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Fattier 2012

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Fattier 2012, 315-337 [script]

Dominique Fattier
Université de Cergy-Pontoise

Le français d’Haïti (dans sa relation osmotique avec le créole) :


remarques à propos des sources existantes

Il existe un riche gisement de sources (primaires et secondaires)


d’information sur le français d’Haïti. L’objectif de cette étude est de le faire
connaître, en proposant un parcours à travers les documents par lesquels sa
spécificité et son altérité sont soit simplement attestées, soit reconnues et
désignées, sans prétendre à l’exhaustivité. Après d’indispensables remarques
introductives, il est question, dans cet ordre, des textes anciens (Moreau de
Saint-Méry 1797 ; Ducoeurjoly 1802 ; les journaux de Saint-Domingue), du
corpus du français littéraire haïtien (XXe siècle), des travaux linguistiques, et
enfin de l’Atlas linguistique du créole d’Haïti. Il est fait appel, à l’occasion,
à des régionalismes à des fins d’illustration. Pour ce qui est de leur statut,
c’est la typologie établie dans le domaine des études sur le français aux
Antilles (Thibault 2008, 2009) qui est retenue. Elle distingue : les héritages
galloromans (diastratismes 1 et diatopismes2), les emprunts aux langues en
contact (langues amérindiennes, espagnol, langues africaines, anglais) ainsi
que divers types d’innovations : formelles (par dérivation, par composition),
sémantiques, et de fréquence3.

1. Considérations préalables

En Haïti, comme aux Petites Antilles, le français est présent dès les
débuts de la colonisation. Son implantation est ancienne. Une partie de la
population de ces territoires l’a toujours acquis comme langue première, par
tradition orale, de génération en génération, en même temps que les créoles
–––––––—––
1
Mots qui ont toujours été considérés comme étrangers à la norme du français
neutre, comme en témoignent les marques d’usage des dictionnaires qui montrent
les restrictions diastratiques dont ils ont toujours été affectés. Le mot mitan est un
représentant typique de cette catégorie de régionalismes (d’après Thibault 2010 :
50-51).
2
Mots qui connaissaient à l’époque, en France même, une diffusion géographique
limitée comme les régionalismes de l’Ouest français que sont bourg et amarrer
(ibid.).
3
Il s’agit de régionalismes qui ne se signalent ni par leur forme, ni par leur sens,
mais bien par leur fréquence, anormalement élevée dans certaines variétés régio-
nales de français. Thibault (2010) mentionne, pour le corpus qu’il étudie, les mots
halliers n. m. pl. ; ravine n. f. ; touffe n. f.
2 Fattier Dominique

qui en sont issus par « acquisition naturelle »4 et qui lui servent dès les dé-
buts de leur émergence de « niveau de langue », avant d’entrer, bien plus
tard et à des rythmes distincts, dans un processus d’institutionnalisation.
Insister d’emblée sur cette co-évolution est plus que jamais nécessaire.
Cela demande un réel effort car c’est aller à contre-courant d’une approche
de l’histoire culturelle et linguistique des mondes créoles qui est devenue
habituelle. Ainsi Sylviane Telchid, par exemple, l’auteure du premier Dic-
tionnaire du français régional des Antilles. Guadeloupe-Martinique (1997),
défend-elle l’idée que le lexique de cette variété a transité par le créole. Une
telle vue est très couramment partagée ; elle explique par exemple pourquoi
les caractères divergents du / des français des Antilles sont très souvent qua-
lifiés de créolismes.
D’un territoire à l’autre, les particularités du français ne peuvent être
conçues que comme des emprunts faits au créole et il est rarement question
par exemple (sauf comme nous le verrons par la suite, chez le précurseur
haïtien Jules Faine), d’y voir le maintien d’archaïsmes, de traits anciens ou
encore la réalisation de mots ou de sens possibles, mais non attestés en
« français standard ». De même, n’est pas facilement envisagée la possibilité
que de telles particularités se soient maintenues, de façon parallèle, en fran-
çais régional et en créole.
Cela étant dit, il ne fait aucun doute qu’il y a eu, qu’il y a toujours des
apports et des influences du créole sur le français régional. Par ailleurs, il est
à peu près certain que le français régional ne se serait pas maintenu en Haïti,
sans la présence du créole.
L’hypothèse des « créolismes » a une base idéologique, celle du
monolinguisme, qui n’est pas articulée de façon explicite, ni forcément très
consciente : il faut que les mots soient bien rangés et de préférence dans une
seule langue ; il faut qu’il n’y ait qu’une langue première. Elle ne permet pas
de réaliser que le lieu où les langues entrent en contact n’est pas un lieu géo-
graphique mais l’individu bilingue (Uriel Weinreich 1953)5 et qu’il existe
des cas d’acquisition initiale bilingue (acquisition initiale simultanée de deux
langues). Elle sous-estime la difficulté bien réelle de cerner les critères qui
permettent d’attribuer l’origine de certains lexèmes (et autres particularités)
à l’une et / ou à l’autre des langues en cause quand celles-ci sont non seule-
ment génétiquement apparentées mais également coexistantes. Entre français
régional et créole, la notion de « frontières floues » s’impose.

–––––––—––
4
Acquisition naturelle (c’est un quasi-synonyme de « acquisition non guidée »).
L’expression a le grand mérite de rappeler que l’acquisition d’une langue –
maternelle ou seconde – est un processus naturel. Et de suggérer que l’enseigne-
ment des langues est une tentative d’intervention dans ce processus naturel pour
l’optimiser (Klein 1989 : 5).
5
Uriel Weinreich, 1953 : Languages in contact, New York, Publication of the
Linguistic Circle of New York.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 3

Une telle hypothèse revient en fait à poser que le français régional


(des petites Antilles, d’Haïti, etc.) est une variété d’apparition récente et,
pour expliquer son émergence, à calquer les faits sur ceux qui se sont pro-
duits en Europe où le français s’est diversifié par diffusion et superposition à
un substrat dialectal (les dialectes galloromans) en France, en Belgique et en
Suisse. Cela consiste à traiter les particularités du français aux Antilles com-
me des équivalents des wallonismes (par exemple), alors que leur histoire est
bien différente. Le rapport entre créole(s) et français n’est pas un rapport de
« substrat » à une langue qui s’y serait superposée. C’est un point sur lequel
il convient d’insister.
Pour souligner l’influence réciproque, l’interpénétration parfois consi-
dérable entre français et créole(s), plusieurs créolistes (Robert Chaudenson,
Guy Hazaël-Massieux) ont usé de la métaphore de l’osmoticité : en situation
de créolophonie6, tout mot français est virtuellement un mot créole et inver-
sement, tout mot créole est en puissance un mot du français régional qui
coexiste avec lui. Le fait de la reprendre à mon compte dans le titre de cette
communication est destiné à attirer l’attention sur une donnée incontestable :
cette relation osmotique complique incontestablement la recherche sur les
français régionaux. La proximité structurale entre français et créole(s) dé-
coule non seulement de leur apparentement mais aussi des convergences
dues à leur contact à travers des générations de bilingues. Cette situation
n’est pas près de se simplifier.
Dans un article intitulé « De la difficulté d’écrire en créole » paru en
2001, le poète et essayiste haïtien Georges Castera signalait en effet, entre
autres problèmes, celui de « l’hybridation » croissante des deux langues :
Aujourd’hui, le plus grand défi pour l’écrivain qui écrit en créole, c’est ce que
j’appellerais avec d’autres la décréolisation de la langue créole. […] La langue
française a toujours représenté pour les Haïtiens un signe de distinction et il est de
bon ton de commencer toute conversation par des phrases françaises puis [de]
continuer familièrement en créole, juste pour signaler à l’interlocuteur qu’on a de
la culture. Ainsi, le français tient souvent lieu de carte de visite orale. Aujourd’hui
cette stratégie prend une forme plus subtile, ou, si l’on veut, plus démocratique.
C’est le créole francisé qui joue ce rôle à travers les prêches, les actualités, les dé-
bats politiques, les conseils médicaux prodigués à la radio et à la télévision. Ce
phénomène d’hybridation s’étend malheureusement aux médias (dans les taxis,
les autobus ainsi que dans les foyers les plus reculés) invitant les gens à « parler
créole en français ». Cette manière de parler produit la décréolisation du créole.
Il ajoutait quelques lignes plus loin, « il est légitime qu’un écrivain se
sente concerné par cette catastrophe » et donnait quelques exemples : « On
introduit parfois un mot français peu connu dans une phrase créole bancale :
–––––––—––
6
Celles du moins où coexistent un créole à base française et sa langue de base. Ce
n’est pas le cas dans des territoires comme Sainte-Lucie ou la Dominique, où des
créoles à base française coexistent avec l’anglais, langue officielle.
4 Fattier Dominique

‘Ministè a pwal prosede a distribisyon de porcelets (ti kochon) […]’ ; les


locuteurs font un large usage d’expressions toutes faites : ‘dans la mesure
où…’, ‘comme succinctement ou wè…’, ‘nul et non avenu’, etc. ».
Cette évolution contemporaine accélérée vers un accroissement des
« mélanges » se produit dans un contexte d’urbanisation rapide, de dégrada-
tion de l’enseignement (sans compter les tragédies récentes) sur fond d’évo-
lution statutaire du créole. Elle fait comprendre à quel point il est difficile ou
même impossible, parfois, de tracer une ligne de partage entre créole et fran-
çais. L’image du continuum semble s’imposer désormais là où il y a encore
une vingtaine d’années prévalait une situation sociolinguistique plus fran-
chement diglossique. De plus en plus, « on parle créole en français », pour
reprendre l’expression (ambiguë) de Castera7.

2. Les textes anciens

Le seul texte ancien à avoir fait l’objet d’un examen systématique est
le dictionnaire languedocien-français découvert par Pierre Rézeau et dont il
rend compte dans son article Aspects du français et du créole des Antilles
(notamment Saint-Domingue) à la fin du XVIIIe siècle, d’après le témoi-
gnage d’un lexicographe anonyme (2009). Nous y renvoyons. Composé aux
environs de 1800, ce précieux document est resté à l’état de manuscrit dont
seule une moitié hélas est disponible à des fins de recherche.
Dans la plupart des cas, l’auteur considère les traits qu’il rapporte comme le fait
de « tout le monde » et il les introduit par des indications du type « dans les
Antilles/à Saint-Domingue, on appelle ». S’il précise parfois que tel mot est
caractéristique des Créoles (ainsi amacorner, calumet s.v. cachimbeau, caler,
crebiche, élingué, expenter, malingre) ou du peuple créole (s.v. coucouye et ha-
siers), il se situe dans la sphère du français et, ses notes portant essentiellement
sur le lexique, il ne distingue pas le créole comme un système linguistique diffé-
rent du français. [p. 196]
La description lexicographique est ponctuée de « nombreuses et par-
fois longues digressions sur la langue, la flore, la faune et les coutumes des
Antilles, plus particulièrement de Saint-Domingue ». Après un examen des
principales sources de variation par rapport au français standard, Rézeau
s’est attaché à dresser l’inventaire des faits les plus intéressants.

–––––––—––
7
Il s’agit de mettre du français dans son créole (de franciser son créole)… et non
de l’inverse.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 5

2.1. La Description de Moreau de Saint-Méry

Parmi les textes anciens qui doivent être explorés de façon métho-
dique, figure l’ouvrage de Moreau de Saint-Méry, Description topographi-
que, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle
Saint-Domingue.
Nulle province française n’a été décrite à cette même époque, ou à une époque
donnée quelconque, avec la même minutie, la même précision évocatrice. (Bl.
Maurel, p. XLVI dans la Nouvelle édition de 1958 entièrement revue et com-
plétée sur le manuscrit par Blanche Maurel et Etienne Taillemite)
Dans l’édition de 1958, la Description est précédée d’une biblio-
graphie de l’auteur (p. VII), d’un texte intitulé « La Description, ses sources,
sa portée, son interprétation » (p. XXVII), puis d’un texte portant le titre
« Manuscrit et éditions de la partie française de Saint-Domingue (p.
XLVIII). Les éditeurs ont de plus rétabli, à partir du manuscrit déposé aux
Archives nationales, les passages que Moreau avait supprimés dans l’édition
de 1797 en les restituant en italique pour que leur identification soit possible.
En amont de cette somme extraordinaire, il faut se représenter, comme
le soulignent les éditeurs, l’immensité de la documentation dont est sortie la
Description : collection personnelle d’ouvrages et de brochures, « prodi-
gieux travail de copie de pièces dont il ne pouvait obtenir ou conserver l’ori-
ginal » (p. XXXIX), collaborations dont a bénéficié Moreau (p. XII), travaux
et collections de ses prédécesseurs…
L’interrogation sur ce qu’il convient de considérer comme du français
régional dans l’œuvre de Moreau surgit très vite : ainsi p. XI, Bl. Maurel
mentionne-t-elle une table des cantons qui servira aux investigations partant
des noms de lieux. Elle ajoute en note 1 : « voir en tête de cette table la défi-
nition de ce qu’on appelait canton à Saint-Domingue, comme d’ailleurs dans
l’ancienne France. »8. Il y a tout lieu de penser, grâce à cette mise en relief
métalinguistique, que nous avons ici affaire à un diastratisme.
Moreau lui-même a eu le souci de son lecteur, à l’intention duquel il a
établi un glossaire de mots qu’il convient de considérer a posteriori comme
des régionalismes 9 :

–––––––—––
8
Il manque malheureusement les pages 1422-1423 où figure la table des cantons
dans mon exemplaire personnel (édition de 1958).
9
Ainsi par exemple habituer un terrain est une expression qui s’écarte dans sa
construction comme dans son sémantisme de la contruction standard habituer qqn
à (qqch.) : rendre familier par l’habitude (…) Habituer un enfant, une recrue au
froid, à la fatigue (d’après Rob). Le mot défriche (synonyme de défrichement) ne
figure pas dans Rob. Il illustre la réalisation d’une possibilité inemployée en
français central (application du procédé de conversion à la base verbale défrich-).
6 Fattier Dominique

Comme j’ai employé plusieurs termes consacrés par l’usage à Saint-Domingue,


j’ai cru devoir en donner une explication concise mais suffisante pour que cette
espèce de nomenclature coloniale ne puisse arrêter aucun Lecteur […] (Moreau
de Saint-Méry, Avertissement. p. 13).
Son Explication de quelques termes employés à Saint-Domingue (p.
14-16) porte sur 53 entrées listées par ordre alphabétique : A (signe du datif),
Acul, Ajoupa, Argent (des colonies), Bac A Vesou, Bois Debout, Bois De-
bout (Faire un), Bois De Fardage, Boucan, Boucaner, Boucanier, Boucherie
Maronne, Brise, Calle, Carabiné, Carreau, Case, Chemin carabiné, Caye,
Corail, Coupe, Defriche, Embarcadère, Ester, Etage, Flibustier, Fourq, Gene-
ral, Gourde, Habituer un terrain, Hatte, Lagon, Lieue, Livre, Mantègue, Ma-
ringouin, Maron, Monnoie, Morne, Mornet, Moustique, Passe, Piastre-
Gourde, Racadeau, Raque, Savane, Sucre, Tache, Terrer (le Sucre), Tour-
nois, Vide d’un moulin, Vivres de terre.
Dans les articles qui « expliquent » les entrées, se trouvent des mots
que l’auteur n’a pas retenus dans sa nomenclature mais qui sont bel et bien
eux aussi des régionalismes : ainsi sous A, on trouve habitation (l’habitation
à Galiffet) ; sous Boucanier, habitans chasseurs ; sous Piastre-Gourde,
Gourdin ; sous Vivres de terre, manioc, patate, tayo ou choux caraïbe, igna-
me, couche-couche, figues-bananes, pois, mahis.
Aux mots qui figurent dans l’Explication, on peut ajouter certains de
ceux qui figurent dans l’index matières (pp. 1434-1440) comme Abricots,
Cabrouets, Campêche (bois de), Maoka (ver destructeur de l’indigo), Mal de
mâchoire, Musicien (oiseau), Sarampion (sorte de rougeole), etc. Dans les
pages de référence, on trouve de solides compléments, encyclopédiques en
particulier et bien propres à nourrir un futur dictionnaire historique, compa-
ratif et philologique des régionalismes du français des auteurs qui ont écrit
sur les Antilles. Il faut savoir cependant que cet index matières qui a été
substitué à celui « incomplet, fort confus et fort critiquable» de Moreau lui-
même (p. XL), a été réduit à des proportions modestes en raison, précisent
les éditeurs, de l’ampleur prise par l’index des noms de personnes. Il con-
vient donc, si l’on vise l’exhaustivité, d’entreprendre page après page la lec-
ture des trois tomes de la description.
L’examen de l’introduction à la description des trois parties de la co-
lonie (pp. 25-111), « consacrée à des notions générales sur le climat, et les
habitants de Saint-Domingue, leur origine, leur caractère et leurs moeurs » a
été réalisé à des fins de sondage préalable et d’exemplification. Il a permis
de repérer bon nombre de régionalismes, les uns déjà recensés dans la no-
menclature et / ou l’index matières, et d’autres qui ne le sont pas. De plus, on
remarque que si certains régionalismes sont signalés par des mises en relief
(en l’occurrence des caractères italiques) :
Cependant, en général, les Africaines accoutumées à des maris polygames, n’ont
pas une jalousie furieuse, et il est même assez commun d’en voir plusieurs qui
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 7

vivent dans une sorte d’harmonie quoiqu’elles aiment le même objet. Elles se
nomment alors entre elles matelotes ; mot tiré d’un ancien usage des flibustiers
qui formaient des sociétés dont les membres s’appelaient réciproquement matelot.
(M. de St-M., 57)
c’est très loin d’être toujours le cas :
C’est ainsi qu’on sait qu’ils adorent tout : les montagnes, les arbres, les mouches
à miel, les caymans, etc., etc. (M. de St-M., 58)

Ce luxe consiste presque, entièrement, dans un seul objet, l’habillement, puisque


rien n’est d’ordinaire plus simple que le logement d’une Mulâtresse, qui consiste
en une ou deux pièces ou chambres, tout au plus. L’une de ces pièces sert de
salon : elle est souvent sans autre tenture qu’un papier ; une glace, une table, un
beau cabaret avec des porcelaines, de jolies chaises de paille peintes, ou de rotin,
tel en est l’ameublement (M. de St-M., 105).
Les mots matelote, mouche à miel, chambre (en tant que synonyme de
pièce) et cabaret (qui ont leurs corrélats créoles matlòt, myèl, chanm et
kabarè ‘plateau’) ont vocation à figurer en tant que régionalismes d’Haïti
dans un index des régionalismes des français d’outre-mer. Trois d’entre eux
sont affectés d’une marque diasystémique dans le dictionnaire de référence
qu’est Rob : cabaret est glosé comme « vieilli », mouche à miel comme « ar-
chaïque » ou « régional » ; quant à chambre, il reçoit un traitement un peu
plus complet : « Anciennt (et dans des loc.). Pièce d’habitation. […]. Cham-
bre à toilette, chambre de bain. […] Régional (Suisse) Pièce (d’un apparte-
ment, d’une maison). »

2.2. Le Manuel de S. J. Ducoeurjoly

Le Manuel des Habitans [sic] de Saint-Domingue (1802)10 est une


autre source essentielle. Son auteur Ducoeurjoly est lui-même un ancien
habitant (au sens qu’a le mot en français régional). La partie « linguistique »
du Manuel contient un vocabulaire français-créole et cinq conversations
françaises-créoles : c’est en quelque sorte une méthode d’auto-apprentissage.
Représentatif d’un usage ancien (dernier quart du 18e siècle), le Vocabulaire
est une description synchronique du créole langue inconnue, destinée à un
public précis de consultants (les futurs colons et voyageurs français à Saint-
Domingue). Cette description est pour l’essentiel repérée en français : le
vocabulaire bilingue confronte le créole (langue objet) au français (langue
d’information)11.
Le vocabulaire qui fait communiquer français et créole est de petite
taille : une nomenclature de 395 entrées tient sur 72 pages. Chaque page est
–––––––—––
10
Le tome 1 est accessible sur Google livres.
11
M.-C. Hazaël-Massieux (1989 : 80) signale que les dictionnaires français-créoles
sont « à l’heure actuelle » en nombre très réduit, l’inverse n’étant pas vrai.
8 Fattier Dominique

divisée en deux colonnes : celle de gauche pour le français, celle de droite


pour le créole. Le classement adopté pour la colonne de gauche est celui de
l’ordre alphabétique du français.
L’établissement de ce vocabulaire d’apprentissage doit probablement
beaucoup à l’intuition de l’ancien habitant qu’est l’auteur. Ses choix lexico-
graphiques visent à dégager un fonds créole qui soit immédiatement utile :
certains secteurs thématiques (flore, alimentation, faune, transformation de la
canne à sucre) sont privilégiés. On ne connaît pas les principes selon lesquels
a été dressée la liste des entrées françaises. Il semble qu’une décision im-
portante ait consisté à y intégrer d’office les mots d’ores et déjà communs au
créole et au français régional de Saint-Domingue qui n’ont pas, à l’époque,
d’équivalent en « français [standard] de France12 » (BAGASSE, BIGAILLE,
CALALOU, CANARI, COUI, MANCHETTE, MARINGOUIN ), quelle que soit par
ailleurs l’origine de ces mots (galloromane, espagnole, amérindienne, afri-
caine…). On y trouve également des mots techniques comme HOUCHET
[sic : LOUCHET] « Instrument en forme de bêche etc. » ou BEC-DE-CORBIN
« Outil de sucrerie, fait en forme de grande pelle […] ». Sont écartés de
l’inventaire, sans que ce soit le cas général, des mots courants comme TRA-
VAILLER ou BOIRE dont les équivalents créoles (travay, bwè) qui n’ont que
peu évolué par rapport à leurs étymons, figurent pourtant dans les Conversa-
tions. De tels mots, en quelque sorte absents de la nomenclature pour cause
d’évidence, constituent pourtant le fonds le plus ancien du créole car ils sont
attestés dès les origines.
Le projet de Ducoeurjoly se heurte à des difficultés qui sont résolues
tant bien que mal. Au nombre de celles-ci, on peut compter la situation para-
doxale où l’auteur se trouve d’avoir à construire un vocabulaire bilingue
pour des consultants qui ne connaissent peut-être guère mieux la langue in-
strument d’information, dans sa dimension régionale du moins, que la langue
objet. Il convient donc de mettre en accord le Vocabulaire avec la compé-
tence supposée en français et les besoins langagiers et culturels des futurs
usagers du créole. D’où sans doute la forme particulière prise par ce premier
inventaire bilingue français / créole qui offre un très grand intérêt. Source
très précieuse pour l’histoire du lexique créole haïtien et pour l’étude du
changement linguistique, c’est en outre, comme description (involontaire) du
français régional de Saint-Domingue, le tout premier inventaire des particu-
larités lexicales d’un français évoluant de pair avec un créole.
Pour ne donner qu’un exemple, dans l’article consacré à l’entrée
BANANE (il s’agit de la colonne française), on trouve le synonyme figue
d’Adam et les lexèmes pattes, banane mûre, figue banane, figuier banane.
Ces mots simples et composés, insérés dans le développement de la
–––––––—––
12
Il faut entendre par là une variété dont le statut est assez vague, quelque chose
comme le français central normalisé parlé dans la deuxième moitié du XVIIIe
siècle.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 9

définition de la chose nommée, ne donnent pas lieu à équivalent créole (ces


mots ne sont pas des entrées ; de plus ils ne sont pas insérés dans des exem-
ples). Ils sont pourtant à un moment ou à un autre, pour nombre d’entre eux,
« passés » du français de Saint-Domingue au créole. Le créole haïtien con-
temporain offre en effet les corrélats pat, fig et bannan mi avec le même sens
(Fattier 1998, carte et commentaire 1630), de même que pat, fig bannan
(Valdman 2007). On a là un exemple frappant de la nature osmotique de la
relation entre les lexiques français et créoles. Dans le même temps, ces déve-
loppements encyclopédiques permettent de se convaincre du caractère « ré-
gional » du lexique français dont use Ducoeurjoly : figue d’Adam et les au-
tres lexèmes cités ne sont probablement pas employés en France (ou pas
partout en France) à la même époque. La consultation des dictionnaires de
référence que sont Rob et TLFi n’apporte pas d’information sur patte (au
sens de « main de banane ») par exemple…

2.3. Les journaux

Il serait également très utile de procéder à un dépouillement systéma-


tique des principaux journaux de Saint-Domingue, La Gazette de Saint-
Domingue, Les Affiches américaines. On trouve en effet dans la notice 18 du
Dictionnaire des journaux 1600-1789 réalisé sous la direction de Jean Sgard
(1991), les informations de contenu suivantes qui invitent à l’exploration :
Les Affiches américaines se conforment à leur titre, et se veulent essentiellement
un journal d’avis, d’annonces et d’informations pratiques. La plus grande partie
de chaque livraison est consacrée aux textes officiels et aux avis légaux, comme
la publication obligatoire des notifications de départ de la colonie, à différents
renseignements d’ordre commercial (« Tarif du poids du pain » ; cours du fret ;
prix des denrées et marchandises de France et de la colonie ; arrivées et départs
des navires ; etc.), et aux annonces et avis divers (« Nègres marrons » ; « Ani-
maux épaves » ; « Spectacle » ; biens et effets à vendre ; annonces publicitaires ;
etc.). Ces avis et annonces sont publiés aussi bien en première page qu’en fin de
journal. Ils encadrent la rubrique « Nouvelles politiques » ou « Nouvelles diver-
ses » dont l’importance varie en fonction de la place comme de l’actualité et de la
disponibilité de l’information. Les nouvelles contenues dans cette rubrique sont
extraites des journaux européens et américains. À la sous-rubrique « Amérique »
sont données les nouvelles locales ainsi que les nouvelles provenant de sources
particulières, correspondances commerciales et privées, ou « relations » des offi-
ciers et passagers des navires abordant dans les ports de la colonie. À partir de
1778, une large place est accordée aux nouvelles de la rébellion des colonies
d’Amérique, et de la guerre qu’elle provoque ; ces nouvelles ont le plus souvent
pour source les « insurgés » eux-mêmes. Par la suite, une place importante sera
accordée aux « nouvelles de France », à l’évolution de la situation politique en
métropole et aux tentatives de réforme de Louis XVI.

À l’occasion, sont publiées des lettres de lecteurs, le plus souvent sous forme
d’« observations », de « remarques », de « mémoires », destinés à aider au
10 Fattier Dominique

développement économique et culturel de la colonie ; c'est le désir de voir se


répandre « les lumières », le « zèle » pour la colonie et le « bien public », qui
animent la plupart de ces lecteurs (1765, p. 189 ; 1767, p. 67 ; Avis à MM. les
Abonnés, 1785).
Moreau de Saint-Méry lui-même a compilé ces journaux pour établir
sa Description. Ainsi, à la page 963, dans un passage consacré à la Paroisse
de la Croix-des-Bouquets, il rend compte de la relation d’une course faite par
trois personnes sur la montagne de La Selle, à environ dix lieues du Port-au-
Prince (il s’agit, précise-t-il, d’une relation imprimée dans les Affiches amé-
ricaines) :
Ils y ont trouvé un terrain plane rempli de fouilles de cochons marrons et des
arbres d’une hauteur ordinaire couverts de mousse ; des ramiers, des caleçons
rouges, des piverts.
De toute évidence, les caleçons rouges sont des oiseaux. Grâce à
l’ouvrage de Nelson (1979 : 95), il est possible d’en donner le nom créole
(kanson rouj), le nom scientifique (Tenmotrogon roseigaster) et le nom fran-
çais (pie de montagne). Dans la description qu’il fait en créole de l’oiseau,
Nelson pécise que le bas de son ventre est tout rouge (« anba-vant li tou
rouj »). C’est bien sûr ce détail frappant qui a motivé la création du néo-
logisme (changement de sens par métaphore). Combien y a-t-il de régionalis-
mes dans ce court passage de la Description ? Deux régionalismes sont cer-
tains : il s’agit de cochons marrons (cochons sauvages), et de caleçons rou-
ges. En revanche ramiers et piverts ne semblent pas être des néologismes
(changement de sens par analogie)13.

3. Le corpus du français littéraire haïtien

Pradel Pompilus, le « découvreur » du français d’Haïti, rappelle


(1985 : 66) la « déclaration fracassante » que fait Fernand Hibbert dans son
roman Les Simulacres (1923) par le truchement d’un des personnages,
Gérard Delhu :
Par l’action du milieu, le français que nous parlons n’est pas plus le français de
France que l’anglais des Etats-Unis n’est l’anglais des îles britanniques, et j’ajou-
te que rien n’est plus ridicule qu’un puriste haïtien.
La prise de conscience d’usages proprement haïtiens du français com-
mence tôt en Haïti : dans la foulée de la naissance d’un usage littéraire du
–––––––—––
13
Si pivert ne semble pas avoir de corrélat en créole, ramier en a trois : ranmié kou
rouj (Columba squamosa), ranmié milé (Columba inomata) et ranmié tèt blan
(Columba leucocephala) (Nelson 1979 : 99). Le ramier d’Europe et d’Asie est,
d’après Rob, une Columba palumbus…
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 11

créole, l’idiome maternel de tous les Haïtiens (avec le célèbre poème Chou-
coune d’Oswald Durand, 1896)14. Tout un pan de la littérature haïtienne s’est
écrit un siècle durant dans un français fortement marqué de régionalismes,
avec des incrustations de créole qui sont parfois d’autant moins évidentes à
repérer qu’elles sont écrites dans une graphie très francisante15, attestant la
formation scolaire française de leurs auteurs. On peut fixer quelques jalons
importants de cette régionalisation du français littéraire pour les premières
décennies du XXe siècle : Frédéric Marcelin, Themistocle-Epaminondas
Labasterre, 1901 ; Justin Lhérisson, La famille des Pitite-Caille, 1905 et
Zoune chez sa ninnaine, 1906 ; Antoine Innocent, Mimola ou l’histoire
d’une cassette, 1906 ; Fernand Hibbert, Les Thazar, 1907 ; Jacques Rou-
main, Gouverneurs de la rosée, 1944 ; Edris Saint-Amand, Bon Dieu rit,
1952 ; Jacques-Stephen Alexis, Compère Général Soleil, 1955…
Comme le notent Pompilus et Berrou (1975), ce sont des romanciers
de la Génération de la Ronde16 qui entreprennent, à partir des années 1900,
« la peinture réaliste des moeurs, des coutumes, des traditions familiales et
habitudes politiques propres au milieu haïtien et ceci dans la profusion d’une
langue qui accueille, dans le cadre de la phrase demeuré français, une masse
de mots, d’expressions, de proverbes du terroir » 17.
Cette modernité surprend lorsqu’on réalise qu’en France, le français
populaire d’origine régionale a mis du temps pour se trouver au XIXe siècle
des garants littéraires. Des travaux lexicographiques préexistaient pourtant,
sans parvenir toutefois à susciter la création littéraire contemporaine. Ainsi
que le précise Saint-Gérand (1999 : 486), il a fallu
attendre plusieurs années pour que George Sand utilise les recherches du Comte
Jaubert 1838 sur le Berry, et plus encore pour que Barbey d’Aurevilly fasse des
normandismes dont il revêt son Ensorcelée un signe de revendication politique
[…] de la langue.

–––––––—––
14
Comme l’écrivent Dalembert et Trouillot dans leur essai (2010 : 54-5), « Écrit du
fond d’une cellule en 1883, publié en 1896 dans Rires et pleurs, ‘Choucoune’ est
l’un des rares textes à être connu de tous les milieux sociaux haïtiens. Mis en
musique par Michel Mauléart Monton, il sera repris dans le monde entier sous le
titre de ‘Yellow Bird’. »
15
Il n’en irait plus de même aujourd’hui car le créole dispose désormais d’une
orthographe officielle qui utilise l’alphabet latin, selon un principe globalement
phonographique, avec des correspondances simples entre les graphèmes et la
prononciation.
16
Le mouvement littéraire connu sous le nom de Génération de la Ronde embrasse
la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle jusqu’à la Revue indigène (1898-
1927), selon Pradel Pompilus et Raphaël Berrou, Histoire de la littérature haï-
tienne, illustrée par les textes, tome 1, 1975, p. 12.
17
Pradel Pompilus et Raphaël Berrou, op. cit., tome 2, p. 516.
12 Fattier Dominique

Régionalisation versus dérégionalisation du français littéraire : avec le


temps, ce qui apparaît comme la prise en compte en littérature de la spécifi-
cité du français et de la composante diglossique de la société haïtienne s’est
progressivement estompé. À la recherche d’indices de français régional et de
créolité dans quelques-uns des romans publiés récemment, il m’a semblé
qu’ils y sont désormais très peu présents. Ce constat a trouvé une confirma-
tion en même temps qu’une proposition d’explication avec la lecture de l’es-
sai des écrivains Dalembert et Trouillot (2010 : 49-53) qui opposent deux
manières pour les écrivains haïtiens, en situation de diglossie, d’utiliser la
langue française dominante, soit opter pour une langue française « pure »,
soit mélanger français et créole, tenter « d’écrire créole en français » c’est à
dire « transférer un vocabulaire, mais aussi une musicalité, des onomatopées,
des métaphores, d’une langue à l’autre ». Le problème de l’écrivain haïtien
contemporain, ajoutent Dalembert et Trouillot, est que certains de ses prédé-
cesseurs (Justin Lhérisson, Jacques Roumain) sont déjà passés par là. La ten-
dance en Haïti aujourd’hui, c’est donc d’échapper à la fois au mythe de la
langue pure et à la posture du « français-créole » 18. Tenter d’écrire créole en
français
n’est plus à l’ordre du jour. [Cela] sonnerait sans doute original pour la critique et
le lectorat français contemporains, mais au regard de l’histoire littéraire haïtienne,
ce ne serait que du réchauffé. On [le] verrait à coup sûr comme un épigone attar-
dé. [p. 51]
Il y a donc un riche corpus de français littéraire à explorer, grosso
modo celui du XXe siècle, en tenant compte de ce qui a déjà été entrepris (cf.
ci-dessous 4.2 et 4.3.).

4. Les travaux linguistiques

4. 1. Les travaux de Jules Faine

Il y a probablement du grain à moudre dans les travaux de l’un des


tout premiers créolistes, Jules Faine, dont les deux citations ci-dessous illus-
trent la profondeur de vue quant aux origines du créole.
En sorte que le créole m’est apparu en définitive comme une langue néo-romane
issue de la langue d’oïl, en passant par les anciens dialectes normand, picard,
angevin, poitevin, et composée en outre de mots empruntés à l’anglais et à

–––––––—––
18
On constate que les écrivains cèdent eux aussi à la tentation, signalée dans la
deuxième partie du présent texte (cf. 2. Considérations préalables), qui consiste à
attribuer systématiquement tout écart du français local par rapport au français
standard au seul créole.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 13

l’espagnol et, dans une faible mesure, à l’indien caraïbe et à des idiomes afri-
cains » (Philologie créole, 1936 [1981], Introduction p. XI).

Enfin, en faisant valoir certaines dissemblances entre français et créole, il aidera


en bien des cas, l’écrivain haïtien à éviter, lorsqu’il écrit le français, ces anciens
provincialismes qui se sont perpétués dans notre parler et que nous appelons à
tort des créolismes. (op. cit., p. XI ; je souligne)
Dans la troisième partie de sa Philologie créole, se trouve un glossaire
étymologique comptant en tout 1528 entrées (acassan, amarrer, bouque19,
mitan, ployer, tantine, tasso, etc.). Il serait à examiner dans le détail.
Dans un autre ouvrage, Le créole dans l’univers (1939), pour « étayer
par une preuve l’unité universelle de tous les français-créoles » afin de réfu-
ter l’erreur qui consiste à faire passer le créole pour un produit du « moule »
des langues de l’Afrique occidentale, Faine livrait « une série de monogra-
phies ».
Les matériaux recueillis étaient trop abondants et trop précieux pour les laisser se
perdre. Je conçus donc le projet de compléter ma démonstration de la parenté
étroite qui unissait les français-créoles par la rédaction d’un dictionnaire où les
mots et les tournures du créole haïtien se retrouveraient dans d’autres français-
créoles ; en démontrant ainsi leurs étroites affinités, je contribuerais à établir
l’unité universelle de ces langages. [Faine 1974 : XI].
Le Dictionnaire français-créole (Leméac, Montréal, 1974) de Jules
20
Faine a été revu et préparé par une équipe de spécialistes, dirigée par le lin-
guiste Gilles Lefebvre de l’Université de Montréal. Ce dictionnaire a une
nomenclature de 17.000 entrées avec leurs équivalents en créole, selon l’éva-
luation faite par Faine lui-même (p. XII). Cet ouvrage se situe dans la conti-
nuité des précédents. S’y trouvent intégrés de nombreux mots de français
régional comme ABRICOT, ABRICOTIER, AJOUPA, AMARRER, BRUNE, CABA-
RET, HALLIER , LAGON , MATELOTE, MUSICIEN , PLATINE …

BRUNE, adj. et n. – Brine ; labrine ; brune ; labrune. – Elle est une belle brune lie
cé i. bel brine (i. bel fêmme brine). – La brune labrune ou labrine du soir ; c’est
un terme très usité du répertoire des tireuses de cartes et diseuses de bonne aven-
ture. – Grosse brine (en NOR, signifie : heure du soir où il fait presque nuit). –
Venez avant la nuit vini anvant grosse brine, âvant labreîne fine fèmin.
P. Pompilus (1985 : 101), après avoir fait la présentation critique du
Dictionnaire français–créole, conclut en écrivant : « Tel qu’il est avec son

–––––––—––
19
Faine fait du mot bouque le commentaire suivant : « Le mot ‘bouque’ est un
doublet du français ‘bourg’ transformé en normand ‘bourc’ qu’on prononce sou-
vent bouque comme en créole. C’est d’ailleurs l’un des anciennes formes écrites
du mot […]. »
20
Faine est mort en 1958, laissant ce dictionnaire sous la forme de notes manu-
scrites.
14 Fattier Dominique

manque d’objectivité et ses autres défauts, le dictionnaire français-créole est


une mine de précieux matériaux pour l’étude et la connaissance du créole
haïtien. Nous y avons personnellement recouru avec bonheur pour la traduc-
tion créole de textes littéraires français. ». On peut ajouter sans la moindre
hésitation que c’est également un corpus très intéressant pour l’étude du
français régional.

4.2. Les travaux de Pradel Pompilus

Sa thèse principale pour le doctorat ès-lettres – La langue française en


Haïti – a été présentée à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Uni-
versité de Paris (Sorbonne) en 1961 et publiée la même année. Elle a fait, par
la suite, l’objet d’une réédition (Fardin 1981).
L’état de langue délimité est celui de la période 1915-1959 (p. 21),
avec quelques élargissements à la période antérieure (début du XXe siècle),
en particulier pour la prise en compte de faits de langue et de grammaire
dans les ouvrages littéraires. Pompilus a systématiquement « donné le pas
aux faits de la langue usuelle, c'est-à-dire de la langue parlée et de la langue
cursive », c'est-à-dire « la langue des lettres familières, celle des enseignes,
celle des journaux, qui représentent des transpositions du langage parlé, celle
des dialogues de romans et de comédies enfin qui reproduisent parfois des
propos pris sur le vif » (p. 21).
La partie de sa thèse consacrée au lexique (pp. 133-244) est divisée en
trois chapitres d’étendue inégale car d’inégale importance : les haïtianismes ;
les anglicismes (avec une distinction entre anglo-américanismes récents et
anglicismes anciens) ; les traces de la langue classique.
Nous appelons haïtianismes les emprunts que le F. H. a faits à la langue locale, le
créole, qu’il s’agisse de mots inconnus du français ou de vocables du français
normal pris dans des acceptions nouvelles, ou encore de termes dialectaux con-
servés par le créole. Les anglicismes sont les emprunts qu’il a faits à l’anglais,
particulièrement à l’anglo-américain depuis 1915. Il existe une différence évi-
dente entre les anglicismes et les mots haïtiens d’origine anglaise empruntés à
date ancienne et qui se sont si bien fondus dans le parler local que seul le spécia-
liste réussit à dépister leur origine, par exemple méringue < merry ring ; godrine
< good drink ; bumba < bumboat, etc. Quant aux archaïsmes, ce sont les traces de
la langue des XVIIe et XVIIIe siècles qui sont encore courantes dans notre fran-
çais dialectal, les mots ou expressions qui ont vieilli à Paris, mais qui ont gardé
leur pleine vigueur chez nous. Nous avons tenu à les distinguer des anciens pro-
vincialismes qui ont complètement disparu du français de Paris et qui, conservés
par le créole, reparaissent en Haïti : ces derniers faits, nous les avons groupés de
préférence avec les haïtianismes. Tout classement comporte une part d’arbitraire
et celui que nous avons adopté n’est sans doute pas indiscutable ; on peut nous
objecter que les anciens provincialismes que le créole haïtien a conservés et que
le français local lui emprunte ont plutôt leur place parmi les archaïsmes. Nous
croyons plutôt qu’ils ont été naturalisés, qu’ils sont entrés dans de nouveaux
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 15

champs sémantiques, qu’ils sont intégrés dans d’autres oppositions et que nous
sommes autorisés à les appeler des haïtianismes (pp. 133-134).21
Si Pradel Pompilus qui a été professeur de français et de latin (au ly-
cée Pétion en 6e, 4e, 3e et 1re)22 et qui se présente dans l’introduction de sa
thèse comme un « chercheur qui enseigne le français normal (de Paris) et qui
parle le français dialectal et le créole » (p. 21-22) – renonce à user du mot
créolismes au profit d’haïtianismes, c’est pour la raison que le premier est un
mot « déprécié » (dans le cadre du contexte scolaire qui privilégie un fran-
çais très normatif), qu’il
ne s’entend que des fautes contre la langue française consistant dans l’emploi
involontaire d’un mot ou d’une tournure du dialecte populaire [le créole] (1961
[1981] : 136).
Il faut un œil très exercé pour débusquer bien des régionalismes, y
compris dans le matériau littéraire où ils sont loin d’être toujours mis en
relief23, faute peut-être pour l’auteur de les identifier comme tels, d’avoir
conscience de leur régionalité, au moment où il écrit du moins. On peut don-
ner grâce à Pompilus (1985 : 68) de l’exemple suivant, qui donne une idée
des pièges qui guettent le lecteur. Il est emprunté au portrait que fait de
Madame Thazar, Fernand Hibbert, dans son roman Les Thazar (1907 : 10) :
« C’était une brune aux formes opulentes, aux lèvres charnues et ardoisées, aux
regards passionnés et qui à l’audition de la moindre musique un peu mélodieuse
s’alanguissait, pâmée. ».
Comme le note Pompilus, « le mot brune n’a pas dans ce texte la
même valeur qu’en France, au sens saussurien du mot ‘valeur’ : alors qu’en
France, il entre en opposition avec blonde, ici il est en opposition avec noire,
griffonne ou mulâtresse ».
Il y a des différences entre les auteurs dans la façon de se jouer des
possibilités qui leur sont offertes24. Pompilus (1985 : 69) commente25 ainsi
les choix de Lhérisson :
–––––––—––
21
De même que le classement est susceptible d’être discuté, de même certaines éty-
mologies proposées dans ce passage sont contestables (ainsi celle de bumba par
exemple).
22
D’après la notice qui lui a été consacrée dans la publication collective Hommages
au Docteur Pradel Pompilus (1989).
23
Ils peuvent être signalés à l’aide de guillemets, d’italiques, de notes de bas de
page ou encore par une combinaison de ces procédés. On trouve également utilisé
le marquage par des zones de contexte immédiat.
24
P. Pompilus (1985) distingue quatre registres de langue : le français standard, le
français dialectal, le créole francisé et le créole authentique.
25
L’article de Pompilus dont est tiré cet extrait contient des scories (oubli des itali-
ques notamment). Je les ai restituées seulement pour les titres des ouvrages de
Lhérisson.
16 Fattier Dominique

Lhérisson emploie aussi le français dialectal, avec beaucoup moins de discrétion


que Marcelin et Hibbert, avec moins de pudeur, peut-être même en trop grande
abondance. Sans doute parce que l’audience doit faire rire – La Famille des
Pititecaille et Zoune chez sa Ninnaine sont pour leur auteur des audiences – et
parce que l’auteur est sûr de provoquer l’hilarité si le terme imprévisible est plus
brutal, s’il se réfère à certaines fonctions naturelles […] Lhérisson raconte la
corvée de Madame Boyote pour faire de Zoune sa filleule qui vient de lui être
amenée de la campagne un être humain, pour la débarrasser des parasites qu’elle
porte sur elle : « À l’aide d’un morceau de toile imbibé de tafia coupé d’eau, elle
lui nettoya les yeux dont les cils étaient englués de cire ; elle désobstrua ses fos-
ses nasales et ses oreilles […] Celles-ci avaient donné logement, dans leurs pavil-
lons, à une carapate. Ce tenace parasite s’y était si fortement incrusté que mada-
me Boyote ne parvint à l’en arracher que grâce à l’intervention des ciseaux. Au
cours de l’opération qui ne fit pas sans douleur, le sang coula, et Zoune – entre les
solides jambes de sa ninnaine, – cria, gragea (a), pompa (b) et pissa ». (Zoune, p.
18-19).
Et Pompilus de commenter les mises en relief métalinguistiques (ef-
fectuées par l’auteur au moyen des italiques et des lettres ‘a’, ‘b’) : « Pissa
est en gras dans le texte, mais n’est pas expliqué au bas de la page parce que
l’auteur s’est bien rendu compte qu’il ne s’agit pas d’un haïtianisme ».
Dans la note de bas de page de l’ouvrage de Lhérisson, on peut voir
que cet auteur, fidèle en cela à ses habitudes de donner des équivalents dans
un français plus standard26, fournit pour le verbe gragea l’équivalent « s’agi-
ta nerveusement » et pour pompa « bondit, fit des sauts ».
On aura noté au passage l’emploi par Pompilus du mot audience (dans
une acception inconnue du français standard, mais figurant ici sans mise en
relief) : ce mot, très emblématique du français d’Haïti, figure pourtant dans
son ouvrage de 1961 (p. 179) où il bénéficie d’un long commentaire. Une
audience est, selon Pompilus, le récit d’un fait vrai ou fictif, mais plaisant et,
par extension, une conversation sur des sujets badins ou familiers.
Pris dans la premier sens, le mot est peut-être l’ellipse de l’expression audience
publique, après absorption du déterminant dans le déterminé. L’expression don-
ner une audience ou donner des audiences, qui se rattache à la deuxième accep-
tion veut dire « échanger des propos sur des sujets familiers » : elle est calquée du
créole : Toutefois M. Thazar ne changea pas grand-chose à ses habitudes : il
lisait beaucoup les journaux français et le Courrier des Etats-Unis, et presque
chaque matin, il poussait une pointe jusque chez son vieil ami Loiseau, derrière
l’Exposition, donnait une bonne audience et regagnait le Bois-Verna par Turgeau
(F. Hibbert, les Thazar, p. 252).

–––––––—––
26
Il utilise aussi d’autres moyens : dans l’extrait cité par Pompilus, au mot carapate
sont associés les italiques et une définition par le contexte (« tenace parasite »).
Ce mot ne figure pas dans Rob qui ne propose qu’une entrée Carapate n.f. XXe ;
déverbal de (se) carapater.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 17

Autres ouvrages de Pompilus, ses Contribution à l’étude comparée du


créole et du français à partir du créole haïtien. Phonologie et lexicologie
(1973) et Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir
du créole haïtien. Morphologie et syntaxe (1976). Pour la comparaison lexi-
cale, Pompilus fournit en adoptant l’orthographe française une unique liste
de mots qui ont des signifiants semblables en français (le Dictionnaire du
français contemporain ayant servi de témoin et le Petit Larousse ayant été
utilisé pour des compléments) et en créole27. Il adopte pour le classement
l’ordre alphabétique. Quand les signifiés sont également semblables, ils ne
sont suivis d’aucune annotation, mais quand les signifiés sont plus restreints
ou plus étendus en créole, cette restriction ou cette extension sont indiquées
par de brèves annotations entre parenthèses et / ou par des signes (-) et (+). Il
précise (p. 16) que la liste des mots créoles est celle établie dans sa thèse
complémentaire : Lexique du patois créole d’Haïti, d’après ses enquêtes et
sa connaissance du créole. Quelques exemples :
Boucan sens fort différent de celui donné dans le DFC. En Haïti, ce mot
désigne un grand feu de bois, le plus grand feu de paille, qui suit le
sarclage des terrains à planter.

Carreau 1. Vitre. – 2. Couleur du jeu de cartes + mesure de surface valant


1,28 ha + dans le Sud d’Haïti place publique
Commère + mot d’amitié qui s’adresse à n’importe quelle femme
Fig désigne uniquement la banane qui se mange crue après avoir
mûri ; la figue, fruit du figuier se dit : figue-France.
Grosse, adj. (-) ne se dit que d’une femme enceinte
Habitation propriété rurale, d’étendue variable, cultivée en canne à sucre, en
café, en bananes, etc.

Miel désigne plutôt l’abeille ; le miel se dit : sirop-miel.


On citera pour clore cette partie28 et pour mémoire la contribution
d’Alessandro Costantini intitulée La langue polyphonique de Jacques Rou-
main dans l’ouvrage coordonné par Léon-François Hoffmann Jacques Rou-
main Oeuvres complètes (2003). L’analyse s’est voulue centrée surtout sur
les aspects linguistiques du corpus roumainien (Gouverneurs de la rosée, La
–––––––—––
27
Il précise (p. 16) que la liste des mots créoles est celle établie dans sa thèse com-
plémentaire : Lexique du patois créole d’Haïti, d’après ses enquêtes et sa connais-
sance du créole. Cette liste n’est pas présente concrètement dans l’ouvrage de
1973.
28
Nous n’avons pas pu avoir accès au travail de Hugues Saint-Fort « Le français
haïtien » dans Gouverneurs de la rosée : analyse et classement des particularités
lexicales du roman ». Il est signalé, dans l’article de Costantini 2003 (note de bas
de page 33), comme étant à paraître dans un volume collectif consacré à Jacques
Roumain, sous la direction de Frantz Leconte.
18 Fattier Dominique

Montagne ensorcelée, Les Fantoches, La Proie et l’ombre, autres textes)


« relevant de l’interférence français-créole ou, du moins, relevant d’une va-
riation par rapport au français dit standard (de l’Hexagone) » (p. 1440). Il
s’agit de poser des jalons pour une étude sémiotique et linguistique, non pas
idéologique, de la langue des textes de Roumain en instaurant les catégories
d’analyse (ou types de langue) suivantes : français haïtien, créole haïtien à
l’état « pur », le créole francisé, le française créolisé, les néologismes de
genres différents.

5. Last but not least : l’Atlas linguistique du créole haïtien (ALH)

Le créole visé par cette enquête, réalisée au début des années 1980,
n’est pas celui des Haïtiens bilingues. C’est le créole des paysans unilingues
créolophones parlé dans toutes les régions d’Haïti, leur unique moyen d’ex-
pression. Cet ensemble de « variétés » constitue une trace fiable du français
qui a essaimé à Saint-Domingue au XVIIe et au XVIIIe siècles, abstraction
faite bien entendu des évolutions et différenciations dialectales qui se sont
produites par la suite, de façon non uniforme : le commentaire des cartes de
l’Atlas a permis de constater que certains changements sont plus avancés ici,
plus lents là (Fattier 1998).
C’est une archive témoignant de façon indirecte de la diversité intrin-
sèque du français véhiculaire parlé, qui fut « ciblé » par ses acquisiteurs à
l’époque saint-dominguoise. On y trouve la « preuve » que le français de
l’époque coloniale a été, dès le départ, une langue soumise à des faits de va-
riation, à l’instar de n’importe quelle autre. Le créole des Haïtiens unilingues
est extraordinairement riche en archaïsmes et vestiges de la tradition fran-
çaise ancestrale, riches en corrélats de régionalismes de tous types.
Le commentaire de l’ALH a, par exemple, permis de mettre en évi-
dence le caractère massif des héritages galloromans (diastratismes et diato-
pismes) sur le plan du lexique29. Ce fait n’est pas pour étonner. Thibault
(2008 : 50) rappelle que :
Les mots maintenus en périphérie mais considérés comme régionaux ou très po-
pulaires dans l’usage central constituent l’une des principales catégories de régio-
nalismes dans les zones où l’implantation du français est très ancienne, que ce
soit dans les régions de France, en Suisse romande, en Wallonie ou dans les an-
ciennes colonies françaises (XVIIe-XVIIIe s.) du Nouveau Monde.
La mise en évidence de correspondances phonétiques régulières entre
le créole et le français, complétée par la comparaison avec d’autres créoles
français (réunionnais, mais aussi guadeloupéen) a permis de montrer qu’une
–––––––—––
29
Il n’y a pas que le lexique. Mais la place nous manque pour évoquer toutes les
composantes de l’héritage.
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 19

quantité considérable de mots haïtiens ont pour étymons des mots français.
Dans ce fond d’origine française populaire figurent un nombre important de
mots à caractère technique, issus des vocabulaires spécialisés de différents
corps de métier (maçons, charpentiers, couvreurs…) et passés dans la langue
commune. Ainsi rip (copeau de bois) dont l’origine française est attestée
(comm. 1406 < ‘ripe’, copeau de menuisier ; FEW XVI, 724-725). Ainsi
kristè (comm. 451, lavement < ‘clystère’). On peut ajouter qu’il n’est pas
possible de réduire la contribution française à des mots simples. Le créole
haïtien a, par exemple, gardé un stock d’affixes français qui ne doivent rien à
sa coexistence actuelle avec le français régional et dont il est fait un usage
productif pour construire des dérivés : ainsi, à côté de la variante pouse bou-
jon, a été proposée la variante reboujonnen (cf. carte et commentaire 1563 :
« pousser, jeter des bourgeons »). Ces héritages ont fait l’objet, dans le com-
mentaire des cartes de l’ALH, d’une partition en survivances dialectales
(mots créoles qui ne se différencient que phonétiquement des lexèmes des
parlers de l’ouest français dont ils sont issus), « vocabulaire des Isles »
(Chaudenson 1974 : Tome 1, chap. VII), néologismes de formes (affixation,
conversion, composition) et néologismes de sens.
Le constat de cette origine galloromane massive du lexique du créole
haïtien a permis de proposer, dans un certain nombre de cas moins « trans-
parents » que d’autres, des étymologies fondées et vraisemblables : Exem-
ples, carte et commentaire 1745 branrany (stérile pour un animal femelle) <
brehaigne30, baraine, braaigne (FEW 1, 242) ; carte et commentaire 881
aloufa (points 2, 3, 7, 10/goufa 5/goulou 1/gran goulou 1 (glouton, goinfre)
< gouillafre31, gouillafe, goulafe, goulifre, goulipiat (FEW 4, 307 sqq.).
La distribution des formes créoles collectées sur les cartes de l’ALH
peut aider à identifier les régionalismes de fréquence du français véhiculaire
de l’époque coloniale, ces régionalismes qui ne se signalent ni par leur for-
me, ni par leur sens, mais bien par leur fréquence, anormalement élevée dans
certaines variétés régionales de français (touffe)32. Une forme dont la distri-
bution est massive peut signaler un régionalisme de fréquence.
Une distribution réduite peut être indicative également. Ainsi le mot
créole fouyapòt n’a été collecté que dans le sud d’Haïti (ALH carte et com-
mentaire 616), il a pour étymon fouille-au-pot (la consonne finale était, selon
toute vraisemblance, prononcée en français régional). Le mot est glosé par
Rob de la façon suivante : « Vx et fam. Petit marmiton. » Les deux formes
créoles présentent le même changement de sens, par métaphore (petit marmi-
ton > curieux, indiscret). C’est probablement l’indice que le changement en
–––––––—––
30
Pour brehaigne, Rob fournit la marque d’usage suivante : Techn. (en parlant des
femelles de certains animaux).
31
Pour goulafre, gouliafre, Rob fournit l’information suivante : Régional (Belgique,
Nord-Est). Goinfre, glouton.
32
Cf. la note 3 du présent texte.
20 Fattier Dominique

question était déjà accompli en français véhiculaire des XVIIe-XVIIIe


siècles.

6. Croiser les sources

Le français régional antillais a une longue histoire qui remonte à


l’époque coloniale, une histoire encore peu étudiée et surtout mal docu-
mentée33. Les corpus haïtiens qui ont fait l’objet de cette présentation peu-
vent nous aider à réduire le cercle de notre ignorance.
Une démarche consistant à croiser les sources pourrait être très fruc-
tueuse. Lire par exemple la Description de Moreau de Saint-Méry en ayant
en mémoire les données de l’Atlas linguistique du créole d’Haïti devrait
permettre d’y débusquer de nouveaux régionalismes. Et inversement. Car
comme on pouvait s’y attendre, bon nombre des termes employés à Saint-
Domingue (ceux de la nomenclature et ceux également qui sont repérés dans
la Description par des italiques) ont leur(s) corrélat(s) en créole.
Ainsi le mot lagon. Il figure parmi les « quelques termes employés à
Saint-Domingue » avec le sens de « marécage, lieu noyé » (Moreau de Saint-
Méry, tome 1, p. 15). On le trouve également dans la lexie mal des eaux ou
(mal) de lagon (Moreau de Saint-Méry, tome 1, p. 291) qu’on peut considé-
rer de ce fait comme un régionalisme (innovation formelle par composition).
Le mal des eaux ou de lagon, qui est une espèce de farcin, attaque aussi les mulets
et les chevaux, et il est même beaucoup d’habitans qui la considèrent comme
contagieuse.
Il apparaît dans un toponyme (p. 140)34 :
Ces Fredoches35 (qui ceignent aussi la baie de Mancenille) environnent dans cette
partie le Lagon-aux-boeufs, espèce de petit lac dont les eaux contenues de toute
part par des terres élevées, n’ont pas pu se retirer avec la mer lorsqu’elle a
abandonné les lieux voisins.
Ce mot – lagon – n’est pas en usage de nos jours en français régional :
il n’est pas cité dans le Dictionnaire des régionalismes de France (Rézeau
2001). Il figure dans Rob avec deux acceptions : « 1. Techn. (géogr.) » avec
–––––––—––
33
Comme l’écrivait André Thibault dans l’appel à contributions lancé pour le collo-
que ayant donné naissance à ce volume.
34
Les toponymes sont légion dans la Description : ils méritent également qu’on leur
accorde de l’attention.
35
Moreau de Saint-Méry précise (p. 140) le sens de fredoches : « J’ai dit que les
grandes savanes étaient contigues aux Fredoches : c’est le nom, qu’on donne dans
la colonie, à des terrains dont le fond est une espèce de tuf blancheâtre et argi-
leux, qui ne donne la vie qu’à des ronces et à quelques bois blancs, dont les pro-
portions accusent le sol de stérilité. »
Le français d’Haïti : remarques à propos des sources existantes 21

le sens suivant : « Petit lac d’eau salée, lagune peu profonde entre la terre et
un récif corallien, par les brèches duquel pénètre la marée » ; puis « 2. Cour.
(abusif en science). Lagune centrale d’un atoll. »
Il a été recueilli au cours des enquêtes pour l’ALH (in cartes et com-
mentaires 28 – Étang et 32 – Bourbier) : lagon, lagon letan, lagon dlo kwon-
pi (fossé marécageux des basses plaines) ; lagon dlo (endroit où on plante le
riz)36.
On peut inférer de ce cas de figure précis que beaucoup de mots
d’usage fréquent à Saint-Domingue ont fait l’objet d’une appropriation par le
créole émergent.
Tout comme lagon, le régionalisme avalasse (Moreau de Saint-Méry
p. 143) a un corrélat créole, lavalas (Valdman 2007)37:
Après une sécheresse annuelle, qui dure ordinairement depuis le mois de Février
jusqu’à celui de Mai ou de Juin, les pluies deviennent excessives avec les pre-
miers orages, et amènent des fièvres bilieuses ardentes. Il résulte de ces avalasses,
qu’après avoir consommé les vivres de terre, de nouvelles plantations faites pour
les remplacer, sont sans succès.

–––––––—––
36
Pompilus (1961 : 167) donne de ce mot une définition et une étymologisation er-
ronées : « Lagon, m : Ce n’est autre que l’accon que Littré définit : « Bateau à
fond plat qui cale fort peu d’eau et qui sert principalement, dans les Antilles, au
chargement des navires de commerce (poitevin d’après Ménage). Une fausse cou-
pure a donné un lacon, le lacon, phénomène extrêmement courant en créole, puis
par sonorisation de C, lagon. »
37
Valdman 2007 : « lavalas1 n. 1 deluge, downpour, torrential rain, flash flood
2 torrent » (Valdman 2007). Le mot créole a ensuite fait l’objet de différentes dé-
rivations sémantiques et formelles. Dans Rob, on trouve les indications suivan-
tes : « avalaison ou avalasse : cours d’eau torrentiel qui descend soudainement
des montagnes à la suite de pluies abondantes ou de fontes des neiges. ». Assez
curieusement, ce mot n’a pas été fourni par les témoins de l’ALH qui ont majori-
tairement proposé le mot ravin [ravin] (carte 24 – Torrent et lit du torrent) dont
l’étymon est ravine (régionalisme du français des Antilles, cf. Thibault 2010, 78).
22 Fattier Dominique

Références bibliographiques

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