Batouala - Rene Maran
Batouala - Rene Maran
Batouala - Rene Maran
Batouala
Véritable roman nègre
Albin Michel
BATOUALA
Dédicace
Je dédie ce livre
À mon très cher ami
Manoël Gahisto
Préface
PRÉFACE
*
Dix-sept ans ont passé depuis que j’ai écrit
cette préface. Elle m’a valu bien des injures. Je ne
les regrette point. Je leur dois d’avoir appris qu’il
faut avoir un singulier courage pour dire
simplement ce qui est.
Paris ne pouvait pourtant ignorer que Batouala
n’avait fait qu’effleurer une vérité qu’on n’a
jamais tenu à connaître à fond.
En veut-on une preuve entre mille ? Une
mission d’inspection est arrivée au Tchad dans les
premiers jours de janvier 1922, c’est-à-dire au
moment où les polémiques que mon livre avait
provoquées battaient leur plein.
Elle aurait dû enquêter, c’était même son plus
élémentaire devoir, sur les faits que j’avais
signalés. Le contraire se produisit. Ordre lui fut
donné de porter ses recherches ailleurs.
Cette excessive prudence ne mérite aucun
commentaire.
Je n’ai eu quen 1927 les satisfactions morales
qu’on me devait. C’est cette année-là qu’André
Gide a publié Voyage au Congo . Denise Moran
faisait paraître Tchad peu après. Et les Chambres
étaient saisies des horreurs auxquelles donnait
lieu la construction de la voie ferrée Brazzaville-
Océan.
Il ne me reste, de tout ce passé si proche, que
d’avoir fait mon devoir d’écrivain français et de
n’avoir jamais voulu profiter de mon brusque
renom pour devenir un patriote d’affaires.
*
Des horizons où le soleil se lève à ceux où il se
couche, le vent pourchasse les brouillards et les
émiette. Et dans ces brumes, qui enveloppent de
leurs pagnes les hauteurs ou « kagas », tous les
oiseaux chantent, des perroquets aux merles-
métalliques, des hochequeues aux gendarmes, des
toucans aux mange-mil, des foliot-tocols aux
corbeaux.
Les pintades, attroupées sur les branches basses
de certains arbres, cacabent grassement leurs chants
de bienvenue. Les tourterelles rasent le sol de leur
vol, puis pointent vers le ciel qui semble les
aspirer. Les coqs, dressés sur leurs ergots, sonnent
le ralliement de la lumière. Et les poules s’enfuient,
tête sous l’aile, dès qu’elles voient, à travers les
brouillards que le soleil dilue, le vol des
charognards tournoyer à faible altitude, dans l’air
bleuissant.
L’air frais vient, fuit, revient, caresse. Et
produisent les arbres un musical frisselis de mille
feuilles mouillées. Et frémissent les cimes des hauts
fromagers. Et, entre-choquant leurs longues tiges
flexibles, les bambous longuement gémissent.
Un dernier coup de vent déchire enfin les
dernières brumes d’où le soleil surgit lavé, intact,
lucide.
De la plaie qui s’élargit, là-bas, du rouge soleil,
semble émaner un apaisement prodigieux qui,
d’espace en espace, gagne les plus lointaines
solitudes.
Mais indifférent à la faveur solaire, assis à
même le sol, à deux brasses de sa case, auprès du
bon feu qu’il vient d’allumer, Batouala, le
mokoundji, l’esprit libre de toute pensée, lentement,
sagement, fume sa bonne vieille pipe en terre, son
bon vieux « garabo », que d’aucuns préfèrent
appeler « gataba ».
Le jour était venu…
II
*
Le soleil atteignit le milieu de sa course. Les
merles-métalliques, comme d’habitude, annoncèrent
le radieux événement. Le cri des cigales n’agaçait
encore que faiblement les étendues où tout
paraissait dormir d’un immense sommeil écrasé de
lumière.
Les trois grands tourbillons de vent, qui passent
toujours à ce même moment de la journée,
soufflèrent tout à coup à pleins poumons et se turent
comme par enchantement.
Les feuilles des fromagers s’immobilisèrent à
partir de ce moment-là. Et nulle brise n’éveillant
l’ondulation des herbes géantes sous ses caresses
successives, des fumées lointaines montèrent,
droites.
Mais le chant des cigales avait crû, exaspéré,
hallucinant, insatiable.
C’était l’instant que les nègres choisissent pour
travailler. Batouala se dirigea à pas lents vers une
hauteur qui dominait sur les plaines environnantes.
Il y avait là trois « li’nghas », de grandeur
différente. Il s’approcha de ces troncs d’arbre au
cœur évidé, ramassa deux maillets qui gisaient à
terre et, dans l’air immobile, frappa, sur le plus
gros des trois, deux coups espacés, sonores.
Un grand silence s’établit ensuite, qu’il rompit
définitivement de deux autres coups plus secs, plus
courts, suivis presque aussitôt d’une pétarade de
tam-tams de plus en plus vifs, de plus en plus
impérieux, de plus en plus pressés, de plus en plus
pressants qui, ralentis et larges, se terminèrent, sans
transition, sur le moindre des « li’nghas », en un
decrescendo rapide, fortifié soudain par la note
finale de l’appel.
Et voici que, là-bas, là-bas, plus loin que là-bas,
et plus loin encore, de toutes parts, à gauche, à
droite, derrière lui, devant lui, des bruits
semblables, des roulements identiques, des tam-
tams pareils grondaient, essayaient de se faire
entendre, répondaient à l’appel entendu, les uns
faibles, hésitants, voilés, imprécis, les autres
compréhensibles et rebondissant d’échos en échos,
de « kagas » en « kagas ».
L’invisible s’animait.
— Tu nous a appelées, disaient ces rumeurs de
tam-tams. Tu nous a appelées…
— Nous t’avons entendu.
— Que nous veux-tu ?
— Nous t’écoutons. Parle.
Par deux fois, les espaces répétèrent les mêmes
notes troubles ou distinctes.
Lorsque l’horizon eut résorbé la dernière,
Batouala leur répondit.
D’abord des paroles sans force. Elles
semblaient dire la torpeur monotone et quotidienne,
la solitude que rien n’attriste, que rien n’égaie, la
résignation devant le destin, l’impassibilité.
Les maillets couraient alternativement sur l’un
ou l’autre des trois « li’nghas ». Une mélopée
naissait d’eux, accablante comme un jour de
tornade, avant que ne souffle le « donvorro ».
Le chant s’épanouit. Sur une brusque
interruption, son amplitude augmenta encore. Et
toujours, toujours, il montait.
Batouala, heureux, ruisselait de sueur, mais
dansait presque.
Ses hommes, leurs femmes, leurs enfants, leurs
amis, les amis de leurs amis, les chefs dont il avait
bu le sang et qui avaient bu le sien, il voulait qu’ils
fussent tous présents à la Bamba, dans neuf jours,
pour assister à la grande « yangba » qu’on allait y
donner à l’occasion de la fête des « Ga’nzas ».
La saccade des sonorités prévues depuis des
saisons de pluies et des saisons de pluies leur
promettait merveilles. Il y aurait mangeaille,
beuveries, palabres, réjouissances. Il y aurait
« yangba », enfin. Non pas une yangba. Mais toutes
les yangbas. Non seulement le pas de l’éléphant, la
danse des sagaies et celle des guerriers, – mais
encore, mais aussi, mais surtout la danse de
l’amour, que dansent si bien les sabangas.
Il y aurait mangeaille et yangba, yangba et
beuverie. Aha ! le manioc, les patates, les dazos,
les courges, l’igname, le maïs ! Aha ! la bière de
mil, les vékés, le piment et le miel, le poisson et les
œufs de caïman ! On mangerait de tout cela, et de
bien d’autres choses encore ! On boirait de tout
cela, et de bien d’autres choses encore ! On boirait
et l’on mangerait, au son des olifants et des
balafons. Il fallait venir ! Ehein, ehein ! C’était la
fête des « Ga’nzas ». On ne procède à la
circoncision et à l’excision qu’une fois par douze
lunes. Il fallait venir ! Comme on allait rire, yabao !
Comme on allait rire !…
Les échos débordaient de la joie de ce discours,
prolongeaient ses plaisanteries et ses rires.
Lorsqu’il se tut, une lourde attente pesa, qui ne
dura pas longtemps. Car, tout autour de lui, très
loin, très loin, comme après son premier appel, la
conversation reprenait sur des tam-tams qu’on ne
voyait pas. Et, malgré l’éloignement des
transmetteurs d’ondes sonores, on saisissait, à
chaque fin de phrase, les mêmes notes d’allégresse
occulte.
— Nous t’avons écouté, bien écouté.
— Nous t’avons entendu et compris.
— Tu es le plus grand des m’bis, Batouala.
— Le plus grand des plus grands chefs,
Batouala.
— Nous viendrons. Sûrement, nous viendrons.
— Et nos amis seront là.
— Et les amis de nos amis seront là.
— Bombance !… Yabao ! On va s’amuser. !
— Nous boirons comme des trous.
— C’est-à-dire comme des blancs.
— Non, comme de vrais bandas m’bis, parce
que les vrais bandas m’bis boivent plus que…
— On dansera.
— On chantera.
— Nous montrerons après aux femmes ce que
nous savons faire d’elles.
— Tu peux compter sur moi…
— Sur moi…
— Sur moi…
— Ouorro…
— Ohourro…
— Kanga…
— Yabi’ngui…
— Delépou…
— Tougoumali…
— Yabada…
— Tous les m’bis seront là.
— Tous les n’gapous aussi.
— Nous viendrons… Nous viendrons…
— Nous viendrons… Nous viendrons…
L’horizon étouffa enfin les dernières réponses.
Désireux d’examiner les nasses qu’il y avait
immergées la veille. Batouala s’en fut ensuite vers
le confluent de la Bamba et de la Pombo, non sans
se munir, avant de se mettre en route, de deux
sagaies, d’un carquois rempli de sagettes barbelées
et d’une besace en peau de cabri.
Où que l’on aille, si minime que soit le chemin à
parcourir, il ne faut jamais oublier de prendre sa
besace et de la porter en bandoulière.
Elle permet de cacher tant de choses ! Par
exemple, des pains de manioc et des feuilles de
« bi’mbi ».
Il ne lui fallait, au demeurant, ni plus ni moins.
Les pires dangers pouvaient maintenant survenir.
N’avait-il pas ses sagaies, son arc, ses flèches ? Il
pouvait se moquer de la faim à bouche-que-veux-tu,
tant que les gâteaux dont il s’était approvisionné
continueraient à distendre le ventre de sa besace. Il
ne dépendait que de lui, d’autre part, de corser à
son gré sa nourriture. Les feuilles de « bi’mbi »
étaient là pour un coup. Ce n’est pas pour rien
qu’elles ont la faculté de stupéfier tout poisson
passant à hauteur de l’endroit où on les plonge !
Batouala, chemin faisant, scrutait le sol. C’était
une des innombrables petites habitudes que lui
avaient léguées ses ancêtres. Plus il avançait en
âge, plus il en appréciait l’excellence.
Les blancs n’ont pas l’air de comprendre l’utilité
qu’il y a de savoir où l’on pose le pied. Les
cailloux blessent, la boue favorise les chutes. Il est
facile, avec un peu d’attention, d’éviter chutes et
blessures. On peut en tout cas raréfier les unes et
les autres. Il n’y a jamais perte de temps pour qui
poursuit le moindre effort. Et comme, au surplus,
l’expérience nous apprend que le temps n’a pas de
valeur, on n’a qu’à s’en remettre à sa sagesse.
*
Batouala venait à peine de disparaître dans la
direction du confluent de la Pombo et de la Bamba
quand Bissibi’ngui, surgissant de la brousse comme
un cibissi de son terrier, s’avança vers les femmes
de son ami.
Bissibi’ngui était un jeune homme musclé, plein
d’allant, vigoureux et beau, qui trouvait toujours
chez Batouala, même en temps de disette, de quoi
boire et de quoi manger.
Le grand mokoundji le tenait, en effet, en
particulière affection. Ses femmes aussi. Huit
d’entre elles avaient même déjà eu l’occasion de
prouver à Bissibi’ngui l’ardeur de l’amitié qu’elles
ressentaient pour sa personne.
Quant à la belle Yassigui’ndja, moins docile aux
ordres de celui qui l’avait achetée qu’à ceux de
Bissibi’ngui, elle comptait qu’un heureux hasard lui
permettrait bientôt de manifester à ce dernier la
faim qu’elle avait de lui.
Une femme ne doit jamais se refuser au désir
d’un homme, surtout quand cet homme lui agrée. Tel
est le principe fondamental. La seule loi est
d’instinct. Tromper son homme n’a donc pas grande
importance, ou plutôt n’en devrait pas avoir.
Il suffit, d’ordinaire, après palabres plus ou
moins longues, de dédommager tel qui croit avoir à
se plaindre, du préjudice qu’on lui a causé en usant
de son bien.
Quelques poules, deux ou trois cabris, quelques
œufs couvés ou une paire de pagnes plus ou moins
usagés, et tout est pour le mieux.
Il fallait malheureusement prévoir qu’il n’en
serait pas de même avec Batouala qui était de
naturel jaloux, vindicatif et violent. Le cas échéant,
on pouvait être sûr qu’il n’hésiterait pas à se fonder
sur les plus vieilles coutumes bandas, et à réclamer
leur stricte application pour supprimer ceux qui se
hasarderaient à rapiner sur ses terres.
Les ayant acquises au prix des plus lourds
sacrifices, il voulait être seul à les ensemencer.
Yassigui’ndja ne l’ignorait point. Elle n’ignorait
pas non plus que ses huit compagnes la haïssaient
cordialement, parce qu’elle était la cheffesse de
toutes les femmes des villages relevant de l’autorité
de leur mari commun, et, en même temps, sa
favorite.
Il y avait gros à parier qu’elles la dénonceraient,
au moindre faux pas, à sa vindicte. Certes, elle se
défendrait en les accusant à son tour sans merci.
Que sortirait-il en fin de compte de ces accusations
et de ces criailleries ? Bien fort, yabao ! qui
pouvait le prédire. Elle ne se donnerait donc à
Bissibi’ngui que le jour où elle ne courrait pas de
risque à le faire.
Mais comment hâter ce beau jour ? Depuis deux
ou trois lunes, Bissibi’ngui espaçait ses visites. Le
bel homme, vraiment, que Bissibi’ngui ! Il marchait
sur sa vingtième saison de pluies. C’est à ce
moment-là que les mâles dignes du nom de mâles
traquent les femmes, du matin au soir, comme
Mourou, la panthère, l’antilope. Il s’était développé
tout à coup, avait pris corps et muscles. Les
« yassis » le recherchaient, non lui, elles. Elles
célébraient à l’envi la vigueur de ses reins et la
fréquence de sa fougue. Bissibi’ngui, leur coq
préféré, avait contribué à désunir bien des
ménages ! D’où disputes interminables et rixes
toujours renaissantes. Tant et si bien que le
« commandant », excédé de plaintes, avait fini,
certain jour, par le menacer de prison.
Sa réputation, du coup, avait atteint son apogée.
Il n’avait qu’à paraître pour qu’on le fêtât.
On salua donc d’inextinguibles cris de joie son
retour inattendu. On lui demandait le nom des
femmes qu’il avait chevauchées depuis qu’il avait
quitté la Bamba. Était-il vrai qu’il eût fait connaître
à telle ou telle les délices de la petite mort ? Aha !
il s’était juré de taire le nom de ses bonnes
fortunes. Soit. Mais on ne lui pardonnerait sa
discrétion que s’il contait une de ces belles
histoires qu’il savait si bien conter.
Alors, sans se faire prier davantage, Bissibi’ngui
s’allongea sur une natte et leur conta l’histoire de
l’éléphant et de la poule.
— Au temps où M’Bala, l’éléphant, et Gato, la
poule, parlaient, la seconde lança au premier un
pari pour savoir qui des deux était le plus gros
mangeur.
Et M’Bala, l’éléphant, dit à la poule : « Poule, tu
es si petite, si menue, si ténue, qu’il n’est vraiment
pas possible que tu puisses manger plus que moi. »
Gato, la poule, répondit à l’éléphant : « Aha ! tu
crois cela. Et parce que tu es bouffi, pansu,
difforme, tu crois qu’il m’est impossible de manger
plus que toi ? »
— Comment ne le croirais-je pas ? fit M’Bala.
Tu n’as pas plus d’épaisseur qu’un vent coulis.
Alors Gato de répliquer : « Aha ! c’est comme
ça. Bon. Viens chez moi demain matin, de bonne
heure. Tu mangeras de ton côté ce que tu pourras.
J’en ferai autant du mien. Nous verrons, en fin de
compte, qui de nous deux mange le plus. »
M’Bala accepta le pari en barrissant
d’allégresse. Le lendemain, dès le petit matin, il se
rendit à l’endroit que Gato lui avait indiqué. La
poule l’y attendait. Ils se mirent tous deux, sans plus
attendre, à manger leur content.
Mais voici qu’il prit à Gato envie de se reposer,
quand le soleil parvint au mitan de son voyage.
Pour ce, elle fit ce que font toutes les poules qui ont
envie de souffler, c’est-à-dire qu’elle replia l’une
de ses pattes sous son jabot.
M’Bala, stupéfait, lui demanda : « Pour quelle
raison te permets-tu de rester inactive, tandis que je
continue à manger ? Et pourquoi, quand tu
fainéantes, ramènes-tu une de tes pattes sous le
ventre ? »
Et Gato de lui rétorquer aigrement : « Parce que,
moi, je suis loin d’avoir mangé comme toi à ma
suffisance. Si donc tu me vois ainsi, c’est que je me
prépare à avaler une de mes pattes. Je te préviens
d’ailleurs charitablement que si, comme je le crois,
ce mets ne me suffit pas, je me ferai un devoir de
t’avaler avant d’avaler ma deuxième patte. »
M’Bala, entendant cela, prit le large en pétant de
frayeur et se réfugia au plus profond de la brousse.
C’est depuis ce temps que M’Bala, l’éléphant, vit
dans la brousse et Gato, la poule, parmi les villages
des hommes.
D’unanimes félicitations couvrirent la fable que
Bissibi’ngui venait de narrer. Puis les brocards
reprirent bon train.
Bissibi’ngui, souriant sans répondre aux
plaisanteries qu’on lui décochait, s’empara de la
pipe de Batouala, la bourra de feuilles de « ngao »
que les blancs, dans leur langue, appellent tabac, et
déposa sur elles de la braise.
Cela fait, il s’accouda sur sa natte et, par petites
bouffées courtes, les yeux clignés, il fuma.
— Bissibi’ngui, mon ami, tu ne fais pas assez
attention aux femmes qui s’offrent à toi, lui dit
Yassigui’ndja. Un jour, si tu n’y prends garde, tu
nous reviendras riche de quelque sale maladie –
d’un bon « kassiri », par exemple, qui excelle à
tenir chaud même quand il fait froid.
Ses huit compagnes éclatèrent de rire.
— Ehé ! éééé…
— Yabao, cette Yassigui’ndja !
— Eééé !… Il n’y a qu’elle, vraiment, pour
décocher des bons mots.
Et elles se tapaient bruyamment sur les cuisses.
— Mais le « kassiri » n’est rien, continuait
Yassigui’ndja. Il en sera tout autrement,
Bissibi’ngui, mon ami, si tu attrapes « davéké », qui
est pire.
Iche !… Tu t’en iras en tout petits morceaux.
D’abord, tu seras tacheté comme Mourou, la
panthère. Tu seras horrible à voir, couvert de
plaies. Personne ne voudra plus de toi. Ce n’est que
plus tard que tu perdras tes dents, tes cheveux, tes
doigts, que tu deviendras une pourriture mobile.
Rappelle-toi plutôt Yaklépeu, qui est mort il y a…
trois, quatre, cinq lunes peut-être.
Les rires reprirent de plus belle.
Ils duraient encore lorsque revint Batouala. On
lui expliqua sur-le-champ les causes de l’hilarité
générale. Il joignit alors ses facéties à celles de ses
neuf femmes. Bissibi’ngui mourrait, pour sûr,
comme meurent les champignons. La joie atteignit
son comble. On se tenait les côtes. On
s’administrait réciproquement des plamussades. On
se tapait les fesses contre terre. On pleurait
convulsivement, à force de rire.
— Ehéé !… Yaba !…
— N’Gakourao !… ce Batouala !…
— Eééééia !…
*
Cependant, le soleil se couchait.
Le roucoulement des tourterelles, les piailleries
des gendarmes, les cris plaintifs des charognards et
des hochequeues diminuèrent peu à peu, ainsi que
les croassements de la gent corbeau.
D’imperceptibles brouillards voilèrent la cime
des kagas. Le soleil baissa doucement. Poules,
cabris et canards rentrèrent au gîte.
Un long silence.
Des nuages s’étirent contre le ciel qu’ils
pommellent. Le soleil a presque disparu. Il
ressemble, tant il est rouge, à la fleur énorme d’un
énorme flamboyant. Il émet des rayons qui se
dispersent en gerbes évasées et s’abîment enfin
dans la gueule de caïman du vide.
Alors, de larges rayures ensanglantèrent
l’espace. Teintes dégradées, de nuance à nuance, de
transparence à transparence, ces rayures dans le
ciel immense s’égarent. Elles-mêmes, nuances et
transparences s’estompent jusqu’à n’être plus.
L’indéfinissable silence qui a veillé l’agonie et
la mort du soleil s’étend sur toutes les terres.
Une poignante mélancolie émeut les étoiles
apparues dans l’infini incolore. Les terres chaudes
fument en brumes. Les humides senteurs de la nuit
sont en marche. La rosée appesantit la brousse. Les
sentiers sont glissants. On croirait presque que la
faible odeur de la menthe sauvage bourdonne dans
le vent avec les bousiers et les insectes velus.
Des bruits de pilon, on ne sait où, écrasent du
manioc, du mil ou du maïs. Le ronronnement des
tam-tams anime des « yangbas », on ne sait où. De
distance en distance, des foyers s’allument. On
devine les cases, aux fumées. Suivant l’espèce, des
crapauds flûtent, meuglent, glapissent ou cliquettent.
Djouma, le petit chien roux, aboie, aboie. Quelle
est cette stupeur ? D’où provient cette angoisse ?
Comme une pirogue froissant au passage les
herbes aquatiques – oh ! comme elle glisse avec
lenteur à travers les nuages – blanche, voici
apparaître « Ipeu », la lune.
Elle est déjà vieille de six sommeils…
III
*
— Il y en a qui font les fières, grogna, entre haut
et bas, I’ndouvoura, l’une des femmes de Batouala.
Jalouse et sensuelle, elle ne décolérait plus de
voir que Bissibi’ngui, depuis son retour, la
délaissait trop visiblement pour Yassigui’ndja.
— Ehein ! Il y en a qui font les fières, reprit-elle,
plus haut.
Personne ne soufflant mot, elle ajouta,
sentencieuse :
— Bien sûr, n’entend pas qui veut ne pas
entendre. Il n’empêche qu’on est, au fond, d’autant
plus facile, qu’on pose davantage à ne pas l’être.
N’est-ce pas, Yassigui’ndja ?
Des rires méchants fusèrent. On n’aimait pas
cette Yassigui’ndja. Et quand on pouvait le faire, on
le lui prouvait avec usure.
— I’ndouvoura, je crois que tu as raison,
répliquait Yassigui’ndja. J’ignore pourtant qui tu
vises en ton allusion. Tu parles, sans doute, de cette
n’gapou mariée à un puissant chef m’bi ? Ma foi,
elle a tort d’être fière. À quelles ignominies
bestiales ne se livre-t-elle pas ? Je l’excuse
toutefois, volontiers. Elle a été la femme d’un
blanc. Et cela explique tout.
— Ne voilà-t-il pas que cette carne m’insulte !
Ne voilà-t-il pas qu’elle m’insulte ! Le ventre de
celle qui t’a portée était pourri ! Tu es la pourriture
des pourritures ! La preuve. Tous les enfants que tu
as portés jusqu’ici ou sont morts avant terme ou
n’ont pas vécu longtemps. Ne dis rien ! Tais-toi, ou
je te rentrerai dans la gorge…
— Ma vieille camarade, pourquoi hurler ? Je ne
suis pas sourde. Aurais-je, par hasard, médit de
toi ? Ah ! oui, ah ! oui…
— Veux-tu que je casse ce pilon sur ton sale
groin de phacochère ? Je dirai à Batouala que tu le
trompes avec Bissibi’ngui. Je lui dirai…
— Ehein, ehein !… Je te demande pardon,
I’ndouvoura. Je te connais depuis tant de saisons de
pluies, que je ne me rappelais plus ton origine
n’gapou, ni que tu eusses servi de femme à un
blanc.
Me faut-il t’assurer que mes paroles ne te
visaient pas ? Ta vertu, tout le monde la connaît. Et
mieux que tout autre, Bissibi’ngui, dont tu viens de
parler, sait comment tu t’y prends pour repousser
les hommes…
I’ndouvoura courut sur Yassigui’ndja. Elle
l’aurait frappée, mordue, griffée. Elle expectorait
mille menaces pendant que ses compagnes la
maintenaient. Elle irait se plaindre au commandant.
Elle dirait à tout le monde que Yassigui’ndja avait
absorbé un « yorro » pour ne pas avoir d’enfants.
Elle demanderait aux anciens de la condamner à
boire le poison d’épreuve. Et puis, au fond,
pourquoi continuerait-elle à se tourner les sangs de
la sorte ? Bissibi’ngui ! Puf ! Elle s’en moquait. On
ne fréquente pas qui a le « kassiri ».
— Lorsqu’on ne peut plus manger ce que l’on
désire, on affirme que l’on n’a plus faim.
Quant à ce bouc de Bissibi’ngui, s’il a vraiment
ce que tu dis, comme je te plains, pauvre chère
I’ndouvoura !
À ces derniers mots, toutes les rieuses furent,
pour une fois, du côté de Yassigui’ndja.
— Tu t’es attaquée à plus forte que toi…
— Voilà où mène la jalousie, I’ndouvoura.
Lorsque tu m’as pris Bissibi’ngui, ai-je été jalouse
de toi ?
— Tu le voudrais pour toi seule ? Quel appétit !
— Cette Yassigui’ndja, elle est impayable !
— Et vous a de ces reparties !
— Allons, allons, dit Yassigui’ndja. Assez
plaisanté pour aujourd’hui. Venez manger plutôt de
ce manioc. N’est-ce pas, qu’il sent bon ?
Voyez-vous, le lit, les victuailles, le gâteau de
manioc, l’homme, la danse et le tabac, il n’y a que
ça de vrai.
Cette boutade fit exploser d’interminables éclats
de rire.
*
Le vent tomba. Il fit, soudain, très lourd. Peu à
peu, le ciel couleur de latérite était devenu gris
cendré. De tous côtés, les mouches se mirent à
bourdonner. Un à un, les oiseaux se turent. Un à un,
les charognards disparurent.
De grands nuages blanchâtres surgissaient de
derrière les kagas, s’entassaient, s’aggloméraient,
s’épaississaient, allaient, involontaires, au gré des
courants aériens.
Bientôt, une force occulte les poussa sur la
Bamba. Plus noirs que charbon, enchevêtrés les uns
dans les autres, se pressant, se bousculant, se
chevauchant, ils galopaient à la manière de bœufs
sauvages, échappés d’un feu de brousse.
Des traits fulgurants striaient leur masse. L’écho
apportait la déflagration des grondements du
tonnerre.
Marmites et nattes furent rentrées à la hâte.
Alors, passant au travers des toits, immobile et
bleue, la fumée encercla les cases.
Plus rien ne bouge, à présent. Les nuages
obstruent le ciel bas et, stationnaires, dominent la
Bamba, la Déla, la Déka ; dominent les villages de
Yakidji et de Soumana, de Yabi’ngui et de
Batouala ; dominent les villages de Bandapou, de
Tamandé, de Yabada, de Gratagba, de Oualadé, de
Poumayassi, de Pangakoura, de Matifara ; dominent
toute cette verdure que leur ombre étouffe,
suppriment la vie quotidienne et, pleins d’une
menace imminente, attendent un signal qui ne vient
pas.
Là-bas, là-bas, entre Soumana et Yakidji, le
sombre des nuages se résout en traînées grisâtres,
qui unissent à la terre le ciel.
C’est la pluie. Poussée par la même puissance
qui a dirigé les nuages, elle fond sur la Bamba, elle
se rue sur Grimari.
À mesure qu’elle progresse, elle comble de
brouillards les terres qu’elle a conquises.
Ouhououou !… Enfin ! Un grand vent chaud se
lève, venu on ne sait d’où.
Les feuilles des bananiers s’entre-choquent. Des
coassements se répondent et se confondent. Ce sont
les légions de Ko’mba, la grenouille et de Lé-treu,
le crapaud, qui appellent la pluie.
Le vent souffle. Un hurlement le précède. Il
rebrousse les herbes, tord les branches, rudoie les
lianes, déchire les feuilles, balaie le sol, emporte
sa poussière rouge, passe, fuit, s’affaiblit.
Son gémissement diminué s’atténue encore, se
disperse et s’évanouit, on ne sait où. Et, à nouveau,
c’est le silence, un silence anxieux de cette clameur
et de ce murmure qui se sont tus.
Le voici qui revient. La pluie est là ! la pluie est
là ! Le vent apporte la bonne odeur des terres
mouillées. Les roulements de tonnerre se succèdent,
se rapprochent. Et la pluie commence à tomber.
Fines, espacées, légères, ses gouttes crépitent
sur la brousse sèche, sur les rochers. L’air fraîchit.
Le vent augmente. C’est « donvorro », la tornade.
Sa fureur croît d’instant en instant. Et la pluie
tombe. Tiède, torrentielle, diluvienne, en hordes
lourdes, rapides, serrées, infatigables, irrésistibles,
incessantes, elle tombe sur la Bamba, elle tombe
sur la Déla, elle tombe sur la Déka. Elle tombe sur
tous les kagas que l’on voit encore, sur tous les
horizons que l’on ne voit plus. Le donvorro et elle
accablent la brousse de leur rage complice. Ils
exfolient les arbres, cassent leurs branches,
arrachent les toitures et les emportent.
Une nuée impénétrable sourd des étendues
naguère surchauffées. L’eau cherche l’eau,
s’attroupe, se fraie des routes, s’ameute en
cascades, se mue en ruisseaux, dévale sur les
pentes, bondit vers la rivière.
Le « donvorro » précipite la course de ces
cascades et de ces ruisseaux. Et la pluie, de plus en
plus ferme, de plus en plus dure, de plus en plus
drue, éventre les toits, les effondre, flaque dans les
cases, éteint leurs foyers, délite les murs, cependant
que le zigzag des éclairs, leur éclat, les
craquements saccadés de la foudre, le fracas des
arbres entraînant d’autres arbres en leur chute et les
roulements de l’orage étonnent l’espace de leurs
cataractes grondantes.
L’ouragan dura toute la journée, toute la nuit et
tout le lendemain matin, jusque vers ce moment où
le soleil dépasse le milieu du ciel.
Le vent diminua alors progressivement. Et,
seule, la pluie continua à tomber, mais légère,
espacée, fine et fraîche…
*
La brousse est maintenant changée par endroits
en marécages au sein desquels coassent Ko’mba, la
grenouille, et Lé-treu, le crapaud.
Quand l’herbe est ainsi submergée, quand tous
les plis de terrain ne récèlent que des poches d’eau,
les crapauds et les grenouilles chantent.
Donnez le ton, grenouilles-mugissantes. Votre
voix est grave, profonde, mesurée. Donnez le ton.
Vos frères reprendront en chœur votre chant.
Écoutez plutôt. D’autres voix invisibles ont déjà
répondu à votre appel. Écoutez. Tous les Lé-treus
de la création et tous les Ko’mbas chantent.
Ils chantent parmi les pestilences de la brousse
inondée, heureux de l’immense humidité qui les
entoure et qui les fait, pour un instant, les maîtres du
monde.
Ils chantent. Plus rien ne résiste à leur empire
sonore. De partout, à présent, les échos se renvoient
l’éclat de leurs timbres différents.
Grenouilles – mugissantes, crapauds – cymbales,
crapauds-buffles et rainettes-forgerons concertent
leurs bruits d’enclume, leurs voix cliquetantes et
leurs meuglements.
« Ka-ak… ka-ak… Ti-tilu… ti-tilu… Kéé-ex…
kéé-ex… Kidi-kidi… kidi-kidi… Dja-ah… dja-
ah… »
Tintements de sonnailles, chocs de pilons,
cliquetis de sagaies, vomissements incoercibles, –
discrets ou clairs, criards ou rauques, les
coassements de toutes les sortes de crapauds et de
toutes les espèces de grenouilles font « yangba ».
C’est, au déclin du jour, un tam-tam
assourdissant. Tout à coup, il s’éteint. Mais, tout à
coup, il recommence…
La pluie s’est arrêtée. Les routes sont glissantes.
De longues bandes de fourmis-cadavres,
abandonnant leurs fourmilières dévastées, les
traversent. Longtemps, une prenante odeur de
pourriture persiste après leur passage. Et presque
sans crépuscule, c’est la nuit.
Lentement sortie de sa case en nuages, la lune
parcourt le grand village des étoiles. Jaune,
brillante, à peu près ronde, elle va. Nul halo ne la
cerne. Les étoiles scintillent. Il n’y a plus que les
étoiles, des milliers d’étoiles, et la lune.
Un oiseau nocturne fait : « Oubou-hou, ou-bou. »
Les crapauds coassent toujours. Les cigales crissent
et les grillons stridulent. Quelques lucioles, de loin
en loin, déchirent l’air de leur feu vert et
intermittent. Mais, à part eux, tout dort.
C’est la nuit.
Le vent est lent.
Il fait froid.
V
Un formidable ouragan de :
Iahéya,
Le Kouloungoulou, le Kouloungoulou !
Iahé, le Kouloungoulou, iaho !
Tu mangeras, tu boiras,
Jusquà plus faim et plus soif.
Il ne t’en faut pas davantage.
Tu es au pays de Koliko’mbo,
Parmi les anciens des anciens.
Un jour, nous t’y retrouverons.
*
Bissibi’ngui attendait, couché à plat ventre sur
l’un des points culminants du kaga Kosségamba.
Parfois, de même qu’un « kokorro » lové à une
branche d’arbre ouvre sa gueule aux crochets
venimeux, comme pour mordre ou avaler le soleil,
parfois il bâillait, puis changeait de place et
reprenait son immobilité.
Ce petit, ce tout petit espace jaune, nu et
resplendissant, là-bas, c’était le Poste de la Bamba,
c’était Grimari.
De cette toute petite case, élevée presque à
l’extrémité de ce tout petit espace resplendissant,
nu et jaune, partaient les ordres auxquels n’avaient,
si étranges qu’ils fussent, qu’à se soumettre les
m’bis, les dacpas, les mandjias et les la’mbassis.
Il suivit du regard, grâce à la haie sombre des
arbres ripulaires, les méandres de la Bamba, qui
sinuait, lentement élargie, à travers les kagas
dépouillés.
On marche. Le bruit fait effraie les cibissis,
animaux qui tiennent à la fois du lapin et du rat. On
bute contre des cailloux. On soulève de la
poussière. On va, la lance à l’épaule, en grognant
des chansons.
Une dévallation. C’est la Déla qui conflue avec
la Bamba. Peu importe. Allons plus loin. On
marche et l’on marche encore. On a perdu de vue le
Kosségamba et dépassé le village de Yabada, ainsi
que les hauteurs du kaga Makala.
Peu de vallonnements, mais partout des cases.
C’est la terre des la’mbassis ; ce sont les villages
de Lissa.
Partout des plantations. Partout des plaines, des
plaines, des plaines, et, au bout de ces plaines, la
Déka, qui se jette dans la Kandjia, car, entre temps,
la Bamba s’est changée en Kandjia, N’Gakoura sait
pourquoi et comment !
Après, venaient d’autres tribus, qu’il ne
connaissait guère. Après, c’était le Nioubangui, la
grande rivière, mère de toutes les rivières, le
Nioubangui où, à la saison des hautes eaux, les
blancs dirigent sur Mobaye des pirogues géantes,
qui marchent sans rames, en crachant de la fumée
par le tuyau d’une espèce de grosse pipe.
Il avait visité toutes ces régions. Toutes étaient
riches en bœufs sauvages, donc intéressantes au
point de vue chasse.
Mais il valait mieux laisser les gogouas où ils
étaient que d’avoir, pour eux, affaire avec un dacpa,
le plus vil parmi les hommes, et, de tous, le plus
traître, – les blancs exceptés…
De la brousse comme morte montait un ennui
illimité. La chaleur tombait sur elle, pareille au
minerai en fusion dans le creuset d’un forgeron.
Un fusil à piston tonna au plus noir de ces
fumées, que couronnait le vol des charognards.
Depuis deux lunes, du lever à la chute du jour,
on brûlait les herbes ; Depuis deux lunes, les
ténèbres s’éclairaient du flamboiement des
incendies. Et la brise, en magnifiant le jet des
flammes, apportait l’écho de leurs crépitements
secs.
Bissibi’ngui attendait.
Sur le sentier qui serpente au flanc du
Kosségamba, une femme parut, vêtue des lianes
pilées du « gaingué ».
Elle avançait sans hâte, une pipe à la bouche,
soutenant d’une main la calebasse posée sur sa tête.
Bissibi’ngui l’avait déjà reconnue.
Cette femme, c’était Yassigui’ndja, exacte au
rendez-vous que, par hasard, il avait pu lui donner
la veille.
Ses yeux devinrent durs. Il était mécontent. Les
femmes ne revêtent jamais que huit jours par mois
pagnes de telle sorte, et toujours pour le même
motif.
En d’autres tribus, le vêtement est d’étoffe noire,
bleue ou rouge, au lieu d’être de lianes ou
d’écorces pilées. Mais, à couleur différente, raison
identique.
Du reste, à présent qu’elle était plus proche, il la
détaillait mieux. Elle avait le front ceint d’une
cordelette rouge et les cheveux dépeignés.
C’était bien sa chance, ko tou youma ! Alors
qu’il se croyait sûr de la posséder enfin, ne voilà-t-
il pas qu’elle lui arrivait malade de cette maladie
commune aux femmes, chaque lune que N’Gakoura
fait !
Elle s’arrêta devant lui. Ils se serrèrent la main,
silencieusement, et s’assirent côte à côte.
Pourquoi se cacher davantage ? Ils n’avaient rien
à craindre, pour le présent. Tout le monde chassait.
Les villages les plus peuplés étaient déserts. N’y
demeuraient que les vieillards, les malades, ceux
dont les yeux sont morts, les femmes en couches, les
cabris et les poules.
Quant aux chiens, tous les Djoumas de tous les
villages étaient partis sur les talons de leurs
maîtres.
Bissibi’ngui admirait Yassigui’ndja. Comme il
la désirait ! Vrai, le soleil lui-même courait, pour
l’instant, en ses membres, par les cordes bleues où
circule le sang !
Mais, aussi, pourquoi avait-elle, au cou, un
collier à trois rangs de coquillages ? Pourquoi, aux
pieds, de lourds anneaux de cuivre rouge ?
Elle était charmante. Un petit morceau de bois
traversait le lobe de son oreille gauche ; un autre
était fiché à l’aile de la narine droite. Ces bijoux lui
donnaient un air distingué, qui ne convenait qu’à
elle.
Elle avait les seins plats, de larges hanches, les
cuisses rondes et fortes, de fines chevilles. Seuls,
les cheveux étaient indignes de ce visage et de ce
corps admirables. Il est vrai que toute femme en
état d’impureté doit momentanément renoncer à tout
souci d’élégance.
Elle aussi l’observait à la dérobée.
Bissibi’ngui jouissait de cette force dans la
souplesse, qui est la beauté des mâles : ossature
parfaite, épaules et poitrine craquelées de muscles,
pas de ventre, des jambes longues, pleines,
nerveuses.
Lorsqu’il courait, il devait dépasser M’bala,
l’éléphant, qui fuit en barrissant ! Et ne savait-elle
pas à quel point il était viril, puisque celles qui
l’avaient eu rien qu’une fois s’efforçaient de le
retenir, dussent-elles descendre aux supplications et
aux larmes, dussent-elles, pour essayer de le
fléchir, subir ses injures, ses brutalités ou son
mépris.
— Bissibi’ngui, il faut que je me surveille, dit
Yassigui’ndja. Il faut que je me surveille plus que
jamais.
Le sorcier a déclaré que le père de Batouala est
mort par ma faute. C’est moi, paraît-il, qui lui ai
envoyé un esprit malin.
Protège-moi, Bissibi’ngui. Protège-moi ! Tu es
fort. Si tu ne te mets pas entre eux et moi, ils me
tueront. J’ai l’impression que Batouala agit en sous-
main. J’ai pu éviter jusqu’ici les pièges qu’il me
tend ou me fait tendre. L’autre jour, moi présente,
on a ouvert la gorge d’une poule noire, qu’on a
ensuite abandonnée à elle-même, ainsi qu’il est de
règle en consultations de ce genre.
La poule noire, au moment de mourir, est tombée
à gauche, non à droite. Cela voulait dire :
« Yassigui’ndja n’est pas coupable, il faut chercher
ailleurs qui a jeté un sort au père de Batouala. »
Les Anciens, consultés, n’ont pas admis
l’évidence de ce signe. Aussi dois-je m’attendre à
être bientôt condamnée à boire les poisons
d’épreuve.
Certes, je ne les crains pas tous. C’est sans
répugnance que j’absorberai, par exemple, le
« gou’ndi ». J’en boirai même beaucoup. C’est le
seul moyen que j’aurai pour le rendre inefficace.
Mais si j’échappe à ce deuxième danger,
comment éviterai-je les autres ? Pour sûr, mes
tourmenteurs ne voudront pas solder leurs
mensonges des présents que la coutume exige en
pareil cas. Me donner deux femmes, deux esclaves !
Allons donc ! Ils préféreront me verser du
« latcha » dans les yeux. Et mes yeux mourront, car
j’ignore le contrepoison qui préserve les yeux des
effets du « latcha ».
Alors, ils s’écrieront tous que N’Gakoura a
parlé, qu’ils ont la preuve de ma culpabilité. On me
battra. On me lapidera. Tous ces chiens en chaleur,
qui me haïssent parce que j’ai toujours repoussé
leurs avances, abuseront de ma faiblesse, me
souilleront de la bave de leurs insultes.
Ils voudront, Bissibi’ngui, que je plonge mes
mains dans de l’eau bouillante ! Ils imposeront un
fer rouge sur mes reins ! Bissibi’ngui, Bissibi’ngui,
je subirai le supplice de la faim et de la soif !
J’aurai froid ! Et puis, vivante encore, on
m’enterrera à côté du père de Batouala, pour que
ma mort soit agréable à sa rage apaisée !
Bissibi’ngui, je te désire. Tu sais bien que je te
veux, toi, et toi seul ! Est-ce de ma faute si,
jusqu’ici, nous n’avons pu coucher ensemble et
nous prouver mutuellement la vigueur de nos reins ?
Je suis jalousée, surveillée. Toi aussi, on te
surveille et on te jalouse. On me dirait qu’on nous
guette, en ce moment-ci, que je n’en serais pas
étonnée.
Mais, vois-tu, on a beau accumuler et multiplier
les barrages, l’eau va toujours vers l’eau. Les kagas
eux-mêmes, malgré leur masse, ne peuvent
empêcher deux rivières de confluer. Aussi, pour
peu que ton désir égale le mien, je serai à toi, dans
quelques jours, rien qu’à toi.
Décide…
Le soleil était moins chaud. Les tam-tams et les
olifants transmettaient des invitations. Bissibi’ngui
apprit, par ainsi, que Batouala attendait son arrivée.
Ce n’est que lui présent qu’il incendierait de ses
terrains de chasse ceux qui étaient situés entre le
village dacpa de Soumana et le village n’gapou de
Yakidji.
Yassigui’ndja reprit :
— Tu m’en veux, aujourd’hui, Bissibi’ngui. Ah !
si, pour t’appartenir, j’avais pu retarder l’effet que
la lune exerce sur mon sang – ne ris pas de ma
sincérité – je l’aurais fait avec joie.
Malheureusement, nous n’y pouvons rien, nous
autres, femmes. Quand le sang nous travaille, nous
n’avons qu’à attendre. Tu le sais bien. Tu sais aussi
que je te veux plus encore que tu ne peux me
vouloir. J’ai chaud au mitan de mon bas-ventre,
pendant que je te parle. Tout moi te veux. Je
t’appartiens. Tu m’as demandée ; je suis venue. Dès
que je ne serai plus en état d’impureté, tu pourras
me prendre. Ma chair la plus secrète sera heureuse
de servir de fourreau à ton poignard. En attendant,
fuyons. Je ferai ta cuisine, laverai ton linge,
balaierai ta case, débrousserai et ensemencerai des
plantations – tout cela pourvu que nous partions. En
route, veux-tu ? Nous gagnerons Bangui. Tu t’y
engageras comme tourougou. Une fois tourougou,
pas un m’bi n’osera réclamer contre toi ? Pas un –
pas même Batouala, car ce n’est pas pour rien,
vois-tu, que les commandants ne comprennent que
ce que leurs miliciens veulent qu’ils comprennent…
Partons ! Je ne veux pas prendre de poison par la
bouche. Je ne veux pas plonger mes mains dans de
l’eau bouillante. Je ne veux pas que mes reins
grésillent sous la morsure du fer rouge. Je ne veux
pas que meurent mes yeux. Je ne veux pas mourir.
Jeune, saine, robuste, je peux vivre beaucoup de
saisons de pluies encore. Et vivre, c’est coucher
avec l’homme que l’on désire, c’est respirer aussi
l’odeur de son désir.
Bissibi’ngui se leva, en s’étirant.
La pirogue du soleil sombrait, pleine de sang, à
l’horizon. Les oiseaux ne chantaient plus. Le même
silence se propageait, qui précède le moment où le
soleil va, au matin, surgir, et ce moment du soir qui
précède la nuit.
— Yassigui’ndja, tu as prononcé de justes
paroles. Elles demandent réflexion. Par ailleurs, je
te jure, sur N’Gakoura, que tu seras respectée. Nul
ne touchera, sans avoir affaire à moi, à un seul de
tes cheveux.
Mais il n’est pas encore temps de fuir. Laisse
finir les chasses. Tout après, j’irai à Bangui
prendre du service. Tourougou, – milicien, suivant
le parler des blancs, – on a un fusil, des cartouches,
un grand couteau retenu au côté gauche par une
ceinture en cuir. On est bien habillé. On a les pieds
chaussés de sandales. On porte chéchia. On touche
de l’argent chaque lune. Et chaque « dimanchi »,
dès que le « tata-lita » du clairon a sonné le
« rompez », on va faire son petit « pé’ndéré », dans
les villages, où les femmes vous admirent.
À ces avantages immédiats s’en ajoutent
d’autres, plus importants. Ainsi, au lieu de payer
l’impôt, c’est nous qui aidons à le faire rentrer.
Nous y parvenons en pillant et les villages imposés
et ceux qui ont acquitté leurs redevances. Nous
faisons pilonner le caoutchouc et recrutons les
hommes dont on a besoin pour porter les
sandoukous.
Tel est le travail du milicien. Les chefs et leurs
hommes le comblent de cadeaux pour obtenir sa
bienveillance. Ces petites satisfactions rendent la
vie du tourougou douce, plaisante, facile, voire
délectable, et cela d’autant plus que les
commandants ne connaissent que mal la langue du
pays qu’ils administrent, c’est-à-dire notre pays et
notre langue.
En conséquence, tel village s’est-il montré peu
généreux ? On invente une de ces bonnes histoires,
qui n’ont ni queue ni tête, et on la sert toute chaude
à cet excellent commandant.
Celui-ci, qui est toujours juste, sensé, et
clairvoyant, commence d’abord par emprisonner
toute la population : poules, chefs, chiens, femmes,
cabris, enfants, esclaves, récoltes, et vendant
parfois le tout à l’encan, verse à l’impôt l’argent
obtenu de la sorte.
Il arrive aussi qu’ils répartissent entre leurs amis
cabris et poules, à moins qu’ils n’en fassent cadeau
au Gouverneur, qui se souviendra de leurs
gentillesses à la saison des avancements.
En ce cas, les miliciens se partagent les chiens,
les femmes et les récoltes…
À vrai dire, il n’est guère que les commandants
pacifiques qui osent user de procédés aussi
regrettables. Heureusement qu’ils sont loin d’être
tous pareils ! Sinon, par N’Gakoura, où irions-
nous ? En fait, les commandants guerriers sont les
plus nombreux. Ceux-là vous enfourchent de
fougueux m’bartas qui trottent, crottent et hennissent
par saccades, ou ne marchent qu’au pas pour tout
galop.
Les boys, les boys des boys et les boys des boys
des boys suivent. Et l’on tombe tout à coup, en nuée
de charognards, sur des tas de pauvres bougres
ébahis, qui en sont pour leur ébahissement.
L’expédition terminée, les commandants
envoient, par courrier rapide, de’s monceaux de
papiers au Gouvernement, papiers où sont relatées
nos prouesses et les leurs. Un mensonge ne coûte
pas beaucoup à nos commandants ! Et tout le monde
est content : nous, de les avoir moqués ; eux,
d’avoir raconté d’admirables histoires, nées de leur
imagination – et de la nôtre.
Sur ce, je m’en vais, Yassigui’ndja. Écoute…
On me réclame à tous les vents. Je m’en vais. Que
là où tu vas la route soit bonne, Yassigui’ndja !
— Que là où tu vas la route soit bonne,
Bissibi’ngui !
Elle le regarda s’éloigner, décroître, disparaître.
Elle équilibra alors sur sa tête la calebasse aux
vivres. Puis, à son tour, lentement, elle se mit en
route.
Un doux crépuscule plein d’étoiles s’était
répandu. L’odeur flottait, dans l’air, des plantes
aromatiques. L’ombre encadrait le rougeoiement
des feux de brousse.
Au ciel, courbe comme un couteau de jet et
finement lumineuse, la lune était là. Une claire
étoile brillait assez loin d’elle, au milieu d’un
espace vide et bleu sombre.
Bonheurs paisibles, lumières tranquilles, vie où,
semble-t-il, rien de néfaste ne doit jamais se
produire, beauté de vivre, il ne vous manquait que
le recueillement du silence.
Mais étouffé par les vents contraires ou par la
distance, le roulement sourd des tam-tams grondait
dans la nuit…
IX
*
Attendre l’occasion ? Non pas. La provoquer ?
Voilà. Et toute la difficulté était là.
Un dernier effort ! Parvenues au haut du kaga,
toutes les flammes s’unirent en un vaste
embrasement, d’où s’éleva une fumée d’un roux
noirâtre.
Il tuerait Batouala – ou Batouala le tuerait.
À parler franc, tuer lui souriait plus que d’être
tué. Lorsqu’on est jeune, et que les femmes se
prêtent à nos désirs, vivre est plein de charme.
Il regarda autour de lui. Partout des incendies.
Les kagas, pareils à des torches plantées dans la
nuit, flambaient.
Il lui fallait tuer Batouala !
Tiens, tiens, tiens !… Les accidents de chasse
sont assez fréquents pour qu’on y pense un peu, de
temps à autre !
On vise un animal, et c’est un homme qu’on tue !
Il n’est pas donné à tout le monde d’être adroit ! Le
meilleur tireur peut rater son coup, éhé !
Et les feux de brousse !
Chaque année, combien de pauvres gens
mouraient carbonisés ! Le feu dévore tout, sans
savoir ce qu’il fait ni où il va. On n’a qu’à trop
prolonger sa sieste, quelque part, en un terrain de
chasse. Le feu passe, le feu qui ne respecte rien que
l’eau, – et encore, en rechignant de fureur ! – et tout
était fini…
Donc, feu de brousse ou accident de chasse.
Il renifla.
Uhu ! Crachons. Ça puait ! À coup sûr, il y avait
de l’homme par là, l’homme étant, de tous les êtres
animés, le seul dont les excréments dégagent une
odeur à ce point insistante et intolérable.
Elle s’accroche à votre nez et, pour ainsi dire,
s’y incruste.
Uhu ! cette puanteur ! Il y avait sûrement de
l’homme par là.
Il regarda autour de lui, avec plus d’attention que
jamais. Le soir, chaque détour de sentier peut
cacher une embuscade. On n’est que sage d’être
prudent.
Ah ! une termitière et, sur cette termitière, une
autre placée longitudinalement.
Il prit sa droite, parce que le champignon de
cette dernière était orienté à droite.
Plus loin, à hauteur d’épaule, il trouva une
branche cassée et, à ses pieds, un morceau de bois
taillé, puis une herbe de brousse.
Les pointes de ces objets étaient dirigées à
gauche. Il obliqua à gauche. Un petit sentier. C’était
là.
Il obéissait machinalement à ces signes
indicatifs. Les boundjous se trompent en se figurant
que la brousse est morte. Elle parle, au contraire,
du matin au soir, comme une vieille femme.
Le grondement que produit le tam-tam sur la
double enflure des li’nghas, l’appel des olifants ou
des trompes, certains cris qui imitent à s’y
méprendre ceux de certains oiseaux, les signaux de
feu qu’on fait de hauteurs à hauteurs, l’herbe
allongée au beau milieu du chemin, deux termitières
placées l’une sur l’autre suivant une coutume
invariable, des touffes de feuilles tressées d’une
certaine manière, le morceau de bois que traverse
un autre de part en part, – sonore, lumineux ou
immobile, – voilà un langage vivant, d’une richesse
innombrable !
Louée soit la brousse ! On la croit morte : elle
est vivante, bien vivante, et ne parle qu’à ses
enfants, et à eux seuls !
Fumées, sons, odeurs, objets inanimés, elle
emploie le langage qu’elle veut pour s’adresser aux
espaces qu’elle commande, aux espaces où pousse
l’arbre, abonde l’herbe et paissent les bœufs
sauvages.
Louée soit-elle, celle des kagas et des marais,
celle des forêts et des plaines !
Des aboiements vomirent l’injure et la menace.
Une torche de caoutchouc grésilla. Deux voix
saoules. C’était Batouala, sa vieille mère et
Djouma, le petit chien roux aux oreilles si pointues.
Bissibi’ngui était arrivé.
Mais comment tuerait-il Batouala ? Accident de
chasse ou feu de brousse ? Et d’ailleurs, pour
l’instant, ne lui fallait-il pas songer plus à se
défendre qu’à attaquer, puisque, malgré les
avertissements reçus, il était tombé sans méfiance
dans le piège grossier qu’on lui avait tendu !
X
To’ndorroto, to’ndorroto,
Makotarra,
To’ndorroto !
To’ndorroio, to’ndorroio,
*
Les blancs ont leurs doctorros, les nègres leurs
sorciers. Soyez sûrs qu’ils se ressemblent et que
ceux-ci valent bien ceux-là. Il y a de bons doctorros
et de mauvais sorciers. Il y a de bons sorciers et de
mauvais doctorros. Mais quoi qu’il arrive, on doit
exécuter avant tous autres les ordres du sorcier.
Aussi, en exécution de l’ordonnance du sorcier,
avait-on disposé en premier, devant la case de
Batouala, une manière de petite claie à claire-voie,
puis les gris-gris efficaces, les sachets aromatiques,
les amulettes souveraines contre le mauvais œil, et
enfin les sonnailles et les clochettes qui terrorisent
les malins esprits et les chassent.
Les esprits malins ayant tardé malgré cela à
disparaître, des vocératrices et des joueurs de
« go’nga » vinrent veiller Batouala.
Hélas ! on eut beau faire retentir sa case des cris
et des tam-tams les plus affreux, la maladie restait
maîtresse. Un génie méchant torturait son corps
amaigri. Plus n’était la peine de lui serrer fortement
le ventre d’une corde ! Do’ndorro avait déjà
outrepassé la limite qu’on avait voulu lui assigner
de la sorte.
D’ailleurs, de jour en jour davantage, ce ventre
étalait sa pourriture. Les mouches à charogne, de
grosses voumas bleues, vertes et noires,
bombillaient sur la plaie tuméfiée et suintante qu’il
leur offrait et s’y gobergeaient de sérosités.
Rien n’avait pu vaincre les sortilèges de
Do’ndorro, ni les nettoyages à l’eau froide ou
chaude, ni les exorcismes, ni l’application de
certaines herbes cicatrisantes macérées dans du
crachat, ni les cataplasmes de bouse de vache, ni la
cautérisation au fer rouge.
Djouma lui-même, écœuré par la puanteur
qu’elle dispersait, avait renoncé à aller lécher de
temps à autre la plaie de son maître.
Il avait rempli tous ses devoirs de chien. Que
pouvait-il faire encore, puisqu’il n’y avait plus rien
à faire ?
En désespoir de cause, on s’en fut consulter le
commandant. Ce dernier s’était montré d’une
amabilité charmante. Aux conseils demandés, il
avait répondu, sur un ton enjoué, que Batouala
pouvait bien crever, et tous les m’bis avec lui.
On avait renoncé alors aux incantations, aux
exorcismes, aux amulettes. On avait renoncé aux
sachets d’aromates, aux médicaments du sorcier,
aux gris-gris d’usage. Disparus, les joueurs de
go’nga ! Parties, les vocératrices ! Batouala pouvait
mourir. On mettait, en attendant, ses biens au
pillage.
Sois heureux, Batouala ! Ton agonie n’est pas
inutile. Elle rend la mémoire à un tas de gens à qui
tu devais un tas de choses, que tu ne te rappelais
plus.
On a réparti le mil de tes greniers, razzié tes
troupeaux, volé tes armes. C’est tout juste si on ne
t’a pas encore volé tes femmes. Mais rassure-toi.
Leur sort est fixé. Elles sont depuis longtemps
retenues. Toutes ont déjà trouvé preneurs.
Doucement, Batouala râlait. De quoi rêvait-il ?
Rêvait-il, seulement ? Savait-il que, ce soir-là, il
n’y avait presque plus personne auprès de lui, dans
sa case ?
Non, il ne pouvait savoir, puisqu’il délirait et
râlait, que Djouma, Yassigui’ndja et Bissibi’ngui
exceptés, tout le monde l’avait abandonné à son
sort, même ses capitas, même ses proches, même
ses femmes et les enfants qu’il leur avait faits.
Il ignorait donc que Bissibi’ngui et
Yassigni’ndja étaient là, dans sa case, séparés l’un
de l’autre par le feu qui ne parvenait plus à le
réchauffer. Il ignorait que Djouma, le petit chien
roux, ronflait comme d’habitude, tête à cul sur les
paniers à caoutchouc, tout au fond de sa case. Et il
n’entendit même pas, Bissibi’ngui ayant violemment
attiré Yassigui’ndja dans ses bras, il n’entendit
même pas les cabris chevroter, ni les canards faire
pcha-pchapcha, pcha-pchapcha, le cou tendu
curieusement dans la direction de ce bruit qui ne
laissait pas de leur paraître insolite.
Il délirait…
Une fois de plus, dans son délire, il dit tout ce
qu’il avait à rèprocher aux blancs, – mensonge,
cruauté, manque de logique, hypocrisie.
Il ajouta, en son marmonnement perpétuel, qu’il
n’y avait ni bandas ni mandjias, ni blancs ni
nègres ; – qu’il n’y avait que des hommes – et que
tous les hommes étaient frères.
Une courte pause, et il reprit son soliloque
incohérent. Il ne fallait ni battre son voisin, ni
voler. Guerre et sauvagerie étaient tout un. Or ne
voilà-t-il pas qu’on forçait les nègres à participer à
la sauvagerie des blancs, à aller se faire tuer pour
eux, en des palabres lointaines ! Et ceux qui
protestaient, on leur passait la corde au cou, on les
chicottait, on les jetait en prison !
Marche, sale nègre ! Marche, et crève !…
Un long silence.
Djouma vint flairer son maître – Qu’avait-il
donc senti, Djouma ? Qui donc avait pu l’avertir
que le dénouement approchait ? Pourquoi s’était-il
ainsi brusquement dérangé ? Avait-il voulu
entendre de plus près la voix de celui qu’il
regrettait peut-être en son âme obscure ? Le vieil
instinct avait-il tressailli en lui, qui pousse les
bêtes, lorsque l’une d’elles est sur le point de
mourir, à faire trêve à toute querelle et à écarter
sans bruit, d’un mufle anxieux, les herbes, dans la
direction où, supposent-elles, se tient
l’insaisissable ? On ne sait. Toujours est-il qu’un
moment après, d’un air grognon, il fut s’accroupir,
le museau allongé sur les pattes de devant, et
l’échine au feu.
Yassigui’ndja et Bissibi’ngui avaient regardé
Batouala, en hochant la tête.
— Kouzou ? demanda-t-elle. Est-il mort ?
— Non. Pas encore, répondit-il.
Ils s’étaient compris et se sourirent. Seuls au
monde, et maîtres de leur destin, rien ne pouvait
dorénavant les empêcher d’être l’un à l’autre.
Batouala, les narines pincées, hoquetait.
Douceur de vivre, instant de tous le plus
merveilleux. Bissibi’ngui s’approcha de
Yassigui’ndja, l’embrassa et, la ployant consentante
sous l’étreinte de son désir, prit possession de sa
chair profonde…
Batouala, il est bien inutile que tu t’obstines
davantage à ne pas vouloir mourir. Vois-tu, eux
seuls existent. Ils t’ont déjà supprimé. Tu ne
comptes plus pour eux.
Mais pourquoi cessent-ils, tes hoquets, pendant
qu’ils pétrissent à grand ahan la pâte du désir ?
Aha !… Et tes yeux qui s’ouvrent, tes yeux qui se
sont ouverts, et toi, toi qui, hors de tes couvertures,
hideux de maigreur, te lèves !
Ah, Batouala !… Tu avances, en titubant, les
bras tendus, comme un enfant qui s’apprend à
marcher ! Où vas-tu ? Vers Bissibi’ngui et
Yassigui’ndja ? Tu seras donc jaloux jusqu’au
dernier soupir ? Ne pourrais-tu pas les laisser
tranquilles, Batouala, puisque tu vas mourir et
qu’ils font œuvre de chair ?
Ils ne se rappellent plus où ils sont ! Ils ne te
voient pas ou, plutôt, ils ne t’ont pas encore vu.
Ils…
Voilà ton œuvre…
Heureux, hein ?… Heureux, n’est-ce pas ? de ce
que, désunis, ils se soient plaqués contre le mur, les
membres et les dents claquant de terreur ?
Et toi, ha ! N’Gakoura, achevé par l’imprudent
effort que tu viens de faire, tué par toi-même, d’une
seule pièce, tu as chu sur le sol, pesamment, comme
un grand arbre tombe…
À ce bruit, les canards gloussent, les poules
caquettent et les cabris courent en tous sens. Par
habitude, Djouma grommelle sans ouvrir les yeux.
Et les termites, longtemps, longtemps, emplissent
leurs galeries de terre brune d’un frottement qui se
prolonge.
Mais déjà Yassigui’ndja et Bissibi’ngui se sont
enfuis dans la nuit…
Peu à peu les rumeurs s’apaisent. Le sommeil
gagne les animaux. Il n’y a plus que le silence qui te
veille, Batouala, et que la solitude. La grande nuit
est sur toi. Dors…
Dors…
FIN
YOUMBA, la MANGOUSTE
Dédicace Youmba
À MA FEMME
Chapitre I
*
Bissi’ngalé vivait maintenant une vie inquiétante.
Youmba le voyait dépérir d’un jour à l’autre. Il ne
s’alimentait que du bout des dents. Il lui arrivait de
passer des journées entières sans bouger de sa case.
Il y geignait d’interminables chansons ou y tenait
des discours incohérents.
Peut-être eût-il mieux valu qu’il employât son
temps d’autre manière. La brousse de Djouma
regorgeait de lapins aux longues oreilles. Ce n’est
pas en palabrant dans le vide, à longueur de
journée, qu’on risque de les prendre aux collets.
Youmba avait tort de se tourmenter au sujet de
Bissi’ngalé. Il le lui prouva certain soir. Et Youmba
le comprit fort bien, mais seulement à l’instant où
Bissi’ngalé, la prenant dans ses bras, comme il
avait accoutumé de le faire chaque fois qu’il voulait
jouer avec elle, lui trancha la gorge d’un coup de
poignard.
Les lois de la brousse sont terribles en leur
simplicité. Le ver mange les racines des herbes et
des arbres ; le crapaud les vers, les larves et les
mouches ; le serpent les crapauds ; la mangouste les
serpents ; et l’homme, pour peu qu’il ait faim,
n’hésite pas à tuer son meilleur ami pour s’en
repaître.
Tuer pour ne pas être tué : telle est la grande loi
de la vie et de la brousse. Toutes les autres lui
donnent raison et la justifient. C’est pourquoi la
faiblesse est le pire des crimes.
FIN