A Un Détail Près Kristan Higgins

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Ce livre est dédié à Rose Morris-Boucher,

ma toute première amie dans le monde de l’écriture et qui le demeure à ce jour.


Merci pour tout, Rosebud? !
Prologue
C’est par une belle journée de juin, devant la moitié de la ville réunie, que Faith Elizabeth
Holland, son délicat bouquet de roses à la main, radieuse comme Cendrillon dans sa robe de bal, a
été abandonnée par son fiancé au pied de l’autel.
Inutile de dire que nous ne nous attendions pas à une chose pareille.
Souriants, sanglés dans nos plus beaux habits, nous étions ce jour-là tous assis dans l’église
luthérienne de la Trinité pleine à craquer : plus une seule place assise, des gens debout sur trois rangs
au fond. Les demoiselles d’honneur étaient toutes de rose vêtues et, parmi elles, la nièce de Faith,
tout juste treize ans, était jolie comme un cœur. Le témoin du marié arborait son uniforme de parade
des marines, et le frère de Faith s’occupait de placer tout le monde. C’était si beau !
Faith et Jeremy étaient amoureux depuis le lycée, et le jour de leur union promettait d’être l’un
des événements les plus heureux qu’ait connus notre petite ville depuis des années. D’autant que les
Holland comptaient parmi les familles fondatrices de la région. Autrement dit, le sel de la terre, si
vous voyez ce que je veux dire. Ils étaient les plus gros exploitants de notre région viticole des
Finger Lakes, où ils possédaient des hectares et des hectares de vignes et de forêts jusqu’au lac
Keuka, le « lac tordu », comme on l’appelle par ici. Quant aux Lyon… Ils venaient de Californie,
mais on les aimait bien quand même. Eux, ils étaient plus du genre plein aux as. De braves gens, cela
dit. En plus, les deux familles étaient voisines. Tout ça était vraiment charmant ! Et Jeremy… Quel
canon, celui-là ! Il aurait pu passer pro dans la NFL. Sans rire, il était doué à ce point. Au lieu de ça,
il a préféré revenir au pays dès qu’il a eu son diplôme de médecin en poche. Il voulait exercer ici,
chez nous, se mettre en ménage avec sa douce Faith et fonder une famille.
Tous les deux se sont rencontrés dans des circonstances romantiques, mais on pourrait dire aussi
médicales. Un jour, alors qu’ils étaient en terminale, Faith a fait une crise d’épilepsie. Jeremy, qui
était nouveau au lycée, a joué des coudes jusqu’à elle et l’a soulevée de terre dans ses bras musclés
de star du foot. Rétrospectivement, je me dis que ce n’était pas la chose à faire, mais bon, ça partait
d’une noble intention. Vous auriez dû voir ça ! Le grand, le ténébreux Jeremy portant cette pauvre
Faith inanimée à travers les couloirs… Il l’a emmenée jusqu’à l’infirmerie où il est resté à ses côtés
jusqu’à ce que son père vienne la chercher. On dit qu’entre eux deux ça a été le coup de foudre
instantané.
Ils se sont rendus ensemble au bal de fin d’année. La magnifique chevelure auburn de Faith
bouclait sur ses épaules, et le bleu foncé de sa robe faisait ressortir son teint crémeux. Jeremy, lui,
avait tout d’un dieu du stade : un mètre quatre-vingt-dix, un physique sculptural, des cheveux noirs et
des yeux bruns qui lui donnaient l’air d’un comte roumain.
Après le lycée, il est parti pour le Boston College, où il a joué dans l’équipe de football
universitaire ; Faith, elle, est allée étudier à Virginia Tech pour devenir architecte paysagiste. Vu la
distance et leur âge, personne ne s’attendait à ce qu’ils restent ensemble. On imaginait tous Jeremy
finir avec un mannequin ou une jeune starlette d’Hollywood : avec la situation financière de sa
famille, ses aptitudes sportives et son physique… Faith était mignonne, dans le genre sain et naturel,
mais vous savez comment ça se passe, ces choses-là. La fille reste sur place, tandis que le garçon va
de l’avant. Nous aurions compris.
Sauf qu’on s’était trompés. Ted et Elaine, les parents de Jeremy, se plaignaient des énormes
factures de téléphone portable de leur fils et du nombre faramineux de textos qu’il envoyait à Faith,
tout en se rengorgeant un peu, l’air de dire : « Vous voyez, notre fils, comme il est dévoué ? Comme il
est fidèle ? Comme il est amoureux de sa petite amie ? »
Pendant les vacances, Faith et Jeremy se promenaient dans les rues de la ville, main dans la main
et toujours tout sourires. Parfois, Jeremy cueillait une fleur dans l’une des luxuriantes jardinières de
la boulangerie et la lui glissait derrière l’oreille. On les voyait souvent sur la plage municipale, lui la
tête posée sur les genoux de Faith. Ou sur le lac, à bord du Chris-Craft de Ted et Elaine, Jeremy posté
derrière Faith, debout à la barre, lui enlaçant la taille de ses bras musclés. Une vraie pub pour
touristes ! Faith semblait avoir décroché le gros lot avec lui et, ma foi, on ne pouvait que s’en réjouir.
On avait tous un gros faible pour elle, cette pauvre petite que Mel Stoakes avait autrefois tirée de
cette horrible carcasse de voiture… Laura Boothby, elle, aimait faire son intéressante en dévoilant
les sommes astronomiques que Jeremy dépensait en fleurs pour l’anniversaire de Faith, pour leur
premier anniversaire de rencontre, pour la Saint-Valentin, et parfois « pour rien ». Bien sûr, certains
d’entre nous — du côté des fermes mennonites et de la réserve yankee — pensaient que c’était un peu
trop, mais, ces Lyon, c’étaient des gens de la Napa Valley, alors vous comprenez…
Parfois, on voyait Faith avec quelques copines au café O’Rourke, et il arrivait que l’une ou
l’autre de ces filles déblatère sur l’immaturité ou la négligence de leurs petits copains qui leur
racontaient des craques ou les trompaient, les laissaient tomber par texto ou en modifiant leur statut
sur Facebook. Et quand Faith compatissait à leurs malheurs, ses amies rétorquaient : « Tu n’as même
pas idée de ce que c’est, Faith ! Toi, tu as Jeremy ! » Ça sonnait presque comme une accusation. Elle,
à la seule mention du nom de son amoureux, souriait d’un air tendre et rêveur… Il lui arrivait de
raconter qu’elle avait toujours espéré rencontrer un homme aussi bien que son père : il semblait bien
qu’elle l’avait trouvé. Parce qu’il avait beau être jeune, Jeremy était un médecin de premier ordre et,
dans les mois qui avaient suivi son installation, toutes les habitantes de la ville s’étaient soudain
découvert un petit quelque chose à faire soigner chez lui. C’est qu’il prenait le temps de vous écouter,
se montrait toujours aimable, et puis il se souvenait de ce que vous lui aviez dit lors de votre
précédente consultation.
Trois mois après la fin de son internat, par un beau jour de septembre où les collines
flamboyaient de sang et d’or et où le lac miroitait de reflets d’argent, Jeremy a mis un genou à terre et
a offert à Faith une bague de fiançailles ornée d’un diamant de trois carats. Inutile de vous dire que la
nouvelle a fait le tour de la ville en moins de deux ! Les préparatifs du mariage ont alors commencé.
Les deux sœurs de Faith devaient être demoiselles d’honneur, et la jolie Colleen O’Rourke, le
témoin de la mariée. Celui de Jeremy serait le jeune Cooper, à condition qu’il ait une permission
pour rentrer d’Afghanistan. Ce serait tellement merveilleux, ce héros de guerre bardé de médailles,
aux côtés de son ancien copain de football… Ce serait si romantique, si charmant… Rien que d’y
penser, on avait tous le sourire aux lèvres.
Alors imaginez un peu notre stupeur quand, devant l’autel de l’église de la Trinité, Jeremy Lyon a
décidé de faire son coming out.
1
Trois ans et demi plus tard
Faith posa ses jumelles, ramassa son bloc-notes et cocha la case « vit seul » sur sa liste. Clint le
lui avait précisé, et ses propres vérifications lui avaient permis de s’assurer qu’il n’y avait bien
qu’un unique nom sur son bail mais, dans ce domaine, on n’était jamais trop prudent. Elle but une
gorgée de Red Bull et se mit à pianoter sur le volant de la voiture que lui avait prêtée Liza, sa
colocataire.
A une autre époque, un tel scénario lui aurait semblé grotesque. Mais, au vu de ses antécédents en
matière d’hommes, opérer quelques manœuvres de terrain préalables relevait du simple bon sens.
Ce genre de précautions vous épargnait des pertes de temps, des situations gênantes, des
explosions de colère et des chagrins d’amour. Par exemple si l’élu était gay — ce qui ne s’était pas
produit qu’avec Jeremy, mais aussi avec Rafael Santos et Fred Beeker. A sa décharge, Rafe n’avait
pas compris qu’elle et lui sortaient ensemble ; pour lui, ils se voyaient, rien de plus. Dans le courant
du même mois, bien décidée à ne pas relâcher ses efforts, elle avait fait des avances — plutôt
maladroites — à Fred Beeker, qui vivait au bout de sa rue. Résultat : après un mouvement de recul
horrifié, Fred lui avait appris que lui aussi aimait les garçons (pour l’anecdote, elle l’avait branché
avec Rafael et, depuis, ils ne se quittaient plus — au moins quelqu’un avait-il trouvé le grand amour
dans cette affaire).
Mais l’homosexualité ne constituait pas le seul obstacle au succès d’une relation. Brandon,
qu’elle avait rencontré au cours d’une soirée, lui avait de prime abord semblé très prometteur…
jusqu’à leur second rendez-vous, quand son téléphone portable s’était mis à sonner. « Faut que je
réponde, c’est mon dealer ! » s’était-il excusé d’un ton joyeux. Lorsqu’elle lui avait demandé
quelques éclaircissements — il ne voulait tout de même pas parler de son dealer de drogue, n’est-ce
pas ? —, Brandon avait répondu : « Ben si, de quoi d’autre ? » A cette heure, il ne devait toujours
pas avoir compris pourquoi elle avait quitté le restaurant, outrée.
Certes, les jumelles représentaient un accessoire passé de mode mais, si elle y avait eu recours
avec Rafe, elle aurait tout de suite repéré ses somptueuses tentures de soie et son poster encadré de
Barbra Streisand, haut de deux mètres. Si elle avait espionné Brandon, elle l’aurait vu entrer dans la
voiture de types louches qui lui avaient signalé leur présence en faisant des appels de phares.
Depuis son installation à San Francisco, elle avait encore tenté de sortir avec deux autres
hommes. Le premier ne croyait pas aux vertus du bain — encore une chose qu’elle aurait pu
apprendre plus tôt en l’épiant —, et le second lui avait posé un lapin.
D’où sa surveillance de ce soir.
Elle poussa un soupir et se frotta les yeux. Si ça ne marchait pas avec Clint, elle ne retenterait pas
sa chance de sitôt… Tout ce cirque commençait à l’épuiser. Les nuits de veille, la fatigue oculaire
liée à l’utilisation des jumelles, les brûlures d’estomac dues à l’excès de caféine… A la longue,
c’était usant.
Sauf que pour Clint le jeu en valait peut-être la chandelle. Hétéro, bonne situation, pas de casier
judiciaire, pas d’amende pour conduite en état d’ivresse… Autrement dit, un spécimen des plus rares
à San Francisco ! Et ces heures de planque pourraient même constituer une anecdote sympathique à
leur mariage. Elle entendait déjà Clint : « J’étais loin de me douter qu’à cet instant Faith, garée
devant chez moi, flirtait allègrement avec l’illégalité, tout en sifflant des canettes de Red Bull… »
Elle l’avait rencontré dans le cadre du boulot : on l’avait sollicitée pour dessiner un petit jardin
public dans l’enceinte du Presidio, et Clint dirigeait l’entreprise d’aménagement paysager choisie
pour la réalisation du projet. Leur collaboration s’était passée à merveille : Clint respectait les
délais, et ses employés travaillaient avec rigueur et rapidité. Autre qualité — et pas des moindres !
—, il avait craqué pour Blue, son golden retriever. Et quoi de plus attirant qu’un homme qui se met à
genoux pour laisser votre chien lui lécher le visage ? De son côté, Blue avait l’air de bien l’aimer —
en même temps, son chien semblait enclin à vouer une affection immédiate à tous les êtres de la
création, tueurs en série compris.
L’inauguration du jardin avait eu lieu deux semaines auparavant et, tout de suite après la
cérémonie, Clint l’avait invitée à sortir. Après avoir accepté, elle était rentrée chez elle et avait sur-
le-champ lancé son processus de vérifications préalables. Ce bon vieux Google ne faisait mention
d’aucune épouse (ni d’aucun époux). Il existait bien un acte de mariage établi au nom d’un Clinton
Bundt originaire d’Owens, dans le Nebraska, mais il datait de dix ans. Or son Clint à elle :
a) semblait trop jeune pour être marié depuis dix ans ; b) était natif de Seattle. De plus, sa page
Facebook était exclusivement consacrée à son activité professionnelle. Et, quoiqu’on pût y glaner
quelques éléments témoignant d’une certaine vie sociale (« Mangé chez Oma’s sur la 19e Rue : un
vrai régal, leurs latkes ! »), il ne figurait nulle trace d’une épouse dans ses posts des six derniers
mois.
A l’occasion de leur rendez-vous no 1, Faith s’était entendue avec Fred et Rafael pour vérifier
l’orientation sexuelle de son soupirant puisque, de toute évidence, la nature ne l’avait pas équipée
d’un « gay-radar ». Ce soir-là (le mardi), Clint et elle devaient se retrouver pour boire un verre.
Comme prévu, les deux garçons s’étaient pointés au bar et avaient discrètement bousculé Clint —
un test de virilité infaillible — avant de se diriger vers une table.
Rafael avait alors aussitôt rendu son verdict par SMS :
Hétéro.
Verdict confirmé par Fred :
Carrément !
Au cours du rendez-vous no 2 (déjeuner/le vendredi début d’après-midi), Clint s’était révélé tout
à fait agréable et intéressant. Elle lui avait parlé de sa famille, de sa place de petite dernière au sein
d’une fratrie de quatre, de Goggy et Pops, ses grands-parents, et de son père qui lui manquait
énormément. Clint avait évoqué son ex-fiancée. De son côté, elle avait soigneusement passé sous
silence sa propre déconvenue dans ce domaine.
Pour leur rendez-vous no 3 (dîner/le mercredi, selon le bon vieux principe du « faisons-le
mariner, histoire de mesurer son degré d’intérêt pour moi »), Clint l’avait retrouvée dans un charmant
petit bar près de la jetée et, une fois de plus, il avait rempli positivement tous les critères de
sélection : il lui avait avancé son siège et l’avait complimentée sur son apparence, sans toutefois trop
entrer dans les détails (elle avait appris que la phrase « Cette robe te va à ravir » ne devait
déclencher aucune sirène d’alarme dans son esprit, contrairement à : « C’est une Badgley Mischka,
non ? Oh ! J’adore ce qu’ils font, ces deux-là ! ») Il lui avait caressé la main sans cesser de loucher
sur son décolleté… Bref, tout était parfait. Et quand il lui avait demandé la permission de la
raccompagner chez elle — formule codée pour lui faire comprendre qu’il avait envie de finir la
soirée au lit avec elle — avait-elle atermoyé, toujours selon le principe énoncé plus haut.
Clint avait plissé les yeux, comme s’il acceptait de relever le défi qui lui était lancé.
— Bon, je t’appellerai, alors. Tu es libre, ce week-end ?
« Dispo le week-end », encore une case de cochée…
A ce stade, Faith avait été parcourue d’un frémissement d’excitation : elle n’avait pas décroché
de quatrième rendez-vous avec un homme depuis ses dix-huit ans.
— Je pense n’avoir rien de prévu, ce vendredi, avait-elle murmuré.
Ils avaient attendu un taxi sur le trottoir, pris dans la cohue des malheureux touristes qui se
pressaient dans les boutiques de souvenirs pour acheter des pulls, persuadés — on se demande bien
pourquoi — qu’à San Francisco la fin août s’apparente encore au plein été. Clint s’était penché pour
l’embrasser, et elle n’avait opposé aucune résistance. Ce baiser avait été tout à fait agréable.
Prodigué avec beaucoup de maestria. Oui, vraiment, il y avait du potentiel dans ce baiser… Puis
un taxi avait émergé du brouillard qui fait la célébrité de la ville, et Clint l’avait hélé d’un signe de la
main.
Voilà pourquoi, en prévision de leur quatrième rendez-vous — qui serait peut-être LE rendez-
vous, celui où elle coucherait enfin avec un autre homme que Jeremy —, planquait-elle devant
l’appartement de Clint, les jumelles collées à la vitre de la voiture. A première vue, il semblait
regarder un match de foot à la télévision.
Il était temps pour elle de partager ses conclusions avec sa sœur.
— Test réussi, lui annonça-t-elle en guise de salutation.
— Ma chérie, tu as un vrai problème avec les hommes, répondit Pru. Apprends donc à leur faire
confiance. Jeremy, c’était il y a longtemps.
— Ça n’a rien à voir avec Jeremy !
Ignorant le reniflement incrédule de sa sœur, Faith poursuivit :
— Non, ce qui m’ennuie un peu, pour tout te dire, c’est son nom : Clint Bundt. C’est trop abrupt.
Clint Eastwood, ça, ça sonne bien. Mais Clint et Faith… Faith et Clint… Faith Bundt…
C’était nettement moins harmonieux que… disons… Faith et Jeremy ou Jeremy et Faith. Non
qu’elle fît une fixation sur le passé, mais…
— Moi, ça ne me dérange pas, dit sa sœur.
— Oui, mais toi, tu t’appelles Prudence Vanderbeek.
— Et ?
— Eh bien, Clint et Faith Bundt, ça fait… Justement : ça ne le fait pas !
— Très bien, largue-le, alors. Ou traîne-le devant un juge pour l’obliger à changer de patronyme.
Bon, écoute, il faut que je te laisse. C’est l’heure d’aller au lit pour nous autres, gens de la terre.
— OK. En tout cas, embrasse bien les enfants pour moi. Et dis à Abby que je lui enverrai le lien
vers ce site de chaussures qui l’intéresse. Ah, et dis aussi à Ned qu’il reste mon petit lapinou, même
s’il est maintenant majeur et vacciné.
— Ned ! brailla alors Pru. Faith te fait dire que tu es toujours son petit lapinou.
— Cool ! fit la voix de son neveu.
— Bon, ma chérie, il faut vraiment que je raccroche. Au fait, tu viens pour les vendanges ?
— Normalement, oui. Je n’ai pas de projet à superviser avant quelque temps.
Elle gagnait sa vie en tant qu’architecte paysagiste, mais le plus gros de son travail s’effectuait
sur ordinateur. Sa présence sur le terrain n’était requise que lors de la dernière phase du chantier. En
outre, les vendanges à Blue Heron valaient bien une petite visite à la maison.
Sa sœur accueillit la nouvelle avec enthousiasme.
— Génial ! Et ne te prends pas trop la tête avec ce type. Allez, amuse-toi bien… A très vite. Et je
t’adore !
— Moi aussi, je t’adore.
Faith but une gorgée de Red Bull. Pru marquait un point. Après tout, sa sœur était heureuse en
ménage depuis vingt-trois ans, elle savait donc de quoi elle parlait. D’ailleurs, qui d’autre aurait pu
la conseiller, sur le plan sentimental ? Certainement pas Honor, son autre sœur : si on ne l’appelait
pas depuis les urgences d’un hôpital, elle considérait qu’on lui faisait perdre son temps. Jack, en sa
qualité même de frère, se trouvait totalement incompétent en la matière. Quant à leur père… il ne
s’était toujours pas remis du décès de leur mère, qui remontait pourtant à dix-neuf ans.
A cette pensée, Faith fut submergée par une vague de culpabilité qu’elle ne connaissait que trop
bien. « On peut retomber amoureux, se dit-elle pour détourner son esprit de ce sujet. C’est tout à fait
possible. Clint et moi en sommes capables. »
Cela valait tout de même mieux que de laisser Jeremy Lyon demeurer à jamais son premier et
unique amour.
Dans le rétroviseur, elle entraperçut son visage, voilé de ce mélange de perplexité et de chagrin
qu’elle éprouvait toujours lorsqu’elle songeait à lui.
— Bon sang, Levi Cooper…, murmura-t-elle. Tu n’aurais pas pu te taire, non ?

*
Deux soirs plus tard, alors qu’elle entrait dans le très chic restaurant thaï où Clint avait réservé,
Faith se dit que oui, décidément, cet homme méritait amplement les dix minutes qu’elle avait passées
à s’épiler, et les six qu’il lui avait fallu pour s’introduire en force dans une gaine Microfiber Slim-
Nation, acquise un mois plus tôt sur une chaîne de téléachat (ah, l’espoir… un sentiment toujours si
prompt à renaître !) Le hall d’entrée était agrémenté d’un bassin où évoluaient des carpes koï, et les
murs tendus de soie rouge nimbaient la salle d’une lumière flatteuse.
Ils s’installèrent dans une alcôve en forme de U, propice, pensa aussitôt Faith, à l’intimité.
L’ambiance était très romantique, les plats tout à fait exquis, le chardonnay de la Russian River
délicieux. Sans parler du regard de Clint qui déviait sans cesse vers son décolleté…
— Tu es ravissante ce soir, Faith…
Il lui décocha un sourire polisson, et elle sentit une puissante excitation naître au creux de son
ventre.
— Il faut que je t’avoue quelque chose…, poursuivit-il. A la seconde où je t’ai vue, j’ai eu
l’impression que le ciel me tombait sur la tête.
— Vraiment ? C’est vraiment gentil…
Si ses souvenirs étaient bons, elle portait ce jour-là un jean très sale, des chaussures de travail, et
elle était trempée jusqu’aux os. Elle avait dû déplacer des plantes sous une pluie battante afin de
tranquilliser un conseiller municipal qui s’inquiétait d’un possible ruissellement des eaux du parc —
ruissellement parfaitement imaginaire, mais apparemment une architecte paysagiste diplômée était
censée en savoir moins sur le sujet qu’un conseiller municipal…
— J’ai eu du mal à articuler un mot, reprit-il. Tu as dû me trouver complètement ridicule…
Il lui lança un regard penaud, comme pour valider le fait qu’il s’était comporté en parfait
soupirant transi d’amour.
Et dire que sur le moment elle n’avait même pas remarqué qu’il était ébloui par elle ! Classique,
non ? C’est toujours quand on ne le cherche pas qu’on rencontre le véritable amour — à l’exception,
bien sûr, de ces millions de personnes qui trouvent l’âme sœur sur Match.com.
Le serveur arriva, débarrassa leurs assiettes en un tournemain et les remplaça par deux cafés
accompagnés de crème et de sucre.
— Avez-vous vu quelque chose qui vous ferait plaisir sur la carte des desserts ? leur demanda-t-
il avec un sourire complice.
Sûrement parce qu’ils formaient un couple adorable…
— Une crème brûlée à la mangue, peut-être ? lui proposa Clint. Je ne sais pas si mon cœur
supportera de te voir la déguster, mais quelle merveilleuse façon de mourir…
Oups ! Excitation à 6,8 sur l’échelle de Richter !
— C’est vrai que je suis très tentée par la crème brûlée, dit-elle au serveur, qui s’empressa
d’aller la lui chercher.
Clint se rapprocha légèrement d’elle sur la banquette et lui passa un bras autour des épaules.
— Tu es vraiment renversante dans cette robe, lui murmura-t-il à l’oreille, laissant son doigt errer
le long de son décolleté. Quelles sont mes chances de pouvoir te l’ôter un peu plus tard dans la soirée
?
Il déposa un baiser dans son cou.
Oh ! merveille ! Vite, un autre !
— Tes chances augmentent à vue d’œil, souffla-t-elle.
Il se mit à lui embrasser l’oreille, lui électrifiant la moitié du corps.
— Tu me plais vraiment beaucoup, Faith…
— Toi aussi, tu me plais, dit-elle, en se noyant dans ses beaux yeux bruns.
Le doigt de Clint s’égara encore plus bas, et elle sentit sa peau s’embraser, se marbrant de
plaques rouges sans doute : la malédiction des rousses. Tant pis !
Elle se tourna vers Clint et l’embrassa sur la bouche — un baiser long, tendre et délicieux.
— Pardon de vous interrompre, les tourtereaux. Faites comme si je n’étais pas là.
Le serveur posa le dessert sur la table avec un sourire entendu.
— Voilà !
Le cri les fit tous trois sursauter, si bien que le coude de Clint heurta le verre de Faith et que le
vin se répandit sur la nappe.
— Merde ! marmonna-t-il, en s’écartant d’elle à la hâte.
— Oh ! Ne t’en fais pas pour ça, intervint Faith gentiment. Ce genre de chose m’arrive tout le
temps !
Mais en réalité il ne prêtait aucune attention à la tache de vin. Son regard était fixé sur la femme
qui venait de se poster devant leur table, et qui tenait dans ses bras un petit garçon.
— Voilà ce qu’il néglige à cause de toi, salope !
Faith jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour apercevoir la salope en question. Mais il n’y
avait que le mur. Elle reporta alors son regard sur l’inconnue, une jolie femme à peu près de son âge,
blonde, les joues rouges de colère.
— Vous, euh… c’est à moi que vous parlez ? demanda-t-elle enfin.
— Bien sûr que c’est à toi que je parle ! Voilà ce qu’il néglige en te payant à boire et à manger :
notre fils ! Notre enfant !
Et, pour illustrer son propos, elle se mit à agiter le bambin devant ses yeux.
— Vous savez, lui fit prudemment remarquer Faith, on ne doit pas secouer un petit enfant comme
ça.
— Garde tes conseils pour toi, salope !
— Maman, pose-moi par terre ! exigea alors le petit garçon, visiblement lassé d’être secoué
ainsi.
La femme obéit et vissa les mains sur ses hanches d’un air agressif. Elle les considérait, Clint et
elle, avec fureur. C’est à cet instant que Faith croisa le regard du serveur ; elle lui fit une petite
grimace de connivence : il devait être gay, donc son allié.
Allons, elle devait dire quelque chose…
— Mais je ne… Clint, ne me dis pas que tu es marié, quand même ?
Clint leva les mains en signe d’impuissance.
— Chérie, ne te mets pas en colère… C’est juste une fille avec qui je travaille…
— Bonté divine, Clint ! explosa enfin Faith. Tu es marié ! Ne me dis pas que tu viens du
Nebraska ?
— Oui, il est marié ! Et, oui, il vient du Nebraska ! répondit la femme pour lui.
— Clint ! Espèce de sal…
Se rappelant soudain la présence du petit garçon qui la dévisageait avec gravité, Faith plongea sa
cuillère dans sa crème brûlée et la lui fourra à la hâte dans la bouche.
— Je suis vraiment navrée, dit-elle en se tournant vers « Mme Clint Bundt ».
(Le point positif, c’était qu’elle ne serait pas obligée de porter un nom pareil…)
Le gamin recracha la crème et tendit la main vers les sachets de sucre en poudre.
— J’ignorais totalement que…, tenta-t-elle de poursuivre.
— Ta gueule, salope ! Comment oses-tu draguer mon mari, hein ?
— Mais je ne dra… Je n’ai rien fait, d’accord ? protesta Faith.
Seigneur, comment cet échange pouvait-il avoir lieu devant cet enfant ? Il ressemblait à un bébé
Hobbit. Comme il était mignon, à lécher le sucre en poudre du sachet !
— Tu n’es qu’une pute !
— A vrai dire, c’est plutôt votre mari qui…
Ah, zut, l’enfant !
— Demandez donc au serveur, d’accord ?
Oui, oui, voilà : obtenir l’appui de cet homme.
— Euh… qui va régler l’addition ? s’enquit ce dernier.
Faith soupira. Elle qui pensait avoir la cote auprès des homosexuels !
— C’était juste un dîner d’affaires, chérie, je t’assure, reprit Clint. Et elle s’est mise à me
draguer… Je suis tombé des nues, moi… Allez, viens, rentrons à la maison.
— Par « maison », je suppose que tu ne fais pas référence à la garçonnière de Noe Valley dont tu
m’as parlé ? lança Faith d’un ton cinglant.
Clint fit mine de ne pas avoir entendu.
— Alors, Finn, comment ça va, mon bonhomme ?
Il ébouriffa les cheveux du bambin, puis se leva de la banquette, lui adressant un regard à la fois
digne et peiné.
— Désolé, Faith, mais je suis heureux en ménage et j’ai une famille merveilleuse. C’est pourquoi
je crains qu’à l’avenir toute collaboration entre nous ne soit définitivement compromise.
— Pas de souci.
— Voilà ce que ça rapporte, de vouloir détruire une famille ! lança Mme Clint Bundt (vraiment,
quel nom…).
— Merci, salope ! dit alors le petit garçon, en déchirant un autre sachet de sucre en poudre.
— De rien.
Il était vraiment craquant, ce gosse.
— N’adresse pas la parole à mon fils !
Clint souleva son fils, qui avait encore réussi à s’emparer de quelques sachets de sucre
supplémentaires.
— Si jamais je te vois de nouveau rôder autour de mon mari, tu le regretteras, salope…
— Je ne suis pas une salope, d’accord ?
— Oh si ! lança la femme en la gratifiant d’un doigt d’honneur vengeur.
Là-dessus, les Bundt tournèrent enfin les talons et se dirigèrent vers la sortie.
— C’est faux ! s’indigna Faith. Ça fait trois ans que je n’ai pas couché avec un homme, OK ?
Le petit garçon lui fit un joyeux coucou de la main par-dessus l’épaule de son père. Sans y penser,
Faith lui rendit son salut. Puis elle saisit son verre d’eau, le vida d’un trait, et l’appliqua contre sa
joue brûlante. Son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu’elle en avait la nausée.
— Trois ans ? lança un des clients du restaurant.
Au même moment, le serveur lui tendit la note.
Et c’était elle qui devait payer, en plus !
— Je vous aurais laissé un pourboire beaucoup plus généreux si vous m’aviez soutenue, lui fit-
elle remarquer, plongeant la main dans son sac à la recherche de son portefeuille.
— Cette robe vous va vraiment à ravir, dit-il.
— C’est trop tard !
Quand elle eut réglé l’addition (merci, Clint, pour la bouteille de vin à soixante-quinze dollars !),
Faith ressortit dans l’air froid et humide de San Francisco et se mit à marcher. Le restaurant n’était
pas très éloigné de son appartement, même sur des talons aiguilles. Et puis les rues de San Francisco
n’étaient rien, comparées aux collines escarpées de sa région natale. Il fallait voir ça comme une
séance de cardio-training. Un exercice physique pour se défouler. Une marche de la colère pour une
femme humiliée. Entre les cris des mouettes, la musique qui s’échappait de tous les bars et
restaurants du coin et la douzaine de langues différentes qu’elle entendait parler autour d’elle,
l’ambiance était plutôt bruyante sur les quais.
Là-bas, dans son pays, elle n’aurait entendu que la stridulation des grillons et l’appel de la petite
famille de hiboux qui nichait dans le vieil érable, en bordure du cimetière. Le soir aurait été empli de
l’odeur sucrée du raisin, relevée d’une touche de feu de bois car, déjà, les nuits commençaient à
fraîchir. De la fenêtre de son ancienne chambre, elle aurait vu jusqu’au lac Keuka.
Elle avait passé toute son enfance à jouer dans ces forêts et ces champs, à respirer l’air pur de
l’ouest de l’Etat de New York, à nager dans les lacs glaciaires. C’était principalement son amour
pour le plein air qui l’avait poussée à devenir architecte paysagiste — l’occasion pour elle d’inciter
les gens à sortir de leur existence de plus en plus sédentaire et à profiter davantage de la nature.
Peut-être était-il temps pour elle de songer sérieusement à rentrer au bercail… Cela avait
toujours été son intention. Vivre à Manningsport, fonder une famille, habiter à proximité de son frère,
de ses sœurs et de son père.
Clint Bundt. Marié, un enfant. Enfin… Heureusement, elle allait retrouver son chien. Liza, elle,
serait sûrement sortie avec son copain, « Mike le Magnifique », et elle pourrait regarder
tranquillement Real Housewives en dégustant une Ben & Jerry’s.
Mais, bon sang, pourquoi était-ce si compliqué de rencontrer un homme qui lui convienne ? Elle
n’était pourtant pas très exigeante : tout ce qu’elle demandait, c’était un homme qui ne soit ni gay, ni
marié, ni méchant, ni amoral, ni court sur pattes. Un homme qui la regarderait comme… eh bien,
comme le faisait autrefois Jeremy. Et dans les yeux sombres de cet homme, éclairés par un sourire,
elle lirait qu’elle était la plus belle chose qui lui soit jamais arrivée.
Son portable se mit à sonner. Elle le récupéra au fond de son sac.
Honor.
— Salut, fit-elle d’un ton prudent.
Elle éprouvait toujours un léger frisson d’inquiétude chaque fois que sa sœur lui téléphonait.
— Comment vas-tu ?
Honor attaqua de but en blanc :
— Tu as parlé à papa, récemment ?
— Euh… oui. On s’appelle presque tous les jours.
— Tu es donc au courant pour Lorena ?
Faith se contorsionna pour éviter un type mignon arborant un T-shirt à la gloire de Derek Jeter.
— Moi aussi, je suis fan des Yankees, lui confia-t-elle en souriant.
L’homme fronça les sourcils et saisit la main de la femme à l’air acariâtre qui marchait à côté de
lui.
Message reçu cinq sur cinq, mon pote, et surtout… pas de panique ! Je voulais juste être
sympa.
— Lorena ? Qui est-ce ?
Honor soupira.
— Faith, tu devrais peut-être revenir à la maison avant que papa ne décide de se remarier.
2
Levi Cooper, chef des forces de police de Manningsport (soit un effectif de deux personnes et
demie en tout), s’efforçait de laisser les gens en paix. Oui, vraiment. Même quand il avait affaire à
des touristes trop pressés, aisément repérables à leurs autocollants des Red Sox et à leur total mépris
pour les limitations de vitesse. Ostensiblement, il stationnait dans son véhicule de patrouille et
braquait son pistolet radar sur les contrevenants de tout poil. « Bonjour et bienvenue à Manningsport
! Vous roulez beaucoup trop vite, et je veille au grain, prêt à vous intimer l’ordre de vous ranger sur
le bas-côté. Alors un bon conseil, l’ami : levez le pied ! » Financièrement, la ville dépendait de ces
vacanciers, mais la loi, c’est la loi. Il était d’autant plus vigilant durant le mois de septembre, qui
constituait, dans la saison touristique, un moment privilégié : les arbres commençaient à se parer de
leurs teintes automnales, et chaque domaine viticole des environs organisait une manifestation
particulière. C’est bien simple, les cars de tourisme n’avaient cessé de faire la navette toute la
semaine…
Il venait de laisser repartir Colleen O’Rourke après lui avoir infligé un avertissement doublé
d’un sermon qu’elle avait fait mine d’écouter d’un air contrit, alors il ne tolérerait pas d’autre
infraction de ce type aujourd’hui… A commencer par cette Honda Civic jaune pétard, contrôlée à
soixante-huit kilomètres/heure dans une zone limitée à quarante… Vingt-huit kilomètres/heure au-
dessus de la vitesse autorisée ! C’était largement suffisant pour l’intercepter. S’il en croyait sa plaque
d’immatriculation, le conducteur n’était même pas du coin. Et si Carol Robinson avait été de sortie
avec sa joyeuse bande de randonneurs du troisième âge, hein ? Et si le petit Nebbins avait débouché
d’une ruelle sur son vélo ? Depuis sa nomination à la tête de la police, Manningsport n’avait pas eu
un seul accident mortel à déplorer, et il entendait bien que ça dure.
La voiture le dépassa sans même marquer un début de ralentissement. Son conducteur portait une
casquette de base-ball et de grosses lunettes de soleil. Sa conductrice, en fait ; c’était une femme.
Poussant un soupir, Levi alluma ses gyrophares, donna un coup de sirène et s’engagea sur la route.
La femme ne s’était manifestement aperçue de rien ; elle continuait à rouler à la même vitesse. Il fit
de nouveau retentir sa sirène et cette fois elle sembla comprendre que, ah mais oui, c’était peut-être à
elle qu’il s’adressait.
Elle se rangea sur le bord de la chaussée.
Muni de son carnet de contraventions, Levi descendit de sa voiture de patrouille, consigna le
numéro d’immatriculation du véhicule, puis s’approcha de la portière côté conducteur, où la vitre se
baissait déjà.
— Bienvenue à Manningsport, dit-il sans sourire.
Merde ! Faith Holland…
Un énorme golden retriever passa la tête à la fenêtre et jeta un bref jappement en remuant la queue
avec entrain.
— Levi ! le salua-t-elle comme s’ils s’étaient vus la semaine précédente chez O’Rourke.
— Faith Holland… En visite chez nous ?
— Quelles capacités de déduction ! Très impressionnant… Dis-moi, qu’est-ce qui t’a mis sur la
piste ?
Il la dévisagea sans montrer le moindre signe d’amusement. Au bout de quelques secondes, la
tactique opéra : Faith rougit et détourna la tête.
— Tu roulais à soixante-huit kilomètres/heure dans une zone limitée à quarante.
— Je croyais que c’était à cinquante ?
— La vitesse a été abaissée à quarante l’année dernière.
Le chien commençant à geindre, Levi lui flatta le crâne ; aussitôt, l’animal décida de passer coûte
que coûte par-dessus la tête de sa maîtresse.
— Blue, rentre dans la voiture ! lui ordonna Faith.
Blue… C’était donc toujours le même chien.
— Dis, Levi, si tu te contentais de me donner un avertissement ? J’ai une urgence familiale, alors
si tu pouvais laisser tomber ton numéro de méchant flic, ce serait sympa.
Elle lui adressa un sourire crispé, parvenant presque à croiser son regard, et ramena ses cheveux
derrière l’oreille.
— Quel genre d’urgence ?
— C’est mon grand-père. Il… il n’est pas dans son assiette, et Goggy se fait du souci.
— Tu crois qu’on peut mentir sur des sujets pareils ?
Il connaissait bien les vieux Holland : à eux deux, ils représentaient environ dix pour cent de sa
charge de boulot hebdomadaire. Si l’état de M. Holland avait vraiment été préoccupant, il y avait
fort à parier que sa femme, loin de s’inquiéter pour lui, aurait déjà été en train de se concocter une
petite croisière, tout en choisissant le costume dans lequel son mari serait inhumé.
Faith poussa un soupir.
— Ecoute, Levi… Je débarque à peine de San Francisco par le vol de nuit. Tu veux bien me
laisser souffler un peu ? C’est vrai, je roulais trop vite, toutes mes excuses.
Elle se mit à pianoter sur le volant.
— Je prends bonne note de ton avertissement. Je peux partir, maintenant ?
— Permis de conduire et carte grise, s’il te plaît…
— Tu es toujours aussi psychorigide, à ce que je vois ?
— Permis de conduire, carte grise et descends de ce véhicule, s’il te plaît.
Faith marmonna quelques mots indistincts, puis se mit à fouiller à tâtons dans la boîte à gants.
Au cours de la manœuvre, le dos de son chemisier sortit de son jean, révélant une bande de chair
crémeuse. De toute évidence, elle n’était pas une addict du fitness ; en même temps, d’aussi loin qu’il
s’en souvînt, elle avait toujours été délicieusement ronde. Le chien saisit l’occasion pour remettre la
tête à la fenêtre, et Levi ne put s’empêcher de le gratter derrière les oreilles.
Faith referma la boîte à gants, lui fourra les documents dans la main et descendit de voiture,
manquant au passage le percuter avec la portière.
— Reste là, Blue.
Elle s’appliquait manifestement à ne pas croiser son regard.
Levi jeta un coup d’œil aux papiers, puis la dévisagea avec attention.
— Oui, je sais, la photo ne me rend pas justice, dit-elle sèchement. Qu’est-ce que tu veux de plus,
un test ADN ?
— Ça ne sera pas nécessaire. En revanche, ton permis est périmé. Ça te vaudra une amende
supplémentaire.
Les yeux de Faith s’étrécirent de rage contenue, et elle croisa les bras sur sa poitrine, attirant par
ce geste le regard de Levi sur ce qui avait toujours été chez elle un impressionnant atout physique…
— Alors, c’était bien, l’Afghanistan ? s’enquit-elle, fixant un point au-delà de son épaule.
— Le pied. Je songe même à m’y acheter une résidence secondaire.
— Tu vois, Levi, il y a un truc qui me tracasse : pourquoi certains individus sont-ils aussi
emmerdants ? Tu ne te poses jamais la question, toi ?
— Si. Et toi, tu te rends compte que l’outrage à agent constitue un délit ?
— Tu m’en diras tant. Bon, tu peux accélérer, s’il te plaît ? Il me tarde de voir ma famille.
Il signa le PV et le lui tendit. Faith le roula aussitôt en boule et le jeta dans sa voiture.
— Bon… Ça y est ? Je suis libre de partir, agent Cooper ?
— C’est chef Cooper, maintenant.
— Pense à consulter pour ton côté psychorigide !
Elle remonta dans sa Honda et reprit la route. Pas trop vite, mais pas si lentement que ça.
Relâchant sa respiration, Levi la regarda s’éloigner en direction de Blue Heron, le domaine
viticole qui appartenait à sa famille depuis les balbutiements des Etats-Unis d’Amérique, en direction
de la grande maison blanche perchée sur la « Colline », ainsi qu’on appelait ce secteur de
Manningsport.
Il connaissait Faith depuis toujours. Au lycée, c’était le genre de fille qui faisait la bise six fois
par jour à ses copines comme si elles ne s’étaient pas vues depuis des semaines et non à l’interclasse
précédent. Elle avait l’air d’un chiot s’efforçant à tout prix de plaire à d’éventuels maîtres venus
visiter un refuge de la SPA. « Aimez-moi ! Aimez-moi ! Vous verrez, je suis une vraie gentille ! »
Jessica, sa voisine à l’époque où il vivait encore au camping de mobil-homes — et
accessoirement sa petite amie par intermittence —, l’avait surnommée « Princesse Trop-Mimi ».
Toujours à courir partout en robe couleur pastel à petits volants. Et quand elle s’était mise à sortir
avec Jeremy… Cette fille, c’était comme manger un bol de céréales à la guimauve noyées sous du
sirop : tellement sucré que ça en faisait mal aux dents. A tel point qu’il s’étonnait parfois que des
petits oiseaux bleus ne lui volent pas autour de la tête.
Dire qu’elle ne s’était jamais aperçue que Jeremy était gay…
Ce n’était pas la première fois qu’elle revenait à Manningsport depuis son mariage raté, mais
chaque fois c’était pour de brefs séjours : à Noël, à Thanksgiving ou un week-end par-ci par-là. En
tout cas, jamais elle ne passait au poste de police, bien que lui-même fût en excellents termes avec le
reste de sa famille. Parfois, les grands-parents de la jeune femme lui proposaient même de rester
dîner avec eux, après l’avoir appelé en urgence, et il lui arrivait aussi de boire une bière avec son
père ou son frère, chez O’Rourke. Mais Faith, elle, n’aurait jamais eu l’idée de venir lui dire bonjour.
Pourtant, une fois, à l’époque où elle passait ses journées à pleurer comme une Madeleine, elle
s’était endormie d’épuisement, la tête sur ses genoux.
Levi remonta dans son véhicule de patrouille. A quoi bon ressasser le passé : il avait du boulot.

*
Faith frappa à la porte de derrière et, tout heureuse, se prépara à la tornade qui allait suivre
inévitablement.
— Je suis là ! lança-t-elle.
— Faith ! Ma chérie, enfin ! s’écria Goggy, à la tête de la cavalcade. Tu es en retard ! Je ne
t’avais pas dit qu’on mangerait à midi ?
— J’ai été retardée…, répondit-elle d’un ton évasif.
Elle n’avait aucune envie de mentionner sa rencontre avec le roi des enquiquineurs.
Sa nièce Abby, seize ans et jolie comme un cœur, se pendit à son cou en la noyant sous un déluge
de compliments.
— J’adore tes boucles d’oreilles ! Qu’est-ce que tu sens bon ! Je peux venir habiter chez toi ?
Pops l’embrassa sur les deux joues — « La plus jolie fille de la famille ! » —, tandis que les
narines de Faith s’emplissaient de sa réconfortante odeur de raisin mûr et de baume pour les
articulations. Son neveu Ned lui donna l’accolade de bonne grâce, bien qu’il eût vingt et un ans, et
toléra même un ébouriffage de cheveux. Sa sœur Pru la serra également très fort dans ses bras.
Comme chaque fois, ils ressentaient tous l’absence de leur mère au cœur même de leurs
retrouvailles.
Son père arriva enfin : il avait attendu son tour pour l’avoir tout à elle. Il la serra dans ses bras
avant de s’écarter, les yeux humides d’émotion.
— Bonjour, ma petite fleur des champs.
Faith sentit son cœur se serrer.
— Tu m’as manqué, papa.
— Tu as une mine magnifique, ma chérie.
Il lui caressa les cheveux d’une main tachée de violet et sourit.
— Mme Johnson n’est pas là ? s’étonna-t-elle.
— C’est son jour de repos.
— Oui, je sais. Mais je ne l’ai pas vue depuis le mois de juin et…
— Elle n’est pas trop fan de la copine de grand-père, en fait…, murmura Abby, tout en caressant
Blue.
Jack s’avança en lui tendant un verre.
— Salut, sœurette !
— Salut, mon frangin préféré.
Elle s’octroya une longue gorgée de vin.
— Eh ! Ne bois pas ça comme si c’était du jus de fruits ! s’écria son père. Nous sommes
producteurs récoltants, je te rappelle.
— Pardon, papa. Bel arôme d’herbe coupée, texture grasse… Je perçois également quelques
notes d’abricot avec un soupçon de citron. Une réussite !
— Bravo, ma fille ! Et la vanille, tu l’as sentie ? Honor prétend qu’il présente aussi des notes de
vanille.
— De vanille, absolument !
Faith n’avait pas l’intention de contredire Honor, qui régnait en souveraine absolue sur le
domaine de Blue Heron.
— A propos, où est-elle ?
— Pendue à son fichu téléphone, répliqua Goggy, la mine sombre.
Sa grand-mère avait tendance à se méfier de tout ce qui avait été inventé après 1957.
— Et maintenant, reprit cette dernière, passez tous dans la salle à manger avant que le repas ne
refroidisse !
— Tu sais, Faith, j’étais sérieuse quand je t’ai demandé si je pouvais venir habiter chez toi, lui
confia Abby.
Prudence poussa un soupir et but une longue gorgée de son propre verre de vin.
— Comme ça, je serais domiciliée en Californie ! Ça me permettrait d’étudier dans une école
trop bien sans que ça coûte trop cher. Tu vois, maman ? Ça vous ferait faire des économies, à papa et
toi.
— En parlant de mon beau-frère préféré, où est Carl ? demanda Faith.
— Il se planque, répondit Pru.
La porte de la salle de bains du bas s’ouvrit à cet instant sur un fracas de chasse d’eau, et une
voix féminine tonitrua :
— Mais qui j’aperçois, là-bas ? C’est la petite Faith, c’est ça ?
Cette dernière, prise de court, se mit à bredouiller :
— Hein ? Ah, je… oui, c’est moi. Hum, vous devez être Lorena ?
Vraiment, la femme contre laquelle Honor l’avait mise en garde valait le coup d’œil. Des
cheveux d’un noir terne, visiblement teints, un maquillage à la truelle et un corps trapu souligné dans
ses moindres détails par un corsage moulant à imprimé léopard.
La créature enfonça un marqueur indélébile au creux de son décolleté où il resta planté, oscillant
telle une seringue.
— Je retouchais mes racines. C’est que je tiens à faire bonne impression à la petite princesse.
Viens ici, ma belle !
Une étreinte de python chassa tout l’air contenu dans les poumons de Faith.
— Enchantée, Lorena, parvint-elle à articuler dans un sifflement asthmatique, tandis que Pru lui
lançait un regard lourd de sous-entendus.
— S’il vous plaît, pourrions-nous passer à table avant que j’avale mon acte de naissance ?
réclama Pops.
Puis, désignant sa femme, il ajouta :
— Cette vieille chouette a refusé de me donner une part de fromage, ce matin. Je vais mourir de
faim, moi !
— Mais je t’en prie ! riposta Goggy. Personne ne t’en empêche. C’est à peine si je m’apercevrai
de ta disparition !
— Eh bien, Phyllis Nebbins s’en apercevra, elle ! Tu sais, Faith, il y a deux mois, elle s’est fait
placer une prothèse de la hanche. Et depuis elle a retrouvé ses soixante-quinze ans ! Tu la verrais
sortir avec son petit-fils… Et tout sourires en plus. Ah, ça fait plaisir de voir une femme heureuse !
Goggy posa bruyamment sur la table un saladier rempli de pommes de terre sautées.
— Moi, c’est quand tu seras mort que je serai heureuse.
Ned tenta de faire diversion :
— La table est magnifique, Goggy.
— Vous êtes tordants, tous les deux ! rugit Lorena. J’adore !
Faith prit place à table, humant avec délice l’odeur du jambon, des pommes de terre sautées et
celle, si familière, de la maison.
Le domaine viticole se composait de deux habitations. Pops et Goggy occupaient la « Maison
Vieille », une demeure d’architecture coloniale qui avait été rénovée à deux reprises depuis sa
construction en 1781 : une première fois pour y installer l’eau courante et une seconde fois en 1932.
Faith, son frère et ses sœurs avaient grandi dans la « Maison Neuve », une bâtisse de 1873 de
style fédéral, qui pour être élégante n’en restait pas moins vieillotte. Le père de Faith y habitait avec
Honor et Mme Johnson, la gouvernante, qui veillait sur eux depuis le décès de son épouse.
— Désolée, tout le monde…
Honor fit enfin son apparition, s’interrompit pour effleurer la joue de Faith d’un rapide baiser.
— Ah, tout de même, te voilà ! la salua-t-elle.
— Bonjour, Honor, répondit Faith, préférant ignorer la réprimande à peine voilée.
Pru et Jack, ses aînés de seize et huit ans, la trouvaient en règle générale adorable, quoique
vaguement incompétente — jugement qui, loin d’offusquer Faith, lui avait permis de s’épargner bon
nombre de corvées. Honor, en revanche… Honor avait quatre ans de plus qu’elle et, l’arrivée d’un
quatrième enfant ayant pris leurs parents par surprise, lui en voulait peut-être encore de lui avoir
soufflé le titre de petite dernière de la famille.
Le plus probable restait cependant qu’elle ne lui ait toujours pas pardonné d’avoir causé la mort
de leur mère.
Faith souffrait d’épilepsie, affection qu’on avait diagnostiquée chez elle alors qu’elle avait cinq
ans. Un jour, Jack l’avait filmée au cours d’une crise, d’ailleurs — c’était bien digne d’un garçon,
une idée pareille ! Elle avait été horrifiée de se voir inconsciente, les muscles agités de convulsions,
les yeux aussi vides que ceux d’une vache morte… On pensait que sa mère, Constance Holland, avait
été distraite au volant parce que Faith avait eu une crise : elle n’avait pas vu arriver la voiture qui les
avait percutées. Elle était décédée sur le coup. Que Honor n’ait pu le lui pardonner… comment Faith
aurait-elle pu l’en blâmer ?
— Qu’as-tu donc à rêvasser comme ça ? s’impatienta Goggy. Mange, ma chérie ! Dieu sait
comment tu dois te nourrir, là-bas, en Californie !
Sa grand-mère lui fit passer une assiette remplie de jambon fumé, de pommes de terre
(accompagnées de beurre), de haricots verts (à la sauce beurre-citron), et de carottes braisées (au
beurre). De quoi prendre cinq cents grammes rien qu’en regardant son assiette !
Faith haussa le ton pour se faire entendre par-dessus ses grands-parents qui se chamaillaient à
propos de la quantité de sel que Pops pouvait ajouter à son assiette.
— Alors comme ça, Lorena, papa et toi, vous êtes… ?
Lorena remit en place ses volumineux appas avant de répondre :
— Amis intimes, ma belle, amis très, très intimes. N’est-ce pas, Johnny ?
— Tout à fait, acquiesça « Johnny » d’un ton affable. Tu sais, ma petite Faith, Lorena était très
impatiente de faire ta connaissance.
D’après Honor, Lorena Creech avait rencontré leur père un mois plus tôt, lors d’une visite guidée
des caves de Blue Heron. Dans la région, tout le monde savait que John Holland, anéanti par le décès
de sa femme, n’avait jamais voulu refaire sa vie et qu’il vivait heureux au milieu de ses enfants, de
ses petits-enfants et de ses vignes. Toutes les tentatives d’approche féminines s’étaient heurtées à de
courtoises fins de non-recevoir, jusqu’à ce qu’il soit admis une fois pour toutes que John Holland
entendait demeurer veuf pour le restant de ses jours.
Mais ça, c’était avant l’entrée en scène de Lorena Creech, fraîchement débarquée d’Arizona : à
l’évidence une intrigante, et en aucun cas une candidate sérieuse au rôle de belle-mère ! Les trois
enfants Holland résidant à Manningsport en avaient discuté avec leur père qui, d’un rire, avait balayé
leurs inquiétudes. Sauf que, en dépit de ses nombreuses qualités, il n’était décidément pas le plus
perspicace des hommes, songea Faith tout en regardant Lorena examiner l’argenterie à la lumière.
Personne n’était contre l’idée qu’il se remarie un jour avec une femme sympathique, mais quant à
voir cette Lorena dormir à l’étage, dans le lit qui avait été celui de leur mère…
— Vous avez combien d’hectares en tout ? s’enquit Lorena, enfournant un énorme morceau de
jambon dans sa bouche.
Et subtile avec ça…
— Un certain nombre, répondit Honor, glaciale.
— Le terrain est divisible ?
— En aucun cas.
Leur père nuança cette affirmation péremptoire :
— Eh bien, si, du moins en partie, ma petite Honor. Même si, bien entendu, il faudrait d’abord me
passer sur le corps. Un peu plus de haricots verts, Lorena ?
— Qu’est-ce que c’est sympa, s’exclama cette dernière, de voir toute la famille réunie ! Tu sais,
Faith, mon défunt mari était stérile. Une sale blessure à l’entrecuisse quand il était jeune, un tracteur
l’a blessé en reculant, ce qui fait qu’on n’a jamais pu avoir d’enfants. Et pourtant ce n’est pas faute
d’avoir essayé !
Goggy fixait Lorena comme s’il s’était agi d’un serpent lové au fond de la cuvette des toilettes.
Jack, pour se donner une contenance, vida son verre de vin d’un trait, tandis que Pops approuvait
avec chaleur :
— Ma foi, tant mieux pour vous ! Au moins, vous en aurez profité. Tenez, reprenez donc un peu de
jambon, ma chère…
Il poussa le plat vers elle. Visiblement, l’appétit de cette femme ne se limitait pas à la chambre à
coucher…
— Alors, Faith, demanda Jack, papa nous a dit que tu comptais rester ici quelque temps ?
Elle opina et s’essuya la bouche à sa serviette.
— Oui ! Je vais enfin m’attaquer à la reconstruction de la vieille grange de Rose Ridge. Ça
devrait me prendre deux mois.
Autrement dit son plus long séjour à Manningsport depuis la bérézina de son mariage.
Evidemment, elle ne leur parlait pas de son autre objectif, qui dépassait de loin la simple
rénovation de l’ancienne grange. Un frisson d’inquiétude la parcourut à la pensée de la mission
qu’elle s’était fixée…
— Cool ! s’écria Abby.
— Cool ! l’imita Ned, en lui adressant un clin d’œil.
— Et que comptes-tu faire de cette vieille grange ? lui demanda son grand-père.
— Je vais la reconvertir en salle pour des événements, Pops. Ainsi, les gens pourront la louer, et
ce sera une source de revenus supplémentaire pour le domaine. On pourra y organiser des mariages,
des soirées d’anniversaire et toutes sortes de manifestations festives.
L’idée lui était venue durant ses études : transformer la vieille grange en pierre en un lieu qui se
fondrait harmonieusement dans le paysage tout en jouant sur l’association de l’ancien et du moderne.
— Oh oui, des mariages ! J’adorerais me remarier, moi ! s’enthousiasma Lorena, en décochant
une œillade à leur père.
John Holland se contenta de la considérer avec bienveillance.
— Ça me semble un chantier bien grand pour toi, ma chérie, s’inquiéta Goggy.
Faith lui sourit.
— Non, pas du tout. L’emplacement est idéal, et j’ai déjà fait quelques ébauches. Je vous
exposerai mes plans pour que vous me donniez votre opinion.
— Et tu arriveras à tout faire en deux mois ? demanda Lorena, la bouche pleine.
— Bien sûr. Sauf imprévus ou complications de dernière minute.
Après tout, c’était tout de même le plus gros chantier de sa carrière, et dans son fief, de surcroît.
— Rappelle-moi ce que tu fais comme métier, déjà ? Ton père me l’a bien dit cent fois (il n’arrête
pas de me parler de ses gosses !), mais j’oublie tout le temps.
Le sourire de Lorena révéla soudain une dent en or.
— Je suis architecte paysagiste.
— Tu devrais voir ce qu’elle fait, Lorena. C’est très impressionnant.
— Merci, papa… Je dessine des jardins, des parcs, des sites industriels, ce genre de choses.
— Ah, d’accord… Comme un jardinier, en fait ?
— Euh… non. En revanche, j’emploie des professionnels du jardinage et des paysagistes pour la
réalisation de mes projets. Moi, je fournis les plans et je veille à ce qu’ils soient respectés.
— C’est toi la patronne, quoi ! Eh bien, c’est super ! Dites donc, les petites figurines Hummel, là,
ce sont des vraies ? Vous savez que ça vaut un paquet de fric sur eBay ?
— Ces figurines appartenaient à ma mère, signala aigrement Honor.
— … un sacré paquet de fric, même ! poursuivit Lorena tout en tendant son assiette à Goggy. Je
reprendrais bien un peu de jambon, maman !
Avant son arrivée à Blue Heron, Faith espérait que Honor avait un peu noirci le tableau. A
présent, il lui fallait se rendre à l’évidence : cette femme, Lorena, était absolument épouvantable.
Avant son départ de San Francisco, toute la fratrie avait conféré au téléphone. Leur père planait
un peu, tous s’accordaient là-dessus. Un jour, il s’était fait accrocher par une voiture alors que, planté
au beau milieu de la route, il scrutait le ciel pour savoir s’il allait pleuvoir ! Cependant, s’il se
sentait prêt à refaire sa vie, il fallait de toute urgence lui trouver une personne plus convenable que
cette Lorena. Faith s’était aussitôt portée volontaire pour cette mission. Elle reviendrait à
Manningsport, s’occuperait de transformer la vieille grange et dénicherait quelqu’un de bien pour
leur père. Une femme merveilleuse, une femme qui saurait le comprendre et apprécier à sa juste
valeur sa bonté, sa loyauté et sa capacité de travail. Une femme qui comblerait le gouffre béant laissé
par la disparition de leur mère.
Et elle, elle tiendrait alors enfin l’occasion de se racheter.
Au passage, cela lui permettrait aussi d’apporter sa contribution au domaine, qui employait tous
les Holland sauf elle.
La fin du repas fut dominée par les réflexions de Lorena et les disputes de Ned et d’Abby, qui
avaient pourtant passé l’âge de se chamailler, le tout pimenté par les menaces de mort que se
lançaient Pops et Goggy. Côté ambiance, on aurait dit une rencontre au sommet entre Norman
Rockwell et Stephen King.
— Je vais faire la vaisselle, annonça Goggy d’un ton tragique. Non, non, ne vous levez pas, ce
n’est pas la peine…
Pru aboya alors :
— Les enfants !
Ned et Abby bondirent et entreprirent de débarrasser la table.
Honor se servit un doigt de vin.
— Faith, tu habiteras chez Pops et Goggy…
— Quoi ?
Faith adressa un rapide sourire à son grand-père, afin de contrebalancer sa première réaction
d’affolement.
Elle adorait ses grands-parents, mais de là à vivre sous leur toit…
— Pops commence à décliner, murmura Pru.
Pops protesta aussitôt, montrant ainsi qu’il n’était pas aussi dur d’oreille que Pru le supposait.
— Je ne décline pas du tout ! Et je défie même quiconque au bras de fer. Jack, tu es partant, fiston
?
— Pas aujourd’hui, Pops.
— Ah, vous voyez bien !
— Moi, je trouve que vous avez une sacrée pêche, papa ! s’exclama Lorena. Oui, une pêche
d’enfer !
— Ce n’est pas votre père, grommela Goggy.
— Ça ne vous ennuie pas que Faith vienne habiter chez vous, n’est-ce pas ? leur demanda alors
son père. Vous savez bien que depuis quelque temps, tous les deux, vous vous êtes engagés sur une
pente un peu…
— Un peu quoi ? s’enquit sèchement Goggy.
— Meurtrière ? proposa Jack.
Goggy le fusilla du regard avant de tourner vers Faith un visage radouci.
— Ça nous fait vraiment très plaisir de t’accueillir chez nous, ma chérie. Mais en tant qu’invitée,
pas pour nous servir de garde-malade.
De nouveau, elle promena un regard noir sur l’assemblée, puis se leva pour aller donner quelques
directives à ses petits-enfants qui s’affairaient dans la cuisine.
— Pops, reprit son père, je voudrais que tu viennes contrôler les grappes de merlot avec moi.
— Je vous accompagne ! claironna aussitôt Lorena.
Et tous trois sortirent de la salle à manger.
Autour de la table, il ne restait plus que les quatre enfants Holland.
— Je dois vraiment habiter chez eux ? demanda Faith d’un ton plaintif.
— C’est mieux, décréta Honor. Et puis, ta chambre n’est plus praticable : j’y ai entreposé tout un
tas d’affaires.
— Vous savez quoi ? les interrompit Pru. L’autre jour, Carl a suggéré que je me fasse épiler le
maillot.
Jack leva les yeux au ciel d’un air exaspéré.
— Je rêve…, soupira-t-il.
— Quoi ? Tu es bien bégueule, tout à coup ! Dis donc, qui t’a ramené de ce club de strip-tease, un
soir où tu étais complètement bourré ?
— C’était il y a dix-sept ans, Pru.
— Et alors ? Enfin, bref… Figurez-vous que Carl s’est mis en tête de « pimenter notre vie
sexuelle », expliqua Pru en dessinant des guillemets en l’air. Moi je dis qu’il a déjà de la chance d’en
avoir une, de vie sexuelle.
Elle s’interrompit en s’apercevant que son frère tentait de s’éclipser discrètement.
— Hé, Jack !
— Franchement, Pru, intervint alors Honor, je n’ai pas non plus très envie de t’entendre discourir
sur ta vie sexuelle. Et je te revaudrai ça, en t’épargnant les détails concernant la mienne.
— Comme si tu en avais une !
— Ne sois pas si sûre de toi.
— Si je ne peux pas vous en parler, alors à qui ? A mes enfants ? A papa ? C’est votre devoir de
m’écouter.
Faith tenta de calmer le jeu :
— Mais bien sûr que tu peux nous en parler. Donc, pas d’épilation du maillot, si j’ai bien
compris ?
— Merci, Faith.
Un peu réconfortée, Pru se renversa contre le dossier de sa chaise et croisa les bras sur sa
poitrine.
— Il m’a dit : « Pourquoi tu n’essaierais pas ? Tu sais, comme les filles dans Playboy ? »
Alors, je lui ai répondu : « Carl, si jamais tu planques un numéro de Playboy dans cette maison,
tu es un homme mort. Notre fille est une ado, et je ne veux pas qu’elle tombe sur des photos de filles
aux seins siliconés et aux chevelures de pétasse ! »
Elle s’agita sur sa chaise.
— Me faire épiler le maillot ! A mon âge ! J’ai déjà suffisamment de mal à gérer mes problèmes
de pilosité faciale !
— En parlant de sorcières d’âge mûr, l’interrompit Faith en esquivant une tape, cette Lorena
Creech… quel cauchemar !
— L’autre jour, elle a demandé à Jack de s’asseoir sur ses genoux, fit Pru. Tu aurais dû voir la
tête qu’il a faite !
Faith se mit à rire jusqu’à ce qu’un regard glacial de Honor ne coupe court à son hilarité.
— Oui, oui, c’est très drôle… tant que papa ne se retrouve pas marié à une femme qui n’en veut
qu’à son argent.
— Parce que papa a de l’argent ? fit Pru d’un air malicieux. C’est nouveau, ça !
— Et puis, il ne se marierait jamais avec la première venue, affirma Faith.
— Peut-être pas. Mais c’est la première dont il est « l’ami intime ». Pourquoi justement celle-là,
je n’en ai pas la moindre idée… L’autre jour, elle s’est renseignée auprès de Sharon Wiles à propos
du prix des terrains à bâtir. Tout ça pour dire, Faith, qu’il ne faut pas rester les bras croisés.
Moi, je n’ai pas le temps d’aller surfer sur des sites de rencontres. Toi, si.
Sur ces bonnes paroles, Honor quitta la salle à manger, très certainement pour regagner son
bureau : elle ne vivait que pour son travail.

*
Ce soir-là, après avoir transporté ses affaires à la Maison Vieille, puis rapporté sa voiture de
location à Corning — son père lui ayant proposé d’utiliser Brown Betty, le vieux break Subaru,
pendant la durée de son séjour —, Faith se glissa entre les draps propres de la chambre d’amis de
ses grands-parents et attendit que le sommeil vienne.
Tout au long de la journée, elle n’avait pas seulement ressenti l’absence de sa mère : derrière
chaque porte, à chaque moment, elle avait aussi cru voir Jeremy. Comme il avait adoré leurs repas de
famille…
Dire qu’en ce moment même il s’endormait très certainement, tout près d’ici. Juste au bout de la
route.
Depuis le jour de leur mariage avorté, trois ans auparavant, elle était revenue sept fois à
Manningsport et pourtant jamais elle ne l’avait croisé. Pas une seule fois. Sans doute parce que ses
visites n’avaient duré que quelques jours. Elle s’était rendue en ville, au café tenu par ses deux
meilleurs amis, les jumeaux Colleen et Connor O’Rourke, mais Jeremy, lui, ne s’y était jamais
montré. Il n’était pas non plus passé voir son père, alors qu’elle savait qu’il ne s’en privait pas quand
elle se trouvait à San Francisco. Tout le monde avait surmonté le choc causé par l’annonce de son
homosexualité, y compris sa famille à elle. Depuis, Jeremy continuait à faire partie de leur vie, en
tant que médecin, et comme plus proche voisin, même si par « proche » il fallait entendre qu’il
habitait à un kilomètre et demi de Blue Heron.
Mais lorsqu’elle était là il restait à bonne distance du domaine.
Durant les six semaines qui avaient suivi leur non-mariage, ils s’étaient téléphoné
quotidiennement, parfois même deux ou trois fois par jour. En dépit de l’ahurissante révélation de
Jeremy, ils avaient tous les deux eu du mal à prendre conscience que leur histoire était bel et bien
terminée. Comment aurait-il pu en être autrement ? Dès la première seconde où elle l’avait vu à son
chevet, à l’infirmerie du lycée, Faith avait aimé Jeremy, et durant les huit années suivantes elle
n’avait jamais connu une seule seconde de doute. Ils étaient censés se marier, avoir des enfants, jouir
d’une longue vie de bonheur conjugal. Et cet avenir avait été balayé en un clin d’œil… Oui, c’était
difficile à admettre.
Jeremy avait bien essayé de lui expliquer pourquoi il avait laissé les choses aller si loin. Et
c’était justement cela, le plus dur à comprendre. Ils s’entendaient si bien… Pourquoi n’avait-il
jamais tenté d’aborder le sujet avec elle ?
Il l’aimait, le lui avait répété sur tous les tons, et elle ne doutait pas de sa sincérité. Jour après
jour, durant chacune de leurs discussions téléphoniques, il lui avait demandé pardon, parfois en
pleurant. Il s’en voulait tellement, tellement, de la rendre malheureuse ! De ne pas lui avoir parlé plus
tôt, d’être resté dans le déni de ce qu’il savait pourtant tout au fond de son cœur.
Un soir, au terme d’une heure de conversation, Faith avait fini par lui dire qu’il leur fallait
rompre de la manière la plus radicale : plus de mails, plus d’appels, plus de textos.
— Je comprends, avait murmuré Jeremy.
— Je t’aimerai toujours, lui avait-elle promis d’une voix brisée par l’émotion.
— Moi aussi, Faith, je t’aimerai toujours.
Puis, au bout d’un long, long moment, elle avait appuyé sur la touche, mettant fin à la
communication. Assise au bord de son lit, elle était restée longtemps le regard dans le vide. Le
lendemain, on lui avait proposé un contrat en free-lance — un projet de marina en collaboration avec
un architecte paysagiste de renom —, et sa vie d’après Jeremy avait commencé. Cette année-là, son
père était venu trois fois à San Francisco — du jamais-vu pour un viticulteur —, et Pru et ses enfants
avaient fait le voyage, eux aussi. Tous lui avaient téléphoné, écrit, envoyé des textos.
S’obliger à ne plus aimer quelqu’un… Une telle chose semblait infaisable. D’ailleurs, il lui
arrivait parfois d’oublier, au début. Quelqu’un lui demandait si elle voulait des enfants, et elle
répondait : « Oui, nous sommes très impatients d’en avoir. » La réalité lui revenait alors comme une
gifle dans la figure : il n’y aurait jamais de beaux petits bambins bruns gambadant joyeusement d’un
vignoble à l’autre.
Et maintenant, de retour à la Maison Vieille, il lui était impossible de ne pas penser à Jeremy.
Les souvenirs étaient partout… Dans la galerie, il avait promis à son père de prendre soin d’elle.
Là, il avait poussé la petite Abby sur la balançoire… Il avait emmené Ned faire un tour dans son
cabriolet, conté fleurette à Pru et à Honor, bu des bières avec Jack… Cette chambre, c’était lui qui
l’avait aidée à la repeindre de cette couleur parme. Dans ce coin, ils s’étaient embrassés — de
tendres et chastes baisers, pas vraiment ceux auxquels on se serait attendu de la part d’un amoureux
de vingt-six ans —, jusqu’à ce que Goggy, qui avait fait irruption dans la pièce, leur signale tout net
son refus de tolérer le moindre baiser sous son toit, et ce qu’ils soient fiancés ou non !
Faith avait gardé une photo d’elle et de Jeremy, prise un week-end où ils étaient allés sur les
Outer Banks… Sur le cliché, ils ont tous deux un T-shirt, ils se serrent dans les bras l’un de l’autre ;
le vent joue dans ses cheveux, et Jeremy sourit. Chaque jour, elle avait contemplé cette photo, tandis
qu’une minuscule parcelle de son cerveau l’exhortait sans pitié à tourner la page.
La vérité, c’était qu’une fille comme elle ne méritait pas un homme tel que Jeremy.
Pourtant, tout au long de ces huit années passées ensemble, elle s’était nourrie de l’illusion que
l’univers lui avait enfin pardonné son noir secret, qu’il lui avait présenté Jeremy en signe
d’absolution.
Mais il était écrit que l’univers aurait le dernier mot et ce par la voix de Levi Cooper. Levi, qui
l’avait toujours jugée sans complaisance et n’avait jamais dissimulé le mépris qu’elle lui inspirait.
Levi qui savait et n’avait rien dit.
3
Levi avait rencontré Jeremy Lyon juste avant la rentrée de terminale. Jamais il n’aurait cru qu’ils
deviendraient amis. Leurs familles étaient trop différentes, tant ils venaient de milieux différents.
Manningsport était située près du lac Keuka. La place principale était entourée de commerces
pittoresques : des magasins d’antiquités, une boutique de robes de mariée, le café O’Rourke, une
petite librairie, Chez Hugo, le restaurant français où Jessica Dunn était employée comme serveuse. Et
puis il y avait « la Colline », composée de terrains sur les hauteurs de la ville : le quartier des gosses
de riches dont les parents étaient banquiers, avocats, médecins ou bien dont la famille possédait les
vignobles environnants. Comme les Klein, les Smithington, les Holland. D’avril à octobre, les
touristes affluaient par cars entiers pour admirer la splendeur du lac et du paysage, déguster les vins
de la région et repartir munis d’un ou deux cartons de bouteilles.
Au-delà du lac, les fermes mennonites se déployaient à flanc de collines. C’étaient des propriétés
toujours impeccables, parsemées de petits troupeaux de vaches noir et blanc, d’hommes vêtus de
sombre conduisant d’antiques tracteurs et de femmes portant des bonnets et des jupes longues. Le
week-end, on les voyait vendre leurs fromages et leur jambon sur le marché des producteurs.
Et puis il y avait d’autres quartiers. Levi, lui, vivait au pied de l’autre versant de la Colline, plus
pauvre, là où l’ombre de cette dernière amenait la nuit de bonne heure. Ce secteur abritait la
décharge municipale, une épicerie crasseuse et une laverie automatique dans laquelle, selon la
légende, circulait de la drogue.
A l’école primaire, les parents — bien intentionnés — des familles aisées conviaient la totalité
des élèves de la classe à l’anniversaire de leurs enfants. Levi y allait, de même que Jessica Dunn et
Tiffy Ames. Ils montraient leurs bonnes manières, remerciaient la maman de les avoir invités et
tendaient à leur camarade le cadeau qui avait grevé le budget familial de la semaine. Quant à rendre
les invitations, c’était impossible. Quand on habitait dans un mobil-home, on n’invitait pas toute sa
classe chez soi. La vérité, c’était qu’on pouvait fréquenter les autres enfants à l’école, se retrouver
pendant les grandes vacances pour sauter dans l’eau du haut des Meering Falls ; mais très vite, bien
trop vite, les différences sociales surgissaient. Les gosses de riches parlaient de leurs vêtements
neufs, de la nouvelle voiture de leurs parents, de l’endroit où ils iraient passer leurs vacances, et à
partir de ce moment la simple partie de pêche sur le ponton d’Henley perdait tout son prestige.
Aussi Levi préférait-il traîner avec Jessica, Tiffy et Ashwick Jones. Lui et sa demi-sœur avaient
grandi dans l’enceinte du West’s Trailer Park, dans un mobil-home dont le toit prenait l’eau en deux
endroits malgré les innombrables tentatives de Levi pour colmater les fuites. Il avait dix ans quand sa
mère avait eu Sarah (dont le père avait lui aussi disparu du paysage). Ils s’étaient retrouvés très à
l’étroit, et pourtant leur foyer respirait la propreté et le bonheur. Ce n’était pas la misère, loin de là,
mais ce n’était pas non plus la Colline ou le centre du village. Tout le monde saisissait la nuance et,
si vous ne la compreniez pas, c’est que vous viviez en dehors de la réalité. Ou loin de Manningsport.
Un mois avant la rentrée des classes, lors de leur première séance d’entraînement de football,
l’entraîneur leur présenta un nouvel élève, Jeremy Lyon. « Il va vous montrer comment on joue au
foot, bande de feignants ! » Jeremy serra la main à chacun des joueurs de l’équipe. « Bonjour, je
m’appelle Jeremy, comment ça va ? Enchanté… Jeremy Lyon, content de te connaître, vieux. »
Gay, ce fut le premier mot qui vint à l’esprit de Levi pour qualifier le nouveau venu.
Mais personne d’autre que lui ne sembla deviner — peut-être parce que, sur le terrain, Jeremy
assurait. Au bout d’une heure, ce jour-là, il fut clair pour tout le monde que le nouveau était un
magicien du ballon. On aurait dit un pro de la NFL : un mètre quatre-vingt-dix, des muscles d’acier et
une carrure qui lui permettait de résister à trois défenseurs de seconde ligne essayant de le plaquer au
sol. Il aurait pu se glisser dans le chas d’une aiguille avec le ballon ! Il esquivait les autres joueurs,
se faufilait entre eux et s’insinuait dans la zone de but grâce à ce que leur entraîneur appelait « la
feintise de Notre-Dame ».
A son poste de receveur écarté, Levi devait courir le plus vite possible vers l’avant pour capter
les somptueuses passes de Jeremy. Il était sacrément bon, lui aussi — aptitude qui, en dépit des
espoirs de sa mère, ne lui vaudrait pas une bourse universitaire —, mais Jeremy, lui, était carrément
doué. Au bout de quatre heures, toute l’équipe se prit à rêver d’une première saison victorieuse,
chose qui n’était pas arrivée depuis neuf ans.
Le vendredi de cette même semaine, Jeremy les invita tous chez lui pour une soirée pizza.
Quelle maison il avait ! Entièrement moderne, des baies vitrées dans toutes les pièces et le sol de
la cuisine si brillant que Levi préféra ôter ses chaussures avant d’y poser le pied. Les meubles du
séjour étaient blancs et lisses ; on se serait cru dans un décor de film. Dans sa chambre, Jeremy avait
un lit deux places, un ordinateur dernier cri, un écran géant connecté à une PlayStation et une
cinquantaine de jeux vidéo. Ses parents, Ted et Elaine, semblaient trouver très amusant d’accueillir
trente-quatre lycéens chez eux. Les pizzas étaient faites maison (cuites dans le four à pizza, l’un des
quatre fours que comptait la cuisine). Il y avait aussi des piles d’énormes sandwichs confectionnés
avec ce délicieux pain italien, toutes les variétés de soda existant sur le marché — les vrais de vrais,
pas les sous-marques qu’achetait sa mère. Les Lyon possédaient en outre une cave à vin, un
réfrigérateur pour les bouteilles et des bières provenant de toutes les microbrasseries de la région.
Néanmoins, quand Ashwick Jones en demanda une, Mme Lyon lui ébouriffa gentiment les cheveux,
puis déclara qu’elle ne se sentait pas d’humeur à dormir en prison. Ashwick ne sembla pas
s’offusquer le moins du monde de son refus.
Quant à Levi, il déambulait dans la maison, sa bouteille de soda végétal Virgil’s à la main,
s’efforçant de ne pas laisser paraître son ébahissement. Des tableaux d’art moderne, des sculptures
abstraites, une cheminée qui occupait tout un pan de mur, une cheminée d’extérieur sur la terrasse, une
autre dans la salle de jeux d’en bas qui contenait également une table de billard, un baby-foot, un
second écran géant relié à une PlayStation et un bar bien garni.
— Merci d’être venu ce soir, Levi.
Jeremy venait de se matérialiser à côté de lui.
— Pas de souci. Dis donc, c’est cool, chez toi !
— Merci. Mais je trouve que certaines choses ne sont pas vraiment nécessaires… La statue de
Zeus, par exemple.
— C’est clair, reconnut Levi.
— Ça te dirait de revenir demain ? On pourrait se faire un ciné ou rester tranquillement ici ?
Levi but une longue rasade de soda avant de jeter un regard suspicieux à Jeremy. Gay. Aucun
doute.
— Hum, écoute… J’ai une copine.
Pas exactement, en fait… Il couchait de temps en temps avec Jessica, ce qui n’était pas la même
chose. N’empêche. Le message était clair : je suis hétéro.
— C’est cool ! Vous n’avez qu’à venir tous les deux, si vous n’avez rien d’autre de prévu.
Jeremy laissa s’écouler quelques secondes avant de reprendre :
— Le truc, c’est que je ne connais encore personne ici, tu comprends…
C’était un appel du pied manifeste… Mais pourquoi moi, se demandait Levi. Un de ces quatre,
Jeremy finirait par apprendre de la bouche d’un autre gosse de riches que les Cooper étaient des
bouseux, qu’il n’avait pas de voiture, mais qu’il avait en revanche deux petits boulots après les
cours. Mais, en attendant ce moment, c’était peut-être l’occasion de revenir dans cette magnifique
maison et d’entrevoir le genre d’existence que menaient les privilégiés de ce monde…
— OK, merci. Je verrai si elle est libre. Elle s’appelle Jessica.
— Cool. On dit 19 heures, alors ? Tu verras, ma mère fait super bien la cuisine.
— Merci, mon chéri, répliqua celle-ci, en entrant dans la pièce chargée d’un plateau de
sandwichs.
En les découvrant tous les deux, elle se figea. Son sourire n’était plus qu’un simple étirement des
lèvres.
— C’est la vérité, maman.
Jeremy passa un bras autour de ses épaules, et déposa un baiser sur ses cheveux, avant de
s’emparer d’un sandwich.
— Si je dis le contraire, elle me frappe, ajouta-t-il à l’adresse de Levi.
Mme Lyon, une femme petite et menue, regardait Levi, un léger pli entre les sourcils.
— Rappelle-moi ton nom, mon garçon ?
Jeremy répondit à sa place :
— Levi. Il est receveur écarté. Je l’ai invité demain, ça ne te dérange pas ? Il y aura aussi sa
copine.
— Ah, tu as une copine !
Elle sembla se détendre instantanément.
— Comme c’est mignon ! Oui, oui, il faut absolument que vous veniez à la maison tous les deux !
Ce sera charmant.
Levi s’empressa de tempérer son enthousiasme.
— Il se peut qu’elle travaille. Mais merci quand même.
— Et ta copine, elle n’a pas une amie ? s’enquit Mme Lyon.
— Regarde-la, elle essaie de se dégotter une belle-fille ! lança Jeremy avec un grand sourire.
Il y eut soudain un fracas à l’étage, suivi d’un juron.
— Je dirais que ça ressemble à du soda renversé sur un revêtement blanc, décida Jeremy. Je
t’avais bien dit de ne pas acheter ce canapé, maman.
— Arrête ! Vous n’êtes tout de même pas une horde de bêtes sauvages !
— Ça m’ennuie de vous l’apprendre aussi abruptement, madame Lyon, mais en fait nous n’en
sommes pas loin, plaisanta Levi.
Le sourire de Jeremy s’élargit, et il remonta avec sa mère, sans doute pour nettoyer les dégâts.
Oui, pas de doute : Jeremy était gay.
Levi revint le lendemain soir chez les Lyon. Pour cela, il lui fallut faire du stop depuis chez lui,
après avoir terminé son travail à la marina. Il avait passé six heures à nettoyer des embarcations en
cale sèche, activité qui, bien qu’épuisante, lui permettait de travailler torse nu et de se faire reluquer
par Amber Machinchose qui était là pour le week-end. Jessica ne voulant pas rater les pourboires du
samedi soir, il se rendit seul chez les Lyon.
Jeremy et lui mangèrent avec ses parents (du canard !), puis s’adonnèrent aux classiques
distractions de leur âge : ils mangèrent encore, puis jouèrent à Soldier of Fortune sur la PlayStation
d’en bas.
Quand Jeremy lui demanda dans quelle université il envisageait d’étudier, Levi hésita à lui
répondre, peu désireux de faire comprendre si rapidement à son nouvel ami que pour lui l’université
était une ambition tellement inaccessible qu’il ne songeait même pas à remplir un formulaire de
candidature.
— Je ne sais pas encore.
— Moi non plus, répondit Jeremy avec désinvolture, même si Levi savait que des tas de facs
l’avaient déjà contacté. Alors, dis-moi un peu… Qui sont les jolies filles du lycée ? J’espère bien
avoir une copine, cette année.
C’était tellement maladroit de sa part que Levi ne put se défendre d’un léger mouvement de recul.
Pourtant, il y avait chez Jeremy quelque chose, une sorte d’innocence, peut-être… Il décida de le
tester.
— Tu avais une copine, en Californie ?
— Pas vraiment, non. Aucune fille en particulier. Tu sais…
Il détourna le regard.
— … entre le football, les cours et tout ça, j’ai un peu de mal à trouver le temps.
Levi, lui, avait une expérience totalement différente de la chose : les filles lui couraient après. A
moins d’être encore un élève de troisième prépubère, il y avait toujours des filles pour vous draguer
du moment que vous portiez un maillot de foot le vendredi soir — même si votre équipe s’était
ramassée sur le terrain.
En fin de soirée, Levi annonça qu’il allait rentrer à pied, bien qu’il y eût onze kilomètres pour
redescendre de la Colline et contourner le secteur du Village jusqu’au West’s. Mais Jeremy insista
pour le reconduire en voiture. Ce type avait une décapotable et il n’en profitait même pas pour frimer
!
— Belle soirée pour faire un tour, pas vrai ? déclara-t-il d’un ton aimable en sautant dans le
cabriolet sans ouvrir la portière.
Levi l’imita — c’était sûrement comme ça que faisaient tous les gens qui roulaient en
décapotable.
Jusqu’à l’embranchement avec la Route 15, Jeremy parla sans discontinuer de son enfance dans la
Napa Valley (trop top) et des raisons qui avaient poussé ses parents à en partir (suite à un ulcère, son
père s’était dit que, dans le domaine de la viticulture, l’Etat de New York offrait sans doute une
meilleure qualité de vie). Il l’interrogea également sur leur entraîneur et sur certaines des équipes
qu’ils devraient affronter au cours de la saison.
— C’est là. Le West’s Trailer Park.
Levi attendait le moment où Jeremy allait prendre soudain conscience qu’en décidant de se lier
d’amitié avec lui il avait fait une erreur.
— OK. C’est lequel ? lui demanda Jeremy en s’engageant dans l’allée principale du camping.
— Le dernier sur la gauche. Merci de m’avoir ramené. Et remercie encore ta mère pour le repas.
— Tu rigoles, c’est super que tu sois venu ! Bon, on se voit à l’entraînement…
Jeremy lui fit signe de la main et, après avoir exécuté un demi-tour parfait, il repartit, le ronron de
son moteur s’éloignant doucement.
C’est ainsi qu’ils étaient devenus amis. Le mois suivant, il avait fréquemment été convié à dîner
chez les Lyon. Si bien qu’un jour sa mère lui demanda abruptement :
— Pourquoi tu n’invites jamais ton copain chez nous ? Tu as honte de nous ?
Jeremy arriva avec un bouquet de fleurs pour sa mère, complimenta Sarah sur sa beauté et
s’abstint de tout commentaire sur le plafond auréolé de traces d’eau, la carafe de vin entreposée au
réfrigérateur et le fait que la cuisine peinait à les contenir tous les quatre.
— C’est du thon en sauce ? demanda-t-il, alors que sa mère posait le plat en Pyrex sur la table.
Génial, c’est ce que je préfère ! Ça fait une éternité que je n’en ai pas mangé. Ma mère est très à
cheval sur la diététique. Mais ça… c’est ce que j’appelle profiter de la vie !
Il leur sourit d’un air radieux, comme s’ils venaient de réussir un hold-up tous ensemble, et se
resservit deux fois sous les roucoulements et les soupirs extasiés de sa mère.
— C’est vraiment un très gentil garçon, déclara-t-elle après son départ, une pointe de respect
dans la voix.
— Oui, c’est clair.
— Il a une copine ?
— Je crois que tu es un peu trop âgée pour lui, maman.
Celle-ci rougit en riant.
— Moi, je veux bien être sa copine ! lança Sarah avec ferveur.
Levi lui tira gentiment une mèche de cheveux.
— Toi, tu es encore un peu jeune. File te brosser les dents, gros bébé !
Quand Sarah eut disparu, sa mère se passa la main dans les cheveux, des cheveux teints en blond
qui révélaient des racines noires.
— Ce que je voulais dire, c’est qu’un beau gars comme lui, avec autant de charme et de bonnes
manières… Qui sait, avec un peu de chance, il déteindra sur toi.
— Merci, maman.
Elle haussa les sourcils.
— Lui, au moins, je parie qu’il n’est pas du genre à courir après des filles faciles.
— Tu as raison, maman, ce n’est même carrément pas son genre…
Mais sa mère ne saisit pas l’allusion et poursuivit :
— Personnellement, je ne comprends vraiment pas ce que tu trouves à Jessica.
— Elle couche avec les garçons.
Il esquiva une tape sur la tête avec un grand sourire.
— Disons qu’elle a du tempérament, quoique… je ne suis pas sûr que ce soit le terme exact…
— Tu n’es qu’un affreux jojo ! Tiens, aide-moi plutôt à débarrasser la table. Je parie que ton
copain, il aide sa mère, lui.

*
Un jour, peu après la rentrée des classes, Jeremy et lui trouvèrent l’accès à la cafétéria bloqué
par une fille qui se tenait juste devant la porte : « Princesse Trop-Mimi », ses cheveux roux coiffés en
queue-de-cheval. Qu’est-ce qu’elle voulait encore ? Cette fille passait son temps à solliciter tout le
monde pour la collecte des bouteilles ou la protection des bébés phoques. Son objectif dans la vie
était clairement de se faire aimer de la terre entière. Elle restait plantée là comme une souche, sans
voir qu’elle empêchait une foule d’élèves d’aller prendre leur repas.
— Dégage, Holland !
Elle ne répondit pas, mais se mit à faire son truc, là… Elle tirait sur son petit haut à volants d’un
air désorienté. Levi fit alors un pas vers elle, mais avant qu’il ait pu la rattraper elle s’écroula par
terre et se mit à convulser.
— Qu’est-ce qu’elle a ? s’écria Jeremy en se débarrassant de son sac à dos pour s’agenouiller à
côté d’elle. Hé ! Hé, ça va ?
— Elle est épileptique, lui indiqua Levi à la hâte.
Il ôta son T-shirt pour le lui glisser sous la tête.
Un petit attroupement commençait à se former autour d’eux. Les crises de Faith faisaient toujours
grande impression sur les élèves. Pourtant, après douze ans de scolarité commune, on aurait pu les
croire blasés. Chaque année, l’infirmière venait en classe leur faire un laïus sur l’épilepsie.
Comme s’ils avaient besoin d’une piqûre de rappel ! Et comme si Faith avait besoin qu’on lui
fasse honte une fois de plus devant tout le monde ! C’était le seul moment de l’année où il la
plaignait.
Enfin, il avait eu de la peine pour elle quand sa mère était morte.
— Il ne faut pas la déplacer, ajouta-t-il, mais Jeremy l’emportait déjà au bout du couloir, se
frayant un chemin à coups d’épaule.
Et voilà… Durant des jours, ensuite, tout le bahut n’avait plus parlé que de ça : Jeremy était une
sorte de chevalier servant. Comment Faith aurait-elle pu ne pas flasher sur lui ? C’était vraiment
trop romantique, ça vous donnait presque envie d’être épileptique rien que pour tomber dans les
pommes de temps en temps !
Levi était fatigué d’entendre toutes ces foutaises.
— Je suis amoureux, mon vieux, lui confia Jeremy quelques semaines plus tard. Elle est
merveilleuse.
— Mouais…
— Je t’assure ! Elle est belle. Belle comme un ange…
— OK.
Malgré l’absence d’un père dans sa vie, Levi était ce que son patron appelait « un vrai mec » :
joueur de foot depuis le CM1, un sens inné du bricolage, une première copine à douze ans, ses
premiers rapports sexuels à seize. Comme il avait redoublé l’année où son père était parti, il affichait
un an de plus que ses camarades de classe, avait commencé à prendre des muscles en cinquième,
obtenu son permis de conduire en troisième. Tout cela lui attirait un certain respect de la part des
autres garçons, et il se déplaçait toujours accompagné d’une bande de copains.
Et entre copains, justement, on ne disait jamais de sa petite amie qu’elle était « belle comme un
ange ». On parlait de sa poitrine, de ses fesses, du fait qu’elle couchait ou pas. Si un garçon était
vraiment amoureux d’une fille, il la fermait et, à l’occasion, cassait la figure à celui (souvent Levi)
qui spéculait sur la poitrine et les fesses de la fille en question.
En réalité, Levi soupçonnait Jeremy de ne pas avoir conscience de son homosexualité ou de ne
pas vouloir l’admettre. Il faisait preuve d’une excessive pudeur dans les vestiaires, attitude plutôt
bizarre pour quelqu’un qui faisait du foot depuis dix ans. La plupart des gars se foutaient
complètement de se promener à poil les uns devant les autres. Certains aimaient bien parader, fiers
de leur corps, mais ça n’allait pas plus loin. Bien sûr, on y racontait les traditionnelles blagues sur
les homosexuels, blagues auxquelles Jeremy riait de manière circonspecte tout en jetant parfois un
regard vers Levi, comme pour s’assurer que la plaisanterie était vraiment drôle — ce qu’au fond elle
n’était jamais. Et puis, il gardait les yeux baissés tant qu’il n’était pas entièrement rhabillé. Quand
Big Frankie Pepitone s’était fait tatouer l’épaule, tous les autres étaient venus admirer l’œuvre d’art
et n’avaient pas manqué de lui flanquer une bonne claque sur le carré de peau encore irrité, mais
Jeremy, lui, avait tout juste pu lever les yeux sur le fameux tatouage.
« Cool. » Cela avait été son unique commentaire : avait-il craint que son visage ne le trahisse,
s’il regardait vraiment le corps de Big Frankie ?
A vrai dire, Levi se fichait pas mal de savoir si Faith était pour Jeremy une façade, ou vraiment la
femme de sa vie. C’était un mec bien et, à ses yeux, c’était tout ce qui comptait. Lui pensait s’enrôler
après le bac, et il était bien décidé à s’éclater avant de partir à l’armée. Or, il se trouvait justement
qu’avec Jeremy il s’amusait vraiment. Il était drôle, intelligent, cool et sympa. Jessica, Jeremy, Faith
et lui sortaient parfois ensemble, au cinéma par exemple, ou bien ils restaient chez les Lyon. Où
auraient-ils pu aller d’autre ? D’une part, Faith avait trop de frères et sœurs chez elle et, d’autre part,
quel intérêt d’aller dans un mobil-home alors que la maison de Jeremy était un terrain de jeu grandeur
nature ? Mais, comme Jessica n’aimait pas beaucoup Faith (elle en faisait d’ailleurs une imitation à
mourir de rire), ils n’étaient souvent que tous les trois, Jeremy, Faith et lui.
Faith Holland… Une fille un peu agaçante. Pleine d’entrain, mais nunuche et fatigante. Elle était
raide dingue de Jeremy et semblait en permanence auditionner pour le rôle de future épouse, toujours
à battre des cils et à se blottir contre lui. Du reste, ça ne paraissait pas déranger Jeremy. Elle faisait
du charme à M. et Mme Lyon, se précipitait pour débarrasser la table : les parents de Jeremy la
trouvaient merveilleuse.
Une fois, il avait surpris Mme Lyon en train de dire à son mari :
— Dieu merci, il s’est enfin trouvé une fille.
C’était un soir, juste au moment où il s’apprêtait à les remercier pour leur invitation.
— Il était temps, avait répliqué M. Lyon. Je commençais à désespérer.
Ils avaient ensuite échangé un regard avant de reporter leur attention sur les programmes de CNN.
Il n’était donc pas le seul à penser que Jeremy était homosexuel…
Oui, la terminale avait été la plus belle année de sa vie. La saison de foot s’était achevée sur une
passe de Jeremy aux trente-neuf yards vers la zone de but, passe que Levi aurait pu attraper les yeux
fermés tant le geste de Jeremy avait été parfait.
Les Lions des montagnes de Manningsport finirent en tête de leur division, bien qu’ils aient perdu
leur dernier match. Ils avaient joué leur meilleure saison de toute l’histoire du lycée !
Et pour Levi qui n’avait ni frère, ni père, ni oncle, cette année lui avait offert son premier
véritable ami, un garçon bien différent d’Ashwick, Tommy ou Big Frankie. A bien des égards, Jeremy
était plus mûr qu’eux. Il se sentait aussi à l’aise dans un mobil-home que dans la demeure luxueuse de
ses parents, il aimait rire, il n’avait pas besoin de boire pour s’amuser, et il se fichait complètement
que les jeunes de la Colline ne soient pas censés fréquenter ceux du West’s Trailer Park.
Bon, avec Faith, c’était clair qu’il en faisait un peu trop… Il l’embrassait de temps en temps, et
Levi avait du mal à les regarder tant cela le mettait mal à l’aise. Il faisait aussi des trucs ringards
qu’aucun mec hétéro n’aurait faits : il lui glissait une fleur dans les cheveux, des conneries de ce
genre. Et cette cruche qui n’y voyait que du feu ! Elle s’asseyait sur ses genoux et suggérait avec
enthousiasme qu’ils participent tous au nettoyage bénévole de la route. A moins que Jessica et Levi
ne préfèrent s’inscrire à la chorale du lycée pour aller chanter à la maison de retraite ? Levi lui
signalait régulièrement qu’il existait des traitements psy efficaces pour les gens comme elle. Alors,
elle se mettait à rire, mais de manière hésitante, et il avait l’impression d’avoir donné un coup de
pied à un chiot. Jeremy intervenait gentiment : « Sois gentil avec elle. Je l’aime. » Et Faith, toute
contente, recommençait à frétiller.
Par une belle soirée de printemps, elle les laissa tous les deux chez les Lyon — Ted et Elaine
étaient sortis, et elle devait sûrement les désapprouver de s’être servi des bières dans le réfrigérateur
d’en bas. Pour rien au monde, elle n’aurait cautionné une telle incartade ! Levi la regarda s’éloigner
depuis le ponton où Jeremy et lui s’étaient assis. Sa splendide chevelure rousse rutilait au soleil, et le
gros chien des Holland gambadait à ses côtés.
— Vous couchez ensemble ? demanda-t-il alors à Jeremy, par simple curiosité.
— Non, non. On est un peu vieux jeu, tu sais bien. On préfère attendre d’être mariés.
Levi en avala sa bière de travers.
— Ah…
Jeremy haussa les épaules, le sourire toujours rivé aux lèvres à la pensée de sa chère Princesse
Trop-Mimi.
Et puis, de façon totalement inattendue, les deux amoureux décidèrent de « faire une pause ». Au
lycée, la stupéfaction fut générale. Morose, Jeremy était devenu l’opposé de lui-même, et il refusait
de parler de ce qui s’était passé. Levi, lui, se disait que Faith avait enfin ouvert les yeux.
De son côté, il avait ses propres préoccupations : une université de Pennsylvanie lui proposait
une bourse sportive tout à fait correcte. C’était surtout grâce au talent de Jeremy qui, durant toute la
saison, l’avait mis en valeur sur le terrain. Entre cette bourse et la somme d’argent qu’il avait
économisée, il ne lui manquait plus que cinq mille dollars pour couvrir ses frais de scolarité.
Il n’avait rien dit à sa mère. Cinq mille dollars, c’était toujours beaucoup trop pour elle. Il aurait
pu solliciter Jeremy ou les Lyon, qui n’auraient pas demandé mieux que de les lui avancer, mais cela
ne lui semblait pas correct. Et puis, il ne voulait rien devoir à personne.
Par conséquent, il se tourna vers son père. De son point de vue, c’était Rob Cooper qui avait une
dette envers lui. Il se mit à sa recherche et découvrit qu’il ne vivait qu’à deux bourgades de
Manningsport. Levi ne l’avait pas revu depuis onze ans. Pas un seul coup de téléphone, pas une seule
carte d’anniversaire, alors qu’il habitait un joli petit ranch peint en bleu foncé, à trente kilomètres de
là…
Rob Cooper avait beau être un père lamentable, il le reconnut tout de suite, lui serra la main, lui
tapa sur l’épaule et l’entraîna dans le garage.
— Bon, hum, j’irai droit au but, dit Levi. J’ai besoin de cinq mille dollars pour aller à
l’université. On me propose une bourse sportive, mais elle ne couvre pas la totalité des frais.
Son père — il constatait avec horreur qu’il avait hérité de ses yeux verts et de sa musculature —
opina du chef et, l’espace d’une seconde, Levi sentit son cœur bondir bêtement dans sa poitrine.
— J’aimerais bien t’aider, fiston… Ça te fait quel âge, maintenant ? Dix-huit ?
— Dix-neuf. J’ai redoublé le CE2.
L’année où tu es parti.
— Tout à fait, tout à fait…
Rob hocha de nouveau la tête.
— Le problème, c’est que je viens de me remarier. Un nouveau départ, tu vois…
Il marqua une pause.
— Ma femme est à son travail, sinon, je te l’aurais présentée.
Ça, c’était faux, pensa Levi. Jamais il ne l’aurait fait.
— J’aimerais bien t’aider, fils. Seulement… je n’ai pas cet argent.
Des reparties cinglantes se bousculèrent aussitôt dans la tête de Levi… A propos de la pension
alimentaire non versée, dont le cumul s’élevait à bien plus de cinq mille dollars. A propos du fait que
Rob avait renoncé au droit de l’appeler « fils » onze ans plus tôt. A propos de son redoublement en
CE2, sanction de toutes les heures qu’il avait passées assis sur les marches du mobil-home, après
l’école, à attendre que l’El Camino jaune moutarde s’engage dans le West’s Trailer Park, parce qu’il
savait que son père reviendrait un jour.
Mais sa bouche resta close et la honte lui brûla l’estomac, parce qu’il s’était laissé aller à
espérer.
— Moi aussi, je jouais au foot quand j’étais jeune, tu le savais ?
— Non.
— Receveur écarté.
— Cool. Ecoute, il faut que j’y aille, là.
— OK. Encore une fois, je suis désolé, Levi.
Ce fut d’entendre cette voix prononcer son prénom, cette voix dont il se souvenait si bien, qui
faillit le faire craquer. Il remonta l’allée dans un état second, et grimpa dans le pick-up déglingué
d’Ashwick. Il n’eut pas un regard pour son père et roula d’une traite jusqu’à Geneva pour s’engager
dans l’armée. Jamais plus il ne laisserait cet homme lui faire du mal. Ce soir-là, il se soûla avec ses
copains, et Jessica dut le mettre au lit.
A la fin de la semaine, Faith et Jeremy s’étaient réconciliés. Comme si leur séparation n’avait été
qu’un accident de parcours.
L’époque du bac arriva ; Levi avait réussi les tests de l’armée. Il s’apprêtait à partir six semaines
pour une période d’entraînement, début août. Et brusquement la maison devint à ses yeux ce qu’il
avait de plus important au monde.
L’été prit une saveur douce-amère. La nuit, il se surprenait à contempler Sarah endormie dans son
lit, espérant qu’elle saurait s’en sortir sans lui. Il l’emmena nager, rendit visite à sa troupe de
jeannettes et fit promettre à toutes les fillettes de lui envoyer des cookies et des petits mots. Un jour,
il offrit un bouquet de fleurs à sa mère, geste qui émut cette dernière aux larmes.
Les collines verdoyantes, les rangées de ceps de vigne et la douce senteur de l’air prirent pour lui
une valeur inestimable. C’était dur de savoir que plus rien ne serait jamais comme avant, qu’il allait
changer, laisser son ancienne vie derrière lui, et que cette année idyllique resterait à jamais unique.
La veille de son départ pour Fort Benning, M. et Mme Lyon donnèrent une soirée au cours de
laquelle ils dirent à sa mère qu’elle avait élevé un garçon formidable. Tous les trois versèrent même
quelques larmes ensemble. Et puis ce soir-là Jessica le quitta. « Dis, il n’y a pas vraiment de raison
qu’on continue, nous deux, tu ne crois pas ? » Il acquiesça. Il n’y avait en effet aucune raison. Elle
l’embrassa sur la joue, lui recommanda de faire attention à lui et promit de lui écrire de temps en
temps.
Jeremy vint le chercher le lendemain matin. Levi embrassa sa mère, serra très fort sa petite sœur
dans ses bras, et leur dit d’essuyer leurs larmes. Il aurait pu commencer par essuyer les siennes !
Jeremy lui demanda s’il voulait conduire sa BM, et il répondit oui, mille fois oui.
Ils roulèrent en silence jusqu’à Hornell où un bus l’emmènerait à Penn Station, puis de là à Fort
Benning. La semaine suivante, Jeremy, lui, partait pour le Boston College commencer son
entraînement de football. Il serait quarterback remplaçant dans l’équipe de première année de
licence. Le fossé qui les séparait, ce fossé que Jeremy avait toujours refusé de voir, s’était soudain
mué en gouffre béant. Jeremy allait devenir un dieu du foot dans une université de premier ordre
— peut-être même serait-il recruté comme professionnel —, et s’apprêtait à mener une vie de
confort et de privilèges. Levi, lui, allait servir son pays dans une guerre dont la plupart des gens
doutaient du bien-fondé, en croisant les doigts pour en revenir vivant.
Jeremy partit leur acheter des cafés et attendit avec lui que le bus s’arrête dans un nuage de gaz
d’échappement. Le chauffeur descendit pour fumer une cigarette.
— Bon, fit Levi en chargeant son sac marin sur son épaule, le moment est venu, je crois…
— Assieds-toi côté fenêtre, lui dit Jeremy, comme si lui-même était rompu aux voyages en car.
— Ça marche, répondit-il en lui serrant la main. Prends soin de toi. Et merci pour tout.
Merci d’avoir fermé les yeux sur l’endroit où j’habitais, merci d’avoir tout fait pour attirer
l’attention des recruteurs sur moi, merci de m’avoir adressé cette passe, merci pour l’accueil de
tes parents, merci de m’avoir choisi pour ami.
— Merci à toi aussi.
Jeremy le serra très fort et longuement dans ses bras, lui tapant dans le dos et, quand il le lâcha,
Levi vit que ses yeux étaient brillants.
— Tu es le meilleur ami que j’aie jamais eu, déclara Jeremy d’une voix mal assurée.
— Pareil pour moi.
Une longue minute s’écoula, et Levi songea alors qu’il pourrait peut-être en profiter pour
s’engouffrer dans cette minuscule brèche, maintenant qu’il partait.
— Et il n’y a rien qui pourrait changer ça, ajouta-t-il.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Si tu faisais ton coming out , par exemple.
Il eut un haussement d’épaules.
— Rien, je dis juste que je serai toujours là pour toi, mec. Quoi qu’il arrive. Et puis, tu sais que
tu peux tout me dire. Appelle-moi. Envoie-moi des mails. Toutes ces conneries, quoi.
— Merci, répéta Jeremy.
Ils se donnèrent une ultime accolade, et Levi monta dans le bus.
Il allait s’écouler presque cinq ans avant qu’il ne revienne à Manningsport.
4
— Ouf, merci de m’avoir tirée de là, Colleen. J’ignore comment mes grands-parents ne se sont
pas déjà entre-tués… Le soir, quand j’essaie de m’endormir, j’ai l’impression de les entendre encore
: « Il te faut de la moutarde. Tu prends toujours de la moutarde. Comment peux-tu faire un sandwich
sans moutarde ? Prends de la moutarde ! » Je pourrais brûler vive qu’ils continueraient à se
chamailler au sujet de la moutarde !
Faith but une longue gorgée de son martini, sans conteste l’une des choses les plus agréables que
proposait le restaurant Chez Hugo.
— Ça ne fait que trois jours que je suis arrivée, mais je commence à penser que m’installer chez
eux est le plus court chemin vers le suicide…
Colleen sourit.
— Ah, les Holland ! Quelle gentille petite famille vous faites !
Toutes deux étaient amies depuis le CE1, depuis le jour où Faith avait fait une crise d’épilepsie et
que Colleen, jalouse de l’intérêt qu’elle avait ainsi suscité, en avait simulé une. Colleen n’y était pas
allée de main morte et avait fini par se cogner la tête sur un coin de bureau, blessure qui lui avait
valu, à sa plus grande joie, quatre points de suture.
— Alors, à part tes grands-parents, ça te fait quoi d’être revenue ?
— Je suis ravie. Hier soir, mon père m’a emmenée au restaurant, à la Salamandre rouge. C’était
extra. Quel délice, leurs pizzas !
— J’épouserais bien ton père, si je n’étais pas sûre que tu t’opposes à notre mariage, soupira
Colleen.
Elle prit un air faussement vaniteux et ajouta :
— Ecoute, il supporte cette créature tout droit sortie d’un film d’horreur, alors imagine un peu
l’effet que je lui ferais, avec mes… arguments.
Certes, la beauté de son visage…, et de son buste, avait de quoi convaincre. Toutefois, Faith
préféra couper court à cette idée.
— Ne t’avise pas de poser les yeux sur mon père. Aide-moi plutôt à lui trouver une femme qui lui
convienne ! Nous avons peur que Lorena l’emmène faire une virée quelque part, et qu’ils en
reviennent la bague au doigt, sans que papa se soit aperçu de rien. Tu le connais, en période de
vendanges, il ne pense qu’à ses vignes.
Elle but une autre gorgée de son martini.
— C’est d’accord, j’ouvrirai l’œil, promit Colleen. Quoique là, spontanément, personne ne me
vienne à l’esprit. Personne d’assez bien pour lui, je veux dire.
C’était bien ça, l’ennui. Pour John Holland, la seule femme « assez bien » pour lui aurait été une
sorte de croisement entre Mère Teresa et Meryl Streep. Autant dire un spécimen rare !
La veille au soir, Faith avait passé trois heures à écumer eCommitment/RencontresSeniors pour
ne retenir, au final, qu’une seule candidate.
— Et ton projet, où ça en est ? lui demanda Colleen, interrompant ses ruminations. Ton truc, là…
ta grange…
— Eh bien, ces deux derniers jours, j’ai arpenté le domaine en long, en large et en travers pour
prendre des photos, établir des plans de nivellement et faire des tests d’écoulement des eaux. Ne fais
pas cette tête-là, c’est passionnant.
— Tu veux vraiment en faire une salle pour des mariages et ce genre de choses ?
— Oui ! Mais comme la région regorge de lieux magnifiques où organiser un mariage ou une fête,
la grange devra posséder un attrait particulier. Je vais l’appeler : la grange de Blue Heron. Ça te plaît
?
— Beaucoup ! Très élégant !
Colleen sourit.
— Alors, te voilà vraiment revenue, Faith. Tu m’as manqué, tu sais. Tu comptes rester un mois ou
deux mois, c’est ça ?
— Grosso modo, oui. Sans compter qu’hier soir, quand j’ai eu Liza au téléphone, j’ai eu la très
nette impression que Mike le Magnifique avait profité de mon absence pour emménager chez nous.
— Ne laisse pas ce type te mettre à la porte, Faith. J’aime bien avoir un pied-à-terre à Frisco,
moi.
— San Francisco. Il n’y a que les touristes qui disent Frisco.
— Au temps pour moi, espèce de snobinarde !
Colleen héla le serveur. Tout à l’heure, Jessica Dunn s’était occupée d’elles au bar — elle les
avait d’ailleurs à peine saluées. Mais, le serveur étant un homme, il faillit se casser la figure tant il
était pressé de venir prendre leur commande.
— Salut, Colleen, dit-il avec chaleur. Ça fait un petit moment que je ne t’ai pas vue. Tu es
superbe !
Sans prêter la moindre attention à Faith, il restait en arrêt devant leur table sans se rendre compte
qu’il était à deux doigts de faire tomber le verre de Faith. C’était le hic, quand votre meilleure amie
arborait une silhouette de sirène. Les hommes tournaient autour d’elle comme un essaim de
moustiques autour d’un hémophile blessé.
— Je termine mon service dans une heure, précisa-t-il.
— Génial, répliqua Colleen en rejetant sa chevelure brune en arrière, histoire de lui offrir une
meilleure vue sur son décolleté. On se connaît ? Tu es drôlement mignon, tu sais…
Le serveur fit entendre un vague marmonnement et se redressa, visiblement froissé. Faith en
profita pour pousser son verre.
— Tu ne te souviens pas de moi ! s’exclama-t-il, dépité.
— Pourquoi ? On a eu un enfant ensemble ? On a contracté un mariage secret ? Ah, non, attends…
je t’ai fait don d’un rein, c’est ça ?
Colleen s’exprimait avec un grand sourire, et Faith sentit le serveur s’amadouer malgré lui.
— Quelle garce…, lança-t-il, non sans une certaine tendresse.
— Non, ne me déteste pas simplement parce que je suis jolie, minauda Colleen en battant des
cils. Tu peux renouveler nos consommations ?
Le serveur continuait d’ignorer Faith.

— Greg. Je m’appelle Greg.


— Greg…
Colleen prononça son prénom comme si elle en savourait la texture.
— Tu peux nous apporter la même chose, Greg ? Parce que l’heure tourne et que, dans mon bar à
moi, je ne fais jamais attendre le client.
Le café O’Rourke était en effet l’endroit le plus couru de Manningsport. On y trouvait la
meilleure carte des vins de toute la ville, dix-sept sortes de bières issues de microbrasseries de la
région, et en prime des nachos à se damner. Si elles étaient venues chez Hugo ce soir-là, c’était
simplement pour que Colleen puisse discuter à son aise, chose qui aurait été impossible dans son
propre établissement.
Sans compter que Faith se cachait encore de Jeremy, grand habitué du O’Rourke. Non content
d’être le médecin généraliste de la ville, Jeremy faisait des dons à toutes les associations caritatives
qui frappaient à sa porte, parrainait quatre équipes de Little League et possédait un vignoble qui
employait une douzaine de personnes. A n’en pas douter, il était l’homme le plus populaire de
Manningsport, sinon de la planète Terre.
— Je renouvelle vos consommations, donc, dit Greg en effleurant la main de Colleen. Et sur le
compte de la maison, histoire de me faire pardonner l’attente.
Eh oui, la beauté de Colleen était de celles qui opèrent des miracles ! Elle aurait pu planter sa
fourchette dans l’œil de ce type, il aurait quand même tout fait pour avoir le droit de la raccompagner
chez elle.
— Dis donc, tu es une espèce de sorcière, dans ton genre, commenta Faith après le départ du
serveur.
— Il se peut que j’aie couché avec lui, cet été. Des images commencent à me revenir… Un tapis
blanc à poils longs, un riesling sec et bien frais (du Blue Heron, bien sûr)… Peu importe… Tu as
croisé d’anciens amis, ou ennemis, depuis ton retour ?
— Ma foi, en ce moment même, Jessica Dunn me fusille de son redoutable regard-qui-tue. Est-ce
qu’elle couche toujours avec des tas d’hommes ?
— Je n’en sais rien. Et à part Jessica ?
— Theresa DeFilio. Elle attend un autre enfant. Sympa, non ?
— Très… Et sinon, personne ?
Colleen la scrutait de ses beaux yeux étrécis par la curiosité.
— Aucun individu de sexe masculin auquel tu aurais été fiancée et dont le prénom commence par
un J ?
Faith poussa un soupir.
— Je lui ai envoyé un mail, d’accord ? Et on se voit la semaine prochaine. Tu es fière de moi ?
Ce fut au tour de Colleen de soupirer.
— Tu fréquentes toujours ses parents ?
Faith opina.
— Oui. Nous avons déjeuné ensemble à Pacific Grove.
— Tu es une sainte !
— C’est vrai. Mais si jamais quelqu’un m’appelle encore une fois « ma pauvre petite », ça ne va
pas durer : je risque de péter un plomb et de faire un massacre. Seuls seront épargnés les enfants et
les chiens. Et les personnes âgées. Et toi. Et Connor. Bon, d’accord, je ne tuerai personne. Mais ce
genre de remarque me tape sur les nerfs.
— Je sais. De mon côté, sache que je suis très sollicitée depuis ton retour. Encore plus que
d’habitude. Les gens entrent au café, s’affalent sur un tabouret et me demandent d’un ton pénétré :
« Alors, Colleen, est-ce qu’elle va… (pause tragique)… bien ? » Et moi, je réponds : « Mais oui.
Pourquoi vous demandez ça ? Parce que Dr Parfait l’a laissée en plan au pied de l’autel ? Mais
c’est de l’histoire ancienne, ça ! C’est à peine si elle s’en souvient. »
— Eh bien, merci. Parce que chaque fois que je mets le nez dehors les gens me regardent avec
commisération. Tu as vu, tout à l’heure, comment Hugo s’est senti obligé de venir me dire un mot ?
Ça ne lui était jamais arrivé. Je fréquente ce restaurant depuis ma naissance, et c’est la première
fois que le patron m’adresse la parole !
— Ne t’en fais pas pour ça. Les commérages auront vite fait de trouver une autre cible. Attends
qu’une habitante de Manningsport trompe son mari ou qu’un membre du conseil d’administration de
la bibliothèque détourne des fonds publics : plus personne ne s’intéressera à toi.
— Ma foi, on ne peut que l’espérer…
Greg leur apporta leurs seconds martinis, avec en prime de délicieux rouleaux de printemps
miniatures. Il leur servit le tout en adressant un sourire énamouré à Colleen, et toujours pas un regard
pour Faith.
— En parlant de la bibliothèque, justement…, reprit Faith. Tu te souviens de Julianne Kammer ?
Mince, brune, très jolie… Elle avait vomi pendant une interro de maths en cinquième…
— Mais oui, je m’en souviens. Ce n’est pas moi qui suis partie m’installer sur la côte Ouest.
— C’est vrai… Eh bien, figure-toi qu’elle m’a demandé de réaliser un projet pendant mon séjour
ici. Tu vois le petit espace vert qui se trouve derrière l’aile consacrée aux enfants ? Elle souhaite que
j’y crée un labyrinthe. Tous les gosses adorent ça. Je vais le faire à titre gracieux.
Qu’est-ce que je suis gentille !
— Et un peu pompette, non ? Comment se fait-il qu’une Holland ne tienne pas mieux l’alcool ?
— Une survivance de mes ancêtres puritains…
Hum, en effet, son élocution était peut-être un peu difficile…
— Est-ce que tu songes à te réinstaller pour de bon ici ? Parce que au départ ton intention n’était
pas de te fixer pour de bon à Frisco…
— San Francisco.
— C’est vrai, c’est vrai, toutes mes excuses. Je te laisse méditer là-dessus, il faut que j’aille aux
toilettes.
Restée seule, Faith but une autre gorgée de son martini, malgré l’anesthésie qui semblait gagner sa
langue, et promena son regard sur la salle. Elles avaient bien fait de venir chez Hugo : l’endroit était
calme, davantage conçu pour les touristes que pour les gens du cru, au contraire d’un établissement
ouvert toute l’année. La vue sur le lac était splendide, les nappes blanches et bien repassées, chacune
égayée d’un rameau d’orchidée dans un petit vase. Un groupe était en train de s’installer à une table,
et Faith reconnut le sweat-shirt rose orné d’un ours en peluche que portait l’une des femmes : ils
étaient allés faire un tour dans la boutique du domaine de Blue Heron dans la journée. Sinon, il n’y
avait personne de sa connaissance dans la salle, à l’exception bien sûr de cette peau de vache de
Jessica Dunn.
Autrefois, elle venait souvent chez Hugo avec Jeremy. Ils y avaient leur table à eux, près de la
fenêtre, où ils bavardaient en se tenant la main, conversation parfois ponctuée d’un baiser. Levi aussi
y venait de temps en temps, pour voir Jessica — surnommée au lycée « la bonne Jessica » — qui
travaillait déjà comme serveuse.
Faith se souvenait qu’il régnait toujours un léger malaise entre eux, lorsqu’ils sortaient tous les
quatre (ou tous les trois). Jessica n’avait jamais pu la supporter… Levi non plus, d’ailleurs.
Certes, elle avait l’intime conviction que toutes les jeunes filles devaient avoir un copain dans le
genre de Jeremy. Mais elle ressentait une étrange tension lorsque Levi était avec eux, tension qui ne
faisait que s’accroître quand Jessica se joignait à eux. Jeremy était beaucoup plus séduisant que Levi
— elle lui avait toujours trouvé l’allure d’un prince exotique avec son teint mat et ses yeux presque
noirs —, mais, la vérité, c’était que Levi possédait quelque chose qui faisait défaut à Jeremy :
l’hétérosexualité, comme elle devait l’apprendre plus tard.
Mais à l’époque du lycée elle était simplement mal à l’aise face à lui. Quand on voyait ses yeux
verts se poser sur Jessica, ses cheveux blond foncé un peu en bataille, on savait tout de suite que ces
deux-là couchaient ensemble — contrairement à Jeremy et elle qui se conduisaient de manière
beaucoup plus… chaste.
Une fois, elle les avait surpris en train de s’embrasser dans le vestiaire du restaurant et elle
s’était trouvée interdite devant le désir sensuel qui se devinait dans leur baiser lent, profond. Levi
avait eu la carrure d’un homme des années avant les autres garçons : ses robustes biceps et ses mains
puissantes plongeaient dans l’émoi toutes les lycéennes de Manningsport. Faith avait vu ces fameuses
mains glisser jusqu’au creux des reins de Jessica, il avait plaqué ses hanches contre les siennes en
une posture indubitablement sexuelle, de manière à épouser la moindre courbe de son corps et ce,
sans que sa bouche ne se détache une seule seconde de celle de Jessica.
Au comble de l’agitation, Faith avait fait demi-tour et s’était hâtée de retourner à sa table pour
retrouver son petit ami, son Jeremy si parfait, si charmant, si protecteur. Elle avait le visage en feu,
les mains tremblantes. Elle espérait que Levi et Jessica ne l’avaient pas vue. Cette petite scène était
tellement… vulgaire ! Oui, vulgaire.
A l’époque, elle croyait savoir pourquoi Jeremy ne l’embrassait jamais de cette façon : parce
qu’ils s’aimaient d’un amour véritable. C’était un sentiment plus pur et plus rare que le simple désir
sexuel, que ce… cette pulsion bestiale que Levi et Jessica ne manquaient certainement pas
d’assouvir.
C’est ça…
Le retour de Colleen l’empêcha de s’enliser plus avant dans ses souvenirs.
— Décidément, je déteste les toilettes de ce resto, déclara-t-elle en se rasseyant. D’abord, il gèle
à l’intérieur, et puis, ce système de chasse d’eau automatique… c’est un véritable danger public ! On
a l’impression que ça pourrait avaler quelqu’un ! Au fait… Tu as remarqué que je porte un push-up ?
En ton honneur, s’il te plaît ! Connor prétend que les femmes s’habillent plus pour les autres femmes
que pour les hommes.
— Il n’a pas tort. Moi-même, j’ai mis une gaine Microfiber Slim-Nation rien que pour toi.
— C’est vrai ? Rien que pour moi ? Pas étonnant que tu sois ma meilleure amie.
— Cela dit, Colleen, tu portes toujours des push-up.
— Là, tu marques un point. N’empêche que j’ai aussi de l’ombre à paupières pailletée. Tiens,
regarde…
Colleen lui fit admirer le résultat en battant des cils, cils qu’elle avait naturellement longs et
noirs. Encore une chose parfaitement injuste !
Soudain, Faith éprouva comme un fourmillement sur la nuque.
La voix de Jeremy !
Cette voix unique, douce, grave et chaleureuse, avec ce petit rire, comme s’il trouvait tout et tout
le monde absolument merveilleux.
— L’heure est venue, annonça Colleen d’un ton grave.
Faith déglutit, affolée.
— Non, non, non ! Je ne… Je ne suis pas prête. Et puis, j’ai horreur de ce cache-cœur. Pourquoi
est-ce que j’ai mis ce cache-cœur, bon sang ? Qu’est-ce que je fais, Colleen, qu’est-ce que je fais ?
— Euh… tu vas lui dire bonjour…
— Je ne peux pas ! Il faut d’abord que je perde huit kilos ! Je ne suis pas prête, je te dis ! J’ai
besoin de me… de me préparer.
Colleen se mit à rire.
— Tant pis, prends sur toi ! Mais tu sais, tu es superbe, Faith. Sincèrement…
— Non, je t’assure. C’est trop tôt.
Elle risqua un regard vers lui. Ses larges épaules, ses magnifiques cheveux noirs et… voilà qu’il
riait, maintenant ! Et… oh non ! Il n’avait qu’à pivoter de quarante-cinq degrés pour la voir !
— Je vais aux toilettes ! lâcha-t-elle avant de s’enfuir.
Dieu merci, le lieu était désert. Son cœur s’adonnait à une imitation très réussie d’un étalon lancé
au triple galop dans la dernière ligne droite de l’hippodrome de Belmont, et il y avait de fortes
chances pour qu’elle se mette à vomir.
Elle s’examina dans le miroir. Non, décidément, ce n’était pas encore le moment… D’abord à
cause de ses huit kilos en trop. Et puis, ses cheveux étaient tout plats. Sans parler de cet informe
cache-cœur noir qui ressemblait à une tenue d’enterrement mennonite ! Franchement, qu’est-ce qui lui
avait pris d’acheter un truc pareil ? Il n’avait même pas d’encolure échancrée !
Non. Elle avait besoin de se préparer. Pour ses retrouvailles avec celui qui l’avait plaquée
devant l’autel, elle voulait briller de tous ses feux — peut-être pourrait-elle égayer son regard avec
cette ombre à paupières pailletée, elle aussi ? — et avoir quelques fines reparties sous le coude. Pas
deux martinis dans le sang ni… oh, bon sang, non ! Ni une feuille de menthe collée au niveau du sein !
Et Colleen qui ne lui avait rien dit ! Vous parlez d’une amie…
OK, pas de panique… D’abord, téléphoner à Colleen. Lui demander de régler l’addition, puis de
la prévenir dès que Jeremy regarderait ailleurs. Ensuite, prendre la poudre d’escampette.
Oh non !
Elle avait laissé son sac (et son téléphone) sur la table !
Un plan B, vite… Mais d’abord, faire pipi. C’était une envie irrépressible : la terreur lui avait
toujours fait cet effet-là.
Une fois à l’intérieur, Faith dénoua son cache-cœur — le port de la Microfiber Slim-Nation
(essayez de le dire cinq fois à toute vitesse) exigeant qu’elle se déshabille presque entièrement pour
aller aux toilettes — et retroussa à grand mal la fameuse gaine amincissante. Au registre de la grâce
et de la coordination, les deux martinis ne faisaient rien pour l’aider, sans parler de ces bottes à
talons hauts qu’elle avait mises exprès pour frimer devant Colleen. Non mais quelle idée…
Les hommes, eux, n’avaient jamais à affronter ce genre de choses. Ils ne se cachaient pas dans les
toilettes des restaurants pour livrer bataille avec leurs inconfortables sous-vêtements en microfibre !
Et c’était parfaitement injuste. Ou encore, s’épilaient-ils le maillot ? Jamais ! C’était d’un cerveau
masculin qu’avait jailli l’invention du string, elle en aurait mis sa main à couper. Les hommes étaient
vraiment lamentables !
Rajustant sa gaine d’un coup sec, Faith entreprit de remettre son cache-cœur. Elle se démena à
tâtons, rata la manche… et, brusquement, elle entendit le fracas de la chasse d’eau dévoreuse d’êtres
humains. Sous le choc, Faith chancela et vit, horrifiée, son cache-cœur disparaître au fond de la
cuvette. Seule une manche pendouillait encore par-dessus la lunette, tel un serpent mort.
Colleen avait raison : ces toilettes étaient dopées aux anabolisants.
— C’est pas vrai…, murmura-t-elle.
Son cache-cœur était au fond des cabinets : hors de question qu’elle le remette. Elle ramassa la
manche rescapée et tira dessus, timidement. Flaoutch… La chasse d’eau s’était de nouveau
déclenchée ! Cette fois, en un éclair, le vêtement fut entièrement avalé.
Génial !
Elle se retrouvait dans les toilettes du restaurant, en jupe, bottes sexy, push-up noir 95D et gaine
Microfiber Slim-Nation beige qui lui montait jusque sous les seins — ce qui, du reste, lui permettait
de tenir dedans.
Réfléchir, elle devait à tout prix réfléchir…
Son imperméable était dans la voiture de Colleen… Elle l’avait pris en partant, parce que le ciel
était menaçant. Voilà, c’était ça, le plan ! Elle appelait Colleen, lui demandait de lui apporter
l’imperméable et, ni vu ni connu, toutes deux filaient ensuite à l’anglaise ! De toute façon, elle avait
assez bu de martini pour la soirée.
Elle se tourna pour attraper son sac. Enfer et damnation ! Elle avait oublié qu’il était resté sur la
table…
OK. Il ne restait plus qu’une solution : la sortie à découvert.
Faith alla sur la pointe des pieds jusqu’à la porte — pourquoi sur la pointe des pieds, au fait ? A
vrai dire, elle n’en savait rien — et glissa un regard par l’entrebâillement. Pour voir la salle de
restaurant, elle allait devoir sortir et avancer de quelques pas dans le couloir avant de risquer le tout
pour le tout : essayer de faire signe à Colleen, en espérant que celle-ci n’avait pas oublié que sa plus
vieille amie était en ce moment même dans la détresse.
Elle ouvrit la porte. Personne en vue : parfait… Elle fit un pas. Puis un autre. Croisa pudiquement
les bras sur sa poitrine, puis sur sa gaine Microfiber Slim-Nation. Que valait-il mieux dissimuler, ses
seins ou ce maudit compresse-bourrelets ? Le compresse-bourrelets, non ? Encore un pas. Ah,
voilà… Elle avait vue sur trois tables libres, mais le niveau sonore avait augmenté de plusieurs
décibels dans la salle. Un car de touristes, sans doute. Encore un pas… Voilà ! Elle voyait son sac à
présent. Elle se pencha, prête à faire discrètement signe à Colleen pour qu’elle vienne la tirer de ce
mauvais pas.
Sauf que…
Colleen n’était pas là. Mais où était-elle, bon sang ? Ah, au bar… En train de flirter avec Greg, le
serveur !
Et… Alerte ! Une vieille dame appuyée sur une canne venait vers elle !
Frissonnant de froid, Faith repartit en toute hâte vers les toilettes et s’engouffra dans la cabine la
plus éloignée de la porte. Tout ça était affreusement gênant ! A présent, elle devait attendre que la
vieille dame ait fini.
Ouf, enfin ! La chasse d’eau déferla dans un rugissement, et la femme sortit de la cabine avant de
se laver les mains. Allez ! Plus vite par pitié… Enfin, Faith entendit le grincement de la porte qui
s’ouvrait, puis se refermait. Juste au moment où une idée fulgurante lui traversait l’esprit : elle aurait
pu demander à la vieille dame d’aller chercher Colleen ! Elle se rua hors de la cabine, déclenchant
au passage la chasse d’eau automatique. Trop tard, il n’y avait plus personne… Finalement, elle
n’était pas si lente que ça, cette vieille dame.
Faith remonta aussi vite que possible le corridor dans l’espoir de la rattraper. Peine perdue.
Speedy Gonzalez, édition senior, s’était volatilisé. Et Colleen demeurait désespérément hors de
portée !
Celui qu’elle voyait parfaitement, en revanche, c’était Jeremy, en train de s’installer à la table la
plus proche du couloir…
Jurant entre ses dents, Faith fit volte-face et regagna à toute vitesse le sanctuaire des toilettes. Il
ne manquerait plus que Jeremy la voie dans cette tenue !
Bon, il était vraiment temps de se faire la belle. Dans la cabine du fond, une petite fenêtre ouvrait
sur l’arrière du restaurant. Elle pouvait peut-être se faufiler par là. Ça ne devait pas être bien haut…
Elle sauterait du rebord de la fenêtre, récupérerait son fichu imper dans la voiture, irait à la cabine
téléphonique près du bureau de poste — à condition qu’elle fonctionne encore —, appellerait cette
incorrigible allumeuse de Colleen et lui ordonnerait de sortir fissa !
Oui, voilà ce qu’elle devait faire.
Elle monta avec précaution sur la cuvette, déclenchant une fois de plus cette insatiable chasse
d’eau automatique. L’ouverture n’était pas bien grande. D’un coup d’œil, Faith évalua la largeur de
sa poitrine et celle du fenestron : c’était faisable. Juste, mais faisable… Il lui faudrait se laisser
glisser le long du mur jusqu’au sol, mais pourquoi pas ? Sait-on à quel moment l’humiliation
franchissait le seuil du tolérable ? Mais les gaines Microfiber Slim-Nation et les toilettes dévoreuses
de vêtements étaient préférables aux épouses en furie qui vous traitaient de salope, pas vrai ?
Elle passa la tête par la fenêtre. Cinq ou six voitures stationnaient en bas, y compris celle de
Colleen, mais il n’y avait personne. Si seulement son père avait pu passer par là et la tirer de ce
pétrin ! Mais seul un chien traînait près de la benne à ordures.
— Salut, mon beau…
L’animal se mit à remuer la queue. Labrador beige ? Pas féroce, donc. Il faisait presque nuit.
Parfait. Allons, il était temps de passer en mode Spiderman.
Les paumes en appui sur le rebord de la fenêtre, Faith prit un peu d’élan et se hissa d’un coup,
faisant levier de ses bras pour se propulser hors de l’ouverture. Super, la tête était passée, les
épaules aussi, de même que sa poitrine et son ventre. Mais sa progression s’arrêta là.
Ses fesses, elles, ne passaient pas.
Faith se tortilla désespérément. Rien à faire.
Le chien, pressentant certainement une bonne partie de rigolade, se mit à aboyer, ravi.
— Chuuut… Du calme !
Elle tenta un brusque soubresaut plutôt qu’une délicate contorsion, espérant que l’usage de la
force brute pourrait l’aider. Au risque de se broyer le bassin, elle poussa de nouveau sur ses bras.
Lança des coups de pied dans le vide — elle n’avait plus rien sur quoi prendre appui. Gigota et
retomba. Se souleva de nouveau. Poussa. Grogna.
Impossible.
Bon, d’accord… Il lui fallait retourner à l’intérieur et réfléchir à un autre moyen de se faire la
belle.
Sauf que « retourner à l’intérieur » n’était plus possible. Elle était coincée comme un bouchon
dans le goulot d’une bouteille.
Eh bien là, ma vieille, on peut dire que tu es vraiment mal…
La tête lui tournait, soit à cause des martinis qu’elle avait bus, soit du chambranle de la fenêtre
qui lui coupait la circulation sanguine. A moins que ce ne fût un effet combiné des deux.
Essayant de ne pas sombrer dans le désespoir, Faith rentra le ventre au maximum et, poussant sur
les bras, fit une nouvelle tentative, avec toute la force de sa volonté. La Microfiber Slim-Nation
glissait bien, c’était déjà ça… Ah, super, elle avait encore progressé de trois centimètres ! Elle jeta
un regard en arrière. Ça y était presque ! Sauf que, si ses fesses franchissaient la fenêtre d’un coup,
elle tomberait directement sur la tête et se briserait les cervicales.
Drame : la femme qui ignorait que son fiancé était gay fait une chute mortelle en gaine Microfiber
Slim-Nation.
— Allez ! s’exclama-t-elle pour s’encourager.
Le chien se remit à aboyer, puis se dressa, les pattes avant en appui sur le mur extérieur.
— Aide-moi…
Elle se tortilla encore, sans plus de succès.
A cet instant, des phares l’aveuglèrent brutalement, tandis qu’un véhicule de la police de
Manningsport s’engageait sur le parking du restaurant.
5
Dans l’exercice de son métier, c’était peu de dire que Levi Cooper voyait un tas de choses
bizarres. Victor Iskin, par exemple, faisait empailler tous ses animaux de compagnie après leur mort.
Parfois, Victor l’invitait chez lui, et il devait s’asseoir parmi les chats, les chiens et un couple de
hamsters figés dans leur pose pour l’éternité. Methalia Lewis, elle, se plaisait à lui faire suivre la
progression de son embonpoint en relevant son chemisier. Mais Methalia avait quatre-vingt-deux ans
et exhibait son ventre en s’esclaffant de bon cœur, avant de lui proposer une part de tarte. Joey
Kilpatrick conservait pieusement ses calculs biliaires (six en tout) dans un bocal de verre, sur la
table de sa cuisine, et ne se lassait pas de décrire l’horreur qui s’était peinte sur le visage du
chirurgien devant l’état de sa vésicule.
Mais Faith Holland, seulement vêtue d’un soutien-gorge noir et dépassant à moitié d’une
fenêtre… ça, ça valait vraiment le coup d’œil ! Levi éteignit ses phares et regarda un moment la jeune
femme se tortiller dans le vide, à la lueur déclinante du soir.
Visiblement, elle avait un problème. C’est vrai, il aurait dû sortir tout de suite de son véhicule
pour l’aider… En même temps, c’était un spectacle tellement unique…
Sourire n’était pas son fort, comme le lui faisait souvent remarquer Emmaline, la secrétaire qu’il
regrettait encore d’avoir engagée mais, devant un tel spectacle, il sentit un rictus narquois naître sur
son visage. Il se décida enfin à descendre de voiture et alla se poster sous la petite fenêtre, qui se
trouvait à environ trois mètres de hauteur. Heureusement que Faith n’était pas une frêle créature : elle
aurait pu se casser quelque chose si son corps n’était pas resté coincé dans l’ouverture.
— Un problème ?
— Non. Je profite de la vue, rétorqua Faith sans le regarder.
— Moi aussi.
Impossible de réprimer un nouveau sourire.
— Belle soirée, n’est-ce pas ?
— Magnifique, en effet.
Il hocha la tête.
— Qu’est-ce qui est arrivé au pull ou au T-shirt que tu devrais porter ?
L’un des bras de Faith jaillit soudain pour tenter de dissimuler sa splendide poitrine, comme si
elle venait à peine de se rendre compte du spectacle dont il jouissait.
— Je… hum, j’ai eu un petit souci vestimentaire.
— Je vois ça.
Mais le bras qui lui masquait la vue ne pourrait pas demeurer là bien longtemps : Faith en avait
besoin pour se tenir. Il patienta, tandis qu’elle le fusillait du regard. Comme il s’y attendait, une
seconde plus tard le bras reprit sa position initiale, lui dévoilant de nouveau une vue spectaculaire.
Magnifiques, vraiment, ces seins ronds et crémeux jaillissant de ce soutien-gorge pigeonnant ! Il
n’éprouvait pas d’attirance pour Faith Holland, mais il devait admettre qu’elle possédait des atouts
sans pareils.
— Bon, alors, quel est ton problème ? finit-il par demander.
Elle devint toute rouge.
— Mon cache-cœur a disparu dans les toilettes.
— Je comprends, ce genre de choses m’arrive tout le temps, à moi aussi…
Son trait d’humour lui valut un nouveau regard assassin.
— Ton cache-cœur a disparu, d’accord… Et tu t’es dit que tu allais sortir par la fenêtre ?
— Mm-hm.
— Fenêtre dans laquelle tu te trouves présentement coincée.
— Tes capacités d’analyse sont décidément sidérantes, Levi ! Pas étonnant que tu sois flic !
Il ne put résister au plaisir de la laisser pendre quelques secondes de plus dans le vide.
— Bon… Eh bien, si tu n’as besoin de rien, je vais reprendre ma patrouille. Je te souhaite une
bonne nuit !
Il fit mine de repartir vers son véhicule.
— Non, Levi ! Ne t’en va pas ! Aide-moi plutôt à sortir de là ! Tu es bien flic, non ?
— Oui.
Il haussa les sourcils d’un air interrogateur et attendit la suite.
— Eh bien, file-moi un coup de main et arrête ton numéro d’emmerdeur !
— Tu penses que dans ta position, quasiment nue, coincée en travers d’une fenêtre, il est
judicieux d’insulter un représentant de forces de l’ordre, toi ?
Elle soupira, exaspérée.
— Agent Cooper, voulez-vous bien m’aider à sortir de là, s’il vous plaît ?
— Chef Cooper. Oui, je veux bien.
Il repartit vers son véhicule, se mit au volant pour le faire rouler doucement jusqu’à ce que le
pare-chocs avant touche le mur du restaurant.
— Je me demande bien comment tu as pu imaginer une seule seconde que la meilleure solution
était de passer par cette fenêtre, dit-il en sortant du véhicule et en montant sur le capot. Jeremy est
dans la salle, c’est ça ?
— Contente-toi de m’aider !
Apparemment, il avait vu juste.
Ils se trouvaient maintenant face à face — enfin, disons qu’il se trouvait face à son buste. On
aurait dit que quelqu’un avait tenté de lui faire traverser le mur comme un javelot… En attendant, elle
était bel et bien coincée. Sauf si on avait pu lui enduire le corps de vaseline pour qu’elle glisse —
halte aux fantasmes sexuels ! —, il n’y avait pas moyen de l’extraire de là sans la toucher.
Manœuvre toujours délicate à mener, même quand on est chef de la police, à cause du spectre de
plainte pour harcèlement sexuel, par exemple.
— Bien… Je vais… Est-ce que tu es d’accord si je te tire par les bras pour t’extirper de là, Faith
?
— Evidemment ! C’est même la seule chose à faire ! Tu comptais peut-être faire venir l’armée ?
— Je te conseille d’être un peu plus aimable avec moi, sinon, je pourrais bien appeler les
pompiers ! Tu connais Gérard Chartier, il ne vit que pour ce genre d’interventions. Et puis, ton neveu
est pompier volontaire si je ne m’abuse ?
— Si tu fais ça, Levi, je te tue ! Tu ne l’auras pas volé. Et maintenant aide-moi au lieu de parler !
Il la saisit par les bras et se reprocha aussitôt d’avoir tardé à la secourir. La nuit s’était nettement
rafraîchie, et Faith avait la peau glacée.
— Bon, je compte jusqu’à trois, dit-il en prenant appui d’un pied sur le mur. Un… deux… trois !
Il tira de toutes ses forces et parvint enfin à la dégager. Elle s’écroula à moitié sur lui, et il dut la
soutenir quelques secondes. Il la considéra avec étonnement.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle portait un drôle de machin qui lui remontait jusque sous les seins.
— Une gaine. Arrête de me regarder comme ça, et surtout pas un mot de plus !
Il l’aida à descendre du capot, imaginant déjà le rapport qu’il aurait pu rédiger : « La femme, à
moitié nue, a ensuite glissé du capot de mon véhicule de patrouille, parce que je ne voulais pas la
toucher. »
Sa main aussi était glacée.
— Tu veux mon manteau ? demanda-t-il tout en ôtant son vêtement d’un mouvement souple
d’épaules.
Elle fit la sourde oreille et se dirigea droit vers la Mini Cooper rouge de Colleen O’Rourke.
Elle voulut en ouvrir la portière… Verrouillée. Sage précaution : il y avait eu quelques vols de
véhicules, ces derniers temps. Elle poussa un profond soupir et se retourna vers lui. Il lui tendit son
manteau.
— Merci, dit-elle en l’enfilant, sans croiser son regard. Je peux me servir de ton téléphone ?
— Bien sûr.
Il lui confia son portable et la regarda composer un numéro.
A cet instant, la tête de Colleen apparut au fenestron des toilettes.
— Mais qu’est-ce que tu fiches dehors, Faith ? Ne me dis pas que tu es passée par cette petite
fenêtre ? Tiens, salut, Levi !
— Salut, Colleen…
— C’était tout à l’heure que j’avais besoin de toi ! maugréa Faith. Est-ce que tu pourrais avoir
l’obligeance d’aller récupérer mon sac pour que nous puissions partir d’ici, s’il te plaît ?
Colleen s’exécuta et, très vite, Faith put passer son imperméable et rendre son manteau à Levi.
Les deux jeunes femmes jacassaient à présent, riant de cette mésaventure.
— A bientôt, chef ! dit Colleen avec un sourire.
Il lui adressa un bref signe de tête. Quant à Faith, elle le salua vaguement de la main, sans
véritablement croiser son regard.
Puis elles s’en allèrent et, bien que son service fût terminé, Levi repartit pour le poste de police.
Autant en profiter pour se débarrasser de la paperasse.
Sa veste était imprégnée du parfum de Faith Holland. Vanille ou quelque chose dans le genre.
Quelque chose de délicieux, en tout cas.
6
Quand Faith et Jeremy se séparèrent, trois semaines avant le bal de fin d’année, l’onde de choc se
propagea dans tout Manningsport. Qui, à la place de ce couple star, serait donc le roi et la reine de la
promo ? Jeremy avait-il trouvé une autre copine ? Et, si oui, qui était l’heureuse élue ?
Lorsque Jeremy, la mine sombre, apprit à Levi que Faith et lui « faisaient une pause », Levi lui
proposa de se confier à lui mais au fond accueillit le refus de son ami avec soulagement.
C’était une période étrange. Tous ne parlaient que de l’endroit où ils seraient à la rentrée
suivante. Deux élèves iraient à l’IUT du coin, deux autres feraient directement leur entrée sur le
marché du travail, mais la majorité s’apprêtait à partir à l’université et discutait sans fin des
fournitures, des vêtements et du nouvel ordinateur qu’il leur faudrait acheter.
Seule future recrue de l’armée de tout le lycée (même si Tiffy Ames devait intégrer l’Académie
de l’armée de l’air et George Shea le corps d’entraînement des officiers de réserve de la Navy), Levi
n’était pas confronté aux mêmes problèmes. Son père lui avait définitivement barré l’accès à
l’université et, à première vue, la carrière militaire semblait lui convenir plutôt bien. Mais, au-delà
de la fierté qu’il éprouvait déjà à l’idée de servir sa patrie, il se sentait gagné par une sorte de
mélancolie. Il tâchait de regarder la télé un ou deux soirs par semaine avec sa mère, sachant qu’elle
était beaucoup plus inquiète pour lui qu’elle ne voulait bien le dire. Il emmenait Sarah à la pêche, lui
lisait Harry Potter. Si jamais il lui arrivait quelque chose, il espérait qu’elle garderait quelques
souvenirs de lui. Elle n’avait que huit ans.
Il était prêt. Il avait envie de servir son pays, il s’en sentait l’étoffe. Il avait réussi tous les tests,
et le recruteur estimait qu’il pourrait faire un bon tireur d’élite, vu son profil psychologique et son
habileté innée pour le maniement des armes à feu. Et il y avait de fortes chances pour qu’il soit
envoyé tout droit en Afghanistan.
Aussi ne s’intéressait-il guère aux histoires de cœur de Faith et Jeremy.
Ted et Elaine Lyon l’avaient embauché au domaine pour le printemps. Ils avaient également
sollicité les bras de leur propre fils, mais sans le rémunérer : après tout, c’était à lui que
reviendraient leurs vignes « même s’il décidait de les snober en devenant médecin » — déclaration
que ses parents accompagnaient généralement d’une tape dans le dos ou d’une accolade. Durant une
semaine, Levi se trouva cependant à travailler seul, Jeremy et sa mère étant partis rendre visite à de
la famille en Californie.
Le premier jour, Ted Lyon l’envoya relever les pieds de merlot.
— Tu n’auras qu’à attacher les sarments au palissage pour que les grappes ne touchent pas le sol.
Tu as déjà fait ça, il me semble ?
— Oui, monsieur. Avec Jeremy, on l’a fait sur les pieds de riesling.
Ce n’était pas bien sorcier.
— Parfait ! Merci, fiston.
L’employée de la salle de dégustation lui donna un panier-repas, une grosse bouteille d’eau, et il
partit vers l’extrémité ouest de la propriété, proche de Blue Heron, là où le terrain devenait très
escarpé, pas très loin des bois.
Il se mit à l’œuvre, travaillant du haut du coteau vers le bas, une rangée après l’autre. Le soleil
cognait, et au bout d’un quart d’heure il ôta son T-shirt. Il faisait chaud pour ce début mai, et il se
félicitait d’être en short. Il envisageait même d’aller piquer une tête dans le lac, un peu plus tard,
même si l’eau risquait d’être encore assez froide.
Il travaillait depuis une bonne heure, moite de transpiration, quand un grondement de moteur
troubla le silence. C’était le pick-up rouge de John Holland, reconnaissable entre tous en raison de
son âge et de son état général de saleté — toujours couvert d’éclaboussures et de croûtes de boue
sèche. Le véhicule s’arrêta et un énorme golden retriever en jaillit, suivi par Princesse Trop-Mimi.
Elle portait un jean coupé en short, un haut blanc sans manches dont les pans étaient noués sous sa
poitrine et un bandana bleu sur la tête. Levi ressentit aussitôt une bouffée de désir. Ça n’a rien de
personnel, c’est juste comme ça… Même si, il devait l’admettre, il n’avait cessé de reluquer ses
seins en douce depuis qu’il avait quatorze ans.
Le chien courut vers lui en remuant la queue, jeta un aboiement, puis se laissa tomber par terre et
roula sur le dos.
— Salut, mon gars, dit-il en lui frictionnant le ventre.
Faith mit sa main en visière et le dévisagea.
— Bonjour, lança-t-elle avec circonspection. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je relève la vigne. Et toi ?
Elle sourit.
— La même chose.
Elle brandit un tablier avant de se le nouer autour de la taille.
— Ma sœur me mène à la baguette !
Elle marqua une pause, puis reprit :
— Je crois que Smiley t’aime bien.
Smiley ! C’était bien d’elle d’avoir un chien avec un nom pareil ! Le golden retriever, qui eut
bientôt son content de caresses, se releva d’un bond et se mit à gambader entre les rangées de vignes,
tout joyeux.
Faith s’avança à deux sillons de lui, et il s’arma de courage en vue des questions ou de la
discussion qu’elle n’allait pas manquer de lancer au sujet de Jeremy. Les filles, c’était bien connu,
adoraient disséquer leurs sentiments et, quand elles n’avaient plus rien à dire, elles recommençaient
depuis le début.
Mais elle n’en fit rien. Elle se courba sur la vigne et entreprit de faire la même chose que lui.
Sauf qu’elle était nettement plus douée. La poche de son tablier était remplie d’attaches, et elle
n’avait pas besoin d’examiner chaque sarment comme il le faisait. En fait, c’était une vraie pro.
Et dans cette position on ne pouvait que voir sa poitrine. Il se fichait pas mal d’elle, mais…
Mais tout de même ! Comment aurait-il pu rester insensible ?
Elle leva les yeux, le prenant sur le fait.
— Je te voyais comme une sorte de princesse, dit-il pour justifier le regard insistant qu’il posait
sur elle. Vous manquez de travailleurs saisonniers ou quoi ?
Elle se mit à rire.
— Chez les Holland, un vigneron, ça bosse ! Ça ne sirote pas du vin en contemplant le paysage.
Elle lui lança un regard entendu et attacha un autre lien, ses doigts œuvrant avec rapidité et
précision.
— Je me suis trompé sur ton compte, alors.
— Sûrement.
Elle se pencha de nouveau, et il sentit son désir devenir de plus en plus personnel.
— C’est donc ici la séparation entre les deux domaines ? s’enquit-il.
— Oui. Tu vois cette borne en pierre, là-bas ? C’est ce qui délimite Blue Heron de Lyon’s Den.
Tout en parlant, elle avait relevé trois ceps. Levi s’obligea à détacher le regard de ses seins pour
se remettre au travail.
Elle progressait à un rythme régulier, courbée sur les rangs, parfois à genoux. De temps en temps,
elle prenait une grappe poussiéreuse au creux de la main. En vérité, au beau milieu de ces vignes,
tous ses gestes se teintaient d’une connotation sensuelle. Elle était douce, ronde, en sueur à présent,
sa chevelure rousse partagée en deux couettes… Elle était craquante.
C’est la copine de Jeremy, lui rappela sévèrement sa conscience.
Sauf qu’ils n’étaient plus ensemble.
— Alors, comment tu vas ? se surprit-il à lui demander.
Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, se releva, ôta son bandana et s’essuya le visage
avec avant de s’en recoiffer. On aurait dit un mannequin posant pour Playboy. Sauf que dans le
magazine il n’y aurait pas eu les fringues.
Bon sang !
— Je vais bien. Merci de me poser la question.
Que lui avait-il demandé, déjà ? Ah, oui… Jeremy… Il avait peut-être fini par faire son coming
out, celui-là. A moins qu’elle n’ait deviné toute seule.
— Quand est-ce que tu pars pour l’armée ?
Les mains plaquées sur les reins, elle s’étira, sa poitrine tendant le tissu de son corsage.
— Euh… le 20 juillet.
— Tu as peur ?
Il s’apprêtait à lui répondre que non et à afficher le petit air bravache de rigueur, quand il
s’entendit déclarer :
— Un peu. En fait, je ne suis jamais vraiment sorti de la région.
— Moi non plus.
— Tu vas en Virginie, c’est ça ?
— A Virginia Tech, oui. Une super école, sauf que maintenant tout ce que je vois c’est qu’elle est
très loin d’ici.
Elle lui adressa un petit sourire, mi-triste, mi-gêné.
— Tu t’en sortiras très bien. Tout le monde t’aime bien, partout où tu passes.
Il n’en rajoutait pas un peu, là ?
— Pas tout le monde, répliqua-t-elle, en se remettant à l’ouvrage, entortillant les petites attaches
à une vitesse ahurissante.
— Non ?
— Non. Toi, tu ne m’aimes pas, par exemple.
Merde alors !
— Pourquoi tu dis ça ?
Elle se mit à rire.
— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure, Levi. Tu me trouves gâtée, énervante et
écervelée. Ose dire le contraire !
Pour le moment, je te trouve surtout appétissante. Mais c’est vrai que tu devrais tout de même
être fichue de faire la différence entre un gay et un hétéro.
— Tu as toujours été snob, reprit-elle.
— Moi ?
— Oui, toi.
— Dis donc, ce n’est pas moi qui crèche dans une énorme baraque en haut de la Colline !
Il releva un pied de vigne.
— Ça ne fait pas de moi une snob pour autant.
Elle rejeta une couette par-dessus son épaule.
— Alors que, moi, j’en suis un ?
— Oui. Jusqu’à cette année, tu ne m’avais jamais adressé la parole, et si tu le fais maintenant
c’est à cause de Jeremy. Et encore, seulement quand tu ne peux pas faire autrement.
Il ne répondit pas, se bornant à relever un autre cep.
— En d’autres termes, il faut que tout le monde t’adore, c’est ça ?
— Non. Mais on se connaît depuis le CE2. On était ensemble dans le club de lecture qu’avait
organisé Mme Spritz, tu te souviens ? Et je t’avais invité à ma soirée d’Halloween.
Ah, oui… Evidage de citrouille, pommes dans l’eau et promenade hantée en charrette à foin.
Une soirée marrante, même si ça lui avait paru un peu bizarre d’être dans la maison des célèbres
Holland.
— C’est vrai.
— Mais je n’étais pas une fille assez cool pour que tu me parles. Et, quand ma mère est morte, tu
as été le seul de la classe à ne pas m’écrire un petit mot.
Il se sentit rougir.
— Tu as une mémoire d’éléphant, marmonna-t-il, en attachant quelques sarments de plus.
— On se souvient toujours des personnes qui vous font de la peine.
Oh ! Pauvre petite chérie…
— Alors comme ça, ça t’aurait plu de venir près de mon mobil-home ?
— Un jour, je me suis assise à côté de toi à la cantine, pas pour te coller, mais parce que c’était
la seule chaise libre à côté de Colleen. Eh bien, tu t’es levé et tu as changé de place, comme si tu ne
pouvais pas supporter d’être assis à côté de moi.
Elle se redressa et le regarda, les mains sur les hanches. Levi sentit son désir revenir en force,
alors même qu’elle passait en revue toutes les fois où il s’était mal conduit avec elle.
— Alors…
La voix de Faith était calme, peut-être juste un peu tendue.
— … lequel de nous deux est le véritable snob, Levi ?
Ah, les filles… elles étaient bien trop compliquées ! Jessica lui manquait, tiens. Avec elle, au
moins, les choses étaient claires : c’était sexuel et voilà tout. Il se courba et attacha un sarment qui
pendait, relevant les grappes avec précaution.
— Je crois que tu n’as aucune idée de la façon dont le monde fonctionne
— Ce n’est pas vrai.
Il lui jeta un coup d’œil.
— Si.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Levi savait que Faith et sa mère descendaient de temps en temps au West’s Trailer Park, chargées
d’un sac de vieilles fringues pour Jessica. Elles visitaient leurs pauvres. Un jour — ils étaient alors
en cinquième —, il avait trouvé Jessica cachée dans la petite grotte de broussailles qu’il avait
construite et qui leur servait de cabane. Elle attendait que les Holland mère et fille s’en aillent.
Tout de suite, il avait vu qu’elle avait pleuré. Déjà, à l’époque, il avait compris pourquoi. Etre
pauvre était une chose ; devoir supporter que les gens de la Colline vous fassent la charité en était
une autre. Sa mère à lui était obligée de cumuler deux emplois, l’argent était toujours un souci à la
maison, mais ils s’en sortaient plutôt bien. « Ric-rac », selon la formule favorite de sa mère, mais
bien…
Tandis que les Dunn vivaient dans une réelle pauvreté. Celle des bons alimentaires et des
coupures d’électricité. Ils n’avaient pas les moyens de refuser un sac rempli de beaux vêtements et de
manteaux de qualité, même s’ils étaient de seconde main. Pas étonnant que Jessica n’ait jamais pu
sentir Faith.
Son silence parut irriter cette dernière. Elle saisit un sarment avec force ; ses mouvements
n’étaient plus fluides, mais saccadés.
— C’est drôle que tu nous voies comme des gens pleins aux as, Levi. Nous ne sommes pas riches.
Loin de là, même.
— J’ai grandi dans un mobil-home, Faith. Ta conception de la richesse n’a strictement rien à voir
avec la mienne.
— Ce qui t’a conféré le droit de me haïr pendant toutes ces années ?
— Mais je ne te hais pas, bon sang !
— Non. Tu t’es contenté de m’ignorer et de me donner l’impression que j’étais un boulet. Pour
rien au monde, tu n’aurais voulu qu’on soit amis !
— Tu veux qu’on soit amis ? Très bien ! On est amis. On va aller au ciné et jouer aux poupées
Barbie.
Faith leva les yeux au ciel et se pencha sur un autre cep de vigne.
— Je n’ai jamais compris ce que Jeremy te trouvait de si extraordinaire. Pour moi, tu n’es qu’un
crétin.
— Tu vois ? Moi, je veux qu’on soit amis et toi, tu m’insultes.
— Crétin !
— Oh ! Ça veut dire que tu ne m’inviteras pas à prendre le thé chez toi, tout à l’heure ?
Elle le foudroya du regard, et il répliqua par un grand sourire.
Alors elle se troubla, ses joues devinrent toutes roses, tandis que sa gorge et sa poitrine se
marbraient de plaques rouges. Il vit ses yeux se poser brièvement sur son torse nu, puis elle reporta
son attention sur la vigne et fouilla maladroitement dans son tablier à la recherche d’une attache,
qu’elle fit tomber par terre.
Tiens, tiens…
— Tu t’y prends comme un manche, déclarat-elle, en regardant la rangée qu’il avait relevée. Il
faut que tu mettes davantage d’attaches, sinon, en grossissant, les grappes seront trop lourdes et
retomberont. Ce sera autant de raisin perdu.
— Tu m’en diras tant, murmura-t-il.
En fait, son travail était devenu moins régulier depuis qu’elle était arrivée.
Elle s’approcha de sa rangée et lui montra comment s’y prendre.
— Celle-là, pour le moment, ne touche pas le sol, mais quand les grains seront mûrs elle pèsera
trop pour la branche. Tu comprends ?
— Ouais.
Elle sentait bon le raisin, la vanille, la terre sèche, le soleil et la sueur. La brûlure du désir se
mua chez lui en une sourde palpitation.
— Attache-la plus haut, dit-elle, en se mettant à genoux pour lui montrer la technique.
Faith Holland, à genoux devant lui… Comment aurait-il pu ne pas imaginer ce qu’il était en train
d’imaginer ?
— Reviens sur les ceps que tu as déjà relevés et vérifie que tu as correctement lié l’attache.
— Bien, madame !
Quand elle se releva pour retourner à sa rangée, il sentit son corsage effleurer sa peau nue.
Garde tes yeux dans ta poche et continue de bosser. Les Lyon te paient pour ça.
Cette injonction mentale fonctionna plutôt bien durant une heure.
Il fallait rendre justice à Faith : elle travaillait de manière plus rapide et plus régulière que lui.
Il regarda le ciel — idéal, d’un bleu infini — et décida qu’il était temps de déjeuner.
— Tu veux partager mon panier-repas ?
Elle se trouvait à environ vingt mètres de lui.
— Merci, mais j’ai apporté le mien.
— Alors tu veux manger avec moi ? Maintenant qu’on est les meilleurs amis du monde…
— Crétin !
— Ça veut dire oui ?
Il inclina la tête sur le côté pour la dévisager d’un air faussement patient, attitude qui avait
toujours bien marché avec les filles.
— Evidemment, marmonna-t-elle.
Hé, idiot ! Il y a encore quelques jours, elle sortait avec ton meilleur ami. Qu’est-ce que tu
fabriques ?
Mais les faits s’estompaient à toute vitesse. Tout d’abord, il y avait cette certitude qu’il
nourrissait à propos de Jeremy : ce gars n’avait rien à faire avec une fille. Sans compter qu’il se
trouvait loin d’ici en ce moment. Et puis, il y avait cette histoire de séparation ou de « pause »,
comme ils disaient.
Enfin, faire abstraction de cette vision : Faith Holland en sueur, portant un short en jean et un haut
noué sous sa plantureuse poitrine. Sans compter qu’elle était en colère contre lui, sentiment qui
signifie bien souvent que la fille n’est pas insensible à votre charme. Du moins, c’était ce qu’il avait
remarqué.
Elle s’avança vers lui en défaisant ses couettes pour rassembler ses cheveux en queue-de- cheval.
— Il y a un joli coin à environ cinq minutes d’ici. Près de la chute d’eau. Tu le connais ?
Il fit non de la tête sans la quitter du regard. Elle avait les yeux bleus. C’était la première fois que
ça le frappait. Et des taches de rousseur.
Elle déglutit, visiblement troublée.
Il ne lui était donc pas indifférent.
— Allons-y, alors, dit-elle.
Précédés par le chien, ils marchèrent jusqu’au pick-up des Holland. Levi ramassa son T-shirt à
l’endroit où il l’avait posé et le remit.
Le pick-up de John Holland exhalait un agréable parfum d’huile de moteur et de vieux café ; il
était aussi sale à l’intérieur qu’à l’extérieur, le tableau de bord et les sièges couverts de boue sèche et
de poussière. Lorsque Smiley bondit dans la cabine, Levi prit sa queue en panache en pleine figure.
— Assis, le chien !
L’animal obéit, son flanc soyeux pressé contre son bras. On aurait dit que les Holland ne
pouvaient pas vivre sans un ou deux golden retrievers. Il y en avait d’ailleurs toujours un sur les
brochures publicitaires vantant leur domaine.
— Vous faites l’élevage de ces monstres ou quoi ? demanda-t-il à Faith comme elle démarrait et
passait la première.
Le fait qu’elle sache conduire un authentique pick-up doté d’une boîte de vitesses manuelle ne fit
qu’augmenter à ses yeux son sex-appeal.
— Nous appartenons à la ligue de protection des golden retrievers.
Smiley donna un coup de langue sur la joue de Faith, comme s’il avait voulu la remercier pour
son engagement.
— Encore une bonne œuvre à mettre au compte de la merveilleuse famille Holland, dit-il avec
ironie.
— Bon sang, Levi ! Arrête un peu ! Sinon je te vire du pick-up et je te pique ton panier-repas.
Le véhicule brinquebalait sur les chemins herbeux et creusés d’ornières qui couraient entre les
vignes et, à chaque cahot, Levi manquait de se fracasser le crâne contre le plafond. Le côté positif,
c’est que ça lui offrait une vue imprenable sur la poitrine de Faith. Au bout de cinq minutes, ils
s’arrêtèrent au bord d’un champ en cours de défrichage, à l’orée des bois.
Faith attrapa une couverture derrière elle, ainsi qu’une boîte isotherme (à l’effigie de « Hello
Kitty », bien sûr…). Le chien fila comme une flèche à l’intérieur du bois, et la jeune fille le suivit sur
le petit sentier sans attendre Levi.
Les oiseaux s’interpellaient et voletaient parmi les branches. Un fracas d’eau bouillonnante
indiquait la présence d’un torrent à proximité. Levi tenta d’imaginer ce qu’il aurait ressenti s’il avait
pu embrasser du regard le paysage environnant — des hectares et des hectares de champs et de forêts
descendant jusqu’au bord du lac — tout en sachant que cela lui appartenait, que toutes ces terres
étaient dans sa famille depuis quasiment la fondation de l’Amérique. Comme les Holland, la famille
de sa mère était originaire de Manningsport, mais encore une fois il y avait ceux qui vivaient là et
puis les vieilles familles.
A gauche se dressaient les vestiges d’une grange en pierre, des ruines couvertes de lichen. Un
jeune arbre poussait en son milieu, le toit ayant disparu depuis belle lurette.
— Tu viens ? lança Faith qui avait pris de l’avance.
D’épais monticules de mousse tapissaient le sol, et les feuilles étaient si vertes que l’air semblait
en prendre la teinte. Ils dépassèrent un énorme bosquet de bouleaux dont l’écorce blanche éclairait la
forêt. Levi sentait des rameaux de pruches du Canada lui effleurer la joue. Il écrasa un moustique sur
son bras ; un tamia lui jeta un coup d’œil furtif avant de traverser l’étroit sentier ventre à terre.
Le fracas du torrent était plus fort à présent. Faith, qui avait étalé la couverture sur un rocher plat,
s’assit dessus. Bon sang, elle était appétissante comme une pêche mûre. Il l’imagina sous lui,
l’enlaçant de ses jambes, et chancela presque sous la puissance de cette vision.
Il fallait vraiment qu’il arrête avec ça !
Ils se trouvaient au bord d’une profonde gorge, point de départ d’une chute d’eau qui cascadait
jusqu’à un petit lac, six mètres plus bas environ. Il regretta de ne pas avoir d’appareil photo pour
immortaliser ce lieu et le contempler quand il cuirait sous le soleil d’Irak, d’Afghanistan ou de
l’endroit où l’armée jugerait bon de l’envoyer. Il aurait fait circuler la photo en expliquant : « C’est
de là que je suis. Ce jour-là, je pique-niquais avec une jolie fille, ici, sur ce rocher. »
— Sympa comme coin, dit-il.
Faith sortit un sandwich de son sac et pointa le doigt vers le bas.
— Le lac est profond de cinq ou dix mètres. Avant, mon frère Jack y sautait depuis ce rocher.
— Toi aussi ?
Elle lui jeta un bref regard avant de mordre dans son sandwich.
— Non. Ça me fait trop peur. Honor ne l’a jamais fait non plus. Elle dit qu’on a déjà
suffisamment… enfin… Il n’y a pas de raison de risquer sa vie rien que pour se donner des frissons,
tu vois ?
— C’est clair.
Ils mangèrent en silence ; de temps en temps, le chien venait mendier un morceau. Les oiseaux
gazouillaient, la cascade mugissait. Faith finit son sandwich et s’abîma dans la contemplation de
l’eau, visiblement satisfaite par le spectacle. La brume qui s’élevait de la cascade avait nimbé sa
chevelure de fines gouttelettes, lui donnant l’allure d’une sensuelle fée sylvestre.
Prenant soudain conscience qu’il la fixait depuis trop longtemps, l’esprit plein d’images torrides,
Levi déclara :
— Eh bien, moi, je vais nager ! De quel rocher je dois sauter ?
Arrachée à sa rêverie, Faith sursauta.
— Non, Levi, ne fais pas ça ! J’ai laissé mon téléphone dans le pick-up. Et si tu te cognais la tête
ou un truc comme ça ? Il y a deux ans, un touriste s’est fait une commotion cérébrale. Mon frère s’est
cassé un bras quand il avait quinze ans. C’est dangereux.
C’était plutôt gentil à elle de s’inquiéter. Mais le lac était sacrément tentant. Il haussa les épaules.
— J’essaierai de ne rien me casser.
Il ôta son T-shirt. Le rose monta aussitôt aux joues de Faith qui détourna la tête pour regarder
droit devant elle.
— Tu viens ?
Il avait conscience que cela sonnait comme une invite.
Et c’en était une.
— Hors de question, répondit Fatih d’un air pincé. Tu ne me feras jamais faire ça. Et puis, il faut
que je me remette au boulot. Toi aussi, je te signale. Et c’est vraiment dangereux de sauter d’ici.
— Je pars pour l’armée dans deux mois, Faith. Sauter de ce rocher, c’est sans doute moins
dangereux.
Il lui décocha un clin d’œil, alla jusqu’au rocher et baissa le regard. En contrebas, l’eau était
verte et limpide ; elle bouillonnait à l’endroit où se déversait la cascade.
— You-hou ! cria-t-il avant de s’élancer.
Il tomba comme une pierre, tout droit. L’eau l’engloutit, froide, soyeuse, d’une beauté immaculée.
En rouvrant les yeux, il constata que Faith avait raison : le lac s’évasait d’environ trois mètres sous
la surface, et les parois rocheuses s’élevaient autour de lui comme les murs d’une église.
Il avait toujours été bon nageur, toujours parmi les premiers à se baigner dans le lac, au
printemps.
Mais ça, c’était extraordinaire ! Tellement fluide, profond, secret… Il passa la main sur la roche,
étonné et un peu triste de ne jamais être venu dans cet endroit auparavant.
La pensée le frappa alors que, s’il avait été l’ami de Faith, il aurait pu découvrir ce lieu des
années plus tôt.
Il donna un coup de pied pour remonter à la surface et, en émergeant, il vit le visage inquiet de
Faith, penchée au-dessus de lui.
— Allez, viens ! lui cria-t-il, en faisant du surplace. Profite un peu de la vie !
— Justement, je veux rester en vie pour en profiter !
La tête du chien apparut alors près de celle de Faith : lui au moins avait l’air nettement plus
réjoui.
— Allez, saute, je te rattraperai !
— Non ! On parle d’un plongeon de six mètres !
— Puisque je te dis que je serai là. N’aie pas peur.
Elle changea d’expression. Elle en avait envie, c’était évident.
— Ah, les petites filles riches…
Il se mit à nager vers un mince promontoire rocheux qui avançait au-dessus du lac, tel un tremplin
naturel. Il s’y accrocha.
— … qu’est-ce que vous pouvez être ennuyeuses !
— Je ne suis pas riche.
— En tout cas, tu es carrément ennuyeuse si tu restes à me regarder de là-haut, alors que tu
pourrais t’amuser en bas avec moi.
Elle hésita.
— Je n’ai pas de maillot.
— Et alors ?
De mieux en mieux… Faith en haut blanc mouillé, sa chevelure rousse ruisselant dans son dos…
Même l’eau froide ne pouvait empêcher son corps d’apprécier cette vision.
— Allez, viens ! Fais-le pour moi, jeune soldat sur le point de quitter son pays pour préserver ta
liberté.
Il lui adressa un grand sourire, et au bout d’une seconde l’inquiétude déserta le visage de Faith
pour laisser place à autre chose.
— Très bien. Mais si je me tue tu iras en personne annoncer ma mort à mon père, d’accord ? Et tu
devras aussi t’occuper de Smiley, parce que je vais lui manquer. La nuit, il dort sur mon lit.
— Je te promets que si tu meurs ton chien pourra dormir avec moi. Allez, maintenant, lance-toi !
Elle s’avança jusqu’au bord du rocher. Même d’en bas, il voyait ses orteils recroquevillés. Elle
resserra le nœud de son corsage, remonta son short.
— OK. J’arrive !
Et elle sauta, sa chevelure déployée en l’air, les poings serrés, fermant les yeux de toutes ses
forces. Elle entra dans l’eau à environ trois mètres de lui, avant de reparaître presque aussitôt, des
mèches collées au visage, crachant et toussant.
Il alla vers elle, et spontanément elle s’agrippa à ses épaules, se cramponnant à lui, les seins
pressés contre son torse nu. Il lui enlaça la taille et nagea jusqu’à la saillie rocheuse à laquelle elle
s’accrocha d’une main.
Son autre bras restait passé autour de son cou ; elle battait des jambes sous l’eau, et ses cuisses
lisses frôlaient les siennes. Elle n’avait pas besoin de se tenir à lui, et pourtant elle ne le lâchait pas.
Levi sentait son cœur cogner à tout rompre contre le sien et comprit qu’elle avait peur. Peur à
cause du saut qu’elle venait de faire. Ou peur de lui… Oui, peut-être des deux à la fois.
— Je t’ai eue ! dit-il.
Voilà, ce serait un moment à emporter avec lui : le contact de sa peau douce et mouillée, sa joue
contre la sienne, le surplace dans cette eau pure et limpide, avec, en fond sonore, le bouillonnement
de la cascade par-dessus les bruissements et les soupirs du feuillage.
Elle s’écarta un peu de lui, les cils étoilés d’eau. Il pouvait l’embrasser. Il n’avait qu’à se
pencher pour que leurs lèvres se touchent. Sa bouche devait avoir une saveur sucrée… Il fit remonter
sa main le long de ses côtes, tout près de ses seins. Elle retint son souffle. Alors, un désir intense et
brûlant lui inonda les veines.
Il l’embrassa avec une douceur infinie, de peur qu’elle ne le repousse. Un baiser, un seul, c’était
tout ce qu’il demandait. Elle avait les lèvres lisses et fraîches, mouillées d’eau. Incapable de se
retenir, il lécha sa lèvre inférieure ; elle avait un goût délicieux. Quand elle entrouvrit la bouche, son
appétit s’aiguisa. Brusquement, il avait faim d’elle ; son sexe était dur comme l’acier. Il le lui fit
savoir en plaquant ses hanches contre les siennes et sentit ses ongles s’enfoncer dans ses épaules, sa
langue répondre à la sienne. Un petit son étouffé sortit de sa gorge, et c’était tellement, tellement bon
que son esprit n’arrivait plus à former des pensées cohérentes. Il aurait pu se noyer dans ce lac,
comblé à l’idée que son dernier jour sur Terre se déroule ainsi.
Mais elle le repoussa soudain et entreprit d’escalader maladroitement les rochers.
— Non, je… je… je ne peux pas.
Brutalement privé de son corps contre le sien, Levi se sentit comme dépossédé. Dépossédé et
glacé.
— Tu comprends… Jeremy et moi, enfin… nous sommes… Nous ne sommes pas vraiment…
C’est juste une pause. Nous ne sommes pas officiellement… Alors je ne peux pas. Je ne peux pas
embrasser quelqu’un d’autre.
— C’est toi qui vois, lâcha-t-il d’un ton détaché.
Sauf qu’il était furieux. Pas seulement contre elle. Contre cet imbécile de Jeremy qui ne l’avait
sans doute jamais embrassée comme ça, qui n’avait pas la moindre idée de la façon de s’y prendre.
Contre lui aussi, pour avoir embrassé la copine de son meilleur ami. Mais contre elle, surtout. Si
elle ne voulait pas de ce baiser, pourquoi s’être accrochée à lui, alors ? Ce baiser, elle en avait eu
envie.
Il le lui avait donné, et voilà que maintenant elle faisait sa chochotte !
Mais quand même… Il venait d’embrasser la copine de Jeremy.
— On devrait repartir, je crois, dit-elle d’une voix tendue.
Elle lui tourna le dos pour essorer son petit haut trempé, puis fit de même avec ses cheveux. Il
remarqua que ses mains tremblaient. Elle se retourna vers lui, son vêtement collé à la peau. Si elle
n’avait pas porté de soutien-gorge, il aurait eu toutes les peines du monde à ne pas lui sauter dessus.
Mais là, l’eau froide (et le fait qu’elle l’ait repoussé) faisait merveille pour réduire son excitation
à la vitesse grand V.
— Levi, j’espère que tu ne m’en…
— … voudras pas ?
Elle hésita, puis acquiesça d’un petit signe de tête.
— Ne t’en fais pas pour ça, fit-il d’un air décontracté.
— Je ne… Je ne pense pas que je parlerai de ce qui s’est passé à Jeremy. Ça ne servirait qu’à lui
faire de la peine. Pas vrai ? Je ne lui dirai rien.
La supplique qui perçait dans sa voix était claire : « Toi non plus, tu n’en parleras pas, n’est-ce
pas ? »
Il nagea vers les rochers et se hissa hors de l’eau, conscient du regard de Faith fixé sur lui.
Il alla se poster tout près d’elle.
— Je t’ai toujours trouvée gâtée, énervante et écervelée, c’est vrai…, dit-il à voix basse. Mais
jusqu’à aujourd’hui je ne t’aurais jamais prise pour une allumeuse.
Sur ces mots, il remonta vers l’endroit merveilleux où ils avaient pique-niqué. Le chien lança un
bref jappement et lui présenta de nouveau son ventre en quête de caresses. Mais cette fois Levi
l’ignora. Il récupéra son T-shirt, l’enfila, ramassa son sac et traversa à pied les champs des Holland
pour aller relever la vigne des Lyon, dans la lumière éblouissante d’un soleil de plomb.
Faith, elle, ne revint pas travailler.
Ce week-end-là, il reçut un coup de téléphone de Jeremy.
— Comment ça va ? Ça te dit d’aller faire un tour ?
Il avait sa voix habituelle, pleine d’entrain.
— Bien sûr, répondit Levi.
Sa culpabilité d’avoir embrassé la copine de son meilleur ami, il avait réussi à la laisser au
vestiaire de sa conscience. Dans ce genre de contexte, il aurait embrassé à peu près n’importe quelle
fille… Toute cette histoire n’avait été qu’un malheureux concours de circonstances…
— Et c’était comment, la Californie ?
— Génial ! Et j’ai une bonne nouvelle : Faith et moi, on s’est remis ensemble.
— Ça ne m’étonne pas.
Comme si Faith aurait sérieusement pu renoncer à la coqueluche de la ville. L’as des
quarterbacks. Le futur médecin. L’héritier du domaine des Lyon.
Après cela, il la revit au lycée, naturellement. Faith. La copine de Jeremy qui ne savait pas faire
la différence entre un garçon qui crevait d’envie de coucher avec elle, et un autre à qui cette idée ne
traversait même pas l’esprit.
7
La plupart des appels qui parvenaient au poste de police ne présentaient aucun caractère de
gravité, ce dont Levi se satisfaisait fort bien.
Cet appel-là, cependant, causa la plus grande animation que l’équipe ait eu à traiter durant la
semaine.
Le mardi, il s’était installé dans son véhicule, muni de son pistolet radar, Carol Robinson s’étant
plainte de la vitesse à laquelle roulaient les voitures sur la route à 14 h 40, heure de sortie du lycée.
La veille, il avait fait aux élèves de CE2 un petit exposé sur la nocivité des drogues. Il y avait eu
ensuite un appel de Laura Boothby, la fleuriste : elle n’arrivait pas à atteindre un vase posé sur une
étagère en hauteur et craignait de tomber en montant sur l’escabeau que son bon à rien de fils avait
promis de réparer, mais qui était toujours cassé. Levi aurait-il la gentillesse de passer au magasin
pour lui attraper ce vase ? Il y était passé. Mieux valait ça que de retrouver Laura au bout de trois
jours, gisant par terre, une hanche fracturée. La veille au soir, aux alentours de 23 heures, le poste
avait une fois de plus reçu un appel de Suzanne Minor — le troisième du mois. Elle avait entendu des
bruits suspects et voulait que Levi vienne inspecter sa maison (et en particulier sa chambre). Il s’était
exécuté, sans toutefois combler les attentes de Suzanne. Tout son cinéma, son déshabillé rouge à
froufrous et ses « Aidez-moi, monsieur l’agent… J’ai peur. Ouh là là, comme vous êtes fort » le
laissaient de marbre. Il avait été engagé pour protéger et servir, mais pas dans tous les domaines.
Tout ça pour dire que la plupart des appels reçus au poste relevaient plus du coup de main
qu’aurait pu donner un voisin charitable que des attributions de la police. Par ailleurs, loin de lui
porter préjudice, le fait d’être un enfant du pays, ajouté à son statut de vétéran bardé de décorations,
lui avait attiré la sympathie quasi unanime des habitants de Manningsport. De fait, une ou deux
médailles suffisaient souvent à recouvrir le passé d’un voile de brume… Ellis Mitchum, par exemple,
semblait avoir complètement oublié ce jour où il avait signifié à Levi qu’il s’opposait totalement à ce
que sa précieuse Angela « fricote avec une petite racaille dans son genre ». A présent, le grand
plaisir d’Ellis était de lui payer une bière en évoquant ses souvenirs du Viêt Nam. (Angela, pour la
petite histoire, avait finalement fricoté avec un gars de Corning au cours de leur année de terminale.)
Non, Levi n’était plus « une petite racaille ». Et quand il avait fallu engager un flic pour seconder
le chef Griggs, le conseil municipal au grand complet, le vieux M. Holland y compris, s’était
empressé d’accepter sa candidature. Au bout d’un an, Griggs était parti à la retraite et il lui avait
succédé. Se trouvaient désormais sous ses ordres Everett Field, son adjoint, et Emmaline Neal, sa
secrétaire, qui affichait une tendance certaine à vouloir le psychanalyser. Autre conséquence de sa
promotion, son revenu annuel avait augmenté de dix mille dollars, avantage d’autant plus bienvenu
que sa sœur avait entrepris des études universitaires.
La contrepartie de tout cela, c’était qu’en sa qualité de chef il lui incombait de se déplacer en
personne presque à chaque appel.
— Oh ! Chef, je vous en prie ! suppliait Nancy Knox, en larmes. Il va la tuer, il va tuer mon bébé
! Par pitié, aidez-moi !
— D’accord, d’accord, laissez-moi jeter un coup d’œil.
Il s’accroupit et regarda. Pas encore de massacre à déplorer. Tout le monde avait l’air très calme.
Voire un peu endormi.
— Everett, va te poster de l’autre côté de la véranda, au cas où elle essaierait de filer.
— Bien reçu, chef ! Je vais me poster de l’autre côté de la véranda, affirmatif !
Everett marqua un temps d’arrêt.
— Euh… côté nord ou côté sud, chef ?
Levi tenta de refréner son impatience.
— Contente-toi de faire le tour de la véranda, Ev. Ne la laisse pas s’enfuir.
— Affirmatif, chef ! Je vais me poster de l’autre côté, je ne la laisserai pas s’enfuir.
Levi entendit le petit clic caractéristique d’un bouton-pression : son adjoint avait détaché le rabat
de son holster.
— Pour l’amour du ciel, Everett ! Range ton flingue : un de ces quatre, tu vas finir par blesser
quelqu’un.
Pendant ce temps, Mme Knox continuait de se lamenter :
— Ma pauvre petite fille ! Est-ce qu’elle est encore en vie au moins ? Ah, je ne peux pas voir ça !
Non, je ne peux pas !
Levi jeta de nouveau un coup d’œil sous le plancher de la véranda où un chien et une poule se
fixaient, immobiles.
— Elle est vivante, madame Knox. Ne vous en faites pas. Allez, sors de là ! Allez, viens, mon
gros !
Le chien se mit à remuer la queue et ouvrit la gueule comme pour sourire, mais il ne bougea pas
d’un pouce. Sauf erreur de sa part, il s’agissait du golden retriever de Faith Holland, à en juger par
son collier en tartan vert fluo. Les Knox habitaient à environ un kilomètre et demi de chez les
Holland. Ils élevaient des poules qui à elles seules représentaient près de sept pour cent des appels
reçus au poste de police… Et ces poules évoluaient en toute liberté. En d’autres termes, elles
s’aventuraient souvent sur la route et avaient même un jour envoyé dans le fossé un gamin à vélo qui
avait tenté de les éviter. Les gens l’appelaient constamment pour s’en plaindre.
La poule semblait se porter comme un charme, et le chien paraissait charmé par le volatile qui
inclinait la tête sur le côté en émettant un drôle de râle courroucé. Il se mit à remuer la queue,
haletant. Son pelage était couvert de boue.
— Allons, viens ici, Blue ! Sors de là, vieux !
De nouveau, le chien sembla lui sourire. C’était vraiment un beau chien, mais alors… quelle tête
de mule ! De son côté, la poule n’avait certes rien d’un génie. Elle aurait pu sortir de là-dessous
n’importe quand.
— Je vous en supplie, chef Cooper ! Je vous en supplie, sauvez ma petite fille !
Levi soupira. Pourquoi les Knox n’élevaient-ils pas des chats, des chiens ou des singes ?
— Très bien, je vais passer dessous.
— Faites attention à vous ! Ce chien est méchant !
— Vous voulez que j’appelle du renfort, chef ? demanda Everett.
— Non, Ev. C’est une brave bête.
Levi dut ramper à plat ventre en se propulsant à l’aide de ses coudes. Durant sa période
d’entraînement, le sergent instructeur adorait leur imposer ce genre d’exercice. Mais en quatre
missions en Afghanistan il n’avait jamais eu à ramper où que ce soit. Voilà qu’aujourd’hui sa
formation se révélait fort utile…
Son téléphone se mit à sonner. Tous les appels reçus au poste étaient redirigés vers son portable à
partir du moment où il était en intervention à l’extérieur.
Il décrocha.
— Chef Cooper ?
C’était Sarah, sa petite sœur.
— Je suis rentrée à la maison, Lev. Je n’aurais pas pu supporter de rester là-bas une seconde de
plus.
— Tu te fous de moi ou quoi ?
— C’est Baby ? cria Mme Knox d’une voix suraiguë. Elle est morte ?
— Non, non, elle n’est pas morte.
— Mais… tu es où, là ? interrogea Sarah.
— Je bosse. Et toi, qu’est-ce que tu fiches à la maison ? Les cours n’ont commencé que depuis
trois semaines, Sarah, et c’est déjà la sixième fois que tu reviens !
— La maison me manque, OK ? Désolée de t’embêter, Levi, mais je me plais pas du tout, là-bas.
Je crois que j’ai besoin de prendre une année sabbatique.
— Une année sabbatique ? Il n’en est pas question ! Tu es à l’université et tu vas aller au bout de
ton cursus. Ecoute, je suis occupé, là… On en reparlera à la maison.
— Tu fais quoi ?
— Je vole au secours d’une poule.
— Quoi de plus normal de la part d’un poulet ? Mon frère, ce héros !
Il raccrocha. Année sabbatique, rien du tout ! Elle allait retourner à la fac, et en vitesse ! Il l’y
ramènerait dès ce soir… Ou demain matin. Mais elle allait continuer son cursus, réussir brillamment
ses études et un jour, plus tard, elle le remercierait.
Encore un mètre cinquante de reptation dans la boue avant de pouvoir atteindre le chien. Mais la
poule parut soudain estimer que, en y réfléchissant bien, l’animal ne représentait aucun danger : elle
s’affala contre le poitrail de Blue. Ce dernier, le museau posé sur ses plumes, semblait se réjouir de
la situation.
— C’est pas vrai…, grommela Levi. Ils se font un câlin, maintenant !
— Vous dites ? glapit Nancy Knox. Un gratin ?
— Un câlin !
— Chef ! cria Everett. Vous êtes en danger, chef ? J’ai sorti mon arme. Vous avez besoin d’aide ?
— Everett ! Range ton flingue !
— Affirmatif, chef !
Levi poussa un soupir. Il était rentré sain et sauf d’Afghanistan, mais il pourrait bien périr un jour
à cause de la bêtise de l’agent Field. Hélas ! Everett était le fils unique de Marian Field, le maire de
Manningsport : autant dire qu’on ne le délogerait pas de sitôt. En même temps, ce n’était pas un
mauvais bougre ; il lui vouait même un culte pathologique. Mais il dégainait son arme environ six fois
par jour.
— Blue, mon vieux, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais récupérer ce volatile.
Le chien se remit à remuer la queue. Levi saisit alors la poule quasi endormie, puis repartit en
arrière, toujours en rampant. Bon sang, il était dans un état de saleté répugnant… Au moins son
service était-il pratiquement terminé. Non que sa journée fût finie pour autant : il y avait toujours
quelque chose à faire au poste, ce qui, ces temps-ci, lui convenait très bien.
Il remit la poule à une Nancy Knox rayonnante de bonheur.
— Et voilà ! dit Levi. Mais à l’avenir pensez à installer une clôture, d’accord ?
— Oh ! Merci infiniment, chef Cooper ! Vous êtes formidable ! Mais pour ce chien, alors ? Il est
méchant ! On devrait l’enfermer.
Blue se mit à gémir sous la véranda ; la poule devait lui manquer.
— Je parlerai à son propriétaire, promit-il.
Alors qu’il essayait tant bien que mal d’ôter la terre et la boue qui maculaient sa tenue, Everett
s’avança, la mine enthousiaste.
— Super opération de sauvetage, chef ! Vous avez fait du super boulot !
Levi se retint de lever les yeux au ciel.
— Merci, Ev. Et maintenant écoute-moi bien. Si jamais je te vois encore une fois sortir ton
flingue, je te le confisque.
— Bien reçu, chef, cinq sur cinq !
Levi se pencha pour parler au golden retriever qui affichait un air morose.
— Ça te dit de faire un tour en voiture, Blue ?
Le chien jaillit de sous la véranda comme un boulet de canon, puis fonça vers le véhicule de
patrouille et se mit à danser de joie.
— Vous auriez peut-être dû commencer par lui dire ça, chef, déclara Everett. Ça vous aurait évité
de ramper là-dessous. Vous vous êtes drôlement sali.
— Merci de me le faire remarquer. Dis donc, Ev, que dirais-tu de faire la fermeture du poste, ce
soir ?
Le visage de son jeune adjoint s’illumina.
— C’est vrai ?
— Mais oui.
Il y retournerait plus tard pour une petite inspection, vu qu’Everett oubliait toujours quelque
chose. Il n’en aurait pas pour longtemps : le poste de police n’était qu’à quelques secondes de son
domicile. De toute façon, il serait sur la place du village où se tenait une manifestation viticole
(encore une…). En ce moment, il se passait quelque chose tous les week-ends, et c’était très bien.
Bien pour la ville, mais aussi pour la pérennité de son emploi.
Mais pour l’heure, une bonne douche ! Il baissa les yeux sur le chien. Ce ne serait sans doute pas
correct de le ramener dans cet état chez M. et Mme Holland — où Faith séjournait, d’après la rumeur.
Donner un bain à des chiens : encore un élément à porter sur sa fiche de poste…
Depuis que sa femme l’avait quitté, un an et demi plus tôt, Levi logeait à la résidence de l’Opéra.
A présent très riches, Jim et Sharon Wiles avaient à l’époque dépensé des fortunes en reconvertissant
le bâtiment en immeuble d’habitation, le seul de la ville. Un mois après que Nina lui eut annoncé, sur
le ton de la conversation mondaine, qu’en définitive elle n’était pas faite pour la vie conjugale et
qu’elle rempilait dans l’armée, on avait décelé chez sa mère un cancer du pancréas foudroyant. Elle
était décédée six semaines après. Sarah, qui achevait son année de première à Manningsport High,
avait alors emménagé chez lui.
Il s’était comporté en parfait grand frère, lui avait mis un bras autour du cou et l’avait laissée
pleurer à gros sanglots ; il lui avait confectionné des sandwichs à la tomate et au fromage grillé,
comme ceux que leur faisait leur mère. Elle lui manquait, à lui aussi, mais à la différence de sa sœur
il avait passé huit ans au front. La guerre lui avait au moins appris une chose : pour pouvoir gérer les
saloperies auxquelles ils étaient confrontés sur le terrain, il fallait, pour ainsi dire, museler ses
sentiments. Qu’on ne s’y trompe pas. Il avait pleuré au chevet de sa mère, mais lorsque certains
souvenirs lui revenaient à l’esprit — comme la fois où, enceinte de Sarah, elle l’avait emmené voir
les chutes du Niagara quand il était en CM2, pour qu’ils puissent profiter d’une dernière journée de
complicité à deux, ou bien quand elle avait éclaté en sanglots lorsqu’il était rentré à la maison pour
de bon… Eh bien, il s’efforçait de penser à autre chose.
Il avait fait de son mieux pour s’occuper de sa sœur, pour qu’elle intègre une bonne université ; il
avait rempli tous ces fichus formulaires, acheté tout ce dont elle avait besoin et l’avait expédiée au
loin avec la recommandation de bien travailler pour devenir médecin par exemple. Elle serait la
première de la famille à faire des études supérieures et, son diplôme, elle l’aurait, nom d’une pipe !
— Tu pues ! déclara-t-elle, lorsqu’il entra dans l’appartement, Blue sur ses talons. Et ce chien, il
est à qui ? Il est à nous ? On peut le garder ?
Son regard revint vers lui.
— Franchement, Levi ! Tu devrais prendre une douche. Une bonne douche. La vache, qu’est-ce
que tu es sale !
Il la toisa d’un air froid, même si cette tactique échouait systématiquement avec elle.
— Non, ce chien n’est pas à nous. Et je suis tout à fait conscient d’être sale. Que fais-tu ici, Sarah
?
Elle poussa un profond soupir.
— C’est que… je ne me plais pas, là-bas.
— Pourquoi ?
Elle était étudiante dans une belle université, à l’extrémité nord du lac Seneca. Le campus
jouissait d’une salle de cinéma, d’un immense complexe sportif, d’un agréable campus, et il y avait
des fleurs partout. Franchement, de quoi se plaignait-elle ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression de ne pas savoir ce qu’il faut faire. Tout le monde a déjà des
amis, et moi, c’est comme si je n’arrivais pas à me faire ma place. J’ai même renoncé à dîner, hier
soir, parce que je ne voulais pas aller toute seule au restau U. Je me sens vraiment nulle, Lev.
— Sarah…
Il s’agenouilla près de sa chaise.
— Tu n’es pas nulle. Tu n’as qu’à t’asseoir à côté de quelqu’un et entamer la conversation.
— Et, ce bon conseil, tu l’as pioché dans ton expérience personnelle ? Parce que je te signale
qu’aux dernières nouvelles tu avais en tout et pour tout un seul et unique ami.
Il secoua la tête.
— Sarah, tu es brillante, jolie, drôle. Sauf en ce moment. En ce moment, tu n’es pas drôle du tout.
Et tu n’es pas non plus censée être ici. Je croyais qu’on s’était mis d’accord là-dessus, la dernière
fois.
— Va prendre une douche. Je suis sérieuse.
— Moi aussi. Tu ne peux pas réussir tes études si tu continues à rentrer à la maison tous les trois
jours. Il faut que tu prennes sur toi.
Les yeux de Sarah s’emplirent de larmes.
— J’en ai assez de prendre sur moi ! J’ai pris sur moi quand maman était malade, et je ne veux
plus prendre sur moi pour rien, c’est fini. Je veux… je veux qu’on prenne soin de moi.
Levi haussa un sourcil.
— C’est à l’armée que tu vas te retrouver, si tu ne te remues pas un peu. Cette fac est loin d’être
l’enfer. Ta chambre de cité U est trois fois plus grande que…
— Oh non, pitié ! Ne recommence pas avec tes histoires de bidasse !
— De soldat, Sarah. J’étais soldat dans l’armée des Etats-Unis. Essaie de te mettre ça dans la
tête.
— Si tu veux… Allez, sois sympa… On est jeudi, et je n’ai qu’un cours demain après-midi. Je
peux le sécher.
— C’est hors de question ! Je te ramène ce soir.
— Mais la maison me manque trop, là-bas ! Laisse-moi dormir ici. S’il te plaît !
Il se passa la main dans les cheveux.
— D’accord. Je te ramènerai demain matin. Montre-moi ton emploi du temps que je voie si tu ne
me racontes pas de salades.
Elle sourit, sachant qu’elle avait au moins remporté ce round.
— Pas de souci. Mais maintenant file prendre une douche ou je vais m’évanouir.
Il se redressa.
— Tu veux m’aider à laver le chien ?
— Non. Mais merci de me l’avoir proposé.
Il tendit la main pour lui ébouriffer les cheveux, mais elle s’esquiva.
— Levi. Va te laver.
Elle l’aimait, il le savait. Elle avait même pris le nom de Cooper à l’âge de seize ans, pour que
tout le monde sache bien qui elle était, lui avait-elle expliqué. N’empêche que parfois elle lui donnait
des envies de meurtre.
Il emmena le chien dans la salle de bains, le mit sous la douche et fit couler l’eau. Blue courba la
tête, l’air contrit.
— Oh ! Arrête ton cinéma, coureur de poules ! Qui a eu l’idée de passer sous cette véranda, hein
?
Quand il eut terminé, il tira son portable de sa poche et de mémoire composa le numéro.
— Bonjour, madame Holland. Levi Cooper à l’appareil.
— Mon cher Levi ! Comment vas-tu ? Tiens, dis-moi, tu saurais comment nous débarrasser des
écureuils volants dans le grenier, toi ? Faith refuse qu’on pose des pièges, et je ne veux pas que son
grand-père se tue en tombant d’une échelle… Quoique le veuvage me paraisse un sort de plus en plus
enviable, ces temps-ci. A propos, tu sais, la canalisation qui a éclaté l’hiver dernier ? Tu te souviens
du nom du plombier que tu m’avais recommandé ? Parce que depuis que Virgil Ames est parti pour la
Floride je ne sais plus quoi faire. La Floride, quelle idée ! Comment peut-on avoir envie d’aller
vivre dans un endroit pareil ? Avec tous ces insectes, ces lézards, ces alligators et ces touristes…
— Bobby Prete devrait pouvoir vous réparer cette canalisation. Ecoutez, j’ai le chien de Faith
chez moi, et…
— Ah, oui… le chien. Il a échappé à Ned.
— Je peux vous le ramener ?
— Ramène-le plutôt directement à Faith, mon cher Levi. Elle est sur la place de Manningsport, à
l’heure qu’il est. Ça me rappelle d’ailleurs que je dois me préparer, moi aussi. Allez, ça m’a fait très
plaisir de te parler !
Levi ôta sa chemise, la jeta dans la baignoire et la rinça abondamment avant de la mettre dans le
panier à linge.
— Allez, le chien, dit-il à Blue qui s’était pelotonné en rond et faisait semblant dormir. Il est
temps d’assumer les conséquences de tes actes.
8
Il y avait peut-être cinq cents personnes massées sur la place de la petite ville et dans les rues
tout autour. Elles étaient venues participer à la dix-septième édition des « Bouchons & Cochons »,
appellation qui pouvait laisser perplexe, mais qui ne recouvrait en réalité qu’une dégustation de vins,
associée à un barbecue géant. Cinq cents personnes, songeait amèrement Faith, dont la moitié
semblait brûler de la consoler — toujours et encore ! — d’avoir été plaquée le jour de son mariage.
Et parmi elles Mme Bancroft…
— Tu étais magnifique dans ta robe de mariée. Oui, magnifique… Quel choc ç’a été pour tout le
monde !
— Merci.
— Et dis-moi… tu l’as vu ? Il est là ?
— Non, madame Bancroft, je ne l’ai pas encore vu. Mais nous avons rendez-vous la semaine
prochaine.
Mme Bancroft la dévisagea en secouant la tête.
— Ma pauvre petite…
— Ah, excusez-moi, mais j’aperçois mon frère… Je dois vous laisser.
Plantant là son interlocutrice, Faith partit vers le stand du domaine de Blue Heron et glissa son
bras sous celui de Jack.
— Tu ne pouvais pas te passer de moi une seconde de plus, n’est-ce pas, mon cher frère ?
— Faux ! rétorqua-t-il, en tendant un verre à dégustation à une femme dont le T-shirt proclamait
qu’elle était « texane et armée ». En fait, je ne jurerais pas que nous soyons vraiment de la même
famille, toi et moi. A ce propos, combien ai-je de sœurs, exactement ? Parce que j’ai comme
l’impression que vous vous multipliez, les filles.
Faith sourit avant de soupirer.
— Mme Bancroft est la huitième personne à me donner du « pauvre petite » et à me demander si
ce n’est pas trop dur pour moi de revoir Jeremy.
— Tu es vraiment à plaindre. Rappelle-moi ton nom, déjà ?
— Mais qui est-ce qui m’a fichu tout ce monde dans les jambes ?
Mme Johnson, la gouvernante de Blue Heron, avait beau s’occuper de la Maison Neuve depuis
des années, elle parvenait toujours à les terrifier, en dépit de son bel accent chantant de la Jamaïque.
— Allez, ouste, les gosses ! Si vous ne filez pas tout de suite, le sang va couler, je vous préviens !
Et cette nappe, je l’ai lavée, amidonnée et repassée ce matin ! Alors, je vous le dis : si vous tenez à
la vie, partez de là !
Elle rectifia la disposition des bouteilles afin que leur alignement soit parfait.
— C’est une dégustation de vins, madame Johnson, objecta Jack. Nous ne pouvons pas partir
d’ici.
Il se tourna vers la cliente au T-shirt texan.
— Alors, qu’en pensez-vous ? Je vous sers autre chose ?
— Je reprendrais bien un peu de ce petit blanc.
— C’est un rosé, fit Jack, manifestement choqué.
La Texane vida son verre, lui sourit et s’éloigna du stand.
— Jack, reprit aussitôt Mme Johnson, tu as pris un petit déjeuner, ce matin ? Je suis sûre que non,
alors je t’ai apporté un sandwich. Je ne veux pas que tu manges les cochonneries qu’on sert ici.
Cette remarque lui valut aussitôt un regard noir de Cathy Kennedy, qui tenait le stand de saucisses
pour le compte de l’église luthérienne de la Trinité. Mme Johnson lui tint bravement tête, jusqu’à ce
que Cathy baisse les yeux. La plupart des gens réagissaient ainsi avec elle.
Elle déballa ensuite le sandwich qu’elle avait préparé à l’intention de Jack et le lui fourra
d’autorité dans la main.
— Voilà, mange, mon petit chéri…, susurra Faith d’une voix gentiment moqueuse. Peut-être même
que Mme Johnson ira jusqu’à te mâcher les bouchées, histoire que ça te demande moins d’effort…
— Ne dis pas de choses dégoûtantes, Faith, intervint la gouvernante. Ce n’est pas élégant dans la
bouche d’une dame. Tiens, mon Jack, mange.
— Et mon sandwich, où est-il ? demanda Pru, en s’approchant.
— Ne t’ai-je pas fait des pancakes ce matin même ? s’insurgea Mme Johnson.
— Au secours ! s’exclama soudain Jack. J’entends Lorena. Pru, hum… viens par là, il faut que tu
m’aides à faire quelque chose de vraiment très important… Pendant ce temps, Faith peut s’occuper
de la dégustation.
— Revenez ! siffla cette dernière entre ses dents.
Peine perdue. Son frère et sa sœur s’éclipsèrent, la laissant seule derrière le stand en compagnie
de leur gouvernante, laquelle fit entendre un claquement de langue réprobateur en apercevant Lorena.
— Dites, madame Johnson, fit remarquer Faith, vous ne pourriez pas épouser papa ? Vous feriez
le bonheur de tout le monde.
Elle n’aurait pu en jurer, mais il lui semblait que Mme Johnson était veuve. Cependant cette
dernière ne leur avait jamais fait de vraie confidence sur sa vie privée.
— Ah, et que fais-tu des nombreux défauts de ton père, Faith ? Le pire de tous étant le goût
calamiteux qu’il semble avoir récemment développé en matière de femmes.
Elle détailla Lorena d’un air hautain, la bouche pincée par un souverain dégoût.
— 5 heures de l’après-midi et regarde-la se pavaner dans une robe qui ne couvre même pas la
moitié de son corps… Une honte !
— Je m’emploie à lui trouver une remplaçante, murmura Faith, incapable de détourner le regard
de Lorena, boudinée dans sa robe bain-de-soleil sans bretelles à imprimé tigre, beaucoup trop petite
pour elle.
« Grâce ! » criaient les smocks distendus au niveau de sa poitrine, leurs coutures sur le point de
craquer. John Holland, lui, vêtu comme à l’accoutumée d’une chemise portant les armes de Blue
Heron, de sa casquette et de son vieux jean, bavardait avec Joe Whiting, producteur récoltant dont le
domaine s’étendait plus au nord du lac Keuka. Il était sans doute à mille lieues de se douter, songea
Faith, que dans l’esprit de Lorena (ainsi que dans celui de tous les gens autour d’eux) ils formaient un
véritable couple.
— Tu as intérêt à te remuer, ma petite, lâcha Mme Johnson. Ton père n’est pas le plus perspicace
des hommes, tu le sais bien.
— Je sais, oui.
De fait, son père ne remarquait rien de ce qui n’avait pas trait à la vigne. C’est pourquoi Lorena
pouvait fort bien s’installer à la Maison Neuve, lui faire modifier son testament et vendre quatre
hectares de Blue Heron à un promoteur de parcs aquatiques avant qu’il ait seulement eu le temps de
comprendre ce qui lui arrivait. D’un autre côté, lui trouver la femme idéale tenait du défi. Il vénérait
trop la mémoire de leur mère pour qu’une autre trouve vraiment grâce à ses yeux.
— Pourrais-je goûter votre gewurztraminer ? lui demanda un homme.
Faith reprit ses esprits et sourit.
— Mais bien sûr, avec plaisir ! Celui-ci s’est vu décerner une note de 91 sur 100 par le Wine
Spectator, et nous en sommes très fiers. Il est âgé de dix-huit mois et ne commence à s’exprimer que
maintenant. Son nez se développe de manière très agréable, vous ne trouvez pas ? Fruit de la Passion,
poivre, une pointe de chèvrefeuille, une nuance de pierre à fusil dans le corps et, en note finale, une
infime trace de litchi.
Mme Johnson fit entendre un reniflement moqueur, et Faith se mordilla la lèvre inférieure pour ne
pas rire. Bon, d’accord, elle n’avait pas encore goûté ce vin et elle n’aurait pu jurer que le litchi était
vraiment un fruit. Ces descriptions semblaient parfois un peu sottes mais, de toute évidence, plus
elles étaient ridicules, meilleures étaient les ventes, ou presque. N’empêche, Honor la tuerait, si
jamais elle l’entendait débiter de pareilles fadaises. Elle prenait les descriptions de vin très au
sérieux.
— Tout à fait, acquiesça l’homme. De pierre à fusil… J’aime beaucoup !
A cet instant, Blue se rua sur elle.
— Salut, mon bébé ! dit-elle en se penchant pour ébouriffer son pelage mouillé. Où es-tu encore
allé te fourrer ? C’est Ned qui t’a emmené nager ?
— Non, mon frère et ton chien ont pris une douche ensemble, fit une voix de jeune fille. Plutôt
pervers, si tu veux mon avis.
Faith leva la tête.
— Sarah ! Depuis le temps que je ne t’avais pas vue ! Qu’est-ce que tu deviens ?
Faith avait toujours envié Levi d’avoir une petite sœur ; il se montrait toujours très protecteur
envers elle, c’était l’une des qualités (la seule ?) qui compensaient ses nombreux défauts. Sarah avait
les mêmes yeux verts que lui, sauf que les siens ne vous rejetaient pas. Oui, c’était exactement ça !
Levi était capable de rejeter une personne d’un seul regard. Du reste, c’était précisément ce qu’il
était en train de faire avec elle.
Il daigna néanmoins lui adresser la parole.
— Surveille mieux ton chien, Faith. Il a semé la terreur parmi les poules des Knox.
Comme si Blue pouvait terroriser qui que ce soit…
— Emmerdeur…, articula-t-elle silencieusement.
— Chef Cooper ! Ma parole, vous êtes un véritable régal pour les yeux ! s’exclama
Mme Johnson, ce qui lui valut une bise de l’intéressé.
C’était plutôt bizarre de voir Levi se montrer aimable.
Elle se retourna vers Sarah.
— Tu dois être à l’université, maintenant ?
— Ouais, j’ai commencé à Hobart.
— Formidable ! Et ça te plaît ?
— En fait, c’est l’horreur.
— Tiens, salut, Sarah !
Ned s’approcha du petit groupe et saisit Faith par la taille.
— Je viens te remplacer. Honor prétend que tu fais n’importe quoi.
— Salut, Ned, répondit Sarah en piquant un fard.
Faith comprenait pourquoi : Ned était vraiment très mignon.
— Alors, comment ça se passe à la fac ? lui demanda-t-il, et tous deux commencèrent à discuter
de cours et de clubs d’étudiants.
Ils formaient un beau couple : Sarah toute en blondeur, Ned grand et brun. Lui avait fini ses
études, mais de toute évidence ce détail leur importait peu. Et, si Faith ne se trompait pas, il n’avait
pas de copine.
Levi les regardait lui aussi. Sans l’ombre d’un sourire. Il adressa à Faith un coup d’œil contrarié,
fronça les sourcils, puis reprit son observation. Faith réprima un soupir. Il ne pouvait tout de même
pas l’accuser de jouer les entremetteuses ! Elle se contentait de rester plantée là, derrière la table de
dégustation.
Son père s’avança vers elle en lui tendant une bouteille d’eau.
— Veille à t’hydrater suffisamment, ma belle, lui conseilla-t-il, ses beaux yeux bleus plissés de
pattes-d’oie. Il fait chaud.
Hélas, Lorena se matérialisa immédiatement à ses côtés…
— Ah, enfin ! s’exclama-t-elle d’une voix de stentor. Enfin quelque chose de correct à boire !
Les vins de Blue Heron sont vraiment les meilleurs de tous. Croyez-moi ! C’est bien simple, je
n’ai pas arrêté de boire de la journée !
Elle adressa à John Holland un clin d’œil appuyé qui fit frémir Faith intérieurement. Les
producteurs de vin de la région formaient un petit groupe très soudé. Naturellement, il régnait entre
eux un esprit de compétition amicale, chacun désirant remporter une médaille à un concours ou
décrocher une critique élogieuse, mais ce qui était bon pour un vignoble avait tendance à profiter à
tous les autres. Bref, la tirade outrancière de Lorena tomba complètement à plat.
— Tiens, bonjour, Sarah, dit son père. Comment vas-tu, ma mignonne ?
— Très bien, merci, monsieur Holland.
— Levi, tu as eu l’occasion de rencontrer Faith depuis son retour ici, n’est-ce pas ?
Faith se rendit soudain compte que Levi se tenait très près d’elle. Il sentait le savon et ses
cheveux étaient humides. Qu’avait dit Sarah, déjà ? Qu’il avait donné un bain à Blue ?
Il lui jeta un regard avoisinant 8 sur l’échelle de l’ennui, mesure qu’elle avait inventée en classe
de seconde. Ce jour-là, elle l’avait sollicité pour faire, à titre bénévole, du soutien aux devoirs avec
elle, à Corning. Sur cette échelle, 1 signifiait : « Ah, c’est toi… » 10 : « Tu es invisible. » Et le
regard d’aujourd’hui, no 8, donc, c’était : « Tiens, tu es encore là ? »
— Oui, monsieur. Je lui ai même infligé une amende pour excès de vitesse, l’autre jour.
Bon sang, il ne pouvait donc jamais se taire ! D’un autre côté, il n’avait pas mentionné le fait
qu’elle était restée coincée en travers de la fenêtre des toilettes de Chez Hugo. Un bon point pour lui.
Son père se tourna vers elle, tout étonné.
— C’est vrai, ma chérie ? Toi qui es si prudente au volant, d’habitude !
— Je ne savais pas que la limitation de vitesse avait été abaissée sur ce tronçon, voilà tout.
— Eh bien, tu me laisseras régler cette amende à ta place.
Goggy émergea de la foule à cet instant.
— Faith, regarde un peu ce que porte ton grand-père ! Il sait pourtant que j’ai horreur de cette
chemise. C’est du polyester ! Et elle date de 1972 !
— Un indémodable ! rétorqua placidement Pops, qui transpirait déjà dans cette matière qui ne
laissait pas passer un soupçon d’air.
Goggy posa la main sur l’avant-bras de Levi. Un avant-bras musclé, bronzé. De petits poils dorés
brillaient dans la lumière. Gênée, Faith toussota et s’empressa de détourner le regard.
— Alors, Levi, pour ces écureuils dans notre grenier… Ils font un de ces raffuts, la nuit ! C’est à
peine si la pauvre Faith arrive à fermer l’œil.
Remarque, nota Faith, qui lui valut aussitôt un autre regard dégoûté de Levi. Elle se hâta
d’intervenir :
— Ce n’est rien, Goggy. Je vais installer quelques pièges là-haut, mais, tu sais, ces petites cages
qui permettent d’attraper les animaux vivants…
— Je vais m’en occuper, déclara alors Levi.
— Oh ! Merci, mon cher petit ! s’écria Goggy. Je ne voudrais surtout pas que Faith tombe d’une
échelle.
Pru revint au stand, Abby derrière elle, et gratifia Levi d’une claque affectueuse sur l’épaule.
— Tiens, te voilà ! La tentation faite homme…
— Maman, arrête ! On est dans un lieu public ! s’indigna Abby.
— Bien dit, Pru ! claironna pour sa part Lorena. Tu n’es pas d’accord, Faith ?
— Euh, non… pas trop, murmura-t-elle.
— Oh ! Pardon, Sarah ! Je ne t’avais pas vue, fit mine de s’excuser Pru. Je n’avais pas l’intention
de draguer ton frère devant toi. Mais que veux-tu ? Il est trop craquant.
Abby leva les yeux au ciel, consternée.
— Sarah, tu ne veux pas qu’on aille se rendre utiles ailleurs ? Histoire de s’éloigner de ces
horribles adultes ?
— Tu as raison. A plus, Levi ! lança-t-elle en embrassant son frère sur la joue.
A sa grande surprise, Faith vit alors Levi sourire.
Certes, c’était un tout petit sourire, mais qui la prenait malgré tout au dépourvu. Oh ! elle l’avait
déjà vu sourire. Et puis lancer des regards torrides en direction de Jessica… Pour réussir ces
regards, il s’entraînait sans doute devant son miroir… Et, bien sûr, jamais il ne lui avait adressé un
vrai sourire, à elle.
A part cette unique fois où il lui avait causé le choc de sa vie en l’embrassant. Ce jour-là, il se
pouvait en effet qu’il lui ait souri… De fait, il lui avait adressé aussi un ou deux regards torrides…
Toujours est-il que pour l’instant il la dévisageait et que son ébauche de sourire avait cédé la
place à ce regard de profond ennui qu’elle connaissait si bien… Un 6… qui se transformait en 7…
pour se rapprocher d’un 8.
Il fronça les sourcils comme pour dire : « Eh bien, quoi ? »
— Johnny ! beugla soudain Lorena. Qu’est-ce qu’il faut faire dans ce pays pour manger un
morceau ? Paye-moi donc une saucisse, hein, qu’est-ce que t’en dis ? Moi, la saucisse, j’adore ça !
— Quelle plaie…, marmonna Mme Johnson, la mine sombre.
— Et toi, Faith, tu veux quelque chose ? demanda John Holland. Rien ? Et vous, madame Johnson
? Puis-je vous offrir un peu de ce maïs grillé que vous aimez tant ? Hmm ? Je prends ce silence pour
un oui.
Il adressa un clin d’œil à sa gouvernante et s’éloigna, Lorena quasiment collée à lui.
— D’après vous, il se rend compte qu’elle s’intéresse à lui ? demanda Ned.
— Le problème de ton grand-père, mon petit, c’est qu’il est trop gentil, déclara Mme Johnson.
Cette sale bonne femme…
Un visage bien connu apparut soudain devant leur stand.
— Bonjour, madame McPhales ! s’exclama Faith, la gorge serrée à la vue de la vieille dame.
Quel plaisir de vous voir !
Durant toute une année, Mme McPhales avait été sa cheftaine chez les jeannettes. A l’époque,
c’était une espèce de dragon qui leur avait fait gagner leurs insignes à la dure. Faith avait appris par
Ned, qui appartenait à la caserne des pompiers volontaires de Manningsport, que ses collègues et lui
devaient hélas intervenir assez souvent chez elle, ces derniers temps. Apparemment, la vieille dame
avait dégringolé sur le triste versant de la démence… Aujourd’hui, par exemple, elle était sortie en
chaussons.
Faith contourna la table pour aller l’embrasser.
— Que puis-je faire pour vous, madame McPhales ? Aimeriez-vous goûter un de nos vins ?
— Oh non, je vais plutôt prendre un café.
— Il arrive, chère madame, dit Mme Johnson. Avec de la crème et du sucre ?
Quand on parvenait à faire abstraction de son autorité à la Dark Vador, Mme Johnson était un
amour. Mme McPhales acquiesça d’un signe de tête, puis parut reconnaître Faith.
— Faith ! Comment vas-tu ? Vous n’allez pas bientôt vous marier, ce charmant Jeremy et toi ?
— Non, madame McPhales, ce n’est pas prévu.
— Ah, c’est vrai ! C’est un célibataire endurci, à ce qu’on dit.
— Je pense, oui.
— Ma pauvre petite… Haut les cœurs, ma chère enfant ! Tu es une fille très courageuse.
Brian, le fils de Mme McPhales, vint prendre sa mère par le bras et la détourna du stand en
adressant un petit sourire à Faith.
Elle se retrouva seule avec Levi.
— Merci d’avoir donné un bain à Blue, lui dit-elle avec une amabilité forcée. C’était vraiment
très gentil de ta part. Surtout que rien ne t’y obligeait…
— Tiens-le en laisse, Holland.
Un 5 sur l’échelle.
— Autrement, je vais devoir te verbaliser, s’il s’enfuit tout le temps.
Soupir.
— Ça ne s’est produit qu’une seule fois, Levi…
— Eh bien, veille à ce que ce soit la dernière.
Il ne daignait même plus la regarder. Ses yeux balayaient la foule, sans doute à la recherche d’un
interlocuteur plus intéressant.
Elle sentit la moutarde lui monter au nez.
— Au fait, chef Cooper, j’ai entendu dire que tu avais divorcé ?
Son regard revint se poser sur elle. Un 8.
— Oui.
— Vous étiez mariés depuis longtemps ?
Colleen lui avait fourni tous les détails, bien entendu, mais pourquoi ne pas s’amuser un peu ?
Il ne répondit pas tout de suite, se contentant de la fixer de ses yeux verts emplis de dédain.
— Trois mois, lâcha-t-il enfin.
— Vraiment ? Eh bien, dis donc… C’est court !
— Finement observé, Holland. En effet, trois mois, c’est court.
— Je parie qu’avec le recul tu aurais préféré que quelqu’un empêche la célébration de ton
mariage…
Elle lui sourit suavement.
— Ça n’aurait été que justice : tu es si doué, toi, pour rendre ce genre de service aux autres.
De nouveau, Levi la considéra, les sourcils froncés.
— Quand est-ce que tu repars pour San Francisco ?
— Je ne sais pas encore.
— Ah bon ? Pas de boulot en perspective, alors ?
— Détrompe-toi, ça marche très bien pour moi. Pour ta gouverne, sache que je mène deux projets
en parallèle : un pour le domaine de Blue Heron et un autre pour la bibliothèque. Je compte donc
rester au moins huit semaines à Manningsport. Formidable, non ?
Il ne répondit pas.
— Tiens, voilà Julianne Kammer, lança alors Faith. Il faut que j’aille la saluer.
— Quand dois-tu voir Jeremy ?
— Ça te regarde ? Mais oui, j’oubliais… C’est vrai que tu es le cerbère de ton copain !
Levi se pencha tout près de son visage ; si près qu’elle sentit l’odeur de son shampooing et la
chaleur de sa joue. Une étrange tension l’envahit.
— Deviens adulte, Faith, murmura-t-il.
Oh ! ce type… C’était décidément le roi des emmerdeurs !
Furieuse, elle partit discuter avec Julianne du projet de jardin pour la bibliothèque, s’efforçant
d’ignorer le regard de Levi qui lui brûlait le dos.

*
Lors de sa première mission, Levi avait trouvé la guerre conforme à ses attentes. Parfois
incroyablement barbante… Des jours entiers à ne rien faire de plus intéressant ni de plus éprouvant
que nettoyer son arme. Et puis, alors que vous reveniez à la base, un gamin à qui vous aviez donné à
manger la veille balançait une grenade sur votre Humvee. Une fois, une voiture piégée avait explosé
juste devant le camp, tuant trois soldats, y compris celui qui lui avait pris cinquante dollars au jeu un
jour plus tôt.
Cela dit, il y avait des bons côtés. Et puis, il aimait ses compagnons d’armes ; il aimait aussi ce
sentiment que, aussi pourrie que soit toujours une guerre, ils œuvraient peut-être à quelque chose
d’important. Son unité appartenait à la 10e division de montagne de Fort Drum, et c’était eux qui se
tapaient les missions les plus rudes. Parfois, mieux valait ne pas trop réfléchir à ce qu’elles
recouvraient exactement, mais il était soldat, un simple maillon dans la chaîne de commandement, et
il faisait son boulot.
A la fin de cette première mission, il avait signé pour une autre. Il était passé sergent, puis
sergent-chef. Etait encore monté en grade et avait envoyé sa prime à sa mère.
Et puis un jour, alors qu’il patrouillait dans une sinistre petite ville où les habitants les fixaient
d’un regard vide, une balle avait sifflé tout près de sa tête, pulvérisant un rocher. Un autre coup de feu
avait claqué et, avant qu’il ait eu le temps de se retourner, Scotty Stokes, un deuxième classe qui
venait juste de rejoindre leur unité, s’était écroulé à côté de lui. Il l’avait empoigné par le dos de sa
veste et l’avait traîné à couvert, au bas d’un faible dénivelé de terrain. Ils étaient coupés du reste de
la patrouille, et son camarade pissait le sang ; la balle avait peut-être touché une artère. Il lui avait
posé un garrot de fortune à la jambe, puis l’avait chargé sur son épaule et couru vers ses compagnons,
en priant pour qu’un tir ne les atteigne pas.
Ils s’en étaient tirés. Le toubib avait dit que Scotty allait perdre sa jambe, mais grâce aux doigts
d’or d’un chirurgien on était parvenu à la lui conserver. Scotty déclencherait des détecteurs de métaux
toute sa vie, mais il continuerait à marcher sur ses deux jambes. Quant à lui, on lui avait décerné la
Silver Star, même si, de son point de vue, ce sauvetage était plus à mettre au compte d’un coup de
chance qu’à celui d’une réelle adresse ou d’une réaction avisée. Le résultat de beaucoup
d’entraînement, peut-être. Mais sa mère et Sarah avaient été fières de lui. Les Lyon avaient également
réagi comme s’il avait sauvé le monde à lui tout seul. Ils avaient invité sa mère et sa sœur à dîner
chez eux, et tous les quatre avaient communiqué avec lui grâce à Skype : un moment sympa.
Du jour où il était parti à bord du bus jusqu’à celui de son retour à Manningsport, Jeremy était
toujours resté en contact avec lui. Il lui envoyait régulièrement des mails et de temps en temps il lui
parlait via Skype, toujours avec le sourire, toujours prêt à lui raconter quelque chose de marrant. Des
anecdotes concernant la fac, le football, le quotidien de la résidence universitaire. Levi peinait à se
représenter ces petites tranches de vie : n’étant jamais allé à Boston, il ne pouvait s’imaginer
évoluant dans un stade aussi immense. Quand il avait décrit à Jeremy les tempêtes de sable qui
faisaient rage dans le désert, celui-ci lui avait envoyé des lunettes de ski d’enfer et six boîtes de
collyre apaisant. Ted et Elaine lui avaient fait parvenir des chips bio et des bonbons, et bien sûr sa
mère et sa sœur lui envoyaient sans cesse de tout. Sarah, ses bulletins scolaires, sa mère, de longues
lettres pétries d’inquiétude.
Tout le monde lui adressait des photos par mail, mais Jeremy, lui, était allé un cran plus loin : il
en avait fait développer et les lui avait envoyées. Il les avait punaisées près de sa couchette. Il y avait
un portrait de Sarah à Noël — les Lyon les avaient invitées pour le réveillon —, une photo de denses
amas de grappes faisant ployer les vignes en automne et une dernière sur laquelle figuraient les
montagnes couvertes de neige en décembre, leur blancheur tranchant avec l’eau noire et profonde du
lac.
La maison.
Quand un véhicule fonçait dans un hurlement de pneus sur votre poste avancé ou quand vous
serriez les dents en attendant qu’une bombe artisanale vous réduise en charpie, quand les balles
zébraient l’air de la nuit, penser à la maison devenait la seule chose qui vous empêchait de péter les
plombs. Les jours où la chaleur atteignait cinquante-cinq degrés, qu’il lui fallait des gants pour tenir
son arme tant elle était brûlante, que sa ration d’eau était à la même température que le café chez
McDonald et que sa bouche desséchée lui semblait faite de cuir, ces photos constituaient de
véritables fragments de paradis.
Le nom de Faith, assez souvent mentionné au début, avait cessé d’apparaître dans ses messages
quand Jeremy avait obtenu son diplôme et intégré la fac de médecine — ce cinglé avait trouvé le
moyen de décliner la proposition de la NFL ! Une fois, une seule, Jeremy avait fait allusion à l’un de
ses camarades étudiant en médecine, un certain Steve, et Levi s’était demandé s’il n’y avait pas
anguille sous roche. A vrai dire, ça ne l’empêchait pas de dormir : si Jeremy avait fait son coming
out, il saurait le lui annoncer en temps voulu.
Cinq ans après sa première mission en Afghanistan, il avait obtenu une perm’ suffisamment longue
pour rentrer. Avant cela, il n’avait vu sa mère et sa sœur qu’à deux occasions : lors d’un week-end
prolongé à New York et quand il les avait emmenées à Disney World, une surprise. Mais cette fois-ci
il avait envie de rentrer à la maison. Il alla chercher Sarah au lycée, comme dans ces reportages
larmoyants qui passaient sur CNN, et dut subir une réunion impromptue durant laquelle le proviseur
lui déclara qu’ils étaient tous très fiers de lui — ce même proviseur qui, peu de temps encore
auparavant, lui infligeait un nombre record d’heures de colle. Sa mère lui avait préparé son plat
préféré — un pain de viande accompagné de purée —, et tout au long du repas ils avaient versé des
larmes de joie.
Pour finir, il avait appelé Jeremy. On était en octobre, et son ami était rentré de John Hopkins le
temps du week-end.
— On va prendre une bière ? lui lança-t-il.
Quand Jeremy le traita de tous les noms parce qu’il ne l’avait pas prévenu plus tôt de son retour,
Levi sourit, heureux.
Quelques heures plus tard, il était vaguement éméché, conséquence de toutes les bières qu’on lui
avait offertes. Connor O’Rourke avait payé la tournée du patron, et tout le monde avait trinqué avec
lui. Toutes les femmes présentes au bar l’avaient chaleureusement étreint, et Sheila Varkas s’était
pendue sans retenue à son cou. On le remerciait pour son engagement dans l’armée, on lui tapait dans
le dos, on lui serrait la main et toute la ville exprimait sa fierté. C’était cool. Non, en fait, c’était
génial. Le gamin du mobil-home était devenu un héros.
Enfin, Jeremy et lui purent s’asseoir pour bavarder un peu.
— Alors, comment tu vas ? Franchement ? s’enquit Jeremy, le regard empreint de cette bonté qui
le caractérisait.
Levi observa une goutte de condensation glisser le long de sa bouteille de bière et répondit sans
lever les yeux :
— Ça roule.
Jeremy resta silencieux quelques secondes.
— Tu as besoin de quelque chose ?
D’une bonne nuit de sommeil. La guerre l’en avait définitivement privé. Ou mieux : d’un lavage
de cerveau, pour effacer les images les plus atroces de son esprit.
— Non. Mais merci pour tous tes colis et le reste. Pour les photos, surtout.
Jeremy se pencha en avant.
— Ecoute… Je ne sais pas à quoi ça ressemble, moi, je ne suis qu’un âne d’étudiant qui étudie
les désordres intestinaux.
Levi esquissa un petit sourire.
— Mais si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, si jamais tu as envie de vider ton sac ou autre,
je suis là. Et je serai là tout le temps. Quand tu reviendras aussi. D’accord ? Tu es mon meilleur ami.
Tu le sais, n’est-ce pas ?
Levi acquiesça et, du bout de l’ongle, entreprit de décoller l’étiquette de sa bouteille de bière.
Peut-être un jour parviendrait-il à lui raconter certaines des choses qu’il avait vues… et certaines
de celles qu’il avait faites. Mais pas tout de suite. Il releva la tête et acquiesça.
— Merci.
Jeremy se renfonça dans la banquette et lui adressa un sourire, ce grand sourire décontracté dont
Levi se souvenait si bien. Celui des entraînements sur le terrain de foot, quand Jeremy leur expliquait
comment ils allaient anéantir leurs adversaires par surprise, en remontant par l’arrière pour leur
souffler la victoire.
— Au fait, est-ce qu’il y a une chance que tu puisses obtenir quelques jours de perm’ en juin ?
— C’est possible. Pourquoi ?
— J’ai besoin de toi comme témoin. Le 8 juin. Faith et moi allons nous marier.
— Putain, c’est pas vrai !
— Eh oui !
Jeremy lui sourit d’un air penaud.
— Elle a accepté. J’avais un trac d’enfer, mais elle m’a dit oui.
Tu m’étonnes ! Faith Holland devait avoir planifié leur mariage depuis le jour où elle l’avait
rencontré.
Comme Jeremy commençait à lui énumérer les personnes qui seraient invitées à la noce, il leva la
main pour l’interrompre.
— Jeremy, juste une seconde…
— Oui ?
Lui poser ou ne pas lui poser la question… Levi jeta un regard autour de lui. Le bar était presque
vide ; deux clients au comptoir, deux autres à une table. Connor, derrière sa caisse, calculait la
recette de la soirée.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Jeremy.
— Tu vas te marier…
Jeremy opina, tandis que Levi continuait à le dévisager en silence. Peut-être allait-il finir par se
lancer ? Jeremy déglutit, puis lui adressa un sourire contraint.
— Oui, et alors ?
Il s’essuya le front avec nervosité.
— Eh bien, j’ai toujours eu l’impression que tu étais…
Il laissa sa phrase en suspens, dans l’espoir que Jeremy l’achèverait lui-même.
— Que j’étais quoi ?
Bon sang ! Levi inspira profondément avant de murmurer :
— Que tu étais gay, Jeremy.
L’espace d’une seconde, le visage de son ami resta de marbre. Puis il prit à son tour une profonde
inspiration.
— Non ! Euh… je ne crois pas. Enfin, je veux dire que… On a tous des… des idées. Mais ce
n’est pas parce que…
Il détourna le regard.
— Non. Absolument pas. Je ne suis pas gay.
Que peut-on dire dans ces moments-là ?
— Si tu l’étais, ça me serait égal, précisa-t-il.
Les yeux de Jeremy le fixèrent de nouveau, et quelque chose traversa son regard. La vérité, peut-
être. Puis il secoua légèrement la tête.
— J’aime Faith.
D’accord. Princesse Trop-Mimi le menait par le bout du nez, c’était clair. Levi considéra son ami
et hocha la tête.
— OK. Au temps pour moi.
De nouveau, une lueur vacilla dans les yeux de Jeremy, mais son masque de bon copain se remit
aussitôt en place et il sourit.
— Enfin, bref… Ce serait super si tu pouvais être mon témoin.
— Pas de problème. Si j’arrive à grappiller quelques jours de perm’, je suis partant.
— Génial ! Faith va être folle de joie.
Hautement improbable, ça…
— Elle est ici ?
— Hélas, non ! Elle est allée faire des courses à New York avec ses sœurs : la robe de mariée et
tout le bataclan… Un week-end entre filles. En tout cas, mes parents nous donnent leur maison en
cadeau de mariage. Ils me laissent tomber pour partir à San Diego, figure-toi, mais c’est très bien
comme ça. A mon avis, Faith n’aurait pas aimé avoir tout le temps ses beaux-parents dans les pattes.
Il continuait de parler, solidement réinstallé dans son rôle de fiancé épris, et Levi songea alors
que toute cette histoire ne le regardait pas. Si Jeremy tenait à convoler avec Faith, grand bien lui
fasse. N’empêche, on pouvait se poser quelques questions. Par exemple, comment Jeremy
envisageait-il d’épouser une femme qu’il ne savait même pas embrasser ?
On pouvait aussi s’interroger sur l’impressionnant aveuglement de Faith.
Tu as dit ce que tu avais à dire, alors maintenant tu la fermes. Sois un véritable ami. Sois un
bon témoin à son mariage.
Il avait failli réussir.
9
Debout sur la crête de Rose Ridge, Faith scrutait l’intérieur des bois. Jadis, cette région se
composait de champs où ses ancêtres emmenaient paître leurs vaches. Un siècle plus tard, les érables
et les chênes avaient colonisé l’endroit, ainsi que la mousse et les fougères. Et, ce jour-là, l’arrivée
d’un front froid avait apporté au-dessus du lac des nuages ventrus poussés par un vent glacial. La
pluie n’était pas loin.
En bas, juché sur sa machine à vendanger, Ned sillonnait les vignes de chardonnay des Tom’s
Woods ; on entendait le ronronnement de l’engin, lorsque le vent retombait. Ici, la fin de l’été
possédait une odeur bien particulière. L’air était imprégné de la senteur sucrée du raisin, mais
l’ambiance était aussi empreinte d’une touche de mélancolie : les feuilles s’apprêtaient à mourir de
leur belle mort et la terre se préparait pour l’hiver.
Comme chaque fois qu’elle revenait ici, Faith se demandait comment elle avait pu en partir. Sa
vie à San Francisco se perdait dans le flou d’un rêve lointain.
Blue Heron était aux Holland ce que Tara était à Scarlett O’Hara. On était d’ici, et cet « ici »
vous définissait mieux que toute autre chose. L’Histoire participait autant de cette terre que
l’humus lui-même, et tous les Holland portaient chevillée au cœur leur appartenance à ce pays.
En tant que petite dernière de la fratrie, elle avait souvent eu le sentiment de ne pas avoir sa place
au sein de l’exploitation familiale. Jack était le maître de chai, le chimiste surdoué, capable de
disserter des heures durant de levures et de fermentation, et il fallait qu’on le supplie pour qu’il
s’arrête. Pru, elle, était la viticultrice, arpentant le domaine d’un pas lourd, robuste comme un
défenseur de seconde ligne. Quant à Honor… eh bien, Honor régentait tout le reste. A peine
s’arrêtait-elle pour respirer. Chaque décision lui revenait, qu’il s’agisse de regarnir les rayons de la
boutique, de démarcher les distributeurs ou de participer à une opération caritative. Elle assumait
avec brio toute la partie commerciale et marketing de l’exploitation.
Faith, elle, était l’enfant sans place définie, la seule qui n’avait pas axé ses études sur la
viticulture. Tout le monde n’a pas l’étoffe d’un chef d’exploitation viticole…
Elle venait jouer là, quand elle était petite. Elle s’asseyait dans la vieille grange en pierre et
prétendait que c’était sa maison. Elle organisait des goûters avec des amis imaginaires, construisait
des cabanes pour les fées et, allongée sur l’herbe, à l’abri des rochers, contemplait le ciel bleu en se
demandant si elle pourrait un jour apprivoiser un faucon ou un faon. Cet endroit lui paraissait
tellement magique, en ce temps-là, qu’il lui semblait parfois entendre le pas feutré d’un Hobbit ou
d’une licorne. De toutes les parties du domaine, champs, vignobles, bois et cascades, celle-ci avait
toujours été la plus chère à son cœur.
Et aujourd’hui, enfin, elle allait pouvoir apporter sa pierre à l’édifice Holland. C’était un
sentiment réconfortant. Elle avait beau être la plus jeune de la famille, elle aussi portait cette terre
inscrite dans son âme.
Blue lui donna un coup de museau dans la main et lâcha la balle de tennis qu’il tenait dans sa
gueule.
— Encore ?
Il ne répondit pas ; ses yeux fixés sur elle l’exhortaient à lancer la balle à l’intérieur du bois.
Elle s’exécuta.
— Allez, va chercher !
Elle avait passé la matinée à la bibliothèque, à prendre des mesures, des notes et des photos du
jardin, lequel s’ouvrait sur l’aile consacrée à la littérature jeunesse. C’était un joli endroit, et elle
avait bien l’intention d’en faire quelque chose de magnifique. Des arbres à fleurs (elle s’était déjà
lancée dans quelques subtiles manœuvres auprès du pépiniériste, dans le but d’obtenir quelques dons
de sa part), une allée sinueuse, une fontaine, parce qu’elle aimait entendre l’eau jaillir (comme tout le
monde, non ?) Et puis, au centre, une composition spéciale, même si l’idée n’était pas encore claire
dans sa tête. Avant de prendre une décision, il lui fallait d’abord passer du temps dans ce lieu pour en
capter l’énergie vitale. L’un de ses clients à San Francisco ne manquait jamais de se gausser d’elle
parce que, avant de concevoir un projet, elle commençait toujours par s’allonger par terre à l’endroit
précis où il devait être mis en œuvre. N’empêche que le client en question continuait à faire appel à
ses services, preuve que son système fonctionnait !
Rien que dans la matinée, elle avait rencontré une douzaine de personnes de sa connaissance :
Lorelei, qui tenait la boulangerie sur la place ; Theresa DeFilio, une ancienne camarade d’école, à la
tête de son cortège d’enfants qui la suivaient tels de jolis canetons à tête brune ; son ancienne
enseignante de l’Ecole du dimanche, Mme Linqvist, qui réussissait encore aujourd’hui à lui donner
mauvaise conscience ; l’épouse de l’entraîneur de football ; l’infirmière qui assistait Jeremy à son
cabinet médical.
Quant à Jeremy lui-même, elle devait le revoir demain soir.
De nouveau, elle prit une profonde inspiration et, comme toujours, le doux parfum qui
n’appartenait qu’à l’air des Finger Lakes — herbe et raisin — l’apaisa. C’était l’odeur de son terroir.
Blue était revenu, mais il la dépassa comme une flèche en lançant de joyeux jappements étouffés
par la balle qu’il tenait dans sa gueule.
— Salut, Faith, entendit-elle.
— Pru ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Ma foi, je me suis dit que j’allais jeter un coup d’œil à la grange, histoire de voir ce que tu
fabriquais de beau.
Elle lança la balle en direction des bois.
— Il était temps que papa te donne son feu vert. Voilà des années que tous les autres domaines
accueillent des banquets de noces, par exemple.
Pru ôta son chapeau et passa la main dans ses cheveux poivre et sel.
Elles restèrent quelques instants silencieuses, toutes deux sensibles à l’étrange solennité de cette
journée grise, et belle pourtant.
Ce fut Faith qui rompit le silence :
— Comment vas-tu, Pru ? Je te trouve un peu déprimée, en ce moment.
Sa sœur poussa un soupir.
— Bah, je ne sais pas… C’est peut-être la fatigue, rien de plus. Les vendanges hâtives et tout le
reste… Papa me rend chèvre, comme d’habitude.
Elle jeta un regard à sa sœur et enchaîna : — Et puis… ces temps-ci, avec Carl, j’ai l’impression
d’évoluer en permanence dans un film érotique. Un marathon de sexe non-stop.
— C’est très excitant, dis donc !
Mais Faith se reprit en voyant la tête que faisait Pru.
— Pas tant que ça, peut-être…
— Au début, c’était juste des allusions… Du genre, est-ce que ça me plairait de me faire épiler le
maillot ou est-ce qu’on pourrait se dire des cochonneries au lit ? Et puis…
A la grande horreur de Faith, les yeux de Pru s’emplirent de larmes.
— Et merde ! Toute cette histoire de redonner du piment à… Tu connais la chanson ? Celle que
chante ce garçon super craquant ?
— Oui, je la connais, acquiesça Faith, la mine sévère.
— Comment il s’appelle, déjà ?
— Justin Timberlake.
— C’est ça ! Justin Timberlake. Tu sais… « Bring sexy back », ou un truc dans le genre. Moi,
j’ignorais que notre vie sexuelle avait perdu son piment. Et maintenant Carl veut que je sois plus
inventive. « Inventive », il n’a plus que ce mot-là à la bouche. Tu sais ce qu’il m’a rapporté du
Costco, la semaine dernière ? Huit bombes de crème Chantilly. Huit !
— Oui, ça fait beaucoup.
Penser à faire une croix sur les produits laitiers…
— Le problème, c’est que tout ce cirque produit l’effet inverse sur moi. C’est comme si l’ouragan
d’amour que j’éprouvais pour lui s’était réduit à un petit crachin, tout ça parce que la bonne vieille
simplicité de notre sexualité conjugale ne lui suffit plus ! Sans compter que l’autre jour Abby nous a
surpris en pleins ébats en rentrant du lycée et que depuis elle ne me parle plus. La semaine dernière,
j’ai passé une mammographie…
Faith leva brusquement la tête.
— Tout va bien ?
— Très bien. Mais imagine : je m’en faisais une joie. Comme si c’était pour moi une petite
parenthèse de liberté. Plus besoin de dire des cochonneries, de porter des sous-vêtements
affriolants…
— Oh ! ma pauvre…
— … ou de m’occuper des gosses. Papa n’était pas là non plus pour me bombarder de questions,
et je n’avais plus Honor sur le dos. Comme l’équipe médicale avait pris du retard, j’ai attendu en
peignoir dans la salle d’examen en feuilletant un magazine. Ça faisait des siècles que je n’avais pas
passé un aussi bon moment… Même quand j’avais le sein aplati par la machine, je disais à la
technicienne : « Non, non, ne vous en faites pas, prenez votre temps », et je le pensais vraiment.
— Pru…
Faith attira sa sœur dans ses bras, et Blue, tout haletant, se joignit à sa tentative de réconfort,
insinuant son museau entre elles avec force gémissements.
— Ma pauvre chérie… Tu aurais peut-être besoin de t’éloigner quelque temps du domaine.
— Ça, je le sais, Faith ! Mais c’est impossible. D’abord, il y a les vendanges qui vont nous
occuper sept jours sur sept jusqu’à la fin de la saison, ensuite ce sera les vendanges de glace, puis les
fêtes… Franchement, pourquoi Jésus est-il né en décembre ? Le mois de mars, ça aurait été beaucoup
mieux !
— Tu sais, Pru, ce qu’il faudrait, c’est que tu puisses souffler quelques jours loin d’ici. Seule.
C’est tout à fait faisable, tu sais… Je m’occuperai de véhiculer Abby partout où ce sera
nécessaire, je préparerai les repas pour tout le monde… Je t’assure, Pru.
Sa sœur redressa les épaules, s’essuya les yeux au revers de sa manche et se mit à gratter Blue
derrière les oreilles.
— C’est gentil, Faith. Mais je ne peux pas.
— Si, tu peux. C’est toi qui choisis de ne pas le faire. Je t’en prie, ne joue pas les martyres en te
sacrifiant…
— Arrête ! On croirait entendre une Californienne pur jus. Et se sacrifier, c’est la devise de notre
famille, tu le sais bien.
Elle s’essuya de nouveau les yeux.
— Bon, changeons de sujet. Montre-moi plutôt ce que tu as en tête pour la grange. Allez, vite, vite
! Je n’ai pas toute la journée, moi !
— D’accord.
Faith la conduisit dans le bois. Le chemin était envahi par la végétation, mais il subsistait malgré
tout. Un écureuil les réprimanda vertement du haut d’une branche ; l’odeur de la pluie s’était
renforcée. Blue trottait en tête, tout joyeux.
— Ça faisait des années que je n’étais pas venue ici, dit Pru, qui fermait la marche. Sûrement
parce que j’ai toujours trop à faire.
— Tu te souviens de la grange ?
Faith retint une branche pour qu’elle ne vienne pas fouetter sa sœur en pleine figure.
— Pas vraiment, non.
— Nous y voici…
Devant elles se dressaient des ruines qui ne ressemblaient plus à grand-chose : les murs en pierre
de l’ancienne bâtisse, construite au début du XIXe siècle et détruite par un incendie sous la
présidence de Teddy Roosevelt. La toiture et l’intérieur étaient partis en fumée, ainsi que les vantaux
de bois, laissant à leur place une ouverture béante en façade.
Faith entra, Pru sur ses talons.
— Ouf…, souffla cette dernière.
Le plancher avait été colonisé depuis longtemps par la mousse et les hautes herbes, et le lichen
tapissait la roche des murs. Mais le plus beau de tout, dans l’esprit de Faith en tout cas, c’était que le
mur qui faisait face au lac s’était entièrement écroulé, ouvrant l’espace sur une vue à couper le
souffle. En raison de l’escarpement prononcé des collines, on apercevait les cimes des arbres. Au-
delà s’étendaient les vignes, les bâtiments blancs de Blue Heron — la Maison Neuve, la salle de
dégustation, les caves où les vins vieillissaient en cuves et en fûts —, au-delà encore, d’autres
champs et d’autres bois, et en bout d’horizon rien de moins que le Keuka, le fameux « lac tordu ».
— Comment vois-tu les choses ? l’interrogea Pru.
— Eh bien, on peut accueillir environ soixante-quinze personnes dans la grange. Je vais faire
aplanir le sol, mais en conservant l’herbe, peut-être. Ensuite, tout au bout, nous construirons une
terrasse suspendue, de façon à pouvoir s’y tenir comme à la proue d’un navire, à trois, cinq ou même
six mètres du sol. Bien sûr, il faudra peut-être ôter un ou deux arbres pour dégager la vue.
— Et en cas de pluie ?
— Ah, c’est justement le côté magique du projet ! Il existe des matériaux de toiture transparents.
Si papa voulait vraiment donner dans le luxe, nous pourrions même avoir un système de toit
coulissant, en fonction des saisons et de la météo. Une cheminée à l’intérieur, pour l’ambiance, une
petite terrasse en pierre ici, pour les cocktails. Ce ne serait pas magnifique ? On danserait sous les
étoiles, suspendu dans les airs, cerné par toute cette beauté…
Elle se tourna vers sa sœur.
— Alors, qu’en dis-tu ?
— Impressionnant. Tu es sûre que tu peux faire un truc pareil ?
— Mais oui ! J’aménagerais une aire de parking à l’arrière, sur la crête, j’élargirais le chemin, je
remplacerais les vantaux… Les gens arriveraient par ici et wouah ! Effet magique garanti.
— Un parking ? releva Pru avec une moue dubitative. Et pour la cuisine ? L’électricité ?
— J’ai parlé à la chargée de l’urbanisme de Manningsport pour le permis de construire ; elle ne
voit aucun obstacle. Il nous faudra simplement creuser une tranchée, poser des canalisations en PVC,
tirer l’électricité depuis la route. Et, pour l’eau, il se pourrait bien que le vieux puits soit encore en
état de servir. Et là-bas… Tu vois cette zone ? C’est là que se trouvait la cabane où l’on trayait les
vaches. On pourrait y installer la cuisine.
Si le projet fini ressemblait un tant soit peu à ce qu’elle avait en tête, le résultat serait
extraordinaire, l’une de ses réalisations les plus complexes à ce jour en tant qu’architecte
paysagiste… Et puis, la reconversion de ce terrain, celui où elle avait joué enfant, serait sa pierre à
l’édifice familial.
— Tu crois que ça plaira à papa ?
— Papa ? Faith, il aimerait le Superdome, si ça te faisait rester chez nous ! Et moi, je suis déjà
conquise.
Pru lui passa un bras autour du cou.
— C’est maman qui serait fière.
Faith sentit son cœur se serrer. Peut-être qu’un jour ces mots-là ne lui feraient plus aussi mal…
La pluie qui avait menacé jusque-là se mit à tomber doucement.
— Allez, Faith, viens. Je te ramène. Mon pick-up est garé devant le cimetière.
A mi-chemin entre l’ancienne grange et les bâtiments du domaine se trouvait le cimetière familial
où reposaient sept générations de Holland, du soldat qui avait combattu aux côtés de George
Washington à la bataille de Trenton jusqu’à la tombe la plus récente : celle de leur mère.
Prudence ôta quelques fleurs fanées de la pierre tombale.
Constance Verning HOLLAND, 49 ans.
Epouse, mère et fille bien-aimée.
Toujours un sourire venu du cœur.
— Tu viens parler à maman, quelquefois ?
Faith cligna les yeux et préféra mentir.
— Oui, bien sûr.
— Moi aussi. Et papa y vient tout le temps, bien entendu.
Pru se redressa.
— Merci de m’avoir écoutée.
— Tu plaisantes ! Les sœurs sont là pour ça.
A cet instant, le portable de Pru se mit à sonner. Elle regarda l’écran et appuya sur une touche.
— Salut, Levi… Qu’est-ce qui se passe ?
En en tendant ce prénom, Faith sentit sa peau fourmiller. Il faudrait bien qu’elle s’y fasse,
pourtant. Ce type était partout.
— Elle a fait quoi ? Où ça ? Elle n’a rien ? D’accord ! D’accord ! OK, je suis là dans dix
minutes.
Pru était devenue pâle comme un linge.
— Il est arrivé quelque chose ? s’enquit Faith avec angoisse.
— C’est Abby. Elle s’est amusée à sauter du haut de la cascade. Ivre. Avec deux garçons.
Pru avait l’air sonnée.
— Elle va bien, mais Levi les a emmenés au poste tous les trois. Tu veux bien prendre le volant ?
Je ne me sens pas en état de conduire.
Quelques minutes plus tard, toutes deux arrivaient au minuscule poste de police. Abby était assise
devant le bureau de Levi, les yeux pleins de larmes et de défi. Dieu merci, elle avait l’air indemne.
Levi était là, lui aussi, ainsi qu’Everett Field, à qui Faith avait servi de baby-sitter quand il était
petit. Aucun signe des deux garçons.
Pru se précipita sur sa fille.
— Tu vas bien, ma chérie ? Tu es folle ou quoi ? Je n’en reviens pas que tu aies pu faire une
chose aussi stupide !
— Folle ? Tu me traites de folle ? s’insurgea Abby. Parce que c’est moi, peut-être, qui fais une
fixette sur les porte-jarretelles ? C’est papa et toi, les fous !
Un gloussement difficilement réprimé s’éleva du côté d’Emmaline, qui était dans la classe au-
dessus de celle de Faith, au lycée.
— Abby, cela n’a rien à voir ! Une mineure qui boit et se livre à des jeux stupides, dangereux
avec des garçons, ça c’est autre chose ! Je te croyais plus maligne que ça, Abby !
Faith jeta un coup d’œil à Levi. Les bras croisés sur son torse, la mine légèrement renfrognée, il
était très intimidant. Si jamais il décidait de contracter ses biceps, il allait faire craquer sa chemise,
se dit-elle. Mon Dieu, comment cette pensée avait-elle bien pu lui traverser l’esprit à cet instant ?
Derrière lui, Everett Field essayait de prendre la même pose que son chef, mais l’effet produit
n’était pas tout à fait le même. Everett lui sourit et lui fit un petit coucou de la main puis, se souvenant
qu’il représentait la loi, reprit son air taciturne.
D’après Levi, Adam Berkeley et Josh Deiner avaient réussi à persuader Abby de leur montrer la
cascade située sur le domaine des Holland. Josh ayant apporté un pack de bières, c’était lui qui se
trouvait en plus mauvaise posture, ainsi que l’employé du magasin de vins et spiritueux qui n’avait
pas demandé à voir sa carte d’identité. Tous trois avaient bu deux bières chacun avant de sauter dans
l’eau, du haut du rocher. En bas, ils avaient nagé et fait les fous. Un randonneur égaré était tombé sur
eux par hasard et, devinant qu’ils étaient mineurs, avait prévenu la police. En arrivant sur les lieux,
Levi leur avait flanqué une peur de tous les diables.
— Je crois que je vais vomir, marmonna Abby.
Du pied, Levi poussa la corbeille à papier vers elle, sans que l’expression de ses traits ne varie
d’un iota.
— Tu sais bien que ton oncle Jack s’est cassé le bras, là-bas ! reprit Pru. Et je me demande bien
ce que tu comptais faire avec ces garçons !
— Pas coucher avec eux, si c’est à ça que tu penses ! répondit Abby. De toute façon, s’ils avaient
essayé de me toucher, je les aurais mordus !
— Tu es soûle !
Déconcertée, Pru se tourna vers Faith.
— Je n’arrive pas à y croire : ma petite fille est soûle !
— Et toi, tu ne penses qu’au sexe !
Levi intervint.
— La loi interdit la consommation d’alcool aux mineurs. Ta mère a raison, Abby. Deux garçons et
une fille dans cette situation, c’est stupide. Et cette gorge est dangereuse. Un randonneur s’y est brisé
la nuque, l’année dernière, et il nous a fallu des heures rien que pour le sortir de là. Il est paralysé à
vie.
Les yeux d’Abby se noyèrent de larmes.
— Tout le monde me déteste, marmonna-t-elle, avant de se mettre à vomir dans la corbeille à
papier.
Everett grimaça avec compassion.
— Je peux la ramener à la maison, Levi ? demanda Pru qui semblait avoir vieilli de dix ans.
— Bien sûr. Je passerai vous voir demain.
— Allez, viens, ma puce, dit Pru en dégageant les cheveux du visage de sa fille. On rentre. On
discutera de tout ça quand tu auras dessoûlé.
— Comme si toi, tu étais parfaite ! sanglota Abby. Tante Faith, tu n’as jamais fait de bêtises,
quand tu avais mon âge ?
Pour tout te dire, ma chérie, sur ce point je n’ai pas de leçons à te donner.
Se sentant devenir écarlate, Faith toussota en s’appliquant à ne pas regarder Levi.
— Bien sûr que si. Mais il y a bêtises et bêtises… Certaines peuvent te coûter la vie. Rentrons à
la maison. Tu vas bientôt pouvoir découvrir les joies de la gueule de bois.
Abby coula un regard vers Levi.
— On ne va pas m’arrêter ?
— Rentre chez toi, Abby. Vous écoperez tous les trois de quelques heures de travail d’intérêt
général. Mais que je ne te reprenne plus à faire ce genre de chose, compris ? Ce Josh Deiner n’est
pas un garçon fréquentable.
— D’accord, marmonna-t-elle, les joues ruisselantes de larmes. Désolée… Je suis désolée,
maman.
— Allez, viens. Ton père va piquer une crise, tu sais…
Cette dernière remarque provoqua un regain de sanglots. Faith soupira et empoigna le sac à dos
de sa nièce.
— J’ai été ravi de te revoir, murmura Everett, le visage béat, lorsqu’elle passa à côté de lui. Ça
te dirait qu’on aille boire un verre, un de ces quatre ?
— Euh… non. Enfin, si… si, bien sûr, en amis, histoire d’échanger des nouvelles. J’ai été ta
baby-sitter, je te rappelle.
Elle afficha un sourire résolu.
— Tu sais, Faith, je pensais à toi quand je…
— Ça suffit, Everett.
Levi avait parlé d’une voix calme.
— Compris, chef ! Désolé, chef !
Everett se tourna de nouveau vers Faith.
— Tu es superbe.
Il rougit, et elle ne put s’empêcher de sourire. Mais la voix de Levi la fit sursauter.
— Faith…
— Oui ?
— Fais la leçon à ta nièce. Manifestement, elle t’adore.
Tiens, pour la première fois depuis bien longtemps, on aurait dit qu’il éprouvait pour elle autre
chose que du mépris. Curieusement, Faith sentit ses genoux trembler.
— Entendu. Merci, Levi.
L’espace d’un tout petit instant, elle oublia que cet homme avait fait capoter son mariage et
poussé l’homme qu’elle aimait à révéler au grand jour son homosexualité.
10
Le jour du mariage, le soleil brillait sur le lac, vernissant sa surface d’un bleu presque trop
intense pour les yeux. Sur le trajet de la limousine depuis le sommet de la Colline jusqu’à la place du
village, chacun des arbres et chacune des fleurs semblaient au comble de leur beauté. Faith portait
une robe de princesse dont le buste moulant brodé de perles chatoyait à la lumière et projetait des
éclairs irisés dans l’habitacle. Les superpositions de tulle de la jupe formaient une corolle si
bouffante qu’elle en dissimulait presque Abby, qui babillait d’excitation. Prudence était très belle,
débarrassée pour une fois de sa tenue de travail. Honor et elle étaient en rose, la couleur préférée de
Faith, et Colleen, en sa qualité de témoin de la mariée, arborait une robe d’un rose légèrement plus
soutenu. Faith n’ayant pas voulu choisir entre ses sœurs, c’était Colleen qui avait décroché le
pompon.
Leur père les regardait, les yeux humides d’émotion.
— Les filles… Vous êtes magnifiques.
Faith se rendit soudain compte qu’elle serrait son bouquet de toutes ses forces. Non qu’elle fût
nerveuse. Enfin si, un peu, mais pas à l’idée d’épouser Jeremy, bien sûr que non ! Ce n’était sans
doute que l’effet d’un trac bien naturel. Il y aurait tout de même trois cents personnes à l’église… Dès
qu’elle apercevrait Jeremy, toute sa nervosité s’envolerait, elle en était certaine.
Il l’avait appelée la veille au soir pour l’informer que, Levi ayant été retardé à Atlanta, il les
rejoindrait directement à l’église. Mais pas d’inquiétude son témoin serait là, et à l’heure.
— Tant mieux, avait-elle répondu.
A vrai dire, elle n’aurait vu aucun inconvénient à ce que Levi reste bloqué là où il se trouvait et
rate le mariage ; elle ne l’avait pas revu depuis l’époque du lycée et n’était guère pressée de le
croiser de nouveau, lui et l’air plein d’ennui et de condescendance qu’il lui réservait. Mais ces
enfantillages n’étaient plus de mise entre eux, aujourd’hui. Elle s’apprêtait à devenir la femme de son
meilleur ami.
— Je me réjouis de le revoir, avait-elle ajouté.
Voilà qui lui ferait marquer des points supplémentaires pour « attitude positive ». Elle refusait de
laisser une seule pensée négative la perturber, à la veille de son mariage !
Jeremy n’avait rien répondu.
— Chéri ? avait-elle murmuré. Tu es toujours là ?
— Je tenais simplement à te dire que devenir ton mari a toujours été mon vœu le plus cher, avait-
il alors articulé d’une voix rauque d’émotion.
— Oh ! Jeremy… Je t’aime tant !
C’était à cela, uniquement à cela, qu’elle devait penser en cette splendide matinée de juin. Pas à
l’angoisse qui lui nouait l’estomac, angoisse peut-être due à l’absence de sa mère. Toutes les filles
souhaitent avoir leur maman auprès d’elles le jour de leur mariage, pour s’exclamer de joie, verser
quelques larmes… et, le cas échéant, pour qu’elle puisse les rassurer.
Quelque chose, pourtant, la taraudait depuis un obscur recoin de son subconscient.
Ah non ! Non, non et non ! Elle était la femme la plus chanceuse du monde, et de loin. « Devenir
ton mari a toujours été mon vœu le plus cher. » Ce genre de paroles avait une telle valeur qu’elle
aurait pu les enfermer dans un coffre à la banque ! Il ne pouvait rien arriver de mauvais, quand un
homme vous faisait une déclaration comme celle-là. C’était de l’or conjugal !
La limousine se gara devant la Trinité, l’église luthérienne en pierre que les Holland fréquentaient
depuis des générations, et les touristes qui flânaient sur la place s’arrêtèrent pour les regarder
descendre.
— Vous êtes magnifique ! lui cria une femme.
Le photographe déclencha son appareil lorsque Faith se pencha pour embrasser Abby, photo qui
remporterait plus tard dans l’année un prix national.
Puis, tandis que Colleen redonnait du bouffant à sa robe, Faith entra dans l’église au bras de son
père, afin de s’unir à l’homme qu’elle aimait d’un amour sans faille depuis le jour de leur première
rencontre, ce jour où, tel un héros de cinéma, il l’avait portée jusqu’à l’infirmerie, inconsciente, dans
ses bras robustes. Certes, présentée ainsi, l’évocation semblait quelque peu sinistre, mais en réalité
la scène s’était déroulée dans une ambiance totalement différente. Cela avait été merveilleusement
beau et romantique. Du moins d’après ce qu’on lui avait raconté.
Jeremy l’attendait devant l’autel, superbe et viril dans son frac. Il souriait à quelqu’un, peut-être à
l’un de ses patients, puisque dès son installation la moitié de la ville s’était pressée à son cabinet
sans se soucier qu’il fût frais émoulu de l’internat. Levi était là également ; il faisait plus âgé dans
son uniforme. Il était moins grand que Jeremy, et ses cheveux formaient des épis sur le devant. Ses
traits étaient sombres : son long voyage devait l’avoir fatigué. Mais cela aurait été quand même
appréciable qu’il se fende d’un sourire, ne put-elle s’empêcher de penser. On célébrait un mariage,
après tout, et il affichait une tête d’enterrement !
Le Canon de Pachelbel se mit à résonner dans l’église, et Pru fit demi-tour pour repartir dans
l’allée centrale et Honor, dans un geste qui ne lui ressemblait pas du tout, l’étreignit.
— Je t’aime, murmura-t-elle avant de la laisser, suivie par Colleen et Abby.
Alors Pachelbel se tut, et la marche nuptiale retentit.
Le rythme cardiaque de Faith entama un triple galop. Elle tenta de se concentrer sur Jeremy, un
sourire se dessina sur son visage… mais rien n’y faisait. Elle avait l’impression que quelque chose…
que quelque chose clochait.
C’est de la nervosité, rien de plus.
On aurait dit que la ville tout entière s’était rassemblée là et avait les yeux braqués sur elle : le
Dr Buckthal, son neurologue, et sa femme. Theresa DeFilio, l’une des filles les plus gentilles du
lycée, un bébé calé sur son épaule et un séduisant mari à son côté. Jessica Dunn, en train de bâiller.
Laura Boothby, qui avait créé les magnifiques compositions florales qui l’accompagnaient en ce
jour exceptionnel. Ted et Elaine, radieux. Connor O’Rourke. Mme Johnson et Jack, au premier rang.
Il y avait tellement de monde… Beaucoup trop, non ?
Lorsque le révérend White demanda qui donnait cette femme en mariage, son père répondit : —
Sa mère et moi.
Et la beauté douce-amère de ces paroles arracha un soupir à toute la congrégation.
Les larmes aux yeux, son père l’embrassa, serra la main de Jeremy, puis se pencha pour lui
donner l’accolade.
— Prends bien soin de ma petite fille, lui recommanda-t-il avant de gagner sa place.
Jeremy avait les mains moites.
— Tu es très belle, murmura-t-il à Faith.
Elle vit son regard filer soudain vers un point situé au-dessus de sa tête.
Lui n’était pas nerveux. Il était carrément terrifié.
Quelque chose de flou enveloppa alors Faith, quelque chose d’assez similaire à ces auras qui
précédaient ses crises, et cependant la sensation n’était pas tout à fait la même. Elle entendait sa
propre respiration au lieu des paroles du pasteur, au lieu des lectures — l’une donnée par Jack,
l’autre par Anne, une cousine de Jeremy. La cérémonie semblait s’étirer interminablement. Cela ne
lui avait pourtant pas paru aussi long, lors de la répétition. Et là, c’était le mariage le plus long de
tous les temps ! Comment se faisait-il qu’ils n’aient pas encore échangé leurs alliances ?
Incapable de regarder Jeremy, elle fixa son attention sur les lecteurs, sur le révérend White, sur
son bouquet. Il s’agissait peut-être bel et bien d’une crise d’épilepsie, finalement… Elle tenta de
forcer son cerveau défaillant à fonctionner correctement, à graver chaque détail de ce moment unique
dans sa mémoire. « Profite à fond de cette journée », c’était ce que tout le monde lui avait dit. Mais
elle se trouvait au bord d’une crise d’épilepsie… Elle avait pourtant suivi religieusement son
traitement. Pas une seule crise en trois ans.
Non, je vous en supplie ! Pas ça, pas maintenant.
La crise ne survint pas, mais le pressentiment d’une catastrophe imminente s’abattit sur elle
comme une chape de plomb.
Le pasteur dissertait à présent sur le mariage et sur la gravité de l’engagement que prenaient deux
êtres désireux de s’unir pour la vie, mais elle n’arrivait pas à se concentrer sur ses paroles. Tout ce
qu’elle voulait, c’était prononcer son consentement et devenir la femme de Jeremy. Elle voulait lui
jurer de l’aimer jusqu’à son dernier souffle, car c’était exactement ce qui se passerait. Jeremy était
l’homme de sa vie. Encore quelques minutes et ce serait officiel, mais par pitié qu’on en finisse ! Ne
pouvait-on appuyer sur la touche « avance rapide » pour arriver au moment où les gens leur
lanceraient des poignées de riz blanc ?
Le révérend White termina enfin son laïus. Il balaya la congrégation du regard, et Faith l’imita.
Elle vit toutes ces têtes souriantes, son père éclatant de fierté, ses grands-parents aux anges. Ça y
était presque… Ça y était presque… Elle se tourna vers Jeremy. Il avait le visage luisant de sueur ;
de ses mains chaudes et moites, il serrait les siennes de toutes ses forces.
— Avant de passer à l’échange des consentements, dit le pasteur, quelqu’un dans l’assemblée a-t-
il une raison de s’opposer à la célébration de ce mariage ? Si oui, qu’il se manifeste maintenant ou se
taise à jamais.
Le cœur de Faith cognait si fort qu’elle avait l’impression d’entendre chaque pulsation.
Personne ne soufflait mot.
Le révérend sourit et voulut poursuivre :
— Je m’en doutais. Dans ce cas…
— Jeremy…
A peine un murmure — on aurait pu croire que personne n’avait parlé —, mais Faith vit Jeremy
tressaillir.
C’était Levi.
— Jeremy… allez…
Quoi ? Que voulait-il, celui-là ? Il avait l’air si solennel dans son uniforme. Si… autoritaire.
Pourquoi n’était-il pas resté coincé pour de bon à Atlanta ?
Jeremy respirait à présent avec peine. Le voile de transpiration s’accentua sur son visage, des
perles de sueur se formèrent sur son front. Il s’humecta les lèvres, déglutit, puis ouvrit la bouche pour
parler.
— Non, murmura-t-elle.
— Faith…
Il lui broya les mains.
Elle se força à lui sourire.
Son regard, ce regard qui jusqu’à ce jour ne l’avait jamais contemplée qu’avec bienveillance, son
beau regard était ravagé de souffrance.
— Ma chérie, je… il faut que je te parle.
Un murmure s’éleva dans toute l’église et, du coin de l’œil, Faith vit son père interdit, et Elaine
— Elaine qui l’aimait comme sa propre fille — agripper le bras de son mari.
Elle avait les jambes qui tremblaient, mouvement qui s’imprimait à sa robe, faisant frémir la
corolle vaporeuse.
— Jeremy, attendons la fin de la cérémonie, le supplia-t-elle tout bas.
— Y a-t-il un problème ? s’enquit le révérend White, dont les sourcils broussailleux se
rejoignaient sous l’effet de la perplexité.
— Non ! répondit-elle d’une voix brisée.
Oh ! Seigneur, elle allait s’évanouir…
— Non, aucun problème.
Jeremy déglutit de nouveau, les yeux remplis de larmes.
— Faith…, répéta-t-il.
Cette fois, elle sentit ses genoux se dérober pour de bon.
— Allons-y, leur ordonna alors Levi, en la prenant par le bras. Venez en bas, tous les deux.
Il dut pratiquement la porter ; le poids de sa traîne la tirait en arrière. Jeremy leur emboîta le pas.
Il y avait un escalier, juste à côté de l’autel.
— Mais enfin qu’est-ce que vous fabriquez ? demanda Pru, tandis que les murs répercutaient les
murmures stupéfaits des invités.
Tous trois descendirent l’escalier ; son bras était pris dans la poigne d’acier de Levi. Cet homme
était un tyran. Il détruisait tout.
— Jeremy, dit-elle d’une voix étranglée, jetant un coup d’œil derrière elle.
Mais Jeremy évita son regard.
D’une poussée, Levi ouvrit la porte en bas des marches. Le sous-sol de l’église était sombre ; il y
régnait une odeur de craie. Quatre ou cinq chaises pliantes en métal étaient regroupées dans un coin.
Pour une séance d’étude de la Bible, une réunion des Alcooliques Anonymes ou autre…
Levi lui lâcha enfin le bras et entraîna Jeremy à l’écart, la laissant seule.
— Mais qu’est-ce qui se passe, ici ?
Dieu merci, c’était son père, et puis Colleen, ses sœurs, Jack et les parents de Jeremy. Son père
s’approcha d’elle, glissa un bras autour de sa taille, et elle se laissa aller contre son épaule.
— Tu es en train de gâcher leur mariage, Levi !
Exactement ! Ce type était censé être le témoin du marié, pas l’empêcher de se marier !
Comment osait-il ? Elle ne l’avait jamais aimé. Trop… secret. Trop sûr de lui. Lui non plus ne
l’avait jamais aimée, elle le savait, encore moins après ce stupide et unique baiser, à la cascade.
— Une seconde, dit Levi d’une voix forte.
Jeremy et lui étaient en plein conciliabule, la voix de Jeremy complètement affolée, celle de Levi
plus grave, plus calme. Puis Jeremy acquiesça ; Levi lui serra brièvement l’épaule, hocha la tête et se
retourna vers le petit groupe.
— Jeremy et Faith ont besoin de s’entretenir un moment, seul à seule.
Ses yeux se posèrent non pas sur Faith, mais sur M. et Mme Lyon.
— Oh…, fit alors Elaine d’une voix très douce, trop douce. Oh ! Mon Dieu…
Son père s’avança :
— Faith ? Veux-tu que nous restions ?
Elle regarda Jeremy, Jeremy qui l’aimait. Qui lui avait téléphoné la veille au soir pour lui dire
que son vœu le plus cher était de devenir son mari.
— Ça ira, papa.
— Je suis de l’autre côté de la porte. En cas de besoin, appelle-moi.
Le petit groupe repartit, lentement, d’un pas incertain, en jetant des regards en arrière. Alors,
Faith se laissa choir sur une chaise métallique ; Jeremy prit place en face d’elle. Et Levi — que le
diable l’emporte ! — s’éloigna de quelques pas et alla se planter les mains derrière le dos, les yeux
rivés au sol, aussi expressif qu’un mur de pierre.
— Faut-il vraiment qu’il reste ? demanda-t-elle.
— Je… je préférerais qu’il soit là, murmura Jeremy. Si ça ne t’ennuie pas.
Elle plongea ses yeux dans les siens, si sombres à présent qu’ils en étaient presque noirs, ses
yeux qui exprimaient d’habitude la joie de vivre. Sourire semblait être si naturel chez lui…
Mais, pour l’heure, il ne souriait pas. Faith avait du mal à respirer. La fin du monde était proche,
c’était une évidence.
— Faith, commença-t-il d’une voix douce et brisée, je veux que tu saches que je t’aime
sincèrement, immensément…
Il prit une inspiration et regarda par terre.
— … mais je ne peux pas t’épouser.
— Mais pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix aiguë. Tu es malade ? Ça m’est égal, je resterai à
tes côtés, c’est ça le mariage, dans la maladie et dans la…
Il releva la tête et la regarda droit dans les yeux.
— Je suis homosexuel.
Ces trois mots semblèrent flotter autour d’elle durant quelques secondes avant de pénétrer son
cerveau. Elle inspira tant bien que mal, rejeta la tête en arrière et voulut parler. Il lui fallut s’y
reprendre à plusieurs reprises. Sa bouche produisait d’étranges petits bruits, ses lèvres n’arrivaient
pas à former des syllabes intelligibles.
Au bout du compte, elle parvint à s’écrier :
— C’est faux ! Tu mens !
— Je suis tellement navré.
Il avait l’air si… âgé, tout à coup…
— Tu n’as pas à être navré, Jeremy ! Non ! Parce que c’est faux ! Ce n’est pas vrai. C’est
impossible.
Il resta un instant silencieux, abîmé dans la contemplation du sol, les mains mollement jointes, ses
belles mains de médecin. A cet instant, il aurait dû y avoir une alliance à l’annulaire de sa main
gauche. Oui, elle aurait dû y être, si Levi n’avait pas cru bon d’intervenir !
Jeremy inspira à fond.
— Je ne… j’étais dans le déni et j’ai réellement cru que je pourrais… Je veux dire que pendant
longtemps je ne l’ai pas su. Crois-moi, Faith, je l’ignorais. Je me disais que ces sentiments-là
finiraient par disparaître et, quand j’étais avec toi, tu représentais la preuve que je n’étais pas…
— Arrête ! Tais-toi, Jeremy ! Mon Dieu…
Elle en était maintenant à l’hyperventilation.
— Tu… tu n’es pas gay.
Elle se força à inspirer par le ventre pour recouvrer son calme.
— Tu as le pire goût qui soit en matière de vêtements. J’ai même dû t’apprendre à t’habiller !
Tu te souviens de ce jean qui t’allait si bien d’après toi ? Il était affreux ! Tu n’as aucune notion
de la mode. Sans moi…
— Faith, je…
— En plus, tu danses comme un pied ! Nous avons dû prendre six cours avant que tu arrives à
maîtriser les pas de base ! Et puis… et puis… et puis tu jouais au foot ! Tu étais très doué, même…
Tu jouais au foot, Jeremy ! Au poste de quarterback…
Il posa doucement les mains sur ses genoux, sur sa splendide robe. Son beau visage
resplendissant de bonheur avait pris une expression si tragique…
Il reprit d’une voix rauque :
— Je sais. Quand je t’ai rencontrée, j’ai pensé que tout allait se remettre en place dans ma tête.
Mon amour pour toi était vraiment sincère, Faith…
— Mais tu m’aimes toujours ! Ne parle pas de nous au passé ! s’écria-t-elle d’un ton suraigu.
Tu as dit que tu voulais être mon mari ! Tu me l’as encore dit hier soir au téléphone, Jeremy !
— Calme-toi, intervint Levi.
— Toi, la ferme ! Si tu dois rester ici, au moins tais-toi !
Levi baissa les yeux sans répliquer.
Elle prit une inspiration, puis plongea le regard dans celui de Jeremy.
— Tu m’aimes, je le sais, poursuivit-elle plus posément. C’est même ma seule certitude dans la
vie. Comment peux-tu me dire des choses comme ça ?
Elle ajouta plus bas :
— C’est Levi qui t’a fait des avances ou…
— Non, pas du tout ! Levi n’a rien à voir là-dedans. Je n’ai jamais eu de relation avec quelqu’un
d’autre que toi, Faith. Jamais.
— Eh bien, tu vois ? Donc, tu n’es pas gay. Enfin, Jeremy, on couche ensemble depuis la
deuxième année de licence !
Evidemment, à bien y réfléchir, un garçon qui affirme vous aimer, mais qui attend deux ans avant
de coucher avec vous…
— Faith, quand nous étions… ensemble, je devais… hum…
A cet instant, la porte s’ouvrit sur sa grand-tante Peg.
— J’ai juste besoin d’aller aux toilettes. Ne vous en faites pas, les enfants, je n’écouterai pas un
mot ! Faith, ma chérie, tu es absolument magnifique. Eh, mais… c’est Levi Cooper, n’est-ce pas ?
J’adore les hommes en uniforme ! Merci pour votre engagement, mon garçon.
— Euh… mais de rien. Merci pour votre soutien.
Bonté divine ! C’était assez loufoque pour être un cauchemar. D’ailleurs, c’en était certainement
un. L’intervention inopinée de sa grand-tante, Jeremy homosexuel… C’était forcément irréel !
Mon Dieu, je Vous en prie, faites que je me réveille dans mon lit et que tout ça ne soit qu’un
cauchemar. Faites que Jeremy et moi puissions nous marier. Je lui raconterai ce mauvais rêve, et
nous en rirons tous les deux. Je Vous en prie…
Sauf qu’il y avait les détails. L’odeur de craie, les chaises glacées.
Le reflet sur les chaussures de Levi, sa coupe réglementaire.
La tête courbée de Jeremy.
La grand-tante Peg qui ressortait des toilettes.
— On se retrouve là-haut ! lança-t-elle en agitant joyeusement la main.
Faith se tourna vers Jeremy.
— Que disais-tu ?
A sa grande surprise, elle entendit que sa voix était devenue dure, cinglante.
— Quand nous étions ensemble, tu devais faire quoi, Jeremy ?
Il grimaça.
— Il fallait que je pense à… à d’autres choses. Bien que je te trouve très belle et que…
— A quelles choses ? Il me semble que j’ai le droit de savoir… Quelles choses te fallait-il
imaginer ?
— Faith, commença Levi, ce n’est sûrement pas…
— La ferme, je t’ai dit ! Alors, quelles choses, Jeremy ?
Il avait l’air horriblement malheureux.
— Je suis obligé de penser… par exemple… à Justin Timberlake.
Alors là, c’était le bouquet !
— A Justin Timberlake ?
— Rock Your Body. Le clip.
Faith en resta quelques secondes bouche bée avant de se reprendre. Moqueuses, les paroles de la
chanson résonnaient dans sa tête. Et ce foutu sweater blanc à capuche qu’il portait dans le clip…
Mille pensées tourbillonnaient dans son esprit, sans qu’aucune ne se fixe durablement.
Confusément, elle pensa que son maquillage devait être complètement ravagé par les larmes. Le tissu
de sa robe la démangeait. Ils n’ouvriraient pas le bal tous les deux. Ils n’allaient pas se marier.
— Tu es vraiment gay ? chuchota-t-elle.
Jeremy croisa son regard et fit oui de la tête. Lui aussi avait les yeux pleins de larmes et, même si
c’était idiot, elle eut envie de le réconforter.
— Je pensais que je… que je ne l’étais pas. Je voulais une femme, toi, je voulais des enfants, je
voulais une vie comme celle de mes parents, mais je… Oui. Je suis gay.
Il se cacha les yeux de la main et baissa la tête.
La première fois qu’elle avait posé le regard sur lui, Faith avait su qu’il était unique, tendre,
merveilleux. Dès cette seconde, elle l’avait aimé. Il ne l’avait jamais, jamais déçue, ne lui avait
jamais rien reproché, ne lui avait jamais parlé méchamment, ne l’avait jamais considérée avec
mépris.
Jeremy Lyon était, par-dessus tout, un homme bon, infiniment bon.
A son corps défendant, elle tendit la main et caressa ses cheveux, coupés court pour l’occasion.
Il releva la tête : la peine qui se lisait sur son visage était si flagrante qu’elle en eut un coup au
cœur, ce cœur qu’il était en train de briser.
— Ce n’est pas grave, mon amour, murmura-t-elle. Tout va s’arranger.
— Je suis tellement, tellement désolé, Faith.
Il se pencha vers elle jusqu’à ce que leurs têtes se touchent, et ils restèrent ainsi une minute ou
deux — ou peut-être une heure. Jeremy pleurait. Elle entendait le bruit saccadé de sa respiration, le
bruit de ses propres sanglots.
La réalité de son avenir s’abattit soudain sur elle, un poids qui, de prime abord, lui parut presque
supportable. Son merveilleux mariage n’aurait pas lieu. Il n’y aurait pas de lune de miel à Napa, pas
de siestes coquines avec cet homme si beau. Pas de bambins à cheveux noirs courant à travers les
champs de Blue Heron… Oh ! ce poids commençait à lui écraser la poitrine ! Il n’y aurait pas de vie
avec Jeremy, le seul à avoir vu en elle quelque chose d’unique, de rare, de précieux.
Pour elle, il était la preuve qu’elle était pardonnée. A présent, il n’y avait plus rien. Il n’y aurait
jamais plus rien.
— Bon, dit-elle, je crois qu’on devrait annuler le mariage…
Il fit entendre un petit bruit à mi-chemin entre le rire et le sanglot, puis se leva de sa chaise et
l’attira contre lui. Elle l’étreignit de toutes ses forces, pressant son visage contre son épaule dure et
musclée, la gorge crispée d’un chagrin qu’elle refoulerait le plus possible pour ne pas briser Jeremy.
Elle l’aimait trop pour ça. Il était l’amour de sa vie.
— Je vais partir, lâcha-t-il d’une voix étranglée. Je… je vais déménager. Je ne resterai pas ici,
Faith. Je refuse de t’imposer ça.
Mais il était le médecin de leur petite ville. Ses parents lui avaient prêté de l’argent pour racheter
le cabinet du Dr Wilkinson. Elle, elle l’avait aidé à refaire la décoration de la salle d’attente, lui
avait offert des reproductions cultes de Norman Rockwell, avait rempli les formulaires d’abonnement
en ligne pour qu’il reçoive des revues. Au bout de six mois d’activité professionnelle, il envisageait
déjà d’engager une seconde infirmière tant sa clientèle était vaste.
Elle secoua la tête.
— Non. Tu n’iras nulle part. Ecoute… Ne faisons rien pour l’instant, d’accord ?
Elle avait du mal à respirer.
— Il n’y a qu’à… On en… on en reparlera plus tard.
Une onde de panique l’envahit, partant de ses pieds, progressant vers ses genoux, menaçant de
l’engloutir tout entière. Si elle restait là une seconde de plus, elle allait perdre les pédales. Les yeux
rivés au torse de Jeremy, elle parvint à articuler : — Tout va s’arranger, mais je… je pense que je
devrais remonter, maintenant.
Elle leva un regard vers lui… Sur son visage se lisait une détresse absolue.
— Faith, je donnerais n’importe quoi pour que tout soit différent, murmura-t-il. Je suis
tellement…
— Il faut que j’y aille.
Elle prit une courte inspiration, se mordit violemment la lèvre, puis sa voix sortit dans un souffle
:
— Au revoir.
Il y avait tant de désespoir dans ces deux petits mots.
Elle retourna vers le soleil éblouissant qui à présent la blessait, puis s’engouffra dans le refuge
sombre de la limousine. Elle se sentait peu à peu gagnée par une bienheureuse absence d’émotions.
Son père était là, qui la tenait blottie contre lui, et ses sœurs, et Mme Johnson qui gardait sa main
serrée dans la sienne sans proférer une parole. Jack s’occuperait des invités, entendit-elle. Quant à
Jeremy, il parlait maintenant à ses parents.
Elle, elle tenait toujours son bouquet.
Le chemin du retour s’effectua dans un silence absolu. Blue, le jeune golden retriever qu’elle
avait adopté quelques mois auparavant auprès de la Ligue de protection des animaux (puisqu’elle
allait se marier, elle pouvait avoir un chien à elle !) lui fit fête en posant les pattes sur sa belle robe.
Mais quelle importance à présent ? Elle monta l’escalier — cet escalier sur lequel le
photographe l’avait fait poser à peine quelques heures plus tôt, au temps du bonheur.
Ses demoiselles d’honneur — ses ex-demoiselles d’honneur — marchaient sur ses talons.
— Je vais t’aider à te déshabiller, lui proposa Honor, lorsqu’elles furent dans sa chambre.
— Je crois… je crois que je préférerais rester seule…
Sa voix lui paraissait toute bizarre. Elle vit ses sœurs et Colleen échanger un regard.
— Tu ne vas pas te suicider ou faire je ne sais quelle bêtise, hein ? lui demanda Pru avec
inquiétude.
— Mon Dieu, non… J’ai seulement besoin d’être seule quelques instants.
A son grand étonnement, toutes les trois respectèrent ce souhait et la laissèrent, refermant sans
bruit la porte derrière elles. Alors Faith se laissa tomber sur le lit, sa robe de tulle bouffant autour
d’elle comme une énorme fleur. Il y avait là sa grosse valise rouge, fin prête pour la lune de miel. De
la poche, sur le côté, dépassaient deux billets d’avion pour San Francisco.
Sur son bureau, le réveil Hello Kitty égrenait les minutes. Le grondement sourd de la voix de son
père lui parvenait par la fenêtre ouverte ; il parlait à quelqu’un. Mme Johnson s’affairait bruyamment
dans la cuisine — les plats du désespoir, disait-on dans la famille, quand leur gouvernante était
bouleversée. Du vestibule s’élevaient les sanglots d’Abby. Pauvre petite ! Elle avait compris que
Jeremy ne serait pas son oncle, même si elle lui donnait ce titre depuis des mois déjà.
Elle s’approcha lentement du miroir et contempla son reflet. Son mascara avait coulé, et son
rouge à lèvres avait disparu. Son visage était pâle, ses yeux rouges et gonflés. Mais sa coiffure, elle,
était toujours du plus bel effet.
Elle avait fait un régime, en plus ! Pendant deux mois, pour obtenir cette silhouette, bien que
Jeremy lui ait assuré qu’il l’aimait telle qu’elle était.
Jeremy, qui était homosexuel.
Elle aurait dû comprendre plus tôt.
Le matin encore, elle était la fille la plus chanceuse de tout l’Etat de New York, voire de
l’univers. Tout le monde le pensait, elle la première. A présent, 12 h 44, elle n’était plus que la
femme qui ne s’était pas rendu compte que son fiancé était gay.
Comment avait-elle pu passer à côté de ça ? Ils couchaient ensemble, bon sang ! Souvent,
même… D’accord, d’accord, peut-être pas si souvent que ça, pas autant qu’elle l’aurait souhaité, en
tout cas, ou pas autant que ses amies semblaient coucher avec leur copain… Mais à l’époque ils
faisaient leurs études, OK ? Dans deux Etats différents. Ensuite, ils avaient entamé un troisième cycle,
là encore, dans deux Etats différents. Et puis, l’année suivante… oui, bon, ils le faisaient encore
moins souvent que ça, c’est vrai.
Justin Timberlake.
Dieu du ciel…
Et dire que pendant tout ce temps elle avait cru qu’ils étaient heureux ! Et dire que pendant tout ce
temps Jeremy, son merveilleux, son tendre, son attentionné Jeremy avait porté le poids de ce secret
tout seul !
Enfin, non, pas tout seul. Levi, lui, savait. Jeremy devait s’être confié à lui.
Elle se leva et voulut ôter sa belle robe blanche. C’était une entreprise impossible. Toutes ces
brides et ces petits boutons recouverts de tissu… C’était Jeremy qui aurait dû les lui défaire,
lentement, avec amour… Elle s’était toujours dit qu’une fois qu’ils seraient mariés, lorsqu’une
éventuelle grossesse n’aurait plus été source d’angoisse, mais au contraire de joie, leur vie sexuelle
décollerait. Au lit, ils s’étaient toujours bien entendus. Si, si ! Le mariage aurait rendu plus intense
leur intimité, elle en était convaincue.
Sur ce lit, elle avait roulé nue avec lui, follement amoureuse. Et lui, il avait dit qu’elle était belle
et parfaite, et tout ça alors qu’il pensait à Justin Timberlake en train de danser avec son ridicule
sweat à capuche ! Bon, elle reconnaissait qu’il était sexy, mais l’homme qu’elle aimait n’aurait pas
dû y penser en lui faisant l’amour à elle. Justin Timberlake n’était même pas si beau que ça. Il était
dans la moyenne, rien de plus. Comment osait-il occuper l’esprit de son Jeremy pendant qu’ils
faisaient l’amour ?
La sonnerie de son portable l’arracha à ses sombres pensées.
Goggy.
En même temps s’afficha sur l’écran la photo de sa grand-mère. Elle laissa la messagerie prendre
le relais. Au bout d’une minute, une petite mélodie l’avertit de la réception d’un texto.
Elle baissa les yeux sur l’écran.
Décroche ce satané téléphone !
Une seconde après, la photo de Goggy la fixait de nouveau d’un air réprobateur.
Il serait plus facile de lui parler. Quand elle s’y mettait, Goggy pouvait être obstinée comme un
âne.
— Oui ?
— Fais le voyage prévu, lui ordonna sa grand-mère avec fermeté. Va voir ailleurs pendant
quelque temps.
Faith garda le silence. A cet instant, elle ne pouvait même pas imaginer se lever, alors prendre
seule un avion pour partir à l’autre bout du pays…
— Fais ce que je te dis, Faith. Eloigne-toi un petit moment d’ici, va découvrir le monde.
Comme ces mots lui faisaient mal…
— Tu as déjà les billets, n’est-ce pas ? Alors, sers-t’en. Pars à San Francisco, ma chérie, mets de
la distance entre cette malheureuse histoire et toi.
Après tout, c’était peut-être sa planche de salut…
— Très bien, murmura-t-elle.
— Je t’emmènerai à l’aéroport, déclara alors Goggy d’un ton triomphant.
Sauf qu’elle était le genre de conductrice qui ne dépasse pas le soixante à l’heure…
— Non, ce n’est pas la peine. Je demanderai à quelqu’un d’autre. Et, Goggy…
Sa voix se brisa.
— Merci.
— Je te rappelle ce soir, ma chérie.
Goggy avait raison. Elle ne pouvait pas rester à Manningsport. Jeremy ne pouvait pas en partir ;
elle ne pouvait pas y rester. Il était son plus proche voisin, bien que sa maison fût à un kilomètre et
demi de la leur. Elle ne cesserait de le voir.
Et cette pensée lui était insupportable.
A cela, il fallait ajouter les sept cent quinze habitants que comptait la ville. Tout le monde savait
désormais que Faith Holland avait été trop sotte pour s’apercevoir que son fiancé était gay. Et tout le
monde se moquerait d’elle. Tout le temps.
Soudain, son hébétude vola en éclats. Elle empoigna sa valise, tira sur la porte avec violence et
dévala l’escalier, sa robe froufroutant au passage contre les portraits de famille, en déplaçant
légèrement certains.
Justin Timberlake ! Elle haïssait Justin Timberlake !
A la seconde où elle arrivait en bas, on frappa un petit coup à la porte d’entrée. Elle ouvrit à
toute volée, le souffle court.
L’autre homme qu’elle haïssait se tenait sur le seuil : Levi Cooper, celui qui avait ruiné son
mariage.
— Toi !
Il était toujours en grand uniforme, arborant sur sa poitrine une ribambelle de médailles et de
rubans. Le héros dans toute sa splendeur !
— Jeremy m’envoie prendre de tes nouvelles.
— Emmène-moi à l’aéroport !
Il haussa les sourcils, surpris, et son front se plissa.
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
— Fais ce que je te dis, Levi !
— Ecoute, tu n’es sans doute pas dans ton ét…
— Conduis-moi là-bas, un point c’est tout.
Son père s’avança sous la véranda.
— Ma chérie, je venais justement voir comment tu allais. Comment te sens-tu ? C’est un tel choc
pour nous tous, je ne sais pas quoi te d…
— Je pars pour San Francisco, papa. Je t’appellerai de là-bas, quand l’avion aura atterri.
— Attends une seconde, ma chérie, dit son père en regardant Levi.
Pourquoi ? Pourquoi regarder le type qui avait gâché son beau mariage et gardé pour lui le secret
de Jeremy durant tout ce temps, hein, pourquoi ?
— Je pense, moi, que tu ferais mieux de rester ici, dans ta famille. C’est un jour terrible… mais
nous t’aiderons à surmonter cette épreuve.
— Je pars pour San Francisco. J’ai les billets.
— Faith…
— Je… je… je… je dois partir d’ici, papa, bégaya-t-elle, reprise par un accès
d’hyperventilation. Tu te souviens de Liza ? Mon amie à l’université ? Elle vit là-bas, je ne serai pas
seule. Je lui téléphonerai. C’est une fille vraiment très amusante. Allez, je t’appelle dès que j’arrive.
— Franchement, Faith, je ne trouve pas que ce soit une bonne idée.
— Papa, il faut que je m’en aille d’ici.
— Très bien, très bien. Ne t’énerve pas. Mais… si tu tiens absolument à partir, laisse-moi une
petite minute, le temps de prendre quelques affaires. Je viens avec toi.
— Non. J’irai seule.
Son père parut surpris de sa véhémence.
Ça va comme ça, papa, pensa-t-elle de façon irrationnelle. Ne me cherche pas, pas maintenant.
— Dans ce cas, je te conduis à l’aéroport.
— Non. Lui va m’emmener.
Elle darda sur Levi un regard noir, regrettant que les yeux n’aient pas réellement le pouvoir de
tuer.
— N’est-ce pas, Levi ?
Il toussota.
— Ça ne vous ennuie pas, monsieur Holland ?
— Ne lui pose pas la question ! C’est un ordre !
— Fais attention à ce que tu dis, marmonna-t-il.
John Holland s’interposa.
— Faith, ce n’est pas sa faute…
Elle se retourna vers son père qui, déjà, levait les mains comme pour parer un coup.
— Ma petite chérie, je crois vraiment que tu devrais au moins prendre quelques jours pour…
— Je t’appellerai quand j’aurai atterri là-bas.
Elle embrassa son père, et l’abominable poids revint lui écraser la poitrine.
— Je t’aime, papa, murmura-t-elle. Je suis vraiment désolée pour tout ce gâchis. Je te
rembourserai.
Les larmes menaçaient de nouveau. Non, non ! Pas maintenant. Serrer les dents, faire bonne
figure. Elle aurait tout le temps de s’effondrer plus tard.
Descendant les marches de la véranda d’un pas décidé, elle marcha sur l’ourlet de sa robe qui se
déchira. Et après ? Elle ferait mieux de brûler toutes ces foutues fringues en même temps que son
voile de mariée — son sweat à capuche blanche à elle, cadeau de Jeremy.
La voiture de location de Levi, un modèle d’entrée de gamme immatriculé dans le Michigan,
stationnait devant la maison. Elle monta dedans, entassa les mètres de tulle de sa stupide robe à ses
pieds et tapota affectueusement la tête de Blue qui tentait de grimper lui aussi. Si seulement elle avait
pu l’emmener… Eh, une petite minute ! Elle pouvait parfaitement le prendre avec elle : le Dr
Buckthal lui ayant affirmé que certains chiens étaient capables de sentir venir une crise d’épilepsie
chez leur maître, elle avait fait enregistrer Blue comme chien d’assistance. Plus pour pouvoir
l’emmener partout que par réelle nécessité thérapeutique. N’empêche qu’il était enregistré en tant que
tel.
— Attends-moi une seconde, dit-elle à Levi en repartant dans la maison.
Ses sœurs étaient dans le salon, ainsi que son frère, Colleen et Mme Johnson. Tous murmuraient,
s’interrogeaient, discutaient, mais c’était plus un bruit de fond qu’autre chose. Elle fourragea dans le
classeur à tiroirs où elle conservait les documents relatifs à Blue, s’empara du certificat, remit les
autres en place. Lorsqu’elle repassa dans le séjour, tout le monde lui parla, lui prodigua des conseils,
des petites tapes de réconfort, chercha à l’étreindre, mais ils lui firent tous l’effet d’oiseaux voletant
autour de sa tête et elle les écarta d’un geste.
— Ecoutez, déclarat-elle d’une voix mal assurée. Je vais passer quelques jours en Californie.
Peut-être faire ce voyage de noces en solo, je ne sais pas. Mais je voulais vous dire que je vous
aime tous et que je suis vraiment navrée pour ce… ce fiasco. Je vous téléphonerai, mais pour le
moment je dois partir d’ici.
— Laisse-moi te conduire, Faith, lui demanda son frère d’une voix si tendre que ses yeux se
noyèrent de nouveau de larmes.
— Je t’accompagne, proposa Pru.
— Non. Mais merci quand même.
Elle prit la laisse de Blue, réfléchit qu’il pourrait toujours se nourrir de hamburgers en attendant
qu’elle lui achète des croquettes, et retourna à la voiture où Levi patientait. Blue sauta à l’arrière,
tout joyeux, la gueule fendue d’un large sourire. Heureusement que ce chien n’était pas doué de
parole car franchement elle n’aurait pas pu supporter un mot gentil de plus !
Levi, lui, ne se montrerait pas gentil avec elle. Elle pouvait compter là-dessus.
Ce salaud prit place derrière le volant, démarra et salua son père de la main. Elle lui fit signe,
elle aussi, l’esprit en effervescence sous l’effet de l’adrénaline.
Elle allait prendre l’avion pour San Francisco, séjournerait au Mark, où Jeremy et elle avaient
réservé pour quatre nuits — le cadeau de mariage de Ted et Elaine. Liza pourrait l’y rejoindre, elles
boiraient le champagne de sa lune de miel et tiens ! elles pourraient également faire la fameuse route
des vins de la Napa Valley.
Elle ne regardait pas Levi qui, de son côté, conduisait en silence. Dommage qu’il n’ait pas été
frappé d’un pareil mutisme devant l’autel !
Elle tourna la tête vers la vitre, l’esprit anesthésié par une amère torpeur. De temps en temps, les
autres conducteurs s’apercevaient qu’elle portait une belle robe blanche et que Levi était en uniforme
de parade. Alors, ils donnaient un coup de Klaxon et leur faisaient un amical signe de la main. Elle
leur opposait un visage qui semblait avoir été sculpté dans du granit.
Au bout d’une éternité, ils arrivèrent à l’aéroport de Buffalo-Niagara, à la beauté si étrangement
majestueuse, et pénétrèrent dans son architecture aux lignes plongeantes. A l’intérieur, plusieurs
personnes leur adressèrent des félicitations. Elle ne répondit pas. Pour la première fois depuis la
mort de sa mère, elle n’essaya pas de se montrer aimable. Elle se borna à présenter sa pièce
d’identité et son billet, fit enregistrer ses bagages, s’attirant des regards intrigués de la part des
agents de sécurité. Apparemment, ils n’avaient jamais vu de future mariée se faire larguer le jour de
son mariage.
— Mon fiancé s’est rendu compte au dernier moment qu’il était gay, confia-t-elle à une femme de
la sécurité.
Blue lança un jappement et remua la queue.
— Ah, c’est dur, dit-elle avec compassion. Et vous ne le saviez pas ?
— Moi non, mais lui si, répondit-elle, en désignant Levi du menton.
Puis elle empoigna son bagage à main — mon Dieu, ce qu’il était lourd ! — et se dirigea vers la
porte d’embarquement. Dix mètres à peine à franchir, et elle put s’asseoir sur un siège pour attendre.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge : encore sept heures avant que son avion ne décolle. Peut-être
allait-elle faire une crise d’épilepsie, histoire de passer le temps. Le stress lui en provoquait parfois.
Ce serait toujours mieux que de poireauter là, en pensant à Jeremy. La seule évocation de son
prénom lui fit monter un sanglot dans la poitrine. Blue s’affala par terre, remuant la queue, tandis
qu’un bambin trottinait devant lui.
Elle s’aperçut que Levi parlait à quelqu’un.
Mais il n’a pas de billet, il va se faire refouler !
Apparemment non… Il racontait toutes sortes de choses à l’agent de sécurité, et des bribes de son
petit baratin parvenaient jusqu’à elle : « mariage tombé à l’eau », « son ami », « pas la laisser seule
».
Son ami ! Des conneries, oui ! Cependant, le héros était parvenu à ses fins. Qui aurait pu refuser
quoi que ce soit à un type en uniforme, rentré en permission d’une guerre contre le terrorisme ? Et
voilà qu’il venait vers elle, avec une tête de circonstance : le regard résigné et les lèvres pincées.
Avant qu’il n’arrive à sa hauteur, elle enroula la laisse de Blue autour d’un pied de son siège, se
leva et se dirigea vers les toilettes pour dames, traînant sa valise derrière elle. La cabine réservée
aux handicapés était la seule à pouvoir contenir sa robe. Une fois à l’intérieur, elle passa le bras
derrière la tête et tira sur les boutons. Tira plus fort, arrachant quelques brides, puis à force de se
tortiller se libéra en effectuant de petits sauts, se cognant au passage l’épaule contre le mur. Puis elle
ôta son corset et ses bas, ses ravissants escarpins blancs dont la pointe dépassait de façon si
charmante de sa robe. Elle avait emporté toutes sortes d’adorables articles de lingerie, un soutien-
gorge avec sa petite culotte assortie, ravissants, un pyjashort de soie pour la nuit. Pour la journée, de
jolies tenues et de belles robes pour les dîners aux chandelles qu’elle ne prendrait pas en tête à tête
avec Jeremy.
Elle enfila un pantalon de yoga, un débardeur et des baskets : heureusement qu’elle avait eu
l’intention de faire de l’exercice pendant sa lune de miel, histoire de ne pas s’empâter, de ne pas être
comme ces femmes qui commençaient à se laisser aller dès l’échange des alliances.
Puis elle fit une boule de sa robe, poussa violemment la porte de la cabine et marqua un temps
d’arrêt, se demandant si elle devait ou non la fourrer dans la poubelle. Que fait-on de sa robe de
mariée quand on a été plantée devant l’autel ? Oui, vous, les Martha Stewart, miss Manners et Amy
Dixon, qu’en fait-on ? On ne la conserve certainement pas pieusement pour sa future fille — même si
elle ne risquait pas d’en avoir une de sitôt, vu qu’elle s’était fiancée avec un gay !
Son père les avait toutes emmenées choisir sa robe à Corning, dans une magnifique boutique, et la
toute première qu’elle avait essayée lui avait fait monter les larmes aux yeux. Dès son retour, elle
avait téléphoné à Jeremy pour lui dire « mission accomplie », et il avait répondu de sa voix chaude et
tendre qu’elle serait sans aucun doute la plus belle mariée qu’on ait jamais vue sur Terre, puisqu’elle
possédait la plus belle âme au monde. (Comment avait-elle pu croire une seule seconde que cet
homme-là était hétéro ?) Ensuite, il lui avait passé sa mère à qui elle avait raconté ses essayages par
le menu. Elaine en avait été émue aux larmes.
Oh ! non… Voilà que sa gorge se remettait à produire ces drôles de hoquets…
Finalement, elle était incapable de jeter sa robe à la poubelle. Elle la coinça en boule sous son
bras et sortit des toilettes, traînant toujours sa valise derrière elle. Les yeux fixés sur la porte, Levi
patientait, en grande conversation téléphonique. Avec Jeremy, sans aucun doute. Ces deux-là
n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre !
En la voyant approcher, il mit fin à la communication.
— Tiens, fais-en ce que tu veux, lança-t-elle sans s’arrêter, en lui plaquant sa robe en paquet
contre le torse.
Elle regagna la rangée de fauteuils où était attaché son chien.
Dans six heures et quarante-trois minutes, elle aurait quitté l’Etat de New York.
Levi s’assit à côté d’elle, fourrant la robe sous son siège.
— Tu veux que j’aille te chercher quelque chose ?
— Non, merci. Depuis quand savais-tu ?
Elle refusait de croiser son regard.
Il laissa passer de longues secondes sans répondre. Pour finir, elle lui donna un coup de pied
dans la cheville, et le fixa d’un œil noir. Comme d’habitude, toute son attitude semblait exprimer un
profond ennui. Non, mais quel culot ! Comment osait-il ? Le salaud !
— Je crois que je l’ai toujours su.
— Vraiment ? Tu l’as su dès que tu l’as rencontré ?
— A peu près, oui.
Elle le dévisagea, puis lui demanda sèchement :
— Et à quoi tu l’as vu ? Il a tenté de t’embrasser, ou quelque chose comme ça ?
— Non.
— Mais tout de suite, tu as su ?
— Oui.
— Et tu n’as rien dit ?
Levi haussa les épaules.
— Je lui ai posé la question, une fois. Il a nié.
— Ah oui ? Et à moi, Levi ? Ça ne t’a jamais traversé l’esprit de me parler à moi ?
Il daigna alors la regarder, mais ses beaux yeux verts étaient vides de toute expression.
— Les gens croient toujours ce qu’ils ont envie de croire.
— Eh bien, tu sais quoi ? s’emporta-t-elle, sa voix fusant dans les aigus. Tu aurais au moins dû
essayer. J’aime Jeremy ! Je l’aime ! Je l’aime à en mourir ! Tu peux comprendre ça ?
Blue lança un jappement de soutien. Lui aussi, il aimait Jeremy ! Au fond, il était en quelque sorte
une victime collatérale de toute cette histoire.
— Je te crois, Faith. Mais en attendant tu pourrais peut-être parler moins fort, non ?
— Pourquoi ? Je te fais honte ? Tu sais ce que ça fait, d’avoir le cœur arraché ? Est-ce que tu en
as seulement la moindre idée ? Ma vie est fichue… Il a fallu que tu le dises, hein ? Il a fallu que tu le
dises aujourd’hui !
Elle se mit à pleurer, si fort que les sanglots l’étouffaient. Elle se prit la tête à deux mains et se
pencha en avant, empoignant ses cheveux de ses doigts crispés. C’était horrible… Les sons qui
sortaient de sa gorge semblaient ne pas lui appartenir. Comment allait-elle faire pour vivre sans
Jeremy ? Quel genre d’existence mènerait-elle sans lui ? Il lui manquait déjà tellement qu’elle avait
l’impression d’avoir un tisonnier chauffé à blanc enfoncé dans le cœur. Blue se pressa contre ses
genoux, et elle enfouit la tête dans son encolure.
Soudain, elle sentit le bras de Levi lui entourer les épaules et elle se dégagea d’un geste brusque.
Pas question de le laisser la consoler !
— Je te déteste ! parvint-elle à articuler entre deux sanglots.
— Ma foi, on ne peut pas plaire à tout le monde, soupira-t-il, croisant les bras sur son torse.
— Va-t’en !
— J’ai promis à Jeremy que j’attendrais avec toi.
Jeremy ne voulait pas qu’elle reste seule. Même en un moment pareil, il s’efforçait de veiller sur
elle, il continuait de l’aimer. Et pourtant il était gay !
Ses pleurs refusaient de se tarir ; chacune de ses inspirations était un coup de poing dans sa
poitrine et faisait jaillir de nouvelles larmes de ses yeux. Blue les léchait en poussant de petits
gémissements. Mon Dieu, les gens devaient la prendre pour une déséquilibrée… C’était d’ailleurs
l’effet qu’elle se faisait ! Ses quelques pensées rationnelles n’étaient que de lointains flashs à
l’horizon ; elle avait l’impression d’être aspirée par des déferlantes de choc et de chagrin, elle était
incapable de reprendre sa respiration.
Levi se leva et revint avec des serviettes en papier.
— Je n’ai pas trouvé de mouchoirs, dit-il en se rasseyant.
Blue, renonçant à la consoler, s’endormit, la tête posée sur son pied. Elle s’empara des serviettes
et se moucha, puis s’essuya le visage. Mais les larmes continuaient de couler.
Et Levi qui la considérait de nouveau avec ce regard d’ennui profond qu’il semblait toujours
éprouver en sa présence…
— Ecoute, Faith… Je comprends que c’est dur pour toi, mais honnêtement tu aurais voulu être
mariée à un gay ? lui demanda-t-il avec calme.
— Oui ! Dans le cas de Jeremy, oui ! Ne t’imagine surtout pas m’avoir rendu service !
— Oh ! Je ne pensais pas à toi en faisant ça, répliqua-t-il, en jetant un regard vers la fenêtre.
— Non, bien sûr que non… Tu t’es conduit comme le meilleur ami du monde, en obligeant
Jeremy à faire son coming out devant l’autel, le jour de notre mariage. Beau boulot, Levi ! Vraiment !
On te filera peut-être une autre médaille pour ça.
— Laisse-moi te poser une question. A quoi pensais-tu, durant la cérémonie ? Parce que tu étais
aussi blanche que ta robe, et Jeremy, lui, transpirait à grosses gouttes. C’était une grenade
dégoupillée. Après ça, Jeremy ne t’aurait jamais quittée.
— Ensemble, on y serait arrivés.
— C’est ridicule ! Vous vous seriez retrouvés pris au piège tous les deux.
— C’est bon ? Tu as dit ce que tu voulais dire ? Alors, ferme-la, maintenant.
Elle avait mal aux mâchoires à force de serrer les dents.
— Un jour, tu te féliciteras de ne pas l’avoir épousé, crois-moi.
— Je crois surtout que je vais te mettre mon poing dans la figure !
Il se tut. Enfin. Ses paupières brûlaient des larmes qui ne cessaient de couler. La serviette en
papier avec laquelle elle s’était essuyée était couverte de traînées de maquillage.
Bientôt, très bientôt, elle serait loin. Loin de cet abominable Levi, loin de cette petite bourgade
où tout le monde jasait déjà sur son compte, loin de Jeremy, de son beau regard, de son visage
radieux.
Elle ne sut pas à quel moment elle s’était endormie ; elle avait seulement conscience de ses yeux
irrités, de sa tête de plus en plus lourde. A un moment donné, elle s’affaissa sur son siège et il y eut
quelque chose sous sa joue. Et une main sur son épaule.
Elle s’éveilla, complètement groggy. Quelqu’un la secouait doucement.
— C’est l’heure, Faith.
OK. Elle avait la tête sur les genoux de Levi. Elle se redressa, tressaillit. On aurait dit qu’on
l’avait tabassée avec un club de golf. Devant elle, Blue remuait la queue.
— Je l’ai fait sortir il y a environ une heure.
— Les passagers voyageant en première classe sont priés d’embarquer…, annonça une voix dans
le haut-parleur. Vol American Airlines numéro 1523 à destination de San Francisco sans escale.
Pour les passagers de première classe, embarquement immédiat.
Merci, mon Dieu ! Elle se leva, tira sur son débardeur et voulut remettre de l’ordre dans ses
cheveux. Bon sang, elle avait oublié de défaire sa coiffure ! Elle arborait toujours son magnifique
chignon banane tarabiscoté.
Levi se leva également et, au prix d’un gros effort de volonté, elle parvint à regarder en direction
de son menton. C’était le maximum qu’elle pouvait faire.
— Tu lui diras que je vais bien, d’accord ?
Elle resserra sa prise autour de la laisse de Blue.
— Tu veux que je lui mente, c’est ça ? demanda Levi avec une ébauche de sourire.
Elle demeura de marbre.
— Oui.
Elle saisit la poignée de sa valise et partit en direction de la porte d’embarquement.
— Faith ?
Elle se retourna.
Il fronçait les sourcils, le visage grave.
— Je suis désolé que les choses ne se soient pas passées comme tu aurais voulu.
Quelle belle phrase de la part de l’homme qui avait anéanti son mariage.
— Fais attention à toi, Levi, répondit-elle avec lassitude. Ne te fais pas blesser, là-bas.
Sur ces mots, elle monta à bord.
11
Faith s’arrêta devant Chez Hugo, rectifia rapidement sa coiffure, humecta ses lèvres sèches et
tenta d’ignorer les crampes qui lui poignardaient le ventre depuis qu’elle avait ouvert les yeux, à 4
heures du matin.
Il était là. Près du comptoir du maître d’hôtel. Ses cheveux étaient noirs et brillants comme une
aile de corbeau — il les tenait de sa mère —, et il semblait discuter avec quelqu’un. Oh ! zut ! C’était
Jessica. Personne au monde ne la faisait se sentir plus moche que cette fille, qui n’avait sans doute
jamais entendu parler des sous-vêtements amincissants Microfiber Slim-Nation.
Pourtant, elle s’était habillée pour l’occasion. Car on ne revoit pas son ex-fiancé gay sans arborer
une allure resplendissante. Elle avait donc opté pour sa plus jolie robe achetée à San Francisco :
jaune vif, bien coupée, dont le bas était orné de petits bouquets de fleurs en tulle. Là-bas, cette robe
la faisait ressembler à un soleil ; mais ici, après avoir vu Jessica en jean slim et pull à col V noir,
elle se faisait l’effet d’une élève de maternelle poussée en graine. Enfin… au moins avait-elle mis
des escarpins à talons.
C’est maintenant ou jamais, Faith.
Tout d’un coup, sa petite voix intérieure avait pris l’intonation de Mme Linqvist, toujours prête à
leur narrer les douleurs de l’enfantement éprouvées par cette pauvre Eve, dans le but de mieux les
terroriser.
Elle poussa la porte : la poignée était glacée dans sa paume moite. Jeremy se retourna et, dès
qu’il la vit, ses yeux s’adoucirent.
— Tu es là, dit-il dans un souffle.
— Salut !
Sa voix sonnait faux. Faith le serra dans ses bras et… miséricorde ! C’était toujours aussi
merveilleux… Après trois ans et demi, elle se souvenait de tout, de la façon dont leurs deux corps
s’épousaient, de sa joue contre son épaule, des muscles lisses et fermes de son dos, du doux
effleurement de ses cheveux contre sa joue à elle, de son parfum Old Spice. (Encore une fois…
comment pouvait-il être gay et se parfumer à l’Old Spice ? A moins que ça n’ait été un indice ?)
Elle l’avait tant aimé. C’était l’homme le plus merveilleux au monde… et aussi celui qui lui avait
menti durant des années. Qui lui avait laissé croire qu’ensemble ils connaîtraient un bonheur sans
nuages.
Elle s’écarta de lui et lui adressa un sourire un peu tremblant. Comme elle, Jeremy avait les yeux
humides.
— Tu es encore plus belle qu’avant, lui dit-il d’une voix mal assurée.
A ces mots, elle sentit enfler la boule d’émotion qui lui obstruait la gorge.
— Et toi, tu n’as pas du tout changé.
Pourtant si, il avait changé. Un peu.
Une certaine tristesse voilait son regard et des pattes-d’oie — fort séduisantes au demeurant —
étaient apparues au coin de ses yeux, le tout renforçant la beauté de son visage.
— Salut, Faith ! lança Jessica avec une pointe d’impatience dans la voix, comme si leurs
retrouvailles s’éternisaient trop à son goût.
— Bonjour, Jessica. Contente de te voir…
La jeune femme haussa un sourcil dédaigneux. Vraiment, Levi et elle formaient la paire. Ils
auraient pu monter une entreprise : « Regards méprisants SARL ».
— Venez, je vous ai réservé votre ancienne place.
Jessica leur fit alors traverser la salle jusqu’à la table qui se trouvait près d’une fenêtre. Jeremy
lui avança son siège, comme au bon vieux temps. Jessica leur tendit les menus comme si elle
distribuait des oscars, puis s’enquit de ce qu’ils désiraient boire.
— Un riesling sec de chez Fulkerson ? proposa Jeremy. Il t’en reste ?
— Tout à fait.
Il sourit à Faith.
— Ils nous ont soufflé la médaille, l’année dernière, lui ajouta-t-il. Surtout, ne dis pas à mes
parents que j’en ai commandé une bouteille, ils m’écorcheraient vif.
Elle se crispa sous l’effet d’un bref mouvement d’humeur. Ce type l’avait laissée en plan le jour
de leur mariage et voilà qu’il plaisantait à propos du vin comme s’ils étaient bons amis ? Sur le lac,
des lumières de bateau dansaient et clignotaient au gré des vaguelettes. Le léger brouhaha des
conversations rendait le silence entre eux un peu moins gênant.
Jeremy semblait avoir assimilé toutes les recommandations vestimentaires qu’elle lui avait faites
à l’époque : il ressemblait à un mannequin de Ralph Lauren avec son jean foncé et sa chemise crème
dont le col boutonné dépassait de l’encolure en V de son pull rouge. Ses cheveux étaient un peu plus
courts qu’avant, et ça lui allait bien.
— Alors… Levi m’a raconté qu’il t’avait croisée une ou deux fois, depuis ton retour…
— Oui… Ce cher vieux Levi, fit-elle, en tâchant de ne pas laisser transparaître de sarcasme dans
sa voix. Vous êtes restés proches, tous les deux ?
— Oui.
Jeremy étala sa serviette sur ses genoux, puis il prit une profonde inspiration.
— J’étais terriblement nerveux à l’idée de te revoir. Je suis debout depuis 4 heures du matin.
Ils s’étaient donc réveillés à la même heure. Amusant…
— Ça fait un bail…, acquiesça-t-elle, en essuyant subrepticement ses mains moites sur sa
serviette.
— A vrai dire, je m’inquiétais de ta réaction. Je me demandais si tu allais me gifler ou me jeter
ton verre à la figure.
— Bonjour, docteur Lyon ! lança soudain une dame bien en chair aux cheveux quasiment roses.
Vous savez, mon genou va beaucoup mieux. Encore heureux, avec tout le liquide que vous m’avez
ponctionné !
— Ah, tant mieux, Dolores. Je suis bien content de l’apprendre.
— Deux cents centimètres cubes ! Je dois détenir un record ! s’exclama allègrement la femme.
— C’est possible.
Il se retourna vers Faith.
— Désolé. Où en étions-nous ?
— Aux gifles et aux verres d’eau dans la figure. Entre parenthèses, merci pour toutes ces bonnes
idées.
Jeremy lui adressa un petit sourire et se frotta le menton d’un air ennuyé.
— Pouvons-nous mettre les choses au clair une bonne fois pour toutes, Faith ? Est-ce que tu me
détestes ?
— Non, Jeremy. Bien sûr que non. Je te l’ai déjà dit, au demeurant, tout de suite après le…
Plusieurs fois. Et même plus que ça.
— Oui, c’est vrai. Mais c’était dans les premiers temps. Je me suis dit que peut-être, au fil des
mois, tu aurais… je ne sais pas, moi… Tu refusais de me voir, quand tu revenais ici, alors…
Un long silence s’établit entre eux.
— J’avais besoin de t’oublier, se justifia-t-elle aussi calmement que possible. Pas parce que je te
détestais, non, mais parce que je t’aimais.
Les yeux de Jeremy se mouillèrent de nouveau, et il hocha la tête.
— Salut, docteur ! lança une autre femme. Oh ! Seigneur, mais c’est Faith ! Bonjour, ma petite
Faith !
— Bonjour.
Manifestement, ces retrouvailles dans un lieu public n’étaient pas une bonne idée.
— Je n’ai pas la moindre idée de qui est cette personne, murmura-t-elle.
— Joan Pepitone, lui souffla Jeremy. La mère de Big Frankie.
— Eh bien, les enfants, vous vous êtes remis en couple, tous les deux ?
— Non, madame Pepitone, répondit Jeremy. Nous dînons ensemble, c’est tout.
— Ah, d’accord, chuchota la mère de Big Frankie. Dans ce cas, je vous laisse.
— Tout ça pour te dire, reprit Faith, que ce n’était pas du tout par…
— Et voilà !
Jessica fourra le vin sous les yeux de Jeremy pour qu’il puisse lire l’étiquette.
Il approuva d’un signe de tête, et Jessica entreprit de déboucher la bouteille.
Certains jours, il arrivait à Faith de haïr tout le rituel qui accompagnait la dégustation du vin.
Jeremy examina le bouchon : le liège ne se désagrégeait pas. Jessica lui servit un doigt du
précieux liquide : il le fit tournoyer dans son verre, le huma, puis opina du chef. Jessica remplit alors
le verre de Faith, puis celui de Jeremy, et se mit à leur réciter la liste des plats du jour.
— Jessica, l’interrompit Jeremy, si tu veux bien, nous t’appellerons quand nous serons prêts à
choisir, d’accord ?
— Pas de souci. Prenez votre temps.
Elle lança à Faith un regard beaucoup plus froid que celui dont elle avait gratifié Jeremy et les
laissa. Pour couronner le tout, elle devait faire du 38, cette garce !
Faith but une gorgée de vin avec un sourire emprunté. Jeremy lui sourit, lui aussi. Il était comme
ça, toujours l’air heureux.
— Tu sais, poursuivit-elle d’une voix douce, en baissant les yeux sur son assiette, je crois que
dans toute cette histoire le plus dur à admettre pour moi c’était que tu aies laissé les choses aller
aussi loin.
Il garda le silence quelques secondes, se contentant de faire tournoyer le vin dans son verre qu’il
fixait comme s’il s’était agi de la pierre de Rosette.
— Je n’aurais jamais imaginé vivre une autre vie que celle d’un hétéro, dit-il enfin. J’étais
amoureux de toi. Comment pouvais-je être homo, si mon amour pour toi était sincère ?
Il soupira.
— J’aurais dû te parler. Simplement, je… et c’est là toute l’ironie de la situation… je ne voulais
pas te faire de peine. Lorsque j’ai enfin admis que notre relation n’était pas tout à fait normale…
Elle le coupa :
— J’imagine que par là tu fais allusion à Justin Timberlake ?
Depuis leur discussion dans le sous-sol de l’église, elle détestait toutes les chansons de ce type.
Par principe.
Il eut la décence de prendre un air honteux.
— Euh, oui… Dans ces moments-là, je me disais que…
Il soupira.
— Je me disais que… eh bien que tu semblais suffisamment heureuse. Que ça ne serait pas trop
grave, si nous continuions comme ça.
Elle laissa à ces paroles le temps de pénétrer son cerveau.
— Autrement dit, puisque j’étais assez gourde pour ne pas voir que quelque chose clochait de ton
côté, tu trouvais correct de faire semblant d’être hétéro. C’est bien ça ?
Une brusque flambée de rage lui incendia le cœur.
Le sourire de Jeremy s’évanouit.
— Non ! Ce n’est pas ça du tout, Faith. Simplement, je… à partir du moment où tu étais heureuse
comme ça, je l’étais moi aussi. Parce que je t’aimais vraiment. Et je continue à t’aimer.
J’espère que tu me crois.
Sa colère retomba aussitôt.
— Oui, Jeremy, je te crois.
Ils restèrent quelques minutes sans rien dire. Etrangement, c’était la première fois qu’elle se
sentait mal à l’aise avec lui. La toute première fois.
— Ç’a été dur pour toi ? lui demanda-t-elle. Je veux dire… d’affronter la surprise de tout le
monde ?
Ils en avaient discuté durant les semaines qui avaient suivi leur mariage avorté, mais Jeremy avait
toujours balayé le sujet, s’inquiétant plus pour elle que pour lui, chacun tentant de persuader l’autre
que tout allait bien.
— Ce qui a été dur à vivre, c’est ton absence. Chaque fois qu’il m’arrivait une bonne chose,
c’était à toi que j’avais envie de l’annoncer. Et chaque fois qu’il m’arrivait un ennui… Par deux fois,
je me suis surpris à composer ton numéro de téléphone avant de me rappeler in extremis que nous
n’étions plus ensemble.
— Moi aussi, j’ai connu ça, avoua-t-elle, au bord des larmes.
Zut de zut !
Elle fouilla dans son sac à la recherche d’un mouchoir en papier, mais déjà Jeremy lui tendait le
sien.
— On verse carrément dans le mélo, tu ne trouves pas ? constata-t-elle d’une voix mal assurée, ce
qui leur arracha un petit rire à tous les deux.
Elle s’essuya les yeux et s’efforça de ne pas croiser son regard.
Autour d’eux, le murmure des conversations meublait leur silence.
Elle se sentait comme un petit animal écrasé sur la route, un hérisson aplati, raide mort. Bon,
d’accord, c’était franchement pitoyable comme image. D’ailleurs, le hérisson était en train de
ressusciter sous ses yeux pour lui lancer un regard de reproche : « Mais non, j’étais juste endormi ! »
N’empêche, il y avait quand même un peu de ça. Durant huit longues années, elle avait adoré
Jeremy Lyon d’un amour sans faille. Et, durant ces trois dernières années, on pouvait affirmer (sans
risque de se tromper) qu’il était resté l’homme le plus important de sa vie.
Il était temps que ça change. De son côté, elle avait également quelques secrets… Des secrets
peut-être aussi graves que celui qu’il lui avait caché autrefois.
— Je me rends compte aujourd’hui à quel point j’ai eu tort, Faith, lui confia-t-il, les yeux baissés.
Je me suis servi de toi pour devenir l’homme que je souhaitais être, au lieu d’assumer celui que
j’étais réellement. C’est surtout ça que je me reproche.
— J’ai moi aussi une part de responsabilité, reconnut-elle.
— Sauf que toi tu ne m’as jamais menti.
— Peut-être…
Encore une fois, c’était loin d’être aussi évident.
Jeremy la dévisagea d’un air grave.
— Mon rêve, c’est qu’un jour tu me pardonnes. Que nous puissions de nouveau être proches.
Tous les sentiments que j’éprouvais pour toi, Faith… Je n’ai jamais fait semblant, tu sais…
J’étais vraiment fou de toi.
Sa voix vacilla.
— Et tu m’as énormément manqué, ces dernières années.
Et zut ! Elle ne pouvait quand même pas le laisser se flageller éternellement dans l’attente de son
pardon. Elle saisit ses mains par-dessus la table, ses mains puissantes et douces, tandis qu’une
cascade de souvenirs mélancoliques déferlait dans son esprit. L’expression de son visage lorsqu’il
l’avait vue dans sa robe pour le bal du lycée, sa façon de se pencher légèrement vers elle pour
l’écouter, comme s’il craignait de perdre une seule miette de ses paroles. L’habitude qu’il avait de
toujours l’accueillir avec un bouquet de fleurs à l’aéroport, quand elle rentrait de la fac. Si passionné
dans son étreinte que chaque fois il la soulevait de terre, provoquant un murmure extasié parmi les
quelques spectateurs.
— Bien sûr que nous pouvons être amis, Jeremy.
Peut-être avait-elle justement besoin de cela pour tourner définitivement la page ? Au cours de
ces trois ans et demi, elle avait été incapable d’entretenir une relation sérieuse avec un homme. Peut-
être que ses retrouvailles avec Jeremy lui fourniraient la dernière pièce du puzzle.
— Ça y est, vous avez choisi ?
Jessica paraissait désormais décidée à ne pas tolérer qu’ils reprennent leur conversation tant
qu’ils n’auraient pas passé leur commande.
Ce qu’ils firent. Ils mangèrent en se donnant des nouvelles : Ted et Elaine résidaient à présent la
plupart de l’année à San Diego. Le domaine de Lyon’s Den était exploité par un gérant et avait
bénéficié de quelques articles dans le Times. Le cabinet de Jeremy ne désemplissait pas : il voyait
des patients de toute sorte, des nouveau-nés comme des nonagénaires : de toute évidence, il était fait
pour ce métier. De son côté, Faith lui exposa ses projets pour la grange de Blue Heron et la
bibliothèque municipale.
Puis le moment vint de passer à la question embarrassante. Faith se rendit compte que ses orteils
étaient complètement recroquevillés dans ses escarpins qui lui faisaient par ailleurs un mal de chien.
— Tu as quelqu’un dans ta vie ?
De nouveau, le visage de Jeremy se voila d’une espèce de tristesse.
— Non. Je… euh, non. J’avais un ami à New York, il y a de ça un an environ, mais c’est fini. La
distance, c’était trop compliqué.
Il tourna la tête vers la fenêtre.
— Je travaille tellement que je ne vois pas comment je pourrais rencontrer quelqu’un. En allant
sur des sites de rencontre, peut-être. Je n’en sais rien. Je continue à espérer qu’un jour quelqu’un
entrera dans ma vie. A moins que je ne sois destiné à rester célibataire, ce qui ne me dérangerait pas
non plus. Mais je ne veux pas te paraître pathétique. Je suis très heureux comme ça.
Faith rit.
— Tu as pourtant l’air complètement pathétique. J’ai l’impression d’entendre le Bob Cratchit de
Dickens après la mort de Tiny Tim : « Je suis un homme heureux. »
Le visage de Jeremy s’éclaira d’un grand sourire.
— Et toi ? Tu as quelqu’un ?
— J’ai eu quelques copains par-ci par-là, mais…
Mais je n’ai toujours pas couché avec un hétéro, or c’est une case que j’aimerais vraiment
cocher sur ma liste de choses à faire avant de mourir.
— … rien de sérieux ? acheva Jeremy, et elle vit dans ses yeux qu’il espérait qu’elle le lui
confirme.
Elle fit non de la tête.
— Un homme bien, ça ne se trouve pas si facilement.
Elle marqua un temps d’hésitation, puis lui raconta son dernier rendez-vous : Clint et son petit
garçon qui l’avait traitée de salope. A la fin de l’histoire, ils pleuraient tous les deux de rire.
— C’est bon de te revoir, lui confia Jeremy, en s’essuyant les yeux.
— Oui…, répliqua-t-elle, et son cœur se serra.
Elle l’aimait vraiment et l’aimerait toujours. Oui, ils pourraient être amis. De vrais amis, francs
l’un envers l’autre, cette fois. Car c’était vraiment un type bien, si bien qu’elle comprit qu’elle n’en
trouverait jamais un autre comme lui.
— Salut !
Elle tressaillit.
Levi…
Levi qui surgissait tel un père supérieur sur le point de leur infliger un coup de règle sur les
doigts. Il était toujours en tenue de service, pistolet et tout le bazar. Il lui adressa un regard no 5 sur
l’échelle de l’ennui, l’effleurant des yeux avant de se désintéresser d’elle, le tout en l’espace d’une
nanoseconde.
Jeremy lâcha sa main et s’exclama :
— Levi ! Assieds-toi ! Faith et moi échangions quelques nouvelles.
— C’est ce que je vois.
Il marqua une pause avant de murmurer du bout des lèvres : — Faith…
— Levi…, fit-elle, imitant son ton solennel, sans qu’il paraisse s’en apercevoir.
Jeremy rayonnait.
— Tu veux manger quelque chose ?
— Mais oui, joins-toi à nous, insista-t-elle, en plissant un peu les yeux.
Elle ne risquait pas grand-chose : il ne s’assiérait jamais à leur table, il la détestait trop.
Levi s’assit. A côté de Jeremy, naturellement, à la meilleure place pour la fixer de son regard qui
signifiait : « Bon Dieu, qu’est-ce que tu peux être insignifiante comme fille ! » Son regard qui
atteignait à présent un no 7. Elle lui adressa un sourire forcé. Le regard de Levi fit alors un bond à
9,5. Ses doigts pianotaient déjà nerveusement sur la table. Dès qu’il était à côté d’elle, on aurait dit
qu’une puce le démangeait ! Eh bien, qu’il soit infesté par tout un boisseau de puces, tiens ! Ou
accablé d’une éruption cutanée croûteuse et suppurante !
— Ma grand-mère t’a confectionné des cookies, Levi, déclara-t-elle d’un ton suave, la tête
légèrement inclinée sur le côté.
Elle ramena une mèche derrière son oreille.
— Vu que tu l’as si obligeamment débarrassée de ses écureuils volants…
— Il ne vit que pour rendre service à ses semblables, affirma Jeremy avec un grand sourire.
Levi lui lança un regard ironique, qui s’évanouit dès qu’il reposa les yeux sur elle.
— En tout cas, ma grand-mère est une de tes plus ferventes admiratrices, reprit-elle. Si jamais tu
te cherches une petite copine, je suis sûre qu’elle quitterait mon grand-père pour toi.
Elle lui décocha un autre sourire lumineux qui ne provoqua aucune réaction. Jeremy, lui, se mit à
rire.
Jessica s’approcha de leur table.
— Salut, Levi, comment ça va ? dit-elle, en lui ébouriffant les cheveux.
— Bonsoir, Jessica.
— Tu veux manger quelque chose ?
— Non, merci. Je ne reste pas.
Merci, mon Dieu ! C’est à ce genre de choses que je reconnais Votre existence…
Faith leva les yeux sur Jessica :
— Vous vous êtes remis ensemble, tous les deux ?
— Oh ! non ! lâcha Jessica, un peu surprise. On n’est plus ensemble depuis le lycée.
Faith fit la moue.
— Oui, mais comme entre vous ça allait et venait…
— Peut-être, mais dans la vie on change, la coupa Jessica avec un sourire qui ne put totalement
masquer sa sécheresse de ton.
— Entre nous, ça a toujours été purement physique, renchérit Levi, en lui décochant un clin d’œil,
la bouche relevée par un léger sourire en coin. Pas vrai, Jessica ?
Ouah ! Il n’y avait pas à dire, il savait y faire avec les femmes, constata Faith. A lui seul, le
regard de Levi équivalait à une demi-heure de préliminaires passionnés : ces yeux verts au regard
entendu, ce léger sourire qui promettait toutes sortes de caresses… Non qu’elle fût… Enfin, ce n’était
pas comme si elle…
On venait de lui poser une question, là ? Laquelle ?
— Faith ? Tu veux un dessert ? insista Jessica.
— Hein ? Euh, non, ça ira, répondit-elle avec un entrain factice, en espérant que personne ne
remarquerait ses joues en feu.
— Bon, faut que je file, dit Levi en se levant de son siège.
Il gratifia Jeremy d’une tape sur l’épaule, puis son regard tomba sur elle. Doux Jésus, il n’allait
tout de même pas lui faire la bise ? Devait-elle tendre la joue, au cas où ? Mais Jessica se tenait
fermement entre eux et, s’il comptait l’embrasser, il lui faudrait avant cela…
Aucune importance, il s’en allait déjà.
— Au revoir, Levi ! lança-t-elle d’un ton enjoué. C’est toujours un plaisir de te voir.
Jessica leva les yeux au ciel sans chercher à dissimuler son dédain, puis s’éloigna. Et après ?
Levi et elle étaient deux êtres dont elle n’avait jamais pu faire la conquête, de toute façon.
— Où en étions-nous ? s’enquit Jeremy.

*
Lorsque Faith rentra, ce soir-là, Goggy et Pops étaient hélas encore debout.

— Ton grand-père refuse d’aller au lit, déclara Goggy, en croisant les bras sur son ample
poitrine.
Elle était enveloppée dans sa robe de chambre en polaire, cadeau de Faith le précédent Noël.
Ainsi vêtue, elle avait l’air d’un pigeon rose en colère.
— Ta grand-mère ne veut pas y aller non plus, cria Pops depuis le bureau. Comment s’est passé
ton rendez-vous, ma belle ?
Il entra dans la cuisine et se pencha pour l’embrasser.
— Oui, comment c’était ? demanda Goggy, en lui pressant affectueusement la main, ne voulant
surtout pas être en reste dans le registre des effusions.
— Ce n’était pas un rendez-vous galant, leur rappela Faith, tout en lorgnant le plat de cookies
qu’avait confectionnés Goggy dans le courant de l’après-midi.
Elle en prit un, pas parce qu’elle avait faim, mais parce que Goggy les avait faits pour Levi.
— Mais c’était agréable de revoir Jeremy.
— Ils sont pour le chef Cooper, lui indiqua sa grand-mère, un soupçon de reproche dans la voix.
— Je sais, mais ils sont tellement magnifiques que je n’ai pas pu résister.
— Attends, je vais te donner du lait, ma chérie.
Amadouée, Goggy se précipita vers le placard pour attraper un verre. Pops tenta de voler un
cookie en douce, lui aussi, mais Goggy l’en empêcha d’une tape sur la main.
— Ils sont pour Levi ! Ma chérie, tu en veux un autre ?
— Il est tard, Pops, fit remarquer Faith. Que fais-tu encore debout ?
Son grand-père, en digne homme de la terre, avait en effet tendance à aller se coucher tôt.
— Tu te sens bien ?
— Tu sais ce qu’il a ? C’est cette femme, là… Cette Allemande, celle de l’émission Projet haute
couture ! Il se couvre de ridicule à regarder cette émission à cause d’une Allemande trois fois plus
jeune que lui !
— Et alors ? J’ai bien le droit de la regarder ! Je ne suis pas encore mort !
— C’est bien dommage ! Quand daigneras-tu me faire une fleur en…
Faith s’interposa d’une voix forte :
— Ecoutez-moi, tous les deux !
Ses grands-parents se turent.
— Il est clair que vous n’avez pas besoin de moi pour veiller sur vous. Je vais donc chercher un
appartement jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que je reparte, avait-elle failli dire.
Il n’avait jamais été dans ses intentions de rester en Californie pour toujours. Mais le temps filait
à toute allure… Dans deux ans, Abby s’en irait à l’université ; Pops et Goggy étaient âgés à présent,
même s’ils tenaient encore une sacrée forme.
— Bien sûr que si, nous avons besoin de toi ! Tu dois rester ici, déclara Goggy.
— Elle est majeure et vaccinée, objecta Pops. Elle fait ce qu’elle veut. D’ailleurs, n’est-ce pas
toi qui l’as envoyée en Californie ?
— Et alors ? Elle avait besoin de prendre de la distance. Son cœur était en miettes, espèce de
vieux gâteux. Mais je n’ai jamais dit qu’il fallait qu’elle reste là-bas toute la vie. Est-ce que je lui ai
dit ça ? Non ! Sa maison, c’est ici.
— Ma foi, elle a peut-être envie de plus d’indépendance, histoire que tu cesses de fourrer ton nez
dans ses affaires.
— Allons, allons…, intervint Faith d’un ton enjoué. On arrête de se disputer.
— On ne se dispute pas, rétorqua Goggy. On parle !
— D’accord. Et si on regardait Projet haute couture tous les trois ? Mais cela ne change rien au
fait que je vais aller habiter ailleurs.
— Tout ça ne me plaît guère… Une jeune femme toute seule… Quelqu’un risque de s’introduire
chez toi et de t’égorger dans ton lit, prophétisa sa grand-mère.
— Merci pour cette pensée réconfortante, Goggy.
— Tu devrais te marier. A propos ! Tu sais qui est célibataire ? Levi !
Goggy émit un triomphal claquement de langue.
— Sa bonne femme l’a quitté. Et je te parie qu’il se sent seul. Tu pourrais l’épouser. Il est
luthérien ?
— Je l’ignore, mais ce n’est pas du tout mon genre d’homme, répliqua Faith avec désinvolture.
Ah, il me semble entendre Heidi Klum…
Elle conduisit ses grands-parents jusque dans le salon et s’installa entre eux sur le canapé.
Epouser Levi. Mais oui, quelle idée géniale…
12
— Je ne vois vraiment pas pourquoi vous aviez besoin de moi, les filles, fit remarquer John
Holland, alors que la voiture s’engageait sur le parking.
— Pour nous protéger, monsieur Holland ! prétendit Colleen. Mais… attendez ! Si vous
m’épousiez, je n’en serais pas réduite à me rendre à cette soirée de tir spéciale « Femmes seules »…
Faith sourit.
— Nous nous sentirons plus en sécurité si tu es là, papa. Et toi, Colleen, arrête de le demander en
mariage, d’accord ?
En réalité, Faith poursuivait un but secret : faire rencontrer à son père des célibataires d’un
certain âge, dans le but de lui montrer qu’il existait des femmes nettement moins cupides que Lorena.
Deux jours plus tôt, Honor avait en effet surpris cette dernière dans la chambre de leur père, en
train de passer en revue les flacons de parfum d’époque qu’avait collectionnés leur mère. Elle était
même en train de dresser une liste ! Prise sur le fait, Lorena avait prétendu s’être égarée en sortant de
la salle de bains. Honor avait aussitôt appelé Faith pour lui déclarer tout de go que, si elle ne se
sentait pas à la hauteur de la tâche qu’elle s’était vu confier, elle s’en chargerait elle-même.
Faith souhaitait sincèrement que son père rencontre une femme bien, et elle trouvait navrant que
ce fût une intrigante telle que Lorena qui ait réussi à intéresser leur père après dix-neuf ans de
veuvage solitaire. Elle avait donc commencé par inscrire ce dernier sur un site de rencontre :
eMariages, rubrique « RencontresSeniors ». Et, si elle avait opté ce soir pour une approche plus
personnelle et directe, c’était parce qu’elle était incapable d’imaginer son père adoré avec
MamieCoquine ou PasEncoreMorte, les deux dernières candidates à avoir manifesté leur intérêt sur
le site.
La soirée de tir spéciale « Femmes seules » (« de 21 à 101 ans ! » indiquait joyeusement
l’annonce), organisée à Corning, présentait en outre l’avantage de faire sortir son père de
Manningsport : il pourrait se lâcher un peu… Il avait en effet tendance à rougir et à marmonner dans
sa barbe dès qu’une femme lui plaisait — sauf avec Lorena, va savoir pourquoi. Et puis, Faith
pouvait se l’avouer : elle nourrissait l’espoir de rencontrer ce soir, peut-être, un homme tendre et
merveilleux. Un homme qui ressemblerait à Jake Gyllenhaal. Ou à Ryan Gosling. L’un ou l’autre lui
conviendrait très bien. Voire les deux. Pourquoi pas ? On peut toujours rêver…
Certes, il y avait l’aspect « armes à feu » de la soirée… Mais à Manningsport les occasions de
rencontrer une personne célibataire étaient plutôt rares. Sauf si on assumait le fait de mettre le feu à
une botte de foin pour faire venir l’ensemble des pompiers de la caserne — chose que Suzanne Minor
n’avait pas hésité à faire la semaine précédente. D’après Ned, Gérard Chartier l’avait invitée à boire
un verre à la fin de l’intervention : comme quoi, la pyromanie ne vous envoyait pas forcément
derrière les barreaux. De l’avis de Faith, la soirée de tir était comme une métaphore de la vie
amoureuse : on visait, on tirait et soit on atteignait sa cible, soit on manquait son coup. « Nous nous
sommes rencontrés en maniant un Glock : ce soir-là, elle a mis en plein dans le mille, et j’ai tout de
suite su que c’était elle. »
— Allez, les amis, on est motivés ! lança Colleen, tandis qu’ils descendaient de voiture.
John Holland les suivit à l’intérieur en ronchonnant, ôtant sa casquette pour passer la main dans
ses cheveux argentés.
— Papa, n’oublie pas que si une dame s’approche de toi tu dois engager la conversation avec
elle. Montre-toi aimable.
— Nous aurions dû emmener Lorena, déclara-t-il. J’ai l’impression qu’elle souhaite se remarier.
Colleen haussa les sourcils.
— Vous ne croyez pas si bien dire, monsieur Holland ! Et c’est vous qu’elle a dans le viseur,
vous le savez bien.
— Je ne dirais pas ça, répliqua-t-il avec un gentil sourire.
— Vous couchez ensemble ?
— Colleen ! protesta Faith, horrifiée.
— Je… Nous… Euh, nous ne… Ma foi, c’est une femme très amusante et tout, mais… Hum,
entrez donc, les filles…
Il leur tint la porte du magasin Zippy’s Gun & Hunting avant d’entrer à son tour. Un grand nombre
de personnes étaient réunies dans l’armurerie. Et, parmi celles-ci, beaucoup de têtes aux cheveux
blancs.
— Bonsoir ! lança un homme en lorgnant sur les seins de Colleen, comme toujours présentés à
leur avantage.
Il devait bien avoir soixante-dix ans, et Faith vit Colleen lui adresser un petit sourire timide.
Fallait-il y voir un lien, elle s’était souvent targuée de posséder les atouts nécessaires pour faire
une excellente potiche ou une parfaite femme entretenue…
Il fallait rendre justice aux organisateurs de l’événement… Au moins aurait-on quelque chose à
faire en plus des bavardages et des séances de questions-réponses qui caractérisent les soirées de ce
genre : s’entre-tuer, par exemple.
Elle tenta de ne pas soupirer de désespoir en voyant Colleen s’éloigner.
Ses parents avaient grandi ensemble. Amis depuis l’enfance, ils avaient commencé à se
fréquenter en classe de seconde, le jour où John Holland avait récupéré au vol la chaussure de
Constance, lors du bal paroissial. Les garçons s’étaient alignés d’un côté, les filles de l’autre, et le
révérend avait demandé à celles-ci de lancer une de leurs chaussures, puis de retrouver le garçon qui
l’avait attrapée et d’en faire leur cavalier pour la soirée. Sa mère avait avoué par la suite avoir jeté
la sienne en direction de John Holland tel « Don Larsen lançant la balle à Yogi Berra ».
Mais bon, ses parents ne pouvaient peut-être pas servir d’exemple.
Elle vit Colleen revenir vers elle.
— J’ai déjà récolté trois numéros de téléphone. Mais qu’est-ce qu’ils sont vieux jeu ! Imagine
que deux d’entre eux n’ont même pas de profil Facebook.
— Franchement, Collen, tu t’attendais à quoi ?
Son amie haussa les épaules avec désinvolture.
— Et toi, tu as repéré quelqu’un ? demanda-t-elle, tout en promenant le regard autour d’elle.
L’assemblée était majoritairement féminine et âgée de plus de cinquante ans. Colleen et elle
sortaient nettement du lot. Il y avait… voyons voir… sept hommes en tout, sans compter son père.
— Qu’est-ce que je dois faire ? lui demanda ce dernier en s’approchant d’elle. Deux femmes
m’ont déjà demandé mon numéro de téléphone.
— Bravo ! l’encouragea-t-elle, en lui tapotant le bras. C’est très flatteur. Tu devrais peut-être en
inviter une à boire un café. Je suis sûre qu’elles sont très sympas.
— Euh… non, ça ne me dit rien. Faire des rencontres, sortir… ça ne m’intéresse pas.
— Papa, il faut que tu te mettes quelque chose en tête : Lorena te tourne autour comme un grand
requin blanc affamé. Dans son esprit, il est clair que vous sortez ensemble.
Son père la fixa, troublé.
— Mais non. Elle est amusante, c’est tout. C’est une femme sympathique. Pleine de vivacité.
Faith laissa passer quelques secondes avant de poursuivre.
— Papa, nous sommes presque certains qu’elle en veut à ton argent.
— De l’argent, je n’en ai pas. Mais j’ai quatre enfants !
— L’autre jour, Honor l’a surprise en train de faire l’inventaire des flacons de parfum de maman.
— Ah oui, ces petites bouteilles… C’est vrai que ta mère y tenait énormément. Pour ma part, j’ai
toujours pensé que c’était des attrape-poussière, mais…
Ses yeux bleus s’adoucirent à cette évocation, et le cœur de Faith se serra. Elle devait à tout prix
trouver une compagne à son père. C’était le moins qu’elle puisse faire pour lui.
Pendant qu’ils parlaient, une dame avait effectué une imperceptible manœuvre d’approche. Bien
habillée, d’âge convenable. Faith lui adressa un infime hochement de tête tout en continuant de parler
avec son père.
— Papa, tu seras peut-être heureux de discuter avec des femmes qui n’ont pas forcément envie de
parler, je ne sais pas moi… de strings avec ta petite-fille adolescente.
Son père afficha un air scandalisé.
— Elle a fait ça ?
— Demande à Abby.
Colleen se pencha vers lui à son tour.
— Tentez votre chance avec quelqu’un d’autre, monsieur Holland ! suggéra Colleen. Ah, excusez-
moi, mais ce type me regarde. Je reviens tout de suite !
Sur ce, Colleen, rejetant en arrière sa crinière brillante, partit comme une flèche en direction d’un
septuagénaire équipé d’un déambulateur.
Une voix féminine se fit alors entendre près de Faith et de son père.
— Bonsoir ! Je m’appelle Béatrice…
C’était la femme qui admirait discrètement son cher papa depuis quelques minutes. Vive, jolie,
souriante. En d’autres termes, parfaitement éligible à la fonction de compagne.
Elle s’adressa d’abord à Faith :
— Que vous êtes jolie ! J’adore les cheveux roux.
Bien manœuvré, reconnut Faith.
— Bonsoir, je m’appelle Faith, et voici mon père, John. Il est veuf.
— Toutes mes condoléances, roucoula Béatrice, les yeux pétillant de plaisir. Moi, je suis
divorcée, trois enfants et quatre petits-enfants.
Son père restant muet, Faith lui expédia un coup de coude dans les côtes.
— Oh ! Hum… Je m’appelle… euh, bonsoir. John. John Smith.
— Papa…, voulut protester Faith.
— Je suis moi-même père de plusieurs enfants.
Il transpirait déjà. Mais tant pis. Il fallait que ça marche ! Faith s’éloigna discrètement, feignant
de ne pas voir son air implorant.
Colleen l’intercepta près de la table des rafraîchissements.
— Imagine un peu ! Ce type m’a avoué qu’il ne pouvait plus faire grand-chose au lit. Je veux bien
passer sur certaines choses, mais ça, non ! Résultat des courses : fin du badinage. Oh ! Oh ! Mais
regarde par là, l’homme de dos… Celui-là m’a l’air de sortir du lot… J’espère qu’il sera aussi beau
lorsque nous le verrons de face… Tu es d’accord avec moi ?
— Tout à fait !
L’homme en question n’était pas âgé ; il ne s’appuyait pas non plus sur un déambulateur. Il
marquait donc déjà deux points. Il portait un jean qui mettait ses fesses musclées en valeur, et un T-
shirt vert dont les manches enserraient des biceps magnifiquement développés. De larges et solides
épaules. Des cheveux blonds coupés court.
L’homme se tourna vers elles, et aussitôt une stalactite de glace trancha net les chaudes volutes
sensuelles qui avaient commencé à s’élever en Faith.
— Ça alors, c’est Levi ! s’exclama Colleen. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ici ? Ne me dis pas
qu’il est venu ici pour draguer ?
— Ne le prends pas mal, Colleen, mais je te signale que toi aussi tu es venue pour draguer…
— Je sais bien, mais il n’est pas obligé de faire ça : j’ai déjà vu la façon dont il est sans cesse
obligé de repousser les hordes de femmes de Manningsport.
Faith la regarda avec circonspection. Colleen avait toujours proclamé sans aucune gêne son goût
pour le sexe. Mais tout de même…
— Dis-moi, Levi et toi, vous n’avez jamais… ?
— Non. Il est bien trop jeune pour moi.
— Il a notre âge.
— Je sais, Faith. Mais, vois-tu, je les aime déjà expérimentés.
— Tu es obscène…
— Dressés, si tu préfères.
— C’est pire ! répliqua Faith, hilare.
— OK, j’arrête. Hé, Levi, par ici !
— Non, tais-toi ! Tu sais bien qu’il… Hum, bonsoir, Levi.
— Mesdames…
Colleen posa la main sur son bras musclé.
— Levi, ma copine et moi, on cherche à faire des rencontres.
— Colleen…, gémit Faith.
Mais son amie l’ignora superbement.
— Est-ce que tu pourrais nous brancher avec les mecs les plus chauds que tu connaisses ici ?
Personnellement, je les préfère âgés d’une bonne cinquantaine d’années, voire plus. Et je n’ai
rien contre une petite brioche. Ni contre une blessure de guerre, obtenue héroïquement. Je n’ai rien à
faire d’un maladroit qui s’est tranché la main en coupant du bois, tu comprends ?
— Tout à fait, répondit Levi. Tu as donc déjà épuisé toutes les possibilités que recèle
Manningsport ?
— Ne sois pas vache, s’il te plaît ! Et est-ce que tu as vu quelqu’un susceptible de convenir à
Faith ?
Cette dernière se sentit devenir écarlate.
— Je suis là pour accompagner mon père, c’est tout…
— Ce qui ne l’a pas empêchée d’admirer tes fesses, tint à préciser Colleen.
— Et toi, Levi ? demanda Faith qui sentait la chaleur envahir non seulement ses joues, mais aussi
sa gorge. Tu es en quête d’une Mme Cooper no 2 ?
Il la dévisagea longuement, sans ciller.
— C’est moi l’instructeur de tir.
Oh ! non !
Son père s’approcha à cet instant, ayant réussi à se soustraire à Béatrice.
— Tiens, bonsoir, Levi, comment ça va ?
— Bien, monsieur, merci. Les filles me disaient que vous…
— Parlons d’autre chose, veux-tu ?
— Pas de problème. Bon, excusez-moi, mais il faut que j’y aille.
— Bien sûr, bien sûr…, dit Colleen, tout sourires. Va faire ton travail.
Elle lui donna une petite claque amicale sur l’épaule et, dès qu’il se fut éloigné, gratifia Faith
d’une grimace expressive.
— S’il avait vingt ans de plus, je ferais tout pour le mettre dans mon lit.
Le père de Faith se mit à pouffer.
— Colleen, tu es impayable !
— Si je disais ce genre de choses, tu tomberais raide mort d’une crise cardiaque, lui fit
remarquer Faith.
— C’est vrai.
Il paraissait un peu plus détendu, c’était déjà ça.
Levi s’était dirigé vers le centre de la salle.
— Salut, tout le monde ! lança-t-il alors. Bienvenue à…
Il baissa les yeux sur son bloc-notes et soupira.
— A la soirée de tir spéciale « Femmes seules ».
Son regard se posa sur Faith qui, même à cinq mètres de lui, perçut son intense dédain.
— Je m’appelle Levi Cooper, et ce soir c’est moi qui serai votre instructeur. Voyons, qui parmi
vous connaît le maniement des armes à feu ?

*
Levi s’était un peu douté qu’accepter d’animer cette soirée ne serait pas une bonne idée. Mais,
comme il lui arrivait de temps à autre de donner des cours de tir d’autodéfense au Zippy’s Gun &
Hunting il n’avait pas hésité à dire oui quand Ed, le patron, l’avait appelé. Cette intervention lui
rapporterait quatre cents dollars ; avec les manuels universitaires de Sarah qui lui coûtaient une
fortune, c’était bon à prendre.
En revanche, il ne s’attendait vraiment pas à tomber sur les Holland ! Ni sur Colleen. Enfin, elle,
au moins, elle était marrante. Pas comme Faith… Depuis qu’elle savait qu’il était ici, elle n’arrêtait
pas de raconter à toutes ces bonnes femmes que lui aussi était célibataire ! « Levi est un homme
merveilleux ! » l’avait-il entendue dire à une femme qui ressemblait à s’y méprendre à son ancien
sergent instructeur. « D’une telle sensibilité ! Et puis, c’est un héros de guerre. Nous étions à l’école
ensemble… Je sais qu’il adore les femmes plus âgées. »
Il soupira.
— Bon, mettez-vous par deux ! Faith, viens donc par ici.
Ce n’était que justice, après tout. Elle allait faire équipe avec ce type en salopette, qui
visiblement ne portait rien en dessous.
— Vous êtes drôlement jolie ! s’exclama ce dernier.
— Et vous, vous devriez porter une chemise, répliqua-t-elle avec naturel. La prochaine fois,
pensez à mettre des vêtements appropriés.
Le type eut un sourire ravi. Etait-il déjà amoureux ? Ou bien sous l’emprise de l’alcool ?
— Tu t’es déjà servie d’une arme, Faith ? demanda Levi.
— Mais oui. Passe-moi un flingue… Je sens que j’ai la gâchette facile, ce soir, rétorqua-t-elle
avec un regard noir.
— Parce que vous savez aussi tirer ? s’émerveilla son partenaire en salopette. La femme idéale,
quoi !
Levi passa en revue la file des participants, expliquant aux novices la façon correcte de tenir une
arme et le genre de recul auquel ils devaient s’attendre. Ce faisant, il avait du mal à réprimer un petit
sourire. Colleen faisait équipe avec un vieux bonhomme qui lui mangeait dans la main avec un
ravissement évident. Plus loin, une des femmes refusait de mettre un casque antibruit de crainte
d’abîmer son Brushing… ça s’annonçait bien…
— Je ne connais strictement rien aux armes à feu, lui confia une femme en lui agrippant le bras et
en se serrant contre lui. Vous pouvez m’aider à prendre la bonne position ?
— Bien sûr, madame. Il faut vous mettre comme ça.
Il se campa en position correcte de tir : jambes légèrement écartées, bras tendus, coudes fléchis et
les deux mains enveloppant l’arme.
— Gardez les pouces joints et le doigt sur la détente. D’accord ?
— Vous pouvez vous mettre derrière moi et passer vos bras autour de ma taille pour vérifier que
je fais comme il faut ?
— Non, madame. Désolé.
La femme fronça les sourcils, dépitée.
— Vous êtes sûr ? Au fait, je m’appelle Donna.
— Désolé, madame, répéta-t-il, je ne peux pas. C’est le règlement.
D’un signe du menton, elle désigna Faith qui se tenait un peu plus loin.
— Elle prétend que vous êtes un ancien militaire, murmura-t-elle dans un souffle rauque. Je ne
vais pas vous mentir, je trouve ça très excitant.
Elle promena le doigt sur son tatouage — deux épées croisées, l’insigne de la 10e unité de
montagne —, visible sur son bras, à la lisière de la manche de son T-shirt, et il sentit aussitôt sa peau
se rétracter.
— Excusez-moi, mais il faut que je m’occupe aussi des autres.
Il jeta un regard à son partenaire.
— Bonne chance, monsieur, lui glissa-t-il.
Après l’entraînement au tir, les participants étaient censés converser en face à face durant des
séances chronométrées de huit minutes. Ce temps écoulé, ils se décalaient d’une place et
recommençaient avec quelqu’un d’autre. Comme si on avait besoin de huit minutes pour savoir !
Nina, son ex-femme, pilotait l’hélico qui avait évacué sa patrouille, lors d’un sérieux accrochage.
Eh bien, au bout de dix secondes de conversation, il avait su qu’ils coucheraient ensemble. Trois
jours après, il pensait mariage, enfants, maison…
Cela dit, Nina l’avait quitté au bout de treize semaines de vie conjugale.
La séance de tir touchait maintenant à sa fin. Encore une heure, et il pourrait fermer le magasin et
rentrer chez lui, en espérant que sa nuit serait meilleure que la précédente. Bah, il pourrait toujours
confectionner des cookies pour Sarah…
Il s’arrêta pour regarder un couple qui, pour le coup, avait l’air de bien s’amuser, conseilla
l’homme pour qu’il vise mieux et continua sa revue.
John Holland se trouvait dans la file suivante. Toutefois, il ne tirait pas. C’était plutôt lui le gibier
: il était quasiment acculé contre la cloison.
— Vous pouvez les toucher, vous savez, insistait la femme qui l’avait choisi comme partenaire de
tir. Ils sont exactement comme des vrais. Je me suis fait cadeau d’une nouvelle poitrine pour mes
soixante ans…
— Hé, John ! lança Levi. Vous pouvez me donner un coup de main, s’il vous plaît ?
Le malheureux saisit immédiatement la perche qui lui était tendue et se dégagea pour venir vers
lui.
— Merci, fiston. Bonté divine, si tu savais comme ma femme me manque !
— Ne baissez pas déjà les bras…
Il jeta un coup d’œil à sa liste de noms.
— Tenez, cette dame m’a paru très sympathique, tout à l’heure…
Ils s’approchèrent d’une femme qui faisait feu avec beaucoup d’efficacité.
— Vous ne trouvez pas qu’Ellen a des fesses de rêve, était-elle en train de confier à l’homme qui
faisait équipe avec elle.
La pâleur de John s’accentua.
— Hum, continuons d’avancer, suggéra Levi.
— C’est ma fille qui a eu cette idée. Moi, je ne… Ecoute, je crois que je vais rentrer. Tu aperçois
Faith et Colleen ?
Levi regarda au bout de la file où Faith, adossée à la cloison de la dernière cabine de tir,
subissait le grand numéro de charme de son partenaire. Dès qu’elle sentit ses yeux posés sur elle, elle
lui fit une discrète grimace.
— Vous savez, John, j’ai l’impression que votre fille s’amuse comme une folle. Et Colleen aussi.
Je pourrais les ramener, si vous voulez…
John approuva d’un signe de tête.
— C’est très gentil de ta part, Levi. Merci.
Et, là-dessus, il se précipita vers la sortie.
Quelques minutes plus tard, les armes, les lunettes de protection et les casques antibruit remisés,
tous les participants allèrent s’asseoir dans la partie armurerie du stand de tir. Aux murs s’alignaient
des carabines ainsi que des vitrines fermées à clé contenant munitions et pistolets. Des chaises en
métal avaient été apportées pour l’occasion, et bientôt deux longues rangées de célibataires se
retrouvèrent face à face. On aurait dit l’heure du parloir en prison, songea Levi, la cloison vitrée et
les téléphones en moins.
— Est-ce que tu as vu mon père ? lui demanda Faith alors qu’il passait devant elle.
— Il est parti, répondit-il sans s’arrêter.
Son petit cri d’indignation le fit se retourner.
— C’est moi qui vous ramènerai, Colleen et toi.
— Moi aussi, je peux vous ramener, proposa le type en salopette, décidément entreprenant.
Levi s’adossa au mur et consulta ses messages. Il avait quatre textos de Sarah. Le premier disait :
J’ai 0 amie. Tu px venir me chercher ?
Le second :
Envie de vomir.
Le troisième :
Tu px pas me forcer à rester ici.
Quant au dernier, il indiquait simplement : Je te déteste !
Avec un soupir, il s’isola dans le couloir pour la rappeler et tomba sur sa boîte vocale.
Franchement, quel intérêt de lui avoir acheté un portable si elle ne s’en servait que pour envoyer
des textos ?
— Sarah, arrête ton cinéma, d’accord ? Tu pourras rentrer à la maison pour Columbus Day. En
attendant, il faut que tu te fasses des amis.
Il s’interrompit, imaginant soudain sa sœur dans une soirée avec une pipe à eau et un sachet
d’ecstasy.
— Ou bien contente-toi de bûcher davantage. Maintiens ton niveau de notes. D’accord ? Bon, il
faut que je te laisse, maintenant.
Il marqua une légère hésitation.
— Au revoir.
Dix secondes plus tard, il recevait un nouveau texto : Te déteste tjs. Et puis tu px parler ! Vis ta
vie & lâche-moi. T’as besoin de te trouver une meuf.
Texto auquel il répondit :
Propos déplacés.
Il aurait adoré la lâcher un peu, sauf que c’était elle qui l’appelait ou lui envoyait des textos au
moins dix fois par jour. L’étrangler, ce serait mal ? Oui, probablement.
Il se frotta les yeux. A vrai dire, ils avaient tous les deux besoin de vivre leur vie. Ces deux
dernières années, entre le départ de Nina et le cancer de leur mère, leur quotidien avait été rude. Les
épreuves les avaient rapprochés, mais quand une famille se réduit à deux personnes c’est parfois un
peu dur, et Sarah n’avait plus que lui quand elle avait des problèmes.
La porte s’ouvrit, et Colleen apparut dans le couloir.
— Tu te caches, Levi ? Tu veux qu’on se fasse un petit tête-à-tête, tous les deux ?
— Hum, je devine des pensées indécentes, mademoiselle O’Rourke…
— Tu rêves ! Mais attention, ne me provoque pas…
Elle haussa les sourcils d’un air coquin.
Il aimait bien Colleen. C’était l’une des rares personnes qui n’avait pas changé d’attitude envers
lui depuis son retour d’Afghanistan. Idem pour Connor, son frère. Et Jeremy. Et Faith également,
maintenant qu’il y pensait. Même si elle avait désormais un petit côté cassant qu’il ne lui connaissait
pas avant… mais qui lui allait mieux que celui, mielleux, de Princesse Trop-Mimi.
Colleen lui prit le bras et le ramena jusque dans le magasin, où elle lui désigna une des chaises en
métal.
— Assieds-toi là et prends un air de tombeur, lui ordonna-t-elle en s’installant en face de lui.
Faisons comme si on ne se connaissait pas. On a droit chacun à trois questions. C’est moi qui
commence.
Il secoua la tête en souriant.
— Quel est ton plat préféré ? interrogea-t-elle.
— Le cheeseburger de chez O’Rourke.
Elle tapa dans ses mains.
— Bravo, bonne réponse ! Quelle est ta couleur préférée ?
C’était bien une question de fille, ça ! Avait-il seulement une couleur préférée ? Le bleu ? Le
rouge ?
— Le vert.
— Super ! Et quelle est ta position préférée au lit ?
Elle lui décocha une œillade appuyée, mais il se contenta de sourire.
— Bon, je marque quand même des points pour avoir tenté le coup, conclut Colleen. Si tu
m’avais donné une réponse, je l’aurais inscrite dans les toilettes du bar. Quand est-ce que tu vas
recommencer à fréquenter des filles, Levi ?
— Tu n’avais droit qu’à trois questions, Colleen.
Une montre ou un téléphone se mit à biper, et toutes les participantes se décalèrent d’une place.
Colleen lui envoya un baiser de la main, et il lui répondit d’un signe de tête. La femme qui lui
faisait face à présent n’était autre que celle qui avait caressé son tatouage un peu plus tôt dans la
soirée. Ses trois questions furent : « Crois-tu au coup de foudre ? As-tu déjà donné la fessée à une
femme ?
Quelle est ta couleur préférée ? » Ce à quoi il répondit respectivement : « oui, non, rouge ».
— OK, à toi maintenant. Pose-moi une question.
Levi poussa un soupir.
— Euh, comment tu t’appelles ?
— Donna. Je te l’ai déjà dit.
Elle lui fit un grand sourire et croisa les bras très fort sur sa poitrine pour faire ressortir ses seins
tannés comme du cuir.
— Tu veux qu’on aille travailler cette fessée chez moi ?
Mon Dieu !
— J’ai encore droit à deux questions, il me semble. Euh… quelle est ta couleur préférée ?
— Rose ! D’ailleurs, je porte de la lingerie rose. Tu veux voir ?
— C’est encore à moi. Quelle est ton opinion sur les pourparlers de paix au Moyen-Orient ?
— Je trouve qu’on devrait tous réussir à s’entendre, pas toi ? Ça te dirait qu’on sorte ensemble,
un soir ?
Dieu merci, le chronomètre retentit de nouveau.
— J’ai été ravi de faire ta connaissance, Donna…
Une nouvelle femme prit place en face de lui.
Faith. De mieux en mieux…
— Dites donc, glissa-t-elle à la femme qui se décalait, je crois que vous avez une touche avec
lui… Je l’ai vu reluquer vos fesses…
— La ferme, Faith ! marmonna-t-il.
— C’est vrai ? fit Donna, en adressant un clin d’œil à Levi.
Faith sourit avec une visible satisfaction.
— On dirait que tu t’es fait une amie, Levi. C’est tout toi, ça. Hyper sociable.
— Alors, tes questions ?
— Ça vient ! Ça vient ! Non que je veuille sortir avec toi, note bien.
— Je sais, oui. J’ai bonne mémoire…
Il vit le rose envahir ses joues, ainsi que son cou et son décolleté. Ses seins étaient d’ailleurs
délicieusement mis en valeur par le col en V de son pull. Décidément, le rouge se mariait à merveille
avec ses cheveux roux…
Elle déplia une feuille de papier.
— Est-ce que tu as déjà fait de la prison ?
Bon, elle ne lui demandait pas quelle était sa couleur préférée, c’était déjà ça.
— Non.
— Est-ce que tu as des enfants et, si oui, joues-tu un rôle actif dans leur vie ?
— Pas d’enfants.
— Avec combien de femmes as-tu couché ?
Elle le regarda d’un air entendu et ajouta : — A condition bien sûr que tu saches compter jusque-
là…
Le chiffre n’était pas aussi élevé que sa réputation le laissait supposer, apparemment.
— Joker. Question de substitution ?
— Peux-tu me donner ton numéro de sécurité sociale, afin que je puisse effectuer quelques
vérifications sur ton passé ?
— Je comprends mieux pourquoi tu es encore célibataire.
Elle replia sa liste en soufflant d’un air agacé.
— Ne plisse pas le front en me regardant, Levi. Des questions comme celles-là coupent court à
toutes les entourloupes. Mais sache que je me fiche de savoir si tu aimes les promenades au clair de
lune, si tu es fan de vieux films en noir et blanc, si tu es marié, gay, ou si tu vis au sous-sol chez ta
mère !
— J’ai horreur des vieux films, répondit-il.
— Moi aussi. Trop mélo. En revanche, j’adore regarder de temps en temps un bon film d’horreur.
— J’aime bien les films d’horreur. Je ne vis pas au sous-sol chez ma mère, je ne suis pas marié et
je ne suis pas gay.
Subitement, ce fut comme si une sorte de tension électrique se mettait à crépiter entre eux. Elle
dut le percevoir également, car ses joues s’enflammèrent de plus belle et son regard sembla se
radoucir. Tu as besoin de sortir avec une femme, lui rappela son cerveau.
Mais pas avec Faith Holland ! Même si son corps commençait à lui dire clairement le contraire…
— Esscusez-moi, fit une voix de bébé tout près d’eux.
Sentant quelque chose lui effleurer l’oreille, il fit un bond sur sa chaise. Bon sang ! C’était
Donna, une marionnette à la main ! Un petit cochon à qui elle faisait faire coucou avec la patte.
— Tu les zaimes, les petits zanimaux ? Pasque moi, les petits zanimaux, ze les zadooore !
Elle reprit sa voix normale.
— Je donne des spectacles de marionnettes aux anniversaires. J’adore les enfants, pas toi ?
J’aimerais beaucoup en avoir.
Il vit Faith lui sourire ; le chronomètre retentit, et les deux femmes se décalèrent vers quelqu’un
d’autre.

*
Question chasse au mari, Faith avait fait chou blanc. A vrai dire, elle ne s’attendait pas vraiment
à trouver un prétendant lors de cette soirée, mais elle avait quand même récolté trois numéros de
téléphone pour son père et, dès le lendemain, elle passerait les candidates au crible. Ce n’était donc
pas un fiasco complet.
Durant tout le trajet du retour, Levi observa un silence ténébreux. Quand elle lui demanda de
prendre par la Route 54 et non par la Lancaster Road, il ne réclama pas d’explications. Il se contenta
de faire entendre un vague grognement et s’exécuta.
Durant l’espace d’une seconde, Faith aurait juré qu’il s’était passé quelque chose entre eux, lors
du face-à-face. Mais quoi que cela ait pu être, sensation imaginaire ou pas, cela s’était presque
aussitôt évaporé.
— C’était vraiment une super idée, cette soirée, déclara Colleen.
— Oui, je suis triste que mon père ne soit pas resté.
— Et moi, je suis triste que tu ne veuilles pas que je l’épouse, riposta Collen en riant.
Honnêtement, je ferais une belle-mère idéale, tu ne trouves pas ?
— Avec toi, il ne survivrait pas une semaine !
— Et toi, Levi, tu as rencontré quelqu’un ?
— Oh ! oui ! Une marionnettiste, ne put s’empêcher d’ajouter Faith. Très sexy.
— Je n’étais là que pour la formation au tir.
— Tu sais quoi ? Tu devrais vraiment te trouver une jolie fille. Je vais ouvrir l’œil pour toi,
proposa Colleen.
— Non, sans façons.
Colleen poussa un soupir théâtral.
— Sa méchante femme lui a brisé le cœur en partant. Ma petite Faith, il va falloir que nous
prenions les choses en main.
— Tu crois ? Moi, je dirais plutôt qu’il préfère qu’on lui fiche la paix.
— Bien vu ! s’exclama l’intéressé, en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur.
Il avait de beaux yeux, pensa soudain Faith. Incontestablement.
Stupidement, elle se prit à espérer qu’il déposerait Colleen en premier. Pour quelle raison, elle
n’aurait su le dire, mais la pensée de rester seule avec lui dans la voiture l’électrisait.
Mais c’était impossible. D’un point de vue géographique, la Maison Vieille était en premier sur
la route…
Quelques minutes plus tard, Levi engageait son véhicule dans l’allée. Faith dit au revoir à
Colleen, remercia Levi de l’avoir ramenée et les regarda repartir en marche arrière. Elle se sentait
étrangement jalouse à l’idée que Colleen profite trois minutes de plus de la compagnie du chef
Cooper.
13
— Ma petite Faith, en tant que nouvelle venue parmi nous, que dirais-tu de donner le coup
d’envoi de la lecture ?
Cathy Kennedy dirigeait le groupe d’étude de la Bible — groupe réservé aux femmes.
— Il me semble pourtant que c’est mon tour, objecta Carol Robinson, une spécialiste de la
marche sportive.
— Etant donné que Faith est nouvelle parmi nous, répondit Cathy avec douceur, laissons-la
commencer.
Faith lui sourit. Assurément, cette Cathy faisait une candidate tout à fait convenable au poste de
nouvelle compagne pour son père. La veille au soir, Lorena (vêtue d’un improbable imprimé léopard)
avait de nouveau dîné avec eux — dîner auquel Honor lui avait enjoint d’assister toute affaire
cessante, elle-même étant retenue par une dégustation de vins à la Salamandre. Lorena, comme on
pouvait s’y attendre, avait examiné l’air de rien le contenu du secrétaire dans le bureau de leur père,
pendant que celui-ci, sans se préoccuper de rien, lisait son journal. Lorsque Faith, agacée, lui avait
demandé si elle pouvait l’aider à mettre la main sur ce qu’elle cherchait, Lorena avait prétendu avoir
perdu une boucle d’oreille lors de sa précédente visite.
— Cette bonne femme va laisser votre pauvre père en chemise ! avait grondé Mme Johnson,
quand elle était entrée dans la cuisine, et pour bien appuyer son propos elle avait fait cogner une
casserole sur le comptoir.
Bref, il y avait urgence. D’où l’idée de trouver une femme pour son père dans ce groupe d’étude
biblique… Au final, le bilan de la soirée de tir avait été maigre : deux des femmes dont elle avait
pris le numéro avaient été écartées d’office. La première n’aimait pas les enfants, et la deuxième
semblait souffrir d’une grave addiction au jeu. Le dossier de la no 3 était encore en cours
d’instruction, mais il y avait un hic : elle habitait assez loin de Manningsport.
— Nous en étions à… voyons voir… à l’Exode, chapitre 4, verset 25, poursuivit Cathy. Vas-y,
Faith, nous t’écoutons.
— Merci, madame Kennedy.
Faith baissa les yeux sur sa Bible.
— Hum… ah, oui… « Alors Séphora prit une pierre aiguë, coupa le prépuce de son fils —
c’était une blague ou quoi ? — et le jeta aux pieds de Moïse en disant : “Tu es pour moi un époux de
sang !” » Euh… vous êtes sûre que c’est le bon chapitre ?
Horrifiée, Faith interrogeait du regard les autres participantes.
— Parfait ! reprit Cathy avec enthousiasme. Et maintenant, si vous le voulez bien, nous allons
discuter ensemble de ce passage.
— Est-ce que l’enfant a pleuré ? s’inquiéta Carol. Je veux savoir ce qu’il devient, ce bébé !
— Ce n’était peut-être pas un bébé, fit observer Lena Smits d’un ton sentencieux. En ce temps-là,
les garçons avaient parfois quinze ou seize ans, quand on leur faisait ça.
— Ça, j’en doute fort ! répliqua Mme Corners. Mon petit-fils n’accepte même plus de câlins de
sa mère, alors ça m’étonnerait qu’il permette à qui que ce soit de le circoncire avec un caillou !
— Oui, j’en doute aussi…, renchérit Faith, en réprimant une nausée.
En même temps, Dieu allait forcément constater son extrême abnégation dans cette affaire : elle
fréquentait assidûment des personnes du troisième âge, elle étudiait la Bible avec un groupe de
femmes… Oui, Il allait certainement la récompenser en lui procurant une charmante belle-mère. Et
puis aussi un gentil mari et une ribambelle d’enfants, tous plus beaux les uns que les autres.
C’est quand Vous voulez !
Et à propos de mariage… La dernière fois qu’elle s’était trouvée en ce lieu — le sous-sol de la
Trinité —, elle portait une belle robe blanche. Eh, non ! Pas de tristesse ! Elle n’était pas venue ici
pour revivre son mariage avorté. Elle était venue pour trouver à son père une compagne convenable.
Et vraiment Cathy Kennedy s’imposait comme une évidence ! Elle était veuve depuis longtemps.
Certes, Janet Borjeson était seule, elle aussi, mais Honor avait, sans qu’elle comprenne pourquoi,
émis quelques marmonnements désapprobateurs quand Faith avait fait allusion à elle. N’empêche…
Elle inscrivit leurs deux noms dans la marge du livre de l’Exode.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Goggy.
Faith sursauta violemment.
— Hum… de la circoncision ?
Goggy fronça les sourcils.
— Non, ma chérie. Barb songe à se faire faire des seins plus petits. Elle souffre du dos depuis
des années.
Barb confirma d’un hochement de tête.
De mieux en mieux : visiblement, pendant qu’elle pensait à ce que Dieu allait lui offrir sous peu,
la conversation était passée de la circoncision à l’opération des seins…
— Surtout n’hésitez pas, acquiesça-t-elle. Il paraît que ça marche vraiment bien.
— Exactement ! se réjouit Barb. Merci, Faith. Tu es un ange, vraiment.
Elle lui sourit et ajouta :
— Tu sais, mon petit-fils est célibataire. Veux-tu que je lui donne ton numéro de téléphone ?
Faith réprima un frisson. C’était ce petit-fils qui l’avait escortée jusqu’au sous-sol de l’église,
tout à l’heure avant la réunion : avec son pas traînant, son regard fixe et glaçant, il était l’incarnation
même du tueur en série.
— C’est très gentil à vous… mais, non. Je, euh… non, merci.
— Elle ne s’est toujours pas remise de son histoire avec Jeremy Lyon, expliqua Carol Robinson.
— Mais si. Nous sommes amis, lui et moi, maintenant.
— Comment as-tu fait pour oublier un homme pareil ? s’exclama Cathy. Et médecin en plus ! Si je
vous disais qu’il a réussi à me faire rire pendant qu’il m’examinait la gorge ?
La conversation s’orienta alors un temps sur les mains fermes et douces de Jeremy, puis sur les
nouvelles baskets que Carol s’était achetées à moins soixante-dix pour cent, lors de sa tournée des
magasins d’usine.
Au bout d’une heure environ, heure durant laquelle la discussion avait encore porté sur
l’ingratitude des petits-enfants et les prothèses du genou, sans aucune référence à Moïse dans le
désert, la séance d’étude de la Bible s’acheva.
— Ce lieu doit te rappeler de terribles souvenirs, lui fit remarquer Carol. C’est l’endroit précis
où Jeremy a rompu avec toi, n’est-ce pas ?
— En effet, madame Robinson. Merci de me le rappeler.
Faith surveillait Cathy du coin de l’œil, espérant pouvoir lui glisser un mot au sujet de son père,
l’air de rien.
— Ma pauvre enfant ! Ça a dû être horrible ! Tu ne te doutais vraiment de rien ?
— De rien, non. Quelle surprise, en effet. Et cette Séphora, alors ? Une femme tout à fait
intéressante…
Mais rien ne pouvait décourager Carol.
— Je comprends que tu ne tiennes pas à fréquenter Bobby McIntosh, mais tu es bien à la
recherche d’un mari, tout de même ? Ta grand-mère nous l’a dit.
— Non, non. Pas vraiment. Enfin… plus ou moins, si, mais…
Faith foudroya Goggy du regard sans que cette dernière s’en aperçoive. Elle était en train de
discuter des biscuits au citron apportés par Norine Plett et soutenait que des pâtisseries d’une telle
finesse ne pouvaient provenir que de la Lorelei’s Sunrise Bakery. Norine, elle, se contentait de
sourire, murée dans un silence énigmatique.
Et zut ! Cathy Kennedy venait de sortir de la salle.
Quant à Carol Robinson, elle ne s’avouait toujours pas vaincue.
— Le beau-frère de mon fils est célibataire. Tu veux son numéro ? Tu veux que je lui demande de
t’appeler ? Il a un petit problème hormonal, c’est pourquoi il transpire beaucoup, mais en dehors de
ça c’est un homme charmant. C’est entendu, alors ! Je lui dirai de t’appeler. Allez, au revoir !
— C’est inutile, madame Rob…
Mais Carol était déjà partie, de son pas efficace de marcheuse.
Faith s’approcha de sa grand-mère qui s’obstinait à vouloir percer les secrets de pâtisserie de
cette pauvre Norine.
— Ma foi, si tu ne mets pas de levure chimique, comment fais-tu pour obtenir une pâte aussi aérée
? Explique-moi donc ça !
— Recette de famille, lâcha Norine en souriant à Faith.
— Goggy ? Je vais commencer à décharger la voiture, d’accord ? A tout à l’heure, quand tu auras
fini ici. Mais prends ton temps, surtout.
Sa grand-mère se tourna vers les autres participantes, la mine tragique.
— Ah… c’est vrai. Je ne vous ai pas dit… Ma petite-fille me quitte. Elle… déménage. Elle
aurait très bien pu rester chez nous, mais non ! Aujourd’hui, tous ces jeunes ont, paraît-il, besoin
d’avoir un espace à eux.
Elle poussa un soupir attristé, provoquant un bel ensemble de murmures désapprobateurs, dignes
d’un chœur antique.
— Au revoir, mesdames ! lança Faith. Et merci de m’avoir accueillie parmi vous.
La désapprobation fit aussitôt place aux embrassades et aux petites tapes affectueuses, le tout
agrémenté de recommandations diverses : qu’elle fasse bien attention en traversant la rue, surtout
qu’elle n’oublie pas de fermer toutes les portes à double tour le soir si elle ne voulait pas finir
égorgée dans son lit.
Enfin Faith sortit du sous-sol de l’église. Elle cligna les yeux, éblouie par la lumière du soleil.
C’était l’un de ces exquis après-midi de fin septembre, frais et lumineux, empreint de l’odeur
acide des feuilles jaunissantes et des effluves de soupe au potiron qui s’échappaient de la petite
cantine située au bout de la place. Des élèves de maternelle, tous agrippés (ou attachés ?) à une
corde, traversaient la rue à la queue leu leu. On était mercredi et en dehors des quelques habitants qui
arpentaient les trottoirs, s’arrêtant pour scruter les vitrines des quelques boutiques, Manningsport
était très calme.
Deux jours auparavant, Faith avait demandé à Honor si elle connaissait des appartements à louer.
Cinq secondes plus tard, sa sœur s’entretenait au téléphone avec Sharon Wiles. Non seulement cette
dernière avait un appartement libre, mais il s’agissait en plus de l’appartement témoin, le seul de
l’immeuble à être meublé. Quand Faith désirait-elle emménager ?
Il fallait reconnaître cette qualité à Honor : elle savait tout et connaissait tout le monde en ville.
A l’arrière de sa voiture se trouvaient deux valises, quelques cartons d’ustensiles divers
(absolument indispensables à sa survie selon Goggy), ainsi que Blue. Assis sur son séant, une balle
de tennis répugnante dans la gueule, il la regardait, la tête inclinée sur le côté, comme pour l’exhorter
à lui lancer son jouet préféré.
— Salut, mon toutou d’amour ! Tu l’aimes, ta baballe ? Oui, hein ?
Blue se mit à haleter gentiment et remua la queue. Sharon Wiles n’avait pas sauté de joie à l’idée
de ce locataire à quatre pattes. Pourtant, elle n’avait pu nier qu’il était beau, bien élevé et que, d’un
point de vue technique, c’était un chien d’assistance thérapeutique. Ce statut lui autorisait bien
l’accès des restaurants, alors, hein ?
Elle sortit un premier carton de la voiture et marcha jusqu’à l’entrée de la résidence de l’Opéra,
Blue sur ses talons. Son nouveau domicile était fort judicieusement situé dans une rue donnant sur la
place, pile en face de la Lorelei’s Sunrise Bakery. Et puis, il y avait ce nouveau chocolatier qu’il
fallait absolument soutenir… Mais d’abord elle allait s’installer, faire son lit, se préparer du café et
sortir ses vêtements de la valise. Goggy allait passer la voir, aussi tenait-elle à ce que son nouvel
appartement soit joli pour l’accueillir.
L’espace de quelques secondes, elle imagina que sa mère l’aidait à emménager… Dans son
imagination, Connie Holland avait merveilleusement vieilli ; elle portait un jean, un T-shirt et des
Converse. Toutes les deux changeaient la disposition des meubles en riant, ainsi qu’avait toujours
aimé le faire sa mère. Puis elles allaient chercher des cookies chez Lorelei et parlaient
interminablement. Peut-être de Jeremy. Faith s’était demandé des centaines de fois si sa mère aurait
compris, elle.
Ce rêve aurait pu être réel si, ce jour-là, ce jour maudit, elle ne s’était pas trouvée avec elle dans
la voiture…
En soupirant, elle poussa la porte du hall d’entrée.
— Allez, viens, Blue !
Sa balle toujours dans la gueule, le chien la suivit jusqu’en haut du large escalier menant au
troisième étage. Son appartement était le 3A. Merveille, ses fenêtres donnaient sur le magasin de
Lorelei ! Le matin, elle serait réveillée par l’odeur du pain chaud…
Elle poussa le carton du pied et chercha ses clés dans sa poche.
A cet instant, la porte du 3C s’ouvrit, et elle se retrouva nez à nez avec Levi Cooper en uniforme.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-il, le front plissé de contrariété.
Blue se précipita vers lui et laissa tomber sa balle à ses pieds. Comme Levi ne comprenait pas, il
ramassa la balle et la lâcha de nouveau devant lui. Il recommença, et recommença encore, sans se
soucier du fait que Levi dévisageait Faith de l’air d’un python fixant une souris. Ce qui permit à Faith
de comprendre que la nanoseconde de complicité qu’il y avait eue entre eux l’autre soir n’avait
jamais existé que dans son imagination.
— Levi ! Quelle charmante surprise ! Sommes-nous voisins ?
Elle s’appliquait à prendre un ton enjoué, mais elle sentait qu’elle commençait à rougir. Certes,
Manningsport offrait des possibilités de logement limitées — la résidence de l’Opéra était le seul
immeuble d’habitation de la ville… mais quand même !
— Tu emménages ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.
— Ah, mais je vois que tu es médium à tes heures… Très impressionnant, vraiment. Tu devrais
quitter ton air renfrogné, sinon tu auras besoin d’injections de Botox avant d’avoir eu le temps de dire
ouf.
Blue, de son côté, s’obstinait toujours à lâcher sa balle aux pieds de Levi. Faith, qui avait ouvert
la porte, souleva son carton.
— A un de ces jours, cher voisin !
Elle pénétra dans le coquet petit appartement, se hâta de refermer la porte du pied, posa le carton
par terre et regarda par l’œilleton.
Levi était parti.
Ainsi donc, il habitait au 3C ? Pas de problème. On était en démocratie. De toute façon, ils ne se
verraient sans doute jamais. Ou de temps en temps. En passant, juste comme ça…
Elle n’aurait su dire ce que cette perspective provoquait en elle…
Blue prenait possession des lieux, promenant sa truffe dans tous les coins. Il avait raison. Cet
endroit serait leur foyer, du moins pendant quelque temps ; Sharon avait accepté un bail au mois
renouvelable.
L’appartement était vraiment charmant, avec son parquet d’origine, composé d’étroites lames de
bouleau, certes usées par cent cinquante ans d’existence, mais auxquelles une récente vitrification
avait redonné leur lustre et leur brillant. L’authentique partie « théâtre » de l’Opéra se trouvait au
cinquième étage. A l’époque, le troisième niveau abritait un atelier de confection pour les décors, les
costumes et ce genre de choses.
Par les fenêtres, Faith pouvait humer les délicieux effluves qui s’échappaient de la boulangerie,
mais également jouir d’une très belle vue sur la place et même entrapercevoir le lac Keuka.
La cuisine possédait des plans de travail en granit, un îlot central et un range-bouteilles intégré.
Il y avait un minuscule bureau où elle pourrait installer son ordinateur : parfait si elle voulait
continuer d’enquêter sur de possibles compagnes pour son père… et de possibles compagnons pour
elle ! Et puis ce serait idéal pour travailler, bien entendu. En plus de ses projets pour la grange et le
jardin de la bibliothèque, elle venait d’être sollicitée par un domaine viticole situé de l’autre côté du
lac, ainsi que par deux particuliers.
La porte d’entrée s’ouvrit, livrant passage à Goggy, chargée d’un tout petit carton. Elle était
suivie de Levi qui en portait deux autres, nettement plus encombrants.
— Regarde sur qui je suis tombée en bas ! lança-t-elle d’une voix éraillée. Levi Cooper, le chef
de notre police !
— Oui, je sais qui c’est, Goggy. Merci, Levi.
— De rien, dit-il, en posant les cartons. Je peux faire autre chose pour vous, mesdames ?
— Oh ! Tu as été formidable ! N’est-ce pas, Faith, qu’il a été formidable ?
— On ne peut plus formidable.
— Eh bien, je vous souhaite une bonne journée, reprit-il avec un sourire uniquement destiné à
Goggy.
Comment aurait-il pu en être autrement ?
La seconde d’après, il avait disparu.
Faith étreignit sa grand-mère.
— Merci de m’aider à emménager.
— Mais, ma chérie, tu sais bien que j’adore qu’on ait besoin de moi, répliqua la vieille dame, ses
joues parcheminées se teintant d’une délicate nuance de rose. C’est moi qui te remercie d’avoir
sollicité mon aide. Je n’ai jamais eu de fille, tu sais…
— Oui, je sais.
Faith ne put s’empêcher de sourire. Sa grand-mère lançait souvent dans la conversation des faits
de notoriété publique avec la mine de celle qui vous révélait un secret pour la toute première fois.
— Vous allez vous en sortir sans moi, Pops et toi ? demanda-t-elle.
Goggy ouvrit le robinet d’eau chaude et attendit que l’évier se remplisse. Elle ne croyait pas aux
vertus du lave-vaisselle.
— Tout ira très bien, ne t’en fais pas. Simplement, c’était bien agréable d’avoir quelqu’un à la
maison pour casser notre petit train-train.
Un regain de culpabilité serra un instant le cœur de Faith.
— Je passerai vous voir tous les jours.
— Ce n’est pas la peine, ma poulette. Je comprends très bien.
Elle ouvrit le premier carton et entreprit de plonger les verres dans l’eau chaude et savonneuse.
— Je t’envie, tu sais… Moi aussi, j’aimerais bien avoir un joli petit appartement à moi toute
seule. Repartir de zéro dans du neuf.
Faith regarda sa grand-mère avec étonnement. Ce n’était pas le genre de discours auquel on
s’attendait généralement, de la part d’une vieille dame de quatre-vingt-quatre ans.
Goggy ouvrit un autre carton.
— Qu’est-ce que ça fait d’être mariée depuis si longtemps ?
— Bah, je ne sais pas… Parfois, j’ai l’impression que ton grand-père ne sait pas du tout qui je
suis vraiment. De son côté, en revanche, il est persuadé d’avoir appris tout ce qu’il y avait à savoir
sur moi au cours de notre première semaine de vie commune. Il s’imagine que depuis il n’y a rien eu
de nouveau sous le soleil. Alors que c’est faux ! Certaines fois, j’aimerais lui parler d’un livre que
j’ai lu ou d’une chose que j’ai entendue à l’église, mais c’est à peine s’il m’écoute.
— Vous vous êtes mariés trop jeunes…
Ses grands-parents ne se connaissaient que depuis un mois, lorsqu’ils avaient convolé en justes
noces. A l’époque, les choses se passaient ainsi.
— Comme si je ne le savais pas…, répliqua amèrement Goggy.
— Entre vous, ça a dû être le coup de foudre, non ?
Sa grand-mère grimaça.
— Loin de là, ma chérie ! Il était surtout question de terres. Mes parents avaient un peu d’argent,
ton grand-père venait d’être démobilisé. Disons que nos deux familles voyaient notre union d’un bon
œil.
— Mais tu l’aimais ?
Les traits de Goggy se durcirent.
— Qu’est-ce que l’amour ?
Elle se mit à frotter le verre qu’elle tenait dans la main avec tant de hargne que Faith se prépara à
le voir se briser dans la seconde.
— Tu veux t’asseoir, Goggy ? On va se faire un petit café et bavarder un peu, toutes les deux.
Sa grand-mère se tourna vers elle et la dévisagea avec tendresse.
— Ça me ferait très plaisir, ma chérie. Plus personne ne pense que j’aie encore des choses
intéressantes à dire. Sauf toi.
Faith fit du café, appréciant la rapidité et l’efficacité de sa toute nouvelle machine à espresso.
Elle posa une tasse devant Goggy et s’assit à côté d’elle.
— J’étais fiancée à un garçon qui est mort à la guerre, déclara alors sa grand-mère.
Stupéfaite, Faith en avala son café de travers. Sa grand-mère lui tapota dans le dos d’un air
absent.
— Il s’appelait Peter. Peter Horton.
Et Goggy se lança dans son récit. Peter habitait au bout de sa rue ; c’était le fils du laitier. Il était
anglais par sa mère, ce qui lui conférait un charme particulier. Tous deux s’étaient fait une promesse :
Peter partirait à la guerre, « parce que c’était ce qui se faisait en ce temps-là, ma petite Faith, qu’on
soit riche ou pauvre. Même les acteurs d’Hollywood partaient à la guerre. » Et dès son retour ils se
marieraient.
Il avait été tué en France. Après cela, l’amour, le vrai, lui était devenu indifférent. Alors John
Holland, pourquoi pas ? Elle rêvait d’avoir des enfants. Et puis à l’époque les femmes n’avaient
guère le choix.
— Mais je pense toujours à lui, conclut Goggy d’un ton apaisé. Parfois, je fais la lessive ou je
monte l’escalier et je me demande s’il saurait me reconnaître. Je me demande si nous aurions été
heureux ensemble. Je crois que oui. Il m’offrait des bouquets de fleurs des champs, m’écrivait des
poèmes et m’adressait des regards à la dérobée, à l’église.
— Ce devait être un homme merveilleux, dit Faith, émue aux larmes.
Elle avait de la peine pour la jeune fille si tendrement courtisée, si amoureuse de son Peter
qu’avait été sa grand-mère.
— Oui, merveilleux.
Goggy se tut quelques instants.
— Ton grand-père, lui, ne s’est guère fatigué à me séduire. Pour lui, je représentais une affaire
entendue.
Elle regarda sa petite-fille et lui prit la main.
— Voilà pourquoi, d’une certaine façon, je peux comprendre ce que tu ressens pour Jeremy. Tu
n’épouseras jamais ton grand amour et jusqu’à la fin de ta vie tu ne pourras pas t’empêcher d’établir
des comparaisons entre ton mari et lui.
— Hum, j’espère bien que non, Goggy. Mais je suis vraiment désolée pour toi… C’est une
histoire tellement triste. Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?
— Je ne sais pas. Qui a envie d’entendre les souvenirs d’une vieille dame ?
Elle exhala un soupir, puis se leva de sa chaise avec une vigueur surprenante.
— Et maintenant attaquons-nous au ménage ! Cet appartement m’a l’air relativement correct en
surface, mais ces placards pourraient bien abriter une foule de microbes.

*
Faith se réveilla à 3 heures du matin avec une grande idée.

Le premier événement qu’accueillerait la grange rénovée de Blue Heron serait l’anniversaire de


mariage de ses grands-parents. Normalement, les travaux seraient terminés dans les temps, ou du
moins en grande partie. Elle pourrait donc organiser une belle fête en l’honneur de Goggy et de Pops.
L’occasion pour eux, peut-être, de se rappeler les bons moments de leur vie à deux. Quelques
souvenirs romantiques. On ne pouvait tout de même pas rester marié soixante-cinq ans sans aimer son
conjoint !
Pauvre Goggy… Comme elle avait dû souffrir de devoir passer d’un amour idyllique à une union
aussi pragmatique avec Pops, sans cesser de se demander à quoi aurait ressemblé son existence, si
son Peter était revenu de la guerre.
Pour son père aussi, cela avait dû être dur de continuer la vie sans sa femme ; une vie bien
différente de celle qu’il avait dû imaginer en l’épousant.
Si seulement elle avait pu appeler Jeremy, entendre sa voix pleine de gentillesse ! Goggy avait
peut-être raison… Elle ne rencontrerait jamais aucun homme à la hauteur de son premier amour.
Comme sa grand-mère. Comme son père.
Zut ! Voilà qu’elle pleurait !
Blue ronflait faiblement et remuait la queue dans son sommeil. Dans ce nouveau lieu, la lumière
de la lune lui paraissait agréablement inhabituelle, découpant les murs de sa chambre en tranches
d’une froide blancheur. De la cuisine lui parvenait le ronronnement du réfrigérateur qui se remettait
en route à intervalles réguliers.
Autrement, tout était silencieux.
Et impossible de se rendormir.
Au point où elle en était, autant se lever et vérifier le calendrier des travaux pour la grange.
Pieds nus, elle se dirigea vers son bureau. Blue lui emboîta le pas, sa balle dans la gueule, puis
s’écroula par terre tandis qu’elle s’installait devant son ordinateur, comme s’ils habitaient là depuis
des années et non depuis quelques heures. Elle lui frotta le flanc du pied, enfouissant ses orteils dans
son épais pelage, ce qui lui valut un doux gémissement d’approbation.
On ne se sentait jamais seul avec un chien.
Elle alluma son ordinateur avant de lever la tête, interloquée. Une odeur de chocolat flottait dans
l’appartement.
Agréable. Et aussi un peu étrange. La boulangerie ouvrait déjà ? Tandis que son ordinateur se
mettait en route, elle alla vérifier aux fenêtres qui donnaient sur la rue. Apparemment non ; tout était
encore éteint dans la boutique de Lorelei.
Elle se dirigea alors vers la porte d’entrée et l’entrouvrit de quelques centimètres. Le corridor
était plongé dans le noir, mais un rai de lumière filtrait sous la porte de l’appartement 3C et l’odeur
de chocolat était plus forte de ce côté-là. Blue passa lui aussi la tête par l’entrebâillement.
Levi faisait de la pâtisserie.
De la pâtisserie à 3 heures du matin.
14
Deux semaines plus tard

Levi n’avait qu’une envie : rentrer chez lui sans que le chien de Faith ne lui saute dessus dans le
couloir, se servir une bière et regarder les Yankees remporter un match. Ces deux derniers jours
avaient été pénibles : il avait beau essayer de former Everett, ce gamin avait une passoire en guise de
cerveau. Néanmoins, en dépit de ses doutes, il avait décidé de le laisser seul ce soir pour assurer la
permanence au poste.
— S’il y a quoi que ce soit, tu m’appelles, d’accord ? Et je t’interdis de sortir ton flingue de son
étui. Si jamais j’entends dire que tu as dégainé sans mon autorisation expresse, tu es viré, tu m’as
bien compris ?
Everett eut un grand sourire.
— Affirmatif, chef ! Ne vous faites pas de souci.
Il voulut poser les pieds sur le bureau, manqua son coup et dégringola de sa chaise.
Levi réprima un soupir.
— Je repasserai dans la soirée, pour voir si tout va bien.
— On ne t’a jamais dit que tu voulais tout contrôler ? demanda Emmaline, moqueuse, en enfilant
son imperméable.
Un livre était resté sur le bureau de sa secrétaire : PRENEZ VOTRE VIE EN MAIN : comment
passer d’une voie de garage à la carrière de vos rêves.
— Tu veux changer de job, Em ?
— Non, je veux te piquer le tien.
Elle lui lança son regard habituel, mi-amusé, mi-irrité.
Il lui tint la porte, puis sortit du poste à son tour en rentrant la tête dans les épaules pour affronter
le mauvais temps. On n’était qu’en octobre, mais le froid était arrivé brusquement et la pluie avait
viré à la neige fondue. Le trottoir était glissant. Heureusement pour lui, son appartement n’était qu’à
une cinquantaine de mètres. Il fit le trajet en compagnie d’Emmaline qui habitait juste en face dans un
petit pavillon proche de la bibliothèque, à l’endroit même où Faith Holland s’était lancée dans un
projet d’espace vert.
— Merci de m’avoir raccompagnée, Levi. Et maintenant file ! lui ordonna Emmaline en ouvrant
sa porte. Et ne te prends pas la tête au sujet d’Everett. Ce gosse a besoin d’acquérir de l’expérience.
Si tu continues à le couver comme une mère poule, il n’apprendra jamais rien.
— Tu n’as jamais songé à te présenter à la présidence ?
— Si, mais je ne suis pas photogénique. Tâchez de passer une bonne soirée, chef !
Une soirée en solitaire dont il aurait dû se réjouir. Le mardi soir de cette semaine, Sarah avait
débarqué, prétendant avoir mal au ventre. Le mal du pays, peut-être, mais rien d’autre ! En plus, elle
était venue en stop ! A quoi servait d’avoir un frère flic si on faisait de pareilles bêtises ? Elle lui
avait expliqué que sa voiture avait refusé de démarrer, de sorte qu’elle avait fait le trajet avec un
livreur… Il avait dû ensuite alerter sa sœur sur les dangers du stop, mais aussi sur la bêtise que
représentait son refus d’aller à l’université.
— Qu’est-ce que tu ferais, si tu restais ici ? lui avait-il demandé sèchement, tandis qu’il la
ramenait, le lendemain matin. Serveuse ? Tu n’aspires pas à quelque chose de plus intéressant, Sarah
?
Pour toute réponse, elle s’était tournée vers la vitre, en larmes, et il s’était senti minable. Nul.
Elle ne lui avait même pas dit au revoir, lorsqu’il l’avait déposée devant la résidence
universitaire.
Ensuite, il y avait eu un accident sur la Route 54… Josh Deiner, le gamin qui avait fait boire
Abby Vanderbeek. Pas de victime, mais c’était un miracle. Conséquence logique : il avait retiré son
permis de conduire à Josh — un gosse de riches qui se considérait au-dessus des lois —, et celui-ci
avait fait un foin de tous les diables.
Enfin, il y avait Faith Holland. Faith qui habitait désormais en face de chez lui… Et dont la
présence le perturbait. Certes, il ne l’avait croisée que quelques fois, mais il avait de plus en plus de
mal à la chasser de son esprit.
— Salut, chef ! Sale temps, hein ? lui lança Lorelei, tout en fermant sa boulangerie.
— En effet. Tu feras attention sur la route, d’accord ?
— Promis !
Elle lui adressa un grand sourire, puis sortit ses clés d’un énorme sac violet. Il attendit qu’elle fût
montée dans sa voiture, puis la regarda s’éloigner jusqu’au bout de la rue. Ses roues chassèrent un
peu lorsqu’elle prit le tournant, mais sa maison n’était qu’à un kilomètre et demi de la ville.
Il ouvrit la porte d’entrée du bâtiment. S’il se produisait un accident, ce soir, il lui faudrait
forcément ressortir : Everett n’avait pas encore les épaules pour gérer ce genre de situation. En même
temps, il n’avait pas eu deux soirées de libres depuis qu’il était en poste.
Au fond, le départ de Nina n’avait peut-être rien de bien mystérieux…
Il repoussa cette pensée. Nina ne l’avait pas quitté parce qu’il travaillait trop. Elle l’avait quitté
parce qu’elle était pilote d’hélicoptère accro à l’adrénaline.
Il ouvrit sa boîte aux lettres en laiton ornementé — des factures, un DVD qu’il avait commandé
— et commença à monter l’escalier. Tiens, la porte de Faith était ouverte. Il ralentit, espérant presque
qu’elle allait sortir de son appartement et qu’elle… qu’elle ferait quoi, d’ailleurs ?
Il n’en savait rien. Simplement, la soirée lui parut tout d’un coup s’annoncer fort longue.
Quelque chose se pressa contre sa jambe. Blue.
— Rentre chez toi, mon vieux.
Lui-même entra dans son appartement et referma derrière lui. Il fourra son uniforme dans le
panier à linge sale et enfila une chemise à carreaux et un jean. Son passé de militaire l’avait rendu
maniaque sur la question de la propreté, au grand amusement de sa mère et de sa sœur qui l’avaient
connu sale et désordonné comme le sont souvent les garçons à l’adolescence. Mais c’était une époque
révolue. Son appartement était toujours propre et bien rangé, surtout maintenant que Sarah ne vivait
plus ici. Il faisait toujours le ménage dans sa chambre après son départ — pour rien au monde cette
jeune fille rebelle n’aurait fait son lit…
Il téléphona à Lorelei pour vérifier qu’elle était bien arrivée. C’était le cas, en dépit des routes
glissantes. Elle le remercia cent fois d’avoir appelé…
Il raccrocha, prit une bouteille de Newton’s Pale Ale dans le réfrigérateur avant de considérer les
options qui s’offraient à lui pour le repas. Il y avait une marmite de boulettes de viande en sauce.
Il les avait préparées pour Sarah, quand elle avait débarqué à l’improviste, en début de semaine.
C’était son plat préféré. Ce n’était pas parce qu’il s’opposait à ce qu’elle laisse tomber la fac
qu’il ne l’aimait pas, sa petite sœur !
Un coup sourd contre la porte. Encore ce chien ! Gentil, mais obstiné. Voilà qu’il se mettait à
gémir, maintenant !
Il alla ouvrir.
— Quoi ?
Blue leva les yeux vers lui et poussa un geignement aigu.
— Faith, ton chien est dans le couloir !
Pas de réponse.
La porte d’en face était toujours grande ouverte.
— Faith ?
Il entra dans l’appartement.
— Faith, tu es là ? Oh ! merde !
Elle se tenait dans la cuisine et tirait sur son pull d’un air désorienté.
Si sa mémoire était bonne, cet air-là annonçait qu’elle était sur le point de faire une crise
d’épilepsie.
— Faith ! Ça va ?
Elle ne réagit pas. Le chien lança un aboiement, et Faith s’effondra sur elle-même. Levi la
rattrapa in extremis, l’attirant contre lui dans le même mouvement pour que sa tête ne heurte pas le
bord du plan de travail, puis il l’allongea doucement par terre. Elle convulsait déjà, les muscles
rigides, les mâchoires contractées. Il la mit en position latérale de sécurité. Elle avait les yeux
ouverts et vides, les pupilles aréactives. Il regarda sa montre : 18 h 34 min 17 s. Chronométrer la
crise au cas où elle durerait plus de cinq minutes, c’était le protocole. Il n’était pas secouriste pour
rien.
Il l’avait vue faire une crise quatre ou cinq fois à l’école. A vrai dire, c’était plus impressionnant
aujourd’hui, maintenant qu’il se sentait responsable. Elle avait les doigts raides et écartés, et son dos
se cambrait sous la violence des spasmes.
Blue ne cessait d’aller et venir, tout en gémissant.
— Tout va bien, mon gros, lui dit Levi, une main sur l’épaule de Faith. Elle va s’en sortir.
18 h 34 min 42 s. Les convulsions continuaient. Que devait-il faire ? « Parlez de façon rassurante
à la personne », leur conseillait à l’époque l’infirmière, et toute la classe savait très bien à qui elle
faisait allusion.
— C’est bon, Faith. Ça va aller.
18 h 35 min 8 s.
— Tu t’en sors très bien. Ne t’inquiète pas. Ton chien est là. (Alors ça, c’était carrément débile !)
Moi aussi, je suis là, tout près de toi.
Elle était étrangement silencieuse, cette crise. Il n’entendait que la respiration de Faith, le
frottement de ses chaussures sur le parquet et le doux crépitement du grésil contre les carreaux.
— Tiens bon…
Ça ne devait pas être drôle de sentir son corps et son cerveau se détraquer ainsi, sans pouvoir
rien contrôler. Sous sa main, il sentait ses muscles raides et contractés ; elle avait le bras droit replié
devant son visage comme pour parer un coup.
— Ne t’inquiète pas. C’est presque fini.
Comme s’il en savait quelque chose…
18 h 35 min 42 s. Il devrait peut-être avertir son père ? En sa qualité de pompier volontaire, il
savait qu’en la circonstance appeler le 911 ne serait pas d’une grande utilité : on la mettrait sous
oxygène, plus pour la détendre que par nécessité médicale. Sa respiration était normale, bien qu’un
peu laborieuse. Ses lèvres et son visage n’étaient pas cyanosés… Le Dr Buckthal leur avait fait une
formation aux urgences, quelques mois plus tôt. A la suite d’un traumatisme crânien survenu lors d’un
accident de voiture, un de ses patients prénommé Marcus Shrade s’était mis à avoir des crises tonico-
cloniques. Le médecin leur avait expliqué qu’une crise s’arrêtait quand elle devait s’arrêter.
Rapidement, avec un peu de chance. N’empêche : sacrée façon de faire travailler ses muscles !
Ah voilà… Elle se calmait. 18 h 36 min 4 s. Ses bras et ses jambes s’immobilisèrent, et il sentit
la tension commencer à quitter son corps, ses muscles se relâcher. Blue se coucha à côté d’elle et
posa le museau sur sa cuisse.
— Faith ? Ça va ?
Il lui dégagea quelques mèches du visage. Elle ne tremblait plus, mais semblait encore
inconsciente. La queue du chien se mit à frapper le sol.
— Tu es chez toi, Faith. Tu as fait une crise, mais tout va bien.
Elle cligna les yeux, déglutit, mais ne répondit pas. Il tira son portable de sa poche et chercha le
numéro de John Holland dans son répertoire.
— Bonsoir, John, ici Levi Cooper. Ecoutez, monsieur, Faith vient de faire une crise d’épilepsie
d’environ quatre-vingt-dix secondes.
— Tu y as assisté ? lui demanda John Holland, inquiet.
— Oui. Y a-t-il quelque chose de particulier à faire ?
— A-t-elle repris connaissance ?
Levi s’aperçut qu’il caressait la tête de Faith ; ses cheveux roux étaient d’une incroyable douceur.
— Faith ? Comment tu te sens ?
Elle déglutit et leva les yeux sur lui.
— J’ai ton père au téléphone. Tu veux lui parler ?
— Mon père ?
— Oui. Elle revient à elle, John.
Il approcha son portable de l’oreille de Faith qui s’en saisit, le bras encore tremblant.
— Salut, papa. Euh… je… je ne sais pas.
Elle ferma les yeux et fronça les sourcils.
— Je vais bien. Je pense que Levi… Je n’en sais rien. D’accord. Je te le passe.
Levi reprit le téléphone.
— Il faut que je fasse quelque chose de particulier ?
— J’arrive tout de suite, lui indiqua simplement John Holland.
— Il y a pas mal de verglas sur les routes, vous savez. Je peux rester avec elle ou l’emmener à
l’hôpital, si vous pensez que c’est plus sûr.
— Je ne veux aller nulle part…, marmonna Faith. Je suis fatiguée.
— Elle dit qu’elle est fatiguée.
A l’autre bout du fil, John soupira.
— Comment sont les routes ?
— Suffisamment glissantes pour ne pas mettre le nez dehors. De quoi a-t-elle besoin ?
— De dormir. Pendant ce temps, il faudra veiller sur elle. Normalement, tout ira mieux après.
Bon sang, ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu de crise !
Près de Levi, Faith semblait s’être assoupie.
— Je peux rester un moment avec elle, j’habite l’appartement d’en face.
John Holland hésita.
— Tu ferais ça ?
— Absolument, John.
Le père de Faith poussa un soupir.
— Alors, d’accord. C’est très gentil à toi, Levi. Si tu pouvais me rappeler quand elle se
réveillera, ça me rassurerait. En général, elle dort un petit moment, ensuite elle est un peu groggy,
mais ça va. Elle a dû oublier de prendre ses médicaments, ces derniers jours. Si elle fait une autre
crise, tu m’appelles immédiatement, d’accord ?
— Pas de souci. Je vous donnerai de ses nouvelles tout à l’heure.
— Merci. Tu es un brave petit.
Levi raccrocha et posa son portable sur le comptoir.
— Faith ? Tu es réveillée ?
— Je suis fatiguée, répondit-elle sans ouvrir les yeux.
— Je vais te porter jusqu’à ton lit, d’accord ?
— Faut d’abord que je perde huit kilos.
Levi sourit malgré lui.
— Ne t’inquiète pas, je vais y arriver quand même.
Il passa les bras sous elle et la souleva. Elle sentait délicieusement bon, une odeur chaude et
sucrée. Sa tête alla se nicher au creux de son épaule, et ses cheveux lui chatouillèrent le menton.
Il suivit le chien qui trottinait déjà en remuant la queue, pour lui montrer le chemin. Il déposa
Faith sur le lit défait et lui ôta ses chaussures.
— Merci, Levi, murmura-t-elle d’une voix lointaine.
Il rabattit le drap et la couverture sur elle. Blue sauta sur le lit et s’installa, la tête sur la hanche
de sa maîtresse. Sans ouvrir les yeux, Faith tendit la main pour le caresser.
— Je suis à côté, si jamais tu as besoin de moi, lui dit-il.
— D’accord.
Ses cils formaient un éventail sombre contre ses joues.
Il avança la main pour lui caresser les cheveux, mais s’interrompit net. Elle était consciente, à
présent. Enfin, plus ou moins.
Il regagna le séjour. Leurs deux appartements étaient à peu près identiques, à ceci près que celui
de Faith possédait une chambre en moins. Mais contrairement au sien son appartement était baigné
d’une atmosphère douillette, chose assez étrange puisqu’elle ne devait l’occuper que le temps de son
séjour à Manningsport. L’un des murs avait été peint en rouge vif, et le sofa était recouvert d’un plaid
rouge et violet. Une petite bibliothèque accueillait deux douzaines de livres, quelques photos et
divers souvenirs. Un magazine féminin était ouvert sur la table basse, à côté d’un mug géant de
couleur rouge, orné d’un gros tournesol. Sur le comptoir de la cuisine, un bouquet de fleurs jaunes. Le
range-bouteilles était garni, constata-t-il. Normal, quand votre famille possède un domaine viticole.
Une rafale envoya du grésil crépiter contre la vitre, le faisant sursauter. Il était toujours surpris
par le son que pouvait produire un coup de feu, en apparence innocent, un peu comme celui d’un
pétard. Ou du grésil.
Bon, il était temps de se rendre utile. Il ramassa le mug et alla dans la cuisine. L’évier était rempli
de vaisselle qu’elle venait de laver. Prenant garde à ne pas faire de bruit, il la rinça et l’essuya,
devinant au fur et à mesure où se rangeaient les plats et les assiettes, puis il nettoya le plan de travail
et le comptoir. Replia le plaid sur le sofa. Alluma la télévision, chercha YES Network : le match des
Yanks avait été annulé en raison de la pluie. Il zappa encore quelques minutes, puis éteignit. Sortit
son téléphone et appela Everett.
— Comment ça se passe ?
— Impeccable, chef ! On a eu un appel d’une habitante qui voulait qu’on l’aide à changer les
piles de son détecteur de fumée… Methalia Lewis… Coup de bol, j’ai le même chez moi ! Ce qui fait
que j’ai pu la guider sans problème, chef.
La voix de son adjoint vibrait de fierté.
— Beau boulot, Everett.
— Merci, chef !
— Ecoute, si jamais il y a quelque chose, tu m’appelles.
— Affirmatif, chef. Terminé !
Apparemment, les habitants de Manningsport avaient jusque-là fait preuve de bon sens en
s’abstenant de prendre la route.
Levi alla voir Faith. Elle dormait, un bras passé autour de son chien. Elle aurait sûrement faim en
se réveillant. Retournant dans la cuisine, il inspecta le contenu du frigo. Une bouteille de vin blanc,
un paquet entamé de gâteau au chocolat Pepperidge Farm, un paquet de roulés à la cannelle Pillsbury
Dough et un bocal d’artichauts. De toute évidence, la cuisine n’était pas son truc. Il retourna à son
appartement, prit la marmite de boulettes en sauce, un paquet de linguine, et rapporta le tout chez
Faith.
Cela faisait une heure qu’elle dormait, maintenant.
Que faire ?
Il alla inspecter la bibliothèque. Il y avait là un singe confectionné à partir d’une chaussette avec
des boutons roses pour les yeux et un nœud papillon de la même couleur, un petit vase rouge, un
minuscule poussin en métal. Franchement, comment pouvait-on collectionner des choses aussi inutiles
? Une tête de Derek Jeter qui dodelinait d’avant en arrière. Et dans un cadre une photo de famille,
prise à l’occasion du mariage de Pru et Carl. Apparemment, Faith avait été ce jour-là chargée de
lancer les pétales de roses. Elle paraissait âgée de neuf ou dix ans, et tenait un bouquet de fleurs dans
sa main. Pru était la même qu’aujourd’hui, quelques cheveux gris en moins, et Carl n’avait pas changé
non plus, quoique, au fil des ans, il se fût un peu épaissi. Mme Holland était une vraie beauté. Elle
arborait la même chevelure rousse que Faith et souriait à la mariée, un bras passé autour de la taille
de John, son mari. Jack affichait une mine penaude. Honor était jolie. Un golden retriever était
sagement assis à côté de Faith.
Il remit le cadre en place et examina la photo suivante. Faith et une amie devant le Golden Gate
par un jour de brouillard, en train de rire. Une autre montrait Faith en godillots, jean et chemise à
carreaux, posant devant une fontaine.
Ah, et une photo d’elle et de Jeremy… Sur une plage, enlacés. Intéressant qu’elle continue à
l’exposer à la vue de tout le monde…
Il reposa le cadre, et son regard tomba sur le souvenir suivant : un bol de verre rempli de cailloux
blancs provenant manifestement d’un bord de mer. Sur le dessus se trouvait un petit morceau de
quartz rose, pas plus grand qu’une pièce de monnaie, dont la forme évoquait vaguement un cœur.
Perplexe, Levi fronça les sourcils, prit la pierre et l’étudia à la lumière.
— Quelqu’un me l’a donné à la mort de ma mère. Je l’ai découvert dans mon casier, à l’école.
Faith avait passé un pantalon de pyjama (rouge, imprimé de chiots dalmatiens) et un T-shirt
portant le logo du domaine Blue Heron.
Blue apparut lui aussi et se rua vers Levi.
— Laisse-le tranquille, Blue ! ordonna Faith.
Levi reposa la pierre.
— Comment tu te sens ?
Elle prit une profonde inspiration et inclina la tête sur le côté.
— Bien. Un peu sonnée tout de même. J’ai fait une crise, c’est ça ?
— Oui.
Elle rougit.
— Désolée que tu aies assisté à ça.
— Au contraire, tant mieux.
Il croisa les bras sur son torse et leva les sourcils comme s’il attendait quelque chose.
— Eh bien… Une fois de plus, tu as été héroïque, Levi.
— En fait, c’est ton chien qui est venu me chercher. Il n’arrêtait pas de donner des coups de tête
dans ma porte.
— C’est vrai ?
Elle s’agenouilla et ouvrit les bras en grand. Blue se précipita pour lui lécher le visage.
— Oh ! Blue ! Tu es un brave toutou ! C’est un bon chien, ça !
Elle lui embrassa le crâne et leva les yeux vers Levi en souriant.
— Techniquement, c’est un chien d’assistance, mais jusqu’ici il n’avait jamais été mis à
l’épreuve. Il assure mieux que je ne le pensais. Mais oui, vous assurez, monsieur Blue ! Vous êtes un
toutou super intelligent !
Elle paraissait tellement… heureuse. Rayonnante comme un soleil, comme disait toujours sa
mère. En réalité, l’expression semblait avoir été inventée exprès pour Faith. Il toussota, détourna la
tête et désigna les rayonnages d’un geste vague.
— Et tous ces trucs, alors ? Tu comptes rester à Manningsport ?
— Ma colocataire m’a expédié un carton d’affaires. Signe que son amoureux va peut-être
emménager avec elle pour de bon. Et il y a aussi certaines choses qui viennent de chez mon père. Les
livres et tout ça…
Elle n’avait pas vraiment répondu à sa question.
— Tu as faim ? lui demanda-t-il.
— Une faim de loup.
— Tant mieux. J’ai apporté à manger.
— Mais, dis-moi, tu es un garde-malade aux multiples talents…
Elle lui sourit, et Levi entendit soudain une sonnette d’alarme résonner au loin, quelque part dans
son cerveau. Faith avait les cheveux en bataille, et son mascara avait coulé. Son sweater, trop large,
ne flattait pas sa silhouette — et pourtant elle irradiait la sensualité.
— Téléphone à ton père, dit-il, en repassant dans la cuisine pour mettre de l’eau à chauffer pour
les pâtes.
Même de là-bas, il ne put faire autrement que d’entendre leur conversation.
— Coucou, papounet… Oui, je vais bien.
Incroyable ! Les filles ne perdaient-elles jamais cette manie qu’elles avaient d’appeler leur père
« papounet » au lieu de « papa », tout simplement ?
Durant presque une semaine, Nina avait cru être enceinte. Une grossesse n’était pas du tout à
l’ordre du jour, mais il s’était surpris à s’en réjouir. Et tout de suite il avait imaginé que ce serait une
petite fille. Mais cela s’était révélé être une fausse alerte et, quand il avait suggéré à Nina d’arrêter
la pilule pour qu’ils essayent d’avoir un enfant pour de bon, elle s’était refermée sur elle-même.
Deux semaines après, elle l’avait informé qu’elle repartait.
— Je me sens en pleine forme, ne t’inquiète pas, poursuivait Faith. Je sais, je sais… J’ai oublié
de faire renouveler mon ordonnance, mais j’ai dû sauter un jour ou deux, au maximum… Oui, je sais,
papa, je suis vraiment désolée. Non, ne descends pas maintenant, les routes sont dangereuses. Une
bonne chose que le raisin soit rentré, hein ? Oui… Levi est là. Oui, bien sûr. Moi aussi, je t’aime.
Elle entra dans la cuisine et lui tendit le téléphone.
— Mon père veut te parler.
Il prit l’appareil.
— Oui, John ?
— Levi ? Je me demandais si tu pourrais garder l’œil sur elle, cette nuit.
Il comprit qu’il était toujours inquiet.
— Ça fait deux jours qu’elle n’a pas pris son médicament. Si elle a une autre crise, il ne faut pas
qu’elle soit seule.
Aussitôt, la lointaine sonnette d’alarme se remit à tinter dans la tête de Levi.
— Bien sûr, pas de problème.
— Je suis vraiment désolé de te demander ça, mais, tu as raison, les routes sont complètement
verglacées. J’ai essayé de m’engager dans l’allée, et la voiture a dérapé sur la pelouse.
Avec un pick-up aux pneus lisses dont la dernière révision datait des années quatre-vingt-dix, ça
n’avait rien de bien étonnant…
— Restez chez vous, John. Tout ira bien.
— Tu es sûr que ça ne te dérange pas ?
— Pas du tout.
A l’autre bout du téléphone, John Holland soupira de soulagement.
— Je te revaudrai ça. Ah, les enfants… ils vous font vieillir avant l’âge ! Bon, entendu. Merci
encore.
Levi raccrocha.
— On dirait que ma séance de baby-sitting vient d’être prolongée. Ce soir, on se fait une pyjama
party, tous les deux.
Faith devint écarlate.
— Non… Ce n’est pas la peine que tu restes, Levi. Je t’assure. Je vais bien. J’ai recommencé à
prendre mon médicament. Tout va rentrer dans l’ordre. Tiens, tu vois ? Je l’ai là…
Elle ouvrit un placard et agita un flacon de comprimés sous son nez.
— Tu peux rentrer chez toi. Je n’ai jamais eu deux crises dans la même journée.
— Je reste.
Elle poussa un soupir agacé.
— OK. Un verre de vin ?
— Et pour le dîner on se fait des roulés à la cannelle et du gâteau au chocolat ?
— Aurais-tu fouiné dans mon frigo, par hasard ?
Cette fois, elle lui adressait un grand sourire.
— Note bien que je ne te le reproche pas. A ta place, j’aurais fait la même chose. Le contenu de
leur réfrigérateur en dit long sur les gens.
— Vraiment ?
— Mais oui. Et je parie que le tien est immaculé. Les quatre groupes d’aliments doivent être
rangés là où il faut et les restes conservés dans des Tupperware assortis.
Il remua les boulettes pour ne pas qu’elles attachent au fond de la marmite.
— Bien vu.
— Je le savais ! Ça correspond bien à ta personnalité obsessionnelle.
— Et que raconte le tien, alors ? On y trouve des gâteaux industriels entamés, du vin et un bocal
d’artichauts qui n’a pas encore été ouvert.
Elle croisa les bras sur sa poitrine et haussa les sourcils d’un air mutin.
— Il raconte que je sors beaucoup, que je me trompe parfois dans mes achats, que je profite des
petits plaisirs de l’existence et que je fonctionne à l’instinct. Tu veux du vin, oui ou non ?
— Non, merci. Allez, on mange !
Ils s’assirent à la table de la cuisine. Le museau posé sur ses pattes, Blue leur lançait des regards
pleins d’espoir.
— Merci pour ce repas, Levi, dit-elle après quelques secondes, en rougissant de nouveau.
— Il n’y a rien de mieux à faire par ce genre de soirée, de toute façon…
Zut, il avait mal formulé sa pensée !
Le visage de Faith vira au cramoisi. Elle s’empressa de goûter les boulettes.
— Ça t’a fait peur de me voir faire une crise ? Jack m’a filmée, une fois, je sais donc à quoi ça
ressemble.
Il leva la tête et surprit une lueur d’inquiétude au fond des yeux de Faith.
— Non. Néanmoins, ça m’a quand même l’air d’être assez… difficile pour toi.
— Pas vraiment. Ou, si ça l’est, je n’en garde aucun souvenir. Pour moi, ce sont des moments
d’absence.
Autrement dit, elle ne se souviendrait pas qu’il s’était montré très attentionné. C’était sans doute
aussi bien.
Elle le complimenta sur son plat. Le vent et le grésil n’avaient pas cessé, mais étrangement, bien
que le bruit le fît encore sursauter de temps à autre, il se sentait maintenant… à l’abri.
En sixième, ils avaient eu un prof de sciences particulièrement nul. M. Ormond… Ce type-là
détestait les enfants. Tous les jours, il choisissait un élève et prenait plaisir à l’humilier devant tout le
monde, à se moquer de ses mauvaises réponses ou d’une erreur commise en labo de chimie. Mais
avec lui peu importait qu’on ait eu un A ou un D ; si l’élève était brillant, il raillait également son
intelligence. « On s’imagine tout savoir, n’est-ce pas, mademoiselle Ames ? Mais vous devez être un
génie ! Les enfants, nous avons un génie parmi nous ! Fascinant, non ! »
Et puis un jour Faith avait levé le doigt pour lui demander ce qu’il fallait revoir pour le prochain
contrôle. M. Ormond avait répliqué : « Vous pourriez peut-être lire votre manuel de sciences,
mademoiselle Holland ? Cela vous serait peut-être utile ? » Sa voix dégoulinait de son habituel
sarcasme. A la grande stupéfaction de l’ensemble de la classe, Faith avait rétorqué sur le même ton :
« Ou bien vous pourriez peut-être nous faire cours, monsieur Ormond ? Au lieu de passer votre temps
à vous plaindre de notre sottise. »
Tout le monde avait retenu son souffle, et Faith avait été convoquée chez le principal. Mais alors
qu’elle quittait la classe Levi lui avait murmuré : « Bien joué ! » avec un clin d’œil. Elle avait tourné
la tête vers lui. Il s’attendait à ce qu’elle soit morte de peur à l’idée de se faire punir pour la
première fois — dans son souvenir, il n’y avait pas de précédent —, mais elle lui avait adressé un
grand sourire et, l’espace d’une seconde, il s’était dit qu’elle n’était peut-être pas la sainte nitouche
qu’on imaginait de prime abord. Sans compter qu’elle commençait à avoir de la poitrine : autre détail
appréciable qu’il n’avait pu s’empêcher de noter.
Peu de temps après, Faith avait perdu sa mère dans ce terrible accident de voiture. Le conseiller
d’orientation était intervenu en classe pour leur dire de ne pas lui poser de questions sur le drame,
mais le père de Faith avait veillé à ce que tout le monde sache qu’elle était présente dans le véhicule,
qu’elle avait fait une crise d’épilepsie et que par chance elle ne gardait aucun souvenir de l’accident.
Quand leur professeur principal leur avait suggéré de lui écrire une petite lettre de soutien, Levi
s’en était trouvé incapable. Que pouvait-on dire à une fille qui s’était réveillée coincée dans une
carcasse de voiture à côté du corps brisé et sans vie de sa mère ? « Désolé » ? Tous les mots du
dictionnaire lui avaient paru terriblement insuffisants. Mais sous le regard insistant de son professeur
il avait griffonné quelques phrases sur un bout de papier qu’il avait ensuite subrepticement fourré
dans sa poche. A la place, il avait rendu une page vierge.
Quand Faith était revenue en classe, au bout de quelques semaines, elle n’était plus que le
fantôme de la fille qui avait tenu tête avec insolence à leur prof de sciences.
Avant, elle avait déjà la cote auprès des élèves, mais la mort de sa mère l’avait propulsée au
summum de la popularité. Tout le monde se collait à elle, se battait pour s’asseoir à ses côtés, lui
donner son Twinkie, l’inviter à la maison après l’école ou la choisir dans son équipe, en sport.
Lui n’avait rien fait de tout ça. Il ne s’était pas rendu à la veillée funèbre, ne l’avait pas prise
dans son équipe, ne lui avait pas présenté de condoléances. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas,
tout cela lui était impossible.
Il l’avait ignorée.
Mais un jour qu’il pêchait dans le torrent qui courait derrière les mobil-homes, quelque chose de
brillant avait attiré son regard sur la berge. Le lendemain, après avoir écopé d’une heure de colle
pour ne pas avoir rendu son devoir à M. Ormond, il s’était retrouvé seul dans l’établissement. Les
couloirs étaient déserts. Il avait alors sorti son minuscule trésor de sa poche, un petit éclat de quartz
rose ayant vaguement la forme d’un cœur, l’avait enveloppé dans une serviette en papier et l’avait
glissé dans le casier de Faith.
Une pierre qu’elle gardait depuis presque vingt ans.
Il sentit soudain une étrange oppression dans la poitrine.
— Tu veux regarder la télé ? lui demanda-t-il, en débarrassant.
— Volontiers. Un film, peut-être ? Je viens d’acheter un super DVD.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une histoire de zombies. Normalement, ça devrait être bien gore.
Il la dévisagea, stupéfait.
— Eh bien, quoi ? On ne peut pas regarder que des comédies romantiques !
— OK, bonne idée, dit-il, en remettant de l’ordre dans la cuisine.
— Tu es vraiment une fée du logis, déclara-t-elle, en s’installant sur le sofa avec sa couverture.
— En plus de garde-malade et de chef cuisinier, tu veux dire ?
— Exactement.
Elle lui sourit de nouveau, alors qu’il s’asseyait dans un fauteuil bleu. Il se sentait gêné par cette
intimité, entièrement nouvelle en ce qui les concernait. Du moins, c’est ce qu’il ressentit au début.
Car très vite il s’aperçut que Faith était du genre à commenter ce qui se passait à l’écran.
— Cette fille a l’air morte, mais à mon avis ce n’est qu’un air qu’elle se donne. Dix dollars
qu’elle va mordre le flic mignon. Tiens, qu’est-ce que je disais ! Tu me dois dix dollars, Levi ! Oh
non, c’est pas vrai… cet idiot va se cacher sous le lit ! Il n’a jamais vu de film d’horreur ou quoi ?
Aucune chance de survivre, là-dessous !
Le grésil qui crépitait aux fenêtres finit par se muer en pluie et, tandis que les zombies
massacraient tout le monde dans de grandes gerbes de sang et de flammes, Levi ne put s’empêcher de
penser que c’était l’une des meilleures soirées qu’il avait passée depuis longtemps.

*
Le lendemain matin, lorsque Faith s’éveilla, Blue n’était pas le seul dans sa chambre.

Levi Cooper, chef de la police de Manningsport et baby-sitter inattendu, était assis sur une chaise
près de son lit. Alors comme ça, il avait pris son père au mot… Elle avait eu beau protester, il avait
traîné la chaise jusque-là et avait monté la garde à son chevet, en bon petit soldat.
Un soldat fatigué, par ailleurs. Il dormait, la tête en arrière, les bras croisés. Et quels bras ! A
l’endroit où son puissant biceps s’arrondissait, elle apercevait le bas d’un tatouage. Ses cheveux
blond foncé étaient en bataille ; quelques épis rebiquaient sur son front.
Oh ! là là… Levi était vraiment, vraiment sexy… Très sexy. Cela faisait longtemps que cette
pensée tournait dans sa tête, plus de dix ans, mais elle ne s’était jamais autorisée à étudier
véritablement son physique. Un physique torride…
Même dans son sommeil, il gardait un air ténébreux. Ses cils étaient longs. Et puis sa bouche était
si… enfin, c’était une belle bouche, aux lèvres pleines et boudeuses, et… et elle devrait arrêter ça
tout de suite !
Il l’avait vue en pleine crise d’épilepsie et, s’il s’était montré attentif, gentil avec elle, c’était
uniquement par égard pour son père. Pas pour elle. Alors, faire tout à coup une fixation sur le sex-
appeal de cet homme, c’était ridicule. Elle savait parfaitement à quoi elle ressemblait pendant une
crise (merci, grand frère !) : à un de ces zombies qu’ils avaient vus la veille à la télé, raide et agitée
de spasmes, le menton peut-être même orné d’un filet de bave, les yeux écarquillés d’effroi. Et, pour
la touche d’élégance finale, faisant entendre des petits grognements.
Elle posa le regard sur Blue, qui l’observait depuis son côté du lit.
— Ne bouge pas, lui murmura-t-elle, avant de se glisser hors des draps.
Elle alla à la salle de bains et ne put réprimer un soupir navré en contemplant son reflet. Les
cheveux emmêlés, des traînées de mascara et un pli qui lui barrait la joue — merci, l’oreiller. A la
hâte, elle se fit une queue-de-cheval, se lava la figure sans ménagement et se brossa les dents.
Voilà… Au moins maintenant elle était propre. Oh ! Et ce sweater… vraiment, quelle classe !
Sans oublier le pyjama à dalmatiens…
Bah ! Ce n’était que Levi, après tout. Avec lui, il n’y avait pas d’enjeu : aucun risque qu’il ait
l’ombre d’une pensée lubrique en sa présence.
C’était tout de même étrange, ce qui s’était passé hier soir.
Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu de témoin lors d’une de ses crises. Il lui était arrivé
deux fois d’en faire une en présence de Jeremy. La première, quand il l’avait portée jusqu’à
l’infirmerie, et la seconde, un jour qu’il était venu lui rendre visite sur son campus. Il l’avait
toujours traitée comme une poupée de porcelaine, presque comme si l’épilepsie l’avait rendue plus
séduisante à ses yeux (ce qui, pour être franche, ne l’avait jamais dérangée à l’époque).
Levi, en revanche… Ses crises n’avaient jamais eu l’air de lui faire beaucoup d’effet, ni dans un
sens, ni dans l’autre. Qu’il lui donne l’impression d’avoir été ridicule, la veille, ne l’aurait guère
étonnée ! Au lieu de cela, la soirée qu’ils avaient passée ensemble avait été très agréable.
— C’est vrai, Faith, marmonna-t-elle à son reflet. Pourquoi ne fais-tu pas de crise plus souvent ?
La crise d’épilepsie : le secret d’une soirée réussie. Bon slogan, ça…
— Tout va bien ?
La voix de Levi la fit sursauter.
— Oui, oui, très bien. Merci ! Je sors dans une seconde.
Libérant ses cheveux de la queue-de-cheval, elle les fit bouffer, puis leva les yeux au ciel en se
voyant dans le miroir. Pour le moment, c’était une cause désespérée.
Elle ouvrit la porte et tomba nez à nez avec Levi.
— Tu espionnes toujours les femmes dans leur salle de bains ? lui demanda-t-elle, en faisant
quelques pas dans la pièce.
— Tu te sens bien ? répéta-t-il, en regardant sa montre.
— Parfaitement bien. Merci encore, Levi. Je dirai à mon père que tu as fait ton devoir.
Il fronça les sourcils, mais peut-être y avait-il aussi dans son regard, loin, tout au fond, une lueur
d’amusement. Evidemment, il ne souriait pas. Levi Cooper restait Levi Cooper.
— OK, alors à un de ces jours, dit-il.
— Oui, à un de ces jours… Encore merci. Et navrée pour le dérangement.
Mais il ne bougeait pas, se contentant de la fixer d’un air impassible.
Puis il avança de quelques pas, supprimant la petite distance qui les séparait. Et il l’embrassa.
Non, elle ne rêvait pas. Levi Cooper l’embrassait ! Ses lèvres étaient fermes et… wouah…
qu’il embrassait bien !
Puis ses bras musclés l’enveloppèrent, l’attirant contre son torse chaud et solide. D’une main, il
lui enserrait la nuque, les doigts enfouis dans ses cheveux… Elle entrouvrit la bouche, et leurs
langues se mêlèrent… Se sentant fondre, Faith se pressa contre Levi en une réaction purement
primaire — oh, oui ! très primaire. Elle lui étreignit la taille et caressa les muscles fermes et lisses
de son dos. Sa peau était chaude sous le fin tissu de son T-shirt, et sa bouche continuait de savourer la
sienne.
Puis il s’écarta légèrement, et elle se retrouva tremblante, comme si elle avait couru sans
s’arrêter pendant un kilomètre. Il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits ; elle avait les
jambes en coton.
Levi, lui, ne semblait pas affecté de la même manière. Il cligna les yeux. Deux fois.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris, lâcha-t-il finalement, en la considérant, les sourcils froncés.
— Tu peux recommencer…, balbutia-t-elle dans un souffle.
Il fit un pas en arrière.
— Non, je ne pense pas.
Il se passa la main dans les cheveux, ce qui les lui ébouriffa encore plus.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ce n’était pas une bonne idée. Je n’aurais jamais dû faire ça. Je suis désolé.
Elle le dévisagea et songea l’espace d’une seconde ou deux qu’il plaisantait. Mais non, il était
tout à fait sérieux ! Il suffisait de voir sa tête pour s’en persuader.
Elle ne pourrait donc jamais avoir un type normal dans sa vie ?
— Dehors ! lui dit-elle alors, en le repoussant. Salut ! Et merci pour tout, espèce de salaud !
D’ailleurs, tu sais quoi ?
— Quoi ?
— Rien. Dégage !
Elle le poussa jusqu’à la porte, qu’elle ouvrit en grand pour le chasser.
Levi sortit dans le couloir, suivi précipitamment par Blue qui alla se coller contre lui.
Qui parlait de la fidélité sans faille des chiens ?
— Blue ! Reviens ici !
Elle lança un dernier regard assassin à Levi, dont les traits demeuraient impassibles.
— Bonne journée !
Et elle lui claqua la porte au nez. Puis la rouvrit et la fit claquer une seconde fois. Au cas où il
n’aurait pas bien saisi le message.
15
La bonne nouvelle, au milieu de toutes ces petites contrariétés, c’était que le chantier de la grange
avançait magnifiquement bien.
Le pépiniériste était venu et avait abattu cinq arbres, ce qui suffisait à dégager la vue. Faith avait
fait appel à l’entreprise Crooked Lake Landscaping et engagé un maçon irlandais tout à fait craquant
(mais hélas marié !) pour réaliser l’aire de parking, un muret le long du chemin et le mur de
soutènement. Assisté de son fils, Samuel Hastings, un charpentier mennonite, construirait quant à lui
la terrasse suspendue qui s’étendrait au-dessus de la colline. L’endroit avait été raccordé à
l’électricité, et les travaux progressaient sans problème ni contretemps.
Faith en accomplissait une grande partie elle-même. Ce n’était pas le cas, d’habitude ; en tant
qu’architecte paysagiste, elle effectuait en général la majeure partie de son travail sur ordinateur, à
calculer des données telles que les débits de ruissellement et la capacité d’infiltration des sols. Mais
il s’agissait ici de la terre des Holland, et la grange était son bébé… Elle voulait filtrer la boue,
participer à la construction des murs en pierre, creuser des trous, démêler des mottes racinaires et
entendre le concert des marteaux s’élever au-dessus de la colline.
En vérité, elle avait été très occupée depuis son arrivée à Manningsport. A la bibliothèque, tout
d’abord — veillant consciencieusement à ne pas laisser son regard s’égarer vers le poste de police,
juste de l’autre côté de la place. Puis dans l’un des deux vignobles qui l’avaient contactée depuis son
retour. Enfin à la grange.
Quant à Levi… Il l’avait gratifiée d’un petit signe de tête lorsque leurs chemins s’étaient croisés
de nouveau, au café O’Rourke. Elle l’avait fusillé du regard ; il n’avait pas pipé mot.
— Tu dois souvent voir Levi, lança soudain Jeremy, comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Non, pas vraiment.
Armée d’une pelle, Faith répandait le gravier contenu dans sa brouette pour en border l’allée qui
menait à l’entrée de la grange. Jeremy était monté à Rose Ridge pendant sa pause déjeuner, muni pour
elle d’un succulent sandwich de chez Lorelei. Leurs rapports restaient un peu empruntés, depuis leurs
retrouvailles, mais Jeremy était un garçon tellement adorable ! Et puis, il lui apportait à manger,
alors…
— Ah bon ? Je croyais pourtant que vous habitiez en face l’un de l’autre.
— Oui, mais le fait est qu’on ne se croise jamais ou presque.
Le ton avec lequel elle avait répondu devait trahir son état d’esprit, car il ne la questionna pas
davantage sur son voisin de palier.
— Ça va être splendide, déclarat-il, en désignant la grange. J’ai déjà demandé à ma mère de
recommander l’endroit à tout le monde. On nous sollicite beaucoup pour des mariages, mais tu sais
bien : une tente pour les réceptions, ce n’est rien, comparé à ça.
— Merci, mon… cher.
Elle avait failli dire « chéri ». Les vieilles habitudes ont la vie dure…
Il ramassa la balle de tennis et la lança dans les bois avec toute la puissance de son bras de
quarterback. Blue, tout heureux, se précipita à sa suite. Se souvenait-il de Jeremy, qui lançait les
balles plus loin que tout le monde ?
— Hier, un de mes patients m’a posé des questions sur toi. Il voudrait faire une surprise à sa
femme en lui offrant un jardin aquatique. Je lui ai répondu que pour toi ce serait un jeu d’enfant.
— Merci.
Elle jeta une autre pelletée de gravier qu’elle tassa aussitôt.
— J’espère qu’il me contactera.
— Est-ce que tu as déjà songé à t’installer définitivement à Manningsport, Faith ? Je pense que tu
aurais des clients par dizaines.
Il lui proposa des chips, et elle en prit une poignée.
— J’avoue que l’idée me tente. Voilà un mois que je suis ici, et j’ai du mal à me dire que je vais
retourner en Californie. Je vois mon père et mes grands-parents presque tous les jours, je dîne chez
Pru avec les enfants une ou deux fois par semaine. Je sors tout le temps avec Colleen… En fait, je me
demande comment j’ai pu vivre sans eux pendant toutes ces années.
Et sans toi, se retint-elle d’ajouter. Mais, justement, l’amitié de Jeremy, cette nouvelle phase de
leur relation… cela aussi commençait à peser dans la balance.
— D’un autre côté, je mène une vie agréable à San Francisco. Je ne peux pas l’oublier. J’ai
déposé ma candidature pour un projet là-bas, au mois d’août, et il est censé se mettre en place
bientôt. Alors, nous verrons bien.
Jeremy lança de nouveau la balle dans les bois pour faire plaisir à l’infatigable Blue.
— Tu as changé, Faith. Tu es devenue plus solide.
— Choisis un autre qualificatif, vite !
Elle sourit, tout en étalant une autre pelletée de gravier dans l’allée.
— Pardon, se reprit-il en riant. Je veux dire que tu as gagné en confiance en toi.
— C’est mieux, bien mieux !
— Qu’est-ce qui te tracasse, alors ? Tu as l’air d’avoir l’esprit ailleurs.
C’est Levi qui me tracasse, Jeremy. Il se pourrait bien que j’aie envie de le trucider. Ou alors
de le menotter à un radiateur, de lui arracher ses vêtements et de faire tout ce que je veux avec lui.
— Oh… des problèmes de boulot…, préféra-t-elle répondre.
La vérité, c’était que la scène de leur baiser s’était rejouée environ mille fois dans sa tête, de
préférence aux alentours de 3 heures du matin. A deux reprises, la semaine dernière, l’odeur de
chocolat s’était insinuée dans son appartement, déclenchant chez elle un terrible sentiment de
frustration. De l’autre côté du palier, si près et si loin à la fois, Levi était en train de cuisiner. Une
image bien trop séduisante. Presque aussi séduisante que celle qu’elle avait eue sous les yeux,
quelque temps plus tôt : Levi endormi à son chevet, avec ses cheveux en bataille, ses longs cils, ses
bras musclés…
Pourquoi est-ce qu’elle s’amourachait toujours d’hommes inaccessibles ? Ça devenait lassant, à
la longue… Il avait suffi d’une seule soirée au cours de laquelle Levi s’était montré gentil, d’un seul
baiser de rien du tout (enfin… de rien du tout… façon de parler…) pour qu’elle soit toute
chamboulée.
Elle plongea sa pelle dans la brouette de gravier avec plus de vigueur que nécessaire. En
espérant que les vertus de l’exercice physique feraient bientôt leur effet sur elle.
— Il paraît que vous êtes allées à une soirée pour célibataires, Colleen et toi ? Ça t’intéresse ?
De sortir avec quelqu’un d’ici, je veux dire.
— Pourquoi cette question ?
— Eh bien…
Il s’interrompit le temps de ramasser la balle et de la lancer à Blue.
— J’essaie peut-être de me donner bonne conscience, mais… tu aimerais que je te branche avec
quelqu’un ?
— J’adorerais.
— C’est vrai ?
— Mais oui, tout à fait. A qui est-ce que tu penses ?
— A mon comptable.
Jeremy marqua de nouveau une courte pause et reprit :
— Il est vraiment pas mal. Honnête et franc.
— Vendu ! Donne-moi son numéro. Je l’appelle tout de suite.
Un peu interloqué, Jeremy lui tendit son téléphone portable.
Cinq minutes après, rendez-vous était fixé pour le soir même. Avec un peu de chance, ce type ne
serait ni gay ni marié et il ne jugerait pas que l’embrasser était une énorme erreur.
Ce qui la changerait agréablement.

*
En redescendant chez elle, Faith s’arrêta à la Maison Vieille. Mais à peine eut-elle mis un pied
dans le vestibule qu’elle le regretta.
— Ça se prononce « kasiment », assénait sa grand-mère d’un ton inflexible.
— Et moi, je préfère dire « kwasiment », rétorquait son grand-père.
Oh, Seigneur ! Elle pouvait peut-être repartir en douce ? Elle baissa les yeux sur Blue, dont le
front s’était plissé d’inquiétude en entendant les chamailleries de Pops et Goggy.
— Nous ne l’avons jamais prononcé comme ça. Qu’est-ce qui te prend de vouloir changer
maintenant ? C’est d’une prétention ! Tu es ridicule !
Faith tourna les talons, aussi furtive qu’un ninja.
— Kwasiment, répéta son grand-père, en insistant bien sur la première syllabe. C’est toi, Faith ?
Entre, ma chérie !
Enfer et damnation !
— Salut, vous deux. Oh ! des cookies ! Je peux en prendre un ?
— Bien sûr que tu peux ! s’exclama sa grand-mère. Prends-en même trois… On dit bien «
kasiment », n’est-ce pas, ma bichette, pas « kwasiment » ?
— J’ai entendu les deux prononciations…, répondit Faith, choisissant d’adopter la position
diplomatique de la Suisse dans cette discussion de la plus haute importance.
Oui, vraiment, elle avait bien fait de déménager.
Elle mordit dans le cookie. Mmm… c’étaient des snickerdoodles. Trois ne lui suffiraient peut-
être pas.
— Moi, je suis québécois, poursuivait Pops. Et au Québec, dans le Nord, on dit « kwasiment ».
— Tes grands-parents ont émigré d’Utrecht ! s’indigna Goggy. Et ce n’est pas parce qu’un de tes
grands-oncles a vécu un an au Québec que ça fait de toi un Québécois !
— Si… Kwasiment !
Pops adressa à Faith un clin d’œil doublé d’un sourire ravi. Voilà, elle en était sûre à présent, son
grand-père était diabolique !
— Et cette grange, elle avance ?
— Ça va être magnifique !
— Evidemment, puisque c’est toi qui t’en occupes, ma chérie.
Goggy poussa le plat de cookies vers elle.
Ses grands-parents, qui avaient pris l’avion pour assister à l’inauguration du parc de Douglas
Street, avaient été à la fois stupéfaits et fiers comme des paons en découvrant son œuvre — mais
aussi fort inquiets à l’idée qu’elle puisse finir égorgée dans cette grande ville.
Le téléphone sonna, et sa grand-mère se précipita pour aller répondre.
— Ah, Betty, bonjour ! s’exclama-t-elle, en emportant le combiné dans le salon.
Faith en profita pour placer les premiers jalons de son projet.
— Pops, j’espérais pouvoir te parler de votre anniversaire.
— Quel anniversaire ? lui demanda-t-il, en se versant un verre du sauvignon blanc qui avait valu
au domaine de Blue Heron de remporter une médaille d’argent l’année précédente.
— Le mois prochain, ça fera soixante-cinq ans que vous êtes mariés.
— Et que je continue de fouler cette terre enchaîné à ta grand-mère, comme un prisonnier à son
boulet.
Il lui fit un nouveau clin d’œil et lui servit également un verre.
Du vin et des cookies… Ce n’était pas comme ça qu’elle allait perdre ses huit kilos en trop.
— Oui, bon, mais tu l’aimes, pas vrai ?
— Bah, disons qu’on s’aime bien… L’amour, c’est pour vous, les jeunes.
— Voyons, Pops, comment peut-on rester marié soixante-cinq ans à une femme sans l’aimer ?
Elle lui adressa un sourire d’encouragement.
— Je ne sais pas, répondit-il en tendant un cookie à Blue qui l’engloutit sur-le-champ. Je suis
peut-être maudit ?
— Tu es surtout un affreux vieux bonhomme, voilà ce que tu es ! rétorqua-t-elle. Avoue-le, Pops.
Tu aimes Goggy.
— J’aime ce vin, voilà ce que j’aime. Comment le trouves-tu ?
Elle en but une gorgée.
— Citron, chèvrefeuille et un chouïa de guimauve brûlée.
— Brave petite !
— Quoi qu’il en soit, j’ai pensé que votre anniversaire de mariage serait l’occasion idéale pour
inaugurer la grange. Une réunion familiale, une date marquante pour tous les Holland. En tout cas, je
sais que Goggy en serait ravie.
— Tu veux organiser une fête pour nous ?
— Absolument. Les feuillages seront encore beaux, et nous pourrions inviter tous vos amis et
collègues. Quel meilleur prétexte pour leur montrer la nouvelle salle ? La grange de Blue Heron,
celle du clan Holland… Qu’en penses-tu ?
— J’en pense qu’au bout de soixante-cinq ans de ce régime j’ai amplement mérité de recevoir la
médaille Purple Heart et de partir une semaine en vacances seul, voilà ce que j’en pense.
Se remémorant soudain la fin tragique du premier amour de sa grand-mère, Faith soupira.
— Tu sais, Pops, je crois que Goggy serait très touchée qu’on fête l’événement. Un mariage d’une
telle durée est une chose dont on peut être fier…
Ou qui peut vous paralyser de terreur.
— … et Goggy a bien gagné le droit qu’on lui organise une soirée spéciale. Tu ne trouves pas ?
— Bah, je n’en sais rien… En règle générale, nous n’aimons pas faire d’histoires.
— Quelles histoires ? s’enquit Goggy, en revenant dans la pièce.
— Ah, il est temps ! bougonna Pops. Je meurs de faim, moi. Il est déjà 17 h 10.
— Je disais, reprit Faith avec fermeté, qu’il serait formidable d’organiser une fête pour votre
anniversaire de mariage.
— Et qu’est-ce qu’il en pense ? lui demanda sa grand-mère après une seconde de silence, comme
si son mari n’était pas là.
— Pff… quel besoin d’organiser une fête ? lâcha Pops avec mépris. C’est trop de dépenses, tout
ça.
La réaction de Goggy fut instantanée.
— Quelle bonne idée, ma chérie ! Ça me ferait vraiment très plaisir. Il n’y a que toi pour penser à
des choses pareilles.
Regard torve en direction de Pops, puis sourire vers sa petite-fille.
— Tu restes manger ? Je te trouve maigrichonne.
Ah, les grands-mères…
— Merci pour l’invitation, Goggy, mais ce soir je ne peux pas. Je sors avec quelqu’un.
Cette révélation provoqua des roucoulements extasiés du côté de sa grand-mère, qui s’estimait en
droit d’avoir rapidement d’autres arrière-petits-enfants, et du côté de son grand-père quelques
grognements censés traduire sa méfiance envers la nature corrompue des hommes.
Elle les embrassa tous les deux, puis reprit le chemin de son appartement. Elle devait retrouver
Ryan Hill chez O’Rourke : l’occasion pour elle de se commander des maxi nachos, et de permettre à
Colleen de se faire une opinion sur ce type. Bref, faire d’une pierre deux coups. Et, peut-être, se
dégoter un mari.
Mais d’abord, décida-t-elle en arrivant sur la place, un macchiato de chez Lorelei ! Elle attacha
Blue au réverbère et entra dans la boulangerie, où elle se retrouva le nez quasiment contre le dos
puissant et musclé du chef des forces armées de Manningsport… Levi était en train de passer
commande.
— Un café médium, s’il te plaît, Lorelei. Avec de la crème mais sans sucre.
— Ça marche, chef !
— Tu es bien sûr de vouloir de la crème ? s’enquit Faith, un poil trop fort.
Le chef des emmerdeurs se retourna et lui jeta un regard 4 sur l’échelle de l’ennui : C’est quoi
ton nom déjà ? Ce qui n’empêcha pas ses genoux de se mettre à flageoler traîtreusement.
— Parce que, vois-tu, tu penses avoir envie de crème, mais une fois que tu auras goûté ton café il
se peut que finalement tu regrettes… La crème, c’est peut-être une mauvaise idée. Ou une grossière
erreur.
— Non, ça n’en est pas une, répondit-il, en la dévisageant d’un drôle d’air.
— Tu es bien catégorique, aujourd’hui, Levi ! Mais es-tu bien sûr de toi ? Parce que imagine
qu’en définitive ton café ne soit pas à ton goût : tu risques d’en prendre ombrage.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Indécision… Maîtrise défaillante de ses impulsions… Tergiversations…
Le 4 se transforma en 6 : Je n’en reviens pas de devoir encore t’adresser la parole.
Lorelei lui tendit son café.
— Et voilà, chef. Oh ! Bonjour, Faith ! Je ne t’avais pas vue… Comment ça va ? Qu’est-ce qui te
ferait plaisir, aujourd’hui ?
Au diable le café !
— Je prendrai un croissant au chocolat et un petit chocolat chaud, s’il te plaît.
D’accord, elle risquait l’hyperglycémie, mais la situation exigeait des fortifiants d’une autre
envergure qu’un malheureux macchiato.
— Ça roule !
— Et avec ça ? Une tranche de gâteau au chocolat ? releva Levi avec ironie. Et une barre
chocolatée pour faire bonne mesure ?
— Dis donc, Levi, tu n’as pas quelques criminels à aller mettre sous les verrous ?
Il continuait de la fixer, le front légèrement froncé.
— C’est à cause de l’autre jour ?
— Quel autre jour ? répliqua-t-elle d’un ton cassant.
— Ecoute… Ce… c’était une erreur, et je le regrette.
— Tu sais vraiment parler aux femmes, toi… Je t’assure, ce genre de déclaration, c’est toujours
flatteur.
— Je n’essaie pas de te flatter, je te dis simplement la vérité. C’était une bêtise, et j’en suis
désolé.
— Continue, continue… Je suis au bord de la pâmoison.
Lorelei, qui avait terminé de préparer sa commande, revint encaisser le billet de cinq dollars
qu’elle lui tendait.
— Merci, Lorelei, dit-elle, s’emparant de ses petites douceurs. Chef Cooper, je vous souhaite une
excellente journée.
Il ne prit pas la peine de lui répondre, mais son irritation était palpable.
Oh ! que tout cela était satisfaisant ! Jouissif, presque…
16
Deux heures plus tard, Faith pénétrait dans le chaleureux brouhaha qui régnait le vendredi soir
chez O’Rourke. Elle marcha droit sur Colleen. Sans doute avait-elle déjà des tas de renseignements à
lui transmettre.
— Il est là, lui apprit en effet son amie, tout en servant une pression à Wayne Knox avec un grand
sourire. Troisième box vers le fond… Adorable, bien élevé, un léger accent du Sud.
Faith tourna la tête. Apparemment, les pompiers de la caserne s’étaient tous donné rendez-vous au
café. Et, à l’autre bout du comptoir, Gérard Chartier, Neddy-Bear, Jessica Dunn et Kelly Matthews se
racontaient des blagues en hurlant de rire.
— De quoi j’ai l’air ? demanda-t-elle nerveusement.
Colleen se pencha par-dessus le comptoir et lui tira sur le corsage de manière à dévoiler
davantage de gorge.
— Là… Mets tes atouts en valeur ! Pas vrai, les mecs ?
— Je suis d’accord, dit Everett Field, qui venait d’arriver.
— Dis donc, je te rappelle que j’ai été ta baby-sitter, lui rappela Faith d’un ton sévère.
— Je m’en souviens. J’y pense même tout le temps.
Il écopa d’une vigoureuse claque dans le dos de la part de Gérard, dont le regard traînait pourtant
aussi sur le décolleté de Faith.
— Vas-y, lui intima Colleen. Jeremy est en train de bavarder avec lui.
— Jeremy est ici ?
— Oui. Il a l’habitude de venir boire un verre le vendredi soir avec Levi.
— Ils ont un rendez-vous hebdomadaire ? ne put s’empêcher de demander Faith.
Colleen ne releva pas.
— Ces derniers temps, d’ailleurs, dit-elle, je trouve Levi très sexy. Pas toi ? Il a des bras musclés
! Franchement, quand je le vois entrer ici, je suis tout émoustillée… Voici votre jacqueline au vin
blanc, madame Boothby !
Ignorant le regard désapprobateur de la fleuriste, elle poursuivit : — Ah, et ton père est là aussi.
D’ailleurs, en parlant d’hommes qui me font de l’eff…
— Stop ! C’est ma limite, Colleen, ne la dépasse pas.
Faith se dirigea à l’autre bout du bar où son père discutait avec… oh, non… avec Levi.
— Bonsoir, papa. Tu es superbe.
C’était la vérité : les cheveux humides après la douche et coiffés en arrière, il portait un polo col
rugby, au lieu de sa sempiternelle chemise à carreaux élimée.
Il l’étreignit.
— Salut, ma belle.
— Salut, marmonna Levi.
— Salut…
Sidérant ! Le seul fait de l’entendre prononcer son prénom la mettait déjà en colère.
— Tu dînes avec quelqu’un, il paraît ? lui demanda son père.
— En effet. Et j’espère que ce n’est pas une erreur. Ni une mauvaise idée. Ni une bêtise.
Levi soupira et détourna le regard.
— Je suis certain que non, ma puce. En tout cas, passe une bonne soirée… Je serai ici, si tu as
besoin de moi.
— Merci, papa.
Elle baissa la voix et demanda :
— Tu es venu seul ?
— Lorena doit me rejoindre tout à l’heure.
— Ah…
Faith tenta de ne pas lui laisser voir sa contrariété. Après examen minutieux, elle avait rejeté les
candidates d’eCommitment/RencontresSeniors : à ce jour, ses efforts pour trouver une amie à son
père se soldaient par un lamentable échec.
— Tu sais, papa, Lorena n’est pas la seule femme au monde.
— Comment ça ?
— Eh bien, il en existe d’autres qui ne portent pas de soutien-gorge imprimé panthère sous des
hauts transparents et qui ne t’interrogeraient pas constamment sur l’état de tes finances, rétorqua-telle.
Son père eut l’air complètement perdu.
— Laisse tomber, papa. Simplement, ne te remarie pas sans me consulter au préalable, d’accord ?
Il se mit à rire.
— Tu comprends ce qu’elle dit, Levi ? La plupart du temps, je n’ai pas la plus petite idée de ce
qu’elle raconte.
— Je connais ça, lança ce dernier.
Pourquoi avait-elle la soudaine envie de lui renverser sa bière sur la tête ? Au lieu de cela, elle
se contenta de déclarer :
— Eh bien, messieurs, si vous voulez bien m’excuser… on m’attend.
— Oui, ma chérie, amuse-toi bien ! Et souviens-toi que je suis tout disposé à accueillir d’autres
petits-enfants !
Il lui pinça affectueusement la joue.
— N’est-ce pas que j’ai la plus jolie des filles, Levi ?
— Tout à fait, acquiesça celui-ci, impavide.
Son regard l’effleura une microseconde. Assez longtemps pour la faire rougir lamentablement.
— Tu as ta liste de questions ? ajouta-t-il.
Elle ne daigna pas lui répondre. Cela dit, elle avait en effet sa liste dans son sac.
Elle prit une profonde inspiration pour combattre sa nervosité et se dirigea vers le troisième box.
Jeremy, beau comme un dieu, bavardait avec le fameux Ryan.
— Faith !
Il se leva d’un bond pour lui faire la bise avec un sourire aussi lumineux et avenant que s’ils ne
s’étaient pas vus depuis des années, et non depuis quelques heures.
— Tu es très belle, comme toujours. Permets-moi de te présenter Ryan Hill…
Ryan était très mignon, Colleen n’avait pas exagéré. Fossettes, cheveux couleur miel, yeux bleus.
Allez, Jeremy, il est temps de nous laisser…
Ryan se leva et lui serra la main avec un sourire.
— Enchanté de faire ta connaissance, Faith.
Et il avait bien l’accent du Sud ! Oh là là…
— Eh bien, je vais vous laisser, fit Jeremy. Passez une bonne soirée !
Il leur adressa un sourire joyeux et s’éloigna en direction du bar.
— C’est vraiment un type super, déclara Ryan.
— Absolument.
— Il m’a dit que vous aviez été fiancés ?
— Oui, confessa Faith, contente de pouvoir mettre les choses au point dès le départ. Nous
sortions ensemble au lycée avant qu’il ne, hum… avant qu’il ne fasse son coming out.
La serveuse, issue de la vaste parentèle O’Rourke, apporta à Faith un verre de riesling sec de
Blue Heron, délicate attention de Colleen, qui lui fit signe derrière le bar. Ryan s’enquit des
spécialités de l’établissement, et Faith lui recommanda les maxi nachos. Qu’aurait-elle pu lui
conseiller d’autre, alors qu’elle-même était en proie à une douloureuse crise de manque : elle n’en
avait pas mangé depuis mardi.
— Excellente idée, dit Ryan. Si tu les trouves bons, je ne peux que les aimer.
Ah, le charme du Sud !
En attendant leur plat, ils échangèrent quelques informations d’ordre général — job, université,
région d’origine — sans qu’un seul signal d’alarme ne se déclenche dans le cerveau de Faith. En fait,
elle commençait même à éprouver un frisson bien connu. Eh oui ! Le physique avenant de Ryan, le fait
que ce dernier soit recommandé par Jeremy, tout cela lui laissait entrapercevoir sa première véritable
lueur d’espoir depuis Clint Bundt, le plus grand menteur de tous les temps. Même, Ryan représentait
sans nul doute sa meilleure perspective depuis Rafael — lequel venait de lui envoyer une photo de
l’assortiment de hors-d’œuvre que Fred et lui envisageaient de servir à leur banquet de mariage pour
avoir son avis sur la question.
Et, sans aucun doute, il était beaucoup plus intéressant que chef Cooper.
Ah, non, pas maintenant ! Ce soir, aucune pensée concernant Levi ne serait autorisée à pénétrer
son esprit. Pas question.
Comme s’il avait deviné ses pensées, Levi se tourna à cet instant depuis le bar et posa sur elle ce
regard vert, ténébreux, qui lui donnait chaque fois l’impression d’être prise dans un étau brûlant.
Colleen avait raison. Levi Cooper était l’incarnation de la séduction virile, torride. Avec lui, elle
pourrait faire l’amour contre le mur, par terre, sur la table, sur… d’autres surfaces. Avec lui, ce serait
lascif, passionné, exquis… Bien sûr, elle ne pouvait se targuer d’une véritable expérience en ce
domaine, mais elle pouvait toujours imaginer. A fortiori en louchant sur l’homme qui lui inspirait ces
pensées dépravées.
Oups. Sous le coup de l’émotion, ses lèvres s’étaient légèrement entrouvertes et ses joues peut-
être un peu empourprées.
Elle s’obligea à regarder Ryan qui lui souriait poliment.
OK, Faith. Concentre-toi sur cet homme tout à fait charmant qui a l’air de te trouver à son
goût.
— Allons droit au but, reprit-elle. Je suis la dernière d’une fratrie de quatre ; j’ai deux sœurs et
un frère. Mon père est là-bas, assis au bar — attention, il nous surveille ! J’aime mon métier, mes
grands-parents, les glaces Ben & Jerry et mon chien qui, je le précise dès à présent, constitue le
spécimen canin le plus accompli qu’ait jamais porté cette Terre.
— Ma foi, j’ai hâte de faire sa connaissance. Mais continue, je t’en prie.
Elle sourit.
— Eh bien, durant mon temps libre, j’aime aller au restaurant, je fais de la gym Pilates (enfin,
elle avait l’intention d’en faire, un de ces jours), je suis fan de films d’horreur et de comédies
romantiques. Je souhaiterais m’engager à long terme dans une relation sérieuse avec un homme qui ne
soit ni marié, ni gay, ni calamiteux en tant que père et qui ait une situation professionnelle. Jusque-là,
tu me suis ?
Ryan la gratifia d’un grand sourire.
— Tu plaisantes ? Je suis déjà amoureux de toi.
Hip, hip, hip, hourra pour Jeremy !
Elle lui décocha un sourire radieux tandis que Levi entrait fugacement dans son champ de vision.
Il l’observait. Tant mieux…
Au temps pour vous, chef Cooper…
Elle but une gorgée de vin.
— A ton tour, Ryan.
— Holà, pas si vite ! Jeremy m’a prévenu que tu avais une liste de questions.
Il détacha un bout de nacho qu’il lui présenta à hauteur de bouche. Il se livrait déjà à ce petit jeu
érotique ? Etait-ce flippant ou mignon ?
Mignon, Faith, mignon. Un peu gênant aussi, quand même, car la sauce aigre avait tendance à
dégouliner. N’empêche, c’était bon signe. Si, si, c’était bon signe…
— En effet, j’ai une liste, dit-elle, en s’essuyant la bouche. Une liste un tantinet machiavélique.
— Je sens que ça va me plaire…
Ryan la transperça d’un regard torride.
— Tu crois vraiment ?
— Oui… Vas-y, ma belle !
— Ah, euh… OK. Maintenant ?
— Maintenant, oui.
— D’accord.
Elle ouvrit son sac et en sortit sa liste aux plis marqués par l’usure.
— C’est juste histoire de débroussailler le terrain, tu vois, de m’assurer que je n’ai pas besoin de
prendre mes jambes à mon cou.
Encore un sourire à fossettes.
— Oh non ! Ne pars pas si vite, Faith…
Décidément, il était trop mignon…
— Bon, alors… je commence. As-tu déjà fait de la prison ?
— Pas encore.
— Bravo ! Jusqu’ici, je te donne un A. Question suivante : as-tu des enfants et, si oui, dois-tu
verser une pension alimentaire ?
— Pas d’enfants. Pas encore.
Là aussi, excellente réponse ! « Pas encore » sous-entendait qu’il en voudrait un jour. Il méritait
un A +.
— Très bien, dernière question, ensuite, nous pourrons passer à celles concernant les promenades
au clair de lune et les vieux films en noir et blanc…
— J’adore les vieux films en noir et blanc. Et les promenades au clair de lune.
La perfection existait vraiment, alors ?
— Avec combien de femmes as-tu déjà couché ?
Ryan dut réfléchir avant de répondre.
— Euh… dix ?
Dix ? Cela faisait beaucoup, non ? Cela dit, en partant du principe que Ryan avait trente-deux ans
(merci, Google !) et débuté sa vie sexuelle… disons aux alentours de dix-sept ans (parce que avec
ces fossettes-là impossible qu’il ait été encore puceau au moment de passer le bac), on arrivait à un
total de quinze années de vie sexuelle active. Soit… — elle effectua un rapide calcul de tête — 0,667
femme par an. Chiffre à première vue très bizarre, mais pas si élevé que ça. A moins qu’elle n’ait fait
une erreur ?
— J’ai eu une histoire très sérieuse avec une fille, juste après la fac, expliqua-t-il avec son
adorable accent du Sud. Je croyais qu’on allait se marier, tu vois ? Mais elle m’a quitté, et j’en ai eu
le cœur brisé.
Il lui lança un regard de chien battu.
— Depuis, je n’ai pas réussi à trouver l’âme sœur.
D’accord, en ce cas, c’était acceptable. Plus ou moins. Enfin, quand même… Dix !
— Pas de MST, au fait, ajouta-t-il.
Certes, elle avait besoin de renseignements médicaux. Devait-elle lui demander tout de suite le
nom de son médecin traitant ou attendre encore un peu ? Peut-être valait-il mieux attendre.
Elle jeta un coup d’œil en direction de Levi qui avait cessé de la regarder. Très bien. Qu’il
l’ignore !
— Merci d’avoir répondu à mes questions, Ryan.
— Mais c’était avec plaisir. Dis, tu veux bien qu’on se débarrasse tout de suite du premier baiser
?
Il sourit.
— Après, on est plus détendu, je trouve, on ne se demande plus comment ça va se passer.
— Euh… d’accord.
Deuxième coup d’œil en direction de Levi, qui lorgnait vers leur box cette fois. Parfait ! Qu’il la
voie donc embrasser un autre homme que lui.
Elle s’avança au-dessus de la table, en ayant pris soin de déplacer l’assiette de nachos au
préalable (la sauce sur son décolleté, à éviter) et effleura les lèvres de Ryan avant de se rasseoir très
vite.
Impression ? Hum… trop tôt pour dire quoi que ce soit.
Troisième coup d’œil en direction de Levi qui levait sa chope de bière pour boire. Là, c’était son
bras musclé à lui qui lui faisait une drôle d’impression.
— Très agréable, dit Ryan. Un peu pimenté à cause des jalapeños, mais ça n’est pas pour me
déplaire. De la douceur avec une pointe de piquant.
— C’est tout moi !
Le regard de Ryan s’alluma, et son visage prit une expression prédatrice.
— Tu m’en diras tant…
— Enfin, je n’en sais rien en fait, mais… je pense que ça me ressemble — plus ou moins.
Elle mordit dans un nacho pour se donner une contenance. Fort heureusement, Hannah O’Rourke
(à moins que ce ne fût Monica) lui servit un autre verre de vin.
— J’ai moi aussi apporté ma petite liste, lui confia Ryan.
— Ah, oui ? Les grands esprits se rencontrent !
— Prête ?
— Oui !
Elle se cala contre le dossier de son siège.
— Vas-y, je t’écoute.
Elle prit une autre bouchée de nacho.
— Est-ce que tu aimes te faire fesser ?
Elle avala sa bouchée de travers et manqua s’étouffer.
— Pardon ?
Elle se mit à tousser, puis but une gorgée de vin.
— Hum… Je ne suis pas vraiment en mesure de te répondre. Je n’ai jamais reçu de fessée.
— Donc, question fessée, tu es vierge ?
Il se passa la langue sur les lèvres.
— Je… Tu sais, Ryan, ce bouquin qui a fait un tabac, l’année dernière… Eh bien, je crois qu’il a
peut-être donné de fausses idées aux gens. A propos des femmes qui aimeraient qu’on leur inflige
certains sévices, tu vois ? Bref. Tout ça pour dire que ce n’est pas à l’ordre du jour.
— Et les menottes ?
— Là aussi… je n’ai pas d’expérience dans ce domaine. Et je ne cherche pas à en acquérir.
Elle était maudite, ou quoi ? Existait-il un moyen d’empêcher que cette soirée tourne à la
catastrophe intégrale plus vite encore que son cache-cœur noir quand il avait disparu dans les
toilettes ?
Ryan, lui, poursuivait sur sa lancée.
— Est-ce que tu aimes être soumise ? Verrais-tu un inconvénient à m’appeler Maître ?
— Non. Et oui. Ecoute, Ryan, tout ça, ce n’est vraiment pas mon truc. Alors on pourrait peut-être
changer de sujet, maintenant, non ?
— Hé ! (Retour de l’air de chien battu.) J’ai répondu à tes questions. Tu dois répondre aux
miennes, c’est le jeu.
Elle prit une lente inspiration abdominale. Ce serait tellement bien si elle pouvait s’en aller sur-
le-champ… Du reste, pourquoi pas ? Mais elle imagina alors le regard de Levi, quand il la verrait
quitter précipitamment le café. Plutôt rester sur sa chaise.
— Très bien. Continuons.
— Super !
Il battit des mains comme un petit garçon.
— Est-ce que tu aimerais que je te séquestre pendant douze heures dans mon boudoir, avec un
verre d’eau seulement ?
— Les hommes ont des boudoirs ? Je trouve ça très féminin. Et, pour répondre à ta question, c’est
non. J’aurais trop faim.
— Je vois… Je pourrais toujours te glisser quelques tranches de saucisson sous la porte.
— Du saucisson ? Tu veux rire ? J’aurais besoin de quelque chose qui me tienne davantage à
l’estomac !
— Des tranches de cheddar fondu ?
— Non, il me faudrait une pizza aux crevettes, à la moutarde et au pesto de La Salamandre rouge,
une bouteille de chardonnay et un demi-litre de Ben & Jerry’s Peanut Brittle.
— Ah…
— Et puis, je ne te laisserais sûrement pas m’enfermer où que ce soit. Si jamais tu essayais, tu te
prendrais un coup de pied bien placé.
— Trop cool !
Ryan s’épanouissait de bonheur sous ses yeux. Bonté divine, mais c’était quoi, ce type ?
— Et si j’entrais déguisé en Zorro, mais tout nu sous ma cape ?
— Désolée, mais tu n’as rien d’un Antonio Banderas. Je serais forcée de te repousser.
Jeremy allait lui payer ça, et cher ! D’ailleurs, où était-il passé, celui-là ?
— Hannah ? Tu veux bien nous apporter l’ad…
Levi la regardait avec un petit sourire narquois. Après tout, Ryan avait beau être un pervers doué
d’une imagination fertile, au moins, il s’intéressait à elle, lui !
— Question suivante, Ryan.
— Super ! Imaginons maintenant que tu sois ma femme de ménage. J’entre et je te trouve à quatre
pattes dans la cuisine. Qu’est-ce que tu dis ?
— Je te dis : « Pourquoi est-ce aussi sale par terre ? Personne ne vous a donc appris à manger
au-dessus de la table ? »
— Je te réponds : « Viens donc employer tes talents à un autre usage ! »
Faith posa les coudes sur la table et joignit les mains.
— Et moi : « A cela, monsieur, je me refuse. Hâtez-vous plutôt d’aller quérir au marché la
bouteille d’eau de Javel que je vous ai demandé d’acheter la semaine dernière. »
Il parut un peu décontenancé.
— Euh… alors, je reprends : « Obéis à mes ordres, servante dévergondée ! »
— Non, non, ça ne marchera jamais. Je suis ta femme de ménage, pas une servante dévergondée.
Et maintenant j’ai perdu l’inspiration.
— Tu ne t’appliques pas, Faith !
— Et toi, tu es dénué de toute imagination. La soubrette, franchement… Tu ne peux rien trouver de
plus original ?
Le portable de Ryan se mit à sonner.
— Il faut que je réponde.
— Je t’en prie.
Soudain, quelqu’un se laissa choir sur le siège voisin du sien.
— Pru ! s’exclama Faith. Comment ça va ?
— Très bien. J’ai une toute petite question à te poser. Je vous dérange ?
— Pas le moins du monde.
Ryan marmonnait au téléphone, la main devant sa bouche pour qu’elle ne puisse pas entendre.
— Bon, voilà… Carl n’arrête pas de m’envoyer des sextos.
— Des… ? Je… Ça alors !
— Regarde ça…
Pru lui mit sous le nez son portable.
De quelle couleur est ta culotte ?
— D’après toi, il faut que je lui dise la vérité, ou bien est-ce que j’invente un truc ? Parce que je
crois que j’ai celle avec les écureuils sur leurs petits traîneaux.
— Hum, Pru… Tu n’as qu’à faire ce qui te semble le plus approprié…
Décidément, elle allait très bientôt avoir besoin d’un autre verre de vin.
Ryan, qui venait d’interrompre sa conversation téléphonique, intervint.
— Dites-lui plutôt que vous portez un string rouge. Non, encore mieux : dites-lui que vous ne
portez pas de culotte du tout. Et que vous avez envie de jouer au maître et à la servante en rentrant.
Prudence le considéra quelques secondes d’un œil perplexe avant de demander : — C’est le
garçon avec lequel tu avais rendez-vous ?
— Hélas !
— Il faut que j’y aille, annonça Ryan. Ma mère a un bouchon de cérumen dans une oreille.
Alors, Faith, qu’est-ce que tu en dis ? Tu viens avec moi, et après on se fait une partie de jambes
en l’air ? Cette histoire d’oreille ne prendra qu’une minute.
— Merci, mais ce sera sans moi. Bonne chance !
Il jeta quelques billets sur la table en maugréant quelque chose au sujet des romans érotiques qui
racontaient n’importe quoi.
De son côté, Pru composait un texto.
— Je te jure… C’est épuisant d’être sexy !
Je porte un string, viens me l’enlever, vilain garçon.
— Tu sais ce qui me manque, Faith ? Avoir mes règles. Là, au moins, j’aurais quelques jours pour
souffler. Et, quand une femme commence à attendre ses règles avec impatience, c’est la fin des
haricots.
Une mélodie guillerette s’échappa de son portable, et elle s’interrompit pour lire le message
qu’elle venait de recevoir.
— Oh, merde !
Elle poussa de nouveau son téléphone vers Faith.
Suis gravement traumatisé. Par pitié, fais un peu gaffe quand tu appuies sur « envoyer » !
Accepterais cadeaux afin d’effacer dégâts psychologiques infligés. Biz, ton fils.
— Si ça continue, je crois que je vais divorcer, Faith… Bon, allez ! Faut que j’aille retrouver
mon mari. Désolée que tu aies dîné avec un con. On en discutera demain.
Pru lui fit la bise et s’en alla.
Avec un soupir, Faith s’extirpa du box. Jeremy était parti, mais Levi se trouvait toujours au bar,
ainsi que son père, que Jack avait rejoint. Et, en parlant de son père, il semblait passer une excellente
soirée… avec une femme ! Deux, même ! La première était Cathy Kennedy, qui choisissait de si
étranges versets de la Bible — dame fort sympathique au demeurant. La seconde était inconnue au
bataillon. Levi lui adressa quelques mots, et elle vit même une ombre de sourire flotter sur ses lèvres.
Une fois encore, elle se sentit fondre.
— Ma chérie ! Par ici ! cria son père.
Décidément, il était d’humeur particulièrement joviale, ce soir… Au moins, un membre de la
famille avait de la chance avec le sexe opposé !
Il lui passa un bras autour de la taille tout en décochant un grand sourire à sa potentielle future
belle-mère.
— Tu te souviens de Cathy Kennedy, ma puce ?
— Evidemment, papa. Ravie de vous revoir, madame Kennedy. J’ai pris beaucoup de plaisir à
participer à la séance d’étude de la Bible, l’autre jour.
— Appelle-moi Cathy, mon chou. Je te présente Louise, ma femme.
Faith retint un soupir de désespoir.
— Enchantée de faire votre connaissance, Louise.
— Tu étudies la Bible ? s’étonna Jack.
— Oui, avec Goggy, répliqua-t-elle d’un ton abrupt.
— Dis-moi que tu fais ça pour qu’elle te lègue la maison.
— Dis donc, je l’aurai bien mérité, tu ne trouves pas ?
— Ce verset est vraiment des plus intéressants, n’est-ce pas ? reprit Cathy. Nous discutions
l’autre jour des rituels de sang dans l’ Ancien Testament. La circoncision, les sacrifices humains, ce
genre de choses, précisa-t-elle.
— C’est ce qui me fortifie dans ma foi, déclara Jack avec ironie.
— Ce verset relatait une circoncision opérée au moyen d’un silex, dit Faith avec un regard
appuyé à son frère. On se demande parfois pourquoi certaines traditions se perdent.
— Alors, John, comment ont été les vendanges, cette année ? s’enquit Cathy.
Il n’en fallait pas plus pour lancer son père sur son sujet favori.
Jack se tourna vers Faith et demanda à voix basse : — Comment s’est passée ta soirée, sœurette ?
— Merveilleusement bien, répondit-elle, Levi étant à portée d’oreille. Un type vraiment
charmant, ce Ryan.
Mais Levi ne lui prêtait aucune attention : Sarah venait d’arriver et elle laissa tomber son sac à
dos devant son frère, qu’elle étreignit de toutes ses forces.
— Dieu merci, je suis à la maison ! J’ai cru que ma tête allait exploser.
— Parce que tu es restée toute une semaine à l’université ?
— Ecoute, tu es loin d’imaginer à quel point c’est dur.
Elle se blottit contre son épaule, et Levi lui embrassa les cheveux. Ce geste était d’une tendresse
et d’un naturel si inattendus chez lui que Faith sentit, à sa grande surprise, sa colère diminuer. Levi
était peut-être un emmerdeur, mais manifestement sa sœur l’adorait. Pouvait-on en dire autant de Jack
? Lui s’était borné à filmer ses crises d’épilepsie, à se cacher armé d’un couteau dans sa penderie
quand elle avait neuf ans et à accomplir d’autres exploits du même genre.
— Je n’arrive pas à t’imaginer me serrant dans tes bras dans un lieu public, dit-elle à son frère.
— Moi non plus. Tu es tellement énervante !
— C’est faux, répliqua-t-elle avec un sourire réjoui, je suis ta sœur préférée.
— Uniquement parce que jusqu’à présent tu vivais à cinq mille kilomètres d’ici. Ces derniers
temps, ça se joue à pile ou face.
— Eh bien, même si tu voulais me serrer dans tes bras, je ne te laisserais pas faire, parce que tu
ne sens pas bon, tu ne sais pas te tenir à table et… ouf !
Jack la serrait dans ses bras tel un grizzly ; ses pieds ne touchaient plus terre.
— Bon Dieu, tu pèses ton poids ! gronda-t-il. Il faut te calmer sur les cookies !
— Tais-toi et repose-moi ! fit-elle, en lui donnant une claque sur la tête.
Leur père les regardait avec une bienveillance attendrie.
— Tu ressembles tellement à ta mère…
Ses paroles, censées être un compliment, firent s’envoler le sourire de Faith.
— Merci, répondit Jack. C’est ce qu’on me dit souvent !
Puis il s’aperçut que Colleen l’observait d’un air narquois, et son hilarité retomba tout net.
— N’aie pas peur, Jack, laissa tomber la jeune femme. Je ne mords que sur commande.
— Bon, eh bien, je vais rentrer, déclara leur père. Prêt, Jack ?
Il ébouriffa les cheveux de Faith.
— Bonne nuit, ma puce. Tiens, bonsoir, Sarah ! Comment vas-tu ?
— Bonsoir, monsieur Holland. Je vais bien et vous ?
Faith se sentit envahie par un léger cafard. Pour elle aussi, la soirée touchait à sa fin.
— Moi aussi, je rentre, annonça-t-elle.
Encore un rendez-vous raté. Bah… au moins n’avait-elle pas perdu son temps à espionner Ryan, à
explorer son passé. Elle allait retrouver son petit appartement, faire un câlin à Blue, appeler Jeremy
pour lui faire son rapport et voir avec lui comment il pourrait se faire pardonner de lui avoir joué
pareil tour.
— Bonne nuit, tout le monde…
Sarah la retint.
— Dis donc, Faith… Euh, t’as une seconde ? Je me demandais si je pouvais te parler. Au sujet de
San Francisco…
Faith jeta un coup d’œil à Levi qui était au téléphone, puis regarda de nouveau Sarah.
— Bien sûr.
— Ned m’a dit…
Ses joues s’empourprèrent.
— … il m’a dit que tu vivais là-bas depuis quelques années. Tu t’y plais ?
Elle avait le béguin pour Ned ? C’était trop mignon !
— Je m’y plais énormément, oui. C’est une très belle ville.
Levi remit son téléphone dans sa poche.
— Sarah, je dois partir en intervention. Tu veux venir ?
— C’est quoi, cette fois ? Encore une poule planquée sous une véranda ?
— En fait, il s’agit d’un opossum dans la cave des Hedberg. L’opossum a rendu leur chien
complètement fou, le chien a fait s’enfuir le chat par la fenêtre, et maintenant ils ont peur que le chat
se fasse dévorer par un coyote.
— Il n’y a pas de SPA dans cette foutue ville ?
— Si, mais son président n’est plus tout jeune, et il est 22 heures passées.
— Ça sera sans moi, merci. On se rejoint à la maison.
Sarah se retourna vers Faith.
— Ça t’a plu, donc, de vivre loin d’ici ? Moi, je n’arrive pas à m’imaginer ailleurs qu’à
Manningsport. Enfin… Tu es peut-être partie parce que… je me rappelle comment tu euh… tu t’es
retrouvée en plan le jour de ton mariage et… Oh ! zut… Désolée. Je réveille sûrement de mauvais
souvenirs…
— Non, non, ne t’en fais pas. De toute manière, c’est de notoriété publique.
Hélas.
— Faith, les interrompit Levi, je peux te dire un mot ?
Sans attendre sa réponse, il la prit par le bras et l’entraîna à l’écart. A ce simple contact, Faith se
sentit s’enflammer. La chemise à carreaux verte de Levi faisait paraître ses yeux plus intenses et…
la vision de ses larges mains posées sur sa peau nue… Colleen prétendait que des grandes mains
signifiaient…
— Bon, écoute, Faith… Sarah souffre d’un mal du pays carabiné. Elle fait tout ce qu’elle peut
pour laisser tomber la fac et rentrer à Manningsport. Sauf que moi je tiens absolument à ce qu’elle
fasse des études. Alors, j’aimerais bien que tu l’encourages à bouger. Pas question qu’elle moisisse
ici parce qu’elle n’aura jamais voulu essayer d’aller voir ailleurs.
Il passa la main dans ses cheveux, et Faith poussa intérieurement un gémissement de désir. Elle se
souvenait de ces cheveux, de leur douceur soyeuse qui…
Ça suffit, maintenant !
Levi enfonça les mains dans ses poches, et le tissu de sa chemise se tendit sur ses bras robustes.
Faith dut s’éclaircir la voix pour répondre.
— Je comprends. Tout le monde devrait partir vivre ailleurs, du moins quelque temps.
Les yeux de Levi plongèrent dans les siens.
— Exactement.
Il avait des cils d’une beauté carrément hallucinante.
— Va donc récupérer cet opossum, lui dit-elle. Pendant ce temps, je vais papoter avec ta sœur.
Et on rentrera toutes les deux.
— Merci.
Ce simple mot, si inhabituel, lui envoya une décharge électrique dans tout le corps.
— De rien, répondit-elle d’une voix un peu rauque.
Levi tourna les talons et quitta le café, levant la main à l’adresse de quelqu’un qui lui disait
bonsoir.
*
Lorsque Levi revint de son intervention (l’opossum était ressorti d’un trou ménagé dans les
fondations en pierre de la maison, le trou avait été provisoirement colmaté avec l’aide du jeune
Andrew, le chat avait été retrouvé sain et sauf, au grand soulagement des petites Hedberg en larmes),
il ne restait presque plus personne chez O’Rourke.
— Ma sœur est rentrée ? demanda-t-il à Colleen qui nettoyait le bar.
— Faith m’a dit qu’elles allaient faire un tour sur la plage. Je ne sais pas si elles y sont encore.
— Merci.
Il quitta le café par la porte de service. Il leva la tête et avisa une petite fenêtre sur le côté de
l’établissement. Aussitôt, il se souvint du soir où il avait extirpé Faith des toilettes de Chez Hugo.
Cet épisode lui paraissait à présent très lointain, néanmoins il n’aurait eu aucune objection à
revoir la jeune femme simplement vêtue de son soutien-gorge noir. Ou sans soutien-gorge d’ailleurs.
Merde ! Il devait arrêter de penser à ça. Faith était… Ce n’était pas son genre de fille. Trop…
trop tout, voilà ! Trop délicieuse, trop compliquée. Il n’aurait jamais dû l’embrasser. Quel idiot !
Mais comment aurait-il pu prévoir ? Le désir s’était abattu sur lui, explosif, violent, instantané.
La bouche de Faith était si douce — tout en elle était doux, comme un lit moelleux dans lequel on
s’enfonce — et puis son odeur… aussi tentante qu’un gâteau qui sort du four… Quand elle avait
laissé échapper un petit gémissement, il avait failli perdre la tête. Il s’était écarté d’elle, car si leur
baiser s’était prolongé une seconde de plus il l’aurait prise contre le mur.
Comment contrôler ce genre de chose ?
Faith était l’ex-fiancée de Jeremy, son premier amour. Et l’idée de succéder à son meilleur ami
lui déplaisait. Pourtant, il y avait cette vertigineuse sensation d’ivresse, de total oubli du monde
alentour… Cette impression, il l’avait déjà éprouvée douze ans plus tôt, quand il l’avait embrassée
sous la cascade : ce baiser avait anéanti sa raison, sa loyauté, son honnêteté, toutes ces valeurs qui
comptaient pour lui.
Autre chose qu’il ne devait pas oublier : Faith n’était que de passage. John Holland lui avait fait
part de son espoir qu’elle reste à Manningsport, mais la vérité c’est qu’elle avait sa vie à San
Francisco. Il était déjà tombé amoureux d’une femme qui l’avait quitté. Pas question de repartir tête
baissée dans le même schéma.
Non qu’il fût amoureux de Faith Holland, cela dit…
La plage municipale était en réalité un petit parc comprenant une étendue herbeuse, des arbres à
fleurs, quelques bancs, une cale de mise à l’eau, un quai et une minuscule bande de sable en bordure
du lac.
Le ciel était piqueté d’étoiles, mais il n’y avait pas de lune, et il fallut un moment à ses yeux pour
s’accommoder à l’obscurité, après la lumière rosâtre des réverbères.
Il finit par repérer Faith et Sarah, assises sur un banc, épaule contre épaule. Elles contemplaient
l’eau noire. Comme elles lui tournaient le dos, elles ne le virent pas avancer sur l’herbe.
Le rire de sa sœur le figea sur place. Il y avait bien longtemps qu’il ne l’avait pas entendue rire
ainsi.
— Sérieusement, je comprends très bien ce que tu ressens, Sarah, disait Faith. Moi aussi, j’ai
perdu ma mère quand j’étais petite.
— Tu avais quel âge ?
— Douze ans.
— Oh ! ça craint…
— Oui. Accident de voiture.
— Tu n’as pas eu le temps de lui dire adieu, alors ?
— Non.
Sarah rumina cette pensée quelques secondes.
— Moi, au moins, j’ai eu cette chance-là, si on peut appeler ça une chance.
— Dans un cas comme dans l’autre, le coup est terrible. Et il n’y a pas moyen de l’esquiver.
— Tu penses encore à ta mère ?
— Oh oui, répondit Faith. Tous les jours.
Levi aussi pensait à sa mère tous les jours. Tous les jours, son souvenir lui traversait l’esprit —
son énergie, son refus absolu de s’apitoyer sur son sort. Même sous l’emprise de la morphine, elle
réussissait encore à les faire rire, Sarah et lui.
Sa gorge se serra de façon inhabituelle.
— Certains jours, je me sens tellement triste que je n’ai pas le courage de sortir du lit, avouait à
présent Sarah, dans un filet de voix. Tout ce que je voudrais, c’est qu’elle soit là et, au lieu de ça, je
dois aller en cours, me farcir tout ce que racontent les profs et tout ça me paraît complètement
superficiel, vide de sens, alors que je donnerais tout pour pouvoir passer une journée ordinaire avec
elle.
Levo entendit la voix de sa sœur se briser et Faith glissa un bras autour de ses épaules.
— Je suis désolée, ma puce.
Rien d’autre, juste ces mots simples. Elle se mit à caresser les cheveux de Sarah, la tête appuyée
contre la sienne. Elle se contentait de lui caresser les cheveux en la laissant pleurer.
— Je sais que je devrais avoir fait mon deuil depuis le temps. Après tout, ça fait un an, articula
Sarah entre deux sanglots.
— Je crois qu’on ne le fait jamais complètement. On apprend simplement à mieux supporter
l’absence. Et la seule façon d’y arriver c’est de s’en tenir à la routine. Se lever. Aller en cours.
Essayer de vivre normalement. Assez vite, le chagrin devient moins lourd à porter.
Sarah laissa passer quelques secondes.
— Oui, c’est ce que me dit aussi mon frère.
— Il n’est donc pas toujours borné !
— La plupart du temps, si.
— Sur ce point, je suis d’accord avec toi.
Un sourire pointait dans la voix de Faith.
— C’est juste que quand je suis ici je la sens plus près de moi, expliqua Sarah. C’est pour ça que
je ne veux pas aller à la fac.
Levi eut l’impression qu’un poignard s’était planté dans sa poitrine. Pourquoi sa sœur ne lui
avait-elle jamais dit ça ? Pourquoi pleurnichait-elle à propos de la difficulté des cours et de son
manque d’amies, si le véritable problème était ailleurs ?
Il se doutait de la réponse : parce qu’il ne lui avait jamais donné l’occasion de s’épancher en
toute sincérité.
— Est-ce que tu parles à ta mère, quelquefois ?
— Bien sûr, répondit Faith.
Elle mentait, il en aurait mis sa main au feu.
— Et… est-ce qu’elle te répond ? Est-ce que tu as l’impression que son esprit est avec toi ou
quelque chose de ce genre ?
— Oui, finit-elle par répondre.
Encore un mensonge, pensa Levi. Elle disait ce que Sarah avait envie d’entendre.
— Et toi ?
— Oui ! Levi me regarde d’un drôle d’air quand je lui en parle, mais parfois je sens sa présence
autour de moi.
— C’est un homme, tu sais… Donc pas très futé.
Encore de l’amusement dans la voix de Faith. Malgré lui, Levi sentit un sourire naître sur sa
bouche.
— Oui, un peu lourdingue aussi, comme tous les hommes.
— Tout à fait !
Sarah se redressa pour se moucher.
— Manningsport et ta famille t’ont manqué quand tu es partie ?
— Oh oui ! Tout me manquait tellement que j’en souffrais physiquement. J’ai eu mal au ventre
pendant des mois.
— Je connais ça.
— Sarah, en restant ici, tu n’as pas peur de finir par te demander à côté de quoi tu es passée ? Si
tu n’as pas raté ta chance de t’épanouir ? A Manningsport, tu n’es que la petite sœur de Levi…
— Sûrement, oui. En théorie, j’ai très envie de faire des études et tout ça. De vivre ailleurs, du
moins quelque temps. Mais, en pratique, c’est dur.
— Je comprends.
Faith resta silencieuse quelques secondes, puis reprit : — Tu sais ce qu’on dit : les plus belles
victoires sont celles qu’on remporte sur soi.
— Je sais, oui… Levi me le serine tous les jours que Dieu fait.
Sarah étira les bras vers le ciel.
— Je ferais mieux de rentrer, maintenant.
Elle tourna la tête et poussa un petit cri de surprise en découvrant son frère.
— Bon sang, Levi ! Tu n’es pas fou de rester planqué dans l’ombre comme un serial killer ? La
prochaine fois, préviens !
— Calme-toi, je viens juste d’arriver. Vous êtes prêtes à rentrer, toutes les deux ?
Faith se leva du banc et épousseta sa jupe de la main.
— Alors ? Cette intervention avec l’opossum ?
— Musclée.
Le corsage blanc de Faith luisait dans l’obscurité.
— Je vous raccompagne ?
— Et qu’est-ce que tu préfères à San Francisco ? s’enquit Sarah, tandis qu’ils remontaient Lake
Street.
Faith se mit alors à lui décrire le climat, les fleurs, la nourriture, les paysages. A l’entendre,
c’était le paradis sur Terre.
— J’irai peut-être y passer un semestre, décida Sarah. Ma fac organise des échanges avec tout un
tas d’universités.
— C’est une bonne idée, répondit Faith. San Francisco est une ville magnifique. Et puis, si je suis
encore là-bas, on pourra se voir.
Ils dépassèrent la place à présent silencieuse, les boutiques plongées dans le noir.
— Oh ! Regardez là-haut ! s’exclama Faith.
Une lampe brillait à la fenêtre de son appartement, un rectangle de lumière sur lequel se
découpait la silhouette d’un chien, les pattes avant en appui sur le rebord.
— Coucou, Blue ! J’arrive dans une minute !
Levi lui tint la porte de l’immeuble et, tandis qu’elle passait devant lui, ses cheveux lui
effleurèrent le menton, l’enveloppant de sa délicieuse odeur. Il la suivit jusqu’en haut de l’escalier.
Que ses jambes étaient belles…
— Merci d’être restée un moment avec moi, Faith, dit Sarah tandis que Levi ouvrait la porte de
leur appartement.
— De rien, c’était très sympa.
— Désolée d’avoir été pénible.
— Toi ? Mais jamais de la vie ! Tu plaisantes ?
Faith lui sourit et ouvrit la porte de chez elle. Son chien déboula comme un fou et se mit aussitôt à
lui faire la fête.
Sarah se pencha pour le caresser.
— Salut, mon gros !
Le chien entreprit de lui lécher le menton avec force gémissements de joie.
— Mais oui… Tu es un gentil toutou…
Elle lui gratta les oreilles, puis se redressa.
— Bonne nuit, Faith !
Sur ce, Sarah rentra dans l’appartement.
Levi, lui, ne bougea pas. Il attendit que la porte se soit refermée derrière sa sœur, sans quitter
Faith du regard. Elle avait attrapé la laisse du chien, suspendue dans l’entrée. Elle se baissa pour
l’attacher à son collier, lui offrant un aperçu de sa splendide poitrine, puis elle se redressa.
— Oui, Levi ?
Comment était-ce possible ? Sans qu’il puisse rien faire pour l’empêcher, il avança de quelques
pas et se retrouva tout près d’elle. Voilà que ça recommençait… Il l’embrassa, plaquant sa bouche
contre la sienne, alors que Faith laissait échapper un petit halètement de surprise. Il saisit son visage
entre ses mains, sourd aux vociférations de son cerveau contre sa propre stupidité. Tout son corps, en
revanche, approuvait ce baiser. Les lèvres de Faith étaient douces, pleines et…
Elle le repoussa rudement ; il recula d’un pas, l’esprit confus ; il était incapable de penser.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Levi ? chuchota-t-elle. Tu comptes m’embrasser de temps en
temps, c’est ça l’idée ?
Blue se rua sur elle comme s’il trouvait que c’était l’idée du siècle, sa queue cognant contre le
mur. Elle lui tapota le museau distraitement, mais elle avait l’air furieuse.
Il ne pouvait pas lui en vouloir.
— Excuse-moi, dit-il.
— On ne sait jamais sur quel pied danser avec toi ! C’est vrai, quoi ! J’ai toujours eu
l’impression que tu ne pouvais pas me supporter, et puis l’autre jour, après ma crise, tu es devenu
incroyablement gentil, ensuite tu m’as embrassée, puis tu m’as igno…
Il se pencha de nouveau vers elle et l’embrassa. Il l’attira contre lui sans qu’elle oppose la
moindre résistance. Au contraire, elle enfouit ses mains dans ses cheveux et lui rendit son baiser,
toujours avec cet adorable petit gémissement de plaisir.
— Arrête…, murmura-t-elle contre sa bouche.
Il obéit. Ses pupilles étaient dilatées, et elle paraissait un peu étourdie.
— Merci d’avoir parlé à ma sœur, dit-il, en se forçant à faire un pas en arrière.
— De rien, répondit-elle après une seconde d’hésitation, puis elle se passa la langue sur les
lèvres.
Bon Dieu, si elle pouvait éviter ce genre de geste !
Elle déglutit.
— Je… hum… Je dois promener mon chien.
— OK.
Elle s’engagea dans le couloir, s’arrêta pour lui lancer un coup d’œil. Comme il ne savait pas
quoi dire, Levi se contenta de la regarder. Faith Holland. Une jolie fille drôle et douce. Elle avait les
cheveux en désordre, les joues en feu, et elle tenait en laisse son chien débordant de joie.
Elle descendit l’escalier et elle sortit de son champ de vision. Levi s’adossa au mur, perplexe : à
quoi jouait-il, au juste ?
17
— Etes-vous bien certain de ne pas en vouloir une caisse ? insista Faith. Le vin est un cadeau
toujours très apprécié… Songez que les fêtes approchent. De cette façon, vos amis sauront que vous
avez pensé à eux pendant votre voyage.
Elle sourit et s’appuya sur le comptoir du splendide bar de dégustation de Blue Heron.
— Je suis incapable de résister à une jolie fille ! déclara l’homme. Très bien. Après tout,
pourquoi pas ? Mettez-m’en donc trois caisses ! C’est le meilleur riesling que j’aie jamais goûté.
— Je transmettrai le compliment à mon père. Vous allez illuminer sa journée ! Et ce petit cabernet
qui vous plaisait bien ? Celui auquel vous trouviez des notes de fruits rouges et un soupçon de tabac ?
A ce propos, vous avez un palais tout à fait exceptionnel.
— Ah oui ! Très bonne idée ! Mais celui-là je le garderai pour moi.
— J’aime les hommes qui savent se faire plaisir, approuva-t-elle avec un clin d’œil.
Elle tendit le bon de commande à Mario qui apporterait les caisses jusqu’à la voiture du client.
Des années de pratique lui avaient appris que le badinage faisait merveille au bar de dégustation.
Honor la sermonnait toujours là-dessus mais, avant que Ned ait été en âge d’officier, c’était elle qui
détenait le record absolu des ventes. Pour l’heure, son neveu s’occupait d’un groupe de dames d’une
cinquantaine d’années, toutes chaussées de solides baskets rose pétard et vêtues de sweaters assortis
proclamant leur appartenance aux « Garces Phi Bêta ».
Faith apporta le verre de dégustation du client à l’évier.
— Je viens de placer quatre caisses à un client, murmura-t-elle, en passant devant son neveu. Va
falloir assurer, gamin !
— Mesdames, dit-il alors, ma tante ici présente me croit incapable de vendre autant de bouteilles
qu’elle. Aidez-moi s’il vous plaît à lui prouver qu’elle se trompe. Je m’en remets entièrement à votre
miséricorde.
— Tu es prêt à te vendre, ma parole ! murmura-t-elle en lui tapotant l’épaule.
— J’ai été à bonne école avec toi, riposta-t-il.
C’était amusant d’être ici, en salle de dégustation, surtout avec Ned. En général, l’endroit était
plutôt le domaine de Honor, qui occupait un grand bureau à l’arrière, d’où elle gérait les ventes, la
communication et la distribution, le tout avec brio. En sa présence, Faith éprouvait toujours le vague
sentiment de ne pas être à sa place. Dans la matinée, pourtant, Honor lui avait téléphoné pour lui
apprendre que Chipper Reeves s’était foulé la cheville. Pouvait-elle accourir au plus vite et le
remplacer tout l’après-midi ? Elle était en plein travail à la grange, mais n’avait pas refusé. Il était si
rare que Honor l’appelle à l’aide…
— Merci, chères mesdames ! lança Ned aux clientes qui repartaient. Huit caisses…, ajouta-t-il à
voix plus basse, à l’adresse de Faith.
Il prit un chiffon et se mit à essuyer le bar, profitant d’une accalmie dans le flot de visiteurs.
— Peut-être, mais mon ratio par tête de pipe reste nettement plus élevé. Eh oui… tu n’es pas
aussi mignon que tu l’imagines, Ned chéri !
— Je ne vois pas comment je me tromperais : j’ai un miroir.
— En parlant de mignon…
— Belle transition !
— Merci. En parlant de mignon, donc, Sarah Cooper et toi… ? Est-ce que je dois te faire la leçon
sur le port du préservatif ou simplement souligner le fait que son grand frère est un vétéran bardé de
médailles, capable d’atteindre une cible mouvante à cinq cents mètres ?
— Tu rigoles ?
— Oui. Mais tu n’aimerais pas te le mettre à dos, n’est-ce pas ?
Ned se caressa le menton, feignant de réfléchir intensément.
— Je ne nie pas qu’au départ l’habileté au tir de Levi figurait dans les données à prendre en
compte, admit-il d’un ton docte. Toutefois, le joli petit postérieur de Sarah m’a très vite privé de
toute pensée rationnelle…
— Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Je vais devoir te supprimer, maintenant. Et ça m’attriste.
— … et elle attend des triplés. Tu peux me féliciter.
Faith le considéra sévèrement.
— OK, j’arrête…, dit Ned. En fait, on s’écrit quelques SMS et on joue à Words With Friends.
— Ça te ressemble davantage. Est-ce que tu as quelque chose à voir dans son désir forcené de
revenir vivre ici ?
— Non, je ne pense pas… C’est vrai, elle craque pour moi, mais qui pourrait lui en vouloir ?
Il rentra la tête dans les épaules pour esquiver la tape de Faith.
— Hé, arrête ! Je l’aime bien, mais elle est encore un peu jeune.
— Sauvé par le gong ! Juste au moment où je songeais à te noyer, tu trouves quelque chose de
vraiment sensé à dire.
Elle resta pensive quelques instants, puis reprit : — Ne laisse pas cette amourette prendre de
l’ampleur, Ned. A l’arrivée, ça peut faire très mal.
— Tu tires cette immense sagesse de ton cœur brisé, chère tante, ou bien de…
— Tu sais quoi ? Je vais vraiment te noyer.
Elle se retourna. Un couple venait de pénétrer dans la salle de dégustation.
— Bonjour ! Bienvenue à Blue Heron.
— Faith ? Je peux te voir une minute ?
Honor se tenait à l’entrée du couloir qui menait aux bureaux.
— Je me charge d’eux, dit Ned. Bonjour, quel vin puis-je vous proposer cet après-midi ?
Faith suivit sa sœur et longea la salle de réunion et les bureaux — le plus souvent vides — de
leur père, de Jack et de Pru.
Honor prit place derrière son magnifique bureau à l’organisation redoutable. C’était une
splendide pièce de chêne et de noyer, œuvre des mêmes menuisiers qu’employait Faith pour la
terrasse de la grange.
— Alors, comment ça se passe ? lui demanda sa sœur avec brusquerie.
— Impeccable. Et de ton côté ?
— Très bien. Tu n’as toujours pas trouvé de femme qui puisse convenir à papa ?
Faith grimaça.
— A t’entendre, on croirait que… non, laisse tomber. En fait, pas encore… Mais je m’y emploie !
Aujourd’hui, je vais le présenter à une horticultrice. L’air de rien, tu vois… Et finalement je lui ai
aussi organisé un rendez-vous avec quelqu’un de eCommitment, la semaine prochaine.
— Bien. Il nous faut à tout prix éviter qu’une intrigante du genre de cette Lorena ne l’épouse pour
sa fortune.
Faith éprouva soudain le besoin aussi irrépressible qu’étrange de prendre la défense de la
nouvelle amie de son père.
— Tu sais, Honor, papa a l’air de vraiment bien l’aimer. Peut-être que dans leur cas les
contraires s’attirent.
— Elle vient de lui demander un prêt de dix mille dollars pour aller se faire refaire les seins au
Mexique.
— Au Mexique ?
— Elle connaîtrait quelqu’un là-bas.
Honor haussa les sourcils comme pour la défier de répliquer quoi que ce soit.
— Ma foi, papa est assez grand pour décider tout seul de ce qu’il doit faire, tu ne crois pas ?
C’est son argent, après tout.
Honor poussa un soupir.
— As-tu seulement la moindre idée de combien coûte la gestion de ce domaine, Faith ? Deux
années de mauvais temps d’affilée et nous serions dans le rouge.
— OK, j’ai compris.
— Dans ce cas, tu veux bien faire davantage d’efforts ? suggéra sa sœur, en appuyant sur une
touche de son Mac aux lignes profilées.
Si ces dernières initiatives échouaient, Faith ne voyait pas trop ce qu’elle pourrait faire d’autre.
A part chercher sur eBay…
— Je… C’est d’accord, je vais mettre le paquet.
— Je ne te reverrai pas avant la soirée d’anniversaire de Pops et Goggy, ajouta Honor, tout en se
mettant à taper sur son clavier à la vitesse d’une mitraillette. Je dois passer deux jours en ville.
— Super, approuva Faith. Enfin, je veux dire, super pour toi de pouvoir t’éloigner d’ici pendant
deux jours.
Honor répondit par un murmure évasif.
— Ça te plaît, les déplacements professionnels ? insista Faith.
Sa sœur cessa de tapoter sur son clavier et leva les yeux.
— Oui, beaucoup. C’est agréable de…
Elle secoua la tête, et Faith éprouva, comme si souvent en présence de sa sœur, la morsure
cuisante de la culpabilité.
— Agréable de quoi ?
Honor haussa les épaules.
— De pouvoir être toi-même ?
Honor la regarda avec étonnement.
— Exactement.
Faith sourit et poursuivit :
— Ne pas être seulement un membre de la famille Holland, au sein de laquelle tout le monde
s’imagine te connaître par cœur.
— C’est ça.
Honor la dévisagea un instant, puis lui sourit, et Faith ressentit une telle bouffée d’amour pour
elle qu’elle faillit la serrer dans ses bras. Mais elle se contenta de lui rendre son sourire.
— Faith… Tu peux garder un secret ?
Honor lui faisait des confidences ? Waouh…
— Bien sûr.
— J’ai… Eh bien, je sors avec quelqu’un depuis quelque temps. Ça commence à devenir sérieux
entre nous.
— Quoi ? s’exclama Faith, avant de se couvrir la bouche des deux mains devant la grimace
exaspérée de sa sœur. Mais je n’en savais rien ! C’est qui ? Il est comment ?
— C’est… l’Homme. Celui que nous, simples mortelles, ne pouvons qu’admirer de loin.
Bonté divine ! Honor rougissait carrément.
— Sauf que tu ne t’es pas contentée de l’admirer et que tu t’en es approchée ?
Sa sœur se mordit la lèvre et sourit.
— Eh oui !
— Et donc, c’est… lui ?
Pour toute réponse, Faith obtint un autre sourire rêveur.
— Tu comptes nous le présenter ?
Honor fit oui de la tête. Elle était tellement jolie, avec son air transi d’amour.
— Il va venir à l’anniversaire de Pops et Goggy.
— Dis donc… Mais c’est vraiment sérieux, si tu envisages de… de lâcher le monstre familial sur
lui.
Faith avait beau aimer sa famille, elle n’ignorait pas que, prise en bloc, celle-ci pouvait être un
peu effrayante.
— Oui…
Faith sentit son cœur se dilater de joie.
— C’est génial, Honor ! Je suis tellement contente pour toi !
— Simplement, je te demande de ne rien dire pour le moment, d’accord ? Ni à Jack, ni à papa, ni
à personne. Tu es la seule à qui j’en ai parlé jusqu’ici.
Faith hésita à peine, juste le temps de mesurer l’honneur qui lui était fait : Honor l’avait prise
pour confidente.
— Je serai muette comme une tombe.
— Merci, Faithie.
Cela faisait bien longtemps que sa sœur ne l’avait pas appelée comme ça.
— Bon, il faut que je me remette au travail, reprit Honor, qui parut recouvrer ses esprits. Je te
reverrai à mon retour. Si jamais tu as besoin d’aide pour l’anniversaire, fais-le-moi savoir.
Elle laissa passer quelques secondes avant d’ajouter : — Je suis allée faire un tour à la grange,
l’autre jour. C’est vraiment magnifique, Faith.
Et un compliment, maintenant ! Qui que soit cet homme, il faudrait qu’elle pense à le remercier…
— Merci, répondit-elle, émue. Bon, eh bien, je te souhaite un bon voyage, alors. Et puis, tu sais,
tu peux m’appeler si tu veux. Histoire de… enfin, tu vois ? De papoter, quoi…
— Si je trouve une seconde, je n’y manquerai pas.
Sur un dernier sourire, Honor se remit à pianoter sur son clavier.
Faith sortit de son bureau et reprit le corridor en direction de la salle de dégustation à présent
vide. Par la fenêtre, elle vit Ned en train de charger une caisse de vin dans le coffre de voiture du
couple dont il s’était occupé.
Bien. Elle avait un moment devant elle.
C’était de loin la conversation la plus amicale et la plus intime qu’elle ait eue avec Honor depuis
dix-neuf ans. Peut-être pourraient-elles se rapprocher, maintenant que sa sœur aînée avait autre chose
dans sa vie que le domaine et le bien-être de leur père. Peut-être Honor parviendrait-elle à lui
pardonner ce qui était arrivé à leur mère…
Sa sœur ne parlait jamais de l’accident. A l’hôpital, leur père avait pris Faith dans ses bras et
l’avait bercée en lui expliquant que ce n’était pas sa faute, qu’elle ne pouvait pas contrôler ses crises.
Jack s’était montré très gentil et tendre avec elle, se réjouissant dans leur malheur qu’elle n’ait
pas péri elle aussi dans l’accident, et Pru, âgée d’une vingtaine d’années à l’époque, avait fait de son
mieux pour lui servir de maman. Tout le monde semblait comprendre l’ampleur de la tragédie qu’elle
avait vécue en restant seule, coincée dans les tôles broyées de la voiture, auprès de sa mère sans vie ;
elle en avait fait des cauchemars pendant un an, elle avait eu du mal à parler pendant des mois. A
l’école, on l’avait exemptée de devoirs jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Tout le monde s’était montré extrêmement gentil envers elle, sauf Honor, dans le regard de
laquelle elle pouvait lire un message ô combien facile à déchiffrer : « Tu as tué notre mère. » Et, le
pire, c’est que Honor n’imaginait pas à quel point Faith en était elle-même persuadée.
Mais Honor était quelqu’un de bien. Si Faith était le petit bébé de son papa, Honor avait été la
préférée de leur mère, plus mature, plus adulte que les autres, en dépit de son rang de troisième dans
la fratrie. Toutes deux partageaient un lien privilégié.
Depuis la mort de Constance Holland, on aurait dit que Honor ne supportait plus de se trouver
dans la même pièce que Faith.
Mais peut-être étaient-elles enfin parvenues à un tournant dans leur relation. Peut-être réussirait-
elle à regagner l’amour de sa sœur…
Une fois son travail en salle de dégustation terminé, Faith alla observer son père qui goûtait le
vin que lui avait apporté Gérard Chartier. Ce dernier souhaitait connaître son avis sur sa propre
production.
— Pas mal. Il se mariera bien avec un steak saignant.
Blue tournait autour d’eux, laissant tomber sa vieille balle toute râpée à leurs pieds, dans l’espoir
qu’ils finiraient par comprendre ce qu’il voulait. Son père la ramassa et la lui lança sans interrompre
son monologue sur les différentes levures que pourrait utiliser Gérard. Cher vieux papa… Avec sa
casquette de base-ball et ses mains tachées de violet, il n’était pas l’homme le plus élégant de la
Terre, mais certainement le meilleur.
— Tiens, mais je vois que ma petite princesse est là…, dit-il, en se rendant enfin compte de sa
présence.
— Salut, petite princesse, lança Gérard avec un sourire ravi.
— Salut. Alors, qu’est-ce que tu racontes de beau ? Tu as sauvé quelques vies, dernièrement ?
— Non, mais je peux t’évacuer de ton appartement avec une grande échelle, si tu veux.
— Ah, ne me tente pas… Tu as une seconde, papa ? J’avais envie de te montrer la grange.
— Avec plaisir ! Bon, eh bien, à bientôt, Gérard !
Son père ramassa l’immonde balle de Blue et la brandit à bout de bras au-dessus de sa tête.
— Qui c’est qui aime sa baballe ? C’est toi qui aimes ta baballe ?
Chaque fois qu’il entendait « baballe », Blue se figeait d’allégresse. John Holland lança la chose
au-delà du hangar, et le chien fila comme une flèche. Il l’attrapa à mi-rebond et la rapporta aussitôt.
— Il pourrait jouer chez les Yankees, fit observer John Holland.
— Oui, mais il ne vaut rien à la batte. Alors, hum… Levi t’a raconté que Blue s’était conduit de
façon irréprochable quand j’ai eu ma crise ?
Certes, c’était une tentative assez malhabile pour amener le nom de Levi dans la conversation
mais, quand il s’agissait de lui soutirer des renseignements, personne n’était aussi peu méfiant que
son père. Et comme elle n’avait pas revu Levi depuis la dernière fois qu’il l’avait embrassée… Elle
ne l’avait pas non plus entendu rentrer chez lui. Du coup, elle avait failli coller un verre contre le mur
de son appartement pour guetter les bruits, de l’autre côté — juste failli, mais c’était tout juste.
— Oui, il m’a raconté. Qui c’est le bon chien ? Hein, qui c’est ? Tu l’aimes, ta Faithie, pas vrai ?
Oui, tu l’aimes ? C’est vrai ?
Blue avait le chic pour rendre les gens complètement gâteux, songea Faith.
Son père lança la balle en direction de la colline.
— Je vais donc enfin voir cette grange ! s’exclama-t-il, en passant son bras sous le sien, tandis
qu’ils se mettaient en route.
— Tu n’es pas allé y jeter un coup d’œil en douce, n’est-ce pas ?
C’était toujours au cours de la dernière semaine qu’un projet prenait véritablement forme : elle
voulait que son père ait la surprise.
— Non, ma chérie. J’ai trois filles, tu sais. Obéir aux ordres est devenue une seconde nature pour
moi.
Ils grimpèrent jusqu’en haut de la colline, dépassant les vignes au feuillage doré, et arrivèrent au
cimetière. Son père ôta sa casquette et posa la main sur la stèle en granit de sa femme.
— Bonjour, Connie.
Il y avait tant d’amour dans sa voix que Faith sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Tu nous manques terriblement, ma chérie.
— Bonjour, maman, dit Faith.
Je m’en veux tellement, si tu savais…
C’était sa pensée habituelle, logée comme un poison dans son cœur.
Elle attendit que son père ait ôté deux feuilles mortes de la pierre tombale ; son visage, marqué
de séduisantes rides, était empreint de sa tristesse familière.
Je Vous en supplie, aidez-moi à lui trouver quelqu’un ! pria-t-elle en silence. Mais sa mère
l’aurait-elle souhaité ? Elle en était quasiment sûre… En même temps, que savait-elle des véritables
aspirations de Constance Holland ?
Son père se redressa, et tous deux reprirent la montée de la colline, discutant du raisin qui serait
laissé sur pied en prévision du vin de glace. D’après les estimations de son père, la température
chuterait à - 8 °C d’ici à Thanksgiving.
— L’hiver va être rude.
— Vous autres, paysans grognons, vous avez le chic pour prédire ce genre de choses, dit-elle
pour plaisanter, ce qui lui valut un sourire. Ah, voilà, nous y sommes. Prêt à être ébloui ?
Quinze jours auparavant, son père était monté à la grange pour contrôler l’avancement du chantier
; les maçons travaillaient encore sur les murs en pierre du parking, et Samuel installait la balustrade
tout autour de la terrasse de bois. Mais, depuis, l’allée et les plates-bandes avaient été achevées, et
aujourd’hui même Jane Gooding, une horticultrice bio de Dundee, devait apporter les végétaux. Faith
voulait jeter un dernier coup d’œil à l’ensemble avant qu’on ne commence à creuser les trous et peut-
être réorganiser quelques bricoles avant de s’engager dans la disposition définitive.
En outre, elle avait retenu ladite Jane comme candidate potentielle pour son père. Agée d’environ
cinquante-cinq ans, c’était une passionnée de la nature qui comprenait les plantes et possédait un
master en botanique, en complément de son diplôme d’horticulture. Divorcée depuis longtemps, elle
avait fréquenté quelques hommes, sans trouver l’âme sœur. Mère d’une grande fille adulte, elle était
dotée d’un tempérament extraverti et d’un physique agréable.
Soit un CV sans faute…
Justement, Jane était en train de décharger des végétaux du plateau de son pick-up. Elle
s’interrompit en voyant Faith et lui fit signe de la main en souriant.
— Bonjour !
De séduisantes rides plissèrent son visage, et elle repoussa une boucle de cheveux blonds
derrière son oreille, y laissant une trace de terre. Tout à fait le genre de son père, se réjouit Faith. A
coup sûr, Jane Gooding ne portait pas de string à imprimé panthère, elle.
— Bonjour, Jane !
Son père contemplait la grange, abasourdi.
— Ma chérie ! C’est extraordinaire ! Et les travaux sont allés si vite !
— Mon but, c’est que tout le monde se sente bien ici… Jane, je vous présente mon père, John
Holland. Papa, voici Jane Gooding, propriétaire des Jardins biologiques de Dundee.
— Enchanté, Jane… Vous avez une belle exploitation. Je suis souvent passé devant en voiture,
mais je ne m’y suis jamais arrêté.
— Ah, ce n’est pas bien, ça ! Venez donc me dire bonjour la prochaine fois que vous serez dans
le coin.
Elle lui sourit avant de se retourner vers Faith.
— Bon, tout est là. Vous êtes prêts ?
— Et comment ! Papa, tu as le temps de nous donner un coup de main ?
— Bien sûr, ma chérie. Je n’en reviens toujours pas… Sacré boulot que tu as fait là !
L’objectif de Faith était d’intégrer la grange dans un décor paysagé qui semblât parfaitement
naturel, en harmonie parfaite. Les parterres entourant le bâtiment étaient bordés de murets en pierre
trompeusement irréguliers. Une vieille roue de chariot toute rouillée, relique découverte dans la
grange, était appuyée contre le tronc d’un érable âgé de deux cents ans, et six anciens bidons de lait
s’alignaient le long des fondations en pierre. Sept variétés de mousses et de fougères en pot, toutes
indigènes, attendaient d’être installées en pleine terre. Mille bulbes de jonquilles seraient éparpillés
en petits groupes le long de la grange ; dès l’année suivante, leur floraison produirait un effet des plus
impressionnants. Et une glycine déjà adulte avait été plantée près de la porte coulissante de bois,
refaite à merveille par Samuel. La veille, Faith s’était elle-même occupée de la peindre en bleu
pervenche. Quant à son ancienne cabane de jeux, elle était devenue une véritable splendeur.
Et c’était son œuvre !
Elle avait créé ce lieu magnifique où se forgeraient tant de beaux souvenirs… Ne suffisait-il pas
qu’elle pense aux siens pour que sa gorge se noue d’émotion ? Combien de fois, assise sur un tapis de
mousse, avait-elle fait semblant de servir le thé dans des cupules de gland, tenté d’apprivoiser un
tamia, laissé en offrande un cercle de pâquerettes pour les fées ? C’était le temps du bonheur.
Mais trêve d’attendrissement ! Son père et Jane avaient l’air de très très bien s’entendre. Ah, le
jardinage ! Un moyen mille fois plus efficace de rapprocher les êtres qu’une soirée pour célibataires.
Faith se mit au travail. Elle avait toujours l’impression d’être une sage-femme quand elle plantait
quelque chose. Elle sortait la plante de son pot avec précaution, démêlait son chignon de racines, la
plaçait délicatement dans le trou creusé avec soin, puis comblait les espaces avec du terreau. La boue
sur ses mains, l’odeur puissante et mystérieuse de la terre humide et, à présent, la satisfaction de voir
ses projets prendre vie… Il n’existait rien de comparable au monde. Le soleil cognait sur sa tête, et
la transpiration mouillait son T-shirt en dépit de la fraîcheur de l’air. Le bruit des pelles et le chant
des oiseaux concouraient à faire de cet après-midi un moment idyllique.
Il leur fallut trois heures pour venir à bout de leur travail.
— Finalement, c’est allé vite, dit son père.
— C’est ça…, ironisa Faith, en adressant à Jane un regard complice. Tu ne nous as pas vues
préparer la terre, la semaine dernière… C’est ça, le plus dur.
— En tout cas, c’est vraiment très réussi, ma puce. Tes grands-parents ne vont pas en croire leurs
yeux.
— Attends de voir la grange de nuit, papa. L’éclairage, c’est peut-être le plus beau de tout !
Jane acquiesça en souriant.
— Bon, il faut que je m’en aille, maintenant, dit-elle. J’ai été vraiment ravie de faire votre
connaissance, John. Nous nous reverrons à la soirée, je suppose ?
— Mais j’y compte bien ! Moi aussi, Jane, j’ai été ravi de vous rencontrer.
Il rougit légèrement, lui serra la main et lui adressa un signe d’au revoir lorsqu’elle fit démarrer
son pick-up.
— Elle sera donc présente à l’anniversaire ? s’enquit-il.
— Evidemment. On invite toujours les personnes qui ont travaillé sur un projet, papa. Ça se fait
chez les gens chic…
— Ah, parce que nous sommes des gens chic, à présent ?
— Eh oui ! Ce qui veut dire que c’est moi qui choisirai ta tenue pour samedi.
La fête allait être fantastique, songea-t-elle, en rangeant ses outils. Pour commencer, Pops et
Goggy ne manqueraient pas de s’attendrir en se souvenant du début de leur histoire. Puis, son père
passerait une soirée quasiment en amoureux avec une femme des plus sympathiques… Honor leur
présenterait son nouvel homme… Peut-être même parviendrait-elle à faire danser Jack avec Colleen.
Bon, pour ça, OK, les probabilités étaient faibles.
Mais, puisque à l’évidence elle avait déniché une candidate plus que sérieuse en la personne de
Jane, pourquoi ne pas faire également bénéficier son frère de ses incroyables talents d’entremetteuse
?
Et puis, qui sait, peut-être que Levi danserait avec elle… Elle frissonna à cette simple idée.
Non, il ne l’inviterait sans doute pas, mais y penser n’en demeurait pas moins fort agréable.
Emergeant de sa rêverie en secouant la tête, elle alla ranger la pelle dans la remise. Quoi qu’il en
soit, cette fête d’anniversaire serait à n’en pas douter une soirée exceptionnelle.
Une soirée magique.

*
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Pops brandissait l’aliment suspect au bout de sa fourchette : Faith lui aurait volontiers tordu le
cou.
Oui, la tentation était vraiment forte.
— Tais-toi et mange ! lui ordonna Goggy. C’est un menu de fête, alors arrête de faire ton rabat-
joie !
Elle aurait volontiers tordu le cou à son grand-père et à sa grand-mère, tout compte fait.
— C’est toi, la rabat-joie ! Toi, qui m’empêches de respirer depuis soixante-cinq ans !
— Allons, les enfants, intervint Ned, forçant sur le ton pédagogue, ne vous disputez pas… On
célèbre votre anniversaire de mariage, ce soir. Ne nous obligez pas à vous renvoyer déjà dans votre
chambre. Ce « truc », Pops, c’est une crevette enveloppée dans du prosciutto.
— Du prosciutto ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Faith s’arma de courage.
— Ça ressemble à du bacon très gras, Pops. Tu vas adorer.
Bon, d’accord, la soirée n’était pas tout à fait magique. Pas encore, du moins. Mais il serait
toujours temps de rattraper le coup… A condition de droguer Pops et Goggy.
Comme il était prévu de ne servir que des amuse-bouches et des mignardises pour la soirée
proprement dite, la famille Holland au grand complet était montée à la grange pour se restaurer un
peu avant la fête. L’idée de sauter un repas mettait ses grands-parents en panique. De même que
Prudence. Et leur père. Et Jack.
Honor était là, mais pas son mystérieux amoureux. Et, quand Faith s’en était étonnée en murmurant
à son oreille, elle n’avait obtenu en réponse qu’un regard glacial. Ah, cerise sur le gâteau, elle avait
également suscité l’ire de Mme Johnson en ne lui demandant pas de préparer le dîner, mais de
s’asseoir à table avec eux, ce que cette dernière vivait comme une offense.
— Tu es beau comme un astre, Pops, dit-elle, en recoiffant ses cheveux blancs en bataille.
— Merci, ma poulette. J’aurai peut-être l’occasion de danser avec ma petite-fille préférée, tout à
l’heure, qu’est-ce que tu en penses ?
— Si tu parles de moi, la réponse est oui. Mais n’oublie pas, ajouta-t-elle à voix basse, que
Goggy et toi devez ouvrir le bal.
Il fit la grimace.
— Ah, non ! répliqua Faith d’un ton sans appel. Pas d’histoire ! Et ton discours, tu ne l’as pas
laissé à la maison, au moins ?
— Mais non… Je l’ai là.
Il tapota la poche de sa veste.
— Bonsoir…, fit soudain quelqu’un derrière elle.
C’était Jane, vêtue d’une informe robe longue en cotonnade brun verdâtre.
— Serais-je en retard ? s’inquiéta-t-elle, en les voyant tous attablés.
— La soirée commence à 19 heures, déclara Pru d’une voix encore plus forte que d’ordinaire.
— Non, non, c’est parfait, intervint aussitôt Faith. Venez donc vous joindre à nous.
— Oh ! Pardon… Je reviendrai plus tard… C’est vraiment très gênant…
— Pas du tout ! Nous sommes ravis de vous avoir parmi nous.
Faith présenta Jane à toute la famille, récoltant au passage des regards soupçonneux du côté de
Goggy — qui ne voyait rien de mal à ce que son fils restât veuf encore quelques dizaines d’années
—, ainsi que de celui d’Abby, qui boudait parce qu’on l’avait forcée à troquer la tenue qu’elle s’était
choisie contre « quelque chose qui fasse moins pétasse », selon les propres termes de Pru. Carl aussi
manquait à l’appel, mais Faith, forte de sa récente expérience auprès de Honor, s’était sagement
abstenue de s’enquérir des raisons de son absence.
— C’est un plaisir de vous revoir, dit son père avec un adorable sourire empreint de timidité.
— Pour moi aussi, John, répondit Jane, en inclinant légèrement la tête pour mieux lui sourire en
retour.
Trop mignon !
Son père lui avança une chaise.
— Je vous prie, asseyez-vous.
— Merci.
Jane promena le regard sur les crevettes et le plat de pâtes que Faith avait commandés chez le
traiteur.
— Hum, c’est… c’est-à-dire que… Je… je suis… végétalienne. Crudivore, plus exactement.
Faith retint une grimace de désolation. Une vie sans hamburgers ? Quelle tristesse !
— Ah, je vois, fit-elle d’un ton qu’elle espérait dégagé. Ne vous en faites pas, je vais vous
trouver quelque chose à manger.
Les traiteurs devaient bien avoir un plat végétarien en réserve…
Pops se lança alors dans son numéro de charme : le plus sûr moyen d’irriter Goggy.
— Et qu’est-ce au juste qu’une crudivore ?
— C’est très simple : je ne consomme que des aliments crus.
— Pourquoi ça ? s’étonna Mme Johnson. Vous êtes malade ?
— Non, c’est par choix. Pour des raisons diététiques, c’est plus sain.
Faith intercepta un plateau de crudités qu’un des serveurs était en train d’installer pour la soirée.
— Ah, merci ! fit Jane. Ce sera parfait pour moi.
Elle s’empara aussitôt d’une impressionnante quantité de minicarottes et se mit à les enfourner
dans sa bouche comme si c’était du pop-corn, les croquant à grand bruit et à une cadence infernale. Et
une autre poignée ! Et des bâtonnets de céleri, maintenant ! Ses mandibules semblaient avoir une
capacité de broyage supérieure à celle d’une déchiqueteuse à bois.
— Vous mangez aussi la viande crue ? s’enquit Goggy. Ça ne peut pas vous être bon pour la santé.
Jane marqua une pause dans son processus d’extermination des crudités.
— Je ne mange pas de viande. Uniquement des fruits et des légumes crus.
— Et le pain ? demanda Abby.
— Jamais. Le gluten, c’est du poison.
Et elle reprit une poignée de carottes qu’elle se mit à débiter à coup d’incisives, façon
tronçonneuse.
— Vous devriez essayer. Pour ma part, je n’ai pratiquement plus aucun problème de digestion.
Quant à la constipation, c’est simple, je ne connais pas.
Faith jeta un coup d’œil à son père. Il affichait son air de vierge effarouchée. A côté de lui, Ned
s’étranglait de rire en silence. Comment lui en vouloir ? Jane semblait dotée de mâchoires à toute
épreuve. Le plat était censé suffire pour vingt personnes, mais à ce rythme elle allait lui faire un sort
à elle toute seule. Allait-elle ensuite s’attaquer à la table si celle-ci ne contenait pas de gluten ?
— Faith, dit Pru, en vidant son verre de vin d’un trait. Où sont passées Colleen et les boissons
fortes ? Tu avais bien dit qu’il y aurait un open bar ?
Mais oui, au fait, où étaient donc Colleen et Connor ? Faith consulta son téléphone. Pas de
messages. Elle leur envoya un texto : avaient-ils besoin d’un peu d’aide ? Le grand moment
approchait, et elle entreprit de disposer les décorations sur les tables recouvertes de nappes bleues.
Prudence s’avança vers elle, une crevette à la main.
— Cet endroit est magnifique, Faith… Bravo, vraiment…
Elle portait un pantalon de ville, des bottines à lacets et un joli sweater blanc un peu décolleté.
— Merci, Pru. Alors, ça va mieux entre Carl et toi ?
Pru haussa les épaules avec fatalisme.
— Oui et non. Je l’ai fichu à la porte.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— On a fait l’amour, l’autre soir. Une vraie partie de jambes en l’air conjugale — classique de
chez classique. Et là, en pleine action, il me dit qu’il veut nous filmer…
— Quoi ?
— Je te jure que c’est vrai. Conclusion, il est retourné dormir chez sa mère. Ça devrait lui
remettre les idées en place.
Faith hocha la tête avec compréhension.
— Enfin, bref, ajouta Pru. Tu as vraiment fait du beau boulot !
Sur ce, elle se servit un autre verre de vin qu’elle vida aussitôt, comme s’il s’était agi d’un verre
d’eau.
Le DJ arriva sur ces entrefaites et s’enquit de l’endroit où il devait s’installer ; Faith le dirigea
vers un angle de la grange. Puis, après avoir répondu à deux ou trois questions du traiteur, elle
redressa l’éclairage sous l’érable, décoinça un vantail coulissant dont la peinture adhérait encore un
peu au chambranle. Puis, voyant que Jane avait déjà englouti la moitié de son poids en fibres, Faith
demanda à Mme Johnson si, par le plus grand des hasards, elle n’aurait pas des crudités en réserve.
Une question qui lui valut un regard noir assorti d’amers reproches marmonnés. Cela voulait dire
oui, décida Faith, qui partit en courant vers la Maison Neuve. Là, elle opéra une razzia dans le
réfrigérateur, débita à la hâte des poivrons rouges, des carottes et des brocolis, puis nettoya la cuisine
à la vitesse de l’éclair — Mme Johnson avait horreur qu’on laisse son espace de travail en désordre.
Elle remonta la colline au pas de course sans faire tomber une seule lanière de poivron — un
exploit sur des talons hauts.
Une soirée magique ? A d’autres ! Elle était en nage : où était la magie là-dedans ? Et les invités
qui commençaient à arriver par petits groupes !
Soudain, Honor se matérialisa à ses côtés. Et apparemment elle était furieuse.
— Lorena est ici. Je croyais pourtant que tu t’étais occupée du problème.
— Je ne l’ai pas invitée, Honor, si c’est ce que tu veux dire. Ce doit être papa.
— Regarde un peu sa robe…
Penchée au-dessus de Pops, Lorena était en train de lui faire la bise, au grand plaisir de celui-ci,
semblait-il. Elle devait bien peser dans les quatre-vingt-dix kilos, et nul ne pouvait ignorer qu’elle
avait la soixantaine bien sonnée. Néanmoins, pour une raison qui allait à l’encontre de toutes les lois
de la raison et de la nature, elle avait choisi de porter une robe noire à dos nu ultramoulante, avec en
dessous une culotte blanche de grand-mère, parfaitement visible.
Faith en eut le souffle coupé.
— C’est… Je… hum, il faut lui reconnaître une chose : elle ne manque pas de… de confiance en
elle. Tout compte fait, papa devrait peut-être lui prêter l’argent pour se faire refaire les seins.
Mais Honor restait imperméable au comique de la situation.
— Tu avais dit que tu lui trouverais quelqu’un, Faith ! Franchement, entre l’horticultrice qui parle
de constipation à table et Lorena qui se pointe déguisée en Lady Gaga… Tu ne peux vraiment pas
faire mieux ?
Elle s’éloigna avant que Faith ait pu répliquer. Avec un soupir, cette dernière alla saluer Lorena.
— Salut, ma mignonne ! Mais dis-moi, qui c’est, celle-là ?
Lorena fusillait du regard Jane qui était assise à côté de John Holland. Jane interrompit sa
mastication effrénée pour considérer Lorena de pied en cap.
— Je suis une amie, dit-elle.
Lorena se rembrunit.
— Une amie ? Une amie à qui ?
— Une amie de qui, voulez-vous dire ? Est-ce là le sens de votre question ? demanda Jane avec
un petit sourire crispé, tout en piochant un bâtonnet de céleri.
— Crêpage de chignon en vue…, murmura Ned en passant, son téléphone portable à la main.
Faith se fit mentalement une promesse : la prochaine fois qu’il lui prendrait l’envie irrépressible
d’organiser une fête, elle commencerait par demander à Pru de la ligoter sur une chaise à l’aide d’un
rouleau d’adhésif entier.
Et dire que la soirée à proprement parler n’avait pas encore commencé…
18
Levi enfila sa veste de costume, celle qu’il réservait d’habitude aux mariages et aux enterrements.
Toute la ville avait été conviée à l’anniversaire des Holland, y compris lui. Il n’avait pas beaucoup
vu Faith depuis le soir où il l’avait embrassée. Le week-end précédent, Manningsport avait fêté
Columbus Day. Entre Sarah à la maison, l’afflux de touristes, le meeting de biplans au-dessus du lac,
la dégustation de vins sur la place et la parade des bateaux de bois, il n’avait pas eu une minute à lui.
De toute façon, qu’en aurait-il fait ?
Le lundi soir, il avait ramené Sarah à la fac. En chemin, ils s’étaient arrêtés au Target pour
acheter quelques bricoles, histoire de donner un côté plus cosy à sa chambre universitaire : des
coussins et autres trucs de filles. Ensuite, il les avait emmenées, sa colocataire et elle, au restaurant.
La bonne nouvelle, c’est qu’elles avaient l’air de très bien s’entendre, toutes les deux.
Au moment de dire au revoir à sa sœur, il avait tenté de trouver un petit mot à lui glisser à propos
de leur mère, quelque chose de semblable à ce qu’avait dit Faith, l’autre soir, mais comme rien ne lui
paraissait convenir il s’était contenté de lui remettre cinquante dollars, en lui recommandant de bien
travailler. Ensuite, il était rentré à Manningsport et avait essayé de réduire la montagne de paperasse
accumulée sur son bureau, au poste, bien qu’il fût 22 heures.
Et puis, il avait pensé à Faith. Beaucoup.
Elle était… délicieuse. Il était hétéro, elle était pulpeuse et habitait de l’autre côté du couloir.
Elle sentait bon. Et, bien qu’il l’ait longtemps prise pour une insupportable sainte nitouche, elle
était en réalité beaucoup plus que ça.
Pour autant, il n’avait pas forcément envie de sortir avec elle. D’ailleurs, pour le moment, il
n’était même pas certain de vouloir sortir avec qui que ce soit. Son divorce ne datait que de deux ans,
après tout.
Bref, il fallait vraiment qu’il cesse de penser à elle.
Il gravit la Colline et s’engagea dans l’allée du domaine de Blue Heron, où une file de voitures
montait le long chemin de terre qui bordait l’un des champs. Un nouveau panneau, joliment orné du
logo bleu et blanc du vignoble, indiquait :
LA GRANGE DE BLUE HERON,
700 mètres.
Une fois de plus, la quantité de terres que possédaient les Holland l’impressionna.
En haut de la crête, un champ faisait office de parking. Les murs en pierre qui le divisaient
paraissaient érigés là depuis toujours, pourtant leur construction était toute récente, il en aurait mis sa
main au feu.
— Ohé, Levi !
Jeremy avançait vers lui. Il habitait tout près et avait dû venir à pied.
— Salut. Comment ça va ?
— Très bien, mon vieux. Et toi ?
Emmaline lui avait appris que Faith et Jeremy avaient récemment passé une soirée ensemble au
café O’Rourke, et qu’ils avaient beaucoup ri. Etrangement, il en avait éprouvé un pincement de
jalousie. Réaction stupide, bien sûr… Quoi de plus naturel qu’une rencontre de temps à autre entre
ces deux-là, compte tenu de leur passé commun ?
Mais cet argument n’avait pas vraiment calmé son pincement de jalousie.
Une foule de gens se dirigeaient vers un chemin flanqué de deux érables entièrement illuminés par
des petits spots qui nimbaient leur feuillage d’un chaleureux halo doré. L’allée était large, bordée
d’un côté par un mur de pierre et éclairée par de petites lampes en cuivre. Une grive des bois lança
son cri, auquel un ululement de hibou répondit. Au loin, on distinguait le bruit léger d’une chute
d’eau.
Alors, Levi reconnut l’endroit où il se trouvait. Il y était déjà venu… Douze ans plus tôt, Faith et
lui avaient pique-niqué à cent mètres de là, en haut de la cascade.
— Tu es déjà venu ici ? lui demanda Jeremy.
Etait-il vraiment pourvu d’un pouvoir télépathique ? se demanda Levi.
— Il y a un coin très agréable pour nager, ajouta son ami.
Jeremy connaissait donc le lieu, lui aussi. Evidemment… C’était lui qui sortait avec Faith, à
l’époque.
— Je ne sais plus trop. Peut-être.
Au sortir d’une légère courbe, ils tombèrent en arrêt devant le spectacle qui s’offrait à eux.
— Wouah…, souffla Jeremy.
La structure qui leur faisait face était à la fois ancienne et moderne : la vieille grange en pierre,
surmontée de son toit en panneaux de verre, irradiait une douce lumière de l’intérieur. Tout autour, les
arbres avaient été éclairés par en dessous : des bouleaux blancs, des érables argentés, des hêtres et
des pacaniers. Il y avait aussi des parterres de fleurs, mais organisés avec naturel et simplicité.
L’ensemble produisait un effet… magique. On aurait cru une illustration de conte de fées.
— Levi, Jeremy ! Ravi que vous ayez pu venir !
John Holland les accueillit devant la grande porte de la grange éclairée par des lanternes en
cuivre. Il était encadré par deux femmes : l’une vêtue d’une espèce de sac en papier vaguement
marron et l’autre d’une… Comment dire ? Eh bien, disons qu’il valait mieux regarder ailleurs…
— Mais entrez donc, venez voir ce que notre petite Faith a réalisé ! Ah, Phyllis ! Comment allez-
vous ? La montée n’a pas été trop pénible, si ?
Il s’était déjà tourné vers une nouvelle venue.
— C’est extraordinaire ! déclara Jeremy, alors qu’ils franchissaient tous deux les portes de la
grange.
Et l’intérieur était peut-être encore plus beau. Des bouteilles du domaine de Blue Heron montées
en lampes avaient été fixées à la pierre au moyen d’équerres en fer. Posées sur les tables, d’autres
bouteilles, débarrassées de leur goulot, contenaient des bouquets de fleurs des champs. Les invités
circulaient en tous sens et se répandaient en exclamations admiratives, tout en désignant des détails
du doigt.
A l’opposé du mur de l’entrée, une terrasse suspendue à deux niveaux saillait en surplomb. Il y
avait dessus d’autres tables, et les gens s’extasiaient sur la vue qui s’étendait au-delà des arbres
illuminés, au-dessus des champs et jusqu’au lac.
— Levi ! J’ai encore contrôlé un chauffard à cent à l’heure devant chez moi ! s’écria soudain
Mme Nebbins, qui possédait son propre pistolet radar et lui téléphonait trois fois par semaine. Quand
vas-tu te décider à installer un radar sur ma route ?
— J’y étais encore hier.
— Il faut que tu leur colles davantage de contraventions ! Ou alors installe une herse. Pour le
coup, ça leur ferait lever le pied, tu peux me croire !
— Ma chère Phyllis, vous êtes de plus en plus belle, si tant est qu’une telle chose soit possible,
murmura Jeremy, en l’embrassant sur la joue.
— Oh ! Jeremy, espèce de flatteur ! Tu as vu Faith ? Alors, vous en êtes où ? C’est douloureux ?
Elle est encore amoureuse de toi ? Sûrement que oui, la pauvre petite. Ecoute, mon genou
continue à me faire des misères, et ces exercices que tu m’as conseillés n’y font rien du tout. Alors
j’ai arrêté.
— Ah bon ? Et pendant combien de temps les avez-vous faits ?
— Deux jours.
— Là, Phyllis, vous me vexez. Mais vous pouvez vous plaindre, j’ai toute la nuit pour vous
écouter. Cependant, je tiens absolument à voir cette terrasse !
Il escorta la vieille dame grincheuse en adressant à Levi un sourire par-dessus son épaule. Quel
dommage que ce type soit gay, vraiment…, songea Levi en lui rendant son sourire. Parce qu’il savait
y faire avec les femmes.
Il alla se chercher un verre d’eau pétillante au buffet, puis effectua un petit tour en flânant. La
grange sentait le bois fraîchement coupé, l’herbe et la cuisine. Lorelei, la patronne de la boulangerie,
disposait des fleurs au sommet d’un gâteau au chocolat ; lorsqu’elle l’aperçut, elle lui fit signe en
souriant. Colleen trônait derrière le bar, fait en pierre et surmonté d’un épais plateau de bois. Suzanne
Minor, la femme aux nuisettes affriolantes qui entendait des bruits mystérieux chez elle, lui fit un clin
d’œil par-dessus son verre de vin. Où était donc passé Gérard ? Aux dernières nouvelles, ils
sortaient ensemble, tous les deux. Il la salua d’un bref hochement de tête, se retourna et se cogna
contre Faith. Il la saisit par les bras pour l’empêcher de perdre l’équilibre. Et ne put s’empêcher de
noter que sa peau était fraîche et douce.
Elle rougit.
— Levi…, murmura-t-elle.
Elle portait ses cheveux relevés, et de longs pendants dorés oscillaient à ses oreilles. Tandis
qu’elle le regardait, elle se mordillait la lèvre. Il sentit alors une brutale vague de désir l’envahir.
— Bonsoir, Faith.
Il s’aperçut qu’il la tenait toujours et desserra aussitôt l’étau de ses mains.
— Ça fait un moment que je ne t’ai pas vue.
Entre eux, l’air semblait palpiter et s’épaissir. Rêvait-il ou avait-elle une odeur de gâteau tiède ?
Une fois de plus, sans rien pouvoir y faire, il s’imagina qu’il lui faisait l’amour contre un mur, là,
sans attendre.
— Faith ! Ton grand-père vient de renverser son verre sur moi ! s’écria Mme Holland, rompant la
magie de cet instant. Et tu as vu Lorena ? Non, mais quelle tenue ! Elle n’a donc pas de miroir chez
elle ? Oh ! Levi… Bonsoir, mon garçon ! Faith, ma chérie, tu aurais quelque chose pour cette tache ?
— Je… oui ! Bien sûr, Goggy.
Elle entraîna sa grand-mère à sa suite. Si elle se retournait, pensa-t-il, la possibilité de lui faire
un jour l’amour contre un mur gagnerait en vraisemblance.
Elle lui lança un coup d’œil derrière son épaule, tout en replaçant une mèche derrière son oreille.
Puis son père s’avança vers elle. Elle hocha la tête, prononça quelques mots, nettoya la robe de
sa grand-mère, l’embrassa sur la joue, puis alla chercher un serveur et pointa le doigt en direction de
quelqu’un. Remplit un verre de vin et le tendit à Mme Robinson, dont la réplique la fit éclater de rire.
Et bien qu’elle fît mille choses à la fois, s’occupant d’une demi-douzaine de personnes en
l’espace d’une minute, elle trouva le temps de lui lancer un autre regard. Puis, au bout d’une seconde
ou deux, elle lui sourit.
Ce fut comme si on le frappait en pleine poitrine.
Faith lui souriait, pas très loin de l’endroit où, des années auparavant, il l’avait embrassée pour
la toute première fois.
— Elle est vraiment douée, n’est-ce pas ? lança Jeremy, de retour de la terrasse. Et la façon dont
elle a aménagé cette grange ! Honor m’a dit qu’ils avaient déjà sept réservations pour des mariages
l’été prochain.
Levi écoutait tout en regardant Abby Vanderbeek et Helena Merring s’approcher d’eux en
dansant.
— Salut, Levi ! Salut, Jeremy !
Helena, qui venait d’obtenir son permis de conduire, avait déjà écopé d’un copieux sermon et
d’une amende, ce qui n’avait eu pour effet que de la faire éclater de rire.
— Vous voulez manger un morceau avec nous ? demanda Abby.
Helena sourit et passa la main dans ses cheveux avec coquetterie.
— Je vois que vous êtes venu sans cavalière, chef Cooper ?
— Ce sont des propos déplacés, Helena. Où sont tes parents ?
— Vous avez l’air seul, c’est tout ce que je dis. En plus, les garçons de mon âge sont trop
barbants et immatures.
— Je vous servirai de cavalier, mesdemoiselles, proposa alors Jeremy.
Helena s’étonna :
— Mais vous n’êtes pas gay ?
Avec un grand sourire, Abby prit le bras de Jeremy.
— Les gays font les meilleurs cavaliers qui soient, Helena. C’est bien connu.
Levi les regarda s’éloigner et remarqua que Faith prenait place entre Jeremy et sa nièce, à côté de
deux ou trois membres de sa famille. Lui préféra s’installer avec les Hedberg, des gens charmants
qu’il appréciait beaucoup. C’était compter sans Andrew, leur fils de neuf ans sans doute fasciné par
son passé militaire, qui entreprit de le questionner sans pitié.
— Vous avez déjà tué quelqu’un ?
— Andrew ! s’exclama sa mère.
Levi lui offrit sa réponse habituelle.
— Je n’ai tué que des méchants. Un de ces quatre, tu devrais passer au poste, Andrew, je te ferai
monter à l’arrière de mon véhicule de patrouille.
— C’est vrai ? Trop bien !
Levi s’excusa pour aller chercher de l’eau pétillante au bar. Puis quelqu’un émit un sifflement
aigu, et tout le monde se tourna vers le devant de la grange, où se tenait Faith, un micro à la main.
Décidément, elle était à tomber, ce soir.
— Merci à tous d’être venus ! lança-t-elle. Mon père étant trop timide pour prononcer un
discours devant vous… (cette annonce fut accueillie par des rires)… il m’a demandé de le
remplacer. Je commencerai donc par vous dire notre joie que vous ayez tous répondu présents pour
fêter le soixante-cinquième anniversaire de mariage de mes grands-parents.
Il y eut une salve d’applaudissements.
— Et que Dieu les bénisse ! brailla Lorena. Et vive les seniors ! You-hou !
Il faudrait veiller à ce que cette femme ne prenne pas le volant pour rentrer, pensa Levi.
Faith afficha un petit sourire gêné.
— Hum, oui, Lorena… Bref, nous souhaitions également vous faire découvrir la Grange de Blue
Heron, que vous pourrez louer désormais pour toutes sortes d’événements. Au début des années
1800, il s’agissait d’une salle de traite ; elle a entièrement été détruite par un incendie en 1912, un
soir où mon arrière-grand-mère avait envoyé mon arrière-grand-père y dormir après une dispute. Il a
dû renverser une bougie, et ça a suffi pour mettre le feu. L’histoire veut qu’il s’en soit tiré de justesse,
et je peux vous assurer que plus jamais il n’a contrarié sa femme !
Des rires nombreux et chaleureux s’élevèrent dans l’assistance.
A cet instant, Levi tourna la tête en direction de Jeremy, assis à quelques tables de là. Un sourire
aux lèvres, il dévorait Faith du regard, avec l’expression d’un homme amoureux.
— Je suis très reconnaissante à mon père de m’avoir donné la possibilité de convertir cette
ancienne grange en un lieu entièrement nouveau et convivial. Et quelle meilleure façon de la baptiser
que de célébrer cette étape si importante dans la vie de mes grands-parents ? Alors, encore merci à
tous d’être venus, et sans plus attendre je laisse la parole à mon grand-père, qui souhaite adresser
quelques mots à sa merveilleuse épouse.
Tous les invités laissèrent échapper un « ah… » de ravissement et se mirent à applaudir, tandis
que le vieux M. Holland s’avançait vers sa petite-fille.
— Merci, ma chérie, dit-il. Rares sont les personnes, je pense, qui peuvent se vanter d’être
mariées depuis soixante-cinq ans. C’est pourtant mon cas.
Il ménagea une pause et promena le regard sur l’assemblée, un sourire aux lèvres.
— A quel moment me suis-je planté ?
Eclat de rire général.
— Les gens me disent : John, je ne sais pas comment tu fais. Et moi, je leur réponds : regardez ma
femme. Elle a le visage d’un saint. Enfin, d’un saint-bernard !
Levi jeta un regard à Mme Holland. La vieille dame paraissait écumer de rage.
Faith se précipita vers son grand-père et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le vieil homme
secoua la tête et s’écarta de quelques pas.
— Faithie veut que je danse avec ma femme. Comment le pourrais-je ? Elle a deux pieds gauches,
et moi, une chaîne et un boulet !
— Moi, je veux bien danser avec toi ! lança Lorena, en s’approchant de lui.
Cette robe… bonté divine !
— Mettez-nous de la musique ! cria-t-elle.
Le DJ s’exécuta, et les premiers accords de Sexy Back explosèrent dans les haut-parleurs.
— Ah, je préfère ça ! s’exclama le vieux M. Holland.
Et, à la grande horreur de Levi — ainsi, sans doute, qu’à celle de tous les convives —, Lorena se
mit à danser vraiment très, très près du grand-père de Faith. Celui-ci commença à se trémousser en
rythme sur cette chanson de Justin Timberlake que Levi avait bien aimée… jusque-là.
Faith se précipita de nouveau vers son grand-père, la mine catastrophée.
— Arrêtez la musique, s’il vous plaît ! Lorena, retournez vous asseoir, d’accord ? S’il vous plaît
! Pourriez-vous… regagner votre place ? Merci.
Elle arracha le micro de la main de son grand-père.
— Eh bien, merci, Pops. Tu peux aller te rasseoir.
Elle repoussa une mèche folle et tenta de sourire.
— Hum, ma foi… il y aurait beaucoup de choses à dire sur le sens de l’humour, pas vrai ?
Papa ? Aimerais-tu dire quelques mots ?
Son père secoua la tête.
— Non ? Tu es sûr ? Très bien. Euh… Goggy ? Un petit mot, peut-être ?
— Quelqu’un connaît un bon avocat spécialisé dans les divorces ? demanda sa grand-mère d’une
voix forte et qui ne tremblait pas.
Faith tressaillit.
— D’accord… Je vois…
Elle prit une profonde inspiration.
— Vous savez quoi ? J’ai récemment séjourné quinze jours chez mes grands-parents et je vais
vous dire une bonne chose. Certes, ils ne forment pas le couple le plus euh… romantique du monde,
mais ils prennent soin l’un de l’autre.
Elle marqua une pause et regarda ses grands-parents.
— Pops n’offre peut-être pas de fleurs à Goggy, mais tous les soirs il lui prépare sa tasse pour le
petit déjeuner, avec un sachet de thé et une cuillerée de sucre, afin que le lendemain elle n’ait qu’à y
ajouter de l’eau chaude.
Lui aussi préparait toujours son café à Nina, songea soudain Levi.
— Et… euh… ma grand-mère…, poursuivait Faith, s’occupe tous les jours des repas. Elle oblige
Pops à surveiller son taux de cholestérol et ce genre de choses.
— Des soirs comme celui-ci, je me demande bien pourquoi ! répliqua Mme Holland, déclenchant
à son tour un éclat de rire général.
— Alors, mes grands-parents ne sont peut-être pas de parfaites illustrations du grand amour, mais
ils ont passé leur vie à exploiter leurs terres, sans jamais en vendre une parcelle, et ce, même dans
les périodes difficiles, même quand un orage de grêle a anéanti toutes les vendanges, même l’année
où il a tellement plu que les grappes ont pourri sur pied.
Elle se tourna vers son père.
— Ils ont élevé mon père et l’ont aidé à s’occuper de nous après la disparition de ma mère.
Elle s’interrompit.
— L’amour, ce n’est pas qu’un bouquet de roses de temps en temps. C’est aussi tenir bon quand
c’est difficile, quand on est en colère, quand on est fatigué.
Le silence s’était fait dans la grange.
— Goggy, Pops, ce soir j’ai choisi une chanson exprès pour vous : And I love you so, de Perry
Como. Ta chanson préférée, Goggy.
Elle leva son verre.
— Alors, mes amis… à mes grands-parents ! Joyeux anniversaire, Goggy et Pops !
— Bravo, bien dit…, entendit-on dans la salle.
Le DJ lança la chanson, mais M. et Mme Holland ne bougèrent pas.
— C’est le moment de danser, Pops… Goggy… ?
Le vieux couple restait immobile.
Soudain, Lorena se leva en titubant, renversant sa chaise au passage.
— Au fait, tu es qui, toi ? glapit-elle, pointant le doigt sur la femme déguisée en sac en papier
marron. Tu n’es pas sa copine ! Sa copine, c’est moi !
Surrtout, penser à lui prendre ses clés de voiture.
— Ouh là…, enchaîna faiblement Faith. En tout cas, il y a de l’ambiance, ce soir. Et maintenant
place à la musique ! Amusez-vous bien !
Elle fit signe au DJ de monter le volume de la sono, puis posa le micro et sortit de la grange.
Avoir accompli tout ce travail pour voir sa soirée gâchée… Il y avait de quoi broyer du noir.
Toutefois, quelques couples s’avançaient sur la piste de danse.
Levi s’approcha de la table des Holland.
— Pourquoi tu dis qu’on ne sort pas ensemble ? disait Lorena au père de Faith. Mais si, on sort
ensemble !
John Holland fit une grimace, visiblement gêné.
— Je suis absolument navré de ce malentendu, Lorena, mais… nous ne sortons pas ensemble. Je
suis désolé.
Mme Johnson y alla de son grain de sel.
— Ça, vous pouvez l’être ! Voilà des semaines que vos enfants vous mettent en garde contre les
manigances de cette femme, mais est-ce que vous les écoutez ? Non ! Vous n’écoutez jamais rien !
— Il a meilleur goût que ça, murmura la femme en sac en papier.
A ces mots, Lorena devint rouge de fureur. Levi se pencha vers elle.
— Quelqu’un peut vous raccompagner chez vous ? lui demanda-t-il, en essayant de ne pas croiser
son regard. Je ne veux pas que vous preniez le volant dans l’état où vous êtes.
— J’appellerai un taxi. Ne vous faites pas de bile. Je ne conduis jamais quand j’ai picolé.
L’autre femme haussa les épaules avec mépris.
— Personnellement, je ne bois jamais une goutte d’alcool, susurra-t-elle d’un ton guindé.
— Ça ne m’étonne pas, ça ! Vous êtes trop occupée par votre constipation ! Oh, et puis ça suffit.
Je m’en vais. John, tu m’as brisé le cœur.
— Je le regrette très sincèrement, se défendit ce dernier, en essuyant la transpiration de son front.
Et à ce propos, hum, Jane… je n’ai pas envie de sortir avec quiconque. Je suis navré.
Outrée, la femme en sac en papier jeta sa serviette sur la table.
— Mais par tous les saints ! Pourquoi m’a-t-on invitée, alors ? Puisque c’est comme ça, je m’en
vais aussi. Quelle perte de temps !
— Au moins, vous ne partirez pas le ventre vide, n’est-ce pas ? lui fit remarquer Mme Johnson
d’un ton railleur. Vraiment, quel plaisir de vous regarder engloutir trois kilos de crudités ! Quant à
vous, John, dès qu’il s’agit de femmes vous devenez complètement idiot. C’est une honte.
Lorena et l’autre femme quittèrent la grange, tandis que le DJ, complètement dépassé par la
situation, relançait pour les quelques couples de danseurs la chanson de Perry Como. Levi se pencha
alors vers les grands-parents de Faith.
— Ecoutez-moi, vous deux… Faith s’est mise en quatre pour organiser cette soirée. Alors, vous
allez lui faire la gentillesse d’aller danser, histoire de lui montrer que vous appréciez tous les efforts
qu’elle a faits pour vous.
Il les gratifia de son regard de flic, son regard le plus sévère.
— Parce que tu crois que j’ai envie de danser avec ce malotru ? rétorqua Goggy.
— Mon arthrite me fait un mal de chien, ronchonna son mari.
— Dans ce cas, faites au moins un petit tour de piste. Pour Faith. Elle vous aime tellement, tous
les deux.
Il y eut un moment de silence.
— Très bien, lâcha Mme Holland. Levi a raison. Faith a organisé tout ça pour nous, espèce de
vieil ingrat !
— Je ne suis pas un ingrat. Tout ce qu’elle a fait ici me plaît beaucoup.
— Eh bien, alors, prouvez-le. En commençant par vous lever de votre chaise.
— Allons-y…, fit alors le vieux M. Holland, en s’extrayant de son siège. Mes souffrances
n’auront donc jamais de fin…
Il tendit la main à sa femme, qui consentit à la prendre.
La chanson repartit pour la troisième fois, et le couple se mit en position pour danser.
Levi aurait juré qu’ils souriaient.
Quant à Faith, elle était introuvable.

*
Elle s’était réfugiée dans un coin sous la terrasse, là où personne n’aurait l’idée de la chercher.

L’herbe y était fraîche et humide, mais quelle importance ? Mieux valait se cacher là et risquer
une tache sur ses vêtements, plutôt que de retourner à cette soirée. Si jamais on réussissait malgré tout
à la débusquer, elle se sentait d’humeur à planter une fourchette dans l’œil de quelqu’un.
Elle s’octroya une bonne rasade au goulot de la bouteille de vin dont elle s’était munie.
Sans ignorer la vanité de l’exercice, elle imagina néanmoins à quoi aurait ressemblé la soirée, si
sa mère avait été encore en vie. Elle aurait penché la tête vers son père et lui aurait murmuré quelque
chose à l’oreille pour le faire rire. Il n’y aurait pas eu de Lorena ni d’allumée végétalienne ; sa mère
aurait fermement exercé ses pouvoirs magiques sur Pops et Goggy ; elle aurait aidé Honor à se
détendre ; elle aurait ri avec Pru, dansé avec Jack et peut-être aurait-elle eu quelques mots gentils
pour sa dernière fille.
Le chagrin glissait insidieusement autour d’elle et l’enveloppait peu à peu. Elle n’avait pas le
droit de regretter sa mère, et pourtant Dieu sait qu’elle lui manquait !
— Salut…
Elle sursauta.
— Salut, Levi.
Elle s’essuya furtivement les yeux, et son cœur meurtri s’emballa dans sa poitrine.
— Alors… on boit toute seule ?
— Oui. Je trouve ça plus que justifié, ce soir.
Il s’assit à côté d’elle.
— Si je comprends bien, tu as trouvé cette soirée…
Il n’acheva pas sa phrase.
— Epouvantable ? suggéra-t-elle, en buvant une gorgée à la bouteille. Parce que, franchement,
quel autre terme pourrait mieux convenir ?
— Mémorable ?
Elle crut percevoir de l’amusement dans sa voix.
— Mémorable. En effet, tu as trouvé le mot juste.
— Tu pleures ?
Il avait baissé la voix pour lui poser cette question.
Inexplicablement, sa gorge se serra de nouveau.
— Un peu.
Il ne répondit rien, et le silence s’installa entre eux. C’était plutôt agréable de sentir sa présence à
ses côtés. Faith frissonna de froid. Comment réagirait-il, si elle appuyait son épaule nue contre la
sienne ?
— Ils sont en train de danser, tu sais, dit-il enfin. Tes grands-parents.
Elle lui lança un bref regard.
— C’est vrai ?
— Oui.
— Ah. Tant mieux.
Elle baissa les yeux sur ses mains.
L’adorable voix aiguë du jeune Michael Jackson s’éleva au-dessus de leurs têtes. Des
piétinements sourds, plus ou moins en rythme avec la musique, indiquaient que les gens dansaient.
— Cet endroit est magnifique, Faith.
Subitement, elle sentit ses orteils se recroqueviller dans ses escarpins, parce que… parce qu’il
était venu la trouver.
— Merci, murmura-t-elle en tournant la tête pour le regarder dans la faible lumière.
Levi Cooper en costume ! C’était bien la première fois qu’elle le voyait habillé de manière aussi
élégante ou du moins autrement qu’en uniforme de cérémonie. Les mains jointes devant lui, il
l’observait.
— Tu passes une bonne soirée ? lui demanda-t-elle.
— Maintenant, oui.
Ces deux mots provoquèrent instantanément en elle une décharge électrique.
— Tu es très beau, Levi.
C’était la vérité. Et oui, il y avait de l’amusement dans son beau regard. Du moins, elle en était
presque sûre. Il se pencha si près d’elle que son épaule heurta légèrement la sienne, geste qui suffit
pour qu’elle sente une douce chaleur se répandre dans son corps tout entier.
— Et toi, tu es très jolie, Faith…
— Merci.
Il la dévisagea un long moment, puis effleura sa nuque d’un air sérieux, les sourcils froncés,
comme si c’était la première fois qu’il caressait une femme ainsi. Elle déglutit, troublée, tandis que
sa peau se couvrait de chair de poule. En même temps, elle avait l’impression que ses muscles se
liquéfiaient.
A cet instant, l’échelle de l’ennui n’existait plus.
Sa bouche était si proche… Il lui aurait suffi de tendre le cou vers lui et de l’embrasser pour
éprouver la pression si parfaite de ses lèvres, l’exaltation que lui procurerait son baiser lorsqu’il
s’approfondirait et que sa langue se mêlerait à la sienne.
Oui, si elle parvenait à rassembler le courage nécessaire, elle serait capable d’embrasser Levi
Cooper, ce garçon qu’elle connaissait depuis l’enfance, ce garçon qui ne l’avait jamais aimée.
Mais elle demeurait immobile, comme hypnotisée par la tendre caresse sur sa nuque. Il pouvait
continuer ainsi toute la nuit, elle resterait assise ici, sans bouger, sans rien désirer de plus.
Sauf qu’en réalité elle désirait bien davantage.
— Viens, dit-il soudain.
D’un bond, il fut sur ses pieds. Il l’aida à se relever, lui fit quitter sa cachette et la conduisit
jusqu’à l’entrée de la grange.
— Jette un petit coup d’œil à ça…
Il se tenait juste derrière elle, sans la toucher, mais suffisamment près pour qu’elle sente la
chaleur de son corps.
Ses grands-parents étaient vraiment en train de danser ; Michael Jackson avait cédé la place aux
Rolling Stones — Beast of burden. Son père dansait avec Honor, Colleen avec le vieux M. Iskin, Pru
avec Ned et Abby avec Helena. Les deux adolescentes pouffaient comme des folles.
Goggy et Pops dansaient et se parlaient en souriant.
Elle sentit son visage s’illuminer. Elle avait réussi ! C’était un spectacle… merveilleux.
Magique, même.
— On s’en va ?
Le souffle de Levi était chaud et doux contre son cou.
La soirée se prolongerait peut-être encore une heure. Les employés du traiteur s’occuperaient de
tout ranger, ils avaient déjà été payés, et puis elle remonterait le lendemain pour faire ce qui restait à
faire. Autrement dit, pour ce soir, son travail était terminé.
Et Levi Cooper lui demandait d’aller quelque part avec lui, une tendre promesse au fond des
yeux…
Elle eut soudain désespérément envie d’en profiter.
— D’accord, murmura-t-elle.
19
Ils étaient chez Faith depuis dix-huit minutes et, à part Blue qui leur avait fait fête à la seconde où
ils avaient passé le seuil, il ne s’était pas passé grand-chose. Par chance, elle avait demandé à une
voisine, Eleanor Raines, de faire sortir le monstre avant de partir — elle vénérait le golden retriever
et se mettait en quatre pour le lui prouver. Bref, Blue était prêt à aller se coucher. Heureusement qu’il
était là, du reste, car la conversation n’était pas des plus animées, c’était le moins qu’on pût dire.
Levi s’était installé sur le sofa. Il grattait à présent les oreilles du chien qui le regardait avec
adoration, sa balle de tennis dans la gueule. Faith, de son côté, buvait un verre d’eau glacée, adossée
au comptoir de la cuisine.
Peut-être s’était-elle trompée ? Se pouvait-il que Levi fût à mille lieues de se douter de ce
qu’elle espérait ce soir ? Et, sinon, pourquoi restait-il assis ? Comment procédait-on exactement ?
Fallait-il qu’elle formule ce qu’elle voulait, tout simplement ? Elle avait le cœur qui battait la
chamade, les mains légèrement tremblantes et l’estomac noué. Où était donc passée cette douce
sensation de chaleur qui semblait faire fondre son corps ?
Que faire ?
Oui, que faire ?
Avec Jeremy, elle pouvait bavarder librement avant de passer à l’acte. Mais, c’était vrai, leur
relation n’avait pas été tout à fait traditionnelle…
Pourtant, les faits étaient là : Levi l’avait embrassée. Deux fois. Trois, si l’on comptait le baiser
de la cascade, lorsqu’ils étaient au lycée. Et puis il y avait eu cette caresse sur sa nuque, un peu plus
tôt dans la soirée. Et enfin, Sarah l’avait appelé neuf minutes plus tôt sur son portable mais il n’avait
pas répondu, laissant sa messagerie s’enclencher.
Seigneur, devait-elle prendre le taureau par les cornes ?
— Et maintenant si nous passions aux réjouissances ?
Levi la regarda longuement.
— Tu es sûre ?
— Tais-toi ! fit-elle, les joues en feu. Tu veux qu’on le fasse ou quoi ? Oh c’est pas vrai, écoute-
moi parler… Ecoute, tu peux t’en aller, si tu veux. Je ne t’en voudrais pas. En plus, il doit sûrement y
avoir des trucs super à la télé, alors…
Blue aboya et se mit à remuer la queue avec enthousiasme. Il adorait regarder la télé.
Levi se leva. Enfin ! Faith sentit aussitôt son cœur partir au triple galop. Mais oui, il se dirigeait
vers elle ! Attendez… Vers elle ou vers la porte ?… Vers elle ! Un léger sourire flottait sur ses lèvres
(à moins que ce ne fût un effet de son imagination), et ses yeux avaient ce regard intense et ténébreux,
d’un érotisme extraordinaire. Il lui ôta son verre de la main et le posa sur le comptoir. Le frôlement
de ses doigts provoqua immédiatement des picotements sur sa peau… Allait-elle tomber au sol,
inanimée ? Elle inspira avec délice le parfum de son savon — Ivory, peut-être ? Quoi qu’il en soit, il
sentait bon.
Concentre-toi, Faith, concentre-toi. Un mâle hétérosexuel se tient devant toi. Fais quelque
chose !
Elle ne pouvait rien faire du tout. Elle était comme pétrifiée. Bon, il y avait bien cette mèche qui
dépassait de son chignon, et qu’elle aurait pu replacer pour se donner une contenance… Oui, tiens,
pourquoi pas ? Se recoiffer, ça pouvait être sympa. Plus facile à gérer que cette situation, en tout cas.
Mais, aussi, que savait-elle vraiment de la façon de procéder avec les hommes ?
Levi posa les mains sur le comptoir de part et d’autre d’elle, l’emprisonnant sans la toucher.
Irradiant la virilité et la sensualité, il se trouvait à trois centimètres d’elle. Son cœur battait si fort
qu’elle avait l’impression de l’entendre résonner dans la pièce.
— Je préférerais rester ici, murmura-t-il.
Puis il supprima le tout petit espace qui les séparait en plaquant son corps dur et brûlant contre le
sien et en prenant possession de sa bouche.
Cet instant aurait pu être divin s’il n’y avait pas eu l’inquiétante perspective de ce qui allait se
passer ensuite.
Elle tenta d’avancer les lèvres. Zut, ça n’allait pas ! Qu’était-elle censée faire au juste ?
— Détends-toi.
Levi avait cessé de l’embrasser. Et elle restait plantée là, raide comme un bâton, complètement
coincée…
— Me détendre, d’accord…
Elle s’humecta les lèvres.
Décontracte-toi, décontracte-toi !
Elle desserra les poings.
— C’est bon ! Vas-y ! Recommence à m’embrasser…
Il leva un sourcil, sceptique.
— Tu es sûre ?
— Oui. S’il te plaît. Je t’en prie, embrasse-moi.
De mieux en mieux. Voilà qu’elle le suppliait, maintenant…
Il la considéra quelques secondes de ses beaux yeux verts, puis ses bras robustes la plaquèrent
avec force contre lui. Ses lèvres s’unirent aux siennes, de manière plus insistante, cette fois. Faith
tenta de lui rendre son baiser, mais elle avait du mal à respirer.
Il poussa un soupir et s’écarta d’elle de nouveau.
— Bon, c’est quoi, le problème, Faith ?
— Mais il n’y a aucun problème ! répondit-elle abruptement. Et si ça se trouve c’est toi qui en as
un ! Tu n’embrasses peut-être pas aussi bien que tu le crois. Ou alors c’est peut-être l’idée que tu vas
regretter ce baiser qui m’inquiète. Vu que tu m’as déjà embrassée deux fois sans qu’il ne se passe
rien après, c’est peut-être de ton côté que ça coince.
Il la fixait d’un regard impénétrable. La pendule tictaquait dans un silence pesant. Que c’était
embarrassant !
— Avec combien d’hommes as-tu couché, Faith ?
— Euh… tu veux dire en te comptant, toi ?
Elle avait violemment rougi.
Le front de Levi se plissa et lui donna cet air incrédule qu’il affichait si souvent au temps du
lycée.
— Nous n’avons pas couché ensemble, Faith.
— Non, je sais. Là, tu marques un point. Indéniablement.
Elle ferma un instant les yeux. L’idée de regarder une émission à la télé lui semblait décidément
de plus en plus alléchante.
— Donc, sans me compter, moi, combien ? reprit Levi.
Elle secoua légèrement la tête, comme s’il lui fallait le temps de calculer pour répondre à la
question, tout en posant le regard sur des choses moins dangereuses que le visage de Levi. Le
réfrigérateur… Ce compotier de pommes vertes qui lui avaient paru si jolies au marché, mais qui
s’étaient révélées trop acides et qu’elle devait absolument penser à jeter.
— Voyons… Euh… eh bien, un.
Elle eut l’impression que tout son corps se recroquevillait de honte.
Levi, lui, ne broncha pas.
— Un seul ?
— Oui.
— Tu n’as couché qu’avec Jeremy ?
— Oui.
Elle avait l’impression d’être en feu tant elle se sentait honteuse. Non qu’elle eût à rougir de sa
situation. La chasteté était une excellente chose. Et l’exigence quant aux choix de vie, une qualité
remarquable.
Certes. Mais cette soirée ne se déroulait pas du tout comme prévu.
— Ecoute, dit-elle, d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu. Il se trouve simplement que depuis
Jeremy je n’ai rencontré personne avec qui… J’entends par là que… Ce n’est pas que je… Il y a eu
un ou deux hommes qui…
Elle prit une profonde inspiration et se força à regarder Levi dans les yeux, Levi qui attendait la
suite, les traits empreints de cette expression ténébreuse qu’il avait si souvent avec elle.
— Je n’avais pas envie de coucher pour coucher, voilà !
C’était dit. Des paroles propres à faire fuir n’importe quel homme. Surtout un homme tel que Levi
qui semblait tout à fait du genre à coucher pour coucher.
La vérité, c’était qu’elle avait attendu d’être de nouveau amoureuse. Après tout, sur les onze
dernières années, elle en avait passé huit à ne pouvoir s’imaginer qu’avec un seul homme. Le sexe
était une chose bien trop intime, selon elle, pour le pratiquer avec une personne dont elle ne serait
pas amoureuse. Même gay, Jeremy l’avait bel et bien aimée, lui, et Dieu sait qu’elle lui avait rendu
son amour.
Oui, mais là elle n’était pas amoureuse de Levi. Et Levi n’était certainement pas amoureux d’elle.
Tout cela était ridicule. Parmi tous les hommes sur lesquels son choix aurait pu se porter, Levi
n’était en aucun cas un candidat crédible pour le rôle de mari et père de ses futurs adorables enfants.
Cela pour plusieurs raisons : a) Il pouvait à peine la supporter. b)… Elle n’avait pas la moindre
idée de ce que pouvait être le b). Sexy ou pas (enfin, sexy il l’était carrément), il n’était sans doute
pas le genre d’homme à…
Soudain, il posa la main sur sa joue et plongea son regard dans le sien. Elle déglutit, la gorge
sèche.
— Est-ce que tu veux coucher avec moi, Faith ?
La question la prit au dépourvu. Il la lui avait posée avec douceur, et elle sentit une vague
d’excitation s’emparer d’elle.
— Si ça ne t’ennuie pas…, murmura-t-elle.
Il sourit, puis se mit à caresser du pouce sa lèvre inférieure. Elle ravala un soupir frémissant. Il
ôta la pince qui retenait son chignon, et sa chevelure croula en un mouvement fluide sur ses épaules.
Avec lenteur, presque avec précaution, il courba la tête et commença à l’embrasser dans le cou.
Sa bouche était chaude et tendre. C’était comme si un flot d’or liquide se propageait dans tous ses
membres. Elle chavira, la tête en arrière, émerveillée.
Elle ne savait pas quoi faire de ses mains. Levi lui en prit une et déposa un baiser au creux de sa
paume avant de la plaquer sur son cœur, afin qu’elle puisse sentir la force de ses battements. Et cette
fois, quand sa bouche épousa de nouveau la sienne… cette fois, ce fut une comme une évidence.
Il enfouit ses mains dans sa chevelure, puis les fit glisser le long de son dos et l’attira tout contre
lui. Il était solide comme un roc, et elle le trouvait infiniment dangereux et rassurant à la fois. Elle
entrouvrit la bouche en un soupir. Il en profita pour approfondir son baiser, et elle sentit le désir se
mettre à palpiter de plus en plus fort dans ses veines. Elle fit courir ses doigts sur son torse puissant,
éprouvant le jeu des muscles sous sa peau, tandis que son baiser se faisait plus profond, plus
insistant, plus torride. Ses jambes menaçaient de se dérober sous elle, et un faible gémissement
s’échappa de sa gorge.
Levi s’écarta, et il fallut à Faith plusieurs secondes avant de rouvrir les yeux. Elle avait le souffle
court. Lui aussi. Et il avait un regard… un regard plein de désir.
— Tu es sûr que tu veux coucher avec moi ? lui demanda-t-elle, haletante.
Il repoussa les cheveux de son visage.
— Certain.
Elle se mordit la lèvre.
— Alors, c’est d’accord. Tu… tu peux me porter jusqu’au lit ?
— Je pensais plutôt te faire l’amour contre le mur.
Bonté divine !
Le désir explosa en elle, fulgurant, violent, implacable.
— Très bien. Comme tu veux. Après tout, c’est toi l’expert.
Elle vit un lent sourire se dessiner sur ses lèvres, ce qui ne fit qu’accentuer son désir. Il la
souleva de telle sorte que ses jambes s’enroulèrent spontanément autour de ses reins, puis il fit ce
qu’il avait dit.

*
Ils finirent tout de même par gagner le lit, et y faire l’amour était très agréable, pensa Levi.

Contre le mur, c’était bien aussi, du moins jusqu’à ce que Blue laisse tomber sa vieille balle de
tennis à leurs pieds et que Faith commence à rire.
Par ailleurs, vu qu’il s’agissait de sa première expérience avec un hétérosexuel, il voulait lui
donner une vision d’ensemble de ce qu’on pouvait faire en matière de sexe, pour ainsi dire. Et Faith
valait la peine qu’on l’explore, encore et encore. Son corps était doux et voluptueux, et puis elle
poussait des petits cris de plaisir qui l’excitaient terriblement. Au fil des heures, elle s’était enhardie
et avait laissé ses mains, sa bouche, explorer son corps à lui, s’aventurant toujours plus loin.
Gagné par une délicieuse torpeur, il se coucha sur le dos et l’attira contre lui, soudain envahi par
un sentiment de… de quelque chose. Un quelque chose qui enflait étrangement dans sa poitrine.
Elle restait silencieuse.
— Et donc ça, c’était… typique ? finit-elle par demander.
Non.
— Plutôt, oui.
Qu’est-ce qui t’a pris de dire ça, crétin ?
Blue entra sans la chambre, sauta sur le lit et se pelotonna à leurs pieds.
— Il te dérange ? demanda Faith.
— Pas du tout.
Elle se dressa sur un coude et le regarda.
— Il faut que tu partes ?
— Tu me mets à la porte ?
— Non. Simplement, je… je ne sais pas si tu veux passer toute la nuit ici. Si oui, il faut que je me
démaquille, que je planque mes sous-vêtements…
— Je les ai vus, tes sous-vêtements. Et je dois dire qu’à côté du soutien-gorge que tu portais une
armure de combat semble plus confortable.
— C’est ça, ton genre de conversation sur l’oreiller ?
— Ce n’est pas le tien ?
— Levi… tu sais bien que je suis novice en la matière.
Il réprima un sourire.
— Ma foi, tu es plutôt douée pour une débutante…
— Oh ! Tais-toi…
Et voilà ! Encore cette délicieuse rougeur qui lui envahissait le visage. Il se tourna pour déposer
un baiser sur son épaule. La rougeur vira au cramoisi.
— Tu es jolie, tu es moelleuse et tu sens aussi bon qu’une pâtisserie. Comment ça se fait ?
Elle sourit timidement.
— Une pâtisserie ?
— Oui. Une odeur délicieuse, qui donne envie de te dévorer.
Gênée, mais heureuse du compliment, elle pinça les lèvres et détourna la tête.
— Tu restes, alors ? Tu es d’accord ?
Son regard vola de nouveau vers lui, mais sans se poser.
Il aurait pu trouver dix raisons pour rentrer chez lui. Il était d’astreinte. Il devait liquider de la
paperasse. Répondre à des mails. Boucler une demande de subvention. Il aurait pu faire une petite
patrouille dans les rues, histoire d’indiquer aux braves citoyens de Manningsport qu’il veillait sur
leur sécurité… A la réflexion, il ferait mieux d’invoquer une de ces raisons pour filer tant qu’il était
encore temps : il y avait un fossé entre faire l’amour à une femme et passer la nuit avec elle. Or, leur
relation était bien trop récente pour cette deuxième étape.
— Oui, bien sûr que je suis d’accord, s’entendit-il répondre.
— Tu veux vraiment rester ?
— Oui. Maintenant, tais-toi et dors.
Elle le considéra encore un moment, et son expression de doute le toucha. Il prit une mèche de ses
cheveux et tira gentiment dessus, par jeu, puis il l’obligea à nicher sa tête au creux de son épaule.
— Levi ?
Ah, les femmes… Il fallait toujours qu’elles parlent !
— Oui ?
— Merci d’avoir couché avec moi.
Il se mit à rire.
— De rien. Ça t’a plu ?
— D’après toi ?
— Tu as fait beaucoup de bruit. En général, c’est plutôt bon signe.
Elle releva la tête pour mieux le voir, sa chevelure cuivrée lui retombant à moitié sur le visage.
— Tiens, tiens… Voyez-moi ça ! Levi Cooper qui sourit.
Et de fait, constata-t-il, perplexe, c’était bien ce qui lui arrivait. Il souriait.
Alors elle l’embrassa, d’abord avec timidité, tendresse, puis avec beaucoup moins de timidité, et
personne ne s’endormit avant un bon bout de temps.
A part le chien.
20
Levi Cooper avait des abdos comme des tablettes de chocolat, fascinants, magiques. Ses bras
étaient virils, galbés de muscles fermes, son torse large et solide.
Faith profitait de ce qu’il fût encore endormi pour le regarder — plus, même, le contempler.
Mais quelle femme aurait pu s’arracher à la contemplation de ce corps à la beauté parfaite ?
Oui, Levi Cooper avait un corps splendide.
Question physique, Jeremy n’avait certes rien à lui envier. Il possédait la beauté ciselée d’une
star de cinéma, d’un joueur de la NFL et, de fait, elle avait adoré l’admirer, lui aussi. Toutefois, il ne
savait pas comment s’y prendre avec elle.
Tandis que Levi, si.
Faire l’amour avec un hétéro, ça n’avait carrément rien à voir. En particulier avec cet homme-ci,
car à sa grande surprise Levi ne s’était pas contenté d’être sensuel et euh… compétent. Il avait aussi
fait preuve de tendresse avec elle. De tendresse, oui, il n’y avait pas d’autre mot. Et Levi Cooper qui
lui demandait, avec ses bras magnifiques, ses joues empourprées et ses cheveux mouillés de sueur, si
elle aimait ce qu’il lui faisait… Sapristi ! Cette seule pensée suffisait à l’exciter de nouveau.
Stop ! Il était l’heure de se lever, et elle devait faire sortir Blue… avant de se jeter de nouveau
sur Levi. Elle s’habilla et se glissa hors de la chambre, son chien sur les talons.
Elle se sentait joyeuse, légère. Presque d’humeur à sauter à la corde…
Elle mit la machine à café en route, puis attrapa la laisse de Blue. Le chien se figea sur place,
n’osant croire à sa bonne fortune, avant de se ruer vers la porte.
— Mais oui, on va se promener. Mais oui, je sais… ça te fait plaisir, hein ? lui dit-elle à voix
basse (car un homme dormait dans son lit, avait-elle déjà mentionné ce détail ?) Elle ouvrit la porte,
et Blue jaillit d’un bond à l’extérieur.
Sarah Cooper était dans le couloir.
— Tu sais où est mon frère ? demanda la jeune fille, le visage plissé d’inquiétude.
— Oui, bien sûr que oui ! Il est… euh… il est chez moi.
Elle indiqua sa porte du menton.
— Parce que je l’ai appelé hier soir, mais il n’a pas répondu, expliqua Sarah.
— Ah oui… zut ! Hum… il dort.
Sur le visage de Sarah, l’inquiétude céda très vite la place à la stupéfaction.
— C’est pas vrai ! Ne me dis pas que vous couchez ensemble ?
— J’aimerais autant que ce soit ton frère qui t’en parle.
— J’hallucine ! Vous couchez ensemble ! Où est mon téléphone ? Il faut absolument que je poste
un message sur Twitter !
— Du calme, Sarah, intervint soudain Levi, qui venait d’apparaître sur le palier, sa chemise
déboutonnée. Si tu mets ça sur Twitter, tu signes ton arrêt de mort.
— Mais je suis pour à deux cents pour cent, moi ! Faith est cent fois mieux que GI Jane.
— Super…, lâcha Levi, impassible.
Faith adressa un sourire de reconnaissance à Sarah. Au début d’une relation, on ne pouvait que se
réjouir d’avoir la famille de son côté.
— Mais toi, qu’est-ce que tu fais ici ? s’enquit Levi.
Sa sœur écarquilla les yeux.
— Mais… c’est le week-end où tu m’as donné la permission de rentrer, tu as oublié ? Le week-
end où, justement, je n’avais pas l’interdiction de venir.
Levi étouffa une exclamation de contrariété.
— C’est vrai… Dans ce cas, rentre à la maison et cesse d’ennuyer Faith. J’arrive.
— Je ne l’ennuie pas ! On tisse des liens. Au cas où je deviendrais bientôt sa belle-sœur.
— Sarah ! Rentre à la maison, répéta Levi d’un air sombre, la mâchoire crispée.
Sarah lui obéit enfin et s’éloigna, après avoir adressé une petite grimace exaspérée à Faith.
— Ne sois pas en colère contre elle… Elle n’y est pour rien.
— Je ne suis pas en colère.
Il enfonça les poings dans ses poches et, ignorant les gémissements d’adoration de Blue, la
regarda enfin.
— Salut.
Un mot de cinq lettres à peine murmuré, et voilà qu’elle se transformait en midinette.
— Salut…
— Ça va ?
— Bien. Et toi ?
Son regard atteignit sa bouche.
— Bien aussi. Mais je dois partir, maintenant.
— D’accord.
— A la prochaine, alors, Faith.
— Oui. D’autant qu’on ne vit pas très loin l’un de l’autre…, ajouta-t-elle en refrénant un sourire.
— C’est vrai.
Quand il se rendit compte qu’elle plaisantait, il haussa simplement les sourcils. Puis il la saisit
par la taille, l’étreignit avec violence — lui arrachant un gémissement de plaisir au passage —,
plaqua un baiser fougueux sur ses lèvres et la relâcha.
— A plus tard, chère voisine.
Et, sur ce, il rentra chez lui.

*
— Tu as couché avec Levi…, souffla Colleen, incrédule et les yeux brillants d’admiration. Tu
as couché avec Levi Cooper ! Ça alors, je n’en reviens pas. Raconte-moi tout. Combien de fois
vous avez…
— Eh, on se calme !
Faith se renversa contre le dossier de son siège. Le bar venait d’ouvrir. Elle n’avait pas revu
Levi depuis « la nuit », quoique l’odeur de chocolat se fût de nouveau insinuée dans son appartement
vers 3 heures du matin. Pourtant, sa voiture ne stationnait ni devant le poste de police ni à l’arrière de
la résidence de l’Opéra : il devait avoir ramené Sarah à l’université. Loin d’elle l’idée de
l’espionner, bien sûr. Même si elle venait de s’abonner au compte Twitter de Sarah.
— Je veux tous les détails ! insista Colleen. Tu me dois bien ça. Tu t’es envoyée en l’air ! C’est
génial !
— Je suis touchée par ton enthousiasme, mais… est-ce que tu pourrais parler moins fort, s’il te
plaît ?
— Il n’y a personne ici, ma chérie.
— Peut-être, mais ton frère n’est pas loin, non ?
— Mon frère ? Ça ne compte pas. Pas vrai, Connor ?
— Affirmatif !
Comme pour donner raison à Faith, Connor venait d’émerger de la cuisine.
— Salut, Faith. Ravi d’apprendre que tu prends du bon temps.
— Merci beaucoup, Connor. Et merci, Colleen, pour ne pas m’avoir avertie que ton frère était
déjà là.
— Quelle couleur de robe vas-tu choisir pour le mariage ? poursuivit Collen. Parce que tu me
dois une autre occasion d’être ton témoin, avec Jeremy qui m’a empêchée de faire mon grand numéro.
— Ecoute ! C’est le…
Faith jeta un coup d’œil autour d’elle (les premiers clients commençaient à entrer) et reprit dans
un murmure :
— Ce n’est que le deuxième mec avec qui je sors. Alors, ne mettons pas la charrue avant les
bœufs, tu veux bien.
— Je sais bien que c’est le deuxième. C’est ma faute, d’ailleurs. Je n’aurais jamais dû t’acheter
des sex-toys…
— Mais tais-toi, voyons ! Je ne tiens vraiment pas à ce que ton frère entende ça !
— C’est pourtant vrai, insista malgré tout Colleen, en sirotant son café. Sinon, tu l’aurais fait
depuis belle lurette, j’en suis persuadée. Trois ans, c’est beaucoup trop.
— Je ne peux qu’acquiescer, Faith, lança Connor, avant de disparaître de nouveau dans la
cuisine.
— Vous êtes vraiment horribles, tous les deux !
Enfin… Ce n’étaient que Colleen et son frère.
— Bon alors, c’était comment ? reprit son amie.
— Je ne te le dirai que si tu baisses la voix.
— D’accord, chuchota Colleen. Comme ça, ça te va ?
Faith sourit.
— Eh bien, c’était… c’était extraordinaire.
— Ah, génial ! Hé, Connor, elle dit que c’était extraordinaire !
— Chouette !
Colleen poussa un soupir de bonheur.
— Alors ? Vous êtes fiancés ? Vous sortez ensemble ? C’était juste une aventure d’une nuit ?
Vous êtes amis et amants ? Dis-moi…
Faith laissa passer quelques secondes avant de répondre.
— A vrai dire, je n’en sais rien. En tout cas, nous ne sommes pas fiancés.
Colleen la regarda d’un air entendu.
— Tu es amoureuse, évidemment…
— Non.
— Bien sûr que si. Sans quoi tu n’aurais jamais couché avec lui. Je te connais, Faith.
— Mais non, je t’assure ! Il est… Enfin, il… Oui, ça pourrait arriver, j’imagine…
Elle sentit ses joues se remettre à brûler. Au même moment, elle vit son père arriver.
— Ecoute, Colleen, voilà mon père. Alors, s’il te plaît : ne le drague pas, ne lui dis pas que je me
suis envoyée en l’air, et ne lui donne rien qui contienne des piments jalapeños. Il ne supporte pas
bien.
Son amie tourna la tête vers l’entrée.
— Tiens, Jack est là, lui aussi ! Super !
— Colleen, aie pitié de moi…, la supplia Faith.
Connor passa la tête par la porte de la cuisine.
— Ils sont en avance, non ? dit-il. D’habitude, je ne vois jamais Jack avant 7 heures.
— Je fais passer un test de présélection à une dame en vue de la présenter à mon père, leur
expliqua Faith. Papa écoutera notre conversation en douce et ensuite il me donnera son accord. Ou
pas.
— Ah, les Holland ! Vous êtes vraiment trop craquants…
Le lendemain de la mémorable soirée d’anniversaire, tandis que Levi s’occupait de Sarah, Faith
et ses sœurs avaient eu un entretien avec leur père. Honor avait endossé le rôle du grand inquisiteur
pendant que, dans la cuisine, Mme Johnson maniait bruyamment ses casseroles et faisait claquer les
tiroirs afin de bien marquer sa désapprobation. Leur père leur avait alors avoué ce qui lui plaisait
chez Lorena : il trouvait ses « manières fofolles » sympathiques. Et puis, il était « toujours distrayant
de bavarder avec de nouvelles têtes », avait-il ajouté. En revanche, jamais il n’aurait pensé qu’elle
s’attacherait autant à lui, et ce malgré les mises en garde répétées de ses enfants. Il ne comptait pas
non plus revoir l’horticultrice végane.
Mais il avait promis de se montrer plus enclin à fréquenter des dames. Enfin, peut-être. Il leur
avait également promis qu’il ferait ce que tous les quatre lui diraient de faire.
Le soulagement de Faith avait été immense.
— Jack, mon très cher frère, dit-elle lorsque ce dernier fut arrivé à leur table. Tu ne penses tout
de même pas que je ne t’ai pas vu filer à l’anglaise, à la soirée d’anniversaire ?
— Et toi, tu ne penses tout de même pas que j’ignore que tu es partie avec Levi ? Ne nie pas, on
me l’a dit.
— Il m’a raccompagnée chez moi !
Elle avait l’impression que des flammes léchaient ses joues.
Il lui donna une petite tape sur l’épaule.
— Bon… Epargne-moi les détails, veux-tu ? C’est déjà suffisamment pénible avec Pru.
Une demi-heure après, Faith avait pris place dans un box, celui-là même où Ryan, le comptable
de Jeremy, avait essayé de lui faire dire des cochonneries. Ah, les comptables… Etaient-ils tous
aussi pervers ? Son père, quant à lui, était assis dans le box voisin ; d’après ce qu’elle voyait, il était
déjà en nage alors qu’il faisait mine d’être en grande discussion avec Jack.
Etant donné qu’internet restait le moyen le plus efficace de susciter une rencontre, Faith avait de
nouveau tenté sa chance, en évitant toutefois MamieCoquine et compagnie. Elle avait modifié les
informations, sur le profil de son père, afin d’indiquer aux candidates éventuelles qu’elle était la fille
du candidat, et qu’elle se chargeait de faire pour lui une présélection.
Ce soir, elle devait rencontrer une certaine Maxine Rogers qui avait fourni des réponses
convenables à toutes ses questions.
A peine venait-elle d’attaquer son assiette de nachos géants, accompagnés d’un verre de délicieux
riesling dont les notes de mandarine se mariaient à merveille avec son repas, que la dénommée
Maxine s’avança vers elle.
— Faith ?
— Bonsoir ! Maxine, c’est ça ?
— C’est moi, oui.
Elle était très grande, détail qui n’apparaissait pas sur les photos. Ses cheveux étaient noirs
(teints, forcément, mais très beaux et brillants, rien à voir avec le coloriage au feutre de Lorena) et
son maquillage avait été appliqué d’une main experte, en particulier son rouge à lèvres, à la fois
audacieux et chic. En d’autres termes, Maxine avait fait des efforts, et cela portait ses fruits. Elle était
joliment habillée, fait d’autant plus remarquable qu’elle devait dépasser le mètre quatre-vingts. Faith
nota que son père avait effectué une infime rotation de la tête dans sa direction.
— Je suis enchantée de pouvoir vous rencontrer enfin, poursuivit Maxine.
Elle avait une voix agréablement voilée.
— Oui, moi aussi, je suis ravie de faire votre connaissance. Vos messages m’ont vraiment plu.
— Vous êtes un ange !
Elle se laissa aller contre le dossier de la banquette.
— Je trouve très gentil à vous d’aider votre père à retrouver l’amour. C’est vraiment adorable.
Certes…
— Voulez-vous goûter aux nachos ?
— Avec plaisir ! Ils ont l’air délicieux.
Maxine en prit un gros morceau. Un bon point. Faith avait horreur d’être la seule à manger.
Colleen s’approcha.
— Que puis-je vous servir, madame ?
— Faith, que buvez-vous ? s’enquit Maxine.
Décidément, cette femme était vraiment sympathique.
— Maxine, je vous présente Colleen, ma plus vieille amie.
— Enchantée, dit Maxine en lui tendant la main.
— Moi de même. Faith boit un riesling Bully 2011. Vous voulez la même chose ?
Faith sourit à Maxine.
— Je vous le conseille. C’est un vin très agréable. Notes de mandarine, légère saveur de paille,
une finale très souple.
— Il m’a l’air délicieux, répondit Maxine dans un sourire. C’est d’accord, je vais prendre la
même chose.
— Je vous apporte ça tout de suite, fit Colleen en s’éloignant.
— Donc, Maxine, si j’ai bien compris, vous n’avez pas d’enfants ?
— Hélas, non. Mais j’ai quatre nièces et six neveux que j’adore, ainsi que leurs enfants. J’aime
bien m’imaginer comme la tante dans ce livre… Vous voyez ? Tante Mame de Patrick Dennis.
— C’est magnifique ! J’ai moi-même un neveu et une nièce. Et vous êtes aide-comptable, c’est ça
?
— Oui. J’adore les chiffres. J’adore trouver un sens logique aux choses. Depuis toujours.
Faith écouta alors Maxine lui raconter son quotidien dans l’Ohio jusqu’au jour où, ayant passé
des vacances dans la région des Finger Lakes, elle avait décidé de venir s’installer à Penn Yal, projet
rendu possible par une rentrée d’argent imprévue.
— Une véritable aubaine ! J’avais de bons revenus, ne vous méprenez pas, mais ce jour-là un
ange a dû se poser sur mon épaule ! Vous connaissez beaucoup de gens qui gagnent cent mille dollars
en grattant un ticket, vous ? Je me suis demandé comment je voulais passer le reste de ma vie, et c’est
cet endroit, plus que tout autre, qui m’a séduite.
Colleen revint avec le verre de vin.
— Faith, je peux te dire un mot ?
Il y eut à cet instant un grand fracas en cuisine, suivi d’un juron.
— Zut ! lâcha-t-elle, avant de repartir en courant.
Faith reporta son attention sur Maxine qui, pour l’instant, réalisait un sans-faute. Bien élevée,
spirituelle, franche, chaleureuse, éloquente. Elle était à l’abri du besoin, menait une vie sociale
active, aimait la pêche, le tennis et la cuisine. Faith sentait l’espoir monter en elle. Son père
apprécierait peut-être de fréquenter, au moins de temps en temps, cette femme adorable… Tandis que
Maxine lui racontait ses dernières vacances dans le Montana, l’été précédent, elle s’accorda même le
luxe d’une petite rêverie : Maxine, invitée au repas du dimanche soir à la Maison Neuve et charmant
tout le monde avec son rire un peu rauque. Mme Jonhson y compris.
Levi serait peut-être là, lui aussi…
— Je vous demande pardon, Maxine, je n’ai pas entendu ce que vous venez de dire. Je viens
d’entamer une histoire avec quelqu’un, se justifia-t-elle à voix basse. Alors il m’arrive de temps en
temps d’avoir l’esprit ailleurs.
Le visage de Maxine s’illumina.
— Je me demandais comment une jolie fille comme vous pouvait être encore célibataire.
Parlez-moi de lui…
— Oh ! C’est tout récent…
Ses joues se mirent à brûler.
— Il est très…
Sa phrase resta en suspens.
Sexy. Intense. Amant merveilleux. Divin.
— Ah…, fit Maxine avec un sourire complice. C’est ce genre d’homme-là… Je vois.
Faith éprouva une soudaine envie de rire. Deux verres de vin, quelques nachos, des confidences.
Et voilà…
— Mais revenons-en à vous, Maxine. Quelle sorte de plats aimez-vous cuisiner ?
Son portable se mit à sonner : c’était le signal convenu.
— Oh ! désolée ! Je vous prie de m’excuser une minute.
Elle se glissa hors du box. Jack l’attendait à l’entrée des toilettes.
— Papa est partant. Jusqu’ici, tout ce qu’il a entendu lui plaît bien.
— Super !
Elle aurait enfin la satisfaction de considérer son père comme un homme heureux et non comme
un veuf s’efforçant de ne pas sombrer dans la mélancolie.
— C’est quand même franchement tordu ce qu’on fait là, Faith. J’ai l’impression qu’on vend notre
père.
— Mais pas du tout ! Tu ne comprends donc pas, Jack ? Papa pourrait se remarier, faire enfin le
deuil de maman et retrouver le bonheur.
Son frère la regarda d’un air bizarre.
— Je crois que maman lui manquera toujours, même s’il devait se remarier. Et puis il n’est pas
malheureux, Faith.
— Ecoute, tu es le prochain sur ma liste, alors tu as intérêt à être gentil avec moi. Sinon, je te
jette en pâture à Colleen, et il ne restera rien de toi !
— Mais, dis-moi, tu m’as l’air bien heureuse depuis que Levi t’a… raccompagnée chez toi.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
Jack repartit vers sa table, et Faith prit une minute pour aller aux toilettes. Jack avait raison, elle
avait un drôle d’air. Ses joues étaient écarlates. Son expression rêveuse. Peut-être Levi viendrait-il
lui faire sauvagement l’amour, ce soir ? C’était possible, puisque le dernier tweet de Sarah
établissait qu’il l’avait ramenée sur le campus.
La porte de la cabine s’ouvrit soudain sur Jessica Dunn.
— Tiens, salut, Jessica.
Faith tourna le robinet, peu désireuse que Jessica aille s’imaginer qu’elle n’était venue aux
toilettes que pour contempler son reflet dans le miroir.
Jessica la salua de manière laconique et se mit elle aussi à se laver les mains.
— Comment vas-tu ? s’enquit Faith par politesse.
— Bien. Et toi ? répondit la jeune femme, tout en tendant le bras pour arracher quelques
serviettes en papier au distributeur.
Elle le fit de manière si brusque que Faith écarta instinctivement la tête.
— Faith ! Tu as cru que j’allais te mettre une gifle ou quoi ?
— Non, non… Pas du tout. C’est juste que…
— Ouais, c’est ça…, maugréa Jessica.
Là-dessus, elle sortit. Toujours aussi courtoise… Mais peu importait : ne tenait-elle pas une
potentielle épouse pour son père ?
Son téléphone portable fit entendre une petite mélodie. C’était un texto… de Colleen !
Franchement, elle abusait ! Elle décida de ne pas lire le message, mais d’aller lui parler
directement.
Après tout, elle était attendue par Maxine, un être vivant en chair et en os.
Poussant la porte des toilettes, elle tomba nez à nez avec son père.
— Je la trouve très bien, dit-il. Elle a l’air vraiment très sympathique. Elle est grande, n’est-ce
pas ?
— Mmm-hmm. Et très élégante.
Son père sourit.
— Oui, j’ai remarqué. Ta mère aussi était toujours très chic. Comme toi.
Pour la première fois, Faith n’éprouva pas la bouffée de culpabilité qui l’envahissait toujours
quand on lui parlait de sa mère. Enfin, beaucoup moins que d’habitude.
— Merci, papa.
Il la serra dans ses bras.
— Je me rends bien compte de tous tes efforts, ma chérie. Tu es très gentille avec ton vieux père.
Je pourrais peut-être passer devant votre box l’air de rien et faire comme si j’étais venu boire un
coup moi aussi, qu’est-ce que tu en dis ?
— Génial !
Quand elle revint à sa table, Maxine grignotait délicatement un nacho.
Ongles vernis, de toute évidence par une esthéticienne. Parfait. Et pourtant il y avait un petit
quelque chose de…
Maxine lui sourit.
— Ah, vous voilà !
Le bip de son portable se fit de nouveau entendre. Colleen, encore ! Deux fois en une minute…
Bon, ça devait être important.
Elle cliqua sur l’écran. Le message se résumait à un seul mot : Trans.
Quoi ?
Non… Non, non, non !
Elle jeta un coup d’œil à Maxine.
— Faith, ma puce !
Catastrophe ! Son père !
— Voilà bien une semaine que je ne t’ai pas vue…
Il souligna sa petite comédie d’un clin d’œil.
— Comment ça va, ma fille ?
— Bonsoir, papa, articula-t-elle d’une voix faible.
Elle vit Maxine se lever.
— Oh ! je suis ravie de vous rencontrer, John ! Je m’appelle Maxine. Vous avez une fille
absolument délicieuse !
— Je suis bien d’accord avec vous, répondit John Holland, en s’asseyant. J’en ai deux autres tout
aussi réussies, je dois dire.
Dans le cerveau de Faith, c’était le noir absolu. Elle repensa, affolée, au questionnaire qu’elle
avait renseigné pour son père sur eCommitment… Elle avait pourtant bien cliqué sur « Homme
recherche Femme » ?
— Bonsoir, tout le monde !
Et voilà que débarquait Honor, maintenant ! Ça virait au cauchemar.
— Ma chérie ! s’exclama leur père.
— Bonsoir, ajouta Maxine, tout sourires.
Honor lui jeta un coup d’œil, puis un second.
— Ah… Euh… bonsoir. Pardon. Je m’appelle Honor. Je ne m’étais pas aperçue que… hum, je ne
voulais pas… vous interrompre.
Elle lança à sa sœur un regard incrédule. Leur père, lui, poursuivait son petit numéro : — Chère
Maxine, j’étais loin de me douter que vous aviez rendez-vous avec Faith, ce soir.
Quelle heureuse coïncidence ! J’étais simplement venu boire un verre ici, et voilà que vous faites
la connaissance de deux de mes filles… Comme c’est sympathique !
Le vieux renard avait donc décidé de se lancer dans l’aventure… Et il ne ménageait pas ses
efforts !
— Papa… Honor a quelque chose à te dire en tête à tête. N’est-ce pas, Honor ?
— Oui… absolument. C’est assez important.
— Ma chérie, nous vivons sous le même toit… Tu auras tout le temps de m’en parler plus tard.
Tiens, assieds-toi.
Honor posa une demi-fesse sur la banquette, à côté de Faith.
Maxine rayonnait. Et Faith soupira intérieurement.
— Vous savez, John, je trouve adorable que vos filles se donnent tant de mal pour vous trouver
une compagne. Je vous assure, mesdemoiselles, votre sollicitude est très touchante à voir.
— Euh, oui…, bredouilla Honor. Je… merci.
— Mon fils est là, lui aussi, fanfaronna leur père. Tenez, c’est lui, là-bas ! Le beau gars musclé,
au bar !
— Il a de qui tenir, glissa Maxine d’un air complice.
— Jack ! s’écria John Holland, radieux. Viens donc par ici ! Maxine, j’espère que ça ne vous
ennuie pas ? Manningsport est une toute petite ville, un village, vous savez, et ce café est notre lieu de
prédilection.
— J’adore Manningsport ! approuva Maxine. Du reste, ce n’est pas la première fois que j’y
viens. Pour moi, c’est la plus jolie ville de tout l’Etat de New York.
John Holland opina avec enthousiasme.
— Tout à fait, tout à fait !
Il regarda Faith et lui adressa un petit clin d’œil complice. Consternée, Faith comprit qu’il était
aussi aveugle qu’elle l’avait été avant le texto de Colleen.
Jack s’approcha de leur table.
— Salut, papa. Bonsoir, madame, je me présente : dans la famille Holland, le fils !
Il tendit la main à Maxine qui la lui serra. Les yeux de Jack s’écarquillèrent légèrement.
— Bigre, quelle poigne…, murmura-t-il, en regardant Faith d’un air horrifié.
— Il ne manque plus que ma troisième fille, reprit John sans rien remarquer. Mais vous avez déjà
rencontré soixante-quinze pour cent de ma progéniture, Maxine. Et, vu que mes enfants sont tout pour
moi, je considère que c’est une bonne chose de faite.
Maxine acquiesça.
— Oui, vous avez là une très jolie famille. Hélas, je crains qu’il ne me faille déjà vous laisser.
Quel dommage que je n’aie pas su que vous passeriez, John… Mais, voyez-vous, je dîne ce soir
avec un charmant vieux monsieur qui vit à côté de chez moi. Il ne sort jamais, le pauvre, et je m’en
voudrais énormément d’arriver en retard. J’espère que nous nous reverrons très bientôt, tous les
deux.
— Avec grand plaisir.
— C’est-à-dire que… non, c’est… oui… avec grand plaisir, Maxine, balbutia Faith. Je… j’ai été
ravie de faire votre connaissance.
Jack et Honor approuvèrent faiblement, l’air peiné.
Maxine se leva de la banquette et saisit les deux mains de Faith.
— Merci, très chère.
Oui, maintenant qu’elle y prêtait vraiment attention, « voilée » n’était pas tout à fait le terme
adéquat pour décrire son timbre de voix.
— Au revoir, Maxine.
Elle lui fit la bise. Elle rêvait, ou elle avait senti au passage un soupçon de barbe ?
— Mon cher John, très heureuse d’avoir fait votre connaissance. Passez un bon week-end.
Elle inclina la tête avec coquetterie, leur fit un petit signe à tous et sortit du restaurant.
Faith se renversa en arrière sur la banquette.
— Elle me plaît décidément beaucoup, déclara son père. Bien joué, Faith ! Cette dame est
charmante.
— Papa… Ça ne va pas être possible, j’en ai bien peur. Maxine ne peut pas être ta petite copine.
Son père marqua quelques secondes d’étonnement.
— Pourquoi ça ?
Honor secoua la tête en soupirant longuement.
— Eh bien, reprit Faith, tu n’as rien remarqué de spécial, chez elle ? Rien du tout ?
Son père fronça les sourcils.
— Elle est grande.
— Tu brûles ! Continue sur ta lancée, dit Jack, en buvant une gorgée de bière.
— Hum… ma foi, elle est très avenante, elle s’exprime de façon correcte… Elle est belle.
— « Belle » n’est pas le terme qui convient. « Séduisant » irait mieux, tu ne trouves pas ?
— Mais oui, séduisante. Certainement.
Honor soupira de nouveau et lâcha :
— Papa, Maxine est un homme.
— Comment ?
— Cette femme est un homme.
— Jamais de la vie !
— Oh que si ! insista Honor, en s’emparant d’un nacho.
— Mais elle…
— Honor a raison, papa, dit Jack, tandis qu’un rire silencieux commençait à lui secouer les
épaules. Maxine est un garçon.
— Oh ! fit leur père. Hum… Je vois.
Puis il se mordit la langue avant de céder au fou rire, lui aussi.
Honor leva les yeux au ciel, consternée.
— Colleen, appela-t-elle, tu peux m’apporter un martini bien tassé, s’il te plaît ? Avec trois
olives !
Puis elle se tourna vers Faith.
— Je veux bien t’accorder un point. Elle était cent fois mieux que Lorena.
— Si j’ai bien compris, les enfants, vous êtes totalement opposés à l’idée d’avoir un beau-père ?
Leur père pleurait de rire, et l’hilarité devint générale. Mais même en riant Faith sentit son
estomac se contracter de culpabilité.
Elle n’avait toujours pas réparé sa faute.
21
— Je trouve ça formidable que vous soyez ensemble. Je vous assure ! Vous êtes faits l’un pour
l’autre.
Jeremy les contemplait avec l’air béat d’un père fier de sa progéniture.
Faith répondit par un murmure évasif, plongea le regard au fond de son verre de vin, s’efforçant
de ne pas frémir d’horreur. Levi, de son côté, devait afficher une mine similaire à la sienne, même
s’il était trop stoïque et trop viril, lui, pour frémir, ne serait-ce qu’intérieurement.
Ils dînaient chez Jeremy — un repas de fête selon les mots de ce dernier, ravi que les deux
personnes qu’il aimait le plus au monde soient devenues proches. Toutefois, il semblait le seul à
célébrer quoi que ce fût et sa joie, un peu trop marquée, en était légèrement agaçante.
Jeremy avait compris l’évolution de leurs relations au cours de ce qu’il était désormais convenu
d’appeler leur déjeuner hebdomadaire chez Hugo. Levi était entré dans le restaurant sous un prétexte
quelconque ; son arme et son uniforme faisaient encore plus ressortir son allure torride de mâle
protecteur, et elle avait eu le plus grand mal à réprimer l’envie impérieuse de se plaquer contre lui.
— Faut que j’y aille, avait-il marmonné.
Et, dès qu’il avait été suffisamment loin, Jeremy avait chuchoté d’un air ravi : — Vous sortez
ensemble tous les deux, pas vrai ?
En effet. Ils sortaient ensemble. Mais il était encore trop tôt pour l’usage de formules telles que «
faits l’un pour l’autre » ou « être ensemble ». Levi était un homme difficile à cerner. Certes, il était
venu frapper à sa porte quasiment tous les soirs depuis leur première nuit. Et au lit, avec lui, c’était le
paradis. Faith ignorait jusque-là que le sexe pût posséder une telle intensité, en dehors de celle qui se
dégageait des films avec Ryan Gosling, bien sûr… Avec Levi, c’était vertigineux, effréné,
étourdissant ! Avant l’amour, pendant et tout de suite après, elle avait le sentiment qu’ils partageaient
quelque chose, quelque chose de… — c’était à peine si elle osait formuler le mot dans son esprit —
d’unique.
Mais le reste du temps leurs rapports étaient distants. Un jour, elle était passée le voir au poste et,
le visage impassible, il lui avait demandé : « Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Faith ? », comme
si elle était simplement venue contester son amende pour stationnement interdit — qu’il lui fallait
payer, d’ailleurs… Car coucher avec lui ne l’avait pas empêchée de se faire verbaliser pour s’être
garée quarante-cinq secondes en double file devant la boulangerie de Lorelei.
En même temps, pendant leurs ébats, la nuit dernière, il lui avait mis la main sur la bouche en
souriant :
— Tu vas réveiller les voisins.
— Ne t’arrête pas, avait-elle murmuré.
En y repensant, cela avait été leur plus longue conversation. Depuis, Levi s’était trouvé
constamment occupé. Il y avait eu une petite flambée de délinquance dans le quartier est de
Manningsport. Ensuite, il était allé à Geneva pour dîner avec Sarah — sans qu’il lui demande de se
joindre à eux. Cela ne la dérangeait pas réellement, mais tout de même… Elle aimait beaucoup Sarah
et puis, si Levi et elle étaient ensemble, ce serait sympa de voir sa petite sœur plus souvent. Non ?
Le repas de ce soir-là était donc leur premier « rendez-vous », bien que l’idée ne vînt ni de lui ni
d’elle mais de Jeremy — Jeremy qui arborait pour l’occasion un jean noir et une chemise à fines
rayures bleues dont les pans dépassaient de son pull jaune.
Levi, lui, portait un jean délavé déchiré au genou, des grosses chaussures, une chemise à carreaux
et, malgré l’irritation croissante que son mutisme suscitait en elle, Faith devait se retenir pour ne pas
lui sauter dessus.
Jusqu’ici, il avait à peine prononcé trois mots. Dont un « salut », lorsqu’il avait franchi la porte
avec une demi-heure de retard sur l’horaire convenu.
— Voilà des années que j’aurais dû y penser, disait Jeremy. Faith et Levi… Levi et Faith…
Et de nouveau ce sourire béat.
— Je te rappelle qu’il y a des années nous étions ensemble, toi et moi, lui fit-elle remarquer avec
un brin d’irritation.
Levi, lui, n’ouvrait pas la bouche. Elle dut résister à l’envie de lui flanquer un coup de coude
dans les côtes pour le décider à dire quelque chose.
— Bien sûr, bien sûr ! Mais c’est vrai qu’on sent entre vous une sorte de, comment dire…
d’alchimie.
Elle leva les yeux au ciel. La seule alchimie qu’elle éprouvait à cet instant était celle, acide, de
l’agacement et de l’amertume. Elle tourna la tête vers Levi, qui lui adressa un 6 sur l’échelle de
l’ennui. Vraiment, quel homme délicieux… Cela dit, et jusqu’à preuve du contraire, elle ne
représentait rien d’autre pour lui qu’une aventure purement sexuelle.
— Oups ! Il faut que j’aille voir mes pommes de terre ! s’exclama Jeremy.
Il se leva — un modèle d’élégance masculine — et se précipita dans la cuisine.
Levi continuait d’observer un mutisme total.
— Je ne suis qu’un plan cul pour toi ? murmura-t-elle.
— Quoi ? Non, répondit-il, laconique.
Deux mots ! Waahhh…
— Tu ne m’as jamais invitée nulle part.
— Je travaille.
Et deux de plus !
— Bien sûr…
Bond à 9 sur l’échelle de l’ennui.
— Faith, quatre maisons ont été cambriolées ces dix derniers jours, et je suis le chef de la police.
En outre, j’aime mon job. Je regrette de ne pas t’avoir…
— Tu sais quoi ? C’est parfait comme ça.
Elle lui lança un regard appuyé.
— Mais enfin, quel est ton problème ? Qu’est-ce que tu as, ce s…
— Tais-toi, le voilà qui revient.
Levi poussa un soupir, ce soupir typiquement masculin qui signifie : « Ah, les femmes… Toutes
des enquiquineuses ! »
Cette fois, elle lui envoya son coude dans les côtes.
— Alors, dites-moi tout ! s’écria Jeremy, en se rasseyant. Qu’est-ce qui vous a rapprochés, tous
les deux ?
— Entre nous, c’est purement sexuel, laissa-t-elle tomber.
Jeremy se mit à rire.
— Tu es adorable ! N’est-ce pas, Levi, qu’elle est adorable ?
— Ouais. Adorable.
A cet instant, la sonnerie de son portable retentit.
— Chef Cooper, répondit-il, son visage perdant cet air d’ennui affecté, tandis que son
correspondant lui parlait. D’accord. J’arrive.
Il se leva.
— Désolé, mais il faut que j’y aille. Tentative d’effraction au domicile des Hedberg. Leur chien
aurait fait fuir le cambrioleur.
Faith prit une gorgée de vin.
— Amuse-toi bien.
— J’ignore pour combien de temps j’en aurai.
— Aucune importance, mon chéri…
Il la considéra quelques secondes sans rien dire, avant de murmurer : — Au revoir.
Il se pencha, l’embrassa. Et cela suffit à la radoucir.
— Sois prudent.
— Promis.
Puis il les laissa seuls, Jeremy et elle, dans le magnifique salon de la maison des Lyon, devant un
plateau de fromages posé sur la table basse, et un feu qui crépitait dans l’énorme cheminée en pierre.
Levi lui manquait déjà. Même s’il n’était pour elle qu’un fantasme sexuel devenu réalité.
— Alors, reprit Jeremy, Levi et toi… Comment ça se passe ?
Elle prit une autre gorgée de vin — un chardonnay à l’arôme de bois et à la texture
délicieusement grasse.
— Je serais bien en peine de te répondre…
— En tout cas, l’air est chargé d’électricité entre vous. Je ne plaisante pas. Ça grésille !
Elle eut une moue désabusée.
— Tu veux sans doute dire que ça fait des étincelles.
— Mais… tu l’aimes bien, non ?
Faith dut réfléchir à la question avant de répondre.
— Je l’aime bien parfois. Et une fois tous les trente-six du mois j’ai l’impression qu’il m’aime
bien lui aussi. J’entends par là qu’il aime bien certains aspects de ma personnalité…
— C’est évident. Tu es une fille merveilleuse.
Elle reposa son verre.
— Tu pourrais arrêter les compliments, Jeremy ? Ça me tape sur le système.
Il soupira.
— Oui, je sais, je suis un peu…
Il laissa passer quelques secondes avant de reprendre : — C’est parce que je souhaite plus que
tout te voir avec quelqu’un, Faith. Et tu sais que j’aime Levi comme un frère. Alors pardon si je
m’emballe un peu trop à votre sujet.
— Non, c’est moi qui te demande pardon, Jeremy. Je ne voulais pas te rabrouer.
Il accepta ses excuses avec un sourire, ce sourire facile, spontané, chaleureux, qui faisait la
conquête de ses patients en un clin d’œil.
— Pas de souci. Je l’ai bien mérité.
Il marqua une pause, et poursuivit :
— Tu sais, je m’en veux encore de ne pas avoir pu te rendre heureuse.
— Ne t’en fais pas… c’est du passé, tout ça.
Et pourtant… Se retrouver ici, dans cette belle maison où elle était venue des centaines de fois,
avec le feu dans la cheminée, le vin, les meubles aux lignes sobres et élégantes, et puis toutes ces
photos de famille… Elle avait été si proche de mener cette vie-là. De vivre avec Jeremy, l’héritier de
ce vignoble, le médecin de la ville, l’homme qui incarnait à ses yeux le prince charmant.
L’homme qui l’aimait de tout son cœur, mais qui devait penser à Justin Timberlake pour parvenir
à faire l’amour avec elle.
Soudain, une idée lui traversa l’esprit : elle n’avait jamais remercié Levi d’avoir empêché leur
mariage.
— Je peux te demander quelque chose à propos de Levi ?
— Bien sûr. Enfin, je ne veux pas le trahir…
Encore son fameux sourire.
— A quoi ressemblait sa femme ?
Elle mourait d’envie d’en savoir plus sur elle, mais n’avait jamais eu l’occasion d’interroger
Levi à ce sujet : jusque-là, leurs rapports s’étaient cantonnés à quelques séquences classées X.
Jeremy fit tournoyer son vin dans son verre.
— Nina… Nina Rodriguez ! Belle à couper le souffle.
— Non mais quel goujat !
— Je retire ce que j’ai dit ! Laide à faire peur. Mais à sa manière extraordinairement belle.
Son visage se fendit d’un grand sourire.
— Elle ressemblait à J-Lo.
— Mince…
— Et elle lui a brisé le cœur.
Elle qui avait espéré entendre un jour Levi lui expliquer que ça n’avait été qu’un mariage de
convenance, mise au point aussitôt suivie d’une déclaration la main sur le cœur : il ne comprenait que
maintenant le véritable sens de l’amour, etc. Elle en était pour ses frais. Et elle devait lire trop de
littérature sentimentale…
— Ils ne sont restés ensemble que peu de temps, c’est bien ça ?
— Ils se sont connus en Afghanistan. Elle était… elle est… pilote d’hélicoptère. Une sacrée
femme !
— Ah.
Un deuxième verre de vin s’imposait. Elle sortit la bouteille du seau à glace et se resservit.
— Elle était gentille ?
— Gentille ? Ce n’est pas le terme que j’aurais choisi pour la décrire. Elle était super sexy.
Désolé, Faith, mais c’est la vérité. Et puis drôle. Un beau sourire, un visage intelligent. Mais
gentille… pas sûr.
Dommage qu’elle dût passer par Jeremy, au lieu de s’adresser directement à l’homme concerné.
Mais Jeremy, lui, était disposé à répondre à ses questions.
— Ils ont vécu ensemble avant de se marier ?
— Non. Levi devait se rendre à un truc de l’armée, à Fort Drum. Il est revenu avec elle, m’a
demandé de le rejoindre à la mairie, et ils se sont mariés. Il n’y avait que sa mère, sa sœur et moi.
Jeremy sourit à cette évocation.
— Il était fou amoureux. Incapable de détacher son regard d’elle. Il paraissait tellement… fier, tu
vois ? Comme s’il pouvait dire au monde entier : « Regardez un peu la femme que j’ai épousée. »
— Tu me files des crampes d’estomac, Jeremy.
— N’oublie pas que ça n’a pas marché. Nina avait de l’humour, elle était belle, mais elle ne
tenait pas en place. On voyait bien que Levi allait au-devant d’une terrible déception, et personne n’a
été surpris d’apprendre leur séparation.
— Mais lui a été surpris que ça ne marche pas ?
— Exactement. Il l’adorait, mais elle ne pensait qu’à repartir. Elle n’était pas faite pour vivre
dans une petite ville. Ni pour le mariage. Alors que Levi, lui, avait pratiquement choisi le prénom de
leurs enfants.
Faith connaissait bien ce syndrome… A l’époque, Jeremy et elle avaient déjà choisi le prénom de
leurs futurs bébés.
— Et c’était il y a un an ?
— Un an et demi, peut-être. Oui, puisque ça s’est passé en juin, au moment du meeting aérien qui
a lieu chaque année sur le lac. On aurait dit qu’il avait reçu un coup de batte de base-ball sur la tête.
Elle soupira.
— Eh bien, toute cette histoire me semble mal engagée, Jeremy. A t’entendre, la femme de sa vie,
c’est Nina. Moi, je ne suis qu’un plan cul.
— Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?
— Huit jours.
Il se mit à rire.
— A ta place, je donnerais un peu de temps au temps.
Il se leva et la débarrassa de son verre.
— Et maintenant, à table ! J’ai de beaux steaks, des pommes de terre au four et du coleslaw : tes
plats préférés. Sans parler du clafoutis au raisin de chez Lorelei. Et si Levi tarde à revenir, on pourra
regarder Le Diable s’habille en Prada. Je l’ai encore vu hier soir et je te jure que ce film se bonifie
chaque fois.
— Comment ai-je pu penser une seule seconde que tu étais hétéro ?
Elle lui tendit la main pour qu’il l’aide à s’extraire du canapé et le suivit dans la cuisine.

*
En revenant chez eux, les Hedberg avaient trouvé la porte de derrière ouverte et, plutôt que
d’entrer, ils avaient préféré appeler Levi, au cas où les cambrioleurs auraient encore été dans la
maison.
Levi ne pouvait que leur donner raison.
Il fit attendre la famille à l’extérieur pendant qu’il tentait une incursion. Personne… On aurait dit
que la chambre de Katie avait été mise sens dessus dessous, mais elle affirmait qu’elle l’avait laissée
dans cet état. Le petit Andrew le contemplait de loin, éperdu d’adoration ; à son arrivée, il l’avait
bombardé de questions sur les méchants, les pistolets, les voleurs et son chien Abraham : pouvait-on
le dresser à l’attaque ?
Levi fit ensuite le tour de la maison à la recherche de signes d’effraction — moustiquaires
enfoncées, empreintes de pas dans les plates-bandes, dégâts sur l’une des portes. Puis, Christine,
l’aînée des enfants, finit par admettre qu’elle avait peut-être oublié de fermer la porte de derrière,
lorsqu’elle était partie, plus tôt dans l’après-midi.
— Désolé de vous avoir dérangé pour rien, chef, s’excusa M. Hedberg, confus.
— Pas de problème. Vous avez bien fait d’appeler, répondit Levi, en grattant Abraham derrière
les oreilles. Je suis là pour ça… Et avec cette vague de cambriolages il ne faut surtout pas hésiter.
C’est tout de même une bonne chose que vous ayez un chien. C’est un excellent moyen de
dissuasion, pas vrai, mon gros ?
Abraham remua la queue pour confirmer qu’il était un chien de garde hors pair.
— On devrait lui donner un steak en récompense, suggéra Andrew. Pas vrai, chef Cooper ? Je
pourrais être policier quand je serai grand ?
— Bien sûr.
— Ou militaire ! Comme ça, je tuerai les méchants.
— Avec un peu de chance, quand tu seras grand, tous les méchants auront disparu de la surface de
la Terre, répliqua Levi, gagné par sa gêne habituelle quand quelqu’un évoquait l’armée devant lui.
Il serra la main des Hedberg, souhaita une bonne nuit à toute la famille, puis effectua une petite
patrouille dans le quartier. Carl et Pru vivaient en haut de la rue ; il s’engagea dans leur allée et
frappa à leur porte.
Abby vint lui ouvrir. Lorsqu’elle le vit, son visage s’illumina.
— Salut, tu veux entrer ? Ou bien tu veux m’emmener quelque part ? demanda-t-elle d’une voix
pleine d’espoir.
— Désolé, Abby, je ne peux pas. Tes parents sont là ?
Elle se rembrunit.
— Ils « font la sieste » ? répondit-elle, en dessinant des guillemets dans l’air. Comme si j’avais
quatre ans et que je gobais encore ce genre de truc… Mon père est parti habiter chez ma grand-mère,
mais il revient ici pour des visites conjugales. J’ai hâte de partir à la fac, je te jure !
Levi réprima un sourire.
— Les Hedberg ont cru que quelqu’un avait tenté d’entrer chez eux par effraction, mais
apparemment il ne manque rien chez eux. Malgré tout, vérifiez que toutes les portes sont bien fermées
à clé et appelez-moi si jamais vous entendez du bruit.
— Primo, je suis déjà au courant : Katie vient de m’envoyer un SMS. Et deuzio, je ne suis
vraiment pas le genre de fille à mener l’enquête, si jamais j’entends des bruits sourds dans la nuit.
J’ai vu suffisamment de films d’horreur comme ça !
— D’accord, c’est parfait. Et toi, comment vas-tu ? Tu continues de filer droit ?
— Oui… Mm-hm…
Elle s’était mise à écrire un texto tout en lui parlant. Quelle habitude agaçante…
— Eh bien, débrouille-toi pour que ça dure, Abby. Une bêtise peut avoir des conséquences à long
terme.
— Je vais y réfléchir… Merci. Je crois que tu viens de changer ma vie.
— Ne fais pas l’idiote.
— Je suis en train de poster ce que tu viens de me dire sur Facebook.
— Je ne plaisante pas, Abby. Tu ne tiens pas à tomber enceinte ni à…
— Dis… Il y a un truc qui me revient, tout à coup : je ne suis pas ta petite sœur, OK ? J’ai déjà
tout un tas d’adultes chez moi pour me faire la leçon, alors n’en rajoute pas. Fais-moi plutôt ton
regard torride.
— Bonne nuit, Abby.
— Attends…
Elle brandit son téléphone portable et cliqua. Génial ! Il serait sur sa page Facebook dans
quelques secondes…
Non, Abby n’était pas sa sœur. Cependant, elle pourrait bien devenir un jour sa nièce.
Merde ! Mais d’où sortait cette idée absurde ?
Il fit marche arrière dans l’allée. Le truc, c’était que… qu’il n’était pas du genre à coucher à
droite à gauche. Et puis, il pensait souvent que ce serait sympa d’être marié, d’avoir un ou deux
gosses.
Mais la prochaine fois il lui faudrait mieux choisir sa compagne… Nina avait prétendu l’aimer
(quoique, rétrospectivement, elle lui avait lancé ça comme elle aurait professé sa passion pour la
pizza). Elle se sentait prête à se fixer, lui avait-elle affirmé, et aimait l’idée de vivre dans une petite
ville. Elle voulait obtenir un master en sciences de l’éducation, devenir enseignante, avoir des
enfants.
Tout ça avait duré trois mois en tout et pour tout.
Il composa le numéro de Sarah.
— Salut, qu’est-ce que tu fais ?
— Rien. Je travaille. Comment tu vas ?
A la légère impatience qu’il notait dans sa voix, il devina que sa sœur se sentait seule. Il
entendait de la musique en fond sonore.
— Ça va. Tu es seule ?
— Oui. J’ai un partiel de chimie, demain. Ma colocataire débile est avec son copain.
— Je croyais que tu l’aimais bien.
— C’est une pétasse. Alors, quoi de neuf ?
— Je voulais juste prendre de tes nouvelles.
Silence. Puis :
— Merci, répondit-elle d’une toute petite voix.
Et soudain, sans réfléchir, il demanda :
— J’ai besoin d’un conseil.
— Ah oui ?
Brusquement, Sarah avait adopté une intonation plus tonique.
— Pourquoi ? Faith t’a laissé tomber ?
— Non. Simplement, je ne sais pas si j’ai envie d’être… comment dire… un choix par défaut.
Il grimaça : avait-il raison de se confier à sa sœur ?
— Pourquoi serais-tu un choix par défaut ? A cause de cette vieille histoire avec Jeremy ?
Il ne répondit pas.
— Raconte-moi tout, Levi…
— Il n’y a rien à raconter.
— Elle est toujours amoureuse de lui ?
— Je ne sais pas.
— Demande-lui !
— C’est ça…
— Mais si, idiot ! Pose-lui la question. Et puis après tu l’embrasses comme au cinéma. Je te
promets que c’est toi qu’elle choisira pour de bon. Les hétéros l’emportent toujours sur les gays.
Levi se mit à rire.
— OK ! Bon, à part ça, ça va, toi ? Tu t’en sors ?
Sa sœur soupira si fort qu’il eut l’impression de sentir son souffle ébouriffer ses cheveux à
travers le téléphone.
— J’ai le droit de dire non ? demanda-t-elle.
Il hésita.
— Tu es encore en période d’adaptation, c’est tout. Très vite, tu vas adorer la fac.
— Tu dis n’importe quoi…
— Non, Sarah. Mais il faut que tu y mettes un peu du tien.
Que dirait Faith dans une telle situation ?
— C’est normal que la maison te manque, Sarah. Mais ne laisse pas ce manque te priver de tous
les plaisirs de la vie.
Voilà, c’était bien, ça !
— Si tu veux, Sigmund… Bon, c’est pas tout, il faut que je bosse.
Sa voix avait de nouveau perdu son entrain.
— D’accord. Tu es une fille brillante, Sarah, tu vas réussir.
— Merci.
Déconcerté, Levi raccrocha. L’université était censée aider sa sœur à surmonter son deuil, pas
l’aggraver. Il n’aimait pas savoir qu’elle souffrait de la solitude.
Un panneau lui indiqua qu’il était sorti de Manningsport. Il avait traversé la portion de route
d’Osskill et s’engageait à présent dans la petite ville de Bryer. A gauche, au croisement, encore trois
kilomètres, puis à droite. C’était la quatrième fois qu’il venait là.
Etrange comme la route lui semblait familière.
Ce joli quartier avait été construit à la fin des années soixante. Des ranchs et des maisons de style
Cape Cod, de grands jardins, des habitations assez petites, un environnement sain et sans danger.
L’endroit idéal pour récolter des bonbons à Halloween, contrairement au quartier des mobil-homes,
où cela pouvait se révéler un tantinet risqué : quand il avait sept ans, le père de Jessica lui avait
offert une canette de Pabst. A partir de ce moment, pour Halloween, sa mère les avait conduits au
Village, Jessica et lui. Quand ils avaient arrêté, ils avaient neuf ans. Ils venaient d’accepter avec joie
un Mr Goodbar (sa barre chocolatée préférée) et s’apprêtaient à quitter la véranda de la gigantesque
demeure victorienne, lorsqu’une voix d’homme leur était parvenue par la fenêtre.
— Qui était-ce ?
La femme — Mme Thomas — avait répondu sèchement : — Deux gamins des mobil-homes.
J’aimerais mieux que leurs parents ne les conduisent pas jusqu’ici. Ils profitent de notre générosité.
Il avait senti son visage s’embraser. Quant à Jessica… On aurait dit qu’elle avait reçu un coup de
poing dans l’estomac. Alors, il avait jeté sa barre chocolatée dans les buissons, puis celle de Jessica.
Puis il avait entièrement vidé par terre leurs sacs de bonbons. Peu importait que les McCormack se
soient montrés très gentils avec eux, les complimentant sur son maquillage de zombie et sur le
costume de Jessica.
Au printemps dernier, cette même Mme Thomas s’était cassé la hanche : elle avait glissé en
sortant de sa douche. C’était lui qui était arrivé le premier sur les lieux, et il était resté agenouillé à
ses côtés, la recouvrant d’un peignoir de bain pour ménager sa pudeur devant les pompiers, et ce
geste l’avait émue aux larmes ; elle l’avait remercié pour sa gentillesse. Pendant qu’il la réconfortait,
Levi s’était demandé si elle se souvenait que ce gentil policier était l’un de ces anciens garnements
des mobil-homes qui s’appropriaient les bonbons destinés aux enfants plus favorisés.
Il ralentit, puis rangea son véhicule de patrouille sur le bas-côté de la route. La maison était là, un
ranch bleu foncé agrémenté de rhododendrons et d’un immense érable équipé d’une balançoire.
Par la baie vitrée du séjour, on apercevait de la lumière. Un vélo d’enfant gisait près de la boîte
aux lettres, à moitié sur la chaussée.
Une femme entra dans le séjour et tendit un verre à quelqu’un. A son père, sans doute, songea
Levi. La télévision était allumée, il pouvait l’entendre. Il n’avait jamais vu l’épouse de son père…
Tout juste l’avait-il entraperçue deux fois avant ce soir. Plutôt mince, elle avait des cheveux
blonds.
Il n’y avait pas de lumière dans les chambres ; les garçons devaient dormir. Comme c’était
étrange de penser qu’il avait deux demi-frères qu’il n’avait jamais rencontrés et dont il ne connaissait
même pas les prénoms. Il les avait vus la première fois qu’il était venu ici : ils jouaient dans l’allée
avec leurs voitures Matchbox. Des petits garçons. Il ne s’était pas arrêté, ce jour-là, il avait continué
sa route, faisant attention à ne pas les fixer de manière trop ostensible.
Sa montre marquait 22 heures. En ce moment même, il pourrait être avec Faith. Et soudain le
désir de la voir lui enserra la poitrine comme un étau.
Avant de partir, il descendit de voiture et déplaça le vélo de sorte que quelqu’un ne roule pas
dessus.
Vingt minutes après, il était de retour chez Jeremy.
— Désolé d’avoir été si long.
— Faith s’est endormie, fit Jeremy.
En effet, elle dormait, la tête sur les coussins du canapé, recouverte d’un plaid d’aspect moelleux.
— Elle va bien ? demanda-t-il, luttant contre une stupide jalousie.
Un film passait à faible volume sur l’écran, un truc avec une actrice très connue qui raflait tous
les oscars.
— Oui… Fatiguée, c’est tout. Et toi ? Comment s’est passée ton intervention ? Tu peux parler
normalement, elle a un sommeil profond.
— Je sais.
Le matin, il pouvait l’embrasser pour lui dire au revoir sans qu’elle bouge un cil. Néanmoins, il
avait réussi à la réveiller au milieu de la nuit. Et les deux fois il avait fait son maximum pour la
priver de sommeil.
— C’est vrai, c’est vrai… Evidemment, tu le sais. Tu veux manger ? Nous t’avons gardé ton
steak.
Nous…
— Non, ça ira.
Il s’assit dans le fauteuil et regarda Faith.
— Alors, c’est sérieux entre vous ? lui demanda Jeremy.
Levi inspira à fond et retint sa respiration une seconde.
— On a couché ensemble deux ou trois fois.
En réalité, six fois ces huit dernières nuits, dans son petit appartement si confortable qu’on aurait
cru qu’elle y habitait depuis des années.
— Ce n’est pas le genre de fille avec laquelle on peut se permettre de s’amuser, tu sais.
— Ecoute-moi : à partir de maintenant, c’est mon affaire, d’accord ?
Il fronça les sourcils d’un air faussement menaçant.
— Oui, je comprends, répondit Jeremy en souriant. Mais je peux te donner un petit conseil ?
— Je gère la situation, merci.
L’air interrogateur demeura sur le visage de Jeremy.
— C’est bon, vas-y. Dis ce que tu as à dire.
Jeremy arrangea le plaid autour des pieds de Faith.
— Les petites attentions comptent énormément pour elle. Dis-lui qu’elle est jolie, pense à la
complimenter si elle porte une nouvelle robe. Parle-lui. Offre-lui des fleurs.
— Des fleurs. Pigé.
— Et ne sois pas sarcastique. Elle est fragile.
— Je crois au contraire qu’elle est plutôt solide, rétorqua Levi, mâchoires crispées.
— C’est du bluff.
— Vraiment ?
— Je crois, oui. Et je la connais très bien.
Jeremy sourit et, l’espace d’une fraction de seconde, Levi eut envie de lui flanquer son poing
dans la figure.
— Eh bien, si la minute « bon conseil » de la soirée est terminée, je m’en vais ramener cette
délicate fleur exotique chez elle.
— D’accord. Je ne voulais pas m’immiscer entre vous, ni être désagréable, Levi. Je souhaite
simplement que ça marche entre vous.
Et c’était bien ça, le problème. On ne pouvait pas se fâcher contre Jeremy tant il était attentionné
avec ses amis.
— Compris. Tu veux réveiller la Belle au bois dormant ?
— Faith ! dit Jeremy d’une voix forte, Faith chérie, il faut te réveiller. Allez. Réveille-toi,
maintenant.
Aucune réaction. Faith semblait plongée dans un coma profond.
— Faith ! Allez !
Jeremy s’était presque mis à crier.
— Avec un seau d’eau, peut-être ? suggéra Levi.
— Hein, quoi ? J’ai tout entendu. Ne me jetez rien dessus, marmonna Faith. Quel jour on est ?
Elle se redressa péniblement, les sourcils froncés. Puis elle vit Levi, et ses traits s’adoucirent.
Le désir impérieux qu’il avait ressenti de la voir un peu plus tôt, devant la maison de son père, ce
besoin d’elle — pas forcément de faire l’amour avec elle, quoique ça n’eût pas été pour lui déplaire
—, mais simplement de la toucher, de la sentir près de lui… Ce désir impérieux était de retour.
— Prête à y aller ? lui demanda-t-il.
— Prête.
Elle se pencha pour faire la bise à Jeremy.
— Merci pour le dîner. Et pardon de m’être endormie sur le canapé.
— Ne t’inquiète pas pour ça. C’était comme au bon vieux temps.
Il lui sourit avant de se précipiter dans la cuisine en s’écriant : — Attends, Levi, je vais
t’emballer ton repas.

*
Quand ils arrivèrent à la résidence de l’Opéra, Levi suivit Faith chez elle.

— Salut, mon beau ! lança-t-elle au chien qui trépignait de joie. Qui a été bien sage ? Laisse-moi
souffler deux minutes, et nous irons faire une promenade.
Elle alla chercher un verre d’eau dans la cuisine et se percha sur l’îlot central, balançant les
pieds dans le vide.
— Tu passes la nuit ici ?
Ses joues se marbrèrent de rose, tandis qu’elle lui posait la question, tout en évitant
soigneusement son regard.
Il ne répondit pas, marcha jusqu’à elle, l’enlaça et appuya la tête contre sa poitrine. Aussitôt, il
sentit un peu de sa tension musculaire le quitter, tandis qu’il respirait sa douce odeur.
— Ça va, Levi ? s’enquit-elle avec tendresse.
— Oui.
— Qu’est-ce qui t’a retenu si longtemps, ce soir ?
Il songea à lui parler des autres enfants de son père, de cette jolie petite famille dont il ne faisait
pas partie. A évoquer aussi sa jalousie par rapport à Jeremy. Mais quel intérêt de parler de ses
histoires, de ses problèmes ?
Et puis, à dire vrai, il n’était pas certain d’avoir envie qu’elle sache. Ni elle ni personne.
— Ça m’a pris du temps, c’est tout.
Il aurait pu rester là toute la vie, la tête enfouie contre ses seins, à écouter sa respiration.
Sauf que…
— Faith ?
— Mmh ?
— Ton chien risque de faire pipi sur mes pieds.
Elle se mit à rire. Un rire mélodieux, profond, généreux.
— Cela vous rapprocherait encore un peu plus, tous les deux.
— Emmenons-le faire un tour.
— Et au retour on batifole au lit ?
— Excellente idée.
Il plongea son regard dans ses yeux bleus.
— Tu accepterais de dîner avec moi, demain soir ? Un dîner en amoureux ?
Quand elle lui sourit, il eut l’impression d’avoir entrouvert la porte du paradis.
22
La bibliothèque municipale de Manningsport était fermée le samedi après-midi, mais Faith
possédait le code d’accès. En tant que policier, Levi devait le connaître lui aussi, mais il resta en
retrait et la laissa le composer.
Il y avait quelque chose de magique dans le fait de déambuler dans une bibliothèque déserte,
songea-t-elle, alors qu’ils traversaient les salles sombres jusqu’à la section jeunesse. Ça, et la main
puissante et chaude de Levi qui enserrait la sienne, pendant que la pluie tambourinait doucement sur
le toit. C’était la première fois qu’ils se tenaient la main. Un si petit geste pouvait avoir une si grande
portée…
— Tout est fini, alors ? s’enquit Levi, tandis qu’elle ouvrait la porte de derrière qui donnait sur le
jardin.
— Fini, oui. L’inauguration aura lieu mercredi soir.
Elle laissa passer quelques secondes, puis demanda : — Tu y seras ?
— J’espère.
Sa réponse, bien qu’évasive, la fit rosir.
— Eh bien, nous y voilà. Tu peux aller jeter un œil…
Dessiner ce jardin avait représenté un petit défi pour elle, car l’espace était très limité.
Auparavant, il n’y avait qu’un banc en ciment, une plate-bande de géraniums anémiques (des
fleurs de cimetière, avait-elle toujours pensé), ainsi qu’un abreuvoir à oiseaux transformé en bouillon
de culture. De ce fait, un coin très peu fréquenté.
A présent, en voyant Levi mesurer l’ampleur du travail accompli, elle sentait son cœur se gonfler
de fierté. Aux angles se dressaient des érables du Japon, espèce choisie pour sa taille raisonnable et
la beauté de son feuillage. La semaine suivante, il était prévu que le groupe de lecture de la
maternelle fabrique des petits carillons éoliens qu’on accrocherait aux branches, et Topper Mack
avait déjà réalisé quatre nichoirs à oiseaux, tous représentant la bibliothèque en miniature.
Entre les arbres étaient disposés quatre bancs en châtaignier et acajou, œuvre de Samuel
Hastings, le charpentier qui s’était également occupé de la grange de Blue Heron. On pouvait dire
qu’elle lui avait donné du travail, durant son séjour ! Chaque banc avait été offert par une des plus
anciennes familles de Manningsport : les Holland, bien entendu, les Manning, les Meering et les van
Huesens. Le mur sud, dépourvu de fenêtre, avait toujours rendu le jardin irrespirable, du fait qu’il
recevait le soleil toute la journée. C’était sur ce mur qu’elle avait dessiné une petite fontaine aux
lignes pures, qui s’écoulait en une nappe lisse et fluide au bruit apaisant.
A l’intérieur du périmètre, elle avait créé une allée circulaire pavée de vieilles briques et bordée
de buis taillés bas, menant à ce qui, de son point de vue, constituait le clou du jardin : une statue en
bronze grandeur nature du Dr Seuss en train de lire un exemplaire du Lorax sous le regard de la
célèbre petite créature poilue.
Levi se tenait justement devant.
— Le Dr Seuss, hein ?
La fine pluie avait foncé ses cheveux blonds.
— Pourquoi lui ?
— Parce que c’est le plus grand auteur de littérature enfantine du monde. A mon avis, en tout cas.
Et le conseil d’administration de la bibliothèque a eu l’air d’approuver mon choix.
— Happy Birthday To You, c’était mon préféré, lui confia Levi, en balayant de la main une feuille
morte tombée sur le pied de l’écrivain. Je l’ai souvent lu après… Je le lisais souvent.
— Après quoi ? lui demanda-t-elle, resserrant son blouson autour d’elle.
Il lui jeta un regard par-dessus l’épaule.
— Après le départ de mon père, dit-il au bout de quelques secondes, reportant les yeux sur la
statue.
Elle avait toujours su que le père de Levi ne faisait pas partie du décor, mais c’était la première
fois qu’il y faisait allusion. Son cœur se serra en l’imaginant petit garçon, en train de lire ce livre
plein d’une joyeuse exubérance pour compenser la détresse qui avait dû être la sienne.
— Quel âge tu avais, quand il est parti ?
Il ne répondit pas, mais déclara au bout d’une minute : — C’est vraiment très joli, Faith. Les
gosses vont adorer.
Apparemment, le sujet de son père était tabou.
— Merci.
Elle marqua une pause.
— L’idée, c’était de remodeler un espace que personne ne voyait vraiment pour en faire quelque
chose de beau. D’amener les gens à apprécier ce que la nature a à nous offrir, les éloigner de leurs
téléphones portables et de leurs ordinateurs pour qu’ils aillent souffler un peu dehors, écouter le
chant des oiseaux, le bruit de l’eau et savourer… l’instant présent.
— C’est cette volonté qui sous-tend tous tes projets ?
Elle haussa les épaules avec une fausse désinvolture.
— Je crois, oui.
Dit à voix haute, cela paraissait un peu naïf, mais dans le sens positif. Enfin, avec un peu de
chance…
— Tu as faim ?
— Oui. On va chez O’Rourke ?
— Non.
Il revint vers elle et reprit possession de sa main.
— Non, j’ai plutôt envie d’un pique-nique. Je me suis renseigné auprès de Honor. Elle m’a dit
que la Grange de Blue Heron était libre.
*
Vingt minutes plus tard, ils gravissaient la colline. Levi portait un grand sac en papier, frappé de
l’inscription « Lorelei », ainsi qu’une couverture. La pluie de fin octobre s’était muée en simple
bruine et un pique-nique tardif, par ce froid samedi, paraissait à Faith le comble du romantisme.
Bien qu’elle y eût travaillé durant six semaines entières, la vue de la grange dans sa nouvelle
configuration lui causait toujours une petite émotion. Les plantes s’étaient flétries sous l’effet du froid
— il avait fait moins un, la nuit dernière —, mais le résultat demeurait magnifique. Des feuilles
mortes s’étaient accumulées à un angle de la toiture ; il faudrait qu’elle monte avec une échelle pour
s’en occuper, songea-t-elle.
Levi étendit la couverture sur le sol de la grange, puis commença à prendre du bois d’allumage
dans la petite alcôve près de la cheminée. Lorsque les flammes s’élevèrent, il s’assit par terre.
— Faim ?
— Une faim de loup. Donnez-moi à manger, chef Cooper !
Il sourit, mais à peine, et Faith sentit son cœur se serrer de tendresse. Levi ne souriait pas assez.
Et elle avait très envie d’y remédier.
Autour d’eux, le vent soufflait en rafales, refoulant de temps à autre des bouffées de fumée par le
conduit de la cheminée. Ils dégustèrent les succulents sandwichs de Lorelei — petits pains garnis de
rôti de bœuf, tartiné de mayonnaise au raifort et surmonté de cheddar, et salade d’œufs à l’aneth sur
une épaisse tranche de pain de seigle. Un sachet de chips, deux bouteilles de thé glacé. Et en dessert
des cookies au chocolat, denses et moelleux.
Faith les dégustait, les yeux fermés d’extase.
— Mmm… Ces cookies sont la preuve que Dieu existe, murmura-t-elle. On devrait canoniser
Lorelei.
— Ce n’est pas elle qui les a faits.
Elle rouvrit les yeux.
— Ah, bon ? Mais, dis-moi, ces cookies seraient-ils à l’origine de cette divine odeur qui entre
régulièrement chez moi vers les 3 heures du matin ?
Levi opina d’un air gêné. Elle n’en revenait pas !
— Eh bien bravo. Je devrais signaler tes activités nocturnes à Barb, notre journaliste locale. Je
vois déjà le titre : « Les secrets de pâtisserie du chef Cooper » ou : « Héros de guerre le jour,
pâtissier la nuit ».
— Tu n’as pas intérêt à faire ça…
De nouveau cette ébauche de sourire.
— Pourquoi ? Les habitants de Manningsport seraient ravis. Ne gardez pas vos talents trop
secrets, chef Cooper…
— Tais-toi ! Ferme les yeux et manges-en un autre. Ça m’amuse de te regarder faire.
Elle obéit, s’efforçant de ne pas penser aux conséquences directes des cookies sur ses cuisses.
Ils en valaient la peine ! Quand elle rouvrit de nouveau les yeux, Levi la contemplait d’un air
grave, sourcils froncés. Ses yeux semblaient presque gris, de la même couleur que le ciel.
— Je regrette de t’avoir traitée d’allumeuse, à l’époque. Je ne le pensais pas.
Le souvenir de ces paroles transperça le cœur de Faith. Il parlait de ce fameux jour où, à son
immense surprise, il lui avait donné un baiser près de la cascade.
Elle avala un morceau de cookie.
— C’était il y a longtemps, Levi.
— Je sais. Mais j’y ai parfois repensé, depuis.
Il regardait fixement le feu.
— Je me suis senti en dessous de tout, ce jour-là. J’avais embrassé la copine de mon meilleur
ami et je voulais rejeter la faute sur quelqu’un d’autre. Je te demande pardon.
— Merci, murmura-t-elle.
Le feu émettait des sifflements aigus et de soudaines explosions. C’était maintenant ou jamais !
— Levi… Nous deux, c’est sérieux ou pas ?
Parce que, s’il ne s’agissait pas d’amour entre eux, elle allait devoir se dépêcher de rattraper son
cœur au lasso et de le ramener à l’écurie : de toute évidence, il était déjà parti au galop.
Il se tourna vers elle, presque à contrecœur, lui sembla-t-il.
— Je n’en sais rien. Tu comptes rester à Manningsport ?
— Je… je dois d’abord régler certaines choses. Mais oui, j’ai envie de rester.
Elle le voulait même plus que tout à présent.
Il hésita, puis hocha la tête.
— Nous sommes donc… amis ?
— C’est ce que tu veux que nous soyons, Levi ? Des amis ?
Il fit une boule du sac en papier et le jeta dans les flammes.
— Toute ma vie, j’ai voulu être ton amie, lui avoua-t-elle, la gorge nouée par une subite émotion.
Il lui lança un regard pénétrant.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Tu étais…
A l’époque, il faisait partie des jeunes les plus populaires du lycée, mais il avait quelque chose
de plus que les autres. Quelque chose de différent.
— Je me souviens qu’un jour j’ai fait une crise d’épilepsie. C’était en CE2, je crois… Oui,
puisque c’était Mme G. notre institutrice.
Levi hocha la tête.
— Quand je suis revenue à moi, je t’ai vu, en train de dire aux autres de reculer et d’arrêter de
me fixer bêtement.
Elle le regarda avec tendresse.
— Tu t’en souviens ?
— Non.
— Moi, oui. Mais hormis cette fois-là j’ai toujours eu l’impression que tu ne m’aimais pas. En
particulier quand j’étais avec Jeremy.
Elle s’absorba dans la contemplation des bords frangés de la couverture. Tout à fait fascinant.
Elle s’était mise à tresser trois brins de laine, quand la main de Levi vint se poser sur la sienne.
— Maintenant, je t’aime bien, Faith.
Elle releva la tête : il souriait. Légèrement.
— Tant mieux.
— Mais j’ai quand même l’impression que nous sommes plus que des amis.
L’émotion explosa en elle. Une émotion chaude. Puissante.
Il l’attira contre lui, et elle sentit sa poitrine se contracter douloureusement en respirant son
agréable odeur de savon et de feu de bois. Il avait un fragment de feuille morte accroché à sa chemise
à carreaux, qu’elle balaya de la main. Son cœur lui semblait tout neuf. Tout fragile.
Elle l’embrassa. Sa bouche était ferme, suave et tellement, tellement douée pour provoquer en
elle une flambée de désir… Une chaleur chaude et dorée envahit son corps.
Et puis, quoi ? Une couverture par terre, un bon feu, un très bel homme à côté d’elle et la pluie
qui faisait des claquettes sur la toiture transparente de la grange. Existait-il meilleur endroit au monde
pour faire l’amour ? Si oui, elle ne le connaissait pas.
Un long moment après, le crépitement de la pluie s’était mué en trombes d’eau qui plaquaient les
dernières feuilles des arbres sur la verrière. Blue dormait devant la cheminée. Ses pattes remuaient
légèrement dans le vide, signe qu’il rêvait. Peut-être était-il ramasseur de balles à l’US Open, dans
ce rêve…
Faith était lovée contre Levi, la tête nichée au creux de son épaule. Elle se sentait toute tiède et
alanguie grâce aux effets conjugués du feu et de la chaleur du corps de cet homme à ses côtés.
Cet homme. Le sien… Oui, cela lui plaisait.
— Je peux te demander quelque chose ?
La voix de Levi n’était qu’un murmure.
— Bien sûr.
— A quoi ça ressemble d’avoir une crise d’épilepsie ? Tu n’es pas obligée de me répondre si ça
te gêne.
— Ça ne me gêne pas.
Elle ramena une mèche derrière son oreille. Ce n’était pas la première fois qu’on lui posait la
question.
— Au début, j’ai ce qu’on appelle une aura. Je m’angoisse, comme si quelque chose de terrible
était sur le point de se produire. Quelque chose d’apocalyptique. Je sens mon corps s’agiter, je sais
que je tire sur mes vêtements… Une sorte de panique s’empare de moi, et puis je me déconnecte du
réel.
— Et quel effet ça fait ?
— Je ne sais pas. C’est le vide total.
Elle promenait sa main sur son torse, percevant les muscles fermes en dessous.
— Ce qui est drôle, c’est la façon dont les gens se comportent après la crise. Ou pendant, mais
moi, je ne les vois qu’après.
— Et comment se comportent-ils ?
— Ça dépend des personnes. Toi, par exemple, tu réagis bien. Parfaitement, même.
— Oui, c’est qu’on me dit souvent.
Rêvait-elle ou y avait-il une nuance de tendresse amusée dans sa voix ?
— Je n’en doute pas. Surtout quand ce compliment t’est fait par des citoyens de plus de quatre-
vingts ans, railla-t-elle.
— Et les autres personnes, comment réagissent-elles ?
Elle réfléchit un instant, rassemblant ses souvenirs.
— Eh bien, lorsque nous étions petits, Jack restait à bonne distance de moi, comme si je risquais
de prendre feu. Sauf la fois où il m’a filmée pour décrocher un insigne scout ou je ne sais quoi. Ma
mère est entrée dans une colère folle quand elle l’a su. Pru, elle, supportait bien la chose. Quant à
Honor… Honor se mettait toujours à pleurer.
— Parce que Honor pleure ?
Elle sourit.
— Etonnant, pas vrai ?
— Et tes parents ?
— Eh bien, à voir la tête de mon père, on aurait cru chaque fois que je revenais d’entre les morts.
Il était complètement épuisé et soulagé en même temps. Je pense que c’était plus dur pour lui que
pour moi. Et ma mère était…
Elle n’alla pas plus loin. La pluie faisait de plus en plus de bruit sur le toit de verre.
— Ta mère était quoi ?
— Furieuse.
Elle se faisait l’effet d’être sacrilège en proférant quelque chose de négatif sur sa mère disparue.
Levi se mit sur le côté pour la regarder.
— Ta mère ne pouvait pas être furieuse contre toi parce que tu faisais une crise, Faith.
— Non, sans doute pas. Mais furieuse que je sois épileptique, furieuse contre le monde entier,
peut-être. Pour ma part, j’ai toujours eu l’impression qu’elle était furieuse contre moi.
Elle eut un petit haussement d’épaules.
— Mais tu as raison, ce ne devait sûrement pas être le cas.
— Voyons, Faith, peux-tu un instant t’imaginer furieuse contre ta fille, parce qu’elle fait une crise
d’épilepsie ?
Aussitôt, l’image d’une petite fille aux yeux verts s’imposa à elle de façon si nette qu’elle en
resta interdite, et elle dut s’éclaircir la voix pour masquer son trouble.
— Non. Bien sûr que non… Si nous parlions d’autre chose, maintenant, Levi ?
Elle laissa quelques secondes s’écouler.
— A mon tour de te poser une question. Comment as-tu vécu l’Afghanistan ?
Le regard de Levi se modifia, comme si une porte s’était refermée en lui. Ses yeux, doux et
tendres encore un instant avant, ne reflétaient plus rien.
— Bien.
— Comme tu ne parles jamais de la guerre là-bas…
Il ne répondit pas tout de suite.
— C’est que je ne sais pas quoi dire, quand on me pose cette question.
— Combien de missions as-tu effectuées ?
— Quatre.
— Toutes en Afghanistan ?
— Oui.
— Est-ce qu’il t’est arrivé d’avoir peur ?
— Bien sûr.
— C’est là-bas que tu as rencontré ta femme ?
— Oui.
Il en resta là. Faith attendit la suite, mais elle ne vint pas.
— Levi, tu peux me parler, tu sais.
— De quoi ?
— De ce que tu veux. De ce que tu as dû faire là-bas, de ce que tu as ressenti, de ta femme, de ta
mère, de ton père… De ce que tu veux.
Il s’assit et entreprit de se rhabiller.
— Il n’y a pas grand-chose à dire.
De toute évidence, la parenthèse intime de l’après-midi venait de se refermer…
— Eh bien, si un jour tu as envie de te confier un peu plus, je veux que tu saches que tu peux me
parler.
— Je n’en ai pas envie.
Ses mouvements étaient brusques et précis.
— OK, le message est très clair.
— Ecoute, Faith, tout le monde ne peut pas passer son temps à décortiquer ses sentiments.
— C’est pour moi que tu dis ça ?
Il s’interrompit dans le reboutonnage de sa chemise.
— Non.
— Est-ce que tu fais parfois des cauchemars ? lui demanda-t-elle, incapable de se retenir. Est-ce
pour ça que tu fais de la pâtisserie en pleine nuit ?
— Oui, répondit-il sombrement.
Elle attendit la suite. Et attendit encore.
— Tu pourrais me réveiller, suggéra-t-elle, quand tu passes la nuit chez moi…
Il la regarda d’un air grave.
— Je ne fais pas ce genre de rêves quand je dors avec toi, Faith.
Ces mots la touchèrent en plein cœur. C’était un cadeau merveilleux qu’il lui faisait, même s’il ne
semblait pas s’en rendre compte.
Son téléphone portable se mit à sonner. Zut ! Juste au moment où ils arrivaient à quelque chose.
Enfin, peut-être… Everett n’était donc jamais de permanence ?
Levi tâtonna, à la recherche de son mobile.
— Allô ?… Bien sûr, qu’est-ce qui se passe ?… D’accord, je serai là dans dix minutes.
Elle réprima un soupir. Enfin… Elle ne pouvait pas se plaindre : il était quand même le chef de la
police.
— Je dois y aller. Alice McPhales pense qu’il y a un inconnu dans le bois près de chez elle.
— Ah…
Mme McPhales était son ancienne cheftaine chez les jeannettes. Son Alzheimer empirait,
semblait-il. Faith était passée chez elle pour lui rabattre ses arbustes avant l’hiver. L’adorable vieille
dame lui avait fait du thé, mais en oubliant de mettre un sachet dans la théière, si bien que Faith,
soucieuse de ne pas la troubler, s’était contentée de boire de l’eau chaude.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
Levi leva les yeux vers la toiture transparente.
— Non, il pleut à verse. Tu sais, je vais juste faire un tour dans les bois, histoire de la rassurer.
— Ça m’est égal qu’il pleuve.
— Non, c’est bon… On se retrouve tout à l’heure à la maison.
A la maison… Ce mot ne lui avait jamais paru aussi beau.
Il lui releva le menton et plongea son regard dans le sien.
— J’ai passé un très bon moment avec toi, aujourd’hui.
— Merci, Levi. Moi aussi.
— Tu veux que je te raccompagne ?
— Non, c’est bon. Je vais remettre un peu d’ordre ici. Eteindre le feu et tout ça.
Il l’embrassa. D’abord rapidement, puis en prenant son temps, et la laissa seule avec le
martèlement de la pluie sur le toit, l’odeur des feuilles mouillées et du feu de bois.

*
Lorsque Levi quitta le poste de police après avoir rédigé une bonne demi-douzaine de rapports,
il faisait nuit. Le vent avait chassé les nuages chargés de pluie du lac, laissant derrière lui un ciel
dégagé et sans lune. Il y avait de la lumière chez Faith, remarqua-t-il, en traversant la place. Il
s’arrêta et leva les yeux. Etait-il en train de se spécialiser dans l’espionnage ? D’abord devant chez
son père, et maintenant en bas de l’appartement de Faith… Il apercevait une partie de son mur rouge
et un peu de la bibliothèque où trônaient toutes ses photos de famille.
Ainsi que le quartz rose qu’il lui avait offert.
Il aurait dû lui avouer que c’était lui qui l’avait glissé dans son casier.
Il la vit passer devant la fenêtre, le téléphone coincé contre l’épaule, un pot de Ben & Jerry’s
dans une main — elle en avait six dans le congélateur, la dernière fois qu’il avait regardé, et pas un
seul sachet de légumes verts —, une petite cuillère dans l’autre. Elle riait, et il sentit la lame du désir
le poignarder. Il adorait la voir rire. Alors, son visage resplendissait, et le son rauque de sa voix
avait sur lui un effet électrisant.
La sonnerie de son portable le fit sursauter.
— Chef Cooper à l’appareil.
— Ici Mini Cooper.
— Bonsoir, Sarah, comment ça va ?
— Bien. J’ai eu un A à mon évaluation de chimie.
— Tu vois, je te l’avais dit. Bravo !
— Et merci pour les cookies. J’engraisse. Encore plus, devrais-je dire.
— Tu n’es pas grosse du tout.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais ?
De nouveau, il devinait une note de solitude dans sa voix.
— Tu es au poste, là ?
— Non. Je suis sous les fenêtres de Faith. Je l’observe.
— C’est du harcèlement, dis donc !
— Ma foi, je suis officier de police. On est plutôt doués dans ce registre.
— Doués dans le registre du pathétique, tu veux dire ? Parce que c’est carrément pathétique,
Levi ! Tu vas lui réciter quelques vers, comme dans Roméo et Juliette ? « Quelle lumière perce à
cette fenêtre ? » et toutes ces conneries ?
— C’est une idée…
— Tu viens toujours dîner cette semaine, hein ?
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi ? J’ai dit que je le ferais ?
— Tu as promis que tu viendrais dîner, puisque tu m’as interdit de revenir à la maison avant
Thanksgiving, c’est-à-dire pas avant des semaines !
— Ecoute, Sarah, je ne peux pas, cette semaine. J’ai une réunion budgétaire, demain…
— Et mardi ?
— Mardi, je suis de permanence.
— Et mercredi ?
— Je dîne chez les Holland.
Merde ! Ça, il n’aurait pas dû le lui dire.
— Oh ! Comme c’est mignon…, ironisa Sarah, la voix brouillée de larmes. Et jeudi ?
— Encore de permanence, chérie. Sarah… Je n’ai jamais dit cette semaine. J’ai dit : « avant
Thanksgiving » et…
— Tu sais quoi ? Ne viens pas. C’est très bien comme ça. Je me ferai de nouveaux amis, je serai
bien contente et tu n’auras plus besoin de te faire du souci pour moi. D’accord ? Salut !
— Sarah, ne sois pas si…
Génial ! Elle avait raccroché. Il la rappela, mais tomba sur sa messagerie. Il lui envoya un texto.
Je t’en prie, arrête de faire l’idiote.
Il attendit. Elle ne répondit pas. Il attendit encore une ou deux minutes, puis, dans un soupir, lui
renvoya un texto.
Et vendredi ?
Quelques secondes plus tard, la mélodie de son téléphone se fit entendre.
Vendredi. Ça roule. Bizz.
Glissant son portable dans sa poche, il finit de traverser la place et monta droit à l’appartement
de Faith. Il frappa à la porte, déclenchant un concert d’aboiements.
Une seconde après, Faith lui ouvrait, toujours au téléphone. Elle s’était fait une queue-de-cheval.
Au-dessus de son bas de pyjama aux dalmatiens, elle portait un tout petit débardeur qui contenait à
peine sa splendide poitrine. Le début d’un film érotique…
— Voilà le flic le plus sexy de Manningsport ! dit-elle à son correspondant, en s’effaçant pour
qu’il puisse entrer. Eh non, pas en tenue, hélas ! Juste une chemise à carreaux. Mais ça lui donne tout
de même un certain charme, dans le genre bûcheron… Non, tout à fait d’accord avec toi : il s’habille
comme un hétéro. Cela dit, toi c’était pareil !
Elle éclata d’un rire joyeux.
— Salut, chuchota-t-elle. C’est Jeremy.
— Oui.
— Là, il me fait le coup des réponses monosyllabiques… Non, il a sa mine renfrognée, tu vois ?
… Ça marche…
Elle lui tendit le combiné.
— Tiens, Jeremy veut te parler.
Mais il n’avait pas envie de parler, ni à Jeremy ni à Faith. Il s’empara du combiné, appuya sur la
touche « raccrocher », le lança dans le fauteuil. Puis il enlaça Faith, fit glisser ses mains jusqu’à ses
fesses, la poussa contre le mur et embrassa son cou tendre et élégant. Puis il remonta vers ses seins et
sentit ses mamelons se durcir sous ses paumes.
— Elle te plaît, cette chemise ? chuchota-t-il à son oreille.
— Pas vraiment, répondit-elle d’une voix tremblante de désir.
— Tant mieux.
Empoignant l’encolure à deux mains, il fit sauter tous les boutons tandis que, sans plus de
cérémonie, Faith l’enlaçait de ses jambes et se donnait à lui sans réserve.
23
Levi ne s’attendait pas à trouver Jeremy chez les Holland, quand il y arriva en compagnie de
Faith.
Comme si ce repas ne le rendait pas déjà assez nerveux ! Il avait déjà dîné une ou deux fois chez
les Holland, mais jamais il n’avait pu se défaire de sa toute première impression, celle qu’il avait
ressentie quand il était gamin devant la vaste demeure sur la colline, dont l’accès lui était d’ordinaire
interdit. Et le fait de s’y trouver en compagnie de Jeremy qui continuait de se comporter comme le
gendre de la famille aggravait encore son sentiment de malaise.
— Bonsoir, dit-il d’un ton crispé, tandis que Jeremy le saluait d’une claque sur l’épaule.
— Content de te voir, vieux ! Un verre de vin ?
Sans attendre de réponse, il alla lui en servir un.
— Ah, je vois Mme Johnson me faire signe de venir, dit Faith, en s’esquivant elle aussi.
En attendant, il avait plutôt l’impression que la gouvernante le fusillait du regard…
Levi aimait bien les Holland. Mais à présent qu’il était le… le… de Faith… la situation était
devenue beaucoup plus embarrassante. Jack lui lança un regard gêné, avant de se concentrer sur sa
bière. Ned et Abby se chamaillaient près de la fenêtre.
De retour dans la salle à manger, Jeremy lui tendit son verre de vin, aussi détendu que s’il était
chez lui, dans sa grande maison du bout de la route. Le fait qu’il ait rompu avec Faith au pied de
l’autel semblait lui avoir été totalement pardonné. Et depuis que Ted et Elaine étaient repartis vivre
en Californie, c’était les Holland qui lui tenaient lieu de famille à Manningsport.
Honor sortit à son tour de la cuisine.
— Bonsoir, Levi.
Son intonation n’était ni plus ni moins amicale que d’habitude.
— Salut, comment vas-tu ?
— Il paraît que tu couches avec ma sœur ?
— Euh… je préférerais qu’elle t’en parle elle-même.
— Mon père est prêt à sortir son fusil si tu déconnes. Alors un conseil : tiens-toi à carreau.
Honor se dirigea vers son père et lui tendit un verre. John Holland le salua d’un hochement de
tête, très raide.
Bien. Autant se replier dans la cuisine pour l’instant, donc…
— Salut, murmura-t-il en entrant dans la pièce.
— Mme Johnson, dites bonjour à Levi, ordonna Faith, en venant se poster près de lui.
— Bonsoir, chef Cooper. Qu’est-ce que vous fichez dans ma cuisine ?
— Il dîne avec nous.
Faith lui passa un bras autour de la taille et sa douce odeur sucrée lui parvint aux narines.
— C’est mon amoureux.
Son amoureux ? Bah… C’était plutôt… mignon.
— Ça ne répond pas à ma question : que fait-il planté devant mes pommes de terre, alors qu’elles
sont pratiquement cuites ? Allez, chef Cooper, ouste ! Sortez d’ici !
— Oh ! Pops et Goggy sont là ! s’écria Faith, en l’abandonnant une fois de plus.
La gouvernante darda sur lui un œil noir.
— Eh bien ? Allez, sortez ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Au bout d’un quart d’heure qui lui parut durer une éternité, ils se retrouvèrent tous serrés autour
de la table de la salle à manger : Jeremy, la famille Holland et lui. Pops, Goggy, John, Pru, Ned,
Abby, Honor et Jack. Et Faith, entre Jeremy et lui.
— On ne te voit plus, ma petite Faith ! se lamenta la vieille Mme Holland.
— Je suis passée chez vous hier.
— Ah, les jeunes ! Vous êtes toujours tellement pris !
— Et alors ? C’est bien normal, elle en profite. Avant qu’elle ait eu le temps de dire ouf, elle
finira piégée pendant soixante-cinq ans, ronchonna le vieux M. Holland.
— Arrête, papa, intervint John d’un ton patient. Jack, passe-moi le pain, veux-tu ?
— Bon sang, Ned, lâche-moi un peu ! brailla Abby. Maman, il me file des coups de pied sous la
table !
— C’est pas vrai, Ned, tu as quel âge ? vociféra Pru. Si je me lève, je t’en colle une ! Je suis plus
qu’à cran, je te préviens.
— Ça barde, ça barde ! se mit à chantonner Abby, en se bouchant les oreilles.
Levi lui sourit, mais elle lui renvoya un regard glacial. Il venait de lui communiquer sa peine pour
avoir bu de l’alcool avant l’âge légal : douze heures de travail d’intérêt général.
Un mal de tête commençait à l’assaillir. Comment pouvait-on supporter le vacarme de six
conversations simultanées où tout le monde parlait sans écouter personne ?
Il regarda sa montre : jusqu’à quand devait-il rester dans cette maison de fous ?
— Levi, quelles sont tes intentions vis-à-vis de ma fille ? demanda soudain John Holland.
Faith soupira.
— Papa… voyons. On en a déjà discuté.
— Alors, Levi ? insista son père. Je pense avoir le droit de connaître tes projets. Faith est ma
fille. Ma princesse.
— Tiens, c’est vrai, Faith ! Où est passée ta couronne ? lança Jack, en se resservant des pommes
de terre.
— Papa t’a déjà appelée sa princesse, Honor ? demanda Pru. En tout cas, personne ne m’a jamais
appelée comme ça.
— Je crois que Faith est la seule à avoir droit à ce titre, répliqua Honor.
— Allons, les filles, ne soyez pas bêtes. Vous êtes toutes les trois mes princesses. Eh bien, Levi ?
— J’ai l’intention de sortir avec elle, monsieur.
— Quoi que ça puisse vouloir dire de nos jours, grommela John Holland.
— Ça veut dire coucher avec quelqu’un, précisa Abby, ce qui lui valut un coup de coude de sa
mère. Quoi ? Avec papa et toi qui n’arrêtez pas de le faire, pas étonnant que je sois au point question
vocabulaire…
— Eh bien, ma petite Faith, dit Goggy, je te conseille de sortir avec cet homme très, très
longtemps. Ton grand-père m’a emmenée deux fois en promenade avant notre mariage, et je regrette
bien de ne pas avoir appris à le connaître au lieu de m’être fiée au jugement de mes parents.
— C’était un mariage arrangé, alors ? demanda Abby, manifestement enthousiasmée par cette
révélation.
— Plus ou moins. Tu crois que je me serais mariée, si mes parents n’avaient pas…
— … voulu se débarrasser de toi à tout prix ? la coupa le vieux M. Holland.
— … fait pression sur moi, afin que je l’épouse pour ses terres ?
— Ma foi, je peux vous assurer qu’entre votre mère et moi il s’agissait d’un mariage d’amour, les
enfants, intervint John d’une voix forte. Le coup de foudre, comme on dit.
— Comme Faith et Jeremy, lâcha Abby.
Levi sentit ses mâchoires se verrouiller. Jeremy sourit, mais s’abstint de tout commentaire.
— Abby, dit Faith, je te trouve bien agressive, ce soir…
— C’est parce que Levi m’a fait nettoyer les toilettes publiques, voilà pourquoi ! J’ai fait une
malheureuse petite bêtise, une seule, et à cause de ça il faut que je nettoie des toilettes !
— Fallait pas boire avec des crétins, déclara son frère d’un ton sarcastique.
— Moi, au moins, je ne sors avec personne, Ned ! Eh oui, j’ai lu tes textos, l’autre jour. Vous êtes
trop mignons, Sarah Cooper et toi…
Levi sentit aussitôt ses poils se hérisser.
— On est amis, rien de plus, se hâta de préciser Ned.
— Ne distrais pas ma sœur de ses études, le prévint Levi. Et je t’interdis de coucher avec elle.
— Jamais je ne ferais ça ! Abby raconte n’importe quoi. Elle est complètement débile !
— Vous voulez bien vous calmer ? intervint alors Honor d’un ton posé. Levi est notre invité, ce
soir. Nous laverons notre linge sale en famille, et un autre jour. Quant à toi, papa, je te rappelle que
Faith a trente ans. Fais-toi une raison.
Elle reprit sa fourchette et la piqua résolument dans un morceau de pomme de terre.
— Honor dit vrai, reprit John Holland au bout d’un moment. Excuse-moi. C’est que… c’est ma
fille, tu comprends ? Et je veux ce qu’il y a de mieux pour elle.
Levi réprima un soupir de désolation. Quelle heure était-il ? Si tôt ? Sa montre devait être
détraquée…
Heureusement, John Holland semblait décidé à changer de sujet.
— Qui a planté ces chrysanthèmes sur la tombe de votre mère ?
— Moi, répondit Honor.
— Très jolie couleur, ma chérie.
Il soupira.
— J’ai du mal à croire que ça fera vingt ans en juin…
Le silence se fit autour de la table.
— Et tes rencontres, papa, ça marche ? demanda Jack.
— Depuis le travesti, tu veux dire ?
Un travesti ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Après tout, il valait sans doute mieux se
réjouir de ne rien y comprendre…
— Ma foi, je crois que je suis plus heureux tout seul, poursuivit-il.
— Oh non, papa ! s’exclama Faith. Tu m’as dit que cette dame de Corning était très sympathique !
Je t’en prie, accorde-moi une dernière chance !
— En revanche, n’autorise plus jamais Lorena à mettre les pieds dans cette maison, glissa Jack.
Cette bonne femme me hérisse d’horreur !
— Je suis très bien tout seul, répéta John Holland. Ne t’inquiète pas pour moi, Faithie.
— Grand-père, je te signale quand même que tu vis avec une de tes filles et une gouvernante. Ce
n’est pas tout à fait ce qui s’appelle être seul…, lui fit remarquer Abby.
— Exact. J’ai Honor, Mme Johnson et vous tous, les enfants.
Son regard se fit lointain.
— Connie était la femme de ma vie. Le grand amour, on ne le rencontre qu’une fois et on ne le
remplace pas en claquant des doigts.

*
Au bout de ce qui lui parut une dizaine d’années, ils s’en allèrent enfin. Avant cela, Jeremy avait
embrassé Faith sur les deux joues avec enthousiasme, tout en la serrant dans ses bras. Levi
commençait à envisager sérieusement de lui coller son poing dans la figure ! Quant à Faith, il l’avait
trouvée un peu… éteinte, ce soir.
La pleine lune colorait le paysage en bleu et blanc et projetait sur la rue les ombres larges des
arbres et des maisons.
— Merci de m’avoir invité, dit Levi, en lui tenant la portière.
— De rien. Ça m’a fait plaisir. Désolée si c’était un peu… trop pour toi, d’un seul coup.
Il préféra mentir :
— Non, non, c’était très sympa. Et toi, tu t’es bien amusée ?
— Bien sûr !
Tiens, tiens… Il n’était pas le seul à mentir, il en aurait mis sa main au feu… Elle garda le silence
durant tout le trajet jusqu’à la résidence de l’Opéra.
— Tu veux entrer ? lui demanda-t-elle, quand elle ouvrit la porte de son appartement.
Il s’appuya contre le montant, les sourcils froncés.
— Tout va bien, Faith ?
— Oui.
Son regard fuyait le sien.
— Tu te sens bien ?
— Très bien.
— Tu prends tes médicaments ?
— Mais oui. Pourquoi ? Tu veux les compter pour être sûr ?
Son intonation était cassante.
— Non.
Il la dévisagea quelques instants.
— Je devrais peut-être passer la nuit chez moi, finit-il par dire.
— Comme tu veux. Merci d’être venu, ce soir. Hum… dors bien.
Elle lui fit la bise et referma la porte.
Bon sang ! Où s’était-il planté ? Il n’avait peut-être pas assez parlé durant le repas. Ou alors…
cette simple pensée lui faisait horreur… Ou alors elle était encore amoureuse de Jeremy ? Bien
sûr, Jeremy n’était pas à proprement parler un rival, mais il était toujours l’ami de Faith. Il paraissait
parfaitement à l’aise chez les Holland, et elle se sentait assez bien chez lui pour s’endormir sur son
canapé.
Le coup de foudre, le grand amour.
Ça n’arrivait qu’une fois dans la vie, à en croire John Holland.
Levi entra dans son appartement, qui lui parut tout à coup très vide. Certes, il avait lui aussi
quelques photos de famille disséminées çà et là. Mais il ne collectionnait pas les petits trésors
comme Faith ; il ne gardait guère de souvenirs du passé. Comme tous les hommes.
En attendant, il était apparemment en froid avec sa voisine d’en face, sans qu’il sache pourquoi.
L’autre jour, à la grange, elle lui avait extorqué quelques confidences ; elle avait paru très
désireuse d’en savoir plus sur lui. Et voilà que maintenant elle se fermait comme une huître !
Bien, il était temps de faire des cookies.
Quand il était enfant, la plupart des desserts servis par sa mère étaient tout préparés, surtout après
l’arrivée de Sarah. Cependant, elle avait une recette qui lui permettait de réaliser une fournée de
biscuits en quelques minutes. Son rôle à lui consistait à poser les ingrédients sur la table, puis à se
mettre en retrait, à la regarder faire. Et il avait le droit de lécher la spatule en caoutchouc.
Il sortit la farine, la tablette de chocolat amer, le sucre, la vanille. Les œufs du frigo.
Soudain, il entendit frapper à la porte et il alla ouvrir : c’était Faith.
— Salut, dit-il.
— Qu’est-ce que tu sais au sujet de l’accident de ma mère, Levi ?
Il cligna les yeux.
— Euh… tu veux entrer ? Assieds-toi.
Elle prit place, toute raide, au bord du sofa. Il s’installa dans le fauteuil d’en face et se pencha
vers elle.
Vraiment, elle n’avait pas l’air dans son état normal.
— Alors, est-ce que tu es au courant de ce qui est arrivé, ce jour-là ?
— Bien sûr. Le conseiller d’orientation nous en a parlé.
— Et que sais-tu ?
— Euh… qu’un véhicule vous a heurtées, et que ta mère est décédée sur le coup.
— C’est tout ?
Seigneur, son regard était si vide… Il se passa la main dans les cheveux.
— Tu as fait une crise. Tu ne te souvenais de rien. Les pompiers ont dû te désincarcérer du
véhicule. On nous a recommandé de ne pas aborder le sujet avec toi.
Elle opina, tout en continuant d’éviter son regard. En fait, elle ne l’avait pas vraiment regardé
depuis qu’elle était entrée.
— Faith, tu vas bien ? Tu n’as pas l’air dans ton…
— Je n’ai pas fait de crise, Levi. J’ai menti. J’ai raconté ça à mon père pour ne pas lui dire la
vérité.
Le four, en phase de préchauffage, s’était mis à ronronner.
— Et que s’est-il vraiment passé ?
— C’est moi qui ai causé l’accident.
L’expression de son visage ne s’était pas modifiée, mais son regard avait une lueur désespérée à
présent.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il aussi doucement que possible.
— J’étais furieuse contre elle. Je ne voulais pas lui parler. J’étais assise à l’arrière, et elle s’est
tournée vers moi. Elle m’a demandé si j’allais bien, et je n’ai pas répondu.
Elle déglutit.
— Elle a cru que j’allais avoir une crise, parce que chaque fois, comme tu le sais, j’ai une espèce
d’absence juste avant. Et je l’ai laissée croire ça… C’est à ce moment-là que l’autre voiture nous a
percutées.
Son visage était livide, ses mains nouées sur ses genoux.
— Faith, voyons, tu ne peux pas…
— Elle voulait quitter mon père.
Et merde…
— Elle te l’a dit ?
— Oui.
Voilà qui ne cadrait pas avec le souvenir qu’il gardait de Constance Holland, dans les rares
occasions où il l’avait vue. A ses yeux, elle ressemblait à une maman idéale : jolie, heureuse, drôle et
compétente.
Comme sa propre mère, d’ailleurs.
— C’est pour ça que je ne lui ai pas répondu.
Faith avait une voix blanche.
— Elle continuait à m’expliquer qu’elle avait eu tort de se marier si jeune, qu’elle avait d’autres
rêves, mais qu’elle s’était retrouvée coincée. Je lui ai laissé croire que j’allais faire une crise pour
qu’elle arrête de parler. Et l’autre voiture nous est rentrée dedans.
— Faith, tu n’étais qu’une enfant… Tu ne peux pas te reprocher ce qui s’est passé.
— Je savais très bien ce que je faisais. Je voulais la faire culpabiliser.
— Ce n’est pas la même chose que de vouloir sa mort.
Elle tressaillit.
— Non, mais je suis quand même responsable. Quand je suis revenue à Manningsport, en
septembre, je me suis dit que si j’arrivais à trouver une nouvelle compagne à mon père je pourrais
racheter ma faute. Mais j’ai échoué. Mon père vénère la mémoire de ma mère — Jack et mes sœurs
aussi.
— Tu as déjà parlé de ça à quelqu’un ?
— Non, je… Quand mon père est venu me voir à l’hôpital, il était complètement… brisé. J’ai eu
peur qu’il ne m’aime plus si je lui avouais ce qui s’était passé. Alors j’ai menti.
Elle baissa les yeux par terre.
— Simplement, je voulais que tu saches. Je n’ai pas besoin que tu m’expliques que ça n’était pas
ma faute, Levi. Je n’ignore pas ce que j’ai fait.
Que répondre à cela ? Il n’en avait aucune idée.
— On ne peut pas tout dire, reprit-elle d’une voix plus ferme, et étrangement cela lui serra plus
encore le cœur. Je ne veux pas que ma famille apprenne dans quel état d’esprit ma mère était, au
moment de sa mort.
De nouveau, il se passa la main dans les cheveux.
— Et si tu restais ici, cette nuit ?
— Non, il faut que je rentre. Mais merci quand même.
— S’il te plaît, reste.
— Non, merci. Je… à un de ces jours.
Elle se leva. Il l’imita aussitôt pour l’attirer dans ses bras. Elle était glacée et crispée, elle qui
n’était d’ordinaire que douceur et chaleur.
— Reste, Faith…, répéta-t-il.
— Non, ça va, Levi. A demain, peut-être.
Sur ces mots, elle ouvrit la porte et regagna son appartement.
Le silence de la nuit retomba alors autour de lui.
Connie Holland était morte depuis vingt ans. Ça faisait long pour porter un si lourd secret.
Les cookies allaient attendre. Il éteignit le four, ramassa ses clés de voiture et partit pour le poste
de police.
24
Le jour de la mort de sa mère avait été un jour comme les autres, hormis le fait que Faith avait
besoin de chaussures neuves.
Elle avait toujours aimé être le bébé de la famille. En contrepartie de toutes les choses amusantes
que son frère et ses sœurs avaient pu faire avant sa naissance ou quand elle était encore toute petite,
il lui semblait normal de bénéficier d’un traitement de faveur. On la trouvait mignonne, mais quelque
peu incompétente. Sa mère ne la jugeait pas capable de mettre le dîner en route, par exemple… Seule
Honor avait le droit de le faire — Honor qui, du reste, se coltinait cette corvée depuis des années,
comme elle ne manquait jamais de le lui faire remarquer. Jack, lui, était parti à l’université pour
apprendre à fabriquer le vin et il savait déjà faire tout un tas de choses comme réparer la machine à
vendanger ou nettoyer l’égrappoir. Prudence, elle, était majeure, mariée, etc.
C’était donc à elle que revenait le rôle de la petite dernière. Et, comme ses parents n’avaient
guère de temps à lui consacrer, elle s’affranchissait elle-même de pas mal d’obligations… Etre la
première de sa classe, contrairement à son frère et ses sœurs. Aller au lit de bonne heure, car, en fait,
qui s’en souciait vraiment ? Elle n’était pas non plus tenue de finir ses légumes. Ayant élevé quatre
enfants en dix-sept ans, ses parents étaient un peu las de taper du poing sur la table.
En revanche, ses crises d’épilepsie lui procuraient le genre d’attention dont elle se serait bien
passée : le regard affolé de son père, les ordres secs et lapidaires de sa mère… Au fond, elle aurait
préféré qu’on l’oublie un peu.
Mais ce jour-là elle avait besoin d’une paire de chaussures neuves et elle espérait que cette sortie
serait l’occasion d’un de ces rares moments de complicité avec sa mère. Le genre de moment dont
elle conservait le souvenir flou et merveilleux issu de la petite enfance : quand tous les autres étaient
à l’école et qu’elle avait le droit, elle, de rester auprès d’elle.
Peut-être qu’elles prolongeraient leur virée en ville. Peut-être qu’elles iraient déguster une glace
dans ce joli endroit de Market Street…
Sauf que les choses ne s’étaient pas passées comme ça.
— Ne t’imagine pas que tu vas essayer toutes les paires du magasin, Faith ! la prévint sa mère,
alors que la voiture s’engageait sur le parking. J’ai des milliers de choses à faire, aujourd’hui. Tu
n’aurais pas pu me le dire la semaine dernière, que tu avais besoin de ces chaussures ? Quand je
pense que ce week-end encore je suis venue ici pour ton frère…
A peine dix minutes plus tard, Faith ressortit du magasin nantie d’une paire de baskets pas trop
mal, même si ce n’étaient pas celles qu’elle avait repérées, les jolies Reebok à dentelle rose. Pas le
temps non plus pour une glace. Retour immédiat à la voiture.
— Tu peux t’asseoir devant, tu sais, lui fit remarquer sa mère avec une pointe d’impatience.
— Je suis bien, là.
Elle s’était mise à l’arrière, par habitude. Initiative qui lui avait sauvé la vie, lui diraient plus
tard les pompiers.
N’empêche, on lui avait acheté des baskets neuves. Elle avait toujours l’impression de courir
plus vite dans des baskets neuves et justement elle avait sport, le mardi suivant. Jessica Dunn, la fille
la plus rapide de sa classe, se moquait souvent de sa façon de courir. Ça serait tellement bien de
pouvoir la coiffer au poteau, pour une fois ! C’était sans doute impossible, mais quand même… rien
qu’une fois.
— Fais en sorte de faire plein de choses avant de te caser, Faith, lâcha tout de go sa mère depuis
le siège conducteur. J’ai donné le même conseil à ta sœur Prudence, mais est-ce qu’elle m’a écoutée
? Non. Quand on se marie jeune, on se retrouve très vite devant un horizon sévèrement limité.
Faith fronça les sourcils. Pourquoi sa mère lui disait-elle des trucs comme ça ? Pru et Carl étaient
si mignons ensemble… En plus, grâce à eux, elle était déjà tatie. Tout le monde l’enviait, à l’école.
Peut-être même Jessica Dunn.
Sa mère lui jeta un coup d’œil, dans le rétroviseur intérieur.
— Oui, tu as intérêt à voyager tant que tu en as la possibilité. Les Etats-Unis, c’est immense,
même si les Holland te diront que, passée la limite du comté, le monde devient un vaste abîme.
— Moi, je me plais bien ici, objecta Faith.
Elle sortit une de ses baskets neuves de la boîte à chaussures et caressa le lacet d’un blanc
immaculé. Elle aurait dû prendre les roses… Quoique. Le rose, ça faisait un peu bébé, non ?
— Oui, mais tu ne connais rien d’autre. Il y a plein d’endroits qui valent le détour, tu sais. Pru, il
aurait fallu la traîner manu militari hors de son vignoble et encore, elle se serait débattue comme une
furie ! Quant à ton frère, c’est une cause perdue d’avance. Honor et toi, en revanche, rien ne vous
oblige à rester ici.
Sa mère poursuivait, mais elle, elle avait envie de rester à Manningsport. Où pouvait-on se sentir
mieux qu’à la maison ? Elle avait été à New York en voyage scolaire, un mois auparavant.
Même que pendant le trajet Levi Cooper et Jessica Dunn s’étaient fait attraper en train de
s’embrasser au fond du bus — la honte ! Elle avait trouvé cette immense ville terriblement chaude et
bruyante : à son retour, Manningsport lui avait semblé un véritable petit coin de paradis.
— Certains jours, l’idée de partir d’ici m’obsède. Ne serait-ce pas merveilleux d’habiter en ville
? A Seattle, Chicago, San Francisco… tous ces endroits que je ne connais pas. Mais ton père, que
fait-il quand je lui en parle ? Il se contente d’en rire, évidemment !
La voix de sa mère continuait, inexorable.
— C’est pour ça que tu ferais mieux de profiter un peu de la vie avant de te marier, Faith. Sinon,
tu t’en mordras les doigts.
Aux yeux de Faith, son père était un être sans défauts. Il n’était jamais sec ou impatient avec elle.
Il l’appelait toujours sa princesse. Et puis il aimait maman. Il lui cueillait des fleurs.
Ses yeux se posèrent sur le paysage où des vaches noir et blanc regardaient paisiblement passer
leur monospace. Quitter la maison ? Jamais.
Sa mère jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.
— On pourrait partir vivre toutes les trois… Toi, Honor et moi. Entre filles !
Une colère noire la saisit soudain. Comme ça, sa mère voulait s’en aller ? Quitter Blue Heron ?
Eh bien parfait, qu’elle parte ! Ils s’en sortiraient très bien sans elle. « Entre filles ? » Tout ça
parce qu’elle n’osait pas prononcer le mot divorce ?
— Pourquoi tu ne dis rien, Faith ?
Comme si elle ne le devinait pas ! Faith ne détourna pas les yeux des champs qui défilaient. Elle
ne répondrait pas. Sa mère pouvait toujours attendre !
— Chérie, tu te sens bien ?
Mais oui, c’est ça, appelle-moi ta chérie ! Tu peux, après toutes les atrocités que tu as dites !
Du coin de l’œil, elle vit sa mère poser la main sur le dossier du siège passager pour mieux se
tourner vers elle.
— Faith !
Et puis il y eut un fracas, tellement violent qu’on aurait dit une explosion, et la voiture se mit à
tourner à toute vitesse sur elle-même. Le sol n’était plus là où il aurait dû être et puis ce bruit, ces
froissements de ferraille, ces crissements aigus… La voiture était tellement secouée que Faith avait
l’impression d’être dans un sèche-linge, les bras et les jambes ballottant comme ceux d’un pantin. La
ceinture de sécurité lui rentrait douloureusement dans l’épaule, sa basket neuve vint lui percuter un
côté du visage. Et ça n’en finissait pas. Elles continuaient à dégringoler et à rebondir… Il fallait que
quelqu’un fasse cesser ce bruit affreux, ces grincements, ces craquements de tôle broyée. C’était
horrible !
Enfin, la voiture s’immobilisa, et l’horrible vacarme s’arrêta lui aussi. Faith n’entendait plus
qu’un sifflement prolongé et quelqu’un qui laissait échapper des petits cris étranglés. Elle se sentait
sonnée, dans une position bizarre. Il y avait un arbre dans la voiture ; un gros morceau d’écorce avait
été arraché du tronc.
Elles avaient eu un accident. Oui, voilà.
Et ce drôle de bruit, c’était elle qui le produisait. Elle se força à fermer la bouche et fit cesser ces
horribles petits cris. Est-ce qu’elle était toujours sur la banquette arrière ? Parce que la voiture ne
ressemblait plus du tout à la voiture ; le revêtement des sièges était tout déchiré ; il y avait des fils
électriques et des bouts de verre dans tous les sens. Tout était écrabouillé ; l’endroit où était attachée
sa ceinture avait disparu sous les tôles tordues. Apparemment, elle était couchée sur le côté, et sa
poitrine lui faisait mal. Elle ne pouvait pas bouger les jambes, sinon pour voir ses pieds. La poignée
de la portière était en bas, près du sol.
Il lui était impossible de sortir.
— Maman ?
Sa voix était faible et aiguë.
— Maman ?
Pas de réponse.
— Maman ? Ça va ?
Toujours pas de réponse. Aucun son, pas même un gémissement.
— Maman, maman, s’il te plaît ! s’entendit-elle supplier.
Soudain, elle se sentit humide et se mit à grelotter ; elle s’était fait pipi dessus.
Ah, voilà… Les cheveux de sa mère… Presque de la même couleur que les siens, à quelques
dizaines de centimètres à peine de son visage, et pourtant hors d’atteinte. Elle tendit les doigts à s’en
faire mal, mais la voiture l’emprisonnait dans son magma de tôles.
— Maman, murmura-t-elle, et le son de sa voix ne lui plut vraiment pas du tout.
Elle regarda à travers le pare-brise qui avait volé en éclats : sa mère était là ! Debout, dans le
champ, indemne, belle et souriante.
Merci, mon Dieu !
— Maman, sors-moi de là ! cria-t-elle, en essayant de s’extraire du piège de tôle, tirant sur la
sangle de la ceinture.
— Ne t’inquiète pas, ma puce, répondit sa mère. Tu n’as rien. Je t’aime !
Puis elle lui envoya un baiser. Pourquoi sa mère était-elle aussi heureuse, alors qu’elles venaient
d’avoir un accident ? Faith reposa les yeux sur les cheveux qui s’étalaient sur le siège avant.
Ils n’avaient pas bougé.
Quand elle regarda de nouveau par le pare-brise, le champ était vide, et elle comprit : sa mère
était morte.
— Maman ! cria-t-elle dans un filet de voix. Oh ! maman, je te demande pardon !
Elle cessa de chercher à s’extirper de la carcasse accidentée.
Personne ne vint à son secours. Pendant très longtemps, le seul bruit alentour fut celui des oiseaux
et du vent. Par un atroce hasard, l’horloge du tableau de bord fonctionnait encore, aussi n’avait-elle
que trop conscience du temps qui s’écoulait.
Il se passa cinquante-deux minutes exactement, avant que quelqu’un ne lance : — Hé, ça va ? Ohé
! Vous m’entendez là-dedans ?
Elle ne pouvait pas répondre, parce qu’il aurait fallu dire à tout le monde que sa mère était morte.
Soixante-trois minutes avant que des hurlements de sirène commencent à résonner au loin.
Soixante-huit minutes avant que M. Stoakes, celui de la confiserie, l’air tout bizarre dans son
uniforme de pompier, s’encadre dans le pare-brise pulvérisé et murmure : « Oh ! Mon Dieu, non…
Oh ! non… »
Soixante-quatorze minutes avant que les pompiers se mettent à découper la voiture avec des outils
bruyants, tout en lui criant des paroles rassurantes, leurs visages trahissant l’effroyable vérité.
Cent quinze minutes avant qu’ils parviennent à l’extraire de l’épave.
Au total, deux heures passées auprès du corps sans vie de sa mère, deux heures passées à
grelotter et à sangloter, dans un état fluctuant entre conscience et état de choc.
Deux heures passées à demander pardon.
A l’hôpital, son père avait tenu sa petite main contusionnée, et lorsqu’elle avait vu son visage,
lorsqu’elle avait vu à quel point il avait vieilli depuis le matin, elle lui avait raconté qu’elle avait fait
une crise et qu’elle ne se souvenait de rien.
Mieux valait pour lui qu’il ignore que sa fille était une meurtrière.

*
3 heures du matin. L’heure où la solitude est la plus poignante, même avec un golden retriever
de quarante kilos qui occupe les deux tiers du lit.
Depuis qu’elle avait dit la vérité à Levi, une étrange nappe de brouillard semblait peser sur son
cerveau. Durant vingt ans, elle s’était efforcée de ne pas remuer les souvenirs concernant sa mère ; un
peu comme si elle n’était pas digne de trouver de la consolation en se souvenant d’elle.
Mais à présent des images de Constance, belles et moins belles, tremblotaient dans son esprit tel
un film abîmé : sa mère dans la cuisine, récurant rageusement l’évier après le repas du soir, furieuse
contre quelqu’un. A l’heure du bain, quand Faith était toute petite, lui enroulant la serviette en turban
sur la tête tout en riant. La grondant après qu’une enseignante se fut plainte de son manque d’attention
en classe. L’applaudissant tandis que, perchée sur son vélo, elle faisait le tour de l’arbre gigantesque,
devant la maison, pour la première fois. Assise sur le canapé, en train de raconter une histoire à
Honor qui pourtant savait lire toute seule. En larmes, pliant le linge de Jack, avant son départ pour
l’université. Tenant un Ned nouveau-né dans ses bras à la maternité et souriant à Pru, les yeux
brillants comme des escarboucles.
Embrassant son père dans le vestibule, lui disant en riant qu’il avait besoin d’une bonne douche.
Sa mère avait-elle été si malheureuse ? Avait-elle vraiment considéré sa vie comme un échec,
avait-elle ressassé les regrets avec amertume ?
Ce n’était pourtant pas l’impression qu’elle avait, à l’époque…
Soudain, Blue sauta du lit et fonça vers la porte. Faith entendit le cliquetis de ses griffes sur le
parquet, puis un aboiement. Avec une sensation de profonde lassitude, elle repoussa la couverture et
se leva péniblement.
On frappait doucement à la porte.
C’était Levi.
— Tu as une minute ? lui demanda-t-il comme si on n’était pas au beau milieu de la nuit.
Elle le considéra longuement, puis le laissa entrer. Il avait un dossier à la main et un ordinateur
portable sous le bras, mais son cerveau était trop embrumé pour qu’elle s’en étonne.
— Assieds-toi, dit-il, en allumant le plafonnier au-dessus de la table.
Elle cligna les yeux, éblouie, et prit docilement place sur une chaise.
— Est-ce que tu veux boire un café, ou autre chose ? demanda-t-elle d’une voix faible qui
résonnait bizarrement à ses oreilles.
— Non, merci.
Levi s’assit à son tour, posa le dossier sur la table, le frappa du plat de la main et la regarda d’un
air grave.
— C’est le rapport de police concernant l’accident. Il se trouvait aux archives. Il m’a fallu un peu
de temps pour le retrouver.
Elle effleura la chemise cartonnée du regard.
— Je ne… je ne veux pas voir ça, Levi.
— Tu devrais, pourtant.
Il la dévisagea, puis se passa la main dans les cheveux.
Blue posa le museau sur ses genoux en remuant la queue et elle se mit à caresser son crâne, sans
regarder Levi.
— Qu’est-ce qui t’a amenée à penser que tu étais responsable de l’accident, Faith ? Le type qui
vous a percutées, ce Kevin Hart… Il n’a pas respecté le stop. Alors en quoi serait-ce ta faute ?
Elle leva les yeux vers lui avec crainte. Lui la regardait droit dans les yeux, sans ciller.
— Parce que ma mère l’aurait vu arriver, si elle n’avait pas été tournée vers moi. Elle aurait eu le
temps de s’arrêter ou de faire une embardée pour éviter l’autre voiture.
Oui, elle aurait donné un coup de volant, et toutes deux seraient parties dans le champ, où les
vaches paissaient si placidement. Sa mère aurait poussé un juron de colère en voyant les dégâts
occasionnés au monospace et, au dîner, l’incident se serait transformé en épopée. Faith aurait
participé au récit : le champ, les vaches s’éparpillant en meuglant… Tout le monde aurait bien ri en
lui tapotant la main. Et elle aurait aidé à ranger la cuisine, à cause de la belle frayeur que lui aurait
causée l’accident.
Ce scénario, elle se l’était imaginé des centaines de fois. Elle en avait une douzaine de variantes,
toutes au dénouement identique.
Levi hocha la tête.
— C’est bien ce que je pensais. Et c’est un raisonnement logique. Tu te souviens du chef Griggs ?
— Oui.
— Ce n’était pas le plus rigoureux des hommes. J’ai lu son rapport. Il est écrit là-dedans : « mère
distraite de la route par enfant malade ». Mais voilà ce que je pense, moi, Faith… Je pense que ta
mère était tout à fait capable de savoir si tu allais faire une crise ou non. Cette idée ne t’a jamais
effleuré l’esprit ?
Elle fronça les sourcils.
— Non. C’est-à-dire que tu as peut-être raison sur ce point, mais… non, je suis sûre qu’elle y a
cru.
— Pour ma part, je n’ai jamais réussi à berner ma mère, et pourtant ce n’est pas faute d’avoir
essayé ! De toute façon, même si ta mère avait cru que tu allais avoir une crise, elle aurait su qu’elle
ne pouvait pas t’aider. On ne peut rien faire pour quelqu’un qui a une crise d’épilepsie, et il se trouve
qu’en plus tu étais attachée sur ton siège, bien installée et en sécurité. D’accord ?
— D’accord.
— Ce qui m’a amené à me poser la question suivante : si ta mère avait pensé que tu faisais une
crise, est-ce qu’elle aurait quitté la route des yeux pendant longtemps ?
Faith repoussa le souvenir du visage de sa mère tourné vers elle durant ces dernières secondes.
— Mais elle l’a fait, Levi. Elle s’est tournée pour me regarder.
— OK. Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
Faith prit une profonde inspiration : l’air lui semblait lourd et épais.
— Elle m’a demandé si j’allais bien.
— Tu te souviens de ses mots exacts ? lui demanda-t-il, en consultant sa montre.
Bien sûr qu’elle s’en souvenait !
— Elle m’a dit : « Chérie, tu te sens bien ? Faith ? »
Les dernières paroles d’une mère voulant s’occuper de son enfant à l’égoïsme meurtrier. C’était
comme un poignard planté dans sa gorge…
— Alors, mettons qu’il lui a fallu… trois ou quatre secondes pour dire ça ?
— Je pense, oui.
— Je me suis rendu sur le lieu de l’accident, muni du rapport.
Une vision de l’érable, du champ, émergea du tréfonds de son esprit. C’était terrible, comme une
violation de son intimité, de savoir que Levi était allé là-bas, à cet endroit où elle s’était fait pipi
dessus et avait appelé sa mère d’un ton plaintif. Depuis toutes ces années, elle n’y était jamais
retournée.
— Ecoute-moi, Faith…
Il eut un instant d’hésitation.
— Comme je te l’ai dit, le chef Griggs n’était pas des plus méticuleux dans son boulot. Il est parti
du principe que ta mère a été distraite de la route par ce qui se passait à l’arrière, et que c’est à cause
de ça qu’elle n’a pas vu l’autre voiture griller le stop. Fin de l’enquête.
— Où veux-tu en venir, Levi ?
Elle se sentait si lasse…
— Attends… patiente encore un peu. J’essaie de te faire comprendre quelque chose. Alors fais
l’effort de m’écouter, je t’assure que ça en vaut la peine. D’accord ?
Elle acquiesça, tandis qu’il ouvrait l’ordinateur portable et appuyait sur une touche.
— J’ai pris quelques mesures à partir des éléments mentionnés dans le rapport. A savoir les
traces de freinage au sol jusqu’au point d’impact, la distance parcourue par votre monospace avant
de percuter l’arbre, le poids de votre voiture, celui du véhicule de Kevin Hart.
Il fit pivoter l’ordinateur pour lui présenter l’écran.
— C’est un logiciel de reconstitution d’accident. Il est clair que le chef Griggs ne disposait pas
d’un tel outil, il y a vingt ans.
Comme des années plus tôt, la terreur la transperça comme la lame d’un couteau. Sur l’écran, elle
voyait l’intersection, signalée par de simples traits. Deux icônes de voitures, l’une bleue, l’autre
rouge, se touchaient. L’icône rouge était plus grosse et pointait vers le nord sur la route étiquetée
Hummel Brook. Elle symbolisait sûrement la Dodge Caravan de sa mère.
Levi désigna l’écran de l’index.
— En se basant sur les traces de freinage au sol, on peut dire que ta mère devait rouler à une
vitesse de soixante-cinq kilomètres/heure, tandis que Kevin était à plus de cent. Et non à soixante-dix,
comme il l’a prétendu. Mais le chef n’a pas fait le calcul. Kevin a laissé des traces de freinage de six
mètres avant d’expédier votre voiture dans le champ, où sa série de tonneaux s’est achevée contre
l’arbre. Ce qui situe sa vitesse à environ cent cinq kilomètres/heure.
L’aveu fait à Levi, le manque de sommeil, tout cela expliquait l’intense fatigue qui la terrassait.
Son cerveau embrumé ne parvenait pas à donner de sens aux paroles de Levi. Même sa main ne
semblait plus capable de caresser Blue, qui s’affala par terre, le museau sur son pied nu.
— En estimant que ta mère est restée tournée vers toi quatre secondes — ce qui fait long pour
quitter la route des yeux, mais nous supposerons que tes souvenirs sont exacts —, ça place votre
voiture ici.
Il appuya sur une touche, et la voiture rouge recula.
Faith regarda l’écran, les paupières brûlantes de fatigue. C’était plus loin du croisement qu’elle
ne l’aurait pensé.
— A soixante et onze mètres de l’intersection. Et Kevin Hart, qui roulait à cent cinq, était à
environ cent vingt-deux mètres de l’intersection.
Il appuya sur une autre touche, et la voiture bleue recula, assez loin, sur Lancaster Road.
— Tu ne dois pas non plus perdre de vue cet élément.
Il cliqua encore, et des objets ronds et verts apparurent à l’écran, en bordure de Lancaster Road.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Des érables. Il y a, et il y avait déjà à l’époque, des érables le long de cette portion de route.
L’accident s’est produit le 4 juin. Les arbres étaient donc en feuilles depuis longtemps. Aucun
doute là-dessus.
Son cœur se mit soudain à battre à grands coups sourds. Elle essuya ses paumes moites à son bas
de pyjama et se pencha pour mieux voir, sa fatigue miraculeusement envolée.
— Ça va, Faith ?
Elle fit oui de la tête.
— Bien. Et maintenant regarde…
Il appuya sur une touche, et les voitures se mirent à avancer jusqu’à l’intersection pour stopper
juste avant.
— Tu affirmes que ta mère n’a pas vu l’autre véhicule arriver parce qu’elle était tournée vers toi.
— Oui.
— Mais elle l’a forcément vu, Faith ! Quand le chef a appris que tu avais fait une crise
d’épilepsie, il n’a pas cherché plus loin ; il en a conclu que ta mère avait été distraite de la route,
point. Il n’a pas pris la peine d’effectuer le calcul.
Elle commençait à avoir du mal à respirer.
— Je… je ne te suis pas.
— Ta mère n’aurait pas pu voir la voiture de Kevin Hart avant d’arriver à l’intersection. Et puis
les arbres occultaient son champ de vision. Mais elle ne pouvait pas avoir la tête tournée vers toi,
Faith, à cause des traces de freinage.
Il s’interrompit, lui laissant le temps d’assimiler cet élément.
— Ce qui revient à dire qu’elle l’a forcément vue. Puisque, si elle avait eu la tête tournée vers
toi, elle n’aurait pas écrasé la pédale du frein.
Elle ne l’a pas vue arriver. Ces mots, censés la réconforter, l’avaient hantée pendant dix-neuf ans
et demi.
Elle fixait l’ordinateur. Même là, alors que ce qui se dessinait à l’écran ressemblait plus à un jeu
vidéo qu’à un accident de voiture mortel, il planait sur la scène comme un effroyable présage.
Son cerveau ne parvenait pas à donner une quelconque logique aux paroles de Levi.
— Je… je ne comprends pas.
— Ta mère a bel et bien vu l’autre voiture, mais trop tard pour éviter la collision… Pas à cause
de quelque chose que tu aurais fait ou non, Faith, mais tout simplement parce que les arbres
bouchaient son champ de vision et que Kevin Hart arrivait trop vite.
Il posa une main sur la sienne et remarqua à quel point elle avait froid. Elle secoua la tête.
— Pourtant, je me souviens… je me souviens de ma mère qui me regardait moi, pas la route.
— Faith, en règle générale, on ne peut pas se fier à ses souvenirs après un accident. Tu regardais
le paysage par la vitre. Tu ne dois pas l’avoir vue se retourner.
Elle eut l’impression que tout son sang refluait hors de son cœur et fut envahie par l’étrange
sensation de flotter.
— Tu es en train de me dire que ça n’était pas ma faute ?
— Exactement !
Comment une telle chose serait-elle possible ? Tout le monde pensait qu’elle avait joué un rôle
dans l’accident. Tout le monde ! Son père lui avait répété des centaines de fois qu’elle n’y était pour
rien, à ceci près qu’il ne savait pas ce qui s’était réellement passé.
Mais Levi, lui, le savait.
Il continuait de la dévisager, ses yeux verts empreints d’une tendre patience, dans l’attente de sa
réaction.
— Tu es sûr ?
— Certain, Faith.
Cette révélation était tellement énorme qu’il lui fallut du temps pour se frayer un chemin jusqu’à
son cœur.
Se pouvait-il que Levi eût raison ? Il la regardait toujours, solide et patient, un léger pli entre les
sourcils, attendant que la vérité pénètre sa conscience.
— Tu en es vraiment, vraiment certain ?
— Oui.
— Donc… ce n’était pas ma faute et ce n’était pas celle de ma mère non plus.
— C’est ça.
— Tu ne me racontes pas ça juste pour être gentil ?
— Je ne dis jamais rien juste pour être gentil.
Ça, c’était vrai.
Elle repoussa sa chaise, tourna le dos à l’écran, marcha jusqu’à la bibliothèque et y prit la photo
de sa famille… la photo de sa mère. Non, non, c’était trop pour elle… Elle ramassa la petite pierre
rose, la serra dans son poing crispé, et s’approcha de la fenêtre. Là, le front appuyé contre la vitre,
elle resta silencieuse, le regard perdu dans l’obscurité de la rue, tandis que le petit éclat de quartz
s’enfonçait profondément dans sa paume.
C’était étrange… Elle pleurait, les larmes jaillissaient de ses yeux, mais son esprit restait
engourdi, comme si elle avait reçu un coup sur la tête. Sa poitrine se soulevait convulsivement, et elle
ne parvenait pas à croire à cette révélation inouïe.
Puis Levi fut près d’elle, l’attirant contre lui, l’enveloppant de ses bras. Il l’étreignit en silence,
solide comme un roc. Elle porta une de ses mains à sa bouche et y déposa un baiser.
Elle n’avait pas tué sa mère.
C’était forcément la vérité : jamais, jamais Levi ne lui aurait menti.
25
A n’en pas douter, Faith était capable de pleurer encore plusieurs heures… Au point que Levi
envisageait sérieusement de lui administrer un tranquillisant. Sauf qu’il n’en avait pas.
Il l’avait emmenée chez lui, en se disant que cela lui faciliterait peut-être les choses : il n’avait
pas vraiment l’habitude de s’occuper d’une femme en pleurs.
Il sortit une boîte de mouchoirs en papier et fit asseoir Faith sur le sofa où elle continua à pleurer,
enfouissant son visage dans l’encolure de son chien.
Ses sanglots lui déchiraient le cœur comme des éclats d’obus, le ramenant à cette autre fois où il
n’avait pas su non plus la réconforter : le jour de son mariage raté. Il posa la boîte de mouchoirs
devant elle.
— Tu veux que je te fasse quelque chose à manger ?
Elle secoua la tête.
— Tu veux une bière ? Du vin ? Un whisky, peut-être ?
Toujours non. Elle arracha un Kleenex et se moucha, sans cesser de pleurer.
Il lui tapota l’épaule avec maladresse et, de nouveau, elle lui embrassa la main. Blue se pressa
contre sa cuisse et entreprit de lui lécher les doigts, avant de poser le museau sur les genoux de sa
maîtresse.
Un bain, peut-être ? Les femmes aimaient prendre des bains, pas vrai ? Qui plus est, ça lui
permettrait de s’éloigner quelques instants : la voir dans cet état lui faisait trop mal. Sa salle de bains
était immense, bien trop grande pour son seul usage, et comportait une douche et une baignoire assez
extraordinaire. La dernière fois qu’il s’en était servi, c’était pour Blue, qui avait profité du système
de jets massants.
Il tourna les boutons, vérifia la température. Il dénicha des produits de toilette appartenant à
Sarah sous le lavabo — du bain moussant parfumé à l’amande et à la vanille, comme si Faith avait
besoin de ça pour sentir délicieusement bon ! —, retourna dans la salle de bains et versa la moitié du
flacon dans la baignoire.
Enfin, il retourna vers Faith qui étreignait à présent un coussin contre son estomac.
— Allez, viens. C’est l’heure du bain.
Elle leva la tête, et son visage bouleversé lui rappela tellement la petite fille au visage
fantomatique qu’il avait vue revenir en classe après l’accident que son cœur se serra.
— Levi…
— Pas de discussion.
Une heure et demie après, les sanglots de Faith avaient cessé, même si des larmes continuaient de
s’échapper de ses yeux, comme mues par une volonté propre.
Plongée dans la mousse jusqu’au cou, elle avait déjà bien entamé le verre de vin que Levi lui
avait fourré d’autorité dans la main. Blue était assis près de la baignoire, la tête posée sur le rebord,
l’œil vaguement méfiant — à cause du chagrin de sa maîtresse adorée ou du souvenir que lui avait
laissé son court passage dans cette même baignoire ? Levi n’aurait su le dire. Toujours est-il qu’au
bout de quelques minutes, comme s’il pensait que la situation était désormais sous contrôle, le chien
sortit de la salle de bains avec une tranquille nonchalance.
Assis sur un tabouret, Levi regardait Faith. Stupidement, la voir comme ça lui donnait envie de
cogner quelqu’un. Ça le démangeait de se ruer chez les Holland, de tambouriner à la porte,
d’empoigner John et de le secouer comme un prunier ! Comment avait-il pu laisser Faith s’imaginer
pendant toutes ces années que l’accident était survenu par sa faute ? Quel genre de père fallait-il être
pour laisser sa petite fille de douze ans se croire responsable de l’accident qui avait causé la mort de
sa mère ? Comment avait-il pu ne pas voir ce qui se passait dans son cerveau d’enfant ? Et comment
Faith avait-elle pu garder ça pour elle pendant tout ce temps ? Vivre en se croyant coupable de la
mort de sa mère, porter ce fardeau terrible depuis ses douze ans… Ce n’était pas normal. Ce n’était
pas juste.
Il lui tendit un énième mouchoir. Apparemment, ce serait son activité pour la nuit.
Elle se moucha, puis lui adressa un sourire mal assuré.
— Tu es vraiment formidable, Levi.
Sa voix tremblait.
— Merci… A vrai dire, Faith, je n’ai pas la moindre idée de ce que je dois faire pour que tu te
sentes mieux.
Pour une raison inexplicable, cet aveu d’impuissance provoqua un sourire chez elle, aussitôt suivi
par un nouveau torrent de larmes.
— Eh bien, pourtant, tu as été merveilleux ! Je ne pourrai jamais te remercier pour ce que tu as
fait.
Son visage se contracta comme si elle allait se remettre à sangloter, mais elle se ressaisit et but
une autre gorgée de vin.
Etrangement, il se sentait complètement minable.
Toutes les années passées défilaient dans sa tête. Avec le recul, il comprenait ce qu’elle avait si
longtemps caché de sombre et de lourd. Non, ce n’était pas seulement le chagrin d’avoir perdu sa
mère qui avait métamorphosé la petite fille qu’ils avaient vue revenir en classe après l’accident. Il
revoyait Faith dans le rôle de Princesse Trop-Mimi, se lançant dans la création de tous ces comités
auxquels personne n’adhérait — Environnement et Justice dans le Monde, etc., toutes ces foutaises…
Avait-elle essayé de fuir le terrible secret qu’elle portait ? Ou cherchait-elle le moyen de retarder
le moment de rentrer chez elle ?
Il la revoyait, cramponnée à Jeremy comme à une planche de salut — à présent, Levi avait
l’impression que c’était bien cela qu’il avait représenté à ses yeux. Epouser le fils modèle des
voisins, réunir les deux vignobles : gagner ainsi le pardon, l’absolution.
Le fait qu’elle n’ait pas vu qui était vraiment Jeremy s’expliquait mieux. Pour elle, il était le
moyen de se racheter.
— Tu veux venir ?
La question de Faith le fit sursauter.
— Quoi, dans la baignoire ?
Elle lui adressa un petit sourire.
— Oui.
— D’accord, répondit-il après un petit temps d’hésitation.
Il ôta son T-shirt, ses chaussures. Son jean et son boxer suivirent le même chemin, et il entra dans
la baignoire en se plaçant derrière elle, sa peau lisse et mouillée glissant sensuellement contre la
sienne.
Ce n’est pas le moment, s’insurgea sa conscience. Elle fait son deuil… ou quelque chose comme
ça.
Peut-être, mais… Faith ne pleurait plus, maintenant. Elle était calme, la tête renversée contre son
épaule.
— Ça va ? lui demanda-t-il en l’enlaçant.
Impossible de ne pas lui toucher les seins.
— Mm-hmm…
Il lui embrassa les cheveux, ne sachant pas bien ce qu’il pouvait faire d’autre. Elle se laissa aller
contre lui, détendue, douce, chaude.
Elle se retourna afin de s’allonger sur lui, faisant déborder l’eau d’un côté de la baignoire.
L’aiguille du désir grimpa d’un coup dans la zone rouge.
— Faith, dit-il, la voix rauque, je n’en reviens pas que tu te sois trompée aussi longtemps sur cet
accident. Quelqu’un aurait dû te dire que ça n’était pas ta faute.
— Oh ! Mais on me l’a dit, on me l’a répété, même… Simplement, ils… non, c’est moi… Je leur
avais raconté que j’avais fait une crise. Alors, dans leur esprit, c’était ça qui avait causé l’accident.
Ce n’était pas ma faute parce que je ne pouvais empêcher la crise de survenir. De mon côté, je n’ai
jamais trouvé le courage de leur avouer que j’avais menti.
— Tu aurais dû leur dire la vérité.
— Non. Je ne pouvais pas rendre mon père encore plus malheureux qu’il ne l’était déjà. « Papa,
je suis désolée que maman soit morte, mais, tu sais, elle allait te quitter de toute façon. » Non. Je ne
pouvais pas lui faire ça.
Ses yeux se noyèrent de larmes.
— Je déteste te voir pleurer, murmura-t-il, et à sa grande surprise elle se mit à rire, alors que les
larmes roulaient sur ses joues.
— Eh bien, porte-moi jusqu’au lit et fais-moi l’amour. Ça me fera peut-être arrêter.
Il fallait lui reconnaître une chose : elle était imprévisible.
— Tu es sûre ? Parce que sinon je peux te faire des cookies.
— Tu pourras toujours m’en faire après.
— Bon, d’accord. C’est toi qui commandes.
Il prit possession de ses tendres lèvres roses, lui noua les jambes autour de sa taille et se leva en
la soulevant, leurs bouches toujours unies. Ils émergèrent de la baignoire dans une gerbe d’eau et de
mousse.
Elle souriait en l’embrassant.
Et, si ses larmes lui déchiraient la poitrine, son sourire le dévastait encore plus profondément.
*
Plus tard, la joue de Faith appuyée contre sa poitrine tandis que son cœur à lui revenait peu à peu
à un rythme normal, Levi se rendit compte que quelque chose avait changé.
Lorsqu’il l’avait vue submergée par le chagrin, un sentiment étrange avait gonflé en lui, une
impression d’urgence, un besoin de la protéger, doublé d’un insupportable sentiment d’impuissance.
Dire que durant vingt ans elle avait porté ce lourd secret dans son cœur afin d’épargner sa
famille, sans que personne ne voie ce que cela lui coûtait…
A l’époque, il l’avait jugée un peu superficielle et ennuyeuse. En vérité, il aurait dû y regarder
d’un peu plus près.
Il déposa un baiser sur ses cheveux et resserra son étreinte.
— Je t’aime, dit-elle.
Il se figea. Bien sûr, il était déjà immobile, mais là c’était comme si son cœur et ses poumons
avaient cessé de fonctionner. Et pendant dix bonnes secondes…
Il devait dire quelque chose. Absolument. Mais les mots ne venaient pas. Un tourbillon de
sentiments l’habitait, mais de là à mettre un nom dessus…
Il releva la tête, pensant qu’elle attendait une réponse de sa part, mais elle avait les yeux clos et
le même petit sourire de volupté flottait sur ses lèvres.
— Un de ces jours, poursuivit-elle d’une voix ensommeillée, il faudra que tu m’avoues que
c’était toi, le petit morceau de quartz rose… Je me suis toujours demandé qui me l’avait offert.
J’aurais pensé à n’importe qui sauf à toi. Oui, là-dessus, j’aurais parié le domaine de ma famille
sans hésiter.
Elle rouvrit les yeux, le considéra une seconde, puis les referma.
— Mais aujourd’hui je comprends que ça ne pouvait être que toi.
Encore un silence.
Il déposa un baiser sur son front.
— Dors, Faith Holland.
Quand il fut certain qu’elle ne se réveillerait pas, il se leva et alla enfourner ses fichus cookies.
De toute façon, après une telle déclaration, jamais il n’aurait pu fermer l’œil de la nuit.
26
Faith n’avait pas beaucoup parlé à Levi depuis la nuit qui avait changé sa vie. La révélation qu’il
lui avait faite sur les conditions de l’accident était encore tellement ahurissante qu’elle ne savait trop
qu’en faire. Néanmoins, le nœud de culpabilité qui l’avait si longtemps étranglée se desserrait peu à
peu. Devait-elle parler à son père, à son frère et à ses sœurs ? Pour elle, la question restait en
suspens. Ce qu’elle sentait, en revanche, c’était que l’endroit jusqu’à présent calciné de son âme,
celui qui lui soufflait depuis des années qu’elle n’avait pas le droit d’avoir la même chose que les
autres — cet endroit-là était en voie de guérison.
Quant à Levi… Il était accaparé par son travail, peut-être même plus qu’avant. Et il était allé voir
sa sœur pour réparer sa voiture en panne. Au cours des deux nuits qu’ils avaient passées ensemble
depuis celle où il lui avait fait sa démonstration, il avait dû partir une fois en intervention et prendre
plusieurs appels. Entre eux, la communication était plus que réduite, sauf au lit où les choses étaient
plus claires…
Faith lui avait tout de même raconté ce qui lui était arrivé, quelques jours plus tôt. Elle était
entrée chez ses grands-parents alors que ceux-ci se trouvaient dans la chambre du rez-de-chaussée, et
avait surpris une conversation des plus troublantes.
— Non, disait Goggy, tu le rentres ici, pas comme ça ! Tu as oublié ou quoi ? Dans ce sens-là, tu
n’aimes pas ! Ça n’a jamais été confortable, dans cette position. Pousse-le donc un peu vers la
gauche.
En définitive, elle avait été soulagée de comprendre qu’ils ne faisaient que déplacer le lit de
Pops…
Levi avait ri aux larmes, et ce rire avait résonné si merveilleusement à ses oreilles qu’elle aurait
voulu l’enregistrer pour le réécouter, une fois seule.
Cependant, il ne lui avait pas échappé qu’à son « je t’aime » Levi ne lui avait toujours pas
répondu : « Moi aussi, je t’aime, Faith… »
Sans doute un cas typique de panique masculine.
Elle, de son côté, avait presque envie de rentrer sous terre de honte en repensant d’abord à la
confession qu’elle lui avait faite, puis à l’interminable séance de pleurs qui s’était ensuivie, et pour
finir à sa déclaration d’amour. Et pourquoi lui avoir dit qu’elle était certaine que c’était lui qui avait
glissé le petit quartz rose dans son casier ?
Il aurait mieux valu s’abstenir, songea Faith tout en roulant vers le café O’Rourke. Mais c’était
comme si un bouchon avait sauté : tout était sorti d’un coup.
Cela dit, Levi continuait à venir chez elle : la situation n’était pas aussi mal engagée qu’elle
l’imaginait parfois.
La grange était achevée, le jardin de la bibliothèque inauguré, et elle mettait la dernière main à
ses deux autres projets. La neige était tombée à trois reprises déjà, et le temps avait définitivement
viré au froid et à l’humide. Thanksgiving approchait. Vivrait-elle différemment cette fête familiale, à
présent qu’elle savait la vérité à propos de l’accident ? Le remords qu’elle éprouvait habituellement
s’apaiserait-il enfin pour devenir un simple sentiment de manque ?
Bien entendu, il était hors de question qu’elle révèle à son père les dernières paroles de sa mère,
mais, s’il apprenait — ainsi que Jack, Pru et Honor — que l’accident n’avait pas été provoqué par sa
crise d’épilepsie, peut-être que… peut-être que la dynamique familiale s’en trouverait modifiée.
Dans quel sens, elle l’ignorait. Elle aurait bien aimé aborder le sujet avec Levi, mais voilà, il ne se
montrait guère bavard depuis quelques jours.
Ce soir, comme il l’avait avertie qu’il travaillerait tard, elle avait prévu de retrouver Jeremy chez
O’Rourke. Ce serait sympa de dîner avec lui.
Six projets l’attendaient pour le printemps : quatre jardins de particuliers à concevoir et réaliser,
et deux vignobles à aménager sur le lac Seneca. En parallèle, elle avait entrepris de redessiner
entièrement le parc situé près du musée du Verre de Corning. Elle recevait déjà des appels de
paysagistes locaux, désireux de se présenter et de lui montrer leurs réalisations en vue d’une
collaboration.
Elle songeait donc à partager son temps entre San Francisco et Manningsport. Mais la vérité,
c’est qu’elle était bel et bien revenue au bercail. Ici, elle avait son père qui l’adorait. Ses grands-
parents, qui n’étaient pas éternels. Son neveu et sa nièce, ses sœurs et Jack. Colleen. L’idée lui était
même venue de s’enrôler comme pompier volontaire, rien que pour clouer le bec à Gérard Chartier,
qui ne cessait de la chambrer là-dessus. On pouvait dire qu’elle était entrée dans une nouvelle phase
de ses relations avec Jeremy — un ami loyal, généreux et drôle. Ici, elle avait aussi ses belles
collines escarpées, ses lacs froids et profonds aux secrets infinis, ses forêts paisibles et ses cascades
exubérantes.
Bref, elle était une Holland, et ses racines se trouvaient dans cette terre.
Et puis, et puis… elle avait Levi. Levi, qui voudrait bien admettre un jour, avec un peu de chance,
qu’il l’aimait lui aussi.
Dans ces conditions, pourquoi repartir ? N’avait-elle pas toujours eu l’intention de revenir ici un
jour pour de bon ?
L’architecte qui lui avait procuré son premier contrat à San Francisco venait de la contacter pour
un nouveau projet : dessiner le parc d’une grande copropriété de luxe à Oakland. Beaucoup de
terrain, beaucoup de potentiel. Il lui avait envoyé des photos, et immédiatement les idées avaient
commencé à germer dans son esprit. Elle pourrait accepter ce job, très bien payé, et dans le même
temps vider son appartement, vendre les affaires dont elle ne voulait plus et dire au revoir à ses amis.
S’être éloignée de Manningsport, s’être réalisée au plan professionnel sans l’aide de personne ou
de sa famille, avoir vécu seule… tout cela l’avait rendue plus forte. Sa mère avait raison.
Sauf que maintenant, elle le sentait, il était temps de rentrer.
Elle poussa la porte et accueillit avec plaisir la chaleur qui régnait dans le café. Une marche de
deux minutes, et ses pieds s’étaient déjà changés en blocs de glace !
— Ma sœur te cherche, lui annonça Connor sans préambule.
A peine eut-il prononcé ces mots que Colleen s’abattit sur elle et l’entraîna vers les toilettes.
— Moi aussi, ça me fait très plaisir de te voir…, dit Faith en riant.
Mais Colleen avait le visage grave.
— Dis-moi, entre Levi et toi, c’est sérieux ? Tu es dingue de lui ?
— Hein ? Euh, oui, raide dingue, même. Pourquoi ?
Colleen soupira.
— Il est ici avec son ex-femme.
Faith resta quelques secondes bouche bée avant de murmurer : — La vache…
— Comme tu dis. Ils sont dans le box du fond.
— Ah…
Faith entraperçut son reflet dans le miroir. Pas très rassurant.
— J’ai pensé qu’il valait mieux te prévenir.
— OK, merci, Colleen.
Bien, il lui fallait se sortir de là. Mais elle n’allait quand même pas réitérer l’exploit de Chez
Hugo et rester coincée en travers de la fenêtre des toilettes !
En revanche, elle pouvait se recoiffer. Et emprunter quelques produits de maquillage à Colleen.

*
A 17 h 30, alors que Levi était aux prises avec la sempiternelle paperasse, interminable et
exaspérante, la porte du poste de police s’était ouverte sur Nina Rodriguez. Cette femme qui
s’appelait encore, peu de temps auparavant, Nina Rodriguez-Cooper.
— Salut, lui lança-t-elle avec un grand sourire.
Splendide. Ce fut le premier mot qui vint à l’esprit de Levi. Elle était vêtue d’une tenue moulante,
comme toujours lorsqu’elle n’était pas en uniforme… Et pourquoi pas ? Elle avait un corps
magnifique.
Sa seconde pensée fut : qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? Parce que, franchement, elle
aurait pu prévenir, au lieu de débarquer ici comme une fleur !
— Vous désirez porter plainte ? lui demanda Emmaline, sans se donner la peine de voiler l’ironie
de sa voix.
Levi retint un sourire. Sa secrétaire était peut-être une enquiquineuse, mais pour elle la loyauté
n’était pas un vain mot.
Nina l’ignora. Pour ça, elle était très forte.
— Tu vas arrêter de me fixer comme ça et me dire bonjour ? dit-elle, en haussant ses sourcils
parfaits.
Elle s’appuya au bureau d’Everett, qui s’était figé, lui aussi, les yeux rivés à ses fesses. Des
fesses qui auraient mérité de figurer parmi les Sept Merveilles du monde. Au même titre que les seins
de Faith.
— Salut, dit-il.
— Salut, fit Everett en écho.
Nina sourit et tira une chaise à elle.
— J’étais dans le coin. Alors, j’ai pensé que j’allais passer voir mon flic préféré.
Levi perçut une bouffée de son gel douche, un parfum fleuri et musqué, et attendit de sentir monter
la colère en lui. Après tout, cette femme l’avait quitté en lui tapant dans le dos comme un copain,
avec un signe de la main en guise d’au revoir, et ce au bout de trois mois de mariage. De quoi se
sentir stupide devant tout le monde. De quoi avoir le cœur brisé. Deux choses qu’il détestait.
A sa grande surprise, la colère ne venait pas.
— Qu’est-ce que tu deviens ? lui demanda-t-il.
Elle inclina légèrement la tête sur le côté.
— Ça va.
— J’en suis bien content…, lâcha Everett dans un filet de voix.
Nina le gratifia de son regard de femme fatale, celui qui disait : « Dans tes rêves, mon
bonhomme. » Everett ne referma la bouche que pour déglutir.
— Bon, Levi, tu veux qu’on règle nos affaires devant tes collègues, ou tu préfères me payer un
verre ? Si je me souviens bien, le seul endroit potable dans le coin, c’est le café, non ?
Levi se leva de sa chaise sous le regard transi d’Everett, et celui, noir, d’Emmaline, et conduisit
son ex-femme de l’autre côté de la place, chez O’Rourke. Là, il fit mine de ne pas remarquer la tête
surprise et consternée de Colleen, ainsi que le silence qui s’était abattu sur les trois conseillers
municipaux accoudés au bar. Victor Iskin le salua de la main, son dernier chat empaillé posé devant
lui. On aurait dit que l’animal allait bondir sur quelqu’un.
— Il n’y a pas eu beaucoup de changement, on dirait, lâcha Nina.
— Non.
Il l’emmena vers le box du fond. Il se sentait troublé, nerveux.
Ils commandèrent deux bières et des maxi nachos dont Nina gardait un souvenir enthousiaste.
Colleen prit leur commande avec un nouveau regard appuyé et totalement désapprobateur. Nina,
elle, s’en tenait pour l’instant à des banalités — la circulation à Scranton, une vache au beau milieu
de la route à Sayre…
Les bières et les nachos arrivèrent, assortis d’un second regard sombre de Colleen.
Nina se mit ensuite à parler de la guerre, chose que font les militaires quand ils se retrouvent
entre eux. Levi attendait qu’elle en vienne au motif qui l’avait conduite jusqu’à Manningsport.
D’expérience, il savait qu’il était vain de vouloir la faire dévier de son sujet : Nina avait un
ordre du jour et la bousculer ne servirait qu’à prolonger cette épreuve.
Enfin, elle passa à un chapitre plus personnel.
— Et Sarah, comment va-t-elle ?
— Bien.
Inutile de lui préciser que l’année précédente Sarah aurait eu bien besoin du soutien d’une belle-
sœur.
— Elle est à la fac ?
Il opina.
— A Hobart.
— Bravo ! Et ta mère ? Elle me hait toujours, je parie.
— Ma mère est morte deux mois après ton départ.
Le visage de Nina changea d’expression.
— Oh ! Levi ! Pourquoi tu ne m’as pas avertie ? Je serais venue à l’enterrement…
Elle lui serra la main par-dessus la table.
— Sur le moment, je n’en ai pas vraiment vu l’intérêt, expliqua-t-il, en retirant sa main.
Elle se rencogna contre la banquette, ses grands yeux bruns prenant la chaleur de la braise.
— Ce n’est pas parce que notre histoire n’est plus d’actualité que je me fiche de savoir ce qui
t’arrive. A toi et à Sarah.
— Merci.
Elle secoua la tête.
— Waouh… Tu es carrément furax, c’est ça ?
Il refusa de lui répondre, préférant continuer de la regarder droit dans les yeux. Faith s’énervait
très vite quand il la regardait comme ça. Avec un peu de chance, ça marcherait aussi sur Nina.
Mais non. Elle but une gorgée de sa bière en souriant légèrement, les yeux rivés aux siens.
C’était le genre de femme capable de séduire un homme en quelques secondes. Une vraie
séductrice… C’était quoi déjà, le nom de cette fille grecque ? Celle qui avait causé le massacre
d’une ville entière ?
Il inspira prudemment.
— Alors, Nina, que me vaut cette visite ?
— Je n’ai jamais pu te mener en bateau, hein ?
— En fait, je dirais plutôt que tu m’as toujours remarquablement mené en bateau, répondit-il avec
calme.
— OK. D’accord… Jouons cartes sur table.
Elle se pencha vers lui, ses seins débordant de son haut moulant.
— Cette dernière mission, c’était celle de trop pour moi. Je pensais sans cesse à toi. Alors… je
me disais qu’on pourrait peut-être se redonner une chance, tous les deux.
Il ne dit rien.
— Ecoute, idiot…, reprit-elle, et il éprouva malgré lui une pointe d’affection et d’amusement
devant son manque total de sentimentalité. On s’entendait bien, toi et moi. Le truc, c’est qu’on n’était
pas synchro, voilà tout. Il y a deux ans, je n’étais pas prête à me ranger. Mais aujourd’hui je le suis.
C’est aussi simple que ça.
— J’ai l’impression que tu n’as pas pris en compte tous les éléments de l’équation, Nina.
— Tu n’as qu’à corriger, alors, rétorqua-t-elle, en lui adressant un autre de ses sourires de femme
fatale.
Je t’aimais, et tu m’as quitté. Alors que je voulais fonder une famille avec toi, alors que
je croyais que nous serions heureux ensemble. Tu es partie comme si je n’étais rien pour toi.
Mais il eut soudain la sensation que les sentiments qui étayaient ces mots étaient vieux et usés.
Ces mots ne valaient plus la peine qu’il les formule à voix haute.
— Bonjour…
Faith. Elle les considéra un instant tous les deux, puis tendit la main à Nina.
— Faith Holland.
Nina lui serra la main.
— Salut… Eh, attends… Faith Holland ? L’ex de Jeremy, c’est ça ?
— C’est ça, oui.
Le regard de Faith se posa sur lui. Elle avait les joues en feu. A part ça, son expression était
calme.
— Faith, je te présente mon ex-femme, Nina. Nina, Faith est ma…
Il tourna la tête vers elle, dans l’espoir qu’elle lui soufflerait le terme adéquat.
— Voisine, lâcha-t-elle.
Ah, les femmes ! On ne sait jamais ce qu’elles ont dans le crâne.
— Bonté divine ! fit soudain quelqu’un. Nina ?
— Jeremy !
Nina se leva d’un bond et l’étreignit de toutes ses forces, comme s’ils étaient de vieux amis.
— Ça me fait tellement plaisir de te revoir !
Jeremy ne lui rendit pas son étreinte, ce que Levi nota avec satisfaction. Son ami se contentait de
lui lancer un regard interrogateur, tandis que Nina jacassait et multipliait les sourires radieux.
Un soir, alors qu’elle venait de le quitter, Jeremy l’avait invité chez lui et ouvert un single malt de
vingt-quatre ans d’âge. Levi s’était alors consciencieusement soûlé en sa compagnie. Pour une fois, il
avait pu se comporter comme un mec normal. Pas comme un flic, un soldat, un grand frère ou
l’homme de la maison, mais comme un pauvre type qui s’était fait plaquer par sa femme.
Il prit la main de Faith et l’obligea à s’asseoir à côté de lui.
— Reste ici.
— On ne me donne pas d’ordres !
— S’il te plaît, Faith, reste.
Son insistance porta ses fruits. Elle lui serra la main.
— Comme tu veux, cher voisin.
Il lui jeta un regard énervé. Ce n’était pas le moment de jouer à ce jeu-là avec lui… Faith rougit
et, bizarrement, il sentit sa poitrine se serrer douloureusement.
Il se pencha pour déposer un rapide baiser sur ses lèvres roses et douces.
Ce qui eut le don de couper momentanément la parole à Nina.
— Oh ! Vous êtes ensemble, tous les deux ? Je ne… D’accord.
Elle se rassit en même temps que Jeremy. Un vrai dîner à quatre…
— Laisse-moi récapituler, poursuivit Nina. Tu sors avec Faith, l’ex-fiancée de ton meilleur ami
homo.
— C’est ça.
Nina dodelina de la tête d’un air entendu.
— Hum… Suis-je la seule à trouver la situation tordue ?
— Pour ma part, tout ça me va très bien, déclara Jeremy.
— Eh bien, pour être franche, Faith, reprit Nina, qui ne perdait pas souvent son aplomb, c’est
plutôt ennuyeux, parce que je suis ici dans le but de reconquérir mon mari.
Faith hocha la tête avec sympathie.
— C’est même très embêtant, tu veux dire. Mais c’est bien ton ex-mari dont tu parles, n’est-ce
pas ?
Un point pour Faith qui souriait suavement.
— Cela dit, nous allons vous laisser discuter, tous les deux, ajouta-t-elle. Jeremy et moi, nous
nous apprêtions à manger un morceau ensemble.
— Parce qu’en plus vous êtes toujours les meilleurs amis du monde, tous les deux ? C’est
vraiment adorable ! répliqua Nina d’un ton qui commençait à se faire acerbe.
Faith sourit calmement.
— C’est vrai, nous sommes adorables. Nina, enchantée d’avoir fait ta connaissance. A tout à
l’heure, Levi.
— OK, dit-il, même s’il regrettait qu’elle le laisse en tête à tête avec Nina.
Jeremy lui serra l’épaule en signe de solidarité, et Faith et lui s’éloignèrent.
Aussitôt, Nina revint à la charge :
— Où en étions-nous ?
— Nulle part. Tu m’expliquais qu’on devrait se remettre ensemble, et je m’apprêtais à te
répondre qu’il ne fallait pas y songer.
— Ah non ? Eh bien, tu sais quoi ?
Elle grignota un nacho d’une manière absurdement sexy, avec un calme étudié.
— Ta petite chérie a raison. On a des tas de choses à se dire, toi et moi. Accorde-moi juste deux
heures de ton temps. Je reste ici tout le week-end, minimum. Je suis au Black Swan.
Elle haussa les sourcils d’un air suggestif et lui sourit par-dessus son morceau de nacho.
Le Black Swan, c’était là qu’ils avaient passé leur nuit de noces.
— Très bien, dit-il. Dans ce cas, finissons-en.
27
Ainsi donc, l’ex-femme de Levi était de retour.
Faith soupira, s’efforçant de ne pas laisser l’inquiétude la gagner. Peine perdue. Elle avala une
autre cuiller de sa glace Peanut Brittle, soupira encore et en reprit une bouchée.
Un film défilait à l’écran, un de ces stupides films en noir et blanc qu’elle n’aimait pas — mais
c’était quand même mieux que les émissions vantant de cauchemardesques appareils de musculation
où les corps « avant » ressemblaient au sien, et les corps « après » à celui de Nina Rodriguez.
Elle avait été l’épouse de Levi. Certes, il lui en voulait à mort, néanmoins il l’avait aimée.
Souhaiterait-il accorder une seconde chance à leur couple, avec l’espoir que, cette fois, cela
fonctionne mieux ? Peut-être. Ne serait-ce que pour se prouver qu’il n’avait pas eu tort d’épouser
cette femme… Le raisonnement se tenait, et elle pouvait comprendre que Levi veuille obtenir une
meilleure issue pour son couple qu’un divorce demandé et prononcé à la vitesse de la lumière sans
qu’il ait son mot à dire.
Au début de son installation à San Francisco, il lui arrivait de rêver que Jeremy venait frapper à
sa porte. Mais bien sûr que non, il n’avait jamais été gay ! Et elle, où était-elle passée ? La débâcle
de leur mariage… c’était ça, le cauchemar. La réalité, c’était qu’elle devait le suivre, tout le monde
les attendait !
Emerger de ce genre de rêves, c’était chaque fois comme prendre un coup à l’estomac.
Levi avait-il fait des rêves similaires, quand Nina l’avait quitté ?
— Elle sait piloter un hélicoptère, confia-t-elle à Blue, qui regardait fixement son pot d’un demi-
litre de Ben & Jerry’s.
Elle lui en donna dans une petite assiette, tout en soupirant de plus belle.
Levi était chez lui : elle l’avait entendu rentrer un peu après minuit. Aussitôt, elle avait coupé le
son de la télé et s’était précipitée vers la porte. Bien sûr, elle avait attendu qu’il frappe. En vain.
Heureusement, elle avait pu noter par l’œilleton qu’il était seul.
Restait néanmoins une question de taille : le O’Rourke fermait à 23 heures. Alors, où était-il allé,
en sortant du café ?
Elle se leva du sofa, plantant là Humphrey Bogart à qui elle avait coupé le sifflet. Peut-être Levi
lui avait-il envoyé un mail ? Cela aurait été une première, mais ça valait quand même le coup d’aller
voir, même si cette démarche la rangeait sans conteste dans la catégorie des femmes pathétiques.
Rien, à part un mot de Sharon Wiles : elle avait un locataire longue durée pour l’appartement,
alors si Faith pouvait faire ses valises et libérer les lieux d’ici à la fin du mois, ce serait super.
Dommage… Elle l’aimait bien, cet appartement, juste en face de celui de son homme. Qui ne
l’était peut-être plus d’ailleurs — son homme.
Mais non, mais non. Il n’y avait (pour le moment) aucune raison de penser cela. Elle éteignit son
ordinateur et retourna sur le sofa. Retapa les coussins. Replia le plaid.
C’était dans ce genre de circonstances qu’une mère lui aurait été bien utile. Pru l’aurait volontiers
écoutée, mais elle n’était pas très douée pour donner des conseils. De plus, vu les hauts et les bas de
sa vie conjugale, elle pouvait tout aussi bien être en train de chevaucher son mari, dans une tenue
affriolante.
Jack, pas la peine. Son père, pas davantage. Son mystérieux amoureux ne s’étant toujours pas
matérialisé, Honor n’était certainement pas d’humeur à compatir à ses peines de cœur. Ah, et puis il
était maintenant 2 h 32 du matin.
Une mère, en revanche…
Elle se posta devant la photo prise le jour du mariage de Pru, la dernière sur laquelle ils
figuraient tous. A côté du cadre était posé le petit cœur en quartz rose. Levi n’avait pas nié le lui
avoir donné, mais il ne l’avait pas admis non plus.
Elle était certaine que c’était lui.
Elle s’empara du cadre.
La profonde culpabilité qui l’avait rongée durant si longtemps ne serait pas facile à extirper pour
de bon de son cœur. Elle la sentait encore tapie en elle, n’attendant qu’une occasion pour se
manifester. Des bribes de souvenirs lui étaient revenues sous forme de flashs, depuis que Levi avait
remis en ordre les événements de cette tragique journée. Des éclairs de réminiscence dont la clarté
n’était plus brouillée par sa conviction d’avoir causé l’accident. Ces souvenirs lui parlaient de
l’amour de sa mère ; ils étaient si purs, si nets et si intenses que c’en était bouleversant.
2 h 47.
— Tu viens, on va faire une promenade en voiture, Blue ?
Celui-ci dressa les oreilles en entendant le mot magique.

*
Durant vingt ans, elle n’avait jamais emprunté Lancaster Road ni Hummel Road. Et cela lui
avait demandé beaucoup d’efforts. Des centaines de kilomètres en plus pour éviter, contourner cet
endroit.
Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine tandis qu’elle approchait de l’intersection et, après
s’être rangée sur le bas-côté, elle expira pour se sentir moins oppressée. Elle coupa le moteur, puis
baissa la vitre à mi-hauteur, afin que Blue puisse profiter d’un peu d’air frais.
Comme il était beau, l’endroit où sa mère avait perdu la vie. La nuit était claire, les champs
baignés d’argent par une lune presque pleine. Elle avait craint que le terrain n’ait été vendu à un
promoteur qui y aurait implanté un lotissement aux maisons serrées comme des sardines, reliées par
une rue au tracé improbable et au nom ridicule.
Mais non. Rien n’avait changé.
Impatient de sortir, Blue se mit à geindre et remuer la queue.
— Toi, tu restes ici, mon gros.
Sa voix résonna dans le silence absolu de la nuit.
Bientôt, peut-être même dans le courant de la semaine, son père donnerait le coup d’envoi des
vendanges de glace en convoquant les troupes à 2 heures du matin, pile au moment où la température
atteindrait moins huit degrés. Mais ce soir il ne faisait que moins six.
Que moins six ! Il fallait être née ici pour dire une chose pareille !
Elle se plaça pile à l’intersection où leur voiture avait été percutée. Peut-être sa mère était-elle
morte sur le coup, peut-être au bout de quelques minutes. Elle espérait de tout son cœur que cette
dernière n’avait pas souffert, mais à la vérité elle n’en saurait jamais rien.
Elle se dirigea vers le talus qui longeait la route et descendit de l’autre côté. C’était à cet endroit
que la voiture avait fait des tonneaux. Beaucoup de tonneaux, jusqu’à l’érable.
Ce type, Kevin Hart, roulait très vite.
Il lui était arrivé de rechercher des informations sur lui via Google : l’accident lui avait
occasionné une commotion cérébrale et une fracture de l’annulaire gauche. Etudiant à l’époque, il
n’avait pas bu, mais roulait simplement beaucoup trop vite sur une route de campagne déserte,
ignorant qu’au cours de son premier semestre universitaire un panneau de stop avait été placé à
l’intersection des deux voies. Le juge l’avait condamné à un travail d’intérêt public. Il était devenu
ingénieur. Peut-être planchait-il aujourd’hui sur de beaux plans d’urbanisme ou de circulation.
Elle ne lui en avait jamais voulu, enfin, pas vraiment.
Elle traversa le champ ; l’herbe givrée craquait doucement sous ses pas. Elle arriva devant
l’arbre qui avait arrêté leur course folle. Elle se souvenait du bruit, de l’ultime fracas de tôle, de
l’ébranlement de la carrosserie contre le tronc, du cliquetis du pare-brise qui s’effritait.
Passant la main sur la rude écorce, Faith sentit l’endroit plus lisse où la profonde entaille laissée
par la voiture avait cicatrisé depuis cet après-midi où le ciel avait été si bleu, vingt ans auparavant.
Elle s’assit au pied de l’arbre, remarquant distraitement le froid, la dureté du sol. Il régnait un tel
calme… Pas de grillons, pas de jappement de coyote, pas d’oiseau de nuit. Rien que le silence.
Peut-être sa mère avait-elle envisagé de divorcer de son père. Mais peut-être pas. Peut-être
avait-elle tout simplement passé une mauvaise journée et déversé son ressentiment, à tort sans doute,
sur sa petite dernière. Peut-être avait-elle pensé que cela n’aurait pas d’incidence, qu’elle
comprendrait. Vouloir pour sa fille une meilleure vie que la sienne ne signifie pas forcément qu’on est
malheureuse.
C’était ça, le drame, quand la mort survenait brutalement. Certaines questions restaient à jamais
sans réponse.
Elle garderait le secret de sa mère.
Peu à peu, son sentiment de culpabilité s’estomperait, et elle ne salirait pas les souvenirs
auxquels s’accrochait toute sa famille. Du reste, tous savaient certainement que Constance Holland
n’était pas parfaite — ils étaient assez intelligents et sensibles pour ça. Qu’ils aient fait d’elle une
sainte relevait peut-être plus d’un choix de leur part que d’un quelconque aveuglement. Peut-être
qu’ils gardaient eux aussi pour eux, cachés dans leur cœur, des souvenirs de l’imperfection de leur
mère.
Elle les aimait tous les cinq et elle avait été une bonne mère. Son père avait été un homme
heureux en ménage. Rien ne pouvait effacer cela.
Faith contempla l’endroit où elle avait cru voir sa mère, ce jour-là, sa mère qui lui affirmait que
tout irait bien pour elle.
Elle ne s’était pas trompée. Sa petite dernière avait survécu à l’accident et s’en était plutôt bien
sortie. Elle avait choisi un métier qu’elle aimait, elle avait réussi, surmonté un chagrin d’amour, refait
sa vie dans une ville lointaine, était devenue une femme épanouie.
Quel dommage que sa mère ne puisse pas voir la personne qu’elle était devenue…
— Tu me manques, maman, murmura-t-elle.
Elle envoya un baiser vers le ciel, avec ce même geste que sa mère avait eu pour elle la dernière
fois où elle l’avait vue ou cru la voir. Enfin, au bout de tant d’années, la petite fille retournait son
baiser à sa mère.
Et cette fois Faith accueillit la brûlure des larmes avec soulagement.
Blue la rejoignit (à force de se tortiller, il était arrivé à passer par la vitre entrouverte), et elle fut
contente de sentir sa tête sur ses genoux, ses oreilles soyeuses et son cœur de toutou battre près du
sien.

*
Faith se présenta à la porte de la Maison Neuve à 7 heures du matin, après être retournée à son
appartement et avoir dormi deux ou trois heures. Désormais, elle était certaine de la conduite à
tenir.
— Que t’arrive-t-il, ma chérie ? lui demanda son père en lui ouvrant la porte. Tu vas bien ?
— Bonjour, papa. Oui, je vais bien. Bonjour, madame Johnson.
— Doux Jésus, il faut un café à cette enfant ! Sortir avec les cheveux tout emmêlés !
— Je suis à la maison, ce n’est pas grave, répliqua Faith en les suivant dans la cuisine. Est-ce que
Honor est debout ?
— Oui, Honor est debout, déclara l’intéressée en entrant dans la pièce.
Elle était habillée pour aller au bureau, son serre-tête bien en place dans ses cheveux.
— Bien. Euh… j’aurais besoin de tous vous voir une minute.
— J’ai compris, je vous laisse, dit Mme Johnson.
— Non, non, restez. De toute manière, vous allez écouter à la porte, alors…
Mme Johnson esquissa un de ses rares sourires.
— Je vous signale que vous êtes dans ma cuisine, alors qu’il y a onze pièces dans cette
gigantesque baraque, dont la moitié ne sert même pas.
Tous s’assirent autour de la table tandis que Mme Johnson tendait une tasse de café à Faith.
— Merci. Alors voilà…
A cet instant, la porte s’ouvrit sur Pru et Jack.
— Et alors ? disait Pru. Ton avis, on n’en a rien à faire ! C’est pas parce que tu es un mec que…
— Tu parles comme une gamine de huit ans !
— Et toi comme un imbécile. Bonjour, tout le monde… Qu’est-ce que vous fichez là ?
— En ce qui me concerne, j’habite ici, rétorqua Honor. De même que papa.
Faith agita la main pour capter leur attention.
— Ohé ! J’ai quelque chose à vous annoncer.
— Tu es enceinte ? demanda Pru.
— Non, répondit Faith, alors que Mme Johnson, aux anges, s’apprêtait déjà à applaudir.
Une fraction de seconde plus tard, elle s’écria d’un air furibond : — C’est quoi, votre problème ?
Vous êtes tous les quatre adultes, et pourtant la maisonnée ne compte que deux petits-enfants, qui
seront bientôt majeurs en plus ! Vous êtes de vilains enfants, tous les trois ! Quant à toi, Prudence, tu
ne pouvais pas en avoir davantage ?
— Pour le coup, Mme Johnson marque un point, fit valoir leur père.
— Est-ce qu’on pourrait en revenir à moi ? demanda Faith, agacée.
Elle aurait mieux fait de leur envoyer un mail !
— C’est important, précisa-t-elle.
— Vas-y, on t’écoute, lança Pru, en fouillant dans le placard. Mais où est donc passé le mug que
j’avais fabriqué en CM1 ?
— Madame Johnson, je vais mourir d’inanition ! geignit Jack.
— Eh bien, mange quelque chose, espèce de mal élevé ! s’insurgea celle-ci, en lui coupant un
muffin en deux. Il me semble distinguer des mains au bout de tes bras. Suis-je censée te donner la
béquée comme à un oisillon ?
Cela dit, elle lui tendit son assiette.
Faith força la voix pour se faire entendre :
— Le jour où maman est morte…
Cette fois, tout le monde se tut. Pru s’assit, et Jack se figea, le muffin à mi-chemin de sa bouche.
— Le jour où maman est morte, reprit-elle sur un ton plus égal, malgré son cœur qui s’était mis à
battre follement, je n’ai pas eu de crise d’épilepsie.
Elle déglutit.
— J’ai… j’ai simplement dit que j’en avais fait une.
Son frère et ses sœurs échangèrent des regards intrigués. Son père lui prit la main, main qui,
remarqua-t-elle, s’était mise à trembler.
— Continue, ma chérie.
Elle s’arma de courage.
— Vous savez qu’à l’époque tout le monde a pensé qu’elle n’avait pas vu la voiture qui nous a
percutées ? Eh bien, si, elle l’a vue. Et elle a même essayé de freiner. Il y avait des traces de freinage
sur la chaussée. Mais l’autre véhicule arrivait trop vite. Je vous ai raconté que j’avais eu une crise
d’épilepsie, parce que je croyais que l’accident était arrivé par ma faute.
Silence.
— Et qu’est-ce qui t’avait fait croire ça ? s’enquit son père.
— Maman m’avait posé une question, et je ne voulais pas lui répondre. Je… j’étais un peu en
colère contre elle à cause d’une bêtise. Alors, elle s’est retournée pour voir si j’allais bien. Et j’ai
toujours cru que c’était à cause de ça que Kevin Hart nous avait embouties, parce qu’elle me
regardait moi, au lieu de regarder la route. Mais Levi a procédé à une reconstitution de l’accident qui
prouve que maman n’aurait pas pu le voir arriver avant d’être pratiquement au niveau de
l’intersection et, à ce moment-là, il était de toute façon déjà trop tard.
Autour de la table, le silence se prolongeait, tandis que son frère, ses sœurs, Mme Johnson et son
père échangeaient des regards consternés.
— Ma petite chérie, dit enfin ce dernier, en lui serrant les doigts avec émotion, personne n’a
jamais pensé que l’accident était survenu par ta faute. Personne… jamais.
— Mais vous croyiez tous que j’avais fait une crise, que maman avait été distraite de la route et
que c’était à cause de ça que l’autre voiture nous était rentrée dedans.
— C’était la faute de ce petit con, Faithie, intervint Jack. Un gamin au volant d’une grosse
cylindrée, qui n’a pas marqué le stop.
— Personne n’a jamais pensé que c’était ta faute, déclara lentement Honor. Vous avez pensé ça,
vous ?
Pru secoua la tête.
— Bien sûr que non.
— En fait, j’étais plutôt soulagé que tu aies eu cette crise, lui avoua son père. Car ainsi je pensais
que tu n’avais aucun souvenir de l’accident.
Le silence retomba.
— Tu en as, ma chérie ? demanda Mme Johnson en lui caressant la joue. Des souvenirs de
l’accident ?
Faith hésita avant d’opiner.
— Oui, je me souviens de tout.
— Oh ! mon Dieu, Faith…, murmura Honor, ses yeux s’embuant de larmes.
Sentir les bras de sa sœur l’étreindre, c’était une sensation tellement étrange que, l’espace d’un
instant, elle ne sut comment réagir. Puis ce fut au tour de Pru de la serrer dans ses bras, puis de Jack
et enfin de son père, et elle se rendit compte qu’elle sanglotait.
— Je croyais que tu m’en voulais, dit-elle, et Honor parut tout de suite comprendre que ces mots
s’adressaient à elle. Tu étais tellement en colère contre moi…
— J’étais jalouse, c’est tout. Tu as été la dernière à voir maman en vie. Tu étais à ses côtés à la
toute fin.
Au bout d’un moment, quand tout le monde se fut essuyé les yeux grâce à l’apparition d’une
seconde boîte de mouchoirs et que Mme Johnson eut entrepris de confectionner un pudding aux
patates douces (malgré son refus de l’admettre), son père posa la main sur son épaule.
— C’est pour ça que tu es partie vivre à San Francisco, Faithie ? Parce que tu te sentais
responsable ?
— Ça a dû jouer un peu, oui, mais je souhaitais surtout m’éloigner de Jeremy. Et puis, je me suis
souvenue de quelque chose que m’avait dit maman, qu’elle aurait bien aimé vivre ailleurs qu’ici,
quand elle était jeune. Alors, sur le moment, ça m’a paru une évidence. Comme si j’accomplissais ce
qu’elle n’avait jamais pu faire.
— C’est tout à ton honneur, Faith, déclara Honor avec douceur.
— Et maintenant ? s’enquit son père. Tu comptes rester ici ?
— Levi et toi, vous avez l’air de sacrément bien vous éclater, lâcha Pru d’un air entendu.
Leur père et Jack sursautèrent en même temps.
— J’aimerais bien rester, oui, répondit Faith, les yeux de nouveau remplis de larmes.
Ses racines ne lui avaient jamais semblé aussi précieuses qu’à cet instant, dans la cuisine de la
Maison Neuve où sa mère avait ri et préparé les repas, où Mme Johnson s’était donné tant de mal
pour prendre soin d’eux pendant toutes ces années.
— Et merde, une sœur de plus dans les pattes ! soupira Jack, en lui ébouriffant les cheveux.
— Attendez ! Il faut encore que je vide mon appartement de San Francisco, mais aussi celui de la
résidence de l’Opéra. Sharon Wiles a trouvé un locataire. Alors, il faudra peut-être que je loge ici un
certain temps, à mon retour de Californie. Par pitié, ne m’obligez pas à retourner chez Pops et Goggy
!
— Viens plutôt habiter chez moi, proposa Pru avec un sourire tendre. Carl reste chez sa mère
pour une durée très indéterminée. Je crois que j’aime bien ce concept du couple à distance…
Question salle de bains, en tout cas, c’est nettement plus agréable ! En plus, les enfants et moi
serions ravis de t’avoir à la maison, tu le sais bien.
— Nous réglerons les problèmes de logistique plus tard, trancha leur père. Tu as l’air épuisée,
ma chérie. Allez, viens. Je vais te border.
Son ancienne chambre était bourrée de cartons contenant ses affaires, mais aussi celles de Honor.
En revanche, le lit était non seulement accessible, mais fait, toujours agrémenté de son édredon
lavande et de deux oreillers blancs et moelleux.
Elle se rendit soudain compte qu’elle ne tenait plus debout.
Son père l’aida à s’installer et lui remonta le drap jusqu’au menton.
— C’est bien agréable de pouvoir s’occuper de sa petite fille.
Il s’assit au bord du lit et lui sourit. Elle sentit son cœur se serrer douloureusement d’amour.
C’était son père, l’homme qu’elle connaissait si bien, toujours égal à lui-même : avec sa chemise
à carreaux délavée, son odeur de café et de feu de bois, ses mains tachées de raisin.
— Dis-moi, ma chérie… Ton désir forcené de me recaser avait-il quelque chose à voir avec ce
que tu viens de nous raconter ?
Elle hocha la tête.
— Je pensais qu’en te trouvant quelqu’un je pourrais effacer un peu de ma… faute.
Son père secoua la tête avec tristesse.
— Je n’ai pas été assez attentif à toi.
Pendant un instant, il lui caressa les cheveux en silence.
— Maintenant, écoute-moi, Faith. Et écoute-moi bien. Ta mère me manquera toujours, même si je
devais me remarier, ce que franchement je n’arrive pas à imaginer. Elle n’était pas parfaite, mais elle
l’était pour moi, et si jamais quelqu’un d’autre devait entrer dans ma vie ce serait mon affaire, pas la
tienne. Si cette femme doit se présenter un jour, elle le fera. Mais ce jour-là ce sera à moi de la
remarquer. Tu comprends ?
Faith acquiesça, et il se pencha pour déposer un baiser sur son front.
— C’est moi qui suis censé veiller sur toi, pas le contraire.
Flûte ! Voilà que les larmes revenaient.
— Tu es le meilleur père du monde.
Il se leva.
— Maintenant, essaie de dormir, ma princesse.
— Je t’aime, papa.
— Moi aussi, je t’aime.
Il marqua une pause.
— Et ta maman aussi t’aimait énormément, Faith. Tu as été notre petite surprise. Notre cadeau.
Ces derniers mots l’enveloppèrent comme une couverture chaude et douce, et lui tinrent
compagnie, tandis qu’elle sombrait dans le sommeil, dans sa chambre d’enfant.
28
La journée avait été mauvaise.
D’abord, Nina, qui avait débarqué chez lui à 7 heures du matin avec du café et des donuts de chez
Lorelei, donuts qu’il n’avait pas acceptés — au prix d’un gros effort de volonté, car ils étaient encore
tièdes… Puis elle l’avait accompagné au poste de police. Elle était ensuite passée au bureau de poste
pour faire suivre son courrier, histoire de lui prouver son intention de rester…
Un peu plus tard, Mel Stoakes était venu lui signaler que Nina avait été vue à la confiserie : était-
il au courant du retour de son ex ? Puis Gérard Chartier était entré au moment où Mel s’en allait.
— Hé, Levi ! Tu sais, la nana super canon avec qui t’étais marié… ? Eh bien, figure-toi qu’elle
est ici !
De guerre lasse, et dans la crainte qu’elle ne lui impose une discussion devant Everett et
Emmaline, il avait consenti à un déjeuner avec Nina chez Hugo. Ne restait plus qu’à espérer que
Jessica n’allait pas lui jeter un verre de vin à la figure.
— C’est ta colère qui parle, querido, affirma Nina, en s’humectant sensuellement les lèvres, alors
qu’il lui répétait pour la énième fois qu’il n’avait pas la moindre envie de reprendre la vie commune
avec elle.
— Non, répondit-il avec lassitude. C’est mon cerveau.
— Et ton cœur, lui, qu’est-ce qu’il dit ?
— La même chose. Ainsi que mes poumons, mon foie et mes reins. Nina, tu es revenue parce que
tu es dans une impasse, tu le sais aussi bien que moi.
Même s’il avait été assez fou pour lui dire oui, il savait qu’à la seconde où elle s’ennuierait elle
repartirait.
Avec naïveté, il espérait qu’elle s’ennuyait déjà.
Hélas, non.
Plus tard dans la journée, alors qu’il terminait son service, Nina débarqua au poste avec des airs
de propriétaire. Eh bien, pensa Levi, il l’avait davantage vue en deux jours qu’en trois mois de
mariage !
Ignorant superbement Everett et Emmie, elle se laissa tomber dans le fauteuil en face de son
bureau, tandis qu’il éteignait son ordinateur.
— Tu veux aller boire un verre, mon chéri ?
Bien, ce n’était plus le moment de tourner autour du pot.
— Nina, j’ai très envie d’aller voir Faith.
— Pour me rendre jalouse ?
— Non. Parce qu’elle est…
— Gentille ?
Nina lui adressa une grimace moqueuse et se mit à battre des cils.
— … la femme que j’aime.
La formule le surprit lui-même et eut l’immense avantage de transformer Nina en statue de sel.
L’espace d’une seconde à peine.
— Très bien. Va retrouver ta poule. Je parie qu’elle ne connaît pas tous les trucs que je sais faire,
moi…
— N’en sois pas si sûre, lâcha-t-il en réprimant sa colère. Retourne à New York, Nina.
— Je ne bougerai pas d’ici, mon chéri. Mais pour l’instant va la rejoindre. Souviens-toi juste que
ton copain homo l’a eue avant toi.
C’était bien la Nina qu’il connaissait. Il suffisait de gratter un peu en surface pour la découvrir
telle qu’elle était vraiment : plus agressive qu’une martre pêcheuse.

*
Toujours en colère, Levi monta l’escalier de la résidence au pas de charge.

Il y avait du bruit chez Faith. Il toqua et finit par ouvrir.


Elle était près de la bibliothèque, en train d’emballer des affaires. Entourée de cartons, comme si
elle déménageait.
Blue se précipita vers lui.
— Du calme ! marmonna Levi.
Le golden retriever s’en retourna la queue basse, visiblement froissé.
— Tu pars ? demanda-t-il.
— Tiens, salut, Levi !
Elle portait son pyjama à dalmatiens.
— Comment vas-tu ? Comment ça se passe avec, euh… Nina ?
— Tu pars ?
Elle jeta un regard autour d’elle.
— Ah, ça ? Tu sais, je n’avais qu’un bail d’un mois renouvelable ici, et Sharon Wiles a trouvé un
locataire permanent. Mon mur rouge ne l’a pas franchement emballée, mais elle compte le repeindre.
Bref, tout ça pour dire qu’il faut que je libère les lieux.
Elle semblait nerveuse, les mains nouées devant elle.
— Et que je retourne à San Francisco.
Il sentit un froid glacial l’envahir.
— San Francisco ?
— Oui. Je ne t’en ai pas encore parlé. Tu étais, comment dire… très pris ailleurs, ces derniers
jours. En résumé, j’ai décroché un contrat à Oakland, si bien que je repars à San Francisco dès lundi.
Je dois concevoir le parc d’un complexe résidentiel, avec un splendide point de vue sur le pont,
et pendant que je serai là-bas j’en profiterai pour…
Elle s’interrompit, changeant brusquement d’humeur.
— Pourquoi cet air renfrogné, Levi ? Si quelqu’un a des raisons de faire la tête, c’est moi, non ?
Vu que tu m’ignores royalement depuis que ton ex-femme a débarqué.
— Tu repars à San Francisco ?
— Oui. Quant à ton ex-femme et votre possible réconciliation, tu pourrais au moins me dire ce
que…
— Combien de temps ?
Elle leva les mains au ciel avec impatience.
— Quelques semaines !
— Plus précisément ?
— Peut-être six, ou quatre, avec un peu de chance. J’ai…
— Tu ne m’en avais pas parlé.
— Parce que ça s’est décidé très vite !
— Très vite, c’est-à-dire ?
— Euh… J’ai postulé pour le job en août, mais je n’ai eu un retour que la semaine dernière, et
avant ce vendredi rien n’était encore signé. Je te l’aurais dit…
— Si je comprends bien, l’interrompit-il, ça fait un mois que tu prépares ton retour à San
Francisco, mais que tu ne penses pas à m’en parler ?
Elle le considéra longuement.
— Je te répète que j’ai eu un peu de mal à trouver le moment pour le faire, ces derniers jours,
rétorqua-t-elle avec froideur. Tu étais tellement occupé avec Nina et vos beaux projets d’avenir…
— Le moment, tu aurais très bien pu le trouver. Et aucun projet d’avenir n’est à l’ordre du jour
entre nous, répliqua-t-il. Tu peux me faire confiance : cette histoire est complètement finie.
— C’est vraiment gentil de me le préciser. Dommage qu’il t’ait fallu deux jours entiers avant de
songer à le faire.
— Sérieusement, tu n’as pas pu croire que j’allais me remettre avec elle !
— Justement, Levi, je ne sais pas trop ce que je dois croire. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu ne
parles pas avec moi !
— C’est toi qui dis ça alors que tu as omis de me signaler que tu repartais à San Francisco !
— Eh bien, disons que la communication n’a pas l’air d’être notre fort.
Elle était en colère ? Eh bien, tant mieux ! Lui aussi l’était. Furieux, même.
Une fois déjà, une femme l’avait quitté. Et il n’avait rien vu venir. Il avait dû se reconstruire,
serrer les dents. Continuer comme si de rien n’était.
Il n’avait pas envie de recommencer.
Faith le fixait d’un regard noir, attendant… il ne savait quoi. Tout ça était trop compliqué, trop
difficile, trop… émotionnel pour lui.
— OK. Très bien. De toute façon, ça ne collait pas vraiment, entre nous.
Faith tressaillit.
— Quoi ? Tu me quittes ?
Il haussa les épaules.
— Amuse-toi bien à San Francisco.
Elle le dévisagea, interloquée, avant de reprendre d’un ton radouci : — Levi, c’est juste une
mission, et quand elle sera terminée je reviendrai à Manningsport. Je t’en prie, n’en fais pas toute une
histoire. Ce n’est l’affaire que de quelques malheureuses semaines.
— Tu es sûre ? s’enquit-il d’une voix tendue. Parce que la première fois que tu es partie là-bas
les quelques malheureuses semaines se sont transformées en plusieurs années. Et puis, tu reviens ici,
tu ne sais pas si tu vas te réinstaller pour de bon… Manningsport n’est qu’une solution de secours
pour toi ! Tu vas repartir en Californie et une fois sur place tu trouveras ça tellement chouette que tu
changeras de nouveau d’avis !
C’était lui qui criait comme ça ?
Faith mit les mains sur ses hanches.
— Tu sais ce que je pense, Levi ? Je pense que ton problème, c’est Nina.
— Faux !
— Eh bien, on ne dirait pas.
— Faux et archifaux !
Elle leva les mains au ciel, exaspérée.
— Génial ! Encore une conversation que nous ne pourrons pas avoir ! Tu refuses de parler de la
guerre, tu refuses de parler de ton père, tu refuses de parler de ton ex-femme ! Je vais te dire une
bonne chose : j’ai déjà été avec un mec qui m’a caché des choses essentielles sur lui, alors si tu as un
aveu à me faire surtout ne te gêne pas : vide ton sac.
— Eh bien, je ne suis pas gay…
— Ça, je le sais. Il n’empêche, j’aimerais bien que tu m’expliques ce qui se passe, au juste. Tu as
dix secondes, Levi. Une !
Elle prit un livre et le jeta dans un carton.
— Deux !
Un autre livre.
— Trois !
— N’oublie pas la photo de Jeremy.
Elle se figea, un troisième livre à la main.
— Vraiment ? Tu es sûr que tu veux t’engager là-dedans ?
— Tu as peut-être besoin de faire le deuil de votre histoire. Je ne voudrais surtout pas t’obliger à
me choisir par défaut.
Et merde… Ça, c’était carrément nul.
— Ça, c’est drôle ! répliqua-t-elle. Ce n’est pas toi qui sautes toujours sur le premier prétexte
venu pour filer ? Aller sauver le chat ou les poules de je ne sais qui ? Moi, j’essaie de tisser une
relation sérieuse avec toi. Mais toute seule, Levi, je ne peux pas !
Il haussa les épaules, l’air toujours aussi furieux.
— Tu sais quoi ?
Elle s’avança vers lui, les yeux étrécis de colère. Elle pointa son index sur sa poitrine.
— Moi, je t’ai dit que je t’aimais. Toi, tu n’as même pas moufté. Et tu n’as toujours pas reconnu
que tu m’avais donné ce fichu quartz rose que je trimballe dans mes cartons depuis des lustres !
De nouveau, elle enfonça son doigt dans sa poitrine.
— Alors, tu peux dire ce que tu veux à propos de Jeremy, mais gay ou pas, lui, au moins, il savait
comment vivre une relation amoureuse ! Lui, au moins, était prêt à s’engager avec quelqu’un !
Il baissa les yeux. Il n’aimait pas toutes ces… ces… émotions qui l’agitaient. Il n’aimait pas les
disputes.
Et il n’aimait pas être dans son tort.
— Bon séjour en Californie, Faith.
Et, sur ce, il tourna les talons.
29
— C’est un chien d’assistance, expliqua Faith, en récupérant un Kleenex en même temps que les
papiers d’identité de Blue. Il peut voyager en cabine avec moi. Conformément à la loi sur les
personnes handicapées et tout le bazar.
Elle s’essuya les yeux et adressa un sourire tremblant à l’agent de sécurité de l’aéroport qui
s’adressait à elle avec la chaleur d’un automate.
— Embarquement dans quarante minutes. Suivant !
Elle s’assit et accueillit aussitôt la tête de Blue sur ses genoux.
Quelle ironie du sort. De nouveau au Buffalo-Niagara Airport, et de nouveau plaquée par un
homme. Elle avait l’impression que ses larmes ne se tariraient jamais, mais elle gratta tout de même
Blue derrière les oreilles.
La première fois qu’elle était partie pour San Francisco, elle fuyait, en état de choc et le cœur en
miettes.
Entre-temps, ce dernier s’était endurci.
L’ennui, c’était qu’il était à présent prisonnier de Levi Cooper. Eh oui, elle l’aimait ! Personne
d’autre — non, personne — n’aurait pu faire ce qu’il avait fait pour elle, le soir où il s’était rendu
sur le lieu de l’accident. L’imaginer arpentant ce carrefour dans la nuit noire et glacée, prenant des
mesures, reconstituant ensuite les circonstances du drame sur son logiciel, puis venant frapper chez
elle à 3 heures du matin… Elle eut un sanglot. Aussitôt, Blue posa ses pattes sur ses genoux pour la
consoler.
Les hommes… Pouvoir faire quelque chose comme ça, et être totalement incapable de dire à une
femme : « Reviens vite, je t’en prie, tu vas tellement me manquer, je t’aime. » Pourquoi ? Quelqu’un
pouvait lui répondre ? Non ? Personne ?
Blue se mit à geindre.
— Tu as raison, tu as raison… N’y pensons plus.
Le chien remua la queue.
Ce retour en Californie lui permettrait de dire adieu à cette ville qu’elle aimait. Elle mettrait tout
son cœur et tout son talent à dessiner les plans de ce parc, puis elle déposerait son gros chèque à la
banque avant de dire au revoir à tous ses amis. Elle retournerait au Golden Gate Park avec Liza et
Mike le Magnifique, se régalerait de toasts de pain au levain imbibés de beurre, commanderait des
sushis, irait au mariage de Fred et Rafe et viderait son appartement.
Il était hors de question qu’elle passe le trajet à sangloter sur Levi Cooper. Elle voulait bien lui
accorder dix minutes supplémentaires de larmes silencieuses, mais ensuite terminé !
Quelqu’un vint s’asseoir à côté d’elle. Elle releva la tête, déjà prête à s’excuser pour ses pleurs
et/ou la présence de son chien.
Zut, Jessica Dunn. Cette dernière la reconnut au même instant et grimaça de façon presque
comique.
— Faith ? Qu’est-ce que tu fous ici ?
Jessica regarda autour d’elle, puis la fixa avec perplexité.
— Je vais passer quelques semaines en Californie, lui expliqua Faith, en s’essuyant les yeux. Et
toi ?
— Je vais dans l’Arizona.
— Ah, c’est sympa… Il fait chaud, dans ce coin, hein ?
Bonté divine ! Etait-elle donc éternellement condamnée à tenter de se faire aimer de Jessica ?
— Et qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? poursuivit-elle néanmoins. Ah, et tu es très en beauté.
Voilà, elle avait la réponse à ses interrogations existentielles : oui, elle y était condamnée pour
toujours.
Jessica ne répondit pas tout de suite. Envisageait-elle seulement de le faire ? Blue lui posa une
patte sur le pied, et elle lui adressa un petit sourire.
— Je vais à l’université, répondit-elle enfin. C’est dans le programme d’enseignement à distance.
— Ah bon ? C’est super.
Faith ouvrit un autre paquet de mouchoirs.
— Et qu’est-ce que tu étudies ?
— Le marketing. Mieux vaut tard que jamais, pas vrai ? Tout le monde n’a pas la chance d’avoir
des parents qui peuvent casquer pour de grandes écoles.
Faith soupira.
— Sans doute pas, non.
Elle l’observa plus attentivement. Cette fille était peut-être une garce, mais elle était sacrément
belle.
— Jessica, pourquoi tu m’as toujours détestée ?
— En quoi ça t’intéresse ?
— Je ne sais pas… Parce que mon avion ne va pas décoller avant une heure, peut-être ?
Jessica esquissa un sourire, puis parut se souvenir qu’elle la détestait. Elle haussa les épaules.
— Pour les raisons classiques. Parce que je portais des vieilles fringues au bahut, pas toi. Ce
genre de trucs.
— Et ça te donnait le droit de me tyranniser à la récré et de te moquer de moi dans mon dos ?
— Non.
Jessica s’interrompit le temps de caresser Blue, puis elle regarda Faith et soupira.
— Tu n’étais pas la seule à craquer pour Jeremy.
Alors ça !
— Ah…
Visiblement consternée par sa naïveté, Jessica leva les yeux au ciel.
— Eh oui… Mais entre nous deux il n’y avait pas photo. C’était clair qu’il sortirait avec toi, pas
avec une nana comme moi.
— Parce que tu es la dernière des garces ?
A son grand étonnement, Jessica éclata de rire.
— Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire, mais après tout, qui sait ?
Ses joues rosirent, et elle détourna la tête.
— J’étais jalouse.
Faith éprouva soudain une bouffée de sympathie pour elle. Elle s’imagina à sa place, obligée de
servir des boissons à Jeremy et sa petite amie tellement gentille. Obligée de les regarder s’adorer
avec toute l’ostentation dont sont capables les adolescents amoureux. Jusqu’au jour où elle avait été
invitée à leur (quasi) mariage de conte de fées.
— Je suis navrée, Jessica. Si j’ai été pénible, je le regrette sincèrement.
— En fait, tu as toujours été très gentille, Faith.
— Nous devrions être amies, alors. Finalement, nous avons été amoureuses des mêmes garçons.
— Non, moi, je n’ai jamais été amoureuse de Levi.
— Eh bien, je ne sais pas comment tu as fait, répondit Faith, et cette seule pensée lui fit monter
les larmes aux yeux.
Jessica la gratifia d’un regard condescendant.
— Tu l’as dans la peau, on dirait.
— Je sais.
Elle fit entendre un drôle de bruit, à mi-chemin entre le hoquet et le sanglot.
Jessica se mit à rire.
— Dans les salles d’attente, j’ai toujours le chic pour m’asseoir à côté de gens complètement à
l’ouest ! Mais oui, Faith Holland, soyons amies. De toute façon, au point où on en est…

*
— Ça m’est égal, Sarah ! Il te reste deux semaines avant les vacances, je refuse que tu viennes
réviser ici.
— J’aurais de meilleures notes, si je pouvais bûcher à la maison…
Sa sœur avait entamé la phase plaintive de leur conversation quotidienne.
— Non, c’est non !
— Très bien ! On dirait vraiment que je te pourris la vie…
Levi soupira.
— Sarah… tu ne vas pas te mettre à pleurer. Je n’ai jamais dit que tu me pourrissais la vie.
— Bien sûr que si, je vais me mettre à pleurer… Tu es trop méchant avec moi, Levi.
Il laissa passer quelques instants.
— Ecoute, je viendrai te voir demain et je t’emmènerai dîner au restaurant, d’accord ?
— Je veux rentrer à la maison !
— Dans deux semaines, Sarah. Allez, on se voit demain.
Il raccrocha, le moral au plus bas.
Faith était partie depuis vingt-deux jours. Trois semaines de sept fois un jour, trois semaines de
nuits presque blanches. Trois semaines à avoir l’impression de l’apercevoir à chaque coin de rue de
cette foutue ville !
Le téléphone sonna de nouveau, et le nom de Jeremy s’afficha sur l’écran. Levi laissa la
messagerie s’enclencher. Il savait que c’était ridicule, mais il en était presque venu à haïr Jeremy
pour avoir été le premier amour de Faith. Un premier amour idéalisé.
Il soupira.
— Ça suffit les soupirs ! cria Emmaline. Reprends-toi un peu ou je pars bosser pour Jeremy et,
crois-moi, ce n’est pas la première fois qu’il cherche à me débaucher !
— Eh bien, vas-y ! De toute façon, je n’ai toujours pas compris ce que tu fais ici, alors…
— Tu auras vite fait de t’en apercevoir quand je ne serai plus là. Je te le garantis.
Il referma le dossier sur lequel il travaillait. En définitive, tous ces menus cambriolages étaient à
mettre au compte de Josh Deiner, l’ado qui avait soûlé Abby, l’autre jour à la cascade. Encore un
gosse de riches qui prenait plaisir à enfreindre la loi.
— Bon, j’ai fini pour aujourd’hui, déclarat-il.
— Merci, mon Dieu ! s’écria Emmaline.
— Everett, tu feras la fermeture, ce soir ?
— Affirmatif, chef ! Merci, chef ! La fermeture, bien reçu ! Je vous ferai mon rapport demain à 8
heures!
— Pas la peine, Everett.
— Je le ferai quand même, chef !
Levi, sur le point de soupirer, surprit le regard assassin d’Emmaline. Il était temps de s’en aller
sans plus tarder.
En arrivant chez lui, il jeta machinalement un coup d’œil vers la porte de Faith. Avant de se
souvenir… Ce n’était plus la porte de Faith. A sa place, un homme d’âge mûr avait emménagé.
Il pénétra dans son appartement qu’il trouvait autrefois si paisible et si relaxant et qui lui
paraissait désormais immense et désert. Il se changea. De l’étage du dessous lui parvenait le
générique de Game of Thrones qu’Eleanor Raines avait découvert récemment et qu’elle regardait
avec le volume à fond — elle refusait d’admettre qu’elle avait besoin d’un appareil auditif.
Bon, il n’avait pas particulièrement envie d’aller chez O’Rourke, mais c’était quand même mieux
que de rester ici à écouter tous ces bruits de décapitation et ces hurlements de loup.
Et à propos de loup… Blue lui manquait.

*
Deux minutes après, il entrait dans le bar.

— Bonsoir, Levi ! lança Connor. Je te sers une bière ?


— Merci.
— Tiens, un salaud.
Derrière le comptoir, Colleen se pencha pour le regarder droit dans les yeux.
— Note bien que je ne te parle plus, mais si je te parlais c’est ce que je te dirais.
— Salut, Colleen.
— Sers-lui une bière et fiche-lui la paix, intervint Connor, tout en se dirigeant vers la cuisine.
Levi se passa la main dans les cheveux. La seule chose positive de ces trois semaines, c’était le
départ de Nina. Elle avait frappé à sa porte le lendemain de sa dispute avec Faith pour lui annoncer
qu’elle s’en allait.
— Pourquoi un tel revirement ? lui avait-il demandé. Enfin… ça me soulage, mais…
Il avait haussé les épaules, dérouté.
— Tu es amoureux d’elle, Levi. Je vous ai vus tous les deux, hier… Oui, OK, j’avoue, je vous ai
espionnés… Mais aussi ses fenêtres donnent pile sur la place !
Elle avait souri avant de préciser :
— Je vous ai vus vous engueuler.
— Et ?
— Et tu ne t’es jamais disputé avec moi.
A sa grande surprise, les yeux de Nina s’étaient emplis de larmes.
— Nous ne nous sommes jamais disputés, Levi. Pas une seule fois. Qu’est-ce que ça veut dire,
d’après toi ?
Il aurait pu répondre qu’à son avis cela voulait dire que les deux partenaires montraient « une
certaine compatibilité de caractère ». A ceci près que son interlocuteur était une interlocutrice et que
la logique et les femmes ça faisait deux.
— Je te demande pardon pour tout ce que je t’ai fait subir. Sincèrement. Je ne suis pas fière de
t’avoir quitté, tu sais. Mais je… je ne sais pas, je… je ne pouvais pas rester ici.
— C’est bon, Nina… je m’en suis remis.
— Je le sais bien. C’est justement pour ça que je m’en vais.
Elle avait inspiré à fond, s’était passé la main sur les yeux d’un geste vif et lui avait souri. Puis
elle l’avait serré très fort dans ses bras.
— A un de ces quatre ! lui avait-elle lancé, en l’embrassant sur la joue.
Et elle était repartie.
L’hiver, dans une petite ville, il n’y avait pas grand-chose à faire, après la longue effervescence
de la saison touristique. Les vendanges de glace allaient commencer d’un jour à l’autre, maintenant ;
une flopée de travailleurs s’affairerait dehors par des températures polaires, de nuit, récoltant les
grappes gelées à partir desquelles seraient confectionnés les vins doux qui faisaient la renommée de
la région. D’ici à quelques semaines, le village aurait sa rue décorée pour Noël, illuminée comme un
décor de cinéma. Et puis… pas grand-chose de plus.
— Salut, vieux !
Jeremy tira à lui le tabouret voisin.
— Je viens de t’appeler, il n’y a pas dix minutes. Comment vas-tu ?
— Bien.
Levi but une gorgée de sa bière.
— Réponses monosyllabiques, signala Jeremy à Colleen, qui posait un verre de vin rouge devant
lui.
— Je sais. Personnellement, je trouve ça très irritant.
La jeune femme lui sourit d’un air ironique et le gratifia d’un doigt d’honneur.
— Dis donc, Colleen, tu as des nouvelles de Faith ? s’enquit Jeremy.
— On se téléphone tous les jours. Et toi ?
— Presque tous les jours. Elle a l’air d’avoir la pêche, non ?
— Oui, une pêche d’enfer. Elle est tellement soulagée de s’être débarrassée de l’autre idiot, pas
vrai ? poursuivit Colleen.
— Bah, je n’en sais rien… Il n’est idiot que la moitié du temps. Allez, soixante pour cent,
maximum. Tiens, bonjour, Carol. Comment va votre bursite ? Vous faites bien ce que je vous ai dit,
n’est-ce pas ?
— Jeremy, dans mes bras, mon garçon ! s’écria Carol Robinson. Que tu es beau ! Ne fais pas
cette tête-là et embrasse-moi. Tu n’auras qu’à demander à Levi de m’arrêter pour harcèlement sexuel.
La vieille dame se mit à pouffer comme une gamine de douze ans, tandis que Jeremy s’exécutait.
A cet instant, le portable de Levi sonna. C’était le central.
Il y avait eu un accident, Route 154. Le véhicule s’était retourné ; ses passagers se trouvaient
encore à l’intérieur, peut-être blessés. En d’autres termes, pas le genre de mission à confier à Everett.
En quelques secondes, il monta dans sa voiture de patrouille, gyrophares et sirène en action. Pas
de verglas, ce soir, le temps était froid et sec. En sortant de la ville, il vit trois pompiers volontaires
qui se dirigeaient vers la caserne, chacun au volant de son pick-up, leurs lumières bleues lançant des
éclairs dans l’obscurité précoce de novembre. Il serait donc le premier sur les lieux.
Il se gara en travers de la chaussée, les phares braqués sur la voiture accidentée.
— Véhicule sur le toit, communiqua-t-il par radio. Quelqu’un essaie d’ouvrir la portière de
l’extérieur. Je vais voir.
Il courut vers le monospace Toyota qui s’était retourné en quittant la route. Dégâts minimes sur la
carrosserie. Une femme blonde tirait de toutes ses forces sur la poignée.
— Mes enfants sont à l’intérieur, et la portière est coincée ! hurla-t-elle.
— L’ambulance et les pompiers arrivent. Ne vous inquiétez pas. Je suis policier et secouriste.
— Dieu soit loué ! Nous roulions tranquillement, quand une biche a déboulé de nulle part et a
traversé la route. J’ai donné un grand coup de volant, et la voiture s’est retournée. J’aurais mieux fait
de rentrer dans cette foutue bête !
— Maman ! Fais-nous sortir !
La chaussée étant plane, le risque pour que le monospace continue de glisser était faible. La vitre
de côté était brisée ; il s’agenouilla sur l’asphalte et entreprit de s’introduire dans le véhicule.
Son blouson en cuir le protégerait des éclats de verre — avec deux petits coincés à l’intérieur,
pas question d’attendre l’arrivée des pompiers.
Les deux bambins étaient sanglés dans leur siège-auto, la tête en bas. Pas de sang, mais le plus
grand était pâle comme un linge.
— Coucou… ça va ?
— Sors-nous de là ! lui ordonna l’aîné qui semblait avoir six ou sept ans.
— Mon jus de fruits s’est renversé, gémit son cadet.
— Ah bon ? Et tu en as partout sur toi ?
— Oui. C’est dégoûtant !
— Ne t’en fais pas…
Pas de blessures apparentes.
— On va te sécher très vite. Vous avez mal quelque part ? Au cou, à l’estomac ou ailleurs ?
— Moi, ça va, répondit le petit.
— J’ai peur, dit l’aîné.
— Eh bien, je vais rester avec vous jusqu’à ce que les pompiers arrivent, ça ira comme ça ?
— Merci, murmura l’enfant.
— Tout va s’arranger, tu verras. Encore quelques minutes de patience.
Il jeta un coup d’œil à la mère qui s’était accroupie près de la voiture.
— Ils vont parfaitement bien, madame. Mais je préférerais que vous vous reculiez un peu.
Elle ne bougea pas. Comment aurait-il pu lui en vouloir ?
— Maman est là, dit-elle à ses petits garçons. N’ayez pas peur.
— Moi, j’ai pas peur, répondit le cadet. Je suis super courageux.
— Vous vous en tirez très bien tous les deux, affirma Levi. Tenez bon encore un peu, et tout ira
bien.
— Je leur ai dit de ne pas se détacher, expliqua la mère.
— Vous avez très bien fait. Et vous ? Ça va ?
— Oui, ça va. Un peu sous le choc.
Les sirènes de l’ambulance et du camion de pompiers se firent bientôt entendre.
— Vous entendez ? demanda Levi aux enfants. Les pompiers arrivent. Ils vont vous mettre un
collier spécial autour du cou pour que vous ne vous fassiez pas mal et ensuite ils vous sortiront de là,
d’accord ?
— Tu peux pas nous faire sortir tout de suite ? demanda l’aîné.
— Non, il vaut mieux attendre les pompiers, c’est plus sûr. De toute façon, ils sont presque
arrivés. Quel âge avez-vous ?
— Moi, j’ai sept ans et Stephen, il a quatre ans.
— Quatre ans et demi ! rectifia l’intéressé.
— D’accord. Et comment tu t’appelles, mon grand ?
Les sirènes se rapprochaient.
— Cody.
— Moi, c’est Levi. Enchanté, Cody.
Le camion no 1 se gara ; il entendait Gérard Chartier communiquer par radio.
— Levi, c’est tes fesses qui dépassent de la bagnole ? lança une voix féminine qu’il connaissait
bien.
— Salut, Jessica ! Content que tu sois là.
— Merci, mais explique-moi pourquoi tu fais mon boulot ?
— Devinez qui est là ? dit-il aux deux enfants. Les pompiers. Dans quelques minutes, vous serez
dehors.
— Moi, j’aime bien être à l’envers, déclara le plus petit.
Ce gosse lui rappelait quelqu’un. L’avait-il déjà croisé à Manningsport ? Sous cet angle, c’était
difficile à dire.
— Salut, chef Cooper, lança Gérard. A toi l’honneur, puisque tu étais le premier sur les lieux.
Il lui tendit un collier cervical que Levi attacha autour du cou de Stephen, puis un autre à Cody.
Pendant ce temps-là, Gérard avait commencé à couper les charnières de la portière au moyen
d’une pince.
— Laisse-les dans leur rehausseur. On les transportera comme ça jusqu’au camion. Je les
examinerai là-bas.
Gérard était secouriste et le plus haut gradé de la caserne.
Pendant ce temps, Jessica s’entretenait avec la mère : elle lui expliquait qu’on allait emmener ses
enfants aux urgences, et qu’elle serait bien inspirée de se faire examiner elle aussi, car parfois le
choc et l’adrénaline pouvaient masquer une blessure. Avait-elle quelqu’un à prévenir, un mari, une
amie ? Bref, la routine…
Les deux enfants avaient l’air indemnes. L’aîné, qui appréhendait sans doute mieux la situation,
paraissait plus secoué que son cadet mais, à présent que les secours étaient là, les deux frères
commençaient à se rendre compte qu’ils étaient les vedettes de la soirée.
L’ambulance s’étant arrêtée juste derrière le camion des pompiers, Jessica et Gérard sortirent
l’aîné et le portèrent jusqu’à l’intérieur, toujours sanglé dans son rehausseur. Levi et Ned Vanderbeek,
qui était là lui aussi, procédèrent de même avec son petit frère, déposant son siège-auto directement
sur le brancard. Quant à Kelly Matthews, elle attacha le rehausseur du grand frère sur la banquette, à
l’arrière de l’ambulance ; à force de bavarder avec lui, la jeune femme était parvenue à le faire rire.
La mère, qui avait gardé jusque-là son sang-froid, fondit en larmes à la vue de ses deux fils dans
une ambulance. Puis elle fit cette chose à la fois terrible et merveilleuse que font toutes les mères du
monde dans ces cas-là : elle tenta de leur sourire.
Cette scène rappela à Levi l’attitude de sa propre mère, le jour où il était parti pour
l’entraînement militaire.
— Je reviens tout de suite, lança-t-il, en se dirigeant vers son véhicule de patrouille.
Il gardait toujours des petits animaux en peluche dans sa boîte à gants, spécialement pour ce genre
de situation. Il en récupéra deux, confia le cochon à Cody et l’agneau à son petit frère.
— Et merci de nous avoir donné quelque chose à faire ce soir, leur dit-il.
— De rien, répliqua gaiement le petit, en examinant avec attention la peluche.
— Prenez soin de vous, les enfants.
— Merci d’être resté avec nous, dit le plus grand d’un ton solennel, et Levi en éprouva un léger
pincement au cœur.
— Pas de souci.
Il se tourna vers le petit frère. Et soudain il sut. Son instinct lui disait la vérité bien avant que son
cerveau ne parvienne à la concevoir. Son estomac se contracta si fort qu’il en eut le souffle coupé.
Il regarda de nouveau les deux enfants.
— Au revoir, lui dit Stephen, en retournant l’agneau pour mieux examiner son ventre.
Tout à coup, il plissa le front.
Stephen ressemblait à… Stephen lui ressemblait.
Ces deux petits garçons étaient ceux de son père.
— Euh… prenez bien soin de vous. Vous avez été très courageux.
Leur mère le fixait, les sourcils légèrement froncés. Merde.
A cet instant, une voiture s’arrêta dans un hurlement de freins ; Rob Cooper en jaillit et se
précipita à l’arrière de l’ambulance.
— Heather ? Heather, ma chérie, tu n’as rien ? Et les petits ? Ohé, les garçons ! Cody, ça va, mon
grand ? Stevie ? Tout va bien ?
Levi vit son père embrasser les deux enfants, s’essuyer les yeux et leur tenir la main. Il posa une
question à Kelly, se retourna vers son aîné et lui ébouriffa les cheveux.
Va-t’en de là en vitesse…
Tête baissée, Levi se dirigea vers son véhicule de patrouille. L’adrénaline fusait dans tout son
corps.
Voilà, il y était presque.
Bon sang, comme il regrettait que Faith ne soit pas là ! Si seulement il avait pu la prendre dans
ses bras en rentrant chez lui et respirer son odeur…
Il lui aurait peut-être raconté qu’il venait de faire la connaissance de ses petits frères.
— Excusez-moi…
La femme de son père l’avait suivi sur les quelques mètres qui le menaient à son véhicule. Elle le
regarda bien en face et lui tendit la main :
— Je m’appelle Heather Cooper.
Elle avait dans les trente-huit, quarante ans ; autrement dit, elle était plus proche de lui en âge que
de son père. Il prit une brève inspiration et lui serra la main.
— Enchanté, madame.
— Merci d’avoir porté secours à mes fils.
— Pas de problème. Je suis content qu’ils n’aient rien.
Il hésita, puis ajouta :
— Ils m’ont tout l’air de petits garçons formidables.
— Ils le sont. Je suis désolée, mais je n’ai pas saisi votre nom…
Elle avait compris.
Il respira un grand coup.
— Levi Cooper.
— C’est bien ce que je pensais.
Ses yeux étaient brillants.
— Mes fils… ce sont vos demi-frères, n’est-ce pas ?
Il fit oui de la tête.
Elle poursuivit avec effort.
— Je… je n’étais pas au courant.
— Désolé.
— Ce n’est pas à vous d’être désolé.
Elle essaya de sourire, sans grand succès.
— Mon Dieu…, murmura-t-elle.
— Je… je dois y aller. Prenez soin de vous, madame Cooper.
— Heather… Appelez-moi Heather, s’il vous plaît. Après tout, je suis votre belle-mère et…
Cette fois, elle lui adressa un sourire un peu plus résolu.
— … ça fait un sacré choc !
— Heather ? Chérie, l’ambulance est prête à par… Oh… Ah…
Les émotions se succédèrent sur le visage de son père de façon presque comique : angoisse,
stupéfaction, puis prise de conscience. Il y avait un problème.
— Euh… salut. Tu vas bien ?
— Vous vous êtes déjà rencontrés, je pense ? lui demanda sèchement Heather. Cet homme vient
de sauver la vie à nos fils.
— C’est exagéré, corrigea Levi.
Rob Cooper était plus petit que dans son souvenir. Plus maigre aussi. Non content d’avoir l’air
coupable, son père lui parut… faible.
Et il l’était. Rob Cooper avait fait du chemin ; il s’était trouvé une nouvelle femme, visiblement
quelqu’un de bien, il avait eu deux enfants avec elle. Oui, il devait certainement avoir fait quelque
chose de bien dans la vie. Mais jamais il n’avait eu le cran d’avouer qu’il avait abandonné son
premier fils. Jamais il n’avait dit à sa seconde femme qu’il avait déjà un enfant.
— Prenez bien soin de vos garçons, tous les deux. Je suis content que tout le monde s’en soit sorti
sans dommage.
Il retournait à son véhicule de patrouille quand il fit brusquement volte-face pour revenir vers son
père. Il s’arrêta à quelques centimètres de lui. Ses yeux, qu’il connaissait si bien, étaient écarquillés
de terreur.
— Tu as intérêt à être un meilleur père pour eux que pour moi. Parce que, si jamais tu les
abandonnes comme tu m’as abandonné, tu n’auras plus qu’à prier pour que je ne te retrouve pas.
Il fit un pas en arrière. Sans demander son reste, Rob Cooper repartit vers ses autres fils.
Levi se tourna alors vers Heather.
— Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, dit-il, faites-moi signe. Je suis le chef de la
police de Manningsport.
Jamais il n’avait éprouvé autant de réconfort et de satisfaction à énoncer son titre.
Elle lui répondit, avec un sourire mal assuré :
— Levi… pour ce que ça vaut, vous serez toujours le bienvenu chez nous. J’aimerais que les
petits vous connaissent.
Il la dévisagea longuement, hocha la tête, puis remonta dans son véhicule. Les paroles de cette
femme l’avaient profondément touché.
Il roula pour s’éloigner du lieu de l’accident.
Lorsqu’il eut fait quelques kilomètres, il se rangea sur le bas-côté et, sans réfléchir à ce qu’il
faisait, composa le numéro de sa sœur.
— Tu appelles encore pour me faire la leçon ? lui demanda-t-elle d’un ton maussade.
— Tu peux rentrer quand tu veux, Sarah. Ce soir, demain, samedi, à l’heure qui te plaira, le jour
ou la nuit.
Il y eut un silence.
— Excusez-moi, mais qui est à l’appareil ?
Il sourit.
— Ecoute, je veux t’aider, cette fois, te soutenir, je ne sais pas, moi… Et si pour ça tu dois rentrer
deux fois par semaine je suis d’accord. Tu t’en sortiras haut la main, quoi qu’il advienne.
Grand silence au bout du fil, puis un reniflement et un murmure : — Merci.
— Je t’aime, tu sais.
— Mais oui, je le sais. Et moi aussi je t’aime.
Lorsqu’il regagna le poste de police, Everett était toujours là, plongé dans son jeu vidéo Angry
Birds.
En l’entendant arriver, il se redressa d’un bond et faillit tomber de son fauteuil.
— Bonsoir, chef !
— Ta mère est chez elle ? lui demanda Levi.
— Euh, je crois, oui. Pourquoi ?
Levi composa le numéro de téléphone de madame le maire.
— Marian ? C’est Levi. Ecoute, j’ai besoin d’un vrai flic pour me seconder. Ton fils peut faire
l’académie de police si ça lui chante, mais en attendant je vais engager quelqu’un d’autre en plus de
lui. Sans doute Emmaline. Tu as une semaine pour trouver l’argent, sinon je démissionne. Bonne nuit.
Ah, et j’oubliais ! Je vais aussi prendre quelques jours de vacances. A partir de maintenant.
Sur ce, il raccrocha.
— Bonne nuit, Everett.
— Bien reçu, chef.

*
Chez O’Rourke, l’ambiance n’avait pas changé d’un poil : Colleen lui cria dessus dès son
arrivée, et Jeremy était en train de palper les ganglions de Carol Robinson.
Prudence Vanderbeek, assise seule dans un box, pianotait sur son téléphone portable.
— Salut, chef, lui lança-t-elle aimablement. Une petite minute… J’envoie un sexto à mon mari.
Elle composa son message tout en le marmonnant, ce qui permit à Levi de profiter de toute sa
créativité.
— Je refuse de signer ce contrat, monsieur Grey, murmurait-elle avec sérieux, les yeux fixés sur
l’écran. Qui plus est, je n’ai jamais entendu parler de cet instrument japonais auquel vous faites
allusion dans votre dernier mail… Et je vous confirme que je suis vierge, je n’ai même encore jamais
embrassé un homme.
Elle leva les yeux vers lui.
— J’ai quarante-sept ans, Levi, et je suis la mère des enfants de cet homme. Alors, tu peux me
dire pourquoi je dois faire semblant d’être une insipide étudiante vierge ? Ça me dépasse.
— Parce que ça te plaît.
— Sûrement.
Elle rangea son téléphone.
— Bon, et toi alors, qu’est-ce que tu deviens ?
Il s’assit, sans trop savoir comment aborder le sujet. Prudence enfourna une poignée de pop-corn
dans sa bouche.
— Laisse-moi deviner. C’est à propos de Faith.
— Oui.
— Vas-y.
— Une fois, je l’ai embrassée quand on était très jeunes.
— Passionnant…
— Et je me demandais si elle t’en avait jamais parlé.
La conversation avait pris un tour pour le moins inattendu, même pour lui. Il n’y avait plus qu’une
chose à espérer : que personne ne l’entende se confier ainsi à la sœur aînée de Faith…
— Honor ! brailla alors Pru. Levi me demander un truc à propos de Faith ! Viens voir !
Bon… Pour la discrétion, c’était raté.
Honor Holland s’approcha, un verre à la main.
— Ah oui ? dit-elle, presque gentiment, ce qui éveilla aussitôt la méfiance de Levi.
— Oui, enchaîna Prudence, il prétend avoir autrefois embrassé notre petite sœur, à l’époque du
lycée, et il aimerait savoir si elle s’est évanouie de bonheur et tout ça.
Levi prit note mentalement de ne plus jamais demander de l’aide à ces deux femmes.
— Merci, mesdames, dit-il en se levant.
— Eh, grandis un peu, Levi ! s’emporta Prudence.
— Assieds-toi ! lui intima Honor presque en même temps.
Il soupira et obéit.
— Bon, d’accord, je me suis planté, c’est ça ?
— Forcément, tu es un mec, rétorqua Prudence. Ah, j’adore vraiment pouvoir dire ce genre de
choses.
Son téléphone émit alors une petite mélodie qui la fit sursauter. Elle se mit à rire en déchiffrant le
texto qu’elle venait de recevoir, et commença à rédiger une réponse.
— Je pensais que tu avais quitté Faith, dit Honor.
— C’est vrai.
— Et qu’est-ce qui te fait croire que tu mérites une fille comme elle ?
— Rien.
— Bonne réponse, chef Cooper.
Elle sourit, sans rien ajouter. De son côté, Pru s’employait toujours à rédiger une réponse
follement sexy à son mari — du moins c’est ce qu’il supposait. Honor continuait de se taire ; à
présent, elle examinait ses ongles.
Très bien… Il se retourna pour appeler Colleen, qui le gratifia d’une grimace.
— Tu peux renouveler les consommations de ces dames ? Ce sera sur mon compte ! lança-t-il en
se levant et en se dirigeant vers la porte.
— Commande-moi quelque chose de cher, indiqua Prudence à sa sœur, sans lever les yeux de son
téléphone.
Il se trouvait déjà au milieu de la place quand il entendit Honor l’appeler. Elle ne portait pas de
manteau. Il ôta son blouson et le lui tendit.
— Merci, dit Honor en le passant. Beau blouson. Je pense que je vais le garder… Faith m’a
téléphoné, un jour, je me souviens j’étais en dernière année de licence à Cornell. Elle devait être en
terminale. Les dates colleraient avec ton petit dilemme ?
Il hocha la tête.
— Je m’en souviens très bien, parce que c’est la seule et unique fois où elle m’a confié quelque
chose de bizarre au sujet de Jeremy. J’étais en pleine révision d’examens et je n’avais aucune envie
de discuter de sa vie sentimentale…
Elle croisa les bras.
— … n’empêche, c’était étrange car, depuis le premier jour, Jeremy incarnait pour elle le vrai
prince charmant. Faith m’a donc téléphoné ce jour-là pour me demander conseil, ce qui était assez
rare. Nous n’étions pas…
Elle toussota.
— Nous n’étions pas très proches à l’époque.
— Et tu te souviens de ce qu’elle t’a dit ?
— Oui, mais j’ai bien envie de te faire mariner un peu, rien que pour te regarder souffrir.
— Dans ce cas, rends-moi mon blouson.
— D’accord, d’accord… Elle m’a demandé comment on sentait qu’on était amoureux. Elle m’a
dit que Jeremy et elle faisaient une pause dans leur relation, qu’il s’était passé quelque chose et
que… je ne sais plus exactement. Mais elle voulait savoir quel effet ça faisait d’être amoureuse.
— Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Que j’avais des exams à préparer et qu’elle ferait mieux de s’adresser au courrier du cœur
d’un magazine pour ado. J’étais assez garce, à l’époque.
— Ça me suffit, dit-il.
— Tant mieux. Alors, magne-toi, Levi. Et merci pour le blouson.
Une fois chez lui, il alluma son ordinateur et rappela Sarah.
— Quoi, encore ? J’essaie de bosser mes partiels, moi ! Tu ne peux pas me laisser tranquille, non
?
— Salut, répondit-il, tout en cliquant sur un site de voyages. Ecoute, je sais que je t’ai dit que tu
pouvais rentrer à la maison quand tu voulais, mais là je vais passer quelques jours à San Francisco.
— OK. Si ça t’amuse… Je t’adore, Levi, mais je dois raccrocher, là.
Elle marqua une courte pause et précisa :
— Je suis en train de bosser avec une amie.
— Je croyais que tu n’en avais pas ?
— Va te faire voir. Appelle-moi quand tu auras atterri et n’oublie surtout pas de me rapporter un
cadeau.
30
Quand le téléphone sonna à 2 heures du matin, il fallut une minute à Faith pour se souvenir de
l’endroit où elle se trouvait. Son appartement à San Francisco ? La résidence de l’Opéra ? Chez
Goggy ?
La sonnerie stridente retentit de nouveau, et un gémissement ensommeillé s’éleva au bout du
couloir.
OK. Elle était chez Pru, et l’avion qui la ramenait de Californie s’était posé quelques heures plus
tôt.
La fatigue lui embrouillait l’esprit, mais chez les Holland un appel téléphonique en pleine nuit ne
pouvait signifier que deux choses : un décès ou le coup d’envoi des vendanges de glace.
Pru tambourina à la porte d’Abby, puis à celle de Faith.
— Vin de glace, c’est parti ! Allons, debout… Ned est déjà parti. Vous ne voulez tout de même
pas louper ça ?
— Je donnerais n’importe quoi pour louper ça, au contraire, ronchonna Abby, en titubant de
sommeil dans le couloir, tandis que Blue, surexcité, lui faisait fête.
— N’exagère pas… C’est marrant, tempéra Faith d’une voix endormie.
— C’est l’enfer, tu veux dire. Un terrain vague désolé et glacial, voilà ma vie…
Durant des semaines, leur père avait scruté le ciel tel un faucon, allant jusqu’à dormir dans son
pick-up certaines nuits, attendant que son thermomètre avec alarme intégrée lui annonce la seconde
magique où la température aurait chuté à moins huit. Alors, les téléphones se mettraient à sonner, et
chaque membre de la famille Holland serait censé débarquer à la vigne dans un délai de quelques
minutes pour vendanger les grappes gelées qui seraient pressées la nuit même.
— Tu dois regretter de ne pas être restée à San Francisco, je parie ? lui demanda Abby, tandis
que toutes trois gravissaient la colline menant au domaine de Blue Heron, emmitouflées dans leurs
vêtements les plus chauds.
— Et manquer ça ?
Elle sourit à sa nièce.
— Eh bien, moi, je tuerais pour manquer ça !
— Ma foi, on peut dire que tu es rentrée à point nommé, Faith, lui fit remarquer Pru.
Elle avait bouclé son projet plus tôt que prévu. Et, une fois sa mission accomplie, elle avait
emmené ses amis boire des martinis ridiculement chers, assisté au mariage de Fred et Rafe, contacté
des déménageurs pour vider son appartement et officiellement cédé ses clés à Mike le Magnifique.
Puis elle s’était accordé une longue promenade dans l’air froid et humide pour faire ses adieux à
la ville qui l’avait accueillie, cette ville où son cœur avait cicatrisé. Et elle était revenue au pays
qu’elle aimait de toute son âme. Et vers l’homme qu’elle aimait tout autant. Plus, même.
Par deux fois, elle avait été amoureuse. Une fois d’un garçon si parfait qu’elle aurait dû
comprendre tout de suite que quelque chose n’allait pas. Et aujourd’hui d’un homme qui, aux
antipodes de la perfection, était buté, irritable, assez coincé question émotions, et qui se sentait
responsable de tout le monde.
Mais c’était aussi l’homme le plus merveilleux qu’elle connaissait.
Elle savait qu’il était capable de tout pour venir en aide à quelqu’un : retrouver un chat perdu,
faire une heure de route pour s’occuper de la lessive de sa sœur, donner un bain à un chien couvert de
boue, laisser son ex-femme déballer ce qu’elle avait sur le cœur.
Sortir en pleine nuit pour reconstituer les circonstances d’un accident survenu vingt ans plus tôt.
Empêcher le mariage de son meilleur ami, sachant que cette union ne déboucherait que sur du
malheur… pour le meilleur ami comme pour la fiancée.
Et pourtant, chaque fois qu’elle repensait à l’expression de son visage au moment où il l’avait
quittée, il lui semblait qu’une épée se plantait dans son cœur.
— Bon, tu atterris ou quoi ? s’impatienta Abby.
Sa nièce avait raison. Retour au présent !
— Vin de glace ! lança son père, heureux comme un gosse à Noël.
Il devait s’agir d’une anomalie génétique ou d’un truc de ce genre, parce que Jack, de son côté,
s’adressait déjà aux grappes de raisin :
— Prêtes pour le pressurage, mes jolies ? Vous êtes contentes ?
Ned, lui, se roulait avec Blue dans la fine pellicule de neige qui était tombée pendant la nuit.
Même Abby accepta l’accolade de son grand-père, en avouant qu’elle aussi était excitée comme
une puce. Honor avait déjà rempli de grappes la moitié d’une cagette, et Goggy manœuvrait le chariot
élévateur, braquant les phares sur la rangée, afin que tous puissent voir ce qu’ils faisaient, ordonnant
sèchement à Pops de reculer d’un pas s’il ne voulait pas qu’elle l’écrase et fasse enfin connaissance
avec les joies du veuvage.
Carl était là, lui aussi. Elle devina une légère gêne chez lui quand il répondit à son petit signe de
la main. Etait-ce parce qu’il se doutait (à juste titre !) qu’elle en savait long sur sa trépidante vie
sexuelle ?
Une vague odeur de bacon flottait dans l’air : Mme Johnson devait être en train de préparer le
petit déjeuner à la Maison Neuve.
Faith se mit au travail. Les grappes gelées se détachaient facilement, en petits paquets fermes et
froids. Au-dessus de sa tête, les étoiles scintillaient ; pas de lune, cette nuit. La neige ne tombait plus.
L’air bruissait de chamailleries, de rires et d’encouragements. De l’autre côté, à Lyon’s Den, les
lumières brillaient également, comme dans tous les vignobles où l’on produisait du vin de glace.
Sa mère, elle aussi, avait toujours adoré ce moment. Elle leur apportait des Thermos de chocolat
chaud et des muffins à peine sortis du four. Une année, il était tombé suffisamment de neige pour faire
de la luge, et Faith se remémora, en un éclair lumineux, la sensation des bras de sa mère autour
d’elle, la musique de son rire, l’excitation de filer jusqu’au bas de la colline, sachant qu’avec elle
elle ne risquait rien.
Elle releva la tête. Son père la regardait, un sourire aux lèvres, comme s’ils avaient eu la même
pensée.
Au bout d’une bonne heure, un autre moteur troubla la quiétude de la nuit, et la voix de Jeremy
s’éleva :
— Ohé, les Holland !
Autre tradition, qui remontait à l’arrivée des Lyon dans l’Etat de New York : les deux familles
ravitaillaient tour à tour les ouvriers en café. Une petite remorque était attachée au tracteur de Jeremy,
qui s’était muni d’un plaid écossais rouge, d’une énorme Thermos, de grands mugs en céramique,
d’un sucrier et d’un pot à lait assortis, de deux plateaux de cookies et d’une flasque d’excellent
brandy pour arroser le café.
— Merci, mon Dieu ! s’écria Abby. Je suis gelée.
— Si ton arrière-grand-mère de quatre-vingt-quatre ans ne se plaint pas, tu n’as rien à dire, la
rabroua Pru. Jeremy, sers-moi donc un café, je te prie, et vas-y mollo sur le brandy, hein ?
— Ça marche ! Et comment va ma jolie petite Faith ?
Il la serra affectueusement dans ses bras, et elle lui rendit son étreinte. Il l’avait appelée presque
tous les jours, durant son séjour à San Francisco, lui avait envoyé des tas de mails pleins d’humour :
il avait fait son possible pour calmer le jeu entre Levi et elle.
— Quelle nuit magnifique ! s’exclamat-il en la lâchant pour faire le service. Un ciel de toute
beauté, vous ne trouvez pas ?
Honor acquiesça malicieusement.
— Une merveilleuse nuit, en effet, monseigneur, surtout quand on a des gens qui font tout le boulot
!
— Bien vu.
Il tendit une tasse de café à leur père.
— J’aurais dû faire comme vous, John, et avoir une tripotée de gosses. Ça m’aurait coûté moins
cher en main-d’œuvre !
— Il vaut mieux les prendre tout faits, intervint Abby. Moi, en tout cas, je suis adoptable.
Jeremy, une lueur tendre au fond de ses yeux bruns, passa un bras autour des épaules de Faith.
— C’est mon plus grand regret, sais-tu… Nous aurions eu de très beaux enfants.
— C’est une noble déclaration, mon cher Jeremy, lança Goggy, tout en baptisant d’une généreuse
rasade de brandy le mug de café qu’elle tendit à Pops.
— Il est hors de question qu’elle fasse des enfants avec quelqu’un d’autre que moi !
Faith fit un bond.
Levi se tenait en lisière de leur petit cercle, vêtu d’un jean et de deux chemises à carreaux
passées l’une sur l’autre, apparemment inconscient du froid glacial. Il avait les cheveux en bataille et
les traits tirés.
Faith sentit une intense chaleur l’envahir. Ses genoux se mirent à trembler, son cœur à s’affoler.
Il était si… beau. Un peu grognon, mais vraiment beau à tomber.
— Tu as l’air crevé, lui fit remarquer Jeremy. Tu prends suffisamment de vitamine B12 ?
— La ferme, Jeremy. Je suis crevé. Je viens de passer dix-neuf heures dans un avion à traverser
le pays dans un sens puis dans l’autre.
Il foudroya Honor du regard.
— Tu n’aurais pas pu m’appeler ? Ça aurait été sympa de me prévenir qu’elle rentrait.
— Oups…, fit Honor, en essayant sans succès de dissimuler un sourire derrière son mug de café.
— Ecoute, Faith…
Planté devant elle, Levi se tut et considéra toute la famille avant de reposer les yeux sur elle.
— Regarde…
— Ecoute. Regarde… qu’est-ce qu’il est autoritaire ! l’interrompit Pru.
— Tais-toi, dit Faith. Pas toi, Levi. Toi, tu peux continuer.
Il se passa nerveusement la main dans les cheveux. Une grande main, forte, chaude, masculine, et
qui, peu de temps encore auparavant, lui arrachait des gémissements de plaisir.
— Faith, je sais que Jeremy est très proche de la perfection…
— Merci, vieux, ça fait plaisir, répliqua l’intéressé, sérieux comme un pape.
Faith lui jeta un coup d’œil qui le fit grimacer.
Levi engloba de nouveau toute la famille du regard.
Elle lui prit la main.
— Tu sais quoi ? Fais comme s’ils n’étaient pas là.
Elle l’entraîna quelques rangées plus loin.
— Interdiction formelle de nous suivre ! cria-t-elle par-dessus son épaule.
Elle se tourna vers Levi, brûlant de l’entourer de ses bras, de le faire sourire à force de baisers.
— Je suis très contente de te revoir, murmura-t-elle.
— Oui, moi aussi, dit-il avec un air sombre qui paraissait signifier au contraire que ces
retrouvailles le contrariaient au plus haut point. Je suis allé à San Francisco pour te parler. Mais tu en
étais déjà partie.
— Oui. C’est ce que tu viens de dire.
Elle haussa les sourcils, espérant l’encourager. Ça ne parut pas fonctionner. Il se contentait de la
regarder fixement.
— Est-ce qu’il y a autre chose, Levi ?
— Tout à fait. Oui. Il y a autre chose.
Il récupéra quelque chose au fond de sa poche, le lui mit d’autorité dans la main, lui fit fermer les
doigts, puis enveloppa son poing de ses deux mains. En dépit de la température, elles étaient chaudes.
— Je t’aime, Faith. Je regrette de m’être conduit comme un imbécile. J’ai engagé quelqu’un pour
me seconder au poste et je vais essayer de te parler davantage de… de tout. Mais je ne veux pas te
perdre, je t’aime et… c’est tout.
Question discours, ça ne cassait pas trois pattes à un canard. Mais question sentiments c’était une
autre histoire.
Elle plongea son regard dans ses yeux verts pleins de tendresse, effleura le léger pli entre ses
sourcils.
— C’est plus que suffisant, murmura-t-elle, sentant les larmes lui picoter les paupières.
Il hocha la tête.
— Ah. Bon. Tant mieux.
— Maintenant, tu devrais m’embrasser, Levi.
Mais elle n’avait pas terminé qu’il l’embrassait déjà. Ses mains douces tenaient son visage en
coupe, sa bouche épousait la sienne et… elle détestait ce mot, mais c’était… parfait ! Dans la vie, la
plupart des choses ne le sont pas, mais ce baiser-là, lui, l’était. Levi l’embrassait comme un homme
amoureux embrasse la femme qu’il aime. Il l’embrassait comme s’ils étaient seuls au monde, ou au
pied de l’autel. Comme s’ils n’étaient pas dehors par une nuit glaciale, sous le regard de toute une
famille qui suivait leurs moindres faits et gestes avec attention.
— Il faut que tu fournisses une bague et que tu fixes une date, jeune homme ! cria son père. C’est
de ma petite princesse qu’il s’agit, je te le rappelle. Pas question de vivre en concubinage.
— Et c’est reparti avec ces bêtises de petite princesse, marmonna Jack.
— Pourquoi je ne pourrais pas être une princesse, moi, de temps en temps ? s’insurgea Pru.
Faith sentit le sourire de Levi contre ses lèvres. Il lui embrassa le front, la serra tout contre lui,
puis tourna la tête vers son père qui jouait de son mieux le rôle du patriarche inflexible.
— J’ai prévu le coup, monsieur.
Il déplia les doigts de Faith — ah oui, c’est vrai ! Elle avait failli oublier ! Là, au creux de sa
paume, se trouvait une bague de fiançailles.
— Il faut que j’y réfléchisse, répondit-elle.
— Elle a dit oui ! cria Levi au reste de la famille.
Des acclamations de joie fusèrent des rangées de vigne. Elle vit même Jeremy essuyer une petite
larme. Son père également.
Levi l’embrassa encore, puis il glissa la bague à son doigt, et un sentiment d’évidence l’envahit
tout entière.
Epilogue
La répétition du dîner eut lieu Chez Hugo, afin que Colleen et Connor n’aient pas à travailler. Et
cette fois Jessica n’était pas dans la salle comme serveuse, mais comme invitée.
Demain, tout le monde serait sur son trente et un, mais ce soir l’ambiance était enjouée, détendue
et bruyante. Au cours de la soirée, Faith surprit Carl et Pru dans le vestiaire ; Goggy et Pops
dansèrent sur presque la moitié d’un morceau avant que leur dispute ne devienne trop sonore.
Mme Johnson était là aussi, bien sûr : la mine renfrognée, elle critiquait les plats et enchaînait les
piñas coladas.
Ted et Elaine Lyon étaient venus assister à la noce, de même que Liza et Mike le Magnifique.
Détail perturbant en revanche, Lorena était également présente : Levi avait en effet invité Victor
Iskin, et il semblait que Lorena et lui étaient revenus mari et femme d’un voyage éclair à Las Vegas,
le jour de Noël.
— C’est juste que je veux avoir quelqu’un à aimer, tu comprends, Faith ?
Eh oui, elle comprenait ! De leur côté, les femmes du groupe d’étude biblique carburaient au
pinot gris, et la caserne au grand complet jouait aux cartes à une table du fond.
Demain, la distribution serait à peu près semblable à ce qu’elle avait été la première fois :
Colleen serait son témoin, ses sœurs, Abby et Sarah, ses demoiselles d’honneur.
Jeremy serait le témoin de Levi. Evidemment.
Il était venu accompagné d’un copain tout à fait formidable — un bel homme prénommé Patrick,
doux, timide, et piètre danseur.
La soirée terminée, Levi et Faith traversèrent la place verglacée pour regagner l’appartement de
Levi. Ils logeraient encore un certain temps à la résidence de l’Opéra, mais elle avait déjà repéré une
petite maison dans Elm Street. En dehors du village, mais assez proche pour s’y rendre à pied, elle
disposait d’une jolie véranda, d’une vue sur le « lac tordu » depuis la fenêtre du dernier étage. Mais
pour le moment ils vivaient donc chez Levi, dont la salle de séjour avait été nettement améliorée par
la peinture d’un mur en rouge. Sarah continuait elle aussi d’y habiter, un arrangement qui plaisait
beaucoup à Faith : elle aurait enfin une petite sœur à qui donner des ordres, revanche sur toutes ces
années où Prudence et Honor l’avaient fait marcher à la baguette !
— Ce soir, pas d’ébats torrides, chef Cooper. Tu n’es même pas censé me voir passé minuit.
— Ma foi, ça nous laisse encore une bonne demi-heure…
Là-dessus, il la chargea sur son épaule, façon homme des cavernes, et la porta jusqu’en haut de
l’escalier. Elle riait si fort qu’elle pouvait à peine respirer.
— J’ai quelque chose pour toi, annonça-t-il, en la reposant à terre pour ouvrir la porte. Non,
Blue, tu vas devoir attendre pour faire ta promenade.
— T’en fais pas, mon beau, le rassura Faith, en s’agenouillant pour lui frictionner le ventre. Tu
restes mon premier amour. Qui c’est mon garçon d’honneur, hein, qui c’est ?
Levi fourrageait dans son bureau.
— J’espère que ça en vaut la peine, fit-elle, en prenant place sur le sofa et en faisant mine de
s’adresser à Blue.
D’un bond, son chien fut à son côté.
Levi s’assit en face d’elle. Il tenait un petit paquet, mais il commença par lui tendre une feuille de
papier pliée en quatre.
— Tiens…
— Si c’est un poème, je risque de m’évanouir, dit-elle en plaisantant.
Mais son sourire s’envola. Levi semblait… tendu.
— Lis, c’est tout.
Elle déplia le papier. C’était une feuille de cahier, adoucie par les ans et noircie d’une écriture un
peu négligée, celle d’un enfant.
« Ma chère Faith,
» Je suis désolé que ta mère soit morte. J’aimerais trouver quelque chose de mieux à te dire. Je
pense que tu es une fille gentille et jolie. Ça ne t’aide sûrement pas beaucoup. Mais je le pense
vraiment.
» Bien à toi,
Levi Cooper. »
— Oh ! Levi…
Elle sentit les larmes brûlantes couler sur ses joues.
— Tu vois, tu n’es pas la seule à garder de vieux souvenirs, fit-il, les yeux rivés au sol. J’aurais
dû te la donner à l’époque. Mais sur le moment ça m’a paru… dérisoire.
— Ce n’est pas dérisoire. C’est magnifique.
Il tendit la main pour essuyer ses larmes.
— Je ne veux pas que tu pleures la veille de notre mariage, murmura-t-il.
— Tu aurais dû y penser avant…
Elle lissa les plis du papier.
— Je suis très fleur bleue, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.
— J’avais remarqué. Voilà pourquoi ceci devrait te plaire aussi.
Il lui tendit l’écrin avec un sourire.
Le petit cœur en quartz rose avait été serti d’argent et monté sur une chaîne très fine.
— Où l’as-tu trouvé ? s’écria-t-elle. Je croyais qu’il était chez mon père, dans un carton.
— Je l’ai volé.
— Tu admets donc enfin que c’est toi qui me l’avais donné ?
Il le lui attacha autour du cou, tandis que d’autres larmes roulaient sur ses joues.
— En fait, il me semble que c’était Ashwick Jones, mais j’ai décidé de m’en attribuer tout le
mérite.
Elle lui adressa un sourire à travers ses larmes.
— Désolée de t’avoir percé à jour. Mais ça n’aurait pas pu être quelqu’un d’autre que toi.
Il souriait lui aussi.
— Tu as raison, Faith Holland.
Puis il l’embrassa et l’embrassa encore.
Enfin, il s’écarta d’elle.
— Ce n’est pas tout, ça… Il faut que je te ramène chez ton père ! J’ai un mariage, moi, demain.

*
C’est par une belle journée de juin, devant la moitié de la ville réunie, que Faith Elizabeth
Holland, son délicat bouquet de roses à la main, radieuse comme une star des années quarante
dans sa robe de mariée, épousa l’homme de sa vie. Vous pourriez même dire l’homme qui lui était
destiné, à condition bien sûr que vous croyiez à toutes ces fariboles.
Ce qui est absolument notre cas.
REMERCIEMENTS
Un immense merci à mon sage et merveilleux agent, Maria Carvainis, ainsi qu’à Martha Guzman,
Chelsea Gilmore et Elizabeth Copps, pour leur aide et leur soutien. Je tiens à remercier tout
spécialement mes éditrices, Keyren Gerlach et Tara Parsons, ainsi que toute la formidable équipe
d’Harlequin pour la confiance et l’enthousiasme qu’on me prodigue à chaque bouquin que je commets
! Merci à Kim Castillo de Author’s Best Friend, pour avoir été la meilleure amie de l’auteur,
justement, et à la charmante et perspicace Sarah Burningham de Little Bird Publicity.
Jamais je n’aurais pu écrire ce livre sans la générosité pétrie de bon sens terrien des chaleureux
viticulteurs de la région des Finger Lakes. Je dois beaucoup à Sayre Fulkerson, propriétaire de la
Fulkerson Winery, qui a bien voulu consacrer une demi-journée de son temps à me faire visiter ses
splendides champs et forêts. John Izard, vice-directeur d’exploitation viticole de la Fulkerson, a
répondu à mes très nombreuses questions, je lui en sais gré à lui aussi. Merci à Kitty Oliver et à Dave
Herman des Heron Hills Vineyards et des Glenora Vineyards pour leur merveilleuse hospitalité.
C’est Morgen McLaughlin, du Finger Lakes Wine Country, qui a organisé ma toute première visite
dans cette région : je dois dire que pour moi ç’a été le coup de foudre. Kimberly Price de Corning
Finger Lakes s’est elle aussi montrée avec moi d’une grande disponibilité.
Merci au Dr Paul Buckthal d’avoir répondu à mes questions sur l’épilepsie, ainsi qu’au Dr Brad
Wilkinson que j’avais omis de citer dans mon précédent ouvrage (pardon, Brad !). Merci également
au sergent Ryan Sincerbox du poste de police de Hammondsport pour toute l’aide qu’il m’a apportée,
au sergent-chef Ryan Parmelee de l’armée des Etats-Unis et au charmant agent d’accueil du bureau de
recrutement de Horseheads, Etat de New York. Quand je lui ai demandé s’il aimerait voir son nom
cité dans les remerciements, il s’est contenté de rire : « Remerciez plutôt l’US Army ! » Ce que je
fais ici, en tant qu’auteur, mais aussi en tant que citoyenne reconnaissante.
Pour leur amitié, leurs contributions et les très nombreux fous rires que nous avons partagés,
merci à Huntley Fitzpatrick, Shaunee Cole, Karen Pinco, Kelly Morse et Jennifer Iszkiewicz. Mon
frère Mike, propriétaire du Litchfield Hills Wine Market, m’a conseillée sur tout ce qui a trait à la
vigne (toutes les erreurs qui ont pu se glisser dans ce roman sont de mon seul fait). Comme toujours,
merci à ma sœur Hilary, à ma chère maman ainsi qu’à ma belle-sœur et meilleure amie, Jackie
Decker.
A mes deux magnifiques enfants et à mon héroïque époux : les mots me manquent pour vous
exprimer mon amour, mais vous savez, j’espère, que vous êtes tout pour moi.
Enfin à vous, mes chers et merveilleux lecteurs… merci. Merci de consacrer quelques heures de
votre existence à lire mes romans. C’est pour moi un indicible honneur.
TITRE ORIGINAL : THE BEST M AN
Traduction française : KARINE XARAGAI M OSAÏC, une maison d’édition de la société
HARLEQUIN
Publié avec l’aimable autorisation de M aria Carvainis Agency, Inc.
M OSAÏC® est une marque déposée
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de : Casseroles : ©
ODRIOZOLA/ROYALTY FREE/ FOTOLIA
Conserve : © FOTONEN/ROYALTY FREE/FOTOLIA
Voiture : © NEUSTOCKIM AGES/ROYALTY FREE/ISTOCKPHOTO
Bouquet : © JONATHAN HEGER/ROYALTY FREE/ISTOCKPHOTO
Réalisation graphique couverture : NINETEEN GROUPE
© 2013, Kristan Higgins
© 2015, Harlequin SA
ISBN 978-2-2802-8237-6
83-85, boulevard Vincent Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.
Tél. : 01 45 82 47 47
www.editions-mosaic.fr

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