DUPUIS-DERI - Francis - Démocratie. Histoire Politique D'un Mot Aux Etats-Unis Et en France

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FRANCIS DUPUIS-DÉRI

Démocratie
Histoire politique
d’un mot
AUX ÉTATS-UNIS ET EN FRANCE
Francis Dupuis-Déri

DÉMOCRATIE

HISTOIRE POLITIQUE
d ’ u n MOT

Aux États-Unis et en France


La collection «H um anités», dirigée par Jean-François Filion,
prolonge dans le dom aine des sciences l’attachem ent de Lux à la
pensée critique et à l’histoire sociale et politique. Cette collection
poursuit un projet qui a d onné les meilleurs fruits des sciences
hum aines, celui d ’aborder la pensée là où elle est vivante, dans
les œuvres de la liberté et de l’esprit que sont les cultures, les
civilisations et les institutions.

Dans la m êm e collection :
- Pierre Beaucage, Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas
de la Sierra Norte de Puebla
- Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital
- Ellen Meiksins W ood, L’origine du capitalisme
- Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs
- Jean-M arc Piotte, La pensée politique de Gramsci
- Raym ond Williams, Culture et matérialisme

© L ux Éditeur, 2013
www.luxediteur.com

D épôt légal: 1er trim estre 2013


Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN: 978-2-89596-090-4

Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada, du


Program m e de crédit d ’im pôt du gouvernem ent du Québec et de la
s o d e c . N ous reconnaissons l’aide financière du gouvernem ent du

Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada ( f l c ) p our nos


activités d ’édition.
Vous ne pouvez pas faire l’histoire
sans la participation directe du peuple
et appeler cela Démocratie.
Philip R e s n i c k , Parliament vs. People, 1984

Laissons le peuple croire


qu’il gouverne et il sera gouverné.
Cela ne peut échouer si ceux en
qui il croit sont crus.
William P e n n , Some Fruits o f Solitude, 1682

Est-ce donc le nom qu’on donne au


gouvernement qui en constitue la nature?
Camille D e s m o u l i n s , Le vieux cordelier, n° 7,1794

Quand un mot est devenu si universellement


sanctifié comme l’est maintenant «démocratie»,
je commence à me demander s’il signifie quelque
chose, en signifiant trop de choses.
T.S. E l i o t , The Idea of a Christian Society, 1940
INTRODUCTION

Jeux de mots
et jeu x de pouvoir

« dém ocratie », d ’origine grecque, a conservé la


L
e mot

m êm e définition pen d an t plus de deux m ille ans, de


la Grèce antique ju sq u ’au m ilieu d u x ix e siècle, à savoir
u n régim e politique o ù le peuple se gouverne seul, sans
autorité suprêm e qui puisse lui im poser sa volonté et le
contraindre à l’obéissance. Aux yeux de l’élite politique
et intellectuelle, u n tel régim e est une aberratio n o u une
catastrophe politique, économ ique et m orale, puisque le
peuple serait par n ature irrationnel. S’il n ’est pas contrôlé
p ar une puissance supérieure, le peuple en traîn era la
société dans le chaos et la violence, p o u r finalem ent ins­
tau rer une tyrannie des pauvres.
Ceux qui sont connus com m e les «pères fondateurs»
de la dém ocratie m o d ern e aux États-U nis et en France
étaient tous ouvertem ent antidém ocrates. Les patriotes,
soit les m ilitantes et m ilitants d u m ouvem ent p o u r l’in ­
dépendance en A m érique d u N ord o u p o u r la révolution
en France1, ne p rétendaient pas être dém ocrates, ni fo n ­
der une dém ocratie. Au contraire, ils affirm aient que la

1. M ary G. Dietz, «Patriotism », dans Terence Ball, James Farr et


Russell L. H anson (dir.), Political Innovation and Conceptual Change,
Cam bridge, Cam bridge University Press, 1989; Philippe Bourdin,
10 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

dém ocratie «est u n g o u vernem ent arbitraire, ty ra n n i­


que, sanglant, cruel et intolérable », selon les m ots de John
Adam s, qui deviendra vice-président d u prem ier prési­
dent des États-U nis, George W ashington, puis président
lui-m êm e2. Au x v m e siècle, plusieurs autres politiciens
d ’A m érique d u N ord o n t évoqué les «vices » et les « folies
de la dém ocratie3». D ans la France de la R évolution, des
acteurs politiques d ’influence o n t égalem ent associé la
« dém ocratie » à 1’« anarchie » o u au « despotism e4», décla­
ra n t la ten ir en « h o rre u r » car elle serait « le plus grand
des fléaux5».
Si « dém ocratie » est d ’abord u n term e repoussoir,
l’élite politique com m ence à s’en réclam er vers le m ilieu
d u x ix e siècle, m ais en lui a ttrib u a n t u n sens nouveau. Il
ne fait plus référence au peuple assemblé p o u r délibérer
librem ent, mais désigne au contraire le régime libéral élec­
toral, jusqu’alors n o m m é « république». D ans ce régim e

L’Europe des «patriotes» des années 1770 à la Révolution française,


Paris, Presses universitaires de France, 2010.
2. Lettre de John Adams (8 août 1807), dans Charles F. Adams
(dir.), Correspondence Between John A dam s and Mercy Warren, New
York, Arno Press, 1972, p. 394.
3. M ax Farrand (dir.), The Records o f the Federal Convention o f
1787, vol. I, New Haven, Yale University Press, 1966, p. 288 et 432.
4. Tim othy Tackett, Becoming a Revolutionary: The Deputies o f the
French National Assembly and the Emergence o f a Revolutionary Culture
(1789-1790), Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 105.
5. Antoine Barnave, « Discours sur les conventions nationales et
le pouvoir constituant», dans François Furet et Ran Halévi (dir.), Ora­
teurs de la Révolution française, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 1989, p. 54. Voir aussi dans cet ouvrage Em m anuel Sieyès,
« Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », p. 1025
et 1027.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o i r 11

m aintenant appelé dém ocratie, une poignée seulem ent de


politiciens élus détiennent le pouvoir, m êm e s’ils p réten ­
dent l’exercer au n o m d u peuple souverain. Déclaré sou­
verain, ce dern ier n ’a plus d ’agora o ù s’assem bler p o u r
délibérer des affaires com m unes.
O r com m en t expliquer que le régim e électoral libé­
ral soit aujourd’hui perçu com m e l’ultim e modèle « dém o­
cratique », alors qu’il a été fondé p ar des antidém ocrates
déclarés ? Et com m ent expliquer ce changem ent de sens
vers le m ilieu d u x ix e siècle, à la fois co ncernant l’objet
désigné par le m o t « dém ocratie » (régim e électoral p lu ­
tô t que régim e d ’assemblées d u peuple) et la valeur de ce
m ot, qui est passée de négative (un régim e détestable et
détesté) à positive (le m eilleur des régim es politiques) ?
Pour rép o n d re à ces questions, je m ’intéresserai su r­
to u t aux individus engagés au sein de forces politiques
dans des luttes p o u r le contrôle des in stitu tio n s et des
ressources, car ce sont leurs discours qui o n t le plus co n ­
trib u é à définir le sens attrib u é à la dém ocratie. Cette
approche tien t p o u r acquis que les individus et les forces
politiques choisissent des term es et les définissent en fonc­
tion de leur efficacité présum ée dans u n débat politique.
En ta n t qu’arm es politiques, le m o t « dém ocratie » et ses
dérivés (« dém ocrate », « dém ocratique ») influencent les
réseaux d ’alliance, les norm es d ’exclusion et d ’inclusion
politique, ainsi que les capacités de m obiliser des ressour­
ces matérielles (des partisans ou de l’argent, p ar exemple)
et sym boliques (sym pathie, allégeance, loyauté et légiti­
m ité). En bref, il s’agit d ’effectuer u n travail d ’in terp ré­
tatio n politique, soit de restituer le sens q u ’o n t eu le m o t
« dém ocratie » et ses dérivés à des m om ents im p o rtan ts
12 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

de l’histoire, et su rto u t de dégager les m otivations des


actrices et des acteurs politiques à l’utiliser - o u n o n -
po u r servir leurs intérêts au gré des luttes politiques6. Pour
y parvenir, u n e atte n tio n p articulière sera p o rtée aux
pam phlets, manifestes, déclarations publiques, articles de
journaux, lettres personnelles, poèm es et chansons p o p u ­
laires, et m êm e les nom s de jo u rn a u x et d ’associations
politiques.

6. Les spécialistes de l’histoire des idées politiques com prendront


que je m’inspire librem ent de trois approches, que je cherche ici à im bri­
quer : 1) l’approche contextualiste, dite aussi de l’École de Cambridge,
développée dans les années 1970-1980 par Q uentin Skinner, qui pro­
pose de replacer les idées des philosophes célèbres dans les débats et
les polémiques de leur époque (voir : Q uentin Skinner, Visions o f Politics,
vol. I: Regarding Method, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ;
James Tully [dir.], Meaning & Context: Quentin Skinner and His Critics,
Princeton, Princeton University Press, 1988). Lors de son discours de
réception au Collège de France, l’historien Pierre Rosanvallon propose
une approche qui ressemble fortem ent à celle de Q. Skinner (Pierre
Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Seuil,
2003) ; 2) l’approche dite d ’histoire sociale, d ’inspiration m arxiste et
développée par Neal et Ellen Meiksins Wood, qui interprète les idées
des philosophes célèbres à la lum ière des rapports de classe (Neal
Wood, « The social history o f political theory », Political Theory, vol. 6,
n° 3, 1978, p. 345-367; Neal Wood, Reflexions on Political Theory: A
Voice o f Reason from the Past, New York, Palgrave, 2002 ; Ellen Meiksins
W ood, Des citoyens aux seigneurs. Une histoire sociale de la pensée poli­
tique de VAntiquité au Moyen Âge, M ontréal, Lux, 2013. Voir aussi les
travaux de C.B. MacPherson) ; 3) l’approche dite de l’histoire populaire,
ou par le bas, qui s’intéresse aux idées et aux actions des subalternes,
soit les pauvres, les femmes, les esclaves, les indigènes, etc. (voir, parm i
d’autres, Peter Linebaugh et M arcus Rediker, L’hydre aux mille têtes.
L’histoire cachée de FAtlantique révolutionnaire, Paris, Amsterdam, 2008 ;
Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness,
and the Politics o f Empowerment, New York/Londres, Routledge, 2000).
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t j e u x d e p o u v o ir 13

Certes, les m ots ne so n t pas toujours utilisés dans le


b u t de trom p er et de m anipuler l’opinion publique ou des
adversaires politiques, ni de séduire et de m obiliser les
forces alliées. Des situations exceptionnelles, com m e une
guerre d ’indépendance o u une révolution, encouragent
à m odifier le sens d escrip tif et n o rm a tif de m ots déjà
existants, ou à inventer des m ots et des expressions p o u r
clarifier la confusion conceptuelle provoquée par les con­
flits et les transform ations politiques. Pensons ainsi aux
expressions « m o n arch ie représentative», « m o n arch ie
dém o cratiq u e» , «aristocratie représentative», « a risto ­
cratie élective », « aristocratie dém ocratique », « m onarchie
aristodém ocratique », « ochlocratie », « polycratie », « kakis-
tocratie », « acéphocratie » et « M ac-O ’-cratie », ainsi qu’au
sens nouveau attrib u é à « n a tio n » , o u à l’ap p aritio n de
nouvelles identitiés politiques, com m e anarchiste, socia­
liste ou com m uniste, o u encore les locofocos.
Cela dit, étudier plus spécifiquem ent la m anière dont
on utilise le m o t « dém ocratie » lors de conflits politiques
ou en relations avec d ’autres notio n s p erm ettra de cons­
tater que le renversem ent de sens a été effectué consciem ­
m en t par les élites aux États-U nis vers 1830 et en France
en 1848, parce que les références positives à la d ém ocra­
tie perm ettaien t d ’accroître leur pouvoir de séduction en
période électorale. Plus tard, l’élite politique d ’u n pays
qui n’a connu aucune révolution, com m e le Canada, com ­
m encera à s’identifier à la dém ocratie lors de la Prem ière
G uerre m ondiale, p o u r accroître sa capacité à m obiliser
la p o p ulatio n et ses ressources.
14 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

D ’autres se so n t déjà penchés sur cette curieuse his­


toire du m o t « dém ocratie » en France7, aux États-U nis8
et dans une perspective plus globale9, m ais la réflexion
proposée ici reste originale dans la m esure o ù il s’agit
d ’un e analyse com parative et systém atique en tre les
États-U nis et la France, soit les deux pays généralem ent
reconnus com m e les berceaux de la dém ocratie m oderne.
De plus, trois autres cas seront abordés en conclusion,
ce qui p e rm e ttra de cerner des logiques politiques à la
fois distinctes m ais aussi sim ilaires à celles observées aux
États-U nis et en France. Il s’agit de l’Allem agne, o ù la
«dém o cratie» a été im posée p ar des forces étrangères
après une défaite m ilitaire ; d u Canada, considéré com m e

7. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque


m oderne», dans La pensée politique, vol. I : Situations de la démocratie,
Paris, Gallimard/Le Seuil, 1993 ; La démocratie inachevée. Histoire de la
souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000. Voir aussi,
p our la France: H élène Desbrousses-Peloille, «R eprésentations de
“République” et “D ém ocratie” », Revue française de science politique,
vol. 34, n° 6, 1984; Raymonde M onnier, «D ém ocratie et Révolution
française », Mots, n° 59,1999.
8. Bertlinde Laniel, Le m ot «dem ocracy» aux États-Unis de 1780 à
1856, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne,
1995 ; Regina A nn Markell M orantz, « “Dem ocracy” and “Republic” in
Am erican Ideology (1787-1840) », thèse de doctorat, C olum bia U ni­
versity, 1971; Russell L. H anson, «D em ocracy», dans Terence Ball,
James Farr et Russell L. H anson (dir.), op. cit.
9. Jens A. Christophersen, The M eaning o f «Democracy » as Used
in European Ideologies from the French to the Russian Revolution, Oslo,
Universitetsforlagets Trykningssentral, 1968 ; Arne Naess, Jens A.
C hristophersen et Kjell Kvalo, Democracy, Ideology and Objectivity:
Studies in the Semantics and Cognitive Analysis o f Ideological Contro­
versy, Oslo/O xford, Oslo University Press/O xford Basil Blackwell,
1956.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t j e u x d e p o u v o i r 15

dém o cratiq u e m êm e s’il est a u jo u rd ’h u i encore une


m onarchie constitutionnelle qui n ’a co n n u ni révolution
victorieuse n i défaite m ilitaire et d u Sénégal, o ù la
« dém ocratie » com m e régim e présidentiel est une im p o r­
tation de l’ancienne m étropole coloniale.
Cette étude com parative confirm e l’extrêm e m alléa­
bilité du sens politique des m ots et dém ontre que les élites
politiques o n t toutes cherché à d éto u rn er à leur avantage
le sens de « dém ocratie » p o u r consolider leur légitim ité
aux yeux du peuple et accroître leur capacité de m o b i­
lisation, et d onc leur pouvoir. C ette conclusion devrait
n o u rrir une remise en question de l’idée rassurante que
nous vivons a u jo u rd ’hui en dém ocratie.

P o u v o ir des m o t s , mots du pouvoir

Au x x e siècle, de très nom b reu x essayistes et théoriciens


o n t réfléchi au sens politique des m ots et o n t proposé des
m odèles d ’analyse p o u r com prendre leur influence dans
les luttes10. L’analyse d u langage et de son pouvoir a pris
une grande im p o rtan ce n o n seulem ent en philosophie,

10. Entre autres : John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil,
1970 ; Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, 1982 ; M urray EdeJman, Political Language:
Words that Succeed and Politics that Fail, New York, Academic Press,
1977 ; N oam Chomsky, Language and Politics, M ontréal, Black Rose
Books, 1988; Jacques G uilhaum ou, «L’histoire des concepts. Le con­
texte historique en débat (note critique) », Annales, vol. 56, n° 3,2001 ;
George Orwell, «La politique et la langue anglaise», dans Essais,
articles, lettres, vol. IV (1945-1950), Paris, Ivrea/Encyclopédie des nui­
sances, 2001 ; David Green, The Language o f Politics in America, Ithaca,
Cornell University Press, 1987 (surtout le prem ier chapitre).
16 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

en sociologie et en science politique, m ais égalem ent en


politique active et dans le d om aine com m ercial. Des spé­
cialistes en m archandisation de p roduits - politiques,
culturels, etc. - o n t développé des techniques de plus en
plus sophistiquées p o u r influencer la consom m atrice et
le consom m ateur (y com pris l’électrice et l’électeur) grâce
à u n vocabulaire choisi avec so in 11.
Dans le cas d u term e « dém ocratie » et de ses dérivés,
il s’agit d ’étiquettes, c’est-à-dire de m ots accolés à u n indi­
vidu, u n groupe politique, u n m ouvem ent social, une ins­
titu tio n ou u n régim e p o u r en préciser publiq u em en t la
nature. É tiqueter p erm et aussi d ’exprim er une évalua­
tion norm ative, soit distinguer entre le b o n et le mauvais,
le juste et l’injuste, le légitim e et l’illégitime. En principe,
chaque étiquette évoque u n ensem ble de valeurs, d ’atti­
tudes et d ’éventuelles décisions et actions politiques, voire
d ’institutions. C onséquem m ent, chaque étiquette a u n
pouvoir de distinction, c’est-à-dire qu’elle perm et de m ar­
quer des différences entre les forces qui évoluent et qui
sont en com pétition dans le cham p politique, m êm e s’il
p eu t évidem m ent y avoir u n e grande différence entre
l’étiquette affichée p u b liq u em en t et l’identité politique.
L’étiquette peu t être u n élém ent d éterm in an t des critères
de pureté politique en influençant des jeux d ’inclusion et
d ’exclusion, d ’alliance et de rivalité. U n acteur politique
p e u t aussi se faire im poser p ar ses adversaires u n e éti­
quette qui évoque des valeurs négatives, ce qui lim itera
ses possibilités d ’action, de m obilisation et d ’alliance. Plus

11. Voir Edward Bernays, Propaganda. Comm ent manipuler l’opi­


nion en démocratie, Paris/M ontréal, La Découverte/Lux, 2007/2008.
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t j e u x d e p o u v o i r 17

qu’un simple détail ou qu’une coquetterie, l’étiquette poli­


tique influence d onc les rap p o rts de force.
L’Institu te for Propaganda Analysis (ip a ) rappelait
dans les années 1930, aux États-Unis, que des m ots vagues
m ais séduisants so n t utilisés p ar le propagandiste p o u r
n om m er son projet: «Ces m ots [liberté, dém ocratie, etc.]
évoquent des idéaux lum ineux [...] et en associant à ces
m ots sa pro p re personne, son groupe, sa nation, ses p o li­
tiques, ses pratiques, ses croyances, il cherche à nous
gagner à sa cause12. » Au contraire, une étiquette négative
aura une influence considérable sur le co m p o rtem en t et
la pensée de quiconque interagit avec la personne étique­
tée com m e «déviante», voire sur la p erception que la
personne « déviante » aura d ’elle-m êm e. Ici, l’étiquetage
négatif en politique fonctionne u n peu com m e l’étique­
tage légal ou m édical de la déviance, analysé par les socio-
psychologues13. N ul besoin qu’une autorité officielle (juge
ou psychiatre) im pose u n e étiquette p o u r q u ’elle ait u n
im pact. Il suffit q u ’u n g roupe qualifie u n e perso n n e

12. Institute for Propaganda Analysis, «H ow to Detect Propa­


ganda» (1937), dans Robert Jackall (dir.), Propaganda, New York, New
York University Press, 1995, p. 219.
13. Je m ’inspire ici de How ard S. Becker, «La théorie de l’étique­
tage. Une vue rétrospective», dans Outsiders. Études de la sociologie de
la déviance, Paris, Métailié, 1985 ; W.R. Gove, « The Labelling Perspec­
tive: An Overview», dans W.R. Gove (dir.), The Labelling o f Deviance :
Evaluating a perspective, New York/Londres, Sage Publications, 1975;
Jane Jenson, «W hat’s in a Nam e? Nationalist Movements and Public
Discourse», dans H. Johnston et B. Klandermans (dir.), Social Move­
ments and Culture, Minneapolis, University o f Minneapolis Press, 1995;
P.G. Schervish, «The Labelling Perspective: Its Bias and Potential in
the Study o f Political Deviance», The American Sociologist, vol. 8, n° 2,
1973.
18 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d ’« hom osexuelle », de «juive » ou de « droguée », et voilà


le tissu de relations sociales qui se m odifie. En politique,
la pratique de l’étiquetage négatif a aussi été soulignée par
I ’i p a , qui constatait que le propagandiste attrib u e ainsi
« des mauvais noms à ces individus, groupes, nations, races,
politiques, pratiques, croyances et idéaux qu’il veut que
nous condam nions et rejetions ». L’étiquetage négatif est
u n procédé « qui nous fait fo rm er u n jugem ent sans exa­
m in er la preuve sur laquelle il devrait être fo n d é14». En
politique, le sens p o sitif o u négatif des étiquettes dépend
aussi des relations q u ’elles e n tretien n en t avec d ’autres
étiquettes. Le sens associé à « dém ocrate», p ar exemple,
est influencé p ar celui d ’autres term es, com m e « m o n a r­
chiste », « aristocrate », « républicain », etc.
Le code de l’étiquetage a bien sûr u n e efficacité rela­
tive, dans la m esure o ù différentes personnes attrib u e ­
ro n t des valeurs distinctes à une étiquette en fonction de
leur schèm e m oral et culturel et de leur expérience p er­
sonnelle. P our plusieurs, les étiquettes «fém iniste» ou
« anarchiste » sont péjoratives et doivent être rejetées. Pour
d ’autres, elles sont positives et doivent être revendiquées
avec fierté. C’est ce qui s’appelle l’antiparastase, une form e
rhétorique qui consiste à assum er une position critiquée,
et m êm e à pousser plus loin encore sa logique. Lors de la
Révolution française, M irabeau15 suggérait déjà à ceux à
qui on avait acollé une étiquette négative de «se [parer]

14. Institute for Propaganda Analysis, op. cit., p. 218.


15. M irabeau (1749-1791). O rateur talentueux, politicien influent
et ambitieux, au positionnem ent parfois ambigu. Il m eurt de maladie
alors que la Révolution est encore jeune.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t j e u x d e p o u v o i r 19

des injures de leurs ennem is ». Ainsi, ils « leur ô tero n t le


p ouvoir de les hum ilier, avec des expressions d o n t ils
a u ro n t su s’h o n o re r16». Il est d onc co u ran t en politique
que des groupes rep ren n en t à leur com pte une étiquette
infam ante, com m e G ouines rouges, u n groupe de fém i­
nistes radicales et lesbiennes au début des années 1970 en
France. U ne telle ré ap p ro p riatio n de term es infam ant
p érm et de s’inscrire dans l’histoire d ’u n m ouvem ent en
lutte et d ’affirm er p u b liq u em en t u n e contestation de
l’ordre social, et u n e dissidence face aux dom inants. Une
étiquette péjorative encouragera d onc à se ten ir à dis­
tance de l’individu stigm atisé, ou au contraire à se m o n ­
trer solidaire en s’y associant.

C onscience h istoriq u e

Par effet d ’am nésie, il est aisé de croire que les actrices et
acteurs politiques des siècles précédents n ’avaient pas
conscience du pouvoir des m ots utilisés. O r la rhétorique
est enseignée depuis des millénaires. Il s’agit d ’u n a rt qui
perm et de vaincre p ar le discours. En cela, la rhétorique
est une technique que cultivent les plaideurs, qu ’ils soient
députés (au parlem ent), avocats (à la cour) o u p am p h lé­
taires (dans la presse et les débats publics).
La lecture de d o cum ents d u x v m e et d u x ix e siècle
révèle que les acteurs politiques d ’A m érique d u N ord et
d ’Europe étaient to u t à fait conscients q u ’ils m a n ip u ­
laient le vocabulaire à des fins politiques. Ils étaient à tel

16. M irabeau, « Prem ier discours sur la vérification des pouvoirs »,


dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 643.
20 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

p o in t conscients de l’im p o rtan ce politique des étiquettes


qu’ils discu taien t de cet enjeu de lutte. Si M axim ilien
R obespierre17 déclarait que « [1] es législateurs sages ne
s’attachent pas aux m ots, m ais aux choses18», il accuse­
rait néanm oins Jacques Pierre B rissot19 et le m arquis de
C ondorcet20 de s’identifier à la « république» dans l’u n i­
que in ten tio n de d o n n e r l’apparence d ’être d u côté du
« peuple ». D ans Le défenseur de la constitution (avril-m ai
1792), Robespierre déclarait que le jo u rn a l de Brissot,
in titu lé Le Républicain, « n ’avait de p o p u laire que le
titre21 ». Quelques m ois plus tôt, Brissot avait présenté un
bien curieux concours lancé p ar Le Patriote français, d o n t
le p rix de 300 livres serait rem is à q uiconque p o u rra it
prouver que le m o t « républicain » signifie « citoyen libre ».
Brissot précisait : « P our éviter to u te chicane, o n avertit
qu’on entend par républicain, un hom m e attaché aux droits
de l’homme, base de la Constitution française, et à to u t gou­
vernem ent qui p ar sa nature, ne ten d pas à les an éan ­

17. M aximilien Robespierre (1758-1794). Avocat, il devient l’un


des plus influents révolutionnaires: m em bre du club des Jacobins,
député et président de l’Assemblée nationale et m em bre du Com ité de
salut public qui instaure la Terreur. Lui m êm e pourchassé par le Comité
de salut public, il est fait prisonnier puis exécuté.
18. Réimpression de l’Ancien Moniteur (mai 1789-novembre 1799),
vol. XVIII, Paris, Bureau central, 1841, p. 592.
19. Jacques Pierre Brissot (1754-1793). Politicien partisan de l’abo­
lition de la traite des esclaves. Républicain modéré. Il m eurt guillotiné.
20. C ondorcet (1743-1793): Philosophe, m athém aticien et politi­
cien, associé à des projets de réform e hum aniste en éducation et à la
défense des droits politiques des esclaves et des femmes. Accusé de
trahison, il fuit, est arrêté et m eu rt en prison.
21. Voir Jens A. Christophersen, op. cit., p. 11-12.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o ir 21

tir22. » O n p eu t difficilem ent im aginer situation o ù une


étiquette - ici « républicain » - serait plus étro item en t
associée à un processus de légitim ation d ’u n pouvoir poli­
tique, puisque Brissot affirm ait que le « républicain » est
à la «base de la con stitu tio n française». Aux États-U nis
aussi, on discutait ouvertem en t de l’im p o rtan ce p o liti­
que des étiquettes. Fisher Am es23 expliquait que « dans la
guerre entre les partis, les n om s et les apparences sont
des m unitio n s et des arm es24». Il ajoutait q u ’il est im p o r­
ta n t de contester les no m s élogieux d o n t s’affublent les
adversaires p o u r ne pas leu r en laisser le m onopole.
Alexander G raydon25 précisait p o u r sa p a rt que « [r]ien
ne co n trib u e plus au succès d ’une cajolerie envers le
peuple qu’une appellation bien choisie26».
Si les acteurs politiques étaient conscients de l’im ­
portance de se choisir une bo n n e étiquette, ils reconnais­
saient aussi le danger de se voir attrib u e r une étiquette
péjorative p ar leurs ennem is. Toujours à l’époque de la

22. Laurence Cornu, «L’idée m oderne de République. Émergence


du m ot, élaboration de l’idée en 1791 », dans La Révolution française et
la philosophie. Échanges et conflits, Poitiers, Centre régional de docu­
m entation pédagogique, 1990, p. 72.
23. Fisher Ames (1758-1808). Député représentant le Massachusetts
au Congrès américain.
24. Works o f Fisher Ames, vol. II, Indianapolis, Liberty Fund, 1984,
p. 1404. La m étaphore d ’Ames rappelle celle du politologue James Tully,
pour qui «la plume est une arme redoutable » (James Tully [dir.], op. cit.,
p. 7).
25. Alexander Graydon (1752-1818). Capitaine dans l’armée indé­
pendantiste, délégué à la Convention constitutionnelle de Pennsylvanie,
avocat et auteur.
26. Cité par Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 145.
22 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Révolution française, G érard de Lally-Tollendal27 et Jean-


Joseph M ounier28 expliquaient que le term e « aristocrate »
était accolé à des individus que l’o n cherchait à discré­
diter29. À l’époque de la Révolution, les « p ro cu reu rs» et
«avocats» français tro q u ero n t rapidem ent ces titres p our
«hom m es de lois30», u n term e qui évoque m oins l’A n ­
cien Régime. De m êm e, chacun revendiquera l’appella­
tion de « citoyen » p o u r se do n n er une allure républicaine.
O n se b attra v iolem m ent p o u r être considéré com m e u n
« républicain » et, su rto u t, p o u r éviter de se faire accoler
les étiquettes de «co n tre-rév o lu tio n n aire» et d ’« aristo ­
crate31 », et m êm e de « dém ocrate », com m e o n verra plus
loin.
Ce qui se p ra tiq u a it dans le cam p des rév o lu tio n ­
naires s’observait aussi dans le cam p adverse, m ais la sym ­

27. Gérard de Lally-Tollendal (1751-1830). Officier militaire, il est


élu délégué aux États généraux, puis député à l’Assemblée. Il p rend le
parti du roi et prône une m onarchie constitutionnelle de type anglais.
Il quitte la France p our la Suisse, puis l’Angleterre. Il reprend du ser­
vice avec la Restauration et devient conseiller d u nouveau roi, en 1815.
28. Jean-Joseph M ounier (1758-1806). Avocat et politicien, prési­
dent de l’Assemblée nationale et partisan d ’une m onarchie constitu­
tionnelle de type anglais. Exilé en Suisse avant de revenir en France et
servir sous N apoléon Bonaparte.
29. G érard de Lally-Tollendal, « Second discours sur l’organisa­
tion du pouvoir législatif et la sanction royale» (14 septembre 1789),
dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 391; Jean-Joseph
Mounier, «Exposé de m a conduite dans l’Assemblée nationale», ibid.,
p. 932.
30. Lynn H unt, Politics, Culture, and Class in the French Révolu­
tion, Berkeley, University o f California Press, 1984, p. 20.
31. Au sujet de l’expression «contre-révolutionnaire» en France,
voir Jean-Clém ent M artin, Contre-révolution, révolution et nation en
France: 1789-1799, Paris, Seuil, 1998, p. 9-11 et p. 15.
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s et je u x d e p o u v o i r 23

bolique s’y tro u v ait inversée. M axim ilien R obespierre


reconnaissait devant le club des Jacobins, le 29 octobre
1792, qu’on pouvait discréditer des patriotes à l’aide de
« m ots odieux » « car on connaît l’em prise des m ots sur les
hom m es32». Cette pratique sera utilisée contre Robespierre
par Ronsin, u n m em bre d u club des Cordeliers, qui accu­
sera Robespierre d ’avoir recours à l’expression « u ltra-
révolutionnaire» com m e «prétexte [...] p o u r o p p rim er
les patriotes les plus ard en ts33». P our le noble Jacques
A ntoine M arie de Cazalès34, la solution passait encore par
la législation d u langage. Il déclarait à l’Assemblée n atio ­
nale, le 21 m ai 1790, q u ’il « n ’est pas u n village où les
citoyens ne soient divisés en deux partis. [...] Bannissez,
proscrivez ces m ots affreux d ’“aristocratie” et de “d ém o ­
cratie” ; ils servent de ralliem ent à des factieux. Prêchez
l’union à tous les Français [...] que tous les intérêts p a r­
ticuliers se confondent dans l’intérêt public35». Le code de
l’étiquette était parfois une question de vie ou de m o rt
dans la France révolutionnaire, le m auvais n o m pouvant
justifier de conduire u n individu à la guillotine. Un jo u r­
nal rappelait d ’ailleurs que les « qualifications odieuses »,

32. Cité dans Albert Soboul, « Démocratie représentative ou dém o­


cratie directe. L’exemple de la dém ocratie populaire en l’an II », Raison
présente, n° 49, 1979, p. 15.
33. Voir Albert Soboul, La Révolution française, Paris, Éditions
sociales/Terrains, 1989, p. 351.
34. Jacques Antoine M arie de Cazalès (1758-1805). D éputé de la
noblesse, il se range du côté des m onarchistes. Il devra s’exiler.
35. Jacques Antoine M arie de Cazalès, « Discours sur le droit de
paix et de guerre» (21 m ai 1790), dans François Furet et Ran Halévi
(dir.), op. cit., p. 212.
24 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

plus particulièrem ent celle d ’«anarchiste», étaient utili­


sées à des fins politiques « p o u r diffam er les patriotes et
p o u r les assassiner36».
Aux x v m e et x ix e siècles, soit l’époque o ù le m o t
«dém ocratie» est l’objet d ’u n travail de redéfinition, les
acteurs politiques considéraient que les m ots pouvaient
être utilisés à des fins politiques selon au m oins trois
m odalités.
1) Le pouvoir officiel utilise des m ots p o u r renforcer
sa légitim ité et son auto rité et p o u r d o n n e r à une ty ra n ­
nie l’apparence d ’u n régim e légitim e. D ans son livre Les
chaînes de l’esclavage (p aru d ’abo rd en anglais en 1774
sous le titre The Chains o f Slavery), Jean-Paul M arat37
expliquait que c’est en « travestissant le sens des m ots »
que les princes « p arv ien n en t à d étruire l’h o rre u r qu’ins­
pire l’im age nue des forfaits & de la tyrannie». « Abus[és]
p ar les m ots », n o tait encore M arat, « les h om m es n ’ont
pas h o rreu r des choses les plus infâmes, décorées de beaux
n o m s; & ils o n t h o rre u r des choses les plus louables,
décriées par des nom s odieux». C ’est ainsi qu’o n n om m e
«prérogatives de la couronne, les droits usu rp és sur la
souveraineté des peuples; [...] loyauté, la prostitu tio n aux
ordres arbitraires ; [...] révolte, la résistance à l’oppression ;

36. Jean Dautry, « Les dém ocrates parisiens avant et après le coup
d ’État du 18 fructidor an V », Annales historiques de la Révolution fra n ­
çaise, n° 22,1950, p. 145.
37. Jean-Paul M arat (1743-1793). M édecin et vétérinaire. Lors de
la Révolution française, il publie le journal L’A m i du peuple, qui s’en
p rend aux aristocrates et aux riches qui profitent du peuple. Il en
appelle à une dictature populaire. Il m eurt poignardé par Marie-Anne-
Charlotte Corday d ’Armans.
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s et je u x d e p o u v o ir 25

discours séditieux, la réclam ation des droits de l’h o m m e ;


[...] punition des séditieux, le m assacre des ennem is de la
liberté38». En novem bre 1789, un collaborateur du journal
Les Révolutions de Paris s’inquiétait à l’idée que l’autorité
politique im pose ses propres définitions p o u r assurer la
légitimité de son pouvoir: « L’abus des m ots a toujours été
u n des principaux m oyens q u ’on a em ployés p o u r asser­
vir les peuples [...] q u an d le pouvoir exécutif est venu à
b o u t de nous en im poser sur le sens de certaines expres­
sions, il p araît faire une chose et il en fait une autre ; et
peu à peu il nous chargerait de chaînes, en n o u s parlant
de liberté39. » Bref, le pouvoir joue si bien sur les m ots qu’il
se perm et m êm e de désigner u n phén o m èn e p ar le term e
contraire. C ’est ce que rappelait plus près de nous le
socialiste anglais George Orwell, qui présentait dans son
rom an 1984, publié en 1948 p o u r dénoncer le stalinism e,
des slogans en apparence im probables d ’une dictature qui
affirme que « La guerre, c’est la paix ».
Évidem m ent, celles et ceux qui se cam pent dans une
position élitiste et qui se m éfient du peuple croient q u ’il
est nécessaire de lui m entir, p o u r m ain ten ir l’o rdre social
ou m êm e p o u r son p ropre bien. « Est-il utile de tro m p er
le peuple? » dem andait candidem ent en 1780 l’Académie
royale des sciences et des belles-lettres de Berlin, dans le
cadre d ’un concours littéraire. Treize des trente-trois p ar­
ticipants rép o n d ro n t p ar l’affirmative, plusieurs d ’entre
eux m e n tio n n a n t que les m ots sont des outils p ouvant

38. Jean-Paul M arat, Les chaînes de l’esclavage, coll. 10-18, Paris,


U nion générale d ’éditions, 1972, p. 160-162.
39. Anonym e, «Détails du 7 au 17 novem bre 1789», Les Révolu­
tions de Paris, XVIII, p. 3.
26 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

servir à tro m p e r le peuple. «A buser du langage», jugeait


toutefois l’u n des participants, « c’est faire u n m al réel et
u n to rt considérable aux hom m es ». Il reprenait l’idée qu’il
faudrait « que les lois daigne [nt] veiller sur le trop fréquent
abus du langage40 ».
2) Ce m êm e pouvoir officiel peut aussi policer l’usage
des m ots p o u r éviter qu’ils ne soient utilisés p ar des fac­
tions p o u r tro m p e r le peuple. En France, M ichel-Edm e
Petit41 a soum is à la C onvention, en 1794, u n décret (qui
sera rejeté) selon lequel « [l]e Com ité d ’instruction pub li­
que est chargé de rédiger u n ouvrage périodique destiné
à d o n n e r aux m ots qui com posent la langue française
leur véritable sens, et à rendre à la m orale républicaine sa
véritable énergie42». « [J]e d em ande q u ’o n m e définisse
enfin le m o t “Révolution”. Je dem ande o ù doit-elle s’ar­
rêter43? » questionnait p o u r sa p a rt Jean Siffrein M aury44
devant l’Assemblée constituante à Paris le 2 octobre 1790.
Selon la définition retenue, il sera alors aisé de justifier
telle action politique et de dénigrer telle autre.
3) Enfin, chaque faction p eu t utiliser des m ots p o u r
tro m p er les gens, s u rto u t lorsque leur définition reste
im précise. Si l’o n ne parle pas encore de m arketing poli­
tique, La Gazette de Paris fait référence à la « p ro p a ­

40. Jean Biou, « Est-il utile de trom per le peuple ? », dans Images du
peuple au x v u f siècle, Paris, A rm and Colin, 1973, p. 190.
41. M ichel-Edme Petit (1739-1795). D éputé plutôt modéré.
42. Réimpression de VAncien Moniteur, op. cit., vol. XXI, p. 759.
43. Jean Siffrein Maury, « Discours sur la procédure du Châtelet »
(2 octobre 1790), dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 594.
44. Jean Siffrein M aury (1746-1817). Ecclésiastique am bitieux qui
siège com m e député du côté conservateur, où il défend les intérêts du
roi et s’oppose à la notion de souveraineté populaire.
In t r o d u c t io n . Jeux d e m o ts et jeu x de po u v o ir 27

gande» dès 179245, alors qu’o n discutait aux États-U nis


de «phraséologie» au sujet de cette h ab itu d e d ’utiliser
des m ots sur la scène publique n o n pas p o u r s’exprim er
clairem ent, m ais p o u r tro m p e r l’auditoire46. D ans son
édition du 12 décem bre 1792,1e jo u rn al N ational Gazette
dép lorait u n e telle m an ip u latio n linguistique, laissant
entendre que les acteurs politiques m odifiaient leurs dis­
cours au gré de leurs changem ents de positio n n em en t :
Nous avons trop longtemps été amusés et induits en erreur
par les noms. Il est bien évident que l’usage impropre de
mots ou la talentueuse mauvaise utilisation de noms et
d’épithètes ont eu une grande et dangereuse influence sur
la politique de ce pays. Tout abus de langage auquel on
peut penser n’a-t-il pas été pratiqué depuis longtemps pour
donner au peuple de fausses idées concernant à la fois le
gouvernement et ses administrateurs? [...] J’espère qu’une
main ingénieuse fournira au public un petit dictionnaire
de ces mots qui, tout comme plusieurs leaders politiques
de ce pays, ont changé de sens depuis l’année 1776.
Si to u t le m o n d e p eu t s’inquiéter de la m anip u latio n des
m ots, il semble que l’abus qu’en fait l’élite politique p o u r
tro m p er le peuple reste le plus inquiétant. En France, le
rév o lutionn aire Elisée L oustalot47 avançait ainsi que
« l’abus des m ots a toujours été u n des principaux moyens
qu’on a em ployés p o u r asservir les peuples48». C ertains

45. Lynn H unt, op. cit., p.,41.


46. Dans les notes du 19 juin de James M adison à la Convention
fédérale de 1787 à Philadelphie (Max Farrand [dir.], op. cit., p. 323).
47. Élisée Loustalot (1761-1790). Pam phlétaire du journal Les
Révolutions de Paris, participant aux m ouvem ents populaires de Paris.
48. Les Révolutions de Paris (7-14 nov. 1789), p. 3-4, cité dans
Roger Barny, « Les m ots et les choses chez les hom m es de la Révolution
française», La Pensée, n° 202,1978, p. 105.
28 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

term es sem blent plus tro m p eu rs que d ’autres. D ans le


M anifeste des égaux, le révolutionnaire français Sylvain
M aréchal49 expliquait en 1796 au sujet de «l’égalité» que
« [tjoujours et p a rto u t o n berça les h om m es de belles
paroles : jam ais et nulle p a rt ils n’o n t o b ten u la chose
[l’égalité] avec le m o t50». Q uelques années plus tô t déjà,
lors de la C onvention de Philadelphie de 1787, où les
délégués discutaient de la création de l’u n io n des États-
Unis d ’A m érique, Rufus King51 indiquait que certains
term es « ont souvent été utilisés et appliqués dans la dis­
cussion de façon im propre et de façon à tro m p er52», une
idée qu’il précisera u n peu plus tard, affirm ant que « les
m ots sans signification o u ayant la m auvaise significa­
tion o n t causé u n grand to rt su rto u t d u ran t les dernières
années. Liberté, am o u r d u pays, fédéralisme, républica­
nism e, dém ocratie, jacobin, gloire, philosophie et h o n ­
n eu r sont des m ots que l’o n retrouve sur les lèvres de
to u t le m o n d e et qui so n t utilisés p ar quico n q u e sans
précision; l’abus des mots est tout a utant pernicieux que

49. Sylvain Maréchal (1750-1803). Auteur et pam phlétaire engagé


auprès des m ouvem ents les plus radicaux, il prône un certain com m u­
nisme, voire l’anarchisme avant la lettre.
50. Le Manifeste des égaux est reproduit dans Maurice Dommanget,
Enragés et curés rouges en 1793: Jacques Roux - Pierre Dolivier, Paris,
Spartacus, 1993, p. 158.
51. Rufus King (1755-1827). Avocat du Massachusetts, politicien et
représentant de New York au Sénat, et diplomate en Grande-Bretagne.
Candidat m alheureux à la présidence des États-Unis en 1816.
52. Max Farrand (dir.), op. cit., p. 323.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o i r 29

l’abus des choses53». À son tour, le p rêtre John Thayer54


affirm ait, dans u n discours public à B oston en 1798, qu’il
est aisé de «fasciner l’ignorant» avec «le charm e du m ot
“liberté”55».
N on seulem ent les m ots o n t u n im p act politique,
mais ils façonnent les luttes et influencent la m obilisation
des divers m ouvem ents, car ce sont p o u r des m ots que se
m ènent les luttes, selon le Français Louis de F ontanes56,
écrivain et h o m m e politique, qui rappelait en octobre
1789 que « [p]en d an t des siècles entiers, les hom m es se
so n t b attu s p o u r des m ots [...]. D ’ailleurs p uisque les
m ots font les lois, ce so n t les m ots qui gouvernent les
hom m es57».
Les docum ents d ’archive d u x v m e et d u x ix e siècles
regorgent de rem arques exprim ant cette conscience très
nette de l’im portance des étiquettes politiques. Pendant
l’été 1789 en France, alors que la Révolution était com ­
m encée depuis quelques sem aines, les députés réunis à

53. Regina Ann Morkell M orantz, op. cit., p. 141; voir aussi le texte
anonym e « The People the Best Governors : O r a Plan of G overnm ent
Founded on the Just Principles of Natural Freedom», dans C. S. Hyneman
et D. S. Lutz (dir.), American Political W riting During the Founding Era
1760-1805, vol. I, Indianapolis, Liberty Press, 1983, p. 390-391.
54. John Thayer (1755-1815). Il est le prem ier prêtre catholique
des colonies britanniques qui soit né en Am érique. Il est à Paris en
1789-1790. Il m eurt en Irlande.
55. John Thayer, «Discourse Delivered at the R om an Catholic
C hurch in Boston», dans E. Sandoz (dir.), Political Sermons o f the
American Founding Era 1730-1805, Indianapolis, Liberty Fund, 1991,
p. 1357.
56. Louis de Fontanes (1757-1821). R évolutionnaire m odéré,
alors défenseur d ’une m onarchie réformée.
57. Cité par Roger Barny, loc. cit., p. 102.
30 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Paris cherchaient un n o m p o u r désigner l’assemblée révo­


lutionnaire dans laquelle ils siégeaient. M irabeau a alors
proposé une stratégie rh éto riq u e qu’il conviendrait de
nom m er aujourd’hui du m arketing politique : « Ne prenez
pas un titre qui effraye. C herchez-en u n q u ’o n ne puisse
vous contester ; qui, plus doux, et n o n m oins im posant
dans sa plénitude, convienne à tous les tem ps, soit sus­
ceptible de tous les développem ents que vous p e rm e t­
tro n t les événem ents58. » Selon M irabeau, il im p o rtait de
choisir un no m qui perm ette de se « distinguer », qui « n’a
p o in t l’inconvénient de s’appliquer à d ’autres q u ’à nous,
il ne convient q u ’à nous, il ne nous sera disputé p ar p er­
sonne59». Le député Em m anuel Sieyès60a proposé « Assem­
blée des représentants con n u s et vérifiés de la n atio n
française61 ». M irabeau a jugé ce n o m tro p «m étaphysi­
que62». Ce sera finalem ent u n délégué du Berry, u n certain
Legrand, qui prop o sera le n o m d ’Assemblée nationale,
retenu par les délégués le 17 ju in 1789. En se proclam ant
«nationale», cette assemblée exprim ait p u bliquem ent sa
prétention de représenter les intérêts de la nation, laissant
entendre p ar effet de distinction que ce n ’était pas le cas

58. M irabeau, op. cit., p. 629.


59. M irabeau, « Second discours sur la dénom ination de l’Assem-
blée», dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 639.
60. E m m anuel Sieyès (1748-1836). Prêtre, il est un acteur très
influent de la Révolution française, de tendance plutôt m odérée ou
conservatrice. Il servira N apoléon B onaparte et sera président du
Sénat.
61. François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 1435.
62. M irabeau, «Prem ier discours...», op. cit., p. 629; M irabeau,
« Second discours... », op. cit., p. 639.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o ir 31

d ’autres acteurs politiques avec qui elle était en conflit,


soit le m onarque, les aristocrates et le clergé.
Ces réflexions au sujet de l’utilisation politique du
langage ne so n t pas p ropres à la p ériode de la fin du
x v m e siècle. Tout au long d u x ix e siècle, des réflexions
sim ilaires avaient cours en A m érique d u N o rd et en
France. Voici deux exemples, parm i tan t d ’autres. En 1838,
James Fenim ore Cooper, au teu r d u ro m an Le dernier des
Mohicans, affirm ait que « les hom m es so n t constam m ent
dupes des no m s63». Cet abus d u langage ne serait pas le
p ro p re des régim es m o narchiques o u aristocratiques,
com m e l’indiquait l’anarchiste Pierre-Joseph P ro u d h o n 64
en 1840, dans son fam eux Qu est-ce que la propriété?: le
« g o u vernem en t rep résen tatif» est u n e « ty ra n n ie des
parleurs [...]. Les parleurs gouvernent le m o n d e ; ils nous
étourdissent, ils nous assom m ent, ils nous pillent, ils nous
sucent le sang et ils se m o q u en t de n o u s65».
Ces com m entaires p o u rra ie n t laisser entendre que
les principes et les valeurs n’o n t pas de rôle déterm in an t
en politique. Sont-ils u n iq u em en t instrum entalisés par
des forces politiques qui s’en servent dans le discours
public com m e armes p o u r défendre ou prom ouvoir leurs

63. James Fenimore Cooper, The American Democrat, Indianapolis,


Liberty Fund, 1956, p. 242.
64. Pierre-Joseph P roudhon (1809-1865). Considéré com m e le
principal auteur anarchiste à son époque, il a un parcours complexe,
siégeant m êm e com m e député et croupissant en prison. Il p rône l’or­
ganisation autonom e des ouvriers, par l’aide mutuelle. Malgré son anar­
chisme, il est violem ment misogyne, antiféministe et antisémite.
65. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherche
sur le principe du droit et du gouvernement, Paris, G arnier/Flam m arion,
1966, p. 301, note 1.
32 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

intérêts ? En fait, l’idée et l’idéal de « république » a déter­


m iné en grande partie la form atio n d u régim e électoral
libéral que nous connaissons au jo u rd ’h u i sous le n o m de
« dém ocratie». D onc, l’idée de « dém ocratie» n’a pas joué
de rôle d éterm in an t dans l’instau ratio n des dém ocraties
m odernes libérales p o u r la sim ple et b o n n e raison que
les patriotes les plus influents et leurs partisans étaient
anim és par u n idéal républicain. La république représen­
tait le régim e m odèle de patriotes notoires ainsi que de
larges factions issues d u peuple, qui voyaient là u n idéal
élevé p o u r lequel il convenait de tu er et de m ourir, p a r­
fois avec panache, souvent m isérablem ent. Et au nom b re
des victim es assassinées au n o m d u républicanism e se
retrouvaient plusieurs « dém ocrates ».
Je ne prétends donc pas que les idées et les principes
n’o n t pas d ’im portance en politique. Je rappelle sim ple­
m en t qu’il ne faut pas to u jo u rs se fier aux m ots p o u r
déterm iner les principes m oteurs d ’une époque, et su r­
to u t qu’il ne faut pas croire qu’u n m êm e m ot évoque to u ­
jours les m êm es idées et principes au fil d u tem ps. Ainsi,
les archives de l’époque de la guerre de l’in d épendance
en A m érique d u N ord b ritan n iq u e et de la Révolution en
France nous révèlent q u ’il y avait de très nom breuses
idées en jeu dans les conflits philosophiques et politiques
d ’alo rs; sim plem ent, la d ém o cratie n ’était pas l’une
d ’elles...

A g o r a p h o b i e et a g o r a p h il ie p o l it iq u e s

Il n ’est pas sim ple d ’utiliser le m o t « dém ocratie » lorsque


l’on écrit son histoire, puisque son sens descriptif et n o r­
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o ir 33

m atif change à travers le tem ps, voire évoque des réalités


contraires. Faut-il n o m m e r «dém o crates» les « fo n d a ­
teurs » de la dém ocratie m oderne, représentative et libé­
rale, m êm e s’ils se disaient ouvertem ent antidém ocrates ?
Ainsi, James M adison66en Amérique du N ord et Emm anuel
Sieyès en France o n t p ubliquem ent condam né la d ém o ­
cratie. Ils étaient ouvertem en t antidém ocrates, c’est-à-
dire contre ce que l’on n o m m e a u jo u rd ’hui « dém ocratie
directe ». Ils s’identifiaient à la république, soit u n régim e
électoral. Ils avaient le m êm e respect p o u r le régim e élec­
toral qu A ndrew Jackson67, président des États-Unis (1829-
1837), et Léon G am b etta68, h o m m e politique français
influent de la deuxième m oitié du xix e siècle. Mais Jackson
et G am betta se disaient « dém ocrates », et ils appelaient
« dém ocratie » le régim e électoral que M adison et Sieyès
n o m m a ie n t « ré p u b liq u e » . D o it-o n alors étiq u eter
M adison et Sieyès com m e « antidém ocrates» et Jackson
et G am betta com m e « d ém o crates» , m êm e si to u s les
quatre sont opposés à la dém ocratie (directe) et sont p a r­
tisans d u régim e électoral ? Les term es « dém ocrates » et

66. James M adison (1751-1836). Propagandiste influent du cou­


ran t fédéraliste, il propose la création d ’u n gouvernem ent fédéral. Il
est m inistre des Affaires étrangères d u président Jefferson, avant de
devenir le 4e président des États-Unis.
67. Andrew Jackson (1767-1845). Engagé dans la guerre de l’in ­
dépendance à l’âge de 13 ans, il devient ensuite avocat et juge au
Tennessee. Il est connu p our ses exploits militaires contre les Autoch­
tones et les Britanniques, lors de la guerre de 1812. Il devient le 7e pré­
sident des États-Unis, et le prem ier à se déclarer « dém ocrate ».
68. Léon G am betta (1838-1882). Avocat et politicien républicain,
élu député en 1869, il est successivement m inistre de la Guerre, prési­
dent de la C ham bre des députés et m inistre des Affaires étrangères.
34 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

«antid ém o crates» risq u en t ici d ’o b scurcir p lu tô t que


d ’éclairer la réflexion.
J’utiliserais d o n c agoraphobie politique p lu tô t que
antidémocratism e p o u r faire référence à la p eu r de la
dém ocratie directe69. En psychologie, l’agoraphobie dési­
gne une peur des foules et des vastes espaces publics. L’ago­
raphobie politique, p o u r sa part, désigne la p eu r de l’agora,
le n o m de la place publique dans les cités grecques o ù les
citoyens s’assem blaient p o u r délibérer70. Bien sûr, le titre
de citoyen était réservé à u n e petite m in o rité dans une
cité com m e A thènes, o ù les fem m es, les esclaves et les
étrangers n ’avaient pas accès à l’agora. M ais la d ém o cra­
tie directe se distinguait to u t de m êm e de la dém ocratie
m oderne, en cela que tous ceux qui pouvaient s’h o n o rer
de l’étiquette de citoyen avaient le d ro it d ’entrer à l’agora
p o u r p articip er aux délibérations, p ro p o ser des lois et
voter. A ujourd’hui, au contraire, u n citoyen qui n ’est pas
élu ne p o u rra particip er directem ent aux délibérations.
Si, en dém ocratie directe, les p ortes de l’agora s’ouvrent
devant chaque citoyen, les portes d u p arlem ent ne s’o u ­
vrent que po u r laisser entrer les citoyens élus. Q uiconque
n’est pas élu et ne travaille pas com m e greffier ou ne p a r­
ticipe pas à une visite guidée de la cham bre des débats
com m et une infraction s’il y pénètre.
Le concept d ’agoraphobie politique est donc plus p ré­
cis qu’antidém ocratism e o u antidém ocrate, deux term es

69. J’ai développé plus longuem ent cette réflexion dans « Q ui a


peur du peuple? Le débat entre l’agoraphobie politique et l’agoraphi-
lie politique», Variations: Revue internationale de théorie critique,
n° 15, printem ps 2011.
70. L’agora était aussi connue sous le nom d ’Ekklesia.
I n t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t j e u x d e p o u v o i r 35

qui peuvent faire référence indistin ctem en t à la d ém o ­


cratie directe ou m oderne, représentative et libérale. L’ago­
raphobie politique fait exclusivem ent référence à la p eu r
de la dém ocratie directe. Cette p eu r a quatre fondem ents :
1) le «peuple», poussé p ar ses passions, serait d éraison­
nable en m atière politique et ne saurait gouverner p o u r
le bien co m m u n ; 2) conséquem m ent, des dém agogues
p ren d raie n t in évitablem ent le contrôle de l’assemblée
p ar la m an ipu latio n ; 3) l’agora deviendrait inévitable­
m e n t un lieu o ù les factions s’affrontent et la m ajorité
im pose sa tyran n ie à la m inorité, ce qui signifie généra­
lem ent qu’en d ém ocratie directe, les pauvres, presque
toujours m ajoritaires, opp rim eraien t les riches, presque
toujours minoritaires ; 4) enfin, la dém ocratie directe peut
être bien adaptée au m o n d e antiq u e et à une cité, m ais
elle n ’est pas adaptée au m o n d e m oderne, o ù l’unité de
base est la nation, tro p nom breuse et dispersée p o u r p e r­
m ettre une assemblée délibérante.
L’agoraphobie politique indique une attitu d e criti­
que à l’égard du peuple se gouvernant seul, souvent asso­
cié au peuple ém eutier. Le demos - le peuple assem blé à
l’agora p o u r délibérer - n ’est que l’em bryon de la plèbe
- le peuple massé en foule qui p ren d la rue. P our rep ren ­
dre l’expression d u politologue M artin Breaugh, l’assem ­
blée populaire n ’est souvent que le prélude à u n « m o m en t
plébéien », soit à des turbulences, une ém eute, u n e in su r­
rection71. Cet am algam e d u demos et de la plèbe, o u de
l’assemblée populaire et de l’insurrection, est clairem ent

71. M artin Breaugh, L’expérience plébéienne. Une histoire disconti­


nue de la liberté politique, Paris, Payot, 2007.
36 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

exprim é à la C ham bre des bourgeois de V irginie, lors­


qu’u n délégué y expliquait, vers 1700, que les m em bres
d u petit peuple « ap p artien n en t, p o u r la plupart, à la pire
engeance que l’on puisse trouver en Europe. [...] [I]l nous
est à peine possible de les gouverner. S’il fallait leur co n ­
fier des arm es et q u ’ils aient la possibilité de ten ir des
assemblées, nous aurions de bonnes raisons de craindre
qu’ils ne se soulèvent contre nous72». Sous form e d ’assem­
blées populaires o u de m ouvem ents de rue et d ’ém eutes,
la dém ocratie est associée p ar l’élite à l’anarchie, à la
m ultitude, à u n e « hydre » aux mille têtes que l’auto rité
s’efforce de couper m ais qui, toujours, repoussent dans
les m ilieux sordides, com m e les p o rts o ù se côtoient une
foule bigarrée de m arins, de déserteurs, d ’esclaves affran­
chis ou en fuite et de prostituées73.
L’agoraphilie politique, p o u r sa part, désigne une forte
sym pathie (voire de l’am o ur) p o u r le peuple assemblé.
Renversant la logique de l’agoraphobie politique, l’ago-
raphilie affirm e que to u te élite gouvernante 1) est irra ­
tionnelle, car anim ée p ar sa passion p o u r le pouvoir et la
gloire; 2) dém agogique; et 3) constitue u n e faction qui,
p ar sa seule existence, divise la com m u n au té entre g ou­
vernants et gouvernés. L’agoraphilie politique aim e aussi
rappeler que le peuple a très souvent trouvé l’occasion de
s’assem bler dans des agoras form elles o u n o n , et cela
m êm e p en d an t la m odernité.

72. Cité dans How ard Zinn, Une histoire populaire des États- Unis,
de 1492 à nos jours, M arseille/M ontréal, Agone/Lux, 2002, p. 48-49.
73. M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit..
In t r o d u c t i o n . Je u x d e m o t s e t je u x d e p o u v o ir 37

A ujourd’hui, l’agoraphobie originelle et fondatrice


des dém ocraties m o d ern es est cam ouflée p ar le m o t
« dém ocratie », qui en est venu à désigner le régim e élec­
toral libéral et à d o n n e r l’apparence que le peuple y
détient le pouvoir souverain.

C
CHAPITRE 1

Le m ot « dém ocratie »
jusqu’au début de
la m odernité occidentale

our b ie n com prendre l’évolution d u m o t « d é m o ­


P cratie », il im p o rte de rappeler son origine et de sai­
sir le sens qui lui est attrib u é au m o m en t o ù éclatent les
troubles politiques qui m è n e ro n t à la naissance de la
dém ocratie m od ern e aux États-U nis et en France. Il sera
ensuite possible de com prendre com m en t et p o u rq u o i le
term e « dém ocratie » a été utilisé et (re)défini p o u r servir
des intérêts, à savoir faire trio m p h e r des idéaux p o liti­
ques et renforcer le p o u v o ir de certaines forces p o li­
tiques, ou affaiblir celui de leurs adversaires.

« D émocratie » : un m ot grec

En anglais et en français, tous les nom s de régim es p o li­


tiques sont d ’origine grecque, à l’exception de « ré p u ­
blique », qui vient d u latin et signifie « chose publique »
(res publica). La typologie classique des régim es p o li­
tiques proposée p ar les historiens et philosophes grecs
de l’A ntiquité co m p ren d généralem ent 1’« anarchie», la
« m onarchie », 1’« aristocratie » et la « dém ocratie ». En grec
ancien, archos et kratos signifient respectivem ent « chef,
40 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

dirigeant» et «pouvoir, au to rité» . D ans le cas d ’« a n a r­


chie », an signifie « sans » o u « absence », « anarchie » évo­
quant l’absence de chef ou de gouvernem ent. M ona signifie
« un », d’où « m onarchie », désignant le gouvernem ent d’un
seul ; aristoi signifiant « les meilleurs », « aristocratie » dési­
gne le gouvernem ent d ’une élite, et demos signifiant « p eu ­
ple », « dém ocratie » désigne le gouvernem ent d u peuple.
La définition de « dém ocratie » a été particulièrem ent sta­
ble p en d an t environ deux mille ans, le m o t désignant u n
régime politique o ù le demos, soit l’ensem ble des citoyens,
se gouverne directem ent en d élibérant à l’agora o ù se
déroule l’assemblée.
En français, il sem ble que le term e « d ém o cratie»
apparaisse p o u r la prem ière fois au M oyen Âge, en 1370,
dans une tra d u c tio n des travaux d ’A ristote1. Il s’agit
d o n c d ’u n e m p ru n t direct au grec ancien. Le verbe
«dém ocratiser» et l’adjectif « d ém o cratiq u e» apparais­
sent égalem ent vers le m ilieu d u x iv e siècle, au m o m en t
où l’évêque N icole O resm e p ublie son livre M o tz
estranges, dans lequel il définit la dém ocratie com m e u n
régim e où la m u ltitu d e d étien t le p o u v o ir2. Il faudra
attendre le x v iesiècle p o u r qu’apparaissent le n o m « dém o­
crate » et l’adverbe « d ém o cratiq u em en t », alors utilisés
en référence à l’A ntiquité3.
En anglais, c’est en 1531 que « dernocracy » serait u ti­
lisé p o u r la prem ière fois, q u an d Thom as Elyot, auteu r et

1. Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française,


Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 575.
2. Pierre Rosanvallon, «L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne», op. cit., p. 12.
3. Alain Rey (dir.), op. cit., p. 575.
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 41

diplom ate, note qu’il s’agit là d u n o m d o n n é au régim e à


Athènes, où les citoyens étaient égaux et o ù la cité était
gouvernée p ar consensus. M ais il exprim e d u m êm e
souffle son agoraphobie politique, p résentant ce peuple
com m e irrationnel, et in d iq u a n t que ce régim e « p o u r­
rait to u t aussi bien être appelé u n m o n stre à plusieurs
têtes [...] : il n ’était certain em en t pas stable, et souvent
ils [les citoyens] b annissaient o u tu a ie n t les m eilleurs
citoyens4». En 1669, le philosophe politique John Locke,
qui rédige alors u n e p ro p o sitio n de co n stitu tio n p o u r
l’État de Caroline, précise vouloir « éviter de fonder une
d ém ocratie d u g ran d n o m b re 5». En anglais, l’adjectif
« démocratie» apparaît en 1602 et le n o m « democrat» en
17406.
Cela dit, « dém ocratie » et ses dérivés sont rarem ent
utilisés avant le x ix e siècle. Jusqu’alors, il s’agit p lu tô t de
term es savants qui fo n t référence à l’A ntiquité gréco-
rom aine.
P ourtant, au M oyen Âge et p e n d a n t la Renaissance
européenne, des m illiers de villages disposaient d ’une
assem blée d ’h ab itan ts o ù se p ren aien t en co m m u n les
décisions au sujet de la collectivité. Les « com m unautés
d ’h ab itan ts» , qui d isposaient m êm e d ’u n sta tu t ju ri­
dique, o n t fonctionné sur le m ode de l’autogestion p e n ­
d an t des siècles. Les rois et les nobles se co n tentaient de

4. T hom as Elyot, The Boke Names the Governor, Londres,


J.M. D ent & co., 1998 [1531] ; Russell L. H anson, «D em ocracy», op.
cit., p. 71, note 4.
5. John Locke, Political Writings o f John Locke, New York, M entor
Book, 1993, p. 211.
6. Webster’s N inth New Collegial Dictionary, M arkhhan, Thom as
Allen & Son Ltd, 1987, p. 338.
42 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

gérer les affaires liées à la guerre o u à leurs dom aines


privés, d ’adm inistrer la justice et de m obiliser leurs sujets
par des corvées. Les autorités m onarchiques o u aristo ­
cratiques ne s’ingéraient pas dans les affaires de la com ­
m u nauté, qui se réunissait en assem blée p o u r délibérer
au sujet d ’enjeux politiques, com m u n au x , financiers,
judiciaires et paroissiaux7. O n discutait ainsi des m ois­
sons, du partage de la récolte com m une o u de sa m ise en
vente, de la coupe de bois en terre com m unale, de la
réfection des ponts, puits et m oulins, de l’em bauche de
l’instituteur, des bergers, de l’horloger, des gardes fores­
tiers, parfois m êm e d u curé, des gardiens lorsque sévis­
saient les brigands, les lou p s o u les épidém ies. O n y
désignait ceux qui serviraient dans la milice, o n débattait
de l’obligation d ’héberger la troupe royale ou de l’utilité de
dépêcher u n notable p o u r aller soum ettre à la cour des
doléances au n o m de la co m m u n au té8.
Il y avait environ dix assemblées p ar an, parfois une
quinzaine9. Elles se déroulaient sous des arbres (le chêne),
au cim etière, devant o u dans l’église, o u encore dans
u n ch am p 10. Bref, dans u n lieu public, car il était interdit
de ten ir l’assem blée dans u n lieu privé, p o u r éviter les

7. H enry Barbeau, «D e l’origine des assemblées d ’habitants»,


Droit romain: du m andatum pecuniœ credendœ - Droit français : les
assemblées générales des communautés d ’habitants en France du x n f siècle
à la Révolution, Paris, A rthur Rousseau, 1893, p. 63.
8. Ibid. ; Pierre Kropotkine, L’entraide: un facteur de l’évolution,
M ontréal, Écosociété, 2011 [1902 j , p. 205 et suiv.
9. H enry Barbeau, ibid., p. 30; Antoine Follain, Le village sous
VAncien Régime, Paris, Fayard, 2008, p. 245.
10. H enry Barbeau, ibid., p. 21.
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 43

m agouilles11. U ne étude statistique de 1 500 procès-


v erbaux in d iq u e que ces assem blées co m p taien t en
m oyenne 27 participants, soit une représentation d ’envi­
ron 60 % des foyers des c o m m u n au tés12, et p ouvaient
m êm e accueillir jusq u ’à quelques centaines d ’individus,
d o n t 10 à 20 % de fem m es13. M ais à l’époque, dix p er­
sonnes suffisaient p o u r form er « u n peuple » et ten ir une
assem blée14. La p articip atio n à l’assemblée était obliga­
toire et une am ende était im posée aux absents15 q u an d
l’enjeu était im p o rtan t. Un q u o ru m de deux tiers devait
alors être respecté p o u r que la décision collective soit
valide16, p ar exemple celle d ’aliéner une partie des biens
com m uns de la com m u n au té (bois ou pâturage). Il était
si im p o rta n t que la co m m u n au té s’exprim e que m êm e
lorsque la peste a frappé dans la région de Nîmes, en 1649,
l’assem blée a été convoquée dans la cam pagne sur les
deux rives d ’une rivière, p o u r p erm ettre de réu n ir à la
fois les personnes ayant fui la ville et celles qui y étaient
restées17. En général, le vote était rapide, à m ain levée, par
acclam ation o u selon le système de « ballote » distinguant
les « p o u r » des « contre » p ar des boules noires et b la n ­
ches18. Lorsque la décision était im p o rtan te, les n om s

11. Ibid., p. 26.


12. Antoine Follain, op. cit., p. 254.
13. H enry Barbeau, op. a i., p. 51.
14. Ibid., p. 57.
15. Ibid., p. 40 et 59.
16. Ibid., p. 58.
17. Albert Babeau, La ville sous l’Ancien Régime, vol. I, Paris,
Librairie académ ique/D idier et eie., 1884, p. 57.
18. Antoine Follain, op. cit., p. 251.
44 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

des personnes présentes et ayant voté étaient p ortés au


procès-verbal19.
Les com m u n au tés ten aien t aussi quelques assem ­
blées paroissiales p ar année, qui n o m m aien t les m arguil-
liers, parfois des fem m es. Les délibérations y p o rtaien t
sur le ta rif des bancs d ’église, parfois l’heure de la messe,
ainsi que les soins p o u r les pauvres et les inhum ations. La
sage-fem m e était parfois n om m ée p ar l’assemblée d ’h a­
bitants, parfois par l’assemblée paroissiale, ou encore par
une assemblée com posée u n iq u em en t de femmes.
En plus des assem blées de la c o m m u n au té, des
assemblées fédérales réunissaient plusieurs co m m u n au ­
tés d ’une m êm e vallée, p ar exemple, p o u r tra ite r des
affaires com m unes.
Les villes de quelques m illiers d ’habitan ts tenaient
aussi des assemblées qui pouvaient réu n ir 800 personnes,
parfois plus encore20. Certaines tenaient aussi des assem ­
blées de quartiers. En plus de ces assemblées m u n ic i­
pales, des assemblées au sein des guildes de m archands et
d ’artisans avaient régulièrem ent lieu p o u r d éterm iner les
statuts de la guilde, les no rm es de travail et de p ro d u c ­
tion, les droits et devoirs des m em bres, les m odalités de
l’aide m utuelle et planifier les cérém onies religieuses21.
Parfois, les m aîtres et les apprentis se réunissaient ensem ­
ble, parfois séparém ent. La m ajorité des guildes co m p ­
taient des fem m es dans leurs rangs, certaines associations
professionnelles prévoyant m êm e dans leurs statuts que
les fem m es devaient représenter 50 % des jurés d u corps

19. H enry Barbeau, op. cit., p. 43.


20. Albert Babeau, op. cit., p. 58 et 61, note 2.
21. Ibid., p. 43-44.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 45

de m étier22. Certaines guildes n ’étaient com posées que de


fem m es23. Il y avait aussi des guildes de jeunes garçons24,
de m endiants et de prostituées25, alors que la guilde des
lingères à Paris a assuré sa respectabilité en in terdisant la
p articip atio n aux assem blées des lingères qui « se g o u ­
vernent m al», c’est-à-dire qui so n t soupçonnées de p ra ­
tiquer la p ro stitu tio n 26. Enfin, des m illiers de m onastères
d ’hom m es ou de fem m es o n t été fondés au M oyen Âge,
o ù la com m u n au té se réunissait q u o tid ien n em en t p o u r
p rier et p o u r p articip er à des assem blées délibératives
qui pouvaient com pter ju sq u ’à 200 personnes.
La dém ocratie m édiévale, bien vivante alors, m ais
aujourd’hui si m éconnue, perm ettait au peuple de traver­
ser de longs m ois sans contact direct avec des représen­
tants de la monarchie, une institution qui offrait finalement
très peu de services à sa p o p u latio n com posée de sujets,
et no n de citoyens. En d ’autres term es : u n territoire et une
p o p u latio n pou v aien t être soum is à plusieurs types de
régimes politiques sim ultaném ent, soit u n régim e a u to ­
ritaire (m onarchie p o u r le royaum e, aristocratie p o u r la
région) et un régim e égalitaire (dém ocratie locale o u p ro ­
fessionnelle). Cela dit, la logique d ’échelle pouvait être
inversée, avec des régim es ty ran n iq u es su r les lieux de

22. Cynthia Truant, «La m aîtrise d ’une identité? C orporations


féminines à Paris aux x v n e et x v m e siècles », Clio : Histoire, fem m es et
sociétés, n° 3,1996.
23. Silvia Federici, Caliban and the Witch: Women, the Body and
Primitive Accumulation, Brooklyn, Autonom edia, 2004, p. 31.
24. Albert Babeau, op. cit., p. 44.
25. Pierre Kropotkine, op. cit., p. 228.
26. Simone Roux, « Les femmes dans les m étiers parisiens : x m '-
xve siècle», Clio: Histoire, fem m es et sociétés, n° 3,1996.
46 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

travail (esclavage), alors que le régim e politique officiel


était libéral et dirigé p ar des politiciens élus, com m e aux
États-U nis au x ix esiècle, avant la fin de l’esclavagisme.
Les com m unautés d ’habitants et les guildes de métiers
perdent peu à peu de leur auto n o m ie politique n o n pas
en raison d ’u n dysfo n ctio n n em en t de leurs p ratiques
dém ocratiques, qui se p o u rsu iv en t d ’ailleurs dans cer­
tains cas jusq u ’au x v m e siècle, m ais p lu tô t en raison de
la m ontée en puissance de l’État, de plus en plus a u to ­
ritaire et centralisateur. Vers les x v ie et x v n e siècles, les
royaum es m onarchiques se tra n sfo rm e n t p eu à p eu en
États, soit u n nouveau système politique qui développe
plusieurs stratégies p o u r accroître son pouvoir d ’im p o ­
sition, de taxation et de conscription, alors que la guerre
coûte de plus en plus cher, en raison des développem ents
technologiques de la m arin e et de l’arm em en t (arq u e­
buses, canons). En effet, ces États m odifient p etit à petit
les lois et règlem ents qui encadrent les villes et villages,
p o u r m axim iser leur capacité d ’app ro p riatio n des reve­
nus et des hom m es27.
Or, si la dém ocratie locale p e u t bien s’accom m oder
d ’u n roi et m êm e l’honorer, c’est dans la m esure o ù il se
contente de rendre justice et de vivre su rto u t des revenus
de ses dom aines. De nouveaux prélèvem ents fiscaux et
l’élargissem ent de la conscription m ilitaire sont perçus
dans les com m unautés com m e le résultat de m auvaises

27. Charles Tilly, « La guerre et la construction de l’État en tant


que crim e organisé», Politix, vol. 13, n° 49, 2000, p. 97-117; Michel
Fortm ann, Les cycles de Mars. Révolutions militaires et édification éta­
tique de la Renaissance à nos jours, Paris, É conom ica/Institut de straté­
gie comparée, 2010.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 47

décisions du roi ou de ses conseillers, et com m e u n e


transgression inacceptable et révoltante des coutum es et
des droits acquis.
L’assemblée d ’h abitants est alors u n espace o ù s’o r­
ganise la résistance face à cette m ontée en puissance de
l’État28. Par exemple, en protestation contre une conscrip­
tion jugée illégitime, les assemblées choisissent u n h a n ­
dicapé p o u r servir dans la m ilice29. L orsqu’o n annonce
de nouvelles taxes, les cloches convoquent l’assemblée et le
demos se transform e parfois en foule émeutière, en plèbe :
elle attaque les prisons p o u r libérer les prisonniers en d et­
tés, incendie la m aison d u « gabeleur », voire l’assassine.
En guise de représailles, les troupes royales confisquent les
cloches et les fondent. Finalem ent, les assemblées d ’h ab i­
tants sont to u t sim plem ent interdites et le roi nom m e des
préfets à la tête des com m unautés.
L’in terd ictio n de s’assem bler est justifiée p ar u n
discours relevant de l’agoraphobie politique, à savoir que
les assemblées so n t présentées com m e tum u ltu eu ses et
contrôlées p a r les pauvres30. En 1784, l’in te n d a n t de
Bourgogne, en France, explique ainsi que ces « assem ­
blées où to u t le m o n d e est adm is, o ù les gens les m oins
dociles font taire les citoyens sages et instruits, ne peuvent
être qu’une source de désordres31 ». O r l’historien Antoine
Follian explique q u ’il « n ’y a prob ab lem en t pas plus de
“tu m u ltes” au x v m e siècle q u ’au x v ie siècle. Soit les

28. Jean-Pierre G utton, La sociabilité villageoise dans la France


d ’Ancien Régime, Paris, H achette, 1979, p. 137.
29. Ibid., p. 138.
30. Albert Babeau, op. cit., p. 61.
31. Ibid., p. 60.
D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

autorités s’offusquent de choses qui n’en valent pas la


peine, soit ce n ’est q u ’u n prétexte p o u r servir une p o li­
tique de resserrem ent des assemblées sur les “notables”32».
M algré cette riche histoire de la dém ocratie m édié­
vale, le m o t « dém ocratie » faisait référence à des régimes
de l’Antiquité, principalem ent Athènes, et il n’était semble-
t-il jam ais utilisé p o u r p arler de ces assemblées d ’h a b i­
tan ts33. Le term e n ’était pas n o n plus utilisé p e n d a n t la
Renaissance p o u r désigner les cités indépendantes de la
péninsule italienne, com m e Venise et Florence. « D ém o ­
cratie » est donc en quelque sorte u n m o t em poussiéré,
au p o in t où ceux qui y on t recours sentent le besoin d ’en
expliquer clairem ent le sens. Ainsi, en 1764, l’A m éricain
James O tis34 écrira su r u n to n d id actiq u e: « [P ]o u r le
bien d ’u n lecteur illettré [sic], n o to n s que la m onarchie
signifie le pouvoir d ’u n gran d hom m e, l’aristocratie et
l’oligarchie le pouvoir de quelques-uns, et la dém ocratie
le pouvoir de tous les ho m m es35. »
En 1999, R aym onde M onnier publie les conclusions
de ses recherches sur les occurrences d u m o t « dém ocra­

32. Antoine Follain, op. cit., p. 265.


33. A rthur P. M onahan, Consent, Coercion and Lim it: The M edie­
val Origins o f Parliamentary Democracy, Kingston/M ontréal, McGiU-
Q ueen’s University Press, 1987, p. 148-149 et p. 158-159.
34. James Otis (1725-1783). Avocat qui s’oppose au gouverne­
m ent britannique pendant la colonie, il aurait déclaré que « la taxation
sans représentation est une tyrannie ». Il perd la raison après avoir reçu
u n coup lors d ’une altercation avec u n officier britannique et m eurt
plusieurs années après, frappé par la foudre.
35. En note en bas de page dans le pam phlet de James Otis, The
Rights o f the British Colonies Asserted and Proved (Boston,1764), dans
Bernard Bailyn (dir.), Pamphlets o f the American Revolution 1750-
1776, vol. I, Cambridge, H arvard University Press, 1965, p. 427.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 49

tie » en France. U tilisant la banque de données info rm ati­


que Frantext, de l’in stitu t national de la langue française,
elle n’a trouvé que 258 occurrences d u m o t « dém o cra­
tie» d u x v ie siècle à la révolution de 1789, d o n t seule­
m en t 2 occurrences avant 1740. Elle en trouve 91 p o u r la
période révolutionnaire, 621 p e n d a n t le x ix e siècle et le
double au x x e siècle36. Le term e n ’est d onc à p eu près
jam ais utilisé avant la révolution de 1789. Lorsqu’il l’est,
c’est su rto u t en o pposition à « aristocratie37». La recher­
che de M onnier perm et de confirm er que m êm e à l’époque
révolutionnaire, « dém ocratie » reste u n term e p lu tô t m ar­
ginal dans les discours.
Les dictionnaires eux-m êm es associent la d ém ocra­
tie à la fois à l’A ntiquité et au désordre, p articip an t donc
à la diffusion d ’u n e im age négative. D ans son D iction­
naire universel ( 1690), A ntoine Furetière définit le régim e
populaire com m e u n e « [s]orte de gouvernem ent o ù le
peuple a toute l’autorité. La D ém ocratie n ’a été florissante
que dans les Républiques de Rome et d ’Athènes. Les sédi­
tions et les troubles arrivent souvent dans les D ém ocra­
ties38». Q u an t à l’adjectif « dém ocratique », il renvoie à ce
« [q]ui appartien t au gouvernem ent populaire. Le pire de
tous les États est le dém ocratiq u e39». D ans l’édition de

36. Les données com ptent 3 000 textes du x v ie au x x ' siècle,


33 m illions de m ots p our le x v m e siècle, 54 millions po u r le xixe siècle,
65 m illions p our le x x ' siècle (Raymonde M onnier, loc. cit., p. 50,
note 1).
37. Ibid., p. 55.
38. Cité dans Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à
l’époque m oderne», op. cit., p. 11.
39. Jean-Claude C aron, La nation, l’État et la démocratie en France
de 1789 à 1914, Paris, A rm and Colin, 1995, p. 198.
50 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

1694 d u D ictionnaire de VAcadémie française, le plus


intéressant n ’est pas ta n t la définition de « dém ocratie »
(«G ouvernem en t p opulaire dans u n É tat» ), ni celle de
l’adjectif qui fait référence à Athènes, que la définition du
m o t « anarchie », auquel la dém ocratie est associée : « État
déréglé, sans chef et sans aucune sorte de gouvernem ent.
La dém ocratie p u re dégénère facilem ent en anarchie40. »
D ’ailleurs, une étude sur l’histoire d u m o t « anarchie »
en français signée p ar l’histo rien M arc Deleplace révèle
qu’« anarchie » et « dém ocratie » so n t alors souvent u tili­
sés com m e des synonym es. Deleplace explique que dans
l’esprit de l’époque, « [t]outes les form es de gouverne­
m ents peuvent dégénérer en anarchie ; m ais la d ém ocra­
tie n ’est souvent elle-m êm e q u ’u n e anarchie m odifiée
ou palliée, qui finit tô t o u tard p ar une véritable anar­
chie». Il cite p o u r preuve l’abbé Mably, qui écrit en 1740
que « la dém ocratie est dans son état naturel l’im age de
l’anarchie41 ».
Il n’est pas si su rp ren an t que « dém ocratie » évoque
alors le désordre, puisque la m onarchie est toute-puissante
au ta n t en politique q u ’en philosophie, et les plus fins
esprits rivalisent d ’effort p o u r justifier le pouvoir absolu
d u m onarque. Le célèbre fabuliste Jean de La Fontaine
peu t se perm ettre, p o u r sa part, de lancer quelques p o in ­
tes à la m onarchie, dans sa fable Les grenouilles qui dem an­

40. Ibid., p. 198-199.


41. Marc Deleplace, L’anarchie de Mably à Proudhon (1750-1850).
Histoire d ’une appropriation polémique, Lyon, Éditions École norm ale
supérieure, 2001, p. 15.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . 51

dent un roi, m ais il laisse entendre que des citoyens se


lasseraient vite de vivre en dém ocratie :
Les grenouilles, se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firen t tant
Que Jupin les soum it au pouvoir monarchique.

En A m érique d u N ord, les colonisateurs d ’origine e u ro ­


péenne o n t été en contact avec des sociétés a m é rin ­
diennes fonctio n n an t selon des principes dém ocratiques.
Pour le cas de la Nouvelle-France, n o to n s l’exemple des
W endats (connus aussi sous le n o m de H u ro n s), qui
com ptaient quatre niveaux de gouvernem ent, soit le clan,
le village, la n atio n et la confédération. Le clan reg ro u ­
p ait environ 250 personnes, soit une dizaine de familles.
Chaque clan avait u n chef civil et u n o u plusieurs chefs
de guerre, no m m és souvent p ar u n conseil de femmes.
Ces chefs n ’avaient pas de p o u v o ir coercitif leu r p er­
m ettan t d ’im poser leur volonté. Le chef civil ressem blait
à un anim ateur com m unautaire qui présidait aux festins,
danses, jeux, funérailles, et agissait com m e m édiateur
lors de conflits internes et de diplom ate face aux é tra n ­
gers. Le conquérant Jacques C artier rap p o rtait en 1535,
au sujet du chef D onnacona, de Stadaconé, qu’il « n’était
p o in t m ieux accoutré que les autres ». P our sa p art, le
m issionnaire jésuite Jean de Brébeuf tém oignait en 1638,
dans ses Relations des Jésuites, qu’« [ê]tre chef, spéciale­
m en t chef civil, en traîn ait l’investissem ent de beaucoup
de tem ps et de fortune. Les chefs étaient censés s’occuper
de leurs gens, ainsi que de fo u rn ir l’accueil aux visiteurs.
[...] Le chef à la m aison duq u el on se réunissait était
obligé de fou rn ir n o u rritu re et divertissem ent à ses hôtes
52 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

[...] afin de m ain ten ir la ré p u tatio n de générosité sans


laquelle un chef n’avait pas d ’appui ».
De m êm e, le m issionnaire franciscain C hrestien Le
Clerq constatait en 1680, au sujet d ’u n chef m icm ac, que
« [c]elui-ci se faisait u n p o in t d ’h o n n e u r d ’être toujours
le plus m al habillé et d ’avoir soin que tous ses gens fus­
sent m ieux couverts que lui42». Enfin, selon u n Français
tém o in des sociétés am érin d ien n es au to u t d éb u t du
x v m e siècle, le titre de «chef» « n e leur d o n n e aucun
pouvoir sur les guerriers ; ces sortes de gens ne connais­
sent p o in t la sub o rd in atio n m ilitaire n o n plus que civile.
Cela est tellem ent vrai que si ce gran d chef s’avisait de
c o m m ander quelque chose au m o in d re h o m m e de son
p arti, [ce dernier] est en d ro it de rép o n d re n ettem en t à
cette figure de capitaine q u ’il ait à faire lui-m êm e ce q u ’il
o rdonne aux autres43».
Le pouvoir politique était en fait détenu par l’assem ­
blée, pratiq u e d ém o cratiq u e q u ’a p u observer le père
Brébeuf :

[I]l n’y en a quasi point qui ne soit capable d’entretien, et


ne raisonne fort bien et en bons termes, sur les choses
dont il a connaissance ; ce qui les forme encore dans le dis­
cours sont les conseils qu’ils tiennent quasi tous les jours
dans les Villages en toutes occurrences. Quoique les
Anciens y tiennent le haut bout, et quoique ce soit de leur
jugement que dépende la décision des affaires; néan­

42. Cité dans Georges E. Sioui, Les Wendats, une civilisation


méconnue, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1994, p. 254.
43. Cité dans lean-M arie T herrien, Parole et pouvoir. Figure du
chef amérindien en Nouvelle-France, M ontréal, Hexagone, 1986, p. 261.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . 53

moins, s’y trouve qui veut et chacun a droit d’y dire son
avis44.

De telles com m unautés égalitaires et dém ocratiques a tti­


raien t inévitablem ent les E uropéens d éserteurs de la
m arine ou de l’arm ée, les esclaves en fuite et des fem m es
fuyant u n m ari violent. Si bien que les autorités colonia­
les interdisaient les contacts entre les esclaves, p ar exem ­
ple, et les com m unautés am érindiennes45.
Conscient que les pratiques dém ocratiques d ’assem ­
blées délibératives o n t été très répandues dans le m onde,
l’an th ropolog u e M arcel D etienne insiste su r l’im p o r­
tance de contester « une opin io n fort répandue, dans les
É tats-U nis d ’Europe et d ’A m érique, que la dém ocratie
est tom bée d u ciel, une fois p o u r toutes, en Grèce, et
m êm e sur une seule cité, [...] A thènes46». C om m e le ra p ­
pellent aussi l’anthropologue David G raeber47 et l’écono­
m iste A m artya Sen48, la p ratiq u e de s’assem bler p o u r
délibérer au sujet des affaires com m unes a existé u n peu
p arto u t, y com pris en Europe au M oyen Âge et dans les
siècles suivants, et dans les territoires que l’Europe a co n ­
quis et colonisés.

44. Cité dans Georges E. Sioui, op. cit., p. 248.


45. M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit. ; W illiam Loren
Katz, Black Indians: A Hidden Héritage, New York, A theneum Books,
2012. Pour les femmes, voir Susan Faludi, The Terror Dream, New
York, M etropolitan, 2007, p. 212.
46. Marcel Detienne, « Des com parables sur les balcons du poli­
tique », Les Grecs et nous, Paris, Perrin, 2005, p. 145.
47. David Graeber, «La dém ocratie des interstices: que reste-t-il
de l’idéal dém ocratique ? », Revue du MAUSS, n° 26,2005.
48. Am artya Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est
pas une invention de l’Occident, Paris, Payot, 2005.
54 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Cela dit, les élites coloniales ne co n sidéraient pas


com m e approprié d ’im iter le régim e politique des co m ­
m u nautés autochtones. L’anthro p o lo g u e Pierre Clastre
note que les autorités européennes étaient loin d ’être
séduites par cette dém ocratie, et o n t p lu tô t d éd u it que
« ces gens n’étaient p o in t policés, que ce n’étaient p o in t de
véritables sociétés : des Sauvages “sans foi, sans loi, sans
ro i”49».
D ans Political D isquisitions, pub lié en G rande-
Bretagne puis repris en 1775 à P hiladelphie, James
B urgh50, qui était p lu tô t progressiste, affirm ait q u ’une
dém ocratie pure était « le plan d u gouvernem ent au sein
des Indiens d ’A m érique, et d ’autres peuples sim ples et
sans culture». Selon lui, ce régim e n’est possible que s’il
n ’y a qu’u n très faible degré de dom ination. Cela dit, l’u ti­
lisa tio n p a r B urgh d u te rm e « d é m o c ra tie » p o u r p a r­
ler des peuples am érindiens est alors u n e exception. Les
Européens désignaient le plus souvent les régimes am érin­
diens com m e des « m onarchies » ou des « républiques51 »,
m algré leurs pratiques dém ocratiques.

49. Pierre Clastre, «La question du pouvoir dans les sociétés p ri­
mitives», Interrogations: Revue internationale de recherche anarchiste,
n° 7, 1976, p. 4.
50. James Burgh (1714-1775). Politicien et intellectuel progres­
siste, il prône la liberté d ’expression et m êm e le suffrage universel
(pour les hom m es).
51. Voir Roy N. Lokken, « The Concept o f Dem ocracy in Colonial
Political Thought», The William and M ary Quarterly, 3e série, vol. 16,
n° 4, octobre 1959, p. 572 ; Olive P. Dickason, The M yth o f the Savage,
chap. 4, Albert, University o f Alberta Press, 1984; Julius K. Nyerere,
« O ne-Party G overnm ent », dans Molefi Kete Asante et Abu S. Abarry
(dir.), African Intellectual Heritage: A Book o f Sources, Philadelphie,
Temple University Press, 1996, p. 555.
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 55

En fait, les prem iers colons qui o n t réussi à s’établir


et à se m ainten ir en A m érique d u N o rd sans être décimés
p ar la m aladie o u massacrés p ar les A utochtones étaient
connus sous le n o m de « p uritains ». Ils fuyaient la répres­
sion religieuse en Europe à la recherche de liberté, mais
ne se disaient pas dém ocrates p o u r autant. Pour la m ajo ­
rité d ’entre eux, la d ém ocratie avait u n défaut im p o r­
ta n t : ce n ’était pas u n type de régim e m en tio n n é dans la
Bible. John C otton52, u n révérend puritain influent, décla­
rait ainsi en 1636 : « [J]e ne pense pas que D ieu ait jam ais
o rd o n n é la dém ocratie en ta n t que gouvernem ent so u ­
haitable p o u r l’Église o u la société53.» De m êm e, John
W in th ro p 54, u n autre p u ritain , expliquait en 1643 que s’il
faut adopter « u n e dém ocratie pure, nous n’aurons pas
p o u r cela de justification dans les Écritures : il n ’y a pas
de tel gouvernem ent en Israël». W in th ro p ajoutait, fai­
sant allusion à la m auvaise rép u tatio n de la dém ocratie
auprès des auteurs de son époque : « [A]u sein de la p lu ­
p a rt des nations civilisées, une dém ocratie est considérée
com m e la plus détestable et la pire de toutes les form es
de gouvernem ent ; et donc chez les écrivains elle est m ar­
quée de qualificatifs qui exprim ent le reproche com m e
[...] u n m o n stre55.»

52. lohn C otton (1585-1652). Il fuit la persécution religieuse en


Angleterre, devient pasteur de la Première Église, à Boston.
53. M ortim er J. Adler (dir.), The Annals o f America, vol. I, Londres,
Encyclopedia Britannica, 1968, p. 152-153.
54. lohn W inthrop (1588-1649). Prem ier gouverneur de la colo­
nie de la baie du Massachusetts. Il s’opposera à la prédicatrice Anne
Hutchinson, quand elle p rendra le contrôle de l’Église de Boston, et il
parviendra à l’écarter (elle sera bannie et excommuniée).
55. M ortim er J. Adler (dir.), op. cit., p. 169.
56 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

M algré ces pro p o s très critiques, cette époque offre


aussi ce qui sem ble être les prem ières références officiel­
les positives à la dém ocratie. En 1636, Roger W illiam s56
est b a n n i du M assachusetts et p a rt fo n d er le Rhode
Island, d o n t la C onstitu tio n de 1641 sem ble être le p re­
m ier do cum en t dém ocratique européen en A m érique d u
N ord. L’É tat y est défini com m e « u n e DÉMOCRATIE,
o u gouvernem ent p o p u laire; [...] il est dans le pouvoir
d u corps des hom m es-francs, en b o n ordre assemblés ou
p o u r la m ajorité d ’entre eux, de faire et de co nstituer les
lois justes, par lesquelles ils seront régis57».
John W ise58, u n p asteu r de la ville d ’Ipsw ich, au
M assachusetts, a publié en 1717 le p am p h let A Vindi-
cation ofthe Governement o fN ew England Churches, dans
lequel il utilise « dém ocratie » dans u n sens positif. Wise
évoque une dém ocratie directe dans laquelle « le pouvoir
souverain est logé dans u n conseil co m p ren an t tous les
m em bres et où chacun a le privilège de voter ». D ans une
dém ocratie, explique-t-il, « le d ro it de d éterm iner toutes
choses ayant tra it à la sécurité p ublique réside de fait

56. Roger Williams (1603-1683). Partisan de la liberté religieuse,


prem ier président d u Rhode Island et proche des A utochtones
narragansett.
57. W illiam F. Swindler (dir.), Sources and Documents o f United
States Constitutions, vol. 8, Dobbs Ferry, Oceana Publications, 1979,
p. 356-357; Bertlinde Laniel, op. cit., p. 49; M errill Jensen, «D em o­
cracy and the Am erican Revolution», dans Esm ond W right (dir.),
Causes and Consequences o f the American Revolution, Chicago,
Quadrangle Books, 1966, p. 270.
58. John Wise (1653-1725). Théologien form é à Harvard. Il écrit
des pam phlets et prône la liberté religieuse. Il sera em prisonné pour
avoir appelé à contester des taxes imposées par le gouverneur.
C h a p i tr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 57

dans une assem blée générale de to u t le peuple». Il dira


égalem ent qu’à l’origine de la société civile, il y avait sans
doute des groupes d ’individus ayant form é de petites
dém ocraties, q u ’il désignait com m e le régim e le plus
juste qui soit. W ise ira m êm e plus loin, affirm ant que si
Jésus-C hrist avait proposé u n type d ’organisation p o u r
son Église, il aurait privilégié le m odèle dém ocratique59.

« D ém ocratie » d an s l ’h i s t o i r e

M algré ces quelques références positives au m o t « d ém o ­


cratie», il est le plus souvent utilisé de façon péjorative.
La p lu p art des m em bres de l’élite patrio te connaissaient
bien la signification étym ologique de « d ém o cratie» et
des autres nom s de régim es, puisqu’ils avaient étudié le
latin et le grec au collège60. Il n’est donc pas é to n n an t que
ces hom m es lui attrib u en t son sens originel, c’est-à-dire
le peuple au pouvoir. L’histoire et la philosophie antiques,
qu’ils étudiaient égalem ent, confirm aient dans leur esprit
cette définition de la dém ocratie, ajo u tan t u n e co n n o ta­
tio n péjorative au sens descriptif.
La dém ocratie est généralem ent associée à Athènes,
u ne cité qui a vécu sous ce régim e p en d an t environ deux
cents ans, soit d u v ie au iv e siècle avant Jésus-Christ, m êm e
si d ’autres cités étaient dotées d ’u n régim e d ém o cra­
tique, com m e M égare, M ilet et Sam os61. La dém ocratie

59. M ortim er J. Adler (dir.), op. cit., p. 331-333.


60. U n jeune Am éricain du tem ps de la colonie devait d ’ailleurs
m aîtriser le latin et le grec po u r être admis au collège. Plusieurs chefs
révolutionnaires français connaissaient également le grec et le latin.
61. Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque,
Paris, H erm ann, 1975, p. 19.
58 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

est instituée à Athènes dans u n contexte de lutte écono­


m ique et de révolte con tre la m ise en esclavage p o u r
incapacité à rem bourser un e dette. Avec l’in stau ratio n de
la dém ocratie, le pouvoir politique passe entre les m ains
des classes m oyennes et populaires. La cité s’im pose alors
dans la région com m e u n im p o rta n t pôle m ilitaire, éco­
nom ique, culturel, philosophique et m êm e sportif. Seuls
ceux qui peuvent se prévaloir d u titre de citoyen o n t
d roit de participer à l’assemblée, soit des hom m es adultes
nés de parents grecs, ou qui o n t été form ellem ent a d o p ­
tés p ar la cité. Le corps politique, o u demos, com pte envi­
ro n 30 000 citoyens, qui so n t aussi des soldats, qui
gouvernent la cité et im posent leur volonté aux enfants,
aux fem m es, aux hab itan ts qui n ’o n t pas la citoyenneté
(les étrangers) et aux esclaves.
Le lieu de l’assemblée p e u t accueillir ju sq u ’à 6 000
citoyens, soit 20 % d u demos. Il y a de 30 à 40 assemblées
p ar année et elles d u ren t généralem ent u n e journée, ou
deux lors de situations exceptionnelles. C ertaines déci­
sions im portan tes, d o n t u n e déclaration de guerre, ne
peuvent être prises que p ar une assem blée nom breuse.
La prem ière jo u rn ée est alors consacrée à la discussion,
et la seconde jo u rn ée à la prise de décision. Les assem ­
blées déb u ten t le m atin et se te rm in e n t avec le coucher
d u soleil, puisqu’il faut u n e lum ière suffisante p o u r voir
et com pter les m ains levées lors des votes (les votes étaient
parfois effectués à l’aide de jetons). Les citoyens y p a r­
tagent le pain et le vin. À certaines époques, la p a rtic i­
p atio n à l’assem blée est récom pensée financièrem ent.
L’ordre du jo u r est préparé p ar le Conseil des Cinq-Cents,
d o n t les m em bres o n t été choisis p ar tirage au sort, et il
est affiché quatre jours avant l’assemblée.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . , 59

L’assemblée s’ouv rait p ar le sacrifice d ’u n cochon,


p ar une prière et p ar u n e m alédiction énoncée à titre
p réventif contre les orateurs qui tenteraient de tro m p er
le peuple. Puis u n hérault dem an d ait : « Q ui veut prendre
la parole ? » D ans les faits, seule u n e m in o rité p ren ait la
parole, ce qui nécessitait de m o n ter à la trib u n e devant
l’assemblée. Les orateurs se divisaient en deux catégories :
une vingtaine de « professionnels » qui offraient leurs ser­
vices à un individu, une famille o u un e faction p o u r p ré ­
senter une pro p o sitio n o u intervenir à son sujet; et les
« personnes privées », c’est-à-dire n ’im p o rte quel citoyen
qui voulait pren d re la parole. En général, une interv en ­
tion s’ouvrait p ar un préam bule, suivi d ’une proposition,
et se term inait p ar un e argum entation. La prise de parole
était à sens unique, soit de l’o rateu r vers l’assemblée. La
foule pouvait crier des questions et réagir p ar des applau­
dissem ents, des rires o u des protestations p o u r influen­
cer ou in terro m p re u n discours.
L’assem blée était le lieu p rin cip al d u p o u v o ir à
A thènes. O n y délibérait au sujet des affaires com m unes,
soit l’économ ie (approvisionnem ent en grain, p ro d u c ­
tion des m ines, douanes, plaintes contre ceux qui cons­
tru isaient en em p iétan t su r l’espace public), la gestion
publique des fêtes, la paix et la guerre (déclaration de
guerre, questions stratégiques, alliances, équipem ent des'
galères), la confirm ation des m agistrats et des am bassa­
deurs, les décrets honorifiques (récom penses), l’octroi de
la citoyenneté, les dépôts d ’accusation et de certaines
affaires privées.
Cette assem blée était anim ée de débats et traversée
de rapports de force, y com pris entre la classe m oyenne,
60 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

qui form ait l’infanterie (les hoplites), et la classe p o p u ­


laire, qui form ait les ram eurs. La tension était parfois si
vive que des catégories sociales étaient exclues des assem ­
blées ou que des coups d ’État suspendaient la dém ocratie
p en d a n t u n certain tem ps. Q uelques procédures exis­
taient p o u r protéger l’assem blée et forcer les participants
à intervenir de m anière réfléchie. U n citoyen qui avait
p roposé à l’assem blée u n e décision qui s’était révélée
néfaste pouv ait être frappé d ’ostracism e, c’est-à-dire
privé de ses droits politiques et forcé à l’exil p e n d a n t
quelques années. La p rocédure dite graphé paranom on
p erm ettait à l’assem blée d ’accuser et de co n d am n er un
m agistrat, u n stratège (général) ou u n o rateu r p o u r avoir
avancé une p ro p o sitio n illégale o u néfaste p o u r la cité,
m êm e si elle avait été adoptée par l’assemblée. La p u n i­
tio n pouvait p ren d re la form e d ’une am ende o u de la
perte des droits politiques.
Les observateurs de l’époque ne s’entendent pas quant
à l’efficacité de cette dém ocratie. P our les détracteurs de
la dém ocratie, l’assemblée était lente et chaotique, et très
facilem ent m anipulable p ar d ’habiles dém agogues. En
conséquence, les décisions étaient souvent irrationnelles.
Selon l’historien n e Françoise Ruzé, il sem ble p o u rta n t
que l’assem blée était capable de p ren d re des décisions
p lu tô t rapidem en t dans des situations d ’urgence, y com ­
pris face à un e m enace m ilitaire ; et de prendre des déci­
sions raisonnables, c’est-à-dire en accord avec le bien
co m m un, ici défini en fonction des intérêts des classes
m oyennes et populaires, qui dom in aien t à l’assemblée62.

62. M ogens H. H ansen, « L’Assemblée du Peuple » dans La démo­


cratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles lettres,
C h a p itre i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 61

Un texte de l’époque, « La république des A théniens »,


signé p ar « Un Vieux O ligarque » et parfois attrib u é à
X énophon, constate en effet que ce régim e favorisait les
classes m oyennes et populaires au d étrim en t des classes
supérieures, soit les riches et les nobles. O r ces derniers
étaient souvent perçus com m e ayant u n m eilleur en ten ­
d em ent des questions politiques, alors que les plus p a u ­
vres seraient irrationnels et ne raisonneraient q u ’à p artir
de leurs ém otions et de leurs désirs. Est-ce que le peuple
assemblé p o u r délibérer prenait alors de m auvaises déci­
sions? Selon le «Vieux O ligarque», « [c]e que le peuple
veut, ce n’est pas u n État bien gouverné où il soit esclave,
m ais u n État o ù il soit libre et com m ande. Q ue les lois
soient m auvaises, c’est le m o in d re de ses soucis ; car ce
que vous regardez com m e u n m auvais gouvernem ent,
c’est ce qui lui procure à lui la force et la liberté63».
Cela dit, les p atrio tes en A m érique et en France
lisaient et discutaient des historiens com m e T hucydide
et Plutarque, et des philosophes com m e Platon, Aristote
et C icéron. Ces au teu rs de l’A ntiquité décrivaient la
dém ocratie com m e u n régim e faible, parce que le p e u ­
ple y était irratio n n el et facilem ent m an ip u lé p ar les

1993, p. 155-193; Françoise Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité


grecque de Nestor à Socrate, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997 ;
Françoise Ruzé, «Des cités grecques en guerre et en délibération»,
dans Marcel Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole?, Paris, Seuil,
2003, p. 171 -189 ; Cornélius Castoriadis, « Im aginaire politique grec et
m oderne», dans La montée de l’insignifiance. Les carrefours du laby­
rinthe, vol. 4, Paris, Seuil, 1996, p. 159-174.
63. X énophon, «La république des Athéniens», dans Anabase,
Paris, Garnier, 1954, p. 511.
62 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

dém agogues64. C om m e le m en tio n n ait John A dam s65 en


1787, « [à] p artir des images effrayantes de la cité d ém o ­
cratique proposée p ar les plum es de m aître des p h ilo ­
sophes et historiens de l’A ntiquité, il est possible d ’en
déduire que de tels gouvernem ents o n t existé en Grèce et
en Italie, à to u t le m oins p e n d a n t de courtes périodes de
tem ps ». A dam s précise aussi que la « dém ocratie, la sim ­
ple dém ocratie, n ’a jam ais eu de défenseur p a rm i les
h o m m es de lettres66». D e très n o m b re u x théoriciens
politiques d ’a u jo u rd ’h u i reconnaissent cette ag o rap h o ­
bie originelle de la philosophie politique occidentale, qui
prend racine dans le m onde gréco-rom ain de l’Antiquité.
Ainsi, l’h isto rien des idées politiques J.S. M cClelland
affirme que la « tra d itio n occidentale de pensée politique
[...] com m ence avec [un] biais pro fo n d ém en t an tid ém o ­
cratique67».

64. Jacqueline de Romilly, op. cit., 1975, p. 149-150; Cosm o


Rodewald (dir.), Democracy : Ideas and Realities, Londres/Toronto,
D ent & H akkert, 1975.
65. John Adams (1735-1826). D iplôm é de H arvard, juriste et
avocat. U n des principaux dirigeants du m ouvem ent patriote. Il est
l’auteur de la C onstitution du Massachusetts (1780), le premier ambas­
sadeur des États-Unis à la cour du roi anglais, le vice-président du
prem ier président (G. W ashington), puis lui-m êm e président. Il est
l’époux d ’Abigail Adams et le père de John Q uincy Adams, sixième
président des États-Unis.
66 . John Adams, A Defence o f the Constitutions o f Governement o f
the United States, vol. I, Philadelphie, Budd & Bartram , 1797 (3e éd.),
p. 9 (je souligne).
67. J.S. M cClelland, The Crowd and the M ob: From Plato to
Canetti, Londres/Boston, Unw in H ym an, 1989, p. 1-2. Voir aussi
P. E. Corcoran, « The Limits on Dem ocratic T heory », dans G. D uncan
(dir.), Democratic Theory and Practice, Cambridge, Cam bridge Uni-
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 63

P laton dépeignait en effet la dém ocratie com m e u n


régim e fondé dans la violence et le m eu rtre, précisant
qu elle « apparaît lorsque les pauvres, ayant rem p o rté la
victoire sur les riches, m assacrent les uns, b annissent les
autres, et partag en t égalem ent avec ceux qui restent le
gouvernem ent et les charges publiques68». U n tel p o rtrait
n’a rien p o u r séduire les dirigeants d u m ouvem ent in d é­
pendantiste en A m érique et d u m ouvem ent révolution­
naire en France, qui ap p arten aien t p o u r la p lu p a rt à la
classe aisée de leur société respective. A ristote distinguait
q u a n t à lui les régim es politiques sains, o ù les dirigeants
gouvernent p o u r défendre et p ro m o u v o ir le bien com ­
m un, des régim es dégénérés, o ù les dirigeants n ’exercent
leur autorité que p o u r assouvir leurs propres intérêts. Un
régim e sera considéré com m e injuste, illégitim e et m êm e
pathologique lorsque le bien co m m u n n ’est q u ’u n vain
m ot. La dém ocratie est selon lui u n régim e dégénéré, car
les gens m odestes et les pauvres y sont m ajoritaires et
gouvernent en fo n ctio n de leurs intérêts égoïstes au

versity Press, 1983, p. 15; J. Peter Euden «D em ocracy and Political


T heory: A Reading o f Plato’s Gorgia», dans J. Peter Euben, John R.
Wallach et Josiah Ober (dir.), Athenian Political Tliought and. the Recons­
truction o f American Democracy, Ithaca, C ornell University Press,
1994, p. 199; Meyer Reinhold, Classica Americana: The Greek and
Roman Heritage in the United States, Détroit, Wayne State University
Press, 1984, p. 102; Philip Resnick, Twenty-First Century Democracy,
M ontréal-Londres, M cGill-Queen’s University Press, 1997, p. 75 ; Carl
J. Richard, The Founders and the Classics: Greece, Rome, and the
American Enlightenment, Boston, H arvard University Press, 1994,
p. 10 .
68 . Platon, La république, Paris, GF/Flam m arion, livre VIII, 556-
557,1966, p. 316.
64 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d étrim e n t des classes aisées. Ce régim e est d onc une


tyran nie que les pauvres im posent aux riches. Les m e m ­
bres de l’élite des m ouvem ents patriotes en A m érique
du N ord et en France lisaient des ouvrages écrits p ar des
historiens d u x v m e siècle qui traitaien t de l’A ntiquité
grecque. O r ces historiens adoptaient généralem ent une
p osition très critique à l’égard de la dém ocratie a th é ­
nienne. Ainsi, le m o t « dém ocratie » a fait référence p e n ­
d an t plus de deux m ille ans en O ccident à la fois à la
classe des pauvres p o litiq u em en t m obilisée contre les
riches et à un régim e o ù les pauvres o p p rim en t o u m as­
sacrent les riches69.
Les patriotes étu d iaien t aussi les œ uvres de p h ilo ­
sophes des x v ie, x v n e et x v m e siècles, qui font constam ­
m en t référence aux écrivains de l’A ntiquité, renforçant
d u m êm e coup l ’influ en ce de ces d e rn ie rs et leu r p r o ­
pre agoraphobie politique. Le philosophe David H um e,
m o rt l’année o ù a éclaté la guerre de l’indépendance en
A m érique du N ord, précisait que les « dém ocraties sont
tu rb u le n tes» , avant d ’expliquer que « [l]a dém ocratie
ATHÉNIENNE était u n gouvernem ent tu m u ltu eu x à u n
p o in t que n o u s pou v o n s difficilem ent im ag in er» et
qu’« il est bien connu que les assemblées populaires dans
cette cité étaient pleines de licence et de désordres70».

69. Selon le philosophe politique contem porain Jacques Rancière,


« ce sont les Anciens, bien plus que les m odernes, qui ont reconnu au
principe de la politique la lutte des pauvres et des riches » (La mésen­
tente, Paris, Galilée, 1995, p. 31).
70. David H um e, « Essay Twenty-Three : O f the O riginal C on­
tract », dans Political Essays, Cambridge, Cambridge University Press,
1994, p. 191 ; « Essay Twenty-Seven : Idea o f a perfect com m onwealth »,
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 65

D ictionnaires, traités de philosophie politique, livres


d ’histoire, tous convergeaient p o u r propager u n e m êm e
définition descriptive d u m o t « d ém o cratie» et de ses
dérivés, soit u n régim e o ù tous gouvernent, et une défi­
n itio n subjective, soit u n m auvais régim e, voire «le pire
de tous». Les dirigeants patriotes am éricains et français
reconnaissaient o u v ertem en t que ces lectures influ en ­
çaient leur pensée, leur jug em en t et leurs actions p o li­
tiques71. L’histoire de l’A ntiquité apparaissait p o u r les
dirigeants patriotes com m e u n vaste laboratoire d ’expé­
riences politiques d o n t ils pensaient devoir s’inspirer p o u r

p. 232 ; « Essay Twenty-Two : O f some remarkable custom s », p. 181 et


p. 191.
71. L’influence des anciens chez les fondateurs des républiques
m odernes aux États-Unis et en France a été largem ent étudiée. Pour la
France, voir parm i d ’autres : François H artog, « La Révolution fran­
çaise et l’Antiquité. Avenir d ’une illusion ou chem inem ent d ’u n qui­
proquo ? », La pensée politique, n° 1, « Situation de la dém ocratie », mai
1993; Claude Mossé, L’Antiquité dans la Révolution française, Paris,
Albin Michel, 1989 ; Pierre Vidal-Naquet, « Tradition de la dém ocratie
grecque», dans Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie
moderne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976; Pierre Vidal-Naquet,
La démocratie grecque vue d ’ailleurs, Paris, Flammarion, 1990 ; Pierangelo
Catalano, « “Rom anité ressucitée” et C onstitution de 1793», dans
Roger Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Saint-
Denis, Éditions PSD Saint-Denis, 1995, p. 167-187. Pour les États-
Unis, voir Charles F. Mullett, « Classical Influences on the American
Revolution», Classical Journal, vol. 35, n° 2, novembre 1939, p. 92-104;
G ordon S. W ood, The Radicalism o f the American Revolution, New
York, Vintage Books, 1991, p. 103 ; Richard M. Gummere, The American
Colonial M ind and the Classical Tradition, Cambridge, H arvard U ni­
versity Press, 1963 ; Richard M. Gum m ere, « The Classical Ancestry of
the U nited States C onstitution», American Quarterly, vol. 14, n° 1,
autom ne 1962; Meyer Reinhold, op. cit., p. 102.
66 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

m ener à bien leur p ro p re p ro jet politique, que ce soit


en term es institu tio n n els et constitutionnels o u m êm e
de stratégie m ilitaire. John A dam s écrivait en 1777 à
N athanael Greene, le général lu ttan t contre les forces b ri­
tan n iq u es au C an ad a: « N ous devons avoir u n esprit
com batif [...]. L’arm ée qui attaque a u n avantage infini,
et en au ra toujours un , des plaines de Pharsalie jusq u ’aux
plaines d ’A braham 72. » A dam s faisait référence aux plai­
nes Pharsalie, où les tro u p es de Jules César avaient écrasé
celles de Pom pée, et aux plaines d ’A braham s’étendant
d evant la ville de Q uébec, o ù l’arm ée de James Wolfe
avait infligé u n e défaite à celle d u m arquis de M ontcalm
en 1759, m arq u an t l’effondrem ent d u système m ilitaire
français en N ouvelle-France. P our sa p art, le Français
H érault de Séchelles73, en quête d ’inspiration alors qu’il
rédigeait la C o n stitu tio n de 1793, a d em andé au direc­
teur de la B ibliothèque nationale de lui com m u n iq u er les
docum ents relatifs aux lois de M inos, u n m ythique légis­
lateur de Crète74. Ces exemples révèlent que les dirigeants

72. Cité dans Carl J. Richard, op. cit., p. 6 6 .


73. H érault de Séchelles (1759-1794). Avocat p o u r le roi au
Châtelet, il s’engage dans la Révolution, sera député et président de
l’Assemblée nationale. Q uoiqu’il soit radical, il sera finalem ent accusé
de com plicité avec des contre-révolutionnaires à l’étranger, et
guillotiné.
74. Certains auteurs d ’influence signeront m êm e des livres uni­
quem ent consacrés à l’A ntiquité : M ontesquieu, Dissertation sur la
politique des Romains dans la religion et Considérations sur les causes
de la grandeur des Romains et de leur décadence; D ’Alambert, Histoire
romaine, à l’usage des hommes d ’É tat et des philosophes. Cette influence
s’exprim era également dans l’architecture et dans la peinture, l’artiste
David en France signant des œuvres com m e Le Serment des Horaces,
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 67

politiques d ’alors co n fo n d aien t la réalité p o litiq u e de


l’A ntiquité et celle dans laquelle ils vivaient.
Les patriotes se considéraient m êm e com m e les h éri­
tiers, voire les clones, des républicains de FAntiquité. « Les
m êm es partis politiques qui agitent m ain ten an t les États-
U nis o n t existé de to u t tem p s75», expliquait T hom as
Jefferson76 dans un e lettre à John Adams, une analyse que
partageait en France C h ateau b rian d 77, p o u r qui les fac­
tions qui s’étaient affrontées lors de la Révolution fran ­
çaise étaient les m êm es que celles qui s’o pposaient déjà
dans FA ntiquité. Pour exprim er cette identité partagée,
les patriotes am éricains désignaient leur pays p ar des
expressions com m e «la nouvelle R om e», « n o tre Rome
de l’O uest » ou « la Sparte chrétienne78». Ils o n t em p ru n té

Soctate buvant la ciguë et Les licteurs apportant à Brutus le corps de ses


fils.
75. Cité dans Carl J. Richard, op. cit., p. 83. Voir aussi Richard M.
Gum m ere, The American Colonial M ind and the Classical Tradition,
op. cit., p. 57 ; Meyer Reinhold, op. cit., p. 99.
76. Thom as Jefferson (1743-1826). Politicien de Virgine, il est l’un
des rédacteurs de la Déclaration d ’indépendance. Il sera am bassadeur
en France (1785-1789), secrétaire d ’État du président G. W ashington,
avant de devenir le troisièm e président des États-Unis. Il a été soup­
çonné d ’avoir des relations sexuelles et des enfants avec l’une de ses
esclaves.
77. Chateaubriand ( 1768-1848). H om m e politique et écrivain asso­
cié au romantisme. Il voyage en Amérique du N ord et en Méditerranée.
Diplom ate à Rome sous le règne de N apoléon Bonaparte.
78. Edwin A. Miles, « The Young Am erican N ation and the Classi­
cal W orld », Journal o f the History o f Ideas, vol. 35, n ° 2 ,1974, p. 263. En
1812, John Adams écrivait au sujet de l’œ uvre de Thucydide : « Q uand
je le lis, j ’ai l’im pression d ’être sim plem ent en train de lire l’histoire
de m a propre époque et de m a propre vie » (cité dans Carl J. Richard,
op. cit., p. 78, 84 et 87).
68 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

à la Rom e antique les n om s de Sénat et de C apitole p o u r


désigner leurs in stitutions politiques, de m êm e que l’ai­
gle com m e sym bole lors de la fo ndation de leur nouvelle
république, les É tats-U nis d ’A m érique. En France, le
révolutionnaire S aint-Just79 s’identifiait p u b liq u em en t
com m e u n p a rtisa n de R om e80 et il exigeait « [q]ue les
h om m es révolutionnaires soient des R om ains81 ». Cette
influence classique dépassait les cercles des plus instruits.
En France révolutionnaire, des nouveau-nés recevaient
des nom s tels que Solon, Lycurgus, P hocion, A ristide,
Socrate et B rutus, et certains villages furent renom m és
Sparte, Therm opyles et M a ra th o n 82. Les Françaises se
sont aussi déclarées héritières de l’époque antique et o n t
utilisé des références historiques p o u r justifier leur p a r­
ticipation à l’entreprise révolutionnaire et républicaine.
L’une d ’elles déclara devant le club des Jacobins, en 1791 :
«À l’exem ple de ces généreuses Sabines, qui a b a n d o n ­
nèrent leurs m aris, leurs enfants, p o u r se réu n ir et se coa­
liser avec les Rom ains, nous form ons dès au jo u rd ’hui le
v œ u de ne plus confraterniser avec les aristocrates83.»

79. Saint-Just (1767-1794). Révolutionnaire radical, il est un fidèle


de Robespierre et sa chute entraînera la sienne: il m eurt à 26 ans,
guillotiné.
80. Pierre Vidal-Naquet, « Tradition de la dém ocratie grecque »,
op. cit., p. 19.
81. Cité p a r Pierangelo Catalano, «“Peuple” et “citoyens” de
Rousseau à Robespierre. D u concept dém ocratique de “république” »,
dans Michel Vovelle (dir.), Révolution et république. L’exception fran­
çaise, Paris, Kimé, 1994, p. 27.
82. Pierre Vidal-Naquet, «Tradition de la dém ocratie grecque»,
op. cit., p. 16.
83. Dans Milagros Palma (dir.), Réclamations de fem m es 1789,
Paris, Côté Femmes, 1989, p. 54.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . , 69

Etta Palm d ’Aelders84, u n e H ollandaise ayant rejoint la


Révolution française, présenta u n e Adresse de la société
patriotique et de bienfaisance des Am ies de la vérité aux
quarante-huit sections, dans laquelle elle déclarait : « Chez
les Celtes et p arm i les Scythes, où les fem m es reçurent la
m êm e éducation que les hom m es, elles étaient simples,
intrépides et valeureuses ; p ar elles seules, M arius trio m ­
p h a des C im bres85.» Ces exem ples révèlent b ien l’in ­
fluence du passé lointain com m e cadre de référence po u r
penser la légitim ité politique, m ais aussi la lim ite de la
puissance rhétorique de ces évocations, puisque les réfé­
rences positives aux femmes de l’A ntiquité ne suffirent pas
p o u r convaincre n o m b re de patriotes français et am éri­
cains du x v m e siècle de la capacité politique des femm es
qui étaient leurs contem poraines. L’idéologie patriarcale,
elle-m êm e influencée p ar des contre-exem ples h isto ri­
ques, resta plus forte et plus avantageuse p o u r ces hom m es
de pouvoir. La période de la Révolution française m ar­
qua m êm e u n recul p o u r les fem m es en term es de droits
et de possibilités de particip er à la sphère publique86.

84. Etta Palm d ’Aelders (1743-1799). Elle s’établit à Paris où elle


fréquente les salons littéraires. Elle est espionne p our les Pays-Bas. Elle
s’engage dans la Révolution et participe à la Société fraternelle de l’un
et l’autre sexe et au Cercle social, où elle défend les droits des femmes,
y com pris l’accès à l’éducation. Elle s’associe aux Girondins, modérés,
et p art au Pays-Bas espionner au com pte de la France. Elle est soup­
çonnée de trahison et ne reviendra plus en France.
85. Milagros Palma (dir.), op. cit.., p. 150.
86 . Plusieurs féministes considèrent que la sortie du Moyen Âge
en Europe est m arquée par plusieurs reculs p our les femmes. Voir,
parm i d ’autres, Silvia Federici, op. cit.. J’ai discuté de cette idée dans
« Quelques précisions au sujet de m a tribu... et un hom mage aux mères
fondatrices de la m odernité », dans Jacques Beauchem in et M athieu
70 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Les p atrio tes les plus influents co n sid éraien t en


général que les républiques de Sparte et de Rom e étaient
des m odèles politiques à im iter, alors que la dém ocratie
d ’A thènes était u n contre-m odèle. Seuls quelques très
rares patriotes se m o n tra ie n t sym pathiques à Athènes,
et ce n’est pas parce q u ’il s’agissait d ’u n e dém ocratie.
L’Anglais T hom as Paine87, qui ém igra en A m érique et
devint u n patrio te influent, déclarait que « ce q u ’Athènes
était en m iniature, l’A m érique le sera en m agnitude». Il
n ’a pas poussé son raiso n n em en t ju sq u ’à défendre la
dém ocratie directe, p référant souligner que la représen­
tatio n politique au rait perm is à A thènes de surpasser
«sa p ropre dém ocratie88». D ’autres patriotes influents,
com m e M axim ilien R obespierre, en France, o n t ouverte­
m ent critiqué la dém ocratie athénienne89. En A m érique,
John Adams considérait que la dém ocratie à Athènes était
atteinte par F« inconsistance », la « débauche » et la « dis­
solution des m œ u rs90», alors que le révolutionnaire fran­
çais Saint-Just déplorait, dans L’esprit de la Révolution,

Bock-Côté (dir.), La cité identitaire, O utrem ont, A théna/Chaire de


recherche du C anada en m ondialisation, citoyenneté et dém ocratie,
2007.
87. T hom as Paine (1737-1809). Intellectuel, il publie Common
Sense, un pam phlet très im portant p our le m ouvem ent patriote. Il est
aussi député à FAssemblée nationale, en France, et sera em prisonné,
car soupçonné d ’être du côté des G irondins, tro p m odérés. Libéré
après la chute de Robespierre, il reste en France et critique l’accession
au pouvoir de N apoléon Bonaparte.
88 . Jennifer Tolbert Roberts, Athens on Trial: The Antidemocratic
Tradition in Western Thought, Princeton, Princeton University Press,
1996, p. 180.
89. Claude Mossé, op. cit., 1989, p. 124.
90. Cité dans Jennifer Tolbert Roberts, op. cit., p. 182-183.
C h a p itr e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . , 71

que dans « [1]es dém ocraties [...] ; q u a n d le peuple était


assemblé, le gouvernem ent n’avait plus de form e abso­
lu e; to u t se m ou v ait au gré des h aran g u eu rs; la co n ­
fusion était la liberté ; ta n tô t les plus habiles, ta n tô t les
plus forts l’em portaient. Ce fut ainsi que [...] les tyrans
dépouillèrent le peuple d ’Athènes91». De beaux cas d ’ago­
raphobie politique.
Si Sparte et Rom e peuvent servir de m odèles contre
A thènes, c’est aussi que la dém ocratie ne conviendrait
plus, dit-on, aux tem ps m odernes. D ans les colonies b ri­
tanniques d ’Am érique, le journal Newport Mercury expli­
q uait au débu t du x v m e siècle que la dém ocratie était un
type de régim e adapté aux hom m es prim itifs constitués
en petits groupes. L’accroissem ent de la p o p u la tio n a
ren d u ce régim e obsolète92. En France, dans la fam euse
Encyclopédie éditée p ar d ’A lam bert et D iderot u n e tre n ­
taine d ’années avant la R évolution, le C hevalier de
Jaucourt93 signait la définition de « dém ocratie », présen­
tée com m e « désavantageuse aux grands États ». P our que
ce jugem ent soit clair, Jaucourt précisait que « c’est le sort
de ce gouvernem ent adm irable dans son principe, de
devenir presque infailliblem ent la proie de l’am bition de
quelques citoyens, o u de celle des étrangers, et de passer

91. Saint-Just, L’esprit de la révolution et de la Constitution de


France, Paris, Beuvin, 1791, livre II, chap. 5, p. 30.
92. Jackson Turner M ain, « G overnm ent by the People : The Ame­
rican Revolution and the D em ocratization of the Legislatures», dans
Jack P. Greene (dir.), The Reinterpretation o f the American Revolution
1763-1789, W estport, Greenwood Press, 1968, p. 322, note 2.
93. Chevalier de Jaucourt (1704-1779). Médecin, il ne pratique
qu’auprès des pauvres. Il deviendra u n im p o rtan t collaborateur de
VEncyclopédie. Il prône l’abolition de l’esclavage.
72 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

ainsi d ’u n e précieuse liberté dans la plus grande des


servitudes94».

D ém o c r a t ie et r é p u b l iq u e

Si les term es « république » et « dém ocratie » deviennent


synonym es au m ilieu d u x ix e siècle, ils font encore réfé­
rence au x v m e siècle à deux form es d ’organisation poli­
tique différentes. La valeur négative associée au m o t
« dém ocratie » et à ses dérivés s’explique en partie p ar le
choix des élites patriotes d ’em brasser l’idéal républicain,
qui est perçu p ar certains com m e p erm ettan t de juguler
les passions dém ocratiques. Les patriotes o n t en effet
adopté plus o u m o in s rap id em en t l’idéologie rép u b li­
caine, à laquelle étaient associés les concepts d ’équilibre
et de séparation des pouvoirs, de bien com m un et de vertu
civique.
Le term e '« répu b liq u e » évoquait d onc le bien, ce
qui explique le choix de l’élite éduquée de parler dès le
x v e siècle d ’u n e « république des lettres » p o u r désigner
la com m unau té des intellectuels d ’Europe qui s’étendait
au-delà des frontières politiques et religieuses95, o u encore

94. Jean Christian D um ont, « Le spectre de la République rom aine »,


dans M ichel Vovelle (dir.),op. cit., 1994,p. 15; Jean M arie Go ulem ont,
« C om m ent réinventer la dém ocratie. L’expérience du x v m e siècle »,
dans Collectif, L’interrogation démocratique, Paris, C entre Georges
Pom pidou, 1987, p. 19-24; Pierre Rosanvallon, «L’histoire d u m ot
dém ocratie à l’époque m oderne», op. cit., p. 14, note 12.
95. Didier Masseau, L’invention' de l’intellectuel dans l’Europe du
x v i i f siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 17.
Voir aussi Pierre Bayle, Les nouvelles de la République des lettres, publié
au Pays-Bas en 1648. T hom as Jefferson m entionnait lui aussi la
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 73

l’expression Respublica christiana - « rép u b liq u e chré­


tienne » - p o u r n o m m er le projet d ’u n e u n io n cosm opo­
lite qui engloberait tous les chrétiens d ’Europe. D ans de
rares exceptions, le term e «rép u b liq u e» était péjoratif,
com m e chez T heophilus Parsons96 qui expliquait dans
The Essex Resuit, publié en 1778 p o u r s’opposer au projet
d ’une nouvelle co n stitu tio n au M assachusetts, que « les
républiques de Venise et des Pays-Bas [...] o n t dégénéré en
tyrannies insupportables97 », o u encore chez l’A m éricain
John Joachim Zubly98, qui déclarait q u ’« u n gouverne­
m en t républicain est à peine m ieux qu’u n gouvernem ent
de dém ons99». M algré ces cas exceptionnels, « rép u b li­
que » est devenu au x v m e siècle une expression d u bien,
de la vertu, de la légitim ité. « J’appelle donc République
to u t État régi p ar des lois [...]. Tout gouvernem ent légi­
tim e est républicain», déclarait d ’ailleurs le philosophe
Jean-Jacques Rousseau. Il précisait, dans une n ote de bas
de page, que la m o narchie elle-m êm e p e u t être ré p u ­
blicaine si le roi n ’est pas arrogant au p o in t de se placer

République des lettres dans sa correspondance («L etter to John


Hollins», dans Adrienne Koch & W illiam Peden [dir.], The Life and
Selected Writings o f Thomas Jefferson, New York, Random House, 1944,
p. 594).
96. Theophilus Parsons (1750-1813). Juriste, il siège à la Cour
suprêm e des États-Unis.
97. Charles S. Hynem an & D onald S. Lutz (dir.), op. cit., p. 488.
98. John Joachim Zubly (1724-1781). Pasteur, il participe au C on­
grès continental de 1775, m ais décide de rester loyal à la Grande-
Bretagne.
99. G ordon S. W ood, The Creation o f the American Republic 1776-
1787, Chapel Hill, University o f N orth Carolina, 1969, p. 95.
74 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

au-dessus des lois100. D ’ailleurs, des m em bres de l’aristo­


cratie héréditaire se présen taien t com m e républicains
p o u r se d o n n er une im age respectable. À la m êm e ép o ­
que, l’édition de 1762 d u Dictionnaire de VAcadémie défi­
nissait les « républicains » com m e « des gens passionnés
p o u r la liberté de leur pays101 ». De m êm e en A m érique,
l’historien con tem p o rain G ordon S. W ood constate que
«le républicanism e ne fut jam ais u n e idéologie clandes­
tine assiégée, confinée à des réunions dans des caves et à
des intellectuels m arginaux. Au contraire, il n’y avait pas
de p ro m o teu rs plus enthousiastes d u républicanism e
que de no m b reu x m em bres de la noblesse b ritan n iq u e
et française102». Il convient, cela dit, de distinguer la co n ­
ception an tiq u e d u républicanism e de sa conception
m oderne, m êm e si les dirigeants patriotes s’inspireront
des deux modèles.

R épu blica nism e a n tiq u e

Selon la trad itio n de la philosophie et de l’histoire p o li­


tiques occidentales, il existe tro is form es pures de
régimes : la m onarchie, l’aristocratie et la dém ocratie103.
A ristote et Cicéron, qui so n t les deux philosophes p o li­

100. Jean-Jacques Rousseau, D u contrat social, Paris, GF/


Flam m arion, 1966, livre II, chap. 6 , p. 75.
101. Cité par Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, Paris,
Gallimard, 1982, p. 27.
102. G ordon S. W ood, The Radicalism o f the American Revolution,
op. cit., p. 99.
103. Voir Francis D upuis-D éri, «L’anarchie en philosophie poli­
tique : réflexions anarchistes sur la typologie des régimes politiques »,
Ateliers de l’éthique, vol. 2, n° 1,2007.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 75

tiques de l’A ntiquité les plus appréciés des m em bres de


l’élite patriote, affirm aient que la défense et la p ro m o tio n
du « bien com m un » n’étaient possibles que dans des régi­
mes où les pouvoirs sont séparés et se lim itent les uns les
autres. Il s’agit alors d ’organiser le régim e de telle m anière
qu’aucune des forces politiques actives dans la société ne
soit en m esure de prendre le contrôle des in stitutions du
régim e p o u r im poser sa volonté et faire prévaloir ses
intérêts au détrim en t des autres. La prem ière solution est
d ’équilibrer les pouvoirs, la seconde est de les séparer.
1) L’équilibre des pouvoirs correspond à u n e vision
organique de la société selon laquelle une com m unauté
com pte nécessairem ent une lignée royale, des nobles, un
clergé et le « p eu p le» , qui regroupe en p rin cip e tous
les autres, m ais q u ’elle com pte com m e sujets politiques
u n iq u em e n t les hom m es des classes écon o m iq u em en t
aisées, soit les notables, les propriétaires et les com m er­
çants (les petits salariés, les fem m es, les esclaves et les
enfants sont exclus d u pouvoir politique). É quilibrer ces
forces consiste à leur accorder une p a rt de l’autorité poli­
tique suffisante p o u r que chacune puisse équilibrer le
pouvoir des autres - la lignée royale o b ten an t le pouvoir
exécutif, les nobles et le clergé p o u v an t siéger dans un
Sénat et le « p eu p le» étan t représenté p a r u n trib u n .
Cette constitution « m ixte » p erm et d ’associer en u n seul
régim e la m o n arch ie (la lignée royale), l’aristocratie
(noblesse et clergé) et la dém ocratie (le peuple, m ais en
fait les propriétaires et com m erçants).
P our les patriotes, le term e « d ém o cratie» p o u rra
alors être associé à la C ham bre basse, dite des C om m unes,
alors que la C ham bre haute, dite Sénat ou des lords, est
76 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

associée à l’aristo c ra tie . Le rég im e c o m p re n d u n e


« b ra n ch e d ém o cratiq u e» et u n e « b ran ch e aristo crati­
que », la m onarchie se réservant le pouvoir exécutif. Cette
désignation ex prim ait la conception de l’élite politique
des constitutions mixtes, où les divers intérêts de la société
sont représentés de telle façon que les pouvoirs s’équi­
librent et se fo n t contrepoids sans q u ’aucu n ne puisse
im poser sa volonté à l’ensemble. Ainsi comprise, la dém o­
cratie n ’est pas étrangère à la république, qui p eu t in té­
grer des élém ents dém ocratiques, aristocratiques, voire
m onarchiques. Mais il arrivait que cette cham bre « dém o­
cratique » soit sévèrem ent critiquée et qu’o n lui attribue
les faiblesses généralem ent prêtées au peuple. Ainsi, écri­
vant au sujet de la m ontée de l’esprit d ém ocratique en
Am érique, u n officier de la couronne précisait qu’« il sera
nécessaire de surveiller la licence d ’u n e dém ocratie, en
réduisant l’actuel pouvoir exorbitant des assem blées104».
Cette déclaration révèle que la dém ocratie est tou jo u rs à
craindre, m êm e lorsq u ’elle n’est q u ’u n élém ent p arm i
d ’autres dans u n gouvernem ent m ixte et qu’elle s’incarne
dans une cham bre d ’assemblée où seulem ent quelques
dizaines d ’élus p ré te n d e n t représenter l’ensem ble d u
peuple. En fait, accoler l’étiquette « d ém ocratique » à la
C ham bre basse p e rm e tta it de laisser en ten d re q u ’elle
était une véritable dém ocratie. N oah W ebster105 expliquait
p o u r sa part, dans Exam ination into the LeadingPrinciples

104. Roy N. Lokken, loc. cit., p. 577, note 34.


105. Noah W ebster (1758-1843). Diplôm é de l’université Yale, il
sert dans la milice p atriote pendant la guerre de l’indépendance. Lin­
guiste, écrivain et éditeur, il veut fonder une culture américaine. Il sera
du cam p des fédéralistes et p our l’abolition de l’esclavage.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . , 77

ofthe Fédéral Constitution Proposed by theLate Convention


Held at Philadelphia (1787), que « [p lu sieu rs choses p lau­
sibles peuvent être dites en faveur de la dém ocratie pure
- et plusieurs en faveur de réu n ir tous les représentants
du peuple dans u n e m êm e assemblée - , m ais to u te l’ex­
périence prouve que ces deux idées sont incom patibles
avec la paix en société et les droits des hom m es libres106».
Cette rh éto riq u e de tran sfert de to rts de la dém ocratie
directe (assem blée p opulaire à l’agora) à la dém ocratie
représentative (cham bre basse co m p tan t quelques dizai­
nes de politiciens élus) était souvent utilisée p ar des gens
qui voulaient lim iter les pouvoirs des cham bres basses au
profit d u Sénat o u de la présidence, m ais égalem ent par
ceux qui résistaient à l’élargissem ent d u d ro it de vote aux
plus pauvres, aux anciens esclaves noirs o u aux femmes.
C haque fois, les réfractaires d iro n t q u ’il y a u n risque
d ’encourager u n excès de dém ocratie...
2) La séparation des pouvoirs correspond p o u r sa part
à une vision m écanique de la politique qui s’exprim erait
en trois types d ’actions d istinctes: l’action législative
(l’élaboration des lois), l’action exécutive (l’application
des lois) et l’action judiciaire (le jug em en t et la répres­
sion des infractions à la loi). C onsid éran t q u ’il y a u n
risque certain de tyrannie si ces trois actions sont menées
par un seul corps politique, il convient de constituer trois
corps distincts et séparés, ayant chacun com m e fonction
d ’exercer l’un de ces trois pouvoirs.

106. N oah Webster, Examination into the Leading Principles o f


the Federal Constitution Proposed by the Late Convention Held at
Philadelphia, Philadelphie, Prichard & Hall, 1787, p. 13.
78 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

A u-delà de ces considérations au sujet de l’organisa­


tio n politique et des droits des uns et des autres, l’idéo­
logie républicaine classique accordait u n rôle central à la
vertu civique. Cette vertu est une qualité que possède un
individu en raison de sa personnalité, de son éducation
et de son sexe, qui lui p erm et de s’élever au-dessus de ses
besoins égoïstes et de distinguer le «bien com m u n » . Le
législateur est l’in carn atio n de l’individu v ertueux et la
figure em blém atique d u républicanism e, soit u n e sorte
de génie politique qui d o n n e à la société une constitution
et des lois proches de la perfection. La d ém ocratie est
d ’au tan t plus dangereuse que les gens d u peuple sont très
peu portés p ar de hautes considérations : le beau, le bien,
le vrai. Le législateur vertueux aura com m e tâche d ’édu-
quer son peuple, mais il ne s’agit pas d ’encourager la p a r­
ticipation politique d u peuple aux affaires politiques - la
«dém ocratie». Il s’agit p lu tô t d ’insuffler le patriotism e,
c’est-à-dire u n sens d u devoir envers la com m unauté. Si
les gouvernants se doivent d ’être vertueux, les citoyens se
doivent aussi de l’être, m ais leur vertu consiste à accepter
de se sacrifier sur les cham ps de bataille p o u r défendre
le «bien co m m u n » et préserver l’in d épendance de la
république107.
Ces croyances au sujet de l’équilibre et de la sépara­
tion des pouvoirs, ainsi que de la vertu, étaient partagées
par les dirigeants patriotes, ce qui explique u n peu plus
encore pourq u o i ils accordaient u n sens p éjoratif au m o t

107. W ilfried Nippel, «A ncient and M odem R epublicanism :


“Mixed C onstitution” and “E phors” », dans Biancam aria Fontana
(dir.), The Invention o f the Modern Republic, Cambridge, Cambridge
University Press, 1994, p. 9.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . . 79

« dém ocratie ». P our eux, il s’agissait d ’u n régim e pur, où


le peuple gouverne en exerçant les trois pouvoirs (légis­
latif, exécutif et judiciaire) aux dépens des autres ordres
(ecclésiastiques et nobles) de la société. Il s’agissait néces­
sairem ent d ’u n e tyrannie, et de la pire de toutes, puisque
le peuple était perçu com m e u n e m asse bête et m échante,
contrairem en t aux rois o u aux nobles qui au raien t une
certaine grand eu r d ’âm e et d ’esprit.
C icéron expliquait clairem ent qu’il faut se m éfier de
la dém ocratie et lui préférer u n régim e « m ixte » : « Q uand
[...] le peuple a usé de violence envers u n roi juste ou l’a
privé de son pouvoir royal, o u encore quand, ce qui est
plus souvent le cas, il a goûté le sang de l’élite et soum is
to u t l’État à ses appétits, gardez-vous de croire qu’une
m er ou qu’un incendie, si g rand qu’il soit, puissent être
plus facilem ent apaisés qu’u n e m ultitu d e d o n t l’em p o r­
tem en t ne con n aît plus de freins ! » C icéron continuait,
p arlan t d ’u n désordre qui gagne les rap p o rts pères-fils,
enseignants-élèves, hom m es-fem m es, m aîtres-esclaves;
selon lui, m êm e les an im au x so n t tou ch és! Puis de
conclure: « [I]l faut préférer u n état de choses équilibré
et qui se form e p a r u n m élange des trois form es de
g ouvernem ent108. »
John Adam s parlait explicitem ent d u républicanism e
antique com m e d ’u n m odèle p o u r les patriotes am éri­
cains. Adam s partageait avec C icéron sa conception du
républicanism e et d u b ien co m m u n , m ais aussi de la
dém ocratie, com m e le révèle une correspondance avec

108. Cicéron, De la république, Paris, G F/Flam m arion, 1965,


livre I, XLIII-XLV, p. 40-41 et p. 43 ; et voir aussi livre II, XXXIX, p. 69.
80 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

son épouse Abigail A dam s109 au sujet des droits des fem ­
mes dans l’éventualité où les forces patriotes trio m p h e ­
raient de la Grande-Bretagne. Abigail dem ande en effet à
John, dans une lettre personnelle datée d u 31 m ars 1776,
d ’accorder aussi des droits aux fem m es dans la foulée de
l’indépendan ce, au risque de con firm er le sta tu t de
« tyrans » des hom m es face aux fem mes. Sans droits, les
fem m es sont les « vassales » des hom m es et ne devraient
pas se sentir tenues de respecter des lois, puisqu’elles n’ont
aucune voix ni « représen tatio n » dans le processus de
leur form ulation. Les term es de l’argum entaire d ’Abigail
sont to u t à fait conventionnels, en cela qu’elle reprend la
logique qui a cours chez les républicains m asculins de
son époque, à savoir q u ’u n peuple vit en tyrannie s’il n ’a
pas consenti directem ent o u p ar représentation aux lois
qui le gouvernent. C ’est à la fois ce que disaient les m ili­
tants républicains et les philosophes connus de l’époque,
d o n t John Locke et Jean-Jacques Rousseau. En consé­
quence, il était légitim e d ’en déduire que les fem m es
subiront la « tyrannie » des h om m es ta n t qu’elles ne p a r­
ticiperont pas à la form ulation des lois. « Je ne p eux que
rire », rép o n d sans d éto u r l’époux d ’Abigail. Et il lui ra p ­
pelle qu’en 1776, année de troubles sociopolitiques et
d ’agitation de la plèbe, « les enfants et les apprentis sont
désobéissants - les écoles et les collèges so n t plus tu rb u ­
lents - , les Indiens so n t effrontés face à leurs gardiens, et
les Nègres deviennent insolents envers leurs m aîtres». Si

109. Abigail Adams (1744-1818). Femme cultivée, elle discute des


droits des femm es et s’oppose à l’esclavage. Épouse de John Adams,
deuxièm e président des États-Unis et m ère de John Q uincy Adams,
sixième président des États-Unis.
C h a p i t r e i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . , 81

les h o m m es de l’élite acceptaient d ’élargir le d ro it de


voter à des catégories sociales subalternes, « il n’y aura plus
de fin. De nouvelles dem andes se feront en ten d re; les
fem m es vont dem an d er le d ro it de voter [...] et tous les
hom m es [...] v o n t d em an d er une voix égale à tous les
autres, dans toutes les actions de l’État. Cela m ène à
confondre et détruire toutes distinctions, et réd u it tous
les rangs à u n m êm e niveau co m m u n ». John Adam s ne
fait pas référence explicitem ent à la dém ocratie, m ais il
rassure son épouse en lui affirm ant que « to u t b on poli­
ticien [...] saura s’oppo ser au despotism e, à l’em pire, à
la m onarchie, à l’aristocratie, à l’oligarchie et à l’ochlo-
cratie110». «O ligarchie» désigne sim plem ent u n régim e
contrôlé par u n petit groupe de décideurs. Ochlo signifie
« fo u le» en grec, et « o c h lo c ra tie » désigne d o n c u n
régim e où dom ine la foule. Bref, si la dém ocratie est le
pouvoir du demos, l’ochlocratie est celui de la plèbe. En
vérité, ces deux régim es so n t sim ilaires dans l’esprit
d ’Adams et de ses cam arades de lutte, qui s’in q u ièten t
beaucoup de la menace que représentent les pauvres p o u r
leurs intérêts, m ais qui fo n t p eu de cas des intérêts de
leurs épouses en ta n t que fem m es, m êm e si elles savaient
arg u m en ter selon la m êm e logique et dans les m êm es
term es que les patriotes.

R épu blica nism e m oderne

Le républicanism e des dirigeants patriotes - et consé-


quem m en t leur agoraphobie politique - est égalem ent

110. Alice S. Rossi (dir.), The Feminist Papers: From Adams to de


Beauvoir, New York, Colum bia University Press, 1973, p. 10-15.
82 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

influencé par de très n o m b reu x philosophes politiques


du x v n e et du x v m e siècle, qui réin terp rèten t et rem et­
tent au goût du jour le républicanisme antique. Si la période
médiévale a fait la p a rt belle aux philosophes politiques
partisans d ’u n régim e théocratique, la Renaissance, m ar­
quée par l’ém ergence de l’hum an ism e, redécouvre les
penseurs de l’A ntiquité et adopte et adapte le m odèle
républicain111. Le philosophe politique James H arrington,
par exemple, m ilitait p ar ses écrits p o u r u n gouverne­
m en t m ixte, en in v o q u an t l’a u to rité d ’A ristote et de
C icéron: les «législateurs [...], ayant conclu que les trois
gouvernem ents [m onarchie, aristocratie, dém ocratie] ne
sont bons à rien, en o n t inventé u n autre qui consiste en
u n m élange de tous, le seul qui soit bon. C ’est là la doc­

111. Les réflexions sur le républicanism e m oderne pullulent. Voir,


parm i d ’autres : Isaac Kramnick, « Ideological Background, » dans Jack
P. Greene et J. R. Pole (dir.), The Blackwell Encyclopedia o f the American
Revolution, Oxford, Blackwell Publisher, 1991 ; Joyce Appleby, Libera­
lism and Republicanism in the Historical Imagination, Cam bridge,
H arvard University Press, 1992; Gisela Bock, Q uentin Skinner et
M aurizio Viroli (dir.), Machiavelli and Republicanism, Cam bridge,
Cambridge University Press, 1990 ; Biancamaria Fontana (dir.), op. cit. ;
Claude Lefort, «Foyers du républicanism e», dans Écrire à l’épreuve
du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 192-201 ; Claude Nicolet,
op. cit. ; T hom as L. Pangle, The Spirit o f M odem Republicanism: The
Moral Vision o f the American Founders and the Philosophy o f Locke,
Chicago, University o f Chicago Press, 1988; J.G.A. Pocock, The
Machiavellian M om ent: Florentine Political Thought and the Atlantic
Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975;
David W ootton, Republicanism, Liberty, and Commercial Society, 1649-
1776, Stanford, Stanford University Press, 1994; et le num éro spécial
« Enjeux contem porains du républicanism e » de la revue Politique et
sociétés, vol. 20 , n° 1, 2001 .
C h a p i t r e i . L e m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t ... 83

trine des anciens112». Des philosophes français d ’im p o r­


tance, tels M ontesquieu, Rousseau et Mably, devaient
égalem ent beaucoup au républicanism e classique. Ces
philosophes m odernes ad m ettaien t parfois qu’Athènes
offrait une b o n n e qualité de vie à ses citoyens et que la
production artistique et philosophique y était im portante,
m ais ils cond am n aien t sa dém ocratie directe.
Le régim e m ixte tel que celui de la république a n ti­
que de Rom e avait l’avantage de co ntrôler la dém ocratie,
com m e l’écrivait le philosophe français M ably: « [P]ar
suite de l’équilibre établi en tre les différents pouvoirs,
dès que la partie dém ocratique du gouvernem ent voulait
abuser de son autorité, elle se trouvait sans force, et co n ­
train te par la puissance des m agistrats113.» L’idée que le
pouvoir seul p eu t arrêter le pouvoir et que l’équilibre et
la séparation des pouvoirs so n t nécessaires p o u r éviter
la ty rannie était reprise p a r des philosophes influents
com m e M ontesquieu, m ais aussi p ar des acteurs p o li­
tiques com m e John Adams, qui résum era le projet rép u ­
blicain ainsi : « U n équilibre, avec to u te la difficulté que
cela im plique, d o it être préservé ou la liberté est perdue
à jam ais114.»
Les m odernes qui s’inspiraient des républiques de
Sparte et de Rom e ad m iraien t le régim e m onarch iq u e
c o n stitu tio n n el anglais, le m odèle de l’époque d ’une
« république » offrant la liberté à son peuple dans une

112. James H arrington, op. cit., p. 10 (je souligne).


113. Abbé de Mably, Œuvres complètes, vol. IV, Lyon, Delamolliere,
1792, p. 17-18.
114. Cité dans Meyer Reinhold, op. cit., p. 101.
84 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Europe étouffant alors sous la d o m in atio n de m o n a r­


chies absolutistes. La couronne anglaise avait elle-m êm e
reco n n u l’im p o rtan ce d ’u n e co n stitu tio n m ixte aussi
tô t qu’en 1642, lorsque C harles Ier avait lancé son texte
His Majesties Answer to the Nineteen Propositions o f Both
Houses Parliament, dans lequel il rappelle que la C o n s­
titu tio n b rita n n iq u e est u n m élange « d e m o n arch ie
absolue, d ’aristocratie et de dém ocratie » et qu’« il y a un
équilibre égal entre les trois ord res115».
Les républicains des tem ps m odernes se m éfiaient de
la dém ocratie, to u t com m e des autres form es de régimes
purs. La dém ocratie, dans le cadre d u discours ré p u ­
blicain, ne signifiait pas autre chose q u ’u n régim e o ù le
peuple assem blé à l’agora gouverne directem ent. Ce type
de régim e est dangereux, car il offre trop de pouvoir aux
pauvres qui v o n t l’utiliser p o u r m enacer la sécurité des
riches, c’est-à-dire l’équilibre de la com m unauté. M êm e
si le peuple cherche à défendre et p ro m o u v o ir le bien
com m un, son m anque inhéren t de rationalité et de vertu
l’entraînera à prendre de m auvaises décisions politiques
et la dém ocratie d eviendra inévitablem ent tyran n iq u e.
H arrington recom m andait que dans ce qui « est p ro p re ­
m en t appelé dém ocratie, o u g o u vernem ent p opulaire
[...], le débat [soit] géré par u n e b o n n e aristocratie [car]
le débat au sein d u peuple p ro d u it l’anarchie116». À cette
déclaration fait écho cet autre com m entaire de H arrington,
p o u r qui il y au ra to u jo u rs u n e « vraie et naturelle aristo­

115. W ilfried Nippel, op. cit., p. 17.


116. Cité par Blair W orden, « James H arrington and “The C om ­
m onwealth of Oceana”, 1656», dans David W ootton, op. cit., p. 96.
C h a p itre i. Le m o t « d é m o c r a t i e » j u s q u ’a u d é b u t . . , 85

cratie117», m êm e en dém ocratie. O n retrouve chez les


philosophes d u républicanism e m od ern e des argum ents
d o n t se serviront les parlem entaires p o u r justifier leur
pouvoir et p o u r condam ner la dém ocratie.
L’élite du m ouvem ent patriote en A m érique d u N ord
b ritan n iq u e et en France p o rta it d onc u n e conception
négative de la dém ocratie, car elle avait appris à associer
ce régim e à l’histoire d ’Athènes, et parce qu’elle était con­
vaincue que le républicanism e était u n idéal supérieur
aussi bien en term es politiques que m oraux. Cela dit,
cette élite patrio te bataillera su r deux fronts lors de la
guerre de l’indépendance en A m érique d u N o rd et de la
Révolution en France. Elle lu ttera contre les loyalistes
(A m érique d u N o rd b rita n n iq u e ) et les m onarchistes
(France) qui défendaient le statu q uo et refusaient donc
que les assemblées o ù siégeaient les patriotes s’arrogent
plus de pouvoir, au d étrim en t de la couronne. Elle lu ttera
aussi contre des forces populaires qui se m obilisaient en
faveur d ’une plus grande égalité politique et économ i­
que. Ces forces populaires seront associées p ar les p a trio ­
tes à la « dém ocratie » et considérées com m e une m enace
à la république, m êm e si celle-ci sera finalem ent fondée
par des élites qui p ré te n d ro n t défendre le bien com m un
et représenter la n atio n souveraine. Si l’élite d u m ouve­
m en t p atriote ne se réclam ait pas de la d ém ocratie et
m éprisait m êm e ce régim e, c’est d onc à la fois p o u r des
raisons culturelles qui relèvent de l’histoire intellectuelle

117. Ibid., p. 97. Voir aussi J.G.A. Pocock (dir.), The Political Works
o f James Harrington, Cambridge, Cam bridge University Press, 1977,
p. 209.
86 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

et par cohérence avec des intérêts politiques très concrets :


la dém ocratie signifiait la fin des élites politiques et écono­
m iques et des institutions qui les représentent, soit la fin
des élites patrio tes elles-m êm es et des in stitu tio n s où
elles siégeaient, d o n t les assemblées législatives.
CHAPITRE 2

Coup deforce
des parlem entaires

a guerre de l’indép en d an ce am éricaine débute en


L 1775 et la R évolution française en 1789. Toutes
deux se p o u rsu iv ro n t p e n d a n t de longues années. Des
deux côtés de l’Atlantique, l’élite qui dirige le m ouvem ent
est com posée en grande partie d ’avocats, de juristes et de
propriétaires terriens. Plusieurs siègent déjà dans les ins­
titu tio n s politiques officielles, com m e les assem blées
coloniales en A m érique d u N ord b ritan n iq u e o u les p a r­
lem ents en France, qui o n t su rto u t u n e fonction ju r i­
dique. Cette élite va s’efforcer de saper la légitim ité du
pouvoir du roi ou de l’aristocratie. D u m êm e souffle, elle
insistera sur l’incapacité politique d u peuple à se gouver­
ner lui-m êm e, to u t en pro clam an t la n atio n souveraine
et déclarant vouloir servir ses intérêts. Cette rhétorique
en apparence dém ocratique cachait u n p ro fo n d m épris
p o u r les gens d u peuple et u n refus d ’instaurer une d ém o ­
cratie, soit u n régim e o ù le peuple se gouvernerait seul,
sans être dom iné p ar des dirigeants, qu’ils soient élus ou
non. Si les m em bres de l’élite p atrio te refusaient que le
siège du pouvoir soit u n e agora où se tien d raien t des
assemblées populaires délibérantes, c’est aussi et su rto u t
qu’ils voulaient que l’institution d o n t ils étaient m em bres
m onopolise le pouvoir, aux dépens d u roi et d u peuple.
D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Certes, la guerre de l’indépendance en A m érique et


la R évolution en France sont deux événem ents h isto ri­
ques relativem ent bien connus, puisqu’ils o n t inspiré u n
énorm e travail de m ém oire à la fois de la p a rt des a u to ­
rités politiques, avec des co m m ém o ratio n s officielles,
et des spécialistes de l’histoire, de la philosophie, de la
culture et d u droit. Cela dit, l’histoire d u républicanism e
et de la dém ocratie s’éten d bien au-delà de ces deux
exemples, souvent présentés p ar leurs spécialistes respec­
tifs com m e les seuls cas ayant u n e valeur universelle et
par l’étude desquels o n p eu t saisir la m o d ern ité dans
son ensem ble. Q ui sait p o u rta n t que les Pays-Bas au
x v n e siècle offraient u n m odèle républicain - aussi connu
com m e une « m onarchie aristodém ocratique » - et cons­
titu aien t une puissance m aritim e, m ilitaire et com m er­
ciale dotée d ’u n em pire colonial ? Cette société était l’u n e
des plus riches d ’E urope, conséquence d u succès de la
C om pagnie des Indes orientales et de la traite des escla­
ves. Il s’agissait aussi d ’u n pôle culturel et intellectuel
im p o rta n t en raison de la tolérance intellectuelle qui y
régnait et du dynam ism e de ses universités. Les philoso­
phes Descartes, Spinoza et G rotius y vivaient, ce dernier
justifiant philo so p h iq u em en t et ju rid iq u em en t l’im p é­
rialism e colonial et com m ercial hollandais1.
Les Anglais o n t co n n u dès le x v n e siècle la décapita­
tion d ’un roi, C harles Ier, et l’in stau ratio n d ’une ré p u ­
blique, avant d ’assister à la restauration de la m onarchie.
Au départ, le roi C harles Ier et les parlem entaires s’o p ­

1. Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital, Montréal, Lux, 2011,


p. 102 et suiv.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 89

posent, dans les années 1620 et 1630, sur les questions de


la levée des im pôts, de la protection de la p ropriété p ri­
vée, d u d ro it à être jugé p ar ses pairs et de l’obligation
p o u r la p o p u latio n d ’héberger la tro u p e royale. Le roi
dissout le Parlem ent en 1629, p o u r le reconvoquer seule­
m e n t onze ans plus tard, face à la m enace d ’une invasion
écossaise. En 1641, le Parlem ent présente une liste de griefs
au roi dans La grande remontrance, d o n t celui d ’avoir levé
p en d a n t toutes ces années des im pôts sans son aval. Le
Parlem ent exige de contrôler les im pôts, m ais aussi l’ar­
mée, et de cau tio n n er le choix des m inistres. O ffusqué,
Charles Ier cherche à faire arrêter les députés responsables
de cet affront, qui se réfugient dans Londres o ù les m ili­
ces et la foule les protègent au cri de « Liberté au parle­
m ent ! » La guerre civile éclate. Lors de ce conflit, le discours
de la souveraineté de la n atio n devient l’élém ent central
de la propagande des parlem entaires2.
En 1646, l’arm ée des parlem en taires dirigée p ar
Olivier Crom w ell3 défait l’arm ée royale et capture le roi.
Charles Ier refuse de revenir sur le trô n e avec des pouvoirs
lim ités et parv ien t à s’échapper et à lever u n e arm ée
contre-révolutionnaire. Au-delà des déclarations de p rin ­
cipes, le Parlem ent b ritan n iq u e qui règne alors en l’ab­
sence du roi se m éfie d u peuple, m êm e s’il p réten d le

2. E dm und S. M organ, Inventing the People: The Rise o f Popular


Sovereignty in England and America, NewYork/Londres, W.W. N orton
& Company, 1988, p. 57.
3. Olivier Cromwell (1599-1658). Puritain, il sera le plus im por­
tan t chef d u camp des parlementaires, pendant la guerre civile. Chef
des armées, il deviendra le chef de la nouvelle République. Il est perçu
com m e un prom oteur de la liberté par certains ou com m e un tyran
par d ’autres.
90 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

représenter. Ainsi, les p arlem entaires déclarent : « [N ]ous


n’aim ons pas du to u t être sollicités p ar le peuple en aucune
occasion, sauf q u a n d m anifestem ent nous faillissons à
no tre tâche.» En 1647, q u a n d des Anglais déposent au
Parlem ent un e pétitio n réclam ant diverses réform es, les
parlem entaires la font b rû ler par le b o u rreau 4.
La seconde guerre civile se term ine lorsque l’arm ée
royale est encore défaite, le roi fait prisonnier, jugé en dix
jours et décapité le 30 janvier 1649. En plus de réaffirm er
sa confiance en D ieu sur l’échafaud, il déclare : « P our le
peuple, je désire réellem ent son in d ép en d an ce et sa
liberté au tan t que quiconque. Mais je dois vous dire que
cette indépendance et cette liberté consistent à avoir u n
gouvernem ent [...]. Elles ne consistent pas à avoir une p art
dans le gouvernem ent. Cela ne lui ap p artien t en rien 5. »
P endant ce long conflit, des questions sont soulevées
dans l’arm ée d u Parlem ent en raison de l’insatisfaction à
l’égard du versem ent de la solde, d u secours aux blessés,
aux veuves et aux orphelins, m ais aussi de l’enrôlem ent
de force et de la hiérarchie m ilitaire. « Les soldats, qui ont
été des instru m en ts p o u r reconquérir les libertés de la
nation, n’auraient-ils co m b attu que p o u r être en escla­
vage6? » dem ande o u vertem ent une pétition. Des soldats
se qualifient de « niveleurs » en raison de leurs revendi­
cations égalitaristes (à to u t le m oins p o u r les hom m es).
Ils se présentent com m e de « libres com m uns » « unis en
arm es, jugem ent et conscience p o u r la défense d u droit

4. E dm und S. M organ, op. cit., p. 65.


5. H ugh Ross Williamson, The Day They Killed the King, New York,
Macmillan, 1957, p. 143.
6 . M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit., p. 160.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 91

et des libertés du peuple et d ’eux-m êm es7». En plus d ’exi­


ger leur solde, ils n o m m e n t des m andataires élus, évo­
q uent la défense des terres com m unales et l’abolition de
l’esclavage et de la peine de m o rt p o u r vol (au d éb u t de
la m o dernité européenne, des m illiers de personnes sont
p endues p o u r de sim ples vols8). O r dans les débats au
sujet du d ro it de vote des individus sans prop riété, les
riches et leurs alliés craignent q u ’ils n’im posent l’égalité
p ar l’abolition de la prop riété privée et la m ise en com ­
m u n des terres. U n p o rte-p aro le des niveleurs réplique
q u’au contraire, si seuls les riches peuv en t voter, les
pauvres seraient alors réduits à n ’être que « des coupeurs
de bois et des puiseurs d ’eau, et la plus grande partie de
la n ation serait donc esclave9».
Après avoir écrasé la fronde des niveleurs, exécuté le
roi et aboli la m onarchie, le Parlem ent républicain extor­
que encore plus d ’im pôts et im pose l’austérité religieuse :
le théâtre est interdit, com m e les m aisons de jeux, les b o r­
dels, les com bats de coqs et d ’ours. Des milices p atro u il­
lent p o u r ferm er les cabarets. Le d im anche d o it être
passé en famille à lire la Bible et réciter des prières. En
1660, après la m o rt de Cromwell, le Parlem ent lui-m êm e
rétablit la m onarchie, et C harles II m o n te su r le trône.
L’histoire du prem ier républicanism e anglais révèle donc
que le parlem entarism e n ’a rien à voir avec la dém ocratie
ou la natio n souveraine, et qu’il s’agit plu tô t d ’u n rap p o rt
de force entre des élites, soit la couro n n e et le Parlem ent.

7. Ibid.
8. Ibid., p. 83.
9. Ibid., p. 164.
92 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Ces deux forces politiques p réten d en t servir les intérêts


de la n a tio n o u d u peuple, m ais ch erchent s u rto u t à
asseoir leur pouvoir, soit leur do m in atio n et leur capacité
d ’exploitation par les taxes et les im pôts.
Au x v m e siècle, p lusieurs soulèvem ents a ttire n t
l’attention des élites et suscitent leur crainte. C ’est le cas
de l’insurrectio n des esclaves contre les colons à Saint-
D om ingue en 1758 et en Jam aïque en 1760, avec quelques
figures héroïques, d o n t C ubah, la « reine » de Kingston.
Le m ouvem ent court sur u n an et se solde p ar une soixan­
taine de colons assassinés, environ 400 rebelles tués et
une centaine capturés, condam nés, puis exécutés. Le p o u ­
voir colonial lim ite ensuite le d ro it d ’assemblée, selon la
logique bien connue que le demos des subalternes qui
s’assem blent p o u r délibérer se transform e tro p souvent
en plèbe insurgée10. En fait, les années 1760 et 1770 sont
m arquées par une série de com plots, ém eutes ou révoltes
d ’esclaves, u n peu p a rto u t dans les colonies d ’A m érique.
Des paysans se révoltent aussi en Russie en 1772-1774. Puis
Londres est ébranlée p ar les ém eutes dites de « G ord o n »,
alors que les rues passent p en d an t quelques jours sous le
contrôle d ’un e foule ém eutière de plusieurs dizaines de
milliers de personnes, en 1781. La m êm e année, des in d i­
gènes du P érou com m andés p ar l’Inca Tupac A m aru 11 et

10. Ibid., p. 334.


11. Tupac A m aru (1738-1781). De son vrai n om José Gabriel
C ondorcanqui, il prend le n om de Tupac A m aru à la m ém oire d u roi
inca asassiné p ar les Espagnols au x v ie siècle. Il est d ’une famille aisée
d ’origine autochtone. Il dirige u n soulèvem ent de plusieurs milliers de
rebelles, mais sera finalem ent capturé puis écartelé et décapité, après
avoir assisté à la mise à m o rt de sa famille, sauf son fils de 12 ans.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 93

les comuneros de la Nouvelle G renade (en Colom bie) se


révoltent contre les autorités espagnoles.
Souvent, ces troubles étaient l’occasion d ’exprim er
des revendications politiques au sujet de la liberté face à
l’au torité royale ou de l’auto n o m ie dans le cadre colo­
nial. Les m otifs pouvaient aussi être religieux, m ais su r­
to u t économ iques, en particulier contre la spéculation
sur la farine. O n parlait ainsi de « guerre des farines » en
France, en 177512. Les révoltes g rondaient aussi dans les
villes portuaires sous prétexte de rations insuffisantes, de
soldes en retard ou d ’une discipline trop cruelle, ou m êm e
de résistance contre l’enrôlem ent forcé sur les navires en
partance p o u r les Amériques. À plusieurs reprises, la foule
des ports en A m érique du N o rd britan n iq u e chahute des
enrôleurs et leur troupe, et parfois incendie leur canot
p o u r libérer les individus tran sp o rtés de force vers les
navires. En 1768 à Boston, selon u n tém oin, « u n bateau
ap p arten an t à la douane fut traîné trio m p h alem en t à tra ­
vers les rues de la ville, et brû lé sur le terrain co m m u ­
n a l13». En 1775 à Liverpool, u n e grève est déclenchée
p o u r s’opposer à u n e baisse des salaires. Les soldats tiren t
sur la foule, tu e n t plusieurs contestataires et provoquent
une émeute. Des canons des navires sont traînés au centre-
ville p o u r canarder la Bourse d u com m erce, alors que la
foule saccage des m aisons de m archands d ’esclaves. Un
tém oin note alors : « Je ne pouvais m ’em pêcher de penser

12. D om inique Bordier, La voix du peuple dans l’histoire politique


et constitutionnelle de la France, Rennes, Apogée, 2008, p. 35-36.
13. M arcus Rediker et Peter Linebauch, op. cit., p. 329.
94 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

que c’était com m e à Boston, et je craignis que ce ne fut que


le com m encem ent de nos soucis14. »
Des révoltes se transform aient parfois en révolutions,
com m e à Genève en 1782, dans les Provinces-U nies de
1783 à 1787, en Belgique de 1786 à 1791. O n com prend
alors que la guerre de l’in d épendance en A m érique d u
N ord b ritan n iq u e et la Révolution en France ne so n t pas
des événem ents exceptionnels (m êm e s’ils so n t souvent
présentés ainsi au jo u rd ’h ui). Ce m ouvem ent s’est de plus
poursuivi bien après, avec des révoltes et des révolutions
en Pologne de 1791 à 1794, en Irlande de 1796 à 1798,
dans les États italiens de 1798 à 1800 et sur l’île de Saint-
D om ingue, avec la fo n d atio n de la R épublique d ’H aïti
en 1804.
Tous ces événem ents o n t sans d o u te eu u n im pact
sur le vocabulaire politique de l’époque, p rovoquant des
débats au sujet des m ots « séd itio n » , « in su rre c tio n » ,
« révolte » et « révolution », mais aussi « tyrannie » et « escla­
vage » : les autorités so n t souvent accusées d ’exercer un
tel pouvoir sur la population qu’il s’agit d ’u n esclavage
politique, c’est-à-dire que le peuple n’est pas libre, d ’u n
p o in t de vue p o litiq u e15. Le m o t « dém ocratie » a lui aussi
très certainem ent été l’objet de luttes symboliques im p o r­
tantes, su rto u t que plusieurs de ces événem ents ré p o n ­

14. Ibid., p. 332.


15. Sur la n otion d ’esclavage politique, voir p o u r la France
R aym onde M onnier, «“D ém ocratie représentative” ou “république
dém ocratique” : de la querelle des m ots (République) à la querelle
des anciens et des m odernes», Annales historiques de la Révolution
française, n° 325, juillet-septem bre 2001 ; p o u r les États-Unis, voir
Domenico Losurdo, Liberalism : A Counter-History, Londres/New York,
Verso, 2011.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 95

daient à la m êm e logique, avec la présence de trois forces


distinctes : l’auto rité traditionnelle (la m onarchie), l’élite
contestataire (noblesse o u bourgeoisie m o n ta n te , ou
encore un esclave p ren an t la direction de la révolte) et un
m ouvem ent populaire plus égalitariste. Lorsque survien­
n en t les événem ents en A m érique d u N ord et en France,
voilà presque deux siècles qu’à chaque occasion o ù les
parlem entaires te n te n t u n coup de force contre la co u ­
ronne, u n m ouvem ent populaire se form e et profite d u
tum ulte p o u r réclam er des réform es économ iques et poli­
tiques égalitaires. C’est ce qui se produit dans la républi­
que de Florence16, en G rande-Bretagne17, à Genève18, dans
les Provinces-U nies19 et en Belgique20. Ce m ouvem ent
populaire, quelle que soit sa com position, est tou jo u rs
perçu com m e une m enace à la fois p ar l’au to rité tra d i­
tionnelle et p ar l’élite contestataire, d ’où son refus de la
dém ocratie. Ainsi, Sim on Bolivar, connu com m e le père
de l’indépendance des colonies d ’A m érique latine, se
voulait républicain alors q u ’il déclarait que « nulle form e
de gouvernem ent n’est aussi débile que la dém ocratie21 ».

16. Claude Lefort, «Foyers d u républicanism e», op. cit., p. 192-


201 .
17. François-Charles Mougel, L’Angleterre du x v f siècle à l’ère vic­
torienne, Paris, Presses universitaires de France, 1978, p. 49-59.
18. R.R. Palmer, The Age o f the Democratic Revolution : A Political
History o f Europe and America, vol. I: 1760-1800 - The Challenge,
Princeton, Princeton University Press, 1959, p. 127-139.
19. R.R. Palmer, ibid., p. 324-340; Charles Tilly, European Revo­
lutions, 1492-1992, Oxford/Cam bridge, Blackwell, 1993.
20. R.R. Palmer, ibid., p. 341-357.
21. Pierre Vayssière, «Bolivar, le m ythe du libérateur», L’Histoire,
n° 128,1989, p. 15.
96 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

B rève h ist o ir e du parlem entarism e

E ntre le roi et la plèbe, donc, le Parlem ent ten tait d ’élar­


gir son pouvoir. R appelons que les parlem ents o n t été
fondés p ar les rois au M oyen Âge, dans l’espoir prem ier
d ’aider à lever les im pôts. Au M oyen Âge, il n ’existait
aucun des outils utilisés a u jo u rd ’hui p ar u n État p o u r
évaluer sa p o p u latio n et les ressources im posables - en
fait, il n ’existait pas en Europe d ’État com m e o n l’entend
depuis la fin d u x ix e siècle et le d éb u t d u x x e siècle. Les
rois ne disposaient que de quelques fonctionnaires. Les
sujets n ’étaient pas répertoriés p ar l’ad m in istratio n , ni
fichés. Les estim ations de la p o p u latio n d u royaum e de
France, ou m êm e de la ville de Paris n’étaient que pure
spéculation. Les m onarques connaissaient encore m oins
la richesse de cette population. Pour prélever les im pôts,
il fallait do n c l’aide d ’au to rités locales, u n p eu plus
proches de la p o p u latio n . Voilà p o u rq u o i les rois o n t
m obilisé les nobles p o u r les aider à prélever des im pôts.
Des parlem ents so n t alors m is sur pied à cette fin, dès les
x n e et x m e siècles, dans la péninsule ibérique (les parle­
m ents s’appellent les Cortes), dans le Saint-Empire rom ain
g erm anique (la D iète). En France, les p rem iers États
généraux o n t été convoqués en 130222. R apidem ent, les
nobles et les divers notables siégeant dans ces assemblées
o n t profité de l’occasion p o u r présenter des dem andes à

22. Yves D urand, Les républiques au temps des monarchies, Paris,


Presses universitaires de France, 1973; Bertie W ilkinson (dir.), Thé
Creation o f Medieval Parliaments, John Wiley & Sons, 1972, p. 110;
Thom as Ertm an, Birth o f the Leviathan: Building States and Regimes
in Medieval and Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge Univer­
sity Press, 1997, p. 69-72.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 97

leur souverain. Ces rencontres se sont donc transform ées


au fil des siècles en m om ents de négociation et de conflit
entre le roi et ses vassaux.
C ette histoire politique était bien connue des esprits
savants d u x v m e siècle. Le philo so p h e Jean-Jacques
Rousseau dira de l’idée de représentation q u ’«elle nous
vient du gouvernem ent féodal, de cet inique et absurde
g ouvernem ent dans lequel l’espèce h u m ain e est dégra­
dée23», une réflexion reprise p ar l’h isto rien am éricain
Samuel W illiam s en 1794, p o u r qui « [l]a représentation
[...] a été graduellem ent in tro d u ite en E urope p ar les
m onarques ; n o n pas avec l’intention de favoriser les droits
des peuples, m ais com m e le m eilleur m oyen de lever de
l’argent24». Bref, ces institutions sont devenues au fil des
siècles des lieux de négociation entre les m onarques, l’aris­
tocratie, le clergé et la bourgeoisie, m ais elles ne se v o u ­
laient en aucune m anière l’expression de la dém ocratie.
La lutte entre les parlem entaires et la cou ro n n e s’est
accom pagnée d ’u n débat d ’une grande im p o rtan ce au
sujet de la source de la légitim ité politique, au term e
duquel le peuple a fini p ar rem placer D ieu com m e p rin ­
cipal sujet de la fiction politique officielle. Au départ, le
peuple s’est vu attrib u e r u n certain rôle politique, car,
disait-on, la voix de D ieu s’exprim ait p ar la sienne, idée
synthétisée p ar l’adage latin Vox populi, vox Dei. Les

23. Jean-Jacques Rousseau, Du contrai social, op. cit., p. 134.


24. Samuel W illiams, The Natural and Civil History o f Vermont,
Walpole, 1794, cité dans Charles S. Hynem an et Donald S. Lutz (dir.),
American Political W riting During the Founding Era 1760-1805, vol. II,
Indianapolis, Liberty Press, 1983, p. 964. Voir aussi M arc Deleplace,
L’anarchie de Mably à Proudhon (1750-1850), op. cit., p. 44 et 45.
98 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

évêques au ta n t que les chefs de tribus germ aniques, puis


les rois m érovingiens et carolingiens cherchaient alors à
se faire élire p a r acclam ation. Exprim ée p ar le cri de la
foule, la décision d u peuple traduisait - en principe - la
volonté de D ieu25. L’idée qui consiste à faire concorder la
voix du peuple avec celle de D ieu fut reprise jusq u ’au
x v m e siècle26. Mais les parlem entaires firent de m oins en
m oins appel au divin dans leur discours politique, consi­
dérant de plus en plus le peuple com m e seule source de
la souveraineté politique qu’ils p rétendaient représenter.
Dans la lutte qui les opposait, la couronne et le Parle­
m en t o n t préten d u chacun de leur côté être les véritables
représentants d u peuple. Peu à peu, les parlem entaires se
so n t im posés com m e les seuls représentants de la so u ­
veraineté nationale, grâce à leurs discours, leur fortune,
leurs arm ées et leurs lois. Ce glissem ent d ’une souverai­
neté politiqu e divine vers u n e souveraineté nationale
s’explique par des transform ations de la société, plus par­
ticulièrem ent p ar des rivalités entre les élites. L’idée de
n a tio n n ’était pas nouvelle, m ais elle n ’englobait ju s­
qu’alors que les nobles et les clercs. Dire que la natio n est
assemblée, c’était décrire u n e ré u n io n des grands du
royaum e. Le m o t « n a tio n » n ’avait pas encore le sens
d ’u n sujet politique (natio n souveraine qui agit à travers
son É tat-nation) n i an thropologique ou culturel. D ’ail­
leurs, la p o p u latio n d ’u n royaum e pouvait com pter des

25. Pour une discussion détaillée, voir Michel Poizat, Voxpopuli,


vox Dei: Voix et pouvoir, Paris, Métailié, 2001.
26. Jean-Jacques Rousseau, «Discours sur l’économ ie politique»,
dans Écrits politiques, Paris, U nion générale d ’éditions, 1972, p. 38.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 99

dizaines de groupes ethniques et linguistiques distincts.


Les simples sujets, serfs, paysans libres et m êm e bourgeois
n ’avaient pas de nationalité et passaient sous le contrôle
d ’u n roi ou d ’u n autre au gré des guerres et des échanges
de territoires. Le roi exigeait alors de ses sujets la loyauté
à sa couronne, et n o n à une n atio n 27.
C ’est to u t d ’abord en G rande-B retagne qu’u n e élite
laïque com posée principalem ent de juristes et d ’avocats
sortis des universités bardés de diplôm es va s’ap proprier
les postes adm inistratifs occupés depuis des siècles p ar
des nobles. C ’est la « noblesse de robe », en raison du p o rt
de la toge, par o p p o sitio n à la «noblesse d ’épée», qui
désignait la noblesse h éréditaire d o n t le prestige était
avant to u t militaire. Cette nouvelle aristocratie d u m érite
- m érite d ’avoir obten u u n diplôm e, preuve en principe
d ’une com pétence adm inistrative - va s’opposer à l’aris­
tocratie héréditaire, d o n t les titres se tran sm ettaien t p ar
le sang de père en fils, et à l’aristocratie sacerdotale, qui
tirait son pouvoir de Dieu. Au-delà d u m érite et des com ­
pétences adm inistratives o u m ilitaires, les postes p o u ­
vaient aussi s’obten ir en payant et pouvaient ensuite être
vendus ou cédés p ar héritage.
À la recherche d ’u n e légitim ité, la nouvelle élite tra ­
vailla le concept de n atio n en rem plaçant l’idée d ’u n e
société divisée en trois ordres - les nobles, les clercs et la
plèbe - par celle d ’u n e n atio n unifiée. Grâce au concept
de nation, la nouvelle élite gom m ait le clivage sym bolique

27. Voir, au sujet d u développem ent de l’idée de nation, Liah


Greenfeld, Nationalism : Five Roads to Modernity, Cambridge, Harvard
University Press, 1992.
100 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

entre la noblesse de sang, fière des exploits guerriers réels


o u im aginés de ses ancêtres, et la noblesse de robe au
passé m oins prestigieux. Soudainem ent to u s m em bres
d ’une m êm e « n atio n », chacun devenait l’h éritier d ’u n
passé glorieux, quel que soit son rang. Cette conception
englobante de la n atio n p erm ettait d u m êm e coup aux
parlem entaires de s’im poser com m e les représentants de
toute la nation.
Ce changem ent de m entalité a été le résultat d ’u n long
processus, de retours en arrière, de réarrangem ents con­
ceptuels et d ’em bardées idéologiques. Le roi anglais et
son entourage, conscients de la force de la propagande
des parlem entaires, o n t fini p ar concéder au Parlem ent
son droit de représenter la nation, précisant toutefois que
la co uronne et la C ham bre des lords (Sénat) représen­
taient aussi la nation, chacune à leur m anière. La nation
n ’est pas ici u n objet culturel et anthropologique, m ais
bien u n sujet politique collectif, qui existe, pense, parle et
agit par l’entrem ise de ses représentants. Les parlem en ­
taires renchérissaient, affirm ant q u ’ils ne représentaient
pas sim plem ent la nation, mais qu’ils étaient la nation. En
1565, sir T hom as Sm ith d ira ainsi que «chaque Anglais
est considéré com m e étan t p résen t au P arlem ent». Le
Parlem ent étant co nfondu avec la natio n elle-m êm e, cela
p erm ettait d ’affirm er que «le co nsentem ent d u Parle­
m ent est considéré com m e étant le consentem ent de tous
les hom m es28». À n o ter q u ’alors presque aucun hom m e
anglais n ’avait le d ro it de voter, sans parler des femmes.
L’idéologie natio n aliste qui suppose l’existence d ’u n

28. Cité par Edm und S. M organ, op. cit., p. 48.


C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 101

sujet politique collectif- la nation - n’est donc pas exempte


de fétichism e et relève en partie d ’u n e pensée m agique.
La n ation existe dans des objets (le drapeau), des lieux (le
parlem ent) et elle s’exprim e p ar la voix de quelques élus
(les parlem entaires), com m e Dieu par la voix des prêtres,
les m o rts par la voix des sorcières o u les esprits p ar les
entrailles d ’anim aux sacrifiés. Poussant plus loin cette
pensée m agique, la n a tio n est considérée elle-m êm e
assemblée lorsque les parlem entaires délibèrent.
Le philo so p h e p o litiq ue co n tem p o rain C ornélius
C astoriadis s’exprim e à ce sujet de façon sarcastique:

[I]l y a plusieurs justifications em piriques de l’idée de


dém ocratie représentative chez les Modernes, mais nulle
p art chez les philosophes politiques ou prétendus tels
[ne trouve-t-on] une tentative de fonder en raison la dém o­
cratie représentative. Il y a une métaphysique de la repré­
sentation politique qui déterm ine tout, sans jamais être
dite ou explicitée. Quel est ce mystère théologique, cette
opération alchimique, faisant que votre souveraineté, un
dimanche tous les cinq ou sept ans, devient un fluide qui
parcourt tout le pays, traverse les urnes et en ressort le soir
sur les écrans de la télévision avec le visage des « repré­
sentants du peuple» ou du Représentant du peuple, le
m onarque intitulé « président »? Il y a là une opération
visiblement surnaturelle, que l’on n’a jamais essayé de fon­
der ou m ême d’expliquer. On se borne à dire que, dans les
conditions modernes, la dém ocratie directe est im pos­
sible, donc qu’il faut une dém ocratie représentative29.

Cette pensée m agique a u n avantage politique : il n ’est


plus besoin de dém ocratie (directe) puisque la n atio n

29. Cornelius Castoriadis, op. cit., p. 164-165.


102 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

s’incarnerait dans le corps de ses représentants et serait


donc assemblée et délibérerait dans cette agora qu’est le
p arlem ent. C ette idéologie nationaliste va ensuite se
répandre dans le reste.de l’Europe et en A m érique30, avant
to u t dans les territoires occupés p ar les Anglais, et cer­
tains s’en offusqueront. Ainsi, p e n d a n t la R évolution
française, Jean-Joseph M ounier déplore les usages a b u ­
sifs de certains term es d ’im portance, com m e « n atio n » :
« Rien au m o n d e ne serait plus ridicule que l’abus qu’on
fait au jo u rd ’h u i d u m o t “natio n ”, s’il n ’avait pas p ro d u it
de si terribles conséquences. [...] O n s’est servi de ce m o t :
d ’abord, p o u r exagérer les droits des députés, en les co n ­
fo ndant avec le corps d u peuple31. »

G u e r r e d e l ’I n d é p e n d a n c e et R évolution

La guerre de l’indép en d an ce am éricaine qui débute en


1776 et la prem ière R évolution française de l’été 1789
sont des événem ents différents, m ais qui co m p o rten t
nom bre de sim ilitudes et sont en partie liés. D istincts, car
leur logique n ’est pas la m êm e : les patriotes am éricains
s’engagent dans la prem ière guerre de décolonisation de
l’époque m o d ern e alors que les Français m è n e n t une
révolution q u i re p ro d u it de m anière plus radicale la
dynam ique de la guerre civile anglaise d u x v n e siècle. Le
m ouvem ent des patriotes français m enace directem ent le
roi, qui sera finalem ent renversé et décapité com m e le
m onarque anglais au siècle précédent, alors que le sou­

30. Liah Greenfeld, op. cit., p. 44-51.


31. Jean-Joseph M ounier, op. cit., p. 980.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 103

lèvem ent des colons britan n iq u es d ’A m érique d u N ord


ne fait que libérer u n territoire - les colonies - de l’em ­
prise de la m étropole, sans m enacer directem ent le roi
d ’Angleterre. D ’ailleurs, certains observateurs constatent
des différences entre les cultures politiques des deux pays,
si bien que W illiam Vans M urray32, d u M aryland, dira que
les A m éricains com m e lui co m p ren n en t bien m ieux que
les Français ce que signifie « la liberté de la dém ocratie,
sans anarchie33».
Mais ces deux événem ents so n t aussi similaires, car
ils s’inscrivent dans la dynam ique générale de lutte p o u r
le pouvoir entre les rois et les assemblées parlem entaires,
et p o u r l’autonom ie d ’u n e partie d u peuple qui cherche
à élargir sa liberté et à am éliorer ses conditions économ i­
ques. L’élite est dans chaque cas su rto u t com posée d ’hom -
rnes de loi qui occupent déjà une fonction politique dans
des assemblées élues, que ce soit les assemblées coloniales
en A m érique d u N ord o u les parlem ents et, su rto u t, l’as­
semblée des États généraux à Paris, à l’été 1789. Ainsi, en
A m érique, « 69 % des signataires de la D éclaration d ’in ­
dépendance» en 1776 (l’indépendance effective ne su r­
v iendra qu’en 1784, à l’occasion d u traité de Versailles)
« avaient occupé des postes d ’adm inistrateurs coloniaux
sous l’autorité de l’A ngleterre34». P lutôt que de ten ter de

32. W illiam Vans M urray (1760-1803). Avocat et politicien, il est


député au M aryland et am bassadeur des États-Unis aux Pays-Bas.
33. Elizabeth Fox-Genovese et Eugene D. Genovese, The M ind o f
the Master Class: History and Faith in the Southern Slaveholder’s World
View, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 241.
34. Howard Zinn, op. cit., p. 92.
104 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

détruire com plètem ent le système politique po u r en cons­


tru ire u n nouveau, les chefs p atrio tes v o n t chercher à
m odifier le système po u r que l’institution o ù ils siégeaient
jusqu’alors y occupe la place centrale. Bref, l’objectif est
que les assemblées déro b en t au roi son pouvoir, p o u r se
l’approprier, au n o m de la souveraineté de la nation.
Enfin, les deux événem ents sont liés, puisque le roi
de France ap p u iera m ilitairem en t le m o u v em en t vers
l’indépendance, su rto u t p o u r nuire à l’A ngleterre, et les
patriotes des deux côtés de l’A tlantique p articip en t du
m êm e im aginaire, ayant lu les m êm es livres d ’A ristote,
de C icéron et de M ontesquieu, et ils en tretien n en t so u ­
vent des liens personnels et am icaux par lettres et à l’oc­
casion de visites.

G u e r r e d e l ’I n d é p e n d a n c e

en A m érique du N ord

Le m ouvem ent social qui m ène à la guerre de l’in d é p e n ­


dance am éricaine est hétérogène. La Nouvelle-Angleterre
com prend 13 colonies, sans oublier l’ancienne Nouvelle-
France occupée par l’arm ée b ritan n iq u e depuis 1759 et
officiellem ent annexée p a r la cou ro n n e b ritan n iq u e en
1763. Cela dit, le C anada ne sera pas inclus dans le projet
patriote, en dépit de vaines tentatives p o u r y encourager
u n soulèvem ent o u p o u r l’annexer m ilitairem ent. C h a­
que colonie a sa p ro p re organisation politique plus ou
m oins au ton o m e de la couronne, u n degré d ’u rb an isa­
tio n qui lui est p ro p re et u n e stru ctu re sociale p a rtic u ­
lière. L’A m érique d u N ord b ritan n iq u e n ’a pas encore de
très grands centres urbains. B oston com pte vers 1770
environ 16 000 habitants, d o n t 6 500 adultes, regroupés
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 105

en u n peu plus de 2 000 familles, le q u art ayant u n e veuve


com m e « chef de famille35». La pratique de l’esclavagisme
et les rapports avec les com m unautés am érindiennes ajou­
ten t à la com plexité d u contexte sociopolitique36.
Pour les hom m es d ’ascen d an ce e u ro p é e n n e ,
l’A m érique était p lu tô t égalitaire en m atière de droits
politiques, à to u t le m oins en com paraison avec l’Europe
de l’époque. P en d an t la p ériode coloniale, en tre 50 et
80 % des hom m es adultes blancs avaient le d ro it de vote,
u n tau x approxim ativem ent dix fois plus élevé qu’en
A ngleterre37. Parm i ceux qui n ’avaient pas le d ro it de

35. Alfred F. Young, «T he W om en o f B oston: “Person o f C on­


sequence” in the M aking o f the Am erican Revolution, 1765-1776»
dans H arriet B. Applewhite et Darline G. Levy (dir.), Women & Politics
in the Age o f the Democratic Revolution, Ann Arbor, University of
M ichigan Press, 1990, p. 183-184.
36. Edward C ountrym an, The American Revolution, New York,
Penguin Books, 1985; G ordon S. Wood, The Creation o f the American
Republic 1776-1787, op. cit., 1969.
37. Rosemarie Zagarri, «Suffrage and Representation» dans Jack
R. Greene et J.R. Pole (dir.), The Blackwell Encyclopedia o f the American
Revolution, op. cit., p. 652; Donald S. Lutz, «C onsent», ibid., p. 635 et
W.A. Speck, « The Structure o f British Politics in the M id-Eighteenth
C entury», ibid., p. 4; Elisha P. Douglass, Rebels & Democrats: The
Struggle for Equal Political Rights and Minority Rule During the American
Revolution, Chicago, Q uadrangle Books, 1965, p. 4,35 et 43. Voir aussi
Robert E. Brown, Middle-Class Democracy and the Revolution in
Massachusetts, 1691-1780, Ithaca, Cornell University Press, 1955;
John Cary, «Statistical M ethod and the Brown Thesis on Colonial
Democracy», The William and M ary Quarterly, 3e série, vol. 20, n° 2,
avril 1963, p. 251-276; David Syrett, « Town-M eeting Politics in
Massachusetts, 1776-1786», The William and M ary Quarterly, 3e série,
vol. 21, n° 3, juillet 1964, p. 352-366; J.R. Pole, «Suffrage and Repre­
sentation in Massachusetts : A Statistical Note », The William and Mary
Quarterly, 3e série, vol. 14, n° 4, 1957.
106 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

voter aux élections législatives en raison de restrictions


financières, nom b re d ’entre eux pouvaient voter lors des
assemblées m unicipales p o u r élire leurs conseillers m u n i­
cipaux, leurs shérifs et d ’autres officiers adm inistratifs.
Cela dit, le m ouvem ent patrio te a plusieurs causes : sen­
tim en t d ’injustice fiscale et com m erciale p o u r les uns,
enjeux territo riau x p o u r les autres, débat religieux p o u r
plusieurs.
À Boston, les assemblées municipales ( town meetings)
qui p erp étuen t la trad itio n et la p ratique de la d ém o cra­
tie médiévale des assemblées d ’h abitants vont devenir le
lieu où s’exprim eront les hom m es m écontents, alors que
les fem m es exclues de ces agoras discuteront politique
dans les églises. En A m érique du N ord b ritan n iq u e, les
assemblées m unicipales accueillaient souvent les h a b i­
tants de plusieurs agglom érations réunies sous u n m êm e
nom officiel, u n village (town) étant u n territoire incor­
poré p ar un acte de la législature m étropolitaine ou colo­
niale. Les assemblées étaient annoncées dans les journaux,
parfois par proclam ations publiques p ar le constable, ou
de m aison en m aison. Le taux de participation aux assem­
blées était variable. Le 25 m ars 1776, seulem ent cinq p er­
sonnes se présentent à l’assemblée de Plym outh, qui est
finalem ent annulée. Il est possible que cette faible p a rti­
cipation ait été causée p ar les rigueurs de l’hiver et par
tro p d ’activités politiques. D ans le village de Topsfield,
au M assachusetts, 11 assemblées o n t eu lieu en 1776 et 18
l’année suivante, et ju sq u ’à 40 à Boston en 1781. Bref, la
p articipation à cette d ém ocratie (directe) était variable
en im portance. M ais la seule existence de ces assemblées
p erm ettait aux hom m es de se regrouper p o u r délibérer
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 107

et discuter politique lorsqu’ils en ressentaient le besoin,


com m e en période de tension et de crise. À Boston, où les
critères p o u r être autorisé à p articip er aux assemblées
n ’étaient pas très rigoureux, certaines délibérations o n t
com pté de 600 à 5 000 personnes dans les années 1760 et
177038.
Les assemblées exerçaient u n pouvoir im portant, sta­
tu a n t sur les taxes, la construction et l’entretien des ro u ­
tes et des ponts, l’aide aux pauvres. O n y discutait aussi
des perm is, des am endes, des cadastres, des changem ents
de zonage p o u r tran sfo rm er des terres com m unales en
terres privées, par exemple, ainsi que de l’adhésion de n o u ­
veaux m em bres à la co m m u n au té39. C om m e le rem arque
l’historien M ichael Schudson, l’objet de ces assemblées
était « l’ordre public » au sens large, et « pas la représenta­
tion.» com m e dans les assemblées d ’élus40. Tous les offi­
ciers des villages de la Nouvelle-Angleterre étaient choisis
par ces assemblées, soit les comm is, les trésoriers, les cons­
tables, le gardien de clôture, le vérificateur des poids et
m esures, l’huissier, etc. Les hom m es discutaient aussi de
politique aux réunions de la milice et à l’église, à la ch am ­
bre de com m erce, dans les loges m açonniques (trois à
Boston) et dans les clubs de pom piers41.

38. Alfred F. Young, op. cit., p. 188.


39. David Syrett, op. cit., p. 200-203 ; William F. Willingham, « Defe­
rence Dem ocracy and Town Governm ent in W indham , Connecticut,
1755 to 1786 », The William and M ary Quarterly, 3e série, vol. 30, n° 3,
1973, p. 402-403.
40. Michael Schudson, The God Citizen: A History o f American
Civic Life, New York, Free Press, 1998, p. 16 et 18.
41. Alfred F. Young, op. cit., p. 183-184 et 188.
108 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Les assemblées donnaient aux colons am éricains l’im ­


pression de vivre dans u n régim e de liberté p articulier
p o u r l’époque (ce qui était vrai en com paraison des royau­
mes européens o ù les assemblées d ’h abitants avaient été
abolies au fil des siècles). Ce qui ne plaisait pas nécessai­
rem ent aux m em bres de l’élite, qui exprim aient leur ago­
raphobie politique au sujet de ces assemblées. Ainsi, le
gouverneur du Massachusetts s’inquiétait que les votes des
«plus hum bles citoyens [...] assistant [aux assemblées]
avec une plus grande constance et form an t généralem ent
la m ajorité des présents, [...] l’em p o rtaien t sur ceux des
gentilshom m es, des m archands, des riches com m erçants,
b ref de la m eilleure p a rt de la p o p u latio n de la ville42 ».
En d ’autres m ots, cette dém ocratie p erm ettait aux p au ­
vres d ’im poser leur volonté et leurs désirs à l’élite éclairée
de la com m unauté, soit les plus riches.
La tension entre les patriotes et la m étropole s’ac­
centue au gré d ’événem ents tragiques et de décisions
m alheureuses de p a rt et d ’autre. Ces tensions en tre les
colonies et la m étropole sont m arquées p ar des dizaines
de soulèvem ents populaires - des m arins, des petits fer­
m iers, des pauvres, des esclaves - u n peu p a rto u t en
A m érique d u N o rd b rita n n iq u e 43. Les causes de ces
frondes sont nom breuses. En 1764, la m étropole im pose
de nouvelles taxes sur les produits que les colons lui achè­
tent et interdit du m êm e coup aux colonies d ’ém ettre leur
p ro p re pap ier-m o n n aie, larg em en t utilisé p o u r rem ­
b ourser les dettes aux créanciers britanniques. En 1765,

42. Cité dans Howard Zinn, op. cit., p. 75.


43. Howard Zinn, op. cit., p. 73.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 109

la m étropole instaure le Stam p Act (loi sur le droit d u tim ­


bre), qui exige l’achat d ’u n tim bre p o u r certaines activi­
tés économ iques notariées. L’Angleterre veut ainsi obtenir
u ne som m e considérable des colonies p o u r financer l’en­
tretien d ’une troupe de 10 000 soldats, qui devaient éven­
tuellem ent servir contre les « Sauvages » et les Français
s’il leur venait l’idée de reprendre les hostilités avec les
B ritanniques en terre d ’A m érique. Des troubles secouent
alors plusieurs colonies. En ao û t 1765, à Boston, la foule
chahute le fonctionnaire qui distribue les tim bres, puis la
m aison du gouverneur. La nouvelle se propage et des évé­
nem ents similaires se p ro d u isen t à N ew port, au Rhode
Island, quelques jours plus tard. À New York, plusieurs
milliers de m arins attaquent le fort George, siège du p o u ­
voir royal. La Caroline d u N ord et du Sud sont à leur to u r
frappées p ar le chahutage d u responsable des tim bres et
par des ém eutes. À la suite de ces événem ents, le loyaliste
Peter Oliver44 écrit que « l’Hydre s’était dressée. C haque
gueule factieuse vom issait des im précations contre la
G rande-B retagne, et la foule se pressait contre l’escla­
vage45». Mais on ne p eut encore parler d ’u n m ouvem ent
organisé de rébellion.
D ’autres ém eutes et soulèvem ents sont stim ulés par
l’inégalité économ ique de plus en plus criante entre une
petite élite qui accum ule des richesses im p o rtan tes et
une masse de travailleurs frustrés par de nom breuses dif­
ficultés financières. En 1766, environ 2 000 petits fermiers

44. Peter Oliver (1713-1791). Diplômé de H arvard et juge dans la


colonie du Massachusetts, il est loyaliste et quittera l’A m érique du
Nord pour s’installer en Angleterre.
45. Dans M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit., p. 345.
110 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

et métayers arm és se soulèvent contre les grands pro p rié­


taires de l’État de New York. Ils p e rtu rb e n t des procès et
libèrent des p riso n n iers avant d ’être b ru ta le m e n t dis­
persés. De 1766 à 1771, le m ouvem ent des R égulateurs
ébranle la C aroline d u N ord. Ces petits ferm iers et ces
travailleurs réunis p ar u n e m êm e colère p e rtu rb e n t la
collecte de l’im p ô t et p rotègent ceux qui n’o n t p u s’en
acquitter et qui risquent l’em prisonnem ent. En m ai 1771,
plusieurs m illiers de Régulateurs en arm es so n t battus
par des m ilitaires appuyés p ar de l’artillerie. Six Régula­
teurs sont condam nés à m o rt et pendus. Cela sans co m p ­
ter les soulèvem ents d ’esclaves à A lexandria (Virginie) en
1767, à PerthA m boy (New Jersey) en 1772, à Saint Andrew
(C aroline du Sud) et à Boston en 1774, où des Irlandais
descendent aussi dans la rue dans les com tés d ’U lster
(N ew York) et de D o rchester (M aryland), ainsi q u ’à
N orfolk (Virginie) et à C harleston (C aroline d u Sud) en
177546.
P endant ce tem ps, les lois Tow nshend im posées par
la m étropole dès 1767 to u ch en t des p ro d u its sensibles
com m e le thé, le papier, le verre, le plom b et les peintures
d ’Angleterre. Des appels au boycott sont lancés, parfois
avec l’assentim ent des politiciens siégeant dans les assem­
blées coloniales. A pparaissent alors des clubs de patriotes
aux nom s évocateurs de Fils de la liberté, p o u r les h o m ­
mes, et Filles de la liberté, p o u r les femmes.
D ans cette p é rio d e tro u b lée, les loyalistes en
A m érique associent la tu rb u len ce à la démocratie.- En
1768, T hom as Gage, u n officier de l’arm ée b ritannique,

46. M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit., p. 339.


C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 111

écrit au m arquis de H illsborough47 p o u r se plaindre q u ’à


Boston, «la C o n stitu tio n de la province tend à ce p o in t
vers la dém ocratie que le gouverneur n ’a plus le pouvoir
de rem édier aux désordres qui y surviennent48». Le g ou­
verneur de C aroline du N ord reprochera p o u r sa p a rt à
u n patrio te son « pen ch an t p o u r la d ém ocratie q u ’il a
m anifesté en toutes occasions49».
Le 5 m ars 1770 à Boston, une foule bigarrée co m p o ­
sée su rto u t de m arins m écontents apostrophe des soldats
b ritanniques. D ans la confusion, les m ilitaires ripo sten t
p ar les arm es à quelques boules de neige. Q uatre ou cinq
m o rts et voilà les p rem iers m arty rs d u «M assacre de
B oston». L’avocat John Adam s, qui sera b ien tô t l’u n des
dirigeants du m ouvem ent patriote, assure la défense des
soldats lors de leur procès. Il dépeint ainsi la foule ém eu-
tière : « [C] ohue bariolée de gars im p ertinents, de Nègres
et de m ulâtres, de m audits Irlandais et de m arins é tra n ­
gers », avec à leur tête Crispus Attucks, u n h o m m e d ’o ri­
gine africaine et am érin d ien n e, p e u t-ê tre u n esclave
fugueur ou ém ancipé50.
M ais l’assem blée d u M assachusetts s’enflam m e
contre les B ritanniques et u n com ité de correspondance

47. M arquis de Hillsborough (1718-1793). Secrétaire d ’État aux


colonies, connu p our son intransigeance face aux récrim inations des
colons.
48. Cité par J.R. Pole, « H istorian and the Problem o f Early Ame­
rican Dem ocracy», American Historical Review, vol. 67, n° 3, avril
1962, p. 33.
49. Cité par G ordon S. W ood, The Creation o f the American
Republic 1776-1787, op. cit., p. 83.
50. M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit., p. 349.
112 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

est m is sur pied, véritable réseau horizontal de co m m u ­


nication entre les diverses colonies. Par ailleurs, le boy­
cott du thé b ritan n iq u e se p o u rsu it et des navires aux
cales pleines sont incendiés à A nnapolis, au M aryland. Le
16 décem bre 1773, des patriotes organisent le Boston Tea
Party. Déguisés en « sauvages » et m an œ u v ran t des canots
dans le p o rt, ils s’infiltrent à b o rd de trois vaisseaux en
rade et passent par-dessus b o rd leurs caisses de thé. Lord
G erm ain, nom m é p ar le roi p o u r être secrétaire d ’État
dans les colonies, p rétend que les assemblées populaires
trop dém ocratiques sont directem ent à blâm er p o u r cette
action: «Voilà ce qui ressort de leurs m isérables assem ­
blées m unicipales - ce so n t les gestes d ’u n e racaille
tum ultueuse et ém eutière, qui devrait [...] s’en tenir à ses
em plois salariés et ne pas s’em bêter avec la politique et
les affaires du gouvernem ent, d o n t elle n’a aucune com ­
p réhension51.» O n voit bien ici ce trait de l’agoraphobie
politique qui saisit dans u n m êm e m ouvem ent - réel,
cela dit - la possibilité p o u r le demos de s’assem bler
p o u r délibérer et de se m u er en plèbe insurgée. Ces deux
m om ents n ’en font plus q u ’un , qui p ren d to u t son sens
dans l’irru p tio n d ’u n acteur politique collectif dan g e­
reux et illégitime, parce q u ’irrationnel, c’est-à-dire p o li­
tiq u em en t incom pétent.
Cette idée reviendra régulièrem ent, com m e dans ce
passage tiré de Essex Resuit qui discute de la possibilité de

51. Cité par Frank M. Bryan, Real Democracy: The New England
Town Meetings and How it Works, Chicago, University o f Chicago
Press, 2004, p. 24.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 113

réu n ir des dizaines de m illiers de personnes dans une


m êm e agora p o u r les faire délibérer :

Si le nom bre des gens avait été si petit que l’ensemble


p o u rrait s’assembler sans inconvénient, l’opinion de la
m ajorité serait plus facile à connaître. Mais au-delà de
l’inconvénient d ’assembler autant de personnes, aucun
grand avantage n’en découle. Soixante mille personnes ne
peuvent discuter avec candeur et décider par délibération.
Le résultat ne serait que tumultes, émeutes et meurtres.
Mais l’impraticabilité de form er une telle assemblée rend
inutile to ut autre com mentaire52.

Il y a dans le sim ple fait d ’être assemblés en g ran d n o m ­


bre u n processus q u i tran sfo rm erait nécessairem ent le
demos en plèbe ém eutière et m eurtrière, l’agora n’étant
que l’anticham bre de la rue o ù le peuple fait irru p tio n
avec violence dans l’espace politique.
O r cette « brèche53 » que le peuple insurgé p ro d u it
dans l’ordre social appelle une réplique arm ée de la m étro­
pole, qui ne se fait pas attendre. Le p o rt de B oston est
fermé jusqu’à ce que les colons rem boursent le thé détruit,
les adm inistrateu rs d u M assachusetts sero n t à p résent
n o m m és d irectem en t p a r L ondres, les h ab itan ts o n t
l’obligation d ’héberger des soldats b ritan n iq u es et to u t
B ritannique co m m ettan t u n e infraction sera jugé n o n
pas en A m érique m ais dans la m étropole. De plus, les
colons sont o u trés p ar la p ro clam atio n de l’Acte de
Q uébec qui rattache au C anada u n vaste territoire q u ’ils

52. Essex Result, N ew buryport, Massachusetts, 1778, dans Charles


S. Hynem an et Donald S. Lutz (dir.), op. cit., p. 496 (je souligne).
53. M artin Breaugh, op. cit.
114 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

convoitaient et qui autorise les franco-catholiques à p ré ­


server leur religion.
Les gouverneurs b ritan n iq u es v o n t dissoudre des
assemblées, com m e c’est le cas en Virginie en m ai 1774,
face à la grogne p opulaire et aux revendications d ’une
p a rt de l’élite coloniale envers la m étropole. Les p arle­
m entaires de Virginie se réunissent alors illégalem ent et
lancent u n appel aux autres colonies p o u r fo rm er un
congrès intercolonial. Des représentants so n t nom m és
u n peu p a rto u t, parfois m êm e p ar les assem blées offi­
cielles, et 56 délégués patriotes se ren co n tren t finalem ent
à Philadelphie le 5 septem bre 1774. D u côté patriote, on
couche sur papier des griefs, on exige que les colonies
puissent lever leurs propres im pôts, on dem ande rép ara­
tio n au roi et o n m a in tie n t le boycott. Les fem m es se
m obilisent p o u r p ro d u ire des biens essentiels, com m e
les vêtem ents, rédigent des articles contre les Anglais et
déno n cen t les agressions sexuelles d o n t elles so n t vic­
tim es de la p a rt de soldats b rita n n iq u e s stationnés à
Boston, parfois chez les habitantes et les habitants. Elles
m èn en t aussi des actions directes, d o n t la réap p ro p ria­
tio n de n o u rritu re retenue p ar des spéculateurs54. Des
fem m es sont inform atrices ou espionnes55, et elles sont
nom breuses à suivre les troupes, parfois avec leurs enfants.
Ce sont souvent les m ères ou les épouses des soldats. Elles
sont porteuses d ’eau o u lavandières, et la trad itio n p ré­
voit une ratio n et m êm e u n e solde p o u r leurs services.

54. Alfred F. Young, op. cit., p. 199.


55. Linda K. Kerber, «L’action des femm es dans la Révolution
am éricaine», dans C hristine Fauré (dir.), Nouvelle encyclopédie poli­
tique et historiques des femmes, Paris, Belles lettres, 2010, p. 154.
C h a p i t r e 2. Coup d e fo r c e d es pa r l e m e n t a ir es 115

Chez les B ritanniques, elles peuvent représenter de 10


à 20 % de la tro u p e, alors que George W ashington56, le
général de l’arm ée patriote, décide q u ’il n’y aura pas plus
d ’une fem m e po u r 15 miliciens57. Enfin, des fem mes s’h a­
billent en hom m es p o u r p articiper aux com bats, com m e
D eborah Sam pson58, d u M assachusetts, qui p ro noncera
plus tard des conférences p o u r partager son expérience
m ilitaire59. C ependant, seul l’État d u New Jersey accor­
dera le droit de vote aux fem m es, et cette décision sera
annulée en 1807.
En cette période tu m ultueuse, u n débat éclate dans
les jo u rn a u x au sujet de la dém ocratie60. Les loyalistes
conservateurs ten ten t de qualifier de m ouvem ent d ém o ­
cratique la contestation contre les B ritanniques. D aniel
L éonard61, p ar exemple, p réten d que les patriotes rêvent
d ’instaurer une tyrannie populaire. John Adams, patriote
déjà très influ en t, lui rép o n d d ans N ovanglus and
Massachusettsensis, publié en 1775, en affirm ant qu’« [u]n
despotism e d ém o cratiq u e est u n e co n trad ictio n dans

56. George W ashington (1732-1799). Richissime américain, géné­


ral de l’arm ée indépendentiste, prem ier président des États-Unis. Il
sera p our l’abolition graduelle de l’esclavage et dem andera à ce que ses
propres esclaves soient libérés après sa m ort.
57. Linda K. Kerber, op. cit., p. 154.
58. D eborah Sam pson (1760-1827). Issue d ’une famille pauvre,
elle sera servante, puis enseignante, avant de joindre l’arm ée patriote
sous le nom de Robert Shurtleff.
59. Linda K. Kerber, op. cit., p. 153.
60. Voir Jackson Turner Main, op. cit., p. 322, note 2.
61. Daniel Léonard (1740-1829). Avocat et loyaliste. Pendant la
guerre de l’indépendance, il p art avec les troupes britanniques lors­
qu’elles évacuent Boston. Sa propriété, comm e celle d ’autres loyalistes,
sera confisquée.
116 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

les term es62». M ais A dam s « adoptera très rapidem ent la


position inverse », constate avec justesse l’historien Elisha
P. D ouglass63. En effet, Adams se déclare finalem ent an ti­
dém ocrate, in d iq u a n t p ar exemple dans u n e lettre per­
sonnelle qu’« en réalité, le m o t “d ém ocratie” signifie ni
plus ni m oins une n ation de gens sans au cun gouverne­
m en t [...]. Rappelez-vous, une dém ocratie ne dure jam ais
longtem ps. R apidem ent, elle se perd, s’exténue et s’assas­
sine elle-m êm e. Il n ’y a jam ais eu une dém ocratie qui n’a
pas com m is de suicide64». Ce revirem ent s’explique par
le fait que les patriotes m odérés et conservateurs sentent
rapidem ent le besoin de se distinguer des autres patriotes
considérés radicaux en raison de leurs exigences écono­
m iques et politiques égalitaires. John Adams accusera ainsi
le pam p h let de T hom as Paine, Le sens com m un, d ’être
tro p « dém ocratique65 ». P lutôt que de s’étiqueter com m e
dém ocrates, les patriotes m odérés et conservateurs vont
préférer se dire partisans d ’une république, u n concept
noble qui évoque le bien com m un.
La m étropole restera sourde aux récrim inations des
patriotes, o p ta n t m êm e p o u r l’occupation m ilitaire de
Boston. Selon les m onarchistes loyalistes, les colons jouis­
sent déjà de la « liberté des Anglais », célébrée en Europe par
les esprits éclairés. Au slogan « Pas de taxation sans repré­
sentation », on oppose l’idée de la représentation virtuelle,
c’est-à-dire que tous les Anglais sont considérés com m e

62. Cité par G ordon S. W ood, The Creation o f the American


Republic 1776-1787, op. cit., p. 62-63.
63. Elisha P. Douglass, op. cit., p. 18.
64. Cité par Bertlinde Laniel, op. cit., p. 65.
65. Cité dans Howard Zinn, op. cit., p. 86.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 117

représentés au Parlem ent, q u ’ils soient en A ngleterre ou


dans les colonies. C om m e l’a expliqué le politicien et p h i­
losophe anglais E d m u n d Burke, u n député ne représente
pas ceux qui F ont choisi u n e fois qu’il est élu, m ais bien
l’ensem ble de la n ation anglaise, u n argum ent très com ­
m un à l’époque66. Les colons n ’o n t d onc pas à s’opposer
à des taxes sous prétexte q u ’ils n’y auraient pas consenti
p ar absence de représentants siégeant au Parlem ent. À
cela les colons o n t répliqué en évoquant la tyrannie et l’es­
clavage politique, affirm ant qu’ils ne sauraient être libres
s’ils ne peuvent déléguer des représentants au Parlem ent
qu’ils au raien t choisis eux-m êm es. Ils affirm aient q u ’il
devait y avoir u n e co m m u n io n d ’in térêt réelle entre les
délégués et les électeurs67. Engagé dans une défense pas­
sionnée du système représentatif, A lexander H am ilto n 68
expliquait dans une lettre personnelle adressée à G o u ­
verneur M orris69 le 19 m ai 1777 q u ’u n e «dém o cratie

66. Voir «The People the Best Governors», op. cit., p. 396; James
A. Morone, The Democratic Wish : Popular Participation and the Limits
o f American Government, New York, Basic Books, 1990, p. 39.
67. Voir « Consideration on the Propriety o f Im posing Taxes in the
British Colonies» (discuté dans Elisha P. Douglass, op. cit., p. 46).
68. Alexander H am ilton (1757-1804). Avocat, il s’enrôle dans
l’armée patriote et devient l’aide de camp de George Washington. Après
l’indépendance, il m ilitera pour la création d ’un gouvernem ent fédé­
ral fort et centralisateur. Il sera conseiller du président W ashington,
mais en rivalité avec Thomas Jefferson. Il est secrétaire au Trésor quand
il se bat en duel avec A aron Burr, alors vice-président, p our une his­
toire d ’insultes exprimées par H am ilton en privé. Blessé par u n coup
de feu, ce dernier m eurt le lendemain.
69. G ouverneur M orris (1752-1816). Avocat et hom m e d ’affaires
de New York, il vit aussi à Philadelphie. Politicien patriote, il sera
délégué lors de la Convention constitutionnelle. Élitiste, il est contre
118 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

représentative» est u n ,ré g im e dans lequel le pouvoir


législatif, exécutif et judiciaire est attribué à des p erso n ­
nes « réellem ent choisies par le peuple », ce qui offre le plus
de stabilité70.
Face aux réponses de la m étropole, le Congrès lève
alors une milice. C ’est à Lexington, to u t près de Boston,
que les forces rivales s’affrontent p o u r la prem ière fois le
19 avril 1775. La guerre vient de débuter. Elle d u rera six
ans, divisant l’A m érique d u N o rd entre patriotes, loya­
listes et attentistes. Alors que des patriotes sont faits p ri­
sonniers et enferm és dans des navires b ritanniques o ù les
conditions sanitaires so n t épouvantables, en tra în a n t la
m o rt de milliers d ’entre eux, ils parviennent to u t de mêm e
à s’organiser collectivem ent et à s’entraider. C om m e le
constatent M arcus Rediker et Peter Linebaugh, deux his­
toriens de l’histoire populaire, « ils p ratiq u aien t la d ém o ­
cratie, distribuaient entre eux la nourriture et les vêtements
avec équité, se dispensaient eux-m êm es des soins [...] : il
se gouvernaient eux-m êm es71».
Bien avant que la guerre ne s’achève, le Congrès p ro ­
clam era solennellem ent l’indépendance le 4 juillet 1776.
Les patriotes parv ien n en t à se poser en défenseurs de la
justice et de la liberté. La m étropole est accusée d ’im p o ­
ser par ses taxes et ses im pôts une tyrannie qui relève de

l’élargissement du droit de vote. Il sera am bassadeur en France de


1792 à 1794. «G ouverneur» est bel et bien le prénom de M orris, et
non son titre de fonction.
70. Arne Naess, Jens A. C hristophersen et Kjell Kvalo, op. cit.,
p. 101.
71. M arcus Rediker et Peter Linebaugh, op. cit., p. 351.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 119

l’esclavage politique. John A dam s déclare, au sujet des


dirigeants de Londres, « [n]ous ne voulons pas être leurs
nègres » ; George W ashington affirm e que ses alliés et lui-
m êm e se sentent « aussi m isérablem ent opprim és que nos
propres noirs72». D ’ailleurs, George W ashington, à la fois
l’hom m e le plus riche en A m érique du N o rd et le général
de l’arm ée continentale, avait refusé d ’enrôler dans son
arm ée des esclaves en échange de leur liberté (s’ils survi­
vaient). Lord D u n m o re73, co m m an d an t en chef des tro u ­
pes britanniqu es en Virginie, lança q u an t à lui cette offre
aux esclaves, à la consternation des chefs patriotes. Q u an t
à l’idéal dém ocratique, il ne com pte p o u r rien dans leur
m otivation politique. En 1782 com m en cen t des n égo­
ciations de paix, auxquelles p articip en t John A dam s et
Benjamin Franklin74. Elles seront conclues à Paris le 3 sep­
tem bre 1783. La G rande-B retagne reconnaît l’in d ép en ­
dance des colonies.

72. D om enico Losurdo, Liberalismi A Counter-History, Londres/


New York, Verso, 2011, p. 49
73. Lord D unm ore (1732-1809). Pendant la colonie, il sera gou­
verneur de FÉtat de New York, puis de l’État de Virginie. Il com m an­
dera des troupes britanniques pendant la guerre de l’indépendance.
Après l’indépendance, il retourne en Angleterre, puis sera gouverneur
aux Bahamas.
74. Benjamin Franklin (1706-1790). H om m e cultivé et inventeur
(on lui doit le paratonnerre), il est une célébrité des deux côtés de
l’A tlantique. Il est envoyé com m e am bassadeur en France par les
patriotes. Il libère ses propres esclaves, puis m ilite p our l’abolition de
l’esclavage. O n peut lire ses écrits, entre autres, dans Avis nécessaire à
ceux qui veulent devenir riches, M ontréal, Lux, 2012.
120 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

L a g u e r r e d e l ’I n d é p e n d a n c e
vue de la F ran ce

La lutte des patriotes am éricains est u n sujet de réflexion


et de débats en France au sein de l’élite politique. D ’ail­
leurs, la France a dépêché u n corps expéditionnaire dirigé
p ar La Fayette75 p o u r com battre les soldats b ritanniques
aux côtés des troupes patriotes, ce qui aura p o u r effet de
précipiter la crise financière de la royauté française, qui
forcera le roi à réu n ir les États généraux à Paris au p rin ­
tem ps 178976. Les m em bres de l’élite française connaissent
bien la situation politique de l’autre côté de l’A tlantique,
car plusieurs d ’entre eux o n t publié leurs im pressions de
voyage dans les A m ériques et de nom b reu x A m éricains
o n t visité Paris (Benjam in Franklin, G ouverneur M orris
et T hom as Jefferson, entre autres). Des am itiés se nouent,
des lettres sont échangées (entre W ashington et La Fayette,
par exemple) et le patriote américain Thom as Paine signera
des textes dans des jo u rn au x français et sera m êm e m em ­
bre de FAssemblée nationale une fois la Révolution la n ­
cée. Quelques années avant la Révolution, plusieurs livres
analysant la vie politique am éricaine paraissent en France,
ainsi que des trad u ctio n s françaises de textes patriotes et
de constitutions d ’États am éricains77. François-Jean de

75. La Fayette (1757-1834). Il participe à la Révolution française,


et il est m êm e nom m é à la tête de la Garde nationale, mais il entre en
rivalité avec les Jacobins. Déclaré «traître à la n ation», il fuit vers
l’étranger en 1792. Il revient en France sous le règne de Napoléon
Bonaparte.
76. Albert Soboul, op. cit., p. 118.
77. Voir Denis Lacorne, «La “République am éricaine” vue de
France», dans Michel Vovelle (dir.), op. cit., 1994.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 121

C hastellux signe Voyages en A m érique du N ord 1780-


1782. En 1784, l’abbé M ably publie Observations sur le
gouvernem ent et les lois des États-Unis d ’Amérique. Deux
ans plus tard, C ondorcet publie De l’influence de la révo­
lution d ’Am érique sur l’Europe. Brissot, qui voyagera en
A m érique, signe en 1787, avec Clavière, De la France et
des Etats-Unis, ou de l’im portance de la révolution de
l’Am érique pour le bonheur de la France, des rapports de ce
royaume et des États- Unis, des avantages réciproques qu’ils
purent retirer de leurs liaisons de commerce. De plus, La
Rochefoucauld trad u it en 1783 les Constitutions des treize
États-Unis de l’Amérique, alors que Le Mercure de France
propose dans son édition d u 17-24 novem bre 1787 une
version française de la C on stitu tio n fédérale.
Em m anuel Sieyès, dans son discours Sur l’organisa­
tion du pouvoir législatifet la sanction royale (1787), exhorte
les Français à ne pas se laisser séduire p ar le m odèle am é­
ricain qui, s’il était adopté en France, n’aurait p o u r effet
que de « déchirer la France en une infinité de petites dém o­
craties78». Cela dit, le choc politique que provoque l’in ­
dépendance des colonies b ritan n iq u es offre l’occasion
p o u r certains Français de polém iquer au sujet du sens du
m o t «dém ocratie», et m êm e d ’en offrir u n e définition
en ru p tu re avec ses origines antiques (voir chapitre p ré ­
cédent). Le cas de Jean-N icolas D ém eunier79, qui sera

78. Cité par Denis Lacorne, ibid., p. 94.


79. Jean-Nicolas Dém eunier (1751-1814). Délégué aux États géné­
raux, député et président de l’Assemblée. Il quitte la France p our les
États-Unis en 1791 et revient en 1796. Il est nom m é président de
l’Assemblée sous N apoléon B onaparte, et il défend des positions
conservatrices.
122 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d éputé lors de la R évolution, retien t l’atten tio n , car il


tente d’élargir la définition de la dém ocratie p o u r y inclure
le régim e représentatif des États-Unis. D ans son ouvrage
Essai sur les États-Unis publié en 1786, il critique la façon
d o n t l’abbé M ably parle de la dém ocratie, et à nouveau
dans l’entrée « États-U nis » de son Encyclopédie m étho­
dique, économie politique et diplom atique (1786) :

Nous avons fait voir à l’article DÉMOCRATIE dans quel­


les erreurs on est tom bé [...] pour avoir mal saisi le sens du
term e démocratie, ou gouvernement démocratique : le livre
de M. l’abbé de Mably est plein de faux jugem ents qui
viennent de cette méprise. [...] Dans les républiques de
l’Antiquité dont on nous parle, le peuple agissait par lui-
même & sans représentants ; dans les États- Unis, il agit par
représentants & non par lui-m êm e : le gouvernement y est
dém ocratique ; mais ce n’est pas une dém ocratie, si l’on
donne à cette expression la valeur que lui donnent Aristote
& M. l’Abbé Mably80.

Toujours dans son Encyclopédie méthodique, il définit la


d ém ocratie com m e la « fo rm e de g ouvernem ent dans
laquelle le peuple jo u it de la souveraineté81 ». D ém eunier
est donc conscient du sens originel d u m o t « dém ocratie »,
m ais profite de l’expérience politique am éricaine co n ­
tem poraine p o u r affirm er que « [l]es in stitutions am éri­
caines sont bien dém ocratiques82». Il ne propose rien de
m oins qu’une nouvelle définition selon laquelle la dém o ­

80. Jean-Nicolas D ém eunier, Encyclopédie méthodique, économie


politique et diplomatique, vol. II, Paris/Liège, Panckoucke/Plomteux,
1786, p. 364.
81. Ibid., p. 54.
82. Ibid., p. 363.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 123

cratie n ’est plus u n régim e où le peuple s’assem ble et se


gouverne sans chef(s), com m e à Athènes dans l’Antiquité,
mais un régime où le peuple représenté ne s’assemble plus
et ne se gouverne pas directem ent.
D ém eu n ier ten te u n e « in n o v atio n idéologique»,
p o u r reprendre une n o tio n de l’historien des idées p o li­
tiques Q u en tin Skinner, qui discute précisém ent de cette
pratique qui consiste à assigner à u n m o t une nouvelle
définition descriptive et n o rm ativ e83. D ém eu n ier tr a ­
vaille le langage politique en récu p éran t le m o t « d ém o ­
cratie» p o u r lui assigner u n e nouvelle signification et
l’utiliser p o u r désigner u n nouvel objet, ici u n régim e où
le peuple ne se gouverne pas. M ais la tentative d ’in n o ­
vation de D ém eunier ne sera pas co uronnée de succès,
d ’au tan t qu’il énum ère lui-m êm e pas m oins de 13 p ro ­
blèm es inhérents à la dém ocratie, d o n t l’instabilité, la
violence et la tyrannie. S’inscrivant dans la trad itio n his­
torique et philosophique occidentale, il précise que ceux
qui détiennent le pouvoir parce qu’ils o n t été élus n’ap ­
p artien n en t pas ta n t à une dém ocratie élective q u ’à une
«aristocratie élective84», et précise que lorsque la p o p u ­
lation est trop grande, « [1] e gouvernem ent dém ocratique
[...] n ’offre plus que des restes de la liberté & de l’égalité
de la démocratie. C ’est u n e liberté fictive, réelle seule­
m ent en bien peu de cas. Les droits des citoyens s’y réd u i­
sent souvent à la vaine prérogative de do n n er leur suffrage
à l’élection des officiers de l’État85».

83. Q uentin Skinner, «M oral Principles and Social Change», op.


cit.,p. 148.
84. Giovanni Lobrano, op. cit., p. 51-52.
85. Jean-Nicolas Dem eunier, op. cit., p. 67.
124 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Des Français constatent que les patriotes am éricains


n ’utilisent pas le term e « d ém o cratie» p o u r désigner
leurs nouveaux États indépendants et qu’il est donc in ap ­
prop rié de qualifier ainsi les États-U nis, com m e le so u ­
haite D ém eunier. Le député Jean-Baptiste M arie-François
Bresson86, qui so u m ettra ses Réflexions sur les bases d ’une
constitution en 1794 à la C onvention nationale, précise
ainsi :

Voyez les sages américains : ont-ils appelé une seule des


parties de l’U nion République démocratique? Examinez
leurs différentes constitutions ; il n’en est pas une qui pu
subsister avec le système de la démocratie. [...] Qu’on cesse
donc de dire une chose qui n’est pas, qui ne peut être, qui
ne doit pas être, qu’on ne se dise pas que nous avons une
constitution dém ocratique. [...] N otre constitution ne
sera ni dém ocratique, ni m onarchique, ni oligarchique, ni
aristocratique; ce sera la constitution de la République
française87.

Lorsque les Français associaient les États-U nis avec la


dém ocratie, c’était généralem ent avec u n e in ten tio n cri­
tique de m ise à distance. Ils considéraient que la stru c­
tu re fédérale décentralisée à l’am éricaine ne convenait
pas du to u t aux besoins politiques de la France88.

86. Jean-Baptiste M arie-François Bresson (1760-1832). Avocat,


député du côté des G irondins. Il votera contre l’exécution du roi,
sera em prisonné mais s’échappera. Il servira l’em pereur Napoléon
Bonaparte.
87. Jean-Baptiste M arie-François Bresson, Réflexions sur les bases
d ’une constitution, Paris, Im prim erie nationale, 1795, p. 3-4.
88. Antoine Barnave, «Discours sur l’inviolabilité d u roi», dans
François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 30; et Claude Mossé,
op. cit., p. 67-68.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 125

La p r e m iè r e r é v o l u t io n en F rance (1789)

En France, la situation est ten d u e bien avant que n’éclate


la révolution de l’été de 1789. L’année précédente, des
ém eutes p e rtu rb e n t déjà l’o rdre social à Toulouse, D ijon,
Pau et G renoble en raison de rivalités entre la couronne
et les parlem ents, qui o n t p o u rta n t m oins de pouvoir que
les assem blées coloniales am éricaines, p u isq u e leur
cham p d ’action est p rin cip alem en t ju rid iq u e. La p re ­
m ière révolution éclate finalem ent en France après la
décision du roi de convoquer les États généraux p o u r
tenter de résoudre la grave crise financière à laquelle il
fait face. Les États généraux co n stitu en t u n e assemblée
com posée de trois ordres : la noblesse, le clergé et le Tiers
État. Il ne s’agit toutefois pas d ’un m odèle de pouvoirs
équilibrés ou séparés, puisque les trois ordres so n t réunis
danS une seule et m êm e instance d o n t la fonction n ’est
que consultative, au service d u roi. Lorsqu’elle se réu n it
en m ai 1789, elle n ’avait pas siégé depuis le x v n e siècle.
Le roi com pte utiliser cette assem blée p o u r évoquer
devant l’élite d u pays ses problèm es financiers et la con­
vaincre de faire quelques sacrifices. P arto u t en France
o n t lieu des discussions et les délégués qui p a rte n t vers
Paris ap p o rte n t des cahiers de doléances, dans lesquels
les sujets exprim ent des requêtes au roi.
Des fem m es joignent le m ouvem ent et se réunissent
dans des assem blées n o n mixtes, com m e ces «m ères,
sœ urs, épouses et am antes, des jeunes citoyens de la ville
d ’Angers », réunies à l’hôtel Libertas. Plus de 300 femm es
endossent une déclaration com m u n e de solidarité avec
les jeunes hom m es citoyens de la ville qui s’opposent aux
126 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

nobles89. Des fem m es p re n n e n t aussi la parole p o u r exi­


ger u n statu t de « citoyennes » à p a rt entière, certaines
p o u r critiqu er les «É tats prétendus généraux» (je so u ­
ligne) et pro tester « co n tre le faux titre et o u trag ean t
p o u r nous que p ren d l’Assemblée des É tats-G énéraux»,
d ’où les fem m es so n t exclues. Ces fem m es signent u n
acte p o u r attester « à jam ais l’o p p o sitio n u n an im e de
to u t le Sexe [fém inin] aux délibérations prises en son
absence90». Q u a n t aux signataires de la «R equête des
dam es à l’A ssemblée n ation ale» , elles d e m an d en t que
l’Assemblée proclam e que « [t]ous les privilèges d u sexe
m asculin so n t en tièrem en t et irrévocablem ent abolis
dans toute la France» et que « [l]e sexe fém inin jo u ira à
to u jours de la m êm e liberté, des m êm es avantages, des
m êm es droits et des m êm es h o n n eu rs que le sexe m as­
culin91 ». M ais la solidarité m asculine tien t b o n et l’élite
rejette ou ignore ces dem andes jugées tro p radicales ou
sim plem ent farfelues, m êm e si elles sont exprim ées dans
les m ots qu’u tilisen t les p a trio te s: citoyenneté, droit,
liberté, abolition des privilèges et des inégalités politiques.
La situatio n est très ten d u e lorsque se réunissent
enfin les États généraux. Q uelques jours avant le début
des séances, une ém eute populaire éclate à Paris au cours
de laquelle des m aisons so nt incendiées et des gens assas­
sinés. Si le roi s’attendait à de calmes délibérations, il s’est
donc gravem ent trom pé. Des trois ordres particip an t aux
États généraux, c’est d u Tiers État q u ’ém ergera le m o u ­

89. Discours repris dans Milagros Palma (dir.), op. cit., p. 202-205.
90. Ibid., p. 218 et 224.
91. Ibid., p. 187.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 127

vem ent révolutionnaire. Ce troisièm e ordre co m prend


principalem ent des avocats, des juristes et quelque 13 %
de «capitalistes», soit des m archands, des m an u factu ­
riers ou des banquiers. Des nobles et des clercs s’y sentent
plus à leur place qu’au sein de leur pro p re ordre, tels que
le noble M irabeau et l’abbé E m m anuel Sieyès. Plusieurs
m em bres du Tiers État sont liés organiquem ent à l’Ancien
Régime, pu isq u ’ils occu p ent des fonctions ad m in istra­
tives ou judiciaires92. Le Tiers État tente u n coup de force
p o u r s’im poser com m e la principale puissance politique
de France. Réunis à Paris, ses m em bres v o n t rap id em en t
se dissocier des deux autres ordres et se proclam er seuls
représentants de la nation. C ’est la Révolution.
Pour bien m arquer la nouveauté, l’assemblée du Tiers
État se déclare le 17 ju in Assemblée nationale. M ais co n ­
trairem en t à ce qui s’est passé en A m érique, o ù les parle­
m entaires m em bres d u Congrès continental sauront assez
bien garder le contrôle politique d u m ouvem ent patriote,
les parlem entaires français de l’Assemblée nationale font
rapidem ent face à u n m ouvem ent populaire radical exi­
geant de profondes réform es économ iques et politiques.
Le 14 juillet, c’est le peuple de Paris qui s’em pare de la
Bastille, u n événem ent certes m oins im p o rta n t à l’époque
que ne le laisse croire le m ythe contem porain, m ais qui
est tout de m êm e caractéristique des débordem ents p o p u ­
laires auxquels faisaient face les chefs patriotes. Deux jours
plus tard sont fondées la C o m m u n e de Paris et la Garde

92. Alfred Cobban, The Social Interpretation o f French Revolution,


Cambridge, Cam bridge University Press, 1964; Gary Kates, « In tro ­
duction », dans The French Revolution : Recent Debates & New Contro­
versies, Londres/New York, Routledge, 1998, p. 5.
128 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

nationale, deux in stitu tio n s politiques o ù d o m in e n t les


p atriotes égalitaristes. Fin juillet, les prem iers contre-
révolutionnaires p re n n e n t le chem in de l’exil, les cam ­
pagnes se soulèvent et des paysans incendient les châteaux
des nobles.
L’Assemblée nationale est encore m odérée. Si elle vote
l’abolition des droits seigneuriaux (4 ao û t 1789), p ro ­
clame la D éclaration des droits de l’hom m e et d u citoyen
(10 août) et rejette l’idée d ’u n Sénat (10 septem bre), tous
acceptent encore que le roi garde sa couronne à la co n ­
dition qu’il cède le p ouvoir législatif et fiscal aux p arle­
m entaires. Sans se dire « républicains », les chefs patriotes
cherchent à établir u n nouvel équilibre des pouvoirs, en
conform ité avec l’idéologie républicaine. Les acteurs les
plus influents d ’alors, qui so n t en concurrence p o u r le
pouvoir - M irabeau, La Fayette et A ntoine Pierre Joseph
Barnave93- , sont des patriotes favorables à u n e m onarchie
constitutionnelle plus o u m oins sim ilaire à la m onarchie
parlem entaire britan n iq u e. Sans penser à se débarrasser
du roi, ils vo n t débattre p o u r savoir qui de la couronne
ou de l’Assemblée a le dro it de déclarer la guerre. Or, dans
la rue, le peuple s’agite.
Si les m em bres de l’élite patrio te leur refusent l’éga­
lité de droit, des femmes de Paris ne s’em pêchent pas d’agir
politiquem ent. Elles m archent sur Versailles le 5 octobre
p o u r en déloger le roi et le ram en er aux Tuileries, o ù le
peuple p o u rra garder l’œ il sur lui. Q u an t à la crise finan­

93. Antoine Pierre Joseph Barnave (1761-1793). Avocat à Grenoble,


il participe à la Révolution, devient député et président de l’Assemblée.
Accusé de complicité avec la couronne, il est em prisonné, puis exécuté.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 129

cière, elle n ’est toujours pas réglée. Les nouveaux m aîtres


du jeu politique cherchent à résoudre le problèm e en
nationalisant les biens de l’Église en novem bre 1789. Cette
décision provoque la colère des conservateurs religieux
et m ène à la guerre civile. Le roi espère bien que les contre-
révolutionnaires en so rtiro n t vainqueurs et lui red o n n e­
ro n t les pleins pouvoirs. Tentant de rejoindre les exilés, le
roi fuit Paris à la dérobée, m ais sera reconnu sur la route
de l’exil et ram ené à Paris. Il aura beau p rétendre avoir
été enlevé, cette fable ne tro m p e p ersonne et la légitim ité
de la m onarchie en sort terrib lem en t affaiblie. D ans des
villes et des villages, les gens effacent les m ots « roi » et
« royauté » gravés sur les m urs des bâtim ents publics. À
Paris, au club des Cordeliers, certains com m encent à p ro ­
noncer des discours qui envisagent u n e France sans roi.
J,es parlem entaires se divisent alors entre conser­
vateurs et radicaux, les prem iers voulant en arriver à un
com prom is avec le roi, les seconds désiran t abolir la
m onarchie. Le club des Jacobins se m et à son to u r à faire
la prom otion de la république, ce qui pousse les plus con­
servateurs à quitter ce club p o u r fonder celui des Feuillants,
où l’on discute de m onarchie constitutionnelle. En sep­
tem bre 1791, les parlem entaires accouchent enfin d ’une
prem ière constitution révolutionnaire : le bicam éralism e94
est rejeté et l’Assemblée nationale devient le seul organe
législatif. M ais la m onarchie est préservée et le roi co n ­
serve le pouvoir exécutif. Si le roi n ’est plus au-dessus des

94. O rganisation d u pouvoir législatif en deux cham bres, soit le


Sénat ou Cham bre des lords d ’une part, et l’Assemblée nationale ou
Cham bre des com m unes de l’autre.
130 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

lois, il conserve u n d ro it de véto qui lui p erm et de b lo ­


quer l’adoptio n d ’u n e loi p en d an t quatre ans.
En cette période de troubles et de conflits, plusieurs
m ots sont utilisés à des fins politiques p o u r étiqueter et
discréditer des adversaires, com m e « aristocrate », qui évo­
que le « reproche » chez ceux qui « en abusent dans le dis­
cours », dira G érard de Lally-Tollendal dans u n discours
devant l’Assemblée en septem bre 178995. Les gens d u p e u ­
ple d ép lo re n t que si les loyers so n t si élevés à Choisy,
c’est qu’il y vit « beaucoup d ’aristocrates96». Cette époque
m ouvem entée d o n n e égalem ent l’occasion de créer de
nouveaux concepts à l’existence éphémère, com m e « aristo-
dém ocrates», qui désigne ceux qui veulent im poser «le
règne tu rb u le n t des factieux97». « D ém ocratie » reste un
m o t rarem en t utilisé. Lorsqu’il l’est, c’est parfois sur u n
to n n eutre98 o u p o u r désigner u n des trois régim es de la
typologie classique (m onarchie, aristocratie, d ém o cra­
tie99), m ais le plus souvent p o u r évoquer le chaos et le
règne ty ran n iq u e et violent des pauvres. D ans u n dis­
cours prononcé à la C ham bre des nobles au m ois de m ai

95. G érard de Lally-Tollendal, « Second discours sur l’organisa­


tion du pouvoir législatif et la sanction royale» (14 septembre 1789),
dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 391.
96. John H ardm an (dir.), op. cit., p. 2.
97. Pierre Rétat, «Partis et factions en 1789. Émergence des dési­
gnants politiques », Mots, vol. 16, n° 16,1988, p. 84.
98. Par exemple : Raym ond Boisgelin, « Discours sur le droit de
paix et de guerre» (21 m ai 1790), dans François Furet et Ran Halévi
(dir.), op. cit., p. 177.
99. Par exemple: Catéchisme patriotique à l’usage des mères (1789),
dans Vivian R. Gruder, « Un message politique adressé au public. Les
pam phlets “populaires” à la veille de la révolution», Revue d ’histoire
moderne et contemporaine, vol. 39, n° 2,1992, p. 175.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 131

1789, le com te d ’A ntraigues100 to n n e contre ceux qui


ten d en t vers « la dém ocratie qui, dans u n gran d em pire,
n’est autre que l’anarchie101 ». D iscutant de la dynam ique
des États généraux, la Gazette de Leyde (15 septem bre
1789, n° 74) s’en p ren d au «[pjarti démocratique» qui
«pousse à l’excès les p rin cip es p o p u la ire s102». P our
d ’autres, la dém ocratie est une « h o rre u r» p ar laquelle
chaque citoyen est u n «desp o te» et u n « ty ra n 103». Les
acteurs politiques de l’époque savaient que l’utilisation
du m o t « dém ocratie » était m otivée p ar des inten tio n s
politiques. U n auteur anonym e qui signe « U n plébéien »
rap p o rte que les « aristocrates » qui se m obilisent « contre
les partisans d u peuple [...] crient à la république, à la
démocratie, p o u r effrayer le M onarque » et le forcer à réa­
gir plus d u re m e n t104. Jacques-Pierre Brissot, qui note en
intro d u ctio n que la France est m ain ten an t « libre » après
s’être languie «sous l’esclavage» politique, constate cette
utilisation abusive d u m o t p ar ceux qui veulent effrayer
le public: «“N ous ten d o n s à la dém o cratie”, voilà leur
grande objection. Le m o t dém ocratie est u n épouvantail
d o n t les fripons se servent p o u r tro m p er les ignorants105. »

100. C om te d ’A ntraigues (1753-1812). Écrivain, diplom ate et


espion. Il m eurt assassiné près de Londres.
101. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne », op. cit., p. 15. Voir aussi, p our d ’autres utilisations du m ot
«dém ocratie» com m e synonym e d ’«anarchie», T im othy Tackett,
op. cit., p. 105 et 278.
102. Dans Pierre Rétat, loc. cit., p. 79.
103. Tim othy Tackett, op. cit., p. 105.
104. À M. le comte d ’Antraigues, sur son apostasie, sur le schisme de
la noblesse, et sur son arrêté inconstitutionnel, juin 1789, p. 26.
105. Jacques Pierre Brissot, Plan de conduite pour les députés du
peuple aux États généraux de 1789, avril 1789, p.21.
132 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

L’id é a l dém ocratique

ET LE P R O J E T DE L’ ÉLI TE PATRI OTE

Au m oins deux raisons expliquent que ce qu’il est convenu


d ’appeler les « pères fondateurs » des régimes électoraux
libéraux m odernes n ’aient pas utilisé le m o t « dém ocratie »
p o u r désigner leur projet politique en A m érique d u N ord
b ritannique et en France. Prem ièrem ent, le m o t « d ém o ­
cratie » signifiait alors ce que nous entendons au jo u rd ’hui
par « dém ocratie directe », c’est-à-dire un régim e à l’image
de celui d ’Athènes, qui p erm et à to u t h o m m e po u v an t se
prévaloir du titre de citoyen de prendre p a rt directem ent
aux décisions de l’assemblée siégeant à l’agora. O r u n tel
régim e dém ocratique était associé, aux yeux des élites, à
la tyrannie de la m ajorité, soit des pauvres, im m o rau x et
inaptes à reconnaître et prom o u v o ir le «bien com m u n » .
De plus, les pères fondateurs qui occupaient en général
des sièges dans les assemblées ne voulaient pas de la dém o­
cratie dans la m esure o ù cela aurait signifié d ’abolir ces
assemblées et donc leur siège, d o n t ils tiraient des privilè­
ges et du pouvoir. En toute cohérence, c’est parce qu’ils ne
cherchaient pas à in staurer une dém ocratie que les pères
fondateurs ne désignaient pas ainsi leur p rojet politique.
De plus, le m o t « dém ocratie » et ses dérivés avaient
alors u n sens clairem ent péjoratif. Il est en to u te époque
possible p o u r u n individu o u u n groupe de revendiquer
explicitem ent p o u r soi-m êm e une étiquette dérogatoire,
car c’est un e façon de m arq u er sa radicalité, sa pureté
idéologique, et de se distinguer de ses adversaires et du
système. Cela dit, m êm e s’ils étaient des rebelles, les pères
fondateurs étaient aussi intégrés au système qu’ils com ­
b attaient de par leurs postes adm inistratifs ou politiques,
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 133

ou leur éducation, leur fo rtun e et leurs réseaux fam iliaux


et sociaux. S’ils cherchaient à provoquer, ils ne voulaient
pas n o n plus paraître tro p excentriques. Les références au
républicanism e et à la république étaient beaucoup plus
adaptées à leurs sensibilités, aux norm es de leur classe
sociale et à leurs objectifs rhétoriques et politiques.
Le m o t « dém ocratie » et ses dérivés évoquaient si clai­
rem en t des images négatives (injustice, chaos, violence,
m eurtre, tyrannie, etc.) et il était si souvent associé à des
qualificatifs péjoratifs q u ’il n’était plus nécessaire de p ré ­
ciser son sens négatif lorsqu’o n l’utilisait. Ainsi, dans la
com plainte Apothéose de Mirabeau, écrite en 1791, l’évê-
que radical de Paris, Gobel, est surnom m é le « Pontife des
dém ocrates », ce qui est dénigrant, sinon en apparence, à
to u t le m oins dans les faits, dans la m esure où il s’agit d ’un
texte antirévolutionnaire106.
Le m o t était donc utilisé p o u r p ro d u ire des effets
politiques.
Premièrem ent, en qualifiant ses adversaires de « dém o­
crates », u n acteur politique sous-entendait qu’ils étaient
irrationnels, irresponsables et q u ’ils avaient p o u r projet
d ’affecter la stabilité politique, économ ique et sociale du
pays. M êm e les réform es ou les projets les plus m odérés en
faveur d ’une plus grande influence d u peuple en politi­
que, com m e les assemblées locales et municipales ou m êm e
les élections annuelles, étaient étiquetés par leurs o p p o ­
sants com m e relevant d ’u n esprit d ém ocratique, donc
m alsains. L’association à la dém ocratie cherchait à jeter le

106. Michel Delon et Paul-Édouard Levayer (dir.), Chansonnier


révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1989, p. 72.
134 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

discrédit. De plus, en accusant ses adversaires d ’être dém o­


crates, on laissait entendre q u ’on ne l’était pas soi-m êm e.
Par effet de distinction, on se p résentait alors com m e rai­
sonnable, vertueux, respectueux de la p ropriété privée et
des riches, et apte à reconnaître et à pro m o u v o ir le bien
com m un.
À titre d ’exemple, rappelons les propos de M ounier,
le 11 novem bre 1789, dans son Exposé de ma conduite à
VAssemblée nationale et les m otifs de m on retour en
D auphiné: «A ujourd’hui [...] je suis détesté p ar le parti
dém ocratiqu e107. » O n co m p ren d ra rapidem ent, en lisant
la suite du discours, q u ’une telle détestation est u n h o n ­
n eu r p o u r lui, u n e preuve de son b o n sens, puisque ce
sont les dém ocrates qui so n t condam nables. En effet,
M ounier déplore que plusieurs jo u rn au x participent de
la «faction d ém ocratique» et q u ’ils s’insp iren t de Jean-
Jacques Rousseau, « l’oracle de tous les partisans de la
dém ocratie108». Il fait égalem ent référence à u n p rétendu
« p arti dém ocratique » et évoque « u n e to u rb e frénétique
de dém ocrates» liée à « u n e m u ltitu d e ig n o ran te» . O r
quelle est, au juste, cette dém ocratie? Sim plem ent, selon
M ounier, un régim e o ù le peuple se gouverne lui-m êm e.
Dans une note de bas de page, il insiste : « J’entends, par
dém ocratie, l’état où le peuple en corps gouverne, soit
qu’il exerce sim plem ent le pouvoir de faire des lois, soit
qu’il exerce tous les pou v o irs109.» Pour M ounier, « [l]es
partisans de la d ém ocratie [...] tro u v en t plus sim ple et

107. Jean-Joseph M ounier, op. cit., p. 986.


108. Ibid., p. 979.
109. Ibid., p. 930-931.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 135

plus com m ode d ’exciter l’orgueil de la m ultitu d e en a b u ­


sant des m ots volonté générale, souverain et nation». O r
les «démocrates [sont] égarés p ar de fausses idées su r la
lib erté110». Ces passages in d iq u e n t clairem ent qu’il est
possible p o u r u n acteur politique de se distinguer des
dém ocrates en p réten d an t partager avec eux l’am o u r du
peuple, mais en étant « détestés » p ar ceux-ci, p o u r ensuite
les considérer com m e u n e force politique dangereuse,
puisque « ig n o ran te » et qui tro m p e le peuple p a r « de
fausses idées ». D ans u n autre discours, il dira encore : « Je
rivaliserai avec les plus dém ocrates en respect p o u r mes
semblables, en am o u r p o u r l’égalité », m ais si le peuple
«veut gouverner lui-m êm e, il p erd sa liberté [...] après
avoir parco u ru toutes les h o rreu rs de l’anarchie la plus
cruelle111».

La fiction d e la s o u v e r a i n e t é d u p e u p l e

Des com m entateurs de l’époque vont déplorer que cer­


tains com m encent à utiliser le term e « dém ocratie » p o u r
séduire les masses. Par exemple, dans sa réplique au p am ­
phlet Le sens commun de T hom as Paine, qui n’utilise p o u r­
tan t pas une seule fois ce m ot, u n de ses contradicteurs,
James C halm ers, explique que « [l]es dém agogues [...]
p o u r séduire le peuple et les attirer dans leurs plans crim i­
nels toujours lui p rom ettent la dém ocratie; m êm e si [...]
nous croyions u n G rand A uteur [sans doute J.-J. Rousseau],

110. Ibid., p. 996.


111. Jean-Joseph M ounier, «D iscours sur la sanction royale»
(5 septem bre 1789), dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit.,
p. 894.
136 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

“Q u’il n’a jamais existé, et n’existera jamais, de vraie D ém o­


cratie dans le m o n d e ”112». C ette rem arque in d iq u e la
possibilité de tro m p er le peuple avec le m o t « dém ocra­
tie». D e m êm e, C arter B raxton113, u n des signataires de
la D éclaration d ’indépendance, fait référence environ au
m êm e m o m e n t aux « artifices » de ceux qui parlent « en
faveur de gouvernem ents populaires», et qui «peuvent
influencer et tro m p e r» le peuple, alors q u ’il associe la
«sim ple dém ocratie» au tu m u lte et à l’ém eute114.
D ans les cas de la guerre de l’in d ép en d an ce am é­
ricaine et de la R évolution française, le slogan de la « so u ­
veraineté du p eu p le» servait aux p arlem en taires à
accroître leur pouvoir de séduction et à rallier le peuple
à leur cause dans la lutte les opp o san t au roi. Des m o n a r­
chistes s’offusquaient de cette rh éto riq u e de la souverai­
neté du peuple o u de la nation, qui évoquait u n principe
en apparence contraire aux lois de la natu re ou à celles de
D ieu. À titre d ’exem ple, des Françaises m onarchistes
déposent en juillet 1795 à la C onvention une déclaration
dans laquelle elles d éb o u lo n n en t la rh éto riq u e de la so u ­
veraineté d u peuple :

112. Plain Truth: Addressed to the Inhabitants o f America, Containing


Remarks on a Late Pamphlet, Entitled Common Sense, Philadelphie,
Bell, 1776, p. 8.
113. C arter Braxton (1736-1797). Riche planteur et député de
l’Assemblée coloniale de Virgine, il rejoint le m ouvem ent patriote et
perd sa fortune p endant la guerre de l’indépendance.
114. Carter Braxton, «A Native o f This Colony: An Address to the
Convention o f the Colony and A ncient D om inion o f Virginia on the
Subject of G overnm ent in General, and Recom m ending a Particular
Form to T heir A ttention» (8 juin 1776), dans C. S. H ynem an et
D. S. Lutz (dir.), op. cit., vol. I, p. 333.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 137

[C ep e n d an t ne dit-on pas encore au Peuple aujourd’hui:


Que la Souveraineté réside essentiellement dans l’universa­
lité des Citoyens. [...] [P]ourrait-on établir les formes de
son nouveau Gouvernem ent sur une base plus m enson­
gère? N O N : jamais la Souveraineté n’existera en réalité
dans le nombre. [...] Q uand elle se répand, la Souveraineté
existe dans un centre, se perd dans l’imm ensité des êtres.
Aussi est-il reconnu que le Peuple ne peut jamais l’exercer
lui-même. D’ailleurs, com m ent l’H om m e naîtrait-il Sou­
verain lui, qui en venant au m onde n’est que faiblesse et
dépendance? [...] L’Hom m e est donc né pour obéir: plus
il y a d ’Hommes ensemble, plus ils sont tenus à cette obéis­
sance : Le Souverain par essence est Dieu seul"5.

A u-delà des inquiétudes des m onarchistes, il y avait u n


écart profond entre les paroles et les in stitutions mises en
place par les pères fondateurs de la préten d u e d ém ocra­
tie m oderne. La p art m asculine du peuple réalise certains
gains politiques et juridiques à l’issue de ces luttes entre
les parlem entaires et la couronne, mais le peuple ne p ren ­
dra pas le pouvoir. Au m ieux aidera-t-il les chefs patriotes
à accroître leu r p ouvoir au n o m de la souveraineté du
peuple. Les dirigeants patriotes s’efforcent, bien sûr, de
discréditer la légitim ité d u pouvoir d u roi o u de l’aristo­
cratie, m ais les patriotes insistent aussi su r l’incapacité
politique du peuple à se gouverner lui-m êm e. O n retrouve
ici les argum ents classiques de l’agoraphobie politique, à
savoir que le peuple est irrationnel et donc incapable de
prom ouvoir le bien com m un, qu ’il est aisém ent m anipu-
lable par des dém agogues, et qu’il ne p eu t de to u te façon

115. Discours repris dans Milagros Palma (dir.), op. cit., p. 173.
138 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

s’assembler, car la p p p u latio n des nations m odernes est


tro p nom breuse et tro p éparpillée sur u n vaste territoire.
C ’est déjà ce q u ’affirm ait John Adam s en 1787, dans
A Defence o f the Constitutions o f G overnem ent o f the
United States :

O ù est la plaine suffisamment vaste pour les contenir tous


[le demi-million d’habitants de la Virgine], et quels sont
les moyens pour les assembler tous ensemble, et combien
de temps cela prendra-t-il ? Une dém ocratie simple et par­
faite n’a jamais existé jusqu’à présent parm i les hommes.
Si un village d’un demi-mile [un peu m oins d ’u n kilom è­
tre] carré et d’une centaine de familles est capable d ’exer­
cer tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires par
votes unanim es ou par votes majoritaires, voilà le mieux
qui a pu être dém ontré par la théorie ou l’expérience116.

Il rappelle ensuite la supériorité politique de représen­


tan ts élus (com m e lui-m êm e), plus intelligents que le
peuple qu’ils représentent.
C om m e ils craignent et m éprisent les gens d u p e u ­
ple, il est donc bien no rm al que les dirigeants d u m ouve­
m en t patriote ne rêvent pas d ’in staurer une dém ocratie
(directe). Pour le Français A ntoine-Pierre-Joseph-M arie
Barnave, l’u n des plus influents p atrio tes rév o lu tio n ­
naires et délégué aux États généraux et à la prem ière
Assemblée nationale, « l’exercice im m éd iat de la souve­
rain eté» p a r le peuple, c’est-à-dire «la d ém o cratie» ,
représente « to u t ce qu’il y a dans la nature de plus odieux,
de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-m êm e ».
D’ailleurs, selon Barnave, l’histoire a prouvé que la dém o­

116. John Adams, op. cit., p. 7.


C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 139

cratie est « le plus grand des fléaux117». À la m êm e époque,


le député M ounier déclare, devant l’Assemblée :

C’est une vérité incontestable que le principe de la sou­


veraineté réside dans la nation, que toute autorité émane
d’elle; mais la nation ne peut se gouverner elle-même.
Jamais aucun peuple ne s’est réservé l’exercice de tous les
pouvoirs. Tous les peuples, pour être libres et heureux, ont
été obligés d’accorder leur confiance à des délégués, de cons­
tituer une force publique pour faire respecter les lois, et de
la placer dans les mains d’un ou plusieurs dépositaires.

Il déclare ensuite que « [l]a dém ocratie, dans u n grand


État, est une absurde chim ère118».
Les révolutions vont donc perm ettre aux politiciens
élus de renforcer le pouvoir politique de l’in stitu tio n où
ils siègent et p ar conséquent leur pro p re p ouvoir p o li­
tique - puis de s’assurer u n e très avantageuse carrière,
qui se term in era parfois b ru talem en t en raison de rivali­
tés m eurtrières au sein de l’élite...
L’idée qu ’ils fondaient des « dém ocraties » n ’a donc
jam ais traversé l’esprit des dirigeants des m ouvem ents
patriotes. L’étiquette de « d ém ocrate» n ’est alors accolée
qu’aux plus radicaux p o u r les discréditer, tandis qu’on
insiste sur l’incapacité d u peuple à se gouverner lui-m êm e
sans l’interm édiaire de représentants. Ainsi, en France, le
girondin Brissot, ouvertem ent antidém ocrate, déclare que

117. Antoine Barnave, « Discours sur les conventions nationales et


le pouvoir constituant» (31 août 1791), dans François Furet et Ran
Halévi (dir.), op. cit., p. 54.
118. Jean-Joseph M ounier, «D iscours sur la sanction royale»
(5 septem bre 1789), dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit.,
p. 880 et 892.
140 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

« la p lu p art des désordres » q u ’o n t connus les cités d ém o ­


cratiques antiques « peuvent être attribués à leur m anière
de délibérer. Le peuple délibérait sur la place119». De l’autre
côté de l’A tlantique, James M adison, u n des pères de la
C o n stitu tio n am éricaine, exprim e lui aussi très claire­
m ent cette p eu r d u peuple délibérant : « Si chaque citoyen
d ’A thènes avait été u n Socrate, chaque assem blée ath é­
nienne aurait été m algré to u t une cohue120. »
Avant d ’être instru m ental, l’an tidém ocratism e des
patriotes est sans d o u te sincère. Il est le résultat d ’une
socialisation pro fo n d ém en t élitiste, influencée en grande
partie par l’éducation classique que reçoivent les leaders
patriotes des deux côtés de l’Atlantique. Après des débats
virulents qui parfois se tran sfo rm en t en véritables coups
de force, c’est finalem ent le discours de la souveraineté
populaire représentée qui l’em p o rtera sur celui de la so u ­
veraineté populaire exercée. Adams en A m érique et Sieyès,
Brissot et Robespierre en France seront p arm i les plus
im portants propagandistes du système représentatif, qu’ils
entendent légitim er et contrôler, ce qui leur perm et, p ar
le fait m êm e, de justifier leur fonction et leur pouvoir.
John A dam s, p ar exem ple, déclarait en 1776 que « l’as­
semblée représentative [...] devrait être en m in iatu re le
p o rtrait exact d u peuple dans son ensem ble. Elle devrait
penser, sentir, raisonner et agir com m e lui », m ais préci­
sera quelques années plus tard que « le peuple » est « le
pire » « gardien de sa liberté » « qu’il soit possible d ’im agi­

119. Cité par Laurence C ornu, op. cit, p. 78-79.


120. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, The Federa­
list Papers, New York, Penguin Books, 1987, p. 336.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 141

ner » puisqu’il ne peut « ni agir, ni juger, ni penser, ni vou­


lo ir121». Bref, les m em bres de l’élite « représentative » se
croient et se disent nécessaires, com m e E m m anuel Sieyès
qui déclare qu’ils sont « bien plus capables [que le peuple]
de connaître l’intérêt général». En conclusion, selon lui,
«la France n’est point, ne p e u t pas être u n e démocratie»
et «le peuple, je le répète, dans u n pays qui n ’est pas une
dém ocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut
parler, ne p eu t agir que p ar ses représentants122». Sieyès,
à qui l’on do it cette déclaration, est ici à la fois juge et
partie, puisque c’est à titre de député à l’Assemblée n atio ­
nale qu’il affirm e que le peuple est inapte à se gouverner
et qu’il a donc besoin p o u r le diriger de représentants, soit
Sieyès lui-m êm e et les autres députés à qui il s’adresse...
Cette quête d u pouvoir p ar les m em bres de l’élite et
leur agoraphobie politique très clairem ent exprim ée ne
sont pas nécessairem ent à m ettre sur le com pte d ’u n éli­
tism e égoïste. Les chefs patriotes pouvaient désirer accroî­
tre leur pouvoir afin de défendre et p ro m o u v o ir des
valeurs telles que la liberté, l’égalité, la justice et la solida­
rité. Ils étaient prêts aussi à accorder aux hom m es adultes
des droits nouveaux. D ’o ù d ’ailleurs la D éclaration des
droits (Bill o f Rights) p o u r encadrer la C on stitu tio n des
États-U nis et la D éclaration universelle des droits de
l’hom m e et du citoyen, en France, toutes deux adoptées
en ao û t 1789. Et ils pensaient peu t-être réellem ent que le

121. James A. M orone, op. cit., p. 33.


122. Em m anuel Sieyès, « Sur l’organisation d u pouvoir législatif et
la sanction royale», dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit.,
p. 1025 et 1027.
142 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

bien du peuple est m ieux servi par u n e élite éclairée qui


le gouverne.
De leur côté, des gens d u peuple révéraient certains
des m em bres de cette élite, qu’ils percevaient com m e leurs
cham pions et leurs protecteurs. Ils étaient disposés à les
aider à obtenir plus de pouvoir, au risque m êm e de leur
vie. L’agoraphobie politique se retrouvait d onc aussi au
sein du peuple, plusieurs étant convaincus que le peuple
n’avait pas la capacité de se gouverner directem ent.
D ’autres, égalem ent nom breux, pensaient q u ’u n roi est
nécessaire p o u r la b o n n e m arche d u pays. Bref, ce n ’est
pas parce qu’u n acteur politique était lié à l’élite q u ’il
m éprisait le peuple, n i parce q u ’u n individu était m em ­
bre du peuple q u ’il ne chérissait pas sincèrem ent l’élite,
fut-elle républicaine o u m onarchiste. Ceux d u peuple
qui se lancent corps et âm e dans le m ouvem ent p atriote
o n t toutefois souvent d ’autres bonnes raisons de m ettre
ainsi leur vie en jeu : cette guerre de l’indépendance ou
cette Révolution est l’occasion de redresser des torts subis
localem ent en se débarrassant, p ar exemple, d u noble qui
contrôle le village. Leur engagem ent leu r p erm ettait de
toucher la solde de l’arm ée p atriote, de se soustraire au
rem boursem ent de leur dette, de suivre u n frère, u n am i,
un voisin dans u n grand m ouvem ent social p o u r la ju s­
tice ou de participer à une sorte de grande fête fraternelle,
ou encore de s’identifier à de célèbres personnages p o li­
tiques qui représentent la «liberté», 1’« égalité», la « ju s­
tice» et qui p ro m e tte n t de gouverner p o u r le bien du
peuple déclaré « souverain ».
Les références au peuple, aussi sincères fussent-elles,
restaient du dom aine de l’abstraction. Après tous ces m as­
sacres de p a rt et d ’autre de l’A tlantique, la souveraineté
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 143

du peuple n’allait rester q u ’u n m ythe, une fiction, p u is­


que le Parlem ent deviendrait inutile si le peuple exerçait
directem ent sa souveraineté. Tous les régim es assoient
d ’ailleurs leur légitim ité sur une fiction, com m e le note
le politologue français co ntem porain Yves Charles Zarka,
p o u r qui « to u ch er à la fiction, c’est to u ch er à u n lieu
névralgique de la politique. [...] Il ne s’agit n ullem ent
d ’une question de m oralité ou d ’im m oralité, m ais d ’une
question politique : la reproduction des conduites d ’obéis­
sance, qui assurent le m aintien de l’État, suppose la p ro ­
duction de fictions123». De m êm e, l’h istorien am éricain
E dm und S. M organ affirme que ce n ’est pas seulem ent par
le déploiem ent de la force, m ais aussi p ar la création de
fictions qu’u n petit nom bre d ’individus parvient à régner
sur la m ultitude. « Le succès d u gouvernem ent nécessite
l’accgptation de fictions, nécessite la volonté de cesser de
ne pas croire», l’a rt de gouverner consistant à « [f]aire
croire que le roi est divin, faire croire qu’il ne p e u t pas
faire le m al, faire croire que la voix d u peuple est la voix
de Dieu. Faire croire que les gens ont une voix o u faire
croire que les représentants d u peuple sont le p euple124».
C haque figure d ’auto rité se do n n e u n rôle dans un e sorte
de pièce de théâtre d o n t elle cherche elle-m êm e à définir

123. Yves Charles Zarka, Figures du pouvoir. Études de philosophie


politique de Machiavel à Foucault, Paris, Presses universitaires de France,
2001, chap. 7, p. 119-121 ; et voir l’ensemble de ce m êm e chapitre.
124. E dm und S. M organ, op. cit., p. 12. À voir égalem ent sur la
question de la fiction d u politique : Pierre Bourdieu, « La délégation et
le fétichism e politique», Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 52-53,1984, p. 49-55.
144 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

tous les rôles. Le p ouvoir représente « D ieu», la «race»,


les « ancêtres », le « prolétariat », le « peuple », la « natio n ».
De telles considérations critiques envers la re p ré ­
sentation politique avaient déjà cours au x v m e siècle. À
l’époque m êm e de la Révolution en France, l’Anglais John
O sw ald125 traverse la M anche p o u r rejoindre les révolu­
tionnaires à Paris. Il y signe u n pam phlet : Le gouvernement
du peuple. Plan de constitution pour la république univer­
selle, dans lequel il n’utilise pas le m o t « dém ocratie », mais
critique avec ironie la n o tio n de représentation politique
et prô n e une particip atio n directe d u peuple aux affaires
publiques :
J’avoue que je n’ai jamais pu réfléchir sur ce système de
représentation sans m ’étonner de la crédulité, je dirais
presque la stupidité avec laquelle l’esprit hum ain avale les
absurdités les plus palpables. Si un hom m e proposait
sérieusement que la nation pissât par procuration, on le
traiterait de fou ; et cependant penser par procuration est
une proposition que l’on entend, non seulem ent sans
s’étonner, mais qu’on reçoit avec enthousiasme.
Il épingle ensuite, to u jo u rs sarcastique, « l’in ten tio n cha­
ritable de ces m essieurs [les représentants], qui veulent
n ous épargner la peine de penser p ar n o u s-m êm es126».

125. John Oswald (1760-1793). Soldat de l’armée anglaise, il par­


ticipe à des opérations militaires en Inde, avant de quitter les rangs et
de rentrer en Angleterre, où il devient pam phlétaire. Il rejoint Paris
po u r participer à la Révolution, devient m em bre du Cercle social et
rédacteur du journal La Bouche de fer. O utre sa défense de la dém ocra­
tie (directe) et de l’égalité économ ique, il pratique et p rône le végéta­
risme. Il m eurt sur le cham p de bataille, pendant la guerre de Vendée.
126. John Oswald, « Le gouvernem ent du peuple » dans Le gouver­
nem ent du peuple. Plan de constitution pour la république universelle,
Paris, De la Passion, 1996, p. 53.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 145

En fait, il ne voit pas de différence entre les dirigeants qui


justifient leur au to rité en se disant représentants de la
« Lune » ou d u « Soleil », et ceux qui affirm ent représenter
le peuple. Ce dernier discours est p eu t-être plus efficace
en term es de rh éto riq u e politique, m ais il relève to u t
a u ta n t d ’un e pensée ésotérique et constitue su rto u t u n
m ensonge p o u r justifier la do m in atio n des dirigeants sur
le peuple. D epuis la Révolution, les politiciens élus qui
gouvernent la France « n e firent aucu n e difficulté de
reconnaître la souveraineté du peuple, p o u rv u que l’exer­
cice de cette souveraineté leur fût co n fié127».
Les fon d ateu rs des régim es p arlem entaires m o d e r­
nes vont d ’ailleurs adm ettre candidem ent que la rep ré­
sentation est u n m ythe, u n e fiction, voire u n e « doctrine
m agique». M axim ilien Robespierre, qui participe au ren­
versem ent de la m onarchie française, déclare que « c’est
seulem ent p ar fiction que la loi est l’expression de la
volonté générale128» dans le nouveau régim e républicain.
Il fait ici écho à u n philosophe qu’il avait beaucoup lu,
Jean-Jacques Rousseau, p o u r qui l’idée m êm e de la repré­
sentation de la souveraineté d ’u n groupe p ar quelques
individus relève de la pensée m agique, d u m ythe, de la
fiction. Rousseau se m o q u ait des quelques Anglais qui
avaient le d ro it de voter p o u r installer au pouvoir des
députés. « La souveraineté ne p eu t être représentée », écrit
Rousseau, ajo u tan t plus loin que « la volonté ne se repré­
sente p oint. Les députés d u peuple ne so n t donc ni ne

127. Ibid., p. 56.


128. M axim ilien Robespierre, Le défenseur de la Constitution,
Paris, Duplain, 1792, p. 222 (je souligne).
146 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

peuvent être ses représentants [...]. Toute loi que le peuple


en personne n ’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est p o in t une
loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se tro m p e fort, il
ne l’est que d u ra n t l’élection des m em bres d u Parlem ent;
sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n ’est rie n 129». L’u tili­
sation du m o t « dém ocratie » révèle toutefois une am bi­
guïté chez ce philosophe influent. Ainsi, il explique qu’il
au rait «voulu naître sous u n gouvernem ent d ém ocra­
tique, sagem ent tem péré130», m ais il précise que « [s]’il y
avait un peuple de dieux, il se gouvernerait dém ocratique­
m ent. Un gouvernem ent si parfait ne convient pas à des
ho m m es131». En France, Louis-Charles de Lavicom terie132
est sans dou te le prem ier à parler de « dém ocratie rep ré­
sentée », qu’il distingue de la « dém ocratie réelle133», dans
le chapitre « Des républiques, ou de la dém ocratie » de son
livre D u peuple et des rois, qui paraît en 1790. Il y réagit
aux propos de Jean-Jacques Rousseau au sujet de l’im ­
possible dém ocratie : « Rousseau dit qu’il n’existera jamais
de véritable dém ocratie, parce q u ’il est im possible que le

129. Jean-Jacques Rousseau, Dm contrat social, op. cit., p. 134.


130. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts -
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parm i les hommes,
Paris, GF/Flam marion, 1971, p. 140.
131. Jean-Jacques Rousseau, D u contrat social, op. cit., livre III,
chap. 4, p. 106.
132. Louis-Charles de Lavicomterie (1746-1809). Il publie plu­
sieurs essais pendant la Révolution, dont Droit du peuple sur l’Assem­
blée nationale (1791) et Derniers crimes de Louis X V I. D éputé et
m em bre du Com ité de salut public, il évite la répression et se retire de
la vie publique en 1795.
133. Louis-Charles de Lavicomterie, D u Peuple et des rois, Paris,
Rouanet, 1833 [1790], p. 106.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 147

peuple dem eure toujo u rs assemblé p o u r régler ses affai­


res. [...] Mais la difficulté se réduit à rien devant une démo­
cratie représentéem . »
D ’autres députés au ro n t l’h o nnêteté de souligner la
n ature fictive de la représentation de la souveraineté du
peuple. Benjamin C onstant135, politicien républicain libé­
ral qui sera élu au d éb u t d u x ix e siècle, rem arque dans la
m êm e veine que Rousseau que la « souveraineté [de l’in ­
dividu m oderne] est restreinte, presque toujours suspen­
due ; et si, à des époques fixes, m ais rares, d u ra n t lesquelles
il est encore entouré de précautions et d ’entraves, il exerce
cette souveraineté, ce n ’est jamais que po u r l’abdiquer136».
Il note aussi que dans les États m odernes, « la masse [des]
habitants [...] ne so n t appelés to u t au plus à l’exercice
de la souveraineté que p ar la représentation, c’est-à-dire,
d ’uije m anière fictive137» et l’individu n ’est d onc « sou­
verain q u ’en apparence138 ». Pour Pierre-P aul Royer-
C ollard139, élu député en 1815, il convient de parler d ’une

134. Ibid., p. 96.


135. Benjamin Constant (1767-1830). Écrivain (essayiste et rom an­
cier) et politicien, il critique Napoléon Bonaparte, mais collabore à son
régime, puis devient le chef de la faction libérale sous la Restauration.
136. Benjam in C onstant, «D e la liberté des anciens com parée à
celle des m odernes » dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans
leurs rapports avec la civilisation européenne, Paris, GF/Flam m arion,
1986 [1819], p. 269.
137. Benjamin C onstant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation
dans leurs rapports avec la civilisation européenne, ibid., p. 166 (je
souligne).
138. Benjam in C onstant, «D e la liberté des anciens com parée à
celle des m odernes», ibid., p. 269 (je souligne).
139. Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845). Philosophe et politi­
cien, il participe à la C om m une de Paris pendant la Révolution, puis
148 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

« d o ctrin e magique d e ia représentation» car « [1]e m o t


représentation est une métaphore » et « la représentation
n ’est qu’u n préjugé politique qui ne so u tien t pas l’exa­
m en, quoique très rép an d u et très accrédité. [...] [C]ette
théorie [est] mensongère140».
L’au teu r de la fiction et celui qui en tire profit en ter­
mes de pouvoir politique ne cherchent pas nécessairement
à trom per par malveillance : ils peuvent croire réellement
qu’ils sont les plus aptes à com prendre les intérêts du
peuple et à les défendre. De m êm e, les gouvernés peuvent
croire à des degrés divers à la fiction d u pouvoir et m êm e
s’en contenter sans y croire ni la contester, p ar déférence
envers l’élite politique, p ar apathie o u p ar fatalism e. Ils
peuvent aussi tenter de m odifier l’organisation d u système
politique po u r que le peuple ait plus d ’influence sur ses
représentants, com m e en élargissant le d ro it de suffrage.

est député sous la C onstitution therm idorienne, au Conseil des Cinq-


Cents (1795). Partisan d ’une m onarchie constitutionelle, il siège
com m e député après la Restauration, dans les rangs des « doctrinai­
res » royalistes.
140. Dans Pierre M anent (dir.), Les libéraux, vol. II, Paris, Hachette,
1986, p. 116, 118 et 120 (je souligne). Pour le philosophe politique
anglais T hom as Hobbes, il est «absurde» de croire qu’u n individu
puisse déléguer à un autre son pouvoir souverain par le biais d ’u n vote
(Léviathan, op. cit., p. 307). Réfléchissant au lien qu’entretiennent
politique et fiction, le philosophe allem and Friedrich Schlegel (1772-
1829) affirmait p our sa p art qu’une « constitution est affaire de forme
de fiction et déform é de représentation», ajoutant que la constitution
est «la plus grande fiction légale» (Friedrich Schlegel, «Essay on the
Concept o f Republicanism Occasionned by the Kantian Tract “Perpé­
tuai peace” », dans Frederick C. Beiser [dir.], TheEarly Political Writings
o f the German Romantics, Cam bridge, Cam bridge University Press,
1996, p. 102 et 104).
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 149

A ujourd’hui, les élections et le d ro it de vote so n t si


in tim em en t liés à l’idée de d ém ocratie q u ’il sem ble à
postériori n o rm al de parler de m o m en t fo ndateur de la
dém ocratie m oderne lorsque l’on pense à la guerre de l’in ­
dépendance et à la R évolution française. Effectivement,
plusieurs patriotes influents ainsi que leurs partisans qui
on t tué et sont m o rts lors de ces événem ents partageaient
la profonde conviction que les droits du peuple, la liberté,
l’égalité et la justice seraient m ieux servis p ar u n Par­
lem ent élu qui détien d rait le p ouvoir politique officiel.
Or, si u n régim e politique est plus juste lorsque l’accès au
pouvoir est déterm iné p ar u n processus électoral, cela ne
doit pas nous faire croire p o u r a u ta n t q u ’élections et
dém ocratie vont de pair. L’historien co ntem porain Pierre
Rosanvallon rem arque que dans le contexte révolution­
naire français, «le m o t dém ocratie n’est pas prononcé une
seule fois dans les débats de 1789 à 1791 sur le droit de
suffrage141». En fait, historiens et philosophes o n t associé
p en d an t plus de deux m ille ans les élections à l’aristocra­
tie, et n o n à la dém ocratie.

É l e c t io n s et d é m o c r a t ie ?

C om m e le rappelle le politologue co ntem porain Bernard


M anin, l’élection im plique une attitu d e élitiste, p uisqu’il
est im plicite que certains individus peuvent être consi­
dérés plus aptes que les autres à gouverner. En principe,
c’est bien parce qu’ils so n t considérés com m e meilleurs
en ce qui a trait à la politique que certains citoyens sont

141. Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, op. cit., p. 25.


150 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

élus p ar leurs pairs p o u r gouverner la com m unauté. Les


plus grands philosophes de l’A ntiquité s’accordaient d ’ail­
leurs p o u r associer le tirage au so rt à la dém ocratie et
l’élection à l’aristocratie. P laton affirme qu’en d ém ocra­
tie, «le plus souvent [l]es charges [publiques] so n t tirées
au so rt142»; A ristote explique q u a n t à lui que « [l]à où
[...] tous ceux [qui so n t désignés] p arm i tous le sont par
élection, la [situation] est aristocratique143» et q u ’«il est
considéré com m e d ém o cratiq u e que les m agistratures
soient attribuées par le sort et com m e oligarchique qu’elles
soient électives144». D ans la d ém ocratie d ’A thènes, les
citoyens qui devaient occuper des postes officiels étaient
généralem ent choisis par tirage au sort, car chaque citoyen
se considérait vraim en t l’égal de l’autre, tous étant capa­
bles d ’exprim er u n e volonté politique. P laton rappelle
u n m ythe qui dépeint cet esprit égalitaire.
Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya
Hermès porter aux hom m es la pudeur et la justice, pour
servir de règles aux cités et unir les hom m es par les liens
de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière
il devait donner aux hom m es la justice et la pudeur:
« Dois-je les partager, comme on a partagé les arts ? Or, les
arts o nt été partagés de m anière qu’un seul hom m e,
expert en l’art médical, suffit pour un grand nom bre de
profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir
ainsi la justice et la pudeur parm i les hommes, ou les par­
tager entre tous ?» - Entre tous, répondit Zeus ; que tous y
aient part, car les villes ne sauraient exister si ces vertus

142. Platon, La république, op. cit., livre VIII, 557, p. 316.


143. Aristote, Les politiques, op. cit., livre IV, chap. 15, 1300-b-21,
p. 334.
144. Ibid., livre IV, chap. 9 , 1294-b-4, p. 307.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 151

étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-


uns [...]. Voilà comment [...] et voilà pourquoi et les
Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de
tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient
qu’à un petit nombre de donner des conseils [...]. Mais
quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la jus­
tice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde,
parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile;
autrement il n’y aurait pas de cité'45.

Le récit de ce m ythe, attrib u é p ar Platon au philosophe


prodém ocratique Protagoras, p erm et de com prendre la
p ro fo n d eu r de l’esprit égalitaire ayant cours à Athènes,
qui excluait toutefois les femm es, les esclaves et les étra n ­
gers. Ce m ythe de citoyens égaux, c’est-à-dire tous maîtres
dans l’art politique, justifie la légitim ité de l’assemblée
populaire, o ù le demos m asculin se réu n it régulièrem ent
à l’agora p o u r gouverner directem ent. Les postes officiels
étaient presque tous attribués p ar tirage au sort, p o u r
bien souligner que chaque citoyen avait la com pétence
p o u r l’occuper, et ils ne conféraient pas o u très p eu de
pouvoir à ceux qui les o ccupaient146.
Les philosophes m o d ern es vont s’inscrire dans la
lignée des auteurs antiques en ce qui a trait au caractère
aristocratiq u e des élections. Selon Spinoza, « l’a risto ­
cratie se distingue de la dém ocratie, principalem ent p ar
ce fait que la qualification au pouvoir politique y dépend

145. Platon, Protagoras, dans Protagoras-Euthydème-Gorgias-


Ménexène-Ménon-Cratyle, Paris, GF-Flam m arion, 1967, p. 53-54 (je
souligne).
146. B ernard M anin, Principes du gouvernement représentatif,
Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 19-61.
152 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d ’u n choix147»; M ontesquieu déclare que « [1]e suffrage


par le sort est de la n atu re de la dém ocratie ; le suffrage
par choix est de celle de l’aristocratie148» ; ce à quoi Jean-
Jacques R ousseau ré p o n d : « Le suffrage p ar le sort, d it
M ontesquieu, est de la nature de la démocratie. J’en
conviens149. »
Q uelques textes d u x v m e siècle associent de façon
exceptionnelle le m o t « dém ocratie » aux élections. Ainsi,
le constitutio n n aliste b rita n n iq u e W illiam Blackstone
(1723-1780) explique que « d an s u n e dém ocratie, il ne
peut y avoir d ’exercice d u pouvoir que p ar suffrage, qui
est la déclaration de la volonté des gens [...]. En Angleterre,
où les gens ne déb atten t pas dans u n corps collectif, mais
par représentation, l’exercice de cette souveraineté co n ­
siste dans le choix des rep résen tan ts150». En France, le
m arquis d ’A rgenson151 signe un com m entaire aussi excep­
tionnel que celui de Blackstone, dans Considérations sur
le gouvernem ent ancien et présent de la France, publié à
Am sterdam , en 1765. Selon D’Argenson, il im porte de dis­
tinguer la « fausse dém ocratie » de la « vraie dém ocratie » :
«La fausse d ém ocratie tom be b ien tô t dans l’anarchie,

147. Spinoza, Traité de l’autorité politique, op. cit., p. 166.


148. M ontesquieu, De l’esprit des lois, y ol. I, Paris, Gallimard, 1995,
livre II, chap. 2, p. 102.
149. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., livre IV,
chap. 3, p. 150. Voir aussi, du philosophe britannique James H arrington,
«Oceana» (1656), dans John Pocock (dir.), The Political Works o f James
Harrington, op. cit., p. 184.
150. W illiam Blackstone, Commentaries o f the Laws o f England,
Oxford, C larendon Press, 1765, p. 164-165.
151. M arquis d ’A rgenson (1722-1787). Am bassadeur en Suisse,
en Pologne et à Venise.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 153

c’est le gouvernem ent de la m ultitu d e ; tel est u n peuple


révolté ; alors le peuple insolent m éprise la loi et la raison ;
son despotism e ty ran n iq u e se rem arque p ar la violence
de ses m ouvem ents et p a r l’incertitu d e de ses délibéra­
tio n s152.» Il ajoute que « [1] a dém ocratie est encore plus
sujette à [...] ce vice, elle con d u it à l’A narchie & à la vio­
lence effrénée153». Il distingue cette fausse dém ocratie de
la dém ocratie légitim e, com m e le régim e des Pays-Bas,
où on choisit les députés par élection : « Dans la véritable
démocratie, o n agit p ar députés, et ces députés sont a u to ­
risés par l’élection ; la m ission des élus d u peuple et l’a u ­
torité qui les appuie constituent la puissance publiq u e154. »
Le politologue co n tem p o rain Pierre R osanvallon
note que le m arquis d ’A rgenson est « u n auteur isolé et il
ne faut pas lui accorder u n e signification générale155». Par
ailleurs, dans le quatrièm e volum e de Droit public, de Jean
D om at, publié en 1679, c’est la «république» qui est asso­
ciée aux élections, et c’est d ’ailleurs le term e « république »
que les patriotes des deux côtés de l’A tlantique utilisent

152. D ’Argenson, Considérations sur le gouvernement ancien et


présent de la France, Am sterdam , M arc Michel Rey, 1765, p. 7-8.
153. Ibid., p. 9.
154. Ibid., p. 7-8.
155. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne », op. cit., p. 15. Il faut noter le lieu de publication de l’ouvrage
du m arquis d ’Argenson, la ville républicaine et libérale d ’Am sterdam ,
où les Français républicains et contestataires font publier leurs textes
à l’abri de la censure royale. Q uant à Blackstone, il influencera les
indépendantistes américains. Bref, nous avons ici affaire à des auteurs
qui se situent en m arge de la philosophie m onarchiste, ce qui explique
peut-être la liberté qu’ils prennent avec le m ot «dém ocratie».
154 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

p o u r parler d u régim e représentatif d o n t ils v iennent de


prendre le contrôle.
En A m érique, les acteurs politiques considéraient le
plus souvent que la délégation d u pouvoir en général et
l’élection en particulier ne relevait pas de la dém ocratie
p o u r la sim ple et b o n n e raison que le peuple ne gouver­
nait pas directem ent. En 1636, John C o tto n de Boston
réplique ainsi à u n Anglais, qui avait p ré te n d u que le
M assachusetts était une « dém ocratie » car les gens y éli­
saient directem ent leur gouverneur: « [L]à o ù les gens
choisissent leurs propres gouverneurs, le gouvernem ent
n ’est pas un e dém ocratie, p uisqu’il est adm inistré n o n
pas par les gens m ais par les gouverneurs, que ce ne soit
qu’u n seul (ce sera alors une m onarchie, q uoique élec­
tive), ou par plusieurs, et ce sera alors (com m e vous le
savez) une aristocratie156. » Le révérend John D avenport157
déclare p o u r sa p art, en 1699, q u ’en se choisissant des
représentants, les gens « n’abandonnent pas tan t leur droit
et leur liberté à leurs dirigeants, que leur p o u v o ir158».
Partageant cette opinion, John W in th ro p rem arquera en
1639 que «lorsque les gens o n t choisi des hom m es p o u r
être leurs dirigeants, et p o u r faire leurs lois », ils « n’o n t pas
le pouvoir de faire o u d ’altérer les lois, m ais seulem ent
d ’être sujets159». L’élection n ’est donc pas gage de liberté,
m ais de soum ission des électeurs à ceux q u ’ils o n t élus.

156. Dans Roy N. Lokken, loc. cit., p. 571.


157. John Davenport (1597-1670). Puritain anglais, cofondateur
de la colonie New Haven, en Amérique.
158. John Davenport, A Sermon Preach’d at the Election o f the
Governour at Boston in N ew England, 1669, p. 6.
159. Roy N. Lokken, loc. cit., p. 578.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 155

N om bre de patriotes influents partag en t cette façon


de concevoir les élections com m e relevant d ’u n esprit
aristocratique et assurant nécessairem ent la d o m in atio n
de ceux qui délèguent le p ouvoir de faire les lois et de les
appliquer. Certes, les chefs patriotes n’o n t pas osé n o m ­
m er officiellement « aristocraties » les régim es q u ’ils fo n ­
daient, préférant utiliser le m o t « républiques ». Or, dans
leurs écrits plus intim es, com m e leurs jo u rn au x p erso n ­
nels ou leur correspondance privée, certains s’avancent à
appeler « aristocratie élective » le régim e qu’ils désignent
p u bliquem en t com m e u n e « république », une étiquette
qui évoque des valeurs plus séduisantes p o u r leurs p a r­
tisans160. T hom as Jefferson, le principal rédacteur de la
D éclaration d ’in d épendance des colonies am éricaines
(1776), vice-président (1797-1801) et troisièm e président
des États-Unis ( 1801 -1809), considère dans une lettre qu’il
adresse à John Adam s en 1813 q u ’« [i]l y a u n e aristocra­
tie naturelle, fondée sur le talent et la vertu, qui semble
destinée au gouvernem ent des sociétés, et de toutes les
form es politiques, la m eilleure est celle qui p o u rv o it le
plus efficacem ent à la pureté d u triage de ces aristocrates
naturels et à leur in tro d u ctio n dans le g ouvernem ent161 ».
Adams lui rép o n d la m êm e année : « N ous avons m ain te­
nan t explicitement adm is notre accord au sujet d ’u n enjeu

160. Les écrits contem porains à ce sujet sont rares. Voir Bernard
M anin, op. cit., chap. 4 : « Une aristocratie démocratique » ; et Im manuel
W allerstein, « Libéralisme & dém ocratie. Frères ennem is ? », Agone,
n° 22,1999, p. 160-164.
161. Cité par Giovanni Lobrano, op. cit., p. 56; et Paul Wilstach
(dir.), Correspondance o f John Adams and Thomas Jefferson 1812-1826,
New York, Bobbs-M errill Company, 1925, p. 92-93.
156 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

im p o rtan t, à savoir q u ’il y a u n e aristocratie naturelle


p arm i les hom m es, qui repose sur la vertu et les talents162. »
D ’ailleurs, le libéralism e qui est souvent présenté
com m e une philosophie politique fo ncièrem ent égali-
taire ne reconnaît qu’une égalité potentielle entre les in d i­
vidus (en plus d ’avoir longtem ps accepté des inégalités
politiques entre les sexes o u les « races », et d ’accepter
encore les inégalités selon l’âge). Si chacun a le potentiel
d ’être égal à l’autre, les libéraux s’accordent p o u r dire que
les gens son t inégaux dans les faits. Inégaux dans leurs
richesses, m ais égalem ent dans leur intelligence et leur
vertu. Et qui d it « m eilleur » adopte u n e pensée élitiste,
d o n c aristocratique, le m o t venant d u grec et signifiant le
pouvoir des m eilleurs. C ’est cette conviction qu’exprim e
l’idée d ’une « aristo cratie n atu relle» p ro p re à chaque
société, c’est-à-dire que dans chaque société se dégage
naturellem ent une élite - u n e aristocratie - de gens plus
doués p o u r la raison et la vertu. D ans son Essays on the
Colonies, l’économ iste libéral anglais A dam Sm ith parle
ainsi d ’«u n e aristocratie naturelle dans to u t pays163».
C ertain s acteurs politiq u es, com m e M axim ilien
Robespierre, vont m êm e parler d ’une « aristocratie repré­
sentative» p o u r désigner le nouveau rég im e164. Cette

162. Paul W ilstach (dir.), ibid., p. 97.


163. Peter J. Sm ith, «The Ideological Origins o f Canadian C on­
federation», dans Janet Ajzanstat et Peter J. Sm ith (dir.), Canada’s
Origins: Liberals, Tory, or Republican?, Carleton, Carleton University
Press, 1997, p. 63.
164. Dans sa «Lettre à ses com m ettants» (sept. 1792), citée par
G ordon H. McNeil, «Robespierre, Rousseau and R epresentation»,
dans Richard H err et H arold T. Parker (dir.), Ideas in History, D urham ,
Duke University Press, 1965, p. 148.
C h a p i t r e 2. C o u p d e f o r c e d e s p a r l e m e n t a i r e s 157

notion, qui semble aujo u rd ’hui si curieuse, exprim e p o u r­


ta n t fidèlem ent l’o p in io n des plus grands philosophes
politiques au sujet de l’élection et de la dém ocratie. Mais
com m ent expliquer q u ’il s’agit de cas isolés, et que les
patriotes influents n ’o n t pas systém atiquem ent considéré
com m e aristocratique le nouveau régime qu’ils fondaient
et qu’ils o n t préféré lui accoler l’étiquette de « rép u b li­
que » ? Rien d ’éto n n an t, à en croire l’A m éricain T hom as
T udor Tucker165, selon qui « une aristocratie [...] est géné­
ralem ent un gouvernem ent des plus oppressifs, m êm e si
souvent, il est dignifié grâce au n o m de R épublique dans
le b u t d ’aveugler le peuple166». Jeux de m ots, jeux de p o u ­
voir, une fois de plus...
En A m érique d u N o rd com m e en France, les p re ­
mières turbulences en entraînent d ’autres. Les États-Unis
d ’Am érique ne se sont pas formés to u t de suite après l’in ­
dépendance. Les anciennes colonies m a in te n a n t in d é ­
pendantes souhaitent se développer chacune de leur côté,
n ’en tretenan t les unes avec les autres que des liens p o li­
tiques m inim aux. O r des troubles et des rébellions écla­
tent, en réaction à la m isère causée p ar la guerre et ses
suites, ce qui d o n n era l’occasion à des m em bres de l’élite

165. Thom as Tudor Tucker (1745-1828). M édecin de form ation,


il servira à ce titre dans l’arm ée patriote, pendant la guerre de l’indé­
pendance. Politicien de la C aroline du Sud, puis au Congrès, il ser­
vira quatre présidents des États-Unis, com m e secrétaire du Trésor:
T. Jefferson, J. M adison, J. M onroe et J. Quincy Adams.
166. T hom as T udor Tucker, «Philodem us: C onciliatory H ints,
Attem pting, by a Fair State o f M atters, to Remove Party Prejudice»,
(Charleston, 1784), dans Charles S. H ynem an et D onald S. Lutz (dir.),
op. cit., vol. I, p. 615.
158 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d ’avancer leur projet de,gouvernem ent fédéral et d ’armée


perm anente, au n o m de la lutte contre la dém ocratie.
En France, la dernière décision de l’Assemblée cons­
titu a n te est des plus su rp re n a n te s: ses m em bres, qui
avaient été choisis u n iq u em e n t p o u r siéger aux États
généraux, décident qu’ils ne p o u rro n t se présenter com m e
candidats p o u r la prem ière assem blée p o strév o lu tio n ­
naire. C ’est qu’ils jug en t p ru d e n t d ’éviter que ceux qui
o n t p ro d u it la C on stitu tio n soient les prem iers à en tirer
profit. Ils o n t d onc retiré le p ouvoir des m ains d u roi,
toujours vivant, p o u r le d o n n er à une assemblée d o n t ils
ne veulent plus faire partie au m oins jusq u ’aux p rochai­
nes élections. Cela dit, nom bre d ’entre eux prévoient jouer
un rôle politique p ar l’interm édiaire de la presse o u des
clubs, ou encore se présenter aux élections prévues dans
deux ans. Le 30 septembre, l’Assemblée constituante, qui
a term iné ses travaux, se dissout et les délégués retrouvent
leur statut de simples citoyens. La Révolution ne fait p o u r­
tan t que com m encer167...

167. François Furet, La Révolution, vol. I (1770-1814), Paris,


Hachette, 1988 ; Alice Gérard, La Révolution française, mythes et inter­
prétations 1789-1970, Paris, Flam m arion, 1970 ; G. Kates (dir.), op. cit. ;
Albert Soboul, La Révolution française, op. cit. ; Jean Tulard, Les révolu­
tions de 1789 à 1851, Paris, Fayard, 1985 ; Olivier Le Cour Grandmaison,
Les citoyennetés en révolution (1789-1794), Paris, Presses universitaires
de France, 1992.
CHAPITRE 3

Les riches
contre la dém ocratie

’a g o r a p h o b i e po l it iq u e a m b ia n te é tait e n p a rtie
sucitée p ar la p eu r que le peuple assemblé dans des
agoras, officielles o u non, se transform e en plèbe ém eu-
tière et m enace l’ordre social. D ’A rgenson constate cette
inquiétude dans Considérations sur le gouvernement ancien
et présent de la France: « [L]orsqu’o n crain t la sédition
dans une ville, o n em pêche les Citoyens de s’assem bler
plus de trois ou quatre dans les places publiques1. » Q uand
la m u ltitu d e p ren d p a rt au m o u v em en t p atrio te, des
com m entateurs s’exp rim en t avec crainte et m épris. U n
New-Yorkais ironise ainsi sur cette « foule qui com m ence
à réfléchir et à raisonner [...]. Pauvres reptiles [...]. Je vois
avec p eu r et trem b lem en t que nous serons b ien tô t sous
la pire de toutes les d o m in atio n s possibles [...] - celle
d ’une foule ém eutière2».
L’agoraphobie politique est to u t p articu lièrem en t
anim ée par u n e p eu r des petits salariés et des pauvres qui
m enaceraient les dom in an ts, y com pris les riches et les
propriétaires. D ans son ouvrage La richesse des nations,

1. D ’Argenson, op. cit., p. 30.


2. Elisha P. Douglass, op. cit., p. 57.
160 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

qui p araît en 1776, soit u n an après le début de la guerre


de l’indép en d an ce en A m érique, l’économ iste libéral
A dam Sm ith concède aux p ropriétaires et aux patro n s
que « la loi les autorise à se concerter entre eux [...] tandis
qu’elle l’interdit aux ouvriers3». Sm ith p o u rsu it au sujet
des « coalitions entre les m aîtres » : « [I]l ne faut connaître
ni le m onde, ni la m atière d o n t il s’agit, p o u r s’im aginer
que les m aîtres se liguent rarem en t entre eux. Les m aîtres
sont en to u t tem ps et p a rto u t dans u n e sorte de ligue
tacite [...] p o u r ne pas élever les salaires» et « [q u e lq u e ­
fois les maîtres font entre eux des com plots particuliers4».
Les rassem blem ents d ’ouvriers sont plus à craindre, car
ils sont généralem ent tu m u ltu e u x et a ttire n t de ce fait
l’attention.
Les riches n’o n t pas seulem ent le d roit de se rassem ­
bler p o u r délibérer, ils so n t en plus persuadés d ’être plus
éclairés que les pauvres, qu’ils considèrent com m e inaptes
à exercer u n e pensée politique auto n o m e et rationnelle.
Inspirés p ar leu r connaissance des classiques grecs et
rom ains ainsi que p ar u n e socialisation élitiste, les d iri­
geants du m ouvem ent p atrio te sont convaincus que les
êtres h u m ain s ne sont pas égaux en term es de com pé­
tences politiques : certains sont plus raisonnables et plus
sages, d ’autres m oins. La com pétence politique est alors
désignée p ar u n term e : la vertu. Le citoyen vertueux a la
capacité d ’app réh en d er avec sagesse et de façon raiso n ­
nable un problèm e politique et de prendre la bonne déci­

3. Adam Smith, La richesse des nations, éd. établie par Jacques Valier,
Paris, Le M onde/Flammarion, 2009, p. 55.
4. Ihid.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 161

sion, c’est-à-dire celle qui est favorable au bien com m un.


Celui qui n’est pas vertueux p ren d ra ses décisions poli­
tiques uniquem ent en fonction de ses intérêts égoïstes et
personnels, au d étrim en t d u b ien com m un. C ette co n ­
ception de la com pétence politique a évidem m ent u n
avantage p o u r les m em bres de l’élite, p uisqu’elle perm et
de justifier une concentration du pouvoir réel au sein d ’une
assemblée d ’élus « vertueux » qui gouvernent au n o m du
peuple souverain to u t en déclarant - eux-m êm es - ce
souverain inapte à (se) gouverner, par m an q u e de vertu.
Avant la guerre de l’indépendance en Am érique, p lu ­
sieurs associaient la vertu à la richesse et vice-versa. D ’ail­
leurs, A ristote affirm ait déjà que si « la définition m êm e
de l’aristocratie c’est l’excellence, alors que celle de l’oli­
garchie c’est la richesse», il n’en résulte pas m oins que
« daps presque tous les cas les gens aisés sem blent occu­
per la place des gens de b ien5». En A m érique, la Virginia
Gazette indiquait le 9 ju in 1763 qu’« il est juste dans n’im ­
p o rte quel gouvernem ent qui est libre que les hom m es
de bonne naissance et de fo rtu n e soient investis du p o u ­
voir et jouissent de plus grands h o n n eu rs que les gens du
peuple6». Selon u n collaborateur d u M aryland Gazette,
qui signait un texte le 3 décem bre 1767, m êm e les petits
com m erçants ne so n t pas suffisam m ent vertueux. Ceux
qui siègent à l’assemblée, écrit-il, devraient jo u ir de biens
et d ’un savoir supérieurs à cette « créature qui n’est capa­
ble que de ten ir u n e petite b o u tiq u e, de d éterm in er le

5. Aristote, op. cit., livre IV, chap. 8 , 1294-a, p. 304-305.


6. Cité dans Jackson Turner M ain, op. cit., p. 323.
162 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

prix d ’une verge de tissu de coton ou, au m ieux, de juger


de la qualité d ’une feuille de tabac7». « Telle est la fragilité
du cœ u r h u m ain que seulem ent quelques h om m es qui
n ’o n t pas de p ro p riété possèdent u n jugem ent qui leur
soit p ropre8», écrivait encore John Adams. A utant dans
les faits que dans le discours, cette aristocratie d u m érite
fait donc partie de la classe éco n o m iq u em en t aisée. À
l’inverse, u n tém o in décrivant les troupes patriotes am é­
ricaines en 1776 d ira q u ’« elles sont com posées de gens
ne disposant que de la plus petite propriété, et sans doute
de la m oindre vertu [...]. N ’im p o rte quoi au-dessus de la
condition d ’u n clown, dans les régim ents avec lesquels
nous som m es entrés en contact, était v raim en t raris­
sim e9».
Il faut to utefois éviter la caricature qui voit au
x v m e siècle une révolution bourgeoise m enée aux dépens
d ’u n peuple prolétaire. C om m e indiqué précédem m ent,
l’élite p atrio te était constituée p rin cip alem en t d ’a d m i­
nistrateurs, de juges et d ’avocats siégeant déjà dans les
assemblées coloniales o u aux États généraux, et n o n de
grands banquiers, de riches m archands o u de pro p riétai­
res de m an u factu res10. S’ils ne so n t pas eux-m êm es les
plus riches de leur société (quoique c’est précisém ent le

7. Ibid. L’expression «une verge de tissu de coton» a été utilisée


par souci de préserver l’esprit de la citation to u t en proposant un texte
com préhensible, p our traduire « o f an EU o f Osnabrigs», où « EU »
désigne une unité de m esure d ’environ une verge et u n quart, et
« Osnabrigs» un type de tissu à base de coton.
8. Cité par Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 84.
9. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 119, note 1.
10. Gary Kates, « Introduction », op. cit., p. 5.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e ‘163

cas de George W ashington), il est clair que les dirigeants


politiques partageaient avec les m em bres de l’élite éco­
nom ique une m êm e p eu r de voir les pauvres profiter des
troubles sociopolitiques p o u r m ettre de l’avant des p o li­
tiques égalitaires com m e des réform es agraires o u l’a b o ­
lition des dettes. Q uand ce ne sont pas les m êm es individus,
les m em bres des élites économ iques et politiques se con­
naissaient souvent perso n n ellem en t et se sont côtoyés
qu an d ils étaient jeunes, au collège, puis dans des clubs
politiques. C ’est en ce sens qu’il est possible de parler de
révolution bourgeoise, mais aussi parce que l’élite élue va
m anœ uvrer en A m érique com m e en France p o u r p ro té ­
ger la propriété privée. L’égalitarism e est alors clairem ent
associé aux excès de la « dém ocratie».
Q ue l’élite politique d u x v m e siècle, m onarchiste ou
républicaine, se méfie de la dém ocratie va de soi en rai­
son 1) de son co n d itio n n em en t (éducatio n classique,
socialisation élitiste, etc.), 2) de ses intérêts politiques et
financiers (en dém ocratie, les m em bres de l’élite p o li­
tique seraient sans em ploi politique), m ais aussi 3) d ’une
rationalité qui lui fait considérer son m onopole d u p o u ­
voir com m e garant d u bien com m un. L’élite politique est
im bue d ’elle-m êm e et se croit supérieure sur le plan poli­
tique et m oral. Bien sûr, de n o m b reu x pauvres et gens du
« petit peuple » sont de chauds partisans des p arlem en ­
taires et du républicanism e m odéré, certains de fervents
loyalistes et m onarchistes. Cette partie d u peuple s’o p ­
pose à la dém ocratie en raison de 1) son endoctrinem ent,
2) de ses intérêts économ iques (prospérité de son patron,
le salaire et la solde) et 3) d ’u n e sensibilité élitiste qui lui
fait croire que certains so n t plus aptes à gouverner que
164 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d ’autres. Ce dernier trait relève d ’u n m épris ou d ’une haine


de soi, des m em bres du peuple se considérant eux-m êm es
inaptes à prendre des décisions politiques im portantes.
En conséquence, plusieurs au sein de la m u ltitu d e
considéraient avec déférence les m em bres de l’élite, qu ’ils
percevaient com m e leurs supérieurs en term es éco n o ­
m iques, mais aussi politiques et m o rau x 11. Les personnes
plus instruites et plus riches étaient généralem ent perçues
com m e plus intelligentes et plus vertueuses, selon une
dynam ique bien connue au jo u rd ’h u i de la psychologie
sociale par laquelle n o u s avons tendance à confondre la
supériorité socioprofessionnelle d ’u n individu et une p ré­
tendue supériorité intellectuelle et morale. Com m e le rap ­
pelle le psychologue Jean-Léon Beauvois, cette « erreu r
fondam entale» avait été discutée dès 1772 p a r Louise
d ’Épinay12, alors qu’elle réagissait aux propos misogynes
de D enis D iderot, qui avait tendance «à co nfondre la
condition dans laquelle les femmes sont mises et leur sup­
posée nature psychologique éternelle13». Ainsi, o n attri-

11. W illiam F. W illingham , op. cit.; Richard R. Beeman, «Defe­


rence, Republicanism and the Emergence o f Popular Politics in
E ighteenth-C entury A m erica», The William and M ary Quarterly,
3e série, vol. 49, n° 3, juillet 1992 ; J.G.A. Pocock, « The Classical Theory
o f Deference», American Historical Review, vol. 81, n° 3, juin 1976;
Pauline Maier, From Resistance to Revolution : Colonial Radicals and the
Development o f American Opposition to Britain, 1765-1776, New York,
1972, p. 28 ; Michael Schudson, The Good Citizen : A History o f Am eri­
can Civic Life, New York, Free Press, 1998, p. 11-16 et 19-24.
12. Louise d ’Épinay (1726-1783). Femme de lettres, protectrice de
Jean-Jacques Rousseau et proche de Voltaire et de Diderot.
13. Jean-Léon Beauvois, Les illusions libérales, individualisme et
pouvoir social. Petit traité des grandes illusions, Grenoble, Presses u n i­
versitaires de Grenoble, 2005, p. 273.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 165

b u ait aux fem m es u n m an q u e d ’in térêt p o u r les choses


de l’esprit, et u n caractère doux et m aternel. Or, si elles
apparaissent ainsi, c’est parce q u ’elles n ’o n t pas accès à
l’éducation, qu’elles sont socialisées p o u r être douces et
qu elles sont contraintes à la m aternité. De m êm e, on
présum e souvent que des qualités dans le dom aine éco­
nom ique, par exem ple, appellent d ’autres qualités. O n
en déduira q u ’une p ersonne riche est aussi intelligente,
qu’elle a une finesse politique et des goûts artistiques éle­
vés. Selon un e logique to u t aussi trom p eu se, des fai­
blesses dans u n d om aine sem blent signifier aussi des
faiblesses d ’autre nature. Les discours de l’époque sont
donc régulièrem ent rythm és d ’expressions telles que les
« meilleures personnes », les « prem iers citoyens » en o p p o ­
sition aux « pires citoyens », aux « basses personnes », etc.
John A dam s oppose ainsi les «sim ples h o m m es» aux
« gentilshom m es14».
Des patriotes plus égalitaristes associent ouvertem ent
leurs idéaux égalitaires à l’idéal dém ocratique, ce qui ne
relève pas d ’u n sim ple archaïsm e : la dém ocratie sert les
intérêts d u peuple p uisqu’il y exerce le pouvoir, et il p eut
utiliser ce pouvoir p o u r am éliorer ses conditions écono­
m iques, par des m esures égalitaristes. Or, l’élite des forces
patriotes parv ien d ra dans l’ensem ble à contrôler, m argi­
naliser ou élim iner les tendances les plus égalitaires.

14. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 120.


166 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

L a « DÉ MOCR AT I E »
C OMME TYRAN NI E DES PAUVRES

L’A m érique n ’a pas été la scène d ’u n e lutte aussi achar­


née qu’en France entre les riches et les pauvres. Il n’en
reste pas m oins que des gestes et certaines déclarations
o n t eu p o u r effet d ’inquiéter les riches patriotes am éri­
cains. Ainsi, la guerre contre la m étropole a été l’occasion
p o u r des égalitaristes de lu tter p o u r des réform es écono­
m iques et fiscales, p o u r u n contrôle des prix, voire p o u r
u ne redistrib u tio n des richesses et de la propriété. Cela
dit, la structu re sociale et le contexte géographique re n ­
daient la lu tte de classes relativem ent m oins vive en
A m érique du Nord. Les pauvres salariés pouvaient migrer
vers l’O uest et s’y établir sur des terres où ils étaient relati­
vem ent autonom es après en avoir délogé les A utochtones
(possibilité que n’avaient pas, bien sûr, les dom estiques
asservis, les épouses et les esclaves, à m oins dans tous ces
cas de suivre leur m aître o u de fuguer). L’exode sem blait
souvent être u n choix plus raisonnable que de rester dans
la m isère et de com battre p o u r la dénoncer.
Cela dit, avant m êm e l’apparition d ’u n m ouvem ent
unifié et en lutte arm ée, des patriotes influents s’inq u iè­
ten t que des forces égalitaristes surgissent à l’occasion de
la contestation de la m étropole. Déjà en m ai 1774, dans
u ne lettre personnelle, G ouverneur M orris fait p a rt de
son ém oi à la suite d ’u n rassem blem ent d o n t il a été tém oin
à New York, a ttrib u a n t des «principes dém ocratiques» à
la foule assoiffée de changem ents économ iques. Il rep ro ­
che à cette foule de vouloir débattre, avant m êm e que l’in ­
dépendance ne soit gagnée, de « la form e de notre futur
gouvernem ent, à savoir s’il reposera sur des principes aris­
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 167

tocratiques ou d ém ocratiques15». L’année suivante, John


A dam s a un e discussion qui le trouble avec u n jockey,
sans doute endetté, qui lui révèle les espoirs des pauvres
à l’égard du m ouvem ent des patriotes : « Dès qu’il me vit,
il vint vers m oi, et sa prem ière salutation fut de m e dire :
“O h ! M onsieur Adam s, quelles grandes choses vous et
vos collègues avez-vous faites p o u r nous ! N ous ne p o u r­
rons jam ais vous être suffisam m ent reconnaissants. Il n ’y
a pas de cour de justice m ain ten an t dans cette province,
et j’espère qu’il n ’y en aura plus jam ais !” » A dam s com ­
p ren d alors que p o u r les pauvres endettés, le m ouvem ent
p atriote est synonym e de d estru ctio n des palais de ju s­
tice, d o n t l’incendie réd u it en cendres les dossiers des cri­
m inels et les registres des dettes. Le dirigeant patrio te se
d it alors à lu i-m êm e : « C om bien sont-ils ainsi, dans le
pays ? La m oitié de la nation, p o u r ce que j’en sais, p u is­
que la m oitié de la n atio n est com posée d ’endettés. Si le
pouvoir du pays devait passer dans de telles m ains, et il y
a de grands dangers que cela arrivera, p o u r quelle cause
au ro n s-n o u s sacrifié n o tre tem ps, n o tre santé et to u t le
reste16? » La p e u r d ’A dam s à l’égard des forces égalita-
ristes s’exprim e ailleurs dans ses écrits, lorsqu’il explique
que « l’anarchie et la ty rann ie d éb u ten t au m o m e n t où
l’idée est adm ise q u ’en société, la p ro p riété n ’est pas
sacrée com m e le sont les lois de D ieu, et qu’il n ’y a pas la
force de la loi et la justice publique p o u r la protéger17».

15. Merrill Jensen, op. cit., p. 273.


16. Cité par Samuel Eliot Morison, The Conservative American Revo­
lution, W ashington D.C., Anderson House/Society o f the Cincinnati,
1976, p. 6.
17. Jennifer Tolbert Roberts, op. cit., p. 183.
168 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

En m ai 1776, L andon C a rte r18 de V irginie envoie une


lettre à George W ashington dans laquelle il écrit : « Je dois
vous parler seulem ent d ’u n e définition que j’ai entendue
de l’indépendance : o n s’atten d à ce que ce soit un e form e
de gouvernem ent qui, en étant in d ép en d an t des hom m es
riches, p erm ettra donc à chaque hom m e de faire com m e
il lui plaît19. » Plus inquiet encore, Edward Rutledge20 écrit
à John Jay21 u n m ois plus tard :

Je redoute leur basse fourberie et ces principes niveleurs


que possèdent en général les hom m es sans caractère et
sans fortune, qui captivent tant la plus basse classe de l’h u ­
manité et qui occasionnera un tel cham bardem ent de pro­
priété que cela produira un plus grand désordre [...]. Nous
devons garder la houlette dans nos mains, car je suis con­
vaincu que si nous l’abandonnons dans les mains d’au­
trui, une utilisation des plus pernicieuses en sera faite22.

Le déclenchem ent de la guerre de l’indépendance sera en


effet l’occasion de stim uler à la fois l’espoir de ceux qui
rêvent d ’égalité et la p eu r de ceux qui craignent l’égalité
économ ique. La guerre de l’in d épendance est une bonne
occasion po u r lutter et défaire à la fois 1’« oligarchie é tra n ­

18. Landon C arter (1710-1778). Politicien influent de la Cham bre


des bourgeois (House o f Burgesses), en Virginie.
19. M errill Jensen, op. cit., p. 276.
20. Edward Rutledge (1749-1800). Signataire de la D éclaration
d ’indépendance (1776), il sera politicien en Caroline du Sud, soit
com m e député à l’Assemblée législative et gouverneur de l’État.
21. John Jay (1745-1829). Diplom ate et juriste, considéré comme
l’u n des pères fondateurs des États-Unis. II est l’u n des trois auteurs
des Federalist Papers (avec A. Ham ilton et J. M adison), et il sera le pre­
m ier secrétaire de la Justice des États-Unis (1789-1795).
22. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 131-132.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 169

gère et d o m estiq u e» , déclarent certains égalitaristes23,


alors que des règlem ents sont proposés p o u r interdire les
vêtem ents tro p luxueux24. Des troubles éclatent à Boston
lorsque le C om ité de correspondance lance u n appel à la
m obilisation et que les pauvres constatent que les riches
peuvent s’y soustraire en payant des substituts. T hom as
Paine écrit à cette époque que « la protectio n de la p er­
sonne hum aine est plus sacrée que la protection de la p ro ­
priété. Si la propriété devient le critère, cela m arquera une
ru p tu re com plète envers to u t p rincipe m oral de liberté,
car cela reviendrait à lier le d ro it à de la pure m atière, et
à transform er l’hom m e en agent de la m atière25». Les spé­
culateurs profitent p o u r leur p a rt de l’incertitu d e p o li­
tique p o u r gonfler les prix des produits. À Philadelphie,
par exemple, les prix connaissent une hausse de 45 % en
un m ois26.
L’État de Pennsylvanie est représentatif de cette lutte
économ ique. Les radicaux en p rennent le contrôle après la
fuite des conservateurs, qui craignent les troubles p o li­
tiques. D ans u n e version prélim inaire de la D éclaration
des droits, un article stipulait « qu’une p ro p o rtio n énorm e
de propriétés détenues par quelques individus est u n dan ­
ger p o u r les droits, et néfaste p o u r le b o n h e u r com m u n

23. Ibid., p. 63, note 20.


24. G ordon S. Wood, The Creation o f the American Republic 1776-
1787, op. cit., p. 70.
25. Philip Foner (dir.), The Complete Writings o f Thomas Paine,
vol. II, New York, Citadel Press, 1945, p. 287.
26. Cité dans How ard Zinn, op. cit., p. 96.
170 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

de l’hum anité » et doit donc être interdite p ar la loi27. Une


lettre envoyée p ar le Congrès provincial d u M assachusetts
à Philadelphie le 11 ju in 1775 dénonce clairem ent les
aspirations d ’égalité économ ique qui m enacent le « carac­
tère sacré de la p ropriété privée28».
Des réunions publiques n o n autorisées se déroulent
où l’on discute des spéculateurs qui en trep o sen t de la
n o u rritu re p o u r faire m o n te r les p rix artificiellem ent.
L’ém eute dite « d u fo rt W ilson » éclate en octobre : des
m iliciens attaq u en t la résidence de James W ilson29 qui
s’oppose au contrôle des prix. Les m utins so n t repoussés
p ar une trou p e de la jeunesse dorée de Philadelphie. De
leur côté, les soldats de la l re com pagnie d ’artillerie p ré ­
sentent une p étitio n à l’Assemblée de Pennsylvanie, en
m ai 1779, évoquant la m enace d ’u n soulèvem ent p o p u ­
laire contre ceux qui accum ulent des fortunes en profi­
ta n t du m alheur des plus pauvres. Ailleurs, des m iliciens
se m u tin e n t parce que leur solde ne leur a pas été livrée.
C ertains poussent l’audace plus loin encore, assassinant
leurs officiers.
Ce m ouvem ent égalitariste inquiète gran d em en t les
chefs patriotes m odérés et conservateurs30. Selon eux, les
turbulences laissent le cham p libre à des individus dénués

27. G ordon S. W ood, The Creation o f the American Republic 1776-


1787, op. cit., p. 89 ; The Radicalism o f the American Revolution, op. cit.,
p. 234.
28. Elisha P. Douglass, op. cit., p. 146.
29. James W ilson (1742-1798). Né en Écosse, ce juriste a enseigné
le grec à Philadelphie. Actif en politique, il a signé la D éclaration d ’in­
dépendance (1776) et la C onstitution des États-Unis en 1787.
30. Merrill Jensen, op. cit., p. 272.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 171

de raison et de vertu politique et qui ne cherchent qu’à


jouir d ’une liberté sans devoirs n i responsabilités. L’élite
doit donc s’assurer de contrôler ce m ouvem ent social et
d ’en canaliser la force p o u r s’em parer du pouvoir et ins­
taurer un régim e raisonnable et vertueux, c’est-à-dire un
régime où eux - les chefs du m ouvem ent - seront les n o u ­
veaux dirigeants politiques. Bref, ils veulent instaurer une
aristocratie élue, p lu tô t q u ’une dém ocratie.
En France, certains se d em an d en t avec in quiétude
qui peut bien représenter les intérêts des pauvres aux États
généraux, convoqués par le roi au printem ps 1789 et d ’où
surgira le m ou v em en t révolutionnaire. Les ordres des
nobles et des clercs ne peuvent parler de façon légitime
au n om des pauvres. Reste le Tiers État. Cette assemblée
est com posée m ajo ritairem en t d ’avocats, de juges, de
quelques com m erçants et d ’u n e poignée de nobles et de
clercs qui se sentent plus libéraux que conservateurs. En
février 1789, soit quelques m ois avant le d éb u t des États
généraux, com m ence à circuler u n pam p h let qui s’in ti­
tule L’ordre des paysans aux États généraux. Signé p ar u n
certain Noilliac (p ro b ab lem en t u n n o m de plu m e de
Restif de la B retonne), ce texte propose d ’ajouter de n o u ­
veaux ordres qui représenteront aux États généraux les
pauvres et les personnes exclues, soit l’ordre des paysans
et l’ordre des m ères31. U ne fois lancés les débats des États
généraux, le chevalier de M oret se dem ande q u an t à lui
si les délégués d u Tiers État, « d o n t les intérêts sont to ta ­
lem ent différents et m êm e opposés » à ceux des pauvres,

31. Patrick Kessel (dir.), Les gauchistes de 89, Paris, U nion générale
d ’éditions, 1969, p. 45.
172 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

peuvent bien défendre les intérêts de ces derniers, les délé­


gués « ayant le plus g rand intérêt à conserver les autres
dans leur dépendance et dans leur servitude32».
Les politiciens siégeant à l’Assemblée constituante
vont d ’ailleurs rap id em en t pren d re des m esures discri­
m inatoires envers les pauvres, d o n t l’établissem ent de la
fam euse distin ctio n en tre citoyens actifs et passifs, les
prem iers étant plus riches et ayant le d ro it de se p o rter
candidats et de voter, les seconds étan t plus pauvres et
n’ayant le dro it ni d ’être candidats ni de voter. Robespierre
et C ondorcet v o n t dénoncer cette distinction, le second
allant m êm e jusqu’à déclarer q u ’accorder le d ro it de suf­
frage aux pauvres est u n m oyen d ’éviter q u ’ils utilisent
les m anifestatio n s de ru e p o u r faire co n n aître leurs
revendications33.
Sans attendre que des m em bres de l’élite politique
p ren n e n t leur défense, des pauvres s’insurgeront contre
des privilégiés qui se présentent com m e des cham pions
de la liberté, de l’égalité et de la justice, m ais qui m éprisent
le peuple. Cette lutte sera plus intense en France qu’en
A m érique. L’inflation et la p énurie d ’em plois se font to u t
particulièrem ent sentir dans les centres urbains, m êm e si
la rivalité la plus forte oppose n o n pas les pauvres aiax
riches, m ais les pauvres aux nobles34. Les pauvres ten te­
ro n t de profiter des troubles politiques p o u r se libérer de
dettes qui les étouffent, o u p o u r s’ap p ro p rier des biens
essentiels, com m e le pain, qui leur fait cruellem ent défaut.

32. Lettre à Necker, 28 avril 1789, ibid., p. 44.


33. Ibid., p. 45.
34. Albert Soboul, La Révolution française, op. cit., p. 76-79.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 173

Cette lutte économ ique des pauvres sera considérée comme


un m ouvem ent « dém ocratique ». À l’hiver 1791, Sylvain
M aréchal, rédacteur d u jo u rn a l Révolutions de Paris, y
explique que « [c]e sont les pauvres qui o n t fait la révo­
lution, m ais ils ne l’o n t pas faite à leur profit ; car depuis
le 14 juillet, ils so n t à p eu près ce qu’ils étaient avant le
14 juillet 178935». D ans le m êm e esprit, T h ib au d eau 36
déclarait dans ses m ém oires : « Q uand le Tiers État eut ren­
versé les privilèges, il p rit aux yeux d u peuple la place de
l’aristocratie37. »

« D é m o c r a t i e » e t l u t t e s é c o n o m i q u e s 38

Parm i les quelques patriotes am éricains qui vont profiter


des troubles politiques p o u r m ettre de l’avant des reven­
dications économ iques, une poignée seulem ent s’associe

35. Patrick Kessel (dir.), op. cit., p. 61.


36. Antoine C. Thibaudeau. Fils d ’un député de Poitiers du Tiers
État aux États généraux.
37. A ntoine C. T hibaudeau, Mémoires sur la Convention et le
Directoire, vol. I, Paris, Baudouin Frères, 1824, p. 46.
38. À n oter qu’il n’y a pas beaucoup d ’interprétations historiques
qui p rennent en considération les intérêts économ iques contradic­
toires des classes et catégories sociales p our expliquer les m ouvem ents
patriotes aux États-Unis. Joseph E rnst explique qu’« il y a trop d ’ana­
lyses de la superstructure de la Révolution - les idées, les principes, la
politique et la culture - et trop peu de sa sous-structure - l’économ ie
politique. Q uant aux relations entre les deux, il n’y a p o u r ainsi dire
rien du to u t» («“Ideology” and an Économ ie Interprétation o f the
Révolution», dans Alfred F. Young [dir.], The American Révolution,
Dekalb, N orthern Illinois Universtity Press, 1976, p. 60). Pour Gary B.
Nash, « ce qui a m ené les prem iers historiens am éricains à éviter les
questions au sujet de la form ation des classes et d u développem ent de
la conscience de la classe subalterne n’est pas seulem ent une aversion
174 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

à l’idéal « dém ocratique ». D ans le com té de M ecklenburg,


en Caroline d u N ord, les délégués choisis en novem bre
1776 p o u r participer à la rédaction de la C on stitu tio n de
l’État reçoivent l’in stru ctio n que ce d o cu m en t doit p ro ­
m ouvoir une « dém ocratie simple, o u le plus près possi­
ble ». De plus, ils devront « s’opposer à to u t ce qui tendrait
vers l’aristocratie o u à co ncentrer le p ouvoir dans les
m ains des riches et des p atro n s habitués à l’oppression
des pauvres39». Cette déclaration associe donc explicite­
m en t la dém ocratie à des considérations égalitaires à la
fois économ iques et politiques. Elle exprim e de m anière
positive la croyance de l’époque selon laquelle la d ém o ­
cratie est un régim e qui d o n n e aux pauvres le pouvoir de
se protéger des riches et des patrons. Mais le term e « dém o­
cratie » ne sera pas souvent utilisé p ar les patriotes égali-
taristes, sans doute en raison de sa m auvaise réputation.
La situation est sim ilaire en France. Peu nom b reu x
sont ceux qui o sent s’associer à la dém ocratie, m êm e
chez les patriotes plus radicaux sur le fro n t économ ique.
Des patriotes com m e R obespierre accusent ceux qui o n t
instauré le statu t de citoyen actif d ’avoir constitué une
« aristocratie des riches », u n term e qui sert de toute évi­
dence à m arq u er la condam n atio n politique et m orale40.

des conceptualisations m arxistes de l’histoire, mais aussi le m ythe


persistant que les rapports de classes n’avaient pas d ’influence dans la
jeune Amérique parce qu’il n’y avait pas de classes » ( The Urban Crucible :
Social Change, Political Consciousness, and the Origins o f the American
Revolution, Cambridge, H arvard University Press, 1979, p. viii).
39. Merrill Jensen, op. cit., p. 278.
40. Cité par Giovanni Lobrano, op. cit., p. 63, note 101.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 175

L’abbé de C o u rn an d 41 va encore plus loin dans De la pro­


priété ou la cause du pauvre, publié en 1791, o ù il propose
u n com m unism e agraire (« to u te la terre d o it apparten ir
à tous, ou chacun de ses habitants d o it en avoir un e égale
p o rtio n ») et condam ne la « tyrannie des riches42 ».
Jean-Paul R abaut Saint-É tienne43 associait la d ém o ­
cratie à l’égalité, dans u n article intitulé « De l’égalité »,
p a ru dans La Chronique de Paris et o ù il m ettait en garde
contre la passion égalitariste, qui justifie selon lui tro p de
violence :

L’égalité est l’âme de la république; rien ne caractérise


mieux la démocratie, que la tendance à l’égalité, et que les
passions et m êm e les violences pour l’opérer. Dans une
nation qui naît, l’égalité existe, et l’on ne prend pas assez
de précautions pour la m aintenir : dans une nation qui se
réforme, l’égalité n’existe pas, et l’on prend des moyens
trop violents pour l’établir. Le peuple imite souvent ce
tyran qui couchait les hom m es sur un lit de fer, et les rac­
courcissait de tout ce qui passait cette mesure : il n’égalise
pas, il mutile, il tu e ; ce n’est pas la dém ocratie, c’est,
l’ochlocratie, c’est-à-dire, le point du jour de la tyrannie44.

41. Antoine de C ournand (1742-1814). M em bre radical du club


des Jacobins, il prône l’égalité économ ique, l’abolition de l’esclavage et
le droit p our les prêtres de se marier. Lui-même se m arie en secret.
42. Antoine de C ournand, De la propriété, ou la cause du pauvre,
plaidée au tribunal de la raison, de la justice et de la vérité, Paris, 1791,
p. 3, 5, 6 ,4 7 et 48.
43. Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne (1743-1793). M embre du Tiers
État aux États généraux, il siège à la Convention. G irondin critique de
l’exécution du roi, il m eurt exécuté.
44. Patrick Kessel (dir.), op. cit., p. 74-75. Rabaut Saint-Étienne fait
m êm e référence à «Athènes, où le gouvernem ent était dém ocratique »
(ibid., p. 80).
176 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

«Je dois d ’ab o rd observer que, p ar la république, j ’ai


en tendu le gouvernem ent pu rem en t dém ocratique : tous
les autres qui p o rte n t le n o m de république sont aristo­
cratiques ou mixtes », précisait par ailleurs Saint-Étienne.
Il poursuivra, cette fois en se référant aux inégalités
économ iques :
[L]e gouvernement dém ocratique ne peut subsister long­
tem ps avec l’imm ense inégalité des fortunes, parce qu’elle
produit d ’autres inégalités en nom bre toujours croissant,
et dans une proportion indéfinie : en sorte que, dans un
tem ps plus ou m oins éloigné, la nation se trouve divisée
en deux classes. Le peuple finit par n’être plus rien, si
même il ne devient de la populace, de la canaille. Alors le
gouvernem ent dém ocratique est détruit, la république
n’existe plus; c’est de l’aristocratie45.

P our R abaut Saint-É tienne, le m o t « d ém ocratie » dési­


gnait à la fois u n régim e o ù le p eu p le gouverne et où
règne l’égalité des richesses, m ais il évoquait aussi la vio­
lence de la lutte des classes qui débordait nécessairem ent
dans la sphère politique. L’inégalité des richesses am ène­
rait selon lui à une inégalité politique, les riches d om inant
les pauvres, ce qui m arquerait la m o rt de la dém ocratie
et l’ap paritio n d ’u n e aristocratie, à la fois dans son sens
politique et économ ique.
L’abbé Jacques R oux46, figure ch arism atiq u e des
Enragés (la tendance radicale du m ouvem ent populaire),

45. Ibid., p. 78.


46. Jacques Roux (1752-1794). Issu d ’une famille bourgeoise, il
prend le parti des pauvres révolutionnaires, il participe aux pillages et
aux émeutes ou les justifie. Il siège au Conseil de la C om m une de Paris.
Condam né par le Tribunal révolutionnaire, il m eurt en prison.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 177

croyait lui aussi que l’égalité politique et l’égalité écono­


m ique sont in trin sèq u em en t liées, et que la liberté po liti­
que d épend de l’égalité économ ique47. Lors d ’u n discours
p rononcé devant la Convention, le 25 ju in 1794, au nom
des sections (assemblées de quartier) Granvilliers et Bonne-
Nouvelle et du club des Cordeliers, il déclare que « les lois
o n t été cruelles à l’égard d u pauvre, parce qu’elles n’o n t
été faites que p ar les riches et p o u r les riches48 ». Il expli­
que que « [l]es riches seuls, depuis quatre ans, o n t profité
des avantages de la Révolution. L’aristocratie m archande
[est] plus terrible que l’aristocratie nobiliaire et sacerdo­
tale49». Alors qu’il conspue les «sangsues d u peuple» et
autres «vampires», Roux s’identifie plutôt à l’idée de répu­
blique qu’à celle de dém ocratie : « [l]e peuple veut la liberté
et l’égalité, la république ou la mort50 ». R oux dem ande
aussi : « Q u’est-ce que la liberté, quand une classe d ’h o m ­
mes p eu t affam er l’autre ? Q u ’est-ce que l’égalité, quand
le riche peut, par son m onopole, exercer le d ro it de vie et
de m o rt sur ses sem blables ? Liberté, Égalité, République,
to u t cela n’est plus qu’un fantôm e51. » Pour sa part, Sylvain
M aréchal, qui était encore plus radical que Roux, déclare
dans le num éro 87 des Révolutions de Paris, que « [1] e b our­
geois n’est poin t dém ocrate, il s’en faut ; il est m onarchiste

47. Claudine Wolikow, « 1789-An III. L’émergence de la “dém o­


cratie représentative”», dans R. Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentis­
sage de la démocrartie, Saint-Denis, Éditions PSD, 1995, p. 219-236.
48. John H ardm an (dir.), op. cit., p. 137.
49. Patrick Kessel (dir.), op. cit., p. 266.
50. Ibid., p. 260.
51. Jean Préposiet, Histoire de l’anarchisme, Paris, Tallandier, 2002,
p. 35.
178 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

par instinct [...]. C ’est donc aux bourgeois que nous avons
à faire en ce m o m en t : eux seuls nous font ouvertem ent
la guerre52».
M ais l’étiquette « dém ocrate » est rarem ent revendi­
quée. Une autre exception, donc, que ce texte de Gracchus
Babeuf53, intitulé « D ém ocratie politique et dém ocratie
sociale», p aru en novem bre 1790. C urieusem ent, la dis­
tin ctio n entre « dém ocratie politique » et « dém ocratie
sociale » n’est jamais qu’implicite dans ce texte qui ne con­
tien t le m o t « dém ocratie » que dans son titre... Le lecteur
com prend tou t de m êm e que Babeuf condam ne le régime
patriote p o u r avoir accordé des droits politiques u n iq u e­
m ent aux riches, laissant to m b er les pauvres à qui l’élite
devait sa victoire. B abeuf con clu t que dans u n e telle
situation, la liberté n ’est q u ’u n « fantôm e » p o u r les p a u ­
vres, et seuls les riches - considérés p ar B abeuf com m e
une nouvelle « aristocratie » - sont souverains54.
En A m érique com m e en France, les loyalistes v o n t
s’offusquer devant l’agitation politique. Le loyaliste Samuel
Seabury55, évêque à New York, croit que le m ouvem ent

52. Sylvain Maréchal, « Des bourgeois de Paris et autres », cité dans


Anonym e, Le citateur républicain, recueil de principes, de liberté, ou
choix principaux de traités de démocratie extrait de divers écrits de p h i­
losophie, ancienne et nouvelle, Paris, Rouanet, 1834, p. 270.
53. Gracchus Babeuf (1760-1797). Révolutionnaire qui espère
fonder le com m unism e. Il orchestre un com plot p our prendre le p o u ­
voir, soit la « conjuration des Égaux». Il est arrêté pour trahison, accusé,
jugé, condam né puis exécuté.
54. Gracchus Babeuf, Textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1976,
p. 143.
55. Samuel Seabury (1729-1796). Prem ier évêque de l’Église épis-
copale et du Connecticut. Dirigeant des forces loyalistes à New York
pendant la guerre de l’indépendance.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 179

patriote va instaurer une « république56», ce qui sem ble à


ses yeux une véritable calam ité. Par ses actions, ce m o u ­
vem ent im pose déjà à la pop u latio n une véritable « ty ra n ­
nie57».Il précise enfin: « [S] i je dois être réduit à l’esclavage
[...], que ce soit par u n Roi [...], que je sois dévoré p ar les
m âchoires d ’u n lion, et n o n pas rongé à m o rt p ar des rats
et de la verm ine58. » P our leur part, les patriotes conser­
vateurs et m odérés vont utiliser le term e « dém ocratie »
p o u r exprim er to u t le m épris q u ’ils éprouvent à l’égard
des pauvres et des patriotes égalitaristes. U n pam p h let
publié en 1778 critique la requête de quelques villes et vil­
lages de l’ouest d u New H am pshire et d u M assachusetts
d ’être représentés à la C ham bre législative, les d én onçant
m êm e de vouloir «ériger de petites dém ocraties59». P lu­
sieurs leaders p atrio tes am éricains m anifesteront leur
crainte que la tyrannie m onarchiste q u ’ils o n t com battue
ne cède la place à u n despotism e « dém ocratique60». Pour

56. Samuel Seabury, An Alarm to the Legislature o f the Province o f


New-York, Occasioned by the Present Political Disturbances in North
America, Addressed to the Honourable Representatives in General Assembly
Convened, New York, James Rivington, 1775, p. 7.
57. Le term e revient à répétition dans ibid.
58. Samuel Seabury, Letters o f a Westchester Farmer, 1774-1775,
New York, D a Capo Press, 1970, p. 71.
59. G ordon S Wood, The Creation o f the American Republic 1776-
1787, op. cit., p. 192.
60. Jackson Turner M ain, op. cit., p. 337. M ain fait référence à
divers journaux qui diffusaient cet esprit antidém ocratique : Indepen­
dent Chronicle (Boston, 7 août 1777) ; Connecticut Courant (H artford,
10 avril 1786); Vermont Gazette ( 18 septembre 1786); Massachusetts Spy
(12 et 26 juillet et 2 août 1775); M aryland Gazette (11 décembre 1777);
Pennsylvania Packet (Philadelphie, 6 février 1779) ; New Jersey Gazette
(Trenton, 10 octobre 1785), Falmouth Gazette (17 septem bre 1785).
180 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d ’autres, les égalitaristes jo u en t avec le feu en te n ta n t de


tro m p er le peuple avec l’étiquette « dém ocrate ». C ’est ce
qu’affirm e l’au teu r anonym e de To the People o f North
America on the Différent Kinds o f Government, p o u r qui
«la m en tio n d ’une dém ocratie excite constam m ent [...]
l’idée d ’anarchie61 ».
En France aussi, les patriotes conservateurs et m o d é­
rés n’hésitent pas à étiqueter les patriotes égalitaristes de
«dém ocrates», dans une tentative évidente de les faire
passer p o u r des radicaux irratio n n els m otivés par une
rage violente et la soif d u sang. Certains se m on tren t plus
subtils, com m e le député Pierre-V ictor M alouet62, qui
déclare devant FAssemblée nationale :
[J]e veux pour lui [le peuple], comme pour moi, et tout
autant que le plus ardent démocrate, la plus grande somme
de liberté et de bonheur; mais je prétends qu’on doit l’as­
seoir sur des bases solides. [...] Le gouvernement le mieux
ordonné est [...] celui dans lequel les propriétaires seuls
influent, car ils ont, comme les non-propriétaires, un inté­
rêt égal à la sûreté et à la liberté individuelle, et ils ont de
plus un intérêt ém inent au bon régime des propriétés63.

M alouet d it vouloir le bien d u peuple to u t com m e les


« dém ocrates », m ais il s’en dém arque en affirm ant qu’ils
font erreur lorsqu’ils veulent s’en pren d re aux p ro p rié ­

61. Merrill Jensen, op. cit., p. 276.


62. Pierre-Victor M alouet (1740-1814). Il est adm inistrateur dans
les colonies française des Antilles, puis revient en France p our partici­
per à la Révolution. Il est monarchiste, défend les intérêts des colons
et s’oppose à l’abolition de l’esclavage. Persécuté, il s’exile en 1792. Il
sera baron sous le règne de Napoléon Bonaparte.
63. Pierre-Victor M alouet, «O pinion sur l’acte constitutionnel»
(8 août 1791), dans François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 505.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 181

taires, qui seraient dotés d ’une plus grande sagesse p o li­


tique que les pauvres. M êm e si le conflit entre les riches
et les pauvres reste larvé p e n d a n t les deux prem ières
années de la R évolution, les étiquettes so n t déjà a ttri­
buées aux uns et aux autres.
À l’été 1791, le d ép u té Barnave s’inquiète devant
la te n tatio n de certains de pousser la R évolution plus
avant p o u r obtenir des gains économ iques. «Allons-nous
term in er la R évolution, allons-nous la recom m encer ? »
dem ande-t-il à l’Assemblée nationale, une question qui
provoque les applaudissem ents n o u rris de délégués. Il
précise ensuite, en référence à la m enace qui pèse sur la
propriété privée, que « si la Révolution fait u n pas de plus,
elle ne peu t le faire sans danger ; c’est que dans la ligne de
la liberté, le prem ier acte qui pou rrait suivre serait l’anéan­
tissem ent de la royauté ; c’est que, dans la ligne de l’éga­
lité, le prem ier acte qui p o u rra it suivre serait l’attentat à
la propriété ». A pplaudissem ents. Il d em ande : « [E]xiste-
t—
il encore à détruire une autre aristocratie que celle de la
p ropriété ? » avant de d o n n er lui-m êm e la réponse : « Il
est donc vrai q u ’il est tem ps de term in er la Révolution
[...]. A ujourd’hui, M essieurs, to u t le m o n d e d o it sentir
que l’intérêt co m m u n est que la R évolution s’arrête64. »
Tout le m ond e ? Ceux qui siègent à l’Assemblée, peu t-
être, mais certes pas ceux qui sont confinés à la misère qui
règne hors des m u rs de l’h o n o rab le arène o ù les chefs
patriotes jouissent d u pouvoir et de privilèges.

64. Antoine Barnave, «Discours sur l’inviolabilité du roi», op. cit.,


p. 38-39.
182 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

M algré certaines réform es économ iques d ’in sp ira­


tion égalitariste, les acteurs politiques élus étaient en géné­
ral contre une réform e significative de la propriété privée.
Pierre Victurien Vergniau65, accusé p ar Robespierre d ’être
tro p m odéré, réplique :

Depuis l’abolition de la royauté, j’ai beaucoup entendu


parler de révolution. Je me suis dit : Il n’y en a plus que
deux possibles ; celle des propriétés, ou la loi agraire, et
celle qui nous ram ènerait au despotisme. J’ai pris la ferme
résolution de com battre l’une et l’autre, et tous les moyens
indirects qui pourraient nous y conduire. Si c’est là être
modéré, nous le sommes tous, car tous nous avons voté la
peine de m ort contre tout citoyen qui proposerait l’une
ou l’autre66.

En ju in 1791, l’Assemblée nationale avait adopté la loi


Le Chapelier, interdisant les associations de travailleurs
au no m de la p ro m o tio n de l’unité nationale. Des acteurs
politiques com m e Robespierre et m êm e M arat ne s’étaient
opposés pas à cette loi. M êm e la fam euse C onstitu tio n
« dém ocratiq u e» de 1793 stipulait que la pro p riété p ri­
vée est un dro it naturel et inaliénable.

A g o r a p h o b ie et v er tu p o l it iq u e

En A m érique, la fin d u régim e colonial n’aura pas com m e


conséquence, ta n t s’en faut, que tous les anciens colons
seront m ain te n a n t égaux (sans p arler des enfants, des

65. Pierre Victurien Vergniau (1753-1793). Avocat, il devient avec


la Révolution président de l’Assemblée nationale. P lutôt m odéré et
G irondin, il m eurt guillotiné.
66 . François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 97.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 183

femmes, des esclaves et des A utochtones). Plusieurs sont


d ’ailleurs persuadés que la république est u n régime sous
lequel sévit une guerre entre les riches et les pauvres, ou
entre les créanciers et les endettés. D ans des répliques au
livre Com m on Sense, de T hom as Paine, ses détracteurs
p rô n en t une « m onarchie limitée » et dénoncent les « zélo-
tes à l’esprit fêlé partisans de la dém ocratie67». Se réfé­
ra n t à l’histoire de la G rande-B retagne, o n rappelle que
les « Britanniques n ’o n t jam ais p u su p p o rter les extrêm es,
que ce soit la m onarchie o u le républicanism e. Certains
rois o n t tenté le despotism e, m ais ils o n t toujours échoué.
Des efforts répétés o n t été tentés vers la dém ocratie, et ils
ont également échoué. Une fois le républicanism e a trio m ­
phé de la constitution ; il en a résulté le despotism e d ’une
p erso n n e; to u t cela a finalem ent été rejeté68». De toute
façon, 1’« A m érique est tro p vaste p o u r l’adm in istratio n
inefficace et laborieuse de la d ém ocratie69». O n p réd it
m êm e qu’avec l’indépendance et la fondation d’une rép u ­
blique, « toute n o tre p ropriété à travers le con tin en t sera
dilapidée ; la plus grande confusion et la plus violente
convulsion vo n t survenir70». Le républicanism e ap p o r­
tera le chaos économ ique, des lois agraires égalitaires qui
b rim en t la liberté et «une guerre éclatera entre les crédi­
teurs et les endettés, qui aboutira éventuellem ent en une

67. Charles Inglis, The True Interest o f America Impartially Stated


in Certain Strictures on a Pamphlet Intitled Common Sense, Philadelphie,
James Hum phreys, 1776, p. 53.
68 . Ibid., p. 52.
69. Ibid.
70. Ibid., p. 50
184 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

am nistie générale o u l’ab o litio n des d ettes71». C arter


Braxton, po u r sa part, écrit dans A Native ofthis Colony, en
1776, au sujet « de quelques anciennes républiques » dans
lesquelles il y a eu « des tentatives injustes de m ain ten ir
leur idole égalité p ar une division égale de la pro p riété72».
Q uelques radicaux, com m e l’a u teu r anonym e de
The People the Best Governors, rejettent l’idée de rem ettre
le pouvoir politique aux riches: « [Q ]u’il ne soit pas dit
aux générations futures que les fo n d ateu rs des États
am éricains o n t déterm iné que l’argent serait une qualifi­
cation essentielle parm i les dirigeants d ’u n peuple libre. Il
s’agit là de quelque chose in co n n u des A nciens73. » Une
telle conception égalitariste restait l’exception.
L’in stauratio n d ’u n régim e avec équilibre des p o u ­
voirs, élaboré p a r les p atrio tes m odérés com m e John
A dam s et James M adison, sera la solution politique rete­
n ue p o u r protéger l’élite économ ique et politique des
m enaces égalitaristes. La division des pouvoirs est ju sti­
fiée com m e relevant de l’intérêt m êm e d u peuple. John
Adams, dans son Thoughts on Government, explique : « Je
pense qu’u n peuple ne p eu t être libre très longtem ps, ni
jamais heureux, si son gouvernem ent est concentré en une

71. James Chalmers e ta l, Plain Truth: Addressed to the Inhabitants


o f America, Containing Remarks on a Late Pamphlet, entitled Common
Sense, Philadelphie, R. Bell, 1776, p. 65.
72. Dans Charles S. H ynem an et D onald S. Lutz (dir.), op. tit.,
vol. I, p. 334. Voir aussi G ordon S. Wood, The Creation o f the American
Republic 1776-1787, op. cit., p. 94.
73. « The People the Best Governors », op. cit., p. 397.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 185

seule assemblée » ; « une assemblée unique est susceptible


de tous les vices, les folies et les faiblesses d ’u n individu74».
L’im portance d ’u n Sénat où siègent des riches p o u r
défendre la p ro p riété privée contre la soif d ’égalité qui
dévore les représentants des pauvres siégeant à la C h am ­
bre basse est réaffirm ée à plusieurs reprises. L’État du
M assachusetts rejette un e p roposition de con stitu tio n en
1778, qui avait été critiquée p ar le Essex Resuit, p o u r qui
l’élection de représentants au « sénat » devrait servir « la
représentation de la pro p riété75». P our assurer la pro tec­
tion politique de la propriété, il est précisé que :

Si la loi affecte seulem ent les personnes [...], le consen­


tem ent d ’une m ajorité de n’im porte quels membres est
suffisant. Si la loi affecte seulement la propriété, le consen­
tem ent de ceux qui détiennent la m ajorité de la propriété
est suffisant. Si la loi affecte (comme cela sera le cas très
fréquem m ent, sinon toujours) à la fois la personne et la
propriété, le consentement de la majorité des membres, et
de ceux des membres aussi qui détiennent la majorité de
la propriété, est nécessaire76.

Bref, c’est la m ajorité des p ropriétaires qui p e u t seule


voter des lois concernant la propriété. Ce sera finalem ent
John A dam s lui-m êm e qui rédigera la C o n stitu tio n de
l’É tat du M assachusetts, en 1780, et il influencera égale­
m en t p ar ses écrits la réd actio n des co n stitu tio n s des
États de Caroline d u N ord, de Virginie, d u New Jersey et
de New York. Ce p arti pris en faveur d ’u n e cham bre des

74. John Adams, «T houghts on governm ent», dans Charles S.


H ynem an et D onald S. Lutz (dir.), op. cit., vol. I, p. 404.
75. Charles S. Hynem an et D onald S. Lutz (dir.), ibid., p. 511.
76. Ibid., p. 492-493.
186 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

riches est aussi adm is par Sam uel A dam s77 lorsqu’il re n ­
contre François-Jean de Chastellux, au d éb u t des années
1780. D ans Voyages en Am érique du Nord 1780-1782, le
Français rapp o rte qu’Adams lui a expliqué que le gouver­
n eu r et le Sénat représentent la raison et la m o d ératio n 78.
Cet antidém ocratism e p régnant d u discours patriote
explique en partie p o u rq u o i il n ’y a aucune référence à la
dém ocratie dans la D éclaration d ’indépendance de 1776
et dans la C on stitu tio n fédérale des États-U nis de 1787.
Cela dit, l’antid ém o cratism e ne se retrouvait pas u n i­
q uem ent au sein de l’élite patriote. A ucun des jo u rn au x
fondés aux États-U nis avant 1800 ne contenait le m o t
« dém ocratie » o u ses dérivés dans son no m , ce qui tend
à d ém o n trer que les p ropriétaires ne tro u v aien t pas ce
m o t vendeur auprès des lecteurs potentiels79. Q u an t aux
troupiers de l’arm ée p atriote, ils étaient su rto u t motivés
par la solde o u les prom esses de terres, o u encore p ar un
esprit patriotique, m ais pas p ar u n idéal d ém ocratique80.

77. Samuel Adams (1722-1803). Diplôm é de H arvard, il com ­


m ence très jeune à écrire des textes progressistes. Patriote de la pre­
m ière heure, il prononce des discours à la société des Fils de la liberté. Il
devient président du Sénat du Massachusetts. Il sera un antifédéraliste,
opposé à la création d ’un gouvernem ent fédéral fort et centralisateur.
78. François-Jean de Chastellux, « Travels in N orth America 1780-
1782», extraits repris dans M ilton Meltzer, The American Revolution-
naries: A History in Their Own Words 1750-1800, New York, Crowell,
1987, p. 163-167.
79. Regina A nn Markell M orantz, op. cit.
80. Charles Royster, A Revolutionnary People at War: The Conti­
nental A rm y and American Character, 1775-1783, Chapel Hill, Univer­
sity of N orth Carolina Press, 1979, p. 373-378.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 187

En fait, en A m érique com m e en France, l’élite a


adopté l’identité républicaine. En A m érique, John Adams
affirm ait que « [1] a vertu publique est la seule fondation
des républiques81 », une idée que partage l’auteu r a n o ­
nym e de The People the Best Governors, p o u r qui la « vertu
est le principe d ’u n gouvernem ent républicain82». M ais
p ar le passé, des rois, des nobles et des patriotes s’étaient
dits favorables à la «répu b liq u e» , ce qui p e u t expliquer
qu’une certaine confusion existait au sujet d u sens des­
crip tif de ce m ot. Le m o t « république » avait néanm oins
sur « dém ocratie » plusieurs avantages politiques p o u r les
m em bres de l’élite p atrio te : en plus d ’évoquer le bien
com m un, il n ’était pas associé à la p articip atio n directe
de tous les citoyens au pouvoir politique. Très rapidem ent,
les patriotes s’étaient assurés que le m o t « république »
évoque la souveraineté d u peuple, mais u n e souveraineté
représentée83. Cela dit, des adversaires des « républicains »
vont les attaquer en leur servant des argum ents généra­
lem ent réservés à la critique de la « dém ocratie ». James
M adison, en référence explicite à cet am algam e possible,
explique que « [s]ous la confusion des nom s, il a été aisé
de transférer à la république des considérations qui ne
peuvent être faites qu’au sujet d ’une dém ocratie ; et parm i
d ’autres, cette réflexion q u ’elle ne p eu t jam ais être établie
qu’au sein d ’u n e p etite p o p u latio n , vivant sur u n petit
territoire». Or, précise M adison, « [1]a vraie différence
entre ces form es [...] c’est que dans une dém ocratie les

81. Cité dans Meyer Reinhold, op. cit., p. 98.


82. « The People the Best Governors », op. cit., p. 397.
83. Cité dans Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 23.
188 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

gens s’assem blent et exercent le p ouvoir en p erso n n e;


dans une république, ils s’assem blent et gouvernent par le
biais de leurs représentants. Une dém ocratie, conséquem -
m ent, ne pe u t être établie que dans u n p etit endroit. Une
république p e u t englober un e vaste région84».
Alexander H am ilton adm ettait que « républicanism e »
est un m ot « utilisé dans plusieurs sens85». Ailleurs, il expli­
quait que « la république rom aine atteignit les plus hautes
cimes de la grandeur h u m ain e86». John Adam s considé­
rait lui aussi la Rome antique, mais aussi Carthage, com m e
des « républiques87». De plus, il affirm ait que des p h ilo ­
sophes politiques tels que H arrin g to n et Locke « p o u r­
raient convaincre n’im p o rte quel esprit candide qu’il n ’y
a pas de b o n g ouvernem ent qui ne soit républicain».
Pour Adams, « la vraie définition d ’u n e république est un
“em pire de lois, n o n d ’ho m m es” » et il précisera qu’« une
république est le m eilleur gouvernem ent88». Adams, qui
avait dit avoir « tou jo u rs été p o u r u n e république libre »,
renchérira dans une lettre au m arquis de La Fayette, écrite
en 1782, où il déclare être « u n républicain de principe »,
ajo u tan t: « [Pjresque toute chose qui est digne d ’estim e
dans la vie civile est apparue sous ce type de gouverne­
m en t89. » Il faut donc pren d re avec u n grain de sel la co n ­
fidence d ’u n John Adam s qui affirm ait, dans une lettre

84. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit., p. 141
et 126.
85. G ordon S. Wood, The Radicalism o f the American Revolution,
op. cit., p. 95.
8 6 . Meyer Reinhold, op. cit., p. 98.
87. Ibid., p. 97.
88 . John A dam s,« Thoughts on G overnm ent», op. cit., p. 403.
89. Meyer Reinhold, op. cit., p. 97.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 189

personnelle, n ’avoir «jam ais com pris» ce que signifiait le


républicanism e, q u ’« aucun autre h o m m e ne l’a jam ais
com pris et ne le com p ren d ra jam ais» et que le républi­
canism e « p e u t signifier n ’im porte quoi, to u te chose ou
rien du to u t90».
En France, le républicanism e ap p araît com m e u n
a ttrib u t des radicaux jusque vers 1793, m ais la républi­
que n ’est presque jam ais évoquée avant cette date91. Évo­
q u an t les débuts de la Révolution, Cam ille D esm oulins92
déclare, en 1793 : « N ous n ’étions peut-être pas à Paris dix
républicains le 12 juillet 178993.» Lui-m êm e avait publié
au cours de l’été 1789 France libre, qui contenait u n d er­
nier chapitre intitulé « Quelle C o n stitu tio n convient le
m ieux à la France». Il y citait en exemple Athènes et les
États-Unis po u r dém ontrer qu’u n régime républicain était
approprié p o u r la France94. La postu re républicaine d ’u n
François Robert95, dans son livre Le républicanisme adapté

90. G ordon S. Wood, The Creation o f .the American Republic 1776-


1787, op. cit., p. 49 ; et The Radicalism o f the American Revolution, op. cit.,
p. 96.
91. Raymonde M onnier, «“D ém ocratie représentative” o u “répu­
blique dém ocratique” », loc. cit.
92. Camille D esm oulins (1760-1794). Il connaît M axim ilien
Robespierre depuis le lycée. Avocat, il s’impose rapidem ent comm e un
révolutionnaire et un pam phlétaire radical. Il est m em bre du club des
Cordeliers. Robespierre est le parain de son fils. La Terreur lui répugne
et il réclame l’indulgence et la liberté de presse. Il est accusé, condam né
et décapité.
93. Camille Desmoulins, « Histoire serète de la Révolution », Œuvres
de Camille Desmoulins, vol. I, Paris, Charpentier et cie., 1874, p. 309.
94. Jean-Christian D um ont, op. cit., p. 19-21.
95. François Robert (1763-1826). Avocat, député, président des
Jacobins, il est aussi m em bre du club des Cordeliers et de la Société
190 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

à la France, publié à Paris en 1790, va provoquer de v io ­


lentes réactions96 de la part des Jacobins, qui ne se considé­
raient pas encore com m e républicains. « Je hais la royauté,
et je l’ai haïe d u m o m en t o ù j ’ai com m encé à réfléchir;
rien ne m ’a p aru plus d égradant p o u r l’h o m m e ; j ’adore
le gouvernem ent rép u b licain ; m ais je ne crois pas les
Français encore dignes de ce régime », dira Brissot en réac­
tion aux positions de R obert97. Après R obert, C ondorcet
est l’u n des prem iers en France à se positio n n er com m e
républicain, avec son livre De la République, ou Un roi
est-il nécessaire à la conservation de la liberté ? C ondorcet
s’avouera ouvertem ent républicain après la fuite d u roi,
mais il avait déjà fondé u n e société républicaine aussi tô t
qu’en 1791, avec d u Chastellet et T hom as Paine, et lancé
u n jo u rn al au titre évocateur : Républicain ou le défenseur
du gouvernem ent représentatif par une société de républi­
cains (q u atre n u m éro s p a ra îtro n t98). Selon M archant,
dans sa chanson Le grand projet, de 1791, C ondorcet n o m ­
m ait son régim e idéal « U ne république/B ien d ém o cra­
tique» (passage répété trois fois dans la chanson), dans
lequel to u t serait en partage, m êm e les épouses99.
Au p rin tem p s 1791, u n certain B aum ier explique,
dans De la monarchie françoise, que le pays n’est plus une

fraternelle de l’u n et l’autre sexe. Accusé de corruption, il tom be en


disgrâce, puis doit fuir en Belgique au m om ent de la Restauration.
96. Laurence Cornu, op. cit., p. 72.
97. Marcel Dorigny, « La république avant la république. Quels
modèles pour quelle république?», dans Michel Vovelle (dir.), op. cit.,
p. 116.
98. Jean-Christian D um ont, op. cit., p. 19-21.
99. Michel Delon et Paul-Édouard Levayer (dir.), op. cit., p. 80-81.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 191

m onarchie absolue, car le roi n ’a plus l’autorité de refu­


ser la C onstitution ou de la modifier. Il conclut que « [l]a
C onstitution française est donc populaire ou nationale,
c’est-à-dire républicaine100». Le 1er juillet 1791, u n p re ­
m ier « M anifeste républicain » est placardé sur les m urs
de Paris. Le m êm e m ois C ondorcet et T hom as Paine lan ­
cent le jo urnal Le Républicain ou le Défenseur du gouver­
nem ent représentatif Toujours en juillet 1791, T hom as
Paine explique ce qu’il entend p ar « républicanism e » : « un
gouvernem en t p ar rep résen tatio n , u n gou v ern em en t
fondé sur les principes de la D éclaration des d ro its101 ».
Brissot diffusait au m êm e m o m en t sa Profession de foi sur
la monarchie et sur le républicanisme. Il y critiq u ait la
m onarchie et le rôle du roi, et p rô n ait la république d o n t
il jugeait inévitable l’avèn em en t102. T oujours en 1791,
Sieyès lance, dans Le Moniteur, u n défi à T hom as Paine.
Sieyès veut ici « défendre [...] l’opinion m onarchique con­
tre le système républicain », alors que Paine explique que
«républicanism e» signifie «sim p lem en t u n gouverne­
m ent par représentation ». Sieyès réplique : « J’ai quelques
difficultés à com prendre p o u rq u o i o n cherche ainsi à
confondre deux notions aussi distinctes que celles d u sys­
tèm e représentatif et d u républicanism e103. »

100. Baumier, De la monarchie françoise, Paris, Patriote François,


1791, p. 7.
101. « Lettre de M. Thom as Paine à M. E m m anuel Syèyes » (8 juil­
let 1791 ), Réimpression de VAncien Moniteur, vol. IX, Paris, H enri Pion,
1862, p. 137.
102. François Furet et Ran Halévi (dir.), op. cit., p. 1207, note 1.
103. Raymonde M onnier, Républicanisme, patriotisme et Révolu­
tion française, Paris, H arm attan, 2006, p. 81.
192 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

À p a rtir de 1793, il est co u ran t de se dire républicain


ou républicaine. O lym pe de G ouges104, qui s’était décla­
rée « royaliste constitutionnaliste » quelques m ois plus tôt,
ouvre u n de ses textes adressés à la C onvention en s’affi­
chant com m e « une vraie républicaine105». « Je suis ré p u ­
blicain, républicain im périssable », déclare D a n to n 106 à la
C onvention, le 26 novem bre 1793 (6 Frim aire, an II)107.
Saint-Just plaide p o u r la m ise à m o rt d u roi en se p er­
m ettan t à plusieurs reprises des références à la rép u b li­
que, m ais pas une seule à la d ém ocratie108.
Les m ots « république » et « républicains », revendi­
qués de plus en plus souvent par les m em bres de l’élite
p olitique française, v o n t p erm ettre d ’accentuer - p ar
effet de contraste - la signification péjorative des term es
« dém ocratie », « dém ocrate » et « dém ocratique ». Or, dans
un texte exceptionnel publié en A m érique et qui m érite
que l’on en cite de longs extraits, n o n seulem ent « d ém o ­
cratie » est utilisé dans u n sens positif, m ais son utilisa­
tion péjorative est égalem ent discutée et critiquée. Publié
en 1784, Conciliatory Hints, Attem pting, by a Fair State o f
Matters, to Remove Party Prejudice est écrit p ar T hom as

104. Olympe de Gouges (1748-1793). Essayiste et dram aturge, elle


défend les droits des femmes, prône l’abolition de l’esclavage et p ro ­
pose l’ouverture d ’ateliers p o u r les sans-em ploi et de refuges p our les
m endiants. M onarchiste m odérée, elle sera guillotinée.
105. Olympe de Gouges, Écrits politiques, 1788-1791, vol. I, Paris,
Côté-Femmes, 1993, p. 212-222.
106. D anton (1759-1794). Avocat pour le roi, il s’engage rapide­
m ent dans la Révolution. M embre du club des Cordeliers, il devient
m inistre de la Justice. Il s’oppose à la Terreur. Les Jacobins finissent par
se méfier de lui et il est guillotiné.
107. John H ardm an (dir.),op. cit., p. 183.
108. Dans Les orateurs de la révolution, Paris, M ignot, p. 160-167.
C h a p i t r e 3. L e s r i c h e s c o n t r e l a d é m o c r a t i e 193

T udor Tucker, qui a été m édecin dans l’arm ée in d ép en ­


dantiste. L’au teu r com m ence p ar discuter de façon criti­
que l’esprit antidém ocratique de son tem ps :
[C] ’est devenu une idée reçue que plus la société tend vers
la dém ocratie [...] et plus elle dégénère dans l’anarchie et
la confusion. C’est généralement l’hum eur capricieuse des
gens qui en est tenue pour responsable, car on les dit
prom pts à l’émeute lorsqu’on leur accorde trop de liberté,
on les dit toujours déraisonnables dans leurs exigences, et
jamais satisfaits à moins d’être gouvernés d’une m ain de
fer. Voilà les arguments com m uném ent évoqués contre une
constitution dém ocratique. Ils servent d ’excuses à l’am ­
bition d ’introduire l’aristocratie, la monarchie, et toute
espèce de tyrannie et d ’oppression. Il serait bien m alheu­
reux, en effet, pour les libertés de l’hum anité s’il était vrai
que pour rendre les gens ordonnés, il serait nécessaire de
les transform er en esclaves.

Puis T hom as T udor Tucker discute d u talen t politique


d u peuple.

Nous ne pouvons, en étant justes, affirmer que les gens


dans leur ensemble sont capricieux et déraisonnables, ou
qu’une vraie dém ocratie produira du désordre et du
tum ulte. Au contraire, je suis porté à croire qu’en général,
les gens sont satisfaits assez facilement quand aucune
injustice ne les frappe; [...] je conclus qu’une vraie dém o­
cratie, qui est la seule constitution équitable, sera donc de
toutes la plus heureuse, et peut-être de toutes la plus calme
et ordonnée109.

109. Philodem us [Thomas T udor Tucker], «Conciliatory Hints,


Attem pting, by a Fair State o f M atters, to Remove Party Prejudice »
(Charleston, 1784), dans Charles S. H ynem an et D onald S. Lutz (dir.),
op. cit., vol. I, p. 616.
194 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Faisant référence à l’idée selon laquelle la dém ocratie est


source de tum u lte et de çaprice populaires, il conclut :

[C]’est aux oppresseurs et non aux opprim és que les


problèmes doivent être attribués. C’est donc ainsi et non
autrem ent que je com prends qu’un gouvernem ent qui
s’approche de la démocratie peut tendre à être désordonné.
Les gens ont le droit de se plaindre aussi longtemps qu’on
leur dérobe n’im porte quelle portion de leur liberté, et si
leurs plaintes ne sont pas entendues, ils ont le droit d’utili­
ser n’importe quelle méthode pour se libérer eux-mêmes110.

110. Ibid., p. 617.


CHAPITRE 4

Rivalités entre patriotes


victorieux - les États-Unis

A , l’élite politique et économ ique a su r­


E
n m é r iq u e

vécu à la période de turbulence de la guerre de l’in ­


dépendance. Selon A lexander H am ilton, qui s’im posera
com m e u n acteur politique influent et am bitieux après
l’indépendance, « [n jo tre séparation de la m ère patrie ne
p eu t pas être n om m ée une révolution [...]. Il n ’y a pas eu
de changem ents dans les lois, les intérêts de perso n n e
n ’o n t été contrariés, to u t le m o n d e est resté à sa place, et
la seule chose différente est que le siège d u gouvernem ent
a changé1». Plusieurs des m em bres des anciennes assem ­
blées coloniales se sont en effet retrouvés siégeant dans
les assemblées législatives des nouveaux États in d ép en ­
dants. Leur pouvoir y est d ’au tan t plus g rand que l’in d é­
pendance, obten u e officiellem ent en 1783, avait libéré
ces instances politiques d u joug de la co u ro n n e et d u
Parlem ent britanniques. M êm e des loyalistes qui s’étaient
exilés revenaient p o u r particip er à la vie politique des
États nouvellem ent indépendants. Le loyaliste Cadwalader
G olden sera élu m aire de la ville de New York et H enry

1. Samuel Eliot M orison, op. cit., p. 17. Voir aussi Pauline Maier,
American Scripture: M aking the Declaration o f Independence, New York,
Alfred A. Knopf, 1997, p. 30 (je souligne).
196 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

C ruger sénateur de l’État de New York. Des m ilitaires


b ritan n iq u es qui avaient co m b attu sur les cham ps de
bataille en A m érique revenaient y vivre, percevant m êm e
leur pension de l’arm ée anglaise. D ans certains cas, les
loyalistes sont invités à revenir p o u r que la com m u n au té
puisse profiter de leur expérience d u com m erce, com m e
dans la ville de Long Island Sound au C onnecticut2.
Cela dit, plusieurs en A m érique utilisent alors le
term e «dém o cratie» p o u r désigner de m anière p éjo ra­
tive les conséquences jugées néfastes de l’indépendance.
Les nouveaux États sont regroupés dans une confédéra­
tio n souple, sans capitale n ationale ni arm ée p e rm a ­
nente. Ce n ’est qu’en 1787 que sera finalem ent fondé le
gouvernem ent fédéral des États-U nis d ’A m érique. Dans
cet entre-deux, la dém ocratie désignait le m éco n ten te­
m en t de certains petits paysans ou de travailleurs des
villes qui exprim aient leur colère au sujet des graves p ro ­
blèm es financiers auxquels ils faisaient face, p rincipale­
m ent en raison de dettes élevées d o n t ils ne parvenaient
plus à respecter les échéances. C ette grogne se faisait
sentir en Pennsylvanie et au M assachusetts, entre autres,
parce que ces États n’avaient plus de territoires à offrir
aux victim es de problèm es économ iques. La dém ocratie
désignait aussi certains États nouvellem ent in d é p e n ­
dants et tom bés sous le contrôle de politiciens partisans
d ’une plus grande égalité économ ique et d ’u n e plus
grande participation politique des citoyens. Plus scanda­
leux encore, des individus indignes de cette fonction

2. G ordon S. Wood, The Creation o f the American Republic 1776-


1787, op. cit., p. 167; Samuel Eliot M orison, op. cit., p. 8-9.
C h a p i t r e 4. R i v a l i t é s - l e s É t a t s - U n i s 197

auraient brigué avec succès des sièges dans les cham bres
basses (la « b ran ch e d ém o cratiq u e» ), les tra n sfo rm a n t
en lieux d ’où les pauvres exprim eraient leurs revendica­
tions et m enaceraient l’ordre établi.
D ans plusieurs cas, le n o m b re de sièges dans les
assemblées législatives avait été augm enté après l’in d é­
p endance, allant parfois ju sq u ’à trip ler p o u r offrir une
m eilleure représentation d u peuple. Cette décision p er­
m it égalem ent à de nouveaux politiciens de se glisser
dans l’antre d u pouvoir. Si les paysans et les artisans
représentaient environ 20 % des m em bres des assem ­
blées avant l’indépendance, ils se retro u v aien t m ain te­
n a n t m ajoritaires dans les assemblées des États d u N ord
et com ptaient p o u r plus de 40 % des députés dans l’en ­
semble des États nouvellem ent in d ép en d an ts3. Cela dit,
certains États com m e le M assachusetts se d o tèren t d ’une
nouvelle C onstitu tio n plus contraignante que l’ancienne
en m atière de critères d é te rm in a n t le d ro it de vote et
celui de briguer des postes officiels. Cette nouvelle C o n s­
titu tio n était pub liq u em en t et sévèrem ent critiquée dans
des assem blées p opulaires interdites. M algré cela, u n
politicien de la Virginie dira que les nouvelles assemblées
législatives plus inclusives étaient « com posées d ’hom m es
qui ne sont pas si bien vêtus, n i si polim ent éduqués, ni
si bien nés» que ceux qui siégeaient jusque-là dans les
assemblées4. Ce V irginien se réjouissait n éan m o in s du
changem ent de garde, affirm ant que ces hom m es étaient
plus près du peuple et que ce dernier a to u jo u rs raison.

3. Jackson Turner M ain, op. cit., p. 335 et 391-407.


4. Ibid., p. 338.
198 D é m o c r a t i e . - H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Mais nom breu x furent les patriotes qui s’offusquaient de


la nouvelle situation.
En fait, les p a trio te s m odérés o u conservateurs
m éprisaient les nouveaux élus issus de m ilieux m odestes.
Elbridge G erry5 dira ainsi qu ’« au M assachusetts, les pires
hom m es p én ètren t dans la Législature. Plusieurs m e m ­
bres de ce C orps o n t dernièrem ent été reconnus cou p a­
bles de crim es infâmes. Des hom m es indigents, ignorants
et bas ne reculent devant aucun m oyen aussi sale soit-il
p o u r gagner leur cause contre des hom m es qui sont supé­
rieurs aux artifices p ratiq u és6». D ans la m êm e veine, le
jo u rn al de Boston American Herald expliquait à ses lec­
teurs, dans son édition d u 11 décem bre 1786, que les
« hom m es de b o n sens et détenteurs d ’une p ropriété ont
p erdu une grande p a rt de leur influence à cause de l’es­
p rit populaire de la guerre [...]. [D ]epuis la guerre, des
hom m es ignorants et fanfarons, qui se sont fait connaître
d u ra n t les troubles et la confusion de cette période cri­
tique, o n t tenté de se placer eux-m êm es en poste7».

La menace des nouveaux É tats

« dém ocratiques »

Des États com m e la Géorgie, le V erm ont, la Pennsylvanie,


le N ew H am pshire et le R hode Island avaient des consti­
tu tions considérées com m e plus - o u tro p - d ém o crati­

5. Elbridge Gerry (1744-1814). Diplôm é de H arvard, il est l’un


des signataires de la D éclaration d ’indépendance. Il sera gouverneur
du M assachusetts et cinquièm e vice-président des États-Unis, sous
J. Madison.
6 . Max F arrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 132.
7. Jackson T urner M ain, op. cit., p. 337.
C h a p i t r e 4. R i v a l i t é s - l e s É t a t s - U n i s 199

ques, parce que la C ham bre basse y détenait beaucoup de


pouvoir. Ce qui attirait im m an q u ab lem en t les foudres
d ’acteurs politiques : « Regardez la législature d u Rhode
Island ! Q u’est-ce que c’est, sinon l’im age parfaite d ’une
cohue po p u laire8.» D ans le poèm e p am p h létaire The
Anarchiad: A N ew England Poem 1786-1787, W ritten in
Concert by D avid H um phreys and Others, écrit en 1787
et ouvertem ent dirigé contre la C o n stitu tio n d u Rhode
Island, les auteurs co n sidéraient cet É tat com m e une
«dém ocratie». Ce m o t avait p o u r eux u n sens péjoratif,
p uisqu’ils parlaien t m êm e de « l’étourdissante rage des
États dém ocratiques » :

Contrôlés par des démagogues fous, une foule


factieuse, méchante, féroce, autoritaire, insolente
et bruyante;
Sans gloire, sans richesse, sans pouvoir, sans système
[...]
Les extrêmes de la licence, et les extrêmes du pouvoir;
[...]
Élève-toi, la jeune D ÉM O CRATIE de l’enfer9.

La C ham bre basse d u R hode Island était considérée


com m e tro p p uissante p ar certains, m êm e si cet État
n’avait pas un système unicam éral, com m e la Géorgie, la
Pennsylvanie et le V erm ont10. L’absence d ’u n e seconde

8 . Bertlinde Laniel, op. cit., p. 67.


9. David Hum phreys, Joel Barlow, John Trum bull et Dr. Lemuel
Hopkins, The Anarchiad: A N ew England Poem, New Haven, Thomas
H. Pease, 1862 [ 1787], p. 61 et 69 (trad, partielle dans Bertlinde Laniel,
op. cit.).
10. Elisha P. Douglass, op. cit., p. 31.
200 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

cham bre, le Sénat, contrôlée p ar de riches propriétaires,


offusquait les esprits m odérés et conservateurs, qui
voyaient là la preuve que l’indépendance avait eu p o u r
résultat la m ontée en puissance des classes m oyennes,
voire des pauvres. En Géorgie, par exemple, u n m archand
d u n o m de Joseph Clay déplore que la C onstitu tio n soit
« à ce p o in t dém ocratique q u ’elle a placé le pouvoir en de
telles m ains qu’il en résultera la ruine d u pays », précisant
que le gouvernem ent est géré par « ceux d o n t l’habileté
ou la situation de vie ne les y auto risen t p as11».
En Pennsylvanie, le systèm e unicam éral d atait de la
p ériode coloniale. L’indépendance avait to u t de m êm e
entraîné un changem ent de garde politique, des patriotes
plus égalitaires ayant rem placé sur les bancs de l’Assem-
blée législative les conservateurs qui avaient pris la fuite.
Les nouveaux venus, appuyés par une classe ouvrière forte
à Philadelphie, étaient bien organisés et très m otivés p ar
la présence d ’individus com m e T hom as Paine. Ils réd i­
gèrent la C onstitution la plus radicale des États-Unis. Des
lois qui interd iro n t l’em priso n n em en t p o u r dettes seront
votées rapidem en t et la charte de la Banque d ’A m érique
sera annulée, deux décisions considérées com m e tro p
radicales par les m odérés et les conservateurs. L’historien
conservateur Samuel Eliot M orison se lam entera d ’ailleurs
que «cette C on stitu tio n de Pennsylvanie de 1776 [abolie
en 1791] établissait ce qui est le plus proche d ’une dicta­
ture du prolétariat de ce que nous avons eu en A m érique
du N ord ; u n vrai gouvernem ent de “front populaire”12».

11. Ibid., p. 346.


12. Samuel Eliot M orison, op. cit., p. 12.
C h a p i t r e 4. R i v a l it é s - l e s É t a t s - U n i s 201

M êm e des observateurs de l’époque s’offusquent de


la situation, sur u n to n d ’une rare violence. P our W illiam
H o o p er13, de C aroline d u N ord, la Pennsylvanie est alors
une «exécrable dém ocratie - u n e Bête sans tête [...] une
Populace gouvernante », qui m érite « plus d ’im précations
que le Diable et tous ses anges14». Charles Lee15, qui sem ­
blait prendre la situation avec u n grain de sel, déclara :
« N ous n ’avons ni une M onarchie, n i une A ristocratie, ni
une D ém ocratie ; si c’est quelque chose, il s’agit p lu tô t
d ’une M ac-O ’-cratie, ce par quoi je veux dire que les b a n ­
dits écossais et irlandais de basse extraction sont les sei­
gneurs suprêm es16.» L’attitude ironique de Lee n’est pas
représentative de l’esprit de l’époque. En effet, beaucoup
s’inquiétaient avec gravité. Pour plusieurs com m e W illiam
Vans Murray, d u M aryland, qui étudiait le d ro it à Londres
en 1785, l’indépendance avait transform é les États en
«dém ocraties17». W illiam Findley18 expliquait en 1786
qu’en Pennsylvanie et ailleurs en Amérique, les gens étaient
« tro p inégaux p o u r q u ’u n e d ém o cratie parfaite soit

13. W illiam H o o p e r.(1742-1790). Diplôm é de H arvard, avocat,


patriote de Caroline du Nord, il est l’un des signataires de la Déclara­
tion d ’indépendance.
14. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 64.
15. Charles Lee (1732-1782). Soldat de l’arm ée britannique, il
devient général de l’arm ée patriote. Fait prisonnier à la bataille de
M onm outh, il est ensuite soupçonné de trahison en faveur des B ritan­
niques. Il m eurt isolé.
16. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 70-71.
17. Meyer Reinhold, op. cit., p. 106-107.
18. W illiam Findley (1741-1821). Irlandais de naissance, il sera
capitaine dans l’armée patriote pendant la guerre de l’indépendance.
Politicien, il sera délégué de Pennsylvanie.
202 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

adaptée à nos circonstances19». Selon James M cH enry20,


qui s’exprim ait sur le sujet en 1787 à la C ham bre des délé­
gués du M aryland, l’A m érique souffrait des « désordres
d ’une dém ocratie21 ».
Surtout qu’aux débordem ents dém ocratiques s’ajou­
taient des problèm es en politique étrangère, en p a rtic u ­
lier avec l’ancienne m étropole. C ’est que l’U nion scellée
p ar les articles de la C onfédération, adoptés en 1777 et
ratifiés en 1781, intéressait peu de politiciens élus. Ils
étaient plus préoccupés p a r leur nouvel État que p ar la
politique « co n tinentale », term e qui désignait alors les
relations avec le m o n d e extérieur, en particulier les p u is­
sances européennes présentes en A m érique p ar leurs
colonies. La G rande-B retagne a d ’ailleurs tiré avantage
de la faiblesse de l’U nion p o u r occuper m ilitairem ent
D étroit, m êm e si u n traité prévoyait que cette ville passe­
rait hors du contrôle de la couronne britannique. De leur
côté, les Espagnols contrô laien t tou jo u rs le M ississippi.
De plus, des États nouvellem ent indépendants se dispu­
taient po u r des questions com m erciales o u territoriales,
com m e la V irginie et le M aryland au sujet de la rivière
Potom ac, ou les États de New York, d u New H am pshire
et d u C onnecticut d o n t le conflit au sujet des terres qui

19. Cité dans G ordon S. W ood, The Creation o f the American


Republic 1776-1787, op. cit., p. 401.
20. James M cH enry (1753-1816). Politicien d u M aryland, il est
l’un des signataires de la Constitution. Il sera secrétaire de la Guerre
sous les présidences de G. W ashington et de J. Adams.
21. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. III, p. 146. Voir aussi D irk
Hoerder, « Some Aspects of Crowd Action During the American Revolu­
tion : A Comparative View», dans La Révolution américaine et l’Europe,
Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1979, p. 65-80.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 203

d ev iendraien t le V erm ont dégénéra en escarm ouches


arm ées22.
Le m anqu e d ’in térêt p o u r la politique continentale
était tel que seulem ent cinq États de la C onfédération
étaient représentés à la C onvention d ’A nnapolis en 1786.
N ’ayant pas de pouvoir de taxation et donc pas de budget
digne de ce nom , le Congrès continental se retrouva inca­
pable de payer les soldats qui avaient participé à la guerre
de l’indépendance. Les vétérans reto u rn a ie n t chez eux
avec en m ain des certificats, p lu tô t que de l’argent réel,
qui étaient rapidem ent dévalués et devaient être échan­
gés p o u r une valeur m oindre. Le m an q u e d ’or et d ’argent
a égalem ent forcé plusieurs États à im p rim er de la m o n ­
naie papier, en traîn an t de l’inflation, alors que des États
com m e le M assachusetts exigeaient que les taxes soient
payées en m onnaie d ’or ou d ’argent. Plusieurs petits fer­
m iers et vétérans de l’arm ée se tro u v aien t lo u rd em en t
endettés, et certains seront m êm e em prisonnés p o u r non-
paiem ent. Cette calam ité de la dette touchait des aristo­
crates du Sud, des m archands d u N ord, des ferm iers un
peu p a rto u t et de petits salariés. La turbulence résultant
de la guerre contre l’A ngleterre offrait u n contexte favo­
rable à l’expression d u ressentim ent et de la colère des
endettés, James M adison affirm ant que la d ém ocratie
devait être crainte, car elle m enaçait la pro p riété privée
et la stabilité éco n o m iq u e23. Des ferm iers v o n t m êm e

22. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit.,


p. 146-147.
23. James M adison, « Letter to James M onroe » (5 oct. 1786), dans
SaulK. Padover (dir.), The Complete Madison: His Basic Writings, New
York, H arper & Brothers, 1971, p. 45.
204 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

protester les arm es à la m ain con tre le poids de leurs


dettes et contre les trib u n au x qui les co n dam naient p o u r
défaut de paiem ent. Ces révoltés o n t pris le n o m de
Régulateurs, à la m ém oire des rébellions de ferm iers en
Caroline du N ord, de 1766 à 1771. Plusieurs in su rrec­
tions associées au m ouvem ent antidettes24 se term inaient
par l’incendie de palais de justice p o u r détruire les registres
et les archives c o n ten an t les inform atio n s relatives aux
dettes, et par des m o rts25.
Ces conflits sociaux représentaient une m enace aux
yeux des riches. M êm e si le caractère sacré de la propriété
privée n’a jam ais été sérieusem ent m enacé, les rép u b li­
cains m odérés et conservateurs rappelaient qu’elle cons­
titu ait une valeur fondam entale en A m érique d u N ord.
John A dam s écrira dans Defence o f the Constitutions
o f G overnm ent o f the United States, publié en 1785 en
A m érique et tra d u it en français à Paris en 1792, q u ’il
im porte que la pro p riété soit représentée dans les insti­
tu tions d ’une république26. O n ne se su rp ren d ra pas non
plus qu’A lexander H am ilton écrive explicitem ent dans le
prem ier des Federalist Papers que l’ad o p tio n de la C ons­

24. Voir, parm i d ’autres, Gary B. Nash, op. cit., p. 339.


25. Elisha P. Douglass, op. cit., p. 18-20. Il convient de rappeler
qu’historiquem ent, la dém ocratie antique est associée en partie à la
lutte p our l’ém ancipation face aux dettes. Une des premières réformes
de Solon, à Athènes vers 590 av. J.-C., avait p o u r objet d ’interdire
l’em prisonnem ent et la mise en esclavage des personnes incapables de
payer leurs dettes (R.K. Sinclair, Democracy and Participation in Athens,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 1-2).
26. John Adams, Defence o fthe Constitutions o f Government ofthe
United States, op. cit., p. XVIII.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 205

titu tio n fédérale offrirait des garanties supérieures « à la


préservation [...] de la liberté et de la propriété27».
Des m em bres de l’élite p o litiq u e et économ ique
considéraient que la création d ’u n gouvernem ent central
fort serait le m eilleur m oyen de freiner la « dém ocratie »,
soit les pauvres et leurs sym pathisants. En 1786 éclate la
révolte de Shays, n o m m ée d ’après D aniel Shays28, u n
vétéran de l’arm ée indépendantiste lui-m êm e criblé de
dettes. Après les escarm ouches, des rebelles so n t cap tu ­
rés, jugés, et certains condam nés à m o rt et pendus. « N ous
som brons rap id em en t dans l’anarchie et la confusion29»,
dira George W ashington au sujet de ce conflit. Q uelques
m ois auparavant, W ashington expliquait dans une lettre
à son am i le m arquis de La Fayette « q u ’il faut regretter,
je dois le confesser, que les États dém ocratiques doivent
to ujours sentir avant d ’être capables de voir, et c’est ce
qui rend leurs gouvernem ents lents30». W ashington expri­
m ait la mêm e idée dans une lettre à H enry Knox31 le 8 mars

27. James M adison, Alexander Ham ilton et John Jay, op. cit., p. 90.
28. Daniel Shays (1747-1825). Capitaine dans l’arm ée patriote
p endant la guerre de l’indépendance, il attend sa solde à la fin du
conflit et s’endette.
29. Lettre à James M adison (5 novem bre 1786), W.B. Allen (dir.),
George Washington : A Collection, Indianapolis, Liberty Fund, 1988,
p. 339.
30. Ibid., p. 306.
31. H enry Knox (1750-1806). Libraire à Boston, il s’engage dans
l’arm ée patriote pendant la guerre de l’indépendance. Il est l’u n des
m em bres de la Société patriote de Cincinnati. Il deviendra le prem ier
secrétaire de la Guerre des États-Unis.
206 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

178732. Rufus King, félicitant T heodore Sedgwick33 p o u r


son élection à l’Assemblée législative du M assachusetts
en 1787, exprim ait son espoir q u ’il serait alors en posi­
tio n de «surveiller la dém ence de la d ém o cratie34».
M adison écrivait à propos d ’A lexander H am ilton q u ’il
«voit les m alédictions qui accablent les États et qui
devraient bien tô t guérir le peuple de son pen ch an t p o u r
les dém ocraties35». E xprim ant une idée sim ilaire, George
W ashington expliquait dans u n e autre lettre à La Fayette,
datée d u 10 m ai 1786: « C ’est u n des m aux des gouver­
nem ents dém ocratiques que le peuple, qui ne voit pas
toujours et qui est souvent m al guidé, d o it généralem ent
sentir avant de pouvoir bien agir ; m ais alors les m aux de
cette nature ne parv ien n en t pas souvent à prod u ire leur
p ropre rem ède.» W ashington ajoute alors: «Je ne suis
pas sans espoir que les choses p re n n e n t u n e m eilleure
to u rn u re dans la C o n stitu tio n fédérale36. » Ce sera bel et
bien le cas, à to u t le m oins p o u r lui, puisqu’il deviendra
le prem ier président de la nouvelle U nion.

32. W.B. Allen (dir.), op. cit., p. 356.


33. Theodore Sedgwick (1746-1813). Juriste du Massachusetts, il
s’engage dans l’arm ée patriote pendant la guerre de l’indépendance et
participe à la cam pagne militaire contre le Canada. Il sera président du
Sénat des États-Unis.
34. J. R. Pole, « Shays’s Rebellion : A Political Interpretation », dans
Jack P. Greene (dir.), The Reinterpretation o f the American Revolution
1763-1789, op. cit. (repris de Political Representation in England and
the Origins o f the American Republic, New York, St. M artin’s Press-
Macmillan & Co., 1966, p. 227-244), p. 431.
35. 18 Juin 1787, cité dans Ralph Ketcham (dir.), The Anti-Federalist
Papers and the Constitutional Convention Debates, New York, M entor-
Penguin, 1986, p. 77.
36. W.B. Allen (dir.), op. cit., p. 320.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 207

La fon d ation des É tats- U nis (1787)


COMME ACTE A N T I D É M O C R A T I QU E

U ne convention est convoquée à Philadelphie à l’été 1787


p o u r débattre de la possibilité d ’am ender en p ro fo n d eu r
les articles de la C onfédération. C om m e le constate l’his­
torien Frank Cogliano, « [i]l n’y a pas de doute que la p lu ­
p art des hom m es qui se réunissent à Philadelphie étaient
antidém ocratiques. Avant la réunion, l’ancien général de
l’arm ée continentale, H enry Knox, a déclaré que “la dém o­
cratie folle balaie tous les traits m o rau x de la p erso n n a­
lité hu m ain e”, et que la C onvention devrait “couper les
ailes de la dém ocratie folle”37». D eux cam ps se form ent
lors des débats, soit les fédéralistes et les antifédéralistes38.
C o n trairem en t à ce que les étiquettes laissent entendre,
les seconds sont partisans d u statu quo, soit une grande
au tonom ie aux États m em bres (ce qui devrait être le
principe régulateur d ’une fédération), alors que les fédé­
ralistes sont p o u r une u n io n chapeautée p ar u n gouver­
nem ent central doté de pouvoirs im p o rtan ts sur les plans
politiques, économ iques et m ilitaires, d o n t la capacité de
lever des im pôts, de réglem enter le com m erce entre les
États et d ’en treten ir u n e arm ée p erm an en te. Ils p ro ­
posent u n système bicam éral, m ais d o n t les m em bres du
Sénat ne seraient pas élus directem ent p ar le peuple, pas
plus d ’ailleurs que le président, qui détiendrait de plus un
d roit de veto. Les fédéralistes rejettent l’idée d ’élections

37. Frank Cogliano, Revolutionnary America 1763-1815-A P oliti-


cal History, Londres/New York, Routledge, 1999, p. 101.
38. The William and M ary Quarterly, vol. 44, n° 3, 1987, est une
excellente référence au sujet des débats constitutionnels.
208 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

annuelles, considérées alors par plusieurs com m e u n b on


com prom is entre une souveraineté d u peuple déléguée et
représentée et u n exercice populaire de contrôle sur les
élus. Les fédéralistes favorisent p lutôt des m andats de deux
ans p o u r les représentants, de quatre ans p o u r le prési­
dent et de six ans p o u r les sénateurs. En bref, ils sont les
artisans de ce qui deviendra les États-U nis d ’A m érique39.
Il n ’existe a u cu n p rocès-verbal des d éb ats de
Philadelphie, qui se sont déroulés à huis clos. H eureuse­
m ent, quelques délégués, com m e M adison, Pierce Butler40
et R obert Yates41, o n t colligé des réflexions dans leur
cahier de notes et ils o n t m êm e retranscrit certaines inter­
ventions, ce qui p erm et de connaître la teneur des débats.
Ces docum ents révèlent que le m o t « dém ocratie » et ses
dérivés o n t été très souvent utilisés lors de ces délibéra­
tions. Les fédéralistes déclaraient o u vertem ent que leur
p rojet d ’un io n p erm ettrait d ’endiguer la dém ocratie qui
se développait de m anière chaotique depuis l’in d ép en ­
dance. Les fédéralistes o n t aussi tô t fait de considérer les
antifédéralistes com m e de dangereux dém ocrates. Ces
délégués m en tio n n aien t la dém ocratie en référence aux
années qui avaient suivi directem en t l’indépendance,
m arquées selon eux par des turbulences et u n esprit éga-
litariste. Le délégué Elbridge Gerry, d u M assachusetts,
affirm e ainsi que « les m alédictions que nous expérim en­
tons découlent des excès de la dém ocratie » et il dénonce

39. Ralph Ketcham, « Introduction», op. cit., p.12-13.


40. Pierce Butler (1744-1822). Délégué delà Caroline du Sud, il est
u n défenseur de l’esclavage.
41. Robert Yates (1738-1801). Délégué de New York de tendance
antifédéraliste.
C h a p i t r e 4. R i v a l i t é s - l e s É t a t s - U n i s 209

du m êm e souffle « le danger d ’u n esprit de nivellement42».


Selon George M ason43, « nous avons été tro p d ém o crati­
ques44», alors q u ’E dm u n d R andolph45 s’em p o rte contre
la dém ocratie, qui est u n « m al », u n « to rre n t populaire ».
Il dénonce enfin la «licence d ém o cratiq u e46». Selon
G ouverneur M orris, la dém ocratie « n ’est pas d u to u t un
gouvernem ent, m ais en fait la m o rt ou la dissolution
d ’autres régim es47 ».
P o u r les acteurs p o litiq u es am b itie u x com m e
H am ilton, la « dém ocratie» n ’est pas seulem ent u n p ro ­
blèm e p o u r la politique in térieure de l’A m érique, m ais
aussi une nuisance qui l’em pêche de devenir u n e p u is­
sance internatio n ale: «Les étrangers sont jaloux de l’ac­
croissem ent de n o tre grandeur, et ils se réjo u iro n t de nos
distractions. Ceux qui ont eu l’occasion de converser avec
des étrangers qui respectent les souverains en Europe ont
découvert en eux u n e in quiétude qu an t à la survie de nos
gouvernem ents dém ocratiques, sans doute p o u r aucune

42. Max F arrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 48.


43. George M ason (1725-1792). Délégué de la Virginie. M éfiant
envers le projet d ’un gouvernem ent fédéral fort, il est l’un des instiga­
teurs de la Déclaration des droits. Propriétaire d ’esclaves, il prône une
lim itation du trafic.
44. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 49.
45. E dm und Randolph (1753-1813). Politicien de Virginie, il est
gouverneur de cet État. Il deviendra procureur général des États-Unis.
46. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 218 (des notes de M adison
d u 31 m ai). Le souvenir de Pierce des m ots exacts de R andolph est
quelque peu différent - «la furie de la dém ocratie», plutôt que les
« folies » - , mais une chose reste consensuelle : Randolph a utilisé un
qualificatif péjoratif p o u r parler de la dém ocratie (ibid., p. 58).
47. Charles D ow ner Hazen, Contemporary American Opinion o f
the French Révolution, Gloucester, Peter Smith, 1964, p. 58.
210 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

autre raison que p o u r n o u s m ain ten ir en situ atio n de


faiblesse48. »
Le plus souvent, les délégués se déclaraient « rép u b li­
cains49». Le délégué R andolph, p ar exemple, avance que
le « principe républicain » est le « rem ède » aux « défauts de
la confédération50» et il propose que la C onvention adopte
le principe d ’u n « gouvernem ent républicain [...] qui serait
garanti p o u r tous les États p ar les États-U nis51». Pour ces
délégués, une république est plus q u ’u n sim ple régim e
politique. La république est l’incarn atio n de la nouvelle
m anière de vivre am éricaine, et m êm e d u « génie » am é­
ricain, m enacé p ar les excès de la dém ocratie52. Alexander
H am ilton, fédéraliste très influent, déclare q u ’il s’agit
m ain ten an t de « fo rm er u n gouvernem ent républicain.
La vraie liberté n ’existe pas dans u n régim e despotique
pas plus que dans les excès de la dém ocratie ; elle existe

48. Selon les notes de Yates du 29 juin, cité dans M ax Farrand


(dir.), op. cit., vol. I, p. 473. À noter qu’en France, M aury expliquait
qu’après la m o rt de Charles Ier, M azarin avait peut-être encouragé les
Anglais à établir u n gouvernem ent républicain sachant que cela «affai­
blirait, par ses lenteurs et par ses divisions intestines, la puissance poli­
tique» du principal rival du royaume de France (Jean Siffrein Maury,
«O pinion sur le droit de paix et de guerre» [1790], dans François
Furet et Ran Halévi [dir.], op. cit., p. 579).
49. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 86,138,206,237,255,289,
300,339,423 et 432 ; M ax Farrand (dir.), op. cit., vol. II, p. 188 et 203.
50. Note de James M adison du 29 mai, cité dans M ax Farrand
(dir.), op. cit., y ol. I, p. 18-19.
51. Ibid., p. 22.
52. Ibid., p. 71 et 108. Le souvenir de M adison des propos de
W ilson est quelque peu différent: «les manières [sont] si républicaines,
que rien d ’autre qu’une grande République confédérée ne saurait faire
l’affaire» (ibid., p. 6 6 ).
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 211

dans les gouvernem ents m odérés53». Il ajo u te: « [L]es


m em bres qui o n t défendu le républicanism e avec le plus
de ténacité [...] étaient aussi tenaces dans leu r d é n o n ­
ciation des vices de la dém ocratie54. » H am ilton annonce
m êm e explicitem ent que les Federalist Papers, d o n t il sera
le principal rédacteur, auront pour objectif de prom ouvoir
« les vrais principes d ’u n gouvernem ent républicain55».
À la sortie de la C onvention de Philadelphie, les
délégués n’o n t pas am endé les articles de la Confédération,
m ais p lu tô t rédigé une nouvelle C onstitu tio n . D ans les
m ois qui vont suivre, ils parco u ren t les États p o u r la faire
approuver. Les délégués refusent que la C o n stitu tio n
qu’ils o n t rédigée à Philadelphie soit entérinée o u rejetée
p a r référendum populaire, car cette solution est jugée
tro p «dém ocratique». Il est p lu tô t décidé que des repré­
sentants de chaque État voteront p o u r ou contre la p ro ­
position de fonder les États-U nis. C ’est en prévision de
ces votes que s’engage une intense cam pagne opposant les
fédéralistes, qui sont p o u r la ratification de la C o n stitu ­
tion, et les antifédéralistes, qui s’y opposent.

F éd ér a liste s et a n t ifé d é r a l ist e s

Les antifédéralistes o n t perd u deux batailles rhétoriques


im portantes : la prem ière q u an d leurs adversaires se sont
arrogés l’étiquette « républicains » et la seconde q u an d ils
se sont déclarés « fédéralistes », deux étiquettes à co n n o ­
ta tio n positive, alors que l’étiquette « an tifédéraliste»

53. Ibid., p. 432.


54. Ibid., vol. I, p. 288.
55. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit., p. 89.
212 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

évoquait des images négatives. Des antifédéralistes vont


d ’ailleurs insister sur le caractère m ensonger de l’appella­
tion « fédéraliste », in d iq u an t avec à propos que « le p ré ­
am bule de la nouvelle C on stitu tio n débute avec les m ots
“N ous le peuple des É tats-U nis”, ce qui est le style d ’u n
contrat entre individus en tran t dans u n état social, et n on
d ’une confédération d ’États56». En effet, la n o tio n d ’u n
peuple des États-U nis évoquait u n pacte entre des in d i­
vidus, soit les m em bres d u peuple (su rto u t qu’en anglais,
people signifie aussi « les gens »), et n o n une alliance entre
des États. Patrick H enry57, u n des antifédéralistes les plus
com batifs, a joué sur cette nuance im p o rtan te :

Ont-ils dit : Nous les États ? Ont-ils avancé une proposi­


tion de contrat entre États ? S’ils l’avaient fait, ce serait une
confédération. Sinon, c’est très clairement un gouverne­
m ent renforcé. La question porte donc, M onsieur, sur
cette pauvre petite chose : l’expression Nous le peuple, plu­
tô t que sur les États d ’Amérique. Je n’ai pas trop de peine
à dém ontrer que les principes de ce système sont extrême­
m ent pernicieux, apolitiques et dangereux. Est-ce que c’est
une monarchie, comme l’Angleterre, soit un contrat entre
un prince et le peuple ; avec des limites pour le premier,
p o u r assurer la liberté du second? Est-ce que c’est une
confédération, comme la Hollande, soit une association
de plusieurs États indépendants, chacun d ’eux conservant

56. Ralph Ketcham (dir.), op. cit., p. 246.


57. Patrick H enry (1736-1799). Procureur et politicien de Virginie.
Il est un patriote de la prem ière heure. Délégué à la Convention de
Philadelphie, il est l’u n des plus fervents opposants au projet fédéra­
liste et un p rom oteur de la D éclaration des droits. Propriétaire terrien,
il possède près d ’une centaine d ’esclaves.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - les É t a t s - U n is 213

sa souveraineté individuelle ? Ce n’est pas une démocratie,


dans laquelle le peuple conserve tous ses droits58.

Plus loin dans son discours, Patrick H en ry définit la


dém ocratie en ré p o n d a n t à cette questio n rh éto riq u e:
«Q u ’est-ce q u ’une vraie d ém ocratie?» « [L]e langage de
la dém ocratie est celui d ’une m ajorité de la co m m unauté
qui a le d ro it d ’altérer son gouvernem ent q u an d elle le
considère oppressif9. » Dans ces deux évocations, la dém o­
cratie fait référence à des principes positifs, soit la liberté
d u peuple et la capacité p o u r celui-ci, o u à to u t le m oins
p o u r la m ajorité, d ’affronter u n gouvernem ent oppressif
et injuste.
Cela dit, les antifédéralistes n ’étaient pas des agora-
philes, c’est-à-dire q u ’ils ne p ro p o saien t pas u n régim e
où le peuple p o u rra it s’assem bler à l’agora p o u r délibérer
des affaires com m unes et se gouverner seul. Ils considé­
raient to u t de m êm e qu’une fédération décentralisée était
plus à m êm e de p ro m o u v o ir et de m ain ten ir la liberté,
qui serait m enacée et lim itée p ar le régim e centralisateur
proposé par les fédéralistes. Patrick H enry affirm ait d ’ail­
leurs que les problèm es et les dangers soulevés p ar les
fédéralistes p o u r critiq u er l’arran g em en t politique des
États après l’in d épendance étaient illusoires. D ans les
faits, selon H enry :

La confédération, ce régime méprisé, m érite à mes yeux


les plus grandes louanges. Elle nous a entraînés dans une
guerre longue et périlleuse, elle nous a permis d ’être vic­
torieux de ce conflit sanglant contre une puissante nation.

58. Ralph Ketcham (dir.), op. cit., p. 199.


59. Ibid., p. 204-205.
214 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Elle nous a permis de conserver un territoire plus vaste


que ceux que possède chacun des m onarques d ’Europe.
Est-ce qu’un gouvernement qui nous a fait si forts et vigou­
reux doit être accusé d’imbécillité et être abandonné [...]60?

Les antifédéralistes se posaient en défenseurs des libertés


locales. Le fédéraliste H am ilton p rétendait que les antifé­
déralistes s’o p p o saien t à la nouvelle C o n stitu tio n par
égoïsme, parce qu’ils craignaient de perdre le pouvoir, les
postes et les privilèges q u ’ils d étenaient dans leur État
resp ectif1. James M adison ironisait d ’ailleurs au sujet des
antifédéralistes d u M assachusetts, déclarant qu’ils « n’ont
aucun plan. Ils n’o n t pas d ’autre objectif que de dire “n on”
à la C o n stitu tio n et de reto u rn er à la m aison62».
Les fédéralistes étaient présentés com m e des p o liti­
ciens am bitieux qui voulaient avant to u t accroître le p o u ­
voir commercial, militaire et politique des États-Unis, soit
sa puissance internationale, p o u r jo u ir d u prestige et du
clinquant qui en résulteraient. M êm e les antifédéralistes
adm ettaient que les politiciens les plus talentueux et com ­
pétents se retrouvaient chez les fédéralistes, qui avaient
une m eilleure connaissance de la politique continentale
et internationale, alors que les antifédéralistes étaient plu ­
tô t des politiciens s’intéressant aux enjeux locaux. Il est
vrai que les politiciens jeunes et dynam iques se trouvaient
su rto u t chez les fédéralistes, qui co m p taien t aussi des
personnes d ’expérience. W ashington, K nox et H am ilton

60. Ibid., p. 201.


61. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit.,
p. 87-88.
62. G ordon S. Wood, The Creation o f the American Republic 1776-
1787, op. cit., p. 486.
C h a p i t r e 4. R i v a l it é s - les É t a t s - U n is 215

avaient joué u n rôle im p o rta n t dans les m anoeuvres m ili­


taires contre les B ritanniques. John Jay avait été président
du C ongrès continental. Plusieurs fédéralistes avaient
siégé au Congrès et dans des com ités de guerre. Cela dit,
l’historien Forrest M cD onald a sans d o u te raison d ’affir­
m er que les dirigeants d u m o u v em en t antifédéraliste
«étaien t à égalité des fédéralistes en term es d ’intelli­
gence, d ’éducation, d ’expérience et de savoir-faire p o li­
tique63». Les dirigeants des deux cam ps avaient en effet
la m êm e éducation et ils étaient tous p lu tô t riches, m êm e
très riches64. Au final, la propagande des fédéralistes a été
si efficace que les antifédéralistes eux-m êm es le recon­
naissaient, et certains d ’entre eux o n t rejoint les rangs de
leurs adversaires65.
Sincère o u feinte, cette glorification des fédéralistes
p e rm e tta it à l’antiféd éraliste A m os S ingletary66, du

63. Forrest M cDonald, « T he Anti-Federalists 1781-1789», dans


J.P. Greene (dir.), The Reinterpretation o f the American Revolution
1763-1789, op. cit., p. 366.
64. Com m e l’indique G ordon S. W ood, « il est difficile, comm e
l’ont dém ontré les historiens, d ’assimiler les partisans et les opposants
de la C onstitution à un groupe économ ique en particulier» (The Crea­
tion o f the American Republic 1776-1787, op. cit., p. 483-484).
65. Cela semble confirm er l’hypothèse que ce qui im portait réel­
lem ent p our plusieurs de ces politiciens était avant to u t leur propre
carrière. Ainsi, le gouverneur E dm und Randolph, de Virginie, s’est
joint aux fédéralistes en échange du poste de procureur général. Moins
heureux dans ses tractations, le gouverneur John Hancock, du
Massachusetts, est passé du cam p antifédéraliste au cam p fédéraliste
après avoir reçu la promesse - non tenue - d ’être vice-président (Forrest
M cDonald, op. cit., p. 374; et G ordon S. W ood, The Creation o f the
American Republic 1776-1787, op. cit., p. 486).
66 . Délégué d u Massachusetts à la Convention.
216 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

M assachusetts, de déclarer au sujet de ses adversaires


que : « Ces avocats, et ces h om m es éduqués et riches p a r­
lent avec ta n t de raffinem ent, et discutent si doucem ent
p o u r nous faire avaler la pilule, à nous pauvres illettrés,
et espérer en trer au C ongrès eux-m êm es; ils espèrent
être les gérants de cette C o n stitu tio n et o b ten ir to u t le
pouvoir et to u t l’argent p o u r eux, et alors ils v o n t nous
avaler, nous le petit peuple, com m e le grand Léviathan ;
oui, exactem ent com m e la baleine avala Jonas67 ! »
Ce à quoi il lui sera répliqué que le nouvel É tat était
nécessaire p o u r en finir avec u n e situation « d ’anarchie »
qui m ène à «la ty ran n ie» , en référence aux rébellions
arm ées des années précédantes.
En regard de la dém ocratie, les antifédéralistes avan­
çaient des propositions qui offraient plus de contrôle au
peuple sur ses représentants, com m e la tenue d ’élections
annuelles. Un politicien aussi influent et conservateur
que John Adam s avait proposé u n tel systèm e en 1776,
qu’il concevait com m e u n véritable garde-fou contre l’es­
clavage politique. L’expression « O ù s’arrêtent les élections
annuelles, com m ence la ty ran n ie» , résum ait alors l’idée
que sans élections à échéances régulières s’im posait une
aristocratie de fait, et que la corruption était d ’autant faci­
litée au sein de l’élite politique élue68. Pour u n p am p h lé­
taire antifédéraliste qui signait sous le pseudonym e Cato,
les élections annuelles relevaient d ’u n « prin cip e d ém o ­
cratique », alors que le projet des fédéralistes conduirait

67. Am os Singletary et Jonathan Sm ith, «Exchange at the


Massachusetts Ratifying Convention », 1787, p. 153.
68 . G ordon S. W ood, The Creation o f the American Republic 1776-
1787, op. cit., p. 165-166.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 217

«à l’établissem ent d ’une aristocratie», en partie parce


qu’ils rejetaient cette idée d ’élection annuelle69. Pour les
antifédéralistes, le représentant élu devait rester proche du
peuple. C om m e l’explique alors George M ason, « [p]our
que la représentation soit réelle et concrète, le no m b re de
représentants devrait être adéq u at; ils devraient se m êler
au peuple, penser com m e il pense, sentir com m e il sent»
et très bien connaître «leur in térêt et leur co n d itio n 70».
Les antifédéralistes espéraient aussi que les assemblées
élues soient suffisam m ent grandes p o u r y accueillir des
m archands, des ferm iers, des travailleurs m anuels, et pas
seulem ent des m em bres de l’élite financière et des héros
de guerre qui pouvaient y jo u er les dém agogues71.
Si la valorisation de la dém ocratie était certainem ent
exagérée, la crainte de la tyrannie et de l’aristocratie l’était
beaucoup m oins. Le gouvernem ent central d o n t rêvaient
les fédéralistes ne devait-il pas perm ettre de rivaliser avec
Londres, Saint-Pétersbourg et Versailles ? Les fédéralistes
espéraient créer u n e arm ée p erm anente, u n e institu tio n
alors considérée en O ccident depuis des siècles com m e le
fondem ent m êm e de to u te tyrannie. Une arm ée p erm a­
nente com posée de m ercenaires étrangers o u de soldats
professionnels était caractéristique des tyrannies, qui u ti­
lisaient leurs troupes contre leur p ro p re peuple. D ’où

69. Ralph Ketcham, (dir.), op. cit., p. 320.


70. Cecelia M. Kenyon, « Republicanism and Radicalism in the
A m erican R evolution: An Old Fashioned In terp retatio n » , dans
J. R Greene (dir.), op. cit., p. 534.
71. Russell L. H anson, The Democratic Imagination In America,
op. cit., p. 68-69; G ordon S. W ood, The Creation o f the American Repu­
blic 1776-1787, op. cit., p. 491.
218 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

toute l’im portance, p o u r l’esprit républicain de l’époque,


d u d ro it de p o rte r des arm es et de fo rm er des milices
populaires, deux gages de la liberté. La D éclaration des
droits, proposée en 1789 et finalem ent ratifiée en 1791
dans le b u t de lim iter la C o n stitu tio n d u nouvel État
fédéral, stipule d ’ailleurs qu’« [u]ne milice bien organisée
étan t nécessaire à la sécurité d ’u n État libre, le d ro it du
peuple de détenir et p o rte r des arm es ne d o it pas être
lim ité».
De plus, les anciens colons avaient en m ém oire le
souvenir pénible de soldats anglais, venus écraser leur
rébellion vers 1770 et qu’ils avaient été obligés de loger et
n o u rrir, en d ép it des abus divers, y com pris des viols.
L’antifédéraliste H enry dira ainsi, sur le to n d u sarcasm e :
« [N ]ous devrions aussi avoir u n e arm ée p erm anente,
p o u r exécuter les ordres exécrables de la tyrannie. Et com ­
m en t allez-vous p u n ir ces soldats? [...] Q uelle résistance
peu t être envisagée ? La tenter serait de la folie72. »
D ans sa form e m anichéenne, la lutte entre antifédé­
ralistes et fédéralistes pouvait apparaître com m e une lutte
entre les partisans de l’au to n o m ie des Etats, la liberté des
individus et le contrôle par le peuple des politiciens d ’une
part, et les partisans d ’u n gouvernem ent puissant et cen­
tralisateur, te n d a n t vers la ty ran n ie d ’au tre part. C ’est
dans ce contexte que, p o u r la prem ière fois, des m em bres
de l’élite politique en A m érique d u N ord se sont p résen­
tés com m e « dém ocrates ». Il s’agissait de se distinguer des
« aristocrates », ces politiciens cherchant à in stau rer u n
régim e central et autoritaire - voire « ty ran n iq u e » - par

72. Ralph Ketcham, (dir.), op. cit., p. 205-206.


C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 219

lequel ils exerceraient leu r p ouvoir sur l’ensem ble des


États nouvellem ent constitués.
Cela dit, les antifédéralistes restaient m arqués p ar
une agoraphobie explicite, com m e l’indique la déclaration
du d énom m é Brutus, publiée dans le N ew York Journal
(18 octobre 1787) :
Dans une dém ocratie pure, le peuple est le souverain, et il
exprime lui-m êm e sa volonté ; pour cela, le peuple doit se
réunir pour délibérer et décider. Cette forme de gouverne­
m ent ne peut donc pas exister dans un pays d ’une vaste
dim ension ; il doit être limité à une seule cité, ou à tout le
m oins m aintenu dans des limites telles qu’il est possible
pour le peuple de se rassembler facilement, de débattre, de
com prendre le sujet qui lui est soumis, et d ’exprim er son
opinion. Dans une république libre, même si toutes les
lois dépendent du consentement du peuple, celui-ci n’ex­
prim e pas ce consentem ent par lui-m êm e en personne,
mais plutôt par la voix de ses représentants, choisis par lui,
qui sont supposés connaître l’esprit de leurs constituants,
et d’être suffisamment intègres pour l’incarner.

Les antifédéralistes utilisaient le m o t « dém ocratie » sim ­


plem ent p o u r se présenter com m e les fidèles défenseurs
des institutions décisionnelles locales, soit les assemblées
d ’État, plus proches d u peuple, et d o n t la liberté serait
m enacée p ar la création d ’u n gouvernem ent central dis­
tan t et très puissant.
Les fédéralistes affichaient ouvertem ent dans ce débat
leur m épris po u r la dém ocratie, qu’ils présentaient com m e
un contre-m odèle. Le directeur des Federalist Papers,
W illiam C obbett73, s’élevait ainsi contre ce concept : « Ô

73. W illiam C obbett (1763-1835). Essayiste et journaliste anglais,


il passe quelques années aux États-Unis.
220 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

m éprisable d ém o cratie! P o u rq u o i est-elle réellem ent


pire que les déchets de la rue, o u la m erde des égouts
publics74.» Pour son allié Benjam in Rush75, « u n e simple
dém ocratie o u une république qui n’est pas équilibrée
est l’une des pires m alédictions76». Cette définition péjo­
rative de la dém ocratie p ren d racine dans la culture clas­
sique d o n t étaien t im prégnés les m em bres de l’élite
politique et sociale. À la fois tém o in et lui-m êm e p artici­
p an t à la C onvention de Philadelphie, W illiam Pierce,
délégué de la Géorgie, rem arquait que tous ses collègues
avaient «reçu une éducation classique77». D ’où les n o m ­
breuses références explicites à l’A ntiquité lors des débats
entre fédéralistes et antifédéralistes, et l’utilisation de
pseudonym es rep ren an t des nom s de personnages célè­
bres de l’histoire gréco-rom aine (nous avons déjà croisé
Cato et Brutus, par exem ple). Alexander H am ilton à lui
seul fera usage de 26 pseudonym es, d o n t seulem ent 3
n’étaient pas tirés de l’A ntiquité78. Son am i James M adison
avait rédigé, p o u r sa p art, u n ouvrage intitulé Notes o f
A ncient and M o d em Confederacies, Preparatory to the
Fédéral Convention o f 1787, dans lequel il analysait les

74. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 64-65.


75. Benjamin Rush (1746-1813). Médecin originaire de Philadelphie,
il est l’un des signataires de la Déclaration d ’indépendance.
76. Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 93.
77. Douglass G. Adair, «Experience M ust Be O ur Only G uide:
History, Dem ocratic Theory, and the U nited States C onstitution»,
dans J. P. Greene (dir.), The Reinterpretation o f the American Revolu­
tion 1763-1789, op. cit., p. 406, note 15.
78. Robert Middlekauff, Ancients and Axioms: Secondary Educa­
tion in Eighteenth-Century New England, New Haven, Yale University
Press, 1963 ; Carl J. Richard, op. cit., p. 40-43.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 221

régimes de l’A ntiquité p o u r m ieux évaluer, dans une pers­


pective com parative, le projet fédéraliste.
C om m e ce fut le cas lors de la guerre de l’in d é p e n ­
dance, la référence à l’A ntiquité servait alors à dém o n trer
q ue la dém ocratie est u n régim e néfaste. Fisher Ames
p ren d ainsi le passé à tém oin p o u r rappeler que la d ém o ­
cratie est nécessairem ent sous l’influence des dém ago­
gues, et qu’il s’agit en fait « d ’u n volcan qui cache la m atière
de sa propre destruction79». D ans Defence o fth e Constitu­
tions o f G overnm ent o f the United States, John Adam s
associe la dém ocratie à de petites républiques italiennes
(S aint-M arin) o u suisses, q u ’il n o m m e «rép u b liq u es
dém ocratiques », m ais qui n ’o n t jam ais été des d ém o cra­
ties « parfaites » et qui ne peuvent servir de m odèles aux
États-Unis. La dém ocratie est aussi associée à la Cham bre
basse dans un régim e bicam éral, de plus en plus fréquent
alors. Adams précise qu’appeler « dém ocratie » u n e rép u ­
blique, ou plus précisém ent « dém ocratie représentative »,
signifie qu’il n’y au rait qu’u n e seule cham bre d éten an t
tous les pouvoirs, soit le législatif, l’exécutif et le ju d i­
ciaire. O r le destin d ’u n tel régim e est nécessairem ent de
som brer dans le chaos ou de se transform er en tyrannie80.
Les argum ents contre ce régim e où le peuple exerce­
rait son pouvoir directem ent sont reportés sur la C ham bre
basse, accusée d ’in carn er les problèm es inhérents à la
dém ocratie (directe), soit d ’être à la m erci des passions

79. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 15.


80. John Adams, A Defence o fth e Constitutions o f Government o f
the United States, op. cit., p. 9 et suiv. Voir aussi Giovanni Lobrano,
op. cit., p. 65, note 125.
222 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

populaires au d é trim e n t d ’un bien co m m u n raiso n n a­


b lem en t com pris. R appelons que la théorie républicaine
d ’u n e co n stitu tio n m ixte prévoit que les trois ordres
(m o n arch iq u e, aristocratique, dém ocratiq u e) s’équili­
b re n t p o u r assurer que trio m p h e le bien com m un. Dans
cette perspective, il reste possible d ’intégrer des assem ­
blées populaires locales (com m e en Suisse, p ar exemple),
o ù quiconque arrive à se prévaloir d u titre de citoyen peut
p articiper à des assemblées et délibérer. Mais en France
com m e aux États-Unis, les m em bres de l’élite républicaine
n ’o n t pas jugé o p p o rtu n de créer de telles assem blées
p opulaires, se c o n ten tan t d ’associer à la « dém ocratie »
les cham bres basses o ù certains d ’entre eux siégeaient et
exerçaient leur pouvoir au no m d u peuple. Le fédéraliste
Jam es W ilson d ira alors en 1787 q u ’en A m érique, la
C ham bre basse et « la tyran n ie » so n t « souvent et correc­
tem e n t associées81 » puisque le peuple y exerce u n p o u ­
voir indu. « Les M essieurs disent que nous avons besoin
d ’être sauvés de la dém ocratie. Mais quel est le m oyen
proposé ? Une assemblée dém ocratique qui sera surveil­
lée p a r u n sénat dém ocratique, et ces deux cham bres par
u n chef dém ocratique. L’objectif ne sera pas attein t82 »,
expliquait p o u r sa p a rt H am ilton, lors de la C onvention
de Philadelphie.
Évidem m ent, les fédéralistes ne se p résentaient pas
p u b liquem en t com m e les partisans d ’u n régim e cen tra­
lisateur et autoritaire, bien au contraire. Se confiant à Paris
à son am i La Fayette, G ouverneur M orris dira ainsi que

81. G ordon S. W ood, The Creation o f the American Republic 1776-


1787, op. cit., p. 409.
82. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 310.
C h a p i t r e 4. R i v a l i t é s - l e s É t a t s - U n i s 223

son opposition s’explique « du point de vue de la liberté83».


En ce sens, la critique de la dém ocratie pouvait se doubler
d ’u n éloge de la liberté et d ’u n e critique de la ty ran n ie et
du despotism e, ram enés ici à la m ajorité irrationnelle.
L’objectif des fédéralistes était de créer u n système
politique dans lequel l’assemblée législative serait sous le
contrôle du Sénat qui devait la tem pérer84. Plusieurs délé­
gués répétaient que le Sénat aurait p o u r objectif de co n ­
trôler la dém ocratie85. Selon u n délégué, le Sénat sera « un
corps aristocratique qui p o u rra juguler la turbulence de
la dém ocratie », précisant q u ’« il n ’y a jam ais eu et q u ’il
n’y aura jam ais de société civilisée sans A ristocratie » et
que « la pure dém ocratie est aussi la plus oppressive des
basses classes de la co m m u n au té86». Le p rojet d u Sénat
correspondait de plus au plan de carrière politique de cer­
tains d ’entre eux, com m e ils n ’hésitaient pas à l’adm ettre
eux-m êm es. A lexander H am ilto n d ira ainsi, dans les
Federalist Papers (n°15), q u ’il souffrait d ’u n e certaine
«m élancolie» en raison d u « d ésordre n atio n al» . Évo­
q u an t une « hum iliatio n nationale », il encourageait ses
concitoyens à « prendre clairem ent position » en faveur de
leur « dignité » et de leur « rép u tatio n ». Il déplorait alors
que «les am bassadeurs à l’étran g er» dépêchés p ar les
États in dépen d an ts n ’avaient que peu de crédibilité87.

83. Charles Dow ner Hazen, op. tit., p. 58.


84. Federalist Papers, n°s 62 et 63, dans James M adison, Alexander
H am ilton et John Jay, op. tit.
85. Max F arrand (dir.), op. tit., vol. I, p. 59,159 et 218.
8 6 . Ibid., p. 512, 545 et 518.
87. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. tit.,
p. 146-147.
224 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

L’engagem ent d ’H am ilton envers le projet fédéraliste et


une politique de g ran d eu r p ren ait donc u n sens, entre
autres, dans des considérations psychologiques et des
désirs m ondains, la gloire des représentants des États-Unis
dépendant évidem m ent de la puissance du pays lui-mêm e.
Il n’est d ’ailleurs pas su rp ren an t que les trois principaux
p ropagandistes d u cam p fédéraliste - H am ilto n , Jay,
M adison - deviendront tous des acteurs influents dans le
nouveau régime.

J ustifier la r e p r é s e n t a t i o n :
LE D I S C OUR S DE LA NOUVELLE ARI S TOCRAT I E

Les fédéralistes com m e leurs adversaires fo n t face à u n


choix déterm iné en partie p ar la configuration d u conflit
politique qui a m arqué les dernières années : il n ’est plus
question de légitim er leur auto rité et le nouveau régim e
en se référant à D ieu o u au sang (l’hérédité). Ils o p tero n t
plu tô t p o u r la « souveraineté » d u peuple ou des « gens ».
Le m ythe de la souveraineté d u peuple était parfois évo­
qué p o u r légitim er tous les élém ents du nouveau régim e
et certains délégués d u peuple s’exprim aient com m e s’ils
croyaient réellem ent, et peu t-être étaient-ils sincères, à la
fiction de la représentation républicaine. D ans ses notes
personnelles, W illiam Paterson88 écrit: « [N ]ous devons
suivre le Peuple ; le Peuple ne nous suivra pas - Le Plan
doit être en accord avec l’Esprit public - consulter le Génie,
le T em péram ent, les H abitudes, les Préjugés d u Peuple.

88 . W illiam Paterson (1745-1806). Avocat du New Jersey, il siégera


au Sénat.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 225

[...] [S]a volonté d o it guider89. » Il ajoute q u ’il ne faut pas


que les délégués « m ilitent contre le Principe d ém ocrati­
que quand il est correctem ent régulé et m odifié90». W ilson
se perm et une précision, expliquant que « l’élection est
l’exercice de la souveraineté originale du peuple - m ais si
c’est p ar des représentants, alors ce n ’est que la souverai­
neté relative91 ».
Le peuple est toujo u rs présenté com m e le vrai sujet
politique souverain, m êm e s’il n ’exerce pas le pouvoir
(«souveraineté relative») et q u ’il est préférable qu’il soit
gouverné par des représentants. Des fédéralistes com m e
James W ilson et John Jay déclaraient respectivem ent que
« le pouvoir ultim e du gouvernem ent doit nécessairement
résider dans le peuple92» et « LE PEUPLE » est « la seule
source d ’autorité juste93 ». D ans une lettre à John Adams
en 1789, Benjam in Rush explique: «N otez s’il vous plaît
que quand je parle d ’une république, j’entends u n g ou­
v ern em en t c o m p re n a n t tro is b ranches, q u i chacune
découle - en des tem ps distincts et p o u r des périodes dif­
férentes - du PEUPLE94. » Cette rh éto riq u e fera dire au
spécialiste contem porain du conservatisme, Jerry Z. Muller,
que le conservatism e am éricain accepte le principe de la
souveraineté populaire to u t en insistant sur l’im portance
de la lim iter dans l’organisation institutionnelle et la p ra­
tique politique, ce qui est en accord avec le républicanism e

89. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 186.


90. Ibid., p. 134 et 142.
91. Ibid., vol. I, p. 365.
92. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 57.
93. Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 20.
94. Ibid., p. 57.
226 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

des «pères fondateurs». « [L]e conservatism e aux États-


Unis a toujo u rs été républicain et co n stitutionnel95.» La
politologue co ntem poraine Ellen M eiksins W ood ajoute
que c’est aux États-U nis q u ’a été in tro d u ite cette « idée
constitutive de la dém ocratie m od ern e : son association
avec l’aliénation d u pouvoir », puisque celui d o n t ém ane
le pouvoir et qui en p rincipe le possède (le peuple) en est
nécessairem ent privé96.
C ette p ropagande de la représentation a plusieurs
avantages. Elle sert de justification au représentant lui-
m êm e, qui p eut se convaincre que son engagem ent p o li­
tique est plus juste (plus pur) que celui de ses adversaires.
Il saura en effet souligner certaines de ses décisions com m e
servant plus explicitem ent les intérêts d u peuple que ses
ennem is m onarchistes o u libéraux. C ette propagande
sert aussi, évidem m ent, à faire croire au peuple que les
dirigeants (le) gouvernent p o u r son bien.
Glorifier le peuple en le déclarant souverain est une
façon efficace de le séduire. D ans la perspective de l’ago­
raphobie politique, le peuple est d ’ailleurs p erçu com m e
aisém ent m anipulable et facile à séduire. Plusieurs affir­
m aient en effet que le peuple est avant to u t poussé p ar ses
ém otions. O n parlait ainsi « d u sentim ent d u peuple97»,

95. Jerry Z. Muller (dir.), Conservatism: An Anthology o f Social and


Political Thought From David Hum e to the Present, Princeton, Princeton
University Press, 1997, p. 146.
96. Ellen Meiksins W ood, «D em ocracy: An Idea o f Am biguous
Ancestry», dans J. P. Euben, J. R. Wallach et J. O ber (dir.), Athenian
Political Thought and the Reconstruction o f American Democracy, Ithaca,
Cornell University Press, 1994, p. 63. Voir aussi G ordon S. W ood, The
Creation o f the American Republic 1776-1787, op. cit., p. 56.
97. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 253 et 329.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 227

« des ém otions et vues d u peuple98», de « la confiance du


peuple99», « d u b o n h e u r d u p euple100», «de l’antipathie
d u peuple101 », « d u tem p éram en t, des h abitudes et des
préjugés d u peuple102». Les délégués disaient que les p o li­
ticiens devaient inspirer de la « sym pathie103», de la « con­
fiance» et de « l’affection104». Les délégués débattaient
p o u r savoir quel type d ’in stitu tio n serait « l’idole du
p euple105», ou encoie « la plus flatteuse p o u r sa fierté106».
Toutes ces rem arques laissent entendre que les délégués
considéraient le peuple com m e une bête ém otive et qu’ils
cherchaient à lui plaire. Ils réfléchissaient d onc à leurs
objectifs et à leurs stratégies politiques en fonction - du
m oins partiellem ent - de la perception populaire. C ’est
ainsi que le politologue co n tem p o rain B ernard M anin
conclut que les fédéralistes aussi bien que les antifédéra­
listes tenaient u n discours populiste107.
Mais les pom peuses déclarations au sujet de la so u ­
veraineté d u peuple cachaient l’in ten tio n de garder le
peuple en dehors d u processus de décision politique, et
d onc en dehors d u pouvoir. Le délégué Sherm an incar­
nait bien cette attitude p ar une déclaration qui résum e à

98. Ibid., p. 373.


99. Ibid., p. 49.
100. Ibid., p. 407.
101. Ibid., p. 96.
102. Ibid., p. 186 et 281.
103. Ibid., p. 50.
104. Ibid., p. 56.
105. Ibid., p. 269.
106. Ibid., p. 133.
107. Bernard M anin,« Checks, Balances and Boundaries: The Sepa­
ration o f Powers in the C onstitutional Debate o f 1787 », B. Fontana
(dir.), op. tit., p. 32-33.
228 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

elle seule le m ythe de la représen tatio n de la souverai­


neté : « [C]e q u ’u n h o m m e fait p a r u n autre, il le fait par
lu i-m êm e108. » Il ajoutait que « le peuple [...] devrait avoir
aussi peu que possible à faire au sujet d u G ouvernem ent »
parce que le peuple est co n stam m en t « tro m p é 109». Pous­
sant la logique d u m ythe de la représentation encore plus
loin, un délégué déclarait en to u te candeur que «le p e u ­
ple n’a pas le d ro it de faire [certaines choses] sans le co n ­
sentem ent de ceux à qui il a délégué son pouvoir p o u r le
bien de l’Êtat ; il ne p eu t parler qu’à travers leur bouche,
il ne peu t entendre q u ’à travers leurs oreilles110». Selon ce
délégué, la relation de co nsentem ent a été inversée : ce
n’est plus le peuple qui consent à ce que s’instaure un gou­
v ern em en t légitim e, m ais b ien les rep résen tan ts qui
doivent consentir à ce que le peuple agisse. Il s’agit là de
la véritable d o ctrin e d u g o u v ern em en t représentatif,
com m e osaient le rappeler d ’ailleurs plusieurs délégués.
À titre d ’exemple, le pasteur James Belknap, de Nouvelle-
A ngleterre, déclarait qu’« en principe, le gouvernem ent
tire son origine d u peuple ; m ais qu’il soit appris au p e u ­
ple qu’il n’est pas capable de se gouverner lu i-m êm e111 ».
C ertes, les délégués affirm aient que la souveraineté
réside dans le peuple. Ils tire n t d onc leur p ouvoir - en
p rincipe - de la représentation de cette souveraineté du
peuple, et ils en so n t les serviteurs. Mais ils déclaraient du
m êm e souffle qu’ils sont supérieurs aux gens d u peuple.
Cette supériorité qui les place au-dessus d u peuple est le

108. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 234.


109. Ibid., p. 48.
110. Ibid., p. 437.
111. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 73, note 1.
C h a p it r e 4. R iv a l it é s - les É tats- U n is 229

résultat d ’un e éd ucation de qualité supérieure. M êm e


l’antifédéraliste M elancthon Sm ith112 croit que les socié­
tés sont divisées entre une aristocratie naturelle et le petit
peuple113. Q u a n t à John Adam s, il s’identifie dans son
jo urnal personnel et des lettres à son épouse, aux célèbres
législateurs philosophes de l’histoire, com m e Confucius,
M ahom et, Solon, etc.114.
C ertains représentants sont prétentieux au p o in t de
considérer la « rep résen tatio n » com m e la plus grande
des idées politiques. D ans cette perspective, la d ém o cra­
tie qui perm ettrait à la nation de s’assembler et de délibé­
rer est un m oins b o n régim e qu’u n systèm e représentatif.
D ans ce dernier, le pouvoir de la nation est m édiatisé p ar
des représentants qui savent m ieux que la n ation ce qui
est bien p o u r elle. John Adam s, lui-m êm e représentant et
bientôt président des États-Unis, explique ainsi que « [l]e
grand avantage des représentants, c’est q u ’ils sont capa­
bles de discuter des affaires, ce d o n t le peuple collective­
m ent est inapte à l’extrême, ce qui est l’u n des plus grands
inconvénients de la d ém ocratie. Il n ’est pas d u to u t
nécessaire que les représentants, qui o n t reçu une ins­
tru ctio n générale de leurs électeurs, atten d en t d ’être ins­
tru its spécifiquem ent p o u r to u te affaire. [...] Il est vrai
qu’ainsi, les pro p o s des députés p o u rra ie n t être désignés
plus précisém ent com m e la voix de la n ation ». Mais il ne
serait pas pratique que les députés suivent l’avis de leurs

112. M elancthon Sm ith (1744-1798). Délégué de New York, il


était m em bre d ’une société p rônant l’abolition de l’esclavage.
113. G ordon S. W ood, The Creation o f the American Republic
1776-1787, op. cit., p. 488-489 .
114. Douglass G. Adair, op. cit., p. 402.
230 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

électeurs, et cela ne servirait pas réellem ent l’in térêt de la


nation, en raison des « délais infinis » et des blocages qui
en découleraient nécessairem ent lors des délibérations115.
À son tour, le fédéraliste N oah W ebster expliquera, dans
E xam ination into the Leading Principies o f the Federal
C onstitution Proposed by the Late Convention H eld at
Phïladelphia (1787), que la « représentation [est] l’am élio­
ration la plus excellente d u gouvernem ent m od ern e116». Il
précise :
[D ]a n s u n g o u v e rn e m e n t p a rfa it, to u s les m e m b re s d ’u n e
so c iété d e v ra ie n t ê tre p ré se n ts , e t c h a c u n d e v ra it d o n n e r
s o n su ffrag e d a n s les actes législatifs, p a r lesq u els il se ra lié.
C ela e st im p ra tic a b le d a n s les g ra n d s É tats ; e t m ê m e si
cela l’é ta it, il est trè s p e u p ro b a b le q u ’il s’agisse d u m eilleur
m o d e d e lég isla tio n . C ela a d ’ailleu rs été p ra tiq u é d a n s les
É ta ts lib re s d e l ’A n tiq u ité ; e t ce fu t la cau se d e m a lé d ic ­
tio n s in n o m b ra b le s . P o u r é v ite r ces m a lé d ic tio n s , les
m o d e rn e s o n t in v e n té la d o c trin e d e la représentation, q u i
se m b le ê tre la p e rfe c tio n d u g o u v e rn e m e n t h u m a in 117.

T hom as Jefferson affirm ait lui aussi que la « dém ocratie »


est « la seule pure république, m ais q u ’elle est im pratica­
ble hors des lim ites d ’u n village », et que « [1] ’introduction
de ce nouveau principe de la dém ocratie représentative a
rendu inutile presque to u t ce qui a déjà été écrit au sujet
de la structure d u gouvernem ent118». De tels com m entai­

115. John Adams, A Defence o f the Constitutions o f Governement o f


the United States, op. cit., p. 157.
116. N oah Webster, op. cit., p. 12-13, note 1.
117. Ibid., p. 7.
118. Lettre à Isaac Tiffany, août 1816, ( The Writings o f Thomas
Jefferson, Albert Ellery Bergh, 1905, p. 65-66).
C h a p it r e 4. R iv a l it é s - les États- U n is 231

res relèvent d ’u n processus d ’autojustification et d ’auto-


glorification semblable aux propos d ’u n roi qui déclarerait
que la doctrine de la m onarchie est la perfection d u gou­
v ernem ent hum ain.

La d é m o c ratie comme rè g n e des pauvres

Les débats constitutionnels sont l’occasion de réaffirm er


le lien entre la richesse et la supériorité m orale, intellec­
tuelle et politique. D ans son célèbre ouvrage A n Economie
Interprétation o fth e Constitution o fth e United States, l’his­
torien Charles Austin Beard dém ontre que le b u t prem ier
des fédéralistes était de protéger les droits de pro p riété
contre un esprit égalitariste « dém ocratique » qui prenait
de l’im p o rtan ce p a rm i les ferm iers et les travailleurs
m anuels, soit le prolétariat ém ergent. Cela dit, les fédéra­
listes n ’étaient pas des capitalistes au sens strict, m ais le
plus souvent des politiciens élus qui avaient reçu une for­
m atio n en d ro it et qui disposaient d ’une certaine fo r­
tune, et parfois d ’esclaves. Pour leur part, les participants
aux rébellions et aux émeutes après l’indépendance étaient
parfois des pauvres, m ais aussi des ferm iers possédant
leur propre te rre 119. Les partisans de Shays, p ar exemple,
étaient p o u r la p lu p a rt des ferm iers en colère contre les
règles financières et fiscales qui avaient entraîné leur fail­
lite p o u r cause de dettes.
N éanm oins, plusieurs sources de l’époque révèlent
sans am biguïté aucune que les pères fondateurs des États-
Unis m odernes étaient conscients et convaincus que leur

119. James A. M orone, op. cit., p. 60.


232 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

société était divisée en classes sociales. De plus, ils croyaient


que les riches doivent être responsables des affaires p o li­
tiques, alors que la « d ém ocratie » était associée soit au
régime où les pauvres gouvernent, soit à la classe des p a u ­
vres elle-mêm e (com m e l’aristocratie p eut à la fois dési­
gner un régime politique et une classe sociale, la noblesse).
Le 18 ju in 1787, A lexander H am ilton pron o n ce u n
discours à la C onvention de Philadelphie qui exprim e très
bien cet état d ’esprit :
T o u te s les c o m m u n a u té s se d iv is e n t e n tre les p e u n o m ­
b re u x et les n o m b re u x . Les p re m ie rs s o n t les rich e s e t les
b ie n s nés, les a u tre s la m asse d u p e u p le . La v oix d u P eu p le
est d ite ê tre la v o ix d e D ie u ; e t m ê m e si c ette m a x im e a été
si so u v e n t citée e t c ru e , elle est fausse e n réalité. Le p e u p le
est t u r b u le n t e t c h a n g e a n t ; il n e ju g e e t n e r e c o n n a ît le
ju ste q u e ra re m e n t. Il fa u t d o n c d o n n e r à la p re m ière classe
u n e p a r t d istin c te e t p e rm a n e n te d a n s le g o u v e rn e m e n t.
Les ric h e s e t les b ie n s n é s v o n t c o n trô le r l’in sta b ilité des
se c o n d s, e t c o m m e ils n e p e u v e n t o b te n ir u n q u e lc o n q u e
av an tag e d ’u n c h a n g e m e n t, ils v o n t d o n c n é c e ssa ire m e n t
to u jo u rs m a in te n ir u n b o n g o u v e rn e m e n t. E st-ce q u ’u n e
asse m b lé e d é m o c r a tiq u e , q u i a n n u e lle m e n t se d é ro u le
d a n s la m asse d u p e u p le , p e u t s u p p o s é m e n t ê tre sta b le
d a n s sa p o u r s u ite d u b ie n c o m m u n ? R ien d ’a u tr e q u ’u n
c o rp s p e r m a n e n t p e u t fre in e r l’im p u d e n c e d e la d é m o c ra ­
tie. C e tte d is p o s itio n tu rb u le n te e t h o rs c o n trô le r e q u ie rt
des c o n trô le s 120.

Ici, H am ilton affirme q u ’il y a des riches et des pauvres,


et qu’il faut se m éfier de la «voix du peuple » qui exprim e
celle des pauvres. Ces derniers sont tu rb u len ts et incapa-

120. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 299.


C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 233

bles de définir et de poursuivre le bien com m un. H am ilton


déplorait ailleurs la «jalousie dém ocratique d u peuple»,
expliquant que la dém ocratie suppose une attaque contre
la propriété privée121. C onséquem m ent, H am ilton décla­
rait que « [1] a force qui détient les cordons de la bourse
doit absolum ent gouverner122». Le peuple d o it donc être
contrôlé par les riches. Ces derniers s’assureront de m ain­
tenir le statu quo, parce qu’ils ne tireraient pas d ’avantages
aux changem ents désirés p ar les pauvres, et p o u r cause...
Selon John A dam s, «les pauvres sont destinés au
labeur, les riches sont qualifiés p o u r les fonctions supé­
rieures en raison de leur éducation et de l’indépendance
et des loisirs d o n t ils jouissent123». Les pauvres ne doivent
d onc pas exercer de pouvoir politique, n o n seulem ent
parce qu’ils n’en o n t pas les capacités ou le tem ps, mais
aussi parce q u ’ils se laissent plus facilem ent co rrom pre
en raison de leur indigence. « D onnez le d ro it de vote aux
gens qui n’o n t pas de propriété, et ils v o n t vendre leur
suffrage aux riches qui seront capables de les acheter124»,
m ettait ainsi en garde G ouverneur M orris.
Le politologue co n tem p o rain M artin D iam o n d a
donc raison de souligner qu’une part im portante des Fede-
ralist Papers, docum ents où l’on retrouve l’argum entaire
des fédéralistes exposé de la m anière la plus systém atique
et développée, « traite des am éliorations d u com m erce
rendues possibles grâce à la nouvelle C onstitu tio n . Par

121. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 131.


122. Ibid., p. 129.
123. Ibid., p. 120.
124. Max F arrand (dir.), op. cit., vol. II, p. 202.
234 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

exemple, trois des quatre “principaux objectifs de la légis­


lation fédérale” {Federalist Paper, n° 53) concernent expli­
citem ent le com m erce (com m erce extérieur, com m erce
entre États, et les taxes). Le quatrièm e, soit la milice, a éga­
lem ent tra it au com m erce dans la m esure o ù il est large­
m en t déterm iné p ar le désir de prévenir des “convulsions
in térieu res” qui résu lteraien t de questions éco n o m i­
ques125». Les débats constitutionnels offraient l’occasion
de réaffirm er qu’u n État a p o u r objectif de défendre la
pro priété p ar les arm es, com m e l’avait enseigné John
Locke. M adison reconnaissait que « la plus com m une et
la plus durable cause de factions a été les nom breuses et
inégales distributions de la propriété126». Il affirm ait donc
que « les dém ocraties se sont toujours révélées incom pa­
tibles avec la sécurité personnelle, ou les droits de p ro ­
priété ; et elles o n t en général été aussi brèves dans leur
vie que violentes dans leur m o rt127». Ces idées, avancées
dans les Federalist Papers, sont reprises p ar M adison à la
convention de Virginie, le 5 ju in 1788, m ais il rem place
alors «dém o cratie» p ar « ré p u b liq u e 128». Les idées de
M adison étaient partagées p ar G ouverneur M orris, u n
fervent défenseur de la sécurité de la propriété, p o u r qui
« la haine des riches est le m o teu r p ar lequel une p o p u ­
lace étourdie peut être si aisém ent am enée à m al agir129».

125. M artin D ia m o n d ,« Dem ocracy and the Federalist: A Recon­


sideration of the Framers’ Intents», dans J. P. Greene (dir.), op. cit.,p. 518.
126. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit.,
p. 124.
127. Ibid.,p. 126.
128. S. K. Padover (dir.), op. cit., p. 46-47.
129. Charles Downer Hazen, op. cit., p. 57-58.
C h a p it r e 4 . R iv a l it é s - les Ét a t s- U n is 235

James M adison a proposé la réflexion la plus avancée


au sujet de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs,
inspirée p ar son pessim ism e envers la natu re h u m ain e et
sa constatation que les sociétés nécessairem ent divisées
en factions sont conséquem m ent soum ises à des conflits
et des troubles néfastes. M adison déclare que « [s]i les
hom m es étaient des anges, aucun gouvernem ent ne serait
nécessaire. Si les anges pouvaient gouverner les hom m es,
aucun contrôle interne ou externe au gouvernem ent ne
serait nécessaire130». En fait, M adison se dit partisan d ’une
république très vaste et populeuse précisém ent parce que
la grande diversité y p erm ettrait de jo u er plus aisém ent
les intérêts des uns contre ceux des autres, et ainsi d ’o bte­
nir l’équilibre souhaité, ce qui constitue « [1] a seule défense
contre les inconvénients de la dém ocratie qui soit cohé­
rente avec la form e dém ocratique de gouvernem ent» :
T o u tes les sociétés civilisées d o iv e n t ê tre d ivisées e n sectes,
fa c tio n s et in té rê ts d iffé re n ts, c o m m e elles c o m p te n t des
ric h e s e t des p a u v re s, des c ré a n c ie rs e t e n d e tté s, des in té ­
rê ts a g ric o le s, m a n u fa c tu r ie rs e t c o m m e rc ia u x , des ré si­
d e n ts d e tel o u tel d istric t, des p a rtis a n s d e ce d irig e a n t
p o litiq u e o u d e c elu i-là , les d isc ip le s d e c ette secte re li­
g ieu se o u d e celle-ci. D a n s to u s les cas o ù u n e m a jo rité est
u n ie p a r u n e p a ssio n o u u n in té rê t c o m m u n s , les d ro its d e
la m in o r ité s o n t e n d a n g er. [...] E n G rèce e t à R o m e, les
ric h e s e t les p a u v re s, les c ré a n c ie rs e t les e n d e tté s, a u ssi
b ie n q u e les p a tric ie n s et les p lé b é ie n s se s o n t t o u r à t o u r
o p p r im é s les u n s les a u tre s, e t c h a c u n san s faire p re u v e de
m e rc i. [...] La seu le s o lu tio n est d ’a g ra n d ir la sp h è re et
d o n c d e d iv ise r la c o m m u n a u té e n ta n t d ’in té rê ts e t de

130. James M adison, Alexander H am ilton et John Jay, op. cit.,


p. 302 et 319-320.
236 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

p a rts , q u e p r e m iè re m e n t u n e m a jo rité n e p o u r r a a v o ir en
m ê m e te m p s u n in té r ê t c o m m u n d is tin c t d e c elu i d e l’e n ­
se m b le o u d e la m in o r ité ; e t d e u x iè m e m e n t, d a n s le cas
o ù elle a u ra it u n te l in té rê t, q u ’elle n e p u isse p a s s’u n ir
d a n s le b u t d e l’a tte in d r e 131.

Lorsque M adison s’inquiète de l’éventuelle tyran n ie de


la m ajorité, ce so n t les pauvres qu’il craint, alors qu’il
pense aux riches q u an d il se préoccupe de la liberté de la
m inorité. D ans une lettre adressée à Thom as Jefferson le
24 octobre 1787, M adison précise en effet sa pensée, évo­
quant les dangers d ’une « simple dém ocratie, ou une rép u ­
blique pure ». Il affirme alors que « [d] ans toutes les sociétés
civilisées, les distinctions sont inévitables et variées», et
« il y aura des riches et des pauvres ; des créanciers et des
en dettés132». La «sim ple dém o cratie» d o it être évitée,
selon M adison, précisém ent parce qu’elle ne protège pas
suffisam m ent les droits de la m inorité, c’est-à-dire les
riches. En évoquant la nécessité de jo u er les m inorités les
unes contre les autres, il laissait toutefois entendre qu’il
ne faisait pas totalem ent confiance aux riches.
Le délégué Charles P inkney133 présente à la C onven­
tio n de Philadelphie u n e description sociologique plus
subtile de la classe supérieure. Selon lui, la classe supé­

131. M ax Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 134-136. Voir aussi


H am ilton et encore M adison, sur la m êm e question (Max Farrand
[dir.], ibid., p. 288 et 424), quoique H am ilton défend une perspective
quelque peu différente (p. 299). Voir aussi p. 422-423 et 431.
132. S. K. Padover (dir.), op. cit., p. 41.
133. Charles Pinkney (1757-1824). Originaire de Caroline du Sud,
il deviendra ambassadeur en Espagne.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n i s 237

rieure est en fait constituée de trois classes partageant les


m êm es intérêts :

Le peuple des États-Unis peut être divisé en trois classes.


L’homme professionnel qui, en fonction de ses intérêts par­
ticuliers, doit avoir un poids considérable dans le gouver­
nement même s’il reste populaire. L’homme commercial,
qui peut ou non avoir un poids lorsqu’une politique com­
merciale sage et Judicieuse est avancée. [...] Le troisième
est l'intérêt terrien, les propriétaires et les cultivateurs du
sol, qui sont et doivent toujours être l’essor dirigeant dans
un système. Ces trois classes, aussi distinctes dans leurs
intérêts, sont égales entre elles en termes d’importance
politique, et il est aisé de prouver qu’elles n’ont qu’un seul
intérêt. Leur dépendance les unes envers les autres est
mutuelle. Le marchand dépend du planteur. Tous doivent
être en lien, aussi bien dans les affaires publiques que
privées, avec les hommes professionnels, qui à leur tour
doivent d’une certaine manière dépendre des deux autres
classes134.

Si M adison pouvait parfois sem bler sym pathique au « tra ­


vailleur quotid ien », il ten d ait p lu tô t à p ren d re le p arti
des propriétaires terriens, cette « m in o rité des opulents » :
« L’hom m e qui possède la richesse, qui se prélasse dans
son fauteuil ou roule dans sa carriole, ne p eu t juger des
besoins et des sentim ents du travailleur q u o tid ien .» Il
ajoute :

Le gouvernement que nous voulons établir est pensé pour


durer pour l’éternité. L’intérêt de la terre, présentement,
prévaut ; mais avec le temps, quand nous ressemblerons
plus aux États et aux royaumes d’Europe, quand le nom ­
bre des propriétaires terriens sera comparativement petit

134. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 402-403.


238 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

parmi les diverses formes de commerce et de production


manufacturière, alors l’intérêt de la terre ne sera-t-il pas
en minorité dans les élections à venir? Et sans avoir sage­
ment prévenu cet état de fait, qu adviendra-t-il de notre
gouvernement? En Angleterre, aujourd’hui, si les élec­
tions étaient ouvertes à toutes les classes du peuple, la pro­
priété des propriétaires terriens serait en danger. Une loi
agraire devrait bientôt être adoptée. Si ces observations
sont justes, notre gouvernement devrait protéger les inté­
rêts permanents du pays contre l’innovation. Les proprié­
taires terriens doivent avoir leur part dans le gouvernement,
pour défendre et promouvoir des intérêts si importants et
équilibrer et contrôler les autres. Ils devraient être ainsi
constitués pour protéger la minorité des opulents contre
la majorité. C’est le Sénat, donc, qui devrait être ce corps135.

P our P inkney égalem ent, la bran ch e sénatoriale « doit


représenter la richesse d u pays, et devrait être com posée
des personnes de fo rtu n e 136». Baldwin dira aussi que « la
prem ière branche [au M assachusetts] représente le p e u ­
ple, la seconde la p ro p riété137». Il y a donc bel et bien la
conscience d ’u n e lu tte de classes entre les riches et les
pauvres, les seconds rep résen tan t une m enace p o u r les
prem iers. Le nouveau régim e politique des États-U nis
d ’A m érique est alors pensé explicitem ent com m e u n sys­
tèm e dans lequel s’in carn ero n t les distinctions entre clas­
ses économ iques, p o u r assurer la prédom inance et surtout
la perm anence de la p ro p riété privée, fo n d em en t de la
classe des riches. Le to u t dans le respect de la « liberté »

135. Ibid., p. 431.


136. Ibid., p. 426.
137. Ibid., p. 475.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - le s É t a t s - U n is 239

des riches et en oppositio n à la tyran n ie des pauvres sur


les riches.
Ce débat sur le Sénat, présenté com m e u n corps qui
protégera les riches et où ils siégeront p o u r contrôler la
branche populaire (ou C ham bre basse) p erm et de bien
com prendre com m ent les acteurs politiques influents de
l’époque utilisaient les m ots « dém ocratie » et « aristocra­
tie». Lors d ’u n discours à la C onvention, G ouverneur
M orris souligne avec cynisme que « [l]es riches vo n t te n ­
ter d ’établir leur d o m in atio n p o u r asservir l’ensem ble.
Ils l’o n t toujo u rs fait. Ils le feront toujours». Suivant ces
propos, il en déd u it que la branche « aristocratique » et la
branche « d é m o cratiq u e» doivent être indép en d an tes
l’une de l’au tre138.
Il déclare :

T o u t h o m m e a y a n t le se n s d e l’o b s e rv a tio n a c o n s ta té
d a n s les b ra n c h e s d é m o c ra tiq u e s des lé g isla tu re s des É tats
la p r é c ip ita tio n - d a n s le C o n g rè s l’in sta b ilité , e t d es excès
d a n s c h a q u e d é p a r te m e n t c o n tre la lib e rté p e rso n n e lle , la
p ro p r ié té p riv é e e t la sé c u rité in d iv id u e lle . [...] Le c o rp s
a ris to c ra tiq u e d e v ra it ê tre aussi in d é p e n d a n t e t f o rt q u e le
c o rp s d é m o c ra tiq u e . [...] Les d e u x forces p o u r ra ie n t ainsi
se c o n trô le r m u tu e lle m e n t. M ais laisser les rich es se m é la n ­
g e r avec les p a u v re s et d a n s u n Pays C o m m e rc ia l, ils é ta b li­
ro n t u n e olig arch ie. R e tire r le c o m m e rc e , et la d é m o c ra tie
trio m p h e ra . Il en a to u jo u rs été ainsi d a n s le m o n d e 139.

D ans On the Législative Branch, qui p a ra ît en 1789,


Benjam in Franklin ironise p o u r sa p art à propos de cette

138. Ibid., p. 512 et voir aussi p. 517.


139. Ralph Ketcham, (dir.), op. cit., p. 106-107.
240 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

sagesse nécessairem ent associée à la richesse. Il rem et en


question le fait que la voix d ’u n riche ait plus de poids en
fonction de sa richesse. Il dem ande, explicitement, « p o u r­
quoi la propriété devrait-elle être représentée » dans une
branche gouvernem entale spécifique, com m e le Sénat ?
Pour Franklin, une telle pratiq u e est « contraire à l’esprit
de la dém ocratie » et révèle une « disposition au sein de
certains d ’entre nous à m archander une aristocratie, en
d o n n an t aux riches la p rédom inance dans le gouverne­
m e n t140». A llant encore plus loin, le délégué John Francis
M ercer141 avance une thèse très originale à la Convention,
le 14 ao û t 1787 :
Il s’a g it d u p r e m ie r p rin c ip e d e la science p o litiq u e , q u e
dès q u e les d ro its d e p r o p r ié té s o n t p ro tég é s, u n e a ris to ­
c ra tie e n ém e rg e. Les G o u v e rn e m e n ts électifs d e v ie n n e n t
é g a le m e n t n é c e s s a ire m e n t a ris to c ra tiq u e s , p u is q u e les
g o u v e rn a n ts s o n t p e u n o m b r e u x e t q u ’ils v o n t tire r des
a v a n ta g e s p o u r e u x -m ê m e s d e la m asse . Les G o u v e r­
n e m e n ts d e l ’A m é riq u e v o n t d e v e n ir des a risto c ra tie s. Ils
e n s o n t déjà. Les m e s u re s p u b liq u e s s o n t calculées p o u r le
b é n éfice d e s G o u v e rn a n ts , p a s p o u r le p e u p le . Le p e u p le
est in sa tisfa it e t se p la in t. Il c h a n g e ses d irig e a n ts , e t les
m e s u re s p u b liq u e s c h a n g e n t. M ais ce n ’est q u ’u n c h a n g e ­
m e n t d ’u n e so rte d ’a v an tag e p o u r u n e a u tre à la fa v eu r des
d irig e a n ts 142.

140. B enjam in Franklin, The Complete Works o f B enjam in


Franklin, vol. 10: 1788-1790, New York/Londres, G.P. Putnam ’s Sons/
Knickerbocker Press, 1888, p. 189-190.
141. John Francis M ercer (1759-1821). Délégué de Virginie,
opposé à un gouvernem ent centralisateur, il siégera à la Cham bre du
M aryland et à la Cham bre des représentants.
142. Max Farrand (dir.), op. cit., p. 285; voir aussi p. 1759-1821.
C h a p i t r e 4. R i v a l it é s - l e s É t a t s - U n is 241

Cela dit, des propos com m e ceux de Franklin et M ercer


sont exceptionnels p o u r l’époque, à to u t le m oins au sein
de l’élite. M êm e les antifédéralistes ne co n dam naient pas
la nouvelle C onstitution parce qu’elle d o n n erait plus de
pouvoir aux riches143.
Finalem ent, au sujet de la C o n stitu tio n des États-
Unis, Fisher Ames déclarait que « [1] ’essence, et presque
la quintessence, d ’u n b on gouvernem ent est de protéger
la propriété et ses droits. Lorsqu’ils sont protégés, il n ’y a
p ratiq u em en t plus de b u tin laissé à saisir p o u r l’o ppres­
sion ; les objets, et les m otifs de l’usurpation et de la tyran­
nie o n t disparu. En protég ean t la prop riété, la vie et la
liberté peuvent difficilem ent ne pas être protégées : o ù la
propriété est protégée par des lois et des principes, règne
la liberté144». Ames exprim ait égalem ent sa satisfaction à
l’égard des « sages de la grande Convention » qui on t choisi
d ’établir une république « qui est plus différente encore
d ’une dém ocratie, q u ’u n e dém ocratie est différente du
despotism e145».

La te n ta tio n m on arch iq u e

D ans leur désir de justifier l’institu tio n d ’u n Sénat p o u r


lim iter l’influence dém o cratiq u e, les fédéralistes vont
offrir com m e m odèle la Grande-Bretagne, le régime asso­
cié en O ccident à la fois à la puissance et à la liberté. P our

143. Cecelia M. Kenyon, op. cit. ; Stanley Elkins et Eric McKitrick,


« The Founding Fathers: Young Men of the Revolution », dans J. P. Greene
(dir.), op. cit., p. 395.
144. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 127.
145. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 13.
242 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

H am ilto n 146, P inkney147 et d ’autres, la C o n stitu tio n b ri­


tannique est la «m eilleure constitution», car elle corres­
p o n d à la conception d u régim e politique parfait selon
Aristote, Cicéron et M ontesquieu148. Mais la valorisation
de ce m odèle a am ené des fédéralistes sur une pente glis­
sante, à savoir la p ro p o sitio n d ’in stau rer u n e nouvelle
m onarchie aux États-U nis. D ans ses notes au sujet d ’u n
discours d ’A lexander H am ilto n pro n o n cé à la C onven­
tio n de Philadelphie le 18 ju in 1787, M adison indiq u e:

Les m e m b re s les p lu s p u g n a c e s à l’é g a rd d u ré p u b lic a ­


n ism e [...] é ta ie n t a u ssi b ru y a n ts q u e q u ic o n q u e à d is c o u ­
rir c o n tre les vices d e la d é m o c ra tie . C e tte d y n a m iq u e de
l ’o p in io n p u b liq u e l’a m è n e à a n tic ip e r le m o m e n t o ù , lu i
[H a m ilto n ] e t d ’a u tre s se j o in d r o n t à l ’éloge [...] d e la
C o n s titu tio n b rita n n iq u e , so it q u e c’est le seul g o u v e rn e ­
m e n t d a n s le m o n d e « q u i u n it la fo rce p u b liq u e e t la s é c u ­
rité in d iv id u e lle ». D a n s to u te c o m m u n a u té o ù l ’in d u s trie
est e n co u ra g ée , il y a u r a u n e d iv isio n e n tre le p e tit n o m b re
et la m asse. C o n s é q u e m m e n t, d e s in té rê ts d is tin c ts v o n t .
é m e rg er, il y a u r a des e n d e tté s e t des c ré a n c ie rs, etc. Les
d e u x d o iv e n t d o n c a v o ir d u p o u v o ir, p o u r q u e c h a c u n
p u isse se d é fe n d re c o n tre l’a u tre . [...] C ’est e n ra is o n de
l’a rra n g e m e n t a d é q u a t à ce su je t q u e les B rita n n iq u e s o n t
u n e ex cellente C o n s titu tio n . L eu r C h a m b re des lo rd s est
la p lu s n o b le in s titu tio n . Les lo rd s f o rm e n t la b a rriè re p e r­
m a n e n te c o n tre to u te in n o v a tio n p e rn ic ie u se , q u ’elle so it
te n té e p a r la c o u ro n n e o u les C o m m o n s [C h a m b re des
c o m m u n e s ], p a rc e q u e les lo rd s n ’o n t rie n à e sp é re r d ’u n

146. Max F arrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 362.


147. Ibid., p. 398.
148. Ibid., p. 308.
C h a p i t r e 4. R i v a l it é s - l e s É t a t s - U n i s 243

c h a n g e m e n t, e t o n t su ffis a m m e n t d ’in té r ê t d e p a r le u r
p ro p rié té , p o u r ê tre fidèles à cet in té r ê t149.

O r il y a u n roi à la tête d u régim e britannique... Ce n ’est


donc pas sans raison que certains opposants aux fédéra­
listes v o n t laisser en ten d re que leu r p ro jet o u v rira la
p o rte à l’in stau ratio n d ’u n e m onarchie aux États-U nis
d ’A m érique. L’antifédéraliste Patrick H enry déclare ainsi
que si la C o n stitu tio n des fédéralistes est adoptée, « il y
aura u n gran d et puissant président, qui détien d ra des
pouvoirs très larges; les pouvoirs d ’u n roi». Il déclarait
du m êm e souffle que « [c]ette C onstitution [...] tend vers
la m onarchie. Votre p résid en t p e u t facilem ent devenir
ro i150». E xprim ant la m êm e crainte, R andolph associe la
C onstitution à u n « fœ tus de m o narchie151».
En fait, certains des acteurs politiques envisagent alors
sérieusem ent d ’établir u n e m onarchie am éricaine. D ans
Defence o fth e Constitutions o f G overnm ent o fth e United
States, John A dam s p rô n a it u n régim e « m ixte » p o u r les
États-U nis, qui au raien t besoin selon lui à la fois d ’une
couronne et d ’u n sénat héréditaires. Q uelques fédéralis­
tes o n t m êm e approché George W ashington p o u r le co n ­
vaincre de se proclam er roi des États-U nis, une offre qu’il
a déclinée. M adison prédisait néanm oins que vers 1930, les
États-Unis, qui seraient surpeuplés, auraient alors besoin
d ’un roi p o u r faire respecter la loi et l’o rd re152. L’opinion

149. Ralph Ketcham (dir.), op. cit., p. 75.


150. Ibid., p. 213.
151. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 66 .
152. R.R. Palmer, op. cit., p. 204; Douglass G. Adair, op. cit., p. 408.
244 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

de M adison était partagée par d ’autres délégués à la C o n ­


vention de Philadelphie153.
Plutôt critique de l’idée d ’u n roi am éricain, Benjamin
Franklin déclarait à la C onvention fédérale (dans u n dis­
cours lu en son n o m p ar W ilson le 2 ju in 1787) :

Il se ra d it q u e n o u s n ’avons p a s p ro p o s é d ’é ta b lir u n Roi.


M a is il y a u n e in c lin a tio n n a tu re lle d a n s l’h u m a n ité à
l’é g a rd d ’u n G o u v e rn e m e n t m o n a rc h is te . [...] Je suis d o n c
in q u ie t, p e u t-ê tre tro p in q u ie t, q u e n o s É ta ts fin isse n t p a r
d e v e n ir u n e M o n a rc h ie d a n s des te m p s fu tu rs. M ais cette
C a ta s tro p h e p e u t, je c rois, ê tre re p o u ssé e p o u r lo n g te m p s,
si d a n s le sy stè m e q u e n o u s p ro p o s o n s n o u s n e se m o n s
p a s la g ra in e de la c o n te s ta tio n , d e la fa c tio n e t d u tu m u lte
e n fa is a n t d e n o tre fo n c tio n d ’h o n n e u r u n e p lac e d e p r o ­
fit. Si n o u s le fa iso n s [...] cela n e fe ra q u e n o u r r i r le fœ tu s
d ’u n R oi [...] e t u n R oi se ra b ie n tô t im p o s é a u -d e ss u s de
n o u s 154.

En juillet 1792, alors q u ’il est président, W ashington écrit


une lettre personnelle et confidentielle à son secrétaire
au Trésor, Alexander H am ilton. Il s’y rem ém ore ce qu’il a
appris « des ho m m es sensibles et m odérés » avec qui il
a discuté du systèm e fédéral des États-U nis, d o n t il est
alors à la tête. Selon W ashington, plusieurs d ’entre eux
croyaient « que l’objectif ultim e de to u t cela est de prép a­
rer le chem in p o u r u n changem ent, qui m èn erait de la
form e républicaine de gouvernem ent à une m onarchie ».
Il va encore plus loin, expliquant que « les antifédéralistes
so n t m ain te n a n t confirm és dans leur arg u m en t p ar la

153. Douglass G. Adair, ibid., p. 409 et 410.


154. Max Farrand (dir.), op. cit., vol. I, p. 83.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - l e s É t a t s - U n is 245

réalisation de leurs prédictions, d o n t les fédéralistes eux-


m êm es sont responsables : eux, qui o n t été en faveur d ’u n
nouveau gouvernem ent qui était u n trem p lin vers une
m on archie155».

L’i n f l u e n c e « dém ocratique »


d e la R évolution française aux É tats- U nis

La Révolution française qui éclate en m ai 1789 va avoir


u n écho aux États-U nis. Elle offre d ’abo rd son lo t de
m odèles et de contre-m odèles qui seront utilisés dans les
discours en A m érique, m ais elle est aussi u n e source de
gratification p o u r les acteurs politiques d ’A m érique,
p articip an t m êm e de la co n stru ctio n de l’identité p o li­
tique des États-U nis156. Les h abitants des ex-colonies b ri­
tanniques qui avaient longtem ps éprouvé u n sentim ent
d ’infériorité face à l’Europe o n t m ain ten an t l’im pression
d ’être en avance sur les Européens q u an t au progrès p o li­
tique, puisque la R évolution française éclate bien après
l’indépendance et m êm e la C onvention de Philadelphie,
convoquée en 1787. Plusieurs acteurs politiques français
v iendront les conforter dans ce sentim ent. En avril 1790,
par exemple, l’Assemblée nationale a déclaré trois jours
de deuil national après la m o rt de Benjam in F ranklin157.
La Fayette a offert à son am i George W ashington la clef

155. W.B. Allen (dir.), op. tit., p. 572 et 574-575.


156. Stanley Elkins et Eric McKitrick, The Age o f Federalism: The
Early American Republic, 1788-1800, New York/Oxford, Oxford U ni­
versity Press, 1993, p. 309.
157. Ibid., p. 312.
246 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

de la Bastille. À cette occasion, T hom as Paine avait déclaré


qu’«il ne p e u t y avoir de d o u te que les principes de
l’A m érique o n t ouvert la Bastille; conséquem m ent, la
clef revient à sa vraie place158». En 1792, l’Assemblée
nationale accordait la citoyenneté française à G eorge
W ashington, Jam es M adison et A lexander H am ilto n
(quoique les titres aient été attribués avec plusieurs erreurs,
à Georges [sic] W ashington, Jean [sic] H am ilton et N. [sic]
M adison).
Pour sa part, la plèbe am éricaine sem blait ém ue par
la politique française, lorsque par exemple les cloches de
la ville de Philadelphie o n t sonné le 14 décem bre 1792
qu an d les bateaux o n t ap p o rté la nouvelle d u trio m p h e
de l’arm ée française contre les A utrichiens et les Prussiens
à Valmy le 20 septem bre, et la nouvelle de la p roclam a­
tio n de la République deux jours plus tard. Des célébra­
tions publiques avec banquets, m usique et feux d ’artifice
sont alors organisées à Philadelphie, ainsi qu’à Baltimore,
New York, C harleston, Savannah et Boston. Mais dans les
m ois qui suivent, plusieurs aux États-Unis p ren n en t leurs
distances à l’égard d u m ou v em en t p atrio te français en
réaction à la tom bée en disgrâce de La Fayette, à l’exécution
d u roi et à la déclaration de guerre faite à l’Angleterre.
La Révolution française bouleverse aussi le vocabu­
laire et le sens de certains m ots aux États-U nis, y com pris
« dém ocratie ». Les Américains sont conscients de ce phé­
nom ène. Ainsi, 1zM o n th ly Anthology and American Review
explique que les bouleversem ents qui su rv ien n en t dans

158. Ibid., p. 309.


C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - les É t a t s - U n is 247

la vie politique de la n atio n o n t provoqué à leur to u r des


transform ations linguistiques :

Le sens d ’u n n o m p o u v a n t ê tre é larg i, r é d u it o u m o d ifié


p o u r c o n v e n ir a u x n o u v e lle s id ée s q u i o n t été in tro d u ite s
[...]. A insi, les d isc u ssio n s p o litiq u e s des d e rn iè re s a n n ées,
p ro v o q u é e s p a r la R é v o lu tio n fran ç a ise, o n t a m e n é p a rm i
n o u s les te rm e s aristocrate e t dém ocrate, m on a rch iste et
républicain. Ils o n t été a ttrib u é s o u re v e n d iq u é s p a r divers
p a rtis se lo n le u rs p rin c ip e s p o litiq u e s p ré s u m é s q u i favo­
ris e ra ie n t l’u n o u l’a u tr e d e ces c a ra c tè re s159.

N oah W ebster exp rim ait u n e idée sim ilaire dans une
lettre à Joseph Priestley160, m ais en rap p elan t l’origine
historique des term es « dém ocratie » et « république » :
«D ém ocratie est u n gouvernem ent dans lequel les p o u ­
voirs législatifs so n t exercés directem en t p a r tous les
citoyens, com m e an cien n em en t à A thènes et à Rome.
D ans n o tre pays, ce pouvoir est dans les m ains n o n pas
du peuple m ais de ses représentants. [...] En raison de
cette distinction m atérielle, n o tre form e de gouverne­
m ent a reçu l’appellation république, p o u r se distinguer,
ou p lu tô t république représentative. » W ebster en vient à
discuter de l’influence de la France sur les étiquettes po li­
tiques aux États-U nis :

C o m m e le m o t D ém ocrate a é té u tilisé c o m m e sy n o n y m e
d u m o t Jacobin e n F ra n c e, e t p o u r é v o q u e r u n e a u tre idée,
so it la te n ta tiv e d e c o n trô le r n o tr e g o u v e rn e m e n t p a r des
a sso c ia tio n s p o p u la ire s p riv ées, le m o t en est v e n u à s ig n i­
fier u n e p e rs o n n e q u i te n te d e s’o p p o s e r i n d û m e n t o u

159. Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 143.


160. Joseph Priestley (1733-1804). T héologien et scientifique
britannique.
248 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

d ’in flu e n c e r le g o u v e rn e m e n t p a r le b iais d e c lu b s priv és,


d ’in trig u e s se c rè tes, o u p a r d e s a sse m b lé e s p o p u la ir e s
p u b liq u e s [...]. P a r R épublicains, n o u s e n te n d o n s les a m is
d e n o s g o u v e rn e m e n ts re p ré s e n ta tifs 161.

En référence à la France, John Adam s déclarait ainsi : « Il


y aura toujo u rs des géants et des pygmées, les prem iers
ayant plus d ’influence que les autres [...]. Les prem iers
seront les aristocrates et les autres des dém ocrates, sinon
des Jacobins o u des sans-culottes162. » « J’ai to u jo u rs été
p o u r une république libre, pas u n e dém ocratie, qui est
u n gouvernem ent arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel
et intolérable [...]. R obespierre est l’exemple parfait du
prem ier personnage» d ’une «dém o cratie163».
La R évolution française a provoqué des clivages au
sein du cabinet d u p rem ier p résid en t des États-U nis,
George W ashington, entre ses conseillers Thom as Jefferson
d ’une part, et Alexander H am ilton, partisan d ’u n gouver­
n em en t fédéral fort et centralisateur, d ’autre part. Cette
opposition réactivait certains éléments du débat qui o p p o ­
sait les cam ps dits de la C our et d u Pays, qui avait secoué
l’A ngleterre au siècle p récéd en t164. La C o u r am éricaine,
représentée p ar H am ilton et Rufus King, rêvait alors de
richesse et de puissance p o u r ce nouveau pays qu’étaient
les États-Unis, prop o san t d ’arrim er l’action de l’État cen­
tral aux intérêts de la richesse, alors que John Jay déclarait
que « [c]eux qui possèdent le pays devraient le gouver­

161. Russell L. H anson, «Dem ocracy», op. cit., p. 78.


162. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 174.
163. Charles F. Adams, op. cit., p. 394.
164. Stanley Elkins et Eric McKitrick, The Age o f Federalism,
op. cit., p. 13-30.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - le s É t a t s - U n is 249

n e r165». À l’opposé, le discours d u Pays, représenté par


Jefferson, M adison et M onroe, reprenait des argum ents
avancés p ar les p o rte-parole historiques d u Pays anglais.
Selon Jefferson, H am ilto n avait to rt de p ro m o u v o ir le
com m erce p lu tô t que la vertu, et les villes et les m archands
p lu tô t que la cam pagne et les ferm iers, et de chercher à
accroître le p ouvoir exécutif aux dépens d u p ouvoir
législatif.
Vers 1793, les partis politiques font leur app aritio n
dans la vie politique des États-U nis, m algré l’opin io n lar­
gem ent répan d u e q u ’ils allaient accroître la fragm enta­
tion de la société. À noter que les partis politiques sont
alors des regroupem ents inform els d ’acteurs politiques
aux intérêts similaires, appuyés p ar quelques journaux. Il
ne s’agit pas encore de m achines politiques très stru c tu ­
rées com m e le sont les p artis politiques au x x e siècle. Le
31 juillet 1793, Jefferson d ém issionne d u cabinet de
W ashington p o u r organiser u n p arti qu’il no m m e « ré p u ­
blicain». Son b u t: être président des États-Unis. Ses alliés:
les ferm iers d u Sud et les pauvres d u N ord. Il apparaît
com m e un vrai républicain guidé p ar la vertu, qui veut
en découdre avec les aristocrates urb ain s et corro m p u s
de la Cour. À l’opposé, H am ilton et les fédéralistes affi­
chent sans gêne aucune leur élitisme et utilisent l’exemple
de la R évolution française com m e u n contre-m odèle,
principalem ent en raison de son esprit égalitariste. Il en

165. Philip S. Foner (dir.), The Democratic-Republican Societies,


1790-1800: A Documentary Sourcebook o f Constitutions, Declarations,
Addresses, Resolutions, and Toasts, Londres, Greenwood Press, 1976,
p. 5.
250 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

appelle à se prém unir contre « le plus grand des dangers »,


soit la « contagion d u nivellisme » « qui rend to u t le m onde
égal à u n barbier français166». Déjà le 3 ao û t 1791, N oah
W ebster avait to n n é : «A m éricains! Ne vous laissez pas
abuser. En cherchant la liberté, la France est allée bien au-
delà d ’elle167. » Le m êm e de dire : « Regardez la France !
Vous avez là l’image d ’une véritable dém ocratie168! »
Les républicains de Jefferson v o n t néanm oins s’iden­
tifier à la Révolution française, o u à to u t le m oins à ses
élém ents m odérés. Ils p ousseront m êm e l’audace jusqu’à
prétendre que la violence est en partie justifiable dans le
contexte politique français, en raison de la rigidité des
structures de l’Ancien Régime. Les fédéralistes de H am ilton
vont faire circuler des pam phlets accusant les républicains
de Jefferson d ’être financés en secret p ar la France et de
com ploter p o u r m in er le christianism e aux États-Unis.
Les républicains contre-attaquent en accusant leurs adver­
saires de chercher à im poser une m onarchie aux États-
Unis et de faire passer le nouveau pays sous le contrôle de
la G rande-Bretagne. Jefferson révèle m êm e que H am ilton
aurait déclaré q u ’il voulait u n e « m onarchie fédérale, et
n’ayons pas peur d ’appeler les choses par leurs vrais nom s,
puisqu’il s’agit bien d ’une m o narchie169».

166. Lettre personnelle de Chauncey Goodrich à Olivier Wolcott,


17 février 1793, citée dans Regina A nn M arkell M orantz, op. cit.,
p. 1,11 .
167. Regina Ann Markell M orantz, ibid., p. 118.
168. Ibid., p. 149.
169. Saul K. Padover (dir.), The Complete Jefferson, New York,
Duell, Sloan & Pearce inc., 1943, p. 1274; John G.A. Pocock, The
Machiavellian M oment, op. cit., p. 528-531.
C h a p i t r e 4. R i v a l it é s - l e s É t a t s - U n is 251

La turbulence provoquée p ar la R évolution française


offrira m êm e l’occasion à certains aux États-Unis de s’asso­
cier positiv em en t à la d ém ocratie. Des p artisan s de
Jefferson ont com m encé à se dire républicains-dém ocrates
{Democratic-Republicans), m êm e si ce n o m ne deviendra
pas leur appellation officielle avant 1840 (voir chapitre 5).
Preuve que l’im pact de la Révolution française a déstabi­
lisé le vocabulaire politique aux États-Unis, des clubs poli­
tiques vont prendre le n o m de «sociétés dém ocratiques».
Les fondateurs de ces clubs s’inspiraient des sociétés patrio­
tiques anglaises, des clubs d u m ouvem ent patriote com m e
ceux des Fils de la liberté, et des célèbres clubs politiques
français com m e ceux des G irondins, des Jacobins et des
C ordeliers. Fondé à Philadelphie au printem ps 1793, le
prem ier de ces clubs se nom m e Société républicaine alle­
m a n d e 170. À peine quelques jo u rs après l’arrivée du
Français E dm o n d Charles G en et171, dépêché par le gou­
vernem ent français p o u r le représenter aux États-Unis,
a p p araît la Société d ém o cratiq u e de Pennsylvanie, à
Philadelphie. C ’est G enet qui avait suggéré d ’inclure une
référence à la dém ocratie dans le n o m d u club172. Selon
les principes, articles et règlem ents du club, la Société
d ém ocratiq u e de Pennsylvanie est « co n stitu ée» p o u r

170. Eugene Perry Link, Democratic-Republican Societies, 1790-


1800, New York, Octagon Book, 1965; et Philip S. Foner (dir.), The
Democratic-Republican Societies, 1790-1800, op. cit..
171. E dm ond Charles G enet (1763-1834). Prem ier ambassadeur
de la République française aux États-Unis, il décide de s’y établir défi­
nitivem ent p our éviter d ’être persécuté par les Jacobins.
172. Stanley Elkins et Eric McKitrick, The Age ofFederalim, op. cit.,
p. 456.
252 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

« cultiver une juste connaissance de la liberté rationnelle,


encourager la jouissance et l’exercice de nos droits civils,
et transm ettre à la postérité, sans faillir, l’héritage glorieux
d ’u n gouvernem ent républicain libre [...] u n GOUVER­
N EM EN T RÉPUBLICAIN est la form e la plus naturelle
et bénéfique173».
La référence à la d ém ocratie dans u n e appellation
n ’im plique donc pas une propagande uniquem ent dém o­
cratique, puisque la société fait avant to u t référence à la
république et s’attarde à définir ce régim e. U ne dizaine
de sociétés dém o cratiq u es so n t fondées en 1793 aux
États-Unis, et une vingtaine l’année suivante174. Au m oins
16 intègrent le m o t « dém ocratique » dans leur nom , d o n t
deux en association avec le qualificatif « républicain », les
autres retenan t des no m s com m e C om ité de correspon­
dance, Société constitutionnelle, Société p atrio tiq u e ou
m êm e Société française175. Q ui étaient les m em bres de
ces clubs fleurissant su rto u t dans les États de l’Est, aux
sociétés plus égalitaires176? D ans tous les cas, ils s’o p p o ­
saient aux fédéralistes. Peu de leurs m em bres étaient des
politiciens influents, m ais ils venaient en m ajorité des
classes aisées. L’objectif était à la fois d ’offrir u n espace de
discussion, de partager de l’inform ation, d ’exprim er leur
solidarité avec le républicanism e français et de critiquer
la vie politique des États-U nis, en particulier la mauvaise

173. Charles Dow ner Hazen, op. cit., p. 190.


174. Stanley Elkins et Eric McKitrick, The Age o f Federalism,
op. cit., p. 457.
175. Russell L. H anson, The Democratic Imagination in America,
op. cit., p. 85, note 32; Bertlinde Laniel, op. cit., p. 187.
176. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 187-188.
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - le s É t a t s - U n is 253

adm inistration du gouvernem ent central. Ils proposaient


l’élargissem ent d u d ro it de suffrage, u n plus gran d n o m ­
bre d ’élections, l’octroi de plus de pouvoir à la C ham bre
basse et aux États de l’U n io n 177. Enfin, ils se voulaient cos­
m opolites, com m e le révèle u n toast p o rté à B oston en
1795 au n o m de l’idée « d ’u n e société dém ocratique qui
engloberait to u te la race h u m a in e 178». Lors d u jo u r de
l’indépendance, le 4 juillet 1795, un m em bre de la Société
républicaine de New York p o rte u n toast à :

U n e ra p id e é m a n c ip a tio n des fils d ’H ib e rn ia 179 ;


P u issen t-ils b ie n tô t ê tre u n e ré p u b liq u e a u sein des n a tio n s.
À la F ra n c e ; q u e ses a rm e s so ie n t a u ssi p u issa n te s à d o n ­
n e r la lib e rté a u x n a tio n s q u e d a n s le cas d e la H o lla n d e .
À la H o lla n d e ; q u e l’u n a n im ité e t la m o d é ra tio n q u i o n t
c a ra c té risé l’in fa n te ré p u b liq u e c o n tin u e n t d ’e n th o u s ia s ­
m e r les a u tre s n a tio n s à su iv re s o n exem ple.
À la P o lo g n e ; p u isse -t-e lle r a p id e m e n t p ro fite r d e la b é n é ­
d ic tio n d e la Paix, de la L ib e rté e t d e l’in d é p e n d a n c e e n
ré c o m p e n s e d e ses lu tte s a rd u e s m a is m a lh e u re u s e s 180.

Leurs détracteurs les associaient aux pires h o rreu rs de


la R évolution, m êm e si ces clubs se disaient p lu tô t en
faveur des républicains m odérés, com m e les G irondins.
Ces clubs étaient accusés d ’être des repères d ’étrangers
séditieux, en particulier des Irlandais dépeints com m e les
pires « dém ocrates de ce côté de l’Enfer » o u encore des

177. Stanley Elkins et Eric McKitrick, The Age o f Federalism,


op. cit., p. 457-460.
178. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 186.
179. N om latin de l’Irlande.
180. Philip S. Foner (dir.), The Democratic-Republican Societies,
1790-1800, op. cit., p. 232.
254 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Juifs de la « trib u d ’Israël » cherchant à con trô ler la p o li­


tique am éricaine181. En 1797, u n dén o m m é Israël Israël,
de la Société dém ocratique de Pennsylvanie, se porte can­
didat sous la bannière d u Parti républicain, p o u r devenir
sénateur d ’État. En réaction, W illiam C ob b ett écrit que
« [d]epuis que les Juifs o n t o btenu u n trio m p h e si com ­
plet face aux Gentils [non-juifs], il est dit qu’ils o n t conçu
l’idée d ’im poser sur nous une circoncision générale. Ah !
pauvre Pennsylvanie182».
Il est vrai que G enet et d ’autres Français avaient été
dépêchés par le gouvernem ent de Paris p o u r influencer
la politique des États-U nis en faveur de la jeu n e R épu­
blique. Cette m anœ uvre deviendra, dans u n serm on p ro ­
noncé en 1798 à l’église catholique rom aine de Boston,
une tentative « p o u r établir u n systèm e de désorganisa­
tio n et une dém ocratie sauvage et sans p rin c ip e s183».
W illiam C ob b ett publie en 1796, sous le pseudonym e
Peter Porcupine, History o f the Am erican Jacobins Com-
m only D enom inated Democrats, o ù il explique que « deux
tiers des D ém ocrates sont des étrangers, arrivés aux États-
Unis depuis la g uerre184». D ans le m êm e esprit, l’édition
du 18 octobre 1797 de la Pennsylvania Gazette déplorait
que les Jacobins am éricains constituent « les organes vils
d ’une dém ocratie étrangère185». En 1798, finalem ent, la

181. Dans R obert Allen Rutland, The Democrats: From Jefferson to


Clinton, Colombia, University o f M issouri Press, 1995, p. 14.
182. Philip S. Foner (dir.), The Democratic-Republican Societies,
1790-1800, op. tit., p. 40.
183. John Thayer, op. cit., p. 1356.
184. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 182.
185. Ibid
C h a p i t r e 4. R iv a l it é s - le s É t a t s - U n i s 255

loi sur l’étranger et la sédition (Alien an d Sédition Act)


est adoptée p ar u n Congrès contrôlé par les fédéralistes,
à la suite d ’un e escarm ouche entre des navires des États-
Unis et de la France. V ingt-cinq personnes ayant critiqué
les politiques d u président John Adams (qui avait succédé
à W ashington en 1797) so n t em prisonnées. C onscient
qu’étiqueter u n individu com m e « dém ocrate » p o u r lui
n u ire p o litiq u em en t est u n e m éth o d e utilisée, Adam s
dira lui-m êm e en 1800 q u ’«il y a u n danger à interdire,
sous l’im putation de démocratie, certaines des personnes
les plus capables et les plus honnêtes de l’U n io n 186».
Cela dit, certains fédéralistes craignaient réellem ent
la « dém ocratie », exprim ant leurs inquiétudes aussi bien
publiquem en t que dans des lettres personnelles. George
C abot187 écrivait ainsi à Rufus King, le 14 août 1795 : « Il ne
peu t pas être suffisam m ent regretté que certains de nos
hom m es respectables [...] aient joint les Jacobins. [...] Après
tout, quel est le grand avantage d ’un système représentatif
sur la turbulente fouleocratie [m obocracy] d ’Athènes, si le
recours à des assemblées populaires reste nécessaire™7. »
Oliver W olcott189 écrivait à son fils p o u r le m ettre en garde
contre « [1] es sociétés dém ocratiques ou, com m e certains
les appellent, les sociétés démoniques » qui « sont évidem ­
m en t des nids de sédition190».

186. Ibid., p. 183 (je souligne).


187. George Cabot (1752-1823). Originaire de Boston, il est fédé­
raliste et siégera au Sénat.
188. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 114-115.
189. Oliver W olcott (1726-1797). G ouverneur d u Connecticut,
signataire de la Déclaration d ’indépendance.
190. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 115 (je souligne).
256 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Environ vingt-cinq ans après le déb u t de la guerre de


l’indépendance, et cinq à dix ans après la fo ndation des
États-U nis d ’A m érique, la dém ocratie est d onc encore
l’objet d ’attaques dans des lettres personnelles, des jo u r­
naux, des discours publics et m êm e des poèm es. Le fils
du gouverneur d u N ew Jersey écrit en 1794 u n poèm e
intitulé Democracy, qui évoque l’anarchie et le chaos. Un
Bostonien contrarié se lam ente dans le Columbian Cen-
tinel que les m em bres des sociétés dém ocratiques s’ex­
p rim e n t dans tous les « jo u rn a u x dém o cratiq u es» , se
p résentant com m e les m eneurs de la « foule » et des tra ­
vailleurs m anuels, alors q u ’ils exhalent « les vapeurs de la
dém ocratie en p u tréfactio n 191 ». La Société dém ocratique
du Kentucky est dépeinte dans l’édition d u 17 juillet 1794
du Virginia Chronicle « com m e une synagogue h orrible
de trah iso n et haïssable d ’anarchie, u n conclave odieux
de tum ulte, un e cathédrale effrayante de discorde, u n ja r­
din vénéneux de conspiration, une école de l’enfer de la
rébellion et de l’oppositio n à to u te autorité régulière et
bien équilibrée192».
A ttaquer la « dém ocratie », c’est alors à la fois expri­
m er sa condam n atio n de la Révolution française et affir­
m er son appui au régime libéral républicain. Le 25 octobre
1810, John Jay écrit à W illiam W ilberforce193: « [L]aRévo-

191. Philip S. Foner (dir.), The Democratic-Republican Societies,


1790-1800, op. cit., p. 39.
192. Ibid., p. 27.
193. W illiam W ilberforce (1759-1833). Politicien britannique,
député du Yorkshire. Il milite contre le trafic d ’esclaves. Il sera nom m é
citoyen français par l’Assemblée nationale.
C h a p i t r e 4. R i v a l it é s - l e s É t a t s - U n is 257

lution française a si bien discrédité la dém ocratie [...] que


je doute q u elle vous pose quelque p ro b lèm e194.»
Mais com m e p o u r la révolte de Shays à la fin des
années 1780, c’est u n soulèvem ent qui va offrir la plus
belle occasion p o u r discréditer 1’« esprit dém ocratique»
qui anim erait les Sociétés dém ocratiques. En 1794 éclate
la révolte du W hisky, fom entée princip alem en t par des
ferm iers qui refusaient de payer des taxes sur l’alcool et
qui voulaient résister à la spéculation sur les terres, les
procès tenus dans des cours fédérales loin de leur lieu de
résidence et le m anque d ’appui du gouvernem ent central
au sujet de leur d ro it de naviguer sur le M ississippi. Ce
soulèvem ent servira de preuve p o u r affirmer que la vague
« d ém o cra tiq u e » risq u ait d ’e m p o rte r les in stitu tio n s
essentielles à la vie politique aux États-Unis. Le président
W ashington déclare alors que les sociétés dém ocratiques
de Pennsylvanie sont responsables de la révolte du Whisky.
W ashington écrit au gouverneur H en ry Lee195 le 26 août :
«Je considère que cette insurrection est le p rem ier fruit
form idable des sociétés d ém o cratiq u es» , p ro p o s que
W ashington réitère dans u n e autre lettre196. Si les m em ­
bres des sociétés vont tenter de justifier l’existence de leurs
clubs, ceux-ci vont néanm oins disparaître graduellem ent.

194. Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 149.


195. H enry Lee (1756-1818). Officier dans l’armée patriote, il sera
gouverneur de Virginie et m em bre du Congrès.
196. W.B. Allen (dir.), op. cit., p. 593 et 597.
CHAPITRE 5

Rivalités entre patriotes


victorieux - la France

France est traversée p ar u n e succession d ’événe­


L
a

m ents dram atiques, de la dissolution de la prem ière


Assemblée nationale en septem bre 1791 ju sq u ’au coup
d ’État de N apoléon B onaparte en 1799, en passant par
l’exécution d ’u n roi et d ’u n e reine, des ém eutes, des m as­
sacres, une guerre civile, une guerre in tern atio n ale et
l’abolition de l’esclavage (rétabli p ar B onaparte en 1802).
Sans oublier l’ad o p tio n d ’u n nouveau calendrier, l’ins­
tau ratio n d ’une république et la p roclam ation de deux
constitutions, celle de 1793 étan t désignée com m e la
« C o n stitu tio n dém o cratiq u e» , et accom pagnée d ’une
nouvelle Déclaration des droits de l’hom m e et du citoyen
qui reconnaît le droit à l’éducation, au travail et à l’assis­
tance publique. Elle consacre aussi la liberté de presse et
le droit de s’assem bler et m êm e le devoir à l’insurrection.
O r cette C onstitution ne sera jam ais m ise en application.
Une autre C onstitu tio n sera adoptée en 1795, à la suite
de la « révolution th erm id o rien n e » qui m arque la prise
du pouvoir p ar des forces conservatrices.
Le 20 septem bre 1792, l’arm ée révolutionnaire fran ­
çaise rem porte sa prem ière victoire im portante à Valmy. Le
lendem ain, une nouvelle assemblée, appelée Convention,
260 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

com m ence à siéger. Dès le prem ier jour, la C onvention


abolit la m onarchie. Le jo u r suivant, la R épublique est
proclam ée. Cette percée politique est facilitée p ar la dis­
p a ritio n d ’im p o rtan ts acteurs politiques plus m odérés
o u conservateurs. M irabeau est m o rt, le roi et Barnave
so n t en p riso n en France, La Fayette est incarcéré en
Autriche, le com te d ’Antraigues, Maury, M alouet, M ounier
et Lally-Tollendal so n t tous en exil. La R évolution ne
s’arrête pas avec l’in stau ratio n de la République. Le roi
subit son procès de décem bre 1792 à janvier 1793. Il est
décapité le 21 janvier. La guerre civile éclate avec le sou­
lèvem ent de la Vendée en m ars, et des trib u n au x révolu­
tionnaires sont m is sur pied à Paris, Strasbourg, Brest,
Toulon et Nancy. Le 9 avril est établi le C om ité de salut
public p o u r réagir aux menaces que représentent la guerre
avec l’étranger et les troubles intérieurs. Il est contrôlé
p a r des républicains radicaux et va devenir de plus en
plus influent dans la vie politique française. Cette radica­
lisation de la R évolution est souvent justifiée par l’intérêt
d u peuple ou de la nation.
C om m e en A m érique, la frange la plus radicale et la
plus dém ocratique du m ouvem ent n’occupait pas les lieux
d u pouvoir tels que la C onvention o u le C om ité de salut
public. La plèbe s’agitait p lu tô t dans les assemblées p o p u ­
laires et dans la rue. M êm e les dirigeants politiques les
plus radicaux s’inquiétaient de l’effervescence de ces tr u ­
blions. De fins politiciens com m e D an to n et Robespierre
ten tero n t de m an ip u ler la rue p o u r servir leurs intérêts
ou ceux de leur faction. Pourtant, plusieurs parm i les m em ­
bres des sections populaires, soit les sans-culottes et les
plus radicaux d ’entre eux, connus sous le n o m d ’Enragés,
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 261

poursuivaient leurs propres objectifs politiques et écono­


m iques. En m ai 1793, p ar exemple, les Enragés réclam ent
des politiques égalitaires et u n e taxe spéciale p o u r les
riches. Le m êm e m ois, la C onvention est investie par une
foule de sans-culottes et la C o m m u n e de Paris est décla­
rée en état d ’in surrection. Des villes com m e Bordeaux,
Caen, Lyon et Marseille com m encent à se rebeller contre
la capitale, u n m ouvem ent qui sera désigné sous l’éti­
quette de « fédéralism e » p ar les dirigeants de Paris qui
l’associent à la contre-révolution et le com battent par les
armes.
Pour renforcer leur pouvoir, les dirigeants instaurent
la Terreur, justifiée selon eux p ar la défense des intérêts
d u peuple et de la Révolution qui serait m enacée par ta n t
d ’ennem is. La T erreur cible les contre-révolutionnaires
royalistes, m ais aussi des révolutionnaires jugés tro p
m odérés ou tro p radicaux p ar le C om ité de salut public,
com posé de politiciens qui veulent que l’élite politique
conserve le pouvoir. De m ars 1793 à janvier 1794,381 per­
sonnes sont guillotinées; 2 500 p en d an t l’été 1794, alors
que 2 000 autres sont fusillées à Lyon et 5 000 noyées à
N antes1.
La répression républicaine frappe aussi les femmes,
y com pris les révolutionnaires. Elles o n t p o u rta n t m ilité
et lutté p o u r la Révolution et p o u r leurs droits de citoyen­
nes, plusieurs se disant «républicaines», quelques-unes
« dém ocrates », la p lu p a rt s’o p p o san t explicitem ent aux
« aristocrates ». D ans Discours de mesdames les citoyennes

1. Jean Tulard, op. cit., p. 125.


262 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

actives des rues du Pélican et Saint-Honoré (à Paris), p ro ­


noncé au club des Jacobins le 6 février 1791, une Mlle Pribi
annonçait que ses consœ urs et elle-m êm e considéraient
que « la patrie est m enacée, et p o u r la soutenir contre les
aristocrates et les contre-révolutionnaires, nous venons
sur l’autel de la raison, de la pudeur, de la vérité, de l’éga­
lité et de la démocratie, p o u r lui sacrifier notre virginité ».
Cette étrange offrande, elle la justifiait au n o m de la dém o­
cratie en précisant que ces fem m es avaient pris la résolu­
tion solennelle « de n’épouser aucun Aristocrate» et de ne
laisser leurs portes « désorm ais ouvertes q u ’aux patriotes
affiliés à votre société [les Jacobins]2». D ans une lettre
qui sera lue à l’Assemblée fédérative des am is de la vérité,
le 23 m ars 1791, la H ollandaise Etta Palm d ’Aelders aver­
tissait les Français des m anœ uvres de conjurés à l’exté­
rieur et à l’intérieu r de la France, p résentant « l’hom m e
d u peuple» com m e « l’am i de la dém ocratie3». Déjà, en
1790, elle tentait de dissiper u n m alentendu au sujet de ses
com patriotes réfugiés à Paris et qui se présentent com m e
des «patrio tes» . L’arm ée p russienne occupe alors son
pays d ’origine, p rovoquant la fuite vers la France de m il­
liers de « patriotes » hollandais. En référence à leurs jo u r­
naux publiés en exil, elle déclare: « [I]l m e serait égal si
un papier aristocrate m e dénigre. » Elle exprim e ici l’idée
qu’être attaqué p ar des aristocrates, fussent-ils h o llan ­
dais, prouve q u ’on est d u b o n côté de la barricade. Dans
le jo u rn al Révolutions de Paris, elle signe u n texte qui
explique au lectorat français que l’in ten tio n des réfugiés

2. Discours repris dans Milagros Palma (dir.), op. cit., p. 53-56.


3. Ibid., p. 139.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 263

qui se prétendent « patriotes » n ’est pas d ’établir aux Pays-


Bas u n «gou v ern em en t p o p u laire» . Ce « p a rti» , selon
elle, est com posé de la véritable « aristocratie » hollandaise,
soit les m em bres des grandes familles. «Les soi-disant
patriotes son t les vrais aristocrates », conclut-elle4. M ais
dans u n e critiq u e de son livre Appel a u x Françaises,
publiée dans la Gazette universelle, Etta Palm d ’Aelders
sera accusée d ’être « u n e dém ocrate o utrée5». Preuve du
sérieux de la m obilisation fém inine, Pauline Léon6 avait
déposé à l’Assemblée nationale, en 1792, u n e p étitio n
endossée par 300 fem m es de Paris qui d em an d aien t le
droit de p o rter des arm es7. Selon le jo u rn al Révolutions
de Paris, « le corps législatif » - qui ne co m ptait que des
hom m es - «accorda u n sourire à leu r enthousiasm e,
toutefois en leur faisant entendre que leur place était au
foyer8».

4. Judith Vega, « Feminist Republicanism : Etta Palm-Aelders on


Justice, Virtue and M en », History o f European Ideas, vol. 10, n° 3,1989,
p. 338.
5. M orris Slavin, The Left and the French Revolution, Atlantic
H ighlands, H um anities Press International, 1995, p. 101 et 273;
Olivier le Cour Grandm aison, op. cit., p. 288.
6 . Pauline Léon (1768-1838). Patriote, elle est associée au club des
Cordeliers et à la Société fraternelle de l’un et l’autre sexe. Elle est l’une
des fondatrice de la Société des républicaines révolutionnaires.
7. Une requête déjà énoncée quelques années plus tô t (G érard
Walter, La Révolution française vue par ses journaux, Paris, Tardy, 1948,
p. 409).
8 . Selon le journal Révolutions de Paris (n° 143, du 31 m ars au
7 avril 1792). Cité par Eve-Marie Lam pron, «Sujets politiques ou
objets esthétiques ? Les m ilitantes patriotes et républicaines pendant la
Révolution française et leur perception par les révolutionnaires (1789-
1795)», M ontréal, m ém oire de m aîtrise, départem ent d ’histoire de
l’Université de M ontréal, 2004, p. 44-45.
264 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Le 30 octobre 1793 est présenté devant la Convention


nationale le R ap p o rt Am ar, qui devait rép o n d re à deux
questions: « 1) Les femmes doivent-elles exercer les droits
politiques, et prendre un e p a rt active aux affaires d u gou­
v ernem ent? [...] 2) Les fem m es doivent-elles se réu n ir en
associations politiques? » À ces deux questions, le rapport
et l’Assemblée ré p o n d e n t p ar la négative9. À savoir s’il
convient d ’accorder le d ro it de vote aux fem m es, cette
assem blée d ’hom m es stipule ainsi q u ’« u n e fem m e ne
doit pas sortir de sa famille po u r s’im m iscer dans les affai­
res d u gouv ern em en t10». Restait d onc aux fem m es des
clubs féminins, o ù elles pouvaient parler politique com m e
les hom m es dans les clubs des Jacobins, des C ordeliers et
des G irondins. C ’est encore trop. Les h om m es qui réd i­
gent le ra p p o rt rappellent que « [1] es fonctions privées
auxquelles sont destinées les fem m es par la nature m êm e
tiennent à l’ordre général de la société11». U n député s’in ­
quiète de la ferm eture des clubs fém inins, car o n retire
alors « aux fem m es le droit de s’assem bler paisiblem ent ».
U n autre lui rappelle que « les sociétés de fem m es sont
dangereuses [et] funestes à la tranquillité publique ».Alors,
il « dem ande que révolutionnairem ent, et p ar form e de
sûreté publique, ces associations soient interdites». Ce

9. Réimpression de l’Ancien M oniteur (mai 1789-novembre 1799),


vol. XVIII, Paris, Pion, 1847, p. 299. Voir aussi C hristine Fauré, « L’ex­
clusion des femm es du droit de vote pendant la Révolution française
et ses conséquences durables», dans Évelyne M orin-R otureau (dir.),
1789-1799: Combats de fem m es - La Révolution exclut les citoyennes,
Paris, Autrem ent, 2003, p. 173.
10. Ibid., p. 300.
11. Ibid., p. 299.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 265

qui est finalem ent décrété12. Les clubs fém inins, d o n t la


Société des citoyennes patriotes et le club des Citoyennes
républicaines révolutionnaires, sont ferm és et interdits.
Reste encore la rue, m ais plus p o u r longtem ps.
En 1793, le jo u rn a l Révolutions de Paris s’insurge
contre ces « femelles » qui s’affublent d u « b o n n e t rouge »
des patriotes, « u n p an talo n à leurs jam bes et des pistolets
à la ceinture », et qui courent « dans les rues de Paris ». Le
jo u rn al rap p o rte avec satisfaction que leur « présidente »
« fut ru d e m e n t fouettée et couverte de b o u e aux accla­
m ations d ’une foule im m ense». Le jo u rn al serm onne les
fem m es : « [S] oyez filles honnêtes et laborieuses, épouses
tendres et pudiques, m ères sages, et vous serez bonnes
patriotes. Le vrai patriotism e consiste à rem plir ses devoirs,
et à ne faire valoir que les droits départis à chacun, selon
le sexe et l’âge, et n o n à p o rte r le b o n n e t et la pique, le
pantalon et le pistolet. Laissez cela aux h om m es nés p o u r
vous protéger et vous rendre heureuses. » Les réfractaires
se ren d en t coupables d ’u n « délit qui ten d rait à désorga­
niser la société, en tro q u a n t de sexes, o u en les confon­
d a n t avec indécence, et dans des inten tio n s anti-civiques
et perfides13».
Le 3 novem bre, O lym pe de Gouges est guillotinée.
D ram aturge, elle était contre l’esclavagisme et avait rédigé
une D éclaration des droits de la fem m e et de la citoyenne
qui reprenait le texte original à p réten tio n universelle de
1789, m ais qui incluait les fem m es dans une perspective
réellem ent universaliste. Or, elle se positio n n ait p o u r une

12. Ibid., p. 300.


13. Reproduit dans Gérard Walter, op. cit., p. 409-410.
266 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

m onarchie m odérée. U ne fois exécutée, le député Pierre-


G aspard C h a u m e tte 14 exulte: « [R ]appelez-vous cette
virago, cette fem m e h o m m e, l’im p u d en te O lym pe de
Gouges qui, la prem ière, institua des sociétés de fem m es,
qui ab an d o n n a les soins de son m énage, v o u lu t politi-
quer et com m it des crim es. Tous ces êtres im m o rau x on t
été anéantis sous le fer vengeur des lois » - lois qui n ’o n t
été débattues n i votées p ar aucune fem m e. Le d éputé
précise, s’adressant aux fem m es : «Vous voudriez les im i­
ter ? N on, vous sentirez que vous ne serez intéressantes et
v raim ent dignes d ’estim e que lorsque vous servez ce que
la n ature a voulu que vous fussiez. N ous voulons que les
fem m es soient respectées, c’est p o u rq u o i nous les force­
rons à se respecter elles-m êm es15. » Le pouvoir th e rm id o ­
rien va finalem ent voter une loi qui interdit aux fem m es
de s’assembler dans la rue et qui les force à « se retirer dans
leur domicile et ordonne l’arrestation de celles qui se tro u ­
veraient attroupées au-dessus du nom bre de cinq16». Le
dictateur N apoléon B onaparte scellera leur so rt avec l’ar­
ticle 1124 de son C ode civil, o ù il est précisé que « [l]es
personnes privées de droits juridiques sont les m ineurs, les
fem m es mariées, les crim inels, les débiles m en tau x 17».

14. Pierre-G aspard C haum ette (1763-1794). Proche des sans-


culottes et procureur de la C om m une de Paris, il m ilite contre l’escla­
vage. Trop radical p our le Comité de salut public, il sera guillotiné.
15. Cité par Olivier Blanc, « Une hum aniste au x v n f siècle : Olympe
de Gouges», dans Évelyne M orin-R otureau (dir.), op. cit., p. 31 (je
souligne).
16. Christine Fauré, op. cit., p. 174.
17. En se rappelant les abus de cette république patriarcale, il est
possible de sourire ou grim acer aux propos d ’u n Robert Badinter,
sénateur socialiste, qui déclarait au Sénat, en janvier 1999, que « [1] a
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 267

Les hom m es so n t aussi en concurrence, y com pris


les anciens alliés et m êm e les amis. Au d éb u t de 1794,
Robespierre a la m ain hau te sur le C om ité de salut public.
Il neutralise ses anciens alliés, soit à la fois les hébertistes,
qui voulaient pousser la Révolution plus loin, et les In d u l­
gents, d o n t D an to n et D esm oulins, qui voulaient stabili­
ser la situation. Ils so n t guillotinés.
À ce m om en t, le m o t « dém ocratie » a une co n n o ta­
tion clairem ent positive chez les m em bres d u C om ité du
salut public, com m e Robespierre, Saint-Just et leurs alliés.
M ais c’est p o u r excuser des actions des plus autoritaires,
d o n t l’exécution en m asse de leurs concurrents et cer­
tains de leurs anciens alliés et amis. Robespierre lui-m êm e
et son allié Saint-Just com pteront parm i les victimes de ce
bain de sang, puisqu’ils seront décapités le 28 juillet p ar la
réaction therm idorienne, d o n t le gouvernem ent sera à son
to u r renversé p ar le coup d ’État de N apoléon B onaparte
en 1799.

contribution la plus précieuse à m on sens que la France aura apportée


à cette idée dém ocratique, c’est l’invention de la république une et
indivisible que je qualifierai [...] d ’universelle. [...] Une république
composée de citoyens qui jouissent tous de droits semblables sans dis­
tinction entre eux. [...] Voilà les fondem ents de notre République. Elle
n ’a jamais été une m osaïque de com m unautés, ni une juxtaposition de
com posants différents» (cité dans C hristine Fauré, op. cit., p. 176).
M ieux inform ée ou m oins hypocrite que le sénateur socialiste, M aria
Deraismes, une féministe française, discutait de la Révolution fran­
çaise, lors d ’une conférence intitulée « La femme dans la dém ocratie ? »
prononcée le 19 février 1870, et rappelait l’exclusion des femmes qui
avait m arqué l’histoire du républicanisme français (voir dans le présent
ouvrage note 63, p. 377) ; Maria Deraismes, Ce que veulent les femmes:
Articles et conférences de 1869-1891, Paris, Syros, 1980 [1869], p. 84-85.
268 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

A ssemblées popu la ires

P endant cette période trouble, les assemblées de q uartier


nom m ées « sections » étaient considérées com m e le lieu
par excellence des forces dém ocratiques. Les « sectionnai-
res » étaient d ’ailleurs très critiques à l’égard des riches
- ou « l’aristocratie m ercantile18» - et d ’u n m arché libre.
Selon l’historien A lbert Soboul, les sections com ptaient
su rto u t de petits p ro d u cteu rs indép en d an ts et des tr a ­
vailleurs m anuels19. Elles espéraient exercer u n contrôle
sur le com m erce et la p ro d u ctio n p ar des règlem ents et
des taxes, allant jusq u ’à exiger u n strict contrôle des prix
p o u r des biens essentiels, com m e le pain et les chandel­
les. Le demos des sections n’hésitait pas à se tran sfo rm er
en plèbe, c’est-à-dire à recourir à l’ém eute contre les spé­
culateurs. De plus, ce so n t des sections et des rangs des
sans-culottes et des Enragés que vo n t ém erger des décla­
rations et des actions très critiques à l’égard des politiciens
élus et de la représentation politique20. Bref, les rap p o rts
étaient conflictuels entre le peuple assemblé (demos) ou
m anifestant (plèbe), d ’une part, et l’élite siégeant à l’As-
semblée nationale o u au C om ité de salut public d ’autre
part, mais aussi à la C om m une, qui était l’institu tio n élue
et représentative de la Ville de Paris.

18. M orris Slavin, op. cit., p. 3.


19. Philip Resnick, op. cit., chap. 5.
20. Au sujet des sans-culottes, des Enragés et des sections p o p u ­
laires, voir Claude Guillon, Notre patience est à bout. 1792-1793, les
écrits des Enragé(e)s, Paris, Im ho, 2009 ; Albert Soboul, Les sans-culottes
parisiens en l’an II. M ouvem ent populaire et gouvernement révolution­
naire, 1793-1794, Paris, Librairie Clavreuil, 1958.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 269

Certes, toute personne active dans les sections ou lors


des ém eutes n ’était pas nécessairem ent en faveur de la
dém ocratie directe et contre le régim e électoral représen­
tatif. Les politiciens élus et leurs politiques avaient bien
des partisans au sein d u peuple. Cela dit, les sections p ra ­
tiquaient à leur m anière la dém ocratie (directe) et cher­
chaient à préserver leur autonom ie. Dès 1789, o n trouve
des références aux assemblées des com m unes médiévales
dans des déclarations de sections dans to u te la France, et
su rto u t dans les sections parisiennes les plus égalitaires,
d o n t celle des M inim es21. À M arseille, l’Assemblée dite
« des trois ordres » s’était déclarée perm anente dès m ars
1789. Elle s’appuyait su r la G arde citoyenne p o u r m ar­
quer sa dissidence avec la couronne et ses représentants22.
R épliquant aux aspirations dém ocratiques des sec­
tions, Jacques Peuchet23, adm in istrateu r de la C om m une,
expliquait en 1790 q u ’« [o]n d étru irait le régim e rep ré­
sentatif en voulant que chacun s’occupât directem ent des
affaires publiques [...]. L’Assemblée de la natio n a décrété
une législation, u n gouvernem ent, u n e ad m in istratio n
p ar représentants, et n o n u n e dém ocratie p u re24». Cette
tension entre partisans de la dém ocratie et ceux de l’aris­
tocratie élective s’exprim e clairem ent lors d u débat au

21. Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, op. cit., p. 19-20.


22. Jacques G uilhaum ou, «U n argum ent saisi dans le m ouve­
m ent dém ocratique. La souveraineté délibérante, à Marseille », dans
Marcel Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole?, op. cit., p. 330.
23. Jacques Peuchet (1789-1815). Avocat, il sera chef de la police
de Paris. Il s’oppose à la crim inalisation de la mendicité.
24. Le M oniteur universel, 25 m ars 1790, cité par Claude Guillon,
op. cit., p. 49.
270 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

sujet du m an d at im pératif. L’idée d u m a n d a t im p ératif


avancée par les sections populaires prévoit que les élus
restent sous le contrôle d u corps électoral, qui p e u t les
rappeler et les révoquer en to u t tem ps. Les m andataires
ne peuvent que p o rter le m an d at qui leur a été attrib u é à
l’assemblée des élus. U n m andataire n’est donc pas com m e
u n député qui siège dans une assemblée o ù il p eu t déli­
bérer et voter selon son b o n plaisir. O r le m an d at im p é­
ra tif apparaissait com m e u n affront aux politiciens élus,
qui voulaient conserver la liberté de délibérer et de voter
sans tenir com pte de la volonté de leur électorat. À l’in ­
verse, les partisans d u m an d at im p ératif y voyaient une
protection contre l’au toritarism e et une assurance que la
souveraineté d u peuple ne serait pas dévoyée. En écho à
Rousseau, l’Enragé Théophile Leclerc25 déclarait en 1793
dans L’A m i du p e u p le : « R appelle-toi s u rto u t q u ’u n
peuple représenté n’est pas u n peuple libre et ne p ro ­
digue pas cette épithète de représentant [...] ; la volonté
ne p eu t se représenter [...] ; tes m agistrats ne sont que tes
m andataires26. »
De plus, les pro p o s de sectionnaires évoquent claire­
m en t la dém ocratie directe. En 1792, Jean Varlet, de la
section des D roits de l’h o m m e de la rue T iron à Paris,
présente le « Projet d ’u n m a n d a t spécial et im p ératif »,
qui protégerait le peuple contre « la tyrannie législative27».

25. Théophile Leclerc (1771-1804?). U n des Enragés les plus


influents. Il participe à la révolution en M artinique, en 1790. À Paris,
il se positionne com m e radical. Il épousera Pauline Léon.
26. Albert Soboul, loc. cit., p. 29. Voir aussi François Chabot, dans
Le M oniteur universel, vol. 16, n° 168,17 juin 1793.
27. Claude Guillon, op. cit., p. 57.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 271

Il s’identifie alors au beau n o m de « république » et ne


m en tio n n e pas une seule fois la d ém o cratie: « [N ]ous
voulons im pérativem ent la république28. » L’Enragé Leclerc,
toujours dans L’A m i du peuple, déclarait p o u r sa p a rt:
« Souverain, m ets-toi à ta place ; préposés d u souverain,
descendez des gradins, ils appartiennent au peuple, occu­
pez la plaine de l’am p h ith éâtre29. »
Ces déclarations contre la représen tatio n politique
allaient de pair avec des actions dém ocratiques participa­
tives. Pour co n to u rn er les élus, protéger leur autonom ie
et structurer leurs actions et leurs décisions, les sections
établissent le C om ité central de correspondance, qui leur
p erm et de co m m u n iq u er entre elles directem en t30. De
plus, les sectionnaires n ’hésitent pas à exprim er p a r la
force leur m éfiance à l’égard des politiciens élus. Des
ém eutes éclatent le 31 m ai et le 2 ju in 1793. En fait, de
1789 à 1793, la plèbe attaque la Bastille, Versailles et les
Tuileries ( à deux reprises), elle envahit la C onvention,
investit les prisons o ù elle m assacre des prisonniers. Et
cela u n iq u em en t dans la région parisienne ; des ém eutes
se pro d u isen t aussi ailleurs en France. Sans com pter les
actions contre les spéculateurs, ces com m erçants qui refu­
saient de vendre des biens de prem ière nécessité au « juste
prix». Le 4 septem bre 1793, la plèbe s’invite dans la salle

28. Ibid., p. 61.


29. Albert Soboul, loc. cit., p. 29. Voir aussi François Chabot, dans
Le M oniteur universel, loc. cit.
30. M aurice Genty, « Pratique et théorie de la dém ocratie directe :
l’exemple des districts parisiens (1789-1790) », Annales historiques de
la Révolution française, n° 259, 1985, p. 8-24; Albert Soboul, loc. cit.,
p. 15-31.
272 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

où se déroulent les délibérations de la C om m une de Paris.


Selon le Journal de la M ontagne, « [1] a salle des séances
étant pleine et le peuple se tro u v an t m êlé à ses m agistrats
a délibéré avec eux31». Le 20 m ai 1795 (1er Prairial), les
sans-culottes envahissent la Convention et p rennent place
parm i les m em bres élus. Selon Le Moniteur, u n m anifes­
ta n t a alors crié: « A llez-vous-en to u s; n o u s allons for­
m er la C onvention n o us-m êm es32. »
Cela dit, les sans-culottes n’utilisaient que rarem ent
le term e « dém ocratie33». Une étude de plus de 120 ch an ­
sons populaires de l’époque révolutionnaire révèle que les
term es positifs les plus répandus étaient «répu b liq u e» ,
« p a trio te » et «peu p le français», le m o t « aristo crate»
étan t péjo ratif et « d ém o cratie» n ’étan t pas utilisé, ou
presque34. Après 1793, les p rin cip au x acteurs politiques
se déclarent «républicains» et associent leur projet poli­
tique à la « république ». M ais lorsqu’il est utilisé p ar la
plèbe, le term e « dém ocratie » sem ble être généralem ent
conn oté positivem ent. Ainsi, u n jeu n e h o m m e a p ré ­
tendu avoir entendu la foule crier « Longue vie à la dém o­
cratie ! » lorsque Louis XVI a été guillotiné35.
La question de la p articip atio n politique est aussi
au coeur des revendications de plusieurs sections. John
Oswald, l’auteur du pam phlet Le gouvernement du peuple.

31. Albert Soboul, ibid., p. 19.


32. Ibid., p. 22.
33. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne», op. cit, p. 22, note 36.
34. Michel Delon et Paul-Édouard Levayer (dir.), op. cit. ; M orris
Slavin, op. cit., p. 58-80 et 65.
35. R.R. Palmer, op. cit., p. 16.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 273

Plan de constitution pour la république universelle com ­


m ençait son texte p ar cette déclaration : « L’H om m e est un
être doué de volonté, ou, dans d ’autres term es, il est dans
la nature de l’H om m e de se gouverner d ’après sa volonté ;
la volonté de l’hom m e est sa foi. Être libre, c’est vivre selon
sa volonté ; vivre selon la volonté d ’u n autre, c’est être
esclave36. » Rappelant que le peuple assemblé p o u r délibé­
rer peu t seul exprim er sa volonté, il expliquait: « [U ]ne
nation, disent les politiques, ne p eu t délibérer que p ar
l’organe de ses représentants ; or, si la n atio n p eu t délibé­
rer p ar pro cu ratio n , elle p eu t aussi s’assem bler et déli­
bérer p a r p ro cu ratio n ; de sorte que la souveraineté d u
peuple se réduit, en dernière analyse, à vox et praeterea
nihil [la voix et rien de plus], au d ro it de voter p o u r se
d o n n e r des m aîtres37.» Il prop o se que la France soit
gouvernée directem en t p ar les assem blées populaires
fédérées dans u n systèm e p erm ettan t des assemblées de
m andataires, q u i ne p o u rra ie n t p ren d re des décisions
contraires à la volonté de leurs m andants.
C ette idée avait déjà été exprim ée en 1790 p a r le
jo u rn aliste François R obert, dans Le Républicanism e
adapté à la France, sans doute l’u n des prem iers d o c u ­
m ents à présenter une défense d u républicanism e38. En
fait, l’auteur exige le suffrage universel et avance que « [l]e
républicanism e o u la dém ocratie est le gouvernem ent de

36. John Oswald, op. cit., p. 51.


37. Ibid., p. 52.
38. Raymonde M onnier, «“D ém ocratie représentative” ou “répu­
blique dém ocratique” », loc. cit.
274 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

tous : p o u r être parfait, il faut que tous les citoyens co n ­


courent personnellem ent et individuellem ent à la co n ­
fection de la loi39». Selon R obert, le peuple aura troqué
u n despote (le roi) p o u r des centaines de despotes (les
députés) s’il ne p eu t co ncourir directem ent à l’ap p ro b a­
tio n des lois et que les députés o n t la liberté de délibérer
entre eux sans se préoccuper de l’avis de leurs électeurs.
R obert propose d onc le suffrage universel, m ais aussi que
les députés à l’Assemblée nationale soient contraints par
des m andats im pératifs et ne p uissent d o n c délibérer
en toute liberté, et que chaque loi soit débattue et votée
(oui ou non) p ar le peuple dans des assemblées locales :
« [R]ien de plus facile que d ’assem bler tous les citoyens,
d u m oins ceux qui v o u d ro n t s’assem bler ; or s’il est des
êtres passifs et indifférents sur le so rt de la chose p u b li­
que, qu’ils s’e n d o rm en t chez eux, leur suffrage ne co m p ­
tera pas40.» D ans son ouvrage, R obert rejette l’u n des
argum ents classiques de l’agoraphobie politique: « [ 0 ] n
dit que le peuple est ignorant, et qu’il ne sait pas ce qui lui
convient, p ar conséquent q u ’il ne peut délibérer sur des
objets im portan ts. Le peuple est ignorant... Le peuple est
ig n o ran t!? ... Je le reconnais bien là, le langage des des­
potes. N on, le peuple n ’est pas ignorant, non, et vous ne
le dites, que parce que vous voudriez q u ’il le fût41.»
À M arseille, au p rin tem p s 1793, ce qui sera appelé
« fédéralism e » à Paris est vécu com m e une organisation
horizontale d u « p rin cip e de souveraineté». Le «peuple

39. François Robert, Le républicanisme adapté à la France [facsi-


milé de 1790], Paris, EDHIS, p. 87.
40. Ibid., p. 98.
41. Ibid., p. 99.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 275

souverain » s’ex prim ait p a r les assemblées p rim aires et


les sections perm anentes. Les sections perm ettaien t donc
u ne participation politique dynam ique et plus égalitaire.
Peu nom breuses, des fem m es y sont to u t de m êm e acti­
ves, co n trairem en t aux in stitu tio n s officielles, com m e
l’Assemblée nationale de Paris. Conséquem m ent, de n o m ­
breuses femmes se retrouveront en prison q u an d frappera
la répression antifédéraliste42.
Pour contrer l’accusation de « fédéralisme », les m em ­
bres de la section 24 de M arseille déclaraient ainsi :
[L]es se c tio n s s o n t tr o p in s tru ite s d u p rin c ip e d e la so u v e ­
ra in e té n a tio n a le e t t r o p d é te rm in é e s à le re sp ec ter, p o u r
n e p a s se te n ir e n g a rd e c o n tre to u te a tte in te q u i p o u r r a it
y ê tre p o r té e ; [...] il y a c e p e n d a n t u n e so u v e ra in e té re la ­
tive [...] c ’e st p u r e m e n t d e c ette so u v e ra in e té relativ e, e t
p o u r a in s i d ire d e lo ca lité, q u e les se c tio n s d e M a rse ille
o n t ré c la m é l’exercice ; q u e cet exercice, b ie n lo in d e t e n ­
d re a u fé d é ra lism e , c’e s t-à -d ire à la d iv is io n d e la R é p u ­
b liq u e , n e te n d a u c o n tra ire q u ’à c o n so lid e r so n u n ité et
s o n in d iv isib ilité 43.

La section 18, p o u r sa part, a fait circuler à M arseille u n


p rojet intitulé Idées à développer, m e n tio n n a n t « u n gou­
vernem ent dém ocratique » dans lequel « le peuple so u ­
verain veut garder im m uablem ent le d ro it et l’action de
sa souveraineté44». De m êm e, la section 28 évoquait u n
« gouvernem ent dém ocratique45».

42. M artin Lapied, « Parole publique des femmes et conflictualité


pendant la Révolution, dans le sud-est de la France », Annales histo­
riques de la Révolution française, n° 344, avril-juin 2006, p. 47-62.
43. Jacques G uilhaum ou, op. cit., p. 338.
44. Ibid., p. 339.
45. Ibid.
276 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Selon le système proposé p ar la section 18, chaque


p articip an t à u n e section pouvait p ren d re la parole, y
déposer une proposition, la prendre en délibéré et voter.
Une résolution adoptée serait alors transm ise sous form e
de « p étitio n » , p o u r reprendre le term e de l’époque, aux
autres sections qui en discuteraient. S’ensuivraient d ’autres
délibérations m enant à u n rejet des am endem ents ou une
acceptation. Éventuellem ent, la p étition d û m en t accep­
tée par les sections serait présentée à l’auto rité responsa­
ble, très souvent la m unicipalité, p o u r qu’elle exécute la
décision du « peuple46 ».
Face à la rébellion «fédéraliste», les politiciens élus
de Paris prétendent que des «aristocrates» contrôlent les
sections. Paris décide qu’elles n’o n t plus le d ro it de s’as­
sem bler sur une base perm anente. Cette décision est prise
le 5 septem bre, la jo u rn ée m êm e o ù débute la répression
contre les Enragés, avec l’arrestation de Jacques Roux. Les
Enragés neutralisés, les hébertistes se trouvent être les plus
radicaux. Ils sont rap id em en t accusés de planifier l’assas­
sinat de représentants du peuple, ce qui justifie l’exécution
de Jacques-René H éb ert47. E nviron 150 fonctionnaires
des sections sont égalem ent dém is ou arrêtés48.

46. Ibid., p. 340.


47. Jacques-René H ébert (1757-1794). Pam phlétaire, fondateur
du journal irrévérentieux Le Père Duchesne, il est associé à la frange la
plus radicale de la Révolution. Les autorités s’inquiètent de son radi­
calisme, l’accusent de trahison avec l’étranger, puis le condam nent à
être exécuté.
48. Marc Bouloiseau, The Jacobin Republic 1792-1794, Cambridge/
Paris, Cambridge University Press/Éditions de la M aison des Sciences
de l’H om m e, 1972, p. 79; Jacques-Louis David et Jean-Louis Prieur,
Revolutionary Artists : The Public, The Populace, and Images ofthe French
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 277

M axim ilien R obespierre

et la T erreur « dém ocratique »

M axim ilien Robespierre appartenait au club des Jacobins,


plutôt radical, et à la faction de gauche des politiciens élus
à la C onvention, n om m ée la M ontagne. Q u an d la R épu­
blique est proclam ée, la M ontagne est forte d ’environ
200 m em bres, d o n t des acteurs très influents com m e
D anton, M arat, Saint-Just, Cam ille D esm oulins, H érault
de Séchelles, le peintre David. Les G irondins, plus m o d é­
rés, com ptaient environ 160 m em bres, d o n t Brissot, un
transfuge des Jacobins. Avec la radicalisation politique
d u processus révolutionnaire, les G irondins ap p arais­
saient m aintenant com m e conservateurs, su rto u t à l’égard
de la propriété et de la richesse. Entre la M ontagne et la
G ironde, la Plaine, aussi n o m m ée « M arais » p ar m épris,
était forte d ’environ 400 m em bres, p lu tô t indécis q u an t
à la m arche à suivre49.
C ertains, d o n t l’h istorien Pierre R osanvallon50 et le
politologue Jens A. C h ristop h ersen 51, restent perplexes
qu an t à l’utilisation en apparence incohérente d u term e
« dém ocratie » p ar Robespierre. En fait, cette utilisation
varie au gré des intérêts politiques de Robespierre et de ses
alliés du C om ité du salut public. Les m em bres de la C o n ­
vention débattaient alors d u d ro it d u peuple à révoquer

Revolution, New York, State University Press, 2000, p. 222 ; Daniel


G uérin, Bourgeois et bras nus 1793-1795, Paris, Gallim ard, 1973,
p. 228-230.
49. Jean Tulard, op. cit., p. 108-111.
50. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne», loc. cit.
51. Jens A. Christophersen, op. cit., 1968.
278 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

ses représentants élus. Si Robespierre accuse C ondorcet


et Brissot d ’utiliser le term e « république » p o u r se d onner
u ne im age populaire, il déclare n éanm oins que « [d]es
législateurs sages ne s’attachent pas aux m ots, m ais aux
choses52». Dans son discours « Sur le gouvernem ent repré­
sentatif », pro n o n cé le 10 m ai 1793, Robespierre explique
que la République doit être organisée autour des sections,
m ais regrette to u t à la fois le « despotism e représentatif »
et la « dém ocratie absolue » : « C ’est à chaque section de
la République française que je renvoie la puissance trib u -
nitienne [fonction de défense d u peuple] ; et il est facile
de l’organiser d ’u n e m anière égalem ent éloignée des
tem pêtes de la dém ocratie absolue et de la perfide tra n ­
quillité du despotism e re p ré se n ta tif3. » Q uelques sem ai­
nes plus tard, le 14 juin, Robespierre distingue une b o n n e
dém ocratie d ’u n e m auvaise, lorsqu’il s’en p ren d à ceux
qui veulent établir une « dém ocratie pure, et n on pas cette
dém ocratie qui, p o u r le bonh eu r général, est tem pérée par
des lois54». D ’autres politiciens élus associent la « d é m o ­
cratie » au dro it d u peuple de révoquer les élus, une idée
populaire auprès des sans-culottes55. En m ai 1793, u n
député explique que « la révocabilité des représentants

52. John H ardm an (dir.), op. cit., p. 184-185.


53. Jens A. Christophersen, op. cit., p. 9.
54. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne», loc. cit., p. 21 .
55. M aurice Genty, « 1789-1790. L’apprentissage de la dém ocratie
à Paris », dans Roger B ourderon (dir.) L’an I et l’apprentissage de la
démocratie, op. cit., p. 41; Jacques G uilhaum ou, «Prises de parole
dém ocratiques et pouvoirs interm édiaires pendant la Révolution fran­
çaise », Politix, vol. 7, n° 26,1994, p. 91 ; Philip Resnick, op. cit., p. 78 ;
Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l’an II, op. cit.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 279

du peuple, et en général de tous les fonctionnaires publics


[est le] seul moyen d ’avoir une véritable dém ocratie, avec
u n gouvernem ent représentatif, et de prévenir les in su r­
rections populaires56».
Il s’agissait d onc de ten ter d ’arrim er les sections et
l’assemblée élue, o u la dém ocratie et u n gouvernem ent
représentatif. Cet équilibre des pouvoirs devait perm ettre
d ’éviter la tem pête dém ocratique et le despotism e repré­
sentatif, p o u r reprendre les term es d u débat. D ans ce
contexte, des politiciens élus v o n t tenter d ’am algam er la
n otion de représentation au term e « dém ocratie ». Ils célè­
b ren t la préten d u e souveraineté de la n atio n qui s’expri­
m erait par leur voix dans l’assemblée représentative, alors
m êm e que cette institu tio n représentative est soum ise à
des attaques sym boliques et physiques de la p a rt de la
plèbe qui en conteste la légitim ité. Les m em bres de l’élite
réclam ent une « dém ocratie tem pérée p ar les lois » q u ’ils
a u ro n t eux-m êm es proposées et adoptées. L’historienne
R aym onde M o n n ier constate que l’expression « d ém o ­
cratie représentative » apparaît en France vers 1790, mais
que son « em ploi est encore rarissim e »57. D idier T hirion58,
p ar exemple, explique qu’il faut distinguer entre la « dém o­
cratie pure » et la « dém ocratie représentative », une notion
en grande p artie nouvelle, qui se veut u n synonym e de
république. « Puisque nous avons rejeté avec raison ces

56. Claudine Wolikow, op. cit., p. 68 , note 29.


57. Raymonde M onnier, «“D ém ocratie représentative” ou “répu­
blique dém ocratique” », loc. cit.
58. Didier T hirion (1763-1815). Avocat, il sera député pendant la
Révolution. O pposé à Robespierre, il reste u n M ontagnard (radical)
convaincu.
280 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

form es de gouvernem ent, toutes plus ou m oins o ppres­


sives, et que n o u s voulons la liberté to u t entière, qui
n’existe réellement que dans la dém ocratie ; si notre masse
nous empêche d ’avoir la dém ocratie pure, ayons au m oins
la dém ocratie représentative, c’est-à-dire u n véritable
peuple de représentants, assemblés sans cesse p o u r veil­
ler à nos intérêts qui seront les siens59. »
Voilà une des prem ières fois o ù des acteurs p o liti­
ques évoquent l’idée jusqu’alors inconcevable d ’une dém o­
cratie qui serait représentative. Ce concept est nouveau
et ne s’inscrit dans aucune tra d itio n étym ologique o u
historique (en Am érique, Alexander H am ilton l’avait u ti­
lisé en 1777). L’expression sera reprise. En avril 1793, Jean-
Baptise H arm an d 60 déclarait à son to u r que « [l]a nation
française [...] se constitue en République dém ocratique,
une, indivisible, et représentative». En ju in de la m êm e
année, G uillaum e-Joseph G ondelin61 fait référence au
« gouvernem ent dém ocratique et représentatif que la C on­
vention veut faire adopter à la France62 ». E ntre-tem ps, en
m ai, Jacques A ntoine R abaut-P om m ier63 va m êm e jus-

59. Claudine Wolikow, op. cit., p. 61.


60. Jean-Baptise H arm and (1751-1816). Avocat, révolutionnaire
m odéré au départ, il travaille pour la police de Paris. Il rejoint peu à
peu les forces conservatrices.
61. G uillaum e-Joseph G ondelin. A dm inistrateur en Bretagne,
député à l’Assemblée, il sera élu au Conseil des Cinq-Cents, puis juge.
62. Archives parlementaires n° 67, cité dans C laudine Wolikow,
op. cit., p. 68 , note 33.
63. Jacques A ntoine R abaut-Pom m ier (1744-1820). Ecclésias­
tique, il est député à l’Assemblée en 1792. Un m om ent accusé et em pri­
sonné, il est libéré avec le T herm idor, retrouve son siège et se joint aux
forces conservatrices.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 281

qu’à com m enter pub liq u em en t le vocabulaire politique,


affirm ant que le régim e est à la fois républicain et d ém o ­
cratiq u e : «N o u s ne p o u v io n s pas décréter, avant de
l’avoir établi, que notre gouvernem ent serait représenta­
tif ou dém ocratique. » Et il précise : « Le sens ordinaire de
ces m ots est nul p o u r n o u s: n o tre gouvernem ent sera
l’un et l’autre64. » Pour l’élu Pierre Guyom ar65, « [1] a dém o­
cratie représentative, fondée sur l’égalité des droits, exige
que to u t citoyen d o n n e sa voix p o u r l’élection des rep ré­
sentants66». D ans son Rapport sur le projet de Constitution
du peuple français, fa it à la Convention au nom du Comité
de salut public, qui p araît le 10 ju in 1793, H érau lt de
Séchelles énonce le « p rincipe dém ocratique de la rep ré­
sentation » selon lequel « la C onstitution française ne peut
pas être exclusivement appelée représentative parce qu’elle
n ’est pas m oins dém ocratique que représentative67». Le
13 novem bre 1793 (23 B rum aire, an II), le C om ité de
salut public tra n sm e t u n m é m o ra n d u m aux Sociétés
populaires, expliquant q u ’il « sent le besoin de la R épu­
blique [...] p o u r l’am élioration de l’esprit public d ém o ­
cratique68». Bresson apparaît dès lors bien isolé lorsqu’il

64. Le M oniteur universel, n° 16, 22 m ai 1793, p. 454, cité dans


Claudine Wolikow, op. cit., p. 61.
65. Pierre Guyom ar (1757-1826). Il est député à FAssemblée, au
Conseil des Cinq-C ents (T herm idor) puis au Conseil des anciens
(T herm idor). Il est l’u n des rare politiciens à défendre les droits des
femmes.
66 . Le M oniteur universel, n° 25,15 juillet 1795, p. 254-255.
67. Le Moniteur universel, n° 16,10 juin 1793, p. 617.
68 . John Flardm an (dir.), op. cit., p. 358.
282 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

exprim e son scepticism e dans ses Réflexions sur les bases


d ’une constitution, par le citoyen :
[J]e sais fort bien ce que c’est qu’une république dém ocra­
tique ; mais je ne peux concevoir une constitution dém o­
cratique pour un pays qui ne peut être une république
dém ocratique. Dans une république dém ocratique, le
peuple en corps a le débat des lois, adopte ou rejette la loi
proposée, décide la paix ou la guerre, juge m ême dans cer­
taines circonstances. Cela est impossible, physiquement
impossible en France; ainsi la France ne peut être une
république dém ocratique : c’est m entir à la nature même
des choses que de la nom m er ainsi69.

Refusant de m e n tir au peuple et de p réten d re qu’il est


réellem ent souverain, Bresson déplore cette « charlata-
nerie odieuse» qui consiste à « parle [r] sans cesse de la
souveraineté d u peuple et de sa volonté, sans lui laisser
aucun m oyen de la constater librem ent. [...] M ais cette
liberté entière ne p eu t exister dans une République aussi
grande que la France, & [...] la France ne p eu t être regar­
dée com m e u n e R épublique dém ocratique70». La France
est donc faussem ent associée à la dém ocratie, u n régim e
qui ne convient pas à u n pays aussi vaste. Bresson ajoute
que le peuple ne sera libre que s’il laisse le pouvoir à ses
représentants, qui devraient surveiller et m êm e éventuel­
lem ent interdire les « assemblées populaires », qui sont
tum ultueuses, contrôlées p ar des dém agogues et des fac­
tions, et qui p re n n e n t de m auvaises décisions et m en a­
cent «la tranquilité publiq ue71».

69. Jean-Baptiste M arie-François Bresson, op. cit., p. 2-3.


70. Ibid., p. 50-51.
71. Ibid., p. 54.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 283

Bresson s’accroche ici au sens trad itio n n el d u m o t


« dém ocratie», qui évoque l’image d ’u n peuple réuni dans
des assemblées populaires p o u r délibérer des affaires com ­
m unes. Il débat avec d ’autres m em bres de l’élite p o liti­
que qui tenten t p o u r leur p a rt de changer le sens d u m ot.
C ’est que les intérêts politiques de cette élite se sont m o d i­
fiés au gré des coups de force, et plusieurs de ses m em bres
choisissent m ain ten an t de changer le sens descriptif et
n o rm a tif de term es com m e « république » et « d ém ocra­
tie». Les opposants de la C onstitu tio n de 1793 insistent
sur sa natu re dangereuse et dém ocratique, arg u an t que
« [c] ette constitution était extrêm em ent dém ocratique. [...]
La p lu p a rt de ses articles étaient des prérogatives p o p u ­
laires to u t à fait outrées et dangereuses. Le dernier, p ar
exemple, rendait le d ro it d ’in surrection illim ité [ce qui]
exposait l’État à des bouleversem ents anarchiques et jo u r­
naliers72». Ici, «dém ocratie» garde son sens traditionnel
descriptif et norm atif, soit péjoratif, puisqu’il s’agit d ’ex­
prim er une critique à l’idée du peuple se gouvernant seul,
sans représentants, c’est-à-dire sans gouvernants.
O r cette C onstitu tio n dém ocratique a u n statut p a r­
ticulier dans l’histoire politique de la R évolution fra n ­
çaise, puisqu ’elle ne sera jam ais appliquée. D om inique
Joseph G arat73 suggère, dans ses Mémoires, que les p o li­
ticiens élus o n t concocté cette C o n stitu tio n p o u r calm er

72. John H ardm an (dir.), op. cit, p. 134.


73. D om inique Joseph G arat (1749-1833). Avocat, politicien et
hom m e de lettres. Il devient m inistre de la Justice et m inistre de l’in té ­
rieur pendant la Révolution. Après la chute de Robespierre, il est ambas­
sadeur à Naples. Il est nom m é sénateur par Napoléon Bonaparte. Il est
exclu de l’Académie française à la Restauration.
284 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

le désir d ém o cratiq u e des sans-cu lo ttes: « [L ]’u n iq u e


am bition de D anton, à cette époque, fut de réparer, par
u n bien im m ense et d urable fait au genre h u m ain , les
m aux terribles et passagers q u ’il avait faits à la France ;
d ’étouffer, sous u n e d ém ocratie organisée et avec une
h aute et profonde sagesse, le délire et les désastres de la
sans-culotterie74. » H érault de Séchelles, qui a lui-m êm e
participé à la rédaction de cette C onstitution, se d em an ­
dera au cours de l’au to m n e 1793, lors d ’une discussion
avec B ertrand Barère75, si le docum ent sera suffisant p our
que la « dém ocratie » soit « contenue dans ses écarts76».
C ’est dans ce contexte de transfo rm atio n d u vocabu­
laire politique que Robespierre prononce, en février 1794,
son discours intitulé Rapport sur les principes de morale
politique qui doivent guider la Convention nationale dans
l’adm inistration intérieure de la République. D ans ce texte
d ’à peine 700 m ots, il fait référence 17 fois à la « dém ocra­
tie », et de m anière laudative. Robespierre y définit aussi
la vertu et la terreur. La Révolution a continué sa m arche
sanglante, puisque la reine M arie-Antoinette, Jeanne Marie
Roland77, Barnave et plusieurs G irondins o n t été exécu­
tés, et C ondorcet s’est suicidé. L’arm ée républicaine avait
b a ttu les Vendéens. Des lois égalitaires com m e le m axi­

74. John H ardm an (dir.), op. cit., p. 214.


75. Bertrand Barère (1755-1841). Avocat à Toulouse, député aux
États généraux et à l’Assemblée, o ù il se radicalise quelque peu. Il sera
président de l’Assemblée et dirigera à ce titre le procès du roi. Il doit
s’exiler avec la Restauration.
76. John H ardm an (dir.), op. cit., p. 133.
77. Jeanne Marie Roland (1754-1793). Elle tient salon et influence
les G irondins (m odérés). Leur chute entraîne la sienne. Elle m eurt
guillotinée.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 285

m u m (contrôle des prix) avaient été finalem ent votées.


D ans u n contexte si favorable, R obespierre, D an to n ,
D esm oulins et H éb ert en traien t en concurrence p o u r le
contrôle du pays et de ses in stitu tio n s78. O r Robespierre
se sentait si puissant à la tête d u C om ité de salut public
qu’il fera exécuter H ébert le 24 m ars 1794, puis D anton
et D esm oulins le 5 avril 1794. En fait, d u d éb u t de l’a n ­
née 1793 au début de l’année 1794, pas m oins de 35 m em ­
bres de la C onvention dém issionneront et une centaine
seront exécutés79. C ’est dans ce contexte que le discours
de R obespierre, p ro n o n cé quelques sem aines plus tôt,
prend to u t son sens.
Son discours contient en effet de nom breuses réfé­
rences positives à la dém ocratie, l’associant à la ré p u ­
blique : « [L]es Français sont le prem ier peuple d u m onde
qui ait établi la véritable dém ocratie, en appelant tous les
hom m es à l’égalité et à la plénitude des droits d u citoyen ;
et c’est là, à m o n avis, la véritable raison p o u r laquelle
tous les tyrans ligués contre la R épublique seront v ain ­
cus80. » Lui-m êm e u n politicien élu, Robespierre explique
que la véritable dém ocratie reste u n régim e électoral
représentatif: « [L]a dém ocratie est u n état où le peuple
souverain, guidé p ar les lois qui sont son ouvrage, fait p ar
lui-m êm e to u t ce qu’il peut bien faire, et par des délégués
to u t ce qu’il ne p e u t faire lui-m êm e.» Cette idée sera

78. Albert Soboul (dir.), Dictionnaire de la Révolution française,


Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 338-362.
79. Marc Bouloiseau, op. cit., p. 86.
80. Maximilien Robespierre, Textes choisis, vol. III, Paris, Éditions
sociales, 1974.
286 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

reprise en m ai 1794 p a r certains de ses p a rtisa n s81.


Robespierre critique ensuite celles et ceux qui oseraient
jo u er du langage p o u r tro m p er le peuple : « [G o u v e rn e ­
m ent dém ocratique o u républicain : ces deux m ots sont
synonym es, m algré les abus d u langage vulgaire; car
l’aristocratie n’est pas plus la république que la m o n ar­
chie. » Enfin, il attaq u e la d ém ocratie directe, laissant
transparaître son agoraphobie politique : « La d ém ocra­
tie n ’est pas u n état où le peuple, continuellem ent assem ­
blé, règle p a r lu i-m êm e toutes les affaires publiques,
encore m oins celui o ù cent m ille factions d u peuple, p ar
des m esures isolées, précipitées et contradictoires, déci­
deraient du so rt de la société entière : u n tel gouverne­
m en t n ’a jam ais existé, et il ne p o u rra it exister que p o u r
ram ener le peuple au despotism e. »
Robespierre explique quel est le p rincipe p rem ier de
la dém ocratie telle qu ’il la définit: « [Q ]uel est le principe
fondam ental d u gouvernem ent dém ocratique ou p o p u ­
laire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutien t et qui
le fait m ouvoir ? C ’est la vertu ; je parle de la vertu p u b li­
que [...] cette vertu qui n’est autre chose que l’am o u r de
la patrie et de ses lois. » Il précise que « com m e l’essence
de la république ou de la dém ocratie est l’égalité, il s’en ­
suit que l’am o u r de la patrie em brasse nécessairem ent
l’am o u r de l’égalité». U tilisant de façon interchangeable
dém ocratie et république, Robespierre déclare que la
dém ocratie signifie to u t à la fois le respect des lois (votées

81. A lbert Soboul, «D ém ocratie représentative ou dém ocratie


directe », loc. cit., p. 22.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 287

par l’assemblée où il siège), le patriotism e, la vertu et l’éga­


lité. Robespierre revendique donc à la fois l’égalité, p rin ­
cipe associé à la dém ocratie, et la vertu, en référence à la
république. C et am algam e lui p erm et de déclarer que
« [n] on seulem ent la vertu est l’âm e de la dém ocratie, mais
elle ne p eu t exister que dans ce gouvernem ent». Cette
affirm ation représente une véritable innovation idéolo­
gique dans la m esure où la vertu était jusqu’alors associée
à la république p lu tô t q u ’aux autres form es de régim es
politiques.
En s’associant à la fois à la dém ocratie et à la ré p u ­
blique, Robespierre vient légitim er sa politique de la Ter­
reur et ses attaques m eu rtrières contre ses ennem is plus
radicaux qui incarnaient il y a p eu encore la dém ocratie
(H ébert), et ses adversaires plus m odérés associés ju s­
qu’alors à la république (D anton, D esm oulins). C om plé­
tan t le détournem ent de sens des mots, Robespierre accuse
les Enragés d’être des « m onarchistes », ce qui prouve bien
l’extrêm e m alléabilité des étiquettes lors des luttes p o li­
tiques. Cette stratégie rhétorique semble avoir été convain­
cante, puisque m êm e u n dém ocrate autoproclam é com m e
B abeuf pard o n n era à R obespierre, expliquant dans une
lettre personnelle en 1796 que «le robespierrism e est la
dém ocratie, et ces deux m ots so n t p arfaitem ent id en ti­
ques : donc en relevant le robespierrism e, vous êtes sûr de
relever la dém ocratie82».
U ne étude de l’u tilisation d u term e « d ém ocratie »
p ar Saint-Just et Cam ille D esm oulins p erm et d ’éclairer
u n peu plus encore l’im pact des jeux de p ouvoir et des

82. Jens A. Christophersen, op. cit., p. 17.


288 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

intérêts personnels dans la m an ip u latio n et le d éto u rn e ­


m ent de sens d u m ot. Saint-Just est alors m em bre de ce
C om ité de salut public contrôlé par Robespierre, d o n t il
est l’allié le plus proche. Le politologue C hristophersen83
constate que le sens qu’attrib u e Saint-Just à la n o tio n de
dém ocratie ne sem ble pas très clair. O r la confusion se
dissipe si on replace dans leur contexte politique ses réfé­
rences à la dém ocratie. Saint-Just utilisait ce m o t selon sa
définition classique dans les premières années de la Révo­
lution. M ais dans son Discours sur la Constitution de la
France, prono n cé le 24 avril 1793 devant la C onvention
nationale qui en o rd o n n e la publication, Saint-Just vante
les mérites de la dém ocratie84. D u m êm e souffle, il exprim e
son agoraphobie politique : « Le Français est facile à gou­
verner ; il lui faut u n e C o n stitu tio n douce, sans q u e lle
perde rien de sa rectitude. Ce peuple est v if & pro p re à
la d ém o cratie; m ais il ne d o it pas être tro p lassé p ar
l’em barras des affaires publiques85. » U n an plus tard, la
situation politique a changé, to u t com m e les intérêts de
Saint-Just. Il attaque alors les « factions » ennem ies, u tili­
sant une stratégie rhétorique sim ilaire à celle de son am i
et allié Robespierre : « Insensés, qui voudriez tro u b ler la
dém ocratie p o u r accom plir vos desseins coupables86.»
Com m e Robespierre, il déclare vouloir défendre la dém o­
cratie contre celles et ceux qui la m enacent. P résum ant
que la R évolution a eu p o u r effet l’in stau ratio n d ’une

83. Ibid., p. 13.


84. Louis Antoine de Saint-Just, Théorie politique, Paris, Seuil,
1976, p. 184,190 et 192.
85. Ibid., p. 184.
86. Jens A. Christophersen, op. cit., p. 13-14.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 289

dém ocratie, il s’adresse aux m odérés de la C onvention


nationale en les con sid éran t com m e des m onarchistes
ennem is de la dém ocratie : « Seriez-vous les am is des rois,
Ô vous qui les avez tous fait pâlir sur le trône, vous qui
avez constitué la dém ocratie87. »
D ’autres m em bres d u C om ité de salut public font
égalem ent référence à la dém ocratie su r u n to n positif,
d o n t Jacques Nicolas Billaud-V arenne88, m êm e s’il p ro ­
pose aussi u n néologism e curieux, l’acéphocratie, p o u r
désigner un gouvernem ent fédératif d ’u n g rand em pire.
D ans son discours intitulé Sur la théorie du gouvernement
démocratique, p rononcé le 20 avril 1794 ( 1er Floréal, an II)
à la C onvention, il utilise « dém ocratie » et « république »
com m e des synonym es et il associe la Terreur à la « dém o ­
cratie89». David, égalem ent m em bre d u Com ité, suggère
dans le huitièm e n u m éro d u Livre du républicain que la
dém ocratie et le gouvernem ent révolutionnaire sont une
seule et m êm e chose90. Billaud-Varenne exprim e son ago­
raphobie politique dans u n autre de ses discours q u an d
il déclare que « [s]i la révolution est dans le Peuple, son
succès dépen d des vertus, de l’énergie, de la sage p o li­
tique de ceux qui tien n en t le tim o n des affaires ». D ans la
m êm e veine, il ajoute à l’atten tio n des politiciens élus :
« Le Peuple Français vous a im posé une tâche aussi vaste
que difficile à rem plir. L’établissem ent de la dém ocratie

87. Ibid., p . 13.


88. Jacques Nicolas Billaud-Varenne (1756-1819). Avocat jacobin,
il est l’un des responsables de la Terreur. Il signe Éléments du républi­
canisme. Il finira par s’opposer à Robespierre. Il quitte la France et
m eurt à Haïti.
89. Lucien Jaume, op. cit., p. 116-117.
90. Ibid., p. 247.
290 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

chez une nation qui a longtem ps langui dans les fers, peut
être com paré à l’effort de la N ature dans la tran sitio n si
étonnante du néan t à l’existence [...]. Il faut, p o u r ainsi
dire, recréer le peuple q u ’on veut rendre à la liberté91. » Il
term ine son discours avec cette p ro p o sitio n : «Voici le
projet de décret que je suis chargé de vous présenter. La
C onvention nationale, après avoir entendu le ra p p o rt d u
C om ité de salut public, déclare qu’appuyée sur les vertus
du Peuple Français, elle fera trio m p h e r la R épublique
dém ocratique, et p u n ira sans pitié tous ses ennem is92. » La
C onvention a adopté sa proposition. Plusieurs des m e m ­
bres d u C om ité de salut public o u des acteurs politiques
qui s’y adressent com m encent donc à utiliser à leur to u r
le term e « dém ocratie » de m anière laudative. Ainsi, le
« représentant d u peuple » n o m m é Gillet envoie une let­
tre au Com ité de salut public au sujet de sa m ission auprès
des armées de Sambre et Meuse, dans laquelle il déclare
«la R épublique française u n e et d ém ocratique», m êm e
s’il utilise aussi l’expression consacrée « la France est une
république u n e et indivisible». O n discute aussi d ’im p o ­
ser u n serm en t aux prêtres. C hacun devrait ju re r «de
m ain ten ir la liberté, l’égalité [...] de vivre et de m o u rir
p o u r l’afferm issem ent de la République une, indivisible
et dém ocratique, sous peine d ’être déclaré infâm e, p a r­
jure et ennem i d u peuple, et traité com m e tel93».

91. Le M oniteur universel, n° 212, 21 avril 1794 [2 floréal, an II],


p. 860.
92. Ibid., p. 862.
93. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc.,
supprimés ou omis par Courtois ; précédés du rapport de ce député à la
convention nationale, vol. I, Paris, Baudoin Frères, 1828, p. 340.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 291

Le 7 m ai 1794 (18 Floréal, an II), Robespierre fait


référence positivem ent à la dém ocratie dans u n autre dis­
cours prono n cé à la C onvention : «Vous pouvez m o n trer
au m onde le spectacle nouveau de la dém ocratie affermie
dans un vaste em pire94. » Les adversaires de R obespierre
et de Saint-Just sont alors dans une position si périlleuse
qu’ils doivent s’excuser d ’utiliser le m o t « république » au
lieu de « dém ocratie ».
Ainsi, Cam ille D esm oulins, qui considère que la Ter­
reur va trop loin, faisait référence dans le passé à la « rép u ­
blique ». Il parlera de plus en plus de la dém ocratie en des
term es positifs à p a rtir de la fin de l’année 1793. Cela dit,
D esm oulins avait déjà utilisé le m o t « d ém o cratie» à
quelques reprises p o u r désigner une expérience h isto ­
rique, com m e lorsqu’il disait que «les A théniens [sont]
le peuple le plus dém ocrate qui n’ait jam ais existé95», ou
de m anière explicitem ent positive :

Une différence entre la m onarchie et la république qui


suffirait seule pour faire repousser avec horreur, par les
gens de bien, le gouvernem ent monarchique, et lui faire
préférer la république, quoi qu’il en coûte pour l’établir,
c’est que si, dans la démocratie, le peuple peut être trompé,
du moins c’est la vertu qu’il aime, c’est le mérite qu’il croit
élever aux places, au lieu que les coquins sont l’essence de
la monarchie. [...] Ce n’est donc que dans la dém ocratie
que le bon citoyen peut raisonnablem ent espérer de voir
cesser le triom phe de l’intrigue et du crime96.

94. Jens A. Christophersen, op. cit., 1968, p. 11.


95. Le Vieux Cordelier, n°4, dans Pierre Pachet (dir.), Le Vieux Cor­
delier, Paris, Belin, 1987, p. 67.
96. Ibid., p. 73.
292 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Une lecture attentive des textes de Desm oulins révèle qu’il


utilisait parfois « d ém ocratie » et « république » com m e
synonymes. M ais à l’époque o ù Robespierre et le C om ité
de salut public l’accusent d ’être tro p m odéré, il rem ­
placera le term e « république » p ar « dém ocratie » dans
des passages o ù il cite ses propres écrits publiés quelques
années auparavant. Par exemple, Desm oulins précise dans
le sixième num éro d u Vieux cordelier les pages exactes de
ces passages o ù il avait utilisé le term e « dém ocratie » de
façon positive : « [A] u m ois de juillet 1789, com m e j’osais
alors l’im prim er en toutes lettres, dans m a France libre,
page 57 : “que le gouvernem ent populaire et la démocratie
est la seule constitution qui convienne à la France et à tous
ceux qui ne sont pas indignes d u n o m d ’h o m m e”97. » Or,
si l’on consulte le texte original auquel il fait référence,
on découvre qu’il ne contenait pas le m o t « dém ocratie »,
mais bien « république ». Il se lisait com m e suit : « [L] e gou­
vernem ent républicain, seule constitution qui convienne
à q u iconque n ’est pas indigne d u n o m d ’h o m m e 98.»
D esm oulins pratiq u e d onc le révisionnism e et m e n t au
sujet de son p ropre vocabulaire.
Il cherchera aussi à associer la liberté d ’expression
à la « d ém o c ra tie » , alors q u ’il en tre en conflit avec
R obespierre à ce sujet en 1794. C ’est d ’ailleurs u n texte
où D esm oulins déplore le m an q u e de liberté d ’expres­
sion qui servira d ’excuse à R obespierre p o u r envoyer son
am i et ancien allié à la guillotine. D esm oulins d em a n ­
dait, de m anière rh éto riq u e : « Q u ’est-ce qui distingue la

97. Camille Desm oulins, ibid., p. 96 (je souligne).


98. Ibid., p. Al (je souligne).
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 293

république de la m onarchie ? Une seule chose : la liberté


de parler et d ’écrire. » Mais il associe également la « liberté »
à la « dém ocratie" ». En référence au journal Père Duchesne
d ’H éb ert (autre victim e de R obespierre), D esm oulins
expliquait qu’il appréciait le langage rude, p o u r conclure
qu’il vau t m ieu x cette « in tem pérance de langue de la
dém o cratie» q u ’u n e parole froide et so p h istiq u ée100.
D esm oulins sera guillotiné le m êm e jo u r que D anton.
Politicien habile et o rateu r talentueux, Robespierre
s’est donc réap p ro p rié le m o t « d ém o cratie» et lui a
donné u n sens positif p o u r augm enter la légitimité p o p u ­
laire de ses politiques et de son p ropre pouvoir, p o u rta n t
de plus en plus dictatorial et sanguinaire. R obespierre
dira m êm e que la Terreur découle des principes de la
«dém ocratie101 ». M algré ses déclarations de p rincipe en
faveur de la dém ocratie, Robespierre n ’était pas p o u r
au ta n t u n partisan de ce régim e. Bien au contraire, il a
accentué la centralisation d u pouvoir politique dans les
m ains d ’une toute petite clique d o n t il était le chef, soit
les m em bres d u C om ité de salut public. Il sera lui-m êm e
d étrôné et mis à m o rt.

U ne bourgeoisie « démocrate »

Selon le politologue Jens A. C hristophersen, l’exécution


de R obespierre et de Saint-Just le 27 juillet 1794 (9 T her­
m idor, an II) « m arque la fin de l’utilisation laudative du

99. Ibid., p. 108 et 111.


100. Ibid., p. 113.
101. M aximilien Robespierre, «Terror Is N othing Else than Jus­
tice», dans B. M acA rthur (dir.), Historic Speeches, Londres, Penguin
Books, 1995, p. 184.
294 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

m o t “dém o cratie” p ar les p rin cip au x dirigeants p o li­


tiques » en France102. U ne telle affirm ation est réductrice,
m êm e s’il est vrai que ce q u ’il sera convenu d ’appeler la
réaction therm idorienne cherchera à neutraliser les m o u ­
vem ents populaires et à rétablir u n certain ordre au pays.
La Terreur de R obespierre fait place à la Terreur blanche
des m onarch istes: des m assacres o n t lieu à Lyon et à
Nîm es. À Paris, la Jeunesse dorée p ren d le contrôle des
rues. Les « m uscadins », soit des jeunes hom m es de bonne
famille, attaq u en t les Jacobins qui survivent encore, et
ferm ent le club103. Enfin, le juge en chef de Paris, Fouquier-
Tinville, est guillotiné, les trib u n au x révolutionnaires sont
dissous et de n o m b reu x prisonniers politiques re tro u ­
vent la liberté. La C o n stitu tio n de l’an III est adoptée en
ao û t 1795. Elle abolit le suffrage sem i-universel (p o u r
les hom m es), crée une cham bre h aute (la C ham bre des
anciens) qui vient chapeauter l’Assemblée nationale et
centraliser le p ouvoir exécutif entre les m ains des cinq
m em bres d u to u t nouveau Directoire. La m airie de Paris,
considérée com m e u n repère de radicaux, est abolie. Dans
le dom aine économ ique, le m axim um (contrôle des prix)
est supprim é et les m archés so n t libéralisés.
La nouvelle C onstitu tio n est approuvée p ar u n réfé­
rendum , m ais les sections populaires parisiennes votent
toutes contre, sauf une. Les sans-culottes restent p o liti­
quem ent actifs, m êm e si le contexte leur est défavorable.
Ils investissent la C onvention en avril et en m ai 1795,

102. Jens A. Christophersen, op. cit., p. 15.


103. François G endron, La jeunesse dorée. Épisodes de la révolution
française, M ontréal, Presses de l’Université du Québec, 1979.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 295

dem an d an t « d u p ain et la C o n stitu tio n de 1793104». La


plèbe est ciblée par la Jeunesse dorée. Les muscadins, aidés
par la Garde nationale, fo n t le coup de poing contre les
sans-culottes, alors que les sections sont désarm ées, que
1 200 m em bres de sections so n t em prisonnés et 36 des
m em bres les plus influents to u t sim plem ent exécutés105.
En 1796, Sylvain M aréchal signe Chanson nouvelle à l’usage
S*
des faubourgs, qui critique le D irectoire et ironise sur la
nouvelle réalité politique : « Le dém ocrate écrasé/Voilà la
R épublique (bis)106».
Le nouveau pouvoir d o it aussi rép rim er à la fois les
émeutes de royalistes, écrasées à Paris p ar des soldats com ­
m andés p ar N apoléon B onaparte, et u n com plot égalita-
riste m ené par G racchus B abeuf et connu sous le n o m de
« conjuration des Égaux ». B abeuf était anim é par le p rin ­
cipe égalitariste. Il avait changé u n e prem ière fois son
n o m de François N oël p o u r Cam ille, u n républicain
rom ain, puis celui-ci p o u r Gracchus, quand il avait décou­
vert que Cam ille était u n scélérat qui avait conclu un
accord entre les plébéiens et les patriciens. Le G racchus
rom ain avait p o u r sa p a rt lutté p o u r une réform e agraire
dans FEm pire ro m ain et avait été assassiné p o u r avoir
voulu redistrib u er les terres à l’avantage des petits pay­
sans. Pour indiquer sa radicalisation, B abeuf avait aussi
changé le n o m de son Journal de la liberté de la presse
p o u r Tribun du peuple. B abeuf était donc to u t à fait cons­
cient de l’im portance politique des no m s et des m ots. Il

104. François Furet, Revolutionary France 1770-1880, Oxford/


Cambridge, Blackwell, 1995, p. 545 ; Daniel Guérin, op. cit., p. 300-309.
105. Jean Tulard, op. cit., p. 143.
106. Michel Delon et Paul-Édouard Levayer (dir.), op. cit., p. 215.
296 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

fait d ’ailleurs référence positivem ent à la dém ocratie lors­


qu’il s’explique sur ses changem ents de n o m : « [J]e quitte,
p o u r mes nouveaux apôtres, Camille, avec lequel je m ’étois
im patronisé au co m m encem ent de la révolution ; parce
que depuis m o n dém ocratism e s’est épuré, est devenu
plus austère107. »
Pour Babeuf, la société était divisée entre deux clas­
ses aux intérêts opposés, soit l’élite et le peuple. Si chaque
classe voulait la république, l’u n e « la désire bourgeoise
et aristocratique, l’au tre en ten d l’avoir faite et q u ’elle
dem eu re to u te p o p u laire et d é m o c ra tiq u e 108». Tout
com m e son cam arade Sylvain M aréchal, B abeuf ten tait
de distinguer clairem ent la république de la dém ocratie.
D ans le n um éro 35 d u Tribun du Peuple (29 novem bre
1795 - 9 Frim aire, an .IV), B abeuf rép liq u ait à Charles
Duval, directeur d u Journal des hommes libres, surnom m é
Journal des tigres: «Vous ne paraissez réu n ir au to u r de
vous que des républicains, titre banal et fo rt équivoque :
donc vous ne prêchez que la république quelconque. Nous,
nous rassem blons to u s les dém ocrates et les plébéiens,
dénom inations qui, sans doute, p résentent u n sens plus
p o sitif: nos dogm es so n t la d ém ocratie pure, l’égalité
sans tache et sans réserve109.» La m êm e édition d u jo u r­
nal de Babeuf propose cette déclaration : « Q ue le peuple
proclam e son M anifeste. Q u ’il y définisse la dém ocratie

107. Jens A. Christophersen, op. cit., p. 15.


108. 1er Nivôse, an III/ 21 décembre 1794 (ibid., p. 16).
109. Jean-Marc Schiappa, «Débat sur Babeuf dans la Révolution»,
dans Alain Maillard, Claude M azauric et Eric W alter (dir.), Présence de
Babeuf. Lumières, révolution, communisme, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1994, p. 254; Jens A. Christophersen, op. cit., p. 16.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 297

com m e il entend l’avoir, et telle que, d ’après les principes


purs, elle doit exister. Q u’il prouve que la dém ocratie est
l’obligation de rem plir, par ceux qui o n t trop, to u t ce qui
m anque à ceux qui n’o n t p o in t assez ! que to u t le déficit
qui se trouve dans la fo rtu n e des derniers ne procède que
de ce que les autres les o n t volés110. » B abeuf rêvait de ren ­
verser le régim e therm id o rien . Cela dit, il entendait s’im ­
poser com m e chef "d’u n e d ictature provisoire, avant de
rétablir - en principe - la C on stitu tio n de 1793 et d ’ab o ­
lir la propriété privée111. Sylvain M aréchal exprim ait des
idées encore plus radicales dans son M anifeste des égaux,
qui ne sera pas publié : « D isparaissez enfin, révoltantes
distinctions de riches et de pauvres, de g rands et de
petits, de m aîtres et de valets, de gouvernants et de gouver­
nés. » Déjà en 1793, dans son « C orrectif à la Révolution »,
M aréchal déclarait que « [t]an t q u ’il y aura des valets et
des m aîtres, des pauvres et des riches, p o in t de liberté !
po in t d ’égalité ! La Révolution n ’est p o in t faite112 ! »
Mais le com plot de Babeuf échoua, à cause d ’une tra ­
hison. Il est arrêté en m ai 1796 avec 47 de ses cam arades.
D eux jours plus tard, il écrit de prison aux m em bres du
D irectoire qu’en ayant ainsi o rd o n n é son arrestation, ils
s’en p ren n en t à « to u te la dém ocratie de la République
française ». Sur u n to n im pératif, il déclare : « [R eco n n ais­
sez que ce n ’est pas seulem ent à Paris q u ’elle existe fo rte­
m en t ; voyez qu’il n ’est pas u n po in t des départem ents où

110. Jens A. Christophersen, ibid.


111. Ida Cappiello, «Babeuf et le pouvoir dém ocratique», dans
Alain Maillard, Claude Mazauric et Eric Walter (dir.), op. cit., p. 171-172.
112. G érard Walter, B abeuf et la conjuration des Égaux, Paris,
Payot, 1980, p. 190.
298 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

elle ne soit puissante. » Puis il conclut : « [M] a proscrip ­


tio n [et] celle de tous les dém ocrates ne vous avancerait
p o in t et n ’assurerait pas le salut de la ré p u b liq u e113.»
D u ra n t le procès, le p ro cu reu r de la R épublique exprim e
son agoraphobie politique :
Q ui oserait calculer tous les terribles effets de la chute
de cette masse effrayante de prolétaires, multipliée par la
débauche, par la fainéantise, par toutes les passions, et par
tous les vices qui pullulent dans une nation corrom pue, se
précipitant tout à coup sur la classe des propriétaires et
des citoyens sages, industrieux et économes ? Quel hor­
rible bouleversem ent que l’anéantissement de ce droit de
propriété, base universelle et principale d’ordre social !
Plus de propriété ! Que deviennent à l’instant les arts ?
Que devient l’industrie114?

Il accuse aussi B abeuf d ’être n o n pas u n dém ocrate, mais


u n « anarchiste115». L’historien M arc Deleplace, qui a é tu ­
dié l’histoire d u m o t « anarchie » en France, note p ar ail­
leurs que la « dém ocratie absolue » fait à l’époque encore
référence à l’anarchie116.
D ans sa défense, B abeuf s’associe à la fois à la ré p u ­
blique et à la dém ocratie. Il fait référence à ses «jurés rép u ­
blicains», ap p arem m en t sur u n to n n eutre o u positif117,

113. Claude Mazauric, « L’idéal républicain im plique-t-il une sub­


version des rapports sociaux? (1792-An IV) », dans M. Vovelle (dir.),
op. cit., p. 293.
114. Gérard Walter, op. cit., p. 230-231.
115. M arc Deleplace, «La notion d ’anarchie pendant la Révolu­
tion française (1789-1801) », Annales historiques de la Révolution fran­
çaise, vol. 1, n° 287, 1992, p. 31.
116. Ibid., p. 24.
117. Gérard Walter, op. cit., p. 245.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 299

m ais il explique qu’il est u n « apostolat dém ocratique » et


que la conjuration des Égaux n ’était en fait qu’une « ré u ­
nion de dém ocrates118». B abeuf est reconnu coupable et
m is à m o rt en 1797. C om m e R obespierre et ses alliés,
Babeuf est u n chef politique qui a décidé de s’associer
positivem ent à la dém ocratie, m êm e s’il planifiait dans
les faits d ’im poser - com m e l’avait fait Robespierre - une
d ictature qui au rait régné dans l’in térêt p ré te n d u du
peuple.
À la m êm e époque, quelques bourgeois républicains
s’ap p ro p rien t le term e «dém ocratie». E m m anuel Sieyès
parlera dans u n discours (2 T herm idor, an III) de cette
« ignorance crasse » des am is d u peuple qui « croyaient le
système représen tatif incom patible avec la dém ocratie,
com m e si un édifice était incom patible avec sa base n a tu ­
relle119». O ui, il s’agit bien d u m êm e Sieyès qui quelques
années auparavant affirm ait publiq u em en t que la France
ne saurait être une « dém ocratie » et qui insistait p o u r dis­
tinguer la république de la d ém ocratie120.
D eux nouvelles publications in tèg ren t m êm e une
référence explicite à la d ém ocratie dans leur titre : Le
Démocrate constitutionnel, u n jo u rn al m ural, et le q u o ti­
dien Le Démocrate. Le p rem ier n u m éro d u Démocrate

118. Claude Mazauric, « L’idéal républicain im plique-t-il une sub­


version des rapports sociaux? (1792-An IV) », op. cit., p. 294.
119. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
moderne», op. cit., p. 22. Voir aussi Jean Roels, Le concept de représenta­
tion politique au dix-huitième sièclefrançais, Louvain/Paris, Nauwelaerts/
Béatrice-Nauwelaerts, 1969, p. 114.
120. Em m anuel Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et
la sanction royale», dans François Furet et Ron Halévi (dir.), op. cit.,
p. 1025.
300 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

constitutionnel, publié en 1797 (le 7 ou 8 Fructidor, an V),


était signé par Pierre-A ntoine A ntonelle121, qui déclarait :
« Je p o rte la D ém ocratie dans m o n cœ ur, et la C o n sti­
tu tio n dans m a conscience. Je crois m es sentim ents d ’ac­
cord avec mes devoirs. D ém ocratie et C onstitution ne sont
p o in t incompatibles. Je prouverai que, rendues à leur sens
raisonnable, elles doivent m archer ensem ble, de front,
com m e deux jum elles inséparables122.» P our A ntonelle,
il est du devoir d ’u n dém ocrate de protéger la C o n stitu ­
tio n et le régim e contre les attaques des royalistes aussi
bien que des plébéiens. La « dém ocratie » ainsi associée à
la C onstitution et au régim e bourgeois n ’a donc plus de
lien avec le peuple réel, avec ses actions directes et sa vio­
lence révolutionnaire. Les partisans d u régim e th e rm id o ­
rien im itent donc Robespierre et Babeuf, convaincus qu’il
est possible d ’accroître aux yeux d u peuple la légitim ité
d ’u n régim e qui n’est dém ocratique qu’en s’ap p ro p rian t
to u t sim plem ent le term e « dém ocratie » et en changeant
son sens descriptif et norm atif. Le Démocrate constitu­
tionnel ad m ettait d ’ailleurs explicitem ent que les m ots
peuvent être utilisés dans des luttes politiques, u n e éti­
quette com m e « anarchiste » étan t le « p ro to ty p e des q u a ­
lifications odieuses mises en avant depuis la R évolution

121. Pierre-A ntoine Antonelle (1747-1817). Aristocrate révolu­


tionnaire, journaliste et politicien. Actif dans le sud de la France au
début de la Révolution, il sera nom m é à Paris président du club des
Jacobins. Il participe à la conjuration des Égaux, de Babeuf, avant d’être
député sous l’Empire, et de p rôner la m onarchie constitutioneile.
122. Jean Dautry, « Les démocrates parisiens avant et après le coup
d ’État du 18 fructidor an V», Annales historiques de la Révolution fran­
çaise, vol. 22, n° 118,1950, p. 143.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 301

p o u r diffamer les patriotes et po u r les assassiner ». Le jour


m êm e où B onaparte réussira son coup d ’État, Le D ém o­
crate constitutionnel célébrera cet événem ent joyeux, révé­
lant u n peu plus que ce jo u rn al n ’avait de dém ocrate que
le n o m 123.
Le journal Le Démocrate avait été fondé p ar des « écri­
vains patriotes ». D ans sa prem ière édition (24 Fructidor,
an V), l’équipe de rédactio n expliquait q u ’« u n d ém o ­
crate est u n h o m m e qui reconnaît la souveraineté du
p eu p le; et pu isq u ’au jo u rd ’h u i cette souveraineté n ’est
pas contestée, il y a au tan t de dém ocrates que d ’hom m es
qui avouent ce principe et s’y conform ent». Les auteurs
ajoutaient : « Prouvons qu’u n dém ocrate est u n am i de la
saine liberté, u n adversaire im placable d u désordre et de
l’anarchie, u n défenseur des lois, des personnes et des
propriétés. » Tout com m e Le Démocrate constitutionnel,
Le Démocrate associait la C on stitu tio n th erm id o rien n e à
la « dém ocratie » : « [L]es dém ocrates savent que la cons­
titu tio n est l’ouvrage des hom m es ; qu’elle doit avoir des
im perfections ; m ais ils savent aussi qu’elle a indiqué des
moyens doux et sûrs de la corriger sans secousses, lorsque
ces im perfections o u ces défauts au ro n t été reconnus et
leur suppression réclam ée dans les form es indiquées.»
D ans u n contexte o ù p lan aien t ta n t de m enaces, les
dém ocrates étaient m aintenant les protecteurs d u régime :
« Si donc le gouvernem ent était de nouveau attaqué p ar
des ennem is implacables, c’est par les véritables dém ocra­
tes qu’il serait défendu et sauvé. » Il y a deux sortes d ’en ­
nem is, les radicaux com m e le libéral Benjam in C onstant,

123. Ibid., p. 145.


302 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

vu com m e u n « nouveau R obespierre » (Le Démocrate,


n° 5) et les royalistes. Toujours selon Le Démocrate, «les
terroristes, les anarchistes, o u si l’o n veut les jacobins»
so n t les responsables de la m auvaise ré p u ta tio n qui
entache le m o t « d ém ocratie124» ! M êm e si les deux p u b li­
cations partageaient les m êm es objectifs politiques et se
ressem blaient à prem ière vue q u an t à leur rhétorique, Le
Démocrate reprochait au Démocrate constitutionnel d ’être
tro p tim ide dans ses innovations linguistiques en n’osant
pas utiliser le n o m « dém ocrate » sans le qualifier de « cons­
titutionnel » : « U n républicain a entrepris u n journal in ti­
tulé Le Démocrate constitutionnel ; nous applaudissons à
son intention, m ais nous pensons que le m o t “D ém ocrate”
n’avait pas besoin d ’être adouci [...], nous serons consti­
tutionnels com m e lui, m ais cette condition est u n devoir
et ne constitue pas u n “caractère”125.»
Le coup d ’État d u 5 septem bre 1797 (18 F ructidor
an IV) va rendre ce travail rh éto riq u e inutile. D ans son
édition de 1798, le D ictionnaire de VAcadémie françoise
définit « république » ainsi : « Le term e de république com ­
prend égalem ent l’état populaire et l’état aristocratique. »
Il ne sem blait plus nécessaire d ’inclure u n e référence
explicite à la dém ocratie p o u r parler de 1’« état populaire ».
Cela dit, le Dictionnaire de VAcadémie françoise précisait,
au sujet m êm e de la m anipulation des m ots et des étiquet­
tes, que les « Césars détruisirent la R épublique rom aine,

124. Ibid., p. 149.


125. Ibid., p. 147; Jean-René Suratteau, «Sur quelques journaux
fructidoriens (sept.-oct. 1797)», Annales historiques de la Révolution
Française, n° 259,1985, p. 83.
C h a p i t r e 5. R i v a l i t é s - l a F r a n c e 303

m ais ils en laissèrent subsister le n o m 126». Tout com m e


B onaparte, qui deviendra em pereur d ’u n e république.
Le 28 Floréal de l’an XII, il est proclam é que « [1] e g ou­
vernem ent de la République est confié à u n em pereur qui
p re n d le titre d ’E m pereur des Français127».

126. Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, 1798-an VII


(5e éd.).
127. Claude Nicolet, op. cit., p. 26, note 2.
CHAPITRE 6

Vers l’hégémonie
du discours prodém ocratique

’é l i t e r é p u b l i c a i n e est donc sortie victorieuse d ’u n


L conflit sanglant, ici u n e guerre d ’indépendance, là
une révolution. Aux États-U nis com m e en France, cette
nouvelle élite ne s’associe pas à la dém ocratie et ne
présente pas le nouveau régim e com m e dém ocratique.
Cela dit, des deux côtés de l’A tlantique, certains acteurs
influents o n t com m encé plus o u m oins tim id em en t à
m odifier le sens descriptif du term e, et su rto u t sa signifi­
cation norm ative, lui attrib u an t une connotation lauda-
tive. D ans Notes on the State o f Virginia, T hom as Jefferson
évoquait ainsi «la dém ocratie d ’égalité et d ’in d é p e n ­
dance1». Dans l’édition d u 1er janvier 1789, la Gazette o f
the State ofGeorgia publiait u n texte p résen tan t positive­
m ent la Géorgie com m e étant « peut-être la plus com plète
dém ocratie dans le m o n d e co n n u 2». C ertains partisans
de T hom as Jefferson affirm aient q u ’il ne faut pas avoir
h o n te de se déclarer dém ocrate. M êm e John A dam s dira
que la dém ocratie ne d o it pas être m éprisée, m ais bien
respectée et honorée.

1. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 106.


2. Jackson Turner M ain, op. cit., p. 337.
306 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Les récents bouleversem ents sociopolitiques et la


confusion qu’ils suscitaient dans le vocabulaire politique
peuvent expliquer certaines am bivalences qu an t au choix
des étiquettes politiques. Ainsi, John Q uincy A dam s3
o p tait selon les cas p o u r l’appellation « républicain » ou
« dém ocrate », car ces m ots o n t « l’avantage de p erm ettre
d ’obtenir les faveurs spéciales d u peuple to u t en stigm a­
tisant les adversaires en laissant entendre qu’ils sont, eux,
antirépublicains, m onarchistes et aristocrates4 ». Voilà u n
aveu candide de stratégie rhéto riq u e de distinction face à
des adversaires politiques. La situation encourageait aussi
la création de nouvelles expressions. Certains présentaient
les États-Unis com m e une «dém ocratie fédérale», alors
que Perez Fobes p arlait d ’un e « aristocratie d ém o crati­
que, fondée sur l’élection libre de personnes, révocables
au plaisir5». Cette n o tio n curieuse d ’aristocratie d ém o ­
cratique fait p eu t-être référence à u n régim e électoral
gouverné p a r u n e aristo cratie « n atu relle» , m ais élue.
Q u an t à l’idée d ’u n e « dém ocratie représentative », elle se
gagnait des partisans. En 1801 p araît à Philadelphie u n
texte qui explique que la C o n stitu tio n des États-U nis est
fondée sur deux principes, la « fédération des États » et la
« dém ocratie représentative » : « O n a conclu avec justesse
que la démocratie pure, o u l’autocratie directe d u peuple,
n ’est pas adaptée à u n g ran d É tat; il faut ajouter q u ’elle

3. John Q uincy Adams (1767-1848). Fils de John Adams, avocat


diplôm é de H arvard, diplom ate, il deviendra le sixième président des
États-Unis.
4. Cité dans Regina A nn M arkell M orantz, op. cit., p. 145.
5. Perez Fobes, «A n Election Serm on», dans C. S. H ynem an et
D. S. Lutz (dir.), op. cit., vol. II, p. 1000.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 307

est aussi inadaptée au plus petit État que l’on p e u t im a­


giner, et m êm e à u n petit village. Mais la démocratie repré­
sentative peu t être adoptée p ar u n État quelle que soit sa
taille, et dans toutes les circonstances o ù les hom m es sont
guidés p ar la raison6. »
D ans les faits, le term e « d ém o cratie» est encore
très rarem ent utilisé de m anière positive. Les troupes de
T hom as Jefferson sont d ’ailleurs souvent critiquées parce
q u’elles seraient «dém ocrates». En 1801 paraît u n jo u r­
nal au titre révélateur, The Republican or Anti-Democrat,
qui publie u n texte au titre n o n m oins révélateur : « Le
gouvernem ent des États-Unis n’est pas une dém ocratie7»,
dans lequel on rappelle aux lecteurs que « république » et
« dém ocratie» ne sont pas synonym es: «C eux qui te n ­
ten t de convaincre le peuple des États-U nis qu’il vit déjà
en dém ocratie, cette m alédiction des républiques, ce vol­
can de licence, cette m enace à la liberté, cette m ère prolifi­
que en factions, cruauté, injustice, sédition [...] et tyrannie
[...] qui ne fait rien que le m al [...]. La C on stitu tio n des
États-U nis est bien loin d ’être une dém ocratie [...] c’est
une république8. » Loin d ’être u n cas isolé, YAnti-Democrat
est p lu tô t représen tatif de l’esprit antid ém o cratiq u e de
l’époque, com m e en tém oigne u n p am p h let publié au
début du x ix e siècle, qui déplore les « fléaux» de la dém o ­
cratie (Portrait o fth e Evils ofDemocracy). La dém ocratie
est encore perçue com m e u n régim e politique qui ne

6. Joel Barlow, « To His Fellow Citizens o f the United States. Letter


II: O n C ertain Political Measures Proposed to Their C onsideration»,
dans C. S. H ynem an et D. S. Lutz (dir.), ibid., p. 1106.
7. Repris à New York dans le Evening Post (2 août 1803).
8. Ibid.
308 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

séduit que les « infidèles » et les « licencieux », q u an d il ne


s’agit pas to u t sim plem ent d ’u n « enfer9».
Les propos de H ugh H enry B rackenridge10 révèlent
que les acteurs politiques de l’époque avaient conscience
qu’en politique, il im p o rte de bien choisir son n o m et
d’éviter les étiquettes ayant mauvaise réputation. Il établit
clairem ent u n lien de causalité entre la mauvaise ré p u ta ­
tio n d u m o t « dém ocratie » et l’échec des Sociétés d ém o ­
cratiques (voir chapitre 4) : « Les hom m es pru d en ts et les
patriotes désiraient éviter u n n o m qui s’était valu une
m auvaise rép u tatio n en raison des excès de ceux qui y
étaient attachés11. » Mais aux États-Unis com m e en France,
l’écart n o rm atif entre les deux concepts va lentem ent mais
sûrem ent s’estom per.
Brackenridge s’était d ’ailleurs fait p rophète en 1804,
an n o n çan t que « [l]e n o m “R épublicain”, qui seul a été
vanté p en d a n t u n certain tem ps, est m a in te n a n t co n ­
sidéré froid et équivoque, et il a cédé la place, presque
toujours, au n o m de “R épublicain-D ém ocratique”. D ans
peu de tem ps, ce sera sim plem ent la “d ém ocratie” et le
“dém ocrate”12». B rackenridge ajoutait que « [1]e term e
“dém ocrate” a cessé d ’être u n stigm ate ; et nos écrivains
com m encent à l’utiliser, nos patriotes à s’en réclam er, en
ta n t que caractéristique d ’u n b o n citoyen13».

9. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 66-67 et 181.


10. H ugh H enry Brackenridge (1786-1871). Auteur, avocat, juge et
politicien whig qui siégera au Congrès de Pennsylvanie.
11. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 197.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 199.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 309

D ans le cas de la France, il est intéressant de consta­


ter que les acteurs politiques qui v o n t s’a p p ro p rier le
term e de m anière positive étaient en pleine ascension
vers le pouvoir et cherchaient à se légitim er aux yeux du
peuple : Robespierre à la tête d u C om ité de salut public,
B abeuf et son com p lo t p o u r établir u n e dictature, la
révolution « bourgeoise » de T h erm id o r qui abolit le suf-
frage sem i-universel. Alors que des m em bres de l’élite
politique étaient en concurrence p o u r s’approprier le m ot
« d ém o cratie» , la plèbe sem blait p référer la « ré p u b li­
que » : les spectateurs de la galerie de l’Assemblée n a tio ­
nale y allaient souvent d u cri «Vive la R épublique ! » La
foule criait «Vive la R épublique! Vive la C onvention!
Vive la M ontagne ! Vive les Sans-culottes ! » alors q u ’était
p lanté l’arbre de la liberté à Sam ois-sur-Seine, en 179314.
Le m o t « république » était à ce p o in t sacré qu’u n rési­
d en t d u faubourg Saint-A ntoine, à Paris, a été jeté en p ri­
son p p u r avoir crié dans les rues, sans d o u te avec une
touche d ’ironie : « Autrefois le savon ne valait que 12 sols,
a u jo u rd ’h u i il en vaut 40. Vive la R épublique! Le sucre
20 sols, au jo u rd ’hui 4 livres. Vive la R épublique15! »
L’histo rien Pierre Rosanvallon confirm e p a r u n e
étude des titres de jo u rn a u x et des entrées dans les dic­
tionnaires que le term e « d ém o cratie» est encore rare­
m ent utilisé. E ntre 1789 et l’an IV du nouveau calendrier
(1795-1796), a u cu n des titres des jo u rn a u x rév o lu ­
tionnaires ne fait référence à la dém ocratie, p référant les

14. John H ardm an (dir.), op. cit., vol. II, p. 275; Patrick Kessel
(dir.), op. cit., p. 215.
15. Jean Tulard, op. cit., p. 122.
310 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

qualificatifs « national », « p atrio tiq u e » et - après 1792 -


« républicain ». Rosanvallon note égalem ent que « d ém o ­
cratie » n ’a pas été utilisé une seule fois dans les débats
officiels ayant cours de 1789 à 1791 au sujet d u d ro it de
voter. Enfin, dans une dizaine de dictionnaires et lexiques
politiques p ro d u its de 1789 à 1801, u n seul propose une
entrée p o u r le m o t « d ém o cratie16».
Sous le règne de N apoléon B onaparte, Pierre-Louis
R oederer17pro n o n ce u n discours dans lequel il note to u ­
tefois une acception plus rép an d u e d u term e « d é m o ­
cratie» p o u r désigner le régim e. Or, selon Roederer,
« [1] ’aristocratie élective d o n t R ousseau a parlé il y a
cinquante ans, est ce que n o u s appelons au jo u rd ’hui
dém ocratie représentative18». Il ajoute que 1’« aristocratie
élective » et la « d ém ocratie représentative » so n t « une
seule et m êm e chose19».
O r la France redevient m onarch iq u e avec la chute
de B onaparte. Les p rincipaux acteurs et com m entateurs
politiques de la prem ière m oitié d u x ix e siècle (Benjam in

16. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque


m oderne », loc. cit.
17. Pierre-Louis Roederer (1754-1835). Avocat, politicien et auteur
d ’études historiques et littéraires. M em bre du Tiers État aux États
généraux et d u club des Jacobins. Il se m ettra finalem ent au service de
Napoléon Bonaparte.
18. Voir Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre III, chap. 5.
La citation vient de M aurice Genty, « 1789-1790. L’apprentissage de la
dém ocratie à Paris», op. cit., p. 38.
19. M aurice G enty dans Albert Soboul (dir. ), Dictionnaire de la
Révolution française, op. cit., p. 342.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 311

C onstant, François Guizot20 et Pierre-Paul Royer-Collard)


s’opposaient alors à la dém ocratie. Ils privilégiaient la
république, soit u n régim e politique dans lequel le p o u ­
voir ém anant d u peuple reste entre les m ains d ’individus
élus. P lutôt en faveur d ’u n e m onarchie constitutionnelle,
quoique libérale, Royer-Collard reprenait alors une vieille
rengaine lorsqu’il conseillait de se m éfier de la « d é m o ­
cratie », car elle apporte « l’anarchie, la tyrannie, la misère,
la banqueroute, enfin le despotism e21 ». Cela dit, le m êm e
p o u rra faire l’éloge de la dém ocratie, qu’il associe plus ou
m oins à la « classe m oyenne » et à l’esprit égalitaire, lo rs­
qu’il sera député et d éb attra de la liberté de presse :

À m on tour, prenant, comme je le dois, la démocratie dans


une acceptation purem ent politique, et comme opposée
ou seulement comparée à l’aristocratie, je conviens que la
dém ocratie coule à pleins bords dans la France, telle que
les siècles et les événements l’ont faite. [...] Voilà notre
dém ocratie, telle que je la vois et la conçois ; oui, elle coula
à pleins bords dans cette belle France, plus que jamais
favorisée du ciel. Que d’autres s’en affligent ou s’en cour­
roucent; pour moi, je rends grâce à la Providence de ce
quelle a appelé aux bienfaits de la civilisation un plus
grand nom bre de ses créatures22.

20. François Guizot (1787-1874). Écrivain, il est député conserva­


teur en 1830 et favorable à la bourgeoisie. Il sera m inistre de l’in té ­
rieur, am bassadeur à Londres et m inistre des Affaires étrangères.
21. Pierre Paul Royer-Collard, « Pour l’hérédité de la pairie », dans
Pierre M anent (dir.), op. cit., p. 130-131.
22. Jerôme Mavidal et Émile L aurent (dir.), Archives parlemen­
taires de 1787 à 1860, 2e série (1800-1860), vol. 34, Paris, Paul D upont,
p. 133 (22 janvier 1822).
312 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

D’autres sont m oins enthousiastes. François Guizot expli­


que au début des années 1820, dans son Histoire des ori­
gines du gouvernem ent représentatif en Europe, « qu’il y a
une différence [...] absolue entre le principe d u gouverne­
m ent représentatif et celui du gouvernem ent dém ocra­
tique ». La dém ocratie est le « despotism e » de la m ajorité,
où to u t individu a une voix, quels que soient ses qualités
et ses défauts. Les « conséquences de ce principe sont le
despotism e d u n om bre, la d o m in atio n des infériorités
sur les supériorités, c’est-à-dire la plus violente et la plus
inique des tyrannies ». O r le gouvernem ent repésentatif,
lui, cherche à faire prévaloir « la raison, la vérité, la justice
[...] que certains hom m es so n t plus capables que d ’autres
de chercher et de découvrir23».

Un p e u d ’u t o p i e

Plusieurs années après les débats au sujet d u fédéralism e


et des sociétés dém ocratiques, et m êm e après avoir été
président des États-Unis, T hom as Jefferson se dit parfois
« dém ocrate » dans sa correspondance privée. Ainsi, dans
une lettre adressée à l’économ iste et h o m m e d ’affaires
Pierre Samuel d u P ont de N em ours, datée d u 24 avril
1826, il explique que les É tats-U nis so n t « c o n stitu ­
tionnellem en t et consciem m ent dém ocrates». Cela dit,
Jefferson utilise beaucoup plus souvent des expressions
com m e « g o u v ern em en t libre», « au to g o u v ern em en t» ,
«go u v ern em en t rep résen tatif» , « ré p u b liq u e » , « ré p u ­

23. François Guizot, Histoire des origines du gouvernement repré­


sentatif en Europe, Paris, Didier, 1851 [1821], p. 106-109.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 313

blicain» et «répu b lican ism e» p o u r n o m m e r ses idées


politiques24.
N éanm o in s, Jefferson faisait la p ro m o tio n d ’une
dém ocratie locale inspirée de la tra d itio n des assemblées
municipales. D ans une lettre datée d u 5 juin 1824, il expli­
que ainsi sa théorie des circonscriptions (wards)25:

Dans chacune il y aura, prem ièrem ent, une école élémen­


taire ; deuxièmement, une compagnie de la milice, avec ses
officiers ; troisièmement, un constable de la justice et de la
paix; quatrièmement, chaque circonscription devrait pren­
dre soin de ses pauvres ; cinquièmement, de ses propres rou­
tes ; sixièmement, de sa propre police ; septièmement, élire
elle-même un ou deux jurés pour participer à la cour de
justice; et huitièm em ent, voter dans la maison com mune
p o u r tous ses fonctionnaires26.

Ce projet s’inspirait aussi de l’idée que les petits ferm iers


indépendants (yeom en) étaient par n atu re plus vertueux
que les autres citoyens, d o n t les citadins : « les cultiva­
teurs de la terre so n t les citoyens de la plus haute valeur.
Ils sont [...] les plus vertueux» et «la co rru p tio n m orale
dans la masse des cultivateurs est u n p h én o m èn e d o n t
aucune époque ou natio n n’offre d ’exemple27».

24. Saul K. Padover (dir.), Thomas Jefferson and the Foundations o f


American Freedom, New York, Van N ostrand Reinhold Company,
1965, p. 120-121, 123, 125, 145 et 156. Pour Jefferson sur le républi­
canism e, voir A drienne Koch, The Philosophy o f Thomas Jefferson,
Chicago, Q uadrangle Books, 1964, p. 149-161.
25. Adrienne Koch, ibid., p. 162-165.
26. Ibid., p. 163.
27. Saul K. Padover (dir.), Thomas Jefferson and the Foundations o f
American Freedom, op. cit., p. 111.
314 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Or, Jefferson n’a jam ais m is en place u n tel système


de gouvernem ent local q u an d il était président, de 1801
à 1809. Ce n’est que plusieurs années après qu’il déve­
loppe cette idée et qu ’il explique dans une lettre privée, le
2 février 1816: « [L]aissons le gouvernem ent national être
responsable de la défense de la nation, et de ses relations
étrangères et fédérales; les gouvernem ents d ’États des
droits civils, des lois, de la police et de l’adm inistration de
ce qui concerne l’État en général ; les cantons des enjeux
locaux ; chaque circonscription de ses intérêts directs28. »
Il s’agit d ’u n régim e politique o ù les pouvoirs ne so n t pas
seulem ent équilibrés et séparés au som m et, m ais égale­
m en t divisés entre les paliers de gouvernem ent en diffé­
rents régimes, du plus h a u t (fédéral-présidentiel) au plus
local (circonscription-dém ocratique).
D iscutant des réflexions de Jefferson à ce sujet, la
philosophe politique H an n ah A rendt constate vers 1960
que ce projet dém ocratique n’est jam ais développé dans
les travaux officiels de Jefferson. Les lettres dans lesquel­
les il développe cette idée d atent toutes de la période de
la fin de sa vie, alors q u ’il n’est plus actif politiq u em en t29.
A rendt rem arque aussi que la C onstitution des États-Unis,
qui d o n n ait quelques avantages aux petits propriétaires
et s’attirait l’ad m iratio n de plusieurs en s’adjoignant la
D éclaration des droits, oublie d ’intégrer dans son texte les
assemblées municipales. Ces agoras politiques en tam en t
u n long déclin après l’indépendance, m êm e s’il y a encore

28. Adrienne Koch, The Philosophy o f Thomas Jefferson, op. cit.,p. 163.
29. H annah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967,
p. 370.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .., 315

au jo u rd ’hui dans les États de la Nouvelle-Angleterre des


centaines de villages qui tiennent une assemblée annuelle30.
C onséquem m ent, et malgré leur esprit dém ocratique, la
p ratique réelle des assem blées m unicipales et la théorie
jeffersonnienne des circonscriptions n ’o n t pas eu d ’im ­
pact significatif sur le discours politique aux États-U nis
et sur le sens du m o t « dém ocratie », su rto u t que Jefferson
lui-m êm e préférait utiliser le term e «république» p o u r
désigner ses positions politiques.
Déjà en 1786, dans A Plan fo r the Establishm ent o f
Public Schools, un livre rédigé avec Benjamin Rush, Jefferson
insiste sur l’im p o rtan ce « d ’inculquer les devoirs ré p u ­
blicains », « d ’inspirer les principes républicains » et d ’o r­
ganiser des « sém inaires républicains » qui représentent
« la plus sûre des protections contre l’aristocratie ». Enfin,
Jefferson affirm e : « Je considère qu’il est possible de con­
vertir les hom m es en m achines républicaines31.»
Le term e « ré p u b liq u e » était si im p o rta n t p o u r
Jefferson qu’il p ren d ra m êm e le tem ps d ’en offrir une
définition précise, dans u n e lettre datée d u 28 m ai 1816 :

Il faut reconnaître que le term e république est d’une appli­


cation très vague dans toutes les langues. En tém oignent
les républiques autoproclamées de Hollande, Suisse, Gêne,
Venise et Pologne. Com m e je veux assigner à ce term e une
idée précise et définie, j’entends purem ent et sim plem ent
que ce m ot signifie un gouvernement par la masse de ses
citoyens, agissant directem ent et personnellem ent et en
accord avec les règles établies par la m ajorité ; et tout autre
gouvernement est plus ou moins républicain, dans la mesure

30. Frank M. Bryan, op. cit., 2004.


31. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 111-112.
316 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

où entre dans sa com position un peu plus ou un peu


m oins de l’action directe des citoyens. Un tel gouverne­
m ent est évidem m ent restreint par des contraintes d ’es­
pace et de population. Je doute qu’il peut être praticable
au-delà d’un canton de Nouvelle-Angleterre32.

C urieusem ent, la définition que présente Jefferson fait


écho à la dém ocratie, p lu tô t q u ’à la république. Il précise
toutefois qu’u n régim e o ù des « représentants » assum ent
« le devoir d ’exprim er la volonté des com m ettants » est la
form e qui se « rapproche le plus d ’une république, et qui
est praticable à grande échelle en term es d ’espace et de
population. [...] La form e la plus pure de l’élém ent ré p u ­
blicain dans le g ouvernem ent de n o tre p ropre État [la
Virginie] est la C ham bre des représentants. [...] D ans le
gouvernem ent général [fédéral], la C ham bre des repré­
sentants est p rin cip alem en t rép u b licain e; le Sénat à
peine». Il conclut en rep ren an t l’idée q u ’il ne faut pas
croire que le term e « république » « p eut signifier to u t ou
rien ». Il convient p lu tô t de penser à la nature des régimes
com m e étant plus o u m oins républicains dans la m esure
où le peuple y exerce plus ou m oins d ’influence33. Jefferson
explique enfin qu’il croit que « l’essence d ’une rép u b li­
que » s’incarne dans « les actions p ar les citoyens en p er­
sonne, dans les affaires à leur portée et p o u r lesquelles ils

32. Adrienne Koch et W illiam Peden (dir.), The Life and Selected
Writings o f Thomas Jefferson, New York, M odern Library/R andom
House, 1944, p. 669-670.
33. Saul K. Padover (dir.), Thomas Jefferson and the Foundations o f
American Freedom, op. cit., p. 157-158.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 317

sont com pétents, et dans toutes les autres p ar leurs repré­


sentants choisis directem ent et révocables p ar eux34».
Enfin, m êm e les adversaires politiques de Jefferson le
considéraient avec respect com m e u n républicain. C ’est
à la tête du Parti républicain qu’il avait rem p o rté l’élec­
tion présidentielle en 1800, contre le président John Adams
à la tête du Parti fédéraliste. O r ce dern ier expliquera
dans une lettre à Benjam in Rush, datée d u 25 décem bre
1811, qu’il ne se sentait pas si différent de son ancien
adversaire, en term es politiques : « Je ne connais pas de
différence entre lui et m oi relativem ent à la C onstitution,
ou aux form es de gouvernem ent en général35. » Il précise,
évoquant quelques frivolités: «Au sujet d u rép u b lica­
nism e, toute différence que je n ’ai jam ais connue ou
découverte entre vous et m oi, ou entre Jefferson et m oi,
consistait en la différence entre les discours et les m essa­
ges [...]. Je dînais en grande com pagnie une o u deux fois
par sem aine. Jefferson dînait une douzaine de fois par
jour. Jefferson et Rush étaient p o u r la liberté et les che­
veux droits. Je pensais que les cheveux bouclés étaient
aussi républicains que les cheveux droits36. »
A u-delà des cercles de l’élite politique aux États-Unis
ou en France se développe dans les années 1820 et 1830
ce qui sera co n n u sous le n o m de « socialisme uto p iq u e »,
associé à des auteurs com m e R obert O w en et Charles
Fourier. Il s’agissait de m ettre l’idéal com m unautaire en
pratique à petite échelle. Au cours d u x ix e siècle, ce sont

34. Ibid., p. 148-149.


35. Paul W ilstach (dir.), op. cit., p. 27.
36. Ibid., p. 29.
318 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

plus de 150 com m unes qui seront fondées s u rto u t en


A m érique d u N o rd (C anada, É tats-U nis), m ais aussi
en Europe (France, G rande-B retagne, Italie, Pays-Bas,
R oum anie, Russie) et en A m ériq u e latin e (Brésil,
Guatem ala, M exique, Paraguay, Venezuela), reg ro u p an t
des centaines de m em bres qui p ra tiq u a ie n t ce q u ’on
appelle a u jo u rd ’h u i l’au to g e stio n 37. Ces co m m u n es
étaient gérées p ar des assemblées générales qui se tenaient
toutes les semaines. O n y p ratiq u ait la dém ocratie, q u o i­
que ces expériences seront p lu tô t assimilées au « socia­
lism e » et à 1’« anarchism e ». D ’ailleurs, c’est su rto u t dans
la m ouvance révolutionnaire qu’elles seront sérieusem ent
discutées. Par exemple, en 1840, la Société dém ocratique
de Londres, qui com pte su rto u t des socialistes en exil,
débat p en d a n t plusieurs réu n io n s d ’u n projet de com ­
m une, avant de s’y opposer38. À l’exception des jo u rn au x
socialistes, la presse en traite su rto u t sur le m ode d u scan­
dale, en particulier au sujet de la liberté sexuelle qui s’y
pratiquait en principe. Ces expériences auront finalem ent
peu d ’im pact sur le vocabulaire politique de l’époque.

L es É tats- U nis : la p r e m iè r e « dém ocratie »

Au début du x ix e siècle, les m em bres de l’élite politique


aux États-U nis développent le sens d u m arketing politi-

37. Pour en savoir plus, voir M artin Buber, Utopie et socialisme,


Paris, Aubier M ontaigne, 1977; Jean-C hristian Petitfils, Les commu­
nautés utopistes au X I X e siècle, Paris, A rthèm e Fayard/Pluriel, 2011;
Ronald Creagh, Laboratoire de l’utopie. Les communautés libertaires aux
États-Unis, Paris, Payot, 1983.
38. Jean-Christian Petitfils, op. cit., p. 281.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 319

que à saveur électoraliste. Ils entrent en com pétition p o u r


le m onopole des no m s considérés les plus aptes à séduire
l’électorat. D evant cette lu tte p o u r les appellations qui
s’engage, l’éd itio n d u 27 septem bre 1803 d u jo u rn a l
Eastern Argus explique à ses lecteurs, dans u n texte o ù les
m ots sem blent avoir été soigneusem ent choisis, que « [1] e
p arti aristocratique en A m érique ayant son système orga­
nisé, et ses leaders ayant prêté allégeance, il chercha ensuite
un nom populaire qu’il p o u rra it usu rp er et derrière lequel
il p o u rrait dissim uler ses desseins contre la liberté de ce
pays» (je souligne). L’analyse se p o u rsu it dans une p ers­
pective historique : « Les fédéralistes o n t tenté de discré­
diter ceux qui se so n t réclam és d u “n o m de républicains”
en les appelant “Jacobins”, et la prochaine étape des aris­
tocrates fut de ten ter d ’associer le n o m de Jacobin au m o t
démocrate. [...] ils com m encèrent à se d én o m m er eux-
m êm es fédéral-républicains » (je souligne). Ce jo u rn al
propose donc u n e analyse de l’u tilisation politique des
m ots, rappelan t que les « fédéralistes » o n t lu tté p o u r le
contrôle de l’étiquette « républicain » et que le n o m « dém o­
crate » peu t devenir séduisant aux yeux d u peuple.
Ces jeux de m ots et de pouvoir survenaient dans u n
contexte où les grandes villes de l’est d u pays com ptaient
de plus en plus d ’ouvriers. Le m étier à tisser m écanique
est ap p aru aux États-U nis en 1814, ce qui a entraîné le
reg roupem en t des p ersonnes salariées dans u n m êm e
lieu. Les fem m es co m p taien t parfois p o u r 90 % de la
m a in -d ’œ uvre em ployée p a r la m êm e m a n u factu re39.

39. Cité dans How ard Zinn, op. cit., p. 137.


320 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Cette m assification de la classe salariée facilitait l’expres­


sion de revendications collectives, phén o m èn e associé à
la «dém ocratie». Des fem m es form ulaient aussi des cri­
tiques contre 1’« aristocratie n antie », com m e ces grévis­
tes à Lowell, au M assachusetts, en 183440. Pour leur part,
les nouveaux États qui se jo ig n aien t à l’U nion étaient
peuplés d ’individus p artageant u n idéal plus égalitaire:
O hio en 1803, Indiana en 1816, Illinois en 1818, A labam a
en 1819. L’intro d u ctio n d u suffrage m asculin (les h o m ­
mes du Rhode Island sont les derniers à l’obtenir en 1842)
offrait enfin la possibilité aux petits ferm iers et aux tra ­
vailleurs m anuels d ’exprim er leur fru stration à l’égard de
ce qu’ils nom m aien t péjorativem ent 1’« aristocratie finan­
cière » des grandes villes.
C’est dans ce contexte qu’Andrew Jackson se présente
aux élections présidentielles de 1824. C ’est u n officier
célèbre p o u r ses exploits m ilitaires lors des cam pagnes
(plu tô t des massacres) contre les A utochtones et contre
les B ritanniques lors de la guerre de 1812. Lors de la cam ­
pagne électorale de 1824, les cinq candidats - d o n t
Jackson - se disent « républicains », avec ou sans adjectif :
fédéralistes-républicains ou républicains-dém ocratiques.
Jackson est b a ttu , m ais tente à n ouveau sa chance en
1828 à la tête de l’ancienne fo rm atio n de Jefferson, le
Parti républicain. Il se présente cette fois com m e « simple
dém ocrate». Élu, Jackson devient le p rem ier président
des États-U nis à se déclarer ouvertem ent « dém ocrate41 ».

40. Ibid., p. 137.


41. Michael Nelson (dir.), Historic Documents on Presidential Elec­
tions 1787-1988, W ashington DC, Congressional Q uarterly inc., 1991,
p. 149.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 321

Jackson était progressiste, selon les critères des


Américains d ’ascendance européenne. Il s’affichait com m e
le cham pion d u «vrai peuple» et com m e l’ennem i de
1’« aristocratie financière42», tel qu’o n le déclare lors de la
C onvention des jeunes h om m es dém ocratiques, en 1833.
Les journaux sym pathiques à Jackson expliquaient à leurs
lecteurs que « la cause de Jackson est la cause de la d ém o ­
cratie et du peuple contre une aristocratie co rrom pue43».
« L’égalité, c’est la dém ocratie », disait-on alors d u côté de
ses partisans. Sans p ouvoir être qualifiés de socialistes,
Jackson et son p a rti ten taien t de se p résenter com m e
favorables aux petits salariés, ce que leur perm ettait l’éti­
quette « dém ocrates ». U n de ses partisans dira alors qu’« il
ne fait aucu n d o u te que d ’u n p o in t de vue th éo riq u e
général, la richesse est hostile à la dém ocratie », alors que
des jo u rn a u x présen taien t p o u r leur p a rt les élections
com m e une lutte entre la richesse et les droits d u peuple44.
À plusieurs reprises, la foule p articip an t à des ras­
sem blem ents organisés en faveur de Jackson ento n n e le

42. En 1828, le journal Telegraph parle de la lutte opposant «la


dém ocratie contre l’aristocratie» (Michael Nelson, ibid., p. 141). Voir
aussi R obert V. Remini, Andrew Jackson and the Course o f American
Freedom 1822-1832, vol. II, New York, H arper & Row, 1981, p. 129;
M arvin Meyers, «The Jacksonian Persuasion», dans Charles Sellers
(dir.), Andrew Jackson: A Profile, New York, Hill and Wang, 1971,
p. 202 ; et Richard B. Latner, The Presidency o f Andrew Jackson : White
Flouse Politics 1829-1837, Athens, University o f Georgia Press, 1979,
p. 5.
43. Robert V. Remini, op. cit., p. 377. Voir aussi Bertlinde Laniel,
op. cit., p. 249-250.
44. John Ashworth, “Agrarians” & ‘Aristocrats" : Party Political
Ideology in the United States, 1837-1846, Cambridge, C am bridge U ni­
versity Press, 1983, p. 49-50.
322 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

slogan « dém ocratie contre aristocratie45 », ce qui tend à


d ém o n tre r la p o p u larité d u m o t auprès des électeurs.
M êm e d ’u n p o in t de vue com m ercial, le term e était de
plus en plus populaire. Dans son étude des journaux am é­
ricains de l’époque, Regina A nn M orkell M orantz révèle
qu’avant 1800, au cu n titre de jo u rn a l ne com porte les
m ots «dém ocrate», «dém ocratique» ou « dém ocratique-
rép u b licain » . E n tre 1800 et 1807, les titres de trois
nouveaux jo u rn a u x fo n t référence à la d ém o cratie:
Dem ocratic-Republican (B altim ore, 1802), D em ocrat
(B oston, 1804-1809) et le C onstitutional D em ocrat
(Lancaster, Pennsylvanie, 1805-1807). Entre 1820 et 1850,
c’est l’explosion, avec pas m oins de 202 jo u rn a u x d o n t
les titres y font explicitem ent référence46.
Jackson et ses alliés étaient to u t à fait conscients que
leur utilisation d u m o t « dém ocratie » relevait de ce que
l’on appellerait au jo u rd ’h u i d u m arketing p o litiq u e47.
C onstatant l’efficacité de la rhétorique dém ocratique de
leurs adversaires, les conservateurs am éricains vont rap i­
d em ent réagir et changer de nom . L’ancien Parti fédé­
raliste, qui se n o m m ait alors national-républicain, va se

45. Selon le Globe du 22 septem bre 1832. Voir Robert V. Remini,


op. cit., p. 384.
46. Regina Ann M orkell M orantz, op. cit., p. 164-165. Paradoxale­
m ent, cet engouem ent p o u r la dém ocratie survient au m om ent où les
assemblées municipales, foyers traditionnels d ’une participation poli­
tique directe des citoyens, étaient de plus en plus victimes des trans­
form ations socio-économiques qui frappaient les États-Unis. En 1822,
les résidants de la ville de Boston décidaient m êm e d ’abolir la pratique
de l’assemblée m unicipale après u n débat de trois jours (Frank M.
Bryan, op. cit., p. 32).
47. James A. M orone, op. cit., p. 88; Robert V. Remini, op. cit.,
p. 192. Voir aussi Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 158-159.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 323

présenter com m e le Parti whig à partir de 183448. La m an i­


p u lation est patente, puisque « whig » est u n e m p ru n t de
la politique anglaise, o ù le term e désigne les forces p ro ­
gressistes opposées aux conservateurs, connus sous le
n o m de « tories » (ou tory, au singulier). En ad o p tan t l’éti­
quette « w hig », qui évoque le progressism e, les conser­
vateurs aux États-U nis brouillent les cartes. D evant ces
m anœ uvres au to u r des no m s et des étiquettes, le succes­
seur de Jackson à la tête des dém ocrates, M artin Van
B uren49, com m ente avec une touche d ’ironie : « J’en viens
presque à p ren d re en pitié les pauvres whigs. “D ém o ­
crates” sera leur prochain su rn o m 50. » Van Buren ne p e n ­
sait pas si bien dire, puisque les whigs o n t en effet poussé
l’audace jusq u ’à se réclam er de la dém ocratie51. Ainsi, les
whigs organisent à B altim ore la C onvention nationale
whig des jeunes hom m es démocratiques. De telles m an œ u ­
vres en traîn e ro n t une violente réaction de la p a rt de la
Démocratie Review (septem bre 1838), qui accusera les
whigs d ’avoir u surpé l’identité dém ocratique.
O n retrouve cette idée de vol à de nom breuses rep ri­
ses dans le débat public au sujet des no m s de partis p o li­
tiques. Le Parti républicain fondé p ar T hom as Jefferson

48. Dean McSweeney et John Zvesper, American Political Parties,


Londres, Routledge, 1991, p. 18 ; A. James Reichley, The Life o f the Par­
ties : A History o f American Political Parties, New York, Free Press, 1992,
p. 83. Voir aussi Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 236.
49. M artin Van Buren (1782-1862). Juriste de l’État de New York,
il sera le huitièm e président des États-Unis (Parti dém ocrate), après
avoir été vice-président sous Andrew Jackson.
50. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 243.
51. Voir le National Gazette de Philadelphie, 3 août 1836; et le
National Intelligencer, 1 janvier 1836.
324 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

p rend enfin et officiellem ent le n o m de Parti dém ocrate


lors de sa convention nationale de 184052. U n partisan de
cette force politique, le dém ocrate Am os Kendall53 qui a
été m inistre des Postes sous Jackson et Van Buren, s’em ­
p o rte contre leurs adversaires dans The Expositor: « N ous
protestons contre le fait qu’ils nous volent n o tre [nom ]
[...]. Prenez n ’im porte quel autre n o m sauf “dém ocrate”.
[...] Le term e “dém ocrate” est à nous. [...] N ous n’abdi­
querons jam ais le n o m de dém ocrate et les principes qu’il
désigne54.» L’édition d ’avril 1840 d u Boston Quarterly
Review résu m ait clairem ent la situ a tio n : «Il est bien
connu que p o u r les deux dernières années, les whigs ont,
dans une certaine m esure, affirm é être dém ocrates ; et il
est égalem ent bien connu, car ils Font eux-m êm es adm is,
qu’ils affirm ent être dém ocrates seulem ent parce qu’ils
considèrent que le peuple est si attaché à ce n o m qu’il ne
voterait pas p o u r u n p arti qui ne le p o rte pas. »
Les whigs o n t en effet adm is qu’ils se réclam aient de
la dém ocratie p ar calculs électoralistes, m êm e s’ils p ré ­
tendaient que c’étaient les dém ocrates qui avaient usurpé
le n o m 55. W illiam H arriso n 56, candidat whig de la cam ­

52. Michael Nelson (dir.), op. cit., p. 166 ; James A. Reichley, op. cit.,
p. 84.
53. Am os Kendall (1789-1869). O riginaire du M assachusetts,
m em bre du Parti dém ocrate, il dirige des journaux au Kentuky et à
W ashington, avant de servir les présidents dém ocrates A. Jackson et
M. Van Buren.
54. Regina A nn Markell M orantz, op. cit., p. 247.
55. Ibid., p. 256.
56. W illiam H arrison (1773-1841). Originaire de Virginie, gou­
verneur de l’Indiana et sénateur de l’Ohio, il dirige des troupes lors de
batailles en 1811 contre les Autochtones (bataille de Tippecanoe) et
C h a p i t r e 6 . V e r s l’h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 325

pagne présidentielle de 1840, rem arq u ait candidem ent


dans u n discours d u 17 octobre que « [l]a chose la plus
extraordinaire dans cette co m pétition est que nous nous
b atto n s sous la m êm e bannière. Tous ici affirm ent être
dém ocrates. La question est d onc de savoir qui a le droit
à l’appellatio n de d ém o crate57?» D ans u n au tre dis­
cours58, H a rriso n com m ence p ar accuser le p ouvoir
dém ocrate, déclarant que « [l]e gouvernem ent est m a in ­
tenant, en pratique, une m onarchie ». Puis il ajoute : « Le
pouvoir est le pouvoir, in d ép en d am m en t d u n o m p ar
lequel on le nom m e. La direction d u gouvernem ent exer­
çant u n pou v o ir m o n arch iq u e p e u t être n o m m ée roi,
em pereur ou im am , il n ’en reste pas m oins u n m o n a r­
que. » Il est difficile d ’im aginer u n aveu plus explicite de
l’utilisation des m ots à des fins politiques p o u r tro m p er
le peuple, indépendam m ent du sens conventionnel de ces
m ots. H arriso n précisera sa pensée, évoquant u n événe­
m en t significatif:
Un vieux fermier m’a dit l’autre jour qu’il [...] m’appuie­
rait si seulement j’étais un démocrate. Mais si j’appuie et
fais la prom otion des principes dém ocratiques, qu’im ­
porte com m ent on me nom m e ? Cela im porte beaucoup,
dit-il, vous n’êtes pas du parti dém ocratique ! Est-ce que
quelque chose peut être plus dommageable que cette ten­
dance de nos institutions, que cet esprit partisan si élevé
qui s’intéresse à la part d’ombre et non à la substance des
choses ? Rien, rien. Cette course aux noms [...] laisse présager

lors de la guerre de 1812 contre les Britanniques et le Canada. Il devient


le neuvièm e président des États-Unis, mais m eurt un m ois après son
accession au pouvoir.
57. Regina Ann Markell M orantz, op. cit., p. 259.
58. Michael Nelson (dir.), op. cit., p. 169-174.
326 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

des conséquences dangereuses. [...] Le nom ne fait pas le


démocrate.

« Je suis un dém ocrate », affirm ait p o u rta n t H arrison, qui


était le prem ier p résid en t d u cam p conservateur à se
revendiquer de cette étiquette. Il m e u rt u n m ois après
avoir été élu.
Les discussions au sujet d u m o t «dém o cratie» vont
toutefois se poursuivre dans les années 1840. U n d o c u ­
m en t m érite particu lièrem en t n o tre atten tio n : intitulé
to u t sim plem ent Democracy, il a été écrit p ar Calvin
C olton59, un whig dévoué à son chef H enry Clay60, p o u r
qui il écrivait des discours. C olton s’intéressait avant to u t
à la rhétorique. Il savait qu’il est d ’usage p o u r les p o liti­
ciens de tro m p e r le peuple en u tilisan t des m ots de
m anière im propre : « Q u an d N apoléon s’est élevé, ce fut
p o u r la liberté, p o u r le peuple, p o u r la France. Il en est
to u jours ainsi q u an d des HO M M ES s’élèvent à la place
de PRINCIPES. Ils appellent les choses par des no m s qui
sont directem ent opposés aux FAITS ; et il devient néces­
saire d ’insister à leur sujet, avec énergie et em phase, en
p ro p o rtio n égale à la fausseté des prétentions et des d a n ­
gers de détection61.» Le texte Democray est conçu p o u r

59. Calvin Colton (1789-1857). Ecclésiastique presbytérien et intel­


lectuel au service du Parti whig.
60. H enry Clay (1777-1852). O riginaire de Virginie, avocat et
député à la Cham bre du Kentucky et président de la C ham bre des
représentants. Il négocie la paix avec la Grande-Bretagne après la guerre
de 1812. Il sera cinq fois candidat à la présidence.
61. Calvin Colton, «Democracy», dans Daniel Walker Howe (dir.),
The American Whigs: An Anthology, New York, John Wiley & Sons,
1973, p. 96.
C h a p i t r e 6 . V e r s l’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 327

fouetter l’ardeu r des troupes whigs, qui vont néanm oins


perdre l’élection présidentielle de 1844.
Il s’agit d ’u n e sorte de m anuel de com bat politique
qui explique com m en t utiliser le m o t « dém ocratie » et
ses dérivés à des fins stratégiques. Le texte s’ouvre par
une anecdote au sujet d ’u n e rencontre entre u n sénateur
whig et u n représentant d u Parti dém ocrate siégeant au
C ongrès, lors de la cam pagne de 1840. « N ous allons vous
b attre », aurait dit le dém ocrate au whig. « Et com m ent ? »
aurait dem andé le whig, ce à quoi l’autre aurait rép o n d u :
grâce « aux m ots dém ocratie - dém ocrate - et d ém o cra­
tique. N ous nous fondons tous sur eux, en tan t que parti.
Aussi longtem ps que n o u s p o rtero n s ce no m , vous ne
pouvez pas n o u s b attre, m ais n o u s vous b a ttro n s62».
C olton po u rsu it en précisant que « [t]o u t le m o n d e sait
que ces “dém ocrates” autoproclam és placent leur c o n ­
fiance principalem ent en ce m o t63».
Il s’en p re n d à ses adversaires, et plus particulière­
m ent à leur façon d’utiliser « dém ocratie », qui « [e]st aussi
éloignée de la d ém ocratie gram m aticale [étym ologie],
historique et philosophique, et de n ’importe quelle d ém o ­
cratie ayant jam ais été reconnue com m e telle, que la
m onarchie elle-m êm e». D ans la dém ocratie que p ro p o ­
sent les dém ocrates, « [1] e peuple a eu sa part, sans aucun
d o u te; m ais seulem ent p o u r faire comme on lui disait de
faire ». O r « le pouvoir d ’u n h o m m e », ici le président des
États-U nis, « n e p eu t pas être converti en d ém ocratie
sim plem ent en Yappelant dém ocratie ». D ans le contexte

62. /bld., p. 89-90.


63. Ibid., p. 90.
328 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

des États-U nis dotés d ’u n régim e présidentiel, dit-il, le


term e « dém ocratie » ne peut servir qu’à désigner le « carac­
tère national » d u pays64.
Au-delà de ces considérations rhétoriques, le sens
descriptif que C olton attrib u e lui-m êm e au m o t « d ém o ­
cratie » n’est pas cohérent. Il fait référence à « une d ém o ­
cratie originelle et purem ent théorique, qui se gouvernerait
elle-m êm e au sein d ’assem blées prim aires d u peuple»
qu’il présente com m e « u n m ode de gouvernem ent im p ra­
ticable », ce qui ne l’em pêche pas d ’affirm er que « le g ou­
vernem ent des États-Unis est à proprem ent parler [...] une
Démocratie65». Cela dit, il insiste p o u r affirm er que «s’il
d oit y avoir un p arti de ce n o m », alors « certainem ent, ils
[les whigs] sont les vrais dém ocrates66». À p a rtir de là,
C olton utilisera l’expression « locofocos » p o u r désigner
les m em bres d u Parti dém ocrate. Ce term e désignait une
faction des villes d u N ord-E st au sein de ce parti, consi­
dérée com m e radicale dans son o pposition à la co m m u ­
n au té m archan d e et financière. L’au teu r reproche aux
locofocos d ’avoir éten d u les pouvoirs de la branche exé­
cutive au détrim en t d u Congrès, ce qui serait une preuve
de leur haine de la dém ocratie.
C olton d o n n e ensuite des conseils pratiques p o u r
« rem ettre les choses en b o n o rdre » : réform er la presse
whig p o u r qu ’elle cesse de n o m m er «dém o crates» les
locofocos, ce qui leur d o n n e une tro p belle im age p u b li­
que et « tro m p e la m ajorité des gens, sim plem ent parce

64. Ibid., p. 97-99.


65. Ibid., p. 93.
66. Ibid., p. 99.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 329

que les gens sont honnêtes, et saisissent les choses par leurs
noms67 ». Les « classes laborieuses et pauvres » so n t to u t
particulièrem ent séduites p ar cette dénom ination : « Enle­
ver le nom, p ar lequel les locofocos o n t tro m p é les gens,
et le pouvoir s’évapore68. » Les whigs doivent « [m ]o n trer
que le génie, les doctrines et la pratiq u e d u locofocoïsm e
sont en fait hostiles à la liberté et à la dém ocratie69 ».
L’au teu r insiste aussi sur l’im p o rtan ce d ’utiliser le
term e « dém ocratie » po u r séduire les im m igrants. Il estime
qu’environ 50 000 nouveaux arrivants débarquent chaque
année dans le pays. Or, « tous, o u presque tous, viennent
ici p o u r la démocratie en ta n t qu’o pposition à la m onar­
chie, et ils seront donc démocrates. La p lu p art d ’entre eux
ignorent notre langue [...] et ne connaissent rien des p rin ­
cipes qui distinguent les p artis politiques ici, m ais ils se
dirigent principalem ent en fonction des noms que p o r­
ten t les partis. Le p a rti qui est nom m é dém ocratique, si
ta n t est qu’il y en a un , et les voilà qui assurém ent s’y
joignent70».
Ce texte de Calvin C olton vient confirm er, une fois
de plus, que les acteurs politiques de l’époque avaient
conscience des jeux de m anip u latio n de sens au sujet d u
m o t «dém ocratie» et de ses dérivés et que leur objectif
était de séduire l’opin io n publique - p rincipalem ent les
pauvres et les im m igrants - p o u r accroître leur capital
politique partisan. Par ailleurs, la d ém ocratie éta n t le
régim e d o n t C otto n se réclam e, il accuse m ain ten an t ses

67. Ibid., p. 102.


68. Ibid., p. 101.
69. Ibid., p . m .
70. Ibid., p. 101.
330 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

ennem is, en particulier les m em bres de la Société a n ti­


esclavagiste (Anti-slavery Society) de non seulement cons­
titu e r une « rép u b liq u e dans la république», m ais de
chercher à « révolutionner le gouvernem ent, et introduire
l’anarchie et la désolation». Certes, les abolitionnistes
sont sans doute bien intentionnés, m ais ils o n t été m a n i­
pulés, et m êm e s’ils disent « servir la cause de l’hum an ité
et de la liberté, ils nous m èn en t en fait directem ent vers
l’anarchie et le bain de sang71 ».
Pour leur part, quelques femmes com m encent à m ili­
ter p o u r obten ir le d ro it de voter et d ’être élues. Rebelle
face à u n gouvernem ent qu’elle ne p eut choisir par le biais
des élections, Lucy Stone72 refuse de payer ses im pôts en
affirm ant que le gouvernem ent ne la représente pas ; elle
sera dépossédée de ses biens, y com pris d u berceau de son
bébé73. Par ailleurs, des assemblées publiques p roposent
de discuter des « droits des fem m es ». À la C onvention de
Seneca Falls, on lit une Déclaration des sentiments, en 1848
(année d u M anifeste du Parti com m uniste), texte récla­
m an t des droits p o u r les femm es en invoquant le « co n ­
sentem ent des gouvernées » face au « despotism e absolu »
d ’u n régim e qui refuse que les fem m es soient représen­
tées dans les in stitutions législatives.

71. Calvin Colton, Abolition and Sédition, New York, Books for
Librairies Press, 1970 [1839], p. 22,23 et 64.
72. Lucy Stone (1818-1893). M ilitante p our l’abolition de l’escla­
vage (elle sera salariée par la Société anti-esclavagiste) et féministe, elle
prône le p o rt de vêtem ents confortables po u r les femmes. Elle parti­
cipe au m ouvem ent p our la tem pérance, p rônant le droit de divorcer
p our les femmes dont le m ari est alcoolique.
73. Howard Z inn, op. cit, p. 142.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 331

La F rance : to u s « dém ocrates »


P O U R SÉ DUI RE LES ÉLECTEURS

La France des années 1820-1830 était u n e m onarch ie


parlem entaire. La grande m ajorité des hom m es étaient
tro p pauvres p o u r être inscrits com m e électeurs, les
fem m es n ’avaient toujours pas le d ro it de voter et l’escla­
vage avait été rétabli. M algré to u t, certains considéraient
la dém ocratie bien vivante depuis la chute de l’em pereur
B onaparte, à to u t le m oins dans les cham bres parlem en ­
taires et en raison des possibilités (im aginées o u réelles,
selon les points de vue) d ’une plus grande m obilité sociale.
Alors théocrate royaliste, Félicité de La M ennais74 expli­
q uait en 1825, dans De la religion considérée dans ses rap­
ports avec l’ordre civil et politique:

Les Chambres sont une assemblée dém ocratique [...], il


est impossible de rien concevoir à la société actuelle si
auparavant l’on n’a pas compris que la France n’est qu’une
vaste dém ocratie. [...] Le caractère de la dém ocratie est
une mobilité continuelle [...]. La médiocrité réussit mieux
dans les démocraties que le vrai talent, surtout lorsqu’il
s’allie à un noble caractère. [...] Le christianisme avait créé
la véritable m onarchie inconnue des anciens ; la dém ocra­
tie, chez un grand peuple, détruirait infailliblement le

74. Félicité de La M ennais (1782-1854). Prêtre, théologien et roya­


liste, il essaie de redonner une fierté au catholicisme ébranlé par la
Révolution. Il publie Essai sur l'indifférence en matière de religion et
plusieurs textes où il défend la religion. Dans les années 1830, il rom pt
avec l’Église et développe un discours chrétien em preint de socialisme.
Il sera m êm e élu député en 1849, sur la liste du Com ité dém ocratique
socialiste.
332 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

christianisme. [...] Le christianisme conserve tout en fixant


tout, la dém ocratie détruit tout, en déplaçant tout75.

D ’autres auteurs français associaient « dém ocratie » à une


perspective sociologique (décrire l’état de la société) p lutôt
que politique (nom m er le régim e)76. Ce glissement du dis­
cours politique vers le discours sociologique m arque une
rupture avec une tradition vieille de plus de deux mille ans
selon laquelle « dém ocratie » désigne u n type de régime
politique, et n o n pas des pratiques sociales o u u n m ode
de vie. C ’est que la période révolutionnaire avait laissé
ses m arques dans le tissu social. M algré la R estauration,
il régnait un nouvel esprit égalitaire que beaucoup a ttri­
b u aien t à la dém ocratie. Et puis, les Français jouissaient
d ’une certaine égalité des droits garantie p ar la C harte77.
La dém ocratie est alors déjà là, p arto u t, aussi bien dans
la société que dans les institutions. M êm e s’il n’y a que
100 000 hom m es dans toute la France qui o n t le d ro it de
voter78, il se développe u n e conception sociologique de la
dém ocratie, en cela qu’elle est associée à u n type de société,
voire de culture. Il s’agit d ’une affaire de m œ urs, com m e
l’écrit le Dictionnaire de VAcadémie française en 1835. Dans
une société dém ocratique, les individus seraient plus libres
et les rapports sociaux seraient plus égalitaires. Cela peut

75. M. Agostino, J. C. D rouin, S. Guillaum e et J. H erpin (dir.),


Textes d ’histoire contemporaine, vol. I: Le X I X e siècle, Bordeaux, Presses
universitaires de Bordeaux, 1983, p. 97-98.
76. O n lira à ce sujet les remarques de Cornélius Castoriadis, op. cit.,
p. 66-67.
77. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne », loc. cit., p. 22-23.
78. Ibid., p. 23-24.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ., 333

être perçu avec joie, o u crainte si l’o n se désole d u m a n ­


que de respect envers les autorités légitimes.
Royer-Collard lance ainsi, en référence à la période
révolutionnaire, m ais en laissant entendre qu’il s’agit d ’u n
m ouvem ent civilisationnel irréversible :
La dém ocratie ? Pensez-y, Messieurs, voyez quelle est sa
force. Il y a des siècles qu’elle marche chez nous du même
pas que la civilisation [...]. De la société où elle règne sans
adversaires, déjà elle a fait irruption dans le gouvernement
[...]. Certes, ni les lumières ne m anquaient à leurs auteurs
[des gouvernem ents dém ocratiques], ni les bonnes et
patriotiques intentions, je le reconnais. Quels fruits ont-
elles portées ? Au-dedans l’anarchie, la tyrannie, la misère,
la banqueroute, enfin le despotisme. Au-dehors, une guerre
[...]. [L]a dém ocratie dans le gouvernement est incapable
de prudence ; c’est quelle est, de sa nature, violente, guer­
rière, banqueroutière79.

En 1837 paraissent deux livre aux titres révélateurs: De


la démocratie nouvelle, ou des mœurs et de la puissance des
classes moyennes en France, d ’E douard Alletz, et Essai sur
l’organisation démocratique en France, d ’Auguste Billiard.
Ce dernier est favorable au suffrage sem i-universel (pour
les hom m es). Alletz, p o u r sa part, se contente de ce q u ’il
n om m e une « m onarchie représentative80», q u ’il appelle
aussi «la dém ocratie nouvelle [...] o u la m onarchie des
classes m oyennes81», qu’il désigne assez curieusem ent par

79. Pierre-Paul Royer-Collard, « Pour l’hérédité de la pairie », dans


Pierre M anent (dir.), op. cit., p. 130-131.
80. É douard Alletz, De la démocratie nouvelle ou des mœurs et de la
puissance des classes moyennes en France, vol. II, Paris, F. Lequien, 1837,
p. 284
81. Ibid., p. 289.
334 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

l’expression de « m onarchie m oyenne82» o u « gouverne­


m en t m oyen83». Sous la plum e d ’Alletz, la dém ocratie est
encore une m enace : « D ans une société o ù l’o n d o it to u ­
jo u rs craind re l’invasion de la puissance populaire, il
im porte d ’em pêcher que la trivialité des habitudes et la
grossièreté des m œ u rs ne p rép aren t la n atio n aux form es
dém ocratiques84. » L’évolution politique et sociale pousse
donc Alletz à faire de m ultiples précisions sur son voca­
bulaire, au p o in t o ù il invente de nouveaux m ots ou
expressions. Il distingue « deux dém ocraties : la vieille et
la nouvelle».

La vieille dém ocratie est la puissance du nom bre ; les p au­


vres et les ignorants étant les plus nom breux en toute
société, il faut entendre, par cette démocratie, l’autorité de
l’im prudence et de la misère. [...] le gouvernem ent des
masses ou la vieille démocratie ne saurait être le produit
d ’une civilisation avancée, qui fait régner la justice et pré­
valoir le mérite. [...] Cependant est-il une dom ination plus
aveugle et souvent plus tyrannique que celle de ces masses
qui n’ont rien, ne savent rien, portent envie à tout, et pros­
crivent le mérite et la fortune qui leur font ombrage85?

La classe m oyenne, selon Alletz, est le sujet politique qui,


« to u ch an t à l’aristocratie par les lum ières et les richesse,
à la dém ocratie par la puissance et le nom bre, est assez fort
p o u r rem placer l’une et contenir l’autre86. » Prenant parti,
il affirme que « [1] e gouvernem ent des classes m oyennes

82. Ibid., p. 305.


83. Ibid., p. 303.
84. Ibid., p. 886.
85. Ibid., p. viii-ix.
86. Ibid., p. ix-x.
C h a p i t r e 6 . V e r s e ’h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 335

n ’a pu être connu de l’Antiquité, puisque ces classes m oyen­


nes n’existaient pas. Filles de la science et d u travail, elles
sont nées d ’hier et in tro d u iro n t dans le m onde une form e
nouvelle de gouvernem ent ; c’est ce que j’appelle la dém o­
cratie nouvelle, ou, m ieux encore, la polycratie. Je ne sau­
rais m ieux définir cette form e de gouvernem ent q u ’en
disant que c’est la dém ocratie lim itée, jusqu’au p o in t où
elle devient com patible avec la royauté87».
Mais que désigne le néologism e « polycratie » ? C ’est
F «autorité des classes m oyennes» o u le «gouvernem ent
de la pluralité88».
François G uizot signe une recension critique de ces
deux essais. Il se désole de l’am biguïté de l’analyse des
auteurs, puisqu’ils affirm ent que la société française est
dém ocratique sans s’entendre q u a n t à la n atu re de son
régim e, qui reste m onarchique. G uizot com m ente ainsi :
« L’état dém ocratique de la société est p o u r eux u n fait
accompli, convenu, légitime », mais « [q]u’est-ce donc cette
dém ocratie, ce fait souverain qui pousse à des conclusions
si contraires deux h om m es éclairés et de b o n n e foi89? »
P our G uizot, il convient de se rappeler que « le m ouve­
m en t dém ocratique n’a p o in t changé. Il a été, com m e je
Fai dit d ’abord, une guerre», «la dém ocratie [...] [c]’est
u n cri de guerre ; c’est le drapeau d u grand nom b re placé
en bas, contre le p etit no m b re placé en h a u t90».

87. Ibid., p. x.
88. Ibid., dans la note.
89. François Guizot, « De la dém ocratie dans les sociétés m oder­
nes», Revue française, 1837, p. 194.
90. Ibid., p. 202 et 197.
336 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Plusieurs facteurs expliquent ces glissem ents de sens


et la p e rtu rb a tio n qui caractérise le vocabulaire politique
de l’époque.
Prem ièrem ent, les au to rités in terd isen t d ’utiliser
publiquem ent le m o t « république », qui servirait à rallier
les séditieux. Cet in terd it sera reconduit sous la m o n a r­
chie de Juillet, après que le roi Louis-Philippe a échappé
à un atten tat en juillet 1835, ainsi que sous le Second
Em pire. M êm e si cette interdiction ne sem ble pas avoir
été to u jours strictem ent appliquée, u n trouble-fête qui
lançait «Vive la République ! » en public vers 1830 risquait
la déportation. « R épublique » étant frappé d ’interdit, les
républicains devaient chercher u n term e de rechange
po u r désigner leur idéal politique. Ils ne pouvaient s’asso­
cier à la « m onarchie», p uisqu’il s’agissait précisém ent là
de l’étiquette d u régim e qu’ils rêvaient d ’abattre. «Aris­
tocratie» possédait dans l’esprit des républicains une
charge négative encore plus forte que « m onarchie ». Res­
tait «dém ocratie». Les républicains s’associaient donc à
la « dém ocratie » sans doute plus souvent q u ’ils ne l’au ­
raient fait si l’utilisation de « république » n’avait pas été
condam née91.
U n autre p h én o m èn e encourageait les républicains
français à s’autoproclam er «dém ocrates». D ans les cer­
cles cultivés de la France des années 1830, la République
am éricaine était régulièrem ent qualifiée de d ém o crati­
que. L’ouvrage m arq u an t De la démocratie en Amérique,

91. Jean Tulard, op. cit., p. 382 ; Jean-Claude Caron, op. cit., p. 205 ;
Jean-Claude Caron, «Élites républicaines autour de 1830. La Société
des amis du peuple», Michel Vovelle (dir.), op. cit., p. 500 et 502; Hélène
Desbrousses-Peloille, loc. cit., p. 468 ; Claude Nicolet, op. cit..
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ., 337

d ’Alexis de Tocqueville, fait ici office de sym bole, m êm e


s’il n’est pas le seul ouvrage à présenter la République
am éricaine com m e u n e dém ocratie. Il faut rappeler que
lorsque Tocqueville a voyagé aux États-Unis, les politiciens
les plus influents s’y disaient tous, o u presque, « d ém o ­
crates ». Beaucoup de Français privilégiés o n t d ’ailleurs
visité l’A m érique d u N ord dans la prem ière m oitié du
x ix e siècle et le term e « dém ocratie » leur sem blait to u t à
fait approprié p o u r désigner ce nouveau m o n d e égali-
taire. Cette réorganisation de l’im aginaire politique for­
çait à reconsidérer la place d ’Athènes, qui n ’était plus vue
com m e une cité contrôlée par les pauvres et les d ém a­
gogues, m ais au contraire com m e u n e cité bourgeoise
respectueuse de la p ro p riété privée. Et la d ém ocratie
directe ? Cette idée m êm e avait été apprivoisée. L’historien
français V ictor D uruy92, qui a signé à l’époque plusieurs
m anuels scolaires, affirm ait p ar exemple q u ’à A thènes,
« rassem blée générale [...] n ’était q u ’u n e cham bre de
représentants plus nom breuse que la n ô tre93». Ce renver­
sem ent est étonnant. Avant, on am ad o u ait le peuple en
lui expliquant qu’une cham bre de représentants élus était
com m e une assemblée du peuple, en m iniature. La nation
m êm e était considérée com m e présente à la C ham bre
des représentants. M ain tenan t, l’assem blée d u peuple

92. Victor D uruy (1811-1894). H istorien et hom m e politique,


m inistre de l’instruction publique (1863-1869), il propose de n o u ­
veaux cours aux filles.
93. Cité par Pierre-Vidal Naquet, « La form ation de l’Athènes bour­
geoise. Essai d ’historiographie 1750-1850», dans La démocratie grec­
que vue d ’ailleurs, op. cit., p. 209.
338 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

(d ’Athènes) était décrite com m e une cham bre des rep ré­
sentants, en plus gran d !
P our clarifier les term es d u débat, La Revue républi­
caine distinguait en 1834 deux conceptions de la « d ém o ­
cratie », soit celle de « l’école conventionnelle » et celle de
« l’école am éricaine». Les partisans de la prem ière défi­
nissaient la dém ocratie en term es d ’égalité économ ique
et de participation directe des citoyens à la gouverne de
la cité. Il s’agissait donc d ’une conception plus classique.
Les tenants de la seconde école désignaient p ar « d ém o ­
cratie» une société individualiste sous le pouvoir d ’u n
régim e électoral, dans lequel l’égalité politique se résum e
au droit de vote p o u r chaque hom m e adulte. Ici, la dém o­
cratie n ’est plus seulem ent u n régim e politique. C ’est
aussi l’état d ’une société o u d ’une culture qui valorise la
liberté individuelle et u n certain égalitarism e. En term es
de tendances politiques, l’approche am éricaine serait celle
des républicains, l’approche conventionnelle celle des
socialistes94. D ’ailleurs, le term e «socialism e» est in tro ­
d u it en français vers 1830, com m e u n antonym e d ’« in d i­
vidualism e95». Il perm et aussi à l’ancien « dém ocrate » de
s’attrib u er u n nouveau n o m - «socialiste» - dans u n
cham p politique o ù de plus en plus de protagonistes se
réclam ent de la dém ocratie.
En effet, ce so n t d ’abo rd les socialistes qui se sont
présentés com m e « dém ocrates» sur la scène politique

94. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage


universel en France, Paris, Gallimard, 1992, p. 344.
95. M arc Angenot, « La démocratie, c’est le mal. Un siècle d ’argu­
m entation antidém ocratique à l’extrême gauche, 1815-1916», Dis­
cours social, n° 15, 2003, p. 10.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 339

française. Le term e « dém ocratie » était particulièrem ent


utile p o u r les socialistes de m êm e que p o u r les républi­
cains radicaux, car il leur perm ettait de se distinguer des
républicains m odérés ou conservateurs. Le slogan «Vive
la République dém ocratique et sociale96 ! », très co m m u n
à l’époque chez les socialistes, leu r p erm ettait aussi de
distinguer aisém ent le type de république à laquelle ils
aspiraient. Ils en appelaient d ’une république offrant de
sérieuses garanties socio-économ iques aux ouvriers et
aux chôm eurs, con trairem en t aux républicains m odérés
qui espéraient instau rer u n libéralism e politique carac­
térisé par la liberté de presse et de religion, le d ro it de
propriété privée, et le libre m arché, o u aux républicains
conservateurs qui ne voulaient que l’abolition de la m onar­
chie. Pour les socialistes, le term e évoquait une véritable
participation politique des citoyens, le m ouvem ent ouvrier
étant par exemple riche de nom breuses associations d o n t
les m em bres délibéraient jusqu’à une ou deux fois par mois
en assemblée générale97.
M oritz R ittinghausen98 publie en 1851 La législation
directe par le peuple ou la véritable démocratie, u n p etit
livre rep ren an t trois articles déjà p aru s dans le jo u rn al

96. Michel Pigenet, « Les adjectifs de la république. Voies et condi­


tions de la politisation des milieux populaires, l’exemple du Cher au
x ix ' siècle », dans M ichel Vovelle (dir.), op. cit., p. 527-529.
97. W illiam H. Sewell Jr., Work & Revolution in France: The Lan­
guage o f Labour from the Old Regime to 1848, Cambridge, Cambridge
University Press, 1980, p. 256.
98. M oritz Rittinghausen (1814-1890). Politicien belge, partisan
du socialisme et de la dém ocratie directe, il participe à la révolution de
1848, m ilite en Allemagne avec le m ouvem ent ouvrier et avec le Parti
social-dém ocrate. Il a été député au Reichstag.
340 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Démocratie pacifique, qui fait la p ro m o tio n de la liberté


individuelle et de la souveraineté populaire. Il déclare
que « la dém ocratie d o it franchem ent se déclarer l’adver­
saire du système représentatif» qui « est u n reste de l’an ­
cienne féodalité99». Il rappelle que « [l]a représentation
nationale est une fiction, rien q u ’une fiction. Le délégué
ne représente que lui-même, p uisqu’il vote selon sa p ro ­
pre volonté et n o n selon celle de ses m an d ataires100».
Enfin, il propose que le peuple puisse s’assem bler p o u r
délibérer des affaires com m unes, et accepter o u rejeter
des lois. Pour ce faire, il conviendrait de diviser le peuple
en sections qui, selon lui, p o u rra ie n t com pter mille per­
sonnes. M ais il réplique to u t de suite à u n e objection,
rappelant que « [cj’est d ’ailleurs le peuple souverain qui
réglera en dernier ressort cette question qui n’en est pas
un e 101». C’est qu’en b o n agoraphile politique, il com prend
que c’est toujours au peuple, au final, de décider com m ent
il veut organiser sa dém ocratie. Les questions soulevées
par des agoraphobes - par exemple : « M ais com m ent le
peuple peut-il en pratiq u e s’assem bler et délibérer ? » et
«C om bien de gens faut-il p o u r q u ’u n e assem blée soit
légitim e ?» - ne sont généralem ent que de fausses ques­
tions, lancées dans le débat p o u r faire croire que la dém o ­
cratie (directe) est im possible.
Les jo u rn a u x et les organisations d ’u n m ouvem ent
o uvrier qui se constitue p eu à p eu v o n t s’associer à la
dém ocratie, au socialism e ou au com m unism e, ou aux

99. M oritz Rittinghausen, La législation directe parle peuple ou la


véritable démocratie, Paris, Librairie phalanstérienne, 1851, p. 11.
100. Ibid., p. 12.
101. Ibid., p. 47.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 341

trois à la fois. V ictor C o n sid éran t102 publie en 1843 Prin­


cipes du socialisme. Manifeste de la démocratie du x ix 6siècle.
D ’autres parlen t de « la dém ocratie socialiste ». D ans ce
contexte, le socialiste Auguste B lanqui103 est invité à p ro ­
noncer u n discours à Paris p ar les Clubs dém ocratiques,
le 22 m ars 1848104. L’étiquette « d ém o cratiq u e» est aussi
utilisée p ar le m o u v em en t socialiste u n p eu p a rto u t en
Europe.
À Paris, des m ilitants socialistes fo n d en t u n e agence
de publications n o m m ée P ropagande d ém o cratiq u e et
socialiste105. Ils lancent aussi u n vaste m ouvem ent connu
sous le n o m de dém oc-soc («dém ocratique» et «socia­
liste»), qui a p o u r o bjectif de m obiliser la p o p u latio n
ru rale trad itio n n e lle m e n t p lu tô t co n serv atrice106. Les
dém oc-socs organisero n t sciem m ent leu r cam pagne en
fonction d ’élém ents com m uns au socialism e vulgarisé et
à la trad itio n paysanne, com m e l’im age de Jésus le char­
pentier. C ertains segm ents de la p o p u latio n rurale, d o n t

102. Victor C onsidérant (1808-1893). Ancien m ilitaire, intellec­


tuel, il enseigne la pensée du « socialiste utopique » de Charles Fourier,
qui proposait de refonder la société en créant des com m unautés auto­
gérées et autonom es (les phalenstères). Il publie de nom breux jo u r­
naux, d ont Démocratie pacifique. Il est député en 1848, puis s’exile au
Texas où il fonde une com m une socialiste.
103. Auguste Blanqui (1805-1881). Après une form ation en m éde­
cine et en droit, il devient l’une des figures dom inantes du m ouvem ent
socialiste en form ation. Il organise des m anifestations et des complots
et passe plusieurs années en prison. À la fin de sa vie, il dirige le journal
N i Dieu, ni maître.
104. Auguste Blanqui, Textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1971,
p. 116.
105. Marc Angenot, loc. cit., p. 6, note 2.
106. W illiam H. Sewell, Jr., op. cit., p. 266.
342 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

les bûcherons, les draveurs, les fabricants de sabots, les


gardes-chasse et certains vignerons se m o n tre ro n t to u t
particulièrem ent sym pathiques envers le discours dém oc-
soc107, au cœ u r duquel on retrouve le m o t « dém ocratie »
et ses dérivés108. Enfin, la tenue de « banquets d ém o crati­
ques » perm ettait de s’assembler sans être visés p ar les lois
réglem entant de m anière restrictive les rassem blem ents
publics109. Ces événem ents attiraient des milliers d ’indivi­
dus et le m o t « dém ocratie», déjà présent dans l’appella­
tion de ces banquets, était égalem ent souvent à l’h o n n eu r
lors des discours et des toasts qu’on y prononçait.
Le term e « dém ocratie » avait donc une fonction p ré­
cise : m arquer la différence entre des tendances opposées.
D ans u n pam phlet, u n ouvrier n o m m é A ubier fait expli­
citem ent référence à cette fonction rh éto riq u e : « [ D o r é ­
n avant - et rappelo n s-n o u s bien ceci - ne p ro n o n ço n s
plus le m o t de R épublicain sans y ajo u ter celui de
D ém ocrate. Le m o t est u n peu plus long, m ais il n’en est
que plus explicatif. [...] Soyons d onc R épublicains m ais
Républicains-D ém ocrates110.» C ontrairem ent aux espoirs

107. Roger Magraw, France 1815-1914: The Bourgeois Century,


Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 147-150; R obert Tombs,
France 1814-1914, Londres, Longman, 1996, p. 256-258 et 389-390.
108. C hristine Peyrard, «Le journalism e et la diffusion de l’idée
républicaine dans la Sarthe de la prem ière à la seconde République »,
dans Michel Vovelle (dir.), op. cit., p. 519.
109. Pierre Rosanvallon, «The Republic o f Universal Suffrage»,
dans Bianca Fontana (dir.), op. cit., p. 193, note 4 et p. 199; Claude
Nicolet, op. cit., p. 85, note 2.
110. Alain Faure et Jacques Rancière (dir.), La parole ouvrière
1830-1851, Paris, U nion générale d ’éditions, 1976, p. 357.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 343

d ’Aubier, les républicains p re n n e n t rap id em en t cons­


cience de l’efficacité politique de «d ém o cratie» , q u ’ils
vont utiliser à leur to u r p o u r séduire l’électorat que te n ­
ten t d ’attirer les socialistes. Si cette p o p u larité d u m o t
était croissante chez les républicains depuis les années
1830-1840, c’est avec l’in sta u ra tio n d u suffrage sem i-
universel (p o u r les hom m es) q u ’il devient avantageux
p o u r les républicains de s’autoproclam er « dém ocrates ».
Le term e « dém ocratie » devient donc populaire parm i
les m em bres de l’élite politique française p o u r trois ra i­
sons au m o in s: l’in terd ictio n d ’utiliser « rép u b liq u e» ,
l’influence de la m ontée en popularité de la d én o m in a­
tion « dém ocratie » aux États-U nis et l’utilisation de plus
en plus fréquente d ’une rh éto riq u e d ém ocratique chez
les socialistes. Mais c’est sans doute l’instau ratio n d u suf­
frage sem i-universel m asculin qui a le plus directem ent
favorisé la p o p u larité d u m o t « dém ocratie » en France
chez les non-socialistes. N on pas parce q u ’il s’agissait
d ’une avancée « dém ocratique », m ais bien parce que le
m ot « dém ocratie » s’est avéré - com m e aux États-Unis -
très efficace p o u r séduire cet électorat englobant m ain te­
n a n t les petits salariés.
Le suffrage m asculin est o b ten u le 4 m ars 1848, et le
corps électoral passe subitem ent de 250 000 à 9 millions
d ’électeurs. Les m em bres de l’élite politique au ta n t que
ceux des organisations de base sem blaient convaincus que
le term e « dém ocratie » perm ettait de s’attirer la sym pa­
thie de ces nouveaux électeurs des classes laborieuses. O n
assiste d ’ailleurs rapidem ent à une flambée d ’associations
et de publications politiques qui se définissent com m e
dém ocratiques.
344 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

À cette époque, les républicains m odérés et conser­


vateurs étaient particu lièrem en t inquiets en raison des
nom breuses agitations des ouvriers et des chôm eurs. Le
15 m ai 1848, des m anifestantes et des m anifestants occu­
p en t l’Assemblée nationale avant que la tro u p e n’in te r­
vienne et ne les écrase. Le 21 juin, en réaction à la ru m eu r
- qui s’avérera fondée - d ’une ferm eture prochaine des
Ateliers n atio n au x , qui offraient d u travail aux sans-
em ploi, des ém eutes éclatent à Paris au cri de «Vive la
République dém ocratique et sociale111 ! » Les ém eutières
et les ém eutiers contrôlent pend an t plusieurs jours le fau­
b ourg Saint-A ntoine. La répression est sanglante et des
milliers de personnes sont déportées vers l’Algérie. En juin
1849, d ’autres ém eutes éclatent. C ’est dans u n tel co n ­
texte que de plus en plus de politiciens m odérés et conser­
vateurs ten ten t de calm er le jeu en courtisan t les ouvriers
et les chôm eurs. Aux élections législatives du 23 avril 1848,
des candidats s’associaient à la classe ouvrière en se p ré ­
sentant com m e des « ouvriers de la pensée » ou des « p ro ­
létaires de l’intelligence112». O n n’hésitait plus à se désigner
com m e « dém ocrate », pratique d ’ailleurs souvent d én o n ­
cée avec vigueur p ar les socialistes, qui parlaien t « des
dém ocrates de la douzièm e h eu re113».
Alexis de Tocqueville incarne m ieux que personne
cette récupération d u discours p rodém ocratique par les

111. Jean Tulard, op. cit., p. 476.


112. Yves Déloye, «Se présenter p our représenter. Enquête sur les
professions de foi électorales de 1848 », dans Michel Offerlé (dir.), La
profession politique x ix ’-x x ’ siècles, Paris, Belin, 1999, p. 238.
113. M aurice Tournier, «Le m ot “Peuple” en 1848: désignant
social ou instrum ent politique?», .Romantisme, vol. 5, n ° 9 ,1975, p. 13.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 345

républicains conservateurs. « J’ai p o u r les in stitu tio n s


dém ocratiques u n g o û t de tête, m ais je suis aristo cra­
tique par instinct, c’est-à-dire que je m éprise et crains la
foule. J’aim e avec passion la liberté, la légalité, le respect
des droits, m ais n o n la dém ocratie114», écrit-il en 1841 en
p rép aran t un discours politique. Avant 1848, Tocqueville
am algam ait souvent «dém ocratie» et «socialism e115». En
octobre 1847, il co n d am n e les « o p in io n s d é m o c ra ti­
ques» qui m enacent directem ent la p ro p riété privée116.
Quelques m ois plus tard, Tocqueville présente les choses
to u t au trem en t dans u n discours à l’Assemblée consti­
tuante. Il y déclare que la dém ocratie veut l’égalité dans
la liberté, alors que le socialisme la veut dans la pauvreté
et l’esclavage117. En septem bre 1848 - soit m oins d ’u n an
plus tard - , Tocqueville espère l’avènem ent d ’une républi­
que « com plètem ent dém ocratique sans être socialiste118».
En fait, Tocqueville utilise « dém ocratie » de façon si peu
rigoureuse que pas m oins de 11 définitions différentes peu­
vent être répertoriées dans son œ uvre119. Ces changem ents

114. Alexis de Tocqueville, Œ uvres complètes, vol. III, Paris,


Gallimard, 1985, p. 87.
115. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I,
1835, p. 4; et Jens A. Christophersen, op. cit., p. 88.
116. Françoise M élonio, «Tocqueville, u n ralliem ent sous la
seconde république», dans Michel Vovelle (dir.), op. cit., p. 584.
117. G iovanni Sartori, The Theory o f Democracy Revisited,
Chatham , C hatham House Publishers, 1987, p. 386.
118. Françoise Mélonio, op. cit., p. 586.
119. À ce sujet, voir J. T. Schleifer, The M aking o f Tocqueville’s
Democracy in America, Chapel Hill, University o f N o rth Carolina,
1980 ; M. H. Olivier, « La redéfinition de la dém ocratie selon Tocque­
ville », La Révolution française et la philosophie. Échanges et Conflits,
Poitiers, C entre régional de d o cum entation pédagogique, 1990,
346 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

chez Tocqueville ne peuvent s’expliquer par l’étym ologie


ou la philosophie. Seules les luttes politiques p erm etten t
de com prend re l’incohérence sém antique d o n t il fait
preuve, puisqu’elles déstabilisent et tro u b len t le sens des
m ots ; m ais aussi parce q u ’elles appellent à leur redéfini­
tion volontaire en vue d ’obten ir des effets rhétoriques.
Sous les plum es ou sur les lèvres des républicains, la
« dém ocratie » n’est plus associée com m e chez les socia­
listes aux intérêts des pauvres, m ais bien à la n ation fra n ­
çaise unifiée et respectueuse d u libéralism e politique. Les
affiches électorales de V ictor Hugo, candidat à l’élection
d u printem ps 1848, distinguent deux types de république.
La prem ière représente le projet sectaire du socialisme qui
« abattra le drap eau tricolore sous le drapeau rouge », et
il ne faut pas la confondre avec la seconde, p o u r laquelle
H ugo milite, et qui représente tous les Français ainsi que
« le principe d ém ocratique120». Alphonse de L am artine121,
candidat à la présidence, vante en 1831, dans Politique
rationnelle, les m érites de la « république véritable » au
sujet de laquelle « nous ne disputons que sur le n o m » :

[C]ette forme que les modernes ont appelée démocratie,


par analogie inexacte avec ce que les anciens nommaient
ainsi, et qui n’était que la tyrannie de la multitude. Ce nom
de démocratie, souillé et ensanglanté récemment parmi

p. 173-183; Pierre M anent, Tocqueville et la nature de la démocratie,


Paris, Fayard, 1993, p. 13-28.
120. Guy Rosa, «La république universelle, paroles et actes de
Victor H ugo », dans Michel Vovelle (dir.), op. cit., p. 656.
121. Alphonse de Lam artine (1790-1869). Poète et hom m e poli­
tique français, il devient m inistre après la révolution de 1848. Il est
défait à la cam pagne présidentielle.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’h é g é m o n i e d u d i s c o u r s . 347

nous dans les saturnales de la Révolution française, répu­


gne encore à la pensée ; bien que le philosophe lave les mots
avant de s’en servir et purifie l’expression par l’idée, nous
nommerons de préférence cette forme de gouvernement,
la forme rationnelle, ou le droit de tous122.

S’il se présente alors com m e u n p artisan de la d ém o cra­


tie, c’est to u t de suite p o u r proposer de la placer sous le
contrôle ou la d o m in atio n d ’une élite politique :

[A] idons la démocratie à s’organiser pour vivre ; donnons-


lui des guides, faisons-lui des lois, créons-lui des mœurs,
car elle est seule tout l’avenir du monde ; apprenons-lui sur­
tout qu’elle ne peut vivre sans forme, que la forme de toute
réalité politique c’est un gouvernement ; que la vie de tout
gouvernement régulier c’est un pouvoir vrai et fort; que
ce pouvoir ne peut être l’expression mobile des factions
inconstantes, l’œuvre perpétuelle du caprice populaire123.

Presque ving t ans plus tard , en cam pagne électorale


présidentielle, L am artine adopte u n discours p ro d ém o ­
cratique qui lui p erm et de se présenter com m e u n a s ­
sem bleur : « O n entend p ar dém ocratie et p ar peuple la
famille française to u t entière, la n atio n dans sa généra­
tion la plus com plète dans toutes les classes, dans tous les
m odes d ’existence, de situation [s], de professions qui la
com posent, etc.124.»

122. Alphonse de Lam artine, «Politique rationnelle» (1831), dans


Œuvres diverses, vol. II, Bruxelles, Louis H aum an, 1836, p. 118-120.
123. Ibid., p. 167.
124. Alphonse de Lam artine, Le conseiller du peuple, le passé, le
présent, l’avenir de la République, Paris, Bureau du Conseiller du
peuple, 1850, p. 20.
348 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Le renversem ent de sens effectué p ar les républicains


sera à ce po in t réussi que les socialistes sont contraints de
réviser leur p ropre discours. Puisque les républicains
m etten t sur pied des com ités de dém ocrates o u s’a rro ­
gent l’étiquette «dém ocrates républicains», les socialistes
doivent adopter de nouvelles étiquettes p o u r se distinguer
des républicains m odérés ou conservateurs. C onscients
de ce problèm e, les socialistes du C om ité électoral dém o ­
cratique rebaptisent leur organisation C om ité des dém o ­
crates socialistes125. Encore en 1868, M ichel B akounine126
et d ’autres anarchistes fon den t l’Alliance internationale
de la dém ocratie socialiste127.
C om m e aux États-U nis, les prem iers à s’associer à
la dém ocratie en France v o n t accuser leurs adversaires
d ’avoir usurpé leur identité politique. D ans sa Lettre aux
prolétaires, A lbert L aponneraye128 explique, en 1835 :
[Cjhacun a la prétention d’être démocrate. [...] Le ban­
quier qui s’est enrichi dans les sales tripotages de la Bourse,
et l’orateur subventionné qui monte à la tribune préten­
due nationale pour y défendre les plus révoltants mono­
poles se disent démocrates ; le journal qui, chaque jour, se
fait l’écho des déclamations aristocratiques, et qui tonne
avec le plus de fureur contre la liberté et l’égalité se dit

125. M ark Traugott, Armies o f the Poor: Determinants o f Working-


Class Participation in the Parisian Insurection o f June 1848, Princeton,
Princeton University Press, 1985, p. 17-18 et 21
126. Michel Bakounine (1814-1876). Anarchiste bien connu p our
l’intensité de son m ilitantism e et p o u r sa rivalité avec Karl Marx, dans
l’internationale.
127. M arianne Enckell, La Fédération jurassienne, Genève, Entre-
m onde, 2012, p. 23.
128. Albert Laponneraye (1808-1849). Historien, polémiste, m ili­
tant républicain et socialiste, il passe plusieurs années en prison.
C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 349

démocrate; enfin, il n’est pas jusqu’aux marquis du noble


faubourg, jusqu’aux ci-devant jésuites à grands et à petits
collets, qui ne se disent également démocrates129.
Le p hénom ène ne faisant que se généraliser, c’est au to u r
d u républicain conservateur François G uizot de s’inquié­
ter. Si G uizot ad m ettait en 1837, dans son article «D e
la dém ocratie dans les sociétés m odernes », que le m o t
« dém ocratie » est encore u n outil de m obilisation p o u r
les radicaux, le m êm e G uizot concède, dans son livre De
la démocratie en France publié en 1849, que la situation a
bien changé :
Démocratie. C’est le mot souverain, universel. Tous les
partis l’invoquent et veulent se l’approprier comme un
talisman. Les monarchistes ont dit : « Notre monarchie est
une monarchie démocratique. C’est par là quelle diffère
essentiellement de l’ancienne monarchie et qu’elle con­
vient à la société nouvelle. » Les républicains disent : « La
République, c’est la démocratie se gouvernant elle-même.
Ce gouvernement seul est en harmonie avec une société
démocratique [...].» Les socialistes, les communistes, les
montagnards veulent que la République soit une démo­
cratie pure, absolue. [...] Tel est l’empire du mot démocra­
tie que nul gouvernement, nul parti n’ose vivre, et ne croit
le pouvoir, sans inscrire ce mot sur son drapeau. [...] Le
mot démocratie n’est pas nouveau, et de tout temps il a dit
ce qu’il dit aujourd’hui. Voici ce qui est nouveau et propre
à notre temps. Le mot démocratie est maintenant pro­
noncé tous les jours, à toute heure, partout, et il est par­
tout et sans cesse entendu de tous les hommes130.

129. Cité par Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à


l’époque m oderne», loc. cit., p. 27.
130. M. Agostino, J. C. D rouin, S. Guillaum e et J. H erpin (dir.),
op. cit., p. 113-114.
350 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

En 1850, dans son livre Le socialisme pratique (Association


pacifique et volontaire des travailleurs), le serru rier m éca­
nicien Jean-Pierre D revet fait égalem ent référence à cette
utilisation politique d u term e « dém ocratie », après avoir
présenté un p o rtra it général de la politique des m ots :
Quand le peuple d’une nation a fait une révolution pour
améliorer son sort, et ensuite ce peuple a confié sa victoire
à quelques hommes qui lui ont parlé politique, ils l’ont
endormi par de beaux discours, et l’amélioration que le
peuple avait droit d’attendre de sa victoire, a toujours
consisté jusqu’à présent à changer le nom de ceux qui
gouvernent, et la politique a été la même après qu’avant la
révolution. [...] Pour être reçu dans la confrérie des hom ­
mes politiques, il faut savoir tromper. [...] Il ne faut plus
verser le sang du peuple pour engraisser quelques charla­
tans politiques : voilà pourquoi nous voulons la Républi­
que démocratique et sociale. [...] Nous disons république
démocratique, parce qu’il y a des républiques aristocra­
tiques, qui font comme les rois, qui gouvernent au profit
de quelques-uns. Le mot démocratique signifie gouverne­
ment de tous pour tous131.

L’année suivante, Blanqui rép o n d de son cachot à u n am i


qui déclarait être u n républicain révolutionnaire et avec
qui il débat des fondem ents des étiquettes politiques, ou
ce qu’ils nom m en t les «professions de foi». Blanqui répli­
que, révélant encore une fois une conscience aiguë de l’im ­
p ortance politique des appellations :

Venons-en aux professions de foi : vous vous dites Répu­


blicain révolutionnaire. Prenez garde de vous payer de
mots et d’être dupe. C’est précisément ce titre de Républi­
cain révolutionnaire qu’affectent de prendre les hommes

131. Alain Faure et Jacques Rancière (dir.), op. cit., p. 411.


C h a p i t r e 6 . V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s ... 351

qui ne sont ni révolutionnaires, ni peut-être même républi­


cains. [...] Vous me dites: je ne suis ni bourgeois, ni prolé­
taire, je suis un Démocrate. Gare les mots sans définition,
c’est l’instrument favori des intrigants. [...] [U]ne éti­
quette empruntée à la phraséologie des escamoteurs [...]
intrigants. Ce sont eux qui ont inventé ce bel aphorisme :
ni prolétaire, ni bourgeois ! mais démocrate. Qu’est-ce donc
qu’un démocrate, je vous prie? C’est là un mot vague,
banal, sans acceptation précise, un mot en caoutchouc.
Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette
enseigne ? Tout le monde se prétend démocrate, surtout les
aristocrates.
Et Blanqui de conclure, avec ironie : « Ne savez-vous pas
que M. G uizot est dém ocrate ? »
Mais si to u t le m o n d e est dém ocrate, le term e n ’a
plus d ’effet de distinction dans le cham p politique. En
1870, H enri D a m e th 132 signe Le m ouvem ent socialiste et
l’économie politique, et note à son to u r qu’il y a m aintenant
des « D ém ocrates socialistes », des « D ém ocrates révolu­
tionnaires », des « D ém ocrates bourgeois », des « D ém o ­
crates im périalistes », des « D ém ocrates néo-chrétiens ».
O n évoque m êm e l’espoir d ’une « dém ocratie vraim ent
libérale et socialiste133». Le m êm e D am eth associait la
dém ocratie au régime électoral, expliquant que « [l]e vote
universel » est ce « [q] ue réclam ent les Dém ocrates de tous
les tem p s134».

132. H enri D am eth (1812-1884). Socialiste qui a été em prisonné


en 1848.
133. É douard Trouessard, D u m ouvem ent social et réformiste,
1870, p. 64.
134. H enri D am eth, Défense du fouriérisme. Réponse à M M .
Proudhon, Lamennais, Reybaud, Louis Blanc, etc., Paris, De M oquet,
1847, p. 47, dans la note.
352 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

« C’est l’abus du m o t dém ocratie qui m ’a donné l’idée


de ce livre», expliquait déjà en 1859 Étienne V acherot135,
en ouverture de La démocratie. Il constatait que « [1] es
publicistes de la m onarchie absolue et d u despotism e
m ilitaire p réten d en t p arler au n o m de la dém ocratie,
com m e les publicistes de la république136». Mais certains
pouvaient reprocher à Vacherot d ’avoir également usurpé
son titre de dém ocrate, puisqu’il affirm ait être de 1’« école
dém ocratique libérale».
Sous le Second Em pire, les républicains co ntinuent
à se dire dém ocrates, d ’autant plus que le term e « républi­
cain » sera frappé d ’in terd it une fois de plus. Des ré p u ­
blicains lancent le jo u rn al La Démocratie, et u n C om ité
dém ocratique radical sera m is sur pied p o u r appuyer la
candidature de Léon G am betta, qui se présentait com m e
u n « dém ocrate radical ». Il affirm e que la « dém ocratie
est devenue raisonnable, pacifique, observatrice de la
lo i137» et il déclare qu’il faut une « dém ocratie régulière et
loyale138». Dans son esprit, « dém ocratie » n ’a plus rien à
voir avec le gouvernem ent du « peuple » par lui-m êm e. Le

135. Étienne Vacherot (1809-1897). Il enseigne la philosophie au


collège Sainte-Barbe et est élu à l’Académie des sciences m orales et
politiques.
136. Étienne Vacherot, La démocratie, Bruxelles, A. Lacroix/Van
M eensen and cie., 1860, p. 19.
137. Cité dans Jean-Thom as N ordm ann, Histoire des radicaux
1820-1973, Paris, La Table Ronde, 1974, p. 65-66. Sur le m êm e sujet,
on consultera également le m ém oire de m aîtrise de Marcel Roy, « Le
m inistère Gam betta. L’échec d ’u n nouvel ordre politique», départe­
m ent d ’histoire de l’Université de M ontréal, 1974.
138. G érard Baal, Histoire du radicalisme, Paris, La Découverte,
1994, p. 10.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s , 353

m o t évoque to u jo u rs cette im age m ais ne désigne plus


qu’un régime électoral respectueux des droits individuels.
Bref, com m e aux États-U nis, les politiciens en France en
étaient venus à présenter la dém ocratie à la fois com m e
un régim e électoral qui règne sur le peuple en son n o m
et p o u r son bien, m ais aussi com m e une société, voire
une culture, où le citoyen p eu t jo u ir de son individualité
dans la sphère privée. O ubliée, donc, la possibilité d ’une
vraie dém ocratie o ù la liberté et l’égalité ne so n t p o s­
sibles que p ar l’engagem ent politique actif des citoyens
et citoyennes dans des assemblées délibérantes, soit où le
peuple participe directem ent au processus de prise de
décision collective.
La dém ocratie inspire m êm e les écrivains139 et les
poètes140, d o n t H erm an Melville, l’auteur de M oby Dick,
et l’écrivain français A rth u r Rim beau, qui intitule u n de
ses poèm es Démocratie. D ans son ro m an Boule de suif,
Guy de M aupassant relate en 1880 l’histoire d ’une jeune
femme prise dans la tourm ente de la guerre de 1870 entre
la France et la Prusse. L’au teu r y utilise des expressions
telles que « le d ém o c141 », « cafés d ém ocratiques142», « les

139. Voir l’essai du rom ancier James Fenimore Cooper, The A m e­


rican Democrat, Indianapolis, Liberty Fund, 1959 [1838].
140. Voir la poésie de Walt W hitm an, Leaves o f Grass, New York/
Toronto, Bantam Books, 1983 ; et l’analyse politique qu’en fait George
Kateb, «Walt W hitm an and the Culture o f Democracy », Political Theory,
vol. 18, n° 4,1990, p. 545-600.
141. Guy de M aupassant, «Boule de Suif», dans Émile Zola, Guy
de M aupassant, J.-K. Huysmans, H enry Céard, Léon H ennique et Paul
Alexis, Les soirées de Médan, coll. Les Cahiers rouges, Paris, Grasset
1955, p. 66 et 75.
142. Ibid., p. 67.
354 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

dém ocrates à longue b a rb e 143», et il décrit u n dém ocrate


com m e u n b uveur de bière: « [I]l trem p ait sa grande
barbe rousse dans les bocks de tous les cafés dém o crati­
ques144. » La dém ocratie est donc associée à des pratiques
culturelles et à des effets de m ode. Plus sérieusem ent, le
poète W alt W h itm a n 145 explique dans u n jo u rn a l de
New York que « [1] a d ém ocratie de ce pays ne p o u rra
jam ais être renversée. [...] [L]a vraie d ém ocratie p o rte
en elle u n élan perp étu el de santé et de p u re té 146». En
France, Victor H ugo se laisse lui aussi aller à de grandes
envolées lyriques, associant dém ocratie, raison et p ro ­
grès : « C ’est l’esprit h u m ain qui, depuis que l’histoire
existe, a tran sfo rm é les sociétés et les gouvernem ents
selon une loi de plus en plus acceptable p o u r la raison,
qui a été la théocratie, l’aristocratie, la m onarchie, et qui
est a u jo u rd ’hui la dém ocratie147. »
Le succès d u m o t est tel que le Second E m pire de
Louis-N apoléon B onaparte148, instauré en 1852, sera lui-
m êm e associé à la d ém ocratie149. D ans la m esure o ù tous

143. Ibid., p. 73.


144. Ibid., p. 67; voir aussi p. 75-77.
145. Walt W hitm an (1819-1892). Journaliste et poète, auteur du
célèbre recueil Feuilles d ’herbe. M édecin pendant la guerre de Séces­
sion, il est dém ocrate, hum aniste et homosexuel.
146. Eagle (New York), 7 novembre 1846.
147. Victor H ugo, Actes et paroles I, 1870, p. 268.
148. Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873). Ce fils de Napoléon
Bonaparte a tenté u n coup d ’État contre la m onarchie en 1836. Il est
Président de la Seconde République de 1848 à 1852, et sera em pereur
de 1852 à 1871, alors connu sous le nom de N apoléon III.
149. Jean Dubois, Le vocabulaire politique et social en France de
1869 à 1872, Paris, Librairie Larousse, 1962, p. 282.
C h a p i t r e 6. V e r s l ’ h é g é m o n i e d u d i s c o u r s .. 355

les acteurs politiques se réclam ent de la dém ocratie, ce


m ot est peu o u pas utilisé de façon critique par ceux qui
d énoncent la C o m m u n e de Paris en 1871, alors que la
ville passe sous le contrôle populaire p en d an t quelques
sem aines et q u ’elle est déclarée au to n o m e face à l’État
français qui assiège la capitale, l’investit et m assacre envi­
ron 30 000 personnes. Les détracteurs des com m unards
préfèrent parler de « dém agogie » et de « licence » p lu tô t
q ue de «dém o cratie» , et le peuple est dépeint com m e
une « populace » o u de « la to u rb e » qui aurait instauré la
« voyoucratie». D ans ses Tableaux du siège, T héophile
G autier150 fustige les com m unardes, désignées p ar le voca­
ble « [pjétroleuse, m o t hideux que n’avait pas prévu le
dictionnaire : mais les horreurs inconnues nécessitent des
néologism es effroyables151 ».
F inalem ent, ap p araît en 1871 à Paris u n nouveau
jo u rn a l: La Monarchie démocratique. M êm e les m o n a r­
chistes sont m ain ten an t dém ocrates.

150. T héophile G autier (1811-1872). Écrivain qui développe la


théorie de « l’art po u r l’art », il signe des critiques d ’art, des rom ans, de
la poésie et des études historiques.
151. Dans Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, Paris, La
Découverte, 1999, p. 146.
CONCLUSION

Tous démocrates ,
même Dieu !

l a suffi d ’à peine deux o u trois générations p o u r que


I le m o t « dém ocratie », qui signifiait depuis deux mille
ans le gouvernem ent d u peuple p ar le peuple, en vienne
à désigner un régim e politique o ù u n e poignée de p o liti­
ciens élus pren n en t les décisions au n o m d u peuple. Si le
droit de voter et d ’être élu s’est élargi p o u r les hom m es,
au p o in t où l’o n parle de suffrage « universel », ces élec­
teurs n’o n t pas plus q u ’avant le d ro it de p articiper direc­
tem ent à l’élaboration des lois et le pouvoir est toujours
entre les m ains de quelques centaines de politiciens élus.
« Q u’est-ce donc que la d ém ocratie1? » dem ande le jo u r­
naliste et fu tu r p résident français Georges C lem enceau2,
dans son livre Le grand Pan (1896), avant de répondre; avec
cynisme, « [e]n réalité, ce qu’on entend par dém ocratie,
dans le langage courant, c’est l’accroissem ent fatal, profi­
table mais incohérent, des m inorités gouvernantes3».

1. Georges Clemenceau, Le grand Pan, Paris, Im prim erie N atio­


nale, 1995 (1896), p. 377-378.
2. Georges Clem enceau (1841-1929). M édecin, il s’engage en
politique à Paris lors de la chute de l’Empire, en 1870. D éputé radical
to u t d ’abord, il s’opposera vers 1900 au m ouvem ent ouvrier et aux
grévistes.
3. Georges Clemenceau, op. cit., p. 378.
358 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Spécialistes de la parole ouvrière en France au


x ix e siècle, W illiam H. Sewell Jr., Alain Faure et Jacques
Rancière s’en ten d en t p o u r affirm er que les ouvriers et les
subalternes o n t lutté p o u r se réap p ro p rier les m ots u tili­
sés et définis p ar la bourgeoisie o u l’élite politique. D ans
le cas de «dém ocratie», il sem ble p o u rta n t que la dyna­
m ique soit inversée : c’est l’élite qui l’a pris d u vocabu­
laire des ouvriers, des petits paysans et des chôm eurs, et
qui l’a redéfini p o u r qu’il serve ses propres fins. U ne fois
sous le contrôle de politiciens m odérés o u conservateurs,
le m o t «d ém o cratie» évoque to u jo u rs les intérêts du
peuple, m ais plus d u to u t l’exercice d u p ouvoir p ar le
peuple lui-m êm e. D ans Le Public d u 13 m ai 1869, on dis­
cute ouvertem en t de «la disp aritio n presque totale du
n o m de républicains, rem placé p ar celui de dém ocrates
[...]. C ar le m o t D ém ocratie s’accom m ode plus v olon­
tiers de tous les régim es».
Le politologue con tem p o rain G iovanni Sartori voit
donc juste lorsqu’il d it que « q u a n d nous surim posons
“dém ocratie” sur “répu b liq u e”, n o u s créons u n e fausse
continuité historique qui n ou s em pêche de com prendre
qu’en ad o p tan t la “république”, la civilisation occidentale
a retenu u n idéal beaucoup plus m odéré et p ru d e n t que
la dém ocratie ; u n idéal m ixte, si l’o n peu t dire4». Ce p ro ­
blèm e de fausse id en tité en tre la « d ém o cratie» et le
régim e électoral libéral, jusqu’alors appelé « république »,
était d ’ailleurs reco n n u à l’époque p a r certains esprits
honnêtes et lucides. La North American Review se dem ande

4. Giovanni Sartori, The Theory o f Democracy Revisited, Chatham ,


Chatham House Publishers, 1987, p. 288.
C o n c l u s io n . T o us d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 359

ainsi, en 1842, « [q]uelle aurait été l’h o rre u r des pères de


la C onstitutio n [am éricaine], si o n leur avait dit que dans
une cinquantaine d ’années, le gouvernem ent qu’ils ins­
tauraient avec ta n t de protections si bien pensées contre
ce qu’ils n o m m aien t démocratie serait lui-m êm e n o m m é
dém ocratie5».
Le plus éto n n a n t, sans doute, c’est que D ieu lui-
m êm e s’est rangé d u côté de la dém ocratie, alors que ce
régim e a été p e n d a n t plus de deux mille ans associé à
l’im m oralité, l’irrationnalité, le chaos et la violence. Déjà
en 1800 un Am éricain avait osé lier la dém ocratie à Dieu,
dans un discours prononcé le 4 juillet, à l’occasion du jour
de l’indépendance : « [L] es chefs d ’u n certain p a rti [fédé­
raliste] dans ce pays o n t bataillé en ayant recours à la con­
fusion des m ots, p o u r discréditer la dém ocratie. [...] J’ai
confiance que j’exprim e la conviction de toutes les p er­
sonnes ici présentes q u an d je dis q u ’être appelé “D ém o ­
crate” (un m o t p ar lequel je voudrais rem placer le term e
“républicain”) est la m arque d ’u n plus grand respect poli­
tique - La cause de la D ém ocratie est la cause de D ieu6 ! »
Ce Dieu dém ocrate sera de plus en plus souvent évo­
qué, au x ix e siècle. En octobre 1837, John L. O ’Sullivan7
déclarait que la « D ém ocratie est la cause de l’H um anité
[...] c’est la cause de la philanthropie. [...] C ’est la cause

5. North American Review, n° 54, janvier 1842, p. 217-226 (cité par


Giovanni Sartori, op. cit., p. 12-13).
6. Regina Ann Morkell M orantz, op. cit., p. 154.
7. John L. O ’Sullivan (1813-1895). Journaliste partisan du Parti
démocrate. Il serait l’auteur de l’expression « Destin manifeste », dans
la Democratic Review, p our justifier l’annexion de la République du
Texas par les États-Unis.
360 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

de la C hrétienté8». L’éditeur du journal Expositor, Amos


K endall, affirm ait q u a n t à lui, en 1841, que « [1] a
D ém ocratie [...] est la m oralité [...]. C ’est le code m oral
de toute vraie philosophie [...] c’est la perfection de la
raison et de la loi de D ieu9 ».
En France, l’idée de « dém ocratie chrétienne » ém ane
des rangs socialistes en 1830. Ce D ieu dém ocrate, c’est le
« C hrist des barricades », p o u r reprendre l’expression de
l’historien Frank Paul Bow m an10. Le com m uniste Etienne
C abet11 déclarait en 1848 que « [c]’est Jésus, c’est u n Dieu
qui prescrit ainsi la DÉMOCRATIE p arm i tous les chré­
tiens et dans l’H u m an ité to u t entière12! » V ingt ans plus
tard, les forces réactionnaires récupéraient l’idée et cette
d ém ocratie bénie de D ieu n ’avait plus rien de révolu­
tionnaire. Elle ne désignait alors que le régim e électoral
bonifié des droits libéraux. En 1873, H en ri B audrillart13

8. Bertlinde Laniel, op. cit., p. 308.


9. Ibid., p. 208.
10. Frank Paul Bowman, Le Christ des barricades: 1789-1848,
Paris, Cerf, 1987. Voir aussi Pamela Pilbeam, « Dream W orld ? Religion
and the Early Socialists in France », The Historical Journal, vol. 43, n° 2,
2000, p. 449-515.
11. Étienne Cabet (1788-1856). «Socialisteutopique» (selon Marx
et Engels) qui participe à des com plots contre la m onarchie en 1830.
H istorien, il signe des ouvrages sur les révolutions françaises ainsi que
le rom an Voyage en Icarie. Il encourageait la fondation de com m unes
autonom es, sans rejeter l’État.
12. Étienne Cabet, Le vrai christianisme suivant Jésus-Christ, Paris,
1848, p. 160-161. Voir aussi «Religion des républicains», dans Les
révolutions du xix" siècle, vol. IV : Naissance du m ouvem ent ouvrier
1830-1834 (facsimilé), Paris, Edhis, 1974 et l’article de Pamela Pilbeam,
loc. cit., p. 449-515.
13. H enri Baudrillart (1821-1892). Journaliste et économ iste
libéral.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 361

signait l’article « D ém ocratie » dans le Dictionnaire géné­


ral de lapolitique, expliquant que « la dém ocratie m oderne
[est conform e] aux données d u ch ristian ism e14». Ce
cofondateur de la Société dém ocratique des libres p e n ­
seurs signait en 1863 La liberté du travail, l’association et
la démocratie, o ù il propose de discuter d ’une dém ocratie
libérale qui se soucie des intérêts des salariés, y com pris
des femmes. En ouverture de cet ouvrage, il présente trois
conceptions différentes de la dém ocratie, qui o n t cours
selon lui à son époque :

Je ne me propose pas d’indiquer ici tout ce que ce mot de


démocratie soulève de problème, et même offre de signi­
fications diverses. Qu’il plaise à ses ennemis de ne voir
dans la démocratie que le triomphe brutal du nombre, ou
de se la figurer sous la forme du spectre sanglant, que ses
amis extrêmes la rendent synonyme de gouvernement
direct du peuple, sans cesse assemblé, j’écarte ces signifi­
cation défavorables ou exagérées données au mot démo­
cratie, pour lui restituer son sens le plus pur, le plus
bienfaisant, le plus naturel. Avec presque tous les publi-
cistes [essayistes] contemporains, je vois dans la démo­
cratie le dernier terme auquel aboutit de toute part le
mouvement de la civilisation moderne [...]. Toutes les fois
que je nommerai la démocratie, j’entendrai, avec un de ses
juges les moins complaisants [Royer-Collard], la partici­
pation croissante des masses aux lumières et au bien-être15.

Cette « dém ocratie m oderne » est une « dém ocratie civile »,


m arquée par u n e culture égalitariste, et ty p iq u em en t

14. H enri Baudrillart, «D ém ocratie», dans M aurice Block (dir.),


Dictionnaire général de lapolitique, vol. I, Paris, O. Lorenz, 1873, p. 635.
15. H enri Baudrillart, La liberté du travail, l’association et la démo­
cratie, Paris, Guillaume et cie., 1863, p. 1.
362 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

m oderne, m êm e si elle p ren d racine dans «le christia­


nism e » et sa doctrine selon laquelle « [t]ous les m em bres
d u C hrist sont égaux dans la réd em p tio n 16».
La popularité de la dém ocratie peut se constater, une
fois de plus, en p o rta n t atten tio n aux titres des jo u rn au x
(La Démocratie franc-comtoise, 1882), aux nom s de col­
lections de livres («B ibliothèque d ém ocratique») et aux
titres de livres qui paraissent en France pend an t la seconde
m oitié du xix e siècle et au début du siècle suivant : Morale
dans la démocratie (Jules Barni, 1868), La démocratie et la
France (E dm ond Schérer, 1883), Éducation de la démocra­
tie (Eugène Spuller, 1892), L’éducation de la démocratie
(Jules Payot, 1895), L’éducation de la démocratie française
(Léon Bourgeois, 1897), Les études classiques et la démo­
cratie (Alfred Fouillée, 1898), L’enseignement secondaire et
la démocratie (Francisque Vial, 1901 ), La doctrine politique
de la démocratie (H enry Michel, 1901), La démocratie poli­
tique et sociale en France (Alfred Fouillée, 1910) et Lepro-
cès de la démocratie (G. G uy-G rand, 1911).
L’analyse com parative dans le tem ps et l’espace nous
perm et de constater q u ’aux États-U nis et en France, la
n o tio n de « dém ocratie » a co n n u une histoire sim ilaire
com ptant quatre grandes étapes, m algré certains décala­
ges dans le tem ps entre les deux pays : 1) dénigrement - à
l’aube de la m o dernité politique, les politiciens conserva­
teurs et m odérés évoquent la dém ocratie p o u r désigner
et dénigrer les acteurs politiques plus radicaux accusés de
faire la p ro m o tio n d u règne des pauvres, de l’irrationalité
et du chaos (le dém ocrate, c’est l’autre) ; 2) affirmation -

16. Ibid., p. 2 et 384.


C o n c l u s io n . To u s d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 363

en période de tensions politiques, certains acteurs et com ­


m entateurs politiques vont s’associer à la dém ocratie dans
l’espoir d ’ind iq u er clairem ent leur o pposition au gou­
v ernem ent en place et p o u r ex prim er une critique de
l’autoritarism e et u n idéal plus égalitaire et p articip atif
(le dém ocrate, c’est celui qui s’oppose au gouvernem ent
et à l’État, et aux riches) ; 3) détournem ent - co nstatant
la force d ’attractio n d u n o m , c’est-à-dire sa préten d u e
capacité à m obiliser la population, les com m entateurs et
acteurs politiques d u centre et de droite vont à leur to u r
s’associer à la dém ocratie (le dém ocrate, c’est celui qui
parle au n o m d u peuple) ; 4) généralisation - com plétant
le renversem ent de sens, la dém ocratie sera liée à to u t ce
qui est « bien » (Dieu, le colonialism e, etc.), soit à « nous ».
C ette reco n n aissan ce p ositive p e u t se ré su m e r p a r
l’éq u atio n :

DÉMOCRATIE = BIEN = NOUS

O u encore, p u isq u e la logique est de to u te façon


circulaire :

NO U S = BIEN = DÉMOCRATIE

Celles et ceux qui ne s’associent n i à la dém ocratie, n i au


« nous », ni au « bien » tel que défini par l’élite ou la m ajo­
rité, m ais qui exprim ent u n e critique radicale d u régim e
électoral, voire de l’État en soi, doivent m ain ten an t cher­
cher de nouvelles étiquettes p o u r se désigner et se d istin ­
guer des autres forces politiques. Ainsi, après 1848, des
m em bres du m ouvem ent révolutionnaire français ne
vont pas se co ntenter d ’ironiser du fait que tous s’asso­
cient à la d ém o cratie; ils v o n t se dire de plus en plus
com m u n ém en t « socialistes », « com m unistes » o u m êm e
364 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

«anarchistes». Cette étiquette, en apparence difficile à


porter, leur p erm et de se distinguer des socialistes et des
com m unistes autoritaires, qui placent leur espoir dans la
prise d u pouvoir étatique, les chefs de ces partis révolu­
tionnaires ayant la p réten tio n d ’être les représentants du
prolétariat. Les anarchistes, p o u r leur p art, espèrent la
disparition de FÉtat (et d u capitalism e) p o u r que le p e u ­
ple puisse enfin pratiq u er l’autogestion, soit se gouverner
directem ent dans des assemblées de q u artier o u au tra ­
vail, et discuter des affaires com m unes, y com pris ce qui
relève de la p ro d u ctio n des biens et services et de leur
distribution. Et cela, sans chefs ni représentants.

D ém o cratie et a n a rch ie : la r é c o n c i l i a t i o n

Les dém ocrates d u x v m e siècle sont devenus des anarchis­


tes au x ix e siècle, et ceux-ci poursuivent la lutte de leurs
prédécesseurs. C’est d ’ailleurs ce qu’explique C harlotte
W ilson17, rédactrice d u jo u rn al anarchiste Freedom, dans
u n article intitulé «D ém ocratie et anarchism e», p aru en
1890 en A ngleterre : « N ous n ’utilisons pas le m o t d ém o ­
cratie dans le sens vague et poétique que lui d o n n e Walt
W hitm an [...], soit le progrès global de l’h u m an ité q u an t
à son asservissem ent politique, économ ique et social vers
la liberté, l’égalité et la fraternité, m ais b ien en accord
avec sa signification politique exacte - l’autorité o u le gou­
vernem ent de tous. » Elle ajoute que la dém ocratie signi­
fie la fin des m inorités gouvernantes et m êm e la fin de
to u te autorité, et l’in stau ratio n dans chaque village et

17. Charlotte W ilson (1854-1944). Anarchiste anglaise qui fonde,


avec l’anarchiste russe Pierre Kropotkine, le journal Freedom.
C o n c l u s io n . Tous dém ocrates, m êm e D ie u ! 365

ville, et dans chaque lieu de travail, d ’assemblées o ù cha­


que personne p o u rra faire entendre sa voix dans les déci­
sions collectives18.
L’exem ple d ’A nselm e Bellegarrigue illustre bien ce
passage d ’un discours dém ocratique à u n discours an ar­
chiste, po u r exprim er les m êm es idées. Ce Français publie
à Toulouse, peu après la révolution de février 1848, une
bro ch u re de 84 pages in titulée A u fait, au fa it! ! Inter­
prétation de l’idée démocratique. Il y critique la nouvelle
« d ém ocratie» , rap p elan t q u ’« u n m o t n’est, après to u t,
q u’u n m o t [...] tandis q u ’une chose est u n fait, et le p e u ­
ple, c’est du m oins m a croyance, v it beau co u p plus de
faits que de m ots19». Malgré les beaux principes, « [q] u’est-
ce qui s’oppose de fait à l’établissem ent de la Liberté, de
l’Égalité, de la Fraternité p arm i n ous? L’am bition, c’est-
à-dire le désir de dom iner, de gouverner le peuple. O ù
réside l’am bition ? D ans les partis, c’est-à-dire dans ceux
qui désirent dom iner, gouverner le peuple ». Il dénonce
ainsi les politiciens de toutes tendances, y com pris ceux
qui p ré te n d e n t défendre le peuple et les pauvres, car
« [t] ous ces hom m es qui disent que le peuple doit se g ou­
verner gouvernent réellem ent le peuple. Il y a des rêveurs
ou des am bitieux, m ais pas u n d ém ocrate20». Selon lui,
« le dém ocrate n’est pas de ceux qui com m an d en t, car il

18. C harlotte W ilson, Anarchist Essays, Londres, Freedom Press,


2000, p. 66.
19. Anselme Bellegarrigue, «Au fait, au fait!! Interprétation de
l’idée dém ocratique», dans Anselm e Bellegarrigue, M anifeste de
l’anarchie, M ontréal, Lux, 2010, p. 91.
20. Ibid., p. 112.
366 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

est celui qui n’obéit p o in t21». Il propose alors, po u r qu’ad-


vienne une vraie dém ocratie, d ’abolir l’ad m in istratio n
« c’est-à-dire ce p ar quoi l’on gouverne ; [...] [a]rrivé à ce
p o in t d ’affranchissem ent, n o u s som m es m aîtres chez
nous. N ul n ’est plus h a u t que tous ; nul n ’est en dehors
du d ro it co m m u n 22 ». Il prévoit des délégués sans p o u ­
voir, soit des m andataires, et des exécutants, rien de plus.
En 1850, le m êm e Bellegarrigue, p o u r qui «la dém o ­
cratie est le gouvernem ent d u peuple, le gouvernem ent
de soi p a r soi-m êm e23», publie L’Anarchie: Journal de
l’ordre, considéré com m e la prem ière publication expli­
citem ent anarchiste. Bellegarrigue au rait alors environ
25 ans. Il passe l’année 1847 aux États-U nis, o ù il est
séduit par l’au tonom ie locale face au gouvernem ent cen­
tral, puis reto u rn e à Paris o ù il participe à la révolution
de février 1848. O n le retrouve à la Société républicaine
centrale d ’Auguste Blanqui. Il p o u rsu it ses activités p o li­
tiques, ce qui lui vaut d ’être arrêté à quelques reprises.
Dès l’ouverture de son jo u rn al L’Anarchie, l’auteu r s’af­
faire à préciser le sens de ce term e : « Si je m e préoccupais
du sens com m uném ent attaché à certains m ots, une erreur
vulgaire ayant fait d ’anarchie le synonym e de guerre civile,
j’aurais h o rre u r d u titre que j’ai placé en tête de cette
publication, car j’ai h o rreu r de la guerre civile. » Évoquant
« la dém ocratie pure », il explique que l’anarchie p eut dési­
gner « l’état d ’u n peuple qui, voulant se gouverner lui-
m êm e, m an q u e de g o u vernem ent précisém en t parce

21. Ibid., p. 96.


22. Ibid., p. 115.
23. Ibid., p. 117.
C o n c l u s io n . To u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 367

qu’il n’en veut plus ». Selon lui, « l’anarchie » ne serait donc


« rien de m oins, en thèse absolue o u dém ocratique, que
l’expression vraie de l’ordre social», car « [q]ui d it anar­
chie, dit négation du gouvernem ent ; qui d it négation du
gouvernem ent, d it affirm ation d u peuple ; qui d it affir­
m ation d u peuple, d it liberté individuelle ; qui dit liberté
individuelle, dit souveraineté de chacun ; qui d it souve­
raineté de chacun, d it égalité24». L’Anarchie, qui ne co n ­
n aîtra que deux num éros, se consacre principalem ent à
critiquer le gouvernem ent, le jeu parlem en taire et les
élections. Il appelle m êm e à l’ab stentionnism e général :
en réaction au dévoiem ent de l’idéal dém ocratique par le
régim e électoral, le peuple d o it refuser de se p rêter aux
jeux des élections, c’est-à-dire refuser d ’entériner, p ar sa
p articipation à ce cirque, sa p ro p re aliénation politique
en se gonflant d ’im portance lors de l’exercice de ce « droit
niais et puéril de choisir nos m aîtres25». «Le prem ier
objet du vote politique est de constituer u n pouvoir [...]
donc, en allant voter et p ar le seul fait de son vote, l’élec­
teur avoue qu’il n’est pas libre [...] l’hom m e qui se fait élire
est m o n m aître, je suis sa chose26. » M êm e s’il s’en désole,
François G uizot n ’a donc pas to rt lorsqu’il constate que
« [c] e qui était autrefois de la dém ocratie serait aujourd’hui
de l’anarchie27».

24. Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie, op. cit., p. 17 et


19-20.
25. Anselme Bellegarrigue, « Au fait, au fait ! ! », ibid., p. 115.
26. Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie, op. cit., p. 67
et 81.
27. Pierre Rosanvallon, « L’histoire du m ot dém ocratie à l’époque
m oderne», op. cit., p. 26.
368 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Pour sa part, le célèbre intellectuel et m ilitan t Pierre


Joseph P ro u d h o n chante parfois l’anarchie, m ais aussi la
« dém ocratie socialiste28 » o u p lu tô t la République, q u ’il
distingue alors de la dém ocratie, qu’il critique. Cette con­
fusion s’explique p ar les conflits politiques qui p e rtu r­
ben t le vocabulaire de l’époque. En 1848, dans Solution
du problème social, P ro u d h o n consacre de longues pages
à critiquer la dém ocratie, qu’il considère com m e une
usu rp atio n d u pouvoir d u peuple p ar ses représentants :
« Ignorance o u im puissance, le Peuple, d ’après la théorie
dém ocratique, est incapable de se gouverner : la d ém o ­
cratie, com m e la m onarchie, après avoir posé com m e
principe la souveraineté d u Peuple, ab o u tit à une décla­
ratio n de Y incapacité du Peuple ! Ainsi l’en ten d en t nos
dém ocrates, qui, u n e fois au gouvernem ent, ne songent
qu’à consolider et fortifier dans leurs m ains l’auto rité29. »
En novem bre 1848, P ro u d h o n appuie la candidature de
François-V incent R aspail30 à la présidence, dans son
M anifeste électoral du Peuple, p aru dans Le Peuple (8-15
novem bre 1848). Il parle alors d ’« associations ouvrières
organisées d ém o cratiq u em en t» et d ’une «R épublique
dém ocratique et sociale31 ». En 1851, P roudhon espère que

28. Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution, Antony,


Tops/H. Trinquier, 2000 [1851], p. 42 et 47, note 68.
29. Pierre-Joseph Proudhon, Solution du problème social. Banque
d ’échange - Banque du peuple, Antony, Tops/H. Trinquier, 2003 [ 1848],
p. 74.
30. François-Vincent Raspail (1794-1878). Biologiste et politicien
socialiste, candidat à la présidence en 1848, em prisonné en 1849, puis
exilé jusqu’en 1863. Il revient alors en France et sera député.
31. Cité dans Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolu­
tion, op. cit., p. 234, note 175.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 369

«l’anarchie, redoutée com m e u n fléau, soit enfin acceptée


com m e u n bienfait32». M ais il se p rononce en faveur de
« la République dém ocratique et sociale33» dans la préface-
dédicace adressée « À la bourgeoisie » de son recueil de
textes publié sous le titre Idée générale de la Révolution.
Il parle aussi de « d ém o cratie réelle34» et rêve d ’« u n e
société dém ocratique et libre35».
«E t dire q u ’il y a p arm i n o u s des dém ocrates qui
p réten d en t que le gouvernem ent a d u b o n 36», constate
P ro u d h o n qui reproche au « p a rti d ém o cratiq u e lui-
m êm e, l’héritier de la prem ière révolution, [de] vouloir
réform er la société par l’initiative de l’État37». Il s’indigne
«des hom m es, notables dans le P arti dém ocratiq u e et
socialiste, m ais à qui l’idée anarchique inspirait quelques
inquiétudes, [et qui] o n t cru pouvoir s’em parer des con­
sidérations de la critique gouvernem entale et, sur ces
considérations essentiellem ent négatives, restituer sous
u n nouveau titre, et avec quelques m odifications, le p rin ­
cipe qu’il s’agit précisém ent aujourd’hui de rem placer38».
P roudhon parle aussi, avec m épris, des « dém ocrates-
socialistes39» d u C om ité dém ocratique. S’il utilise le m o t
« d ém o cratie» de m anière négative, c’est qu’il désigne
m ain ten an t une aristocratie élue qui a dépossédé le p e u ­
ple du pouvoir to u t en p réten d an t régner en son nom , ou

32. Ibid., p. 264.


33. Ibid., p. 29.
34. Ibid., p. 291.
35. Ibid., p. 233.
36. Ibid., p. 309.
37. Ibid., p. 94.
38. Ibid., p. 124.
39. Ibid., p. 316.
370 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

qui cherche à pren d re le pouvoir au n o m des intérêts du


peuple. Il faut d onc revenir au sens prem ier de la d ém o ­
cratie, soit u n régim e politique dans lequel existent des
agoras m ultiples o ù le peuple p eu t s’assem bler p o u r déli­
bérer au sujet des affaires com m unes.
En s’in sp ira n t de l’expérience révolu tio n n aire d u
x v m e siècle, P ro u d h o n pro p o se u n e réo rg an isatio n
sociale fondée sur l’au tonom ie et les initiatives locales, et
l’autogestion au travail p o u r que le salarié ait une « voix
délibérative au conseil » et soit « u n associé » p lu tô t qu’u n
« esclave » salarié40, ce qui incarn erait m ieux le principe
dém ocratique :

À moins que la démocratie ne soit un leurre et la souve­


raineté du Peuple une dérision, il faut admettre que cha­
que citoyen dans le ressort de son industrie, chaque
conseil municipal, départemental ou provincial, sur son
territoire, est le représentant naturel et seul légitime du
souverain; qu’en conséquence chaque localité doit agir
directement et par elle-même dans la gestion des intérêts
quelle embrasse, et exercer à leur égard la plénitude de la
souveraineté. [...] L’initiative directe, souveraine, des loca­
lités, dans la détermination des travaux [...] est la con­
séquence du principe démocratique et du libre contrat :
leur subalternisation à l’État est une invention de 93,
renouvelée de la féodalité. Ce fut l’œuvre en particulier de
Robespierre et des Jacobins, et le coup le plus funeste porté
aux libertés publiques41.

M ais « anarchistes » et « dém ocrates » peuvent être syno­


nym es chez P ro u d h o n , lorsqu’il dit que l’on envoyait à

40. Ibid., p. 233.


41. Ibid., p. 292.
C o n c l u s io n . T o u s d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 371

« l’échafaud les anarchistes42 » en 1793, c’est-à-dire les


révolutionnaires qui ex p rim aien t des revendications
d ’ordre économ ique. M algré l’instabilité d u vocabulaire
et des positions politiques chez P ro u d h o n , il se présente
dès 1840 com m e anarchiste, dans son livre célèbre
Qu est-ce que la propriété? Il im agine ce dialogue avec u n
interlocuteur, sans doute u n de ses « plus jeunes lecteurs »,
qui ouvrirait l’échange :
— Vous êtes républicain.
— Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res Publica,
c’est la chose publique. [...] Les rois sont aussi républicains.
— Eh bien ; vous êtes démocrate ?
—’Non.
— Quoi ! Vous seriez monarchique ?
— Non.
— Constitutionnel ?
— Dieu m’en garde.
— Vous êtes donc aristocrate ?
— Point du tout.
— Vous voulez un gouvernement mixte ?
— Encore moins.
— Qu’êtes-vous donc ?
— Je suis anarchiste43.

En 1859, Joseph D éjacque44 se d it lui aussi « anarchiste»,


m ais invente aussi le term e « libertaire45 ». Il a p ar ailleurs

42. Ibid., p. 184.


43. Pierre-Joseph Proudhon, Q u’est-ce que la propriété?, op. cit.,
p. 241.
44. Joseph Déjacque. Il participe à la révolution de 1848, s’exile à
Londres puis à New York et à la Nouvelle-Orléans, avant de revenir à
Paris en 1861 et de m ourir dans la misère.
45. Valentin Pelosse, «Joseph Déjacque et la création du néolo­
gisme “libertaire” (1857) », Économies et sociétés, vol. 6, n° 12,1972.
372 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

critiqué vertem ent P ro u d h o n p o u r sa misogynie, le tra i­


ta n t de « q u a rt d ’anarchiste» o u m êm e de «seizièm e
d ’anarchiste» et lui rep ro ch an t d ’être «libéral et n o n
LIBERTAIRE» au sujet des fem m es46. Il critique p ar ail­
leurs les « révolutionnaires » qui veulent la « République
dém ocratique et sociale » et qui « se disent républicains,
dém ocrates et socialistes », m ais qui « n ’o n t d ’am o u r que
p o u r l’autorité au bras de fer, au front de fer, au cœ u r de
fer; plus m onarchistes en réalité que les m onarchiens,
q u i à côté d ’eux p o u rra ie n t presque passer p o u r des
anarchistes. La D ictature, q u ’elle soit u n e hydre à cent
têtes ou à cent queues, qu’elle soit dém ocratique ou dém a­
gogique, ne p e u t assurém ent rien p o u r la liberté ; elle
ne p e u t que p erp étu er l’esclavage, au m o ral com m e au
physique47».
Pierre-Joseph P ro u d h o n , qui considère les fem m es
com m e étant inférieures aux h om m es en term es de force
physique, d ’intelligence et de m oralité, justifie en consé­
quence la « su b o rd in atio n de l’épouse à l’époux dans le
m ariage48». L’enjeu est politique, p u isq u ’il s’agit p o u r
P ro u d h o n de préserver « la paix dom estique » et de « p ré ­
venir toute in su rrectio n de la p a rt d u sexe faible49». De
plus, il affirme que l’h o m m e est u n être d u « dehors » et

46. Joseph Déjacque, «De l’être hum ain mâle & femelle », Agone,
n° 28,2003, p. 22 et 24.
47. Dans « L’autorité - la dictature », Libertaire, n° 12,7 avril 1859
(repris dans Joseph Déjacque, À bas les chefs!, Paris, C ham p libre,
1971, p. 212).
48. Pierre-Joseph Proudhon, La pornocratie, Paris, L’Herne, 2009,
p. 55.
49. Ibid.
C o n c l u s io n . T o u s d ém o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 373

la fem m e d u « dedans », ce qui lui p erm et de réserver aux


h om m es la particip atio n aux assemblées délibérantes. Il
précise que la fem m e peut s’exprim er à « l’assemblée géné­
rale » à la condition que la voix de l’hom m e y ait deux fois
plus de poids50. P roudhon m odifie sa position, proposant
plus sim plem ent d ’exclure les fem m es de l’assemblée. Il
invoque alors le risque « que la fem m e puisse exprim er
dans l’assemblée d u peuple u n vote contraire à celui de
son m ari ; c’est les supposer en désaccord et préparer leur
divorce», sans oublier que cela m ine «la virilité51» des
hom m es. La p articip atio n des fem m es p rovoquerait u n
conflit dom estique, car « [i]l est b ien difficile que celle
qui p ren d la parole devant l’assemblée n ’ait pas le verbe
u n peu plus h a u t dans le m énage52».
Cette incohérence d ’u n P ro u d h o n qui serait à la fois
anarchiste et m isogyne p e u t rappeler celle des libéraux
qui déclarent le peuple souverain et vantent les principes
de liberté et d ’égalité, mais qui refusent d ’octroyer le droit
de voter ou d ’être élus aux fem m es et aux pauvres, et qui
défendent le colonialism e et l’esclavage53. Cette incohé­
rence rappelle aussi celle des dém ocrates de la Grèce anti­
que, qui se vantaient d ’être des citoyens libres et égaux à
l’assemblée, m ais qui refusaient la citoyenneté aux fem ­
mes, aux étrangers et aux esclaves. En fait, il est très com ­
m u n dans l’histoire de ren c o n tre r des au teu rs o u des

50. Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la révolution et dans


l’Église, vol. IV, Paris, Fayard, 1990, p. 1970.
51. Pierre-Joseph Proudhon, La pornocratie, op. cit., p. 56-57.
52. Ibid., p. 80.
53. Ce paradoxe apparent est l’objet du livre de Domenico Losurdo,
op. cit.
374 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

acteurs politiques qui défendent à la fois l’au tonom ie et


la d o m in atio n . En réplique à P ro u d h o n , la fém iniste
Jenny P. d ’H érico u rt54 soulignait en 1860 que les d o m i­
nants sont très habiles à glorifier leur liberté to u t en ju s­
tifiant la d o m in a tio n q u ’ils exercent p a r ailleurs sur
d ’autres classes o u catégories sociales : « Ce so n t les m aî­
tres, les nobles, les blancs, les hom m es qui o n t nié, nient
et n iero n t que les esclaves, les bourgeois, les noirs, les
fem m es sont nés p o u r la liberté et l’égalité55. »
U ne étude de l’esprit des m aîtres esclavagistes aux
États-Unis, au xixe siècle, révèle qu’ils percevaient la liberté
com m e le plus gran d bien, m ais que cette liberté n’était
possible que p ar l’esclavage, qui laisse aux êtres su p é­
rieurs (d ’ascendance eu ropéenne) le tem ps nécessaire
p o u r se consacrer aux choses de l’esprit. Il était tro m p eu r
de prétendre que to u t individu serait disposé à jo u ir de
la liberté. En fait, la liberté ne pouvait être appréciée que
p ar des individus in carn an t les plus hauts standards de
m oralité et d ’intelligence. O r la p lu p a rt des individus
dans le m ond e n ’étaient pas plus aptes à la liberté que des
enfants ou des an im aux sauvages56. D ans ce contexte, la
« dém ocratie » est encore u n repoussoir. Ainsi, quand éclate
la guerre de Sécession et que les tro u p es sudistes lu tten t
p o u r protéger les intérêts des États esclavagistes, l’évêque

54. Jenny P. d ’H éricourt (1809-1875). Institutrice, elle participe à


la révolution de 1848 et fonde, avec d ’autres militantes, la Société pour
l’ém ancipation des femmes. Elle deviendra sage-femme et voyagera
aux États-Unis.
55. Jenny P. d ’H éricourt, La fem m e affranchie. Réponse à MM.
Michelet, Proudhon, É. de Girardin, A. Comte et aux autres novateurs
modernes, Paris, A. Lacroix, Van Neenen et Cie., 1860, p. 137.
56. Elizabeth Fox-Genovese et Eugene D. Genovese, op. cit., p. 240.
C o n c l u s io n . T o us d ém o c r a t e s, m ê m e D i e u ! 375

Stephen Elliott57, de la Géorgie, déclarera : « N ous com bat­


tons p o u r éviter de passer d u républicanism e am éricain
à la dém ocratie française58. »
P lu tô t que d ’ignorer ces paradoxes o u de n ’y voir
qu’u n problèm e d ’incohérence logique ou q u ’u n e étape
dans l’évolution de la civilisation, il im p o rte de les consi­
d érer en relation avec les rap p o rts sociaux et les luttes
politiques entre classes et catégories sociales n’ayant pas
les m êm es intérêts. Ainsi, les m aîtres d ’esclaves, ou encore
les hom m es patriarches o u les parlem entaires, peuvent
très bien lu tter sincèrem ent contre une tyrannie et p o u r
leur liberté, au n o m de l’égalité entre sem blables (par
exemple, entre Blancs o u hom m es libres), to u t en réaffir­
m an t leur supériorité m orale o u intellectuelle et justifier
ainsi leur do m in atio n su r d ’autres classes o u catégories
sociales, com m e les esclaves, les fem m es o u les « simples
citoyens59». D ’ailleurs, ne gouvernent-ils pas p o u r le bien
com m un et dans l’intérêt de tous et toutes? Les parlem en­
taires savent bien m ieux distinguer et défendre le bien
c o m m un que le sim ple peuple, les h om m es savent bien
prendre soin de « leur » fem m e et les maîtres de leurs escla­
ves. Le professeur T hom as R oderick Dew, d u sud des
États-Unis, dira ainsi : « [N ]ous n ’avons aucun doute que
les esclaves constituent la plus heureuse p o rtio n de notre
société. Il n ’existe pas d ’être plus joyeux sur le globe, que
l’esclave nègre des États-U nis60. »

57. Stephen Elliott (1806-1866). Évêque de l’Église épiscopale qui


exercera en Géorgie et en Floride.
58. Elizabeth Fox-Genovese et Eugene D. Genovese, op. cit., p. 241.
59. Je m ’inspire ici librem ent de D om enico Losurdo, op. cit., p. 30.
60. D om enico Losurdo, op. cit., p. 93.
376 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Rappelons les axes p rincipaux d u discours de l’ago­


rap hobie p o litiq u e: le peuple (o u les fem m es, o u les
esclaves) ne d o it pas être libre de (se) gouverner, car il est
irrationnel, tro p facilem ent m anipulé p ar des dém ago­
gues et se com pose de factions qui ne sont m otivées que
par la défense de leurs propres intérêts. C om m e les p a u ­
vres sont à la fois les plus irrationnels et la faction m ajo ­
ritaire, ils risquent d ’im poser leur pouvoir à l’ensem ble
et de spolier o u m êm e m assacrer les riches (qui eux sont
rationnels et raisonnables). La m êm e structure argum en-
tative se retrouve dans u n essai en faveur de l’esclavage,
The Pro-Slavery Argum ent, As M aintained by the M ost
Distinguished Writers o f the Southern States, publié en
1853 et qui regroupe des textes de plusieurs auteurs, d o n t
le professeur Roderick Dew. W illiam H arp er61 y affirme
que « [c]’est seulem ent en ta n t qu’autodéfense, soit p o u r
la défense de n o tre pays et p o u r to u t ce qui nous est cher,
et p o u r la défense des esclaves eux-mêm es, que nous refu­
sons de les ém anciper. Si nous supposons qu’ils aient des
privilèges politiques, et q u ’ils soient adm is dans le corps
électoral, des conséquences encore plus fâcheuses p e u ­
vent être anticipées [...] p uisqu’ils so n t inférieurs en ter­
m es de personnalité et de principes m oraux. U ne telle
classe est la proie parfaite des dém agogues». Ainsi, les
esclaves se rassem bleraient sur la base de leur « race » et
form eraient une faction qui « à u n certain m om ent, pou rra
peut-être im poser son ascendant politique » sur l’ensem ­
ble du pays. Alors, « les N oirs seront tentés de se venger

61. W illiam H arper (1790-1847). Originaire de Caroline du Sud,


avocat et politicien.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ieu ! 377

en o p p rim a n t et excluant la race blanche, p o u r sa supé­


riorité du passé. Ce processus co ntinuera jusqu’à ce que
l’anarchie universelle, o u la kakistocratie, le gouverne­
m en t des pires, soit com plètem ent établie62».
Pour leur part, les classes et catégories opprim ées ont
su de tous tem ps contester leur oppression et leur exploi­
tation, et revendiquer leurs droits. Bien avant l’élite des
hom m es blancs, éduqués et riches, ce sont les subalternes
qui o n t développé u n e conception universaliste de la
dém ocratie. Ces subalternes o n t été les prem ières et les
prem iers à définir la souveraineté, la liberté, l’égalité et la
solidarité n o n seulem ent en relation avec l’élite, m ais
avec to u t le m o n d e (m êm e si, bien sûr, des fem m es, des
pauvres et d ’anciens esclaves o n t p u aussi être anim és
d ’une volonté de puissance et de d om ination).
Ainsi, des fem m es aux États-U nis et en France insis­
taien t dès le déb u t de la m o d ern ité p o u r rappeler qu’elles
s’attendaient à disposer des m êm es droits que les hom m es.
La fém iniste française M aria D eraism es63, p ar exemple,
présente le 19 février 1870 u n e conférence intitulée «La
fem m e et la dém ocratie », où elle aborde la question de
l’universalism e en référence à la Révolution française de

62. Harper, H am m ond, Dr. Simms et Dew, The Pro-Slavery Argu­


ment, As M aintained by the Most Distinguished Writers o f the Southern
States, Philadelphie, Lippincott, Gram bo & co„ 1853, p. 90-91.
63. M aria Deraismes (1828-1894). Femme cultivée et engagée, elle
prononce de nom breuses conférences sur l’histoire, la littérature et sur
les femmes. Elle participe à la Société pour la revendication des droits
civils des femmes, à la Société p our l’am élioration du sort de la femme
et préside l’Association p our le droit des femmes. Elle m ilite pour
l’éducation des filles, avec des figures de l’anarchisme de l’heure, comme
Louise Michel et le géographe Élisée Reclus.
378 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

1789: «C ette œ uvre d ’ém an cip atio n générale devait,


conform ém en t à la logique, p ro cu rer aux fem m es leur
affranchissem ent. [...] Relativem ent à ce que l’h o m m e a
conquis à la révolution, o n est en d ro it de dire que la
fem m e n’a rien obtenu. La faute en revient-elle à la femme ?
S’est-elle m ise à l’écart? N on. O n la voit sans cesse su r la
brèche ; elle prodigue p o u r la grande cause son énergie,
ses capacités, son sang, sa vie m êm e64. »
Aux États-U nis, en 1871, u n juge qui s’oppose aux
suffragistes précise que l’élargissem ent d u d ro it de voter
m ène à « une débauche politique et à de la violence qui
frisent l’anarchie65». M ais deux générations plus tard, les
suffragettes aux États-U nis v o n t saisir l’occasion de la
Prem ière G uerre m ondiale p o u r m anifester q u o tid ien ­
n em en t devant la M aison-B lanche avec des bannières
frappées d u m o t «dém o cratie» . Elles re to u rn e n t alors
contre le président W oodrow W ilson66 sa rhétorique qui
présente la guerre com m e u n effort nécessaire p o u r que
la « dém ocratie » soit sécurisée dans le m onde (« The world
m u st be m ade safe fo r democracy»). R appelant qu’il est
absurde de prétendre faire la guerre au n o m de la d ém o ­
cratie alors que 50 % de la p o p u latio n adulte (d ’ascen­
dance européenne) ne p eu t pas voter, les suffragettes

64. M aria Deraismes, Ce que veulent les femmes. Articles et confé­


rences de 1869-1891, Paris, Syros, 1980 [ 1869], p. 84-85.
65. Cité dans Alexander Keyssar, The Right to Vote: The Contested
History o f Democracy in the United States, New York, Basic Books,
2 0 0 0 , p . 181.
66. W oodrow W ilson (1856-1924). Originaire de Virginie, avocat
et professeur d ’économie, politicien du Parti dém ocrate et 28e prési­
dent des États-Unis.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D i e u ! 379

d o n n e n t au p résid en t le n o m p eu flatteur de Keiser


W ilson, en référence au Keiser allem and. M algré les atta ­
ques des passants et les arrestations de la police, elles tien­
n e n t bon. Le 10 novem bre 1917,41 fem m es so n t arrêtées
lors d ’une vigile devant la M aison-Blanche. La m ilitante
M ary N olan, qui a 73 ans, est condam née à la peine la
m oins sévère en raison de son âge. Elle déclare au juge :
«Votre H onn eu r, m o n neveu se b at en France p o u r la
dém ocratie. Il offre sa vie à son pays. J’aurais honte si je ne
joignais pas ces vaillantes fem m es dans leur com bat po u r
la dém ocratie en A m érique. Je serai fière de m o u rir en
prison p o u r la liberté des A m éricaines67. » Q uelques m ois
plus tard, A nna H ow ard Shaw68 explique, aux audiences
du C om ité de la cham bre sur le suffrage des fem m es en
1918:

Le Président Wilson a déclaré que «nous sommes en


guerre pour ce qui nous est le plus cher au cœur - la
démocratie ; pour que ceux qui se soumettent à l’autorité
aient une voix dans le gouvernement ». Si cela est la raison
fondamentale pour être entré en guerre, alors ce serait
abandonner les hommes dans les tranchées et les laisser se
battre seuls de l’autre côté de la mer pas seulement pour
la démocratie dans le monde, mais aussi dans notre
propre pays, si des femmes qui se sont démenées pour cet
amendement [sur le suffrage féminin], pour notre liberté

67. Doris Stevens, En prison pour la liberté! Comm ent nous avons
conquis le vote des fem m es aux États-Unis, Paris, A. Pedone, 1936,
p. 210.
68. Anna Howard Shaw (1847-1919). Doctoresse et l’une des d iri­
geantes de l’Association nationale am éricaine p o u r le suffrage de la
femme, mais qui la quitte car elle n’approuve pas les actions m ilitantes
de perturbation.
380 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

et pour la démocratie, se retiraient aujourd’hui de la


bataille69.

Le gouvernem ent fédéral des États-U nis cède devant ces


fem m es, et leur concède le d ro it de voter et d ’être élues
en 1918. En France, les fem m es devront attendre jusqu’en
1944.

Et ailleu rs ?

L’étude com parative des États-U nis et de la France p er­


m et de dégager une dynam ique générale, p ar laquelle les
acteurs politiques de l’élite v o n t progressivem ent s’ap ­
p ro p rier le term e « dém ocratie » to u t en changeant son
sens descriptif et norm atif, dans le b u t de m obiliser les
masses. Ce m êm e processus se co n state-t-il ailleurs?
P enchons-nous sur trois autres cas offrant des histoires
politiques différentes, m ais qui viennent confirm er l’in ­
térêt des élites p o u r le jeu de m ots et la m an ip u latio n du
vocabulaire politique : l’Allem agne (la « dém ocratie » y
est imposée par des forces militaires étrangères), le C anada
(une ex-colonie, et encore au jo u rd ’h u i une m onarchie)
et le Sénégal (une ex-colonie, aujourd’hui une république).

L ’A l l e m a g n e 70

Le rap p o rt de l’Allemagne avec la dém ocratie est intéres­


sant, dans la m esure où ce pays n’a jam ais co n n u de révo­

69. Cité dans Alexander Keyssar, op. cit., p. 211.


70. La réflexion qui suit s’inspire de l’analyse proposée dans l’en­
trée « D ém ocratie » de l’encyclopédie lexicale d ’O tto Brunner, W erner
Conze et Reinhart Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe: histo-
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ieu ! 381

lution libérale ou socialiste victorieuse, et s’est vu im poser


le régime électoral libéral après la défaite m ilitaire de 1918,
et à nouveau le libéralism e p o u r l’Allem agne de l’O uest
et le socialism e à la soviétique p o u r l’A llem agne de l’Est,
en 1945. Avant la R évolution française, le term e « d ém o ­
cratie » est peu utilisé en Allemagne. Le philosophe Leibniz
explique dans une lettre, en 1683: «Je m e prononcerais
contre le pouvoir absolu, si à n o tre époque nous voyions
des tyrans com parables aux m onstres qui étaient em pe­
reurs à Rom e en d ’autres tem ps. M ais au jo u rd ’hui, il n ’y
a pas de prince qui soit si mauvais qu’il ne serait pas m ieux
de vivre sous son règne que dans une dém ocratie71.» Avec
la Révolution française, le sens du m o t connaît certaines
transform ations. L’auteur C hristoph M artin W ieland sou­
tient, dans son ouvrage De la guerre et de la paix (1794),
que la dém ocratie est im possible sur u n vaste territoire.
D ans tous les cas, ce régim e n ’est jam ais stable et il faut le
rejeter. Le m êm e au teu r m odifie quelque peu sa position
dans Discussion entre quatre yeux (1798), ad m ettan t que
le principe dém ocratique relèverait peut-être d ’u n « esprit
prophétique qui p o u rra it être b o n p o u r u n autre siècle,
p o u r un peuple qui devra d ’abord être form é» p o u r vivre
en dém ocratie72. À la m êm e époque, le célèbre p h ilo so ­
phe Em m anuel Kant propose certaines réflexions au sujet

risches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, vol. 1,


Stuttgart, Klett-Cotta, 1972-1997 (je suis redevable à Benoît D ubreuil
po u r la recherche et l’aide à la traduction de l’allem and au français).
71. Leibniz, Political Writings, Cambridge, Cam bridge University
Press, 1988, p. 186.
72. O tto Brunner, W erner Conze et Reinhart Koselleck (dir.),
op. cit., p. 848-849.
382 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

de la dém ocratie, qu’il conçoit parfois com m e « néces­


sairem ent u n despotism e73». Frédéric Schlegel74, dans son
Étude sur le concept de républicanisme (1796), cherche à
dépasser Kant, associant la dém ocratie au progrès h isto ­
rique et à la paix perpétuelle, m êm e si la dém ocratie pure
dem eure im possible à atteindre.
A u-delà des discussions livresques, le term e « d ém o ­
cratie » com m ence à être utilisé en référence à des groupes
sociaux et des forces politiques. L’étiquette « dém ocrate »
désigne alors les républicains75. D ans le Dictionnaire des
mots étrangers (1813), De Cam pe explique que « [l]e dém o­
crate ne veut pas régner lui-m êm e, il veut to u t sim ple­
m en t que le peuple règne par le biais de ses représentants.
Le m ot désigne égalem ent celui qui a une inclination p o u r
la liberté du peuple, celui qui est u n am i de la liberté».
C om m e aux États-U nis et en France, il sem ble que le m o t
ait été si bien redéfini q u ’E rnst M oritz A rn d t76 se plaint
en 1814 de l’u tilisation excessive qui en est faite, et de
toutes les connotations farfelues qui lui sont attribuées.

73. Gareth Stedman Jones, «Kant, the French Revolution and the
Definition o f the Republic», dans B. Fontana (dir.), op. cit., p. 157
et 159 ; Giovanni Lobrano, op. cit., p. 50-52 ; Giovanni Sartori, op. cit.,
p. 287.
74. Frédéric Schlegel (1772-1829). Philosophe, prom oteur d ’une
république m ondiale et fédérale. Il défend les droits civiques de la
population juive.
75. O tto Brunner, W erner Conze et Reinhart Koselleck (dir.),
op. cit., p. 854-857.
76. Ernst M oritz A rndt (1769-1860). Écrivain et député, patriote
mobilisé contre l’occupation de son pays par l’arm ée napoléonienne,
et antisémite.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 383

D ans la p ério d e après 1815, alors que N apoléon


B onaparte est définitivem ent neutralisé, « l’élém ent » ou
le « principe » dém ocratique signifie la participation d ’une
partie toujours plus grande de la p o p u latio n au proces­
sus de prise de décision. « D ém ocratie » com m ence aussi
à désigner la «vieille liberté allem ande » et le m ode d ’o r­
ganisation des trib u s germ aniques d u passé lointain, où
les hom m es vivaient p ratiq u em en t égaux, et d o n t l’esprit
cherche à se préserver dans certains cantons suisses, mais
aussi dans la branche « dém ocratique » des régimes ré p u ­
blicains. Karl von Rotteck77propose d ’assurer l’intégration
des principes m o narchique, aristocratique et d ém o cra­
tique dans la fo rm atio n de l’État. Ces trois principes
devrait se lim iter m utuellem ent et leur réconciliation cor­
respondrait au sens de l’évolution historique.
E ntre 1835 et 1840, l’idée se développe selon laquelle
la form e de gouvernem ent dém ocratique concorde avec
l’esprit du protestantism e, n o tam m en t en raison de l’im ­
p o rtan ce accordée à la liberté individuelle, alors que
quelques voix p ro p o se n t encore de rejeter l’élém ent
d ém ocratique de to u te co n stitu tio n de la Fédération
allem ande, parce que l’égalité des droits est u n affront à
l’égard des différences de droit établies par D ieu lui-m êm e.
D ’autres ad o p ten t des positions com paratives, su rto u t
après la p a ru tio n de De la démocratie en Am érique de
Tocqueville, largem ent lu et com m enté dans les cercles
intellectuels allem ands. P our certains, la dém ocratie est
bien adaptée à l’A m érique, m ais n o n à l’Europe.

77. Karl von Rotteck (1775-1840). H istorien, politologue et poli­


ticien libéral.
384 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

D ans les années 1840, le com bat contre l’aristocratie


ou contre le parti « réactionnaire » débouche sur la fo r­
m ation d ’u n parti « dém ocratique », qui cherche à s’asso­
cier à des n o tio n s com m e la souveraineté d u peuple,
l’unité nationale, l’égalité politique et le d ro it de vote
(p o u r les hom m es adultes). Les expressions «radical-
dém ocratique » et « social-dém ocratie » font leur ap p ari­
tion dans l’espace linguistique allem and, sous l’influence
des associations de travailleurs qui o n t des liens avec
leurs cam arades en France et en Suisse. En 1844, le col­
laborateur de Karl M arx, Fredrich Engels, explique que
les pauvres en A ngleterre cherchent à y instau rer une
« dém ocratie sociale ». À cette époque, Karl M arx est vice-
président de l’A ssociation dém ocratique à Bruxelles et il
fonde et publie à C ologne le N eue Rheinische Zeitung,
connu com m e « l’organe de la dém ocratie78».
C ’est avec les révoltes républicaines de 1848 que le
term e « dém ocratie » et l’adjectif « dém ocratique » se voient
attrib uer un sens n o rm a tif p o sitif en A llem agne79, m êm e
s’il s’agit encore souvent de réconcilier la dém ocratie et
la m onarchie, p o u r fonder une « m onarchie d ém o crati­
que» contre l’aristocratie. Dans les discours de leurs adver­
saires, les dém ocrates so n t dépeints com m e les ennemis
de l’ordre, com m e l’évoque ce slogan de l’époque : « C ontre
les dém ocrates, il n ’y a rien d ’autre que les soldats. » Avec
la révolution de 1848, le clivage chez les dém ocrates s’ac­
centue, oppo san t les sociaux-dém ocrates et dém ocrates

78. M aximilien Rubel, M arx critique du marxisme, Paris, Payot,


1974, p. 177-178.
79. Otto Brunner, Werner Conze et Reinhart KoseUeck (dir.), op. cit.,
p. 860.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 385

bourgeois, qui se voient com m e des libéraux de gauche


ou des républicains80. Le term e « dém ocratie sociale » est
utilisé p ar les C onfréries des travailleurs p o u r se d istin ­
guer des sim ples «dém ocrates politiques», u n processus
de distinction sim ilaire à celui des socialistes en France
face aux républicains m odérés o u conservateurs, qui leur
o n t dérobé leur étiquette « dém ocratique ».
Si elle apparaît vers 1848, l’appellation « dém ocratie
chrétienne » reste m arginale, au contraire de l’expression
« chrétiens-sociaux ». Ce n ’est q u ’au d éb u t d u x x e siècle
que le term e gagne en p o pularité, sous l’influence de la
politique française, belge et italienne. Mais chez les p ro ­
testants, le concept d em eure p o u r ainsi dire in co n n u
jusqu’en 191881.
La fin désastreuse de la Prem ière G uerre m ondiale
ouvre la voie aux forces libérales et républicaines, qui
fo ndent en 1918 le Parti d ém ocratique allem and. D ans
ce contexte, libéraux, socialistes et catholiques m odérés
se disent tous « dém ocrates ». Avec la m ontée d u national-
socialisme (nazisme) dans les années 1920, plusieurs com ­
m encent à se distancier de la démocratie, présentée com me
d ’im p o rtatio n étrangère et m oins adaptée qu’u n système
politique réellem ent « allem an d » . A dolf H itler, gran d
m an ip u lateu r des m ots com m e le m o n tre l’équilibre si
efficace d u term e « national-socialiste », n’hésite pas entre
1925 et 1928 à présenter l’Allemagne com m e le terreau
d ’une vraie « dém ocratie germ anique». Vaincue à n o u ­
veau et encore plus d u rem en t après la Seconde G uerre

80. Ibid., p. 880-884.


81. Ibid., p. 894.
386 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

m ondiale, l’élite de l’Allemagne de l’O uest va se réclam er


de la dém ocratie associée à la « liberté occidentale » et au
libéralism e, p ar o p p o sitio n au fascisme et au to talita­
rism e82, alors que l’Allemagne de l’Est entre dans le cam p
des « dém ocraties populaires » de type soviétique.

L e C a n a d a 83

L’histoire politique d u C anada est p lu tô t calme. D ’abord


fondé par des Français sur des terres dérobées aux nations
am érindiennes, le pays est ensuite conquis par les Anglais
et cédé p ar la co u ro n n e française à la cou ro n n e b rita n ­
nique (1763). D epuis, le C anada n’a co n n u n i révolution,
ni guerre d ’indépendance, ni conquête ennem ie (la guerre
de 1812, déclenchée par les États-U nis, s’est term inée par
une victoire p o u r les B ritanniques). Les élites politiques
se sont très lentem ent ém ancipées de la couronne b rita n ­
nique, fondan t en 1867 le C anada m oderne, une m o n a r­
chie constitutionnelle d o n t le chef de l’État reste le roi ou
la reine d ’A ngleterre. Au d éb u t de la colonie française, les
com m unautés am érindiennes sont considérées com m e
des « républiques » p lu tô t que com m e des « dém ocraties ».
Le père François-Joseph Bressani84 écrit en 1653 au sujet
du régime « républicain » des W endats-H urons. Le père de

82. Ibid., p. 895.


83. Cette section reprend des élém ents de l’article « Histoire du
m ot “dém ocratie” au Canada et au Québec. Analyse politique des stra­
tégies rhétoriques », Revue canadienne de science politique, vol. 42, n° 2,
2009.
84. François-Joseph Bressani (1612-1672). Jésuite et m issionnaire
canadien. En mission chez les W endats (Hurons), il est fait prisonnier
par les Iroquois en 1644. Il enseignera également la langue huronne
acquise au cours de ses années d ’évangélisation.
C o n c l u s io n . T o u s d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 387

Charlevoix utilise égalem ent « république » en référence


à quelques groupes am érindiens dans son Histoire de la
Nouvelle-France (1744)85.
Il semble que la prem ière utilisation d u m o t « dém o­
cratie» en terre canadienne date d u 24 janvier 1667 : le
com te de Frontenac86, gouverneur général de la Nouvelle-
France, déclare dans son projet de d istrib u tio n des terres
qu’« [i]l est de la p rudence de prévenir, dans l’établisse­
m en t de l’État naissant d u C anada, toutes les fâcheuses
révolutions qui p o u rra ie n t le rendre m onarchique, aris­
tocratique o u d ém o cratiq u e87». Le prem ier lieutenant-
go u v ern eu r d u H a u t-C an ad a, John Grave Sim coe88,
explique dans une lettre datée 30 décem bre 1790 adres­
sée à l’archevêque de C an terb u ry que l’Église et l’État
doivent y « ré d u ire le poid s excessif de l’influence
dém ocratique89».

85. Yves D urand, op. cit., p. 10.


86. Louis de Buade, comte de Frontenac (1622-1698). Officier de
l’arm ée qui n ’en fait qu’à sa tête, au risque de provoquer des tensions
avec la couronne ou l’intendant. Il construit une série de forts qui
deviennent des postes de traite des fourrures, m ène la guerre contre les
Britanniques de Nouvelle-Angleterre et massacre les com m unautés iro-
quoises O neida et Onondaga. Il m eurt à Québec, lors de son second
mandat.
87. Cité dans Jacques M athieu, « Indépendants et fiers, les habi­
tants de ce pays ! », Cap-aux-diamants, n° 53, printem ps 1998, p. 12.
88. John Grave Simcoe (1752-1806). C onnu p our ses innovations
stratégiques, il fit d ’abord une carrière m ilitaire dans l’armée anglaise.
Tory reconnu pour son patriotism e envers l’Angleterre, il est élu à la
Cham bre des com m unes en 1790 et devient lieutenant-gouverneur du
Haut-Canada la m êm e année avant de se rendre dans la colonie en 1792.
89. J.M. Bliss (dir.), Canadian History in Documents-1763-1966,
Toronto, Ryerson Press, 1966, p. 34.
388 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Cela dit, le m o t « dém ocratie » et ses dérivés ne sont


pratiquem ent jam ais utilisés avant les soulèvements rép u ­
blicains de 1837-1838, désignés com m e le m ouvem ent
Patriote. Les représentants de l’autorité b ritan n iq u e et les
loyalistes au C anada, to u t com m e les rebelles, associent
ce m ouvem en t à la «d ém o cratie» , les prem iers p o u r le
discréditer, les seconds p o u r le lier p ositivem ent au
m odèle républicain des États-Unis. Mais les Patriotes font
plus souvent référence à la république, com m e lors de la
réunion des fem m es de Saint-A ntoine90, o u à la liberté,
au droit du peuple, à la patrie, au gouvernem ent populaire
et au système é le c tif1, p o u r exprim er leu r idéal. Q u an t
aux loyalistes, ils p réfèrent associer les Patriotes à des
« factions révolutionnaires » o u à 1’« anarchie ».
En 1837, le lieu ten an t-g o u v ern eu r Francis B ond
H ead92 écrit to u t de m êm e, au sujet des révoltes : « Les deux
p artis qui s’affro n ten t ici so n t d ’u n e p a rt les constitu-
tionnalistes, et d ’autre p art les dém ocrates [...] qui ne sont
qu’une petite faction, m otivée p ar des intérêts égoïstes
[...] et qui voient que la dém ocratie aux États-U nis glisse
rapidem ent vers l’anarchie, et qui savent bien, o u p lu tô t
qui calculent que l’anarchie, o u en d ’autres m ots, le p il­

90. Jean-Paul Bernard (dir.), Assemblées publiques, résolutions et


déclarations de 1837-1838, M ontréal, VLB, 1988, p. 50, 86, 204 et 282.
91. Ibid., p. 95,204,206 et 260-261.
92. Francis Bond H ead (1793-1875). Il est nom m é lieutenant-
gouverneur du H aut-C anada en 1835. Il dirige généralem ent sans con­
sulter le Conseil, ce qui provoquera la colère des élus qui adopteront
une m otion de censure contre lui. Réformiste à son arrivé au Canada,
il se révèle loyaliste, abolit la Cham bre et persécute les réformistes. Son
autoritarism e encourage les rébellions du H aut-C anada de 1837, et
entraîne sa révocation en 1838.
C o n c l u s io n . Tous d ém o c r a t e s, m ê m e D i e u ! 389

lage, est le chem in le plus co u rt p o u r obtenir la richesse93. »


Ici, « dém ocratie » évoque W ashington p lu tô t qu’Athènes.
Lord D urham 94, envoyé p ar Londres p o u r évaluer la situa­
tio n après la défaite des P atriotes, p erço it lui aussi la
dém ocratie com m e menaçante. Dans sa dépêche au secré­
taire d ’État aux colonies d u 9 août 1838, il précise que les
États-U nis co n tin u ero n t « à sym pathiser avec le groupe
qui sem ble lu tter p o u r des principes dém ocratiques » au
C anada, soit les Patriotes95. D ans son ra p p o rt de 1839, il
explique que « [1] a m ajorité française se réclam e des d o c­
trines les plus dém ocratiques des droits d ’une m ajorité
num érique. La m in o rité anglaise [...] s’allie avec les ins­
titutions coloniales qui perm etten t à la m in o rité de résis­
ter à la volonté de la m ajorité96».
Tout com m e celles des pères fondateurs des régim es
électoraux m o d ern es aux É tats-U nis et en France, les
déclarations des pères fondateu rs de la C onfédération
canadienne de 1867 so n t trufféés d ’attaques contre la
dém ocratie, qui re p re n n e n t parfois presque m o t p o u r
m o t les propos antidém ocratiques entendus à Boston en

93. J.M. Bliss (dir.), op. cit., p. 44.


94. Lord D urham (1792-1840). Né d ’une famille aristocrate
anglaise, il siège à la Cham bre des com m unes de 1787 à 1797. Réfor­
m iste com m e son père, il appuie des m esures visant un plus grand
accès à l’éducation et u n élargissement du suffrage à la bourgeoisie
m oyenne. À la suite des rébellions des Patriotes (1837-1838), le rap­
p o rt qu’il produit po u r le Parlem ent britannique suggère d ’élargir la
responsabilité ministérielle aux colonies.
95. Yvan Lam onde et Claude Corbo (dir.), Le rouge et le bleu. Une
anthologie de la pensée politique au Québec de la conquête à la révolu­
tion tranquille, M ontréal, Presses de l’Université de M ontréal, 1999.
96. J.M. Bliss (dir.), op. cit., p. 50-51.
390 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

1776, à Philadelphie en 1787 et à Paris en 178997. George-


Étienne C artier98 déclare ainsi que « les institu tio n s p u re ­
m en t dém ocratiques ne [peuvent] pro d u ire la paix et la
p rospérité des n atio n s99». Sir John A. M acdonald100 dira,
à la conférence de Q uébec m e n a n t à la C onfédération,
que « nous devrions avoir u n gouvernem ent fo rt et stable
sous lequel nos libertés constitutionnelles seraient assu­
rées, contrairem ent à une dém ocratie, et qui serait à m êm e
de protéger la m in o rité grâce à u n gouvernem ent central
p u issan t101». La liberté individuelle d o n t il est ici ques­
tio n est avant to u t celle des riches, m enacée p ar les p a u ­
vres qui fo rm en t to u jo u rs la m ajo rité102. Si l’utilisation
rh éto riq u e du m o t « d ém ocratie » est sim ilaire dans les
discours des pères fondateurs des États-Unis, de la France

97. Stéphane Kelly, La petite loterie. Comment la Couronne a obtenu


la collaboration du Canada français après 1837, M ontréal, Boréal, 1997,
p. 67-72.
98. George-Étienne C artier (1814-1873). Avocat et politicien
canadien-français, il joint le m ouvem ent Patriote en 1837. Il devient
finalem ent prem ier m inistre du Canada-U ni vers 1860, puis partisan
d ’une confédération. Il défend les intérêts des compagnies ferroviaires.
99. Débats parlementaires sur la question de la Confédération des
provinces de l’Amérique du Nord, 3e session, 8e Parlem ent, Québec,
Hunter, Rose et Lemieux, 1865, p. 254.
100. John A. M acdonald (1815-1891). D éputé conservateur, il est
le principal prom oteur de la Confédération. Il sera le prem ier prem ier
m inistre du Canada confédéral. Il dém issionne p o u r une affaire de
corruption, les com pagnies ferroviaires ayant contribué à la caisse
électorale de son parti. Il est réélu prem ier ministre. Sous son gouver­
nem ent, le soulèvem ent des M étis est écrasé par l’armée.
101. Peter J. Smith, op. cit., p. 70.
102. Stanley-Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération.
A ux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873), M ontréal, Parti
pris, 1978, p. 271.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 391

et du Canada, les Canadiens considèrent que « d ém o cra­


tie » désigne les régimes électoraux républicains des États-
Unis et de la France.
L’engouem ent p o u r la dém ocratie semble être perçu
com m e étant p ropre à la fougue irresponsable de l’ad o ­
lescence, com m e l’adm et James Jo h n sto n 103, m em bre de
la C ham bre d ’assemblée de Nouvelle-Écosse : « [Dans m a
jeunesse], j ’en tretenais des sentim ents d ém ocratiques
vigoureux, m êm e si cela p eu t paraître curieux puisque
j ’ai été u n to ry influent104». Cette déclaration reprend l’es­
p rit des propos de John A dam s qui affirm ait, alors q u ’il
était président des États-U nis, qu’« u n garçon de quinze
ans qui n’est pas u n dém ocrate n ’est q u ’u n b o n à rien ; et
il n ’est pas m ieux celui qui est u n dém ocrate à vingt ans105»
et du poète allem and Novalis : « Les jeunes gens so n t du
côté de la dém ocratie parfaite, alors qu’u n père de famille
plus établi est d u côté de la m o narchie106. »
À l’im age de la France des années 1830, ce so n t les
socialistes canadiens qui vont les prem iers se réclam er de
la dém ocratie vers la fin d u x ix e siècle. En 1911, le Parti
socialiste du C anada (p s c ) indiquait dans son program m e

103. James Johnston (1792-1873). Avocat et politicien conserva­


teur, il sera gouverneur de la colonie de Nouvelle-Écosse, puis prem ier
m inistre dans les années 1850-1860. Partisan de la C onfédération
canadienne.
104. Janet Ajzenstat, Paul Romney, lan Gentles et W illiam D.
G airdner (dir.), Canada’s Founding Debates, Toronto, Stoddart, 1999,
p. 169.
105. Saul K. Padover (dir.), The Complete Jefferson, op. cit., p. 1276.
106. Novalis, «Political A phorism s», dans F. C. Beiser (dir.), The
Early Political Writings o f the German Romantics, Cam bridge,
Cam bridge University Press, 1996, p. 57.
392 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

vouloir « assurer la gestion et l’organisation d ém o cra­


tique de l’ind u strie p ar le peuple, p o u r le p eu p le107».
La guerre de 1914-1918 m enée contre l’A llem agne
poussera les politiciens les plus influents d u pays à s’as­
socier et à associer le C anada à la dém ocratie. U ne telle
stratégie rh éto riq u e devait encourager la m obilisation
des corps et des esprits nécessaire p o u r m en er efficace­
m en t la guerre contre les puissances centrales. Le p re ­
m ier m inistre conservateur sir R obert B orden108 explique
que « dans cette guerre, la plus grande de toutes les guer­
res [...] le C anada a m arché à la tête des dém ocraties des
deux A m ériq u es109». D ans u n discours p ro n o n c é en
décem bre 1917 p ar le pasteur Samuel D w ight C h o w n 110,
de l’Église m éthodiste d u Canada, la conscription est p ré­
sentée com m e la m éthode « la plus juste et la plus dém o­
cratique » po u r « lever une arm ée dans ce pays » et « rem plir
nos obligations envers la civilisation chrétienne111». L’Église
m éthodiste ajoute : « La guerre est le co u ro n n em en t de la
dém ocratie. A ucune in terp rétatio n de cet enjeu n’a été

107. M athieu Houle-Courcelles, Sur les traces de l’anarchisme au


Québec (1860-1960), M ontréal, Lux, 2008, p. 102.
108. R obert Borden (1854-1937). Avocat et politicien conserva­
teur. Il sera prem ier m inistre de 1911 à 1920. Malgré la prom esse de ne
pas avoir recours à la conscription pendant la Première Guerre m on­
diale, il l’impose tout de m êm e, provoquant des m anifestations et des
émeutes. Il accorde le droit de vote aux femmes après la guerre.
109. Michel Brunet, Histoire du Canada par les textes, vol. II: 1855-
1960, M ontréal, Fides, 1979, p. 86.
110. Samuel Dw ight Chown (1853-1933). Pasteur m éthodiste, il
sert com m e aum ônier p endant la Prem ière G uerre m ondiale, une
expérience qui le pousse à m iliter p o u r la paix.
111. J.M. Bliss (dir.), op. cit., p. 251.
C o n c l u s io n . Tous dém ocrates, m êm e D ie u ! 393

aussi juste que la grande phrase du président W ilson selon


laquelle les Alliés se b atten t p o u r “rendre le m o n d e plus
sécuritaire p o u r la dém ocratie”112.»
C ertains s’insurgent contre cette utilisation d u m o t
« dém ocratie » aux seules fins de rhétorique. L’intellectuel
québécois H enri B ourassa113 fait explicitem ent référence
à l’argum ent des partisans de la conscription selon lequel
la guerre p erm ettrait de sauver la « dém ocratie » contre le
«barbarism e germ ain», alors q u ’elle signifie avant to u t
le renforcem ent d u p ouvoir central au C an ad a114. Cela
dit, les écrits de Bourassa contre le fém inism e et le suf­
frage fém inin révèlent que le m o t « dém ocratie» n’est pas
encore accepté com m e u n term e p o sitif p ar to u te l’élite
canadienne et québécoise. Dans des interventions publiées
dans Le Devoir contre le suffrage fém inin, il s’acharne
à ridiculiser ses partisans, inspirés p ar «la dém ocratie
anglaise », affirm ant que « la thèse fém iniste » d u suffrage
p o u r les fem m es est « anti-sociale » et m ènera les fem m es
à p o rter « la culotte m aritale », « ce dernier cri de la “civi­
lisation supérieure” et de la “dém ocratie trio m p h an te”115».
M algré de telles charges, de plus en plus de forces
politiques de toutes tendances se clam ent dém ocrates

112. Ibid., p. 259.


113. H enri Bourassa (1868-1952). Journaliste et politicien québé­
cois. D éputé fédéral du Parti libéral, il dém issionne p our protester
contre l’im plication du Canada dans la guerre des Boers, en Afrique
du Sud. Il sera élu député provincial, sous les couleurs de la Ligue
nationaliste canadienne. Fondateur d u journal Le Devoir. Il proteste
contre la conscription.
114. M. Bliss (dir.), op. cit., p. 248.
115. H enri Bourassa, «L’influence politique des femm es - pays
avancés - femmes enculottées », Le Devoir, 1er avril 1918, p. 1.
394 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

pendant la période de l’entre-deux-guerres. C’est le cas de


fém inistes com m e Idola Saint-Jean116, qui fait référence à
la « dém ocratie » et condam ne 1’« aristocratie des sexes117».
Chez les socialistes, la Co-operative Com m onw ealth Fede­
ratio n ( c c f ), qui se présente com m e u n «m ou v em en t
dém ocratique», publie le Regina Manifesto en 1933, qui
propose de rem placer le capitalism e, fondam entalem ent
injuste et inhum ain, p ar une «véritable dém ocratie indus­
trielle118» ou u n « autogouvernem ent dém ocratique, fondé
sur une égalité économ ique119».
L’historien Michel Lévesque, qui s’est penché sur l’idée
de dém ocratie au Q uébec de 1940 à 1970, indique qu’u n
p rem ier colloque ayant la d ém ocratie p o u r th èm e est
organisé en 1942 par les Semaines sociales du Canada. Lors
de cet événem ent, le jésuite Joseph Papin-A rcham bault120
rem arque que « [jjam ais o n a ta n t parlé de dém ocratie.
Le m o t est su r tou tes les lèvres121». L’élargissem ent de
l’É tat-providence justifie l’assim ilation de l’État et du
gouvernem ent à la dém ocratie. La Seconde G uerre m o n ­
diale offre l’occasion aux m em bres de l’élite politique de

116. Idola Saint-Jean (1880-1945). Journaliste et enseignante, elle


m ilite p o u r le droit de vote p o u r les Québécoises aux élections provin­
ciales (elles peuvent voter aux élections fédérales). Elle se porte m êm e
candidate à une élection, par provocation.
117. Yvan Lam onde et Claude C orbo (dir.), op. cit., p. 377.
118. J.M. Bliss (dir.), op. cit., p. 294.
119. J.M. Bliss (dir.), op. cit., p. 290-291.
120. Joseph Papin-A rcham bault (1880-1966). Prom oteur de la
doctrine sociale de l’Église, il organise les Semaines sociales du Canada.
Il critique le com m unism e et le Parti social dém ocratique d u Canada.
121. M ichel Lévesque, De la démocratie au Québec 1940-1970.
Anthologie des débats autour de l’idée de la démocratie, de la Seconde
Guerre mondiale à la crise d ’Octobre, M ontréal, Lux, 2005, p. i.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 395

réaffirm er leur adhésion à la dém ocratie, alors q u ’il s’agit


une fois de plus de m obiliser les corps et les esprits p o u r
cette vaste entreprise de d estru ctio n et de m o rt. Pierre
Elliott T rudeau 122 conclut, dans l’hebdo m ad aire Notre
Temps (14 février 1948), que le gouvernem ent canadien
s’est adonné à une propagande p ro d ém o cratiq u e p o u r
m ousser l’effort de guerre: « [L]e gouvernem ent sollici­
tait l’obéissance au n o m de la dém ocratie, telle qu’en ten ­
due p ar le peuple ; m ais il com m andait au m oyen d ’une
dém ocratie telle qu’il l’entendait lui-m êm e. De sorte que
les valeurs fondam entales des dirigeants voulaient bien
p erm ettre que l’o n m o u rû t, m ais n o n que l’on vécût, au
n o m des valeurs fondam entales des dirigés. »
Alors que la guerre froide débute, la notion de « dém o­
cratie» servira à distinguer le Canada et le « m onde libre»
du régime soviétique. M êm e les représentants de la m onar­
chie se révèlent dém ocrates, com m e l’indique La Presse
dans un article intitulé « La dém ocratie doit rejeter toutes
les solutions extrêm es » (2 août 1949). O n y ap p ren d que
le lieutenant-gouverneur de l’O n tario aurait fait la p ro ­
m o tio n de « la sauvegarde de la dém ocratie ». Le gouver­
n eu r général d u C anada n ’est pas en reste : le vicom te
A lexander123 considère que le C anada « est u n e des plus

122. Pierre Elliott Trudeau (1919-2000). Intellectuel libéral excen­


trique, il deviendra le prem ier m inistre du C anada de 1968 à 1979,
puis encore au début des années 1980. En octobre 1970, il prom ulgue
la Loi sur les m esures de guerre, p our m ater le Front de libération du
Québec ( f l q ).
123. Vicomte Alexander (1891-1969). Héros militaire de la Seconde
Guerre mondiale. Le roi George VI le nom m e gouverneur général du
Canada de 1946 à 1952.
396 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

grandes dém ocraties d u m o n d e d ’a u jo u rd ’h u i» . Q uel­


ques jours plus tard, le jo u rn a l La Presse (7 février 1949)
rap p o rte les p ro p o s d u m in istre fédéral de la Justice,
Stew art G arso n 124, qui au rait déclaré en référence à la
guerre froide q u ’« [i]l im p o rte donc que le citoyen libre
des pays libres et qui croit en u n libre exercice d ’u n cer­
tain n o m b re de libertés se fasse le cham pion de sa foi
d ém o cratiq u e» . La dém ocratie se ra p p o rte d o n c à la
«liberté» (dans cette citation quatre fois p lu tô t q u ’une)
et n o n à la p articip atio n des citoyens au processus de
décision (com m e à Athènes).
Pierre Elliott Trudeau note dans les années 1950 qu’il
y a m aintenan t au C anada « les dém ocrates libéraux, les
dém ocrates sociaux et les dém ocrates nationalistes125».
M êm e le colonialisme est alors lié positivem ent à la d ém o ­
cratie, com m e le révèle La Presse dans u n article intitulé
«A utre grand pas vers l’idéal d ém ocratique» (26 juillet
1949), chapeauté d u su rtitre «Le “m ois colonial” »: «Il
est difficile de rendre l’idéal dém o cratiq u e accessible à
des peuples qui ne Font jam ais co n n u ; y réussir p ar des
m éthodes dém ocratiques est aussi délicat que de m ain ­
tenir deux œ ufs en équilibre, l’u n sur l’autre. [...] Le Mois
colonial constitue u n pas dans cette direction. »

124. Stewart Garson (1898-1977). Avocat et politicien, il est pre­


m ier m inistre du M anitoba avant d ’être m inistre au gouvernem ent
fédéral.
125. Yvan Lam onde et Claude C orbo (dir.), op. cit., p. 549.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 397

S É N É G A L 126

La dém ocratie (directe) a eu u n e très longue trad itio n en


Afrique, m êm e si le m o t n ’était pas utilisé p o u r désigner
les m ultiples form es délibératives de la palabre, alors que
les m em bres des villages ou des trib u s se rassem blaient
p o u r discuter des affaires com m unes, prendre des déci­
sions ou trancher u n différend127. Nelson M andela devien­
dra le prem ier président n o ir de l’A frique d u Sud, après
la fin de l’apartheid. Il discute, dans son autobiographie
Un long chemin vers la liberté, des réunions locales de sa
jeunesse : « Q uiconque voulait pren d re la parole pouvait
le faire. C ’était la dém ocratie dans sa form e la plus pure.
Il se peu t qu’il y ait eu une hiérarchie dans l’im portance
des intervenants m ais qu’il soit chef o u sujet, guerrier ou
m édecin, bo u tiq u ier ou ferm ier, p ropriétaire o u travail­
leur agricole, chacun pouvait se faire entendre128. » Parfois,
les fem m es avaient leur pro p re assemblée, com m e chez
les Igbos au Nigeria, jusque dans les années 1920. Cette

126. Cette discussion s’inspire des recherches m enées par Frederic


C. Schaffer sur l’histoire du m ot «dém ocratie» au Sénégal. Voir:
Democracy in Translation : Understanding Politics in an Unfamiliar
Culture, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1998; et «C om pa­
rer la Democracy américaine et la Demokaraasi sénégalaise. Com m ent
les idéaux varient suivant les cultures », Revue internationale de poli­
tique comparée, vol. 6 , n° 1,1999.
127. Pour des descriptions et des analyses des pratiques délibéra­
tives en Afrique (et ailleurs hors de l’Occident), voir, entre autres:
Jean-Godefroy Bidima, La Palabre. Une juridiction de la parole, Paris,
Michalon, 1997 ; David Graeber, « La démocratie des interstices », loc. cit. ;
Am artya Sen, La démocratie des autres, op. cit. ; Marcel Detienne (dir.),
Qui veut prendre la parole?, op. cit.
128. D ans Am artya Sen, op.cit., p. 17.
398 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

assemblée n o n m ixte de fem m es s’appelait m ikiri, sans


d oute une im itatio n déform ée d u m o t anglais m eeting
(réunion). Il est difficile p o u r quiconque est extérieur à
ces com m u n au tés de savoir exactem ent co m m en t elles
fonctionnaient, et si elles fonctio n n aien t toutes selon le
m êm e protocole. Une observatrice a constaté que le m ikiri
com m ençait le soir, se poursuivait to u te la jo u rn ée sui­
vante, et prenait fin le m atin d u troisièm e jour. U n m ikiri
pouvait reg ro u p er u n e cin q u an tain e de participantes,
d o n t certaines n’étaient pas d u village et devaient do rm ir
sur place. En effet, les fem m es se déplaçaient de village en
village po u r participer aux assemblées avec leurs filles ou
les fem m es de la famille de leurs co-épouses (polygam ie
oblige). Les participantes co n trib u aien t p o u r la n o u rri­
ture, car on m angeait, et o n dansait. La présidente avait
peu d ’autorité. Elle était soum ise à des contraintes p a rti­
culières. Par exemple, elle ne pouvait pas parler en m a n ­
geant. Il était in terd it d ’avoir eu u n ra p p o rt sexuel avec
u n h o m m e la veille d ’u n m ikiri o u p e n d a n t u n m ikiri.
Des am endes pouvaient être im posées à celles qui contre­
venaient aux règlem ents, ou qui arrivaient en retard. Ces
assemblées tran ch aien t des différends entre fem m es, et
p renaient des décisions au sujet des activités d u m arché,
o u encore contre des ho m m es qui em piétaient sur les
terres des fem m es o u qui étaient violents. Ces décisions
étaient reconnues p ar le reste de la co m m u n au té129. U n
demos de femmes assemblées pouvaient se transform er en
plèbe, puisqu’il était dans la trad itio n de « s’asseoir sur un
h o m m e » qui avait été violent envers u n e o u des fem m es :

129. Joseph Thérèse Agbasiere, Women in Igbo Life and Thought,


New York/Londres, Routledge, 2000, p. 219-222.
C o n c l u s io n . Tous dém ocrates, même D ieu ! 399

des fem m es e n to u raien t alors l’h o m m e o u sa dem eure


p o u r le chahuter et d étruisaient parfois sa m aison.
En 1929, u ne ru m eu r circule selon laquelle les colons
b ritanniques veulent taxer les p ro d u its que les fem m es
vendent au marché. Les m ikiris sont convoqués et perm et­
ten t la m obilisation de m illiers de femm es. Des femm es
« s’asseoiront » sur les m aisons des Anglais, incen d ian t
u ne quinzaine de bâtim ents de l’ad m in istratio n b rita n ­
nique. Celle-ci répliquera en déployant l’arm ée, qui écra­
sera la révolte, tu a n t u n e cin q u an tain e de rebelles et
renforçant le p atriarcat chez les Igbos : interdiction aux
fem m es de s’assem bler (m êm e si la pratiq u e sem ble avoir
survécu), création de gouvernem ents, trib u n au x et corps
de police igbos auxquels seulem ent les hom m es pouvaient
p articiper130.
Les pays colonisés p ar les puissances occidentales ont
donc un rap p o rt complexe avec la « dém ocratie », le term e
lui-m êm e étant e m p ru n té à la langue de la puissance
coloniale. Les travaux du politologue Frédéric C. Schaffer131
sur l’histoire d u m o t « dém ocratie » au Sénégal rap p el­
lent, p ar exemple, que le term e y est in tro d u it en français,
p o u r devenir demokaraasi en wolof, vers 1940. Il sera de
plus en plus utilisé après 1974, alors que le m ultipartism e
est in tro d u it dans le pays. Pour le p arti au pouvoir, dem o­
karaasi ne signifie que le d roit aux autres partis d ’exister

130. Judith Van Allen, «“Sitting on a Man” : Colonialism and the


Lost Political Institution of Igbo W omen », Canadian Journal o f African
Studies, vol. 6 , n° 2,1982, p. 165-181.
131. Frederic C. Schaffer, Democracy in Translation, op. cit.; et
«C om parer la Democracy américaine et la Demokaraasi sénégalaise»,
loc. cit.
400 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

et de s’exprim er; p o u r ces derniers, il signifie des élections


justes et une alternance d u pouvoir. D ans tous les cas, le
Sénégal est une dém ocratie aux yeux de toutes les forces
qui s’opposent. Un cadre d u Parti socialiste explique en
avril 1991, dans L’unité pour le socialisme, que le Sénégal
est l’exemple éclatant de la dém ocratie, u n rôle qu’a rem ­
pli Athènes, o ù est née la dém ocratie132. Les p artis poli­
tiques utilisent aussi « dém ocratie » en référence à l’islam,
plus particulièrem ent à l’appel à la prière p ar les m uez­
zins du hau t des m inarets. Selon cette m étaphore, les chefs
des partis sont les m uezzins, les program m es et les p ro ­
messes les appels à la prière, et les électeurs les fidèles. D u
côté d u p a rti au pouvoir, lors de la cam pagne électorale
de 1993, A bdou D io u f133 explique à la radio et à la télévi­
sion, en w olof : « [J] e veux que le pays ait la demokaraasi.
[...] Voici la m osquée; quiconque veut appeler le peuple
à la prière peut le faire. Mais s’il y a plusieurs m uezzins,
il ne p eu t y avoir q u ’u n im a m 134. » La d ém ocratie ainsi
entendue ne prévoit pas nécessairem ent d ’alternance au
pouvoir, le m ultipartism e étan t suffisant. La dém ocratie
est aussi associée, dans les paroles des politiciens, à leur
générosité préten d u e envers le peuple et les électeurs.
Ironisant à la fois su r le m ultipartism e et la dém ocratie,
u n caricaturiste d u Canard libéré m et en scène son p er­
sonnage G oorgoorlu, regardant la télévision lors de la

132. Frederic C. Schaffer, Democracy in Translation, ibid., p. 30-31.


133. Abdou D iouf (1935- ). Second du président Senghor, il est
son prem ier m inistre, avant d ’être lui-m êm e président de la Répu­
blique en 1981. Il accepte le m ultipartism e en 1988. Défait en 2000 par
Abdoulaye Wade, il quitte son pays p our vivre en France.
134. Frederic C. Schaffer, op. cit., p. 30-31.
C o n c l u s io n . To us d ém o c r a t e s, m ê m e D ieu ! 401

cam pagne électorale de 1988. À la question de savoir pour


qui il votera, le personnage répond, en référence aux dif­
férents candidats : « Pour Savané, qui m e p ro m et d u tra ­
vail ; p o u r Mbaye Niang, p o u r l’éducation dans les langues
nationales p o u r m es enfants ; p o u r D iouf, qui m e garan­
tit la dém ocratie ; et p o u r Ablaye, qui m e p ro m et d u riz
et du poisson tous les jours. Je ne suis plus indécis. Je vais
voter p o u r tous les quatre. » Q u an d o n lui ré p o n d que
c’est im possible, il réplique : « Pourquoi pas ? N ous avons
la dém ocratie, n o n 135? »
Pour sa part, une vieille dam e qui ne parle que le wolof
adm et qu’elle ne sait pas ce que signifie demokaraasi :
« [C] ’est juste u n m o t que j’entends beaucoup à la radio136. »
Dans la popu latio n wolof, plusieurs l’utilisent p o u r dési­
gner u n accord o u l’atteinte d ’u n consensus. Cette défi­
nition s’applique, entre autres choses, lors des élections,
qui procèd en t souvent p ar agrégation collective des suf­
frages, com m e ailleurs en Afrique. Au Bénin, p ar exemple,
les com m unautés votent en bloc p o u r le fils - o u la fille
- du te rro ir137. M odou, u n Sénégalais qui ne parle que
wolof, répo n d à la question à savoir s’il y a la dém ocratie
dans son pays en rappelant la m étaphore d ’A bdou D io u f :
« Oui. Vous pouvez voter p o u r le p a rti de votre choix.
A bdou D io u f a dit, “Voici la m osquée ; q uiconque veut

135. Ibid., p. 39.


136. Ibid., p. 23.
137. Constantin Some, « Pluralisme socio-ethnique et dém ocratie
participative. Cas du Bénin», m ém oire de m aîtrise, départem ent de
science politique de l’Université du Québec à M ontréal, 2009, p. 55.
402 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

appeler le peuple à la prière p e u t le faire.” C ’est n o tre


demokaraasi. » Puis il précise :

S’il y a 100 p e rso n n e s, 90 v o n t p a rta g e r les m ê m e s o p in io n s.


A v a n t lo n g te m p s, ceu x q u i n e s o n t p a s d ’a c c o rd v o n t fin ir
p a r jo in d r e la m a jo rité , e u x aussi. Il y a q u e lq u e te m p s, il
y a v ait d e u x p o litic ie n s q u i é ta ie n t c a n d id a ts p o u r le
m ê m e p o ste . Q u a n d ils s o n t v e n u s à ce village, n o u s n o u s
so m m e s r é u n is e t n o u s n o u s d e m a n d io n s : « Q u e l c a n d i­
d a t p ré fè re s -tu ? » Q u e lq u e s -u n s o n t c h o isi le p re m ie r, les
a u tre s le se c o n d . Q u a n d n o u s av o n s v u q u e le p r e m ie r
c a n d id a t a v ait p lu s d ’a p p u is , c eü x q u i a v a ie n t a u d é p a r t
c h o isi le se c o n d c a n d id a t o n t im m é d ia te m e n t jo in t la
m a jo rité p o u r q u e les c h o ses a ille n t m ie u x . C ’est ça, n o tre
dem okaraasi d a n s ce v illa g e 138.

Pour u n ferm ier d u Kaolack, « [n]otre demokaraasi, c’est


to u t le m onde uni. N ous travaillons tous ensem ble. [...]
Si quelqu’u n est malade et ne peut pas cultiver son champ,
nous nous retrouvons tous p o u r l’aider. Pour payer nos
taxes, nous nous m etto n s ensem ble p o u r d o n n er notre
argent139».
Ainsi, u n des convives qui ne reçoit pas de tasse lors
de la cérém onie d u th é p o u rra s’exclam er: «A lors, ce
n ’est plus la demokaraasi ici140? » Le term e demokaraasi
évoque do n c le consensus, la solidarité, m ais aussi l’éga­
lité et le partage, o u la redistribution. De m êm e, dans ce
pays où se p ratiq u e la polygam ie, demokaraasi signifie,
p o u r u n m ari, le fait de traiter ses épouses de m anière
égale.

138. Frédéric C. Schaffer, op. cit., p. 55.


139. Ibid., p. 60.
140. Ibid., p. 63.
C o n c l u s io n . Tous dém ocrates, m êm e D ie u ! 403

Frédéric C. Schaffer explique le processus d ’ad ap ta­


tion et de transfo rm atio n d u sens d u m o t demokaraasi en
rappelant que le Sénégal est u n pays qui connaît u n grave
problèm e de pauvreté. C onséquem m ent, l’aide m utuelle
et la solidarité so n t des pratiques im portantes p o u r assu­
rer des conditions de vie m inim ales au sein des p o p u la­
tions défavorisées.
O r les élections, associées à la «d ém o cratie» , sont
des occasions p o u r obtenir des gains m atériels, p ar le sys­
tèm e d u patronage, alors que les candidats p aien t p o u r
obtenir des votes. Pour une vieille fem m e de Dakar, demo­
karaasi signifie échanger son appui politique p o u r du riz,
d u sucre ou de l’argent. En conclusion, Schaffer explique :
[L]es m essages e n la n g u e w o lo f de l’élite s o n t se u le m e n t
p a rtie lle m e n t re s p o n sa b le s d e la m a n iè re d o n t les lo c u ­
te u rs w o lo f p e u é d u q u é s c o m p re n n e n t a u jo u r d ’h u i le m o t
dem okaraasi. T o u t a u ssi im p o r ta n te est la fa ç o n d o n t des
p o p u la tio n s v u ln é ra b le s r é p o n d e n t à le u rs c o n d itio n s de
vie. L’in c e rtitu d e é c o n o m iq u e , l ’é th iq u e d e l’a id e m u tu e lle
q u i e n d é c o u le et le re c o u rs a u x é le ctio n s p o u r fa ciliter la
s é c u rité c o lle ctiv e s o n t a u ta n t d ’é lé m e n ts im p o r ta n ts
p o u r e x p liq u e r c o m m e n t e t p o u r q u o i d em okaraasi e n est
v e n u e à sig n ifie r la so lid a rité 141.

Au Sénégal, d ’autres m ots français o n t été repris en w olof


et leur sens transform é. C ’est le cas de « politique », qui
est devenu politig en w olof et qui signifie m ensonge et
malhonnêteté. Ailleurs en Afrique francophone, com m e au
Congo et au Rwanda, m ais aussi en Afrique anglophone,
com m e au Sierra Leone, le m o t « politique » évoque la
trom perie. En bam bara, politigi p eu t être utilisé com m e

141. Ibid., p. 79.


404 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

u n verbe qui signifie « tro m p e r» ou « d u p e r142». U n fer­


m ier w olof du Sénégal explique ainsi que dans sa langue,
« [s]i vous dites que quelque chose sem ble faux, nous
disons que vous essayez de nous politig143». U n bijoutier
qui vend une bague en toc, par exemple, politig ses clients
parce qu’il leur refile des « bagues politig144».
Y aurait-il aussi u n e dém ocratie politig7.

A u j o u r d ’h u i : la l u t t e c o n t i n u e

Ces trois exemples, couplés avec le cas des États-U nis et


de la France, m o n tre n t que « dém ocratie » est u n m o t à
l’histoire complexe, qui se caractérise toutefois dans la
m o d ern ité p ar u n décalage entre son sens originel et le
sens que lui o n t attrib u é les élites au gré des luttes p o li­
tiques et de leur désir de m obiliser les masses. La d ém o ­
cratie est au jo u rd ’h u i le n o m que les élites utilisent p o u r
désigner des régim es libéraux qui n ’o n t pas été fondés
par des dém ocrates, m êm e si des événem ents historiques
so n t associés de m anière illusoire à la dém o cratie (la
guerre de l’indépendance aux États-U nis ou la Révolution
en France), o u si le régim e a été im posé p ar des forces
étrangère à la suite d ’invasions coloniales (Sénégal) ou
de défaites m ilitaires (A llem agne), o u encore q u ’il n ’a
to u t sim plem ent jam ais co n n u de tran sfo rm atio n ju sti­
fiant u n changem ent de n o m (C anada).
« D ém ocratie » est devenu u n m o t à ce p o in t p o p u ­
laire que les universitaires spécialistes de la dém ocratie se

142. Ibid., p. 70.


143. Ibid., p. 77.
144. Ibid., p. 79.
C o n c l u s io n . T ous dém ocrates, m êm e D ie u ! 405

laissent duper, et croient que le régim e d ’Athènes et celui


de W ashington o u de Paris relèvent d u m êm e esprit et
des m êm es principes, parce q u ’ils o n t le m êm e n o m ! Le
raiso n n em e n t va gén éralem en t com m e su it: le m o t
« dém ocratie » nous v ient des Grecs et signifie le gouver­
n em ent par le peuple. M ais u n tel régim e est au jo u rd ’hui
im pensable et im possible dans le cadre de nos nations
m odernes. De plus, les individus m odernes ne veulent
pas ta n t particip er à la vie politique qu’être libres de se
consacrer à leur vie privée (travail, famille, loisir). En
conséquence, oublions to u t sim plem ent le sens étym olo­
gique et historique d u m o t « dém ocratie », m ais utilisons-
le to u t de m êm e p o u r désigner nos régim es électoraux,
car c’est finalem ent le plus beau des n om s de régim es145.
Ainsi, le politologue am éricain Benjam in R. Barber
et le journaliste et réalisateur canadien Patrick W atson
o n t signé conjointem ent en 2000 l’ouvrage The Struggle
forDemocracy1*6. La dém ocratie m oderne et celle d ’Athènes
y sont am algam ées dès la prem ière page147. Les auteurs
préten d en t que la dém ocratie renaît enfin aux États-U nis
après deux m ille ans de dorm ance. D ans le m êm e esprit,

145. Voir, parm i d ’autres: David Held, Models o f Democracy,


Stanford, Stanford University Press, 1987, p. 2 et 4; David Held (dir.),
Prospects fo r Democracy, Stanford, Stanford University Press, 1993,
p. 16 et 18 ; J. Roland Pennock, Democratic Political Theory, Princeton,
Princeton University Press, 1979, p. 3 et 7 (j’ai discuté de cet enjeu
dans « Les anciens ne sont plus ce qu’ils étaient. Réflexion sur l’idée de
“dém ocratie” m oderne », dans M artin Breaught et Yves C outure (dir.),
Les anciens dans la pensée politique contemporaine, Québec, Presses de
l’Univesité Laval, 2010).
146. Patrick W aston et B enjam in R. Barber, The Struggle for
Democracy, Toronto, Key Porter Books, 2000.
147. Ibid., p. 7.
406 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

le philosophe Jonathan W olff explique, dans son ouvrage


A n Introduction to Political Philosophy, que la dém ocratie
« a g randem en t prospéré depuis quelque tem ps, et a eu
une courte période de vie dans la Grèce antique - q u o i­
que sous une form e très lim itée - , m ais il n ’y a pas eu de
véritable État dém ocratique p en d an t la période de deux
m ille ans entre ces deux m o m e n ts148». D u côté franco­
phone, Sim one G oyard-Fabre, spécialiste de philosophie
politique, signe Q u’est-ce que la démocratie ? La généalo­
gie philosophique d ’une grande aventure hum aine149, u n
ouvrage dans lequel elle a la clairvoyance de préciser que
« l’im age de la d ém ocratie com m e dém ophilie [am our
du peuple] est loin d ’être claire150», c’est-à-dire que ce
que l’on enten d p ar dém ocratie n ’est pas tou jo u rs syno­
nym e d ’u n régim e favorable a u ,demos. C ependant, elle
ajoute u n peu plus loin qu’« [i]l n’y a pas de po in t de ru p ­
ture entre le m odèle dém ocratique des Anciens et l’idée
dém ocratique des M odernes : ce sont, plus o u m oins nets,
plus ou m oins im périeux, les m êm es param ètres in stitu ­
tionnels, ce so n t les m êm es exigences existentielles qui
sont à l’œ uvre ici et là151 ». Elle en rajoute, affirm ant qu’on
« a souvent signalé, en les exagérant, les différences entre
les démocraties anciennes et les dém ocraties m odernes152».

148. Jonathan Wolff, A n Introduction to political philosophy, Oxford,


Oxford University Press, 1996, p. 69.
149. Simone Goyard-Fabre, Q u’est-ce que la démocratie ? La généa­
logie philosophique d ’une grande aventure humaine, Paris, A rm and
Colin, 1998; Anne Baudart, Qu’est-ce que la démocratie?, Paris, Vrin,
2005.
150. Simone Goyard-Fabre, ibid., p. 10.
151. Ibid. ; Anne Baudart, op. cit., p. 11 et 16.
152. Simone Goyard-Fabre, op. cit. ; Anne Baudart, ibid., p. 210.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ieu ! 407

M êm e Jacqueline de Romilly, spécialiste de la Grèce a n ti­


que, explique dans son livre Problèmes de la démocratie
grecque que la dém ocratie d u « m o n d e m od ern e [...] fut
inventée en G rèce153». La m an ip u latio n linguistique des
élites politiques d u x ix e siècle a donc des effets sur la p h i­
losophie, l’histoire et la science politique : u n m êm e m o t
qui désigne deux régim es si différents, et voilà brouillé
notre entendem en t de l’histoire politique.
M êm e les activités de fo rm atio n à la citoyenneté
entretien n en t cette confusion h isto riq u e154. Au Q uébec,
l’É tat propose le T ournoi jeunes dém ocrates, u n jeu-
questionnaire p o u r élèves d u collégial qui se déroule au
Parlem ent. U n des thèm es d u jeu porte sur les « [o]rigines
et évolution de la dém ocratie (depuis le v u ' siècle av. J.C.
jusqu’à au jou rd ’h u i)155». Suivant les directives d u m in is­
tère de l’É ducation d u Q uébec, les m anuels scolaires en
histoire présentent Athènes com m e « une prem ière expé­
rience dém ocratiq u e ». U n m anuel scolaire destiné aux
jeunes de prem ière année d u secondaire (environ 12 ans),
propose ainsi cette p résentation :

B ien v en u e e n G rèce! [...] [L]es cito y en s fo n t l ’e x p érien c e


d e la d é m o c ra tie . C ’est l ’u n e des to u te s p re m iè re s fois

153. Jacqueline de Romilly, op. cit., p. 17. Voir p. 46 p o u r une


vision plus modérée.
154. À ce sujet, j ’ai étudié la pratique des élections de conseils
d ’élèves, dans les écoles au Québec, y compris le discours diffusé par le
m atériel distribué p our cette activité de form ation citoyenne par
le Directeur général des élections du Québec ( d g e ) : «Les élections de
Conseils d ’élèves. M éthode d ’endoctrinem ent au libéralisme politi­
que», Revue des sciences de l’éducation, vol. 32, n ° 3 ,2006.
155. Dépliant « Tournoi jeunes dém ocrates» ( 6 , 7 et 8 avril 2001),
Gouvernem ent du Québec, 2000.
408 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

qu’une population vit sous un tel régime politique.


Comme nous vivons nous-mêmes en démocratie, tu
comprendras l’intérêt de cet événement. [...] [L]eurs ins­
titutions politiques et leur façon de fonctionner étaient
différentes, mais cela n’a pas empêché notre société de s’en
inspirer. En y regardant de près, tu noteras que certains
principes et certaines valeurs démocratiques sont restés
inchangés jusqu’à nos jours156.

D ans u n au tre m anuel, il est précisé que « [d ]’h ier à


au jo u rd ’h u i [l]e m o t dém ocratie signifie “p o u v o ir du
peuple”. La dém ocratie est u n régime politique dans lequel
le peuple exerce le p ouvoir». Or, depuis l’A ntiquité, «le
visage de la dém ocratie a beaucoup changé. A ujourd’hui,
dans u n régim e politique dém ocratique, la citoyenneté
est accessible à la très grande m ajorité de la p o p u latio n ».
C om m ent s’explique cet élargissem ent de la citoyenneté ?
« Parm i les droits et les devoirs des citoyens, le plus fo n ­
dam ental est celui de voter p o u r exprim er librem ent une
opinion. [...] La citoyenneté n ’est donc pas seulem ent un
statut, c’est u n e responsabilité157 ! » Évacuée, donc, cette
idée p o u rta n t fondam entale d ’une particip atio n directe
des citoyens au processus collectif de prise de décision,
p ar sa présence dans des assemblées délibératives. Voter,
p o u r se choisir u n délégué sem ble au jo u rd ’hui suffisant
p o u r penser vivre en dém ocratie.

156. Claude Blouin et Jean Roby, L’Occident en 12 événements.


Manuel de l’élève: histoire et éducation à la citoyenneté, 1,Tcycle du secon­
daire, Laval, G rand Duc, 2005, p. 149.
157. Hervé Gagnon et Michel Vervais, Réalités. Histoire et éduca­
tion à la citoyenneté. 1er cycle du secondaire - manuel de l’élève 1A,
Saint-Laurent, ERPI, 2005, p. 170.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 409

Il p eu t sem bler absurde de présenter ainsi com m e


identiques les régimes d ’Athènes quelques centaines d ’an ­
nées avant Jésus-C hrist, et ceux de W ashington, de Paris
ou du Q uébec d ’au jo u rd ’hui, sim plem ent parce q u ’ils
o n t le m êm e nom . Plus absurde encore d ’insinuer qu’il y
a une filiation historique réelle entre ces deux form es de
régim es p o u rta n t si différentes et séparées dans le tem ps
p ar plusieurs époques politiques spécifiques : l’Em pire
rom ain, le M oyen Âge eu ropéen féodal, la création de
l’État m odern e m onarchiste, les révolutions républicai­
nes et le développem ent du nationalism e et d u libéralisme.
Mais le m o t « dém ocratie » s’inscrit to u t de m êm e dans
une histoire longue et u n réseau linguistique o ù il p rend
son sens en relatio n avec d ’autres term es et d ’autres
idéaux. Ainsi, le m o t est bien u n héritage d ’u n régim e
politique (Athènes) associé à l’égalité et à la p articipation
politique. D ire que nous vivons dans u n e dém ocratie,
c’est laisser entendre, et croire, que le peuple exerce plus
de pouvoir qu’il ne p eu t réellem ent le faire, dans le cadre
des institutions officielles. C’est d ’ailleurs p o u r cela que les
élites politiques o n t p u si aisém ent l’utiliser p o u r séduire
les masses.

É tat d e s l i e u x

Pendant la guerre froide, les deux cam ps se réclam aient


de la dém ocratie. Le « m o n d e libre » d u bloc de l’O uest
défendait la dém ocratie libérale représentative, associée
aux élections et au m ultipartism e, m ais su rto u t aux liber­
tés individuelles et à la libre entreprise. Les « dém ocraties
populaires » d u bloc de l’Est, com m e la République dém o­
cratique d ’Allemagne ( r d a ), se présentaient p o u r leur part
com m e plus justes car plus égalitaires et respectueuses
410 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

des droits et des intérêts des prolétaires. La Yougoslavie


se disait dém ocratique parce que ses entreprises étaient
gérées par les travailleuses et les travailleurs, qui pouvaient
s’assembler et délibérer dans des conseils d ’entreprise. Les
deux cam ps s’accusaient m utuellem ent de p roposer une
fausse dém ocratie, chacun p réten d an t incarn er la seule
vraie dém ocratie. Avec la fin de la guerre froide, les libé­
rau x d iro n t que les p o p u latio n s d u bloc de l’Est o n t
rejeté le totalitarism e et choisi la (vraie) dém ocratie. Il
s’agissait là, p o u r plusieurs, de la m arche inexorable de
l’hu m an ité vers le régim e qui représentait le m ieux ses
aspirations et sa n atu re profonde, la « dém ocratie ». En
Occident, les ex-com m unistes com m e Achille O cchetto158,
élu secrétaire général d u Parti com m uniste italien en
1989, déclarent que leur form ation fait la p ro m o tio n n o n
pas du com m unism e, m ais de « la dém ocratie guidée p ar
des idéaux socialistes159». D ’ailleurs, l’étiquette « co m m u ­
niste » est abandonnée par cette form ation, qui choisit de
se n o m m er Parti des dém ocrates de gauche. En janvier
1994, à l’occasion d u soulèvem ent des zapatistes au
Chiapas, au M exique, u n po rte-p aro le de cette guérilla
nouveau genre précise: « N o tre organisation n ’est pas
socialiste [...] nous voulons la dém ocratie160.» À l’autre
extrém ité d u spectre politique, l’ex-dictateur A ugusto
Pinochet, lors de son allocution d ’adieu à l’arm ée chi­

158. Achille Occhetto (1936- ). Politicien italien, il sera le dernier


secrétaire général d u Parti com m uniste. Il sera sénateur et député
européen.
159. Jean-François Revel, Le regain démocratique, Paris, Fayard,
1992, p. 13.
160. Le Devoir, 18 janvier 1994.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c r a t e s, m ê m e D ie u ! 411

lienne en 1998, la présente com m e la «sauveuse de la


d ém ocratie161».
En France en 2007, la revue M ots - Les langages du
politique propose u n n u m éro spécial consacré au term e
«dém ocratie» , qui confirm e sa popularité. Ce m o t est
nécessairem ent positif, év oquant l’égalité, la liberté, la
justice. O n p ro m e t to u jo u rs «plus de dém ocratie», on
dénonce ce qui est « faussem ent » d ém ocratique o u qui
« n’est pas dém ocratiq u e162». Ayant répertorié des dizai­
nes de milliers d ’occurrences d u m o t « dém ocratie » dans
le cyberespace, des chercheurs rem arq u en t : « Il est peut-
être inutile de le dire, m ais c’est to u t de m êm e frap p an t :
nul ne revendique “m oins de dém ocratie”163. »
Il ne faut pas oublier, cela dit, que certaines te n d a n ­
ces radicales à gauche com m e à droite v o n t pren d re une
p o sture explicitem ent antidém ocratique, p o u r ro m p re
ju stem en t le consensus dém ocratique, et afficher u n e
défiance face à la société et à ses institutions. C ’est le cas,
par exemple, des royalistes de l’A ction française, en 1905,
p o u r qui « [1] a dém ocratie, c’est le mal. La dém ocratie,
c’est la m o rt164», et le régim e électoral libéral n ’est qu ’une
« voyoucratie » et un e « crapularchie ». P our leur p art, des
socialistes révolutionnaires vont aussi chercher à se distan -
cier de la dém ocratie, term e qui désigne dans leur discours

161. New York Times, 13 septem bre 1998.


162. Hugues C onstantin de Chanay et Sylvianne' Rém i-Giraud,
« Démocratie et ses dérivés. De la dénom ination à l’argum ent sans répli­
que», Mots, n° 83, 2007, p. 81-99.
163. Ibid., p. 94.
164. Gazette de France, 14 septem bre 1905 (cité par Marc Angenot,
op. cit., p. 7).
412 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

le régim e p arlem en taire q u ’ils c o n sp u e n t165. H u b ert


Lagardelle166, directeur de la revue Le M ouvem ent socia­
liste, ironise ainsi sur « [1]a dém ocratie trio m p h a n te 167» :
«le duel engagé en tre la d ém o cratie et le socialism e
o uvrier se poursu iv ra inexorablem ent» et « l’heure ne
sera pas toujo u rs à la dém ocratie trio m p h a n te 168». Lors
du colloque intern atio n al qui a lieu à Paris en avril 1907
p o rta n t sur les liens en tre socialism e et syndicalism e,
des radicaux accusent les socialistes des p artis d ’avoir
accepté de jou er le jeu d u parlem entarism e. Selon A rturo
Labriola169, « le socialisme n’est pas u n dérivé de la d ém o ­
cratie» et «vraim ent, le socialisme, c’est autre chose que
la dém ocratie ». Lagardelle y dira égalem ent que « le syn­
dicalisme français est né de la réaction du prolétariat con­
tre la dém ocratie», qui n’est autre chose q u ’une «form e
populaire de la dom ination bourgeoise170». Mais cet aban­
d o n par les socialistes d u m o t « dém ocratie » à la b o u r­
geoisie reste rare, ta n t est puissante la séduction qu ’exerce
le term e sur les esprits. En ce sens, Felix B aum gartner,
devenu célèbre p o u r avoir traversé le m u r d u son lors

165. Marc Angenot, ibid.


166. H ubert Lagardelle (1874-1958). Propagandiste socialiste du
syndicalisme révolutionnaire, il rejoint le parti fasciste (Faisceau) et
devient m inistre du Travail sous le gouvernem ent de Vichy.
167. H ubert Lagardelle, « La dém ocratie triom phante », Le M ou­
vement socialiste, n° 174-175, m ai-juin 1906, p. 187.
168. Ibid., p. 192.
169. A rturo Labriola (1873-1959). Économ iste et politicien ita­
lien, partisan du syndicalisme révolutionnaire, il se fait élire au Parle­
m ent com m e socialiste. Il se retire pendant le fascisme, puis il siège au
Sénat après la Seconde Guerre mondiale.
170. Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire 1885-1914, Paris,
Gallimard, 1997, p. 437-438 et 443.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ieu ! 413

d ’une chute libre, en octobre 2012, défend une position


excentrique lorsqu’il p rône, en entrevue au jo u rn al au tri­
chien Kleine Zeitung, qu’« on ne peut rien m odifier dans
une dém ocratie» et q u ’il serait préférable d ’avoir une
« dictature m odérée [...] dirigée par des personnalités expé­
rim entées issues de l’économ ie privée171».
Aux États-U nis, Frédéric C. Schaffer constate que la
dém ocratie évoque sim plem ent une accessibilité ou une
distribution égalitaire. Le N ew York Times du 31 août 1991
affirmait ainsi que le wagon de m étro est le « grand dém o-
cratiseur » puisque la fem m e de m énage et le courtier en
Bourse s’y retrouvent côte à côte. D ans le m êm e journal,
le 2 décem bre 1983, le directeur d ’u n centre d ’arts de
New York précisait q u ’u n festival de m usique m u ltieth ­
nique, c’est «très participatif. [...] C om m e to u te form e
de danse com m unautaire, c’est la dém ocratie en action
- to u t le m onde p eu t avoir d u bon tem ps». Le jo u rn al
N ew Republic, qui explique le 2 novem bre 1992 que le sida
p eu t toucher n’im p o rte qui, in d ép en d am m en t des p ra ­
tiques sexuelles, évoque u n e « dém ocratie de la peste172».
Dans l’usage courant, le m o t « dém ocratie » renvoie aussi
à l’idée d ’une liberté de choix. Ce q u ’incarne la diversité
(relative) des candidatures lors des élections ou l’ab o n ­
dance (relative) des pro d u its en vente sur le m arché, d ’où
l’expression de dém ocratie des consom m ateurs. Bref, le
m o t fait référence à la p articip atio n , à l’égalité et à la
liberté (de choix).

171. Agence France-Presse, «Felix Baugm artner pour “une dicta­


ture m odérée” », Le Devoir, 29 octobre 2012, p. B2.
172. Frédéric C. Schaffer, op. cit., p. 11.
414 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Les États-U nis en traîn en t au jo u rd ’h u i leurs alliés en


A fghanistan et en Irak p o u r y m en er des guerres d ’inva­
sion au n o m de la «dém ocratie». En 2011, les p o p u la ­
tions de pays arabes com m e la Tunisie, l’Égypte et la
Lybie, que l’O ccident croyait intoxiquées à jam ais par des
pratiques autoritaires et l’idéologie islamiste, se m obili­
sent dans la rue p o u r réclam er la « dém ocratie ». Toute la
planète veut la dém ocratie, semble-t-il, mais dans sa form e
libérale, c’est-à-dire u n régime électoral (ou une aristocra­
tie élue). C ’est ce que le politologue conservateur Francis
Fukuyama a nom m é « la fin de l’histoire », indiquant ainsi
que ce régim e est le m eilleur que l’h u m an ité puisse p ro ­
duire. Le libéralism e m arque en cela la fin de l’évolution
politique de notre espèce, m ais n o n la fin de son histoire
en ta n t que succession d ’événem ents, d o n t certains p e u ­
vent en traîn er des régressions173. À la fin de l’histoire,
donc, le peuple est souverain, il vit en « dém ocratie », mais
ne gouverne pas... Vive l’aristocratie élective !
L’élite politique a com m is l’erreu r de justifier son
nouveau pouvoir face au roi et aux aristocrates héréd itai­
res en proclam ant la n atio n souveraine. Pour bien huiler
le jeu électoral, l’élite s’est ensuite réclam ée de la « d ém o ­
cratie ». O r l’élite s’expose ainsi à être forcée de justifier
ce paradoxe d ’une dém ocratie sans pouvoir d u peuple,
d ’u n peuple souverain m ais sans pouvoir. Sans com pter
qu’elle entretient chez ce peuple le désir d ’être souverain.
C ’est ce que rappelaient déjà des révolutionnaires p lu tô t
m odérés, voire conservateurs, com m e le député M alouet,

173. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire ou le dernier homme,


Paris, Fayard, 1990.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ieu ! 415

qui interpellait à ce sujet les délégués de F Assemblée


nationale au x v m e siècle :

V ous avez v o u lu [...] ra p p ro c h e r in tim e m e n t le p e u p le de


la so u v e ra in e té , e t v o u s lu i e n d o n n e z c o n tin u e lle m e n t la
te n ta tio n , sa n s lu i e n c o n fie r im m é d ia te m e n t l’exercice.
[...] [E ]n d is a n t q u e la so u v e ra in e té a p p a rtie n t a u p e u p le ,
et e n n e d é lé g u a n t q u e d es p o u v o irs, l’é n o n c ia tio n d u p r i n ­
cip e est aussi fausse q u e d a n g ere u se . Elle est fausse, c ar le
p e u p le , e n c o rp s, d a n s les a sse m b lé es p rim a ire s , n e p e u t
rie n saisir d e ce q u e v o u s d é clare z lu i a p p a rte n ir, v o u s lu i
d é fe n d e z m ê m e d e d é lib é re r ; elle est d a n g e re u se , c a r il est
d ifficile d e te n ir d a n s la c o n d itio n d e su je t c elu i a u q u e l
v o u s n e cessez d e d ir e : tu es souverain. [...] Tel est d o n c le
p re m ie r vice d e v o tre C o n s titu tio n , d ’a v o ir p lacé la s o u v e ­
ra in e té e n a b s tra c tio n 174.

R appelons les propos de Bresson, déjà m entionnés b riè­


vem ent, dans Réflexions sur les bases d ’une constitution,
déposé à l’Assemblée nationale :

[N ]e p e rd e z p a s d e v u e l’usag e te rrib le & d é p lo ra b le q u e


p e u v e n t faire les factieu x d ’u n seul m o t [...]. Je sais fo rt b ie n
ce q u e c’est q u ’u n e ré p u b liq u e d é m o c ra tiq u e [...]. D a n s u n e
ré p u b liq u e d é m o c ra tiq u e , le p e u p le e n c o rp s a le d é b a t des
lois, a d o p te o u re je tte la lo i p ro p o sé e , d é cid e d e la p a ix o u
d e la g u e rre , ju g e m ê m e d a n s c e rta in e s c irc o n stan c e s. C ela
est im p o ssib le , p h y s iq u e m e n t im p o ssib le e n F ra n c e ; a in si
la F ra n c e n e p e u t ê tre u n e r é p u b liq u e d é m o c ra tiq u e : c ’est
m e n tir à la n a tu r e m ê m e des c h o se s q u e d e la n o m m e r
a in si. M ais, si v o u s laissez su b s is te r ce m o t, q u e lle a rm e
te rrib le n e m e tte z -v o u s p a s d a n s les m a in s des a m is de
l’a n a rc h ie ? T o u t ce q u i se ra p ro p o s é p o u r d o n n e r d e la

174. Pierre-Victor M alouet, op. cit., p. 504.


416 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

force a u g o u v e rn e m e n t, ils le s o u tie n d ro n t c o n tra ire à l’es­


sence d e la d é m o c ra tie [...] ; to u t cela sera c o m b a ttu & re n ­
versé p a r u n e m o n ta g n e s u r laq u e lle d e s ig n o r a n ts fe ro n t
re te n tir les m o ts d é m o c ra tie , c o n s titu tio n d é m o c ra tiq u e
[...]. C o m m e n t s u r to u t, e n fa is a n t d u m o t d é m o c ra tie u n
m o t c o n s titu tio n n e l, u n m o t sa c ra m e n te l, c o m m e n t c o n ­
te n ir les sociétés p o p u laires, c o m m e n t les d isso u d re q u a n d
il se ra n é c e ssa ire 175 ?

A ujourd’hui, le m ouvem ent alterm ondialiste qui a émergé


au milieu des années 1990 p o u r dénoncer l’idéologie néo­
libérale et la m ondialisation d u capitalism e, s’agite dans
la rue et déplore le « déficit d ém ocratique » des grands
som m ets officiels de l’O rganisation m ondiale d u co m ­
merce (o m c ), d u Fonds m onétaire international (f m i) et
de la Banque m ondiale. Ce m ouvem ent tran sn atio n al est
aussi n o m m é le « m o u v em en t des m ouvem ents», p u is­
qu’il regroupe des syndicats, des anarchistes, des fém inis­
tes, des écologistes, des A utochtones et d ’autres groupes
et organisations qui se m obilisent p o u r co ntester ou
résister aux politiques néolibérales, y com pris la priv ati­
sation du bien co m m u n et les m esures d ’austérité. Face à
cette contestation, le p rem ier m in istre canadien Jean
C hrétien dira, à l’occasion d u Som m et d u G8 à Gênes à
l’été 2001, que « [s] i les anarchistes veulent d étru ire la
dém ocratie, nous ne les laisserons pas faire176». Lors d u
Som m et des A m ériques à Québec, quelques semaines plus

175. Jean-Baptiste M arie-François Bresson, op. cit., p. 2-3.


176. Frédéric Garlan, «Som m et du G8. Les H uit affirm ent qu’ils
ne se laisseront pas intim ider par les casseurs », La Presse, 23 juillet
2001, p. A4.
C o n c l u s io n . T ous d ém o c ra tes, m ê m e D i e u ! 417

tôt, il avait déjà sem oncé « ceux qui essayaient de détruire


u n très bo n système dém ocratiq u e177».
O r ce m o u v em en t des m ouvem ents o pte souvent
p o u r la dém ocratie participative, soit l’assem blée géné­
rale com m e processus collectif de prise de décision. Il est
en cela l’héritier des dém ocrates des siècles passés, qui
o n t po rté l’idéal de Fagoraphilie politique et Font m is en
p ratique dans des agoras form elles o u inform elles. Cet
idéal s’est incarné depuis plusieurs décennies en Occident
dans les réunions et les assemblées des fém inistes rad i­
cales, des écologistes et d u m ouvem ent contre le nucléaire,
des pacifistes, de certains syndicats et groupes associatifs
ou com m unautaires qui vien n en t en aide aux personnes
dém unies et exclues178. O n y sait bien que la dém ocratie
participative n ’est pas u n long fleuve tranquille ; qu’il y a
des am bitieux et des m anipulateurs qui jo u en t des p ro ­
cédures p o u r influencer la délibération, que l’égalité n’est
jam ais parfaite à l’agora, en particulier q u an t au partage
de la parole, que le processus p eu t être long et laborieux,

177. M arco Fortier, «C hrétien félicite la f t q p our son succès à


m aintenir l’ordre », Le Journal de Montréal, 22 avril 2001, p. 5.
178. Au sujet de la dém ocratie délibérative dans les m ouvem ents
sociaux, voir Francesca Polletta, Freedom Is an Endless M eeting:
Democracy in American Social Movements, Chicago, University of
Chicago Press, 2004 ; Nancy Guberm an, Jocelyne Lamoureux, Jennifer
Beeman, Danielle Fournier et Lise Gervais, Le défi des pratiques démo­
cratiques dans les groupes de femmes, M ontréal, Saint-M artin, 2004 ;
Mélissa Biais, « Féministes radicales et hom m es proféministes. L’alliance
piégée», dans Francis Dupuis-Déri (dir.), Québec en mouvements. Idées
et pratiques militantes contemporaines, M ontréal, Lux, 2008, p. 164-
171 ; Francis D upuis-D éri, «C ontestation internationale contre élites
mondiales. L’action directe et la politique délibérative sont-elles conci­
liables ? », Ateliers de l’éthique, vol. 7, n° 1, 2012.
418 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

que la décision n ’est pas to u jo u rs heureuse. M ais qui a


p réten d u qu’il est facile de réaliser la liberté, l’égalité et la
solidarité ? D ans tous les cas, face à des difficultés, la déci­
sion collective est rarem en t d ’abdiquer le pouvoir com ­
m u n p o u r se n o m m e r u n o u des chefs. Il s’agit p lu tô t
d ’im aginer et de développer des rituels et des procédures
p o u r faciliter la délibération, to u t en réduisant au m in i­
m u m les inégalités form elles et inform elles179.
Cet idéal p ren d vie dans des dizaines d ’assemblées
de qu artier lors de la crise financière en A rgentine en
2000180 et des assemblées populaires ailleurs en A m érique
latin e181, des cam pem ents au tonom es tem poraires lors
des m obilisations contre les grands som m ets économ i­
ques ou contre les politiques racistes d ’im m ig ratio n en
Europe (campagne N o B order)182, des assemblées d u m o u ­
vem ent O ccupy qui a planté ses tentes dans les centres-
villes en O ccident, en 2011, des assemblées générales du
m ouvem ent étu d ian t québécois et des assemblées p o p u ­
laires autonom es de q u artiers (a p a q ), lors de la grande
grève étudiante en 2012183. Bref, le peuple sait qu’il a la

179. Pour un guide de pratiques m ilitantes, y com pris en assem­


blée délibérante, voir: M orjane Baba, Guérilla kit. Ruses et techniques
des nouvelles luttes anticapitalistes. Nouveau guide militant, Paris, La
Découverte, 2008.
180. Naggh, Nouvelles de l’assemblée générale du genre humain,
Paris, Belles ém otions, 2004.
181. Voir, par exemple, Raul Zibechi, Dispersing Power: Social
Movements as Anti-State Forces, Oakland/Edim bourg, AK Press, 2011.
182. Francis D upuis-D éri, «L’utopie est dans les prés. C am pe­
m ents m ilitants tem poraires et autogérés», Réfractions, n° 14,2005.
183. Francis D upuis-D éri, «Au Québec, la dém ocratie directe
émerge du printem ps érable», Rue89, 2 juillet 2012.
C o n c l u s io n . T o u s d é m o c r a t e s , m ê m e D ie u ! 419

capacité de se doter d ’agoras p o u r s’assem bler et discuter


collectivem ent des affaires com m unes, m algré ces élites
politiques, économ iques, m édiatiques et universitaires
qui répètent encore et tou jo u rs que la dém ocratie directe
est au jo u rd ’h u i im pensable et im possible. C ’est la p erp é­
tuatio n de la longue lutte entre l’agoraphobie et l’agora-
philie politiques. Ces deux forces se réclam ent m aintenant
toutes deux de la « dém ocratie »184, quoique les m ilitantes
et m ilitants o n t parfois recours à d ’autres term es p o u r
qualifier leurs pratiques délibératives : anarchism e, hori-
zontalism e, anti-oppression.
Ces m ouvem ents n ’o n t pas atten d u que l’élite leur
parle de dém ocratie p o u r s’organiser politiq u em en t et se
d o ter d ’agoras form elles ou inform elles. L’agoraphilie
politique traverse toute l’histoire de l’hum anité. La dém o ­
cratie (directe) était là avant la m o d ern ité occidentale et
son État, son capitalism e, son patriarcat, son racism e. La
m o dernité a écrasé la dém ocratie, qui s’est réfugiée dans
des espaces au tonom es et des instants volés aux d o m i­
nants. Elle réapparaît souvent au gran d jour, et le demos
assem blé p e u t se tran sfo rm er en plèbe tu rb u le n te qui
p ren d la ru e p o u r contester les élites politiques et écono­
m iques. Q uelques am bitieux ten ten t alors de profiter de
l’énergie et de la colère d u m ouvem ent de contestation
p o u r accroître leur pouvoir personnel et leurs privilèges.

184. Voir Francis D upuis-D éri, «Q ui a peur du peuple?» loc. cit.


et «“U n autre m onde est possible”? Il existe déjà», Horizons philoso­
phiques, vol. 15, n° 2, 2005. Plusieurs universitaires discutent de la
dém ocratie délibérative. Voir, entre autres, M arie-Hélène Bacqué, Loïc
Bondiaux, Archon Fung, Caroline Patsias et Yves Sintomer.
420 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Il est ici p e rtin e n t de revenir à R obert M ichels, u n


sociologue italien d u d éb u t d u x x e siècle, qui a publié
u n livre relativem ent célèbre en sciences sociales, Les par­
tis politiques. Il y présente sa loi d ’airain de l’oligarchie,
selon laquelle m êm e les forces politiques les plus « d ém o ­
cratiques », voire anarchistes, en v iennent tou jo u rs à p ro ­
duire une élite - une oligarchie - qui p ren d le contrôle
des organisations et des m ouvem ents en p réten d an t ser­
vir le bien com m un. Il constate une tendance « effective
de la dém ocratie à la créatio n de p artis de plus en
plus com plexes et différenciés, c’est-à-dire de p artis
de plus en plus fondés sur la com pétence d ’u n e m in o ­
rité » oligarchique.
Sa conclusion reste toutefois m oins connue. Il p ré ­
cise en effet que de par les principes m êm es q u ’il incarne,
l’idéal dém ocratique n o u rrit la critique contre cette oli­
garchie qui p réten d diriger au n o m de la dém ocratie :

D ès q u ’elles o n t a tte in t u n c e rta in d e g ré d e d é v e lo p p e ­


m e n t e t d e p u issa n c e , les d é m o c ra tie s c o m m e n c e n t à. se
t r a n s f o rm e r p e u à p e u , e n a d o p ta n t l’e s p rit e t so u v e n t
a u ssi les fo rm e s d e l ’a ris to c ra tie , q u ’elles a v a ie n t a u p a r a ­
v a n t si â p re m e n t c o m b a ttu e s . M a is c o n tre les tra ître s se
d re s s e n t sa n s cesse d e n o u v e a u x a c c u sa te u rs q u i, a p rè s
u n e ère d e c o m b a ts g lo rie u x e t d e p o u v o ir sa n s h o n n e u r,
fin isse n t p a r se m ê le r à la vieille classe d o m in a n te , c é d a n t
la p lac e à des o p p o s a n ts n o u v e a u x q u i, à le u r to u r, les
a tta q u e n t a u n o m de la d é m o c ratie. E t ce je u c ru el n e p r e n ­
d r a p r o b a b le m e n t ja m a is fin 185.

185. R obert M ichels, Les partis politiques, Paris, C ham ps-


Flam m arion, 1971, p. 303 (traduction légèrement adaptée).
Remerciements

e l iv r e a é té , d a n s u n e p r e m iè r e v ie , u n e th è s e d e
doctorat, réalisée entre 1994 et 2001 au d ép arte­
m en t de science politique de l’Université de C olom bie-
B ritannique ( u b c ), sous le titre The Political Power o f
Words: “Democracy” and Political Stratégies in the United
States and France (1776-1871 ). Je tiens ainsi à rem ercier
m o n directeur de thèse, Philip Resnick, ainsi que les
m em bres d u jury, B arbara A rneil, Avigail Eisenberg et
James Tully, p o u r leur aide p e n d a n t la rédaction et p o u r
leurs conseils. Ce travail a été réalisé avec l’aide financière
d u Conseil de recherches en sciences h um aines (c r s h )
du C anada. J’ai aussi bénéficié de l’hospitalité chaleureuse
de Guillaine et de M ichel F ortm ann, alors que je te rm i­
nais la rédaction de m a thèse à M ontréal. La poursu ite de
m es réflexions sur la dém ocratie a été encouragée p ar
l’aide du p ro g ram m e « Essais » d u Conseil des arts du
Canada. C ertaines idées présentées ici o n t d ’abo rd été
avancées dans des articles o u des chapitres d ’ouvrages
collectifs (voir la bibliographie).
Je dois aussi rem ercier toutes ces personnes qui m ’ont
accom pagné, à différentes étapes de ce très long travail,
soit Elisabeth W illiams, Julie C hâteauvert, M élissa Biais,
M arcos Ancelovici, B arbara Debays, Lazer Lederhendler,
et to u t particulièrem ent m es deux parents, T hom as D éri
et Colette D upuis. Je rem ercie M ark Fortier et Marie-Eve
422 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Lamy, des éditions Lux, p o u r leur lecture attentive de ce


m anuscrit, ainsi que les étudiantes et les étud ian ts qui
o n t suivi m o n cours « Théories et pratiques de la d ém o ­
cratie » au d ép artem en t de science politique à l’Univer-
sité du Québec à M ontréal ( u q a m ). Je remercie finalem ent
les m ilitantes et m ilitants d u m ouvem ent alterm ondia-
liste, que j’ai rejoints lorsque m a thèse a été enfin te rm i­
née. Ces rencontres m ’o n t d ém o n tré que la dém ocratie
(directe) avait encore u n sens au jo u rd ’hui, et q u ’il fallait
toujours se méfier de la dém ocratie représentative.
Bibliographie

À n o te r q ue les notices b io g rap h iq u es des personnages h istoriques


o n t été rédigées à l’aide de diverses sources, d o n t le site in te rn e t de
l’A ssem blée n ationale française, l'Encyclopédie Britannica, l’Ency­
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Index

acéphocratie, 13, 289 Antraigues, comte d ’, 131,260


Adams, John, 10,62, 66-67, 70, Argenson, m arquis d ’, 152-153,
79-81,83,111,115-116,119, 159
138, 140,155, 162,165,167, aristocratie dém ocratique, 13,
184-185, 187-188, 202,204, 306
216, 221,225,229, 233, 243, aristocratie élective, 13,123,155,
248,255,305-306,317, 391 269,310,414
Adams, John Quincy, 157,306 aristocratie représentative, 13,
Aelders, Etta Palm d ’, 69, 156-157
262-263 Aristote, 40, 61,63, 74, 82, 104,
agoraphilie politique, 32, 36, 122,150, 161,242
415.419 Assemblée constituante
agoraphobie politique, 32-36, (France), 26,158,172, 345
37,41,47, 62, 64,71,81, 108, Assemblée nationale (France),
112,137,141-142,159,182, 20, 22,23,30, 66 , 70, 120-121,
219, 226, 274, 286, 288-289, 126-130,134, 138-139,141,
298.376.419 180-182, 245-246, 256,259,
Allemagne, 14, 339, 380-381, 263-264, 268,274-275, 280-
384-386,392,404,409 281, 284, 294, 309, 344, 415
Ames, Fisher, 21,221,241 Athènes, 34,41,48-50,53, 57-59,
Ancien Régime, 22, 127,250 70-71,83, 85, 123,132, 140,
Angleterre, 22,55,103-105,107, 150-151, 175, 189, 204, 247,
109-110, 117, 119,144,152, 255, 337-338, 389, 396,400,
203,212,238,246,248,364, 405,407, 409
384, 386-387
antifédéralistes (Am érique), 207, Babeuf, Gracchus, 178, 287,
211-220, 227,241,244 295-300, 309
Antiquité, 39-41, 48-49,62, Barnave, Antoine Pierre Joseph,
64-67, 69, 75, 82,122-123,150, 128, 138, 181,260,284
220-221, 230, 335, 408 Belgique, 94-95, 190
442 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Bellegarrigue, Anselme, 365-366 Com ité du salut public, 267, 277


Blanqui, Auguste, 340, 350-351, Com m une de Paris, 127,147,
366 176, 261,266, 268-269,272,
Bonaparte, Napoléon, 22, 30, 67, 355
69,120-121,124,147,180, Condorcet, m arquis de, 20,121,
259,266-267,283, 295, 300, 172, 190, 278, 284
303,310, 326,331,354,383 Congrès (États-Unis), 21,73,
Boston, 29,55,93-94,104, 118, 127,157, 203,215-216,
106-107, 109-116,118, 154, 239,255, 257,327-328
169,198, 205,246, 253-255, Connecticut, 178, 196, 203,255
322, 389 Conseil des Cinq-Cents, 59,148,
Bresson, Jean-Baptiste Marie- 280-281
François, 124, 281-283,415 C onstant, Benjamin, 147, 301,
Brissot, Jacques Pierre, 20-21, 310-311
121,131, 139-140,190-191, C onstitution des États-Unis
277-278 d ’Amérique, 140-141,170,
186,202, 206,211-212,
Canada, 13-14,66,104, 113,206, 214-216,218,233,241,243,
318, 325, 380, 386-393-396, 306-307,314,317, 359
403 C onvention (de Philadelphie),
Caroline du N ord, 109-111,174, 21,27,117, 207,210-212,216,
185,200, 204 220,222, 232,239-242,
Caroline du Sud, 109-110,157, 244-245
168, 208,236, 376 Convention (française), 26, 124,
Cham bre basse (et Cham bre des 136,175,177,192,260-261,
com m unes - États-Unis), 264,271-272, 277,280-281,
75-77, 185,199,221-222,239, 284, 288-290,294, 309
253 Cordeliers, club des, 23,129,
Cham bre des lords (et Sénat), 177,189,192,251,263-264
100,129,242
C ham bre des représentants, 240, D anton, 192,260,267,277,
316,326,337 284-285, 287,293
Charles Ier, 84,88-89,210 Déclaration d ’indépendance des
Cicéron, 6 2 ,7 4 ,7 9 ,8 2 ,1 0 4 ,2 4 2 États-Unis, 67,103,136,155,
Cobbett, William, 220,254 168,170,186,198,201,220,
Colton, Calvin, 326-329 255
Index 443

Déclaration des droits (États- Gouges, Olympe de, 192,


Unis), 141,209, 212, 218, 314 265-266
D éclaration universelle des Grande-Bretagne, 28, 54, 73, 80,
droits de l’hom m e et du 95,99, 109,119, 183,202, 241,
citoyen (France), 128,141,259 250,318, 326
demos, 3 5 ,4 0 ,4 7 ,5 8 ,8 1 ,9 2 , Grèce, 9, 53, 62,235, 373,
112-113, 151,268, 398,406, 406-407
419 Guizot, François, 311-312, 335,
D esm oulins, Camille, 189,267, 349,351,367
277,285,287,291-293
Diderot, Denis, 71,164 H am ilton, Alexander, 117, 168,

Dieu, 55,90,97-99,101, 188,195,204, 206, 209-211,


214-215, 220, 222-224,
136-137, 143-144,167, 224,
232-233,236, 242, 244, 246,
232, 357, 359-360, 363, 371,
248-250, 280
383
H arrington, James, 82, 84, 188
Diouf, Abdou, 400-401
H arrison, William, 324-326
H ébert, Jacques-René, 276,285,
Égaux, conjuration des, 178,
287,293
295,299-300
Henry, Patrick, 212-213, 218,
Enragés, les, 260-261,268,
243
270-271,276, 287
Hollande, 212, 253,315
Hugo, Victor, 344, 352
fédéralistes (Am érique), 76,
207-208,211,213-220,
Indépendance, guerre de 1’,
222-225, 227, 231, 233,
32-33, 64, 76, 85,87-88, 94,
241-243,245,249-250, 252, 102, 104, 115, 119,120,136,
255,319-320 142, 149, 157, 160-161, 168,
Franklin, Benjamin, 119-120, 179, 195,200, 203,205-206,
239-241,244-245 221,256,404

Genet, E dm ond Charles, 251, Jackson, Andrew, 33,320,323


254 Jacobins, club des, 20, 23,68,
Géorgie, 198-200, 220, 305, 375 120,129,175,189-190,192,
Girondins, les, 69-70,124,251, 248, 251,262,264, 277,294,
253, 264, 277, 284 300, 302,310,370
444 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Jay, John, 168,215, 224-225, 248, M aryland, 103,110,112,


256 201-202, 240
Jefferson, Thomas, 33,67, 72, Massachusetts, 21, 28, 55-56,62,
117,120, 155,230, 236, 73,106,108-109,111,113,
248-251,305, 307,312-317, 115,154,170,179,185-186,

320, 323 196-198, 203, 206, 208,214,

Jésus-Christ, 57, 341, 360, 362 216, 238, 320, 324


Maury, Jean Siffrein, 26,210,

kakistocratie, 13,377 260


M irabeau, 18, 29-30,127-128,
King, Rufus, 28,206,248,255
260
Knox, Henry, 205,207,214
m onarchie aristodém ocratique,
13,88
La Fayette, m arquis de, 120, 128,
m onarchie dém ocratique, 13,
188,205-206, 223, 245-246,
349, 384
260
m onarchie représentative, 13,
Lally-Tollendal, Gérard de, 22,
333
130,260
M onnier, Raymonde, 48-49,94,
Locke, John, 41, 80, 188, 234
279
locofocos, les, 13, 328-329
M ontesquieu, 66 , 83, 104,152,
Londres, 89,92,113,119,131,
242
201,217,311,318,371,389
M orris, G ouverneur, 117-118,
120, 166,209, 223,233-234,
Mably, abbé, 50,83,121-122
239
M ac-O’-cratie, 13, 201 M ounier, Jean-Joseph, 22,102,
M adison, James, 27, 33,140, 134,139,260
157,168,184,187,198,203, Moyen Âge, 40-41,45, 53, 69,96,
205-206, 208-210,214, 220, 409
224, 234-237, 242-244,246,
249 New Ham pshire, 179,198,202
M alouet, Pierre-Victor, 180,260, New Jersey, 110,115,185,224,
414 256
M arat, Jean-Paul, 24,182,277 New York, 28,109-110,117,119,
Maréchal, Sylvain, 28, 173, 177, 166,178,185,195-196,202,
295-297 208, 229, 246, 253, 323, 354,
Marseille, 261,269,274-275 371,413
Index 445

Nouvelle-France, 51,66, 104, Première Guerre m ondiale, 13,


387 378, 385, 392
Nouvelle-Angleterre, 104,107, Proudhon, Pierre-Joseph, 31,
228,315-316,387 368-374

ochlocratie, 13, 81,175 Québec, 66,112,386-387,390,


394, 407-409,417
Paine, Thomas, 70,116, 120,
135, 169,183, 190-191,200, Randolph, E dm ond, 209-210,
245 215,243
Paris, 26-27, 29,45, 69, 96, 103, Renaissance, 41,48,82
119-120, 125-129,133,144, Restauration, 22,147-148,190,
147,176,189-191,204,223, 283-284
254,260-263, 265-266, Révolution française (et
268-270, 272, 274-276, 280, révolution de 1789), 9-10,18,
294-295, 297, 300, 309, 341, 22, 24, 29-30, 32, 49, 66-67,69,
344, 355, 366, 390,405,409, 71, 85, 87-88, 94,102,120, 122,
412 125, 127-128,136,144-147,
Pays-Bas, 69, 72-73, 88 , 103,153, 149,158, 177,180-182, 189,
263,318 192, 245-251,253, 256,
Pennsylvanie, 21, 169-170, 196, 260-261,263-264, 266,276,
198-201,251,254, 257, 308, 279, 283-284, 288, 300, 331,
322 347, 377, 381,404
Philadelphie, 27-28, 54, 114, Rhode Island, 54, 109, 198-199,
117,169-170, 200, 207-208, 320
211-212, 220,222, 232, 236, Robespierre, Maximilien, 20,
242, 244-246,251,306, 390 22-23, 68 , 70 140,145, 156,
Pinkney, Charles, 236,238,242 172,174,182,189,248, 260,
Platon, 61, 63,150-151 267, 277-279,283-289,
plèbe, 35,47, 80-81,92, 96,99, 291-294,299-300,302,309,
112-113,159,246,260,268, 370
270-272,279, 295, 309, 398, Rome, 49,67-68, 70-71,83,188,
420 235,247,381
Pologne, 94,152,253,315 Rosanvallon, Pierre, 12, 149,
polycratie, 14, 335 153,277, 309-310
446 D é m o c r a t i e . H i s t o i r e p o l i t i q u e d ’u n m o t

Rousseau, Jean-Jacques, 73, 80, Versailles, 103,128, 217, 271


83, 97,134-135,145-147,152, Virginie, 35,110,114,119, 168,
164, 270,310 185, 197,202, 209,212,215,
Roux, Jacques, 176-177, 276 234, 240, 257,316
Royer-Collard, Pierre-Paul, 147,
311,333, 361 W ashington, George, 10, 62,67,
Rush, Benjamin, 220, 225, 115,117,119-120,163,168,
315-317 202, 205-206,215, 243-246,
248-249, 255, 257
Saint-Just, 68 , 70,192, 267,277, Webster, N oah, 76,230,247,250
287-288,291,293 W endat(s), 51, 386
sans-culottes, les, 248,260-261, whigs, les (États-Unis), 323-329
268,272,278,284,294-295, W ilson, James, 170,222,225,
309 244
Schaffer, Frederic C., 397,399, W ilson, W oodrow, 364, 378-379,
403,413 393
Séchelles, H érault de, 66,277,
281,284
Second Empire, 336,352,354
Sénégal, 15,380, 397, 399,
400-403
Shays, Daniel (et révolte de
Shays), 205,231,257
Sieyès, Emm anuel, 10,30,33,
121, 127,140-141, 191,299
Solon, 68 , 204,229
Sparte, 67-68,70-71,83
Suisse, 22,152, 222,315,384

Terreur, la, 20, 189,192, 261,


277,289,291,293-294
Tocqueville, Alexis de, 337,
344-346,383
Tucker, Thom as Tudor, 157,193

Venise, 48,73,152,315
Vermont, 198-199,203
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M ontréal, Lux, 2008.

Le m ou vem en t masculiniste au Québec. L’antifém inism e démasqué,


M ontréal, R em ue-m énage, 2008 (avec M élissa Biais).

L’éthique du vampire. D e la guerre d ’A fghanistan et quelques hor­


reurs du tem ps présent, M ontréal, Lux, 2007.

Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se m anifestent, M ontréal, Lux


(3e é d itio n ), 2007 (2e éditio n en France - Lyon, A telier de création
libertaire, 2005).

Identités mosaïques, M ontréal, Boréal, 2004 (avec Julie C hâteauvert).


L’archipel identitaire, M ontréal, Boréal, 1997 (avec M arcos Ancelovici).
Table

In tro d u ctio n : Jeux de m ots et jeux de pouvoir 9


1 Le mot « démocratie » jusqu’au début
de la modernité occidentale 39
« Démocratie » : un m ot grec 39
«Démocratie» dans l’histoire 57
Démocratie et République 72
2 Coup de force des parlementaires 87
Brève histoire du parlem entarism e 96
Guerre de l’indépendance et Révolution 102
Guerre de l’indépendance en Am érique du Nord 104
La première révolution en France (1789) 125
L’idéal démocratique et le projet de l’élite
patriote 132
La fiction de la souveraineté du peuple 135
Élections et démocratie ? 149
3 Les riches contre la démocratie 159
La « démocratie » comme tyrannie des pauvres 166
«Démocratie» et luttes économiques 173
Agoraphobie et vertu politique 182
4 Rivalités entre patriotes victorieux -
les États-Unis 195
La menace des nouveaux États
«démocratiques» 198
La fondation des États-Unis (1787) comme acte
antidémocratique 207
Fédéralistes et antifédéralistes 211
Justifier la représentation : le discours
de la nouvelle aristocratie 224
La démocratie comme règne des pauvres 231
La tentation monarchique 241
L’influence «démocratique» de la Révolution
française aux États-Unis 245
5 Rivalités entre patriotes victorieux
- la France 259
Assemblées populaires 268
M axim ilien Robespierre et la Terreur
« démocratique » 277
Une bourgeoisie « démocrate » 293
6 Vers l’hégémonie du discours
prodémocratique 305
Un peu d ’utopie 312
Les États- Unis : la première « démocratie » 318
La France : tous « démocrates » pour séduire
les électeurs 331
C onclusion : Tous dém ocrates, m êm e D ieu ! 357
Rem erciem ents 421
Bibliographie 423
Index 441
D u m êm e au teu r 447
CET OUVRAGE A ÉTÉ IM P R IM É EN JAN VIER
2013 SUR LES PR ESSES DES ATELIERS DE
L’IM P R IM E R IE M ARQUIS PO U R LE CO M PTE DE
LUX, ÉD ITE U R À L’E N SEIGN E d ’ ü N C H IE N d ’0 R
DE LÉGENDE D ESSIN É PAR ROBERT LAPALME

L’infographie est de Claude Be r g e r o n

La révision du texte et la correction des épreuves


ont été réalisées par Thomas D é r i et Annie P r o n o v o s t

Lux Éditeur
c.p. 129, succ. de Lorimier
Montréal, Qc H2H IVO

Diffusion et distribution
Au Canada : Flammarion
En Europe : Harmonia Mundi

Imprimé au Québec
sur papier recyclé 100% postconsommation
Démocratie. Histoire
politique d’un mot

Le mot « démocratie » est si populaire que toutes les forces politiques


s’en réclam ent. Q uelle surprise, alors, de constater que les « pères
fondateurs» des «dém ocraties m odernes» associaient cette idée au
chaos, à la violence et à la tyrannie des pauvres! C om m ent expli­
quer un tel revirem ent de sens?

En plongeant dans les discours du passé aux États-U nis et en


France, l'auteur dévoile une étonnante aventure politique, où s’af­
frontent des personnalités et des forces sociales qui cherchent à
contrôler les institutions des régimes fondés à la fin du X V lir siècle.
S ’ap p uyan t sur divers pam phlets, m anifestes, déclarations p ub li­
ques, articles de journaux et lettres personnelles, ce récit révèle une
m anipulation politique par les élites, qui ont petit à petit récupéré
le term e «d ém o cratie» afin de séduire les masses.

Deux siècles plus tard, alors que la planète entière semble penser
que « dém ocratie » (le pouvoir du peuple) est synonym e de « régime
électoral» (la délégation du pouvoir à un petit groupe de gouver­
nants), toute expérience d'un véritable pouvoir populaire (délibéra­
tions sur les affaires com munes) se heurte toujours au mépris des
élites.

Francis Dupuis-Déri est professeur de science politique à l ’Université du


Québec à Montréal ( UQÀM). Spécialiste des idées politiques et des mou­
vements sociaux, il est l'auteur de nombreux ouvrages.

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