Interferences 108 6 La Question de La Litterarite Aujourd Hui

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Interférences

6  (2012)
La question de la littérarité

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Mircea Marghescu
La question de la littérarité
aujourd’hui
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Référence électronique
Mircea Marghescu, « La question de la littérarité aujourd’hui », Interférences [En ligne], 6 | 2012, mis en ligne le 11
juillet 2014, consulté le 03 mai 2015. URL : http://interferences.revues.org/108

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La question de la littérarité aujourd’hui 2

Mircea Marghescu

La question de la littérarité aujourd’hui


Introduction
1 Poser la question de la « littérarité », c’est reformuler dans des termes modernes –  et
techniques  – la question ancienne, de type socratique et platonicien  : « Qu’est-ce que la
littérature ? » Il y a dans cette quête de l’essence à la fois la volonté de mettre en question un
discours métalittéraire aussi officiel qu’inadéquat et l’espoir renouvelé de saisir enfin le sens
vrai des œuvres et d’en déterminer l’utilité.
2 Mais à notre époque, revenue des enthousiasmes révolutionnaires qui avaient animé les années
soixante et soixante-dix, à notre époque « sage », c’est-à‑dire sceptique, voire cynique, les
ambitions théoriques sont devenues désuètes, pour ne pas dire suspectes. Les métalittérateurs
(critiques, historiens des lettres, professeurs) sont discrètement mais fermement invités à
oublier la mise en question de leur discours, à se rassurer et à revenir aux présupposés
universitaires traditionnels pour les mettre sagement en œuvre. Dans le domaine des lettres
comme en philosophie ou en politique, la vigoureuse contestation d’après-guerre a été suivie
par une non moins vigoureuse restauration. Ainsi, au terme de presque un siècle d’efforts
pour définir ou redéfinir la littérature, Antoine Compagnon demande au nom du sens commun
d’exorciser « le démon de la théorie » qui dérange l’ordre public intellectuel, et conclut
sagement que « la littérature c’est… la littérature, c’est-à‑dire ce que les autorités [sic] incluent
dans la littérature1 ». Il lui semble en effet qu’« il est impossible de passer de […] l’extension
(du concept) à sa compréhension, c’est-à‑dire du canon à l’essence2 ».
3 Toutefois, le refus prudent de la réflexion sur les essences et des mises en question qui s’en
sont suivies entraîne des conséquences pratiques de plus en plus embarrassantes.
4 D’abord, faute d’une définition précise de la littérarité, le métalittérateur se trouve sans un
objet d’étude qui lui appartiendrait en propre et dans l’incapacité d’expliquer la raison d’être
de son discours et son rôle dans la société. La critique des formalistes russes des années
vingt, reprise et amplifiée par les structuralistes, avait déjà montré – et démontré – que l’on
étudie l’œuvre appelée « littéraire » dans sa réalité historique, sociale ou psychique avec des
méthodes empruntées à l’histoire, à la sociologie ou à la psychologie, mais qu’on n’arrive
jamais à saisir cette œuvre dans sa réalité proprement littéraire et à en expliquer la fonction
spécifique.
5 Malheureusement, l’étude de la construction formelle des textes, libérés de leur référence
à la réalité, que les formalistes et les structuralistes avaient à leur tour assignée avec
assurance à la recherche métalittéraire comme objet d’étude spécifique, n’a pas été plus
heureuse : elle a abouti peut-être à l’esquisse d’une rhétorique à l’œuvre dans d’autres types
de discours (politique, juridique, publicitaire), mais pas à la construction promise et attendue
d’une poétique. Le discours littéraire se noyait doucement dans une textologie générale,
rigoureuse sans doute comme le souhaitait Michel Foucault, mais incapable d’expliciter
l’essentiel  : l’expérience troublante et unique de sa lecture. Spécialiste de la recherche
formelle, A.  Greimas reconnaissait alors que « la littérature comme discours autonome
comportant lui-même ses propres lois et sa spécificité intrinsèque est presque unanimement
contestée3 ». Et Julia Kristeva concluait sèchement que « pour la sémantique la littérature
n’existe pas4 ».
6 Certes, protégé par la tradition, par les structures administratives et par le statut de la fonction
publique, le chercheur peut toujours ignorer la critique et poursuivre tranquillement ses
pratiques formalisées et presque sacralisées sans se soucier ni de leur légitimité intellectuelle
ni, encore moins, de leur utilité sociale. Mais c’est de moins en moins le cas de l’enseignant
confronté directement à un public –  et à une opinion publique  – qui lui demandent
désormais à haute voix de justifier l’importance que l’étude de la littérature tient encore
dans l’enseignement aujourd’hui. Pourquoi mettre au centre de cet enseignement ce qui, pour
beaucoup et non des moindres, n’est que des « anecdotes5 », selon l’expression de Gogol.

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La question théorique « Qu’est-ce que la littérature ? » devient progressivement une question


pratique : « À quoi sert la littérature ? » Dans les amphithéâtres universitaires, cette question
n’est que sous-entendue, comme un bruit de fond lancinant, mais dans les collèges, elle devient
explicite et parfois agressive. On l’a même entendue, tout le monde s’en souvient, au sommet
de l’État. En effet, pourquoi faudrait-il enseigner La Princesse de Clèves aux futurs postiers ?
7 À cette question – peut-être provocatrice et peut-être désespérée – qui est une autre manière
de s’interroger sur la littérarité, quelle réponse donnent les autorités récentes ?
8 Voix de la doxa triomphante, Antoine Compagnon déclare du haut de la chaire du Collège de
France, au moment solennel d’une leçon inaugurale, que « la littérature doit être lue et étudiée
parce qu’elle offre un moyen de préserver et de transmettre l’expérience des autres… elle nous
rend sensibles au fait que les autres sont très divers et que leurs valeurs s’écartent des nôtres6 ».
Du haut de la même chaire, Thomas Pavel confesse : « j’ai besoin du monde de la fiction pour
me séparer provisoirement de la vie que je mène7 ». Et il ajoute cette mémorable découverte :
« La littérature crée une retraite imaginaire, loin de l’ici et du maintenant8 ». Du haut de sa
seule autorité, mais revenu des ambitions structuralistes qui la fondaient, Tzvetan Todorov
nous explique à son tour que, « plus éloquente que la vie quotidienne, mais non radicalement
différente, la littérature élargit notre univers9 » et qu’« elle aide à vivre10 ».
9 Pour résumer, la littérature communique, informe, fait rêver, console, et elle le fait avec
éloquence. Elle est donc à nouveau histoire, sociologie, psychologie et encore rhétorique, mais
toujours pas littérature. Le lecteur de bonne foi trouve-t‑il autre chose dans ce florilège qu’un
retour à des formules anciennes et usées donnant forme et prestige à une subjectivité en mal
de concepts, voire à une tradition en mal d’arguments ? Ne faudrait-il pas en chercher la suite
dans Bouvard et Pécuchet ?
10 Il est certain, bien sûr, que le théoricien ne peut pas oublier le lecteur qu’il fut et que, en tant que
tel, il connut des expériences subjectives fondatrices. Ce qu’il partagea dans l’intimité avec
Antigone, avec Hamlet, avec Rodion Raskolnikov reste pour lui essentiel, et ne pas en faire état
serait plus qu’une infidélité à autrui : un déni de soi. Mais en tant que théoricien, précisément, il
est appelé à donner une réponse qui, paradoxalement, ne doit pas être « littéraire », c’est-à‑dire
imprégnée d’affectivité, mais philosophique : il doit faire le difficile passage de l’évidence
vécue au concept qui la fixe et la révèle.
11 Aujourd’hui plus que dans le passé, puisque c’est aujourd’hui que l’enseignement de la
littérature est remis en question, le travail théorique s’avère indispensable  : le théoricien
est appelé à expliciter la fonction spécifique et l’utilité immédiate du discours littéraire.
Sans une définition claire et incontestable de la littérarité, la littérature continuera la chute
qu’elle a entamée et qu’elle poursuit vers l’insignifiance, et les confessions sentimentales des
métalittérateurs ne l’en protégeront pas.

La fonction poétique
12 Il y a une trentaine d’années, en pleine vogue structuraliste, j’avais fait une suggestion11 qui
semble plus d’actualité qu’elle ne le fut à l’époque et qui pourrait être reprise, précisée et
approfondie ici. J’avais affirmé ainsi que, si l’on n’arrivait pas à saisir dans un concept cette
fascinante et fuyante littérarité, malgré tant d’efforts, c’était parce que l’on s’obstinait à la
chercher là où, paradoxalement, elle ne pouvait pas être, c’est-à‑dire dans les œuvres elles-
mêmes. Pour résoudre l’énigme de ces textes que l’on sent différents et essentiels sans en
comprendre la raison, il fallait procéder à un retournement de type kantien : au lieu d’analyser
le discours littéraire dans sa matérialité immédiate et irréfutable, il fallait au contraire s’en
détourner et se retourner vers les catégories à priori qui en gouvernent la lecture, lui permettant
d’en révolutionner le fonctionnement global et d’engendrer une signification nouvelle et
unique qui lui appartient en propre.
13 Pour comprendre cette révolution sémantique, il nous faudra revenir sur le processus de
signification et en revoir le mécanisme.
14 Regardons par exemple ces quelques vers de Baudelaire :
Bientôt nous plongerons dans de froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !… (Chant d’automne)

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Quelle est la signification de ce texte et comment y accède-t‑on ?


15 Selon l’analyse de Ferdinand de Saussure, aussi célèbre qu’acceptée, le signe linguistique a
la capacité de renvoyer à un référent, c’est-à‑dire à un objet ou à un état du monde. Si cette
affirmation avait le caractère absolu qu’on lui prête, le mot « automne » devrait renvoyer à la
saison « automne » avec ses caractéristiques propres : la montée progressive de l’obscurité et
du « froid ». À son tour, le mot « été » renverrait à la saison « été » caractérisée par la « clarté »
et la chaleur. Le texte dans son ensemble désignerait un processus cosmique objectif, c’est-
à‑dire ce passage de la saison claire et chaude à la saison sombre et froide, et il en annoncerait
l’imminence.
16 Cependant, même le plus naïf des lecteurs ne cherche ni ne trouve dans ce poème les
informations météorologiques qui semblent y être clairement données. Les mots « été »
et « automne » ne renvoient pas, ici, à leurs référents objectifs, c’est-à‑dire aux saisons
correspondantes de l’année. Si nous observons attentivement notre expérience de lecture et
si, à la manière des phénoménologues, nous essayons de l’expliciter, il apparaît que, par
l’intermédiaire des saisons et de leurs caractéristiques physiques objectives, les mots « été »
et « automne » renvoient à des états particuliers du sujet, et c’est dans le passage de l’un à
l’autre de ces états que se trouve le vrai sens du poème. Ainsi « l’été », moment d’expansion
cosmique, permet de comprendre et de figurer l’expansion correspondante de l’âme, et c’est
l’expansion de l’âme, et non celle du cosmos, qui constitue le véritable sens du mot, transmis
par le poète et accepté par son lecteur. La clarté et la chaleur qui caractérisent l’été ne renvoient
pas à la température de l’atmosphère ni à la présence visible d’une lumière intense, mais
deviennent les noms d’une expérience particulière, qui n’est pas définie ailleurs, où, devant un
moi épanoui, les choses du monde deviennent proches, présentes, accessibles et bienveillantes.
Le système des sensations permet ainsi de formuler et de structurer un système de sentiments
correspondant. À l’opposé, « l’automne », où le mouvement d’expansion cosmique s’affaiblit
et commence à ralentir, figure et signifie la contraction correspondante de l’âme. L’obscurité
ne désigne pas l’absence de lumière qui fait disparaître les contours des objets du monde,
mais l’affaiblissement des significations humaines et l’esseulement qui s’ensuit, alors que
l’expérience du froid révèle, sans faire aucune référence à la baisse de température, un
environnement humain devenu hostile.
17 Sans aucune explication ou mise en garde particulière, le lecteur détourne le nom des saisons
de l’extérieur vers l’intérieur : les noms empruntés au monde permettent de donner une forme
à des mouvements fugitifs et imprécis de l’âme. L’annonce explicite du passage de l’été
chaud et clair à l’automne obscur et froid ne désigne plus, comme les mots semblent le dire,
comme on pourrait le croire, un processus cosmique objectif et indifférent. Tout au contraire,
et indépendamment du moment de l’année, de la succession des saisons, de l’alternance de
la lumière et de l’obscurité, de la chaleur et du froid, le poème fait apparaître le processus de
métamorphose du sujet lui-même. Le lecteur accède ainsi à la gloire de ses propres « étés » et
à leur transformation en autant d’« automnes ». Le poème le désigne personnellement, dans
l’intimité de son être, l’implique, l’absorbe, le met en question : le jugement impersonnel sur
le monde devient douloureuse compréhension de soi.

18 Cette très brève analyse du processus de lecture permet, non pas certes de modifier, mais de
compléter la description saussurienne du signe linguistique autant que la conception commune
du fonctionnement du langage. En effet, comme une alternative à sa fonction référentielle
par laquelle il désigne un objet ou une configuration particulière du monde, le signe acquiert
une nouvelle fonction autonome : la fonction poétique. Celle-ci lui permet de désigner, par
l’intermédiaire d’une configuration du monde, une configuration analogue de l’âme. Ainsi,
comme nous l’avons vu, « l’été » et « l’automne », qui désignent habituellement des moments
particuliers dans le processus de métamorphose cosmique, changent de signification et, dans
le poème de Baudelaire, ne désignent plus que des moments analogues dans le processus
de métamorphose du sujet. Lorsqu’il est appelé à exercer sa fonction poétique, le langage
dans son ensemble cesse de désigner et de saisir le monde objectif, mais se retourne d’une

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manière révolutionnaire pour désigner, par l’intermédiaire de ce monde objectif, le champ


du vécu humain auquel il donne accès et qu’il permet de former et d’organiser. Mais, pour
accéder à la signification poétique du langage, le code linguistique, qui relie un signifiant
(complexe sonore) à un signifié (concept) et permet de lire et de comprendre un texte, n’est
plus suffisant, parce qu’il ne permet pas de distinguer la fonction référentielle du langage
de sa fonction poétique et de choisir entre ces deux fonctions. En même temps que le code
linguistique, le lecteur met en marche, spontanément et inconsciemment, un second code,
proprement sémantique, que lui fournit sa culture et qui détermine la manière de relier le signe
à une réalité qui lui est extérieure et qui constitue son sens. J’avais proposé ailleurs d’appeler
ce code sémantique « régime de lecture ». On pourra alors distinguer, comme une alternative
au régime de lecture référentiel qui relie le signe à un objet et le langage au monde, un régime
de lecture littéraire qui annule la fonction référentielle du langage mais en active la fonction
poétique pour faire apparaître, à travers les différentes configurations du monde et par leur
intermédiaire, les configurations de l’âme qui leur correspondent.
19 Sous le régime de lecture littéraire, les catégories fondamentales à priori qui gouvernent
et permettent d’organiser l’expérience du monde en vue de sa possession (la personne, la
relation, l’espace, le temps, l’objet, l’action) deviennent des catégories poétiques permettant
de comprendre et d’organiser l’expérience interne du sujet en vue d’accéder à la prise de
possession de soi.
20 Tournons-nous encore vers un poème. Mallarmé dit :
Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que les oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! Ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai !… (Brise marine, 2-9)
21 Il faut se rendre compte que, sous le régime de lecture littéraire, ce poème n’est pas
la confession personnelle de son « auteur », M.  Stéphane Mallarmé, professeur d’anglais,
habitant rue de Rome à Paris. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce poème ne « décrit »
pas un paysage, il n’y est pas question de « mer », ni de « cieux », ni d’« oiseaux », même si
les mots correspondants y sont explicitement prononcés.
22 Le « je » poétique ne renvoie pas à un individu déterminé mais, au contraire, à la nature
humaine, pour en révéler des structures pressenties en secret mais pas encore formulées.
Chercher dans un héros littéraire la transposition d’une figure historique, c’est ignorer le
fonctionnement poétique du langage. La poésie commence au moment où le héros se sépare
de l’homme qui a pu lui servir de modèle, pour assumer la nature humaine. Il n’est pas un
« autrui » auquel on s’intéresse par curiosité, mais le médiateur qui, révélant le devenir de
l’âme, nous révèle à nous-mêmes : il donne un nom et un visage aux forces obscures qui nous
travaillent, rend explicites les étapes de notre évolution.
23 Ce « je » qui veut « fuir là-bas » ne projette pas de voyage. L’opposition entre « ici » et « là-
bas » n’est pas une opposition spatiale comme elle le serait sous le régime de lecture référentiel.
L’expérience de l’espace qui nous sépare d’un but ne fait que rendre immédiatement
compréhensible et douloureusement sensible la distance entre un état du moi qui est son état
immédiat et inaccompli et un autre état auquel il aspire, mais qu’il ne fait que pressentir.
« Ici » se trouve sur la terre ferme, où tout est enfermé dans une forme, alors que « là-bas » se
dessine quelque part sur « la mer », c’est-à‑dire là où les formes fixes ont disparu et où l’eau
toujours mouvementée révèle la nature profonde de la liberté. Mais « ici » est aussi soumis à
la gravitation, alors que, « là-bas », « les oiseaux » y ont échappé. Le proche et le lointain, le
bas et le haut, la terre et la mer ne sont pas des oppositions qui structurent le monde, mais des
oppositions qui révèlent et permettent de comprendre la structure dédoublée du moi. Le « vieux
jardin » n’est pas un lieu dans l’espace, le jardin de la maison que la famille Mallarmé habitait
au bord de la Marne, mais le lieu où le moi immédiat pourrait s’installer et prendre racine,

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comme « la jeune femme allaitant son enfant » n’est pas – comme l’expliquait doctement un
professeur – Mme Mallarmé (sic) qui venait d’accoucher, mais une figure archétypale de la
féminité, la femme protectrice, stabilisatrice, épouse et mère, protectrice du foyer, collaborant
avec la pesanteur et invitant au repos. Aussi l’action de « partir », voire de « fuir », n’est pas
une action sur le monde, mais bien une action sur soi : celle de rejeter la vieille structure du
moi et de s’engager à la conquête du vrai moi.
24 Par le travail du régime de lecture littéraire, la fonction référentielle de chaque mot a été
remplacée par la fonction poétique : les personnes et les objets dont on parle ne renvoient
plus à des personnes et à des objets présents dans le monde, mais figurent et permettent de
représenter la structure du sujet et la dynamique qui l’anime. Tournant sur lui-même, le monde
devient la figure visible de l’âme. Le lecteur n’est pas le spectateur détaché des tourments
d’autrui, mais l’acteur de son propre drame ; objets et personnes deviennent les instruments de
la compréhension de lui-même ; le poème l’absorbe, le révèle à lui-même et le met en question.
25 Il faut comprendre alors que le discours littéraire ne se définit ni par sa fonction mimétique
ni par son éventuelle fonction rhétorique, mais par sa fonction poétique. Se servant des
éléments constitutifs du monde objectif transformés en symboles, il formule, structure et
organise le vécu du sujet. Par l’intermédiaire des processus qui travaillent le cosmos, il révèle
avec obstination les processus qui travaillent l’âme pour la conduire à travers d’inattendues
métamorphoses. Il devient ainsi l’instrument irremplaçable de la prise de conscience et de la
prise de possession de soi.

Le commentaire
26 Cette définition de la spécificité du discours littéraire permet de démontrer d’abord que
les méthodes d’analyse courantes des œuvres, aussi intéressantes soient-elles par ailleurs,
n’accèdent pas à l’expérience poétique en tant que telle, qui n’est pas connaissance d’un objet
mais retour vers le sujet, et ne peuvent pas, par conséquent, prétendre légitimement à la place
centrale qu’elles occupent dans la formation scolaire et universitaire. Cette même définition
donne ensuite au métalittérateur un objet d’étude essentiel et qui lui appartient en propre – la
fonction poétique du langage distincte de la fonction référentielle et opposée à elle – et fixe
une tâche au commentateur : la libération des œuvres de leur sens historique et l’explicitation
de leur seul sens poétique.
27 La première méthode d’analyse du discours littéraire dont l’origine remonte à la « mimesis »
aristotélicienne, que la Renaissance a reprise et mise en œuvre, commet l’erreur rédhibitoire
de soumettre le texte littéraire à un régime de lecture référentiel. On croit naturellement que
l’œuvre renvoie et ne peut renvoyer qu’au monde. La tâche du commentateur serait alors
d’explorer la double relation que le signe entretient avec son référent. Dans un cercle fermé et
vicieux, il essaiera de montrer comment un individu et une société ont pu engendrer l’œuvre
et comment celle-ci, à son tour, « exprime » son auteur et « imite », « décrit », « reflète » ou
« peint » la société qui l’a vue naître. Il s’agit de retrouver la réalité de la Grèce archaïque dans
l’Iliade et l’Odyssée, l’Italie au seuil de la modernité dans La Divine Comédie, les souffrances
de Gorki et la Russie des exclus et des misérables dans Les Bas-Fonds. Le mérite de l’œuvre,
c’est de manifester fidèlement l’instance qui l’a engendrée, comme le mérite de cette instance,
c’est d’avoir engendré l’œuvre. Le travail qui explore la vie des écrivains et la dynamique
des sociétés, cherchant les « modèles » des personnages littéraires et de leurs aventures, est un
travail d’historiens, fussent-ils historiens de la littérature. Pour eux, l’œuvre est un document,
au même titre que d’autres documents non littéraires, et leur permet de reconstituer un passé qui
nous est, somme toute, indifférent et vers lequel nous attire la seule curiosité. Mais ce travail,
aussi sérieux fût-il par ailleurs, n’arrive pas à expliquer le rôle que ces histoires anciennes
peuvent encore avoir sur le lecteur et pourquoi il faudrait l’y conduire.
28 Interprétée ainsi, l’œuvre se laisse absorber par la réalité dont elle n’est que le double
mimétique. Comme l’étude historique finit par absorber l’histoire de la littérature en en niant
la spécificité, l’histoire romancée, les mémoires et les confessions, qui exercent davantage la
fonction référentielle du langage, finiront – et de fait ont déjà fini – par remplacer la littérature
elle-même.

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29 À la fin du XIXe siècle, le régime de lecture référentiel sera mis en concurrence avec un régime
de lecture qu’on pourrait appeler esthétique. L’œuvre d’art en général, l’œuvre littéraire en
particulier, n’est plus regardée comme l’imitation d’une réalité qui lui est extérieure, mais
comme une création, c’est-à‑dire comme une réalité autonome, distincte de la réalité du monde.
Les éléments qui composent l’œuvre ne se combinent plus selon la logique de la réalité,
mais selon une logique esthétique spécifique. Ainsi un portrait ne serait plus regardé comme
la reproduction d’un visage réel, mais bien comme une combinaison unique de lignes et de
couleurs réunies selon la logique formelle qui leur permettrait de s’harmoniser entre elles. Mais
le modèle explicite de cette lecture se trouve dans la musique : les notes s’y combineraient
selon la seule logique sonore, sans aucune référence à une réalité qui leur serait extérieure ou
qu’elles voudraient exprimer ou traduire. La musique programmatique n’aura été que l’illusion
de quelques romantiques.
30 À son tour l’œuvre littéraire ne devrait pas et, en fait, n’aurait jamais essayé d’organiser les
composantes du discours selon la logique hétérogène d’une réalité socio-historique qu’elle
aurait voulu imiter, mais seulement selon une pure logique esthétique visant à obtenir une
harmonie interne et autonome de ses composantes. Un écrivain ne serait pas grand par ce qu’il
aurait dit, mais par sa seule manière de le dire. « De la musique avant toute chose… »
31 La critique formaliste, le structuralisme ensuite, ont explicité et justifié sur le plan théorique
cette manière de lire l’œuvre. Saussure avait expliqué que la linguistique devait ignorer le
rapport entre les signes et leur référent et étudier le seul rapport que les signes entretiennent
entre eux en suivant son modèle. À leur tour, les structuralistes ont considéré qu’il leur
appartenait de mettre à nu la logique autonome qui gouverne la combinaison des éléments
composant l’œuvre.
32 Roman Jakobson avait mis en évidence une logique « poétique » du langage qui conduirait
à combiner les mots dans une phrase, non seulement selon leur sens, mais aussi selon leur
capacité de s’harmoniser entre eux.
33 Vladimir Propp avait étendu cette recherche aux signes supérieurs à la phrase, mettant en
évidence la structure narrative autonome qui gouverne le conte fantastique dans le monde.
Les époques historiques auraient pu être caractérisées par des structures artistiques formelles
s’engendrant l’une l’autre, et la créativité d’un auteur ne résiderait plus dans sa capacité de
révéler un contenu humain inconnu jusqu’alors, mais bien de faire un « écart » par rapport à la
norme formelle de son temps et de proposer de nouvelles formes d’expression. L’histoire des
différents discours artistiques se déplacerait du sens vers la forme. Le commentateur ne devrait
plus chercher le rapport entre l’œuvre et son modèle, mais entre l’œuvre et la norme formelle
de son temps. Le mérite de l’artiste ne résiderait plus dans sa capacité de rendre fidèlement la
réalité, mais dans sa capacité de modifier la norme existante et d’annoncer la norme à venir.
Parallèlement aux formulations théoriques, les artistes eux-mêmes se libèrent de la logique du
monde pour créer selon la seule logique artistique : les couleurs et les formes se combineront
selon la seule logique des couleurs et des formes et l’on verra naître l’art dit abstrait, alors
que les mots se combineront selon la seule logique des mots et l’on verra naître le dadaïsme
et plus tard le Nouveau Roman.
34 Pourtant, proclamant pour la première fois dans l’histoire l’autonomie du discours esthétique,
on ne se contente pas de libérer ce discours de la logique contraignante du réel, mais on lui
enlève en même temps sa capacité d’absorber et de travailler le lecteur. Si l’on se rapporte à
la structure tripartite du signe linguistique évoquée précédemment, on voit que l’autonomie
du signe conduit à ignorer non seulement la fonction référentielle qui le rend dépendant du
monde, mais aussi sa fonction poétique qui lui donne prise sur le sujet. L’artiste à l’œuvre ne
manipule plus les paroles, les couleurs et les sons selon leur capacité de produire sur le sujet
un effet déterminé ni ne les enchaîne pour conduire celui-ci à la prise de possession de soi,
mais se contente de produire des objets concrets qui restent dans le monde des objets et que
l’on peut regarder avec curiosité ou avec intérêt, mais toujours avec détachement : l’œuvre
que l’on avait pu tenir pour un document devient dans ces conditions divertissement.
35 Mais si l’on dit de l’artiste qu’il est créateur, ce n’est pas parce qu’il peut travailler la matière
verbale, plastique, sonore, et faire apparaître des objets. Il serait dans ce cas simplement

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producteur et mériterait le nom d’artisan. L’artiste n’est pourtant pas ou ne devrait pas être
simplement artisan, parce qu’il ne se contente pas d’organiser la matière, mais l’organise selon
sa valeur symbolique et, par son intermédiaire, il atteint le sujet, le pénètre, le révèle à lui-
même et œuvre à sa transformation.
36 La forme artistique dont Lévi‑Strauss proclamait le caractère premier et immédiat, justifiant
une étude indépendante, a en réalité une motivation profonde, parce qu’elle doit manier
cette matière première résistante qu’est la substance même du sujet, dont il faut suivre
continuellement les particularités, voire les exigences.
37 L’exemple du conte fantastique qui servit de base aux premières recherches structuralistes
est révélateur : la forme du récit que l’on retrouve partout dans le monde n’est pas le produit
arbitraire d’un cerveau qui s’adonnerait au jeu, mais la manière la plus sûre de révéler et de
conserver un savoir précieux pour la communauté. Lu sous le régime de lecture réaliste, le
conte ne peut trouver son sens et se perd dans le fantastique. Lu sous le régime de lecture
esthétique, le conte est une construction arbitraire. Mais lue sous le régime de lecture poétique,
la construction du conte est gouvernée par une logique nécessaire qui en engendre et garantit
la forme : chaque épisode correspond symboliquement à un moment de prise de conscience
de soi et le récit dans son ensemble reconstitue le processus de la prise de possession de soi.
Une succession d’épreuves permet au héros de se métamorphoser et de devenir un homme
accompli.
38 Aussi la forme fixe du récit que les structuralistes tiennent pour un phénomène originel produit
spontanément par l’esprit n’est que l’image du processus de métamorphose de la substance
humaine qui lui est antérieure et qui la fonde.
39 La proclamation de l’autonomie de la forme conduit paradoxalement à sa disparition dans
les arts plastiques, dans la musique, dans la littérature  : avec l’art abstrait, la musique
dodécaphonique, le Nouveau Roman, la disposition des lignes, des sons et des mots devient
totalement arbitraire. Renonçant au code strict de la correspondance entre signes et vécu
humain et enchaînant les signes sans respecter la dynamique de l’âme qu’elle avait la tâche
de poursuivre, l’œuvre devient muette, perd la vie qui l’avait engendrée et qu’elle devait
transmettre, alors que le commentateur n’a plus devant lui que des corps morts dont il fait
l’autopsie.
40 Le métalittérateur qui étudie le rapport du signe linguistique avec son référent autant que celui
qui se contente d’analyser la combinaison autonome des signes n’accèdent pas à l’expérience
littéraire. Le premier agit en historien, le deuxième en rhétoricien. Mais la tâche du poéticien,
c’est de définir et de prendre en charge, comme objet de connaissance particulier, la fonction
poétique du signe, c’est-à‑dire la capacité de celui-ci de renvoyer par l’intermédiaire des
configurations et des processus mondains aux configurations analogues du sujet et des
processus qui le travaillent. À la manière du linguiste, il doit décrire avec rigueur et avec
précision un langage qui est le langage poétique, en établir la morphologie et la syntaxe. Le
concept que véhicule le signe a une correspondance dans le monde qui est donnée par le code
linguistique et qui se trouve dans le dictionnaire. Il faut parallèlement établir la correspondance
entre les objets du monde et les états du sujet, et élaborer parallèlement aux dictionnaires
linguistiques des dictionnaires des symboles. Il faut ensuite se tourner vers la syntaxe qui
permet de relier les symboles. Car si, sous le régime de lecture référentiel et réaliste, les signes
se combinent selon la logique qui gouverne le monde, sous le régime de lecture poétique les
signes ne se combinent pas par hasard, ce qui priverait l’œuvre de sa gravité et la condamnerait
à l’insignifiance du divertissement. La combinaison des signes – mots ou éléments supérieurs
à la phrase – suit, ou du moins doit suivre les lois du devenir du sujet, lois qui sont tout aussi
complexes et tout aussi rigoureuses que celles qui gouvernent les processus mondains.
41 Après avoir défini le champ de son travail –  la fonction poétique du langage distincte et
opposée à sa fonction référentielle – et élaboré son instrument – la morphologie et la syntaxe
propres du langage poétique  – le poéticien doit enfin accéder à sa fonction essentielle  :
il devient exégète. Les grandes civilisations savaient que leurs poèmes fondateurs –  la
Bible, les Védas, le Che-Ching, l’Iliade et l’Odyssée – ne pouvaient pas révéler pleinement
leur sens au lecteur, voire à l’auditeur naïf. L’exégèse était nécessaire, car seul l’exégète

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La question de la littérarité aujourd’hui 9

compétent, connaissant le régime de lecture adéquat du poème, est à même d’établir les
correspondances symboliques entre le monde et le sujet, se trouvant à même de retrouver, dans
des histoires lointaines et datées, la formulation et la révélation d’un processus transhistorique
de découverte et de construction de soi.
42 Mais l’exégèse antique –  et tout particulièrement l’exégèse médiévale de la Bible et des
Évangiles qui nous est plus familière – ne fait que donner un modèle de véritable exégèse
poétique. Car quelle que soit l’œuvre, la tâche de l’exégète doit rester la même : libérer le texte
des contingences historiques et médiatiser le passage nécessaire de récits datés vers l’histoire
immédiate et archétypale du sujet, de sorte que le lecteur puisse y trouver ce qu’il cherche
vraiment, ce qu’il pressent, ce qu’il entrevoit peut-être : le chemin vers son propre moi.
43 En effet, si le commentateur moderne asservi au régime de lecture réaliste se contente de
retrouver le rapport qui lie l’Odyssée à la civilisation et au moment historique qui l’ont
engendrée, allant jusqu’à reconstituer l’itinéraire d’Ulysse en Méditerranée, comme l’a fait
Victor Bérard, l’exégèse poétique authentique doit, au contraire, à la manière de Porphyre,
retrouver dans le voyage du guerrier vers le pays natal les étapes et les épreuves que doit
affronter le sujet parti à la recherche de son vrai moi.
44 Pareillement, les commentateurs savants de La Divine Comédie se sont contentés de chercher
avec une érudition digne des meilleures causes les rapports de l’œuvre avec la Florence
du  XIIIe siècle qui l’avait engendrée, sans se rendre compte que le poème disparaissait ainsi
devant le document. Certes, par exemple, les personnages de Dante peuvent renvoyer à des
modèles historiques que des générations de dantologues ont découverts avec certitude, mais
ces personnages ne nous intéressent aujourd’hui qu’au moment où ils se détachent de leurs
modèles enfermés dans le temps et les dépassent pour donner un visage à des instances
intérieures qui travaillent l’âme en métamorphose.
45 Certes, enfin, pour donner un dernier exemple, les historiens des lettres inscrivent sagement
Les Bas-Fonds de Gorki parmi les œuvres réalistes et n’y voient que la description du milieu
des sans-abri dans la Russie du  XIXe  siècle. Mais si cette œuvre survit aujourd’hui, si le
spectateur sort du théâtre agité du même trouble qui l’avait saisi après avoir vu Prométhée
ou Œdipe, ce n’est pas par compassion pour les malheurs d’une humanité lointaine mais bien
parce qu’il comprend subitement sa propre souffrance, sa propre déchéance non pas sociale,
mais bien ontologique. Par l’intermédiaire des misérables enfermés dans un asile de nuit qui
ressemble à une « caverne » semblable à la caverne platonicienne, le spectateur comprend sa
misère et son enfermement dans le monde et dans la société. Comme la plupart des personnages
gardent intacte l’identité qui avait été la leur avant la déchéance –  baron, acteur,  etc.  – le
spectateur, aidé par l’exégète, doit comprendre sa propre situation, suspendu qu’il est entre
son identité mondaine immédiate et son identité secrète qu’il est le seul à se donner, à laquelle
il aspire et qui est, ontologiquement, sa vraie identité.
46 Faisant apparaître le sens poétique de l’œuvre, l’exégète devient partie prenante dans le
processus de lecture  : il ouvre l’indispensable voie qui rend possible non pas la simple
compréhension de l’œuvre, mais bien son appropriation. D’objet il la transforme en instrument.

L’enseignement
47 Expliquer la fonction spécifique du discours littéraire permet non seulement d’en comprendre
la valeur insigne, mais aussi de justifier la place centrale que ce discours a et doit encore
occuper dans l’enseignement.
48 En effet, le discours qui est aujourd’hui à l’honneur, dont la valeur est incontestable pour tout
le monde et dont l’enseignement est réclamé partout, c’est le discours scientifique. Dans ce
discours s’accomplit la capacité du signe de désigner un objet dans le monde et en général la
capacité du langage de désigner le monde, de le connaître, de l’organiser et enfin d’en prendre
possession. Mais il ne faut pas se faire d’illusion  : le discours littéraire en tant que tel ne
participe pas à cette connaissance objective du monde. Vouloir faire de l’écrivain un meilleur
sociologue que les sociologues, un meilleur psychologue que les psychologues, un meilleur
historien que les historiens, comme l’avaient proposé Zola ou Taine, comme le suggèrent enfin,
en dernière instance, Compagnon ou Todorov, c’est en fait prendre le poète en tant que poète et

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La question de la littérarité aujourd’hui 10

l’œuvre en tant que littéraire. Et justifier l’enseignement de la littérature par des capacités qui
lui sont accessoires et non pas essentielles, c’est engager un combat qu’on pourrait facilement
perdre et que, en fait, on a déjà perdu.
49 Si la littérature doit être enseignée, si, dans l’enseignement, elle doit continuer d’occuper la
place centrale qui a été la sienne, ce n’est pas pour qu’elle y exerce sa fonction référentielle,
mais bien pour qu’elle y exerce sa fonction poétique. Ce n’est pas parce qu’elle serait capable
de désigner, de connaître, d’organiser et de participer à la prise de possession du monde, à côté
des autres sciences humaines, mais parce qu’elle seule peut retourner le signe vers sa valeur
symbolique faisant du monde l’occasion de connaître et d’organiser le devenir du sujet. La
littérature est ainsi le seul instrument qui nous reste pour accéder à la connaissance et à la prise
de possession d’un moi en jachère.

Bibliographie
COMPAGNON A. 1998, Le démon de la théorie : littérature et sens commun, Points. Essais 454, Paris.
COMPAGNON A. 2007, La littérature pour quoi faire?, Leçon inaugurale 188, Paris.
GOGOL N. 1966, Œuvres complètes, sous la dir. de G.  Aucouturier, trad. revue, Bibliothèque de la
Pléiade 185, Paris.
GREIMAS A.J. 1972, Essais de sémiotique poétique, Coll. L, Paris.
KRISTEVA J. 1970, « La sémiologie : science critique ou critique de la science », in Théorie d’ensemble,
Tel quel, Paris, p. 80-93.
MARGHESCU M. 1974, Le concept de littérarité : essai sur les possibilités théoriques d’une science de la
littérature, De Proprietatibus litterarum. Series minor 23, La Haye – Paris.
PAVEL T. 2006, Comment écouter la littérature, Leçon inaugurale 185, Paris.

Notes
1 Compagnon 1998, p. 50.
2 Compagnon 1998, p. 50.
3 Greimas 1972, p. 73.
4 Kristeva 1970, p. 93.
5 Gogol 1966, p. 1089.
6 Compagnon 2007, p. 63.
7 Pavel 2006, p. 29.
8 Pavel 2006, p. 29.
9 Todorov, in Pavel 2006, p. 15.
10 Todorov, in Pavel 2006, p. 15.
11 Marghescu 1974.

Pour citer cet article

Référence électronique

Mircea Marghescu, « La question de la littérarité aujourd’hui », Interférences [En ligne], 6 | 2012, mis
en ligne le 11 juillet 2014, consulté le 03 mai 2015. URL : http://interferences.revues.org/108

Droits d’auteur
Tous droits réservés

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Résumé
 
En réponse à la question « Qu’est-ce que la littérature ? », l’article propose de mettre en
question un discours métalittéraire aussi officiel qu’inadéquat et de s’interroger sur le sens
vrai des œuvres et leur utilité. Il s’agit de définir la fonction spécifique du discours littéraire
et par là de justifier la place centrale qui doit être celle de ce discours dans l’enseignement.

Entrées d’index

Mots-clés : littérarité, discours métalittéraire, critique universitaire, textologie, discours


littéraire, signe linguistique, lecture littéraire, fonction référentielle, fonction poétique,
commentaire, création artistique, exégèse poétique
Keywords : literariness, metaliterary discourse, academic criticism, textology, literary
discourse, linguistic sign, literary reading, referential function, poetic function,
commentary, artistic creation, poetic exegesis
Auteurs anciens : Homère, Porphyre
Œuvres anciennes : Bible
Auteurs modernes cités : Baudelaire (Ch.), Bérard (V.), Compagnon (A.), Foucault (M.),
Gogol  (N.), Greimas  (A.), Jakobson  (R.), Kristeva  (J.), Lévi‑Strauss  (C.),
Mallarmé (St.), Marghescu (M.), Pavel (T.), Saussure (F. de), Todorov (T.)

Interférences, 6 | 2012

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