Caritas in Veritate
Caritas in Veritate
Caritas in Veritate
Avec Caritas in Veritate, Benoît XVI cherche à s’inscrire dans la ligne des encycliques sociales
et du concile Vatican II. Initialement, ce texte devait sortir en 2007, année du quarantième
anniversaire de Populorum Progressio. En effet, cette encyclique fait une relecture de Populorum
Progressio en y intégrant deux autres textes de Paul VI, Octogesima Adveniens (1971) et Evangelii
Nuntiandi (1975), ainsi que nombre de textes de Jean-Paul II. De Populorum Progressio, elle reprend
le thème du développement mondial solidaire. L’appel de Paul VI y est récurrent : « Les peuples de la
faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence » (§17, voir aussi §74).
Comme Paul VI donc, Benoît XVI va pointer ici les inégalités du développement mondialisé. Le sujet
central de cette encyclique n’est pas d’abord la crise, mais le même que celui de la lettre de Paul VI :
quel est le développement humain qui convient ? Cette interrogation est appréhendée sur deux
versants : la nature du développement et le processus de mondialisation. L’approche est globale,
intégrant donc une multitude de questions dont certaines sont à la frontière d’un enseignement
social proprement dit, telles que famille, sexualité, bioéthique. On parle de migrations,
d’environnement, de corruption financière, d’entreprise… C’est un texte dont l’appropriation n’est
pas toujours aisée : on sent la présence de plusieurs couches rédactionnelles, de plusieurs styles, ce
qui nuit à la fluidité de l’écriture et de la lecture.
Le titre : une double thématique
Le titre indique la double thématique générale. D’abord la caritas, l’amour ou la charité. Le
mot ne revenait que quatre fois dans Populorum Progressio puisque le propos y était centré sur la
justice et la solidarité. Rappelant, dans la ligne de Deus caritas est, que l’amour est le cœur de la foi
chrétienne, l’encyclique en souligne le double aspect : il est reçu de Dieu et il est à donner pour qu’il
irrigue les relations humaines. Notons qu’à ce propos il est rappelé de ne pas séparer évangélisation
et action : « le témoignage de la charité du Christ à travers les œuvres de justice, de paix, de
développement, fait partie de l’évangélisation » (§15). Cette thématique de l’amour rejoint
l’actualité des recherches en philosophie sociale et politique. En Allemagne, soulignons par exemple
les travaux de Axel Honneth : « La lutte pour la reconnaissance »1 et « La société du mépris »2. En
Italie, Gianni Vattimo dans « Espérer croire »3 et son débat avec Richard Rorty dans « L’avenir de la
religion – Solidarité, charité, ironie »4. En France, Paul Ricoeur avec, entre autres, « Amour et
justice »5 et « Parcours de la reconnaissance »6, Luc Boltanski avec « L’amour et la justice comme
compétences »7, Marcel Hénaff avec « Le prix de la vérité – Le don, l’argent, la philosophie »8.
Second volet de la thématique générale : la vérité. Le terme traduit une volonté de rigueur
intellectuelle et d’authenticité morale en référence à la raison, ce qui constitue une attitude pratique
potentiellement corrective d’une éventuelle dérive de l’amour : « dépourvu de vérité, l’amour
bascule dans le sentimentalisme. (…) La vérité libère l’amour des étroitesses de l’émotivité qui le
prive de contenus relationnels et sociaux, et d’un fidéisme qui le prive d’un souffle humain et
universel » (§ 3). Mais c’est aussi une attitude philosophique susceptible de résister à « une vision
empirique et sceptique de la vie », c’est-à-dire incapable de recul critique par rapport à l’agir, recul
qui permet de prêter attention aux valeurs qui pourraient « juger » et « orienter » cet agir (§9).
L’articulation de l’amour et de la vérité est comprise comme ce qui « reflète » les deux caractères du
« Dieu biblique » : agapè et logos (§3).
1
Cerf, Paris, 2007
2
La Découverte, Paris, 2006
3
Seuil, Paris, 1998
4
Bayard, Paris, 2005
5
Mohr, Tübingen, 1990
6
Stock, Paris, 2004
7
Métailié, Paris, 1990
8
Seuil, Paris, 2002
1
Une option ferme en faveur du développement
Sous cette dialectique de l’amour et de la vérité, du début à la fin de l’encyclique le fil rouge
est une option ferme en faveur du développement. Deux hypothèses sont donc écartées : le mépris
du développement, y compris sous la forme du progrès technique : « L’idée d’un monde sans
développement traduit une défiance à l’égard de l’homme et de Dieu » (§ 14) ; l’absolutisation du
progrès et des idéologies triomphales qui le légitiment : on a donc enregistré la prise de conscience
des ambivalences ou des dangers du processus et des moyens de la modernisation. L’ambition
émancipatrice de celle-ci n’a pas toujours été réalisée, le progrès technique ayant pu et pouvant
encore se retourner contre la libération humaine.
Qu’entendre par développement ? Sont croisés des éléments qui relèvent d’herméneutiques
diverses, notamment théologique, éthique, anthropologique. Le développement est d’abord compris
comme une vocation, un appel de Dieu. Et cet appel attend ou suscite une double réponse : celle de
la liberté responsable de chaque personne et des peuples, et celle du respect de la vérité. Le vrai
développement consiste à « être plus », à « être davantage » : il est « promotion » de tout homme et
de tout l’homme. Au centre du développement il y a donc la personne. Renvoi à l’une des originalités
chrétiennes, même si elle n’est pas l’exclusivité du christianisme, à savoir la valeur inconditionnelle
de la personne singulière en son intégralité : « la personne en son intégralité est le premier capital à
sauvegarder et à valoriser » (§ 25). Pour ce développement intégral de la personne, la charité a une
place décisive, car elle permet de discerner que les causes du sous-développement peuvent être
autres que matérielles.
Quant à la finalité du développement, c’est la fraternité. Sont donc à penser ensemble la
solidarité de fait de l’humanité mondialisée, la fraternité et le développement : « la société toujours
plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères » (§19) ; l’urgence actuelle est alors
« la réalisation d’une authentique fraternité » (§20). La confiance mise dans la fraternité paraît
cependant un peu naïve. Manque à mon sens une allusion aux ambiguïtés et aux avatars de la
fraternité, car c’est aussi au nom de celle-ci que des groupes et des autorités, notamment religieuses,
politiques et militaires, s’octroient le privilège d’exclure, voire d’exterminer des dissidents, des
contestataires, des opposants. Durant la Révolution française, c’est bien au nom de la fraternisation
que l’on a débouché sur la Terreur9.
Pour penser le développement, l’encyclique conseille d’interroger les divers niveaux du
savoir humain. D’une part, tenir ensemble et de façon dialectique raison et charité puisque « les
exigences de l’amour ne contredisent pas celles de la raison » (§30). L’amour appelle en effet la
raison à aller jusqu’au bout de ses possibilités. Le pire n’est sans doute pas l’excès de raison mais le
défaut de raison ! D’autre part, reconnaître l’apport de la religion, entendue ici exclusivement à
partir du monothéisme chrétien. Cet apport est compris sur fond préalable d’une double critique,
celle du terrorisme fondamentaliste où « on tue en invoquant le saint nom de Dieu », et celle de la
« promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique » qui conduit l’esprit
humain à être soustrait aux ressources spirituelles (§29). Le propre de la religion est d’être porteuse
de la référence à Dieu. Et « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme » (§ 29). Car il
alimente la soif d’être plus, attisant le désir humain d’être toujours plus humain. Il oriente même
ultimement la nature humaine vers un état qui la transcende : la vie surnaturelle. On peut traduire :
Dieu donne l’énergie et le sens d’une altérité dépassant l’état présent des choses. En ce sens il
convient de valoriser le dialogue entre la raison et la foi : si la foi est précieuse pour purifier la raison,
la réciproque vaut aussi car la raison peut sauver le visage humain de la foi en Dieu (§ 56).
9
C. Chalier, La fraternité – un espoir en clair-obscur, Paris, Buchet-Chastel, 2004
2
social de l’Église catholique. Le point de départ reste pourtant classique : dans un monde de plus en
plus interdépendant planétairement, une culture individualiste et utilitariste doit faire place à une
culture personnaliste et communautaire (§42). Sont donc centrales les références à la justice et au
bien commun. Mais s’y articulent également celles de don, de gratuité, c’est-à-dire de l’échange sans
attente de retour. Prise de distance de l’esprit calculateur, de ce que P. Ricœur nomme la recherche
d’équivalence. Le don est compris comme une réalisation de la dimension de transcendance de
l’homme et comme ce qui peut répliquer au péché possible de l’économie : l’autosuffisance et la
coïncidence entre le bonheur ou le salut et le bien-être matériel immanent (§ 34). Le bonheur, nous
le savons après quelques décennies de société de consommation, ne vient pas avec l’objet. De plus le
don est vu comme une expression de la fraternité, car il est l’attitude de l’homme tourné vers les
autres. Il manifeste aussi la garantie d’une confiance mutuelle : le don prouve que nous pouvons
compter les uns sur les autres.
Le don est à penser aux trois niveaux de la socialité : le marché, qui est le plan économique ;
l’État, qui est le plan politique ; la société civile, qui est l’espace – temps des personnes et de leurs
organisations. C’est la société civile qui est appréhendée comme le lieu le plus susceptible de réaliser
une économie de la gratuité et de la fraternité. Cependant la gratuité ne lui est pas réservée : celle-ci
peut avoir sa place dans les deux autres domaines. Appliquée à l’action économique, la logique de
gratuité conduit à ne pas donner pour avoir, c’est-à-dire à ne pas chercher une réciprocité du don.
On trouve ici des accents proches des études de Jacques Derrida pour qui, cherchant à dépasser
Mauss et l’ensemble de sa réception, le véritable don est le don sans retour… Appliquée à l’action
politique, la logique de gratuité conduit à ne pas donner par devoir, ce qui est la logique de l’action
publique (§ 39). Au bout du compte, idéalement en tout cas, le don peut orienter la mondialisation
de l’humanité vers plus de capacité relationnelle, de communion, de partage. Mais d’ores et déjà,
nous pouvons prendre au sérieux les formes économiques solidaires émanant de l’inventivité de la
société civile et mettre en évidence qu’elles créent de la socialité.
3
conduire à l’effacement des humains et de leur planète. L’urgence actuelle : sauver l’homme, en le
conduisant à maîtriser sa propre puissance.
L’encyclique bifurque ensuite vers une réflexion concernant la figure souhaitable de la
mondialisation. Elle utilise la métaphore familiale : nous formons une seule « famille humaine »
appelée elle-même à former une communauté solidaire. La reconnaissance que nous formons une
seule famille repose sur deux fondements. Le premier est théologal : la relation au Dieu unique et
créateur de chacun. Le second est pratique : l’expérience d’interaction mondiale. Cette unité
humaine n’est pas homogénéisante mais elle est plutôt, pourrait-on dire, une unité relationnelle. En
effet l’homme se réalise dans la relation, en analogie avec la figure trinitaire du monothéisme
chrétien : Dieu est une unité de personnes singulières et relationnelles. Les différences des
personnes y sont irréductibles à l’unité. Et pour l’auteur de l’encyclique, il revient à l’Église d’être
aujourd’hui et ici le signe de cette unité différenciée et non d’une uniformité de l’humanité (§54-55).
Cette dernière thématique se retrouve depuis longtemps chez Benoît XVI qui se plaisait à signaler
que l’unité dans l’Église n’avait rien à voir avec l’unité insécable de l’atome. Car, fondée sur l’amour,
l’unité est essentiellement une union de différences : « l’unité multiple engendrée par l’amour est
une unité plus radicale et plus réelle que l’unité de l’atome »10.
Cette façon de penser le rapport unité – différences conduit à valoriser deux modes
institutionnels d’organisation de la société mondiale. Tout d’abord, vivre la subsidiarité permet une
« aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires » (§ 57). Ensuite, puisque se fait
sentir la nécessité d’ « un degré supérieur d’organisation… à l’échelle mondiale », pourquoi ne pas
envisager l’instauration d’une « autorité politique mondiale », ainsi d’ailleurs que l’avait suggéré Jean
XXIII en son temps. Il s’agirait donc de tenir deux pôles : au plus près des personnes, reconnaître les
structures intermédiaires, c’est-à-dire la société civile, comme capables de gouverner et d’orienter la
mondialisation ; à une échelle globale, mettre en place une autorité ou une gouvernance de type
« polyarchique » (§57). Au fond, il convient de chercher une meilleure articulation entre subsidiarité
et solidarité en de multiples domaines : le développement économique, la rencontre culturelle, une
fiscalité où les citoyens pourraient avoir un pouvoir de décision en matière de destination de l’impôt,
éducation, tourisme, migrations, syndicats, coopératives de consommateurs, etc. Curieusement, il
n’est jamais question des partis politiques. Cette encyclique ne parvient pas finalement à dépasser
une vision organiciste du social : elle contourne la conflictualité inhérente à une société
démocratique qui accueille sa division et institutionnalise le débat contradictoire. Il reste difficile au
Magistère notamment et plus généralement sans doute à un certain habitus catholique d’enregistrer
– et d’assumer – que la politique en démocratie a quelque chose de « polémique » : elle est le lieu
d’une compétition, mais réglée, pour la conquête légitime, mais limitée et encadrée, du contrôle de
l’État. Aussi l’encyclique se porte-t-elle d’emblée vers l’au-delà de toute lutte et conflit politiques en
souhaitant que, sur ce terrain de la construction d’institutions à la fois locales et globales, les
croyants ont à unir leurs efforts à ceux des hommes et des femmes « de bonne volonté » « pour une
collaboration internationale vers le développement solidaire de tous les peuples » (§67). Mais cette
exhortation d’une alliance des croyants avec d’autres dans l’action rencontre, dans l’encyclique elle-
même, une contradiction qui me semble malheureuse puisqu’elle conduit à exclure bien des
« bonnes volontés ».
10
J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Paris, Cerf, 1996, p. 113
4
magistère romain depuis Jean-Paul II et dans laquelle s’est inscrit J. Ratzinger, même devenu pape11.
Globalement la modernité se définit pour une part comme l’époque de l’esprit libre, de la
revendication du droit de la conscience libre. Cette affirmation de la liberté subjective a entraîné une
rupture en politique. Au rapport à la transcendance divine pour fonder un vivre ensemble cohérent
et vertueux, et donc à la primauté donnée aux devoirs, succède l’immanentisme du politique : la Cité
est remise entre les mains des hommes qui contractent librement et débattent ensemble à partir de
leurs volontés et de leurs intérêts. La primauté tend à être donnée à la déclaration des droits. La
démocratie est le régime politique issu de ce déplacement, ce qui a généré deux types de discours :
le refus, qui a pu conduire par exemple à l’ultramontanisme ou au traditionalisme, et l’adhésion
libérale avec son horizon d’autonomie individuelle ou collective. L’Église catholique a été traversée
par les deux discours. Pour celui du refus, relisons Pie VI quand il critique la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen de 1789, ou le Syllabus de Pie IX en 1864. Pour celui de l’adhésion, relisons F.
de Lamennais et les catholiques libéraux.
Comme Jean-Paul II, Benoît XVI interroge ce monde qui au nom des droits de l’homme s’est
structuré à part de Dieu. Son interrogation contient un double mouvement. Il y a un mouvement de
réconciliation apparente avec la modernité avec des thématiques comme une relation positive entre
foi et raison (mais est-il sûr que Benoît XVI entende par raison la même chose que les philosophes
des Lumières ?), une vision dynamique de l’histoire (acquiescement au progrès et au
développement), le principe d’égalité des êtres humains, la valorisation du sujet personnel. Le
christianisme est de plus vu comme un des engendreurs de la modernité12. Cependant les deux papes
s’interrogent sur un monde ou une histoire qui seraient livrés au seul jeu des libertés subjectives. Car
avec l’exaltation des libertés, la modernité n’a pas échappé au pire : elle a connu les totalitarismes.
En devenant l’ultime seigneurie une fois Dieu exilé, l’autorité politique séculière, pourtant élue par
des citoyens libres de leur choix, a pu aboutir à priver l’homme de sa liberté. Cercle cynique à l’ère
démocratique : le peuple peut se tromper dans ses choix et donc se leurrer lui-même. Pour les deux
papes successifs, c’est l’oubli de la transcendance divine au profit de l’immanentisme qui a conduit
nos sociétés à une prétention humaine folle et donc à l’échec du processus émancipateur de la
modernité. Échec de la toute-puissance de l’État quand il aliène la société au profit d’intérêts
égoïstes. Mais échec aussi de la prétention de la technique à la toute-puissance quand elle en vient à
se retourner contre l’homme.
Si l’éloignement de la société et de l’homme séculier par rapport à Dieu a conduit au
« désastre » ou à l’échec, une réconciliation avec le christianisme est souhaitable, car celui-ci
demeure une ressource au cœur de l’échec. Ainsi Jean-Paul II a-t-il mis en avant la figure de
Maximilien Kolbe qui avec la force de sa foi a sauvé un homme et par là a sauvegardé l’humain dans
une situation d’horreur. Kolbe incarne la fonction de l’Église : être l’âme d’un monde qui peut la
perdre. Donner un horizon de sens à la lumière de la grâce de Dieu. Il ne s’agit pas pour autant de
retourner à une chrétienté, à un monde spirituellement homogène : pour Benoît XVI comme pour
son prédécesseur, la séparation de l’Église et de l’État est bonne et va dans le sens de la Bible et de
l’Évangile. Simplement, l’Église a la fonction d’être le double porte-parole de l’homme et de Dieu
dans un monde qui vit « comme si Dieu n’existait pas » et où l’homme court le risque de se détruire.
La voie empruntée passe donc au-delà du traditionalisme et de l’anthropocentrisme athée.
Vers quel moment ou visage de l’humanisme moderne se porte Benoît XVI ? Il me semble
proche de R. Bultmann dont pourtant il s’est souvent démarqué. En tout cas sa question initiale dans
le domaine qui nous intéresse ici est analogue : l’humaniste peut-il parvenir à son salut, à son
accomplissement par ses seules forces ? Si l’idéal que vise à raison l’humaniste est le bien, le vrai, le
juste, le bon, sa naïveté ne réside-t-elle pas dans une excessive confiance en ses propres forces ?
Benoît XVI répond que l’homme ne peut pas compter uniquement sur lui-même. L’accès à sa
11
P. Portier, La pensée de Jean-Paul II – La critique du monde moderne, Paris, Atelier, 2006
12
Il faut relire à ce propos la lettre de Jean-Paul II à l’épiscopat Français en 2005 à l’occasion du centenaire de
la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat.
5
plénitude suppose le détour par l’Autre, c’est-à-dire par la relation à Dieu. Ainsi répète-t-il que la
personne n’est pas l’unique auteur d’elle-même (§ 68). Même la puissance technique n’y suffit pas :
aussi en dénonce-t-il la « prétention prométhéenne » (§ 68). Il oppose alors deux types de
rationalités : une raison ouverte à la transcendance et une raison close dans l’immanence, en
particulier technique, ce qui définit le matérialisme. La juste appréciation de l’homme suppose un
rapport à l’altérité de Dieu : « sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à
comprendre qui il est »(§ 78). Le pape cite le Jésus de l’évangile de saint Jean : « sans moi, vous ne
pouvez rien faire » (Jn 5,5). Pour Benoît XVI, nous ne pouvons donc pas fonder un humanisme par
nous-mêmes. S’ouvrir à Dieu est la condition pour s’ouvrir à davantage d’humanité. Et se fermer à
Dieu est un obstacle à notre propre développement. Voilà pourquoi il peut ensuite venir affirmer que
« l’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain » et que « seul un humanisme ouvert à
l’Absolu peut nous guider dans la promotion et la réalisation de formes de vie sociale et civile – dans
le cadre des structures, des institutions, de la culture et de l’ethos – en nous préservant du risque
de devenir prisonniers des modes du moment » (§78). Et pourtant il a vu et affirmé préalablement
l’ambivalence de la référence intégriste au nom de Dieu, de même que la nécessité de purifier la foi
par la raison.
Il me semble que Benoît XVI manque ici un rendez-vous avec bien des humanistes
contemporains. Car il existe un humanisme agnostique et athée qui a enregistré un retour critique
sur lui-même. Comme le pape, cet humanisme critique les moyens modernes de l’émancipation,
notamment la puissance techno - scientifique, parce que cette puissance s’est retournée contre
l’homme. Il critique aussi des idéologies ou des grands récits chargés de promesses pour l’avenir
parce que ces récits font l’impasse sur l’homme réel aux prises avec la souffrance présente. Il critique
encore une anthropologie qui tend à faire de l’homme un en-soi. Cet humanisme retrouve un intérêt
pour les traditions héritées, les religions, les transcendances que sont par exemple les valeurs
séculières, etc. Cependant il ne fait pas pour autant le pas de la foi en Dieu. Autrement dit, si cet
humanisme est devenu incrédule par rapport aux majuscules séculières telles que le Progrès
technique, le Savoir, la Société parfaite… il ne renoue pas pour autant avec une foi religieuse : il
demeure incrédule aussi devant les majuscules religieuses car il sait, par expérience souvent, que la
foi en Dieu ne nous garantit pas du malheur et de l’inhumain. Au fond, cet humanisme est habité par
une double interrogation, celle qui continue à questionner la foi en Dieu au nom d’une foi en
l’homme, et celle qui questionne une foi excessive de l’homme en lui-même du fait de sa propre
limite et faiblesse.
La question à mes yeux manquée par Benoît XVI et qui pourrait ouvrir sur des alliances
fécondes entre humanistes de convictions ultimes différentes, voire de croyances religieuses
différentes, serait à mon sens la suivante : quelle est l’expérience spirituelle de ces humanistes qui
font un retour critique sur eux-mêmes ? On pourrait aller plus loin : quelle est l’expérience de Dieu
que fait l’homme séculier contemporain qui n’a pas « programmé » un athéisme pratique ni une
indifférence religieuse, mais qui hérite d’une histoire où sous un ciel qui paraît bien vide, où face
aussi à un avenir qui n’est pas toujours prometteur, il doit prononcer à chaque instant un oui résolu à
la vie en assumant son infinie imperfection. Une lecture chrétienne de notre situation historique
pourrait aussi sauvegarder une capacité de surprise : si Dieu s’est donné au monde, à l’histoire que
font les êtres humains, jusqu’à s’y effacer et laisser résonner son silence, qu’est-ce que notre
expérience humaine contemporaine laisse entendre de Dieu lui-même ? Car Dieu n’est sans doute
pas étranger à un humanisme qualifié d’étranger à Dieu !
6
En guise de conclusion
Cette encyclique fourmille de réflexions stimulantes pour l’intelligence du lecteur plus peut-
être que pour son action. Elle reste à ce dernier niveau plutôt abstraite et éloignée donc des
médiations qui conditionnent les décisions concrètes. Elle a le mérite de parcourir le vaste champ des
préoccupations humaines d’aujourd’hui. Elle en constitue une synthèse souvent heureuse, en tout
cas précieuse quand on voit la multitude des paramètres, des opinions, des options que l’individu
doit prendre en compte pour se faire un jugement bien pesé. Sans doute reflète-t-elle en certains
domaines un regard plutôt porté à partir des pays du Nord, ou limité aux références catholiques. A la
lecture, on peut s’interroger sur les destinataires de cette lettre et donc sur les éventuels
interlocuteurs, individus et institutions, avec qui le pape, et à travers lui l’Église, souhaite entrer en
table ronde pour contribuer avec eux à chercher une solution pratique aux problèmes communs
mondiaux. Nous avons noté un certain « intransigeantisme » concernant l’humanisme sans Dieu
pourtant compensé en certains endroits par un désir d’ouverture : « ouverte à la vérité, quel que soit
le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir » (§ 9). Jusqu’où
cependant le Magistère est-il prêt à vivre pour lui-même la vulnérabilité que risque toute personne,
toute institution et pensée quand est courue l’aventure du dialogue vrai et respectueux avec l’autre ?
Car entrer en relation et en conversation vraies avec l’autre ne laisse jamais indemne. Telle est aussi
l’une des figures de la vérité quand elle est vécue dans la caritas. Veritas in caritate, un autre
programme à venir… peut-être !
Jean-Yves Baziou
[email protected]