Le Nouveau Magazine Littéraire - La Trahison

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entretien avec Michel SerreS

« J’ai assisté à la victoire des femmes »


www.magazine-litteraire.com - Juillet-août 2013
DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

dossier

la trahison L vivre en infidèle :


Genet, Sartre,
Michaux
L les grandes figures

Judas, Ganelon
L Quand le lecteur
désobéit à l’auteur

avant-preMière philOSOphie
Quatre romancières les animaux
qui vont marquer ont-ils
la rentrée littéraire des droits ?
NE MANQUEZ PAS VOTRE HORS-SÉRIE DE L’ÉTÉ

NOTRE SÉLECTION
Plus de 200 livres de poche pour…
Voyager
Repenser le monde
S’indigner
S’offrir des nuits blanches
Tomber amoureux
Partir sans regret

DOSSIER 30 PAGES.

PIERRE DAC
OU LE PARTI
D’EN RIRE
• PORTRAIT INTIME
• LA VOIX DE LA FRANCE LIBRE
• POURQUOI SON HUMOUR
DÉFIE LE TEMPS

Les premières pages


du grand roman historique
d’Arnaldur Indridason EN VENTE LE 29 JUIN 2013
3 Éditorial

Édité par Sophia Publications


74, avenue du Maine, 75014 Paris.
Ce que penser
veut dire…
Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94
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Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.
Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87
U. E. et autres pays, nous contacter.
par Joseph Macé-Scaron
Rédaction
Pour joindre directement par téléphone
votre correspondant, composez
le 01 44 10, suivi des quatre chiffres
placés après son nom.

L
Directeur de la rédaction
Joseph Macé-Scaron (13 85)
[email protected]
Rédacteur en chef
a liberté de penser sans la liberté de la Montesquieu évoque, lui, la
Laurent Nunez (10 70)
[email protected]
pensée est une grosse farce contem- faculté de séparer, « sans
Rédacteur en chef adjoint poraine. Sans le déploiement de la laquelle il n’est guère de
Hervé Aubron (13 87)
[email protected] seconde, la première revient tout bon- pensée possible ».
Chef de rubrique « La vie des lettres »
Alexis Brocas (13 93)
nement à dire ce qui vient à l’esprit Gisèle Berkman nous
[email protected] pour mieux se vider la tête. Et, précisément, se vider montre aussi combien le
Directrice artistique
Blandine Scart Perrois (13 89) la tête, c’est laisser le maximum de « temps de cer- destin de la pensée est fra-
[email protected]
veau disponible » afin de recueillir toutes les insanités gile. Pour preuve, la « fable

capman/sipa
Responsable photo
Michel Bénichou (13 90)
[email protected]
de la bêtise mondialisée. On fait souvent le reproche cérébrale » portée sur un
Rédactrice à la philosophie d’avoir élu domicile dans « les nuées » pavois par l’esprit du temps.
Enrica Sartori (13 95)
[email protected] – qui donnèrent son titre à une pièce Impossible de ne pas avoir
Correctrice
Valérie Cabridens (13 88) d’Aristophane se moquant de Socrate. Pourquoi la pensée vu fleurir des livres ou des
[email protected]
Fabrication
Gisèle Berkman, avec son nouvel essai, est-elle « raillée » dossiers dans la presse sur
Christophe Perrusson (13 78) La Dépensée (1), montre au contraire le cerveau, mis à toutes les
Directrice administrative et financière
combien la philosophie peut être salubre et « désavouée » ? sauces éditoriales. La pen-
Comment en sortir ?
Dounia Ammor (13 73)
Directrice commerciale et marketing dès qu’il s’agit d’appréhender nos sée se trouve « appauvrie,
Virginie Marliac (54 49)
sombres temps. Comme le souligne Lisez Gisèle Berkman. voire trahie d’être ainsi ré-
Marketing direct
Gestion : Isabelle Parez (13 60) d’entrée de jeu l’auteur, rien ne nous duite à un outillage neuro-
[email protected]
Promotion : Anne Alloueteau (54 50)
interdit de penser ; encore faut-il jouir de cet otium, nal qui en constituerait à la fois le principe, le maté-
Vente et promotion qui n’est pas oisiveté, pour bénéficier de ces « larges riau et la finalité ultime ». Dans son improbable
Directrice : Évelyne Miont (13 80)
[email protected]
tranches de temps » (Rimbaud) que la pensée dialogue avec Jean-Pierre Changeux (2), Paul Ricœur
Ventes messageries VIP Diffusion Presse réclame. Or la pensée, aujourd’hui, est « désavouée, met à bas, d’une pichenette, le fragile édifice : « Le
Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)
Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 dévalorisée, raillée », elle est synonyme d’improduc- cerveau ne pense pas à la façon d’une pensée qui se
tivité, et donc elle paraît une perte de temps. Notre pense. Mais vous vous pensez le cerveau. »

Q
Publicité
Directrice commerciale
Publicité et Développement
époque répond par la négative à la question posée ue faire ? Penser sans compter. Comment ? En
Caroline Nourry (13 96) par Foucault dans un entretien, en 1981 : « Est-il donc sortant la pensée de la pure contemplation
Publicité littéraire
Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) important de penser ? » Penser n’est plus une activité où l’on aimerait la cantonner, afin d’entre-
[email protected]
mais une inactivité – et une inactivité subalterne. prendre l’analyse critique systématique de tout ce qui

C
Publicité culturelle
Françoise Hullot - directrice de clientèle
(secteur culturel) (12 13)
et accord général sur le « déficit » de la pen- se donne, aujourd’hui, comme évident ou allant de
[email protected] sée a conduit Gisèle Berkman à donner du soi. Au passage, d’ailleurs, l’auteur malmène non sans
Responsable communication
Elodie Dantard (54 55) marteau contre les idées reçues : « J’ai choisi, raison les mots « humanisme » et « humanités », nou-
Service comptabilité écrit-elle, d’appeler dépensée ce mélange singulier veaux schibboleth depuis que l’homme est consi-
Sylvie Poirier (12 89)
[email protected] de discrédit, de peur, d’inappétence, d’inhibition déré, précisément, comme une donnée jetable.
Impression aussi, qui grève aujourd’hui l’activité de penser. » Ce que penser veut dire. La réponse se trouve – en
Imprimerie G. Canale,
via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.
S’appuyant tantôt sur son expérience d’enseignante, partie – dans cette magnifique phrase de Blanchot,
Commission paritaire tantôt sur des événements qui ont marqué les esprits citée dans cet ouvrage qui, à tous les paragraphes,
n° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807
Les manuscrits non insérés
sans pénétrer notre réflexion, réfléchissant sur ce que donne… à penser : « L’homme est l’indestructible
ne sont pas rendus.
Copyright © Magazine Littéraire
Foucault appelait les « rognures du temps » (comme qui peut être détruit. »
Le Magazine Littéraire est
publié par Sophia Publications,
une publicité pour un jean), revisitant Descartes, [email protected]
Société anonyme au capital de Diderot, mais aussi Nietzsche, Blanchot ou Deleuze,
7 615 531 euros.
la philosophe interroge la représentation de la pen- (1) La Dépensée, Gisèle Berkman, éd. Fayard, 260 p., 19 €.
Président-directeur général (2) La Nature et la règle. Ce qui nous fait penser,
et directeur de la publication
Philippe Clerget
sée. Quand, pour Rousseau, le fait de penser est asso- Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, éd. Odile Jacob,
Dépôt légal : à parution cié au fait de replier deux choses l’une sur l’autre, 352 p., 23,90 €.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
5

Sommaire n° 533
Juillet-août 2013

8 Perspectives : Les animaux ont-ils des droits ?


42 Dossier : La trahison
84Grand entretien : Michel Serres

En complément 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron Le dossier


du dossier
Deux articles inédits : 6 Contributeurs 42 La trahison dossier coordonné
« Le destin littéraire par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer
de Judas », par Perspectives
Alexandra Ivanovitch, 44 Caïn, par Robert Kopp
8 Les animaux ont-ils des droits ?
dEniS dUBoiS/attila - aKG-imaGES - SERGE picaRd/aGEncE vU

46
Sur www.magazine-litteraire.com

et « John Le Carré L’art des portraîtres, par Adrien Goetz


et les traîtres du roman
d’espionnage », pages réalisés par Patrice Bollon 48 Ganelon, par Christopher Lucken
par Xavier Lapray. 10 Quand l’éthologie remet en cause 50 Chez Mme de Lafayette, par Camille Esmein
le « propre de l’homme » 52 Chez Shakespeare, par Yan Brailowsky
Sur les scènes 12 Entretien avec Peter Singer 54 Le génie des intrigues, par Anne Duprat
d’Avignon
Suivez le Festival 14 Bibliographie 56 Dans le mélodrame, par Florence Naugrette
d’Avignon avec notre 58 Les traîtres mots de Borges et James,
envoyé spécial, L’actualité
Christophe Bident, (sur par Belinda Cannone
le programme de cette 16 La vie des lettres Édition, festivals, 60 M le mouchard, par András Kányádi
édition, lire aussi p. 22). spectacles… Les rendez-vous du mois 62 Un extrait inédit d’Hédi Kaddour
Le cercle critique 24 Le feuilleton de Charles Dantzig 64 Genet, ou « l’autre monde », par Éric Marty
Chaque mois, 66 Nécessité de la tricherie, par Claude Javeau
des critiques inédites Le cahier critique 68 Talleyrand, par Alain Laquièze
exclusivement
accessibles en ligne. 26 Patrick Modiano en Quarto 70 Ces barricades dont on fit des lambris,
ce numéro comporte 5 encarts :
27 Florence Seyvos, Le Garçon incassable par François Cusset
1 encart abonnement sur les 28 Christian Prigent, Les Enfances Chino 72 Julien Benda, par Pascal Engel
exemplaires kiosque (sauf Suisse
et Belgique), 1 encart Edigroup sur 29 Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire 74 « Le beau mandat d’être infidèle à tout »,
les exemplaires kiosque en Suisse
et en Belgique, 1 encart 4 pages 29 Marie Cardinal, L’Inédit par Jean-Pierre Martin
centre des monuments nationaux,
1 encart Esprit Yoga et 1 encart 30 Michel Leiris et Jacques Baron, 76 Quand les personnages se pourvoient
Femme majuscule sur une sélection
d’abonnés. Correspondance en justice, par Mathieu Simonet
32 Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile 78 Kafka et Max Brod, par Claudine Raboin
et l’Infini. Lectures de Pessoa 80 Traduttore, traditore, par Jean-Louis Backès
32 Silvia Baron Supervielle, Lettres à des 81 « Lira bien qui lira le dernier »,
photographies par Marc Escola
33 Alain Fleischer, Sade scénario
34 Gaïto Gazdanov, Le Spectre d’Alexandre Wolf Le magazine des écrivains
35 Sofi Oksanen, Quand les colombes 84 Grand entretien avec Michel Serres
disparurent 90 Bonnes feuilles de la rentrée
36 Osamu Hashimoto, Le Pèlerinage Kinderzimmer, de Valentine Goby
36 Kazushige Abe, Sin semillas 92 Une sainte, d’Émilie de Turckheim
pancho poUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

38 Stephen Greenblatt, Quattrocento 94 L’Échange des princesses, de Chantal Thomas


40 Antoine Émaz, Caisse claire 96 L’Invention de nos vies, de Karine Tuil
40 Yves Namur, Ce que j’ai peut-être fait 98 Le dernier mot, par Alain Rey
En couverture : Le Baiser d’Auguste Rodin, vers 1882 (Erik et Petra

24
Hesmerg/Musée Rodin). En vignettes : Michel Serres (photo Serge
Picard/Agence Vu) et illustration de Denis Dubois pour Le Magazine
Littéraire. Prochain numéro en vente le 25 juillet
© ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites
à l’intérieur de ce numéro. Dossier : Dix grandes voix
Cortázar à l’opéra,
par Charles Dantzig. Abonnez-vous page 41
de la littérature étrangère

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Contributeurs 6

Jean-Louis Backès András Kányádi

P rofesseur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, il a publié


des études sur Pouchkine, sur la poésie romantique en Europe
et sur la survie littéraire des mythes antiques. Il a récemment publié
M aître de conférences à l’Inalco, il est spécialisé en littérature
et civilisation hongroises. Auteur d’une thèse en littérature
comparée sur Casanova, il a publié Figures mythiques en Europe
une nouvelle traduction de l’Iliade (éd. Folio classique). centrale (Institut d’études slaves, 2010) et La Fortune littéraire de
Sándor Márai (Syrtes, 2012).
Yan Brailowsky

M aître de conférences à l’université de Paris-Nanterre, il est


l’auteur d’études sur Shakespeare, du Bannissement et l’exil
en Europe aux xvie et xviie siècles (Presses universitaires de Rennes,
Robert Kopp

H istorien de la littérature des xixe et xxe siècles, il enseigne à


l’université de Bâle. Dernières publications : Un siècle de
2010) et de Language and Otherness in Renaissance Culture Goncourt (Gallimard, 2012), Baudelaire, le soleil noir de la moder-
(Presses universitaires de Paris-Ouest, 2008). nité (Gallimard, 2004), Album André Breton (Bibliothèque de la
Pléiade, 2008), Romantisme et révolution(s) (Gallimard, 2008).
Belinda Cannone

R omancière et essayiste, elle enseigne la littérature comparée.


Elle publiera en septembre un récit, Le Don du passeur
(Stock), et un essai, Petit éloge du désir (Folio).
Alain Laquièze

P rofesseur de droit public à l’université de Paris-Sorbonne nou-


velle, il a signé entre autres Les Origines du régime parlemen-
taire en France (PUF, 2002), a codirigé avec Lucien Jaume « Inter-
François Cusset préter les textes politiques » (Les Cahiers du Cevipof, n° 39, 2005)

P rofesseur d’études américaines à l’université de Paris-Nan-


terre, il a écrit, entre autres, une histoire des relations intel-
lectuelles transatlantiques contemporaines (French Theory, La
et a dirigé Populismes. L’Envers de la démocratie (Vendémiaire,
2012).

Découverte, 2003) et une contre-histoire des années 1980 (La Christopher Lucken
Décennie, La Découverte, 2006). Il a publié en 2012 son premier
roman, À l’abri du déclin du monde (P.O.L). M aître de conférences à l’université Paris-Vincennes-Saint-
Denis, il est chargé de cours à l’université de Genève, et spé-
cialiste de la littérature française du Moyen Âge.
Anne Duprat

P rofesseur de littérature comparée à l’université de Picardie-


Jules-Verne, elle est notamment l’auteur de Vraisemblances.
Poétiques et théorie de la fiction du cinquecento à Chapelain
Éric Marty

P rofesseur de littérature française contemporaine à Paris-VII, il


est l’auteur entre autres de Jean Genet, post-scriptum (Ver-
(1500-1670) (Champion, 2009) et d’Histoires et savoirs. Anecdotes dier, 2006). Son dernier livre est un roman, Le Cœur de la jeune
scientifiques et sérendipité aux xvie et xviie siècles (Peter Lang, 2012). Chinoise (Seuil, 2013).
Elle prépare une traduction inédite du théâtre de Cervantès.
Jean-Pierre Martin
Pascal Engel

D irecteur d’études à l’EHESS, il a publié aux éditions Ithaque


Les Lois de l’esprit. Julien Benda et la raison (2012).
E ssayiste et romancier, professeur à l’université Lyon-II, il a
publié récemment Queneau losophe (Gallimard, 2011),
L’Autre Vie d’Orwell (Gallimard, 2013), Éloge de l’apostat ou La
Réinvention de soi (Le Livre de poche, 2013).
Marc Escola

P rofesseur à l’université de Lausanne, il a écrit plusieurs essais


sur les rapports entre morale et fiction au tournant des xviie
et xviiie siècles, chez La Bruyère, La Fontaine ou Perrault.
Florence Naugrette

P rofesseur de littérature française à l’université de Rouen, elle


est spécialiste d’histoire du théâtre et du romantisme. Auteur
du Théâtre romantique (Seuil, 2001), et du Plaisir du spectateur
Camille Esmein de théâtre (Bréal, 2002), elle a codirigé l’anthologie Le Théâtre

M aître de conférences à l’université d’Orléans, elle est l’auteur


de L’Essor du roman. Discours théorique et constitution
d’un genre littéraire au xviie siècle (Champion, 2008). Elle a pré-
français au xixe siècle (L’Avant-scène théâtre, 2008).

Claudine Raboin
senté l’édition de Zayde. Histoire espagnole, de Mme de Lafayette
(GF-Flammarion, 2006) et a participé à celle de L’Astrée. Première
partie, d’Honoré d’Urfé (Champion, 2011). Elle prépare une édition
E lle a enseigné la littérature allemande moderne et contempo-
raine à l’université de Paris-Nanterre. Auteur des critiques de
notre temps et Kafka (Garnier, 1973), elle a participé au colloque
des œuvres complètes de Mme de Lafayette pour La Pléiade. de Cerisy « Kafka après son siècle », en 2010

Adrien Goetz

H istorien de l’art et spécialiste du xixe siècle, il est aussi roman-


cier. Dans Intrigue à l’anglaise (Grasset, 2007), il a tenté de
percer les mystères de la tapisserie de Bayeux.
Ont également collaboré à ce numéro :
Aliette Armel, Christophe Bident, Christine Bini, Évelyne
Bloch-Dano, Patrice Bollon, Chloé Brendlé, Charles
Dantzig, Clara Dupont-Monod, Jeanne El Ayeb, Marie
Claude Javeau Fouquet, Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang,

S ociologue et essayiste, professeur émérite à l’université libre de Maryline Heck, Jean Hurtin, Vincent Landel, Jean-Yves
Bruxelles, il a récemment publié La France doit-elle annexer Masson, Guillaume Métayer, Jérome-Alexandre Nielsberg,
Bernard Quiriny, Alain Rey, Serge Sanchez, Mathieu
la Wallonie ? (Larousse, 2009) ou Sociologie de la vie quotidienne Simonet, Thomas Stélandre, Aliocha Wald Lasowski.
(2e éd., PUF, 2011).

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
FESTIVAL DE POÉSIE | SÈTE
19 > 27 JUILLET 2013

de méditerranée en méditerranée

Du 19 au 27 juillet, une centaine


de poètes de tous les pays de la
Méditerranée investissent la ville
de Sète pour des rencontres et
lectures.
Chaque jour, du lever au coucher,
plus de 60 rendez-vous poétiques
et musicaux dans les rues, sur les
places, dans les jardins publics ou
EN SOIRÉE, LES SPECTACLES
privés, au Théâtre de la mer, dans
des transats, dans des hamacs, en MARIE-PAULE BELLE
HOMMAGE À BARBARA
bateau…
À Sète, poètes, chanteurs et BRATSCH
MYTHOLOGIES URBAINES
musiciens font dialoguer les mots
et les notes.
ANTONIO CANALES
FLAMENCO

LUCILLA GALEAZZI
PARMI LES POÈTES PRÉSENTS CHANSONS TRADITIONNELLES D’ITALIE
MARIE-CLAIRE BANCQUART YVES NAMUR HOMMAGE À PABLO NERUDA
FRANCE FRANCOPHONIE, LECTURE SPECTACLE
BELGIQUE
METIN CELAL PACO IBAÑEZ
TURQUIE ALEKSANDAR PETROV CRÉATION
SERBIE
MICHEL DEGUY ENSEMBLE LES FILS DE LA LUNE
FRANCE NASSER RABAH SOIRÉE GNAWA
PALESTINE
TASSOS GALATIS NATHALIE MANFRINO
GRÈCE TOMAZ SALAMUN ET PAOLO FANALE
SLOVÉNIE RÉCITAL LYRIQUE
ROLA HASSAN
SYRIE SALAH STÉTIÉ MEÏSSA
LIBAN HOMMAGE À LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR
LUIS ARMENTA MALPICA
MÉDITERRANÉE D’OUTRE-ATLANTIQUE, JOSE MANUEL DE VASCONCELOS AÏCHA REDOUANE
MEXIQUE PORTUGAL ART DU MAQUÂM ARABE

PARTENAIRE OFFICIEL

Informations pratiques
www.voixvivesmediterranee.com

04 99 04 72 51
Perspectives 8

Les animaux ont-ils


D
Tant qu’il s’agissait de lointaines ans Nous sommes
tous des cannibales,
– poules entassées à sept dans des
cages de 45 cm sur 45 cm, veaux
bêtes menacées d’extinction, le recueil récem- bloqués dans des boxes, truies immo-
nous étions chagrinés pour ment paru des bilisées, etc. –, que dénoncent régu-
la forme. Remettions-nous en chroniques qu’il
avait données entre 1989 et 2000 au
lièrement, sans grand effet d’ailleurs,
des reportages ou des livres. Et cette
cause pour autant nos rapports quotidien italien La Repubblica (1), remarque prend encore une autre
aux animaux ? Nous y sommes Claude Lévi-Strauss note qu’il se tournure si l’on songe à ce que la
aujourd’hui contraints, face pourrait qu’à quelques siècles d’ici
les étals de nos boucheries, avec
biologie et la génétique nous ont
appris sur nous.
notamment à une industrie leurs pièces de viande sanguino- Sur l’arbre généalogique des primates
de la viande dont les pratiques lentes pendues à des crocs, passent supérieurs, Homo sapiens n’est en
pour le comble de notre barbarie, à effet jamais – pour reprendre la for-
sont devenues intenables nous, hommes modernes « civili- mule du géographe et biologiste
éthiquement et écologiquement. sés ». La remarque paraît choquante. américain Jared Diamond – que « le
Par Patrice Bollon, Elle l’est moins si l’on considère les troisième chimpanzé », le produit
illustrations Denis Dubois pour Le Magazine Littéraire 45 milliards d’animaux abattus d’une bifurcation à partir du gorille,
chaque année dans le monde pour intervenue il y a six à huit millions
notre alimentation et élevés dans des d’années, qui, outre l’homme, a
conditions souvent épouvantables donné les chimpanzés pygmées et

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
9

Définitions
Sortir d’une terminologie
humaine, trop humaine
 e débat sur la « question animale » recourt à un certain
L
nombre de termes qu’il importe de définir – certains
d’entre eux paraissant être des synonymes alors qu’ils
n’en sont pas, d’autres étant des mots courants mais
dotés d’un autre sens. Les défenseurs des animaux
dénoncent ainsi souvent les visions anthropocentriques
du monde. Par là ils désignent ces doctrines qui majorent
ou bien considèrent de façon exclusive les intérêts de
l’homme ou de l’humain (en grec, anthropos), au détri-
ment de ceux des animaux. L’anthropomorphisme pro-
cède, lui, de projections sur les animaux de comporte-
ments ou de caractères de l’homme. Bien que proches,
ces deux notions diffèrent profondément : l’anthropo-
centrisme est une négation de l’animal, l’anthropomor-
phisme une vision naïve – quoique l’on puisse se deman-
der dans quelle mesure on peut y échapper – de celui-ci.
Un degré de plus dans l’anthropocentrisme constitue ce
que certains, pour rappeler le racisme, nomment le
spécisme, ou espécisme, soit la vue selon laquelle une
espèce particulière, Homo sapiens, serait supérieure à
toutes les autres. Dans la même veine, certains parlent
d’humanisme, au sens dépréciatif du terme de suréva-
luation des humains aux dépens des non-humains – ces
deux derniers termes étant d’ailleurs devenus avec le
temps des sortes d’« appellations garanties ». Enfin, il
y a des défenseurs des animaux qui ont pris l’habitude
de les nommer « animaux non humains » – les « ani-

des droits ?
maux humains » étant bien sûr les hommes. Cette
périphrase peut faire sourire comme relevant du « poli-
tiquement correct ». Sur le plan scientifique, elle est
pourtant la seule rigoureuse car elle intègre le concept
darwinien d’évolution et l’idée de continuité du vivant qui
en découle. P. B.

communs. Et la « distance géné­ (1) Nous sommes tous dans notre développement, et le expérimentations scientifiques ou
tique » qui nous sépare de ces der­ des cannibales, 1,6 % d’ADN qui nous distingue des médicales, en leur inoculant des
Claude Lévi­Strauss,
niers implique moins de 2 % de nos éd. du Seuil, chimpanzés peut avoir, et a eu appa­ virus mortels pour en étudier la pro­
gènes, ce qui les rend plus proches « La Librairie du remment, des conséquences incal­ gression ou en les disséquant à vif
sur ce point de nous que des xxie siècle », mars 2013. culables. En même temps, ces écarts sans anesthésie afin d’étudier leurs
gorilles (2) ! Quant aux porcs, nous (2) Le Troisième dérisoires ne peuvent manquer de mécanismes.
Chimpanzé, Jared
partageons avec eux pas moins de Diamond, traduit de jeter un doute sur l’idée occidentale
95 % de notre ADN – ce qui fait ainsi l’anglais (États­Unis) classique, qui traverse toute notre Éthique, écologie,
de nous, quand nous en mangeons, par Marcel Blanc, éd. pensée, selon laquelle il y aurait un biologie et éthologie
Gallimard, 2000, repris
comme l’insinuait Lévi­Strauss, plus en Folio essais, 2011.
gouffre ontologique infranchissable Or c’est ce statut de purs « moyens
ou moins des anthropophages. (3) Cf. La Fin de entre nous et ceux que nous appe­ pour nos fins », de quasi­« choses »
Bien sûr, il ne faudrait pas faire dire à l’exception humaine, lons indistinctement les « animaux ». sans conscience ni intelligence dans
ces chiffres plus qu’ils ne peuvent Jean­Marie Schaeffer, Ce qui, du fait de l’« exception lequel nous avons enfermé les ani­
éd. Gallimard, 2007.
signifier : nous ne savons toujours humaine » que nous représente­ maux, à l’exception – mais avec bien
pas comment les gènes interviennent rions (3), nous autoriserait à les trai­ des limites – de nos « amis » domes­
ter selon notre bon vouloir, à les tiques, qui vole aujourd’hui en éclats.
Pour Lévi-Strauss, il est possible que élever dans les pires conditions, puis Et pour plusieurs raisons. D’abord,
les étals de nos bouchers apparaissent à les envoyer à l’abattoir pour comme nous venons de le voir, des
à l’avenir comme une terrible barbarie. satisfaire nos estomacs ou à les raisons éthiques, mais aussi écolo­
employer comme cobayes pour nos giques, puisque l’on sait que

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Perspectives 10

l’élevage industriel produit près animaux partagent avec l’ensemble


de 20 % des émissions de gaz à effet Les animaux sont très loin d’être ces du vivant sur Terre, donc avec nous
de serre – plus que les transports ! – « pauvres en monde » qu’en faisait Hegel. aussi, des mécanismes similaires
responsables du réchauffement pla­ quoique se traduisant différemment.
nétaire ; et la consommation mon­ fonctionnant selon d’autres logiques, (4) Cf. Le Silence des À tous ces renversements apportés
diale de viande devrait encore voire une autre conception de ce bêtes, Élisabeth de par la biologie et l’éthologie, il fau­
Fontenay, éd. Fayard,
doubler dans le monde d’ici à 2050, qu’est un langage. À certains égards, 1998, repris en drait ajouter l’influence de l’ethno­
ce qui fait que, en tenant compte des ils sont aussi, comme nous, sinon des Points essais, 2013. logie, laquelle nous a montré que les
terrains agricoles ainsi immobilisés, « personnes », du moins des « su­ (5) Les Droits des rapports que nous, modernes, entre­
on ne sait pas comment la Terre jets », à qui on ne peut dénier la souf­ animaux, Tom Regan, tenons avec les animaux ne sont pas
traduit de l’anglais
pourra nourrir à cette échéance les france et la conscience de soi. Ils (États­Unis) les seuls possibles, qu’ils sont même
9 milliards d’êtres humains que nous forment enfin des sociétés et, par­ par Enrique Utria, parmi les plus singuliers qu’on ait
serons. Ensuite, du fait des déve­ fois, des « cultures », qui inventent éd. Hermann, 2012. jamais vus !
loppements de l’éthologie, grâce à des comportements nouveaux dis­
l’étude du comportement des ani­ sociés de l’instinct. Bref, ils sont loin, Ont-ils des droits ou
maux. Apparue au début du très loin d’être ces « automates », ces avons-nous des devoirs ?
xxe siècle, cette science ne cesse machines ne pouvant, à l’instar des On comprend dans ces conditions
d’apporter, chaque jour ou presque, plantes se tournant automatique­ que la question se soit posée de
des révélations venant bouleverser ment vers le soleil, que réagir à des savoir si nous ne devons pas accor­
nos certitudes rassurantes quant à stimuli extérieurs et donc ne ressen­ der des « droits » aux animaux, paral­
l’idée qu’il existerait un « propre de tant ni plaisir ni douleur que voyait lèles à ceux des hommes, tels que
l’homme » (lire ci-dessous). en eux Descartes, ces « pauvres en ceux du respect de leur souffrance,
S’il semble bien que nous soyons les monde » qu’en faisait Hegel, ou en­ de leur identité et de leur vie. Si elle
seuls à disposer d’un certain type de core ces vivants mais inexistants, avait été abordée par Plutarque, par
langage, reposant sur la symbolisa­ incapables de mourir puisqu’ils n’ont Montaigne, puis surtout, à la fin du
tion, les animaux paraissent néan­ pas la conscience de la mort, décrits xviiie siècle, par l’« utilitariste » Jeremy
moins posséder des instruments de par Heidegger (4). Ce que suggère Bentham, cette question n’a pris son
communication précis quoique l’éthologie, c’est, à l’inverse, que les essor qu’il y a une trentaine d’années

Quand l’éthologie remet en cause le « pro


«
P
arle, et je te baptise ! », se zones de butinage, leur emplacement et leurs
serait exclamé, selon Diderot qualités, mais empruntent d’autres voies que la
(Le Rêve de d’Alembert), le parole. Et la même observation vaut pour
cardinal de Polignac en décou­ certains singes, qui tambourinent sur les troncs
vrant dans le jardin du Roi d’arbres, ou encore pour le chant des baleines,
(l’actuel jardin des Plantes) un orang­outan qui semble constituer leur « signature », leur
encagé. Vraie ou fausse, l’anecdote est savou­ moyen de se faire reconnaître par les autres.
reuse et surtout symbolique. Car c’est bien la Les éthologues ont donc cherché à partir de là
possession du langage qui, depuis l’Antiquité, à déterminer si ces modes de communication
définit ce que l’on prétend être le « propre de possédaient ce caractère fondamental de notre
l’homme ». Les Grecs appelaient d’ailleurs les langage d’être aussi un « métalangage », de
animaux des aloga, avec un a privatif signifiant pouvoir non seulement montrer une chose ou
dépourvus de logos, de parole mais aussi de exprimer une sensation mais également penser
raison, l’une n’allant pas sans l’autre. à propos d’elles.
Cette croyance est l’une, parmi bien d’autres,
de nos certitudes les mieux « établies », sur Cultures et techniques animales
lesquelles l’éthologie, la science du compor­ La réponse sur ce point est décisive, en ce
tement animal, a jeté un trouble durable (1). qu’elle engage l’idée d’une conscience de
Car, si nous sommes les seuls à disposer d’un l’animal non humain et de la possibilité pour
certain type de langage, on sait aujourd’hui lui de se détacher d’actes biologiquement dé­
(1) Voir à ce sujet la belle synthèse des que les membres de nombreuses espèces pos­ terminés. Cette réponse n’est pas nette : d’un
apports de la science éthologique faite
par Dominique Lestel dans Les Origines sèdent des moyens de communication entre côté, si l’on a pu apprendre à certains singes à
animales de la culture, éd. Flammarion, eux complexes et efficaces, tels que la « danse manipuler nos symboles linguistiques, il
2001 (éd. Champs Flammarion, 2003). des abeilles » décryptée en 1946 par l’étho­ semble qu’ils ne puissent former, comme nous,
(2) Mondes animaux et monde humain
(1934), Jakob von Uexküll, traduit de
logue autrichien Karl von Frisch (1886­1982). de véritables phrases. D’un autre côté, on sait
l’allemand et présenté par Philippe Muller, Ces mouvements délivrent en effet au reste de que ces singes disposent d’un indéniable recul
éd. Denoël, 1965, repris en Agora, 2004. la ruche des informations très précises sur les par rapport à ce qu’ils communiquent. Ils

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– surtout dans les pays anglo-saxons,


où elle est même devenue une sorte
de must de la réflexion morale. Un
compilateur a ainsi pu évaluer qu’il
s’était écrit sur le sujet dix fois plus
d’articles et de livres depuis cette
époque que depuis l’Antiquité ! La
discussion est cependant loin d’être
simple, on pourrait même dire
qu’elle soulève presque autant d’in-
terrogations qu’elle en résout.
Dans son ouvrage monumental Les que, n’étant pas des sujets, les bêtes intérêts de tous, elles ont constitué,
Droits des animaux (5), publié initia- ne peuvent avoir de droits, mais que dit Tom Regan, un incontestable pro-
lement en 1983 mais qui vient nous devons bien les traiter parce grès. En même temps, les intérêts
seulement d’être traduit en français, que cela nous apprend à mieux nous des animaux restent pour elles une
l’éthicien américain Tom Regan comporter avec nos semblables, les « variable » des nôtres. Tant et si bien
évalue ainsi sur quelque 800 pages hommes ? Pour Tom Regan, cette qu’il en vient à ce qui représente à
toutes les réponses possibles qu’on solution est critiquable en ce qu’elle ses yeux l’unique solution possible :
peut apporter. La compassion ? Oui, continue à faire des animaux des accorder des droits en due forme aux
mais elle est une décision de notre « patients » et non d’authentiques animaux, droits à leur non-souffrance
part ; et non seulement nous pou- « acteurs » moraux. Même chose, et à une existence pleine et entière,
vons nous croire charitables avec les selon lui, des approches « utilita- en considérant que, étant, comme
« bêtes » sans que cela soit le cas, ristes » ou « conséquentialistes » nous, des « sujets de leur vie », ils
mais elle revient à penser à leur initiées par Bentham : cherchant, possèdent eux aussi une « valeur
place, ce qui en bon français s’appelle comme l’on dit, à maximiser les uti- intrinsèque », catégorique au sens
du paternalisme. L’idée de « devoirs », lités de tous les acteurs, aussi bien kantien du terme car n’admettant
alors, que nous aurions envers elles, humains que non humains, selon le aucun degré.
qui était celle de Kant, lequel pensait principe de l’égale considération des
Difficile et ambiguë
libération animale

pre de l’homme » Pareille formule aurait bien sûr pour


nous des effets immédiats, tels que
l’adoption d’un régime alimentaire
strictement végétarien, voire d’un
peuvent feindre ainsi par un cri une action Un autre apport de l’éthologie réside dans la mode de vie vegan, prohibant dans
qu’ils ne feront finalement pas, se « moquer » découverte que les animaux non humains vivent nos vêtements l’usage de la fourrure
des autres, et tout se passe comme s’ils avaient eux aussi dans des sociétés réglées, sinon des et du cuir, l’interdiction de la chasse
de « l’humour ». On s’est aussi rendu compte « cultures », soit des systèmes de création et de et des combats d’animaux, ainsi que
qu’ils possédaient une certaine conscience transmission de contenus et de structures de l’abolition immédiate et définitive
d’eux-mêmes : les singes se reconnaissent dans valeur, car on note l’existence d’habitudes spé- des expérimen tations animales ;
les miroirs qu’on leur tend, et si, après les avoir cifiques à certains groupes de la même espèce, mais elle ne serait pas, à son tour,
endormis, on trace une marque sur leur front, que ne partagent pas les autres. Depuis long- sans faire naître de nouvelles ques-
ils chercheront à l’effacer sur leur visage et non temps on sait ainsi que les chimpanzés usent de tions. Si, comme Darwin en avait fait
sur la glace. Que conclure de tous ces faits ? véritables « outils », comme des branches l’hypothèse et comme la biologie
Que les animaux possèdent bel et bien des d’arbres émondées pour procéder à la « pêche » semble le confirmer, tout le vivant
langages, sans certaines caractéristiques impor- aux fourmis, dont ils sont friands. Or ces outils terrestre provient par évolution de
tantes des nôtres, mais dotés d’autres carac- ne sont pas les mêmes selon la localisation géo- la même origine, cela voudrait-il dire
téristiques dont on commence seulement à graphique de ces chimpanzés, et leurs pratiques que tout ce qui vit sur Terre a un
entrevoir l’existence. Ainsi les éthologues alimentaires diffèrent aussi parfois, y compris droit équivalent à notre respect ?
reconnaissent-ils souvent qu’une des plus quand les ressources de leur environnement Que nous devrions donc nous abs-
grandes difficultés de l’étude des comporte- semblent identiques. Enfin, il y a la fameuse tenir de consommer la chair non
ments animaux est d’imaginer des langages ou histoire des macaques de la presqu’île de seulement de certains mammifères,
des représen tations fonctionnant selon Koshima au Japon, qui ont pris le tour singulier, mais de tous les animaux, oiseaux,
d’autres logiques ou d’autres conceptions de dont les éthologues ont même pu repérer poissons, coquillages, etc., inclus ; et
ce qu’est la « communication ». Comme si l’« inventeur », de laver les patates douces dans pourquoi pas alors aussi les végé-
chaque espèce avait ce que Jakob von Uexküll l’eau avant de les consommer. Comme on le taux, les plantes et les légumes ?
(1864-1944), un des fondateurs de l’éthologie, voit, l’éthologie renverse beaucoup de nos pré- Évoquer un droit des non-humains
appelait son propre « monde environnant » jugés. Son enseignement est d’ailleurs à double exige par conséquent, pour que
(Umwelt), sa « bulle existentielle » incommen- sens : il nous introduit à d’autres façons nous puissions continuer malgré
surable ou très difficilement comparable avec d’habiter le monde autant qu’il nous pousse à tout à vivre, de tracer des limites
la nôtre (2). interroger les fondements de la nôtre. P. B. entre ceux que nous reconnaissons
comme proches de nous et le

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Perspectives 12

Entretien avec Peter Singer


« Libérer les animaux, c’est aussi libérer
statut moral qu’aucun autre être de conséquences et de substitution,
vivant, aucun membre d’aucune autre et d’équilibre entre elles.
espèce ne peut avoir, ou que leur sta- Votre « Projet grands singes »
tut ne saurait équivaloir au nôtre. repose pourtant sur
Regan, lui, part de l’idée que n’im- l’idée de droits, donc absolus,
porte quel être qui est, selon son à leur accorder ?
expression, un « sujet de sa vie » pos- Non. Ce projet, que j’ai développé
sède certains droits ; et ces droits avec la philosophe italienne Paola
sont, pour lui, absolus. Cavalieri, est un projet politique,

Eamonn mccabE
D’un point de vue pratique, demandant à ce que certains droits,
vos deux approches conduisent à la vie, à la liberté et à la protection
cependant à des conclusions contre la torture, soient reconnus

D
identiques, non ? aux grands singes par la loi. Mais
ans les pays anglo- Peter Singer. Regan et moi partageons la même nous n’avons jamais dit que ces
saxons, on le pré- opposition à ce déni systématique de droits devaient être absolus. Nous
sente comme un des tout statut moral aux animaux qu’est avons, au contraire, explicitement
intellectuels les plus le spécisme. Et cela nous conduit à notifié que leur droit à la vie n’ex-
influents de la pla- militer pour les mêmes changements cluait pas l’idée de pouvoir les eutha-
nète. Titulaire de la chaire de bio- radicaux : ne plus consommer leur nasier quand ils sont vieux et ma-
éthique de la prestigieuse université chair, en arrêter la production de lades. De même, leur droit à la liberté
de Princeton (États-Unis), l’Australien masse, etc. Mais je dirais, d’une part, ne signifie pas que nous demandons
Peter Singer, né à Melbourne en 1946, qu’il est plus concret de parler des à ce que les portes de leurs cages
bien qu’il aborde dans son œuvre intérêts des animaux – ceux-ci sont soient ouvertes et qu’on les laisse
fournie tous les sujets d’« éthique repérables et bel et bien divergents évoluer en liberté. Vous ne pouvez
appliquée » (pratique), sa spécialité d’avec les nôtres –, alors que leurs non plus les renvoyer en Afrique, car
– l’euthanasie, la démocratie, la pau- droits, eux, sont sujets à controverse. ils ont perdu la capacité de vivre dans
vreté dans le monde, etc. –, reste D’autre part, l’idée de droits me la jungle. Nous disons donc que, s’il
l’auteur de La Libération animale, « Ce n’est semble très rigide. Pour Regan, il est illégitime de les détenir en capti-
un des livres clés sur le sujet. Publié pas le n’est par exemple jamais justifié de vité, ceux qui le sont dans nos zoos
en 1975, augmenté en 1990, il a été respect faire un quelconque mal à un animal, doivent l’être d’une façon qui corres-
traduit en quinze langues et s’est de la vie y compris pour les besoins d’une ponde à leurs intérêts et pas seule-
vendu à un million d’exemplaires. en soi, expérimentation médicale pouvant ment à ceux des visiteurs. Nous de-
L’Américain Tom Regan veut mais bénéficier aux humains. Je ne suis pas vons leur donner une vie qui leur soit
donner des droits aux animaux, la qualité si absolutiste. Je suis contre les expé- adaptée. Ce projet est cohérent avec
pas vous. Qu’est-ce qui de la vie rimentations animales, mais, si l’on une vision conséquentialiste des
distingue vos deux approches ? concrète me soumet le dilemme de savoir si, choses et avec l’égalité de traitement
Peter Singer. Sur le plan philoso- qui devant une maladie nouvelle dont on des intérêts des uns et des autres
phique, la différence majeure entre importe. » me démontre qu’il n’y a pas d’autres qu’elle implique.
ma position et celle de Regan est que moyens pour la guérir que de prati- La question écologique
je pars de l’idée que les animaux ont quer des expérimentations, il faut ou est-elle prédominante dans
des intérêts, et qu’il n’est pas juste non y procéder, je pense qu’il serait votre jugement de la situation
éthiquement de ne pas accorder à ces moralement juste d’en faire, alors que faite aux animaux ?
intérêts une considération égale à Regan, lui, le refuserait. L’approche De même qu’il refuse de discriminer
celle que nous accordons aux nôtres en termes de droits, ceux-ci étant par entre les êtres selon qu’ils sont des
pour l’unique raison que les animaux définition absolus, n’autorise, en humains ou des non-humains, un uti-
n’appartiennent pas à notre espèce. résumé, aucune sorte de compen- litariste ne discrimine pas non plus
Mon approche se rattache à ce qu’on sation de la violation de ces droits. entre les vivants et ceux qui ne sont
appelle en philosophie morale l’« uti- Le refus de l’absolutisme est pas encore nés. Il prend en compte
litarisme », mais il n’est pas obliga- central dans votre éthique… l’intérêt des générations futures et
toire d’être un utilitariste pour C’est en effet la différence princi- l’impératif de leur léguer une planète
accepter mes vues. Celles-ci reposent pale entre ma théorie morale et habitable. Or l’exploitation des ani-
essentiellement sur une dénonciation celles de Regan ou d’autres. Pour maux produit des dommages irré-
du « spécisme », soit de l’idée qu’être moi, aucun acte n’est absolument versibles sur la qualité de l’air et le
membre de l’espèce Homo sapiens bon ou mauvais en soi, tout dépend climat. L’écologie est donc une raison
suffit à donner à certains – nous – un de ses effets. Je raisonne en termes additionnelle très importante pour

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13

vivant le plus éloigné. Mais au


nom de quels critères ? Tom Regan

les hommes ! »
propose de limiter ces droits aux
« animaux mammaliens normaux
âgés de plus d’un an », soit à tous les
mammifères, hommes inclus, de
laquelle nous devrions cesser de man- chance de guérir. Ceux qui raisonnent (6) La Libération cette sorte. On remarquera que cela
ger de la viande. Mais elle n’est pas la autrement gardent en tête l’idée, reli- animale (1975), exclut aussi bien les autres animaux
Peter Singer, traduit
première : pour moi, en disciple de gieuse, que la vie des humains est de l’anglais (Australie) que les hommes non encore totale-
Bentham, le facteur déclenchant reste sacrée parce qu’elle est faite à l’image par Louise Rousselle, ment ou mal formés. Pour le philo-
la souffrance des animaux. de Dieu. Quand je dis cela, je ne éd. Grasset, 1993, sophe australien Peter Singer, auteur
On vous a accusé d’eugénisme cherche pas à me substituer aux repris aux éd. Petite en 1975 du best-seller La Libération
Bibliothèque Payot,
pour avoir soutenu qu’il n’y a pas parents de cet enfant. C’est une déci- 2012. animale (6), cette frontière devrait
de raison morale pour qu’on sion terrible, tragique. Je dis simple- (7) Introduction aux passer entre les grands singes et les
maintienne en vie un être humain ment qu’en l’occurrence ce n’est pas principes de morale autres mammifères. Avec la militante
et de législation,
non viable, alors que, le respect de la vie en soi mais la qua- Jeremy Bentham, italienne Paola Cavalieri, il a donc
quotidiennement, on détruit lité de la vie concrète que cet enfant traduit de l’anglais proposé en 1993 une charte, The
les existences de millions va avoir qui importe. par Emmanuelle de Great Ape Project, visant à étendre
d’êtres non humains viables. Jusqu’à présent, la France Champs et Jean-Pierre les droits les plus fondamentaux de
Cléro, éd. Vrin, 2011.
Est-ce une conséquence logique n’a guère été sensible à l’idée l’homme, ceux de vivre, d’être libre
de votre éthique ? de libération animale. Que et non soumis à la torture, aux singes
Une fois que vous avez rejeté l’idée diriez-vous aux Français pour anthropoïdes, chimpanzés, bono-
qu’être simplement un membre de les convaincre de s’y mettre ? bos, gorilles, orangs-outans, etc.
l’espèce Homo sapiens est morale- Je pourrais parler de santé – bien des Mais pourquoi eux seulement ? Il les
ment crucial, la question devient de gens, comme Bill Clinton, deviennent considère en outre plus légitimes à
considérer les caractéristiques des végétariens, sinon vegan, pour cette détenir ces droits que les humains
individus et leurs intérêts, afin d’es- raison. Je pourrais aussi dire que atteints d’autisme, de débilité ou de
sayer de décider quand c’est une cesser de consommer de la viande est sénilité – ce qui est cohérent avec les
bonne chose ou pas pour eux de le moyen le plus efficace de nourrir présupposés de son raisonnement
continuer à vivre. Aussi, si vous vous la planète et de faire en sorte que le mais bien sûr se discute (lire entre-
trouvez en présence d’un nouveau- prix des produits agricoles reste abor- tien ci-contre).
né affecté d’une maladie ou d’une dable, ce qui est favorable aux pauvres Par le même S’il est aisé de se décider abstrai-
malformation le rendant incapable de du monde entier. Mais j’expliquerais dessinateur tement en faveur du respect des ani-
jouir de la vie sans d’extrêmes souf- plus simplement que ce serait un maux et si, comme l’écrivait Bentham
On the Beach et
frances, je ne vois pas en quoi le fait bienfait pour tous. Libérer les ani- Zoo, Monsieur Dubois, en l’année symbolique 1789, cela ne
qu’il est un être humain nous empê- maux, c’est en effet rendre aux éd Attila, deux jeux demande aucune autre considération
cherait moralement de nous conduire hommes leur pleine dignité morale, de 15 cartes postales que de savoir non pas s’ils peuvent
avec lui comme nous le faisons avec les libérer donc eux aussi. imaginées par Denis même raisonner et parler mais seu-
notre vieux chien malade dont le Propos recueillis Dubois, l’illustrateur de lement souffrir (7), la mise en place
ce dossier (9 € chacun).
vétérinaire nous dit qu’il n’a aucune par Patrice Bollon de ce programme se heurte, on le
voit, à d’énormes difficultés pra-
tiques, sinon à des dilemmes moraux
insupportables. Jusqu’où faut-il faire
aller notre rejet de l’exploitation
scientifique des non-humains ? Si
l’expérimentation animale peut
sauver des vies humaines et qu’aucun
autre moyen ne peut lui être sub-
stitué, devons-nous la poursuivre ?
Dans quels cas et sous quelles condi-
tions resterait-elle acceptable mora-
lement ? Toutes ces questions n’ont,
pour l’instant, pas de réponses.

Déconstruire
notre pensée héritée
Il y a plus. Dernière des grandes libé-
rations que nos sociétés modernes
semblent appelées à accomplir, celle,
ainsi que certains le formulent, en-
vers le « spécisme » (cf. définition
p. 9), le droit des animaux

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Perspectives 14

apparaît comme une véritable est peut-être aujourd’hui indispen-


boîte de Pandore, dont la révélation Sociétés et cultures ne se bâtissent sable… Elle peut bien en effet sem-
progressive du contenu bouleverse pas contre la biologie, mais, dans une bler abstraite, un « jus de crâne »,
en chaîne toutes nos représentations. large mesure, elles en procèdent. comme l’on dit vulgairement ; elle est
Et bien sûr, en premier lieu, celle, en réalité des plus pratiques, étant
« occidentale-moderne », fondée sur cette vérité, que nous sommes nous- (8) La Fin de donné la pression actuelle de la ques-
ce que le philosophe Jean-Marie mêmes de part en part des bêtes, l’exception humaine, tion écologique. Car, comme le dit
op. cit.
Schaeffer a appelé la « thèse de l’ex- simplement un peu « particulières » ? (9) Par-delà nature Jared Diamond, non seulement l’his-
ception humaine (8) ». Impossible, en Selon Jean-Marie Schaeffer, il faudrait et culture, Philippe toire nous apprend que toutes les
effet, de faire place à un quelconque donc renoncer au dualisme – aussi Descola, éd. Gallimard, espèces apparues sur Terre se sont un
droit des animaux sans déconstruire bien chrétien que cartésien – entre 2005. jour ou l’autre éteintes, mais la nôtre
(10) Dans Politiques
l’idée selon laquelle, comme le dit l’esprit et le corps, et à la tradition de la nature, est celle qui a inventé les moyens de
Thomas d’Aquin dans la Somme théo- transcendantale, pour qui l’esprit Bruno Latour, loin les plus terrifiants de s’auto-
logique, les hommes ayant été créés peut radicalement dépasser le corps, éd. La Découverte, détruire. Ce qui impose – de toute
1999 et 2004.
à l’image de Dieu et la nature n’ayant rendant possible une auto-fondation urgence – de promouvoir un « nou-
rien fait inutilement, « il n’est pas illi- de notre humanité. Schaeffer sug- veau pacte » entre Homo sapiens et
cite pour les hommes d’utiliser les gère de substituer à ces présupposés les autres espèces, animales aussi
plantes pour le bien des animaux, et un monisme matérialiste du vivant, bien d’ailleurs que végétales.
les animaux pour le bien de tel que d’autres sociétés ont pu, dans Cette nouvelle architecture des rela-
l’homme ». Rompre avec ce postulat leurs rapports avec leur « extérieur », tions entre humains et non-humains,
« humaniste » (cf. définition p. 9) im- en développer : d’explorer en bref attribuant à tous, hommes, faune et
plique de s’interroger sur la coupure ce que l’anthropologue Philippe flore, une voix égale dans la conduite
que notre pensée a dès son commen- Descola a appelé, dans Par-delà de l’habitat commun de la Terre – ce
cement instituée – et que certains nature et culture (9), d’autres « onto- que Bruno Latour a pu résumer par
des défenseurs de la libération ani- logies », d’autres conceptions des l’image d’un « parlement des
male maintiennent sans le savoir – liens entre humains et non-humains choses (10) » –, apparaît dans ce cadre
entre nature et culture, la seconde plus accueillantes pour ces derniers bien plus qu’un « simple » réquisit
étant supposée nous émanciper de et plus en phase avec l’état présent moral. Elle est une exigence certes
la première en nous accordant des de notre monde. éthique mais aussi tout uniment éco-
degrés de liberté par rapport à ce que nomique, écologique et existentielle.
la biologie nous impose. Inventer un « parlement Sans elle, on peut se demander si
Or, comme le suggère l’éthologie, ce des choses » ? nous serons capables d’assurer à
grand partage nature/culture est un Pareil bouleversement de notre terme notre droit, à nous humains, le
préjugé : sociétés et cultures ne se conception du monde équivaut à une plus fondamental, hors duquel aucun
bâtissent pas contre la biologie, mais, profonde mutation métaphysique autre ne saurait se concevoir ni se
dans une large mesure, elles en pro- dont on peut se demander si nous développer : celui, tout simplement,
cèdent. Et comment aménager une avons les moyens intellectuels et sen- à quelques siècles voire décennies
place aux animaux sans reconnaître sibles de l’effectuer. Si ce n’est qu’elle d’ici, de pouvoir encore être ?

Bibliographie animaux ? (traduit par Jacqueline


Sergent, éd. Les Empêcheurs de pen-
ser en rond, 2004, 142 p., 10 €).
concernant l’animal – il faudrait
d’ailleurs dire plutôt la pensée
contre l’animal car, à l’exception de
Pythagore, Porphyre, Plutarque,
Les Origines animales
à lire l’éthologie amènent à changer dans de la culture, Montaigne et de quelques noms
les partis pris de base de notre pen- Dominique Lestel, essaimés çà et là, elle procède d’un
Les Droits des animaux, déni féroce du droit et même de
Tom Regan, traduit de l’anglais sée, en quelque sorte dans notre éd. Champs Flammarion, 2003,
(États-Unis) par Enrique Utria, « métaphysique spontanée héri- 416 p., 10,20 €. l’existence des animaux. Une lecture
éd. Hermann, 2012, 752 p., 35 €. tée ». Un des quatre ou cinq grands Par le philosophe et éthologue édifiante.
Exploration critique exhaustive par essais parus en France ces dix der- Dominique Lestel, une des meil- Publication récente
le philosophe moral américain Tom nières années. leures synthèses qu’on puisse lire
Regan (né en 1938) de toutes les en français sur les apports de Les animaux aussi ont
La Libération animale, des droits, Boris Cyrulnik,
solutions possibles en matière Peter Singer, traduit de l’anglais l’éthologie à la connaissance des
Élisabeth de Fontenay
d’éthique animale, cet ouvrage (Australie) par Louise Rousselle, mondes animaux mais aussi du et Peter Singer,
imposant mais toujours clair en éd. Petite Bibliothèque Payot, 2012, nôtre. Une des clés du débat sur la entretiens réalisés par Karine Lou
constitue en quelque sorte la bible. 480 p., 10,65 €. « question animale ». Matignon, avec la collaboration de David
Indispensable. Quoique certains de ses chapitres Le Silence des bêtes. Rosane, éd. du Seuil, 2013, 280 p., 18 €.
La Fin de l’exception humaine, concrets aient un peu vieilli, l’essai La Philosophie à l’épreuve Trois longs entretiens très maîtrisés
Jean-Marie Schaeffer, qui a lancé en 1975 le mouvement de l’animalité, sur l’éthologie (B. Cyrulnik), la
éd. Gallimard, 2007, 460 p., 21,50 €. de la « libération animale » demeure Élisabeth de Fontenay, philosophie (É. de Fontenay) et
Une réflexion philosophique l’incontestable ouvrage de référence éd. Points essais, 2013, 1 082 p., 14,50 €. l’éthique (P. Singer) animales. Une
exigeante sur ce que le darwinisme en la matière. Du même auteur, on Une passionnante odyssée à l’inté- introduction parfaite aux boulever-
et les découvertes récentes de lira aussi Comment vivre avec les rieur de la pensée occidentale sements nécessaires à venir.

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3 CD INDISPENSABLES !

EN VENTE ACTUELLEMENT
La vie des lettres 16

anniversaire Alcools, cent ans d’âge


Aujourd’hui centenaire, le recueil d’Apollinaire fait l’objet d’une réédition
enrichie d’inédits. Paraît aussi une dense et novatrice biographie du poète.

S
i l’on voyageait à rebours et que perdre pour le lecteur, tant les anecdotes
l’on prenait une photographie de abondent, le génie d’Apollinaire est poly­
l’année 1913, on y verrait l’art sur graphe et ses affinités électives sont nom­
tous les fronts : le musicien Stra­ breuses (il a aimé Marie Laurencin, a été l’ami
vinsky et son Sacre du printemps, de Max Jacob, de Picasso ou d’André Salmon,
Proust et Du côté de chez Swann, l’ensorce­ a côtoyé Schwob, Gide, Chagall ou Cocteau,
lante Prose du Transsibérien et de la Petite a salué, outre les cubistes, Matisse et le Doua­
Jehanne de France, composée par Cendrars nier Rousseau, a adoubé les jeunes Breton et
et colorée par les Delaunay, le premier ready­ Soupault). Avec élégance et clarté, Laurence
made de Duchamp et la parution des Peintres Campa nous plonge dans un tourbillon de
cubistes, de Guillaume Apollinaire. D’Apolli­ voyages, d’amours et de revues.
naire la postérité a surtout retenu Alcools,
son premier recueil de poèmes, qui distille Tous métiers et tous styles
sa mélancolie singulière, ses errances à tra­ Ce qui en émerge se révèle parfois cocasse :
vers l’Europe et l’amour, chamboule la poésie que l’on s’imagine le poète écrivant des ar­
et préfigure les révolutions littéraires à venir. ticles financiers dans le Guide des rentiers
Le bouleversement des vers – les aspirants pour la défense des petits capitalistes ou ré­
bacheliers le savent (ils savent moins que le digeant des critiques­canulars sous le nom de
poète n’avait pour tout diplôme que celui de Louise Lalanne, croupissant brièvement à la
sténographe, qui lui servit un bref temps à Santé pour recel de statuettes volées au Lou­
officier dans des banques) – passe par le vre au moment de la disparition de La Jo-
mélange de l’ancien et du moderne, conde, ou sévissant à la Censure de retour du
d’étranges collages surréalistes avant l’heure front. Le livre de Laurence Campa a surtout
(superposant par exemple les figures du le mérite de nous rappeler la multiplicité des
Christ et de l’aviateur, de la ceinture de Vénus talents d’Apollinaire. Avant Alcools, il a publié
et de Paris), l’affranchissement des mètres (le trois livres, l’un sous le manteau (le récit des
fameux vers libre né à la fin du siècle précé­ Onze mille verges), les deux autres sous la
dent et comparé par un grincheux à une forme du conte (L’Enchanteur pourrissant
« anguille tronçonnée qui sursaute et se et L’Hérésiarque et Cie), et soupiré de ne pas
convulse avant de mourir ») et de toute ponc­ recevoir le prix Goncourt. Après, il a touché
tuation. Salué par une partie de ses pairs, sus­ au théâtre et a même rêvé de cinéma. Il a été
pecté par son époque de « fumisterie » au journaliste, éditeur (entre autres du cata­
mieux, de « juiverie » au pis, il s’adressait dans logue de l’Enfer de la Bibliothèque nationale),
un de ses poèmes à la nôtre : « Hommes de a publié dans d’innombrables revues (La
l’avenir souvenez­vous de moi/ Je vivais à « Hommes de l’avenir Revue blanche, Le Mercure de France, L’In-
l’époque où finissaient les rois ». L’année sui­ souvenez-vous de moi/ transigeant) sans jamais parvenir à se faire
vante, son destin épousait enfin celui de la Je vivais à l’époque accepter par le cercle de La NRF, et en a fondé
France : engagé volontaire dans une guerre où finissaient les rois ». quelques­unes (Le Festin d’Ésope, Les Soirées
imprévue, il fut artilleur puis fantassin près de Paris). Difficile de tout aimer de sa verve
du front, où il reçut la nouvelle de sa natura­ complaisance. C’est bien l’événement de multiforme : de l’art cocardier des années
lisation, quelques jours avant d’être touché cette saison apollinarienne, autant que la ré­ troubles qui voient se superposer les corps
à la tête par un obus. Mais il ne mourut ni de édition d’Alcools – augmentée de quelques des femmes aimées au décor ravagé des tran­
la trépanation ni des gaz au poumon ; c’est la textes d’Apollinaire à propos de son recueil, chées, des poèmes­conversations aux qua­
grippe espagnole, en 1918, à la veille de la du frontispice réalisé par Picasso, d’un petit trains du Bestiaire, de la veine érotique au
victoire, qui l’emporta. lexique de Michel Décaudin, de poèmes­ défi calligrammatique, on aura tendance à pri­
Du grand bric­à­brac de sa courte vie (Duha­ hommages, et d’une préface de feu Paul Léau­ vilégier telle ou telle voix. Ses filiations biolo­
mel, croyant l’insulter, avait taxé Alcools de taud – et bien davantage que la reparution giques et littéraires sont tout aussi hétéro­
brocantage), Laurence Campa, éditrice des d’un étonnant et quelque peu médiocre re­ clites : dans la vie, il est le petit­fils d’un
Poèmes à Lou et membre du centre de re­ cueil de récits mêlant les différentes traditions officier polonais de l’armée du tsar devenu
cherche de l’Historial de la Grande Guerre de du mythe de don Juan, Les Trois Don Juan. camérier du pape, peut­être fils d’une ama­
gallimard

Péronne, a tiré une biographie qui ménage la Grande eût été la tentation de l’inventaire trice de casinos ; dans l’imaginaire, il descend
part belle à la légende et à l’incongru, sans pour la biographe, et grand le risque de se de Verlaine comme de Villon, est inspiré par

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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hypertextes
Les fâcheux
Quel est le point commun entre
les Français richard Millet,
Yann Moix, Frédéric Beigbeder,
l’essayiste américain Jonathan
evison et Jonathan Franzen,
l’auteur des Corrections? C’est
d’avoir pris des positions contre
la littérature numérique et
la publication de « ebooks ».
Si François Bon accompagne
par le site Publie.net et ses six
cents ebooks le renouvellement
de « l’ensemble des strates
de ce que l’écriture a toujours
développé », si d’autres, comme
olivier Cadiot ou Camille de
toledo, réfléchissent à ce que
peut devenir un livre
« augmenté », l’ère des liseuses
est pour certains celle
d’une « post-littérature » (Millet)
où s’éteindrait la valeur
symbolique du livre. accusée
de briser l’économie du livre
(pour Beigbeder, les ebooks
entraîneront « la fermeture des
librairies, des maisons d’édition,
des suppléments littéraires
dans les journaux et peut-être
la fin de la critique littéraire »),
de s’opposer « au sens de
la permanence essentielle
à l’expérience littéraire »
(Franzen), de nous priver d’un
objet esthétique, de nous
interdire de partager nos goûts
(puisqu’il m’est supposément
impossible de voir ce que
mon voisin lit dans le métro sur
une liseuse ou de faire de
harlinge/roger-viollet

ma bibliothèque numérique un
objet décoratif), l’ère du Kindle
ou du Kobo clive les lecteurs,
les éditeurs, les écrivains,
nous rappelant peut-être
les combats menés contre
le chemin de fer ou la
photographie. Sans doute, cette
Apollinaire les traditions aussi bien tziganes qu’irlan­ À lire mutation nous rend-elle
à Yvetot, en 1913. daises et ne cache pas son admiration pour Guillaume à la fois sensibles aux fragilités
les feuilletons populaires (Fantômas). Venu Apollinaire, d’un objet, le livre papier, qui
Portrait à la poésie entre le symbolisme fin de siècle Laurence Campa, nous semblait éternel, comme
d’Apollinaire paru et le surréalisme de l’entre­deux­guerres, il éd. Gallimard, à ce mystère propre à la parole
dans La Phalange, occupe une place charnière et prophétique, 784 p., 30 €. littéraire, conditionnée par son
Alcools, support historique, et pourtant
15 décembre 1907. est à la fois moderne et décalé, fasciné qu’il toujours transformée et
Apollinaire,
fut par le mouvement mais toujours à bonne éd. Folio, 244 p., 4,40 €. décontextualisée; après tout,
distance des avant­gardes (qu’il s’agisse du Les Trois Don si, comme le faisait remarquer
balbutiant dada ou des futuristes italiens), cri­ Juan, Apollinaire, l’helléniste Florence Dupont,
tique d’art et inventeur du mot surréaliste éd. Gallimard, L’Iliade n’a été nullement conçue
avec sa pièce Les Mamelles de Tirésias (1917), « L’Imaginaire », pour finir imprimée chez Budé
276 p., 9,50 €. mais pour être récitée lors
mais pas théoricien pour un sou. C’est à Lau­
d’un banquet, en quoi se
rence Campa qu’il revient d’avoir mis en trouverait-elle autrement trahie
mouvement l’image figée, depuis la seconde par sa transcription
moitié du xxe siècle, de ce découvreur. en encre électronique?
Chloé Brendlé Alexandre Gefen

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 18

parution
William Blake sous de nouveaux cieux
Depuis qu’André Gide, en 1922, serait le premier contact avec
traduisit Le Mariage du Ciel et de l’œuvre (et même aux autres!)
l’Enfer, et depuis un légendaire de se repérer dans la
numéro de juin 1925 que mythologie forgée par Blake,
Le Navire d’argent (la revue poète visionnaire. Il faut féliciter
d’Adrienne Monnier) consacra aussi l’éditeur de nous donner
à William Blake, celui-ci, resté à lire ce volume en édition

MArc enGuerAnD
longtemps méconnu, est bilingue et de n’avoir pas oublié
devenu une référence familière d’y inclure un cahier en couleur
aux amoureux de la poésie reproduisant quelques Aimé Césaire
en France. De Philippe gravures de Blake, car sa (1913-2008).
et Marie-Louise Soupault poésie ne saurait être comprise

éditionLe centenaire
(dont la traduction des Chants si on la détache de l’œuvre
d’innocence et des Chants graphique qui l’accompagne

de l’« Orphée noir »


d’expérience, parue en 1947, a (Blake enluminait ses poèmes
été rééditée chez Quai Voltaire grâce à une technique de
en 2007) à Alain Suied (chez gravure très particulière dont
Arfuyen) en passant par les secrets n’ont pas encore

L
Pierre Leyris (chez Aubier, avec tous été élucidés). La traduction e 26 juin 1913, naissait Aimé Césaire, maître de la poésie et
une édition prévue pour être de Jacques Darras est bien de la révolte martiniquaise. De son amitié de jeunesse avec
complète et restée, hélas! ce que devrait toujours être la Léopold Sédar Senghor à sa rupture en 1956 avec le Parti
inachevée) et Pierre Boutang retraduction d’un tel poète, dont
(collection « Orphée », aucune version ne peut épuiser
communiste, qu’il juge trop modéré sur la question des colonies,
La Différence), de nombreux la richesse : neuve et inventive. du Cahier d’un retour au pays natal (1939), célèbre manifeste poé­
traducteurs, souvent poètes, Ludique même, bien souvent, tique et politique, à Une saison au Congo (1966), pièce de théâtre
ont cherché à donner à Blake et en cela conforme à l’esprit centrée sur Patrice Lumumba et l’indépendance du Congo belge,
une voix française. Il faudra de Blake, chez qui la Vision, Césaire a toute sa vie lancé son cri de colère et de révolte, exprimant
ranger auprès d’eux, et au tout si elle ouvre sur des abîmes sa soif de justice et de dignité. Celui que Sartre appelait l’« Orphée
premier plan, Jacques Darras, mystiques, reste toujours noir » a défendu la cause de la
grâce à qui Blake entre enfin sensuelle (une traduction À lire aussi
dans la collection qui privilégierait à l’excès « négritude », incarnant la
« Poésie/Gallimard ». l’armature conceptuelle ferait revendication des racines afri­ Œuvres complètes
Si certains textes de Blake sont fausse route) et ne va jamais caines et la prise de conscience d’Aimé Césaire, Albert Arnold (dir.),
éd. CNRS, 1 000 p., 39 €.
assez faciles d’accès (quoique sans une fidélité obstinée du « simple fait d’être noir ». Dis­
cette facilité soit trompeuse), à l’esprit d’enfance. Jacques paru le 17 avril 2008, Césaire fut À voir
le symbolisme de l’œuvre peut Darras rime sa traduction aussi député de Martinique et
déconcerter et exige des célèbres « Augures
Césaire, le prix de la liberté,
d’être apprivoisé : outre une d’innocence », et l’on en perçoit
maire de Fort­de­France. Il fait docu-fiction de Félix Olivier, et
très précise et judicieuse ainsi l’allure proverbiale que aujourd’hui l’objet de nom­ Césaire et les révoltes du monde,
chronologie, cette édition bien des traducteurs nous breuses publications. Kora documentaire de Jérôme-Cécil
Auffret, diffusés le 26 juin sur France Ô.
contient un « Petit lexique avaient masquée. Il rebaptise Véron et Thomas Hale publient
mythologique » et quelques « chansons de l’innocence »
Colloque « Césaire 2013.
plus de mille notices qui re­ Parole due », du 4 au 11 septembre,
pages d’explications qui et « chansons de l’expérience », tracent son parcours littéraire à Cerisy-la-Salle (02),
permettent aux lecteurs dont ce les poèmes que l’appellation dans Les Écrits d’Aimé Césaire. www.ccic-cerisy.asso.fr/
de « chants » avait trop ennoblis
Le Livre d’Urizen, gravure
(mais, dans Le Mariage du Ciel
Biobibliographie commentée
de William Blake, coll. privée. et de l’Enfer, « chanson de (éd. Honoré Champion, 890 p.), outil précieux pour étudier la poé­
la liberté » pour « A Song of tique de l’écrivain. Son engagement politique est au cœur des dis­
Liberty » ne nous convainc pas cours prononcés à la tribune parlementaire. L’art oratoire du poète­
autant, même si le traducteur, député est le socle fondateur du Discours sur le colonialisme de
dans sa préface, nous rappelle 1950 (Discours à l’Assemblée nationale. Écrits politiques, t. I,
avec raison que Blake chantait éd. Jean­Michel Place, 250 p.). Du côté de la biographie, Romuald
à pleine voix ses poèmes).
cette traduction est en tout Fonkoua dresse le portrait d’un homme épris de liberté, véritable
cas habitée d’une jubilation, passeur de mots, de temps et d’idées, qui a porté l’histoire des op­
d’une joie toute blakienne primés et des colonisés du xxe siècle (Aimé Césaire, éd. Perrin,
et très communicative. 360 p.). Le romancier Daniel Maximin rend hommage à son aîné
Jean-Yves Masson dans un récit personnel qui mêle témoignages, anecdotes et entre­
tiens (Aimé Césaire, frère volcan, éd. du Seuil, 280 p.). Enfin, le
À lire poète tchadien Nimrod évoque les liens du poète avec Hugo, Péguy
Le Mariage du Ciel et de l’Enfer ou Char (Visite à Aimé Césaire, éd. Obsidiane, 80 p.). Pour rendre
et autres poèmes (éd. bilingue), le monde un peu plus vivable, Césaire aura su inventer une langue
William Blake, choix, présentation et et tenir le pari du souffle poétique au cœur d’une civilisation
GALLIMArD

11. Le Livre d’Urizen traduction de Jacques Darras, tourmentée et déchirée. Aliocha Wald Lasowski
éd. Poésie/Gallimard, 400 p., 12,50 €.
Collection privée

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19

rentrée littéraire festival


Les poids lourds restent en vacances
« Oh! l’automne, l’automne a Léonora Miano, qui quitte Plon Retour sur les Assises
fait mourir l’été ». Aux heures
(printanières) où nous écrivons
ces lignes, flotte déjà la rumeur
et revient en Afrique avec le
roman La Naissance de l’ombre,
ou Yann Moix, qui annonce
du roman
S
d’une rentrée littéraire un Naissance de 1300 pages ur l’affiche de cette septième édition des Assises internatio­
française retenue, où bien des résumant tous ses thèmes nales du roman (qui s’est achevée le 2 juin) les couleurs des
poids lourds, comme on les favoris, ou encore Laure Adler
appelle élégamment, auraient et son premier roman, plumes de perroquet éclatent. Éblouissent même. La sono,
passé leur tour. Une rumeur Immortelles, une histoire les éclairages, les gradins donnent à ces rencontres des airs de spec­
que justifie un premier coup d’amitié féminine. tacle, et c’est à des échanges intelligents, bien menés, graves ou
d’œil sur les programmes. Les éditions Calmann-Lévy souriants, toujours sérieux, jamais ennuyeux, que les lecteurs as­
Où sont les Laurent Gaudé et publient Le Marcheur de Fès, sistent. Sont abordés les thèmes du présent et de l’éternité, de la
Mathias Énard (pour Actes d’Éric Fottorino, Actes Sud vérité et du secret, du sentiment de la vie et du récit du conflit, de
Sud)? Que font Olivier Adam défendra la Danse noire
(chez Flammarion), David de nancy Huston, l’Olivier
l’Irlande et de ses écrivains, de la littérature et de la démocratie…
Foenkinos et Florian Zeller s’appuiera sur Véronique Un exemple de rencontre : avec Tristan Garcia. Ce jeune romancier
(pour Gallimard)? Le critique, Ovaldé (La Grâce des brigands), enseigne aussi la philosophie. « Quand on écrit, on a une double
parfois, se retrouve dans les éditions du Seuil misent sur vie », explique­t­il aux lecteurs venus l’écouter et dialoguer avec lui.
la situation d’un amateur de Où le sang nous appelle, œuvre « Dans ma seconde vie, je transforme la vraie vie en littérature. »
primeurs que l’on priverait, d’un étonnant attelage Avant d’entamer le dialogue, Tristan Garcia lit les premières pages
l’automne venu, de ses réunissant Chloé Delaume et de son roman Mémoires de la jungle, mimant les reniflements et
betteraves de saison, radis Daniel Schneidermann. Stock
et navets nouveaux… verra le retour de la brillante
le phrasé de son narrateur, un chimpanzé. Public conquis ! Dans
Plutôt que de déplorer les et délicate Brigitte Giraud. l’assistance, des lycéens ont tra­
absences, citons déjà les Flammarion lancera vaillé sur son dernier roman, Les
présents. Tel Pierre Jourde, notamment Une année qui Cordelettes de Browser. La
que l’on s’imaginait épuisé commence bien, de Dominique conversation, attentive, passion­
après son volumineux noguez, et Toute la noirceur née, s’engage sur les motifs de
Maréchal absolu et qui publiera du monde, du styliste Pierre la science­fiction, qui, pour Tris­
La Première Pierre. Mérot, qui, après avoir été
Il sera l’une des vedettes de accepté puis refusé chez tan Garcia, « est le réservoir des
Gallimard aux côtés de Gallimard et avoir connu la rêves humains. La S.­F. ne nous
Jean Hatzfeld (Robert Mitchum même aventure chez Stock, dit rien du futur, mais nous
ne revient pas) ou de Yannick a déjà fait beaucoup parler de dévoile ce que les écrivains du
Haenel (Les Renards pâles). lui sans avoir été lu. nous n’en passé ont rêvé de l’avenir », et
Les éditions Grasset pourront avons pas parlé, mais nous sur les innovations narratives
compter sur Sorj Chalandon, l’avons lu (dans une version
qui, après l’Irlande, nous antérieure à celle qui sera
des séries télévisées américaines
entraîne au Liban dans publiée) : ce roman sent bien des années 2000. Plus tard, on

rICArDO MArTIn
Le Quatrième Mur. Il côtoiera le soufre, ce qui n’est plus si retrouve l’écrivain en compa­
courant. Il devrait en tout cas gnie du philosophe britannique
Véronique Ovaldé publie son susciter des réactions vives, Craig Bourne et du physicien
nouveau roman chez l’Olivier. voire convulsives… Gilles Cohen­Tannoudji. Le
Enfin, de grands noms de romancier a endossé ses habits Antonio Muñoz Molina.
la littérature étrangère
ressurgissent. richard Ford
de philosophe, pour une ren­
publie Canada (éd. de l’Olivier), contre dont le thème est : « Entre le présent et l’avenir, faut­il choi­
J. M. Coetzee revient au roman sir ? » Débats passionnés, qui tournent autour des notions de pré­
avec Une enfance de Jésus sentisme et d’éternalisme, de temps objectif et subjectif, de
(éd. du Seuil), Javier Marías l’omniprésence du présent, et de l’univers qui nous est observable.
signe Comme les amours (éd. Deux moments d’une même journée, deux aspects de la double vie
Gallimard). L’Américain Mark du romancier­philosophe, qui tient à être « également passionné
Z. Danielewski verra son livre
culte La Maison des feuilles par le réel et l’imaginaire, à les traiter avec un soin égal ».
reparaître en même temps que À la fin du mois de mai, dans toute la région lyonnaise, on lit un peu
son nouveau roman, L’Épée des plus que de coutume, on dédicace, on écoute des comédiens qui
cinquante ans (éd. Denoël). lisent, on croise Richard Powers, David Vann, Sylvie Germain, Anto­
Enfin, Métailié édite Le Livre du nio Muñoz Molina, Maylis de Kerangal, A. S. Byatt, et tant d’autres.
roi, thriller érudit de l’Islandais Le quotidien Lyon Plus publie dans ses colonnes les articles rédigés
HAnnAH ASSOULInE/OPALE

Arnaldur Indridason (dont


nous publions en exclusivité
par les lycéens, qui, avant de rencontrer un écrivain « en vrai », se
les bonnes feuilles dans notre sont penchés sur son œuvre durant des semaines et se sont essayés
hors-série « Les meilleures à la critique. Lyon, ville historique de l’imprimerie et de l’édition,
lectures de l’été », coédité avec continue de tisser, avec les Assises internationales du roman, son
Marianne et actuellement destin de ville littéraire. Christine Bini
en vente). Alexis Brocas

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La vie des lettres 20

festival Sète (34) Du 19 au 27 juillet

festivalSète, port
La BauLe (44) Du 17 au 21 juillet

De l’autre côté de l’Atlantique


des poètes
B
erceau de la civilisation européenne, carrefour de l’Orient
et de l’Occident, la Méditerranée revêt le statut de bassin
poétique à l’occasion du festival Voix vives de Méditerranée
en Méditerranée. Chaque année, cet événement, qui invite des
poètes de tous horizons à venir faire entendre leur voix, rend à la
Méditerranée une forme d’unité culturelle. La poésie n’y est nul-
lement un prétexte : elle est ce lien, qui s’inscrit dans l’histoire de
l’écriture, rapproche les auteurs, réunit leur parole au-delà des
frontières. Pour Maïthé Vallès-Bled, directrice de la manifestation,

matthieu bourgois
le festival Voix vives doit être « un territoire de paix, une passerelle
entre les musiques poétiques », dans un contexte marqué par la
crise et la transition politique des pays arabes. Plus d’une centaine
de poètes liront leurs textes dans leur langue d’origine avant qu’un
Le poète Ron Padgett et la romancière Laura Kasischke, comédien n’en livre la traduction : voilà les diverses couleurs de la
deux invités d’honneur américains à La Baule. Méditerranée (des Balkans au
Moyen-Orient, en passant par
Pour sa dix-septième édition, de la littérature. enseignante
l’Italie et la France) rassemblées
le festival Écrivains en bord à l’université d’ann arbor
de mer aura les yeux rivés (michigan) dans des ateliers en un seul élan communau-
sur les États-unis, avec pour d’écriture, elle participera à taire. « Les cultures méditerra-
invités d’honneur Laura une table ronde avec François néennes sont à la fois une et
Kasischke et ron Padgett. bon, romancier et spécialiste multiples », confie Maïthé Val-
si la France est rétive à français du creative writing. lès-Bled, qui tient à cette
l’enseignement en langue s’il est courant, pour des volonté de multiplier les lieux
anglaise dans ses universités, écrivains américains, d’animer
elle est une fervente ce type d’ateliers, la
de représentation poétique.
admiratrice de la littérature transmission de la créativité D’ailleurs, cette quatrième édi-
américaine, qui connaît un littéraire est beaucoup plus tion verra le festival s’installer
succès grandissant auprès mystérieuse en France. dans trois autres villes au cours
du lectorat hexagonal depuis « Peut-on vraiment enseigner de l’année 2013 : El Jadida au
quelques années, séduisant l’écriture ? C’est une question Maroc (début mai), Gênes en
par son audace, son langage qui se pose » pour bernard Italie (21-22 juin), et Tolède en
franc et sa tonalité réaliste. martin, et qui trouvera
il semblait donc tout naturel peut-être une réponse samedi Espagne (6 au 8 septembre).
pour bernard martin, 20 juillet, journée consacrée À Sète, l’événement propose
fondateur du festival, de à la confrontation littéraire des plus de 550 rencontres
concentrer son attention sur deux pays. Confrontation que poétiques, au rythme d’une
ce pays et de se donner pour l’écrivain français tanguy Viel soixantaine de rendez-vous
mission de « faire découvrir a expérimentée de façon très quotidiens dans des jardins,
des poètes contemporains ». personnelle dans son livre
publics ou privés, sur les pla-
Pour ce faire, ron Padgett, La Disparition de Jim Sullivan, Voix vives, édition 2012.
poète de l’école de New York conçu comme un vrai-faux ces, dans les rues ou sur le
et traducteur de poésie roman américain. L’auteur brise-lames, au Théâtre de la
française, sera aux côtés donnera une conférence le Mer, en bateau ou sur la plage. Musiciens, conteurs et comédiens
de Jacques roubaud, poète même jour intitulée « Ce que accompagneront l’ensemble du festival. À l’heure où la poésie
oulipien, de Peter gizzi, ou j’ai appris de la littérature apparaît comme « un genre lésé dans la culture occidentale », dixit
encore de Cole swensen, française en lisant des romans Maïthé Vallès-Bled, cette semaine faite de lectures, de débats, de
lors de la journée consacrée américains ».
à la poésie américaine installé à La baule, le festival
rencontres et de concerts, qui laissent place à la création poétique
contemporaine, encore bien entend « profiter du cadre contemporaine, apparaît providentielle. Et pour mieux rendre la
méconnue de ce côté-ci de estival de la ville pour faire poésie disponible, éditeurs, libraires et revues de poésie seront
l’océan. Laura Kasischke, découvrir de nouvelles présents sur la Place du Livre. Le public pourra, entre autres, s’y
quant à elle, découverte avec littératures à un public serein, procurer l’anthologie de l’édition en cours – qui recueille l’en-
son roman A Suspicious River décontracté ». L’amérique semble des textes présentés –, participer à un échange, à une
(dont l’adaptation ne sera donc pas si éloignée transmission mutuelle. « Les poètes, pour Maïthé Vallès-Bled, sont
cinématographique de Lynn de la côte française du
stopkewitch sera projetée 17 au 21 juillet, le festival ceux qui questionnent le monde avec ce qui nous est donné à
le samedi soir), apportera faisant office de « bateau tous : les mots. » M. F.
un éclairage d’ordre plus livre » transatlantique. www.voixvivesmediterranee.com/
théorique sur la transmission Marie Fouquet

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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festival Haute-Loire (43) ardècHe (07) Du 18 au 25 août

Saint-cHéLy-d’aubrac (12) Du 19 au 23 août


festivalSous l’arbre,
Le paradis, en Aubrac pour cinq jours
Après l’Eldorado, l’an dernier,
des jeux de feuilles
C
cap vers l’Éden ! Les haque année, les Lectures sous l’arbre font mentir le cliché
Rencontres de l’Aubrac, sur la désaffection supposée des lecteurs pour la poésie
réputées pour l’extrême – notamment en transformant ces lecteurs en spectateurs,
cohérence de leur
programmation, s’intéressent à travers de multiples événements. Cette édition sera particulière-
cette année à un autre mythe ment placée sous le signe de l’Allemagne. Jean-François Manier,
connexe à ce pays d’or qui fit directeur artistique du festival et directeur des éditions Cheyne,
courir le conquistador Lope nous présente quelques-uns de ses temps forts.
de Aguirre et séduisit le public Soirée d’ouverture : « Tout en saveurs »
l’an dernier : celui du paradis. (dimanche 18 août)
L’événement commencera
d’emblée en altitude par un
« Une ouverture festive : une centaine de personnes se rassem-
spectacle sur le Cantique des bleront dans une bonne auberge, L’Ours maçon, à Tence, et se
oiseaux du mystique médiéval répartiront en tables de huit ou dix. Le plat sera unique, en revanche
LEILI AnVAR
persan Attâr – dont les nous passerons déposer des menus de lecture. Chaque table pourra
éditions Diane de Selliers ont choisir trois textes dans ceux proposés par la carte. Je reviendrai
fait paraître une superbe Fresque du palais Ali Qâpu prendre les commandes, les transmettrai à quatre comédiens, en
édition illustrée. Un choix coulisse, qui viendront lire à table. Ainsi, cela restera intime. J’ai
emblématique : ce texte à Ispahan (Iran).
commence par une Le mardi 20 août,
choisi des textes plutôt malicieux. L’un de Michel Onfray, “La Raison
controverse entre une huppe, Emmanuelle Collas gourmande”, un autre d’Éric Chevillard, un autre de Paul Fournel…
prête à s’envoler pour le (université de haute-Alsace) Ça ne parle que de gourmandise. Notons que les livres seront
paradis, et divers volatiles s’intéressera au mythe de disponibles. Je tiens à ce lien : les gens pourront garder le menu
disposés à toutes les l’âge d’or ; Agnès Échène et s’en servir pour acheter des livres… »
manœuvres dilatoires pour (EhESS) étudiera la question Balade-découverte : « En train » (mardi 20 août)
ne pas la suivre. À la lecture, (polémique) des fruits du « Nous avons loué pour la journée un train touristique. Les gens
Frédéric Ferney et la jardin ; l’écrivain Abdelwahad
traductrice Leili Anvar (photo). Meddeb exposera les vont partir à pied de l’atelier de Cheyne et je les accompagne à tra-
Citons également, parmi les interprétations soufies du vers bois jusqu’à une voie ferrée. Là on aura une première lecture
spectacles musicaux, une paradis ; François Ploton- d’un très beau texte de Ramuz et, lorsqu’elle s’achèvera, on
interprétation du Cantique des nicollet décrira un paradis entendra le train arriver. Ensuite, nous passerons la journée dans
cantiques par le violoniste méconnu (« La Sarcotide de le train, et en promenade. On entendra des lectures de Camus – un
Igal Shamir (également lundi Masénius ») ; Chiwaki Shinoda texte très dur sur la société paysanne de la région –, de Jules Verne,
19 août). Ou encore Entre Ciel (université d’hiroshima) nous
et Terre, le lendemain, « né emmènera sur « l’île de
de Victor Hugo… Il y aura aussi des interventions d’historiens, de
dans la lignée du spectacle l’éternel printemps », avant spécialistes du train… »
sur le Cantique des oiseaux, que son confrère Daisaburo « Les parcours de lecteurs » (du 21 au 23 août)
avec cette idée de décliner Okumoto (université d’art et « Les fondatrices » (du 21 au 25 août)
les oiseaux du paradis. d’Osaka) ne vienne livrer une « Là, je demande aux auteurs de choisir trois livres dans la librairie,
Pour cela, nous avons convié conférence qui aurait ravi et d’en parler tout en déambulant. Par exemple, Jean-Marie Barnaud
deux “chanteurs d’oiseaux”, nabokov : « Paradis de se promènera en évoquant Celan, Jaccottet, Claude Simon… Ce
capables de produire des papillon ». Citons également,
sons qui ne sont plus des voix le lendemain, une conférence
ne sera pas un cours magistral, mais la parole d’un écrivain défen-
humaines », explique Francis sur l’Éden dans la Kabbale dant d’autres écrivains. Dans un même esprit, notre rendez-vous
Cransac, responsable (par Jean Baumgarten, “Les fondatrices” : là, chaque auteur évoque un prédécesseur qui
de l’événement, auteur d’un CnRS), une autre sur « L’île- l’a influencé, mais pour mieux parler de lui-même. Danielle Bassez
programme de conférences Paradis de Paul et Virginie » abordera Yourcenar, Jean-Marie Barnaud évoquera Mandelstam, et
qui traverse toutes (par Jean-Michel Racault, Ipo Naga a eu envie de parler de l’influence des abeilles sur son
les versions, tous les thèmes université de la Réunion). œuvre ! Là encore, il ne s’agira pas de conférences, mais de confi-
du paradis. Le festival abordera aussi
les lettres du Gauguin tahitien dences littéraires. » Propos recueillis par Alexis Brocas
La traductrice Leili Anvar. et du Rimbaud abyssinien Lectures sous l’arbre, édition 2012.
(lectures de Mathieu
Dessertine), l’ayurvéda, les
paradis persans (avec Jean-
Claude Carrière), le « nom de
Martin Eden », l’utopie
danoise de Christiania, les
jardins japonais, ce que fut
l’Éden selon la RDA, et bien
sûr la figure du serpent…
ChEynE

Jean Hurtin
www.rencontres-aubrac.com/

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 22

théâtre
Avignon (84) Du 5 au 26 juillet théâtreScène et cité
D
Riche finale pour clore une décennie eux livres paraissent simultanément, qui interrogent les rap-
ports entre théâtre et politique dans les vingt dernières an-
Cette édition est la dernière Warlikowski à La FabricA,
d’Hortense Archambault et le lieu de résidence inauguré
nées. Celui de Bérénice Hamidi-Kim s’intitule Les Cités du
Vincent Baudriller, qui, l’an au premier jour du festival théâtre politique, et emprunte le concept de cité à Luc Boltanski,
prochain, céderont leur place et qui sera désormais ouvert qui signe la préface. Une cité, en ce sens, est un ensemble de conven-
à Olivier Py. En dix ans et toute l’année. Rimini Protokoll tions sur lesquelles les membres s’accordent, régies par un « prin-
presque autant de scandales, invite les spectateurs cipe supérieur commun ». Bérénice Hamidi-Kim distingue ainsi
le couple a assumé à visiter les stands d’un salon quatre cités : celle du théâtre postpolitique, pessimiste et apocalyp-
une programmation du commerce reflétant tique (Bond ou Crimp) ; celle du théâtre œcuménique, universel et
que d’aucuns nommeraient la puissance économique
« postdramatique » : danse, nigériane. DeLaVallet
républicain, héritier du théâtre grec et de la lutte au xxe siècle pour
violence, performances, Bidiefono rend hommage aux la reconnaissance d’un théâtre populaire (Mnouchkine) ; celle de la
remise en cause des morts des accidents, de la refondation de la communauté, croyant à la force de restitution du
processus de fabrication pauvreté, de la malnutrition lien politique par le lien théâtral (Gatti) ; celle du théâtre de lutte
du sens. Cette édition s’ouvre et de la guerre civile du politique, critique et révolu-
à l’Afrique et n’échappe pas Congo. Milo Rau évoque le tionnaire (Boal, Paravidino, le
à la règle. Autour des artistes génocide rwandais dans les Groupov).
associés Stanislas Nordey studios de la radio-télévision
et Dieudonné Niangouna, des Mille Collines. Qudus Le livre d’Olivier Neveux s’inti-
qui ont leur propre manière, Onikeku invente un qaddish tule, lui, Politiques du specta-
radicale, d’exposer ou yoruba, une prière en teur car, « au théâtre, ce qui est
d’écrire les textes, on l’honneur de son père. politique est la conception im-
trouvera Jérôme Bel, Anna Et Faustin Linyekula forme plicite ou explicite que le spec-
Teresa de Keersmaeker et un cercle où ses interprètes tacle porte de son spectateur ».
Boris Charmatz dans la cour composent les récits
d’honneur, Jan Lauwers au du passé pour construire
Olivier Neveux retient une seule
cloître des Carmes, Jean- ceux du présent. C. B. acception du politique : ce qui
François Peyret au Tinel de vise à émanciper et à transfor-
la Chartreuse, Krzysztof www.festival-avignon.com/ mer la réalité. Alors que l’indi-
Bérénice Hamidi-Kim. gnation, la protestation, la
contestation sont devenues des
LES MOMENTS LITTÉRAIRES valeurs communément affichées, un théâtre politique est-il encore
La revue de l’écrit intime possible ? Si oui, comment et où ? Telles sont les questions posées
par les trois parties, placées respectivement sous le signe de Mar-
Hélène GOLD cuse, de Benjamin et de Rancière. L’auteur stigmatise un « théâtre
unidimensionnel » reposant sur un processus de « désublimation
OBJET DU répressive », où des formes prétendument transgressives renforcent
objectivement l’ordre établi (dans le meilleur des cas, c’est le « vic-
TABLEAU timisme » de Castellucci ou de Delbono). Puis il oppose au théâtre
compassionnel (Mnouchkine)
Livre et DVD les formes spectaculaires
construites sur le principe de
L’œuvre de Max Gold est restée secrète. Il était potier. l’interruption (le Groupov ou
En plus des poteries, il laisse une pièce de quarante Paravidino). Enfin, il analyse des
mètres carrés où durant trente ans une sédimentation spectacles de Benoît Lambert et
d’objets a envahi l’espace, devenu lui - même un de Bruno Meyssat, où les dispo-
ouvrage singulier dont aucun élément ne peut être sitifs élaborés sur le plateau ont
ANNE JuLiEN

arraché à l’ensemble, pas plus qu’une tache colorée à pour fin de modifier les specta-
l’œuvre d’un peintre. On y entre comme dans un teurs, sans savoir forcément en
tableau quoi, faisant ainsi écho à la pen-
Objet du tableau d’Hélène Gold : un film sélectionné pour Olivier Neveux.
sée de Rancière : « Qui éman-
la biennale du film d’art en 1998 ; un livre racontant cipe n’a pas à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. »
l’aventure d’un huissier de justice, venu répertorier ce Paraissent dans le même temps Journal d’Amérique de Brecht et
qu’un artiste a rassemblé et qui sera sidéré par le numéro 14 de la revue OutreScène, qui se demande comment
l’amoncellement et l’imbrication des objets, fasciné par « réinventer des lieux de création ». Christophe Bident
cet univers et saisi d’une intense curiosité à l’égard de
l’artiste. Il le cherchera à travers des livres, des écrits et
À lire
progressivement s’identifiera à lui.
Les Cités du théâtre politique, Bérénice Hamidi-Kim, éd. Entretemps,
Hors série - 17 € LES MOMENTS LITTÉRAIRES « Champ théâtral », 512 p., 30 €.
par correspondance BP 30175 92186 ANTONY CEDEX Politiques du spectateur, Olivier Neveux, éd. La Découverte, 276 p., 22,50 €.

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La vie des lettres 24

le feuilleton
de Charles Dantzig

L’opéra des prolétaires


C
et été, une nouvelle de Julio Cortázar que l’on voit habituellement, avec smoking pour les
transformée en opéra sera montrée au hommes et robes 1920 à épaules nues et triple collier
Festival d’Aix-en-Provence. L’opéra est de perles pour les femmes, supposés
devenu une forme de création où, nous faire comprendre la corrup-
contrairement à ce que l’on dit et tion, etc. La mise en scène cachait
répète, les créations sont très peu nombreuses. qu’Ariane à Naxos est une vinai-
Les salles du monde entier reprennent tou- grette qui ne prend pas. D’un
jours le même répertoire, assez limité. Le côté la part comédie, de l’autre
Festival d’Aix montrera aussi l’Elena de la part mythologique, mais
Cavalli, qui n’a pas été représentée depuis Hofmannsthal et Strauss ne
trois cents ans, et Cavalli ! Si vous n’avez réussissent jamais à les lier et à
pas vu la mise en scène aux bougies les transfigurer. C’est
d’Egisto par Benjamin Lazar, à l’Opéra- en voyant des œuvres
Comique, en 2012, vous avez manqué comme Ariane à
une possibilité de souvenir de bon- Naxos (au demeurant
heur. Cavalli était l’enfant d’une très intéressantes,
modeste famille vénitienne qui avec de grands beaux
chantait bien. Remarqué par Mon- airs) que l’on constate
teverdi, qui le prend à Saint-Marc, encore une fois que
il devient organiste et ténor, écrit Shakespeare est un génie,
des motets, bientôt des opéras. Il lui qui réussit à mélanger l’im-
s’en est sorti par son art. Sorti ? Pour mélangeable, par exemple dans
en devenir l’esclave. Il a composé trente ou Comme il vous plaira.
quarante opéras en trente ans et on ne sait de sa On a récemment créé plusieurs opéras
vie que ses œuvres. Ce n’est pas vivre. Pauvres d’après des œuvres littéraires, comme le
artistes qui sont si souvent des prolétaires. Salammbô de Philippe Fénelon (1998),
Benjamin Lazar a récemment mis en scène, à Hanjo, d’après un nô de Mishima, par
l’Athénée, un des six opéras écrits par un écrivain, Toshio Hosokawa (2004), ou le Julie de
Hugo von Hofmannsthal, pour Richard Strauss. Dans Philippe Boesmans d’après Mademoiselle Julie
cette Ariane à Naxos, les instrumentistes étaient sur de Strindberg (2005) ; c’est Vasco Mendonça qui
scène, installés sur des tréteaux en amphithéâtre. Les adapte La Maison occupée sur un livret de Sam
acteurs, en jeans, chantaient parmi eux. Eh bien, c’était Holcroft, d’après une nouvelle de Cortázar. Un
beaucoup mieux que les mises en scène décadentistes frère raconte ce qui se passait dans une maison

I
tenue par lui et sa sœur qui ne se sont pas
mariés. La sœur tricote, défait les tricots.
« C’était amusant de voir dans la corbeille le
l y a aussi le bruit des besognes tas de laine ondulée qui refusait de perdre sa
forme passagère. » On entend du bruit. « Ils
ménagères, le cliquetis des
ILLUSTRATION pANchO pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

ont pris l’aile du fond. » Aucune surprise


n’est manifestée. Nous ne saurons pas qui
aiguilles à tricoter, le chuintement sont ces « ils ». Excellent moyen pour Cor-
tázar de faire admettre l’étrange ; il n’est
des pages de l’album à timbres. pas étranger. Le frère et la sœur se replient
Il n’y a pas moins opéra que dans une chambre. Elle continue à tri-
coter, il regarde des timbres. Les enva-
cette nouvelle de Cortázar, et hisseurs s’approchent. Le frère et la sœur
quittent la pièce et s’en vont de la maison.
c’est ce qui rend le projet de son « Ils » l’ont prise. Fin. C’est une nouvelle
très silencieuse. La sœur parle en rêve.
adaptation passionnant. « Je n’ai jamais pu m’habituer à cette voix

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
25

de statue – ou de perroquet –, voix qui vient des rêves


et non de la gorge », dit le frère. Osera-t-on demander
à la chanteuse de prendre une voix de perroquet ? Il
y a aussi le bruit des besognes ménagères, le cliquetis
des aiguilles à tricoter, le chuintement des pages de én ées
aiRe i-pyR
l’album à timbres. Il n’y a pas moins opéra que cette L L i ttéR e | mid
iva onn
nouvelle de Cortázar, et c’est ce qui rend le projet de Fest -gaR
ion -et
son adaptation passionnant. e édit | ta R
n
23 uba
n
On n’adapte presque plus que des écrivains morts, à ta
mon
l’opéra. Je ne vois guère pour me contredire que La
Course à l’abîme, d’après un roman de Dominique
Fernandez, créée en 2012 à Metz. Serait-il devenu un
monde clos, ici l’opéra, on parle à l’opéra ? Nous assis-
tons depuis bien des années à une séparation des arts
inouïe. L’opéra, les arts plastiques, la danse, chacun va
de son côté. Séparé. Ren-
À voir fermé. Et beaucoup plus
La Maison occupée, à la merci des pouvoirs.
Vasco Mendonça, À l’entracte, on lira le der-
d’après Julio Cortázar, Festival nier volume du Journal
d’Aix-en-Provence, juillet 2013.
de Susan Sontag. On
À lire verra comment cette
Journal, vol. II, jeune fille si insolente, si
Susan Sontag, traduit de originale, a été peu à peu
l’anglais (États-Unis) par captée par le sérieux.
Anne Rabinovitch, éd. Christian Voulant apprendre, elle
Bourgois, 528 p., 20 €.
sort intellectuellement
Nouvelles, 1945-1982,
Julio Cortázar, traduit de avec des raseurs, dès
l’espagnol (Argentine) par l’âge de 20 ans. Ce sont
Laure Guille-Bataillon et al., des choses qu’à mon avis
éd. Gallimard, « Du monde on ne doit faire qu’à 45.
entier », 1 040 p., 45,70 €. À 20 l’allégresse est trop
fragile, la fantaisie trop
hésitante. La fréquentation des pédants les réfrigère
s
à jamais. Arrivé à 45 ans, la lecture des philosophes, et a r tiste
linguistes, ethnologues, etc., ayant tué toute imagi- u teurs
60 a dani
ov.
nation, on n’est plus capable de comprendre Tibulle, a l Ham

18 n .
h
sala et
Max Jacob, Frank O’Hara. L’esprit de poésie est vite bass
guy bezace
c
1 dé 3
arraché à la jeunesse. Susan Sontag s’est appliquée au r
didie brocas
raisonnable, quelle erreur ! On dirait qu’elle a cherché er alex
is ttes
alme

201
à cacher une excentricité. Ce très intéressant journal Joël c daoud
el maï
la révèle à presque tous les lecteurs : elle était Kam ader dje
lk
lesbienne. Elle ne l’avait jamais dit dans ses livres, et abde doucey
no ven
on peut le lui reprocher. Car enfin, d’où viennent ces c t e 2 bRrauphaël enthrraondez
livres, en particulier les premiers, comme les « Notes A ues F
e
e s Jacq germain
t R e
sylv es guérin
i
on Camp » ? Quelle fausse autorité de savant se don-
e n con Res yv
R u Jean Jenni
Lect Les
nait-elle en le cachant, quelle humanité bien plus inté- x is lmy
c ale erusa
ressante elle aurait acquise (et qui n’aurait en rien c ta p h aël J
diminué sa pensée) si elle l’avait dit ? Et la voici qui, spe ns R a
les Ju
li e t
vani
p o sitio ts char arc pado zi
appliquée, s’évertue sur Le Festin nu de Burroughs ex ceR
-m
Jean oël panc
ra
comme un professeur qui croit que tout est voulu. con bLic Je a n -n
ne i ll e
e pu k pla
Franc ouis Rey i
Elle ne voit pas le hasard, la fantaisie, le narquois, ni, Jeun La viLLe e -L d
dans le cas de Burroughs, le cynisme. Enfin ! sa person- s a pierr dine saa hez
a n é m r r e n c
e d cin no u
uy s à
nalité brusque l’empêchait de devenir banale. Cette Le LivR albe
rto R y
ér
ha s
s.org
jeune femme qui, à 30 ans, écrit : « J’apprends à porter mac spiquel
un jugement contre le monde », a des remarques u e n c e agn è s
tora
nfl min s
passionnantes, comme sa comparaison entre Paul Klee www.co 63 57
62 benja e szac
ell
et Paul Valéry. La grand-mère de Proust, qui comparait 05 63 muri
...
Mme de Sévigné et Dostoïevski, aurait approuvé. Les
règlements de comptes avec sa mère (« Elle me faisait
sentir : le bonheur est une déloyauté ») donneraient
lieu à de belles scènes d’opéra.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Critique 26

Aux échos de Modiano


mondiale, cette période marécageuse et trouble dont
Romans, Patrick Modiano, éd. Gallimard, « Quarto », 1 088 p., 23,50 €. Modiano, né en 1945, affirme être issu. Est effacé le
Par Maryline Heck Modiano sulfureux de La Place de l’étoile, livre en

Q
forme de brûlot provocateur, dans lequel le jeune écri-
uelques mois après la sortie du dernier vain règle ses comptes avec l’antisémitisme national
roman de Modiano, L’Herbe des nuits, en faisant tomber, l’un des premiers, le mythe d’une
Gallimard fait paraître ce « Quarto », qui France unanimement résistante. Ce volume privilégie
rassemble une dizaine de ses œuvres, ainsi, à la satire mordante des pre-
choisies parmi les quelque vingt-cinq miers livres, le Modiano de la
Extrait
romans et récits qu’il a publiés au long de quarante- mélancolie et des mélodies en
cinq années d’écriture, depuis la parution, en 1968, mode mineur qui marquent tous
de La Place de l’étoile. Modiano serait-il en passe de L à-bas, des fanaux rouges ses textes depuis Villa triste.
devenir un « classique » ? On pourrait le penser, rares s’égrenaient, et l’on croyait « Ces “romans” réunis pour la
étant les écrivains qui entrent de leur vivant dans cette d’abord qu’ils flottaient dans l’air première fois forment un seul
prestigieuse collection. avant de comprendre qu’ils sui- ouvrage, affirme l’auteur dans son
Le volume renferme près de 1 100 pages de texte et vaient la ligne d’un rivage. On avant-propos, et ils sont l’épine
un très riche cahier iconographique, présentant une devinait une montagne de soie dorsale des autres, qui ne figurent
soixantaine de photos et documents. Il débute sur bleu sombre. Les eaux calmes, pas dans ce volume. » On peut
Villa triste (1975) pour s’achever sur son avant-dernier après le passage des récifs. éventuellement regretter que
roman paru, L’Horizon (2010). Toutes les œuvres Nous entrions en rade de Pa- cette colonne se trouve ainsi
majeures publiées durant cette période y figurent : peete. amputée de ses premières ver-
Livret de famille, Rue des boutiques obscures (son tèbres, pourtant essentielles. Le
prix Goncourt), Dora Bruder (récit qui retrace l’en- Rue des boutiques obscures, choix des textes réunis a donc l’in-
quête menée par Modiano, à la recherche des traces Patrick Modiano convénient d’émousser partiel-
laissées par une jeune fille juive disparue dans les lement les ruptures et les chan-
camps de concentration gements de ton qui ont marqué cette œuvre trop
nazis) et Un pedigree, souvent réputée – à tort – monocorde. Mais il a le
son récit autobiogra- mérite de faire entendre de manière particulièrement
phique, aussi poignant nette les échos qui se tissent entre les livres d’un écri-
que lapidaire. On y trouve vain hanté par les faits divers tragiques, les person-
aussi certains romans nages à l’identité trouble et les spectres du passé.
généralement moins mis Dans sa présentation, Modiano affirme, à propos de
en valeur au sein de la ces romans : « Je croyais les avoir écrits de manière
production modianesque discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent
(Chien de printemps, les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux,
Remise de peine, Acci- les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre,
dent nocturne). Trois comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait
œuvres importantes tissée dans un demi-sommeil. » Une même sensibilité
manquent cependant à à la disparition semble ainsi animer le narrateur de
l’appel, celles qui consti- Dora Bruder (1997) et celui de Rue des boutiques
tuent la première période obscures (1978), qui affirme, à propos des Bottins et
de Modiano et que l’on a autres annuaires qui encombrent son bureau de
coutume d’appeler la détective privé, qu’ils « constituaient la plus précieuse
« trilogie de l’Occupa- et la plus émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car
tion » – La Place de sur leurs pages étaient répertoriés bien des êtres, des
l’étoile, Les Boulevards choses, des mondes disparus, et dont eux seuls
dr/archives Patrick modiano

de ceinture et De si portaient témoignage ».


braves garçons. Ce choix, Le choix des œuvres rassemblées ici est également
peut-être dicté par des dicté par la volonté de mettre en valeur le rapport de
considérations éditoriales Modiano à l’autobiographie. On retrouve dans ce
(conserver cer taines « Quarto » les trois livres qui marquent les jalons
œuvres majeures en vue progressifs de son parcours vers une autobiographie
d’une future « Pléiade », plus directe : Livret de famille (1977), suite de récits
qui serait l’étape suivant logiquement ce « Quarto » ?), Modiano avec au statut incertain où, aux dires de l’auteur, « l’auto-
donne une certaine couleur au volume, qui estompe sa femme, Dominique, biographie se mêle aux souvenirs imaginaires ». Puis
quelque peu l’importance de la Seconde Guerre en 1970. Dora Bruder, où Modiano dévoile pour la première

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Le petit frère
de Buster
Le Garçon incassable, Florence Seyvos, éd. de l’Olivier, 174 p., 16 €.
Par Évelyne Bloch-Dano

S
cène d’ouverture : une jeune femme dans une chambre
d’hôtel à Los Angeles. Étonnée d’être là, hésitante et souffrant
de ce qu’on appelle une « coquetterie dans l’œil ». Une fille
fragile, impressionnable, imaginative. Elle est venue pour enquêter
sur Buster Keaton. Finalement, elle repartira sans avoir visité la
maison où il a passé ses dernières années. Mais elle a senti dans l’air
« quelques microparticules que Keaton avait lui aussi croisées ».
C’est assez. En dévidant le fil de la vie du comique qui ne riait jamais,
la narratrice rencontre un autre personnage qui, lui, éclate à tout
bout de champ d’un rire sonore : son propre demi-frère, Henri. La
construction en miroir du Garçon incassable a la nécessité des
superpositions que l’inconscient tisse et bâtit. Car, si Florence Seyvos
a commencé cette enquête sur Keaton, c’est bien parce que des
dr/archives Patrick modiano

similitudes inaperçues mais profondes rapprochent Henri et Joseph,


dit Buster, en apparence si différents. « Buster » dans l’argot du
music-hall désigne une chute spectaculaire : parce qu’il fut malmené
par son père, artiste burlesque qui l’utilisa dès son plus jeune âge
comme un projectile vivant, ce surnom devint l’empreinte même
de l’acteur, son identité. Cette indifférence aux coups et aux
malheurs, cette impassibilité ont fait son génie et sa gloire. Son
Modiano à Vienne, en 1965.
corps, malgré les cascades vertigineuses, semble résister à la souf-
fois certains épisodes clés de sa vie, souvent traumatiques (la fugue, france. De sa position de victime, il fait une force, pliant dans ses
le passage au commissariat de police en compagnie de son père), films, Le Mécano de la General ou Steamboat Bill Jr, la réalité aux
sans le voile de fiction dont il les avait nimbés jusque-là, dans des dimensions de son imaginaire. Qui est-il vraiment ? Que ressent-il ?
livres où il leur donnait une forme romanesque. Enfin, Un pedigree Alors qu’il fut une star du muet, le
(2005), œuvre cette fois strictement autobiographique, qui retrace parlant verra sa chute dans la faveur du
son enfance et son adolescence, écrite « comme un constat ou un public : son langage est celui du corps,
curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute », ajoute Modiano, de l’inadéquation entre un personnage
« pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne […] : tout défi- et une situation, il exclut la parole. À
lait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie ». jamais, il est « the great stone face ».
L’iconographie participe de cette démarche d’éclairage autobio- Henri a lui aussi éprouvé la dureté d’un
graphique, proposant diverses photos de famille et documents rela- père aimant mais décidé à éduquer ce
tifs aux figures parentales (affiches de spectacles de la mère actrice, fils prognathe et handicapé. De cette
carte d’identité flamande du grand-père maternel, passeport véné- relation fusionnelle et contraignante
zuélien du grand-père paternel, etc.), mais aussi des photographies sont nés à la fois le souci de bien faire
de lieux liés à son histoire, tels ces collèges de Savoie ou de banlieue et la résistance à l’autorité. Docile et
parisienne où le jeune Patrick fut mis en pension par des parents rebelle, Henri suit son chemin lent vers
toujours prompts à se débarrasser de lui. Les documents les plus l’autonomie. Il ne connaîtra peut-être pas la gloire d’un Keaton,
singuliers sont ceux, jusqu’ici inédits, relatifs à des « personnages » mais il travaillera dans un CAT, prendra l’autobus et pourra aller seul
de ses romans inspirés par des personnes réelles. On nous donne au cinéma. Avec grâce et tendresse, Florence Seyvos dépeint les
ainsi à voir le visage de Rubirosa (ami de jeunesse du père, dont le luttes de son jeune frère et les efforts de l’entourage pour réduire
nom apparaît dans Rue des boutiques obscures), de Frede (qui le fossé qui le sépare des gens « normaux ». Certaines scènes sont
conserve sa fonction d’artiste de music-hall dans Remise de peine) irrésistibles, et l’on est partagé entre le rire et les larmes, comme
ou encore de Freddie McEvoy (devenu Pedro McEvoy dans Rue des dans un film muet. Sauf qu’Henri, lui, se bat aussi avec le langage,
boutiques obscures). « Ces “romans” sont une sorte d’autobiographie, son bégaiement et sa difficulté à trouver les mots autrement qu’en
mais une autobiographie rêvée ou imaginaire », écrit Modiano dans apprenant par cœur des phrases stéréotypées. Au fil des pages, le
son avant-propos. Les amateurs de ses livres trouveront à n’en pas lecteur a le sentiment que le vrai héros, c’est lui. Dans Les Appa­
douter dans ce volume quelques pièces supplémentaires leur ritions, il inspirait déjà à sa sœur le personnage de José. Désormais,
permettant de recomposer le puzzle particulièrement complexe des « elle n’a pas besoin de tourner la tête pour voir que c’est Henri qui
rapports que l’écrivain entretient avec le réel et la fiction. marche à côté d’elle, qui marchera toujours à côté d’elle ».

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Critique 28

Rap briochin
Les Enfances Chino, Christian Prigent, éd. P.O.L, 576 p., 23 €.
Par Jean-Baptiste Harang

P
rigent est briochin, Goya de Saragosse,
et les lavandières plutôt du Portugal, peu
de chances de passer près de 600 pages
ensemble, et pourtant. Ça commence
presque normalement, si l’on admet
que, même dans un roman, un petit croquis vaut bien
un long discours : au milieu d’une page de droite,
l’esquisse d’un tableau de Goya (Les Jeunes) et, assis
sur le cadre, en haut à gauche, un gosse que Goya
n’avait pas prévu, culotte courte, des sabots et un

olivier roller/divergence
béret basque, bref, un petit Breton.
Les Enfances Chino sont une symphonie dont la mu-
sique s’écoute avant d’être comprise. De ce qu’on ne
comprend pas, mais dont on comprend qu’un sens
aigu nous échappe mais pas la beauté, on dit parfois Christian Prigent,
que c’est de la poésie pure : ici le sens va moins vite en 2009.
que la musique mais il la suit de
près, assez pour que l’on prenne s’adresse à vous personnellement. Je l’ai compris dès
cette prose comme une poésie Extrait la page 16, avec l’arrivée subreptice de « supination »,
impure, volontairement impure, et je n’ai toujours pas compris comment l’auteur a su
de peur que la pureté ne lasse. Q uand on est enfant, on voit que j’ai un faible pour les livres qui contiennent ce mot,
Ces enfances Chino, le titre le dit, des genoux comme échantillons et cela bien avant ce message personnel, page 117 :
sont plurielles, et si elles manquent de l’humanité. […] « Giboulée peut-être » (ciel éclaboussé, de la boue aux
de déterminant (le petit « de » À Camaret-sur-Mer (cité de carac- guêtres, allons patauger). Pour vous, je ne sais pas, le
qu’on attendait entre enfances et tère), les vierges préfèrent le vit lait ribot ? Vazy Robic ? Le sirop des rues ? Vous voyez
Chino, qu’on attendra longtemps, en saumure au cierge d’eau bien. Le cresson bleu comme une orange. Ou ces mots
comme avec « foin préliminaires », bénite. Le curé assure question comprimés, tombés du fil de la quenouille à Queneau :
page 246, parce qu’on n’a pas de génitoires : il a la couille longue. asteure, bradsubradsous, vazy xa babille. Ou cette
temps à perdre, et, si on saute les L’autre aussi : elle pend. Il bande transcription graphique de l’accent breton. Ou ces
préliminaires, ce n’est pas pour assis d’sus car ça lui rentr’dans insectes dessinés avec le clavier de la ponctuation. Ou
s’embarrasser de ces petits mots), l’cul. ce latin de salon, comme on le dit des toreros ?
elles ne manquent pas de Non, c’est de la musique, des battements d’ahan, où
détermination. Les Enfances Chino l’alexandrin s’immisce rarement (« Mais on a Pulmoll
Chino va descendre dans le tableau Christian Prigent pour racler le chat qu’on a dans la gorge à la suite de
et commencer un chemin de croix ça »), on préfère l’impair, il prend respiration en équi-
de quatre stations heureuses, la cinquième est au ciel, libre sur un pied et vous jette sur la phrase suivante
comme à la marelle. Chino n’est pas le seul François sous peine de trébucher. Dactyle et Spondée sont sur
de l’histoire, ils seront cinq ou six puisqu’il semble un bateau, c’est Iambe qui tombe à l’eau. Si l’on ne
qu’en patois de Saint-Brieuc François se dise Chino, un craignait pas de faire violence à l’érudition de l’auteur
Fanch va débarquer page 87 puisque François se dit (et à la bibliographie, la pièce quatrième du dossier
Fanch en breton, un François François page 259 gar- de fin), on avouerait avoir lu ce livre comme on écoute
dera son patronyme, Broudic, et, à la toute fin, Fran- du rap, hochant du chef, battant la mesure d’un pied
cisco Pilar, en castillan François se dit Francisco, comme furtif, comme un grand corps guéri. Prigent est né à
Goya, qui ne fait pas explicitement partie de l’histoire : Saint-Brieuc en 1945, contemporain de Chino, poète
il la hante par des dizaines de notes en bas de page, savant et drôle, son roman est celui d’une génération,
qui font de lui la trame d’un livre dont le texte ne serait il dit la France, la Bretagne, de son enfance, la décennie
que la chaîne et, comme on dit à Lyon, l’irréfragable des années 1950, mots crus d’adolescence, mots
bistanclaque. L’autre Francisco périt dans un accident recuits de toutes les guerres. On peut rêver qu’un jour
de cirque (on peut réviser tout cela au chapitre xxvi ce texte sera dit, de vive voix, par son auteur ou, pour-
intitulé « Blues de l’enfant plié en quatre »). quoi pas, en stéréo, dans l’énergie de son ami Charles
Vous vous impatientez, vous voulez qu’on vous appâte Pennequin. On les entend d’ici, comme s’ils étaient
avec l’histoire ? Il n’y a pas d’histoire, mais mille, dont dans la pièce à côté, ils tapent, ils tapent avec leur bat-
la vôtre, chaque phrase est une histoire. Ce livre toir, ils tapent, nous dormirons mieux ce soir.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
29

Trouver les mots


âmes sensibles ». À 15 ans, elle découvre
Comment j’ai appris à lire, Agnès Desarthe, éd. Stock, 178 p., 17 €. l’importance qu’elle attache à la person-
Par Aliette Armel nalité des auteurs à travers Le Ravisse-
ment de Lol V. Stein puis la lecture pas-

E
n avouant son rapport paradoxal à la lecture, sa difficulté pre- sionnée des autres romans de Duras.
mière à aller au-delà du simple déchiffrement des mots pour Au-delà du traumatisme lié à la persé-
entrer dans les univers que les livres ouvrent à leurs lecteurs, cution sexuelle subie avec d’autres
Agnès Desarthe apporte un éclairage inédit sur la relation complexe petites filles égarées dans une école de
entre goût de la lecture et environnement familial, entre désir d’écri- garçons, les passeurs qui conduisent
ture et plaisir de lecture, entre aimer traduire et savoir lire. Agnès Desarthe vers l’amour de la lecture sont tout d’abord des
Comment supposer que la fille brillante d’une « mère adorée » et du femmes, enseignantes puis éditrice (Geneviève Brisac). Ce sont aussi
pédiatre Aldo Naouri, entourée dès l’enfance de livres et de lecteurs, des auteurs qui la révèlent à la part féminine de sa famille, majoritai-
entrée à l’École normale supérieure, ait développé une aversion à rement disparue dans les camps de concentration, venue des shtetls
l’égard de la lecture ? Elle ne s’est résolue qu’au fil des décennies d’Europe de l’Est, « où les femmes n’avaient pas la liberté de décider
d’une existence vouée, par ailleurs, à l’étude, à l’écriture et à la pour elles-mêmes, où elles demeuraient d’éternelles mineures ».
traduction de Virginia Woolf ou de Jay McInerney Singer est ainsi le « maître initiateur », le premier à lui permettre « de
Le récit autobiographique d’Agnès Desarthe émeut et passionne. Sub- comprendre quelque chose à [sa] vie et d’en rendre compte ». Grâce
tilement, il montre le lien entre construction de soi et relation aux à Cynthia Ozick, Agnès Desarthe accède ensuite à un processus de
livres et à leurs auteurs. Agnès Desarthe prend très tôt conscience de traduction la conduisant jusqu’au « niveau de lecture qui correspond
son impossibilité d’adhérer au « faux vrai » des romans réalistes pour au sens secret », désigné en hébreu par le mot sod. Celle qui s’iden-
préférer le « vrai faux » de Prévert. Les calembours ne la font pas rire, tifiait à l’un des personnages de ses romans pour la jeunesse, une
mais « l’aident à respirer ». Elle s’aperçoit de la libération que lui petite fille qui lisait « en cachette d’elle-même », est ainsi parvenue à
apporte l’étude de la forme bien avant de se passionner pour Genette accepter son double héritage, paternel et maternel, et à prendre sa
et Bakhtine. Dans les romans noirs que lui conseille très tôt son père, place dans la chaîne de transmission de la lecture « qui est à la fois le
elle s’abrite derrière « le miraculeux micmac linguistique de l’entre- lieu de l’altérité apaisée et celui de la résolution, jamais achevée, de
deux-langues » : il la préserve du contenu « fortement déconseillé aux l’énigme que constitue pour chacun sa propre histoire ».

Marie Cardinal, en dernier lieu


qu’elle traverse. Elle raconte Montréal par ses chaises
L’Inédit, Marie Cardinal,
éd. Grasset/Annika Parance, 256 p., 17,90 €.
à bascule sur les perrons, ses galeries, son froid. Elle,
née dans un pays de chaleur, ne se lasse pas du miracle
Par Clara Dupont-Monod de la neige. Chez elle, la ville est une affaire de sens.
Alger est un conglomérat d’odeurs « de jasmin et de

I
« l y a en moi ce gros livre étouffant que je n’ai jamais pisse, au port farci de paquebots blancs et de cargos
écrit. Quel effort pour chercher sa cachette ! » rouillés », de mains rougies au henné et de souvenirs
Marie Cardinal a tracé ces mots le 18 janvier 1977, d’enfance. Et, de la même façon, sa maison dans le
dans un de ses carnets intimes. Nous pouvons lire Vaucluse, qui la consolera tant de tous ces abandons,
aujourd’hui ces onze carnets, regroupés sous le titre n’est décrite que par morceaux : terrasse longue et
L’Inédit. Douze ans après sa mort, Marie Cardinal s’im- étroite, muret, jasmin, fauteuil de jardin.
pose toujours comme la chef de file d’un mouvement « Quand […] on a été chassé de sa maison, il n’y a
émancipé, féminin, courageux, tourmenté. Ces inédits révèlent cha- plus jamais de maison, plus jamais le désir d’en avoir une, son arra-
cun de ses visages. La voici dans son appartement parisien un peu chement a fait trop souffrir, elle reste à l’intérieur de l’être comme
minable : « Je n’avais plus de pays, plus de famille, plus de classe, plus une amputation. » Cette bastide du Vaucluse, appelée la Madelène,
de mari, plus de métier. Mais j’avais trois enfants et j’avais moi- infirmera ce sentiment. Marie Cardinal y a trouvé sinon la paix, du
même. » Elle vit de petits boulots, tâtonne, découvre la précarité. moins le calme. Elle y raconte la genèse des Mots pour le dire,
Derrière elle, il y a des pays traversés, et quittés : Algérie, Québec, publiés en 1975, vendus à trois millions d’exemplaires. Elle consigne
Grèce, Portugal, Autriche. Toute sa vie, elle a souffert du manque de ses angoisses de plus en plus lourdes à porter. Son journal intime
racine. Le souvenir de l’Algérie, où elle est née, s’entête. Impossible s’arrête en 1995, trois ans avant ses premiers troubles du langage.
d’y revenir : le terrorisme menace, la radicalité religieuse lui interdit L’Inédit n’est pas seulement un document exceptionnel sur les
l’insouciance, et l’indépendance du pays a laissé trop de plaies. « Tout recoins d’un écrivain, ses plis, ses pensées intimes ; il s’impose
le temps, sa terre la tient par la main comme si elle était sa mère. comme le dernier lieu d’un écrivain, son ultime possibilité de jeter
Construire sa vie entre deux terres, ce n’est pas facile », écrit-elle. l’ancre – et l’encre. Terre d’abordage, de reconquête, de maison
De fait, parce qu’elle les a perdus, Marie Cardinal est l’écrivain des enfin construite, la littérature aura été le lieu de Marie Cardinal. Cet
lieux. Les plus belles pages de L’Inédit sont consacrées aux endroits Inédit en est la porte.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Critique 30

Biffures épistolaires pour bâtir une œuvre que son aîné, lui, construit
Correspondance, Michel Leiris et Jacques Baron, éd. Joseph K., 190 p., 16,50 €. comme une cathédrale. L’un restera un « gentleman
Par Vincent Landel voyou » et paresseux, l’autre un « type sérieux » à

C
l’activité intellectuelle inlassable et obsédante. Ce qui

«
e livre est à la fois opaque et transpa- ne les empêche pas d’être unis dans la dissidence sur-
rent, même lumineux […]. Je ne réaliste, quand ils ripostent avec Crevel, Vitrac, Desnos
saurais décider où finit l’opacité et où et Bataille au Second manifeste en rédigeant Un
commence la lumière. Je crois que la cadavre, leur acte de sécession avec l’intransigeant
lumière éclate de deux périodes Breton. Mais, alors que Baron se rapproche de Sou-
opaques comme l’étincelle du frappement de deux varine, Leiris observe que tous les communistes
silex. » Ainsi, en juillet 1948, Jacques Baron commente- Michel Leiris, en 1922. « auraient bien du mal à transformer les nègres en
t-il pour Michel Leiris sa “camarades” ». Tous deux finiront par déserter, sur la
lecture de Biffures, tome pointe des pieds, le forum politique.
premier de « La Règle du Au reste, leurs divergences dans ce domaine n’effa-
jeu » et prolongement de ceront pas ce qui toujours les a unis : le souvenir du
L’Âge d’homme, ce chef- temps où ils se soûlaient et philosophaient au Bœuf
d’œuvre qui a révolu- sur le toit, avant que l’alcool et le jazz passent du statut
tionné l’introspection d’excitants poétiques à celui de « soupapes de sûreté
littéraire. Parue neuf ans de la bourgeoisie » ; et surtout le rappel ébloui de leurs
bibliothèque littéraire jacques doucet

plus tôt, cette glaçante escapades à Quiberon, sur les traces des « lakistes »
mise à nu, où l’écrivain- Wordsworth et Coleridge, en ce « territoire sacré » où
ethnographe, prenant il leur a semblé communier avec le cœur des choses.
pour objet sa propre Mais, si les deux correspondants s’accordent à penser
personnalité, se tient que « la vraie vie est ailleurs » – hors des villes –, Baron
debout devant lui-même restera accroché à l’avant-garde parisienne tandis que
« comme devant le tau- Leiris accomplira son désir d’évasion lors de l’expé-
reau se tient le matador », dition Dakar-Djibouti, qui lui inspire L’Afrique fantôme.
procède d’une impudeur « Il faut remarquer, écrivent les éditeurs, que ce qui
si crue qu’elle n’a jamais deviendra le style propre
laissé d’intriguer. C’est en styliste de haut vol que de Leiris, la confection
Leiris a mûri le projet fou, comparé dans une lettre à d’un puzzle, d’une mo-
À la recherche du temps perdu, de se traquer jusque saïque de la vie quo-
dans les moindres replis de son corps et de sa tidienne, des souvenirs,
conscience. Patrice Allain et Gabriel Parnet, les maîtres des rêves, qui orientent
d’œuvre de cette correspondance inédite, y ont et désorientent à dessein
cherché des compléments au « pour-soi documenté » le lecteur, est aussi consti-
dont l’immense confession de Leiris s’est nourrie et tutif de L’Afrique fan-
dont le recours à la psychanalyse et aux mythes tôme : il est devenu l’écri-
n’épuise pas tous les mystères. Que d’ombres derrière vain qu’il a toujours voulu
cette recherche aux confins de soi et aux antipodes être. » À quoi fait écho
bibliothèque morisset de l’université d’ottawa

de nos modernes et plates autofictions ! En quoi ces cette phrase de Leiris lui-
« éclats » épistolaires aident à démêler le « réseau même, qui nous aide à
arachnéen » d’une entreprise de diffraction autobio- apprivoiser l’idiosyncra-
graphique sans égale, il faut le lire entre les lignes de sie d’un des écrivains les
cet échange, qui court de 1925 à 1973, et plus encore plus secrets et les plus
dans les notes, plus denses que les lettres elles- rebelles à l’analyse : « On
mêmes, souvent encombrées d’urbanités. Les édi- ne s’appesantit pas, on
teurs tireraient des aveux à une carte postale. Ils est bête. Je crois seule-
apportent un éclairage neuf sur la personnalité de ment à l’impossi bilité
Leiris, lequel prétendait n’avoir écrit qu’« un livre qui formelle d’enrayer la tem-
fût un acte », ce que démentent une autodérision et pête de l’esprit, une fois
une dissipation partout ici à l’œuvre. Si Jacques Baron qu’elle est déclenchée. Je
se montre plus disert que son correspondant, il faut Jacques Baron me fous peut-être de l’esprit, c’est entendu, mais je
bien reconnaître que l’on cherche plus le second au chez Francis Picabia, me fous aussi de mes dents. Pourtant, si j’ai mal ? Et
miroir du premier que l’inverse. Question de carrure. en 1923. on ne peut, même par la mort, s’arracher l’esprit
L’ex-« Rimbaud du surréalisme » s’accroche à son aube comme une dent. » Pour paraphraser Paul Valéry, la
d’été, et l’inspiration comme le courage lui manquent bêtise n’était pas le fort de Michel Leiris.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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Critique 32

Tabucchi, alias Pessoa


pleurent les amarres larguées. Toujours
La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa, suinte la mélancolie d’un port d’attache
Antonio Tabucchi, traduit de l’italien par Diane Henneton et et, lorsque Tabucchi parle de la sau-
Bernard Comment, éd. du Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 160 p., 17 €.
dade de Pessoa, il est difficile de ne pas
Par Clara Dupont-Monod y entendre la sienne.
La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini

E
n 1994, Antonio Tabucchi donna quatre conférences à l’École perpétue ce jeu de miroirs. Ainsi
des hautes études en sciences sociales, sur Fernando Pessoa. entend­on Tabucchi sourire lorsqu’il
Trente ans plus tôt, il avait découvert un texte de Pessoa, consacre sa leçon à l’automobile dans
Bureau de tabac, et n’avait cessé dès lors de lire et d’étudier l’écri­ l’œuvre de Pessoa, lequel ne possédait
vain portugais. Ces conférences paraissent aujourd’hui dans une nou­ ni voiture ni permis. Un de ses personnages, Alvaro de Campos, aime
velle édition, agrémentées d’un texte de Tabucchi, « De la cardio­ rouler en Chevrolet sur la route de Sintra. C’est le lien entre la litté­
pathie de Fernando Pessoa ». Quatre leçons inaugurales qui font rature et la machine que l’on voit se dessiner ici, un lien que la lit­
entendre la voix de Tabucchi face à un public, son accent, ses intona­ térature de l’entre­deux­guerres adorera explorer – Tabucchi cite
tions et son élan pour les thèmes pessoens. « Ce qui caractérise Pes­ Proust et son article « Impressions de route en automobile ». C’est
soa, c’est la Nostalgie au carré […]. Non pas une nostalgie de ce aussi l’occasion de disséquer encore le lien entre Pessoa et ses per­
qu’on a eu mais de ce qu’on aurait pu avoir – que j’ai appelé “nostal­ sonnages. Il les voyait comme des altérités de papier, des entités
gie du possible”. » C’est un refus du réel, le rejet d’une temporalité dotées d’un passé, de rêves, baptisées d’« hétéronymes ». « Enfant,
pragmatique. Les personnages pessoens comme Ricardo Reis ne j’ai eu tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m’entourer
regrettent pas ce qui a été, mais ce qui pourrait avoir été – tout en d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé », explique­t­il
sachant que les événements, de toute façon, ne valent jamais les fan­ dans une lettre de janvier 1935. Tabucchi conclut : « Les hétéronymes
tasmes qu’ils génèrent. Cette nostalgie de l’hypothétique s’approche sont des autres que lui-même, des personnalités indépendantes et
d’un appel au rêve, d’une célébration du désir : « Reviens demain, autonomes qui vivent hors de leur auteur. » Était­il conscient qu’en
réalité ! Ajourne­toi présent absolu ! », écrivait Fernando Pessoa. parlant ainsi de Pessoa et de ses personnages il parlait aussi de Pessoa
Antonio Tabucchi, italien de naissance, portugais de cœur, français et de lui ? C’est bien un extraordinaire tour de passe­passe qui s’offre
de sol, ne pouvait qu’être sensible à cette nostalgie. Ses textes ici, dont la littérature a le secret.

Les deux fleuves et la mère


Lettres à des photographies, Silvia Baron où elle a traduit Jorge Luis Borges. Et où elle s’abîme
Supervielle, éd. Gallimard, « NRF », 144 p., 17 €. dans la contemplation de photographies éclairées par
les lumières chatoyantes d’un Uruguay de souvenirs et
Par Jérôme-Alexandre Nielsberg du « rideau flottant » – Rimbaud encore – de la Seine.
Pas n’importe quelles images, bien sûr, mais celles, on
«
D
evant la photo de ma mère enfant, je me dis, l’aura compris, représentant Raquel. « J’ai quitté les rives
elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de de la Plata pour quelques mois, résume Silvia Baron
Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Supervielle, ayant pris dans ma valise des photographies
Que le sujet en soit la mort ou non, toute photographie de ma mère et des recueils de poètes argentins que
est cette catastrophe. » Si belle et profonde réflexion j’aimais. J’ai encadré, placé à portée de mes yeux les
de Roland Barthes dans La Chambre claire. Toute pho­ photographies et, graduellement, j’ai traduit en français
tographie, témoignant de ce qui a été mais n’est plus, les poètes. Le temps se plaça derrière les jours et je n’ai
témoigne du désastre à venir, annonce le passé et tient au présent le plus bougé de l’éloignement établi, les images de la mère et la poésie
discours d’un futur antérieur. Barthes aurait parfaitement pu servir m’accordant ce qu’Yves Bonnefoy appelle de manière splendide “le
d’épigraphe au dernier livre de Silvia Baron Supervielle, Lettres à des désir d’être”. » Raquel seule, belle, brune, d’une « tristesse impal­
photographies, si celle­ci n’avait, en hommage à sa propre mère, choisi pable », Raquel avec ses filles et son mari, radieuse mais bientôt morte.
ce vers du « Bateau ivre » : « Les fleuves m’ont laissé descendre où je Photographies de Raquel auxquelles Silvia adresse ses lettres courtes
voulais ». Contre la catastrophe donc, les fleuves. Et ces quelques et doucement graves. Parce qu’écrire « est une reconstruction qui tire
mots, magiques, où se lisent, comme on le comprend à la lecture du du néant le lien qui nous attache », nouant ensemble la mémoire et
récit autobiographique de Silvia Baron Supervielle, deux odyssées : la vie, la banale réalité du quotidien et la « réalité plus significative »
celle d’une mère morte trop tôt, Raquel, et celle de sa fille. des émois ainsi « occasionnés ». Et parce que la photographie, comme
Contre le figé de la mort, le mouvement lent de l’eau. Du côté de la le dit Barthes, peut donner « un sentiment aussi sûr que le souvenir ».
mère, le fleuve Uruguay, au pays du même nom, où Raquel est née, Par cet ensemble de lettres, 160 au total, Silvia Baron Supervielle com­
a grandi ; l’Uruguay, traversé pour vivre en Argentine et y mourir en pose une magnifique déclaration d’amour à sa mère disparue, et
couches, laissant trois orphelines. Du côté de la fille, Silvia, la Seine, recompose pour nous ce fleuve intime qui charrie depuis plus d’un
où baigne l’appartement qu’elle habite encore aujourd’hui, la chambre demi­siècle les matériaux sensibles de son œuvre protéiforme.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
33

Le cinéma
dans le boudoir
Sade scénario, Alain Fleischer, éd. du Cherche midi, 446 p., 19 €.
Par Bernard Quiriny

C
omme l’indique son titre, Sade scénario est le scénario d’un
film sur la vie de Sade, écrit au début des années 1980 par

n s
Alain Fleischer après ses films Dehors-dedans (1975) et Zoo

b o
zéro (1979). Daniel Toscan du Plantier s’y intéresse, mais déconseille

es
à Fleischer de confier le rôle principal à Marlon Brando, ainsi qu’il

l
l’a initialement envisagé. Le projet passe ensuite dans les mains de
Gérard Lebovici, qui demande son avis à Guy Debord ; ce dernier
suggère d’accentuer la place des figures féminines, en particulier la

s
présidente de Montreuil, belle-mère du marquis. Les mois passent,

i r
Fleischer peaufine son manuscrit, le film est officiellement inscrit à

a i s
l’agenda des prochaines productions Lebovici. Mais l’assassinat du

P l
producteur, le 5 mars 1984, provoque la mise en sommeil du projet,
d’autant plus irrémédiablement que Fleischer part alors à la Villa
Médicis, où il se lance dans d’autres travaux, notamment son roman
Là pour ça et sa série de photographies Happy Days. Ainsi le film
restera-t-il à l’état d’idée, à moins que son auteur ne décide bientôt

aisirs
de le ressusciter, à l’occasion par exemple du 200e anniversaire de la
l e s p l
s avec
mort de Sade, en 2014… En attendant,
il transforme aujourd’hui le scénario
e z - v o u
d’origine en livre-objet, un triptyque à
Rend d e l’ e s prit
s et
du c orp
cheval sur les genres qui correspond
bien à son goût des ouvrages inclas-
sables et des collages littéraires. Au
centre, donc, il y a le « Sade scénario »
proprement dit, soit le texte de ce film
I
ALI REBEIH ENDREDI
jamais tourné, construit en allers et
retours entre l’hospice de Charenton,
où le vieux Sade achève sa vie, et les
U L U N D I AU V
épisodes de sa jeunesse, de son mariage D
12H-14H
et de ses multiples incarcérations. À
droite, Fleischer annexe un fragment autobiographique où il raconte
comment il a écrit ce scénario puis a échoué à le tourner, en agré-
mentant son récit d’anecdotes pittoresques tels son contentieux
avec le producteur Anatole Dauman ou sa mémorable virée en
Provence avec Raoul Vaneigem. À gauche enfin, en guise d’intro-
duction, un long essai qui constitue en quelque sorte la théorisation
de son travail : historiographie des études sadiennes (jusqu’au
récent brûlot d’Onfray), relecture de Klossowski, de Barthes ou de
Blanchot, réflexion sur le sadisme et méditation sur l’injustice
posthume faite à Sade, dont on associe le nom à une perversion que
seuls ses personnages pratiquent en fait (« Il suffit, écrivait Barthes,
de lire la biographie du marquis après avoir lu son œuvre pour être
riat avec
persuadé que c’est un peu de son œuvre qu’il a mis dans sa vie et en partena
non le contraire »). D’où la pirouette ironique qui finalement justifie
le film à tourner : le public ayant confondu depuis deux siècles
l’homme Sade avec ses personnages, faire de l’homme le sujet d’un i sur lus.
nous auss culturep
film permettra par « mouvement inverse » de répliquer à cette confu- Retrouvez- re PAPIERS france
sion par une autre, en le transformant lui-même en héros de fiction. nce Cultu
ulture PLUS et Fra
Où l’on voit combien Fleischer s’y entend en fait de retournements France C lture.fr
dialectiques, et avec quelle habileté il circule entre les nombreux francecu
modes d’expression qu’il a faits siens.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Critique 34

Russes
Le Spectre d’Alexandre Wolf a été écrit à Paris pendant
la Seconde Guerre mondiale et publié en russe en
1947. Le narrateur et l’auteur ont en commun d’avoir
servi adolescents contre l’Armée rouge. Et le narrateur

revenants
y a tué un homme. Le roman s’ouvre sur ce meurtre,
qu’il décrit comme banal, un parmi de nombreux dans
l’horreur de la guerre. L’adolescent est fourbu, il n’a
pas dormi depuis quatre jours et quatre nuits, il che­
vauche une pauvre jument noire épuisée qui soudain
s’écroule, la tête transpercée d’un coup de fusil, un
Le Spectre d’Alexandre Wolf, Gaïto Gazdanov, homme jeune et beau sur un cheval blanc approche
traduit du russe par Jean Sendy, éd. Viviane Hamy, 176 p., 18 €. au galop, le fusil en joue, notre narrateur dégaine le
Par Jean-Baptiste Harang premier, laisse l’homme

L
pour mort, lui emprunte
e roman porte sur un bandeau jaune son cheval et s’enfuit.
une phrase extraite d’un article de Voici la première phrase
presse allemand, supposée en encou­ du livre : « Rien n’a pesé
rager la lecture : « Un livre qui pourrait autant dans mon exis­
bien changer votre vie… Si vous êtes tence que le meurtre,
prêts pour le voyage. » L’argument publicitaire est unique, que j’ai commis :
risqué. Quoique souvent disposé à partir en voyage, son souvenir ne m’a pas
l’homme heureux n’est pas toujours friand d’échan­ concédé une journée qui
ger la vie qui lui convient pour une autre dont on ne ne fût marquée par le
lui dit rien. Bon, de retour, on doit rassurer le lec­ regret. » Et si le regret
teur : ce qui a surtout changé dans notre vie, c’est n’avait pas suffi pour en­
qu’avant nous n’avions encore rien lu de Gazdanov, tretenir la mémoire, toute
que de cette innocence nous ne pourrons jamais une vie de coïncidences
plus nous prévaloir. Et que, mais ce n’est pas la s’en serait chargée.
première fois, nous avons lu avec plaisir un livre Bien des années plus
étonnant. tard, alors que notre
Encore un mot préliminaire : sur la page 5 on trouve héros est devenu journa­
cette précision, si l’on peut dire, « Adapté par S. C. », liste à Paris, il tombe sur
sans qu’il soit jamais dit en quoi consiste cette adap­ un recueil de nouvelles,
tation, ni ce qui pouvait être tenu pour inadapté dans publié à Londres, sous la
le texte original, ni quel modeste adaptateur se cache plume d’Alexandre Wolf,
sous ces précieuses initiales. Peut­être faudrait­il se qui raconte jusqu’au
éd. viviane hamy

reporter à la première traduction parue jadis chez moindre détail le meurtre


Robert Laffont pour comprendre ce besoin enfin originel. Or ils n’étaient
assouvi d’adaptation. Dans la postface, qui ne dit pas que deux dans cette forêt
un mot de cette affaire, Elena Bal­ russe, le meurtrier et sa
zamo dresse un parallèle flatteur victime, sans autre témoin ; ce Wolf ne peut donc être
(au moins pour l’un des deux Extrait que celui qui agonisa sous ses yeux. Le narrateur se
écrivains) entre Gazdanov et rend à Londres, chez l’éditeur du recueil, qui refuse
Nabokov, que S. C. songe peut­ R
ien n’a autant pesé dans mon de lui présenter l’auteur mais le convainc qu’il ne peut
être à adapter. existence que le meurtre, unique, s’agir de sa victime. Puisqu’il ne faut jamais raconter
Ces remarques n’enlèvent rien à la que j’ai commis : son souvenir ne les livres à rebondissements, nous ne dirons pas que
beauté ni à l’étrangeté du texte de m’a pas concédé une journée qui dans un restaurant russe on peut rencontrer un
Gazdanov, dont il faudra bien finir ne fût marquée par le regret. Je ivrogne qui sauva la vie d’un compatriote trucidé,
par dire un mot. Gaïto Gazdanov n’ai jamais encouru le moindre qu’on peut tomber amoureux d’une femme qui sut
est né en 1903 à Saint­Pétersbourg, châtiment, car il s’est déroulé quitter un rescapé d’une guerre civile, qu’un écrivain
il passe son enfance dans les bois dans des circonstances excep- anglophone peut être russe, qu’on n’échappe à la
d’Ukraine et de Sibérie, où son tionnelles. De fait, il m’eût été mort qu’à titre provisoire. Et qu’une Elena peut en
père est ingénieur forestier, impossible d’agir autrement et cacher une autre.
jusqu’à la guerre civile russe où il nul ne fut au courant. L’intérêt du roman est ailleurs, le fantastique convenu
s’engage dans l’armée blanche : de l’entreprise sert de canevas à une description minu­
Gazdanov est un Russe blanc. Le Spectre d’Alexandre Wolf tieuse et vécue du Paris de l’entre­deux­guerres, d’un
Arrivé à Paris en 1923, il ne sera Gaïto Gazdanov Paris cosmopolite et interlope, dans une langue (que
pas le seul à s’y retrouver chauf­ l’on devine admirablement servie par la traduction)
feur de taxi, la nuit, après avoir travaillé chez Citroën Gaïto Gazdanov, précise, subtile, vaguement surannée, qui permet tout
tout en finissant ses études à la Sorbonne. Il terminera en 1928. à la fois de provoquer un effet de réel avec de l’impro­
sa vie d’émigré à Munich, en 1971, au micro de Radio bable et de maintenir une distance ironique, élégante,
Liberty, sans avoir jamais remis les pieds en Russie. avec ses personnages, avec soi­même.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
35

dit Roland à Juudit, l’épouse malheureuse qui ne comprend pas pour-


quoi son mari ne la désire pas. Infiltrer les Allemands, chercher des
renseignements pour Roland dans le dos d’Edgar, telle sera sa mission.
Mais Juudit, qui ne demandait qu’à être séduite, tombe sous le charme
d’un officier. « Je sais qu’elle veut rester chez son Boche, son regard
est celui d’une amoureuse, elle marche sur des pétales de rose. C’est
mon arme, il faut que j’apprenne à m’en servir. »
En 1963, l’Estonie est de nouveau soviétique, un certain Parts com-
mence l’écriture d’un récit sur les méfaits de l’occupation nazie pour
servir le régime en place. « Cette étude crie justice, et on retournera
jusqu’au dernier caillou pour élucider ces crimes qui visaient à la des-

toni härkönen
truction de citoyens soviétiques. » D’Edgar à Eggert, d’Eggert à Parts,
ce camarade n’est bien sûr pas inconnu. Le caméléon engage ses
recherches, tombe sur un carnet qui a peut-être appartenu à Roland,

Colombes
suit la piste. Le roman avance ainsi, par allers-retours entre un passé
toujours présent et un présent qui lorgne vers le passé. L’intrigue
tient le lecteur comme un roman d’espionnage façon John Le Carré,
et sa résolution est d’un profond cynisme. Sofi Oksanen nous rappelle

et vautours
que l’histoire broie les êtres, qu’elle les avale et les recrache, que les
droits, les bons, ne sont pas ceux qui restent. Car, dans un pays qui
n’en finit pas de muter, la transformation – l’adaptation ? – est l’une
des clés pour gagner cette partie sans morale aucune.
C’est sur l’écriture même de Sofi Oksanen qu’il faut enfin s’arrêter,
et sur le travail de son traducteur. L’expression est limpide, le style
Quand les colombes disparurent, Sofi Oksanen, enlevé ; les images se dessinent très vite dans l’esprit. Agréable, sans
traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, éd. Stock, 408 p., 21,50 €. être facile pour autant. Et puis il y a là quelques beaux passages,
Par Thomas Stélandre lorsque, comme par accident, la romancière laisse filer un peu de

E
lumière entre les sombres volets de l’histoire. « J’ai mis ma main
n quatre romans et deux pièces de théâtre, Sofi autour de son cou et j’ai entortillé une boucle de ses cheveux autour
Oksanen est devenue une star en Finlande. Chez de mon doigt. Sa nuque avait une souplesse de temps de paix. »
nous, il n’aura fallu qu’un livre traduit, Purge, prix
Femina 2010, pour la propulser ambassadrice des
lettres nordiques. Un deuxième avait suivi (qui était
en fait son premier), Les Vaches de Staline, comme pour enfoncer
le clou, délimiter le territoire : histoire, psychologie, politique et
féminité comptent parmi les thèmes chers à l’auteur. Quand les
colombes disparurent les rassemblent encore, quoique le regard se
porte cette fois surtout sur des hommes. Deux cousins, Roland et
Edgar, dans l’Estonie communiste de 1941, qui ont déserté l’Armée
rouge pour rejoindre la résistance et repousser les Russes. Leurs
chemins ne restent pas longtemps parallèles. Roland, force brute,
continue la lutte face aux Allemands, pendant qu’Edgar voit dans
cette nouvelle occupation l’occasion de gravir les échelons. Edgar
devient Eggert Fürst, défenseur du régime nazi ; les activités illégales
de Roland l’obligent lui aussi à changer de nom. Les identités sont
flottantes, fluctuantes, reflets de la trajectoire collective.
Trois cartes pour situer l’action en ouverture, un glossaire à deux
entrées en fermeture : « Union soviétique (1940-1941, 1944-1991) »
et « Allemagne nazie (1941-1944) ». Balisé de la sorte, le volume revêt
l’apparence du livre d’histoire – et il en a la rigueur, l’attention aux
dates et aux lieux. C’est pourtant une ambition toute romanesque
qui se déploie, personnages singuliers, rebondissements, tension.
S’il s’agit de raconter une époque (ou deux), celle-ci n’est jamais dis-
sociable de l’individu. Du général à l’intime, Sofi Oksanen se place à
hauteur d’homme afin de donner chair à la froideur des événements.
Derrière ce qu’on sait parce qu’on l’a appris, il y a « un quotidien
quand même, avec des bruits de tous les jours », des gens, des pas-
sions, des ambitions, des petites histoires emportées dans la grande.
À chacun sa chacune : Rosalie pour Roland, Juudit pour Edgar. La
première est la grande absente du texte, colombe envolée trop tôt,
morte dans de mystérieuses circonstances et enterrée derrière l’en-
ceinte de l’église, sans croix. « C’est les Allemands qui ont fait cela »,

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
Critique 36

Le Japon, de ses rebuts...


maintenait l’identité de chacun de ses ter-
Le Pèlerinage, Osamu Hashimoto, traduit du japonais roirs, commence à répondre à des vibra-
par Patrick Honnoré, éd. Actes Sud, 296 p., 22,80 €.
tions de plus grande amplitude ». C’est à
Par Bernard Quiriny ce bouleversement que le romancier
confronte son héros : tandis que le pays
«
L
à-bas », « la fameuse maison », « le dépotoir », « la déchet- entre à marche forcée dans l’ère nouvelle,
terie »… Tels sont les noms donnés par les habitants d’un lui s’accroche au monde ancien de son
quartier résidentiel à la verrue qui leur pollue la vie depuis enfance, avec d’autant plus d’obstination
des années : sous leur nez, un vieux fou entasse dans son jardin des que tout se désintègre sous ses yeux – le
tonnes de déchets et de détritus, offrant un spectacle répugnant qui commerce traditionnel de son père, son
dégage des effluves nauséabonds à des kilomètres. Quand on lui mariage, sa famille, ses paysages, tous ses repères visuels et moraux.
reproche d’accumuler les ordures, il rétorque que ce sont des « objets Pour finir il devient fou et se met à entasser les déchets comme autant
personnels ». Les habitants révoltés pressent les autorités d’agir, mais de preuves de ce monde perdu. Très populaire au Japon depuis son
la mairie refuse d’intervenir. En désespoir de cause, ils font venir la premier roman, « La Fille Momojiri » (1977), Osamu Hashimoto, né
télévision, espérant persuader enfin le coupable de déblayer sa en 1948, collectionne les prix, pour ses fictions (Shibata Renzaburo
décharge… Le Pèlerinage commence comme un conte de la vie Award pour ses nouvelles « Où vont les papillons ») et ses essais (prix
urbaine, entre comédie burlesque (le manège absurde du coupable Hideo Kobayashi pour son travail critique sur Mishima, en 2002), sans
et l’exaspération des résidents du quartier) et récit fantastique (cette compter ses traductions en japonais moderne de classiques comme
montagne d’ordures, inquiétante, quasi surréelle). Mais, au bout de Le Dit du Genji. Cette première publication en français permet de
70 pages, le livre bifurque : Osamu Hashimoto revient en arrière pour découvrir son univers romanesque à la fois tendre et sensible, avec
raconter la vie de ce vieil homme, Chûichi Shimoyama, de l’après- le beau portrait d’un homme pulvérisé par la modernité, qui se lit
guerre dans un Japon détruit à la reconstruction frénétique des aussi comme un tableau de l’histoire du Japon depuis l’après-guerre,
années 1960 et 1970, concomitante d’une vaste révolution des modes entre urbanisation galopante et transformation des mœurs. « L’époque
de vie. Durant cette période, « le lichen humain se densifie, puis évolua comme une avalanche », constate sobrement l’auteur ; et de
déborde de ses limites. L’économie, qui fonctionnait jusque-là selon montrer grâce à son touchant personnage que, de cette avalanche,
des unités locales, déborde le cadre du terroir, et le Japon, qui tous les Japonais ne sont pas sortis indemnes.

... à ses herbes folles dominée par son amant, se livre à des jeux scato-
Sin semillas, Kazushige Abe, traduit du japonais logiques, des vidéastes filment un accidenté mourant,
par Jacques Lévy, éd. Philippe Picquier, 820 p., 28,50 €.
un agent de police se passionne pour les petites filles…
Par Alexis Brocas Au centre, trois familles, tels trois clans, qui s’aco-
quinent pour tenir la ville et dont les alliances modèlent

U
n vieil homme abattu dans un verger. Un bou- ou défont les paysages urbains et sociaux.
langer qui fraie avec un parrain mafieux. Un L’une de ces familles, les Tamiya, occupe la fonction
instituteur écrasé par un train. Un accident privilégiée de boulangers de Jinmachi : après guerre,
de voiture, peut-être provoqué par l’apparition d’un les Américains ont converti les Japonais aux vertus ali-
fantôme. Une boulangerie d’abord triomphante puis mentaires du blé. Les « sin-semillas » sont ces grains
réputée ensorcelée. Un cercle de vidéastes obsédés (au départ) par venus remplacer la riziculture traditionnelle. Peut-être sont-ils les pre-
certaines pratiques sexuelles extrêmes impliquant une main tout miers éléments d’une invasion culturelle occidentale – en ce sens, le
entière, un love-hotel, un casino-bar, un projet polémique de centre roman pourrait se lire comme la relation des effets d’une modernité
de traitement des ordures, une boutique de vidéos des plus louches. d’importation sur la psyché nippone. À ceci près que jamais le roman
Dans Sin semillas, Kazushige Abe cède à la tentation, courante chez ne prend le fâcheux virage de la xénophobie, même quand il évoque
les romanciers modernes, d’attraper un monde dans son intégralité l’époque de la présence militaire américaine, quand Jinmachi était
– ici la ville de Jinmachi. Et il y parvient dès son titre. appelé « Tapin-ville ». Au contraire, pour un lecteur français, ce livre
« Sin-semillas » : en un seul mot et au singulier, l’expression désigne révèle le versant japonais d’un monde globalisé jusque dans ses vices
un plant de marie-jeanne femelle qui, n’ayant pas été fécondé, ne et ses pratiques occultes, telles les manigances des Asô et des Kazaya,
porte aucune graine et dont les capacités psychotropes ont été pous- qui ressemblent à celles de toutes les familles mafieuses du monde,
sées au plus haut – et certes, il y a de la drogue dans ce roman, celle mais prennent des atours locaux, s’appuyant notamment sur des théo-
que s’injecte le puissant parrain entrepreneur Shigeyoshi Asô tandis ries de conspirations autochtones pour ruiner la réputation d’un
qu’il laisse la direction des affaires à sa fille, qui permettra à deux récalcitrant tout en exonérant les habitants de la ville d’un lointain
époux étrangers l’un à l’autre de communiquer enfin. Si l’on mêle forfait collectif. Enfin, de la plante à laquelle il se réfère, ce livre épouse
l’espagnol à l’anglais, « sin-semillas » signifie aussi « les graines du les cycles de vie, remontant dans le passé et se redéployant dans le
péché ». Or ce roman relate une série d’actions, de projets, de rela- présent, empilant les histoires par couches et les enroulant comme
tions moralement contestables : une jeune veuve censément éplorée, s’enroulent tige et cotylédon dans un grain de blé prêt à germer.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
MAGAZINE

Escapades culturelles
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En compagnie de
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Étienne
d’
Claude Aziza
Historien de l’Antiquité
François fantasmatique, Université de la
Sorbonne Nouvelle (Paris 3)
DR

Professeur (ém.) d’histoire à


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l’Université Paris-I et à l’Université Libre de Berlin Vous partez ! Sur un coup de tête, sur un coup de cœur, sur un
coup de charme. Naples (Musée archéologique), Pompéi (et
Berlin n’est pas seulement la ville par excellence de la le Musée des Boscoreales), Herculanum, Stabies, Oplontis (la
mémoire allemande et européenne dans ce qu’elle a de Villa de l’impératrice Popée). Sur les pas de Chateaubriand,
plus tragique. Elle est aussi une ville vivante en perpétuelle Bulwer-Lytton, Dumas, Gautier, Nerval, ou Freud. Mais nous
reconstruction. Une ville, enfin, redevenue une des capitales prendrons notre temps. Les villes mortes sont semblables à de
culturelles européennes les plus actives. Profitez de belles endormies. Il faut les traiter avec respect, délicatesse et
l’éclairage d’Étienne François pendant 5 jours. amour et elles dévoileront, peu à peu, effeuilleuses à l’antique,
leurs atours, leurs charmes et leurs appâts.
• Conférences :
“Berlin lieu de mémoire européen”, • Conférences :
“Le nouveau Berlin d’après la réunification” “Histoire des cités campaniennes”
“Catastrophe et redécouverte archéologique”
• Visites privées : “Le pèlerinage littéraire”
Ambassade de France, Musée Historique “Fantasmes et rêves romanesques et
Allemand, quartier Bauhaus de Zehlendorf. cinématographiques”


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ML

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire www.intermedes.com
Critique 38

La bombe
pourrait sembler désespérante. Comment en effet
trouver notre place dans un monde sans finalité ? Dieu
merci, si l’on ose dire, l’atomisme a son corollaire phi-
losophique : l’épicurisme. Lorsqu’on a compris qu’il

atomiste
n’y a au monde que « des atomes, du vide et rien
d’autre », il ne nous reste plus qu’à consacrer notre vie
à la recherche du bonheur.
Toujours selon notre auteur, l’influence du De rerum
natura fut déterminante dans la genèse de l’esprit
« moderne ». La preuve en est apportée dans un
Quattrocento, Stephen Greenblatt, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud, chapitre intitulé « Postérité », qui énumère la liste des
éd. Flammarion, 288 p., 21,90 €. grands esprits adeptes de Lucrèce qui se sont succédé
Par Serge Sanchez dans le temps : Machiavel,

L
Marsile Ficin, Thomas
ivre séducteur à tous points de vue, More, Giordano Bruno,
Quattrocento annonce-t-il un genre Shakespeare, Montaigne,
littéraire nouveau : l’essai à grand spec- Newton, Molière… L’in-
tacle ? Se présentant d’emblée comme fluence du De rerum
un livre-événement, il a raflé le prix natura, quoique aussi
Pulitzer et le National Book Award 2011. Précisons invisible que celle des
que ce fut dans la catégorie non-fiction. Détail impor- atomes qu’il décrit, a joué
tant, car son étrange couverture pourrait laisser un rôle important dans
penser que nous avons ici affaire à une suite du Da les découvertes de Darwin
Vinci Code. Ce n’est pas le cas : Quattrocento est un et d’Einstein…
ouvrage historico-philosophique écrit par Stephen Quattrocento est un
Greenblatt, éminent professeur à Harvard. essai bien documenté,
De quoi s’agit-il ? En 1417, Poggio Bracciolini, dit le empli de passionnants
Pogge, ancien clerc papal rompu à la langue latine, détails sur le commerce
cherche des documents antérieurs au christianisme, des livres dans la Rome
et plus précisément des copies de textes datant de la antique, la destruction

barbara zano/getty images


Rome impériale. La mode en avait été initiée par de la bibliothèque
Pétrarque, qui, dans les années 1330, avait reconstitué d’Alexandrie, etc. On
l’Histoire romaine, de Tite-Live, et retrouvé des chefs- reste cependant dubitatif
d’œuvre de Cicéron ou de Properce. Ses pérégri- sur la thèse qu’il défend,
nations amènent le Pogge à l’abbaye de Fulda, en Alle- une caricature à bien des
magne, où il découvre la copie d’un texte écrit vers égards. L’époque médié-
50 av. J.-C., le De rerum natura, de Lucrèce. Il ne tarde vale, que méprisait le
pas à comprendre la dangereuse Pogge et que ne semble
radicalité de ce poème, témoi- guère apprécier Stephen Greenblatt, se résume à des
gnage pour ainsi dire unique des Extrait routes peu sûres, où quelque manant caché derrière
théories d’Épicure. Une bombe un arbre guette le voyageur pour l’assommer d’un
qui, selon Stephen Greenblatt, L ’univers, selon Lucrèce, se com- coup de gourdin. C’est faire un peu vite le procès de
allait participer au démantèlement pose d’innombrables atomes qui mille ans d’histoire. Les travaux menés ces dernières
du monde tel qu’on le connaissait se déplacent au hasard dans l’es- décennies par des historiens de renom ont montré
jusque-là. Le Moyen Âge laissait pace, pareils à des pellicules de que la rupture entre le Moyen Âge et la période
place à la Renaissance. poussière dans un rayon de soleil ; suivante fut moins radicale qu’on le pensait. Quant au
Une des révélations du De rerum ces atomes s’entrechoquent, s’ac- miracle de la Renaissance, il n’est évidemment pas uni-
natura était l’atomisme. Lucrèce crochent les uns aux autres pour quement dû au De rerum natura. Il résulte plutôt de
écrit en effet que l’univers, com- former des structures complexes, la conjugaison d’événements complexes, dont l’inven-
posé de particules invisibles, puis se séparent en un processus tion de l’imprimerie et l’engouement pour la statuaire
émane non pas d’un dieu, ni sans fin de création et de destruc- antique ne sont pas les moindres.
même d’un dessein intelligent tion. Il n’y a pas moyen d’y échap- Comment souscrire enfin à la vision matérialiste
inhérent à la matière, mais d’un per […]. Il n’existe pas de plan ni énoncée par ce livre ? Le domaine du rêve nous reste
processus de création et de des- d’architecte divin. caché et, comme l’ont montré les recherches dans le
truction gouverné par le hasard. domaine de la psychologie des profondeurs, le
Selon lui, l’âme, ou ce qu’on veut Quattrocento, Stephen Greenblatt rationnel ne s’oppose pas forcément au sacré. Il est à
bien appeler ainsi, n’est qu’un craindre que, sous l’apparence d’une étude historique
phénomène physique qui ne survit pas après la mort. Stephen Greenblatt, bardée de références, ce Quattrocento soit plus l’illus-
On comprend ce qu’une telle idée pouvait avoir de foisonnant et discutable tration de la philosophie d’un intellectuel américain
subversif vers l’an 1400. Pour Lucrèce, d’ailleurs, toute sur la redécouverte du xxie siècle que le reflet d’une réalité indiscutable.
religion trouve son origine dans la peur et dans l’igno- de Lucrèce à la fin Et c’est peut-être finalement en le considérant sous
rance. Une vision aussi strictement matérialiste du Moyen Âge. cet angle qu’il devient vraiment intéressant.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
ESCAPADES
du 19 au 22 septembre 2013
culturelles
SAINT-PETERSBOURG 150
20 p base
erso
0€
nne
En compagnie de s

Dominique
Fernandez
de l’Académie Française

C ’est pour moi la


plus belle ville du
monde, par son décor
unique d’avenues, de
portiques, de palais
construits dans un
style homogène. Le fleuve qui la traverse
GALLIMARD/EXPLORATOR

roule ses eaux tumultueuses entre deux


rangées de façades colorées. Derrière ces
façades, que de splendeurs ! A commencer
par le musée de l’Ermitage, un des plus
riches du monde. Mais c’est aussi une ville Les rendez-vous exceptionnels
dont l’histoire est passionnante, depuis • Visite de l’Ermitage
sa fondation par Pierre le Grand jusqu’à • Parcours dans les pas de Dostoïevski
l’héroïque siège de Leningrad pendant la • Visite de la maison de la poétesse Akhmatova
dernière guerre. Enfin, par le théâtre, par • Déjeuner sur la Neva en bateau
l’opéra, par la danse, par le souvenir de ses • Deux conférences avec D. Fernandez :
poètes et de ses romanciers, elle est pour « Le Saint-Pétersbourg historique»
moi une source inépuisable d’émotions. et «Le Saint-Pétersbourg littéraire et musical»
Dominique Fernandez


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Critique 40

Antoine Émaz, hors je


Caisse claire. Poèmes 1990-1997,
Antoine Émaz, éd. Points, 230 p., 7,50 €. Extrait

Double seul, Antoine Émaz, illustrations de


Yann Hervé, éd. Le Rosier grimpant, 26 p., 17 €.
o n sent dans l’ombre
un remuement plus sombre

S
Par Jean-Yves Masson et lent
ans doute y a-t-il au commen- l’ombre nous guette
cement de toute œuvre poétique on scrute sans voir
digne de ce nom quelques déci- sans savoir ce qui vient
sions essentielles. À lire Antoine
Émaz, on se prend à penser que, Caisse claire, Antoine Émaz
pour lui, une décision fondatrice dut être de
cesser d’écrire à la première personne du Car il y a un corps dans ses poèmes. Ils sont

olivier roller/divergence
singulier. Le « je » sera réservé aux notes, aux écrits à partir de lui, de ses souffrances, de ses
chroniques (comme le « feuilleton » intitulé peurs. Corps poreux, vivant d’une vie pré-
Planche, qu’il a donné au début de 2013 au caire, à la conscience éminemment menacée.
site Poezibao), mais des poèmes, il sera Tous ses poèmes se tiennent aux limites du
banni au profit d’un « on », d’un « ça », et silence, de la suffocation. Partout des murs,
d’autres tournures impersonnelles. Quelques des bourbiers. À la verticalité coupante de
vers de Personne (1996) lui signifient claire- chaînes de vers très brefs, privilégiant les mots
ment son congé : « j’euh/et tous à l’intérieur Bouchet ou Reverdy. Beaucoup de ses publi- d’une seule syllabe, s’oppose l’horizontalité
d’aboyer/moi moi moi/bêtes dans leur peur/ cations sont des livres d’artistes, en collabo- de blocs de prose qui les traversent, souvent
d’être oubliées ». ration avec des peintres. En 2007, une antho- pour rendre compte de moments de contem-
Quelques revues marquantes comme Le Nou- logie en poche, intitulée Caisse claire, a rendu plation muette. Oui, dans cette œuvre, le
veau Recueil, puis d’excellents éditeurs accessible au grand public l’essentiel de sa salut, s’il en est un, ne pourra venir que du
comme Tarabuste, ont imposé sur la scène production poétique des années 1990-1997. regard. Cette poésie ne cache rien des
littéraire le nom d’Antoine Émaz, né en 1955, Antoine Émaz est un antilyrique, certes. Mais menaces qui pèsent sur elle. Elle convertit
auteur d’environ soixante livres de poésie et son chemin d’écriture ne l’a pas pour autant ainsi sa fragilité en une force paradoxale,
d’essais sur des poètes comme André Du mené vers je ne sais quel néo-objectivisme. propre à toucher bien des lecteurs.

Yves Namur, cueilleur d’aura


Un poème avant les commencements (1975-1990), Yves Namur, lui), d’une ascèse pour dire sans emphase l’aura presque impercep-
éd. Le Taillis Pré Le Noroît, 350 p., 25 €. tible des choses quotidiennes. Proche de Pierre Dhainaut, de Roger
Munier, de Roberto Juarroz ou du Christian Bobin de L’Enchantement
Ce que j’ai peut-être fait, Yves Namur, éd. Lettres vives, 120 p., 18 €. simple, cette poésie sans éclat, humble et dépouillée, pourrait presque
être dite mystique si le mot ne prêtait à tant de confusions. Dans les

Y
ves Namur, né en 1952, apparaît livres les plus récents, des états comme la fatigue, la tristesse, le doute,
comme l’un des poètes les plus le sentiment du manque, servent au poète pour « faire le vide » au-
importants de la Belgique fran- dedans de lui et exprimer la nudité d’une méditation délivrée des
cophone d’aujourd’hui. Deux livres mesquineries du moi. La
paraissent simultanément, qui retracent Extrait venue d’Yves Namur au fes-
les deux étapes de son parcours. Le titre tival Voix vives de Sète pro-
du premier, Un poème avant les com-
mencements, énonce assez clairement A u plus profond du puits,
met des moments d’une
grande intensité.
ce que confirme la postface de l’auteur : La lumière est, J.-Y. M.
ces 350 pages sont ce qu’il retient d’une Et la lumière est grande.
À suivre
première période qu’il considère Plus grande
Et plus secrète encore Voix vives de
comme révolue. La seconde anthologie trace un parcours dans les Méditerranée
livres parus depuis 1992, pour la plupart chez Lettres vives (le dernier, Dès qu’on s’en éloigne
en Méditerranée,
La Tristesse du figuier, sorti en 2012, est sans doute le plus beau). Se Quelque peu. du 19 au 27 juillet à Sète. Antoine
détournant des recherches plus formelles de ses débuts, où les poèmes Émaz et Yves Namur comptent
Ce que j’ai peut-être fait, parmi les invités de ce festival de
étaient mangés par les blancs, traversés de parenthèses, Yves Namur Yves Namur poésie (lire aussi p. 21).
s’est engagé sur la voie d’une « poésie pensante » (l’expression est de

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Dossier 42

Tromperie ou révélation ?

La trahison
D
Dossier coordonné par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer

Dans notre expérience ordinaire, comme ambiguïtés de la constance, confronte, dans


dans nos souvenirs littéraires, la trahison est, l’exigence autobiographique en particulier,
avant tout, théâtre. Usage et abus du masque, les vérités du passé et les basculements du
elle est essentiellement une dramaturgie du présent, court le risque, dans son idéal de
caché et de la révélation. Elle est aussi mise transparence, de sauver la trahison, substi-
en évidence d’une position duplice, que la tuant subrepticement à la fidélité à soi dans
fameuse « double énonciation » théâtrale (ce le temps, l’identité à soi dans l’instant. La
discours entre les personnages qui tombe déloyauté devient, pour ainsi dire, conta-
aussi dans l’oreille des spectateurs) a voca- gieuse ; elle gagne jusqu’aux modes de nar-
tion à porter à son paroxysme. De cette dra- ration eux-mêmes et les jeux subtils qu’ils
maturgie profonde le roman a su tirer, dès engagent : les théoriciens du récit parlent de
son avènement, bénéfice. Par-delà même ses « narrateur non fiable » pour évoquer, par
emprunts à la mise en scène de la confiance exemple, les romans de Henry James ou de
déjouée, il excelle souvent à faire osciller le Vladimir Nabokov (Feu pâle propose quatre
lecteur d’un point de vue à l’autre, de l’éloge hypothèses interprétatives concurrentes et
littéraire de la loyauté à la fascination pour la exclusives et trois trahisons successives), ou
félonie : nul doute que la trahison doit autant encore le narrateur biaisé du Meurtre de
AKG-ImAGes
à la littérature que la littérature à la trahison. Roger Ackroyd d’Agatha Christie, si finement
Plus que ne le permettent la scène et ses étudié par Pierre Bayard (Qui a tué Roger
contraintes, le roman, par sa capacité à saisir Ackroyd ? éd. de Minuit, 1998).
le temps long, explore minutieusement les Pourtant, la finesse de l’aperception intime, L’Ellipse,
dont le roman offre souvent l’exemple, sou- René Magritte,
ligne aussi, a contrario, la fragilité de nos 1948, musées
« Tr a h i s o n f i d è l e »
Stèles, Victor Segalen (1912)
moyens d’accès à l’autre, toujours traître en royaux des
puissance parce qu’imperméable en pro- Beaux-Arts,

Tu as écrit : « Me voici, fidèle à l’écho de ta voix, fondeur. Toute forme de communication,


tout passage d’un monde à un autre, toute
Bruxelles.

taciturne, inexprimé. » Je sais ton âme tendue transmission et tradition, cristallise alors les
juste au gré des soies chantantes de mon luth : périls notoirement attachés à la traduction
C’est pour toi seul que je joue. et au triste personnage du traduttore
traditore.
Écoute en abandon et le son et l’ombre du son dans La fécondité essentielle de la trahison pour
la conque de la mer où tout plonge. Ne dis pas qu’il se la littérature, que ce dossier espère mettre
pourrait qu’un jour tu entendisses moins délicatement ! en lumière, s’inscrit alors pleinement dans la
N e le dis pas. Car j’affirme alors, détourné de toi,
double définition de l’acte de trahir : révéler
malgré soi et tromper malgré l’autre. La En partenariat
chercher ailleurs qu’en toi-même le répons révélé parole offre toujours la transcription trom- avec
par toi. Et j’irai, criant aux quatre espaces : peuse ou tronquée d’une pensée, mais, à un « Les Bons Plaisirs »
Tu m’as entendu, tu m’as connu, je ne puis pas autre niveau, elle en révèle aussi souvent, à
l’insu de son auteur, le vrai visage. Plus spé-
sur France Culture
Une émission
vivre dans le silence. Même auprès de cet autre
que voici, c’est encore, cifiquement, toute avancée dans l’écriture présentée par
n’est-elle pas aussi trahison de son destina- Ali Rebeihi, tous les
C’est pour toi seul que je joue. taire au nom d’un universel abstrait de la jours entre 12 h et 14 h,
à partir du 22 juillet.
parole littéraire et d’un discours qui renonce

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
43

à une communication immédiate, comme le première et récurrente que Judas serait le contrat avec les choses et les êtres dans cette
suggérait Derrida ? En réponse, ou en pro- nom. Avant et après lui, mille personnages universelle fluidité qu’Héraclite révéla. Bref,
longement, la lecture ne peut donner la vie ont assumé ce rôle inquiétant, apaisant. à être à la hauteur de ce monde dont nous
qu’avec la trahison… Les philosophes semblent vouloir se rassurer ne pouvons pas accepter la constante infidé-
Ainsi, qu’elle soit amoureuse ou amicale, en répétant que les sens nous trompent, lité à soi et dont nous nous étonnons, dans
sociale, militaire ou politique, la trahison a comme pour mieux nous cacher que le logos, des coups de théâtre joués d’avance, qu’il
toujours partie liée avec la littérature, moins langage et raison, nous trahit. Il est dans sa ébranle nos fictions, ruine nos concepts, tra-
peut-être en raison de la tendance de celle-ci nature de créer sans cesse des mondes trop hisse nos fixations.
à recueillir la trace des plus tragiques trauma- habitables pour être vrais, dans sa nature C’est ce récit que nous fait sans cesse la litté-
tismes, que parce qu’elle est toujours la rup- aussi d’en apercevoir, parfois brusquement, rature, en une initiation toujours inachevée.
ture d’un contrat entre nous et le monde, les failles, puis de reprendre indéfiniment Ce n’est pas faute d’y impliquer tous ses pou-
contrat dont le langage a rédigé les clauses. son travail d’épouse fidèle du réel, toujours voirs, d’y associer tous ses effets, dans le récit
Toute trahison n’est-elle pas d’abord et avant dupée, toujours à l’œuvre. La double impul- comme dans le coup de théâtre, dans le
tout cela : la révélation de la faillibilité radi- sion de tisser l’illusion et d’en constater les brusque comme dans le lento, au rythme qui
cale du « monde » dont nous nous étions lacunes, puis de recueillir et de raconter l’ex- convient mieux aux contours de chaque
donné avec crédulité, à force de mots le plus périence de cette déconvenue, est au cœur déconvenue. Elle est experte également dans
souvent, la « représentation ». De cette ina- de la littérature comme la ligne même de son l’art de nous donner à croire et de nous mon-
déquation radicale nous avons peine à accep- travail de Pénélope, ou plutôt de Sisyphe. trer comment l’on a cru, car nous n’avons sou-
ter l’irrémédiable fatalité. Aussi avons-nous Elle révèle certes, dirait-on, une faiblesse : la vent été crédules que par elle et par la magie
tendance à trahir son anonymat. À cette volonté trop humaine de n’être pas trompés, de ses « traîtres mots ». Et, en même temps,
simple béance de l’entre-deux, nous aimons notre désir de croire au monde plus parfait, le lecteur n’aime rien tant que de sentir obs-
donner une figure, un profil : au commence- plus fiable et plus stable que nous avons créé, curément que ce n’est là qu’un pacte, et de
ment de notre ère, elle s’est faite homme, notre incompétence à vivre dans le monde voir craqueler, puis céder d’un seul coup, la
elle aussi. C’est d’abord de cette angoisse comme il va, à nous frayer un chemin sans surface de cette « fable convenue ».

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Dossier Illustres traîtres 44

Caïn, les mobiles


d’un faux frère
Avec Judas, le premier fratricide de l’humanité représente
dans la chrétienté le comble de l’ignominie. Le romantisme
en fit un admirable révolté, face à un dieu tyrannique,
avant que les psychanalystes ne l’invitent sur le divan.
Par Robert Kopp

P
our Jules Laforgue, « Abel et Caïn » comptait « Le reniement de saint Pierre ». « Comme
parmi les meilleurs poèmes des Fleurs du chrétienne, je ne peux pas, je ne dois pas lais-
mal, alors qu’il détestait les autres pièces de ser réimprimer cela », écrivit-elle à Charles
la section « Révolte », « Le reniement de saint Asselineau, qui sut résister à ses pressions.
Pierre » et « Les litanies de Satan ». Il appré- C’est dire à quel point Baudelaire, comme
ciait sans doute la violence blasphématoire avant lui Byron, mais aussi Vigny, Nerval,
coulée dans des distiques octosyllabiques Leconte de Lisle ou Hugo, retourne, pervertit
d’une chanson à refrains alternés : « Race et donc trahit la tradition biblique telle qu’elle
d’Abel, dors, bois et mange ;/ Dieu te sourit est représentée par les interprètes les plus
complaisamment.// Race de Caïn, dans la autorisés du récit de la Genèse (iv, 1-26), de
fange/ Rampe et meurs misérablement. » saint Augustin jusqu’au protestant Agrippa
Comme Satan et saint Pierre, Caïn est le d’Aubigné, voire au-delà. La grande épopée
révolté absolu, qui aspire à détrôner Dieu. chrétienne de ce dernier, Les Tragiques, avait
C’est déjà la transvaluation de Nietzsche : fourni à Baudelaire l’épigraphe des Fleurs du
« On nommera l’histoire sainte du nom mal. Celui-ci ne pouvait ignorer l’évocation Les Enfants d’Ève,
qu’elle mérite, étant l’histoire maudite. » En du meurtre primordial dans le livre VI des Tra- par Eugenio Agneni
effet, le poème se termine par la damnation giques, « Vengeances », où Caïn est rangé du (1816-1879).
d’Abel et la montée au ciel de Caïn : « Ah ! côté de Satan et de l’Antéchrist, cité parmi les
race d’Abel, ta charogne/ Engraissera le sol traîtres, ainsi que Judas, condamné à l’errance
fumant !/ […]/ Race de Caïn, au ciel monte,/ comme Ahasvérus, et dont les descendants
et sur la terre jette Dieu ! » L’inversion du sont engloutis par le Déluge. Alors qu’Abel est
récit biblique est totale : d’Abel, le berger « le premier martyr » (comme chez Luc, xi,
nomade, Baudelaire a fait un agriculteur 51), le premier « juste » ayant versé un « sang
dont la tribu croît et se multiplie, alors que innocent » (Matthieu, xxiii, 35), sa mort préfi-
Caïn, le sédentaire, le bâtisseur de villes, gurant celle du Christ, un rapprochement fait,
devient un nomade errant sur les routes. entre autres, dans l’Épître aux Hébreux.
Chez les auteurs juifs, la réprobation est una-
Blasphème baudelairien nime devant le premier meurtre de l’huma-
Rien d’étonnant que ce poème, ainsi que les nité, les commentateurs chrétiens en faisant
deux autres pièces de la section « Révolte » et en général une lecture christocentrique.
« Le vin de l’assassin », ait été considéré Ainsi, saint Augustin, dans La Cité de Dieu
comme « un défi jeté aux lois qui protègent (livre XV), souligne-t-il fortement le carac- À lire aussi
la religion et la morale » et inscrit sur la liste tère antagoniste des deux frères, également sur notre site
des poèmes à poursuivre par le rapporteur de nés d’Adam et Ève, pour en faire des figures « Le destin
la Direction générale de la sûreté. Mais le par- du bien et du mal, opposition structurant littéraire de Judas »,
quet ayant finalement renoncé de requérir tout son univers et représentée par les deux par Alexandra
pour outrage à la morale religieuse, seuls six cités : « Deux amours ont donc bâti deux Ivanovitch : www.
magazine-litteraire.com/
autres pièces (sur neuf signalées) furent cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de
À lire condamnées pour « outrage à la morale
Caïn, Lord Byron, publique et aux bonnes mœurs ». Lors de la « Caïn fut le premier romantique,
traduit de l’anglais
par Gaëlle Merle,
publication des Œuvres complètes de Baude- précurseur de la tragédie shakespearienne,
éd. Allia, 160 p., 6,20 €.
laire au lendemain de sa mort, Mme Aupick, du drame byronien et du théâtre hugolien. »
sa mère, essayait encore de faire supprimer

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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Exodus (épopée du xiiie siècle) ou des


Towneley Mystery Plays (joués dans des villes
anglaises jusqu’au milieu du xvie), le schéma
grosso modo est toujours le même : Abel est
la victime, Caïn le bourreau. Seuls changent
les raisons pour lesquelles Dieu refuse l’of­
frande de Caïn (le récit du yahviste n’étant
pas très explicite sur ce point), ainsi que les
motivations de Caïn et le déroulement du
crime, et enfin le destin ultérieur du meur­
trier, autant de « lacunes » qui caractérisent
le récit primitif et ont par conséquent sti­
mulé l’imagination des adaptateurs.
La Réforme n’apporte guère de nouvelles
interprétations si ce n’est l’insistance – d’un
Luther, par exemple – sur l’insuffisance de la
foi de Caïn comme cause du refus de Dieu. Et
si le scénario s’émancipe peu à peu de l’uni­
vers religieux, il faut attendre le xviiie siècle
pour le voir se laïciser tout à fait. Klopstock,
l’auteur prolifique d’une épopée chrétienne
de vingt­deux mille vers qui eut son heure de
gloire (Der Messias, 1748­1773, traduit aussi­
tôt sous le titre La Messiade), en fit une tra­
gédie (Der Tod Adams, 1757), et Salomon
Gessner, le Théocrite helvétique, une idylle
en prose (Der Tod Abels, 1758, qui eut, comme
la plupart de ses ouvrages, un immense suc­
cès en France). Mais ce sont souvent les pro­
blèmes humains qui occupent désormais le
premier plan, les conflits de conscience du
meurtrier retenant davantage l’intérêt que la
vie exemplaire du gentil Abel.

Racheté par Byron


C’est lord Byron qui fit du réprouvé un héros.
Dans son poème dramatique en trois actes et
en vers, Caïn, publié en 1821 et traduit dès
l’année suivante par Amédée Pichot, Caïn et
Lucifer accusent Dieu d’être l’inique et unique
auteur du mal sur la Terre. Refusant de parti­
luisa RicciaRini/leemage

ciper avec ses parents aux prières de remer­


ciement à Dieu, il reproche à ce dernier de
leur avoir tendu dans le jardin d’Éden un
guet­apens et de les avoir injustement punis
de leur transgression. Il déplore qu’Ève n’ait
pas aussi cueilli le fruit de l’Arbre de vie, ter­
Dieu, la cité de la Terre, l’amour de Dieu ainsi que Rome, la cité des loups, elle aussi rifié qu’il est lui­même par la mort, qu’il ne
jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. L’une marquée à ses débuts par la mort de Rémus. connaît pas. Alors qu’il appelle celle­ci, c’est
se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur. Tout au long du Moyen Âge, d’innombrables Lucifer qui se présente et l’invite à visiter les
L’une demande sa gloire aux hommes, l’autre textes – le plus souvent dramatiques – four­ gouffres du temps et de l’espace, lui mon­
met sa gloire la plus chère en Dieu, témoin nissent des variations sur cette thématique. trant le passé de la Terre et toutes les espèces
de sa conscience. L’un dans l’orgueil de sa Et cela dans toutes les littératures euro­ disparues. C’est l’universalité de la mort qui
gloire, marche la tête haute ; l’autre dit à son péennes. Qu’il s’agisse de la Wiener Genesis est à l’origine de sa révolte. Exaspéré par la
Dieu : “Tu es ma gloire et c’est toi qui élèves (un manuscrit syriaque du vie siècle repre­ dévotion et la résignation d’Abel, il se venge
ma tête.” » L’histoire de ces deux cités com­ nant le texte grec de la Septante et qui est de l’éternelle destruction de Dieu par la des­
mence par celle de Caïn et d’Abel, Caïn, le conservé à la Bibliothèque nationale de truction d’une de ses créatures. Poursuivi
sédentaire, ayant fondé une cité terrestre, Vienne, d’où son nom) ou de la Altsächsische désormais par la colère divine, assailli de re­
alors qu’Abel, berger nomade, étant de la cité Genesis (épopée en vieux saxon du ixe siècle) mords, il part en exil, accompagné de sa
de Dieu, n’est qu’en pèlerinage sur la Terre. ou du Jeu d’Adam et Ève, un mystère du femme, qui lui garde son affection, malgré
Toutes les cités terrestres ont vécu sous le xiie siècle, ou du Mystère du Vieil Testament son crime. Tous les ingrédients d’un succès
signe de Caïn : Babel, Sodome et Gomorrhe, (xvie siècle), de la Story of Genesis and romantique sont réunis dans cette œuvre,

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Dossier Illustres traîtres 46

L’art des
qui fit l’admiration de Goethe, de Shelley, – Caïn le révolté, Caïn le fratricide, – en
de Victor Hugo et de bien d’autres. Eugen même temps que son frère fondait l’école de
d’Albert en tira un opéra d’après un livret de la sagesse, de la modération et du bon sens,
Heinrich Bulthaupt (Berlin, 1900). Marquée il créait, lui, celle de l’insurrection morale, de
par le manichéisme tel que Byron l’avait sans la fantaisie déchevelée, de la rébellion à
doute rencontré dans le Dictionnaire de outrance et du romantisme à tous crins. Oui,
Pierre Bayle, cette œuvre retrouve une inter­ certes, Caïn fut le premier romantique, et le Comment représenter
prétation du mythe telle que la pratiquait la précurseur de la tragédie shakespearienne,
secte gnostique des caïnites, apparue au du drame byronien et du théâtre hugolique. »
visuellement celui-là
iie siècle. Pour eux, Yahvé n’est qu’un dé­ Inutile après cela d’énumérer tous les textes même qui dissimule ?
miurge cruel qui s’est révolté contre le dieu – de Leconte de Lisle à Victor Hugo, de Balzac Les réponses peuvent
suprême, bon et ami des hommes. Suivant à Michelet – qui reproduisent ce qui est
l’Évangile selon Judas, ils honoraient ceux que devenu un cliché. Quoi d’étonnant que la
être fort diverses :
condamne l’Ancien Testament : Caïn, Nemrod, Bible de l’humanité de Michelet prenne revue de détail,
Esaü, Coré, les Sodomites, Balaam, Jézabel. volontairement le contre­pied de la Bible, de la tapisserie
Caïn n’est pas considéré comme le fils d’Adam, opposant l’actif travailleur Caïn à l’oisif Abel
mais comme celui qu’Ève a conçu avec le Ser­ et expliquant l’injustifiable préférence de
de Bayeux au cadavre
pent (« J’ai conçu un homme avec l’Éternel », Yahvé par le désir sadique de faire éclater du maréchal Ney.
Genèse, iv, 1). Il est donc inévitable que Caïn sa puissance. Par Adrien Goetz
tue Abel, la marque apposée sur son front
(Genèse, iv, 15) étant le signe d’une initiation, Legs à Sacher-Masoch
d’une dignité sacerdotale. Quant au premier Au xxe siècle, il semble que la légende noire

M
fils de Caïn, Hénoch, « l’initié », il s’installe « à du paria comme la légende blanche du titan
l’est d’Éden » (Genèse, iv, 16), dans la région glorieusement révolté s’effacent au profit ontrer le traître, pour les
d’où vient la lumière. Nerval s’en souviendra d’analyses inspirées par la psychanalyse. Otto artistes, est un véritable
dans Voyage en Orient. Une doctrine faite Rank, dans Das Inzest-Motiv in Dichtung und défi : doit­on en faire un
pour séduire plus d’un auteur du xixe siècle, Sage (1912), met l’accent sur la lutte oppo­ « traître de mélodrame »,
d’autant que le caïnisme sanctifiait la révolte sant les deux frères dans l’amour pour leur identifiable au premier
et divisait l’humanité en deux groupes : l’élite mère, que Charles Baudouin aurait volontiers regard, ou se contenter de semer les indices
des Beni Kayin, des « fils de Caïn », des re­ baptisée du nom de « complexe de Caïn », qui permettront au spectateur de l’œuvre de
belles destinés à devenir des initiés et à désignant ainsi la frustration de l’aîné devant le démasquer ? La difficulté est évidemment
connaître la vérité, et les esclaves, soumis au l’apparition d’un cadet. plus grande dans un tableau, qui fixe un ins­
conformisme et à la morale. Nietzsche n’était Mais jusqu’aujourd’hui Caïn reste une figure tant, que dans un roman ou au théâtre. À la
pas insensible à ce genre de vision. de l’humanité maudite, de l’humanité trahie, fin du xie siècle, l’artiste anonyme qui inventa
Les romantiques, dans leur grande majorité, trahie éventuellement par le créateur. C’est le déroulé de la Telle du Conquest – cette
suivent l’interprétation de Byron. Pour Vigny : peut­être le sens du titre générique, Le Legs « tapisserie de Bayeux » qui, chacun le sait,
« Dans l’affaire de Caïn et d’Abel, il est évident de Caïn, que Leopold von Sacher­Masoch a est une broderie ponctuée d’inscriptions
que Dieu eut les premiers torts, car il refusa donné à l’ensemble de ses recueils de nou­ latines – en a fait le sujet principal d’une
l’offrande du laborieux laboureur pour accep­ velles et dont seuls les cycles consacrés à longue bande de toile, qui ne représente pas
ter celle du fainéant pasteur » (Journal, année l’amour et à la propriété furent achevés. Illus­ la conquête de l’Angleterre par les Nor­
1842). Il inverse donc, comme le fera Baude­ trant l’idée, qui est aussi celle de Baudelaire, mands, mais bien l’histoire d’une trahison.
laire et presque tout le xixe siècle, les destinées que l’amour est toujours un jeu sanglant
des deux frères. Ce sera notamment le cas entre un bourreau et une victime, il met en De Harold à Iago,
dans « La sauvage », scène essentielle­ en passant par Judas
un des poèmes des Au iie siècle, les caïnites ment des bourreaux Harold, guerrier saxon, dans les premiers
Destinées, datant du vouent un culte au meurtrier féminins. Mais la mètres de la longue bande de lin, est un
début des années d’Abel, selon eux clairvoyant guerre des sexes héros sympathique : Guillaume, duc de
1840 : « Caïn le la­ sur la cruauté de Yahvé. n’est plus nécessai­ Normandie, vient à son secours, l’emmène
boureur a sa re­ rement une donnée avec lui en campagne, et fait prêter à ce
vanche ici,/ Et le chasseur Abel va, dans ses de la nature ; elle tient à l’infériorité de la jeune prince aux longues moustaches un
forêts vides,/ Voir errer et mourir ses familles femme : « La femme, telle que la nature l’a serment qui est sans doute un acte d’allé­
livides/ Comme des loups perdus qui se faite, et telle qu’elle attire l’homme de nos geance. Au milieu du récit, tout s’inverse. À
mordent entre eux,/ Aveuglés par la rage, af­ jours, est son ennemie et ne saurait être que la mort d’Édouard le Confesseur, Harold se
famés, malheureux,/ Sauvages animaux sans son esclave ou bien son tyran, mais jamais sa fait couronner roi d’Angleterre, et sa félo­
but, sans loi, sans âme,/ Pour avoir dédaigné compagne. Cela, elle ne pourra l’être que nie, qu’aucun détail iconographique ou nar­
le Travail et la Femme. » On comprend Louis lorsqu’elle sera son égale en droits, son égale ratif ne permettait de deviner, éclate. La
Goudall qui, dans Le Figaro du 24 janvier aussi par son éducation et son travail. » Cette punition du fourbe a lieu sur le champ de
1856, écrivait (« De l’état actuel des lettres conclusion de Leopold von Sacher­Masoch bataille de Hastings, où il meurt, l’œil percé
françaises ») : « Abel, type primitif du bon tirée de La Vénus à la fourrure date de 1870 ; d’une flèche. Ce schéma, qui sera un jour
jeune homme, fut le premier représentant de la première traduction française du roman a celui du roman policier, avec ce double jeu
l’École du Bon Sens, comme il fut aussi le paru en 1902. Après plus d’un siècle, oserait­ d’abord indiscernable, puis le retourne­
premier bourgeois. Et Caïn, le farouche Caïn, on dire qu’elle est encore d’actualité ? ment, est donc parfaitement maîtrisé au

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portraîtres

josse/leemage
Le 7 décembre 1815. Neuf heures du matin. L’Exécution du maréchal Ney, Jean-Léon Gérôme, 1868, Sheffield Art Galeries.
lendemain de l’équipée de 1066, et mis en parce qu’il est aussi spectateur de théâtre, maréchal d’Empire, il s’est rallié en 1814 à
images de manière savante. comprend que ce Iago en pourpoint, qui Louis XVIII. Quand Napoléon est revenu de
L’iconographie de la trahison est souvent s’incline dans l’attitude du courtisan, est l’île d’Elbe, il a promis au roi de le lui rame-
plus simple. Le traître par excellence, c’est déjà félon. On le retrouvera, à la dernière ner « dans une cage de fer » et s’est en fait
Judas, et dans l’histoire de la peinture c’est image, qui illustre la catastrophe, devant le rallié à l’Empereur. Faute d’avoir pu trouver
peu dire que les artistes font tout pour qu’il lit de mort de Desdémone, face au cadavre la mort à Waterloo – Victor Hugo décrit la
soit tout de suite reconnaissable. Isolé dans d’Othello. scène dans Les Misérables : « Tu étais réservé
les représentations de la Cène, assis du à des balles françaises, infortuné ! » –, Ney
« mauvais côté » de la table, doté d’un profil Graffiti napoléonien fut condamné à mort et exécuté pour haute
inspiré par une lourde tradition antisémite, La punition du traître, à cette époque où trahison. Gérôme, qui avait peint le corps de
la main crispée sur la bourse des trente règne la peinture d’histoire, peut aussi four- César à terre, poignardé par Brutus, montre
deniers, il a le mauvais rôle et les artistes le nir un sujet neuf, car la vie politique a sou- un homme qui n’est ni fourbe ni félon, fra-
soulignent. Seul Léonard de Vinci, pour sa vent permis de voir s’inverser les points de cassé par l’Histoire, tandis que le peloton
fresque milanaise, plaça Judas au milieu des vue. Quand Jean-Léon Gérôme peint en d’exécution s’éloigne dans la brume. Le
autres et lui donna le visage du prieur du 1868 son dramatique tableau intitulé Le maréchal, dans sa redingote de drap noir
couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. 7 décembre 1815. Neuf heures du matin. avec son chapeau à la Javert, ressemble à un
Pour les artistes du xixe siècle, inspirés par le L’Exécution du maréchal Ney (Sheffield bourgeois. Au centre du tableau, il n’y a
théâtre, les traîtres sont des acteurs qu’il Galeries and Museums Trust, reproduction qu’un mur, vide, avec des graffitis un peu
faut savoir cacher et montrer tout à la fois. ci-dessus), il joue avec les codes tradition- effacés où on peut deviner les mots « Vive
Dans la suite des seize gravures à l’eau-forte nels de la représentation de l’héroïsme et de l’empereur ». Ce mur barbouillé et suintant,
qu’il exécute pour illustrer Othello, Théo- la trahison. Ney a trahi, mais deux fois : morceau d’art de la rue affiché au milieu de
dore Chassériau a choisi lui-même les pas- l’art du Salon officiel par le grand artiste qui
sages de Shakespeare qu’il met en scène. À Lorsque Jean-Léon Gérôme semblait n’aimer que les costumes et les cui-
la planche IV, il montre le moment crucial saisit l’exécution de Ney, rasses, est émouvant comme un reniement.
où Othello confie sa femme à son ami, il trahit lui-même C’est le moment où Jean-Léon Gérôme tra-
« Honnête Iago, il faut que je te laisse ma la grande peinture officielle. hit lui-même la grande peinture pour, dans
Desdémone », et le collectionneur de 1844, ce petit format, peindre le vrai.

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Dossier Illustres traîtres 48

Ganelon, félon modèle


Le seigneur qui organise le traquenard de Roncevaux,
dans La Chanson de Roland, représente durant tout
le Moyen Âge l’archétype du traître. Toutefois, la complexité
de son procès atteste de la difficulté à définir cette notion.
Par Christopher Lucken

«
T
raistre comme Ganelon », affirme un proverbe confession alors que le Pelletier croyait qu’il
médiéval. Ce personnage apparaît en effet allait recevoir l’argent que lui doit Pathelin.
dans la littérature du Moyen Âge comme la La trahison de Ganelon est au principe de La
figure emblématique du traître. Lorsque le roi Chanson de Roland, la plus ancienne et la
Arthur apprend, dans le roman Cligès de plus connue des chansons de geste de la lit­
Chrétien de Troyes, que le vassal auquel il a térature française. Tandis que Roland refuse
confié sa terre entend s’en emparer, il le dit la trêve proposée par les Sarrasins car ce
pire que Ganelon. Une chanson de croisade sont des traîtres auxquels on ne saurait se
compare à ce dernier les prélats qui refusent fier et qu’ils ont tué le précédent messager
d’être au service de Dieu en partant pour la de l’empereur, Ganelon convainc Charle­
Terre sainte. Les yeux séduits par les appa­ magne de faire la paix avec eux. Désigné par
rences trompeuses du monde au point de Roland pour aller porter la réponse de l’em­
leur permettre d’envahir le cœur sont ac­ pereur, il déclare que, s’il revient de sa mis­ Supplice
cusés, dans un sion, il ne cessera de le combattre et lui du traître Ganelon
Ganelon devient synonyme poème, de se com­ lance un défi. Il conclut alors un accord avec et funérailles du
de tous les vices dans porter comme des les Sarrasins : il fera en sorte que Roland soit chevalier Roland,
la littérature médiévale. traîtres envers leurs placé à la tête de l’arrière­garde lorsque l’ar­ miniature extraite
seigneurs et d’être mée de l’empereur retournera en France, des Chroniques
À lire plus malfaisants que Ganelon. La bergère afin de permettre aux Sarrasins de l’attaquer de France, ou
Ganelon, Treason, d’une pastourelle répond au chevalier qui re­ par surprise et de le tuer. de Saint-Denis,
and the « Chanson quiert son amour en lui promettant des ri­ En entendant Roland souffler dans son cor, 1325-1350,
de Roland », chesses qu’elle préfère rester fidèle à son ber­ Charlemagne comprend que son neveu se British Library.
Emanuel J. Mickel, ger car les chevaliers sont faux, menteurs et
éd. The Pennsylvania State tricheurs et ne valent pas mieux que Ganelon.
University Press, 1989.
L’amant d’une chanson de trouvère dénonce
Félonie, trahison,
reniements les « lauzengiers », les médisants, qui révèlent
au Moyen Âge, et déprécient son amour, et déclare vouloir
éd. PM3, « Les Cahiers du se venger de ces descendants de Ganelon.
CRISIMA », n° 3, 1997, Dans Le Roman de la Rose de Jean de Meun,
630 p. (ép.). Ami assure que rien ne sert de se plaindre des
The Law of Treason calomnies de Male Bouche car celle­ci par­
and Treason Trials viendra toujours à faire emprisonner Bel Ac­
in Later Medieval
France, S. H. Cuttler, cueil et à condamner le cœur des amants à
éd. Cambridge University subir plus de peines qu’en éprouva Charle­
Press, 1981. magne quand Roland fut tué à Roncevaux à
La Trahison cause de Ganelon. Il n’est pas étonnant que
au Moyen Âge. le plus perfide des barons qui ne cessent
De la monstruosité d’épier les amours de Tristan et Yseut et de
au crime politique
(v -xv siècle),
e e les dénoncer auprès du roi Marc soit appelé
Maïté Billoré et Myriam Ganelon. Il peut en revanche paraître surpre­
Soria (dir.), éd. Presses nant que le héros du Roman de Renart ne
universitaires de Rennes, soit jamais comparé à celui­ci alors qu’il ne
400 p., 22 €.
cesse de duper ses victimes et qu’il est sou­
vent qualifié de félon (y compris par le narra­
teur). « Vous êtes plus traître que Ganelon »,
affirme enfin le Pelletier de la farce du Nou-
veau Pathelin au prêtre qui veut recueillir sa

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bat jusqu’à la mort et qu’il lui faut revenir à d’infidélité. Elle s’attaque ici à l’essence la vérité, le jugement est laissé à Dieu (ou au
ses côtés. Mais Ganelon prétend qu’il ne fait même de la société féodale, fondée sur un narrateur qui en revêt le masque). Pinabel,
que s’amuser. C’est alors qu’il est soupçonné serment de fidélité par lequel le vassal et son qui a relevé le défi de Thierry, est tué au
de trahison et arrêté. Qu’est-ce qui permet seigneur s’engagent l’un envers l’autre. terme du combat qui l’a opposé à l’héritier
cependant de lui imputer un tel crime ? Certes, il est toujours possible de rompre un de Roland. C’est alors que les Francs peuvent
N’avait-il pas annoncé qu’il s’attaquerait à tel serment, notamment si l’on estime que s’écrier : « Dieu a manifesté sa puissance. Il
Roland en soulignant qu’il n’était ni son vas- l’autre partie ne respecte pas ses engage- est juste que Ganelon soit pendu ainsi que
sal ni son seigneur ? Et ce dernier serait-il ments, mais il faut le faire publiquement. tous ses parents qui ont plaidé en sa faveur. »
mort s’il n’avait pas refusé, dans un premier C’est ce que fait Ganelon en défiant Roland. Ganelon meurt écartelé entre quatre chevaux
temps, d’appeler l’empereur à son secours Mais, en revendiquant le droit de se venger attachés à ses quatre membres (châtiment
en sonnant du cor ? Le narrateur ne manque et d’engager une guerre privée, ne risque-t-il que subira encore Ravaillac pour avoir assas-
pas de soutenir que Ganelon est un traître. pas de menacer l’autorité même de celui qui siné Henri IV). La justice de l’empereur est
Mais la culpabilité du parâtre de Roland ne est chargé de faire respecter la loi ? A-t-il le enfin rétablie.
sera véritablement établie qu’au terme du droit d’agir comme un ennemi sans être De même que Roland est apparenté au Christ
procès sur lequel s’achève cette Chanson. accusé de lèse-majesté ? mourant sur la croix afin de sauver l’humanité
Devant la cour, Ganelon reconnaît avoir cher- condamnée par la faute d’Adam, Ganelon res-
ché la mort de Roland, mais il récuse l’accu- Duel judiciaire semble à Judas, figure emblématique de la
sation de trahison. Il affirme avoir toujours En complotant avec les Sarrasins contre trahison dans la tradition chrétienne. Dans
servi l’empereur avec amour et fidélité. Il Roland, Ganelon semble oublier que ce der- les nombreuses chansons de geste qui,
accuse toutefois Roland de l’avoir pris en nier est au service de Charlemagne. Roland comme La Chanson de Roland, feront de la
haine et d’avoir cherché sa mort en l’en- apparaît en effet comme le bras armé de l’em- trahison leur principal ressort narratif,
voyant chez les Sarrasins. Il rappelle l’avoir pereur. Ce sont ses prouesses qui ont permis Ganelon ne cessera de servir de modèle au
défié. « Je m’en suis vengé, mais il n’y a pas de repousser les Sarrasins. En éliminant celui personnage du traître menaçant la figure
trahison. » Ses parents témoignent en sa à qui Charlemagne a confié l’arrière-garde de royale. Mais, comme le soutient Bertrand de
faveur, et Pinabel est prêt à se battre pour son armée, c’est au souverain lui-même que Bar-sur-Aude dans la chanson de Girart de
prouver son bon droit. La cour finit par Ganelon porte atteinte. Vienne, les hommes remplis d’orgueil
demander la grâce de Ganelon. « Vous êtes Alors qu’aucun baron ne semble vouloir punir finissent par être renversés comme le furent
mes félons », murmure Charlemagne. Mais, Ganelon, un jeune chevalier nommé Thierry Lucifer et les anges, privés de leur demeure
de même qu’il avait suivi la décision de ses va se porter au secours de Charlemagne. céleste et précipités en enfer pour avoir dés-
barons de conclure un traité de paix avec les Quoi que Roland ait pu faire, son rôle auprès obéi à Dieu. Il en est ainsi de l’engeance de
Sarrasins, il doit s’en remettre à leur avis. de ce dernier aurait dû le protéger. Ganelon Ganelon. Elle ne sait que trahir et faire le mal ;
Procédant généralement par dissimulation, s’est parjuré envers l’empereur lui-même. Il aussi ne peut-on que l’associer au diable.
la trahison – ou la félonie, comme l’appellent faut donc le mettre à mort. Portée par le souffle de son héros sonnant
le plus souvent les textes médiévaux – sape La décision relative à la culpabilité de Ganelon du cor, La Chanson de Roland appelle ceux
les relations de confiance qui unissent les sera finalement rendue à travers un duel judi- qui entendent sa voix à éliminer les traîtres
membres d’une communauté et apparaît ciaire. Lorsque les hommes sont incapables et les ennemis avec lesquels ils pactisent. Elle
comme une forme particulièrement grave d’apporter les preuves nécessaires à établir invite du même coup le lecteur (ou l’audi-
teur) à prendre part au Jugement de Dieu
afin de trancher entre le bien et le mal et de
ne pas se laisser pervertir par ceux qui
masquent leur mauvaise foi sous des appa-
rences séduisantes. D’autres œuvres du
Moyen Âge mettent en scène des person-
nages de félons qu’elles finissent par éliminer
afin de rétablir un monde régi par le droit et
de revendiquer une parole de vérité. Les
chansons d’amour elles-mêmes s’en prennent
aux lauzengiers pour mieux témoigner de la
loyauté des vrais amants qui les ont compo-
sées. Mais on trouve aussi des œuvres qui
préfèrent se nourrir des tromperies d’un
Renart ou d’un Pathelin afin de susciter un
plaisir – quelque peu grinçant ou diabo-
lique – qui prenne acte de la disparition de
british library/robana/leemage

toute figure comparable à Roland comme de


toute instance capable de faire régner la jus-
tice, pour célébrer la force transgressive et
toujours renouvelée de la dissimulation. Se
révèle du même coup la trahison d’un lan-
gage – comme de ceux qui s’en arrogent le
pouvoir – qui se révèle incapable d’être le
garant d’une authentique loyauté.

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Dossier La trahison comme figure littéraire 50

Mme de Lafayette,
fatalités de la duplicité
Chez l’auteur de La Princesse de Clèves, l’amour et la conjugalité
ne semblent pouvoir être conciliés avec une parfaite transparence.
Même l’aveu devient sous sa plume un signe ambigu.
Par Camille Esmein

M
us par une ambition dévorante, par une pas- trahi par [son] ami ». L’expérience de l’aban-
sion qui les déchire, ou par un amour de soi don, de la traîtrise des hommes, du retour-
qui prend le pas sur toute autre valeur, les nement complet de fortune, lui permet de Extrait de
personnages de Mme de Lafayette montrent renaître à une nouvelle vie et de faire l’expé- l’adaptation
la trahison à l’œuvre dans tous les domaines, rience d’un amour dénué de toute duplicité de La Princesse
en particulier en donnant à voir les désordres et de tout amour-propre. de Clèves par Jean
de l’amour. L’aveu de la princesse de Clèves, À l’intérieur du même roman, le personnage Delannoy (1961),
qui révèle à son mari qu’elle aime un autre d’Alamir incarne le type du séducteur – qui, avec Marina Vlady
homme, en est le signe, conduisant les deux à bien des égards, rappelle Hylas, berger infi- (la princesse),
époux à s’interroger chacun sur la loyauté de dèle du grand roman du début du xviie siècle, Jean-François
l’autre. Abandon, infidélité, ingratitude, L’Astrée, et porte-parole d’un discours sur le Poron (le duc
lâcheté, tromperie : en quatre récits – deux plaisir du « change », que l’on retrouve dans de Nemours)
romans et deux nouvelles – Mme de la bouche de Nugna Bella, la maîtresse et Jean Marais
À lire Lafayette érige un univers romanesque où la infidèle de Consalve, lorsqu’elle se (le prince
Romans trahison prend de multiples formes pour demande : « Avons-nous du pouvoir sur le de Clèves).
et nouvelles, montrer la noirceur des êtres, la fausseté des
Mme de Lafayette, vertus et le statut exceptionnel d’un amour
édité par Alain Niderst,
éd. Classiques Garnier, « sincère et durable ».
586 p., 60 €.
L’Esthétique de Trahison et réhabilitation :
Mme de Lafayette, Zayde, roman optimiste
Françoise Gevrey, Seul long roman de Mme de Lafayette, Zayde
éd. Sedes, 250 p., 19,70 €. peut se lire comme le parcours optimiste
Port-Royal d’un être, de la trahison à la confiance res-
et la littérature, taurée en autrui. Le roman, qui s’ouvre sur
Philippe Sellier,
éd. Honoré Champion, t. II, une trahison grandiose, se clôt sur une scène
610 p., 22 €. de reconnaissance digne du roman baroque :
Roman et religion non seulement le héros recouvre ses biens,
de Jean-Pierre sa puissance et sa fortune, mais le père
Camus à Fénelon, musulman de Zayde consent à lui donner sa
Frank Greiner (dir.), fille en mariage et se convertit à la religion
éd. Armand Colin,
« Littératures classiques », catholique. La trahison comme la réhabilita-
n° 79, 264 p., 25 €. tion mêlent intrinsèquement amour et poli-
tique. Consalve se découvre en effet au début
(1) Maximes et
réflexions diverses,
du récit « trahi et abandonné par tout ce
La Rochefoucauld, [qu’il aimait] le mieux », « abandonné par
maxime 120. [son] maître, […] trompé par [sa] sœur ;

« Un homme est plus heureux d’être trahi sans


le savoir que d’être le confident d’une femme
qui le hait le plus vertueusement du monde. »
L’une des lettres publiées en 1678 dans le périodique
Le Mercure galant, à propos de La Princesse de Clèves

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commencement ni sur la fin de nos pas- mettent en cause la fidélité conjugale. La épouse se méprennent en s’attribuant réci-
sions ? » Fier de ses succès amoureux, le princesse de Montpensier, qui a rencontré proquement le tort d’avoir divulgué l’aveu de
Maure volage et trompeur multiplie les et aimé le chevalier de Guise avant de se l’amour de la princesse pour Nemours. Le
prouesses pour entrer en relation avec des marier, le retrouve après son mariage et se prince se trompe ensuite sur la signification
jeunes filles et des jeunes femmes dans une laisse aller à sa passion, trahissant ainsi la des actes de sa femme et sur ses réactions en
société où celles-ci vivent cachées et sépa- parole donnée à un mari qui, à l’instar du public, tandis que la princesse ne sait pas lire
rées des hommes. Le pathétique de ces prince de Clèves, se désespère de ne pas dans son propre comportement, et n’y voit
jeunes filles séduites et abandonnées trouve parvenir à se faire aimer de sa femme. Elle clair qu’a posteriori. Si elle trahit son mari,
son accomplissement dans la figure de se croit trahie à deux reprises par Guise, c’est à son insu à elle. Le doute est ainsi des-
Félime, la cousine de Zayde, qui meurt d’abord lorsqu’elle pense qu’il aime Mar- tructeur plus que la trahison elle-même, il
d’amour pour Alamir. Les conquêtes de guerite de Valois, puis lorsqu’elle le soup- tue le prince, empêche la princesse de trou-
celui-ci prennent fin lorsqu’il s’éprend pas- çonne d’avoir publié leurs sentiments réci- ver le repos nécessaire à son bonheur. Même
sionnément de Zayde, qui ne répond pas à proques. La trahison, qui en reste au stade l’aveu, qui devrait être le symbole de l’hon-
ses sentiments. Blessé par Consalve, il meurt du soupçon, est ici à la fois infidélité et nêteté et de la transparence, devient un signe
en confessant ses fautes passées. divulgation du secret d’une relation. Au ambigu lorsque Nemours l’utilise pour faire
terme de la nouvelle, la trahison est bien douter la princesse de la sincérité de son
Trois variantes de l’adultère réelle, Guise renonçant à obtenir les faveurs mari. Nemours, qui semblait transformé par
Zayde fait exception dans l’œuvre de la de la princesse qui lui semblent trop hasar- son amour pour la princesse, rejoint le camp
romancière en peignant un univers où ceux deuses et se consolant auprès d’une autre. de ceux qui trahissent et utilisent le men-
qui trahissent sont punis et ceux qui sont tra- La jeune femme, qui a trahi la confiance de songe pour arriver à leurs fins. Le dénoue-
his connaissent une seconde chance. Les son mari, se voit punie en retour et aban- ment du roman, délibérément elliptique,
trois autres récits, qui tous rapportent les donnée par celui pour lequel elle a renoncé n’en fait pas néanmoins un personnage mau-
amours d’une femme mariée, présentent un à sa vertu. vais, puni par le sort, tout comme il ne donne
même scénario et donnent à voir autant de Le cas de la comtesse de Tende est un peu pas au lecteur les clés du comportement de
modes de trahison du mari par l’épouse : la différent : délaissée par son époux, elle la princesse. Dans un monde où l’on est trahi
trahison illusoire, fantasmée par le mari (La s’éprend du chevalier de Navarre et, tout en lorsque l’on ne trahit pas, la princesse,
Princesse de Clèves), la trahison effective, entretenant une relation adultère avec celui- Nemours et le prince restent dans un entre-
entraînant le désespoir et la mort (La Com- ci, lui fait épouser son amie la princesse de deux qui n’est pas sans rappeler le clair-
tesse de Tende), la trahison avortée, entraî- Neufchâtel. La mort de l’amant met fin à obscur des peintres contemporains, Cara-
nant incompréhension et abandon (La Prin- cette double trahison, et la jeune femme, vage, Georges de La Tour, Rembrandt.
cesse de Montpensier). enceinte, est contrainte de se livrer à un La trahison a ainsi sa place dans une concep-
Les héroïnes des deux nouvelles ont des aveu bien différent de celui de La Princesse tion de la littérature comme peinture des
destinées particulièrement proches et de Clèves. Le mari, horrifié par la révélation replis du cœur car, au-delà du comporte-
de son épouse, ne la trahit jamais ; le secret ment amoureux, elle implique tout l’être.
maintenu sur cette relation n’est révélé que Mettant en tension l’idéal héroïque et sa cri-
par la publication de la nouvelle. tique, la romancière met en lumière le règne
Manquement à la parole donnée, la trahison des faux-semblants : « un homme est plus
de ces jeunes femmes, qui engage menson- heureux d’être trahi sans le savoir que d’être
ges et non-dits, est la conséquence d’une le confident d’une femme qui le hait le plus
passion qui ôte à l’être raison et clair- vertueusement du monde », lit-on en 1678
voyance. La princesse de Clèves, irrésistible- dans l’une des lettres publiées dans un
ment entraînée vers un autre homme, se périodique du temps, Le Mercure galant,
rapproche de ces héroïnes pour s’en déta- qui orchestre un débat public autour de La
cher par sa fidélité qui va jusqu’à l’aveu. Princesse de Clèves. Une telle réaction
reflète le monde dont la romancière a cher-
Faux-semblant et clair-obscur ché à excepter son héroïne, monde d’appa-
Céladon, le héros de L’Astrée d’Honoré rences trompeuses et de fausses valeurs
d’Urfé, se croit délaissé par Astrée et se jette dans lequel « l’on fait plus souvent des trahi-
dans la rivière de Lignon à l’ouverture du sons par faiblesse que par un dessein formé
roman ; les autres bergers le croient mort, et de trahir (1) ».
ce très long roman est tout entier construit Toute l’œuvre de Mme de Lafayette soulève
autour de cette méprise. Le prince de Clèves, ainsi la question de savoir s’il existe un
qui se croit trahi par sa femme, se laisse dépé- amour heureux sans trahison. L’amour
rir et meurt, et le lecteur ignore s’il a été autorise-t-il à trahir la parole donnée, au
convaincu in extremis de l’innocence de la nom de la passion ? L’épilogue des deux
princesse. Les morts d’amour sont innom- nouvelles, ou encore le sort funeste de
brables dans les longs romans de la première Nugna Bella et d’Alamir, personnages qui
rue des archives/roa

moitié du xviie siècle. La trahison est souvent incarnent la trahison, semble interdire une
à l’origine de ce désespoir, mais Mme de telle lecture. La trahison voue-t-elle alors
Lafayette introduit du jeu dans ce procédé l’amour à la mort ? Le repos que recherche
en unissant à l’infidélité et à l’ingratitude l’in- la princesse, et qui la conduit à fuir Nemours,
compréhension. Le prince de Clèves et son pourrait en être l’indice.

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Dossier La trahison comme figure littéraire 52

Shakespeare,
les traîtrises diffractées
Dans les pièces de l’Anglais, la trahison, prise dans des jeux
de reflets et de points de vue, est rarement à sens unique :
le traître d’hier peut devenir le martyr d’aujourd’hui.
Par Yan Brailowsky

A
u cours du xvie siècle, les Anglais dévelop­ uns les autres de haute trahison, notamment César doit mourir,
pèrent une véritable obsession de la trahi­ au cours des rituels de duels qui rythment le un film de Paolo
son. Évoquées régulièrement par la presse premier acte, ou de la cérémonie de déposi­ et Vittorio Taviani
populaire et les colporteurs, les trahisons ou tion du roi à l’acte IV. Plongé dans un monde (2012), d’après
les rumeurs de conspiration abondaient. dominé par la trahison, le spectateur assiste Jules César, de
Pour se rappeler la réalité de ce danger, il suf­ à l’élégie d’un monde qui se meurt. Un autre Shakespeare, avec
fisait de compter le nombre de têtes de exemple emblématique est Jules César ici Salvatore Striano
traîtres, empalées sur le pont de Londres, qui (1599), qui reprend un cas illustre de trahi­ (Brutus) et Giovanni
accueillaient les visiteurs. Pour répondre à son. Le succès de la pièce fut tel qu’elle a dé­ Arcuri (César).
un contexte hostile (tentatives d’assassinat, trôné toute autre narration de la chute de
complots, menaces répétées d’invasion de César dans l’imaginaire occidental.
puissances catholiques…), les rois anglais Preuve de l’efficacité de la parole, Richard II
de l’époque choisirent d’élargir le spectre et Jules César servirent d’outil de propa­
des actions susceptibles d’être qualifiées de gande en faveur du régicide. Ainsi, le comte
trahison. Bientôt, la seule pensée de trahison d’Essex ordonna une représentation de
allait constituer un acte de trahison. Richard II en 1601, la veille de sa tentative
Dans ce contexte, on peut mieux com­ de rébellion contre la reine. Preuve de la dan­
prendre pourquoi Shakespeare, notamment gerosité de la pièce, celle­ci demeura long­
au cours de la décennie 1595­1605 qui mar­ temps censurée. De même, Jules César servit
qua la fin du règne d’Élisabeth Ire et le début de modèle pour de nombreux républicains
du règne de Jacques Ier, écrivit quelques au cours des siècles, en Angleterre comme
grandes tragédies où la trahison joue un rôle ailleurs. Aux États­Unis, par exemple, le
programmatique, comme Richard II, Jules comédien qui tira sur Abraham Lincoln en
César, Hamlet, Othello ou Macbeth. Dans ces 1865 avait joué le rôle de Brutus dans la pièce (1) Treason by Words :
pièces, le dramaturge développe un ques­ de Shakespeare l’année précédente. La Literature, Law
tionnement profond sur la nature des mots presse ne manqua pas de faire le lien entre and Rebellion in
Shakespeare’s
et leur performativité : un mot suffisait à tra­ l’histoire du conspirateur romain et l’assassin England, Rebecca
hir ou à condamner, non seulement dans ces du président. Plutôt que d’inspirer des trahi­ Lemon, éd. Cornell
cas de crimes de lèse­majesté, mais aussi sons, d’autres pièces de Shakespeare furent University Press, 2006.
Les traductions des
dans la sphère domestique. En effet, un écrites pour les dénoncer, à l’instar de Mac- textes de Shakespeare
époux qui assassinait son conjoint, ou un beth, créé dans les mois qui suivirent la sont tirées de l’édition
domestique son maître, était aussi coupable conspiration des Poudres (1605), qui faillit de La Pléiade.
de petty ou petit treason. faire exploser Jacques Ier et le Parlement… (2) « Tradition
et trahison dans
La trahison était bien dans l’air du temps. Richard II », dans
Lincoln tué par Brutus Que faisait Shakespeare pour rendre « ses » Shakespeare et le
Richard II (1595), écrit au début de cette pé­ trahisons si mémorables ? En comparant deux désordre du monde,
riode, illustre clairement comment la trahi­ exemples connus – Jules César et Hamlet –, Richard Marienstras,
éd. Gallimard,
son passe d’abord par la parole (1). La pièce on mesure la nature spéculaire et spéculative « Bibliothèque
détonne par la longueur des discours dans de ce que l’on peut appeler la « trahison des idées », 2012.
lesquels les termes de « treason » et « trai-
tor » apparaissent avec une fréquence in­ « Que dis-je, si je tourne mes regards
égalée dans le canon shakespearien. D’une sur moi-même,/ En moi je vois un traître
grande richesse formelle, l’œuvre permet à comme les autres […]. » Richard II, Shakespeare
de nombreux personnages de s’accuser les

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bellissima films/collection christophe l


shakespearienne ». Hamlet, on le sait, est racontant la mort de César. Comme dans vicissitudes de la Fortune, des changements
poussé par le fantôme de son père à le ven­ Hamlet, la scène se termine lorsque le traître d’allégeance ou de religion. Lorsque Richard II
ger, ce qu’il finira par accomplir en commet­ assène son coup fatal, une trahison qui demande qu’on lui apporte un miroir pour
tant et dénonçant une trahison dans un constitue alors un leitmotiv : « Quand le qu’il puisse observer les effets de sa chute sur
même geste, à la fin de l’acte V. Avant cela, le noble César vit qui le poignardait,/ L’ingrati­ son visage, il le brise. À l’acte suivant, il revien­
public assiste à plusieurs moments d’intro­ tude, plus forte que le bras des traîtres, dra sur cette idée : la trahison peut, à tout
spection (de Hamlet, de Claudius, d’Ophé­ acheva de le vaincre. […] Alors moi, et vous, moment, transformer un roi en mendiant, et
lie), ainsi qu’à des scènes de nature spécu­ et nous tous sommes tombés,/ Pendant que tout mendiant en roi. Il suffit de tendre un
laire. Tout d’abord, le fantôme de Hamlet la sanglante trahison paradait sur nos têtes. miroir pour y voir « un traître comme les
(père) apparaît devant Hamlet (fils), présen­ […] Le voici lui­même, regardez, mutilé par autres ». « Ainsi à moi tout seul je joue maints
tant ainsi plusieurs Hamlet aux yeux des spec­ les traîtres. » La trahison a changé de camp : personnages,/ Dont aucun n’est content :
tateurs. Cette mise en abîme est compliquée le traître d’hier est le martyr d’aujourd’hui, parfois je suis roi,/ Alors les trahisons me font
par la pièce­dans­la­pièce, où Hamlet recrée et vice­versa. Dans le même esprit, dans la souhaiter d’être un mendiant,/ Et c’est ce que
le meurtre de son père pour observer la réac­ dernière scène de Hamlet, les cris de « Tra­ je suis » (Richard II, acte V, v. 31­34)
tion de Gertrude et de Claudius. hison ! Trahison ! » qui suivent l’estocade Ces effets de la trahison expliquent, peut­être,
Dans Jules César, qui date pratiquement de mortelle que le prince blessé porte à Claudius la fascination qu’exercent encore les tragédies
la même époque, Shakespeare utilise un peuvent s’adresser aussi bien à l’un qu’à de Shakespeare. Déjà à l’époque de la déca­
ordonnancement comparable. Il y fait aussi l’autre, puisque tous deux sont, à ce moment­ pitation du comte d’Essex, la reine anglaise
apparaître un fantôme, celui du général là, des traîtres. ne manqua pas de souligner les parallèles
assassiné, dans la tente de Brutus avant la entre cet acte de sédition et celui de Boling­
bataille de Philippes, afin de lui rappeler son Renversements de situations broke deux siècles plus tôt, affirmant : « Je
crime et de crier vengeance. Le fantôme est­il Ces exemples, on le voit, soulignent la labilité suis Richard II, ne le saviez­vous pas ? » C’est
une projection de l’esprit de Brutus épuisé du concept de trahison, sa capacité à se que, comme le rappelait Richard Marienstras,
et rongé par la culpabilité ? Au­delà de cette retourner contre l’accusateur. Shakespeare la trahison est aussi une transmission : « “Tra­
question insoluble, on notera une véritable l’avait compris, puisque, dans Richard II, le dition” et “trahison” proviennent de la même
spécularité dramaturgique, un « effet miroir ». roi déchu avoue s’être trahi lui­même : « Que racine (tradere : faire passer à un autre, trans­
Les trahisons fondatrices dans les deux dis­je, si je tourne mes regards sur moi­ mettre, livrer). Transmettre à l’ennemi, c’est
pièces sont rejouées au centre de l’œuvre, même,/ En moi je vois un traître comme les une trahison ; transmettre à une autre géné­
précisément à l’acte III, scène ii. C’est le cas autres,/ Car ici j’ai donné le consentement de ration, c’est l’œuvre de la tradition. La tra­
de la pièce­dans­la­pièce dans Hamlet ; c’est mon âme/ À dépouiller le fastueux corps d’un dition est en même temps continuité et chan­
aussi le cas du discours de Marc­Antoine roi » (acte IV, scène première, v. 245­248). La gement. Loin d’être statique, elle suppose un
dans Jules César, au cours duquel il retourne trahison risque à tout moment de se retrou­ délicat équilibre entre la permanence et
la foule contre les assassins de César en ver ailleurs, sous une autre forme, au gré des l’innovation (2). »

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Dossier La trahison comme figure littéraire 54

Au théâtre,
le génie des intrigues
Depuis l’Antiquité, le rôle du traître est un excellent indicateur
des évolutions anthropologiques et esthétiques : émergences
de l’individu et de l’État-nation, mises en cause des autorités…
Par Anne Duprat

O
bjet de pensée, sujet d’intrigue, support de ou l’autre. De là le mouvement analytique que
spectacle, la trahison apparaît dès la naissance décrit périodiquement la représentation de la
du théâtre grec. Engagée dans le développe- trahison dans les formes mimétiques du
ment de la tragédie comme exposition théâtre occidental. Il n’est pas rare en effet
conflictuelle des lois qui régissent les sociétés qu’une dramaturgie de la déploration, consa-
civilisées, elle participe aussi bien à la mise en crée à mesurer les conséquences de l’acte im-
cause ludique et bouffonne de l’ordre social pardonnable, et centrée en général sur la
dans la comédie. Héros trahis et dupes ridi- victime, cède le pas à un théâtre d’action
cules partagent en effet avec leur public une privilégiant la représentation directe du forfait
révélation, celle de la valeur de ces liens fra- ou la mise en scène des projets du traître en
giles, que le geste du trompeur expose au puissance, avant de remonter par l’explora- Les Remords
moment même où il les brise. tion des causes privées ou publiques, symbo- d’Oreste,
Dans L’Orestie d’Eschyle, seule trilogie conser- liques ou matérielles de son acte, jusqu’au Philippe-Auguste
vée de l’œuvre du premier tragique grec, la débat sur la nature même des alliances qu’il Hennequin, 1800,
trahison de Clytemnestre, épouse meurtrière met en cause, et sur ce qui les fonde. musée du Louvre.
et contre-nature,
Chez Sophocle, dénoncer puise encore son
la trahison, c’est dire le droit. sens dans un ordre
Ce que remet en cause mythique dans le-
Euripide en explorant toutes quel l’inévitable en-
les nuances s’échelonnant chaînement des
entre traîtrise et loyauté. crimes et des ven-
geances est à la fois
(1) Mythe et tragédie le signe et le reflet de la présence des dieux,
en Grèce ancienne, garants des alliances humaines et seuls ca-
Jean-Pierre Vernant
et Pierre Vidal-Naquet, pables d’interrompre le cycle infernal. Ces
éd. Maspero, 1972. ruptures deviennent une affaire d’hommes
(2) Voir chez Sophocle et l’objet par excellence du
Dis/simulations. débat politique dans la mesure où la tragédie
Religion, morale et
politique au xvii siècle, grecque déplace l’affrontement des puis-
e
Jean-Pierre Cavaillé, sances responsables du sort des personnages
éd. Honoré Champion, dans l’espace de la cité (1). Commenter, dé-
2002. plorer, condamner la traîtrise des héros per-
(3) « Entre hier et
aujourd’hui. Les figures met ainsi au chœur de dégager le sens humain
du traître dans des liens familiaux, sociaux, politiques ou re-
le théâtre de Heiner ligieux que ceux-ci ont choisi de briser, et de
Müller », Christian
Klein, dans Recherches restaurer ainsi leur caractère sacré : dénoncer
germaniques, n° 16, la trahison, c’est dire le droit. En revanche,
1986, p. 177-193. avec Euripide commence la mise en cause de
cette équivalence, avec l’exploration des
nuances infinies qu’admet l’opposition entre
traîtrise et loyauté, et surtout avec la mise en
évidence de l’incompréhensible aveuglement
du sort qui sanctionne indifféremment l’une

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C’est ce qui se produit, par exemple, au que par ce qu’elle montre de l’univers de célébration moderne de l’intrigue comme
moment de la redécouverte, au milieu du normes dans lequel se meut le traître. moyen de vivre dans le monde. Sans espace
xvi e siècle, du corpus tragique grec et Cette fascination de l’époque moderne pour réservé au secret des consciences et à la
romain. L’importance du modèle rhétorique la trahison doit beaucoup aux circonstances dissimulation des imperfections morales,
sénéquien dans les premières tragédies qui ont accompagné, de la Renaissance au l’union d’Alceste et de Célimène est impos-
humanistes de la Renaissance conduit à pri- classicisme, l’émergence du sujet et celle de sible. Machine de guerre contre l’hypocrisie,
vilégier la mise en spectacle des souffrances l’État-nation. La promotion de la conscience la comédie à partir de ce moment mettra
de grandes victimes d’une trahison déjà individuelle est contemporaine au xvie siècle aussi bien en garde contre l’illusion d’une
commise, qui pousse inexorablement ces de l’entrée en crise du lien féodal, confronté fidélité totale, d’une sincérité sans défaut.
héros trahis vers l’horreur d’un acte pire au devoir à l’égard du monarque mais égale-
encore ou vers la folie. Les malheurs de ment à la fidélité due à la parole donnée, et Du dilemme cornélien
Médée, d’Oreste ou d’Ajax apparaissent aux exigences contradictoires de l’amitié et à la guerre froide
alors comme les sujets les plus adaptés à ce de la foi pendant la période des guerres de À la mise en spectacle, en Angleterre et en
renouveau du genre tragique. religion. Le secret, produit de la technique Espagne, du trouble et du vertige profonds
À cette déploration impuissante succède la humaine, s’impose peu à peu face au mys- suscités par l’insondable duplicité des com-
mise en scène de la trahison elle-même, tère divin ; le règne du traître sur scène portements individuels répond, en France, la
surtout dans la mesure où elle semble livrer incarne alors l’ambiguïté de ce nouvel inté- mise en intrigue rationnelle du problème, sa
la clé du cours absurde des événements rêt anthropologique, mais aussi esthétique scénarisation sous la forme du débat d’hon-
humains, en révélant les motivations suscité par l’art de la simulation et de la neur, qui trouvera sa réalisation la plus ache-
secrètes des acteurs de l’histoire. Avec l’avè- dissimulation (2). vée dans le dilemme cornélien. Pourtant, si
nement de la tragédie historique sur la scène ce déplacement – dû en grande partie à l’in-
élisabéthaine commence ainsi le règne sans La raison du traître terdiction de la violence sur scène – s’accom-
partage de la trahison, dont la matière riche face à la violence pure du droit pagne d’une extériorisation rhétorique des
en rebondissements se prête à toutes les Tandis que l’emploi fréquent du nom, du oppositions entre exigences contradictoires
formes du dévoilement spectaculaire. Du personnage et des théories de Machiavel dont le romantisme reprochera plus tard la
soupçon à la certitude (Hamlet), du projet (« Mach-evil » chez Marlowe) semble dénon- froideur au théâtre classique français (Rodri-
à l’accomplissement (Jules César), du cer le mal absolu que représenterait pour les gue, disait Hugo, passe « soigneusement en
triomphe au remords (Macbeth), conjugale dramaturges anglais le mépris de la foi et le revue les mouvements de son âme, comme
ou politique (Edouard II, Othello), haïssable non-respect cynique des liens d’allégeance, une Parisienne ses mines devant le miroir »),
ou justifiée, la trahison devient ainsi l’un des la place considérable qu’ils accordent à la ce choix d’intrigue s’imposait avant tout aux
motifs les plus signifiants de l’œuvre de Sha- parole et à l’action du traître contribue de fait dramaturges comme le plus apte à provoquer
kespeare (lire aussi p. 56-57) et de celle de à l’ébranlement des certitudes sur la légiti- dans le public les émotions propres à la tra-
ses contemporains, autant par ce qu’elle dit mité des obligations auxquelles le mal- gédie. C’est bien, d’après la Poétique d’Aris-
content décide de se soustraire. En outre, la tote, dans les histoires qui mettent en scène
transformation de la victime injustement « le surgissement de la violence au sein des
offensée (Shylock, Barabas) en monstre alliances » les plus étroites et les plus sacrées
assoiffé de sang, inévitable dans les tragédies (fils trahissant leur père, épouses trahissant
de la vengeance, participe également à la leur mari) que réside la formule tragique
valorisation paradoxale de l’intelligence pra- idéale. Ce choix sera repris pour les mêmes
tique déployée par le traître, qui finit par se raisons par le mélodrame romantique (lire
trouver chargé d’une défense paradoxale de p. 58-59), avant de faire l’objet pendant la
l’humanité, faillible et complexe, contre la guerre froide d’un renouveau d’intérêt de la
violence pure du droit. part des dramaturges d’Europe de l’Est
Le mouvement logique qui permet de – transposé vers l’exploitation du thème de
remonter ainsi de la dénonciation à la l’espion comme traître à la patrie (3).
réflexion, de la mise en scène de la félonie à C’est avant tout la capacité de la trahison
la mise en cause de ses motifs, est plus net comme motif dramatique à produire de l’in-
encore dans le cas dans la comédie. La pro- trigue qui a été au principe de son exploita-
motion traditionnelle de la ruse chez le valet, tion dans le théâtre occidental, et de la pro-
complice des amours d’un couple de héros fondeur des émotions et des réflexions
contre le pouvoir tyrannique des pères, y a qu’elle y a suscitées. Qu’elle ait pour but de
toujours servi le renversement ludique des recharger de sens les liens d’allégeance brisés
hiérarchies existantes. Le sort des dupes de par le traître, ou qu’elle se fasse l’instrument
Molière, bernés davantage par le système d’une mise en question de leur légitimité, la
d’obligations imaginaires dans lequel leur mise en scène de la trahison semble indisso-
folie personnelle les enferme que par les ciable d’une conception mimétique du
AKG imAGes/erich LessinG

stratagèmes de leurs adversaires, montre théâtre. Elle disparaît lorsque le génie de l’in-
pourtant le sens nouveau que prend au trigue n’est plus, apparemment, ce qui
xviie siècle ce schéma très ancien. Plutôt motive le fonctionnement des sociétés
qu’une exception à la règle comique, l’issue humaines – et lorsque le spectacle, du coup,
tragique du Misanthrope apparaît en effet cesse d’avoir recours à l’intrigue comme à ce
comme l’accomplissement sérieux de cette qui anime leur représentation.

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Dossier La trahison comme figure littéraire

CoLLeCtion ChristoPhe L
Robert Mitchum
dans La Nuit du
chasseur (Charles
Laughton, 1955).

Sur scène, l’homme


que l’on adore détester
Les mélodrames du xixe siècle ne peuvent se passer de la figure
du traître, parfait bouc émissaire. Trop simple pour les romantiques,
qui en font la mauvaise conscience de toute la société.
Par Florence Naugrette

D
ans le cinéma contemporain, le traître est un pas de modèles mythologiques, religieux et
personnage typique des films d’action et des littéraires : Ganelon, Iago, Tartuffe… autant
dessins animés. Il finit toujours par être de figures dont l’archétype, dans la culture
démasqué, puni, ou tué – dénouement sans chrétienne, est Judas.
surprise, quoique au terme d’un suspense Son modèle proprement dramatique, lui,
ébouriffant, pour le plus grand soulagement remonte au mélodrame, genre horrifique qui
du public ; il est le personnage qu’on adore a pris son essor en France sous la Révolution
détester, l’ennemi du héros qui réussit à et l’Empire. Avant cette époque, il existe
déjouer ses odieuses machinations – et qui certes des personnages de traîtres, depuis le
est, lui, le personnage auquel on adore théâtre antique et dans le théâtre classique,
s’identifier. Incarnation du mal, il ne manque mais ils ne constituent pas encore un

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« emploi » de théâtre. Avec le mélodrame, le plaisirs enlève la pauvre Henriette dans Les est immense : il a pour descendants aussi
traître devient le personnage pivot de l’in­ Deux Orphelines d’Adolphe d’Ennery, en bien le Glapieu de Mille francs de récom-
trigue, caractérisée par sa structure mani­ 1874) ou un patron exploiteur du peuple. On pense de Victor Hugo (1866) que le Mackie
chéenne : un traître, sous un masque dissi­ comprend la grande postérité du type dans de L’Opéra de quat’sous de Brecht (1928).
mulateur, manigance d’odieux forfaits (ruine, les films d’aventure américains sous la guerre Sous la monarchie de Juillet, il devient telle­
extorsion de fonds, usurpation d’identité, froide, tels les divers James Bond où le traître ment populaire (une suite lui est donnée, en
détournement d’héritage, chantage, meurtre, est un émissaire du régime soviétique. 1834, à l’initiative de l’acteur créateur du
rapt, viol, parricide, infanticide, dénoncia­ On a peine à imaginer quel déchaînement de rôle) que la figure finit par paraître subversive
tion, etc.) contre un État ou une famille, haine les acteurs qui jouaient ces rôles pou­ aux autorités : la censure reçoit l’année sui­
jusqu’à en menacer non seulement l’équi­ vaient déclencher. Au Moyen Âge déjà, les vante la consigne d’en traquer et d’en inter­
libre et la concorde, mais l’existence même. comédiens incarnant Judas devaient être pro­ dire les avatars.
Après les plus grands périls, qui excitent la tégés du lynchage. Lors de la recrudescence
terreur et la pitié du spectateur, un preux jus­ de (mélo)drames bonapartistes qui accom­ Postérité au cinéma
ticier, envoyé par la Providence, représentant pagne la révolution de juillet 1830, des inter­ Les traîtres du drame romantique incarnent
direct ou symbolique de la police, de la jus­ prètes de Hudson Lowe, geôlier de Napoléon rarement un mal radical ; les contradictions
tice, du gouvernement ou de l’Église, sauve à Sainte­Hélène, subissent la vindicte popu­ dans lesquelles ils se débattent dénoncent
l’innocence persécutée ou rétablit le pouvoir laire de spectateurs patriotes à la sortie du les dysfonctionnements de la société qui les
légitime, en démasquant le traître : il l’em­ théâtre. Derrière ce personnage, c’est toute accuse ou les condamne à mort. Aussi com­
pêche de parvenir à ses fins, le châtie ou le la perfide Albion qui est visée… De nom­ binent­ils parfois les emplois en principe
confie aux autorités qui s’en chargeront, à breux témoignages de l’époque attestent la incompatibles de traître et de héros, comme
moins que le coupable, touché par le confusion mentale de certains spectateurs l’Antony (1831) de Dumas (qui tue sa maî­
remords, ne se rende, ne s’immole ou ne incapables de dissocier l’acteur de son rôle. tresse pour la protéger du déshonneur).
réclame le pardon, ou ne soit englouti dans Que la plupart de ces anecdotes concernent Dans Marie Tudor, Hugo fait mourir le
la mort par une catastrophe naturelle. une violence dirigée contre le traître atteste méchant après un palpitant suspense où
Certains stéréotypes connotent sa noirceur sa fonction anthropologique de bouc émis­ tous ignorent jusqu’à l’instant ultime lequel
(cheveux noirs, regard sombre, voix caver­ saire : rejeter toute la faute sur le monstre, au des deux rivaux (Fabiano Fabiani, le traître,
neuse, leitmotiv musical inquiétant qui point d’en rendre taboue l’image même, c’est ou le « bon » ouvrier Gilbert) est mené à
accompagne son entrée en scène…). Il for­ refuser d’envisager, dans de sombres temps, l’échafaud. Le public est soulagé, mais la
mule souvent lui­même sa conscience aiguë cette « banalité du mal » dont parlera Hannah mise en scène de Daniel Mesguich, en 1991,
et douloureuse du mal métaphysique dont il Arendt lorsqu’elle rendra compte du procès faisait voir judicieusement une autre strate
se sait l’incarnation, tel Trugue­ d’Eichmann à Jérusalem. Il est du texte, celle qui dénonce la part de xéno­
lin, qui persécute la famille de À lire plus rassurant de croire à la phobie et d’adhésion à un nationalisme tota­
l’héroïne dans Cœlina ou l’En- « Naissance monstruosité du méchant qu’à litaire que comporte la vindicte populaire
fant du mystère (R.­C. Guilbert du mélodrame », son humanité. Celle­là, croit­on, dans son exécration du bouc émissaire.
de Pixérécourt, 1800) : « Ô mon Sophie Marchand, dans peut être exorcisée ; celle­ci ren­ Aujourd’hui, le traître n’a pas disparu de la
dieu ! Toi que j’ai si longtemps Le Théâtre français voie la société tout entière à ses fiction théâtrale. Mais c’est au cinéma que sa
méconnu… Vois mes remords, du xviii siècle,
e
propres contradictions, à sa res­ fortune populaire est devenue la plus grande
Pierre Frantz et Sophie
mon repentir sincère… » Marchand (dir.), Anthologie ponsabilité collective dans la pro­ depuis le siècle dernier : l’une de ses plus
de L’Avant-scène théâtre, duction du mal. belles figures, renouant avec la formule ini­
Acteurs menacés 600 p., 30,50 €. C’est cet impensé que vont tiale – l’incarnation du mal absolu –, est,
Le traître peut être un forçat, un « Mélodrames mettre au jour le mélodrame so­ dans le film de Charles Laughton (1955), le
étranger, un conspirateur, un et vaudevilles », cial et le drame romantique. En pasteur maléfique de La Nuit du chasseur
tyran sanguinaire (comme le Roxane Martin, dans 1823, l’acteur Frédérick Lemaître joué par Robert Mitchum, d’autant plus ter­
Le Théâtre français
calife Haroun al­Rachid dans Les du xixe siècle, retravaille son rôle dans L’Auberge rifiant qu’il se dissimule derrière le masque
Ruines de Babylone de Pixe­ Hélène Laplace-Claverie, des Adrets au point d’en inverser de la dévotion. Quant au genre du mélo­
récourt, en 1810), etc. Derrière Sylvain Ledda et Florence l’axiologie : Robert Macaire, ban­ drame, qui en a fait un personnage central de
sa figure maléfique se profile Naugrette (dir.), Anthologie dit philosophe, retourne contre la fiction populaire, l’emblème du mal à
l’ennemi de la société ou de la de L’Avant-scène théâtre,
568 p., 30,50 €.
la société qui l’accuse la respon­ abattre, quel qu’il soit – parce que la trahison
patrie, variable selon les orienta­ sabilité du mal qu’elle prétend est toujours définitoire, en creux, du lien
Le Mélodrame,
tions idéologiques. Comme l’a Jean-Marie éradiquer en l’ostracisant ; les anthropologique qu’elle détruit –, il a encore
montré Jean­Marie Thomasseau, Thomasseau, notables prétendument respec­ de beaux jours devant lui. À Hollywood, après
le mélodrame s’adapte à toutes éd. PUF, « Que sais-je ? », tables sont dénoncés pour leur la fin de la guerre froide, le mélodrame
les idéologies (anticléricales, 128 p., 9 €. hypocrisie puritaine, paravent à patriotique s’est momentanément essoufflé.
révolutionnaires, patriotiques, 1830 aux théâtres, leur toxicité et à leur parasitisme. Avec la ductilité qui a toujours été la sienne,
socialistes, etc.), qui font du Sylvie Vielledent, La fortune de ce personnage de le genre s’est aujourd’hui adapté à une autre
éd. Honoré Champion,
traître, pour les besoins de la 690 p., 136 €. traître devenu un modèle sym­ idéologie dominante : l’écologie. Dans
cause, aussi bien un prêtre libi­ pathique de gueux philosophe nombre de blockbusters et de dessins ani­
dineux (comme l’hypocrite père més d’aujourd’hui, traîtres et justiciers s’af­
Laurent des Victimes cloîtrées de Selon les besoins de la cause, le frontent dans une nouvelle lutte du bien
Monvel, en 1791) qu’un déser­ traître peut être prêtre ou aristocrate contre le mal, celle qui doit nous sauver de la
teur, un aristocrate libertin (tel le dévoyé, forçat, patron exploiteur… malbouffe, de la croissance exponentielle et
marquis de Presles qui pour ses du réchauffement climatique.

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Dossier La trahison comme figure littéraire 58

Les traîtres mots


de Borges et James
Les deux auteurs affectionnent les narrateurs à qui on ne peut
entièrement se fier, comme si parler ou écrire induisait
une trahison de la réalité, mais aussi de sa propre identité.
Par Belinda Cannone

D
ans la nouvelle de Borges, « La forme de Car on n’écoute pas un traître, par définition
l’épée (1) », le narrateur trouve refuge pour non fiable. S’il veut se faire entendre, il devra
une nuit chez un homme appelé l’Anglais, endosser une autre identité. Il n’est pourtant
qui lui conte l’histoire de la cicatrice en arc pas différent de son interlocuteur. Borges l’a
de cercle balafrant son visage. Il est en fait affirmé plus haut : « Je suis les autres, n’im-
irlandais et, en 1922, combattait pour l’indé- porte quel homme est tous les hommes. L’Arrestation
pendance de son pays quand il rencontra un Shakespeare est en quelque sorte le misé- du Christ, Jörg Breu
autre affilié, John Vincent Moon, dogmatique rable John Vincent Moon » (p. 141). Dans la l’Ancien, 1502,
et donneur de leçons, qui se révéla, dans le nouvelle intitulée « Trois versions de Judas », panneau d’un
danger, « irrémédiablement lâche ». « Cet une des versions ne suggère-t-elle pas que retable de l’abbaye
homme apeuré me faisait honte comme si Judas, et non Jésus, serait la véritable incar- de Melk (Autriche).
c’était moi le lâche et non Vincent Moon. Ce nation de Dieu, car celui-ci devait choisir la
que fait un homme c’est comme si tous les plus modeste (infâme) figure ? Écart maximal
hommes le faisaient. Il n’est donc pas injuste du compas moral. Alors, de nous deux, qui
qu’une désobéissance dans un jardin ait pu est le traître ? C’est l’autre ? Mais de nous
contaminer l’humanité ; il n’est donc pas deux, qui est l’autre ? Chez l’Argentin, la
injuste que le crucifiement d’un seul juif ait question de l’identité et celle de la trahison
suffi à la sauver » (p. 141). se recoupent souvent.
Le traître est l’homme qui contrevient à la
Versions de Judas parole donnée, ou au pacte tacite : Vincent
Cette allusion à la faute commise dans le jar- Moon n’a pas explicitement promis d’être
din d’Éden annonce un autre jardin dans fidèle à la cause des rebelles, mais il était évi-
lequel a lieu non une désobéissance mais une dent qu’il devait l’être. La plupart du temps,
trahison, celle de Jésus dans le jardin de Geth- on trahit en commettant un acte, tel Judas ou
sémani : un matin, l’Anglais surprend Vincent Ganelon. Mais il n’y a guère de trahison qui
Moon au téléphone en train de le vendre aux s’effectue sans mettre en jeu le verbe, car elle
ennemis en organisant son arrestation est intimement liée à ce caractère du langage
(lorsqu’il traversera le jardin). Furieux, il le humain : sa capacité à ne pas refléter la réalité,
pourchasse dans la comme dans le rêve ou le mensonge. Elle sup-
« Je ne suis pas maison labyrinthique pose donc la parole. Quand Iago affirme : « Je
ce que je suis. » et, arrachant un des ne suis pas ce que je suis » (Othello, acte I,
Iago dans Othello, de Shakespeare cimeterres qui déco- scène i), il signifie qu’il n’est pas ce qu’il dit
rent les murs, finit par être. Qu’elle contrarie un geste ou un ser-
(1) Fictions (1944), « imprimer pour toujours un croissant de sang ment, la trahison est d’abord une parole. Elle
Jorge Luis Borges, sur son visage » (p. 143). Trouble ici : qui donc est de même nature que la fiction.
éd. Folio, 1977.
(2) Ibid.
est « l’Anglais » qui raconte cette histoire ? Dans l’étourdissant jeu de miroirs et de mises
S’adressant au narrateur, appelé Borges, dont en abyme que déploient les quelques pages
il affirme ne pas craindre le mépris, il lui du « Thème du traître et du héros (2) », le
apprend qu’il est Vincent Moon. Mais pour- narrateur de premier rang déclare avoir eu
quoi a-t-il raconté sa propre histoire comme l’idée d’une fiction dont il ne livrera ici que
celle d’un autre ? pourrait se demander le lec- l’ébauche (difficile à résumer tant elle est
teur si, dans la demi-page de la chute, il en écrite sans gras). Elle montrerait, rapportée
avait le temps. « Pour que vous l’écoutiez par un narrateur contemporain appelé Ryan,
jusqu’à la fin » (p. 143). le chef des insurgés irlandais, Kilpatrick

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(l’arrière-grand-père de Ryan), se révélant Ainsi, le narrateur de la nouvelle introduit un dont la trahison amoureuse sous ses diverses
être le traître qui empêche la rébellion narrateur second, Ryan, qui découvre un met- formes offre le paradigme. Lorsque, dans
d’aboutir. Démasqué par Nolan, son fidèle teur en scène, Nolan, qui organise le destin Andromaque, Oreste annonce à Hermione,
compagnon qu’il avait lui-même chargé de d’un traître-héros (ou héros-traître), Kilpa- qui le lui a demandé, qu’il a exécuté Pyrrhus,
découvrir le coupable, Kilpatrick demande trick. Trois « organisateurs de fiction » abou- celle-ci, le désavouant (trahissant le traître),
que son « châtiment ne nuisît pas à la patrie » tissent à un personnage au statut réversible… lui demande : « Qui te l’a dit ? » Mais Her-
(p. 147). Nolan, par ailleurs traducteur en Et comme Nolan s’est largement inspiré de mione elle-même, plaide Oreste. « Ah ! Fal-
gaélique de Shakespeare, conçoit donc une Jules César et de Macbeth, l’Histoire a l’air de lait-il en croire une amante insensée ? »
mise en scène sophistiquée grâce à laquelle « copier la littérature » (p. 146). Si l’identité (acte V, scène iii). Qui te l’a dit ? Demande
Kilpatrick sera bien exécuté, comme il va de et la trahison sont si souvent mêlées chez extraordinaire qui rendra Oreste fou. Quel
soi pour un traître (il a du reste lui-même Borges, ce n’est sans doute pas qu’il établisse autre en nous parle dans la passion ?
signé son arrêt de mort), mais, à la faveur une équivalence entre toutes les postures
d’une mise en scène impliquant à son insu morales. Il faut plutôt poser autrement la Impossible coïncidence à soi
toute la ville, il interprète jusqu’au bout son question : quand je trahis, qui trahis-je ? Borges thématise la trahison, et, s’il en fait
ancien personnage de héros : « Chacun de N’est-ce pas, souvent, par infidélité à soi- aussi le principe d’écriture de certaines nou-
ces actes que refléterait la gloire avait été pré- même qu’on trahit ? Borges restitue le fait que velles, le lecteur prend plaisir à comprendre
fixé par Nolan » (p. 147). Ainsi les Irlandais le trompeur est d’abord celui qui se trompe les opérations (mise en abyme, emboîte-
ne désespéreront-ils pas de leur cause. Et lui-même, d’où le doute identitaire. La trahi- ment, réversibilité, etc.) par lesquelles il
d’ailleurs, par cette ultime volte qui le voit son n’est qu’une façon de se raconter sa brouille les places du traître et du héros, de
coopérer à sa propre mort au bénéfice de la propre histoire, de ne pouvoir en fixer pour soi et de l’autre, de la vérité et du mensonge.
rébellion, le traître ne fait-il pas preuve d’un soi-même l’interprétation, d’où s’ensuivent Mais on peut monter d’un degré dans la
réel héroïsme ? des actes imprévisibles ou mensongers – ce rouerie pour atteindre le point où nous-
mêmes, lecteurs, sommes trahis par l’auteur.
Ce sera le cas avec Henry James, dont cer-
taines nouvelles mettent en scène un narra-
teur trompeur. Or, par définition, dans la lit-
térature occidentale, ce dernier est fiable,
délivrant la vérité de l’univers fictionnel dans
lequel le lecteur, qui suspend pour un temps
son « incrédulité », se laisse conduire en
confiance. Chez James, le texte est bâti de
telle sorte que le lecteur ne perçoit pas tout
de suite que le narrateur trahit ce pacte. Il
croira donc par exemple le personnage-
narrateur qui prétend qu’il existe un « motif
dans le tapis » dans l’œuvre de l’écrivain
Vereker, et il sera conduit à chercher lui-
même ce motif, au point que, extrapolant,
les lecteurs avisés d’aujourd’hui ont fait
entrer l’expression dans le vocabulaire de la
critique littéraire (comme s’il pouvait exister
quelque chose d’aussi sommaire qu’un
« motif », un dessin, dans l’ensemble d’une
œuvre). De même, oubliant ce que nous
apprenait le récit-cadre, à savoir que le texte
qui suit n’est que la « confession » d’une
jeune fille éperdue de passion pour un
patron qui lui a intimé l’ordre de ne le
contacter sous aucun prétexte, le lecteur du
Tour d’écrou pourrait presque croire à l’exis-
tence des revenants que dans son trouble
extrême elle prétend rencontrer.
Ce qui me paraît intéressant dans ces jeux lit-
téraires, dans le brouillage qu’ils réalisent
entre auteur, narrateur, personnage et traître,
réside justement dans le vacillement qui en
résulte pour le lecteur : il y comprend que
celui qui est trompé par le discours de la tra-
hison est souvent au premier chef le traître,
AKG-ImAGes

incapable de coïncider avec ses désirs ou sa


représentation de lui-même. Le traître est un
être empêché. Libre, il ne trahirait pas.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Dossier La trahison comme figure littéraire 60

Dans La Vie des


autres (florian
henckel von
Donnersmarck,
2006), Ulrich mühe
incarne un
agent de la Stasi
est-allemande,
chargé de surveiller
un appartement
sur écoute.

the kobal collection/creaDo film/arte/hagen keller


M le mouchard
Espion de l’intérieur, le mouchard a été une figure centrale
dans l’ancien bloc de l’Est. L’écrivain hongrois Péter Esterházy
retourne contre son père, qui fut l’un de ces agents, les
rapports que celui-ci produisit dans le cadre de ses fonctions.
Par András Kányádi

Mot. Délateur, dénonciateur, donneur, indi­ nourrir ses textes. Le Hongrois Péter Ester­
cateur, rapporteur, cafard, mouton, syco­ házy, qui a écrit un roman de famille intitulé
phante, barbouze ou agent – ce ne sont pas Harmonia cælestis et dont la trouvaille
les synonymes qui manquent au mouchard consistait à s’approprier la langue, la littéra­
dont l’étymologie populaire française croit ture et l’histoire par le biais de la figure pater­
trouver les origines dans la figure d’un théo­ nelle, n’a pas hésité à utiliser les rapports de
logien, Antoine de Mouchy. Le mouchard fait son père comme matériau, en les rattachant
À lire assurément partie d’une grande famille de à son précédent livre de fiction. Ainsi, Revu
Harmonia traîtres allant de Judas à Casanova, et la litté­ et corrigé exploite le champ sémantique du
cælestis, rature s’en montre depuis toujours friande. mouchard et nous mitraille de synonymes
Péter Esterházy, Une variante contemporaine, le mouchard moralisateurs : « Mon père dépravé, mon
traduit du hongrois par
Joëlle Dufeuilly et Agnès communiste, apparaît d’autant plus remar­ père impur, mon père corrompu, mon père
Járfás, 608 p., 35,50 €. quable que plusieurs pays dits « de l’Est » ont vénal (quanto costa ? !), mon père corruptible
Revu et corrigé, fini par ouvrir leurs archives. Dès lors, tout – indigne, sans principes, obséquieux (ça se
Péter Esterházy, citoyen (ou presque) peut étudier les zones précise), servile (c’est peut­être la décou­
traduit du hongrois par d’ombre de son propre passé. Si par hasard verte la plus inattendue et la plus amère) »
Agnès Járfás, le citoyen est aussi écrivain de renom et qu’il (p. 272). On peut le lire comme le diction­
416 p., 26,90 €.
découvre la faute de son père, il aura de quoi naire d’un homme devenu un cas.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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Matériau. Quel serait alors le genre adé- agents se surveillent mutuellement sans le
quat pour thématiser le mouchard commu- « Ce sont les petits pas savoir. Ce qui, en dernier lieu, pourrait passer
niste ? Pour un adepte de la vérité (inter)tex- des rapports successifs pour un vaudeville s’il n’y avait pas de vic-
tuelle, recopier quelques rapports originaux qui dévoilent l’horreur times. Ou pour un semblant de tragédie :
et les truffer de commentaires paraît être la mesquine de l’ensemble. » « L’unité de lieu, de temps et d’action, c’est
meilleure solution. Comme la disposition du Revu et corrigé, Péter Esterházy une tragédie grecque, sans envergure »
matériau textuel reste arbitraire et reflète la (p. 297). Autant de maillons dans la chaîne
volonté éminemment subjective de l’écri- l’horizon d’attente des employeurs. Ainsi, herméneutique du pouvoir.
vain, le champ de la fiction s’élargit, sans écrire un rapport « sur l’ambiance générale »
pour autant surmonter les hésitations nécessite déjà une certaine maturité. Il faut Monotonie. Une particularité frappe à la
concernant la définition formelle. Est-ce un aussi gagner la confiance des patrons pour lecture de ces dossiers : le profond ennui qui
journal intime à la Gide ? Un rapport, au sens pouvoir les fréquenter dans des espaces pri- s’en dégage. C’est le train-train quotidien. La
kafkaïen ? Roman d’éducation, comme l’ap- vés, car c’est là qu’on trouve la rassurante norme communiste réclame ses droits : il
prentissage de Wilhelm Meister ? Ou bien un intimité. Peu à peu, le malaise initial de la faut remplir des pages, à la pelle, et faire sem-
roman tout court ? La position dédoublée contrainte se mue en une sensation qui pro- blant d’œuvrer à des missions hautement
d’un lecteur conditionné à la fois par les cure du plaisir. Le moyen sûr d’y arriver : s’ar- importantes. Les officiers doivent aussi jus-
dossiers de la « vérité » et le pré-texte fic- mer d’impassibilité, ce que l’écrivain appelle tifier leur activité, c’est pourquoi on s’ac-
tionnel « céleste » produit un ensemble où « la période flaubertienne de l’agent ». Et le croche à un schéma avec diverses rubriques
le pacte autobiographique fonctionne à régime pervers atteint son but si le mou- (« objectif », « avis »), soumis toujours à l’idée
rebours : « Jusqu’à maintenant, j’ai fait avec chard arrive de son propre gré au sommet maîtresse du système (le « progrès ») et à la
les faits, les documents et les papiers ce que de cette « carrière », représenté par le « man- hiérarchie. Si des deux côtés (employeur,
je voulais. Ce que le texte voulait. Cette fois- dataire secret » : « m.s. Est celui qui agit par employé) on peine à mettre un terme à ces
ci, ce n’est pas possible. Je dois tout avaler. conviction, alors qu’un agent agit sous la occupations, c’est parce que le réflexe de la
Jusqu’à maintenant, j’ai fait avaler au lecteur contrainte, ou bien il est rémunéré. Autre- peur et les statistiques officielles incitent
ce que je voulais » (p. 33). Il s’agit peut-être ment dit, on ne doit plus le contraindre » encore à la vigilance. Une fois le danger de la
d’un triste retour à la mimèsis bannie par (p. 364). Chez le père, cet ultime stade est le « contre-révolution » écarté, le rôle du père
l’écriture postmoderne. fruit de presque vingt ans de travail ; la (surveiller les cercles d’aristocrates) s’atro-
retraite n’est que trop méritée. phie, mais la routine maintient le pacte.
Motivation. La question qui taraude est Sinon pourquoi continuerait-il la rédaction
de savoir pourquoi on devient mouchard. Mécanisme. Une découverte amère des rapports pendant plus d’une décennie ?
Est-ce par contrainte, par intérêt, par bas- empoisonne l’étude des dossiers : tout est « Ce sont les petits pas des rapports succes-
sesse, par cynisme, par goût de l’aventure, mise en scène, tout le monde agit sur com- sifs qui dévoilent l’horreur mesquine de l’en-
ou tout simplement par instinct de conser- mande, la sincérité n’a pas droit de cité. Qu’il semble » (p. 196). Voilà une lassitude pour le
vation ? Le cas Esterházy s’explique peut-être s’agisse de l’intérêt qu’on porte à un ouvrage moins vicieuse.
par l’automne hongrois de 1956 quand le scientifique ou à un match de foot, l’initiative
père disparaît pendant quelques jours. Ses vient nécessairement de la part des instances Morale. L’impardonnable dans les rap-
rapports débutent l’année suivante, et le lec- officielles et, du coup, l’engouement est sur- ports réside dans la violation de l’intimité, la
teur suppose qu’il tient à élever ses quatre fait. L’agent devient une marionnette, le profanation de la vie des autres. Pourquoi de-
enfants. Mais de quelle manière ? On peut lire simple exécutant d’un plan qui se veut diabo- vrait-on savoir en haut lieu que telle per-
une demande de soutien à son fils aîné qui lique : s’infiltrer dans l’intimité des gens, sonne fume des cigarettes mentholées ou
se présente à l’examen d’entrée à la fac, puis endormir leur méfiance et obtenir des ren- que telle autre se réjouit d’un timbre postal
un document dans lequel il recommande aux seignements permettra de mettre en échec représentant un pivert ? En rapportant ces in-
autorités son autre fils, réfugié viennois, la personne surveillée, voire de la recruter dices insignifiants, le mouchard croit sans
comme potentielle source d’information. La comme mouchard. Mais voilà que l’officier doute déjouer ce qu’on attend de lui, mais
stratégie protectrice perce à jour : dans le est à son tour surveillé par quelqu’un, et les c’est précisément par ces broutilles qu’il dés-
premier cas, il affirme ne vouloir ce soutien honore, sans s’en rendre compte, son pro-
que si son fils réussit au concours, ce qui chain et l’asservit davantage au contrôle éta-
n’est qu’un semblant de dignité derrière l’an- tique. Et c’est alors aux fils qu’incombe la
goisse parentale. Dans le second cas, il sou- tâche de faire l’examen de conscience d’une
haite sans doute un passeport pour revoir le société prisonnière de ses occultations. Pour
fugitif. Ce double discours, propre à tout sys- construire l’avenir légitime, il faut assumer le
tème totalitaire, apparaît comme une forme passé et dénoncer la trahison des pères,
particulière de résistance : « L’homme qui ignorée par toute une génération grandie
manquait de tenue nous a appris à avoir de sous le communisme. Même si les consé-
la tenue » (p. 365). Un drôle de paradoxe. quences de la trahison ne sont pas lourdes,
« un rapport n’est jamais insignifiant. Il si-
Métier. La profession de mouchard ne va gnifie toujours quelque chose. Il dit quelque
pas de soi, elle s’apprend, il y a différentes chose alors même qu’il est vide […] ce qu’il
cannarsa/Opale

étapes. D’abord, c’est la période de forma- y a dans un rapport, c’est secondaire. Ce qui
tion, avec des rendez-vous de travail dans des importe, c’est qu’il est. Son existence »
lieux publics. À force de rédiger avec assi- (p. 74). La littérature exerce alors, une fois
duité des rapports, on se familiarise avec Péter Esterházy. de plus, ses vertus thérapeutiques.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Dossier Avant-première 62

Hédi Kaddour, un texte inédit

Le choc
Au début des années 1920, une équipe de cinéastes américains
vient tourner au Maghreb avant de passer en Europe. Un roman
de formation, une histoire de vengeance et de traîtrises qui traverse
trois cultures. Extrait des Prépondérants, qui paraîtront en 2014.

‘‘
Mahbès, sud de la Tunisie, printemps 1922 avaient même parlé de Balzac et de Ravel, au point de mettre leurs

C’
interlocutrices dans l’embarras, mais elles s’étaient vite aperçues que
étaient des voitures plus belles que toutes celles seuls les hommes du Cercle continuaient à leur répondre ; elles
des colons français : des décapotables blanches, avaient changé de sujet et avaient su s’extasier devant les robes empe-
avec d’énormes roues à rayons d’acier et des sées et les chapeaux de paille à cerises en bois rouge vif cousues sur
phares gros comme des têtes de cheval. Elles le bord, qui étaient alors le dernier cri de la mode coloniale.
étaient conduites par des étrangers en pantalons Toute tension avait disparu. On envisageait des inscriptions comme
et casquette de golf qui riaient tout le temps. Des Américains, qui membres d’honneur. On l’avait laissé entendre au moment de se sépa-
venaient tourner un film. rer, en s’embrassant. Les Américaines avaient trouvé la rencontre fan­
Il y avait aussi des femmes. Jeunes. Elles tenaient parfois le volant et tastic et marvellous. Mais elles n’étaient jamais revenues.
portaient des robes qui laissaient voir beaucoup plus de chair Elles n’avaient pas fait du Cercle des familles françaises leur lieu de
humaine que le diable n’en eût demandé. Elles s’installaient sans prédilection. Leurs thés dansants, leurs soirées surtout, c’était pour
hommes à la terrasse des cafés, ce que les Françaises ou les Italiennes le salon du Grand Hôtel, le plus luxueux et le plus récent des trois
les plus délurées de la ville n’auraient jamais osé faire. hôtels de Mahbès, avenue Jules-Ferry. Un salon immense, tout en
Quand elles s’assoient, on voit tout, avait-on dit au Cercle des familles boiserie de cèdre, avec au plafond des ventilateurs gris acier qu’on
françaises. Et le comité directeur du cercle avait décidé qu’on ne entendait à peine. Au fond, des baies vitrées donnaient sur un vaste
recevrait pas ces personnes. La décision avait tenu jusqu’au jour où jardin avec bassins, jets d’eau, senteurs de citronniers et de romarin,
l’une de ces Américaines, une journaliste qui fumait en public, avait petits bosquets.
laissé tomber : Même les gens les plus arriérés de mon pays, les escla­ Ces soirées américaines étaient de plus en plus courues. Une trahi­
vagistes, ont l’esprit plus ouvert. son ! disaient les dames françaises. Car, passé un délai de bienséance,
Une crainte avait alors traversé le petit monde colonial, celle de pas- beaucoup de messieurs de Mahbès avaient fini par se montrer au
ser dans la presse américaine pour plus arriérés que des esclava­ Grand Hôtel. Et cette trahison avait d’abord été le fait de ceux qui
gistes. On avait vite ouvert les portes du Cercle à ces jeunes flappers, auraient dû donner l’exemple de la réserve et du quant-à-soi, les offi-
comme les avait appelées le commandant de Saint-André, qui parlait ciers de la garnison.
leur langue. Une phrase avait permis de ne pas perdre la face, en fai- Ceux-ci se défendaient : ils ne pouvaient trahir en se rendant à ces
sant rire tout le comité, Du moment qu’elles laissent leurs négresses soirées, car c’était en service commandé qu’ils le faisaient, sur
à l’office avec nos fatmas… consigne orale du colonel commandant la place, pour affirmer la pré-
L’une des dames françaises, madame Doly, avait demandé au comman- sence de la France, nation protectrice de la Tunisie, devant des Amé-
dant ce que signifiait ce mot de « flapaires », étant entendu que, si la ricains qui, depuis la déclaration de leur président Wilson, avaient
réponse devait dépasser les bornes de la décence, il convenait tendance à dire un peu n’importe quoi sur le droit des peuples à dis-
d’oublier la question. Le commandant l’avait rassurée : le mot évo- poser d’eux-mêmes.
quait le bruit que font les ailes d’un jeune oiseau prenant son vol. Et ils auraient d’ailleurs été prêts à emmener leurs épouses, les offi-
Alors, bienvenue aux oiselles ! avait conclu madame Doly. ciers, si ces dernières n’avaient publiquement dit pis que pendre de
Au Cercle, ces oiselles s’étaient très bien comportées. Elles étaient ces réunions faciles, expression dans laquelle l’adjectif jouait un rôle
venues en petit groupe, habillées avec un peu plus de tissu que d’ha- très important, car, s’il devait d’abord qualifier ces réunions, une fois
bitude. Elles avaient montré qu’elles savaient prendre un thé entre prononcé, il était libre d’aller – dans le silence des sous-entendus –
gens de bonne compagnie, soutenir une conversation dans un fran- s’appliquer aux jeunes filles qui en étaient le centre.
çais sans faute, et rester assises sur le bord de leur chaise. Certaines Cette crispation des dames de Mahbès n’allait cependant pas sans
inconvénient pour elles. La présence de cette grosse équipe de tour-
Ces soirées américaines étaient nage avait certes déclenché une vague de moralisme dans la ville, mais
de plus en plus courues. Une trahison ! elle avait aussi provoqué une crise d’inavouable romance chez les per-
disaient les dames françaises. sonnes du sexe, une crise essentiellement due à la présence de Richard
Cavarro, la vedette du film, la star, comme on disait pour être à la page.

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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Tunis, pour la façade ; et un contrôleur civil, nommé par Paris, pour


le vrai pouvoir. C’est ce qu’on appelle une construction harmo-
nieuse, et c’est bien ce qui interdisait aux dames françaises de péné-
trer dans les salons du Grand Hôtel, car les Américains avaient pris
l’habitude d’y inviter des indigènes. C’est le mot qu’utilise les colo-
niaux pour parler des Tunisiens en dehors des discours officiels. Ils
peuvent aussi dire les Arabes, mais ça a l’inconvénient de ne pas
inclure dans leur mépris les Juifs natifs du pays.
Bref, les Américains traitaient les indigènes comme des égaux en
pleine ville européenne, pas n’importe lesquels, bien sûr, les plus
cultivés, ceux qui avaient fait ou étaient en train de faire des études
en français, de jeunes bourgeois, mais justement les plus dange-
reux, ceux qui poussaient à un changement catastrophique de l’état

Witide tera/opale
des choses.
Il y avait déjà dans la ville moderne quelques lieux où les deux socié-
Hédi Kaddour tés, les Européens et les indigènes évolués, se croisaient, certains
en 2006. cafés par exemple ; mais on n’y rencontrait pas de femmes, et on se
regroupait dans des secteurs donnés de la salle ou de la terrasse,
Celui-là, toutes les femmes, même celles qui ne supportaient pas les séparés par quelques tables dont il était convenu qu’elles n’étaient
flapaires, en rêvaient, Cavarro, c’était l’autre Valentino, avec un bien jamais occupées et que les serveurs évitaient soigneusement de
meilleur jeu, beaucoup plus distingué… obtenir le sourire de Cavarro débarrasser de leur poussière.
en lui tendant une tasse, lui effleurer les doigts sous la tasse… Le seul monde où un certain mélange se faisait jusque-là, c’était celui
Il était grand, le cheveu noir corbeau, doucement gominé, le nez des bolcheviques et des syndicats : des militants de toutes races qui
grec, les yeux bleus, les mains longues, la cambrure énergique. On se retrouvaient pour préparer une vie que personne n’aurait jamais.
l’avait admiré dans Le Rescapé de Zenda et Le Cavalier de la ven- Mais ils étaient peu nombreux, peu influents, et les règlements du
geance, et voilà qu’on aurait pu oublier les années mortes et lui protectorat permettaient en cas de nécessité de les rapatrier, pour les
parler, être prise à part, emmenée en promenade dans sa voiture métropolitains – ou de les interner, pour les natifs.
mythique, la Rolls-Royce qu’il conduisait lui-même, une Silver Ghost, Il y avait aussi toutes les manifestations protocolaires, suivies du
une voiture sans égale, au point que le contrôleur civil, Gustave traditionnel méchoui, où tout le monde était invité ; mais, là encore,
Mathet, détenteur du pouvoir colonial pour toute la région, quand les choses étaient parfaitement réglées, chacun son rang, chacun sa
il savait la Silver Ghost dans les parages, évitait de faire circuler son zone.
propre véhicule. C’était pourtant une robuste Panhard et Levassor, Les soirées du Grand Hôtel, c’était différent, un salmigondis,
mais aucune femme n’avait jamais rêvé d’assister à un coucher de disait-on, d’Arabes, de Juifs, d’Italiens même, qui venaient se mêler
soleil assise à l’avant de la Panhard et Levassor du contrôleur civil ; aux Français et aux Américains, avec musique, alcool, danse, cliquetis
alors que le nez grec, le cheveu noir, les mains longues, la Rolls de de talons, de bracelets, et les rires surtout, les rires et les cris trop
Richard Cavarro étaient tous les jours convoqués par des centaines libres de ces femmes d’outre-Atlantique, la kyrielle d’actrices, d’as-
d’âmes féminines en mal d’héroïsme sentimental. sistantes, de maquilleuses, de secrétaires, d’attachées de presse, de
Seulement voilà, tous ces rêves romantiques restaient des rêves, et les journalistes et de filles de producteurs, toutes jeunes et vives, belles
plus malheureux, ceux qui sont à portée de main, et qui vous font mécaniques à dos droit, front droit, nez droit, jambes longues, qui
sentir votre inaptitude. Plus d’une femme respectable parmi celles qui mettaient la main sur l’épaule d’un homme sans même connaître son
avaient condamné ces réunions faciles avait alors cherché un prétexte nom, sans se soucier de ses origines, et n’importe quel homme pou-
qui lui aurait permis de s’y introduire. Aucune n’avait trouvé de solu- vait en dansant mettre sa main sur une hanche féminine sans corset,
tion. Car dans ce qui se passait au Grand Hôtel il y avait quelque chose dénudée même, et ruisselante de sueur joyeuse.
de pire que la liberté d’allure de jeunes filles qui finiraient bien par se Le mal était fait, ces gens-là en étaient à s’imaginer qu’ils préparaient
marier et faire des enfants comme tout le monde. l’avenir. Et il y avait pire, car ceux qui leur avaient ouvert la porte
Quelque chose était survenu, qui interdisait à toute Française sou- avaient été reçus à Tunis par le bey, en présence de leur consul et du
cieuse de la race, de la dignité et de l’exemplarité de la race, de parti- résident général de France. Le bey avait même offert un des nains de
ciper à ces réunions, et pour comprendre ce quelque chose, il faut sa cour au producteur californien, ce film était devenu une affaire
connaître un aspect essentiel de Mahbès : c’est une ville double. d’État, et Mahbès le lieu de tournage d’une œuvre que Paris trouvait
Elle est posée sur un plateau des bords de mer, coupé en deux par hautement appréciable, les États-Unis venant en Tunisie pour faire un
un lit d’oued très raviné et perpendiculaire au rivage. Pendant des film de bon Arabe, un film de cheikh, pas un pillard hypocrite ou un
siècles elle n’a occupé que la partie droite de l’oued. Puis les coloni- rebelle fanatisé, non, un noble cavalier, chef de tribu, adversaire puis
sateurs français sont arrivés, et ils se sont installés sur l’autre rive. ami des infidèles et du progrès, et joué par une vedette mondiale.
Cela fait deux villes : les remparts, la mosquée, les souks d’un côté ; Il fallait marcher avec son temps, disaient les autorités, et, à bien y
la poste, la gare, l’hôpital, l’avenue Jules-Ferry de l’autre ; une ville regarder, le scénario du film n’était guère subversif, c’était un hymne
arabe et une ville européenne. Et on peut les isoler l’une de l’autre à une fraternité bien comprise, unissant Européens, indigènes et
en un instant ; il suffit d’une compagnie de tirailleurs sénégalais : en Américains dans la célébration heureuse d’un équilibre qu’on venait
cas de troubles, on les installe dans le ravin, sur l’unique pont qui d’établir pour tout le siècle à venir.
relie les deux parties. Ainsi organisée, Mahbès est une ville fière, un Il arrivait même maintenant à certains coloniaux de faire volte-face
chef-lieu de contrôle civil, l’équivalent d’un très gros département et de défendre cette politique. Ils disaient qu’il fallait savoir donner
français, avec deux pouvoirs à sa tête : un caïd, désigné par le bey de à manger aux rats pour sauver les provisions.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Dossier Vivre en infidèle 64

Jean Genet, ou
« l’autre monde »
Dans ses romans, la trahison n’est pas seulement
un motif fréquent, mais l’opération même de l’écriture,
ce qu’elle exige pour faire surgir le réel, si atroce soit-il.
Par Éric Marty

S
artre a peut-être trop répété, dans son Saint conscience et de ses pirouettes ? La trahison
Genet comédien et martyr, que Genet était la n’est-elle pas autre chose que ces fameux
figure même de la trahison. À son propos, tourniquets ? C’est précisément ce que toute
Sartre multiplie ce qu’il appelle les « tourni- son œuvre démontre.
quets », ces jeux faussés de la conscience avec Le narrateur des œuvres romanesques de
elle-même dans un second degré qui donne Genet s’expose sans cesse dans la jouissance
le vertige. On les connaît ces admirables tou- de trahir. Dénoncer, manquer à sa parole,
(1) Saint Genet pies verbales de la pensée circulaire : le traître vendre l’autre. Et, ce qui habite de manière
comédien et martyr, est le parasite du mal, mais le mal est par obsédante l’imaginaire du traître, c’est la pos-
Jean-Paul Sartre,
éd. Gallimard, 1952, essence parasitaire, donc la trahison, parasite sibilité que son acte lui offre de « détruire les
p. 368-379. d’un parasite, est le mal suprême (1) ; la trahi- liens de la fraternité (3) », mieux encore de
(2) Ibid., p. 646. son fait gagner le mal en l’obligeant à perdre, « rompre les lois de l’amour (4) », c’est-à-dire
(3) Journal du voleur
(1949), Jean Genet, là où le traître trahit le voleur ou le criminel… de s’exclure du monde. Le véritable conflit
éd. Folio, 2001, p. 91. On pourrait aisément résumer la position de que Genet assume ne se situe pas tant à
(4) Ibid., p. 167. Sartre par cet énoncé décisif : la trahison, c’est l’égard de la société qu’au niveau du monde,
(5) Pompes funèbres l’imaginaire par excellence. Axiome que l’on et c’est pourquoi il a besoin de la littérature,
(1947), Jean Genet, éd.
Gallimard, 2000, p. 266. pourrait d’ailleurs améliorer en énonçant que ce qu’il appelle lui-même la poésie, non seu-
(6) Ibid., p. 81-82 la trahison c’est l’imaginaire de l’imaginaire, lement pour faire connaître au-dehors sa tra- Jean Genet
(7) À propos de la tant il est vrai que, dans sa jouissance à hison, mais pour l’authentifier, pour transfor- (Paris,
trahison, Genet définit
son « travail » comme détruire les lois du monde, le traître mobilise mer le mirage de la trahison en acte, pour s’y le 10 avril 1966).
la « sublimation qui est la toute-puissance dissolvante des reflets et compromettre, et pour faire surgir l’image de (13) Ibid., p. 184.
l’envers du nôtre » miroitements sans fin que seul un solipsisme ce que Genet, dans ce grand livre de la trahi- (14) Ibid., p. 299.
(Pompes funèbres, radical – celui que l’imaginaire utilise comme son qu’est Pompes funèbres (1947), appelle (15) Je renvoie à mon
op. cit., p. 204). Jean Genet post-
(8) Journal du voleur, abri et refuge – autorise. « l’autre monde (5) ». scriptum, éd. Verdier,
op. cit., p. 37. Mais Genet, identifié alors à « l’idéal-type » 2006, p. 90-95.
(9) Ibid. existentiel du traître, devient, hélas ! le Pervertir le contrat symbolique (16) Ibid., p. 27
(10) Pompes funèbres, (17) La datation de
op. cit., p. 183.
cobaye du fonctionnement de la conscience La trahison a quelque chose à voir avec l’as-
l’écriture
(11) À Hubert Fichte ordinaire dont il nous rend visibles les méca- piration profonde de Genet à la maîtrise d’un (« septembre 44 »)
qui, en 1975, nismes par ses excès et le caractère hyperbo- univers symbolique qui lui soit propre. Tra- n’intervient pas pour
lui demande si son lique de ses actes. Où d’ailleurs l’existentia- hir, ce n’est pas seulement l’imaginaire de rien au moment où
admiration « s’est il identifie Hitler à la
vidée », Genet répond : lisme laisse poindre un certain utilitarisme l’imaginaire, trahir c’est suspendre le symbo-
figure du diamant et du
« Oui et non. Elle s’est social qu’on ne lui soupçonnait pas : « Mon lique dans sa fonction même de lien (l’éty- solitaire (ibid., p. 146).
vidée mais la place casier judiciaire est vierge, écrit Sartre, et je mologie de « symbole » c’est « joindre ») pour La parution d’extraits
n’est pas occupée par n’ai pas de goût pour les jeunes garçons : or faire émerger le symbole en tant qu’au définitifs de Pompes
autre chose, c’est funèbres dans le n° 3
un vide » (L’Ennemi les écrits de Genet m’ont touché. S’ils me contraire il isole et domine depuis cet isole- des Temps modernes
déclaré. Textes et touchent, c’est qu’ils me concernent ; s’ils ment radical. C’est pourquoi d’ailleurs de décembre 1945
entretiens, Jean Genet, me concernent, c’est que j’en peux tirer Genet, avec une grande exactitude poétique, permet de prendre
éd. Gallimard, 1991, cette date
p. 148). profit (2). » Sartre a raison, la trahison est par- donne pour symbole à l’acte de trahir celui
de septembre 1944
(12) Pompes funèbres, tout chez Genet, mais justement pourquoi la d’« une sorte de diamant, justement appelé au sérieux.
op. cit., p. 156. maintenir alors dans les limites de la solitaire (6) », solitaire qui renvoie d’ailleurs (18) Elles sont traitées
à une gnose, à un savoir ésotérique. En cela de « valets de Hitler au
Proche-Orient »
Pour Genet, la trahison est « une sorte également la trahison peut offrir l’autre face (Un captif amoureux,
de diamant, justement appelé solitaire ». de la perversion qu’est la sublimation (7). (1986), éd. Folio,
Mais si trahir c’est briser le symbole comme p. 155).

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comme idéologie ou comme doxa. On dira


alors que, dans le monde de Genet, personne
n’aura mieux incarné la puissance phallique
que la figure du SS, du gestapiste, du bour-
reau, dont Hitler – personnage récurrent de
toute l’œuvre romanesque de Genet depuis
Miracle de la rose jusqu’au Captif amou-
reux – est le maître in-castrable et donc in-
trahissable (11). Incastrable car, comme tout
maître obscur, Hitler est déjà « castré », c’est
ainsi qu’il apparaît dans Pompes funèbres,
mais non de manière triviale. Sa castration
n’est nullement l’absence de pénis, elle ne
touche, comme le veut la tradition gnostique,
que ce qui est lié à la procréation – les tes-
ticules –, maintenant une virilité pleinement
assise dans la pulsion de mort susceptible
d’envoyer dans l’abîme chaque jour « des
êtres jeunes, forts et féroces (12) », « seule
façon de les posséder tous (13) ». Et c’est donc
ainsi que, en position de domination sexuelle,
« le ventre frappant leur dos, ses genoux le
creux de les leurs », Hitler émet « sur le
monde humilié ses adolescents transfigu-
rés (14) ». D’ailleurs, toutes les grandes figures
phalliques, tous les maîtres, chez Genet, sont
porteurs d’une castration : Stilitano (Journal
du voleur) mutilé de la main droite, Harca-
mone le condamné à mort de Miracle de la
rose qui boite, le borgne Alberto (Notre-
Dame-des-Fleurs)…
Agence bernAnd

Hitler, tantôt burlesque comme une « vieille


tante », tantôt grandiose comme le chef de la
horde archaïque, échappant de manière défi-
nitive à la petite ironie française (15), est celui
lien au profit du symbole comme isolement, On le voit, à la surface de ce miroir sans tain à qui Genet offre et dédie sa longue trahison
il n’est pas étonnant que la trahison non seu- qu’est la trahison figure un dieu auquel elle du résistant Jean Decarnin, trahi donc « pour
lement fasse exception à l’égard du symbole est dédiée, dans un cérémonial qui est tou- un trop haut personnage (16) ». Trahison
par excellence, le phallus, mais lui dédie pré- jours le même, cérémonial phallique, du sexe extraordinairement complexe alors puisque,
cisément, comme autant d’offrandes, ses surpuissant, bandant dans une érection sans dans une polyphonie hallucinée, elle suit
délations, ses trahisons, ses manquements à faille, et à qui, en dépit ou à cause de la perte simultanément le culte mortuaire et le culte
la parole. Le phallus alors soutient parfaite- auquel on se livre, il faut « faire confiance ». Il phallique, dans un dispositif de profanation
ment le symbolique soustrait à sa fonction tra- n’y a pas de trahison sans cette confiance faite et de sublimation où l’histoire, le réel,
ditionnelle de lien. Le Journal du voleur à la toute-puissance phallique, que confirme viennent, dans l’apocalypse mondiale où il
forge de manière allégorique le modèle cette marque d’inhumanité par laquelle le écrit en cet automne 1944 (17), parfaire l’équi-
même du contrat auquel Genet se soumet sujet qui s’y soumet est, à la lettre, oublié : voque dans laquelle Genet se tient.
dans une conscience parfaite et ritualisée de « J’aimais sentir décharger sa queue et m’ou- Genet confirmera avec Un captif amoureux
cette soumission. Le phallus est l’un de ces blier accroché à elle par la bouche (10). » le tropisme « politique » dans lequel s’accom-
« macs » fascinants, Stilitano, et l’objet de la plit sa métaphysique de la trahison puisque
transaction est une pèlerine que Genet vient Prendre le monde en otage ce livre, dédié à la cause palestinienne, ne
de voler à un flic à qui il a dû se donner. Le La trahison relève donc tout à la fois d’un ma- cesse de la « trahir », comme pour Jean
processus du contrat au cours duquel Stili- niement particulier de l’imaginaire et du sym- Decarnin, par la médiation nazie et hitlé-
tano demande la pèlerine, avec l’évidente bolique. Dès lors, on ne s’étonne pas que, rienne. Et cela pas seulement lorsqu’il met en
fausse promesse de payer plus tard, se noue dans cette rencontre, surgisse le réel. Ce réel évidence, de manière cruelle, les complicités
autour d’un « Fais-moi confiance », que Genet qui insiste comme un point ultime où la tra- des grandes familles palestiniennes avec le
commente ainsi : « Un visage si dur, un corps hison, toujours fragile à faire loi, trouve à nazisme dans les années 1930 (18). La trahi-
si bien découplé me demandaient de leur triompher de tous les bons Samaritains prêts son de la « cause palestinienne » n’est vérita-
faire confiance (8) ! » Marché conclu… avec, à excuser le pécheur. Si Genet trahit à l’inté- blement trahison que lorsqu’elle s’inscrit,
en prime nécessaire, la trahison d’un tiers, le rieur d’un culte phallique, ce n’est jamais sans comme dans Pompes funèbres, dans un céré-
« camarade », Salvador, qui assistant à la scène, prendre le monde en otage politiquement, monial pervers où, par exemple, dans une
comprend l’accord des deux partenaires qui historiquement, dans une politique où la extase hallucinée, Genet voit des « images de
ont « décidé sa perte, son abandon (9) ». transgression bien sûr déjoue la politique juifs nus ou presque nus, décharnés dans

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Dossier Vivre en infidèle 66

les camps où leur faiblesse était une pro- cette écriture de la transe où, entre les cada- (24) Un captif
vocation (19) ». « Tant de fragilité, ajoute-t-il, vres palestiniens de Sabra et Chatila et l’évo- amoureux, op. cit.,
p. 386. Pour un
est une agression qui exige une répres- cation d’Arafat, c’est Hitler qui, du début du commentaire détaillé
sion (20). » Ou lorsqu’il retrouve presque à la cérémonial jusqu’à sa fin, règne en gloire, à de cette page voir mon
lettre la jubilation de Notre-Dame-des-Fleurs propos de qui Genet écrit : « Hitler est sauf Jean Genet, post-
scriptum, op. cit.,
face « à la force pénétrante des guerriers d’avoir brûlé ou fait brûler des juifs et caressé p. 79-82.
blonds qui nous enculèrent le 14 juin un berger allemand (24). » (25) Théâtre complet,
(19) Ibid., p. 79. 1940 (21) » et où, cette fois-ci, c’est « un peu- Jean Genet, édition
(20) Ibid. ple de dos » qui est envahi « par quelques Nouvelle donne au théâtre établie sous la direction
(21) Notre-Dame- de Michel Corvin
bataillons de guerriers beaux et blonds (22) ». Il n’y aurait le vertige de la trahison si celle-ci et Albert Dichy,
des-Fleurs, dans
Œuvres complètes, La dimension rituelle, perverse, se déploie ne relevait de la pulsion, ne convoquait la éd. Gallimard,
tome II, éd. Gallimard, lorsque la maison du jeune Palestinien Hamza jouissance, si, beaucoup plus que son vice, « Bibliothèque de La
1951, p. 44. est littéralement trahie, suscitant fantasmati- elle n’était la « chose » de Genet. La « chose », Pléiade », 2002, p. 816.
(22) Un captif
amoureux, op. cit.,
quement l’irruption de l’Allemagne et l’évo- c’est-à-dire ce qui ne se laisse pas apprivoiser.
p. 551. cation des rencontres entre Hitler et le grand Genet a besoin – un besoin vital – de littéra-
(23) Ibid., p. 571. mufti de Jérusalem (23). Et plus encore dans ture, de poésie, dans la mesure même où

La tricherie, un principe
Par-delà les cas les plus monstrueux, policiers américains dans l’Allemagne de
1954 à mettre la main sur un haut respon-
la quotidienneté et la vie sociale peuvent susciter sable de la Stasi, les entraîne dans les griffes
une multitude de trahisons vénielles. de celui-ci, n’aspirant qu’au retour à une vie
Par Claude Javeau paisible, après tant et tant de péripéties
éprouvantes (1). Le lecteur est tenté de lui
donner raison, entre autres parce que les

S
policiers américains, dans le roman, ne sont
ommes-nous tous des Ganelon en puis- À lire pas vraiment sympathiques. Mentir à un
sance ? Je répondrais volontiers par l’affirma- Betrayals and interlocuteur en vue d’avoir la paix est une
tive, tout en faisant remarquer qu’il ne Treason. Violations attitude courante : il y a un aspect héroïque
manque pas de Marsile pour recevoir les of Trust and Loyalty, au comportement d’Alceste qui le rend peut-
fruits de nos trahisons. Pour moi, trahir fait Nacman Ben-Yehuda, être digne d’admiration. Mais qui se complai-
partie des comportements sociaux normaux, éd. Westview Press, rait à vivre à l’ombre d’un héros ?
420 p., 49 $.
et dans certains cas même dignes d’éloges. Je viens d’évoquer le mensonge, figure habi-
La Trahison.
Du reste, trahir est affaire de point de vue. De l’adultère tuelle de la trahison, celle-ci s’en prenant à la
Un Français qui s’engageait dans la Résis- au crime politique, fois à la vérité et aux partenaires auxquels elle
tance sous le régime de Vichy pouvait passer Claude Javeau, devrait être annoncée. Qui n’a toutefois
pour un traître aux yeux de celui-ci, qui était Sébastien Schehr (dir.), jamais pratiqué le « pieux mensonge » ? Le
bien le gouvernement légitime de la France, éd. Berg International, médecin qui sait son patient condamné mais
220 p., 19,30 €.
tandis qu’un Belge faisant de même manifes- qui refuse de lui révéler son véritable état
tait ainsi sa fidélité à un gouvernement établi Les Quatre Visages s’embarque dans cette voie que d’aucuns
de l’infidélité en
à Londres, le Royaume étant sous adminis- France. Une enquête peuvent estimer immorale. Mais si, ce faisant,
(1) Vert-de-gris, Philip
Kerr, traduit de l’anglais
tration directe des autorités d’occupation. sociologique, il empêche que surviennent des événements
par Philippe Bonnet, On n’est peut-être pas toujours le traître de Charlotte Le Van, plus dévastateurs que le dévoilement de la
éd. du Masque, 2013. quelqu’un, mais il s’en faut de beaucoup que éd. Payot, vérité, par exemple le suicide du malade, lui
(2) Nom du principal 300 p., 20,99 €.
le ou la traître soit celui ou celle qui aux yeux tiendra-t-on encore rigueur de son men-
protagoniste du roman de tout un chacun passe pour tel ou telle. Traîtres songe, en l’occurrence par négation ou tra-
de Sándor Márai, et trahisons.
L’Étrangère La trahison n’est pas une notion univoque. De l’Antiquité vestissement ? Bien entendu, un mensonge
(traduit du hongrois On peut trahir autrui, se trahir soi-même, ou à nos jours, n’est pieux que s’il ne sert pas d’alibi. Ainsi,
par Catherine Fay, trahir une valeur. Dans le premier cas, on se Sébastien Schehr, mentir au sujet d’un adultère que l’on com-
éd. Albin Michel, 2010). éd. Berg international,
(3) Psychopathologie reportera à la divulgation d’un secret qu’on met, sous prétexte de préserver la paix des
218 p., 19,30 €.
de la vie quotidienne, avait reçu pour ce qu’il était, donc destiné à ménages, n’a rien de louable (d’autant que,
Sigmund Freud, traduit le rester. Ou encore au fait de faire tomber dans ces circonstances, le mensonge s’adresse
de l’allemand par Serge d’autres dans un guet-apens, à l’instar du à la fois à la personne trompée et à celle avec
Jankélévitch, éd. Petite
Bibliothèque Payot, héros de Philip Kerr, Bernie Gunther, dans qui on la trompe). Certes, nous ne sommes
2001. Vert-de-gris, qui, sous prétexte d’aider des pas tous destinés à devenir des don Giovanni,

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elles lui permettent de maintenir un face-à- pas par hasard si précisément, en accédant à aussi enregistrer, chez Genet, ce besoin qu’il
face extatique avec la chose, en lui offrant une la visibilité, le phallus perd toute sa puissance a eu d’investir si intensément le visible,
extériorisation symbolique infalsifiable. Mais et devient un phallus de comédie, piteux, ridi- d’abandonner pour de longues années ce qui
il arrive que la chose se dérobe et que le phal- cule, sans prestige, comme c’est le cas dans avait été le dispositif fantasmatique de son
lus trahisse, défaille. Trahison de la trahison. Le Balcon. Tout en ne cessant de poindre écriture romanesque, d’abandonner cet
On s’est interrogé beaucoup sur la période comme le risque de tout geste politique ou « autre monde » où régnaient sodomies,
de dépression et de stérilité qui aurait touché amoureux, avec par exemple le couple des masturbations, érections infinies, homo-
Genet à la suite de la parution du livre de révolutionnaires Chantal et Roger, la trahison sexualité, SS, Hitler… Avec le monde visible
Sartre. Plus intéressant est peut-être de noter demeure parfaitement humaine, prise dans où s’inscrit le théâtre, selon Genet, quelque
l’extraordinaire rupture à laquelle Genet se le drame et parfois même le mélodrame où chose de neuf surgit. Et par exemple les
livre en investissant avec intensité l’espace les sujets humains tentent de penser et de femmes, le rôle prodigieux de celles-ci, aux-
théâtral, avec lequel sans doute tout change. vivre leurs engagements, loin de tout cérémo- quelles Le Balcon, Les Paravents et Les
La cérémonie phallique et son cortège imagi- nial sexuel et fantasmatique. Nègres vont donner une place fascinante,
naire de trahisons ont disparu. « Au théâtre, Sans doute faut-il comprendre que le traître font surgir une altérité qui déjoue peut-être
écrit Genet, tout se passe dans le monde radical ne supporte pas le monde visible qui l’enfermement extrême où le situe l’aspira-
visible et nulle part ailleurs (25) », et ce n’est est le monde du théâtre. Sans doute faut-il tion à une trahison ontologique.

vital ?
des Viktor Askenazi (2), des Anna Karénine ou
des Emma Bovary. Mais céder à la tentation,
c’est souvent s’embarquer dans une carrière
de menteur(euse) émérite.
D’autres variantes de la trahison viennent à
l’esprit, entre autres celle qui a trait à la rela-
tion d’un événement auquel on a assisté. Ce
récit ne sera jamais tout à fait véridique, car
il ne met en œuvre que le point de vue
d’un(e) récitant(e), celui-ci ou celle-ci
veillât-il ou elle à rendre compte d’une plu-
ralité de points de vue. La chose sera encore
plus patente s’il s’agit d’un récit à propos
d’un autre récit, pour ainsi dire d’oreille dif-
adoc photos

férée. L’adage concernant l’espèce spéciale


de trahison que constitue la traduction (tra-
duttore, traditore) peut sans peine s’appli-
quer à ce cas de figure. Car relater, c’est tou- Le Tricheur à l’as de carreau, Georges de La Tour, 1635, musée du Louvre, Paris.
jours d’une certaine manière traduire. sommes tenus de porter des masques, d’être Il faut cependant veiller à ce que la trahison
des personnages autant que des personnes. représentée par le mensonge ne soit pas tra-
Nécessité du masque Le moi authentique – mais qui connaît vrai- hie à son tour par l’un ou l’autre effet d’appa-
La vie de tous les jours ne peut faire l’écono- ment le sien ? – est trahi de bonne foi (et rence, soit corporelle (des rougeurs, des
mie d’un certain degré d’hypocrisie sociale. encore, pas toujours) au profit d’un moi pro- tremblements), soit verbale (un bégaiement).
Le modèle en est fourni par le célèbre Para- jeté sur les autres, qui cache une partie de Ces irruptions incontrôlées se rapprochent
doxe sur le comédien de Denis Diderot. ses intentions et maquille ses déclarations du lapsus, dans lequel on peut voir l’illustra-
Dans un dialogue portant sur la profession sous des apparences respectables et plau- tion parfaite de l’auto-trahison. Freud a écrit
d’acteur, il est dit qu’un bon comédien ne sibles. Sans cela, l’enfer serait réellement à ce sujet quelques pages très éclairantes (3).
peut s’identifier vraiment à son personnage, « les autres », et quand il est à nos portes, la Alors, tous traîtres, du moins à l’occasion ?
parce qu’alors il serait incapable de jouer la fuite est souvent la meilleure des conduites On n’en niera pas la possibilité. C’est sans
même pièce à plusieurs reprises. On ne possibles, car résister, dire son fait, se doute le prix à payer – sauf quand il s’agit
pleure pas réellement la mort d’Eurydice, et conduire en justicier, ne mène souvent qu’à d’un comportement involontaire – pour
Monte-Cristo ne se comporte pas en vengeur envenimer les choses. Dans cette perspec- vivre paisiblement. D’où la nécessité aussi de
véritable. Il en va de même du cours ordi- tive, le silence fait aussi partie du répertoire tourner sept fois sa langue avant de prendre
naire des choses dans ce que la tradition phé- des trahisons. À sa manière, il est l’une des la parole. Nul n’est évidemment à l’abri d’un
noménologique appelle le « monde vécu ». expressions de cette figure de rhétorique si fard, d’un acte manqué ou d’un lapsus. Le ou
Pour mener à bien nos intrigues avec nos usitée dans certains milieux, et notamment la traître bien exercé(e) veillera à conserver
contemporains, même très proches, nous celui de l’Université, la prétérition. dans son sac les parades appropriées.

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Dossier Vivre en infidèle 68

Talleyrand,
haut mercenaire
Ayant officié avec un aplomb vertigineux sous tous les régimes,
de la Révolution à la monarchie de Juillet, l’évêque défroqué
représente l’archétype du politicien sans scrupules.
Par Alain Laquièze

«
I
l était noble comme Machiavel, prêtre comme alors qu’elle joua un rôle déterminant sous le Portrait
Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel Directoire dans son élévation ministérielle. de Talleyrand
comme Voltaire et boiteux comme le diable. « J’avais rendu à M. de Talleyrand les services par François
On pourrait dire que tout en lui boitait comme les plus importants », écrit-elle dans Dix Gérard, 1808.
lui, la noblesse, qu’il avait faite servante de la années d’exil, « et, ce qui vaut mieux que tous
république, la prêtrise, qu’il avait traînée au les services, j’avais eu pour lui la plus sincère
Champ-de-Mars, puis jetée au ruisseau, le amitié. Depuis dix ans, il avait passé sa vie
mariage, qu’il avait rompu par vingt scandales dans ma maison. Je l’avais fait revenir d’Amé-
et par une séparation volontaire, l’esprit, qu’il rique, j’avais engagé Barras à le sauver de ses
déshonorait par la bassesse. Cet homme avait créanciers en le nommant ministre et je pos-
pourtant sa grandeur. » Ce jugement sans sédais plusieurs de ses lettres dans lesquelles
complaisance de Victor Hugo dans Choses il m’assurait qu’il me devait plus que l’exis-
vues illustre assez bien l’état d’esprit des écri- tence. Ce fut lui qui manifesta le premier par
vains romantiques sur le personnage sulfu- sa conduite que, pour plaire au Premier
reux de Talleyrand, resté célèbre pour avoir consul, il fallait m’éviter et, craignant à cause
survécu à tous les régimes dans un temps de de nos anciens rapports de société de passer
révolutions et de coups d’État. pour mon ami, il parla de moi au Premier
consul, d’une manière qui produisit une
L’ingrat qui sidéra Mme de Staël impression profonde sur lui. […] Depuis
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, cette époque, je n’ai pas revu M. de Talley-
ancien évêque d’Autun, prince de Bénévent, rand ». Dans ses Considérations sur la Révo-
a certes fasciné et fascine encore, par son lution française, elle résumera l’épisode lapi-
habileté politique, ses qualités de négociateur dairement : « M. de Talleyrand avait besoin
mises au service de la France et son savoir- qu’on l’aidât pour arriver au pouvoir ; mais il
vivre de grand seigneur d’Ancien Régime. La se passait ensuite très bien des autres pour
carrière brillante du prince de Bénévent n’oc- s’y maintenir. »
culte pourtant pas ce qu’on appellerait Il n’eut pas plus de reconnaissance pour
aujourd’hui sa part d’ombre. S’il a été succes- l’Église qui l’avait accueilli et l’avait consacré
sivement ministre de la république, de l’em- évêque. On a pu raconter que c’est sous la
pire et de la monarchie restaurée, représen- contrainte de ses parents qu’il avait dû
tant de la France au congrès de Vienne et, à embrasser l’état ecclésiastique et abandonner
la fin de sa vie, ambassadeur à Londres sous son droit d’aînesse au profit de son frère
la monarchie de Juillet, il a beaucoup sacrifié cadet, Archambault. « Blessé, mais résigné,
à ses ambitions et, pour tout dire, il a beau- M. de Talleyrand prit
coup trahi. Comme le note subtilement Ville- le petit collet comme « Peu m’importe le port,
main, « on suppose que, pour avoir réussi une armure, et se pourvu qu’il abrite. »
toujours, il faut avoir assez souvent trahi. jeta dans sa carrière Talleyrand à Lamartine
Dans la réalité, M. de Talleyrand ne trahissait pour en tirer un parti
personne ; mais il retenait peu ceux qu’il quelconque », écrit joliment Benjamin
voyait sur le penchant de l’abîme ; et il oubliait Constant. Représentant du clergé aux États
vite ceux qui étaient tombés ». Nombre de ses généraux, ayant célébré la messe lors de fête
amis ont en effet éprouvé le sentiment de son de la Fédération du 14 juillet 1790, vue par
indifférence, voire de son ingratitude. Mme de beaucoup comme une parodie de religion, il
Staël s’en est tout particulièrement plainte, prêta serment de fidélité à la constitution

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Prince » que lui consacre George Sand l’ac-


cuse de poursuivre ses intérêts, en particulier
financiers : « Laisse-moi m’indigner à mon
aise contre cet homme impénétrable qui
nous a fait marcher comme des pions sur son
damier, et qui n’a pas voulu dévouer sa puis-
sance à notre progrès. Laisse-moi maudire cet
ennemi du genre humain qui n’a possédé le
monde que pour larroner une fortune, satis-
faire ses vices et imposer à ses dupes
dépouillées l’avilissante estime de ses talents
iniques. […] Comme la mort couronne tous
les hommes célèbres d’une auréole complai-
sante, tes vices et tes bassesses seront vite
oubliés ; on se souviendra seulement de tes
talents et de tes séductions. »

Hommage au diable boiteux


La prescience de George Sand est remar-
quable. Au xxe siècle, Stefan Zweig saluera, à
l’occasion de sa biographie de Fouché, la per-
sonnalité éblouissante de Talleyrand. Après la
Seconde Guerre mondiale, Sacha Guitry
décrira, dans sa pièce Le Diable boiteux, un
diplomate qui, tout en servant des régimes
différents, a constamment eu le souci des inté-
rêts de la France, et il l’incarnera sur scène et
au cinéma, répondant ainsi aux critiques qui
lui reprochaient sa complaisance avec l’Alle-
magne nazie sous l’Occupation.
collection dagli orti

Talleyrand a assurément revendiqué le ser-


vice de la France, mais il n’a jamais perdu de
vue ses intérêts personnels, comme s’il consi-
dérait que les deux étaient étroitement liés.
Chateaubriand a démasqué les intentions du
civile du clergé, le 28 décembre 1790, avant en fait de républicanisme ». Chateaubriand, prince : « Survivre aux gouvernements, rester
de donner, en janvier 1791, sa démission de qui ne l’aimait guère, lui a consacré des pages quand un pouvoir s’en va, se déclarer en per-
l’évêché d’Autun, comme s’il s’était agi d’une assassines : « Paresseux et sans étude, nature manence, se vanter de n’appartenir qu’au
banale charge publique. Il devançait de frivole et cœur dissipé, le prince de Bénévent pays, d’être l’homme des choses et non
quelques semaines le bref pontifical qui le sus- se glorifiait de ce qui devait humilier son or- l’homme des individus, c’est la fatuité de
pendait de toute fonction épiscopale et pro- gueil, de rester debout après la chute des em- l’égoïsme mal à l’aise, qui s’efforce de cacher
nonçait son excommunication. pires. Les esprits du premier ordre qui pro- son peu d’élévation sous la hauteur des pa-
duisent les révolutions disparaissent ; les roles. » Et l’un des esprits les plus lucides de
« Tes vices seront vite oubliés » esprits du second ordre qui en profitent de- son siècle, Sainte-Beuve, lui reprochera de
Talleyrand se targuait en outre de n’avoir meurent. Ces personnages de lendemain et penser davantage à sa réussite qu’à la gran-
jamais abandonné un gouvernement avant d’industrie assistent au défilé des généra- deur de l’État. Dans la grande galerie des mi-
qu’il se fût abandonné lui-même. « Je n’ai tions ; ils sont chargés de mettre le visa aux nistres français, il le place plus près de l’abbé
jamais donné un conseil pervers à un gouver- passeports, d’homologuer la sentence : M. de Dubois que du cardinal de Richelieu : « Il
nement ou à un prince ; mais je ne m’écroule Talleyrand était de cette espèce inférieure ; il n’avait point la haute et noble ambition de ces
pas avec eux », confiait-il à Lamartine. « Après signait les événements, il ne les faisait pas. » âmes immodérées à la Richelieu […]. Son
les naufrages, il faut des pilotes pour recueillir L’auteur des Mémoires d’outre-tombe ajou- excellent esprit, qui avait horreur des sottises,
des naufragés. J’ai du sang-froid et je les mène tait : « M. de Talleyrand a trahi tous les gou- n’était pour lui qu’un moyen. Le but atteint,
à un port quelconque, peu m’importe le port, vernements, et, je le répète, il n’en a élevé ni il arrangeait sa contenance, et ne songeait
pourvu qu’il abrite ; que deviendrait l’équi- renversé aucun. Il n’avait point de supériorité qu’à imposer son monde, à imposer et à en
page si tout le monde se noyait avec le pi- réelle, dans l’acception sincère de ces deux imposer. Rien de grand […] ne peut sortir
lote ? » C’est peu de dire que ses plus illustres mots. » La fameuse maxime « gouverner, c’est d’un tel fonds. On n’est, tout au plus alors, et
contemporains ne partageaient pas la vision trahir », même si elle n’a pas été créée pour sauf le suprême bon ton, sauf l’esprit de
flatteuse d’un Talleyrand sauveur de la nation. lui, s’applique fort bien au ministre des Rela- société où il n’avait point son pareil, qu’un
Sous le Directoire, « il ne pouvait inspirer tions extérieures du Directoire, de Napoléon, diminutif de Mazarin, moins l’étendue et la
aucune confiance à personne », constate Ger- puis de Louis XVIII. toute-puissance ; on n’est guère qu’une
maine de Staël, et « il n’avait pas l’air d’un Publié du vivant de Talleyrand dans la Revue meilleure édition, plus élégante et reliée avec
grand seigneur, mais d’un parvenu maladroit des Deux Mondes, le portrait intitulé « Le goût, de l’abbé Dubois. »

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Dossier Vivre en infidèle 70

Ces barricades
dont on fit des lambris
Faut-il avoir fait vaciller le pouvoir pour savoir d’autant mieux
le défendre et le conserver ? Bien des intellectuels de Mai 68
se sont transmués en gardiens zélés de l’ordre établi.
Par François Cusset

«
I
l y en a qui contestent/ Qui revendiquent et sous les feux des projecteurs, en passant d’un Le 26 juin 1979,
qui protestent », chantait dès 1970 le timbre côté à l’autre de la barricade, de la Commune André Glucksmann,
ironique de Jacques Dutronc, « Moi je ne fais à sa répression, jusqu’à faire de ce passage le Jean-Paul Sartre
qu’un seul geste/ Je retourne ma veste ». Dia- signe de leur vertu et d’une telle trahison le et Raymond Aron
tribe roublarde et fataliste, la chanson « L’op- comble de l’héroïsme. Tout le problème de sur le perron de
portuniste » s’achevait sur l’irréversible d’une l’après-Mai français, et de ses clercs passés en l’Élysée. Ils viennent
telle trahison, chaque rébellion ayant ses une douzaine d’années de la révolte au pou- de défendre
lâcheurs, chaque subversion ses chantres voir, se trouve bien là : dans la dramaturgie auprès de Valéry
d’hier qui l’abandonnent un beau matin et en d’un tel retournement, sa justification et sa Giscard d’Estaing
deviennent les pires ennemis, dans une série recodification, qui en ont fait la pierre d’angle l’opération
de volte-face sans fin : « Je l’ai tellement du nouveau système socioculturel, où il faut « Un bateau
retournée/ Qu’elle craque de tous côtés/ À la avoir rêvé jadis pour pouvoir adopter pour le Vietnam ».
prochaine révolution/ Je retourne mon pan- aujourd’hui la posture réaliste, avoir fait
(1) Génération,
talon. » De fait, la décennie qu’inaugure la vaciller le pouvoir pour savoir d’autant mieux, 1. Les Années de rêve
chanson de Dutronc, cet « entre-deux-Mai » désormais, le défendre et le conserver. et Génération,
(mai 1968 et mai 1981) chaotique et délétère, 2. Les Années de
voit les figures de proue de la contre-culture Catéchismes idéologiques poudre, Hervé Hamon
et Patrick Rotman,
et du gauchisme étudiant changer l’une après Car ces retournements célèbres – triste épi- éd. du Seuil, 1988.
l’autre de discours, de cible, de référence ou logue au grand récit de la génération contes- (2) Une adolescence
de combat, quand elles ne rallient pas l’ordre tataire, dont Hervé Hamon et Patrick Rotman dans l’après-Mai.
Lettre à Alice Debord,
établi ou ne rejoignent les cénacles d’élite aux- ont été les premiers à faire la chronique (1) – Olivier Assayas,
quels leur naissance les avait souvent prédes- ne sauraient en eux-mêmes être sujets à la éd. Cahiers du cinéma,
tinées – tous ces personnages prêts, au terme vindicte, ou soumis à l’improbable jugement 2005, p. 48.
(3) Lui et son complice
de ce retournement, pour le changement de l’histoire. Le bon sens, en effet, pose à rai- Félix Guattari étaient
d’époque de la décennie suivante, avec ses son qu’il n’y a que les imbéciles pour ne pas bien seuls en ce début
jeunes loups mitterrandiens, ses médias changer d’avis. Et la sociologie n’a pas besoin des années 1980 à
décomplexés et ses nouvelles industries de la de se faire naturaliste pour montrer que les dénoncer la machine
capitaliste à capter
culture. Tous ? Évidemment non, puisque le rapports à l’ordre dominant, rapports d’op- les désirs, pendant
gros des troupes soixante-huitardes, la pié- position puis d’assentiment, varient avec les ces « années d’hiver »
taille sans nombre des années rebelles, ne âges de la vie, et avec leurs positions plus ou dont le même Guattari
finira pas, de son côté, dans la publicité ou les moins installées. On sait aussi que fleurirent refusa avec force
le fatum réactionnaire
cabinets ministériels, errant plutôt d’expé- autour de 68, fût-ce de fleurs surtout rhéto- (cf. Les Années d’hiver
rience collective en parenthèse créative, sur riques, les pires dogmatismes, les sermons les (1986), Félix Guattari,
fond de reflux mélancolique et de précarité plus verbeux, les catéchismes idéologiques éd. Les Prairies
économique. Pas tous donc, mais du moins les plus sectaires. Toute une spirale de dis- ordinaires, 2009).
(4) « La honte
les plus visibles, les leaders d’un mouvement cours emphatiques, subis plus que pensés, et la gloire :
sans leader qui vont réussir cet exploit his- que le cinéaste Olivier Assayas moquait avec T. E. Lawrence », dans
torique : demeurer sur le devant de la scène, plus d’aplomb dans sa lettre à Alice Debord Critique et clinique,
Gilles Deleuze,
que dans son film-fresque de 2012, lorsqu’il éd. de Minuit, 1993.
Notre erreur de jeunesse, diront-ils en évoquait les tracts et les formules des mili- (5) Comme l’affirmait
substance aux générations suivantes, vous tants gauchistes du début des années 1970, déjà François Furet
dix ans plus tôt (Penser
épargnera de refaire la même, et notre qui « n’exprimaient plus les convictions d’une la Révolution
illusion révélée, de retomber dans le piège. époque mais plutôt la prolifération hysté- française (1978), éd.
rique de discours de plus en plus creux à Folio histoire, 1985).

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mesure qu’ils ne rencontraient rien du réel, l’analysait Deleuze, dans son dernier livre, à devient elle-même un dogme, une forme de
n’avaient aucune prise sur lui, n’avaient stric- propos d’un tout autre contexte, celui qui morale et d’épuration, une leçon catégorique
tement aucune conséquence (2) ». Et on peut poussa le colonel britannique T. E. Lawrence donnée aux générations suivantes, et une
aller jusqu’à donner à cette notion de trahi- à trahir la couronne et à passer « aux façon d’en boucher par avance tous les hori-
son dans le temps, ou par les effets du temps, Arabes (4) ». Autrement dit, trahir une cause zons. L’un après l’autre, les anciens théori-
ses lettres de noblesse philosophique : il suf- dévoyée par ses thuriféraires mêmes, trahir ciens de la guérilla révolutionnaire ou de la
fit de rappeler ce que Gilles Deleuze, qui n’a un discours en voie de normalisation, ou une fièvre avant-gardiste ont mis en spectacle la
jamais quant à lui retourné aucune veste (3), idée de la révolution figée en relique roman- révélation qui les aurait soudain foudroyés, la
disait de la « traîtrise », de la nécessité d’être tique, ou en évangile maoïste, ne relève pas scène d’exorcisme au cours de laquelle ils
« traître à son propre règne » quand le désir en soi du passage à l’ennemi, ou de cette auraient extirpé d’eux-mêmes ce diable rouge
se pétrifie en dogme et l’action d’un moment « trahison des clercs » qui voit les intellectuels qui les possédait, exorcisme individuel mais
se reterritorialise en ré-action. Contre les déposer un jour les armes de l’indépendance prosélyte, à vocation collective. Même quand
humeurs tristes du petit propriétaire ès trans- et de l’esprit critique (comme la dénonçait, là on fait semblant de « découvrir » ce que
gressions, contre le conformisme de l’ex- encore dans un autre contexte, Julien Benda d’autres dénonçaient déjà depuis longtemps.
minorité devenue nouvelle doxa, et empê- en 1927, lire aussi p. 72-73). En revanche, Qu’André Glucksmann soit touché par la
chant dès lors tous les devenirs, mieux vaut cette trahison devient problématique, sinon grâce en découvrant l’horreur du goulag dans
choisir la ligne de fuite, trahir un discours qui infâmante, comme elle le devint dans la les récits de Soljenitsyne (dont L’Archipel du
se fossilise, et qui tétanise – ainsi que France des années 1975-1985, lorsqu’elle goulag, traduit dès 1974, sera le best-seller
antitotalitaire de la décennie 1970) ou que les
médecins barricadiers Bernard Kouchner et
René Frydman (qui concevra le premier
« bébé éprouvette ») découvrent les horreurs
du régime khmer rouge ou de la révolution
culturelle chinoise à l’occasion des premières
opérations humanitaires, leur message sera le
même : notre erreur de jeunesse, diront-ils
en substance, vous épargnera de refaire la
même, et notre illusion révélée, de retomber
dans le piège.

Du politique au culturel
Il y a non seulement, dans le récit qu’ils font
de leur péché de jeunesse puis du rachat de
leur âme, une injonction contre-révolution-
naire lancée aux générations à venir, mais
aussi une confiscation à leur profit de l’idée
même de révolution : laquelle serait, ou bien
morte avec leurs errements initiaux, ou bien
continuée, grâce à eux, loin du terrain socio-
politique où ils l’avaient rencontrée – révolu-
tions médiatique, culturelle, sexuelle, techno-
logique, et pourquoi pas, tant qu’à accoler à
ce vieux signifiant des qualificatifs paradoxaux,
la révolution « conservatrice » des années
Reagan-Thatcher, ou la révolution publicitaire
de l’enfant prodigue Jean-Paul Goude (qui
concevra le défilé du bicentenaire de 1789,
maintenant que « la révolution française est
terminée (5) »). Qu’il s’agisse de la déclarer
obsolète, et toujours-déjà criminelle, ou de la
faire glisser du côté de l’ironie publicitaire ou
de la télévision à péage, la notion de révolu-
tion se trouve confisquée par les parangons
de cette trahison vertueuse, volée par avance
aux refuzniks à venir, comme si les soixante-
huitards, du moins les plus carriéristes d’entre
eux, préféraient être enterrés avec plutôt que
Pierre Guillaud/aFP

la voir leur survivre, et leur échapper. La liste


est longue des exemples d’une telle confisca-
tion. À commencer par la GP, cette Gauche
prolétarienne maoïste et jusqu’au-boutiste
dissoute en novembre 1973 dans le dos

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Dossier Vivre en infidèle 72

de sa « base ». Révolution médiatique : circonstanciel. Comme pour Christian Blanc

Tous traît
Serge July, de tournant atlantiste en tentation (futur PDG d’entreprises publiques) ou Phi­
libérale, a conduit peu à peu le quotidien Libé- lippe Sollers (passé du maoïsme littéraire de
ration « de Sartre à Rothschild (6) ». Techno­ la revue Tel quel, version 1973­1974, aux
logique : Alain Geismar a été « monsieur cercles balladuriens des années 1990). Mais
informatique » à la Direction générale des c’est en essayistes à succès que les mêmes

P
télécommunications. Culturelle : Marin Kar­ nouveaux philosophes participent activement eu de livres sont à la fois
mitz, avec MK2, a inventé une nouvelle façon au grand retournement, lorsqu’ils prônent par aussi célèbres et aussi
de produire et de distribuer des films. Révo­ exemple, après les attentats de sep­ mal compris que La Tra-
lution spirituelle, ou étymologique, si ce tembre 2001, un Occident décomplexé contre hison des clercs (1927). Julien
terme d’astronomie peut désigner aussi un les traîtres et leur mauvaise conscience qui le Benda y accuse « les clercs »
retour à soi, et à une transcendance nostal­ rongeraient de l’intérieur et les mille et un d’avoir trahi, en se livrant aux
gique : Benny Lévy est parti à Jérusalem étu­ barbares qui l’assiégeraient du dehors. passions politiques et en mépri­
dier le Talmud, Jean­Claude Milner a relu sant tout idéal supra­temporel,
toute la modernité européenne comme un Les attiédis et les endeuillés leur fonction traditionnelle :
seul vaste crime antisémite, et, sur un autre Au­delà, chaque trajet individuel demeure combattre le réalisme politique
front, Christian Jambet a glissé vers la pensée irréductible aux logiques d’une même caste et le nationalisme au nom des va­
soufie et l’islam perse. Ou encore révolution socioculturelle, ou d’une génération fière, leurs transcendantes de vérité et
confisquée, interdite d’avenir : Olivier Rolin, avec ses réflexes grégaires et son narcissisme de justice. Il s’en prenait à
ancien chef militaire de la GP, explique à une collectif. Ainsi qu’en témoignent, pour presque toute sa génération in­
adolescente mutique assise à la place du mort, prendre deux derniers exemples, atypiques tellectuelle, à Barrès, à Maurras,
au fil des tours de boulevard périphérique qui et sans rapport, d’un côté l’itinéraire d’un à D’Annunzio, à Sorel et aux
composent son roman Tigre en papier, qu’il Michel Le Bris, convaincu d’offrir aux idées marxistes, mais aussi aux pen­
se sera bien amusé, qu’il aura été héroïque, radicales de sa jeunesse un prolongement lit­ seurs allemands de la lignée de
qu’il aura cru en un avenir radieux, et qu’il téraire et aventurier du côté des grands es­ Herder et de Nietzsche, et, pour
faut désormais faire le deuil de ces trois mira­ paces et de l’écriture de voyage (en fondant leur culte de l’action et du de­
ges – le jeu, l’héroïsme et la vieille promesse le festival Étonnants Voyageurs), et, de l’autre venir, à Bergson et au pragma­
d’émancipation collective (7). Le reste est à côté, l’évolution d’un Régis Debray, rejoignant tisme, ainsi qu’à son ancien ami
l’avenant : trotskistes convertis au réalisme la gauche d’État pour que le progressisme ne Péguy, dont il semblait pourtant
social­démocrate (Henri Weber), à la culture soit pas mort avec son compagnon Che Gue­ reprendre le thème « Tout com­
audiovisuelle (Michel Field) ou au journalisme vara, ou théorisant les médiations matérielles mence en mystique et finit en
d’investigation (Edwy Plenel), anarchistes qui font l’impact des idées (avec sa médio­ politique ». À droite, chez les
passés du côté de l’urbanisme mitterrandien logie) pour ne pas en rester aux déceptions maurassiens et les catholiques,
(Roland Castro) ou du souverainisme antipro­ de la politique « réelle ». Dans tous les cas, on lui objecta que les grands pen­
gressiste (Pierre­André Taguieff), électrons c’est en accompagnant un certain tournant seurs chrétiens n’avaient jamais
libres tentant l’impossible fidélité au cœur historique, parfois même en le devançant avec rejeté le temporel ; à gauche,
d’une époque hostile, surtout du côté de la zèle, que les représentants d’une même Nizan fit de lui le parangon de
presse alternative (Michel­Antoine Burnier, époque, et d’une même jeunesse enfiévrée, l’idéalisme bourgeois dans Les
Jean­François Bizot, Michel Butel), et, à l’in­ ont cru bon de déclarer caduque, par le Chiens de garde. Le message de
verse, anciens étudiants communistes deve­ roman, le cinéma ou la réflexion théorique, Benda était d’autant plus brouillé
nus les ennemis les plus virulents de tout la vieille idée biséculaire de l’émancipation que, comme le disait Thibaudet,
changement social, en en théorisant les illu­ sociale et de l’autodétermination collective. « ses clercs marchent comme des
sions philosophiques dans des rapports com­ Mais, ce qu’ils voulurent ainsi mettre à mort, chanteurs d’opéra » vers un idéal
mandés par le pouvoir (Blandine Kriegel), en « traîtres » au moins à l’énergie de leurs qui semble chrétien (Benda vou­
concoctant des bilans historiques du commu­ vingt ans, d’autres créateurs, d’autres écri­ lait que, comme Jésus, le clerc
nisme pour le moins biaisés (Stéphane Cour­ vains et d’autres penseurs choisirent d’en dé­ introduisît du scandale dans le
tois avec Le Livre noir du communisme, Fran­ ployer les fantômes, d’en analyser les spectres, monde), mais aussi radicalement
çois Furet avec Le Passé d’une illusion), en le d’en vaporiser les possibles, morts et vivants athée. Le malentendu atteignit
vomissant à longueur d’éditorial (Alexandre à la fois. Après la trahison, vint ainsi l’obses­ son comble quand Benda prit
Adler), en lui préférant le changement écono­ sion de ce qu’il reste. Et après l’ère des retour­ des positions politiques radicales
mique (Jacques et Claudie Broyelle avec le nements de veste, celle d’une danse sans fin durant les années 1930, incar­
magazine Valeurs actuelles), ou en s’enga­ avec les fantômes : « Le deuil du communisme nant l’aile gauche de La NRF, au
geant plus récemment en faveur du candidat est notre idéologie, notre communauté est grand dam de Brasillach, de
« anti­68 » Nicolas Sarkozy (André Glucks­ celle de ce doute, de ce deuil inébran­ Drieu et de la presse de droite et
mann). La stratégie des « nouveaux philo­ lable (8) », déclarait Marguerite Duras en 1990, antisémite. Quand, après guerre,
sophes », que Bernard­Henri Lévy lançait dans comme l’ouverture d’un nouvel épisode, le il devint un compagnon de route
l’espace public français à la une des Nouvelles début de la fin de la fin, et la clôture du long des communistes, approuvant
littéraires en juin 1976, ne relève ici que par­ chapitre des trahisons. l’épuration et les procès stali­
tiellement de ce paradigme de la trahison ver­ niens, le clerc finit par être ac­
(6) « Libération » de Sartre à Rothschild,
tueuse, le passage par l’extrême gauche des Pierre Rimbert, éd. Raisons d’agir, 2005.
cusé d’être lui­même un traître à
Lévy, Glucksmann, Bruckner ou Finkielkraut (7) Tigre en papier, O. Rolin, éd. du Seuil, 2003. ses propres idéaux.
n’ayant été que très temporaire et purement (8) Entretien, Le Nouvel Observateur, 24 mai 1990.

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res à Platon selon Julien Benda


Que veut dire Benda quand il « régimes de vérité ». Il vénère les
parle de trahison ? Ses « clercs » savants, les universitaires, ceux
ne sont pas ce que l’on appelle qui s’en tiennent à leur spécialité,
d’ordinaire les « intellectuels », là où nous ne louons plus que les
mais un certain type idéal, qui ne passeurs, les transgresseurs de
s’est incarné qu’à de rares mo- frontière. Il professe le respect
ments où des hommes voués à pour l’intellect, là où nous ap-
l’esprit sont venus rappeler aux prenons à ne respecter que l’ex-
puissances politiques « Mon pression des émotions et des
royaume n’est pas de ce monde », passions.
et dont le paradigme fut pour lui
l’affaire Dreyfus, « véritable palla- Les idéaux éludés
dium de l’histoire ». Mais son La grande différence entre
propre parcours politique montre l’époque de Benda et la nôtre
qu’il est difficile de jouer ce rôle tient au sens qu’il donnait à la
de chevalier blanc. Le credo de notion de trahison. Trahir sup-
Benda est essentiellement plato- pose la reconnaissance des
nicien : il y a des valeurs réelles, idéaux et des personnes qu’on
éthiques, esthétiques, mais aussi trahit : Judas savait qui était
et principalement intellectuelles. Jésus, Brutus respectait César,
Il nous rappelle que faire œuvre Julien l’Apostat savait ce qu’était
dans le domaine de l’esprit, du la foi chrétienne, Ganelon aimait
savoir et de l’art entraîne des en- Roland. Une partie des clercs
gagements spécifiques, vis-à-vis auxquels s’adressait Benda
de la recherche du vrai et des avaient encore une idée des
preuves, de la nature de l’en- idéaux qu’ils étaient accusés de
quête intellectuelle et des vertus trahir. D’autres les ignoraient ou
propres au savant et à l’écrivain, les refusaient explicitement. On
qu’il ne faut confondre ni avec les ne trahit pas ce que l’on n’a ja-
engagements moraux ni avec les mais accepté ou respecté. En ce
engagements politiques. Il ne sens le message de Benda est
prône pas le désengagement, voué à l’échec, car ce qu’il disait
harlingue/roger-viollet

mais demande que les engage- aux intellectuels de son époque


ments se fassent dans leur sphère est qu’ils auraient dû se sentir
propre, quand bien même les va- traîtres. Mais la plupart ne se
leurs peuvent entrer en conflit. Il sentirent jamais trahir quoi que
refuse que l’on associe systéma- ce soit. Sartre théorisa même
tiquement la responsabilité de qu’on était voué à être un traître
l’écrivain, du savant et du philo- ou un salaud si l’on n’assumait
sophe à une responsabilité seu- pas sa liberté, quels que soient dans lesquels ils ne voient que du Julien Benda
lement politique, mais aussi que nos actes ou nos buts. Mais moralisme déguisé. Au mieux ils (1867-1956).
l’on absolve un écrivain de toute qu’est-ce qu’une responsabilité ne leur rendent qu’un hommage
responsabilité simplement parce qui n’est responsable devant indirect, en les simulant, comme
qu’il est écrivain. Il parle de va- rien ? Une liberté qui n’est pas ces penseurs qui ne cessent de
leurs intellectuelles autonomes, fondée sur la raison ? Quant aux nous dire que nous n’avons ja- À lire
là où nous ne voyons plus que faux intellectuels d’aujourd’hui, mais été modernes, que nous
La Trahison
volonté de savoir et stratégies de ils ne trahissent rien, parce qu’ils n’avons jamais souscrit aux prin- des clercs (1946),
pouvoir. Il parle de vérité, là où n’ont jamais seulement épousé cipes de la raison et n’avons pas à Julien Benda,
nous ne voyons plus que des les idéaux de la vie de l’esprit, y souscrire, mais s’empressent de éd. Grasset,
se faire décerner des brevets de « Les Cahiers rouges »,
rationalisme. Le clerc, en un 330 p., 9,95 €.
Pour Benda, faire œuvre dans le domaine Les Lois
de l’esprit entraîne des devoirs spécifiques, siècle, est souvent passé de la tra-
de l’esprit. Julien
qu’il ne faut pas confondre avec hison à l’imposture, et de l’im- Benda ou la raison,
les engagements moraux ou politiques. posture à la simple foirade. Pascal Engel,
Pascal Engel éd. Ithaque, 356 p., 30 €.

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Dossier Lire, écrire, trahir 74

« Le beau mandat
d’être infidèle à tout »
Comment changer sans trahir ? Comment vivre sans ruptures
ou retournements ? Certains auteurs font de la versatilité leur
seule certitude : le dernier Sartre, Gary, Michaux, Gombrowicz…
Par Jean-Pierre Martin

L
e mot « trahison » nous conduit vers des che- tout divers, encore hallucinés par l’intrusion À lire
mins balisés dont il n’est pas facile de s’écar- de l’Histoire (3) » – voué, comme lui autre- Éloge de l’apostat,
ter. Comment redorer le blason d’une valeur fois, à la rumination intérieure. Rien de pis ou La Réinvention
perçue aussi négativement ? Il faudrait com- que d’être mis sur la touche, de renouer avec de soi,
mencer par se soustraire au code moral qui la condition de l’homme seul. Jean-Pierre Martin,
prétend établir dans nos têtes un fossé Une telle fascination à l’égard du tout- éd. Le Livre de poche,
336 p., 6,60 €.
infranchissable entre la fidélité et la trahison. politique et de son incarnation dans une
Mais aussi prendre la mesure d’une autre cause partisane, qui place le dissident, le
emprise : celle d’une morale politique qui a
accentué la terreur de la trahison.

Abomination du renégat
(1) Situations IV, Qu’on se souvienne de l’époque où l’injure
J.-P. Sartre,
éd. Gallimard, 1964, suprême, dans le jargon léniniste, était
p. 233. « social-traître ». La religion de ce qu’on
(2) La Conspiration appelait alors « le Parti » avait porté très haut
(1938), Paul Nizan, le culte de la fidélité, dans la continuation
éd. Folio, p. 61.
(3) « Merleau-Ponty d’une morale féodale et militaire. En ce
vivant », Situations IV, temps-là, chaque militant pensait se prouver
op. cit., p. 233. à lui-même que « le libre examen du dogme
(4) Le Siècle, Alain
Badiou, éd. du Seuil, est le commencement de la trahison (1) ». Au
« L’Ordre point que Merleau-Ponty, avant de revenir
philosophique », 2005, sur sa position dans Les Aventures de la dia-
p. 94, et p. 80. lectique, écrivait dans Humanisme et ter-
(5) L’Arrogance du
présent, Jean-Claude reur : « Tout opposant est un traître, mais
Milner, éd. Grasset, tout traître n’est qu’un opposant. » En ce
« Figures », 2009, p. 15. temps-là, Nizan, bien placé pour évoquer la
(6) La Corde raide
(1953), Arthur Koestler, question, écrivait dans La Conspiration :
dans Œuvres « On a rarement le cœur de se désavouer et
autobiographiques, de crier sur les toits qu’on a cru un jour les
éd. Robert Laffont, menteurs sur parole ; il faut être bien fort
« Bouquins », p. 73.
(7) Les Clowns lyriques pour ces aveux publics, on aime mieux avoir
(1979), Romain Gary, été complice que naïf (2). »
éd. Folio, p. 28. La figure du renégat fut au centre d’une
(8) Journal du voleur,
Jean Genet, éd.
mythologie de l’engagement et de la vision
Gallimard, 1949, p. 34. politique du monde. La terreur de la trahi-
(9) Ecuador (1929), son, c’était en particulier la terreur du sans-
Henri Michaux, éd. parti, celle du déserteur livré à lui-même.
Gallimard, 1968, p. 86. Aux côtés de Nikita
(10) Contre les poètes, Dans le portrait que Sartre fera en 1961 de
Witold Gombrowicz, Merleau-Ponty (qui s’était retiré en 1952 de Khrouchtchev,
éd. Complexe, la politique et du compagnonnage), il décrit Jean-Paul Sartre
1988, p. 64. la dernière période de son ami comme celle et Simone de
(11) Les Mots (1964), Beauvoir en visite
J.-P. Sartre, éd. Folio, d’un être « exilé dans le gaz pauvre de la vie
p. 199. solitaire », sans oxygène, avec « ces hommes en URSS en 1960.

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sceptique ou le déserteur dans la position du traître, nous sommes tout à la fois l’un et
traître, pourrait sembler obsolète. Elle garde « Nous devons tuer en nous l’autre. » D’autres comme Genet ou Michaux,
pourtant une certaine actualité. Il y a peu, ce qui est pour parvenir à non contents de se présenter comme des
Alain Badiou prônait « la fidélité à l’événe- ce qui sera. » Witold Gombrowicz traîtres, en revendiquent le statut comme
ment » (soit : à la Révolution culturelle une conquête. Ils savent à quel point le
chinoise), désignant Simon Leys comme passé. L’adolescent gauche, le jeune niais « moi » est labile, multiple, changeant, provi-
avant-garde « de l’esprit renégat et contre- d’autrefois nous apparaît rétrospectivement soire, à quel point « il se fait de tout ». Genet :
révolutionnaire ». Il dénonçait « les renégats si ridicule et si détaché de notre propre iden- « Je connus le bonheur de la trahison, non
du maoïsme (4) » et forgeait le mot « renéga- tité que nous le traitons automatiquement encore la joie de la trahison, mais déjà la
tion ». À quoi Jean-Claude Milner semble avec un sourire amusé. C’est une trahison confusion s’établissait, insidieuse, qui me
répondre obliquement : « J’ai connu bien des grossière, mais on ne peut s’empêcher de ferait nier les oppositions fondamen-
bifurcations et des retournements ; afin trahir son passé (6). » tales (8). » Michaux : « Ça c’est ma clef :
d’éviter les pertes de temps, je trancherai Le principe d’infidélité se présente ainsi traître (9). » Il y a bien sûr la volonté de briser
dans le vif : la fidélité n’est pas mon fort ; elle comme un garde-fou. On sait gré à Blanchot un tabou. Mais ne voyons pas là seulement
n’a rien à faire là où la pensée est engagée. d’avoir trahi ses idéaux d’extrême droite et une provocation ou une sorte de blasphème.
Une erreur ne devient pas vérité sous pré- d’affirmer que « l’antisémitisme est la faute Revendiquer la part du traître en nous, c’est
texte qu’on y a longuement adhéré (5). » capitale » – au contraire de Drieu, affirmant assumer la nécessité de notre condition ver-
Milner envisage l’existence comme une suite qu’il « meurt antisémite ». Et pourtant, la tra- satile, c’est dire la vertu de la désertion. Tout
de convocations « hétérogènes les unes aux hison reste taboue. Si l’on quitte le terrain comme Gombrowicz quittant la polonité
autres » – et non comme une vocation politique, elle n’a pas meilleure presse. pour l’Argentine, ou Pasolini abjurant les
unique. La « loi d’abandon » est la condition Intime ou sociale, subie ou perpétrée, elle années 1960, Genet et Michaux nous invitent
nécessaire afin de défaire les nouages. Le fait des ravages. L’Octave de Musset dans La à ne pas plier face à l’expérience de l’abju-
Koestler, apostat du Komintern, ne dit pas Confession d’un enfant du siècle, Antoine ration comme trauma, à ne plus s’éprouver
autre chose dans La Corde raide : « Nous ne Bloyé, qui donne son nom au roman de comme un être monolithique, égal à lui-
sommes pas seulement infidèles envers les Nizan, vivent sous l’emprise de cette passion même, englué dans le panurgisme d’un
autres, nous le sommes envers notre propre triste. Tous deux en ressassent les effets, ils groupe, prisonnier d’un ordre moral pour
en paient les dividendes en mélancolies lequel la mutabilité de la pensée est une
endémiques ou en jalousies délirantes. La menace. Face à la doxa de la fidélité, ces pro-
vita nova leur est interdite. L’expérience de fesseurs d’insoumission dressent la figure du
la trahison aurait pu présider à une sorte de fugueur ou de l’enfant parjure. Ils assument
satori. Elle conduit au contraire à l’auto- sans culpabilité la condition humaine qui
destruction. nous est faite : continuer à vivre, c’est se tra-
hir, en ce sens que nous muons, que nous
« Ça c’est ma clef : traître » nous débarrassons de nos vieilles peaux.
Une trahison vous a coupé en deux ? Elle Nous trahissons dès que nous nous atta-
vous a expulsé du paradis ? La belle affaire ! quons à l’orthodoxie, à l’institution ou à la
Ce faisant elle vous a dépucelé, elle vous a cohésion d’une communauté ; dès que nous
délivré de votre idiote naïveté, vous a jeté nous expatrions ou que nous faisons séces-
dans une solitude que vous ne connaissiez sion ; dès que nous nous dissocions de nous-
pas, vous a dépouillé de vos certitudes. C’est mêmes afin d’accéder à « la liberté d’un deve-
une chance. À partir d’elle, tout à nouveau nir ouvert » (Gombrowicz) ; dès que nous
est possible. D’ailleurs qui, dans sa vie, peut assumons les petites morts qui ponctuent
prétendre n’avoir jamais trahi ? Qui ne s’est nous existence : « Nous devons tuer en nous
pas senti trahi ? À condition de ne pas vivre ce qui est pour parvenir à ce qui sera (10). »
la trahison comme une aliénation, mais La trahison est un moment nécessaire dans le
comme une expérience à la fois singulière devenir individu, lequel suppose ce que les
et commune, on peut lui reconnaître une Grecs appelaient une metanoia. Dans la
vertu, une nécessité, le mérite d’un savoir marche linéaire d’une existence, elle introduit
irremplaçable. l’imprévu d’un événement. Elle oppose à la
Pour reposer différemment une question vie courante une vie trouée et rebondissante.
que le langage semblait avoir tranchée, pour En un mot, elle fait de la vie une aventure.
dire combien le mot « trahison » est un leurre Mais la trahison est aussi la condition de la li-
et démystifier l’idée convenue d’une « fidé- berté et de la solitude nécessaires à la vocation
lité à soi » (quel est ce soi permanent, telle- de l’écrivain. Le Sartre des Mots le sait bien,
ment content de lui pour qu’on puisse s’en lui qui a reçu « le beau mandat d’être infidèle
satisfaire ?), on peut compter sur quelques à tout » : « Je devins traître et je le suis resté,
écrivains subtils. Ainsi Romain Gary : « Pedro j’ai beau me mettre entier dans ce que j’en-
jazz éditions/gamma

était déjà communiste à cette époque et il treprends, me donner sans réserve au travail,
l’était toujours : il avait, en somme, beau- à la colère, à l’amitié, dans un instant je me
coup changé (7). » Ainsi Primo Levi : « Dans renierai, je le sais, je le veux, et je me trahis
la vie, nous oscillons, nous tergiversons, nul déjà, en pleine passion, par le pressentiment
n’est tout à fait fidèle et nul n’est tout à fait joyeux de ma trahison future (11). »

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Dossier Lire, écrire, trahir 76

Quand les personnages


se pourvoient en justice
Saisis par des personnes s’étant reconnues dans des récits,
les tribunaux sont souvent appelés à mesurer si le livre mis
en cause relève ou non de la fiction – un critère peu pertinent.
Par Mathieu Simonet

L
es écrivains ont des yeux, des oreilles, une
langue, des mains. Ils vivent des expériences
sensorielles qui se stockent dans leur cer­
veau. Pendant un temps plus ou moins long,
ces matériaux macèrent. Le travail de mé­
moire, d’imagination, d’écriture, déstructure
ce contenu, qui tombe sur le papier en petits
paquets étranges. Le lecteur les ouvre et res­
sent une émotion nouvelle, que l’écrivain lui­
même n’avait parfois pas imaginée.
Dans certains cas exceptionnels, le lecteur
était présent à l’origine : lorsque l’écrivain a
vu, entendu, senti, goûté, touché l’expé­
rience qui est à l’origine de son roman. Dans
ces cas exceptionnels, lorsque le lecteur est
par exemple un intime de l’écrivain (son
père, son frère, sa maîtresse, etc.), ce lecteur
peut ressentir un malaise car la même expé­
rience, dans son cerveau, a été enregistrée
d’une manière différente que celle qu’il
découvre sur le papier. Le lecteur se met
alors à loucher. Il sent quelque chose qui
cloche. Une forme de trahison : l’écrivain
n’a pas montré l’essentiel, il a changé la cou­
leur des chambres, il s’est donné le beau
rôle, il a volé une histoire qu’on lui avait
contée, etc. Le lecteur, parce qu’il louche,
n’est plus capable d’apprécier (ou de détes­
ter) le livre pour ce qu’il est (un objet tiers « roman ») ? Si la réponse est oui, le tiers qui Christine Angot,
qui irradie) ; il est accroché à ce sentiment estimerait que l’écrivain l’a trahi (parce que le 25 mars 2013,
d’être la sentinelle qui a démasqué un le livre révèle par exemple des détails sur sa lors du procès en
traître. Dans quelle mesure le droit peut­il vie sexuelle, qu’il avait confiés sous le sceau diffamation pour
être un outil pertinent pour gérer ce type de du secret) sera « débouté » de ses demandes ; usage de la vie
psychodrame ? on estimera que sa plainte repose sur une privée d’Élise Bidoit
Face à de tels conflits, les juristes com­ forme de paranoïa : « L’écrivain ne peut pas dans son livre
mencent en général par s’interroger sur la vous avoir trahi : il s’est inspiré de son ima­ Les Petits.
nature du livre : s’agit­il d’une fiction (d’un gination, pas de vous ! » Le 27 mai, elle a été
condamnée,
Les magistrats ne rédigent pas simplement Travestir, changer, modifier avec son éditeur,
un jugement, ils produisent un texte, À mon sens, cette position de la jurispru­ Flammarion,
au sens littéraire du terme, qui va apaiser dence n’est pas pertinente : je ne crois pas à verser 40 000 €
ou exacerber le sentiment de trahison qu’il existe d’un côté les œuvres de fiction de dommages et
perçu par un plaignant. (qui excluraient par définition toute forme intérêts.
de trahison) et de l’autre les œuvres de

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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inspirés (leur profession, leur âge, la couleur que néanmoins il la publie), on peut penser
de leurs cheveux pourront par exemple être qu’un magistrat aura tendance à privilégier
modifiés). Paradoxalement, le fait de traves- l’intérêt du personnage sur celui de l’écri-
tir certains événements, de changer des vain. Par exemple, la cour d’appel de Rennes,
dates, de modifier des noms de villes, d’ino- dans un arrêt en date du 17 mai 2011, a
culer un peu ou beaucoup d’imagination ordonné l’interdiction de la vente du livre
dans le livre, ne change rien au sentiment de Chronique d’un village breton sous l’occu-
trahison. Au contraire. Certains « person- pation allemande à la demande d’une des
nages » peuvent en effet avoir le sentiment personnes que l’écrivain avait rencontrées
d’avoir été trahis deux fois : d’abord, parce pour son projet. Cette interdiction s’explique
qu’on a révélé leur histoire ; ensuite, parce notamment parce que l’écrivain s’était for-
qu’on a travesti cette histoire. Juridiquement mellement engagé à ne publier aucune des
cette double trahison a pourtant tendance à informations recueillies dans certains docu-
s’annuler : si un écrivain « vole » la vie d’un ments, susceptibles de porter atteinte à la vie
tiers mais qu’il la travestit suffisamment, son privée de tiers. Cet engagement formel
livre sera considéré comme une fiction ; il (mentionné dans le livre, en page 133), que
sera donc irréprochable sur un plan juri- l’écrivain n’aurait pas respecté, constitue une
dique. Du point de vue du personnage, cette forme de trahison, qui a contribué à l’inter-
analyse peut être perçue comme une forme diction du livre.
de trahison judiciaire : en plus de donner rai-
son à l’écrivain, les magistrats nient sa souf- Moins de droits pour les écrivains
france. Ce déni (qui est en partie gratuit) que pour les journalistes
peut être insupportable pour le personnage. On peut se demander si cette vision n’est
Selon moi, il est important que les magistrats pas un peu trop angélique : un écrivain doit-
aient en tête l’importance symbolique des il nécessairement respecter sa parole pour
phrases qu’ils posent sur leur décision. être autorisé à publier un livre ? Impose-t-on
Lorsqu’ils rendent justice, ils ne rédigent pas les mêmes contraintes aux journalistes (par
simplement un jugement (avec des condam- exemple aux journalistes d’investigation) ?
nations, des interdictions, des prises de posi- Dans le journalisme, nul ne conteste que la
tion), ils produisent également un texte, au liberté d’informer implique de violer, en par-
sens littéraire du terme, qui va apaiser ou tie, le respect de la vie privée d’autrui, voire
exacerber le sentiment de trahison perçu par de ne pas tenir sa promesse. Cela ne dis-
un plaignant. pense évidemment pas le journaliste de res-
Assez souvent, dans ce type de contentieux, pecter certaines règles déontologiques. Mais
les magistrats ne remettent pas en cause la ces règles ne signifient pas qu’un journaliste
souffrance du personnage ; ils estiment en s’engage, par principe, à ne révéler que les
effet que le livre litigieux n’est pas une fic- informations souhaitées par ses « sujets
tion, qu’il existe trop de points communs d’observation ». Ce droit de trahison,
entre la réalité et le « roman ». Dans ces accordé aux journalistes, doit-il être refusé
hypothèses, les juges sont face à un aux écrivains ? Actuellement, la jurispru-
dilemme particulièrement complexe. En dence semble effectivement admettre qu’un
visual press agency

effet, la Cour de cassation a affirmé que la écrivain a moins de droits qu’un journaliste
liberté d’expression d’un écrivain et le res- de commenter l’actualité. Ainsi, la Cour de
pect de la vie privée d’un personnage ont cassation, dans un arrêt du 9 juillet 2003, a
exactement la même valeur. L’un ne doit interdit à Françoise Chandernagor de publier
pas supplanter l’autre, a priori. Il appar- des chroniques littéraires dans Le Figaro en
non-fiction (qui potentiellement pour- tient donc aux magistrats de faire une ana- lien avec une affaire criminelle, qui était
raient, elles, être une arme de trahison). lyse, au cas par cas, pour privilégier soit pourtant amplement commentée dans la
Selon moi, la plupart des écrivains s’ins- l’écrivain soit le personnage. presse, et ce en toute légalité. La Cour de
pirent plus ou moins de leurs proches (y Face à ce casse-tête juridique, la trahison cassation justifie cette différence de traite-
compris dans les œuvres qui sont qualifiées caractérisée de l’écrivain ou du personnage ment ainsi : face au respect de la vie privée,
de « fiction » par la jurisprudence). L’écri- peut être utilisée par les magistrats, pour un journaliste oppose le « besoin légitime
vain ingère, et restitue sur le papier, des élé- donner raison à « l’autre » (celui qui n’a pas d’information » alors qu’un écrivain ne peut
ments qui appartiennent en partie à des trahi). Par exemple, si une personne accepte opposer, lui, que le « seul agrément des lec-
tiers. L’écrivain n’étant pas le porte-parole que sa vie soit utilisée par son conjoint écri- teurs »… Cette distinction (méprisante pour
de ses proches, il trahit nécessairement vain, et qu’elle revient arbitrairement sur sa la littérature) me semble particulièrement
leurs pensées, leurs actes, leurs fantasmes, décision, ce revirement pourra être assimilé contestable. On peut même y voir une forme
leurs symboles. à une forme de trahison. En conséquence, de trahison du droit : à travers une phrase
Pour diminuer le risque de poursuites judi- elle risquera de perdre son procès. De anodine (que peu d’écrivains ont lue), la lit-
ciaires, les avocats des écrivains conseillent à manière inverse, si l’écrivain n’a pas tenu sa térature a pris un coup de poignard dans la
leurs clients de brouiller les éléments d’iden- parole (s’il a promis, par exemple, qu’il ne nuque. Aujourd’hui encore (dix ans après)
tification de ceux et de celles dont ils se sont révélerait pas le contenu d’une histoire, et elle saigne dans les prétoires.

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Dossier Lire, écrire, trahir 78

Kafka, métamorphosé
à son corps défendant
C’est le fameux « testament trahi », pour reprendre Kundera :
refusant de brûler les textes de son ami Kafka, Max Brod les a
édités mais les a aussi, en toute bonne foi, lissés et reformulés.
Par Claudine Raboin

D
ans le film Kafka, de Steven Soderbergh Examinons les faits. En juillet 1924, deux se-
(1991), un écrivain du même nom est invité maines après la mort de Kafka, Max Brod jus-
par un fossoyeur à emprunter une voie tifie sa décision en publiant dans un hebdo-
secrète qui mène du cimetière juif de Prague madaire berlinois les deux notes trouvées
au château. Au moment de disparaître dans Max Brod dans les papiers de son ami. Il présente la plus
la tombe à double fond que lui indique l’ami vers 1920. brève des deux, où Kafka lui demande de tout
de fraîche date, l’écrivain demande à celui-ci brûler, comme la plus
de détruire tous les manuscrits qu’il laisse récente, pensant que
derrière lui, s’il ne revenait pas : c’est ce que l’autre, dans laquelle
ferait un véritable ami, dit-il. « Un ami ? Pas Kafka recense les six
nécessairement », répond le fossoyeur. titres qu’il accepte de
Dans la référence oblique au mythe kafkaïen léguer à la postérité
qui gouverne le film, la boutade reste signifi- (Le Verdict, Le Sou-
cative de l’opinion qui prévaut dans l’histoire tier, La Métamor-
des dispositions testamentaires de Kafka que phose, Dans la colo-
son ami Max Brod n’a pas respectées en nie pénitentiaire, le
publiant après sa mort l’ensemble de ses recueil Un médecin
manuscrits. L’affaire est connue et la cause est de campagne, et le
entendue : la trahison de Max Brod (1884- récit Un champion
1968) à l’encontre de Franz Kafka (1883-1924) de jeûne), est plus
est de l’espèce « noble » ; même Kundera, qui ancienne. Erreur de
poursuit Brod de sa vindicte tout au long de bonne foi ou drama-
Lettre adressée son essai Les Testaments trahis (1993), tisation involontaire ?
par Kafka concède, dans les dernières pages, qu’il aurait On a finalement daté
à Max Brod été terriblement embarrassé s’il s’était trouvé la seconde note du
rue Des archives

en décembre 1917 : dans la situation d’avoir à brûler les trois 29 novembre 1922,
l’écrivain y évoque romans posthumes de Kafka. l’autre remontant à la
sa peur des souris. fin de 1921. C’est en
1921 qu’aurait eu lieu
le dialogue que Brod avance comme argu-
ment principal à sa décharge ; Kafka faisant
état de cette disposition testamentaire expé-
ditive, Max Brod aurait répondu : « Si tu me
crois sérieusement capable d’une telle chose,
je te préviens tout de suite que je ne ferai pas
PPP

ce que tu me demandes. » Ces propos éveillent


/Max

l’écho d’un échange épistolaire de dé-


DPa

cembre 1918, dans lequel c’est Max Brod le


lDt/

premier qui, à la veille d’un voyage, institue


wo
ck

son ami en exécuteur testamentaire, le priant


Blo

de brûler sans les lire un certain nombre de


iel
Dan

documents qu’il trouvera chez lui ou à son


bureau ; Kafka y répond par une plaisanterie :
« Très cher Max, ce ne sera pas exécuté, mais

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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on en tiendra compte », avant d’ajouter qu’il sur l’ordre des chapitres du Procès, ou sur
garde depuis longtemps dans son portefeuille Brod a aussi pesé sur l’incidence d’une ponctuation qui casse le
une carte de visite à lui destinée, « avec une la réception de Kafka, rythme de la phrase kafkaïenne. Mais il est
disposition analogue et très simple ». en promouvant une lecture très intéressant de constater qu’il prévoyait
Le travail que se prépare à accomplir Brod en religieuse, optimiste que la discussion sur la meilleure façon d’édi-
1924 s’inscrit dans une amitié littéraire qui a et sioniste de ses livres. ter Kafka serait sans fin. Seule une photogra-
duré vingt ans, et a tôt produit ses fruits, par- phie des manuscrits pourrait apporter une
delà les différences et les divergences. C’est volumes de récits, de journaux et de corres- certitude complète, selon lui. Tout système
Brod, découvreur et promoteur de talents, pondance, chez Heinrich Mercy. En 1939, il éditorial implique des choix, et l’édition phi-
qui en 1912 entraîne Kafka chez Ernst Rowohlt faut fuir. Dans Une vie combative, Brod lologique et critique qu’il appelait de ses
et Kurt Wolff, à Leipzig, pour éditer son pre- raconte ce deuxième sauvetage des manus- vœux devrait fatalement agir en ce sens.
mier recueil, Méditation ; c’est lui que Kafka, crits de Kafka, qu’il emporte avec lui en Pales-
en avril 1924, priera instamment de faire tine. Les œuvres complètes de Kafka seront Des manuscrits qui doivent
publier le plus rapidement possible Josephine rééditées à partir de 1946 à New York, où s’est toujours être interprétés
la cantatrice. Ce que dit Malcolm Pasley, installé Schocken, et paraîtront sous licence Les prédictions de Brod se sont réalisées.
l’éditeur scientifique des journaux de voyage à Francfort à partir des années 1950. Une première édition critique des œuvres de
que Brod et Kafka ont tenus en parallèle Il y a bien des façons de trahir Kafka en le sau- Kafka a paru chez Fischer, à Francfort, de
entre 1910 et 1912, ainsi que de leur corres- vant. Max Brod a donné prise à la critique en 1982 à 1996, et se poursuit actuellement avec
pondance complète (1904-1924), vaut égale- se faisant le propagandiste d’une interpréta- l’édition de la Correspondance. Elle présente
ment pour l’ensemble de leurs écrits : il serait tion religieuse et positive de l’œuvre de Kafka, les cahiers, carnets et feuilles volantes pos-
injuste de comparer les deux écrivains. Au qui perce dès sa Biographie (1937), s’illustre thumes en reconstituant le dernier état li-
contraire de Kafka qui, dans ses lettres, sem- dans son roman Le Royaume enchanté de sible des manuscrits. Dans son appareil cri-
ble incapable d’écrire autrement que sous l’amour (1938), où Kafka apparaît sous les tique, elle donne la totalité des variantes et
forme littéraire, Brod sépare très nettement traits idéalisés du personnage de Richard répertorie les amendements éditoriaux aux-
la sphère publique et la sphère privée, les tra- Garta, austère, pur et juste. Elle culmine dans quels il a été nécessaire de procéder pour
vaux littéraires de sa correspondance ou de ses essais de 1948 (« Franz Kafka. Sa foi et sa rendre le texte accessible. Elle a révélé que
son journal. Kafka se plaint parfois que Max doctrine ») et 1959 (« Désespoir et rédemp- Brod, malheureusement, avait parfois inter-
Brod ne comprenne pas ses doutes et ses tion dans l’œuvre de Kafka »). Brod crédite polé ou rabouté des fragments pour faire
angoisses ni son attitude ambivalente à l’égard Kafka d’une théologie optimiste, et d’une émerger la cohérence de maints récits. De-
de son œuvre ; mais c’est à lui aussi qu’il offre pensée sioniste, pour faire pièce aux interpré- puis 1995, date à laquelle l’œuvre de Kafka
symboliquement Le Verdict, le premier de ses tations pessimistes et nihilistes de son œuvre, est tombée dans le domaine public, les
récits qu’il juge réussi, lorsqu’il note dans son comme on le voit dans la querelle qui l’op- mêmes manuscrits photographiés font l’ob-
journal de 1912, parmi les impressions éprou- pose en 1951-1952 à Günther Anders, que jet d’une deuxième édition, un fac-similé
vées tout au long de la nuit du 22 au 23 sep- Brod accuse d’avoir « assassiné une marion- avec la transcription diplomatique en regard
tembre, « la joie d’avoir quelque chose de nette nommée Franz Kafka ». (éd. Stroemfeld).
beau pour l’Arkadia de Max ». C’est à Max En France, où certains voulaient de nouveau Peut-on donc espérer lire aujourd’hui le
Brod enfin qu’il confie – certes à sa demande brûler Kafka en 1946, parce qu’il représentait « vrai » Kafka dans l’innocence de son état
instante – les manuscrits inachevés du Procès « une littérature noire, moralement nocive et primitif, antérieur au passage de Brod ? La
en 1920 et du Château en 1923, ce roman socialement réactionnaire » (Action, n° 99), possibilité de consulter les fragiles manus-
dont il prétend qu’il n’est fait « que pour être on réactualise le thème de la trahison en por- crits de Kafka dans leur restitution photogra-
écrit, pas pour être lu ». À l’automne 1924, tant Kafka à la scène. En 1947, Gide et Bar- phique présente un intérêt immense pour les
Milena remet à Brod le manuscrit de L’Amé- rault montent Le Procès au Théâtre Marigny, chercheurs. Quiconque tenterait d’y frayer le
rique. Ces trois œuvres constituent aux yeux dans une adaptation que critique vivement chemin d’une lecture suivie s’apercevrait
de Brod ce qu’il y a de plus précieux parmi Brod, qui de son côté donne en 1953 sa ver- cependant qu’il lui faut un interprète ; c’est
les papiers posthumes de son ami ; il les édite sion théâtrale du Château, qui s’achève sur un rôle que même la transcription diploma-
rapidement, parce qu’il a à cœur de montrer la mort de K. dûment porté en terre dans tique en regard ne peut assumer seule :
que Kafka, tenu pour un spécialiste dans l’art une manière de réconciliation finale. Cette l’œuvre n’émerge que du texte construit,
de la forme brève – Kafka à cette époque fois-ci, c’est Maurice Blanchot qui proteste fatalement modifié, donc « trahi » par un pre-
n’est pas du tout un parfait inconnu, contrai- dans « Kafka et Brod » (1954) : « Pourquoi mier lecteur. L’éditeur scientifique scrupu-
rement à une idée encore trop répandue Brod a-t-il jugé bon de s’introduire ici dans leux de l’édition Fischer a plus que jamais sa
aujourd’hui –, est aussi et surtout un maître le secret d’un ouvrage qu’il avait contribué, place dans notre lecture de Kafka, sans
de la grande forme romanesque. plus qu’aucun autre, à garder intact ? » oublier que seul un texte « bien » établi est
Garder Kafka intact est une gageure. Brod accessible à la phase suivante de la trahison :
Existe-t-il un Kafka « intact » ? s’étonne dès 1937 que l’on mette en cause la traduction. Tel est le sort des petits et des
Le Procès paraît à Berlin en 1925, Le Château sa participation active à l’édition des manus- grands fragments inachevés de Kafka que
en 1926 et L’Amérique en 1927, à Munich. crits dont il rectifiait spontanément l’ortho- Brod a révélés au public : il ne faut pas moins
L’entreprise se poursuit par un choix de récits graphe et la ponctuation, des « négligences de deux éditions pour les lire. Lorsqu’en
inédits en 1931 et 1934 à Berlin, où Brod de style » ou des « praguismes » : de son 1943 Blanchot écrivait que nous ne pouvons
convainc l’éditeur Salmen Schocken de vivant, Kafka avait le souci de donner à ses comprendre l’œuvre de Kafka qu’en la trahis-
mettre en chantier une édition des « Œuvres » œuvres publiées une forme grammaticale et sant, pressentait-il qu’en retournant aux
de Kafka, en 1935 ; mais c’est à Prague, en syntaxique absolument correcte. Brod ne sources notre situation ne serait guère plus
1936 et 1937, que sortent les deux derniers s’attendait pas non plus à ce qu’on le reprît glorieuse ? Traître lecteur, mon frère.

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Dossier Lire, écrire, trahir 80

La traduction, belle infidèle


U
n lecteur de bonne foi, lisait les Karamazov dans une le « go­between » ? C’est déjà convenable ; c’est un pillar-box.
vers 1900, achète Les version allemande, convaincu participer, activement, à la trahi­ Traduire pillar-box par « réver­
Frères Karamazov en que, là, il avait affaire à des gens son. À moins qu’il ne soit lui­ bère » – comme l’a fait Margue­
version française. On lui a dit que honnêtes. Il ne savait pas le même l’amant. rite Yourcenar traduisant Virginia
l’auteur était sinistre, que le russe ; il ne le saurait jamais. L’ob­ Le plus drôle est que, si vous Woolf –, c’est évidemment trahir
roman se terminait de manière jet aimé restait pour lui lointain, consultez un dictionnaire assez ce que la vie anglaise a de plus
tragique. Notre lecteur s’y inaccessible. D’autant plus aimé riche, vous découvrirez qu’en an­ spécifique. Comme chacun sait,
plonge. Qui lui avait raconté ces qu’il était inaccessible ? glais, en allemand, en espagnol, on ne peut pas traduire en an­
mensonges ? Il apprend que Di­ L’idée que le traduttore est un en italien, en russe, « belle infi­ glais ces moments où un person­
mitri, innocent, va être victime traditore a pu germer d’abord dèle » se dit belle infidèle. Les nage passe du « vous » au « tu ».
d’une erreur judiciaire, mais que, dans la cervelle d’un lecteur, choses sont claires : on ne peut
triomphalement acquitté, il c’est­à­dire d’un client qui achète, pas traduire « belle infidèle ». Qui Bonheurs fugaces
échappe à l’affreuse Sibérie. Chez de ses deniers, des livres. Il sou­ le croirait ? C’est la grammaire qui Il n’existe pas de traducteur, si
Dostoïevski, il en va tout autre­ haite n’être pas grugé. On le sait : est en cause. « Belle » est à la fois arrogant, si sûr de lui soit­il, qui
ment : le jury « tient bon » ; certaines farines contiennent du adjectif et nom ; « toutes les belles puisse prétendre n’avoir jamais
condamné, Dimitri part pour le plâtre, et l’on trouve parfois du ont droit de nous charmer », dit hésité, n’avoir jamais eu un
bagne. Le traducteur a joliment cheval dans le bœuf bourguignon. dom Juan. On passe sans peine regret, ne s’être jamais résigné
trahi son auteur : coupures, Ce traducteur dont on m’invite à d’« elle est belle » à « la belle se à un à­peu­près modérément
ajouts, on s’y perd. Ce premier payer le travail, qu’a­t­il ajouté, promène ». Dans nombre de acceptable. En fait, tout traduc­
traducteur était un traître. Mais, qu’a­t­il fait disparaître ? Qu’a­t­il langues, ce phénomène n’a pas teur sait que ce qu’il écrit
s’il était un traître, ce n’est pas transformé, et pourquoi ? La mé­ d’équivalent. Pourquoi n’arrive­ n’équivaut pas tout à fait à ce
parce qu’il était traducteur. Il y a fiance du consommateur, quand t­on pas vraiment à dire en fran­ qu’il lit dans l’autre langue, celle
simplement coïncidence. On voit il s’agit de littérature, peut çais : « cette traduction est une qu’il connaît et que son lecteur
des charcutiers philatélistes et prendre des proportions gigan­ beauté infidèle » ? ignore.
des magistrats haltérophiles. On tesques. On soupçonne le traduc­ Le traducteur a rarement le loisir Parfois il rêve de n’avoir affaire
voit des traducteurs traîtres. teur d’avoir utilisé des colorants, de se poser cette question. Il n’a qu’à des textes techniques, à un
des fards, des postiches, pour presque pas besoin de savoir si manuel d’échecs, à un traité d’al­
Cache-sexe et colorants faire valoir son produit. Sa traduc­ les belles infidèles sont préfé­ gèbre. Il pense à ces innocents
Souvent, ils se donnent de tion est belle, mais elle est infi­ rables aux fidèles un peu ternes. qui, il y a un demi­siècle, vou­
bonnes raisons. Dans Fumée, de dèle. « Belle infidèle ». Depuis Quand on le fait parler devant un laient confier le travail à des or­
Tourgueniev, la princesse Irène va trois cents ans on s’enchante de micro, il dit des merveilles sur sa dinateurs. On avait alors imaginé
jusqu’à la chambre d’hôtel de Lit­ cette jolie comparaison. Notons relation passionnée à l’œuvre. qu’une langue universelle se
vinof et tombe dans les bras de qu’il en existe une variante moins Mais quand il est seul en tête­à­ trouverait au centre de la ma­
ce brave homme. Le traducteur troublante, à l’usage des collé­ tête avec son texte et une page chine. On l’appellerait « le
écrit : « Une heure après Litvinof giens encore innocents : les blanche, il se bat contre une foule machinois ».
était dans sa chambre. » Dans la langues étrangères cachent de hétéroclite de difficultés sans C’est vrai : on peut parfois tra­
même chambre, sans aucun « faux amis ». L’argument à l’an­ éclat : il s’inquiète d’une caco­ duire sans traîtrise, n’avoir
doute. Tourgueniev avait écrit : glaise n’est pas ce que nous ap­ phonie, du mot qui n’a pas affaire qu’à Euclide. « Le point
« Deux heures après, Litvinof pelons un argument. Il faut se d’équivalent exact, de celui qui va est ce qui n’a aucune partie. La
était seul sur son divan. » Et Mé­ méfier, se défier. On vous trompe. provoquer des sous­entendus ligne est une longueur sans lar­
rimée, chargé de réviser la tra­ On vous trahit. grivois, de celui qui jure avec le geur. Les extrémités d’une ligne
duction, fait observer : « Vous Il faut se méfier de la belle ; elle reste de la phrase, de la structure sont des points. » Heureux tra­
voyez bien que c’est beaucoup pourrait être infidèle. La compa­ de phrase qui est possible en syl­ ducteur de textes sans équi­
plus moral, et que supprimer une raison, quand on tente de mettre dave, mais bancale en français. Il voques ! Il ne peut pas trahir, il
heure, c’est diminuer le péché de au jour sa logique, se révèle avoir est aux prises avec d’impossibles sait que, par un point extérieur
moitié. Ensuite, chambre, au lieu des aspects étranges. Si c’est la expressions toutes faites. Le per­ à une droite, il ne passe qu’une
de divan, est bien plus vertueux : traduction elle­même qui est in­ sonnage vient d’apprendre la parallèle à cette droite. Sa ver­
un divan est propre à des actions fidèle, qui trahit­elle ? L’auteur ou mort d’un vieil ami ; il est, comme sion peut n’être pas belle. Elle
coupables. » Le traducteur avait son œuvre ? Qui est l’amant ? Le on dit, « sonné » ; c’est comme s’il est fidèle.
craint de choquer son public : il lecteur ? Il a ses manies, ses pe­ s’était cogné contre un réver­ Mais l’autre, celui qui aime les
travaillait pour une revue bien­ tites exigences, qu’on a satis­ bère. Mais le personnage est an­ poèmes et les romans, quand on
pensante. D’ailleurs, il voulait faites, avec une grande complai­ glais. Un Anglais ne se cogne pas lui fait raconter, pour un public,
aussi modifier le titre : Fumée ne sance : une heure seulement, et contre un réverbère ; il se cogne l’intime de son expérience, a re­
lui plaisait pas. pas de divan. Mais où est le tra­ (he bumps) contre une boîte aux cours à des métaphores ensorce­
La traîtrise finit par se savoir. ducteur ? Quel est son rôle ? Est­il lettres. Et justement la boîte aux lantes. Il suggère qu’il entretient,
Gide, passionné de Dostoïevski, l’intermédiaire, l’entremetteur, lettres à l’anglaise a la forme avec l’œuvre qui l’occupe, des

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relations quasi amoureuses.


L’infidélité est hors de cause. La
source est pure. Avec elle, il « Lira bien qui
lira le dernier »
cherche une union parfaite, une
fusion intime ; il veut s’en impré­
gner, s’en enivrer. Il dirait, comme
l’amant de Bilitis : « Et peu à peu,
il m’a semblé, tant nos membres
étaient confondus, que je deve­
nais toi­même ou que tu entrais Il n’est de lecture qu’infidèle : les écrivains
en moi comme mon songe. » sont les premiers à trahir leurs prédécesseurs
Comment serait­il traître ? Et
pourtant, il l’est, il ne peut pas en les déformant à l’aune de leurs propres
ne pas le devenir. Car cette préoccupations. De même que tout un chacun,
œuvre dont il s’est imbibé, il ne lorsqu’il relit un texte, mesure combien son sentiment
pourra pas réussir à en donner
un reflet exact. En changeant de passé peut être largement remis en cause.
langue, il change de paysage. À Par Marc Escola
tout moment, il aura l’impres­
sion de démériter. Le métier de

L
traducteur conduit au désespoir.
Étrange roi Candaule, qui vou­ a cause est entendue, et nous devrions tous interprètes de leurs prédécesseurs, nos
drait tout faire voir et qui ne le plaider coupables : il n’est de lecture qu’infi­ meilleurs auteurs enseignent à l’envi la fé­
peut pas. dèle, et le lecteur le plus authentique est celui condité du contresens – fût­il volontaire et
Dans le secret de son cœur, le tra­ que sa passion subjugue au point de trahir relevant dès lors non pas tant du malentendu
ducteur lucide aimerait mur­ son objet, sauf à se sentir trahi par lui. Dans que de la mauvaise foi ; voyez Rousseau
murer : « C’est la tour de Babel des pages célèbres originellement destinées contempteur des Fables de La Fontaine au
qui nous a trahis. » Il aimerait à servir de préface à sa traduction de Sésame livre II de l’Émile (« Où en sera l’enfant si vous
murmurer, plus bas encore : « Et et les Lys de John Ruskin et reprises en 1919 lui apprenez que le renard ne dit sans mentir
tant mieux ! Innombrables sont sous le titre « Journées de lecture » dans les que parce qu’il ment ? »), ou le même Jean­
les points de vue sur le monde. » Pastiches et mélanges, Proust a admirable­ Jacques censeur du Misanthrope dans la Lettre
Changer un instant de point de ment décrit de quelle inévitable déception à d’Alembert sur les spectacles (Alceste est un
vue, se glisser dans la peau d’un s’accompagne l’achèvement de toute lec­ « homme droit, sincère, estimable, qui déteste
autre, est­ce trahir ? Le traducteur ture : « […] c’est là, en effet, un des grands les mœurs de son siècle et la méchanceté de
est une manière de comédien, et merveilleux caractères des beaux livres (et ses contemporains » : « il n’y a pas un homme
qui joue plusieurs rôles à la fois. qui nous fera comprendre le rôle à la fois de bien qui ne soit misanthrope en ce sens »,
Il se rappelle que le mot grec qui essentiel et limité que la lecture peut jouer et c’est le complaisant Philinte que l’on doit
désigne les comédiens a pris, en dans notre vie spirituelle) que pour l’auteur regarder comme « le plus grand ennemi des
français, la forme : « hypocrite », ils pourraient s’appeler “Conclusions” et pour hommes » : refaites donc sur ces bases un nou­
et que le sens, comme il arrive si le lecteur “Incitations”. Nous sentons très veau Misanthrope, « plus juste que l’origi­
souvent, a dérivé. bien que notre sagesse commence où celle nal ») ; entendez encore Voltaire avocat de
Il connaît parfois de grands bon­ de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous notre humanité comparaissant au tribunal de
heurs. Si souvent, en relisant son donnât des réponses, quand tout ce qu’il Pascal (« j’ose prendre le parti de l’humanité
travail, il a fait la moue : « Ce n’est peut faire est de nous donner des désirs. […] contre ce misanthrope sublime »), pour inau­
pas ça. » (Étrange expression ! D’ailleurs, si nous leur posons des questions gurer dans la xxve de ses Lettres philosophiques
Que désigne « ça » ?) Parfois, au auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous une lecture résolument laïque des Pensées sur
contraire, il se dit : « Oui, c’est leur demandons aussi des réponses qui ne la religion. Les infidélités du Siècle des lu­
ça. » Pour un instant, son texte nous instruiraient pas. » Lire passionnément, mières ne sont pas seulement celles des liber­
n’a pas seulement rendu le sens c’est sans doute s’immerger pleinement dans tins : lorsqu’on naît dans l’ombre du Grand
avec une approximation accep­ un monde possible, mais c’est aussi s’éman­ Siècle, comment grandir sans trahir ? Les « gé­
table ; il a pris la couleur de l’ori­ ciper régulièrement de la lettre du texte pour nérations » littéraires s’éclairent ainsi à la lueur
ginal. « Couleur » au sens où les en projeter la suite ou l’imaginer autrement : des testaments trahis.
musiciens emploient le mot. Pour le vrai lecteur est celui qui sait encore « lever Et que dire des réécritures ? La logique de la
une fois, il n’a pas trahi, mais il les yeux du livre », selon la formule elle­même réfection est bien encore celle d’une lecture
sera peut­être le seul à le savoir. heureuse d’un poète – Yves Bonnefoy, dans infidèle, désireuse de faire triompher sa
La couleur. Ce qui ne s’imite pas. un article donné en 1988 à la regrettée Nou- variante dans une nouvelle version de la
Après tout, on dit, en français : velle Revue de psychanalyse. fabula héritée. Racine est­il bien respectueux
« Traduttore, traditore. » Peut­on Parce que tout écrivain a d’abord été ce lec­ de son devancier grec lorsqu’il substitue sur
dire la chose autrement ? teur, l’histoire de la littérature se laisse par­ l’autel du sacrifice d’Iphigénie un person­
Jean-Louis Backès courir comme le catalogue des petites ou nage secondaire au lieu de la biche attendue
grandes infidélités. Lorsqu’ils se font et en quelque sorte seule « autorisée » ?

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Dossier Lire, écrire, trahir 82

La Fontaine de son côté, qui fait profes- s’engage-t-il par contrat à obtenir l’aveu de
sion d’avoir seulement mis « en vers français » l’auteur pour chacune des significations qu’il
les Fables d’Ésope, ne s’interdit pas de découvre dans l’œuvre, et qui donc se trouve
démentir son illustre prédécesseur, s’agissant habilité à décider de la légitimité d’une lec-
par exemple de la supériorité en matière de ture en départageant le cas échéant les inter-
« matoiserie » accordée au renard sur le loup prétations divergentes ?
dans le corpus ésopique (« et j’oserais peut-
être/ Avec quelque raison contredire mon Éloges de la lecture adultère
maître », Le Loup et le Renard, livre XI, chez Chevillard et Bayard
fable vi) : de fait, le fabuliste français est un Si l’on tient que toute métaphore boite, et
peu partout à son modèle ce que le loup est que c’est précisément par là qu’elle a quelque
au renard (« je crois qu’il en sait plus… »). Il chose à nous apprendre, on peut se deman-
entre à l’évidence dans toute réécriture une der par exemple ce que serait une lecture
part d’irrévérence juvénile : cela peut aller adultère. Une réponse possible, et assez inat-
jusqu’à la jubilation, à l’instar de ces parodies tendue, consisterait à imaginer un lecteur qui
burlesques que sont les Virgile travesti de prétendrait changer d’auteur comme on
Scarron ou Télémaque travesti de Marivaux changerait de partenaire : pour renouveler
– tous exercices qui ne valent que par le plai- ses plaisirs ou connaître d’autres jouissances.
sir un peu potache de la désacralisation. Cela Telle est la liberté prise dans deux livres
va parfois jusqu’à la profanation : observez récents dont le premier relève de la fiction
plus près de nous le sort dévolu aux maximes critique et le second de la critique-fiction (et
des moralistes classiques au sein des Poé- chez le même éditeur). Dans Le Vaillant Petit
sies II de Lautréamont (qui regarde comme Tailleur (éd. de Minuit, 2003), Éric Chevillard
signe de courage ce que La Rochefoucauld dresse le portrait d’un écrivain dont toute
envisageait comme effet de la crainte : l’ambition est de devenir l’auteur qui fait
« L’amour de la justice n’est, en la plupart des apparemment défaut à l’histoire du tueur de
hommes, que le courage de souffrir l’injus- mouches, « enfantée négligemment par l’ima-
tice ») ; ou considérez, dans le chef-d’œuvre gination populaire, soumise à tous les avatars
de Joyce, ce qu’il advint d’Ulysse confronté, de la tradition orale puis recueillie en ce
un certain 16 juin 1904 et sans autre talisman lamentable état par les frères Grimm », les-
qu’une vulgaire pomme de terre au fond de quels se sont révélés durablement incapables
sa poche, à une Circé aussi plantureuse que « d’élever le frêle personnage qui en est le
dominatrice dans un bordel de Dublin. héros au rang de figure mythique » ; dans Et
On peine d’ailleurs à imaginer ce que serait si les œuvres changeaient d’auteur ? (éd. de
À lire une lecture strictement respectueuse : l’inu- Minuit, 2010), Pierre Bayard théorise de son
Comment sable fiction de Borges « Pierre Ménard auteur côté, en Valmont de la critique littéraire ou en
améliorer les œuvres du Quichotte » illustre, entre autres leçons, Versac de la poétique, une pratique du chan-
ratées ? l’impossibilité de la tautologie. Si toute lecture gement d’attribution « qui permet de revisiter
Pierre Bayard, transforme ainsi le texte auquel elle s’adonne à moindres frais les grands classiques », en
éd. de Minuit, 172 p., 15 €. pour y délivrer quelque texte fantôme, on renouvelant notre perception des œuvres :
Le Malentendu. voudrait voir gravé au fronton de nos biblio- « Il n’est que de songer à (relire ?) L’Étranger
Généalogie du geste thèques et universités l’orgueilleux aphorisme de Kafka, Autant en emporte le vent de Tol-
herméneutique,
Bruno Clément, sur lequel Gérard Genette a choisi de refer- stoï. » La surprise est que la substitution
Marc Escola (dir.), mer un essai magistral sur la réécriture qui se d’auteur s’opère ici comme là dans une forme
éd. Presses universitaires lit aussi comme une théorie de l’histoire litté- paradoxale de fidélité : il s’agit bien de conti-
de Vincennes, 216 p., 22 €. raire (Palimpsestes, éd. du Seuil, 1982) : « Lira nuer à aimer toujours le même livre mais
Théorie des bien qui lira le dernier. » autrement – en se donnant régulièrement de
textes possibles, Mais est-ce bien de trahison qu’il convient à nouvelles raisons d’en jouir.
Marc Escola (dir.),
CRIN n° 57, éd. Rodopi, chaque fois de parler ? Les exemples qui pré- La véritable trahison ne consisterait-elle pas
240 p., 54,60 €. cèdent relèvent de processus d’appropria- dès lors, et selon une réponse finalement
Lire contre tion qu’on peut juger plus ou moins légi- assez commune, à aimer un livre nouveau au
l’auteur, Sophie Rabau times en fonction de l’idée qu’on se fait du point d’en délaisser un autre auquel on avait
(dir.), éd. Presses « droit de suite », mais ils ne peuvent être dits promis fidélité ou qu’on s’était promis
universitaires de infidèles que par métaphore : infidèles à d’aimer toujours ? Non pas tant assumer un
Vincennes, 216 p., 22 €.
quelle promesse au juste ? Un lecteur changement de goût, qu’on pourrait encore
croire passager (retour de flamme toujours
Le narrateur du Temps retrouvé, lorsqu’il possible), mais accepter de faire le deuil de Un coin
tombe sur un exemplaire de François le telle de nos lectures d’enfance, en brûlant ce d’appartement,
Champi, adoré dans son enfance, se refuse à que l’on a adoré. Là serait sans doute la seule Claude Monet, 1875,
le rouvrir, de peur d’« enterrer dans l’oubli » vraie trahison, qui viendrait briser la conti- musée d’Orsay,
le jeune lecteur qu’il fut face à ce livre. nuité de notre vie de lecteur – disperser Paris.
cette bibliothèque que nous sommes.

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d’avance connue par ce qu’en dit le Journal


des Goncourt), il y retrouve François le
Champi, l’un des quatre romans « cham-
pêtres » ou « berrichons » de George Sand
offert par sa grand-mère lors d’un séjour à
Combray et lu à haute voix telle nuit d’insom-
nie par sa mère, « lectrice infidèle » qui « pas-
sait toutes les scènes d’amour » de ce roman
quelque peu incestueux (Du côté de chez
Swann, I, i). Faut-il se replonger dans ce vo-
lume « tiré sans trop y faire attention » des
rayonnages du prince de Guermantes et que
l’on ouvre d’abord « distraitement » ? D’où
vient que la reconnaissance du titre autrefois
aimé ne suscite d’abord qu’une « impression
désagréable », comme si « un étranger » ve-
nait infliger une blessure ? « Cet étranger,
c’était moi-même, c’était l’enfant que j’étais
alors, que le livre venait de susciter en moi,
car de moi ne connaissant que cet enfant,
c’est cet enfant que le livre avait appelé tout
de suite, ne voulant être regardé que par ses
yeux, aimé que par son cœur, et ne parler
qu’à lui. » On n’a pas assez noté que cette
épiphanie s’accompagne d’un singulier inter-
dit – celui de la relecture : « […] si je re-
prends, même par la pensée, dans la biblio-
thèque François le Champi, immédiatement
en moi un enfant se lève qui prend ma place,
qui seul a le droit de lire ce titre : François le
Champi, et qui le lit comme il le lut alors,
avec la même impression du temps qu’il fai-
sait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il for-
Légende mait alors […]. » On ne peut continuer à
avec début en gras aimer le roman de George Sand que si l’on
et suite en maigre. s’abstient de le « reprendre » vraiment : c’est
à ce prix que le temps de l’enfance peut être
retrouvé ; l’ouvrage doit tenir désormais tout
entier dans sa « tranche », dans son seul titre,
« les livres se comport[a]nt en cela comme
des choses » : « j’aurais trop peur d’y insérer
peu à peu de mes impressions d’aujourd’hui
rmn-Grand palais (musée d’orsay)/martine beck-coppola

jusqu’à en recouvrir complètement celles


d’autrefois, j’aurais trop peur de le voir deve-
nir à ce point une chose du présent que,
quand je lui demanderais de susciter une fois
encore l’enfant qui déchiffra son titre dans la
petite chambre de Combray, l’enfant, ne re-
connaissant pas son accent, ne répondît plus
à son appel et restât pour toujours enterré
dans l’oubli. » Que l’interdiction de la relec-
ture soit le gage de la continuité de l’amour
que nous portons à un livre, et la condition
même de la fidélité à nous-mêmes, tel n’est
pas le moindre des paradoxes, théorisé au
sein d’une œuvre tout entière programmée
Comment accepter de m’amputer de telle Mettons résolument nos pas dans ceux du pour une relecture.
histoire dont je suis depuis toujours le dépo- narrateur du Temps retrouvé entrant dans la Depuis combien de temps n’avez-vous pas
sitaire : pour aimer Chevillard, devrais-je bibliothèque de l’hôtel de Guermantes pour relu La Chartreuse de Parme ou Belle du Sei-
accepter de renier la comtesse de Ségur ? Et y connaître l’illumination sur sa vie future et gneur, dont vous parlez pourtant si souvent
qui voudrait regretter les larmes versées à la l’œuvre à écrire : parmi les « précieux vo- comme de romans que vous n’avez jamais
lecture de Sans famille ? lumes » (leur valeur bibliophilique est cessé d’aimer ?

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Le magazine des écrivains 84

Michel Serres

‘‘
Le grand roman
de la nature
se précise

’’
petit à petit
Depuis quelque soixante ans, le philosophe guette en
franc-tireur le monde qui vient : à l’écart des grands
bastions intellectuels, il a précocement annoncé et
analysé la crise écologique et la révolution numérique.
Sa récente Petite Poucette est un best-seller.
propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski

C’
est dans un petit pavillon bordé de lilas et de tu­
lipes, près de Paris, au bout d’une rue calme et
tranquille, que Michel Serres me reçoit. Dans la vé­
randa imprégnée de lumière, remplie de livres,
trône fièrement une reproduction grandeur nature
du fétiche des Arumbayas, la statuette de cette tribu imaginaire que
Tintin découvre en remontant l’Amazone, dans L’Oreille cassée, en
1937. Le philosophe d’origine gasconne, âgé de 83 ans, raconte tout
de suite qu’il a découvert Hergé et Jules Verne en même temps, vers
l’âge de 6 ou 7 ans, s’ouvrant à la passion de l’ethnologie et des hu­
manités par le premier, à celle de la physique savante par le second.
Oui, Michel Serres est d’abord un homme de passion, qui, dans la
conversation, se livre aussitôt aux souvenirs et confidences : « Savez­
vous que j’ai rencontré le célèbre footballeur Raymond Kopa lors
d’un voyage en mer et d’une escale à Lisbonne ; l’équipage du bateau
et l’équipe nationale de football étaient réunis pour une réception à
l’ambassade de France. » Car il n’est pas seulement le philosophe,
l’historien des sciences, l’homme de lettres célèbre qui enseigne
À lire depuis 1984 à Stanford, une des plus prestigieuses universités amé­
Michel Serres :
Édouard caupeil/pasco & co

de Michel Serres ricaines, et siège à l’Académie française depuis 1990. Il est aussi spor­
« dans mon esprit,
Petite Poucette, tif, ancien joueur de rugby, et marin, ancien élève de l’École navale
c’est toujours
éd. Le Pommier, qui continue de naviguer chaque année sur les mers du monde.
86p., 9,50 €. la même ligne :
Michel Serres est notre guetteur, celui qui, comme les matelots de
Andromaque, pourquoi Hermès
Christophe Colomb, scrute l’horizon dans l’attente de terres nou­
veuve noire, éd. de remplace-t-il
velles. C’est ainsi qu’il observe les mutations de l’équipée humaine,
L’Herne, 162 p., 9,50 €. prométhée ? »
quitte à naviguer à contre­courant : dans les années 1960, quand

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Le magazine des écrivains Grand entretien 86

la pensée marxiste triomphe, Serres prophétise la fin de l’ère de Repères


l’industrie et l’entrée dans celle de la communication. Dans les
années 1980, il anticipe l’urgence écologique et annonce les cata­ 1930. Naissance à Agen 1980. Le Parasite,
strophes de la planète. Dans les années 2000, alors que le temps n’est (Lot-et-Garonne) premier livre écologique,
plus aux grands systèmes, il montre que les sciences construisent le 1er septembre. Fascination dénonce le comportement
une vision du monde complète et cohérente, un nouveau grand récit. pour la Garonne, qui coule de l’homme, qui prend tout
Aujourd’hui, il livre l’archétype du nouvel humain en devenir, qu’il près de sa maison d’enfance. et ne donne rien en retour.
nomme Petite Poucette, en référence à l’usage du téléphone, de l’or­ 1949. Entrée à l’École navale. 1990. Membre de l’Académie
dinateur, des nouvelles technologies, et qui donne son titre à son 1952. Entrée à française, au fauteuil n° 18,
dernier livre (déjà plus de cent mille exemplaires vendus). À travers l’École normale supérieure anciennement occupé
tant de talents et de passions croisés, Michel Serres s’intéresse à des et rencontre avec par Edgar Faure.
objets philosophiques déconcertants (le parasite, l’ange, le pont, Louis Althusser. 1990. Le Contrat naturel
l’hermaphrodite, le tiers­instruit…). Modeste et plein d’humour, il 1955. Obtention de en appelle à un rapport
se désigne lui­même comme le « gaucher boiteux », selon le titre de l’agrégation de philosophie. de symbiose et de
l’essai qu’il vient juste de terminer. 1956-1958. Service réciprocité avec la terre,
comme officier de marine, référence fondatrice
Qui est Petite Poucette, l’héroïne philosophique participation à la guerre pour le mouvement dit
de votre dernier livre ? de Suez et nombreuses de la deep ecology. Violente
Michel Serres. Son nom vient de l’extraordinaire dextérité dont escales en Méditerranée. riposte de Luc Ferry dans
elle fait preuve lorsqu’elle envoie un texto avec son portable. Au 1968. Doctorat sur Leibniz Le Nouvel Ordre écologique.
féminin, parce que, depuis un demi­siècle que j’enseigne, j’ai assisté et les mathématiques. 1993. La Légende des anges,
à la victoire des femmes. Les meilleurs de mes étudiants sont des 1968-1980. Cinq volumes nouveau livre sur la
étudiantes. Ce n’est pas un jugement subjectif. Regardez les chiffres, de la série Hermès, pari communication, où les héros
au résultat des concours, les filles sont en tête, en avance de 10 % à ambitieux de faire du dieu issus de la chrétienté sont
15 %. D’où cet hommage à Petite Poucette. Il y a cinq ou six ans, le antique des messagers les nouveaux messagers.
ministre de l’Éducation nationale demande une expertise sur l’en­ et des voyageurs le symbole 1995. Éloge de la philosophie
seignement. L’Académie française a rendu trois discours, dont le de la société de en langue française, texte
mien, que j’ai appelé « Petite Poucette ». Les autres experts ont parlé communication à venir. inaugural de la collection
de ce qu’il faut enseigner, le contenu ; j’ai préféré renverser la per­ 1974. Jouvences. Sur « Corpus », qui rassemble
spective en disant à qui l’on enseigne le savoir, la personne. Et cette Jules Verne, hommage de rares documents
personne est née dans les années 1985­1990, au moment où les philosophique à l’auteur du historiques et critiques,
technologies se répandent exponentiellement et créent un nouvel Voyage au centre de la Terre. surtout du xviiie siècle
espace, un nouveau monde. Les Américains réduisent trop souvent
la question de la génération Y, des digital natives, à un conflit de
générations. Non, ce n’est pas un conflit de générations, mais l’arri­ se posent), la politique, la religion, etc. À chaque fois, avec le recul,
vée d’une vague de fond qui transforme la société. on distingue très bien le spectre des choses qui changent.
Jusqu’où va cette transformation dans la société ? Quelle est la spécificité cognitive de la culture numérique ?
Sommes-nous en train d’assister à une sorte de révolution ? Que signifie « connaître » aujourd’hui ?
Oui, la révolution numérique, au même titre que les deux précé­ On s’est aperçu, même dans les sciences, que toute chose du monde,
dentes, celle de l’écriture et celle de l’imprimerie. Toutes les trois vivante ou inerte, obéit à quatre règles : recevoir une information,
ont transformé le même objet, qui est le rapport support/message : émettre une information, stocker une information et traiter une
de la parole orale (fondée sur le rapport corps/voix) à l’écrit (fondé information. Qu’est­ce qu’un ordinateur ? Ce n’est qu’un outil uni­
sur le rapport papier/texte). L’enjeu de ces révolutions est la méta­ versel qui suit les quatre procédures. Ce nouveau champ cognitif
morphose de la société. L’écriture change le droit (le code de Ham­ appelle aujourd’hui un nouvel Aristote. Comme saint Denis, déca­
murabi en Mésopotamie antique), la politique (les scribes), la pité par les Romains et qui ramasse sa tête, dans La Légende dorée
finance et le commerce (la monnaie écrite), la science (l’invention de Jacques de Voragine, Petite Poucette porte avec elle sa boîte­
de la géométrie en Grèce) et la religion (l’Écriture sainte et le mono­ ordinateur qui contient ses facultés (mémoire, imagination, raison et
théisme des prophètes écrivains d’Israël). Avec la révolution sui­ intuition novatrice et vivace). Les nouvelles techniques du hardware
vante, l’imprimerie bouleverse la politique (début de la démocra­ (le « dur ») modifient le cadre culturel du software (le « doux »).
tie), la finance (début du capitalisme avec les banques de Venise), la Face à ce savoir accumulé, que devient la leçon de Montaigne,
science contemporaine (Pascal, Descartes, Leibniz) et la religion (la préférant une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine ?
Réforme). Aujourd’hui, cette troisième révolution met en crise le Quand je rentre maintenant dans un amphithéâtre, il y a une forte
système précédent : le droit (les problèmes juridiques nouveaux qui probabilité que les étudiants aient déjà tapé le sujet du cours sur

‘‘ c
Wikipédia ou un portail encyclopédique. Autrefois, il y avait pré­
somption d’incompétence ; aujourd’hui, c’est l’inverse : présomp­
’est un chercheur tion de compétence. Et ça touche tous les domaines : l’enseignant,
le médecin, le politique… Les rapports humains ne sont plus les
en théologie, spécialiste du latin mêmes à cause de l’accès universel à l’information. Les moteurs de
recherche sont immédiats. Jeune chercheur en province, je devais
tardif du Moyen Âge, qui a prendre le train, progrès moderne, pour aller à la Bibliothèque

’’
inventé le mot « ordinateur ». nationale. Aujourd’hui, ce n’est plus la peine. Le nouveau est vite
désuet. Si vous allez en Inde, du côté de New Delhi, vous pouvez

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(d’Alembert, Helvétius,
d’Holbach, Condillac…).
1998. Les Cinq Sens,
rapidement un classique
des sciences humaines.
2000. Hergé, mon ami
salue le créateur de Tintin,
rencontré à Bruxelles,
qui est devenu un ami.
2001-2006.
Hominescence,
L’Incandescent, Rameaux
et Récits d’humanisme
forment une tétralogie
scientifique et littéraire
sur le récit des origines.
2010. Temps des crises,
sur le séisme économique,
financier et boursier.
2010. Biogée, troisième
livre sur la question
écologique.
2010. Regards sur le sport,
réflexion collective sur
le rugby, la marche, les JO.

serge piCArd/AgenCe vu
2011. Musique, sur l’art
et l’esthétique, après
Esthétiques sur Carpaccio,
en 1975, Statues, en 1987,
et L’Art des ponts, en 2006.

visiter des cadrans solaires gigantesques, plusieurs dizaines de Le Mal propre et La Guerre mondiale, en 2008, deux livres sur les
mètres de haut, fabriqués par les maharadjas au xviie siècle. Avec un sciences. Dans mon esprit, c’est toujours la même ligne : pourquoi
but scientifique : plus le cadran solaire est grand, plus précise est la Hermès remplace-t-il Prométhée ? Lorsque j’ai publié Hermès, Louis
mesure astronomique. La sophistication fut de courte durée : au Althusser, mon professeur de philosophie à l’École normale, s’est
même moment, dix mille kilomètres plus à l’ouest, Galilée inventait mis dans une colère folle, me disant que je faisais erreur en négli-
la lunette astronomique. Maintenant, les singes ont pris possession geant les forces productives. Si l’on réfléchit à la révolution indus-
des cadrans solaires en Inde et s’y promènent en liberté. trielle, elle n’est possible que fondée sur quatre sciences (physique,
Petite Poucette n’est-elle pas l’arrière-petite-fille d’Hermès ? chimie, électricité, thermodynamique). Mais elle est finie aujourd’hui,
Oui, le premier volume d’Hermès, intitulé La Communication, date pour des raisons théoriques et pratiques : épuisement des ressources
des années 1960. Et j’ai fait cinq Hermès pour dire la chose sui- et dévastation, la plus forte du monde. Tout mon travail a été celui
vante : nous entrons dans l’ère du réseau et du média. À l’époque, de l’anticipation : quel est le relais ? Ce sont les sciences de la vie et
il y a cinquante ans, on avait des syndromes très précis de la nou- de la terre qui sont directrices aujourd’hui. C’est mon pari.
velle ère (chute des cols bleus, montée des cols blancs). Aujourd’hui, Dans Biogée, suite du Contrat naturel, comment en venez-vous
on ne peut pas imaginer les sciences nouvelles (l’océanographie, à donner la parole aux animaux, vents, arbres, rivières,
l’astrophysique, la biochimie) sans les ordinateurs qui les ont pro- et même aux bactéries ?
duites. Mais il faut la culture, la littérature et la philosophie, pour C’est presque Les Métamorphoses d’Ovide. Un nouvel être-au-
accompagner la technique. Dans les années 1950, pour traduire le monde est en train de se constituer, dont nos prédécesseurs philo-
mot anglais computer, qui venait d’arriver avec les écrans IBM, c’est sophes n’avaient pas idée. Maintenant, il existe un rapport profond
un chercheur en théologie, spécialiste du latin tardif du Moyen Âge, entre l’homme et la terre, insoupçonné et inimaginable il y a cin-
qui a trouvé le terme, lui qui faisait une thèse sur le Deus ordinator. quante ans. « Biogée » signifie le couplage entre la Vie, Bio, qui
Le mot « ordinateur » était né. habite la terre, et la Terre, Gé, qui se mêle à la vie. Mutations visibles
L’ange, nouveau messager, le parasite, obstacle à l’échange, dans les vortex aquatiques, cyclones tropicaux, vertiges vivants des
Atlas, père d’Hermès, le pont… Tous vos livres parlent espèces et des organismes, turbulences collectives et esthétiques de
d’une question centrale, la communication, à la fois sociale la vie et de l’univers. Pour essayer de faire voir l’évolution que nous
et individuelle. sommes en train de vivre, j’ai choisi de mélanger histoires, contes et
C’est cette question qui fait le lien entre la philosophie, la littérature légendes. Contre les postmodernes, qui disaient la fin des grands
et la science. Mais mon métier initial est l’intérêt pour les sciences. récits. Derrière notre dos, le grand récit se dessine peu à peu. Le Big
Dans ce cadre, j’ai écrit Le Contrat naturel, en 1990, mais aussi Bang (il y a quinze milliards d’années), la Terre (il y a quatre

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Le magazine des écrivains Grand entretien 88

‘‘ D
ans les études philosophiques sur la connaissance,
il y a une exclusive portée sur la vue. Il y a là quelque chose
qui me scandalise. La vue, c’est rien : l’oreille, c’est tout.

milliards d’années), le premier ADN ou la première cellule qui


’’
connaître, c’est voir. Mais ce n’est pas vrai. De l’intuition à la théo­
se duplique (il y a trois milliards huit cents millions d’années), puis rie, toute la palette du savoir se ramène à la vision. Pourtant, auprès
la totalité de l’évolution au sens biologique, et la naissance des de la musique, la vision est faible. La vue, c’est rien : l’oreille, c’est
hominidés (grâce à la paléoanthropologie). tout. Comment se fait­il que la plupart des philosophes n’aient pas
Le grand récit qui se déploie, c’est la sortie d’Afrique de l’Homo compris cela, en fondant une épistémologie sur l’image, en oubliant
sapiens et de l’Homo erectus. Le récit nouveau que j’inaugure rat­ le son ? Il y a là quelque chose qui me scandalise. En réalité, on
tache donc le temps long à l’ère à venir en sautant à pieds joints au­ apprend beaucoup plus à l’audition qu’à la vue, car c’est le son qui
dessus de l’histoire. Déchiffrer la nature dans le rayonnement cos­ est riche. Le monopole de la communication est réservé à l’image :
mologique, les strates terrestres, les fossiles et les molécules est un la télévision, les portables, les écrans. Aveugles et poètes tous les
coup porté à notre narcissisme deux, le Grec Homère et l’An­
historique. Soumis à des coups glais John Milton font partie des
de théâtre inouïs et à des inven­ grands écrivains de l’histoire. Il
tions dues au hasard, le grand faut remettre la musique dans
récit mêle science et littérature. le savoir.
Le grand roman de la nature se Quel regard portez-vous
précise de plus en plus, grâce au aujourd’hui sur votre premier
carottage de la glace, au Gro­ livre consacré à Leibniz ?
enland, ou à la découverte du À l’époque, je m’y intéresse
boson de Higgs. Une encyclopé­ pour plusieurs raisons. Au
die nouvelle mise sur la partition xviie siècle, Leibniz révolutionne
temporelle, très différente de la les mathématiques, grâce au
vision qu’en avait Diderot, ou calcul différentiel, et le jeune
même Bergson. philosophe que j’étais, dans les
De quelle manière, années 1950, assiste à une autre
franck courtes/agence vu

dans votre rapport à l’univers révolution mathématique, celle


musical, l’esthétique du groupe Bourbaki, avec de
de la nature renvoie-t-elle nouveaux concepts, définis par
à l’art, à la création sonore ? André Weil ou Laurent Schwartz.
J’ai essayé de descendre en des­ Leibniz est le guide pour toute
sous du langage, pour interroger une génération, capable à la fois
les bruits, les sons et les émo­ d’une vraie métaphysique et
tions du corps. Un bon musicien, depuis Orphée, la Pythie et les d’un savoir scientifique. Ce philosophe hors pair a un avantage que
Bacchantes, réinvente la langue, il l’inonde par les chants et les n’a pas Heidegger : il vous accompagne toute votre vie et ne vous
louanges. Richesse de la rhapsodie et de la psalmodie. Écoutez com­ gêne pas. Tandis que Heidegger vous oblige à être heideggérien.
ment la musique (arpèges, gammes, trilles, triolets, ornements, appo­ Leibniz laisse chacun libre de suivre son propre chemin.
giatures…) est l’échafaudage de la langue, son squelette sonore, sa Comme vous, Leibniz n’est-il pas aussi un anticipateur
syntaxe originelle. D’ailleurs, Scarlatti et ses pizzicati, Rossini ou des temps modernes ?
Verdi ne « parlent » pas allemand ; dans leurs phrasés interminables, Il est même le premier à utiliser en philosophie le mot « communi­
Wagner et Mahler ne « parlent » pas français, à l’inverse, bien sûr, de cation » dans son chef­d’œuvre de 1695, le Système nouveau de la
Couperin ou de Ravel. Il y a une consonance étrange dans la poly­ nature et de la communication des substances, vingt ans avant La
phonie des ritournelles. À l’inverse, Chopin, de mère polonaise, est Monadologie. Sa réflexion sur la relativité et la contingence est un
un musicien « français ». S’il ne parlait pas bien sa langue paternelle, grand pas pour comprendre nos sociétés humaines. Le grand récit
il le fait dans ses nocturnes et ses ballades, de manière élégante et que j’essaie de suivre, c’est d’abord l’histoire de la contingence des
raffinée. Même si la monosémie de la langue écrite m’en empêche, hommes. Et, du côté scientifique, tout est déjà là : l’algèbre
je rêve de faire jaillir dans mes livres de philosophie un phrasé musi­ moderne, la pensée algorithmique. Leibniz et Pascal, quelle origi­
cal. Seule la musique permet de parler à plusieurs voix, de manière nalité au xviie siècle ! Voilà des visionnaires extraordinaires qui
plus riche et ample, plus belle que la parole insulaire et monocorde. inventent la machine à calculer. Il fallait y penser. Je suis sensible au
Je rêve de suivre à la trace le voyage musical d’Orphée. génie des inventeurs, comme Jules Verne. L’été dernier, je navi­
Vous avez présenté, sur la scène du Châtelet, guais et je suis passé de nuit au pied du Stromboli. Quelle chance
chacun des tableaux sonores du Messie de Georg Haendel. alors de voir une éruption, ce panache de rouge impressionnant !
Faites-vous partie des philosophes qui, comme Nietzsche, Dans Voyage au centre de la Terre, on entre par le volcan d’Islande
pensent avec l’oreille ? et on sort par le Stromboli. En hommage au domestique de Phileas
Dans le développement des études philosophiques sur la connais­ Fogg, dans Le Tour du monde en 80 jours, le mot d’ordre de l’aven­
sance, il y a une exclusive portée sur la vue. De Platon à Descartes, ture est devenu mon idéal de la philosophie : Passe partout !

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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 304 Althusser  475 Lévi-Strauss, le penseur  474 Juifs et la littérature (les) Histoire - Sciences humaines
 348 Apollinaire du siècle  517 Littérature japonaise (la)  378 La guerre (écrire)
 322 Aragon  397 Machiavel  506 Littératures nordiques (les)  382 Modernité du Moyen Âge
 445 Arendt  368 Mallarmé  440 Littérature russe (la)  516 Les Ecrivains
 472 Aristote  346 Mann (Thomas) et les siens  443 New-York et ses écrivains et l’Occupation
 434 Artaud l’insurgé  479 Marx, les raisons  483 Roman de la
 338 Auster (Paul) d’une renaissance nouvelle Amérique (le) Thèmes
 509 Balzac  512 Maupassant (Le mystère)  476 Romancières anglaises (les)
 482 Barthes refait signe  456 Melville (Herman)  462 Visages de l’Inde  422 Angoisse
 418 Baudelaire  490 Modiano  466 Bêtise
 471 Beauvoir (Simone de)  464 Montaigne  389 Bonheur
 372 Beckett  379 Nabokov Philosophie - Psychanalyse -  455 Désir
 408 Benjamin (Walter)  492 Orwell religions  499 Doute
 386 Bergson  469 Pascal  481 Ce que nous disent  400 Eloge de l’ennui
 424 Blanchot (Maurice)  447 Platon les mystiques  433 Eloge de la paresse
 421 Bonnefoy (Yves)  355 Prévert  312 Certitudes (fin des)  365 Eloge de la révolte
 520 Borges  496 Proust  473 Écrivains et psychanalyse  356 Enfer
 369 Bourdieu  523 Queneau  425 Épicuriens  485 L‘esprit des bêtes
 336 Buzzati  511 Rabelais  448 La Bible  367 Faute
 274 Calvino  390 Ricœur (Paul)  457 Nouveaux enjeux de la  524 Folie (Ce que la littérature sait de la)
 453 Camus  489 Rimbaud philosophie  323 Haine
 460 Capote (Truman)  514 Rousseau  380 Philosophie politique  477 Humour
 505 Céline  410 Roussel (Raymond)  428 Psychanalyse  526 L’autre (Ce que la littérature sait de la)
 340 Char (René) et les écrivains excentriques  449 Psychanalyse à travers  438 Littérature et les camps
 366 Chateaubriand  439 Saint Augustin le monde (histoire de la)  480 Littérature et gastronomie
 508 Cioran  515 Saint-Simon  468 Querelles philosophiques  488 Méchanceté
 423 Cocteau  431 Sand (George)  392 Relève des avant-gardes  504 Morale
 491 Confucius  384 Sartre  394 Retour des sceptiques  525 Mort (Ce que la littérature sait de la)
 297 Conrad  328 Schopenhauer  345 Souci, éthique de  467 Nazisme et romans
 374 Darwin  393 Shakespeare l’individualisme  444 Paranoïa
 399 Debord (Guy)  417 Simenon  461 Stoïciens (les)  436 Pensée libertaire
 498 Derrida en héritage  487 Socrate  501 Plaisir
 391 Diderot  493 Spinoza  510 Solitude
 495 Dostoïevski Mouvements littéraires - genres
 280 Starobinski (Jean  349 Univers des bibliothèques
 494 Dumas  454 Steiner (George)  459 40 ans de littérature  387 Utopie
 513 Duras  441 Stendhal (numéro anniversaire)  458 Vies de Madame Bovary (les)
 272 Faulkner  299 Tchekhov  442 Correspondances
 341 Fitzgerald (F. Scott)  527 Tolkien d’écrivains (les)
 401 Flaubert  502 Tolstoï  446 Dada Hors-série
 435 Foucault (Michel)  478 Voltaire  409 Écritures du moi 00 La passion des idées
 503 Genet  343 Wilde (Oscar)  354 Écrivains cinéastes 01 Freud
 484 Gide (+ dossier Mexique)  528 Williams Tennessee  404 Écrivains rock 02 Proust
 329 Giono  352 Wittgenstein (Ludwig)  432 Écrivains voyageurs 03 Nietzsche
 360 Giraudoux  518 Virginia Woolf  521 Eloge du voyage 04 Céline
 375 Goethe  413 Zola  470 Enfers du sexe 05 Lévi-Strauss
 465 Gracq (Julien)  486 Zweig (Stefan)  451 Francophonie (la) 06 Boris Vian
 377 Hemingway  503 Jean Genet  519 Le polar aujourd’hui 07 Jean-Paul Sartre
 427 Homère  371 Libertins 08 Les écrivains et la mélancolie
 405 Hugo  426 Littérature 09 Martin Heidegger
 333 Jankélévitch (Vladimir) Littérature étrangères - villes et homosexualité 10 Le nihilisme
 415 Kafka  522 10 Grandes Voix de la  450 Le siècle des Lumières 11 Les écritures du Moi
 463 Kierkegaard (Søren) littérature étrangère  398 Oulipo 12 La solitude
 395 Koltès (Bernard-Marie)  429 Chine  388 Pataphysique 13 Mai 68
 507 Kundera en Pléiade  420 Écrivains de  344 Planète polar 14 La passion
 362 Le Clézio (J.M.G.) Saint-Pétersbourg  396 Poésie française (nouvelle) 15 Sade
 416 Leibniz  385 Écrivains du Portugal  500 Les romancières françaises 16 La Beauté

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Le magazine des écrivains Bonnes feuilles 90

Extraits Exclusifs
Quelques pages d’ouverture de quatre romancières françaises
qui marqueront la prochaine rentrée.

Valentine Goby

Kinderzimmer

‘‘E
lle dit mi-avril 1944, nous partons pour l’Allemagne. Suzanne Langlois hésite, et puis : je ne sais pas. De toute façon elle
On y est. Ce qui a précédé, la Résistance, l’arresta- n’aurait pu comprendre qu’elle allait à Ravensbrück, quand bien
tion, Fresnes, n’est au fond qu’un prélude. Le silence même elle aurait su ce nom il n’aurait évoqué qu’un assemblage de
dans la classe naît du mot Allemagne, qui annonce le sons gutturaux et sourds, ça n’aurait eu aucun sens avant d’y être,
récit capital. Longtemps elle a été reconnaissante de avant de le vivre.
ce silence, de cet effacement devant son histoire à elle, quand il fal- – Alors, vous ne saviez pas où vous étiez ?
lait exhumer les images et les faits tus vingt ans ; de ce silence et de Suzanne Langlois sourit, hésite, puis : non.
cette immobilité, car pas un chuchotement, pas un geste dans les Elle ajuste son châle. Elle essaie de reprendre, de convoquer le mot
rangs de ces garçons et filles de dix-huit ans, comme s’ils savaient qui doit surgir à ce point du récit. Les trente garçons et filles de dix-
que leurs voix, leurs corps si neufs pouvaient empêcher la mémoire. huit ans la fixent, attendent. Et c’est comme une écharde dans le gras
Au début, elle a requis tout l’espace. Depuis Suzanne Langlois a parlé de la paume. Une gêne infime, une pointe mauve qui passerait ina-
cinquante fois, cent fois, les phrases se forment sans effort, sans dou- perçue si la chair n’était pas si lisse, si régulière autour. Cette ques-
leur, et presque, sans pensée. tion de la fille. Quand est-ce que j’ai su, pour Ravensbrück. Quand
Elle dit le convoi arrive quatre jours plus tard. ai-je entendu le mot Ravensbrück pour la première fois. Personne
Les mots viennent dans l’ordre familier, sûrs, elle a confiance. Elle avant n’a posé cette question, il a fallu cette fille à la peau blanche
voit un papillon derrière la vitre percée d’un anneau rouge. Elle
dans les branches de platane ; Elle n’est ni juive, ni vieille, cherche, dans ses images

ni malade. Elle est enceinte,


elle voit couler la poussière dans internes, au-delà du planisphère
la lumière oblique rasant les che- corné, du papillon, de la diago-
velures ; elle voit battre le coin
d’un planisphère mal scotché. elle ne sait pas si ça compte, nale de lumière, un panneau sur
la route qui conduit au camp, un
Elle parle. Phrase après phrase
elle va vers l’histoire folle, la
et si oui de quelle façon. poteau, une inscription frontale,
ou une voix pour prononcer ce
mise au monde de l’enfant au camp de concentration, vers cette mot : Ravensbrück. Mais rien n’est inscrit, nulle part, rien n’est dit
chambre des nourrissons du camp dont son fils est revenu vivant, dans le souvenir. Le camp est un lieu qui n’a pas de nom. Elle se
les histoires comme la sienne on les compte sur les doigts de la main. rappelle Charlotte Delbo, la poète. Les mots de Charlotte évoquant
C’est aussi pourquoi elle est invitée dans ce lycée, l’épreuve singu- Auschwitz, un lieu d’avant la géographie, dont elle n’a su le nom
lière dans la tragédie collective, et quand elle prononcera le mot qu’après y avoir passé deux mois.
Kinderzimmer, tout à l’heure, un silence plus dense encore tiendra – En fait, reprend la fille, vous ne saviez rien ce jour-là ? Vous n’en
la classe comme un ciment. Pour l’instant, elle est juste descendue saviez pas plus sur Ravensbrück alors, que nous maintenant ?
du train, c’est l’Allemagne, et c’est la nuit. Et après un silence la femme répond : oui, peut-être.
Elle dit nous marchons jusqu’au camp de Ravensbrück. Suzanne Langlois n’en revient pas, d’une telle proximité entre une
Une fille lève la main. À ce moment du récit ce n’est pas habituel. fille de terminale et la jeune femme qu’elle était au seuil du camp, à
Une main levée comme un signal, une peau très pâle, et dans le peine plus âgée. L’ignorance, ce serait l’endroit où se tenir ensemble,
sourcil droit, un minuscule anneau rouge. La main levée déroute la fille et elle ; le lieu commun, à soixante ans de distance.
Suzanne Langlois, le récit bute contre la main, une main sur sa En vérité la phrase de tout à l’heure, nous marchons jusqu’au camp
bouche, et se fragmente. de Ravensbrück, est impossible. Marcher depuis la gare et connaître
La fille demande si Suzanne Langlois avait entendu parler de Ravens- la destination, ça n’a pas existé pour Suzanne Langlois. Il y eut
brück en France, avant le départ. d’abord cette route, parmi les sapins hauts et les villas fleuries, par-
Suzanne Langlois dit j’ai su qu’il y avait des camps, c’est tout. courue sans savoir ; et seulement plus tard, mais quand, une fois le
Et dans le train pour l’Allemagne, elle connaissait la destination ? chemin arpenté, le nom de Ravensbrück. Dans les classes et ailleurs
– Non. depuis trente ans il a fallu tout dire, en bloc, tout ce qu’elle sait du
– Alors quand vous avez compris que vous alliez à Ravensbrück ? camp, sans souci de sa chronologie personnelle : ce qu’en ont su et

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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dit les autres déportées, les révélations du procès de Hambourg en Elle a su qu’elle partait pour l’Allemagne. Elles l’ont toutes su à
1947, les travaux d’historiens, tout agréger, reconstituer pour trans- Romainville. On ne les fusillerait pas, elles étaient déportées, peu le
mettre, pour combattre la totalité de l’oubli, la béance des archives regrettaient alors sauf quelques-unes – fusillée comme un homme,
détruites, et dans l’urgence à dire l’événement, le fouiller, l’épuiser pensez, comme un soldat, un ennemi du Reich, au mont Valérien.
complètement avant la mort, quelque chose a été oublié quand Mila avait fait son devoir, c’est ce qu’elle disait, mon devoir, comme
même : elle, Suzanne Langlois. Qui tout au long de la déportation, on cède sa place à une vieille femme dans l’autobus, naturellement
de la maternité au camp, a été une ligne de front et sans lauriers, en elle nul désir d’héroïsme, et si
singulière, constamment déplacée, entre igno- possible elle ne veut pas mourir. L’Allemagne plu-
rance et lucidité, l’ignorance se découvrant sans tôt qu’une balle en plein cœur. Ça n’est pas un
cesse de nouveaux champs. choix, pas une joie, juste un soulagement. Elle

Maurice rougeMeont/opaLe
Elles sont imprononçables, les phrases habituelles. quitte les lieux en rang, droite, parmi les quatre
Ni nous marchons jusqu’au camp de Ravensbrück, cents femmes, sous un soleil grandiose. Du camion
à cause du nom ignoré. Ni nous sommes placées en débâché au train, des gens se figent le long de la
quarantaine, ce Block n’a de fonction qu’aux yeux route, La Marseillaise, le pain et les fleurs la
des prisonnières anciennes. Ni à 3 h 30 j’entends la portent jusqu’aux rails, jusque dans le wagon, de
sirène, car elle n’a plus de montre. Impossible de l’intérieur elle entend chanter les cheminots, et les
dire il y avait une Kinderzimmer, une chambre p r é s e n tat i o n Allemands furieux pulvériser les vitres de la gare.
des nourrissons : elle n’en a rien su avant d’y laisser Pour l’Allemagne, donc, elle a su.
son enfant. Un chagrin monte, qui est un deuil. née en 1974 à grasse et L’Allemagne, c’est Hitler, les nazis, le Reich. Y sont
L’histoire finie n’a plus de commencement possible. diplômée de Sciences po, captifs des prisonniers de guerre, des requis du
Et même s’il y a des images sûres, l’histoire qu’on Valentine goby se consacre STO, des déportés politiques ; en Allemagne on
raconte est toujours celle d’un autre. aujourd’hui entièrement tue les Juifs ; on tue les malades et les vieillards
À cause de l’écharde dans l’histoire, Suzanne à l’écriture après avoir par piqûre et par gaz, elle le tient de Lisette, de
Langlois se tait. Elle rentre chez elle, elle reviendra enseigné les lettres et le son frère, du réseau ; il y a des camps de concen-
une autre fois. Ou pas. Ça n’est pas décidé. théâtre dans le secondaire. tration ; elle n’est ni juive, ni vieille, ni malade. Elle
Oh, retrouver Mila, qui n’avait pas de mémoire. très tôt engagée dans est enceinte, elle ne sait pas si ça compte, et si oui
Mila, pur présent. des missions humanitaires, de quelle façon.

L’
elle a vécu trois ans à Hanoi Où en Allemagne, elle l’ignore. Elle ne sait rien de
épuisement de Mila devant et à Manille, où elle travaillait la distance ni de la durée du voyage. Arrêts brefs,
l’entrée du camp. Ce qu’elle croit pour des associations auprès sans pause, portes ouvertes aussitôt closes dans
être l’entrée du camp, hauts de jeunes de rue. elle publie un fracas de ferraille. De brusques éblouissements,
murs ébauchés dans la nuit par- son premier roman en 2002, des plaques d’air frais laissent tout juste entrevoir
delà les faisceaux braqués au La Note sensible, pour lequel l’alternance du jour et de la nuit, de la nuit et du
hasard, ses paupières d’un coup baissées et les elle reçoit le prix de la jour. Trois nuits, quatre jours. À un moment on
aiguilles qui, après, trouent la vue. Autour, quatre Fondation Hachette, le prix passe la frontière, forcément. Avant ou après que
cents corps de femmes découpés à la torche en Méditerranée des jeunes, la tinette pleine de pisse roule dans la paille déjà
fragments phosphore – quatre cents, elle sait, elles le prix du premier roman de souillée et que deux femmes se battent aux poings ?
ont été comptées à Romainville – nuques, tempes, l’université d’artois, le prix Avant ou après que Mila somnole contre le dos de
coudes, crânes, bouches, clavicules. Aboiements palissy et le prix rené-Fallet. Lisette, le ventre hypertendu par-dessus l’utérus
d’hommes, de femmes, de chiens, mâchoires, elle écrit de nombreux minuscule ? Avant ou après que Mila ne puisse plus
langues, gencives, poils, bottes, matraques au stro- romans pour la jeunesse fermer la bouche par manque de salive ? Juste après
boscope. Les flashs, les sons en rafale empêchent chez autrement jeunesse, le papier jeté sur les rails ? Pas avant le papier ce
Mila de vaciller, la tiennent d’aplomb comme le mais traite également serait bien, ça lui laisserait une chance de voyager
ferait une salve de mitrailleuse. de thèmes liés à la liberté, jusqu’au destinataire, trois lignes écrites avec un
Les épaules de Mila, ses vertèbres, ses hanches à comme l’avortement et la bout de crayon à Jean Langlois, rue Daguerre à
vif à cause de la position dans le wagon à bestiaux, peine de mort, notamment Paris, je vais bien papa je t’embrasse et une pièce
allongée sur la tranche ou debout sur un pied dans Qui touche à mon corps pour le timbre dans la feuille froissée. Les décélé-
pendant quatre jours. Sa langue pierre dans la je le tue (éd. gallimard, 2008). rations du train cognent dans les poitrines,
bouche, une fois elle a penché la tête par la lucarne Son dernier roman, annoncent potentiellement l’Allemagne, alors des
où les femmes vidaient l’urine, elle a bu la pluie. Kinderzimmer (« La chambre femmes chantent, ou serrent les poings, ou
Maintenant elle attend devant la barrière. Sa main des nourrissons »), paraît gueulent qu’elles ne descendront pas chez les
droite serre la poignée de la petite valise. Dans la en août 2013. Boches, ou prient, ou prédisent bientôt un débar-
valise la photo de son frère arrêté en janvier, vingt- quement ; d’autres, épuisées, se taisent ; il y en a
deux ans, la photo de son père devant l’établi rue À lire qui frappent. Mila écoute. Elle ouvre grands les
Daguerre parmi les ciseaux, les racloirs, les alènes, Kinderzimmer, yeux. Elle cherche un signe. L’Allemagne, ça ne
et aussi les restes d’un colis alimentaire reçu à éd. Actes Sud, 220 p., 20 €. peut pas passer inaperçu. Puis le train accélère sans
Fresnes, un chandail, une culotte, une chemise, qu’on sache. Rien ne marque la frontière. C’est un
deux barboteuses tricotées en prison. Elle serre la poignée de la franchissement silencieux, mais avéré une fois le train stoppé en gare
valise, le territoire connu, 40 x 60 cm, la valise et la main de Lisette, et les femmes jetées hors du wagon : sur le quai, en face, Mila
pas davantage Lisette qu’elle n’est Mila mais Maria et Suzanne c’était déchiffre en grosses lettres le nom de Fürstenberg. Fürstenberg c’est
une autre vie. Au-delà ça n’a pas de nom. C’est noir incisé de lames nulle part, insituable sur une carte, mais c’est l’Allemagne, ça sonne
et de projecteurs blancs. allemand, il n’y a pas de doute. Et tout de suite, les chiens.

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Émilie de Turckheim

Une sainte

‘‘T
rès tôt, elle sut qu’elle serait sainte. Dieu, que dire à la petite mordue par le Malin ; on ne lui répond
Les blouses s’enfilent bras levés, tombent rêches sur pas. D’une voix lente et déçue, il recommande la lecture de la vie
les mollets, privent les corps des caresses de l’air. Le des saints et des grands martyrs chrétiens. Aucun enfant de Dieu
premier jour de classe, le tissu sent le neuf et le neuf ne peut dire : je serai saint, mon nom sera loué. Elle demande
va, bleu marine, dans les liquides, salive, sang, pardon et frémit sous la plante des pieds, dans ses entrailles
déverser la discipline. Les prénoms et les noms sont brodés au fil heureuses. Elle voudrait inventer un autre péché pour sentir
blanc à l’endroit du sein gauche. Chaque élève a brodé son propre encore la voluptueuse humiliation de demander pardon. Voudrait
nom. Les bonnes brodeuses et les mauvaises brodeuses. Il est qu’il se fâche. Rougisse. Crachez sur moi, elle ne lui demande pas.
cloué au-dessus du tableau noir. L’héroïne Le regarde droit dans les Ressembler à Marie. Pour cela, elles donneraient tout ce qu’elles
plaies. ont de précieux, les mères, les bonnes notes, les mammifères en
Confession. Elles attendent sur le bois d’un banc le cœur pesant. cage, hamsters et petits lapins blancs aux yeux rouges. Marie porte
Elles pincent un bout de blouse entre leurs doigts. La porte s’ouvre, sous sa blouse les habits qu’interdit le règlement de l’Institut. Une
en sort une fille qui ne regarde pas les filles encore assises mâchant jupe dont l’ourlet flotte trois pouces au-dessus du genou. Des
leurs dents. Suivante, dit celle-là, la conscience légère, la boue collants couleur chair, filés et lascivement filés, raccommodés et
lavée. L’héroïne debout. Elle approche de la porte et entend sans lascivement raccommodés au vernis à ongles transparent. Marie
avoir frappé : Entre, mon enfant. Elle le voit. Et l’étole verte, l’aube connaît les choses de la vie. Elle a embrassé. Elle saigne chaque
propre, les sandales, la peau des pieds. Il vient d’Afrique. L’Afrique mois. Elle a des poils noirs qui font un triangle. Marie dit pubis,
est un village desséché avec des rugissements et des arbres que dé- comme on dirait algèbre, toute honte bue. De retour chez soi, on
vorent les girafes. Elle a oublié vérifie la définition. Région
sa réplique. Il va lui rappeler la
phrase doucement et elle n’aura
Le professeur […] a écrit triangulaire médiane du bas-
ventre, dont la partie saillante
qu’à répéter, se loger dans les dans le dossier de l’héroïne : est le mont de Vénus, et qui est

a les capacités pour viser


cavités parfaites que la voix du limité latéralement par les plis
prêtre aura creusées. Il dit par- de l’aine. Encore plus sale et
donnez-moi mon père parce
que j’ai péché, elle tressaute. autre chose dans la vie. Il voit compliqué qu’on ne pensait.
Vénus et l’aine donnent des
Elle ne peut pas répéter les
mots. Si elle desserrait les
juste. Elle vise la sainteté. frissons de mystère. Marie est
celle qui parle. Les autres vou-
dents, la joie jaillirait d’elle hurlante. La pièce aménagée en cha- draient dire les mêmes paroles et connaître la jupe à trois pouces
pelle entre l’infirmerie et le bureau de la directrice est vide à part au-dessus du genou, le sang, les poils, l’aine et le baiser. Marie leur
les chaises, la croix, leurs corps aux contours nets, le silence. Per- parle soudain plus bas, la voix assourdie de malice. On l’encercle
sonne d’autre ne souffle. Elle aimerait une multiplicité de corps. de cœurs battants. Marie raconte ; c’est arrivé à l’infirmerie avec
Son corps à elle mille fois. Et le corps du prêtre mille fois. Leurs l’infirmier. Sucé. J’ai tout recraché dans la cuvette des toilettes
deux corps innombrables se pressant, embrassés sans volonté, pour ne pas tomber enceinte. La jalousie et l’horreur. Les collé-
comme s’aiment les inconnus des rames de train bondées. Il n’y giennes voient les images dans leurs esprits blancs et repassés sous
aurait pas cet espace de désolation entre la blouse et l’aube. Elle leurs barrettes retenant les mèches et les terribles idées.
n’aurait pas cette faim. Elle voudrait avoir la bouche pleine et ava- Marie a sucé. Un infirmier qu’elle a recraché. Ou les mots sont un
ler, la matière nourrissante et bonne descendrait dans son cou. piège et ont un sens caché. Ou Marie a bel et bien fait entrer un
Elle lui révèle son secret. Un jour, sainte. Il dit que l’orgueil laisse infirmier dans sa bouche, entièrement, les chaussures raclant
deux points rouges au sein, preuve que le diable a mordu sous les contre les dents, les cheveux blonds obstruant le fond de la gorge
traits d’un serpent. Elle soulève vite sa blouse et les autres épais- et chatouillant la luette. Comment faire tenir un infirmier dans une
seurs, montre son sein naissant griffé croûté de sang. Le prêtre va bouche. Le soulever de terre, le fourrer sous le palais, exercer une
l’absoudre et, pour la punir de son orgueil, demander qu’elle lèche succion comme on ferait avec la tête d’une sucette, laper le corps
les pieds d’un homme sale, un mendiant. Mais il ne demande rien. recroquevillé, le cracher dans la cuvette des toilettes pour ne pas
Bouche ouverte et sans un son. Peut-être est-ce la beauté du sein. tomber enceinte. On verra l’infirmier se débattre, les habits
Elle remet en place la blouse et les épaisseurs et observe un alourdis d’eau souillée, agiter les bras, boire la tasse. L’aider à sortir
moment le prêtre assis accablé. Elle voudrait être son autel, elle se du trou ou le laisser dans le trou. Choisir entre la vie de l’autre et
tiendrait à quatre pattes, il poserait sur ses reins le Livre, la nappe, sa vie à soi. Une mort par noyade ou une grossesse. Marie a choisi
le pain, le vin, les clefs gelées de la sacristie sur son sacrum. Il prie : de tirer la chasse d’eau et d’envoyer l’infirmier à l’égout. Une sainte

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l’aurait secouru, hissé hors de la cuvette, allongé, tout soumis et aux dominos. Comment s’est passée ta semaine, maman. Il ne s’est
transi, égouttant sur le carrelage, elle aurait bu ses larmes à la rien passé. Il pourrait y avoir des morts mais il n’y a pas de morts.
source des yeux. Une sainte aurait grossi neuf mois et élevé Tout le monde tient bon. Pourquoi veux-tu qu’il y ait des morts. Ne
l’enfant. Des éclats de rire lui font redresser la tête. Du même âge commence pas à me poser des questions et n’oublie jamais que je
qu’elle, trois garçons du collège athée arrêtés sur le trottoir t’ai lu des contes quand tu étais petite, tous les soirs, même épui-
l’insultent. Elle est bleu marine dans la rue. Elle a oublié de retirer sée par mes soucis, je ne t’ai jamais refusé une histoire, alors
sa blouse en sortant de l’Institut. Sainte-nitouche, raconte. Maman, c’est l’histoire de sainte Hély-
suce-nous la bite, gueulent les garçons. sabel. Elle vivait au siècle des dragons et se pro-
Sous le nom brodé en blanc, sous le tissu bleu menait de village en village, frappant aux portes
marine, sous la chemise, sous la brassière, une et sortant juste de l’enfance. Dites-moi comment
couronne de coton, de fil de fer et d’agrafes mutile vous servir, disait Hélysabel. La joie de vous avoir

phiLippe Matsas/opaLe
la rose, l’aréole. Un mouvement – lever le plateau aidé sera mon traitement. Une mauvaise femme
de son pupitre en classe – et elle est transpercée. refusait de lui ouvrir et la maudissait en langue
Retenir ses larmes est un art. Au prêtre noir, elle a basse. À travers la porte fermée, Hélysabel la
montré ses blessures, mais sans dire un mot de la bénissait, devinait son nom et le chantait sur les
couronne. Elle ne dilapide pas ses aveux. Elle se chemins. Plus loin, une mère demandait du persil
réserve des joies. Mon père, je porte une couronne p r é s e n tat i o n et de l’ail pour soigner la fièvre de son dernier-
d’épines au sein. Je saigne. Je deviens sainte goutte né. Hélysabel se pressait de trouver ail et persil,
à goutte. Alors le prêtre sera fait de fureur et de Émilie de turckheim le nourrisson guérissait dans la nuit. Ailleurs, un
sévérité. Il ne lui recommandera plus la lecture de est née en 1980 à Lyon. vieil homme voulait un fils pour perpétuer son
la vie des saints. Il y aura un châtiment. Mon enfant elle étudie le droit français nom et lui succéder dans le commerce du vin.
d’orgueil, tu seras ma table, mon autel, tu vivras en et anglo-américain avant Hélysabel entrait dans la maison, s’étendait sur la
position de chien. d’intégrer sciences po paillasse, laissait le vieillard venir dans son ventre,

E
et de se spécialiser grossissait, accouchait et lui donnait un fils
lle a grandi. Elle vit dans une ville en sociologie. sa thèse, qui robuste, que le vieux prénommait Bienfait. Mais
qui ressemble à l’ancienne, mêmes porte sur l’homosexualité voilà qu’un matin, au cœur d’une clairière, un
ronds-points, mêmes primevères et la place accordée monstre malade, mi-homme mi-dragon, trop
en jardinières de béton, même à la prévention contre affaibli pour courir le monde, réclama le seul
sentiment géographique de vivre le sida chez les jeunes, remède qui lui sauverait la vie. Quel est ce
dans une plaine, sans accident. Elle saigne chaque est financée par l’agence remède, demanda Hélysabel. Mille soucis cueillis
mois et peut regarder, prudemment, sa propriété nationale de recherche au sommet de mille montagnes, répondit le
noire, son triangle de poils. Elle ne se confesse sur le sida, de 2005 à 2007. monstre. Hélysabel passa le restant de ses jours à
plus. L’idée a perdu tout son délice. Bien qu’elle elle donne également gravir les monts enneigés et roides des continents.
regrette les pénitences et les espoirs de péni- des cours de français et Elle avait plus de cent et quinze ans quand elle
tence. Elle fréquente un lycée sans chapelle et ne d’anglais en centre retrouva l’homme-dragon au cœur de la clairière.
porte plus de blouse. Quant à Marie, l’enviée, elle pénitentiaire à partir Il respirait à peine. Seuls ses yeux n’étaient pas
a été renvoyée de l’Institut, surprise, le jour du de 2002, dans le cadre entrés dans le royaume des morts ; et c’est ainsi
vaccin contre l’hépatite B, dans les bras de du Genepi (Groupement qu’il put voir Hélysabel lui prodiguer les soins.
l’infirmier. étudiant national Quand Hélysabel eut fini d’appliquer le mélange
Marie et l’héroïne sont dans le même lycée. Elles d’enseignement aux de pétales de soucis et de boue sur le torse du
se parlent et s’asseyent sur des chaises qui se personnes incarcérées), monstre glacial, celui-ci se dressa sur ses pattes
touchent. Marie sera comédienne. Sur la fiche expérience qui lui inspire arrière et par sa gueule ouverte cracha une
d’orientation, dans la case profession envisagée, Les Pendus (2008). longue flamme. D’Hélysabel, il ne resta rien.
elle écrit comédienne. L’héroïne sera sainte. Sur la elle publie son premier Elle embrasse sa mère, dit qu’elle apportera la
fiche d’orientation, dans la case profession envi- roman à 24 ans, prochaine fois une galette des rois. La mère
sagée, elle écrit secrétaire. Les Amants terrestres. prétend qu’on la vole. Chaque semaine, il manque
Elle rend visite à sa mère. Le matin prend toujours son second roman, Chute de l’argent. Parfois on me prend cent, parfois on
fin dans le parfum de chou, même quand pas un libre, a été récompensé par me prend mille. Je crois que c’est la femme de
chou n’est servi. La mère prend ses repas dans la le prix de la vocation en ménage, la grise, avec un accent. Maman,
chambre avec vue sur le parc. Depuis sa fenêtre, 2009. elle a reçu également personne ne te vole. Tout le monde veut ton
elle reconnaît les pensionnaires dans les allées. le prix Bel ami pour bien. La mère dit qu’elle espère qu’elle aura la
C’est Ophélie, celle-là. Regarde-la déboutonner Héloïse est chauve, en 2012. fève.
son gilet pour échauffer l’érable. Pauvre petite, Le premier jour de la formation, elle comprend
perdre la tête à son âge. Et Juliette, trouble et À lire que c’est un métier envahissant. Un de ces
verte à force de regarder l’étang. Juliette est un Une sainte, métiers faciles à apprendre et difficiles à exercer.
personnage secondaire que nous croiserons sept éd. Héloïse d’Ormesson, 210 p., 18,50 €. Marie suit la même formation, bien qu’elle sente
fois au cours du roman et dont les tours ne sont imminent l’avènement de sa carrière de
pas nettement marqués, au sens propre, car elle comédienne.
est floue. En blouson noir, c’est le fils de Juliette, un grand échalas Toutes deux obtiennent leur diplôme de secrétariat. Le professeur
de fils, au chômage depuis trois ans. Il vient demander de l’argent de « classement et archivage » écrit dans le dossier de l’héroïne : a
à sa mère au lieu de chercher de l’ouvrage. Avec le chapeau, le les capacités pour viser autre chose dans la vie. Il voit juste. Elle
père Roméo. Le genre d’homme qui ne supporte pas de perdre vise la sainteté.

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Chantal Thomas

L’Échange des
princesses

‘‘
Paris, été 1721 en toute légalité, il se verrait très bien en roi. Philippe Ier ? Le titre a

L
Dans le bain du Régent déjà été pris, un roi capétien, qui s’est battu comme un chien contre

« a gueule de bois n’a jamais empêché les bonnes idées »,


se dit Philippe d’Orléans en fermant les yeux dans les
forts parfums de son bain. S’il les ouvrait, il aurait le
regard bloqué sur ce gros corps ventru, blanchâtre,
Guillaume le Conquérant et s’est fait excommunier pour avoir
répudié son épouse, Berthe de Hollande, choisie pour des motifs
politiques… comme s’il y en avait d’autres, comme si cela se faisait
d’épouser par amour, lui-même d’ailleurs… et ce point, sans être
flottant dans l’eau chaude ; et cette bedaine de bête aussi douloureux que celui de la mort de sa fille, n’a rien de plaisant.
échouée, cette espèce de molle bonbonne gonflée par les nuits de Alors, Philippe II ? Pourquoi pas ? Philippe II, dit « le Débauché ». C’est
débauche et de goinfrerie, sans lui gâcher complètement le plaisir naïf mais irrésistible ; une fois qu’on a goûté au pouvoir, on a du mal
de la bonne idée, l’affaiblirait. « Mes enfants sont gros et gras », à s’en déprendre. On a beau être lucide, savoir que plus l’on gagne
déclare la princesse Palatine, sa mère, laquelle n’est pas mince. en puissance, moins l’on compte personnellement, puisque l’on n’est
Comme penser à sa mère lui est toujours agréable, son embonpoint qu’un pion sur l’échiquier des ambitieux qui s’agitent au-dessous de
lui devient complètement indifférent. Mais s’il se rappelait aussi la vous, on s’accroche, on repousse autant que possible le moment de
phrase qu’elle ajoute volontiers : « Les grands et gros ne vivent pas sortir du cercle de lumière, de son bruissement de louanges et de
plus longtemps que les autres », il ressentirait un affreux coup de compliments – le moment où l’on va se trouver seul dans le noir,
tristesse. Sa fille aînée qu’il adorait, la duchesse de Berry, est morte chassé du monde, rayé des vivants. Philippe II par rapport à l’actuel
dans un état physique horrifiant, une bizarre obésité redoublée, roi d’Espagne, Philippe V, est-ce que ça ne serait pas compliqué ? Si,
a-t-on dit, d’un début de grossesse. À la vitesse à laquelle elle avait très compliqué, et pas seulement du fait qu’ils s’appellent tous les
brûlé sa jeune existence, dans sa deux Philippe, le roi d’Espagne
soif de jouissance et d’extinction, Mais s’il meurt sans héritier, lui aussi serait sur les rangs si

alors… alors… eh bien…


dans ce délire de théâtralité et jamais Louis XV disparaissait.
d’autodestruction où il aimait Philippe II ? Bien entendu que le
tant la rejoindre, elle ne pouvait
engendrer que sa propre mort. la couronne lui appartient, titre a été pris. Philippe II, dit « le
Prudent », le sombre bâtisseur
Il sait qu’il est préférable de ne
pas évoquer la duchesse de
à lui Philippe d’Orléans… de l’Escurial, un archipieux, lent
et bureaucrate. Du Prudent au
Berry. Il ne doit pas penser à elle en ces mauvaises heures plombées Débauché, toute une histoire… Les songeries du Régent achèvent
par l’alcool. Ne pas bouger du présent et de tout ce qui peut faire de s’effilocher dans les brumes de la salle de bains. Seule persiste la
croire en un avenir… Oui, il a eu une idée de génie, se répète-t-il, question : Comment Philippe V va-t-il réagir à la bonne idée ? Le
en plongeant la tête sous l’eau. Il a trouvé la solution à deux problèmes Régent se caresse vaguement. Il commence à s’endormir dans son
qui le tourmentaient : le besoin politique de neutraliser l’Espagne et bain. Deux femmes de chambre le rattrapent de part et d’autre. Elles
d’empêcher une nouvelle guerre ; l’envie secrète, sournoise, de se penchent sur lui, le tirent par-dessous les bras. Leurs seins
retarder au maximum l’époque où le petit roi Louis XV pourrait tremblent dans l’air embué. Le Régent sourit, béat.
donner naissance à un dauphin de France. Ce n’est pas pour demain Mais plutôt qu’à sa gueule de bois, c’est peut-être au cardinal Dubois
puisqu’il n’a encore que onze ans et n’atteindra sa majorité qu’à qu’il songe… Dubois, un homme qui non seulement n’a jamais
treize ans révolus, et même alors… Mais il vaut mieux déjà s’en pré- empêché les bonnes idées, mais en regorge, surtout en matière de
occuper. Si le roi meurt en ayant un fils, il va de soi que la couronne diplomatie. Et la bonne, l’excellente idée dont se félicite le Régent
revient à celui-ci, mais s’il meurt sans héritier, alors… alors… eh pourrait lui avoir été soufflée par le cardinal, son ancien gouverneur,
bien… la couronne lui appartient, à lui Philippe d’Orléans, actuel son âme damnée, un être au dernier degré de l’avilissement et au
régent, neveu du feu roi Louis XIV, qui s’était appliqué tout au long sommet de tous les honneurs.
de son règne à le tenir éloigné du gouvernement, à le traiter comme Avec sa rapidité et son efficacité coutumières le cardinal s’emploie à
un bon à rien, et cela avec d’autant plus de rigueur qu’il était conscient faire parvenir au roi d’Espagne, Philippe V, ancien duc d’Anjou, petit-
de ses capacités. Sauf au service du Roi-Soleil, l’intelligence n’était fils du roi Louis XIV, l’essentiel de l’idée-solution permettant d’assurer
pas un atout à Versailles. Une réflexion qui le ramène en douceur une complète réconciliation et une solide union entre les deux
vers la bonne idée. L’eau du bain tiédit. Le Régent, tout au bonheur royaumes. Et Philippe V, sous l’influence de l’ambassadeur de France
de ses plans sur le futur, n’en a cure. Il est quelqu’un qui accomplit à Madrid, M. de Maulévrier, fortement soutenu par son confesseur, le
sa tâche avec un soin scrupuleux, et ce n’est pas facile avec les père Daubenton, jésuite, qui possède presque à égalité avec la reine
soupçons d’empoisonnement qui pèsent sur lui et que le parti de les clés de sa volonté, s’enthousiasme pour le projet. Pourtant
l’ancienne cour ne cesse de réanimer, mais, si l’occasion l’y autorisait, Philippe V n’a pas l’enthousiasme facile. Avec son allure de vieillard

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délabré avant l’âge, ses genoux fléchissant, ses pieds en dedans, son rang. Saint-Simon est flatté, et touché, de la marque de confiance que
teint blafard, ses yeux agrandis de cernes, il ne donne pas le sentiment lui accorde son ami. Il a plaisir à se remémorer la scène : « Étant allé,
d’attendre grand-chose de l’avenir. Et, en effet, il n’en attend rien. Il les premiers jours de juin, pour travailler avec M. le duc d’Orléans, je
espère tout du Ciel, rien du Siècle. Mais à la lecture des plis venus de le trouvai qui se promenait seul dans son grand appartement. Dès
Paris l’épais nuage noir sous lequel il a l’habitude de se tenir s’éva- qu’il me vit : “Oh ça ! me dit-il, me prenant par la main, je ne puis vous
pore. Il relit la lettre, se la fait lire par sa femme, Élisabeth Farnèse. faire un secret de la chose du monde que je désirais et qui m’importait
Quand, à son tour, il écrit au Régent, il a l’impres- le plus, et qui vous fera la même joie ; mais je vous
sion non pas de répondre à la proposition mais d’en demande le plus grand secret.” Puis, se mettant à
être à l’origine. Il faut croire que c’est une idée rire : “Si Monsieur de Cambrai [le cardinal Dubois,
vertigineuse. Un plan si parfait qu’il semble relever archevêque de Cambrai] savait que je vous l’ai dit,
non d’un esprit humain, mais de la Providence. il ne me le pardonnerait pas.” Tout de suite il m’ap-
prit sa réconciliation faite avec le Roi et la Reine
Le duc de Saint-Simon, d’Espagne, le mariage du Roi et de l’Infante, dès

ULF aNDeRSeN
« ambassadeur extraordinaire » qu’elle serait nubile, arrêté, et celui du prince des
Sous le titre « conversation curieuse », Saint-Simon, Asturies conclu avec Mlle de Chartres. Si ma joie fut
compagnon de jeunesse de Philippe d’Orléans, grande, mon étonnement la surpassa. » Saint-Simon
nous livre l’entretien par lequel il fut instruit de la p r é s e n tat i o n est éberlué peut-être par la différence de rangs
fameuse idée. Les deux hommes sont exactement entre les fiancés mais surtout par le caractère
contemporains. Le Régent a quarante-sept ans, Chantal Thomas est née spectaculaire d’un renversement qui fait du fils du
Saint-Simon quarante-six. Le Régent, qui a été un en 1945 à Lyon, où elle suit roi d’Espagne, à qui le Régent a deux ans plus tôt
beau jeune homme, est marqué par les années, les une formation en philosophie déclaré la guerre, son gendre.
blessures de guerre, les excès nocturnes. Son teint avant de se spécialiser dans À l’annonce de ces mariages entre la France et
rouge brique dénote de sérieuses menaces d’apo- la littérature du xviiie siècle, l’Espagne, entre les Bourbons de France et les
plexie. Une fatigue, sa vue faible nuisent à l’éclat en particulier Sade et Bourbons d’Espagne, bouclage d’alliances entre les
d’une présence dont le brillant est intermittent. Casanova. Son activité est deux royaumes les plus puissants et réunion d’une
Saint-Simon, nettement plus petit que le Régent et très diverse : elle a enseigné seule famille, autrement dit la hantise même de
aussi grandiosement emperruqué, paraît beaucoup aux États-Unis (Yale et l’Europe, la réaction immédiate de Saint-Simon est
plus jeune et, par sa vie régulière, la chaleur de son Princeton notamment) et en de garder la chose secrète, afin de ne pas pro-
imagination, sa passion de l’analyse, le poids entier France, où elle est directrice voquer la fureur des autres pays. La réponse du
de son existence qu’il met dans tous les instants, il de recherche au CNRS, duc d’Orléans, pour une fois dépourvu de culpa-
est formidablement présent. Ils diffèrent profon- mais elle est aussi essayiste bilité, est : « Vous avez bien raison, mais il n’y a pas
dément, mais sont unis par la durée et la sincérité et a collaboré au Monde ainsi moyen, parce qu’ils veulent en Espagne la décla-
de leur amitié, par le plaisir de l’intelligence, une qu’à des productions pour ration tout à l’heure, et envoyer ici l’infante dès
excitation de rapidité, d’entente sur les non-dits. Radio France. Écrivaine, que la demande sera faite et le contrat de mariage
Cependant Saint-Simon sort rarement satisfait elle s’est fait connaître avec signé. » Curieuse hâte, souligne Saint-Simon, on a
d’une conversation avec le Régent. Entre eux, c’est son premier roman, des années devant nous, étant donné les âges de
une scène toujours recommencée. Saint-Simon, Les Adieux à la reine, pour tous ces fiancés. De précoces fiancés, il faut
débordant d’initiatives et de l’impatience qu’elles lequel elle obtient le prix l’avouer. Si le prince des Asturies a quatorze ans,
se réalisent, harcèle le Régent. Celui-ci, la mine Femina en 2002. Depuis, elle la fille du Régent n’en a que douze. Louis XV, né le
contrite, tête basse, le subit. Non que le duc participe à ce jury. On compte 15 février 1710, va vers ses douze ans. Quant à Anna
l’ennuie. Certainement pas ! Ni qu’il le désap- parmi ses essais : Sade, Maria Victoria, infante d’Espagne, elle est née le
prouve. Nullement ! Au contraire ! Mais – et c’est là l’œil de la lettre (1978) et 31 mars 1718. La future épouse de Louis XV et
le motif de son air d’affliction – il n’a pas le courage Souffrir (2003); ses romans : reine de France n’a pas encore quatre ans !
d’aller dans le sens de la raison, c’est-à-dire, selon Apolline ou L’École L’âge des fiancés ne surprend pas Saint-Simon.
Saint-Simon, son propre sens. Le Régent se courbe, de la Providence (2005), Comme les auteurs du pacte, il n’y attache pas une
se tasse, s’en veut, mais n’agit pas en fonction du Cafés de la mémoire (2008) ; seule pensée. Ce qui l’ébaubit, c’est le coup
bon sens. À tous les coups il prend la mauvaise et ses textes dramatiques : d’audace de faire épouser une fille de la famille
décision. Et pourquoi ? Parce qu’il est faible, parce La Lectrice-Adjointe, d’Orléans par un fils de Philippe V, véritablement
qu’il a déjà été embobiné par Dubois, et que le duc, suivie de Marie-Antoinette pétri de haine pour cette famille et spécialement
malgré sa vivacité, intervient trop tard. et le théâtre (2003), pour le Régent. Un peu plus tard, revenu de sa stu-
Durant cette conversation les choses se passent Le Palais de la reine (2005). peur, Saint-Simon pense à tirer parti de ce projet.
autrement. Le Régent, d’excellente humeur, est fier Il demande au Régent à se rendre à la cour de
de la nouvelle qu’il veut confier en secret à son ami. À lire Madrid apporter le contrat à signer. Dans le même
Saint-Simon en oublie ses griefs – n’être jamais L’Échange des princesses, élan, il propose de se faire accompagner de ses
invité aux soupers du Palais-Royal dans la salle à éd. du Seuil, « Fiction et Cie », 380 p., 20 €. deux fils, Jacques-Louis, vidame de Chartres, et
manger rose et or, coussinée comme un écrin à Armand-Jean, afin d’obtenir pour lui-même et pour
bijoux (peu importe que la seule pensée de ces orgies lui soulève le eux le titre de grand d’Espagne. Saint-Simon désire la grandesse. Le
cœur, surtout le fait que M. le duc d’Orléans, un petit-fils de France, Régent a un sourire. Car si le duc de Saint-Simon n’est pas grand,
se mette aux fourneaux), être peu écouté au Conseil de Régence –, Jacques-Louis, l’aîné, est encore plus petit que son père. On le sur-
sans compter les mille blessures quotidiennes endurées de la part de nomme « le Basset ».
barbares irrespectueux de l’étiquette, et le scandale permanent de Le Régent accepte. Saint-Simon sera donc « ambassadeur extraor-
l’arrogance des bâtards de Louis XIV se haussant partout au premier dinaire » pour un mariage peu ordinaire.

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Karine Tuil

L’Invention
de nos vies

‘‘C
ommencer par sa blessure, commencer par ça – dernier retournés – son grand roman social ? On l’attend encore… –, ce
stigmate d’un caporalisme auquel Samir Tahar avait ne peut pas être lui, Samir Tahar, transmué, méconnaissable, le visage
passé sa vie à se soustraire –, une entaille de trois cen- recouvert d’une couche de fond de teint beige, le regard tourné vers
timètres au niveau du cou dont il avait tenté sans succès la caméra avec l’incroyable maîtrise de l’acteur/du dompteur/du tireur
de faire décaper la surface à la meule abrasive chez un d’élite, les sourcils bruns épilés à la cire, corseté dans un costume de
chirurgien esthétique de Times Square, trop tard, il la garderait en grande marque taillé à ses mesures, peut-être même acheté pour
souvenir, la regarderait chaque matin pour se rappeler d’où il vient, l’occasion, choisi pour paraître/séduire/convaincre, la sainte trinité
de quelle zone/de quelle violence. Regarde ! Touche ! Ils regardaient, de la communication politique, tout ce qu’on leur avait transmis
ils touchaient, ça choquait la première fois, la vue, le contact de cette jusqu’à la décérébration au cours de leurs études et que Samir mettait
cicatrice blanchâtre qui trahissait le disputeur enragé, disait le goût maintenant à exécution avec la morgue et l’assurance d’un homme
pour le rapport de forces, la contradiction – une forme de brutalité politique en campagne, Samir invité à la télévision américaine, repré-
sociale qui, portée à l’incandescence, présageait l’érotisme –, une sentant les familles de deux soldats américains morts en Afgha-
blessure qu’il pouvait planquer sous une écharpe, un foulard, un col nistan (1), entonnant le péan de l’ingérence, flattant la fibre morale,
roulé, on n’y voyait rien ! Et il l’avait bien dissimulée ce jour-là sous tâtant du sentiment et qui, devant la journaliste (2) qui l’interrogeait
le col amidonné de sa chemise de cador qu’il avait dû payer trois avec déférence – qui l’interrogeait comme s’il était la conscience du
cents dollars dans une de ces boutiques de luxe que Samuel Baron monde libre ! –, restait calme, confiant, semblait avoir muselé la bête
ne franchissait plus qu’avec le vague espoir de tirer la caisse – tout en lui, maîtrisé la violence qui avait longtemps contaminé chacun de
en lui respirait l’opulence, le contentement de soi, la tentation consu- ses gestes, et pourtant on ne percevait que ça dès la première ren-
mériste, option zéro défaut, tout contre, la blessure subreptice, les
en lui reniait ce qu’il avait été, Tout en lui exprimait échos tragiques de l’épouvante

le revirement identitaire,
jusqu’à l’air affecté, le ton empha- que ses plus belles années
tique teinté d’accents aristocra- passées entre les murs crasseux
tiques qu’il prenait maintenant,
lui qui, à la faculté de droit, avait l’ambition assouvie, d’une tour de vingt étages,
entassés à quinze, vingt – qui dit
été l’un des militants les plus
actifs de la Gauche proléta-
la rédemption sociale. mieux – dans des cages d’esca-
liers où pissaient les chiens et les
rienne ! L’un des plus radicaux ! Un de ceux qui avaient fait de leurs hommes, que tant d’années à crever là-haut, au dix-huitième avec
mortifications originelles une arme sociale ! Aujourd’hui petit maître, vue sur les balcons d’en face d’où brandillaient les survêtements
nouveau riche, flambeur, rhéteur fulminant, lex machine, tout en lui – contrefaçons Adidas, Nike, Puma achetées, marchandées à Taïwan/
exprimait le revirement identitaire, l’ambition assouvie, la rédemp- Vintimille/Marrakech pour rien ou chinées chez Emmaüs –, tricots
tion sociale – le contrepoint exact de ce que Samuel était devenu. de corps grisés, maculés de sueur, slips élimés, serviettes de toilette
Une illusion hallucinatoire ? Peut-être. Ce n’est pas réel, pense/prie/ râpeuses, nappes plastifiées, culottes déformées par les lavages et les
hurle Samuel, ce ne peut pas être lui, Samir, cet homme neuf, célébré, transmutations des corps, droit devant les antennes paraboliques qui
divinisé, une création personnelle et originale, un prince cerné par pullulaient sur les toits/les façades comme les rats déboulant dans
sa camarilla, rompu à la rhétorique captieuse – à la télé, il s’adonise, les caves enténébrées où personne ne descendait plus par peur du
s’érotise, plaît aux hommes, aux femmes, adulé par tous, jalousé peut- vol/du viol/de la violence, où personne ne descendait plus que sous
être, mais respecté, un virtuose du barreau, un de ceux qui disloquent la contrainte d’une arme, revolver/couteau/cutter/poing américain/
le processus accusatoire, démontent les démonstrations de leurs matraque/acide sulfurique/fusil à pompe/bombe lacrymogène/
adversaires avec un humour ravageur, n’ont pas froid aux yeux –, ce carabine/nunchaku, c’était avant l’embrasement à l’Est et l’arrivée
ne peut pas être lui ce loup de prétoire artificieux, là-bas, à New York, massive des armes de guerre en provenance de l’ex-Yougoslavie,
sur CNN, son prénom américanisé en lettres capitales SAM TAHAR quelle manne ! Un voyage en famille et hop ! le matos dans le coffre
et, plus bas, son titre : lawyer – avocat –, tandis que lui, Samuel, au milieu de jouets d’enfants, des fusils d’assaut, des armes automa-
dépérissait dans un bouge sous-loué sept cents euros par mois à tiques, des Uzi, des kalachnikovs, des explosifs avec détonateur élec-
Clichy-sous-Bois, travaillait huit heures par jour au sein d’une asso- trique, des pains entiers cachés dans des morts-terrains et même, y
ciation en tant qu’éducateur social auprès de jeunes-en-difficulté dont en a pour tous les goûts, si tu payes cash, si ça t’excite, des lance-
l’une des principales préoccupations consistait à demander : Baron, roquettes vendus chat en poche, tu pars en forêt, tu t’exerces, tu tires
c’est juif ?/passait ses soirées sur Internet à lire/commenter des infor- en silence, tranquille, sans témoins, la guerre en sous-sol dans des
mations sur des blogs littéraires (sous le nom de Witold92)/écrivait parkings souterrains souillés de flaques d’huile de moteur et d’urine,
sous pseudonyme des manuscrits qui lui étaient systématiquement où personne ne descendait plus sans être accompagné d’un flic qui

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Le Magazine Littéraire 533 Juillet-août 2013
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ne descendait plus sans être accompagné d’un flic qui ne descendait avant la réussite sociale telle qu’il l’incarnait à le voir ici pantin télé-
plus, la guerre idéologique dans des squats où des cacous de vingt- visuel animé pour plaire : bravo, c’est gagné ! Elle était conquise.
cinq trente ans refusaient/refaisaient le monde, la guerre sexuelle Car ils étaient deux devant le téléviseur, deux à contenir leur agres-
dans les caves empuanties par l’humidité et les volutes de shit où des sivité hystérique, deux complices dans l’échec, Nina était là aussi,
types de quatorze quinze ans faisaient tourner des mineures NON qui l’avait aimé, à vingt ans, quand tout se jouait, quand tout était
CONSENTANTES, à dix vingt ils passaient sur elles chacun son tour, encore possible, aujourd’hui quelles ambitions ? 1/ Obtenir une
fallait bien leur prouver qu’ils étaient des hommes, augmentation de salaire de cent euros. 2/ Avoir
fallait bien la lâcher quelque part cette violence, ils un enfant avant qu’il ne soit trop tard – et quel
disaient aux juges pour leur défense, fallait bien avenir ? 3/ Emménager dans un F3 avec vue sur le
qu’elle sorte, la guerre des gangs sur terrain vague terrain de foot/les poubelles/une zone lacustre
reconverti en lice, de nuit, de jour, par dizaines se envasée où s’ébroueraient/agoniseraient deux
pressaient pour assister à un combat de pit-bulls cygnes éburnéens – les territoires perdus de la

MAntovAnI/oPALE
aux yeux chassieux, affublés de noms de dictateurs République. 4/ Rembourser leurs dettes – mais
déchus – Hitler, le plus prisé –, misant gros sur le comment ? Visibilité à court terme : commission
meilleur, le plus enragé, le plus meurtrier, encou- de surendettement. Objectifs : à définir. 5/ Partir
rageant la bête à déchiqueter l’adversaire, lui per- en vacances, une semaine en Tunisie peut-être, à
forer les yeux d’un coup de mâchoires, clac, excités p r é s e n tat i o n Djerba, dans un club de vacances, formule all
par le sang/la chair broyée/les râles, tandis que lui inclusive, on peut rêver.
Samir restait en haut, à marner, refusant d’être sans Après des études de droit « Regarde-le », s’écria Nina, les yeux fixés sur l’écran,
perspective, sans avenir, sans salaire à venir, au à l’université Paris-II, hypnotisée, attirée par l’image comme un insecte
choix : technicien de surface/ouvrier manuten- elle se consacre par la lumière d’un halogène – qui finira brûlé – et,
tionnaire/chauffeur-livreur/gardien/vigile ou dealer entièrement à l’écriture et l’observant aussi, Samuel eut la certitude qu’il avait
si tu vises haut, si tu es ambitieux, façon d’épater publie son premier roman, tiré un trait sur ce qui s’était passé au cours de
sa mère Nawel Tahar, femme de ménage chez les Pour le pire (éd. Plon), l’année 1987 à l’université de L. – ce qui l’avait irré-
Brunet – son employeur, François Brunet, est un en 2000. Elle est médiablement détruit. Vingt ans à tenter d’oublier
homme politique français, né le 3 septembre 1945 sélectionnée pour le le drame dont Samuel avait été l’orchestrateur
à Lyon, député, membre du Parti socialiste, auteur Goncourt l’année suivante inconscient et la victime expiatoire pour le retrouver
de plusieurs livres dont le dernier, Pour un monde avec Interdit et entre où ? Sur CNN, à une heure de grande audience.
juste, a connu un grand succès de librairie (source chez Grasset en 2003, où Ils s’étaient rencontrés au milieu des années 1980,
Wikipédia). Nawel, petite brune aux yeux noirs, paraissent cinq de ses à la faculté de droit de Paris. Nina et Samuel étaient
employée modèle, connaît tout d’eux, lave leur romans : Tout sur mon frère en couple depuis un an quand, le jour de la rentrée
linge, leurs assiettes, leurs sols, leurs enfants, (2003), Quand j’étais drôle universitaire, ils firent la connaissance de Samir
récure, frotte, astique, aspire, moitié au black, tra- (2005), Douce France (2007), Tahar – on ne voyait que lui, dix-neuf ans comme
vaille les jours fériés et les samedis, parfois le soir La Domination (2008), eux mais en paraissait un peu plus, un homme de
pour les servir, eux/leurs amis, des hommes Six mois, six jours (2010). taille moyenne, au corps musculeux, à la démarche
engagés, fiévreux, qui cherchent leur nom dans la Également dramaturge nerveuse, dont la beauté ne sautait pas instanta-
presse, l’inscrivent sur les moteurs de recherche et nouvelliste, elle écrit nément aux yeux mais qui, à l’instant où il parlait,
Internet, informés dès que quiconque écrit sur eux Un père juif et le scénario vous magnétisait. Tu l’apercevais et tu pensais :
– en bien, en mal, aiment qu’on parle d’eux –, de Quand j’étais drôle c’est ça, l’autorité virile ; c’est ça, l’animalité – un
heureux de baiser des femmes de moins de trente (avec le réalisateur Manuel combustible pour la sexualité. Tout en lui promettait
ans dans des chambres de bonne louées à l’année, Boursinhac) ainsi que des la jouissance, tout en lui trahissait le désir – un
préoccupés par leur poids, le cours de la Bourse, nouvelles pour Le Monde 2, désir agressif, corrupteur –, c’est ce qui était le plus
leurs rides, obsédés par la perte de leur jeunesse, L’Express et l’Unicef. dérangeant chez ce type dont ils ne savaient rien :
de leurs capitaux, de leurs cheveux, des gens qui sa sincérité dans la conquête. Son goût pour les
À lire
couchent entre eux, travaillent entre eux, femmes – le sexe, sa faiblesse déjà –, on ne per-
s’échangent les postes, les épouses, les maîtresses, L’Invention de nos vies, cevait que ça, en le voyant, cette aptitude à la
se promeuvent à tour de rôle, lèchent les bottes et éd. Grasset, 494 p., 21 €.

’’
séduction immédiate, presque mécanique, sa
se font lécher à leur tour par des putes albanaises, voracité sexuelle qu’il ne cherchait même pas à
les plus professionnelles disent-ils, qu’ils essaieront de faire libérer contrôler, qu’il pouvait exprimer d’un seul regard (un regard perçant,
des centres de rétention où des fonctionnaires ambitieux – Du fixe, pornographique, qui dévoilait ses pensées, guettait la moindre
chiffre ! Du chiffre ! – les auront maintenues, qu’ils tenteront de réciprocité) et qu’il fallait assouvir – vite, dans l’urgence ; son hédo-
sauver en faisant jouer leurs relations, sans succès, hélas, écœurés nisme revendiqué, décomplexé, cette absolue décontraction dans
par cette politique qui leur arrache leurs objets de désir, leurs femmes l’échange comme si chaque rapport amical, social, avec une femme,
de ménage, les nourrices auxquelles leurs enfants s’étaient attachés, une fille, ne trouvait sa justification que dans la possibilité de sa trans-
les ouvriers non déclarés qui transformaient des locaux industriels formation en un autre rapport.
fermés pour cause de crise en lofts de luxe où ils poursuivraient leur Mais il y avait autre chose…
révolte jusqu’au métro Assemblée-Nationale, au-delà, c’est plus leur (1) Santiago Pereira et Dennis Walter, 22 et 25 ans. Le premier rêvait de devenir
secteur, Nawel, prenez les restes, on ne va pas jeter, et on n’a pas de peintre mais s’était engagé dans l’armée sous la pression de son père, haut
chiens, oui les éclats tragiques de la fatalité et de la haine que vingt gradé. Le second affirmait : « Réussir sa vie, c’est combattre pour son pays. »
années passées à avaler la poire d’angoisse avaient imprimés dans (2) Kathleen Weiner. Née en 1939 dans le New Jersey d’un père cordonnier
et d’une mère au foyer, Kathleen avait réussi à intégrer Harvard.
son regard – un regard dur, obombré, coupant comme un riflard, il Mais son plus grand titre de gloire restait sa prétendue liaison, à 16 ans,
vous scalpait, rien à faire vous l’aimiez quand même –, mais c’était avec l’écrivain américain Norman Mailer.

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Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
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Le magazine des écrivains Le dernier mot 98

Le rôle
parent le rollet, qui était une énumération, et, pour le dire en
franglais, une check-list. Le personnage d’un fabliau, refusant
d’effectuer quelque corvée, avait pris soin de faire inscrire ses devoirs
et déclarait : « Ceci n’est point à mon rollet » en refusant d’obtem-

du contrôle
pérer. Mais rôles et rollets, une fois établis, étaient, comme nos
modernes fichiers en ligne, bourrés d’erreurs humaines ; aussi fut-il
nécessaire d’ajouter à chaque « rôle » un contre-rôle destiné à véri-
fier, authentifier, valider le premier. Contre-rôle, contrôle, le mot
fatal, l’outil magique de l’administration, le joyau de toute bureau-
cratie, l’arme absolue de toute police, était trouvé.
par Alain Rey Le contrôle fut d’abord une contre-liste, une manière de correcteur
d’orthographe ou de « double saisie », comme on dit dans l’édition.

P
En cliquant, en double-cliquant, on découvre des différences qu’on
as de société organisée, pas d’État ou d’institution traite comme des erreurs par rapport à une norme, une loi. On est
stable sans contrôle, sans une multitude de contrôles. vite passé de ce contrôle-correction à un contrôle-surveillance. Celui
Jamais agréable pour les contrôlés, souvent contraire des billets et tickets, qui matérialise un droit en général acheté
à ce sentiment de liberté que nous aimerions conserver – l’usager devenant client –, préserve les privilèges légitimes. Mal-
au sein de la contrainte évidente de toute vie sociale. gré le cher Proudhon, qui clamait avec énergie que « la propriété,
Car les contrôles, dans un État de droit voulu démocratique, se c’est le vol », les droits ont des propriétaires, dont il faut contrôler
doivent de respecter cette liberté nécessairement surveillée, cette les titres de transport ou de résidence.
égalité idéale et virtuelle, cette fraternité proclamée et si rarement Le contrôle d’entrée, au spectacle comme pour voyager, nous paraît
vécue, que la république, en France, affiche fièrement sans pouvoir assez légitime. Mais, pour certains, s’y ajoutent des contrôles pour
les instaurer vraiment. sortir, pour rester, pour vivre où l’on veut.
Les belles formules cachent mal des pratiques Contrôle, l’outil magique Le rêve administratif et policier est de rendre
qui le sont moins. La politique ne peut de l’administration, le joyau la vie réelle absolument conforme au gigan-
oublier son rapport avec la cité grecque, cette de toute bureaucratie. tesque « rôle », au rouleau de papier écrit qui
polis admirée et pourtant esclavagiste, incar- enveloppe comme bandelettes de momie
née aussi en une police qui, à l’entendre, ne contrôle jamais assez. l’être humain civilisé, de la naissance à la mort et au-delà.
De là un slalom géant entre notions démocratiques et mesures L’histoire montre que, pour naviguer à égale distance entre le
danieL maja pour le magazine littéraire

contrôleuses. De vérifications en visas, de certificats en autorisa- Charybde de l’anarchie et le Scylla de la tyrannie, objectif louable, il
tions, de surveillances en examens jusqu’aux mises en examen. Exa- faut sans cesse plus de contrôles, tant les rôles sont incertains et
men, vérification, est-ce contrôle ? L’examen n’est que préliminaire ; pervers. Mais, si le contrôle devient autonome et trop actif, l’exi-
la vérification, malgré son nom, ne peut atteindre la vérité, elle vise gence de liberté réclame qu’il soit lui-même contrôlé. Les contrôles
plutôt une conformité aux règles. Et le contrôle ? Pourquoi contre ? réciproques, c’était en politique l’idée-force de Montesquieu, pro-
Et de quel rôle ? pulseur de la démocratie parlementaire.
Certes, la société est un immense jeu de rôles, mais le contrôle vient Ce régime à peu près vivable (« le pire à l’exception de tous les
de plus loin. Le latin du Moyen Âge applique le diminutif rotulus, autres », disait Churchill), ce n’est pas la fin des contrôles, c’est
« petite roue », à un rouleau de papier pouvant porter de l’écriture, peut-être celui du contrôleur contrôlé, à condition que, tel l’arro-
souvent des listes. Le rôle, le rouleau, la roulette avaient pour proche seur arrosé, cela ne tourne pas au sketch comique.

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La nouvelle collection poche

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Marcel
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Virginia
Louis-Ferdinand Céline Louis
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Proust oute sa vie durant, Marguerite Duras se sera non seulement
battue avec les mots (dans tous les registres, du roman
à l’article de presse), mais elle se sera également aventurée À
Duras travers ses nouvelles, au travers de ses biographies,
Stefan Zweig sonda inlassablement le mystère de l¹âme
humaine. De la Vienne fin de siècle au Brésil de l’exil, L’
Zweig auteur de Mrs Dalloway et des Vagues est une figure qui
hante la modernité : son destin douloureux a suscité
une mythologie prolifique et ses œuvres nourrissent P
Woolf rovocateur et sulfureux, Louis-Ferdinand
Céline agace en même temps qu’il fascine.
Son antisémitisme virulent, ses palinodies,
Ferdinand
Céline
Marg uerite Duras
Marcel Proust

Virginia Woolf
Stefan Zweig

Louis-Ferdinand Céline

dans les théâtres et sur les plateaux de cinéma. voici l¹itinéraire exemplaire d’un écrivain dont l’œuvre toujours la littérature contemporaine. Virginia Woolf fut sa lâcheté n’en finissent pas de déranger.
Des contributeurs venus de tous horizons tentent est aujourd’hui lue avec passion. certes fragile, mais aussi combattive, pleinement inscrite Mais, par son génie du style et de la langue,
s ici de circonscrire une œuvre et une écriture sans égale, dans les tumultes de son temps. Sa force tient tout ce messager de l’Apocalypse, en prise

« En réalité,souverainement nue. Il s’agit aussi d’explorer une


uvre INCLUS : DEUX TEXTES DE STEFAN ZWEIG autant à ses inventions formelles qu’à sa capacité surdevrait
l’horreur de son temps, demeure
« Il faut être plus fort « Même la plus pure vérité, « Rien ne avoir un nom, « La langue, rien que la langue,
pagnon mythologie
chaque lecteur est, entêtante : celle que dessinent ses textes, mais que l’écrit, plus fort que soi, quand onàl’impose
remettrepar
en cause les idées et les discours dominants. de peurun des
que ceplus
nomgrands
mêmeauteurs du XXe siècle. voilà l’important.
quand il lit,aussi celle de sa propre vie et de son personnage public. pour aborder l’écriture. : Alexis Lacroix, Jacques Le Rider, Claude Mettra,
LES CONTRIBUTEURS la violence, devient un péché le transforme. » Le reste, tout ce qu’on peut dire
NOTES le propre lecteur Tout le monde a peur. INCLUS
contre l’esprit. » : UN TEXTE DE JORGE LUIS BORGES
Serge Niémetz, Jean-Michel Palmier, Lionel Richard, Colette Soler… d’autre, ça traîne partout.
RGES PEREC INCLUS : DEUX ENTRETIENS AVEC CÉLINE
de soi-même. » Moi, j’ai pas peur. » Dans les manuels de littérature,
LES CONTRIBUTEURS : Geneviève Brisac, Belinda Cannone,
INCLUS : UN ENTRETIEN AVEC MARGUERITE DURAS et puis lisez l’Encyclopédie. »
Agnès Desarthe, Viviane Forrester, Christine Jordis, Camille Laurens, LES CONTRIBUTEURS : André Derval, Pascal Fouché, Henri Godard,
ET UN DIALOGUE ENTRE ELLE ET JEAN-LUC GODARD
Yves Tadié… Diane de Margerie, Dominique Rolin, Patti Smith… Suzanne Lafont, Yves Pagès, Pascal Pia, Philippe Roussin…
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dans Le Gardeur de troupeaux. On pourrait en dire autant
du plaisir. Bien qu’une curieuse injonction nous conduise
plaisir
Albert Camus

Le plaisir

ions. à le défendre, le plaisir par lui-même ne connaît pas d’ennemis.


remiers Par conséquent, la question qu’il pose à ceux qui le rencontrent
oire n’est pas celle du « pour ou contre », mais celle du « comment ».
iècle,

sur les grands auteurs de la littérature française


« … devant cette nuit chargée Les censeurs les plus austères le rejettent dans les béatitudes « Pourquoi, durant tant d’années,
de signes et d’étoiles, je m’ouvrais de « l’après-vie », les jouisseurs les plus débridés l’absorbent ai-je écrit ce livre ?
pour la première fois à la tendre Pour affronter ce mystère :
dans l’immédiateté du présent. Dans tous les cas, il s’agit
indifférence du monde. » c’est le plaisir qui est puritain. »
moins d’en poser les bornes que d’en définir les contours. Tâche
Ewald, Pascal Quignard
naturellement délicieuse que l’histoire littéraire laisse à la fois
r Grenier,

et étrangère. Elle rend compte de lectures inédites,


inaboutie et chaque fois recommencée. (Maxime Rovere)

INCLUS : DEUX ENTRETIENS AVEC MICHEL ONFRAY ET SLAVOJ ŽIŽEK

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