Fattier 2012
Fattier 2012
Fattier 2012
Dominique Fattier
Université de Cergy-Pontoise
1. Considérations préalables
En Haïti, comme aux Petites Antilles, le français est présent dès les
débuts de la colonisation. Son implantation est ancienne. Une partie de la
population de ces territoires l’a toujours acquis comme langue première, par
tradition orale, de génération en génération, en même temps que les créoles
–––––––—––
1
Mots qui ont toujours été considérés comme étrangers à la norme du français
neutre, comme en témoignent les marques d’usage des dictionnaires qui montrent
les restrictions diastratiques dont ils ont toujours été affectés. Le mot mitan est un
représentant typique de cette catégorie de régionalismes (d’après Thibault 2010 :
50-51).
2
Mots qui connaissaient à l’époque, en France même, une diffusion géographique
limitée comme les régionalismes de l’Ouest français que sont bourg et amarrer
(ibid.).
3
Il s’agit de régionalismes qui ne se signalent ni par leur forme, ni par leur sens,
mais bien par leur fréquence, anormalement élevée dans certaines variétés régio-
nales de français. Thibault (2010) mentionne, pour le corpus qu’il étudie, les mots
halliers n. m. pl. ; ravine n. f. ; touffe n. f.
2 Fattier Dominique
qui en sont issus par « acquisition naturelle »4 et qui lui servent dès les dé-
buts de leur émergence de « niveau de langue », avant d’entrer, bien plus
tard et à des rythmes distincts, dans un processus d’institutionnalisation.
Insister d’emblée sur cette co-évolution est plus que jamais nécessaire.
Cela demande un réel effort car c’est aller à contre-courant d’une approche
de l’histoire culturelle et linguistique des mondes créoles qui est devenue
habituelle. Ainsi Sylviane Telchid, par exemple, l’auteure du premier Dic-
tionnaire du français régional des Antilles. Guadeloupe-Martinique (1997),
défend-elle l’idée que le lexique de cette variété a transité par le créole. Une
telle vue est très couramment partagée ; elle explique par exemple pourquoi
les caractères divergents du / des français des Antilles sont très souvent qua-
lifiés de créolismes.
D’un territoire à l’autre, les particularités du français ne peuvent être
conçues que comme des emprunts faits au créole et il est rarement question
par exemple (sauf comme nous le verrons par la suite, chez le précurseur
haïtien Jules Faine), d’y voir le maintien d’archaïsmes, de traits anciens ou
encore la réalisation de mots ou de sens possibles, mais non attestés en
« français standard ». De même, n’est pas facilement envisagée la possibilité
que de telles particularités se soient maintenues, de façon parallèle, en fran-
çais régional et en créole.
Cela étant dit, il ne fait aucun doute qu’il y a eu, qu’il y a toujours des
apports et des influences du créole sur le français régional. Par ailleurs, il est
à peu près certain que le français régional ne se serait pas maintenu en Haïti,
sans la présence du créole.
L’hypothèse des « créolismes » a une base idéologique, celle du
monolinguisme, qui n’est pas articulée de façon explicite, ni forcément très
consciente : il faut que les mots soient bien rangés et de préférence dans une
seule langue ; il faut qu’il n’y ait qu’une langue première. Elle ne permet pas
de réaliser que le lieu où les langues entrent en contact n’est pas un lieu géo-
graphique mais l’individu bilingue (Uriel Weinreich 1953)5 et qu’il existe
des cas d’acquisition initiale bilingue (acquisition initiale simultanée de deux
langues). Elle sous-estime la difficulté bien réelle de cerner les critères qui
permettent d’attribuer l’origine de certains lexèmes (et autres particularités)
à l’une et / ou à l’autre des langues en cause quand celles-ci sont non seule-
ment génétiquement apparentées mais également coexistantes. Entre français
régional et créole, la notion de « frontières floues » s’impose.
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4
Acquisition naturelle (c’est un quasi-synonyme de « acquisition non guidée »).
L’expression a le grand mérite de rappeler que l’acquisition d’une langue –
maternelle ou seconde – est un processus naturel. Et de suggérer que l’enseigne-
ment des langues est une tentative d’intervention dans ce processus naturel pour
l’optimiser (Klein 1989 : 5).
5
Uriel Weinreich, 1953 : Languages in contact, New York, Publication of the
Linguistic Circle of New York.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 3
Le seul texte ancien à avoir fait l’objet d’un examen systématique est
le dictionnaire languedocien-français découvert par Pierre Rézeau et dont il
rend compte dans son article Aspects du français et du créole des Antilles
(notamment Saint-Domingue) à la fin du XVIIIe siècle, d’après le témoi-
gnage d’un lexicographe anonyme (2009). Nous y renvoyons. Composé aux
environs de 1800, ce précieux document est resté à l’état de manuscrit dont
seule une moitié hélas est disponible à des fins de recherche.
Dans la plupart des cas, l’auteur considère les traits qu’il rapporte comme le fait
de « tout le monde » et il les introduit par des indications du type « dans les
Antilles/à Saint-Domingue, on appelle ». S’il précise parfois que tel mot est
caractéristique des Créoles (ainsi amacorner, calumet s.v. cachimbeau, caler,
crebiche, élingué, expenter, malingre) ou du peuple créole (s.v. coucouye et ha-
siers), il se situe dans la sphère du français et, ses notes portant essentiellement
sur le lexique, il ne distingue pas le créole comme un système linguistique diffé-
rent du français. [p. 196]
La description lexicographique est ponctuée de « nombreuses et par-
fois longues digressions sur la langue, la flore, la faune et les coutumes des
Antilles, plus particulièrement de Saint-Domingue ». Après un examen des
principales sources de variation par rapport au français standard, Rézeau
s’est attaché à dresser l’inventaire des faits les plus intéressants.
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7
Il s’agit de mettre du français dans son créole (de franciser son créole)… et non
de l’inverse.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 5
Parmi les textes anciens qui doivent être explorés de façon métho-
dique, figure l’ouvrage de Moreau de Saint-Méry, Description topographi-
que, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle
Saint-Domingue.
Nulle province française n’a été décrite à cette même époque, ou à une époque
donnée quelconque, avec la même minutie, la même précision évocatrice. (Bl.
Maurel, p. XLVI dans la Nouvelle édition de 1958 entièrement revue et com-
plétée sur le manuscrit par Blanche Maurel et Etienne Taillemite)
Dans l’édition de 1958, la Description est précédée d’une biblio-
graphie de l’auteur (p. VII), d’un texte intitulé « La Description, ses sources,
sa portée, son interprétation » (p. XXVII), puis d’un texte portant le titre
« Manuscrit et éditions de la partie française de Saint-Domingue (p.
XLVIII). Les éditeurs ont de plus rétabli, à partir du manuscrit déposé aux
Archives nationales, les passages que Moreau avait supprimés dans l’édition
de 1797 en les restituant en italique pour que leur identification soit possible.
En amont de cette somme extraordinaire, il faut se représenter, comme
le soulignent les éditeurs, l’immensité de la documentation dont est sortie la
Description : collection personnelle d’ouvrages et de brochures, « prodi-
gieux travail de copie de pièces dont il ne pouvait obtenir ou conserver l’ori-
ginal » (p. XXXIX), collaborations dont a bénéficié Moreau (p. XII), travaux
et collections de ses prédécesseurs…
L’interrogation sur ce qu’il convient de considérer comme du français
régional dans l’œuvre de Moreau surgit très vite : ainsi p. XI, Bl. Maurel
mentionne-t-elle une table des cantons qui servira aux investigations partant
des noms de lieux. Elle ajoute en note 1 : « voir en tête de cette table la défi-
nition de ce qu’on appelait canton à Saint-Domingue, comme d’ailleurs dans
l’ancienne France. »8. Il y a tout lieu de penser, grâce à cette mise en relief
métalinguistique, que nous avons ici affaire à un diastratisme.
Moreau lui-même a eu le souci de son lecteur, à l’intention duquel il a
établi un glossaire de mots qu’il convient de considérer a posteriori comme
des régionalismes 9 :
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8
Il manque malheureusement les pages 1422-1423 où figure la table des cantons
dans mon exemplaire personnel (édition de 1958).
9
Ainsi par exemple habituer un terrain est une expression qui s’écarte dans sa
construction comme dans son sémantisme de la contruction standard habituer qqn
à (qqch.) : rendre familier par l’habitude (…) Habituer un enfant, une recrue au
froid, à la fatigue (d’après Rob). Le mot défriche (synonyme de défrichement) ne
figure pas dans Rob. Il illustre la réalisation d’une possibilité inemployée en
français central (application du procédé de conversion à la base verbale défrich-).
6 Fattier Dominique
vivent dans une sorte d’harmonie quoiqu’elles aiment le même objet. Elles se
nomment alors entre elles matelotes ; mot tiré d’un ancien usage des flibustiers
qui formaient des sociétés dont les membres s’appelaient réciproquement matelot.
(M. de St-M., 57)
c’est très loin d’être toujours le cas :
C’est ainsi qu’on sait qu’ils adorent tout : les montagnes, les arbres, les mouches
à miel, les caymans, etc., etc. (M. de St-M., 58)
À l’occasion, sont publiées des lettres de lecteurs, le plus souvent sous forme
d’« observations », de « remarques », de « mémoires », destinés à aider au
10 Fattier Dominique
créole, l’idiome maternel de tous les Haïtiens (avec le célèbre poème Chou-
coune d’Oswald Durand, 1896)14. Tout un pan de la littérature haïtienne s’est
écrit un siècle durant dans un français fortement marqué de régionalismes,
avec des incrustations de créole qui sont parfois d’autant moins évidentes à
repérer qu’elles sont écrites dans une graphie très francisante15, attestant la
formation scolaire française de leurs auteurs. On peut fixer quelques jalons
importants de cette régionalisation du français littéraire pour les premières
décennies du XXe siècle : Frédéric Marcelin, Themistocle-Epaminondas
Labasterre, 1901 ; Justin Lhérisson, La famille des Pitite-Caille, 1905 et
Zoune chez sa ninnaine, 1906 ; Antoine Innocent, Mimola ou l’histoire
d’une cassette, 1906 ; Fernand Hibbert, Les Thazar, 1907 ; Jacques Rou-
main, Gouverneurs de la rosée, 1944 ; Edris Saint-Amand, Bon Dieu rit,
1952 ; Jacques-Stephen Alexis, Compère Général Soleil, 1955…
Comme le notent Pompilus et Berrou (1975), ce sont des romanciers
de la Génération de la Ronde16 qui entreprennent, à partir des années 1900,
« la peinture réaliste des moeurs, des coutumes, des traditions familiales et
habitudes politiques propres au milieu haïtien et ceci dans la profusion d’une
langue qui accueille, dans le cadre de la phrase demeuré français, une masse
de mots, d’expressions, de proverbes du terroir » 17.
Cette modernité surprend lorsqu’on réalise qu’en France, le français
populaire d’origine régionale a mis du temps pour se trouver au XIXe siècle
des garants littéraires. Des travaux lexicographiques préexistaient pourtant,
sans parvenir toutefois à susciter la création littéraire contemporaine. Ainsi
que le précise Saint-Gérand (1999 : 486), il a fallu
attendre plusieurs années pour que George Sand utilise les recherches du Comte
Jaubert 1838 sur le Berry, et plus encore pour que Barbey d’Aurevilly fasse des
normandismes dont il revêt son Ensorcelée un signe de revendication politique
[…] de la langue.
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14
Comme l’écrivent Dalembert et Trouillot dans leur essai (2010 : 54-5), « Écrit du
fond d’une cellule en 1883, publié en 1896 dans Rires et pleurs, ‘Choucoune’ est
l’un des rares textes à être connu de tous les milieux sociaux haïtiens. Mis en
musique par Michel Mauléart Monton, il sera repris dans le monde entier sous le
titre de ‘Yellow Bird’. »
15
Il n’en irait plus de même aujourd’hui car le créole dispose désormais d’une
orthographe officielle qui utilise l’alphabet latin, selon un principe globalement
phonographique, avec des correspondances simples entre les graphèmes et la
prononciation.
16
Le mouvement littéraire connu sous le nom de Génération de la Ronde embrasse
la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle jusqu’à la Revue indigène (1898-
1927), selon Pradel Pompilus et Raphaël Berrou, Histoire de la littérature haï-
tienne, illustrée par les textes, tome 1, 1975, p. 12.
17
Pradel Pompilus et Raphaël Berrou, op. cit., tome 2, p. 516.
12 Fattier Dominique
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18
On constate que les écrivains cèdent eux aussi à la tentation, signalée dans la
deuxième partie du présent texte (cf. 2. Considérations préalables), qui consiste à
attribuer systématiquement tout écart du français local par rapport au français
standard au seul créole.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 13
l’espagnol et, dans une faible mesure, à l’indien caraïbe et à des idiomes afri-
cains » (Philologie créole, 1936 [1981], Introduction p. XI).
BRUNE, adj. et n. – Brine ; labrine ; brune ; labrune. – Elle est une belle brune lie
cé i. bel brine (i. bel fêmme brine). – La brune labrune ou labrine du soir ; c’est
un terme très usité du répertoire des tireuses de cartes et diseuses de bonne aven-
ture. – Grosse brine (en NOR, signifie : heure du soir où il fait presque nuit). –
Venez avant la nuit vini anvant grosse brine, âvant labreîne fine fèmin.
P. Pompilus (1985 : 101), après avoir fait la présentation critique du
Dictionnaire français–créole, conclut en écrivant : « Tel qu’il est avec son
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19
Faine fait du mot bouque le commentaire suivant : « Le mot ‘bouque’ est un
doublet du français ‘bourg’ transformé en normand ‘bourc’ qu’on prononce sou-
vent bouque comme en créole. C’est d’ailleurs l’un des anciennes formes écrites
du mot […]. »
20
Faine est mort en 1958, laissant ce dictionnaire sous la forme de notes manu-
scrites.
14 Fattier Dominique
champs sémantiques, qu’ils sont intégrés dans d’autres oppositions et que nous
sommes autorisés à les appeler des haïtianismes (pp. 133-134).21
Si Pradel Pompilus qui a été professeur de français et de latin (au ly-
cée Pétion en 6e, 4e, 3e et 1re)22 et qui se présente dans l’introduction de sa
thèse comme un « chercheur qui enseigne le français normal (de Paris) et qui
parle le français dialectal et le créole » (p. 21-22) – renonce à user du mot
créolismes au profit d’haïtianismes, c’est pour la raison que le premier est un
mot « déprécié » (dans le cadre du contexte scolaire qui privilégie un fran-
çais très normatif), qu’il
ne s’entend que des fautes contre la langue française consistant dans l’emploi
involontaire d’un mot ou d’une tournure du dialecte populaire [le créole] (1961
[1981] : 136).
Il faut un œil très exercé pour débusquer bien des régionalismes, y
compris dans le matériau littéraire où ils sont loin d’être toujours mis en
relief23, faute peut-être pour l’auteur de les identifier comme tels, d’avoir
conscience de leur régionalité, au moment où il écrit du moins. On peut don-
ner grâce à Pompilus (1985 : 68) de l’exemple suivant, qui donne une idée
des pièges qui guettent le lecteur. Il est emprunté au portrait que fait de
Madame Thazar, Fernand Hibbert, dans son roman Les Thazar (1907 : 10) :
« C’était une brune aux formes opulentes, aux lèvres charnues et ardoisées, aux
regards passionnés et qui à l’audition de la moindre musique un peu mélodieuse
s’alanguissait, pâmée. ».
Comme le note Pompilus, « le mot brune n’a pas dans ce texte la
même valeur qu’en France, au sens saussurien du mot ‘valeur’ : alors qu’en
France, il entre en opposition avec blonde, ici il est en opposition avec noire,
griffonne ou mulâtresse ».
Il y a des différences entre les auteurs dans la façon de se jouer des
possibilités qui leur sont offertes24. Pompilus (1985 : 69) commente25 ainsi
les choix de Lhérisson :
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21
De même que le classement est susceptible d’être discuté, de même certaines éty-
mologies proposées dans ce passage sont contestables (ainsi celle de bumba par
exemple).
22
D’après la notice qui lui a été consacrée dans la publication collective Hommages
au Docteur Pradel Pompilus (1989).
23
Ils peuvent être signalés à l’aide de guillemets, d’italiques, de notes de bas de
page ou encore par une combinaison de ces procédés. On trouve également utilisé
le marquage par des zones de contexte immédiat.
24
P. Pompilus (1985) distingue quatre registres de langue : le français standard, le
français dialectal, le créole francisé et le créole authentique.
25
L’article de Pompilus dont est tiré cet extrait contient des scories (oubli des itali-
ques notamment). Je les ai restituées seulement pour les titres des ouvrages de
Lhérisson.
16 Fattier Dominique
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26
Il utilise aussi d’autres moyens : dans l’extrait cité par Pompilus, au mot carapate
sont associés les italiques et une définition par le contexte (« tenace parasite »).
Ce mot ne figure pas dans Rob qui ne propose qu’une entrée Carapate n.f. XXe ;
déverbal de (se) carapater.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 17
Le créole visé par cette enquête, réalisée au début des années 1980,
n’est pas celui des Haïtiens bilingues. C’est le créole des paysans unilingues
créolophones parlé dans toutes les régions d’Haïti, leur unique moyen d’ex-
pression. Cet ensemble de « variétés » constitue une trace fiable du français
qui a essaimé à Saint-Domingue au XVIIe et au XVIIIe siècles, abstraction
faite bien entendu des évolutions et différenciations dialectales qui se sont
produites par la suite, de façon non uniforme : le commentaire des cartes de
l’Atlas a permis de constater que certains changements sont plus avancés ici,
plus lents là (Fattier 1998).
C’est une archive témoignant de façon indirecte de la diversité intrin-
sèque du français véhiculaire parlé, qui fut « ciblé » par ses acquisiteurs à
l’époque saint-dominguoise. On y trouve la « preuve » que le français de
l’époque coloniale a été, dès le départ, une langue soumise à des faits de va-
riation, à l’instar de n’importe quelle autre. Le créole des Haïtiens unilingues
est extraordinairement riche en archaïsmes et vestiges de la tradition fran-
çaise ancestrale, riches en corrélats de régionalismes de tous types.
Le commentaire de l’ALH a, par exemple, permis de mettre en évi-
dence le caractère massif des héritages galloromans (diastratismes et diato-
pismes) sur le plan du lexique29. Ce fait n’est pas pour étonner. Thibault
(2008 : 50) rappelle que :
Les mots maintenus en périphérie mais considérés comme régionaux ou très po-
pulaires dans l’usage central constituent l’une des principales catégories de régio-
nalismes dans les zones où l’implantation du français est très ancienne, que ce
soit dans les régions de France, en Suisse romande, en Wallonie ou dans les an-
ciennes colonies françaises (XVIIe-XVIIIe s.) du Nouveau Monde.
La mise en évidence de correspondances phonétiques régulières entre
le créole et le français, complétée par la comparaison avec d’autres créoles
français (réunionnais, mais aussi guadeloupéen) a permis de montrer qu’une
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29
Il n’y a pas que le lexique. Mais la place nous manque pour évoquer toutes les
composantes de l’héritage.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 19
quantité considérable de mots haïtiens ont pour étymons des mots français.
Dans ce fond d’origine française populaire figurent un nombre important de
mots à caractère technique, issus des vocabulaires spécialisés de différents
corps de métier (maçons, charpentiers, couvreurs…) et passés dans la langue
commune. Ainsi rip (copeau de bois) dont l’origine française est attestée
(comm. 1406 < ‘ripe’, copeau de menuisier ; FEW XVI, 724-725). Ainsi
kristè (comm. 451, lavement < ‘clystère’). On peut ajouter qu’il n’est pas
possible de réduire la contribution française à des mots simples. Le créole
haïtien a, par exemple, gardé un stock d’affixes français qui ne doivent rien à
sa coexistence actuelle avec le français régional et dont il est fait un usage
productif pour construire des dérivés : ainsi, à côté de la variante pouse bou-
jon, a été proposée la variante reboujonnen (cf. carte et commentaire 1563 :
« pousser, jeter des bourgeons »). Ces héritages ont fait l’objet, dans le com-
mentaire des cartes de l’ALH, d’une partition en survivances dialectales
(mots créoles qui ne se différencient que phonétiquement des lexèmes des
parlers de l’ouest français dont ils sont issus), « vocabulaire des Isles »
(Chaudenson 1974 : Tome 1, chap. VII), néologismes de formes (affixation,
conversion, composition) et néologismes de sens.
Le constat de cette origine galloromane massive du lexique du créole
haïtien a permis de proposer, dans un certain nombre de cas moins « trans-
parents » que d’autres, des étymologies fondées et vraisemblables : Exem-
ples, carte et commentaire 1745 branrany (stérile pour un animal femelle) <
brehaigne30, baraine, braaigne (FEW 1, 242) ; carte et commentaire 881
aloufa (points 2, 3, 7, 10/goufa 5/goulou 1/gran goulou 1 (glouton, goinfre)
< gouillafre31, gouillafe, goulafe, goulifre, goulipiat (FEW 4, 307 sqq.).
La distribution des formes créoles collectées sur les cartes de l’ALH
peut aider à identifier les régionalismes de fréquence du français véhiculaire
de l’époque coloniale, ces régionalismes qui ne se signalent ni par leur for-
me, ni par leur sens, mais bien par leur fréquence, anormalement élevée dans
certaines variétés régionales de français (touffe)32. Une forme dont la distri-
bution est massive peut signaler un régionalisme de fréquence.
Une distribution réduite peut être indicative également. Ainsi le mot
créole fouyapòt n’a été collecté que dans le sud d’Haïti (ALH carte et com-
mentaire 616), il a pour étymon fouille-au-pot (la consonne finale était, selon
toute vraisemblance, prononcée en français régional). Le mot est glosé par
Rob de la façon suivante : « Vx et fam. Petit marmiton. » Les deux formes
créoles présentent le même changement de sens, par métaphore (petit marmi-
ton > curieux, indiscret). C’est probablement l’indice que le changement en
–––––––—––
30
Pour brehaigne, Rob fournit la marque d’usage suivante : Techn. (en parlant des
femelles de certains animaux).
31
Pour goulafre, gouliafre, Rob fournit l’information suivante : Régional (Belgique,
Nord-Est). Goinfre, glouton.
32
Cf. la note 3 du présent texte.
20 Fattier Dominique
le sens suivant : « Petit lac d’eau salée, lagune peu profonde entre la terre et
un récif corallien, par les brèches duquel pénètre la marée » ; puis « 2. Cour.
(abusif en science). Lagune centrale d’un atoll. »
Il a été recueilli au cours des enquêtes pour l’ALH (in cartes et com-
mentaires 28 – Étang et 32 – Bourbier) : lagon, lagon letan, lagon dlo kwon-
pi (fossé marécageux des basses plaines) ; lagon dlo (endroit où on plante le
riz)36.
On peut inférer de ce cas de figure précis que beaucoup de mots
d’usage fréquent à Saint-Domingue ont fait l’objet d’une appropriation par le
créole émergent.
Tout comme lagon, le régionalisme avalasse (Moreau de Saint-Méry
p. 143) a un corrélat créole, lavalas (Valdman 2007)37:
Après une sécheresse annuelle, qui dure ordinairement depuis le mois de Février
jusqu’à celui de Mai ou de Juin, les pluies deviennent excessives avec les pre-
miers orages, et amènent des fièvres bilieuses ardentes. Il résulte de ces avalasses,
qu’après avoir consommé les vivres de terre, de nouvelles plantations faites pour
les remplacer, sont sans succès.
–––––––—––
36
Pompilus (1961 : 167) donne de ce mot une définition et une étymologisation er-
ronées : « Lagon, m : Ce n’est autre que l’accon que Littré définit : « Bateau à
fond plat qui cale fort peu d’eau et qui sert principalement, dans les Antilles, au
chargement des navires de commerce (poitevin d’après Ménage). Une fausse cou-
pure a donné un lacon, le lacon, phénomène extrêmement courant en créole, puis
par sonorisation de C, lagon. »
37
Valdman 2007 : « lavalas1 n. 1 deluge, downpour, torrential rain, flash flood
2 torrent » (Valdman 2007). Le mot créole a ensuite fait l’objet de différentes dé-
rivations sémantiques et formelles. Dans Rob, on trouve les indications suivan-
tes : « avalaison ou avalasse : cours d’eau torrentiel qui descend soudainement
des montagnes à la suite de pluies abondantes ou de fontes des neiges. ». Assez
curieusement, ce mot n’a pas été fourni par les témoins de l’ALH qui ont majori-
tairement proposé le mot ravin [ravin] (carte 24 – Torrent et lit du torrent) dont
l’étymon est ravine (régionalisme du français des Antilles, cf. Thibault 2010, 78).
22 Fattier Dominique
Références bibliographiques