", mais à personne
n'est ôtée la possibilité de conserver sa propre faculté de
jugement et de chercher à interpréter la loi au nom de la raison.
Le citoyen n'est sujet que dans la liberté réorganisée en un Etat
raisonnable. H s'ensuit que le mécanisme de légitimation de
l'absolutisme est tout bonnement éliminé. Souveraineté et pou-
voir sont aplatis sur la multitude et sur les processus de consti-
tution de l'Etat à partir des individus : souveraineté et pouvoir
vont jusqu'où va la puissance de la multitudo organisée. Cette
limite est organique, elle participe de la nature ontologique de
la dynamique constitutive. La critique de l'illimitation du pou-
voir est encore plus ferme au chapitre IV. Spinoza en arrive à
énoncer le paradoxe révolutionnaire selon lequel il n'y a de
véritable illimitation du pouvoir que si l'Etat est massivement
limité et conditionné par la puissance du consensus. En sorte
qu'inversement, la rupture de la norme consensuelle déclenche
immédiatement la guerre — la rupture absolutiste d'un droit
civil constitutionnel est çar elle-même un acte relevant du droit
de guerre. "Les règles et les motifs de crainte et de respect que
le corps politique est tenu d'observer dans son propre intérêt se
rapportent au droit naturel et non au droit civil qu'on peut en
exiger le respect" Le principe de légitimité fondé par le droit
naturel peut être attribué au droit de guerre : la subordination
du droit naturel à un droit souverain illimité, à un droit civil
promulgué de manière absolutiste, a pour conséquence la
guerre. Alors que la paix, la sécurité et la liberté ne peuvent
procéder que de l'unité continuée de l'exercice du pouvoir et
du processus de formation de la légitimité. Il n'y a pas de genèse
juridique, il n'y a qu'une généalogie démocratique du pouvoir.

Le chapitre V clôt la première partie du TP. Spinoza


examine ici un autre concept essentiel de la théorie du droit
naturel : l'idée de "meilleur Etat" — mais pour lui faire jouer
une fois de plus un rôle subordonné, pour la transformer en
l'incluant dans sa conception de la puissance. De ce qui a été
vu précédemment, il découle que le meilleur Etat sera tout
simplement celui où pourra s'inscrire l'expansion maximale du
mouvement des libertés, du mouvement d'organisation collec-
30 Spinoza subversif

tive des cupiditaîes. Loin de toute utopie : le meilleur des Etats


ne peut assurément pas s'affranchir des processus concrets
d'organisation de la multitudo. Loin de toute illusion : l'Etat ne
saurait passer pour un produit parfait, le droit civil et les filières
de la légitimation sont toujours sous la menace d'une interrup-
tion possible du procès constitutif et de son remplacement par
le droit de guerre, par la réaffirmation de l'indépendance
conflictuelle des libertés individuelles inaliénables. Ce n'est pas
pour rien que la première partie du TP s'achève comme elle
avait commencé : par un éloge de Machiavel conçu, avec le
réalisme extrême qui le caractérise, comme le défenseur d'un
programme de liberté. "Tantum juris quantum potentiae" : les
cinq premiers chapitres du TP, et en particulier leur conclusion,
peuvent être considérés comme un commentaire de cet adage
métaphysique. On en retire : a) Une conception de l'Etat
refusant absolument toute transcendance et excluant toutes les
théories, présentes ou futures (de Hobbes à Rousseau) fondées
sur la transcendance du pouvoir ; b) Une détermination du
politique comme fonction subordonnée à la puissance sociale
de la multitudo ; c) Une conception de l'organisation constitu-
tionnelle comme nécessairement mue par l'antagonisme des
sujets. Spinoza, anomalie singulière, s'oppose ainsi aux tendan-
ces hégémoniques de son temps, en politique comme déjà en
métaphysique. En politique, il exige une présence active des
sujets contre toute autonomie du politique, restituant entière-
ment la politique à la pratique constitutive humaine. La critique
spinoziste de l'absolutisme et du fondement juridique de l'Etat
se montre ici capable d'être en avance sur son temps ; elle mérite
d'être rattachée aux perspectives de la pensée démocratique la
plus conséquente. Destruction de toute autonomie du politique,
affirmation de l'autonomie des besoins collectifs des masses :
telle est, loin de toute utopie, l'extraordinaire modernité de la
constitution politique du monde selon Spinoza.

Les cinq chapitres suivants analysent les formes monar-


chique (chap. VI et VII) et aristocratique (chap. VIII-X) de
gouvernement L'ouvrage s'interrompt au chapitre XI, au début
de l'analyse du gouvernement démocratique. Cette seconde
De la fondation de la démocratie moderne 31

partie est même doublement inachevée : elle est pleine d'ambi-


guïtés et d'incertitudes, tout àfiaitinhabituelles chez Spinoza.
Les chapitres sur la monarchie ont une structure incer-
taine. Le chapitre VI aborde à nouveau les principes structuraux
de la constitution, pour passer ensuite à une description du
régime monarchique ; au chapitre VII, Spinoza tente de démon-
trer ce qu'il vient d'énoncer. Malgré son incomplétude, la
démarche est importante, car elle témoigne d'une manière
nouvelle, réaliste, d'envisager le gouvernement monarchique,
après les anathèmes jetés contre lui dans le TTP. Nous assistons
donc de nouveau au déploiement constitutif de la multitudo —
l'antagonisme moteur étant ici, spécifiquement, la "peur de la
solitude". Dans l'état de nature, ce sont la peur et la solitude qui
dominent — d'où le "désir" de sécurité dans la multitude. Le
passage à la société représente non pas une cession de droits,
mais un pas en avant, un enrichissement de l'Etre : passage de
la solitude à la multitude, à la socialitê qui, en soi et pour soi,
supprime la peur. C'est la voie royale exposée dans les chapitres
plus proprement métaphysiques, et qui devrait se poursuivre
sans fléchissement "Mais l'expérience semble bien enseigner à
remettre, dans l'intérêt de la paix et de la concorde, tout le
pouvoir à un seul homme". La contradiction est donc in re ipsa.
Mais, une fois relevée la contradiction entre la genèse de la
forme monarchique et les présupposés du procès constitutif, il
est possible de souligner que Spinoza perçoitjustement la réalité
historique comme contradictoire avec le fondement ontologi-
que. D'où une recherche continue de cohérence systématique,
lin effort continu pour atténuer la tension contradictoire. Si donc
le TTP récusait fermement la monarchie, Spinoza ajoute ici que
sa forme préférable est la forme "modérée". Et par modération,
il faut entendre un rapport bien déterminé entre pouvoir et
représentation du consensus, entre volonté royale et principes
fondamentaux de la constitution. "Les rois en effet ne sont pas
des dieux : ce sont des hommes, et qui se laissent souvent
séduire par le chant des sirènes. Donc, si tout dépendait de la
volonté changeante d'un seul, il n'y aurait rien de durable.
L'Etat monarchique doit, pour demeurer stable, être ainsi établi:
32 Spinoza subversif

tout s'y fait par le seul décret du roi, autrement dit tout ce qui
est de l'ordre du droit est l'expression de la volonté du roi ; mais
toute volonté du roi n'est pas assimilée au droit "L'absolutisme
de l'époque est donc fermement rejeté, et la forme monarchique
n'est elle-même acceptée qu'en étant subordonnée, de façon
dynamique, à l'affrontement-médiation-rencontre entre puissan-
ces différentes. Acceptation réaliste du présent historique, mais
soumise au programme ontologique. La monarchie est un fait :
l'analyse le prend comme tel ; mais elle commence par en nier
l'absoluité ; elle lui impose ensuite l'horizon de la modération,
puis la désarticule dans le rapport constitutionnel des pouvoirs,
pour le soumettre enfin au mouvement constitutif de la multi-
tudo. S'il y a effectivement des contradictions, il faut toutefois
reconnaître qu'une telle démarche parvient à déstabiliser pro-
fondément la catégorie de monarchie.

Lorsqu'il aborde, aux chapitres VIII, IX et X, la question


de l'aristocratie, Spinoza adopte le même genre de méthode.
Après avoir réaffirmé qu'en effet le pouvoir absolu, s'il existe,
est véritablement celui que détient la multitude tout entière" et
que si le gouvernement n'est pas absolu, mais exercé par une
partie des hommes, par l'oligarchie aristocratique, cela engen-
dre un antagonisme continuel entre gouvernement et société,
Spinoza en conclut que le gouvernement aristocratique "sera le
meilleur s'il est établi de façon à se rapprocher au maximum
du pouvoir absolu". Ce qui revient à dire que le gouvernement
aristocratique, plus encore que le gouvernement monarchique,
est contraint de respecter le consensus social et d'établir des
formes de constitution et de fonctionnement du "conseil" (forme
par excellence de ce type de gouvernement) qui se rapprochent
toujours davantage du gouvernement absolu. Spinoza dresse
alors un recueil d'exemples de formes aristocratiques du gou-
vernement (l'inachèvement du TP est ici particulièrement évi-
dent, l'ensemble est très confus), dans le but de résoudre le
problème suivant : comment apprécier, du point de vue des
dynamiques constitutives de la multitudo, les processus de
production (ou de légitimation) et les critères de gestion (ou
d'exercice) du pouvoir ?
De la fondation de la démocratie moderne 33

Inutile de le cacher : il y a dans ces chapitres un hiatus


entre le rôle métaphysique joué par la notion de "gouvernement
absolu" et par l'idée-phare de "multitude" et le contenu analyti-
que et expérimental exposé. Et il est sûr que seul le chapitre sur
la démocratie aurait pu équilibrer détermination ontologique et
déterminations historiques. Mais le texte s'arrête là. Inutile de
se perdre en conjectures. On peut simplement ajouter que ces
limites mêmes mettent en évidence la portée de la pensée
politique de Spinoza. L'inachèvement du TP n'est manifeste-
ment pas structurel ; structurellement, le TP parachève la
fondation spinoziste d'une conception de l'être comme produit
de la puissance : il en arrive à une exaltation implicite et
exemplaire du gouvernement absolu de la multitude s'expri-
mant comme liberté organisée dans la sécurité. Ouvrage fonciè-
rement démocratique, avions-nous dit : et l'absence du chapitre
sur la démocratie n'y change rien.
Un dernier point Si nous avons rattaché le TP au déve-
loppement de la pensée métaphysique de Spinoza, nous avons
moins parlé du développement de sa pensée politique (en
dehors de quelques remarques sur les différences les plus
criantes entre TPet TTP). Il convient donc de rappeler que dans
le TTP, écrit entre 1665 et 1670, Spinoza se fixe trois objectifs :
combattre "les préjugés des théologiens" ; détruire "l'opinion
qu'à de moi le vulgaire, qui ne cesse de m'accuser d'athéisme";
"défendre par tous les moyens la liberté de pensée et de parole,
que l'autorité trop grande laissée aux prédicateurs, et leur
jalousie, menacent de supprimer". Cette défense de la liberté
s'organise à travers la construction d'une histoire naturelle du
peuple hébreu et la critique de l'imagination prophétique et de
la révélation apostolique, dans le but d'établir les prémisses et
les conditions de la société politique. Principes exposés pour
l'essentiel aux chapitres XVI-XX : renversant toute la tradition,
Spinoza y expose pour la première fois la théorie du "pouvoir
absolu" comme démocratie. Démocratie qui présuppose donc
la critique de toutes les formes de superstitio, du rôle mystifica-
teur de toute religion positive. Démocratie comme développe-
ment du droit naturel qui appartient à tout individu en tant
qu expression de sa puissance, et qui ne peut en aucun cas être
34 Spinoza subversif

aliénée — démocratie comme construction d'une communauté


d'hommes libres, visant non seulement à éliminer la peur, mais
aussi à constituer une forme supérieure de liberté. De ce point
de vue, le TTP n'est donc pas seulement une prémisse du TP.,
il semble même en constituer la conclusion, y ajouter la partie
manquante. La conclusion du TTP pourrait donc constituer
l'âme de la partie manquante du TP sur la démocratie :

"Des fondements de l'Etat tels que nous les avons exposés


ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière
n'est pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la
crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l'Etat est institué;
au contraire, c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il
vive autant que possible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi
bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit
naturel d'exister et d'agir. Non, je le répète, la fin de l'Etat n'est
pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raison-
nables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais il est au
contraire institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent
en sécurité de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes
n'usent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils ne
supportent sans malveillance les uns et les autres. Lafinde l'Etat
est donc en réalité la liberté, "le TP viendra parfois contredire
le TTP, mais l'inverse n'en est pas moins vrai : le TTP complète
le TP. A plus forte raison si l'on considère le point suivant : dans
les parties de YEthique probablement écrites entre 1670 et 1675
— entre l'achèvement du TTP et le début de la rédaction du
TP — le problème essentiel examiné par Spinoza, dans son
travail de reformulation de la théorie des passions, est sans
aucun doute celui de la socialisation des affects. Il y a là comme
une correction de la rigidité excessive du jusnaturalisme du
TTP, de l'individualisme de sa conception du contrat et de ses
apories ontologiques ; et il y a aussi comme une claire anticipa-
tion de la perfection de la méthode constitutive utilisée dans le
TP. Nous pouvons donc parler d'une cohérence absolue du
travail théorique de Spinoza. De l'immédiateté utopique de la
philosophie de jeunesse du grand tournant du TTP, jusqu'à la
dernière rédaction de YEthique puis au TP, Spinoza construit
une théorie politique démocratique en élaborant sans relâche
De la fondation de la démocratie moderne 35

ses conditions et ses instruments métaphysiques : "De l'utopie


à la science."
Si la fortune du TP dans la pensée politique du XVUe
siècle, des Lumières et du premier romantisme, est celle d'un
lijore maudit, c'est à cause de sa radicalité et de sa capacité de
reprise de l'ensemble de la métaphysique spinoziste. On a
souvent signalé l'influence cachée du TP : influence qui, s'agis-
sant d'un livre à ne pas citer, se traduisit souvent paradoxale-
ment, par de purs plagiats. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est
le travail accompli par la métaphysique spinoziste, dans son
versant politique, au cours des siècles de formation et de
triomphe de l'Etat absolu de la bourgeoisie naissante. Il s'agit
selon nous d'un travail de démystification indiquant la voie
d'une alternative révolutionnaire. Les conditions exceptionnel-
les d'un développement de la production et d'une histoire
politique libres aux Pays-Bas permettent à Spinoza de mesurer
l'intensité de la crise de la pensée humaniste et progressiste qui
frappe toutes les grandes nations européennes pendant la pre-
mière moitié du XVIIe siècle. Le passage à l'absolutisme en
France et en Angleterre, le renforcement des structures centrales
en Espagne et dans l'empire d'Autriche, la destruction du grand
tissu des libertés communales en Italie, et la catastrophique
guerre de Trente ans en Allemagne : telle est la toile de fond
de la dernière bataille humaniste et démocratique, visant à
préserver la liberté des forces productives de la mise en place
d'une nouvelle forme hiérarchique de l'exploitation dans le
rapport de production. Spinoza, figure anomale de penseur
politique, écrit le 7 7 dans les années soixante-dix, dans un pays
où la résistance à la restriction absolutiste a été plus longue et
plus acharnée qu'ailleurs : il pouvait alors considérer cette
bataille comme achevée, et constater l'adéquation des grandes
pensées politiques au développement de l'Etat absolutiste.
Triomphe du Droit naturel, introduction d'un individualisme
adéquat aux nouvelles exigences de production et permettant
de légitimer théoriquement l'Etat absolu par le mécanisme
contractuel du transfert de souveraineté : en voilà l'essentiel.
Spinoza, figure de l'antagonisme, n'accepte pas cela.
36 Spinoza subversif

Sa pensée politique traverse le Droit naturel pour nier ses deux


fondements essentiels : l'individualisme et le contrat Niant par
principe toute possibilité de régulation du marché entre les
hommes par des éléments transcendants, il introduit l'athéisme
en politique. L'homme n'a d'autre maître que lui-même. Refus
de toute aliénation : de la conception réactionnaire de Hobbes
à l'idée utopique de volonté générale. "Quant à la politique, la
différence essentielle entre Hobbes et moi consiste en ce que je
maintiens toujours le droit naturel et que je n'accorde dans une
cité de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où,
par la puissance, il l'emporte sur eux. C'est la continuation de
l'état de nature." Matérialité de l'existence et de son droit,
accompagnée de l'affirmation intransigeante que par un travail
commun et égal, une société libre peut être construite, organisée
et préservée : tel est l'objet de scandale permanent pour la
pensée politique hégémonique, qui n'est jamais parvenue à
dig'oindre formation de la société et détermination de sa hiérar-
chie, construction et transcendantalité normative de la légitimi-
té. Cet athéisme plein, ce matérialisme opératoire, nous ne les
retrouvons que chez Machiavel et chez Marx : avec Spinoza, ils
constituent l'unique pensée politique de liberté de l'époque
moderne et contemporaine.

traduction de François Matheron

BIBLIOGRAPHIE

A - Editions du Traité politique

B. de S., Opéra posthuma, quorum sériés post praefatùmem


exibetur, 1677.

B.D.S., De Negelaten Schriften, 1677.


Benedicti de Spinoza, Opéra quotquot reperta suni. Reco-
gnoverunt J. Von Vloten et J.P. Land, Hagae Comitum, apud
Martinum Nijhoff, 1882-1883.
De la fondation de la démocratie moderne 37

Spinoza, Optra. Im Auftrag der Heidelberger Akademie


der Wissenschaften, herausgegeben von Cari Gebhardt, Win-
ters Universitaets Buchhandlung, 1924-1926.
Benedict de Spinoza, The Political Works, texte établie par
A-G.Wernham, Oxford, At the Clarendon Press, 1958.

Spinoza, oeuvres complètes, par Robert Caillois, Madeleine


Francès et Robert Misrahi, Bibliothèque de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 1954.
Spinoza, Traité politique, texte établi par Sylvain Zac,
Paris, Vrin, 1968.
B. Interprétations générales de l'œuvre de Spinoza.

S. Zac, L'idée de la vie dans la philosophie de Spinoza, Paris,


1963.

M. Gueroult, Spinoza, vol 1 : Dieu (Ethique 1), Paris, 1968;


vol. 2 : l'âme (Ethique 2), Paris, 1974.

G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris,


1968e

A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Paris,


1969.

A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,


Paris, 1971.

P. Macheray, Hegel ou Spinoza, Paris, 1979.


A. Negri, L'anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez
Spinoza, Paris, 1982.

(Mais voir J. Préposiet, Bibliographie spinoziste, Besançon-


Paris, 1973).
38 Spinoza subversif

C. Ouvrages sur la pensée politique de Spinoza

N. Altwicker, Texte zur Geschickte des Spinozismus,


Darmstadt, 1971 (avec intervention de S. von Dunin-Borkowski,
W.Eckstein, L.Strauss, etc.)

C.E. Vaughan, History of political philosophy before and


after Rousseau, vol I, Londres, 1925.

LStrauss, Spinoza's critique of religion, (1930), New York,


1965

L. Strauss, Le droit naturel et l'histoire, Paris, 1980

K. Hacker, Gesellschaftliche WtrklichJceit und Vernunf in


Spinoza, Regensburg, 1975.

L. Muglier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, Paris,


1976.
D. Quelques études sur les sources et la fortune histo-
rique de la philosphie politique de Spinoza.

A. Thalheimer - E.Deborin, Spinozas Stellung in der Vor-


geschichte des dialektischen Materialismus, Vienne-Berlin, 1928.
H.A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza, Cambridge
Mass., 1934.
M. Francès, Les réminiscences spinozistes dans le Contrat
social de Rousseau, Revue philosophique, 141, 1951.
G. Solari, Studi storici difilosofia del diritto, Torino, 1949.
G.L. Kline, Spinoza in Soviet Philosophy, Londres, 1952.
P. Vemière, Spinoza et la pensée française avant la Révolu-
tion, voll. 2, Paris, 1954

A. Ravà, Studi su Spinoza e Fichte, Milan, 1958.


L. Kolakowski, Chrétiens sans Eglise. La concsience reli-
gieuse et le lien confessional au XVIIe siècle, Paris, 1969.
CHAPITRE m

RELIQUA DESIDERANTUR.
CONJECTURE POUR UNE DÉFINITION DU CONCEPT
DE DÉMOCRATIE CHEZ LE DERNIER SPINOZA

C o m m e on le sait le Tractaius Politicus de Spinoza s'inter-


rompt brusquement avec la mort de l'auteur, au paragraphe
quatre du chapitre XI, au moment où le discours s'ouvre à la
réflexion sur la démocratie. Dans le paragraphe I Spinoza traite
du concept de démocratie et de sa différence par rapport au
concept de gouvernement aristocratique ; dans les paragraphes
II et m il définit les conditions de participation au gouvernement
démocratique en soulignant rigoureusement les caractéristiques
de sa légalité ; dans le IVe paragraphe, il commence enfin à
approfondir les règles d'exclusion. Cest tout L'inachèvement
du développement est tel qu'on peut à peine parler d'une
esquisse ou d'une vigoureuse ébauche introductive. Il n'en reste
pas moins que nous assistons dans ces quelques pages à l'émer-
gence d'au moins deux concepts forts : la définition de la
démocratie comme omnino absolution imperium au début du
paragraphe I et le légalisme rigoureux d'une construction posi-
tiviste des conditions de la participation démocratique, dans les
paragraphes deux et trois. Ainsi, entre l'inachèvement du texte
et la force des concepts qui pourtant émergent, s'exprime
objectivement une grande tension et une certaine inquiétude
du lecteur semble dès lors inévitable. Partageant cette inquié-
' tude, je voudrais donc approfondir la recherche pour tenter de
comprendre comment le concept de démocratie aurait pu être
exprimé dans le TP.

A cette fin nous pouvons parcourir deux voies. La pre-


mière consiste à rechercher dans les autres œuvres de Spinoza
et en particulier dans le Tractaius theologico-politicus, comment
a été défini le concept de démocratie. Par contre, en ce qui
concerne la définition du concept de démocratie, on pourra
40 Spinoza subversif

considérer le renvoie au TTP comme non pertinent, surtout si


on pense — comme je crois l'avoir montré dans mon Anomalie
sauvage (Negri 1982, trad. franç. pp. 283-290) — que dans le
développement de la pensée spinozienne, le TP représente un
projet philosophique plus mûr ou de toute façon différent La
seconde voie consiste donc à penser le concept de démocratie,
librement, à la lumière de la dynamique de la métaphysique
spinozienne.

L'hypothèse métaphysique pourra-t-elle s'avérer plus juste


que la répétition philologique ? Peut-être. Dans tous les cas, et
pas seulement relativement à ce passage (mais plutôt toujours
lorsque l'on parcourt les voies de la tradition métaphysique) —
il est légitime de supposer que l'historicité ne se donne ici que
comme l'émergence et la diffusion toujours différente de mo-
ments d'innovation conceptuelle, de rupture des idéologies
dominantes, de différences transformatrices, à l'intérieur du
projet constructif et de la puissance de la structure rationnelle.
La vitalité de l'œuvre permet peut-être cette herméneutique
constitutive.

La plupart des interprètes, quoi qu'il en soit, a suivi ce


que j'appellerai la première voie. Cette lecture considère les
quatre premiers paragraphes du TP comme un simple renvoi à
ce que le TTP dit de la démocratie. Il importe peu que le TTP
parle de la démocratie des juifs plutôt que de la démocratie "tout
court' : ou mieux — de cette façon certaines difficultés de la
lecture spinozienne peuvent être résolues et en particulier celles
posées dans les premiers quatre paragraphes du chapitre XI par
l'entrelacement entre l'affirmation de l'absoluité du concept de
démocratie et l'indication positiviste qui suit immédiatement
Sur cet horizon de démystification de l'histoire sacrée que
représente le TTP, la démocratie en effet, peut être lue comme
un concept éthico-politique progressiste, d'autant plus dense de
moralité qu'en supprimant la transcendance du fondement, la
critique fait ressortir, telle une trace renversée, la présence d'une
vocation très ancienne et d'un projet humain toujours renouve-
lé. L'absoluité du concept de gouvernement démocratique se
déploie ainsi peu à peu et trouve sa justification éthique ; en
Reliqua desiderantur 41

outre sur ce dense horizon^ le légalisme peut être considéré à


son tour comme une conséquence légitime, une accumulation
progressive et positive de règles de consentement, de participa-
tion et d'exclusion. Cest dans cette direction que me semble
aller une seconde génération d'interprètes spinoziens (Balibar
1984 ; Tosel 1984), aussi attentive à la dimension sacrée du
concept laïque de démocratie et à sa sécularisation humaniste
qu'une première génération d'interprète politiques (Solari 1949;
Ravà 1958 ; Eckstein 1933) au dix-neuvième siècle, fut sensible
à la dimension libérale et positiviste de ce concept L'interpré-
tation straussienne sert de médiation entre la première et la
seconde génération d'interprètes (Strauss 1930/1956;
1948/1952).(1)
Cependant il existe une série de raisons générales qui
empêchent de suivre la première voie. Le TTP et le TP en effet,
participent de deux phases différentes de la pensée spinozienne:
tandis que le TP est une sorte de projet constitutif du réel, le
TTP représente une étape intermédiaire et critique dans le
développement de la métaphysique spinozienne. Quoi qu'il en
soit, je ne souhaite pas trop insister sur cette différence, afin
également d'éviter qu'on puisse encore une fois me reprocher
d'en faire une sorte de muraille de Chine : ne pas considérer la
solution de continuité comme radicale, ne signifie pas toutefois,
oublier qu'elle existe (2). Nous privilégierons donc une autre
série de considérations : de ce point de vue, l'impossibilité de
donner au concept de démocratie dans le ZPune définition tirée
du TTP résulte d'une série de données, comme par exemple la
description différente dans les deux Traités des formes d'Etat,
desfiguresdu gouvernement, leur évaluation différente — mais
surtout de la disparition, dans le TP, de la référence de l'horizon
contractualiste. Si l'on veut formuler des hypothèses à propos
du concept de démocratie dans le TP, et sur la façon dont il
aurait pu être développé, il me semble qu'il faudrait considérer
non pas les similitudes mais les différences entre les deux
Traités. Or, puisque d'autres auteurs ont largement et définiti-
vement développés ces questions (Droetto 1958 ; Matheron
1969) j'insisterai surtout pour commencer, sur la différence
d'horizon conceptuel et sémantique que la disparition du thème
42 Spinoza subversif

contractuel détermine dans le TP afin de comprendre la signi-


fication de cette absence. Il est clair qu'en procédant ainsi il
s'agit d'accumuler des éléments pouvant permettre de vérifier
si, au niveau de la problématique du TP il serait possible de
donner une définition originale du concept de démocratie à la
fois historiquement déterminée, conceptuellement achevée et
métaphysiquement structurée.
Le fait que dans le TTP le thème contractualiste soit
présent, ne constitue pas un problème. En revanche, que le
thème contractuel ne soit pas présent dans le TPpose problème.
Je veux dire qu'au XVIIème siècle la théorie du contrat social
est tellement répandue que son affirmation s'impose comme
une évidence, son refus par contre, l'est moins. (3) Or, nous
pouvons d'emblée nous poser deux questions. Tout d'abord
que signifie le thème contractuel au XVIIème siècle, mieux,
quelles sont les significations générales, les variantes fondamen-
tales, les tensions idéologiques qu'il offre ? En second lieu, dans
le cadre du jusnaturalisme et de la théorie politique classique,
qui refuse et pourquoi, ou bien qui assume sous une forme
affaiblie ou qui épuise dans l'usage, la problématique contrac-
tuelle ? En somme quelles classes de significations impliquent
l'acceptation ou le refus de la problématique contractuelle ?

La. réponse à ces questions n'est pas simple. Une problé-


matique idéologique de la complexité et de l'ampleur de la
problématique contractuelle est vécue, en effet, selon différentes
modalités, et seule une vision profondément réductrice peut
envisager un développement unilatéral. Il est possible toutefois
de relever certaines fonctions majeures assumées par cette
théorie au XVIIème siècle. A ce propos il est fondamental de
reconnaître que la théorie contractualiste n'est pas de nature
sociologique, sinon de façon marginale et ouverte aux innova-
tions ou à la subversion du paradigme, mais elle est bien plutôt
immédiatement juridique : cela signifie qu'elle n'a pas pour
fonction d'expliquer l'association de l'homme et la constitution
de la société civile, mais de légitimer la constitution de la société
politique et le transfert du pouvoir de la société civile vers l'Etat
La théorie du contrat social est unefictionsociologique explicite
Reliqua desiderantur 43

pour légitimer le caractère effectif du transfert du pouvoir et


donc pour fonder le concept juridique d'Etat^).
Deux remarques. En premier lieu la théorie du contrat
social a un caractère certes transcendantal (autrement dit, elle
est applicable à chaque Etat) mais elle est formellement limitée.
Cela signifie en second lieu, que parmi les significations attri-
buables à cette époque à la notion d'Etat, le concept monarchi-
que, c'est-à-dire le concept d'unité, d'absoluité et de
transcendance du titre du pouvoir (et souvent également de
l'exercice, mais sans une relation univoque) est fondamental
(hégémonique et excluant les autres). Je dis concept monarchi-
que par opposition au concept républicain, c'est-à-dire pour
souligner la transcendance du pouvoir contre toute conception
constitutive, dynamique, participative. A partir de cette base se
forment des variantes. Le concept monarchique est, en effet, le
concept de la substance de l'Etat H peut donc ne pas être un
concept de la forme de gouvernement Dès lors la théorie du
transfert contractuel et celui de la formation de la souveraineté
au moyen d'un transfert, contient la possibilité de développer
différentesfiguresde la forme du gouvernement II pourra donc
exister, pour ainsi dire, une monarchie monarchique, une
monarchie aristocratique et même une monarchie démocrati-
que : c'est en ce sens qu'en un siècle Rousseau pourra mener à
son accomplissement la théorie du contrat social (Derathé 1950).
En plus d'avoir une fonction de légitimation juridique que
j'appellerai fondatrice et formelle, la théorie du contrat social a
donc une détermination historiquement et conceptuellement
spécifique ; elle est substantiellement prédisposée à la légitima-
tion des différents formes de gouvernement dans lesquelles se
représente l'Etat absolutiste de la modernité (5).

Ce que nous venons de dire se trouve confirmé, en


négatif, par la réponse à la seconde question que nous nous
étions posée : quels sont les courants politiques et les courants
d'idées qui ignorent ou s'opposent ou qui de toute façon,
n'acceptent pas ces fonctions spécifiques de la théorie du contrat
social ? D nous semble pouvoir repérer essentiellement deux de
ces courants dans l'univers spinozien : ceux liées à la tradition
44 Spinoza subversif

du radicalisme républicain de la culture de l'humanisme et de


la Renaissance ; et celle en provenance du radicalisme démo-
cratique du protestantisme, principalement calviniste. D'un côté
Machiavel, de l'autre Althusius. Or, si la position de Machiavel
est sans aucun doute la plus radicale, l'acception althusiusienne
du contrat est explicitement consacrée à la dénonciation de
toute idée d'aliénation du pouvoir et le contrat ne peut être
dissout par l'association des sujets : le sujet de la souveraineté
est populus universus in corpus unum symbioticum ex pluribus
minoribus consociationibus consociatus (Althusius, 1603, Praefatio).
Dans ces deux cas en somme, nous assistons au triomphe d'une
idée du politique qui, sans exclure formellement l'idée du
transfert du pouvoir, la subordonne aux déterminations maté-
rielles du social, des pratiques, de la multiplicité et spécificité
des puissances (Gierke 1880/1958 ; Cari Friedrich, Introduction
à Althusius 1603/1932). Attention : le réalisme politique présent
dans ces traditions, n'a rien à voir avec ces théories du relati-
visme des valeurs qui à cette même époque constituent et
dominent la science politique. Chez Machiavel et chez Althu-
sius, par-delà la diversité considérable des univers culturels
auxquels ils participent (et chez Spinoza lui-même, lorsque dans
les première pages du TP il badine avec la philosophie politique
de son temps), le réalisme politique n'est en aucun cas un
relativisme des valeurs, mais une adhésion résolue à la vérité
du concret : il n'est pas la définition d'un négatif social que seul
un pouvoir absolu peut discerner en lui donnant une significa-
tion, mais une théorie de la vérité de l'action, de l'absoluité de
son horizon. Ce Machiavel et cet Althusius-là n'ont pas grand
chose à voir avec les subtilités juridiques du contractualisme, ni
avec le cynisme des "politiques" qui est la condition et la figure
théorique complémentaire de celle-là (Popkin 1960 ; Spink
1964). Lorsque Althusius et Machiavel se rencontrent enfin chez
les Levellers ou dans la pensée de Harrigton, ils expriment en
revanche, la lumineuse puissance d'une conception positive de
l'être, la forte conviction républicaine du caractère humain
originaire des institutions et de la perfectibilité de la société —
en somme, ils expriment un franc matérialisme républicain
(Macpherson 1962). C'est ici aussi qu'est Spinoza.
Reliqua desiderantur 45

En conclusion nous pouvons donc dire que la théorie du


contrat social est, en général, une théorie de l'Etat absolutiste
tandis que le refus de la théorie, ou son usage en des termes qui
excluent l'idée de transfert de pouvoir, représente des traditions
républicaines, polémiques vis-à-vis de toute idéologie représen-
tative et de toute pratique d'aliénation étatique. A l'absolutisme
étatique affirmé par les théories du contrat social comme con-
séquence de la relativité des valeurs sociales qui préexiste à leur
surdétermination normative par l'Etat, s'oppose dans les posi-
tions réalistes qui refusent la théorie du transfert normatif, une
conception qui propose le social comme absoluité. La même
absoluité métaphysique qui est propre à l'horizon de la vérité.
A l'horizon de cette vérité, la vérité du fait, la vérité de l'action.

Or, le contrat social est présent dans le TTP. Cela toute-


fois, ne signifie pas que sa présence soit importante au point de
déterminer des développements spécifiques de la théorie poli-
tique de Spinoza, ou bien qu'elle aplatit cette dernière dans le
cadre générique de la philosophie politique de l'époque. La
présence de la théorie du contrat social dans le TTP (à certains
égards elle n'est presque pa^ relevée, non consciente des effets
possibles, tributaire des courants hégémoniques du siècle) limite
cependant les possibilités d'une orientation radicalement nova-
trice (6). Dans le TP, en revanche, à l'absence d'une théorie du
contrat, correspond une totale liberté du développement théo-
rico-politique. Nous entendons par là que l'affirmation selon
laquelle le droit et la politique participent immédiatement de la
puissance de l'absolu est essentielle dans le TP. Le droit et la
politique n'ont rien à voir avec l'essence négative et dialectique
du contractualisme, leur absoluité témoigne et participe de la
vérité de l'action. "Dès lors, la puissance (grâce à laquelle toutes
les réalités existent et exercent une action) n'étant rigoreusement
que la puissance même de Dieu, nous comprendrons sans peine
en quoi consiste le droit naturel. En effet, le droit dont la
jouissance appartient à Dieu s'étend sur tout, sans restriction;
d'autre part, ce droit n'exprime rien que la puissance divine,
considérée en tant qu'absolument libre; il s'ensuit que le droit
dont jouit, selon la nature, toute réalité naturelle est mesuré par
le degré de sa puissance, tant d'exister que d'exercer une action.
46 Spinoza subversif

Car la puissance, grâce à laquelle chacune d'elles existe et


exerce une action, n'est autre que la puissance divine absolu-
ment libre, elle-même" {TP 2[$). Se demander ce que peut être
le democraiicum imperium dans le TP, en dehors des limites de
l'horizon contractuel, signifiera donc ne pas substituer le man-
que d'indication par les matériaux traités dans le TTP mais, au
con traire, procéder par conjectures en approfondissant l'étude
de l'appartenance spinozienne à la tradition républicaine.
C'est donc en l'absence de toute version de la théorie du
contât que Spinoza dans le TP, parle de la démocratie comme
forme absolue de l'Etat et du gouvernement Or, en dehors du
trejisfert contractuel, comment une philosophie de la liberté
pelit-elle se résumer en une forme absolue de gouvernement,
o u au contraire comment une forme absolue du pouvoir peut-
elle être compatible avec une philosophie de la liberté — mieux,
avec le concept même de démocratie républicaine ? De ce point
j e vue il semble qu'en refusant la problématique contractua-
liste, Spinoza doive affronter un certain nombre de difficultés.

Nous avons vu comment le thème contractuel est lié à une


certaine conception de l'Etat que Spinoza refuse. Toutefois, ce
n ' e st pas dans l'expression du refus et de la protestation que
naissent les difficultés spinoziennes — refus et protestation sont
l'écho de la force imaginative et de la saveur éthique républi-
caine ainsi que d'une menace implicite : "sans liberté il n'y a
pas de paix". Les difficultés apparaissent plutôt avec l'étape
propositionnelle, quand on refuse, comme le fait Spinoza, ce
passage spécifique d'aliénation de la liberté exigée génèrale-
m e n t par la conception contractualiste : une aliénation qui,
tandis qu'elle constitue la souveraineté au moyen d'un transfert,
restitue aux sujets une liberté et une série de droits qui ont été
transformés de droits naturels en droits juridiques (dans le
transfert et par la souveraineté). Or, sans ce mouvement, com-
ment rendre compatibles absoluité et liberté ? Mieux, comment
promouvoir la liberté (à partir du bas, sans transfert) vers
l'absoluité ? Le maintient de la liberté naturelle, explique le
contractualiste, n'est possible que là où celle-ci est relativisée et
redéfinie juridiquement L'absoluité de la liberté, des libertés,
Reliqua desiderantur 47

est autrement chaos et état de guerre. Si la démocratie, selon


Spinoza, est une organisation constitutive de l'absoluité, com-
ment en même temps, peut-elle être un régime de liberté ?
Comment la liberté peut-elle devenir un régime politique sans
renier sa propre naturalité ?
Pour répondre à ces questions et pour savoir s'il est
possible de sortir de ces difficultés, il s'agit d'abord d'éclairer le
concept d'absoluité, comme attribut de la démocratie. Que
signifie, en tant qu'attribut du démocraticum imperium, la déter-
mination omnino absolutum ? La réponse concerne au moins
deux plans : le premier est celui directement métaphysique ; le
second est celui sur lequel le concept d'absolu est confronté
avec l'usage que Spinoza fait du terme dans la théorie politique,
en le distinguant par là des autres usages, et en particulier de
ceux qui se réfèrent à la théorie contractuelle.
Dans la perspective de la métaphysique générale, le
concept d'absolu spinozien ne peut être conçu qu'en tant
qu'horizon général de la puissance, comme développement et
actualité de celle-ci. L'absolu est constitution, une réalité formée
par une tension constitutive, une réalité d'autant plus complexe
et ouverte que la puissance qui la constitue s'accroît "Si deux
individus, s'étant mis d'accord, unissent leurs forces, la puis-
sance et par conséquent le droit, dont tous deux jouissent
ensemble activement au sein de la nature, dépassent la puis-
sance et le droit de chacun pris isolément Plus les individus qui
s'unissent d'une telle alliance sont nombreux, et plus le droit
dont ils jouissent ensemble sera considérable" (TP 2/13). Nous
sommes ainsi au cœur de la conception métaphysique spino-
zienne — la détermination logiquement ouverte de l'ontologie
fondamentale en constitue la détermination essentielle. Absolu
et puissance sont des termes tautologiques. La puissance,
comme détermination ouverte, en mouvement vers cet absolu
que, d'autre part, elle constitue actuellement, est déjà présentée
dans le TTP au-delà de la légende biblique, comme histoire du
peuple juif. Dans la reconnaissance du développement de cette
puissance humaine, on constate le passage fondamental de la
pensée spinozienne, de la première à la seconde fondation du
48 Spinoza subversif

système (7). Cette puissance humaine est ensuite montrée dans


les premiers chapitres du TP comme base de l'existence collec-
tive, de son mouvement, autrement dit, de la socialité et de la
culture. L'absolu a donc la puissance comme essence propre et
devient existence en fonction de la réalisation de la puissance.
Telle est la définition de l'absolu du point de vue métaphysique.
Or, dans le cadre de cette problématique il semble superflu
d'insister sur les implications de la définition : il suffît de
rappeler, toujours dans des termes très génériques, que si le
concept d'absoluité est ramené à celui de puissance, il est
manifestement ramené a celui de liberté. Le terme puissance et
le terme liberté se superposent, or l'extension du premier
équivaut à l'intensité de l'autre. Toujours en des termes très
généraux.
Ces considérations résultent extrêmement utiles dès lors
que nous considérons le terme d'absoluité dans la spécificité de
la pensée politique spinozienne. Dans cette perspective Yabso-
lutum imperium en effet, deviendra un terme qui en signifiant
l'unité du pouvoir, devra l'assumer comme projection de la
potentiae des sujets et définir sa totalité comme vie, toujours
ouverte, interne, comme articulation dynamique d'un ensemble
organique. Considérons donc cet absolutum imperium. que cons-
titue la démocratie spinozienne, dans la perspective d'une série
de problèmes politiques aussi bien traditionnels que caractéris-
tiques de la science de son temps. Nous verrons avec quelle
originalité cette définition s'inscrit dans le contexte problémati-
que cité et combien elle parvient, à l'intérieur de son propre
mouvement, à redéfinir adéquatement le problème de la liberté.

Premier point de vue, ou plutôt Vabsolutum imperium dans


la perspective de la légitimité du pouvoir : les thèmes titulum et
exercitium. C'est sous ces deux catégories que la légitimité du
pouvoir est traditionnellement définie, et c'est par rapport à ces
deux catégories que la légitimité peut être évaluée, dans son
extension, dans ses articulations, dans ses formes d'existence,
— la légitimité et la légalité, mais aussi leur contraire, à savoir
l'illégitimité et la tyrannie. Or, l'absoluité du gouvernement
démocratique chez Spinoza est si forte et si réaliste qu'elle ne
Reliqua desiderantur 49

permet pas cette distinction ; d'autre part, elle est extrêmement


équivoque, car elle est fondée non seulement sur les détermi-
nations de la liberté mais sur la forme de son organisation
étatique. Généralement l'exercice du pouvoir chez Spinoza, est
étroitement associé à sa titularité, il n'est donc pas possible de
donner des distinctions ou des articulations de ce rapport! La
démocratie est en particulier, la forme absolue de gouveme-
ment parce que la titularité et l'exercice y sont originairement
associées. La puissance de l'être se manifeste ainsi dans toute sa
force unifiante. Dans un langage moderne nous dirions qu'une
telle conception absolue du pouvoir démocratique réalise l'uni-
té de la légalité formelle et de l'efficacité matérielle de l'organi-
sation juridique, et en montre la force productive autonome (8).

Second point de vue, ou bien de Vabsolution imperium


dans la tradition casuistique des formes du pouvoir. Une cer-
taine tradition antique et classique, comme nous le savons,
présente chaque forme de gouvemement sous deux figures,
l'une positive et l'autre négative. L'absoluité de la définition
spinozienne de la démocratie nie cette possibilité. Non que
Spinoza n'envisage pas la possibilité d'une corruption de cha-
que forme de gouvernement, et en particulier de la démocratie:
mais le processus de corruption n'est pas séparable de l'unité
de la vie d'une forme de gouvernement, il n'est pas le produit
d'une altérité, il est au contraire, la vie ou bien la mort d'un
même organisme. Dans le dixième chapitre, au paragraphe I
du TP Spinoza considère par exemple, l'institution romaine de
la dictature qui, surgissant comme fonction d'assainissement de
la république a tendance à se développer comme figure indé-
pendante. Cette tendance est abstraite et dangereuse remarque-
t-il, le développement de la dictature, dans la mesure où
elle-même tend à l'absoluité, non seulement ne parvient pas à
restaurer la république, mais fixe des conditions antagonistes
avec la puissance absolue de l'exigence démocratique et donc
instaure un état de guerre. Par contre, la gestion de l'état
d'urgence et le besoin de renouveau doivent être conçues dans
le cadre des conditions de vie normale de l'absolu républicain.
La puissance de la forme absolue de gouvemement dans ce cas,
peut transformer l'état de guerre possible en unë mouvement
50 Spinoza subversif

de refondation organique et redonner alors vigueur à l'Etat De


même qu'en reconsidérant la problématique du titulum-exerci-
tium, la figure de l'absoluité de l'Etat nous est donnée simulta-
nément, ici devant cette dynamique du développement, de la
corruption et de la refondation, la puissance de la forme absolue
du gouvernement nous est donnée dans un schéma diachroni-
que, dynamique, temporellement constitutif. "Le régime aristo-
cratique, dès lors, trouve sa perfection, dans la mesure où ses
institutions le font tendre toujours davantage vers l'absolutisme"
( 7P8/5).

Troisième point de vue, ou de l'absolution imperium dans


la perspective interne de l'administration de l'Etat, ou encore le
concept de magistrature et de magistrat L'absoluité dérive ici
aussi directement de la définition de l'Etat Cela signifie que la
démocratie spinozienne, quelles que soient les formes d'organi-
sation des responsabilités et des contrôles et les fonctions dans
lesquelles elle se représente, ne pourra en aucun cas être définie
comme démocratie constitutionnelle, c'est-à-dire comme une
forme de gouvernement fondée sur la division et l'équilibre des
pouvoirs et sur leur dialectique réciproque. Chez Spinoza, la
conception du magistrat et de la magistrature par contre, est
absolument unitaire. Certaines fonctions de contrôle et d'équi-
libre ne sont pas exclues, mais elles ne dérivent pas d'une
situation constitutionnelle du pouvoir fragmentée ou dialecti-
que. Ces fonctions, par contre, peuvent être des figures d'ex-
pression de la puissance constitutive, des fragments ou des
versions de la tension unitaire du système. A l'intérieur de
celui-ci de même que chaque sujet est citoyen, de même chaque
citoyen est magistrat, — or la magistrature est le moment de
révélation du plus haut potentiel d'unité et de liberté (9).

Nous pourrions poursuivre en montrant beaucoup d'au-


tres points de vues à partir desquels l'absoluité spinozienne
comprend conceptuellement et réellement le concept de pou-
voir et ses fonctions. Mais nous n'ajouterions pas grand chose
à ce que nous avons déjà dit Quel que soit le point de vue, la
même expérience se répète. L'absoluité est la puissance qui se
développe et se maintient, unitairement, productivement La
Reliqua desiderantur 51

démocratie est la forme d'expression la plus haute de la société.


Car elle est la forme la plus vaste dans laquelle la société
naturelle s'exprime comme société politique. "L'autorité rigou-
reusement absolue, si elle peut exister, étant celle détenue par
la masse tout entière" [TP 8/ 3). Or, dans cette dimension si
ample, en traversant la multitudo des sujets, la démocratie
devient absoluité car elle met en mouvement, à partir du bas,
à partir de l'égalité d'une condition naturelle, toutes les puissan-
ces sociales. La démocratie comme forme omnino absoluta de
gouvernement, signifie alors qu'il n'y a aucune aliénation du
pouvoir, — ni par rapport à son exercice, ni par rapport à sa
formation ou à la spécificité de l'action exécutive, c'est-à-dire à
la spécificité de la figure de la magistrature. L'absolu est la non
aliénation, mieux, c'est en positif, la libération de toutes les
énergies sociales dans un conatus général d'organisation de la
liberté de tous. Continuel, permanent Phases organisationnel-
les, fonctions de contrôle, médiations représentatives etc. : toute
formation politique connaît ces mécanismes. Mais, dans la
perspective de l'absoluité ces mécanismes ne forment pas d'in-
terruptions dialectiques, ils n'organisent pas non plus des pas-
sages d'aliénation — la puissance au contraire, se développe
sur un horizon ouvert et les mécanismes participent des articu-
lations de cet horizon. C'est une action collective qui dévoile la
nature de la puissance et qui définit le rapport entre société
naturelle et société politique.

Toutefois, nous n'avons pas encore répondu, à la question


sur la compatibilité entre absoluité et liberté. Ne serions-nous
pas en présence d'une utopie totalitaire ? Le refus du contrat ne
finit-il pas par produire purement et simplement une projection
absolutiste de la liberté dans la puissance totalement dévelop-
pée, de sorte que toute distinction et toute détermination s'éva-
nouissent ? Je ne pense pas que cette objection puisse être
encore formulée. Il reste vrai que jusqu'ici la réponse a seule-
ment été esquissée et qu'elle nécessite un pas supplémentaire.
Autrement dit, après avoir montré les caractéristiques de l'ab-
soluité et comment se consolide en elle, sans pouvoir y échapper
la seule fondation possible de la valeur, après avoir montré
l'impossibilité de toute aliénation et comment l'esclavage naît
52 Spinoza subversif

de l'aliénation, le discours spinozien traverse un second passage


fondateur : il se pose autrement dit, le problème du sujet de
cette action collective qui constitue l'absoluité démocratique.
Or, ce sujet est la multitudo. C'est donc autour du thème de la
multitudo que le problème du rapport entre liberté et absoluité
devra être reconsidéré.

En 1802, à la même époque où il s'occupe de Spinoza, et


plus particulièrement de sa pensée politique, Hegel rédige un
System der Sittlichkeit (10). Dans ce système, l'idée du "gouver-
nement absolu" se développe comme exaltation de l'unité
interne du pouvoir. Ce mouvement provoque des effets contrai-
res à ceux que nous avons constatés chez Spinoza : le refus de
l'aliénation chez Spinoza est absolu ; chez Hegel, par contre,
toute reconnaissance de la singularité des besoins et des sujets
est absorbée dans la métaphysique de l'absolu, à travers un
développement exemplaire du mouvement dialectique. L'abso-
lu est donné comme résultat, comme jouissance. Par consé-
quent, répète sans cesse Hegel, le gouvernement absolu est
au-delà des singularités, il doit en refuser les déterminations
négatives, — Yabsolutum imperium autrement se dissoudrait dans
la grossièreté et dans l'ignorance de la masse et à l'unité
transcendantale des sujets s'opposerait l'"amas" des individus.
Le gouvernement absolu est ainsi l'idée d'un mouvement abso-
lu qui devient absolue tranquillité, identité absolue du vivant,
puissance absolue qui dépasse toute puissance singulière. Le
gouvernement absolu est la totalité infinie et indivisible. Le
transfert vers le générique aliéné qui, dans le contractualisme
était le résultat de la transcendance de la négativité du processus
social, est ici le présupposé du mouvement social. Ce n'est pas
un hasard si la monarchie est la forme du gouvernement absolu.

Ce parcours ne concerne pas Spinoza. Le rapport entre


puissance et absolu dans le TP, s'exprime selon deux mouve-
ments. Certes, comme nous l'avons vu, l'un pousse avec beau-
coup de force vers l'absoluité au sens propre, vers l'unité et
l'indivisibilité du gouvernement, vers sa représentation comme
unique âme et unique esprit "Partons de la considération, déjà
acquise, que l'homme le plus puissant et le plus indépendant
Reliqua desiderantur 53

en l'état de nature est celui qui se laisse guider par la raison[...]


De même, la nation la plus puissante et la plus indépandante
sera celle, qui prendra la raison pour principe constitutif et pour
règle d'action. Car le droit de la nation est déterminé par la
puissance de la masse en tant que personnalité spirituelle" (TP
3/7). Mais l'autre mouvement de la puissance est pluriel, c'est
la réflexion sur les puissances de la multitudo. La vie du
gouvemement absolu est doté chez Spinoza d'une systole et
d'une diastole, d'un mouvement vers l'unité et d'un mouvement
d'expansion.

Si l'absoluité n'est pas confrontée à la singularité des


puissances réelles — précise Spinoza, après avoir suivi la voie
de l'unité — elle se referme en soi-même, et c'est seulement à
partir de cette fermeture, en traversant et en étant marqué par
sa substance, c'est seulement en cherchant dans ce flux inter-
rompu une source normative, qu'il sera possible de redécouvrir
les sujets sociaux. Les effets en seront désastreux ceux-ci seront
non plus citoyens mais sujets. Il en est ainsi pour Hegel et pour
tous les auteurs qui acceptent, quelle que soit la figure philoso-
phique proposée, l'idée du transfert et de l'aliénation comme
fondement de la souveraineté. De ce point de vue le raffinement
du passage dialectique, par rapport à la substance, n'est pas
quelque chose de très différent de la fiction grossière de la
théorie du transfert contractuel. Dans ces deux cas nous nous
trouvons devant le mystère du transfert — mystérieux parce
que à travers lui on ne communique pas mais on transforme
idéalement le fait-association lequel est présenté comme source
normative et comme base d'une organisation hiérarchique —
comme fondement subreptice de la science : l'union de l'un et
du multiple, de la totalité et de l'infini, de l'absolu et de la
multitude est donnée comme synthèse, comme présupposé.
(Non, le parcours hégélien ne concerne pas Spinoza et para-
doxalement au moment même où il récupère la terminologie
spinozienne, Hegel est plutôt "spinoziste" que spinozien — et,
pourquoi pas ? également un peu "acosmique") (Macherey
1979; Negri 1982). De fait ici c'est l'idée même (et la pratique)
du marché qui émerge comme idéologie hégémonique. En
traversant la théorie du contrat ou la théorie dialectique, durant
54 Spinoza subversif

des phases différentes, l'idée du marché avoisine l'idée d'Etat


Dans ces deux cas la coopération productive des sujets et leur
association vitale réciproque, sont mystifiées en organisation de
la valeur, de la norme, du commandement et l'association
humaine est ainsi subordonnée à la fonction capitaliste de
l'exploitation (11).
Chez Spinoza tout cela est nié par principe. De même que
le rapport métaphysique entre totalité et infinité est soumis à des
analyses et est sans cesse reformulê comme problème ; de même
que le rapport entre unité et multiplicité en physique est conçu
et développé sur un horizon ouvert, un horizon d'affrontement,
de guerres, d'associations violentes, — de même, en politique,
le rapport entre absoluité et multitudo est posé en termes
extrêmes, paradoxaux mais non moins décisifs pour autant :
c'est un rapport ouvert — nous verrons que c'est un rapport
d'espérance et d'amour. "Le bien que quiconque pratique la
vertu désire pour lui-même, il le désirera pour les autres hom-
mes, et d'autant plus qu'il a une plus grande connaissance de
Dieu" (E 4P37). Dans le TTP le terme multitudo apparaît
seulement six fois et n'a pas encore acquis une dimension
politique : c'est un concept sociologique, non politique (Balibar
1984 ; Saccaro Battisti 1984 ; Tosel 1984). Dans tous les cas, il
ne constitue pas un sujet politique. Ici, en effet, sa problématique
est moins importante car le concept de démocratie, dont on
exalte la praestantia (TTP 17 titre), vit sur un terrain déplacé,
peut-être même dégradé, par rapport à la clarté politique du TP
et au thème de l'absoluité. Dans le premier Traité la démocratie
de la multitudo est une sorte d'essence originaire, — elle décline,
se développe, s'épanouit, se dégrade, dans l'histoire du peuple
hébreux, elle s'articule avec la théocratie — mais en substance
elle reste comme modèle, comme prototype politique, comme
régime fondamental. La définition contractuelle accentue la
dimension statique du modèle. Dans le TTP Spinoza en outre,
ne parle pas d'autres formes de gouvernement, à part la démo-
cratie (TTP 16), si non incidemment et il n'a donc pas besoin
de distinguer la figure des sujets politiques. Dans le TP en
revanche, le point de vue est totalement différent — c'est un
point de vue constitutif, dynamique, démocratique. Or, la
Reliqua desiderantur 55

multitudo ici constitue avant tout la limite vers laquelle tend la


raison politique — de la solitude du monarque à la sélection
aristocratique à l'absoluité démocratique — limite qui se donne
justement en tant que le pouvoir s'adapte à la puissance de la
multitudo. Omnino absolution est le pouvoir qui s'adapte à la
multitudo. Au risque d'employer vin tour pléonastique nous
pourrions dire : "à toute" la multitudo, laquelle devient donc
s u j e t — un sujet insaisissable comme peut l'être tout concept
d'indéfini, mais ontologiquement nécessaire.

Les critiques qui ont attaqué le concept de la multitudo


comme sujet et comme imputation métaphysique centrale de la
doctrine spinozienne de l'Etat, ont justement insisté sur le
caractère insaisissable du concept D'autre part il ne fait aucun
doute que les apologistes de la multitudo aient parfois exagéré
en la considérant presque comme une essence ou comme un
schéma de la raison (12). Mais, l'insaissisabilité matérielle du
sujet-multitudo n'empêche pas que s'expriment chez Spinoza les
effets de la subjectivité. Ainsi la multitudinis potentia fonde
l'imperium ou le préserve à travers la création directe du droit
(TP 2/17) — et l'ensemble du droit civil, dans l'expression
duquel prend naissance la constitution étatique, est produit et
légitimé par la multitudo TP 2/23). Et ainsi de suite (TP 3/9, 18
etc.

Même si elle est insaisissable, la multitudo est donc sujet


juridique, imputation nécessaire du social, hypothèse d'unité et
de construction politique (TP 3/7). Mais, en même temps la
multitudo reste un ensemble insaisissable de singularités. Tel est
le paradoxe crucial — celui qui se forme entre nature physique,
multiple, insaisissable de la multitudo, et sa nature subjective,
juridique, créatrice du droit et de la constitution. Ce rapport est
insoluble. On constate ici l'impossibilité radicale de conduire
cette image de la multitudo, et les effets juridiques qu'elle
implique, vers la volonté générale de Rousseau (Spinoza pro-
cède à cette démonstration dans le TP 4 et 5) (13). Non, le
rapport entre absolu et multitudo, entre les deux versions de la
puissance ne se conclut pas : l'une se concentre vers l'unité du
politique, l'autre se répand vers la multiplicité des sujets.
56 Spinoza subversif

Le concept de multitudo conclut logiquement la politique


spinozienne dans la mesure où elle n'en achève ni la dynamique
ni l'idée. Autrement dit : il montre en conclusion, l'absolu de la
politique spinozienne comme ouverture, comme incapacité de
freiner et de mystifier le processus du réel. La politique spino-
zienne participe d'une véritable révolution copernicienne : infini
est la multitudo, un mouvement continu sa puissance — un
mouvement infini qui constitue une totalité mais ne s'identifie
en elle que comme actualité d'un passage, elle ne se ferme pas
mais s'ouvre, elle produit et reproduit Le contraire d'une
conception ptolémaïque et théologique, selon laquelle un prin-
cipe (nécessairement une aliénation) est prétendument en me-
sure d'unifier le monde. Elle est donc le contraire de la
conception hégélienne du rapport conçu comme rapport résolu
entre totalité et infini. C'est justement sur le non achèvement du
rapport, tel qu'il est posé par Spinoza, contre toute théologie et
contre tout idéalisme, que la politique du TP est une véritable
disutopie, une hypothèse machiavelienne de liberté, une pro-
position de subversion du social, radicalement démocratique.
Chaque valeur, chaque choix, chaque acte politique doit être
déployé sur le rapport inachevé entre l'absoluité du pouvoir et
la multiplicité des propositions, des besoins, des expériences.
La tendance rationnelle vit entre les plis et dans la complexité
de cet inachèvement nécessaire : mais elle y vit pleinement —
un formidable optimisme de la raison domine le tableau. Cette
philosophie de Spinoza dans le TP est déjà la philosophie des
Lumières, c'est du Voltaire et du Diderot sous une forme
hautement métaphysique.

Mais, à côté de cette extrême tension de la tendance


rationnelle et de son orientation optimiste, il y a le pessimisme
de la considération du concret — non pas un pessimisme
préconçu, mais une conception réaliste des effets toujours
différents et toujours variables de la volonté et de son rapport
au réel. Le cercle ne se referme pas : telle est la politique —
l'affrontement, continu, d'une absoluité que la raison exige et
d'une multiplicité irrésolue que l'expérience oblige à considé-
rer. Optimisme de la raison et pessimisme de la volonté.
Reliqua desiderantur 57

Dans YEthique le terme multitudo apparaît une seule fois,


dans le scolie de la proposition 20 de la Ve Partie : "in multitudine
causarum...". Le terme est donc détaché de toute référence
directe à la pensée politique, et pourtant il relève du cadre d'une
démonstration qui peut être rattachée à la pensé politique :
démonstration de la puissance de l'esprit sur les affects dans la
construction de l'amour intellectuel de Dieu, démonstration que
cette puissance est d'autant plus forte que le nombre des
individus que nous imaginons engagés dans ce processus est
élevé. Au-delà de la pure référence sémantique — "la multitude
des causes" — l'apparition du terme multitudo n'est donc pas
insignifiante. Elle est plutôt indicative d'un mouvement typique
de la pensée spinozienne : dans ce contexte infini de fluctuations
et d'affections naît pour l'esprit la nécessité de les régler, de les
organiser dans la perspectives de la puissance, et enfin, là où
l'on croit saisir le développement d'une tension ascétique, voici
au contraire la construction d'un horizon collectif. Ce mouve-
ment théorique, qui fait que la tension spirituelle se porte sur le
collectif, est essentielle et produit des effets de déplacement
extrêmement caractéristiques (et peu soulignés) dans la philo-
sophie de Spinoza (14). De toute façon, ce qu'il importe ici de
souligner c'est comment cette oscillation, cette dimension con-
tradictoire, ce paradoxe sont typiques du concept de multitudo.
Tentons de développer davantage sur cette question.

Le concept de multitudo est tout d'abord une puissance


physique. En considérant sa définition même, il se situe dans le
contexte physique de VEthique, et surtout sur ce noeud, entre
la Ilème et la Ilème Partie, où nous avons tenté (ailleurs)
d'identifier le moment central de la "seconde fondation" de la
métaphysique spinozienne (Negri 1982, 155 sq. 233 sq.) Dans
ce contexte, l'horizon sur lequel le concept de multitudo se forme
et se présente est donc très spécifique. Un horizon de corporéité
découverte et de sauvage multiplicité. Un monde d'entrelace-
ments et de combinaisons physiques, d'associations et de disso-
ciations, de fluctuations et de concrétisations, selon une logique
parfaitement horizontale, constituant le croisement paradoxal
du croisement de la dimension causale et casuelle, entre ten-
dance et possibilité : voici la dimension originaire de la multi-
58 Spinoza subversif

tudo. H est clair que cet horizon physique ne peut supporter


quelque médiation que se soit : c'est à sa seule force qu'est
confiée la possibilité-capacité d'affiner le niveau des associa-
tions, de développer le multiplicateur des croisements de la
composition, et d'atteindre des degrés de complexités toujours
plus élevés. La consistance social (et donc celui des combinai-
sons politiques) est entièrement interne à cette continuité, ou
mieux, c'est le résultat de la dynamique physique du monde
(15). Le concept socio-politique de multitudo contient donc en
filigrane l'entière série de ces mouvements, de ces constructions
progressives précédentes. Il suffit de rappeler cela pour com-
prendre combien la dimension artificielle de la proposition
contractuelle est démesurée face à la dimension matérielle
inépuisable du flux social —, dans la physique sociale de
Spinoza la thématique contractuelle ne peut résulter que comme
tout à fait incidente (16).

A présent une simple déduction peut nous conduire à


d'autres considérations. Si ce que nous avons dit est vrai, la
tendance de la philosophie politique de Spinoza, qui consiste à
parcourir le flux de la multitude et à fixer dans ce flux une série
de distinctions de plus en plus complexes, jusqu'à celles qui
concernent les formes de gouvernement, devient un affronte-
ment très violent Nous voulons dire que chaque rupture du
flux et chaquefixationd'une formerigideest un acte de violence
par rapport aux tendances de la physique spinozienne. Toute-
fois, cet horizon de contradiction et ces mouvements théoriques
de déplacement, sont productifs. Ici en effet, nous pouvons
résumer une autre série d'éléments typiques de la conception
spinozienne de la multitudo ; après l'avoir considérée comme
puissance physique nous pouvons la considérer désormais
comme puissance naturelle, mieux, animale. Ce qu'elle repré-
sente c'est le règne de la peur, de la violence, de la guerre, —
or ce sont en effet, seulement ces passions, ces actes et ces
situations qui peuvent nous permettre de suivre l'entière pro-
gression du mouvement de la multitudo. Un mouvement jamais
pacifié, toujours ouvert "Le corps humain, en effet, est composé
d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont
continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée,
Reliqua desiderantur 59

afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce


qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l'esprit soit
aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois"
(E 4P45S). Et même si nous admettons qu'en passant du simple
conatus à la cupidtias, du règne physique au règne animal, au
bord de la dislocation, est introduit un certain correctif à la
dispersion (17), il nous semble pourtant extrêmement difficile
de saisir la possibilité d'amener à une unité intérieur? ces
mécanismes et ces processus à la fois contradictoires et com-
plexes. H en résulte encore, en particulier, la difficulté de définir
le concept de multitudo comme sujet politique. De sorte qu'il
semble que la multitudo puisse être un sujet politique seulement
comme idée de la raison ou comme produit de l'imagination
(18). Par contre, concrètement, la multitudo est un enchevêtre-
ment continu et contradictoire de passions et de situations — et
puis, à travers une nouvelle dislocation, une accumulation de
volonté et de raison qui, en tant que telle, constitue les institu-
tions (E 4P37S1, et 2). Mais, c'est seulement imparfaitement que
ce processus permet que la puissance des sujets se déploie dans
la perspective de situations constitutionnelles concrètes et cons-
titue ici un élément d'imputation juridique et politique défini-
tive. En somme, la formation du sujet politique est posée comme
tendance dans un enchevêtrement indéfini de croisements
subjectifs. De ce point de vue, la pluralité a le pas sur l'unité.
La raison, la pensée, voudraient que la multitudo se présente
comme une seule âme : cette demande de la raison traverse le
champ naturel sur lequel se déroule la vie sociale mais ne
parvient pas à en surmonter définitivement la violence et la
dispersion. "D est donc clair que le juste et l'injuste, la faute et
le mérite sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui
expliquent la nature de l'esprit" (E 4P37S2).
Après avoir considéré la multitudo du point de vue phy-
sique et animal, il y a un troisième niveau de considérations
possibles qui permet de mesurer les dernières conséquences des
développements précédents : il s'agit de la multitudo du point
de vue de la raison. Nous avons déjà vu comment la demande
de la raison — que nous pouvons ici définir désormais comme
proposition de l'absoluité de l'instance de la démocratie — ne
60 Spinoza subversif

parvient pas à devenir réelle en raison de certaines limites


physiques et animales. Chez Spinoza, la "volonté de tous",
même si elle se donnait, ne pourrait jamais devenir "volonté
générale" — et cette conclusion antirousseauiste est une pré-
misse de sa pensée. Cela ne signifie pas, toutefois que le concept
de multitudo ne contienne pas lui-même une certaine rationalité
— et donc une certaine puissance. Multitudo n'est pas vulgus ni
plebs ( Saccaro Battisti 1984). D'autre part, le devenir réel, dans
la politique de Spinoza, a la puissance et la limite du fait Ni
plus ni moins. Si l'absoluité de la prétention démocratique ne
parvient pas à embrasser le développement des libertés, elle
doit toutefois permettre la vie en commun des singularités, la
tolérance réciproque, la puissance de la solidarité. Ce passage
est fondamental. Il pose la non-solution effective du rapport
entre absoluité et liberté comme fondation d'une des plus hautes
valeurs de la traditions républicaine : la tolérance. La non-solu-
tion du problème du sujet politique devient fondation de la
tolérance, du respect des conscience, de la liberté du philoso-
pher. La multitudo, dans sa nature paradoxale, est fondation de
la démocratie en tant qu'elle permet à chaque individu d'intro-
duire dans la société ses propres valeurs de liberté. Chaque
singularité est fondement La tolérance, ici pour Spinoza ne se
représente pas comme vertu négative, comme moralité rési-
duelle (19). Si dans le TTP la tolérance concernait surtout
la liberté intellectuelle, ici elle devient droit universel.

Cet aristocratisme qui, dans la devise libertas philosophandi


ressort dans le titre même du TTP, se voit dissout dans le concept
de multitudo. Ce qui est revendiqué ici c'est un droit républicain
et ce qui est proposé c'est la condition même de la politique
démocratique. Un droit égal pour tous. De nouveau, chaque
singularité ressort comme fondement II se pourrait, dit Spinoza
(7711/2) que dans une ville au régime aristocratique le nombre
de membres choisis pour le gouvernement soit supérieur à celui
d'une ville au régime démocratique ; mais même si tous les
habitants de la ville participaient à la forme aristocratique de la
gestion, la ville resterait aristocratique et cette participation totale
n'en ferait pas un gouvernement absolu — car le gouvernement
absolu est un gouvernement fondé non pas sur un "choix" ( fut-il
Reliqua desiderantur 61

celui de tous) mais sur la multitudo, sur le fondement de la liberté


des individus qui composent cette multitudo, donc sur le respect
réciproque de la liberté de chacun. La multitudo, considérée du
point de vue de la raison est donc le fondement de la tolérance
et de la liberté universelle.
Ces conclusions, relatives au concept de multitudo, n'en
suppriment donc pas la nature aporétique, au contraire ils
l'accentuent La multitudo, placée entre absoluité et liberté, entre
droit civil et droit naturel, entre la raison et la matérialité
contradictoire du mouvement constitutif de l'être, a une défini-
tion ambigu, — son concept ne peut se conclure. Chacun des
éléments de sa définition vit — s'il est considéré à travers le
prisme de la multitudo — dans le même temps que tous les
autres éléments. Le régime démocratique, dont l'absoluité con-
siste surtout dans le fait de se fonder dans une forme intègre et
exclusive sur la multitudo, est donc absorbé dans cette aporie.
Mais cette forme aporétique est extrêmement productive — et
c'est justement ce déséquilibre entre absoluité et liberté qui
permet au régime démocratique d'être le meilleur. Or il revient
aussi à la théorie politique de Spinoza de se mouvoir avec
équilibre dans l'oscillation entre multitudo et idée de l'absolu:
"Peut-être notre description de la monarchie paraîtr^-t-elle pu-
rement risible à certains esprits, qui prétendent charger la seule
plèbe des défauts inhérents, en réalité, à. tous les mortels.
D'après eux, la foule commune ne connaît pas de mesure, elle
devient redoutable si elle n'est maintenue dans la crainte; la
plèbe ou bien obéit en esclave, ou bien domine avec insolence;
elle ne se soucie pas de vérité et n'a pas de jugement etc. On
leur répondra que tous les humains ont en partage une nature
identique. L'insolence caractérise tous les hommes en position
de dominer; même les gens en place, désignés pour un an,
deviennent insolents. On imagine, dès lors, quelle attitude
peuvent prendre des nobles à qui les honneurs sont assurés pour
toujours !" ; (TP 7/27). Pour une fois, Spinoza se permet ici une
pointe de sarcasme.

L'univers politique est un univers d'action. Le fût que la


démocratie se montre comme aporie objective de l'absolu et de
62 Spinoza subversif

la liberté, et que cette aporie soit posée comme condition


dynamique du processus politique, loin de résoudre le pro-
blème et les difficultés de la définition de démocratie, l'aggrave.
Quand l'absoluité de cette forme de gouvernement se réfléchit
sur la nécessité de l'action, donc sur les sujets, elle semble en
devenir la limite. Car s'il faut agir c'est en sachant que l'aporie
est toujours inhérente à l'action : l'aporie est transférée alors de
l'objectivité à la subjectivité. Le sujet doit agir tout en connais-
sant l'inachèvement de l'univers dans lequel il agit : il doit de
toute façon agir. Comment ? Selon quelles lignes d'orientations
et suivant quelles perspectives et quels projets ? Conjecturer sur
la démocratie en vue de couvrir l'espace désormais seulement
indiqué, dans le TP, depuis le reliqua desiderantur, signifie
donner une réponse à ces questions. Mon hypothèse est que la
démocratie spinozienne, Vomnino absolutum democraticum impe-
rium, doive être conçue comme une pratique sociale des singu-
larités qui s'entrecroisent dans un processus de masse, mieux,
comme pietas qui forme et constitue les rapports individuels
réciproques qui s'instaurent parmi la multiplicité des sujets qui
constituent la multitudo.

Je parviens à cette hypothèse en considérant, comme nous


l'avons vu jusqu'ici, que la démocratie spinozienne n'a pas de
structure contractuelle, qu'elle constitue donc un processus qui
reste aussi ouvert que la nature du sujet (multitudo) qui la régi
est inachevé. Mais, l'absoluité de la forme du gouvernement est
un concept qui équivaut à une figure indivisible du pouvoir.
Selon ce présupposé logique, l'absoluité est l'indivisibilité du
processus, indivisibilité qui s'applique à la complexité de la
puissance des sujets, puisque le processus du pouvoir se fonde,
s'articule et se développe sur les puissances de la multitudo. Si
le concept de multitudo nous est donc présenté objectivement
comme un concept ambigu, peut-être même comme un schéma
de l'imagination, (certes d'une manière insuffisante du point de
vue de la définition d'un sujet politique solide), celui-ci est
d'autre part articulé subjectivement, il est un projet et une
convergence de cupiditates, dans la mesure où sous l'égide de
la raison, celles-ci se déplacent matériellement du bien indivi-
duel au bien collectif. En somme, la réinvention républicaine
Reliqua desiderantur 63

de la démocratie spinozienne ne se donne pas seulement parce


que la définition dans l'abstrait est ouverte à la puissance
ontologique de la multitudo : concrètement, la dramatisation du
concept de multitudo est totalement assumée et dissoute dans
ses composantes — par conséquent, la définition de la démo-
cratie est ramenée à la puissance constitutive des sujets. Or, cette
puissance constitutive des sujets est éthique.
Dans YEthique (E 4P37S1), le sujet, en poursuivant sa
propre vertu et en comprenant qu'il en jouira d'autant plus en
la désirant également pour les autres, vit — renversée dans le
point de vue de la singularité — la tendance objective et
constitutive du politique. Du politique, de l'absolu, du politique
démocratique. Or le sujet assume explicitement ici la pietas
comme instrument de la raison éthique dans cette perspective.
Qu'est-ce que la pietas ? C'est le "désir de bien faire, qui vient
de ce que nous vivons sous la conduite de la Raison". L'agir
moralement selon la raison, que la pietas représente ici, se
déploie donc dans l'honnêteté — c'est-à-dire dans l'action
bienveillante et humainement conduite en harmonie avec soi-
même et avec les autres. On agit ainsi en aimant l'universel ;
mais cette universalité est le nom commun de nombreux sujets;
c'est donc le désir qu'aucun sujet ne soit exclu de l'universalité,
comme ce serait le cas si on aimait le particulier. En outre, en
aimant l'universalité et en la constituant en projet de la raison à
travers les sujets, on devient puissant Si par contre on aime le
particulier et on agit seulement par intérêt, on n'est pas puissant
mais plutôt totalement impuissant, en tant que l'on est agi par
des choses extérieures. La tendance vers l'universel est un
passage à travers l'universel : un passage tellement humain qu'il
comprend tous les êtres humains, un développement de la
eupiditas qui articule sujets et objets en une forme dynamique
et tendentielle. "A l'homme, rien de plus utile que l'homme; les
hommes, disje, ne peuvent rien souhaiter de supérieur pour
conserver leur être tous d'accord en toutes choses, de façon que
les esprits et les corps de tous composent pour ainsi dire un seul
esprit et un seul corps, et qu'ils s'efforcent tous en même temps,
autant qu'ils peuvent, de conserver leur être, et qu'ils cherchent
tous en même temps ce qui est utile à tous. D'où suit que les
64 Spinoza subversif

hommes qui sont gouvernés par la Raison, c'est-à-dire les


hommes qui cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur
est utile, ne désirent, rien pour eux-mêmes qu'ils ne désirent
pour les autres hommes, et par conséquent sontjustes, de bonne
foi et honnêtes" (E4P18S). Dans la IVème Partie de l'Ethique
cette conviction de l'utilité de l'homme pour l'homme et de la
multiplication ontologique de la vertu dans la communauté
humaine, est sans cesse répétée (cf. surtout E 4P35 et corollaire).
Elle représente sans doute un des points essentiels de la pensée
spinozienne. De toute façon, s'il n'en était pas ainsi (comme le
prétendent certains interprètes), il est certain que cette convic-
tion constitue la trame de la pensée politique de Spinoza. La
multitudo n'est donc rien d'autre que l'entrelacement des sujets
devenus un projet ontologique de la puissance collective. Mais
en même temps, le concept de multitudo est arraché à l'ambi-
guïté de l'imagination et traduit dans la théorie de l'action
politique. Telle est donc la genèse théorique de la démocratie
spinozienne (20).

Cette indication n'est pas non plus générique. Les mêmes


passages de l'Ethique (et surtout la proposition 37 de la IV Partie)
qui introduisent la fonction ontologiquement multiplicatrice de
la pietas et de l'honnêteté dans la tendance vers le collectif,
aboutissent en effet en même temps et directement à la défini-
tion de l'Etat II n'est pas non plus nécessaire d'ailleurs, d'insister
sur l'insuffisance des définitions formalistes de l'Etat, ni de
souligner le caractère encore inachevé de l'approche politique
de YEthique (cf. surtout E 4P36S2 ; P40 ; P45C2 ; P54S ; P585,
P63S ; P70S ; P72S ; P73S). Ce qu'il importe surtout de souligner
dans de ces deux points de vues, c'est que l'insuffisance des
solutions correspond à l'émergence d'une tension extrême sur
fond métaphysique. Le rapport pietas-respublica-democraticum
imperium est ici évidemment insoluble. Quels que soient les
efforts fournis en vue de résoudre le problème. Ainsi, dans les
dernières propositions (71, 72, 73) de la IVème Partie de
YEthique nous nous trouvons devant une série d'incessantes
reformulations inutiles de la proposition 37 : la répétition n'en
résout pas l'inachèvement Le continuel renvoi de la vertu
politique à la générosité, au refus de la haine, de la colère et du
Reliqua desiderantur 65

mépris, en somme à l'amour pour universel, ne résout pas


davantage le problème (E 4P45, 46), autrement dit le renvoi à
une série de passions qui, si elles valent comme indications d'un
parcours, toutefois ne correspondent pas à la nécessité de son
achèvement Celles-ci apparaissent en revanche comme des
fonctions particulières, unilatérales et abstraites. Enfin, à ce
niveau de complexité, on ne peut pas non plus prétendre
affronter le problème du point de vue de l'individualité, et par
conséquent le résoudre ascétiquement A ce propos, la Vème
Partie de YEthique n'a rien à nous apprendre. Au contraire, il
semble parfois qu'on se trouve devant une opération qui sup-
prime la trame collective du développement vers la société —
une espèce de dérapage de l'argumentation. Pourtant le pro-
blème était posé. Certes, on pourrait objecter qu'il avait déjà été
posé dans le TTP, où dans le libellé même du Traité, (si voulant
indiquer l'esprit de l'œuvre nous nous contentons de souligner
l'un des éléments les plus extrinsèques), lapietas avec la libertas
philosophandi et la pax, sont mentionnés parmi les valeurs
fondamentales qui se concentrent dans la conservation et dans
la reproduction de l'entreprise républicaine. Mais, la pietas est
encore une forme de dévotion plutôt qu'un fondement de
l'action politique. Par contre, à la fin de YEthique et donc au
début du projet du TP, le problème apparaît dans toute sa portée
(21).

Or, dans la partie dont nous disposons, même le TP ne


parvient pas à résoudre le problème du rapport entre puissance
ontologique du collectif et liberté des individus. Le concept de
multitudo, comme nous l'avons vu, propose le problème en le
laissant ouvert Mais toutes les conditions pour une solution sont
/données. H ne manque en effet, qu'un dernier passage qui
consiste en une description spécifique de la fonction qu'assume
dans ce contexte la pietas. Imaginons cette description. En
premier lieu, pour être conforme aux prémisses et à la densité
du problème, il est clair que la description de la pietas ne pourra
pas pour ainsi dire, avoir la consistance aporétique effective du
problème lui-même : par contre, elle devra le déplacer, le
ressaisir pour le situer dans la perspective de la construction ;
elle nous offrira ainsi finalement le problème de la démocratie
66 Spinoza subversif

comme horizon opérationnel. Un horizon opérationnel qui


montre la possibilité que pietas devienne une pratique sociale,
une détermination constitutive. Or à propos de la pietas qu'il
nous suffise d'ajouter quelques mots, car la plupart de ces
caractéristiques sont désormais données et la problématisation
fondamentale est celle qui les réunit dans le point de vue
constitutif, dans le déplacement dynamique. On dirait que
l'exclusion initiale du contrat social est récupérée et qu'on se
propose à présent une situation originaire, dynamique, ouverte,
à l'intérieur de laquelle est en acte la construction, l'édification
d'une sorte de contrat social. Non pas le contrat social comme
mythe, mais la constitution sociale, l'association et le devenir
collectif de l'instance éthique. En ce qui concerne ]& pietas, nous
utiliserons justement seulement quelques mots. Elle est passion
et comportement moral très fort, ontologiquement constructif
justement la pietas est le contraire de superstitio et metus — la
pietas les supprime. La pietas fait partie de la série positive que
la potentia exprime à travers la cupiditas raisonnable, pour
transformer la cupiditas même en virtus ; et dans la virtus la pietas
porte ce multiplicateur de l'amitié et de l'amour, la voie pour
réaliser ce surplus ontologique que détermine le collectif. De ce
point de vue, la pietas est l'âme de la multitudo. Elle en exprime
une ambiguïté renversée mais complémentaire ; si la multitudo
est un terme collectif qui pour devenir absolu exige de se
reconstruire à travers les singularités qui le composent — la
pietas est un concept singulier, ouvert de manière ontologique-
ment constitutive à la multitudo. La trame se répète : "plus nous
comprenons les choses singulières, plus nous comprenons
Dieu" — "il y a cependant nécessairement en Dieu une idée qui
exprime l'essence de tel et tel corps humain sous l'espèce de
l'éternité" (E 5 P24 et 22). Est-il possible de penser que la
démocratie puisse être représentée in reliquis comme la limite
à laquelle tendent l'absoluité de la masse et la singularité
constitutive des potentiae, autrement dit la multitudo et la. pietas?

Que cette limite puisse être déterminée, que le processus


naturel des}^ cupiditates puisse avoir un terme, fixé de manière
positiviste, et que — dans l'absoluité du processus démocrate
que — l'activité de jure condendo puisse avoir un statut de jure
Reliqua desiderantur 67

condito, c'est ce que Spinoza semble incidemment nier dans le


troisième paragraphe du XI chapitre du TP, là où il affirme "On
pourrait concevoir différentes espèces de démocraties. Je n'ai
pas l'intention d'examiner ici successivement chacune d'entre-
elles. Je n'en analyserai qu'une seule..." Il me semble que la
négation d'une figure exclusive de démocratie comme régime
absolu est conforme à l'assise ontologique de la pensée de
Spinoza — et qu'ici par conséquent manquent les bases méta-
physiques de ce puissant légalisme que nous avons souligné de
temps en temps dans le deuxième et troisième paragraphe de
ce chapitre. Un légalisme qui sert ici à fixer les conditions de
participations et/ou d'exclusion à la gestion démocratique du
gouvernement, et à l'exercice actif et passif de l'électorat Un
légalisme qui constitue le cadre de cette forme de démocratie
unique et particulière que Spinoza considérait pouvoir analyser
un légalisme, donc très efficace, car il constitue précisément (au
sens propre) l'objet même de la considération scientifique, mais
non pour autant exclusif, définitif, suffisant, fondé. H est intéres-
sant d'observer le développement successif de l'argumentation
spinozienne, autrement dit le paragraphe quatre du Xle chapitre
et de comprendre comment l'argumentation qui était apparue
jusqu'ici légaliste, se contredit "Est-ce du fut de leur nature
même, ou en vertu d'une institution, que les femmes sont au
pouvoir de leurs maris ? Le problème ne peut rester en suspens,
car, si la soumission des femmes ne résultait que d'une institu-
tion, aucun motif ne nous contraindrait plus à exclure les
femmes du gouvernement Toutefois, si nous méditons les
leçons de l'expérience, nous voyons que la condition des
femmes dérive de leur faiblesse naturelle". Autrement dit,
expliquera par la suite Spinoza, à partir de la nature de la
femme. L'institution est donc, dans les faits, lafigureextrinsèque
d'un processus naturel irrépressible — fondateur en non fondé.
Il n'est donc pas intéressant ici de suivre davantage l'argumen-
tation (22) — il est beaucoup plus important de signaler que le
légalisme, le raisonnement purement institutionnel, ne constitue
pas un argument

Cela paraît d'autant plus clair lorsque nous passons de


l'incertitude et de l'inachèvement de ces derniers paragraphes
68 Spinoza subversif

à la considération de la trame métaphysique du concept de


démocratie. Nous avons vu comment l'absoluité du processus
politique est incapable de prendre fin. Mais il est clair que cet
équilibre instable d'un concept de démocratie filtré à travers la
multitudo et la pietas ne constitue pas une émergence bizarre
dans la vie de la pensée spinozienne. Par contre dans la
philosophie de Spinoza, nous nous trouvons toujours devant
des moments de grand déséquilibre : lefilrouge qui lie eonatus
et potentia, cupiditas et virtus ne parvient pas à cacher les
véritables catastrophes qui se déterminent sur ces noeuds. Le
rapport entre disposition objective de la multitudo et les déter-
minations subjectives de la pietas peut paraître maintenant tout
aussi disproportionné. Or l'espace qui se déploie entre l'une et
l'autre peut sembler trop grand. L'inachèvement du rapport
peut alors se représenter comme simplement antinomique. Mais
pourquoi opposer la tendance des libertés, des puissances et
l'absoluité de la forme de gouvernement ? Pourquoi ne pas
considérer l'inachèvement du rapport entre pratique sociale et
sujet juridique du pouvoir comme une condition métaphysique
d'absoluité ? Pourquoi Yabsolutum ne peut-il pas être la présence
du processus politique dans sa complexité ?Je ne crois pas qu'il
faille se laisser arrêter par ces difficultés — je crois plutôt que
la répétition de cette situation de contradiction théorique, cette
succession de moments de lutte logique dans le système spino-
zien constituent un élément moteur de sa pensée et un thème
fondamental de sa puissance propositive. Car, en effet, cette
disproportion et cette extrême tension de concepts est arrachée
au ciel et est faite vivre dans le monde. L'opération de sécula-
risation du pouvoir — qui se déploie avec tant d'efficacité à
partir du TTP (comme l'on clairement montré Strauss et main-
tenant Tosel ) — accompli ici un saut qualitatif — ou mieux,
pour utiliser une terminologie qui me semble plus appropriée,
se déplace. Dans le TP, en effet, l'absolu ne répète pas la
prégnance théologique du concept traditionnel de pouvoir,
même pas dans la forme de la plus haute sécularisation (23). Ici
il existe par contre cette différence substantielle qu'en termes
subjectifs, nous posons entre les concepts d'émancipation et de
libération — ici, objectivement, le pouvoir ne s'émancipe pas
seulement de son image et de sa forme théologique, mais il se
Reliqua desiderantur 69

libère d'elles. C'est pourquoi, quand il est présence et faire,


l'absolu peut se donner comme limite, comme la marge très
puissante d'une contradiction en acte, libre constitution. Le
discours politique spinozien ne devient par là aucunement banal
comme s'il consistait dans le pur enregistrement et dans la
solution manquée des difficultés réelles. Mieux : face à l'hystérie
du contractualisme qui croit échapper, à travers une fiction, à
la dystonie de l'expérience réelle constitutive du politique,
Spinoza pousse au maximum la description du déséquilibre et
la définition de la tension résolutive. D'un côté, donc, la forme
d'une objectivité maximale, d'un cadre métaphysique qui re-
constitue à travers un énorme mouvement, et ses déséquilibres,
ses disproportions, les très violents rapports qui le parcourent
entre physique et éthique, entre individualité et socialité et les
synthèses qui s'y constituent, — l'absolu, en somme ; de l'autre,
une subjectivité qui ne s'arrête pas dans le désir de conservation
et de perfectionnement de son propre être, qui ne s'aplatit pas
ni ne s'achève dans des figures individualistes, mais pose le
problème du bien et du salut dans la composition et la recom-
position, en se déployant parmi toutes les puissances du monde
— la liberté, en somme. Nous savons que la perfection de ce
rapport est irréalisable. Le concept de multitudo est un exemple
d'imperfection. Mais nous serons toujours tenté d'essayer de
nouveau. La démocratie possible est l'image la plus intégrale de
la disutopie du rapport absolu. La démocratie est une "méthode
prolixe".
En conclusion. On parle souvent à propos du TTP et du
TP, de religiosité spinozienne. Une véritable religiosité athée
parcourt en effet l'hypothèse spinozienne de la démocratie :
Nemo potest Deum odio habere (E 5P18). Cette hypothèse on la
sent vivre dans le rapport entre absoluité et liberté, dans la
contradiction qui le constitue, dans la lutte constructive que la
démocratie exige — on sent qu'elle est soufferte, comme sont
souffertes la disproportion, l'abîme métaphysique, la théologie
sans théologie, — mais surtout elle est ressentie comme tension
d'un véritable espoir. S'il existe ici un esprit biblique, ce n'est
en aucun cas celui de la version sécularisée du TTP mais plutôt
celui de la très profonde/iVtar matérialiste du livre deJob. "Mais
70 Spinoza subversif

la puissance humaine est très limitée, et infiniment surpassée


par la puissance des causes extérieures. Et par conséquent nous
n'avons pas le pouvoir absolu d'adapter à notre visage les choses
extérieures. Cependant les choses qui nous arrivent et sont
contraires à ce que demande la raison de notre utilité, nous les
supporterons d'un âme égale si nous prenons conscience que
nous avons rempli notre fonction, que la puissance que nous
possédons ne pouvait pas s'étendre assez loin pour les éviter, et
que nous sommes une partie de la Nature totale, dont nous
suivons l'ordre. Si nous comprenons cela clairement et distinc-
tement, cette partie de nous-même qui se définit par l'intelli-
gence, c'est-à-dire la meilleure partie de nous-même, en sera
pleinement satisfaite et s'efforcera de persévérer dans cette
satisfaction. En effet, en tant que nous comprenons, nous ne
pouvons désirer que ce qui est nécessaire, et nous ne pouvons
trouver de satisfaction absolue que dans le vrai. Et par consé-
quent, dans la mesure où nous comprenons bien cela, l'effort
de la meilleure partie de nous-même est d'accord avec l'ordre
de la Nature entière" (E 4 Cap32).

/-/ Q 7" àZ jr
1. Si pour la première génération d'interprètes du XXème
siècle, Spinoza est essentiellement considéré comme le père du
libéralisme, la seconde génération retient principalement l'ana-
lyse du processus d'engendrement de la liberté. L'attention de
la seconde génération d'interprètes porte plus particulièrement
sur le passage du TTP au TP. A mi-chemin, dans les années 30,
c'est le travail critique de Léo Strauss qui montre comment la
démocratie spinozienne est à la fois le produit et l'image du
développement d'une forme spécifique d'alliance religieuse et
d'association sociale, entre théocratie et militantisme juif. Inutile
de rappeler ici l'importance de la contribution interprétative de
Léo Strauss — cet interprète aussi brillant que réactionnaire qui
effectua un continuel renversement de toutes les émergences
matérialistes de l'histoire de la pensée politique. Il vaut mieux
s'attarder sur les analyses de la seconde génération pour qui
entre le TTP et le TP s'accomplit un véritable procès de
sécularisation. Marramao a montré récemment (1983) que par
Reliqua desiderantur 71

procès de sécularisation il faut entendre les procès de monda-


nisation d'un noyau théologique préexistant Marramao voit
dans la philosophie politique du XVIIème au XVIIIème siècle,
le moment fondamental d'un tel procès. Cela semble particu-
lièrement évident quand on se trouve devant les théories polir
tiques d'origine protestante où la sécularisation du thème
religieux constitue souvent un programme explicite. Or, peut-
on transformer en fonction herméneutique cette reconnaissance
historique ?Je ne le pense pas et je considère la démarche de
Marramao comme profondément ambigu. Puisqu'il n'existe pas
de continuité des problématiques idéologiques, surtout si elles
sont religieuses, qui ne doive être subordonnée aux événements
novateurs, ainsi qu'à la complexité du réel, à la totalité du
rapport politique et en général des rapports de forces qui se
déterminent dans le temps historique. Puisque rien ne nous
garantit, dans le procès de sécularisation, la continuité sémanti-
que des concepts considérés. L'insistance qui, dans la littérature
philosophique contemporaine, peut être constatée à propos de
cette continuité, semble avoir plutôt un contenu idéologique :
la sécularisation est moins considérée comme laïcisation du
thème religieux, que comme permanence jusnaturelle de la
problématique religieuse. Cette remarque semble plus particu-
lièrement pouvoir s'appliquer à l'ensemble de la pensée de Léo
Strauss. Mais il est alors encore plus évident que la pensée de
Spinoza ne peut être comprise sous ses catégories interprétati-
ves. Le travail récent d'André Tosel, malgré la forte influence
de Strauss, me semble se libérer de cette idéologie et accomplir,
dans la dimension radicale de l'approche spinozienne, non pas
une vérification de la continuité de la pensée religieuse, dans la
perspective de la sécularisation, mais une rupture athée et
matérialiste contre toute laïcisation et permanence thêologique.

2. Dans mon Anomalie Saunage (Negri 1982) j'ai vigoureu-


sement insisté sur la double "fondation" du système spinozien,
et donc sur la solution de continuité existante entre une pre-
mière et une seconde phase de sa pensée. J'ai l'impression
qu'au-delà de la démonstration philosophique insuffisante et
72 Spinoza subversif

parfois risquée, au-delà des difficultés qui naissent de la confron-


tation avec une tradition interprétative strictement continuiste
et systématique, mon intervention a eue un certain^ impact, elle
a peut-être même suscité quelque adhésion. Je désire vivement
remercier ceux qui ont souligné de façon critique, la crudité de
mon approche, tout en la considérant pertinente et d'une
certaine efficacité heuristique.Je crois qu'il faudrait approfondir
la recherche sur ce terrain et cet essai se veut aussi à contribuer
à vin tel approfondissement Autant je remercie ceux qui ont
réservé un accueil critique à la thèse de la discontinuité interne
de la métaphysique spinozienne, autantje rejette les accusations,
souvent acerbes, qui ont été formulées contre ma lecture de la
"seconde fondation" de la pensée spinozienne et contre la
formation, entre L1Ethique et le TP, d'une perspective constitu-
tive de l'être, fondée sur la subjectivité collective. Cf. récem-
ment, à ce propos, Saccaro Battisti (1984). Je reviendrai
ultérieurement sur ce thème.

3. Sur la difiusion de la théorie du contrat social voir


Gierke (1880/1958), Gough (1956), Strauss (1953).Je renvoie sur
cet argument à ces textes désormais classiques pour souligner
essentiellement le caractère unilatéral de l'interprétation de la
problématique contractualiste du XVIIe au XVHIe siècle, que
nous trouvons aussi chez presque tous les auteurs, — dejellinek
à Duguit, de Janet à Del Vecchio, de Cari Friedrich à Dérathê,
de Bobbio à Hans Welzel. Far unilatéralité de l'interprétation
j'entends non seulement le fiait que durant ces siècles le contrat
est considéré comme une figure hégémonique de la théorie
politique, mais que son contenu est réduit à une unité substan-
tielle, en termes juridiques.

4. L'ensemble de la tradition et dernièrement (mais avec


l'autorité qui leur est propre), Kelsen et Bobbio, Luhmann et
Rawls, ont insisté et insistent avec une grande efficacité sur le
caractère immédiatement juridique de l'hypothèse contractua-
liste. Cette insistance est motivée généralement par le renvoi à
la plus haute justification qu'ait trouvé la thématique contrac-
tualiste dans l'histoire de la pensée, à savoir la définition
kantienne. Ici le caractère hypothétique et la fonction juridique
Reliqua desiderantur 73

de l'accord originaire sont immédiatement évidents. Cf. Vla-


chos 1962, pp. 236 sq. Le caractère transcendantal de l'hypo-
thèse contractualiste est donc fondamental, et la dimension
transcendantale est immédiatement juridique. On pourrait ajou-
ter que dans ce cas la pensée philosophique a fait du kantisme
à la fois une méthode exclusive et une sorte d'idée de la raison,
qui sépare les concepts historiques (Negri 1962). De sorte que
la position de celui qui a explicitement saisi la fonction sociolo-
gique du contractualisme et en a fait une représentation de la
lutte de classe — comme Harrington ou les Levellers — est
vraiment marginale. Cf. à ce propos, outre Macpherson (1962),
Zogorin (1966) etBlitzer (1960). Le développement de la pensée
politique ainsi que la fonction contractuelle au XVIIe siècle,
peut être considérée autrement, si au lieu de la thématique
contractuelle on considère la difiusion et la fortune du machia-
vélisme. On sait combien la pensée de Machiavel fut program-
matiquement mal comprise par l'interprétation des "politiques"
(sur ce point cf. surtout G. Procacci 1965). La pensée de
Machiavel cependant est lue et appliquée par la science politi-
que dans une autre perspective, c'est-à-dire du point de vue
républicain ; voir surtout à ce propos l'inachevée mais très riches
interprétation de Raab (1964).
5. Chez Negri (1970) la recherche vise à fixer certains
critères historiographiques qui permettent de considérer les
variantes du modèle absolutiste de l'Etat moderne. Inutile, de
renvoyer ici à la très vaste bibliographie qu'il convient de
consulter à ce propos. Q suffît de rappeler qu'une méthodologie
correcte doit continuellement comparer les alternatives idéolo-
giques — souvent nombreuses — avec les urgences et les
déterminations qui émergent de la praxis concrète. La thèse
défendue dans l'essai cité est que l'histoire de la modernité et
les variantes idéologiques de l'Etat absolu doivent être lues
comme autant d'expressions de la crise profonde qui caractérise
le siècle. La renaissance humaniste avait exprimé une révolution
radicale des valeurs, mais cet "essor" de l'homme moderne,
cette émergence de sa singularité productive et la première
image de son essence collective, sont assez vite remis en
question par le développement de la lutte de classe et l'impos-
74 Spinoza subversif

sibilité où se trouve la bourgeoisie naissante de combattre sur


deuxfronts.Une série d'alternatives se déterminent donc autour
de ce problème. Ce qu'il faut essentiellement rappeler, c'est que
la première organisation du capitalisme et de l'Etat moderne
constitue moins la capacité de structuration de cette nouvelle
énergie productive que sa crise, une dialectique purement
négative (dans toute alternative qui n'est pas une rupture et une
anomalie, comme c'est le cas au contraire, chez Spinoza, ) de
cette Aufklârung originaire.

6. Matheron (1984) considère l'affirmation de la problé-


matique contractuelle chez Spinoza dans le TTP, comme une
adhésion à la terminologie juridique de l'époque et comme un
instrument adapté à la position du problème des conditions de
validité du droit Selon Tosel (1984) par contre le contrat et son
affirmation chez Spinoza, sont vin moyen pour subordonner
l'alliance religieuse au pacte proprement politique — en révé-
lant ainsi la nature pratico-politique du religieux. H est clair, dans
tous les cas, que l'affirmation du contrat bloque le processus
métaphysique : chez Matheron en suggérant que l'analyse des
conditions de validité puisse être différente de l'analyse des
déterminations d'efficacité du droit ; chez Tosel, en empêchant
que la religion soit définitivement écartée et que la divinité soit
saisie seulement dans le faire, dans le dévoilement éthique du
divin, et non dans ^l'émergence d'antiques vérités.

7. H ijté m'est impossible de pousser ici la démonstration


du plan politique à un plan proprement métaphysique, comme
je l'ai déjà fait (Negri 1982). D'un point de vue général il est de
toute façon important de se référer à ce qu'affirme Deleuze
(1968) — c'est-à-dire que le chemin de Spinoza va vers une
présence absolue de l'être — afin de comprendre comment ce
processus de redéfinitions de l'être contient nécessairement un
mécanisme de transformation des catégories politiques. Si l'on
me permet une image, il me semble pouvoir dire que le chemin
spinozien va vers une nudité de plus en plus grand de l'être. Je
ne fais pas allusion uniquement à la chute des fonctions de
l'attribut dans la seconde phase de la pensée de Spinoza ; et je
n'insiste pas non plus seulement sur la définition pragmatique
Reliqua desiderantur 75

de plus en plus déterminée et constitutive de l'être ; je parle


surtout de la conception de la substance et d'une profondeur
qui se vide de plus en plus à mesure que la surface s'enrichit
La pensée métaphysique traditionnelle, à laquelle nous avons
été formé, ne perçoit que très difficilement les effets considéra-
bles de la simple présence de la substance divine.
8. Q est étrange que Hans Kelsen, le théoricien le plus
important et le plus cohérent des problèmes de la validité et de
l'efficacité dans l'unité de l'organisation juridique, n'ait pas vu
(à ma connaissance) en Spinoza un précurseur. Cela est pro-
bablement dû au poids exercé par le réductionnisme (du
phênoménisme et du formalisme) neo-kantien dans l'évaluation
de la pensée spinozienne. La pensée philosophico-juridique de
Kelsen est cependant beaucoup plus riche que sa matrice
neo-kantienne. Dans la dernière phase de sa pensée, Kelsen
adhère en particulier à un réalisme juridique extrêmement
fascinant dans son absolue "superfidalité". Ici l'unité de la
validité et de l'efficacité juridique, la force formatrice des actes
exécutifs renvoient à une métaphysique de la constitution, dont
il serait intéressant d'étudier les possibles références spinozien-
nes. Cf. à ce propos Negri (1977)

9. Le concept de magistrat, comme faiseur immédiat du


droit, comme "defensor paris" plutôt que comme simple exécu-
teur de droit et simple opérateur de légalité, est typique de toute
conception du droit et de l'Etat non monarchique (dans le sens
ci-dessus mentionné = non absoluiste =) au XVIIe siècle. Ce
même concept de magistrat, que nous considérons interne à la
pensée politique spinozienne, nous le voyons péniblement
apparaître durant ces mêmes années, en tant que problème
difficile et essentiel chez le libéral Locke ; nous le voyons par
contre se développer chez le républicain Hamngton. En ce qui
concerne Locke cf. Viano 1960 ; pour Harrigton, J. Toland,
Introduction à Harrigton 1770. H reste à voir jusqu'à quel point
dans ces dernières positions la problématique du magistrat
représente la continuité de la figure pré-modeme ou bien
représente une nouvelle fondation de sa fonction en tant qu'ex-
76 Spinoza subversif

pression de la volonté du peuple — comme c'est certainement


le cas dans la démocratie spinozienne.
10. Hegel 1923, pp. 415499. Cf. Spinoza 1803, p. XXXVI:
eadem de causa, ne in nostra hac editione jure aliquid desideretur,
sequitur, quant Vir CL mihique amicissimus Hegel mecum commu-
nicare voluit, Notarum Spinozae marginalium adtractatum theolog-
poliL gallica versio (T I. p. 429) collata cum iisdem latine ex
originali a Cel. de Murrpubblicatis. Mais aussi Cf. Briefe von und
an Hegel vol I, 1952, p. 65, 74 sq., et passim Hegel 1928, p.371

11. Nam, id homini utilissimum est, quod cum suâ naturd


maximé conveniL.., hoc est.., homo (E 4 P3 5C1). Il ne fait aucun
doute que cette proposition spinozienne dans sa littéralité même
pourrait être attribuée à Marx. Mais le problème ici n'est pas
philologique — et, nous ne saurions ajouter grand chose sur la
philologie du rapport Spinoza-Marx à ce qui a été amplement
développé par Rubel. Le problème est entièrement philosophi-
que. La question pourrait-être posée en ces termes : en considé-
rant comme totalement inacceptable la référence de la pensée
de Marx au jusnaturalisme, la question qui s'impose est celle de
la qualité et de la figure du jusnaturalisme radicalement consti-
tutif, un jusnaturalisme de la puissance, de la force productive
et du réalisme politique....Désormais une très vaste littérature,
dont la plus haute expression est représentée par les écrits de
Deleuze et de Matheron — et dernièrement par Tosel — nous
conduit à ces conclusions. Dans l'étude du rapport Spinoza-
Marx un pas supplémentaire pourrait être franchi si l'on saisis-
sait le renversement matérialiste du jusnaturalisme spinoziste
par rapport à notre problématique politique actuelle. Or, si les
recherches visant à retracer dans le matérialisme spinozien une
amorce de critique de l'économie politique se révèlent apolo-
gétiques et inutiles, la lecture spinozienne de l'organisation
éminemment politico-sociale de l'exploitation est par contre,
sans nul doute pertinente. Autrement dit, à l'époque post-indus-
trielle la critique spinozienne de la représentation du pouvoir
capitaliste correspond plus à la vérité que l'analyse de la critique
de l'économie politique. Sans oublier, en effet, l'importance de
l'analyse économique marxienne, aujourd'hui la tension vers la
Reliqua desiderantur 77

libération représentée par la philosophie spinozienne a une


capacité de démystification et d'indication extraordinaire. A
l'apogée du développement capitaliste, en effet, il me semble
important de retrouver la force critique de ses origines.
12. Je n'hésite pas à me situer (Negri 1982) parmi les
apologistes de la multitudo — et à rendre ici nécessaire l'auto-
critique. Mais, comme on pourra le constater dans la suite de
mon argumentation, dans un sens contraire à celui qui m'est
demandé. Cela signifie qu'il ne me semble pas avoir trop insisté
sur la puissance fondatrice de la multitudo : au contraire, et
j'accepte sur ce point la critique de Balibar (1984), j'ai trop peu
mis en lumière la dynamique de cette subjectivité ontologique-
ment constitutive.Je ne crois pas avoir excessivement insisté su-
ies mécanismes qui conduisent la multitudo à la subjectivité —
j'ai seulement trop peu souligné les processus qui s'ouvrent à
partir de cette subjectivité. Il s'agit à présent d'aller dans ce sens.
Une première ligne, comme nous le verrons plus loin, est celle
qui, dans la dynamique pluraliste de la multitudo, conduit vers
le concept de tolérance, comme condition d'existence de cette
même subjectivité politique de la multitudo. La seconde ligne
de recherche est celle qui, à partir d'une couche formatrice
encore plus élémentaire et ontologiquement importante, con-
duit à la dialectique éthique des singularités dans la forme du
collectif et à l'expression de pietas. Cf. sur ces thèmes, et plus
généralement sur la façon dont l'éthique et le politique s'entre-
lacent avec le problème du salut, la recherche fondamentale de
Matheron (1971).

13. Je me réfère ici surtout à ce courant interprétatif


/ français dirigé par Madeleine Francès, — un courant interpré-
tatif qui, malgré certaines contributions souvent remarquables,
a réduit selon moi le rapport Spinoza-Rousseau en des termes
absolument inacceptables. Comme expression caricaturale de
ce courant interprétatif cf. la traduction de la civitas spinozienne
par nation (Spinoza, 1954)

14. Negri (1982, pp. 2734). Cette proposition (E 5P20), qui


apparaît au centre de la construction ascétique du processus gnoséo-
logique en renverse le sens : la connaissance ne s'élève pas vers la
78 Spinoza subversif

divinité, vers un niveau supérieur à l'être, sinon dans la mesure où


elle traverse l'imaginaire et le social et se fait construire par eux.
L'amour pour Dieu, au moment où il est proposé comme une tension
verticale au-dessus de la mondanité, est retenu et aplatit dans la
dimension horizontale de l'imagination et de la sociabilji qui seules
l'alimente. Tel est le mécanisme de déplacement du sens qui
domine la métaphysique spinozienne : on n'insistera jamais
assez sur ce point

15. La construction du concept de multitudo chez Spinoza


doit être située à l'intérieur de sa physique. Cf. £ 2P13, cf. en
particulier Corollaire Lemme m , Définition, Scolie Lemme VII.
Cela signifie qu'à la base du concept de multitudo c'est toute la
dialectique de la construction multiple et dynamique de l'indi-
vidu. Le chemin constructif ne s'arrête pas naturellement à la
physique : la même méthode est appliquée ensuite à travers des
déplacements successifs, sur le terrain de la construction des
passions, et se déploie ensuite à travers l'ensemble de VEthique.
Dans la IVe Partie, enfin, à partir de la proposition 19 et jusqu'à
à la proposition 73, se détermine le passage social de la cupiditas
— ici sont finalement données les conditions d'ensemble du
concept de multitudo.

16. En somme la conception politique de Spinoza est


cohérente avec la physique asso ciationniste et mécanique — les
moments de déplacement l'enrichissent sans ébranler la mé-
thode — cette méthode et ce développement excluent, par
conséquent, toute possibilité d'insertion du contrat social, ou du
moins cette forme spécifique de contrat qui conclut à la trans-
cendance normative. Sur ce point on mesure la différence de
la pensée de Spinoza par rapport à celle de Hobbes. Chez
Hobbes, à une physique rigoureusement mécanique (Brandt
1928), est superposée de façon forcée et sournoise, une politique
contractualiste et absolutiste (Strauss 1936 ; Warrender 1957). Q
est évident que le problème de la cohérence, ou du moins, d'une
philosophie politique et d'une philosophie naturelle, ne peut
être dans tous les cas posé dans l'abstrait, surtout si on considère
la philosophie du mécanisme au XVIIe siècle ( sur cela Negri
1970, pp. 149 sq.) : concrètement, cependant, les options se
Reliqua desiderantur 79

diversifient et le désir spinozien de cohérence mène à la liberté


tandis que la rupture hobbesienne conduit à la théorie de la
servitude nécessaire.
17. Cf. à ce propos, les hypothèses intéressantes et les
remarques récemment proposées par G. Bocco (1984, pp. 173
sq.)
18. Sur la théorie de l'imagination chez Spinoza nous
avons désormais les contributions de Mignini (1981) et de
Bertrand (1983) — des contributions dont la teneur et les
orientations sont inégales mais néanmoins fort intéressantes. Sur
la base de ces recherches et du rôle très important qu'ils
reconnaissent à la théorie de l'imagination, — je crois pouvoir
repousser les accusations qui m'ont été adressées (1982), sur le
rôle exagéré accordé à l'imagination dans mes analyses de la
pensée politique de Spinoza.
19. Je me suis longuement attardé sur les variantes de la
conception de la tolérance au XVIIe siècle (Negri 1970). Je
renvois à ce volume également pour la bibliographie. Une seule
remarque, qui n'est peut-être pas aussi déplacée qu'elle le paraît
En 1970 la littérature sur la tolérance était très riche et toujours
actuelle. En 1985, malgré la quantité importante d'écrits sur et
contre le totalitarisme il n'existe pratiquement aucun écrit
important sur la tolérance. En étant ici sur le point de montrer
que la tolérance représente un des contenus du gouvernement
absolu spinozien et que cette attribution est parfaitement juste,
— il me reste à préciser en conclusion que la bibliographie
récente sur le totalitarisme, en évitant le thème de la tolérance,
risque de s'apparenter au totalitarisme lui-même.

20. Matheron ( 1968 pp. 249 sq.) et Balibar (1984 pp. 5-7
et 46-47) parviennent avec une grande clarté à la conscience de
cette généalogie. Le rapport intime entre la métaphysique et la
politique spinozienne permet de développer le rapport éthique
de la multitudo dans ces formes très modernes de la généalogie.
Par contre Saccaro Battisti (1984) en isolant la politique spino-
zienne répète l'ambiguïté de définitions objectives. L'aspect
étonnant de la théorie spinozienne de la politique est son
80 Spinoza subversif

insistance sur la subjectivité des acteurs. C'est pour cela que,


rigoureusement parlant, chez Spinoza il ne peut exister qu'une
politique démocratique.
21. En développant ces thèses je ne fais que compléter ce
que j'ai montré dans mon Anomalie sauvage. Ces pages devraient
être placées plus particulièrement au début du chapitre VHI de
mon travail, afin de préciser certaines argumentations. Dans ce
contexte de discussions je m'étais efforcé de définir comment
une série de couples contradictoires du réalisme politique
(prudentia -multitudo ; libertas-securitas ; conditio-constitutio) pou-
vaient être dissoute à partir du concept de "libre nécessité"
attribuée au sujet, pendant cette phase de la pensée spinozienne.
Cette argumentation, absolument juste, est cependant plutôt
abstraite : elle doit être complétée sur le versant moral, sur le
versant de l'analyse éthique. Or ici c'est la pietas qui montre la
richesse et la complétude du concept de "libre nécessité".

22. Matheron (1977) a amplement analysé les passages


spinoziens relatifs à la question féminine.

23.C'est le moment de l'extrême opposition entre la


pensée de Spinoza et de Hobbes : jamais comme devant le
problème de la divinité, ils expriment l'opposition radicale qui,
à partir d'eux, caractérise deux courants fondamentaux de la
pensée politique européenne. Or, devant ce problème, Hobbes
affirme, Spinoza efface jusqu'au souvenir de l'existence de Dieu.
Les deux tendances sont radicalement opposées : chez Spinoza
la sécularisation de l'idée de pouvoir, la plus lointaine réminis-
cence thêologique sont effacées — chez Hobbes, au manque
de raisons physiques et métaphysiques, correspond la nécessité
de la divinité, et un certain ordre de raisons du cœur s'oppose
chez lui, réactionnaire, aux argumentations de la raison quand
elle crie : et vive Dieu !
Reliqua desiderantur 81

BIBLIOGRAPHIE
Œuvres de Spinoza :
Spinoza, Benedictus de, Opéra quae supersunt omnia, cur.
etc. access. nonnullis ed. H.E.G. Paulus; c. imagine auctor. ; vol
1, 2. (Jenae : Academische Buchhandlung, 1802/3).
Spinoza, Benedictus de, Œuvres complètes. Texte nouvel-
lement traduit ou revue, présenté et annoté par Roland Callois,
Madeleine Francès et Robert Misrahi, Paris, Gallimard, 1954.

Althusius, Johannes, Politica methodice digesta ofJohannes


Altkusius (Althaus), introduction de Carljoachim Friedrich,
Cambridge, Harvard University Press, 1932.

Altwicher, Norbert, Texte zur Geschichte des Spinozismus,


Darmstadt, Wissenschftliche Buchgesellschaft, 1971.
Balibar, Etienne, "Spinoza et la crainte des masses", Spi-
noza nel 350 anmversario délia nascita, sous la direction de
E.Giancotti, Naples, Bibliopolis, 1985, pp. 293-320.

Bertrand, Michèle, Spinoza et l'imaginarie, Paris, PUF,


1983.

Blitzer, Charles, An immortal commonwealth : The political


thought of James Harrington, New Haven, Yale University Press,
1960.

Bocco, G., L'enigma délia sfera in Baruch Spinoza :


Saggio sulla genealogia dell'adeguazione, Aut Aut, 202-203,
1984.

Brandt, Fritjof, Thomas Hobbes's mechanical conception of


nature, Londres- Copenhagen, Hachette, 1928.

Briefe von und an Georg Wilhelm Friedrich Hegel, texte


établie par Johannes Hoflmeister ; vol 1 1785-1812, Hamburg,
F.Meiner, 1952 (repr. Hamburg, F.Meiner, 1969).
82 Spinoza subversif

Deleuze, Gilles, Spinoza et le problème de l'expression, Paris,


Ed.de Minuit, 1950.
Derathé, Robert, Rousseau et la science politique de son
temps, Paris, PUF, 1950.

Droetto, Antonio, La formazione del pensiero politico di


Spinoza e il suo contributo allô sviluppo délia dottrina moderna dello
Stato in Spinoza, Benedetto, Trattato politico, texte établi par
ADroetto, Turin, Giappichelli, 1958, p. 7-129

Eckstein, Walther, Zur Lehre vom Staatsvertrag bei Spi-


noza, Zeitschrift fuer oeffentliches Recht 13 (1933), p. 356- -368.

Gierke, Otto von, Johannes Althusius und die Entwicklung


der naturrechtlichen Staatstheorien : Zugleich ein Beitrag zur
Geschichte der Rechtssystematik, Marcus, 1880, 5ème éd. Aalen,
Scientia, 1958.

Gough, J.W., The social contract : A critical study of its


development, 2ème éd., Oxford, Clarendon Press.

Harrington, James, The oceana of James Harrington, and


other Works, Londres, Bookseller of London and Westminster,
1700.

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Schriften zur Politik und


Rechtsphilosophie, Hamburg, F. Meiner, 1923.

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Vorlesungen ùber die


Geschichte der Philosophie, Stoccarde, F. Fromann, 1928.

Macherey, Pierre, Hegel ou Spinoza, Paris, Maspero, 1979

Macpherson, C.B., The political theory ofpossessive indivi-


dualism, Oxford, Oxford University Press, 1962. (Traduction
française La théorie politique de l'individualisme possessif, Paris,
Gallimard, 1971).

Marramao, G., Potere e secolarizzazione, Rome, Ed.Riuniti,


1983.
Reliqua desiderantur 83

Matheron, Alexandre, Femmes et serviteurs dans la Dé-


mocratie spinoziste, Spéculum Spinozanum, sous la direction de
S.Hessing, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1977, p. 368 -386.

Matheron, Alexandre, Individu et communauté chez Spino-


za, Paris, Ed.de Minuit, 1969.
Matheron, Alexandre, Spinoza et la problématique juri-
dique de Grotius, Philosophie, n. 4, (1984), p. 69-89.
Mignini, Filippo, Ars imaginandi : Apparenza e rappresen-
tazione in Spinoza, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1981.
Negri, Antonio, Aile origini del formalismo giuridico, Pa-
doue, Cedam, 1962.
Negri, Antonio, Descartes politico o délia ragionevole idéo-
logie Milan, Feltrinelli, 1970.

Negri, Antonio, La forma - Stato, Milan, Feltrinelli, 1977.


Negri, Antonio, L'anomalie sauvage. Puissance et pouvoir
chez Spinoza, Paris, PUF, 1982.

Popkin, Richard H., The historj of scepticismfrom Erasmus


to Descartes, Assen, 1964.

Procacci, Giuliano, Studi sulla fortune di Machiavelli,


Rome, Ist storico per l'età modema e contemporanea, 1965.

Raab, Félix, The english face of Machiavelli : A changing


interprétation, 1500- 1700, avec une conclusion de H. Trevor-
Roper, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964.
Ravà, Adolfo, Studi su Spinoza e Fichte, Milan, Giuffiré,
1958.

Saccaro Battisti, Giuseppe, Spinoza, l'utopia e le masse :


un'analisi di "plebs", "multitudo", "populus" e "vulgus", Rivista
distoria délia ftlosofta, 1, 1984

Solari Giorgio, Studi storici di ftlosofta del diritto, Turin,


Giapichelli, 1949.
84 Spinoza subversif

Strauss, Léo, Die Religionskritik Spinozas als Grundlage


seiner Bibelwissenschaft, Berlin, Akademie Verlag, 1930.
Strauss, Léo, The political Philosophy of Hobbes : Its Basis
and its Genesis, Oxford, Oxford University Press, 1936.
L.Strauss, How to study Spinoza's Theological -political
Treatise, Proceedings of American Academy for Jeioish Research
17 (1948), p. 69-131.

Tosel, André, Spinoza ou le crépuscule de la servitude, Paris,


Aubier, 1984.

Vianco, C.A., John Locke, Turin, Einaudi, 1960.


Vlachos, Georges, La pensée politique de Kant : Métaphy-
sique de l'ordre et dialectique du progris, Paris, PUF, 1962.

Warrender, Howard, The political philosophy of Hobbes :


fus theory of obligation, Oxford, Oxford University Press, 1957.

Zagorin, Perez, A history of political thought in English


Révolution, New York, Humanises Press, 1966.
CHAPITRE IV

ENTRE INFINI ET COMMUNAUTÉ.


REMARQUES SUR LE MATÉRIALISME
CHEZ SPINOZA ET LEOPARDI

Dans les œuvres de Giacomo Leopardi — qui compren-


nent outre les Canti, unë nombre considérable d'études littérai-
res, philologiques, philosophiques, historiques, politiques,
etc.(l) — le nom de Spinoza est quasiment absent Q apparaît
deux fois, dans un texte de 1812, où le très jeune chercheur
(alors âgé de 14 ans) cite "Spinosa", une première fois avec
d'autres "fatalistes" (Hobbes, Bayle, Helvetius...), une seconde
fois pour prétendre que dans son système, la justice contre le
crime n'aurait pas pu se fonder sur la responsabilité personnelle
du criminel, mais seulement sur l'utilité sociale de la peine. (2)
Une autre fois — dans les dernières pages du Zibaîdotu, le 7
avril 1827 (3) — il apparaît "spinoziste", dans des termes plus
problématiques que polémiques : Leopardi se demande scepti-
quement pourquoi l'univers devrait être infini, pourquoi l'infi-
nité devrait être le signe d'une perfection comme le prétendent
les "panthéistes et les spinozistes". Il semble donc non seulement
que Leopardi ne connaisse pas la pensée de Spinoza, mais
qu'au-delà de son ignorance il adhère àfla signification inju-
rieuse que le mot "spinoziste" eut pendant plusieurs siècles en
Italie^(4). Or, cette absence ou cette perversion de la référence,
loin de régler le problème du rapport Spinoza-Leopardi, l'ou-
vre. H semble en effet, curieux, très curieux, que Leopardi fin
connaisseur de la philosophie des Lumières, et même grandi
dans cette culture, ignore l'impact historique considérable de la
pensée spinozienne. Leopardi apprend le sensualisme de Con-
i dillac : certes, un sensualisme auquel il accède de manière
détournée, à travers une tradition italienne ambiguë qui conju-
gue les constructions polémiques de la critique catholique et les
élaborations positives des philosophes des Lumières comme
Verri ou Beccaria ; mais un sensualisme tout aussi vigoureux
que le matérialisme de certains auteurs comme Helvetius,
Lamettrie, Maupertuis (5). Leopardi en outre, connaît bien
86 Spinoza subversif

Bayle lequel, depuis sa jeune expérience d'érudit jusqu'à la


maturité, est pour lui comme un vade-mecum (6). Comment
pouvait-il donc ignorer aussi bien l'importance de la refondation
spinozienne de la critique testamentaire que l'influence de
Spinoza sur le matérialisme des Lumières ? Etait-ce possible
chez un Leopardi formé à l'exercice de la critique historique
traditionnelle et ouvert philosophiquement aux thèmes matéria-
listes ? Comment, plus précisément, Leopardi pouvait-il ignorer
la comparaison entre la théorie de Spinoza et celle de Straton
de Lampsaque qu'établit Diderot dans l'article Spinoza de
YEncyclopédie (qui devait lui rappeler celui du Dictionnaire de
Bayle), (7) quand, comme nous le verrons, la référence à Straton
est l'un des exemples préférés de Leopardi pour indiquer la
qualité de son propre matérialisme ? Ces questions restent sans
réponse. De même que restent sans réponse les autres questions
que nous pouvons nous poser.
En premier lieu : Spinoza est extrêmement présent dans
la culture italienne postérieure à la renaissance, soit comme
continuation d'une tradition qui remonte à Léon l'Hêbreux et
à Giordano Bruno, soit comme élément de l'affrontement
théorique, réouvert sans cesse, entre le XVIIème et le XVDIème
siècle (8). Giambattista Vico, entre continuité et rupture, assume
dans ce contexte une position centrale. Antispinoziste déclaré,
ou plutôt critique ambigu en tant qu'il rejette ce qui lui paraît
cartésien chez Spinoza tout en acceptant le monisme de l'ordre
des raisons et des choses et la dimension productive centrale du
divin (9). Or, quelle que soit l'ambiguïté du rapport entre
Leopardi et Vico, il est tout à fait évident que Leopardi aurait
pu être d'accord sur cette interprétation du spinozisme (10). En
second lieu, il s'agit de considérer l'attention particulière (nous
en avons plusieurs témoignages) que Leopardi porte à la pensée
allemande, attention qui ne se limite pas aux polémiques
littéraires sur le romantisme, mais qui est ouverte au mouvement
philosophique de ce pays ("En Allemagne où la doctrine n'a
pas encore pu être délogée") (11) et chargée d'une telle impor-
tance qu'à travers elle Leopardi croit voir se déplacer le centre
de la civilisation du sud vers le nord de l'Europe. Mais que serait
cette métaphysique allemande sans la présence de Spinoza?(12).
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 87

Enfin et en troisième lieu, il faut rappeler qu'au cours du premier


tiers du XXe siècle, la reprise des discussions et de l'intérêt pour
la pensée de Spinoza se font sentir également en Italie. Gioberti
que Leopardi considère comme le seul philosophe italien de
son époque, est accusé de spinozisme durant les années de leur
fréquentation (Gioberti, affirme de son côté que Leopardi est le
seul poète et le seul "grand italien" depuis Vico)(13) : cette
accusation, bien qu'offensante, n'avait pas empêché Gioberti de
réouvrir le débat et de présenter un Spinoza lavé de la diffama-
tion séculière. Enfin pouvons-nous penser que Terenzio Mamia-
ni, cousin de Leopardi et engagé à ses côtés en 1831 dans les
mouvements du Risorgimento, aurait inculqué à Leopardi cette
passion pour Spinoza qui, quelques années après la mort du
poète allait le conduire a en publier une apologie dans la préface
de la traduction italienne du Bruno de Schelling ? (14) Quoi
qu'il en soit, ces questions restent sans réponse. Il et clair qujen
nous posant le problème du rapport entre Spinoza et Leopardi,
nous nous proposons d'apporter ainsi une contribution à la
fortune de Spinoza durant les siècles qui suivront son enseigne-
ment, et en particulier durant le XIXe siècle italieiyNotre souci
n'est pas de montrer par quels biais Spinoza parvient à Leopar-
di, mais de nous demander si et de quelle façon dans la pensée
et dans la poésie de Leopardi, émergent non pas des traces de
spinozisme mais les effets d'un même dispositif matérialiste.

D'emblée nous voici toutefois confrontés à un problème


philosophique, mieux, à un problème d'exposition philosophi-
que: comment comparer la pensée de deux philosophes aussi
éloignés culturellement qu'historiquement ? En outre, est-il
légitime de soumettre à une expérience commune la réflexion
d'un philosophe et l'imagination d'un poète sans continuité
d'influence ? Si nous décidions de rester sur le terrain d'une
historiographie philosophique qui ne donne pas dans le fantas-
tique, la réponse à ces questions serait généralement négative.
A moins de nous laisser séduire par ces expériences brumeuses,
qui, cautionnées par l'élégance du style et l'accumulation des
connaissances, furent propagées par certains courants de l'his-
toribgraphie philosophique allemande de la fin du XIXème
siècle — là où la reconstruction historico-philosophique deve-
88 Spinoza subversif

nait le jeu d'Erlebnisse singulières et privilégiées (15). Au-


jourd'hui, à un niveau de conscience critique tout autre, des
expériences analogues sont reproposées, à travers des amalga-
mes douteux d'historiographie, d'esthétique et de psychanalyse
(16) : ce terrain, je crois, est inacceptable. Ce n'est pas en effet
ce que nous nous proposons (et encore moins de construire une
sorte d'historiographie policière tellement à la mode au-
jourd'hui, montrant un Leopardi parfait connaisseur de la
pensée de Spinoza et qui par prudence n'avoue pas cette
connaissance...) H nous semble en revanche, que la compa-
raison est possible sur la base de la continuité de structures
philosophiques, bien implantées dans le développement histo-
rique et culturel d'une civilisation, d'une époque définie, d'une
problématique adéquate. Nous pensons qu'entre Spinoza et
Leopardi cette continuité se donne, malgré l'absence d'un
rapport d'influence manifeste. Or, cette structure commune
concerne la philosophie du matérialisme, entre le moment de
sa présentation joyeuse comme pensée révolutionnaire, au
début de l'époque bourgeoise, et son déclin au XIXe siècle,
après l'affirmation de valeurs révolutionnaires nouvelles et
différentes. Ici, les structures de la pensée philosophique s'arti-
culent étroitement autour de problèmes communs, chaque fois
réactualisés par la crise, par les obstacles et par les limites du
développement historique. Ici, la réflexion et l'imagination
poétique interagissent — et la poésie, surtout dans la crise,
semble davantage capable de construire des dispositifs construc-
tifs ou certaines lignes de fuite de la pensée (17). Leopardi
élabore sa personnalité, sa philosophie et sa poésie au moment
de la crise définitive de la philosophie des Lumières, au moment
de la catastrophe de la Révolution française. Il vit cet écroule-
ment historique dans une lointaine et reculée province italienne:
il comprend miraculeusement la totalité, l'équivalence de la
crise révolutionnaire et de la pensée de la réaction, la dérive
implacable, jusqu'au vide absolu où s'absorbe toute significa-
tion d'humanité, produite par ce développement Le pessi-
misme de Leopardi révèle avant tout cette conscience. Mais
ensuite il constitue surtout le refus de la catastrophe, et des
conditions mystifiées, dialectiques, qui sont proposées pour son
dépassement Contre la dialectique, contre le nihilisme qui
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 89

constitue son point d'arrivée, Leopardi libère la raison vers la


seule direction qui permet de retrouver un sens de vérité à la
vie — le terrain éthique, là où l'imagination peut empêcher tous
les compromis qui résultent de la défaite et construire une issue
dans la crise. La poésie leopardienne s'approfondit jusqu'à se
constituer en ontologie : cet horizon que Spinoza construit dans
une solitude sauvage durant la première crise du processus
constitutif du monde moderne, Leopardi tente de le retrouver
poétiquement comme fond defidélitéet de renouvellement des
valeurs, comme permanence de l'espoir. Implacable la crise se
répète ; chaque fois que la liberté s'affirme, elle est contestée,
écrasée, poussée vers des conclusions révoltantes : accepter avec
dignité et force l'horizon désolé de crise qui conclut la moder-
nité de l'Occident, en sachant toutefois qu'à travers la souffrance
désespérée qu'elle provoque, son renversement est encore
possible, — telle est donc la conscience construite par la
métaphysique matérialiste et incamée par la disutopie de Gia-
como Leopardi.
Mais, cette éthique sans compromis ni dialectique, cet
espoir fondé seulement sur la liberté, n'est-elle pas aussi la clef
de voûte de la dimension historique de la pensée de Spinoza ?
La perception spinozienne de la crise de la Renaissance et de
la praxis révolutionnaire réformée, n'est-elle pas l'affirmation
d'une éthique irréductible et indomptable, qui porte en soi la
divinité et construit un nouveau monde au-delà de la crise ? La
liberté, chez Spinoza, ne devient-elle pas comme chez Leopardi,
la constitution d'un nouvel horizon de valeurs ? Au-delà de la
crise, celle de la Renaissance comme celle des Lumières et
contre l'involution dialectique des valeurs fondatrices de la
modernité ? (18) Telle est donc notre hypothèse. H s'agit de la
vérifier.

Rapprocher Leopardi de Spinoza est donc possible, dans


le cadre d'une structure homogène de pensée : Leopardi
constituerait le dernier maillon d'une chaîne dont Spinoza est
l'anticipation. Ou mieux encore : Leopardi répéterait en son
temps l'exception spinozienne; chez les deux penseurs vit une
critique du présent qui ouvre sur le futur (19). Le matérialisme,
90 Spinoza subversif

la conception productrice de l'être, la théorie de l'imagination,


l'assise éthique de l'ontologie : tel est ce que Spinoza et Leopardi
semblent avoir en commun. Et le concept de puissance. H s'agit
sans aucun doute d'un ensemble de concepts très consistants.
Au point de déterminer une situation de profonde homologie
des deux systèmes ? Vérifîons4e. Les termes de la physique
atomique de Spinoza et ceux de la physique matérialiste de
Leopardi peuvent, en premier lieu, parfaitement être rappro-
chés. "Notre esprit est incapable non seulement de rien connaî-
tre, mais même de rien concevoir en dehors des limites de la
matière" (20). Ce "principe systématique" — explique Leopardi
— se fonde sur le présupposé que la nature est "une très grande
machine et composée d'une infinités de parties" (21). Aucune
théologie : "Rien ne préexiste aux choses. Ni formes, ni idées,
ni raison d'être, et d'être comme ça ou comme cela etc. etc. Tout
est postérieur à Y existence" (22). L'ordre et la connexion des
choses sont les mêmes que celles des idées : "Les limites de la
matière sont les limites des idées humaines" (23). En conclusion
— sans considérer la quantité considérable de documents qui
pourrait être ici avancée : "L'infinie possibilité qu'est l'essence
de Dieu constitue la nécessité" (24). Certes, la simplicité des
propositions spinoziennes est beaucoup plus intense et leur
enchaînement tout à fait nécessaire, — mais la poésie leopar-
dienne nous aidera à parcourir le très escarpé sentier spinozien.

Sur ce même groupe de problèmes nous dit donc Spinoza :


"L'objet de l'idée constituant l'Ame humaine est le Corps,
c'est-à-dire un certain mode, existant en acte, et rien d'au-
tre"(25), "tous les Corps se meuvent ou sont en repos [...] un
corps en mouvement se meut jusqu'à ce qu'il soit déterminé par
un autre à s'arrêter[...] quand quelques corps de la même
grandeur ou de grandeur différente subissent de la part des
autres corps une pression qui les maintient appliqués les uns sur
les autres nous disons que ces corps sont unis entre eux, et que
tous composent ensemble un seul et même corps, c'est-à-dire
un Individu" (26). Par conséquent, en commençant à parler de
passions, "je considérerai les actions et les appétits humains
comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides",
dit Spinoza (27). Revenons maintenant à Leopardi, sur le terrain
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 91

duquel nous sommes ramenés par Spinoza. Les différences


terminologiques n'ont pas d'incidence sur la communauté de
projet Leopardi, qui part d'une froide conception du sensua-
lisme héritée de Condillac, évolue lui aussi vers une conception
dynamique des passions. Lui aussi part des sens pour aboutir
aux passions en raisonnant comme s'il s'agissait de lignes, de
surfaces et de corps. Mais, comme chez Spinoza, le cadre se
transcende, et les processus que Leopardi décrit à l'intérieur
d'une phénoménologie du sens, sont régis par une "force" qui
a la valeur d'une "loi générale" (28). Ainsi : "l'homme peut faire
et subir autant qu'il est accoutumé à faire et à subir, rien de plus
rien de moins" (29) — mais cette perfection de la singularité,
cette dimension de la puissance ne s'arrêtent pas là, ils se
transforment aussitôt en "cupiditas", qui construit d'autres espa-
ces de désirs entre le corps et l'esprit, et donc se transforment
en imagination. Examinons le passage. Tout d'abord "mon
système [qui part aussi des atomes et des sens -n.d.a] ne détruit
pas l'absolu, mais le multiplie ; autrement dit, il détruit ce que
l'on donne comme absolu et rend absolu ce qu'on appelle
relatif. Il détruit l'idée abstraite et antécédente du bien et du mal,
du vrai et du faux, du parfait et de l'imparfait, indépendante de
tout ce qui est ; mais rend tous les êtres possibles absolument
parfaits, c'est-à-dire parfaits pour soi, détenant en eux-mêmes la
raison de leur perfection et dans le fait qu'ils existent ainsi et
sont ainsi fait ; perfection indépendante de toute raison ou
nécessité extrinsèque, et de toute forme de préexistence. Ainsi
toutes les perfections relatives deviennent absolues, et les abso-
lus, au lieu de s'évanouir, se multiplient et de manière qu'ils
peuvent être et différents et contraires entre eux" (30). Or, cette
perfection est désir, elle est puissance d'avancer, dans la con-
naissance comme dans la vie. Et ce désir est imagination : "Cest
chose extrêmement simple que le système et l'organisation de
la machine humaine dans la nature ; ses rouages et ses ressorts
sont très peu nombreux ainsi que les principes qui la composent:
c'est nous qui, discourant de ses effets qui sont en nombre infini
et infiniment variables [...] multiplions les éléments, les parties,
les forces de notre système et divisons, distinguons, subdivisons
des facultés, des principes qui sont en fait uniques et indivisibles
bien qu'ils produisent et puissent toujours produire des effets
92 Spinoza subversif

non seulement nouveaux, non seulement différents, mais


directement contraires. C'est pourquoi l'imagination est la
source de la raison comme elle l'est du sentiment, des passions,
de la poésie, et cette faculté que nous supposons être un
principe, une qualité distincte et déterminée de l'âme humaine,
ou bien n'existe pas, ou bien ne fait qu'un avec cent autres
dispositions que nous en distinguons absolument, et avec celle-
là même que nous appelons réflexion ou faculté de réfléchir, et
avec celle que nous appelons intelligence. L'imagination et
l'intelligence ne font qu'un" (31). A travers ce processus la
puissance de l'homme s'accroît En décrivant le processus de la
singularité devenu désormais le processus de la vertu, en
exemplifiant ce processus sur l'image du héros antique qui a
traversé les vicissitudes tragiques et enthousiasmantes de la vie,
Leopardi conclut : "La vie entière prend à ses yeux un aspect
nouveau, se transforme déjà de chose entendue en chose vue,
de vie imaginaire en vie réelle ; et s'il ne se sent pas toujours
plus heureux, il se sent du moins plus puissant que auparavant,
plus capable de tirer parti de lui-même et des autres" (32). Qu'on
me pardonne cette extrême simplification du trajet leopardien
— comme nous l'avons rappelé, notre lecture fut ailleurs
beaucoup plus minutieuse et attentive aux articulations internes
de la pensée de Leopardi (33). Notre point de vue ici est celui
de l'étonnement suscité par l'homologie d'inspiration et l'ana-
logie d'écriture que détermine la comparaison avec Spinoza.
Ainsi dit Spinoza : "Par vertu et puissance j'entends la même
chose ; c'est-à-dire que la vertu, en tant qu' elle se rapporte à
l'homme, est l'essence même ou la nature de l'homme, en tant
qu'il a le pouvoir de faire certaines choses se pouvant connaître
par les seules lois de sa nature" (34). "Le Désir est l'essence
même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme détermi-
née à faire quelque chose" (35). 'L'effort par lequel chaque
chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors
de l'essence actuelle de cette chose" (36). 'L'Ame, autant qu'elle
peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance
du Corps" (37). Etc. etc. Et puis, plus loin dans VEthique, quand
puissance, imagination, intellect, vertu, sont désormais totale-
ment impliqués dans le mouvement de libération : "plus on
s'efforce à chercher ce qui est utile, — c'est-à-dire à conserver
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 93

son être, plus on est doué de vertu ; et, au contraire, dans la


mesure où l'on omet de conserver ce qui est utile, — c'est-à-dire
son être, — on est impuissant" (38). "On ne peut concevoir
aucune vertu antérieure à celle-là (c'est-à-dire à l'effort pour se
conserver)" (39). Par conséquent, "qui a un corps possédant un
très grand nombre d'aptitudes, la plus grande partie de son Ame
est étemelle"(40) — alors "plus chaque chose a de perfection,
plus elle est active et moins elle est passive ; inversement plus
elle est active, plus elle est parfaite"(41).
Que dire encore sur les assonances entre Spinoza et Leopardi?
L'apologue matérialiste qui conclut VEthique pourrait peut-être
nous permettre de résumer l'aventure commune de nos deux
auteurs: "La Béatitude n'est pas le prix de la vertu, mais la vertu
elle-même; et cet épanouissement n'est pas obtenu par la
réduction de nos appétits sensuels, mais c'est au cointraire cet
épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits
sensuels" (42). Mais laissons la parole à Nietzsche qui, surtout
dans le Gai Savoir, tisse lesfilsvisibles et résistants qui rattachent
Spinoza et Leopardi. Car, quand il parle de Spinoza comme
philosophe de "l'innocence de l'égofeme le plus élevé et de la
foi dans les grandes passions comme bien en soi" (43) dont la
fascination le détache du pessimisme de Schopenhauer ; et
quand il intérprète Y"ijitelligere" de Spinoza comme une syn-
thèse entre passion et connaissance (44), il voit au même
moment chez Leopardi, l'un des rares auteurs modernes qui en
filtrant la prose par la poésie parviennent au même résultat —
celui de charger l'intelligence de toutes les déterminations
passionnelles de l'être en concevant dès lors l'éthique comme
la très humaine voie qui construit la vertu dans la guerre des
égoïsmes, comme expansion de la puissance (45). De sorte que
Nietzsche aurait pu explicitement répéter de Leopardi ce qu'il
dit de Spinoza : 'J'ai un précurseur et quel race de précurseur!"
(46).

Cela dit, une fois soulignés les points de contact entre la


pensée de Spinoza et celle de Leopardi, il faut poursuivre en
montrant les différences toute aussi importantes. La première et
sans doute la plus essentielle de ces différences est sans doute
la conception de la temporalité. Constitutive de la modernité,
94 Spinoza subversif

elle est tendue chez Spinoza, vers la réalisation du projet de la


Renaissance ; chez Leopardi elle est repliée sur la crise définitive
de ce projet et de cet espoir. Spinoza est précritique, Leopardi
est post-critique, — cela signifie que chez Spinoza la puissance
de l'être est tendue de façon linéaire vers le projet constitutif
tandis que chez Leopardi elle reconnaît son propre enracine-
ment dans la crise et dans le caractère insoluble de la limite.
Chez Leopardi, la dimension constructive de l'être émane alors
du dessein et du mouvement de l'imagination transcendantale,
là où chez Spinoza le processus constitutif est progressif et
parfaitement établi dans un horizon moniste. La puissance
spinozienne est pour, la puissance leopardienne est contre ; la
puissance spinozienne est située dans la nature, celle leopar-
dienne dans une "seconde" nature que l'imagination a construit
; le temps de la puissance spinozienne est indéfini, celui leopar-
dien est infini (47). La "joie suprême" est posée donc chez
Leopardi, comme projet impossible tandis que chez Spinoza
elle est l'élément qui, comme nous l'avons vu, fonde l'action
éthique. Mais chez Leopardi, cette condition métaphysique ne
supprime pas la possibilité de l'action éthique ; toutefois — et
le pessimisme ici s'approfondit— tandis que le sujet du mal est
réel, celui du bien est seulement imaginaire. 'Tour que la joie
fût elle qui dépassât la capacité de notre âme, il faudrait que
l'homme eût comme l'enfant et le primitif, un pouvoir d'illusion
et une fraîcheur d'imagination qui ne sont plus compatibles avec
la vie d'aujourd'hui". (48)

Les temps actuels ne permettent pas la joie — ce temps qui a


détruit tout espoir et tout projet révolutionnaire et qui ne nous
a laissé que l'indifférence, "cette horrible passion, ou plutôt
dèpassion" (49). Tout en se situant à l'extrême limite de la crise
de son époque, le pessimisme leopardien toutefois n'est jamais
crise du concept, crise de la puissance, mais toujours une
extrême tension de celle-ci (50). Cest un matérialisme qui, en
gardant intacte ou plutôt en exaltant sa propre puissance cons-
tructive, a perdu tout espoir. Le pessimisme leopardien repré-
sente la réflexion extrême, féroce, qui s'ouvre sur la solidité de
la crise à laquelle se confronte la puissance et sur son intensité
épocale. On parle, à propos du matérialisme de Leopardi, de
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 95

"stratonisme", pour indiquer le glissement naturaliste de son


pessimisme. La référence au maître à penser de la troisième
génération des péripatéticiens et à sa très froide réintérprétation
(très froide même si le feu est devenu l'élément fondamental de
la cosmogonie) de la Physique aristotélicienne est suggestif mais
impropre. En effet, même quand Leopardi se réfère directement
à Straton, comme dans les Œuvre morales (51), l'exaltation
presque nihiliste de sa pensée est soucieuse de ne pas mettre en
cause la base matérialiste d'une éthique possible : "Le néant
n'empêche pas qu'une chose qui est soit, reste, demeure" (52)
Mieux : 'le fait que la matière pense est un fait Un fait, parce
que nous pensons ; et nous ne savons pas, nous ne savons pas
si nous existons, nous ne pouvons connaître et concevoir rien
d'autre que la matière" (53). Cest à travers cette conscience —
de la matière et du prolongement de son ombre jusqu'aux
frontières du néant, de la crise et de l'impossible linéarité du
projet moral — que se proposent Vépochi positive et la rupture
de l'imagination et de l'intellect : c'est seulement ainsi que peut
être reconquis l'espoir éthique. A vrai dire : "Ma philosophie
[...] ne mène pas à la misanthropie" (54), non "je vis, donc
j'espère" (55). Or, s'il est vrai que "notre époque, qui n'a rien
des temps héroïques" (56), pourtant à l'intellect et à l'imagina-
tion, à la philosophie et à la poésie sont confiés la mission
éthique de donner aux hommes l'envie de vivre. Grâce à
l'illusion ? Mais qui peut prouver que cette illusion est moins
réelle que le réel ? Le Copernic de Leopardi se prononce ainsi:
"Mais je veux dire, en somme, que notre cas n'est pas purement
matériel, comme il semblerait l'être à première vue ; et que ses
effets ne se restreindront pas à la seule physique. Ils boulever-
seront les degrés de dignité des choses, et l'ordre des êtres. Us
changeront le but des créatures. Aussi sera-ce un grand boule-
versement même au métaphysique, bien plus, dans tout ce qui
touche à la partie spéculative du savoir. Il en résultera que les
hommes, s'ils peuvent ou veulent raisonner sainement, contate-
ront qu'ils sont soit autre chose que ce qu'ils ont été ou ce sont
imaginés être jusqu'à présent" (57). Dans la crise le mouvement
de l'esprit éthique ne se contente pas du présent, la crise
introduit le temps de la considération éthique : "Et toujours le
présent, pour fortuné qu'il soit, est triste et sans attraits : seul
96 Spinoza subversif

l'avenir peut plaire" (58). Le matérialisme leopardien, loin d'être


froid et mécaniste, est un défi que la raison et la poésie lancent
contre l'histoire et la nature. Il est porté par une très forte volonté
de démystification : "il n'est plus possible de se faire des illusions
ou de se tromper. La philosophie nous a tellement appris que
cet oubli de nous-mêmes autrefois facile, est désormais impos-
sible. Ou bien l'imagination resurgira vigoureusement et les
illusions reprendront corps et substance dans une vie énergique
et mobile, la vie redeviendra une chose vivante et non morte et
la grandeur et beauté des choses retrouveront une substance,
la religion retrouvera crédit ; ou bien ce monde deviendra un
sérail de désespérés, et peut-être même un désert!1 (59).
Nous pourrions citer d'innombrables autres passages illustrant
ce point essentiel, cela signifie que le pessimisme leopardien
malgré sa profondeur, invite pourtant la tension inépuisable du
matérialisme à devenir line philosophie de l'espoir, afin de
récupérer continuellement la dimension projectuelle de la puis-
sance. Mais, c'est peut-être inutile. En revanche, il est intéressant
de souligner que cette permanence de la pensée métaphysique
de la puissance, en tant que irréductible à la pensée dialectique
— c'est-à-dire à la pensée qui traite et manipule la crise dans la
dialectique et l'aplatit en la réduisant dans le schéma du dépas-
sement et de la synthèse absolue, fut vécue comme un affront
insurmontable. De même qu'Hegel attaquait le "phtisique"
Spinoza en le taxant d'"acosmisme" (60), de même Benedetto
Croce attaquait Leopardi — et sa "vie retrécie" — en qualifiant
sa pensée d'"atemporelle" (61). Par là étaient attaqués le refus
leopardien d'accepter la crise comme réalité effective et de s'y
plier, la dénonciation de toute pacification transcendantale qui
en résultait et la réaffirmation de l'irrésistible puissance de
réinventer continuellement le réel. Par leur railleries, Hegel et
Croce ne font que souligner la force indépassable de ce maté-
rialisme vivant qui traverse la philosophie de ces deux grands
penseurs (62).

Mais revenons au pessimisme de Leopardi et à ses con-


notations nihilistes. Malgré notre prudence, le rapprochement
entre Spinoza et Leopardi laisse apparaître line réduction ex-
trême de leur différences : ce qui, bien sûr, ne saurait manquer
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 97

de nous être reproché. Il importe donc que nous nous expli-


quions. Or, sans réduction programmatique, il est possible de
saisir à la fois leur unité et leur différence sans occulter ni l'une
ni l'autre, à condition que nous nous attardons et insistions de
nouveau sur l'unité et les différences de la structure historico-
philosophique dans laquelle se situent nos auteurs. L'anomalie
spinozienne s'inscrit à l'intérieur de l'anomalie hollandaise.
Dans la crise de normalisation qui suit la révolution de la
Renaissance, Spinoza cueille en Hollande, au cœur de l'"écono-
mie-monde" que représente cette civilisation, les lignes de
continuités du processus révolutionnaire. Son puissant matéria-
lisme naît à l'intérieur de cette situation. Spinoza vit durant les
siècles qui mènent à la grande révolution, marginal et poursuivi
mais empli de la splendeur du passé. Par contre, Leopardi vit
la crise de la révolution française, la dialectique négative de
l'Aufklârung et l'hétêronomie de ses fins. Son matérialisme est
de nouveau anomal car, en s'opposant aux nouvelles synthèses
d'ordre proposées et imposées par le criticisme et par les
philosophies transcendantales, il repropose la continuité du
processus de transformation, l'urgence de l'émancipation, la
liberté d'imaginer une humanité nouvelle. Mais Leopardi n'est
pas protégé par une civilisation homogène et puissante. H est
même immergé dans la crise d'une façon inextricable. Sa
situation personnelle et les conditions socio-politiques on ne
peut plus misérables, aggravent la crise. La protestation de
Leopardi s'élève depuis ce néant, son imagination et son espoir
surgissent de ce désespoir. Tandis que chez Spinoza, le système
du matérialisme est soutenu par une réalité et une société
homogènes et puissantes, chez Leopardi ce système est lui-
même entraîné dans la crise générale. Leopardi réveille son
époque et secoue les limites de sa condition, en misant sur la
reconstruction que seule la folie, théorique et poétique, pou-
vaient permettre. Son défi est lancé contre le ciel. "Mes senti-
ments envers la destinée ont été et sont toujours ceux que j'ai
exprimés dans Brutus minor" — êcrira-t-il à un ami français
durant les dernières années de sa vie, revendiquant ce qu'il avait
exprimé dans l'un de ses premiers Canti, qui est aussi l'un des
plus jacobins et des plus héroïques (63). La solitude constitue
donc la particularité de Leopardi. La solide appartenance à son
98 Spinoza subversif

univers constitue au contraire la singularité de Spinoza. L'ano-


malie caractérise les deux auteurs, mais sur la base de différen-
ces profondes : différences qui ne sauraient être ni effacées ni
négligées. Par contre, l'unité des deux systèmes est dans la
tension théorique qui les régit et les meut Dans la force qui les
anime et qui les situe sur différentes dimensions de l'aventure
historique de la modernité. La modernité est la découverte de
la capacité humaine de transformer le monde, de s'approprier
du divin. De la même manière, elle est la crise et l'expropriation
de ce projet, elle est la construction de la domination sur et dans
le développement de la liberté. Une partie de la pensée mo-
derne se dresse contre cette hégémonie destructive, contre ce
destin d'ignorance et d'esclavage : Spinoza représente la pre-
mière, Leopardi constitue l'une des résistances les plus récentes
contre ce destin d'expropriation. Les différences, très grandes,
ne sauraient effacer l'unité du projet métaphysique de la liberté,
tel qu'il est esquissé par Spinoza et par Leopardi. Cest en cela
que consiste donc un premier élément de profonde unité.

Mais ce n'est pas tout L'unité du projet structurel (et donc


d'une série de paradigmes conceptuels qui, comme nous l'avons
déjà vu, traversent de façon homogène leurs œuvres) est égale-
ment l'unité de la dynamique des systèmes. La critique spino-
zienne la plus récente — qui à partir des analyses de Cassirer
s'est développée surtout en France avec les œuvres de Gueroult
et de Matheron — a montré le développement du système
spinozien depuis l'adhésion initiale à un puissant panthéisme
jusqu'à la constitution, à travers l'analyse de la fonction produc-
trice des passions, de l'horizon de la communauté humaine (64).
Du TB à l'entrelacement indissoluble (65) de l'élaboration de
YEthique, et du TTP au TP, se développe un processus méta-
physique qui décrit en même temps, une structure ontologique
et un chemin de libération. Spinoza renverse l'hégélianisme
avant que celui-ci ne fonde la reconnaissance de sa suprématie
logique ("Sans être spinoziste il est impossible de philosopher")
et il anticipe le développement de l'histoire dans la productivité
de la raison — en reversant donc l'affirmation hégélienne de la
philosophie comme enregistrement d'un événement desséché
et sélectionné, en situant donc vraiment la liberté comme
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 99

fondement de l'événement et de l'histoire, en enracinant totale-


ment la puissance humaine sur le bord inférieur et productif de
l'existence (66). Chez Spinoza il n'y a aucune distinction entre
YErklârung phénoménologique et la Darstellung métaphysique.
Cette dinstinction tombe pareillement chez tous les théoriciens
du matérialisme dynamique et libertaire de la modernité. Elle
résiste en revanche, dans toutes le positions philosophiques qui
identifient la métaphysique et la médiation. Un des derniers et
plus extraordinaires épisodes de cette lutte apparaît au début
de la crise idéaliste de la pensée du XLXème siècle, dans la
Tûbingen de 1796, quand, fragilement, l'énième projet dialec-
tique et dessein matérialiste de reconstruction éthique, sont
posés comme des programmes de relecture du rapport entre
nature et histoire (67). Comme nous le savons seul Hôlderlin
— un poète — reprendra le programme éthique des trois
auteurs en l'opposant tragiquement à l'idéalisme dialectique de
Schelling et de Hegel et en mourant de cette héroïque sépara-
tion. L'époque était-elle devenue tellement barbare que seule la
poésie pouvait sauver l'éthique, l'espoir, la singularité ? Seule
la poésie pouvait défendre ce projet structurel qui s'était instauré
dans le processus réel de la libération ?

De fait, au cours des années suivantes c'est le poète Leopardi


qui en rupture radicale avec toute proposition dialectique
s'attellera à cette tâche, proposant de parcourir le chemin de la
libération. Dix-huit cent dix-neuf : L'Infini (68). Ce célèbre
poème n'est autre qu'une expérience dialectique poussée jus-
qu'à la crise de toute possibilité de présupposer l'infini — qui
est propre pourtant à notre nature et qui est constitutif de notre
destin — dans la compréhension de la détermination du réel.
L'experimentum dialectique montre l'impossibilité de toute dia-
lectique. L'infini est en même temps le TB et le TdIE de
Leopardi — la découverte de la tension insoluble qui s'établit
entre une idée vraie de l'infini et une expérience absolue de la
détermination, entre l'idée d'un chemin vers l'éternité et l'affir-
mation de notre absolue puissance. 'Toujours j'aimai cette
hauteur déserte / fît cette haie qui du plus lontain horizon /
Cache au regard une telle étendue. / Mais demeurant et con-
templant j'invente / Des espaces interminables au-delà, de
100 Spinoza subversif

surhumains / Silences et une si profonde /Tranquillité que pour


un peu se troublerait / Le cœur. Et percevant / Le vent qui passe
dans ces feuilles — ce silence / Infini, je le vais comparant / A
cette voix, et me souviens de l'étemel, / Des saisons qui sont
mortes et de celle / Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi / Dans
tant d'immensité ma pensée sombre, / Et m'abîmer m'est doux
en cette mer". C'est à partir de là que se développe la trajectoire
structurale du matérialisme de Leopardi, à travers la longue
période de son expérience poétique qui articule et expérimente
cette contradiction insoluble, de l'horizon de l'infini à celui de
la nature et de l'histoire — jusqu'à ce que, vers la moitié des
années vingt, quand la crise semble à son comble, Leopardi
accomplit un acte résolutif en théorisant, au-delà de la contra-
diction, l'imagination comme clef de reconstruction du réel et
la seconde nature comme seul cadre possible d'un matérialisme
reconstructif. Leopardi approfondit sur cette base ses études de
philologie, de linguistique et de politique, en proposant et en
opérant une déconstruction radicale des langages traditionnels
suivie d'une reconstruction de sens et de significations tout aussi
radicale. Les Œuvres morales sont le chef d'oeuvre de cette
période. Une sorte de TTP leopardien, un passage à travers la
physique de l'histoire (langage, passions, puissances) qui permet
d'utiliser ces invariants comme éléments de transformation du
réel et de comprendre ces déterminations comme fonctions de
sens de l'infini. Certains chants poétiques, d'une signification
métaphysique éclatante, accompagnent ce passage. Parmi ceux-
ci, le poème Chant nocturne d'un berger errant d'Asie (69) — où
la métaphysique d'une reconstruction du sens de la détermina-
tion s'accumule de façon vertigineuse jusqu'à former l'indépen-
dance de la fonction imaginative et critique contre l'infinie
indifférence du réel. La question initiale du poème nous intro-
duit dans la volonté de connaissance léopardienne :
"Lune, que fais-tu dans le ciel ? dis-le moi, que fais-tu, / Lune
silencieuse?/Tu te lèves le soir, tu vas / Contemplant les déserts;
puis tu te couches. / N'es-tu pas encor lasse / De parcourir tes
étemels chemins ? /Peux-tu rêver encore sans ennui /De revoir
ces vallées ? / Pareille à ta vie / Est la vie du berger. / Dès le
blancheur première il se lève, / Et menant son troupeau par la
plaine, / Voit des troupeaux encor, des sources, des prairies ; /
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 101

Puis las, le soir venu, se couche : / Il n'a point d'autres espoir. /


Lune, dis-moi : sa vie, / Que sert-elle au berger / Astres, à vous,
que vous sert votre vie ? / Où va ma brève errance, dis-le-moi,
/ Où ta course immortelle ?" (70) Or cette question a comme
réponse: 'Teut-être, si j'avais des ailes / Pour voler sur les nues
/ Et visiter les astres, / Ou bien comme l'orage errer d'un mont
à l'autre, /Je serais plus heureux, mon doux troupeau, / je serais
plus heureux, lune candide". Une réponse qui bien qu'encore
enracinée dans la tragédie de l'être (et les vers suivant le
déclarent violemment), exprime pourtant l'espoir de briser et
de transcender cette tragédie, de retrouver le bonheur (71).
Cest dans cette tension, dans cette incertitude qui laisse appa-
raître pourtant des lueurs d'espoir, que les passions commen-
cent à se répandre sur les déterminations historiques et que la
subjectivité cherche dans la collectivité le support de l'espoir
éthique. Le dernier Leopardi (72) développe poétiquement la
maturité de YEthique et du TP spinozien. Le fondement de
l'existence, devient peu à peu éthique, le destin de l'homme
devient solidaire et l'amour comme base des passions se déve-
loppe dans la nécessité et dans la joie de la communauté. L'infini
ne peut se déterminer que dans la multiplicité, l'infini ne peut
se réaliser que dans la communauté. Ici il n'y a pas de dialecti-
que, il y a la liberté qui se confronte à la crise historique, à la
tragédie de l'être — elle seule, toutefois, peut être productrice
de bonheur. Dans Le Genity la fleur du désert (73), Leopardi
perfectionne et achève l'expérience philosophique de son exist-
ence dans la plus haute poésie. "Non, le noble est celui / Dont
le regard mortel ne craint /D'affronter la vision du sort commun
/ Et franchement, / Sans altérer le vrai, / Avoue le mal qui nous
fut assigné, / La bassesse et précarité de notre état / Celui qui se
révèle grand et fort / Dans la souffrance, et qui n'ajoute point /
Les haines et les colèresfraternelles,/ Pires que tout malheur, à
sa misère, / En inculpant l'homme de sa douleur, / Mais accuse
le vraie coupable, notre mère / Par le chair, notre marâtre par
le cœur. / C'est elle qu'il défie; et c'est contre elle, / Il le sait bien,
/ Que toute société humaine fut fondée.;/ Sachant tout homme
solidaire du prochain,/H les embrasse tous d'un même amour,
/Leur proposant, attendant d'eux /Une aide prompte et efficace
102 Spinoza subversif

/ Dans les périls et les angoisses alternées / De la guerre


commune " (74).
Demandons-nous pour conclure, si l'hypothèse de l'ho-
mologie des deux systèmes d'où nous étions partis, a pu être
vérifiée. En partie. Après avoir identifié la façon dont certains
paradigmes conceptuels spinoziens se retrouvent également
chez Leopardi, il nous a semblé possible en effet, d'établir une
certaine homologie structurelle et dynamique des deux systè-
mes. Reste toutefois la profonde diversité de la situation histo-
rique des deux auteurs — ainsi qu'une autre différence, s'il est
vrai que la méthode philosophique n'est pas insensible et neutre
quant à ses contenus. Leopardi exprime son système dans une
forme poétique. La singularité de l'expression poétique leopar-
dienne toutefois, n'est pas un problème insurmontable : la
poésie leopardienne ressemble en effet, à une connaissance
spinozienne du troisième genre qui se mettrait explicitement en
première ligne, non seulement donc en anticipant implicitement
les autres genres de connaissance (comme dans le cas de
YEthique) mais en l'expliquant D'autre part, chez Spinoza aussi
à mesure que l'amour intellectuel de Dieu se constitue, le
langage géométrique atteint une intensité poétique (75). Le
rapport de la poésie leopardienne avec la philosophie postcriti-
que soulève un problème plus grave : sur ce terrain la diversité
des deux auteurs se révèle profonde. Si ce n'est pas, certes le
"stratonisme" qui démarque Leopardi de Spinoza, il est évident^,
que la conception de la "seconde nature" et la traduction de
l'imagination et de l'intellect, de l'intuition et de l'amour en
organes de l'histoire, constituent une différence importante. La
pensée lêopardienne assume la dimension "poïetique", créatrice
de la poésie, pour l'étendre à l'action humaine dans l'histoire.
Quand elle affronte le monde dans la tragédie de la vie, la poésie
peut créer un nouvel être. La puissance ontologique de la poésie
devient historiquement efficace et l'illusion peut donc devenir
vérité. Cette différence est-elle si profonde quel met en crise
l'hypothèse même de l'homologie que nous avons développée
jusqu'ici ? Nous ne le pensons pas: car la pensée de Spinoza
elle aussi est projetée vers le salut, au-delà de la mort, et son
système animé par le projet de transformer l'infini en une
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 103

communauté humaine. UEthique fait vivre l'éternel et l'infini


dans le temps. Dans tous les cas cet espoir constitue le destin
du spinozisme.

NOTES
1.J'utilise l'édition Tutte le opere di Giacomo Leopardi, texte
établi par W. Binni ed. E. Ghidetti, Florence, Sansoni, 1976,
vol.l et 2. A partir de maintenant je cit : TO.

2. TO, vol. 1, pp. 574 et 577.


3. TO, vol. 2, p. 1143 (Zibaldone, 4274-4275).
4. C. Santinelli, Spinoza in Italia. Bibliografia degli scritti
su Spinoza dal 1675 au 1982, Publications de l'Université
d ^ b i n o , 1983, p. 15.
5. M. De Poli, L'illuminismo nella formazione di Leopardi,
in "Belfagor", 5, 30 septembre 1974, pp. 511^546.
6 A. Prete, H pensiero poetante, Milan, Feltrinelli, 1980, pp.
28-29, 42, 53.
7. E. Giancotti, Baruch Spinoza, Rome, Editori Riuniti,
1985, pp. 117-118.

8. G. Gentile, Spinoza e la filosofia italiana, Chronicon


Spinozanum, t V, 1927, pp. 104-110 ; A. Ravà, Descartes,
Spinoza et la pensée italienne (1927), à présent in Studi su Spinoza
e Fichte, Milan,Giuffié, 1958, pp.155-179 ; E. Giancotti Bosche-
rini, Nota sulla diffùsione délia filosofia di Spinoza in Italia, in
Giomale critico déliafilosofiaitaliana, 1963 fasc., 3, pp. 339-362;
C. Santinelli, R Spinoza ne "La filosofia delle scuole italiane",
Omtributo alla storia dello spinozismo in Italia, in "Studi Urbinati"/
B 2,1985, pp. 87-117 ; C. Santinelli, Spinoza fra hegelianismo e
spiritualismo. La polemica Acri-Fiorentino, in "Studi urbinati"/
B2, 1966, pp. 4961 ; F. Biasutti, Aspects du Spinozisme dans la
culture italienne du XVJIIe siècle, in Spinoza entre Lumières et
Romantisme, "Les Cahiers de Fontanaj", 36-38,1985, pp. 253-256.
104 Spinoza subversif

9. A Ravà, art cit, p. 169 sq.; E. Gancotti Boscherini, art


cit, p. 349 sq.
10. Sur le rapport Leopardi-Vico, S. Gensini, Linguistica
leopœrdiana, Bologne, Il Mulino, 1984, pp. 27 et 251-268.

11 TO, vol. 1, p. 182.


12. A. Negri, Lenta Ginestra. Saggio sull'ontologia di Gia-
como Leopardi, Milan, Sugarco, 1987, chap. I : La catastrofe délia
memona.

13. G. Gentile, art cit p. 104 ; A Ravà, art cit, p. 176.


La correspondance de Leopardi comprend de nombreuses
lettres à Gioberti (TO vol. 1 ,passim).

14 C. Santinelli, Spinoza in Italia, cit pp. 16 et 18.

15. Je me réfère surtout à W. Dilthey, Erlebnis und


Dichtung, Lipsie, 1905, et à l'activité de ses élèves.
16. Far exemple, H. Bloom, L'angoscia dell'influenza. Una
teoria délia poesia, Milan, Feltrinelli, 1983.

17. J'ai beaucoup insisté sur ces arguments dans mon


Lenta Ginestra, cit, pp. 109 sq., 257 sq.

18. Cette hypothèse nait du rapport que j'établis entre ce


que j'ai affirmé dans Lenta Ginestra, cit, à propos de Leopardi
et de ce que j'ai dit de Spinoza dans mon Anomalia Selvaggia.
Saggio su potere e potenza in Baruch Spinoza, Milan, Feltrinelli,
1981 (trad. fra. L'anomalie sauvage. Pouvoir et puissance chez
Spinoza, Paris 1982).

19. Voir surtout le chap. I et le chap. IX de mon ouvrage


L'Anomalie sauvage, cit
20. TO, vol. 2, pp. 195-196 (Zibaldone, 601-606) (trad. fia:
Zibaldone, in G Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 617).

21.TO, vol. 2, pp. 313-314 (Zibaldone, 1079-1082).


Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 105

22.TO, vol. 2, pp. 4496456 (Zibaldone, 1597-1623) (trad.


fra. Zibaldone, in G; Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 911)
23. TO, vol. 2, pp. 835 (Zibaldone, 3341).
24. Cf. note 22.
25. Ethique, II, Propositon 13.
26. Ethique, Partie II, Proposition 13, Axiome I ; Corollaire
du Lemme IH ; Définition.
27. Ethique, Partie II, Préface.
28. En ce qui concerne mon développement sur ces
problèmes, cf. Lenta Ginestra, cit, pp. 86-89, 91.
29. TO, vol. 2, p. 879 (Zibaldone, 3525)
30. TO, vol. 2, p. 494 (Zibaldone, 1791-1792).

31. TO, vol. 2, pp. 5636564 (Zibaldone, 2133-2134) (trad.


franç., Zibaldone, in G.Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 1034-
1035)

32. TO, vol. 1, p. 239 (trad. fran. Pensées, Paris, 1982, p.


71).

33. In Lenta Ginestra, cit j'ai tenté une périodisation en


cinq phases de l'oeuvre de Leopardi. Durant la première période
Leopardi se confronte avec la culture dialectique du début du
XIXème siècle ; dans la seconde il plie son discours à une
théorie sensualiste radicale, avec quelques pointes extrêmes de
pessimisme ; dans le troisième et quatrième période, Leopardi
avec des motivations différentes, tente une approche de l'his-
toire et s'essaye dans la reconstruction d'une perspective éthi-
que; enfin, dans la cinquième période, il théorise la
communauté humaine et l'urgence de la libération. Cette es-
quisse historique du développement de la pensée et de la poésie
de Leopardi concorde avec les grandes linges tracées par les
meilleurs interprètes italiens de Leopardi, cf. surtout Cesare
Luporini et Walter Binni.
106 Spinoza subversif

34. Eth., IV, Définition.


35. Eth., m, Définition des affections I, Explication.
36. EtL, m, Prop.7.
37. EtL, m Proposition 12.

38. EtL, IV, Propostion 20.

39. EtL, IV, Prop 22.

40. EtL, V, Prop 39.

41. EtL, V, Prop. 40

42. EtL, V, Prop. 42.

43. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. fran., Paris, 1957, p.

162.

44. F. Nietzsche, Le (rai Savoir, ed. cit, pp. 160-162

45. Idem, pp. 101-107


46. Lettre à Overbeck, juillet 1881, citée dans Le gai savoir,
cit., p.210.
47. Sur l'unité/différence de la pensée de Spinoza et de
Leopardi je suis déjà intervenu dans Lenta Ginestra, cit, pp. 222
sq.

48. TO, vol. 2, p. 219 {Zibaldone, 716-717 ; mais voir aussi


2435,3976). (trad. fra. Zibaldone, in G.Leopardi, Œuvres complè-
tes, cit, p.648)
49. TO, vol. 1, p. 1132

50. Sur la nature du pessimisme léopardien et sur sa


différence radicale avec celui de Schopenauer, malgré de nom-
breuses tentatives pour les approcher (F. De Sanctis, B. Croce
etc.) cf. mon Lenta Ginestra cit, pp. 268 sq.
51. TO, vol. 1, pp. 158-160
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 107

52. TO, vol. 2, p. 1122 (Zibaldone, 4233).(tiad. fra. Zibal-


done, in G. Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 1537-1538)
53. TO, vol. 2, p. 1149 (Zibaldone, 4288).
54. TO, vol. 2, p. 1199 (Zibaldone, 4428). (trad. fra.
Zibaldone, in G. Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 1597)
55. TO, vol. 2, p. 1084 (Z»Aa/<fo»*,(41454146).(trad. fra.
Zibaldone in, G.Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 1511)
56 TO, vol. 1, p. 167, trad.fra.Copernic, in Œuvres morales,
in Leopardi, Œuvres complètes, cit p. 324).
57. TO, vol. 1, p. 170 (trad. fra. Copernic, in œuvres morales
in G.Leopardi, Œuvres complètes, cit, p. 325)
58. TO vol. 1, p. 178 (trad. fra. Dialogue de Plotin et de
Porphyre, in Œuvres morales, in G.Leopardi, Œuvres complètes,
cit, p. 341)

59. TO vol. 1, p. 199

60. G. W.F. Hegel, Leçon surphilosophie de l'histoire, Paris.


61. Sur Leopardi cf. les deux écrits de Benedetto Croce :
De Sanctis e Schopenhauer (1907) in Saggi filosofici III (Saggio
sullo Hegel ed altri scritti), IV ed. revue, Bari, Lateiza, 1948, pp.
354-368 et Poesia e nonpoesia, Bari, Laterza, 1935.

62. Sur la conception de l'histoire dans la pensée de


Spinoza, cf. A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez
Spinoza, Paris, Aubier-Montagne,1971.

63. TO, vol. 1, p. 1382.

64. Cf. E. Cassirer, Dos Erkenntnisproblem in der Philoso-


phie und Wissenschaft der neueren Zeit (Berlin, 1906), M. Gue-
roult, Spinoza. Dieu (Paris, 1968) et Spinoza. L'Ame (Paris, 1974),
et d'A Matheron, Individu et communauté chez Spinoza (Paris,
1969).
108 Spinoza subversif

65. Qu'il me soit permis de réagir positivement à la


critique souvent soulevée par d'excellents interprètesdans la
trop nette coupure que j'ai relevée dans le processus de com-
postion de YEthique de spinoza (dans mon L'Anomalie sauvage,
cit)Je suis convaincu que la thèse de la coupure et de la seconde
fondation, telle qu'elle fut exprimée alors, ne pouvait qu'appa-
raître trop rigide et insuffisemment démontrée. Je suis de toute
façon convaincu, comme bon nombre de mes critiques, à la
présence d'un développement de VEthique et à un entrelace-
ment (peut-être indissoluble) de différents courants d'élabora-
tions. La difficulté (peut-être l'impossibilité) de prouver
philologiquement ce développement n'empêche pas les dés-
équilibres du texte.

66. G. Deleuze, Spinoza et leproblème de l'expression, Paris,


Minuit, 1968.
67. Mythologie der Vernunft. Hegels "lestes Systemprcgram"
des deutschen Idealismus, sous la direction de C. Jamme et H.
Schneider, Francfort,Suhrkamp,1984.
68. L'idylle L'Infini est publié in TO, vol. I, p. 17. "Sempre
caro mi fu quest'ermo colle, / £ questa siepe, che da tanta parte
/ Dell'ultimo orizzonte il guardo esclude. / Ma sedendo e
mirando, interminati / spazi di là da quella, e sovrumani / silenzi,
e profondiossima quiete / Io nel pensier mi fîngo; ove per poco
/ H cor non si spaura. £ corne il vento / odo stormir tra queste
piante, io quello /infinito silenzio a questa voce / vo' comparan-
do : e mi sowien l'etemo / e le morte stagioni e la présente / £
viva, e il suon di lei. Cosi tra questa / Immensité s'annega il
pensier mio : / e il naufragar m'è dolce in questo mare." (trad.
fra. L'infini, in G.Leopardi, Œuvres complètes, cit, p; 1659) Pour
commentaire et bibliographie cf. Mon Lenta Ginestra, cit pp.
37 sq.)

69. T.O, vol. 1, pp. 2&-30. (trad. franç. Chant nocturne d'un
berger errant d'Asie, in G.Leopardi, Œuvres complètes, p.1697-
1703) et Cf. Lenta Ginestra, cit, pp. 190 sq.
Le matérialisme chez Spinoza et Leopardi 109

70. " Che fai tu, luna, in ciel ? Dimmi che fiai, / Sileiraosa
luna ? / Sorgi la sera, e vai, / Contemplando i deserti; indi ti posi.
/ Ancor non sei tu paga / Di riandare i sempitemi calli ? / Ancor
non prendi a schivo, ancor sei vaga / Di mirar queste valli ? /
Somiglia alla tua vita / La vita del pastore. / Sorge in sul primo
albore; / Move la greggia oltre pel campo, e vede / Greggi,
fontane ed erbe; / Poi stanco si riposa in su la sera; altro mai
non ispera. / Dimmi, o lima : a che vale / Al pastor la sua vita,
/ La nostra vita a noi ? Dimmi : ove tende / Questo vagar mio
breve, / Il tuo corso immortale ?" "Forse s'avessi io l'aie / Da
volar sulle nubi, / £ noverar le stelle ad una ad un a, / O come
il tuono errar di giogo in giogo, / Più felice sarei, dolce mia
greggia, / Più felice sarei, candida luna" (trad. fra. Chant nocturne
d'un berger errant d'Asie, cit, w . 1-20).
71. Idem, w . 133-137.
72. Entre lafindes années 1820 et 1836, année de sa mort
Sur cette période cf. Lenta Ginestra, cit, pp. 230 sq.
73 Le poème est publié in TO, vol. 1, pp. 4245. (trad. fra.
Le genêt, in G.Leopardi, Œuvres complètes, cit, p.1749-1751). Cf.
pour un commentaire Lenta Ginestra, cit, pp. 276 sq.

74 " Nobil natura è quella / Che a sollevar s'ardisce / Gli


occhi mortali incontra/Al comun fato, e che con franca lingua,
/ Nulla al ver detraendo / Confessa il mal che ci fu dato in sorte,
e il basso stato e fraie. / Quella che grande e forte / mostra se
nel sofîrïr, negli odii e l'ire / Frateme, ancor più gravi, / d'ogni
altro danno accresce/Aile miserie sue, l'uomo incolpando/del
suo dolor, ma dà la colpa a quelle / Che veramente è rea, che
de' mortai/Madré è di parto e di voler matrigna./ Costei chiama
inimica ; e è il vero, ed ordinata in pria, / l'umana compagnia,
/ Tutti fra sè considerati e stima / Gli uomini, e tutti abbraccia /
Con vero amor, porgendo/Valida e pronta ed aspettando aita
/ Negli alterni perigli e nelle angosce / Délia guerra comune"
(trad. fra. Le Genêt, cit, w . 11-135).

75 Eth., Ve Partie, les scolies à partir de la Proposition 31.


CHAPITRE V

L'ANTIMODERNITÉ DE SPINOZA

Spinoza, le romantique
Le paradoxe qui marque la réapparition de Spinoza dans
la modernité est bien connu. Si Mendelson voulait "lui redonner
droit de cité en le rapprochant de l'orthodoxie philosophique
de Leibniz et de Wolff" et Jacobi "en le présentant comme
hétérodoxe, au sens propre du terme, voulait le liquider défini-
tivement pour le christianisme moderne" — "tous deux ont
manqué leur but, et c'est le Spinoza hétérodoxe qui fut réhabi-
lité" (1). Le débat Mendelsohn —Jacobi se greffe sur la crise
d'un modèle philosophique spécifique et engendre une figure
de Spinoza capable de soulager la tension spirituelle exacerbée
de l'époque et de constituer le préalable systématique du
rapport entre puissance et substance, sujet et nature. Spinoza,
le maudit Spinoza resurgit dans la modernité comme philoso-
phe romantique. Lessing avait gagné, en reconnaissant chez
Spinoza une idée de nature capable d'équilibrer le rapport entre
sentiment et intellect, liberté et nécessité, histoire et raison.
Herder et Goethe, contre les impatiences subjectives et révolu-
tionnaires du Sturm und Drang, s'appuieront ensuite sur cette
puissante image de synthèse et d'objectivité recomposée :
Spinoza n'est pas seulement la figure du romantisme, il en
constitue le fondement et l'accomplissement La toute puissance
de la nature ne devait plus s'ébrécher dans la tragédie du
sentiment mais elle en triomphait en lui opposant un règne de
formes achevées. La première réception de Spinoza, au sein du
romantisme, est ainsi une réception esthétique, perception de
mouvement et de perfection, de dynamisme et de formes. Et
elle reste telle, même lorsque le cadre général et les composantes
particulières du romantisme sont soumis au travail de la critique
philosophique. Fichte, le vrai héros philosophique du roman-
tisme, considère le système de Spinoza et celui de Kant comme
"parfaitement cohérents" (2) et ce dans l'incessant mouvement
112 Spinoza subversif

ontologique du Moi. Pour Schelling, le Schelling des années


1790, l'affirmation d'une opposition radicale entre la philoso-
phie critique et la philosophie dogmatique — c'est-à-dire entre
une philosophie du Moi absolu qui se fonde sur le criticisme et
une philosophie dogmatique qui est celle de l'objet absolu et
du spinozisme — est vite résolue dans une analyse de l'action
qui assume dialectiquement (comme Hegel le reconnaît immé-
diatement) le poids de l'objectif (3) ; loin de devenir antinomi-
que, la position absolue du Moi se compose en un procès
nécessaire qui exalte, au delà de la tragédie, l'automatisme
spirituel" du rapport entre sujet et substance (4). La dimension
esthétique de cette synthèse consiste à ramener à la perfection,
sans cesse et infatigablement, la puissance et la substance,
l'élément productif et la forme de la production. Le romantisme,
selon Hegel, se caractérise par sa capacité de dépasser la pure
objectivité de l'idéal et du naturel comme idée vraie de beauté
et de vérité, de détruire initialement l'union de l'idée et de sa
réalité, de situer celle — ci dans la différence, pour amener
ensuite à la manifestation le monde intérieur de la subjectivité
absolue et reconstruire son objectivité, là où le dépassement de
la sensibilité s'apaise dans le caractère absolu du résultat (5). La
filiation de ce procès est encore lessingienne, mais la nouvelle
dialectique en exprime et en articule les motivations, en insistant
sur la propêdeutique du beau le long du chemin qui mène à
l'absolu. Spinoza, un certain Spinoza, devient la figure centrale
de ce procès.

La modernité contre le romantisme

Existe-t- il des dissonances dans ce concert ? Certes, —


c'est le même Hegel, celui autrement dit qui pousse à son plus
haut degré l'absorption du spinozisme dans le romantisme, qui
les exprime. Car le romantisme et l'esthétique ne constituent
qu'une partie du monde et ne peuvent en soi, en épuiser
l'absoluité — qui est celle de l'effectivité, de l'histoire, de la
modernité. Le romantisme et l'esthétique souffrent d'une insuf-
fisance de vérité, révélée par l'absence de réflexion. Mais
l'absence de réflexion est absence de déterminations. L'incom-
mensurabilité de l'être spinozien est le signe d'un manque de
L'antimodernité de Spinoza 113

détermination, il se caractérise par un défaut de vérité. Au delà


de son extrême récupération originaire de l'ontologie spinoziste,
au-delà des rapports pathétiques derivalitéque Hegel entretient
avec Spinoza, c'est dans le chapitre de la Logik sur la mesure
que la confrontation et la séparation s'accomplissent (6). H ne
s'agit pas ici de relater dans le détail cet épisode : d'autres que
nous l'ont fait brillamment (7). H nous suffira d'identifier le
concept négatif de l'être que Hegel attribue à Spinoza, car c'est
autour de cette définition (ou éventuellement de son refiis) que
se développeront au XIXème siècle certains courants essentiels
du débat sur l'ontologie de la modernité. Or l'attaque de Hegel
se développe ici le long de deux axes. Le premier est, pour ainsi
dire, phénoménologique : il concerne l'interprétation du
"mode" spinozien. Celui-ci est défini comme l'affection de la
substance qui pose la détermination déterminée, laquelle est en
autre chose que soi et doit être conçue par un autre. Mais objecte
Hegel, ce mode est immédiatement donné, il n'est pas reconnu
comme Nichiigkeit, comme 'néantité', donc comme nécessité
de réflexion dialectique La phénoménologie spinozienne est
plate, elle repose sur l'absoluité. Mais dans ce cas le monde des
modes n'est que le monde de l'indétermination abstraite dans
lequel précisément parce qu'elle veut se maintenir comme
absolue, la différence est absente. Le mode disparaît dans la
démesure (8). Mais — ici nous passons de la phénoménologie
à l'ontologie tout court — cette différence et cette démesure,
révélées par le monde des modes, ressortissent chez Spinoza
également à le définition de l'être en général. L'être ne se
rachète pas de l'indétermination des modes. L'indifférence du
monde des modes est, quoique de manière implicite, le tout des
indéterminations constitutives de l'être qui se sont dissoutes
dans cette réalité. L'être se présente chez Spinoza comme Dasein
et ne pourra jamais être résolu. "L'indifférence absolue est la
détermination constitutive fondamentale de la substance spino-
zienne" (9) et dans cette indifférence il manque la raison de
l'inversion dialectique. La substance spinozienne est la ferme-
ture absolue des déterminations sur soi -même, dans la totalité
vide qui les différencie. La substance spinozienne, "la cause qui,
dans son être pour soi, ne veut rien laisser pénétrer en elle, est
déjà soumise à la nécessité ou à la destination de passer dans
114 Spinoza subversif

l'état de position (Gesetzsein), et c'est cette soumission qui est ce


qu'il y a de plus dur... La grande intuition de la substance de
Spinoza n'est, ^u'en soi, la délivrance de l'être-pour-soi fini ;
mais la notion et pour soi la puissance de la nécessité ainsi que
la liberté réelle " (10).
En conclusion : dans la substance spinozienne Hegel
reconnaît 1) la capacité de se représenter comme horizon
démesuré du réel, comme présence de l'être en général 2) il
confirme la puissance esthétique immédiate, insoluble de la
substance spinozienne, en insistant sur son caractère d'"en soi";
3) il attribue à la substance spinozienne une inaptitude fonda-
mentale à s'accomplir dans la Wirklichkat, c'est-à-dire à se
résoudre dans la dimension dialectique de la réconciliation du
réel. Ceci signifie que pour Hegel la conception spinozienne de
l'être est romantique mais pour cette raison même non mo-
derne. Sans Spinoza il est impossible de philosopher, mais en
dehors de la dialectique il est impossible d'être moderne. La
modernité est la paix du réel, elle est l'accomplissement de
l'histoire. L'être spinozien et sa puissance sont incapables de
nous donner ce résultat

Le temps de la modernité

H existe toutefois un autre moment où, autour du thème


de la modernité, il nous est possible d'évaluer les positions de
Hegel face à Spinoza, c'est à propos du problème du temps.
Nous savons que le temps, chez Spinoza, est d'une part, celui
de la présence et d'autre part, celui de la durée indéfinie. Le
temps de la durée indéfinie est celui de l'"effort par lequel toute
chose s'efforce de persévérer dans son être". Si cette puissance
"enveloppait un temps limité qui déterminait la durée de la
chose" cela serait en effet absurde, car sa destruction ne peut
dériver de l'essence de la chose mais peut être posée unique-
ment par une cause extérieure (11). Pour ce qui est du temps
comme présence — c'est-à-dire comme singularité, comme
détermination — il se donne comme résidu de la déduction de
l'insignifiance de la durée pour l'essence (12), mais, en même
L'antimodernité de Spinoza 115

temps et surtout, comme fondation positive et transformation


ontologique de cette résidualitê : le corps, son existence actuelle,
l'esprit en tant que liée au corps sont rassemblés dans une idée
"qui exprime l'essence du corps avec une sorte d'éternité" (13).
Or, s'il n'est pas étrange que Hegel s'oppose à la définition
spinoziste du temps comme durée indéfinie, sa position eu
égard à la définition du temps-présent n'est pas exempte d'am-
biguïté. Pour ce qui est de la polémique hégélienne contre la
durée indéfinie, elle ne constitue que la nouvelle articulation de
la polémique contre l'indifférence des modes de la substance.
Selon Hegel, en effet, l'indéfini n'évite pas mais radicalise la
difficulté d'une mise en rapport de l'infini et dufini: son concept
doit donc être dépassé. La durée doit devenir mesure, donc
médiation de la quantité vers la qualité et au cours de son
cheminement l'illimité doit aboutir à la réalisation de sa propre
nécessité (14). La réduction de la durée à la temporalité et de
la temporalité abstraite à la temporalité concrète et historique
est donc la voie que Hegel indique pour soustraire l'être
spinozien au destin théorique de sa conversion en pur néant
Ici aussi la dialectique serait en mesure de restituer l'être de la
réalité et contribuerait, à travers cette concrétisation du temps,
à élaborer la définition de la modernité. Reste la seconde
définition spinozienne du temps — celle où celui-ci est conçu
comme présence et ouverture de la puissance, "sub speeie
aeternitaîis". Or comment s'opposer à cette définition, spino-
zienne du Dasein, ou plutôt de l'être déterminé du mode, qui
dans sa singularité est irréductible au Gewordensein, et qui
oppose radicalement l'être déterminé à toute synthèse dialecti-
que. L'objection soulevée ici et surtout perçue par Hegel lors-
qu'il prétend que le concept dialectique de la temporalité
n'annule pas la détermination concrète, — autrement dit que
l'événement, la détermination (aussi bien comme acte : Bestim-
TTtung, que comme résultat : Bestimmetheit) demeurent dans leur
concrétude. Si le temps de la modernité est celui de l'accom-
plissement, cet accomplissement du réel ne saurait mystifier ou
dissimuler la splendeur de l'événement La dialectique hégé-
lienne ne pourra en aucun cas renoncer à la plénitude de la
singularité. Mais ici l'ambiguïté cache une difficulté insurmon-
table. La présence spinozienne est celle d'un être plein de
116 Spinoza subversif

puissance, d'un indestructible horizon de singularité. Hegel peut


bien tenter l'inversion de la puissance, mais ce procès revêt
l'apparence d'un sophisme, puisque le but poursuivi est de
réaffirmer la même puissance. Hegel peut bien dénoncer dans
l'être spinozien la violence d'une présence irréductible et la
pousser vers l'indifférence et le néant Mais chaque fois que cette
présence singulière réapparaît, la réalité que Hegel prétend
nulle, se révèle au contraire chargée de toutes les potentialités
singulières. Hegel peut bien considérer insatisfaisante la pers-
pective d'un temps conçu comme durée indéfinie, mais ne peut
qu'opposer un répétitif et stérile mouvement transcendantal à
une pratique théorique du temps où celui-ci apparaît chargé de
déterminations présentes. Cest ici que le système hégélien est
mis en danger, ici, lorsque le temps de la modernité comme
accomplissement du développement historique s'oppose à
l'émergence de la singularité, du temps positif du Dasein, de la
présence spinozienne. Que devient alors la notion hégélienne
de la modernité ? Hegel est contraint de révéler l'ambiguïté
substantielle de sa construction conceptuelle. Car le rythme de
la médiation transcendantale se superpose, lourdement, à
l'émergence de la singularité ; et si le transcendantal veut
absorber l'énergie du singulier, il ne réussit pas toutefois à lui
rendre justice. L'"acosmique", l"'atemporal", Spinoza exprime
une conception du temps comme présence et comme singula-
rité que la grande machine dialectique voudrait mais ne réussit
pas à exproprier. La modernité se révèle non seulement comme
l'adversaire du romantisme mais témoigne d'une volonté frus-
trée de récupération de la force productive de la singularité.
Cette frustration n'élimine pas toutefois l'efficacité de la répéti-
tion ; elle pose des paramètres de domination. La modernité
devient avec Hegel le signe de la domination du transcendantal
sur la puissance, la tentative continuelle d'organiser fonctionnel-
lement la puissance — dans la rationalité instrumentale du
pouvoir. Ainsi une double relation lie et sépare en même temps
Hegel et Spinoza : pour tous deux l'être est plein et productif,
mais là où Spinoza fixe la puissance dans l'immédiateté et dans
la singularité, Hegel privilégie la médiation et la dialectique
transcendantale du pouvoir. En ce sens, et en ce sens seulement,
la présence spinozienne s'oppose au devenir hégélien : l'anti-
L'antimodernité de Spinoza 117

modernité de Spinoza n'est pas une négation de la Wirklichkeit


mais une réduction de celle-ci au Dasein — la modernité de
Hegel coiisiste dans l'option opposée.

Le destin de la modernité

Que le réel, c'est-à-dire la modernité, soit l'"unité immé-


diate de l'essence et de l'existence, autrement dit de l'intérieur
et de l'extérieur, dans la forme de la dialectique", telle est
l'origine de la tempête qui depuis presque deux siècles a
emporté la critique philosophique (15). Tout au long de l'âge
d'argent, et plus encore de l'âge de bronze de la philosophie
allemande contemporaine (c'est-à-dire au XIXème siècle de la
"critique de la critique" et de la grande philosophie académique
fin de siècle) substance et puissance, Wirklichkeit et Dasein se
séparent toujours plus. La puissance est d'abord ressentie
comme antagonisme, ensuite elle est définie comme irration-
nelle. La philosophie se transforme peu à peu en un sublime
effort d'exorcisation de l'irrationnel, c'est-à-dire de détourne-
ment de la puissance. A la furieuse volonté hégélienne de fixer
l'hégémonie dialectique de la substance absolue s'opposent,
d'abord la crise et l'horizon tragique, puis la vocation incessante
de renouveler la télêologie transcendantale selon des formes
plus ou moins dialectiques, dans une alternance d'horizons qui
— n'échappant pas à l'ironie des plus grands, dont celle de
Marx et Nietzsche — reproposent continuellement de pâles et
néanmoins efficaces images de la modernité. La prééminence
des rapports de production sur les forces productives se détache
de l'utopie hégélienne de l'absolu et revàt les habits de la
télêologie réformiste. Les schémas de la durée indéfinie, à
l'encontre de ceux de l'infini dialectique, sont renouvelés
comme projets de rationalité progressive de la domination. La
modernité change de draps sans changer de lit Et ceci se traîne,
épuisant toute capacité de renouvellement, inventant mille
façons de contourner la sèche, autoritaire et utopique intimida-
tion hégélienne de la modernité, qu'elle tente de substituer par
des formes usées de schématisme de la raison et de transcen-
dentalité. Jusqu'à ce que cet épuisement ne se consume et ne
118 Spinoza subversif

retourne la réflexion sur soi-même (16). Heidegger représente


la limite extrême de ce procès. Procès où il est parfaitement
intégré s'il est vrai qu'un des buts de Sein und Zeit est de repenser
le schématisme transcendantal. (17).

Mais procès qui, au moment même où il redémarre sur


les rails habituels, est totalement bouleversé. "L'élaboration
concrète de la question du sens de l'"être" constitue le propos
du présent essai. L'interprétation du temps comme l'horizon
possible de toute compréhension de l'être en général, tel est son
but provisoire" (18). Mais "lorsque l'interprétation du sens de
l'être devient tâche, le Dasein n'est pas seulement l'étant à
interroger primairement, il est en outre l'étant qui, en son être,
se rapporte toujours déjà à ce qui est en question en cette
question. La question de l'être, par suite, n'est rien d'autre que
la radicalisation d'une tendance essentielle préontologique de
l'être" (19). Le thème de la présence redevient central. Le Dasein
est temporalité brisée et redécouverte en chaque point comme
présence : une présence qui est stabilité et enracinement auto-
nome à l'encontre de toute mobilité et dispersion du "On" et
de toute forme de dépaysement culturel. Le destin du devenir
et de l'histoire est placé désormais sous le signe du commerce
et de la déjection. L'effectivité n'est plus la Wirklichkeit hégé-
lienne mais une rude Faktizitâi. La modernité est le destin. Dans
les dernières pages de Sein und Zeit, contre la médiation de
l'esprit absolu de Hegel, Heidegger affirme : "L'analytique
existentielle qui précède s'installe au contraire d'emblée dans
la "concrétion" de l'existence facticement jetée, afin de dévoiler
la temporalité comme sa possibilisation originaire. L"'esprif' ne
tombe pas tout d'abord dans le temps, mais il existe comme
temporalisation originaire de la temporalité... Loin que l'nesprit"
tombe dans le temps, c'est l'existence factice qui, en temps
qu'échéance, "choit" de la temporalité originaire, authentique"
(20). Ici, dans ce tomber, en étant ce "souci" la temporalité se
constitue comme possibilité et autoprojection dans l'avenir. Ici,
sans jamais tomber dans les pièges de la téléologie et de la
dialectique, la temporalité révèle la possibilité comme la déter-
mination ontologique la plus originaire du Dasein. Ainsi ce n'est
que dans la présence que le destin s'ouvre de nouveau sur la
L'antimodernité de Spinoza 119

possibilité et sur l'avenir. Mais comment peut-on authentifier le


Dasein ? Dans cet enchevêtrement tragique la mort est la
possibilité la plus propre et authentique du Dasein. Mais celle-ci
est également une impossibilité de la présence : la "possibilité
d'une impossibilité" devient donc la possibilité la plus propre et
authentique du Dasein. C'est ainsi que s'achève le thème hégé-
lien de la modernité : dans le néant, dans la mort se donne
l'unité immédiate de l'existence et de l'essence. La nostalgique
revendication hégélienne de la Bestimmung est devenue chez
Heidegger une Entschlossenheit désespérée — délibération et
résolution de l'ouverture du Dasein à sa propre vérité qui est
néant La musique qui rythmait la danse de la détermination et
du transcendantal a pris fin.

Tempus potentiae

Heidegger n'est pas seulement le prophète du destin de


la modernité. En même temps qu'il divise il est également une
charnière qui ouvre sur l'antimodemitê. C'est-à-dire qui ouvre
sur une conception du temps comme relation ontologiquement
constitutive, qui brise l'hégémonie de la substance du transcen-
dantal, qui ouvre donc sur la puissance. La résolution ne
consiste pas seulement dans le fait d'enlever la fermeture
(Ent-schlossenheit) — elle est apparentée à l'anticipation et à
l'ouverture, qui sont la vérité même en tant qu'elle se dévoile
dans le Dasein. La découverte de l'être ne consiste pas seulement
dans le fait d'ouvrir (Ent-decken) ce qui préexiste mais dans le
fait de poser l'autonomie établie du Dasein à travers et contre
la mobilité dispersive du "On". En se donnant comme fini,
l'être-là est ouvert, et cette ouverture est vue (Sicht) : mais plus
que vue elle est Umsicht, circonspection prévoyante. L'être -là
est possibilité : mais il est plus que cela : il est pouvoir être. "Nous
présupposons de la "vérité" parce que, étant dans le mode d'être
du Dasein, "nous" sommes "dans la vérité". Mais le Dasein —
ceci est impliqué dans la constitution de l'être comme souci —
est à chaque fois en avant de soi. Il est l'étant pour lequel, en
son être, il y va de son pouvoir-être-au-monde et, conjointement,
de la préoccupation circonspecte découvrante de l'étant intra-
120 Spinoza subversif

montain. Dans la constitution d'être du Dasein comme souci,


dans l'être-en-avant-de-soi, est inclus le "présupposer" le plus
originaire (21). La présence ne signifie donc pas simplement être
présent dans la vérité, dans la non-dissimulation de l'être, mais
elle ^ t projection au présent, authenticité, nouvel enracinement
de l'être. Le temps aspire à la puissance, fait allusion à sa
productivité, en enfleure l'énergie. Et lorsqu'il se replie sur le
néant il n'oublie pas de toute façon cette puissance. Spinoza
resurgit au cœur de cette articulation. Tempus potentiae. L'ins-
tance spinozienne sur la présence remplit ce que Heidegger
nous laisse comme simple possibilité. L'hégémonie de la pré-
sence par rapport au devenir qui différencie la métaphysique
spinozienne de celle hégélienne se réaffirme comme hégémonie
de la plénitude du présent devant la présence vide heidegge-
rienne. Sans jamais être rentré dans la modernité, ici Spinoza
en sort, en renversant la conception du temps — que d'autres
voulaient accomplie, dans le devenir ou dans le néant — en un
temps positivement ouvert et constitutif. Dans les mêmes con-
ditions ontologiques, l'amour prend la place du "souci", Spinoza
renverse systématiquement Heidegger : à l'Angst (angoisse) il
oppose Amor, à YUmsicht (circonspection) il oppose Mens, à
YEntschlossenheit (résolution) il oppose Cupiditas, à YAnwesenheit
(être-présent) il oppose le Conatus, au Besorgen (préoccupation)
il oppose YAppetitus, à la Môglichkeit (possibilité) il oppose la
Potentia. Dans cette opposition, présence antifinaliste et possibi-
lité unissent ce que différentes orientations de l'ontologie divi-
sent En même temps, les significations de l'être indifférentes
sont précisément divisées — Heidegger s'oriente vers le néant,
Spinoza vers la plénitude. L'ambiguïté heideggerienne, vacillait
dans le vide, se résout dans la tension spinozienne qui conçoit
le présent comme plénitude. Si chez Spinoza, comme chez
Heidegger, la présence modale, ou plutôt l'étant phénoméno-
logique, se voient restituées leur liberté, contrairement à Hei-
degger, l'étant est reconnu par Spinoza comme force
productive. La réduction du temps à la présence ouvre des
directions opposées : constitution d'une présence qui s'oriente
vers le néant ou bien insistance créative de la présence. A partir
du même horizon s'ouvrent deux direction constitutives : si
Heidegger règle ses comptes avec la modernité, Spinoza (qui
L'antimodernité de Spinoza 121

n'est jamais entré dans la modernité) montre la force indomp-


table d'une antimodernité totalement projetée dans le futur.
L'amour exprime chez Spinoza le temps de la puissance. Un
temps qui est présence en tant qu'action constitutive de l'éter-
nité. Même dans la difficile et problématique genèse de la Partie
V de YEthique (22), nous voyons amplement se déterminer ce
procès conceptuel. Avant tout est donnée la condition formelle
de l'identité de la présence et de l'éternité "Tout ce que l'Ame
connaît comme ayant une sorte d'éternité elle le connaît non
parce qu'elle conçoit l'existence actuelle présente du Corps,
mais parce qu'elle conçoit l'essence du corps avec une sorte
d'éternité" (23). Ce qui est renchéri par la proposition 30 : "Notre
Ame, dans la mesure où elle se connaît elle-même et connaît le
Corps comme des choses ayant une sorte d'éternité, a nécessai-
rement la connaissance de Dieu et sait qu'elle est en Dieu et se
conçoit par Dieu" (24) ; et se trouve surtout expliqué par la
Proposition 32 : "Du troisième genre de connaissance naît
nécessairement un amour intellectuel de Dieu. Car de ce
troisième genre de connaissance naît une Joie qu'accompagne
comme cause l'idée de Dieu, c'est-à-dire l'amour de Dieu, non
en tant que nous l'imaginons comme présent, mais en tant que
nous concevons que Dieu est étemel, et c'est là ce que j'appelle
amour intellectuel de Dieu" (25). L'éternité est donc une dimen-
sion formelle de la présence. Mais, voici immédiatement le
renversement et l'explication : "Bien que cet Amour de Dieu
n'ait pas eu de commencement, il a cependant toutes les
perfections de l'Amour, comme s'il avait pris naissance" (26).
Attention, donc, à ne pas tomber dans le piège de la durée : "Si
nous avons égard à l'opinion des hommes, nous verrons qu'il
ont conscience, à la vérité, de l'êtemitê de leur Ame, mais qu'ils
la confondent avec la durée et l'attribuent à l'imagination ou à
la mémoire qu'ils croient subsister après la mort" (27). Parallè-
lement : "Cet Amour de l'Ame doit se rapporter à des actions
de l'Ame ; il est donc une action par laquelle l'Ame se considère
elle-même avec l'accomplissement comme cause de l'idée de
Dieu, c'est-à-dire une action par laquelle Dieu, en tant qu'il peut
s'expliquer par l'Ame humaine, se considère lui-même avec
l'accompagnement de l'idée de lui-même ; et ainsi cet Amour
de l'Ame est une partie de l'Amour infini dont Dieu s'aime de
122 Spinoza subversif

lui-même" (28). "Nous connaissons clairement par là en quoi


notre salut, c'est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté, con-
siste: je veux dire dans un amour constant et éternel envers Dieu,
ou dans l'Amour constant et étemel envers les hommes... Et cet
Amour en tant en effet qu'il se rapporte à Dieu il est une Joie"
(29). Et l'argumentation s'achève, sans plus aucune équivoque
possible, avec la Proposition 40 : "Plus chaque chose a de
perfection, plus elle est active et moins elle est passive ; et
inversement plus elle est active, plus parfaite elle est!' (30). Le
temps de la puissance est donc constitué d'éternité, en tant que
l'action constitutive réside dans la présence. L'éternité ici pré-
supposée est montré comme résultat, horizon de l'affirmation
de l'action. Le temps est plénitude spinoziste — ou plutôt le
paradoxe de l'éternité, de la plénitude du monde présent, la
splendeur de la singularité. Le concept de la modernité est brûlé
par l'amour.

L'antimodemité de Spinoza
"Cet Amour envers Dieu ne peut être gâté ni par une
affection d'Envie ni par une affection de Jalousie : mais il est
d'autant plus alimenté que nous imaginons plus d'hommes
joints à Dieu par le même lien d'Amour" (31). Ainsi est ajouté
un élément supplémentaire à la définition de l'antimodemité de
Spinoza. Selon la dynamique propre de son système — une
dynamique qui se forme essentiellement dans les parties m et
IV de VEthique — Spinoza construit la dimension collective de
l'amour pour la divinité. Autant la modernité est individualiste,
et contrainte à partir de cette base, de chercher dans le trans-
cendantal le dispositif de la médiation et de la recomposition,
autant Spinoza nie radicalement toute dimension extérieure au
procès constitutif de la communauté humaine, à son imma-
nence absolue. Cest dans le Traité politique, comme déjà en
partie dans le Traité théolcgico- politique, que ceci devient tout à
fiait explicite : car, probablement, seulement le Traité Politique
permet d'éclairer la ligne de pensée qui régit la Proposition 20
de la Partie V de YEthique, mieux, permet de comprendre
clairement l'ensemble du dispositif des mouvements constitutifs
L'antimodernité de Spinoza 123

de l'Amour intellectuel comme essence collective. Ce que nous


voulons dire c'est que l'amour intellectuel est la condition
formelle de la socialisation et que le procès communautaire est
la condition ontologique de l'Amour intellectuel ; par consé-
quent, c'est à la lumière de l'amour intellectuel que s'éclaire le
paradoxe de la multitude et de son devenir communauté,
puisque seul l'Amour intellectuel décrit les mécanismes réels
qui conduisent \a.potentia de la multitudo à se déterminer comme
unité d'un ordre politique absolu : la potestas democratica (32).
En face, la modernité ne sait pas justifier la démocratie. La
modernité conçoit toujours la démocratie comme limite et donc
la transfigure dans la perspective du transcendantal. L'absolu
hégélien ne rend compte de la force productive collective, et de
la potestas qui en émane, que lorsque toutes les singularités ont
été réduites en négativité.

H en résulte un concept de démocratie (33) toujours,


nécessairement formel. Et le vrai résultat de ces opérations ne
consiste qu'à soumettre les forces productives à la domination
des rapports de production. Mais comment les insurmontables
instances matérielles de la production collective peuvent-elles
se laisser réduire par de tels paradigmes ? Dans les conceptions
de la modernité les plus sophistiquées ce rapport de domination
est transposé dans la catégorie de l'inachevé, moyennant un
procès qui encore, comme toujours, réduit et reproduit la
présence à travers la durée (34). Non, le triomphe des singula-
rités, leur manière de se poser comme multitude, leur manière
de se constituer dans un lien d'amour toujours plus vaste, ne
constituent pas un inachevé. Spinoza ignore ce mot Ces procès
sont au contraire toujours achevés et toujours ouverts, et l'espace
qui se donne entre achèvement et ouverture est celui de la
puissance absolue, de la liberté totale, du chemin de la libéra-
tion. La négation de l'utopie chez Spinoza se produit grâce à la
récupération totale de la puissance de la libération sur un
horizon de présence : la présence impose le réalisme contre
l'utopie, l'utopie ouvre la présence dans la projection constitu-
tive. Contrairement à ce que voulait Hegel, la démesure et la
présence cohabitent sur un terrain d'absolue détermination et
d'absolue liberté. H n'est aucun idéal, aucun transcendantal,
124 Spinoza subversif

aucun projet inachevé qui puisse remplir l'ouverture, combler


la démesure, satisfaire la liberté. L'ouverture, la démesure,
l'absolu sont achevés, fermés dans une présence au-delà de
laquelle ne peut se donner qu'une nouvelle présence. L'amour
rend étemelle la présence, la collectivité rend absolue la singu-
larité. Lorsque Heidegger développe sa phénoménologie so-
ciale de la singularité entre l'inauthentitité de l'intramondanité
et l'authenticité de l'être-dans-le-monde, il développe une polé-
mique contre le transcendantal qui est analogue à celle menée
par Spinoza, mais de nouveau le cercle de la crise de la
modernité se referme sur lui et la puissance productive s'agite
dans le néant Dans la détermination, dans la joie, l'amour
spinoziste exalte au contraire ce qu'il trouve dans l'horizon de
la temporalité et le constitue en collectivité. L'antimodemitê de
Spinoza explose ici d'une manière irrésistible, comme analyse
et exposition de la force productive constituée ontologiquement
en collectivité.

Spinoza redivivus

Le cycle des définitions de la modernité inauguré par


Hegel, le cycle autrement dit où la réduction de la puissance à
la forme transcendantale absolue atteint son apogée et où, par
conséquent, la crise du rapport est dominée par l'exorcisme de
la puissance et sa réduction à l'irrationalité et au néant — ce
cycle parvient donc à son terme. Et c'est ici que le spinozisme
conquiert une place dans la philosophie contemporaine, non
plus simplement en tant qu'indice historique mais comme
paradigme actif. Le spinozisme représente en effet depuis tou-
jours un point de référence dans la critique de la modernité car
il oppose à la conception de sujet -individu, de la médiation et
du transcendantal, qui infirment le concept de la modernité
entre Descartes, Hegel et Heidegger, une conception du sujet
collectif, de l'amour et du corps comme puissances de la
présence ; il constitue une théorie du temps arrachée au fina-
lisme et qui fonde une qntolp^e^ççns^
constitution. C'est sur cette base que le spinozisme agit comme
catalyseur d'une alternative dans la définition de la modernité.
L'antimodernité de Spinoza 125

Mais pourquoi déprécier une position séculaire de refus radical


des formes de la modernité en la définissant par le terme
restrictif d'alternative ? Sur le terrain de l'alternative nous
trouvons des positions de compromis, bien trempées dans l'art
de la médiation — comme celles d'Habermas, qui au cours du
long développement de sa théorie de la modernité n'a jamais
réussi à dépasser la faible et fade répétition des pages hégélien-
nes construisant phénoménologiquement la modernité comme
absolution qui se forme dans l'interaction et dans l'inachève-
ment Non, ce n'est pas ce qui nous intéresse. Spinoza redmvus
est ailleurs — il est là où est reprise la scission qui est à l'origine
de la modernité, la scission entre force productive et rapports
de production, entre puissance et médiation, entre singularité
et absolu. Non pas alternative à la modernité mais antimoder-
nité, donc, puissante et progressive. Certains auteurs contempo-
rains ont annoncé avec bonheur notre définition de
l'antimodemité de Spinoza. Ainsi Althusser : 'La philosophie
de Spinoza introduit une révolution théorique sans précédents
dans l'histoire de la philosophie, et sans doute la plus grande
révélation philosophique de tous les temps, au point que nous
pouvons tenir Spinoza, du point de vue philosophique, pour le
seul ancêtre direct de Marx" (36). Pourquoi ? Parce que Spinoza
est le fondateur d'une conception absolument originale d'une
praxis sans têléologie, parce qu'il a pensé la présence de la cause
dans ses effets et de l'existence même de la structure dans ses
effets et dans la présence. 'Toute l'existence de la structure
consiste dans ses effets ; la structure qui n'est qu'une combinai-
son spécifique de ses propres éléments n'est rien en dehors de
ses effets"(37). Pour Foucault, Spinoza transforme cette origina-
lité structurale sans fondement en mécanisme de production des
normes, qui s'appuient sur un présent collectif : "Et par là même,
on voit que pour la philosophie poser la question de son
appartenance à ce présent, ce ne sera plus du tout la question
de son appartenance à une doctrine ou à une tradition, ce ne
sera plus la simple question de son appartenance à une com-
munauté humaine en général, mais celle de son appartenance
à un certain "nous", à un nous qui se rapporte à un ensemble
culturel caractéristique de sa propre actualité. C'est ce nous qui
est en train de devenir pour le philosophe l'objet de sa propre
126 Spinoza subversif

réflexion ; et par là même s'affirme l'impossibilité de faire


l'économie de l'interrogation par le philosophe de son apparte-
nance singulière à ce nous. Tout ceci, la philosophie comme
problêmatisation d'une actualité et comme interrogation par le
philosophe de cette actualité dont il fait partie, et par rapport à
laquelle il a à se situer, pourrait bien caractériser la philosophie
comme discours de la modernité et sur la modernité" (38). C'est
à partir de cette position que Foucault peut proposer une
"histoire politique de la vérité" ou "une économie politique de
la volonté de savoir" (39) — à partir d'une position qui renverse
le concept de modernité comme destin pour le montrer comme
présence et appartenance. Pour Deleuze enfin, Spinoza pousse
l'immanence de la praxis dans le présent jusqu'à la limite du
triomphe de l'intempestif sur l'effectivité — et le sujet, ici, se
retrouve, comme sujet collectif^ exposé de façon spinoziste en
tant que résultat d'un mouvement réciproque de l'intérieur et
de l'extérieur, sur la présence aplanie d'un monde ouvert sans
cesse de nouveau à la possibilité absolue (40). L'antimodemité
est donc le concept d'histoire présente, refondu comme concept
d'une libération collective. Comme limite et dépassement de la
limite. Comme son corps et son éternité et présence. Comme
infinie réouverture de la possibilité. Resgestae, pratique histori-
que de la théorie.

Notes :

1) Manfred Walther, Spinoza en Allemagne. Histoire des


problèmes et de la recherche, Spinoza entre Lumières et roman-
tisme, "Les Cahiers de Fontenaf, n. 36-37, mars 1985, p.25.
2) Peter Szondi, Poésie et Poétique de l'idéalisme allemand,
Paris, Ed.de Minuit, 1975, p. 10.

3) Antonio Negri, Stato e diritto nel giooane Hegel, Padoue,


Cedam, 1958, p. 158.
4) Martial Guerolt, La Philosophie schellingienne de la
liberté, Studia philosophica. Schellingsheft, XIV, 1954, p. 152,
157.
L'antimodernité de Spinoza 127

5) G.W.F Yie%e\,Aestetik, Berlin, Aufbau, 1955, II Teil, m


Abschnitt
6) G.W.F-Hegel, La Théorie de la Mesure, trad franc, de
André Doz, Paris, PUF, 1970. il s'agit de la m section du livre
I de la Wîssenschaft der Logik, utilisée ici dans l'édition Lasson,
F. Meisner, Hamburg, 1967, p. 336-398.
7) P.Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, Maspero, 1979.
8) G.W.F. Hegel, Logik, cit p. 338- 339; Martial Guerolt,
Spinoza I, Dieu, Paris, Aubier, 1968, p. 462 ; Ernst Cassirer, Dos
Erkenntnis-problem in der Philosophie und Wissenschaft der Neu-
ren Zeit, Berlin, 1952.
9) G.W.F.Hegel, La science de la logique, 11, Paris, Aubier
Montaigne, 1972.
10) Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophiques,
Paris, Vrin, 1970.

p. 159. Sur ce passage cf. le commentaire de £. Cassirer,


op. cit, p. 443444

11) Spinoza, Ethique, Paris, Gamier-Flammarion, 1965,


m, 8 et Dèmostration.
12) Ethique, IV, Préface.

13) Ethique, V, 23 Scolie.

14) Pour ce qui suit, cf. La Théorie de la Mesure, cit,


Encyclopédie, 92 ; et le commentaire d'E.Cassirer, op. cit, p. 429.

15) KLôwith, De Hegel à Nietzsche, Paris, Gallimard, 1969.

16) Antonio Negri, chap VHI (L'irrazUmalismo) et chap.


IX (Fenomenologia e esistenzialismo), vol X, La fîlosofia contem-
poranea, dirigée par Mario Dal Pra, Come-Milan, Vallardi, 1978,
p. 151-175. Une tentative de réévaluation du néokantisme chez
Jiirgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité,
Paris, Gallimard, 1988.
128 Spinoza subversif

17) Le projet est annoncé à lafinde l'introduction de Sein


und Zeit. Mais voir aussi Heidegger, Kant und dus Problem der
Metaphysik, Cologne, Cohen, 1929.
18) Etre et Temps, trad. RMartinau, Paris, Authentica,
1985, p. 23
19) Ibid., p. 34.

20) Ibid., p. 295.

21) Ibid., p. 168.

22) Antonio Negri, L'Anomalie sauvage, puissance etpouvoir


chez Spinoza, Paris, PUF, 1982. Dans cet essai j'ai soutenu que
la V ème partie de l'ethique présentait de profondes contradic-
tions et qu'en elle cohabitent deux orietation différentes. Au-
jourd'hui après avoir évalué les nombreuses critiques qui ont
été soulevées contre mon intérpretation, je retiens surtout celles
qui insistaient sur la linéarité excessive de la séparation. Je
retiens en particulier, comme je le soulignerai plus loin, que la
conception de l'amour intellectuel, élaborée dans la V ème
partie, puisse être relue à partir du Traité politique — et donc
réévaluée à la lumière de l'ensemble du système spinoziste.

23) Ethique, V, 29.

24) Ethique, V, 30.


25) Ethique, V, 32, Coroll.

26) Ethique, V, 33, Scolie.

27) Ethique, V, 34, Scolie.


28) Ethique, V, 36, Scolie.
29) Ethique, V, 36, Scolie.
30) Ethique, V, 40.
31) Ethique, V, 20.
L'antimodemitê de Spinoza 129

32) Je voudrais ici souligner de nouveau comment la


relative ambiguité de la V ème partie de l'Ethique peut se
résoudre par une lecture qui intègre la conception de l'amour
intellectuel et le procès de constituion de la démocratie tel que
décrit dans le Traité politique. Contre cette position, voir en
particulier C. Vinti, Spinoza. La conoscenza corne liberazione,
Rome, Studium, 1984, chap. IV qui utilisant ma proposition
intérprétative développée dans XAnomalie saunage, la radicalise
afin de trouver une permanence de transcendance dans le
système de Spinoza.

33) Je me réfère ici à l'interprétation libéro-démocratique


de Hegel, telle qu'elle s'est constituée à partir de RJHaym (1957),
de RRosenzweig (1920), et de E.Weil (1950).

34)J .Habermas, Kleine Politische Schriften, I-IV, Francfort,


Suhrkamp, 1981, p. 444464.
35) Depuis Travail et interaction de 1968 à La Modernité,
un projet inachevé de 1980 jusqu'au Discours philosophique de la
modernité de 1985.

36) LAlthusser, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1965, vol.


H, p. 50.

37) ibid, p. 171.

38) M.Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard,


1971.

39) M.Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard,


1976.
40) G.Deleuze, Foucault, Paris, Ed. de Minuit, 1986, p.
138.
CHAPITRE VI
"RETOUR A SPINOZA"
ET LE RETOUR DU COMMUNISME

Inutile de le cacher, le "retour à Spinoza", qui investit une


partie si considérable de la culture philosophique européenne,
celle du moins qui refuse de se perdre, satisfaite de sa propre
passivité, dans les sables mouvants de la pensée de la Krisis —
ce "retour à Spinoza" se révèle lié à la crise du marxisme. Un
aspect considéré souvent avec dérision, parfois agacement, en
tout cas un aspect parmi tant d'autres : il me semble pourtant
qu'il mérite d'être analysé avec beaucoup d'attention. Il s'agit
en effet, d'un moment de réflexion critique sur le marxisme, sur
son efficacité — sur le marxisme orthodoxe, sur celui histori-
quement hégémonique — qui refuse (et ici émerge l'aspect
singulier, positif de cette reprise du thème spinoziste) de se
laisser enfermer dans une conscience négative, mais retrouve
une assise ontologique en proposant ainsi une philosophie de
l'avenir, l'imagination du communisme. Avec de nouveau, la
plus grande confiance dans la raison et dans la praxis collective.

Spinoza est l'ontologie, H est l'être qui fonde ^connais-


sance— non pas parce que dans sa philosophie la connaissance
estfojidÊe^urrêtrejjnais parce^que l'être et le savoir sont formés,
par l'éthique collective,, par l'ensemble des forces physiques et
morales qui repxês^tent l ' h o n ^ découvrir que
l'action éthique peut s'instaurer sur l'être, constitue avant tout
une bouée de sauvetage pour le révolutionnaire qui a vécu la
crise du marxisme et qui en même temps a refusé de céder à la
dimension d'une modernité abâtardie par l'essence de toute
référence à l'être, au destin de la modernité, débordant vers
l'aspect fortuit et vide de l'événement, vers l'ivresse du pouvoir
et du devenir. Mais ce "retour à Spinoza" n'est pas seulement
une ancre de salut — il est aussi une proposition, une produc-
tion positive. Et il ne saurait en être autrement En effet, dans
cet horizon sur lequel le marxisme, semblable en cela aux autres
132 Spinoza subversif

idéologies de la modernité, ne sait plus discriminer et s'orienter


— et dès lors est aplati sur une dimension d'indifférence (celle
de l'efficacité aliénante de la production capitaliste et de l'étour-
dissement post-modeme) — Spinoza ou plutôt l'ancrage onto-
logique et la dimension productive de l'éthique, propose la
possibilité de remettre en forme et de définir de nouveau l'action
humaine. Les perversions historiques et cyniques de la pensée_
marxiste, orthodoxe sont,sur ce passage, soumises au crible de.
la critique — et Spinoza n^est certesjas un"i>o 11veaii ph j 1 ng/v
phe" (malgré les nombreux interprètes qui veulent le tirer vers
le terrain de la prophétie, de l'ascétisme, de la. religiosité) : par^
contre, sa revendication rfe l'être» mmmp^tn» m^frip^ révolu-
tionnaire, (instructif du point d? vie éthique est immédiate et
ineffaçable. En s'ancrant sur cette ontologie, la pensée et, ce qui
compte le plus, la volonté révolutionnaire, survivent à la crise
du marxisme — et se détachent, avec quelques raisons, d'elle.

Dans l'histoire de l'ontologie et de la conception de l'être


en général, la position de Spinoza est unique. La vision théiste
et la vision panthéiste de l'être se dissolvent devant sa déclara-
tion de la matérialité de l'être. La pensée de Spinoza est
caractérisée par une continuité entre physique et éthique, entre
phénoménologie et généalogie, entre éthique et politique : cette
continuité indissoluble des manifestations de l'être, cette circu-
larité de surface, opposent vigoureusement, irréductiblement,
le système spinozien à tout autre système précédent et (en
grande partie) aux versions successives de l'ontologie. On
pourrait dire que l'ontologie spinozienne est une violation
absolue de la tradition ontologique. Certes Spinoza affirme l'être
comme fondement — ce qui permet l'utilisation du mot "onto-
logie" pour définir l'appartenance de sa pensée — mais le
fondement est conçu comme superficie : et cela situe la pensée
spinozienne au-delà de toute autre conception connue de l'être.
Ici la superficie apparaît comme être déterminé, mais la déter-
mination est pratique, elle est consolidation des croisements et
des déplacements des forces que nous expérimentons sur le
terrain physique et historique. Cette ontologie est vraiment
unique — avant, du moins, que la philosophie moderne de la
praxis collective n'interviennent pour enrichir le cadre de notre
Retour à Spinoza 133

considération éthique du monde. Mais quelles exagérations


volontaristes, quels effets historiques pervers ont suivi cette
dernière suggestion ! Car la subversion de l'être tendait de
nouveau à se conformer au rythme du rationalisme, elle s'asser-
vissait à la raison instrumentale — la transformation se présent
tait donc comme utopie et l'utopie était une hypostase de l'être.
Cette voie s'est montrée impraticable. Elle nous a laissée de
toute façon, ou plutôt elle n'a fait qu'accroître, un formidable
désir pour l'être. C'est pourquoi nous devons revenir à Spinoza,
car sa conception de l'être exclu toute utopie, ou plutôt elle
constitue l'enseignement d'une disutopie profonde, continue,
stable, où l'espoir de la transformation révolutionnaire se pré-
sente comme dimension du réel, comme superficie de la vie.
Aucune hypostase. L'ontologie spinozienne pose la subversion
comme processus de transformation dans la disutopie, —
celle-ci est son unicité. Un sentiment analogue de l'être se
retrouve peut-être dans l'histoire du matérialisme antique et plus
particulièrement dans l'épicurisme — mais dans la modernité
Spinoza réinvente ce matérialisme, il le confronte aux nouvelles
conditions du développement capitaliste naissant, il l'élabore —
seul — dans son temps et l'offre comme alternative à l'absurdité
des développements idéologiques et politiques des temps futurs.

Nous voici donc dans la situation définie d'une ontologie


rigoureusement matérialiste. Nous avons vu, dans le premier
essai de ce petit volume, quelles sont les raisons de l'actualité
spinozienne. Ici il s'agit pour nous d'insister seulement sur un
point : l'être spinozien se présente comme idée de révolution,
comme idée d'une transformation radicale — qui ne nie pas
mais intègre l'objectivité, qui donne une liberté éthique au
besoin de transformation que nous éprouvons toujours plus
intensément Nous avons dit ci-dessus que l'être spinozien se
présente comme superficie nécessaire et en même temps
comme horizon de contingence ; qu'il montre dans ce rapport
son enracinement dans la liberté et que cette liberté est une
hypothèse de la connaissance, une fondation du savoir, qui en
conformité avec l'ontologie spinozienne unifie, dans les méca-
nismes de la production continue de l'être, la communication
et la libération ; nous avons dit que l'être est collectif et enfin
134 Spinoza subversif

que l'idée spinozienne de l'être est une idée héroïque et sereine,


une idée d'une extraordinaire surabondance et d'un extraordi-
naire débordement de l'être. Ces concepts, assemblés et rame-
nés à la subjectivité, définissent le concept de révolution. L'être
spinozien est l'être de la révolution. Je ne veux pas revenir ici
sur l'analyse historique des vicissitudes qui déterminent cette
situation spinozienne ni sur l'anomalie de sa position historique.
Non, ce n'est plus le problème désormais. H s'agit simplement
de comprendre la richesse d'ouverture de cette conception de
l'être et de souligner sa virtualité inépuisable.

C'est à partir de ces prémisses que les territoires désolés


de l'être subsumé par le capital, dans la dernière et terrible
phase de son développement destructif, s'ouvrent de nouveau
aux espoirs éthiques et à l'aventure de l'intelligence. Concevoir
l'être comme révolution nécessaire, comme intégration d'une
liberté qui, répondant à la nécessité du sujet, invente une
nouvelle histoire, telle est notre tâche. Avec la crise du mar-
xisme, outre la conscience insurmontable de l'échec du socia-
lisme réel, des utopies les plus généreuses, notre génération
porte en elle la connaissance du destin inhumain que le capita-
lisme nous réserve et la certitude du caractère irrécupérable du
système politique, éthique et social dans lequel nous vivons.
Soixante huit de ce point de vue, fut l'étape cruciale d'une prise
de conscience universelle. A ce moment-là, la conception fertile
d'une puissance irrépressible de l'être, d'une puissance qui
s'opposait au pouvoir, à tous les pouvoirs et aux systèmes
établis, nous avait convaincu de l'imminence de la révolution.
Faux : la révolution nous étions en train de la vivre, elle n'était
pas imminente, ce n'était pas une attente de l'idéologie — elle
était présente. Maintenant, la pensée spinozienne survient pour
nous confirmer cette prise de conscience. Elle nous présente la
surabondance de l'être comme un nouveau continent qui
s'ouvre devant nous. L'univers physique nous le connaissons
tous : mais Spin,Q2^enseigne._que nous avons la possibilité de
vivre la découverte^sajjyagejie territoires toujours nouveau dé
Tetrë— territoires comt^te ^arJ'intelligence etparja volonté
éthique. Le plaisir de l'innovation, l'extension du. désir,,fovie
comme subversion — tel est le sens du spinozisme à l'époque
Retour à Spinoza 135

actuelle.. La révolution est un présupposé — non un projet


abstrait mais une tâche pratique, non un choix mais une
nécessité. Nous vivons l'époque de la révolution advenue : notre
détermination est seulement de la réaliser. La révolution est le
signe qui rend éthique l'agir.
C'est ainsi en effet, que n'importe quelle prise de contact
avec l'être, avec le discours théorique sur l'être, nous plonge,
immédiatement sur le terrain de l'éthique. L'éthique fonde le
déploiement de la pensée, elle lui garantit la possibilité d'être
libre et novatrice. En dehors de cette fondation éthique, la
pensée est un effet d'aliénation, elle est le moteur d'une projec-
tion insensée, l'élément d'un univers indifférent et insensé. Par
contre, la fondation éthique est la forme de la surabondance de
l'être, de s^/notre liberté. Ici le discours sur l'être éthique devient
discours politique. Quiconque a connu la crise et sa prétendue
nécessité, célébrée par le pouvoir comme possibilité de sa
nouvelle légitimation, entend à présent l'appel de la subversion
spinozienne — le spinozisme est pensée politique, il est reven-
dication de la liberté collective contre toute forme d'aliénation,
il est intelligence aigu et "prolixe" contre toute tentative —
même la plus subtile, même la plus formelle — de fixer
l'extranéation du commandement, la légitimation, sur l'organi-
sation de la production sociale, c'est un couteau tranchant qui
décharné toute survie désormais parasitaire, de l'exploitation de

conscience et a m i e . P i ^ a s ^
Contre-pouj/gk^^ n'est pas inutile de remarquer ici que le
spinozisme nous offre la possibilité d'élaborer une nouvelle
conception du droit et de l'Etat, une conception adéquate au
développement des libertés individuelles et collectives à une
époque où, en politique, problème de la guerre et de la paix est
redevenu central (et engendre ainsi une situation de retour au
droit naturel). Une conception révolutionnaire du droit et de la
fondation de l'Etat dans la liberté de la "multitudo" (fondation,
ou plutôt extinction ? Destruction ou dépassement ? Le point de
vue d'une démocratie de masses, progressiste et libératrice, se
débat nécessairement à l'intérieur de ces directions complémen-
taires) — une conception démocratique très radicale qui se
136 Spinoza subversif

concentre autour des valeurs de vie et de paix, avec force, avec


joie ou désespoir, avec l'intensité que seul peut susciter le fait
de se mouvoir parmi les alternatives extrêmes du droit naturel.
Le spinozisme politique reste une éthique — une éthique de la
puissance, une politique du contre-pouvoir, un projet de cons-
truction juridique et constitutionnelle qui vise la destruction de
toute négativité et la construction positive de la liberté de tous.
Démocratie, jusqu'au bout — démocratie subversive — démo-
cratie progressiste et liberté des masses — comme je crois l'avoir
montré dans le deuxième essai publié ici.
Or, le paradoxe de l'actuel "retour à Spinoza" consiste
essentiellement en cela : que l'ontologie spinozienne se révèle
une anthropologie — et quelle anthropologie ! Une théorie de
la production, une théorie de la communication, mais surtout
une anthropologie ouverte. Etienne Balibar (Spinoza et la poli-
tique, Paris, PUF, 1985), Emilia Giancotti (Spinoza, Rome,Edi-
tori Riuniti, 1985), Alexandre Matheron (La fonction théorique
de la démocratie chez Spinoza, Studia Spinozana, vol. I, 1985)
ont insisté sur cette dimension théorique et ont souligné avec
beaucoup de force ce passage. Il ne me reste qu'à ajouter ma
contribution à celle de ces chercheurs et amis. Je le fais dans le
troisième essai de ce volume, là où j'affirme que chez Spinoza,
la tension révolutionnaire des masses doit être dissoute et
ponctuellement confrontée à la multiplicité des trajectoires
individuelles, pour ensuite être reconstruite dans le concept de
"multitudo", articulée enfin dans la figure du sujet politique de
la constitution démocratique. Le croisement de l'individu et de
la totalité, de la singularité et de l'absolu est séduisant : certaines
déterminations spécifiques le représentent à partir de différents
points de vue — lapietas comme comportement éthique prescrit
à l'individualité dans la formation de la puissance collective, la
tolérance comme dimension juridique et politique, comme
cadre normatif du croisement des volonté, etc. etc. Mais, le
moment privilégié de l'analyse ne réside ni en ces termes ni
dans les problématiques qu'ils provoquent Par contre, tout à
fait central est justement le paradoxe d'une ontologie qui se
transforme en anthropologie, d'un être qui vit seulement sur la
superficie de la multiplicité, d'un sujet pluriel. Ce paradoxe ne
Retour à Spinoza 137

se résout pas. Il est ironie ontologique en acte. C'est une


fondation paradoxale de l'être. Or, dans cette situation, l'onto-
logie est un horizon ouvert Le paradoxe ne se résout pas dans
le temps — ni dans le présent ni dans le futur. Il est continuel-
lement réouvert, structurellement ouvert, autant que le sont les
nombreuses libertés des sujets qui construisent toujours de
nouveau l'être. L'absolu est cette ouverture absolue. La démo-
cratie est ce risque perpétuel. Telle est sa richesse. L'hypocrisie
de la démocratie capitaliste qui combine la production de
l'inégalité avec la proclamation formelle de l'égalité des droits,
qui soumet la liberté de tous à la violence du mode capitaliste
de production et au chantage du commandement de quelques
hommes (pouvant aller jusqu'à la menace de la destruction) —
tout cela est dévoilé et dénoncé, — mais il en est de même pour
toute autre forme d'organisation du pouvoir qui, entre rigidité
bureaucratique et prisons idéologiques, dans l'hypostase d'une
totalité, enchaîne l'irrépressible désir de liberté.
La démocratie spinozienne est donc une puissance fonda-
trice. Certes, tout ce qu'elle nous dit c'est : Être puissance. A
certains égards c'est peu — mais elle trace des limites, un
territoire. Une vérité et une tâche : la vérité, ou bien la possibilité,
d'êtres libres et égaux ; la tâche de construire éthiquement,
réellement, cette vérité. Un formidable optimisme héroïque de
la raison. Dans son mouvement l'être éthique se montre comme
absolu — il est un présupposé, ce présupposé ontologique qui
s'appelle révolution, parce qu'il s'est construit comme présup-
posé. La démoçratie subversive est ia . source. coiîftnue de
soi-même,<^s^
Cette philosophie spinozienne est bien étrange pourrait-on
ironiser — elle semble faite exprès, dans cette dernière version,
pour permettre la proposition, dans une figure métaphysique,
de ce cadre d'affirmations théoriques, de nécessités pratiques,
de désirs politiques qui résistent au déclin des idéologies... Mais
ce soupçon de fonctionnalité singulière est totalement impropre
— car ici rien ne nous conduit vers la sanctification et vers la
nostalgie des anciens mythes, et en aucun cas le discours
spinozien ne propose des contenus, des idées, des détermina-
tions spécifiques. Non, il n'est proposé ici qu'une méthode. Ni
138 Spinoza subversif

un modèle ni un instrument — peut-être même pas une mé-


thode, ou mieux une méthode ancrée dans un état d'esprit Le
spinozisme est un état d'esprit : il permet de considérer l'exist-
ence comme possibilité d'une subversion — il est le transeen-
dantal ontologique de la révolution. Sur ce terrain, dans cet
esprit, les hommes, un à un et collectivement, continuent à
s'éprouver. Les idéologies dont ils se servent, naissent et meu-
rent, seul reste le spinozisme : comme métaphysique initiale,
comme droit naturel, comme situation dans laquelle il est
nécessaire de s'immerger, non seulement si l'on veut être
philosophe, mais surtout si l'on veut être révolutionnaire.

Ce que j'ai avancé jusqu'ici se trouve confirmé dès lors


qu'on confronte la pensée de Spinoza avec la critique de la
modernité, qui du XIXème au XXème siècle, est devenue la
tâche de la philosophie ( je tente cette confrontation dans le
quatrième et cinquième des essais publiés ici). Car Spinoza
montre comment l'imagination ontologique et la puissance
constitutive peuvent se poser le problème de briser le destin
dialectique de l'Occident et sa crise désespérée. Avec efficacité.
Dans sa physique, Spinoza comprend la crise comme la princi-
pale caractéristique de l'être superficiel ; c'est justement pour-
quoi il ne désespère pas de la crise mais la considère comme
un aspect essentiel de la phénoménologie de l'existence. Le
problème philosophique sera donc et reste, celui d'aller au-delà
de la crise, en l'assumant comme matérialité du fondement
Sans cet "aller au-delà", la philosophie et l'éthique ne pourraient
même pas se définir. La métaphysique consiste en cet aller
au-delà. La crise n'est pas la conclusion d'un destin mais le
présupposé de l'existence. Seuls les ânes peuvent réfléchir la
crise comme résultat Seuls les visionnaires prétendent pouvoir
l'évitgr. La aise est condition, toujours. C'est justement,ppu&-
quoi, l'imagination et l'éthique, ens'approfondissantdans l'être
ne sont pas prises dans la crise, mais reconstruisent au-delà de
la crise. Elles reconstruisent sur soi-même, dans le rapport
collectif qui constitue le sujet, dans la puissance jqui. incame le
rapport collectif. Supprimer la crise c'est supprjiner l'être, vivre
\la crise c'est aller au-delà de la crise.
Retour à Spinoza 139

Si dans le "retour à Spinoza" se manifeste donc une


expérience liée à la crise du marxisme, il faut jouter que cette
expérience n'est pas superficielle, mieux, elle l'est en un sens
spinozien. Elle ne renverse pas mais rend vraie l'imagination du
communisme. L'innovation spinozienne en effet, est une philo-
sophie du communisme, l'ontologie spinozienne n'est qu'une
généalogie du communisme. C ' aiJJenedictus conti-
nuera à être maudit
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 7

Chapitre I - Spinoza : les cinq raisons de son actualité. 9

Chapitre II - Le 'Traité Politique", ou de la fondation


de la démocratie moderne. 19

Chapitre m - Reliqua desiderantur. Conjecture pour


une définition du concept de démocratie chez le dernier
Spinoza. 39

Chapitre IV - Entre infini et communauté. Remarques


sur le matérialisme chez Spinoza et Leopardi. 85

Chapitre V - L'antimodernité de Spinoza. 111

Chapitre VI - "Retour à Spinoza" et le retour du


communisme. 131
Collection "Philosophie - épistémologie"

Spinoza : puissance et ontologie, sous la direction de Myriam Revault


cPAllonnes.
Du matérialisme, de Spinoza, André ToseL
Prélude au compromis. Philosopher sans gravité, Sion Elbaz. Préface
François Laruelle.
L'Etre de Parménide ou le refus du temps, Catherine ColloberL Préface d
Marcel Conche.
Les apories de l'action. Essai d'une épistémologie de l'action morale
politique, Angèle Kremer-MariettL
Biogaoséologie. Evolution et révolution de la connaissance, Denis Bui
Jean Rostand Le patriarche iconoclaste de Ville d'Avray, Denis Buican.
La politique de l'Etre. La pensée politique de Martin Heidegger, Rich

L'inconnu devant soi Karl Popper et l'angoisse du théoricien mode


Nicole-Edith Thévenin.
Retour à l'eugénisme, Troy Duster. Préface de Pierre Bourdieu.
Jules Monnerot ou la démission critique - 1932-1990. Trajet d'un intelle
vers le fascisme, Jean-Michel Heimonet
Politiques du symbole. L'humanisme critique dans la tradition romant
moderne, Jean-Michel Heimonet
Spinoza subversif, Toni NegrL
à paraître :
Point de passage, Françoise Proust

Collection "Argumentation - sciences du langage"


dirigée par Christian Plantin
Lieux communs. Topoi, stéréotypes, clichés, Sous la direction de Chris
Plantin.
Critique de l'argumentation, John Woods et Douglas Walton.
Le regard du locuteur, Henning Nelke. Préface de Robert Martin.
Essais sur l'argumentation, Christian Plantin.
L'immigration prise aux mots, Simone Bonnafous.
Collection "Le sens de l'histoire"

Révolution et République. L'exception française, sous la direction de Michel


Vovelle.
L'espace public démocratique. Essai sur l'opinion à Paris de la révolution
directoire, Raymonde Monnier.
La nature à l'ordre du jour. 1789-1793, Colette Capitan.
Introduction aux études historiques, Langlois & Seignobos. Préface de
Madeleine Rebêrioux.
Histoire de la raison d'Etat, Joseph Ferrait Préface de Robert Bonnaud.
Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ?, Robert Bonnaud.
Les alternances du progris, Robert Bonnaud.
Histoire de l'agrégation, André CherveL
Le chevalier et son désir, Robert Lafont
La poste à relais. Chine, Islam, Europe, Didier Gazagnadou.

Collection "Anthropologies"
dirigée par Pierre Bonté

Anthropologies françaises en perspectives, Jean-Luc Jamard.


Le décalage humain. Le fait social dans l'évolution, Georges Guille-Escuret

Collection "Détoura littéraires"

La lettre à la croisée de l'individuel et du social, sous la direction de Mireille


Bossis.
Maupassant 1993, Antonia FonyL
Proust l'homme des mondes, Gilbert Gaston.
Du coeur à l'esprit Mademoiselle de Scudéry et ses samedis, Barbara
Krajewska.
Collection "Vues critiques"
dirigée parJean-Marie Vincent

La morale dans la démocratie, Jules BaraL Préface de Pierre Macherey.


Nouvel individualisme et solidarité quotidienne, Rainer ZolL
Le différend méditerranéen. Essais sur les limites de la démocratie au
Maghreb et dans les pays du tiers-monde, Sami Naïr.
Le libéralisme conservateur. Trois essais sur Scmitt, Haytk et Hegel, Ren
Cristi.
Critique du socialisme, Robert Michels. Présentation de Jean-Marie Vin-
cent et Pierre de Cours-Salies.
Femmes, pouvoirs, sous la responsabilité de Michèle Riot-Sarcey.
Nietzche ou l'impossible immoralisme, Yvon Quiniou.
La pensée politique d'Eric Weil, Patrice Canivez.

Collection "Histoire des idées"

Logiques d'Etats et immigration, sous la direction deJacqueline Costa-Las-


coux.
L'Etat britannique contre les syndicats, Noëlle BuigL
Echec au libéralisme. Les Jacobins et l'Etat, Lucien Jaume.
Politique et tradition. Jutius Evola dans le siècle (1898-1974), Christophe
Boutin.
La "Révolution conservatrice"dans l'Allemagne de Weimar, sous la directio
de Louis Dupeux.
Théories du nationalisme, sous la direction de Gil DelannoL
La pensée de Georg Simmel, François Léger.
Darwin, darwinisme, évolutionnisme, Daniel Becquemont
Darwin et l'aprts-Darwin,Jean Gayon.
Nous, peuple européen, Robert LafonL
L'adhésion au Front national, Bbgitta OrfalL
Le nouveau tempérament sexuel, André Béjin.
Révolte de l'esprit, Pierre Andréu.

ACHEVÉOTMIUMUIm ]N4
Par BàS 14-lt, 1m dm r**B-H6Uk 7W1» Paria

Vous aimerez peut-être aussi