DUPUIS-DERI - Francis - Démocratie. Histoire Politique D'un Mot Aux Etats-Unis Et en France
DUPUIS-DERI - Francis - Démocratie. Histoire Politique D'un Mot Aux Etats-Unis Et en France
DUPUIS-DERI - Francis - Démocratie. Histoire Politique D'un Mot Aux Etats-Unis Et en France
Démocratie
Histoire politique
d’un mot
AUX ÉTATS-UNIS ET EN FRANCE
Francis Dupuis-Déri
DÉMOCRATIE
HISTOIRE POLITIQUE
d ’ u n MOT
Dans la m êm e collection :
- Pierre Beaucage, Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas
de la Sierra Norte de Puebla
- Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital
- Ellen Meiksins W ood, L’origine du capitalisme
- Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs
- Jean-M arc Piotte, La pensée politique de Gramsci
- Raym ond Williams, Culture et matérialisme
© L ux Éditeur, 2013
www.luxediteur.com
ISBN: 978-2-89596-090-4
Jeux de mots
et jeu x de pouvoir
10. Entre autres : John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil,
1970 ; Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, 1982 ; M urray EdeJman, Political Language:
Words that Succeed and Politics that Fail, New York, Academic Press,
1977 ; N oam Chomsky, Language and Politics, M ontréal, Black Rose
Books, 1988; Jacques G uilhaum ou, «L’histoire des concepts. Le con
texte historique en débat (note critique) », Annales, vol. 56, n° 3,2001 ;
George Orwell, «La politique et la langue anglaise», dans Essais,
articles, lettres, vol. IV (1945-1950), Paris, Ivrea/Encyclopédie des nui
sances, 2001 ; David Green, The Language o f Politics in America, Ithaca,
Cornell University Press, 1987 (surtout le prem ier chapitre).
16 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
C onscience h istoriq u e
Par effet d ’am nésie, il est aisé de croire que les actrices et
acteurs politiques des siècles précédents n ’avaient pas
conscience du pouvoir des m ots utilisés. O r la rhétorique
est enseignée depuis des millénaires. Il s’agit d ’u n a rt qui
perm et de vaincre p ar le discours. En cela, la rhétorique
est une technique que cultivent les plaideurs, qu ’ils soient
députés (au parlem ent), avocats (à la cour) o u p am p h lé
taires (dans la presse et les débats publics).
La lecture de d o cum ents d u x v m e et d u x ix e siècle
révèle que les acteurs politiques d ’A m érique d u N ord et
d ’Europe étaient to u t à fait conscients q u ’ils m a n ip u
laient le vocabulaire à des fins politiques. Ils étaient à tel
36. Jean Dautry, « Les dém ocrates parisiens avant et après le coup
d ’État du 18 fructidor an V », Annales historiques de la Révolution fra n
çaise, n° 22,1950, p. 145.
37. Jean-Paul M arat (1743-1793). M édecin et vétérinaire. Lors de
la Révolution française, il publie le journal L’A m i du peuple, qui s’en
p rend aux aristocrates et aux riches qui profitent du peuple. Il en
appelle à une dictature populaire. Il m eurt poignardé par Marie-Anne-
Charlotte Corday d ’Armans.
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s et je u x d e p o u v o ir 25
40. Jean Biou, « Est-il utile de trom per le peuple ? », dans Images du
peuple au x v u f siècle, Paris, A rm and Colin, 1973, p. 190.
41. M ichel-Edme Petit (1739-1795). D éputé plutôt modéré.
42. Réimpression de VAncien Moniteur, op. cit., vol. XXI, p. 759.
43. Jean Siffrein Maury, « Discours sur la procédure du Châtelet »
(2 octobre 1790), dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 594.
44. Jean Siffrein M aury (1746-1817). Ecclésiastique am bitieux qui
siège com m e député du côté conservateur, où il défend les intérêts du
roi et s’oppose à la notion de souveraineté populaire.
In t r o d u c t io n . Jeux d e m o ts et jeu x de po u v o ir 27
53. Regina Ann Morkell M orantz, op. cit., p. 141; voir aussi le texte
anonym e « The People the Best Governors : O r a Plan of G overnm ent
Founded on the Just Principles of Natural Freedom», dans C. S. Hyneman
et D. S. Lutz (dir.), American Political W riting During the Founding Era
1760-1805, vol. I, Indianapolis, Liberty Press, 1983, p. 390-391.
54. John Thayer (1755-1815). Il est le prem ier prêtre catholique
des colonies britanniques qui soit né en Am érique. Il est à Paris en
1789-1790. Il m eurt en Irlande.
55. John Thayer, «Discourse Delivered at the R om an Catholic
C hurch in Boston», dans E. Sandoz (dir.), Political Sermons o f the
American Founding Era 1730-1805, Indianapolis, Liberty Fund, 1991,
p. 1357.
56. Louis de Fontanes (1757-1821). R évolutionnaire m odéré,
alors défenseur d ’une m onarchie réformée.
57. Cité par Roger Barny, loc. cit., p. 102.
30 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
A g o r a p h o b i e et a g o r a p h il ie p o l it iq u e s
72. Cité dans How ard Zinn, Une histoire populaire des États- Unis,
de 1492 à nos jours, M arseille/M ontréal, Agone/Lux, 2002, p. 48-49.
73. M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit..
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o ir 37
C
CHAPITRE 1
Le m ot « dém ocratie »
jusqu’au début de
la m odernité occidentale
« D émocratie » : un m ot grec
moins, s’y trouve qui veut et chacun a droit d’y dire son
avis44.
49. Pierre Clastre, «La question du pouvoir dans les sociétés p ri
mitives», Interrogations: Revue internationale de recherche anarchiste,
n° 7, 1976, p. 4.
50. James Burgh (1714-1775). Politicien et intellectuel progres
siste, il prône la liberté d ’expression et m êm e le suffrage universel
(pour les hom m es).
51. Voir Roy N. Lokken, « The Concept o f Dem ocracy in Colonial
Political Thought», The William and M ary Quarterly, 3e série, vol. 16,
n° 4, octobre 1959, p. 572 ; Olive P. Dickason, The M yth o f the Savage,
chap. 4, Albert, University o f Alberta Press, 1984; Julius K. Nyerere,
« O ne-Party G overnm ent », dans Molefi Kete Asante et Abu S. Abarry
(dir.), African Intellectual Heritage: A Book o f Sources, Philadelphie,
Temple University Press, 1996, p. 555.
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 55
« D ém ocratie » d an s l ’h i s t o i r e
D ém o c r a t ie et r é p u b l iq u e
son épouse Abigail A dam s109 au sujet des droits des fem
mes dans l’éventualité où les forces patriotes trio m p h e
raient de la Grande-Bretagne. Abigail dem ande en effet à
John, dans une lettre personnelle datée d u 31 m ars 1776,
d ’accorder aussi des droits aux fem m es dans la foulée de
l’indépendan ce, au risque de con firm er le sta tu t de
« tyrans » des hom m es face aux fem mes. Sans droits, les
fem m es sont les « vassales » des hom m es et ne devraient
pas se sentir tenues de respecter des lois, puisqu’elles n’ont
aucune voix ni « représen tatio n » dans le processus de
leur form ulation. Les term es de l’argum entaire d ’Abigail
sont to u t à fait conventionnels, en cela qu’elle reprend la
logique qui a cours chez les républicains m asculins de
son époque, à savoir q u ’u n peuple vit en tyrannie s’il n ’a
pas consenti directem ent o u p ar représentation aux lois
qui le gouvernent. C ’est à la fois ce que disaient les m ili
tants républicains et les philosophes connus de l’époque,
d o n t John Locke et Jean-Jacques Rousseau. En consé
quence, il était légitim e d ’en déduire que les fem m es
subiront la « tyrannie » des h om m es ta n t qu’elles ne p a r
ticiperont pas à la form ulation des lois. « Je ne p eux que
rire », rép o n d sans d éto u r l’époux d ’Abigail. Et il lui ra p
pelle qu’en 1776, année de troubles sociopolitiques et
d ’agitation de la plèbe, « les enfants et les apprentis sont
désobéissants - les écoles et les collèges so n t plus tu rb u
lents - , les Indiens so n t effrontés face à leurs gardiens, et
les Nègres deviennent insolents envers leurs m aîtres». Si
117. Ibid., p. 97. Voir aussi J.G.A. Pocock (dir.), The Political Works
o f James Harrington, Cambridge, Cam bridge University Press, 1977,
p. 209.
86 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
Coup deforce
des parlem entaires
7. Ibid.
8. Ibid., p. 83.
9. Ibid., p. 164.
92 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
G u e r r e d e l ’I n d é p e n d a n c e et R évolution
G u e r r e d e l ’I n d é p e n d a n c e
en A m érique du N ord
51. Cité par Frank M. Bryan, Real Democracy: The New England
Town Meetings and How it Works, Chicago, University o f Chicago
Press, 2004, p. 24.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 113
66. Voir «The People the Best Governors», op. cit., p. 396; James
A. Morone, The Democratic Wish : Popular Participation and the Limits
o f American Government, New York, Basic Books, 1990, p. 39.
67. Voir « Consideration on the Propriety o f Im posing Taxes in the
British Colonies» (discuté dans Elisha P. Douglass, op. cit., p. 46).
68. Alexander H am ilton (1757-1804). Avocat, il s’enrôle dans
l’armée patriote et devient l’aide de camp de George Washington. Après
l’indépendance, il m ilitera pour la création d ’un gouvernem ent fédé
ral fort et centralisateur. Il sera conseiller du président W ashington,
mais en rivalité avec Thomas Jefferson. Il est secrétaire au Trésor quand
il se bat en duel avec A aron Burr, alors vice-président, p our une his
toire d ’insultes exprimées par H am ilton en privé. Blessé par u n coup
de feu, ce dernier m eurt le lendemain.
69. G ouverneur M orris (1752-1816). Avocat et hom m e d ’affaires
de New York, il vit aussi à Philadelphie. Politicien patriote, il sera
délégué lors de la Convention constitutionnelle. Élitiste, il est contre
118 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
L a g u e r r e d e l ’I n d é p e n d a n c e
vue de la F ran ce
La p r e m iè r e r é v o l u t io n en F rance (1789)
89. Discours repris dans Milagros Palma (dir.), op. cit., p. 202-205.
90. Ibid., p. 218 et 224.
91. Ibid., p. 187.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 127
La fiction d e la s o u v e r a i n e t é d u p e u p l e
115. Discours repris dans Milagros Palma (dir.), op. cit., p. 173.
138 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
É l e c t io n s et d é m o c r a t ie ?
160. Les écrits contem porains à ce sujet sont rares. Voir Bernard
M anin, op. cit., chap. 4 : « Une aristocratie démocratique » ; et Im manuel
W allerstein, « Libéralisme & dém ocratie. Frères ennem is ? », Agone,
n° 22,1999, p. 160-164.
161. Cité par Giovanni Lobrano, op. cit., p. 56; et Paul Wilstach
(dir.), Correspondance o f John Adams and Thomas Jefferson 1812-1826,
New York, Bobbs-M errill Company, 1925, p. 92-93.
156 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
Les riches
contre la dém ocratie
’a g o r a p h o b i e po l it iq u e a m b ia n te é tait e n p a rtie
sucitée p ar la p eu r que le peuple assemblé dans des
agoras, officielles o u non, se transform e en plèbe ém eu-
tière et m enace l’ordre social. D ’A rgenson constate cette
inquiétude dans Considérations sur le gouvernement ancien
et présent de la France: « [L]orsqu’o n crain t la sédition
dans une ville, o n em pêche les Citoyens de s’assem bler
plus de trois ou quatre dans les places publiques1. » Q uand
la m u ltitu d e p ren d p a rt au m o u v em en t p atrio te, des
com m entateurs s’exp rim en t avec crainte et m épris. U n
New-Yorkais ironise ainsi sur cette « foule qui com m ence
à réfléchir et à raisonner [...]. Pauvres reptiles [...]. Je vois
avec p eu r et trem b lem en t que nous serons b ien tô t sous
la pire de toutes les d o m in atio n s possibles [...] - celle
d ’une foule ém eutière2».
L’agoraphobie politique est to u t p articu lièrem en t
anim ée par u n e p eu r des petits salariés et des pauvres qui
m enaceraient les dom in an ts, y com pris les riches et les
propriétaires. D ans son ouvrage La richesse des nations,
3. Adam Smith, La richesse des nations, éd. établie par Jacques Valier,
Paris, Le M onde/Flammarion, 2009, p. 55.
4. Ihid.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 161
L a « DÉ MOCR AT I E »
C OMME TYRAN NI E DES PAUVRES
31. Patrick Kessel (dir.), Les gauchistes de 89, Paris, U nion générale
d ’éditions, 1969, p. 45.
172 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
« D é m o c r a t i e » e t l u t t e s é c o n o m i q u e s 38
par instinct [...]. C ’est donc aux bourgeois que nous avons
à faire en ce m o m en t : eux seuls nous font ouvertem ent
la guerre52».
M ais l’étiquette « dém ocrate » est rarem ent revendi
quée. Une autre exception, donc, que ce texte de Gracchus
Babeuf53, intitulé « D ém ocratie politique et dém ocratie
sociale», p aru en novem bre 1790. C urieusem ent, la dis
tin ctio n entre « dém ocratie politique » et « dém ocratie
sociale » n’est jamais qu’implicite dans ce texte qui ne con
tien t le m o t « dém ocratie » que dans son titre... Le lecteur
com prend tou t de m êm e que Babeuf condam ne le régime
patriote p o u r avoir accordé des droits politiques u n iq u e
m ent aux riches, laissant to m b er les pauvres à qui l’élite
devait sa victoire. B abeuf con clu t que dans u n e telle
situation, la liberté n ’est q u ’u n « fantôm e » p o u r les p a u
vres, et seuls les riches - considérés p ar B abeuf com m e
une nouvelle « aristocratie » - sont souverains54.
En A m érique com m e en France, les loyalistes v o n t
s’offusquer devant l’agitation politique. Le loyaliste Samuel
Seabury55, évêque à New York, croit que le m ouvem ent
A g o r a p h o b ie et v er tu p o l it iq u e
riches est aussi adm is par Sam uel A dam s77 lorsqu’il re n
contre François-Jean de Chastellux, au d éb u t des années
1780. D ans Voyages en Am érique du Nord 1780-1782, le
Français rapp o rte qu’Adams lui a expliqué que le gouver
n eu r et le Sénat représentent la raison et la m o d ératio n 78.
Cet antidém ocratism e p régnant d u discours patriote
explique en partie p o u rq u o i il n ’y a aucune référence à la
dém ocratie dans la D éclaration d ’indépendance de 1776
et dans la C on stitu tio n fédérale des États-U nis de 1787.
Cela dit, l’antid ém o cratism e ne se retrouvait pas u n i
q uem ent au sein de l’élite patriote. A ucun des jo u rn au x
fondés aux États-U nis avant 1800 ne contenait le m o t
« dém ocratie » o u ses dérivés dans son no m , ce qui tend
à d ém o n trer que les p ropriétaires ne tro u v aien t pas ce
m o t vendeur auprès des lecteurs potentiels79. Q u an t aux
troupiers de l’arm ée p atriote, ils étaient su rto u t motivés
par la solde o u les prom esses de terres, o u encore p ar un
esprit patriotique, m ais pas p ar u n idéal d ém ocratique80.
84. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit., p. 141
et 126.
85. G ordon S. Wood, The Radicalism o f the American Revolution,
op. cit., p. 95.
8 6 . Meyer Reinhold, op. cit., p. 98.
87. Ibid., p. 97.
88 . John A dam s,« Thoughts on G overnm ent», op. cit., p. 403.
89. Meyer Reinhold, op. cit., p. 97.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 189
1. Samuel Eliot M orison, op. cit., p. 17. Voir aussi Pauline Maier,
American Scripture: M aking the Declaration o f Independence, New York,
Alfred A. Knopf, 1997, p. 30 (je souligne).
196 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
auraient brigué avec succès des sièges dans les cham bres
basses (la « b ran ch e d ém o cratiq u e» ), les tra n sfo rm a n t
en lieux d ’où les pauvres exprim eraient leurs revendica
tions et m enaceraient l’ordre établi.
D ans plusieurs cas, le n o m b re de sièges dans les
assemblées législatives avait été augm enté après l’in d é
p endance, allant parfois ju sq u ’à trip ler p o u r offrir une
m eilleure représentation d u peuple. Cette décision p er
m it égalem ent à de nouveaux politiciens de se glisser
dans l’antre d u pouvoir. Si les paysans et les artisans
représentaient environ 20 % des m em bres des assem
blées avant l’indépendance, ils se retro u v aien t m ain te
n a n t m ajoritaires dans les assemblées des États d u N ord
et com ptaient p o u r plus de 40 % des députés dans l’en
semble des États nouvellem ent in d ép en d an ts3. Cela dit,
certains États com m e le M assachusetts se d o tèren t d ’une
nouvelle C onstitu tio n plus contraignante que l’ancienne
en m atière de critères d é te rm in a n t le d ro it de vote et
celui de briguer des postes officiels. Cette nouvelle C o n s
titu tio n était pub liq u em en t et sévèrem ent critiquée dans
des assem blées p opulaires interdites. M algré cela, u n
politicien de la Virginie dira que les nouvelles assemblées
législatives plus inclusives étaient « com posées d ’hom m es
qui ne sont pas si bien vêtus, n i si polim ent éduqués, ni
si bien nés» que ceux qui siégeaient jusque-là dans les
assemblées4. Ce V irginien se réjouissait n éan m o in s du
changem ent de garde, affirm ant que ces hom m es étaient
plus près du peuple et que ce dernier a to u jo u rs raison.
« dém ocratiques »
27. James M adison, Alexander Ham ilton et John Jay, op. cit., p. 90.
28. Daniel Shays (1747-1825). Capitaine dans l’arm ée patriote
p endant la guerre de l’indépendance, il attend sa solde à la fin du
conflit et s’endette.
29. Lettre à James M adison (5 novem bre 1786), W.B. Allen (dir.),
George Washington : A Collection, Indianapolis, Liberty Fund, 1988,
p. 339.
30. Ibid., p. 306.
31. H enry Knox (1750-1806). Libraire à Boston, il s’engage dans
l’arm ée patriote pendant la guerre de l’indépendance. Il est l’u n des
m em bres de la Société patriote de Cincinnati. Il deviendra le prem ier
secrétaire de la Guerre des États-Unis.
206 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
J ustifier la r e p r é s e n t a t i o n :
LE D I S C OUR S DE LA NOUVELLE ARI S TOCRAT I E
p a rts , q u e p r e m iè re m e n t u n e m a jo rité n e p o u r r a a v o ir en
m ê m e te m p s u n in té r ê t c o m m u n d is tin c t d e c elu i d e l’e n
se m b le o u d e la m in o r ité ; e t d e u x iè m e m e n t, d a n s le cas
o ù elle a u ra it u n te l in té rê t, q u ’elle n e p u isse p a s s’u n ir
d a n s le b u t d e l’a tte in d r e 131.
T o u t h o m m e a y a n t le se n s d e l’o b s e rv a tio n a c o n s ta té
d a n s les b ra n c h e s d é m o c ra tiq u e s des lé g isla tu re s des É tats
la p r é c ip ita tio n - d a n s le C o n g rè s l’in sta b ilité , e t d es excès
d a n s c h a q u e d é p a r te m e n t c o n tre la lib e rté p e rso n n e lle , la
p ro p r ié té p riv é e e t la sé c u rité in d iv id u e lle . [...] Le c o rp s
a ris to c ra tiq u e d e v ra it ê tre aussi in d é p e n d a n t e t f o rt q u e le
c o rp s d é m o c ra tiq u e . [...] Les d e u x forces p o u r ra ie n t ainsi
se c o n trô le r m u tu e lle m e n t. M ais laisser les rich es se m é la n
g e r avec les p a u v re s et d a n s u n Pays C o m m e rc ia l, ils é ta b li
ro n t u n e olig arch ie. R e tire r le c o m m e rc e , et la d é m o c ra tie
trio m p h e ra . Il en a to u jo u rs été ainsi d a n s le m o n d e 139.
La te n ta tio n m on arch iq u e
c h a n g e m e n t, e t o n t su ffis a m m e n t d ’in té r ê t d e p a r le u r
p ro p rié té , p o u r ê tre fidèles à cet in té r ê t149.
N oah W ebster exp rim ait u n e idée sim ilaire dans une
lettre à Joseph Priestley160, m ais en rap p elan t l’origine
historique des term es « dém ocratie » et « république » :
«D ém ocratie est u n gouvernem ent dans lequel les p o u
voirs législatifs so n t exercés directem en t p a r tous les
citoyens, com m e an cien n em en t à A thènes et à Rome.
D ans n o tre pays, ce pouvoir est dans les m ains n o n pas
du peuple m ais de ses représentants. [...] En raison de
cette distinction m atérielle, n o tre form e de gouverne
m ent a reçu l’appellation république, p o u r se distinguer,
ou p lu tô t république représentative. » W ebster en vient à
discuter de l’influence de la France sur les étiquettes po li
tiques aux États-U nis :
C o m m e le m o t D ém ocrate a é té u tilisé c o m m e sy n o n y m e
d u m o t Jacobin e n F ra n c e, e t p o u r é v o q u e r u n e a u tre idée,
so it la te n ta tiv e d e c o n trô le r n o tr e g o u v e rn e m e n t p a r des
a sso c ia tio n s p o p u la ire s p riv ées, le m o t en est v e n u à s ig n i
fier u n e p e rs o n n e q u i te n te d e s’o p p o s e r i n d û m e n t o u
chez une nation qui a longtem ps langui dans les fers, peut
être com paré à l’effort de la N ature dans la tran sitio n si
étonnante du néan t à l’existence [...]. Il faut, p o u r ainsi
dire, recréer le peuple q u ’on veut rendre à la liberté91. » Il
term ine son discours avec cette p ro p o sitio n : «Voici le
projet de décret que je suis chargé de vous présenter. La
C onvention nationale, après avoir entendu le ra p p o rt d u
C om ité de salut public, déclare qu’appuyée sur les vertus
du Peuple Français, elle fera trio m p h e r la R épublique
dém ocratique, et p u n ira sans pitié tous ses ennem is92. » La
C onvention a adopté sa proposition. Plusieurs des m e m
bres d u C om ité de salut public o u des acteurs politiques
qui s’y adressent com m encent donc à utiliser à leur to u r
le term e « dém ocratie » de m anière laudative. Ainsi, le
« représentant d u peuple » n o m m é Gillet envoie une let
tre au Com ité de salut public au sujet de sa m ission auprès
des armées de Sambre et Meuse, dans laquelle il déclare
«la R épublique française u n e et d ém ocratique», m êm e
s’il utilise aussi l’expression consacrée « la France est une
république u n e et indivisible». O n discute aussi d ’im p o
ser u n serm en t aux prêtres. C hacun devrait ju re r «de
m ain ten ir la liberté, l’égalité [...] de vivre et de m o u rir
p o u r l’afferm issem ent de la République une, indivisible
et dém ocratique, sous peine d ’être déclaré infâm e, p a r
jure et ennem i d u peuple, et traité com m e tel93».
U ne bourgeoisie « démocrate »
Vers l’hégémonie
du discours prodém ocratique
14. John H ardm an (dir.), op. cit., vol. II, p. 275; Patrick Kessel
(dir.), op. cit., p. 215.
15. Jean Tulard, op. cit., p. 122.
310 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
Un p e u d ’u t o p i e
28. Adrienne Koch, The Philosophy o f Thomas Jefferson, op. cit.,p. 163.
29. H annah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967,
p. 370.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .., 315
32. Adrienne Koch et W illiam Peden (dir.), The Life and Selected
Writings o f Thomas Jefferson, New York, M odern Library/R andom
House, 1944, p. 669-670.
33. Saul K. Padover (dir.), Thomas Jefferson and the Foundations o f
American Freedom, op. cit., p. 157-158.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 317
52. Michael Nelson (dir.), op. cit., p. 166 ; James A. Reichley, op. cit.,
p. 84.
53. Am os Kendall (1789-1869). O riginaire du M assachusetts,
m em bre du Parti dém ocrate, il dirige des journaux au Kentuky et à
W ashington, avant de servir les présidents dém ocrates A. Jackson et
M. Van Buren.
54. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 247.
55. Ibid., p. 256.
56. W illiam H arrison (1773-1841). Originaire de Virginie, gou
verneur de l’Indiana et sénateur de l’Ohio, il dirige des troupes lors de
batailles en 1811 contre les Autochtones (bataille de Tippecanoe) et
C h a p i t r e 6 . V e r s l’h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 325
que les gens sont honnêtes, et saisissent les choses par leurs
noms67 ». Les « classes laborieuses et pauvres » so n t to u t
particulièrem ent séduites p ar cette dénom ination : « Enle
ver le nom, p ar lequel les locofocos o n t tro m p é les gens,
et le pouvoir s’évapore68. » Les whigs doivent « [m ]o n trer
que le génie, les doctrines et la pratiq u e d u locofocoïsm e
sont en fait hostiles à la liberté et à la dém ocratie69 ».
L’au teu r insiste aussi sur l’im p o rtan ce d ’utiliser le
term e « dém ocratie » po u r séduire les im m igrants. Il estime
qu’environ 50 000 nouveaux arrivants débarquent chaque
année dans le pays. Or, « tous, o u presque tous, viennent
ici p o u r la démocratie en ta n t qu’o pposition à la m onar
chie, et ils seront donc démocrates. La p lu p art d ’entre eux
ignorent notre langue [...] et ne connaissent rien des p rin
cipes qui distinguent les p artis politiques ici, m ais ils se
dirigent principalem ent en fonction des noms que p o r
ten t les partis. Le p a rti qui est nom m é dém ocratique, si
ta n t est qu’il y en a un , et les voilà qui assurém ent s’y
joignent70».
Ce texte de Calvin C olton vient confirm er, une fois
de plus, que les acteurs politiques de l’époque avaient
conscience des jeux de m anip u latio n de sens au sujet d u
m o t «dém ocratie» et de ses dérivés et que leur objectif
était de séduire l’opin io n publique - p rincipalem ent les
pauvres et les im m igrants - p o u r accroître leur capital
politique partisan. Par ailleurs, la d ém ocratie éta n t le
régim e d o n t C otto n se réclam e, il accuse m ain ten an t ses
71. Calvin Colton, Abolition and Sédition, New York, Books for
Librairies Press, 1970 [1839], p. 22,23 et 64.
72. Lucy Stone (1818-1893). M ilitante p our l’abolition de l’escla
vage (elle sera salariée par la Société anti-esclavagiste) et féministe, elle
prône le p o rt de vêtem ents confortables po u r les femmes. Elle parti
cipe au m ouvem ent p our la tem pérance, p rônant le droit de divorcer
p our les femmes dont le m ari est alcoolique.
73. Howard Z inn, op. cit, p. 142.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 331
87. Ibid., p. x.
88. Ibid., dans la note.
89. François Guizot, « De la dém ocratie dans les sociétés m oder
nes», Revue française, 1837, p. 194.
90. Ibid., p. 202 et 197.
336 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
91. Jean Tulard, op. cit., p. 382 ; Jean-Claude Caron, op. cit., p. 205 ;
Jean-Claude Caron, «Élites républicaines autour de 1830. La Société
des amis du peuple», Michel Vovelle (dir.), op. cit., p. 500 et 502; Hélène
Desbrousses-Peloille, loc. cit., p. 468 ; Claude Nicolet, op. cit..
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ., 337
(d ’Athènes) était décrite com m e une cham bre des rep ré
sentants, en plus gran d !
P our clarifier les term es d u débat, La Revue républi
caine distinguait en 1834 deux conceptions de la « d ém o
cratie », soit celle de « l’école conventionnelle » et celle de
« l’école am éricaine». Les partisans de la prem ière défi
nissaient la dém ocratie en term es d ’égalité économ ique
et de participation directe des citoyens à la gouverne de
la cité. Il s’agissait donc d ’une conception plus classique.
Les tenants de la seconde école désignaient p ar « d ém o
cratie» une société individualiste sous le pouvoir d ’u n
régim e électoral, dans lequel l’égalité politique se résum e
au droit de vote p o u r chaque hom m e adulte. Ici, la dém o
cratie n ’est plus seulem ent u n régim e politique. C ’est
aussi l’état d ’une société o u d ’une culture qui valorise la
liberté individuelle et u n certain égalitarism e. En term es
de tendances politiques, l’approche am éricaine serait celle
des républicains, l’approche conventionnelle celle des
socialistes94. D ’ailleurs, le term e «socialism e» est in tro
d u it en français vers 1830, com m e u n antonym e d ’« in d i
vidualism e95». Il perm et aussi à l’ancien « dém ocrate » de
s’attrib u er u n nouveau n o m - «socialiste» - dans u n
cham p politique o ù de plus en plus de protagonistes se
réclam ent de la dém ocratie.
En effet, ce so n t d ’abo rd les socialistes qui se sont
présentés com m e « dém ocrates» sur la scène politique
Tous démocrates ,
même Dieu !
NO U S = BIEN = DÉMOCRATIE
D ém o cratie et a n a rch ie : la r é c o n c i l i a t i o n
46. Joseph Déjacque, «De l’être hum ain mâle & femelle », Agone,
n° 28,2003, p. 22 et 24.
47. Dans « L’autorité - la dictature », Libertaire, n° 12,7 avril 1859
(repris dans Joseph Déjacque, À bas les chefs!, Paris, C ham p libre,
1971, p. 212).
48. Pierre-Joseph Proudhon, La pornocratie, Paris, L’Herne, 2009,
p. 55.
49. Ibid.
C o n c l u s io n . T o u s d ém o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 373
67. Doris Stevens, En prison pour la liberté! Comm ent nous avons
conquis le vote des fem m es aux États-Unis, Paris, A. Pedone, 1936,
p. 210.
68. Anna Howard Shaw (1847-1919). Doctoresse et l’une des d iri
geantes de l’Association nationale am éricaine p o u r le suffrage de la
femme, mais qui la quitte car elle n’approuve pas les actions m ilitantes
de perturbation.
380 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
Et ailleu rs ?
L ’A l l e m a g n e 70
73. Gareth Stedman Jones, «Kant, the French Revolution and the
Definition o f the Republic», dans B. Fontana (dir.), op. cit., p. 157
et 159 ; Giovanni Lobrano, op. cit., p. 50-52 ; Giovanni Sartori, op. cit.,
p. 287.
74. Frédéric Schlegel (1772-1829). Philosophe, prom oteur d ’une
république m ondiale et fédérale. Il défend les droits civiques de la
population juive.
75. O tto Brunner, W erner Conze et Reinhart Koselleck (dir.),
op. cit., p. 854-857.
76. Ernst M oritz A rndt (1769-1860). Écrivain et député, patriote
mobilisé contre l’occupation de son pays par l’arm ée napoléonienne,
et antisémite.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 383
L e C a n a d a 83
S É N É G A L 126
A u j o u r d ’h u i : la l u t t e c o n t i n u e
É tat d e s l i e u x
e l iv r e a é té , d a n s u n e p r e m iè r e v ie , u n e th è s e d e
doctorat, réalisée entre 1994 et 2001 au d ép arte
m en t de science politique de l’Université de C olom bie-
B ritannique ( u b c ), sous le titre The Political Power o f
Words: “Democracy” and Political Stratégies in the United
States and France (1776-1871 ). Je tiens ainsi à rem ercier
m o n directeur de thèse, Philip Resnick, ainsi que les
m em bres d u jury, B arbara A rneil, Avigail Eisenberg et
James Tully, p o u r leur aide p e n d a n t la rédaction et p o u r
leurs conseils. Ce travail a été réalisé avec l’aide financière
d u Conseil de recherches en sciences h um aines (c r s h )
du C anada. J’ai aussi bénéficié de l’hospitalité chaleureuse
de Guillaine et de M ichel F ortm ann, alors que je te rm i
nais la rédaction de m a thèse à M ontréal. La poursu ite de
m es réflexions sur la dém ocratie a été encouragée p ar
l’aide du p ro g ram m e « Essais » d u Conseil des arts du
Canada. C ertaines idées présentées ici o n t d ’abo rd été
avancées dans des articles o u des chapitres d ’ouvrages
collectifs (voir la bibliographie).
Je dois aussi rem ercier toutes ces personnes qui m ’ont
accom pagné, à différentes étapes de ce très long travail,
soit Elisabeth W illiams, Julie C hâteauvert, M élissa Biais,
M arcos Ancelovici, B arbara Debays, Lazer Lederhendler,
et to u t particulièrem ent m es deux parents, T hom as D éri
et Colette D upuis. Je rem ercie M ark Fortier et Marie-Eve
422 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t
L iv r es et a r tic le s
R i c h a r d , C arl J., The Founders and the Classics : Greece, Rome, and
the A m erican E nlightenm ent, B oston, H a rv ard U niversity Press,
1994.
Venise, 48,73,152,315
Vermont, 198-199,203
Du même auteur
Lux Éditeur
c.p. 129, succ. de Lorimier
Montréal, Qc H2H IVO
Diffusion et distribution
Au Canada : Flammarion
En Europe : Harmonia Mundi
Imprimé au Québec
sur papier recyclé 100% postconsommation
Démocratie. Histoire
politique d’un mot
Deux siècles plus tard, alors que la planète entière semble penser
que « dém ocratie » (le pouvoir du peuple) est synonym e de « régime
électoral» (la délégation du pouvoir à un petit groupe de gouver
nants), toute expérience d'un véritable pouvoir populaire (délibéra
tions sur les affaires com munes) se heurte toujours au mépris des
élites.