Histoire Du Théâtre-Alain Viala PDF
Histoire Du Théâtre-Alain Viala PDF
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SAIS-JE ?
Histoire du théâtre
ALAIN VIALA
Avertissement
Tout le monde sait ce que c’est que le théâtre, du moins tout le monde en a
une idée. D’autant que, du nô japonais ou du wayang kulit indonésien
jusqu’aux usages occidentaux, la plupart des sociétés connaissent des
pratiques qui correspondent à ce que nous appelons théâtre. Mais sous cette
évidence se lovent en fait des réalités complexes. Le théâtre est un ensemble
d’œuvres, et c’est aussi une pratique du spectacle, dont les œuvres écrites ne
sont qu’une part ; et ce sont également des lieux, plus ou moins spécialisés, et
des personnes, elles-mêmes plus ou moins spécialistes ; parfois, enfin, c’est
un rituel, qui peut s’inscrire dans des pratiques religieuses et politiques…
Cette complexité appelle donc quelques précisions sur les façons de
l’envisager.
2. Les genres
Apparu au milieu du IVesiècle av. J.-C., ce théâtre s’est perpétué jusqu’au
IVesiècle de notre ère. Sur une telle durée, il a connu des variations et des
évolutions nombreuses. Aussi, on est contraint de ne dégager que des
tendances majeures. Rome distinguait trois sortes de jeux scéniques, en
fonction de leurs pays d’origine. Les jeux étrusques consistaient en
pantomimes et numéros chantés et dansés. Les jeux osques consistaient en
atellanes, sorte de comédie plus ou moins improvisée, source de la commedia
dell’arte. Les jeux grecs incluaient les tragédies, les comédies et les mimes ;
ces pièces étaient toujours associées à un ballet.
Le théâtre à texte débuta en 240 av. J.-C. À cette époque, les élites romaines
allaient étudier en Grèce, car celle-ci, passée sous le contrôle politique
romain, conservait son prestige intellectuel. Un auteur d’origine grecque,
Livius Andronicus, fut le premier qui traduisit une tragédie et une comédie.
La comédie connut du succès, avec Plaute (– 254, – 184) et des pièces comme
Amphytrion, le Curculio (– 197 ; Le Parasite), l’Auluraria (– 194 ; La
Marmite, source de L’Avare) ; le Miles gloriosus (– 191, Le Soldat fanfaron,
source du Capitan), Les Menechmes. Ces comédies présentent des
personnages stéréotypés, comme ceux que montrent plus tard les farces ou la
commedia dell’arte. L’autre grand auteur comique d’inspiration grecque fut
Térence (– 190, – 159). Dans ses comédies (L’Eunuque, La Belle-Mère,
Phormion, L’Andrienne, et L’Héauton- timorouménos – Le bourreau de soi-
même), tout en présentant des personnages et des situations stéréotypés,
Térence, très marqué par la culture grecque, utilise moins de jeux et de termes
scabreux que Plaute et dessine des personnages un peu plus nuancés. Une
variante en vogue de la comédie, la Néa, construisait ses sujets en s’inspirant
(et en parodiant) des études de cas compliqués qui étaient soumises aux
apprentis juristes dans les écoles d’éloquence. Ce qui donnait des intrigues
d’imbroglios, dans un monde que l’on pourrait qualifier d’« opérette »,
d’autant qu’alternaient bien sûr les passages déclamés et les passages chantés
et dansés. Les tragédies « à la grecque », de leur côté, furent légion, même si
aucun auteur n’a laissé d’œuvres aussi connues que celle des comiques.
Quoique jouées en latin, ces pièces étaient bien perçues comme des « histoires
grecques », donc étrangères. Leur exotisme constituait la condition même de
leur succès : comme les jeux relevaient de l’otium, d’un temps de « vacance »
des devoirs civiques, ces pièces « hors temps » convenaient à cette fonction
de détente.
En 207 av. J.-C., le théâtre était devenu si actif que la confrérie des auteurs
quitta le collège des scribes et s’organisa en celle des poètes. Au même
moment était apparue une variante du genre tragique : la « tragédie prétexte »
; elle prend le nom de la toge prétexte qui était le costume des aristocrates
romains. Elle conserve les caractéristiques héritées de la tragédie grecque,
mais opte pour des sujets tirés de l’histoire archaïque de Rome, donnant ainsi
une dimension idéologique plus nationale. L’idée était de créer une tragédie
qui aurait eu les mêmes fonctions civiques qu’à Athènes. Cette tentative eut
peu de succès. Mais un effort pour un théâtre plus « savant » se dessinait.
Dans la même orientation, au début de l’Empire, Horace, dans son Art
poétique (Épître aux Pisons), s’inspire d’Aristote. Là encore, la greffe ne prit
guère bien : le public romain voulait avant tout du spectacle, avec une place
déterminante pour la musique et la danse, plutôt que du texte, et une tragédie
délibérément exotique et irréaliste, tandis qu’Aristote avait envisagé la poésie
comme mimésis, imitation de la réalité.
Pourtant, une influence nouvelle se faisait sentir : celle de l’éloquence. Sous
l’Empire, en effet, l’instauration d’un pouvoir monarchique avait réduit à rien
l’éloquence politique du temps de la République, et à peu l’éloquence
judiciaire. Le théâtre devint un lieu où, par détour, sous couvert de jeu, il était
possible de parler éloquemment de sujets concernant la collectivité. Advint
alors un clivage dans la création théâtrale. Les auteurs professionnels
écrivaient de préférence des livrets de pantomime, qui payaient bien parce
que le grand public les aimait et que donc les « éditeurs » les promouvaient.
Mais des aristocrates amateurs de littérature composèrent des pièces qui
cherchaient à retrouver la portée idéologique des œuvres grecques, qui
privilégiaient le texte et qui étaient non pas jouées, mais lues à haute voix lors
de réunions organisées chez des particuliers : les recitationes. Ce théâtre de la
recitatio marque la mise en usage d’une réception double : lecture d’un côté,
spectacle de l’autre. Plus écrit, il s’est mieux conservé, et il a exercé par la
suite une influence plus grande que l’autre, alors que son importance effective
à Rome était bien moindre.
Le principal auteur de cette tendance est Sénèque (4/65). Avocat, philosophe,
puis précepteur de Néron, riche, il fut un penseur stoïcien et un auteur de
tragédies pour la recitatio : Médée, Phèdre, Agamemnon, Hercule furieux, Les
Troyennes. L’influence du modèle grec est flagrante dans son œuvre, mais il
l’adapte autant que possible au mode de pensée latin. Ses pièces ont été très
lues et imitées par les auteurs occidentaux modernes.
4. Les moralités
Un autre genre, assez proche dans ses formes, connaît alors un grand succès :
la moralité. Au Moyen Âge, « moraliser » c’est faire apparaître sous des
dehors matériels des significations latentes ; ainsi, l’exégèse biblique
s’applique à tirer du sens littéral plusieurs sens spirituels, notamment un sens
« moral ». Sur ce modèle, les moralités proposent des spectacles dont les
personnages ont pour nom Entendement, Volonté, Raison, ou Maladie et
Mort, ou Le Monde, Le Diable, La Chair, ou encore Paresse, Luxure, Colère
et autres péchés capitaux… Par exemple, Bien Avisé Mal Avisé (env. 1430-
1440) offre une scène en forme de V. La pointe inférieure correspond au
départ des deux personnages. Bien Avisé suit la branche de droite qui le
mène, par les étapes des sacrements, à Bonne Fin, la mort chrétienne ; Mal
Avisé suit le chemin de gauche qui passe par les vices et aboutit à Male Fin,
qui fait tomber en enfer. Les personnages humains peuvent être très abstraits,
mais peuvent aussi bien présenter des caractéristiques sociales faciles à
identifier : par exemple le héros de la Moralité des enfants de maintenant est
un boulanger qui figure ainsi l’homme ordinaire. La visée didactique est
patente ; la dimension religieuse ne l’est pas moins, mais, cette fois, plutôt
que vers le merveilleux de la foi, elle est tournée vers un appel à la raison :
celle-ci est conçue comme la capacité de porter un jugement sur les biens
d’ici-bas en se fondant sur l’enjeu de la vie éternelle. La pensée religieuse
passe ainsi dans les dimensions pratiques de la vie et dans l’action. Il s’agit
bien de spectacles éthiques.
Ce didactisme moral recourt aux moyens du grand spectacle. La production
relève des mêmes démarches que celle des mystères, et ces pièces sont elles
aussi colossales. Par exemple, L’Homme juste et l’Homme mondain
(Tarascon, 1476) compte 30 000 vers et lignes de prose et 80 rôles. Et divers
genres internes sont convoqués : morceaux d’éloquence, poésies, récits…
Dans leur prolixité, les moralités font souvent intervenir, quoique masquées,
des sources littéraires savantes. Mais, pour illustrer les vices, elles montrent
aussi les personnages au cabaret, ce qui donne lieu à des scènes « réalistes »
et parfois comiques. Pour autant, ces pièces n’ont rien de réaliste au sens
moderne courant du terme. Elles utilisent des moments de détente et des
morceaux de bravoure pour frapper l’attention, mais toujours dans un but
d’édification. Au passage, des dimensions satiriques et polémiques sont mises
au service de cette visée.
Ce genre est aujourd’hui oublié, mais il connut au XVesiècle un immense
succès. En France mais aussi dans toute l’Europe, notamment en anglais.
2. Un théâtre « de carnaval »
Ces premières pièces suggèrent des liens avec un des usages ritualisés de la
fête au Moyen Âge. Car les fêtes religieuses sont aussi des fêtes populaires, et
une part des traditions populaires s’y glisse dans le calendrier chrétien. Ainsi
la fête des Fous. Elle se tenait, selon les endroits et les périodes, le 28
décembre, jour des Saints-Innocents, ou au Nouvel An, ou à l’Épiphanie : de
telles dates suggèrent qu’il s’agit en fait de la résurgence de vieux rites
populaires liés au solstice d’hiver, donc d’un moyen de défouler la peur de la
mauvaise saison au moment où le jour recommence à croître. De même le
Carnaval, célébration de la rupture du carême chrétien, est aussi une façon de
célébrer les prémisses du printemps. Dans de tels moments, la liesse populaire
prenait des formes diverses (danses, défilés, déguisements, cérémonies
parodiques…), et des clercs de basoche y introduisirent des pièces de théâtre.
Il y a là une situation propice pour un théâtre de plus en plus profane et
comique.
Ces pratiques ne sont pas restées confinées aux temps festifs et
carnavalesques. Les vastes rassemblements des foires leur ont été propices. Il
arrivait aussi que des particuliers fissent réaliser un spectacle joyeux lors de
fêtes privées, par exemple pour un mariage. Et même, des bateleurs en
proposèrent au hasard de leurs itinéraires, au même titre que d’autres
spectacles – montreurs d’animaux, jongleurs… : des tréteaux dressés à un
carrefour ou quelques planches rehaussées par des tonneaux dans une salle
(de taverne par exemple) ; quatre acteurs-bateleurs, peu d’accessoires ; le
public reste debout, la représentation ne dure qu’une demi-heure ou guère
davantage. Le but est avant tout de faire rire, sans autre souci manifeste. C’est
l’origine du théâtre de divertissement à proprement parler.
3. Le dit et la farce
Le dit est un genre souple et multiforme ; en fait, un monologue avant tout. Il
est la source du monologue dramatique. Ces pièces sont brèves. Des auteurs
renommés n’ont pas dédaigné d’en composer. Ainsi, Rutebeuf a écrit un Dit
de l’herberie qui est construit à partir des cris de camelot des marchands de «
simples » (herbes médicinales), plus ou moins charlatans. De telles pièces se
prêtent bien aux effets comiques de satire. Ainsi le dit du Franc-Archer de
Bagnolet : les francs-archers étaient des gardes recrutés dans la population des
villes, des sortes de gardiens de la paix, réputés vantards, pleutres et cupides.
Du monologue, ces pièces peuvent passer au dialogue : un acteur débite sur
scène un monologue de fanfaron, puis un comparse sort d’au milieu des
spectateurs et vient le contredire et révéler sa couardise. Un dialogue des
Deux archers qui vont à Naples illustre bien le fait que de tels dialogues ne
sont en fait que des variantes du dit.
Il en va un peu autrement avec la farce. Ce qui y importe avant tout, ce sont
les gestes, les mimiques, les jeux de scène ; on n’est pas si loin de la
pantomime. On peut jouer avec un texte très minime – et parfois en jargons,
ce qui le rend difficile à décoder aujourd’hui. L’action de ces pièces consiste
en un bon tour joué à un personnage antipathique. Les personnages sont des
types, toujours repris : le mari jaloux et borné – et donc berné –, la femme
dévergondée, le séducteur impénitent, la vieille entremetteuse… On y
distribue volontiers des coups, on s’y soucie de sexe, d’argent, de mangeaille :
on est à l’opposé des leçons de la morale chrétienne. On y montre donc
volontiers la vie quotidienne ; mais il ne s’agit pas pour autant de représenter
la réalité de façon fidèle : c’est un univers de caricature. La vision du monde
qu’il offre est inquiétante. Mais le but n’est pas d’inquiéter : ce spectacle
joyeux veut avant tout détendre.
L’un des types que la farce privilégie est celui du badin, le niais. Parfois, il
suscite le doute tant la bêtise affichée peut devenir une ruse efficace. Ainsi,
dans la farce du Cuvier : un mari en est réduit par sa femme et sa belle-mère à
exécuter les tâches dont elles lui imposent une liste ; sa femme tombe dans
une cuve, sa liste ne comporte pas de consigne pour ce cas, il l’y laisse ; ce
qui a pour effet que les deux femmes abandonnent leur tyrannie. C’est un jeu
de « à malin, malin et demi ». De même, dans La Farce de maître Pathelin, la
plus célèbre de l’époque. Avocat sans cause et sans argent, Pathelin a besoin
de drap. Il convainc un marchand de lui en donner à crédit. Lorsque le
marchand vient se faire payer, il feint d’être malade et de délirer, ce qui lui
permet de l’insulter sans le payer. Lui survient alors un client, le berger
Thibaud : il a volé son maître et doit être jugé. Pathelin, fidèle à sa tactique
précédente, lui conseille de ne répondre à toutes les questions que par « bêê »,
et le fait acquitter. Mais quand il veut à son tour lui faire acquitter ses
honoraires, Thibaud lui répond « bêê ». Le succès de ce genre fut tel que le
nom de « farce » a pu s’appliquer à toute pièce autre que religieuse.
4. La sottie
Entre autres, à un genre voisin, mais un peu plus développé, qui s’affirme au
XVesiècle, la sottie, dont les personnages types sont les sots, cousins du badin
de la farce. Ils portent des costumes de « fous » de la fête des Fous. Ce sont
des agités : les mimes et acrobaties sont essentiels aux jeux de scène. Ils
parlent une sorte de dialecte spécial, semi-délirant, ce qui permet tous les jeux
de mots et toutes les équivoques : la fatrasie s’en donne à cœur joie. Ils ont
pour reine la Mère Sotte, pour pays « Sottie », royaume de la folie. Les
canevas sont souvent sans action proprement dite : le but est de donner libre
cours à la fantaisie, et par là à la satire.
Au XVesiècle et au début du XVIe, la sottie connaît son apogée, comme
genre impliqué dans la satire sociale et politique. Ainsi en 1492, à Rouen, la
sottie intitulée Farce des pattes ointes fait la critique d’un nouvel impôt que le
roi venait d’imposer à l’université de cette ville. Le pouvoir politique eut tôt
l’idée de tourner ce genre à son profit. Le roi Louis XII, en conflit avec le
pape Jules II, commanda au poète Pierre Gringore, pour le Mardi gras de
1512, La Sottie du Prince des Sots : les Sots et leur prince ne veulent plus de
guerre ; mais la Mère Sotte s’est déguisée en Sainte Église pour tyranniser les
peuples ; les Sots appellent à suivre le Prince (le roi Louis XII) dans sa
résistance à la Mère Sotte (Jules II) ; leur triomphe est symbolisé par un jeu
de scène : ils arrachent à la Mère Sotte les ornements pontificaux. Bien
entendu, l’emprise politique sur ce théâtre ne pouvait plus être simple et
directe.
2. Le comique : Molière
La comédie, quoique à un moindre degré, accède aussi à la consécration.
Corneille a commencé sa carrière par des comédies et y a introduit le souci
des unités, de la vraisemblance et de la bienséance. Molière devient, de 1659
à 1673, l’auteur comique majeur. Les orientations de son œuvre sont
complexes. Il propose des farces, comme La Jalousie du barbouillé, Les
Précieuses ridicules, Le Médecin malgré lui ou Les Fourberies de Scapin. On
y sent l’influence des comédiens italiens, avec qui il cohabitait. À l’opposé, si
on peut dire, il compose de « grandes comédies », comme L’École des
femmes, Le Tartuffe, Le Misanthrope : en cinq actes en vers et conformes aux
unités, elles sont construites autour d’un « caractère », un type social, et font
la satire des ridi- cules. Mais il donne aussi des comédies enjouées, imitées
directement des modèles latins : Amphitryon, L’Avare. Et une quasi-moitié de
son œuvre, des Fâcheux et La Princesse d’Élide aux Bourgeois gentilhomme,
Georges Dandin, Le Malade imaginaire, est faite de comédies-ballets,
souvent conçues pour des fêtes de cour et qui associent le texte comique avec
les res- sources de la danse, de la musique et du chant. La dimension satirique
est indéniable chez Molière. Il semble répondre aux attentes d’un public
attaché à l’idéal de l’honnête, voire galant, homme ; il tourne en ridicule les
inadéquations sociales (ainsi les précieuses ou les prétentions nobiliaires des
bourgeois). Mais il s’attaque aussi à l’hypocrisie religieuse avec Le Tartuffe,
puis avec Dom Juan, pièce étrange, où il réutilise les ressources du théâtre à
machines.
À la fois acteur, auteur et chef de troupe, Molière est un homme de théâtre par
excellence. Son œuvre, très spectaculaire mais très écrite, inclut le rêve du
théâtre complet. Elle inclut aussi une réflexion « en acte » sur son art : La
Critique de l’École des femmes, puis L’Impromptu de Versailles, qui emploie
la structure du théâtre dans le théâtre, mettent en scène les fonctions des
acteurs, des auteurs et des spectacles auprès des honnêtes gens et de la Cour.
Pour lui, la joie et le plaisir se conjuguent avec non tant des prises de parti que
des interrogations : la posture idéologique s’inscrit dans les choix esthétiques
plus que dans des déclarations explicites.
Molière connut un succès immense ; fournisseur de spectacles pour les
divertissements royaux, il fut ainsi en mesure de réaliser l’alliage des publics
de la cour et de la Ville. Il subit des critiques à proportion. Tartuffe et Dom
Juan furent censurés du fait de l’hostilité des autorités religieuses. Mais il
subit aussi des attaques – en partie dues aux rivalités avec les autres troupes,
l’hôtel de Bourgogne en particulier, contre l’allégresse de son comique
(querelle de L’École des femmes). Par cette conjonction des conflits entre
théâtre et religion et des débats sur les canons esthétiques, le théâtre de
Molière représente une sorte de point focal des débats sur le rôle de l’art
dramatique en ce temps.
Ses contemporains confrères et rivaux n’ont pas réalisé une œuvre de même
ampleur : Racine ne fait qu’une incursion dans le comique avec Les
Plaideurs, et les créations d’autres auteurs (comme Poisson, lui-même acteur
de l’hôtel de Bourgogne) sont manifestement très liées au souci d’alimenter le
répertoire d’une troupe. Dans les décennies suivant sa mort, Dancourt ou,
davantage encore, Regnard composent des comédies où l’on sent son
influence.
III. – La « théâtromanie »
Mais même si la Foire décline et ferme, Paris voit se créer de nouvelles salles
commerciales. C’est, en 1759, le théâtre Nicolet (plus tard théâtre de la
Gaîté), en 1769, l’Ambigu-comique, en 1779, les Variétés… Dans le même
temps, nombre de villes de province, ou encore Bruxelles, se dotent de
théâtres, construits en général sur le modèle des salles à l’italienne ; on peut
encore en voir aujourd’hui bon nombre en activité. De sorte que si l’État
dispose des moyens puissants que constituent les privilèges (pour les salles
officielles) et la censure (sur tous les théâtres comme sur tous les livres), il
laisse une part de la dynamique de cet art s’exercer à travers le pays. Les
salles officielles n’ont pas été en reste dans l’effort pour capter le public.
Ainsi, la Comédie-Française améliore les conditions de l’audience en
installant des sièges au parterre (où jusque-là on restait debout), puis, en 1759,
en supprimant les fauteuils installés sur la scène pour les spectateurs riches et
snobs qui gênaient et le jeu des acteurs et la visibilité. Par ailleurs, elle joint
volontiers aux pièces à texte des ornements de musique et de ballets. En bref,
on a pu à juste titre dire que le temps des Lumières fut un temps de «
théâtromanie ».
D’autant que, au moins jusqu’en 1762 et l’expulsion des jésuites, le théâtre
des collèges a continué. Et, plus encore, que les particuliers riches ont
développé une pratique intense du théâtre de société. Elle fut assez
dynamique pour avoir ses propres genres. Ce fut notamment le cas de la
parade : inspirée de celle que jouaient les bateleurs de la Foire, elle constitue
une sorte de farce, incluant des personnages hérités de la commedia dell’arte
et des jeux de mots libertins, pour une intrigue simple d’amours contrariées
qui triomphent à la fin. Elle fut reprise dans la seconde moitié du siècle par
des théâtres commerciaux qui y ajoutèrent des parties chantées ; elle
rejoignait ainsi le courant des opéras- comiques. De même, passée du théâtre
de la Foire aux théâtres de société, la comédie poissarde qui s’inspire du
langage populaire des marchandes de poisson. Plus sage, le proverbe
dramatique : il s’agit, dans une logique de l’apologue, d’une intrigue illustrant
un proverbe, que les spectateurs doivent deviner, et qui constitue le mot de la
fin. Ces genres ont eu leurs auteurs qui y débutèrent ou qui y vinrent à la
requête de riches financiers désireux de donner du lustre à leurs salons. Parmi
eux, Beaumarchais qui commence là sa carrière avec des parades, Gueulette
qui publie en 1756 un recueil des siennes ou, dans la comédie poissarde,
Vadé. On voit combien le théâtre offre alors de ressources à la fois à des
publics plus nombreux et plus divers qui, pour partie, peuvent jouer de
l’éclectisme et s’amuser à la foire ou à l’opéra-comique aussi bien que
s’émouvoir à la tragédie.
VI. – Interrogations et
confirmations de la fin du siècle et
de la Révolution
1. Mouvements de la fin du siècle ;
Beaumarchais
En 1777, les auteurs dramatiques s’organisent en une « société ». Elle a pour
finalité de défendre leurs droits. Ainsi, l’auteur de théâtre, poète à gages pour
une troupe au début du XVIIesiècle, auteur reconnu et consacré avec
Corneille et Racine, célébrité célébrée avec Voltaire, devient alors un
professionnel des lettres reconnu. Beaumarchais, homme d’affaires autant
qu’auteur, en insuffla l’idée. Cette initiative affirmait la complétude de
l’institution, dans une période où, même si les genres se cherchent un
nouveau souffle, la théâtromanie est en pleine vogue.
Beaumarchais lui-même, après des créations dans des genres secondaires et
un essai de drame, fait un grand succès avec Le Barbier de Séville (1775). La
pièce se donne comme un imbroglio largement inspiré de L’École des femmes
: elle est donc une façon de revisiter la tradition et d’affirmer une continuité.
Elle comporte aussi des morceaux chantés, ce qui reprend une part de
l’héritage de Molière, mais correspond surtout à la mode des opéras-
comiques. L’ensemble constitue une comédie allègre et parsemée de mots
d’auteur sur l’actualité. Dans Le Mariage de Figaro (écrit en 1778, joué en
1784), suite de la précédente, le comte veut suborner la fiancée de Figaro : le
conflit amoureux se double d’un conflit entre catégories sociales qui prend le
relais de la critique de mœurs ou de critiques contre des entités (la religion, le
fanatisme…). Beaumarchais a complété ces deux œuvres en formant une
trilogie dont le troisième volet, La Mère coupable, est un drame : le comte et
la comtesse ont été infidèles, et la famille est menacée par un Tartuffe qui
veut exploiter ce secret pour accaparer ses biens. Donnée durant la
Révolution, la pièce passe de l’opposition entre groupes sociaux à des
questions de morale.
2. La Révolution : confirmations et
mutations de l’institution
La Révolution, en abolissant le système des privilèges propre à l’Ancien
Régime, abolit les salles officielles (1791). Elle semble donc porter atteinte à
l’institution théâtrale nationale. Mais la Révolution n’a pas renié l’idée que
l’État devait avoir un rôle dans la culture. Elle a créé l’Institut qui devait
devenir le nouveau foyer national de la pensée, du savoir et de l’art, avec une
section de musique et de déclamation. Elle a accordé enfin aux acteurs un
statut de citoyens à part entière. Elle a confirmé le statut des auteurs, par les
lois sur la propriété littéraire et artistique de 1791 et 1793, et renforcé la
liberté de publication, y compris sur scène. Du coup, de nouvelles salles se
créent en nombre : à Paris, on passe d’une dizaine en 1789 à 35 en 1792. Le
nouveau régime veut un théâtre éducatif et prévoit (1793) un jour par semaine
d’entrée gratuite pour les gens du peuple, comme aussi (1794) des
subventions aux spectacles qui rempliront cette fonction. Au fond, il élargit
l’institution.
Les pièces du répertoire sont reprises, mais en modifiant les perspectives. En
1790, Talma interprète le Brutus de Voltaire sans perruque et dans un costume
et un décor à la romaine. Le but n’est pas de faire de l’histoire pour elle-
même, mais de montrer dans le passé ce qui aide à penser le présent : Brutus,
héros de la lutte contre la tyrannie, est un exemple. De fait, la tragédie reste le
grand genre, avec des créations qui exaltent des héros antiques de la liberté :
ainsi Caius Gracchus de Marie-Joseph Chénier (1792). La comédie est, elle
aussi, revue en un sens politique modernisé. On joue Molière en
l’infléchissant de cette manière. Au besoin, on le réécrit. Ainsi Fabre
d’Églantine, reprenant une idée de Rousseau dans la Lettre à d’Alembert,
donne un Philinte (1791) qui est une suite du Misanthrope : retiré à la
campagne, Alceste lutte contre les injustices, Philinte se moque de son
idéalisme avant de s’apercevoir que celui pour qui son ami se sacrifie n’est
autre que lui-même ; se réalise ainsi la satire de l’« honnête homme », idéal
d’Ancien Régime, au bénéfice de l’« homme honnête », idéal nouveau. De
même, L’Ami des lois de Laya (1793), qui met en scène un père qui veut
marier sa fille à un ci-devant et une mère qui veut la marier à un patriote
révolutionnaire, est en fait une réécriture de L’École des femmes où la
comédie satirique se fait ouvertement politique.
Enfin, selon une idée de Rousseau encore, la Révolution a mis en avant de
grandes fêtes collectives à portée politique, la plus notoire étant la fête de
l’Être suprême du 20 prairial (8 juin) 1794 : Robespierre y brûle une statue de
l’Athéisme pour laisser la place à la statue de la Sagesse, et le cortège
s’organise autour d’une Montagne que couronne un arbre de la Liberté, ce qui
constitue une sorte de retour aux jeux de symboles des festivités
communautaires, une quête de l’affirmation symbolique de l’unité des
citoyens, la reconquête momentanée d’une autre forme d’institution.
Chapitre V
Les contradictions du théâtre dans
les débuts de la seconde modernité
I. – De l’école au Boulevard du
crime : un marché théâtral plus
ouvert
Les deux pôles de l’espace social du théâtre en ce temps sont fortement
contrastés : comme institution nationale, le théâtre français trouve sans doute
son assise la plus puissante dans la place que l’école lui accorde peu à peu ;
mais comme marché du spectacle, c’est du côté des théâtres de boulevard que
se lit le mieux sa dynamique.
Le Consulat, puis l’Empire se veulent en partie dans la continuité de la
Révolution. Celle-ci avait entrepris de réorganiser l’éducation : la République
avait vu que, pour que l’instruction devienne davantage accessible, il fallait
une intervention de l’État, et avait créé les grandes écoles, pour former les
cadres supérieurs de la nation, et les écoles centrales, pour les classes
moyennes. Avec le Consulat et l’Empire, ce système déboucha, au prix de
quelques modifications, sur celui des lycées. L’organisation centralisée de
l’enseignement donnait matière à des définitions de contenus et de
programmes. La priorité alla aux sciences et aux langues et lettres anciennes,
mais une place fut concédée aux auteurs français. Minime au temps de
l’Empire, elle augmente peu à peu au cours du demi-siècle suivant. Les lettres
françaises auxquelles on donne ainsi une initiation privilégient le « Grand
Siècle », emblème de la puissance française, et de ce fait les œuvres de
Corneille et Racine, puis Molière, sont devenues peu à peu des références
scolaires communes. S’est alors constitué, à l’échelon national, un public
cultivé bourgeois (puisque l’enseignement secondaire est réservé aux
catégories sociales aisées).
En ce qui concerne les salles de théâtre, Napoléon rétablit par décrets (1806 et
1807) les théâtres nationaux : le Théâtre-Français, son annexe de l’Odéon,
l’Opéra, l’Opéra-Comique. Ils doivent, chacun en son domaine, constituer un
lieu patrimonial pour les « classiques » et en même temps prendre en charge
les créations nouvelles. Du côté des salles privées, comme elles s’étaient
multipliées à la suite de la libéralisation révolutionnaire, leur nombre était
devenu excessif, il y eut foule de faillites et, à l’orée du XIXesiècle, il n’en
subsistait qu’une vingtaine. Napoléon soumit les ouvertures de nouvelles
salles à autorisation préalable. La Restauration conserva l’essentiel de ses
dispositions. L’idée s’était donc établie que les salles devaient se spécialiser,
pour éviter les concurrences qui avaient entraîné des faillites en nombre. Ce
dispositif ne concerne que Paris. Mais la capitale est le centre de l’activité.
Les villes de province d’une certaine importance disposent à peu près toutes
d’une salle ; mais elle doit en général couvrir les différents genres, et souvent
elle ne fonctionne que pour des tournées de troupes itinérantes ou des troupes
parisiennes.
À Paris, en dépit de l’autorisation préalable et de la censure, le nombre de
salles augmenta peu à peu. En 1828, il en existe 25. La moitié sont des salles
de « petits spectacles » (marionnettes, acrobates, parades) ; elles se situent
notamment à la périphérie de la ville, aux « barrières » (portes de Paris), signe
de leur installation récente et de leur destination populaire. Le public peut
donc trouver une offre diversifiée. Les prix le sont à proportion. Les salles
nationales sont chères. Un billet à l’Opéra coûte 3,60 F au moins, et jusqu’à
10 F ; de 1,80 à 6 F au Théâtre-Français. Dans les théâtres privés, de 1,25,
voire 0,75, à 4 ou 5 F. Les petits théâtres de barrière offrent des prix allant de
0,50 à 1,50 ou 2 F. Les spectacles ont lieu en fin d’après-midi, à 18 heures à
l’Opéra ou au Théâtre-Français, 17 ou 18 heures dans les autres. En dépit des
demandes de la police qui l’aurait voulue à 21 h 30, la fermeture est le plus
souvent fixée à 23 heures parce que l’usage de jouer une petite pièce après la
grande est fréquent. Ces horaires indiquent le souci d’être accessibles, y
compris pour un public de petits-bourgeois employés de bureaux.
Mais, dans cette période, on peut parler aussi de la formation d’un public plus
populaire. Il est celui des « petits spectacles » des barrières, mais il est aussi
celui d’un quartier qui joue alors un rôle privilégié : le Boulevard du crime.
On appelait ainsi une portion des actuels Grands Boulevards, au boulevard du
Temple, où se trouvaient groupés le théâtre de la Gaîté, l’Ambigu-Comique,
le Cirque-olympique, mais aussi le théâtre des Funambules, le Théâtre
acrobate de Mme Saqui, le Théâtre mécanique. Les premiers, avec 1 500 à 2
000 places, étaient de la même dimension que les théâtres officiels. Les autres
étaient plus proches des baraques de la Foire. Constructions en bois assez
fragiles, mais disposant d’équipements assez complets, ils donnaient des
arlequinades inspirées de la commedia dell’arte, des marionnettes (Théâtre
méca- nique), des spectacles d’acrobates (Mme Saqui). Mais on jouait aussi
des pantomimes, genre porté à son apogée par le mime Deburau qui incarnait
des personnages de victimes propres à éveiller la pitié, voire des pantomimes
équestres, et des vaudevilles – autre héritage de la Foire – ou des mélodrames.
Chacun de ces théâtres était tributaire des termes de son « autorisation » – qui
lui accordait ou non le droit à des pièces parlées ou chantées, etc. – et en
rivalité avec ses semblables. Un tel réseau était propice à une vie intense et à
des innovations.
Permanence des « classiques ». – Au pôle institutionnel du champ
dramatique, les modèles classiques, soutenus par la diffusion scolaire et le
répertoire institué, sont restés forts durant cette période. Ainsi Phèdre, Cinna,
Le Cid, mais aussi Zaïre de Voltaire ou Tancrède de Crébillon sont
régulièrement repris, comme sont reprises aussi les œuvres de Molière. Le
travail des acteurs est essentiel à cet égard. Ainsi Talma, promoteur des
costumes et décors plus historiques au début de sa carrière, a été sous
l’Empire et la Restauration le grand animateur de la Comédie-Française, et
ses tournées furent des triomphes. Il incarne l’acteur vedette, et sa célébrité
est un vecteur fort pour l’audience des classiques qu’il interprète. Autour de
lui, d’autres acteurs du répertoire sont alors célèbres comme, dans les rôles
féminins, Mlle Georges par exemple, grande interprète de la Célimène de
Molière.
Les modèles classiques sont vivants aussi par les créations qui se fondent sur
les principes bien établis des genres consacrés, notamment de la tragédie. Elle
se charge de significations politiques au présent en reprenant des sujets
antiques : Germanicus d’Arnaut (1817) qui fait l’éloge du général triomphant,
donc indirectement de Napoléon – et qui déclencha une querelle aussi
violente que le fut plus tard celle d’Hernani – ou Sylla (1821) de Jouy, dans
laquelle Talma se maquille de façon à ressembler à l’empereur, disent la
résistance à la Restauration. La tragédie s’ouvre aussi à des sujets tirés de
l’histoire nationale ; par exemple avec la Jeanne d’Arc de Soumet (1825) –
qui subit la censure afin que l’Église ne soit pas mise en cause comme le sujet
le voulait. La tragédie manifeste ainsi un lien entre néoclassicisme et prises de
position libérales.
Cette présence forte des classiques, dans le répertoire et dans la création, est
essentielle pour comprendre cette époque, y compris pour les innovations qui
tenteront de rompre avec ces modèles. De façon emblématique, c’est une
tragédie de facture classique et de sujet antique, la Lucrèce de Ponsard, qui
triomphe encore en 1847, au moment même où le drame romantique des
Burgraves de Hugo subit un échec sans recours.
1. Formes du comique
La comédie de mœurs domine sous l’Empire et la Restauration, avec des
auteurs comme Casimir Delavigne (L’École des vieillards, 1823). Elle
procure des créations pour le Théâtre-Français, mais aussi pour les théâtres
privés. Ainsi, un auteur à succès comme Eugène Scribe donne nombre de
comédies de mœurs (Le Mariage d’argent, 1828). Mais le genre comique en
vogue est le vaudeville, qui devient la marque des théâtres des Grands
Boulevards. Scribe en a été un des grands initiateurs, avec le succès de
L’Ours et le Pacha, dès 1820. Le vaudeville était à l’origine une pièce un peu
farcesque scandée par des morceaux chantés. Elle perd peu à peu les parties
chantées et gagne en retour des intrigues compliquées menées sur un rythme
endiablé, comme dans Un chapeau de paille d’Italie de Labiche (1851). Il s’y
mêle volontiers des éléments de critique sociale superficielle, comme dans Le
Voyage de M. Perrichon (1860). Signe du large succès de cette veine, ces
auteurs sont prolixes : Scribe compose 400 pièces, Labiche, 175 comédies et
vaudevilles.
2. Le Boulevard
Le théâtre commercial bourgeois des Grands Boulevards connaît un apogée,
au point que le nom de « boulevard » en vient à désigner sinon un genre, du
moins un style. Il vise le divertissement avant tout. Il repose sur le principe de
pièces bien ficelées, avec des imbroglios débouchant sur une fin heureuse, et
dont les personnages fondamentaux sont le trio femme-mari-amant. Les
costumes, les décors, le jeu visent à un réalisme contemporain de bon aloi.
L’ensemble est conformiste ; mais, pour intéresser, il se parsème de quelques
provocations de portée calculée. Ce théâtre joue largement de la connivence
avec les spectateurs : les acteurs y cabotinent, les écrivains s’y complaisent
aux « mots d’auteurs ». Reste que, dans un champ structuré en trois secteurs,
le théâtre conservatoire d’un côté, les possibles avant-gardes à l’opposé, et le
Boulevard au milieu, ce dernier tend à devenir à sa façon une institution. Qui
est aussi capable d’invention et qui attire des écrivains non négligeables.
Le vrai versant comique du Boulevard est le vaudeville, héritier de Labiche.
Feydeau y triomphe avec La Dame de chez Maxim’s (1899) : imbroglio
endiablé, abondant en invraisemblances sources de gags, la pièce est une
horlogerie qui s’accélère sans cesse. Après lui, Courteline poursuit avec
succès dans la même veine. Mais le genre majeur est la comédie de tendance
réaliste, avec Édouard Pailleron, dont Le Monde où l’on s’ennuie (1881)
connaît 540 représentations, Henry Bataille, Henri Bernstein, Sacha Guitry.
S’ils privilégient le divertissement, ils inclinent aussi parfois au théâtre
d’idées. Henry Bataille par exemple montre les revendications
d’indépendance féminine, et l’on peut considérer que Bernstein représente un
courant de « tragédie bourgeoise ». De fait, le Boulevard donne aussi des
drames, parfois sombres et violents dans la critique de la cupidité, comme Les
Corbeaux (1882) d’Henri Becque, qui destinait sa pièce à la Comédie-
Française, mais se l’y voit refuser.
À côté du Boulevard proprement dit persiste un courant venu du « Boulevard
du crime ». Les théâtres de ce quartier-là ont été démolis sous le Second
Empire, au moment des travaux d’urbanisation d’Haussmann, mais le
mélodrame a persisté. Longtemps porteur de grands succès populaires, il se
fait, vers la fin du XIXesiècle, volontiers militant pour des idées sociales ;
c’est ainsi qu’on y adapte Les Misérables en 1878. Il constitue ainsi le
pendant du Boulevard bourgeois. Mais le théâtre populaire est aussi marqué
par les succès des pièces volontiers macabres dans le style du Grand-Guignol.
Enfin, contiguë à ce domaine, l’opérette poursuit sa carrière à succès, captant
aussi bien une part des bourgeois du Boulevard qu’une fraction du public
populaire.
2. Naturalisme et symbolisme
La constitution de la mise en scène moderne est un phénomène européen. Elle
prend en France un relief particulier dans la mesure où elle s’y articule avec
deux courants esthétiques forts, qui y trouvent en partie leurs ressources.
Le naturalisme, connu avant tout pour sa production romanesque, a rêvé aussi
de création théâtrale. Dans les années 1880, Antoine donne ainsi des
adaptations scéniques des romans de Zola, et Germinal (1888) obtient un
succès appréciable. La scène éclairée « à la moderne » offrait un espace
approprié au naturalisme, qui visait à une représentation sous forme de «
tableaux » dramatiques, même dans le roman. Mais les naturalistes étaient
aussi fascinés par la photographie, et il apparaît assez vite que le théâtre joue
plus de l’illusion dans la représentation que du réalisme fidèle.
L’illusion scénique trouve une place mieux appropriée avec le courant
symboliste – où l’on retrouve parfois les mêmes acteurs, voire auteurs, que
dans la mouvance naturaliste. Les effets de lumière permettent de donner des
impressions d’irréalité ou bien de jouer sur des couleurs liées à des
significations symboliques. Le symbolisme a eu son essor fondamental en
Belgique. En France, un disciple d’Antoine, Lugné-Poe, lui fait accueil au
théâtre de l’Œuvre. Il donne en 1893 Pelléas et Mélisande de Maeterlinck. Il
monte ensuite les autres pièces du même auteur qui, au lendemain de la
Première Guerre mondiale, est consacré par l’accueil au répertoire de la
Comédie-Française. Lugné-Poe conçoit des mises en scène stylisées, avec des
mouvements rares et lents, une diction monocorde et impersonnelle,
accompagnée de musique feutrée, parfois de diffusion de parfums. L’effet
d’irréel est fort, quelquefois difficile à tenir sur la durée.
L’esthétique symboliste est associée aussi à la musique. En particulier,
Debussy, d’abord admirateur de Wagner, donne une adaptation de Pelléas et
Mélisande en drame musical, à l’Opéra-Comique (1902). Les premières
représentations en sont tumultueuses, une part du public refusant l’ésotérisme
de la pièce. Mais l’idée finit par s’imposer que l’atmosphère irréaliste allait
bien avec les ambiances de féerie que la musique peut suggérer. Reste que le
succès retentissant du théâtre symboliste se joua dans un autre registre, quand
Lugné-Poe monta en 1896 Ubu roi d’Alfred Jarry, histoire d’un pouilleux
mégalomane qui devient tyran et fait régner la terreur. La mise en scène y a le
dépouillement symboliste : masques, costumes irréalistes, décor unique et
stylisé, avec emploi de pancartes pour marquer les séquences de l’action, voix
déformées. Mais le langage vert et la fantaisie satirique sans bornes,
empruntant largement aux marionnettes de Guignol (la pièce a d’abord été
créée en théâtre de marionnettes), font que le rire fuse. Un de ses interprètes
était Firmin Gémier qui devint ensuite metteur en scène et un des premiers
promoteurs du théâtre populaire moderne.
Cependant, peu d’auteurs prennent tout de suite conscience des ressources
nouvelles de la mise en scène. À l’exception de Claudel – mais il n’accède à
la scène que tardivement – et surtout des Belges Maurice Maeterlinck et, dans
une moindre mesure, Van Verberghe et Verhaeren, ce sont des auteurs
nordiques (Ibsen) ou allemands (Hauptmann) qui rédigent les œuvres les
mieux appropriées. Gide le tente (Le Roi Candaule), mais sans y vraiment
réussir.
Été 2003 : un nouveau règlement sur les indemnités de chômage des acteurs
et techniciens soulève de violentes protestations des salariés du théâtre et fait
la une des journaux. Signe que le théâtre est devenu, aujourd’hui en France,
une réalité présente dans la vie courante : on peut même parler
d’omniprésence tant les lieux, les formes et les usages en sont répandus. Il est
aussi devenu un objet d’études spécialisées et un moyen de formation.
L’institution s’est affirmée en se muant en réseau. Le mouvement n’est pas
seulement français. Le Festival d’édimbourg au Royaume-Uni est d’une
dimension immense ; en Belgique, Bruxelles fourmille de salles, de troupes et
d’inventions ; le Québec dispose de troupes subventionnées et de festivals
dynamiques…
La période contemporaine – ici entendue en termes simples comme le laps de
temps que connaissent des gens vivants – coïncide assez exactement avec un
mouvement social du théâtre qui a pris sa vigueur au sortir de la Seconde
Guerre mondiale et qui est toujours actif aujourd’hui.
I. – Le réseau théâtral :
décentralisation, festivals et théâtre
populaire
Après 1945, l’Occident connaît une période d’expansion économique, les
Trente Glorieuses. Elle se combine avec une accélération de l’exode vers les
villes. En France, sur ce substrat économique et social, les tendances
culturelles de fond sont marquées notamment par une scolarisation en forte
croissance ; moins d’un Français sur cinq faisait des études secondaires après
la guerre, quatre sur cinq en font à la fin du siècle. Il existe de la sorte un
terrain favorable et une demande forte pour les biens culturels. En même
temps, la conscience nationale, mise à l’épreuve dans la guerre et
l’Occupation, l’est ensuite par la décolonisation, l’édification de la
Communauté européenne et les pesanteurs de l’impérialisme américain. La
culture devient en France un élément identitaire, au titre de l’« exception
française » revendiquée. Elle l’est aussi, sur un autre mode, pour d’autres
pays de langue française. Les anciennes colonies ont à se forger une identité.
Le Québec, pour sa part, opère dans les années 1960 une « Révolution
tranquille » où il affirme son être francophone au sein d’une Amérique du
Nord anglophone, entre autres en se dotant d’institutions culturelles propres.
En France, cet effort culturel d’État prend la forme de la « décentralisation ».
Jusque-là, les pouvoirs avaient eu autant le souci de contrôler que d’aider, et
leur aide visait à leur profit idéologique. Amorcée avec le Front populaire et
reprise avec force après guerre, la décentralisation vise à ne pas réserver à
Paris l’exclusivité de la création, ni à l’État le monopole des aides. Pour ce
qui concerne le théâtre, les premiers centres dramatiques nationaux sont créés
dès 1946. Installés dans les capitales régionales et dans les pôles majeurs de la
banlieue parisienne, ils disposent de salles, souvent de structure modulaire,
équipées de régies perfectionnées. Par la volonté du ministère de la Culture,
créé à la fin des années 1950, les maisons de la culture viennent, dans les
années 1960, compléter le dispositif.
En même temps se créent des conservatoires régionaux et fourmillent des
écoles privées, bonnes ou moins… Se créent aussi des départements
universitaires voués au théâtre : d’abord l’iet à la Sorbonne (Institut d’études
théâtrales, Paris-III-Sorbonne-Nouvelle, avec la bibliothèque Gaston-Baty),
puis un réseau de centres dans les universités du pays, comme aussi dans
celles du Québec. Enfin, à l’extrême fin du siècle apparaissent dans les
sections littéraires des lycées des « options théâtre » (comme aussi « cinéma »
et « arts ») ; par ailleurs, le théâtre est présent dans les programmes des lycées
et collèges, et les actions pour initier les adolescents au théâtre, comme
spectateurs ou comme participants, sont multiples : de sorte que, même si le
théâtre est loin derrière le cinéma, la télévision, l’informatique et les jeux
vidéo dans les loisirs des jeunes, il a gagné là un public plus nombreux et
mieux formé.
Car le souci est de former le public et, pour cela, d’aller vers lui. Tel est le
projet de Jean Vilar lorsqu’il crée en 1947 le Festival d’Avignon : l’élévation
du niveau de vie et l’extension des congés payés offrent un temps où un
public populaire est disponible, en attente de divertissement, et en situant ce
festival dans une région touristique comme la Provence, il s’agissait de lui
faciliter l’accès aux spectacles. Il a amorcé un mouvement qui a été suivi avec
toutes sortes de variantes, et chaque ville ou village est tenté de mettre sur
pied son festival, spécialisé ou non, d’offrir aux touristes autant qu’à la
population locale une activité culturelle de proximité. Cet effort se veut
populaire. Jean Vilar, à la tête du tnp (Théâtre national populaire), visait à
offrir au public populaire des spectacles de qualité, aussi bien pour des
reprises de classiques que des créations. Ainsi, les salles se sont multipliées
dans la banlieue parisienne ou lyonnaise. Il faut cependant relever que ces
efforts n’ont pas toujours eu les effets escomptés. Avignon est devenu en fait
un festival plus intellectuel que populaire, et en banlieue, plus que les
populations ouvrières, les spectateurs sont souvent des intellectuels, les
mêmes qui fréquentent les salles parisiennes. Aussi, des recherches neuves se
font jour pour aller réellement au plus près des petites gens. Le théâtre de rue
en est une forme en expansion.
D’autant que la concurrence des médias audiovisuels consommés à domicile
laisse le théâtre en retrait. La télévision s’est emparée de l’audience, l’Internet
vient capter des parts croissantes de celle-ci, le théâtre, lui, est minime dans
les programmes télévisuels, et il n’a pas, pour l’heure où nous écrivons,
trouvé une façon à lui de se réaliser sur le Net. Et sauf dans quelques cas
(Carmen, plusieurs fois porté à l’écran, Cyrano de Bergerac, grand succès en
adaptation cinématographique), le cinéma ne sert guère de vecteur pour le
théâtre filmé. S’il fut au siècle dernier le média avec lequel se faisaient les
gros chiffres de diffusion, aujourd’hui, où l’on compte par millions, le théâtre
apparaît proportionnellement assez faible en nombre de spectateurs pour
chaque pièce qu’il offre. Et en ce qui concerne son langage, il est riche d’une
grande diversité de propositions, mais celle-ci produit en même temps un effet
de dispersion qui laisse dans l’expectative une part de l’audience potentielle.
Ainsi, en termes quantitatifs, le public de théâtre a fortement augmenté en
nombre ; mais cet art n’est pas pour autant pleinement ouvert au public
populaire. En termes qualitatifs, les créations d’œuvres nouvelles ont sans
doute moins augmenté que l’expansion du réseau des théâtres ne l’aurait
laissé espérer. L’omniprésence ne va pas forcément avec une omnipotence…
2. Le Boulevard
Un autre versant de conservation que les instituts qui étudient le théâtre
tiennent quelque peu en lisière, mais qui constitue une forme bien vivante et
ouverte à un large public : le Boulevard. Les recettes en restent les mêmes,
tout en intégrant des innovations techniques. Les pièces fondées sur le trio
conjugalo-adultère y prospèrent. Les acteurs qui font des succès populaires au
cinéma y prospèrent aussi. Les réussites commerciales peuvent y tenir
l’affiche pour des centaines de jours, comme avec Boeing Boeing, La Cage
aux folles ou Pauvre France. Ce théâtre cherche avant tout à divertir, et il vise
en particulier la clientèle en expansion du « troisième âge » : le vieillissement
de la population offre là un « gisement » de public qui a à la fois l’instruction
et les revenus suffisants pour être attiré par le théâtre, et du temps de loisir
qu’il veut meubler agréablement. Le Boulevard n’est donc pas mort, le
vaudeville va bon train (ou bon vol, pour Boeing-Boeing). Héritiers de Marcel
Achard, Poiret, Camoletti (auteurs des pièces ci-dessus) ou Françoise Dorin
ont assuré sa prospérité. Il a même trouvé, avec Robert Hossein, un terrain
nouveau dans de grands spectacles historiques (pour la célébration du
bicentenaire de la Révolution par exemple) où il attire des foules dans des
salles immenses comme le palais des Sports. Les 26 salles privées – presque
toutes à Paris – offrent 72 spectacles par an, chacun tenant l’affiche en
moyenne 85 jours, et, avec 3,5 millions d’entrées, elles attirent la moitié de
l’audience théâtrale (chiffres 2008).
Ce désir du divertissement et du spectaculaire n’est pas nécessairement
associé à des pièces de basse gamme. Il touche tous les domaines : on a vu
Carmen repris en version très grand spectacle au Stade de France. Et parmi
les auteurs qui ont du succès sans composer des vaudevilles, certains ne vont
pas vers les théâtres officiels ni les salles « intellectuelles », mais bien vers
des théâtres commerciaux, et sont peut-être les rénovateurs du Boulevard de
demain (ainsi Éric-Emmanuel Schmitt, avec La Nuit de Valognes qui revisite
le sujet de Dom Juan, ou Yasmina Reza, avec Art, satire des tendances à la
mode de l’art abstrait contemporain).
V. – Recherches esthétiques et
créations scéniques d’aujourd’hui
Il existait 60 salles à Paris dans les années 1950, et plus de 150 en 2000. On y
propose plus de 1 000 pièces par an. Même tendance en province : par
exemple une ville comme Toulouse compte des salles majeures, le théâtre
(lyrique) du Capitole – avec son annexe de la Halle aux Grains – et le Grenier,
et une demi-douzaine d’autres… Dans les représentations, les classiques
tiennent le premier rang : Molière, puis Shakespeare et Marivaux, Hugo et
Tchékhov, Racine et Feydeau viennent en tête. Ils font l’objet de mises en
scène diverses dans leurs choix esthétiques et historiques. Les auteurs apparus
dans la génération précédente, comme Beckett, continuent à être joués, et
pour eux aussi les interprétations se multiplient. Par ailleurs, les créations sont
nombreuses, à Paris et ailleurs : par exemple elles abondent au Festival
d’Avignon. Ainsi, les quatre points cardinaux que pouvaient être les
institutions conservatoires, le Boulevard commercial, le théâtre militant et le
théâtre intellectuel de recherche persistent aujourd’hui, mais les lieux s’étant
multipliés, les publics sont sollicités de tous côtés.
2. Les auteurs-créateurs
Ils ont contribué à l’émergence d’une génération d’auteurs soucieux à la fois
de la dimension spectaculaire et de la qualité textuelle. Ainsi Michel Vinaver,
qui débute dans le théâtre engagé, poursuit ensuite une quête d’alliage entre
formes neuves et sujets sensibles (L’Émission de télévision, 1986). J.-C.
Grumberg se situe dans une veine assez proche (L’Atelier, 1979, Zone libre,
1990). D’autres sont davantage plongés dans la recherche – textuelle, comme
Valère Novarina, qui propose une sorte de délire verbal apte à provoquer le
public (par exemple Le Repas – 1996 – n’explicite pas les thèmes de la
société de consommation et d’égoïsmes, mais déploie en immenses festons la
phraséologie qui les porte et la convertit en langage poétique) ou Olivier
Cadiot, qui pratique des genres indécidables (Fairy Queen, 2002, Un mage en
été, 2010). Des auteurs d’autres pays francophones se sont aussi affirmés, y
compris en France, comme les Québécois Marie Laberge ou Michel Tremblay
(Les Belles-Sœurs).
Le dramaturge le plus marquant a peut-être été Bernard-Marie Koltès (1948-
1989), dont les pièces furent créées par Patrice Chéreau : Combat de nègres et
de chiens (1986), Dans la solitude des champs de coton (1989, repr. 1996),
Roberto Zucco (posth.). Avec un texte dense et poétique, il offre une
interrogation sur le spectacle, qui est une interrogation sur les possibles
rapports entre les humains. Ainsi, La Solitude… met en présence deux
hommes, dans un espace indéfini, et explore les virtualités d’une telle
situation : commerce, agression, séduction ?…
Enfin, un acteur, passé par le Théâtre du Soleil puis le cinéma, Philippe
Caubère, a composé et joué (seul en scène) en 11 parties, de 1981 à 1997, Le
Roman d’un acteur, autobiographie scénique qui donne à voir une chronique
de trente ans de théâtre.
Un abrégé historique vaut – outre bien sûr ce que son auteur réussit à faire ou
non – à proportion de l’état des recherches à la date où il est composé. Le
théâtre, tant comme fait social que comme spectacle appelant une sémiotique
appropriée et comme texte supposant une philologie ajustée, relève de savoirs
dont certains sont à ce jour plus avancés ou avantagés que d’autres. Sa
dimension littéraire est sans doute la mieux connue. On ne peut que s’en
réjouir (tout en espérant que, pour rétablir un peu l’équilibre d’ensemble, on
n’en a pas ici par trop limité la place). En revanche, certains aspects plus
matériels de la pratique théâtrale sont encore souvent à l’orée de leur étude
systématique. Aussi, loin de conclure – ce dont il ne saurait bien évidemment
être question –, je voudrais indiquer pour finir des domaines d’étude où
l’histoire du théâtre est encore largement à construire. Des recherches y sont
engagées, il en viendra d’autres.
Car il reste à faire, même dans la philologie des textes de théâtre. Puisqu’une
large part de la publication des œuvres se fait par la lecture, la manière de les
imprimer et de les diffuser retentit sur les façons de les percevoir. Par
exemple, en 1999, lors du tricentenaire de la mort de Racine, une nouvelle
édition de son Théâtre a été publiée par G. Forestier : elle a apporté un soin
spécifique à la ponctuation et montré que celle des éditions réalisées du vivant
de Racine tenait compte de la diction et de la respiration, donc reposait sur
une grammaire de l’écrit à dire autant que de l’écrit à lire. Le même a fait de
même pour Molière (en 2010). Autre exemple : R. Chartier a suivi, dans
divers travaux d’histoire du livre, les mutations qui ont affecté les éditions de
textes de théâtre dans la première modernité, à travers l’Europe. Il a mis en
lumière le souci didactique qui se manifeste dans la présentation de ces
volumes. L’histoire de l’édition de théâtre appelle encore d’autres recherches
en de telles voies.
Comme en appelle aussi une histoire méthodique de la publication théâtrale,
passée et présente, quels qu’en soient les supports. Ainsi, on peut découvrir
sans cesse des pièces du passé, qui ont été jouées et éditées, et que l’histoire
du théâtre prend encore peu en compte. Et pour ce qui est de la période
actuelle, le théâtre des pays d’Afrique, notamment francophone, offre une
évidente intensité de création, manifeste par exemple au Festival d’Avignon
2013.
Une autre piste serait à suivre du côté de la matérialité scénique. Par exemple,
l’histoire du costume (il en existe d’ailleurs un musée) de théâtre est à coup
sûr un des moyens de compléter la compréhension de ce phénomène. Comme
celle des décors et des éclairages, où il reste foule de choses à étudier. Comme
l’histoire de la musique de théâtre, où les zones à explorer sont encore
nombreuses. Comme, encore, l’histoire du corps au théâtre.
Une troisième perspective est bien sûr celle de l’insertion sociale du théâtre. Il
reste foule de choses à découvrir et à démêler sur des questions telles que : «
Qui jouait ? Qui voyait ? Quoi ? Et où ? ». Par exemple, une équipe de
l’université de Rouen a ainsi entrepris de répertorier systématiquement tout ce
qui a pu advenir à cet égard en Normandie, et a fait discerner qu’au
XIXesiècle existait là une activité souvent de peu de moyens, mais réelle. Ce
domaine est encore un parent pauvre, et pourtant il montre comment parfois
les autorités, qu’on regarde en général comme soucieuses de réprimer avant
tout, ont préféré laisser vivre des troupes ambulantes même mal en règle :
signe que parfois mieux vaut pour les pouvoirs une vie culturelle qui donne
un espace aux idées, aux images, aux émotions, que la seule répression qui, en
les bloquant, peut aussi amener des explosions.
Reste, plus globalement, la question des rythmes propres aux différentes
composantes de la création théâtrale. Les auteurs mettent parfois du temps à
intégrer les nouvelles données de la mise en scène et, inversement, la portée
théâtrale d’un texte n’est pas toujours perçue d’emblée. Ainsi, la mise en
spectacle vidéo des Aveugles de Maeterlinck par le Québécois Denis Marleau
(2002) est-elle probablement la première interprétation théâtralement juste de
la marionnette symboliste. Et Le Prince de Hombourg de Kleist ou Le Soulier
de satin de Claudel, pièces réputées injouables, ont-elles dû attendre,
respectivement, Vilar et Gérard Philippe à Avignon, et Vitez pour trouver leur
place scénique. Ainsi, encore, l’usage de l’amplification de la voix par micros
ou celui de l’image filmée sont encore loin, en France, d’avoir acquis les
espaces qu’ils ont gagnés en Hollande ou en Allemagne. L’histoire du théâtre
est donc nécessairement comparatiste : entre différents langages, comme le
veut la nature même de cet art, et entre différentes cultures, comme l’exige la
circulation des modèles par-delà les frontières et les continents (ainsi,
Mnouchkine et Brooks s’inspirent des théâtres orientaux, notamment du
Khatakali).
Au-delà, la perspective devra un jour être celle d’une histoire esthétique
globale du théâtre. Elle devra intégrer des questions comme celles, usuelles,
de la catharsis ou du pur divertissement, celle de l’utilité et de l’engagement,
mais aussi, plus profondément, envisager les formes et effets de l’intérêt dans
l’art dramatique, dans l’émotion que, parce qu’il est spectacle vivant, il
excelle à créer. Parce que cet art porte du sens même quand il ne le manifeste
pas. Ses ennemis le savaient bien : Rousseau disait ainsi que c’est par les
sensations que le théâtre agit idéologiquement et tourne les spectateurs vers
tel ou tel centre d’intérêt. Ses partisans le savent aussi bien d’ailleurs, et
Diderot a théorisé l’« action indirecte » du théâtre.
Ces voies de l’histoire du théâtre doivent être explorées aussi loin que
possible ; car l’identité d’une culture tient, profondément, aux formes dans
lesquelles elle se met en scène. Elles le seront. L’ouvrage qui un jour en fera
la synthèse aura besoin d’une autre scénographie, avec des images mises sous
les yeux, peut-être d’un autre support, avec des effets mobiles comme ceux
que l’informatique permet. Puisse le livre qui s’achève ici, avec ses ressources
classiques de l’imprimé, être aussi une ouverture en ce sens.
Bibliographie
Ressources internet
cesar (Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime) :
www.cesar.org.uk
Comédie-Française : www.comedie-francaise.fr
fabula : www.fabula.org, dont le site spécialisé :
dramatica: www.dramatica.org
Société internationale des bibliothèques et musées des Arts du spectacle :
www.theatrelibrary.org/sibmas