Cheikh Hamidou Kane: Aventure Ambiguë
Cheikh Hamidou Kane: Aventure Ambiguë
Cheikh Hamidou Kane: Aventure Ambiguë
Aventure ambiguë
Maurice Courtois
Courtois Maurice. Aventure ambiguë. In: Littérature, n°34, 1979. pp. 121-125;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1979.2113
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1979_num_34_2_2113
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mation islamique et des études de philosophie moderne, faites à Paris dans
des conditions d'intégration difficiles, il provoqua sans doute des phénomènes
d'identification : y compris parmi des étudiants non africains qui pouvaient y
retrouver la coupure entre le monde de l'enfance — avec la microculture propre
à leur milieu — et l'accès hasardeux au savoir universitaire. C'est ainsi que,
paradoxalement, l'évolution de l'U.V. fut ressentie par les étudiants comme
une intervention contre le déroulement classique de 1' « enseignement », et une
étude méthodique de l'objet textuel, alors qu'elle était dans une certaine mesure
un effet de ce texte, d'ailleurs, faut-il le dire, conforme au désir de l'enseignant
soucieux de voir une partie habituellement muette de l'auditoire devenir sujet
et acteur dans le groupe.
C'est en effet l'ampleur inattendue de la participation étudiante qui fut
la caractéristique la plus étonnante de cette expérience. Pratiquement tous les
participants sont intervenus, en dépit des difficultés oratoires diverses, et en
tout cas chaque groupe ethnique fut entendu. Non sans conflits : on vit
s'opposer un moment Africains noirs et Maghrébins à propos de l'esclavage et
de la propagation de l'Islam; la situation de la femme noire fut le texte de très
vifs débats : à plusieurs occasions des divergences, mal contenues, apparurent
entre Antillais et Africains à propos du « masque blanc »; certains « blancs »
supportèrent mal de se voir accuser d'être racistes depuis l'âge foetal, etc. Il
n'était pas toujours facile de repérer les raisons véritables de telles résurgences
d'une agressivité latente — en particulier lorsque de près ou de loin étaient
abordés des problèmes touchant à la différenciation sexuelle. Curieusement,
le thème pourtant attendu de la dénonciation des méfaits du
(néocolonialisme fut peu abordé, et sans passion : parce qu'un consensus de fait régnait
sur ce point, ou parce que le vrai problème était ailleurs?
Ces conflits, outre leur contenu propre, posent finalement les problèmes
qui furent au centre de cet « enseignement » : quelle est la position (réciproque)
d'étudiants français et non français (soit environ 45 % des étudiants vincen-
nois) face à leur différence? que signifie, et que provoque le fait d'en parler?
comment sont vécues l'agression, la culpabilisation, et inversement le
sentiment d'exclusion d'un domaine — la littérature française — fonctionnant à
partir de la culture et des idéologies occidentales? Peut-il y avoir une
exclusion inverse : peut-on se situer ailleurs? et finalement, quel est le rapport des
uns et des autres avec l'histoire (son histoire)?
La parole
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tendent à rendre à l'enseignant — au moins en Littérature française — un
quasi-monopole de la parole. Comment en rendre compte?
Première constatation : au début du premier semestre, chaque
intervention était accompagnée de l'énoncé de son origine : « je dirai, en tant
qu'Africain... » : « Nous, musulmans du Maghreb, nous connaissons ce genre de
situation... » et, bien sûr : « Ce que je lis dans ce texte, moi qui suis français
et ne connais pas spécialement... » Ces indices avaient pour but avoué de se
situer par rapport au réfèrent du texte, une société peuhle, et donc renvoyait
à l'ensemble des informations détenues par le locuteur. Elles tentaient aussi
de justifier, en la situant, un certain type de lecture ou de prise de position.
Bizarrement, ces mentions de l'origine du discours disparurent assez vite des
débats.
On peut considérer que s'était ouvert, alors, un champ commun de
discours dans lequel il n'était plus nécessaire de préciser d'où venait
l'intervention. La pesanteur de l'institution — relayée éventuellement par l'enseignant —
avait-elle sécrété à nouveau ce faux universalisme que l'on avait projeté
d'écarter? Une telle explication n'est pas à rejeter dans la mesure où le
commun dénominateur idéologique du cours s'est trouvé être la notion de
différence non hiérarchisée entre les cultures (le seul étudiant ayant voulu faire
appel à la notion de progrès — ou de retard culturel — s'est fait vertement
remettre à sa place). La différence culturelle ainsi admise sur le plan
théorique, il n'était plus nécessaire de l'indiquer, et l'on se trouvait ainsi baigner,
de fait, dans l'indifférence « universalisante ». Piège (évitable?).
Ce phénomène, et son évolution, semble bien avoir été d'une influence
capitale pour la prise de parole. Il s'était établi une étrange dialectique du
communicable et de l'incommunicable : je parle de tel lieu; je peux donc vous
apporter des éléments (informatifs ou assertifs) que vous ne possédez pas;
mais en même temps, vous, écoutant d'un autre lieu, vous ne pouvez pas
accepter, à la limite comprendre, ce que j'énonce, puisque vous n'êtes pas
dans le même système de référence. Une telle position permet de prendre
la parole : elle la cautionne, plaçant tout un groupe social derrière le locuteur
et l'assurant que son message a bien un contenu; elle le justifie devant
d'éventuelles réactions de rejet. Elle permet de passer par-dessus les obstacles
habituels : langue, statut d'étranger, âge, « respect » de l'enseignant, terrorismes
divers. On comprend alors que l'énoncé de l'origine du discours ait pu
disparaître (ou devenir implicite) : il n'était plus nécessaire lorsque le type de
fonctionnement du groupe assurait à chacun qu'il pouvait s'exprimer.
Car tel était bien le but. Derrière les interventions les plus informatives
(par exemple sur le personnage du fou dans la société, la littérature et le
cinéma africains) apparaissait un désir d'expression personnelle (mais pas
nécessairement individuelle) : à travers par exemple des relations de faits de
racisme vécu, à propos de la situation de la femme noire (à partir de Mayotte
Capécia), etc. Une telle orientation conduisait évidemment à des informations
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de l'ordre du politique : sur l'histoire coloniale de la France, éventuellement
•sur la situation actuelle de l'Afrique. Un étudiant, militant à la L.I.C.A. a fait
un exposé sur les « nouveaux racistes » à prétention scientifique. Il s'agissait
dans tous les cas de transmettre une expérience personnelle, intensément
vécue, et n'ayant guère l'occasion d'être confrontée avec une mise en texte
littéraire ou théorique. Inversement dit, de mettre en rapport des textes
littéraires ou théoriques avec une culture ou une histoire personnelles.
Désir de s'exprimer, mais aussi justification (la situation d'énonciation
reste ici essentielle) : dans la mesure où je parle de ce que j'ai vécu, pensé,
senti, d'une position politique où je m'engage, mon discours est justifié du seul
fait que je le tiens. Le sujet de l'énoncé est l'étudiant en tant que personne
concrète (et non en tant que dépositaire d'un savoir universitaire) : l'énoncé
peut être contredit, mais non invalidé.
On voit apparaître ici, à côté des deux conditions positives que sont la
situation d'énonciation, et le désir de s'exprimer, la nécessité d'une condition
négative.
Les textes étudiés n'étaient pas choisis dans le corpus des Œuvres Célèbres,
auxquelles est accordée tacitement, une révérence maintenue. VAventure
ambiguë fait partie d'une littérature dite « mineure ». Les autres textes ne sont
pas des textes littéraires. Ni philosophiques. Qui plus est, l'un est écrit par
un raciste, et l'autre... par un nègre.
Se trouvaient donc éliminés les tabous. On peut dire ce que l'on veut sur
Cheikh Hamidou Kane, et même se contredire. Est-ce aussi vrai pour
Flaubert? L'U.V. ne se sentait pas sommée de produire une analyse scientifique,
que bien sûr seul l'enseignant (et quelques étudiants avancés) est capable de
présenter vraiment, — et dont l'étudiant fabrique quelques bribes, s'il a du
courage, pour se faire voir, se faire valoir (souvent à ses propres yeux) en
anticipant le discours du maître.
Plus généralement, il semble bien que soit apparue comme centrale, dans
les débats mais aussi dans leurs règles de fonctionnement, la notion de
différence. Elle se serait ainsi, un temps, substituée à la notion tue, habituelle, de
niveau de discours. Il faut bien admettre que, lorsqu'il n'arrive pas à parler
avec la même aisance que le maître, à nourrir son propos des mêmes
références littéraires et théoriques, à utiliser les mêmes termes exhibant la scienti-
ficité, l'étudiant — moyen, étranger, par exemple — se tait. Le cadre de cette
U.V. a fait que le discours universitaire a été senti non comme supérieur mais
comme l'un des discours ou types de lecture possibles : au milieu d'autres,
également dignes d'intérêt. C'est ainsi qu'un étudiant a pu développer des
analyses à caution lacanienne sans provoquer le silence épouvanté du profane,
et que l'enseignant a eu quelquefois pour fonctions — admettons-le après coup
— de « chauffer la salle » jusqu'au moment où se déclenchaient les
interventions.
La réappropriation de soi, d'une expérience personnelle vécue aussi bien
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qu'héritée, a installé les étudiants dans un rapport non hiérarchisé, dans lequel
l'enseignant ne jouait plus son rôle traditionnel; mais, tout autant, elle a été
rendue possible parce que les conditions particulières de ce cours ont
supprimé le rôle canonique du discours universitaire, et, partant, l'effet de modèle
dans la relation enseignante.
Questions
Maurice Courtois.
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