Blue-Velvet Livret
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Blue-Velvet Livret
BLUE
VELVET
UN FILM DE DAVID LYNCH
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Distribution et presse : CAPRICCI FILMS capricci
[email protected]
DE LAURENTIIS
Programmation : LES BOOKMAKERS ENTERTAINMENT GROUP INC.
Paris : [email protected]
présente
Province : [email protected]
BLUE
VELVET
DCP 4K SUPERVISÉ PAR DAVID LYNCH
USA – 1986 – 120 min – Visa 64.177
KYLE
MACLACHLAN
ISABELLA
ROSSELLINI
DENNIS
HOPPER
LAURA
DERN
HOPE LANGE - GEORGE DICKERSON
JACK NANCE - BRAD DOURIF
FRANCES BAY - DEAN STOCKWELL
Matériel presse et photos téléchargeables sur www.capricci.fr
P. 10
LE BLEU ET LA BOUE
PAR HERVÉ AUBRON
P. 16
FICHES ARTISTIQUE
ET TECHNIQUE
P. 38
CAPRICCI
LINE-UP 2020
P. 41
SYNOPSIS
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APRÈS TWIN PEAKS
TWIN
A P R È S
PE A K S
mière fois en 4K, de Blue Velvet en 2019. Cette nouvelle et
désormais trop rare intervention du cinéaste suffisait en
soi à justifier la ressortie en salle du chef-d’œuvre de 1986.
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APRÈS TWIN PEAKS
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APRÈS TWIN PEAKS
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LE BLEU ET LA BOUE
LE BLEU
LA BOUE
inaugural se calligraphie sur de lourdes tentures d’un
bleu moiré, dans lesquelles le film viendra se lover à
nouveau pour le générique de fin. Il est curieux qu’un
cinéaste réputé pour les énigmes et les messages
détournés soit en l’occurrence aussi littéral et frontal,
ET
comme un vendeur qui ferait tâter au client l’étoffe d’un
vêtement en lui donnant sa composition, en lui montrant
l’étiquette et en affirmant qu’il n’y a pas tromperie sur
la marchandise. Cela s’appelle Blue Velvet et c’est vrai-
ment du blue velvet ! Accrochons-nous à ce coupon de
tissu, puisque David Lynch nous le tend d’emblée, et
qu’il miroite toujours par-delà le temps passé – pas loin
de trente-cinq ans. Ce velours-là, en 1986, a pris un pli
décisif pour son œuvre.
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masque une réalité atroce, vouée aux pires voracités. reflète les fans de Lynch, dont les films excitent les pul-
La ville de Lumberton tout entière devient un monde sions (sur)interprétatives, cabalistiques, sinon para-
factice, faussement clair et net, posé au-dessus d’un noïaques et complotistes.
bourbier sans nom, de tous ces trafics occultes et noc- Pourquoi devrait-on s’en tenir à la lettre de ses contes
turnes auxquels préside le monstrueux Frank (Dennis quand leur vérité semble toujours ailleurs ? Alors on a
Hopper). On reconnaît là une matrice essentielle pour guetté, on a gratté, on a isolé tous les motifs contenus
la suite du cinéma de Lynch, et exemplairement celle dans ses films, on les a collectionnés et dépliés, mis à
de la série Twin Peaks (1990-1991), conçue avec Mark plat, comme des papiers de bonbons translucides et colo-
Frost : bourgade pimpante et tranquille, soubassements rés – quitte à réduire son cinéma au simple encryptage
ig nobles et infernau x , le démon Bob devenant le de vérités qu’il ne représenterait pas effectivement. À
nouveau Frank. toujours scruter l’arrière-plan ou l’arrière-fond, à toujours
Cette dynamique, sinon cette érotique, de la dissi- regarder au-delà des plans, ou derrière les rideaux, on
mulation court tout au long de Blue Velvet : le double risque de ne tout bonnement plus voir les films.
jeu du flic corrompu (« l’homme en jaune »), l’absurde Lynch devint ainsi l’archétype du cinéaste culte. Son
déguisement final de Frank ou bien sûr la partie de premier long métrage, Eraserhead, lui avait déjà donné
cache-cache auquel se prête constamment le jeune cette aura, mais c’était sur le registre de l’expérience
Jeffrey (Kyle McLachlan) pour percer le mystère de sensorielle, censément primitive et viscérale, aux confins
l’oreille coupée : il pénètre dans l’appartement de Doro- de l’art brut. Avec Blue Velvet s’y adjoint une passion de
thy (Isabella Rossellini) en se prétendant dératiseur puis l’artificialité, de l’imagerie et du décodage permanent. Ce
se glisse dans son placard pour l’espionner, et dans le dont la série Twin Peaks marquera le triomphe. Galerie de
finale se jouer du furieux Frank. personnages et de décors, accessoires, marottes, incon-
Désormais, il y aura toujours chez Lynch un cadavre gruités ou runes obscures… C’est open bar pour les bou-
dans le placard (ou derrière le rideau de velours). Se limiques du signe, relayé par un marketing fort efficace.
scelle ainsi la mythologie d’un cinéaste qui avancerait La sémiophagie des fans gagne encore en puissance avec
toujours masqué, les mains au fond de ses poches, prêt le format même de la série (plaisir de l’accumulation) et
à disperser autour de lui trucs de magie, codes ésoté- le naturel recours au magnétoscope (Lynch est l’enfant
riques, feux de Bengale, sans qu’on sache si tout cela est béni de la VHS). À chaque nouveau visionnage, on se doit
l’essence de son art ou si cela sert – c’est la base de l’il- de relever un nouveau détail caché, souvent à la faveur
lusionnisme – à détourner l’attention de ce qui importe d’un arrêt sur image : le « culte » est un art de la fonc-
vraiment. tion « pause ». Art myope, immobile, du plan-à-plan, de
Il s’agirait toujours avec lui de pister le sens caché, la vignette. Twin Peaks aura de façon sidérante théorisé
« profond », l’obscénité et la dégueulasserie occultées, son propre culte : splendide œuvre-logo où le signe fait
tout à la fois des turpitudes minables et les fondements la pute, invite l’œil en coin, à un éternel déchiffrage qui
d’un cosmos seulement mu par la déréliction et la des- mène à un autre signe. Tout cela est à l’évidence en germe
truction. Enquêteur aussi improvisé que fasciné, Jeffrey dans Blue Velvet.
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la télévision devient le grand monstre qu’il faut tuer, néocinéphiles peuvent mâchonner, béats, le velours bleu
conspuer, ou avec lequel il faut rivaliser ou pactiser. Les du générique, les anciens y reconnaissent le lustre, à la
fans de Lynch deviennent représentatifs de la néoci- Vincente Minnelli ou à la Albert Lewin, d’un Hollywood
néphilie qui émerge alors, assumant une passion de la passé. Blue Velvet, qui plus est, s’insère a minima dans
stylisation, du graphisme, de la bizarrerie, de l’encyclo- une histoire du cinéma, la lignée d’un certain genre (le
pédisme ultraspécialisé, sans nécessairement chercher film noir), à tel point qu’il deviendra l’un des flambeaux
à défendre, comme auparavant, une conception générale de ce qu’on appelle le « néo-noir ». Le film ne cache pas
du cinéma. qu’il vient après l’âge classique et la modernité, bouture
Les cinéphiles à l’ancienne, eux, hésitent et angoissent et rempote les codes du polar, mais déborde d’une surpre-
face à l’industrie télévisuelle. Ils se demandent si les nante énergie, ce que l’on pourrait appeler une candeur
films sont appelés à s’y dissoudre (la « mort du cinéma » noire : n’étant pas cinéphile, Lynch ne cantonne pas ses
est un mantra de l’époque) ou s’ils doivent s’affirmer angoisses au devenir du seul cinéma.
comme une poche de résistance, où des cinéastes gué- Blue Velvet marque la réévaluation, à la forte baisse,
rilleros défendraient et perpétueraient un art délié de la de Wim Wenders, qui était le nabab de la mort-du-ci-
stylisation ou de l’instrumentalisation audiovisuelle – de néma. Deux ans après Paris, Texas, le film de Lynch peut
l’image comme marchandise. apparaître comme son envers : la part d’ombre, la nuit
Lynch est dès lors un cas très sensible. Venu des arts profonde de l’Amérique que Wenders avait élégamment
plastiques, il dit lui-même qu’il n’a pas été formé par laissée de côté, restant en surface. À nouveau une dispa-
le cinéma (ce qui ne l’empêchera pas de devenir, avec rition, du road-movie, une femme exposée et abusée, la
Mulholland Drive, l’un des meilleurs portraitistes de la signalétique exotique d’une bourgade américaine, mais
passion cinéphile, sans doute parce qu’elle lui est étran- cette fois une froide sauvagerie, une plongée dans le
gère). Qui plus est, il peut apparaître comme un petit noir et un moteur qui a radicalement changé de vitesse.
malin ayant imposé sa marque dans le cinéma culte avec Wenders est cueilli, fauché, et avec lui la mort-du-ci-
le météorique Eraserhead. Les cinéphiles à l’ancienne sus- néma. De manière symptomatique, Harry Dean Stanton,
pectent chez lui un illusionniste de la lignée Méliès, un l’acteur principal de Paris, Texas, rejoint le monde de
laborantin de studio, un décorateur démiurge utilisant Lynch en 1988, avec le moyen métrage The Cow-Boy and
le cinéma comme un simple support pour décliner son The Frenchman, et ne l’a plus quitté jusqu’à sa mort : il
imagerie. Blue Velvet va pourtant aussi les conquérir et joue in extremis en 2017 dans Twin Peaks : The Return.
constitue dès lors l’un des rares lieux de rencontre, alors,
entre « néo » et « archéocinéphiles ». Blue Velvet n’est pas seulement une variation ludique ou
D’abord parce que Lynch s’invente, avec Blue Velvet, une allégorie sur le devenir des images. Il a une charge
une position économique qui est toujours la sienne, toute personnelle. C’est là toute l’épaisseur du blue velvet.
atypique et inespérée : il installe son atelier expéri- Le film a une dimension autobiographique, ce dont Lynch
mental en marge des studios hollywoodiens, mais aussi ne s’est pas caché. La ville de Lumberton, comme celle de
à leur ombre, à deux pas d’eux. Et si les fétichistes Twin Peaks et les autres, ouvre une faille temporelle. On
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apparences lisses et fallacieuses de la civilisation, der- Telle est la gageure à laquelle Lynch commence à se
rière les propretés de façade. C’est trop simple, bien sûr, mesurer dans Blue Velvet : parvenir à rendre aussi per-
sinon caricatural. D’une part, cette conception du révéla- ceptible la saleté même des images. Non pour ce qu’elles
teur de merde a eu tendance à faire de Lynch un cinéaste représentent, mais leur saleté en elle-même, la saleté
du « primal », du « pulsionnel », du magma « originel ». même de la propreté. La question de Lynch n’est pas :
D’autre part et en conséquence, puisque la merde était le propre et le sale, mais plutôt le propre est (aussi) le
reléguée à un marais primitif, la production imagière, sans sale. Il existe certes une merde cosmique, fondamentale,
parler de l’œuvre de Lynch lui-même, en semblait exempte. mais il y aussi la crasse de toute cette chimie imagière
Transformer une matière merdique en œuvre, à la faveur grâce à laquelle nous croyons nous en préserver, mais qui
d’une bien pratique « alchimie artistique », ne serait-il pas finit par se corrompre elle-même, comme dans une vieille
un autre moyen d’occulter l’abjection ? « Tu m’as donné ta décharge de site Seveso.
boue et j’en ai fait de l’or », ainsi que l’écrivait Baudelaire. Le propre est le sale, tout comme chez Lynch la miè-
Si la boue se transforme en or, elle est à nouveau éva- vrerie et l’obscène, l’angélique et l’immonde, la sentimen-
cuée. Dans L’Insoutenable Légèreté de l’être (paru en 1984), talité et la brutalité sont à touche-touche, nourrissent
Milan Kundera définissait le kitsch comme un monde qui sur les visages des rictus si extrêmes qu’ils finissent
dénie radicalement la Merde fondamentale. Ce postulat a par se ressembler. Dans Blue Velvet, un psychopathe se
des conséquences vertigineuses : si on le suit, une grande fait bébé et l’un de ses complices se met à chanter une
part de l’art pourrait s’apparenter au kitsch et celui-ci, bluette (l’incroyable numéro de chant langoureux du pré-
communément considéré comme une sorte de déchet nommé Ben durant la virée nocturne avec Frank). Une
artistique, reviendrait à de la merde déniant la merde. femme lâche des roucoulades amoureuses tout en récla-
Relisons la description par Lynch de sa jeunesse : mant d’être frappée (Dorothy face à Jeffrey). La gentille
la pourriture qu’il invoque avant tout n’est pas celle copine blondinette Sandy (Laura Dern) est d’un coup
du remugle originaire ou de l’organicité mais celle des défigurée par l’angoisse, la jalousie et un dégoût phobique
« matières plastiques » dont relèvent aussi les images, face à la nudité de Dorothy. Un aimable rouge-gorge se
à l’heure de l’industrie culturelle. Lynch ne dit pas révèle prédateur et confusément répugnant alors qu’il
autre chose, dans le même entretien avec Chris Rodley : boulotte une vermine : vision finale que Jeffrey com-
« Nous sommes tellement cernés par le vinyle que je suis mente de son sempiternel « It’s a strange world ». Un
toujours à la recherche d’autres textures. […] Quand on monde étrange, oui, mais aussi un monde devenu étranger
roule en voiture, on voit des câbles, des nuages, du ciel à lui-même, puisque totalement refabriqué, remodelé par
bleu ou de la brume, et on voit aussi beaucoup de mots et les chimies de toutes sortes.
d’images. On voit des pancartes et des drôles de lumières Dans le film, Frank apparaît bien comme une sorte de
et les gens finissent par se perdre. Un individu ne fait démon de la chimie avec son masque à gaz. La ville de
pas le poids. Tout le monde est écrasé. Je n’aime pas ça Lumberton s’apparente à des cartes postales sur papier
du tout. » Horreur du vinyle qui « écrase » : les lourdes glacé, imprimées avec des aplats acryliques. Quant à la
tentures de Blue Velvet en relèveraient-elles ? toge de la Vénus éternelle, elle est en synthétique : le
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sur scène ; c’est aussi, dans Fire Walk With Me, Laura s’ouvre pas sur des tentures mais sur un miroitement
Palmer à la veille de sa mort, rêvassant avant une passe, bleu qui s’avère être le rayonnement cathodique d’un
devant une vocaliste chantant une ritournelle sirupeuse écran de télé. Il s’agit bien de rendre hommage à un per-
intitulée Questions in A World of Blue ; c’est encore, dans sonnage, Laura Palmer, qui a été sacrifiée en étant à la
Mulholland Drive, le couple de Betty et Rita pris de vio- fois plongée dans l’eau d’un lac et dans le bleu blafard
lents sanglots devant un tour de chant, dans un nimbe d’un écran de télé. Cadavre nécessaire pour la fondation
bleu et aux côtés d’une femme aux cheveux pareillement de la série, elle s’y réduisait à un cliché : un portrait fami-
bleus, juste avant de découvrir la fameuse boîte bleue qui lial sous verre sur lequel s’achevait chaque épisode. Le
fait tout basculer. film, consacré à ses derniers jours, raconte ainsi comment
C’est comme si se révélait là le bleu fallacieux et un corps vivant se transforme en image figée – et cela
périssable du vernis culturel. À chaque fois, le bleu est passe par cette lourde liqueur de bleu. Dès lors que le
mauvais signe en même temps qu’il semble être le lieu bleu devient poisseux, plus aucune image n’est vierge ou
d’une révélation. Dans l’esprit de Lynch, le bleu hygié- innocente.
niste et éthéré est, lorsqu’il est outré, le signal imman-
quable d’une boue particulièrement putride à dissimuler. Il y a comme un antispécisme chez Lynch : il accorde les
Le fardage bleu exacerbe la facticité du spectacle social mêmes droits aux personnes et aux personnages, aux
et ce faisant, bizarrement, met à nu des corps vulné- hommes et aux images. Selon lui, mal traiter nos images,
rables – ce en quoi on pourrait presque penser à cer- les prendre à la légère, les produire à la chaîne n’est
taines images de la courtisane Lola Montès, dans le film pas sans incidence sur la façon dont nous traitons nos
de Max Ophuls, exhibée au cirque sous d’outrageantes semblables, et participe du grand carnage général. Nous
lumières colorées. Dorothy, dans Blue Velvet, finira bien sommes des images les uns pour les autres, ce pour quoi
par errer hagarde dans la nuit, et dans le plus simple les personnages sont aussi souvent spectateurs chez lui
appareil. Ce qui masque ou occulte peut curieusement – dans Blue Velvet, le voyeur Jeffrey et les spectacles
aboutir à une nudité redoublée. Les tentures du géné- chantés de Dorothy et de Ben. Lynch cherche en quelque
rique cachent en effet peut-être le sexe de Dorothy. sorte à enregistrer la vie privée des images, à enregistrer
Mais elles le révèlent aussi de façon métonymique. Elles les convulsions de ces figures incomplètes, qui n’ont pas
sont d’une certaine manière le sexe de Dorothy : tissu suffisamment de chair pour pleinement s’incarner, mais
plissé, frémissant doucement, entrouvert. Le velours tire juste assez pour souffrir et hurler, tel le prématuré mal-
somme toute son nom du velu. L’origine du monde dans formé d’Eraserhead. C’est dans Blue Velvet qu’il l’exprime
une serviette-éponge. pour la première fois aussi clairement.
Il ne s’agit pas seulement d’accuser l’artificialité du Dans Twin Peaks : The Return, Lynch et Frost s’ap-
bleu et du monde qui en use. On a le sentiment que Lynch proprient une catégorie issue du bouddhisme tibétain, le
cherche à salir ou alourdir le bleu, à révéler qu’il est une « tulpa » – à savoir des doubles ou avatars de personnes
pollution industrielle s’ajoutant à la merde originaire ne se sachant pas tels (ce que les agents du FBI appellent,
au lieu de la cacher. Twin Peaks : Fire Walk With Me ne tiens, des affaires « Blue Rose »). Autrement formulé : ce
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sont des images ne se sachant pas images. La plupart des moites, sécrétions des yeux et non plus celles du sexe :
personnages de Lynch sont dans cette situation. Ce en les images-femmes doivent, dans les deux cas, montrer
quoi il est absurde, in fine, de chercher à distinguer les qu’elles fondent. Naît ici, pour elles, un tourment abys-
apparences factices et la réalité merdeuse, la surface et sal qui est sans doute, entre autres, celui de Dorothy. Il
la profondeur aussi : nous sommes dans Alice au pays des peut arriver qu’elles jouissent réellement ; il peut arriver
Merveilles ou Le Magicien d’Oz. aussi qu’elles souffrent et pleurent réellement, précisé-
Les figures féminines sont particulièrement exposées, ment à cause de cette exhibition constante. Mais ces
toujours sous la coupe du spectacle de leur personne, émotions-là, profondes, ne se distingueront pas des fac-
l’exhibition et la prostitution s’exerçant souvent de tices. Leur jouissance est vouée à se fondre aux trucs
concert. Pornographie du sentiment, peep-show de l’émo- de hardeuse, leurs irrépressibles sanglots à des larmes
tion. Qu’arrive-t-il d’autre à Dorothy, obligée de chanter de crocodile. Elles pleurent de devoir toujours simuler, y
des bluettes sentimentales mais aussi de se plier à des compris, précisément, ces pleurs-ci ou ces jouissances-là.
mises en scène S.-M., condamnée à être perpétuellement Cela demeure de sincères simulations.
en spectacle dans son appartement, entre le tyrannique On devient ainsi sa propre image, capable de basculer
Frank et le voyeur Jeffrey ? Le cinéma de Lynch est peu- d’une expression extrême à l’autre, comme anesthésiée,
plé d’images-femmes, dont les expressions tétanisées sont comme Dorothy dans Blue Velvet. Je n’ai quasiment parlé
indécidables, entre souffrance et jouissance. On a là des que d’elle, alors que son envers, la blonde Sandy, le per-
figures qui tournoient entre deux stéréotypes de la fémi- sonnage de Laura Dern, occasionne l’une des plus belles
nité, surjoués et grimaçants. Grosso modo, la brebis et la scènes du film. D’un coup naît à l’écran une image-person-
vamp, la maman et la putain – et rien entre les deux. Ce nage. Jeffrey flâne dans la nuit et voit surgir du noir une
pour quoi il existe tant de tandems féminins chez Lynch effigie qui l’interpelle : est-ce lui qui a trouvé l’oreille cou-
rejouant l’antagonisme entre les clichés de la blonde et de pée ? L’image et la personne de Sandy montent à la sur-
la brune – Sandy et Dorothy dans Blue Velvet. face simultanément, arrivent d’un bloc. À la fois gourde
Les images-femmes, qu’elles surjouent la jouissance et déesse, godiche et reine de la nuit, simple silhouette
ou les pleurs, sont de facto des formes prostituées, se lestée par toute l’obscurité derrière elle. Pure surface,
pliant aux desiderata du spectateur-client. Les chaudes pure épaisseur, comme les rideaux de velours bleu.
larmes ne sont que l’homologue, du côté « brebis », d’une
expressivité monstrueuse : l’émotion doit être impri-
mée, se voir sans doute possible, de la même manière
qu’une actrice de porno simule outrageusement l’orgasme.
L’image-femme est faite pour être parfaitement dispo-
nible et faire voir ses émotions. En tant que cliché, elle a
été conçue pour cela.
Les torrents de larmes ne sont que l’envers de l’ex-
hibition sexuelle. Visages mouillés à la place des corps
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FICHE
ARTISTIQUE
jeffrey beaumont...............KYLE MACLACHLAN écrit et réalisé par.............................DAVID LYNCH
dorothy vallens............ISABELLA ROSSELLINI producteur délégué.........................RICHARD ROTH
frank booth....................................DENNIS HOPPER image............................................FREDERICK ELMES
sandy williams.......................................LAURA DERN décors .............................................PATRICIA NORRIS
mrs . williams...........................................HOPE LANGE montage...................................DUWAYNE DUNHAM
ben................................................DEAN STOCKWELL sound design..............................................ALAN SPLET
detective williams ............GEORGE DICKERSON musique...........................ANGELO BADALAMENTI
mrs . beaumont.....................PRISCILLA POINTER mixage.....................................................ANN KROEBER
aunt barbara........................................FRANCES BAY
mr. beaumont........................................JACK HARVEY
mike.............................................................KEN STOVITZ
raymond...................................................BRAD DOURIF
paul ..............................................................JACK NANCE
hunter hunter............................................J. MICHAEL
don vallens................................................DICK GREEN
FICHE
yellow man..........................................FRED PICKLER
TECHNIQUE
LINE-UP 2020
FILM LIVRES
TOMMASO LE CINÉMA
ABEL FERRARA PAR LA DANSE
avec Willem Dafoe, HERVÉ GAUVILLE
Cristina Chiriac
LE SEL DU PRÉSENT,
BLUE VELVET CHRONIQUES
DAVID LYNCH (COPIE 4K) DE CINÉMA
avec Kyle MacLachlan, ÉRIC ROHMER
Isabella Rossellini,
Dennis Hopper, Laura Dern STOP MOTION,
UN AUTRE CINÉMA
LA NUÉE D'ANIMATION
JUST PHILIPPOT XAVIER KAWA-TOPOR
avec Suliane Brahim, et PHILIPPE MOINS
Sofian Khammes
BLACK LIGHT,
MESSE BASSE POUR UNE HISTOIRE
DU CINÉMA NOIR
BAPTISTE DRAPEAU
avec Alice Isaaz, COLLECTIF
Jacqueline Bisset
BILL MURRAY,
ERREUR SUR
BRUNO REIDAL
LA PERSONNE
VINCENT LE PORT
YAL SADAT
avec Dimitri Doré,
Jean-Luc Vincent
MÉMOIRES
D'UNE SAVONNETTE
LA TROISIÈME GUERRE INDOCILE
GIOVANNI ALOI LUC MOULLET
avec Anthony Bajon,
Karim Leklou, Leïla Bekhti
INTÉGRALE
MAURICE PIALAT
(copies neuves)
L'ENFANCE NUE
NOUS NE VIEILLIRONS
PAS ENSEMBLE
LA GUEULE OUVERTE
PASSE TON BAC D'ABORD
LOULOU
A NOS AMOURS
POLICE
SOUS LE SOLEIL DE SATAN
VAN GOGH
LE GARÇU
Redécouvrir Blue Velvet de David Lynch en 2020 dans une
superbe copie 4k restaurée, c’est revoir le chef-d’œuvre
du milieu des années 1980 après Twin Peaks : The Return :
c’est-à-dire repérer comment ont été formulées très tôt,
dans ce film matriciel, les obsessions fondamentales aux-
quelles le cinéaste donnera une forme définitive trente ans
plus tard dans l’œuvre-somme de dix-huit heures.