Stephen Hugh-Jones - Bonnes Raisons Ou Mauvaise Conscience. de L'ambivalence de Certains Amazonies Envers La Ion de Viande
Stephen Hugh-Jones - Bonnes Raisons Ou Mauvaise Conscience. de L'ambivalence de Certains Amazonies Envers La Ion de Viande
Stephen Hugh-Jones - Bonnes Raisons Ou Mauvaise Conscience. de L'ambivalence de Certains Amazonies Envers La Ion de Viande
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Stephen Hugh-Jones
Bonnes raisons ou mauvaise
conscience ?
De l'ambivalence de certains Amazoniens envers la
consommation de viande
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Référence électronique
Stephen Hugh-Jones, « Bonnes raisons ou mauvaise conscience ? », Terrain [En ligne], 26 | 1996, mis en ligne le 07
juin 2007. URL : http://terrain.revues.org/index3161.html
DOI : en cours d'attribution
Stephen Hugh-Jones
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Bonnes raisons ou mauvaise conscience ? 3
3 Néanmoins, s'il faut en manger pour devenir fort, il faut également, pour en consommer,
être déjà fort. La viande rouge est une substance puissante, parfois difficile à ingérer, tant
physiquement que mentalement. Sur nos assiettes et tout au long de nos repas, on tempère son
ardeur en y associant des nourritures d'origine végétale, souvent blanches, molles, aqueuses
ou sucrées, de celles qui prédominent dans le régime des malades et des enfants qu'on n'estime
pas encore assez robustes pour résister à la force de la viande. Cependant, manger de la chair
demande également une force d'un autre type : une force morale qui permet d'accepter le fait
qu'un régime carné exige une mise à mort. La joie de vivre des uns coûte le droit de vivre
aux autres.
4 Etant donné cet état de fait, on ne saurait s'étonner des fluctuations considérables des attitudes
face à l'alimentation carnée au cours des siècles, des contradictions entre les idées et les
pratiques, des divergences d'opinion quant à ce qui serait bien ou mal en l'occurrence. C'est
d'ailleurs ce qu'illustrent parfaitement les travaux de Thomas (1983), Vialles (1987) et Fiddes
(1991). Pour ce qui concerne la France, Noëlie Vialles montre comment les abattoirs ont
été progressivement éloignés des centres urbains et soumis à une réglementation de plus
en plus stricte, en somme à un nettoiement tant réel que symbolique des opérations qui s'y
déroulaient. Pour l'Angleterre, Thomas et Fiddes mettent en évidence une baisse constante de
la consommation de viande, l'augmentation concomitante du végétarisme, et le caractère de
plus en plus passionné des débats publics relatifs au traitement approprié des animaux, allant
jusqu'à entraîner des modifications législatives.
5 Ces auteurs établissent tous une corrélation entre, d'une part, cette exacerbation de la sensibilité
à l'égard de la mise à mort des animaux de boucherie – elle-même profondément enracinée
dans nos idées concernant la nature de la civilisation – et, d'autre part, le développement
de la société industrielle moderne marquée par l'urbanisation galopante et la marginalisation
du rôle des animaux dans les processus de production. Ces transformations ont entraîné une
redéfinition de ce qu'est un animal et de ce que devrait être notre relation avec lui. S'éloignant
d'une vision dans laquelle l'homme apparaissait comme radicalement distinct de créatures qu'il
s'agissait de dominer, on s'est acheminé vers une conception de l'homme comme protecteur
d'êtres auxquels on accorde de plus en plus largement les droits et les devoirs inhérents au
statut de personne. Pour reprendre les termes de Thomas : « C'est ainsi que les sensibilités
nouvelles et les bases matérielles de la société humaine se sont de plus en plus opposées.
Un mélange de compromis et de dissimulation a permis jusqu'ici de n'avoir pas à résoudre
complètement ce conflit. Mais on ne peut pas toujours user de faux-fuyants et il est bien certain
que la question se reposera. Cette question forme l'une des contradictions sur lesquelles on
peut dire que repose la civilisation moderne. Sur ce que seront ses conséquences ultimes, nous
ne pouvons que faire des conjectures » (1985 : 393).
6 Lorsque j'ai lu l'étude de Vialles sur les abattoirs du Sud-Ouest, j'ai été moins frappé par les
différences que par les ressemblances entre ce qu'elle décrit et ce que moi-même et d'autres
avons pu observer en Amazonie : un même mélange d'accommodement et de duplicité à l'égard
de la mise à mort de l'animal et de la consommation de sa viande. Toutefois, en Amazonie,
nous n'avons pas affaire à l'apogée d'un long processus de civilisation, mais à des sociétés
que les historiens caractériseraient plus volontiers d'archaïques. La sensibilité moderne est-
elle vraiment si nouvelle ou a-t-elle toujours fait partie de notre bagage d'êtres humains ?
7 Pour ma part, je souhaite défendre la seconde position. A certains égards, les attitudes
des Amérindiens sont réellement très similaires à celles des Européens modernes, et me
semblent découler en dernière instance de deux problèmes existentiels très généraux, à portée
universelle, et que l'abattage d'animaux pour leur viande rend particulièrement saillants. Le
premier dérive du caractère très flou de la ligne de démarcation entre l'homme et l'animal ;
le second, de la conscience que la pérennité physiologique et sociale des humains dépend de
l'effritement et de la destruction d'autres composantes du monde vivant. Je voudrais également
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Bonnes raisons ou mauvaise conscience ? 4
montrer que ce terreau commun est souvent dissimulé par une tendance à systématiser et à
rationaliser les croyances et les pratiques amérindiennes. Cette quête des bons raisonnements
culturels qui seraient à la base de coutumes soi-disant exotiques ne contribue pas seulement à
une surestimation des différences culturelles qui nous séparent des Amérindiens, mais donne
en outre l'impression que leurs idées sont plus homogènes et moins sujettes au changement
historique que ce n'est réellement le cas.
8 Ma discussion sera fondée sur des matériaux provenant de deux ethnies tucano du Sud-Est
colombien : les Barasana et les Makuna. Tout comme mes enfants, mais pour des raisons
différentes, les Tucano trouvent également dans certains produits dérivés de la consommation
de viande une ébauche de solution à quelques-uns des problèmes en jeu. Je préfère cependant
adopter une perspective comparative plus large. Les ethnies amazoniennes ne sauraient en effet
être envisagées comme autant de tribus distinctes, chacune pourvue de ses propres coutumes
et croyances. Mieux vaut y voir une vaste communauté composée de gens divers vivant dans
une aire géographique commune et disposant d'un même héritage culturel. En Amazonie,
comme en Europe, les attitudes relatives à la consommation de viande varient grandement, non
seulement d'un groupe ethnique à un autre, mais également selon les individus et les périodes
historiques.
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sorte de sous-classe des poissons : wai biki, « poissons vieux ou mûrs ». Ainsi, comme ce
qu'ils mangent relève toujours de l'une ou l'autre catégorie, on peut dire que les habitudes
alimentaires des Tucano sont toujours conformes à la norme. Les Kalapalo du Brésil central
préfèrent eux aussi le poisson et ne mangent en général rien d'autre, hormis quelques petits
animaux et des oiseaux. Officiellement, la viande des grandes bêtes est « dégoûtante »
et ne convient qu'aux belliqueuses et féroces populations voisines. A l'abri des regards,
toutefois, certains Kalapalo se délectent volontiers d'un morceau de daguet ou de pécari qu'ils
refuseraient, en public, de considérer comme une nourriture digne de véritables humains
(Basso 1973 : 16). Comme l'affirme Basso : « Ne manger que des choses "convenables" revient
à afficher publiquement qu'on assume pleinement la responsabilité qui incombe à chacun de
se montrer maître de soi et respectueux », autrement dit de se comporter en véritable Kalapalo.
Ici, comme ailleurs dans la région, l'emphase sur le contrôle de soi révèle un conflit entre deux
types de préférences – entre ce qu'on pourrait vouloir et ce qu'on estime devoir manger.
12 Savoir modérer son appétit de viande sert non seulement à définir son identité, mais encore à
se protéger de certains dangers. Les Tucano attribuent bon nombre de maladies à l'ingestion
de nourritures animales exemptes des précautions rituelles adéquates. Les règles d'évitement
se déduisent en superposant des catégories de gens et des classes de nourritures, c'est-à-dire en
se demandant qui peut manger quoi. Les dangers inhérents aux différents aliments dépendent
autant de la phase du cycle vital dans laquelle on se trouve que de circonstances particulières.
Du point de vue des catégories, les petits enfants sont les plus exposés et ne mangent que ce qui
est le plus inoffensif ; à mesure que les jeunes gens progressent vers l'âge adulte, ils rallongent
progressivement la liste de ce qu'ils peuvent manger, jusqu'à ce que, arrivés à maturité et
ayant atteint l'âge d'élever des enfants, ils aient enfin accès à l'intégralité de ce qui est jugé
comestible. Du point de vue de la conjoncture, les personnes qui encourent le plus grand risque
sont celles qui sont malades, qui traversent quelque crise ou quelque période liminaire, qui ont
récemment pris part à un rituel ou ont de quelque autre manière été en contact avec le monde
des esprits et des processus vitaux. Comme si elles régressaient alors à un stade infantile,
ces personnes doivent ramener leur régime à un niveau moins périlleux, ne réintroduisant les
aliments plus « forts » et plus dangereux qu'une fois qu'un traitement rituel approprié les aura
rendus inoffensifs.
13 La classification des aliments repose sur les catégories naturelles dont elle dérive, d'autres
distinctions étant introduites en fonction de critères tels que la provenance, l'habitat, le mode
d'obtention ou de cuisson. Les différentes classes de nourriture sont ordonnées en fonction
des risques qu'elles font encourir, ce classement reflétant également l'estime dans laquelle
ces aliments sont tenus. La figure 1 illustre une version simplifiée de cette hiérarchie des
aliments pour les Tucano. On y décèle nettement quelques parallèles non seulement avec
d'autres populations amazoniennes, mais encore avec l'Europe (voir figure 2). Chacune repose
sur des principes similaires, relatifs à la taille, au sang et au sacrifice d'une vie.
14 Les dangers propres aux différentes sortes de viande dépendent très nettement de la taille et
de la quantité de sang de l'animal. La viande blanche est plus inoffensive que la viande rouge,
tandis que celle des grands mammifères terrestres – pécaris, cervidés et tapirs – est la plus
forte et la plus dangereuse de toutes. Seuls les adultes en mangent. Les maladies provoquées
par la viande proviennent soit directement de l'animal qui se venge d'avoir été tué et mangé,
soit des maîtres spirituels du gibier insultés par un manque de respect envers leurs droits de
propriété. Pour éviter la maladie, les chamanes commencent par souffler des invocations sur
les aliments en question. De manière logiquement conforme à la classification esquissée ci-
dessus, ces invocations fonctionnent, entre autres, en rabaissant les nourritures dangereuses
d'un ou deux crans dans la hiérarchie.
15 En changeant de peau, les poissons peuvent se transformer en gibier. Les chamanes, au moyen
d'invocations, sont toutefois capables de retransformer ces animaux en poissons, et les paroles
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qu'ils utilisent à cette fin les désignent bel et bien de termes appropriés pour les poissons
qu'ils doivent redevenir. De manière plus radicale encore, lorsque les chamanes demandent
aux maîtres des grands animaux la permission de chasser, ils ne demandent pas des dons
de viande, mais plutôt des dons de végétaux. Les invocations qu'ils soufflent alors sur le
produit de la chasse réitèrent cette transformation, changeant la chair animale en cassave,
bananes plantains, ananas ou autres végétaux cultivés, selon un procédé qu'utilisent également
les Piaroa (Overing Kaplan 1975 : 3). De telles pratiques permettent aux Tucano de se
considérer comme des végétariens qui mangent aussi du poisson, ce qui n'est pas sans évoquer
les différentes pratiques et les procédés linguistiques qui permettent de désanimaliser les
carcasses dans les abattoirs du Sud-Ouest, suivant une logique que Vialles baptise du terme
de « végétalisation » (1987 : 50-53 et 69-70).
16 Si une tendance à associer la maladie avec la consommation de viande est très répandue en
Amazonie, il est important de souligner qu'on y trouve également une grande diversité dans
les attitudes et les comportements des différents peuples de cette région. Les Tucano ne se
montrent ni très énergiques ni très enthousiastes à la chasse ; ils craignent une éventuelle
vengeance des animaux, observent des règles très strictes concernant la consommation de
viande et respectent très scrupuleusement le devoir de réciprocité auquel ils se croient tenus à
l'égard des maîtres des animaux. Les Jivaro sont en revanche des passionnés de chasse, bien
plus détendus devant un plat de viande. Ils évitent ordinairement de manger du tapir ou du
daguet, mais pas du tout par crainte d'une quelconque vengeance ; si celle-ci est un leitmotiv
dans les relations interpersonnelles, elle ne semble guère jouer de rôle dans les relations avec
les animaux. Les Yanomami sont également de fieffés chasseurs, mais ont pour leur part
des idées sophistiquées relatives à la vengeance animale ; certains sous-groupes excluent les
tapirs de leur système de prohibitions et les mangent volontiers ; d'autres se montrent plus
précautionneux (Taylor 1981 : 29 ; Smole 1976 : 181). En dépit de telles variations, les données
amazoniennes semblent toutes indiquer que la viande y serait perçue comme quelque chose
certes de largement convoité, mais en même temps de fondamentalement problématique ; il
semble en outre exister une corrélation positive entre la taille d'un animal, et l'attirance et la
crainte qu'il suscite. Comme le dit Crocker à propos des Bororo, « les grands animaux sont le
parangon de ce qui est certes dangereux, mais bon à consommer » (1985 : 143).
Explications de l'ambivalence
17 Bien qu'il s'y manifeste quelques différences importantes, parfois sources de polémiques, les
discussions anthropologiques concernant l'attitude des Amérindiens vis-à-vis de la chasse et
de la consommation de viande semblent majoritairement tenir pour un fait acquis que les
préférences alimentaires et les attitudes à l'égard de la chasse relèveraient systématiquement
de la rationalité écologique ou sociologique, en tant que glose symbolique de la relation au
monde naturel ou à l'homologie structurale des relations à autrui.
18 L'argument écologique se présente sous deux formes, l'une accordant la priorité à la science
occidentale et à la raison pratique, l'autre à la science indigène et à la logique culturelle.
Cependant, toutes deux sous-entendent une convergence entre notre notion de l'écologie
et la leur. Ross suggère que les prohibitions alimentaires amérindiennes s'appliquent tout
particulièrement aux plus grands des animaux parce que ce sont ceux qui seraient les plus
sensibles à la surprédation. Bien qu'ils ne soient pas forcément consciemment énoncés en ces
termes, les tabous qui encourageraient la prédation d'animaux de plus petite taille conféreraient
un avantage adaptatif en favorisant « un rendement constant plutôt qu'une utilisation maximale
des ressources » (Ross 1978 : 5). Cette emphase sur la dimension pragmatique tendrait à
considérer la chasse uniquement comme un moyen d'obtenir des protéines.
19 D'un autre côté, Reichel-Dolmatoff adopte un point de vue nettement plus symbolique,
défendant l'idée que la réglementation et les restrictions relatives à la chasse représentent une
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stratégie de gestion des ressources fondée sur une compréhension rationnelle de l'écologie
comme système de flux d'une énergie existant en quantité limitée, exigeant un équilibre
stable entre l'input et l'output pour se maintenir (1971, 1976). Une bonne partie de ce savoir
écologique est formulé en termes symboliques dans le cadre d'une cosmologie plus générale
dans laquelle les implications morales et existentielles de la chasse dépassent largement une
simple logique de maximisation des retours.
20 Dans un registre plus sociologique, Descola (1993, 1994) attire notre attention sur l'homologie
structurelle entre les règles qui régissent respectivement les relations sociales et le rapport
aux animaux, un fait sur lequel avait également insisté Arhem (1991). Descola développe son
argumentation à propos du contraste déjà relevé entre les attitudes des Tucano et des Jivaro à
l'égard de la chasse. Dans le cas tucano, les relations avec les affins humains et avec l'altérité
animale sont toutes régies par un principe commun d'échange réciproque, tandis que dans
le cas jivaro elles sont fondées sur un principe de prédation niant l'échange pacifique entre
l'homme et l'animal. Pour les Tucano, les mondes humain et animal constituent des éléments
d'un immense métasystème dans lequel les échanges doivent être équilibrés : la mise à mort
d'animaux doit être compensée par la mort d'humains. Pour les Jivaro, « la circulation des
énergies, des substances ou des identités exclut celles des non-humains : le déficit généré par
la mort d'un humain doit être compensé par un processus de recyclage au sein de la sphère
humaine, par le biais de la chasse aux têtes » (Descola 1993 : 118).
21 Je ne m'étendrai pas ici sur les mérites respectifs de ces différentes théories, sauf pour dire
que si les attitudes des Européens envers les animaux et la consommation de viande sont
complexes et reflètent des considérations tout à la fois pratiques, sociologiques, morales,
philosophiques et éthiques, il serait étonnant qu'il en aille autrement en Amazonie. Bien qu'une
mauvaise conscience liée au fait de tuer et de manger des animaux soit manifestement une des
composantes de l'attitude européenne envers la viande, on a jusqu'ici porté très peu d'attention
à la possibilité qu'un sentiment similaire pourrait pareillement constituer l'une des diverses
composantes de l'attitude des Amazoniens à cet égard. Deux des rares exceptions sont la
mention, dans le travail de Rival (s.d. : 10), de manifestations occasionnelles de compassion
chez les chasseurs huaorani, et la suggestion d'Erikson (1987) selon laquelle l'apprivoisement
des petits des animaux chassés pourrait servir aux Amérindiens à réparer les torts occasionnés
à leurs parents. Descola (1994 : 339) récuse explicitement cet argument, avant de développer
des idées qui rejoignent finalement le reste des analyses d'Erikson.
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23 Leurs origines communes font que toutes les créatures vivantes sont interconnectées et
jouissent du statut de personne. Cet état dépend du contexte et comprend différents degrés :
les gens de chez nous sont plus des personnes que les ennemis et les étrangers ; la plupart
des animaux sont moins pleinement des personnes que la plupart des humains et que certains
animaux – les grands prédateurs sauvages, les herbivores et les animaux apprivoisés le sont
plus que leurs congénères plus petits ou moins domestiqués. Dans une perspective plus
générale, l'équivalence ontologique entre les humains et les animaux implique que les relations
entre différentes sortes d'êtres humains, ainsi que celles entre ces derniers et les animaux,
ne sont qu'une question de degrés. D'apparences distinctes, mais également faits de chair
et de sang, les êtres vivants peuvent facilement changer d'identité et passer d'un état à un
autre, selon un processus comparé au changement de vêtements ou d'ornements. « Un tapir
est une personne revêtue d'une peau de tapir. Dans la maison des gens-tapirs ces peaux sont
accrochées le long des murs comme les chemises des hommes blancs. Lorsqu'un tapir entre
dans sa maison, il enlève sa chemise et devient une personne. Lorsqu'il en ressort, il remet sa
chemise et redevient un animal. Aujourd'hui (à cause des abus des chasseurs), les maisons des
gens-tapirs sont pleines de tristesse ; leurs peaux accrochées aux murs sont toutes trouées par
les balles et tachées de sang » (Arhem 1991 : 115).
24 De telles représentations sont fort communes chez les Amérindiens. Bien qu'ils établissent
effectivement de nombreux parallèles métaphoriques entre le monde des humains et celui des
animaux, pour eux, l'idée que ces derniers soient des personnes déborde largement du cadre
de l'analogie ou de la figure de rhétorique. Loin de simplement ressembler à des personnes, les
animaux en sont véritablement, n'en déplaise aux notions cartésiennes qui dominent largement
la pensée occidentale. Descola suggère que c'est le côté apparemment irrationnel de ce type
de pensée qui en a détourné les anthropologues, les incitant à se concentrer plutôt sur les
aspects plus logiques du totémisme. Bien que les deux puissent coexister, il avance que :
« Les systèmes animistes sont une inversion symétrique des classifications totémiques. Ils
n'exploitent pas les relations différentielles régissant les espèces naturelles afin d'imposer un
ordre conceptuel à la société, mais utilisent plutôt les catégories élémentaires qui structurent
la vie sociale pour organiser en termes conceptuels les rapports entre les êtres humains et les
espèces naturelles » (1993 : 114).
25 Je partage cette opinion et n'en conteste aucunement l'utilité. Cependant, le superbe
agencement structuraliste de cet argument formulé en termes d'ordres conceptuels parallèles
occulte le fait qu'un tel animisme implique également des considérations morales sur ce que
devrait être le mode d'interaction convenable avec le monde animal. Or, il s'agit ici d'une
interaction entre organismes vivants, et non entre abstractions collectives.
26 Dans la vie réelle, le caractère personnalisé de ces rapports transparaît dans l'insistance
avec laquelle les chasseurs huaorani soulignent que la compassion qu'ils ressentent parfois à
l'égard des animaux passe par l'échange de regards. Qu'un contact oculaire puisse produire
de tels effets illustre un phénomène bien plus général, découlant du caractère intimiste
typique de la relation que les Amérindiens entretiennent avec les animaux. Les rencontrant
quotidiennement, on finit par en avoir une connaissance approfondie. L'anthropomorphisation
des plantes et des animaux véhicule beaucoup de notions à la fois, et est « tout autant la
manifestation d'une pensée mythique qu'un code métaphorique servant à traduire une forme
de "savoir populaire" » (Descola 1986 : 124). Cette conception se manifeste également dans
la tendance amérindienne à envisager le monde à travers le regard d'autres êtres : « Ces
poissons se demandent comment nous, on fait pour respirer sous l'eau ; le jaguar voit dans le
chasseur un jaguar venant le dévorer. » Cette manière de penser, qui sous-tend une large part
de la mythologie et du chamanisme amérindien, attribue aux animaux la même intentionnalité
que celle motivant les comportements humains. En tant que compagnons apprivoisés et
en tant que sujets d'innombrables histoires de chasse, les animaux suscitent énormément
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d'intérêt, d'affection, de respect et d'admiration. Ils apparaissent comme une source de plaisir
et d'intenses expériences émotionnelles. Leur comportement, les sons qu'ils émettent et leurs
dérivés corporels – surtout dans le cas des oiseaux – revêtent également une importance
cruciale en tant que matière première et source d'inspiration esthétique qui se manifeste dans
le chant, la danse et l'ornementation corporelle.
27 En disant cela, je ne prétends aucunement que les interactions des Amérindiens avec les
animaux versent dans le sentimentalisme, ni que leurs attitudes envers le monde naturel soient
strictement comparables à celles qui se manifestent dans nos sociétés par un rapport passionnel
aux animaux familiers, le végétarisme ou le militantisme pour le droit des animaux. Rien
ne serait plus faux. En revanche, je prétends que, même si la chasse occupe une place très
différente ici et là, la relation à l'animal en Amazonie évoque sans ambages ce mélange de
pragmatisme et d'intimité que l'on trouvait dans les sociétés agricoles prémodernes, celles-là
mêmes où se sont forgées les attitudes contemporaines qui y étaient déjà préfigurées et n'en
sont que le prolongement (voir Thomas 1983). Je voudrais également laisser entendre que,
tout comme dans l'Europe contemporaine, la mauvaise conscience entraînée par la prise d'une
vie est une des composantes de l'ambivalence très généralement ressentie par les Amérindiens
à l'égard de la consommation de viande. Cette mauvaise conscience est directement liée au
statut de personne conféré aux animaux et à l'intimité caractéristique des relations entretenues
avec eux. Il ne s'agit aucunement d'affirmer que d'autres facteurs pratiques, sociologiques ou
cosmologiques ne soient pas tout aussi pertinents, mais insister sur ces considérations plus
générales détourne l'attention du fait que manger de la viande implique également une manière
d'être et pose le problème du contrôle de soi, qui nous concerne tous.
Victimes idéales
28 On peut dès lors se demander quels rapports existent entre les effets de cette mauvaise
conscience et la sélection des proies ainsi que le traitement et la consommation de leur viande.
On a vu qu'en Amazonie, comme en Europe, la viande rouge des grands animaux est souvent
considérée comme l'aliment carné par excellence. Mais que faut-il d'autre pour qu'un animal
soit comestible ? La réponse tient en peu de mots : qu'ils ressemblent aux humains, mais pas
trop. Les Tucano établissent une distinction entre « ceux-qui-mangent-les-gens » (masa baara)
et « ceux-que-les-gens-mangent » (masa baare). Les premiers sont des jaguars (yaiya), ce qui
renvoie à une catégorie relative à la perspective adoptée et dont l'acception serait aussi bien
rendue par le terme de « prédateur » – chez nous, la grive serait le « jaguar » de l'escargot.
Les humains entretenant avec les autres animaux le même rapport que les « jaguars », ils ne
mangent pas les grands prédateurs qui leur ressemblent trop. Les « gens » qu'ils mangent sont
des « poissons » (wai), autrement dit ceux qui sont nettement moins « gens » qu'eux. Comme
on l'a déjà vu, certains de ces « poissons » sont également du gibier.
29 Ainsi, en raison de la nature décidément trop humaine de ces traits, le caractère agressif,
asocial et solitaire des grands prédateurs serait précisément ce qui les rend impropres à
la consommation. Toutefois, les animaux définis comme éminemment comestibles le sont
également pour ce que leur comportement aurait d'emblématique de la condition humaine,
mais cette fois de manière positive. On les présente tour à tour comme pacifiques, frugivores,
végétariens, inoffensifs, diurnes, territoriaux, sociables, toutes caractéristiques en somme
qui évoquent la coopération pacifique et l'harmonie domestique. Ces animaux sont donc
d'autant plus mangeables qu'ils ressemblent aux humains (Basso 1973 : 17 ; Descola 1993 :
262 ; Rival s.d. : 10). Il semblerait donc que ceux que l'on préfère manger incarnent un
idéal d'humanité lui-même symbolisé par leur nature grégaire et leurs habitudes alimentaires
paisibles, et qui s'oppose à un autre idéal qu'illustre le comportement agressif et solitaire
de ceux qui s'en nourrissent. Ces idéaux renvoient au dimorphisme sexuel : les hommes
agressifs sont les chasseurs, les femmes sans défense étant leur « viande ». L'ethnographie
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Bonnes raisons ou mauvaise conscience ? 10
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Bonnes raisons ou mauvaise conscience ? 11
Même si, s'agissant d'animaux grands et parfois nombreux, chasser en groupe se révèle plus
efficace, il ne faut cependant pas sous-estimer l'enjeu social et moral sous-jacent. Dans la
chasse individuelle, la relation entre le chasseur et sa proie est relativement équilibrée. Dans
la magie de chasse et dans les récits cynégétiques, il est fréquemment question de séduction,
autrement dit d'une aventure dont l'issue est toujours incertaine puisque la victime potentielle a
toujours le loisir de s'enfuir. Par contraste, les chasses collectives sont anonymes, massives, et
peuvent déboucher sur le massacre de bon nombre d'animaux (jusqu'à trente ou plus) qui n'ont
pour ainsi dire aucune chance de s'échapper. Ces chasses collectives n'impliquent l'utilisation
d'aucune magie, et leur idiome est celui de la guerre.
34 Dans toute l'Amazonie, les pécaris à lèvres blanches ont un statut très particulier. Sans territoire
fixe, ils se déplacent en larges hordes, et savent se défendre avec leurs canines pointues
lorsqu'on les attaque. Partout dans la région, ils incarnent l'image de l'ennemi sauvage, en
maraude. Bien que toute chasse collective connote d'une manière ou d'une autre la guerre, cet
effet est encore amplifié par le nombre lorsqu'il s'agit de pécaris. Dans le cas des Araweté,
auxquels la guerre fournit la clef même de l'existence, le meneur d'une chasse collective revêt
les attributs symboliques du tueur. En l'occurrence, la nature homicide sous-jacente à tout acte
cynégétique affleure plus qu'à l'accoutumée, et se concentre sur un individu donné (Viveiros de
Castro 1992 : 132). Les WaiWai, pour lesquels la guerre semble nettement moins importante,
adoptent une tactique inverse. Ici, bien qu'on sache généralement très bien qui a tué quoi, la
responsabilité dans le massacre des pécaris est partagée entre tous, comme le souligne en outre
le fait qu'on répartisse toute la viande dans un cercle volontairement bien plus large que celui
formé par les seules familles des chasseurs (Mentore s.d.).
35 Dans toute la région, ces chasses collectives et les festins subséquents ont quelque chose
de nettement orgiaque qui les distingue de la vie ordinaire (Rival s.d. : 21, Overing Kaplan
1975 : 56, Mentore s.d., Viveiros de Castro 1992 : 133). Comme lors du carnaval, ou « carne-
vale », sorte d'adieu à la viande avant la période maigre du carême, ces agapes alternent
avec des périodes de pénurie relative, au cours desquelles, indépendamment des fluctuations
habituelles des rendements de la chasse, le temps consacré à cette activité est considérablement
réduit. Cela apparaît très clairement chez les Tucano dans l'alternance saisonnière entre des
fêtes intercommunautaires à base de poisson ou de la viande obtenue en commun, et des
fêtes plus circonscrites à base de fruits sylvestres, autrement dit entre des modes d'existence
pour l'essentiel tantôt carnivores, tantôt végétariens (Hugh-Jones 1979 ; 1995). D'une ethnie
à l'autre, on constate des variantes dans la manière d'assumer la dérive cannibale qu'implique
la viande : certaines l'acceptent avec enthousiasme, certaines la tempèrent en valorisant la
restriction, et d'autres enfin cherchent à l'éviter en privilégiant le poisson.
36 Le laisser-aller qui accompagne ces violentes tueries et les festins orgiaques qui s'ensuivent
est souvent tempéré par une étiquette exigeant une retenue à d'autres niveaux. De nombreux
groupes insistent sur le respect dû par le chasseur à sa proie, sur l'obligation de tuer proprement,
de ne pas blesser ni mutiler, et de ne pas chasser plus que nécessaire (Kensinger 1981 : 163 ;
Crocker 1985 : 142 ; Descola 1994 : 258 ; Morton 1984 : 33). Cette dernière règle a pour
réciproque que les grands animaux, tels le tapir, le daguet et le pécari, ne devraient être tués que
si leur viande abondante est répartie suivant des liens de parenté au sein d'une ou de plusieurs
communautés. Comme le dit Mentore (s.d. : 12) des WaiWai, c'est l'échange et le partage de
la viande ainsi que le fait qu'elle soit cuite et mangée au cours de repas fortement ritualisés
qui distinguent les très félins chasseurs des jaguars véritables. Les humains soumettent leur
ingestion de nourriture à un contrôle intellectuel collectif, tandis que les jaguars chassent
isolément et se montrent assez égoïstes pour manger de la viande crue tout seuls dans leur
coin. Dans les chasses collectives, grâce à cette injonction du partage, la relation normalement
établie entre un chasseur donné, sa famille et un animal particulier se transforme en une relation
globale entre une communauté d'humains et une espèce animale.
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37 Les maîtres des animaux auxquels les chamanes tucano adressent leurs requêtes de gibier
contrôlent aussi leurs sujets en tant que collectivité, et on ne devrait généralement s'adresser
à eux que dans le contexte de fêtes communautaires. La mainmise des chamanes sur
toute l'affaire reflète donc la finalité sociale à laquelle la viande est promise ; ils exercent
normalement très peu de contrôle sur la chasse individuelle dont le produit plus modeste se
voit rarement partagé au-delà de la famille ou d'une petite maisonnée. Si le chamane fait son
travail correctement – demandant une autorisation pour chaque animal tué et rétribuant les
chasseurs avec des dons de tabac et de feuilles de coca –, et si par ailleurs les gens respectent
les règles et se comportent comme il sied à de véritables humains, les frontières entre eux et le
règne animal demeurent intactes. C'est seulement quand les gens se comportent stupidement
et désobéissent que les choses vont mal. Alors, comme dans les mythes, c'est leur propre
ignorance et leur stupidité qui causent la perte de leur humanité. Leurs âmes sont capturées
par des tapirs et des pécaris spirituels appelés « ingéreurs » et servent à renouveler le stock des
âmes (soori masa) animales. Au lieu de se réincarner dans des êtres humains, ils reviennent
sous la forme d'animaux de la forêt.
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Ria, le mot pour sperme, ressemble à la fois à ri, « sang », et à riaga, « rivière ». Dans la
mythologie, les premiers humains furent vomis par un anaconda ancestral qui remontait la
rivière. Dans les pratiques rituelles qui entourent l'accouchement et l'initiation, la naissance
est une fois encore représentée comme un passage existentiel de l'aquatique au terrestre, et
cette représentation utilise des images de vomissure ou d'éjaculation. Avec la mort, le cycle
est bouclé. Le corps, placé dans une pirogue en guise de cercueil, est enterré sous le sol de la
maison et censé rejoindre la rivière des morts. De là, l'âme retourne dans une rivière terrestre
et peut renaître.
42 Le retour d'un principe vital précédemment rincé avec le sang a pour contrepartie le retour
d'une autre sorte de vitalité, pour sa part localisée dans la fourrure et les plumes, toutes deux
désignées du terme de hoa, « poil/cheveu ». Si le sang représente le flux invisible de l'essence
interne et a quelque rapport avec les processus organiques, les « poils/cheveux » figurent les
aspects plus permanents de l'identité externe. Leur croissance est l'indice d'un changement
organique interne qui, chez les humains, se voit socialiser par la coiffure ou la coupe des
cheveux. La vitalité des cheveux humains peut également être renforcée par l'adjonction
d'ornements de plumes d'oiseaux ou de fourrure d'animaux, portés sur la tête.
43 Les « poils » du gibier ne doivent pas être traités à la légère. Avant de procéder à la découpe des
carcasses d'oiseaux ou de mammifères, leurs plumes et poils doivent d'abord être entièrement
brûlés sur un feu de bois. Outre son rôle pratique, cette opération sert également à recycler leur
vitalité et garantit la pérennité de leur reproduction. Parallèlement à ce retour physique sous
forme de fumée, le chamane utilise des invocations qui produisent le même effet sur un plan
invisible. Ce que les Tucano réalisent par le feu, d'autres groupes l'obtiennent en arrachant
la peau ou les plumes. Les WaiWai laissent les peaux des pécaris en lisière de forêt afin que
leur « père » puisse y insuffler une vie nouvelle (Morton 1984 : 43) ; les Yekuana plument les
oiseaux en forêt dans le but d'assurer la reproduction du gibier (Wilbert 1972 : 107).
44 Si la chair et le sang de toutes les créatures vivantes sont toujours très similaires, l'identité
spécifique des gens, des animaux et des oiseaux provient de leurs ornements et de leurs armes,
de leurs plumes et fourrure, de leur coloration ou peinture, de leurs dents, becs et griffes.
Ces identités matérialisées incarnent aussi la pérennité de la force des groupes ou espèces
auxquels ils appartiennent, et en garantissent la survie. Dans le langage des chamanes, tous
les ornements et toutes les armes de ce type sont kuni oka, un concept qui recouvre aussi les
notions de titre, d'identité, de vêtement, de défense et d'arme dans un sens somme toute très
similaire au concept héraldique d'« arme ». Outre le risque de contamination par leur sang,
ce sont précisément ces « armes » qui rendent les animaux et, dans une moindre mesure, les
poissons si dangereux à manger. Dans le passé, les différents groupes tucano partaient en
expédition contre leurs ennemis et pillaient leurs « armes » incarnées par des boîtes contenant
des ornements et d'autres objets de valeur. Dans les expéditions motivées par la quête de
viande, on vole également les « armes » des animaux, et on les assimile en même temps que
leur chair. Les animaux trouvent ce pillage détestable. A moins qu'on ne prenne les précautions
nécessaires, leurs esprits utilisent leurs « armes » pour se venger et rendre les gens malades.
Cette action est tout à la fois une atteinte à leur intégrité corporelle et une manière de brouiller
leur identité afin qu'ils ne puissent plus conserver leur forme humaine.
45 Lorsqu'ils soufflent leurs invocations sur la nourriture avant les repas, les chamanes enlèvent
ces « armes » et les remettent dans les maisons de leurs propriétaires. Les esprits animaux
utilisent ces armes et ces ornements lors des fêtes et des danses – les périodes de cour et
de frai des animaux et des poissons – qui assurent la reproduction de l'espèce concernée,
tout comme les fêtes et les danses des humains assurent la reproduction du monde dans son
ensemble. Comme le disait un chamane Makuna : « Lorsque les gens dansent dans ce monde,
nos esprits dansent aussi dans les maisons des animaux. Lorsque le chamane danse dans ce
monde, il invite en même temps les animaux à danser dans leurs propres maisons ; on les
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incite à se reproduire et à se multiplier » (Arhem 1991 : 113). Derrière toutes ces idées, on
trouve premièrement un rapport à la nature qui ne met pas l'emphase sur la domination et
l'exploitation, mais plutôt sur un sentiment de responsabilité envers un monde qui englobe les
gens et les animaux dans un unique univers moral, et deuxièmement l'idée d'une gestion de la
nature parallèle à celle qui s'est développée dans l'histoire européenne moderne et qui sous-
tend les attitudes contemporaines à l'égard de la consommation de viande (Thomas 1983).
46 Bien qu'une partie de la matière première utilisée pour fabriquer des ornements humains
provienne de la chasse, ce sont surtout les « poils » de leurs animaux apprivoisés que les
Tucano préfèrent à cette fin. Ces mascottes sont généralement appelées « oiseaux » (minia).
D'un point de vue moral, elles constituent la meilleure source de matière première parce
que, provenant d'animaux adoptés comme membres du groupe, l'extraction de leurs « poils »
n'implique aucun vol. D'un point de vue pratique, ils présentent l'intérêt d'être aisément
manipulables, les coloris et les arrangements des « poils » pouvant être modifiés et mis en
valeur par le biais de ces pratiques culturelles que sont la plumasserie et le tapirage1. Dans le
cas du gibier, autrement dit de l'équivalent d'affins, la partie désanimée qu'est la chair peut
être cuite et ingérée pour s'en approprier la force, tandis que la partie liée à l'identité et au
potentiel reproducteur (le sang, les « poils » et les « armes ») est rendue, théoriquement intacte,
à leurs maîtres spirituels. Dans le cas des animaux familiers, autrement dit de l'équivalent
d'enfants, les corps sont soigneusement bichonnés, la chair et le sang animés restent intacts,
mais on s'approprie leurs « poils/cheveux » pour les travailler et en faire des ornements ou des
« armes » portés à même le corps du maître.
47 Dans des contextes rituels et chamaniques, les ornements corporels ainsi que certains
instruments de musique peuvent aussi être appelés « animal familier ». Lorsque des ornements
sont faits avec les « poils/cheveux » d'animaux sauvages tués pour leur viande, ce n'est
pas l'ensemble de la bête qui est domestiqué, mais uniquement les pouvoirs potentiellement
périlleux de leurs « armes ». Les animaux ont leurs propres chants et ornements qu'ils
utilisent dans leurs propres danses de reproduction ; les humains empruntent des chants et
des ornements aux animaux, les remodèlent à leur façon, puis les utilisent dans le cadre de
danses dont bénéficie le plus grand nombre. En Europe, la décoration ou « fleurissement »
des carcasses d'animaux (voir Vialles 1987 : 69), un mode de cuisson sophistiqué et le
développement de l'art de la découpe (Visser 1991 : 227 sq.) contribuent ensemble à faire de la
viande l'objet d'un certain souci esthétique. Les Tucano, pour leur part, préparent et présentent
la viande de la manière la plus simple, mais le souci esthétique réapparaît cependant dans
l'attention portée aux produits dérivés de la chasse.
48 Bien que la mauvaise conscience entourant la mise à mort d'animaux ne soit qu'une des
facettes du problème, Erikson avait certainement raison d'y voir l'un des facteurs explicatifs
de l'enthousiasme des Amérindiens pour l'apprivoisement animal. Outre la familiarisation, les
Tucano ont recours à l'esthétique, à l'artisanat et aux finesses de l'étiquette, les points saillants
de leur civilisation, pour faire une vertu positive du dilemme moral qu'entraîne la prise d'une
vie. Dans cet univers digne de Pangloss, si chacun respecte les règles, personne n'est lésé de
ce qui lui revient de droit, la ligne de démarcation entre l'homme et l'animal reste intacte, et
tout le monde y gagne. Tout ce qu'on demande aux animaux – et poliment, encore – c'est
qu'ils fournissent leur viande aux humains. Etant donné que ce produit vient sous forme de
nourriture végétale, ce n'est guère trop demander. La conclusion de Keith Thomas (1983 :
393) s'applique autant aux Tucano qu'à nous-mêmes : pour eux, comme pour les modernes que
nous sommes, le conflit entre les sensibilités et les fondements matériels de la société constitue
l'une des contradictions sur lesquelles repose leur civilisation. Pour eux aussi, un mélange de
compromis et de dissimulation a permis jusqu'ici de n'avoir pas à résoudre complètement ce
conflit.
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radicalement différentes. Les groupes tels les Araweté, Yanomami, Jivaro fournissent autant
d'excellents exemples de conglomérats d'acquisition. Tous mettent l'accent sur la domination
et le contrôle de l'« autre » et sur l'obtention de produits étrangers sur le mode de la prédation.
La chasse, la guerre, l'anthropophagie et la prise de têtes-trophées apparaissent en fin de
compte comme des formes d'artisanat spécialisé autour duquel se cristallise la majeure partie
de l'attention esthétique et rituelle. Le type d'échange hautement individualisé des Jivaro est
ainsi largement lié à leur désir d'acquérir des pouvoirs chamaniques du dehors, et leurs leaders
arborent systématiquement les qualités requises pour mener à bien de telles activités (Harner
1972 : 120-125). Grosso modo, ces groupes semblent également éprouver moins de difficultés
que d'autres à manger de la viande. On pourrait donc dresser un parallèle entre les valeurs de
ces conglomérats d'acquisition et celles qui se manifestent dans l'idéologie européenne voyant
dans la nature quelque chose à dominer et à contrôler, une idéologie qui, selon Fiddes (1991),
s'exprime par la valorisation ostentatoire de la consommation de viande.
54 Les sociétés tucano, xinguano et bororo, pour leur part, relèveraient plutôt du genre « super-
ordiné ». Les deux premières constituent des fédérations polyglottes regroupant plusieurs
communautés villageoises ayant une culture commune et liées entre elles par le mariage,
par l'échange cérémoniel et collectif d'un artisanat soigneusement fabriqué, ainsi que par
l'assistance réciproque aux rituels des uns et des autres. Pour les Bororo, qui constituent
un ensemble monolingue, c'est une structure idéale commune, inscrite dans le plan même
des villages, qui fait ciment en sous-tendant un système dualiste dans lequel des moitiés
antagonistes promeuvent l'harmonie par une série d'échanges équilibrés, dans lesquels des
ornements de plumes jouent un rôle essentiel (Crocker 1985). La cohésion de ces unités
d'ordre supérieur est également assurée par un code moral commun et un ensemble de valeurs
partagées, lesquelles permettent de circonscrire les limites de la communauté au sens large.
Chez les Tucano et les Xinguano, on tend à minorer les valeurs prédatoires et agressives
associées à l'avidité commerciale, à la guerre et à la chasse, et, dans bien des contextes, on
va même jusqu'à les récuser totalement. L'emphase est plutôt placée sur les comportements
pacifiques, sur la dimension méditative et contemplative d'activités comme la pêche ou la
production d'un artisanat de qualité, sur la générosité dans le troc et les autres types d'échange,
et dans ce que Basso décrit comme « une prestance personnelle "distante", empreinte de
modestie, de calme et de respect d'autrui » (1995 : 15).
55 Dans chacun de ces cas, l'antithèse de ces valeurs produit le stéréotype des voisins hostiles,
dépeints comme des brutes sauvages et cannibales. Les Xinguano se représentent ainsi
leurs anciens adversaires de langue carib ou gê. Les Tucano, eux, stigmatisent les Karijona
anthropophages, les Baré esclavagistes, et les sadiques seringueros colombiens. Leurs
exactions restent encore gravées dans les mémoires, et ont valu à ces étrangers plus proches
des jaguars que des humains le titre de masa baara, « ceux qui mangent des gens ».
56 D'une manière quelque peu différente, ces valeurs négatives se reflètent aussi dans les attitudes
des Tucano à l'égard des Makú, groupes de chasseurs semi-nomades qui vivent dans leur
territoire. Comme les citoyens de l'Utopie de Moore, excellents jardiniers ayant renoncé aux
entreprises sanguinaires et dépendant d'esclaves pour chasser et dépecer leur viande (voir
Vialles 1989 : 172-173), les agriculteurs tucano considèrent les Makú comme leurs serviteurs.
En échange de manioc et d'autres aliments cultivés, les Makú fournissent de la viande
sylvestre, permettant ainsi aux Tucano de préserver leur identité de pêcheurs et de cultivateurs.
Comme le disait Grinker des Lese d'Afrique centrale en rapport avec leurs « serviteurs » Efe,
« l'opposition chasseur-cueilleur/agriculteur est avant tout une représentation symbolique, une
identité ethnique présentée en termes économiques » (1994 : 10).
57 Il ressort également de l'argument de Descola qu'une modification du rapport d'une population
avec des gens autres devrait aussi se répercuter sur leurs attitudes à l'égard de la viande. Dans
un ouvrage récent, Basso utilise l'histoire orale des Kalapalo comme source documentaire de
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Conclusion
64 A la différence d'une explication formulée en termes de « mauvaise conscience », les « bonnes
raisons » avancées par les ethnologues dans leurs tentatives de rationalisation des attitudes
amazoniennes envers la mise à mort d'animaux et la consommation de leur viande induisent
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un regrettable effet pervers : elles font paraître les Amérindiens plus étranges et plus exotiques
qu'ils ne le sont en réalité. De telles rationalisations permettent certes de mener à bien
l'exploration approfondie de philosophies sociales de la nature tout à fait originales, ou de
mettre au jour, à travers une analyse minutieuse de coutumes et de croyances locales, une
certaine forme de sagesse écologique innée. Elles ont cependant l'inconvénient de refermer
les univers ethnographiques sur eux-mêmes et ne présentent apparemment aucun rapport avec
le monde moderne. A l'opposé, j'ai suggéré que l'ethnographie des pratiques cynégétiques
amérindiennes pouvait faire l'objet d'une étude comparée avec celle des attitudes européennes
envers la viande, telles qu'illustrées, entre autres, par le travail de Vialles sur les abattoirs
français.
65 Pour mettre au jour certains points communs, j'ai utilisé la notion de « mauvaise conscience »
pour ce qu'elle a de commode, de connu et d'immédiatement compréhensible. Cependant,
« mauvaise conscience » évoque une éthique du péché et de la culpabilité qui semble
difficilement transposable dans un contexte amazonien ; peut-être l'expression plus neutre
de « malaise conceptuel », qu'utilise Erikson (1987 : 105), serait-elle plus appropriée. Cela
posé, dans certains contextes du moins, nous autres Européens n'avons aucun mal à saisir
les contradictions et les compromis mis en évidence dans les croyances et les pratiques
apparemment étranges des Amérindiens : à un niveau très général, ils sont en effet enracinés
dans un mode de pensée qui transcende les différences historiques et culturelles. « Lorsqu'il
s'agit du comportement des animaux, le penchant pour les projections anthropomorphiques
fait partie intégrante de nous [...]. On peut supposer [...] qu'il a été inscrit dans notre patrimoine
génétique par la sélection naturelle » (Kennedy 1992 : 5).
66 S'il existe indéniablement un terrain d'entente, on constate également d'importantes
différences. Mais il est tout aussi vrai que dans chaque société les attitudes envers les animaux
sont si variées, complexes, multidimensionnelles et souvent si contradictoires que beaucoup
de raisons différentes et tout aussi plausibles peuvent être avancées pour en rendre compte.
Une telle complexité devrait nous inciter à la prudence lorsqu'il s'agit de comparer à l'échelle
globale les comportements envers les animaux et la « nature » de diverses sociétés, qu'ils soient
perçus comme la conséquence du développement de l'agriculture (Serpel 1986 : 174-175),
ou de l'industrie (Thomas 1983, Løfgren 1985, Fiddes 1991). Bien qu'il existe en effet
d'importantes différences, celles-ci ne sauraient se réduire à une opposition monolithique entre
culture occidentale et populations tribales. Des attitudes qu'on pourrait croire caractéristiques
de l'un ou l'autre pôle – respect, égalitarisme d'un côté, domination, exploitation de l'autre –
ont une fâcheuse tendance à surgir là où ne les attend pas (voir aussi Morris 1995).
67 Un autre reproche qu'on pourrait adresser aux analyses des attitudes amérindiennes envers les
animaux qui se situent au niveau très général de la logique culturelle serait qu'elles tendent à
faire passer les cultures pour des ensembles faits d'une seule pièce auxquels les gens adhèrent
sans aucune distance critique. Bien des Anglais pensent que manger du cheval est typiquement
français, mais les Français ne considèrent pas pour autant unanimement que la viande de
cheval soit comestible. Dans le même ordre d'idées, j'ai participé, dans la maison commune des
Barasana, à un repas de viande de tatou géant (Priodontes giganteus) des plus controversés.
Tandis que le fier chasseur, sa famille et un couple d'ethnologues affamés manifestaient
ouvertement le plaisir qu'ils prenaient à ce repas, toutes les autres personnes qui assistaient à
la scène se tenaient ostensiblement à l'écart, ridiculisant les manières répugnantes de ceux qui
étaient accroupis autour de la marmite, et les accusant d'exposer l'ensemble de la maisonnée
au danger et à la malchance. Le concept de « mauvaise conscience » présente un avantage
supplémentaire : celui de souligner l'existence d'une grande marge de liberté individuelle,
en particulier dans le domaine des préférences alimentaires et des comportements envers les
animaux. Les différences relatives au régime alimentaire et au traitement des animaux servent
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Notes
1Procédé consistant à modifier les couleurs des plumes en trempant les folioles d'oiseaux
vivants de résines végétales et de sécrétions de batraciens.
Notes astérisques
* Cet article est la version écrite et remaniée d'un exposé présenté à Dijon en octobre 1995
dans le cadre des journées sur l'alimentation carnée organisées par la direction régionale des
Affaires culturelles de Bourgogne, l'ENESAD et la mission du Patrimoine ethnologique à
Paris (cf. le compte rendu de P.Descola, page 157).
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À propos de l'auteur
Stephen Hugh-Jones
Department of social Anthropology and King's College. Cambridge, Grande-Bretagne
Droits d'auteur
Propriété intellectuelle
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