Tocolli
Tocolli
Tocolli
Vincent-Paul TOCCOLI
GLOSPEL
Regards partagés avec
Roland POUPIN
sur
Le Tiers Christianisme
Essai de religiologie
Lethielleux
Sommaire
INTRODUCTION INTRODUCTION
Christologie chrétienne et ecclésiologie catholique : Christologie chrétienne et ecclésiologie :
état contemporain de la question judéo-chrétienne. état contemporain de la question judéo-chrétienne.
Chapitre A : Sur la tentation de l’auto-centrisme
ecclésial
Chapitre 1 : L’Eglise et le Royaume Loisy revisité ? Chapitre 1 : L’Eglise et le Royaume Loisy revisité ?
Chapitre B : Réforme et polycentrisme
Chapitre 2 : Nul ne sait…ni d’où Il vient, ni où Il va… Chapitre 2 : Nul ne sait…ni d’où Il vient, ni où Il va…
Ni Garizim ni Moriah Ni Garizim ni Moriah
Chapitre C : Décentrement — vers l’Afrique
Chapitre 3 : Et il n’y a pas de centre… Expansion Chapitre 3 : Et il n’y a pas de centre… Expansion
continue continue
Chapitre D : En vis-à-vis d’un autre universalisme :
l’islam
Chapitre 4 : Le Globish Entre Babel et Babylone Chapitre 4 : Le Globish Entre Babel et Babylone
Chapitre E : Déplacements de l’universalisme —
avant et après le mur
Chapitre 5 : Les racines de l’arbre de vie Va vis et Chapitre 5 : Les racines de l’arbre de vie Va vis et
deviens1 ! deviens2 !
1
2004, Film français de Radu Mihaileanu , avec Yaël Abecassis, Roschdy Zem, Moshe Agazai
En 1984, des milliers d'Africains de 26 pays frappés par la famine se retrouvent dans des camps au Soudan. A
l'initiative d'Israël et des Etats-Unis, une vaste action est menée pour emmener des milliers de Juifs éthiopiens vers Israël.
Une mère chrétienne pousse son fils de neuf ans à se déclarer juif pour le sauver de la famine et de la mort. L'enfant arrive en
Terre Sainte. Déclaré orphelin, il est adopté par une famille française sépharade vivant à Tel-Aviv. Il grandit avec la peur que
l'on découvre son double-secret et mensonge : ni juif, ni orphelin, seulement noir. Il découvrira l'amour, la culture
occidentale, la judaïté mais également le racisme et la guerre dans les territoires occupés.
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18378009&cfilm=109342.html
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2004, Film français de Radu Mihaileanu , avec Yaël Abecassis, Roschdy Zem, Moshe Agazai
En 1984, des milliers d'Africains de 26 pays frappés par la famine se retrouvent dans des camps au Soudan. A l'initiative
d'Israël et des Etats-Unis, une vaste action est menée pour emmener des milliers de Juifs éthiopiens vers Israël.
Une mère chrétienne pousse son fils de neuf ans à se déclarer juif pour le sauver de la famine et de la mort. L'enfant arrive en
Terre Sainte. Déclaré orphelin, il est adopté par une famille française sépharade vivant à Tel-Aviv. Il grandit avec la peur que
l'on découvre son double-secret et mensonge : ni juif, ni orphelin, seulement noir. Il découvrira l'amour, la culture
occidentale, la judaïté mais également le racisme et la guerre dans les territoires occupés.
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18378009&cfilm=109342.html
Voici
Le Tiers Christianisme8
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1231. Ce sont des associations de clercs ou de laïcs dépendant d'un ordre religieux dont les membres s'efforcent à pratiquer
les conseils évangéliques en suivant une règle adaptée à la vie séculière..1546. Le Tiers Livre des faicts et dicts héroïques du
noble Pantagruel fut jugé obscène et censuré par la Sorbonne, à l’égal de Pantagruel et de Gargantua. L’ouvrage se donne
comme une œuvre humaniste à l’adresse des gens « studieux et savants ». L’abondance des citations latines notamment et
des références, suffit à confirmer ce caractère. C’est aussi un livre comique. Il laisse place à l’humour, à l’esprit et au rire
de l’âme. Il se fait l’écho des débats médicaux, juridiques, moraux et religieux de son temps, en s’interrogeant sur la question
du mariage, à travers le personnage de Panurge.
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1546. Le Tiers Livre des faicts et dicts héroïques du noble Pantagruel fut jugé obscène et censuré par la Sorbonne, à l’égal
de Pantagruel et de Gargantua. L’ouvrage se donne comme une œuvre humaniste à l’adresse des gens « studieux et
savants ». L’abondance des citations latines notamment et des références, suffit à confirmer ce caractère. C’est aussi un livre
comique. Il laisse place à l’humour, à l’esprit et au rire de l’âme. Il se fait l’écho des débats médicaux, juridiques, moraux
et religieux de son temps, en s’interrogeant sur la question du mariage, à travers le personnage de Panurge.
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1789. Tout roturier – non noble et non ecclésiastique -, soit l’écrasante majorité de la population du royaume de France est
membre du Tiers Etat (ils sont 98%) : c’est une population totalement hétérogène qui va du grand bourgeois à l'artisan, des
ouvriers aux paysans, population largement sous-représentée au niveau « politique ».
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1952. Le terme a été inventé par l'économiste et démographe français Alfred Sauvy - en référence au tiers état de l'abbé
Sieyès, français sous l'Ancien Régime -, afin de désigner l'ensemble des pays du globe qui n'appartenaient ni au bloc
occidental (Amérique du Nord, Israël, Europe de l'Ouest, Australie…), ni à l’ex bloc communiste (URSS, Chine, Europe de
l'Est…). Après la chute du mur de Berlin, le terme semble tomber en désuétude, car il n'existe plus de second monde (le
monde soviétique). Sauvy lui-même la désavoue en 1989. Le terme reste parfois utilisé comme une simplification de langage
pour désigner l'ensemble des pays en développement. La plupart sont africains, asiatiques et sud-américains.
7
1991. Pour Michel Serres l'éducation est indissociable du métissage des cultures. L'élève doit en permanence sortir de ses
repères familiers (physiques, psychologiques, sociaux, culturels) et se laisser entraîner vers un ailleurs qu'il ne maîtrise pas.
De cette expérience, il devient " tiers " (au sens de " différent ") et " instruit " (au sens d'" informé ").
8
2009 …
En opposant le « sacré » au
« profane », nous avons entendu souligner surtout l'appauvrissement apporté par la sécularisation d'un comportement
religieux... dans quelle mesure « le profane » peut-il devenir, en lui-même, « sacré »...
Il y a ensuite les
développements possibles à partir de la conception que la religiosité constitue une structure ultime de la conscience ; ... la
sécularisation d'une valeur religieuse constitue simplement un phénomène religieux illustrant, en fin de compte, la loi de
transformation universelle des valeurs humaines ; le caractère profane d'un comportement auparavant sacré ne présuppose
pas une solution de continuité : le profane n'est qu'une nouvelle manifestation de la même structure constitutive de l'homme
qui, auparavant, se manifestait par des expressions sacrées.
Enfin, il existe une troisième possibilité de développement :
en rejetant l’opposition sacré-profane en tant que caractéristique des religions,
tout en précisant que le christianisme n’est pas une « religion »,
que, par conséquent, le christianisme n’a pas besoin d’une telle dichotomie du réel :
que le chrétien ne vit plus dans un Cosmos, mais dans l’Histoire.
Mircea Eliade, Finale de l’avant-propos de Le sacré et le profane, Idées Gallimard 1965).
Pour que le chaos se laisse transformer en un ordre nouveau, il faut d'abord le reconnaître et le vivre.
Hermann Hesse
Les grands événements sont comme les grands fleuves : leurs sources sont souvent modestes.
Jonathan Swift
Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; [No man is an Island, entire of itself;
tout homme est un fragment du continent, every man is a piece of a continent,
une partie de l’ensemble ; a part of the main.
la mort de tout homme me diminue, Any man's death diminishes
parce que j’appartiens au genre humain ; me because I'm involved in mankind.
aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le And don't send to know for whom the bell
glas : tolls, it tolls for thee...]
c’est pour toi qu’il sonne
John Donne 1572 1631, Devotions upon Emergent Occasions and Death's Duel, 1624
Copernic renversa un courant de pensée inconscient en faisant graviter la Terre au lieu du Ciel.
Tant que l'on imagina le Ciel en giration,
on était amené automatiquement à le concevoir comme une sphère solide et finie:
autrement, comment aurait-il tourné en bloc toutes les vingt-quatre heures?
Mais une fois la ronde quotidienne du firmament expliquée par la rotation de la Terre,
les astres pouvaient reculer indéfiniment; il devenait arbitraire de les situer sur une sphère solide.
Le Ciel n'avait plus de limites, l'infini entrouvrait sa gueule immense...»
Arthur Koestler, Les Somnambules, Calmann-Lévy, 1960
OUVERTURE
History says :
L'histoire dit :
Don't hope N'espère rien
On this side of the grave. De ce côté-ci de la tombe:
But then, once in a lifetime
Mais, une fois au cours d'une vie
Le raz-de-marée si ardemment
The longed-for tidal wave
désiré
Of justice can rise up
De la justice peut s'élever
And hope and history rhyme. Et l'espoir rimer avec l'histoire.
So hope for a great sea-change Alors espère en un grand retour
On the far side of revenge.
des eaux
De l'autre côte de la vengeance.
Believe that a further shore
Crois qu'un autre rivage
Is reachable from here . Est encore à ta portée.
GREC ( ?) LATIN ( ?)
Πάτερ ἡμῶν ὁ ἐν τοῖς Pater noster, qui es in caelis
οὐρανοῖς Sanctificetur nomen tuum;
ἁγιασθήτω τὸ ὄνομά σου•
Adveniat regnum tuum;
ἐλθάτω ἡ βασιλεία σου•
γενηθήτω τὸ θέλημά σου,
Fiat voluntas tua
ὡς ἐν οὐρανῷ καὶ ἐπὶ sicut in caelo et in terra.
τῆς γῆς• Panem nostrum quotidianum da
τὸν ἄρτον ἡμῶν τὸν nobis hodie,
ἐπιούσιον δὸς ἡμῖν et dimitte nobis debita nostra
σήμερον• sicut et nos dimittimus debitoribus
καὶ ἄφες ἡμῖν τὰ
nostris
ὀφειλήματα ἡμῶν,
ὡς καὶ ἡμεῖς ἀφίεμεν
et ne nos inducas in tentationem
τοῖς ὀφειλέταις ἡμῶν• sed libera nos a malo.
καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς
ARAMEEN ( ?)
εἰς πειρασμόν,
ἀλλὰ ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ (langue de Jésus) (langue de l’Eglise Catholique Romaine
τοῦ πονηροῦ. jusqu’en 1965)
Our Father in heaven, hallowed be your name, your kingdom come, your will be done, on
earth as in heaven. Give us today our daily bread. Forgive us our sins as we forgive those
who sin against us. Save us from the time of trial, and deliver us from evil.]Amen!
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http://www.christusrex.org/www1/pater/ Le Notre Père existe déjà en 1444 langues et dialectes (état au 8 déc 1998)
La population en 205010
9 milliards : c'est le nombre que nous serons sur Terre en 2050 d'après le dernier rapport des
Nations Unies. Quels seront les pays les plus peuplés ? Prospectives chiffrées. (Janvier 2005)
La population mondiale va augmenter d'un tiers en 50 ans. Car si le taux de natalité décroît (il est de 2,5
enfants par femme aujourd'hui), les adolescents étaient 1,2 milliards en 2000, et sont donc en âge de
procréer.
Il faut noter le taux de natalité très bas des pays développés.
L'Europe, en particulier, va connaître un fort vieilissement de sa population.
Plusieurs pays vont même perdre des habitants :
- l'Allemagne (-4,12 % d'ici à 2050),
- l'Italie (-21,64 %),
- la Hongrie (-22,45 %),
- la Bulgarie (-32,05 %)...
- la palme revenant à la Russie qui va perdre près de 40 millions d'habitants, passant
ainsi du 6ème rang au 18ème rang mondial (voir tableau).
10
http://www.linternaute.com/0redac_actu/0501-janvier/population-2050.shtml
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4 182 850 000 pour les seuls « Asiatiques », soit près de 50% de la population mondiale.
Les régions, qui, au contraire, connaitront une explosion démographique, sont les pays
du Tiers-Monde : ceux-ci vont représenter 96 % de la croissance mondiale.
Le Niger a ainsi un taux de fécondité de 8 enfants par femme : il va ainsi voir sa population
multipliée par 5 d'ici à 2050.
la Somalie 7,25
et l'Angola 7,20.
Ces taux de croissance galopants sont toutefois modérés par l'épidémie de Sida.
En Afrique du Sud, le pays le plus touché par le virus, 19,9 % de la population sont contaminés, et
près d'une femme sur 5 dans certaines régions.
La Zambie et le Zimbabwe ont ainsi une espérance de vie d'à peine 33 ans (84 ans en France).
L'« offre marketing » de ce christianisme, sa ... Cette offre répond 'au plus court' et point par point
proposition de valeur répond parfaitement aux aux attentes nées dans la Globalisation :
attentes du marché :
1. expérience de « conversion » personnelle 1. besoin d'identification forte dans une perte des
forte (born gain), repères locaux et ethniques traditionnels,
2. besoin d'un religieux personnalisé et adapté a
2. offre de parcours religieux personnalisé, des parcours non linéaires,
3. demande de liberté de choix religieux et
3. relative liberté de credo et fragmentation 'consommation' à usage personnel,
dogmatique adaptée au local,
4. offre de normes éthiques conservatrices et 4. besoin de repères moraux dans des sociétés
de repères stables (Jésus et la Bible), violentes (exemple: Brésil) ou matérialistes
5. place de la femme dans la vie de la (ex pays de l’Est, Chine),
communauté, 5. demande d'égalité des femmes dans des
sociétés machistes (Amérique du sud,
6. myriades de petites communautés d'églises, Afrique),
6. besoin d'intégration dans une communauté
7. fragmentation dogmatique sans chaleureuse au sein de sociétés individualistes,
centralisation forte, 7. refus du dogmatisme et besoin de « tester le
produit » personnellement pour y croire,
8. télévangélisme, usage d'lnternet, 8. usage de medias de masse,
9. réseaux internationaux efficaces a travers 9. fonctionnement en réseau,
des méga- churchs transnationales,
10. réussite sociale : être chrétien mène a la 10. volonté de sortir du sous développement
réussite ! économique.
12
En rouge, les villes asiatiques. Chongqing, sur le Yang Tse Kiang, devrait atteindre les 40 millions depuis l’afflux des
habitants des plus de mille villes et villages recouverts par les eaux du Barrage des Trois Gorges.
Ainsi l'offre rejoint la demande globale... pour un demi milliard d'évangéliques dans le monde13. Parce
qu’elle rejoint la demande implicite et diffuse de l’« homo œconomicus globalis » dont on pourrait
établir comme suit la fiche signalétique :
1. certainement, et tout d’abord, une solide conscience de soi, de ses capacités, de son
ambition, de ses rêves, de ses buts ;
2. un génie inventif pour réunir les moyens de son entreprise et en convaincre les
partenaires ou les commanditaires, voire les sponsors ;
3. un courage physique et intellectuel, prêt à ne se laisser abattre par rien, ni personne, à
part Dieu et la mort ;
4. plus que le courage, le goût du risque : calculé, mais certain, car ce type d’entreprise
n’est attrayante qu’en mesure même des aléas et des dangers qu’elle implique ;
5. une inébranlable et irraisonnée conviction que les dangers seront surmontés et que le
but sera atteint, envers et contre tout ;
6. une subtile intelligence des choses, des temps, des lieux et des personnes, cette
complicité animale et instinctuelle qui fait toujours faire le bon choix au bon moment sans raison
apparemment contraignante ;
7. une santé plus que moyenne, ou au moins une capacité de résistance globale, apte à
relativiser tout ce qui ne va pas dans le sens de l’entreprise, et demeure donc secondaire ou peu
important : inconvénients de toutes sortes (nourriture, boisson, inconfort, intempéries, mauvais
traitements...) ;
8. une science de ce qui est échangeable/vendable ici, maintenant, dans cette quantité et
cette qualité, pendant ce temps-ci, etc. ; donc une connaissance marchande des marchandises et des
marchands, entretenue par une pratique et une réflexion critiques permanentes ;
9. une mémoire des visages, des partenaires des échanges, des lieux, des données de la
route, de l’histoire des pays et des gens, de leurs préoccupations et envies/besoins ;
10. une curiosité insatiable des données sociopolitiques, culturelles et économiques des
pays, et des données personnelles des partenaires commerciaux ;
11. une honnêteté fondamentale, qui engendre la confiance, mais qui n’empêche, ni la
ruse, ni l’habileté ;
12. le goût sûr du beau, du fin, du valable, de ce qui dure ;
13. l’envie d’apprendre et d’enseigner, de découvrir et de faire découvrir ;
14. la liberté intérieure et extérieure, seule capable d’aimer sans s’attacher et de donner
quelque chose sans se lier ;
15. une certaine vision qui renouvelle les conditions de l’entreprise et évite la monotonie,
tout en favorisant évolution et adaptation ;
16. un esprit rapide comme le vif argent, sensible et serein comme un ciel bleu...14
Mettons ce catalogue en parallèle avec les conseils de (l’empereur) Marc Aurèle, admirateur et
disciple de son maître (l’empereur) Antonin
13
Didier Long, Manuel de survie spirituelle dans la globalisation, Salvator, 2007, pp 144-145
14
Voir mon Un monde para chrétien, Bénévent 2006
…un immense fleuve d'oubli (Λήθή) nous entraîne dans un gouffre sans nom.
ô abîme, tu es le dieu unique.
Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes;
les rêves de tous les sages renferment une part de vérité.
Tout n'est ici-bas que symbole et que songe.
Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels.
La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne.
On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre
où dorment les dieux morts…
Ernest Renan, finale de La prière sur l’Acropole.
« Qu'on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l'Europe d'Adenauer, de Schuman, Bidault
et quelques autres, il y a Hitler.
[…] Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de
serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les
hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est
un hasard. »
INTRODUCTION
CHRISTOLOGIE CHRETIENNE
&
ECCLESIOLOGIE CATHOLIQUE
ETAT CONTEMPORAIN DE LA QUESTION JUDEO CHRETIENNNE
La capacité critique, la liberté et la modestie sont les trois vertus théologales de la raison.
Jean-Claude Guillebaud
La pluralité christologique
Depuis le concile Vatican II, la théologie des religions s'est de plus en plus imposée sur l'avant-scène
de la réflexion théologique. Des questions souvent radicales sont désormais posées qui ont trait au
rapport mutuel entre les différentes fois religieuses. Des positions contrastées, voire contradictoires,
s'affrontent. La problématique du lendemain du Concile Vatican II a elle-même évolué. Elle débouche
aujourd'hui sur la recherche du sens, sur le plan divin, de la pluralité religieuse qui caractérise le
monde actuel et ne cessera de marquer celui de demain15. La théologie des religions devient une
théologie du pluralisme religieux, voire une théologie interreligieuse.
Pour être crédible et convaincante aujourd'hui, toute réflexion religieuse – la réflexion chrétienne sur
le mystère du Christ a fortiori -, doit se présenter comme un processus d’investigation sur le mystère
de l’être qui montre à chacune de ses différentes étapes une vraie continuité dans la discontinuité,
historiques l’une et l’autre :
entre l'attente messianique de l'Ancien Testament et sa réalisation inattendue en Jésus (… et
nous qui attendions… regrettent les Disciples d’Emmaüs);
entre le Jésus prépascal et le Christ de la foi apostolique (La démythologisation de Rudolf
Bultmann);
entre la christologie du premier kérygme et l'élaboration biblique postérieure (l’élaboration
théologique sémito-chrétienne de Paul et la rédaction des évangiles au cours des persécutions
judéo-juives, judéo-chrétiennes, et romano-chrétiennes) ;
entre le dogme christologique (des 1ers Conciles œcuméniques des 4 & 5èmes siècles) et la
réflexion théologique d'aujourd'hui sur le mystère de Jésus-Christ (Raimon Panikkar, Jacques
Dupuis et Claude Geffré).
De plus, la christologie – à l’instar de toute démarche globale : qu’elle soit économique, financière,
politique, culturelle, esthétique ou/& religieuse -, doit désormais reconnaître pleinement - dans on
champ d’exercice légitime -, l'existence et la validité d'une pluralité-dans-l'unité. C’est-à-dire, pour ce
qui touche notre propos :
d’une part des diverses christologies déjà présentes dans le Nouveau Testament,
comme aussi des différentes approches au mystère qui caractérisent la réflexion
globale actuelle.
15
La question religieuse est devant nous, pas derrière nous… La dimension spirituelle est consubstantielle à la nature
humaine : Jean-claude Guillebaud, On voit ce qui s’effondre, pas ce qui surgit, Interview par Eric Lobet, Libération 22-23
nov 2008.
Loin de s'exclure mutuellement, ces diverses voies d'accès peuvent et doivent se compléter l'une l'autre
de façon à éviter des visées fragmentaires et unilatérales qui ne rendraient pas justice à la complexité
du mystère.
Il faut s’adonner - par nécessité et justice -, à une "approche intégrale" de la christologie, qui remette
en évidence certains aspects du mystère de Jésus-Christ, parfois négligés aux dépens de sa
signification toujours actuelle pour le monde et l'histoire des hommes : tels
la réalité concrète et historique de l'"affaire" Jésus,
le caractère relationnel et trinitaire de sa personne,
le motif sotériologique qui doit être sous-jacent à chaque étape de la réflexion
christologique,
les dimensions cosmiques
et la place centrale de l'événement Jésus-Christ dans le contexte du pluralisme des
traditions religieuses de l'humanité.
Comment façonner une/la clé herméneutique qui, du point de vue d'une théologie chrétienne, permette
de tenir ensemble, en une tension créatrice, l'intégrité de l'identité chrétienne et l'ouverture dialogale
aux autres traditions dans le respect des différences ??? Sera-ce par cette christologie trinitaire et
pneumatique qui, tout en professant sans ambiguïté l'identité personnelle de Jésus-Christ comme Fils
de Dieu, ait la capacité d’être sensible à la particularité de l'événement qui l'inscrit de façon
relationnelle dans l'histoire englobante de Dieu avec l'humanité. Si la présence et l'action universelle
du Verbe de Dieu et de son Esprit font effectivement de l'histoire des peuples –de tous les peuples -, le
« récit de Dieu », alors ce ne peut être que dans un récit global que doit s'inscrire la signification
universelle de l'événement Jésus-Christ. Autrement dit, il ne peut désormais exister de dialogue
interreligieux que dans une évangélisation mutuelle.
Depuis septembre 2000 et la Déclaration Dominus Jesus affirmant de façon tranchante la supériorité
absolue du catholicisme romain sur les autres religions, la réflexion christologique se trouve
« endiguée et contenue » en tant que porteuse du virus du relativisme. Avec elle se trouve condamné,
tout développement d'une certaine théologie du pluralisme religieux, avec réaffirmation solennelle que
seule l'Eglise catholique romaine détient la plénitude des moyens de salut ! Cela veut qu’il n’y a plus
rien ni à dire ni à faire ! Locuta est Roma !
Que/qui visait l’auteur bien connu de la dite Déclaration ? En particulier Jacques Dupuis (mort depuis,
à Rome) et ses livres qui nous inspirent16 : en examen serré dès septembre 1998 et après deux ans et
demi de procédure, « on » le lava de tout soupçon d'erreur, mais une notification de la Congrégation
parle quand même de «graves ambiguïtés» à son endroit17.
Il est évident que le fait de côtoyer quotidiennement des représentants d'autres traditions religieuses,
d’autres cultures, d’autres environnements… change notre regard, surtout lorsqu'on a entendu pendant
des années qu'il n'y a de civilisation qu’occidentale ni de salut hors (de) l'Eglise. C'est un grand
malheur de discrimination culturo linguistique que d’utiliser le terme non-chrétien, pour désigner les
membres des autres traditions religieuses, ou non occidentaux ceux qui sont nés ailleurs. Quand nous
16
Voir DUPUIS Jacques, Homme de Dieu, Dieu des hommes, Introduction à la christologie, Cerf 1995, & Vers une
théologie chrétienne du pluralisme religieux, Cerf 1999)
17
Au Vatican, tous ne sont pas d'accord avec le pape actuel, auteur de l’instruction : Dupuis de son côté a été loué pour «son
travail de pionnier» par Mgr Michael Louis Fitzgerald, secrétaire du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, à
l'occasion du 450e anniversaire de la fondation de l'Université pontificale grégorienne. Dupuis est en effet un des meilleurs
spécialistes du dialogue interreligieux. Il a vécu 36 ans en Inde, et sa rencontre avec les traditions bouddhiste et hindouiste l'a
amené à réfléchir sur la valeur propre de ces religions. Le pluralisme religieux est devenu aujourd'hui une réalité impossible à
ignorer, et la théologie catholique se verra obligée dans un avenir (plus) proche (qu’elle ne croit !) de repenser de manière
positive la place des autres religions dans le plan de Dieu si elle ne veut pas devenir autiste : Dupuis fut et demeure le
Bettelheim de Rome.
nous mettrons à définir hommes par ce qu'ils sont, et non par ce qu'ils ne sont pas, nous leur
reconnaîtrons une identité autre que la nôtre, mais qui est la leur ! Notre attitude mentale est
naturellement anti humaniste, et, partant, anti chrétienne !
Prétendre et donc croire détenir le monopole de la vérité, c’est refuser par le fait même (ex opere
operato) toute possibilité de faire une théologie des religions –ou une anthropologie culturelle ou
spirituelle -, sans vivre dans les pays qui se nourrissent d'autres traditions religieuses : il faut subir et
ressentir le choc19 culturel au contact des autres ! Mais si une autorité ( ?!) en vient jusqu’à enseigner
qu'il n'y a rien de bon à prendre en elles, on ne peut que s’interroger quand on constate au contraire par
soi-même que d’autres religions présentent toutes les vertus imaginables, tant naturelles que
surnaturelles. C'est pourquoi, il faut repenser la théologie des religions à partir d'expériences
concrètes, et reconnaître en toute repentance et justice que ce qui a pu être dit jusqu’à récemment – et
se dit encore ! La preuve ! -, par une certaine théologie chrétienne (la catholique romaine, au premier
chef) ne correspond tout simplement pas à la réalité. Point !
Bien sûr disent de quelque façon Dupuis, avec Geffré & Panikkar entre autres, le défi principal est
d'arriver à réconcilier la foi chrétienne en Jésus-Christ Sauveur Universel de toute l'humanité avec la
valeur positive des autres traditions religieuses et leur signification dans le plan de Dieu pour
l'humanité. Autrement dit la question est : quel sens la foi peut-elle donner au pluralisme religieux. La
pluralité des religions est un fait, de toute façon : il n'y a qu'un milliard et demi de chrétiens sur 6
milliards d'êtres humains. Et pour tenter de faire s’opérer cette réconciliation, il ne faut surtout
pas/plus dire aujourd'hui que les pratiquants d’autres traditions sont sauvés en Jésus-Christ malgré leur
appartenance à telle tradition20, mais bien à travers leurs pratiques21.
Lire des livres ne suffit plus, mais vivre et côtoyer ces « autres » pratiquants. Vivre avec eux et
s’interroger depuis l’intérieur de leur peau sur le sens qu’a pour eux le fait d'être ceci ou cela22. Croire
que Jésus est le sauveur universel ne signifie pas qu'il n'y a aucune valeur de salut dans les autres
religions, comme on le colporte encore trop souvent. Mais les voies pratiquées par les autres religions
doivent être mises en rapport avec la foi en Jésus-Christ, qui a ceci d'unique – et qui constitue le cœur
même du christianisme -, à savoir qu'il est Fils de Dieu.
Car c’est cette originalité unique qui peut engendrer le sentiment d’une forme de supériorité : il est
évident que croire en un Dieu qui devient homme, c'est l'engagement le plus profond auprès de
l'humanité qu'on puisse imaginer. Aucune autre religion ne propose cela. Le chrétien ne peut se
dispenser de ce qui fait l'originalité de ce mystère. Et ce n'est qu'à partir de l'affirmation de sa foi qu’il
peut entrer en dialogue. Mettre sa foi de côté, comme le demande(rai)nt certains théologiens du
pluralisme religieux, c'est faire semblant de dialoguer. Il n'y a pas de vrai dialogue dans un vide de foi.
En effet, la conviction de détenir une vérité qui rend une foi supérieure à celle des autres n'empêche
pas le dialogue, car nul (se confessant) chrétien ne peut à la fois dire que le christianisme a tout à
donner et rien à recevoir, tout à dire et rien à entendre. Le dialogue interreligieux est une
18
Rappelons-nous des barbaroi des Grecs (les non-héllènes), des gentes des Romains (les non-citoyens romains), des waiguo
des Chinois (les gens de l’extérieur), des hinin des Japonais (les non hommes)… Actuellement, les Italiens du Nord appellent
les immigrés les ex communitarii (les non UE)…
19
Le « Aha-Erlebnis » freudien = déclic.
20
Voir SESBOUE B., Karl Rahner et les ‘chrétiens anonymes’ », Etudes Paris 1984, vol. 361, no5, pp. 521-535. Peut-on
être chrétien sans en porter le nom et sans même le savoir? La réponse qu'apporte K. Rahner à la question du salut en Jésus-
Christ permet d'aborder par un thème central une théologie dont l'influence demeure considérable.
21
C'est ce que dit d'ailleurs un document publié par le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux en 1991: C'est à
travers une pratique sincère de ce qui est bon dans leur tradition religieuse que les membres de ces traditions répondent
positivement à l'offre qui leur est faite du salut en Jésus-Christ. Mais beaucoup au sein du Vatican – à l’époque et encore 20
ans après -, n'acceptent toujours pas une telle position.
22
Le théologien indien Raimon Panikkar a appelé cela le dialogue intra-religieux : une rencontre qui se fait dans mon for
intérieur, entre ma foi chrétienne et la foi de l'autre. Cet effort est la condition première de tout véritable dialogue
interreligieux.
évangélisation mutuelle, sinon il n’est que « trompette retentissante et creuse » ! Il convient d'accepter
enfin que plus d’un aspect du mystère divin puisse ressortir de manière plus profonde dans d'autres
religions que dans le christianisme.
Et très paradoxalement, la mission a encore un sens dans notre monde religieusement pluriel : mais
seulement si cette activité missionnaire ne signifie pas uniquement amener l'autre à se convertir au
christianisme ! La mission est une réalité beaucoup plus complexe23. Déclarer que les autres religions
présentent bien des étincelles de vérité, des semences du Verbe, mais qu’elles sont en situation de
grave indigence par rapport au christianisme en général et à l'Eglise catholique romaine en particulier,
qui détiendrait la plénitude des moyens de salut, est une prétention offensante et dés-obligeante pour
les autres religions. Le fait que la plénitude des moyens de salut a été donnée par Jésus-Christ à son
Eglise ne veut pas dire que ces traditions sont en situation d'indigence. Cette Déclaration donne
l'impression que pour garder la foi en Jésus-Christ sauveur, il faut nier la valeur des autres traditions.
Alors que c'est exactement le contraire qu'il faut faire! Si Vatican II a infailliblement reconnu que
l'Esprit Saint était à l'œuvre dans les autres religions, il faut donc bien qu'elles aient une valeur!
L’Eglise n’a tout simplement pas encore le courage nécessaire pour tirer toutes les conséquences de
ses propres affirmations. Schizophrénie et psycho rigidité institutionnelles
La théologie du pluralisme religieux est-elle, malgré toutes les résistances, en train de changer de
paradigme ? C’est-à-dire : d'un modèle centré sur la christologie - qui implique que les autres religions
sont tournées vers le christianisme -, est-elle en train de passer à une théologie centrée sur Dieu, où
chaque religion constituerait – et constitue déjà -, une voie autonome de salut ? Si c’est le cas, alors
l'avenir du dialogue interreligieux résiderait à coup sûr dans ce changement de paradigme ! En
revanche, accepter que toutes les religions soient des voies de salut égales, c'est faire fi de la foi
chrétienne ! On peut et on doit accepter pleinement la valeur positive des autres religions dans le plan
de Dieu pour l'humanité, mais nul ne peut jouer avec sa foi : Jésus EST Fils de Dieu, Bouddha ne l'est
pas. Ce dernier a enseigné à ses disciples une voie de libération, il n'a pas été envoyé dans le monde
par Dieu. Aucune autre religion ne dit au sujet de son fondateur qu'il est Fils de Dieu. C’est bien à
travers l'Incarnation, que Dieu invite l’homme à participer à sa vie divine.
Car la question est pressante qui demande quelles sont les conditions nécessaires, spécialement
aujourd'hui – demain a déjà commencé ! -, pour que l'Église, en tant que sacrement du Règne de Dieu
(le fameux melkout Yahvé ), puisse en être un signe crédible pour le monde et pour les hommes,
particulièrement dans les pays où l'Eglise ne représente qu'une minorité infime de la population
globale. Déjà l’histoire – cette maîtresse impitoyable ! -, a enseigné à l'Église qu’elle doit être une
Église décentrée et servante: elle doit en outre être une Église pauvre qui fasse sienne la cause des
pauvres et des opprimés en s'identifiant avec eux24.
Rappels nécessaires
Il faut donc distinguer sainement entre Église et Règne de Dieu déjà présent dans le monde25
1. Cette distinction est décisive, car cela veut dire que, tout en étant présent de façon spéciale
dans l'Église, le Règne s'étend cependant au-delà des limites de l'Église, et les membres des
autres traditions religieuses peuvent en être membres pourvu qu'ils en vivent les valeurs et
aident à les diffuser dans le monde.
2. Décisive encore, car elle reconnaît explicitement que la réalité historique du Règne de Dieu
s'étend au-delà de l'Église, à tout le genre humain; qu'elle est présente partout où les valeurs
évangéliques sont vivantes et actives et où les personnes s'ouvrent à l'action de l'Esprit.
3. Décisive enfin, car elle affirme que, dans sa dimension historique, le Règne reste ordonné à sa
plénitude eschatologique et que l'Église, dans laquelle il est présent de façon spéciale, se
trouve, dans le monde, au service du Règne à travers l'histoire.
Une double distinction doit donc être établie,
d'une part entre le Règne dans le temps et sa dimension eschatologique
et, d'autre part, entre Règne et Église.
Le Règne de Dieu se trouvait sans aucun doute au centre du message et de la mission de Jésus, de sa
pensée et de sa vie, de ses paroles et de ses actions. Le 'sermon sur la montagne' et les 'béatitudes' sont
la 'constitution' du Règne de Dieu. Toutes les paraboles de Jésus y font référence; les miracles le
montrent présent et opératif. Ce Règne, que Dieu avait commencé d'instaurer dans le monde à travers
la vie terrestre de Jésus, devint réellement présent par le mystère de sa mort et de sa résurrection.
Il n'y a donc pas de 'solution de continuité' entre le caractère régnocentrique du message de Jésus et le
christocentrisme du kérygme apostolique. L'Évangile atteste en outre que, pour Jésus lui-même, le
Règne annoncé par lui comme déjà présent doit se développer vers sa plénitude.
Terribles questions :
Jésus a-t-il pour autant établi un rapport d'identité
entre le mouvement créé par lui et destiné à devenir Église, au sein duquel il établit
une autorité compétente,
et le Règne de Dieu qu'il annonçait?
Ou, au contraire, le Règne était-il pour lui une réalité plus ample, au service de laquelle il plaçait
d'avance son Église?
Jésus montre une grande admiration pour la foi du centurion qu'il rencontre à Capharnaüm: En vérité,
je vous le dis, chez personne je n'ai trouvé pareille foi en Israël (Mt 8,10). Il profite ainsi de la foi d'un
païen pour annoncer que des multitudes venues de l'Orient et de l'Occident entreront s'asseoir à table
dans le Règne des cieux (Mt 8,11-12). Cette entrée des autres dans le Règne de Dieu n'est pas
purement eschatologique; elle a lieu en un premier temps dans l'histoire, comme l'atteste la parabole
du banquet (Mt 22,1-14; Lc 14,15-24). Par ailleurs, à l' occasion de passages à travers la Samarie et la
Syro-Phénicie, Jésus entre en contact avec des gens qui n'appartiennent pas au peuple élu. Une fois
encore, il s'émerveille de la foi de ces païens et accomplit, à leur requête et en leur faveur, des miracles
de guérison (Mc 7.24-30; Mt 15,21-28) : toutes actions en faveur des autres qui indiquent à l’évidence
que le Règne de Dieu est également présent et actif parmi eux, qu’il s'étend à tous ceux qui y entrent à
travers la foi et la conversion à Dieu (Mc 1,15) : toutes signifient que le Règne de Dieu est présent et
opératif, toujours et partout.
Il faut donc
25
Encyclique Redemptoris Missio [RM] (1990) de Jean Paul II. Le Pape y affirme: Il est donc vrai que la réalité commencée
du Royaume peut se trouver également au-delà des limites de l'Église, dans l'humanité entière, dans la mesure où celle-ci vit
'les valeurs évangéliques' et s'ouvre à l'action de l'Esprit qui souffle où il veut et comme il veut (cf. Jn 3,8); mais il faut
ajouter aussitôt que cette dimension temporelle du Royaume est incomplète si elle ne s'articule pas avec le Règne du Christ,
présent dans l'Église et destiné à la plénitude eschatologique" (RM 20).
• d’une part constater que pour Jésus le Règne s'identifie au mouvement qu'il a créé dans les
années 30 de notre ère et qui était destiné à devenir l'Église,
• et d’autre part plutôt reconnaître que Jésus anticipait, en mettant à l'avance l'Église au service
du Règne lorsqu'il envoyait les Douze en mission, en leur enjoignant d'annoncer la venue du
Règne (Mt 10,5-7).
et comprendre enfin que bonne nouvelle que l'Église devra annoncer après la résurrection (Mc 16,15)
est celle-là même que Jésus annonça pendant sa vie terrestre: c’est-à-dire la venue du Règne (Mc
1,15).
• L'Église est bien destinée à annoncer non elle-même mais le Règne de Dieu.
• Et le Go(d)spel doit effectivement (re)devenir le Glo(d)spel !
Modèles et modèles
Les modèles ne s'excluent pas réciproquement, en tout cas pas nécessairement : mais ils sont plutôt
complémentaires, et plus souvent qu’on ne le croit. Cela vaut aussi pour divers modèles théologiques
de l'Église et de la révélation. Pour ce qui touche l’Eglise et la mission, on peut distinguer quatre
modèles qui, tout en n'étant pas nécessairement opposés entre eux, représentent des perspectives
diverses, plus ou moins propices à un concept large de la mission évangélisatrice :
1. le modèle de l'Église comme la barque de salut (la barque de Noé : Hors de l’Eglise pas de
salut). Selon ce modèle : Annoncer Jésus Christ signifie en fait annoncer l'Église elle-même.
2. le modèle de la mission comme plantation de l'Église : on reconnaît quelque valeur positive
aux traditions religieuses en tant que pierres d'attente en vue du christianisme et de l'Église, en
qui le mystère du salut en Jésus Christ vient à notre rencontre : perspective très
ecclésiocentrique de la mission ;
3. le modèle de l'identité entre l'Église et le Règne de Dieu : l'évangélisation n'est autre que la
proclamation de Jésus Christ, Sauveur universel, que l'Église adresse aux 'autres'
4. le modèle de l'Église comme sacrement : en annonçant Jésus Christ, l'Église s'annonce elle-
même comme sacrement du Règne de Dieu présent dans l'histoire26.
Dans ce 4ème et dernier modèle, l’Église se décentre d’elle-même pour être entièrement centrée sur le
Règne
• et en qui elle trouve sa raison d'être
• et par rapport auquel elle est entièrement relationnelle.
En pareille perspective, l'Église ne s'annonce plus elle-même en tant qu’Eglise, mais bien le Règne de
Dieu en Jésus Christ, au service duquel elle a été instituée par lui.
Sa tâche consiste avant tout
• à témoigner de la présence déjà active du Règne dans le monde entier27,
• à en aider la croissance dans le monde et dans l'histoire par la promotion des valeurs
évangéliques, (le Discours sur la Montagne)
• et à l'annoncer aux autres. (Allez enseigner toutes les nations !)
Démonstration :
• Si Jésus annonça la présence active du Règne de Dieu parmi les hommes :
• de même, l'Église, comme sacrement du Règne de Dieu présent, doit offrir au monde, à travers
sa vie entière, à travers ses paroles et ses oeuvres, un témoignage vivant et crédible de la
présence de ce Règne.
Autrement dit, le Règne de Dieu est
• déjà mystérieusement présent (LG 3) -présence anticipée -,
• et orienté vers son complément final.
26
Je rappelle que j’emprunte ces intuitions à feu Jacques Dupuis.
27
Luc 17, 20-25. Comme les pharisiens demandaient à Jésus quand viendrait le règne de Dieu, il leur répondit : « …le règne
de Dieu est au milieu de vous. ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ ἐντὸς ὑμῶν ἐστιν.
Mais en appliquant à l'affïrmation du Concile la théorie sacramentaire, l'Église doit se saisir comme le
sacrement in mysterio de la réalité du Règne de Dieu en tant que déjà présent dans le monde et dans
l'histoire. Ce qui veut dire pour autant que l'Église est bien sacrement du Règne de Dieu :
• elle contient et produit la réalité qu'elle signifie et donne accès au Règne de Dieu à travers sa
parole et son action ;
• mais paradoxalement, bien qu’elle soit le sacrement universel de ce Règne de Dieu (LG 48),
1. sa nécessité n'est pas telle que l'accès à ce Règne de Dieu ne soit possible qu'en devenant ses
membres;
2. les autres peuvent faire partie du Règne de Dieu et du Christ sans être membres de l’Église28.
Ce qui ne relativise pas pour autant le caractère privilégié de la présence du Règne de Dieu dans
l'Église puisqu'elle a reçu du Christ la plénitude des biens et des moyens de salut (RM 18) : les non-
encore-in-corporés (en tant que membres) sont ordonnés (ordinantur) vers elle29.
Abscisses et ordonnées
28
Ce fut tout l’enjeu de ce qui fut justement appelé le Concile de Jérusalem qui trancha – si l’on peut dire !-, par la négative
la question de l’obligation pour les non-juifs (encore !) de se soumettre à la circoncision, héritage pour la juifs du pacte
antique entre Yahvé et Abraham : pacte inscrit dans la chair. Sur le mode symbolique, Paul le grec parlera de la ςφράξ la
marque des animaux d’un même troupeau. (Pais mes agneaux, pais mes brebis).
29
"Dire que l'Église est 'sacrement de salut', c'est affirmer qu'elle témoigne d'une réalité qui la traverse elle-même mais
déborde ses frontières, qu'elle garde en même temps un rapport inéluctable avec cette réalité. Si elle est le sacrement (signe et
instrument) du salut, elle ne saurait en être l'origine ni même l'unique lieu de réalisation, mais en est plutôt l'humble servante.
L'institution est tout entière ordonnée à révéler la source de ce salut et à préparer sa venue au coeur de l'histoire.… Dire que
l'Église est comme 'le sacrement du salut', c'est souligner qu'elle ne saurait être le signe d'elle-même mais de ce salut qui vient
de Dieu. Elle dévoile le salut mais ne le possède pas. Si elle demeure, c'est pour signifier la permanence du don de Dieu par
le Christ, dans l'Esprit" (J. Rigal, L'Église en chantier, Cerf 1995, pp. 58-59).
• En bref seule une Eglise évangélisée elle-même peut servir le Règne de Dieu. Il y va de sa
crédibilité.
Il faut prendre courageusement acte du déclin de l'institution ecclésiale dans les démocraties
modernes et de l'irréversibilité de la sécularisation, et se poser une double question, même si c’est avec
inquiétude :
1. le christianisme en l’état -creuset de notre civilisation et de nos valeurs, peut-il survivre ou va-
t-il se dissoudre dans ce monde hyper-moderne et global qu'il a, pour sa part, contribué à faire
naître ?
2. sous quelles formes serait-il appelé à renaître pour pouvoir être re-fondé ?
Que nous écoutions ces modernes qui se font entendre dans le monde, et que sont par exemple Luc
Ferry et Marcel Gauchet31, Yvon Brès32 et Gianni Vattimo33, tous éminents et influents philosophes et
professeurs, enseignants à des milliers d’étudiants, qu’entendons-nous ?
Bien que venant d'horizons différents, et même opposés, leur question fondamentale et essentielle est
pourtant semblable : que reste-t-il du christianisme dans un monde « post-métaphysique », c'est-à-dire
dans un monde qui ne croit plus à la possibilité de connaître la vérité comme adéquation de l'esprit au
réel ?
1. Pour Ferry-Gauchet, une morale humaniste post-religieuse. Nous nous trouvons plongés dans
cette contradiction :
1. alors que les intégrismes et fondamentalismes font retentir leurs sirènes, églises et dogmes
semblent dépérir ; les religions déclinent, le fait religieux résiste.
- Pour Marcel Gauchet, les sociétés contemporaines ont instauré le triomphe d'un homme sans
Dieu qui évolue dans un absolu d'ici-bas, un univers désenchanté. La Révolution française a
placé l'homme comme acteur de son destin, au centre de son histoire. Dès lors, divin et sacré
s'estompent.
- En revanche, pour Luc Ferry, la philosophie moderne s'enracine dans un terreau chrétien
laïcisé, humanisé, rationalisé. Le religieux réinvestit le discours humaniste, fait ressurgir un
au-delà de l'humain. Serait-ce une nouvelle sphère du sacré... ? Vivons-nous la fin du sacré ou
le retour du religieux ?
2. La question n'en finit pas de se poser :
- d'un côté, les Eglises et les dogmes s'effacent au profit d'une religion «à la carte» ;
- de l'autre - force est de le constater - les intégrismes et autres fondamentalismes ne se sont
jamais aussi bien portés.
Comment se retrouver dans des tendances aussi contradictoires ? Nos deux penseurs éclairent
notre perplexité par une réflexion qui n'hésite pas à convoquer la longue durée. Sur fond d'un
accord sur le processus multi-séculaire du «désenchantement du monde», - tel que l'a décrit
Max Weber - ils dessinent pour le présent et le futur deux scénarios opposés :
- pour Gauchet, c'est l'épuisement du sacré qui se profile, marquant la séparation définitive
entre l'humain et le divin ;
- pour Ferry, au contraire, nous assistons davantage à une reconfiguration humaniste du sacré,
à une divinisation de l'humain qu'à sa disparition.
Le monde est-il voué au désenchantement, ou promis à un réenchantement ?
2. pour Brès, une illusion positive. Lui ni ne défend la religion chrétienne, ni ne critique
philosophiquement les dogmes, mais émet une hypothèse sur la forme sous laquelle elle pourrait se
maintenir en se transformant dans une culture environnante qui refuse en général les croyances
métaphysiques. On serait tenter de croire que les conflits fanatiques actuels cesseraient avec la fin des
30
COLLIN Michel, Le christianisme post-métaphysique a-t-il un avenir ? Archives Képhas jan-mars 2005,
http://www.revue-kephas.org/05/1/Collin13-36.html
31
FERRY Luc & Marcel GAUCHET, Le religieux après la religion, Grasset 2004
32
BRES Yvon, L’avenir du judéo-christianisme, PUF 2002
33
VATTIMO Gianni, Après la chrétienté, pour un christianisme non religieux, Calmann-Levy 2004
religions, mais en même temps les aspirations des individus et des peuples s'orientent effectivement vers
des formes que l'on peut qualifier de "religieuses".
3. et pour Vattimo, la charité. La mort de Dieu et la sécularisation ont paradoxalement ouvert à la
religion un espace nouveau, immédiatement envahi par les néo-mysticismes de masse, mais également
investi par un christianisme rénové, parce qu'enfin libéré de toute hypothèque fondamentaliste. " Dieu est
mort ", écrit Nietzsche, parce que ses fidèles l'ont tué - c'est-à-dire ont appris à ne pas mentir parce qu'il
le leur ordonnait, et qu'ils ont fini par découvrir que Dieu lui-même était un mensonge superflu. Mais
cette proposition, à la lumière de notre expérience postmoderne, signifie que c'est justement parce que
l'existence d'un Dieu-Fondement ultime - c'est-à-dire la structure de la métaphysique absolue du réel -,
ne peut plus être soutenue que, précisément, il est à nouveau possible de croire en Dieu. "
Mais c’est ici dire tout, sauf LA foi ! Chacun à sa légitime manière propose de garder du christianisme
(ce qui lui semble) [l']essentiel et ainsi faire droit à cette affirmation programmatique de Nietzsche :
J'ai déclaré la guerre à l'idéal anémique du christianisme, non point avec l'intention de l'anéantir,
mais pour mettre fin à sa tyrannie... La continuation de l'idéal chrétien fait partie des choses les plus
désirables qui soient. (Volonté de puissance, § 409). Ces positions vérifient par ailleurs le diagnostic
du cardinal Ratzinger selon lequel le christianisme se trouve - précisément dans le domaine de son
extension originelle, en Europe -, dans une crise profonde, qui repose sur la crise de sa prétention à
la vérité34. De façon inchoative se dessinent à grands traits, et mal gré qu’en aient toutes les instances
hirérarchiques…
métaphysique. Autrement dit, la vérité serait-elle de part en part historique ?), Il est vrai que si nous
devons faire le deuil du cosmologico-éthique ou de la métaphysique, au nom du primat d'une pensée
terrestre débarrassée des illusionsde la transcendance, devrions pour autant nous abandonner à
l'immanentisme radical selon lequel tout est soumis au devenir ?
Entre d'une part, une spiritualité matérialiste et, d'autre part, le religieux moderne tardif, s’agit-il (de
tenter) de conjuguer, par le concept de théonomie participée38, la liberté de conscience et l'hétéronomie
radicale de la Vérité ?
Mais entendons-nous bien : cet humanisme de l'homme-Dieu, doit se dire plutôt : humanisme Homme-
Dieu, nouveau commercium admirabile, au sens où l’utilise déjà Grégoire de Nazianze39 (29. Oratio 1,
4-5)
Hier j'étais crucifié avec le Christ, aujourd'hui je suis glorifié avec lui ; hier je mourais avec lui, avec lui aujourd'hui je
reviens à la vie ; hier j'étais enseveli avec lui, aujourd'hui je me lève avec lui.
Eh bien… restituons à l'Image ce qui est à l'image, reconnaissons notre dignité, honorons notre modèle, connaissons la
puissance du mystère. Devenons comme le Christ, puisque le Christ est comme nous ; devenons dieux à cause de lui,
puisqu'il est homme à cause de nous.
Que l'on donne tout : aucun don ne ressemblera à celui que fait de lui-même un être intelligent du mystère et qui devient à
cause de Lui tout ce qu'Il est devenu à cause de nous.
Cet homme-Dieu c'est tout un chacun en tant qu'être irréductible à l'existence matérielle et naturelle.
Entre l'immanentisme radical du matérialisme et une transcendance fondée réellement en Dieu,
l'humanisme de l'homme-Dieu s'ouvre sur une transcendance dans l'immanence attestée
o par l'excès de la liberté humaine, comme puissance sur-naturelle indépendante de la matière,
o et par l'irréductibilité des valeurs (antérieures à ma volonté et impératives).
La question demeure : Comment une morale extérieure à la nature et à l'histoire ne
nous reconduirait-elle pas tout droit vers une transcendance proprement métaphysique
pour finir par disqualifier l'idéal d'autonomie ?
Ce serait oublier la supériorité de la foi morale sur la foi métaphysique. Point de fondement réel, un
simple horizon de sens suffit à l'humanisme moderne tardif pour ne pas sombrer dans les excès du
matérialisme relativiste.
Il s’agit donc d’un humanisme
• qui reconnaît sa part de mystère aux valeurs
• et ne cherche donc pas à les fonder mais se contente de les éprouver.
Cette transcendance des valeurs, qui se montre dans l'intimité de la conscience sans se démontrer, relie
par le fait même entre eux les hommes et révèle ainsi la part sacrée de l'humain.
Mais alors, pourquoi ne pas aller (un peu !) plus loin et reconnaître une transcendance
effective ?
Parce qu'il faut par principe40 échapper à toute fondation ultime sous peine de retomber dans le
discours de la métaphysique classique.
Il faut donc comprendre que
• c'est en définitive parce que l'homme moderne tardif est devenu allergique aux arguments
d'autorité et à toute tradition reçue en héritage, qu'une restauration de la religion en sa forme
est impossible ;
mais que
c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, le nom de cosmos, d’arrangement, et non celui de dérangement non
plus que de dérèglement. (Gorgias, 507e - 508a). Notons qu’à la différence des Grecs, la Bible ne conçoit pas l'univers en
dehors de son créateur (Jean 12,31 ; 14,17).
38
L'obéissance libre de l'homme à la Loi de Dieu implique effectivement la participation de la raison et de la volonté
humaines à la sagesse et à la providence de Dieu. Jean-Paul II, Veritatis Splendor, §41
39
Grégoire de Nazianze (329-390), ou Grégoire le Théologien, docteur de l'Église, né en Cappadoce. Il est ordonné prêtre
par son père et il le remplace comme évêque de Nazianze.
40
Ce par principe ressemble fort - insiste Collin, très critique -, à une pétition de principe, solidaire chez Ferry de trois
présupposés indiscutés et indiscutables d’ordre philosophique (Kant : on ne peut passer du conditionné à l’inconditionné),
historique (modernité tardive) et politique (démocratie)
• c'est parce que ce même homme moderne tardif se fatigue de la perte du sens et s'ennuie dans
un monde désenchanté que l'actualité du contenu des Évangiles, en revanche, ne laisse pas
de frapper.
A bien voir, nous suivrions une dérive qui va de la conception luthérienne la plus stricte - opposant foi
et raison -, aux thèses partagées du protestantisme libéral, pour aboutir à un humanisme post-religieux,
circonscrivant le divin dans un idéal moral présent dans en l’homme : preuve a contrario de la relation
nécessaire de la foi et de la raison en sa dimension métaphysique.
Conséquences :
1. Si seule la foi permet d'atteindre une transcendance métaphysique (au-delà de la connaissance et
de la raison), seul l'usage moral de la raison ouvrirait l'homme au salut.
2. Ce faisant, la dimension religieuse du christianisme est doublement rejetée : la vie selon la grâce
qui
- rend Dieu réellement présent dans le « cœur des hommes »
- et les sauve véritablement.
Or c'est précisément à cette dimension religieuse qu'Yvon Brès entend faire droit lorsqu'il envisage
l'avenir du judéo-christianisme.
2. L’illusion positive41
Une telle évolution aura été, de mille manières, préparée par des événements de tous ordres :
philosophiques, littéraires, religieux, politiques même. Pour s’en tenir aux seuls philosophes, qui dira
le rôle qu’ont joué, dans l’évolution de la culture occidentale par rapport à la tradition judéo-
chrétienne, les saints Augustin, Anselme et Thomas, avec Descartes ; les Hume, Kant, Hegel, Marx et
Nietzsche ; les Ricœur, Girard, Michel Henry ou Drewermann ?
Pour situer maintenant une éventuelle religion – ou irréligion – pour XXIe siècle, par rapport à
quelques philosophies religieuses, osons quatre repères prestigieux :
I. Kant,
II. Bergson,
III. Freud
IV. et le pape Jean-Paul II,
dont les autorités, par leur éloignement et parfois leur opposition au processus culturel en procès,
permettent de le mieux cadrer, voire d’en mieux évaluer les chances.
I. Kant.
- Notre siècle devenant de plus en plus allergique à la métaphysique, le refus de la
métaphysique religieuse dérive bien de Kant, comme de Voltaire, de Hume, de Lessing, etc.
Mais la vigueur avec laquelle Kant pourchasse la rêverie (Schwärmerei) l’éloigne – plus
encore que les autres philosophes des Lumières – de toute conception de la religion (qui,
41
BRES Yvon L'avenir du Judéo-Christianisme ou La religion dans les limites de la simple illusion, Revue philosophique de
la France et de l'étranger, 2001, vol. 126, no 4, PUF. (L'expansion de l'agnosticisme et de l'athéisme semble devoir faire de la
société occidentale une société sans religion. Mais la religion n'est pas forcément liée à une métaphysique ni à une foi. Le
judéo-christianisme fut aussi une « mise en scène » de l'aveu du péché en vue de la Rédemption. Il pourrait se perpétuer sous
sa forme purement théâtrale dans un monde sans foi ni métaphysique. Une première partie de cet article (Revue
philosophique, 2001-4, p. 435-480) envisage, pour le siècle nouveau, un judéo-christianisme compatible avec l’athéisme
contemporain, car il consisterait en une sorte de pratique « théâtrale » qui, de la tradition, ne retiendrait pas la foi
métaphysique et historique mais le couple péché/Rédemption vécu comme une sorte d’illusion positive. Une seconde partie
essaie de déterminer le rôle qu’ont pu jouer, dans ce devenir : Kant, Bergson, Freud, le pape Jean-Paul II et certains
philosophes français d’aujourd’hui (Michel Henry, Alain Juranville, Jean-Luc Marion).
même avec souplesse, utiliserait le discours chrétien de manière purement symbolique) : alors
on ne se délivre pas des rêves de la métaphysique, pour se complaire dans ceux de la bigoterie,
même en sachant que ce ne sont que des rêves ! Encore plus éloigné de l’esprit du kantisme
est l’état actuel de la morale. Même si on l’accepte comme facteur de régulation sociale,
comme expression de la sympathie entre les hommes, comme garante de la dignité
individuelle, voire comme liée à un idéal de fraternité universelle, la morale n’est plus vécue
comme un ensemble de règles rigides à fondement rationnel ou transcendant.
- Le vrai chrétien n’est pas très regardant quant à l’authenticité immorale des fautes qu’il va
avouer comme péchés, et rien n’est moins chrétien que la casuistique qui se perd dans le
juridisme. Et chez saint Paul, la loi n’est pas l’expression d’un absolu moral à partir duquel
exclusivement se définirait le péché, mais seulement un ensemble de préceptes destiné à
rendre possibles des fautes que l’aveu devant Dieu transformera en péchés. Dans ces
conditions, l’homme contemporain, qui se sent bien incapable de dire quel est le fondement
ultime des lois qui interdisent les excès de vitesse, le tabagisme, la fraude fiscale, le mensonge
ou l’adultère serait, devant l’invitation chrétienne, mieux placé que le kantien : il lui suffirait,
en effet, pour entrer dans le système judéo-chrétien, de faire de ces infractions à ces lois la
matière d’un aveu-de-péché. Cet aveu, il peut le faire, à l’instar de ses ancêtres, en tant que
croyant, mais il pourrait peut-être aussi le faire en tant qu’incroyant, dans une sorte de jeu
esthétique, sans avoir le moins du monde, dans un cas comme dans l’autre, à s’embarrasser
d’une philosophie morale.
- Et le véritable Aufklärer = l’homme des Lumières (celui du XVIIIème siècle français et de
l’Encyclopédie, c’est-à-dire le penseur délivré de tout a priori métaphysique), serait bien celui
qui situe la nature de l’homme (et a fortiori la Nature en général) en deçà de l’alternative
moralement bon / moralement mauvais, et qui, tel Nietzsche42 ou Spinoza43, ne verrait
originairement dans les notions de bon et de mauvais que des expériences sensuelles
(jouissance et souffrance), le bien et le mal moral ne venant que plus tard, dans des
constructions savantes et discutables.
- Quant au pessimisme qui caractérise la philosophie religieuse en général, il découle bien de la
notion chrétienne de péché originel et on peut fort bien entendre dans la théorie du mal
radical un écho (déformé ?) de la notion paulinienne de péché comme aveu orienté vers la
Rédemption. A l’ère du désenchantement, cela résonne de loin comme un prélude à cette
religion purement symbolique vers laquelle l’homme de foi lui-même semble dériver…44
- Ce raisonnement théorique - initié par Kant à son insu -, pourrait faire du kantisme la première
philosophie qui dépasse l’alternative rigide du vrai et du faux et permette de donner un statut
positif à des représentations illusoires45, considérant la foi d’Église comme étant de l’ordre de
l’illusion (Wahn) et non de la religion au sens propre, dont il admet qu’elle peut avoir une
utile influence en tant que véhicule de la recherche de l’unité des différentes croyances46.
42
Jenseits des Guten und des Bösen, Au-delà du Bien et du Mal.
43
Quand Dieu par exemple, interdit à Adam de manger le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal, il ne révèle pas par
là, le Bien et le Mal, mais le bon et le mauvais : une distinction fondamentale qui rapprochera plus tard, dans l’histoire de la
philosophie, Nietzsche de Spinoza. (Carnets de la philosophie, n°4, Juillet-août-septembre 2008, Huit Lettres sur le mal,
Guillaume de Blyenbergh vs Baruch Spinoza, http://marcalpozzo.blogspirit.com/archive/2008/08/15/huit-lettres-sur-le-mal-
blyenbergh-vs-spinoza.html)
44
Illusions comme « rêverie » - Schwärmerei, « délire » - Wahn, « superstition » - Aberglaube,
45
Ainsi le voit-on excuser presque l’Église d’avoir affirmé la virginité de Marie car, sans accepter le moins du monde un tel
dogme, il y voit une façon d’effacer ce qu’il y aurait de trop charnel dans la conception de Jésus (!), dans La religion dans
les limites de la simple raison (1793), texte all., Hambourg, Felix Meiner, 1990, 276 p ; tr. fr., in Œuvres philosophiques,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, Paris, 1986, p. 9-242. Cité par BRES Yvon, L'avenir du Judéo-Christianisme
ou La religion dans les limites de la simple illusion, Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2001, vol. 126, no 4,
PUF.
46
Il parle ici d’une Idée de la raison qui comme principe pratique régulateur, possède de la réalité objective, afin de
contribuer à agir en vue de cette fin qu’est l’unité de la pure religion de la raison. Ainsi traite-t-il comme illusions positives,
Résurrection, Ascension et Grâce : un moment éthique solennel (eine ethische Feierlichkeit), ibidem.
Autant d’éléments pour établir une base de réflexion féconde pour quiconque croit
voir se dessiner un type (moderne tardif) de religion incroyante.
II. Si Bergson de son côté a pu jouer un rôle dans l’évolution de notre culture vers une
vision esthétique du christianisme, c’est peut-être parce que, venu d’une philosophie
apparemment inapte à recueillir quoi que ce soit de la tradition judéo-chrétienne, il a
plus tard donné
à des chrétiens le sentiment d’avoir enfin trouvé la philosophie qui leur
permettrait de mieux penser leur religion
et à des incroyants l’impression d’ouvrir une voie vers le christianisme :
le tout aboutissant à l’évidence à une impasse.
Pourtant, à y regarder de plus près, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, 1932, a pu
contribuer indirectement à pousser le monde contemporain vers une religion qui, refusant les dogmes
métaphysiques, ferait du discours chrétien le thème d’une mise en scène apparentée à la tragédie :
- même sans parler d’illusion, Bergson fait un tableau des méfaits, de l’irrationnalité et de
l’absurdité des religions dans le pur esprit des Lumières à la Voltaire ;
- ensuite il accorde à la fonction fabulatrice en tant que telle une utilité biologique et sociale ;
- enfin la religion dans son ensemble – qu’elle soit « statique » ou « dynamique » – lui apparaît
relever de l’ordre de l’action et non de l’ordre de la connaissance.
Isolées de leur contexte, certaines de ses formules pourraient conduire très loin dans le
sens d’un christianisme libéré de toute métaphysique, aiguillée sur la voie d’une
philosophie religieuse qui en ferait une forme culturelle spécifique, irréductible à la
métaphysique tout autant qu’à la biologie ou à la psychologie.
En définitive, une fois laissée de côté la métaphysique biologique et ramenées à leur
juste mesure les ressources de l’expérience mystique, la philosophie religieuse de
Bergson aura peut-être contribué à aider croyants et incroyants à trouver un terrain
d’entente dans une sorte d’humanisme charitable.
III. Freud,
lui, n’avait, en principe, pas de religion, à la différence de Kant (germano-écossais piétiste) et de
Bergson (juif polono-français catholique). Etait, à certains égards, religieux malgré lui ? Peut-on
s’extirper de sa judéité ? Mais selon son propre témoignage, c’est un athée sans faille, un Aufklärer
pessimiste qui semble avoir poussé bien plus loin qu’eux la dénonciation de l’illusion religieuse, en en
révélant les origines pulsionnelles.
La religion – ou plutôt l’irréligion de l’avenir – ne peut donc lui être redevable que dans la mesure où
il aurait aidé l’humanité à rejeter les croyances religieuses traditionnelles : elle ne serait freudienne-
cette irreligion -, que
- dans la mesure où la conscience du caractère trompeur des illusions participe à l’exclusion de
la dimension métaphysique des croyances
- et non dans la mesure où l’illusion pourrait être vécue comme une valeur culturelle.
Freud se consacre ( !) essentiellement à dévoiler le processus par lequel le fait religieux naît du destin
des pulsions et à en dénoncer l’inauthenticité. Dans le monde vers lequel ouvre la psychanalyse
freudienne, il y a bien une place pour l’art et une place pour la science, mais il semble n’y en avoir
aucune pour une quelconque religion, si épurée soit-elle47.
47
La psychanalyse lacanienne, elle, aime à jouer du vocabulaire théologique (Nom-du-Père, Loi, etc.) : une mode déjà
illustrée par Nietzsche (souvenons-nous du ton évangélique d’Ainsi parlait Zarathoustra) ou par Gide (« Si le grain ne
meurt... »), consistant à affubler de noms chrétiens les idées les plus opposées au christianisme – en l’occurrence, chez Lacan,
les concepts psychanalytiques. Mais ensuite, certains de ses disciples chrétiens - et en particulier certains, peu, ecclésiastiques
qu’il a fascinés, ont caressé le rêve d’une véritable coïncidence entre les thèmes religieux et les « signifiants majeurs » de la
psychanalyse À la seule ( !) différence des pères dont parle Freud, le Nom-du-Père lacanien n’a pas grand-chose à voir avec
le nom du père concret de l’existence individuelle : il a en revanche quelque chose du mystère métaphysico-religieux qui,
dans la tradition chrétienne, entoure ce Père « au nom » duquel on prie. De même pour la Loi, dont on sait qu’elle tient une
grande place dans l’Épître aux Romains, même si on n’en comprend pas toujours le sens. Et pourquoi pas aussi pour la
castration, facilement interprétée comme cette insatisfaction dont parle saint Augustin au début des Confessions, etc. ? De
plus, vécue comme une sorte de récitatif des origines individuelles, la cure psychanalytique a toutes les apparences d’une
Plus significatif est, en revanche, chez lui un couple de notions en parenté avec l’essence du judéo-
christianisme :
l’affirmation de l’universalité du sentiment de culpabilité, d’une part, résultant du meurtre du
Père primitif est présente dès 1913 dans le chapitre IV de Totem et tabou
l’appel à Éros sauveur sur lesquels s’achève Malaise dans la culture (1930), de l’autre :
réponse de Freud à la mélancolie de ce jeune poète48 qui est censé souffrir du fait que le temps
passe (Vergänglichkeit).
Dans la conjonction des deux thèmes, il est difficile de ne point entendre un écho déformé du couple
judéo-chrétien péché (originel) / Rédemption : Freud pouvant par là participer au devenir ultérieur du
judéo-christianisme, et l’idée d’un malaise lié à notre culture étant ancienne chez lui49.
Ainsi, le freudisme pourrait contribuer indirectement, mais de manière positive, au
développement d’une religion qui mettrait en scène sur le mode de l’illusion théâtrale
(moderne tardive), les thèmes judéo-chrétiens traditionnels.
Mais c’est son athéisme réaliste qui l’a empêché de reconnaître la spécificité de la notion de
péché – devant Dieu – comme forme culturelle et conduit à n’y voir rien d’autre qu’un
déguisement de la culpabilité. Trop métaphysicien matérialiste, il a cru qu’on devait forcément
expliquer par le bas (réduction) ce qu’on se refusait à expliquer par le haut.
liturgie. Bref, un observateur extérieur et quelque peu malveillant pourrait être tenté de conclure que, loin de sonner le glas de
toute religion, la psychanalyse – au moins dans sa version française la plus à la mode – en engendre une nouvelle et que ce
n’est pas, comme le pensait Freud, la névrose obsessionnelle qui est la caricature de la religion, mais la cure psychanalytique
elle-même. Voir Brès
48
Peut-être Rainer Maria Rilke ?
49
Le « mécontentement avec – Unzufriedenheit mit – la culture » vient de ce qu’il y a un « malaise dans – Unbehagen in – la
culture ».
50
Summorum pontificum, publié samedi 7 juillet 2007 : Benoît XVI libéralise l'usage du Missel dit de saint Pie V. Les
nouvelles dispositions pour célébrer selon la forme tridentine, dans sa version de 1962, entreront en vigueur le 14 septembre
2007
Il n’en reste pas moins que, pris à la lettre, le discours officiel actuel de l’Église catholique, et en
particulier de son chef, paraît plutôt devoir bloquer toute évolution dans la direction de ce que pourrait
être demain un judéo-christianisme acceptable pour les incroyants. En effet, de même qu’il cherche à
exclure définitivement toute évolution de la doctrine de l’Église sur
- la contraception,
- l’avortement
- et le célibat des prêtres, par exemple,
le pape actuel – comme son prédécesseur immédiat -, paraît vouloir également verrouiller l’accès à
une théologie
- qui ne se fonderait pas sur la vérité métaphysique
- et qui ne serait pas de l’ordre de la connaissance51.
[Pourtant, comme, en toute rigueur, il n’y a de vérité et de fausseté que dans les jugements -comme le dit fort bien Descartes (Méd. VI), ce
qui rend délicate chez lui la question de la fausseté matérielle de certaines idées -, l’identification de la Vérité à un être, fût-il l’être suprême
ou Jésus-Christ, pose quelques problèmes :
1. pour Descartes, par exemple, le Dieu dont l’existence est démontrée à partir de l’idée de parfait ou par l’argument
ontologique est certainement le vrai Dieu, mais il n’est pas « le vrai en soi » ; il est seulement vérace – qualité
morale – en ce que, connaissant la vérité, il veut bien, dans sa bonté, la communiquer aux hommes, au moins
partiellement. Or ces questions ne sont jamais évoquées par le pape !
2. Quant à l’hypothèse d’une constitution transcendantale de la vérité, elle n’est même pas envisagée.
3. Ni l’idée qu’à un certain niveau la vérité et la fausseté des jugements de la vie courante supposent des cadres sociaux,
4. ni les liens entre les vérités scientifiques et les axiomatiques des diverses sciences ne trouvent place dans son
argumentation.
5. Il n’envisage jamais non plus, évidemment, que le besoin de vérité puisse parfois être suspect,
- soit au sens de ce « fameux besoin de dire le vrai » (berühmte Wahrhaftigkeit) dénoncé par Nietzsche,
- soit au sens de ce « désir de savoir » (Wissbegierde) dont Freud essaie de détecter les origines
pulsionnelles.
NB : Plus étonnante est l’impasse totale sur Husserl et sur Heidegger : Jean-Paul II semble ne retenir de la problématique de la vérité que la
façon dont les Pères de l’Église ont utilisé les ressources de la philosophie grecque. Or, même pour les conceptions grecques de la vérité,
Heidegger aurait pu, avec sa conception de l’aléthéia comme dévoilement, conduire le pape à les considérer avec quelque circonspection.
Pour les Grecs, la notion de vérité était loin d’aller de soi.]
Il s’ajoutait, chez Jean-Paul II, une attitude également très rigide à l’égard du sens ou des sens de la
vérité dans l’Écriture sainte. À force de vouloir y trouver partout déjà la conception augustino-
thomiste, il refusait de prendre en considération deux hypothèses :
- d’une part, le caractère strictement johannique de la notion biblique de vérité,
- d’autre part, l’idée que, chez Jean lui-même, la vérité théologique soit radicalement différente
de la vérité banale ou scientifique.
1. Il est bien connu que c’est seulement dans le Quatrième Évangile, à une époque (fin du Ier siècle) où l’imprégnation du
christianisme par la philosophie grecque est déjà très avancée, que s’épanouit la théologie du Christ-Vérité. Mais, par
la suite, la plupart des Pères de l’Église – que suit en cela Jean-Paul II – se sont efforcés, pour mettre le discours
johannique en accord avec le reste de l’Écriture, de la trouver dans les autres livres du Nouveau Testament et même de
l’Ancien. Pour cela, ils minimisent le fait que cette notion est pratiquement absente de l’Ancien Testament et aussi des
synoptiques, quitte à en forcer bien des passages.
2. C’est ainsi que, citant l’aphorisme bien connu de Prov. 1, 7 : Initium sapientiae timor Domini , Jean-Paul II n’hésite
pas (La foi et la raison, § 20, p. 31) à l’interpréter comme signifiant : La crainte du Seigneur est le principe du savoir
(alors que les Septante disent σοφία).
51
Très significatif, à cet égard, est le texte de 1998 de Jean Paul II, La foi et la raison, qui s’y oppose par :
— la récurrence quasi obsessionnelle des mots connaissance et vérité;
— le refus radical de prendre en considération le problème de la vérité tel que l’ont conçu les philosophes
modernes ;
— le refus d’envisager l’hypothèse selon laquelle, dans l’évangile de Jean et dans les épîtres, le mot άλήθεια
pourrait désigner autre chose que la vérité empirique et la vérité scientifique, puisqu’il signifie de facto mémoire, non-oubli ;
— l’oubli du fait que ce mot n’appartient ni à la langue des synoptiques, ni à celle de l’Ancien Testament ;
— enfin, par ses efforts pour trouver à tout prix la notion scolastique de vérité dans des textes où elle n’apparaît
pas explicitement.
On notera concurremment l’absence de toute problématique philosophique élémentaire de la vérité et a fortiori de
prise en considération des élaborations postérieures à l’époque de Descartes.
3. Autre audace (encore plus significative) de la théologie traditionnelle : l’effort pour fonder sur I Cor 12, 3 l’adage
scolastique bien connu : Omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est ( Tout ce qui est vrai, quelle que soit
la “personne” qui le profère, vient du Saint-Esprit ) – que saint Thomas (Somme théologique, I-II, qu. 109, art. 1)
emprunte à l’Ambrosiaster, et qui exprime effectivement sous forme lapidaire la théologie-philosophie thomiste de
l’unité de la vérité. Or saint Paul dit seulement : C’est pourquoi, je vous le déclare : personne parlant avec l’Esprit de
Dieu, ne dit : “Anathème à Jésus”, et nul ne peut dire : “Jésus est Seigneur”, s’il n’est avec l’Esprit-Saint (trad. de la
Bible de Jérusalem). Ce texte ne contient pas le mot vérité (άλήθεια) et, à supposer qu’on puisse y lire la notion, il ne
s’agit visiblement ici que de la vérité religieuse. Pourtant Jean-Paul II (La foi et la raison, p. 60) le verse au dossier de
sa démonstration.
Bref, on est bien obligé de considérer cette vérité (celle que l’on peut faire selon St Jean) , comme une
notion un peu mystérieuse, qui n’a rien à voir avec la vérité banale, ni, quoi qu’en dît Jean-Paul II,
avec la vérité objective. Mais de cette conclusion, le pape ne voulait pas entendre parler !... C’est
pourtant par le biais d’interprétations de cet ordre que pourrait s’établir,
- entre une Église conservant certains de ses dogmes métaphysiques
- et ce christianisme purement symbolique ou esthétique que l’on voit déjà se manifester chez
certains incroyants, un dialogue dépassant le niveau de la simple tolérance réciproque.
Si, même en restant fidèle à la vérité religieuse, les chrétiens admettaient qu’elle puisse être différente
de la vérité scientifique et de la vérité de la vie courante, ils seraient plus enclins que ne l’était Jean-
Paul II à prendre en considération de manière positive une lecture non scientifique et non
métaphysique du discours chrétien comme une sorte de mythe destiné à promouvoir la prise en charge
de l’histoire humaine par la « mise en scène » du processus péché/Rédemption.
Cet re considération – d’un type anthropologique plus souple -, auquel se refusait Jean-Paul II sera-t-il
le fait de son actuel successeur ? Nul ne peut le prédire encore, mais dès aujourd’hui, à l’intérieur
même de l’Église, de multiples voix – dont celle-ci -, se font entendre dans ce sens. Il est possible et à
souhaiter que demain leur audience s’élargisse.
Quelque Drewermann plus habile, ou quelque Küng moins redoutable sera-t-il, un jour
prochain, écouté avec faveur ?
Ou sera-ce à l’avenir de nous réserver un nouveau Luther ?
Ou bien encore, plus simplement (???), la Curie romaine de notre XXIe siècle balbutiant saura-
t-elle s’ouvrir, par-delà la réconciliation tant attendue des églises chrétiennes, à des discours et
à des pratiques qui permettraient à une humanité sans croyance métaphysique de participer à
ce qui a toujours constitué la spécificité du judéo-christianisme ?
Toutes questions adressées à l’appréciation et à l’opération du Saint Esprit !
La phénoménologie judéo-chrétienne
Les croyants qui ont quelques exigences philosophiques seront certainement reconnaissants à Michel
Henry et Alain Juranville52, bien que assez curieusement, au lieu de contribuer au développement
d’une « religion dans les limites de la simple illusion », leurs entreprises philosophiques prestigieuses
risquent de n’avoir de valeur religieuse que pour le petit nombre des juifs et des chrétiens qui restent
attachés aux formes traditionnelles les plus strictes de leur religion et de ne rien apporter de substantiel
aux « athées très chrétiens » ou aux « protestants athées ». La théologie négative Jean-Luc Marion
pourrait servir de base à un dialogue intéressant entre le judéo-christianisme et l’athéisme ambiant :
son œuvre conduit à se demander à nouveau jusqu’à quel point la négation de Dieu pourrait entrer
52
La philosophie comme savoir de l’existence : I : L’altérité; II : Le jeu; III : L’inconscient. Paris, PUF, 2000
dans une pratique religieuse. Mais cette théologie négative, qui rejette la métaphysique, finit par
devenir aussi affirmative que celles de Michel Henry et d’Alain Juranville puisqu’elle ne peut, en
définitive, s’empêcher de rétablir quelque chose qui est du même ordre que la foi chrétienne
traditionnelle. Pourtant, avant cette dernière étape, le sérieux avec lequel Marion envisage la négation
des attributs divins lui permet d’aller plus loin qu’Henry et que Juranville dans le débat entre
l’athéisme et le christianisme.
Mais quel athéisme ? L’athéisme moderne, c’est l’athéisme « vulgaire » et non l’athéisme raffiné de
certains mystiques chez qui la négation des attributs divins affirmatifs alimente une vie religieuse plus
intense que celle qui est liée à la foi banale. L’athée « vulgaire » est celui qui, telle la majorité peut-
être de nos contemporains en Occident, n’est ni « ivre de Dieu » ni adorateur de la Nature, mais qui, se
demandant même si la notion de Dieu a un sens, ne Le fait entrer ni dans l’explication des
phénomènes naturels, ni dans la vie morale. C’est l’athéisme quotidien de millions d’êtres humains, et
c’est en cela qu’il est « vulgaire ». Mais « vulgaire » ne signifie ni « incohérent » ni dénué de valeur
philosophique. On n’a pas plus le droit de considérer ces athées-là comme des croyants qui s’ignorent
– sous prétexte qu’à défaut de croire en Dieu, ils croient à la Révolution, au progrès, à l’argent, au
sexe ou a toute autre idole de notre temps – qu’inversement de voir dans les croyants des athées qui
s’ignorent – sous prétexte que, s’ils croyaient vraiment en Dieu et en la survie, ils vivraient plus
moralement.
Reste à se demander quelles en seraient les conséquences pour la religion en tant que telle. En effet,
l’athéisme, surtout « vulgaire », semble être justement la raison pour laquelle beaucoup de nos
contemporains ne peuvent pas avoir de religion. C’est dans cette perspective que semblent ne pas être
dénuées de sens des expressions comme athée très chrétien ou protestant athée. Il ne saurait être
question cependant d’imaginer la religion de demain comme faite d’un mysticisme au sens traditionnel
du terme, lequel n’est guère compatible avec l’athéisme ou l’agnosticisme de nos contemporains.
Aussi cet avènement résulterait plutôt d’une évolution complexe dans laquelle joueraient des facteurs
de tous ordres (théologiques, philosophiques, psychologiques, sociologiques, scientifiques,
politiques, etc.). Ce ne serait pas un véritable avènement, mais le résultat d’une transformation qui
risque de se faire de manière confuse et à peine remarquée. Est-elle probable ? Est-elle souhaitable ?
On hésite. Le « jeu » judéo-chrétien sur le péché et la Rédemption a tellement apporté à la culture
occidentale qu’on a de la peine à le déclarer caduc. Mais il était doublé d’une foi métaphysique et d’un
système juridico-psychologique que nos contemporains n’acceptent plus. Quel intérêt pourrait-il
conserver une fois allégé de ce poids ? La question reste posée.
Chapitre 1
L’Eglise et le Royaume
Jésus annonçait le Royaume et c'est l'Eglise qui est venue
Alfred Loisy (1857-1940)
Le Nouveau Testament et les premiers textes fondateurs, très polyphoniques, fascinent toujours autant
nos contemporains parce qu'il s'agit d'une très grande littérature54. C'est même vertigineux! Ils invitent
donc à une lecture qui peut être aussi non religieuse, non confessionnelle, laïque, littéraire et
historique. Nous avions déjà Erckmann-Chatrian pour les dictées de 6ème-5ème, Lagarde & Michard
pour les manuels de littérature française, Goscinny & Uderzo pour la BD, et même Rivoyre & Carré
pour la chicorée : voici maintenant
Prieur & Mordillat pour l’exégèse virtuelle de l’Antiquité tardive par la Modernité tardive55 !
Plus que partout ailleurs, c’est la démarche qui compte ici au moins autant que le fond : selon que les
choses sont appréhendées comme ceci ou comme cela, leur coloration alors donnera du sens nouveau,
renouvelé, neuf56. Jusqu’à récemment seules les autorités institutionnelles s’arrogeaient le droit
d’interpréter : textes fondateurs, lois, évènements… Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui veulent – à
l’instar de Prieur et Mordillat, comprendre par eux-mêmes, et en s’en donnant l’instrumentarium
nécessaire. Les Bouddhistes l’ont fait dès le lendemain de la mort du Bouddha lors de leur concile de
Rajaghra en - 480; les juifs n’ont jamais cessé de le faire de talmud en guemara, les musulmans
possèdent les écoles les plus inattendues dès le 8ème siècle : mutuzalisme, acharisme et maturidisme,
pour en citer quelques unes. Les Eglises issues de la Réforme en ont suite à Martin Luther revendiqué
53
Arte diffuse cette nouvelle série (12x52 min) entre les 3 et 20 décembre. Ces lignes s’inspirent d’un entretien du Monde
avec les auteurs : LE MONDE TELEVISION | 28.11.08 | 17h25, "L'Apocalypse", une enquête d'Arte sur les origines du
christianisme.
PRIEUR & MORDILLAT, Jésus contre Jésus, Seuil 1999 ; Jésus après Jésus, Seuil 2005 ; Jésus sans Jésus, Seuil
2008
54
Il n’est que de voir les taux d’écoute de ces émissions sur Arte ! Je rentre moi-même d’une tournée dans le Lot (25-30
novembre 2008), à la demande de l’ordinaire du lieu, Mgr Norbert Turini, pour raconter chaque soir pendant une semaine,
dans des salles publiques, les Actes des Apôtres de Luc. Les intéressés, toutes origines confondues, se sont précipités par
centaines, malgré une température au-dessous de zéro ! Plus nombreux que pour Michel Onfray, qui passait à Figeac au
même moment !
55
On parlera bientôt en matière de Doc TV du Prieur Mordillat, en un seul mot, comme le cinéma parle depuis un certain
temps déjà du style Ivory Merchant, des Frères Wachoswski ou Cohen, les distilleries du Fernet Branca, la banque de
Goldman Sachs et la mode de Dolce Gabana !
56
On peut citer pêle mêle l’évangile du scribe qui tire de sa réserve du vieux et du neuf ; le fond c’est déjà la forme, de
l’analyse classique ; the massage is the message de ce bon vieux Mc Luhan…
le droit. Pourquoi refuser aux Marcion (ca 85 - ca 160), Valentin (qui enseigna à Rome entre 135 et
160) et Justin (2ème moitié du 2ème siècle)57 de s’interroger, devant son étonnante nouveauté, sur les
tenants et aboutissants du mouvement chrétien dès après 70, et qui se maintiendra pratiquement
jusqu’à la chute de l’empire romain d’Occident en 476 : soit près de 3 siècles ! Le mouvement de la
Réforme, ne l’oublions pas, (n’) a (que) 5 siècles d’existence!
- On connaît le gnosticisme tout d'abord grâce à quelques uns des principaux Pères de l'Eglise qui ont discuté
des systèmes gnostiques :
Justin à Rome vers 150-165 ;
Irénée à Lyon vers 180 ;
Hippolyte à Rome vers 230 ;
Epiphane à Chypre vers 375 ;
Jusqu'à Théodore Bar Konai au VIIè siècle.
NB : Mais attention :
Chacun d'entre eux utilise naturellement les sources de ses prédécesseurs ainsi que les résultats de leurs
recherches personnelles.
La plupart ont reproduit des documents gnostiques, fournissant ainsi à l'histoire des matériaux qui
permettent de reconstituer certains de ces mystères.
Toutefois, il faut lire avec prudence leurs écrits car, étant extérieurs à la secte, leurs textes peuvent être
parcellaires et déformés.
57
OLENDER M., Le système gnostique de Justin, Tel Quel 1979, no82, pp. 71-88, Paris (Résumé : Justin le Gnostique, dans
son Livre de Baruch, d'après Hippolyte de Rome dans sa Refutatio omnium heresium, célèbre l'Etre Bon, plus grand que tous,
et qui n'est autre que Priape, formant une triade avec une divinité féminine Edem-Israël, et avec un Démiurge: Elohim, père
des êtres. D'eux naissent une cosmogonie et une sotériologie. Priape, nom que les gnostiques faisaient venir de prin-poiein, -
c'est-à-dire créer avant (que rien n'existe) -, excite la plaisanterie et le rire à cause de sa fécondité symbolisée par le phallus.
L'Auteur met en relation Priape et l'Eros de l'Ecrit sans titre de Nag-Hammadi.
et au christianisme.
- Le gnosticisme n'est pas un mouvement unifié, mais plutôt un ensemble de sectes ayant une hiérarchie
complexe et des mythes dont les noms changent d'une secte à l'autre.
- Le christianisme a selon les cas été
entièrement assimilé,
partiellement assimilé
ou entièrement rejeté.
Gnostique signifie que le gnostique connaît (en grec, gnose signifie connaissance),
il connaît parce qu’une révélation lui a été apportée.
Il ne croit pas car la foi est inférieure à la connaissance.
Et sa Gnose, " la connaissance de la grandeur ineffable " est par elle-même la parfaite rédemption.
Les Valentiniens ont donné deux définitions :
1. la première explique la Gnose " comme la rédemption de l'homme intérieur et spirituel ;
2. la deuxième énumère des questions auxquelles la Gnose apporte une réponse : les gnostiques savent :
qui nous étions,
et ce que nous sommes devenus ;
où nous étions
et où la chute nous a entraînés ;
vers quoi nous tendons ;
d'où nous sommes rachetés ;
ce que c'est que naître et renaître.
Bref,
les gnostiques apportent des réponses logiques
à des gens qui en ont grandement besoin.
- Il y a de nombreux " mythes " et " dogmes " gnostiques qui peuvent être très différents les uns des autres, tout
en ayant certains point communs.
1. Ainsi, les gnostiques savent qu'ils étaient à l'origine des êtres purement spirituels qui ont été amenés à
revêtir des âmes et des corps, qu'ils appartenaient jadis au monde supérieur de l'esprit et qu'ils ont été
précipités dans ce monde actuel des sens et du péché. Mais grâce à la connaissance qu'ils ont de leur
vraie nature, ils sont en train de regagner le monde d'en haut, ils ont été rachetés du monde inférieur.
2. Ainsi, le gnostique est centré sur soi, il s'intéresse aux détails mythologiques sur l'origine du monde et
de l'homme seulement parce qu'ils expriment et illuminent sa compréhension de lui-même.
Dans le système de Saturninus d'Antioche, les hommes parviennent à prendre conscience que
leur essence est une étincelle de la vie divine capable d'aller rejoindre au ciel le dieu inconnu.
Pour Basilide, les Ophites et les Valentiniens, l'œuvre qu'accomplit progressivement le Christ
est d'arracher les siens à l'emprise du monde d'en bas. Comme le Fils prodigue de l'Evangile,
le gnostique " rentre en lui-même " (Luc, 15, 17) et retourne ensuite vers le Père qu'il avait
oublié.
A cette connaissance s'ajoute une extraordinaire variété de mythes et de pratiques culturelles qui se diversifient
dans le détail selon les interprétations du Soi que proposent les différentes sectes gnostiques.
La mythologie est un des traits significatifs de tous les systèmes gnostiques,
1. tout d'abord en ce qu'elle représente chez le gnostique une tentative pour expliquer sa situation
présente et ce qu'il doit faire pour en sortir, et aussi à cause de sa nature même. On discerne toujours
un effort pour incorporer toutes sortes de mythes à la structure de la pensée gnostique (également la
littérature sacrée : Genèse, éventuellement Evangiles, ...).
2. Il n'y a pas de pensée fixe ni de doctrine stable, les gnostiques apprécient la variété et les innovations
(cela a d'ailleurs été un motif de dérision de la part de certains hérésiologues qui disaient qu'on ne peut
être un gnostique si l'on a pas inventé son mythe personnel de la Création).
3. Mais plus qu'à la mythologie, c'est surtout à l'idée de libération qu'étaient attachés les gnostiques
(spéculation et mythologie ne sont que deux aspects de celle-ci) : libération à l'égard des esprits
astraux, du dieu de l'Ancien Testament, de la tyrannie de la Création, de la Loi de l'Ancien
Testament, ...).
- En haut, un nouveau couple est créé : le Christ et son partenaire féminin le Saint-Esprit.
- Le Plérôme à nouveau pur engendre le Sauveur Jésus.
- En descendant dans les régions inférieures, le Sauveur mélange la matière avec les éléments psychiques
et engendre le Démiurge, le dieu de la Genèse, qui se croit seul Dieu.
- Celui-ci crée le monde et les hommes qui se divisent en deux catégories, mais des éléments de la
Sophia supérieure s'introduisent dans le souffle du Démiurge, donnant naissance à une troisième
catégorie : les pneumatiques.
- Le Christ descend alors sur Terre pour révéler la Connaissance libératrice.
- Les pneumatiques, révélés par la gnose, remonteront vers le Père.
- En remontant vers le Père, le Christ ouvre et montre la voie aux pneumatiques qui peuvent ainsi
remonter chez le Père.
Les gnostiques disparaissent aux environs du premier millénaire, mais ils influenceront de nombreux
mouvements religieux parmi lesquels on peut citer le manichéisme et le catharisme.
Encore récemment, le gnosticisme a été remis au goût du jour par Philip K. Dick, un écrivain de science-fiction
américain58
Eh bien c’est au tour de l’Eglise Catholique Romaine de devoir souffrir d’entrer - plutôt mal gé que
bon gré -, dans cette modernité tardive, qui, comme l’antiquité du même nom, est sommée en ce
temps qui est le sien :
1. de mêler et de faire sa religion de traditions plus ou moins anciennes, traditionnelles,
voire obsolètes, antiques (préconciliaires),
2. d’adopter certains apports chrétiens de confessions autres que catholiques,
3. de ne pas négliger les influences relevant d’autres modes d’évangélisation
(charismatisme et prélatures d’exception),
4. d’être obligée d’organiser – à moins de vouloir rester ignorée -, des rencontres
(colloques, symposiums, débats) théologiques et éthiques avec des religions et des
cultures globales mondiales (Islam et Chine) qui résistent à sa prétention universelle,
5. d’affronter les difficultés causées par les relations entre l’Église et les chefs d’état,
dans les pays grands et petits,
58
L'Exégèse est un journal écrit de 1974 à 1982 (à sa mort : 8 ans) par l'auteur américain de science-fiction Philip K. Dick
(1928-1982), documentant et explorant ses expériences religieuses et visionnaires. La richesse du savoir de Dick sur des
sujets comme la philosophie, la religion et la science lui ont permis de faire un travail considérable.
Dick a commencé son journal après son expérience mystique en février et mars 1974, qu'il a appelé "2-3-74". Ces
visions ont commencé peu de temps après que Dick ait enlevé ses dents de sagesse : l’anecdote n’est pas neutre.
Quand la pharmacienne lui a donné ses médicaments anti-douleur, il a remarqué qu'elle portait un collier Ichtus et
lui a demandé ce qu'il signifiait. Elle a répondu que c'était un symbole utilisé par les premiers chrétiens, et à partir de ce
moment Dick commença ses expériences religieuses :
« À ce moment, quand j'ai fixé ce poisson scintillant et entendu ses mots, j'ai soudainement expérimenté ce que j'ai
plus tard appris et appelé "anamnèse" - un mot grec signifiant, littéralement, " perte de l'amnésie". Je me suis souvenu de qui
j'étais et où j'étais. A cet instant, en un clignement de cils, tout m'est revenu. Et pas seulement dans ma mémoire, mais je
pouvais le voir aussi. La fille était une chrétienne secrète comme je l'étais. Nous avons vécu dans la peur de la découverte par
les Romains. Nous devions communiquer par l'intermédiaire de signes cryptés. Elle m'a tout dit et sa haine de Rome. Mais, le
plus important, je me suis souvenu de Jésus, qui était récemment avec nous, et est parti temporairement mais reviendra
bientôt. Je fus empli de joie. Nous étions secrètement prêts à accueillir son retour. Ça ne sera pas long. Et les Romains ne le
savent pas. Ils pensent qu'Il est mort, à jamais. C'était notre grand secret, notre joyeux savoir. En dépit de toutes ces
apparences, le Christ va revenir, et notre plaisir et notre anticipation sont débordants. [Philip K. Dick. How to Build a
Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later(1978). In The Shifting Realities of Philip K. Dick: Selected Literary and
Philosophical Writings, ed. Lawrence Sutin. New York: Vintage/Random House, 1995, 271.]
Dans les semaines qui suivirent, Dick a expérimenté des visions encore plus profondes, incluant des hallucinations
de parties abstraites et un transfert d'information après été frappé par un faisceau de lumière rose. Dans son Exégèse, il a émis
la théorie d'après l'origine et la signification de ces expériences, que la religion était partout dans la nature. L'Être qui est à
l'origine des expériences est appelé par différents noms, Zebra, Dieu et SIVA. De 1974 jusqu'à sa mort en 1982, Dick a écrit
l'Exégèse à la main tard dans la nuit, quelque fois près de 150 pages en une fois. Au total, ce manuscrit totalise environ 8000
pages de notes, mais seulement quelques-unes ont été publiées.
En plus de l'Exégèse, Dick décrit ses visions et sa foi dans de nombreux autres travaux comme SIVA, Radio libre
Albemuth, L'Invasion Divine, La transmigration de Timothy Archer, un bref passage dans Substance mort, et dans
l'incomplet The Owl in Daylight, et également dans de nombreux essais et lettres personnelles.
6. de s’interroger sur les bâtiments (lieux de culte ou autres) qui passent à des usages
sinon blasphématoires, du moins non prévus ni adaptés à cet effet : musées, salles de
concert, de cinéma, voire de danse…
La Modernité tardive constitue de plus une période cruciale et idéale – car on ne peut plus remettre
sous peine de disparaître -pour la transmission d’une culture autre, d’une science autre, et plus
généralement une réévaluation de toutes les connaissances accumulées par les différentes civilisations
modernes qui la précèdent.
59
Jésus contre Jésus, Le Seuil 1999
60
Voir mon Cyberman, Essai de téléconnectique, Bénévent 2008
romain61, que la rupture avec le reste de la communauté juive se serait consommée dans la
deuxième moitié du premier siècle.
2. Or, et voici la deuxième partie de la thèse, c’est la période où sont rédigés les Évangiles, en
particulier celui de Jean. Dès lors, plus que sur l’époque de Jésus, ce texte nous renseigne
d’abord sur le schisme qui se produit à l’intérieur du judaïsme déjà éclaté, dans la deuxième
moitié du premier siècle. Le christianisme serait donc né plutôt entre 50 et 80 en Asie
mineure. Car avant l’an 50 de notre ère, la distinction entre chrétiens et juifs n’aurait pas de
sens.
On sait par ailleurs que le premier texte païen à évoquer le Christ est un texte de Suétone. L’auteur des
Vies des douze Césars, qui écrit vers 120, évoque une mesure prise contre eux en 49 par l’empereur
Claude, expulsant de Rome les juifs qui s’agitent sous l’impulsion de Christos. Avant cette date, il
n’existe aucune mention de cette hérésie juive qui, deux siècles et demi plus tard, allait devenir la
religion officielle de l’Empire romain.
De même que Corpus Christi explorait, à travers l’analyse de six versets de l’évangile selon Jean, le
récit de la passion et la transformation du Jésus de l’histoire en figure théologique, en Jésus-Christ,
L’Origine du christianisme explore, aussi précisément que possible, ce qui se passe aux lendemains
de la mort de Jésus (30), jusque vers l’an 150. Le pourquoi ces deux dates s’impose : quand Jésus
meurt crucifié par les Romains, son histoire n’a aucun sens en dehors du judaïsme. Jésus est juif, sa
famille est juive, ses disciples sont juifs. Leurs espoirs sont tournés uniquement vers le salut d’Israël.
A peine plus d’un siècle plus tard, les disciples des disciples, ceux qu’on appelle les chrétiens
(appellation contrôlée : Antioche 64!), ne sont plus juifs - les pagano-chrétiens se substituant de plus en
plus aux judéo-chrétiens. L’Origine du christianisme montre la naissance d’une religion.
Dans Corpus christi, le personnage principal était Jésus. Qui sont maintenant les héros ?
Il y a Pierre bien sûr, qui n’a peut-être pas été le chef du mouvement comme le croit la tradition, il y a
Jacques le frère du Seigneur, il y a Paul qui est à la fois l’auteur des épîtres, le premier écrivain
chrétien avant les évangélistes, et le personnage principal du livre des Actes des Apôtres 65. C’est en
tout cas une personnalité fondamentale qui divise les premiers théologiens comme les chercheurs
actuels. D’où le spectre de l’investigation : les chercheurs de Corpus christi66, et des exégètes d’un peu
61
Voir par exemple JOSEPHE, La guerre des Juifs, trad. par P. Savinel, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
62
WALTER Nikolaus, Martin Hengel: Judaica et hellenistica = Martin Hengel: Judaica and Hellenistica, Göttingische
gelehrte Anzeigen, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 2002, vol. 254, no 1-2.
Walter se livre à l'analyse de deux ouvrages qui reprennent un grand nombre des travaux de recherche de Martin
Hengel, sur les relations entre le judäisme et l'hellénisme au début de notre ère. Martin Hengel a toujours combattu l'idée d'un
antagonisme entre les deux systèmes et soutenu l'idée d'une hellénisation acceptée par les juifs dans leur majorité.
63
Directeur de la programmation, Uni.france & Arte Deutschland TV GmbH
64
Antioche fut l'un des premiers appuis du christianisme naissant. Une Communauté de Fideles du Christ s'y développa des
les premières années du Christianisme. Et, selon les Actes des Apôtres (11:26), c'est là que les Disciples de Jésus reçurent
pour la première fois le Nom de « Chrétiens ».
65
Pierre ne réapparaît plus après le 12ème chapitre : tout le reste (16 chapitres), Luc le consacre à Paul !
66
Comme Pierre Geoltrain, Daniel Schwartz, Daniel Marguerat ou Jean-Pierre Lémonon
partout dans le monde, Israël, Allemagne, Suisse, Etats-Unis, France. Les réalisateurs n’ont pas de
quotas, comme ils aiment à dire ! Catholiques, protestants, juifs, agnostiques : seules comptent la
compétence scientifique et la personnalité du chercheur67. S’ils vont rencontrer les chercheurs sur
leurs lieux d’étude, tout le tournage s’est passé à Paris en studio : un lieu géométrique et symbolique
est ainsi inventé où ils peuvent tous se rencontrer entre eux sans jamais être en présence les uns des
autres : un topos virtuel et symbolique pour une présence absence au maximum de se rentabilité
informative. En outre ce dispositif permet de travailler dans des conditions idéales de concentration et
de développer cet art du portrait, essentiel pour le genre.
Peut-on parler de mise en scène ? Ce qui est sûr, c’est qu’une série comme L’Origine du christianisme
repose, on peut s’en douter, sur une très longue préparation en collaboration avec les chercheurs, la
mise au point d’un questionnaire individuel sur mesure. Les réponses s’inscrivent dans une hypothèse
générale de montage de l’ensemble des épisodes. Il ne s’agit en aucun cas d’interviews de type
journalistique, mais de
Mais il faut se garder de comprendre cette rédaction à la manière d’un roman, ou d’un essai
d’historiologie… seulement ! Mais plutôt à la manière dont se développent en tout homme et chez tout
enfant d’abord les compétences relatives à la sériation temporelle et causale du récit.
Epistémologie génétique
L’une des voies d’accès ordinaire aux processus intellectuels au moyen desquels on peut commencer à organiser
intentionnellement l’univers des représentations - cela en complément des mécanismes généraux de
coordination réciproque de schèmes langagiers et figuratifs -, est l’exercice (bête !) de l’histoire drôle, du conte,
du rapport de voyage, du livre de bord, du diary… petites tâches que nous pratiquons automatiquement depuis…
tout petits, mais qui consistent et nous obligent en fait
d’une part à mettre en ordre, pour nos auditeurs, des séries d’images vécues par le locuteur, et à leur
faire dire quelque chose de compréhensible ;
et d’autre part à répéter par cœur, si possible – les Fables de La Fontaine ; les morales et proverbes du
Quart d’Heure d’éducation civique matinal, jadis à la Communale ; le catéchisme accompagné des
grandes cartes murales du Moyen Orient Ancien et des images de saints mode Epinal, le jeudi à la
Paroisse ; les tables de multiplication, comme une comptine, une contine…
Dès 1925, Piaget et ses collaboratrices, avaient pratiqué une sorte de Formgeschichte pour étudier la capacité
qu’ont les enfants de 6 ans et plus de structurer des récits
1. soit en partant de deux images illustrant, la première, le début de l’histoire et la deuxième, la
fin de l’histoire,
2. soit en plaçant dans l’ordre des images de manière à ce que cela raconte une histoire,
3. puis, après placement, en racontant l’histoire correspondant aux cartes ainsi rangées par eux
(ou parfois, lors de contre-suggestions, par l’adulte).
En continuité avec les recherches effectuées sur les rapports entre le langage d’un
côté, et la pensée (donc le jugement et le raisonnement) de l’autre, il s’agissait de
confirmer que
tout un aspect de la structuration du langage chez l’enfant dépend de la progression
de ses compétences logiques.
67
Cette série par exemple comprend deux femmes alors qu’il n’y en avait aucune dans Corpus christi : en tant que
remarquables historiennes et non parce que ce sont des femmes !
En conséquence, ce qui était privilégié par Piaget et ses collaboratrices dans leurs
recherches de 1925 sur la structuration du récit chez l’enfant était
non pas la capacité d’ordonner les images,
mais, une fois celles-ci ordonnées, de construire l’histoire correspondante.
La capacité de multiplication logique des propositions (ou des significations) étaient une
condition de création de récits bien articulés, dans lesquels les différents événements et
personnages mis en scène sont à la fois identifiés et coordonnés les uns avec les autres de
manière stable et logiquement cohérente.
Or une décennie après ces premières recherches sur le développement du langage et des
activités de jugement et de raisonnement, Piaget et son équipe ont mis à jour la présence d’une
pensée logique concrète, c’est-à-dire la capacité pour l’enfant de résoudre des problèmes de
sériation et de classification logiques lorsque ces problèmes ne portent pas en priorité sur des
significations langagières, mais sur des réalités physiquement présentes.
Si maintenant on réinterroge ces anciennes recherches à la lumière des découvertes ultérieures sur la pensée
concrète,
1. on peut concevoir que les sériations d’images produites par des enfants étaient
guidées par une préconnaissance, sur le plan non seulement de l’action mais aussi de
la représentation, de l’existence d’un ordre temporel ;
2. mais bien plus encore, à la lumière de résultats de recherches (sur les fonctions
constituantes, etc.), on peut également suspecter que le début d’ordination
d’événements représentés peut commencer plus tôt chez l’enfant, pour autant peut-
être que les échanges avec les adultes stimulent son intérêt pour la remémoration et
l’anticipation d’événements passés ou à venir, activités reliées à la conduite du récit.
On a pu clairement montrer qu'une familiarisation certaine avec la tradition juive ancienne constitue une
condition sine qua non pour une compréhension organique du message des Evangiles (comme de l'ensemble du
NT). Dans cette perspective sont évoquées les relations de base entre Judaïsme et Christianisme (au plan
historique), puis la vision traditionnelle des rapports entre Tora écrite et Tora orale (la première comme donnée
une fois pour toutes, la seconde comme jamais close) et se dévoile l'apparition, pendant la période du second
Temple, d'une nouvelle eschatologie (Hénoch, littérature de Qumran, etc.) et d'une effervescence messianique.
Tout cela forme le fond spirituel et culturel des Evangiles, qui se révèle plus particulièrement dans deux
éléments de la prédication évangélique: le "Royaume de Dieu" et la dimension messianique.68
Les inventeurs de la Formgeschichte69 ont dominé la recherche exégétique jusque dans les années 50 : ils sont
remontés jusqu'à l'Évangile tel qu'il était prêché à cette époque. L'Évangile a en effet une histoire qui dépasse
celle des évangiles écrits. Il a d'abord fallu prêcher, actualiser, interpréter ce message avant de pouvoir le
coucher par écrit. Entreprise littéraire, cette analyse pose la question des genres littéraires dans lesquels s'est
fondu l'Évangile. Elle les classe, les étudie et essaye de les relier à un milieu de vie (Sitz im Leben) qui lui donne
son sens. On remonte ainsi aux situations concrètes vécues par l'Église et qui expliquent la nécessité de tel ou tel
passage dans telle ou telle forme littéraire. La nature de ce projet est donc historique : on remonte de
68
HRUBY K., La Tradition rabbinique comme terrain d'éclosion de la Prédication évangélique in Cahier d'Etudes juives n
20. Foi et Vie, vol. 81, no1 Paris 1982
69
Martin Dibelius, Die Formgeschichte des Evangélium, 1919 ; Rudolf Bultmann Die Geschichte der synoptischen
Ttradition 1921)
l'évangéliste à la situation historique de l'Église. C'est en effet pour une communauté concrète, ayant des
difficultés ou des attentes particulières que les évangélistes on écrits. Se pose alors la question de savoir
comment remonter de l'Église primitive à l'Évangile de Jésus lui-même.
Graves questions, mais l’intérêt, c’est que cette analyse a remis à l'honneur et étudié
la prédication orale (polémique, catéchèse, liturgie, exhortation),
les genres littéraires
et la vie de l'Église qui a porté la rédaction des évangiles.
Car les genres littéraires contenus dans les évangiles sont variés. Ils permettent à un auteur de rédiger sa pensée
dans un cadre connu de ses lecteurs qui structure le message qu'il veut faire passer. Les genres littéraires ont
donc d'abord une visée pratique : faire comprendre la nature du message que l'on veut communiquer. Ils
permettent de mettre en relief la pointe du texte. Or, on n'étudie pas de la même façon une plaidoirie, un essai,
un roman. On distinguera donc le matériel narratif (par exemple, les apophtegmes ou le récit de la passion) et le
matériel doctrinal (par exemple, l'allégorie ou la parabole).
Plus précisément encore, on peut distinguer des sous genres littéraires :
les logia peuvent être de divers types : sapientiel, proverbial, apocalytique, prophétique, législatif et
juridique. Enfin, elles peuvent être des "ich Worte" (paroles où Jésus se réfère à lui-même).
les récits peuvent être soient des sentences encadrées (pronouncement stories). Ce sont des récits qui
mettent en avant une parole difficile à recevoir : encadrées par un miracle (Mc 2,1-12), par une
controverse (Mt 22:15-22), ou par un épisode de la vie de Jésus (Mt 19:13-15)
les récits de miracles sont soit des guérisons, des exorcismes, des épiphanies, des sauvetages...
Et chaque genre possède une structure bien précise. Par exemple, (Mc 2s) pour la guérison, on a les 5 séquences
typiques de l’analyse structurale des contes (de Propp et Melitinski)
1. une exposition du problème : Des gens vinrent à lui, amenant un paralytique porté par quatre hommes.
2. une description de la maladie : Comme ils ne pouvaient l'aborder, à cause de la foule, ils découvrirent
le toit de la maison où il était, et ils descendirent par cette ouverture le lit sur lequel le paralytique
était couché.
3. une intervention de Jésus : Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique: Mon enfant, tes péchés sont
pardonnés...prends ton lit, et va dans ta maison.
4. une formule d'attestation : Et, à l'instant, il se leva, prit son lit, et sortit en présence de tout le monde
5. un éloge final : de sorte qu'ils étaient tous dans l'étonnement et glorifiaient Dieu, disant: Nous n'avons
jamais rien vu de pareil.
En étudiant la structure de ce genre littéraire (récit de miracles), on s'aperçoit que ce récit est comme perturbé
par l'insertion d'une polémique sur la rémission des péchés (verset 6 à 10). Ce récit de miracle devient un récit
dont la pointe porte sur un enseignement de Jésus. On est ici dans le cas typique d'une sentence encadrée par un
miracle.
C'est en effet à partir d'une situation concrète avec des impératifs et des besoins que l'Église relit les souvenirs
qu'elle a pu rassembler de Jésus. Ces milieux de vie peuvent être :
1. la catéchèse, l'enseignement moral ou doctrinal),
2. l'exhortation (Jn 16,33)
3. la liturgie. Par exemple le récit de la scène très détaillé qui précise chacune des actions à faire : Mc
14,22). Ou encore le Notre Père.
4. l'apologie (Mc 15,39), des avertissements (Mt 28,15) et les polémiques
5. la prédication, en effet. On décrit comment doit se faire la prédication par exemple (Mc 6,6s), ce qu'il
En fonction des ces milieux de vie, les péricopes sont retravaillées. Pour reprendre l'exemple du paralytique,
chez Mc, on note que la présence d'adversaires de Jésus (Il y avait là quelques scribes...). Hors cette péricope se
termine par : ils étaient tous dans l'étonnement et glorifiaient Dieu. Ces deux phrases contradictoires pourraient
suggérer un travail sur ce passage qui était d'abord simplement un récit de miracle, retravaillé par la suite pour
devenir une sentence ré encadrée avec l'ajout des versets 5 à 10.
Ainsi L’Origine du christianisme, se révèle être en fait l’origine de la séparation entre judaïsme et
christianisme ! Jusqu’à la moitié du second siècle, le christianisme (même si le mot est encore
largement anachronique70) est une forme de judaïsme, une secte judaïque. Un pas décisif sera fait vers
150, quand les chrétiens revendiquent d’être le véritable Israël. A ce moment-là, on peut dire que le
divorce est prononcé même si, dans les faits, il faudra attendre le 5ème siècle (au moins !) pour qu’il soit
effectif.
Quelles vont être les conséquences de ce divorce ? Au regard de l’histoire de l’Occident : terribles. A
partir du moment où le christianisme devient la religion officielle de l’empire (entre 313 et 380), on
passe d’un débat entre juifs (les premiers temps du christianisme) à un débat contre les juifs puis à la
désignation des juifs – en tant que tels – comme la figure éternelle du Mal avec les conséquences que
l’on connaît. De l’anti-judaïsme, on passe à l’antisémitisme. C’est le contexte historique dans lequel
cette histoire est née et que la série tente d’explorer aujourd’hui.
Etat : Jésus est donc né juif, il a vécu en juif, il est mort juif. Il n’a donc pas « fondé » le christianisme, et c’est
un abus de langage de le désigner comme un « fondateur » de religion. Il est vrai qu’un groupe de disciples s’est
réclamé de lui après sa mort, en proclamant sa résurrection. Mais ce groupe lui-même se considérait comme
juif : c’était une des nombreuses tendances au sein du judaïsme de l’époque.
Questions :
o Comment ce groupe a-t-il fini par devenir « chrétien » ?
o Quel rôle jouèrent les grandes figures de cette transition : Marie, mère de Jésus, Pierre, leader dans le
groupe des apôtres, Jacques, frère de Jésus, et surtout Paul, qui se revendique « apôtre » alors qu’il n’a
jamais rencontré Jésus ?
o Au prix de quelles contradictions, contorsions, illusions en est-on arrivé à une nouvelle religion ?
o Quelles traces de la fabrication du christianisme peut-on retrouver dans les textes (évangiles, Actes des
Apôtres, épîtres de Paul) ?
o Vers la fin du 1 siècle, quels liens, quels différends, quelles ruptures le christianisme naissant entretient-
il avec le judaïsme ?
o Comment peut-il prétendre au titre de verus Israël, l’ « Israël véritable », remplaçant et effaçant
l’autre ?
o Ne faut-il pas chercher là, dans ce coup de force initial, la raison de la violence ultérieure du
christianisme, et de la contradiction absolue de cette violence avec le message de Jésus ?
o Mais au fond, la question essentielle, reposée avec force, n’est-elle pas une fois encore : qui donc était
Jésus ?
L’intérêt de cette deuxième série, c’est que s’étant voulue comme Un récit conçu comme on écrit un
livre, elle a logiquement fini par produire le livre correspondant71, que Jean Comby72 s’est essayé à
recenser tout en l’analysant… mais d’un point de vue que l’on pourrait qualifier de traditionnel. En
70
Ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens. (Actes 11:26).
Les grecs d’Antioche, voyant ces hommes et ces femmes adorer, servir et parler de Christ, les ont affublés du nom chre/istoï
= χρ έ / ι ςτοι, un nom méprisable à leurs yeux.
effet – et c’est la raison de mon large exposé précédent sur la méthode de l’auteur de l’Epistémologie
génétique, Jean Piaget, qui rejoint d’ailleurs étrangement les trouvailles et les réflexions de la
pédagogue italo américaine Maria Montessori :
o comment apprend-on à faire?
o comment apprend-on à dire ?
o comment apprend-on à communiquer par le geste et la parole ?
Sans aller jusqu’à André Leroi-Gourhan, ni plus proche jusqu’à l’Ecole de Palo Alto…, il s’agit
d’établir un parallèle méthodologique d’apprentissage entre les façons de dire et de faire de Prieur-
Mordillat, et celles qui ne sont plus recevables (à notre époque de modernité tardive) par ceux qui ont
fini par prendre en aversion les argument d’autorité et d’expertise, surtout quand ces derniers
s’assènent à coups de boutoir et d’arrogance.
Nos cinéastes écrivains veulent correspondre aux processus intellectuels par lesquels sont
nécessairement passés les témoins oculaires des faits et gestes du rabbin galiléen : ils n’ont pas pris de
notes au fur et à mesure (pour la simple raison qu’à part l’un ou l’autre, on ne savait ni lire ni écrire
parmi les bodyguards du prêcheur itinérant !)
1. Et ces séries d’images vécues, montées bout à bout dans l’anamnèse à laquelle ils se sont
inévitablement livrés
2. entre Golgotha et Pentecôte, et jusqu’à la destruction de la Ville Sainte par Titus en 70,
3. dans le désespoir, la peine et la peur…,
4. ces images vécues, personnellement et en groupe (les Douze),
5. et retenues par la rumination de la mémoire proche et lointaine,
6. ils ont fini par leur faire dire quelque chose de compréhensible
- pour eux-mêmes d’abord : Non ils ne s’étaient pas trompés : Il est vivant et ils croient en Lui!
- pour les autres ensuite : Oui, cela vaut la peine qu’on le dise, proclame, prêche au risque de notre
vie !
7. L’ultime étape étant la rédaction entre 70 et 110..
Alors les souvenirs images de l’un et de l’autre se sont combinés dans la conduite réciproque des récits
des évènements vécus,
à commencer par le plus récent, la Cène, l’arrestation, la mise à mort et la résurrection
puis le récit mêlé
- d’actes qui étonnent la vue (mira oculus = miracle = l’œil s’étonne)
- de paroles qui frappent (paraboles et apophtegmes)
- et de références judéo-juives à la tora : ce sont des juifs qui ne veulent pas a priori ne plus l’être (voir la
polémique à propos de la circoncision dans les Actes)
On passe ainsi de la mémoire (témoins oculaires) au jugement (les rédacteurs des communautés
marciennes, matthéennes, lucaniennes, et johanniques beaucoup plus tard) puis au raisonnement (ce
dernier culminera avec Paul, qui n’a pas vécu avec Lui).
Cette capacité cumulative dans la structuration du langage (et de la nécessité conjointe de parler et
d’écrire grec dans le monde romain : cela est sensible de Marc vers 70 à Jean vers 110, et surtout en
comparaison de Paul années 40 et 50) a dépendu de la progression simultanée de leurs compétences
logiques, induites et entretenues par le génie même de la langue qu’ils utilisaient et qui leur faisait
exprimer en des mots improbables pour ces judéochrétiens, dans des genres littéraires originaux
71
Jésus après Jésus. L'origine du christianisme, Seuil 2004
72
Historien, professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon, in Esprit et Vie n°108 - juin 2004 - 2e
quinzaine, p. 27-28. Cet ouvrage est en quelque sorte la traduction écrite de la série télévisée L'origine du christianisme (voir
Esprit et Vie, n° 105, mai 2004, p. 3-9). Les Cd-rom et le livre sont parus en même temps. Ils suivent le même plan. Le livre
fournira donc au lecteur la synthèse qu'il cherchait dans la série d'émissions
En conséquence, l’originalité dans la rédaction de ces textes fut moins la capacité d’ordonner leurs
images mentales mémorielles, mais bien, une fois celles-ci ordonnées, de construire l’histoire
correspondante : les évangiles.
La capacité de démultiplication logique des sources et des témoignages, et de leur révélation
(signification) était une condition nécessaire et suffisante pour créer des récits bien articulés, dans
lesquels les différents événements et personnages retenus - voire créés pour les besoins des
démonstrations -, et mis en scène seraient à la fois identifiés et coordonnés les uns avec les autres de
manière stable et logiquement cohérente (cela fait 2000 ans que ça dure. Et en l’état!).
La question de la foi et de l’inspiration des rédacteurs n’est pas évacuée pour autant par ce type
d’analyse, quoi que puissent penser et croire quant à eux les utilisateurs de ces méthodes
d’investigation littéraires et esthétiques. C’est Ce(lui) qui les a guidés, qui intéresse le croyant : il y
voit (la foi) comme une sorte de préconnaissance,
- non seulement sur le plan de l’action prédicative elle-même,
- mais en plus une préconnaissance de la représentation, de l’existence et de l’affirmation d’un
autre ordre que le seul temporel, un ordre autre, celui de la révélation, par leurs propres
paroles, de la vie, de la mort et de la résurrection de cet homme de Nazareth en qui ils
reconnaissant le Messie, le Christ, le Fils de Dieu (1er verset du 1er chapitre de Marc : c’est-à-
dire le sommaire !).
C’est la force opératoire et performative du récit ainsi conçu qui stimule l’intérêt de tout lecteur
éventuel pour la tâche de remémoration et d’anticipation d’événements passés ou à venir, toutes
activités reliées à la conduite du récit73.
Alors que planait sur les émissions une certaine ambiguïté entre la pensée des journalistes et celle des
intervenants, avec le livre les choses sont claires. Les deux auteurs nous proposent leur propre synthèse qu'ils
tirent à la fois des interviews des exégètes et de leurs nombreuses lectures qui vont au-delà des ouvrages des
intervenants. Ces considérations préalables devraient écarter certains malentendus. Les auteurs ont intitulé leur
livre Jésus après Jésus74 en grands caractères. L'origine du christianisme n'est plus qu'un sous-titre en petits
caractères, qui veut maintenir le lien avec les émissions.
Dans leur travail considérable et à tous égards étonnant et remarquable, nos deux auteurs sont fascinés
Moins
- par la personne de Jésus
- et par le christianisme pour lequel ils ne semblent pas avoir grande estime
73
Pier Paolo Pasolini, en panne près de Venise, de scenario, d’équipe de tournage et d’acteurs, tombe sur l’évangile de
Matthieu dans le tiroir de sa table de nuit à l’hôtel. Il trouve le texte tellement achevé qu’il en fait la seule trame et le seul
texte de son Evangile selon Saint Matthieu en 1964, et qui obtient 5 prix ! Devine si tu peux et choisis si tu l’oses !
1. Prix spécial du jury au Festival de Venise
2. Grand prix de l'Office catholique du cinéma
3. Prix Cinéforum
4. Prix de l'Union internationale de la critique
5. Prix Nostra d'Argento (Ruban d'argent : syndicat des journalistes cinématographiques italiens)
74
C’est nous qui soulignons en laissant l’italique. Le titre ne va pas sans rappeler l’étude de Erick Erickson, Luther avant
Luther.
que
- par la transmission de la connaissance de Jésus dans les premières générations chrétiennes
- et surtout par la manière dont le christianisme est devenu autonome en se séparant du judaïsme
jusqu'à le supplanter.
Le lecteur - en particulier le lecteur chrétien -, ne doit donc pas chercher ce qui ne se trouve pas dans l'ouvrage,
- une histoire du contenu du christianisme primitif et l'explication de sa rapide diffusion dans le monde
méditerranéen. Ce n'est pas son but,
- Nous avons là d'abord et essentiellement une histoire politico-sociale du développement du
christianisme, conçue comme une suite de rapports de force entre divers courants. Ce sont
• d'abord les pouvoirs concurrents de la famille et des disciples de Jésus,
• puis les rivalités entre différentes conceptions du judaïsme.
Ce point de vue est tout à fait légitime mais il est partiel. C'est une histoire parmi beaucoup d'autres possibles et
nécessaires si l'on veut avoir une vision d'ensemble du christianisme naissant.
On comprend bien que nos auteurs soient critiques pour certains points de vue confessionnels et apologétiques,
mais à tout le moins, ils manquent souvent de bienveillance pour leur sujet. Les exégètes de l'émission avaient
bien souligné la dimension de relecture et de reconstruction, ou même d'idéologie si l'on veut, des écrits du
Nouveau Testament, mais nos journalistes, d'une manière un peu unilatérale, y décèlent perpétuellement une
volonté de travestir la réalité, sinon d'abuser le lecteur au nom d'une idéologie, et ils mettent toujours en avant
l'hypothèse la plus péjorative.
Paul est
un « Rastignac » (p. 156)
un « caméléon et un démagogue » (p. 302).
« Le livre des Actes est un livre sournois » (p. 284)…
Son auteur est « rusé » au point de faire passer le visage de Marcion dans celui de
Paul (p. 328).
« Paul a complètement échoué » dans sa prédication aux juifs (p. 328)…
Nos auteurs préfèrent presque les élucubrations d'Épiphane de Salamine (4ème siècle) - Paul devenu antijuif à la
suite d'un chagrin d'amour - à l'apparition du chemin de Damas (p. 308).
Pierre ne serait-il pas pour quelque chose dans l'élimination d'Ananie et de Saphire, ou dans le meurtre
d'Étienne, ce qui expliquerait son arrestation (p. 123) : une énigme policière est résolue !
Il est dommage qu'ils ne nous aient pas parlé plus tôt de cette religion de l'amour du prochain.
Harnack75soulignait que le christianisme s'est développé pendant trois siècles d'une manière pacifique par sa
propre force de persuasion et d'attirance, et non par l'appui des pouvoirs ou par une organisation missionnaire
rigoureuse. Beaucoup de textes du Nouveau Testament révèlent un grand enthousiasme, une atmosphère de joie
communicative chez les premiers chrétiens. Si précisément, Constantin a fait alliance avec l'Église, c'est qu'il se
trouvait devant l'expansion d'une nouvelle religion dont la force de séduction lui échappait et qu'il ne pouvait
enrayer. Indépendamment d'une lecture apologétique, il n'est pas indigne de la réflexion historique de
s'interroger sur l'origine de cette séduction. Il ne s'agit pas de nier l'utilisation postérieure de certains textes de
Paul par l'antijudaïsme et l'antisémitisme. Il ne s'agit pas de nier la violence des institutions d'Église. Mais le
christianisme, et particulièrement celui des origines se réduit-il à cela ? Au terme de la lecture de l'ouvrage, le
lecteur en vient quand même à se demander : pourquoi avoir déployé tant d'énergie, pourquoi avoir lu tant de
livres, pourquoi avoir interrogé tant d'éminents exégètes pour en conclure que
« L'histoire de l'expansion du christianisme est une histoire pleine de bruit et de fureur, de ghettos… de
tueries, de conversions forcées, de tortures au nom du Christ… » (p. 361) ?
75
1851-1930 : Professeur, Docteur en théologie, en droit, en médecine et en philosophie, on considère Adolf von Harnack
comme le théologien protestant et l'historien de l’Église le plus considérable de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème
siècle et comme l'un des plus importants organisateurs de la science prussienne.
- Répétons que cet ouvrage représente un travail considérable et, par certains côtés, passionnant.
- Il y a chez les auteurs une véritable passion de l'histoire et des textes.
- Pour tout lecteur qui se doit à son tour d'être critique, cet ouvrage témoigne
- de la complexité de l'histoire des origines chrétiennes et même de toute histoire de l'Antiquité qui ne
nous fournit des documents qu'en nombre limité avec d'immenses zones d'ombre.
- Chaque historien interprète ces documents avec ses propres hypothèses qui peuvent n'être que des a
aprioris personnels pas forcément scientifiques.
- Cela ne les disqualifie pas mais oblige à une confrontation entre les travaux des divers historiens, qui
permette des ajustements nécessaires et un meilleur éclairage qui ne sera jamais une lumière
éblouissante sur des événements qui nous échapperont toujours en partie. C'est bien ce à quoi se sont
efforcés, imparfaitement peut-être, les exégètes et historiens de notre série télévisée et de l'ouvrage qui
en découle.
Etat :
le dernier livre du Nouveau Testament, est le point de départ d'une enquête pour comprendre
comment, d'une petite secte juive de disciples de Jésus, on est passé à la religion unique et officielle de
l'Empire romain. On est là en contact avec l'espèce de boîte noire de la naissance du christianisme.
Après le succès de leurs précédents essais, les auteurs enquêtent donc une dernière (?) fois sur
l’événement considérable pour l'Occident : la naissance d'une nouvelle religion, le christianisme. Et les
mêmes questions sont à nouveau et toujours ré envisagées, approfondies, scrutées sous contrôle des
meilleurs spécialistes.
Quelles ont été, entre la fin du Ier siècle de notre ère et le début du Ve, les étapes décisives de cette
histoire ?
Comment les chrétiens ont-ils rompu avec les juifs tout en gardant le Dieu de l'Ancien Testament ?
Comment le monothéisme chrétien a-t-il pu s'imposer malgré le polythéisme païen qui dominait
l'Antiquité ?
Comment les chrétiens ont-ils réussi à surmonter leurs conflits internes, à écarter les hérésies ?
Combien y eut-il de martyrs et qui furent-ils ?
Quels furent le rôle et l'ampleur des persécutions ?
Qui était l'empereur Constantin, qui consacra la victoire politique du christianisme ?
Pourquoi le messianisme d'un courant marginal du judaïsme, entièrement tourné vers l'attente de la Fin
des temps, a-t-il abouti à une immense institution, l'Eglise ?
Comment le christianisme a-t-il pu devenir la religion officielle et obligatoire de l'Empire romain ?
La conversion de l'Etat au christianisme était-elle inéluctable ?
Parce que
toute personne qui lit avec sérieux les textes du Nouveau Testament découvre que les Evangiles, par
exemple, sont un laboratoire de formes fictionnelles, tant les chrétiens maîtrisent l'art du récit. Les
histoires d'apparitions, par exemple, sont de merveilleuses prémonitions de cinéma, dans leur façon de
jouer des rapports entre visible et invisible! Mais les questions passionnantes dans ce troisième volet
sont très sensibles pour certains :
le rapport du christianisme avec le judaïsme,
l'hiatus entre Jésus et l'Eglise chrétienne…
Jésus est bien le fondateur d'une religion qu'il n'a pas voulue, puisqu'elle n'existait pas de son temps!
La séparation du christianisme et du judaïsme était culturellement im-pensable et in-imaginable pour
lui. Est-ce polémiquer que de le dire ? Le point de vue de Prieur et Mordillat n'est pas religieux, nous
le répétons, mais pour quelqu’un qui a passé quinze ans à lire ces textes, il est bien de susciter chez les
intéressés des interrogations des plus passionnantes! Puisque nous vivons dans un monde
(para)chrétien76, autant savoir dans quelle(s) histoire(s) nos propres vies sont inscrites.
Mais qu’est-ce que la vérité de l’Histoire que ces textes semblent dire ? La vérité historique n’existe-t-
elle donc pas dans ce domaine : l'histoire s'exprime aussi à travers la littérature ! Il est certain aussi que
nombre de chercheurs espèrent découvrir, un jour, un fait brut, historique sans l'ombre d'un doute.
Mais hormis la croix et l'inscription "roi des juifs" au nom de quoi les Romains ont crucifié Jésus, on
est à peu près certain qu'on ne touche jamais l'histoire du doigt : c'est l'écho de l'histoire que les textes
nous renvoient. Car l'histoire ne montre pas - comme le voudrait le dogme de l'Eglise -, une continuité
parfaite
- entre le Jésus condamné par les Romains en tant que criminel politique
- et la Rome d'aujourd'hui…
C'est cet écart-là que nos auteurs essaient de mesurer, d'analyser et d'approfondir : comment on passe
- de Jésus, juif galiléen n'ayant qu'Israël pour horizon,
- à une religion d'empire, totalement dissociée du judaïsme au point d'en devenir même
l'ennemie.
1. C'est ce trajet qui ne cesse de surprendre depuis le début des séries, au travers du
grésillement des textes et du tournis de tous les points de vue : sous tous les angles,
comme dans un visage cubiste.
2. Les chercheurs contactés sont bien plus nombreux que les retenus : une centaine pour
L‘Apocalypse avant d'en retenir une cinquantaine pour le tournage. Car au-delà de
leur érudition, et s’agissant d’un film, il fallait qu'ils sachent réfléchir à voix haute
devant une caméra, pour que pouvoir créer une tension dramatique plus tard, grâce à
un montage en tuilage – où chacun reprend, affine, nuance ou complique le propos qui
a précédé pour qu'il y ait progression, tension et énigme.
3. Trois ans ont été nécessaires pour lectures, recherches, échanges avec les chercheurs
et montage !
4. Quant au suspense, il tient à un impératif :
rester dans le questionnement,
mettre en avant les doutes
et ne jamais conclure.
Pour que tout reste en suspens
et que le spectateur puisse lui-même prendre part à cette bataille
d'idées,
d'hypothèses
et de propositions.
76
Voir mon Un monde parachrétien, Bénévent 2006.
Au fond, ces films sont autant de colloques virtuels avec des échanges qui paradoxalement ne
pourraient pas avoir lieu si ces chercheurs étaient en présence réelle. La grande illusion de la
télévision, c'est de faire croire qu'il suffit de réunir quelques personnes d'avis différents pour qu'il y ait
débat. En réalité, il n'y en a aucun! Personne n'a le temps de s'exprimer vraiment - et le téléspectateur
d’ailleurs s'identifie à celui qui semble porter ses idées, c'est tout. Ici, le montage les fait dialoguer et
s'opposer, et un débat a vraiment lieu77.
Bernard Van Meenen cadre son cours autour d’une série de questions à la manière des curricula
rédactionnels de Prieur-Mordillat. En voici quelques unes.
Quelle est l’autorité de la Bible ?
Quels sont ses champs d’application ?
Comment l’autorité ecclésiastique se sert-elle de la Bible, et à quelles fins ?
La Bible est-elle le ressort de la soumission à l’autorité de l’Église, ou de la contestation de celle-ci ?
Bien sûr, de telles questions ne sont pas neuves : le statut et l’autorité de l’Écriture dans l’Église et leur
contestation sont en partie cause de l’émergence de l’autonomie du sujet individuel dans
l’interprétation des textes (Luther, 16ème siècle, crise moderniste au seuil du 20ème siècle, jusqu’à l’acte
de divorce entre, d’une part, la conception dogmatique et normative de l’interprétation de la Bible par
le Magistère catholique, et d’autre part l’autonomie de la recherche critique – philologique et
historique d’abord, relayée ensuite par les autres sciences humaines, le structuralisme entre autres –,
appliquée aux textes bibliques.
Ceci est plus sensible que jamais, si l’on en juge par les crispations périodiques qui se manifestent
autour d’enjeux ecclésiaux, éthiques ou politiques, et qui renvoient, de près ou de loin, à un conflit
entre interprétations de la Bible et conceptions de son autorité ; et enfin, pour ce qui nous intéresse ici
avec les films et livres du binôme Prieur-Mordillat depuis 10 ans.
En près de dix-huit siècles d’histoire du christianisme, il n’est que banal d’affirmer que la Bible a servi
à justifier ou à combattre à peu près tout et son contraire. Et ses solliciteurs en ont discrédité
l’institution ! C’est la même Bible qui a revêtu de son autorité la pratique de l’esclavage, et qui est
supposée aujourd’hui fournir son appui à la défense des Droits humains. Mais après tout, pourquoi le
christianisme échapperait-il au tropisme en vigueur dans toutes les grandes religions, consistant en cas
de besoin de recourir à des textes supposés spirituellement inspirés ou divinement révélés, pour étayer
une doctrine ou des convictions, justifier une pratique, revendiquer une expérience, lesquelles peuvent,
au fil du temps, s’avérer irrecevables, contradictoires ou obsolètes ?
C’est ce besoin, et les formes de recours aux textes qui en découlent, qu’il convient d’interroger, en
commençant par le petit détour historique : c’est la démarche de Prieur-Mordillat… qui sont d’ailleurs
conscients de na pas échapper pour autant à des dérapages, mais qui sont tout aussi légitimes dans leur
sens que dans celui des autres !
Quand en 1670, en Hollande, un ouvrage anonyme est publié sous le titre : Traité théologico-politique, son
auteur, le philosophe Spinoza (1632-1677) ploie déjà sous des accusations d’athéisme qui l’incitent à la prudence
au moment de publier l’ouvrage, car la censure n’est pas loin. Le Traité a un objectif clair, exposé dès son sous-
titre : Où l’on montre que la liberté de philosopher n’est pas nuisible à la piété, ni à la paix et à la sécurité de
l’État. Spinoza compte montrer que la liberté de penser et d’exprimer publiquement ce qu’on pense, même si
77
Inspiré de propos recueillis par Martine Delahaye
78
Inspiré d’une réflexion de Bernard Van Meenen, Liberté d’expression et interprétation biblique,
http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/van_meenen.htm.
Parmi les trois cours de Sciences religieuses proposés pour les Facultés FSA/AGRO/SC, le cours d’exégèse 2008-
2009assuré par Bernard Van Meenen à Bruxelles est intitulé : "Questions de Sciences religieuses : lectures bibliques". Le
cours a pour objectif de répondre principalement à deux questions principales :
1) Qu'est-ce que la Bible chrétienne et d'où vient-elle ?
2) Quel sens y a-t-il à lire et interpréter des textes bibliques, dans le contexte actuel ?
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c’est faux, ne représente pas une menace pour la pratique d’une religion (la piété), ni pour la paix civile, garantie
par l’État. Le philosophe ne comprend donc pas son traité comme une machine de guerre anti-religieuse. Pour
lui au contraire, la « piété » a tout à gagner, dans le registre qui est le sien, à ne pas considérer la liberté de
philosopher comme une menace, et l’on peut donner à cette liberté les arguments montrant qu’elle n’en est pas
une.
Le problème, évidemment, c’est que les autorités religieuses – principalement chrétiennes, pour Spinoza – ne
l’entendent pas de cette oreille et, surtout, qu’elles se servent de la Bible pour faire obstacle à cette liberté. Il faut
donc démontrer que tel n’est pas le propos de l’Écriture, ce à quoi Spinoza
s’emploie en écrivant son traité, qui jette ainsi les bases de ce qui deviendra l’exégèse biblique
moderne. Le Traité théologico-politique opère la déconstruction des pouvoirs imputés à la Bible, dès
lors qu’on entend s’en servir pour intervenir dans le champ de la liberté de pensée et d’expression.
montre que les textes de l’Écriture, marqués par des circonstances historiques et des genres littéraires
contingents – comme c’est le cas de toute littérature –, ne comportent ni contenus, ni normes, ni
efficience en ce qui regarde l’exercice de la raison et l’organisation de la société.
démontre en revanche que dans tous les livres bibliques, et dans l’Écriture entière, il y a bien une Parole
qui se donne à entendre et à vivre : celle qui commande la pratique de la justice et de la charité.
Tel est, pour Spinoza, l’invariant biblique. Si l’Écriture a un pouvoir, il n’est authentifié que par la
relation au prochain, dans la pratique juste et charitable79. Spinoza s’efforce pour sa part de montrer
que la Bible n’est faite ni pour justifier ni pour légitimer des positions de pouvoir conjoncturelles, pas
plus que la raison n’est faite pour détruire la Parole de Dieu, et c’est une leçon qui reste actuelle. En
effet, le besoin de manipuler des textes bibliques dans des luttes d’influence et des conflits de pouvoir
ne semble pas avoir disparu, ni dans l’espace public, ni – il faut le dire -, dans les rapports intra-
ecclésiaux où l’autorité de Dieu ou celle de Jésus sont invoquées, par textes interposés, aussi bien par
les tenants du Magistère que par ceux qui le contestent.
L’on dira d’un côté que l’Église, soumise à la Parole de Dieu, ne se considère pas autorisée à … – pour
reprendre la formule consacrée – et, de l’autre côté, l’on renverra à l’attitude de Jésus en tant qu’opposant aux
autorités religieuses de son temps. Que les positions en présence soient clairement énoncées n’est pas en cause :
l’Église ne peut être privée de sa liberté d’expression, pas plus que ceux et celles de ses membres qui s’y
trouvent en dissentiment avec le point de vue dit officiel. Mais la question est de savoir quel usage on fait de la
Bible en pareil cas, et si elle reste ou non un enjeu et un levier d’influence ou de pouvoir, quels qu’ils soient.
C’est une illusion de croire que les parties prenantes à de tels débat seraient neutres : chacun y est
toujours déjà engagé avec sa complexion propre, comme dirait Spinoza, complexion qui peut résulter
d’une conviction et d’un engagement religieux. Mais, démocratiquement, pareil débat suppose(rait)
justement que chacun puisse prendre en compte les limites dans lesquelles son argumentation propre
est recevable par les autres, et même consentir à ce que son propre point de vue évolue au fil de la
confrontation avec les autres points de vue exposés. Et c’est bien là le plus difficile, tant il est peu
naturel de limiter – individuellement ou collectivement – son influence et son pouvoir, s’ils sont
engagés dans un débat.
Mais
1. comment faire comprendre que le recours à des textes, sous forme d’appui ou de justification, peut
s’avérer un trompe-l’œil, car l’autorité que représente un texte biblique pour les uns est dénuée de
toute pertinence pour les autres. On quitte alors le terrain de l’argumentation, pour entrer sur celui des
79
SPINOZA Baruch, Traité théologico-politique, (Prés. Trad. & notes de Charles Appuhn) Flammarion 1965 : Une conduite
juste et charitable peut sans doute être aussi une conséquence du raisonnement philosophique, mais la particularité de la
parole de Dieu est qu’elle l’enseigne sans raisonnement, par l’expérience ou par le rappel enflammé qu’en font les
prophètes. Dès lors, peu importe que l’on puisse ou non reconstituer le détail de ce qu’ils ont voulu dire, ou les épisodes
obscurs de l’histoire racontée ; ce qui compte est le message essentiel dont l’histoire fournit autant d’exemples : la conduite
envers le prochain. La piété consiste donc, pour chacun, à recevoir ce message et à le rendre vraisemblable pour lui-même,
c’est-à-dire à l’adapter à sa propre complexion. Rien dans un tel message ne s’oppose à la liberté de philosopher ; au
contraire, qui veut interdire cette liberté empêche par là même chacun d’adapter le message à sa propre complexion, donc
s’oppose à la piété. Cité par Pierre-François MOREAU, Spinoza et le spinozisme, coll. Que sais-je ? n° 1422, Paris, P.U.F.,
2003, p. 65. [Ce petit livre de 124 pages est l’une des meilleures introductions à l’œuvre et à la pensée du philosophe, et
comporte les indications bibliographiques essentielles.
Plus l’Écriture se trouve soumise à un tel impératif, moins libre est la Parole qui s’y donne à entendre
et à mettre en pratique. Aucun texte n’a, en lui-même, le pouvoir de se défendre contre les mésusages
qu’on peut en faire, ni celui de s’exhiber comme devant emporter la conviction : ce sont les textes qui
nous désarment. La lecture et l’interprétation des textes bibliques ressemblent à une sorte de
résistance désarmée : car un nœud conflictuel séculaire lie Bible, autorité et liberté.
Ainsi, lors de la première diffusion sur Arte de la série Les origines du christianisme – qui suivait la
première série Corpus Christi -, des réactions se sont aussitôt exprimées, tant du côté savant que du
côté hiérarchique, pour y dénoncer une manipulation, ou pour mettre en garde contre le danger que
cette série ferait courir à la foi chrétienne. Or ces émissions - dont le sujet n’est pas précisément de
ceux qui dominent ordinairement la scène télévisée -, relèvent incontestablement de la liberté
d’expression. Et leurs auteurs – depuis 10 ans -, se sont longuement expliqués, toujours clairement, sur
leur parcours, leur méthode, leurs intentions, leurs options de montage, etc. Mais s’il est une chose que
la série – et les deux autres : Corpus Christi et l’Apocalypse -, met(tent) très bien en lumière, c’est
l’absence de « vérité exégétique » irrévocable. Devant l’épineux dossier des Origines du
christianisme, on a réalisé enfin ( ?) que TOUTE question se présente comme discutée, sujette à des
réponses diverses, contrastées, toujours plus au conditionnel que péremptoires. Paradoxalement, le
savoir de l’exégèse, fragmenté et en débat, laisse ainsi transparaître l’ambivalence du pouvoir qu’on
lui impute parfois :
les textes n’étant pas nécessairement ce qu’on croit qu’ils sont, les lire et les comprendre
requiert un travail de dépouillement, de décapage des préjugés, de confrontation à la
différence, de remise en question des acquis : ceci est de l’ordre de la religion ;
chacun se trouve alors acculé à un travail analogue au travail de l’ordre de la foi elle-même.
1. Cela, personne n’a le pouvoir de l’accomplir seul, ni de l’imposer, pas plus les
exégètes que d’autres : l’élaboration de la religion.
2. Ce dont les lectures contemporaines de la Bible dispensent le moins, c’est de la
liberté de croire, et d’y articuler une pensée capable d’entrer en débat et en
argumentation avec d’autres convictions.
Plus de trois siècles après Spinoza, beaucoup de chemin reste à faire encore pour montrer, laisser
entendre, reconnaître et assumer qu’il y a des manières de lire et d’interpréter les textes bibliques qui,
loin de nuire à la liberté de penser, l’élargissent et lui donnent des moyens d’expression pour l’homme
de… demain !
Pourquoi ce NB ? Pour me/nous rendre compte d’une argumentation qui vaut ce qu’elle vaut – comme
toute défense par les auteurs de leur ouvre -, mais qui est typique du reproche par default (comme sur
le PC), selon la 4ème catégorie du péché du « Confiteor » : 1-par pensée ; 2-par parole ;-3-par action ; &
4-PAR OMISSION !
80
Editorial paru dans le Courrier français, 15 décembre 2008 Mgr André Dupleix, secrétaire général adjoint de la Conférence
des évêques de France et recteur honoraire de l'Institut catholique de Toulouse. Docteur en théologie et licencié en
philosophie, il est l'auteur de plusieurs recueils de chroniques, d'essais littéraires et d'ouvrages de spiritualité et de théologie
dont trois sur le Père Teilhard de Chardin : Pierre Teilhard de Chardin, Centurion, 1991 (en collaboration avec Jules Carles),
et Prier 15 jours avec Teilhard de Chardin, Nouvelle Cité, 2005. Il vient de publier un ouvrage sur la vision christologique
de Teilhard de Chardin, Christ présent et universel, dans la collection « Jésus et Jésus-Christ » n°95 chez Mame-Desclée.
Car si ces émissions (les 3 séries) sont diffusées quasi en prime time (21h) - sur Arte, bien sûr -, et que
le peuple des medias s’y intéresse, c’est que ces documents, opinions, propos, recherches, positions
etc. touchent des sensibilités et des préoccupations auxquelles les autorités chrétiennes confondues
n’ont pas cru devoir, ou ne savent pas s’adresser. C’est ce que j’appelle le 4ème péché du Confiteor, le
péché par omission/default ! Cela reste une matière de grand étonnement (pour les responsables
chrétiens que je rencontre) que les responsables patentés de l’évangélisation n’aient pas encore
constitué un organisme (dicastère, si l’on veut) Godspel-Glospel, qui non seulement exploite
légitimeent le canal des medias, mais produise des contenus par les méthodes spécifiques des médias,
ce qui est autre chose :
pas du télé évangélisme US à la Bush père et fils,
pas du Radio Maria polonais à la sauce antisémite (Mgr) Michalik & (Père) Rydzyk, président
et directeur ;
(pas pour autant du Radio Maria italien inoffensif, mais tellement ringard…),
pas non plus du long métrage à la N’ayez pas peur, La vie de Karol Wojtyla (2005, 88
minutes, de Jeff Bleckner , Five Mile River Films , même si on y trouve (???) Bruno
Ganz & Joaquim De Almeida),
mais justement ce à quoi s’essaient (bravo !)
le Jour du Seigneur hebdomadairement dans son magazine pré eucharistique (j’y ai travaillé
de 81 à 84 !), par ex.,
ou Prieur Mordillat : en faisant d’abord de la TV et du cinéma, et ni un prêche, un cours de
théologie, ou une leçon de morale !
Et le champ est ouvert à une équipe sj-sdb que devraient constituer en SARL le Général Adolfo
Nicolas et le Recteur Majeur Pascual Chavez : deux latinos, ils pourraient s’entendre pour fonder un
cartel chrétien du cinémaCCC ou C3!
Chaque media à ses exigences qu’il faut respecter sous peine de le dénaturer et de tomber dans le
ridicule! Et de même que le cours d’homilétique doit être bien négligé dans les séminaires vu l’ennui
sécrété par les sermons dominicaux, ainsi il n’y aurait que les non catho, athées même ou agnostiques,
pour rendre intéressante aux catho et aux mass media la plus belle histoire jamais contée ? Je ne parle
ici ni de JMJ, ni de visites papales officielles, qui ne sont que de l’actualité, mais de longs métrages
inspirés, que l’OCIC finit le plus souvent par reconnaître et primer !81 Il est très intéressant de prendre
81
Voici une 50taine de films, qui, chacun dans son style et sa personnalité depuis la fin de la guerre (1947-2006), ont eu sur
les chrétiens et les autres, un impact évangélique bien plus puissant que la plupart des textes et des mots répétés en chaire
jusqu’à l’écoeurement :
1. Dieu est mort de John Ford (1947)
2. Monsieur Vincent de Maurice Cloche (1947)
3. Jeanne d'Arc de Victor Fleming (1948)
4. Les Onze Fioretti de François d'Assise de Roberto Rossellini (1950)
5. Le Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson (1950)
6. Dieu a besoin des hommes de Jean Delannoy (1950)
7. La loi du silence de Alfred Hitchcock (1952)
8. La Tunique de Henry Koester (1953)
9. Quo Vadis? de Mervyn LeRoy (1953)
10. Jeanne d'Arc au bûcher de Roberto Rossellini (1954)
11. Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille (1955)
12. Marcelino pan y vino de Ladislao Vajda (1955)
13. Le Septième Sceau de Ingmar Bergman (1957)
14. Sainte Jeanne de Otto Preminger (1957)
15. Nazarin de Luis Buñuel (1958)
16. Simon le pêcheur de Frank Borzage (1959)
17. Ben Hur de William Wyler (1959)
18. Le Dialogue des Carmélites de Agostini et Bruckberger (1960)
19. Il suffit d'aimer de Robert Darène (1961)
20. Saint François d'Assise de Michael Curtiz (1961)
21. Léon Morin, prêtre de Jean-Pierre Melville (1961)
22. Le Procès de Jeanne d'Arc de Robert Bresson (1962)
23. L'Evangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini (1964)
24. Simon du désert de Luis Buñuel (1964)
25. La Bible de John Huston (1966)
26. François d'Assise de Liliana Cavani (1966)
acte de ce que les Jurys d'Église OCIC et Interfilm – par la voix de Peter MALONE, sdb, Président de
l'OCIC82 – imposent, et avec droit, comme critères pour décerner un pix
1. Le film doit être de grande qualité artistique;
2. Le film doit présenter des valeurs humaines positives;
3. Les valeurs présentées dans le film peuvent être lues à la lumière du message de l'Évangile;
4. Le film invite le public à s'engager dans la voie des valeurs sociales et de justice qu'il présente.
5. Il peut être utilisé au sein de groupes en vue de saisir la portée de certaines questions, grâce au récit et
aux symboles qu'il propose;
6. Le film est témoin de sa propre culture, aidant le public à respecter le langage et les images de cette
culture;
7. Le film a une portée universelle et n'est pas limité à un impact local ou national.
Le CCC sj-sdb a trouvé son cahier des charges ! Car il est combien plus facile de s’asseoir dans le
fauteuil de l’examinateur, que de monter sur la sellette du réalisateur… et de s’exposer : le premier
signe du nom de son poste, le second de son nom propre ! L’Eglise a très longtemps, près de 17
siècles, signé de son nom propre ses initiatives en matière artistique : le baroque83. Maintenant elle fait
ex officio. D’où parle et que dit Mgr André Dupleix ?84 Ex officio ou sua sponte ?
En 5 points (l’ordre des séquences, comme dans toute histoire qui se tient)
et selon le processus scolastique) :
1 - Nul ne peut remettre en cause la bonne foi - je préfère parler dans ce cas de bonne volonté... - de
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, dans la série télévisée L'Apocalypse, pour aiguiser la réflexion du public sur ce qu'ils
considèrent comme les véritables origines du christianisme. L'utilisation du titre, « accrocheur » comme ils disent, du dernier livre de la
Bible, attire bien évidemment l'attention par son fort impact symbolique. Il ne s'agit pour eux cependant que de poursuivre, certes par un
travail incontestable, leur étude du christianisme primitif.
Nos réalisateurs n'en sont pas en effet à leur premier essai. Déjà avec Corpus Christi en 1997, et Les origines du Christianisme en 2003, ils
ont, selon
2. une méthode invariable ne manquant ni d'aplomb ni d'habileté, proposé une vision des premières décennies de ce
christianisme en voulant nous convaincre qu'il s'est progressivement détaché du prophète de Galilée pour devenir, à travers un lassis
d'élaborations doctrinales et de réseaux institutionnels et politiques complexes, ce qu'il est aujourd'hui.
Quelques titres d'ouvrages publiés par ces mêmes auteurs, en contrepoint des émissions, traduisent aussi leur objectif : Jésus après Jésus,
Jésus contre Jésus, Jésus illustre et inconnu, Jésus sans Jésus.
3. Il n'échappe à personne que c'est bien Jésus lui-même qui est au centre de leurs préoccupations. Et
qui pourrait sur ce point leur en vouloir ?
4. La difficulté vient plutôt de ce qu'ils négligent de prendre en compte. Proposant de nouvelles
interprétations, souvent sans argumentation insuffisamment élaborée et formulant des hypothèses
hasardeuses, nos deux auteurs ont, décidément, fait l'option de rallier l'opinion publique, émission
27. Un Homme pour l'éternité de Fred Zinneman (1966)
28. Ma nuit chez Maud de Eric Rohmer (1974)
29. Le Messie de Roberto Rossellini (1975)
30. La Bible de Marcel Carné (1976)
31. Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli (1977)
32. Jésus de Peter Sykes et John Krish (1979)
33. Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard (1985)
34. Thérèse de Alain Cavalier (1986)
35. Mission de Roland Joffé (1986)
36. Le Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud (1986)
37. Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat (1987)
38. La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese (1988)
39. La Passion de Bernadette de Jean Delannoy (1989)
40. Jésus de Montréal de Denys Arcand (1989)
41. Hiver 54, l'Abbé Pierre de Denis Amar (1989)
42. Marie de Nazareth de Jean Delannoy (1995)
43. Sainte Thérèse de l'enfant Jésus de Jean-Daniel Jolly Monge (1997)
44. Le Décalogue de Krzysztof Kieslowski (2004)
45. La Passion du Christ de Mel Gibson (2004)
46. Mary de Abel Ferrara (2005)
47. Le Grand Silence de Philip Gröning (2006)
82
http://www.officecom.qc.ca/indexSiteOCS/Jury/malonefr.html
83
Voir Luce Giard et Louis de Vaucelles, Les Jésuites et la civilisation du baroque (1540-1640), Millon Jérôme 1996
84
C’est moi qui souligne.
après émission, à leur thèse de départ : l'Église n'a plus grand-chose à voir avec Jésus et sa prédication
de la Bonne Nouvelle...
5. L'émission séduit pourtant, donnant l'impression à travers des interviews de chercheurs dont la
réputation n'est plus à faire - mais sans réelle confrontation de leurs thèses respectives - que nous
avons à faire à une véritable approche scientifique. C'est pourtant loin d'être le cas !
Gérard Mordillat et Jérôme Prieur n'hésitent pas à dire que l'ensemble de leur travail « se place sous le registre du doute ». Libre à eux bien
sûr ! Mais l'universitaire que je reste, a priori favorable à tout travail critique, se prend lui aussi à douter
du mode et contenu de leur démarche tout en leur reconnaissant - tradition facultaire oblige - le droit
d'exprimer leur avis. Mais avec de véritables échanges et selon une autre méthode !
85
Le lecteur intéressé peut prolonger m/sa réflexion sur ces sujets urgents en lisant mes Un monde para chrétien, Icare et les
Autruches, Cyberman, un essai de téléconnectique, chez Bénévent. Ainsi que mes autres livres encore à paraître : Urbi &
Orbi, La Glocalisation (Le lointain comme soi-même) ; Chiisana & Araburu, ou L’Archipel des dieux putrides (Essai sur les
dérives de la jeunesse nippone) ; Entre Foi et Croyance (Essais sur les pathologies du croire) ; La Désertion de
l’Intelligence (Savoir et communication) ; Les Bâtisseurs de ruines (Essai sur le refus des fatalités)
Chapitre 2
Nul ne sait
…ni d’où Il vient, ni où Il va…
Les dogmes ont perverti le sens religieux, et l’intérêt de caste a faussé le sens moral.
De là un amas de superstitions, d’abus, de pratiques idolâtriques, dont le spectacle a jeté tant d’hommes dans la
négation.
Les religions immobilisées dans leurs dogmes comme des momies sous leurs bandelettes,
alors que tout marche et évolue autour d’elles,
s’affaiblissent chaque jour.
Les religions vieillies s’affaissent sur leurs bases ; elles sont destinées à mourir.
DENIS Léon, Après la mort : exposé de la doctrine des esprits.
Expérience et tutelle
La religion a perdu son exclusivité définitionnelle en raison de changements sociaux et culturels qui
ont réduit la distance entre le sacré et le profane. Aujourd'hui, être croyant et pratiquant peut aussi
bien désigner le fait d'aller régulièrement à l'église ou au temple que celui d'assister à des matches de
football ou de suivre des cours de tai-chi. Toutefois, les activités spirituelles sont en nombre croissant
et le souci du développement spirituel ne se dément pas. Ce paradoxe souligne un dilemme émergeant
du moi : le moi peut-il continuer à revendiquer le caractère sacré de ses constructions institutionnelles
tout en cherchant à renforcer son propre champ spirituel? C'est dans le contexte du ré enchantement 86
que ce dilemme trouve sa solution. Le fait que le charisme soit en situation de se libérer
irrésistiblement des institutions religieuses alimente le ré enchantement, au point que la religion
semble imploser sous les auspices d'une insistance constante sur l'expérience individuelle. Dans ce
contexte, le sacré ne correspond pas nécessairement à la signification conventionnelle de la religion,
dès lors que la subjectivité est devenue un élément central de la connaissance du divin plutôt que d'être
inféodée aux structures de la religion87.
86
Notre éthique change, nos systèmes de valeurs n'obéissent plus aux lois verticales des institutions. Comment nous y
retrouver au sein de ce monde qualifié de postmoderne - ou mieux moderne tardif ? Comment redonner du sens dans un
univers où pensées et actions sont désormais tributaires du groupe et de l'environnement dans lesquels évolue l'individu ?
Allons plus loin. Existe-t-il encore une morale universelle applicable à tous ou bien simplement de multiples éthiques
propres à des groupes donnés ? Les grands principes qui servirent d'idéal à la modernité : la raison, le progrès et la liberté,
sont-ils toujours d'actualité ? L'idée d'une morale universelle sous-tendue par ces principes nous parle-t-elle réellement du
monde dans lequel nous vivons au quotidien ? On ne cesse par les temps qui courent d'entonner des incantations au nom de
cette morale transcendantale. Pourtant, la désaffection vis-à-vis du politique, les fanatismes religieux, la résurgence des
identités locales, les effusions musicales, et autres hystéries sportives, ne sont-ils pas l'expression d'un glissement d'une
morale sclérosée vers une pluralité d'éthiques ?
87
LEE Raymond L. M., La fin de la religion? Réenchantement et déplacement du sacré, Université Malaya, Kuala Lumpur
(Malaisie), [email protected]
Le religieux est-il un phénomène historique de part en part, et donc doté d'un commencement et d'une
fin ? Sans négliger de traverser les 3 étapes intermédiaires qui conditionnent le développement des
sociétés humaines88 :
1. l’ordre rituel (religieux),
2. l’ordre impérial (militaire)
3. et l’ordre marchand (contrôle de l’économie) - l’ordre marchand89, c’est-à-dire celui du
capitalisme libéral, s’est progressivement substitué aux ordres précédents, ceux des religions et
ceux des empires.
Au début du siècle dernier, Ernst Troeltsch90 applique au christianisme les méthodes de la rationalité
historienne. Dans Les doctrines sociales des églises et des groupes chrétiens (1912) qui examine les
éthiques chrétiennes de la naissance du Christ jusqu'aux Lumières, il circonscrit trois types
sociologiques recouvrant trois rapports au monde :
1. le type-Eglise (acceptation conservatrice),
2. le type-secte (refus critique),
3. le type-mystique (indifférence passive).
Pour Troeltsch, le christianisme s'est trouvé écartelé tout au long de son histoire entre déni
évangélique de la réalité séculière et nécessité historique du compromis. Il n'a ainsi pu
qu'accompagner le cours moderne de la civilisation occidentale, refusant jusque dans ses formes néo-
protestantes d'endosser ses implications libérales et démocratiques.
Un christianisme post-confessionnel ?
Malgré une déchristianisation rapide ici, larvée là-bas, qui affecte les pays occidentaux, en Europe de
l’Ouest et en Amérique du Nord, les Eglises les plus confessantes se portent bien, à voir
88
Thèse selon laquelle il existe une grande communauté indo-européenne au-delà des spécificités territoriales et historiques
de chacun des peuples qui la composent. Selon Georges Dumézil - célèbre par ses travaux de comparaison des religions et
des mythes des peuples indo-européens -, cette civilisation indo-européenne obéit à l'idéologie tripartite, c'est-à-dire que
toutes les activités sociales et religieuses se répartissent d'après trois fonctions :
1. la fonction sacrée (le prêtre ou le roi sacré),
2. la fonction martiale (le guerrier),
3. la fonction nourricière (artisans, commerçants, agriculteurs).
Cette tripartition se retrouve
1. dans le domaine social (ordres, castes),
2. dans l'organisation politique,
3. et commande une sorte de hiérarchisation à l'intérieur du cosmos (ciel, terre, eau, vent) qui permet de
comprendre certains mythes parfois confus.
89
Cet ordre marchand a connu neuf cœurs (neuf formes) successifs associés au développement de neuf technologies
dominantes :
1. Bruges et le gouvernail d'étambot,
2. Venise et la caravelle,
3. Anvers et l’imprimerie,
4. Gênes et la comptabilité,
5. Amsterdam et la flûte,
6. Londres et la machine à vapeur,
7. Boston et le moteur à explosion,
8. New York et le moteur électrique,
9. Los Angeles et le microprocesseur.
Une ville devient cœur si elle réunit les moyens de transformer un nouveau service en produit industriel. Son
environnement immédiat est le milieu, le reste du monde est la périphérie. (Voir Jacques Attali, Une brève histoire de
l’Avenir, LGF 2008)
90
(1865 - 1923 ), philosophe, théologien protestant et sociologue allemand. Représentant du courant historiste allemand,
proche des positions de Max Weber en sociologie (et histoire) des religions. Son œuvre propose une réflexion sur la
modernité comme lieu de tensions entre la tradition (l'"absoluité" du religieux) et de l'éclatement des valeurs diagnostiqué par
le relativisme historique qui caractérise alors les sciences sociales (historiques) en plein essor.- Son constat porte notamment
sur la prolifération des églises indépendantes et des sectes succédant à la sécularisation des divers domaines de la vie dans le
monde occidental qui survient après le déclin des régimes absolutistes.
Dès lors, l’œcuménisme n’est plus un problème puisque, d’emblée, les chrétiens ne mettent
pas en avant leurs différences théologiques, ecclésiales ou pastorales. Celles-ci sont
maintenant des choix personnels et non plus des enjeux interconfessionnels. L’œcuménisme se
fait à la base, devient relationnel entre personnes et n’est plus l’objet de négociations entre
experts
D’ailleurs, l’Eglise catholique et d’autres Eglises conservatrices ont fait pas mal pour saborder
l’aventure œcuménique par le haut, avec le (sub)prime de la semaine de l’Unité, pour que le
Saint-Esprit réalise celle-ci par un nouveau Factus Est Repente de Caelo Sonus91.
Ces mouvements se coordonnent au sein de réseaux et de fédérations :
- en France, la Fédération des réseaux du Parvis,
- en Belgique, la Fédération des réseaux des, etc.,
- et au niveau européen, le Réseau européen Eglise de liberté.
91
Chant de communion de la Messe de la Pentecôte.
C’est le christianisme en réseaux92, qui va de l’avant sans plus attendre quoi que ce
soit des diverses hiérarchies cléricales : celles-ci suivront ou ne suivront pas ! Ces
chrétiens ne semblent pas vouloir pas se constituer en une nouvelle Eglise - il y en a
déjà suffisamment93 - mais vivre l’Eglise autrement, une Eglise où les laïcs, hommes
et femmes, sont participants et non plus le troupeau d’ouailles encadré par des clercs.
Ils voient une Eglise totalement décléricalisée, libre, une Eglise qui réunisse,
indistinctement de leur origine confessionnelle, tous les hommes de bonne volonté qui
se réfèrent à Jésus.
Est-ce (déjà) un schisme ? Ces générations qui ne sont ni Gen JPII ni Gen B16, qui ne
surfent pas sur http://www.inxl6.org/. Génèreront-ils sinon des schismes, au moins des
divisions ? En tout cas, et c’est certain, ils sont en train d’initier les prémisses d’un
christianisme alternatif, hors Eglises (extra Ecclesias), sur les parvis et sur les pavés
de nos espaces publiques94.
Ce christianisme n’est pas agressif et ne veut plus s’acharner à réformer les Eglises
existantes. Il veut tout simplement vivre un christianisme libéré des pesanteurs
confessionnelles que l’histoire nous a léguées, aller de l’avant au nom de la liberté que
les Evangiles nous ont annoncée et qui a été trop souvent, et encore, confisquée par
les Eglises.
Nicodème était venu trouver Jésus, de nuit – vous vous rappelez 96 ? -, pour lui dire qu’il était –sur le
fond- tout à fait d’accord avec lui, mais… Voilà, il y a toujours un mais !... qu’il ne pouvait afficher
cet accord publiquement.
La plupart du temps, les nicodémites - même lorsqu’ils ont quelque connaissance de la vérité- pensent
qu’il est important pour eux de ne pas risquer de choquer et de mettre en cause des préjugés régnants
et des situations acquises.
Les nicodémites – Calvin les nommait moyenneurs - pensent qu’il faut faire la moyenne entre les
extrêmes97. Comme si il y avait une moyenne « raisonnable » entre la vérité et l’erreur ! On est loin du
Est-Est Non-Non de Jésus : Oui c’est oui, et Non c’est Non !98
Dans tous les domaines, les exemples sont nombreux de choix contraires à ceux de la majorité du
moment : un prophète, d’ailleurs, n’est jamais dans la majorité (de son propre pays, de toute façon !).
Un regard clair est rarement un regard prudent. Le refus du choix décisif (et des risques qu’il peut
comporter) est donc - vous l’avez compris -, ce qui caractérise les nicodémites. Et il est des
nicodémites de tous bords. Politiques ou religieux.
92
Jean-Claude Barbier, Le christianisme en réseau,
http://prolib.net/pierre_bailleux/chroniques/201.041121.reseau.barbier.htm
93
Comme les chrétiens primitifs d’Antioche et de Jérusalem qui voulaient rester Juifs, et exprimer une autre sensibilité, la
chrétienne !
94
Je me souviens de ce cantique :
Allez-vous en sur les places et sur les parvis!
Allez-vous en sur les places y chercher mes amis,
Tous mes enfants de lumière qui vivent dans la nuit,
Tous les enfants de mon Père séparés de Lui,
Allez-vous en sur les places
Et soyez mes témoins chaque jour.
Dur dur pour l’Eglise d’être crédible en son état ! En 68 un slogan spécifiait que la plage est sous les pavés !
95
Voir mon Icare et les autruches, ou La peur d’avoir peur, Bénévent 2008
96
Jean 3.
97
La voie moyenne. Elle tend à revenir à l’enseignement originel du Bouddha. On la dit moyenne parce que le Bouddha
répugnait aux extrêmes (ascétisme et hédonisme par exemple). Là où notre esprit, vicié par l’ignorance et l’illusion, perçoit et
conçoit une réalité, il n’y a en fait qu’un vide. Cette école est aussi appelée l’école de la Vacuité.
98
Matthieu 5,37
Il ne faut pas les juger sur ce qu’ils disent, mais sur ce qu’ils ne disent pas. Ni même sur ce qu’ils
font, mais sur ce qu’ils ne font pas. En tout état de cause, ils sont –le plus souvent- des maîtres du
discours. Ce qu’ils disent est bien dit. Les moyenneurs occupent (chez nous seulement ?) les
meilleures places : ils nous gouvernent par des phrases. Ils sont les responsables (éventuellement élus),
pour le meilleur comme pour le pire.
Il y a toujours un Munich à signer quelque part, et quelque nicodémite justement pour signer !!!
Munich n’avait pas sauvé la paix, mais seulement reculé la guerre. C’est d’ailleurs tout ce que le (bon)
peuple, en ce temps-là, demandait. Les nicodémites se trompent en fait d’époque : il faut aujourd’hui
décider de l’horizon vers lequel nous voulons marcher. Demain sera ce que nous en ferons. Nous
sommes à la fin des temps modernes –au seuil d’une nouvelle époque que je traite de modernité
tardive !
Le temps urge ! Il n’est plus aux prudences verbales, aux petits calculs à long terme, aux arguments
longuement et patiemment exposés – en prenant soin de ne pas heurter les autorités – lesquelles ont,
quasi habituellement sinon toujours, la loi pour elles. Ce fut peut-être la façon de faire pendant des
siècles : attendre que le monde change pour admettre le changement. La politique ecclésiastique a été
un sommet en la matière… Vatican II en est la dernière preuve. Mais depuis la fin de la 2 ème Guerre
Mondiale, et l’émergence de la puce dans la Silicon Valley, nous avons changé de vitesse : le braquet
géométrique est déjà obsolète, ne parlons pas de l’arithmétique ! C’est le moment de l’exponentialité et
de la téléconnectivité99! Ne peuvent vivre cela, le comprendre et l’assimiler que ceux qui y
baignent depuis un certain temps et en permanence : il s’agit d’acquérir des réflexes, quasi une
seconde nature! Ce n’est pas une question de compétence, de morale ou de mérite : mais
d’habilitation, de conformation et de réflexivité. On est capable ou on n’est pas capable de voir les
choses comme ceci ou comme cela ! Les autres commencent leur discours ou leur réponse par un :
Vous comprenez… qui est en fait une fin de non recevoir !
Alexandre et Napoléon ont placé à la tête de leurs bataillons presque uniquement des moins de 30 ans :
non pas que les quadra et autre quinqua militaires ne fussent pas de courageux stratèges ! Il ne
s’agissait pas de bravoure, ils n’étaient simplement pas en phase mentale avec le temps et l’espace des
deux fils de la nouvelle Macédoine100 qui détrône Athènes ou de la nouvelle Corse, province française
depuis 1768101. Mais nous, nous avons oublié qu’à part Simon, de quelques années son aîné, Jésus n’a
voulu autour de lui soit des teenagers (Jean) soit des jeunes hommes de moins de trente ans. Les
premiers diacres Philippe, Barnabé, Etienne, puis le commando de Paul : Silas, Jean-Marc,
Timothée…tout cela n’a pas trente ans ! Cela pense, survit et craint au milieu de fondamentalismes
99
Voir mon Cyberman, essai de téléconnectivité, Bénévent 2008.
100
En -340, en l’absence de son père parti assiéger Byzance, Alexandre, à 16 ans, devint régent de Macédoine. Il se met en
marche en -334 : il a 22 ans, mettant au point la nouvelle arme : la Phalange macédonienne, un effectif assez faible,
4 400 cavaliers environ et à peine plus de 30 000 fantassins, compensant la faiblesse des effectifs par une grande supériorité
tactique. En effet : la phalanges est allégée et les sarisses (longues piques dont la base peut être fichée dans le sol et capables
de briser les charges de cavalerie) allongées, augmentant ainsi leur vitesse de charge, de sorte qu'avec des formations très
serrées, les masses et les énergie cinétiques des hoplites se cumulent rendant le choc lors du contact tel qu’il peut renverser
plusieurs rangs d’infanterie adverse. La cavalerie lourde compense le manque de maniabilité des phalanges en protégeant ses
flancs très vulnérables et en attaquant ceux de l’ennemi pour désorganiser les formations ennemies et les rendre vulnérables à
l’impact des phalanges. – D’autres part Les πρόδρομοι/Prodromoi (éclaireurs) ou encore σαρισοφόροι/Sarisophoroi (porteurs
de sarisse) constituent la cavalerie légère employée pour des missions de reconnaissance, de poursuite, et pour provoquer
l'engagement au début des batailles. Elle accueilli les jeunes macédoniens avant leur intégration à la cavalerie lourde : par loi
éphébarchique d'Amphipolis, l'équitation et les exercices équestres font partie de l'éducation des jeunes macédoniens.
101
Il naît l’année suivante en 1769. Général de la Révolution française à 24 ans, il accumule les victoires spectaculaires
pendant les deux campagnes d’Italie et d’Egypte, puis prend le pouvoir par le coup d'État du 18 brumaire an VIII. Il dirige la
France à partir de la fin de l’année 1799 : il a 30 ans ! Ses généraux de même : Murat, Massena, Lannes etc..
Nous avons oublié que sommes nés dans l’urgence (apocalypse), les cris et les grincements de dents
(Evangiles), le sang et les larmes (Winston Churchill), la folie et la fureur (Shakespeare). Le tout
couronné par le mystère de la Mort et de la Résurrection de notre chef! A vin nouveau, outres
neuves 103!
Le reste, tout le reste est nostalgie ! Mais elle-même n’est plus ce qu’elle était ! Tout ce qui a pouvoir
et poste dans l’Eglise, et dans la hiérarchie la plus élevée, navigue entre la cinquantaine pour les plus
jeunes (peu nombeux), et les octo et nonagénaires (les plus nombreux).
Sans volonté politique, rien n’est possible. Le type de volonté politique appropriée en la conjoncture actuelle ne
peut être qu’une émanation, à la fois, de l’âge, de l’horizon socioculturel, et de l’idéologie, dans un cocktail au
goût du Zeitgeist : car c’est l’esprit du temps qui est prégnant.
Personne ne doute que formation, expertise et moralité sont indispensables pour exercer l’autorité – allons même
jusqu’à la recommandation (d’un puissant), à la filière (du sérail) et au favoritisme (népotique). Mais désormais,
ce doit être une formation, une expertise, et une idéologie, qui ne se limitent pas aux sphères constituant un
monde déjà pré établi, pré formaté, pré mâché. C’est du côté du post qu’il faut chercher
C’est pourquoi la jeunesse relative – moins de 50 ans, de toute façon -, l’origine multi-, poly-, trans-
socioculturelle, et la vision (au sens anglais du terme) ouverte et intégrante du monde (Weltanschauung) sont des
conditions sine qua non, aujourd’hui, et essentielles, pour acquérir certaines qualités spécifiques afin que la
formation soit non seulement pluridisciplinaire, mais pluri dimensionnelle, et pas seulement romano
ecclésiastique (encastrée entre Droit Canon et Spiritualité) ; l’expertise marie les compétences de domaines
apparemment éloignés les uns des autres, et pas seulement dans des matières pointues mais circonscrites ;
l’idéologie soit à la fois consciente d’elle-même, de sa relativité, de son incomplétude et de sa nécessité
d‘évolution et d’acquisition.
AINSI
de même que les parents jeunes (18-30 ans) ne peuvent pas élever leurs enfants, comme des parents au-
delà de la trentaine, les profs, les éducateurs, les évêques, les cardinaux, le pape doivent être jeunes,
pour trouver de l’intérêt à certaines matières, arpenter certains champs nouveaux et être toujours
sensibles à ce qui étonne, fascine et enchante la curiosité des générations qui montent et dont ils ne
doivent pas se laisser distancier.
Leur ‘pedigree’ se doit d’être varié, surprenant et aussi multiple que possible : il nous faut des métèques
mentaux, comme l’étaient les Pères de l’Eglise - les grecs surtout -, nés ici, élevés ailleurs, étudiant
encore autre part, et entamant une carrière plus loin104. Des Augustin, des Origène, des Clément ! Finie
l’ère des Pacelli, des Ratzinger, des produits casalinga. L’avenir sera d’autant plus possible et faisable
qu’il sera métissé et vert105.
Toute idéologie procédant par métonymie, elle absolutise la partie, l’instituant comme tout. C’est le sort
de toute administration dogmatique. Tout un chacun et toute institution y sont exposés, au point qu’il
est inévitable d’en être plus ou moins affecté. Mais là n’est pas le problème. Le problème, c’est de ne
pas vouloir le reconnaître, ne pas vouloir en tenir compte, ne pas vouloir relativiser toute position, sinon
quant à son sens, du moins dans sa formulation..
102
Appellation contrôlée dont héritera le Pape de Rome : Pontifex Maximus ou Summus Pontifex.
103
Marc 2, 22.
104
Détails pour les curieux : http://fr.wikipedia.org/wiki/P
%C3%A8res_de_l'%C3%89glise#Les_P.C3.A8res_cappadociens_et_saint_Jean_Chrysostome
105
Jean XXIII est une miraculeuse exception, en la matière !
Le jeune Marx106 –dans la dernière de ses thèses sur Feuerbach 1845 - avait clairement perçu le
problème. Il ne s’agit plus d’expliquer le monde, mais de le transformer. Cela est toujours vrai ! Mais
il n’y aura pas de changement sans révolution! Et cette critique marxienne de l’idéalisme
philosophique n’était pas marxiste (le mot n’existait pas encore !), c’est-à-dire qu’elle ne contenait pas
tout ce que des successeurs (Lénine, Staline…) ont fait –pour le malheur de millions d’hommes. Mais
il est loin d’être exclu que cette pensée du jeune Marx ne soit toujours porteuse d’espérance. D’autant
que les armes sont de peu de poids en définitive devant la force de la pensée. Mais en revanche il n’a
pas de révolution sans prise de risque ! Ce qu’on rapporte de Jésus en fait la preuve ! Mais les
arrangements et les compromis –voire les compromissions- qui ont fonctionné pendant des siècles, ne
répondent plus aux nécessités : l’actualité des derniers mois (Finance et Politique Internationales,
Eglises, Ecole, Magistrature, Jeux Olympiques et Tibet… faut-il continuer ?) ne peut être appréhendée
par l’esprit nicodémite !
A cette allure, les démocraties se déliteront inévitablement, faute d’un souffle nouveau. Les électeurs,
d’ailleurs, se désintéressent de plus en plus de cette démocratie qui est un système – comme d’autres -,
dont l’objectif est de se perpétuer107.
Qui peut encore croire que le jeu électoral soit « la » démocratie108?
Malgré des libertés rognées –sous divers prétextes109?
Malgré une solidarité remplacée par la compétition110 ?
Malgré un environnement soumis aux impératifs de la rentabilité111?
Malgré la marchandisation de tous les rouages de nos sociétés 112?
Malgré une globalisation de la misère113 ?
Et dans le même temps, par ailleurs, les églises officielles continueront de se vider. Dans un monde
global, TOUT se tient ! En sorte que ses lumières éblouissantes n’éclaireront que le vide. Peut-être
faut-il atteindre ce vide –et le silence- pour qu’une voix soit, de nouveau, dans le désert, entendue...
106
Les deux livres les plus importants de Karl Marx (né en 1814 à Trêves) ont été écrits en 1844, Les Manuscrits de 44, et
en 1845, Les Thèses sur Feuerbach. Marx avait respectivement 30 & 31 ans. Ce sont des études d’homme jeune, sur la
situation nouvelle en Europe. - Voci quelques faits autour de l’an 1845
Début de la Grande famine en Irlande. Émigration massive vers l'Amérique (fin en 1848). La population de
l’Irlande culmine à 8,3 millions d’habitants. Suite à la famine et la l’émigration, elle tombe à 6,9 millions en 1850
et 6 millions en 1855.
Crise économique en Allemagne : chômage, réduction des salaires.
Dépression économique au Portugal.
Maladie de la pomme de terre aux Pays-Bas, en Irlande et en France.
Second boom du chemin de fer au Royaume-Uni (1845-1847), qui emploie jusqu’à 300 000 personnes.
Le pape Grégoire XVI refuse le chemin de fer susceptible de colporter les idées nouvelles
107
Voir les dernières prudhommales en France. La participation s’est élevée à 25,6%, en baisse de sept points par rapport à
2002.
108
Le dernier cirque des élections du 1er Secrétaire du PS est assez éloquent.
109
Si vous conduisez régulièrement, vous connaissez le chantage aux points de permis, et le coût d’un dépassement de 1 ou 2
kms.
110
Connaissez-vous le fonctionnement des grandes écoles ?
111
La Mer d’Aral, La forêt amazonienne, les déchets nucléaires…la pollution de l’air et du reste !
112
La marchandisation de certaines activités qui auparavant étaient régies par d'autres logiques. Ainsi, Internet aurait très
bien pu se développer sur une base non marchande, comme le prouve l'existence de logiciels libres. Pourtant, la tendance
semble plutôt à la privatisation de ce réseau, afin de pouvoir vendre des services. Il y aurait aussi une marchandisation de
l'univers domestique : de nombreuses tâches effectuées par la famille sont souvent soit rémunérées, soit externalisées.
113
La globalisation et les politiques de stabilisation et d'ajustement structurel qui lui furent associées ont eu pour effet un
accroissement des disparités économiques et sociales entre les pays et à l'intérieur de ceux-ci. En Amérique latine et en
Afrique vint le temps des décennies perdues. Les inégalités de salaire et de revenu n'ont cessé d'augmenter. Dans la plupart
des pays en développement, la population a crû plus rapidement que la création d'emplois.
L’esprit nicodémite est un esprit obsolète, intrinsèquement impeccable et parfaitement inutile, comme
le temple d’Edfou114 ! Son réalisme joue dans le court terme : gestionnaire, mais non pas visionnaire.
Or, c’est de prophètes que nous avons besoin !
On croit qu’aujourd’hui les valeurs anciennes, traditionnelles, par exemple, se transforment, muent
(aime-t-on à dire). Cela est inexact : il s’agit d’une véritable débâcle, une débâcle qui n’a pas encore
l’air d’une débâcle (vous dit-on, aussi). Mais quand la moisson va-t-elle commencer ?115
Les questions renvoient à des seuils à franchir et non pas à des modes ou des réformes à appliquer. Pas
un plan social, mais un ex ode.
Vers quel monde ?
Quelle Europe ?
Quelle société ?
Quelle église ?
Il faudra bien que quelqu’un y réponde… un jour. Mais y aura-t-il seulement quelqu’un pour le
faire116? Les personnes en charge sont trop âgées, et bien que hugoliennement vêtues de probité
candide et de lin blanc, elles sont incapables de se poser ce type de questions, ni ne sont urgées d’y
répondre, car elles meurent bientôt ! Ces questions seront laissées aux suivants qui peut-être les
laisseront eux-mêmes tomber ! Il est des voitures qu’on ne répare plus : on les jette à la casse, et sans
regret !
L’homme le sait d’expérience : Tout changement est une subversion de l’ordre en cours. Une
révolution, cependant, ne respecte pas les lois : elle les change. Upset down ! Devant un monde en
plein mouvement brownien, le réflexe panique de beaucoup est de s’écrier : A moi, les murs : la terre
m’abandonne ! Les nicodémites sont au premier chef les gens des murs 117 : ces murs qui, autrefois,
séparaient clairement la vérité de l’erreur. Dans le même temps, les structures continuent de se
calcifier : elles tournent à vide, peut-être, mais elles tournent … –ce qui rassure.
Les nicodémites, c’est ce qu’ils aiment dans leurs rôles officiels : les structures, les constructions, les
définitions. C’est le triomphe du discours – et télégénique autant que possible.
Ah ! Sépulcres et tombeaux ! Vides, mais si beaux, propres, blanchis…Ah les merveilleux nuages 118!
Les définitions sont claires et fermes : peu les écoutent, moins les entendent, et personne ne les
comprend. Quant à les mettre en pratique ! N’importe : il en est ainsi depuis longtemps : Réaffirmons
la vérité ! C’est la version Non posumus non loqui des bavards, le psittacisme de la fidélité pruritaire.
En tout cas : publiquement. Les réserves, les observations critiques, sont pour la seule sphère privée.
On parle entre soi : colloques, symposiums, synodes, conciles.
Eh bien, qu’ils parlent ! Est-on en train de s’y résigner !
114
Le temple d'Efou est dédié à Horus, le faucon (image éponyme du Christ : Horus et né d’Isis, la Vierge, avec la puissance
de Min, l’Esprit du dieu Amon Râ). Il date de l'époque gréco-romaine. Il est situé à environ 100 km au sud de Louxor. Sa
construction s'est étalée sur environ 180 ans. Jusqu’au milieu du XIXème siècle, le temple était entièrement enfoui sous le
sable. Le village d’Edfou s’étendait alors partiellement sur son toit. En 1877, Amélia B. Edwards écrivait : Il y a dix ans, seul
le sommet des pylônes du grand temple d'Edfou était visible... Ses salles ornées de sculptures étaient ensevelies sous
quarante pieds de terrain. Son toit en terrasse n'était qu'un amoncellement de huttes agglutinées, grouillant d'êtres humains,
de volailles, de chiens... Le temple fut dégagé sous la direction d’Auguste Mariette à partir de 1859. Afin de chasser les
habitants vivant sur le toit du temple, il usa de tout son génie. Il utilisa les enfants, en leur demandant de jouer aux fantômes
dans le temple à la tombée de la nuit. Les habitants pensèrent que le temple abritait alors des esprits et s’en allèrent de peur.
115
Intéressant : C'est le temps de la Moisson ! par David Wilkerson : http://www.voxdei.org/afficher_texte.php?id=952.2
116
Luc 18,8 Quand le fils de l’homme reviendra, retrouvera-t-il seulement la foi sur terre ?
117
Voir les films The Wall, d’Alan Parker ou If… de Lindsay Anderson
118
J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!
Baudelaire: Petits poèmes en prose, I (1869)
syntaxes et grammaires des NTIC -, fondé une solidarité inédite des hommes de la globalisation... Car
cela ne s’improvise pas !119
Nous sommes donc obligés à l’Utopie ? Tous les grands projets ont commencé par être des utopies. Et
aucune réalisation d’importance ne s’est réalisée qui n’ait été voulue absolument!
La modernité tardive120
Dans la Théorie esthétique d’Adorno121, on trouve une façon de définition et une réflexion sur la
modernité qui peuvent nous aider à sortir de l’alternative scolastique:
1. nostalgie d’une raison substantielle //
2. et fascination du sublime et de l’imprésentable.
Le (post) moderne (tardif) n’est pas seulement esthétique : il touche aussi les champs de la rationalité
pratique, particulièrement celui du politique. En effet, les signes de dislocation d’un art ou d’une
société ne sont pas nécessairement un trait de décadence ou de défiguration de ce qui était jusque-là :
mais ils nient avec assurance la clôture du toujours-semblable, et la trangressent ! L’up-to-dating,
l’aggiornamento, la nouvelle version ne nient que l’inappropriation de ce qui précède, sans en nier
l’appropriation historique. Ce qui était adéquat ne l’est plus : tout simplement ! Dans cette mesure, ce
qui est moderne est un mythe nécessairement tourné contre lui-même : son caractère intemporel
devient catastrophe de l’instant qui brise la continuité temporelle (T.W.Adorno). Et plus loin :
L’autonomie que l’art a acquise après s’être débarrassé de sa fonction cultuelle […] qui se
nourrissait de l’idée d’humanité, fut d’autant plus ébranlée que la société devenait moins humaine
(page 15)122.
sens. C’est en cela que son art de réfléchir sur l’art a à voir avec l’expression et la vision
postmodernes.
Ce qu’Adorno nomme la crise de l’apparence doit passer par la dislocation et l’explosion, pour ne
pas idéaliser - dans des productions accomplies et harmonieuses -, une réalité dans laquelle les
contradictions auraient désormais pris la forme de l’irréconciliable. Pour ne pas mentir sur l’état du
monde, l’art (se) doit (d’)attester cet irréconciliable
non comme l’adéquation réussie et permanente d’une intention et de sa texture socio
matérielle,
mais comme la crise – malgré la belle apparence de l’harmonie -, comme le terrible déclin
historique : celui de son identité, privée de toute habitation tranquille de son propre corps
comme de sa propre demeure.
La dislocation condamne ainsi toute œuvre à errer autour de sa vérité propre, à la vivre comme un
manque ou, ce qui dans une certaine mesure revient au même, comme une promesse. À cette vérité
d’ordre ontologique et topologique se substitue alors une autre vérité, sans doute beaucoup plus
éthique qu’esthétique, qui consiste à assumer le retrait de la première.
Le mode d’expression même de la mission – dans la mesure où cette dernière tend à l’achèvement et à
la perfection -, devient alors le principal et le plus immédiat obstacle à l’autre désir qui la meut, celui
d’être expression vraie : c’est le destin moderne, nécessairement tendu et irréconcilié, de la vérité et de
son expression. Quelque part Octavio Paz le dit autrement : une œuvre est moderne quand dans sa
texture est inclue la critique. Cette caractéristique pourrait-elle constituer la spécificité de la
dénonciation moderne, qui ne préserverait pas l’intégrité formelle d’aucune œuvre - dénonciatrice ou
non -, mais vivrait la contestation, l’opposition ou la contradiction jusque dans sa texture, dans
l’éclatement, la déliaison, la rupture de continuité spatio temporelle que la charge critique impose à la
construction même des choses ?
L’appel au devenir, au mouvement, au passage, qui retentit dans le fait même de la dislocation, ne
vient pourtant jamais à bout de cette insistance ou persistance quasi ontologique, et la forme la plus
aboutie et la plus autoritaire se retrouve dans les modes d’organisation politique, sociale, idéologique,
artistique, qui finirent par amener l’Europe –sans l’y réduire -, aux monstrueuses déflagrations du
20ème siècle. Peut-être en effet ces modes trouvent-il leur ressource et leur puissance dans une énergie
123
C’est-à-dire la fixation tardive d’un idéal, dans des formes historiquement investies, de toutes les qualités et de toutes les
valeurs de la dignité, de la vénérabilité, du sérieux, de la rationalité et de la profondeur, à quoi peut se rajouter la tradition et
la dogmatique !
Notre destin est de vivre dans l’espace-temps d’un conflit nécessairement sans résolution définitive,
car le geste de la révolte ne parviendra jamais à se défaire totalement de l’emprise de ce contre quoi il
se lève. Ce n’est pas déclarer la situation désespérée – sinon ce serait nier l’eschatologie ! -, mais
assumer positivement que la précarité soit un trait constitutif de l’espérance : n’y a-t-il pas là le
paradoxe fondamental paulinien du déjà & pas encore ou celui du moment promesse // réalisation,
cher à Gerhard von Rad124.
Le langage est toujours impur, et, s’il inquiète par là la souveraineté d’une vérité métaphysique qu’il
voudrait pourtant désigner de façon équivoque, il ne peut éviter de trahir les exigences éthiques qu’il
s’impose quand, soucieux de dénoncer l’illusion de toutes les valeurs, il prétend parler au nom d’une
probité sans faille. Car la langue dans laquelle il signifie cette probité est tout aussi impure et
inadéquate que celle qu’il parlait pour glorifier les valeurs.
L’esthétique d’Adorno apparaît en définitive comme une impressionnante méditation sur cette sorte de
perpétuelle déception, sur un double bind dont notre modernité tardive n’est pas plus émancipée que
ne l’était l’antiquité tardive. Mais ce paradoxe lui est constitutif et c’est une disposition essentielle du
Nouveau [tel qu’Adorno le comprend]. Philosophiquement la situation est d’autant plus signifiante
qu’elle est inexorablement confrontée à un différend temporel qu’elle manifeste, dont elle fait
l’expérience, mais qu’elle ne peut trancher.
L’abstraction de la modernité tient à ceci qu’elle est le désir d’un Nouveau qu’elle ne peut cependant
ni nommer, ni figurer. Parce qu’elle n’est pas capable de le fixer dans une représentation objective, le
Nouveau devient pour elle-même un impénétrable mystère. Elle setrouve ainsi placée entre deux
objectivités ou concrétudes, entre deux présences :
l’ordre apparemment intangible du monde pétrifié, qu’elle refuse impétueusement,
et la chose même du Nouveau, qu’elle ne peut cependant atteindre.
Mais ce balancement dans l’abstraction de l’entre-deux présente le risque toujours menaçant d’une
répétition effrénée de l’un et de l’autre. La passion du Nouveau comporte elle-même, en son plus
intime, une fascination pour des forces occultes qu’en son abstraction la modernité côtoie et qu’elle
peut contribuer à déchaîner, tout en se fétichisant.
Car si L’Ancien ne peut se réfugier qu’à la pointe du Nouveau, dans les ruptures et non pas dans la
continuité, c’est que la recherche du Nouveau est en son plus profond conduite par l’Ancien, qui
cherche dans la création du Nouveau à satisfaire ses besoins et à réaliser ses fins les plus essentielles.
124
Rad (Gerhard von), Théologie de l'Ancien Testament. Théologie des traditions historiques d'Israël, Labor et Fides
(Munich 1957)1963. Cette vision des choses ouvre une dialectique entre les deux Testaments. Son auteur, d'un bout à l'autre,
confronte les promesses et leur réalisation, les préfigurations anciennes, les "types", et leur accomplissement, les "antitypes".
Il marque les oppositions, mais également la continuité du dessein de Dieu, qui fait l'unité des deux Testaments : l'immuable
réalité céleste et la préfiguration de l'événement " à venir ", le sacrifice du Christ dont la portée est eschatologique.
125
La modernité est abstraite en vertu de sa relation avec ce qui l’a précédée. Inconciliable avec la magie, elle est incapable
de dire ce qui n’existe pas encore et cependant elle s’efforce de le faire pour lutter contre la honte que constitue le toujours-
semblable : c’est pourquoi les cryptogrammes baudelairiens de la modernité placent la nouveauté sur le même plan que
l’inconnu, que le telos caché, et l’assimilent – en raison de son incommensurabilité avec le toujours-semblable – à l’horrible,
au goût du néant.
Comble de la perversité des systèmes : la modernité, dans son action de s’opposer à l’ordre ancien
devenu règne du toujours-semblable, obéirait à une compulsion de répétition (un toujours-semblable
réitéré) dans laquelle s’imposerait en fait, secrètement et profondément, une stratégie de l’Ancien,
mais un Ancien rusé ayant compris que son triomphe passe aujourd’hui par les ruptures (les
explosions) qu’opère le Nouveau!
La modernité doit et peut se rendre capable et consciente de sa propre situation, de ses propres
contradictions internes, et refuser de laisser libre cours à quelques-uns des désirs qui pourtant la
constituent : il y a lieu sans cesse de faire le partage entre deux versions, pourtant indissociables par la
seule apparence immédiate, du moderne lui-même : qui, dans sa revendication du Nouveau, peut
comprendre ce dernier
soit comme pointe perverse de l’Ancien,
soit comme authentique dislocation126.
Le contenu de vérité de la modernité ne peut être posé de façon immédiate, il n’a pas de lieu propre
hormis cet interstice, cet intervalle précaire : il n’y a pas d’instance de la vérité, mais seulement un
clignotement, une insinuation instantanée dans laquelle ne s’impose aucun contenu ni aucune valeur
tangible, qui ne se fixe en aucune figure. La vérité se trouve dans la césure. Mais la formule doit être
réversible : il faut que l’affirmation selon laquelle
la vérité se trouve dans la césure soit convertible en :
la césure est en elle-même vérité.
Mais comment vérifier ? Elle est furtive, la vérité. Furtive !
Cette convertibilité générale de la négativité en authenticité recèle l’une des contributions les plus
notables d’Adorno à une réflexion sur la modernité en général : c’est aussi l’un des héritages les plus
constants de la pensée de Walter Benjamin. C’est parce que l’époque moderne est d’abord décrite
comme se tenant au plus près du pire, que le thème d’un possible bouleversement auto-critique - une
conversion -, revêt la signification éminente d’un salut127.
La modernité se présente comme tendue entre des voies adverses, entre des possibilités esthético-
politiques inconciliables jusqu’à la soudaineté d’un acte qui fait exploser le toujours-semblable, la
continuité, l’intégrité de la forme, la plénitude de la composition. C’est bien ici le motif de l’explosion
et de la dislocation
De fait, toute la question de la modernité réside dans une compréhension de la vérité qui à la fois se
sépare de ses acceptions philosophiques traditionnelles et cependant en maintienne, malgré tout, le
126
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques; - Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
André Chénier, L'Invention
127
C’est en s’interrogeant sur l’univers baudelairien que Benjamin a affiné les concepts les plus importants de sa philosophie
de l’histoire, qu’il s’agisse de l’usage baroque de l’allégorie dans la quotidienneté, de l’image dialectique ou de la logique de
la marchandise, qui fonde la modernité. Et sa dernière thèse sur la philosophie de l’histoire, écrite en 1940, peu de temps
avant son suicide décalre : … pour les Juifs l’avenir ne devint pas néanmoins un temps homogène et vide. Car en lui chaque
seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie. http://remue.net/spip.php?article1947
concept. La notion de modernité a peut-être pour contenu une proposition, double, quant à la vérité.
Elle énonce
- d’une part qu’il est propre au moderne que la vérité ne puisse s’y présenter que dans
l’intermittence, et non comme figure ;
- et d’autre part que dans la modernité, le désir d’une figuration de la vérité ou d’une
présentation de la vérité comme figure renforce nécessairement l’hégémonie d’une disposition
au mythe.
Les deux éléments de la proposition s’articulent, avec l’insistance constante et parfois pathétique
d’une sorte de sourde conviction selon laquelle le mythe est l’horizon indépassable du moderne ; et
c’est à cette conviction que répond la position d’une vérité qui tiendrait dans l’interruption, dans la
césure, dans la désorganisation. Car la vérité ne résiste au mythe que quand elle est temporelle : une
vérité de passage, en quelque sorte, trahie dès qu’on tente de la fixer, de la constituer, de
l’institutionaliser. La modernité serait l’époque dans laquelle la seule vérité que l’on puisse admettre -
sans renforcer encore ce qui contredit ou détruit l’existence -, est celle qui advient comme catastrophe.
La fin de Byzance
Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande !
Ap 18,2
Jadis, l’empire de Byzance s’écroulait bien sagement pendant que l’on discutait sans fin128 de points
doctrinaux et de subtilités théologiques. Comme si le monde devait être conforme à la pensée et aux
discours que nous croyons devoir faire sur lui. Mais le monde se moque royalement de nos pensées :
surtout de nos jours, et en nos pays ! Tous les empires ont dû l’apprendre. Après coup ! Quand ils
étaient désormais en ruines…
Byzance est déjà tombée maintes fois et le monde s’est recomposé autrement, maintes fois, lui
aussi 129! Bon an, mal an. Pour autant, qu’un monde meurt ne signifie pas que le monde humain est
menacé. Nouveau visage ne signifie pas absence de vie.
Le monde occidental se trouve aujourd’hui dans une situation cousine de celle des empires finissants :
Harappa, Mohenjo-Daro, Çatal Höyük, Babylone, Athènes, Rome, Carolingiens, Saint Empire Romain
Germanique, Empire Français, Troisième Reich, Empire américain, Empire du Milieu… Et voici que
le monde lui échappe. De nouveaux empires se recomposent, mais –chose étrange- nous ne le voyons
pas : Internet est un monde invisible, mais il peut aussi en devenir l’image visible130 ! Ou bien encore,
la fuite en avant tient lieu de vision d’avenir : de là, cette aberration de construire une Europe qui
serait une sorte de grand emporium aux ambitions purement économiques…
De même, les responsables ecclésiastiques semblent ne pas s’être aperçu – ou n’avoir pas voulu voir ?
-, que la terre tournait : il aura fallu quelque trois cent cinquante ans pour qu’un pape (polonais)
reconnaisse que Copernic (polonais) avait eu raison. Donc aussi Galilée, pourtant condamné en son
128
Ce qui devint les tractations byzantines…
129
Les disciples lui posèrent cette question : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu'Élie doit venir d'abord ? Il répondit : Il
est vrai qu'Élie vient rétablir toutes choses. Mais je vous dis qu'Élie est déjà venu, et qu'ils ne l'ont pas reconnu et qu'ils
l'ont traité comme ils l'ont voulu. Mt 17, 8-13
130
Image visible du dieu invisible Col 1,15
temps. Par malchance (pour lui), Giordano Bruno, fut trahi par le Doge Mocenigo qui le livra à
l’Inquisition du Cardinal Bellarmin qui, lui, lui cloua proprement le bec131, et l’incendia132! Par chance
(pour lui) Kepler était hors de portée des foudres romaines. Grâce à quoi, il pouvait impunément relire
le ciel à la mesure de notre humaine raison133.
Cependant, les cieux nouveaux du début des Temps Modernes n’étaient pas un obstacle pour le
christianisme. La vérité n’est jamais un obstacle : elle doit même libérer, nous dit Jean l’Evangéliste.
Elle peut être l’occasion d’une crise, mais cette crise donne de faire un nouveau pas. Une crise de
croissance. Hélas ! Nous sommes plutôt familiers des anciens pas. C’est ainsi que les pensées des
réformateurs ont été répétées à l’identique pendant des siècles. Or, une idée juste peut devenir fausse
au fil des siècles. La flèche du temps atteint tous les beaux édifices de notre glorieux passé. Et un bel
édifice lézardé n’est pas aujourd’hui, ni jamais, une demeure habitable.
Après Constantinople, Byzance a disparu. Istambul a pris sa place. L’empire romain d’Orient, puis
l’empire byzantin, puis l’empire ottoman : chacun a eu son heure de gloire. Mais aussi ses moments de
violence et de cruauté. En sorte que les conquérants arabes ont parfois été accueillis comme des
libérateurs par les populations (égyptiennes et sémitiques) qui vivaient sous le joug byzantin.
La SDN a disparu ; l’ONU l’a remplacée. Car le monde de 14-18 n’était pas celui de 1945. Et celui
des années 40, n’est plus actuel depuis longtemps ! Si une tribune universelle est indispensable, encore
faut-il que toutes les nations puissent y accéder réellement : ou bien cette ONU est capable de se
réformer en profondeur ; ou bien elle est vouée à disparaître bientôt.
D’autres empires se composent, se décomposent et se recomposent sans cesse. Plutôt que des empires,
ce sont les pôles de la civilisation humaine que sont les mondes africain, asiatique, latino-américain,
arabe, européen… Mais, et de plus en plus, se constituent les mondes du mental : l’informatique, le
cybernétique, le robotique, le virtuel, toutes les NTIC…Toutes ces voix exigent d’être entendues, car
toute vérité si noble, grande et vénérable soit-elle ne pourra jamais correspondre de façon à être
entendue sans être formatée selon les conditionnements nécessaires et suffisants de sa réception.
C’est alors seulement que la voix – et celle de la justice entre autres -, pourra être qualifiée et crédible.
La logique des plus forts (qui est celle du profit) continue alors de régner, avec ses collatéraux de
violences et d’injustices, et partant de contre-violences et de révoltes.
Le réalisme des nicodémites les plus divers (gouvernement, université, administration, églises…) et
des bien-pensants de toutes sortes, est une pesanteur sysiphique … Mais il en train de faire long feu :
Le monde nouveau n’est pas la continuation du monde ancien134.
131
Le 17 février 1600, il est mis nu, la langue entravée par un mors de bois l'empêchant de parler, sur le Campo Dei
Fiori et supplicié sur le bûcher devant la foule des pèlerins venus pour le Jubilé.
132
Serge Filippini, L’Homme incendié, Phebus 1990
133
Sur ce point, d’ailleurs, les Réformateurs n’ont pas été plus clairvoyants. Ils ont, certes, dit des choses essentielles en leur
temps, mais ils n’ont pas tout compris du monde nouveau. Luther et Calvin ont raillé les hypothèses de Copernic.
134
Le feu, je suis venu apporter le feu sur la terre, et j’attends avec impatience qu’elle s’embrase…Lc 9,51-54
135
C’est ainsi que les latino américains appellent l‘occident, par rapport à leur monde, le Mondo Novo, le Nouveau Monde !
136
C’est le phénomène de Nachträglichkeit. Voir EICKHOFF Friedrich-Wilhelm; KOELTGEN Rod, On Nachträglichkeit :
The modernity of an old concept, International journal of psycho-analysis, 2006, vol. 87, Institute of Psycho-analysis,
London. - La Nachträglichkeit fournit à la mémoire, non pas l'événement, mais sa signification traumatique, et elle signifie
une complémentarité circulaire des deux directions de temps. Conçu par Freud dès 1895 dans le projet d’une psychologie
scientifique, le concept demeura longtemps dans son travail sans statut officiel, mais toujours présent par son caractère de
développement nécessaire biphasé et de latence pour les raccordements temporels d'arrangement et de causalité psychique.
Comme principe implicite, il est lié à l'ajournement et le début biphasé de la vie sexuelle… Pratiquement oublié tout un
temps, il a été rappelé à la circulation par Lacan en 1953, pour souligner séparément les deux vecteurs (rétroactivité et
répercussion) qui sont unis sous la forme substantive inventée par Freud.
Le concept de Nachträglichkeit est d’essence constructiviste, préconisant un art d'interprétation comme une
entreprise innovatrice par laquelle des raccordements sont non seulement démasqués, mais également créés, constitué par la
réinterprétation suivante d'un passé subjectif. La réception du concept de Nachträglichkeit est maintenant interdisciplinaire,
Chapitre 3
Les planètes s’éloignent les unes des autre à une vitesse d’autant plus grande qu’elles sont déjà plus loin :
et il n’y a pas de centre…
Albert Einstein
Rendre l'âme ? D'accord, mais à qui ?
Serge Gainsbourg
Si Dieu gouverne le monde, une chose est sûre,
c'est qu'il le gouverne de plus en plus haut et de plus en plus loin
Emile Durkheim138
Ils ont encore plus d'un milliard d'hommes répartis sur cinq continents. Source toujours vive d’un
système organisationnel bimillénaire, depuis le cas singulier d'un chef de religion, le pape, à la fois
pasteur et homme de pouvoir, et une histoire synthétique de la morale et de la politique de la religion
catholique. Elle recèle les arcanes les plus secrets de l'organisation du pouvoir du Vatican et
l’expertise des relations entre l'Eglise et la modernité à travers l'histoire. Aujourd’hui classée en sept
grandes familles qui composent la communauté des croyants - des traditionalistes aux rebelles -, cette
planète connaît en permanence les profonds bouleversements de la géographie de la chrétienté dans le
monde, de la France à la Chine, de l'Italie au Brésil.
Est-elle en ébullition ou en crise ?
Ou au contraire connaît-elle un regain d'influence ?
Jean-Paul II a-t-il restauré l'autorité de la papauté ?
Quel chemin prend aujourd'hui l'Eglise de Rome ?140
Certains croient penser quand ils ne réarrangent que leurs préjugés. Un de ces préjugés très répandus
est la conviction que le christianisme est arrivé à sa fin. Rien n'est plus faux, car le christianisme se
développe plus vite que la population mondiale – mais pas dans ses formes conventionnelles. Ce
nouveau christianisme se manifeste dans les formes d’une pentecôte globale.
Considérons les statistiques suivantes, établies par David B. Barrett. Les dénominations en pourcentage de
l'ensemble du christianisme
Géopolitique du christianisme.
À première vue les Églises chrétiennes ont perdu au cours des deux derniers siècles une grande partie
de leur légitimité. On parle tous azimuts de dérégulation institutionnelle, d'affaiblissement des grandes
religions traditionnelles - surtout les chrétiennes, car la musulmanne (besoin identitaire, volonté
d’exister et taux de natalité aidant), gagne ses adeptes plutôt qu’elle n’en perd -, de baisse de la foi et
de croyance en Dieu142. On ne peut pourtant pas s'arrêter à ce simple constat.
D'abord, même en régime de stricte laïcité (positive, selon les discours de N.Sakozy et du Pape
J.Ratzinger), les grandes religions - et singulièrement le christianisme -, restent les cultes privilégiés,
bénéficiant encore d'atouts institutionnels et matériels importants.
Ensuite, cet affaiblissement, caractéristique européenne et plus encore latine, ne concerne encore
- ni les États-Unis - où les églises protestantes sont plus que jamais dominantes (Evangéliques
et Pentecôtistes), leur proximité des cercles de pouvoir s'étant même accentuée durant les cinq
dernières présidences,
- ni l'Asie, qui connaît une croissance – même si modérée -, du christianisme,
- ni l'Amérique latine, où pourtant chaque jour 8000 caholiques passent aux églises protestantes
(il est vrai qy’ils restent chrétiens !),
- ni encore l'Afrique qui est le terrain d'affrontements entre les prosélytismes chrétien et
musulman.
Les christianismes, dans leurs versions moderniste ou anti-moderniste, moderne, postmoderne, et
tardive se sont adaptés tant bien que mal – l’histoire le dira ! -, à la globalisation technologique et
économique. Ils se sont, en outre, résignés à certaines re-compositions et ré-expressions actuelles de la
foi à travers les mouvements charismatiques aussi bien catholiques que protestants. L'orthodoxie,
quant à elle, reste une des variables déterminantes des équilibres balkaniques. Au-delà de la scène
nationale, ces mouvances sont en compétition sur la scène transnationale.
Si
- au sens restreint, la géopolitique se définit par l'étude des rapports (de contrainte, de
dépendance, d'intérêt, d'instrumentalisation, etc.) qui lient toute politique à un espace,
- au sens large, elle poursuit ce dessein en privilégiant le niveau des relations internationales et
des équilibres mondiaux.
L'option géopolitique, en ce dernier sens, doit intégrer la religion comme une donnée majeure
de toute culture géographiquement située, précédent en importance les intérêts stratégiques et
économiques143. Le christianisme est actuellement en travail dans la mondialisation : et cette
mondialisation lui offre des chances et des possibilités qu'il s'agit aussi de mesurer.
Question : Quelles ressources spécifiques dispose le christianisme, dans ses diversités
originelles, susceptibles d'être mobilisées efficacement dans le cadre d'une société
mondiale en phase de transnationalisation 144?
Dans ce cadre général, l'approche de l’analyse doit être (au moins) double.
1. D'abord, par grande famille chrétienne.
- Ainsi, avec l'effondrement du communisme, l'orthodoxie145 se trouve propulsée
dans une donne géopolitique très nouvelle, mais pas plus facile pour autant
(Balkans, Russie, Ukraine).
- Le catholicisme, même vu sous le seul angle de la diplomatie vaticane 146, apparaît,
sans surprise, comme un vieux roulier de la géopolitique,
- tandis que le protestantisme147 grâce en particulier à l'actuelle prééminence des
États-Unis et aux succès foudroyants du pentecôtisme, se voit propulsé sur le
devant de la scène mondiale chrétienne.
2. Ensuite il s’agit de jauger l'impact, les chances et les limites du christianisme,
continent par continent, tant les situations sont différentes, en effet,
- entre des Amériques massivement chrétiennes
- et l'Asie au christianisme infinitésimal.
142
Deux expériences et réalités toujours à distinguer.
143
Voir Chelini-Pont, biblio
144
Voir Chelini-Pont, biblio
145
Voir François Thual, biblio
146
Voir Gérard Frémiot, bilio
147
Voir Sébatien Fath, biblio
Peut-on dégager quelques idées communes ou quelques pressentiments d'avenir, après s’être livré à ce
type d’analyse ?
- D'abord, et au moins, deux perspectives :
1. le christianisme est un acteur majeur de la mondialisation, et est en mesure d’y
augmenter son influence,
2. ensuite il lui est particulièrement bien adapté,
- de par ses principes congénitaux d'universalité et d'historicité,
- par sa capacité – insuffisamment utilisée encore -, à s'inculturer à des mondes
multiples
- et à rebondir face aux défis historiques.
- Il est criant d’évidence – très insuffisamment prise en compte -, que la mondialisation
1. impose aux vieilles confessions chrétiennes ses logiques neuves
2. et finira par les pousser – volens nolens bon gré mal gré -, à générer des figures
nouvelles de l'être chrétien (contenus et formes)148. De ce point de vue le
Pentecôtisme, assurément protestant et modernisateur, s’adonne à la refonte de bien
d'autres héritages149 en une combinaison novatrice : il pourrait être fort symptomatique
d'un christianisme mondialisé encore ou proche à venir.
- Par rapport aux études de sociologie religieuse classiques, où prévalent microsociologie et
européocentrisme sans soupçon, nous sommes sommés d’opérer un élargissement et un
déplacement du regard, susceptibles de révéler une dynamique chrétienne à laquelle l'Europe
n'est plus guère habituée. Il n’est quère que de constater – en voyageant hors de l’orbe de
l’urbs et en lisant autre chose que l’Osservbatore Romano -, une recomposition chrétienne en
phase avec la recomposition sociopolitique du monde, pour prendre conscience que nous ne
sommes plus habitués au moins en Europe, à un retrait intérieur du christianisme par rapport à
sa prétention universelle originelle.
-
Quand la patrie est en danger, elle exige un Comité de Salut Public !
Une contre-offensive critique et prospective s’impose : demandons-nous par exemple avec Raphaël
Liogier150, si la recombinaison mondiale du christianisme avec les Droits de l'homme ne serait pas la
réponse d'une nouvelle légitimité chrétienne capable, face à ce qu'il appelle le schizo-humanisme qui
mine l'actuelle modernité, de dépasser les impasses d'une civilisation sans religion.
Car, même si cela doit revenir à franchir – transgresser doit-on écrire, en invoquant le O Felix culpa
augustien ! -, la séparation du positif et du normatif ou du réel et du possible ou du souhaitable,
ce qui compte en ce moment de l’histoire et de notre responsabilité devant elle,
c’est de voir là ou de ne pas y voir justement, l'indice d'une recomposition qui interpellerait même
l'épistémologie de sa science ; et le cas échéant, avoir alors le courage d’estimer en conscience ne pas
148
Hans Küng aurait-il prophétisé, dans Être Chretien ? Seuil 1994
149
Voir Walter J. Hollenweger : même si cette combinaison montre encore bien des faiblesses, en particulier intellectuelles.
N’oublions pas le temps d’écriture des évangiles caniniques et qu’il a fallu pas moins de 4 Conciles pour établir le contenu de
la vraie foi aux 4ème et 5ème siècles impériaux!
150
Voir bibliographie générale.
devoir laisser seuls le philosophe et éventuellement le théologien prendre part au débat avec la
géopolitique151.
Pat Robertson, appelant au meurtre du Président Chavez du Vénézuela, est l’un des chefs de file des
fondamentalistes protestants américains.
Après avoir été, en 1988, candidat à la présidence du Parti républicain, il a fondé en 1989 la Christian Coalition,
qui est la principale force de la droite chrétienne américaine, celle-ci étant formée d’un très grand nombre
d’Églises évangéliques153. Pat Robertson, inspiré par une idéologie fondamentalement réactionnaire, n’est pas le
seul à dénoncer, malgré la fin de la guerre froide, des idées suspectées de communisme. En Géorgie (ex-
soviétique) et en Ukraine, les évangéliques, avec des financements américains, viennent de jouer un rôle
important dans la révolution des roses et dans celle qui a choisi la couleur orange pour symbole, l’une et l’autre
ayant pour objet de contrer l’influence de la Russie. En Côte-d’Ivoire, où l’influence française est combattue par
celle des États-Unis, au fur et à mesure que l’on prospecte le pétrole dans le golfe de Guinée, madame Gbagbo,
dont le rôle est grand, s’appuie(rait), pour éliminer des opposants, sur des sortes de milices évangéliques, en
l’occurrence pentecôtistes. Dans des discours politico-religieux étonnants, elle invoque la lutte du bien contre le
mal pour diaboliser les Français qu’elle accuse de préparer, en Côte-d’Ivoire, un génocide comparable à celui
dont ils auraient été soi-disant complices au Rwanda. Au Brésil, la multiplication récente des Églises
évangéliques est telle que l’Église catholique s’en inquiète grandement. En Éthiopie, pays ancestralement
chrétien, les évangéliques s’en prennent à l’Église traditionnelle.
Les évangéliques américains, dont l’influence est grande au Pentagone et à la Maison-Blanche, jouent un rôle
considérable dans cet étonnant mouvement qu’est le sionisme chrétien qui apporte un soutien actif à la politique
de l’État d’Israël. Ces chrétiens, très majoritairement des protestants évangéliques, se sont persuadés que la
reconquête par les Juifs de la Terre qui leur avait été promise par Dieu – Eretz Israël – hâterait ou provoquerait
le retour du Messie, et même la conversion des juifs au christianisme154.
Ces cas sont si nombreux qu’on en arrive à considérer les Églises évangéliques comme les agents
d’influence géopolitique des milieux dirigeants américains. Parmi les protestants français, on est fort
embarrassé et l’on évite de parler des évangélistes américains, et encore moins des télévangélistes,
sous le prétexte que la presse use d’une appellation inexacte. Il y a pourtant un problème politique des
Églises évangéliques. En effet, bien qu’elles aient en Amérique de nombreux adeptes dans les milieux
aisés, elles sont particulièrement actives auprès des catégories sociales défavorisées, non seulement
aux États-Unis, mais aussi en Amérique latine. Au Brésil, nombre d’Églises évangéliques ont soutenu
la campagne du Parti des travailleurs pour l’élection de Lula comme président. En Afrique comme en
Amérique centrale, les évangéliques prêchent et apportent leur aide dans les camps de réfugiés. Les
mouvements évangéliques se sont développés aux États-Unis depuis seulement quelques décennies.
Aussi n’est-il pas inutile de rappeler sur des temps bien plus longs l’évolution politique du
protestantisme.
Un peu d’histoire
En dépit des terribles guerres de religion qui ont ravagé l’Europe occidentale aux 16 ème et 17ème siècles, les mouvements
protestants, inspirés par les idées de Luther et de Calvin dénonçant l’autoritarisme et la corruption de la hiérarchie
catholique, ont suscité de grands changements que l’on peut considérer comme démocratiques. En effet, dans les diverses
151
Pour tout ce qui précède voir A propos de Camille Tarot, Géopolitique du christianisme, Archives de sciences sociales
des religions, 131-132 (2005) - Varia : http://assr.revues.org/index3103.html. Consulté le 21 décembre 2008.
152
Voir LACOSTE Yves, Les évangéliques à l’assaut du monde, Hérodote, N° 119 2005/4
153
Si le terme d’évangélique est utilisé aux États-Unis, mais aussi en France, par les américanistes et par la plupart des
pasteurs protestants, la presse française parle en revanche couramment d’évangélistes, sans doute en raison des discours
propagandistes de leurs leaders dans de nombreux pays.
154
Les sionistes chrétiens se sont d’abord manifestés en Angleterre et l’un des plus fameux d’entre eux fut lord Balfour,
ministre des Affaires étrangères qui fit en 1917 la « déclaration » promettant un « foyer national juif » en Palestine. C’est
ensuite surtout aux États-Unis que s’est développé le sionisme chrétien.
formes qu’a prises ce nouveau christianisme, chaque fidèle, qu’il soit homme ou femme, devait apprendre à lire, afin de
pouvoir personnellement trouver dans la Bible les réponses aux problèmes qu’il se posait, grâce à l’inspiration divine et
éventuellement l’aide d’un pasteur. Au contraire, les catholiques, qui étaient alors presque tous illettrés, vivaient dans la
crainte et la dépendance des membres du clergé.
Dans les États devenus protestants, notamment en Angleterre, les controverses religieuses et politiques et les divergences
doctrinales incitèrent des opposants à fonder de nouvelles Églises, et surtout à quitter l’Europe pour aller s’installer dans les
colonies britanniques d’Amérique du Nord où ils purent vivre religieusement plus ou moins à leur guise. Aux premières
organisations religieuses protestantes (méthodistes, baptistes presbytériens, quakers), qui se développèrent dans les colonies
qui formeront les États-Unis, se sont ensuite ajoutées de nouvelles Églises, au fur et à mesure de l’accroissement du nombre
des immigrés européens (majoritairement des protestants et des juifs) vers ce qui leur apparaissait comme une nouvelle et
immense Terre promise. Évidemment, des paroisses catholiques, pour les immigrés venus d’Irlande et plus tard d’Italie,
d’Espagne et d’Amérique latine, furent également créées.
Cependant, la liberté religieuse est restée l’un des grands principes démocratiques de la Constitution des États-Unis, ce qui
explique que la société américaine se caractérise par une très grande diversité de croyances et de rites. Dans ce contexte
fondamental de liberté individuelle, la concurrence entre ces diverses Églises chrétiennes explique peut-être que, de nos
jours (et plus que jamais), les citoyens américains accordent une très grande importance à leurs convictions religieuses dans
l’idée qu’ils se font de leur nation et dans les diverses questions politiques et choix d’évolution de la société.
Le Fondamentalisme protestant
Si l’on peut considérer que, aux États-Unis, nombre d’Églises protestantes ont contribué aux progrès
des idées et de la démocratie155, il est en revanche évident que se développent également des
mouvements religieux et politiques réactionnaires qui forment ce que l’on peut appeler un
fondamentalisme protestant. Celui-ci prétend guider les fidèles dans une lecture strictement littérale de
la Bible (tout comme les fondamentalistes musulmans avec le Coran) pour récuser certaines idées soi-
disant objets de malentendus, afin de promouvoir des principes prétendument fondamentaux qui
favorisent des mouvements politiques très actuels. Ce fut une des conséquences de la guerre
idéologique contre le marxisme (maccarthysme avant 1939), et notamment du désarroi d’une grande
partie de l’opinion à la fin de la guerre du Vietnam (1975).
Il y a depuis trente ans156 une ascension fulgurante des communautés de type évangélique ou
pentecôtiste. Le protestantisme évangélique s’enracine dans la vision biblique d’un monde où
s’affrontent les forces du bien et l’axe du mal et où les Américains, nouveau “peuple élu” par Dieu, se
croient dotés d’une mission universelle de conversion et de réforme. Il s’exprime par un prosélytisme
actif, un fort conservatisme moral et social, une lutte de tous les instants contre la permissivité et
toute forme de modernité étrangère à Dieu.
Les talents oratoires de prédicateurs diffusés dans les stades par les techniques de sonorisation, puis
par des chaînes de télévision financées par les associations de fidèles, ont fourni la puissance d’un
mouvement populiste à ce fondamentalisme religieux qui, par ailleurs, diffuse ses réseaux dans la
haute société. Les Églises évangéliques, et plus précisément pentecôtistes, sont les moteurs de ce
mouvement idéologiquement réactionnaire, mais qui est aussi un mouvement caritatif.
Autant il a combattu le communisme, autant il dénonce aujourd’hui le terrorisme mondial des
islamistes. Mais, hors des États-Unis, les réseaux évangéliques dénoncent à juste titre des régimes
autocratiques, tout comme le font les néo-conservateurs américains qui prétendent imposer par la force
la démocratie aux pays qui n’en sont pas encore pourvus. Les réseaux évangéliques aux États-Unis
jouent un rôle important dans les projets géopolitiques des dirigeants américains, en dépit de
l’aggravation du guêpier irakien, alors que les organisations évangélistes/ pentecôtistes, avec des
prédicateurs brièvement formés, mènent une expansion mondiale, en multipliant leurs églises et leurs
aides dans les quartiers populaires, en Amérique latine, en Afrique, en Asie mais aussi en Russie et
dans les pays de l’Europe orthodoxe157.
155
Martin Luther King était un pasteur baptiste.
156
Comme l’écrit Henri Tincq dans son avant-propos du Larousse des religions.
157
Les problèmes de notre temps sont compliqués à plus d’un titre, et pourtant, au sein même des Eglises sont rarement
évoqués les aspects théologiques et éthiques de la diffusion de la culture évangélique et lers retombées religieuses, politiques,
sociales et culturelles.
Par exemple ces ouvriers, des cheminots et des chauffeurs de bus de nos cités sont des immigrants des
Caraïbes et de l'Afrique. Arrivés à Birmingham (GB) - où exerce l’auteur -, ils fréquentaient les
Églises auxquelles ils appartenaient dans leur pays natal. Quand un pasteur méthodiste, un prêtre
catholique ou anglican lisait un passage de la Bible qui éveillait un écho dans leur mémoire, ils se
levaient et applaudissaient en disant : Mais oui, c'est vrai, dis-le encore une fois ! Ils chantaient les
cantiques avec beaucoup d'enthousiasme, en rythmant avec leurs pieds. Lors des enterrements, ils
dansaient leurs danses funèbres.
Cela n'a pas du tout amusé les Anglais. Les prêtres anglais ont dit à ces visiteurs noirs : Excusez-nous,
mais il nous semble que vous feriez mieux de ne plus fréquenter nos cultes. Cela ne plaît pas à nos
paroissiens habituels…
Il ne leur restait plus rien d'autre à faire que de fonder leurs propres Églises. Parce qu'ils n'avaient ni
pasteurs, ni prêtres, ils ont désigné parmi eux leurs pasteurs, leurs prêtres ou même leur évêque. Ils les
ont distingués par des vêtements liturgiques absolument merveilleux. Ils ont (r)acheté les bâtiments
des Églises dites établies – qui étaient vides pour la plupart. Ils les ont remplis de leurs rythmes
chauds, de leurs prières, de leurs rites de guérison et de leurs chants. Aujourd'hui à Birmingham, le
nombre de chrétiens noirs qui se rassemblent le dimanche matin dépasse le nombre de chrétiens
blancs.
Un développement similaire se prépare de moins en moins secrètement dans les grandes métropoles de
France, de Suisse, de Hollande, de Belgique, d'Allemagne et d'Italie. C'est un processus extraordinaire,
parce que – pour le moment – cette diaspora est très pauvre. 50 % des jeunes gens sont au chômage.
Néanmoins, ils financent l'achat de bâtiments et le fonctionnement de leur service social et diaconal.
Pour eux l'exclamation Alléluia, je suis sauvé ne désigne pas en premier lieu une expérience religieuse
comme c'est le cas pour les chrétiens blancs. Ce témoignage décrit la matérialité du salut158. Sans ce
Jésus et sa communauté, ils auraient été physiquement écrasés dans la jungle de la ville moderne. La
conversion d'un fondé de pouvoir de banque ou d'un agent d'assurance en Europe est tout autre
chose : pour lui, elle signifie une réorientation spirituelle, mais non pas une question de vie ou de
mort ; sans la religion, il aurait toujours sa famille, sa voiture, sa maison de week-end et son travail.
Ces pasteurs ouvriers, eux, ont voulu faire des études théologiques à l'Université. Non pas pour se
préparer à une carrière de pasteur – ils l'étaient déjà – mais surtout pour mieux comprendre le
christianisme. Mais ils n'étaient pas qualifiés. Oui, c'est à cause du lamentable système scolaire des
colonialistes. - Mais vous, Monsieur le Professeur, vous êtes un chrétien. Vous inventerez quelque
chose pour nous159 ! disaient-ils avec une naïveté désarmante.
Mais comment est-ce qu'on invente une éducation universitaire pour des étudiants qui sont intelligents,
hautement motivés, mais qui appartiennent à une culture orale ?
Ils peuvent décrire, mais ils ne peuvent pas définir.
Ils peuvent présenter leur théologie par une danse très différenciée ou par une narration
fascinante, mais pas par une discussion analytique.
158
L’expression est du théologien pentecôtiste Miroslav Volf, originaire de l'ex-Yougoslavie
159
Voir l'éducateur catholique Paolo Freire, un ancien du Conseil oecuménique des Églises à Genève, et sa pédagogie des
opprimés.
Est-ce qu'il faut devenir cartésien pour être théologien ? (européen pour evenir
chrétien ? romain, pour devenir catholique ?).
Quels arguments théologiques avons-nous pour ce colonialisme qui réduit la théologie
à la culture écrite occidentale ?
Il nous faut développer un modèle de théologie orale. Concrètement, une théologie qui s’exprime
autrement que par des discours de type scolastique. Et pour en citer e qui exite déjà, mais n’a pas le
label officiel du certificat conforme :
• Michelangelo fut théologien par la peinture et la scupture, et par l’architecture : les Ignudi du plafond
de la Sixtine sont un traité de christologie eschatologique que seuls voient ceux qui ont des yeux pour
voir160 !
• Les Jésuites de la Contre Réforme (bien mal nommée !) le furent eux aussi par l’archtecture, la
sculpture et la peinture baroques, sur un chemin qui désormais va de Lecce des Pouilles à Vilnus de
Lithuanie !
• Bach et Haëndel le furent par la musique des Passions, Messes, Oratorios et Cantates !
• Claudel par ses drames de l’âme noble et blessée!
• Bernanos par ses romans de splendide misère !
• Bergmann par ses films du doute existentiel…
• Béjart par le corps transfiguré…
• A Bali ce sont les doigts de la danseuse qui écrivent le sens dans l’air devant elle, ainsi que dans le
katakali indien…
• A Kyoto, c’est la mélopée régulière qui tombe des poutres de bois centenaires au rythme des horloges
d’eau du jardin zen…
Il faut donc apprendre une tout autre manière d'enseigner161 : danse, drame, musique doivent devenir
des matières normales d’enseignement! Et l’informatique, non pas (seulement !) la technique, mais les
structures mentales qu’elles génèrent et les appréhensions du sens qu’elles transforment162 !
Il est tellement évident que notre système d'éducation traditionnel est en crise que plus personne ne
s’en rend compte ! Les études de théologie comprennent le grec, le latin et l'hébreu ; on y apprend à
distinguer entre mythes, légendes et récits historiques, et que la Bible est une bibliothèque contenant
des genres littéraires très différents, que ces différences sont dues au contexte social et religieux des
différents auteurs, et que la sociologie littéraire nous permet même d'identifier ces différents milieux.
Mais dans nos communautés, on se demande encore : Comment Noé pouvait-il ranger tous ces
animaux dans son arche sans que les lions mangent les girafes ?
Mais pourquoi ? Parce que nous ne nous sommes toujours pas rendus capables de communiquer l'idée
fondamentale que certains textes de la Bible ne sont pas des récits scientifico-historiques, mais des
paraboles théologiques, qui fonctionnent comme les paraboles de Jésus. Même les prêtres et pasteurs,
qui ont pourtant fait des études (?!), ne l'ont pas compris, à en croire leurs sermons. De même, les
Evangiles ne sont pas des biographies de Jésus, mais des traités théologiques sur l'œuvre et la vie de
Jésus. Depuis un siècle, théologiens catholiques, protestants et évangéliques, savent par exemple que
l'évangéliste Jean n'est pas un témoin oculaire. Mais dans nos communautés, on cite toujours l'évangile
de Jean avec sa christologie exclusive et son anti-judaïsme163. Malheureusement, nous n'avons pas en
160
Voir Michel Masson, La voie nue, Le Cerf 2004, et mon DVD, Etreinte d’Eternité, 2008
161
Voir mon La Désertion de l’intelligence, encore à publier.
162
Voir mon Cyberman, Essai de téléconnectique, Bénévent 2008 (doublement présenté et préfacé par René Berger et Michel
Volle)
163
Les concerts pendant la Semaine Sainte, les Passions de Jean-Sébastien Bach ont chanté cet anti-judaïsme dans les coeurs
de milliers d'auditeurs. - Jean appartenait à un petit groupe de chrétiens persécutés. Ces chrétiens étaient en conflit avec la
synagogue. À l'époque de Jean, les chrétiens faisaient légalement partie de la synagogue. Ils étaient sous la protection de la
synagogue comme religio licita, une religion protégée par la loi romaine. Mais quand ils furent excommuniés de la
synagogue (Jean 16, 2), les chrétiens ont perdu cette protection. Les autorités juives les ont livrés au glaive de la police
romaine, ce qui a signifié : prison, persécution et torture, d'où le jugement négatif que porte Jean sur les Juifs.
Historiquement, c'est faux, mais psychologiquement, c'est plausible. Jean argumente : Si les Juifs nous haïssent tellement au
point de nous livrer à la persécution, ils ont d'autant plus dû haïr notre Christ !
meêm temps informé le public de ces faits et les intellectuels les ignorent. Il ne s’agit pas
d'attachement à une Église, mais uniquement du savoir de base qui est absent depuis longtemps de
notre société et de nos Églises, parce que nos Églises ont menti pendant tout un siècle, et se sont ainsi
disqualifiées pour longtemps ! Nous n'avons pas dévoilé ce que nous avons dû apprendre pour nos
examens. Nous étions incapables de le communiquer. Et pourquoi ? Parce que nous n'avons jamais
appris à communiquer oralement, à communiquer les faits critiques avec la même force émotionnelle
qu'un concert de Bach. Nous avons cultivé une théologie critique à usage interne et une théologie
pieuse pour le public. Ce mensonge de l’ambigïté éclate de toutes parts aujourd’hui. C’est pourquoi le
dialogue avec le Tiers-Monde, avec les Églises de culture orale est une affaire de vie et de mort pour le
Christianisme : nous sommes sommés d’apprendre une communication plus efficace, même si ces
Eglises n'ont pas encore appris, elles, à appliquer leurs dons spécifiques pour la communication orale à
la théologie critique. C'est notre responsabilité devant l’avenir et devant l’histoire, de nous - et de les -,
y intéresser.
Racine catholique
Il y a aussi une racine catholique des Églises pentecôtistes. Il est en effet frappant de constater que le
développement des Églises pentecôtistes est plus fort en terrain catholique. En Amérique latine, 8000
personnes quittent chaque jour l'Église catholique pour rejoindre ces Églises. Cela s'explique si l'on
comprend que le pentecôtisme n'est pas – comme on le croit en général – une forme non-conformisme
du protestantisme. Non, c'est une forme de spiritualité catholique populaire – évidemment sans le droit
canonique. Dans toutes les controverses de la Réforme, les pentecôtistes prennent position pour le
catholicisme, même s'ils croient être archi-protestants.
Ils croient par exemple au libre-arbitre, alors que les réformateurs le rejetaient.
Les Églises pentecôtistes ont une structure épiscopale, même si leurs chefs ne s'appellent pas toujours
évêques.
Elles divisent la réalité en deux espaces : l'espace de la nature et l'espace de la grâce, comme dans le
catholicisme pré-conciliaire. La thèse catholique : gratia non tollit sed perfecit naturam est sous-
entendue par les pentecôtistes.. Mais il faut la traduire : La grâce n'abolit pas la nature, mais elle la
conduit à son but.
Les pentecôtistes ont un ordo salutis qui quantifie la grâce. On peut recevoir plus ou moins de grâce,
plus ou moins d'esprit, une théorie qui était une abomination pour les réformateurs.
Il n'est donc pas surprenant que le Vatican mène depuis 20 ans un dialogue officiel avec les
pentecôtistes ;
D'ailleurs, ces idées catholiques ont été introduites dans le méthodisme par Wesley qui les a apprises
en lisant des livres catholiques. À travers le méthodisme américain et le Mouvement de sanctification
(Holiness Movement), ces idées sont passées dans le Pentecôtisme.
Racine évangélique
La mention du Mouvement de sanctification me mène à une autre racine du pentecôtisme, la racine
évangélique. Le mouvement de sanctification ou évangélique du XIXe siècle est à la base de beaucoup
de tendances modernes comme l'émancipation des noirs, le féminisme et le pacifisme. Le Mouvement
de sanctification avait des femmes pasteurs – déjà au 19ème siècle. Lorsqu'aux États-Unis régnait un
racisme brutal, le mouvement de sanctification a formé des esclaves noirs dans ses Universités, des
esclaves qui avaient échappé illégalement à leurs maîtres. Ce mouvement pieux et révolutionnaire a
lutté contre le capitalisme en créant des usines qui ne se soumettaient pas aux lois du capital, parce que
leur chef avait compris que la sanctification n'était pas une affaire purement religieuse et
individualiste. Ils identifiaient la dictature du capital comme racine de la guerre.
Au commencement du 20ème siècle - surtout pendant la première guerre mondiale -, tous ces textes
politiques et sociaux ont disparu des publications du mouvement évangélique164 qui se présenta alors
164
Les livres de Charles Grandison Finney et de Thomas Upham ont été expurgés de tout contenu socio-politique
comme un mouvement purement religieux avec un point de gravité sur l'éthique de la chambre à
coucher qui négligeait l'éthique de la chambre du commerce165 : cette dernière étant réservée à la
conscience individuelle. Pire encore, la mutilation des textes fondateurs de ce mouvement n'a jamais
été reconnue, ce qui fait que ce mouvement est aujourd'hui considéré comme un mouvement
individualiste et réactionnaire.
Le Pentecôtisme est extrêmement pluraliste, voire très post-moderne en matière d'éthique, de théologie
et de liturgie.
Certains sont subventionnés par l'État, pour d'autres, cette situation est le comble de l'abomination.
Certaines Églises pentecôtistes sont pédobaptistes, d'autres ne pratiquent que le baptême des adultes,
d'autres encore connaissent les deux formes de baptême.
Les unes reconnaissent le baptême d'autres Églises, alors que d'autres rebaptisent les convertis au
Pentecôtisme.
On trouve des pentecôtistes monogames et polygames.
Certaines Églises exigent de leurs pasteurs le célibat tandis que les pasteurs pentecôtistes sont, dans leur
grande majorité, mariés.
Mais la plupart des pasteurs pentecôtistes - et c'est probablement plus important -, n'exercent pas le
ministère pastoral comme gagne-pain, ne recevant aucun salaire de leur pastorat.
Quant à la définition de l'Esprit et du baptême dans l'Esprit, on rencontre une très grande
variété.
La question de l'œcuménisme se pose donc au sein du pentecôtisme lui-même. Et son développement
mondial accroît la nécessité d'un œcuménisme avec les autres Églises. Mais cette question dépend de
l'herméneutique biblique. Quelle est l'interprétation correcte de la Bible ? Y a-t-il plusieurs
interprétations possibles parce que la Bible elle-même offre une grande palette de théologies, de
liturgies et d'éthiques ?
Ce pluralisme se base sur la conviction de l'autonomie de l'individu : mais celle-ci n'a pas été inventée
par les pentecôtistes. C'est un produit d'exportation occidental. C'est le résultat de ce que nous avons
cru devoir civiliser le monde entier par nos concepts des philosophies de l'âge des Lumières. Cela ne
peut évidemment conduire qu’à une sorte de bricolage où chacun décide pour lui-même du contenu de
sa religion. Et les pauvres du Tiers-Monde réclament maintenant – et légitimement -, pour eux les
mêmes droits que la bourgeoisie occidentale. Les sociologues pas plus que les théologiens européens
ne sont ravis de ce développement. Mais Cela doit nous ouvrir les yeux sur les dangers de la
civilisation occidentale (western way of life) surtout quand cet individualisme est lié à un capitalisme
irresponsable !166 ? En tout cas, le pentecôtisme montre clairement qu'une lecture spontanée de textes
bibliques ne conduit pas à une vérité commune, mais plutôt à un vaste pluralisme. Est-ce un progrès
ou une régreession ? L'unité de doctrine est-elle une condition sine qua non pour l'unité de l'Église ?
Pensons à saint Paul qui a fait une collecte d’argent pour venir en aide matérielle à ses archi-ennemis
théologiques de Jérusalem. Saint Paul nous confronte à une conception de l'œcuménisme qui nous
paraît extrêmement étrange. Peut-être dans les années 2050 – il vaudrait mieux avant -, quand les
Églises occidentales seront convaincues de l'échec de leur théologie unidimensionnelle167 et de leur
œcuménisme doxocentrique168, une Université organisera une conférence interdisciplinaire et
oecuménique pour traiter sérieusement de ces questions, qui sont loin d’être résolues, ni d’avoir trouvé
de réponses adéquates, même transitoires. Quelle place et quelle fonction accordons-nous de fait -
nous les Églises déjà minoritaires catholiques et protestantes -, à ce type de réflexion ? Le fait que
nous soyons une minorité grandissante ne dit strictement rien sur l'importance et la fonction de cette
minorité169.
165
Walter Hollenweger, o.c. (sic!)
166
L’affaire Madoff - au moment où j’écris (jour de Noël 2008) -, qui inspira la plus grand confiance aux plus grandes
banques mondiales et était cité en exemple de probité, d’éthique et de transparence. Religion ?
167
Voir Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, Minuit 1968
168
Axé sur la doctrine (néologisme de l’auteur)
169
(Je rappelle que) je m’inspire et fais miennes certaines vues empruntées à Walther Hollenweger et réélaboborées par moi-
même. Pour retrouver l’original de W.H, ses notes et sa bibliographie, voir : www.unil.ch/irp
Chapitre 4
Le Globish
entre Babel et Babylone
Pour communiquer partout dans le monde, mieux vaut se contenter d'un parler simple mais
satisfaisant, et d'autant plus efficace. En organisant avec intelligence un dialecte spontané, pourrait-on
arriver à mettre au point l’outil de communication planétaire du troisième millénaire et se concentrer
sur le rôle enviable et mérité de première langue mondiale de culture, de prestige et de qualité 170?
Cette livre devrait décomplexer et aider tous ceux qui peinent à parler le bel anglais d'Oxbridge - ou
d'ailleurs
Plus d’1,5 milliard d’individus sont ‘capables’ de parler anglais. Sur le chemin de ce vieux mythe de
l’humanité - construction de la tour de Babel -, il faut pourtant nuancer : pour plus de la moitié de ces
soi- disant anglophones, l’anglais n’est qu’une langue apprise, le plus souvent imparfaitement : à
Hong Kong, 500 mots suffisent. Mais on n’en restera pas là : ce chiffre devrait atteindre les 3 milliards
d’ici à dix ans. Un terrien sur deux se servira de moins de 1000 mots d’un broken english pour parler à
la planète entière! D’après vous, ils liront plutôt le Jésus de Nazareth de notre pape théologien, ou une
BD japonaise ? C’est déjà le temps du globish !
En effet, au contraire du français (ou de l’allemand) par exemple, l’anglais ne s’embarrasse pas de
définitions, de déclinaisons, de conjugaisons et adore, dans sa version yankee, les abréviations de
toutes sortes. Ainsi il est difficile de savoir ce qu’est véritablement l’anglais et on pourrait facilement
parler de langues anglaises au pluriel171. Comme le bouddhisme l’a fait au plan religieux à travers
170
C’est au maître de la sémiotique actuelle, Umberto Eco, qu’il faut se fier et se confier pour ce genre de problématique :
Dire presque la même chose, Grasset & Flasquelle 2007
Sémiotique et philosophie du langage, PUF 2001
La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne LGF 1997
Les limites de l’interprétation, LGF 1994
La production des signes, LGF 1992
Lector in fabula, LGF 1989
L’ouvre ouverte, LGF 1979 (j’ai en son temps commencé par là à Bologne!)
171
J’en ai appris une dizaine de versions durant mon séjour de près de 10 ans en Asie du Sud Est.
toute l’Asie, l’anglais s’accommode de toutes les langues qui l’utilisent et se laisse localiser172. Entre
un anglais parlé par un Nigérien et celui parlé par un Canadien, les différences sont déjà si importantes
qu’elles ne feront vraisemblablement que s’accentuer.
De plus, cet anglais appris ne ressemble pas à celui de la BBC – encore moins à celui de la Reine -,
loin s’en faut, et c’est pourquoi on parle de globish (global english), ou english broken (anglais
simplifié). Cet anglais basique serait estimé à 1500 mots (je prétends moins), suffisamment expressifs
pour se faire comprendre et être compris. Il est alors question de messages pratiques et concrets, pas
de littérature ou de philosophie. 1 500, c’est peu comparé aux 8000 mots utilisés en moyenne dans une
langue.
Ce globish, enseigné comme tel par des méthodes genre Assimil, suscite comme il se doit beaucoup de
critiques quand ce n’est pas de l’exaspération ou encore de la jalousie. Il reste pourtant incontestable
qu’il est en train de s’imposer comme langue de communication liminale/minimale, sans que personne
n’ait rien décidé, en remarquant aussi que, concernant les langues, rares sont les décisions officielles
qui ont été suivies d’effets durables.
Dès l'époque de Philippe le Bel (1268-1314), on avait commencé à employer le francien (français) pour les actes
officiels, aux parlements et à la chancellerie royale. Ainsi, dès 1300, il se constitua une langue administrative et
judiciaire qui faisait déjà concurrence au latin. Les juristes romains et les philosophes grecs furent dès lors
traduits en français, en même temps que naissait
une littérature comique ou satirique plus adaptée à un public moins instruit (retenir cela !).
Quant aux savants, clercs et autres lettrés, à défaut de franciser leur latin, ils continuaient de latiniser
leur français.
Cette longue période d'instabilité politique, sociale et économique (retenir cela, aussi) favorisa un mouvement de
relâchement linguistique. Tout le système de l'ancien français se simplifia.
Les lettrés de l'époque réagirent en exigeant de conserver des graphies qui ne correspondaient plus à la
langue orale ; seule la langue écrite conserva les traces de la prononciation de l'époque précédente dans
des mots comme oiseau, peau, fou, fleur, coeur et saoul. (C’est ce qui vaut encore en français
contemporain, qui garde la présence étymologique de sa naissance, c’est ce que l’italien n’a pas
conservé : téléphone est devenu telefono, etc…)173
Si la langue parlée était laissée à elle-même, il n'en fut pas ainsi pour la langue écrite. L'orthographe
française demeurait encore très proche du latin, même si linguistiquement le français s'en est
considérablement écarté. On peut même parler de latin francisé.
Les traits les plus marquants du moyen français concernent le lexique et l'orthographe. Le français se
répandit de plus en plus en France et gagna des positions réservées naguère au latin, mais celui-ci prit sa
revanche en envahissant la langue victorieuse.
Dès le 13ème siècle, le latin savant faisait son apparition dans le vocabulaire français, mais, au 14ème
siècle, ce fut une véritable invasion de latinismes. Au terme de ce siècle, les emprunts au latin devinrent
tellement nombreux que les termes français parurent ensevelis sous la masse des latinismes. Un grand
nombre de ces mots ne connurent qu'une existence éphémère (intellectif ; médicinable, suppécliter),
mais d'autres réussirent à demeurer (déduction, altercation, incarcération, prémisse).
Il faut voir, dans cette période du français, l'influence des clercs et des scribes instruits et puissants
dans l'appareil de l'État ainsi que dans la vie économique de la nation. (une 3ème chose à retenir). Ces
gens, imprégnés de latin, éblouis par les chefs-d'oeuvre de l'Antiquité et désireux de rapprocher la
langue parlée, c'est-à-dire celle des ignorants, de celle représentant tout l'héritage culturel du passé,
dédaignèrent les ressources dont disposait alors le français (4ème remarque).
172
Voir Saicho (最澄) et La Légende de la Clef à Huit Langues (Hachizetsu Kagi)
173
Pour lutter contre les confusions dues, à l'initiale des mots, à l'alternance entre la lettre [u] et [v] dans la graphie, on ajouta
un [h] initial, ce qui permit de distinguer des mots tels que huis de vis, huître de vitre, etc. Plus tard, au XVIe siècle, on
introduisit la cédille pour distinguer la lettre [c] prononcée [k] de celle [c] prononcée [s], ainsi que les accents tels que à, â, ê,
ô. L'orthographe se compliqua, malgré les efforts de certains pour la rationaliser.
La déclinaison issue du latin et réduite à deux cas en ancien français tomba également, favorisant ainsi une
stabilisation de l'ordre des mots dans la phrase (sujet + verbe + complément) ; les prépositions et les conjonctions se
développèrent beaucoup, ce qui rendit la phrase plus complexe. Les conjugaisons verbales se régularisèrent et se
simplifièrent. Par rapport à l'ancien français, de nombreux mots disparurent, notamment les termes locaux.
Si les latiniseurs avaient été formés à la philologie romane, ils auraient sans doute habillé les mots à la
mode romane (vulgaire: peuple), mais ce ne fut pas le cas. Ces écumeurs de latin, connurent un succès
retentissant auprès des grands de ce monde, qui leur prodiguaient maints encouragements. Ces savants
latiniseurs translatèrent les textes anciens en les accommodant à l'état du français. Ce faisant, ils
éloignèrent la langue française de celle du peuple: ce fut le début de la séparation entre la langue écrite
et la langue parlée.
Conséquences :
Le français perdit la prérogative de se développer librement, il devint la chose des lettrés, des
poètes et des grammairiens.
Le français s'est développé librement entre les 9ème & 14ème siècles, mais le 15ème siècle
annonce déjà l'époque du dirigisme linguistique, caractéristique du français qui va suivre.
Flashback
Ce n’est pas la première fois qu’une langue s’impose comme moyen de communication plus ou moins
universel. Les trois exemples, en Occident, sont
1. le Grec durant l’Antiquité,
2. le Latin jusqu’à la Renaissance
3. et le Français jusqu’au XIXe siècle.
Aucune de ces trois langues n’a réussi à se maintenir comme telle durablement.
Difficile de disserter sur le grec, car on n’en connaît que la langue écrite, sans savoir quel grec parlait
le citoyen de Marseille (colonie grecque) au 2ème siècle après J.-C., par exemple. Si le grec fut une
langue de communication, ses limites restèrent toutefois confinées au pourtour de la Méditerranée.
Le latin nous est beaucoup plus proche. Il était toujours au 17ème siècle la langue des érudits et
l’Eglise catholique l’utilise encore, alors qu’il est devenu langue morte depuis quatorze
siècles. Le latin du Vatican est une simplification considérable du latin de Cicéron.
En cela, il est comparable au globish dans la mesure où, depuis le 7ème siècle, il est utilisé
uniquement comme seconde langue, mais à la différence essentielle près que l’anglais, origine
du globish, est une langue bien vivante, qui donc évolue constamment.
N’ayons crainte :
De l’avis de tous les linguistes, il est inconcevable que toutes les langues disparaissent au profit de
l’anglais. Il y a une différence fondamentale entre une langue maternelle, première, d’éducation, et
une langue apprise, a fortiori sous une forme simplifiée. Il y a fort à parier que l’anglais évoluera plus
rapidement et dans un autre direction que le globish qui, s’il présente certaines caractéristiques d’une
langue175, n’en présente pas tous les attributs. La langue n’est pas moins que la parole un phénomène
de nature concrète. C’est même un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine
174
A la phrase de Flaubert : C’était une surprise qu’il réservait à sa femme : son portrait en habit noir (Madame Bovary),
on traduit : a portrait of himself in his black dress coat. (trad. G. Hopkins). A l’imprécision française de la représentation du
portrait (le sien ou celui de sa femme) l’anglais clarifie deux fois le sujet de la toile : le mari (himself, his).
175
La langue est un système de signes (Ferdinand de Saussure)
s’analyse différemment dans chaque communauté176, ce qui implique dans les faits : à chaque
communauté une langue différente. C’est seulement le langage qui permet à la pensée de s’organiser.
Comme il n’y a pas de langage en soi, mais seulement des langues multiples et différentes, la pensée
d’un individu demeure dans une large mesure sous la dépendance de la langue qu’il a apprise.177
Il faut ajouter à cela une caractéristique linguistique fondamentale : L’unité d’une langue, quand elle
existe, n’est jamais qu’un acquis provisoire et menacé (Baylon-Mignot). C’est le cas pour une langue
première (le français des Antilles ou du Canada, l’anglais du Nigéria), ça ne l’est pas pour une langue
de communication qui aura tendance, en cherchant l’universel, à la simplification grammaticale et à
l’appauvrissement du vocabulaire (le latin ecclésiastique). C’est ainsi que le globish, ou anglais
simplifié, ne deviendra jamais la seule langue mondiale. Il ne possède d’ailleurs pas les
caractéristiques d’une langue à part entière et s’assimile davantage à un système de codage.178
176
André Martinet, Fonction et dynamique des langues, Paris, Armand Colin, 1989.
177
C. Baylon & X. Mignot, La Communication, coll. Fac, éd. Nathan Université, 1997
178
De surcroît, il n’est même pas certain que cette forme d’anglais reste vecteur dominant de communication encore très
longtemps car, de l’avis des spécialistes, elle pourrait très bien être remplacée par l’hindi (plus de 800 millions de locuteurs),
l’arabe (seulement une centaine millions, mais la guerre et l’argent… !), ou le mandarin qui reste la langue première la plus
parlée au monde (900 millions de locuteurs).
179
Le gentilé ou l’ethnonyme sont les termes par lesquels on désigne les habitants d’un lieu, d’une région, d’une province,
d’un pays, d’un continent, ou une identité nationale ou ethnique, etc. –
C’est un gentilé si ce terme désigne les habitants par référence au lieu où ils habitent, ce qui est le cas des peuples
sédentaires (donc synonyme de nom d’habitants).
C’est un ethnonyme ou un ethnique, dans le cas des populations nomades ou migrantes, dans la mesure où — faute
de pouvoir les associer à un lieu géographique significatif — le terme fait alors référence à l’origine ethnique.
Exemple : les Roms (encore dits Roms ou Tsiganes). (donc synonyme de nom de peuple).
Le Vocabulaire Européen des Philosophies (VEP sous-titré Dictionnaire des intraduisibles) est un
dictionnaire encyclopédique du lexique philosophique. D'aucuns considèrent cet ouvrage comme le
Lalande du 21ème siècle. L'originalité de ce dictionnaire, entièrement rédigé en français, est de
comporter des entrées qui correspondent à des mots de différentes langues. Les idiomes les plus
représentés sont l'allemand, l'anglais, l'arabe, l'espagnol, le français, le grec ancien, l'hébreu, l'italien,
le latin, et le russe. On trouvera en outre quelques entrées sur des mots empruntés aux langues
suivantes : le basque, le catalan, le danois, le finnois, le hongrois, le néerlandais, le polonais, le
roumain, le suédois et l'ukrainien. En s'inscrivant dans la pluralité des langues, le VEP voudrait éviter
ces deux écueils que sont le globish et le nationalisme ontologique181.
De même qu'il rejette l'idée d'une langue unique, le VEP rejette l'idée d'une traduction unique. C'est
d'ailleurs ce qu'indique le sous-titre : par intraduisibles il ne faut pas entendre ce que l'on ne peut pas
traduire - et, par conséquent, ce qui n'a jamais été traduit -, mais, bien au contraire, ce que l'on ne cesse
pas de traduire182.
Déterritorialisation183
Devenu également concept de géographie culturelle, il désigne désormais le fait de rompre le lien de
territorialité entre une société et un territoire : la déportation des Acadiens, aussi nommée le Grand
Dérangement, est un exemple de déterritorialisation.
180
Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil/Le Robert, 2004
181
Le premier de ces termes est emprunté à Jean-Paul Nerrière (Don't speak English, parlez Globish, Eyrolles, 2e éd. mise à
jour et complétée, 2006) pour désigner le tout-à-l'anglais (global english) ; la seconde expression a été forgée par Jean-Pierre
Lefebvre (Responsable de la section d’allemand à l’Ecole Normale Supérieure, il a notamment traduit en français G.W.F.
Hegel, Rainer Maria Rilke et Paul Celan) pour désigner la position heideggerienne selon laquelle l'allemand et le grec
seraient les deux langues philosophiques par excellence.
182
En inscrivant son projet dans l'étude de la différence des langues, le Dictionnaire des Intraduisibles se revendique aussi
bien du Vocabulaire des Institutions Indo-Européennes de Benveniste que du concept deleuzien de déterritorialisation.
183
C’est un concept créé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L'Anti-Œdipe en 1972. Le terme sera repris et les auteurs
introduiront alors une distinction entre déterritorialisation relative et déterritorialisation absolue, la première laissant la
place à une reterritorialisation. Directement associé à la notion de désir dans la philosophie de Dleuze, ce concept a
rapidement été utilisé dans d'autres branches des sciences humaines, par exemple en anthropologie ou en géographie
humaine, puis a été transformé par cette réappropriation. D'une certaine manière, on pourrait dire que le concept lui-même a
été déterritorialisé.
184
Voir E. Perrot, Penser la mondialisation, dans Recherches de Science Religieuse, 86 (1998)
185
Voir Paul Valadier, La mondialisation et les cultures dans Etudes, novembre 2001
4 une ambivalence : le problème n’est pas d’abord de savoir s’il faut être « pour » ou « contre »
la mondialisation, mais de préciser ce que doit être la responsabilité chrétienne par rapport aux
développements actuels de cette mondialisation.
5 Le christianisme a pris naissance en un temps de l’histoire marqué par une nouvelle conscience
du monde. Divers facteurs avaient permis cette évolution :
des événements d’ordre politique, tels que les conquêtes d’Alexandre et l’avènement de l’Empire romain ;
le développement d’échanges commerciaux et de migrations à l’époque hellénistique ;
l’essor de la philosophie stoïcienne, qui élargissait l’idéal de la cité antique et présentait l’homme comme citoyen
du monde ;
l’ouverture à des sagesses et religiosités venues de l’Asie mineure ou même de l’Inde...
6 Un moment historique.
Le recensement de toute la terre (Lc 2,1).
La rencontre entre le cosmopolitisme gréco-romain et la naissance du christianisme.
I. Les uns voient en elle le lieu d’un dramatique conflit, en des temps où les chrétiens peuvent être l’objet de violentes
persécutions au sein de l’Empire : ils relisent en ce sens les textes du Nouveau Testament sur le péché du monde et
sur l’idolâtrie de Babylone.
II. D’autres soulignent plutôt le caractère providentiel de l’unification réalisée par Auguste, surtout à partir du 4ème siècle
où l’Empire tolère la religion chrétienne et en vient même à favoriser officiellement son expansion. D’autres enfin,
comme à mi-chemin entre ces deux extrêmes, veulent simplement honorer le paradoxe qu’ils ont appris de leur
maître : « Les chrétiens habitent dans le monde, mais ne sont pas du monde».
7 Le christianisme a toujours été convaincu d’avoir une responsabilité particulière par rapport à
l’avenir de la terre habitée (oikoumenè).
I. Cette conviction n’éclaire pas seulement le développement des missions jusqu’aux pays les plus
lointains ;
II. elle a aussi joué comme un puissant facteur d’invention
dans l’histoire des techniques et des sciences,
dans l’ordre social et politique,
monde.
et, plus largement, dans tous les domaines où il s’avérait possible d’humaniser la nature et le
III. C’est que cette conviction se fonde sur des données majeures de la tradition biblique :
le commandement donné à l’homme de soumettre la terre (Gn 1, 28) ;
la vocation de toute l’humanité à se laisser atteindre par l’annonce du salut ;
la révélation du Verbe devenu chair, partageant pleinement la condition des hommes et donnant sa vie « pour
la multitude » ;
l’événement de la Pentecôte et la mission des chrétiens, chargés de coopérer à la transformation du monde
pour le rendre accueillant à l’Esprit du Ressuscité.
IV. Il n’y a ni juif ni grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme ; car
tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus (Ga 3, 28).
8 Chance de réaliser, plus que jamais, une vocation inscrite dans les origines mêmes de la
tradition chrétienne,
9 Chance mise en cause par l’expérience passée et présente des diverses Eglises :
héritage des divisions entre chrétiens.
frein à l’annonce de l’Evangile, en un temps où la mondialisation appellerait plus que jamais le témoignage d’une
communion entre Eglises dans l’ensemble de l’oikoumenè.
dérives qui ont marqué la pratique et la compréhension de la responsabilité chrétienne vis-à-vis du monde.
la mission de « soumettre la terre » a été trop souvent perçue comme légitimant des formes violentes de domination
sur la nature et d’exploitation économique ou sociale.
La tentation a été grande d’imposer par la force les doctrines et les pratiques de la « vraie religion »
certaines formes d’ouverture au monde peuvent être, elles aussi, porteuses de quelque violence, comme de parler
trop facilement des autres (croyants ou incroyants) comme de « chrétiens qui s’ignorent », ainsi qu’on a été tenté de
le faire dans les années suivant le Concile ?
ou lorsque des pratiques superficielles d’acculturation risquent d’être perçues comme des stratagèmes permettant,
sous couvert de respect et d’accueil, d’annexer au christianisme telles coutumes ou tels rites d’une culture donnée.
Ou encore dans le cas du dialogue interreligieux lui-même qui, pour vouloir atténuer les divergences entre
religions, devient une manière déguisée d’imposer aux autres croyants ses propres convictions186
le christianisme porte la marque de cultures bien déterminées : il se présente, certes, comme une religion
universelle — bien accordée, de ce point de vue, aux exigences de la mondialisation —, mais il est concrètement
186
Réaction caractéristique d’un bouddhiste à propos de l’indigénisation : On peut la comparer à la tactique du caméléon qui
ne prend les couleurs de l’environnement que pour mieux tromper sa proie (cité par A. Pieris, L’Asie non sémitique face aux
modèles occidentaux d’inculturation, dans Lumière et Vie, 168 [1984], p. 55).
perçu sous les traits particuliers que lui confèrent les héritages de la tradition grecque et russe (dans le cas de
l’orthodoxie) ou de la tradition latine (dans le cas du catholicisme romain).
10 La crédibilité des Eglises dans leur rapport au monde est en jeu : peuvent-elles recevoir la
mondialisation comme un phénomène qui leur permet de s’ouvrir à une conscience renouvelée de leur
responsabilité dans le monde.
11 Comment faire acte de confiance dans les ressources nouvelles de la technique, des moyens de
communication, de tout ce qui peut favoriser les échanges entre pays et continents, quand on a été au
poste de décision hégémonique de la communication187?
19 Le christianisme a été lui-même complice de certaines formes d’exploitation économique,
sociale ou culturelle au long de son histoire. Mais cet héritage accroît sa responsabilité vis-à-vis de
ceux qui, aujourd’hui comme hier, se trouvent du côté des victimes.
La juste attitude ne consiste d’ailleurs pas à soutenir des requêtes d’acculturation qui, en pratique, maintiendraient
certains groupes ou pays à l’écart du processus de la mondialisation.
Les Eglises ont plutôt à témoigner de ce qu’implique, dans ce processus, la fidélité à la tradition biblique sur la
dignité de tout homme et sur la défense des plus pauvres.
Leur responsabilité est aussi de discerner et de recueillir ce qui, dans les diverses cultures, peut contribuer de
manière originale à la croissance de l’expérience chrétienne.
20
Pas de « colonies spirituelles »
Pas de cosmopolitisme à teinte religieuse
Pas d’oubli de ses propres racines. Il y va de la capacité de débat avec des religions qui, dans
d’autres continents, ne manquent pas de se référer à leurs traditions spécifiques.
MAIS
1 La mondialisation comme chance d’accueillir les exigences d’une « annonce
aux nations » qui soit à la fois respectueuse du pluralisme contemporain et
pleinement fidèle à l’Evangile du Christ :
reconnaître que Dieu aime le monde et qu’il désire se communiquer à tout homme ;
témoigner du chemin par lequel il s’est historiquement manifesté, de manière unique, en
faveur de notre humanité et de sa destinée ultime.
2 Comment l’existence chrétienne sera-t-elle vraiment crédible, à l’heure de la
mondialisation, tant que les baptisés n’auront pas eux-mêmes réalisé leur
vocation à former un seul corps dans l’ensemble de l’oikoumenè ?
3 Faire droit aux requêtes d’un monde entraîné vers des solidarités toujours plus
étroites : manifester la manière dont des hommes et des femmes, dans une
situation donnée, sont réellement sujets ou acteurs de leur existence
chrétienne
4 Nécessité d’une attitude de dépossession et d’humilité, remède contre
l’orgueil que Paul décelait jadis
dans les relations entre Israël et les nations
ou, plus précisément, au sein même de la communauté chrétienne, entre les « judéo-
chrétiens » et les « pagano-chrétiens ».
5 Les Eglises d’Europe doivent accepter que le christianisme puisse
légitimement revêtir de nouveaux visages dans d’autres continents, non plus
seulement à la faveur d’une acculturation qui serait conçue de l’extérieur,
mais grâce au travail des communautés chrétiennes qui sont implantées en
telle ou telle région du monde
6 Mais ce travail même n’aura aucune chance d’aboutir sans développement
d’un mode original d’acculturation, basée sur la réconciliation et la
reconnaissance de la valeur et de la validité d’autres modes d’expressions de
la foi.
187
Voir Teilhard et son monde de convergence…, le seul qui sauve la dignité et les espérances de l’être. Une telle évolution
s’accorde profondément avec la vocation du christianisme, pour autant que celui-ci est habité par l’idéal d’une catholicité aux
dimensions du monde.
Sept civilisations contemporaines sont parvenues à une taille mondiale : les civilisations anglo-saxonne,
asiatique, latine, musulmane, slave, indienne, africaine. Ensemble, elles totalisent 9/10e de la population
mondiale, elles occupent 9/10e de l’espace disponible et elles produisent 9/10e de la richesse mondiale. En
synthétisant les caractéristiques de ces sept civilisations, il s’agit de se forger une vision globale et géopolitique
de la mondialisation des cultures.
Chapitre 5
Eloge de la complexité
Cet Arbre de Vie peut être vu comme la représentation du processus de création mettant à l'oeuvre,
tant dans le Macrocosme qu'est l'Univers que dans le Microcosme qu'est l'Être Humain, des énergies
ou puissances créatrices émanant du Créateur. C’est l'Ordinateur Cosmique qui permet d'acquérir
quelques clés de compréhension de nos sciences et de leur place dans la cité et dans notre
existence quotidienne : comment certaines idées, notamment à l'origine de la révolution des NTIC,
influent sur nos modes de vie et de pensée, notre perception et notre interaction avec le monde
physique et métaphysique188.
Il n’est pas aisé de rendre compte simplement d’un phénomène extrêmement complexe, dans lequel le
locuteur est inclus, et dont il induit lui-même les circonvolutions, au moment même et de la façon
même dont il parle ! Si l’arbre de vie, à la fois cosmique dans son sens, et cybernétique dans son
fonctionnement, tâchons de poser la problématique en termes d’interrogations.
- Qu'y a-t-il de commun entre la complexité d'un réseau informatique et celle des insectes sociaux que
nous sommes?
- Quelles sont les possibilités et les limites de l'intelligence artificielle (IA) ?
- L'humanité est-elle en train de donner naissance à de nouvelles formes de vie artificielle ?
- Peut-on réinventer la vie et maîtriser les croisements génétiques ?
- Quelles promesses, quels dangers peut-on discerner dans l'essor de la biologie en ce début de 21ème
siècle ?
- L’incertitude, l’imprévisible, le hasard sont-ils des manifestations de notre ignorance ou bien plutôt une
donnée fondamentale de l’inconnu qui se prépare?
- Dieu joue-t-il aux dés ? Serait-Il un horloger ou un ordinateur cosmique ?
- L'Univers est-il fini ou infini, mortel ou éternel ? Y aurait-il une théorie du tout ?
Ce sont quelques-unes parmi les questions fascinantes et terribles qui réclament de chacun et des
responsables d’intégrer les nouvelles façons d’être un homme qu’elles génèrent à notre insu – un
homme neuf-nouveau-inédit-surprenant… qui ne peut plus être reçu, compris, reconnu ni contenu dans
des cadres anthropologiques obsolètes et vides de sens pour lui. Le parcours est certes vertigineux, il
n’en est pas moins inéluctable, sinon le sens de ce que nous avons cru et à quoi nous avons adhéré
jusqu’ici, s’évacuera de lui-même, faute de réceptacles pour le contenir et pour l’offrir à notre faim et
soif neuves, de plus, d’altérité, d’espérance, de foi et d’amour.
1. En effet, tout est tissé ensemble et forme un complexus en enfantement permanent de neuf et
d’inédit qui, sans mépriser les formes précédentes, les rend automatiquement obsolètes par le seul
fait de son émergence. Et ceci n’a rien à voir avec le relativisme : c’est plutôt un engendrement
sans fin189, celui-là même du mythique arbre de la vie du Jardin de l’Eden et du scribe avisé qui ne
188
BENKIRANE Réda, La Complexité, vertiges et promesses : 18 histoires de sciences d'aujourd'hui, Le Pommier 2005.
Entretiens avec Edgar Morin, Ilya Prigogine, Neil Gershenfeld, Daniel Mange, Jean-Louis Deneubourg, Luc Steels,
Christopher Langton, Francisco Varela, Brian Goodwin, Stuart Kauffman, Bernard Derrida, Yves Pomeau, Ivar Ekeland,
Gregory Chaitin, John Barrow, Laurent Nottale, Andrei Linde, Michel Serres.
189
Michaël Ende, l’Histoire sans fin, LGF 2008 (humour ? Le nom de l’auteur veut dire FIN en allemand)
cesse mettre à jour et du vieux et du neuf ! L’homme et la/les société/s y sont au centre des
interrogations.
2. Il s’en suit inévitablement une certaine fin des certitudes, de celles qui, calcifiées par l’habitude et
la réitération aveugles et sourdes, en arrivent à oublier qui les a enfantées et à quoi elles peuvent
encore servir. Le spectre est large pourtant de multiples phénomènes d’où la réflexion
philosophique n’est jamais absente, si on veut s’y exercer.
3. De leur côté les NTIC, maîtresses de l’information et de la communication, dépendent de
technologies en permanente évolution - sans même parler de progrès -, et leurs promesses ne
peuvent par définition qu’être acculées aux limites des performances de ces mêmes technologies.
Il ne faut pas confondre cette insatisfaction qu’elles provoquent dans l’esprit et l’existence en
général, avec un quelconque oubli ou rejet téléologique et métaphysique : il se joue ici une
véritable aventure expéditionnaire qui a découvert, entre autres, le premier ordinateur quantique
pour coupler, à travers des interfaces informatiques de plus en plus transparentes, le monde
physique et le monde numérique, la matière et l’information, l’atome et le bit.
4. C’est ainsi que naît une informatique bio-inspirée : cette fantastique discipline émergente de la vie
artificielle, évolutive et ascendante, avec ses vertigineuses applications et implications possibles :
5. Et du côté de la robotique, par exemple, basée sur les principes de l’auto-organisation et de
l’évolution interactive avec l’environnement190 ;
6. du côté de l’autopoïèse (du grec auto - soi-même -, et poièsis -production, création). C’est la
propriété d'un système à se produire lui-même (et à se maintenir, à se définir lui-même). Selon
Varela191, un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de
composants qui régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le
réseau qui les a produits, constituent le système en tant qu'unité concrète dans l'espace où il existe,
en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau.
7. L’observation de la transition de phase fait prendre conscience que le passage du quantitatif au
qualitatif - la progression de l’échelle microscopique à l’échelle macroscopique -, ne sont pas sans
connaître des analogies avec les phénomènes complexes que l’on retrouve dans toute une classe de
problèmes en physique et biologie.
8. La prise en compte de la nécessité du chaos, sa reconnaissance et son exploitation, autant dans
l’aventure individuelle que dans l’aventure sociale, idéologique, économique et même politique : à
coup sûr, esthétique et artistique. Y aurait-il un chaos déterministe ? Le hasard aurait-il une
logique ?
9. Quant à la science des limites, elle est le logique corollaire des limites de la science. Mais allons-
nous finir par admettre la relativité d’échelle : c’est-à-dire la question de la rupture entre réalités
quantique et classique ?
10. Savons-nous que l’idée d’un univers en inflation est soutenue par un scénario « très sérieux »
d’univers infini et auto-reproducteur ?
Oui, la particularité des nouvelles sciences est de transformer l’humanité à une allure en permanente
accélération, glissant de l’arithmétique à la géométrique : à quand l’accélération exponentielle ?
Saurons-nous apprendre192…
… des cosmologies amérindienne et bouddhiste, nous inspirer de la sagesse africaine, écouter les
leçons de la mystique hindoue ou musulmane, découvrir les trésors méconnus de la tradition
190
Voir Christopher Langton, physicien américain, considéré comme le « père de la vie artificielle », et ses lourdes
interrogations sur la relation Créateur-Créature in silico. Voir aussi mon livre à paraître, Le rêve de Pinokyo, essai de
roboscopie androïdique.
191
Francesco Varela, biologiste chilien décédé en 2001, ancien directeur de recherche au CNRS, nventeur du concept
d'autopoïèse. Dans un souci de dépasser le dualisme qui oppose subjectivisme et objectivisme, il proposera le concept
d'énaction ou cognition incarnée qui permet d'appréhender l'action adaptative de tout organisme vivant comme polarité
connaissance/action et action/connaissance. Tout est partie de l’observation de la cellule biologique, en fait la génération..
Un système autopoïétique est à opposer à un système « allopoïétique » comme une usine de voitures, qui utilise des
composants bruts pour fabriquer un véhicule (une structure organisée) qui est autre chose qu’elle-même (une usine).
192
VERHELST Thierry, Des racines pour l’avenir, Cultures et spiritualités dans un monde en feu, L’Harmattan 2008
chrétienne ? Les sociétés modernes vont-elles s'inspirer de la Tradition afin d'instiller plus d'harmonie,
de profondeur et de holisme dans leur culture devenue mortifère ? Y a-t-il une sortie de l'horreur
économique ?
La marchandisation du monde nous pousse à devenir des individus hyper-compétitifs, désenchantés et
prédateurs193. L'autodestruction de l'humanité est de l'ordre du possible, mais le pire n'est jamais sûr.
Au Sud et au Nord de la planète, tantôt à la périphérie, là où se situent des espaces de liberté, tantôt au
centre même de la mégamachine, des femmes et des hommes sont en train de changer leur rapport à la
nature, à l'économie et à la vie en société.
Des valeurs et attitudes différentes émergent, enracinées dans une spiritualité ouverte. Nous sommes
parvenus à une époque charnière, comme le fut le siècle des Lumières. Ces mutations entraînent un
nouveau paradigme culturel194.
Nous le répétons dans cesse : tout dépend de la mondialisation et de ce que nous en ferons :
- soit elle se réduit à une globalisation-laminoir dans une sous-culture matérialiste unifiée,
- soit nous nous mettons à l'écoute de l'autre et de notre propre profondeur.
Divers modèles peuvent servir de résolution pour une nouvelle culture moderne
- en termes de masculin (yang) et de féminin (yin), en considérant la nouvelle mise en question
des caractères relevant du genre et du sexe ;
- en termes d'épousailles interculturelles195.
La réinterprétation créative des grandes traditions religieuses prémodernes de l’antiquité tardive et des
antiques sagesses, faites de simplicité et de convivialité, suggèrent des façons de dépasser la modernité
tardive en dérive. Le métissage culturel196 et les nouvelles solidarités sociales renferment la promesse
qu' un autre monde est possible, où s'opposent au fondamentalisme du marché et à celui des religions
et des ghettos pseudo-identitaires la quête de sens et le combat pour des socio-économies plus
équitables : oui, comment engendrer des modes nouveaux de penser et de vivre.
Menace ou opportunité ?
Il ne faut pas se leurrer : une mondialisation consistant en un projet unique d’arasement des
différences culturelles dans un magma consumériste occidentalo-centré, ne peut que constituer une
menace. Le monde est de toute façon devenu déjà différent, et l’ambition effrénée de maîtrise de la
nature et de la vie nous a transformés en apprentis sorciers au point que nous sommes dépassés par nos
inventions, dans la plupart des domaines : l’effondrement financier prouve que nous ne maîtrisons pas,
après l’avoir ouverte, la boîte de la Pandore capitaliste libérale des grands prédateurs : ayant mis au
point une law mondiale, ils sont devenus des outlaws globaux !
2. Être transmoderne, c’est avoir traversé ce qui était historiquement moderne pour aller vers un
autre état de la modernité historique : c’est aussi, by the way, mettre fin à ce qui peut devenir
fatal, part exemple ce mythe voltairien de progrès illimité.
3. Être postmoderne, c’est refuser la nostalgie de ce qui est désormais désuet et obsolète : ce qui
n’empêche pas de faire un tour, de temps en temps dans son Old Curiosity Shop !
4. La modernité en tant que telle - et c’est la bonne ou la mauvaise nouvelle, selon -, se définira
désormais par ce que la déferlante de la mondialisation charrie avec elle, le métissage, car
comme la Volga, elle charrie des trésors !
Qu’un vieux monde soit en train de s'écrouler….Qu’une nouvelle mentalité est peut-être en
gestation…Sans être pessimiste, il s’agit de s’ouvrir à ce qui n’a jamais été… C’est vers les rêveurs et
les prophètes qu’il faudrait se tourner, mais ne s’adresser ni aux soit disant chirurgiens esthétiques ou
aux soit disant réformistes pacifistes, dont il faut se méfier au moins autant que des illuminés
imprécateurs, et des experts de la fin de l’Histoire !
Chacun sur cette nouvelle terre est appelé avec urgence à s’interroger sur la place effective qu’il
occupe dans la société mondiale. L’émergence d’une nouvelle conscience quant à l’interdépendance
et à la solidarité cosmiques et humaines fut inaugurée et est toujours grandement favorisée par la photo
de la planète bleue, belle et fragile, flottant dans un espace infini : nous nous sentons peut-être plus
que jamais tous ensemble le seul équipage d’un seul navire.
Et sur ce navire, il se trouve que 15 à 25 % des Occidentaux sont habités par des valeurs partiellement
différentes de celles qui sont considérées dominantes et normales dans ce monde qui advient : le
capitalisme néolibéral n’est pas plus éternel que d’autres systèmes qui l’ont précédé ou que ceux qui
lui succèderont.
Le ré enchantement – pour parler un peu à la mode ! -, passe ainsi par la transfiguration de soi (va, vis
et devines) et du (nouveau) monde : vivre autrement. Morale et politique sont indissociables.
C’est bien l’être intérieur qui à réformer nous rappellent Jacques Julliard, Etty Hillesum et Edgar
Morin…
La vie, oui, la vie seule nous apprend que tant que chacun ne se sera pas posé personnellement
le problème du péché originel - c'est-à-dire du mal qui ne serait pas dû aux circonstances
extérieures, mais à la volonté de l’homme lui-même -, nous resterons coupables d’angélisme.
Nous ne pouvons corriger quoi que ce soit au monde extérieur que nous n’ayons d’abord
corrigé en nous. L’unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-
mêmes et pas ailleurs.
C’est à réformer notre être que nous somme appelés.
D’un autre point de vue que l’habituel, le mythe de Babel dénonce au fond un totalitarisme susceptible
d’écraser la pluralité des langues, d’aliéner les cultures, leur créativité et leur liberté, au service d’un
projet unique. Ce mythe, à redécouvrir sans cesse, enseigne de plus que la diversité culturelle – et au-
delà la diversité religieuse ? – est/sont le/s seul/ moyen/ d’empêcher la mise au pas puis
l’anéantissement de l’humanité.
Coincés que nous sommes entre unification et uniformisation d’une part, et djihad et McWorld,
d‘autre part, pèse en permanence sur nous la menace d’autodestruction sous l’impact du modernisme
tardif devenu aveugle. La surprise positive est que cette menace peut de façon paradoxale engendrer
un ressaisissement au croisement de la mémoire et du désir :
Œdipe ne voit clair qu’après s’être crevé les yeux !
Le croisement entre races et cultures ne relève pas de l’ambiguïté, mais de l’ambivalence, puisque
chacun est en train de devenir un peu plus l’autre de l’autre. Si le métissage - synonyme plus de
passage que de brassage -, semble rendre compte des phénomènes sociaux et culturels du monde
contemporain, il convient de comprendre et d’exprimer cette complexité, afin d’en identifier les
mécanismes. Pour favoriser ce métissage, s’impose l’obligation de faire apparaître des vecteurs, c’est-
à-dire des facilitateurs qui permettent le passage des phénomènes culturels. Passage est le mot, car, en
Chine par exemple, c’est la capacité la plus harmonieuse de passer d’un état à l’autre, qui est la
sagesse, et de penser ce passage de façon à se faire passage soi-même. C’est le se faire tout à tous
paulinien, pour devenir passage du message ! Mac Luhan n’est jamais loin en ces cas-là : The
massage is the message !
C’est un peu ainsi que naît le métissage culturel dont devrait se nourrir le monde contemporain grâce à
cette communication facilitée par le brassage des races et des informations. Mais ce métissage ne doit
pas être confondu avec l’uniformité ou un quelconque totalitarisme. Au contraire, c’est en fait la
cohabitation de diverses composantes qui force et facilite l’ouverture vers l’autre. De cette tension
peuvent et doivent naître une nouvelle vision des choses et une nouvelle accommodation à ces choses :
comme en physique la résolution du moment des forces. C’est la tension elle-même entre pôles divers
qui garantit invention et création.
- Les grottes de Yungang, à Datong, province du Shanxi, près de la frontière mongole, avec leurs 252
grottes et leurs 51 000 statues, représentent certes une réussite exceptionnelle de l'art rupestre
bouddhique en Chine aux 5ème & 6ème siècles : mais elles contiennent surtout des exemples de l’art
Gandhara, cet art gréco-bouddhique, qui scella la rencontre entre la statuaire grecque du 1 er siècle avant
Jésus Christ et la religion bouddhiste du Mahayana qui naissait lui dans la région de Peshawar, à Taxila,
dernier royaume grec, au moment de l’entrée de Pompée à Athènes et de la chute définitive de l’empire
d’Alexandre conquis par l’empire romain.197
- On peut aussi contempler à Mexico paravents et coffres de bois peint, exhibés au Musée Franz Meyer
198
qui rappellent les paravents et les coffres de bois laqué chinois que les navires de Manille emportaient
197
TOCCOLI Vincent-Paul, Le bouddha revisité, L’Harmattan, 2006, et Mario BUSSAGLI, L‘art du Gandhara, LGF 1996
198
BENAT TACHOT Louise et Serge Gruzinski (sous la direction de), Passeurs culturels, Mécanismes de métissage,
Presses universitaires de Marne-la-Vallée, éditions de la MSH Paris, 2001
vers le Nouveau Monde, par le détour du Pacifique. Syncrétisme qui naissait de ces échanges
commerciaux qui traduisaient déjà cette mondialisation de l’empire espagnol de Felipe II qui, par
ailleurs, pourchassait les Mauresques d’Espagne et imposait le parler chrétien, oubliant que les Arabes
avaient réintroduit la philosophie et les mathématiques en Occident et scellant ainsi le repli sur soi et le
rejet de l’autre.
Le métissage culturel est la résultante créatrice d’un ensemble porté par un groupe humain qui
rencontre un autre ensemble symbolique, épousailles de deux cultures différentes qui donnent
naissance à une troisième ; les deux ensembles se transforment et donnent naissance à un être culturel
aux valeurs différentes. Cette interdépendance des cultures et cette continuité peuvent laisser entendre
qu’il y a simple addition ou rejet total. Mais de ce brassage naît souvent un être nouveau. Le métissage
s’interdit toute soumission ou tout rejet et ouvre vers l’im(pré)visible qui, souvent, effraie ceux qui,
par peur du nouveau, refusent le partage et la compréhension. Ces derniers, pour se protéger, se
réfugient dans le retrait et refusent toute interpénétration des cultures.
Les nouveaux « passeurs culturels » sont les migrants, ils servent de moteurs de cette transformation
culturelle : ils permettent la circulation, les flux, les transgressions de seuil, en un mot le passage. Une
double situation peut en sortir :
- l’immigrant se réfugie dans le souvenir et le passé, et l’autochtone s’enferme dans sa culture
qu’il conçoit comme supérieure et qu’il souhaite conserver dans sa pureté, donnant ainsi
naissance à un racisme exacerbé. Le premier vantera la culture de l’immigration et de l’exil
qui n’est pas la littérature migrante, vecteur d’une autre culture, tandis que le second s’en
tiendra à sa littérature nationale.
- Mais le métis n’est ni l’un ni l’autre. Fruit de cette rencontre de deux cultures, il ouvre une
nouvelle voie, celle de la nouveauté et signifie l’avenir qui est fait d’im(pré)visible. Face à la
fermeture ou au regret, il invite à poursuivre cette marche d’une humanité, fruit d’un
métissage créateur. Sans ce brassage, la culture se figerait et reproduirait sans cesse les mêmes
stéréotypes. Bien au contraire, elle se renouvelle grâce à la découverte de l’autre et à
l’échange qui s’en suit. Cette culture concerne alors tous les domaines : jusqu’aux langues
elles-mêmes qui se métissent et donnent naissance au franglais ou spanglish : ou globish !
Certes cela trouble la transmission - que l’on voudrait paisible-, de l’héritage culturel et religieux
propice à l’ethnocentrisme qui s’enferme dans un jugement sans appel des cultures différentes.
Toutefois les cultures, comme les hommes, ne cesseront de se rencontrer : 6 lycées internationaux en
Asie du Sud Est, dans les 8 000 élèves, garçons et filles ! De là naissent l’interrogation et la remise en
cause, provoquant ainsi la transformation de sa propre culture mise en contact avec d’autres
cultures199. La fécondité dans les arts et dans les religions en est une des marques les plus probantes.
Quoi de plus brassé et de plus brassable – comme les valeurs en bourse ! -, que les cultures qui par
essence sont des mélanges et le fruit de brassages perpétuels : alors comment établir une distinction
parmi ces cultures toujours en devenir. C’est peut-être pourquoi cette mondialisation de la culture est
souvent ressentie comme une menace, mettant en cause les identités culturelles et religieuses. Alors
que tout montre que toute pureté culturelle a toujours été et restera de plus en plus une abstraction. Ce
mélange obligé et cette transformation continue des cultures font que toutes sont métissées. Le
métissage est en fait une notion piège qui n’entre nullement en concurrence avec le fait identitaire.
Quoi qu’on dise !
Le métis est donc le médiateur, le pontifex et le passeur entre les cultures. Le pont est alors
théoriquement jeté entre des mondes différents, culturels et religieux – en un mot : idéologiques, donc
-, favorisant une rencontre, normalement source de découverte et d’échange. La culture qui embrasse
tous les domaines de la vie permettrait à chacun de s’intégrer et de communiquer. La question qui
s’élève immédiatement est celle des périls que vont inévitablement courir définitions, décisions et
199
Depuis mon retour d’Asie, après 10 ans de séjour à Hong Kong, entre Chine, Corée et Japon, je ne prépare mes anciens
élèves qu’à des mariages mixtes, impossibles canoniquement (Rome). Ce qui me permet de monter toutes sortes de
cérémonies, qui à la fois ne relèvent d’aucun rite précis et de tous les rites à la fois ! Passionnant, mais sans cesse inédit,
partant incatégorisable !
positions dogmatiques, et ce, de la part d’institutions qui prétendent AVOIR la totalité de la vérité, et
pour qui LA FORME même de son expression fait partie intégrante et intégrée de sa validité et de sa
licéité : cette dogmaticité de type sacramentaire – dans laquelle la matérialité est elle-même une
condition sine qua non de son administration -, oppose une irréductibilité idéologique : monocéphale
dans le catholicisme romain, polycéphale dans les islams et les évangélismes fondamentalistes.
L’évènement du (soit-disant) 1er Concile de Jérusalem à propos de la circoncision, n’a pas trouvé de
résolution satisfaisante sur tous les plans :
- Physiquement, ce ne fut déjà pas facile du tout, vu la vénérabilité et la signification quasi
ontologiques de ce rite – si le combat cessa, ce fut faute de combattants, quand les judéo
chrétiens laissèrent finalement la place aux pagano chrétiens, pour qui le mot et la chose
n’avaient aucune importance.
- Mais idéologiquement, quant à la tradition et au magistère catholiques, la romanité – structure,
contenu et procédure -, s’imposa comme garantie d’estampillage certifiée conforme :
1. Pontifex, certes,
2. Maximus, depuis les débuts constantiniens,
3. mais structurellement Verticalis,
4. et intrinsèquement Non Transversalis !
Ici la nature, étant l’image de la surnature !
Car le métissage des cultures conduit un jour ou l’autre à une nouvelle interprétation des systèmes
culturels et religieux ambiants. Sans renier sa culture, voilà que l’on devient autre, en s’ouvrant à la
culture de l’autre, ce qui est un enrichissement, mais aussi une transformation de ce qui était : ce qu’on
peut appeler un état altéré de conscience de soi, de l‘autre, de l’environnement, de sa pratique et de sa
vision des choses. Ils nous changent toute la religion ! On n’est plus chez soi, maintenant! La France
aux Français !
Métissage et intégration
Cette seconde expérience laisse entendre que l’intégration dans les pays du sud prend le pas sur le
métissage. Il y a là une conception qui semble privilégier les valeurs d’un groupe humain comme
valeurs universelles et donc valables pour tous : héritage de l’empire romain, repris paradoxalement
par les EU d’Amérique et la doctrine de Monroe : What’s good for America is good for the whole
world. L’évolution actuelle est en train d’imposer une révision de cette vision des choses 201. Car le
métissage, s’il pousse à s’approprier des valeurs (formes et contenus) étrangères, invite par le fait
même à un abandon de certaines certitudes (rappelons-nous l’affaire paradigmatique de la
circoncision, du latin et des Etats du Vatican pour l’Eglise Catholique Romaine!). C’est de se trouver
en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de sa propre culture, qui autorise quelqu’un à connaître
autre chose que sa propre vision des choses : le manteau d’Arlequin est monté de pièces différentes,
mais il accepte de faire siennes chacune d’elles, et des autres à venir ! Il assume ces différences mais
n’en perd nullement les références, se forgeant ainsi un sens multiple du monde 202. La vérité – tout en
étant unique -, ne saurait-elle admettre de multiples formes à son tour. Les religions auront le plus
200
L’exemple le plus frappant pour moi ces dernières années, ce fut l’expérience de l’unité de soins palliatifs du Saint
Christopher Hospital de Londres, et le traitement de malades pakistanais, auquel toute la famille doit traditionnellement être
associée pour respecter les mœurs du pays
201
On étudiera longtemps la signification de l’évènement Barack Obama et de ses conséquences géoculturelles!
202
L’exotisme, comme une esthétique du divers, dirait Victor Segalen
grand mal –cela se voit déjà -, à s’ouvrir et à passer par TOUS les œcuménismes – existant et à
inventer -, capables d’être les vecteurs et l’apprentissage de leur métissage.
La seule aventure, en effet, c’est le cheminement de l’homme à la recherche d’une vérité sans cesse à
découvrir, sans obligation de renoncer à toute forme de conviction : et c’est là le problème203. Pourtant
cette ouverture, d’autant plus réelle qu’il y a certitude, est gage de paix et d’évolution. Le métissage
est un véritable facteur de richesse, alors que la pureté d’une culture est signe d’une certaine
décadence conduisant à l’exclusion de l’autre et au totalitarisme 204. Il ne peut être question de
supprimer cette double tension entre le moi et l’autre, ma culture et la culture de l’autre, c’est à travers
cette tension même qu’il est/sera possible d’aboutir à une nouvelle création pouvant nous faire
approcher l’universel sans obligation de renoncer à sa propre communauté culturelle. Le métissage -
toujours renouvelé par nature – pousse par nature au rajeunissement : parce qu’il est le garant d’une
culture revivifiée qui, sous le regard de l’Esprit de Dieu ou du dieu Hermès, oriente vers la
communication et l’ouvre sans cesse plus grande, lui évitant ainsi toute sclérose et toute uniformité.
Trop de transformations s’ébauchent qui ne possèdent pas encore leurs moyens d’expression.
Jean Cocteau
Cette question est inévitable, et si on la pose, c’est qu’elle se pose d’elle-même en la situation globale,
et il n’est pas étonnant qu’elle serve d'argument – encore un temps, mais un temps seulement, car on
finira par se lasser -, à maints colloques, articles, ouvrages à succès plus ou moins complaisants ou
apitoyés qui, tous, tournent autour de constats statistiques et politiques. Car si une préoccupation
travaille encore l'Église qui est en France (sic), c'est bien la sociologie religieuse. Et elle n’a pas tort :
on ne peut pas à la fois décourager les hommes, et s’étonner ensuite qu’on vous lâche 205. En effet,
définir les objectifs et les moyens d'un véritable programme pour l'Église de la fin du XXe siècle, est
un programme auquel, pour sa part, Tresmontant consacre l'entièreté de sa vie dans une indifférence
grandissante.
203
Voir mon livre La Glocalisation, ou Le lointain comme soi-même, en voie de publication chez Lethielleux (2009), et
inspiré par Claude Géffré, Ramon Panikkar et Jacques Dupuis !
204
La purezza de sangre, la couleur, la terre, la langue, le chef… autant de décadences différentes, mais assurées !
205
Claude Tresmontant a beau proposer une réponse tout autre [ dès 1962, dans un texte court paru dans la revue " Esprit " -
Tâches de la Pensée chrétienne Tâches de la Pensée chrétienne -, il signait un article manifeste qui, précisément, répondait
par avance, avec le courage et la vigueur du théoricien :" Le christianisme est d'abord une Pensée, c'est même la Pensée
créatrice de Dieu, il importe donc au plus haut point d'en découvrir le contenu ".] il laisse entière la problématique…sans
aider personne !
l'ont tué – tous ceux qui ont appris à ne pas mentir parce que ce Dieu le leur ordonnait, et qu'ils ont fini
par découvrir que ce Dieu-là était à la fois un mensonge et un menteur superflus. Gianni Vattimo, à la
lumière de l’expérience postmoderne tardive, prétend que c'est justement parce que l'existence d'un
Dieu-Fondement ultime, c'est-à-dire la structure de la métaphysique absolue du réel, ne peut plus être
soutenue, sinon dans et par un système particulier seulement, le système judéo chrétien et gréco
romain occidental que, précisément, il est à nouveau possible de croire en Dieu. Vattimo, lui, à la
différence de Tresmontant, propose deux concepts praticables :
dans la mesure où il n’y a(urait) plus de pensée dogmatique possible, le concept de
pensiero debole (souple, faible)
dans la mesure la Modernité Tardive consiste en une idolâtrie du nouveau : le concept
de la mobilité de l’interprétation206.
En convoquant la longue durée, on peut émettre les propositions suivantes – avec comme toile de
fond, la remarque de Cocteau en exergue :
Odon Valet a baptisé l’évangile de Luc L'évangile des païens. C’est le seul des quatre évangélistes de
culture grecque. Paul parle de Notre ami le médecin. Trente ou quarante ans après Jésus, le docteur
Luc a(urait) écrit un évangile destiné à édifier les nouveaux chrétiens d'origine païenne comme lui,
dont le nombre commençait à concurrencer celui des juifs ayant adhéré à l'école du rabbi galiléen. Le
texte intégral parle encore étrangement au monde paganisé d'aujourd'hui, une sorte regard clinique du
médecin. De parole en parabole, de conversation en conversion, les mots de Jésus soignent tous les
maux - y compris le mal de vivre -, ses gestes pansent les plaies de l'âme comme celles du corps. Odon
Vallet nous donne le mode d'emploi de cette ordonnance qui peut encore nous éviter de succomber aux
virus de la haine et de l'intolérance.
206
VATTIMO Gianni, Apres La Chrétienté, Pour Un Christianisme Non Religieux, Calmann-Levy 2004 ; La fin de la
modernité, Le Seuil 1987
207
Frédéric Lenoir, Le Christ Philosophe, Plon 2007
Et Paul Veyne208, en incroyant de bonne foi cherche à comprendre en amont comment le christianisme,
ce chef-d'œuvre de création religieuse, a pu, entre 300 et 400, s'imposer à tout l'Occident. A sa manière
inimitable, érudite et impertinente, Paul Veyne retient trois raisons.
1. Un empereur romain, Constantin, maître de cet Occident, converti sincèrement au
christianisme, veut christianiser le monde pour le sauver. Il s'est converti parce qu'à ce grand
empereur il fallait une grande religion.
2. Or, face aux dieux païens, le christianisme, bien que secte très minoritaire, était la religion
d'avant-garde qui ne ressemblait à rien de connu. Constantin s'est borné à aider les chrétiens à
mettre en place leur Eglise, ce réseau d'évêchés tissé sur l'immense empire romain.
3. Lentement, avec docilité, les foules païennes se sont fait un christianisme à elles. Cette
christianisation de cent millions de personnes n'a pas fait de martyrs.
208
Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel 2007
209
Michel Serres, Hominescence, Poche 2007
Chapitre 6
Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle.
Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don.
Albert Einstein
L'unité somato-psychique
dépresseurs, de psychotropes et autres pour annihiler des effets qui reviendront six mois plus
tard, ainsi on augmentera la dose ce qui accentuera une dépendance du sujet.
Sur le plan chirurgical on trouve le même processus annihilateur : le trouble psychosomatique ne fait
alors que se déplacer d'un organe à l'autre et tant que la prise de conscience psychique de la cause
originelle du trauma n'est pas intégrée, le patient continue à se livrer à la chirurgie, par exemple, par
qu’il croit qu'en oubliant de traiter la racine du problème (la cause) , on empêchera la survenue d'une
atteinte organique.
C'est un des problèmes majeurs que doit régler la médecine moderne s'il elle souhaite évoluer vers un
taux de guérison plus important en limitant la charge des effets secondaires des traitements.
Psychisme et transpersonnel
Le psychisme est bien le centre primordial de l'être humain, renier ces interactions, c'est aussi renier
l'humain dans son intégralité.
En occident, à l'exception de la psychosynthèse et de la psychologie jungienne,
- la psychologie n'a pas accepté la spiritualité en tant que dimension à part entière du
psychisme.
- La science moderne n'a pas cru bon de prendre en considération la masse de connaissances
considérables accumulée depuis des millénaires par les philosophies spirituelles antiques,
pêché d'orgueil ou peur de ce qu'elle n'arrive pas à comprendre ?
- Fut méprisé et taxé de superstition primitive ce que notre raison raisonnante ne pouvait
intégrer, pour avoir refoulé une partie de propriétés intuitives de l'être et ne possédant pas les
outils adaptés à cette compréhension.
Chose importante, les sciences matérialistes ont mélangé (volontairement ou pas) spiritualité
et religion, mais sans intégrer ce qui les distingue
- La religion s'occupe du culte, du dogme et de la morale, elle organise les cérémonies, enseigne
ce que les livres « saints » exposent ce que doit croire le pratiquant.
- La spiritualité authentique consiste en une expérimentation permanente de l'intuition
transpersonnelle en l'humain, elle n'est pas une affaire de croyances, mais de ressenti,
d'intuitions ; elle n'impose pas, elle propose ; ici pas de dogme, plutôt une communion en soi
dans une direction d'évolution de la conscience.
l'esprit de coopération. Passer d'un état égocentré vers une perception holistique, un
dépassement de l'ego vers ce que Jung appelait le soi, l'entité psychique symbolisant
l'humain réalisé, éveillé et uni avec ses différents plans d'existence.
- Le moi ou l'ego est la structure de base qui constitue notre personnalité, elle est le support de
notre construction psychique de l'enfance à l'âge adulte : comment construire un moi solide
pendant cette période de croissance. ?
- Les thérapies ordinaires, analytiques focalisent leurs interventions dans la normalisation du
moi, c'est-à-dire contenir et renormaliser un moi névrosé ou psychotique pour rendre la
personne insérable en société. Mais n’est-ce pas prendre le problème à l'envers en tentant de
contenir ?
La dépression par exemple, doit être considérée comme une maladie transitionnelle, le signe d'un
besoin d'évolution spirituelle de l'être, la transition d'une étape de vie : la maladie est un « mal-à-
dire », une expression de l’être pour signifier son déficit homéostatique (équilibre bio-psycho-
spirituelle). Dans la société ultra rapide, ultra compétitive - exponentiellement -, ce qui est humain est
- déraciné de la nature, le rythme de vie ne correspondant plus à ses rythmes biologiques
naturels, et
- contraint à perde sens, coincé qu’il se trouve entre deux extrêmes
d'un côté un dogme religieux sclérosant,
de l'autre une société ultra matérialiste où il n'est qu'un consommateur de plus.
Et dans ce tiraillement permanent, il voit son questionnement existentiel anéanti par une pensée unique
qui dicterait sa loi du marché.
- La perte de repères, la peur de la vieillesse et de la mort poussent au déracinement des liens
transgénérationnels, qui aboutit à la concentration des personnes âgées dans des établissements
spécialisés alors qu'avant elles jouaient un rôle social important dans la transmission : jamais le nombre
de suicides chez les personnes âgées (et depuis peu, de délinquance socio économique… 210) n'a été si
important qu'au 21ème siècle.
- Cette peur de la vieillesse et de la mort est le signe d'une société qui s'est déconnectée de son input
spirituel et ne voit que l'existence d'un monde matériel où pour vivre « heureux » il faut satisfaire les
désirs d'un moi traumatisé et avide de réassurance, consommant et en menant des existences d'excès
pour fuir un réel insoutenable et incompréhensible car le regard ne se tourne pas au bon endroit.
Tous les êtres humains ont une vie intérieure et des questionnements existentiels : de l'athée au
religieux, tous possèdent un idéal de réalisation personnelle.
- Mais l’ennui sécrété par leur vie matérialiste,
- Ne les comble pas ni ne les satisfait
- Les condamnant à courir sans cesse d'un plaisir à l'autre,
- accumulant les possessions, les divertissements, les aventures,
- privilégiant l'avoir (mode de vie du Moi) au détriment de l'être (mode de vie du Soi).
- Ils souffrent alors de ne pas trouver de réponse à leurs angoisses existentielles
- et comme ils ont été conditionnés à se méfier de ce qui n'est pas matériel, ils se résignent et se
soumettent au nouveau dogme.
Il faut en conséquence rendre possible de vivre une spiritualité en dehors des cadres religieux rigides
et dogmatiques, dans lesquels de plus en plus d’être humains ont été rendus incapables d’entrer : et ce,
par les institutions elles-mêmes, restées plus soucieuses de leur identité psychorigide, que de
210
Le Monde, samedi 13 décembre 2008, p. 2 : Yves Mamou, Une nouvelle délinquance économique.
l’évolution anthropologique des réalités mentales et spirituelles dans le moment historique qui est le
nôtre.
Au-delà des idéologies, croyances et superstitions, qui constituèrent les différentes voies spirituelles
jusqu’ici, il faut reconnaître l’existence permanente du tronc commun d’un Arbre de vie qui les relie
toutes :
1. le besoin intrinsèquement lié à la nature évolutive de l'humain : besoin de connaissance de soi
et d'approfondissement de l'être ;
2. le besoin de comprendre la nature humaine et la volonté affirmée de trouver des remèdes à la
souffrance ;
3. la confiance que logique et intuition peuvent cohabiter harmonieusement pour libérer toujours
plus le potentiel humain : une perception intuitive de l'infinitude et de l'expansion de la
conscience humaine, au-delà des perceptions sensorielles ; une prescience de l'évolution
perpétuelle de l'humain dans sa lente perfectibilité ;
4. le chois de privilégier l'expérience directe, l'intuition transpersonnelle, universelle et laïque,
sans rapport nécessaire dès l’abord avec une tradition spécifique, puisque il s’agit d’une faculté
liée à l'espèce humaine dans sa totalité, une réalité transculturelle, transreligieuse,
transpersonnelle. Quitte élire ensuite son modèle historique.
Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va.
Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.
Jean, 3,8
Pour quiconque est né en un lieu imprégné d’une tradition chrétienne et s’y reconnaît, la réponse va de
soi. Vivre sa propre vie est inséparable de sa croyance en Dieu et cette croyance invite/oblige à une
conduite spirituelle qui ne se laisse pas accaparer par les seules tâches et occupations de l’existence
ordinaire, mais conserve le souci du sens même de ce temps que nous avons à vivre : pas seulement
subsister au jour le jour, mais s’attacher à mettre une unité en cette vie même. Dans sa définition la
plus élémentaire et la plus nue, la spiritualité n’est rien d’autre que l’expression de ce double souci du
sens et de l’unité pour conduire, d’une manière personnelle, sa propre vie. Dès lors, se rapporter à
Dieu relève de la croyance ordinaire communément admise, mais jusqu’à laquelle tout le monde ne va
pas, quelles qu’en soient les raisons ! Et cette attitude sans-besoin-de-dieu se révèle, en la matière, de
plus en plus statistiquement la norme parmi les chercheurs de sens.
Il est, en effet, des traditions spirituelles qui ne se rapportent pas à celui que la conscience façonnée
par les divers monothéismes nomme Dieu212. Ainsi en va-t-il dans nombre de cultures de l’Orient où
les croyances ne se rapportent pas à un Dieu personnel : dans le bouddhisme, entre autres, qui draine
beaucoup d’illusions chez les non asiatiques, mais qui les fascine. Là, le lien entre vie spirituelle et
croyance/foi en Dieu ne va pas de soi. Pas plus, d’ailleurs, comme je l’évoquais plus haut, pour ceux
qui, nés en la culture occidentale judéochrétienne, ne se reconnaissent pourtant pas/plus en ces
croyances héritées.
Par ailleurs, l’Occident ne montre toujours pas une transformation – même relativement -, significative
dans sa compréhension de la spiritualité. C’est toujours la même scie de la disqualification, comme
perte, par l’homme, de sa propre humanité. On en reste à Feuerbach et Marx : théorie du résidu à la
Freud d’un temps révolu, celui de l’enfance, dont la raison a à se dépouiller, une fois parvenue à cette
maturité, ou bien encore scorie de la science à la A.Comte. Dans tous les cas, moment dépassé de
l’histoire de l’esprit humain.
Il se trouve que l’être humain, même si la tentation lui en vient de temps à autre, ne peut toujours pas,
en un geste irréversible, se débarrasser de toute interrogation au sujet de sa propre vie et de l’énigme
211
CHIRPAZ François, La spiritualité implique-t-elle nécessairement référence à Dieu ? http://www.univ-
catholyon.fr/1211524934007/0/fiche___document/&RH=1175672418227 2008,
http://www.contrepointphilosophique.ch/Philosophie/Sommaire/Spiritualite.html?Article=Spiritualite.htm
212
Quand je dis Dieu…, proposait Jacques Pohier, Le Seuil (déjà en) 1977
de la mort, à l’heure où nos sociétés historiques modernes et non moins tardives engendrent, à n’en
plus pouvoir, de multiples formes de spiritualité qui, ne se réclamant pas de Dieu, se développent sans
la moindre référence à lui. Et jusqu’à professer ouvertement une spiritualité sans Dieu, sa mort
nietzschéenne n’étant pas la fin de l’esprit, mais une forme de vie émancipée des croyances héritées.
Mais que se vit-il donc dans la croyance et dans la spiritualité ? Comme, également, que voulons-nous
dire quand nous prononçons le mot Dieu ? Voir Pohier.
Croyance et spiritualité ne coïncident donc pas nécessairement, cette dernière couvrant cependant un
champ plus vaste, celui de notre rapport général à la vie. Mais disqualifier toute expression qui ne
parle pas expressément le langage de la raison est une constante de la pensée à prétention rationnelle :
tout ce qui ne s’exprime pas comme elle, ne peut guère être pris au sérieux. Ainsi, es va-t-il des grands
mythes, de la littérature et, bien évidemment des croyances religieuses, de la foi... Pourtant, ce faisant,
c’est manquer de connaître des pans entiers de la demeure des hommes : la foi est aussi un acte de
construction, celui de l’insertion concrète de l’être humain dans la vie.
C’est en cette Ur Vertauen (confiance fondamentale)- en cette confiance première -, que la foi
s’enracine, comme sur son socle initial. Et non pas simplement pour accorder crédit aux paroles d’un
Autre, des autres, mais aussi à la v/Vie même que nous ne pouvons réellement habiter que pour autant
que nous lui reconnaissons du sens. Confiance accordée et crédit consenti, toute foi est, en fait,
un/l’acte essentiel du vivre humain.
Que la mort soit le point terminal de la vie, ou qu’elle ne soit jamais tout à fait une fin : ne peuvent en
penser quelque chose que ceux qui sont de ce côté-ci de l’au-delà ! Dé-céder, c’est céder le pas à
d’autres… La conscience est de l’ordre de l’inter-dit : chose impossible à dire depuis un côté et
échange mystérieux depuis l’autre côté. Un dialogue de silence, non pas de non-dits. Le sphinx, sans
regard et bouche sans voix, interroge par sa présence seule chacun qui passe devant les maisons
d’éternité du plateau de Gizeh. La spiritualité, la mystique, la foi : c’est la question, parce qu’aucune
réponse jamais n’apaise…
La vie, en effet, est envers et avers : double ! Elle est capable d’affronter depuis un côté et depuis un
autre côté de l’existence! Mais elle peut s’amputer d’un front, ou le négliger au point de l’anémier,
tandis que l’autre s’hypertrophie - comme ces maréchal-ferrant ou ces crabes monstrueux dont une
épaule ou une pince fut si longtemps, et seule, sollicitée que l’autre (épaule comme pince) ont acquis
puis inné leur caractère de nanisme !
L’illusion de Narcisse est d’avoir cru se rencontrer lui-même à la surface de l’eau, alors qu’il n’a
jamais été en présence que d’un reflet, une image, un simulacre: et jamais en présence de lui-même !
Dans la dernière partie de l’Alcibiade, Socrate pose la question qui va constituer, et pour la suite des
temps, le centre constant de la réflexion philosophique. A quoi il répond que la réalité essentielle de
l’homme est son âme. Cette partie-là, en effet, semble toute divine et celui qui la regarde, qui sait
découvrir ce qu’il y a en elle de divin, un dieu et une pensée, celui-là a le plus de chance de se
connaître lui-même. (…) Celui-là seul t’aime qui aime ton âme.
Vingt siècles plus tard, dans les Pensées214, Pascal, en écho à Socrate, ne cesse d’inviter l’homme,
dans sa contradiction même, à prendre la mesure de sa grandeur. Connaissez donc, superbe
(orgueilleux), quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous, nature imbécile (faible),
213
Psaume 8
4 Quand je contemple tes cieux, ouvrage de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as créées, je m'écrie:
5 Qu'est-ce que l'homme, pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l'homme, pour que tu en prennes soin?
6 Tu l'as fait de peu inférieur à Dieu, tu l'as couronné de gloire et d'honneur.
7 Tu lui as donné l'empire sur les oeuvres de tes mains; tu as mis toutes choses sous ses pieds:
214
n° 131 de l’édition Lafuma, 434 de l’édition de Brunschvicg
apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître votre condition véritable
que vous ignorez. Ecoutez Dieu.
L’homme semble l’être d’autant plus qu’il a une intériorité : c’est dire encore avec Pascal que
l’homme passe infiniment l’homme, entre finitude et béance (que Platon comprend comme une
parenté avec le divin). Il ne s’agit pas ici de ce sous-sol - extrêmement important par ailleurs -, de la
vie psychique qu’est l’inconscient, lieu des pulsions incontrôlées,… mais de cette profondeur – type
Grand Bleu ! -, où l’être humain se fait attentif à la part vive de son être, dont nous sommes
redevables, chacun pour sa part, à ces remarquables paradigmes que sont Marc-Aurèle (121-180) le
stoïcien215 et Augustin (354-430) le chrétien216.
Nous sommes, là, en présence de deux des sources majeures de la spiritualité occidentale.
1. L’une, la tradition stoïcienne, porte l’accent sur la vigilance indispensable à qui entend
prendre réellement souci de son âme. Et, ce, en invitant à la pratique de l’examen de
conscience. Souci de soi ou souci de son âme, voilà le soin constant en vue de se tenir à la
hauteur de sa propre humanité. Ce qui veut dire, conduire sa vie sous l’autorité de la seule
raison.
2. L’autre, née dans le sillage de l’Evangile et dont Augustin représente l’une des grandes
figures, porte l’accent sur la proximité de l’homme et de Dieu à qui, comme l’y invite le
Christ lui-même, elle ose donner le nom de Père. A la fois formule de prière exemplaire parce
qu’elle fait se croiser l’hommage de l’homme à celui qu’elle désigne comme Père, et invite
faite à Dieu de conserver souci de l’homme.
Le cheminement stoïcien est, certes, différent de celui indiqué par Augustin. Mais ils convergent, l’un
et l’autre, vers cet intérieur présent en tout être humain, là où ce dernier prend la mesure de la
dimension spirituelle de son être propre.
215
Il est intéressant que l’un de ses meilleurs biographes, Pierre Hadot, donne pour titre à son essai, La citadelle intérieure,
Fayard 1992.
216
Tout aussi intéressant est le titre que le philosophe Jean-Luc Marion donne à son récent essai : Au lieu de soi. L'approche
de Saint-Augustin, PUF 2008
• Une telle question, la conscience chrétienne ne peut l’escamoter si elle ne veut pas demeurer
sourde au monde dans lequel elle a à vivre, ou tenir pour rien ce qui n’est pas son univers.
• Mais accepter de la prendre en compte demande de ne pas méconnaître les siècles d’histoire
dont cette même conscience est - bon gré, mal gré -, l’héritière.
Les conflits intellectuels sont bien plus tenaces dans la durée que leurs cousins guerriers : ils ne
connaissent en fait pas de paix durable, peut-être quelque armistice conjoncturelle, le temps de se
refaire et de regagner les champs de bataille!
Et de surcroît, la raison s’est définitivement émancipée de la tutelle religieuse pour ouvrir un espace de
la connaissance qui ne doive rien qu’à ses seules règles : d’abord l’humanisme de la Renaissance, puis
la Raison des Lumières, puis encore le matérialisme de la science, l’autonomie des révolutions
politiques, cette revendication dernière de la modernité tardive en matière d’incompatibilité -, en l’état,
- de la vérité comme de l’ontologie, avec toute attitude dogmatique !
Car c’est d’abord d’un conflit d’autorité qu’il s’agit, et personne n’est en mesure ni en droit de le
méconnaître, ce conflit, car personne ne peut (sur)vivre en fonction de ses seules convictions propres,
sans tenir compte du monde tel qu’il est : ce serait pour le coup dommageable à la foi(s) à l’équité,
sans compter le réalisme et l’efficacité.
L’Eglise catholique peut déjà constater217 les dommages catastrophiques collatéraux de son attitude !
Alors que pullule une quasi-débauche de groupes et de comportements à forme avant tout parano-
émotionnelle - comme on le voit en tant de mouvements charismatiques ou évangéliques ! Des
mouvements qui insistent sur le spirituel –disent-ils -, mais qui le cadenassent résolument dans la seule
émotion, en forme d’épanchement palliatif mal contenu, comme preuve d’authenticité! Cela peut aller
ainsi de la quasi-adoration de la nature, à l’idéologie de l’homme-dieu : revendication conjointe de la
promotion de l’homme et de la négation de Dieu. De même que plus haut nous avons mis le doigt sur
le conflit d’autorité entre absolu dogmatique et liberté de penser, ainsi, ici il s’agit ni plus ni mois de la
revendication de décider du bien et du mal : ce qu’entend faire le tyran politique ou, plus banalement,
le pervers.
Le souci de la spiritualité appartient à tous et à chacun, mais jamais en propre à quicinque, car ce souci
est celui de l’homme même, s’il est toujours vrai que l’Esprit souffle où il veut ! La voie mystique est
un chemin dans la nuit obscure dont parle Jean de la Croix, ou dans ce « ravin d’ombre et de mort »
qu’évoque le psaume 23 (22). Perdre ses repères est une autre façon de le dire, car si l’inquiétude
déstabilise, elle peut faire accéder à une autre homéostasie…
Le symbolique et le sacré218.
C’est, d’une certaine manière – et il devait y avoir des raisons -, pour ou contre la religion que se sont
construites la sociologie et l’anthropologie contemporaines depuis Emile Durkheim et Marcel Mauss.
Mais avec la parution de La naissance des religions, (307 p.) d’Yves Lambert - décédé en 2007 -, on
constate la réactivation d’un goût renouvelé pour la réflexion théorique et généraliste. Et dans la
foulée, Camille Tarot (Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, 2008) est le premier nouveau
travail d’envergure (910 p.!) de la religion, dans la postmodernité tardive. Soit : en 2007, 307 pages ;
en 2008, 910 pages : en 2 ans donc, plus de 1200 pages sur le sujet! Le phénomène ne manque pas
d’être significatif !
Car ces faits, on ne peut plus rares depuis longtemps déjà, s’étaient jusqu’ici produits au profit de
spécialisations faisant souvent l’impasse sur leurs implications épistémologiques et leur articulation
avec des considérations de sociologie générale. C’est donc avec une anticipation bien sentie que l’on
se doit d’accueillir dans un premier temps ces opus où il est principalement question de religion, des
contributions parmi les plus importantes à voir le jour en sciences sociales des religions depuis
plusieurs années. Leurs richesses et la quantité des questions qui y sont traitées nécessiteraient des
217
Depuis le Syllabus, c’est patent !
218
Voir François Lambert et Camille Tarot, bibliographie
recensions de la taille d’un livre en soi. Nous ne retiendrons que les deux questions suivantes qui
touchent ici notre propos :
- une théorie de la religion doit-elle nécessairement articuler sacré et symbolique ?
- Que peut-on dire sur la situation contemporaine du religieux selon ces derniers travaux ?
219
Comme Georges Dumézil, Roger Bastide, Roger Caillois, Jean Duvignaud, Georges Bataille… entre autres.
Chapitre 7
La pieuvre
Marcion
Marcion du Pont (ou de Sinope), hérésiarque de la fin du 1er siècle et de la première moitié du 2ème siècle (ca
85 - ca 160), fut condamné comme hérétique et chassé par l’Église naissante de Rome sous le pontificat de Pie
1er221.
Marcion est plus précisément le fondateur en Orient d’une Église qui se disait chrétienne, d’abord reconnue, puis
condamnée par Rome car, paradoxalement, elle rejetait la croix en disant qu’on ne pouvait pas vénérer un
instrument de supplice. D’origine païenne, lorsque Marcion atteignit l’âge adulte, son père, un riche armateur,
devint évêque de la communauté chrétienne de Sinope. Tertullien signale que Marcion, d’abord stoïcien, s’est
converti à 20 (ou 25) ans après « avoir découvert Dieu ».
Vers l’an 138, sous le pontificat de saint Hygin, Marcion se rend à Rome après avoir aidé son père au cours de
nombreux voyages. Il passait alors pour chrétien puisqu’il fut admis dans la communauté chrétienne de Rome. Il
y rencontra Cerdon arrivé quelques années avant lui.
Début des années 140, les gnostiques, Cerdon et Valentin sont exclus, par ce même pape Hygin, de la
communauté des fidèles. Marcion le sera en 144, car il refuse de reconnaître la double nature (humaine et
divine) du Christ : après Simon le Magicien, il sera le second excommunié. Il ne quitta pas Rome pour autant
puisqu’il y était encore établi comme maître, enseignant ses propres doctrines pendant l’épiscopat d’Anicet (154-
166). Jérôme le qualifie d’« ardens ingenii et doctissimus » (d’esprit passionné et très instruit). C’est peut-être à
Rome qu’il mourut car nous n’avons aucune preuve qu’il ait quitté la ville222. Il mourut dans les années 160; on
n’entend plus parler de lui sous le règne de Marc-Aurèle. On prétend que quelque temps avant sa mort, il aurait
souhaité se réconcilier avec l’Église, mais ce projet n’a en aucun cas abouti, si tant est qu’il soit véridique.
220
Bibliographie essentielle
HUTIN Serge, Les gnostiques, PUF, coll. "Que sais-je ?"
LACARRIERE Jacques, Les Gnostiques. Collection Idées, Gallimard 1964
LEISEGANG Hans, La Gnose. Collection Petite bibliothèque Payot (1951)
MAHE Jean-Pierre et Paul-Hubert Poirier, Écrits gnostiques Gallimard, La Pléiade, 2007
PAGELS Elaine, Les Évangiles secrets, Gallimard, 1982, ré-édité 2006
SCOPELLO Madeleine, Les Gnostiques, Cerf 1991
TARDIEU Michel, et Dubois, Jean-Daniel, Introduction à la littérature gnostique, tome Ier : Collections
retrouvées avant 1945, Éditions du Cerf et Éditions du CNRS, 1986
221
La doctrine de Marcion reposait sur une lecture très partielle du message chrétien, à savoir les épîtres de saint Paul, où il
trouva une opposition entre la Loi et l’évangile, entre la Justice et la foi en Jésus-Christ. Il pensait que Jésus avait abrogé la
Loi pour la remplacer par celle de l’évangile, donc que le père de Jésus était différent du dieu de l’Ancien Testament.
Marcion rejetait donc en bloc l’Ancien Testament comme écriture inspirée et ne retenait qu’une partie de l’Évangile selon
Luc et dix épîtres de Paul (il ne connaissait pas celles à Timothée et à Tite). Par cette sélection, Marcion poussa l’Église à se
poser la question du canon, ce qui aboutira à l’établissement de la liste des 27 livres du Nouveau Testament tel que nous le
connaissons actuellement.
222
Adolph von Harnack estime que Marcion, après avoir quitté le Pont, enseigna en Asie mineure: hypothèse confirmée
indirectement par Polycarpe de Smyrne vers 155.(A. von Harnack : Marcion. L’Évangile du Dieu étranger, Éd. du Cerf,
Paris, 2005.)
Parce que la gnose fut la période la plus féconde de l'élaboration de ce qui deviendra la matière à
définition dogmatique des conciles oecuméniques des 4ème et 5siècles de l'Eglise Impériale, et que
sans cette monumentale réflexion audacieusement critique de Marcion, en particulier et d'autres
comme Valentin et Justin, le dogme chrétien n'aurait pas pu se constituer ni s'imposer avec une telle
formidable beauté - certes soutenue par le bras séculier... Alliance religion et politique.
Selon Marcion, le dieu de la Loi, c’est-à-dire le dieu de l’Ancien Testament, est le témoin d’une
économie abrogée et dépassée. Il existe donc deux dieux:
1. celui de la Loi et de l’Ancien Testament,
2. et celui de l’évangile et du Nouveau Testament.
Ce dualisme est donc fondé sur l’opposition Evangile-Loi.
I. Le dieu créateur dont parle l’Ancien Testament crée un homme faible. Ce dieu se choisit un
peuple, Israël, lui donne la Loi et lui promet un Messie. L’Ancien Testament reste valable
comme révélation d’un dieu juste et créateur.
II. L’autre dieu a pitié des hommes et décide de les sauver, c’est-à-dire de les libérer du joug de
la Loi pour qu’ils puissent faire le bien. Ce dieu envoie son fils, qui prend un corps semblable
aux hommes, mais non charnel, car la matière est mauvaise. Le dieu créateur s’aperçoit que
Jésus prêche un dieu supérieur, il le persécute et le livre à la mort de la croix. Comme la
domination du créateur continue, le salut n’est obtenu qu’à la fin des temps.
Marcion rejetait ainsi l’Ancien Testament comme relatif à une économie dépassée. Toutefois, les
écrits chrétiens primitifs (ceux qui vont s'imposer comme « évangiles ») ne justifiant pas toujours ses
théories, Marcion considéra que leurs auteurs avaient mal compris le message de Jésus et y avaient
inclus des notions judaïsantes. Il entreprit donc de constituer un dossier des témoignages primitifs qui
justifiait sa doctrine, un Nouveau Testament, ne gardant qu’un évangile, celui de Luc, et 10 épîtres de
Paul. Et comme il considérait que ces écrits avaient été contaminés d’éléments judaïsants, il les épura
en vertu de ses thèses, et non de principes de critique historique 223. Marcion semble avoir été le
premier à avoir rassemblé une collection d’écrits d’origine apostolique, qui comportait trois parties :
l’Evangélion, les Épîtres, et les Antithèses224.
223
Par exemple, il supprima le début de l’évangile selon Luc, jusqu’en 4,32 (naissance miraculeuse du Christ), ainsi que
plusieurs passages de l’épître aux Romains. Il retoucha aussi des textes, en particulier ceux où Jésus est identifié au dieu de
l’Ancien Testament.
224
Les antithèses ont été perdues. Grâce à Tertullien, nous savons qu’elles devaient comporter deux parties : une partie
historique et dogmatique, montrant comment, selon Marcion, le pur évangile s’était altéré, et une partie exégétique.
Justin de Naplouse (une autre gnostique très connu) nous dit, vers 155 - donc autour de la mort de Marcion -, que
l’influence de dernier s’étendait sur tout l’empire ; à cette même date, les Marcionites étaient nombreux à Rome. Aux
environs de 208, Tertullien confirmait que la tradition hérétique de Marcion emplissait l’univers (Contra .Marcionem. 5/19),
ce qui n’était pas le cas de la Grande Église. Au 4ème siècle, Épiphane citait, parmi les lieux infectés par le marcionisme,
l’Italie, l’Égypte, la Palestine, l’Arabie, la Syrie, Chypre, la Perse (Haer. 42.1). Le marcionisme commença à décliner dans l’ouest
au 3ème siècle tandis qu’il restait actif dans l’est. En 318-319 – 3 ans avant le Concile d'Ephèse - une église marcionite était
construite à Lebaba près de Damas ; son inscription mentionnait Chrestos.
Au 5ème siècle, Théodoret, évêque de Chypre, écrivant au pape Léon Ier, déclarait : J’ai converti au cours de ma carrière
plus de mille marcionites vivant dans huit villages.
Quand le Marcionisme disparut, ses adeptes rejoignirent généralement les groupes manichéens ; on situe des descendances
chez les Pauliciens, les Bogomiles, les Cathares, donc jusque très tard dans le Royaume de France, et en Europe Centrale.
Parce que Marcion constitua un grave danger pour l’Église catholique romaine, et cela explique
pourquoi, à partir du troisième quart du 2ème siècle (ca. 150), la plupart des écrivains catholiques de
Justin à Tertullien225 écrivirent des textes contre lui et contre ses doctrines.
La doctrine de Marcion devait être ancienne quand elle fut combattue. Il est difficile d’en connaître les
origines. Outre une lecture personnelle des épîtres pauliniennes, il pourrait y avoir des influences de la
Gnose, ou d’autres ? On retrouve dans Marcion tous ces éléments, on parle d’un paulinisme
exacerbé… A-t-il voulu réunir la Gnose et les chrétiens ?
Et au fond, Marcion était-il gnostique ? De fait, les Pères de l'Église l’ont assimilé aux gnostiques et
ont vu en lui - après Simon le magicien - le second grand hérésiarque du christianisme naissant.
Marcion gardera son mystère car les seuls textes disponibles, sur lui, sont ceux de ses détracteurs226.
Tant qu'on ne trouvera pas d’autres sources...
Mais nous pouvons expliquer l’affaiblissement du marcionisme dont les causes sont conjuguées
la règle de continence stricte de sa communauté : règle peu attractive pour le peuple et ne lui donnant
que très peu d’enfants ; (voir le Bouddhisme primitif jusqu'à sa division un peu avant l'ère chrétienne,
entre Hina et Mahayana);
les critiques de ses détracteurs ;
les progrès global de l’Église de Rome et de l’école d’Alexandrie qui discréditèrent sa doctrine et
présentèrent avec les Africains Augustin, Cyprien et Tertullien, une nouvelle philosophie chrétienne, ne
laissant plus de place à Marcion et au gnosticisme ;
225
Denys de Corinthe, Philippe de Crète, Théophile d'Antioche, Philippe de Gortyne, Modeste, Irénée de Lyon, Hippolyte,
Méliton de Sardes, Miltiade, Proclus, Clément d'Alexandrie, Rhodon, etc. Vers la fin du 2ème siècle, Bardesane d'Edesse
rédigeait contre Marcion des Dialogues en syriaque qui s’ajoutaient aux critiques lancées en grec et qui, bientôt, allaient
l’être en latin. Au 4ème siècle, Éphrem le Syrien critiqua également cette doctrine.
226
A titre indicatif, liste non exhaustive des textes anciens évoquant à divers titres la personne, les écrits et l'influence de
Marcion.
- Alexandrie (Chronique d’…) v. l’an 158.
- Jean Chrysostome, Hom. in Phil., VII, etc.
- Clément d'Alexandrie, III 3, 17; VII 17.
- Cyprien, Epist., 74.
- Cyrille, Catéchèses, XVI.
- Denys de Rome, in Athanase De Nicaenis decr.; Philosophumena VII 29, 31, 37.
- Adamantios Dialogues d’… (I et Il’).
- Edesse (Chronique d’…) v. année 149
- Éphrem, Evangelii Concordantis Expositio.
- Épiphane, Haer., XLII, XLIII, XLIV (Panarion 1).
- Esnik, Réfut. des sectes, IV.
- Eusèbe, Chron., ann. 140 et 153; H. E., IV 21 à 25, 30; V 13, 16.
- Hégésippe, in Eusèbe H.E. IV 22.
- Hippolyte, Philosophumena, Syntagma.
- Irénée, Contre les hérésies, I 27/2, 28/1 Il 1/4, 28/6; HI 3/4, 4/3, 12/5,12; IV 33/2.
- Isidore de Péluse, I Epist. 37.
- Jérôme, In Osee IX ; De viris ill., 17 32 37; C. Johan. Hierosol., 34; In Matt. XII, etc.
- Justin, Apol. I 26 58; Dial. 35.
- Muratori (Canon de), lignes 63 et ss.
- Origène, Contre Celse V 62; In Jer. homn. X 5; In Rom.Il.
- Philastre, c. 45.
- Rhodon, in Eusèbe H. E., V 13.
- Rufinus, Dialogues.
- Tertullien, les cinq livres Contre Marcion ; Praescr. 30, 38; De idol. 5; De anima c. 17; De carne Christi 1-8.
- Théodoret, I 24 25; les cinq livres en vers contre Marcion.
et puis, last but not least, l’appui politique du gouvernement impérial romain à l’Église catholique de
Rome censée maintenir la paix civile et unifier l'empire.
Certains vont jusqu'à faire de lui l’ancêtre du catharisme, de l’Islam, et, par son souci d’éliminer les éléments
judaïsants des écrits apostoliques, on va jusqu'à le considérer comme l’un des précurseurs de l’antijudaïsme227.
Il faut qu'il ait fait peur encore récemment228...
[Au-delà de la doctrine antijudaïque de Marcion qui a imprégné et put encore influencer des courants antisémites et racistes
– comme ce fut certainement le cas de l’Action française, fondée à la fin du 19 ème siècle par Charles Maurras, et qui
influença de nombreux intellectuels en France dans la première moitié du 20ème siècle229 -],
l'histoire officielle des hérésiologues patentés, tels Irénée de Lyon et Eusèbe de Césarée, pose au
départ l'unité absolue de l'Église incarnée dans une succession apostolique irréprochable d'évêque en
évêque depuis les Apôtres, sans discontinuité, ces évêques étant garants de l'orthodoxie du credo que
leurs églises locales professent. L'exemple type étant l'Église de Rome, capitale de l'Empire et dont le
premier évêque ne pouvait être que Pierre, le prince des Apôtres, la pierre sur laquelle l'Église
universelle (catholique) est bâtie (Cf. Matt.16: 18-19).
De ce tronc se sont détachés des rameaux pourris, les hérésies dont nos auteurs (Irénée et Eusèbe) font
la généalogie depuis Simon le Magicien (Ac.8:9-21) le premier hérésiarque - hérésies surtout
gnostiques. Mais leurs thèses anti-hérétiques ne prouvent pas grand chose et ne sont que de peu
d'utilité, puisqu'elles montrent surtout leur ignorance des conditions sociologiques réelles des débuts
du christianisme. Leur manque de perspective historique est flagrant, et si l'on peut glaner deux ou
trois détails intéressants, l'ensemble est plus que suspect du fait de leur partialité avérée230. Vision
simpliste et idéaliste que celle-ci, inévitablement balayée par la recherche contemporaine! Nous
savons maintenant, par exemple, qu'à Rome, au 2ème siècle, les Valentiniens, des gnostiques
hérétiques, étaient la branche du christianisme la plus florissante.
Mais comment s'étonner que depuis l'origine le christianisme ait été divers. Charismatiques itinérants,
christianismes de Paul, de Pierre, de Jacques, d'Étienne, de Jean, etc., autant de courants d'origines
différentes, probablement indépendants les uns des autres au départ, comme le montre le cas de Paul
avec une particulière acuité puisqu'il s'agit d'un témoignage auto-biographique (Gal.1:16-17).
Naturellement tous ces courants se référaient à la prédication de Jésus et surtout à sa résurrection.
Certains se rapprochèrent et ce fédérèrent, ainsi les courants de Paul, de Pierre et de Jacques, comme il
est dit en Gal.2:9. Mais le judéo-christianisme s'isola ensuite de plus en plus. Donc recompositions et
décompositions qui se succédèrent sans cesse : et nous manquons de documents pour établir une
chronologie et une vue d'ensemble du mouvement en question. Chaque témoignage est une donnée
isolée et malaisée à saisir pour composer un tableau général de la situation.
• Nous savons par exemple que le judéo-christianisme dépérit après la Guerre Juive de 66-70. La
communauté de Jérusalem s'exila, croit-on, en Transjordanie, à Pella, sous la direction de la famille de
Jésus.
227
SIMON Marcel et André Benoît, Le judaïsme et le christianisme antique, d'Antiochus Epiphane à Constantin, PUF, 5e
édition, 1998,p. 153.
228
RENAN Ernest, Vie de Jésus, Paris, M. Lévy frères, 1863 (Gallica, BNF, mode image)
LOISY André, Histoire et mythe à propos de Jésus-Christ, 1938. Nourry.
ORY G., Le Christ et Jésus. Éd. Le Pavillon, Paris, 1968;
229
Jacques Prévotat note, en conclusion de son ouvrage sur les catholiques et l’Action française, l’absence d’un document
doctrinal clair de l’Église avant la Seconde Guerre mondiale: Pour l’Église, le bénéfice aurait été grand d’une encyclique,
expliquant aux fidèles du monde entier qu’un catholicisme qui rompt avec l’Ancien Testament, qui veut purifier l’Évangile de
ses racines juives, tourne à l’hérésie, que cette hérésie a un nom, celle de Marcion, condamné au IIe siècle. Une encyclique
qui aurait repris l’ensemble du problème aurait, de surcroît, donné aux théologiens et aux fidèles les moyens d’affronter,
avec une réflexion plus élaborée, le drame du judaïsme pendant la guerre. Jacques Prévotat. Les catholiques et l’Action
française, Histoire d’une condamnation. 1899-1939. Pages 527-528
230
C'est dans ces inter- dits que se situent les investigations sacrilèges de Prieur et Mordillat depuis plus de 10 ans!
• Après 135, et la Seconde Guerre Juive, suivie de l'expulsion de tous les Juifs de Palestine, ce courant
disparut entièrement. Il est surtout connu par les mouvements gnostiques qui en dérivent : nous y voilà!
• Vers 80, avait eu lieu un renouveau de la pensée paulinienne en Asie mineure: c'est alors que l'on réunit
ses lettres en recueil et que furent composées les épitres deutéro-pauliniennes - celles qui ne sont pas de
la main de Paul mais qui sont conformes à son esprit et à sa pensée.
• Par Ignace d'Antioche (35-105), nous apprenons également qu'à ce moment, fin du Ier siècle, apparut
l'épiscopat monarchique tel que nous le connaissons historiquement dans les Églises catholiques et
orthodoxes. Certaines communautés, particulièrement en Asie mineure, sont donc en train de se
structurer autour d'une hiérarchie à trois niveaux : évêque, presbytres, diacres.
• La lettre de Pline nous apprend aussi le ministère féminin de diaconnesse n'a pas encore disparu, mais
nous ne savons rien de son contenu ni de son extension.
• Un clergé se dégage peu à peu qui se solidifiera en classe sacerdotale gérante des sacrements.
• Le principe majeur est celui de l'apostolicité, compris comme succession légitime d'évêques dans un
siège à partir d'un apôtre fondateur de la communauté Cette succession apostolique de personne à
personne, de maître à disciple, garantit la légitimité de la succession de doctrines, qui se transmettent
oralement, et la légitimité des rites et des célébration sacramentelles.
• Il n'y a pas encore de credo reconnu universellement, ni de canons, ni de dogmes clairement formulés,
avant les grands conciles oecuméniques des 4ème & 5ème siècles impériaux.
• Pour ainsi dire, il n'y a pas de théologie chrétienne. Chaque communauté est autonome. Mais les
communautés qui se reconnaissent en communion se fédèrent peu à peu sous le primat d'honneur de
l'évêque de Rome, successeur de Pierre. Cette organisation se consolide au cours du 2ème siècle et
apparaît la notion de Grande Église, fondée sur la défense de l'orthodoxie chrétienne, garantie par ses
chaînes épiscopales. La notion de catholicité apparaît231.
Il est donc tout à fait naturel (évènements historiques, éloignements géographiques...) que de
nombreuses communautés chrétiennes, tout aussi authentiques, soient restées en marge de ce
processus, ou se soient organisées et fédérées selon des modèles différents et alternatifs, ou en
parallèle. L'importance du charisme personnel, la figure de l'inspiré itinérant thaumaturge et
visionnaire, décline néanmoins partout. Lorsque Montan, à la fin du 2ème siècle, tentera de la
réhabiliter, son succès sera très partiel.
Les Épîtres dites pastorales pour leur part (I et II Timothée, Tite) reflètent très certainement cette
période où la structuration institutionnelle des communautés passa au premier plan des
préoccupations. Nous y voyons le reflet les conflits de personnes, de doctrines, de traditions, qui sont
à l'arrière-plan de cette époque.
L'arcane232
231
Il semble que la première utilisation du terme dans le christianisme remonte à Ignace d'Antioche dans sa Lettre aux
Smyrniotes (vers 112) : Là où est le Christ Jésus, là est l'Église catholique.
232
Du latin arcanus, secret : Opération mystérieuse dont le secret n'est connu que des seuls initiés. Au pluriel : Chose
secrète; pratique mystérieuse.
233
Nous connaissons aussi l'existence d'un baptême pour les morts dont la signification concrète nous échappe mais dont la
révélation devait faire partie de cette doctrine réservée. - Pratique encore vivante jusqu'à la Révolution Française, dans
l'évêché de Grasse, en la Chapelle au nom éponyme de Notre Dame de Vie : les enfants morts y étaient apportés lors de la
messe quotidienne et étaient offerts à Dieu au moment de l'élévation. De même que le pain des hommes était transformé en le
corps du Seigneur, ainsi l'âme non baptisée de l'enfant recevait la vie éternelle par l'intermédiaire du Christ Ressuscité d'entre
les morts. Cette coutume fut abrogée pour excès, lors du remodelage des diocèses de France, sous l'Empire.
dans beaucoup de milieux ésotériques, la parole prédomine dans le christianisme primitif, à l'imitation
des pratiques des mystères antiques. On se méfie de l'écrit d'abord parce que ce qui est confié au
parchemin peut moins facilement rester secret. Ce n'est pas un livre qui fait autorité mais une personne
qui peut décliner sa généalogie au sein du groupe, de maître en disciple depuis les origines, succession
qui légitime sa doctrine. Tout cela se retrouvera par la suite dans la doctrine catholique de la tradition.
Naturellement les premiers chrétiens connaissaient la notion d'Écritures Saintes, c'était l'Ancien
Testament de nos Bibles modernes. Mais elle n'avait valeur qu'inférieure, comme lettre que l'Esprit, la
Parole vivante du Christ transmise de main à la main et de bouche à oreille éclairait et expliquait.
C'est pourquoi, quand les hérésiologues nous présentent les hérésiaques à l'image des fondateurs
d'écoles philosophiques grecques, se séparant de leur maître pour fonder leur propre groupement
autour de leur enseignement personnel, il faut se méfier. Ces hérésiarques eux aussi se réclamaient
d'une chaîne ininterrompue de témoins remontant à Jésus et préservant l'authenticité et l'intégrité de
leurs enseignements. Des lignées différentes de témoins renvoyaient en fait à des interprétations
primitives déjà divergentes. Mais ces interprétations divergentes originelles avaient été enrichies et
déformées de tous les côtés d'une manière semblable et probablement égale.
Or, vers 120, la prolifération des traditions orales, enrichies et déformées de génération en génération,
devient dangereuse pour l'intégrité même du christianisme. Celui-ci va se préserver en se constituant
un Canon officiel de textes écrits234. Et c'est (notre génial ami) Marcion qui aura l'intuition de cette
nécessité qui sera ensuite imitée de tous côtés, chaque groupe fixant par écrit ses doctrines et ses
traditions, comme le montre aux 2ème & 3ème siècles, la prolifératon d'écrits orthodoxes et
gnostiques. Mais en se fixant sur un support, les traditions se figent et perdent de leur capacité à se
transformer. Le christianisme devient un corps de doctrine, la période des Conciles avec leurs Credo
et leurs dogmes infaillibles va s'ouvrir.
Tout un courant du christianisme, celui qui triomphera plus tard sous Constantin, va également, dans
le même mouvement se rapprocher de la société païenne et de sa culture philosophique. Il va
succomber à son prestige et tenter de suivre le modèle culturel gréco-romain. Pour être crédible, le
christianisme doit parler la langue de son temps et suivre les modes culturelles du monde où il évolue.
C'est alors qu'apparaissent
• les Apologètes (dont beaucoup sont des philosophes convertis, à commencer par Justin et Aristide) qui
veulent donner de la respectabilité à leur religion et la défendre contre ses calomniateurs,
• puis les théologiens (École d'Alexandrie). Ceux-ci imitent carrément les pratiques des philosophes
païens interprétant les mythes. Le christianisme adapte le néoplatonisme à ses besoins et coule ses
doctrines dans le moule et les catégories de cette école. D'ailleurs Platon n'a-t-il pas tiré sa sagesse de
Moïse? Fort de ce présupposé fallacieux, les premiers théologiens chrétiens transforment radicalement
l'allure de leur enseignement.
L'Église devient une institution hiérarchique et sacerdotale, dont le rôle majeur est d'interpréter les
textes fondateurs, par le truchement de théologiens dûment accrédités. Elle devient donc une secte
philosophique, d'un genre un peu particulier certes, puisque les rites et les célébrations religieuses y
occupent une place considérable235.
A y bien regarder, ces transformations forment un tout cohérent, dont le moteur interne est, avec
l'éloignement des temps fondateurs, la nécessité de s'organiser pour durer et perdurer.
• Cependant Jésus avait prêché l'imminence du Royaume de Dieu en la personne du Fils de l'Homme
venant sur les nuées pour juger "cette" génération.
234
A l'image des Juifs ayant vers 90, à Jamnia, définitivement fixé le Canon du Premier Testament
235
Mais autrefois les Pythagoriciens ou à cette époque les Néoplatoniciens ont eu et ont encore d'importantes préoccupations
religieuses et rituelles. La pratique de la théurgie est là pour le prouver !
• Les premiers témoins de sa Résurrection annonçaient son retour prochain. Un ultime délai était laissé
aux hommes pour se convertir.
Or vers 120, la 2ème Épître de Pierre (non authentique!) constate le retard de la Parousie et fait état
d'une certaine désillusion.
• La fièvre eschatologique des débuts passe de mode.
• L'Église s'organise pour durer mais ce faisant, elle perd sa spécificité originelle, et son authenticité.
• Son message se dilue en une philosophie mondaine (au sens profane) qui imite les grands courants
culturels des temps.
• La Parousie devint une doctrine très périphérique.
• Le projet de bâtir une civilisation chrétienne s'imposa aux évêques et se réalisa dès le 4ème siècle 313).
Le salut des âmes devient le pivot de la prédication et l'aiguillon pour la conduite morale exigée de
peuples souvent christianisés de force.
• L'immortalité de l'âme d'ailleurs préoccupa davantage les théologiens que la résurrection des corps,
renvoyée à un avenir brumeux et de plus en plus lointain.
• En cessant d'être un groupe apocalyptique tendu vers la Parousie imminente du Christ, les chrétiens ont
perdu leur nature propre.
• Le christianisme devient un fait de société, une grandeur mondaine, sociale et historique. Il devient une
idéologie.
• Mais cette idéologie n'a pas même de contours propres bien définis. La théologie chrétienne, depuis
Clément jusqu'à aujourd'hui, n'a eu qu'une seule tâche : durer en christianisant toutes sortes de
philosophies et d'idéologies profanes pour permettre à l'Église et à sa hiérarchie de justifier son
existence et sa prétention à une emprise décisive sur les hommes.
• Du néoplatonisme au féminisme, en passant par Aristote et Marx, les théologiens n'ont eu de cesse,
faute de proclamer le message chrétien authentique auquel ils ne pouvaient plus croire : "Maranatha, le
Seigneur vient!", d'annexer les idées phares de leurs siècles successifs en les recouvrant d'un vernis
biblique ou en les ajustant de force à la Bible (l'exemple type étant le rapport de Saint-Thomas à la
pensée d'Aristote).
• Et si les théologiens ne pouvaient plus proclamer : "Maranatha!", c'est que Jésus n'était pas revenu... De
même que la proclamation de la résurrection de Jésus est venue de la sublimation d'un échec, celui de la
Croix, l'existence du christianisme tient à la sublimation d'un autre échec et à une absence : celle de la
parousie.
1. Par définition, Jésus ne peut pas avoir été le fondateur du mouvement chrétien, car
paradoxalement peut-être, l'existence même de ce mouvement est la preuve de l'échec de
Jésus.
2. De même l'existence continue du christianisme depuis que vers 120, on cessa de croire en une
Parousie imminente, est la preuve de l'échec de l'espérance originelle des prédicateurs
charismatiques qui proclamaient la résurrection de Jésus sur les routes de Galilée...
236
Les trois (plus) grands théologiens chrétiens, Martin Luther, Soren Kierkegaard et Karl Barth ont justement fondé leur
réflexion sur ce caractère paradoxal et impossible du christianisme.
• Il n'a pas été inventé par les maîtres pour tenir leurs esclaves dans la soumission en leur faisant
miroiter un au-delà où ils trouveraient la compensation de leurs humiliations et de
l'acceptation de leur servitude.
Les thèses mythistes sur Jésus ne tiennent pas la route.
MAIS on est en doit de se demander si le cœur de la prédication chrétienne - avec son
caractère apocalyptique et eschatologique -, ne montre pas aussi que la vérité (éventuelle) du
message prêché ne peut pas se démontrer sur le terrain de l'histoire : les disciples du Christ
ne peuvent pas se revendiquer d'un fait historique.
La prédication chrétienne reposerait en définitive sur un mythe.
L'envoyé de Dieu vient bientôt juger le monde et y établir la seigneurie de son créateur. Or qu'est-ce
qu'un mythe?
Muthos représente la parole vraie, non pas au sens de ce qui est judicieusement pensé et qui a force
de preuve, mais du donné factuel, de ce qui s’est révélé, de ce qui est vénéré, et par là cette parole se
distingue de toute autre énonciation.
L'orthodoxie chrétienne mit bien deux ou trois siècles à s'établir, pour être finalement affirmée par les
grands conciles des 4éme et 5ème siècles. C'est donc à partir du 4ème siècle seulement que l'on peut
vraiment parler d'hérésie. Mais comment nommer au 2ème siècle, ce type de choses à un moment où
il y avait un si grande diversité dans le Christianisme? Car ce fut en effet une période charnière, celle
des troisième, quatrième et cinquième générations du Christianisme; une période qui déjà n'était plus
celle du Nouveau Testament mais qui était encore fort loin des grands conciles.
• Quand on parle d'hérésie, c'est, qu'on le veuille ou non, du point de vue d'une orthodoxie. Comment
donc s'y prendre aujourd'hui, pour parler de l'hérésie? Comment faire l'histoire de ce qui a pu se passer
au 2ème siècle, hors de tout jugement dogmatique a priori?
• Bien avant le Christianisme, les "hérétiques" sont des gens que l'on peut désigner comme des
"adhérents": ce sont des adeptes, mais des adeptes de quoi
• Traditionnellement, d'un système philosophique, avec des principes clairement identifiables; et par
extension, le groupe des gens qui adhèrent à ces principes? des cercles médicaux, des cercles
juridiques...... La traduction du terme grec haïresis, avant le Christianisme, doit respecter le contexte
précis dans lequel ce terme est utilisé. On peut dire, selon les cas, une "école", un "parti", une
"secte"....., sans aucune nuance péjorative239.
• Mais il est clair que le terme a vite pris, en milieu juif, une nuance péjorative. Pour un juif du 1er siècle,
les premiers chrétiens sont des hérétiques: ils constituent un parti, un groupe, un peu sectaire, qui ne
respecte pas les principes de la tradition des rabbins 240 Bref, les premiers discours sur l'hérésie
commencent très tôt dans l'histoire du Christianisme, puisque le terme se trouve déjà dans le Nouveau
Testament.
237
Comme le paganisme antique avait péri le jour où la critique philosophique s'était emparée des mythes d'Homère et
d'Hésiode soit-disant pour les sauvegarder en en restituant le sens symbolique.
238
Jean-Daniel DUBOIS, Les hérésies avant les hérésies, Le Gnosticisme - Les conflits dans l'Eglise du deuxième siècle
- 18 novembre 1995, http://www.erf-auteuil.org/conferences/les-heresies-avant-les-heresies.html
239
En Actes 5, 17, étant question de l'entourage du Grand Prêtre de Jérusalem, il est parlé d'une haïresis autour de ce Grand
Prêtre (la TOB traduit par le mot parti).
240
Actes 24, 5: ...cet homme - Paul - est un chef de file de l'hairesis des Nazôréens... - la TOB traduit ici par secte).
Actes 28,22 :...nous savons bien, disent les Juifs de Rome, que ta secte rencontre partout l'opposition ...
− Par exemple l'évangile de Jean : ces conflits sur l'interprétation du Christianisme selon Jean ressortent
de ses 3 épitres. Par ailleurs, dans les épitres deutéro-pauliniennes, en particulier les épitres à
Timothée, on voit un débat analogue: Timothée doit rester à Ephèse (I Tim 1,3) pour enjoindre à
certains de ne pas enseigner une autre doctrine. Cette conscience de l'enseignement d'une "autre"
doctrine sous-entend qu'il y aurait une doctrine originelle et qu'en cette fin du 1er siècle, on est en train
de discuter de ce qu'est la doctrine originelle et de ce qu'est l'autre doctrine.
− Certes, le terme d'orthodoxie n'apparaît pas. Mais ce que montre cette fin du 1er siècle, ce sont des
réflexions sur les saines doctrines, et aussi sur les autres doctrines, sur les doctrines qui enseignent des
choses différentes des paroles de Jésus241
Un peu plus tard encore, vers les années 110, Ignace d'Antioche écrit à plusieurs églises d'Asie
mineure pour leur dire ne vous laissez pas séduire par les doctrines étrangères, par ces fables vieilles
et sans utilité (dans son épitre aux Magnésiens) ou encore Je vous exhorte à vous abstenir de toute
plante étrangère (dans son épitre aux Traliens). Ce mot étranger correspond bien au même propos que
l'épitre à Timothée, quand il est question de débats sur l'essence du Christianisme. En particulier le
débat avec les tendances judaïsantes, voulant continuer de vivre à la juive, alors qu'on est en train,
progressivement, de vivre à la manière chrétienne. Historiquement, c'est en effet à cette période que
s'opère la séparation du Christianisme d'avec le Judaïsme.
3. Au milieu du 2ème siècle, vers 150, sous le règne de l'empereur Antonin, il y a désormais, sur l'hérésie,
un discours explicite des Pères de l'Eglise. on ne se contente plus de constater l'existence de doctrines
étrangères; on les combat par écrit242. Bien que l'ouvrage de Justin contre toutes les hérésies soit perdu,
il y en a des traces précises dans le reste de son oeuvre. Ces deux citations citées en note font apercevoir
un Justin qui reprend l'usage classique du terme hérésie et progressivement le fait glisser dans un sens
spécialisé en milieu chrétien. Une hérésie devient une dissidence chrétienne.
En fait c'est la naissance d'un nouveau genre littéraire, l'hérésiographie, la rédaction de traités contre les
hérésies, l'auteur étant un hérésiologue.
Outre son traité contre toutes les hérésies, Justin a écrit un traité contre Marcion, l'un et l'autre perdus.
Mais on a des traces d'autres oeuvres contre les hérésies, d'Hégésippe par exemple.
Et surtout, plus on avancera dans l'histoire du Christianisme, plus ces traces deviendront explicites et seront
conservées:
241
C'est en effet vers cette époque, semble-t-il, que des "paroles de Jésus" sont réunies sous forme de collections, de petits
recueils, certainement utilisés, par exemple, par le rédacteur de l'évangile selon Thomas.
242
Le premier auteur attesté- ce qui ne veut pas dire qu'il soit historiquement le premier - est Justin l'Apologète qui écrit vers
150, à Rome, et dit : Nous avons composé un livre sur toutes les hérésies... (Première apologie, chap. 26).
Deux citations de Justin:
- (dialogue avec Tryphon, au chapitre 35) Justin évoque les faux-chrétiens:
Parmi eux, les uns s'appellent Marcionites, d'autres Valentiniens, d'autres Basilidiens, d'autres Satorniliens;
chacun prend un nom ou un autre d'après les fondateurs de leur système, de la même manière que tout homme qui pense
philosopher croit devoir, d'après le père de son système, porter le nom de la philosophie qu'il professe.
Justin était philosophe; c'est même le premier philosophe chrétien et donc, parlant des divers faux-chrétiens, il
renvoie à l'usage classique du terme haïrésis, au sens de groupe ou secte philosophique, en y ajoutant toutefois cette nuance
particulière qu'il s'agit d'hérésies issues de l'orthodoxie chrétienne.
- (première Apologie, au chapitre 26) Tout un paragraphe sur Marcion se terminant par ces mots: Tous les
sectateurs de cette école, comme nous l'avons dit, sont appelés chrétiens, de la même manière que, malgré les différences de
doctrine, le nom de philosophe est donné à tous ceux qui font profession de philosophie".
1. L'idée générale est simple, exprimée dès le 2ème siècle tant en milieu grec (Irénée par ex) que latin
(Tertullien par ex): aux origines il y avait un Christianisme orthodoxe; puis, au fur et à mesure de son
développement, sont nées les hérésies, comme des branches issues d'un même tronc. Cette thèse -
l'orthodoxie a donné naissance aux hérésies - a été habituellement suivie par tous les manuels et reprise
même par les travaux historiques modernes et ce, jusqu'à une époque toute récente. Ce n'est que depuis
quelques dizaines d'années que l'on a pris une tout autre approche.
2. En 1934, fut proposée243 une thèse selon laquelle, à l'inverse de la perspective habituelle, parler des
hérésies comme issues d'une orthodoxie première, était historiquement insoutenable : les hérésies pré-
existent à l'orthodoxie. Cette assertion était certes une thèse polémique. Mais, à la suite des ses travaux,
s'est établi une sorte de consensus pour montrer qu'
• on ne peut pas parler d'hérésie sans parler d'orthodoxie et qu'
• on ne peut pas définir une orthodoxie sans voir en même temps les divergences et la diversité
ambiantes.
L'orthodoxie, telle est la pointe du discours de Bauer, se construit dans et contre la diversité.
Il n'est pas toujours facile de montrer les différences exactes qui existent entre orthodoxie et hérésies à
un moment où l'orthodoxie n'est pas encore tout-à-fait définie.
Marcion, c'est tout le problème de la crise portée au 2ème siècle par la Bible des chrétiens. Qu'est-ce
que la Bible? Est-ce la Bible juive?
Comment lire cette dernière quand on est chrétien?
1. Les premiers chrétiens parlaient grec. Ils utilisaient donc la Bible qui circulait en milieu juif
grec, sous ses différentes formes, en particulier la Septante.
2. Vers la période de Marcion, au début du 2ème siècle, circulaient en plus, en milieu chrétien,
des collections de Paroles de Jésus;
3. et dans le même temps (fin du 1er siècle, début du 2ème) circulaient aussi, toujours comme
textes lus par les chrétiens, les premières collections des lettres de Paul.
Par delà la Bible juive, les chrétiens du temps de Marcion lisaient donc vraisemblablement
• de futurs textes évangéliques (pas tout-à-fait les évangiles actuels)
• et des premiers textes apostoliques.
243
Grâce aux travaux de Walter Bauer, néo-testamentaire célèbre.
244
Par exemple, tout ce qui concerne l'ordre lévitique est utilisé pour expliquer et justifier la hiérarchie dans l'Eglise
chrétienne; tout ce qui concerne Moïse sera utilisé pour parler de la fonction épiscopale; etc .....
• Autre exemple avec l'épitre de "Barnabé" (qu'on a du mal à situer mais qui semble dans la mouvance du
Christianisme d'Asie mineure ou plus encore d'Egypte - début 2ème siècle). Elle est beaucoup plus
critique au regard de la Bible juive, dont les textes semblent relégués dans un passé sans actualité,
cependant que l'auteur insiste pour faire de ces mêmes textes une relecture chrétienne et
particulièrement une lecture prophétique et christologique. Barnabé s'emploie ainsi à montrer, sur des
chapitres caractéristiques, que le texte biblique recèle un sens chrétien, bien différent. C'est toujours une
manière de s'approprier la Bible juive, mais de façon critique et en opposition avec la lecture juive.
• On peut encore citer Ignace d'Antioche (début 2ème siècle), lui aussi partisan d'une lecture chrétienne,
mais une lecture critique, faisant rupture avec la lecture juive. Il parle de façon explicite de l'Evangile
comme clé de lecture de l'Ancien Testament.
Aller encore plus loin que Barnabé et Ignace, pour être en rupture radicale avec la lecture juive. Du
coup la Bible juive est complètement dévalorisée et ne reste qu'une sorte de code moral, peut-être
utile, mais sans grande valeur par rapport au Dieu de l'Evangile et à Jésus-Christ. Et cela va conduire
Marcion à un système théologique qui distingue le Dieu des Juifs du Dieu des Chrétiens, et les oppose.
Bien qu'on ait malheureusement perdu son oeuvre principale, "les Antithèses", on en a des traces; elle
soulignait les antithèses entre le Dieu des Juifs et le Dieu des Chrétiens245.
L'Eglise avait dû prendre très au sérieux l'existence du Marcionisme. Marcion avait organisé ses
adeptes en églises semblables de l'extérieur aux églises ordinaires. Elle avaient un ministère épiscopal;
pratiquaient les sacrements du baptême et de l'eucharistie et vivaient dans l'ascèse: elles prospérèrent
et furent nombreuses dans le bassin méditerranéen, répandues jusqu'en Mésopotamie, et perdurèrent
longtemps. Jusqu'au 4ème siècle.
• Ce qui s'exprime par cette théologie, c'est la difficulté, pour les Marcionites - comme pour certains
chrétiens, comme pour les philosophes aussi -, d'envisager un Dieu transcendant qui ne soit pas lié à la
création du monde.
245
Justin (Première Apologie, au chapitre 26, déjà cité):
"Marcion, qui enseigne encore aujourd'hui, professe la croyance en un Dieu supérieur au Créateur. Avec l'aide des
démons, il sème le blasphème à travers le monde, il fit nier le Dieu créateur de l'univers et inspira à ses adeptes la prétention
qu'un autre Dieu supérieur a fait des ouvrages merveilleux".
Irénée (Contre les Hérésies):
"...Marcion, originaire du Pont, qui développa son école en blasphémant avec impudence le Dieu annoncé par la
Loi et les Prophètes. D'après Marcion, ce Dieu était un être malfaisant, aimant les guerres, inconstant dans ses résolutions et
se contredisant lui-même; quant à Jésus, envoyé par le Père qui est au-dessus du Dieu auteur du monde, il est venu en Judée
au temps du gouverneur Ponce Pilate, procurateur de Tibère César. Il s'est manifesté sous la forme d'un homme, abolissant
les Prophètes, la Loi, et toutes les oeuvres du Dieu qui a fait le monde et que Marcion appelle aussi le Cosmocrator. En plus
de cela, Marcion mutile l'évangile selon Luc, éliminant de celui-ci tout ce qui est relatif à la naissance du Seigneur,
retranchant aussi nombre de passages des enseignements du Seigneur, ceux précisément où celui-ci confesse de la façon la
plus claire que le créateur de ce monde est son père. Par là, Marcion a fait croire à ses disciples qu'il est plus véridique que les
Apôtres qui ont transmis l'évangile, alors qu'il met entre leurs mains non pas l'évangile mais une simple parcelle de cet
évangile. Il mutile même les épitres de l'apôtre Paul, supprimant tous les textes où l'apôtre affirme de façon manifeste que le
Dieu qui a fait le monde est le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi que tous les passages où l'apôtre fait mention de
prophéties annonçant par avance la venue du Seigneur".
D'où une christologie qui en venait logiquement à nier la réalité de l'incarnation, le Fils du
Dieu bon n'ayant pris que l'apparence humaine pour venir révéler son Père à l'humanité (Docétisme) et
lui permettre de cette façon l'accès au salut.
Une question a creuser (voir plus bas) :
• Y a-t-il des traces de telles spéculations dans d'autres systèmes
• et quelle est la portée de ces éventuelles ressemblances?
2 - Au niveau des Ecritures , il est clair que, dans les propos d'Irénée, on peut apercevoir un débat
tout-à-fait explicite sur l' évangile de Marcion. C'était tout simplement l'évangile de Luc, choisi par
Marcion de façon très précise, comme étant l'évangile paulinien par excellence (Luc disciple de Paul).
Il l'avait réuni aux Lettres de Paul pour en faire la partie "évangélique" d'un ensemble apostolique .
Questions:
a. De quel évangile de Luc disposait Marcion? Probablement un texte sans les récits de l'enfance246.
b. Ensuite, il est plus difficile de suivre Irénée lorsqu'il dit que Marcion mutile l'Evangile, et n'en prend
qu'une parcelle, c'est-à-dire, pour Irénée, un seul sur les quatre. Or Irénée, c'est la fin du 2ème siècle; il
connaît donc le texte du Nouveau Testament avec 4 évangiles; alors que les Marcionites, lorsqu'ils
lisaient leur évangile, ne connaissaient, en fait d'évangile, que l'évangile de Luc. Mais comme, dans
d'autres milieux du Christianisme, on ne lisait que l'évangile de Jean (par exemple les gnostiques
valentiniens), ou de Matthieu (par exemple les milieux syriaques), il est un peu anachronique de faire
croire que Luc, c'est une parcelle d'évangile.
Luc n'était que l'évangile lu à la manière paulinienne, dans les milieux marcionites, dans la région du
nord de l'Asie mineure, au début du 2ème siècle. Les débats demeurent néanmoins fondamentaux.
• Quelles étaient les paroles effectives de Jésus?
• Comment comprendre, dans l'évangile, ce qui est l'évangile originel?
• Quelle est la parole évangélique fondamentale?
Finalement, ce qui ressort de tout cela, c'est que Marcion avait fait de l'Ancien Testament une lecture
chrétienne radicale, qui valorisait la position paulinienne et s'appuyait, pour cela, sur un ensemble
formé d'un texte évangélique, Luc, et d'un texte apostolique, une collection des paroles de Paul247.
246
Certains exégètes pensent d'ailleurs que les chapitres 1 et 2 sont des ajouts ultérieurs.
247
L'existence d'un tel ensemble, s'ajoutant progressivement à la Bible juive - bien qu'en milieu marcionite on ait tenté de ne
plus lire beaucoup cette dernière - est sans doute un des phénomènes qui a provoqué, par contrecoup, la constitution de
l'actuel canon biblique. En effet, ce dernier, tel qu'on le connaît et tel qu'Irénée a pu le connaître, a été constitué contre la
doctrine Marcionite. On constate en outre, en reprenant les textes des Pères du 2ème siècle, que le rejet de la Bible juive par
les Marcionites a entraîné chez eux, par réaction, une exégèse chrétienne beaucoup plus approfondie des textes de l'Ancien
Testament. Elle ne s'est plus limitée aux seuls Prophètes et elle comporta, par exemple, un approfondissement de la doctrine
de la chute, en particulier chez Tertullien.
Cela fonctionne proprement comme un argument synopsis de religion fiction! Au départ, une
réflexion sur un Dieu transcendant, mais un Dieu transcendant sexué (ce qui était peu courant en
milieu chrétien du 2ème siècle) puisque ce Dieu a une compagne, Silence ou Grâce. Ce couple
primordial, antérieur à tous les siècles, donne naissance à Intellect, qui n'est pas tout seul et a une
soeur, Vérité.
... Telle est, continue Irénée, la primitive et fondamentale tétrade pythagoricienne, qu'ils nomment aussi Racine
de toutes choses …
...Or ce Fils unique (ce Monogène) ayant pris conscience de ce en vue de quoi il avait été émis, émit à son tour
Logos (la Parole) et Vie, père de tous ceux qui viendraient après lui, principe et formation de tout le Plérôme (le
monde divin). De Parole et de Vie furent émis à leur tour, etc ...
Le panthéon divin se décrit ainsi comme l'engendrement de couples d'entités masculines et
féminines. Il y a toute une série d'engendrements successifs, plus d'une dizaine au total,
produisant finalement une trentaine d'entités, dont Homme et Eglise qui engendreront à leur
tour des entités aux noms divers dont certains renvoient à des personnages mythologiques ou
bibliques. Les Valentiniens faisaient en quelque sorte de l'exégèse des textes bibliques, par
exemple celle du prologue de l'évangile de Jean, qui permettait ce genre de spéculations: Au
commencement était la Parole ...
Ce modèle d'engendrement de couples successifs n'était certes pas nouveau. On le retrouve, de
façon beaucoup plus personnalisée, dans plusieurs mythologies de l'ancien orient; mais ici,
derrière les apparences du système, on aperçoit des gens qui réfléchissent à la transcendance et
qui se posent la question que devaient se poser tous les chrétiens qui réfléchissaient au 2ème
siècle: comment se fait-il que le Dieu de la Bible ait un fils? qu'est-ce que c'est que cet
engendrement de Jésus par rapport à un Dieu transcendant. Autrement dit, au travers des
textes des Pères du 2ème siècle, on a la trace, chez les Gnostiques chrétiens, d'une réflexion
philosophique qui utilise, pour se construire, les sciences du moment, la cosmologie,
l'arithmologie, etc.... et même les traités des passions, car tous ces personnages du panthéon
divin sont aussi la trace d'une réflexion sur les vertus. Comment être vertueux quand on utilise
sainement son intellect?
Bref, on voit apparaître en tout cela un monde curieux, un milieu d'intellectuels chrétiens, qui
s'interrogent et qui ont cherché à faire de la philosophie en même temps qu'ils faisaient de
l'exégèse de textes bibliques.
Or ce milieu, que l'on a appelé gnostique, déborde celui des chrétiens. Il s'agit en fait d'un phénomène
plus général, à peu près contemporain des débuts du Christianisme et qui suscite encore bien des
interrogations. Aujourd'hui, tout en reconnaissant l'importance possible des sources grecques ou
orientales, on est plus circonspect et plus nuancé.
1 - Le mot Gnose d'abord (Gnôsis en grec) dire connaissance, mais pas d'un savoir quelconque : ceux qu'on a
appelés Gnostiques pensaient détenir une connaissance révélée, connaissance à la fois salvatrice et (plus ou
moins secrète). Intellectuels (plus ou moins) frottés de philosophie, ils cherchaient avec d'évidentes
préoccupations mystiques ou religieuses. Il s'agit donc en quelque sorte, d'une rencontre de la philosophie et de
l'aspiration religieuse, rencontre à laquelle le Christianisme pouvait difficilement échapper.
2 - Il est donc naturel de s'interroger d'abord sur les liens plus que probables de la Gnose chrétienne avec les
mouvements philosophiques (par exemple la lecture allégorique des textes et de la mythologie classiques 248.
[Voir Philon d'Alexandrie, dont l'oeuvre, qui vise essentiellement à commenter le Pentateuque, n'est pas
pensable hors d'un environnement philosophique (réflexion sur la parole divine, la transcendance divine, la
sagesse divine ....)].
En 1946, en Egypte, on découvre plus de cinquante textes coptes250, parlant de ces milieux gnostiques -
et de Qumran, bien sûr! -, et sur des sujets en pleine recherche, en plein débat et surtout en pleine
remise en question. Par delà les Pères de l'Eglise, voilà enfin des textes issus directement de ces
gnostiques anciens, qui permettent d'attester d'une part le degré de précision des textes des Pères de
l'Eglise sur ces sujets et d'autre part l'existence de mouvements inconnus jusqu'alors.
Voici un passage tiré du "Deuxième Traité du Grand Seth". Il s'agit d'une réflexion sur le baptême et la mort de Jésus et,
plus particulièrement ici, de la crucifixion; c'est le Sauveur qui parle:
Moi j'étais dans la gueule des lions, mais je n'étais nullement affligé. Il m'ont châtié, ces gens-là, et je suis mort, mais non
pas en réalité, mais en celui qui est manifesté. Car les outrages que je subis étaient issus de moi. Je rejetai loin de moi la
honte et je ne faiblis point devant ce qu'ils m'infligèrent. J'aurais pu devenir esclave de la crainte. Moi j'ai souffert à leurs
yeux et dans leur esprit afin qu'ils ne trouvent jamais nulle parole à dire à ce sujet. Cette mort qui est mienne et qu'ils
pensent être arrivée, s'est produite pour eux dans leur erreur et dans leur aveuglement. Ils ont cloué leur homme pour leur
propre mort, mais leurs pensées, en effet, ne me virent pas, car ils étaient sourds, aveugles et en faisant cela ils se
condamnaient eux-mêmes. Ils m'ont vu. Ils m'ont vu infliger un châtiment mais c'était un autre. Celui qui buvait le fiel et le
vinaigre, ce n'était pas moi. Ils me flagellaient avec un roseau: c'était un autre. Celui qui portait la croix sur son épaule,
c'était Simon (il faut entendre Simon de Cyrène, de l'épisode évangélique bien connu). Quant à moi je me réjouissais dans
les hauteurs, au dessus de tout l'empire des archontes et de la semence de leur erreur. Et je me moquais de leur
248
S'ancrant parfois aussi dans le milieu égyptien, où il existe sans conteste des passerelles entre Gnose chrétienne et
philosophie.
249
On peut certes parler de ce que pensaient les Colossiens, au travers de ce qu'en dit l'épitre de Paul. Leur théologie, qu'il
s'agisse de cosmologie, de christologie, de sotériologie, cette façon de penser que Jésus est au centre d'un système
cosmologique et anthropologique qui permet le salut du monde, tout cela forme un système qui, effectivement, pourrait être
rapproché de nombreux systèmes gnostiques du 2ème siècle. Pour autant, peut-on dire que les premières manifestations de la
gnose chrétienne sont déjà à voir au temps des premières épitres de Paul?
250
Ils représentent en volume environ l'équivalent des deux tiers de la Bible entière: une cinquantaine de textes, tous sur des
papyrus coptes, vraisemblablement recopiés du grec vers le 4ème siècle et qui ressortent des sables de l'Egypte vers la fin de
1945! L'évangile de Thomas, entre autres.
ignorance...
C'est là une vision de la crucifixion assez inattendue. Si on lit pareillement, dans le même codex, l'apocalypse de Pierre, on
a une crucifixion curieuse, avec un Jésus rieur sur la croix, ou plus exactement au-dessus de la croix, avec une enveloppe
charnelle de Jésus qui est Simon de Cyrène (selon cette doctrine, celui qui a été crucifié c'est Simon de Cyrène, Jésus et
Simon ayant échangé leurs traits).
Nous sommes donc, avec cet exemple devant un milieu qui cherche à combattre, de façon tout-à-fait
précise, l'exégèse paulinienne des récits de la croix et donc la théologie de la croix telle qu'elle ressort
de I Cor 2251. C'est donc en fait l'exemple d'un débat et d'une façon de faire l'exégèse du texte biblique,
en le lisant en détail (l'histoire de Simon de Cyrène) mais en refusant la crucifixion sur la croix d'un
Dieu transcendant qui ne se laisse pas emprisonner dans un corps. Débat qui fut central pour le
christianisme, en ce milieu du 2ème siècle.
Que conclure, provisoirement ? Eh bien d'abord qu'il ne faut rien conclure! Et que beaucoup plus que
par le passé, il faut se mettre à une étude historique plus critique
des Pères de l'Eglise, dont les propos sur les textes des hérésies sont souvent partiels, et même
partiaux.
Quant à leur spiritualité surtout! Quel portrait, en effet, nous font-ils des hérétiques? D'une part, ils
soulignent leur caractère fortement intellectuel et rationnel, sans qu'on voie transparaître le moindre
élan spirituel, que de plus ils ne valorisent pas du tout. De plus, le portrait de leur moralité est plus que
suspect : ce serait des débauchés à la vie dissolue etc....etc... Or nous apprenons que c'était en fait des
groupes de croyants et des groupes d'ascèse: au point que, pour un Père de l'Eglise du 2 ème siècle, ils
auraient plutôt eu l'air de moines bouddhiques 252 ou de personnages ésotériques, comme on pouvait en
trouver dans des milieux philosophiques, les pythagoriciens par exemple.
Il est difficile de penser que de tels groupes aient pu exister uniquement sur le plan de la réflexion
intellectuelle, sans avoir aussi des pratiques de prière, de piété, de vie communautaire, des pratiques
alimentaires, qui finalement illustrent beaucoup de la spiritualité très "charismatique" qu'avait le
Christianisme au 2ème siècle, avant qu'il ne soit régulé par les évêques et par les prêtres.
On ne peut comprendre cette problématique qu’en partant de la diversité initiale, et voir comment cette
dernière était vécue cinq ou six générations plus tard.
Et d’abord, la transmission du Christianisme. Que nous montrent déjà, par exemple,
les épitres pastorales au regard de Paul? Elles traitent la question de savoir quelle est
la saine doctrine par rapport à l'évangile paulinien. De façon générale, dès que les
Chrétiens pensèrent à la transmission de leur foi, et donc dès qu'ils firent de la
catéchèse en vue du baptême de nouveaux chrétiens, ils se demandèrent ce qu'ils
devaient transmettre.
- A la fin du premier siècle on transmettait vraisemblablement des choses fondamentales sur ce qu'était le
Dieu de la Bible.
- En même temps on initiait au rite du baptême, déjà attesté et qui existait d'ailleurs en milieu juif.
- Ils incitaient à établir des résumés de la foi, pour qu'elle soit transmissible.
251
Ce milieu est celui des Basilidiens, qui ont été critiqués par Justin et Irénée
252
Et il n'est pas dit qu'on n'en rencontrât pas, depuis qu'Ashoka, l'empereur de l'Inde Maurya, avait dès 245 avant JC, envoyé
des moines bouddhistes missionnaires au-delà des frontières aux quatre coins de l’horizon, et que le Theravada du Sri Lanka,
en avait lui-même envoyé d'autres, remonter la Mer Rouge jusqu'à Alexandrie d'Egypte, devenant la secte des Thérapeutes
(dont le nom pseudo grec n'est que la prononciation hellénisée de Theravada, signifiant la Voie des Anciens, un bouddhisme
pur et dur)!
Or de tels débats ne pouvaient supporter l'à-peu-près; il fallait trancher. Autant de facteurs qui
poussaient la première Eglise à rechercher une expression unique, et même monolithique, de la vérité
chrétienne255.
Il existe depuis les temps les plus reculés, entre les deux régions culturelles d’Asie du Sud et les
Royaumes hellénistiques, de vastes zones de chevauchements et d'influence mutuelle. Cela s'explique
par les cultures qui les ont nourries257. La tradition de l'Asie du Sud qui s'est développée dans la plaine
du Gange découle d'une part de la tradition de l'Indus (civilisations de Mohenjo Daro et Harappa) et
d'autre part de la culture transmise par les langues aryennes et le sanscrit, et les traditions orales qu'ils
véhiculaient : ce qui révèle l'existence de liens étroits, commerciaux au départ, entre les deux zones,
dès le 1er millénaire av. J.C.
Ainsi, il existe des analogies entre les dieux de l'antiquité grecque et les dieux védiques et entre les
sociétés que décrivent respectivement les épopées homériques et védiques. Les conditions d'un grand
courant d'échanges d'idées et de cultures entre la Grèce et l'Asie se sont trouvé réunies à l'apogée de
cet Empire d’Alexandre qui allait de la Méditerranée à l'Indus. Jamais les voies de communication
terrestres n'avaient été plus ouvertes, ni les conditions plus favorables à l'échange d'idées entre l'Inde et
253
cf. l'apocryphe le Pasteur d'Hermas.
254
Conciles de Nicée 325 et de Constantinople 381.
255
Voir aussi Jean Daniel Dubois, IRÉNÉE DE LYON POURFEND UN ÉVANGILE DE VÉRITÉ
http://www.mondedelabible.com/article/index.jsp?docId=2264006
256
unesdoc.unesco.org/images/0006/000678/067812fb.pdf
257
La culture classique de la Grèce elle-même découlait d'une part des traditions des civilisations du Nil et de Sumer, et
d'autre part de celles des envahisseurs aryens.
l'Occident. C'est (peut-être) pourquoi certaines des idées du sous-continent indien datant de 700 à 500
av. J.C. - telles qu'on les trouve dans les hymnes védiques postérieurs, les Upanishads et les
philosophies des Bouddhistes et de Jainistes -, apparaissent dans la pensée grecque tardive. Et les
parallèles sont parfois très frappants258.
Une anecdote : Plotin (né en 205 après J.-C. à Lycopolis, en Égypte, et mort en 270 en Campanie, près de
Naples), fondateur de l'école néoplatonicienne, souhaitait si ardemment apprendre la philosophie indienne qu'il
participa à l'expédition militaire contre le roi de Perse pour les possibilités de contact avec la région que cela lui
offrait. Il y a une forte ressemblance entre le néoplatonisme (qui allait plus tard influencer Newton !) et les
systèmes vedanta et yoga, comme l'indique la citation suivante de Plotin sur l'absorption de l'individu dans l'Âme
du monde : Les âmes qui sont pures et qui ont perdu leur attirance pour ce qui est corporel, cesseront d'être
prisonnières du corps. Ainsi détachées, elles passeront dans le monde de l'Etre et de la Réalité. Le
néoplatonisme avait ainsi beaucoup de traits communs avec le bouddhisme - par exemple, il était recommandé,
dans cette doctrine, de s'abstenir de faire des sacrifices et d'absorber des nourritures animales.
Et au 2ème siècle après J.C., Clément d'Alexandrie lui-même, qui mentionne souvent la présence de
bouddhistes dans cette ville, est le premier Grec à avoir cité nommément le Bouddha. Il savait que les
bouddhistes croyaient à la transmigration et vénéraient des stupas. Quant à l'influence de l'Asie du Sud
sur la Grèce, elle ne fait aucune doute dans son esprit puisqu'il déclare sans ambages que les Grecs ont
volé aux barbares leur philosophie.
Du fait de cette interaction fondée sur les échanges commerciaux et intellectuels, nombre d'histoires et
de fables originaires de l'Asie du Sud sont passées à l'Occident. Il semble aussi que certaines pratiques
chrétiennes tardives telles que la récitation du rosaire, la vénération des reliques et l'ascétisme
proviennent de cette région du monde 259. Ces influences sont également perceptibles dans le
gnosticisme d'Alexandrie qui a cherché à unir
1. les idées du christianisme,
2. l'héritage platonicien
3. et l'Orient –
ce qu'on a appelé un orientalisme à visage hellène (Ibid.). Smith260 fait même observer que le
christianisme naissant a rencontré le bouddhisme en pleine maturité dans les académies et les
marchés d'Asie et d'Egypte, à l'époque où les religions étaient soumises aux influences multiples du
paganisme ambiant et aux innombrables oeuvres d'art qui exprimaient le polythéisme261. L'ancienne
258
Pythagore et les fondateurs de l'orphisme, ont beaucoup voyagé et subi l'influence des Egyptiens, des Assyriens et des
Indiens. Leur pensée contenait des éléments caractéristiques de l'Asie du Sud tels que la transmigration et l'aptitude de l'âme
à se souvenir d'une vie antérieure. La notion de karma, qui représente le cycle de la nécessité, était au centre de la
philosophie de Platon, père de la tradition philosophique occidentale associée plus tard à l'idéalisme. Pour Platon, la
renaissance obéit à la nécessité ; la croyance à la transmigration des âmes se retrouve dans tous les grands systèmes
religieux d'Asie du Sud. Mégasthènes - qui fut envoyé comme ambassadeur du roi Séleucos Nicator auprès du roi indien
Chandragupta Maurya au 3ème siècle av. J.C.-, a rapporté le témoignage suivant : sur de nombreux points, l'enseignement /des
Indiens/ rejoint celui des Grecs. Ils croient, par exemple, que le monde a un commencement et une fin dans le temps et qu'il a
une forme sphérique ; que le Dieu qui le dirige et l'a créé est présent dans tout. En ce qui concerne la génération et l'âme,
leur doctrine présente de nombreux parallèles avec celle des Grecs. Comme Platon, aussi, ils émaillent leur enseignement de
fables, par exemple sur l'immortalité de l'âme et son jugement dans l'autre monde." (Dodwell S.,(ed), Cambrige History of
India, 1982, Cambridge, pages 419-420).
D’autre part dans la littérature bouddhique en pali, les Conversations de Milinda (Milinda Panha) occupent une place
importante ; ces dialogues entre le sage bouddhiste Nagasena et le roi indo-grec Menandros (Ménandre), qui résument
l'essentiel de la pensée bouddhiste Theravada, montrent que les échanges intellectuels entre la Grèce et l'Asie du Sud se sont
poursuivis après le règne d'Asoka. Sous l'Empire romain, qui a perpétué la tradition européenne classique après l'éclipse de la
Grèce, ces contacts se sont maintenus. Les échanges de produits de luxe étaient très actifs avec l'Inde du Sud et Sri Lanka,
dont les ambassadeurs furent envoyés en Grèce (Paranavitana, 1969). Des Indiens s'installèrent à Alexandrie et dans d'autres
centres commerciaux, et on a mis à jour à Pompei des objets en ivoire sculpté provenant de l'Asie du Sud (McEvedy et
McEvedy, 1973, page 47)
259
Rawlinson H.G., Early contacts between India and Europe, in Cultural History of India, A.L.Basham, Clarendon Press,
Oxford, 1975.
260
Smith V.A., Oxford History of India, OUP, Oxford, 1958
261
Gandhara surtout : voir par ordre alphabétique
BUSSAGLI Mario, L’art du Gandhara, LGF 1996
religion de la Perse compte parmi les ferments de la pensée humaine, dont la formation a été stimulée
par le progrès des communications internationales et par l'affrontement continuel de civilisations
rivales.
Synthèse : Le Gnosticisme
est donc un mouvement religieux regroupant des doctrines variées du bassin méditerranéen et du
Moyen-Orient, apparues au 1er siècle, qui se caractérisent généralement par la croyance que les hommes
sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par un dieu mauvais ou imparfait
appelé le démiurge.
Le démiurge peut être considéré comme une incarnation du mal, ou comme un dieu bon mais imparfait.
Il existe aux côtés d'un autre être suprême plus éloigné et dont la connaissance est difficile, qui incarne
le bien.
Afin de se libérer du monde matériel inférieur, l'homme a besoin de la gnose, soit la connaissance
spirituelle ésotérique disponible à travers l'expérience directe ou la connaissance (gnose) de l'être
suprême.
Jésus de Nazareth est identifié par certains cultes gnostiques comme une incarnation de l'être suprême
qui s'incarne pour apporter la gnose aux hommes.
Le terme gnose, du grec γνώσις / gnốsis (connaissance), désigne des tendances universelles de la
pensée qui trouvent leur dénominateur commun autour de la notion de connaissance. Ainsi, le
manichéisme, le mandéisme, la Kabbale et l'hermétisme, entre autres, peuvent être considérés comme
des formes de Gnose. En revanche, le terme gnosticisme a une connotation historique précise. Selon la
définition du néoplatonicien Plotin, adversaire des gnostiques, ceux-ci sont: Ceux qui disent que le
Démiurge de ce monde est mauvais et que le Cosmos est mauvais. Ainsi, à leurs yeux, L'homme est
prisonnier du temps, de son corps, de son âme inférieure et du monde.
Les gnostiques en concluent : Je suis au monde, mais je ne suis pas de ce monde, et de ce point de vue,
le monde et l'existence dans le monde apparaîtront mauvais parce qu'ils sont mélange de deux natures et
de deux modes d'êtres contraires et inconciliables. Le gnostique sera celui qui retrouvera son moi
véritable et qui prendra conscience de la condition glorieuse, divine qui était la sienne dans un passé
immémorial.
Les gnostiques chrétiens se référaient tant aux textes canoniques qu'apocryphes, le plus célèbre étant
l'évangile de Thomas. D'inspiration chrétienne, le gnosticisme fut qualifié d'hérésie par les Pères de ce
qui allait devenir la Grande Église chrétienne. Irénée de Lyon, dans la deuxième moitié du 1er sicècle
dans sa Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur (ou Contre les hérésies) en a laissé le
témoignage antique le plus important et le nom qui leur restera. Il est possible que certains de ces
groupes aient revendiqué le terme. Les sectes gnostiques disparurent presque complètement à partir du
3ème siècle, mais leurs doctrines influencèrent d'autres religions comme le manichéisme, le marcionisme
et le catharisme.
Jusqu'au milieu du 20ème siècle, on ne disposait que de très peu de sources directes sur les gnostiques,
celles-ci ayant été falsifiées ou détruites. Les principaux témoignages viennent de leurs détracteurs,
notamment les pères de l'Église. La découverte en 1945 de la Bibliothèque de Nag Hammadi a permis
de renouveler la recherche sur le sujet262.
En 1966 – 10 ans avant la publication de Dag Hammadi -, se tint à Messine une conférence internationale au
sujet de la Gnose. Parmi ses différents objectifs se trouvaient
1. la définition d'un programme pour la traduction de la bibliothèque de Nag Hammadi
DEYDIER Henry, Contribution à l'étude de l'art du Gandhâra. Essai de bibliographie analytique et critique des
ouvrages parus de 1922 à 1949, Préface de R. Grousset, Adrien Maionneuve 1950
FOUCHER Algfred, L'art gréco-bouddhique du Gandhra : Eude sur les origines de l'influences classique dans
l'art bouddhique de l'Inde et de l'Extreme-Orient : t. 1. Introduction. Les Édifices. -- t. 2, pt. 1. Les images. -- pt. 2.
L'histoire, conclusions. -- pt. 3. Additions et corrections. Index, Ecole française d'Extrême-Orient, Paris :
Imprimerie nationale, 1905-1951. E. Leroux
TISSOT Francine, L'art gréco-bouddhique du Gandhâra : étude sur les origines de l'influence classique dans l'art
bouddhique de l'Inde et de l'Extrême-Orient (1905) ; Gandhâra. Dessins d'Anne-Marie Loth et de l'auteur, in-8° br.
289 reproductions en 112 planches en simili. 2ème édition revue et corrigée, Paris, 1985/2002.
TOCCOLI Vincent Paul, Le Boudha Revisité, L’Harmattan 2007
262
La première traduction complète étant publiée en 1977.
récemment acquise
2. et le besoin d'arriver à un consensus sur la définition du terme Gnosticisme.
C'était une réponse à la tendance dominante depuis le dix-huitième siècle d'utiliser le terme 'gnostique' non pas
en relation à ses origines, mais plutôt comme une catégorie interprétative pour des mouvements philosophiques
et religieux contemporains. Par exemple en 1835
le spécialiste du nouveau testament Ferdinand Christian Baur avait construit un
modèle de développement du gnosticisme culminant avec la philosophie religieuse
de Hegel ;
ou encore plus récemment les tentatives du critique littéraire Harold Bloom
d'identifier des éléments gnostiques dans la religion américaine contemporaine,
ou l'analyse de Eric Voegelin des pulsions totalitaristes à travers le filtre interprétatif
du gnosticisme.
Au sujet de gnosticisme, la conférence aboutit au prudent consensus suivant :
le gnosticisme devenait un terme spécifique historiquement, réservé aux mouvements
gnostiques répandus au 2ème siècle,
alors que la gnose serait un terme universel pour désigner un système de
connaissances réservées à une élite privilégiée.
Cependant, cet effort de clarté apporta aussi une certaine confusion conceptuelle, car
le terme historique gnosticisme était une invention moderne, alors que le terme gnose
avait une histoire : on appelait gnosticisme ce que les anciens théologiens avaient
appelé Gnose … le concept de Gnose inventé à Messine était presque inutilisable
dans un sens historique ! Du fait de ces problèmes, les ambiguïtés sur la définition
précise du gnosticisme ont persisté.
Néanmoins l'utilisation de gnosticisme dans un sens historique, et de Gnose dans un
sens universel, est restée courante. Mais même l'utilisation de 'gnosticisme' pour
désigner une catégorie de religions du 2ème siècle et 3ème siècle a récemment été remis
en question. En particulier dans l'ouvrage de Michael Allen Williams, Repenser le
gnosticisme (Rethinking Gnosticism: An Argument for the Dismantling of a Dubious
Category), dans lequel l'auteur examine les termes qui définissent le gnosticisme en
tant que catégorie, et en les comparant précisément avec le contenu des textes
gnostiques (en particulier ceux de Nag-Hamadi).
Il est difficile de déterminer la manière dont resurgissent – encore aujourd’hui -, et d'où proviennent
les idées gnostiques. Avons-nous affaire à une filiation ininterrompue et souterraine qui relie les
époques ? On les trouve bien sûr chez les grands précurseurs que furent Platon ou Pythagore, tout
comme elles ont perduré jusqu'à Hegel ou Jean-Paul Sartre de nos jours. Elles sembleraient procéder,
comme le dit Joseph Campbell263, d'une même anatomie, c'est-à-dire de quelque chose d'inhérent à la
nature humaine. Il croyait que toutes les religions du monde, tous les rituels et les déités n'étaient que
les masques d'une seule et même vérité transcendante, laquelle serait insaisissable (inconnaissable). Il
décrivait le christianisme et le bouddhisme - que l’objet en fût la conscience de Bouddha ou la
263
Joseph Campbell (26 mars 1904 - 30 octobre 1987) était un professeur, écrivain, orateur et anthropologue américain,
célèbre pour son travail dans les domaines de la mythologie comparée et de la religion comparée et notamment pour sa
théorie du monomythe.
conscience du Christ -, comme un niveau de perception au-dessus des oppositions binaires telles que
le bien et le mal. De telles conceptions unificatrices sont parfois mal reçues...
Car l'idée gnostique est présente au sein du bouddhisme théravada, du judaïsme de la Kabbale et plus
tard de l'Islam avec l'ismaelisme. Mais – ainsi que nous lavons évoqué -, elles circulèrent parmi les
bogomiles et les cathares du Moyen Âge, sans qu'on sache jamais s'ils descendent de groupes
gnostiques ayant survécu depuis l'Antiquité, ou s'il s'agit de résurgences suscitées par la transmission
d’écrits gnostiques déguisés en apocryphes chrétiens.
L'opinion courante s’est imposée que le gnosticisme soit une branche déviante de ce qui allait devenir
le catholicisme : l'idée dominante serait que le gnosticisme est une adaptation juive des anciens
Mystères païens.
La future religion d'état instituée par Constantin se serait ainsi purifiée et séparé d'éléments déviants.
S'appuyant sur la foi plus que tiède de Constantin elle fermait les temples antiques, interdisait les
cultes à Mystères et détruisait ou falsifiait les textes. Ces textes auraient peut être pu donner une vision
différente de l'antiquité, de la Gnose et du Gnosticisme.
Les littéralistes voulaient voir en Jésus un personnage historique, et non comme un personnage
mythique, une figure élevée des Mystères antiques. Ils avaient raison au moins sur un point: les
gnostiques étaient peu différents des païens. Comme les philosophes des Mystères païens, ils croyaient
en la réincarnation, ils honoraient la déesse Sophia et s'immergeaient dans la philosophie mystique
grecque de Platon... Ils pensaient que leurs enseignements secrets avaient le pouvoir de leur conférer la
Gnosis : l'expérience directe de la connaissance de Dieu. Et tout comme l'objectif d'un initié païen était
de devenir un dieu, pour les gnostiques, le but d'un initié chrétien était de devenir un Christ.
Les auteurs gnostiques abordent la plupart des thèmes mythologiques et eschatologiques, les
réinterprètent en passant par la révélation d’une histoire secrète, d'un mythe total :
l’origine et la création du Monde ;
l’origine du Mal ;
le drame du Rédempteur divin descendu sur Terre afin de sauver les hommes ;
la victoire finale du Dieu transcendant, conduisant à la fin de l’Histoire et l’anéantissement du Cosmos.
… malgré leurs différences, les évangiles canoniques décrivent Jésus comme un personnage historique
et se présentent comme l'accomplissement des prophéties de l'ancien testament. Mais pour certains
chrétiens gnostiques cette réalité paraissait secondaire par rapport à la signification qu'on lui prêtait.
L’Evangile de Thomas indique : Ses disciples lui dirent -Vingt-quatre prophètes ont parlé en Israël et
ils ont tous parlé de toi. - Et il leur dit : Vous avez délaissé celui qui est vivant en votre présence et
vous avez parlé de ceux qui sont morts.
Pour le gnostique, la réalité apparait secondaire par rapport à la signification qu'on lui prête. Il n'y a
donc pas d'autorité absolue. De plus, il y a, chez lui, une réflexion profonde sur la personnalité de celui
C’est cette compréhension du Sauveur qui va présider - sur les routes de la soie où circule tout ce qui
se pense del’Orient à l’Occident -, à l’élaboration de la plus belle figure du Bouddhisme Mahayana,
immédiatement rehaussée et magnifiée par la sculpture gréco-bouddhiste des princes kouchans, qui
naît à la même époque (de part et d’autre de l’an 0), je cite le bodhisattva Avalokiteshvara, le seigneur
qui observe264, le plus vénéré et le plus populaire parmi les bouddhistes du Grand véhicule265. Ce, Le
bodhisattva apparaît pour la 1ère fois dans le 25ème chapitre Sūtra du Lotus de la Bonne Loi266, un des
plus importants livres du Mahāyāna, probablement rédigé au nord-ouest de l'Inde, précisément là où
s’est passé le miracle du Gandhara : la 1ère représentation du Bouddha, seul, debout.
… et le destin de l’homme.
Parmi les éons, il y a l’Homme (primordial) ainsi que le Fils de l’Homme. C’est à partir de son reflet
que le Démiurge et ses archontes décident de fabriquer l’homme, Adam. Le Père, grâce à ses anges
déguisés en archontes, suggère au Démiurge d’insuffler son esprit, la Lumière dont il s’était emparé, à
Adam.La Lumière est ainsi passée à l’humanité. De rage, les archontes emprisonnent Adam dans
l’Éden, vu comme un lieu terrible. Les puissances d’en-haut cachèrent la Gnose et la Vie dans le fruit
défendu, et envoyèrent un Sauveur sous la forme du serpent pour inciter Adam et Ève à s’emparer de
ces secrets.
Les archontes installent en Adam un second esprit, le contrefacteur, qui va sans cesse combattre les
mouvements de l’esprit tiré vers le haut. Le premier couple est expulsé de l’Éden par le Démiurge,
furieux. Il souille Ève de sa lubricité, ce qui explique la génération d’Abel et Caïn. La vraie postérité
d’Adam ne commence qu’avec Seth, dont seule la descendance, les parfaits, est promise au salut. Le
Démiurge envoie le Déluge pour anéantir les parfaits, mais Noé s’abrite avec les siens dans l’Arche et
au final c’est la race née de l’union des anges du Démiurge et des filles de la terre qui est anéantie.
Les archontes sont liés à la voûte céleste, au mouvement des planètes. Chaque partie de l’homme,
physique ou psychique, appartient souverainement à la puissance de la voûte céleste qui l’a façonnée.
Dans ce corps assemblé descend une âme qui, traversant l’un après l’autre chacun des cieux des
planètes, y reçoit, en fonction du moment de ce passage, telle ou telle disposition par laquelle
l’individu restera soumis aux astres. Enfin, les puissances insinuent dans le fœtus l’esprit contrefacteur
destiné à contrarier les pulsions éventuelles de l’homme vers le salut.
Le mélange de tous ces facteurs entraîne des degrés de perfections fort différents qui expliquent les 3
grandes catégorisations de l’humanité (pneumatique, psychique ou hylique).
L’eschatologie
264
Chinois 觀世音 Guānshìyīn ou 觀音 Guānyīn, coréen Gwanseeumbosal, japonais 観音 Kan'non, tibétain Chenrezig, vietnamien
Quán Thế Âm, khmer Lokeśvara [(Du Sanskrit Avalokiteśvara)
265
Aussi traduit par Considérant les voix du monde, Qui considère les sons du monde, Celui qui considère les appels.
266
Les 22 premiers chapitres dateraient du Ier siècle et les 6 derniers du IIe siècle de notre ère. Le Bouddha y expose qu'une
grande figure se dresse pour aider toute personne en difficulté. Il entend toute personne qui prononce son nom. Il est donc
Celui qui considère les appels. En chinois, guān signifie qui considère, qui tourne son regard verset yīn est le son ou plutôt
l'incantation. Avalokiteshvara peut prendre trente-trois formes: celles d'un bouddha, d'un bodhisattva, d'un brahmane, d'un
Roi Céleste et même d'une femme. Le Sūtra du Lotus expose ensuite des cas où il peut intervenir. Il protège de la magie
noire, des bêtes féroces ou des serpents qui tuent par le regard. Le chef d'une caravane attaqué par des brigands peut
l'invoquer. Une mère peut également faire appel à lui pour avoir un fils ou une fille
Le Démiurge ne cesse d’envoyer contre les parfaits des cataclysmes et persécutions.Il faut éveiller les
élus en leur rappelant leurs racines célestes. Pour cela, des sauveurs et des prophètes sont envoyés
d’en-haut pour dispenser confidentiellement leurs révélations. L’acte final du salut de l’humanité est la
descente d’une puissance de la Lumière jusqu’au fond des Enfers.
L’œuvre salvatrice est associée à la descente de la Mère Céleste dans les abîmes où l’humanité est
prisonnière, mythe remontant à la descente d’Ishtar aux Enfers. Seth aurait eu une incarnation céleste,
et les mages (Zoroastre, etc.) sont les prophètes gardiens de l’enseignement secret de Adam et Seth. La
figure de la Mère sera remplacée par celles de Seth puis du Christ.
Annoncé par un signe des cieux, le Sauveur va descendre, d’abord déguisé en archonte des cieux
inférieurs, puis revêtu de toute sa gloire. Les gnostiques répugnant à l’idée d’incarnation, le Sauveur
est incorporel. Dans certaines versions du mythe le Sauveur doit subir les conséquences humiliantes
de l’incarnation pour transmettre son message à quelques élus avant de retourner au Ciel. Parfois il
oublie sa mission et doit être lui-même sauvé (mythe du Sauveur sauvé).
L’amnésie de la condition originale est une image spécifiquement gnostique. En se tournant vers la
Matière, l’âme oublie sa propre identité. C’est la mort spirituelle. Le mythe du Sauveur Sauvé tourne
autour de cette notion d’amnésie, qu’illustre l’Hymne de la Perle, dans les Actes de Thomas. La
découverte du principe transcendant à l’intérieur de Soi-même constitue l’élément central de la
religion gnostique. Cette redécouverte, l’anamnèse, est obtenue grâce à un messager divin et grâce à la
gnose.
Le symbole du sommeil est également utilisé dans ces mythes. C’est un symbole archaïque
universellement répandu dans la quête de l’initiation. Ne pas dormir, ce n’est pas seulement triompher
de la fatigue physique, mais surtout faire preuve de force spirituelle. Rester éveillé, être pleinement
conscient, veut dire : être présent au monde de l’esprit.
Finalement, le rédempteur remontera aux Cieux, occasion d’un bouleversement céleste qui fixera les
archontes aux planètes, traversant la voûte céleste à l’endroit d’un X gigantesque considéré comme la
Croix céleste. Ce phénomène de la crucifixion sur le X céleste est déjà attesté à Rome au moment de
l’avènement du règne d’Auguste, à qui on attribue déjà l’abolition de la Fatalité astrale.
Les gnostiques se croyaient presque parvenus à la fin des temps. Les livres prétendument gardés
secrets venaient d’être ressortis de leurs cachettes. Pour les Parfaits, l’enseignement portait sur les
mystères de la descente et de l’ascension du Sauveur/Christ à travers les 7 cieux habités par les anges,
et sur l’eschatologie individuelle, c'est-à-dire l’itinéraire mystique de l’âme après la mort. Cette
tradition prolonge l’ésotérisme juif et d’ailleurs sur l’ascension de l’âme et les secrets du monde
céleste.
L’homme est asservi aux puissances des cieux visibles qui l’ont façonné. Les gnostiques pensent
pouvoir réduire leur puissance en employant des conjurations contenant les noms secrets de ces
puissances. Ils mettent également en place des rites pour échapper aux égarements de l’esprit
contrefacteur. Au moment de la mort, un élu muni de tous les sacrements de la gnose fait son
ascension à travers les cieux sans retour : il présente les sceaux aux gardiens pour que les portes lui
soient ouvertes. Des autres, les moins souillés sont purifiés dans les purgatoires des espaces célestes,
montant parfois d’une sphère à l’autre lors d’une conjonction astrale. Mais bien des malheureux sont
rejetés vers le bas, tourmentés en Enfer, avant d’être soumis à l’oubli de leur vie précédente et rejetés
dans de nouveaux corps.
La morale
Les gnostiques, voyant le corps charnel asservi dans ses actes et ses passions à la souveraineté des
planètes, ou encore se croyant pourvus d'une grâce d'en-haut qui délivre des actes ici-bas, n'ont pas de
notions de moralité individuelle très strictes.
La gnose peut donc aussi bien conduire à un ascétisme rigoureux qu'à de curieuses immoralités, avec
la volonté de contredire en tout la loi biblique. La chair appartenant à la matière et ne sachant
participer au Salut, peu importe qu'elle fût souillée. Les pratiques licencieuses de certains groupes
gnostiques sont réprouvées par d’autres groupes gnostiques comme par les réfutateurs chrétiens.
Enfin l'héritage de certains mystères grecs (par exemple chez les Naassènes) put être à l'origine de
comportements immoraux en leur donnant une valeur mystique.
Ex cursus : MATRIX
A- Les personnages de MATRIX évoluent dans deux univers :
1. la Matrice : univers virtuel réaliste dans lequel les humains sont enfermés, cet univers modélise le
monde actuel. Il a existé plusieurs versions de la matrice, qui se corrige au fur et à mesure des
itérations.
2. le monde réel : il s'agit de la Terre en ruine et sous une couche de nuages cachant définitivement le
Soleil. Les machines ont pris le contrôle, et utilisent les êtres humains comme source d'énergie.
Pour les garder vivants et productifs, ils les branchent à la matrice pour leur donner une impression de liberté.
B - Des humains rebelles ont formé une ville souterraine, Zion, que les machines cherchent à
accéder par tous les moyens afin de la détruire. Zion fut l'ancienne cité des machines Zéro One (01), le nom de
Zion vient de là. De plus, en anglais, Zion est l'écriture phonétique de Sion, nom qui désigne le mont Sion, sur
lequel est bâtie Jérusalem ; par extension, Sion désigne Jérusalem. Il est également précisé (dans Matrix
Reloaded = 2ème saison) que Zion comporte environ 250 000 habitants.
C - Certains éléments laissent à penser que Zion ferait partie de la Matrice, et qu'il n'y aurait pas
de véritable monde réel, les humains étant en fait des programmes ignorant leur vraie nature. Les films sont en
effet parsemés de détails allant dans le sens de cette thèse sans toutefois faire de cette interprétation une vérité
D - L'univers de Matrix peut en effet être interprété d'une foule de façon différentes en fonction de la
sensibilité de chacun sans qu'aucune ne soit plus vraie ou plus fausse qu'une autre, les réalisateurs ayant fait en
sorte que chaque niveau de lecture soit plausible et cohérent.
Les Groupes :
Zion (Humains)
Neo
Morpheus
Trinity
Flotte de Zion
Exilés
Les exilés apparaissent dans les deux derniers volets de la trilogie "The Matrix Reloaded" & "The Matrix
Revolutions". Ce sont des programmes de la matrice qui, une fois leur mission terminée, refusent la destruction
et se cachent en son sein. Parmi eux sont à nommer l'agent Smith, l'Oracle, le maître des clefs (the Keymaker),
ou encore Sati, la petite fille rencontrée par Néo dans la station de métro.
Les Machines
Les Sentinelles : machines se promenant dans le monde réel afin de tuer toute forme de vie non-
autorisée. Elles sont contrôlées par la Matrice. Elles font partie du programme Monde du Dessous de la
Matrice, de manière à faire croire aux humains du Monde du Dessous la rivalité entre humains et
machines.
Les APU : ce sont des machines pilotées par les humains dans le but de défendre Zion. Le chef des
unités d'élite d'APU est le capitaine Mifune.
Les "Programmes" dans la Matrice
Les Agents : ils se promènent librement dans la matrice pour en assurer la sécurité et lutter contre les
humains la piratant. On ne peut pas les tuer car ils intègrent les corps humains branchés sur la matrice
en se téléchargeant "sur" eux ; s'ils se font tuer, ils se téléchargent sur un autre corps, en laissant
derrière eux le cadavre de leur hôte.
L'Oracle : programme très ancien ayant vu l'évolution de la matrice. Il sert de guide aux humains.
Toujours très énigmatique, elle est protégée par Séraphin. C'est elle qui manipule tout le monde depuis
le début, car, en tant que programme de la Matrice, il est de son devoir de la protéger de l'anomalie
Néo.
Le Mérovingien : on pense que le Mérovingien fut créé peu après l'apparition de la Matrice. C'est un
trafiquant d'informations très dangereux.
L'Homme du Train : il est au service du Mérovingien. Il gère la liaison entre le monde des Machines et
le monde réel.
L'Architecte : concepteur de la Matrice. Il révèlera à Neo toute la machination de la Matrice (Monde
du Dessus, du Dessous, les mensonges de l'Oracle...).
L'agent Smith: c'est un agent qui a échappé au contrôle des machines dans Matrix Reloaded.
--------------------------
- A la question d’un spectateur aux frères Wachowski : Votre film multiplie toutes sortes
d’allusions aux mythes et philosophies Judéo-Chrétiennes, Pharaoniques, Arthuriennes and
Platoniciennes, entre autres… tout cela est-il intentionnel ? – Absolument !
- Quand l’héroïne Trinity révèle son nom à Néo, il s’étonne : Mais je pensais que vous étiez un
homme ! – C’est ce que tout le monde croit ! lui rétorque-t-elle !
- L’appartement de Néo est le 101, symbolisant à la fois le système informatif (binaire 1 & 0)
et son rpole en tant que le number One. Vers la fin du film, 303 est l’appartement où il entre
et ressort dans la sscène de sa mort/résurrection, évoquant la Trinité. Ce qui soulève la
question sue le caractère spécifique de la relation de Trinity à Néo - en termes de contruction
cinématographique -, comme Dieu.
- L'extrait suivant de l’Evangile de Vérité pourrait aussi bien être pris de scènes de Matrix dans
lesquelles Morpheus explique à Néo la nature de la réalité :
-
Ainsi ils [les humains] étaient ignorants du Père, lui étant celui qu’ils n'ont pas vu que… il y avait beaucoup
d'illusions… et de fictions vides, comme s’ils avaient été plongés dans un sommeil et ont eu des rêves
inquiétants. L'un ou l'autre trouve sauve-qui-peut où, sans force, ils échouent viennent après avoir cherché
longtemps, ou bien ils se trouvent impliqués dans dans toutes sortes de heurts, de chutes, d’élévations sans
besoin d’ailes. Parfois, c’est comme on les assassinait, sans raison, et qu’eux-mêmes devenaient assassins, et
se réveillent brusquement, ne voient rien que le vide. Voilà comment vivent ceux qui ont modelé l'ignorance en
dehors d’eux comme un sommeil, sans la rejeter, et qui les laisse comme un rêve la nuit… C'est ainsi qu’agit
celui s’est endormi dans son ignortance au moment où il était ignorant. Et c'est ainsi qu’il y est revenu
(Evangile de vérité, 29-30) [L'Évangile de Vérité est un texte trouvé avec la bibliothèque de Nag Hammadi. Son
titre vient des premières lignes du texte car il n'a pas de titre : L'Évangile de Vérité est joie pour ceux qui ont
reçu du Père de Vérité la grâce de le connaître, à travers le pouvoir du Mot est venu du Plérôme, celui qui est
dans la pensée et dans l'esprit du Père, c'est à dire celui qui s'est adressé au Sauveur. » (Évangile de Vérité 16).
Personne n'est capable d'affirmer qui a écrit ce texte mais on le fait correspondre aux idées de Valentin prêcheur
gnostique du IIe siècle].
- Au dernier combat l’Agent Smith appelle notre héros, M.Anderson (sens greco-saxon = fils
(son) de l’homme (andros). Et le héros lui réplique : Mon nom est Néo (sens en grec :
(L’homme) Nouveau). Les frères Wachowski déclarent : Neo is Thomas Anderson's potential
self = (Homme) Nouveau est le moi virtuel du Fils de l’homme double (sens de thomas =
jumeau). Dans la scène des pillules bleue/rouge, où Néo rencontre Morpeus pour la première
fois, ce même Néo se reflète de façon diférente dans les deux verres des lunettes de
Morphéus. Les Wachowskis précisent que l’une des refekctions représente Thomas
Anderson, et l’autre Néo. – D’autre part, Thomas, considéré comme le jumeau de Jesus, parti
évangéliser l’Inde (selon la tradition), et représentant une soit-disant connection historique
entre Buddhisme and Hinduisme d’une part, et avec le Gnosticisme de l’autre.
------------------
Bibliographie essentielle surle thème
1. BADIOU Alain, Thomas Benatouïl, Elie During, Patrice Maniglier, David Rabouin, Jean-Pierre Zarader ? Matrix,
machine philosophique, Ellipses
2. BAUDRILLART Jean, Simulacre et simulation, Gallimard, 1981
3. CARROLL Lewis, Alice au pays des Merveilles, A travers le Miroir, Folio
4. CAMPBELL Joseph, Les Héros sont Eternels, Seghers, épuisé
5. FLANNERY-DAILEY Frances (Hendrix College) & Rachel Wagner (The University of Iowa), Wake up!
Gnosticism and Buddhismin The Matrix, Journal of Religion and Film Vol. 5, No. 2, October 2001 (Donna
Bowman furt la première à explorer les éléments gnostiques de The Matrix lors d’une conférence publique au
Hendrix College in 2000)
6. FORD James, Buddhism, Christianity and The Matrix: The Dialectic of Myth-Making in Contemporary Cinema,
Journal of Religion and Film, vol.4 no. 2.
7. HOBBES Thomas, Léviathan, Dalloz
8. NIETZSCHE Friedrich, Le Crépuscule des Idoles ou comment philosopher à coups de marteau, Folio
Que devient la religion lorsque ses cadres institutionnels sont en crise ? Ne faut-il en même temps
analyser certaines productions de la modernité d'hier ou de notre post modernité tardive avancée dans
les domaines de la politique, des nouvelles militances, de l'existentiel, de la santé... sous contrôle et en
référence à la pensée complexe du sociologue, de l’historien, du politiste, du philosophe, du
théologien, de l‘anthropologue - et j’ajouterais, de l’informaticien et du biologiste -, pour chercher à
éclairer certaines dimensions obscures et parfois inédites de notre temps.
Car, qu’on se le dise, il n’y a pas de méthodes infaillibles pour pénétrer les couches latentes, les
souterrains de la culture, qui sont peu discernables dans les conditions habituelles et dont la puissance
se révèle effectivement au moment des crises ou des catastrophes sociales. La distribution des forces
de tradition, sédimentées à travers des millénaires, ne se laisse pas saisir sous une forme quantitative,
ce qui fait que les grandes éruptions historiques et leurs issues sont aussi peu prévisibles que le
comportement des individus en face des crises violentes. La destinée de la foi religieuse ne fait pas
exception, aussi bien sur le plan personnel que collectif268.
On rapporte que dans les camps de concentration nazis, on a vu des croyants perdre ( ?) la
foi, et des athées l’acquérir ( ?). Les deux réactions nous sont intuitivement compréhensibles : aussi
bien l’attitude où l’on déclare que si de telles atrocités sont possibles, il n’y a pas de Dieu, que l’autre,
opposée : En face de telles atrocités, Dieu seulement peut sauver le sens de la vie. Les riches et les
satisfaits peuvent devenir indifférents ou dévots parce qu’ils sont riches et satisfaits ; les pauvres et les
humiliés peuvent devenir indifférents ou dévots parce qu’ils sont pauvres et humiliés; et tout
s’explique sans peine269.
Toute nation, tout peuple, tout groupe humain – chacun peut le supposer, en tout cas depuis Constantin
pour l’Eglise -, qu’une explosion religieuse est toujours possible ! Pensons à la Chine, travaillée par
des forces d’autant plus formidables qu’elles ont le nombre et l’anciennenté pour elles. Mais quant aux
formes qu’elle prendrait, il est vain de spéculer sur la base des informations accessibles. Comme ce fut
le cas à une époque pré- et post- constantitienne où Mithra, Mani et Marcion ne furent pas loin de
l’emporter sur le Jésus Catholique ! Mystère de l’Histoire !
Le désespoir peut marquer le tombeau de la foi religieuse ou en annoncer le renouveau; les guerres,
l’oppression, les grands malheurs peuvent renforcer les sentiments religieux ou les atténuer, au gré de
circonstances multiples dont nous devinons l’influence, mais dont il est presque impossible d’anticiper
les effets cumulés.
Il est une question qu’on ne peut s’interdire de poser, et c’est la suivante :
à côté de toutes les fonctions profanes que la religion a pu remplir, à côté des mille liens qui,
en la rendant inséparable de toutes les activités sociales et de tous les conflits, avaient fait
dépendre ses destins de ceux de la société séculière,
267
Voir CHAMPION Françoise, Sophie Nizard et Paul Zawadzki, Le sacré hors religion, Paris, L’Harmattan 2007, Revue
du MAUSS permanente, 25 juin 2008. Recension GAUTHIER François, http://www.journaldumauss.net/spip.php?article372
Et KOLAKOWSKI Leszek, La revanche du sacré dans les cultures profanes, Revue du MAUSS, N°22/2003/2,
http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-2-page-55.htm
268
Inspiré d’une conférence prononcée le 10 septembre 1973 et publiée dans Le Besoin religieux (Rencontres internationales
de Genève), La Baconnière, Neuchâtel, 1974 (p. 13-27).
269
Chacun peut découvrir en soi-même de l’Albert Camus et du Feodor Dostoïevski !
persiste-t-il un résidu indestructible dans le phénomène religieux en tant que tel? Fait-il partie,
inaliénablement, de la culture?
Où en est le degré de dégénérescence que le phénomène du sacré a subie dans nos sociétés ?
On a pris l’habitude d’appliquer le qualificatif de sacré tout d’abord à tout ce dont le toucher était
punissable; il s’est donc aussitôt étendu au pouvoir et à la propriété, à la vie humaine et à la loi. Puis
le côté sacré du pouvoir ayant été aboli avec la disparition du charisme monarchique 270, et le côté
sacré de la propriété ayant été perdu avec les mouvements socialio-communistes, on ne le
regrettera pas ! Mais ces disparitions rendent plus évidente et d’autant plus instante la
question de savoir
si notre société est capable de (se) survivre (à lui-même) et de rendre la vie tolérable à ses
membres, dans l’hypothèse où le sentiment et le phénomène du sacré disparaissaient
totalement ou se dilueaient en des multitudes de sphères à la fois séduisantes et sectaires…
si certaines valeurs, dont la vigueur est nécessaire pour la durée même de notre (et des)
culture(s), peuvent survivre sans plonger nécesairement leurs racines dans le royaume du
sacré271, au sens (le plus) propre du terme.
La sécularisation en tant que telle n’implique pas automatiquement le déclin de la religion
institutionnalisée (Églises et doctrines religieuses) : cette sécularisation-là se définit plutôt comme
l’effacement de la frontière entre le sacré et le profane, comme la fin de leur séparation; c’est la
tendance qui consiste à attribuer un sens sacré à toutes choses272. Universaliser le sacré veut dire en
définitive : l’abolir. En effet, dire que tout est sacré, c’est dire que rien ne l’est puisque les deux
qualités – le sacré et le profane – ne sont intelligibles que dans l’opposition mutuelle –fonctionnelle -,
puisqu’on ne saisit l’une qu’en l’opposant à l’autre, puisque toute détermination est négation et que les
attributs de la totalité sont ineffables.
Le type de sécularisation opéré historiquement par le césaropapisme constantinien – après plus de
deux siècles de contestation véhémente, animée par les esprits les plus brillants du monde gréco-
romain, au milieu des visions du monde (Weltanschauungen religieuses, mythologiques et mystiques)
les plus puissamment élaborées que déversaient sur toute la surface de l’empire toutes les bretelles des
routes de la soie de l’Inde et de laChine jusquà la Méditerranée -, peut être saisi comme une
sécularisation de ce que le sacré en jeu entre christianisme et gnosticisme avaiet à la fois en commun
et en litige. La sécularisation du monde chrétien s’accomplit ainsi moins sous la forme directe de la
négation du sacré, et davantage sous une forme médiatisée : elle s’accomplit par le biais de
l’universalisation du sacré qui, en abolissant la distinction entre le sacré et le profane, mène au même
résultat.
C’est la chrétienté qui renonce à ses sources gnostiques, la chrétienté qui s’empresse de sanctifier
d’avance toutes les formes de la vie profane, considérées comme autant de cristallisations de l’énergie
divine; la chrétienté sans le mal : la chrétienté de Teilhard de Chardin avant la lettre ; c’est la foi dans
le salut universel de tout et de tous, la foi qui nous assure que, quoi que nous fassions, nous participons
à l’œuvre du Créateur et nous contribuons à la construction grandiose de l’harmonie future. C’est
l’Église de ce mot bizarre : aggiornamento, qui confond deux idées non seulement différentes mais,
dans certaines interprétations, contradictoires :
l’une, qui dit qu’être chrétien, c’est l’être non seulement en dehors du monde mais aussi dans le monde;
l’autre, qui dit qu’être chrétien, c’est n’être jamais contre le monde;
l’une, qui entend affirmer que l’Église doit assumer comme sienne la cause des pauvres et des
opprimés;
270
Voir KANTOROWICZ Ernst, Les deux corps du roi, Gallimard 1957 et PARAVICINI BAGLIANI Agostino, Le corps
du pape, Paris : Seuil, 1997
271
Henry de Lumley, Les racines du sacré : entretien avec Henri de Lumley, Juin 1998 Copyright, Clio 2008 (Propos
recueillis par Gaëlle de La Brosse) ; L'Homme premier. Préhistoire, évolution, culture, Odile Jacob, 2000 ; Le Grandiose et
le sacré, Edisud, Aix-en-Provence, 1995
272
Nous ne sommes pas loin du chamanisme, genre shintoïsme par exemple (le chemin des dieux). Voir mon Shin
Momoyama, Amathée 2006
l’autre, qui implique que l’Église ne peut pas lutter contre les formes dominantes de la culture, qu’elle
doit par conséquent donner son appui aux valeurs et aux modes qu’elle voit reconnues dans la société
profane, donc finalement qu’elle doit être du côté des forts et des victorieux.
Obsédée par la peur panique d’être de plus en plus réduite à la position d’une secte isolée, la chrétienté
semble faire des efforts fous de mimétisme – réaction défensive en apparence, autodestructrice en
réalité – pour ne pas être dévorée par ses ennemis : elle semble se déguiser aux couleurs de son
environnement dans l’espoir de se sauver; en réalité, elle perd son identité, qui s’appuie précisément
sur la distinction du sacré et du profane et sur l’idée du conflit, toujours possible et souvent inévitable,
entre les deux.
Mais pourquoi se plaindre? Pourquoi ne pas dire : Si l’ordre imaginaire du sacré s’évapore de la
conscience humaine, ceci ne peut que libérer plus d’énergie que les hommes pourront employer dans
leurs efforts pratiques pour améliorer leur vie?
Là est vraiment le nœud du problème. En laissant de côté la question insoluble (ou plutôt : mal posée)
du vrai ou du faux de la foi religieuse, demandons-nous si le besoin et la nécessité du sacré sont
défendables d’un point de vue qui se limite à une philosophie de la culture.
La fonction du phénomène du sacré dans notre culture consistait, entre autres, en ceci : toutes les
distinctions fondamentales de la vie humaine, toutes les formes majeures de l’activité ont été affectées
d’une signification additionnelle – une valeur (sur)ajoutée, une spèce de TVA idéologique -,
impossible à justifier par la seule observation empirique.
Ainsi le sens sacré a été attribué
à la mort et à la naissance,
au mariage et à la différence des sexes,
à l’échelle des âges et des générations,
au travail et à l’art,
à la guerre et à la paix,
au crime et au châtiment,
aux professions.
Inutile de spéculer maintenant sur ce que fut l’origine de cette signification additionnelle dont les
formes fondamentales de la vie profane ont été pourvues273. Quelle qu’en ait été l’origine, le sacré a
fourni à la société un système de signes destiné non simplement à identifier les phénomènes, mais à
leur conférer une valeur, valeur propre à chacun de ces phénomènes, en les liant chacun à un ordre
différent, inaccessible à la perception directe. Les signes du sacré ajoutaient, pour ainsi dire, le poids
de l’ineffable à chaque forme donnée de la vie sociale 274. Que le sacré ait ainsi joué un rôle
conservateur, nul doute. L’ordre sacré, qui englobait les réalités profanes, n’avait cessé de produire,
273
Le Mana est, selon Mauss, créateur de lien social.
Eli Edward Burriss, Taboo, Magic, Spirits : A study of primitive elements in roman religion, [1931, copyright not
renewed] http://www.sacred-texts.com/cla/tms/index.htm;
Daniel Dubuisson, Mythologies du XXe siècle, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993
Mircea Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1964 ; Le sacré et le profane, Gallimard 1987
Albert Assaraf, « Le sacré, une force quantifiable ? », Médium, n° 7, Paris, Editions Babylone, 2006
C’est la façon la plus abstraite dont on peut poser la question du dépérissement entropique du sacré.
Certainement, vivons-nous désormais dans un monde où toutes les formes et toutes les distinctions
héritées subissent des attaques violentes, au nom d’un idéal d’homogénéité totale et par le moyen
d’équations vagues d’après lesquelles toute différence veut dire hiérarchie, toute hiérarchie veut dire
oppression – l’inverse exact, le pôle symétrique des vieilles équations conservatrices qui réduisaient
l’oppression à la hiérarchie et la hiérarchie à la différence. Oui, mais un contrinterrogatoire
s’imposerait, car l’histoire ne manque pas d’exemples où hiérarchie et différence ont peut-être été
vécues en termes de supériorité et dignité, relevant de leur sacralisation, à propos instrumentalisée,
justement, et non pas en termes de service et de complémentarité civique et religieuse!
N’avons-nous pas souvent/parfois l’impression que tous les signes et tous les mots qui formaient notre
réseau conceptuel de base, et qui mettaient à notre disposition un système de distinctions
rudimentaires, s’écroulent sous nos yeux : comme si toutes les barrières entre les notions opposées
s’effaçaient au fur et à mesure.
Plus de distinction nette, dans la vie politique,
entre la guerre et la paix,
entre la souveraineté et la servitude,
entre l’invasion et la libération,
entre l’égalité et le despotisme.
Plus de distinction incontestable
entre le bourreau et la victime,
entre l’homme et la femme,
entre les générations,
entre le crime et l’héroïsme,
entre la loi et la violence arbitraire,
entre la victoire et la défaite,
entre la gauche et la droite,
entre la raison et la folie,
entre le médecin et le patient,
entre le maître et le disciple,
entre l’art et la bouffonnerie,
entre la science et l’ignorance.
274
Roland Barthes, L‘empire des signes, Seuil 2005 (pour le Japon, par exmple). Les théologiens du 13 ème s. (Alexandre de
Halès, Guillaume de Méliton, Albert le Grand et surtout Thomas d'Aquin) se sont intéressés de manière très approfondie à
l'analyse linguistique des formules sacramentaires en utilisant l'appareil conceptuel de la grammaire spéculative enseignée à
la faculté des Arts à la même époque. De nombreuses questions linguistiques sont traitées : le problème de l'universalité du
sens derrière la variabilité des formes, les types de " fautes " dans la prononciation des formules et leurs effets, l'interprétation
des catégories déictiques, les causes de l' " efficacité " du sacrement, la question de l'intention du ministère. Cf ROSIER J.,
Signes et sacrements. Thomas d'Aquin et la grammaire spéculative, Revue des sciences philosophiques et théologiques,
1990, vol. 74, no3, Vrin
275
En d’autres termes, la tension pérenne entre l’Institution et le Charisme, le Magistère et les Religieux, entre Pierre et Paul
D’un monde où tous ces mots dégageaient et identifiaient certains objets, qualités et
situations bien définis, groupés en paires opposées, nous sommes passés
à un autre monde où les oppositions et les classifications les plus importantes ont
cessé d’avoir cours, évacuant la nécessaire et créatrice tension
entre la rigidité de la structure et les forces de transformation,
entre la tradition et la critique, constitutives de la condition même de la vie humaine.
Il faut assumer que ces forces ne peuvent agir qu’en tant qu’opposées, dans le conflit et non dans la
coopération.
Le sacré n’a pas pour seule fonction de stabiliser les distinctions fondamentales de la culture en les
dotant d’un sens additionnel que l’on ne puise que dans l’autorité de la tradition. Faire la distinction
entre le sacré et le profane, c’est déjà nier l’autonomie totale de l’ordre profane, et c’est reconnaître les
limites de son perfectionnement. Le profane ayant été défini en opposition au sacré, son imperfection
est reconnue comme intrinsèque et, dans une certaine mesure, comme incurable.
Quand s’évapore le sens sacré des qualités de la culture, le sens tout court s’évapore. Avec la
disparition du sacré, qui imposait des limites à la perfectibilité du profane, l’une des plus dangereuses
illusions de notre civilisation ne tarde pas à se répandre : l’illusion que les transformations de la vie
humaine ne connaissent pas de bornes, que la société est en principe parfaitement malléable et que
nier cette malléabilité et cette perfectibilité, c’est nier l’autonomie totale de l’homme, donc nier
l’homme même. Cette illusion est non seulement folle, mais ne peut se terminer que dans un
désastreux désespoir. La chimère nietzschéenne ou sartrienne, tellement répandue parmi nous, selon
laquelle l’homme peut se libérer totalement, se libérer de tout – de toute la tradition et de tout sens
préexistant – et qui proclame que tout sens se laisse décréter selon une volonté ou un caprice
arbitraires, cette chimère, loin d’ouvrir à l’homme la perspective de l’autoconstitution divine, le
suspend dans la nuit276.
(1) Les juifs orthodoxes et les chrétiens (1) Mais les gnostiques croient le contraire: la connaissance
insistent pour dire qu'un gouffre sépare de soi est la connaissance de Dieu; le soi et le divin sont
l'humanité de son créateur : Dieu est identiques... Ceux qui ont lu le 7ème ÉVANGILE
complètement un autre. constateront que c'est l'enseignement même de Jésus.
(2) Le Jésus des gnostiques parle d'illusion et (2) Ceux qui ont lu le 7e ÉVANGILE reconnaîtront en cela
d'illumination et non de péché et de repentir, l'enseignement de Jésus
comme le Jésus du Nouveau Testament. Plutôt
que de venir nous sauver du péché... il vient
en tant que guide qui ouvre les portes de la
compréhension spirituelle. Et quand le
disciple atteint l'illumination, ce n'est plus
Jésus qui lui sert de maître spirituel: ils
deviennent égaux et même identiques.
(3) Les chrétiens orthodoxes croient que 3) Pourtant, l'Évangile de Thomas raconte qu'aussitôt que
Jésus est le Seigneur et le Fils de Dieu: il Thomas reconnaît Jésus, celui-ci lui dit que leur existence
demeure pour toujours distinct du reste de provient de la même source:
l'humanité qu'il est venu sauver. Jésus dit: Je ne suis pas ton maître.... Celui qui boira de ma
bouche deviendra comme je suis: je deviendrai moi-même
lui et les choses cachées lui seront révélées.
À la lecture de tels textes, on pourrait se demander si c'est possible que les traditions hindoue et bouddhiste
aient pu influencer la pensée de Jésus... et par ricochet, la philosophie gnostique?
276
Voilà comment vivent ceux qui ont modelé l'ignorance en dehors d’eux comme un sommeil, sans la rejeter, et qui les
laisse comme un rêve la nuit… C'est ainsi qu’agit celui s’est endormi dans son ignortance au moment où il était ignorant. Et
c'est ainsi qu’il y est revenu (Evangile de vérité, 29-30)
Le chercheur britannique en matière de bouddhisme, Edward Conze, croit que c'est le cas. Selon lui, les routes
commerciales entre le monde gréco-romain et l'Extrême-Orient s'ouvraient au moment de la venue de Jésus en
ce monde. Pendant des générations, des missionnaires bouddhistes ont prêché à Alexandrie. Aka aurait-il
enrichi sa pensée - et par ricochet, celle de son disciple Jésus- auprès de ces missionnaires bouddhistes ?
Or dans cette nuit où tout est également bon, tout est, aussi bien, également indifférent. Croire que je
suis le créateur tout-puissant de tout sens possible, c’est croire que je n’ai aucune raison pour créer
quoi que ce soit. Mais c’est une croyance qui ne se laisse pas admettre de bonne foi, et qui ne peut que
produire une fuite enragée du néant vers le néant. Être totalement libre à l’égard du sens, être libre de
toute pression de la tradition, c’est se situer dans le vide, donc éclater tout simplement. Et le sens ne
vient que du sacré, parce qu’aucune recherche empirique ne peut le produire. L’utopie de l’autonomie
parfaite de l’homme et l’espoir de la perfectibilité illimitée sont peut-être les outils de suicide les plus
efficaces que la culture humaine ait inventés.
Refuser le sacré, c’est refuser les limites de l’homme et c’est aussi refuser le mal, puisque le sacré se
découvre à travers le péché, l’imperfection, le mal, et que le mal, à son tour, ne s’identifie qu’à travers
le sacré. Dire que le mal est contingent, c’est dire qu’il n’y a pas de mal, donc que nous n’avons pas
besoin d’un sens qui s’impose en tant que sens déjà constitué, obligatoire.
Mais dire cela, c’est dire aussi que nous n’avons, pour décréter le sens, d’autres moyens que nos
impulsions innées; c’est donc ou bien partager la confiance enfantine des vieux anarchistes dans la
bonté naturelle de l’homme, ou bien admettre que l’homme s’affirme seulement lorsqu’il redevient ce
qu’il était avant la culture, par conséquent qu’il ne s’affirme que comme animal non domestiqué.
Ainsi, le dernier mot de l’idéal de la libération totale, c’est la sanction apportée à la force et à la
violence ; finalement donc, c’est le consentement au despotisme et à la destruction de la culture.
S’il est vrai que pour rendre la société plus tolérable, il faut croire qu’elle se laisse améliorer, il est vrai
aussi qu’il faut qu’il y ait toujours des gens qui pensent au prix payé pour chaque pas accompli dans ce
qu’on appelle le progrès. L’ordre du sacré, c’est aussi la sensibilité au mal – seul système de référence
qui permette de révéler ce prix à payer, et qui oblige à se demander s’il n’est pas exorbitant.
La religion, c’est la façon dont l’homme accepte sa vie comme défaite inévitable. Qu’elle ne soit pas
une défaite inévitable, on ne peut le prétendre que de mauvaise foi. Il est possible, bien sûr, de
disperser sa vie dans la contingence du jour; mais, quand bien même on se livrerait à cette dispersion,
la vie ne serait que le désir désespéré et incessant de vivre, et finalement le regret de ne pas avoir vécu.
Accepter la vie, et en même temps l’accepter comme une défaite, cela n’est possible qu’à la condition
d’admettre un sens qui ne soit pas totalement immanent à l’histoire humaine, c’est-à-dire à la
condition d’admettre l’ordre du sacré. Dans un monde hypothétique d’où le sacré aurait été balayé, il
ne resterait que deux éventualités :
ou bien le phantasme vain, et se connaissant comme tel,
ou bien la satisfaction immédiate s’épuisant en elle-même.
Il n’y aurait que le choix proposé par Baudelaire : les amants des prostituées et les amants des nuées;
ceux qui ne connaissent que la satisfaction du moment et sont, par conséquent, méprisables et
ceux qui se perdent dans l’imagination oisive et le sont par conséquent aussi.
Tout alors est méprisable, et voilà tout.
Et la conscience affranchie du sacré le sait, même si elle se le cache.
Chapitre 8
La chose religieuse reste ou redevient un phénomène d'autant plus important que les idées politiques
révolutionnaires connaissent une éclipse.
Si nous devons constater un renouveau du sentiment religieux, c’est notamment au sein des popula-
tions les plus déshéritées. L'islamisme de son côté fait des progrès spectaculaires et est devenu un sujet
mondial de préoccupation pendant que, dans certains pays d’Amérique du Sud, le Bésil par exemple,
les évangélistes chrétiens enregistrent des adhésions massives, au détriment de l’Eglise Catholique Ro-
maine.
La religion est assimilée au quotidien – et ce, mal gré qu’on en ait, ou qu’en aient les responsables et
dignitaires à tous les niveaux -, un objet économique, sinon comme un autre, mais de toute façon, trai-
té comme les autres, en fonction des nouvelle sstructures mentales initiées par les mœurs d’Internet et
de la globalisation.
En conséquence, il faut s’interroger sur ce qu'a à dire l'économie face à cette évolution de la pratique
et du sentiment religieux ?
L'économie peut aborder la religion de deux façons (entre autres) :
1. Une analyse ad extra, c’est-à-dire en utilisant les concepts et les méthodes de l'économie
politique pour analyser la religion.
2. Une analyse ad intra, c’est-à-dire en contatant que l’économie de la religion se trouve dans
la religion elle-même
Examinons le message économique lui-même. Il y a eu au cours des siècles des idées économiques
fondamentales issues de la théologie et de la démarche intellectuelle des penseurs chrétiens. Pensons
seulement à deux points :
• le juste prix du dominicain Thomas d'Aquin (1225-1271) qui compte parmi les concepts à la
fois les plus simples et les plus riches de l'économie des échanges.
• le Traité des monnaies du franciscain Nicolas Oresme (1320-1382), dont la vision monétaire
s'appuie
- sur une vision politique du rôle du roi,
- et, par-delà, sur une vision de ce que doit être la répartition des pouvoirs dans le monde pour
satisfaire à la volonté divine. La monnaie y est décrite en référence au message évangélique.
• la volumineuse Économie politique chrétienne du préfet Alban de Villeneuve Bargemont, pu-
bliée en 1834278. Le danger d'une réflexion qui se voudrait neutre et détachée de toute considé-
ration historique et sociale :
- l’économiste risque d'oublier que la société est fondée sur le sentiment religieux et les devoirs
qu'il impose ;
277
D’une intervention mienne aux Conférences de Mouans-Sartoux : Art – Science- Pensée, Mercredi 24 Octobre 2007, 20h
278
Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne ou recherches sur la nature et les causes du paupérisme
en France et en Europe et sur les grands moyens de le soulager et de le prévenir, Bruxelles, Méline, Cans et Cie, 1837
- la menace ultime qui pèse sur l'économie politique est d'en arriver à justifier l'égoïsme du riche, à
croire que le marché se permet et peut tout, au point de négliger la charité, de ne voir dans l'État
qu'un frein à la croissance quand il essaie de promouvoir la justice.
La religion est
favorable à l'économie si elle accepte le marché,
défavorable si elle devient un élément du pouvoir étatique, envahissant la vie des affaires de
contraintes qui empêchent le travail et la créativité.
279
Voir Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905), traduction par J. Chavy, Plon, 1964 ;
nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Gallimard 2003.
Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident (1918-1922). Volume I : Forme et réalité. Volume II : Perspectives de l'histoire
universelle, Gallimard 1948
280
L’originalité du Système Financier Islamique réside dans son rejet de cette véritable institution qu’est le taux d’intérêt.
Dès lors, au lieu de reposer sur le taux d’intérêt et le risque unilatéral, il devra se bâtir, dans le respect de la Sharia, sur le
principe du mudarabah, à savoir le principe de partage des profits et de risque mutuel.
Il faut distinguer son système bancaire, son marché financier et son marché monétaire
Il n’est pas irréaliste d’attendre du système financier islamique qu’il favorise l’instauration d’une meilleure allocation des
ressources et d’une économie compétitive, d’une plus grande stabilité financière et économique, et enfin, d’une croissance
économique plus «saine», plus islamique, mais non point moins forte.
Analyse ad intra281
Nombreuses sont les sciences qui se sont attaquées depuis deux siècles à la religion
• Après : l’exégèse, la linguistique, l’histoire, l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’ar-
chéologie, la psychologie et même la psychanalyse, voici l’économie, globalisation oblige ;
• l’économie de la religion se trouve dans la religion elle-même – du moins dans l’un des
mythes les plus anciens, à savoir que les hommes, croit-on, sont inutiles aux dieux sauf s’ils
les révèrent,
- l’humanité aurait-elle été créée pour leur plaisir ?
- les dieux devant boire et manger, c’est la responsabilité des humains de les nourrir et
d’étanche leur soif.
281
Philippe Simonnot, Les papes, l’Eglise et l’argent, Histoire économique du christianisme des origines à nos jours,
Bayard 2005 (779 p.)
282
Bottero J., La plus vieille religion, Gallimard 1998
283
Olympie : Le site semble avoir été occupé de manière continue depuis le début du IIIe millénaire av. J.-C. Olympie
était un sanctuaire, et non une ville, uniquement habité par le personnel des temples et les prêtres du culte. Elle abritait un
sanctuaire dédié à Zeus, sous l'égide duquel se tenaient des Jeux, tous les quatre ans à partir de 776 av. J.-C.
284
Délos : Av. J.-C.1400 site cultuel.
1000 occupation des Ioniens (Attique) : culte d'Apollon et d'Artémis.
700 colonie mycéenne. Assemblée politique des insulaires ioniens (amphictyonie) remarquée par Athènes. Centre de
pèlerinages.
600 suprématie d'Athènes.
477 siège de la Confédération maritime athénienne.
422 institution des Jeux de Délos tous les 4 ans (athlétisme et musique). Contraintes et différents (hégémonie athénienne).
315 indépendance. 1er port de Méditerranée orientale et île sacrée : développement, chantier naval.
166 conquête romaine. Délos donné à Athènes. Prospérité (trafic international et échanges commerciaux).
88 prise et pillage par Mithridate et autres raids de pirates. Déclin continu.
Ap. J.-C. IV° s. la fin de l'Empire Romain, Byzance puis les Barbares accentuent la décadence.
285
Delphes est le site d'un important « sanctuaire panhellénique », c'est-à-dire d'un sanctuaire commun à toutes les cités
de la Grèce antique. Il est dédié au dieu Apollon Pythien et caractérisé par la présence d'un oracle. Delphes se trouve en
Phocide.
Il est important de rappeler que les sanctuaires panhelléniques (de « Hellènes », synonyme de « Grecs ») étaient des
complexes architecturaux extérieurs aux cités : ils constituaient les seuls lieux où tous les anciens Grecs prenaient part à des
célébrations à caractère religieux « communes ».
Le sanctuaire se développe probablement à partir de 800 av. J.-C., avec l’apparition d’un premier autel et d'un premier
temple, que la tradition delphique et la tradition antique placent sur une pente où se serait trouvée une fissure naturelle
exhalant des gaz (notamment Strabon, IX, 3, 5).
C'est surtout entre le milieu du VIIIe siècle av. J.-C. et le milieu du VIIe siècle av. J.-C., qu'Apollon Pythien gagne une
notoriété importante : il est le patron des entreprises coloniales effectuées durant cette période.
286
Le sanctuaire des Grands Dieux situé sur l'île de Samothrace, au nord des îles de la mer Egée, a été durant des
millénaires le principal centre religieux de l'Eolie, de la Thrace (actuelle partie européenne de la Turquie) et de la Macédoine.
Le site est grandiose, construit au pied de rochers escarpés, vers le IIIème siècle avant JC, probablement pour provoquer un
sentiment de crainte. Très important à l'époque romaine, il était dédié au culte à mystères. Il disparaît à la fin de
l'Antiquité.
Installé sur les pentes du mont Hagios Georgios, le sanctuaire est composé de trois terrasses étroites. Le Propylon, ou
Ptolémaïon, était une entrée gigantesque qui enjambait un ruisseau et faisait ainsi office de pont.
En prenant un chemin tortueux, vous vous dirigerez vers la terrasse principale où se trouve notamment une grande tholos du
IIIème siècle avant JC, l'Arsinoéion. C'est la plus grande salle circulaire construite par les Grecs (20 m de diamètre). Les
décorations représentant des têtes de taureaux laissent penser que des sacrifices pouvaient s'y dérouler.
En continuant ce chemin, vous verrez un espace rectangulaire qui était le plus grand édifice de culte du sanctuaire. Le
Bâtiment de la Frise des Danseuses ou Téménos, contruit vers 340 avant JC, était consacré à une divinité. Cet édifice était
Paradoxalement,
c’est l’humanité qui a créé les dieux,
par qui - raconte-t-elle dans ses mythes - elle a été créée,
et qui en fait passe son temps à satisfaire leurs plaisirs
au prix de sa propre vie, bien souvent
De l’humanité, la divinité requiert des sacrifices, cette part bénite,
prise sur ce que les hommes s’échinent à produire, travaillant selon le commandement
biblique à la sueur de leur front ;
mais comme il faut bien des intermédiaires entre les dieux et les hommes, des pontifes
(éty. des faiseurs de pont), c’est-à-dire des rois, des prêtres, des rabbins, des moines, des
imans, etc., les offrandes sacrificielles ne sont pas perdues pour tout le monde. (Le Roi
était en même Prêtre et Prophète : il était sacré, mis à part287)
Le syndrome de prédation288
La religion peut ainsi – à l’instar de tout système qui fonctionne et rapporte -, se transformer en un
mode de prédation d’autant plus efficient qu’il repose sur les dons des fidèles et autres dîmes ; elle au-
rait inventé l’oxymore289 qu’est l’impôt volontaire290, dégradé ensuite par l’État291, cette pseudo-Eglise,
en contribution obligatoire. La prédation pourrait bien être un mode d’entrée dans l’économie de la
religion. Qu’est-ce qu’un prédateur ? - C’est un organisme vivant
- qui capture des proies vivantes
- pour s'en nourrir
- ou pour alimenter sa progéniture.
- Les grands prédateurs carnivores jouent un rôle important en termes de sélection naturelle.
- Leur régression ou disparition peut avoir des impacts
* écologiques,
* sanitaires
* et jusque sur le paysage, qui change quand les effectifs d'herbivores augmentent
Cette situation est très courante
dans la nature et les relations entre proie et prédateur déterminent une organisation dans les
réseaux alimentaires,
avec à son sommet des prédateurs absolus (qui ne sont pas eux-mêmes la proie d'autres
prédateurs).
Certains rapaces jouent un rôle important en matière de régulation des populations de
micromammifères,
* lesquels sont très/trop prolifiques,
* peuvent impacter les cultures et
décoré d'une frise en marbre représentant des danseuses.
La première étape de l'initiation, la myésis se déroulait dans l'Anaktoron. Ce bâtiment date du début de l'époque Impériale.
Plus au sud, le Hiéron était l'endroit où se déroulait la deuxième étape de l'initiation, l'épopteia. Les Grecs venaient se
confesser, et se faisaient baptiser dans le sang d'un taureau ou d'un bélier sacrifié.
A l'extrémité du sanctuaire se trouvait la célèbre sculpture en marbre de Niké, la Victoire de Samothrace datant du IIème
siècle avant JC. Avec ses ailes splendides, elle ornait le centre d'une fontaine. Elle est aujourd'hui exposée au Musée du
Louvre à Paris.
287
Souvenons-nous de 3 ou 4 choses
- la Sedia Gestatoria, tiare et plumes d’autruches du Souverain Pontife Catholique romain jusqu’à Pie XII
- Napoléon 1er dans N-D., s’emparant de la couronne impériale des mains de Pie VII convoqué à Paris, et se sacrant lui-même
Empereur des Français, voulant ne le devoir qu’à lui-même.
- Hitler proclamant Ein Land, Ein Volk, Ein Führer. (Ce qui n’était que le reprise de la conduite d’Israël : La Terre Promise
par Dieu + Le Peuple de Dieu + Le Roi-Dieu). L’Epitre aux Hébreux dit du Christ, entré définitivement dans le Sanctuaire
de l’Offrande, qu’il est à la fois, et en sa seule Personne : La Victime du Sacrifice, L’Autel du Sacrifice et Le Prêtre du
Sacrifice.(He 9 & 10)
288
Michel Volle, Prédations et Prédateurs, 2007 on line
289
Deux mots qui devraient être contradictoires : ici imposer et s’imposer
290
L’invention des certificats d’indulgence pour la construction de St Pierre de Rome en est une illustration qui eut des
conséquences graves à plusieurs points de vue ! Pour l’Eglise de Rome et pour l’Europe ! Mai qui nous valut la grâce de
Martin Luther.
291
Que l’impôt soit direct ou indirect. Sans parler du permis à points et des cours de rattrapage/rachat de points:250 € / 4 pts !
L’idéologie de marché
Continuons à procéder à l’économie : si l’entrée sur le marché religieux est complètement libre, les
prédateurs vont se multiplier jusqu’au point où il n’y aura plus assez de proies pour les nourrir. Il y au-
rait donc, comme on l’observe dans la nature, une sorte d’équilibre écologique qui s’instituerait entre
proies et prédateurs – surtout si les proies peuvent devenir à tout moment des prédateurs (dans un tel
système, à peu près n’importe qui peut cesser de produire pour devenir lui-même prêtre ou moine, et
vice-versa, il suffit de changer d’habit). En poursuivant ce raisonnement, on s’aviserait bientôt que
l’intérêt bien compris des prédateurs serait de limiter d’une manière ou d’une autre l’intrusion sur le
marché. A vrai dire, il n’est pas si facile d’entrer sur un tel marché. En effet, le produit que vend une
religion est un bien de pure créance292 : il est impossible à l’utilisateur du produit en question de véri-
fier la qualité de ce qu’il a acheté, ne serait-ce que parce que le résultat essentiel se produit post mor-
tem293. Aussi bien, toute nouvelle religion a un marketing
* pour entrer sur le « marché »,
* attirer le « client » ou
* rassurer ses nouveaux adeptes,
et a intérêt, tout en étant nouvelle, à passer pour très ancienne, ayant déjà fait ses preuves dans la
mémoire des peuples - un exercice dont la difficulté renforce les tendances monopolistiques du
marché religieux.
La question du monopole
L’une des manières d’atteindre ce monopole n’est / ne fut autre que le monothéisme. L’économiste à
son tour aurait donc intérêt à expliquer comment et pourquoi a été fabriqué le monothéisme. Confiant
dans ses propres outils d’analyse, il ferait l’hypothèse que le monothéisme permettrait plus facilement
à la religion
de viser la position de monopole qu’elle cherche naturellement à acquérir, (judaïsme,
islam, christianisme : même combat)
surtout quand elle prétend détenir seule la vérité (intolérance et exclusion)
292
Ou la foi ! Les combattants des divers jihad islamistes – les kamikazes en particulier -, se voient promettre le « paradis
d’Allah » avec même un ticket d’entrée dans la bouche ! Les Croisés avaient eux aussi promesse de vie éternelle.
293
La vie éternelle : Paradis-Purgatoire-Enfer (quels que soient les noms qu’on leur donne).
- en même temps, du fait de sa position, il peut appliquer à ses clients des tarifs que l’écono-
miste appelle discriminatoires (Summorum Ponticium, 7 juillet 2007, Benoît XVI)
- C’est alors que peuvent surgir des concurrents,
- soit à l’intérieur de l’église en question, on les appelle des réformateurs, des
schismatiques ou des hérétiques, (hérésies aux 2ème-4ème, 12ème -13ème, Réforme
Protestante au 16ème siècles ; légionnaires du Christ, Opus Dei, charismatiques
aujourd’hui)),
- soit à l’extérieur, avec l’apparition de nouvelles religions ou leur ré-animation
(l’islam, et moindre encore : le bouddhisme, les sectes).
4. Comme une sorte de « cycle » religieux qui se reproduirait de lui-même indéfiniment :
- dans un marché concurrent, une religion tend au monopole (de quelle religion sera le Bassin
Méditerranéen dans deux générations – disons vers 2050 -, avec des taux de croissance de
3.5% pour les musulmans et de moins de 2% pour les autres - chrétiens et juifs confondus ?)
- ce monopole ne peut que s’appuyer sur l’État294;
- une fois appuyé sur l’État, il exploite et rentabilise sa position295;
- le « produit » se dégrade ;
- d’autres religions apparaissent et l’on retrouve la situation de concurrence ; et ainsi de suite296.
Les religions ne se caractérisent pas seulement par leurs doctrines et leurs cultes, mais aussi par leur
inscription territoriale qu'elles ont effectuée avec ou sans l'aide des pouvoirs politiques. La
territorialisation du religieux fonde la possibilité d'une approche géopolitique, permettant de
comprendre la dynamique d'expansion et la méthode de maintenance des religions. Dans le cas du
monothéisme intransigeant (juif, chrétien et musulman), la géographie religieuse repose sur un
paradoxe. Nées de la croyance en un dieu unique, leur extension géographique à travers les siècles a
donné lieu à une multiplicité de formes d'organisation et de conception qui n'ont cessé de s'affronter
entre elles. Au Dieu un de la Révélation a répondu le Dieu fragmenté des organisations humaines : au
294
53 associations musulmanes avec statuts déposés (Oct 2007)
295
Avec environ 5 millions de musulmans, l'islam serait la deuxième religion en France, après le catholicisme qui en
afficherait 40 millions, et avant le protestantisme (1 million), le bouddhisme (600 000), le judaïsme (525 000) et les chrétiens
orthodoxes français (150 000) (données : 2000-2003). L'athéisme et l'agnosticisme, mouvements de pensée non assimilables
à des religions, ne sont pas ici recensés. La France avec le plus grand nombre de musulmans en Europe, qu'on savait "fille
aînée de l'Eglise" depuis le VIIIe siècle fait désormais figure de "fille aînée de l'islam" d'Europe et l'islam de France
adéfinitivement remplacé l'islam en France.
296
Au temps d’Augustin, l’Afrique du Nord (Africa Proconsularis : Territoires actuels de la Tunisie avec Hippone et de la
Libye Tripolitaine) comptait plus d’une trentaine d’évêchés. Devenu prêtre malgré lui en janvier 391, il adopte comme
résidence la ville d’Hippone-la-Royale, ce port méditerranéen sur le site actuel de Bône (Annaba). La ville est une ancienne
colonie phénicienne du 12ème siècle avant J.-C., élevée au rang de capitale par les rois de Numidie. De 396 à 430, il en sera
l’évêque et seulement prêtre déjà, il est invité à participer au concile général d’Afrique, tenu à Hippone en octobre 393. Ce
concile imposa aux évêques l’obligation de déplacements pour une session conciliaire annuelle, décision qui est à la source
des futurs nombreux voyages d’Augustin, sacré évêque en 396. Cette charge tant redoutée entraîne de nombreux
déplacements : visites pastorales, conciles provinciaux et pléniers, missions confiées à un homme dont l’autorité ne cesse de
croître en raison de ses succès de pasteur, de prédicateur, de théologien et d’écrivain. - De Thagaste à Hippone, la route
ancienne indiquait une distance de 78 km, correspondant à un voyage de deux jours tandis qu’en raison de ses nombreux
lacets et de ses inclinaisons plus douces, la jonction actuelle dépasse les 100 km. Augustin sera un évêque par monts et par
vaux. - Ce survol aérien des voyages d’Augustin évêque que nous proposons invitera le lecteur à quelques pèlerinages sur les
lieux mêmes parcourus par l’évêque d’Hippone en son temps. En voici des indications géographiques, classées selon un ordre
chronologique : Hippone - Mutugenna -Thubursicu Numidarum - Cirta - Numidie – Carthage - Bulla Tegia - Aquæ
Thibilitanæ - Calama - Hippo Diarrhytus (l’actuelle Bizerte) -Thiava - Milev – Collo - Sicca Veneria – Utique - Fussala –
Zerta – Cataquas – Césarée de Mauritanie - Tubunæ en Mauritanie – Musti – Theveste (Tébessa) - Thamugadi (Timgad) -
Lambæse (Lambèse)- Diana Vetenanorum – Uzalis. – IL N’EN RESTE PLUS AUCUN !
297
François Thual, Géopolitique des religions, Le dieu fragmenté, Ellipses 2004 ; Gilles Kepel, La Revanche de Dieu.
Chrétiens, juifs, musulmans à la reconquête du monde, Paris, Seuil, 1991. Il suffit pour se convaincre du rapport entre les
idéologies religieuses et leurs conditions et objectifs spatiaux de citer quelques uns des titres et sous-titres qui ponctuent
l’ouvrage de Gilles Kepel : « La conquête d’espaces islamisés en Europe », « Europe, terre de mission », « La
rechristianisation en Europe de l’Ouest », « Sauver l’Amérique », « La rédemption d’Israël », « Reconquête du monde »,
« L’expansion du Jihad », « Le royaume d’Israël »
point que l’on peut parler des dieux du monothéisme298. C’est en rejoignant d'autres champs des
sciences humaines - comme la sociologie, la psychologie, l’anthropologie et l’informatique, par
exemple, et d’autres encore, puisque toute pensée est devenue complexe -, la géopolitique des
religions peut permettre de mieux saisir le rôle du religieux dans les luttes des identités collectives,
qui demeure avec d’autres un des moteurs de la conflictualité des sociétés humaines.
Les relations entre États, y compris lorsqu’elles s’expriment par la guerre, ne sont pas exemptes de
variables religieuses : bien au contraire, et ce, depuis les origines ! Que ce soit les Croisades, puis le
génocide des précolombiens en Amérique du Sud ! Et les derniers conflits des Balkans nous en
assènent encore la démonstration : le soutien russe à la Serbie tient (en partie seulment ?) à la fraternité
chrétienne orthodoxe, le Kosovo fut le terrain d’une fracture ethno-cultuelle entre Serbes chrétiens et
Albanais musulmans. D’ailleurs les jeux d’alliances balkaniques, surtout depuis l’effondrement des
républiques socialistes de l’Europe de l’Est, sont fortement – je dirais essentiellement ! - liés à des
problématiques ethno-cultuelles. Sur le pourtour méditerranéen la dimension religieuse est encore plus
prégnante, aussi bien dans la vie politique et sociale interne que dans la vie internationale. Il n’est pas
possible d’appréhender les relations entre la Turquie et la Grèce en dehors de leurs histoires
religieuses299. Doit-on encore épiloguer sur l’histoire libanaise récente, tant sa complexité tient à une
société civile multiconfessionnelle et aux rapports ambigus, parfois en apparence contradictoires en
raison justement de déterminants religieux, que l’État entretient avec les puissances occidentales
chrétiennes, avec les États musulmans ou encore avec Israël 300?
Les évènements encore en cours dans ce que les Romains appelaient la Province d’Asie (de la
Méditerranée au Kandahar) - et qui donnait du fil à retordre à la Lupa Romana (La Louve romaine !)301
298
C’est le titre que j’ai donné à un Colloque, dans les salons de l’hôtel Négresco de Nice.
299
Les activités diplomatiques de ces deux pays sont incompréhensibles sans tenir compte des implications confessionnelles,
y compris dans le cadre d’arrangements bilatéraux : le statut des chrétiens grecs résidant en Turquie a été négocié en échange
d’un statut particulier accordé aux musulmans turcs résidant sur les terres grecques de la Thrace occidentale
300
Mais ce que l’avenir nous réserve dans 3 générations - pour les années 2050-2060 -, c’est ce vers quoi sont en train de
muter les Méditerranées occidentale et orientale,
- d’un côté est-ouest : de part et d’autre du verrou de la Sicile entre la Calabre et la Tunisie
- d’un autre côté nord-sud : entre l’Europe (et assimilée) dite du Sud (Espagne, France, Italie, Grèce Turquie, Liban
Israël), et l’Afrique du Nord Maghreb-Machrek (du Maroc à l’Egypte).
En fonction des différents déplacements des populations, de l’émigration laborieuse sud-nord et du gap démographique
déficitaire européen, le monde méditerranéen ne pourra qu’être majoritairement
causasiennement plutôt hâlé,
ethniquement plutôt afro-arabe
et religieusement plutôt musulman.
301
Au point que les légions ne dépassèrent jamais les Marches du Tigre et de l’Euphrate, en raison de la résisance irréductible
et active des Parthes et des Scythes.
-, établissent à l’envi pour qui veut ouvrir les yeux que le religieux n’est pas un objet parmi d’autres,
susceptible d’être politiquement instrumentalisé, mais une ressource politique aussi efficace que
délicate à utiliser. Sa puissance a pour contrepartie qu’elle n’est jamais manipulée sans risque, en
particulier sans le risque que ce soit le religieux qui, à son tour, instrumentalise le politique. Parce
qu’en effet, le religieux n’est pas, comme la puissance financière, un capital en quelque sorte brut et
passif, passivement objet de manipulation, d’échange, de chantage, de négociation, mais un capital
actif, fondée sur les aspirations, les espoirs, les craintes humaines les plus irréductibles qui n’ont pas la
limitation phénoménale de l’argent mais l’illimitation métaphysique de la foi. On ne négocie pas avec
un croyant : les intérêts terrestres, rationnels, ont cédé la place à un intérêt transcendant, qui ne peut
plus faire l’objet d’un marché, qui ne peut plus être mesuré, et qui pour cela peut permettre de mener
des entreprises démesurées. En retour de ce pouvoir démesuré, le chef d’un groupe de croyants
— qu’il soit lui même croyant ou non — est partie d’une logique symbolique complexe qu’il ne peut
impunément transgresser. Cela vaut pour la plus petite secte religieuse comme pour la foule des
croyants suivant un chef charismatique.
Les Talibans
Le cas des Talibans illustre parfaitement cet état des choses. Durant la guerre contre les Soviétiques, des
millions de jeunes Afghans furent éduqués dans les madrasas — écoles religieuses — de la zone tribale302
pakistanaise, dans la passe de Khyber, frontière entre Pakistan et Afghanistan. Dans ces madrasas, ils furent
modelés par une école de pensée, l'école de Deobandi, qui prône le retour à un islam pur, proche de celui
existant au temps du Prophète - selon leur guide spirituel ! Les chefs de guerre qui se déchirèrent pendant et
après l'occupation de l'Afghanistan par les Russes, sont des islamistes ayant des objectifs politiques : ils veulent
d'abord établir un État islamiste, des lois et un État respectant selon eux la parole de Dieu, dans le but qu'ensuite
la société et les mœurs deviennent islamiques.
Les Talibans, eux, sont des néo - fondamentalistes303. Au contraire des islamistes, ils veulent d'abord réislamiser
les mœurs, la justice, les êtres humains. La forme de l'État n'a pas d'importance pour eux à la condition de
respecter la loi divine. Et seuls ceux qui l'ont étudiée, c'est-à-dire, les Talibans304, sont à même de l'expliquer et
d'en assurer le respect.
C'est pourquoi ils déclarent dans leurs premières années qu'ils ne veulent pas le pouvoir politique. C'est aussi
pourquoi ils attachent tant d'importance à tout ce qui touche à la vie quotidienne, publique ou privée. Durant les
premières années de leur prise de pouvoir, les Talibans ont joui d'un réel soutien populaire, surtout, mais pas
uniquement, de la part des populations pachtounes du sud et de l'est. Les Afghans sont fatigués de leur guerre
avec l'URSS et des exactions des chefs de guerre qui ensanglantent le pays, et accueillent volontiers ces
religieux qui amènent la paix et la sécurité. Les contraintes morales qui choqueront tant l'Occident, quand il
daignera s'intéresser au sort des Afghans, ne changent, en fait, pas grand-chose dans les campagnes où les
femmes portent déjà la burqa, où, dans leur très grande majorité, elles ne travaillent ni ne vont à l'école. - De
302
Territoires où seule vaut la loi des tribus qui y vivent, et non pas la loi pakistanaise ou afghane…
303
Voir la topologie d'Olivier Roy.
Les talibans sont un cas unique, Entretien avec l’islamologue Olivier Roy
http://www.humanite.fr/2001-04-13_International_-Afghanistan-Entretien-avec-l-islamologue-Olivier-Roy-Les
L’Afghanistan, islam et modernité politique, Le Seuil 1985
L’Échec de l’islam politique, Le Seuil 1992
Généalogie de l’islamisme, Hachette 1995
304
Un taliban ([ طالبṭālib], étudiant ou chercheur, pl. [ طلبṭullāb] en arabe ; طالب, pl. ) طالب ـانest une personne qui
adhère à un mouvement fondamentaliste musulman qui est originaire d'Inde et qui s'est répandu au Pakistan et surtout en
Afghanistan dès octobre 1994. En pachto –frontière afghano-pakistanaise à la hauteur de Quetta -, le terme connaît
essentiellement l'acception d'étudiant en théologie dans une madrasa , au détriment du sens premier en arabe. Par ailleurs, le
sens du terme a, à l'occasion, été étendu pour définir toute forme d'extrémisme ou d'intégrisme.
1994 à fin 1997, les Talibans profitent aussi d'un soutien moral, sinon financier et militaire, de la part des
services secrets pakistanais, dans une relative indifférence internationale. La présence sur le territoire afghan, à
partir de 1996, d'Oussama Ben Laden, qui a déclaré haut et fort qu'il allait s'attaquer aux États-Unis par tous les
moyens, change la donne. Ben Laden avait déjà eu l'occasion de rencontrer le ministre taliban aux frontières,
Jalaluddine Haqqani, en 1986, lors de l'opération Cyclone de la CIA.
La situation est, on le voit, on ne peut plus complexe : où politique militaie et religieuse se mêlent, en raison
même de l’origine ethnique de ces populations semi nomades de part et d’autre de ce que nous appelons
frontières et qui ne correspond à aucun concept opératoire chez eux… Il existe en Afghanistan principalement
quatre peuples : les Ouzbeks, les Tadjiks, les Hazaras, et les Pachtounes.
Les Ouzbeks sont originaires de l'Ouzbékistan, un pays d'Asie centrale de près de 27 millions
d'habitants, qui fut une république soviétique jusque dans les années 1990.
Idem pour les Tadjiks sont situés au nord-est de l'Afghanistan.
les Hazaras sont d'origine mongole, parlent le persan et sont chiites.
Les Talibans, eux, sont en fait issus majoritairement du peuple pachtoune, estimé à 15 millions
d'habitants.
Quand en 1980, les soviétiques envahirent l'Afghanistan - dans le but de rallier ce pays au bloc soviétique, ou
pour répondre, à ses frontières, au soutien actif des États-Unis d'Amérique aux moudjahidines luttant contre le
régime communiste de Kaboul – (Devine si tu peux et choisis si tu l’oses !), les Etats-Unis décidèrent
d'accentuer leur aide aux Talibans par des stages commando dans des camps d'entraînement et un accroissement
de leur armement. La situation à l'époque est donc la suivante:
- les Soviétiques soutiennent les Ouzbeks et les Tadjiks — qui n'ont jamais eu le pouvoir au contraire
des Patchounes —
- tandis que les Américains soutiennent les Talibans de la communauté patchoune.
Finalement, les Talibans sont victorieux, mais leur collaboration avec les États-Uniens ne durera pas. Malgré
l'invitation de leurs dirigeants aux États-Unis d'Amérique pour discuter des projets états-uniens notamment en
matière d'acheminement des ressources de l'Asie Centrale (Turkménistan) par un pipe-line (TAPI)305, les
Talibans ne cèderont pas devant l'envahisseur. Ils décident alors de se défendre contre leurs anciens alliés, les
États-Uniens, qui eux seront finalement contraints de se rapprocher des Tadjiks, sans jamais faire confiance au
Colonel Massoud. Les États-Unis utiliseront le prétexte Oussama Ben Laden, présent à ce moment-là dans les
montagnes afghanes, pour dénoncer le régime taliban qui proposera pourtant — en vain — de livrer l'individu le
plus recherché officiellement par les USA. En fait, outre le pétrole et le gaz, les États-Uniens, avec l'occupation
de l'Afghanistan ont pour objectif l'endiguement (roller back) de l'Union Soviétique, hier, et de la Russie
aujourd'hui. Il ne faut pas oublier non plus que le Balouchistan (région rebelle du sud pakistannais soutenue en
sous-main par les services spéciaux britanniques représentant 40% de ce pays, et frontalière avec les
Pachtounes) dispose d'importantes réserves en pétrole, gaz et divers minerais convoités depuis longtemps par
les anglo-saxons. Le peuple balouchte, d'origine iranienne, sera bientôt au centre d'une refonte géographique
forcée : les Balouchtes sont aussi au sud de l'Afghanistan et au sud-est de l'Iran. Et le pipe-line (TAPI)
américain devra passer sur leur territoire. La situation est encore plus complexe avec des intervenants extérieurs.
NB : au moment où j’écris, tombe cette dépêche du NOUVELOBS.COM | 20.12.2008 | 11:54 : KISTAN, Les talibans
attaquent à nouveau l'Otan
Le relâchement des idéologies qui ont constitué le socle de l’imaginaire politique de la Guerre
froide, s’est traduit, entre autre, par un réinvestissement religieux des espaces psychiques
individuels, communautaires et collectifs. Réinvestissement qui ne se traduit pas en
géopolitique par une instrumentalisation univoque mais par la complexification d’une réalité
dans laquelle la dimension religieuse est non seulement une ressource mais aussi une
contrainte politique306.
Les événements qui se déroulent au Proche-Orient – encore aujourd’hui, au moment même où j’écris :
samedi 20 décembre 2008 ! -, confirment, s’il en était besoin, que le religieux est devenu un des
ressorts essentiel de la géopolitique.
Les Palestiniens qui s’étaient réfugiés – il y a quelques noëls de ça -, derrière les murs de la Basilique
de la Nativité à Bethléem n’ignoraient rien de la puissance symbolique de leur geste.
L’arme symbolico-émotionnelle a réussi à contenir les armes conventionnelles.
Les soldats israéliens n’ont pas osé pénétrer ce sanctuaire, devenu le refuge de leurs ennemis. Alors
que le combat était perdu sur le terrain matériel, Yasser Arafat en appela habilement à la conscience
mondiale, en particulier à la conscience occidentale et chrétienne, jouant, en termes à peine voilés,
sur les dissensions millénaires qui opposent, souvent implicitement, juifs et chrétiens, mêlant de fait un
tiers au conflit qui l’oppose au gouvernement israélien.
307
La question de Jérusalem soulève des difficultés encore plus inextricables : toutes les confessions monothéistes, dans
l’étendue de leurs variétés, se côtoient à travers des basiliques, mosquées, églises, synagogues, construites les unes à côté des
autres, parfois les unes sur les autres, formant des strates symboliques entremêlées comme les strates d’une multitude
d’inconscients collectifs.
De même que le chef palestinien mobilise les ressources symboliques de l’Islam et du fond chrétien anti-juif à
son profit et à celui de sa cause — en supposant que les deux se confondent — les autorités chrétiennes trouvent,
de leur côté, une occasion d’imposer leur présence dans les relations internationales en tant que médiateur,
arbitre et refuge. Autant de termes évocateurs. Cette position chrétienne revêt l’avantage de jouer à la fois sur
le tableau du dialogue inter-religieux et sur celui de l’action humanitaire, deux plans qui comptent parmi les
priorités stratégiques de la nouvelle légitimation du christianisme sur la scène sociale et politique, aussi bien
dans l’ordre interne qu’international.
L’opinion publique
Cette complexité ne serait pas ce qu’elle est sans un facteur qui est devenu une constante aussi
universelle et contraignante que la géographie, et à la fois aussi difficilement prévisible et contrôlable
que les intempéries ou les catastrophes naturelles : l’opinion publique. La multiplicité des moyens de
diffusion de l’information sur des supports diversifiés qui permettent de faire voir, de faire entendre,
de faire sentir, bref de faire vivre virtuellement et instantanément des événements - soit à n’importe
qui sur la surface de la planète quel que soit son éloignement physique -, change la donne
géopolitique.
Par cette voie, l’individu lambda se transforme en citoyen d’un monde virtuel.
À l’inverse, s’assemble une foule — elle aussi virtuelle — qui s’impose en permanence à chaque
décideur ; celui-ci se sait perçu et commenté, dans ses décisions et les événements qui en découlent,
d’un bout à l’autre du globe. Cet environnement virtuel transforme la nature des relations
internationales, participant d’ailleurs à les changer en dynamiques transnationales. Or, cet
environnement virtuel, devenu une constante dont on doit tenir compte en priorité à l’instar du relief
ou du climat, terrain nécessaire de toute décision ou action remarquable, partant médiatisable, est, par
sa nature fictive même, extrêmement sensible à la dimension symbolique, affective, émotionnelle.
La variable religieuse soit nécessairement au cœur de la géopolitique contemporaine en tant
que ressource et à la fois en tant que contrainte.
Le christianisme n’est pas une institution clairement territorialisée tel qu’un État ou une association
d’intégration tel que l’UE, ni même une association du type ONG : mais bien avant tout une tradition
au sens le plus large, à la fois de corps doctrinal et d’identité cultu(r)elle. Cette tradition regarde la
géopolitique en tant qu’elle a interféré à travers l’histoire avec les logiques impériales et stato-
nationales classiques, et aujourd’hui avec les logiques transnationales émergeantes, tout en étant
toujours porteuse de projets civilisationnels, plus ou moins unifiés en fonction des époques, des
familles chrétiennes et des territoires, comportant des origines et des conséquences politiques.
Les mouvements religieux rempliraient depuis les années 70 la fonction qui était hier assumée par les
mouvements ouvriers : nommer les dysfonctionnements sociaux et politiques 308. Ce qui se traduit par
des tentatives révolutionnaires de prise de pouvoir aboutissant en cas de réussite - comme en Iran, par
ex. -, à l’instauration d’une République islamique, ou par une voie piétiste plus lancinante de
transformation sociale à travers les tentatives d’agir sur les pouvoirs publics et ses organes de décision.
Ces processus de conquête du monde309 se laissent aisément positionner dans une perspective que l’on
peut/doit qualifier de géopolitique, même si le mot peut ici paraître inaproprié : et pourtant ! Les
situations géographiques sont sans cesse rattachées à leur dimension cultu(r)elle, et les projets
religieux s’expriment au travers d’objectifs qui ne sauraie nt être autres que territoriaux, tout autant.
Depuis une trentaine d’années, le religieux entretient un nouveau rapport à la modernité : instance
critique sur le plan de la logique internationale dominée par l’empire des États-nations occidentaux les
plus riches qui imposent leur culture au reste du monde310, mais aussi instance critique sur le plan de la
308
Gilles Kepel, La Revanche de Dieu, Le Seuil 1991
309
J’ai vaincu le monde ! – Allez enseigner toutes les nations ! – Roi de l’Univers – Maître de l’Histoire…
310
West versus East - We and the rest of the world
Le christianisme – comme le bouddhisme avant lui, depuis l’empereur Maurya Ashoka en 245 avt JC
-, ne constitue pas un bloc solide mais s’incarne dans une multitude de sensibilités qui s’accordent à
des contextes régionaux, nationaux, continentaux diversifiés. À la différence de l’Islamisme
— idéologie politique issue de l’Islam — le christianisme ne propose pas l’instauration d’un État
religieux – exception faite de son rapt par Constantin et Théodose au 4ème siècle et jusqu’à l’arrivée des
Vandales315. Le christianisme en tant qu’idéologie politique n’apparaît pas à travers un mouvement
clairement identifié comme dans le cas de l’islamisme. Si projet politique il y a, il ne s’énonce pas
directement en tant que tel mais se déduit plutôt des stratégies de critiques sociales et politiques ainsi
que des stratégies organiques mises en œuvre. La fonction critique que s’est octroyée une famille
chrétienne qui revendique son universalité, le catholicisme, a joué par exemple un rôle politique
indéniable dans l’effondrement de certains régimes marxistes316. La mise en place de procédures avec
leurs règles du jeu, tel que le dialogue interreligieux, ou d’institutions caritatives et humanitaires, de
réseaux d’informations, relève de ce que nous appelons la stratégie organique 317. Les stratégies
organique et critique comportent de forts enjeux territoriaux et sont indétachables des idéologies qui
les rendent légitimes.
Ontologie et géopolitique
311
Le leitmotiv obsessionnel de Benoît XVI sur le relativisme
312
Le dernier double discours de réception à l’Elysée - pratiquement interchangeable - de Nicolas Sarkozy et de Benoît XVI,
le 12 septembre 2008 dernier, à propos de la (nouvelle ?) laïcité positive.
313
Raphaël Liogier, Introduction à une approche politique de l’occidentalisation du bouddhisme, thèse de Doctorat en
Science politique, université d’Aix-Marseille III, 2000. C’est à ce même Raphaël Liogier [Responsable scientifique de
l'Observatoire du Religieux, enseignant la Sociologie à l'IEP (Université d'Aix-Marseille III)], que je dois l’ensemble de ces
réflexions. Je les emprunte - et je les signe sans vergogne aucune -, à son lumineux article, Le facteur religieux dans la
géopolitique transnationale, article paru dans Géopolitique du Christianisme, in Référence Géopolitique, collection dirigée
par Aymeric Chauprade, Editions Ellipses 2003. Ma gratitude à la veille de Noël 2008…
314
Antoine Sfeir, Les Islamismes. D’hier à aujourd’hui, Paris, Lignes de repères, 2008
315
En 449, Attila s'allie aux Vandales contre Rome. En 455, partis d'Afrique du Nord et conduits par Genséric, les Vandales
prennent et pillent Rome, puis s'établissent en Sicile.
316
L’incessant travail de sape de Jean Paul II en faveur de Solidarnocz et de sa patrie, jusqu’à sacrifier la crédibilité
financière du Banco del Spirito Santo mêlé à des agissements maffieux avec le Banco Ambrosiano et la Loge P2, faire sauter
le fusible cardinalesque Marcinkus et laiser liquider, sur la Tamise et loin du Tibre, les témoins gênants pendus sous le Pont
des Blackfriars de Londres…Etonnant ? Non ! Realpolitik, comme diraient Agostino Casaroli et Willy Brandt pour leur
Ostpolitik.
317
Sommet interreligieux au Vatican : Au terme de trois jours d’une rencontre inédite, musulmans et catholiques réunis à
huis-clos au Vatican du 4 au 6 novembre 2008 se sont entendus, jeudi, sur une déclaration commune. Le texte condamne
fermement l'oppression, la violence et le terrorisme, particulièrement celui commis au nom de la religion et défend le
principe de la justice pour tous. La création d’un Comité Catholico-musulman permanent de gestion des conflits et autres
situations d’urgence est à l’étude. La deuxième rencontre devrait se tenir dans un pays musulman d’ici fin 2010.
www.saphirnews.com/Sommet-interreligieux-au-Vatican.
Mais avant cela (Source: LeQuotidien: www. lequotidien-tn.com) (autant de links consultables)
Le Conseil supérieur islamique rejette les propos du Pape préjudiciables à l’Islam
Le Vatican rompt le silence : Le pape «regrette» d’avoir offensé les Musulmans
Nouvelle tentative de mettre fin à la polémique : Le pape exprime son profond respect pour les musulmans
Le pape temporise : Le dialogue interreligieux est “une nécessité vitale”
Erdogan ne verra pas le pape
Bien entendu les représentations sont sans cesse modifiées par les aléas politiques, les ambitions
individuelles, les contextes économiques, comme c’est d’ailleurs aussi le cas pour l’islamisme 318. Il
n’empêche qu’aucune stratégie ne serait même efficace sans être idéologiquement cohérente. Les
militants néofondamentalistes d’Al Qaïda, qui ont attaqué les symboles de la puissance financière et
militaire américaine le 11 septembre 2001, n’ont pu se convaincre de la légitimité de leur massacre et
de la nécessité de leur suicide qu’au nom d’une ontologie et non pour de simples motivations
stratégiques, même si ces dernières motivations ne sont pas absentes de l’esprit de leurs chefs et de la
volonté des États qui participent directement ou indirectement à leur financement.
La réplique militaire américaine n’est pas non plus dénuée d’un arrière fond ontologique qui ne se
réduit pas à une pure instrumentalisation des sentiments puritains des électeurs majoritaires de
Georges W.Bush. Ce président incarne la réaction émotionnelle de la collectivité américaine atteinte
dans son identité, violentée dans sa conception du monde. Structurellement les personnages de Bush et
de Ben Laden ne sont pas si différents qu’ils en ont l’air, ils concentrent symboliquement, au-delà des
enjeux économiques majeurs qui découlent de leurs actions, des positions ontologiques opposées : le
puritanisme baptiste-évangélique contre le puritanisme wahabbite, ainsi que le fait remarquer Bruno
Etienne319.
La remise en cause des fonctions régaliennes320
expansionniste de leurs dirigeants. Pour ces derniers, la volonté de puissance ou la tentation impériale
coïncident avec la nécessité de renverser le statu quo à leur profit. [C’est ce phénomène qui sert de point de
départ à L’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, histoire qui jeta les premières fondations ce
qu’on appellera beaucoup plus tard (au 19ème siècle) la realpolitik]. Pour les partisans de l’école dite « réaliste »
de la politique, le respect du statu quo représente la base de toute action politique à l’extérieur (de l’État). Les
adeptes de la realpolitik sont donc avant tout, et contrairement ce que leur réputation laisse à penser, enclins à la
prudence dans la conduite des affaires de l’État. Richelieu fut autrefois un exemple parfait du « réaliste »,
comme le fut naguère Henry Kissinger.
Aujourd’hui la plupart des observateurs perçoivent les principes du système westphalien au mieux comme
anachroniques, injustes et immoraux, au pire comme suprêmement dangereux. Le système de sécurité
collective, tel qu’il est incarné par l’ONU et avant elle par la SDN, constitue une première tentative d’en finir
définitivement avec l’équilibre des puissances, il est vrai de réputation fragile depuis que ses dangereuses
implosions à répétition ont mis le monde à feu et à sang, et d’instaurer un autre système de gestion de la
puissance. L’équilibre des puissances, depuis le 17ème siècle, a connu de nombreux critiques. En revanche, le
double principe d’inviolabilité de la souveraineté nationale et de non-ingérence n’est remis en question que
depuis quelques années seulement.
Source : http://www.diploweb.com/forum/blin.htm
Les États ne réussissent pas à rester les acteurs majeurs de la vie politique mondiale. Les relations
diplomatiques, les ressorts classiques de la guerre entre nations, de la dissuasion nucléaire pourtant
beaucoup plus récente, semblent être dépassés par des jeux transnationaux qui ne sont plus maîtrisés ni
par les États, ni par les associations d’États, ni par les institutions publiques internationales. Le
terrorisme moderne, qui ne se résout ni à des attentats crapuleux traditionnels, ni à des guerres entre
nations, révèle l’importance cruciale de la variable religieuse dans ces nouveaux jeux transnationaux.
Le principe de la guerre, au sens de face à face entre des nations ou entre des alliances de nations,
s’effrite au profit de dynamiques transnationales financières et culturelles qui complexifient les
rapports.
Ainsi voici un cas de figure :
- Une organisation terroriste pourra être soutenue par un État parce qu’elle participera à son
financement,
- et en échange elle utilisera son territoire afin de former ses sections d’assaut.
- Dès lors, lutter contre cette organisation
- revient à lutter contre cet État tout en ne luttant pas, d’un autre point de vue, contre lui en propre.
- De même assurer la sécurité intérieure contre les attaques terroristes modernes n’est plus possible par
une stratégie policière autonome.
- Il y a dissolution entre les fonctions respectives de la police et de l’armée, parce qu’il y a dissolution
entre les fonctions régaliennes de maintien de la paix extérieure et de préservation de la sécurité
interne.
- Cette situation laisse l’État de plus en plus désarmé, particulièrement lorsque sa sécurité intérieure
dépend de réseaux à la fois religieux et financiers transnationaux, et de rapports ambigus entre des
populations lointaines et certains de ses citoyens.
- Les pouvoirs publics envisagent dès lors de mettre en jeu une multitude de stratégies qui tiennent à la
fois
de la diplomatie,
de la répression policière,
de l’intervention armée,
de la prévention éducative,
de la recherche
et de la neutralisation de réseaux.
- À ce défi contre sa logique la plus élémentaire, l’État tente de répondre par la diversification extrême
des moyens d’action
Les distinctions entre temps de paix et temps de guerre sont elles-mêmes de plus en plus sujettes à
caution. La globalisation emporte avec elle une telle interdépendance que le moindre conflit, aussi
éloigné soit-il, touche l’équilibre planétaire. Un simple problème de sécurité intérieure (alertes
multiples à la bombe dans un bâtiment public, aéroport, train…) peut résulter en partie ici, en France
par exemple, d’un conflit international qui se déroule là-bas, à l’instar de la seconde Intifada
palestinienne, en raison de mécanisme d’identification de certaines populations, en l’occurrence des
populations beurs françaises qui s’associent à leur « frères » palestiniens. La globalisation engendre
des flux migratoires intensifs de moins en moins contrôlés, et par là la disparition de la réalité
homogène d’un peuple national au profit de la réalité de populations diversement réparties sur des
territoires qui répondent moins à une logique stato-nationale claire qu’à des logiques urbaines de
quartiers321 ou à des logiques d’industrialisation transfrontalière322 par exemple. Tout circule à grande
vitesse, l’information, les biens et services, mais aussi les populations, les religions et les cultures. Le
religieux dispose de ressources institutionnelles et conceptuelles particulièrement bien adaptées à ces
mutations géopolitiques.
Depuis déjà une vingtaine d’années l’Islam est perçu comme vecteur géopolitique fondamental, au
point d’être considéré par certains observateurs comme le cœur des nouvelles configurations de la
politique planétaire, ainsi que le donnent à penser les analyses déjà anciennes d’Yves Lacoste 323, l’un
des premiers à l’avoir écrit. Ces types d’analyses se sont nourris des débats sur la décomposition de
la société mondiale jusque là répartie en État-nations et divisée en deux blocs, au point d’aboutir à la
célèbre hypothèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations324. Nous savons effectivement
depuis Max Weber que le capitalisme lui-même dans une de ses versions les plus efficaces s’est
pleinement développé grâce à un habitus protestant calviniste. Ceci permettrait de soutenir que les
faits humains - qu’ils soient politiques, sociaux ou économiques -, sont dépendants de variables
culturelles/cultuelles ; la réussite capitaliste japonaise elle-même serait explicable en raison des
spécificités de sa tradition religieuse325. L’avènement d’un monde de plus en plus technique, complexe
— y compris de plus en plus capitaliste — dans lequel les informations se transmettent presque
instantanément, loin d’entamer la pertinence du religieux offre de nouvelles opportunités à son
déploiement, ainsi que le remarque, en tant que médiologue326, Régis Debré.
La dimension religieuse qui n’apparaissait que comme une variable parmi d’autres il y a encore de
cela une vingtaine d’années, apparaît aujourd’hui au cœur de la politique mondiale. La plupart des
grands conflits internes et/ou internationaux qui ont éclaté ou se sont envenimés ces dix dernières
années comportent une lourde charge religieuse, des Balkans au Tibet en passant par la question
321
Émeutes, rénovation urbaine et aliénation politique, Revue française de science politique, vol. 58, n° 3, p. 377-401.
322
Frontière et ressources partagées : les aménagements hydroélectriques sur le Rhin (France, Suisse, Allemagne)
http://geoconfluences.ens-lsh.fr/doc/typespace/frontier/FrontScient3.htm
323
Yves Lacoste, Questions de Géopolitique. L’Islam, la mer, l’Afrique, Paris, La Découverte, 1988. [L’auteur parle dans son
ouvrage de géopolitique des islams.]
324
Samuel Huntington, Clash of Civilisations, in Foreign Affairs, Summer 1993.
325
Michio Morishima, Why has Japan ‘succeeded’?, Cambridge, Cambridge University Press, 1982. Voir aussi mon Shin
Momoyama, Amalthée 2006
326
La dilatation du monde et la World Com ont plutôt stimulé qu’empêché ‘le retour du religieux’ (Régis Debray, Dieu, un
itinéraire, Paris, Odile Jacob, Le champ médiologique, 2001).
Une organisation ne peut durer sans un projet, et qui plus est, si elle n’est pas attachée, ainsi
qu’une institution religieuse, à une portion territoriale rigoureusement délimitée. Les études
politologiques les plus récentes mettent en évidence l’importance des idées dans les processus
de décisions politiques, dans la mise en œuvre de politiques publiques et plus généralement
dans l’action publique.
Personne — aucun individu comme aucun groupe d’individus constituant une commission, un
conseil ou un groupe de décision — n’est capable de décider en fonction d’un intérêt
strictement défini, mais plutôt en fonction de processus mentaux dépendant de valeurs,
d’idées, de représentations, et cela à tous les niveaux de l’action publique332.
Or, les religions sont par excellence productrices de valeurs, de représentations et d’idées.
Leur force ne réside donc pas seulement dans leur structuration en réseaux transnationaux
adaptés à la réalité matérielle mondiale, ni dans leurs idéologies recomposées en contre-
culture de la modernité particulièrement bien adaptées aux crises spirituelles qui secouent les
différentes parties de l’humanité.
327
Rik Coolsaet, Le mythe Al-Quaida : Le terrorisme symptôme d'une société malade, Louis Michel (Préface), Olivier Roy
(Préface), Charles de Trazegnies (Traduction), Mols 2004
328
Organisation non gouvernementale issue du bouddhisme japonais nichériste (du moine Nichiren), prônant un humanisme
et une citoyenneté planétaire, membre du Haut Comité aux Réfugiés, fonctionnant à la fois comme une Église et comme une
entreprise transnationale (cf. l’incontournable Raphaël Liogier, La politique de la Soka Gakkaï en interraction avec
l’environnement international et local, in Frégosi, Willaime, Le Religieux dans la Commune, Genève, Labor et Fides, 2001).
329
Organisation religieuse ayant son siège en Israël et implantée dans la plupart des pays du monde, y compris en Europe et
en Amérique. Issu d’un mouvement mystique perse contestataire, dont les fondateurs furent persécutés par les autorités
religieuses officielles, cette tradition s’est construite à l’aune de la modernité (19 ème et début du 20ème siècle) et prône
l’établissement d’une civilisation universelle et démocratique sans frontière nationale. Elle se présente comme le moment
ultime, presque post-moderne de l’évolution du religieux vers l’unification de toutes les traditions. Elle constitue
institutionnellement un maillage de réseaux développés à l’échelle planétaire et organise des activités permettant d’accélérer
l’établissement d’une société universelle (aide au Tiers-Monde, action humanitaire, etc.).
330
Philippe Pons, Le Vatican saisi par la géopolitique, Le Monde, 7, 8, 9 août, dès 1985 déjà.
331
Jean-Paul II. Mystique et géopolitique, in Limes, Revue Internationale de Géopolitique, L’Empire du Pape, n° 2,
printemps 2000.
332
Yves Surel, Idées, intérêts et institutions dans l’analyse des politiques publiques, in Pouvoir, 87, 1998.
Elle réside aussi dans leur vocation naturelle à produire des représentations suffisamment
puissantes et englobantes pour s’intérioriser en normes de valeurs et de comportement.
Le christianisme occupe une position privilégiée au cœur de ces nouvelles conflagrations et
configurations dont il semble tirer largement partie.
Chapitre 9
Or, malgré toutes les tentatives de fonder nos pratiques sur des principes universels et a-temporels -
c'est-à-dire métaphysiques (Dieu, les droits naturels, etc.) -, elles n'ont cessé d'être suivies de leur
ombre, d'être hantées par le spectre du relativisme (ou du scepticisme, puisque leurs différences sont
négligeables par rapport à une telle exigence de rationalité). Face à cette tradition, il est nécessaire
d’adopter une pensée de type à la fois naïf et iconoclaste (celle de Richard Rorty 334, par exemple) pour
être à même d’affirmer que cette exigence de fondation s’est révélée non seulement vaine mais peut-
être inutile. Cynisme, scandale ? Parce que renoncer à découvrir de tels principes transculturels, serait
en venir à considérer toutes les pratiques comme équivalentes, et par là devenir un vrai salaud 335?
Liquider la fameuse question du relativisme, c'est surmonter (pratiquer la fameuse Auhebung
marxienne) l'alternative entre l'universalisme et le relativisme. On voit bien que le sens d'une telle
critique est politique; elle invite à une sécularisation336 de nos pratiques afin qu'advienne une culture
qui permette une diversité radicale des pratiques inter- et intra-culturelles et une authentique solidarité.
La notion de relativisme est elle-même multiple sinon confuse, qui recouvre en réalité trois
conceptions qu'il convient de distinguer.
1. La première pose que toute croyance — et par la même toute pratique — est aussi valable
qu'une autre. Or, non seulement une telle conception n'est soutenue par personne, mais elle est
insoutenable :
- d'une part, personne n’accepterait, sur une question importante, de tenir pour également
bonnes deux opinions incompatibles ;
- d'autre part, une telle affirmation est logiquement insoutenable, car autoréfutante.
2. La seconde, c'est celle selon laquelle vrai est un terme équivoque qui a autant d'acceptions que
de procédures de justification. Mais l'indétermination ou la flexibilité de la signification de ce
333
TINCQ Henri, Les catholiques, Grasset 2008
334
Représentant emblématique de la pensée pragmatique contemporaine, Richard McKay Rorty, de son vrai nom, s'intéresse
aussi bien à la philosophie politique qu'à l'épistémologie. Dès la fin des années 1970, le philosophe s'inspire des idées de
Nietzsche, Wittgenstein, Heidegger, Foucault et Derrida. Ayant pour leitmotiv le refus d'accorder une valeur de supériorité à
la 'raison', il travaille à faire de la philosophie une discipline descriptive plus proche de la littérature que des sciences
humaines. Ne se limitant pas aux frontières des disciplines universitaires, il suscite très vite la controverse. Libéral en
politique et défenseur de la démocratie, il refuse la justification métaphysique que les Lumières ont donné des principes en
défendant une forme d'ethnocentrisme. Atteint d'un cancer du pancréas, il meurt le 8 juin 2007, fort d'un parcours atypique,
infuençant encore de nombreux chercheurs.
335
Le Roquentin de La Nausée (‘Jean-Paul Sartre) est formel: Seuls les salauds pensent avoir le droit d'exister.
336
La sécularisation (Etymologiquement rendre au siècle, au monde), elle consiste
- à faire passer des biens d’Église dans le domaine public,
- ou encore à soustraire à l’influence des institutions religieuses, des fonctions, des biens.
terme vient de ce qu'il n'est employé que comme une expression de recommandation,
d'approbation, comme le sont aussi souvent bien, mal ; en tant que tel, vrai a un sens univoque
quel que soit par ailleurs l'objet de l'approbation.
3. Enfin et troisième conception, mais celle-ci n'est qu'indûment appelée relativiste. Relativiste
serait celui qui affirme que l'on ne saurait accéder à un point de vue neutre, objectif, à partir
duquel toutes les croyances et pratiques culturelles pourraient être comparées. Or n'est-ce pas
là une simple évidence ? A moins de croire que l'on pourrait s'extraire de son propre point de
vue pour prendre celui de Dieu, c'est-à-dire littéralement considérer la diversité des cultures de
nulle part ou en dehors de tout point de vue? L'acceptation de notre finitude implique celle de
notre ethnocentrisme puisque toute vue, tout jugement, suppose un point de vue qui ne nous
offre jamais qu'un angle de vision, qu'une perspective; autrement dit, c'est seulement à partir
de nos pratiques culturelles qu'il est possible de se prononcer sur la valeur d'autres pratiques.
Celui-ci n'a donc pas à être combattu ou réfuté — ce qui supposerait qu'on puisse lui opposer un
absolu (lequel ?) -, il s'agit au contraire de surmonter à la fois les deux visages d'un même fantasme.
La critique ne saurait pourtant en rester là car il faut encore expliquer l'origine d'une telle confusion.
Le relativisme m’apparaît comme une fiction engendrée (non pas créée) par la métaphysique tout
simplement, afin d'enfermer toute autre conception à l'intérieur de l'alternative universalisme /
relativisme. C’est devenu vite un jeu stratégique, une appellation contrôlée dont le métaphysicien
platonico-kantien marque le solipsiste spinozien et le sceptique brunien, alors que lui-même joue à
être l'un ou l'autre, au besoin et au nom de…
L'expression de spectre du relativisme - fréquemment employée par Rorty, mais qui se trouve déjà
chez Heidegger — renvoie donc à la fois
à l'épouvante de la culture métaphysique à l'égard de ce qui lui apparaît comme sa négation
même,
comme à la stratégie des métaphysiciens
http://marxists.anu.edu.au/history/etol/writers/hook/1936/04/feuerbach.htm
L'accusation de relativisme et l'épouvante réelle qu’il peut susciter - dans un monde dé centré, dés
orienté, dé localisé : u-topique, en somme, c’est-à-dire un non lieu -, repose sur la croyance que les
pratiques des sociétés démocratiques - les habitudes de vie intellectuelle, sociale et politique héritées
des Lumières -, seraient mises en péril s'il s'avérait qu'elles ne puissent être fondées sur des vérités
éternelles.
Autrement dit, si l'on admet l'impossibilité de se placer du point de vue de Dieu, est-il néanmoins
possible de justifier nos habitudes de vie ? En déplaçant la question du champ théorique au champ
pratique (remettre la philosophie sur ses pieds, se proposait le jeune Marx337), il faut préférer le terme
d'ethnocentrisme à celui de relativisme, puisqu'à la différence de ce dernier,
337
http://marxists.anu.edu.au/history/etol/writers/hook/1936/04/feuerbach.htm
il n'a pas la prétention d'énoncer une théorie positive quelconque - d'ordre métaphysique ou
épistémologique - quant à la connaissance de la vérité,
mais renvoie au contraire aux problèmes pratiques de l'incompréhension, voire du conflit,
posés par la rencontre de pratiques culturelles différentes.
La véritable question est donc maintenant de savoir au nom de quoi une pratique mériterait
d'être défendue et préférée à une autre. Pour la tradition philosophique classique, humaniste,
pouvoir défendre une croyance ou une pratique, c'est idéalement pouvoir avancer un ou des
arguments capables de convaincre tout homme doué de raison. Or la preuve est faite tous les
jours que cela est à la fois impossible et inutile.
En réalité pour adopter et défendre telle ou telle pratique, nous n'avons jamais estimé dans
l’histoire avoir besoin d'attendre la garantie de sa validité universelle et intemporelle. Il a suffi
de la consider comme la meilleure dont nous disposions à ce jour. Par conséquent, et pour
assumer l'ethnocentrisme auquel nous sommes condamnés, la seule question véritable — plus
simple et plus concrète — est : y a t-il de meilleures pratiques que celles de la tradition des
Lumières ? Mais c’est que nous ne connaissons pas de meilleures pratiques que celles des
Lumières, même si nous ne pouvons pas fonder ou démontrer cette supériorité.
Mais est-on pour autant en droit de faire de la religion une affaire purement privée ? Or c'est justement
ce à quoi conduit la critique du fondamentalisme : car si nos pratiques culturelles ne peuvent être
fondées, cela signifie que les représentations susceptibles de les justifier n'ont de validité que d'un
point de vue privé en tant que modèles, grâce auxquels chacun est libre de redécrire sa vie et ses
pratiques dans des termes qui lui soient propres, c'est-à-dire de les poétiser, en somme.
- Une culture est donc bien constituée par un réseau de pratiques que divers ensembles de
valeurs ou de croyances sont également susceptibles de justifier.
- Pour autant, abandonner le fondement métaphysique constitué par une théorie des droits de
l'homme, n'est-ce pas perdre du même coup l'instance critique à l'égard des pratiques qui
méritent d'être changées ou améliorées ?
On peut au contraire
- considérer que toute culture sera d'autant plus prête à réformer ses pratiques qu'elle y verra
seulement celles d'une tradition historique contingente, ce qui signifie qu'il peut toujours en
exister de meilleures.
- Dès lors, l'idée même de culture s'en trouve changée, puisqu'au lieu de renvoyer à des
fondements immuables, elle implique — et c'est ce qui fait sa vie -, la révision, la
recomposition permanente de ses croyances et de ses pratiques par leur confrontation avec
d'autres pratiques, c'est-à-dire par le dialogue.
- Les croyances émanant d'une autre culture doivent pouvoir être testées au moyen d'un effort
visant à les entretisser à celles que nous possédons déjà.
- En effet, le désir de fonder des pratiques sur des principes métaphysiques est objecrivement
une entrave aux progrès des sociétés démocratiques.
Si les formes de souffrance sont susceptibles de changer à travers l'histoire, la solidarité est toujours à
(ré) inventer et reste un objectif à atteindre. Et cela non pas par la recherche, mais par l'imagination, la
faculté de reconnaître par l'imagination des semblables qui souffrent, en des personnes qui nous sont
étrangères. La solidarité ne se découvre pas par la réflexion, elle se crée. Elle se crée en devenant plus
sensible aux détails particuliers de la douleur et de l'humiliation d'autres types de personnes qui nous
sont peu familières; et il devient alors plus difficile de penser : ils ne sentent pas les choses comme
nous les sentirions, ou : il y aura toujours de la souffrance, alors pourquoi ne pas les laisser souffrir?
(Rorty). Mais comment arriver à imaginer la souffrance de ceux en lesquels nous ne nous
reconnaissons pas 338?
338
La parole attribuée à Jésus de Nazareth : Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, moi vous ne m‘aurez pas
toujours ! laisse sur un malaise qui révèle à la fois une double vérité brutale : 1) il y aura toujours des pauvres ; 2) Celui qui le
dit EST le pauvre rejeté par excellence ! (Mat 26,11)
Ce n'est pas tant la conversation - et encore moins l'abstraction de théories et de sermons -, qui rend
sensible à la souffrance des autres, mais les récits ethnographiques et un certain genre de récits
romanesques339. Accorder un tel pouvoir herméneutique à l'écriture et à la lecture de ces récits de
fiction et de ces reportages - et il va de soi que cela vaut aussi des formes narratives actuelles, propres
au cinéma, à la télévision et à toutes les NTIC -, c'est considérer ces pratiques comme les principaux
vecteurs du changement moral et du progrès (Rorty) : et non plus le discours et la déclaration
d’intention. L'élargissement du nous(Wir) passe donc aussi par le développement de l'éducation
sentimentale, entreprise par la littérature européenne au cours des deux derniers siècles, et désormais
par les œuvres du 7ème Art, que sont le cinéma et la vidéo : cela ne signifie pas pour autant la réduction
de la solidarité à un sentiment de sympathie, à une émotion, voire à la participation affective à la
misère du monde le temps de sa mise en scène spectaculaire par les médias340 ; ce serait confondre la
bonne conscience et la stérilité du sentimentalisme avec la reconnaissance que tout engagement
effectif présuppose le sentiment d'une similitude avec l'autre341, par delà les différences les plus
criantes.
1. Il doit bien y avoir une utopie – est-elle libérale / égoïste, est-elle altruiste / charitable ? -,
capable de reconnaître l'égale validité de deux désirs, de deux quêtes incommensurables,
appelant chacune un pouvoir d'invention : dès lors en effet qu'on renonce à l'idée d'une
essence humaine intemporelle, c'est
- aussi bien la justice et la solidarité
- que l'auto-accomplissement qui sont à penser en termes de création.
2. Une telle utopie d'une culture post-métaphysique peut être appelée une culture poétisée : on
peut dénoncer le caractère fantastique de cette idée de pratiques douées d'une validité
transculturelle et suprahistorique, et par conséquent le caractère purement spectral du danger
mortel du relativisme. Parce que cette utopie vise en fait la dissolution des vestiges d'une
métaphysique qui est devenue une entrave au développement des sociétés démocratiques.
Séculariser la tradition ou la culture des Lumières, c'est les considérer comme un
réseau de pratiques que peuvent justifier divers réseaux de croyances.
Admettre que ces pratiques sont les meilleures que nous connaissions à ce jour, c'est
reconnaître qu'une dynamique créatrice anime cette culture, et cela pour deux raisons :
d'une part parce que consciente de son caractère particulier et contingent, elle
est la plus prête à réformer ses pratiques et ses institutions,
et d'autre part parce que soucieuse de réduire la cruauté et la souffrance, elle
cherchera à inventer de nouvelles pratiques pour y parvenir.
3. Enfin, achever de désenchanter notre culture, c'est substituer au spectre du relativisme, au
sérieux de la métaphysique, ou à sa nostalgie, le gai savoir de notre contingence, un ton
nouveau, léger et frivole.
339
C’est ce qui, pour moi, rend les livres de Claude Levi Strauss si proches et si touchants (en particulier, bien sûr, Tristes
tropiques Plon 1955, et les 4 Mythologiques, toujours chez Plon : Le Cru et le Cuit, 1964 ; Du miel aux cendres, 1967 ;
L'Origine des manières de table, 1968 & L'Homme nu, 1971.
340
Paris-Match : Le poids des mots, le choc des photos.
341
Le sous-tirre d’un de mes précédents essais est : Le lointain comme soi-même, encore à paraître, sous le titre Urbi &
Orbi. !
fantasmes dans la sphère de son club à condition de ne pas faire souffrir ses
semblables?
La rencontre créatrice entre la théologie du Moyen Âge tardif et l’éclosion de la Renaissance italienne
a donné forme à la synthèse traditionnelle qui a su unifier ses composantes cosmiques, humaines et
transcendantes en une idée compréhensive de la nature. L’humanisme italien naissant a radicalement
transformé la Weltanschauung traditionnelle, par une insistance sans précédent sur la créativité
humaine :
Cette défragmentation anthropologique se constate aussi dans les écrits de ceux qui tentèrent de freiner
cette poussée – qu’ils fussent des philosophes comme Nicolas de Cues et Giordano Bruno, des
humanistes comme Ficin et Erasme, des théologiens comme Baius et Jansenius, des mystiques comme
Ignace de Loyola et François de Sales, des théosophistes comme Weigel et Boehme.
Il fallut la culture baroque pour unifier un temps ces composantes humaines, cosmiques et
transcendantes, mais depuis, les forces de désintégration anthropologique ont pris de l’ampleur. Et
malgré la critique post moderne, les principes de cette première modernité continuent d’influencer le
climat de notre époque. Tout bien considéré, le passage à la modernité est moins une critique qu’une
recherche de la signification philosophique de la mutation épochale accomplie par ces principes344.
Eclair de raison ou cœur de ténèbre ! Les Lumières des 17ème & 18ème siècles furent un temps le joyau
de l’héritage intellectuel occidental qui promettait une existence basée sur l’ordre et la raison, et
semblait de surcroît offrir la promesse de la perfectibilité humaine. De telles prétentions, cependant,
n’étaient pas les seules sur le marché. Au milieu du siècle dernier - surtout pendant la guerre froide -,
les Lumières furent considérées comme ayant été les signes avant coureurs des grandes tentatives
sanglantes de mettre de l’ordre dans la vie sociopolitique : fascisme et communisme ! Aujourd’hui
avec l’avènement de la postmodernité tardive, les Lumières sont vues comme la source des
dépradations exercées sur la monde par les vilains occidentaux : les cages de fer du matérialisme, le
racisme, l’impérialisme, la rapacité économique et l’asservissement des minorités.
Questions :
Dans quelle mesure, pour le meilleur et pour le pire, nos horizons mentaux continuent-ils
d’être contenus dans les limites fixées lors de polémiques qui remontent à plus de deux
siècles ?
Peut-on seulement y échapper?
En tant que modernes, nous en sommes les rejetons! L’ordre ne pourra plus jamais être le même : la
raison qui se cache sous la surface de la réalité n’est pas l’expression essentielle de la nature humaine.
L’erreur des Lumières fut d’en partir pour faire de l’esprit humain le seul élément constitutif du sens et
la seule source de la raison : le dualisme cartésien eut alors l’unique tâche de répondre à nos questons
et de se soumettre à nos manipulations. Tout ce qui n’était pas conforme à nos constructions
rationnelles fut ignoré ou rejeté, pour le mieux. Pour le pire, l’environnement, les peuples indigènes,
les socialistes, les “kulaks”, les Juifs, la bourgeoisie – tout ou quiconque pût ralentir la marche sacrée
de l’hisoire et du progrès pouvait être réduit ou expurgé, sans le moindre remors de conscience.
342
DUPRE, Louis, Passage to Modernity : An Essay in the Hermeutics of Nature and Culture, Yale UP 1993; The
Enlightment and the Intellectual Foundations of Modern Culture, Yale UP 2005
343
L’un des produits symboliques les plus représentatifs de cette époque où l’homme européen moderne prend conscience de
de lui-même est l’auto portrait d’Albecht Dürer en pose de Christ Pantocrator, datant exactement de l’année 1500.
344
Voir les écrits de Michel Foucault et de Michel de Certeau, entre autres.
La confiance en l’intellect n’offrant aucune garantie, les Lumières, et leurs héritiers, ivres de
vittualités, manquèrent simplement de l’humilité qui pût les aider à reconnaître combien leurs idées
étaient liées au temps et à l’espace qui étaient les leurs, trop naïfs qu’ils étaient pour admettre que les
conditions historiques particulières qui donnent naissance à une idée, lui retirent ipso facto leur
relevance universelle.
Les vérités universelle de Kant valaient pour l’Allemagne pré bismarckienne ; le travail intellectuel de Marx
était conditionné par ses expériences de l’industrialisation de l’Europe de l’Ouest : et on a eu beau proclamer
avec insistance l’universalité de sa doctrine, capable d’apporter un millénaire de liberté et de justice sociale,
celle-ci s’est heurtée aux réalités socio politiques de la Russie, de la Chine et de Cuba, devenus de véritables
camps de concentration.
Et que dire des prétentions philosophiques des sciences, dont l’unification fut aussi une quête
quasi mystique pour certains ! On peut être scientiste sans être scientifique !
Et si les valeurs des Lumières tiraient leur sève du discours religieux, et se répandaient en
avancées qui seraient fondamentalement religieuses, mais plus œcuméniques et tolérantes ?
Et si les doctrines politiques qu’elles prônaient, étaient, au fond, essentiellement
émancipatrices pour servir de fondations théoriques aux projets démocratiques modernes ?
S’il nous arrive enfin d’attaquer les Lumières, n’est-ce pas avec les armes mêmes qu’elles ont
forgées pour nous, et que nous utilisons contre elles, en vertu des mêmes idéaux quelles nous
ont légués : celui du parti de l’humanité345?
La réaction des romantiques elle-même, qui veulent promouvoir la primauté de l’intuition et
de l’émotion aux dépens de la raison, et de l’obéissance aux formes tradionnelles de l’autorité
aux dépens de l’autorité morale de l’individu !
Qu’y a-t-il en jeu ? Rien moins que la raison et les possibles de l’homme. Savez-vous drame plus
grand, Monsieur ?
Pourquoi, dans cette modernité new style, un catholique - ou un chrétien tout simplement -, rejoint-il
un athée dans sa dissidence346 ? Détonnant ? Peut-être ! Etonnant, à l’heure du chaos ? Non !347
D’autant plus que ni l’un ni l’autre ne pronostiquent la fin du christianisme, mais envisagent
résolument les voies d'un futur possible. La religion peut bien tenir un discours de faiblesse et accepter
une part d'ironie qui va à l'encontre d'une dogmatique coupée de l'histoire effective pour sauver une
tradition ; elle peut également, obéissant à la logique de la charité, ouvrir une perspective qui
débouche sur l'impératif de la solidarité, et l'avenir de la religion cesserait alors d'être cantonné au seul
domaine des choix privés pour se maintenir sur le plan social et dans l'ordre des orientations
politiques.
Ne sera-t-on – ne sommes-nous pas déjà ? -, amenés par la conjoncture historique à récuser (le temps
de la remise en questionS au moins), les oppositions traditionnelles héritées d’un mode de pensée
archaïque (dualiste et finalement manichéen), entre réalité et apparence, absolu et relalif, langage et
pensée ? Le pragmatisme348, après la crise darwinienne, a renoncé à la connaissance de la vérité en
elle-même au profit de la recherche d'un accord commun entre les hommes. Mais il entend également
substituer la volonté d'améliorer l'état futur des choses au savoir d'un monde figé en essences et
redonner à l'espoir sa place en politique. Au fond, le pragmatisme ne représente-t-il LA philosophie de
notre époque démocratique ? Et nos propres questions ont-elles, elles-mêmes, un sens : comme celles
des savoir ce que nous attendons de la vérité et si nous en avons besoin !349
345
Entendez résonner le premier cri de Jean-Paul II, délivré du joug jasuselskien : le route de l’homme ;
346
RORTY Richard with Gianni VATTIMO, The Future of Religion, , Santiago Zabala, Columbia, Columbia University
Press, 2005; Philosophy as Cultural Politics: Philosophical Papers IV, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
347
Id. Eine Kultur ohne Zentrum, Reclam, Ditzingen 1993
348
Id, L'Espoir au lieu du savoir : Introduction au pragmatisme, Albin Michel 1995
349
Id avec Pascal Engel, A quoi bon la vérité ?, Grasset et Flasquelle 2005
Repentance et résignation
Le livre d'entretiens que publiaient récemment René Rémond et Marc Leboucher350 tire sa source d'un
sentiment - persistant après la mort regrettée du premier -, mêlé d'amertume et d'exaspération : celui
dicté par le spectacle d'un christianisme non plus en question mais en accusation. Certes, mai peut-on
nier en effet qu'on doive à la religion catholique un certain nombre de maux touchant aussi bien le
mental individuel que le fonctionnement social ? Et ce de la violence répressive émanant de la morale
judéo-chrétienne aux pesanteurs sociales impliquées par l'imprégnation catholique, en passant par le
culte d'une certaine vision victimaire de l'individu.
Comprendre veut-il dire seulement expliquer que cette mise en accusation a
- des racines historiques : la vieille tradition anticléricale française depuis Voltaire
- et des causes présentes
le moralisme désuet et rigide du dernier et de l'actuel pontificat,
la concurrence effective de la modernité protestante
et le magnétisme d'un bouddhisme plus en phase avec le goût actuel pour une spiritualité non-
dogmatique.
Dans une situation de déclin, doit-on se laisser tenter soit par un certain nihilisme, soit
par le repli identitaire et le sentiment d'être une forteresse assiégée ?
Répondre à ce challenge par une simple profession de foi, réitérée, d'espérance et de
dynamisme, est-ce faire face au nouvel état des choses ?
Car si effectivement après des siècles d'histoire, le christianisme fait aujourd’hui souvent figure
d'accusé, et même si à côté de manifestations de curiosité ou d'intérêt historique, il est de bon ton - et
facile en définitive -, de faire de lui une sorte de bouc émissaire, tenu pour seul responsable de certains
blocages de la société : ce n’est certainement pas en
conspuant la morale judéo-chrétienne,
en dénonçant les pesanteurs d'une société marquée par des siècles de
catholicisme,
ou en flétrissant une religion qui exalte la passivité ou la faiblesse...
ce n’est pas de derrière nous que viendra l’opportunité d’un renouveau, mais de la force créatrice de
l’imagination et du civilcourage pour le réactiver et lui donner un autre contenu. Et cette attitude
déterminée ne se constate ni du côté des assiègés ni de celui des assiégeants. Ce statu quo embourbé
sera le nid de n’importe quel fascisme prêt à utiliser à sa guise le canal légal, légitime et reconnu pour
accéder au pouvoir : Hitler est monté au sommet selon la loi ! Chancelier du Reich, messianiquement
acclamé ! Mais Bertold Brecht – notre Jérémie à nous-, ne cesse de nous avertir que le ventre est
toujours fertile qui a porté la bête immonde ! Et que l’ascension d’Arturo Ui est résistible ! 351
Le Protestantisme conservateur352
Voici un article des mêmes années, et dont le titre nous renvoie au dramaturge berlinois de Mère
Courage ! Patrick Michel rapporte la résistible expansion du protestantisme conservateur353.
Longtemps les observateurs du religieux se sont fait l’écho d’une expansion vigoureuse d’un nouveau
protestantisme sur les cinq continents (1960-1970). Ce protestantisme conservateur comporte des
350
REMOND René & Marc Leboucher, Le christianisme en accusation, Albin Michel 2005
351
Bertold Brecht, Mère Courage et ses enfants (Mutter Courage und ihre Kinder), 1938 ; La Résistible Ascension d'Arturo
Ui (Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui), 1941
352
L’expression est de Peter Berger
353
Patrick Michel, La résistible expansion du protestantisme conservateur, Critiques internationales 2004- 1 (no 22)
Le succès du protestantisme conservateur est alors apparu comme reflétant avant tout la pertinence de
son message pour des sociétés en pleine transformation et travaillées par des conflits spécifiques.
En Corée du Sud, ce sont la lutte contre le communisme et la modernisation accélérée de
l’économie qui avaient créé les conditions favorables à l’essor des Églises protestantes : que la
maladie chronique du grand chef du nord et le recession économique freinent pour un retour au
bouddhisme national
En Amérique latine, le voisin états-unien n’aurait probablement pas réussi à établir des têtes de
pont néopentecôtistes en si grand nombre si les sociétés locales n’y avaient pas trouvé la
célébration d’une réussite matérielle – qui de débouche pas -, que le catholicisme ancien ne
semble toujours pas en mesure de promouvoir – ne répétant que morale sexuelle et dogme
catholique.
En Russie, c’est, cette fois, l’effondrement du système communiste qui a permis un véritable
engouement pour les Églises protestantes, au lieu de susciter le retour de l’orthodoxie
largement attendu - et qui semble advenir renforcé par, avec et en Poutine, pour toutes de
raisons et d’intérêts
En Afrique de l’Ouest, dans un contexte de libéralisation politique relativement favorable à
l’intervention de nouveaux acteurs dans l’espace public, les mouvements pentecôtistes avaient
su faire apparaître la conversion comme l’instrument potentiel d’une délivrance des maux
socio-économiques en partie liés aux programmes d’ajustement structurel – mais où reprennent
de plus belle les luttes tribales génocidaires.
Comment déterminer les conditions de l’implantation du protestantisme conservateur dans des sociétés
aux trajectoires contrastées ? S’il faut relativiser de plus en plus l’influence des réseaux protestants
basés aux États-Unis – influence qui demeure néanmoins significative -, symétriquement, il faut
constater un épuisement certain de ce protestantisme d’importation. En effet certaines variables
peuvent très bien changer de sens.
En Corée du Sud, l’individualisme induit par la modernisation économique dont le protestantisme avait
été partie prenante, est en train de se retourner contre ce dernier et de déboucher sur une véritable
sécularisation de la société : le protestantisme sud-coréen s’essoufle.
En Russie, si les Églises protestantes ont d’abord bénéficié de l’attrait plus généralement exercé sur la
population par tout ce qui pouvait s’apparenter à un signe extérieur d’occidentalisation, elles ont dû vite
tenir compte du virage nationaliste intervenu dans la seconde moitié des années 1990 et mettre l’accent
sur leur enracinement dans l’histoire russe, au risque de réduire ainsi la portée du message propagé.
C’est donc bien à l’intérieur d’une même gamme de facteurs – politiques, économiques, identitaires –
que résident plus qu’on ne croit -, les déterminants de l’expansion comme de la stagnation du
protestantisme (et des autres confessions aussi bien).
Dans une société frappée par la perte d’emprise des grandes institutions, un religieux moderne « en
mouvement », tout en tenant compte de la décomposition de la religion, est capable s’il le veut (toute
décision est politique) de se centrer sur sa recomposition.
Ainsi :
le croyant est appelé à re devenir pèlerin, c’est-à-dire à se re mettre en marche vers la re
définition de sa foi (contenus et formes),
et l’héritier est appelé à re assumer le rôle du converti, de celui qui passe d’un way of life à
un autre way of life religieux.
Plus loin, faut-il opposer l’individualisme moderne, fondé sur la liberté de l’homme et tourné vers
l’ici-bas, à l’individualisme religieux ancien tourné vers l’au-delà ? [Le sociologue ne se soucie ni de
l'avenir de la foi, ni de l'avenir des Eglises, ni de ce qui se dessine comme projet religieux pour le
monde. Il se place sur le terrain des choses qu'il observe. ]
En attendant Godot…
ordinations : depuis 1959, on ordonne moins de prêtres qu'il n'en meurt : le corps social clérical en voie
d'extinction.
2005-2010 : 7 à 8000 prêtres
A 6000 pour 60 millions d'habitants, on ne peut plus parler de corps clérical.
Cela démystifie la grande mythologie d'une France toute chrétienne du passé
Les sociétés modernes sont des sociétés qui se sont constituées en leur modernité en s'arrachant au
monde religieux du passé.
Ce constat empirique de la perte est très violent en France, plus que dans d'autres pays comme l'Italie. Mais à consodérer
d'autres pays européens comme les pays scandinaves, la France n'est pas la plus mal lotie :
chez les luthériens, la pratique régulière s'établit autour de 3% ;
dans l'Eglise anglicane en Grande-Bretagne, la pratique régulière tourne autour de 3,4%.
Autrement dit, on est là devant un phénomène massif qui concerne tout autant les pays protestants.
Nous devons constater une sorte de lente érosion du fait religieux, lente érosion qui corrobore le
postulat de la tradition sociologique : la religion et la modernité s'excluent.
2 – Religion et modernité
Ce thème de l'exclusion de la religion et de la modernité, des gens aussi différents que Emile
Durkheim, Karl Marx ou Max Weber, tous ont décliné l'idée d'une exclusion progressive du religieux
et du moderne.
- Durkheim affirmait : Il y a là un phénomène qui est parallèle à toute l'histoire de l'Occident.
- Weber tenait que les sociétés modernes sont caractérisées par ce fait frappant d'être des sociétés de plus
en plus indifférentes aux dieux et aux prophètes.
- Pour Marx, la perte de la religion signait, d'une certaine façon, l'émancipation de l'humanité qui n'avait
plus besoin de l'habillage de la religion (Engels) pour porter son désir d'une société toute autre, qui était
capable de s'assumer d'une façon autonome sur le terrain du politique et de penser son avenir
indépendamment de ces rêves d'une alternative repoussée dans l'au-delà.
puisque qui dit connaître, dit maîtriser, dit prendre pied dans le monde pour le
transformer.
2. La modernité occidentale est ensuite source d’autonomie et de liberté. Les sociétés
modernes sont des sociétés où s'impose comme un fait massif - fondateur de nos
démocraties, et de nos conceptions de la citoyenneté -, l'idée d'un individu, sujet
autonome,
capable d'être lui-même la source des normes et des valeurs qu'il considère
comme importantes pour sa propre vie,
et capable avec d'autres sujets autonomes de débattre sur la scène publique pour
définir les orientations qu'ils entendent donner à leur vie collective356.
3. La modernité occientale institue la spécialisation des institutions. L'histoire
occidentale est caractérisée par le progressif arrachement des différentes sphères de
l'activité humaine à une espèce de totalisation par le religieux et très précisément par
la manière dont progressivement dans l'histoire occidentale, le politique et le religieux
se sont séparés, comme l'art et la religion. L'art est devenu autonome. Le politique est
devenu autonome, l'économique et le domestique se sont séparés, ont pris également
un cours autonome, chacune de ces sphères d'activité fonctionnant selon la règle du
jeu qui lui est propre
En quoi ce processus de réalisation historique de la modernité se confond-il d'une certaine façon avec
l'éviction de la religion ?
1. Rationalisation qui désenchante le monde, le vide de son mystère, et remet en question les
explications par lesquelles les hommes tentaient de rendre compte de toutes ces fatalités qui
s'abattaient sur eux - foudre, intempéries, épidémies -, pour tenter d'en rendre compte à travers
des enchaînements de causes et d'effets maîtrisables : donc mise à mal des cosmologies à
travers lesquelles les hommes tentaient de donner un sens à tout ce qui leur advenait.
2. Autonomie de l'individu qui fait de la conscience personnelle du sujet le lieu dans lequel se
joue l'élaboration fondamentale des normes et des valeurs auxquelles chacun peut se référer et
qui du même coup donne à l'individu une liberté totale par rapport à des codes de sens, par
rapport à des dispositifs normatifs prescrits d'en-haut à travers par exemple l'hétéronomie
d'une révélation. Donc autonomie qui renvoie l'individu à lui-même, qui le condamne à la
liberté et qui du même coup, met en question les systèmes de sens promus et garantis en
particulier par les grandes institutions religieuses.
3. Enfin spécialisation des institutions qui fait que dans cette configuration nouvelle, l'activité
religieuse elle-même devient le choix de l'individu. On peut être croyant, on peut ne pas l'être.
Le fait de ne pas être croyant ne vous disqualifie pas comme citoyen, comme professionnel
compétent, comme capable de morale et de comportements tout à fait rationnels dans la vie
quotidienne. Etre croyant ne vous disqualifie pas davantage. C'est une affaire d'option
personnelle. L'option religieuse est une option privée, rapportée au choix de l'individu et l'un
des principes de nos sociétés est que précisément aucune société démocratique ne peut
disqualifier des individus au nom de leurs croyances, mais au contraire doit les accepter
comme faisant partie d'eux, faisant partie intime de leur liberté.
Dans ce processus évidemment, la religion elle-même devient une sphère spécialisée de l'activité
humaine dans laquelle on s’engage si on le désire et dans laquelle on ne peut pas être contraint de
356
Si on n'accepte pas cette autonomie du sujet, on ne peut rien comprendre à la manière dont s'est construite la conception
occidentale de la citoyenneté, des droits de l'homme, de la liberté de conscience... etc., une modernité caractérisée par la
spécialisation des institutions
s’engager. Autrement dit, l'engagement religieux est une affaire à option. Voilà une configuration qui,
effectivement, sape en profondeur la logique des systèmes religieux englobants. Mais d'où vient donc
cette spécificité de la modernité occidentale qui a été capable de produire cette conception décisive de
l'autonomie,
autonomie dans la capacité de connaissance,
autonomie dans la capacité historique de faire la société dans laquelle on vit
et construction de la liberté de conscience qui est l'un de nos grands acquis et atouts.
pourquoi était-ce dans cette zone très, très limitée géographiquement, du bassin méditerranéen
que ces valeurs qui sont celles auxquelles nous tenons, tous, par-dessus tout, ont émergé,
dans des civilisations qui, certes étaient riches et cohérentes,
mais pas plus que la civilisation chinoise, ou que la civilisation indienne ou que la civilisation arabe ?
Pourquoi est-ce là, dans ce pourtour du bassin méditerranéen,
qu'ont émergé ces conceptions de l'autonomie, de la conscience individuelle, de la liberté,
ces conceptions de l'autonomie de l'histoire357.
Cette émergence des valeurs que nous considérons aujourd'hui comme universelles, était-elle en fait,
directement liée au contexte religieux de cette région particulière, c'est-à-dire à la manière dont cette
zone géographique avait été travaillée par le judaïsme d'une part, par le christianisme d'autre part ?
La grande invention juive, ce n'est pas, comme on le croit trop facilement, le monothéisme en tant que
tel : c'est la notion d'alliance, une idée absolument originale dans l'histoire de l'humanité selon
laquelle s'établit entre la divinité et le peuple qu'elle s'est choisi, un lien de nature contractuelle.
Pour passer une alliance, il faut être deux, et pouvoir refuser le contrat. Toute l'histoire biblique rend
compte de cette alliance : le peuple passe son temps à dire non et les prophètes viennent l'invectiver en
lui annonçant toutes sortes de choses dramatiques s'il ne rentre par dans le droit chemin de l'alliance.
Mais néanmoins, il n'y a pas moyen de le contraindre. Il faut que la volonté soit engagée.
C'est l'alliance qui fonde la possibilité même d'une histoire autonome. Pas de loi qui s'impose et
prescrit un ordre du monde définitif, mais un seul problème : Est-ce que tu acceptes la loi que je te
propose ou pas ? Du même coup, le peuple tient entre ses mains la capacité de faire son histoire ou
357
Ce n’est pas sans rappeler l’hymne à la Méditerranée d’Edgar Morin, lors de la remise du Prix Barcelone :
« Méditerranée! Notion trop évidente pour ne pas être mystérieuse!
Mer qui porte en elle tant de diversités et tant d'unité!
Mer des extrêmes fertilités et des extrêmes aridités!
Mer dont le centre est formé par sa circonférence!
Mer à la fois d'antagonismes et de complémentarités, dont la complémentarité conflictuelle de la mesure et de la démesure!
Berceau de toutes les cultures d'ouverture, d'échanges et d'aventure!
Matrice de l'esprit le plus sacré et de l'esprit le plus profane!
Matrice de religions polythéistes et des religions monothéistes!
Matrice des cultes à mystère qui promettent la résurrection après la mort et des sagesses qui demandent à accepter le néant de la mort!
Matrice de la philosophie, de la théosophie, de la gastrosophie et de l'oenosophie !
Matrice de la rationalité, de la laïcité et de la culture humaniste!
Matrice de la Renaissance et de la modernité de l'esprit européen!
Mer de la communication des idées et des confluences des savoirs qui a su faire passer Aristote de Bagdad à Fez avant de le faire parvenir à
la Sorbonne de Paris!
Mer tricontinentale des rencontres fécondes et des ruptures tragiques entre l'Est et l'Ouest, le Sud et le Nord.
Mer qui fut le Monde et qui demeure pour nous, méditerranéens, notre monde.
Notre Méditerranée s'est rétrécie, elle est devenue un lac de l'ère planétaire baignant le sud d'une Europe, elle même rétrécie aux
dimensions d'une Suisse face aux énormes masses continentales qui bordent le Pacifique, nouveau centre de gravité du monde. Cette
Méditerranée qui devrait donc jouir de la paix d'un lac, de la douceur d'un lac, redevient pourtant un lieu de tempêtes. Cette Méditerranée
marginalisée redevient une des zones sismiques les plus importantes de la planète. »
pas. Autrement dit, c'est la religion qui invente l'autonomie, mais qui l'invente à travers cette notion
très particulière d'alliance.
Cette notion d'autonomie, le moment chrétien va l’introduire faire dans le champ de notre modernité, à
travers un double mouvement
de radicale individu(alis)ation de l'alliance
et de sa radicale universalisation :
1. d’une part la Bonne Nouvelle est pour tous les hommes et non plus seulement pour ce
peuple : une problématique de l'universel qui est spécialement attachée à la
modernité ;
2. et d’autre part la conversion - c'est-à-dire le choix de l'alliance -, est offert à chaque
individu :
3. c'est dans la singularité de l'opération de conversion que se joue l'alliance,
4. et c’est à travers cette proposition de la conversion que se joue la constitution
embryonnaire du sujet moderne.
Pour être complet, il faut bien sûr introduire aussi le filon grec et le filon du droit romain.
Mais c’est le tissu religieux judéo-chrétien, le terreau juif et chrétien, qui a littéralement constitué la
matrice de ce qui, ensuite, va devenir notre modernité en perdant au cours de l'histoire, le lien explicite
avec son fondement religieux. Bref, selon la formule de Marcel Gauchet, le christianisme, c'est la
religion de la sortie de la religion358 :
C’est un étonnant paradoxe que de constater comment une culture religieuse a précisément permis ce
qui semble lui être radicalement opposé, c'est-à-dire l'extériorité radicale de notre modernité par
rapport à la religion : l’homme peut très bien se référer à un univers religieux de sens, mais que pour
autant, il peut être un citoyen, une personne morale, et un individu parfaitement intégré socialement
sans avoir de qualification ou d'engagement religieux public359.
Vers les années 70, quatre grands thèmes vont mobiliser la réflexion sur le phénomène religieux
contemporain.
1. Retour du religieux sur la scène publique :
358
GAUCHET Marcel, Le Désenchantement du monde, Gallimard 2005
359
Don Bosco (1815-1888) avait en éducation une formule diptyque qui a toujours été comprise comme inclusive l’une de
l’autre, mais qui sans être exclusive pour autant, peut très bien être comprise dans le sens d’un distingo à respecter dans le
contrat d’éducation. Il disait – en plein Risorgimento, entre Carbonari et Garibaldiens -, qu’il entendait former buoni citadini
e buoni cristiani (de bons citoyens et de bons chrétiens) à la fois. Même si sa passion pastorale – un tantinet saint-
sulpicienne -, désirât que les jeunes le fussent à la fois, son pragmatisme paysan irrédentiste lui indiquait et la non nécessité
de leur coïncidence, en même temps que la nécessité d’y travailler quand même.
non pas celui de l’Amérique Latine (Théologie de la Libération), de la
Pologne (JPII compris), oui de l’Iran (Khomeini et les mollahs), où l’Occident
en tant que tel ne se sentait pas concerné,
mais celui des fondamentalistes protestants des Etats-Unis qui, après 30 ou 40
années d’abstinence politique, sont rentrés en politique de manière active sous
la forme des Evangélistes, en annonçant qu'il s'agissait de remettre sur pied la
société américaine à partir des principes bibliques, couronnant leur croisade
par la première élection de Reagan.
Ce religieux-là va modifier la donne politique elle-même et poser problème au jeu politique classique.
2. La religion populaire
A – On ne peut ignorer les réactions des pratiquants circonstanciels devant les changements
consécutifs au Concile, en matière de réforme liturgique notamment (histoires de communion
solennelle, de préparations au baptême, au mariage…). Cela invitait à reconsidérer la façon dont on
étudiait un certain nombre de phénomènes dits de religion populaire, c'est-à-dire les pratiques
domestiques, les pratiques de religion locales, les pratiques de guérison, les dévotions propres à
certaines régions, les pèlerinages, enfin toutes ces formes supposées appartenir à une France rurale et
toute chrétienne, considérées comme en voie de disparition. Il semble qu’il ne s’agisse ici de matière
ni paléontologique ni muséographique.
360
Par exemple, les ostensions en Limousin. Ce sont des sorties de reliques qui ont lieu tous les sept ans dans des villes
comme Limoges. On fait circuler les reliques des Saints protecteurs de la ville autour des murailles avec une procession
formidable où tout le monde vient pour rappeler la protection du Saint pendant la Grande Peste. Dans les années 60, les
ostensions en Limousin n'attirent plus que trois pelés et deux tondus et en plus, le clergé est très, très réticent. Les ostensions
en Limousin ont été sauvées par les subventions des municipalités au nom de la sauvegarde du patrimoine local et ces
municipalités étaient les plus vieilles municipalités communistes de France. Il y a donc eu un moment où c'est les subventions
du P.C. qui ont sauvé les ostensions en Limousin.
361
Le résultat, c'est qu'aujourd'hui si vous voulez aller voir les ostensions en Limousin, il faut réserver les billets dans les
hôtels deux ans à l'avance et on réserve des places dans les cars à Munich, à Milan et à Bruxelles. Ces processions sont
d'ailleurs faramineuses. Tout le monde s'investit dans la préparation - qu'on pratique ou non, qu'on soit croyant ou pas. Dans
la procession des saints protecteurs de la ville sont rentrés Maximilien Kolbe, Martin Luther King, très prochainement Mère
Térésa
nouveaux groupes très variés, très syncrétiques qui vont bricoler énormément avec la psychologie
moderne, qui vont se passionner pour les spiritualités orientales et les brasser d'une façon souvent très
inattendue avec les vieux filons de la spiritualité occidentale, qui vont développer des intérêts pour les
pratiques chamaniques, pour le commerce avec les esprits, etc., toutes sortes de choses qui fournissent
ce qu'on appelle la nébuleuse mystique ésotérique et qui vont se cristalliser dans un certain nombre de
groupes qu'on a l'habitude de désigner comme des sectes.
Cette vague en France est plutôt limitée : Descartes répune assez à ce genre de choses ! Mais dans
d'autres pays, cela est saisissant, entre autres aux Etats-Unis. Et suprenant : les sociologues
supposaient qu'à partir du moment où les gens se désintéressaient des grandes religions historiques, ils
étaient du même coup, éloignés de toute croyance. Or ce que révèlent ces phénomènes c'est qu'en fait,
les sociétés modernes sont des sociétés formidablement croyantes : il s’agit de savoir repérer que dans
des pratiques non considérées comme religieuses - la politique, l'art et même la science -, il y a des
phénomènes de saturation de croyance362.
4. Prolifération de la croyance
Cette prolifération est extrêmement désordonnée et elle ne revitalise pas pour autant les grandes
Eglises. D'où d'ailleurs l'illusion attachée à la thématique du retour du religieux / spirituel (que l’on
confond), du renouveau spirituel (certain, lui) de notre époque qui ne profite absolument pas aux
grandes Eglises363. Ce ne sont pas les quelques courants spirituels qui réunissent des traditions
instituées et ces nouveaux mouvements religieux dits charismatiques, qui signifieraient que la
sécularisation a vécu !
En fait, les deux phénomènes sont absolument parallèles,
d'un côté les grands dispositifs d'organisation religieuse de la croyance sont en perte radicale
et en même temps la croyance elle-même prolifère.
Comment rendre compte en même temps de ces deux constats. On ne peut pas indéfiniment s'abriter
derrière l'hypothèse minimaliste qui consiste à dire : 70 c'est la crise
la modernité perd confiance en elle,
la modernité bat de l'aile
et là où elle le fait, la religion repousse.
Les choses sont beaucoup plus compliquées : car même en situation de reprise de croissance, ces
phénomènes de prolifération continuent de se développer.
5. Croyance en la réincarnation
Alors qu’est-ce que la sécularisation ? Les sociétés modernes sont des sociétés institutionnellement
dérégulées par rapport à la religion : et de ce fait, il y a prolifération, dissémination individualiste du
croire et multiplication des phénomènes de bricolage. Mais on ne bricole pas de la même façon selon
le capital culturel dont on dispose. L'une des configurations les plus répandues du bricolage
aujourd'hui, c'est celle de la réincarnation. Dans tous les pays européens, 20% des gens déclarent
croire à la réincarnation.
Cela ne veut pas dire pour autant que le bouddhisme et l'hindouisme ont fait une entrée en force sur la
scène religieuse de nos pays. Cependant, autour de ce thème de la réincarnation, se jouent des choses
extrêmement diverses.
La manière dont on croit à la réincarnation n'a rigoureusement rien à voir avec la théorie bouddhiste du
Karma, avec la représentation des divers cycles de la réincarnation, effrayante pour les bouddhistes et
auxquels tous essaient d'échapper.
Personne en France ne se voit réincarné dans un crocodile ou une mygale. Il pense tout simplement à se
réincarner dans lui-même, beau, professionnellement réussi, humainement accompli, sexuellement
362
A propos du communisme, Raymond Aron, le premier, très tôt a parlé de religion séculière, mettant l'accent sur la
dimension croyante du fait communisme et soulignant des investissements croyants y compris des pratiques ascétiques, des
pratiques rituelles, des phénomènes d'extase qui sont classiquement associés au phénomène religieux.
363
Que a-t-on fait dire à Malraux, pour une boutade dont on n’est même sûr qu’elle soit de lui !
puissant, éternellement jeune : bref, tout ce qui précisément permet de se représenter à soi-même les
ratés de sa propre existence.
La réincarnation c'est la manière de se replacer dans son existence passée et de recommencer le
parcours mais sans faire de ratés. Du point de vue du bouddhisme et de l’hindouisme, c'est une
problématique aberrante de la réincarnation.
Il y a aussi une autre version qui est la version typique du langage symbolique du christianisme. Le
mot réincarnation est récupéré par les croyants comme le plus directement accessible pour faire état de
l'impossibilité de s'exprimer sur l'au-delà. Ce qui veut bien dire qu’autour de la réincarnation se jouent
des rêves d'une société d'individus avec ses objectifs de consommation, ses objectifs de réussite
sociale : donc des bricolages qui utilisent comme ressources disponibles des éléments des grandes
traditions religieuses et qui, en fait, donnent lieu à des configurations croyantes tout à fait inédites364.
6. Croyance au diable
En laissant de côté les groupes sataniques, et les sorciers, les marabouts africains et les magnétiseurs,
on ne peut ignorer une demande qui se traduit ainsi : Vous, vous êtes l'homme du sacré, faites quelque
chose pour moi !, et ne laisse pas de poser question. Car les gens qui viennent en disant Je suis
possédé, n'ont que très peu de références à ce que disait l'Eglise dans des temps très lointains. Ces gens
ne viennent pas du tout pour parler du démon au sens où l’Eglise voit son action dans l'Evangile. Ils
viennent pour dire :
il y a des puissances mauvaises qui m'ont enserré dans leurs filets. Je suis possédé,
ça voudrait dire
je ne comprends rien à ma vie, je n'agis pas ma vie, je suis agi. Je suis possédé au
sens où on m'a eu.
Cela n'a pas grand chose à voir avec une problématique chrétienne du démon. Mais cela pose de gros
problèmes à l'exorciste. Car s’il sait entendre je suis possédé parce qu'on m'a eu. Tout le monde me
manipule, il comprend que cette manière de dire son impuissance ne se développe pas dans toutes les
couches de la société de façon égale. Et il ne sera pas étonné que les premiers demandeurs d'exorcistes
dans les diocèses, ce soient des gens originaires des Antilles ou des Caraïbes, qui avaient une
familiarité avec le monde spirituel de ces pays et se trouvent déracinés en Occident où ils ont le
sentiment d'être agis.
dans quelles conditions est-il possible que des individus puissent organiser leurs croyances
en référence à la continuité d'une lignée quelconque ?
Comment peuvent-ils s'inventer cette nuée de témoins indispensables pour qu'il y ait mode religieux du croire ?
8. Difficulté de la transmission
C'est lui qui choisira ! Je ne veux pas lui imposer une foi ! (se) disent de plus en plus les parents. C'est
là une mutation extra ordinaire. On ne naît plus dans une identité religieuse transmise régulièrement de
génération en génération à travers des logiques de communauté. Aujourd'hui la grande désespérance
sur la perte de la culture est liée fondamentalement à cette crise de la mémoire, elle-même liée
fondamentalement l'autonomie de l'individu.
Par rapport à la modernité, cela correspond à une sorte d'acquis d'une société qui considère que la foi
est une affaire personnelle. Mais les identités ne se transmettant que très difficilement, il est malaisé de
comprendre comment des gens éprouvent le besoin de relier leur petit bricolage de signification à la
continuité d’une lignée. Alors d’où vient ce besoin d'agencer à leur façon - une façon qui n'est plus
prescrite par les institutions -, les différentes dimensions de leur croire365 ?
Une dimension communautaire, le fait d'en être ou de ne pas en être, le fait d'appartenir à un groupe, le
fait de se reconnaître dans une communauté,
mais aussi des valeurs, une dimension éthique, des références communes dont on pense qu'elles ont une
dimension universelle, sinon on n'y croirait pas.
Une dimension culturelle de l'identité, des savoirs, des connaissances, des lectures de textes, mais aussi
des rituels, des pratiques.
Une dimension émotionnelle enfin : le sentiment de former un nous, un Wir.
Le brouillage est total dans tous les sens : à la fois une perte de la transmission et des jeux bizarres de
transmission à rebours qui montrent qu'aujourd'hui nous ne sommes plus dans des jeux de passage de
témoin, mais dans des logiques à travers lesquelles les individus vont agencer eux-mêmes toutes ces
dimensions : ce qu’assuraient autrefois, les grandes institutions religieuses elles-mêmes.
9. Lieu d’identification
La liturgie est le meilleur lieu où s'ajustaient ces diverses dimensions : la communauté qui se
rassemble, les savoirs qui se transmettent, les valeurs qui sont, en principe, diffusées par la lecture des
textes et la prédication, et puis le sentiment émotionnel si la liturgie est belle, réussie et pleine
d'ambiance. Tout cela créait une dynamique à l'intérieur de laquelle se structure une identité équilibrée
entre ces différents pôles. Aujourd'hui, les gens rentrent individuellement dans des trajectoires
d'identification qu'ils parcourent à partir d'un point quelconque de ces dimensions.On entre souvent
dans l'identification par le biais de l'émotionnel366.
365
On voit des choses extraordinaires de reconstitution du lien à la lignée par la génération la plus jeune. C'est
particulièrement marquant pour l'islam. Les jeunes qui adhèrent à l'Islam vont quelquefois s'inventer contre ce qui reste d'un
Islam ethnique apporté du vieux pays par leurs grands-parents, un Islam qu'ils vont prescrire même à leurs propres parents.
De même on voit des familles chrétiennes où les parents découvrent avec stupeur que leurs rejetons sont bien plus
traditionnalistes qu'eux-mêmes.
366
Voir les JMJ : c’est le jeune qui participe à je ne sais quelle fête et qui dit : Ah, ici je me sens catholique ! Il ne reste peut-
être pas grand chose de son catholicisme trois mois après, mais…
Comment réaffirmer l'identité catholique et française par exemple, au moment où les Français
prennent conscience que la France est devenue un pays multiculturel et multireligieux? Nous assistons
à une mobilisation patrimoniale de l'identité catholique assez ambiguë par ailleurs.367.
Nous nous trouvons donc face à une dynamique de pluralisation des identités qui se joue
essentiellement à travers ce fait massif que les identités sont construites à travers des trajectoires, des
parcours individuels, et que dans cette affaire, on ne peut jamais savoir comment les combinaisons
vont se faire. Massivement, l'intelligibilité du fait religieux passe aujourd'hui par l’identification de ces
combinaisons.
L’autre question c'est : est-ce qu'on peut se doter d'outils pour décrire le paysage religieux qui sort du
state of the things actuel? Comment peut-on arriver à rendre compte de cette mobilité ?
Nous nous trouvons en fait sur une sorte de pente irrépressible à envisager le religieux à travers une
figure de l'homme religieux par excellence à partir duquel toutes les autres possibilités se placent dans
une sorte de dégradé. Cette figure centrale, c'est la figure du pratiquant. Et la variable religieuse des
enquêtes passe toujours par :
est-ce que vous allez à la messe le dimanche ?
est-ce que vous allez toutes les semaines,
est-ce que vous y allez une fois par mois ?
---------
Autrement dit, nous avons une sorte de représentation concentrique de la scène religieuse avec un
noyau et autour des cercles de plus en plus éloignés, une sorte de dégradé qui renvoie à des modèles de
moins en moins forts.
Or ce modèle est complètement articulé à la représentation de communautés stables où les
individus ont un mode d'appartenance directement mesurable dans la fréquence des actes
religieux qu'ils posent.
Mais aujourd'hui l'observance n'est pas la mesure de l'implication, ou alors elle ne l'est que
très partiellement.
- Pas seulement parce qu'il y a des croyants non pratiquants
- mais parce que fondamentalement, on assiste aujourd’hui à une redistribution des modalités
d'implications qui font que des jeunes, qui ne mettront jamais les pieds dans leur paroisse le dimanche,
vont faire des kilomètres à pied pour aller fêter Pâques à Taizé, le 15 août à Compostelle ou l'Ascension
à Rocamadour.
- Ils vont développer de façon ponctuelle dans des hauts lieux et des moments forts des modes de
participation très intensive qui doivent être pris au sérieux et qui sont tout aussi sérieux que la régularité
observante de celui qui va à la messe tous les dimanches.
- Comment essayer de rendre compte de ces nouvelles formes d'implication, comment avoir des figures
de description qui ne rabattent pas perpétuellement la description sur un modèle de socialisation
religieuse qui ne fonctionne plus ou très partiellement ?
Les deux figures de mobilité mises en marche par Danièle Hervieu-Léger - le pèlerin et le converti -,
sont des figures qui métaphoriquement disent bien la mobilité contemporaine.
- Le pèlerin, c'est celui qui chemine, c'est un individu. Même sur les multiples et encombrés
chemins de Compostelle, on reste un individu qui a choisi de pèleriner : volontairement,
comme, quand et par où on veut ! C'est une pratique de l'extra-quotidien, ce n'est pas une
367
On l'a vu au moment de la célébration du baptême de Clovis : les évêques ont ramé pour lutter contre les détournements
patrimoniaux d'une certaine identification au catholicisme, et en particulier pour déplacer le centre de gravité de Reims, ville
où l'on sacrait les rois, à Tours ville où St Martin avait partagé son manteau avec les pauvres Il y avait là, sur le plan de la
dynamique de l'événement une entreprise qui consistait à recharger en éthique les possibilités que l'opération dérive vers une
sorte de polarisation communautaire culturelle du catholicisme destinée essentiellement à marquer la différence entre une
France catholique toujours par rapport à la France des Beurs, des musulmans, voire des juifs : enjeux politiques très lourds.
C'était très remarquable de voir comment cette espèce de déplacement a été opérée à la force du poignet quand l'épiscopat a
réalisé qu'il risquait fort de ne plus pouvoir tenir la main dans cette opération de réaffirmation publique du catholicisme
français.
pratique du quotidien. L’ère est croyants en vadrouille, aux croyants-baladeurs : aux walk and
believe men.
- Le converti, lui, renvoie métaphoriquement à cette idée qui est que la foi doit être
personnellement appropriée. Elle n'a de valeur que si elle est votre choix : l’obligation ne
donne aucune valeur, mais l’authenticité. La foi est la foi, mais toujours dans un contexte
culturel donné. Il est toujours possible de penser son choix religieux en termes de conversion.
Est-ce qu'il est possible d'imaginer – pas aujourd’hui, demain ! Mais bientôt, en tout cas, pas
trop tard ! -, une mise en forme collective de ces trajectoires individuelles ?
Est-il ce jouable, plausible, probable que ces croyants baladeurs (ces walk and believe men)
s'agrègent à ou en des communautés ?
La propension est attestée plutot vers un individualisme : j'ai ma religion, je n'ai besoin de personne,
mon culte est intérieur. Ou alors, dans certains mouvements - dits du Renouveau ou autres -, c’est la
tendance à l'auto-validation du croire, réduite au minimum, sur un terrain ultra-minimal 369. C’est une
façon de sortie de la religion, en quelque sorte, puisque dans cette auto-validation du croire la
continuité avec la lignée se perd nécessairement. On pourrait même dire qu’on se trouve devant une
simple mais véritable atomisation du croire, au-delà de la complication du réel, bien sûr, car
l’individualisation si extrême soit-elle, ne peut se passer de validation collective : c’est la condition
d'un minimum de stabilisation. Et ce besoin de validation n'est pas seulement un besoin
psychologique, c'est un besoin profond de lien social. Jusqu’ici la chose était assurée par les
institutions qui assuraient la mise en conformité du croire individuel et du croire officiel (la formule du
catéchisme questions-réponses était assez commode pour cela)370.
368
Pietro di Paoli, La confession de Castelgandolfo, Plon 2008
369
Le fait que des millions de personnes aient lu Paulo Coelho renvoie à une espèce de validation minimale : il y a les
lecteurs de Paulo Coelho, ils ne communiquent pas entre eux mais ils savent qu'ils sont des millions. Voici 7 titres parmi… ?
(Il faut aimer !) :
1. L'Alchimiste, Éditions Anne Carrière, 1988.
2. Le Pèlerin de Compostelle, Éditions Anne Carrière, 1996.
3. La Cinquième Montagne, Éditions Anne Carrière, 1998.
4. Manuel du guerrier de la lumière, Éditions Anne Carrière, 1997.
5. Maktub, Editions Anne Carrière, 1994.
6. Comme le fleuve qui coule, Flammarion, 2006.
7. La Sorcière de Portobello, Flammarion, Paris, 2007
370
Le besoin de subjectivité et d'authenticité a travaillé jusqu'au cœur des Eglises institutionnelles qui, aujourd'hui,
n'imaginent plus de faire le catéchisme sous forme de questions réponses, mais essaient de faire rentrer les jeunes dans une
relation personnelle avec le Christ. Ce changement est une mutation culturelle énorme.
Valeurs et religions
Le Web n'est qu'une des applications d'Internet, avec le courrier électronique, la messagerie
instantanée, Usenet, etc. Le Web a été inventé plusieurs années après Internet, mais c'est le Web qui a
rendu les médias grand public attentifs à Internet. Depuis, le Web est fréquemment confondu avec
Internet ; en particulier, le mot Toile est souvent utilisé de manière très ambiguë.
L'universalisation et la globalisation des valeurs qui émergent aujourd'hui peuvent-elles avoir une
influence sur l'évolution de nos religions ? Les deux phénomènes se recoupent en partie, mais c'est la
reconnaissance de la valeur fondamentale de tout individu qui rend possible la dynamique
d'universalisation.
C’est-à-dire que la constitution d'une sorte de tissu d'échanges à l'échelle planétaire (WWW372)
enclenche simultanément un processus d'individualisation : c'est à travers la capacité de l'individu à
se placer lui-même par rapport à ces valeurs que l'échange se fait. Est-ce atomisation ? La validation
mutuelle devient une construction commune à travers l'échange, et ce dans tous les domaines, dont le
religieux. C’est comme une logique qui permet de réintégrer l'individualisme moderne et l'affirmation
de l'autonomie de l'individu dans un tissu universel. On comprend qu’en même temps des requêtes se
fassent jour pour (re)formaliser la vérité ( ?) de façon plus rigoureuse! Alors quel repérage (quelle
nouvelle carte) pour quelle appartenance ? D’un côté comme de l‘autre, les dérives peuvent provoquer
des pathologies de l’appartenance ! Car au moment où ça (s') universalise planétairement, ça (se)re
singularise de façon très violente, dans des façons de coagulation communautaire où il devient tentant
de manifester à l’occasion ou au besoin, et de manière incontrôlable, sa propre singularité 373!
C’était ici la porte du ciel, et je ne le savais pas !374 Le converti, c'est un peu le cas de figure de
l'invention de la conversion. Je l'étais depuis toujours, reconnaît soudain le converti, mais je ne le
371
Voir Hans Küng, professeur émérité à l'Université de Tübingen et président de la Fondation Ethique Planétaire.
372
Le World Wide Web, communément appelé le Web, parfois la Toile, littéralement la « toile (d'araignée) mondiale », est un
système hypertexte public fonctionnant sur Internet et qui permet de consulter, avec un navigateur Web, des pages Web
mises en ligne dans des sites Web. L'image de la toile vient des hyperliens qui lient les pages Web entre elles.
373
Combien d’Al Qaida y a-t-il? Voir KALIS Sean N., Combating a Modern Hydra Al Qaeda and the Global War on
Terrorism, Combat Studies Institute Press Fort Leavenworth, Kansas
savais pas ! Cela fait partie de la rhétorique classique que traduit Freud par son Aha-Erlebnis (déclic)
au cours de la thérapie : à un moment le patient se rend compte qui il est. On recontre ce type
d’expérience dans les grandes matrices de récits de conversion dont le prototype pour l’Ocident, est
indubitablement la conversion d’Augustin le Berbère375 : Je choisis ma lignée, mais en fait, j'en étais
déjà. Cela rejoindrait presque la définition du Chrétien anonyme, cette formule de Karl Rahner, avec
essai transformé !
Communication et modernité
Comment les médias sont en train de faire émerger une culture religieuse propre. Le développement
faramineux des sites internet religieux est un phénomène totalement fascinant : on en a dénombré plus
de 600 000 rien que sur le bouddhisme à l'échelle de la planète. Ainsi des choses absolument
vertigineuses sont en train de faire émerger sûrement des formes nouvelles à la fois de construction du
croire et même de socialisation religieuse. Ne serait-ce déjà que des changements radicaux dans les
pratiques, celles de la Messe Télévisée par exemple, prévue pour ceux qui ne peuvent se déplacer, puis
élaborée pour exister dans les medias, et qui aujourd’hui tient facilement lieu d’assistance physique à
la célébration paraoissiale : le téléspectateur fait devant le poste tous les gestes que fait l’assitance sur
le lieu filmé : à quand la communion télévisée ? Que dire du déploiement de techniques pastorales
directement calées sur les ressources offertes par les nouveaux moyens de communication ? Quel est
donc le type de convivialité religieuse qui est en train de s'établir à travers les sites internet ? Quelque
chose qui ressemblera structurellement à ce qui se passe sur les myriades de sites des Playstations : des
communautés qui communiquent entre eux sur des jeux, aujourd’hui, demain sur des idées, bientôt
sur… quoi ?376
374
… Il fit un rêve : une échelle était dressée sur la terre, et son sommet touchait au ciel… Jacob s’éveilla de son sommeil ;
il dit : Vraiment le Seigneur est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! Il eut peur et dit : Que ce lieu est redoutable ! C’est la
maison de Dieu, c’est la porte du ciel. Genèse 28, 12-16-17
375
Bine pus que la figure de Shaul/Paul sur le chemin de Damas
376
Au moment exact où j’écris : lundi 29 décembre 2008, à midi, voici l’état d’un site de Playstation2 :
634 acteurs on line plus 828 invités, échangeant 2125 messages
Dernières connexions : killedtime Dawkowski CheesySnake Boffin101 jackr39 der16vau Tool2000 Jeebur belnero
DekunFr tommy2788 MightyMonkeyMan angel1ne sgneps lalapro Toutem julenlage22 noridan Geldard
WhagwaanUK Awsomonium ptooook SteCFC1 lilulilu PsychoboyUK pengo_23 indi69 chatty72 Saygun45
Chuk_Chuk
Venez accueillir les nouveaux membres de notre communauté.: bball-dude14 Undy_Pundy BLENDERBOY11 bolo400
il_loia cyrilp faefife PureGT_AERO gabberrr josy11 Sbrok Roulian27 alegol killah_supra Byroon tkogirl
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http://community.eu.playstation.com/playstationeu/?category.id=169
Bouddhisme
1. Perçu à tort comme un culte asocial attaché à une culture intimiste faite de méditation,
2. le bouddhisme fut en fait, dès son origine, associé à la contestation du système indien des castes.
3. Les formes qui ont pénétré nos sociétés depuis les années cinquante ont été au préalable
occidentalisées en Asie même,
4. s'affirmant comme rationnelles, nationalistes et/ou marxistes, anti-impérialistes, transformant la
critique des castes en remise en cause des classes, au mépris de la réalité traditionnelle et en réaction à
la colonisation.
Après les discrédits jetés sur les " idéologies " d'inspiration capitaliste et communiste, les courants
bouddhistes occidentalisés, qui sont aussi maintenant solidement implantés en Occident, recomposent
leurs discours et leurs réseaux à travers une double stratégie,
par le haut et par le bas, qui s'accompagne de la promotion d'une idéologie présentée comme une "
troisième voie " mêlant développement personnel et citoyenneté planétaire : l'individuo-globalisme.
5. Par le haut, les clercs charismatiques mobilisent les institutions occidentales et internationales, sur des
causes humanitaires (Viêt-nam, Tibet, etc.),
6. et par le bas ils s'efforcent de sensibiliser les populations à la voie spirituelle bouddhiste.
Posons brutalement la question : L’histoire démontrant à loisir que la seule idée d’un danger à venir,
même prévu, même annoncé, …même mortel, n’a pas la force nécessaire pour les hommes changent
d’eux-mêmes, volontairement, il faut bien qu’un déclencheur extérieur joue le rôle de catalyseur
(d’ailleurs qu’est-ce que l’histoire du salut, sinon l’intervention d’un/de Dieu qui envoie un Christ
Messie pour mettre en route le travail de conversion des pélerins du temps ?).
Dans la mesure où ce travail a été mis en route, une fois pour toutes, mais que les hommes
régulièrement ont tout fait et continuent de tout faire
pour freiner, repousser, traîner,
rendre un culte à le lettre et pas au Verbe,
et refuser les routes de l’E/esprit qu’Il est seul à connaître,
multipliant les Monts Garizim et Moriah,
et ne voulant pas admettre que Dieu veut décidément – en tout cas depuis la Samaritaine ! -,
être adoré en Esprit et en Vérité…
alors c’est peut-être la mondialisation économique (Globalisation) et les enjeux politico religieux (sans
suivre pour autant Huntington les yeux fermés) de la planète, oui c’est peut-être d’ailleurs que vendra
… la suite ! Bien que le besoin religieux soit colossal377 , il ne l’est pas de façon égale / analogue /
semblable etc…suivant sa place au soleil !
Cette année 2008, par exemple, il a été établi une liste de 10 pays où la persécution antichrétienne est
la plus forte : elle finira même par inclure l’Inde, à l’allure qu’elle prend, sans signaler pour autant la
multiplication d’actes violents contre les chrétiens dans les territoires palestiniens, car désormais – et
quoique l’on plaigne le sort des populations -, la Palestine figure parmi les 50 pays où la persécution
antichrétienne est la plus forte. Les voici, en ordre décroissant, ces pays où les chrétiens sont
sévèrement persécutés378.
1 - Corée du Nord
L’indice a augmenté par rapport à l’année dernière (de 85 à 90,5 points recueillis au questionnaire). Le gouvernement nord-
coréen ne supporte aucune opposition et n’accorde aucune liberté de religion. Tous les habitants de Corée du Nord doivent
se livrer au culte de la personnalité construit autour de Kim Jong-Il et de Kim-Il Sung, son défunt père. La population est
coupée du reste du monde et dépendante du pouvoir pour tous ses besoins. La plupart des habitants perçoivent le
christianisme comme une mauvaise religion dans ce pays communiste. Les chrétiens sont battus, arrêtés, torturés, tués à
cause de leur foi. Mais la foi en Jésus-Christ continue à se transmettre. On estime que le nombre de chrétiens en Corée du
Nord s'élève à au moins 200 000 et pourrait même atteindre 500 000. Au moins un quart d'entre eux sont emprisonnés pour
leur foi dans les camps de prisonniers politiques, d'où l’on sort rarement vivant. En Corée du Nord, il est strictement interdit
d'être chrétien. Quiconque est pris avec une Bible est envoyé en camp avec toute sa famille. Les réfugiés, ceux qui cherchent
à fuir la en la Chine s'exposent aussi à la prison. Et si on s'aperçoit que le réfugié a été en contact avec des chrétiens lors de
son périple, il sera traité encore plus durement, torturé, voire exécuté.
377
Selon Henrik Lindell, journaliste à Témoignage Chrétien
378
Selon Portes Ouvertes : http://www.portesouvertes.fr/
2 - Arabie Saoudite
Dans ce pays régi par la charia, l’état déplorable de la liberté de religion reste inchangé. Selon l’interprétation très stricte de
la loi islamique, l’apostasie (abandon de l’islam pour une autre religion) est punissable de la peine de mort si la personne en
question refuse de se repentir. Il n’ pas été constaté de telles exécutions en 2007. Les cultes non musulmans sont interdits en
public et ceux qui s’y risquent sont emprisonnés, fouettés et parfois torturés. En 2007, plusieurs chrétiens ont été arrêtés à
cause de leur implication dans des activités chrétiennes.
3 – Iran
L’islam est la religion officielle en Iran et toutes les lois doivent être en accord avec l’interprétation officielle de la charia.
Bien que les chrétiens soient une minorité religieuse reconnue à laquelle on garantit la liberté de culte, on fait part de cas
d’emprisonnements, de harcèlements et de discriminations à cause de leur foi. Les églises arménienne et assyrienne sont
autorisées à enseigner leurs concitoyens dans leur propre langue, mais il est défendu d’accueillir les personnes issues de
l’islam (parlant la langue farsi). Vu les lois strictes concernant l’apostasie, tout musulman qui quitte l’islam pour embrasser
une autre religion encourt la peine de mort. Beaucoup d’églises sont surveillées par la police secrète. Les croyants qui sont
actifs dans les églises ou dans des groupes de maison sont sous pression. Ils sont questionnés, arrêtés et parfois emprisonnés
et battus. Les chrétiens sont opprimés par la société et subissent la pression des autorités. Il leur est difficile de trouver un
emploi et de le garder. Ils sont facilement licenciés lorsqu’on découvre qu’ils sont chrétiens. En 2007, des responsables
d’églises de maison et des chrétiens issus de l’islam ont été arrêtés à leur domicile et interrogés en raison de leurs activités
religieuses.
4 – Maldives
Dans l’archipel des Maldives, l’Islam est la religion d’Etat et tous les citoyens doivent être musulmans. La loi de la charia
qui y est observée interdit toute conversion de l’islam à une autre religion. Une personne convertie peut ainsi perdre son
statut de citoyen. Toute pratique d’une religion autre que l’islam est interdite. Il est donc impossible d’ouvrir de nouvelles
églises. Les étrangers, eux, sont en revanche autorisés à pratiquer leur religion en privé, pourvu qu’ils n’encouragent pas les
citoyens à y participer. Il est également impossible d’importer des Bibles ou tout autre support chrétien, à l’exception d’une
copie exclusivement réservée à l’usage personnel. Ce pays ne compte qu’une poignée de croyants autochtones qui vivent
leur foi dans le secret absolu, en raison du contrôle social omniprésent. Le non respect de la liberté de religion aux Maldives
n’a pas évolué depuis 2007. Suite à des attaques à la bombe contre des ambassades occidentales, le gouvernement a pris des
mesures actives pour endiguer l’islam radical. En décembre 2007, une attaque visant le Président Gayoom a échoué. Les
principaux suspects étaient des musulmans extrémistes.
5 – Bhoutan
Le bouddhisme Mahayana est religion d’Etat dans la petite royauté himalayenne du Bhoutan.
Officiellement, le christianisme n’existe pas ; selon un responsable chrétien, ils sont environ 13 000 dans le pays. Ils n’ont
cependant pas le droit de prier ou d’exprimer leur foi en public. Ils peuvent se réunir pourvu qu’ils restent en famille, jamais
collectivement avec d’autres familles. Leurs enfants sont acceptés dans les écoles mais ils sont discriminés dès que l’on
découvre leur foi ; ils sont soumis à de constantes pressions pour qu’ils adoptent le bouddhisme et participent aux
rassemblements rituels. Il leur est quasiment impossible d’avoir accès aux études universitaires. Ceux qui ont des postes
administratifs se voient également discriminés, certains ayant perdu leur poste pour la seule raison de foi. L’importation de
littérature chrétienne est prohibée, seuls sont permis dans le pays les ouvrages relatifs au bouddhisme. L’influence des
moines et de la communauté est telle que la persécution est essentiellement le fait des familles. Il existe une discrimination
de la part des autorités mais à une moindre échelle. Les cas de violence excessive sont ponctuels.
6 – Yémen
Il n’y a pas eu de changement majeur en 2007 par rapport à 2006 quant au manque de liberté religieuse pour les chrétiens du
Yémen. La Constitution yéménite garantit la liberté de religion, tout en déclarant que l’islam est la religion d’Etat et que la
charia est la base de toute législation. Le gouvernement yéménite autorise quelques libertés aux étrangers chrétiens, mais les
citoyens du Yémen ne sont pas autorisés à se convertir au christianisme (ou à toute autre religion). Les chrétiens issus de
l’islam sont condamnés à la peine de mort si leur conversion est découverte. Parler de l’Evangile aux musulmans est
strictement interdit. Au cours de l’année passée, plusieurs chrétiens ont été arrêtés et battus à cause de leur foi.
7 – Afghanistan
L’Afghanistan est une République islamique où il n’existe aucun bâtiment d’église. Les chrétiens représentent seulement
0.01% de la population. Après avoir été gouverné par des fondamentalistes musulmans, le pays est actuellement dirigé par
un gouvernement de coalition. Il y a encore beaucoup d’anarchie et le gouvernement central ne contrôle pas la totalité du
pays. Les actes de violence sont fréquents et les mouvements de résistance des fondamentalistes musulmans reprennent de la
vigueur. La liberté de religion inscrite dans la Constitution représente une contradiction, puisque la loi islamique est
considérée comme étant la loi du pays. Bien que garantissant la liberté de religion aux non musulmans, les lois contraires
aux croyances de la religion sacrée de l’islam sont interdites. Les chrétiens doivent être très prudents. Les étrangers surpris
en train d’évangéliser sont emprisonnés et expulsés du pays. Les Afghans qui s’engagent à devenir chrétiens sont souvent
sous la pression de la famille et de la société. Les chrétiens issus de l’islam sont l’objet d’intimidation et d’abus verbaux
répétés, de coups, de licenciement, d’emprisonnement et quelquefois d’assassinat lorsqu’on découvre leur conversion.
Certains ont dû quitter le pays pour sauver leur vie. Le 19 juillet 2007, des forces rebelles Taliban ont enlevé un groupe de
travailleurs humanitaires chrétiens sud-coréens. Plusieurs ont été poussés à se convertir à l’islam et battus pour avoir refusé.
Deux d’entre eux ont été exécutés. Les autres ont été relâchés plus tard et renvoyés dans leur pays.
8– Laos
Le Laos est un Etat communiste qui compte environ 100 000 protestants et 45 000 catholiques. En dépit de quelques progrès
dans les régions du sud (comme dans la province d’Attapeu), l’attitude de l’Etat envers les chrétiens continue à se détériorer
dans plusieurs régions du nord du pays, particulièrement envers les chrétiens Hmong. L’année 2007 marque une rupture
dans la politique du gouvernement qui a montré une attitude contradictoire :
7. d’un côté, il a fait preuve d’indulgence envers le christianisme dans certaines régions du pays
8. de l’autre côté, il a manifesté son aversion pour l’Eglise et continue à considérer les chrétiens comme des ennemis
de l’Etat.
Par exemple, lorsque les autorités locales (provinces et districts) continuent à restreindre les droits des minorités religieuses
et ethniques, l’Etat n’a pas réagi. Les autorités laotiennes ne tolèrent qu’une présence chrétienne limitée et placent les
responsables chrétiens sous stricte surveillance. Le régime limite le nombre d’églises en activité et en ferme d’autres, surtout
dans les campagnes. L’Eglise au Laos subit une forte pression de la société, une surveillance de l’Etat à tous les niveaux.
Néanmoins il existe une église souterraine, qui semble être en croissance malgré la persécution. En juillet 2007, un terrible
acte de répression a eu lieu contre les chrétiens d’un village de Ban Sai Jarern, dans la province de Bokeo. Treize croyants
ont été tués, des maisons ont été bombardées et des dizaines de croyants ont été arrêtés. A notre connaissance, 21 chrétiens
sont actuellement emprisonnés au Laos, et la plupart d’entre eux n’ont jamais été jugés.
9 - Ouzbékistan
Les restrictions et la persécution se sont poursuivies tout au long de l'année 2007 en Ouzbékistan. Le gouvernement a fait
passer des lois qui interdisent ou restreignent sévèrement les activités telles que le prosélytisme, l’importation et la
distribution de littérature religieuse et l’instruction religieuse privée. La loi interdit de posséder plus d'un exemplaire d'un
livre chrétien, y compris la Bible.
Pour pouvoir continuer d'exister, les églises doivent réussir à s'enregistrer, ce qui est très difficile. Comme il y a très peu
d'églises enregistrées, beaucoup de chrétiens sont obligés de se rencontrer secrètement dans les maisons, avec la menace
constante d'être arrêtés pour activités religieuses illégales. Les raids de police sont fréquents, et conduisent souvent les
chrétiens à être arrêtés, frappés, parfois même torturés. Leurs livres et tout autre matériel chrétien sont alors détruits.
Les croyants ouzbeks subissent une pression particulière les poussant à se convertir à l'islam. Les médias se mobilisent
régulièrement contre les chrétiens et entraînent une augmentation de l'intolérance dans la société. Un responsable chrétien du
Karakalpakstan (nord-ouest de l'Ouzbékistan) a été poursuivi dans tout le pays. Le pasteur d'une église charismatique d’
Andijan a été condamné à quatre ans de camp de travaux forcés en mars 2007.
10 - Chine
La Chine est un pays de contradiction. Dans certaines régions, des chrétiens sont harcelés et emprisonnés en raison de leur
foi. Dans d’autres, ils jouissent d’une plus grande liberté. Mais d’une manière générale, il reste difficile pour beaucoup de
chrétiens de pratiquer librement sa foi. En 2007, à l’approche des Jeux Olympiques, des descentes de police ont eu lieu dans
les communautés chrétiennes non enregistrées (ou églises de maison) pour s’assurer qu’aucune source d’agitation ne viendra
troubler l’événement sportif. Ces descentes ont eu lieu avec des méthodes très diverses, allant de la simple visite à
l’arrestation des personnes rassemblées. Dans certains cas, la violence physique a été utilisée contre des chrétiens. Un
nombre sans précédent de missionnaires étrangers ont été expulsés en 2007 dans le cadre de l’opération Typhon n°5 pour
combattre les infiltrations étrangères des activités missionnaires avant les JO.
C’est un fait massif : les pays historiquement chrétiens se sont rendus jadis (?) responsables de
quelques-uns des pires crimes de l’histoire de l’humanité (colonisation, esclavage, goulags, KZ, la
Shoah, etc..). Mais ces mêmes pays ont aussi vu naître le règne de la démocratie et ils ont inventé les
droits de l’homme, fondés sur les valeurs… L'histoire le démontre, c’est vrai, l’Occident n’est pas
nécessairement plus civilisé que les autres. Cependant, il y a un fait objectif lui aussi : c’est dans les
pays historiquement "chrétiens" – et on peut désormais y inclure un pays comme la Corée du Sud –
où les conditions de vie sont actuellement, depuis quelques décennies, les plus élevées,
où l’injustice sociale est la moins sévère
et où les libertés d’expression sont les mieux respectées.
Est-ce un hasard 379? Non, mais les mêmes situations se reproduisent à l’intèrieur même des sociétés de
notre post modernité tardive : les banlieues ghettos 380!
Il est indubitable que la mondialisation des flux d'idées, d'informations, de personnes, de biens, de
capitaux est née de la raison chrétienne occidentale à l'aube du second millénaire. Il est aisé de
rappeler les étapes de son développement jusqu'à la globalisation actuelle d'Internet qui met le village
global à nos fenêtres (Windows !!!). Cette multiplication des échanges économiques en réseau est née
sur les chemins des foires et des marchés certes, ceux de l’Europe naissante et ceux plus lointains de la
Route de la Soie, mais aussi sûrement sur ceux qu’empruntaient les missionnaires carolingiens vers
Verte Erin et la brumeuse Teutonie, et les pèlerins d’Otabat, de Vezelay, de Tours ou de Compostelle,
vers l’Ouest, mais aussi ceux de Terre Sainte, vers l’Orient. Elle a accompagné une mutation des
religions, et leur globalisation. Car elles ont quitté leurs territoires agraires originels, la terre des pères,
379
J’écris le 29 décembre 2008 : le ministère de l'intérieur frabçais s'attend à un 31 décembre agité dans les quartiers
sensibles et les grandes agglomérations. 2 000 gendarmes et policiers supplémentaires "renforceront les villes et banlieues
(...) traditionnellement visées par les incendies de voiture.
Nombre de quartiers, partout en France, se sont transformés en ghettos ces dernières années. La seule concentration de
populations pauvres ne fait pas un ghetto. Pour que se constitue un ghetto, il faut à la fois
une fermeture d'un territoire vis-à-vis du reste de la société
et la construction, dans cette cité, d'une contre-société ou d'un mode de vie particulier. Autrement dit, les ghettos se
construisent
- autant par l'extérieur - cela correspond aux effets de la ségrégation sociale et raciale –
- que par l'intérieur - l'élaboration d'une organisation sociale qui permet de compenser un peu les blessures
infligées par la société.
Depuis les années 1980,
les relations entre les habitants de ces territoires et le reste de la ville se dégradent
et apparaît parallelement une contre-société avec des habitants qui partagent la même expérience sociale, celle de
la discrimination.
1. Le critère ethnique n’est la principale clé de compréhension des ghettos.
2. Mais l'expérience raciale, oui : le fait de se considérer relégué et abandonné, d'être obligé de vivre dans un espace non
choisi, de se sentir victimes de la société et de ceux qu'ils désignent comme des "Blancs" - les citoyens à part entière que les
habitants des ghettos ne sont pas.
3. S’y ajoutent le niveau de chômage et l'enfermement social et ethnique
4. Et dernièrement la crise actuelle les évolutions économiques.
[Les élites ont le plus de difficulté à reconnaître l'ampleur de la dégradation et du repli sur elles-mêmes de certaines
populations. Dans le monde universitaire, il y a des choses qu'il ne faut pas dire. Cette réticence vient aussi, sans doute, de la
difficulté à remettre en cause l'idéologie et le modèle républicains français].
5. De plus, les questions sexuelles et raciales sont complètement imbriquées et se nourrissent les unes les autres : cela se
traduit par un profond sentiment d'humiliation pour les hommes qui perçoivent l'émancipation des femmes comme une
démonstration supplémentaire de leur relégation, et la "féminité" comme une trahison. Du coup, ils tendent à se replier sur les
modes sociaux traditionnels, sur les rôles familiaux rigides où chacun a une place prédéfinie. On les voit ainsi se crisper
autour de la définition de la masculinité la plus paternelle et la plus virile – la plus machiste -, pour défendre leur place.
Au final, tout cela renvoie à la nature profonde du ghetto, enfermement subi mais aussi mode de protection vis-à-vis d'une
société qui exclut ses habitants. Le ghetto est donc un univers de stéréotypes d'où chacun cherche à s'échapper mais dont tout
le monde est complice. (Je m’inspire des propos recueillis par Luc Bronner, LE MONDE | 29.12.08 | 14h05)
380
Voir Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, Robert Laffont, 2008
la patrie, pour devenir des réseaux globaux dont les carrefours d'échanges sont aujourd'hui les
banlieues d'une planète massivement urbanisée : 1 habitant de la planète sur 5 est citadin en 1900, 1
sur 2 aujourd'hui, 60 % (quasi 2/3) en 2030. On peut se référer à l'Eglise catholique, et son cortège
global /d'évêques entrant du concile Vatican II, mais aussi aux nouveaux courants protestants
évangéliques un demi-milliard de chrétiens dans le monde, parfaitement adaptés dans leur offre
marketing à la demande spirituelle du marché... Contre toute attente, et en opposition au Wishful
Thinking381 des beaux esprits européens (les Onfray, Ferry, et autres Comte-Sponville...) - qui
brandissent les Lumières comme l’ostensoir d’un Saint Sacrement Redivivus, Prince de la Paix ! -,
nous assistons plutôt à une confrontation des religions mondialisées fortement identitaires, dans un
monde devenu furieusement religieux (Peter Berger).
Sans les religions, il n'y aurait donc point de paix. ? Les monothéismes - ces premiers moteurs
de la globalisation -, auraient les moyens d'inventer à partir de leurs traditions millénaires une
globalisation heureuse : qu'on l'appelle Jérusalem de Dieu ou Pentecôte des nations, une
communion des peuples parlant chacun leur propre langue. Au risque d'une Babel
horizontale, un monde uniquement matériel et entièrement organisé par la seule raison
instrumentale dans lequel l'homme n'est qu'un moyen et pas une fin382.
Les Eglises ont-elles encore de quoi satisfaire le besoin religieux de nos contemporains ?
Cette question semble se poser surtout en Occident : l’’Europe semble, elle, être devenue myope.
- Le monde compte à peine 5 % d'athées.
- 67 % de la population mondiale appartenait à une des quatre grandes religions en 1900,
- 73 % aujourd'hui,
- 80 % en 2050.
La religion la plus nombreuse est le christianisme.
L'heure du tiers christianisme est arrivée.
Le chrétien de demain sera africain, sud-américain et asiatique.
L'Europe est une exception dans ce paysage.
Oui, le besoin religieux est colossal et toutes les Eglises ont apparemment de quoi le satisfaire en partie,
même si les évangéliques et les néofondamentalistes musulmans semblent plus adaptés à la
globalisation du religieux en réseau.
Une spiritualité est-elle possible sans religion ? Lancinante question de ceux que la religion a
blessés trop profondément pour que leur être tout entier puisse l’oublier un jour ! Wishful
Thinking de ceux qui ont du, pour survivre à leur mal être, prendre leur désir, voire leur rêve,
pour la réalité ? Mais la réalité est différente. La religion n'est effectivemet pas seulement
affaire d'opinion ou de croyance. Comme l'art, elle touche le corps, l'imaginaire et l'affectif -
et il lui arrive d’errer avec ou sans ses ministres ! -, par le rite, la célébration, le geste, la
danse, la guérison. La religion touche toute la personne. Son projet initial est de rendre
l'homme plus humain, tout l'homme.
Les immenses progrès techniques et scientifiques ont aussi produit un monde froid où nous perdons
l'accès à nos émotions et à notre sensibilité : or les grandes traditions religieuses ont toujours articulé
l'affect, le corps en même temps que la raison, l'esprit, l'intelligence. Cette demande de sensibilité et
d'affects est aujourd'hui très forte : et même va augmentant ! Délire, seulement ? On comprend bien le
malaise que génère chez les autres, ceux qui retrouvent ou ont toujours activé la dimension psycho
affective de l’essence du religieux : que faisaient donc les chrétiens des premiers siècles, ou les latino
américains d’origine pré colombienne (encore au Mexique et au Pérou), et les philippins depuis
381
La pensée désirée est la formation de croyances et la prise de décisions selon ce qui est plaisant d'imaginer, au lieu de
faire appel à des preuves ou à la rationalité. - La publicité comme la politique font beaucoup appel à la pensée désirée afin de
motiver le consommateur ou le militant. Nous ne consommons plus des oranges, mais de la vitalité ! écrivait Aldous Huxley
dans Retour au meilleur des mondes !
382
Voir Claude Geffré, Babel ou Pentecôte, Essai de théologie interreligieuse, Le Cerf 2006; et mon Urbi & Orbi, La
Glocalisation, à paraître début 2009
l’arrivée de François-Xavier… Peut-être / sans doute, les religions sont-elles en train de renaître chez
eux à partir de ces courants, et de muter profondément383.
Que sont les religions à l'échelle du globe, sinon des systèmes de survie éprouvés sur plusieurs
millénaires à l'échelle de milliards d'individus. Ce ne sont pas d’abord des idéologies. La religion parle
de la vie et de la mort. Que puis-je espérer si je suis (con)damné, si la société ne reconnaît pas ma
place parce que je ne possède rien ou que je suis malade ? Dans tous les cas : quel sens peut avoir ma
vie puisque de toute façon elle me conduit inéluctablement à la mort ? Il n'y a que les religions pour
négocier avec ces questions vitales.
Aussi longtemps que la raison humaine tournera dans le vide et le capitalisme sur lui-même, les êtres
humains seront traités comme des variables d'ajustement et des moyens…et l’argent – matériellement
et symboliquement parlant -, occupera le terrain laissé libre par la perte du lien avec la
transcendance384. Si cela est vrai, deux isues s’offrent à nous : l’apocalypse mythologique à la Mel
Gibson, & l’idéalisme thatchero-reaganien à la Ron Hubbard. La Via Media (qui est aussi une Via
Cucis), c’est celle de la lentissime humanisation de l’être humain, poli aux traditions de la sagesse des
religions385.
POSTFACE386
383
Si vous êtes jeune dans une banlieue pathétique avec la rue pour perspective, les évangéliques pentecôtistes et les
néofondamentalistes musulmans apportent des réponses que les Eglises traditionnelles et l'Etat sont incapables de formuler. Il
y a là un réflexe de survie.
384
Benoît XVI dit là-dessus des choses très belles, justes et pertinentes par rapport au propos, dans Spe Salvi, Sauvés par
l’espérance. 30 novembre 2007 http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/documents/hf_ben-
xvi_enc_20071130_spe-salvi_fr.html
385
Inspiration : Didier Long, Manuel de survie spirituelle dans la globalisation, Forum Salvator 2007
386
Je m’inspire abondamment de SCHLEGEL Jean-Louis, Le nouveau débat entre monothéisme et paganisme : sortir de
l'Un sans le renier, consentir au pluralisme, in Esprit, Effervescences religieuses dans le monde, mars/avril 2007
Second Souffle…
Quelles que soient les convergences conjoncturelles qui font dans l’histoire l’événement,
foi et croyances religieuses apportent, de quelque façon qu’elles se manifestent,
une énergétique interne d’une extraordinaire puissance.
Alphonse Dupront
Les religions mobilisent leurs passions et leurs déraisons autour de la question de la vérité, c’est
pourquoi elles s’entendent souvent si mal avec la raison, la sagesse et la philosophie, tout en
entretenant avec elles un rapport dialectique si permanent – et si intéressant. Dans la Phénoménologie
de l’esprit, Hegel place la religion juste avant le savoir absolu, et ce n’est pas mal vu. Le rapport de la
vie et de l’expression religieuse au corps sensible n’est pas sans lien avec une relation active à
l’éthique et au beau.
Les religions sont proches du mouvement de la vie même, et il est frappant de voir qu’à ce titre, pour
les philosophes de la vie, elles peuvent constituer le repoussoir par excellence – Schopenhauer,
Nietzsche – ou au contraire créer des complicités improbables – qu’on pense à Bergson, à Michel
Henry, mais aussi à Gilles Deleuze.
Dans le monde, la religion - du moins en certaines de ses formes spécifiques liées à la modernité -,
explose. Il est même remarquable que des développements récents du religieux fassent partie des
questions centrales de l’époque, à la fois parce qu’ils sont concomitants et complices de la
mondialisation technologique, commerciale, financière, affairiste… et parce qu’ils peuvent s’en
distinguer et faire partie des – rares ? – formes populaires de protestation, de résistance, d’évitement.
À l’inverse, à l’heure d’Internet et grâce à lui, des phénomènes religieux très localisés, qui en d’autres
temps auraient peut-être émergé dans des travaux d’historiens des dizaines d’années plus tard,
deviennent presque instantanément des sujets de polémique mondiaux et des événements politiques
d’importance387.
Mais l’essentiel de l’irruption religieuse se passe ailleurs. Car une autre vague religieuse, bien plus
puissante que la croissance islamiste, a gagné de nombreux pays, au point de changer la donne
politico-religieuse traditionnelle. L’évangélisme chrétien, en particulier sous sa forme pentecôtiste,
submerge en effet depuis quelques décennies l’Amérique latine et aussi – c’est moins connu –
l’Afrique ; il n’est pas absent non plus dans les renaissances religieuses qui secouent l’Asie,
notamment la Chine et les pays qui l’entourent.
La mondialisation dev(r)ait relier, unifier, uniformiser, et en effet, elle semble le faire inéluctablement
dans la sphère des échanges économiques, financiers, technologiques, de la vie urbaine à la mode
vestimentaire, du contrôle de la natalité à l’alimentation… Mais alors que sont réunis tous les
ingrédients de la sécularisation, comprise comme le recul social de la religion, de ses manifestations
publiques, de son emprise sur les esprits et les institutions, de nouvelles expressions religieuses,
facteurs d’identité, de solidarité et de communauté, ne semblent pas suivre le mouvement et créent des
bouleversements et des changements inédits. Ce sont des réactions communautaristes et sectaires, des
formes hargneuses de prosélytisme, des croyances irrationnelles, le mélange théologico-politique des
fondamentalistes. Il importerait toutefois de comprendre les raisons et la logique profonde qui
meuvent ces nouveaux chrétiens qui se disent et qu’on appelle maintenant born again. Certes, cette
vitalité chrétienne très typée, très en phase avec certains aspects de la mondialisation (organisation en
réseaux), répondant à une demande très moderne (guérison du corps), contaminée par certains aspects
387
En fait foi, si l’on ose dire, la petite phrase du pape Benoît XVI à Ratisbonne qui, outre l’encre qu’elle a fait couler
partout, a provoqué la fureur dans les États musulmans et électrisé leurs foules – largement manipulées et instrumentalisées il
est vrai.
que la tradition chrétienne apprécie moins (idéologie de la réussite économique), ne va pas sans poser
des questions, en particulier sur son caractère durable. S’agit-il d’autre chose que d’un feu de paille ?
Ce soupçon à propos de la fragilité de l’évangélisme mérite lui-même des réserves. Un peu partout
pourtant, des phénomènes religieux tirent précisément leur dynamisme d’un découplage très net entre
foi et culture, d’une perte de la tradition culturelle, nonobstant les efforts des grandes religions établies
pour maintenir ce lien qui leur paraît essentiel.
Mais peut-être les religions n’ont-elles plus vocation à devenir civilisation, culture, à
l’époque de la sécularisation où le temporaire, le dispersé, font loi ? Et précisément les
chrétiens évangéliques apparaissent presque naturellement être un facteur de pluralisme et de
créativité religieux, qui rompt avec le long cours de l’inculturation caractéristique des vieilles
religions établies.
Dans les pays d’Europe de l’Ouest, du nord au sud, une rumeur s’est répandue, qui voit dans
la fin du christianisme européen (en particulier catholique) une bonne nouvelle – la libération,
enfin, du poids de la religion qui interdit, culpabilise et explique tant de nos maux passés et
présents. Danièle Hervieu-Léger a même terriblement conclu à une véritable exculturation (du
catholicisme). Ce recul fait en tout cas du christianisme une minorité (dans la société, mais
non pas par rapport aux autres religions), ressentie comme telle par les affiliés.
1. Pour bien prendre en considération les évolutions planétaires sur le plan religieux, il faut
d’abord tirer les leçons de la démographie. Ce qui conduit, non sans surprise, à établir des
constats quelque peu inattendus. Si l’évolution de la religion en Chine confirme l’idée d’une
reprise universelle des pratiques, les chiffres mondiaux mettent en avant, ce qui déroute
l’Européen, le fait que la religion qui sera majoritaire dans le monde en 2050 n’est pas la
religion musulmane mais le christianisme, et que le protestantisme l’emportera au sein du
christianime.
2. Le centre de gravité du christianisme, qui sera en 2050 la religion des trois quarts de
l’humanité, n’est plus Genève, Rome, Athènes, Paris, Londres, New York mais Kinshasa,
Buenos Aires, Addis Abeba et Manille. Encore faut-il ajouter, pour bien prendre la mesure du
phénomène, que la différence actuelle entre chrétiens et musulmans (2 milliards pour 1,2
milliard de musulmans) n’est pas en passe de décroître.
3. Mais il faut dépasser cette approche démographique de la mondialisation et s’interroger plus
avant sur un phénomène spécifique, en l’occurrence celle de la myriade d’Églises
évangéliques, qui sous-tend la dynamique protestante389. La mondialisation est un phénomène
historique indissociable des ruptures technologiques, du surgissement d’un capitalisme qui
n’est plus celui dont Marx analysait les contradictions et de l’entrée dans un monde post-
388
Je m’inspire abondamment de MONGIN Olivier, Puissances de la foi, séductions du marché. In Esprit, Effervescences
religieuses dans le monde mars/avril 2007
389
Dans le sillage de la revue Hérodote qui consacrait en 2005 un dossier titré Les évangéliques à l’assaut du monde, le
choix de publier des articles destinés à comprendre les raisons de cette montée en puissance aux quatre coins de la planète a
pour objectif de rappeler que la mondialisation en cours, en rien réductible à l’économie, a aussi une dimension religieuse.
industrie, doit être également appréhendée sur le plan politique, identitaire, migratoire,
culturel… et religieux. Le pullulement des Églises évangéliques ne peut être dissocié de la
mondialisation contemporaine : celle-ci se caractérise par la suprématie des flux de tous
ordres, mais aussi par un mouvement de privatisation (économique, politique, identitaire…)
dont l’émergence de petites Églises en Amérique latine ou en Afrique noire390 participe
doublement.
Tout d’abord, la privatisation religieuse a un caractère économique, car la petite Église est
une petite entreprise (elle peut être en réseau et liée à une diaspora) et le prédicateur un
businessman. Mais l’essentiel est que les richesses matérielles d’un converti sont la
contrepartie de ce qu’il donne spirituellement à Dieu : prospérité économique et spirituelle
vont alors de pair.
Ensuite, cette privatisation revêt une dimension psychologique puisque, le plus souvent, un
pasteur charismatique regroupe autour de lui une petite tribu familiale. Mais l’imaginaire et les
ressorts propres à ces pratiques, indissociables de réseaux transnationaux le plus souvent,
débordent le seul protestantisme : on assiste également, au sein même de l’islam, à distance de
l’islamisme, à l’émergence de ces petites entreprises. C’est ce qu’on appelle un islam de
marché (Patrick Haenni).
Le champ économique fournit aux nouvelles religiosités non seulement le support
concret du marché, mais aussi leurs catégories de pensée, en reformulant l’islam dans
le vocabulaire de la réalisation de soi et y distillant des éléments de l’éthique
protestante (voir l’éthique bancaire calviniste version chariah).
De ces échanges naît une théologie de la prospérité annonciatrice d’un nouveau
muslim pride qui ne passe plus par la confrontation ou l’affirmation d’un piétisme
ostentatoire, mais par la performance et la compétitivité.
Mais la petite entreprise religieuse joue également un rôle social et médical qui n’est
pas (ou plus) pris en charge par les États-providence et les services publics. Dans ce
contexte, la petite entreprise de type évangélique mène une action sur les corps
meurtris par les conséquences désastreuses de la mauvaise répartition de l’économie
mondiale (principe de subsidiarité).
La petite Église répare le corps au moyen de la musique, de la danse, de la transe, du
Verbe, et cela non sans violence ; elle alimente également une vision apocalyptique
qui annonce la fin du monde et sa régénération possible. Leur propagation est sous-
tendue par le sentiment de vivre dans un monde où la pauvreté et le malheur corporel
et psychique se paient cher et font du mal. Il faut aider les corps, les convertir, les
transformer, leur faire croire que l’on pourra, grâce à la conversion et à l’Esprit saint,
en finir avec le mal, avec ce qui fait voir le Mal dans la tête. C’est pourquoi le miracle
occupe une place décisive : le miracle est à la théologie ce que l’état d’exception est à
la loi.
4. La dimension religieuse de la mondialisation n’est pas sans signification politique :
le poids de ces Églises,
l’affaiblissement concomitant de l’Église catholique
et la pluralisation religieuse qui en est la conséquence, modifient les
conceptions de la laïcité et l’évolution des rapports entre l’État et la
religion.
5. Mais un autre aspect politique a un sens très global : le fait que l’imaginaire évangélique est
paradoxalement partagé par les néo-conservateurs (les Néocon) américains souvent présentés
comme les nouveaux maîtres spirituels du monde. Cet imaginaire évangélique, à la fois de
puissance et de marché, ne peut donc être réduit à un archaïsme religieux puisque les petites
Églises, de par le monde, s’appuient sur lui, sur cette réserve de sens et ce manichéisme
apocalyptique, pour répondre aux douleurs corporelles d’une maladie dont l’Amérique
propage pour beaucoup le virus (D’où l’attente messianique que constitue Barck Obama).
390
Églises dont l’inspiration peut aller d’un pentecôtisme proche du méthodisme à un néo-pentecôtisme proche des sectes ou
d’un supermarché de la foi.
Avec la religion de marché, le bien et le mal n’en finissent pas de se renvoyer la balle aux quatre coins
du monde…
Aimé Césaire
Qu'on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l'Europe d'Adenauer, de Schuman, Bidault et
quelques autres, il y a Hitler.
[…] Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de
serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les
hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est
un hasard.
Jean Cocteau
Trop de transformations s’ébauchent qui ne possèdent pas encore leurs moyens d’expression.
Albert Einstein
Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle.
Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don.
Denis Léon
Les dogmes ont perverti le sens religieux, et l’intérêt de caste a faussé le sens moral.
De là un amas de superstitions, d’abus, de pratiques idolâtriques, dont le spectacle a jeté tant d’hommes dans la
négation.
Les religions immobilisées dans leurs dogmes comme des momies sous leurs bandelettes, alors que tout marche
et évolue autour d’elles, s’affaiblissent chaque jour.
Les religions vieillies s’affaissent sur leurs bases ; elles sont destinées à mourir.
John Donne
[...] Et la philosophie nouvelle sème partout le doute,
Le feu primordial est éteint,
Le Soleil perdu de vue, ainsi que la Terre, et nulle intelligence
N'aide plus l'homme à les trouver.
Les hommes admettent volontiers que notre monde est épuisé
Lorsque dans les planètes et le firmament
Ils cherchent tant de nouveautés, puis s'aperçoivent que
Telle chose est à nouveau brisée en ses atomes.
Tout est en pièces, sans cohérence aucune [...]
Et dans les constellations alors s'élèvent
Des étoiles nouvelles, tandis que les anciennes disparaissent à nos yeux.
Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; No man is an Island, entire of itself;
tout homme est un fragment du continent, every man is a piece of a continent,
une partie de l’ensemble ; a part of the main.
la mort de tout homme me diminue, Any man's death diminishes
parce que j’appartiens au genre humain ; me because I'm involved in mankind.
aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : And don't send to know for whom the bell tolls, it
c’est pour toi qu’il sonne. tolls for thee.
Dufour Christian
Le nom de Babel peut être "entendu" selon deux versions :
3. soit « Dieu éloigne le Verbe »,
4. soit « l'intelligence approfondit le Verbe ».
Alphonse Dupront
Quelles que soient les convergences conjoncturelles qui font dans l’histoire l’événement,
foi et croyances religieuses apportent, de quelque façon qu’elles se manifestent,
une énergétique interne d’une extraordinaire puissance.
Emile Durkheim
Si Dieu gouverne le monde, une chose est sûre,
c'est qu'il le gouverne de plus en plus haut et de plus en plus loin
Albert Einstein
Les planètes s’éloignent les unes des autre à une vitesse d’autant plus grande qu’elles sont déjà plus loin : et il
n’y a pas de centre…
Mircea Eliade
En opposant le « sacré » au « profane », nous avons entendu souligner surtout l'appauvrissement apporté par la
sécularisation d'un comportement religieux... dans quelle mesure « le profane » peut-il devenir, en lui-même,
« sacré »...
Il y a ensuite les développements possibles à partir de la conception que la religiosité constitue une structure
ultime de la conscience ; ... la sécularisation d'une valeur religieuse constitue simplement un phénomène
religieux illustrant, en fin de compte, la loi de transformation universelle des valeurs humaines ; le caractère
profane d'un comportement auparavant sacré ne présuppose pas une solution de continuité : le profane n'est
qu'une nouvelle manifestation de la même structure constitutive de l'homme qui, auparavant, se manifestait par
des expressions sacrées.
Enfin, il existe une troisième possibilité de développement : en rejetant l’opposition sacré-profane en tant que
caractéristique des religions, tout en précisant que le christianisme n’est pas une « religion », que, par
conséquent, le christianisme n’a pas besoin d’une telle dichotomie du réel : que le chrétien ne vit plus dans un
Cosmos, mais dans l’Histoire.
Serge Gainsbourg
Rendre l'âme ? D'accord, mais à qui ?
Jean-claude Guillebaud
- La question religieuse est devant nous, pas derrière nous…
- La dimension spirituelle est consubstantielle à la nature humaine.
- On voit ce qui s’effondre, pas ce qui surgit
- La capacité critique, la liberté et la modestie sont les trois vertus théologales de la raison.
Seamus Heaney
History says : L'histoire dit :
Don't hope N'espère rien
On this side of the grave. De ce côté-ci de la tombe:
But then, once in a lifetime Mais, une fois au cours d'une vie
The longed-for tidal wave Le raz-de-marée si ardemment désiré
Of justice can rise up De la justice peut s'élever
And hope and history rhyme. Et l'espoir rimer avec l'histoire.
So hope for a great sea-change Alors espère en un grand retour des eaux
On the far side of revenge. De l'autre côte de la vengeance.
Believe that a further shore Crois qu'un autre rivage
Is reachable from here. Est encore à ta portée.
Hermann Hesse
Pour que le chaos se laisse transformer en un ordre nouveau, il faut d'abord le reconnaître et le vivre.
Hölderlin
Wo aber die Gefahr ist, wächst das Rettende auch.
Mais là où il y a danger, croît aussi ce qui sauve
Humbolt
La langue est une vision du monde
Jean
- Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande !
- Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va.
Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.
Arthur Koestler
Copernic renversa un courant de pensée inconscient en faisant graviter la Terre au lieu du Ciel.
Tant que l'on imagina le Ciel en giration, on était amené automatiquement à le concevoir comme une sphère
solide et finie: autrement, comment aurait-il tourné en bloc toutes les vingt-quatre heures?
Mais une fois la ronde quotidienne du firmament expliquée par la rotation de la Terre, les astres pouvaient
reculer indéfiniment; il devenait arbitraire de les situer sur une sphère solide.
Le Ciel n'avait plus de limites, l'infini entrouvrait sa gueule immense...
Edgar Morin
Méditerranée! Notion trop évidente pour ne pas être mystérieuse!
Mer qui porte en elle tant de diversités et tant d'unité!
Mer des extrêmes fertilités et des extrêmes aridités!
Mer dont le centre est formé par sa circonférence!
Mer à la fois d'antagonismes et de complémentarités, dont la complémentarité conflictuelle de la mesure et de la
démesure!
Berceau de toutes les cultures d'ouverture, d'échanges et d'aventure!
Matrice de l'esprit le plus sacré et de l'esprit le plus profane!
Matrice de religions polythéistes et des religions monothéistes!
Matrice des cultes à mystère qui promettent la résurrection après la mort et des sagesses qui demandent à
accepter le néant de la mort!
Matrice de la philosophie, de la théosophie, de la gastrosophie et de l'oenosophie !
Matrice de la rationalité, de la laïcité et de la culture humaniste!
Matrice de la Renaissance et de la modernité de l'esprit européen!
Mer de la communication des idées et des confluences des savoirs qui a su faire passer Aristote de Bagdad à Fez
avant de le faire parvenir à la Sorbonne de Paris!
Mer tricontinentale des rencontres fécondes et des ruptures tragiques entre l'Est et l'Ouest, le Sud et le Nord.
Mer qui fut le Monde et qui demeure pour nous, méditerranéens, notre monde.
Notre Méditerranée s'est rétrécie, elle est devenue un lac de l'ère planétaire baignant le sud d'une Europe, elle
même rétrécie aux dimensions d'une Suisse face aux énormes masses continentales qui bordent le Pacifique,
nouveau centre de gravité du monde. Cette Méditerranée qui devrait donc jouir de la paix d'un lac, de la douceur
d'un lac, redevient pourtant un lieu de tempêtes. Cette Méditerranée marginalisée redevient une des zones
sismiques les plus importantes de la planète. »
Grégoire de Nazianze
Hier j'étais crucifié avec le Christ, aujourd'hui je suis glorifié avec lui ; hier je mourais avec lui, avec lui
aujourd'hui je reviens à la vie ; hier j'étais enseveli avec lui, aujourd'hui je me lève avec lui.
Eh bien… restituons à l'Image ce qui est à l'image, reconnaissons notre dignité, honorons notre modèle,
connaissons la puissance du mystère. Devenons comme le Christ, puisque le Christ est comme nous ; devenons
dieux à cause de lui, puisqu'il est homme à cause de nous.
Que l'on donne tout : aucun don ne ressemblera à celui que fait de lui-même un être intelligent du mystère et qui
devient à cause de Lui tout ce qu'Il est devenu à cause de nous.
Alfred Loisy
Jésus annonçait le Royaume et c'est l'Eglise qui est venue
Origène
L’Eglise, c’est le monde quand il est illuminé par le Sauveur
Elaine Pagels
Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire....à leur façon.
Il n'est pas étonnant qu'ils soient les premiers à en définir les termes. ...
Ensuite ils démontrent que leur triomphe était historiquement inévitable
ou - en termes religieux -, qu'ils étaient guidés par le Saint Esprit.
Ernest Renan
…un immense fleuve d'oubli (Λήθή) nous entraîne dans un gouffre sans nom.
ô abîme, tu es le dieu unique.
Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes;
les rêves de tous les sages renferment une part de vérité.
Tout n'est ici-bas que symbole et que songe.
Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels.
La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne.
On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre
où dorment les dieux morts…
Swift Jonathan
Les grands événements sont comme les grands fleuves : leurs sources sont souvent modestes.
Henri Tincq
Le christianisme n’est pas une morale, ni une idéologie.
Il est adhésion à un homme de chair identifié, mort, ressuscité, monté aux cieux et vivant pour l’éternité!
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I. BAPTISTES – Une des principales dénominations protestantes, apparue au XVIIe siècle aux États-Unis. Ils
pratiquent le baptême par immersion, pour des individus conscients. Leurs communautés (appelées Églises,
assemblées) sont autonomes, et donc reliées par des liens horizontaux de type congrégationnaliste. Insistance sur la
conversion et la piété biblique.
II. CONGREGATIONALISTES – Ils insistent sur l’autonomie des communautés et des assemblées, pour élire leurs
dirigeants et organiser leurs affaires religieuses et la vie de leur groupe. Ils sont importants pour la culture
démocratique américaine. Beaucoup de groupes baptistes sont congrégationalistes.
III. DENOMINATIONS – Comme le nom l’indique, ce sont des « noms » que se donnent ou qui sont donnés à
diverses Églises et « cultes » protestants américains, plus ou moins autonomes, qui ne prétendent pas détenir,
chacun pour son compte, les biens du salut.
IV. ÉVANGELIQUES (et non pas « évangélistes ») – Mouvance protestante apparue à la fin du XVIIIe siècle. Ils
insistent sur l’expérience de la conversion intérieure, par laquelle le pécheur éprouve directement la grâce de Dieu.
Selon Sébastien Fath, éminent spécialiste de ce courant (voir Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique
en France, 1800-2005, Genève, Labor et Fides, 2005), ils mettent en avant quatre points : la lecture (littérale) de la
Bible, la Croix, la conversion personnelle, l’engagement militant. Très dynamiques, ils traversent toutes les
dénominations protestantes.
V. METHODISTES – John Wesley, le fondateur anglais du méthodisme au XVIIIe siècle, insiste à la fois sur la
conversion personnelle fondée sur la ferveur biblique et sur les moyens méthodiques pour parvenir à la perfection.
Le méthodisme est né d’un mouvement de « réveil » animé par Wesley. Devenu une des grandes Église
américaines, il est actuellement en perte de vitesse, comme toutes les « grandes Églises » américaines, trop libérales
au goût des mouvances fondamentalistes récentes
VI. FONDAMENTALISTES – Dans la langue française courante, ils désignent actuellement les radicalismes de toutes
sortes, surtout religieux, mais même au-delà du domaine religieux (le mot est quasi synonyme d’intégriste). Jusqu’à
une date récente, un fondamentaliste était un croyant (protestant) pratiquant une lecture « littérale » de la Bible.
Lecture littérale qui, selon S. Fath, s’est souvent durcie dans les mouvances protestantes concernées (évangéliques,
pentecôtistes…), dans le sens d’une orthodoxie stricte, avec insistance sur l’inerrance de la Bible et sur les
doctrines « prémillénaristes » (tendance millénariste qui insiste sur la catastrophe prochaine et le salut grâce au
retour proche du Christ).
VII. PENTECOTISTES – Apparu au début du XXe siècle, la référence biblique essentielle du pentecôtisme est le texte
des Actes des Apôtres (chapitre 2) racontant l’irruption de l’Esprit saint sur les Apôtres découragés après la mort du
Christ. Les pentecôtistes insistent sur l’effusion de l’Esprit qui transforme, guérit et sauve celui qui la reçoit. Ils
soulignent les charismes (dons de l’Esprit, dont la prophétie, la prédication, etc.), l’enthousiasme que l’Esprit
provoque chez les fidèles rassemblés, les miracles de guérison qu’il peut opérer. L’expansion du pentecôtisme est
spectaculaire depuis plusieurs décennies, et il touche toutes les Églises (y compris l’Église catholique, sous le nom
de « renouveau charismatique »).
VIII. PIETISTES – Mouvement spirituel fondé à la fin du XVIIe siècle par l’Alsacien Jakob Spener. En réaction contre
la ratiocination et la sécheresse de la spiritualité et de la théologie luthériennes, il insiste sur la ferveur, le sentiment
et l’édification qui doivent être présents dans la prière et la vie communautaire. Le piétisme a fortement influencé
les mouvances protestantes ultérieures.
IX. PURITANISMES – Mouvement calviniste de « purification » de la Réforme, né en Angleterre au XVIe siècle et
répandu aux États-Unis surtout. Insistant sur la souveraineté et l’autorité de la Bible, il manifeste aussi une austérité
et une rigueur morales qui ont créé son image courante.
Du même auteur
[email protected] // 0610 366 864
(biblio- & DVD-graphie : 45 titres)
Publiés : 28
1. 1980 : Soll ich in den kirchlichen Dienst ? Kösel Verlag, München (n’existe qu’en allemand)
2. 1984 : Si la Bible m'était contée, (40 épisodes des deux testaments) Le Centurion, Paris 20€
(épuisé, réédition voir N° 25)
3. 2002 : Marc Chagall La Bible Rêvée (Itinéraire de découverte de l'œuvre de Marc Chagall, au
‘Musée du Message Biblique Marc Chagall, Nice).2002, NGM Publisher, Singapour ; distri-
bution : Embrasure/Factuel, Paris 30 €,
4. 2003 : Petit Traité de la Compassion (Essai sur l'accompagnement des personnes en fin de
vie). 1ère Édition, Éditions Dô, Cannes 2002 ; 2e Édition, Factuel, Paris-Genève, 14 €
5. 2004 : Vincent van Gogh Le Soleil Foudroyé, (L’auteur ‘répond’ aux lettres restées sans ré-
ponse de Vincent à son frère Théo, en présentant les œuvres des 3 dernières années de la vie
du peintre à Arles, St Rémy et Auvers, avant son suicide dans les blés) NGM Publisher, distri-
bution : Embrasure/Factuel, Paris 35 € (Traduction Anglaise)
6. 2004 : Relire le Testament, en 4 tomes Marc-Matthieu, Luc (Ev + Actes), Jean (Ev + Apoc),
Paul... & les autres (Lettres) (Transposition du N. T. en français contemporain) Éditions Dô
/Factuel, Nice-Paris, le coffret 35€.
7. 2005 : Le Bouddha Revisité (ou Genèse d'une fiction: Recherche et enquête sur les origines
gréco-bouddhiques de la première statue du Bouddha du Gandhara). 1ère Édition, Éditions
Dô, Cannes, 2e édition, L’Harmattan, Paris. 20 €. (Traduction Anglaise, non publiée, mais ac-
cessible par email)
8. 2005 : Shin Momoyama (Essais sur l’esthétique zen japonaise : le corps, la nourriture,
l’ombre, le cinéma, l’architecture, l’art, la danse, le sport et le théâtre) Éditions Amalthée,
Nantes 12 €
9. 2005 : Shintaï : Le corps des dieux (Essai sur le traitement du corps japonais) Éditions Amal-
thée, Nantes 15,5€
10. 2005 : Missionnaire pour des temps nouveaux, (Essai autobiographique : les 50 premières an-
nées à travers le monde) Éditions Factuel, Paris-Genève 25 €
11. 2005 : Un monde para chrétien, (Essai sur les mentalités contemporaines et le message chré-
tien) Éditions Bénévent 21,50
12. 2005 : A propos d'Adam, ou Présence d’Esprits, (roman : A la recherche d’un inconnu à tra-
vers l’Extrême Orient), Éditions Bénévent, Nice 15,50€
13. 2005 Les peurs de l’avenir proche, in Les peurs de notre temps, Actes du colloque - 14 oc-
tobre Académie européenne interdisciplinaire des Sciences Nice-Côte d'Azur, PUF 10 €
14. 2006 : Clé(s) & Lien(s), (Essai sur l'état de l’Église à la mort de Jean-Paul II & les 100 jours
de Benoît XVI, chronique et observations critiques), Éditions Bénévent 22 €
15. 2006 : La Bible à nos amours, Tome I (21 histoires d’amour de l’Ancien testament) Éditions
Factuel, Genève-Paris 18 €
16. 2006 : Fuzei, Le Miroir de l’Absence (Essai sur le Jardin Zen) Amalthée, Nantes 19 €
17. 2006 : Lettres en souffrance (Carnets de Chine 1993-1994) Éditions Bénévent, Nice 18 €
18. 2006 : L’Orphelin du Soleil et autres récits…, (7 nouvelles fantastiques), La Société des Écri-
vains, Paris 15 €
19. 2007 : L’échelle de perfection (reprises de mes 2 expériences spirituelles 1990-1999 : Exer-
cices de Saint Ignace de Loyola) Éditions Factuel/Embrasure, Paris-Genève, 22 €
20. 2007: Le Sourire Immobile, (reprises de mes 2 expériences spirituelles 1990-1999 : Médita-
tion Zen) Éditions Factuel/Embrasure, Paris-Genève, 22 €
21. 2007 : Yume, Cet incertain désir de rêve... (Essai sur la mort nippone dans la perspective du
samouraï), Amalthée, Nantes 17 €
22. 2008 : Miyazaki, l’Enchanteur ou Orphée au Pays du Soleil levant (Essai sur le cinéma "ani-
mé" du cinéaste japonais), Amalthée, Nantes, 20 €
23. 2008 : Icare et les autruches, ou La peur d’avoir peur, Editions Bénévent 22 €
24. 2008 : Cyberman, Essai de Téléconnectique, Editions Bénévent 22 €
25. 2008 : La Bible Rêvée (40 histoires bibliques transposées), Lethielleux 17 €
26. 2008 : Eremos ou L’âme de sable (Essai de spiritualité comparative) décembre 08
27. 2009 : Urbi & Orbi, La Glocalisation (Le lointain comme soi-même)
28. 2008 : Les Bâtisseurs de ruines (Essai sur le refus des fatalités)
En édition : 4
29. 2008 : Chiisana & Araburu, ou L’Archipel des dieux putrides (Essai sur les dérives de la jeu-
nesse nippone)
30. 2008 : Entre Foi et Croyance (Essais sur les pathologies du croire).
31. 2008 : La Désertion de l’Intelligence (Savoir et communication)
32. 2008 : Le rêve de Pinokyo (Essais d’androïdologie)
En écriture : 2
33. 200_ : La Vierge et l’Eunuque (Essai historique sur « l’administration du sexe » au Haut
Moyen-Âge)
34. 200_ : Le Tiers Christianisme ou Glospel (Pour un pan christianisme)
Traductions en cours
35. Jérémie
36. Job
DVD : 8
c/o Académie Clémentine e-mail : [email protected] (15 € / pièce : )
1. Marc Chagall La Bible Rêvée
2. Vincent van Gogh Le Soleil Foudroyé
3. Les chemins du Bouddha Du Gandhara à Nara
4. La Palerme arabo-normande
5. Caravaggio Chiaroscuro
6. Nicolas de Staël Les couteaux de lumière
7. Pablo Picasso Le Masque du Minotaure
8. Michelangelo Buonarroti L’Etreinte de Chair (La théologie des Ignudi)
9. Bâtisseurs de ruines : Monsu Desiderio et Patinir
Roland POUPIN
Regard partagés
avec
Vincent-Paul TOCCOLI
sur
Le Tiers Christianisme
INTRODUCTION
Christologie chrétienne et ecclésiologie :
état contemporain de la question judéo-chrétienne.
391
2004, Film français de Radu Mihaileanu , avec Yaël Abecassis, Roschdy Zem, Moshe Agazai
En 1984, des milliers d'Africains de 26 pays frappés par la famine se retrouvent dans des camps au Soudan. A
l'initiative d'Israël et des Etats-Unis, une vaste action est menée pour emmener des milliers de Juifs éthiopiens
vers Israël.
Une mère chrétienne pousse son fils de neuf ans à se déclarer juif pour le sauver de la famine et de la mort.
L'enfant arrive en Terre Sainte. Déclaré orphelin, il est adopté par une famille française sépharade vivant à Tel-
Aviv. Il grandit avec la peur que l'on découvre son double-secret et mensonge : ni juif, ni orphelin, seulement
noir. Il découvrira l'amour, la culture occidentale, la judaïté mais également le racisme et la guerre dans les
territoires occupés. http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18378009&cfilm=109342.html
Qu’est ce que sera la barbarie en fin de compte ? La barbarie sera désormais le refus de sortir
de l’ethnocentrisme — inversant la thématique originelle, grecque, où les Barbares étaient les
autres.
Après le XXème siècle, on sait désormais que c’est au nom d’un ethnocentrisme inconscient
et sûr de son bon droit qu’on avait fini alors par instaurer une « hiérarchie des races » au
sommet desquelles la civilisation dominante prétendait trôner — pour plonger le monde dans
la barbarie la plus atroce.
Elle prend les formes plurielles et concrètes de nations plus larges que les ethnies qui les
composent.
Concernant l’Église, elle sera œcuménique. Elle le sera de façon prophétique, comme avant
garde de la civilisation — ou elle sera à la traîne.
Elle sera prophétique en se sachant Église-une — composée d’Églises diverses. Ou alors, ses
fractions se prenant pour l’Église-une à elles seules, seront à la traîne d’une reconnaissance de
la pluri-unité du monde qui leur sera imposée comme marque de civilisation.
Il s’agit désormais de reconnaître les autres Églises pour ce qu’elles sont concrètement et non
pour ce qu’elles devraient être dans l’idéalité qu’on voudrait leur imposer dans un rêve éveillé
et stérile.
Pour le protestant que je suis dialoguant ici avec un catholique — c’est-à-dire ultimement en
communion avec Rome —, il s’agira d’assumer le fait que ce qui m’est le plus insupportable
dans l’Église catholique romaine, et qui se résume dans l’infaillibilité — ex-cathedra en
matière de foi et de mœurs — n’est à ce jour, et dans le concret, pas abandonné.
Cela ne suppose pas abandonner mon espérance de voir l’institution romaine se dégager de ce
qui m’apparaît comme un carcan ; cela suppose admettre pleinement que ce n’est
actuellement pas le cas, et que ce ne le sera peut-être pas de sitôt ! Et le monde n’attend pas,
le monde désormais globalisé.
Cette pierre de touche trop humaine de cette part majoritaire du christianisme mondial peut
alors prendre un aspect… émouvant : signe de la jeunesse de l’Église ! Voilà une de ses
institutions qui assume à titre de dogme la conviction de tout enfant et tout adolescent, celle
de toute civilisation en sa phase ethnocentrique : être le centre du monde, être l’Église à soi
seule, et l’être de façon infaillible !
Cela peut être reçu comme irritant… et nos adolescents ne sont-ils pas irritants ? Cela peut
aussi être signe d’une conviction intime et enfouie qui est celle de chacun… même
protestant ! Voilà cette conviction explicitée et devenue dogme : je parle d’un lieu d’identité
incontournable, et si je n’y prends pas garde j’en ferai le pivot d’une future barbarie nommée
« civilisation » !
C’est là, après tout, l’histoire récente de l’ethnocentrisme occidental que le choc du monde
globalisé est en train de bouleverser radicalement. C’est ce bouleversement pour lequel
l’Église en sa pluralité, celle de toutes ses composantes, reçoit tout à nouveau une vocation
prophétique…
Dès lors, et sachant que ce qui me semble insupportable est plus gênant pour mon frère en
Évangile — qui lui est dans l’institution romaine — il m’appartient, comme n’en étant pas, de
saisir aussi ce qui s’y vit et s’y produit comme partie — bon an mal an — de ma propre
famille spirituelle.
Et puisque c’est dans cette perspective théologique qu’a été produit le dernier document
romain marquant en matière de relation entre l’Évangile et le monde globalisé : Dominus
Iesus, il m’appartient de me saisir, en protestant, de la matière qu’il met devant moi.
Les premiers vaudois, qui, comparaissant au IIIe Concile du Latran, en 1179, subissaient un
interrogatoire où on leur demandait s'ils croyaient en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le
Saint Esprit, et en la Vierge Marie. Ayant répondu successivement chaque fois « oui », ils
provoquaient l'hilarité de leurs juges les trouvant bien naïfs — pour avoir professé croire en la
Vierge Marie. C'est pour les vaudois le point de départ d'un discrédit qui les mènera à leur
condamnation. Les théologiens qui les ont interrogés savent qu'on croit en Dieu seul. Pour le
reste, on croit que.
Passons pour l'instant sur ce lapsus calami que tel mouvement philosophico-médical
contemporain jugerait probablement significatif. Remarquons simplement qu'il correspond
quand même étrangement à un leit motive qui traverse tout le document, et qui fait sans doute,
on va le voir, l'essentiel du problème et le nœud de la controverse qu'il a soulevée.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut encore creuser la distance de l'humour en ouvrant
une autre parenthèse sur ce qui a heurté les Églises non romaines, et notamment les Églises
protestantes. Un point adjacent dans le texte, parle de « communautés ecclésiales » qui se
voient refuser le titre d' « Églises au sens propre » pour — je cite — n'avoir « pas conservé
l'épiscopat valide et la substance authentique et intégrale du mystère eucharistique » (DI 17, 2,
citant Vatican II — V II).394 Le document ne précise pas qui il vise. Alors je dis tout de suite,
que, comme réformé, je ne me sens pas visé. Inutile, en effet, comme protestants et réformés,
de se sentir visés comme on l'a parfois fait imprudemment en divers lieux et dans les
commentaires des médias.395 Je dis imprudemment parce que n'étant pas expressément
mentionnés, on a tout loisir de rappeler qu'il nous est légitime, comme réformés, de prétendre
soutenir au regard de l'histoire et de l'ecclésiologie, la validité de notre ministère — épiscopal
— dans la succession apostolique, et de notre eucharistie ; double validité qui selon Dominus
Iesus donne apparemment droit au titre d'Église.
ont de la même façon charge épiscopale, ou pastorale —, ces courants optaient donc pour la
structure qui avait encore cours au temps de saint Augustin en Afrique du Nord : un évêque
par paroisse.
Tout cela pour dire qu'il n'y a aucune raison historique ou théologique de ne pas revendiquer
la légitimité épiscopale de notre ministère pastoral — et en passant de ne pas la revendiquer
pour nos collègues prêtres, qui ne la délèguent, en quelque sorte, à leur collègue diocésain que
pour des raisons historiquement fonctionnelles. ...
Quant à l'eucharistie, on sait que, si tout obstacle n'est pas levé notamment quant à la fonction
sacerdotale et à son octroi hiérarchique, les progrès sur la compréhension œcuménique du
mode de communication de la présence du Christ à son occasion, permettent d'admettre en
commun que les dissensus antécédents étaient largement dépendants des a priori
philosophiques respectifs.
On peut donc, me semble-t-il, « prétendre », comme réformés, à moins que l'on n'en vienne à
nous le refuser explicitement, entrer dans la première catégorie des chrétiens mis en cause :
membres des Églises taxées de « particulières », c'est-à-dire ayant épiscopat et eucharistie
valides, précisément « succession apostolique et eucharistie valides » (DI 17, 1, cit.V II),
valides non pas parce qu'un document romain le décrèterait, ni comme un brevet dont on
aurait besoin (et dont on ne serait pas surpris qu'on nous le refusât explicitement) ! — mais
parce qu'ils n'ont jamais cessé d'être valides. Nous pouvons, me semble-t-il, nous considérer
(à moins, donc, qu'on n'en vienne à nous le refuser) de la catégorie « ratzingerienne » des
Églises à part entière, mais ne reconnaissant pas la validité du siège romain sous son angle de
critère de catholicité ; refus qui est exact nous concernant, mais qui à nos yeux, et malgré le
document, ne fait pas pour autant, me semble-t-il, de nos Églises des Églises particulières,
entendez non catholiques — puisqu'on ne voit pas pourquoi Rome aurait le monopole de la
succession des ministères. Nous pouvons prétendre être en droit de revendiquer la catholicité,
comme l'apostolicité avec la validité de notre épiscopat. Et ultimement, nous prétendons
recevoir du Christ seul, de toute façon, notre ecclésialité plénière.
Ces préalables posés, subsiste alors le vrai problème du document, problème classique, qui
fait qu'il ne m'a personnellement pas particulièrement surpris, tandis qu'il tombait à peu près
en même temps que la canonisation de Pie IX et Jean XXIII (parallèle pas surprenant non plus
dans la logique « canonistique » mise en œuvre). C'est pourquoi ma première réaction à
l’époque de la publication du document a été de redire en chaire ma solidarité avec mes
collègues catholiques romains, victimes plus directement que nous protestants, d'un problème
qui n'est pas exactement nouveau et auquel nous devons résister côte à côte.
Cette tendance étrange est illustrée dans la suite du document par la reprise des termes du
Concile de Chalcédoine de 451 concernant l'humanité et la divinité du Christ unies sans
Si en effet ainsi que je le crois comme le document, Jésus est la Révélation universelle du
Dieu Autre ; cela en tant qu'il est Dieu venu dans l'humilité, vidé de sa gloire, manifesté dans
la folie de sa crucifixion, alors justement il est — d'une part illégitime d'ajouter à cette
manifestation unique et universelle, d'autant plus qu'elle est « complète et définitive », une
structure ecclésiale salvifique quelconque, réinvestissant le vide, le dépouillement, du Dieu
présenté en forme d'esclave.397 — Et d'autre part, si en Jésus, Fils humilié, Dieu s'est
manifesté de façon unique, universelle et définitive, alors comme le dit le document, toute
religion est relativisée, mais comme le document ne le dit pas, christianismes inclus. Placé
radicalement, par le fondement dont il se réclame, Jésus, dans l'humilité, le christianisme se
doit dès lors au moins d'accueillir le sentiment de ceux qui pensent être eux aussi au bénéfice
d'une perception de l'ultime signifiée dans leurs convictions, leur philosophie, leurs rites. Et
cela sans vouloir à tout prix que cela dérive de l'Église.
Car voilà qui risque, à mon sens, de rendre ce document inutilement blessant à l'égard des
religions non chrétiennes ; voilà qui me semble même en faire un obstacle à l'Évangile de la
Révélation de Dieu en Jésus, l'homme de l'humilité. Dévoilement de Dieu en Jésus qui devrait
faire, qui fait, que c'est dès lors dans la mesure de son humilité que l'Église est témoin de
l'Évangile. On ne peut pas dire que l'Église telle qu'elle est présentée par le document brille
par son humilité, allant jusqu'à s'auto-célébrer, et pas seulement par un lapsus calami, comme
quasi assimilée à une personne de la Trinité. Et allant jusqu'à ignorer que ce qui est vrai
concernant les autres religions, à savoir qu'elles sont relatives à un « ensemble d'expériences
et de réflexions » (DI 7, 3), l'est aussi des religions chrétiennes, même si « cet ensemble
d'expériences et de réflexions » ne s'y exerce pas sur la même perception de l'Ultime, voire
sur son dévoilement confessé comme « complet et définitif » en Jésus-Christ, et quand bien
même l'Esprit saint en communique la substance mystérieuse.
396
Encore un effort et l'on nous parlera en accord avec le Concile suivant, Constantinople II — mais cela
concernait alors les rapports de Dieu et de l'homme Jésus, lui permettant de dire « avant qu'Abraham fut, Je suis
» (Jn 8, 58) —, on nous parlera de l'anhypostasie de l'humanité de l'Église et de son enhypostasie par la divinité !
Il est vrai que parlant d'institution capable d'infaillibilité, pouvant s'exprimer infailliblement par l'organe de son
primat, on est fondé à se demander si l'on en est si loin !
397
Cette structure fût-elle en communion avec un siège épiscopal qui prétend succéder à l'apostolat de Pierre
(pour des raisons d'ailleurs difficiles à comprendre si l'on n'accepte pas la parole d'autorité qui entend les
imposer).
Certes le dialogue entre le christianisme et les autres religions tel que nous le connaissons, a
une histoire encore brève. Disons que ses débuts sont en relation avec l'éclatement des
frontières issu du développement du monde moderne.
Toutefois le monde d'alors n'a pas connu les ruptures de cloisons que nous connaissons.
Disons pour schématiser, que pour ce qui est de la chrétienté, dont nous sommes issus, le
dialogue avec les autres religions a généralement oscillé alors entre le prosélytisme pur et
simple et le conflit (notamment avec l'islam).
Parmi les adeptes du « tout-le-monde-il-est-beau », des chrétiens aussi optent pour cette
attitude, pour le moins simplificatrice, qui se résumerait à « tout va pour le mieux dans le
meilleurs des mondes », puisque de toute façon, « tous les chemins mènent à Rome ». Cette
simplification est loin de ne faire que des satisfaits. À Rome non plus, d'ailleurs, on ne s'en
satisfait pas trop vite. Alors, voilà que des documents fulminent. Au risque de piétiner les
efforts les plus louables du dialogue, et de l'apologétique, de ceux qui veulent tenir compte de
la richesse de cultures séculaires produites par les religions les plus diverses, les efforts
philosophiques les plus nobles — etc.
La tendance se symbolise donc sommairement par une confusion entre le Christ et l'Église
telle qu'on croirait la percevoir dans notre document DI : « Nul ne vient au Père que par moi »
devient « nul ne vient au Père que par l'Église », comprise volontiers comme dépositaire
exclusive de la grâce. Le prosélytisme risquant de redevenir un devoir, quasiment exigence
morale, puis parfois un dialogue de sourds pouvant déboucher sur des conflits
dangereusement idéologisés. Mais soyons nuancés, et justes, ce n'est pas exactement cette
tendance, l'intégrisme plus et simple, que représente DI : on y trouve ce que l'on peut
considérer comme une composition des deux solutions extrêmes ; à savoir : on trouve dans
toutes les religions et cultures des fils en puissance de l'Église catholique, ultimement —
qu'un autre théologien avait nommé les « chrétiens anonymes ». Cette approche, mutatis
mutandis, c'est-à-dire ici sans la centralité de l'organisme ecclésial, se retrouve parfois dans le
protestantisme.
Il est une autre approche, à laquelle j'ai fait allusion — et qui entend s'inspirer de
I Corinthiens 1 et 2 et Philippiens 2, et de la démarche paulinienne en général face à l'Église
de Jérusalem d'alors. Pour la résumer, le Christ, en sa crucifixion, est la contradiction de tous
nos mouvements de piété, y compris chrétiens. La proximité de Dieu est au cœur de nos
échecs, y compris religieux, à tous. D'où la Révélation du Christ induit un simple appel à
l'humilité au cœur de notre certitude paradoxale qu'il est La Révélation de Dieu.
Chose présente dès lors dans bien des cultures : nous chrétiens n'avons pas le monopole de
l'humilité. C'est là un des éléments du paradoxe, l'autre étant que notre propre vocation à
l'humilité procède de notre conviction intime que le Christ humilié est le dévoilement définitif
et unique du Dieu universel. C'est entre ces deux pôles qu'il nous faut naviguer.
Il me semble que cet équilibre fragile est rompu par la tendance sensible dans DI à
l'assimilation de l'Église et du Christ — qui fait que ce qui est utilisé par l'Esprit du Christ
ailleurs — et je cite encore — « dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à
l'Église catholique » (DI 16, 3, cit. V II) — ; cette assimilation qui n'est pourtant nullement
essentielle à une saine ecclésiologie, même romaine, comme le montrait Bruno Chenu dans
La Croix après la publication du document — cette assimilation est le véritable problème.
Si cela n'est pas nouveau dans l'histoire post-médiévale, il s'agit tout de même d'une
nouveauté dans l'histoire du dogme, nouveauté datée, qui commence historiquement à prendre
place aux temps de la stigmatisation dans l'ironie des vaudois, et qui se fixe avec l'institution
de l'Inquisition exempte, dont le Cardinal Ratzinger préside à la descendance. C'est l'époque
où s'amorce ce glissement, aux conséquences considérables, qui veut que la non-conformité
ecclésiologique, c'est-à-dire l'insoumission aux décrets romains, passe en tant que telle dans la
catégorie de l'hérésie, véritable accession de l'ecclésiologie au même statut dogmatique que la
christologie.
Je crois que cette hypothèque ecclésiologique est le prochain obstacle qui devra être levé dans
la marche vers l'unité, et pour la mission d'évangélisation confiée à l'Église dans l'espérance
du Royaume de Dieu. Question d'humilité ecclésiologique. Mais pour terminer aussi avec un
peu d'humour, il me semble qu'il faut ne pas négliger que l'appel du Christ à l'humilité ne
concerne pas que la seule Église romaine. Si ailleurs elle n'est pas proclamée, la prétention à
l'infaillibilité n'est peut-être que rarement absente, et cela risque d'être d'autant plus vrai «
qu'en matière d'humilité, nous ne craignons personne.398 »
Cette hypothèque ecclésiologique levée par l'humilité, la reconnaissance de la pluralité des ecclésiologies possibles devrait suivre
naturellement, qui pourrait déboucher sur une réflexion sur la fonction des patriarcats, dont celui de Rome, comme autant de lieux-symboles
— à coordonner — lieux-symboles de traditions liturgiques diverses (pour une unité comme alternative à l'uniatisme). Ces lieux-symboles
n'étant de plus en aucun cas instances dogmatiques, le consensus dogmatiques, lui — contrairement aux communions rattachées aux divers
patriarcats, les cinq anciens et d'autres —, relevant d'une universalité réelle, et ne pouvant se suffire de la communion à une seule instance
épiscopale.
Le Royaume est celui du Christ, qui ne s'assimile pas à l'Église, mais qui, étant son Seigneur,
l'envoie l'annoncer, par l'humilité de l'Esprit priant que ce Règne de Dieu, qui n'est pas encore
là, vienne.
398
Je fais allusion, vous l'avez compris à la petite histoire qui met en scène l'homme de foi qui disait : « quant à
sonner les cloches, frère Jacques est imbattable, pour la profondeur théologique, personne n'égale frère Thomas ;
on peut ajouter : quant aux kilomètres parcourus frère Jean-Paul est irrattrapable, mais moi, quant à l'humilité, je
ne crains personne ! »
Une application concrète de Dominus Iesus concerne le P. Jacques Dupuis, s.j. Pour ne pas
oublier que notre tâche n’est pas aisée, je note, et cite intégralement, dans ces eaux de
Dominus Iesus, ce qui le concerne :
NOTIFICATION
sur le livre du
P. JACQUES DUPUIS, S.J.,
«Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux»
Paris, Cerf 1997
http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_
doc_20010124_dupuis_fr.html
Préambule
Après un examen de l’œuvre du P. Jacques Dupuis, S.J., Vers une théologie chrétienne du
pluralisme religieux (Paris, 1997), la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a décidé d’en
approfondir l’étude selon sa procédure ordinaire, telle qu’elle a été fixée par le chapitre III du
Règlement pour l’examen des doctrines.
Il faut souligner tout d’abord que l’Auteur propose dans ce livre une réflexion introductive
à une théologie chrétienne du pluralisme religieux. Il ne s’agit pas simplement d’une
théologie des religions, mais d’une théologie du pluralisme religieux, qui veut rechercher, à la
lumière de la foi chrétienne, la signification que revêt la pluralité des traditions religieuses à
l’intérieur du dessein de Dieu sur l’humanité. Conscient du caractère problématique de sa
perspective, l’Auteur lui-même ne se cache pas que les questions soulevées par son hypothèse
pourraient être aussi nombreuses que les solutions qu’il propose.
A la suite de l’examen effectué et des résultats obtenus dans le dialogue avec l’Auteur,
tenant compte également des analyses et des avis exprimés par les Consulteurs sur les
Réponses données par celui-ci lors de la Session Ordinaire du 30 juin 1999, les Eminents
Pères ont reconnu sa tentative de rester dans les limites de l’orthodoxie, tout en s’efforçant de
traiter des problématiques inexplorées jusqu’ici. En même temps, tout en considérant la bonne
disposition à fournir les éclaircissement jugés nécessaires manifestée dans ses réponses ainsi
que sa volonté de rester fidèle à la doctrine de l’Eglise et à l’enseignement du Magistère, ils
ont constaté que dans le livre sont contenues de graves ambiguïtés et des difficultés sur des
points doctrinaux importants qui peuvent conduire le lecteur à des opinions erronées ou
dangereuses. Ces points concernent l’interprétation de la médiation salvifique unique et
1. Il faut croire fermement que Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, crucifié et ressuscité,
est le médiateur unique et universel du salut de toute l’humanité.[2]
2. Il faut aussi croire fermement que le Jésus de Nazareth, Fils de Marie et seul Sauveur du
monde est le Fils et le Verbe du Père.[3] En raison de l’unité du plan divin de salut, qui a son
centre en Jésus-Christ, il faut tenir en outre que l’oeuvre salvifique du Verbe est accomplie
dans et par Jésus-Christ, Fils incarné du Père, en tant que médiateur du salut de toute
l’humanité.[4] Il est donc contraire à la foi catholique non seulement d’affirmer une séparation
entre le Verbe et Jésus ou une séparation entre l’action salvifique du Verbe et celle de Jésus,
mais aussi de soutenir la thèse d’une action salvifique du Verbe comme tel, dans sa divinité,
indépendamment de l’humanité du Verbe incarné.[5]
4. Il est conforme à la doctrine catholique d’affirmer que les grains de vérité et de bonté qui se
trouvent dans les autres religions participent d’une certaine manière aux vérités contenues par/
en Jésus-Christ.[8] Par contre, considérer que ces éléments de vérité et de bonté, ou certains
d’entre eux, ne dérivent pas ultimement de la médiation-source de Jésus-Christ, est une
opinion erronée.[9]
5. La foi de l’Eglise enseigne que l’Esprit Saint, à l’oeuvre après la résurrection de Jésus-
Christ, est encore l’Esprit du Christ envoyé par le Père qui opère de manière salvifique aussi
bien dans les chrétiens que dans les non-chrétiens.[10] Il est donc contraire à la foi catholique
de considérer que l’action salvifique de l’Esprit Saint puisse s’étendre au-delà de l’unique
économie salvifique universelle du Verbe incarné.[11]
6. Il faut croire fermement que l’Eglise est signe et instrument de salut pour tous les hommes.
[12]
Il est contraire à la foi catholique de considérer les diverses religions du monde comme des
voies complémentaires à l’Eglise pour ce qui est du salut.[13]
7. Selon la doctrine catholique, les adeptes des autres religions sont eux aussi ordonnés à
l’Eglise et sont tous appelés à en faire partie.[14]
8. Selon la doctrine catholique, il faut tenir que: «ce que l’Esprit fait dans le coeur des
hommes et dans l’histoire des peuples, dans les cultures et les religions, remplit une fonction
de préparation évangélique (cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 16)».[15] Il est donc légitime
de soutenir que l’Esprit Saint pour sauver les non-chrétiens, utilise aussi les éléments de vérité
et de bonté qui se trouvent dans les diverses religions, mais considérer comme voies de salut
ces religions, prises comme telles, n’a aucun fondement dans la théologie catholique; en effet,
elles présentent des lacunes, des insuffisances et des erreurs[16] sur les vérités fondamentales
regardant Dieu, l’homme et le monde.
En outre, le fait que les éléments de vérité et de bonté des différentes religions puissent
préparer les peuples et les cultures à accueillir l’événement salvifique de Jésus-Christ, ne
suppose pas que les textes sacrés des autres religions puissent être considérés comme
complémentaires à l’Ancien Testament, qui est la préparation immédiate à l’événement du
Christ.[17]
[1]
En raison des tendances manifestées dans divers milieux et toujours plus présentes dans la pensée des fidèles
eux-mêmes, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a publié la Déclaration “Dominus Jesus” sur l’unicité et
l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Eglise [AAS, 92 (2000) 742-765] pour protéger le donné
essentiel de la foi catholique. La Notification s’inspire des principes indiqués dans cette Déclaration pour
évaluer l’oeuvre de J. Dupuis.
[2]
Cf. CONC. DE TRENTE, Décr. De peccato originali: Denz. n. 1513; Décr. De iustificatione: Denz. nn. 1522;
1523; 1529; 1530. Cf. aussi CONC. VATICAN II, Const. past. Gaudium et spes, n.10; Const. dogm. Lumen
gentium, nn. 8; 14; 28; 49; 60. Jean-Paul II, Lettre enc. Redemptoris missio, n. 5: AAS 83 (1991) 249-340;
Exhort. apostol. Ecclesia in Asia, n. 14: AAS 92 (2000) 449-528; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI,
Décl. Dominus Jesus, nn. 13-15.
[3]
Cf. CONC. DE NICEE I: Denz. n. 125; CONC. DE CHALCEDOINE: Denz. n. 301.
[4]
Cf. CONC. DE TRENTE, Décr. De iustificatione: Denz. nn. 1529; 1530. Cf. aussi CONC. VATICAN II,
Const. lit. Sacrosantum Concilium, n. 5; Const. past. Gaudium et spes, n. 22.
[5]
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris missio, n. 6; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI,
Décl. Dominus Jesus, n. 10.
[6]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. dogm. Dei Verbum, nn. 2; 4; JEAN-PAUL II, Lettre enc. Fides et ratio, nn.
14-15; 92, AAS 91 (1999) 5-88; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Dominus Jesus, n. 5.
[7]
Cf. CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Dominus Jesus, n. 6; Catéchisme de l’Eglise
catholique, nn. 65-66.
[8]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. dogm. Lumen gentium, n.17; Décr. Ad gentes, n. 11; Décl. Nostra aetate, n.
2.
[9]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. dogm. Lumen gentium, n.16; JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris
missio, n. 10.
[10]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. past. Gaudium et spes, n. 22; JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris
missio, nn. 28-29.
[11]
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris missio, n. 5; Exhort. apostol. Ecclesia in Asia, nn. 15-16;
CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Dominus Jesus, n. 12.
[12]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. dogm. Lumen gentium, nn. 9; 14; 17; 48; JEAN-PAUL II, Redemptoris
missio, n. 11; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Dominus Jesus, n. 16.
[13]
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris missio, n. 36; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI,
Décl. Dominus Jesus, nn. 21-22.
[14]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. dogm. Lumen gentium, nn. 13 et 16; Décr. Ad gentes, n. 7; Décl. Dignitatis
humanae, n. 1; JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris missio, n. 10; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA
FOI, Décl. Dominus Jesus, nn. 20-22; Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 845.
[15]
Cf. JEAN-PAUL II, Lettre enc. Redemptoris missio, n. 29.
[16]
Cf. CONC. VATICAN II, Const. dogm. Lumen gentium, n. 16; Décl. Nostra aetate, n. 2; Décr. Ad gentes, n.
9; Cf. aussi PAUL VI, Exhort. apostol. Evangelii nuntiandi, n. 53: AAS 68 (1976) 5-76; JEAN-PAUL II, Lettre
enc. Redemptoris missio, n. 55; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Décl. Dominus Jesus, n. 8.
[17]
Cf. CONC. DE TRENTE, Décr. De libris sacris et de traditionibus recipiendis: Denz. n. 1501; CONC.
VATICAN I, Const. dogm. Dei Filius, chap. 2: Denz. n. 3006; CONGR. POUR LA DOCTRINE DE LA FOI,
Décl. Dominus Jesus, n. 8.
Me voilà, comme protestant, en relation dialectique avec l’Église héritière de celle face à
laquelle s’est mise en place la Réforme.
La foi biblique est en vis-à-vis des civilisations dans lesquelles elle évolue. Le christianisme
naissant est en vis-à-vis du reste de l’héritage de la foi biblique.
La civilisation qui est issue de cette tradition est appelée à être en vis-à-vis du reste du monde,
humain et non humain ; et en vis-à-vis — écologique —, comme Création, de la nature
entière.
Léon X et Luther
Léon X (1475-1521), pape de 1513 à 1521, de son vrai nom Jean de Médicis (fils de Laurent
le Magnifique), est l'un des papes les plus remarquables de la Renaissance — concernant
aussi son train de vie. Il naît à Florence le 11 décembre 1475, est ordonné diacre et créé
cardinal à treize ans, et élu pape à trente-sept ans.
Expert en affaires politico-militaires, il lutte contre les Français jusqu’à sa défaite face à
François Ier en 1515, à Marignan. Les relations entre le Vatican et la France sont alors
définies, en 1516, dans le concordat de Bologne, qui met un terme aux velléités de
gallicanisme, c'est-à-dire d'indépendance de l'Église catholique de France à l'égard de Rome.
En contrepartie, le roi de France est investi du pouvoir de nommer les évêques et les
ecclésiastiques de haut rang, même si le pape conserve théoriquement un droit de veto. Cela
explique en partie le fait que François Ier n’optera pas pour la Réforme : il a déjà suffisamment
d’espace vis-à-vis de Rome.
Vaincu militairement par la monarchie française, Léon X fait toutefois de la papauté la force
politique dominante en Italie. C'est sous son pontificat qu’est conclu le Ve concile du Latran
(1517) dont les actes portent, entre autres, sur la ratification du concordat avec la France et sur
l'établissement d'un système de censure des livres.
Cependant, élevé dans l'amour des lettres et des arts — traditionnel chez les Médicis —,
Léon X s’est plutôt rendu célèbre par son rôle de mécène que par ses censures ou son rôle
ecclésiastique : il a dépensé des fortunes pour faire travailler des grands maîtres tels que
Raphaël et Bramante. Dans cette perspective Léon X s'entoure d'amis d'Érasme et paraît
accessible aux idées nouvelles. Il prend ainsi position en 1515 pour Jean Reuchlin, auteur
d'une grammaire de l'hébreu, qui soutenu par les humanistes de l'époque, affrontait
l'Inquisition au sujet du Talmud. C'est dans cette optique que Martin Luther, en août 1518, lui
dédie ses Resolutiones — voire, en 1520, son traité De la liberté du chrétien.
Léon X n’est cependant qu’un rouage dans une lignée papale de la Renaissance dont la
réputation n’est pas surfaite.
Voilà un pape festif et politique qui excommunie un croyant demandant en vain à un pape
réputé humaniste de mettre un terme à un scandale que lui-même nourrit !
Tout espoir n’est pas étouffé pour autant en vue d’une réconciliation œcuménique. Calvin le
dira ainsi :
« Nous ne nions point que les Églises sur lesquelles le pape domine par sa tyrannie, ne
demeurent des Églises, mais nous disons qu'il les a profanées par son impiété, qu'il les a
affligées par sa domination inhumaine, qu'il les a empoisonnées de fausses et méchantes
doctrines, et quasi mises à la mort, au point que Jésus-Christ y est à demi enseveli, l'Évangile
y est étouffé, la chrétienté y est exterminée, le service de Dieu y est presque aboli ; bref, tout y
est si fort troublé, qu'il apparaît plutôt une image de Babylone, que de la sainte cité de Dieu.
Pour conclusion, je dis que ce sont des Églises, premièrement, en tant que Dieu y conserve
miraculeusement les restes de son peuple, bien qu'ils y soient pauvrement dispersés ;
secondement, en tant qu'il y reste quelques marques de l'Église, principalement celles dont la
vertu ne peut être abolie, ni par l'astuce du diable ni par la malice des hommes. Mais parce
que, d'autre part, les marques que nous avons principalement à regarder en cette dispute, en
sont effacées, je dis n'y a point droite apparence d'Église, ni en chaque membre ni en tout le
corps » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, ii, 12).
Luther le réformateur
Martin Luther (né et décédé à Eisleben – 1483-1546) se serait voué à la vie monastique à
Erfurt (Saxe, Allemagne) dès les prémices du mois de juillet 1505. Il explique avoir prié
sainte Anne lors d’un violent orage où il craignait pour sa survie : « Sainte Anne, sauve-moi
et je me ferai moine ! »
Il est effectivement admis dès le 17 juillet 1505 au couvent des augustins d’Erfurt, où il essaie
aussitôt de rechercher la perfection par l’ascèse et diverses mortifications. En même temps, il
continue à étudier la théologie et bientôt commence à l’enseigner : ordonné prêtre en 1507, il
est désigné pour enseigner la philosophie au couvent d’Erfurt.
En 1508, il est envoyé par Johann von Staupitz, vicaire général des augustins d'Allemagne, à
la nouvelle université de Wittenberg, fondée en 1502, pour donner des leçons inaugurales de
philosophie morale. De retour à Erfurt en 1509, il poursuit encore pendant deux ans ses études
de théologie et continue à enseigner. En novembre 1510, délégué par sept monastères
augustins, il se rend à Rome, où il juge sévèrement le clergé romain. Peu de temps après avoir
repris ses activités à Erfurt, il est envoyé de nouveau à Wittenberg pour préparer son doctorat
en théologie qu'il obtient en 1512. Il occupe par la suite la chaire d’enseignement biblique à
Wittenberg, ville où il sera à partir de 1514 également prédicateur. Enseignement, prédication
et recherche personnelle sont alors les trois activités essentielles de Luther. Il resta titulaire de
la chaire de théologie biblique jusqu'à la fin de sa vie.
Luther en vient à admettre que les chrétiens n'obtiennent pas le salut par leurs propres efforts,
mais par le don de la grâce de Dieu qu'ils acceptent par la foi. Cette découverte, faite dans des
circonstances non élucidées, est l’événement crucial de la vie de Luther.
Depuis des siècles, l'Église d'Occident avait instauré le système dit des « indulgences », qui
permettaient, moyennant certaines conditions déterminées par l'Église catholique romaine —
d'abord des actes de piétés (genre pèlerinages, éventuellement militaires / croisades) puis, plus
souvent, des contreparties pécuniaires — de voir les « peines temporelles » des pécheurs
atténuées voire effacées sur terre ou au purgatoire, pour s'assurer une place au paradis.
Les dérives et abus se sont multipliés, s’appuyant jusque sur la théologie et la philosophie du
temps, notamment cet aspect de la philosophie « nominaliste » qui enseigne, à juste titre, que
les mérites des hommes sont incommensurables à la décision divine de les justifier où non.
Idée inquiétante qui reçoit alors son apaisement par le biais du système de la hiérarchie
ecclésiale — dont les indulgences — ; système que la découverte luthérienne de la grâce, dans
la lignée, a-t-on remarqué, des mystiques rhénans (Maître Eckhart, Tauler, Suso), mais au-
delà d’eux, d’Augustin, et surtout de Paul et des Psaumes, rend inutile au plan du salut : la
justification divine se reçoit par la foi seule.
Après la publication de ses thèses contre les indulgences, Luther devient un personnage en
vue, bientôt controversé. On sait que selon la tradition, il aurait cloué ses thèses sur les portes
de l'église du château de Wittenberg, événement cependant attesté par aucun document. Elles
sont en tout cas imprimées à la fin de l’année. Immédiatement traduites en allemand et
largement diffusées, ces thèses suscitent de vives réactions. Défendant sa position au cours de
débats publics à l'université de Wittenberg et dans d'autres villes, Luther fait l'objet d'une
enquête de la curie romaine, qui le condamne le 15 juin 1520 et l’excommunie en janvier
1521.
Mais l’homme n’a qu’un guide pour le salut, c’est la Parole de Dieu, l’Écriture qui le mène au
Christ. Les Saintes Écritures ne peuvent être contredites par les autorités ecclésiales, fût-ce le
pape : le pape est lui aussi soumis à l'autorité de la Bible. La religion, la relation avec Dieu,
est une question personnelle, intime, et non une affaire d’institution ecclésiale, politique, ou
monastique.
La découverte réformatrice de Luther aura dès lors des conséquences significatives sur la
conception de la vocation chrétienne, qui ne sera plus vie de retrait de la Cité à quelque plan
que ce soit. En cela, il est aussi homme de la Renaissance, il condamne la fuite du monde au
profit d’une vie chrétienne terrestre engagée dans le concret — tout en étant fondée dans
l’intériorité (racine de la théologie des « deux règnes »).
Ce qui met en question la supériorité alors admise de la vie monastique. Avec sa formule
« Dein Ruf ist dein Beruf » (ta vocation est ton métier) il fonde l’idée que la vocation de tout
un chacun n’est pas de se retirer mais de s’incarner dans le monde. Cela vaudra désormais non
seulement au plan professionnel ou politique, aussi au plan matrimonial, le célibat devenant
cas particulier et non plus norme. Lui-même épousera, en 1525, Katharina von Bora, une
ancienne nonne, dont il aura six enfants.
Théologie dans la Cité, la réussite et l’expansion de la Réforme seront liées aux circonstances
politiques.
Condamné par l'empereur, Luther sera emmené par son protecteur, le prince électeur Frédéric
de Saxe, et caché au château de la Wartburg. Il y commence à traduire en allemand le
Nouveau Testament, ouvrant la voie au développement de la langue littéraire allemande (sa
traduction allemande de l'Ancien Testament parut en 1532). Des désordres provoqués dans
Wittenberg par certains de ses partisans extrémistes l'obligent à revenir en 1521 dans cette
ville, où il parvint à rétablir la paix civile par une série de sermons.
Car c’est un partisan de l’ordre. Alors qu'il continuait à enseigner et à rédiger ses ouvrages à
Wittenberg, Luther est entraîné dans des controverses suscitées par la « guerre des paysans »
(1524-1526), car les chefs des rebelles avaient justifié leur combat par des arguments tirés de
ses écrits. Luther contestera la validité de leurs positions théologiques, mais apportera son
soutien à la plupart de leurs revendications politiques. Mais lorsque la violence l'emporte, il se
retourne contre les paysans et soutient l'effort des princes pour restaurer l'ordre. Bien qu'il eût
condamné plus tard la politique impitoyable et vengeresse appliquée par les nobles, son
attitude pendant cette guerre — soutien de la répression — lui fera perdre beaucoup d'amis.
Il aura une attitude déplorable concernant les juifs. Un point où il n’a pas été du tout
réformateur ! Il a 9 ans lors de l’expulsion des juifs d’Espagne, par les grands-parents de
Charles Quint (qui est petit-fils maternel des rois catholiques de l’expulsion) devant qui il
comparaîtra. Manifestement l’événement n’a pas marqué les chrétiens d’Europe : 1492, date
où le cardinal de Médicis (futur Léon X) participe au conclave qui voit élire un de ses
prédécesseurs. Un conclave qui s’est peu ému (pour ne pas dire réjoui) de l’expulsion ! Luther
évolue dans ce monde-là. On attend surtout des juifs leur conversion à l’Église. Dans cet
esprit, Luther produit dans un premier temps des textes qui sont inhabituellement favorables
aux juifs, comme « Que Jésus-Christ est né juif ». Les juifs eux-mêmes portent alors sur la
Réforme un regard favorable, mais qui ne va pas jusqu’à un projet de conversion ! Ce dont,
semble-t-il, Luther aurait conçu un fort dépit qui ne serait pas pour rien dans son retour vers
l’attitude générale d’alors, cela jusqu’à produire un épouvantable pamphlet, qui reste jusqu’à
présent une tache insoutenable sur sa mémoire.
Bien que spontanément conservateur, et ne voulant pas qu'on se réclame du nom de luthérien
mais de celui de chrétien, Luther est condamné à faire évoluer l’Église, dans un sens qui
l’éloignera de plus en plus des traditions romaines. Il faut aussi la doter d’outils
pédagogiques. Sa doctrine théologique est ébauchée dans ses « trois grands écrits
réformateurs » publiés en 1520, À la noblesse chrétienne de la nation allemande, De la
captivité de Babylone de l'Église, De la liberté du chrétien et dans Du serf arbitre (1525),
Luther. En 1529, il publie le Petit Catéchisme, à l’usage du peuple, et le Grand Catéchisme,
destiné aux pasteurs.
Sa théologie est fondée sur l'étude du Nouveau Testament et des Psaumes et est fortement
marquée par l'influence de saint Augustin ; elle ne s'apparente pas aux grands systèmes
théologiques qui s'étendent sur toutes les questions relatives à la foi.
Quelques notions :
Loi et Évangile
Pour Luther Dieu agit sur les êtres humains de deux manières, par la Loi et par l’Évangile. La
Loi représente les exigences de Dieu telles qu’elles sont exprimées notamment dans les dix
commandements et les règles morales. Tous les êtres humains, indépendamment de leurs
convictions religieuses, ont accès à la Loi de par leur conscience et les traditions éthiques de
leur culture, bien que l’interprétation qu’ils en donnent soit toujours déformée par le péché.
La Loi a deux fonctions essentielles — 1) politique et 2) pédagogique. 1) Elle permet aux
êtres humains de maintenir l’ordre dans leur monde, leurs communautés et leurs propres vies
malgré la distance qui les sépare de Dieu, du monde, de leurs voisins et d’eux-mêmes à cause
du péché originel. 2) En outre, la Loi permet aux hommes de se rendre compte du besoin
d’obtenir le pardon de leurs péchés, ce qui les conduit au Christ. Dieu agit sur les hommes à
travers l’Évangile (« bonne nouvelle »), qui annonce que Dieu a offert son Fils pour le salut
de l’humanité. Contrairement à la Loi, cette proclamation d’un don de Dieu ne demande rien
d’autre que l’acceptation de la part de l’individu. La théologie s’était trompée en confondant
la Loi et l’Évangile (l’exigence de Dieu et le don de Dieu) en induisant ainsi que les hommes
peuvent mériter ce qui ne peut être que le don inconditionnel de la grâce de Dieu.
Le péché
Pour Luther, les chrétiens, tant qu'ils vivent sur cette terre, sont à la fois justes et pécheurs
(simul iustus et peccator). Ils sont justes en ce qu’ils font confiance à la grâce de Dieu et non
pas à leurs œuvres. Cependant, le péché est présent dans l'Église aussi bien que dans le
monde, par conséquent un juste, un saint, n'est pas un modèle de morale mais un pécheur qui
accepte la grâce de Dieu. Le citoyen le plus respecté et le criminel occasionnel ont tous les
deux besoin du pardon de Dieu.
La théologie de la croix
Pour Luther, la théologie chrétienne est une théologie de la croix plutôt qu'une théologie de la
gloire. Les êtres humains ne peuvent appréhender Dieu par la philosophie ou l'éthique ; ils
doivent accepter qu'ils ne puissent connaître Dieu que s'il décide de se faire connaître. Luther
affirme ainsi (cf. 1 Co 1 & 2) que Dieu révèle sa sagesse dans les propos confus de la
prédication, son pouvoir à travers la souffrance et le secret du sens de la vie par la mort du
Christ sur la croix.
(Cf. http://fr.encarta.msn.com/encyclopedia_761570003/Luther_Martin.html ;
http://fr.wikipedia.org/wiki/Lutheranisme ; http://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Luther)
On peut aborder la question des relations de l'Évangile et de la Loi par plusieurs biais : en
premier lieu ce biais classique, celui de la relation entre les deux Testaments dont l'un
enseignerait la Loi et l'autre l'Évangile. Approche commode, qui a même valu aux écrits
apostoliques le titre global d'Évangile, entendu dès lors comme le Nouveau Testament, celui
de la grâce, opposé à ce qu'en contrepartie on intitule de façon plus ou moins consciemment
péjorative l'Ancien Testament, document perçu à terme comme dépassé et affreusement
légaliste, tatillon et vengeur.
Avec un peu d'attention, on s'accordera à reconnaître les limites de cette approche par laquelle
on en vient à plus ou moins long terme à faire du Nouveau Testament une loi alternative à
l'ancienne, nouvelle loi dite loi de charité, fût-ce au prix d'une distorsion totale de ce que
Thomas d'Aquin donnait sous un vocabulaire similaire. C'est de cette façon qu'en toute bonne
foi, on annexe à l'Évangile les préceptes de la Torah que l'on juge positifs, comme celui du
Lévitique "tu aimeras ton prochain comme toi-même". Malgré ses limites cette approche porte
peut-être toutefois des éléments incontournables, du moins en ce qu'elle pose la question de la
relation des deux Testaments :
Il est une seconde approche, le plus souvent évoquée bien sûr dans le cadre de la comparaison
de Luther et de Calvin. C'est cette approche qui met en jeu la fameuse distinction entre les
trois usages de la Loi : politique/pédagogique/normatif. On typifie sur cette base la différence
de Luther et de Calvin en remarquant que le premier Réformateur privilégie l'usage
pédagogique de la Loi, là où le second s'efforce de prendre largement en compte l'usage
normatif. Quant à cet aspect du débat, on laisse globalement de côté la question de l'usage
politique, dans un accord tacite sur l'idée que les approches respectives des deux
Réformateurs concernant cet usage-là de la Loi sont à peu près similaires. La question que je
me propose de poser est de savoir si on ne creuse pas de cette façon une sorte de fossé entre
l'usage politique d'une part et d'autre part l'usage pédagogique, plus éventuellement l'usage
normatif. Cela à l'appui d'une distinction parallèle entre vie intérieure d'une part et
responsabilité politique et historique de l'autre. Ce qui correspond à la distinction entre les
deux Règnes, spirituel et temporel (selon cette théorie souvent attribuée à Luther et qui veut,
schématiquement, qu'il y ait un règne extérieur, celui de l'État, bien distinct de celui de
l'Église, concernant les âmes). Ce faisant, peut-être aborde-t-on le problème par le biais d'un
présupposé plus luthérien que calviniste. Et ainsi la répartition duale entre extérieur/intérieur,
temporel/spirituel, tend à se superposer à usage politique d'un côté, étranger à la question du
salut, et usage pédagogique de l'autre, relatif (indirectement) au salut, auquel se surajoute,
côté calviniste, un usage normatif dès lors mis en relatif déséquilibre. La position calviniste,
lue depuis ce point de départ dual en devient plus difficile à comprendre.
Je précise que par le terme "luthérien", j'entends ici la position qui consiste globalement à ne
reconnaître que deux usages de la Loi. Cela dit, je ne me prononcerai pas quant à savoir si ce
point de vue serait celui de Luther lui-même. Des auteurs sérieux admettent chez Luther un
troisième usage [1]. Il reste toutefois, quel qu'ait été le point de vue effectif de Luther, que l'on
ne peut pas non plus ignorer les sources qui plongent chez le Réformateur lui-même à partir
desquelles s'est développé le point de vue dual. On verra ce qui distingue ici Luther et Calvin.
Prenons le Traité de la liberté chrétienne de Martin Luther [3]. On y trouve d'entrée cette
affirmation d'un Luther entendant en venir, dit-il, "à la racine" des choses : "la nature de
l'homme est double, écrit le Réformateur : elle est spirituelle et corporelle. À considérer sa
nature spirituelle - ce qu'on appelle l'âme - on parle de l'homme spirituel, ou intérieur, ou
nouveau. À considérer sa nature corporelle - qu'on appelle la chair - on parle de l'homme
charnel, ou extérieur, ou ancien."
Et Luther de s'appuyer sur Paul : "C'est ce que veut exprimer l'Apôtre, poursuit-il : 'Alors que
notre homme extérieur se corrompt, [...] l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour' (2 Co
4:16)".
Ce texte me semble exprimer au mieux ce que Luther comme Calvin considèrent comme
l'enseignement central de Foi chrétienne, à savoir la justification par la foi seule, et ses
implications. Cela dit, arrivant à ces propos donnés par Luther comme décisifs, au début du
Traité, on peut éprouver un trouble devant ce qui peut sembler être une énormité
anthropologique, que l'on attribuerait par exemple à ce qui serait une dette de Luther aux
façons de voir de son époque.
À moins que Luther n'ait été conscient de ce qui aurait été un présupposé commun certes,
mais sans grande importance pour la suite de sa théologie. Mais Luther tout de même,
présente lui-même cette distinction comme élément fondamental de la méthodologie qui sera
la sienne dans son traitement de la doctrine de la liberté chrétienne [4].
Et en effet dans le développement des deux propositions de base du Traité, "le chrétien est
l'homme le plus libre ; maître de toutes choses il n'est assujetti à personne". Et "l'homme
chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous" ; la
servitude, du corps. La liberté chrétienne selon Luther est donc avant tout liberté
Si nous prenons maintenant le traité De la liberté chrétienne de Calvin, à savoir le ch. XIX du
livre III de l'Institution de la religion chrétienne [5], nous trouvons une approche différente,
en tout cas sur ce point, d'un Calvin qui s'inspire pourtant manifestement de l'enseignement
luthérien. Ici on passe du registre âme-corps à celui du rapport de la justification et des
relations humaines, ce qui bouleverse la structure de son Traité par rapport à celui de Luther.
Inspiré certes par Luther, Calvin va jusqu'à reprendre, en fin de Traité pour sa part [6], la
distinction du spirituel et du temporel, qu'il ne néglige donc pas. Mais là où Luther parlait de
double nature, Calvin écrit "double régime". Il parle aussi de "vie de l'âme", à laquelle
appartient le premier régime, par lequel "la conscience est instruite et enseignée des choses de
Dieu" [7]. Mais pour le second régime, il n'est plus question de corps, ni même de vieil
homme, mais de régime "politique ou civil, par lequel, dit-il, l'homme est appris des offices
d'humanité et civilité qu'il faut garder entre les hommes" - il parle aussi de "constitu[tion de]
certaines lois", ou de "mœurs extérieures". Ce faisant Calvin ne s'oppose point à Luther, le
rejoignant même largement, jusqu'en ce qui concerne les deux Règnes. L'approche n'en est
pas moins assez différente, la distinction entre les deux domaines y étant sans doute moins
portée à devenir séparation.
Arrêtons-nous donc au lien entre les approches respectives des deux théologiens protestants
concernant notre problème; et à leur rapport à l'Écriture, concernant notamment la question
des deux Testaments. On sait en effet que les deux Réformateurs n'ont pas exactement la
même conception des relations entre les deux Testaments ; ce qui, parallèlement, concerne la
relation entre les réalités historiques et politiques et la vie spirituelle personnelle. On sait aussi
que Luther a la réputation d'être moins attaché à la lettre de l'Écriture, et donc à son sens
historique, que Calvin ; schématiquement d'être plus volontiers porté à privilégier
exclusivement un sens dit spirituel, ne serait-ce qu'en revendiquant l'usage d'un "canon dans le
canon", à savoir justement l'affirmation de l'Évangile du salut par la foi [8].
Tout cela n'est pas indifférent quand dans l'Écriture, dans l'Histoire biblique, cet Évangile, le
salut, précisément, au sens où à la suite des Réformateurs nous l'entendons couramment, est
une notion transposée d'une autre notion : la délivrance du peuple exilé par rapport à son exil
historique. Cette notion connote à la fois l'idée de paix civile, espérée, et celle de déplacement
géographique - cela dans le fameux retour d'exil qui est devenu le repentir ou la conversion.
Le salut est donc historiquement d'abord une notion politique outre la perception que l'on peut
avoir du fondement spirituel, à travers le renouvellement de la relation avec Dieu, de ce salut
politique. Du même coup la dimension politique s'inscrit nettement dans la perspective
eschatologique, où par le biais de l'apocalyptique, le temporel tend à s'assumer dans le
spirituel. La foi est ainsi dotée d'une forte composante d'espérance (cf. Hé 11). C'est là
l'arrière-fond biblique d'un salut qui dans le christianisme a tendu à devenir de plus en plus
nettement la rédemption spirituelle d'âmes exilées dans le péché et la culpabilité - dans
l'histoire. C'est ainsi qu'on a souvent largement perdu de vue la dimension historique et
politique du salut, et en parallèle sa dimension relationnelle, la question de l'espérance du
rétablissement par le don de Dieu, de relations justes entre les êtres humains et de la
constitution d'une Cité empreinte de justice, ce qui n'exclut pas, mais requiert la dimension de
l'intervention transcendante.
Mais si pourtant, comme cela apparaît dans l'histoire biblique, le salut est perçu comme
comportant cet aspect, dès lors il suppose l'énonciation d'une loi par laquelle se structure dans
l'espérance, cette justice dans les relations humaines au sens le plus étendu, cette justice dans
la Cité. C'est ainsi que le premier grand salut historique relaté par les Écritures, à savoir
l'Exode d'Égypte, est donné dans une loi, "civile et politique", par laquelle "l'homme est
appris des offices d'humanité et civilité qu'il faut garder entre les hommes", pour le dire
comme Calvin.
Mais du même coup, on accède, par un autre biais que celui de la seule âme, au cœur même
de l'Évangile de la grâce de Dieu. Du même coup en effet, nous est présenté ce qui s'apparente
à une sorte de "risque de Dieu" quant à l'homme, à mettre en parallèle avec ce que
l'Incarnation du Christ nous dévoile de Dieu, et en relation analogique avec ce que Paul fait
procéder le salut de la foi du Christ. Car ainsi, le don de la Loi est Évangile : le don de la Loi
est Parole adressée par Dieu, parole adressée comme don de la liberté. La Loi se source dans
cette parole de Dieu, reçue dans une Alliance avec un peuple en voie de constitution. Ainsi
déjà pour Abraham, la parole de la libération - la Bonne Nouvelle de l'Évangile peut-on dire -
est donnée comme Loi : "quitte ton pays..." (Gn 12:1). L'Évangile pour Abraham est dans ce
déplacement-même. Comme pour le peuple de l'Exode, pour lequel le premier moment du
don de la Loi est l'ordre de la sortie d'Égypte, la Loi le met en marche et par là, le libère. Et
ainsi, d'emblée relationnel, ne relevant pas de la seule vie intérieure, ce salut concerne, et
l'Exode le signifie largement, aussi la vie communautaire. Tout comme en Abraham se posait
le point de départ, l'Alliance, de la constitution d'une communauté.
sors !" (Jn 11:43). Ici le salut spirituel fait écho direct à la promesse de la rédemption depuis
l'exil babylonien du peuple qui se perçoit comme un ramassis d'ossements desséchés (Ez
37:11-14 ; cf. Ez 36:27). Il s'inscrit de même dans le relationnel.
La méthodologie en question est en effet liée à la revendication d'une rupture radicale opérée
par l'Évangile. La rupture évangélique n'est bien sûr pas sans incidences sur la façon de
concevoir la question de la continuité entre l'avant et l'après de la venue du Christ.
Il est connu que sur ce plan Calvin inscrit plus nettement la venue du Christ dans la continuité
d'une Alliance traitée avec Abraham et qui se poursuit à travers les modalités cérémonielles
qui se succèdent sans changer la substance de l'Alliance [9].
C'est dire que le donné politique, consubstantiel à la dimension collective de l'Alliance, n'est
sous aucun angle évacué dans le tournant évangélique.
Mais comme en ce qui concerne les dispositions cérémonielles auxquelles il advient d'être
modifiées pour des raisons qui s'apparentent finalement à la contingence des temps et
coutumes locales, de même les dispositions politico-juridiques pourront varier dans leurs
modalités sans que le fond moral essentiel en soit relativisé.
Ce fond moral, il faut le remarquer, n'est pas sans analogie avec une certaine Loi naturelle,
que les calvinistes puritains en viendront d'une certaine façon à remettre en honneur. Il ne faut
pas se leurrer toutefois sur le fait que la Loi naturelle en question, lorsqu'elle est décelée,
s'avère n'être pas sans lien avec le fruit d'une méditation de la Torah. En cela peut-être
retrouverait-on Paul en appelant à l'enseignement de la nature, pour inviter à des conceptions
morales proches de la Torah, là où la Loi naturelle de ses contemporains stoïciens donnait des
préceptes qui en étaient parfois plus éloignés. La rencontre n'en est pas moins réelle. C'est
qu'au fond la Loi naturelle est ce que dans le monde de la chute, la conscience perçoit encore
dans la nature, qui est Création de la Parole de Dieu, Parole qui retentit à nouveau dans la Loi
libératrice et se dévoile dans le Christ. C'est donc une vertu créatrice, expression de la vie de
Dieu, qui est communiquée dans un Évangile donné comme possibilité de relations humaines,
possibilité et création de l'espace de ces relations.
On demeure après le Christ comme avant, dans un recours analogique aux dispositions
politico-juridiques de la Torah ; avec en fond substantiel commun, la revendication de la
justice. Mais donc pour un usage normatif de la loi qui structure l'espace des relations
humaines, reprise analogique de la Torah. Usage normatif en calvinisme plus précisément car
il ne s'agit plus d'une simple remise aux princes de la responsabilité de l'ordre, mais encore de
la promotion de relations justes en vue de la restitution au prochain du respect, politique, de
son intégrité physique, morale, intellectuelle, et des conditions de cette intégrité : espace
suffisant, matériel et spirituel, de liberté. Or cela relève pleinement de la question de la
sanctification, comme exercice concret de la charité, de l'amour. Si la sanctification en effet
relève, selon le sens du mot, du sacerdoce, et donc du rétablissement de la relation avec Dieu,
au sens où Luther rappelle que la foi seule accomplit le premier commandement, relatif à
l'amour de Dieu [10] - et si le premier commandement est indissociable du second qui lui est
semblable, relatif à l'amour du prochain - alors la sanctification ne se cantonne pas à la vie
intérieure ; l'union mystique implique aussi la vie relationnelle. Ainsi s'explique pourquoi
Calvin considère le troisième usage de la Loi comme le principal : les relations humaines se
vivent dans le cadre de structures politiques, équivalent horizontal des dispositions
cérémonielles quant au plan vertical, et adaptables aussi quant aux temps et aux lieux, comme
autant d'échos analogiques à la Loi divine - par laquelle Dieu lui-même n'est pas sans Loi.
Il n'est pas jusqu'aux constitutions modernes où l'on ne trouve cette reprise analogique d'une
loi de toute façon reçue comme sourcée transcendentalement, au-delà des raisons par
lesquelles on en expliquera telle ou telle disposition. L'analogie avec la Loi divine éclate dans
les limites de ces raisons. Prenons un exemple simple dans le code de la route : si l'on prétend
discuter des raisons pour lesquelles on s'arrête au feu rouge et on passe au feu vert, on
désagrège les possibilités de la vie de la Cité. Au-delà de la symbolique des couleurs que l'on
pourra tenter d'avancer, on buttera sur un accord, un Covenant, pour employer le vocabulaire
puritain, sans raison autre que cet accord, cette Alliance.
Ce faisant, jusque dans les temps modernes, la méditation de la Loi biblique est à même de
devenir un élément de critique, de contrôle, contre l'établissement de lois scélérates. Le risque
inverse existe aussi, qui consiste à ne pas suffisamment être au fait que la relation à la Loi
biblique ou à tel de ses équivalents ecclésiaux ou autre, ne saurait être qu'analogique. Ce
risque inverse est l'intégrisme.
Analogie donc, avec la Loi divine. Ainsi en calvinisme la notion de justice tendra à ne pas se
limiter, dans un domaine spirituel, à la déclaration divine prononcée sur le pécheur, et la
notion de liberté tendra à dépasser la stricte liberté intérieure.
Et si le risque s'avèrera bien sûr exister, on n'en est pas pour autant nécessairement sur la
pente d'un légalisme étouffant. L'usage normatif d'une loi politique, visant à régler les
questions relationnelles ne concerne pas avant tout un auto-polissement visant à s'assurer des
effets de la justification qui demeure indépassable. On a vu que Calvin revendique les deux
régimes - plutôt que natures -, intériorité et extériorité.
On se trouve simplement aux prises avec une relation analogique avec le don de la Loi,
exprimé comme exemple premier dans l'événement mosaïque ; ce qui permet d'ailleurs d'y
Luther, lui, entend s'attacher essentiellement à cette promotion, au risque de la voir se réfugier
dans le seul homme intérieur ou dans des conventicules, ecclesiolae in ecclesia, face à des
princes chargés de la responsabilité de la structuration des choses extérieures et politiques -
étrangères au salut. La dimension relationnelle et politique du salut n'est cependant pas exclue
chez Luther, ne serait-ce que parce qu'il est resté pédobaptiste - sans oublier le fait que l'usage
pédagogique suppose une prise au sérieux de la Loi qui a tout d'un troisième usage, ce que
Luther n'ignorait sans doute pas. Mais alors la priorité de son combat pour le sola fide, lui
faisant craindre légitimement tous les retours de mérites, expliquerait peut-être sa prudence
concernant l'énonciation explicite de ce troisième usage.
La prise en compte de cette dimension politique est, quoiqu'il en soit, plus explicitement le
fait de Calvin. C'est là pourquoi on a pu dire que la tradition calviniste avait plus largement
contribué à la promotion de la démocratie : l'alternative calviniste donnait la Loi comme
relevant de la responsabilité de chacun, en tant qu'une façon de condition de l'Évangile,
suscitant à terme - et pour le dire dans le vocabulaire courant - une sorte de "christianisme
citoyen".
Et ne le perdons pas de vue, ce développement de la Loi sous son angle politique, concerne
donc l'usage normatif, se développant en vertus, selon ce terme qui revient à la mode. Et dès
lors est concerné l'usage pédagogique, dans la mesure du moins où la vertu est poursuivie
sérieusement. Puisque dans cette mesure, elle ne saurait être le moyen d'une quelconque auto-
satisfaction, mais entend promouvoir l'espace de liberté que requiert la vie en société d'êtres
limités et rencontrant leurs limites dans les relations à l'autre.
Si cette approche permet de mieux situer le propos calviniste par rapport à son héritage
luthérien, on peut en déceler que le calvinisme vise à reposer la protestation luthérienne dans
le cadre social, celui de la vie communautaire. Ce faisant on retrouve une dimension
importante des racines bibliques et historiques de l'événement du salut.
Le fameux troisième usage, normatif, de la Loi, ne doit ainsi pas être perçu comme un sur-
ajout payant, sorte de remboursement du crédit de l'Évangile de la justification gratuite.
Devant cette difficulté à l'assumer que manifeste un protestantisme qui en hérite pourtant
largement - couplée par-dessus le marché à un légalisme latent, - devant cette velléité de tuer
en lui le père, - peut-être faut-il se demander si l'on n'est pas aux prises avec une sorte de
signe de la présence diffuse de quelque refoulé infantile.
_________________________________________
[1] Cf. Gerhard EBELING in Wort und Glaube, Tübingen, Mohr, 1969.
[2] A ce propos, il n’est pas indifférent de savoir que Calvin appelle l’usage pédagogique “1er usage”, et l’usage
politique “2e usage”, plutôt que l’inverse, ordre inverse à celui que j’utilisera ici par commodité conformément à
l’habitude : 1er usage : politique, 2e usage : pédagogique, 3e usage : normatif.
[3] In Œuvres, t.II, Genève, Labor et Fides, p.275-306.
[4] Et en effet le De homine, où Luther présente une anthropologie élaborée, confirme que cette dualité du traité
De la liberté chrétienne a valeur tout de même largement méthodologique.
[5] Aix, Kerygma / Fontenay-sous-Bois, Farel, p. 301-318.
[6] IRC, op. cit., III, xix, 15.
[7] On sait par ailleurs que Calvin tient à maintenir la doctrine de l’immortalité de l’âme, s’opposant dans son
traité sur la Psychopannychie à un “mortalisme” de l’âme avancé par certains “anabaptistes”, mortalisme qui
semble avoir tenté Luther sur le tard ; or le mortalisme est perçu aujourd’hui comme s’opposant à ce qui serait
dans l’immortalisme, reliquat de platonisme ! Comme quoi les choses sont loin d’être simples.
[8] Car naturellement, parlant de “sens spirituel”, il n’est pas question de reprise des développements
allégorisants du Moyen-Age : Luther vivait aussi au temps de la Renaissance.
[9] Un biographe de Calvin, Bernard Cottret (Calvin, biographie, éd. Lattès) le dit de la façon suivante, pensant
au "respect [de Calvin] pour le judaïsme. Calvin, dit-il, est un homme de Loi, et il refuse la supériorité du
christianisme sur la Torah. Pour lui, le Christ est un réformateur du judaïsme" (Le point n°1219, 27.1.96, p.76).
[10] LUTHER, op. cit., p.283.
[11] Bernard Cottret, le biographe de Calvin déjà cité, le remarque en ces termes : "beaucoup de protestants
actuels sont un peu gênés quand on leur parle de Calvin. J'ai même dû convaincre un pasteur de mes amis qu'il
était peut-être calviniste sans le savoir" (Le point, ibid.).
John Wesley est généralement perçu comme étant, parmi les hérauts de la foi évangélique, le
témoin privilégié du libre-arbitre et de la possibilité de la sanctification totale dès ici-bas.
La conversion
Au cœur de son cheminement religieux, Wesley place donc lui-même l'événement qu'il date
précisément de mai 1738 :
"à neuf heures moins le quart environ, tandis qu'on lisait le passage où Luther décrit la
transformation que Dieu produit dans le cœur qui croit en Christ, je sentis mon cœur
se réchauffer étrangement. Je sentis que je me confiais en Christ seul, pour mon salut.
Je reçus l'assurance qu'il m'avait purifié de mes péchés, de tous mes péchés et qu'il
m'avait sauvé de la loi du péché et de la mort400".
A son propre témoignage, ce moment marque une rupture décisive de son évolution.
L'arrière-plan
399
Que l'on se rassure, il ne s'agit pas de reprendre la thèse polémique d'un crypto-catholicisme de Wesley.
Cf. http://www.cmft.ch/arminianisme_wesleyen_-_article_f.php
400
The journal of John Wesley, éd. Chicago, Moody Press, s.d. Les extraits sont cités selon la traduction de W.
H. GUITON, Wesley d'après son journal, extraits classifiés et traduits, Bruxelles-Paris, Publication méthodistes,
s.d., p. 16.
Auparavant, en effet, depuis l'enfance de Wesley, sa religion, assez loin de ce qu'il vient de
vivre, est celle de la synthèse anglicane d'alors : synthèse de ritualisme, de légalisme teinté de
mystique, et d'un certain humanisme :
Il a "été élevé dans la conviction que l'on ne peut être sauvé que par l'observance
rigoureuse de tous les commandements... de sorte," dit-il, "qu'en vérité j'ignorais
autant la vraie signification de la Loi que celle de l'Evangile de Christ401".
Après que son adolescence l'ait vu tiédir face à ses exigences et déboucher sur un mol
ritualisme, il est incité par son père à entrer dans le ministère, tandis qu'il est "au même
moment,... poussé à lire l'Imitation de Thomas a Kempis" qui l'amène à comprendre que la
vraie pratique religieuse requiert l'intériorité402. Les Règles et Exercices pour vivre et mourir
saintement de Jérémie Taylor, ainsi que le Traité pratique de perfection chrétienne de
William Law, l'encouragent dans cette voie, et il acquiert la persuasion qu'il se rendra
agréable à Dieu par son désir sincère de se conformer intérieurement à sa Loi. Il se met à la
pratique des oeuvres sociales et au service du prochain, en persévérant fidèlement dans
l'observance du rituel de l'Eglise, cherchant "à combiner le mysticisme de Law avec ses goûts
personnels pour le traditionalisme de la Haute-Eglise403". Le légalisme de Wesley s'est alors
approfondi, intériorisé.
C'est au cours de son voyage vers les Amériques où il est parti en mission, qu'il rencontre les
Frères moraves qui lui prêchent la doctrine de la justification par la foi, à laquelle il est peu
perméable, comme - selon ce que rapporte le Morave Pierre Boehler écrivant à Zinzendorf au
sujet de Wesley - tous les Anglais d'alors404. C'est qu'on avait toujours enseigné à Wesley de
"ne pas admettre l'enseignement biblique à ce sujet et à appeler 'Presbytériens' tous ceux qui y
croyaient405".
L'Eglise anglicane, depuis la Réforme, oscillait, comme il est connu406, entre ses différents
courants, entendant heurter le moins possible chacun des partis assimilables. Elle excluait les
extrémistes de tous bords, et s'efforçait de rester sur une sorte de statu quo, refusant le
"papisme" comme l'"anti-ritualisme" puritain. Dans cette même perspective, elle s'était gardée
d'adhérer à la déclaration de foi de Dordrecht sur la grâce souveraine.
Cette tradition était celle de Wesley : ritualiste tout en stigmatisant le "papisme"407 ; proche
des puritains, par l'héritage parental comme par sa recherche de sainteté, tout en s'étonnant de
certaines de leurs attitudes, notamment anti-ritualistes408. Fidèle à l'Eglise d'Angleterre, il
401
Journal, trad. GUITON, op. cit., p. 8.
402
Ibid., p. 9.
403
Cf. M. LELIEVRE, La théologie de Wesley, Paris, Publication de l'Eglise méthodiste, 1924, p. 24, qui précise
que le dédain de Law pour les formes religieuses éloignera Wesley de celui-ci.
404
Cf. ibid., p. 32.
405
Journal, trad. GUITON, p. 14.
406
Cf. Ch. BASTIDE, L'anglicanisme, Paris, Fishbacher, s.d. ; et E. G. LEONARD, Histoire générale du
protestantisme, Paris, P.U.F., 1961-1964, vol. II, p. 24 sq., p. 247 sq.
407
Journal, trad. GUITON, p. 69.
408
Ibid., p. 33.
s'abstient avec elle de faire sien le calvinisme de Dordrecht. Sa fidélité apparaît jusque dans
ses options politiques, qui resteront conservatrices409 au moment même de ses actions sociales
les plus vigoureuses.
La synthèse de ces diverses spiritualités est vécue par l'Eglise dans une sorte d'humanisme qui
s'accorde volontiers avec les courants néo-catholiques410, produisant dans un premier temps le
fameux "comprehensiveness and intolerance" - pluralisme à l'intérieur de la structure,
exclusion des dissidents...
Après la lassitude des querelles, on en est venu à un plus franc latitudinarisme, qui au XVIIIe
siècle n'est pas sans déboucher sur quelques "relâchements" - dont on sait qu'ils réjouissent
Voltaire, mais qui désolent Wesley ; il s'emploie à s'y opposer411. Partageant la modération de
son Eglise412, il n'en aspire pas moins avec ardeur à la sainteté, selon son héritage puritain, à
une époque où ce puritanisme glisse facilement vers "la théologie des mérites"413.
La religion que produisait alors ce complexe chez les plus ardents, était celle de Wesley au
début de sa vie de piété : une poursuite exigeante de sainteté dans une obtue cécité à la
certitude évangélique de la justification par la foi, ainsi qu'en témoignait Boehler. C'est ce
Wesley, fils fidèle, et par là-même exigeant, de l'Eglise d'Angleterre, qui acquiert, le 24 mai
1738 vers les neuf heures moins le quart, la conviction de la justification par la foi.
L'évangile auquel Wesley se rend ce jour-là est celui de la justification par la foi seule, selon
l'enseignement de Paul tel que l'a mis en lumière Martin Luther deux siècles auparavant.
Un tel évangile se trouve en radicale contradiction avec le vécu antécédent de Wesley, comme
celui-ci ne s'y trompe pas. Une telle contradiction ne touche pas seulement le vécu religieux,
mais les racines mêmes de la théologie. Religion des oeuvres ou religion de la foi seule,
religion de la capacité humaine à se rendre digne de la faveur de Dieu, ou au contraire de la
stricte incapacité - et, au cœur de ce dilemne, religion du libre-arbitre ou religion du "serf-
arbitre", selon l'expression que Luther emprunte au Contra Julianum d'Augustin (II, viii, 23).
La nature centrale de ce dilemne est ce qu'avait bien compris Erasme, qui par son De libero
arbitrio entendait atteindre le cœur du luthéranisme : l'affirmation de la "corruption totale" du
sujet humain, qui le rend incapable de faire quoi que ce soit pour son salut. Luther ne s'y
trompe d'ailleurs pas non plus, écrivant à Erasme au début de sa réponse, De servo arbitrio :
"Toi, au moins, tu ne me fatigues pas avec des chicanes à côté sur la papauté, le
purgatoire, les indulgences, et autres niaiseries qui leur servent à me harceler. Seul, tu
as saisi le nœud, tu as mordu à la gorge.414"
409
Ibid., p. 66.
410
Cf. BASTIDE, op. cit., p. 47-48.
411
Cf LELIEVRE, Wesley, sa vie..., op. cit., p. 15-16.
412
Cf. par ex. LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 179.
413
Cf. LEONARD, op. cit., vol. II, p. 255.
414
M. LUTHER, De servo arbitrio, cit. par LEONARD, op. cit., vol. I, p. 121. Cf. éd. et trad. complète : M.
LUTHER, Du serf arbitre, Œuvres, vol. V, Genève, Labor et Fides, 1958.
En cela, Luther ne fait que suivre Paul qui établissait la réalité du "serf-arbitre" - "captivité au
péché" - pour affirmer la justification par la foi seule (cf. Ro 7: 14, 25 ; cf. en parallèle, Jean).
L'idée érasmienne selon laquelle nous aurions libre-arbitre pour succomber au mal ou
accomplir le bien est sous-tendue par un optimisme - c'est cela que décèle Luther, - tel qu'il
nous laisserait espérer en nous-mêmes, en une capacité qui serait nôtre et qui nous permettrait
d'accomplir les bonnes oeuvres par lesquelles on concevrait l'espérance de parvenir à se
justifier devant Dieu. C'est là pourquoi Luther y perçoit le cœur de l'opposition à la Réforme :
le "serf-arbitre", la "captivité au péché" de notre mauvaise volonté, ne nous laisse d'espoir que
dans la bonne nouvelle de la libération gratuite, indépendamment de tout mérite.
Pour ce qui est de la justification par la foi seule, suite à son expérience de 1738, Wesley y est
fermement attaché, disant même en des termes très proches de ceux de Luther que les "erreurs
de Rome... tombent toutes ensemble quand cette doctrine est établie"415. On pourrait même se
demander dans quelle mesure il n'inclut pas Erasme quand il dit que "l'Adversaire... mit en jeu
tous ses artifices de mensonge et de calomnie, pour effrayer Martin Luther et l'empêcher de
faire revivre cette doctrine"416.
Mais, on le sait, aussi loin qu'il aille, Wesley ne suit pas Luther dans le corollaire du sola fide
- par la foi seule - qu'est le "serf-arbitre" avec la doctrine de la prédestination qu'il implique.
"je me rendis compte," écrit-il dans son journal, "que mon manque de joie intérieure
était dû, en partie, au manque de temps consacré à la prière...417"
La façon dont il va répondre à ce trouble marque déjà la dualité qui est au cœur de sa piété,
entre sa nouvelle foi évangélique et son héritage religieux antérieur.
La prise de conscience qui est en son doute correspond à cette réalité qui veut que, pour le
dire comme Luther, le chrétien soit à la fois juste - en Christ - et pécheur - en lui-même -
simul justus et peccator. C'est la douloureuse réalité de cette persistance du péché qui, très
vite, a frappé Wesley, comme tout nouveau venu à la conviction de la justice de la seule foi.
Et c'est cette même réalité, et la nécessité de la confronter, en laquelle se fonde un troisième
membre de phrase de la formule luthérienne : et repentant - simul justus et peccator et
paenitens. C'est le repentir qui est l'expression de la lutte constante qui vise à réduire l'abîme
sans fond qui marque la séparation entre le fait d'être à la fois juste en Jésus-Christ et encore
pécheur en soi-même.
Bien que cela ne remette pas, chez lui, en question le cœur de la théologie évangélique de la
justification par la foi seule, et même la certitude de la captivité au péché ! (certitude au moins
intuitive) puisque cette exigence du repentir demeure..., c'est cependant par là, face à la
douleur de la persistance du péché, que Wesley introduit au sein de la tradition de la Réforme,
son originalité théologique : tout en demeurant dans la justice de la foi selon son expérience
415
LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 41.
416
Ibid., p. 41-42.
417
Journal, trad. GUITON, p. 19-20. On est le samedi 27 mai 1738.
Wesley conserve du luthéranisme sa justice dans la foi seule, mais ne se sépare pas, pour ce
qui est de la sanctification, de son ancienne conception de l'ascèse, celle de l'époque du "club
des méthodistes" - exigence perfectionniste de sainteté empruntant à l'anglo-catholicisme
d'alors et à un puritanisme tardif par où il rencontrait le discours pré-libéral sur le libre-arbitre,
discours au centre de la synthèse anglicane d'alors.
Wesley opère le nœud paradoxal des deux spiritualités opposées dont il hérite dans la notion
de "grâce prévenante", résistible, qu'il emprunte à la tradition issue d'Arminius - à laquelle
s'était opposé en 1618 le synode de Dordrecht. Dans la mesure où cette grâce prévenante - qui
prévient, précède, tous nos mouvements salvifiques - est grâce, elle est l'antidote à notre état
de péché et la racine de notre prise de conscience qu'il n'est, face à cela, et tout au long de la
vie chrétienne, de recours qu'en la Source éternelle de tous biens. Mais dans la mesure où elle
est résistible, son efficacité dépend de chacun, qui en dispose selon son "libre-arbitre" - libre-
arbitre que cette grâce, en vertu des mérites du Christ (qui ont valeur rétroactive pour ceux qui
ont vécu avant sa venue)419, rétablit pour tous.
Ainsi au moment même où Wesley affirme avec la tradition augustinienne la réalité de notre
atrophie morale, il en modère les effets incapacitants, en nous restituant systématiquement
l'espoir d'une victoire sur le serf-arbitre : d'où chez lui, la subsistance corollaire de l'espérance
perfectionniste. Résistible, cette grâce reste pour lui cependant grâce, faisant qu'il n'est point
vraiment là de perfectionnisme par les œuvres ! Le paradoxe est tel que le perfectionnisme se
veut fruit du sola fide !
418
Cf. à ce propos, son dialogue avec le pasteur calviniste Siméon, reproduit in LELIEVRE, La théologie..., op.
cit., p. 402-403.
419
Ibid., p. 224. Précisons que cette résistibilité à la grâce est plus intrinsèque que celle du luthéranisme, relative
celle-ci, à la grâce médiate, telle qu'elle se signifie dans les sacrements.
Cette sainteté totale est celle d'une saisie immédiate plutôt que le fruit d'un processus : elle est
absence de désobéissance consciente et non impeccabilité. Quoiqu'"oeuvre de foi", il n'en
reste pas moins qu'une telle espérance procède, via la grâce prévenante, de ce pôle de la
spiritualité wesleyenne qui s'apparente plus de la théorie érasmienne que du substrat
théologique de l'expérience de 1738.
Chez les Réformateurs du XVIe siècle, la doctrine du serf-arbitre est nécessairement liée à
celle de la prédestination, traditionnelle en Occident depuis Augustin. C'est pourquoi Luther
n'est nullement gêné d'attaquer ce qu'il sait pouvoir considérer comme une "nouveauté", la
théorie érasmienne du libre-arbitre ; car à l'époque, c'est bien de ce côté qu'est l'innovation
philosophico-théologique420.
C'est sur ce corps doctrinal traditionnel que Luther sait devoir appuyer sa protestation de la
justification par la foi seule, comme Augustin y avait fondé son témoignage pour la grâce
souveraine contre Pélage, après que Paul y ait fixé cette justice de la foi (cf. Ro 9) que Luther
devait exalter.
Chez Luther comme chez Paul, en effet, le sola fide est le moyen de communication du salut
dû à la seule grâce de Dieu. Cette grâce est la seule issue, conjointement au fait que - comme
l'ont découvert Paul, puis Luther, après les Pères de l'Ancien Testament, - soumis à la vanité
(Ro 8:20), captifs de notre mauvais penchant (Ro 7:25), nous ne saurions atteindre à la
sainteté de Dieu. Ce pessimisme expérientiel est ce dont il semble que la philosophie
ambiante du temps de Paul l'ignorait, préférant parler de libre-arbitre, au sens de capacité de
choisir bien ou mal. Or c'est là ce qu'entendait remettre en honneur l'humanisme de la
Renaissance partagé par Erasme421. Calvin soutenait que c'était déjà pour avoir trop peu résisté
à cette tendance de son milieu culturel422, que l'Eglise ancienne avait vu se développer la
doctrine pélagienne. Les Réformateurs n'hésitent pas à voir dans cet optimisme le
renversement de l'Evangile : il implique que notre situation n'est pas si grave, et que, somme
faite de notre bonne volonté, la justice devant Dieu est accessible.
Le traité Du serf-arbitre s'insurge contre un tel optimisme. Il n'est que la faveur de Dieu
manifestée en Jésus Christ, contre notre mauvaise volonté - qu'il ne nous appartient que de
confesser - qui soit à même de nous libérer. Libération plutôt que libre-arbitre. Ici encore on
chemine de concert avec Paul (2 Co 3:17).
Les adversaires du libre-arbitre feront remarquer que cette compagnie n'est trahie par aucun
des grands docteurs de l'Eglise d'Occident, depuis Augustin jusqu'aux Réformateurs, en
420
Comme Luther le rappelle (De servo arbitrio, op. cit., p. 87), l'expression est déjà présente chez Augustin
(Contra Julianum, II, viii, 23). Même remarque chez Calvin (Institution chrétienne, II, ii, 8).
421
Cf. PLATON, Des lois, I, 644 E ; ARISTOTE, Ethique, III, 5 ; CICERON, De la nature des dieux, III, xxxvi,
86 sq. Références in CALVIN, op. cit., II, ii, 3. L'expression "libre-arbitre", dans la tradition chrétienne
classique, en Occident, signifie rien d'autre que que le fait que le serf-arbitre, l'esclavage au péché, n'est pas tel
par contrainte : la volonté s'est rendue "librement" esclave du péché (cf. LUTHER, op. cit., p. 52, 87 ; CALVIN,
op. cit., II, ii, 5-6).
422
Cf. CALVIN, op. cit., II, ii, 3-4, sur la relation entre la doctrine des Pères et celle des philosophes.
passant pour ne citer qu'eux, par Thomas d'Aquin423 et comme le regrette Wesley424, par
l'auteur de l'Imitation de Jésus Christ.
Même si sauf Augustin, ils n'appellent pas cela, comme Luther, "serf-arbitre", chacun d'eux a
professé la captivité au péché de notre volonté, n'entendant sous l'expression libre-arbitre, rien
d'autre que la nature non-contrainte de cette réduction à l'esclavage (cf. supra n. 22). Un tel
"libre-arbitre" n'a donc que peu de rapport avec ce qu'entendaient par là les philosophes
antiques, repris par certains Pères, puis par Erasme (imprudemment dira Calvin).
Avec encore moins d'ambiguïté, la doctrine de la prédestination est enseignée par la tradition,
d'Augustin aux Réformateurs, comme corollaire inévitable de ce serf-arbitre et de la grâce
souveraine. Si, en effet, nous n'avons pas la capacité de nous libérer, notre libération dépend
de la seule miséricorde de Dieu (Ro 9), ce qui suppose élection et prédestination ! Jusqu'ici, il
n'est question que de prédestination à salut, l'aspect sur lequel a insistait le deuxième concile
d'Orange, en 529.
Si, dans cette perspective, qui n'est alors pas nouvelle, la prédestination est effectivement
"double", il est pourtant à noter que les deux aspects ne sont nullement parallèles 425 (Calvin
entendait-il tenir compte du fait que l'idée d'un parallèle des deux aspects avait été rejetée par
le concile d'Orange - 529 ?).
L'idée du parallélisme des deux décrets, qui s'est développée dans certains esprits à l'occasion
de la controverse - alors que par ailleurs s'accroissait l'influence optimiste, avec celle de
l'humanisme de la Renaissance, - n'est que le signe du durcissement polémique face aux
tendances nouvelles. Ce durcissement de la polémique a sans doute largement contribué, de
son côté, au retour d'influence de la tradition optimiste. Ce contexte ne doit pas être négligé
423
Cf. Somme théologique, Ia, qu. 23, a. 5, ad 3um.
424
Cf. LELIEVRE, La théologie..., op. cit., p. 13.
425
Cf. CALVIN, op. cit., III, xxiii, à l'appui de Ro 9:22-23 : la réprobation portant sur le péché, l'élection,
salvifique, relevant de la miséricorde ; ceci quoiqu'il en soit quant à la question "infralapsarisme ou
supralapsarisme".
Ainsi Wesley se situe dans un véritable porte-à-faux entre sa foi évangélique - celle du salut
gratuit par le moyen de la foi seule, nécessairement pessimiste quant aux possibilités de la
nature humaine et à sa bonté inhérente (il ne s'en fait pas d'illusions), - et l'humanisme issu de
la Renaissance dont il hérite avec la culture d'alors - qui professe la plénitude du libre-arbitre
comme une évidence du bon sens.
Mais en tout cela on peut dire que les porte-à-faux de Wesley : ritualisme / puritanisme ;
humanisme / réforme luthérienne ; libre-arbitre / péché originel ; ascèse anglo-catholique / foi
seule..., ont permis l'enfantement de l'Angleterre protestante - jusqu'alors seulement en
gestation depuis le XVIe siècle, - par la réconciliation des oppositions dans l'expérience de la
foi.
Par toutes ses ambiguïtés, Wesley est le fidèle dont l'intuition décèle dans son ambiguïté
propre l'âme de ses ouailles - et comme il dit : "ma paroisse c'est le monde", - et en devient
prophète, prophète pour l'ambiguïté des hommes, contre la rigidité trop peu pragmatique des
systèmes - y compris wesleyen. Pensons à ces fidélités qui n'ont suscité que de fades
mécanismes productivistes de prosélytes d'un jour, d'ineptes "expériencismes" peu
méthodistes, peu wesleyens parce que séparés du contexte empiriste qui était celui de
l'Angleterre du XVIIIe siècle, dans laquelle le discours "expérientiel" sur la vie chrétienne
faisait écho analogique à la philosophie empiriste régnante427. De même les irrationalismes
aberrants, parce que dorénavant séparés de l'aube romantique qui pointait alors...
Cette contextualisation est nécessaire pour tout système théologique, et à plus forte raison
l'est-elle pour un système aussi largement pragmatique et empirique que celui de Wesley. Ce
pragmatisme empiriste marque son oeuvre, et à tous les niveaux, depuis l'homilétique jusqu'à
l'ecclésiologie. Un tel empirisme compose avec l'assomption du vécu anglais d'alors.
426
Cf. LELIEVRE, La théo..., op. cit., p. 49 sq., un calvinisme ambiant qui s'identifie avec arbitraire, et, p. 59
sq., qui produit un antinomisme !
427
Elle est préférable, pour le vécu religieux, d'employer "expérientiel" plutôt qu'"expérimental" (cf. J. L.
LEUBA, "Charisme et institution", Hokhmah, n° 5, 1977), pour bien marquer la différence entre l'expérience
religieuse et l'expérience de laboratoire, et la nature analogique de leur relation.
L'intuition de l'instant évangélique y compose chez Wesley avec le contexte général. Dans la
dialectique des porte-à-faux se noue l'intuition salvifique du prophète.
Le message central
S’il fallait en donner qu’un signe de la vigueur prophétique des exigences méthodistes, qu’il
suffise de signaler que c’est en son sein qu’ont éclos les mouvements abolitionnistes et anti-
esclavagistes parmi les « blancs ». Ce qui explique le succès de la forme méthodiste du
christianisme protestant dans les Eglises « noires ».
Or, il est indubitable que la mouvance méthodiste est une racine importante des
développements pentecôtistes ultérieurs, et donc de leur coloration théologique.
Sachant que la croissance du christianisme du XXIe siècle se fait largement dans la mouvance
pentecôtiste, la prise en compte du méthodisme est importante.
Le débat interne au méthodisme explique ce qui semblerait être de nature catholique, qui est
en fait profondément protestant, mais qui permet l’assimilation sans heurts de populations
venant très souvent du catholicisme. Les racines n’en demeurent pas moins relever d’un
véritable prophétisme protestant qui n’a pu, chez Wesley, rejoindre des lectures de mystiques
catholiques français suspects aux yeux de Rome, comme les quiétistes ou Mme Guyon.
Des racines qui plongent en fait dans un méthodisme radicalement protestant, qui annonçait
ainsi déjà au XVIIIe siècle la nature profondément œcuménique du christianisme de
demain…
« La France a perdu l’Afrique le 6 novembre 2004 à Abidjan » (Une de Notre Voie, journal
du FPI, du 10.05.05, citant le livre de Smith-Glaser).
Ce qui n’empêche pas que la résolution de cette crise sera d’abord proprement ivoirienne,
lorsque l’acteur ex-colonial se sera effacé — pour laisser la nation ivoirienne, et l’Afrique
avec elle, à son propre débat interne — certes dans le cadre de la «mondialisation» et de la
communication mondialisée.
décolonisation n’a eu aucun impact, loin s’en faut, quant à leur indépendance réelle) : assumer
le nom reçu de l’histoire, de la longue histoire qui passe par la colonisation — c’est
particulièrement évident pour le nom «Côte d’Ivoire» — peut être un préalable pour assumer
cette histoire. Le rejeter ne garantit en aucun cas une meilleure capacité à digérer cette histoire
trop souvent indigeste !
L’histoire des relations euro-africaines — dont font naturellement partie les relations franco-
africaines — remonte au XVe siècle, et se développe dans le cadre du trafic esclavagiste, qui
s’autorise pour les Européens de la mise en place d’une idéologie particulière. Comprendre
cela permet de comprendre la spécificité de l’esclavage moderne et du trafic triangulaire, qui
sous cet angle, n’a rien à voir avec l’esclavage traditionnel pratiqué sous toutes les latitudes et
continents. L’esclavage moderne, du fait de son fondement idéologique original, est
inassimilable à la «traite interne», contrairement à ce que tente de dire un certain
révisionnisme institutionnel.
Et l’idéologie qui s’est mise en place alors est devenue un des fondements de la pensée des
Lumières, hélas. Il s’agit de l’idée, du mythe, de la «hiérarchie des "races"». Rappeler et
affirmer cela, notamment en parlant de la philosophie des Lumières, c’est heurter de front un
tabou, mettre en cause un des piliers les plus sacrés de la civilisation européenne et moderne.
D’où la difficulté. D’où l’opposition que rencontrent des livres comme celui de Louis Sala-
Molins, Le code noir ou le calvaire de Canaan *429 ou celui de Rosa Amelia Plumelle-Uribe,
La férocité blanche *. Ces deux livres offrent pourtant un point de départ incontournable — et
sans lequel on risque fort de ne rien comprendre.
Ce fondement idéologique est celui sur lequel, en parallèle avec, et après l’abolition de
l’esclavage, s’établira le système colonial, reposant à son tour sur le même mythe de la
«hiérarchie des "races"» et qui n’a alors pas été remis en question. Ce que montrent de façon
très claire, pour la France, des livres comme celui de Alain Ruscio, Le Credo de l’homme
blanc * ou celui de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Françoise Vergès, La République
coloniale *.
Or, c’est cette même mythologie qui fondera le nazisme, nazisme qui en importera les effets
au cœur de l’Europe (voir ici aussi le livre de Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La férocité
blanche *). C’est à ce point qu’apparaît le cœur du tabou qui rend cette histoire difficile à
démêler : la Shoah. Il est indubitable que la Shoah porte une spécificité irréductible,
radicalement irréductible, pas même comparable à l’horreur des déportations esclavagistes.
Quelque chose d’unique a eu lieu : la volonté et la mise en place des moyens de la destruction
systématique et totale d’un peuple — dévoilés : d'où l'importance symbolique de la date du 27
janvier 1945, celle de la découverte du camp d'Auschwitz au jour de sa libération. Cela
n’avait pas eu lieu de telle sorte avant.
Cette irréductibilité relève de la métaphysique (on a parlé de mal absolu). Ce constat conduit
hélas souvent à une dérive : celle qui va de l’irréductibilité métaphysique indubitable à l’idée
qui y serait liée, d’inaccessibilité quasi-totale à l’investigation historique. Cela renvoie
naturellement à la dimension sacrée — ce sacré inversé en forme de «plus jamais ça» qui est
devenu un des fondements centraux de l’Europe — de l’abîme du mal dévoilé par la Shoah.
N’oublions pas que cela a obligé l’Europe à refonder la philosophie, et même la théologie :
429
Les astérisques de ce passage renvoient aux livres mentionnés à la fin de cette section.
qui ne sait pas qu’il y a un autre concept de Dieu après Auschwitz, selon le titre du livre de
Hans Jonas * ?
C’est là que se glisse l’erreur qui fonde les dérapages vers les débats sur l’idée d’une
«concurrence des mémoires» : le sacré, et ce sacré-là aussi, a tendance à déborder sur
l’histoire — on parle bien d’ «histoire sainte» — bloquant donc, ou mettant de… sacrés
obstacles à l’investigation historique. Cela d’autant plus qu’on redoute à juste titre les pseudo-
historiens qui, sous prétexte d’accessibilité à l’investigation historique, se font fort de nier les
faits historiques et les sources qui les attestent : j’ai nommé le courant qui prétendant procéder
à une révision de l’Histoire a été intitulé révisionniste, et n’est que négationniste.
Tout cela s’autorisant donc aussi de ce que cela prétend combattre, à savoir la fameuse
«concurrence des mémoires» fondant une certaine relecture populaire qui se bâtit autour de
l’abîme de la Shoah, et qui en déplace l’indicible. Ce sacré nouveau, paradoxalement, n’exclut
pas l’anti-sémitisme, puisqu’il crée une catégorie abstraite de juifs qui relègue les juifs réels
qui n’y correspondent pas à la nudité de leur humanité — dont on risque en permanence de se
venger puisqu’ils ne correspondent pas à l’abstraction sacrale qu’on voudrait projeter sur eux.
Se met en place quelque chose qui ressemble à une sorte d’assomption de la Shoah dans une
sphère j’allais dire «extra-terrestre», en ce sens que l’irréductibilité métaphysique rejoignant
une indicibilité historique, on se rend incapable de déceler les racines qui ont conduit à cet
abîme.
Or les racines sont bel et bien celles-là mêmes qui ont fondé idéologiquement l’esclavage
moderne et la colonisation, à savoir le mythe de la «hiérarchie des "races"». Il n’y a qu’à
comparer, puisque c’est la même langue, le vocabulaire de l’Allemagne de la Shoah avec
celui du 1er génocide reconnu du XXe siècle (depuis 2004 — avant c’était celui des
Arméniens), celui des Hereros dans la colonie allemande de Namibie.
Ce mythe s’enracine dans la péninsule ibérique du XVe siècle, qui doutait de l’humanité des
«Indiens» et se voyait autoriser (jusque par la voix du pape — Nicolas V) l’esclavage des
noirs en fonction de la couleur de leur peau au moment où l’Inquisition «racialisait» l’anti-
sémitisme (la limpieza de la sangre — la pureté du sang).
Où le révisionnisme aussi plonge ses racines dans un passé plus ancien que prévu (cf.
Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire *). Et le risque de se venger de juifs qui ne
correspondent pas à l’abstraction sacrale qu’on voudrait projeter sur eux vaut aussi pour les
noirs, dont on a grand peine à supporter l’insupportable humanité : on les veut saints et
parfaits pour soutenir leur cause. Ils deviennent exécrables, et sont exécrés, dès qu’ils
s’avèrent aussi humains que les autres humains.
Le mythe de la «hiérarchie des "races"» a été détruit en principe en 1945 avec l’abattement du
nazisme, mais ses reliquats n’ont nullement disparu comme fondement métaphysique y
compris de la civilisation des vainqueurs. Pensez que l’Afrique du Sud de l’apartheid est
parmi les vainqueurs. Mais sans aller jusqu’à s’arrêter à ce cas extrême et trop facile, puisqu’il
dédouane les autres, il n’est aucun des pays qui ait conservé des colonies après 1945, France
incluse évidemment, qui n’ait conservé ce fondement de son Empire qui venait d’être abattu
en Europe suite au dévoilement de son aboutissement innommable.
Nous voilà donc au cœur de la contradiction qui rend si complexe la crise euro-africaine, dont
la crise franco-ivoirienne de ce début de XXIe siècle est le dévoilement criant : l’Europe,
France incluse, a désormais comme fondement sacral essentiel la Shoah, métaphysiquement
irréductible, comme radical «plus jamais ça». Or la Shoah est l’aboutissement, basculement
en mal absolu, d’une idéologie qui est au cœur d’un des piliers, et même du pilier essentiel —
cet autre fondement sacral, la pensée des Lumières — de l’universalisme européen, et
particulièrement français. Le livre de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Françoise Vergès,
La République coloniale *, montre à quel point le projet universaliste de la République a pour
pendant exact le projet colonial ! Or, cela a conduit à l’abîme dont on reconnaît à juste titre
l’irréductibilité qui fonde le «plus jamais ça» de notre «nouvelle» sacralité fondatrice.
Car il se trouve que le moteur idéologique d’un Empire (français et européen) qui n’a pas
disparu en 1945, a continué à tourner, autorisant les massacres coloniaux des années 1950-
1960 — que dévoilent à satiété les livres de Verschave * et qu’énumère en résumé (en
remontant à l’Ancien Régime), le Calendrier des crimes de la France outre-mer de Jacques
Morel *.
C’est ainsi que c’est cette même idéologie qui lie indissolublement l’Europe au génocide
rwandais, et nous interdit définitivement de nous en laver les mains sous prétexte, comme on
le lit jusque dans les meilleurs journaux de gauche, révisionnistes quand même, que nous ne
tenions pas les machettes. Ce qui revient à disculper les idéologues nazis Rosenberg ou
Goebbels (cf. Philippe Lacoue-Labarthe & Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi *) de la Shoah
sous prétexte qu’ils n’ont jamais ouvert un bidon de zyklon B ! Avant les machettes, c’est
l’idéologie qui a tué, et l’idéologie en question relève bel et bien du mythe européen et
«scientifique» de la «hiérarchie des "races"» — encore et toujours — enseigné génération
après génération au Rwanda sous sa forme localement adaptée (cf. le livre de Dominique
Franche, Rwanda, Généalogie d’un génocide *).
D’où le fourvoiement gravissime des médias français qui ont appuyé du début jusqu’à la fin le
pouvoir génocidaire du Rwanda (cf. J.-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ? *).
Idéologiquement incapables de sortir du schéma ethnique.
Cet enfermement trouve des fondements dans quelques erreurs d’interprétation de départ liées
à l’idéologie mal dévoilée dont j’ai parlé. Et comme ceux qui font la parole médiatique sont
humains, ils font preuve, et c’est humain, d’une terrible difficulté à admettre qu’ils se sont si
lourdement égarés.
D’où les silences gênés concernant les procès en diffamation perdus par Le Monde, Paris-
Match, etc. — dont le plus fameux est la condamnation du Monde pour la divulgation, avérée
mensongère, de l’histoire des «escadrons de la mort de Gbagbo» — illustration parfaite, hélas,
du fameux et historique «calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose» —
attribué à Goebbels.
L’exemple le plus criant de cela concerne évidemment tout ce qui a tourné autour du
«fameux» concept d’ «ivoirité».
La dérive hystérique — n’ayons pas peur des mots — des médias français et du pouvoir
français qui les a suivis trouve une de ses sources dans l’effet Rwanda. J’en ai rappelé
quelques données.
On sait donc que le rôle de la France à l’occasion du génocide rwandais a posé beaucoup de
questions (et je ne parle pas ici de l’aspect des choses souvent évoqué, lié à la dimension
stratégique dans la concurrence franco-anglo-saxonne). Quoi qu’il en soit des faits, quoi qu’il
en soit du degré de responsabilité du pouvoir français, reste qu’il est mis sérieusement en
question, y compris au niveau pénal international.
Il est surtout avéré, donc, je l’ai dit, que les médias français, et notamment Le Monde, ou
Libération, ont joué concernant le génocide rwandais, un rôle catastrophique — comme l’a
montré dans Le Monde, un contre-pouvoir ?, Jean-Paul Gouteux *, récemment décédé. Il a
gagné définitivement, avant sa mort, tous ses procès contre Le Monde, jusqu’en cassation.
Or voilà que, même pas une décennie après le génocide rwandais, après ce qui a épouvanté le
monde et en quoi les médias français ont joué un rôle épouvantable — voilà que germe, en
1999, en Côte d’Ivoire, une crise autour de la question de la nationalité d’un candidat à
l’élection présidentielle, appuyé par le FMI, mais inéligible du fait des conditions de
nationalité prévues par la constitution (ces conditions fussent-elles ad hominem). A.D.
Ouattara, puisque c’est lui, fait valoir à Paris devant la presse que c’est son origine nordique,
et surtout musulmane, qui fait obstacle à sa candidature.
Si l’argument suscite l’incompréhension en Côte d’Ivoire, où l'on prend tout juste la peine d’y
répondre (un musulman, Ouattara himself, y a même été Premier ministre — ce qui ne le rend
pas éligible à la Présidence), en France (où il est à peu près inconcevable qu’un musulman
soit Premier ministre), l’argument fait mouche. À partir de ce moment, la France de l’opinion,
par la voix de ses médias, choisira l’ingérence directe, décrétant illégitime une telle
inéligibilité.
Où l’on assiste en même temps à ce paradoxe qui veut que la prétention universaliste d’une
ancienne République coloniale alors fondée sur la «hiérarchie des "races"» s’autorise
désormais d’une prétention à combattre le racisme supposé des autres ! (Ce qui n’est jamais
qu’une reprise actualisée du mythe de la République universaliste combattant les
«ethnismes».)
Cela sur le mode de la pensée analogique : le Rwanda, on vient de l’évoquer, n’est pas loin. Et
qu’importe si la situation n’a rien de comparable. Le Rwanda est à trois mille kilomètres de la
Côte d’Ivoire, mais les habitants des deux pays sont noirs : cela suffit dans l’imaginaire
européen à mettre en branle la pensée analogique, sur le mode «l’Afrique c’est les tribus et les
problèmes ethniques», vieux réflexe de l’idéologie coloniale — signe supplémentaire qu’elle
n’a jamais été éradiquée.
Et qu’importe s’il n’y a au Rwanda qu’une seule ethnie, dont l’ethnographie européenne du
temps colonial en a fait deux (cf. Dominique Franche, Rwanda, Généalogie d’un génocide *).
Qu’importe si en Côte d’Ivoire elles sont nombreuses, trop nombreuses pour qu’une minorité
telle que les Tutsis au Rwanda puisse subir un génocide de la part d’une tribu suffisamment
plus importante en nombre que les autres. Qu’importe cela et d’autres faits innombrables ! En
une France tétanisée par ce qui s'est passé il y a peu au Rwanda, et qui veut "éviter de
reproduire la même chose", la pensée analogique s’est mise en branle : les «ivoiritaires» sont
en passe de perpétrer un nouveau Rwanda en Côte d’Ivoire contre les «musulmans du Nord»,
nouveaux Tutsis.
Il n’est pas jusqu’à un film qui ne soit produit, s’attachant à démontrer «le parallèle
rwandais», qui circule sous le manteau — diffusé par une ONG auto-intitulée «prévention
génocide» dirigée par un sociologue belge, Benoît Scheuer (la Belgique, ancien colon, partage
naturellement le malaise français sur la Rwanda). Le film : Côte d’Ivoire, poudrière
identitaire, fera un tabac dans les milieux français échaudés par le Rwanda, appuyant un peu
plus le réflexe de la pensée analogique. Il fera un flop en Côte d’Ivoire, où il a suffi de le
sortir de sous le manteau et de le diffuser en prime time à la télévision nationale pour en
démonter la «démonstration».
C’est ainsi que le grand public a aussi été renforcé dans ses certitudes, à l’appui de slogans de
résistants repris en contre-sens — comme (exemple parmi tant d’autres de paroles abruptes
des résistants) le fameux «xénophobe et après ?» interprété au pied de la lettre là où il est une
dénonciation d’une accusation aussi absurde !
Et à présent, au fur et à mesure que les conséquences désastreuses de ce délire se font jour, au
fur et à mesure, en parallèle, qu’apparaît le vrai sens du combat des patriotes ivoiriens, de leur
cause panafricaine, combat soutenu sur tout le continent, les médias français et plusieurs
médias occidentaux ne savent plus que faire entre s’enferrer et tenter le «révisionnisme
évolutif» — selon ce terme proposé par Théophile Kouamouo ironisant sur l’attitude du
quotidien français Libération (en tête dans le néo-colonialisme anti-ivoirien).
Symptôme criant du divorce franco-africain (du fait de cette idéologie non dévoilée), le livre
de Stephen Smith, qui au Monde censurait Th. Kouamouo, Stephen Smith par ailleurs
condamné avec Le Monde pour calomnie par la justice française pour l’invention des fameux
«escadrons de la mort», c’est son livre, Négrologie, qui a reçu le prix des lecteurs de France
Télévision.
Cela alors qu’il est jugé invariablement raciste (son livre est d’ailleurs assez proche de celui
de l’auteur de droite extrême Bernard Luggan intitulé God bless Africa) par tous les
intellectuels africains (cf. le livre collectif ci-dessous, Négrophobie *).
Or c’est ce fondement idéologique et médiatique qui a fourni ses bases aux événements de
2002-2003 et plus visiblement de novembre 2004, où la France a été impliquée militairement
par ses autorités contre la population ivoirienne, l’armée française allant jusqu’à tirer sur la
foule des manifestants non-armés.
La situation des médias français est d’autant plus périlleuse que le temps fort de l’hystérie
passé, la pensée analogique se révèle comme ce qu’elle est : une pensée essentialiste, qui n’est
pas sans proximité avec le racisme… abattu en 1945, mais qui n’en reste pas moins un pilier
enfoui de la civilisation européenne et particulièrement française.
Les médias français se sont ainsi avérés soutenir idéologiquement tout simplement un coup
d’État contre une démocratie, fomenté à l’appui d’intérêts économiques clairement néo-
coloniaux (cf. le livre de Mamadou Koulibaly, La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire
*).
Tel est l’arrière-plan de l’imbroglio dans lequel s’est engagé à l’appui des médias, le pouvoir
français, diplomatiquement, et militairement ! — et d’où est né paradoxalement un vrai
mouvement d’indépendance économique de nature panafricaine — par lequel la libération
idéologique de l’Europe devra passer aussi.
*
Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, Françoise VERGÈS, La République coloniale,
Hachette/Pluriel, 2003.
Dominique FRANCHE, Rwanda, Généalogie d’un génocide, Mille et une nuit, 1997.
Jacques MOREL, Calendrier des crimes de la France outre-mer, L’esprit frappeur, 2001.
F.-X. VERSCHAVE, Boubacar Boris DIOP, Odile TOBNER, Négrophobie, Les Arènes, 2005.
De la beauté
« Je suis noire et belle… » Ainsi s’ouvre le Cantique des Cantiques (chapitre 1, verset 5).
La première version célèbre où apparaît le « mais » est la Vulgate, la version latine de saint
Jérôme (Ve siècle).
Puis l’habitude s’est perpétuée dans toutes nos traductions, habitude chargée souvent de
malveillance pour les frères et sœurs de la Sulamite : depuis le XVe siècle, le racisme a
commencé ses ravages, via la classification et la hiérarchisation des « races ». Les traductions
modernes sont ultérieures à ce tournant… L’habitude malencontreuse n’a cessé — concernant
le français — qu’avec la traduction d’André Chouraqui, qui a emboîté le pas à Léopold Sédar
Senghor, pour donner la première traduction française à ma connaissance à avoir repris
l’original : « Je suis noire et belle… »
Est apparue dans le monde méditerranéen de l’Antiquité, en ses zones « blanches », une
association de la couleur sombre, évoquant la nuit, avec le péché — et on a fini par dériver sur
la noirceur comme symbole du péché !… (qui n’a rien de beau !) D’où le glissement vers le
« mais » (qui n’est en aucun cas dans le texte), venant jusqu’à occulter totalement que noire
est la beauté… Ce qui dans le texte, n’est pas douteux.
Loin d’être associée aux ténèbres, la noirceur de la Sulamite du Cantique est solaire ! Ce que
n’ont pas perdu de vue les zones à peau noire de la Méditerranée antique. Ainsi l’Égypte.
Origène d’Alexandrie (IIe-IIIe siècles) voit dans la noirceur de la Sulamite l’annonce de la
venue de l’Église au Christ — figure solaire s’il est en ! Or les premiers lieux de
développement de l’Église, rappelle Origène, sont en Égypte / Éthiopie, où les populations
sont de teint noir : pour l’Éthiopie, comme — en ces époques antérieures à l’invasion arabe —
pour l’Égypte, même après la domination grecque qui n’a pas empêché le maintien d’une
majorité de population descendante de l’ancienne Égypte, et donc, noire. Origène voyait dans
ce texte une prophétie annonçant cette première Église éthiopienne-égyptienne, copte donc,
captant sa beauté de la beauté de son Dieu
Mais pourquoi est-ce que noire est la beauté ? La noirceur de la Sulamite du Cantique a été
perçue très tôt dans les exégèses anciennes comme symbole de beauté, précisément, cela en
tant que la beauté se reçoit d’ailleurs, d’un regard extérieur, de Dieu en l’occurrence : la
couleur noire est captatrice de lumière, de la lumière qui dévoile la beauté. Beauté donc dans
toute son intensité, mais qui n’a pas sa source en elle : le noir indique alors un vis-à-vis, signe
d’altérité irréductible — celui qui est entre la beauté et sa source éternelle. Aux origines, c’est
ce vis-à-vis que signale la beauté de la Sulamite, le vis-à-vis de la Bien-Aimée et de son
Aimé, Dieu finalement.
On est ici dans une conception classique, enseignée dans la tradition platonicienne, tradition
platonicienne chrétienne incluse : le beau est un des trois « transcendentaux » : le Bien, le
Vrai, le Beau.
Trois Idées transcendantales, au-delà des autres Idées divines selon lesquelles se modèle le
monde, telles la « circularité » pour les cercles, quelles que soient leurs matières, la
« chevalité » pour l’espèce cheval, l’humanité pour l’espèce humaine, etc.
Au-delà de ces Idées-modèles, sont ces trois Idées transcendantales que sont le Bien, le Vrai,
le Beau — objets respectivement de l’éthique, de la logique, et de l’esthétique. Le mot
« esthétique » vient d’un mot grec signifiant la perception. En l’occurrence la perception
donnée par les sens. Ce que la tradition aristotélicienne, incluant la tradition aristotélicienne
chrétienne désigne comme « le sensible », accessible aux sens, distinct de ce qui est
« intelligible », accessible à l’intelligence.
La beauté se perçoit via l’expérience des sens. À ce titre elle est rencontrée dans des objets
qui sont perçus comme beaux. Et en premier lieu dans les textes bibliques, écrits par des
hommes : les femmes. On trouve d’autres lieux de la beauté, parfois masculins, comme dans
le nom de Japhet, fils de Noé. La plupart de temps, elle est discernée dans la beauté des
femmes, suscitant l’amour ; et souvent transposée de façon analogique à l’amour de Dieu pour
son peuple. Ainsi lit-on que Sion est d’une beauté parfaite. Ainsi le Cantique des Cantiques
louant la beauté de la Sulamite est-il reçu comme une métaphore de l’amour de Dieu, comme
source et contemplateur de la beauté de son peuple.
La beauté se perçoit dans tel corps, mais elle se perçoit comme étant en quelque sorte au-delà
de ce corps-même. Signe de cela le flétrissement des corps qui n’empêche pas la perpétuation
et développement de l’amour, percevant comme la source de la beauté reflétée dans la beauté
du corps, qui pourtant est voué à se flétrir.
Où il faut s’interroger sur ce qu’on appelle les canons culturels de la beauté… Car on sait que
d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre, ce que l’on perçoit comme beau est variable.
S’il fallait une preuve de cela, on l’aurait dans la persistance de la mauvaise traduction du
Cantique, et de cette insistance à maintenir un « mais », signe de l’incapacité d’une
civilisation « blanche » à percevoir qu’en son teint solaire précisément, sa « noirceur », est la
beauté de la Sulamite. Insertion culturelle de la perception de la beauté !
Si nos conceptions de la beauté sont inculturées, la découverte d’autres cultures, nous permet
de l’élargir, nous faisant rejoindre en quelque sorte l’effort des philosophes, qui se sont
régulièrement essayés à nous donner leur conception de ce qui est primordial, de leur premier
principe comme source la beauté : l’Idée pour Hegel, l’Être pour Heidegger, la Volonté pour
Schopenhauer…
Voilà qui nous renvoie d’une toute autre façon, par delà notre perception individuelle et son
conditionnement culturel, vers une source transcendante de la beauté, transcendant même
éventuellement sa captation par la sombre volonté : le texte biblique nous met en garde
(notamment au livre des Proverbes) contre la « beauté trompeuse » et ses pièges.
La tension vers cette source transcendante sera notamment le moteur de l’art. L’art comme
copie de la nature, comme l’ont dit des philosophes, mais pas uniquement : l’art aussi comme
moyen de tendre à compléter ce qui manque à la nature, où se signifie la beauté, ce qui ne
l’empêche pas d’être en elle-même laide et cruelle.
L’expérience esthétique qui permet de tendre vers cette transcendance se déploie aussi,
comme art, dans un contexte culturel. On dit communément par exemple que la première
expérience esthétique de la nature se trouve chez le poète du XIVe siècle Pétrarque,
expérience vécue par lui à l’occasion d’une ascension du Mont Ventoux. Jusque là, on semble
n’avoir, au Moyen Âge, de rapport qu’utilitaire à la nature, mais point esthétique.
Le passage par la poésie, pratiquée par Pétrarque, et notamment la poésie de la fine Amor,
exaltant la Beauté de la Dame en un sens largement platonicien, au sens où la beauté
transcende celle qui la porte, est vraisemblable. Pensons au troubadour Raimbaud de
Vaqueyras, amoureux d’une dame égyptienne qu’il n’a jamais vue, sur le simple ouï dire de sa
beauté !
L’influence de la mystique musulmane est ici probable, qui sera corrigée par un Occident
fortement monastique. Ainsi chez Bernard de Clairvaux, la Vierge Marie devient La Dame,
Notre Dame, beauté par excellence.
Voilà donc la beauté située au-delà des créatures, et qui trouve son expression en ce monde,
en divers lieux de manifestations, dont la splendeur de la nature, qui depuis l’expérience
esthétique de Pétrarque, est largement devenue un acquis culturel partagé.
Héritage de Cham ?
Sauf que cela conforte un système imaginaire — imprégné du mythe de la “hiérarchie des
races”. Le Fils de Dieu, selon l’image duquel sont créés les hommes, serait donc “blanc” ?
Qui réfléchit un peu se dit : mais on n’en sait rien ! Aucun texte évangélique ne parle de
couleur. Certes, et normalement, on n’en a rien à faire. Le taux de mélanine de la peau n’a pas
plus d’importance que la taille, la couleur des yeux ou la longueur de la barbe — et n’a rien à
faire avec ce qui fait l’humanité !
Sauf que le discours qui traîne depuis quatre ou cinq siècles dit le contraire ! Et je précise que
ce discours-là n’est pas du tout le discours chrétien ! Simplement, une façon de ne pas mettre
en question ce qui au fond contredit un message à vocation libératrice… !
Si l’on monte jusqu’à Yamoussoukro, on retrouve donc le même phénomène dans la basilique
— Houphouët seul “noir”.
Quand on sait que par ailleurs, on a imaginé que les “noirs” auraient été, comme descendants
de Cham — un des fils de Noé dans la Bible —, maudits et voués à l’esclavage…
des déportations du XVe siècle430) d’un texte qui dit autre chose ! (Genèse 9, 22 sq. : “Cham,
père de Canaan, vit la nudité de son père et avertit ses deux frères au-dehors. Mais Sem et
Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leur épaule et, marchant à reculons,
couvrirent la nudité de leur père; leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas
la nudité de leur père. Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce qui lui avait fait son
fils le plus jeune. Et il dit: Maudit soit Canaan ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des
esclaves ! Il dit aussi : Béni soit YHWH, le Dieu de Sem, et que Canaan soit son esclave !
Qu’Elohim agrandisse Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit son
esclave !”)
Il y a bien des développements talmudiques qui, eux, sont antérieurs au XVe siècle. Mais ils
correspondent aux extrapolations talmudiques classiques qui visent parfois ici, mais pas
systématiquement, les “noirs”. Laissons de même les spéculations sur ce que signifie
“dévoiler la nudité”, qui peut ne concerner que le dévoilement de l’ivresse de Noé.
On a aussi voulu voir des découpages précis en trois continents correspondant à des couleurs
de peaux. Ces découpages précis sont absents de la Genèse (il n’y a qu’à voir les répartitions
géographiques des descendants des trois frères que donne le texte).
La malédiction ne vise pas la descendance de Cham, mais son seul fils Canaan — ce qui dans
la Bible hébraïque dit bien ce que cela veut dire : le peuple de l’Antiquité en conflit avec
Israël pour la terre disputée.
Par ailleurs la négritude étymologique ultérieure produite du nom Cham (Cheikh Anta
Diop431) n’a aucune raison de désigner autre chose que la population de l’Égypte ancienne,
effectivement “noire” (Cheikh Anta Diop) — tout comme le mot “copte” et le mot “aegyptos”
qui désignent aussi la “noirceur” de la population. Cela dit les Égyptiens-Éthiopiens ne sont
pas les seuls “noirs” de la région (”noirs” pas forcement tous chamitiques : Saba, dans la
généalogie la Genèse, est descendant de Cham — Genèse 10, 7 —, et de Sem — Genèse 10,
28). Et inversement les autres fils de Noé ne sont pas nécessairement “blancs” ! (Le maître du
Talmud Rabbi Eliézer soutient que Sem aussi était “noir”.) Ainsi lorsque Moïse épouse une
Éthiopienne (livre de l’Exode) et qu’on le lui reproche, le texte ne parle jamais de sa couleur
de peau (qui est peut-être aussi celle de Moïse), mais vise la question religieuse. Le métissage
et le “blanchissement” progressif, jusqu’aux invasions grecque et arabe, de l’Égypte, vaut
peut-être aussi pour Israël — ce que pourrait confirmer le fait que les juifs éthiopiens, “noirs”,
ont un rite antérieur à l’époque de l’exil babylonien. Il n’est qu’à lire les textes de l’Antiquité,
jusqu’aux textes latins (Ovide, Lucrèce, etc.) et médiévaux (le mythe du prêtre Jean,
Éthiopien) pour voir que la couleur de la peau ne faisait alors pas racisme ni problème ! Ce
qui confirme (si besoin était) la thèse la plus vraisemblable : le racisme est bien né
postérieurement à la traite des “noirs” et pour la “justifier” !
Il est évident que le texte de la Genèse concerne Canaan (il suffit de le lire !). Faisant
naturellement référence à la Palestine ancienne et à ses populations (sans doute de même
“couleur” que les tribus d’Israël). Cela n’a aucun rapport avec la Palestine arabe actuelle
(censée, elle, descendre de Sem). Et cela n’a non plus aucun rapport avec une “hiérarchie des
races”, via la couleur de la peau, dont le plein développement est consécutif aux déportations
atlantiques, et dont les premiers linéaments remontent au Moyen Age arabe (on en a trace
430
Cf. Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, éd. PUF.
431
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture,
jusque chez un Ibn Khaldûn). Mais rien à voir avec l’Antiquité, même s’il y a un débat qui
fait penser à cela dans littérature talmudique.
Il est une façon remarquable que nous avons, nous autres humains, d’aller chercher des
références dans des textes comme la Bible (entre autres) pour justifier ce qui ne relève que du
vice, ou, au “mieux”, d’idéologies qui n’ont évidemment rien à voir avec cela (ne serait-ce
que parce qu’elles sont bien ultérieures).
Si cela vaut bien sûr aussi pour d’autres textes, cela est bien plus redoutable quand il s’agit de
textes du poids de la Bible ou des traditions religieuses séculaires toujours actuelles. Bref il y
a là des bombes potentielles à désamorcer. Pensons, pour prendre un cas récent, à l’ex-
Yougoslavie, où les appartenances religieuses ont fini par étayer ce qui relève au départ de
blocs stratégiques (genre frictions atlanto-russes). La tradition orthodoxe a remplacé Marx,
tandis que le Vatican était le premier à reconnaître la Slovénie… catholique.
Ce n’est qu’une illustration pour remarquer, concernant Genèse 9, que faire dire (et l’époque
classique l’a fait à l’envi) à un texte d’un tel poids mondial qu’il enseignerait une “hiérarchie
des races” est potentiellement catastrophique.
Quand le mythe de la “hiérarchie des races” que l’on trouve jusque chez les philosophes des
Lumières, a été reconnu scientifiquement stupide, il est redoutable de risquer de le voir
réintroduire par la porte d’un texte au poids de fait incontestable, et qui ne dit même pas cela !
Quelle était la couleur de peau de Jésus — ou de Moïse ? On n’en sait rien ! Et ça n’a aucune
importance ! En tout cas, Jésus avait peu de chances d’avoir la pâleur des représentations
importées d’Europe, où il a pris la couleur des populations locales européennes, et d’où il a
transité vers l’Afrique occidentale.
Il est par ailleurs intéressant de mettre en regard du texte de la Genèse canonique, texte
suivant de Qumran, sur l'épisode de la vigne et de l'ivresse de Noé (in Les textes de Qumran,
traduits et annotés, éd. Letouzey et Ané, P. 226) :
« ... et je commençai moi et tous mes fils à cultiver la terre et je plantai une vigne sur le Mont
Lubar et en la quatrième année, elle me fit du vin... Et je commençai à boire le premier jour de
la cinquième année... j'appelai mes fils et toutes nos femmes et leurs filles et nous fîmes une
réunion de fête.... Nous avons béni le Seigneur du Ciel, le Dieu Très Haut et le Grand Saint,
parce que nous avions échappé à la destruction (le déluge) ».
Noé a voulu célébrer un rituel d’action de grâces avec le vin, sous la tente, et invoquer Dieu.
Cham, intrigué a pénétré sous la tente en plein rituel et a vu Dieu parler à Noé. Là-dessus, son
père a lui dit :
« Mon fils tu as vu la vérité dans sa nudité. Te voilà donc chargé de la mission de guider tes
frères vers cette vérité ».
Voilà qui témoigne de la complication de l’élaboration du texte. Les théories actuelles sur sa
formation sont très diverses et proposent des hypothèses variées quant à la datation de sa
fixation définitive. On sait que la rédaction finale des cinq premiers livres de la Bible
hébraïque - la Torah - est actuellement communément datée de la période perse (-400 - -350).
Mais une autre hypothèse assez récente date sa rédaction finale de la période grecque. C’est
celle de Bernard Barc, auteur d’un livre intitulé “Les arpenteurs du temps. Essai sur l’histoire
religieuse de la Judée à la période hellénistique”, éditions du Zèbre, 2000
(http://www.zebre.ch/). Barc développe la thèse selon laquelle la forme actuelle de la Torah
devrait beaucoup à un grand-prêtre juif des environs de 200 av. JC, du nom de Siméon le
Juste, originaire d’Egypte. Or on se rapproche là de l’époque des textes de Qumran. Qu’il y
ait dialogue judéo-égyptien dans la Bible, cela me semble évident. Qu’il y ait une tendance à
la reconnaissance de dette envers l’Egypte, c’est sensible aussi (on en trouve trace jusque dans
le Nouveau Testament - Actes 7, 22 : “Moïse fut initié à toute la sagesse des Egyptiens”).
Mais il est aussi sensible qu’il y a un courant inverse. La version de Qumran de Genèse 9
témoignerait du premier courant. La version devenue canonique témoignerait du second,
tandis que s’ajoute la marque du conflit avec les Cananéens, vassaux de l’Egypte (Mitsraïm) à
haute époque (Canaan fils de Cham). Et c’est bien Canaan que le texte canonique vise, et pas
Cham directement, malgré un regard évidemment moins positif sur l’Egypte (Mitsraïm, fils de
Cham aussi) que celui de l’autre courant!
Quoiqu’il en soit de tous ces développements critiques — à prendre avec précaution comme
toutes les hypothèses —, le fait est qu’avec un livre sacré, vient un point où ils ne jouent plus
— parce que c’est de toute façon la version canonique qui fait référence (en l’occurrence pour
les juifs et les chrétiens actuels).
Or ce texte ne parle pas, stricto sensu, de malédiction de Cham, mais d’un peuple de la
Palestine de l’Antiquité, Canaan, dont on ne sait rien de la couleur de peau… Par ailleurs
selon la suite du texte, le même Cham a des descendants en Iran/Irak actuel - Genèse 10, v. 8-
12 - (apparemment pas “noirs”, ou en tout cas, plus “noirs” !) ; tandis que Sem en a dans la
région de la corne de l’Afrique - Saba - (apparemment pas “blancs” - d’où peut-être
l’approche de Rabbi Eliézer)…
On cite aussi parfois indûment Maïmonide pour lui faire dire ce qu’il ne dit pas
Je reproduis la citation que l’on en fait : la « nature [des "noirs"] est semblable à celle des
animaux muets, et selon mon opinion, ils n'atteignent pas au rang d'être humains ; parmi les
choses existantes, ils sont inférieurs à l'homme mais supérieurs au singe car ils possèdent
dans une plus grande mesure que le singe l'image et la ressemblance de l'homme » (Le Guide
des égarés, livre III, chapitre 51).
Il parle uniquement des Turcs de « l’extrême nord » et des « nègres » de « l’extrême sud »,
qui pense-t-il, n’ont pas été atteints par les acquis de la raison (aristotélicienne) et de la
Le propos de Maïmonide concerne — je le cite plus complètement — « tous les hommes qui
n'ont aucune croyance religieuse, ni spéculative, ni traditionnelle, comme les derniers des
Turcs à l'extrême nord, les nègres à l'extrême sud et ceux qui leur ressemblent dans nos
climats. Ceux-là sont à considérer comme des animaux irraisonnables; je ne les place point
au rang des hommes, car ils occupent parmi les êtres un rang inférieur à celui de l'homme et
supérieur à celui du singe, puisqu'ils ont la figure et les linéaments de l’homme et un
discernement au-dessus de celui du singe » (Guide des égarés, livre III, chapitre 51,
traduction S. Munk, éd. Verdier, coll. « Les dix paroles », p. 615-616).
Le propos est indéfendable, mais ne peut cependant en aucun cas être considéré comme
parlant de la couleur de la peau.
Dans un ordre différent, on pourrait d’une autre façon remarquer aussi que les
développements insupportables du Talmud sur les « noirs », développements souvent cités,
ont été dans une certaine mesure réfutés par des talmudistes eux-mêmes. Ainsi —
évidemment au courant des délires, présents dans les midrashim —, un rabbi Eliezer précisait
que Sem, et pas seulement Cham, était « noir » — et beau tandis que Cham était laid ! (Pirké
de rabbi Eliezer.) Bref, le présentateur télé dit le « black » de TF1, Harry Roselmack,
descendrait de Sem, si l'on en croit ces dames ; tandis que l'artiste noir américain Sammy
Davis Junior, de confession juive, qui se disait lui-même laid, descendrait de Cham...
(Voir, sur l'origine des développements talmudistes, une thèse intéressante dans un article
publié dans la revue Éthiopiques — http://www.refer.sn/ethiopiques/article.php3?
id_article=989)
Si l’on ajoute à cela que l’exégèse du texte de la Genèse, non seulement pourrait confirmer ce
que dit rabbi Eliezer quant à la « noirceur » de Sem — via la géographie : un des lieux
d’implantation des « sémites » étant la Somalie (Gn 10, 28 : Ofir et Saba, fils de Sem par Eber
= Hébreux – Saba est aussi fils de Cham par Koush, Gn 10, 6) — ; mais qu’elle pourrait
infirmer aussi l’exclusive « noirceur » de Cham — des pans entiers de l’actuelle Mésopotamie
(évidemment « blanche ») étant « chamitiques » (comme Akkad et Assour – Gn 10, 10-11) ;
on découvre à quel point est indu l’usage — par le midrash Bereshit Rabbah notamment —
de ce texte de la Genèse à des fins potentiellement catastrophiques quant à la négrophobie…
(Voir sur l’exégèse, le livre de Pierre Ndoumaï, On ne naît pas Noir, on le devient. Les
métamorphoses d’une idéologie raciste et esclavagiste, L’Harmattan, 2007.
La notion de race, vu son imprécision, a par la suite favorisé la multiplication des subdivisions humaines, cela dans un cadre généralement
hiérarchique. C’est ainsi que la France de l’Ancien régime parlera de la race germanique des aristocrates, vouée à dominer celle issue des
Gaulois, du petit peuple dominé. Avant d’être abandonnée, cette « raciologie » duale sera inversée, la race des aristocrates en venant à être
renversée. Le fameux « sang impur » de la Marseillaise, vise cette supposée race supérieure qui en s'alliant aux autres aristocraties
européennes, s’oppose à la nation, composite, elle, multiraciale — quoique devenant parfois race unique — « nos ancêtres les Gaulois ».
Car la nation qui traduit le mot grec qui a donné « ethnie », n’est pas essentiellement ethnique,
non plus que l’ethnie, qui est en constante mutation.
Cette dualité de races, celle des aristocrates, vouée à dominer, et celle du vulgum pecus censé
être dominé, retrouvera du service au… Rwanda, où les colons belges reprendront de façon
analogique la dualité franco-gauloise, devenant la dualité Tutsis-Hutus, les premiers voués à
dominer, les seconds à être dominés.
Pour cela, on inventera une pré-histoire généalogique (qui fait parfois autorité jusqu’à nos
jours), où les Tutsis deviennent des « blancs » (sic) « chamitiques », (re-sic) voués à dominer
les Hutus de « race » bantoue.
Une précision : « chamitique » fait référence au personnage biblique de Cham, fils de Noé,
décrété « blanc » pour l’occasion (la hiérarchie des races interdisant de donner un frère noir
aux autres fils de Noé) : les Tutsis deviennent des chamites de race blanche, mais noircis par
le soleil, et appelés à dominer les Hutus, peuplade bantoue, de race noire elle, — comme la
race des Germains avait dominé celle des Gaulois… Jusqu’à ce que comme pour la
Révolution française, les choses ne s’inversent. Effets d’une mythologie importée qui
produira le génocide de 1994, comme la mythologie équivalente des « races » a produit en
Europe la Shoah…
À l’appui de cette mythologie « scientifique », les théories développées du XIXe siècle seront
aussi convoquées — au premier rang desquelles la théorie évolutionniste ; cela dans un méli-
mélo, ayant pu faire autorité, de science moderne, de Bible et de mythologie grecque : on a
nommé Cham et Japet. On a aussi convoqué Caïn, dont la « marque » du meurtrier, après
l’assassinat d’Abel, deviendra la « noirceur » de peau (sic) ! Où le déluge laisserait échapper
de ses flots, non seulement la famille de Noé dans son arche, met aussi, quelques « caïnites »,
finalement alliés à la famille de Cham, par qui se perpétuerait la « noirceur ».
Et le délire ne s’arrêterait pas là, puisque, l’évolutionnisme faisant remonter l’humanité à des
dates bien plus hautes que celles que l’on trouve traditionnellement dans la Bible, les noirs en
sont venus à être jugés pré-adamites, les blancs seuls étant descendants d’Adam (les noirs pré-
adamites incluent aussi les Indiens, asiatiques, et autres peuples non-blancs) ! Où le parti de
Sepulveda vainqueur de fait de la controverse de Valladolid trouvait une seconde justification
tardive — et les déportations esclavagistes pour la même occasion : l’humanité culmine sous
sa forme caucasienne, bref : aryenne.
L'islam et le christianisme :
le choc de deux universalismes
Dante Alighieri, le poète, philosophe, théologien italien des XIIIe-XIVe siècles, plaçait
Thomas d'Aquin et Siger de Brabant dans la même sphère du Paradis de sa Divine Comédie,
la sphère du soleil, sphère de l'intelligence. Tout un symbole.
On sait qui est Thomas d'Aquin. Il est, au XIIIe siècle, l'auteur de cette Somme théologique
devenue, en Occident catholique, la référence incontournable de la foi orthodoxe. Son oeuvre
aura une influence indubitable sur à peu près toutes les dogmatiques ultérieures, avant comme
après la Réforme, dans le catholicisme romain, mais aussi - bien que dans une moindre
mesure - dans le protestantisme. Thomas d'Aquin est celui qui a organisé l'édifice théologique
classique selon un ordre logique, c'est-à-dire aristotélicien, cela dans le cadre d'une physique
et d'une métaphysique aristotéliciennes. On a pu dire qu'avec Aristote, le XIIIe siècle latin
découvrait la nature.
Et là, on a lâché le mot, le nom, Aristote, qui rattache au deuxième personnage dantesque,
Siger de Brabant. Siger de Brabant est le chef de file, en Occident, des disciples d'Averroès,
philosophe musulman arabo-espagnol du XIIe siècle (Ibn Rûchd, de son nom arabe), intitulé
par le Moyen Age latin "le Commentateur", avec un grand C, à savoir Commentateur de celui
qui est intitulé par ce même Moyen Age "le Philosophe", avec un grand P, à savoir Aristote.
L'Europe latine le découvre alors432. Et elle ne découvre pas n'importe quel Aristote, puisque
ce philosophe qui vivait au IVe siècle av. J.C., dont elle n'avait accès jusqu'alors qu'à sa
Logique, ne lui est connu à peu près clairement qu'au XIIIe siècle, et, essentiellement, par la
présentation qu'en fait cet Averroès dont Siger est le disciple. C'est donc un Aristote
musulman qui apparaît.
Voilà donc ce Siger de Brabant, disciple d'Averroès ; et ce Thomas d'Aquin, qui voue à ce
même philosophe une admiration certaine, tout en s'en détachant par un souci d'apologète
chrétien, qui s'exprime dans sa Somme contre les Gentils, oeuvre d'apologétique, de défense
432
Quoiqu’il en soit des développements de Sylvain Gouguenheim et son livre Aristote au Mont Saint-Michel,
Seuil 2008, c’est bien d’Averroès que se réclame Siger de Brabant, c’est bien lui que Thomas d’Aquin nomme le
commentateur, c’est bien lui qu’il considère comme son vis-à-vis en aristotélisme et c’est bien lui qu’il se
propose de réfuter quant à l’interprétation d’Aristote (cf. l’édition bilingue de son Contre Averroès, publiée en
GF).
Ce décor ainsi posé sera donc le symbole d'une rencontre, rencontre inévitable et à bien des
égards bouleversante, dont on perçoit les échos et les bénéfices réciproques - c'est ce que
j'essaierai de montrer - jusqu'aujourd'hui. Mais auparavant, il faut présenter qui rencontre qui,
à savoir le christianisme et l'islam, dans leurs théologies respectives.
Nous demanderons à un penseur d'alors qui n'est ni musulman ni chrétien de nous faire les
présentations à partir desquelles on pourra développer l'esquisse d'un portrait de chacun des
protagonistes - qui rencontre qui.
Maimonide, donc, sans son Guide des Égarés, traité apologétique entendant défendre la foi
juive dans le cadre philosophique aristotélicien, précise qu'une telle réception d'Aristote, celle
qu'il fait sienne, doit s'entreprendre face à ceux qu'il appelle les "motecallemîn", c'est-à-dire
en arabe, "ceux de la Parole" - en arabe le kalam, littéralement "le roseau", c'est-à-dire "la
plume" avec laquelle s'écrit la parole, à savoir la Parole révélée ; c'est ceux que nous
appellerions en Occident "les théologiens" de la Parole - face aux philosophes. Ce sont en
l’occurrence des théologiens musulmans dont nous verrons la démarche.
Mais ce qui est particulièrement intéressant pour nous ici chez Maimonide, c'est qu'il
considère aussi les théologiens chrétiens comme des "motecallemîn", des théologiens de la
Parole, mais certes d'une Parole différente de celle des théologiens musulmans.
Ce que dit Maimonide, c'est que dans un cas, musulman, comme dans l'autre, chrétien, la théologie - et la philosophie - s'est bâtie sur une
Parole reçue comme révélée, et donnée dès lors comme cadre d'interprétation de tout autre élément du savoir.
secte établit des hypothèses qui pussent lui servir à défendre son opinion”433.
C'est en somme une façon schématique, peut-être quelque peu caricaturale, de résumer ce qui
dans la tradition augustinienne se dit "credo ut intelligam" - "je crois afin de comprendre".
Notons que cela s'applique aussi au judaïsme, bien sûr, concernant sa théologie basée sur la
Torah - Maimonide le sous-entend naturellement, cela face à sa propre démarche. La
différence qui a fait que l'on s'arrête ici au christianisme et à l'islam, c'est que le judaïsme
exprime son universalisme d'une façon toute différente, ne visant pas à amener le reste du
monde à l'intégralité de sa propre foi.
Or il n'est pas censé y avoir place pour deux universalismes de ce type, particulièrement en
regard de certaines incompatibilités internes apparentes que l'on percevra en décrivant
sommairement les deux protagonistes.
Le christianisme et sa théologie
Certitude basée sur une Révélation, ce fondement apparaît nécessairement à quiconque lui est
étranger, et même d'ailleurs à un chrétien réflexif, comme un présupposé. Présupposé à l'aune
duquel va être jugée et réformée toute philosophie et toute pensée qui lui est étrangère,
comme le remarquait à juste titre Maimonide.
humaine. Cela n'est pas indifférent quand on sait que c'est face à cela que l'islam naissant
formulera sa propre christologie ramenant pour l'essentiel Jésus à son humanité - ce qui
apparaîtrait presque aux yeux de certains comme un appel à plus de sobriété.
Ce sera aussi le sujet de ce qui est peut-être le premier grand quiproquo islamo-chrétien ; les
deux christologies, la chrétienne et la musulmane, apparaissant comme incompatibles. Ainsi
l'islam est perçu en chrétienté, dans un premier temps, très souvent comme une hérésie du
christianisme - ainsi le comprenait un Jean Damascène, personnage central du christianisme
orthodoxe oriental du VIIIe siècle.
Le christianisme jauge l'islam à la mesure de sa propre foi, de son propre présupposé, donc,
ici christologique. Et on va voir que l'islam le lui rend bien.
Cette démarche du christianisme, s'exprime en Occident latin dans des formules restées
célèbres, de mouvance augustinienne, formules comme "credo ut intelligam" - on l'a citée, "je
crois afin de comprendre" -, ou "fides quaerens intellectum" - "la foi à la recherche de
l'intelligence", cherchant à se comprendre - ou encore, peut-être plus lapidaire, "philosophia
ancilla theologiae" - "la philosophie servante de la théologie". Formules augustiniennes a-t-on
dit. Car le Père de l'Église des IVe-Ve siècles, Augustin d'Hippone - Hippone située en
Algérie actuelle - est le plus excellent témoin de cette démarche, Augustin presque unique
autorité théologique jusqu'à, précisément, ce que l'on peut appeler la Réforme aristotélicienne
(aristotélo-arabe) des Siger de Brabant, et surtout, dans l'orthodoxie occidentale, de Thomas
d'Aquin.
L'islam et sa théologie
Quant à l'islam, sa démarche est en exact parallèle à celle du christianisme, mais basée ici,
non pas sur la Bible hébraïque et le Nouveau Testament, quoiqu'ils soient probablement
considérés, utilisés par les plus savants, surtout au début de l'ère musulmane ; ici la base de la
démarche de foi est le Coran, et de façon quasi exclusive à partir du XIe siècle où le
théologien arabo-espagnol Ibn Hazm de Cordoue, manifeste le premier une attitude
systématique de non utilisation des écrits antécédents au Coran, jugés dès lors falsifiés
matériellement. Démarche de foi quoiqu'il en soit, basée dès les origines sur le Coran.
On sait par ailleurs que là où le christianisme insiste sur la présence de Dieu dans le Christ,
l'islam, suite au Coran, insiste sur sa radicale transcendance - Dieu est avant tout le Très Haut,
ce qui ne veut pas dire qu'il nie sa proximité, comme le christianisme ne nie pas sa
transcendance. C'est une question d'accentuation différente qui orientera les théologies
respectives. Ici donc, point de controverses sur la christologie, mais un grand souci de
préserver l'idée de la souveraineté divine, dans la gestion du monde et dans sa législation.
Poids du Coran, ainsi que des paroles et gestes du Prophète, comme Loi, et poids de la
volonté souveraine de Dieu. Dans cette lignée, les controverses trouveront un point d'orgue
dans la théologie d'Al Asch'ari, qui au Xe siècle, fournira ce qui deviendra l'essentiel de la
théologie du sunnisme. Al Asch'ari propose une philosophie atomiste, qui n'est pas sans points
communs avec celle de Démocrite et des épicuriens, ces anciens Grecs. Mais pour Al
Asch'ari, les atomes, structure de base du monde, ne se composent pas entre eux sous l'effet
du hasard, comme pour Démocrite et les épicuriens, mais sous l'effet de la volonté souveraine
de Dieu. L'atomisme, ainsi, en garantit même la souveraineté de la façon la plus radicale,
puisqu'il débouche sur négation du principe de cause à effet.
Pour donner un exemple, si la flamme brûle ce qu'elle touche, ce n'est pas un effet naturel du
feu, c'est le résultat d'une décision souveraine habituelle de Dieu, qui compose comme il veut
des atomes de matière non brûlée, des atomes de feu, et des atomes de matière brûlée.
Habituellement, lorsque une matière inflammable est mise en contact avec le feu, elle brûle et
devient matière brûlée, parce qu'habituellement, Dieu le conçoit ainsi. La flamme elle-même
ne produit aucun effet. Et Dieu pourrait faire autrement qu'à son habitude, faire par exemple
qu'au contact de la flamme, la matière se gazéifie ou se congèle, sans que cela ne soit non plus
donc, un résultat d'un principe de cause à effet déclaré inexistant.
Souveraineté divine radicale donc, qui trouvera toute son application religieuse et mystique
avec Abu Hamid Al Ghazali, qui au tournant des XIe-XIIe siècles, suite à une crise religieuse
qui le plonge dans le doute, en vient à cette solution : il n'est de certitude que dans la foi à ce
Dieu souverain qui seul peut créer la foi qui apaise le fidèle. Foi donc, reçue du Coran. Exact
vis-à-vis, mutatis mutandis, on l'a compris, de la démarche chrétienne.
Avec les autres anciennes religions "du Livre", le christianisme sera donc regardé de haut, et
les chrétiens, incapables de reconnaître la perfection de la révélation mohammadienne, seront
maintenus en situation de minorité - situation dite en arabe de "dhimmis", c'est-à-dire
"protégés", en attendant que Dieu les éclaire mieux. La "protection" en question étant très
aléatoire, comprenant vexations, violences, taxations exorbitantes, etc... Le statut des
"dhimmis" correspond à peu près à celui des populations juives en ghettos de la chrétienté
médiévale. Religions tolérées parce qu'antérieures - en attente de conversion. Statut préférable
en chrétienté à celui des hérétiques, voués à toutes les persécutions. C'est pourquoi considérer
les musulmans comme adeptes d'une religion étrangère, option de Thomas d'Aquin, les
placerait dans un statut plus favorable que celui d'hérétiques.
Nous voilà quoiqu'il en soit avec deux religions à vocation universaliste ayant chacune la
certitude d'être supérieure à l'autre et d'être appelée à la réduire tôt ou tard. Cette certitude
s'exprime de diverses façons, y compris policière et militaire - cela déjà dans l'Empire
byzantin d'avant l'islam à l'égard de tout ce qui n'était pas chrétien. Méthode militaire qui est
évidemment celle qui prend en islam le titre de "djihad", la fameuse "guerre sainte",
littéralement "effort", produit dès les débuts de l'Hégire, l'ère musulmane, lorsque se voyait
sanctifiée l'antique pratique de la razzia. C'est là ce qui permettra à l'islam de se tailler,
essentiellement par l'épée, en un peu moins d'un siècle, un empire allant de l'Inde à l'Espagne
et au Sud de la Gaule.
Dès lors, les deux universalismes supérieurs l'un à l'autre se font face d'une façon aussi
concrète au plan physique qu'elle n'est qu'ignorance réciproque au plan intellectuel.
Situation qui ne pouvait évidemment pas durer. Mais qui a tout de même eu le temps
d’occasionner des dégâts considérables...
L’islam et le christianisme :
le temps des rencontres
et des découvertes
Et bientôt une nouvelle approche. Déjà au plan guerrier, un Frédéric II, empereur germanique
du XIIe siècle, séduit par ce monde nouveau ne se gêne qu'à demi pour s'opposer au pape qui
le voudrait plus combatif ; il finit par obtenir par la négociation avec Saladin ce que l'épée ne
faisait que grignoter.
On a parlé d'Averroès. Il est loin d'être le seul. Mais il est le plus significatif à plus d'un titre.
A cause de l'importance de son influence en Occident. A cause aussi de ce qu'il représente en
islam : une réaction.
On a parlé d'Al Asch'Ari et d'Al Ghazali, personnages marquants d'une évolution de l'islam
vers une démarche strictement islamo-théologienne de "motecallemin", celle de la théologie
du Kalam, basée sur leur lecture du Coran. C'est une évolution qui se traduit par une
éradication progressive des influences étrangères, notamment de la philosophie grecque et de
ses continuateurs en islam.
Il réagit notamment contre Ghazali, qui avait attaqué les philosophes par son fameux livre
Autodestruction de la philosophie, où à partir de sa démarche de foi, de son présupposé, il
s'attachait à montrer l'incohérence des philosophes prétendant fonctionner à la seule lumière
de la raison. C'est face à ce Ghazali qu'Averroès produisait son Autodestruction de
l'autodestruction : comment, soutient-il, Ghazali peut-il prétendre rationnellement mettre en
question la démarche rationnelle, s'il rejette lui-même la dite raison ! ?
Et Averroès ne se prive pas de faire remarquer aux motecallemin que s'ils utilisent eux-mêmes
les acquis de leurs prédécesseurs en matière juridique, concernant la sharia, la Loi islamique,
il est sage de faire de même en philosophie, comme on utilise un instrument, quels que soient
les présupposés de nos prédécesseurs antiques.
Nul n'ignore certes, Averroès ne prend même pas la peine de le rappeler, qu'ils procédaient
d'un monde religieux non monothéiste, où les mythes présentaient des divinités donnant
forme à un chaos primitif, d'où le Dieu unique a enseigné de se dégager. Mais leurs acquis
restent précieux. Et Averroès435 de faire allusion à l'aphorisme fameux d'Hippocrate : "vita
brevis, ars longa" - la vie est courte, l'art, ou la science, demande du temps : il est donc sage
de se comporter en héritiers.
Quant à ceux des motecallemin qui entendent n'être sages qu'à demi et exalter le commun des
mortels ou le troubler avec leur semi science, que les gouvernants, au besoin, les fassent
taire ! Mais c'est Averroès que le pouvoir almohade d'Espagne fera taire, en l'exilant aux fins
fonds du Maroc.
Pour le dire en d'autres termes, c'est probablement précisément parce qu'il était musulman
qu'Averroès n'a pas prospéré en islam. De façon imagée, disons que nul n'est prophète en son
pays, et pour fournir l'explication de cette image concernant Averroès, il faudra passer en
christianisme pour comprendre que musulman, exégète du Coran, Averroès ne sortait pas
fondamentalement du présupposé commun. Il ne défendait qu'un passé philosophique qui se
mourait.
434
IBN ROCHD (AVERROES), L'accord de la religion et de la philosophie, Paris, Sindbad, 1988, p.28-31.
435
Op. cit., p.15-17.
scientifique, autrement efficace que la démarche traditionnelle. Incontournable mais donc inassimilable, apparemment. D'où les
condamnations épiscopales des averroïstes latins, et des aristotéliciens en général, jusqu'à certaines propositions de Thomas d'Aquin lui-
même.
Les points de condamnation principaux sont - les mêmes pour l'essentiel qui faisaient
problème en islam - l'affirmation de l'éternité du monde, et l'idée qu'il est une âme commune à
l'humanité, qui rend difficile l'affirmation de l'immortalité individuelle et de la résurrection
corporelle.
Mais ce n'est pas là ce qui nous retiendra. Ce qui est particulièrement productif pour la suite
des relations islamo-chrétiennes, c'est la découverte d'une culture musulmane jugée dès lors
comme étant de toute façon extrêmement respectable, suffisamment respectable pour que l'on
puisse appeler un de ses représentants "le Commentateur".
Le fruit de cette rencontre sera considérable en Occident. Le monde musulman devra attendre
quelques siècles pour connaître une démarche et une rencontre similaires. Au Moyen Age,
l'islam n'a pas encore appris, à ses dépens historiques, à découvrir la culture de la chrétienté.
En Occident, Dante à nouveau - lui à qui on a emprunté pour commencer la symbolique figure
de Siger de Brabant et Thomas d'Aquin côte à côte dans la sphère du soleil - Dante est témoin
de ce que cette rencontre débouchera sur un autre mode de gestion de la Cité. Dante, dans son
traité La monarchie, se montre partisan de rapports plus humbles entre les représentants de la
foi, l'Église, et ce que signifie Aristote par rapport à une réalité naturelle que l'état doit
prendre en charge, elle qui existe aussi. C'est dans cette lignée que l'on trouve ceux que l'on a
nommés les "averroïstes politiques" de l'Italie du XIVe siècle. L'apologétique a des incidences
politiques. Alors, à l'appui des averroïstes politiques, sont venus Guillaume d'Occam et les
nominalistes, cette famille spirituelle de Martin Luther. Les nominalistes sont pourtant les
adversaires des aristotéliciens en philosophie. Mais on est aux origines de la théorie des deux
règnes qui sera celle de cet héritier des nominalistes qu'est Martin Luther. Deux règnes, le
règne spirituel et le règne naturel, pour deux structures, celle de l'Église et celle de l' État.
dépositaire, est trop prégnante pour se sentir obligée de mettre en oeuvre au plan concret,
politique, l'apologétique.
Lorsque, suite à la Réforme protestante, les Églises sont obligées de composer les unes avec
les autres, leur apologétique obligée les unes à l'égard des autres se traduira concrètement par
la nécessité de trouver un modus vivendi face à l'impossibilité de se réduire les unes les autres.
Ce qui sera pensé par les philosophes anglais, précurseurs des Lumières, après avoir
occasionné les premières constitutions modernes dans les Révolutions puritaines.
Mais en attendant cela, on s’emprunte les uns les autres ce qui n’est pas forcément le meilleur.
Ainsi en est-il des emprunts de l’islam à la chrétienté et réciproquement. On a parlé des
pratiques de l’Empire de Justinien transmises à l’islam naissant. L’apport a lieu aussi en sens
inverse...
Modernité et islam
On se souvient des condamnations récentes prononcées par tel dirigeant musulman contre une
littérature que l’on croyait pourtant relever de la tradition musulmane, comme celle des Mille
et une nuits. Et on se demande ce qu’est cette étrange volonté d’éteindre la lampe d’Aladin.
C’est en ayant en tête ce genre de faits que lorsque l’on aborde la question des relations entre
modernité et islam, on pressent volontiers celle de savoir comment la modernité va être
assumée, intégrée, par un islam perçu comme étant globalement hétérogène à ses valeurs,
illustrées notamment, justement, par la liberté de création - modernité à intégrer... quand on ne
se demande pas carrément si une telle intégration est possible.
Cette façon d’entendre les choses suppose une définition tacite et singulière de ce qu’est
l’islam et de ce qu’est la modernité. Ladite définition tacite de la modernité, prise donc ici au
singulier, sous-entend essentiellement un rapport au technologique et un rapport au politique.
Quand à la définition sous-entendue de l’islam, de même au singulier, elle le fait percevoir
comme étant au fond fatalement quelque chose comme une théocratie ou une “bibliocratie”
coranique.
Dans cette double perspective - de la modernité et de l’islam - si l’islam paraît parfois à même
d’assimiler tant bien que mal (et même plutôt bien que mal) de larges pans de l’aspect
technologique de la modernité (comme l’ordinateur, Internet, etc.), il apparaît en revanche
beaucoup plus difficilement apte à en recevoir la dimension politique, identifiée globalement,
pour la France, à la laïcité. Pour les plus optimistes, une telle réception serait éventuellement
possible, à espérer de toutes ses forces même, mais à un coût non négligeable pour l’islam, ou
pour la modernité.
Pour aller plus loin, il faut questionner ces approches définitives et tacites. Tout d’abord
remarquons que l’on peut se demander pourquoi on n’entend pas “modernité et islam” d’une
autre façon. Par exemple : “rôle de l’islam” dans la naissance de la modernité ?
L’investissement négatif à l’égard de l’islam jugé passéiste, la charge plus ou moins
inconsciente des termes “modernité et islam” apparaissent nettement en ce que ce
rapprochement-là de ces deux termes n’est pas spontané. On peut le vérifier à travers un
exemple : si au lieu d’“islam” on disait “protestantisme et modernité”, on entendrait presque
immédiatement le lien comme étant causal : le protestantisme aux sources de la modernité.
Pour l’islam, non seulement un tel rapprochement n’est pas réflexe, mais paraît donc même
incongru - ce qui on va le voir dénote une certaine inculture. Or si la revendication de la
modernité s’accompagne de la part de ceux qui s’en veulent les tenants de celle d’un relatif
niveau culturel, il faut dès lors se demander lequel, et dans quelle culture. Ce qui laisserait
apparaître que la modernité en question est très typée, typée “moderne”, c’est-à-dire, ne nous
leurrons pas, occidentale.
Point question de rejoindre un certain goût assez commun à mettre en cause la modernité, ni
d’ailleurs à l’inverse d’appuyer le présupposé assez commun lui aussi qui au bout du compte
la fait juger de façon invariablement positive ; il s’agit simplement de l’aborder comme étant
un fait, d’autant plus inévitable qu’il est devenu quasiment mondial. Mais, puisque l’on parle
aussi de l’islam, il faut commencer par donner de la modernité une approche qui fonctionne
aussi quand on se situe hors de son évidence occidentale. Ce n’est pas pour rien que tel
intellectuel musulman contemporain438 s’efforce précisément de distinguer Occident de
modernité, concédant par cet effort même que la distinction ne s’impose pas spontanément. Et
d’appeler de ses voeux une autre modernité que l’occidentale, une modernité qui n’aurait pas
succombé comme cet Occident à ce qu’il considère comme sa dérive moderniste. On sait que
cette attitude n’est pas rare en islam ; elle n’y est pas la seule. Le choc de la modernité
occidentale entraîne sans doute une nouvelle multiplication des islams.
Modernité occidentale. Pour mettre les choses à plat, je propose une compréhension simple de
la notion de modernité et qui ici fonctionne très correctement : une définition qui nous fait
côtoyer le sens originel du terme, lorsque il est apparu au Moyen Age ; presque une tautologie
: la modernité est ce qui est à la mode - bien sûr sans la connotation péjorative qui y lie la
notion de futile. Mode : d’où forcément plusieurs modernités successives, voire simultanées.
Modernité comme mode, ce qui revient à dire : la modernité est désormais ce qui est
culturellement dominant à un moment donné, en un lieu donné, voire universellement, auquel
cas la modernité pourrait cesser à terme, comme elle tend de toute façon à le revendiquer,
d’être plurielle.
Cette définition par la domination culturelle s’avère tout à fait fonctionnelle. Quand une
culture a réussi à s’imposer de façon suffisamment universelle - d’une extension plus ou
moins large - elle représente, depuis la fin du Moyen Age, la modernité. Pour cela il faut à
ladite culture une assise identitaire suffisante pour pouvoir assimiler le plus largement les
apports extérieurs. Cela dit sans nier qu’à l’intérieur d’une culture donnée, fût-elle dominante,
il y ait aussi les pôles “ancien et moderne”. Mais ce faisant, en s’en tenant à cette définition,
on laisse provisoirement de côté, et en connaissance de cause, cet aspect des choses, ainsi que
la question des caractéristiques qui distinguent la modernité actuelle - principalement
technologiques et politiques (voire crypto religieuses)439 - caractéristiques qui ont fait l’objet
de moult analyses, essentiellement internes, donc, à cette modernité.
436
Francis FUKUYAMA, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
437
Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961/1983.
438
Tariq RAMADAN, “Islam et modernité”, ETR 1996/1, p. 27 sq.
439
Je pense notamment à Jacques ELLUL, par exemple dans Les nouveaux possédés.
Modernité occidentale donc, plus précisément américaine, qui revendique sans difficulté ce
dont on l’accuse, à savoir sa position de culture dominante et universelle. Il suffit pour s’en
assurer d’entendre un de ses éminents représentants, Peter Schneider, le président des Studios
Disney - je le cite - : “notre succès vient [...] en partie de notre capacité à faire notre miel de
l’inconscient collectif des peuples”... Ou encore : “nous traitons de problèmes universels
vieux comme le monde”440. Une telle capacité à assumer les mythes de tous les peuples depuis
Aladin - au moment où en islam, on tente de l’étrangler, lui et son génie - jusqu’à Hercule, en
passant par Notre-Dame de Paris, et à “en faire son miel”, suppose une assise identitaire
passée à l’abri du doute. Ce qu’à l’étranger, on juge volontiers “arrogant”. “Arrogance” que la
culture dominante ne perçoit pas : elle se contente d’être, et en l’occurrence, d’être dominante.
Et ainsi radicalement universaliste. Cela dit, parlant d’absence de doutes, sans nier que cela
soit relatif : les inquiets et les critiques ne manquent pas, aux États-Unis même ! Ils
n’empêchent pas et contribuent même paradoxalement au rayonnement universaliste de leur
culture.
L’exemple est significatif de ce que la modernité, en un sens qui n’est pas celui qu’elle se
donne elle-même depuis l’intérieur d’elle-même, apparaît comme le fait d’une culture
dominante à un moment donné, suffisamment assise au plan de son identité pour assumer et
transformer, “faire son miel”, d’apports culturels dès lors universels. “Son miel”. D’où des
développements technologiques en pointe, y compris militaires, cela en lien avec un
fonctionnement politique assimilateur, aujourd’hui la démocratie.
Si on a compris qu’en ce sens, la modernité est aujourd’hui américaine, il faut voir qu’il n’en
a pas toujours été ainsi. L’Europe a représenté, ou a participé à plein à la modernité jusqu’à il
y a peu, en participe encore largement, mais pressent par son “intelligentsia” que ce pôle
européen est fragilisé. N’oublions pas, toutefois, que pour un regard non occidental,
440
Peter SCHNEIDER, interviewé par Jean-Gabriel FREDET in Le Nouvel Observateur n°1804, 3-9/6/99, p.50.
“américanité” ou “européanité” reviennent à peu près au même. On voit en tout cas pourquoi,
à la différence d’”islam et modernité”, “protestantisme et modernité” sonnent comme deux
notions familières l’une à l’autre. C’est qu’à une échelle non simplement occidentale, la
modernité, sous sa forme dominante anglo-saxonne ou pour ce qui nous concerne sous sa
forme laïciste à la française, est une réalité développée en chrétienté, et plus précisément en
chrétienté d’héritage protestant (quand on en perçoit la spécificité) - cela vaut même
paradoxalement pour la France. Je dis même pour la France, où ce n’est qu’un double effet
d’optique qui y fait nier le caractère culturellement chrétien de la chose et plus précisément
son caractère culturellement issu du protestantisme : on sait que la France est un pays à
tradition d’origine catholique où le système moderne actuel, d’origine, ignorée, protestante et
puritaine, s’est mis en place dans un cadre conflictuel, d’opposition à la religion, en
l’occurrence catholique. Conflit avec le religieux inscrit dans les mémoires. D’où la
modernité y apparaît comme étrangère à tout cadre culturel religieux. On verra cependant que
si c’est là largement une illusion, cette illusion française d’une origine neutre de la modernité
laïque peut être extrêmement féconde pour le sujet qui nous concerne.
Pour ce sujet, donc, la modernité contemporaine n’est pas la première et n’est pas le seul type
de modernité. Le terme de “moderne” remonte au Bas Moyen Age latin où il désigne la
culture d’origine musulmane. C’est là pourquoi la façon dont on entend couramment
l’évocation d’“islam et modernité” dénote une certaine inculture.
Et ce qu’on appelle effort dans le sens de l’universalité - au sens où en parle le président des
Studios Disney - correspond d’assez près à ce qui se vit dans l’ijtihâd. Comment l’islam en
est-il venu, quasiment dès sa naissance et au bas mot jusqu’à nos XIIIe-XIVe-XVe siècles, à
représenter ce qu’on appelle aujourd’hui la modernité - puis à devenir aujourd’hui le symbole
actif du passéisme ?
L’islam est devenu au Moyen Âge la civilisation dominante. L’Occident est alors
culturellement quasiment inexistant, à tout le moins sous-développé. Le seul vis-à-vis culturel
universaliste impressionnant est alors pour l’islam la puissance romaine byzantine. C’est en
quelque sorte l’ancienne modernité (bien qu’à l’époque un tel terme n’ait pas cours pour
désigner la culture dominante, puisque il date de la fin du Moyen Âge occidental) ; la culture
byzantine est la culture dominante précédente, celle de l’empire romain, gréco-romain, et de
l’Empire gréco-romain devenu chrétien. Le fruit de l’union de deux universalismes qui se sont
fécondés l’un l’autre. L’héritage biblique et la philosophie grecque. Puis le temps de cet
élargissement a pris fin. Telle la concubine du latin Augustin, la servante philosophique
grecque a été répudiée non certes sans avoir été mûrie, enrichie, au cours de l’union - et elle
attend une nouvelle union ! L’école philosophique d’Athènes a été fermée en 529 par
l’empereur Justinien. C’est le temps de la consolidation identitaire, autant dire le temps du
repli - on se pose alors la question de sa propre identité. L’assimilation universaliste cesse.
Les écrits des païens sont déportés hors Byzance. Certains au dehors seront sensibles au
charme de la répudiée...
Est né l’islam, qui, sûr de sa vocation, ne se pose pas le problème introspectif de son identité.
Son identité, j’allais dire sa virilité, est suffisamment assise dans sa foi, comme celle du
christianisme romain avant ses querelles byzantines. L’assimilation des richesses étrangères
Par où l’apport connu de l’aristotélisme arabe au Moyen Age latin n’est pas simplement la
livraison d’un aristotélisme vierge, comme on tend souvent plus ou moins innocemment à le
faire croire, mais est l’apport d’une philosophie originale, où à n’en pas douter, Aristote aurait
eu de la peine à reconnaître ses petits. L’Aristote en question n’est pas pour autant dégénéré
au gré de ce qui serait l’obscurantisme théologique de ses déformateurs, mais bel et bien
fécondé, enrichi, chargé de notions nouvelles et décisives comme par exemple la fructueuse
distinction de l’essence et de l’existence, qui apparaît dans le monde arabe dès notre Xe
siècle, avec Al Farabi, pour être transmise à l’Occident via Avicenne. Un Aristote que
l’orientalisme moderne dérouté a si peu reconnu qu’il l’a souvent jugé fortement
néoplatonicien, ne parvenant pas toujours à le trouver tout simplement arabe, lui comme le
néoplatonisme d’alors d’ailleurs, puisque il serait censé n’y avoir que vide entre l’Antiquité
grecque et la pensée moderne occidentale.
Or c’est là la culture dominante, universelle, de l’époque, qui comme l’a bien pressenti Ibn
Khaldûn au XIVe siècle, va bientôt échapper à ses initiateurs, les Arabes, pour se survivre
quelques autres siècles chez les Turcs. Et surtout pour être reçue bon an mal an en Occident
latin, malgré les protestations cléricales. L’Europe d’alors perçoit bien la nouveauté, et la
supériorité, quand à l’efficacité logique et conceptuelle, de cette nouvelle culture, à propos de
laquelle vont s’opposer les Anciens, qui sont contre, et les Modernes par qui elle va
ensemencer l’avenir.
Cela tandis que, dans le monde arabe, l’ébranlement identitaire commence, suite donc
principalement aux invasions turco-mongoles. On assiste alors à un phénomène similaire à
celui qu’a connu Byzance et qui aboutissait à la fermeture de l’École philosophique d’Athènes
: le repli culturel, l’engourdissement, comme dans une paresse. S’annonce la cessation d’un
effort intellectuel devenu trop lourd - la clôture de l’ijtihâd. L’historien René Kalisky441 parle
de l’Histoire de l’islam comme de celle d’“une fécondité qui n’aboutit pas”. Peut-être doit-on
dire plutôt : “qui a perdu sa position dominante”.
En Occident d’alors, la modernité, héritière de cette culture arabe, est aux prises, et pour
longtemps, à la culture ancienne, admise, qui résiste si péniblement qu’elle assimilera malgré
elle des pans entiers de l’arabité. Au point que cet Aristote peaufiné par les Arabes deviendra
même plus tard le critère de ce qui est classique ! en matière d’art dramatique par exemple,
mais aussi de logique, ou de cosmologie, fût-ce contre Galilée... Le poids de la modernité est
toujours, à toutes les époques, si énorme qu’il emporte inévitablement ceux-là même qui lui
résistent.
441
René KALISKY, L’islam, Alleur, Marabout, 1987.
Cette opposition des Anciens et des Modernes donc, n’est pas sans importance dans la
coloration que prendra la nouvelle modernité, la nôtre, avec ses deux pôles que sont d’une
part la sphère spirituelle et religieuse, privée, et d’autre part la sphère politique, ou publique.
Avec en arrière-plan, ce que les Latins interprétaient comme la double vérité d’Averroès. Pour
Averroès lui-même - Averroès condamné de toute façon chez lui aussi, en Espagne
musulmane, signe du doute et du durcissement proche -, pour Averroès il s’agit plutôt de deux
pôles que de deux vérités442. En latinité, les deux pôles apparaissent comme tellement
hétérogènes qu’on les comprend comme deux vérités dont on ne sait si elles parviennent à se
rencontrer. Philosophie d’un côté, théologie de l’autre, là où antan, chez Aristote notamment,
c’était là presque deux synonymes, avant d’avoir été ensuite outil et oeuvre. A présent, on a
philosophie d’un côté, théologie de l’autre, et chez les averroïstes latins intitulés averroïstes
politiques, pouvoir religieux d’un côté, pouvoir laïc de l’autre. Distinction qui pour être
encore hiérarchisée chez un Thomas d’Aquin, n’en est pas moins très nette. Elle fonde à partir
de l’œuvre politique d’un Dante Aligheri, qui ne manque pas de rendre hommage à un
averroïste tel Siger de Brabant, les nouvelles options politiques. Distinction dont on projette
trop vite et de façon anachronique l’origine en amont dans l’institution de l’Empire
d’Occident, comme si le pape qui le créait ne revendiquait pas aussi le pouvoir séculier, et
comme si l’empereur ne revendiquait pas en outre la souveraineté religieuse. Distinction que
l’on fait naître aussi en aval dans la laïcité moderne et ses prédécesseurs protestants. L’une
comme les autres étant héritiers en fait, non pas tant de l’opposition de l’institution papale et
de son bras séculier impérial et rétif, que de la réception de la modernité arabe médiévale
comme autre vérité que celle imposée par l’Église.
*
* *
C'est dans les développements puritains anglo-saxons de ce qui peut être appelé globalement
442
Ibn ROCHD (Averroès), L’accord de la religion et de la philosophie, Paris, Sindbad, 1988.
calvinisme que l'on prendra acte en premier de cet état de fait. Et que l'on créera les premières
constitutions modernes extra ecclésiales - en anglais Covenant - : les Églises y sont entre elles
à pouvoir presque égal. Sur l'idée de nature, lieu partagé, hérité des Arabes - face à cette idée,
se bâtit leur apologétique et donc leur modus vivendi. A cette époque, la France connaît la
persécution des protestants.
Il est assez facile alors de repérer les racines protestantes de la laïcité française via la
Révolution française, qui se voulait explicitement pour ancêtres les Révolutions puritaines
américaine et anglaise. On a lâché déjà plusieurs fois le terme “puritain”, qui demande
quelque explication. Ces ancêtres de la Révolution française, la Révolution américaine avec
par exemple Lafayette, comme avant elle, la 1ère Révolution anglaise, celle de Cromwell, qui
inaugurait la méthode de l’exécution du roi, - ces deux révolutions sont des révolutions
promues par ceux que l’on a appelé “les puritains” opposés à l’Église officielle qu’ils
confrontaient, l’Église anglicane. Ils y voyaient des reliquats, trop nombreux, pensaient-ils, de
catholicisme. Ils voulaient la “purifier” de son appareil hiérarchique. De là ce terme de
“puritains”. Indépendamment des connotations trop connues et globalement erronées, qu’il
reçoit, le terme “puritains” désignait à l’origine une tendance du protestantisme anglo-saxon
qui voulait mettre en place un système d’Église non hiérarchique, représentatif, purement
(d’où le terme à l’origine, donc) - représentatif ; - purement représentatif, ou en termes plus
contemporains purement démocratique, allant du sens “parlementaire”, au sens “démocratie
directe”, avec toutes les tendances intermédiaires ou plus extrêmes comme l’anarchie et le
communisme (car ces courants existaient dans les groupes puritains anglais de l’époque de
Cromwell). Ces milieux envisageaient déjà la liberté de culte pour les juifs (on connaît les
relations de Cromwell et du rabbin d‘Amsterdam Manassé ben Israël) et pour les musulmans -
liberté totale, avec droit de changer de religion 443. Aujourd’hui, pour “puritains” on pourrait
dire “radicaux” au sens de “partisans radicaux” des systèmes républicains et démocratiques ;
“puritains” signifiant donc à l’origine simplement radicalement opposés au système
ecclésiastique hiérarchique et à l’État qui en relève - généralement monarchique.
C'est l'Amérique qui verra la première l'éclosion d'un système radicalement constitutionnel ;
l'Angleterre étant revenue, après sa seconde Révolution, à l'anglicanisme politique. Ce qui,
au-delà d’une symbolique non laïque, majoritaire d’ailleurs dans le reste de l’Europe, ne
l’empêche pas de participer à plein de la modernité, comme le reste de l’Europe non laïque, y
compris depuis quelques décennies les pays catholiques. Cela n’est peut-être pas indifférent
pour les pays musulmans entendant assumer la modernité dans leur tradition : le modèle serait
mutatis mutandis la monarchie constitutionnelle - caricaturons en termes “laïcards” : crypto
intégrisme, certes, mais libéral.
443
Sans quoi elle est un vain mot.
On est en deçà des glissements terroristes d’État qui ont émaillé une certaine descendance de
la Révolution jusqu'au XXe siècle, des révolutions marxistes aux révolutions islamiques.
Glissements liés sans doute, au point de départ conflictuel de l'établissement des systèmes
modernes, et notamment en France, établissement du système politique extra ecclésial. Ce
qui, en contrepartie donne peut-être paradoxalement à la France d'aujourd'hui une vocation
particulière de porte-voix d'un “néo-averroïsme” - mutatis mutandis ! -, en passe, peut-être, de
faire retour par le vis-à-vis de l’islam. Car, je m’explique, la spécificité probable de la
position française dans cette modernité d’origine puritaine, c’est l’accentuation de la question
rationnelle et naturelle, là où l’héritage révélé, en l’occurrence biblique, est plus sensible
ailleurs, en Amérique notamment. C’est là ce qui donne au système l’apparence de la
neutralité, qui pour illusoire, peut être toutefois extrêmement productive notamment parce que
le système est dès lors facilement exportable. On y trouve un dualisme entre le religieux,
privé, et le politique, qui n’est pas sans rappeler la vision averroïste latine concernant la
double vérité. Or, cela a retenu, en France, la Mosquée de Paris : le parallèle entre le
”dualisme averroïste” et celui entre islam d’une part, philosophie des Droits de l’Homme de
l’autre. Ce qui n’est pas indifférent.
C'est, quoique il en soit, et aussi en contrepartie, dans ce contexte-là, que l'islam fait retour
aujourd'hui, rappelant ce nouvel universalisme humaniste, issu de la chrétienté, à son devoir
d'humilité, après les échecs des totalitarismes contemporains qui en ont dérivé.
*
* *
Ce serait peut-être le lieu par où l’islam pourrait renouer avec une modernité qu’il s’est mis
antan à ignorer pour n’être plus sienne. Ignorance qui est le fruit permanent et généralisé, de
cette certitude orgueilleuse et ethnocentrique qui produit, ne le négligeons pas, des effets
catastrophiques, communs entre autres à la modernité, à la chrétienté et à l’islam, allant de
l’antisémitisme à la chasse aux hérétiques, et qui a produit pêle-mêle le racisme dans la
discrimination esclavagiste et cette oppression des femmes qui fait récurrence jusqu’à nos
jours. Ignorance des dominants qui faisait manquer à l’islam le dernier tournant vers la
modernité actuelle. Simple effet de ce qu’on a appelé l’“arrogance” des cultures dominantes,
tellement hors de tout doute, tellement sûres d’elles qu’elles ne voient pas arriver la montée
d’autres tenants d’une future domination culturelle. C’est bien ce qui s’est produit avec
l’islam à l’époque de sa gloire ottomane, tandis que l’Europe qu’elle a pris - à juste titre à
l’époque - l’habitude de regarder comme moindre quantité culturelle, l’Europe prenait un
essor culturel qui la conduirait à la domination, c’est-à-dire à la tête de la modernité.
*
* *
Comme la défaite des Croisés face à Saladin s'accompagnait de la découverte de l'islam par la
chrétienté - découverte signifiée clairement par le respect que lui manifestait Frédéric II -, de
même les premiers échecs musulmans face à une chrétienté, une Europe, qui avait connu des
développements ignorés jusque là de l'islam, occasionnera enfin cette découverte. A leur
corps défendant, les musulmans découvrent une civilisation devenue infiniment plus brillante
que prévu. Civilisation devenue brillante entre autres pour avoir reçu la philosophie arabe
médiévale, ce que la Turquie ottomane ne sait pas suffisamment.
Nouvelle rencontre donc : à l’époque, comme cela se faisait déjà au temps des Croisades, des
accords islamo-chrétiens ont été passés, des Persans avec les Anglais d'un côté, contre les
Turcs avec les Français de l'autre. Le fait en soi n'est pas nouveau. Ce qui est nouveau, alors,
c'est que la civilisation de la chrétienté, la civilisation européenne, est en plein essor. Le
carrefour médiéval porte ses fruits. Et bientôt - il faudra tout de même attendre le XVIIIe
siècle (soit environ deux siècles - XVIe-XVIIIe -, comme il en avait fallu environ deux pour
la chrétienté des Croisades - XIe-XIIIe), il faudra attendre le XVIIIe siècle pour qu'un
nouveau regard, plus respectueux, apparaisse de la part de l'Umma sur l'Europe.
On est passé à ce que l'islam nomme le temps du pacte, qui correspond à l'acceptation qu'il est
un monde intermédiaire entre celui de la guerre et celui de l'islam - selon le découpage
classique en islam ; terre du pacte provisoire, mais importante, en attendant la soumission
Et voilà que des faits frappent les esprits, comme par exemple le procès de l'assassin
musulman du général Kléber, lors de la campagne napoléonienne en Égypte. Un témoin
musulman s'étonne de voir un des accusés relâché faute de preuve de sa culpabilité. Et ce
témoin de comparer cet exemple aux "méfaits et à la brutalité, dit-il, de soldats qui se disent
musulmans”446. On sait, certes, que les comportements inadmissibles ne manqueront pas non
plus de la part des Occidentaux en terres d'islam. On n'en a pas moins un exemple, et qui n'est
pas isolé, de ce qui apparaît comme l'exemplarité de la pratique politique et juridique
constitutionnelle : des procès où il y a une défense. Apparence de neutralité qui n’empêche
toutefois pas, la perception fréquente des temps coloniaux comme étant la continuation de
ceux des Croisades - et la laïcité comme catégorie de la chrétienté.
Et là, l'islam se trouve face à l'Occident dans la situation où celui-ci se trouvait face à l'islam
quelques siècles auparavant : et la dualité va l'envahir aussi, comme en Occident au temps des
averroïstes latins, dualité entre la civilisation occidentale et ses présupposés de foi à lui,
coraniques. Dualité, qui s'exprime bientôt dans l'adoption par cet Empire turc, au moment de
son déclin, d'un système constitutionnel laïque, par Mustapha Kemal, système repris des
modèles occidentaux. Face à cela, la foi musulmane, qui demeure elle-même avec ses
présupposés, et est contrainte à son tour à l'apologétique.
La terre du pacte devient plus large que celle de la guerre ou celle de l'islam, quoique en
veuillent quelques nostalgiques du temps des ignorances réciproques - nostalgie qui se traduit
quand même souvent par des actes violents. Aujourd'hui plus qu'antan, l'ignorance réciproque
n'est plus possible ; aujourd'hui, où l'on continue d'apprendre à vivre ensemble, non sans
difficultés, non sans tensions. L'apprentissage se fait de toute façon.
444
C’est le télescopage de cette “terre du pacte”, le refus de ce temps, de cet espace intermédiaire entre terre de la
guerre et terre rêvée de l’islam qui me paraît faire obstacle aussi bien à l’acceptation de la modernité qu’à un
comportement politique ouvert et tolérant - plus que la question du fondamentalisme qui n’est nuisible que si une
instance “magistérielle”, fût-elle autoproclamée, lui donne une cohérence à ce niveau. Sans cela, le
fondamentalisme n’a d’effet que quant à une lecture fonctionnant sur un mode similaire à celle des juristes face à
la loi civile par exemple, mais ici au simple plan religieux. On peut citer ici les confréries sénégalaises,
étrangères à ce type de cohérences sans patience eschatologique, confréries qui n’ayant pas accès à des exégèses
critiques et non fondamentalistes, soutenaient cependant un Sédar Senghor catholique pour une action en rien
islamiste !
445
Bernard LEWIS, Comment l'islam a découvert l'Europe, Paris, Gallimard, [1982] 1984, p.288.
446
LEWIS, op. cit., p.223-224.
La mosquée de Paris publiait il y a déjà quelques années une Charte du culte musulman en
France447, faisant référence, et c'est significatif, à l'alliance turco-française du XVIe siècle, à
la notion de "terre du pacte", et last but not least, à Averroès et à l'idée de double vérité - mais
ici ce n'est pas de la foi face à Aristote qu'il est question concernant ces deux vérités de
l'averroïsme latin, mais de la foi face à la Déclaration des Droits de l'Homme. Averroès fait
retour. Mais là où au Moyen Age il venait d'islam vers l'Occident, il fait aujourd'hui, lui ou
son frère, le chemin inverse.
*
* *
Il est donc un certain paradoxe dans ce à quoi on assiste actuellement, celui d’un islam bel et
bien à l’origine de la modernité, mais qui tend à la refuser depuis qu’elle est passée hors de
son domaine. C’est-à-dire depuis qu’elle signifie la domination d’autres cultures, d’abord
européenne, puis actuellement protestante américaine, et à un moindre degré, toujours
européenne.
Deux types de réponses sont en tout temps possibles face à ce genre de défis finalement
identitaires : le repli ou l’effort. C’est cette dernière attitude qui a fini par l’emporter dans le
Moyen Age latin face à la domination culturelle musulmane, cela au prix d’un combat interne
entre Anciens et Modernes qui n’a pas encore éliminé toutes ses séquelles. La tentation du
repli existe encore évidemment en Europe face à toutes les modernités, anciennes,
contemporaines ou post-modernes.
L’alternative existe aussi pour l’islam : le repli ou l’effort par la réflexion (ijtihâd), et tout
l’éventail d’attitudes intermédiaires. Deux pôles et seulement deux, toutefois.
*
* *
C’est ici qu’on revient à notre lampe d’Aladin. N’oublions pas que c’est un génie qui en sort,
c’est-à-dire un personnage parfaitement ambigu, à la mesure de sa liberté, remontant de la
mythologie arabe préislamique, djinn, entre le démon au mauvais sens et l’inspirateur, démon
de Socrate, qui a donné justement le sens français de génie, génial. Mais précisément
indomptable. Entre vouloir le dompter et vouloir l’étouffer comme l’a fait tel dirigeant
musulman contemporain l’interdisant à la lecture, la différence est subtile. Etienne Tempier,
447
Paris, La Mosquée de Paris / Éditions du Rocher, 1995.
évêque de Paris qui en 1277 condamnait les dérapages averroïstes, marchait main dans la
main avec les inquisiteurs.
C’est entre la liberté d’un génie qui reste quand même toujours en passe de glisser à la folie,
et la tentation de la coercition qui seule peut lui opposer des frontières, mais au risque de
l’étouffement, et au prix de quels moyens ! - que nous laissent les deux pôles en question.
Quoiqu’il en soit, aussi profondément que soit enfouie la lampe du génie, il est toujours, tôt
ou tard, un Aladin pour la faire ressortir de sa grotte et entendre l’être nébuleux lui proposer
d’émettre ses trois vœux. Ce qu’il s’agit de faire avec sagesse. Il est à craindre - et c’est sans
doute cela que dit l’islam d’aujourd’hui dans ses réticences à la modernité -, il est à craindre
que depuis la levée médiévale de la modernité, tels des apprentis sorciers, les Aladin
découvreurs de lampes que nous sommes tous un peu, n’aient pas toujours émis les
meilleurs...
Un universalisme effondré
Le pan malheureux de l’islam — sous les coups de cette forme de l’islam communément
nommé islamiste (depuis le livre de Bruno Étienne, L’islamisme radical) — a vu
l’entérinement de la chute de son ancienne gloire, reflet de plus en mythique effondré dans les
ruines du WTC.
Car le 11/09 est sans doute le jour du scellement de l’effondrement de toute une conception de
l’islam comme civilisation à visée universaliste.
De l’hébétude où est plongé le monde, ne subsiste de l’islam, au plan universel, que des
débris, prenant le plus souvent la forme de nostalgies du plus mauvais aloi — volens nolens…
Une seule illustration, éloquente : ne présente-t-on pas (depuis quelques années avant le
11/09) « le voile », quelque nom qu’on lui donne, comme un « drapeau » de l’islam ?
Or qu’est ce d’autre que ce « drapeau », qu’un reliquat — même pas religieux ! — d’une
civilisation antérieure ?
Isis voilée
Quand par la « loi sur le voile », la République française le reconnaît par la bande comme tel,
ratifiant cette tendance de l’islam qui veut à tout prix faire du voile un signe religieux — que
fait-elle d’autre que donner un coup de pied de l’âne à un culte ainsi relégué à son passé ?
Le voile est-il un « signe religieux » ? Ou cette expression n’est-elle pas qu’un voile pudique
sur un tout autre débat ?
Les médailles, croix, étoiles de David, ou mains de Fatima, kippas ou tee-shirts à l’effigie du
Che Guevara ont-ils jamais suscité semblable agitation ?
Ces questions mènent à une autre interrogation : tout cela est-il réellement une question de
laïcité et religion ? Cette querelle-là n’est-elle pas censée être depuis longtemps apaisée ? Et si
oui, est-il opportun de la maintenir en éveil ? En évitant du même coup le vrai débat qui est
posé : le « voile » et sa signification.
Car la question aurait pu être abordée sous un autre angle, direct : la signification que revêt le
voile, indépendamment de l’islam.
Ré et Isis
Un tel instrument, le voile, bien antérieur à l’islam, ne porte-t-il pas dès lors une signification,
des significations, à rechercher en amont de la naissance de l’islam ? La compréhension des
propos coraniques à ce sujet (dans les sourates 24 et 30) ne peut se faire sans la prise en
compte de cet arrière-plan culturel. Il est déjà question du voile dans la 1ère épître de l’Apôtre
Paul aux Corinthiens (ch. 11). On sait que là aussi, on ne peut en faire d’exégèse correcte
qu’en tenant compte du bain culturel. Concernant le voile, cela nous fait remonter à très haute
époque. L’historien des religions Odon Vallet en fait remonter l’origine à l’Empire assyrien
de l’Antiquité. N’est-ce donc qu’une affaire religieuse ? Bien inter-religieuse, alors ! En fait
culturelle, concernant les relations des hommes et des femmes.
Un texte très ancien de la Bible hébraïque donne un indice précieux : le voile comme
instrument érotique ! Genèse 24, 64-65 : « Rébecca leva les yeux, vit Isaac, sauta de chameau
et dit au serviteur: “Quel est cet homme qui marche dans la campagne à notre rencontre?”
—”C’est mon maître”, répondit-il. Elle prit son voile et s’en couvrit. » Dans ce texte, Rébecca
se voile à la vue de celui qui sera son mari — un voilement qui n’a de sens que dans le
dévoilement qui s’ensuivra ! Le voile a pour fonction de susciter chez l’élu le désir de la
découverte des charmes ainsi occultés à dessein. Cette signification du voile se retrouve dans
Relus dans ce contexte, les versets coraniques n’ont d’autre signification dans un contexte
donné qu’une invite, tout au plus, à un certains sens de la pudeur (ce qui doit donc valoir aussi
pour les hommes). C’est un des aspects qu’a retenu très justement le mufti de Marseille
Soheib Bencheikh. C’est aussi ce que le christianisme a appris à retenir du propos de l’Apôtre
Paul sur le même sujet.
Un autre aspect que retient Soheib Bencheikh (cf. son livre Marianne et le Prophète), la
protection des femmes, l’induit à conclure qu’ « aujourd’hui le voile est l’école laïque gratuite
et obligatoire » — l’acquisition d’un savoir qui ne soit pas réservé aux hommes étant la
meilleure protection.
L’instrumentalisation de cet objet érotique par les mâles, la signification qu’il a prise en
matière de soumission des femmes, ressemblent ainsi fort à une dérive, toujours de type
érotique.
Cela considéré, on ne peut s’y tromper ; la dimension passionnelle du débat nous en avait
avertis : on est au cœur d’une question concernant la relation hommes-femmes, avec le désir
et la crainte qu’elle peut susciter.
Et quand une religion fait d’une réponse donnée par une Antiquité révolue avant même la
naissance de ladite religion, un signe de ralliement, elle témoigne plus que jamais de son
propre malaise, du sentiment de son propre écroulement.
L'abolition de l'esclavage
Dans les colonies, l’article premier de la Déclaration de 1789 a pourtant fait écho : « les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » — tous les hommes. Toussaint
Louverture représente comme un premier germe pour « la ruse de la raison » dans l’Histoire
qui verra advenir toutes les conséquences, universelles, de ce qui s’est proclamé là ! Des
conséquences qui eussent pu surprendre les proclamateurs. Tous les hommes, quelle que soit
la couleur de leur peau. Et de là, même, tous les… hommes, quel que soit leur sexe — ce que
n’avaient pas forcément conçu non plus les proclamateurs ! De cela aussi la révolte haïtienne
est dès lors signe avant coureur. La moitié féminine de l’humanité n’accèdera en France au
droit de vote en France qu’en 1945 ! Tandis que la majorité des « indigènes » des colonies n’y
accèderont jamais — avant leur indépendance !
Toussaint-Louverture, donc, organise en 1791 un mouvement de révolte des noirs contre les
planteurs de la colonie de Saint-Domingue et doit son surnom de Louverture aux brèches qu’il
ouvrait parmi ses ennemis. Le 29 août 1793, le Commissaire Sonthonax, menacé de toute
part, proclame la libération des esclaves dans la colonie afin de rallier les populations noires à
l’idéal révolutionnaire.
Sous la pression des esclaves révoltés de la colonie, qui envoient comme députés en
métropole Belley, Mills, Dufay, la France révolutionnaire abolira l’esclavage.
Mais dès lors, Napoléon Bonaparte s’oppose à lui. Il envoie une forte expédition militaire qui
débarque dans l’île en février 1802 sous le commandement de son beau-frère, le général
Charles Victor Emmanuel Leclerc, pour rétablir le pouvoir français — au prix de quelles
exactions ! Les troupes haïtiennes sont repoussées et Toussaint présente sa démission. Il est
vaincu, capturé et accusé de conspiration.
Arrêté le 7 juin 1802, Toussaint est transporté immédiatement à bord d’un bateau qui fait
route vers la France. Un arrêté des Consuls en date du 4 thermidor an 10 (23 juillet 1802)
ordonne son transfert et son internement au Fort de Joux, dans le Jura. Il arrive dans la
forteresse de Joux le 23 août 1802. Après la visite réglementaire chez le commandant de la
place, il est conduit dans sa cellule. Celui que l’on surnommera le Précurseur meurt l’année
suivante.
Dès 1801 avait été prise la décision de rétablir l’esclavage. La loi du 30 floréal an X (20 mai
1802) décrète de la maintien de l’esclavage dans les colonies rendues à la France.
L’indépendance d’Haïti est proclamée le 1er janvier 1804 au nom des Principes de la
Révolution française.
La France devra attendra 1848 pour abolir l’esclavage — précédée par ses ennemis anglais
abolissant la traite dès 1807 et imposant cette abolition à la France napoléonienne vaincue, au
Traité de Vienne en 1815.
L’abolition de la traite étant imposée par les Anglais, une mention particulière doit être faite,
outre-Manche, des méthodistes anglais, qui dès leur fondateur Wesley sont contre l’esclavage,
et sur ce point contre la pratique de leur pays. Dans cette mouvance, de type piétiste, des
militants comme Wilberforce ont toujours considéré que cela faisait partie des exigences de
leur foi. La chose est devenue notoire chez nombre d’Anglais, au point que l'anti-
esclavagisme passait sur le continent pour comportement pro-Anglais. Condorcet, philosophes
des Lumières, mais plus concrètement anti-esclavagiste (quoique, sans surprise, pour une
abolition « progressive ») que la plupart de ses confrères, se fera passer pour un pasteur - donc
crypto Anglais - pour publier un traité dénonçant l'esclavage !
Avant l’Angleterre, le premier pays à avoir aboli la traite est le Danemark (1792).
La France révolutionnaire aurait pourtant pu faire figure de précurseur avec son abolition
totale de l’esclavage de 1794, précédée alors seulement des États américains du Vermont
(1777), de la Pennsylvanie — sous la pression des quakers (1780). Car c'est parmi les
puritains anglo-saxons qu'il faut chercher les premiers opposants à la pratique parmi les
dominants européens ayant débouché sur des résultats concrets en matière d’abolition. Dès
1770, des quakers de Nouvelle-Angleterre s'étaient interdit toute possession d'esclaves.
Si l’Histoire est le processus de l’avènement de la liberté universelle (Hegel), procédant depuis la liberté du seul despote oriental de
l’Antiquité, via la liberté de quelques-uns des époques grecque et romaine, jusqu’à la liberté de tous initiée par le christianisme et proclamée
par la Révolution, toutes les potentialités de cet avènement ou de sa proclamation, dont sont porteuses à tour de rôle diverses nations, sont
loin d’être advenues. Si chaque étape de ce développement procède dans un premier temps comme un germe au cœur de l’étape antérieure en
déshérence, comme le christianisme naissant au cœur de l’Empire romain sur sa fin (qu’il ignore), le personnage de Toussaint-Louverture
porte une signification déterminante dans l’avènement des potentialités de liberté universelle de la Révolution française, dont une part
décisive éclot sous nos yeux dans l’Histoire de l’Afrique d’aujourd’hui contre l’opposition de la culture antécédente qui en a porté la
promesse.
Certes, il ne s’agit pas de rêver un rêve dont le débouché est sans doute hors l’histoire, qui
n’aboutit malgré sa « ruse », celle de la « Raison » censée la conduire, qu’à des
recommencements et des désillusions. La clef en demeure cachée. Sachant cela, et du fait de
cela, il n’est pas interdit de tenter un quotidien plus apaisé…
Napoléon Bonaparte a rétabli l’esclavage en 1802 — pour abolir la traite, conformément aux
exigences du traité international de 1815, lors de son retour au pouvoir des Cent Jours.
Toussaint Louverture sera enterré à la fosse commune, et il faudra attendre la IIe République,
pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises.
“L’esclavage n’est pas encore aboli, il faut travailler encore pour le bénéfice des maîtres
sans écouter les libres oisifs (…)“. On est alors en pleine campagne sucrière. Les 22 et 23 mai
1848, l’insurrection éclate à Saint-Pierre. Le 23, le gouverneur de la Martinique décrète la
liberté, “considérant que l’esclavage est aboli en droit“. L’information est publiée le 24. La
Guadeloupe doit suivre sous peine de recrudescence des troubles. C’est chose faite le 27 mai
1848. Aux Mascareignes, les commissaires ayant atteint la Réunion le 18 octobre 1848, les
planteurs obtiennent un sursis reportant la libération des esclaves au 20 décembre.
Aux élections suivantes, les colonies envoient à l’assemblée des députés de toutes origines.
C’est donc suite à des grèves et des émeutes aux Antilles, que l'esclavage rétabli en 1802 par
Bonaparte est aboli une seconde fois en France, du fait de la pression exercée, en écho aux
révoltés. Cette date, 27 avril 1848, concerne la France, ainsi que ses colonies, France qui était
Après la France, en 1848, viendraient les États-Unis, 1865, au prix de la guerre de Sécession.
En dernier au XIXe siècle, le Brésil, 1888.
Difficile de mettre un terme à ce qui avait plusieurs siècles. Au départ, les puissances
chrétiennes, avec à leur tête l'Espagne des rois catholique et le Portugal, ne s'étaient pas fait
prier pour emboîter le pas à leurs ennemis musulmans dans cette pratique - en l'étendant à
l'échelle industrielle, l’Espagne première puissance d’alors embauchant pour le trafic tous les
pays sous sa tutelle, jusqu’à ses États de Hollande au nord. Les ennemis de l'Espagne n'étaient
pas en reste, de la France aux pays protestants.
Pensons que la peste de la fin du Moyen Age, avec l'hémorragie de populations qu'elle a
entraînée, difficile à chiffrer, a plongé l'Europe dans les tourments économiques et dans leurs
débouchés en violence pour plusieurs siècles.
L'hémorragie des populations en Afrique, due au trafic des êtres humains, est difficile aussi à
chiffrer. Durant les siècles du trafic euro-atlantique — emboîtant le pas au trafic arabe —
effectué de l'Afrique de l'Ouest (Guinée, Sénégal, Sierra Leone, Liberia, Côte d'Ivoire, Ghana,
Togo, Bénin, Nigeria) jusqu'aux côtes du Congo et de l'Angola, entre 15 et 50 millions de
personnes — selon les variations entre historiens qui ne prouvent ainsi que la difficulté de
chiffrer (énorme de toute façon) — ont été déportées, dont un fort pourcentage noyées (estimé
à 1 pour 6 ou 7). Avec les massacres sur place qui ont accompagné les siècles de traite,
certains historiens chiffrent jusqu'à 150 millions de personnes, voire 200 millions de
personnes mortes ou disparues. La population actuelle de l'Afrique est de 450 millions
environ ! On entraperçoit l’hémorragie.
Où les comptes d’apothicaires des livres voulant réviser tout cela, qu’ils manquent ou pas de
rigueur comptable, ne manquent pas d’indécence !
Mais en premier lieu, en est sorti le racisme, fruit du mépris né de l'esclavage. Le racisme
comme phénomène récent, inexistant dans l'Antiquité et au Moyen Age, figé en la notion de
« hiérarchie des "races" ».
La légitimation de la pratique de l'esclavage massif se fondait sur l'autorisation que l'on s’est
donné en son temps d'exploiter des non-chrétiens, là où en islam on s'autorisait à exploiter des
non-musulmans. En quel sens et de quelle façon concrètement ?
On a un exemple similaire antécédent : les Slaves. Voilà plusieurs peuples rassemblés sous un
seul vocable : « les Slaves ». Sans parler de leur culture, de leurs traditions, etc., qu’ont-ils de
commun qui leur ait valu ce vocable ? D’avoir constitué à une époque antécédente un
réservoir d’esclaves ! Latin slavus (= esclave) — devenu « Slave ».
En bref, des raisons historiques vraisemblables en sont qu’ils ont accédé à une dimension de
puissance impériale et à une religion d’Empire (qui scellait les structures impériales) plus tard
que les autres. Les Empires, qu’ils soient arabes ou persans et de religion musulmane, ou
romains et de religion chrétienne (mais aussi auparavant perse sassanide, etc.) protégeaient de
fait ceux qui de par leur religion entraient dans leur sphère d’influence. L’institution de
l’esclavage n’était contestée que de façon non radicale. Les réalités économiques voulant
que… — les populations hors zones impériales, en clair celles des zones « païennes », peu
unifiées et donc par là de faible puissance, étaient la proie des nécessités des Empires.
Le commerce des humains n’était considéré, les concernant, que comme moyennement
dramatique. Premier réservoir, donc, les Slaves non-christianisés. Deuxième réservoir
important, les Africains non-christianisés (les Éthiopiens en étaient en principe exclus par leur
christianisme) — ou mutatis mutandis, non-islamisés.
La mémoire a des continuités redoutables. Le racisme nazi concernant les Slaves peut
aisément s’enraciner dans cette mémoire enfouie ; les caractéristiques physiques des Slaves
semblant plutôt difficiles à distinguer de celles des Germains. L’esclavage infériorise
collectivement sa victime dans le regard du « maître ».
mauvais usage, et par manger leur nourriture qui venait de leur sueur et de leur travail; ils
ne se contentaient pas de ce que les Indiens leur donnaient de bon gré, chacun suivant ses
possibilités; celles-ci sont maigres, car ils ne possèdent généralement pas plus que ce dont ils
ont besoin d'ordinaire, et qu'ils produisent avec peu d'effort; ce qui suffit à trois familles de
dix personnes chacune pour un mois, un chrétien le mange et le détruit en un jour. Devant
tant d'autres violences et vexations, les Indiens commencèrent à comprendre que ces hommes
ne devaient pas être venus du ciel...
« Ils embrochaient sur une épée des enfants avec leurs mères et tous ceux qui se trouvaient
devant eux. Ils faisaient de longues potences où les pieds touchaient presque terre et par
groupes de treize, pour honorer et révérer notre Rédempteur et les douze apôtres; ils y
mettaient le feu et les brûlaient vifs. D'autres leur attachaient tout le corps dans de la paille
sèche et y mettaient le feu; c'est ainsi qu'ils les brûlaient. A d'autres et à tous ceux qu'ils
voulaient prendre en vie ils coupaient les deux mains, et les mains leur pendaient; et ils leur
disaient: "Allez porter les lettres", ce qui signifiait d'aller porter la nouvelle à ceux qui
s'étaient enfuis dans les forêts. C'est ainsi qu'ils tuaient généralement les seigneurs et les
nobles; ils faisaient un gril de baguettes sur des fourches, ils les y attachaient et mettaient
dessous un feu doux, pour que peu à peu, dans les hurlements que provoquaient ces tortures
horribles, ils rendent l'âme. J'ai vu une fois brûler sur les grils quatre ou cinq seigneurs
important (et je crois même qu'il y avait deux ou trois paires de grils où d'autres brûlaient).
Comme ils poussaient de grands cris et qu'ils faisaient pitié au capitaine, ou bien qu'ils
l'empêchaient de dormir, celui-ci ordonna de les noyer; et l'alguazil, qui était pire que le
bourreau qui les brûlait (et je sais comment il s'appelait; j'ai même connu sa famille à
Séville), n'a pas voulu les noyer; il leur a d'abord mis de ses propres mains des morceaux de
bois dans la bouche pour qu'ils ne fassent pas de bruit, puis il a attisé le feu pour qu'ils
rôtissent lentement, comme il le voulait...
« Le soin qu'ils prirent des Indiens fut d'envoyer les hommes dans les mines pour en tirer de
l'or, ce qui est un travail intolérable; quant aux femmes, ils les plaçaient aux champs, dans
des fermes, pour qu'elles labourent et cultivent la terre, ce qui est un travail d'hommes très
solides et rudes. Ils ne donnaient à manger aux uns et aux autres que des herbes et des
aliments sans consistance; le lait séchait dans les seins des femmes accouchées et tous les
bébés moururent donc très vite. Comme les maris étaient éloignés et ne voyaient jamais leurs
femmes, la procréation cessa. Les hommes moururent dans les mines d'épuisement et de faim,
et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons... Dire les coups de fouet, de bâtons, les
soufflets, les coups de poings, les injures et mille autres tourments que les chrétiens leur
infligeaient quand ils travaillaient, il faudrait beaucoup de temps et de papier; on n'arriverait
pas à le dire et les hommes en seraient épouvantés. »
Un « réservoir » asséché… Qu’à cela ne tienne, un autre « réservoir » païen subsiste, toujours
fonctionnel pour les musulmans, le « réservoir » sub-saharien. La péninsule ibérique a
emboîté le pas à son concurrent musulman.
Puisque les esclaves devenaient chrétiens (et musulmans en terre d’islam) — ainsi le « Code
noir », pour la France, demandait qu’on les baptisât ! —, restait pour les distinguer, pour les
discriminer, la couleur de leur peau, la non- « blancheur », commune aux « Indiens » et aux
Africains.
Où s’ancre l’idée de la « hiérarchie des "races" », et donc le racisme, devenu si évident qu'il
affectera jusqu'aux philosophes des Lumières classant les humains selon la « hiérarchie des
"races" ».
C'est ainsi qu'un Voltaire n'était nullement gêné d'avoir des actions dans une Compagnie
négrière nantaise — tout en étant connu comme champion de la tolérance ! Cela est-il sans
lien avec son « polygénisme » — qui lui fait considérer qu’on ne peut tenir pour une origine
commune des différentes « races » humaines ?
Ce sont des visions partagées de cet acabit qui seront colportées sur tout les continents
colonisés.
Ainsi rejaillissait sur tous les non Européens ce regard qui, rejoignant celui qu'on portait aux
juifs, s'inventait les théories « scientifiques » à base génétique, qui ont plongé l'Europe
contemporaine dans le cauchemar que l'on sait, échos à celui de l'esclavage.
Élie Wiesel rappelait que le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois étant celle du
silence qu'il impose. Aujourd'hui les bourreaux du passé auraient pu croire triompher en
imposant le silence qui mine encore nos livres d'histoire moderne concernant l'esclavage : la
place reste congrue, en ce sens qu’elle est celle d’une rupture regrettable dans une évolution
harmonieuse. On extrait communément cette « tache », comme un dérapage grave, mais sans
incidence essentielle sur la pensée des Lumières, et ses suites. On ignore de la sorte que les
conséquences aient pu perdurer au-delà de l'abolition, traînant jusqu'aujourd'hui dans les
inconscients.
L'étape coloniale
Signes humbles, mais nets, de ce que la conscience qu'ont déjà aiguisée, par leur puritanisme,
notamment quakers et méthodistes refusant l'esclavage (le système ecclésial protestant anglo-
saxon offre une chambre d’écho qui manque aux branches chrétiennes monolithiques), a
travaillé l'Europe.
Réalistes, les philosophes des Lumières sont réputés avoir milité pour une tolérance des idées
sur le continent. Une tolérance qui ne portait pas d’inconvénients économiques.
Aussi, réalisme économique oblige, non seulement ils ne s'élevaient pas contre l'esclavage
avec l’énergie que cela aurait mérité, mais ils envisageaient une abolition progressive.
Tandis que déjà ils posaient les fondements des théories modernes « scientifiques »
concernant le classement en catégories des êtres humains — faisant que leur condamnation de
l’esclavage vise plus la Grèce antique que les Nègres... Déjà les philosophes forgeaient des
théories racialistes qui justifieraient après l'esclavage, la colonisation.
Les brèches sont ainsi faites dans la mauvaise conscience qui taraude quand même les
réalistes parmi les intellectuels. On résoudra la question économique et la question
idéologique par la colonisation, qui permettra l'émancipation des esclaves — au prix du
dédommagement de leurs anciens maîtres… La bonne conscience est non seulement sauve,
mais renforcée par les théories sur la « hiérarchie des "races" », le racisme donc, colporté
jusque par l’ironie, l’humour, certes au second degré, des philosophes et encyclopédistes.
Puisque la discrimination religieuse qui permettait l'esclavage des non chrétiens n'est plus de
mise (les esclaves sont souvent passés à la foi chrétienne ; foi chrétienne dont en outre les
philosophes des Lumières, souvent, ne font pas grand cas), le nouveau justificatif sera
« scientifique ». On mesure la forme des crânes (mesures intitulées "craniologie"), l'épaisseur
des lèvres, l'épatement des nez, la texture des cheveux, pour conclure à une hiérarchie des
« races », au sommet de laquelle, invariablement bien sûr, la « race blanche ». Un Buffon, un
Voltaire, font ici figure de précurseurs. Bientôt le darwinisme fournira à leurs successeurs
l'élément imparable : certaines races sont plus évoluées que d'autres. La plus évoluée est,
toujours « naturellement », la « race blanche ».
Ici, non seulement la bonne conscience est sauve, mais se voit carrément investie d'un devoir
colonisateur. En fonction de la théorie de l'évolution, il est possible, par le dévouement des
colons, d'amener à plus ou moins long terme les « races inférieures » à la perfection de la
« race blanche ». La colonisation muée en mission civilisatrice et libératrice, cela à l'appui de
l'esclavage dénoncé : la traite transsaharienne d'esclaves n'a pas été encore abolie par les
Arabes. Voilà l'esclavage dénoncé devenu alibi de la bonne conscience des missionnaires
séculiers et racialistes, bientôt racistes pour un grand nombre, de la « Civilisation ». Ce
faisant, outre la bonne conscience, l'impératif économique reste sauf.
En revanche l’Évangile, lui, ainsi que les Droits de l'Homme, pâtissent, puisque ceux qui s'en
veulent porteurs, porteurs de la dimension égalitaire, fraternelle et libératrice — notamment
quant à l'esclavage — qu'ils induisent, ne voient pas appliquée cette libération à ceux qui
subissent la discrimination raciale. Le message libérateur sera quand même instillé, et donc
non pas grâce à ceux qui s'en veulent porteur, mais malgré eux. Lorsque ce fruit futur du
message libérateur qu'est la fin de la colonisation éclora, on aura ainsi en même temps
renforcé et renouvelé les structures pré coloniales opprimantes ou esclavagistes, ce qui n'est
pas sans avoir contribué à la mise en place des systèmes dictatoriaux actuels.
l'évolution, de leur hominisation, en somme. Et tant qu'à être bons, on étendrait la blanche
bonté jusqu'à la « race jaune », qui elle aussi attendait sans le savoir avec impatience ce coup
de pouce vers son perfectionnement. En attendant, ils resteraient tous mineurs. On décernerait
cependant la citoyenneté, avec générosité certes, mais mesure, à ceux qui plus doués, auraient
acquis suffisamment des Lumières de la Raison.
Autant de préjugés désormais étranges que l’on a commencé à mesurer et sur lesquels
pourtant le travail de mémoire n'a pas été effectué. Siècles sombres de l'histoire moderne, qui
font l'objet de leur incise dans nos manuels scolaires, siècles presque abordés uniquement
sous l'angle économique — comme si l'on retenait essentiellement de l'époque de l'Allemagne
nazie le développement des autoroutes et la fondation de Volkswagen. Est-ce parce que Jules
Ferry comme d'autres, participait à plein des préjugés de son temps ?
Il reste que ce trou, cet abîme de mémoire, perpétue un racisme inconscient qui prive nombre
de nos contemporains des réflexes de barrage que l’on ne brandit donc pas toujours en
entendant reprendre de nos jours des propos se rapprochant de l’idée d’une « inégalité des
races » !
*
* *
On avait vu les puissances européennes de religions chrétiennes, avec à leur tête l'Espagne,
emboîter le pas à leurs ennemis musulmans dans la pratique de l’esclavage. La légitimation de
cette pratique se fondait sur la discrimination religieuse : on s’autorisait à exploiter des non
chrétiens, là où en islam on exploitait des non musulmans.
L’Espagne des XVe et XVIe siècles, par l’Inquisition, avait déjà opéré à d’autres occasions
des glissements de la discrimination religieuse commune à la discrimination raciale : puisque
les nouveaux chrétiens d’origine juive ou musulmane, la plupart convertis de force, ne
manifestaient pas un christianisme des plus catholiques, on les distinguerait par leur origine :
on introduisait alors le concept de « pureté du sang ». Proche de cela, on parlera aussi en
France, en remettant en question l’Édit de Nantes, concernant les protestants convertis de
force, de « N.C. », Nouveaux Convertis.
Quant aux esclaves, on les distinguait, les discriminait, comme esclaves, à la couleur de leur
peau — selon la vision hiérarchique propagée jusque par l’humour et le second degré. C’est là
sans doute pourquoi, même l’ironie des anti-esclavagistes parmi les philosophes des Lumières
n’empêcherait pas le second Code noir (révision sous Louis XV du Code noir que Louis XIV
avait promulgué en 1685, l’année où il révoquait l’Édit de Nantes) de franchir un pas
supplémentaire : le second Code noir a définitivement intégré le racisme sous-jacent au
premier : ainsi, par exemple, il interdit explicitement les mariages « interraciaux ».
Théorie des « races », donc, nouvelle forme de l’ethnocentrisme, bientôt colportée sur tous les
continents colonisés, y fera rejaillir sur tous les non Européens ce même regard hautain et
condescendant qui, rejoignant celui qu'on portait aux juifs, s'inventait de sombres théories
« scientifiques ».
… Et retour ?
C’est bien sûr faire peu de cas de ce que le christianisme se voulait classiquement, non pas
émanation de l’esprit de ses adeptes, mais Révélation, communiquée entre autres à l’Europe,
mais pas à elle seule, par des Apôtres juifs orientaux, se réclamant d’ancêtres bédouins et
ayant reçu leur mission d’un Fils de Dieu juif. Se voulant disciples de ce Dieu donneur de Loi,
qui fait automatiquement par là même de ses adeptes une sorte de “surmoi” de l’humanité,
élus pour déranger, ils sont dès lors trop souvent insupportables à quiconque ne supporte pas
le dérangement de l’altérité de Dieu (le sort des juifs est à cet égard exemplaire). Voilà une
religion, juive puis par la mission des Apôtres, chrétienne, porteuse d’une radicale différence,
et non pas produit de la biologie de ses adeptes. Mais qu’importe : les préjugés sont tenaces,
et le christianisme européen des premiers temps de l’ère missionnaire entend souvent
pratiquer la défense « scientifique » de sa vocation auprès de ses contemporains européens,
dont les certitudes quant à leur « supériorité » sont auréolées du crédit de la vérité
scientifique !
Certes donc, la discrimination religieuse, quoique faisant retour alors, agrémentée de racisme,
est en soi un classique : l'histoire a bien vu en son temps l’Édit de Nantes ne pas aboutir, face
à l’incapacité générale de dépasser ce type de discrimination.
Lorsque Louis XIV révoque l’Édit signé par son grand-père Henri IV, compte surtout pour lui
la puissance de la France, qui selon sa mentalité, est liée à l'uniformité religieuse, et qui
requiert donc la discrimination.
Aujourd’hui, ce qui fut la discrimination, raciale pour le coup, officiellement interdite, traîne
dans les esprits, et revêt aisément la forme de la condescendance religieuse ! Non pas certes,
concernant la France, contre le protestantisme, mais contre les religions de ces lointains
héritiers du temps des négriers, via la colonisation, que sont les immigrés — à la tête
desquelles religions l’islam, bien sûr, quoique ayant été, et parfois jusqu’à nos jours, négrière
aussi !
Où l'on voit apparaître le rapport qu’avait déjà fait pressentir l'Inquisition espagnole entre la
discrimination religieuse et la discrimination raciale.
Des guerres comme les conflits de la décolonisation, et bien sûr la guerre d'Algérie, si
importants pour la France d'aujourd'hui, se trouvent inscrits dans une conflictualité remontant
à la traite négrière et à l’esclavage, et au-delà aux invasions musulmanes et aux Croisades.
La mission civilisatrice
Point d'illusion à se faire sur la bonté ou la lucidité de la collectivité humaine. Il est même probable que les plus convaincus de leurs
Lumières y soient sous cet angle, les plus obtus, aveuglés par l'éblouissement de leur propre grandeur.
C'est ainsi que les bénéficiaires médiévaux et modernes des grandes Révélations, apostoliques ou prophétiques, se fourvoyaient, se
fourvoient, dans des comportements qui doivent largement à la certitude de leur privilège. Ils n'ont pas disparu, ni eux, ni leurs dégâts. Ils ont
été cependant, heureusement a-t-on pu penser, remplacés dans les hautes sphères par les bénéficiaires des Lumières de la Raison, qui ont
débarrassé le monde des comportements discriminatoires en matière religieuse, en dénonçant l'orgueil aveugle de ceux qui pensent avoir une
supériorité de dépositaires de la foi. Et les voilà nous expliquant qu'il faut du coup venir à eux, dépositaires de la Raison dont ils vont éclairer
jusqu'aux nations les plus barbares. Car du coup les illuminés de la raison moderne ne sont pas en reste, dignes successeurs des Inquisiteurs
médiévaux. Cela me permet de préciser que si les Lumières sont aussi mises en cause ici, il serait souhaitable l'on n'entende pas cette mise en
cause comme relevant d'un esprit similaire à celui de tel évêque contemporain, voulant voir dans les Lumières seules le fondement de tous
les malheurs totalitaires. Les Lumières sont à ce sujet dignes héritières, et — j'allais dire — la main dans la main avec les références antiques
et médiévales de leurs ennemis...
Alors, on cite : prenons par exemple, et entre autres, l'anti-esclavagisme de l’abbé Raynal.
Mais à y regarder de près, on découvre, dans son Histoire des Deux Indes, que mieux vaut
tout de même rester prudent quant aux appels anti-esclavagistes, louables, de l’abbé Raynal,
qui, vu les propos qui les accompagnent, laissent un arrière-goût étrange : “on voit les
Nègres, écrit Raynal, allier à leur poltronnerie naturelle une fermeté inébranlable. La même
organisation qui les soumet à la servitude par la paresse de l’esprit et le relâchement des
fibres, leur donne une vigueur extraordinaire” (Histoire des Deux Indes, Amsterdam-La
Haye, 1785-1789, t.VI, p.120) !
particulières ?” Je reste perplexe toutefois, sachant à quoi ce propos renvoie, quant à l’idée
de s’appuyer sur cela pour dédouaner telles théories de certains des "pairs" de Jaucourt, à
savoir justement Buffon ou Voltaire, théories qu’il ne me paraît pas excessif de qualifier, tout
de même, de racistes : “quoique les Nègres aient peu d’esprit, note Buffon, ils ne laissent pas
d’avoir beaucoup de sentiment [...] ; lorsqu’on les nourrit bien et qu’on ne les maltraite pas,
ils sont contents, joyeux, prêts à tout faire”. Il faut comprendre de cela que Buffon est contre
l’esclavage ! Il est vrai qu’il cite alors le Père Charlevoix, et qu’il est difficile de distinguer ce
qui est de Buffon et ce qui est de Charlevoix... lequel a droit de toute façon aux louanges de
Voltaire. Enfin, en attendant l’abolition, Buffon est contre la façon commune de traiter les
esclaves (due aux préjugés émis par Charlevoix !) ! Il reproche en effet leur dureté aux
maîtres avides de gains (ibid.). Voltaire de même est réputé être contre l’esclavage, mais
quand cela s’assortit de sa conviction que “la race des nègres est une espèce différente de la
nôtre, comme la race des épagneuls l’est des lévriers”, on ne s’étonne pas outre mesure qu’il
ait eu des actions dans une compagnie négrière. Sachant le contexte de crime contre
l’humanité448, les millions de déportés et de disparus, il me semble que ce qui pourrait s’avérer
nuisible aux Lumières n’est pas de rappeler cela mais plutôt de le taire. Pour Voltaire, cf.
Essai sur les mœurs, pour Buffon, Histoire naturelle.
Mais faisons leur grâce, pensant qu’un Voltaire — qui de toute façon est de son temps —
concède que “... des singes, des éléphants, des nègres, [...] semblent avoir tous quelque lueur
d’une raison imparfaite” (Traité de métaphysique, 1739). Et ne jetons pas sur lui le soupçon
pour des propos dont le polygénisme n'est qu'implicite...
Je concède volontiers qu'il faut humour savoir garder aussi à propos de Montesquieu. Il est
connu que Montesquieu échappe à ces délicatesses par son humour, dont sachant le contexte,
on se demande toutefois s’il est vraiment de bon goût...
Je crois n’être habituellement pas totalement dépourvu d’humour. J’avoue pourtant être
troublé par le fameux passage de L’esprit des lois (Liv. XV, ch. V) usant de l’humour au
second degré concernant l’esclavage.
Il faut contre cela citer entre autres, à nouveau les textes de l’abbé Raynal - et cela d’autant
plus qu’ils laissent transpirer une inconscience notable - et surtout ceux, magnifiques mais
rares, exceptionnels, du chevalier de Jaucourt.
Je reste sceptique quant à la méthode humoristique prisée notamment par Montesquieu. “On
peut rire de tout, disait Desproges, mais pas avec n’importe qui”. Cela ne vaut pas que pour
les seuls esprits obtus. Un humoriste comparaissait en justice en janvier 1999 suite à la plainte
de parents d’un enfant trisomique blessés par sa saillie : “les mongoliens, c’est comme les
crevettes roses, à part la tête tout est bon”, à prendre au second degré, plaide -t-il (Le Nouvel
448
Bien que cela n’ait pas été à ce jour, internationalement reconnu, “crime contre l’humanité” me paraît être le
moindre des qualificatifs pour désigner cette pratique. Le terme était forgé, à ce sujet précisément, par le pasteur
Benjamin Frossard et le doyen de la faculté de théologie protestante de Montauban, Guillaume de Felice, qui
organisait une pétition qui venait appuyer Victor Schoelcher faisant voter la seconde abolition en France, 1848.
L'Assemblée Nationale a voté le 18 février 1999, puis le Sénat le 23 mars 2000, ratifiée en seconde lecture à
l'AN le 6 avril 2000, une proposition de loi reconnaissant l'esclavage et le traite comme crime contre l'humanité.
Observateur, 15-21 oct. 1998, p.181). On peut douter que quiconque, lors du procès, s’en soit
pris au manque d’humour des parents offensés... L’anomalie chromosomique, la violence
exterminatrice, la violence de la réduction en esclavage de la moitié d’un continent, trois
exemples de réalités outrageantes qui rendent le second degré difficilement accessible aux
outragés. L’humoriste en question, Patrick Timsit, s’est finalement excusé, ce qu’il avait de
mieux à faire. Il a fait amende honorable en mettant en place une Association de soutien aux
trisomiques.
Pour revenir à Montesquieu, ironisant sur les propos de ceux qui s’en prennent aux “nez
aplatis” et aux corps noirs inaptes à recevoir une bonne âme, j’ai entendu de mes oreilles des
jeunes gens dans l’Afrique actuelle, lesquels ignoraient tout de la philosophie des Lumières,
douter de la possibilité de développement technique, sanitaire, moral, des Africains, arguant
de ce qu’un corps noir ne pouvait que receler une “âme noire” ! A quelque degré qu’on les
prenne, de telles assertions dévoilent l’intériorisation du mépris esclavagiste et colonialiste.
J’en ai entendu proférer des certitudes sur ce que leur nez était irrémédiablement
inesthétique ; humour ou pas, c’est là la certitude qu’exprime chirurgicalement le chanteur
noir américain Mikaël Jackson se faisant refaire le sien. Quand on lit des textes maniant un
humour comme : “on ne peut se mettre dans l’idée que Dieu, qui est un être sage, ait mis une
âme, surtout une bonne âme, dans un corps tout noir” (De l’esprit des lois, Liv. XV, ch. V),
le rapprochement rend difficile la lecture distante qu’il faudrait sans doute adopter pour être
juste envers Montesquieu.
Montesquieu, pourtant : à prendre donc au second degré. Mais, quand le trafic négrier battait
son plein - et quelle qu’ait été par ailleurs l’efficacité louable de cette ironie contre ce même
trafic, elle ressemble aussi à une participation à une insensibilité générale qui a tout des
apparences d’un racisme latent. Et pour appuyer cette impression et laisser Montesquieu, qui
me semble loin d’être le plus redoutable ! les propos de Voltaire que j’ai déjà cités sont-ils
aussi à prendre au second degré : “la race des nègres est une espèce différente de la nôtre,
comme la race des épagneuls l’est des lévriers” !? On pourrait ajouter : “...” Si cela n’a pas
déjà un arrière-goût de racisme, ça y ressemble fort. L’austérité militante piétiste anglaise
semble y avoir mieux échappé ! - surtout si l'on poursuit le livre XV de l'Esprit de lois
jusqu'au bout, ce qui permet de découvrir que le plaidoyer de Montesquieu loin d'avoir pour
but d'exiger l'abolition de l'esclavage, vise simplement à obtenir des maîtres un traitement
plus doux de sorte que l'institution puisse se maintenir !
Certes, on risque d’être peu nuancé dans la volonté de mettre à jour des racines inconscientes
d’un mépris qui continue ses ravages, et à partir de là de généraliser inconsidérément. Mais
quand quelques décennies après l’abolition de l’esclavage, on trouvait encore normal le travail
forcé aux colonies, quand la citoyenneté était refusée jusque dans des départements français à
part entière au seul prétexte ultime que les indigènes étaient d’origine non européenne, quand
aujourd’hui un tel mépris réapprend parfois - fût-ce au gré de l'humour - à ne plus se cacher,
on est fondé à se poser des questions - et même à se passionner, parfois injustement. D’autant
que des successeurs célèbres des Lumières ont montré au temps colonial de sérieuses lacunes.
Alors certes, il est injuste pour leurs auteurs de ne pas rappeler les beaux textes et l’apport
positif des philosophes des Lumières, quand on remarque que même eux ! avec ce qu’ils ont
représenté d’émancipateur, ont contribué à ce qui macule leur époque. Cela dit hors tout
anachronisme : à défaut d’un vrai travail de mémoire (qui consiste à dévoiler des aberrations
comme les tristes certitudes à l’ombre des Lumières - plus qu’à redire des faits célèbres
concernant leur apport, qui ne saurait être révisé ; autant évident pour chacun que Gobineau
n’était pas libéral), l’Occident comme ses ex-colonies n’ont pas éliminé toutes les séquelles
des regards troubles.
Un certain usage du second degré n’y est peut-être pas étranger. Voltaire, si tant est qu’on
doive prendre avec le détachement de l’humour ses propos sur “l’inégalité des races”, faisait
preuve de moins de distanciation concernant les victimes du tremblement de terre de
Lisbonne, que concernant celles de l’esclavage qui de plus lui rapportaient financièrement.
Serait-ce parce que ceci touchait moins sa sensibilité que cela ? Le détachement de certains
des plus marquants des philosophes des Lumières a sans doute été efficace au plan juridique -
quoique le second Code noir, ait, après leurs saillies, aggravé le premier : leur roi “bien-
aimé”, Louis XV, appréciait plus leur humour qu’il n’aimait les Nègres. Cet humour que les
victimes d’alors - et d’aujourd’hui - étaient fondées à juger de mauvais goût, a laissé intacts
des préjugés déjà racistes et en tout cas blessants, dont ces philosophes-là permettaient mal
d’apprécier l’impact douloureux.
Lapouge qui s’appuie à la fois sur Gobineau et Darwin, se veut quelque peu “socialiste”, mais
de façon assez ethnique. “Nationale” dira un des héritiers germaniques de ce type de vues
“scientifiques”, les discréditant comme l’on sait, pour pas mal de temps.
Alors bien sûr on pourrait excuser ces illustres prédécesseurs en remarquant simplement
qu’ils participent des obscurités de leur époque. Ce serait un peu facile, outre qu’ils avaient
eux aussi cette même manie qui s’affiche sur les médailles vendues par une certaine presse du
cœur : plus qu’hier et moins que demain - manie qui en philosophie consiste à penser qu’on
est plus malin que ceux qui nous ont précédés. C’est justement à cette manie qu’ont succombé
les philosophes des Lumières. Or de leur temps, il y avait aussi des justes... Que ne l’ont-ils
pas tous été ? C’est justement de par l’orgueil qu’ils en ont été empêchés. Ce même orgueil
qui fait penser qu’on est plus intelligent aujourd’hui qu’hier, fait aussi croire qu’on est plus
éclairé, ou plus évolués — enfin plus hommes ici qu’ailleurs. C’est pour avoir succombé à
cette tentation de l’orgueil qui transpire jusque et surtout dans leur humour, dans ce qu’ils
appelaient leur “esprit”, qu’ils sont tombés dans des horreurs aussi frappantes aujourd’hui.
Non pas que nous soyons devenus suffisamment malins pour les voir, mais que le jugement
de l’Histoire les a rendus trop criantes pour qu’il ne soit pas évident qu’y succomber est
insupportable.
Si généraliser est certes toujours risqué, il y a toutefois un sens dans lequel vont les choses, ici
les philosophes des Lumières et la colonisation, dont il me semble falloir reconnaître qu’hélas,
il est plutôt douteux. J’admets volontiers des développements remarquables, parmi lesquels
principalement ceux de Condorcet, qui toutefois ne juge pas l'esclavage d'une gravité telle
qu'il faudrait l'abolir immédiatement : il propose un délai de 70 ans !
Toujours concernant les philosophes des Lumières, j’admets aussi de très bonnes intentions,
essentiellement dans l’Encyclopédie. Hélas ces bonnes intentions, pour louables, couvrent mal
des effluves pestilentielles qui transpirent abondamment - même “au second degré” comme la
citation déjà donnée de Montesquieu (De l’esprit des lois, Liv. XV, ch. V).
Et épiloguant - toujours au second degré, bien sûr -, pour ne pas négliger le contexte (ibid.),
d’une façon qui augure bien de la “craniologie” “scientifique”. Sachant que Buffon, lui, y est
à la même époque et dans le même milieu, un précurseur, sachant que Voltaire, qui concède
l’âme aux corps noirs, lui aussi - la juge toutefois inférieure...
Si ce n’est pas là un prologue aux théories racistes, ça y ressemble fort. Quoi d’étonnant,
quand ils étaient étayés par de telles convictions, que les propos généreux de philosophes
aussi importants n’aient pas eu plus d’effet pour empêcher l’imposition de “l’apartheid” par le
second Code noir, complétant on ne peut plus lamentablement le premier !? - tandis que
Diderot propose d'utiliser "leur goût de la musique pour les faire travailler en cadence"...
Alors, certes si Gobineau est bien père immédiat du racisme au sens strict, et si Gobineau
n’est pas dans la filiation des Lumières, il ne pouvait pourtant trouver là que de quoi
s’inspirer...
Quant à la colonisation, je conçois bien la complexité du phénomène. Mais ici aussi, et donc
pour généraliser, je me demande si la distinction que voudraient faire certains entre “évolution
des races” et “évolution des sociétés” était si aisée à percevoir pour la plupart, quand on
réduisait par exemple les personnes de ces sociétés aux travaux forcés. Je me demande de
même si l’apport incontestable, notamment sanitaire et technique, de la colonisation, n’était
pas la plupart du temps perçu confusément comme critère d’une supériorité ontologique. Cela
toujours à l’appui des certitudes que ne parvenaient pas à cacher même certains des plus
fameux des philosophes des Lumières, et qui sont venues s’échouer tout récemment dans
l’effritement de l’apartheid en Afrique du Sud.
Il est certainement des colons, sans oublier bien sûr des missionnaires, qui se sont opposés à
ce qu’il ne me semble pas excessif de qualifier d’”ignominie”.
Des colons certainement ont lutté avec constance pour obtenir pour les indigènes la
citoyenneté et le droit de vote (qui leur était refusé, pour leur immense majorité, jusque dans
les départements français à part entière, d’une République faisant du suffrage universel un de
ses fondements : la démocratie que d’aucuns se rappellent avait tout de même ses limites !).
Mais dans une société coloniale, qui considérait que ce n’était pas là une évidence, et qu’il
n’était pas illégitime, quelques décennies après l’abolition de l’esclavage, de contraindre des
hommes censément libres aux travaux forcés, au seul appui de leur origine non européenne ;
dans une telle société, ces colons-là - ceux qui résistaient à la pente ambiante - ne peuvent que
faire hélas, figure d’exception, quel qu’ait été leur nombre : exception qualitative à ce qui
était, malgré eux, la norme qui valait aussi bien pour les métropolitains. Alors certes, c’est
généraliser que de ne pas parler de ceux qui ont marqué leur refus, ou de ne les mentionner
qu’en passant ; et c’est même d’autant plus injuste qu’eux et leur bonne volonté ne pouvaient
alors qu’être noyés sous les évidences de l’injustice au quotidien.
C’est pourtant bien le fait général, auquel l’évidence massive rendait aveugle, qui a marqué,
qui marque jusqu’aujourd’hui les inconscients. C’est en ce sens que la colonisation — qui
n’est peut-être pas directement responsable des dictatures actuelles ; on ne doit pas oublier les
structures opprimantes pré-coloniales — n’a pas manqué à sa façon de les légitimer, et donc
de les renforcer. Cela dit, au vu de la situation actuelle, il ne me paraît en rien étrange que des
administrateurs qui n’avaient point de mauvaises intentions, soient actuellement accueillis
avec chaleur, et même nostalgie.
Le fond du problème n’en demeure pas moins, non pas un certain nombre d’erreurs majeures,
mais hélas l’idéologie sous-jacente. A défaut d’un vrai travail de mémoire (qui consiste à
dévoiler des aberrations en demi-teintes, comme les tristes certitudes à l’ombre des Lumières,
plus qu’à redire des faits acquis — « Gobineau n’était pas libéral »), l’Occident comme ses
ex-colonies n’en ont pas éliminé toutes les séquelles.
Condorcet apparemment, assez seul pour voir besoin de l’écrire (cf. son livre : Pasteur
Schwartz, Réflexions sur l’esclavage des Nègres, Paris, 1788), comprend que l’état, y compris
moral, où se trouvent les Africains de son temps, n’est pas la cause de la Traite, mais sa
conséquence.
*
* *
Quant à la libération des esclaves, on est encore dans le trou de mémoire. De nombreux
travaux historiques minutieux restent souhaitables, vu qu’un siècle et demi d’abolition est loin
d’avoir effacé toutes les séquelles, notamment structurelles, en Afrique, et psychologiques, en
suite du racisme qui en est issu et qui n’a jamais été exorcisé.
Un texte d’un philosophe des Lumières qui échappe au flou général qui atteignait jusqu’à
certains de “ses pairs” plus illustres. Ce texte, de Jaucourt, présente cela de miraculeux qu’il
ne participe pas de l’ombre que ne parviennent pas à dissiper même les lumières les plus
optimistes, jusqu’aujourd’hui, où l’esclavage est pourtant “officiellement” aboli dans la
plupart des pays ; ce texte est on ne peut plus d’actualité. Il nous renvoie à l’idée que la dette
n’est peut-être point si dette qu’il n’y paraît : “peut-il être légitime, demandait Jaucourt, de
dépouiller l’espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son
avarice, sa vanité ou ses passions particulières ?” Droits les plus sacrés : liberté et dignité
quant à l’esclavage ; dignité encore, quant aux moyens, dont privait, aux jours de l’abolition,
le dépouillement dans lequel on laissait les anciens esclaves alors qu’on dédommageait les
anciens maîtres ! et dont prive aujourd’hui la “dette”.
Jaucourt rejoint peut-être Jean-Jacques Rousseau (?) : « De quelque sens qu'on envisage des
choses, le droit d'esclavage est nul (...) Ces mots: esclave et droit sont contradictoires, ils
s'excluent mutuellement » ('le Contrat social'). Cela dit, Sala-Molins montre que les prises de
position de Rousseau sont bien théoriques, concernant l’esclavage au temps de Grecs, plus
que celui « des Nègres ».
Quelques citations
"Les Nègres" (1749). "Le père Charlevoix dit que les sénégalais sont de tous les Nègres les
mieux faits, les plus aisés à discipliner et les plus propres au service domestique ; que les
Bambara sont les plus grands, mais qu'ils sont fripons ; que les Aradas sont ceux qui
entendent le mieux la culture des terres ; que les Congos sont les plus petits, qu'ils sont fort
habiles pêcheurs, mais qu'ils désertent aisément ; que les Nagos sont les plus humains, les
Mondongos les plus cruels, les Mimes les plus résolus, les plus capricieux et les plus sujets à
se désespérer ; et que les Nègres créoles, de quelque nation qu'ils tirent leur origine, ne
tiennent de leurs pères et mères que l'esprit de servitude et la couleur ; qu'ils sont plus
spirituels, plus raisonnables, plus adroits, mais plus fainéants et plus de libertins que ceux
qui sont venus d'Afrique. Il ajoute que tous les Nègres de Guinée ont l'esprit extrêmement
borné, et qu'il y en a même plusieurs qui paraissent être tout à fait stupides, qu'on en voit qui
ne peuvent jamais compter au-delà de trois, que d'eux-mêmes ils ne pensent à rien, qu'ils
n'ont point de mémoire, que le passé leur est aussi inconnu que l'avenir ; que ceux qui ont de
l'esprit font d'assez bonnes plaisanteries et saisissent assez bien le ridicule ; qu'au reste il
sont très dissimulés et qu'ils mourraient plutôt que de dire leur secret, qu'ils ont
communément le naturel fort doux, qu'ils sont humains, dociles, simples, crédules et même
superstitieux ; qu'ils sont assez fidèles, assez braves, et que si on voulait les discipliner et les
conduire, on en ferait d'assez bons soldats.
Quoique les Nègres aient peu d'esprit, ils ne laissent pas d'avoir beaucoup de sentiment, ils
sont gais ou mélancoliques, laborieux ou fainéants, amis ou ennemis, selon la manière dont
on les traite ; lorsqu'on les nourrit bien et qu'on ne les maltraite pas, ils sont contents, joyeux,
prêts à tout faire, et la satisfaction de leur à âme est peinte sur leur visage ; mais quand on
les traite mal, ils prennent le chagrin fort à coeur et périssent quelquefois de mélancolie : ils
sont donc fort sensibles aux bienfaits et aux outrages, et ils portent une haine mortelle contre
ceux qui les ont maltraités ; lorsque au contraire ils s'affectionnent à un maître il n'y a rien
qu'ils ne fussent capables de faire pour lui marquer leur zèle et leur dévouement. Ils sont
naturellement compatissants et même tendres pour leurs enfants, pour leurs amis, pour leurs
compatriotes ; ils partagent volontiers le peu qu'ils ont avec ceux qu'ils voient dans le besoin,
sans même les connaître autrement que par leur indigence. Ils ont donc comme l'on voit le
cœur excellent, ils ont le germe de toutes les vertus, je ne puis écrire leur histoire sans
m'attendrir sur leur état, ne sont-ils pas assez malheureux pour être réduits à la servitude,
d'être obligé de toujours travailler sans pouvoir jamais rien acquérir ? Faut-il encore les
excéder, les frapper, et les traiter comme des animaux ? L'humanité se révolte contre ces
traitements odieux que l'avidité du gain a mis en usage, et qu'elle renouvellerait peut-être
tous les jours, si nos lois n'avaient pas mis un frein à la brutalité des maîtres, et resserré les
limites de la misère de leurs esclaves. On les force de travail, on leur épargne la nourriture,
même la plus commune, ils supportent, dit-on, très aisément la faim ; pour vivre trois jours il
ne leur faut que la portion d'un Européen pour un repas ; quelque peu qu'ils mangent et qu'ils
dorment , ils sont toujours également durs, également forts au travail. Comment des hommes
à qui il reste quelque sentiment d'humanité peuvent-ils adopter ces maximes, en faire un
préjugé et chercher a légitimer par ces raisons les excès que la soif de l'or leur fait
commettre ? ... Mais laissons ces hommes durs, et revenons à notre objet.
... Tout concourt donc à prouver que le genre humain n'est pas composé d'espèces
essentiellement différentes entre elles, qu'au contraire il y a eu originairement qu'une seule
espèce d'hommes, qui s'étant multipliée et répandue sur toute la surface de la terre, a subi
différents changements par l'influence du climat, par la différence de la nourriture, par celle
de la manière de vivre, par les maladies épidémiques, et aussi par le mélange varié à l'infini
des individus plus ou moins ressemblants ; d'abord ces altérations n'étaient pas si marquées,
et ne produisaient que des variétés individuelles ; qu'elles sont ensuite devenues variétés de
l'espèce, parce qu'elles sont devenues plus générales, plus sensibles et plus constantes par
l'action continuée de ces mêmes causes ; et qu'elles se sont perpétuées et qu'elles se
perpétuent de génération en génération, comme les difformités et les maladies des pères et
des mères passent à leurs enfants ; et qu'enfin, comme elles n'ont été produites
originairement que par le concours de causes extérieures et accidentelles, qu'elles n'ont été
confirmées et rendues constantes que par le temps et l'action continuée de ces mêmes causes,
il est très probable qu'elles disparaîtraient aussi peu à peu, et avec le temps, ou même qu'elle
deviendraient différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui, si ces mêmes causes ne subsistaient
plus ou si elles venaient à varier dans d'autres circonstances et par d'autres combinaisons."
[...]
" Addition à l'article précédent " (1777) "[...] Il y a trente ans que j'ai écrit cet article des
variétés de l'espèce humaine ; il s'est fait dans cet intervalle de temps plusieurs voyages, dont
quelques-uns ont été entrepris et rédigés par des hommes instruits ; c'est d'après les nouvelles
connaissances qui nous ont été rapportés que je vais tâcher de réintégrer les choses dans la
plus exacte vérité, soit en supprimant quelques faits que j'ai trop légèrement affirmés de sur
la foi des premiers voyageurs, soit en confirmant ceux que quelques critiques ont impugnés et
niés mal à propos." [...]
" La négresse blanche " (1777) " Par la description de tous les peuples nouvellement
découverts, et dont nous n'avions pu faire l'énumération dans notre article des Variétés dans
l'espèce humaine, il paraît que les grandes différences, c'est-à-dire les principales variétés
dépendent entièrement de l'influence du climat ; on doit entendre par climat, non seulement
l'altitude plus ou moins élevée, mais aussi la hauteur ou la dépression des terres, leur
voisinage ou leur éloignement des mers, leur situation par rapport au vent, et surtout aux
vents d'est, toutes les circonstances en un mot qui concourent à former la température de
chaque contrée ; car c'est de cette température plus ou moins chaude ou froide, humide ou
sèche, que dépend non seulement la couleur des hommes, mais l'existence même des espèces
d'animaux et de plantes, qui tous affectent de certaines contrées, et ne se trouvent pas dans
d'autres : c'est de cette même température que dépend par conséquent la différence de la
nourriture des hommes, seconde cause qui influe beaucoup sur leur tempérament, leur
naturel, leur grandeur et leur force.
Sur les Blafards et les Nègres blancs. Mais indépendamment des grandes variétés produites
par ces causes générales, il y en a de particulières dont quelques-unes me paraissent avoir
des caractères fort bizarres, et dont nous n'avons pas encore pu saisir toutes les nuances. Ces
hommes blafards dont nous avons parlé, et qui sont différents des blancs, des noirs nègres,
des noirs Cafres, des basanés, des rouges, etc., se trouvent plus répandue que je ne l'ai dit ;
on les connaît à Ceylan sous le nom de Bedas, à Java sous celui de Chacrelas ou Kacrelas, à
l'isthme d'Amérique sous le nom de Albinos, dans d'autres endroits sous celui de Dondos ; on
les a aussi appelés nègres blancs. Il s'en trouve aux Indes méridionales en Asie, à
Madagascar en Afrique, à Carthagène et dans les Antilles en Amérique ; l'on vient de voir
qu'on en trouve aussi dans les îles de la mer du sud : on serait donc porté à croire que les
hommes de toutes races et de toutes couleurs, produisent quelquefois des individus blafards,
et que dans tous les climats chauds il y a des races sujettes à cette espèce de dégradation :
néanmoins par toutes les connaissances que j'ai pu recueillir, il me paraît que ces blafards
forment plutôt des branches stériles de dégénération qu'une tige ou vraie race dans l'espèce
humaine ; car nous sommes, pour ainsi dire, assurés que les blafards mâles sont inhabiles ou
très peu habiles à la génération, et qu'ils ne produisent avec leurs femelles blafardes, ni
même avec les négresses. Néanmoins on prétend que les femelles blafardes produisent des
nègres, des enfants pies, c'est-à-dire marqués de taches noires et blanches , grandes et
distinctes, quoique semées irrégulièrement. Cette dégradation de nature, paraît donc être
encore plus grande dans les mâles que dans les femelles, et il y a plusieurs raisons pour
croire que c'est une espèce de maladie ou plutôt une sorte de détraction dans l'organisation
du corps, une affection de nature qui doive se propager : car il est certain qu'on n'en trouve
que des individus et jamais des familles entières ; et l'on assure que quand par hasard ces
individus produisent des enfants, ils se rapprochent de la couleur primitive de laquelle les
pères ou mères avaient dégénéré. On prétend aussi que les Dondos produisent avec les
Nègres des enfants noirs et que les Albinos de l'Amérique avec les Européens produisent des
mulâtres ; M. Schreber, dont j'ai tiré ces deux derniers faits, ajoute qu'on peut encore mettre
avec les Dondos des nègres jaunes ou rouges qui ont des cheveux de cette même couleur, et
dont on ne trouve aussi que quelques individus : il dit qu'on en a vu en Afrique et dans l'île de
Madagascar, mais que personne n'a encore observé qu'avec le temps ils changent de couleur
et deviennent noirs ou bruns ; qu'enfin on les a toujours vu constamment conserver leur
première couleur : mais je doute beaucoup de la réalité de tous ces faits.
... "il existe à Darien (dit l'auteur vraiment philosophique de l'Histoire philosophique et
politique des deux Indes) une race de petits hommes blancs dont on retrouve l'espèce en
Afrique et dans quelques îles de de l'Asie ; ils sont couverts d'un duvet d'une blancheur de lait
éclatante ; ils n'ont point de cheveux, mais de la laine ; ils ont la prunelle rouge ; ils ne voient
bien que la nuit ; ils sont faibles, et leur instinct paraît plus borné que celui des autres
hommes."
Nous allons comparer à ces description celle que j'ai faite moi-même d'une négresse blanche
que j'ai eu l'occasion d'examiner et de faire dessiner d'après nature. Cette fille, nommée
Geneviève, été âgée de près de 18 ans, en avril 1777, lorsque je l'ai décrite : elle est née de
parents nègres dans l'île de la Dominique ; ce qui prouve qu'il naît des Albinos non seulement
à 10° de l'équateur mais jusqu'à 16 et peut-être le 20°, car on assure qu'il s'en trouve à Saint-
Domingue et à Cuba. Le père et la mère de cette négresse blanche avaient été amenés de la
Côte-d'Or en Afrique et tous deux étaient parfaitement noirs. Geneviève était blanche sur tout
le corps, elle avait quatre pieds onze pouces six lignes de hauteur, et son corps était assez
bien proportionné."
"Ce qui est plus intéressant pour nous, c'est la différence sensible des espèces d'hommes qui
Voltaire, Essai sur les mæurs, Genève, 1755, t. XVI, pp. 269-270 :
"La race des Nègres est une espèce d'hommes différente de la nôtre [...] on peut dire que si
leur intelligence n'est pas d'une autre espèce que notre entendement, elle est très inférieure.
Ils ne sont pas capables d'une grande attention, ils combinent peu et ne paraissent faits ni
pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie. Ils sont originaires de cette partie
de l'Afrique comme les éléphants et les singes ; ils se croient nés en Guinée pour être vendus
aux Blancs et pour les servir."
Prévost lui, affirme plus clairement : “les Blancs et les Nègres doivent être issus de
différentes sources”... Adam et Ève n’ont pas “pu produire des Nègres” (Histoire des
voyages, t.X, 1747). Et, précurseur des évolutionnistes, Rousselot de Surgy est “tenté de
croire [...] que les Nègres forment une race de créatures, qui est la gradation par laquelle la
nature sensible monte des Orangs-Outangs, des Pongos, à l’homme” (Mélanges interessans
et curieux, 1763-1765). Voltaire, encore lui, est tenté aussi par cette explication - en termes
prudents, évoquant “...des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent avoir tous quelque
lueur d’une raison imparfaite” (Traité de métaphysique, 1739).
Hegel, La raison dans l'histoire, traduction Papaioannou, éd. 10/18, p.245-269, (esclavage
: 259-262) :
"L'Afrique. L'Afrique est d'une façon générale le pays replié sur lui-même et qui persiste dans
ce caractère principal de concentration sur soi. Elle se compose de trois parties que nous
devons rigoureusement distinguer. La diversité de sa constitution géographique est si
remarquable que son caractère spirituel lui-même, dans sa diversité, reste lié aux
déterminations physiques. L'Afrique est, pour ainsi dire, composée de trois continents qui
sont totalement séparés l'un de l'autre et n'ont aucune communication réciproque. L'un se
trouve au sud du désert du Sahara : c'est l'Afrique proprement dite, le haut pays qui nous est
totalement inconnu, avec d'étroites bandes côtières au bord de la mer. L'autre, situé au nord
du désert est l'Afrique pour ainsi dire européenne un pays de côtes. Le troisième est le bassin
du Nil, la seule vallée d'Afrique, qui se rattache à l'Asie. [...]
[...] L'Afrique proprement dite est la partie de ce continent qui en fournit la caractéristique
première. Ce continent n'est pas intéressant du point de vue de sa propre histoire, mais par le
fait que nous voyons l'homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l'empêche encore
de faire partie intégrante de la civilisation. L'Afrique, aussi loin que remonte l'histoire, est
restée fermée, sans lien avec le reste du monde ; c'est le pays de l'or, replié sur lui-même, le
pays de l'enfance qui, au-delà du jour de l'histoire consciente, est enveloppé dans la couleur
noire de la nuit. S'il en est ainsi fermé, cela tient non seulement à sa nature tropicale, mais
essentiellement à sa constitution géographique. Encore aujourd'hui elle demeure inconnue et
sans aucun rapport avec l'Europe. L'occupation des côtes n'a pas incité les Européens à
avancer vers l'intérieur. Le pays forme un triangle : à l'ouest, c'est la côte atlantique où le
golfe de Guinée forme à un profond angle rentrant ; à l'est, du cap de la Bonne Espérance
jusque au cap Gardafui, c'est la côte du grand océan ; au nord c'est le désert du Niger. La
partie la plus septentrionale a un autre caractère à cause de sa relation avec les Européens
[...] La zone côtière de l'Afrique a été, depuis des siècles, occupée par les Européens mais ces
derniers n'ont pénétré à l'intérieur que depuis une quinzaine d'années. Dans les contreforts
du cap de Bonne Espérance, les missionnaires ont récemment franchi les montagnes. A
Mozambique, sur la côte orientale, à l'ouest sur le Congo et sur le Loango, et aussi sur le
Sénégal qui coule à travers des déserts de sable et des montagnes, et en Gambie, les
Européens se sont fixés sur la bande côtière. Mais s'il y a désormais trois siècles ou trois
siècles et demi qu'ils la connaissent et qu'ils y ont affermi leur domination sur quelques
endroits, pendant cette période, il ne se sont aventurés que rarement, en quelques points et
pour peu de temps sur ces montagnes, et ils ne s'y sont pas établis. La zone côtière est en
partie sablonneuse et peu habitable ; mais plus loin, vers l'intérieur, elle est fertile. Si l'on
avance encore vers l'intérieur, on rencontre une bande marécageuse à la végétation
luxuriante, qui abrite toutes sortes d'animaux féroces qui dégage une atmosphère
pestilentielle, presque empoisonnée. C'est ce qui y, comme à Ceylan, a rendu presque
impossible toute pénétration. Les Anglais et les portugais ont souvent envoyé à cet effet des
troupes en nombre suffisant, mais dans cette région la plupart des hommes mouraient et les
autres étaient toujours mis en déroute[...] Étant donné cette configuration naturelle, les
Européens n'ont pu acquérir que peu de connaissances sur l'intérieur de l'Afrique. En
revanche, des peuples en sont parfois sortis, qui se sont montrés si barbares et sauvages que
toute possibilité de nouer des relations avec eux était exclue. Ces incursions ont lieu de temps
en temps, elles constituent les traditions les plus anciennes de cette partie du monde. On
rapporte qu’aux XV-XVIe siècles, d'horribles hordes, venant de l'intérieur, se sont abattues,
en plusieurs endroits très éloignés les uns des autres, sur les habitants plus paisibles des
pentes de et des régions côtières. Plusieurs nations qu'on rencontre sur la côte ouest semblent
être des vestiges de ces invasions. Des hordes de nègres ont pénétré aussi en Abyssinie.
Quand leur rage prit fin, elles se sont installées dans la région côtière ou elles se ne sont
apaisées ; aujourd'hui elles se montrent douces et industrieuses et rien, à première vue, ne
semble indiquer une quelconque barbarie. Cette tempête a-t-elle été provoquée par
mouvement intérieur et lequel ? On ne sait. Ce que l'on a su toutefois de ces hordes c'est le
contraste de leur attitude, qui manifestait, dans ces guerres et ces expéditions l'inhumanité la
plus irréfléchie et la brutalité la plus la répugnante ; mais, leur rage ayant pris fin, elles se
montraient, dans le temps calme de la paix, douces et bonnes pour les Européens avec
lesquels elles avaient fait connaissance. Il en est ainsi des Fullahs, des Mandingues, qui
habitent des terrasses montagneuses du Sénégal et de la Gambie.
Dans cette partie principale de l'Afrique, il ne peut y avoir d'histoire proprement dite. Ce qui
se produit, c'est une suite d'accidents, de faits surprenant. Il n'existe pas ici un but, un État
qui pourrait constituer un objectif. Il n'y a pas une subjectivité, mais seulement une masse de
sujets qui se détruisent. Jusqu'ici on n'a guère prêté attention au caractère particulier de ce
mode de conscience de soi dans lequel se manifeste l'Esprit. De nombreuses relations nous
sont parvenues des régions les plus diverses, qui semblent pourtant incroyables à la plupart.
Elles s'attardent en effet à rapporter des détails épouvantables plutôt qu'à tracer un tableau
précis ou à dégager des principes, ce que précisément nous voulons essayer de faire ici. La
littérature qui concerne ce sujet relève d'un genre assez mal défini, et celui qui veut s'occuper
des détails doit recourir à ceux qui se trouvent dans des ouvrages bien connus. La meilleure
description d'ensemble de l'Afrique se trouve dans la "Géographie" de Ritter.
Nous allons essayer maintenant de mettre en évidence l'esprit universel, la forme générale du
caractère africain, à partir de ce qui est manifesté dans ses aspects particuliers. Ce caractère
est difficile à comprendre, car il diffère complètement de notre monde culturel ; il a en soit
quelque chose d'entièrement étranger à notre conscience. Il nous faut oublier toutes les
catégories qui sont à la base de notre vie spirituelle, et cesser de subsumer les choses sous
ces formes. La difficulté consiste dans le fait que nos représentations sont toujours
sournoisement présentées.
D'une façon générale, nous devons dire que, dans l'Afrique intérieure, la conscience n'est pas
encore arrivée à l'intuition de quelque chose de solidement objectif, d'une objectivité. Par
l'objectivité solide il faut entendre Dieu, l'éternel, le juste, la nature, les choses naturelles.
Dans la mesure où il est en rapport avec une semblable entité bien consistante, l'esprit sait
qu'il dépend d'elle, mais, en même temps, dans la mesure où il s'élève vers elle, il sait aussi
qu'elle est une valeur. Les africains, en revanche, ne sont pas encore parvenus à cette
reconnaissance de l'universel. Leur nature est le repliement en soi. Ce que nous appelons
religion, État, réalité existant en soi et pour soi, valable absolument, tout cela n'existe pas
encore pour eux. Les abondantes relations des missionnaires mettent ce fait hors de doute.
L'unique voie qui rapproche dans une certaine mesure le nègre de la culture semble être
l'islam ; les Mahométans d'ailleurs connaissent, mieux que les Européens, le moyen de
pénétrer dans l'intérieur du pays.
Ce qui caractérise en effet les nègres, c'est que leur conscience n'est pas parvenue à la
contemplation d'une quelconque objectivité solide, comme par exemple Dieu, la loi, à
laquelle puisse adhérer la volonté de l'homme, et par laquelle il puisse parvenir à l'intuition
de sa propre essence. Dans son unité indifférenciée et concentrée, l'Africain n'en est pas
encore arrivé à la distinction entre lui, individu singulier, et son universalité essentielle ; d'où
il suit que la connaissance d'un être absolu, qui serait autre que le moi et supérieur à lui,
manque absolument. L'homme, en Afrique, c'est l'homme dans son immédiateté. L'homme en
tant qu'homme s'oppose à la nature et c'est ainsi qu'il devient homme. Mais, en tant qu'il se
distingue seulement de la nature, il n'en est qu'au premier stade, et est dominé par les
passions. C'est un homme à l'état brut. Pour tout le temps pendant lequel il nous est donné
d'observer l'homme africain, nous le voyons dans l'état de sauvagerie et de barbarie, et
aujourd'hui encore il est resté tel. Le nègre représente l'homme naturel dans toute sa
barbarie et son absence de discipline. Pour le comprendre, nous devons abandonner toutes
nos façons de voir européennes. Nous ne devons penser ni à un Dieu spirituel ni à une loi
morale ; nous devons faire abstraction de tout esprit de respect et de moralité, si nous
voulons saisir sa nature. Tout cela, en effet, manque à l'homme qui en est au stade de
l'immédiat : on ne peut rien trouver dans son caractère qui s'accorde à l'humain. C'est
précisément pour cette raison que nous ne pouvons vraiment nous identifier, par le sentiment,
à sa nature, de la même façon que nous nous pouvons nous identifier à celle d'un chien, ou à
celle d'un Grec qui s'agenouillait devant l'image de Zeus. Ce n'est que par la pensée que nous
pouvons parvenir à cette compréhension de sa nature ; nous ne pouvons en effet sentir que ce
qui est semblable à nos sentiments.
Dans l'ensemble, nous trouvons ainsi, en Afrique, ce qu'on a appelé l'état d'innocence, l'unité
de l'homme avec Dieu et avec la nature. C'est en effet l'état d'inconscience de soi. Mais
l'esprit ne doit pas s'arrêter à ce point, à ce premier état. Ce premier état naturel est un état
animal. Le "paradeisos" est un parc habité par des animaux, dans lequel l'homme vivait lui
aussi dans état animal et était innocent, ce que précisément l'homme ne doit pas être.
L'homme n'est vraiment homme que lorsqu'il connaît le bien et, par suite, son opposé, que
lorsqu'il est divisé à l'intérieur lui-même. Il ne peut en effet connaître le bien que lorsqu'il
connaît le mal. C'est pourquoi l'état paradisiaque n'est pas un état parfait. Cet état premier
de perfection dont parlent les mythes de tous les peuples signifie que son fondement est la
détermination abstraite de l'homme. Quant à savoir s'il existait dans la réalité effective, c'est
une autre question.[...]
Nous allons parcourir les moments principaux de l'esprit africain, et nous devrons en éclairer
certains aspects particuliers qui jettent de la lumière sur son essence. Mais ce qui nous
occupera en propre sera seulement la présentation générale du sujet. Tournons-nous donc,
avant toute chose, vers la religion de l'Africain. Selon nos idées, le fait proprement religieux
c'est que l'homme reconnaisse un être suprême, qui est en soi et pour soi, totalement objectif,
absolue essence déterminante, pouvoir supérieur par rapport auquel l'homme est quelque
chose de plus faible et de plus bas. Cet être peut être représenté comme esprit, comme force
naturelle qui gouverne la nature, bien que cela ne soit pas sa forme véritable. Il peut aussi
avoir dominé la vision imaginative, si bien que les hommes ont adoré la lune, le soleil, les
fleuves. Avec leur imagination ils ont donné une âme à ces formes, mais elles ont été pour
eux, quoi qu'il en soit, des réalités douées d'une potentialité tout à fait autonome. La religion
commence avec la conscience de l'existence de quelque chose qui soit supérieur à l'homme.
Cette forme d'expérience n'existe pas chez les nègres. Le caractère de l'Africain manifeste
seulement l'antithèse initiale entre l'homme et la nature. Voici comment il se représente la
situation : il y a lui et la nature, et ils sont opposés l'un à l'autre, mais c'est lui qui domine
l'élément naturel. Voilà la situation fondamentale, dont nous trouvons chez Hérodote déjà le
plus ancien témoignage. Nous pouvons ce en effet résumer le principe religieux de ces
hommes par les mots d'Hérodote : "en Afrique, tous les hommes sont des magiciens". Cela
veut dire que l'Africain, comme être spirituel, s'arroge un pouvoir sur la nature, et c'est ce
que signifie un tel pouvoir magique. Les relations des missionnaires s'accordent aussi sur ce
point. Or, dans la magie, il n'y a pas l'intuition d'un dieu, d'une croyance morale, mais bien
au contraire l'homme y est représenté comme la puissance suprême, comme celui qui, avec
les forces de la nature, n'a d'autre rapport que celui du commandement. On ne parle donc
pas d'une adoration spirituelle de Dieu, ni d'une souveraineté du droit. Dieu tonne et n'est
pas reconnu. Pour l'esprit de l'homme, Dieu doit être davantage qu'une chose tonnante, mais
chez les nègres il n'en est pas ainsi. Les Africains ne voient que la nature opposée à eux : ils
en dépendent, et les forces naturelles sont terribles pour eux. Le fleuve peut les engloutir, le
tremblement de terre peut détruire leurs demeures. L'abondance des moissons et des fruits
dépend du temps. Ils ont tantôt trop de pluie, tantôt pas assez, ils ont besoin de la tempête, de
la saison des pluies, de sa cessation. La pluie aussi bien que la sécheresse ne doivent pas
durer trop longtemps. Mais ces forces naturelles, et aussi le soleil, la lune, les arbres, les
animaux, sont bien pour eux des forces, mais des forces qui n'ont pas derrière elles une loi
éternelle, une providence et par conséquent ne constituent pas une force naturelle solide et
universelle. L'Africain se rend compte qu'elles le dominent, mais pour lui ce sont des forces
dont l'homme, d'une manière ou d'une autre, se rend maître. Il domine ces puissances
naturelles. Il ne faut pas penser ici à une adoration de Dieu ni à la reconnaissance d'un
esprit universel opposé à celui de l'individu. L'homme ne connaît que lui-même, et lui-même
comme opposé à la nature : c'est à cela que se réduit la rationalité chez ces peuples. Ils
reconnaissent la force de la nature et cherchent à la dominer. C'est ainsi qu'ils croient que
l'homme ne meurt jamais naturellement, mais que c'est la volonté d'un ennemi qui le tue par
un pouvoir magique ; pour empêcher cela, comme contre toute force naturelle, ils se servent
à leur tour de la magie.
Tout individu n'a pas ce pouvoir magique qui au contraire est concentré dans des personnes
singulières. Ce sont elles qui commandent aux éléments, et cela précisément, a le nom de
magie. Beaucoup d'hommes se consacrent exclusivement à ordonner, à prédire et à effectuer
ce qui est utile aux individus ou aux peuples. Les rois ont des ministres et des prêtres, parfois
organisés en une hiérarchie complète, qui ont officiellement pour fonction de faire des
sortilèges, de commander aux forces naturelles et de faire la pluie et le beau temps. Lorsque
leurs commandements ont manqué trop longtemps d'efficacité ces faiseurs de sortilèges sont
bâtonnés. Chaque pays possède, de cette façon, ses propres sorciers qui se livrent à des
cérémonies spéciales accompagnées de toutes sortes de mouvements de danses, de bruits, de
cris, et qui édictent leurs ordonnances au milieu de tout ce vacarme. Si l'armée est en guerre
et que surviennent des ouragans, qui sont si épouvantables, les sorciers doivent s'acquitter de
leur tâche, menacer les nuages, leur adresser des ordres, afin de les apaiser. De la même
façon, en période de sécheresse, ils doivent faire pleuvoir. Pour ce faire ils n'invoquent pas
Dieu. Le pouvoir vers lequel se tournent ces hommes n'est pas un pouvoir supérieur,
puisqu'ils croient produire eux-mêmes ses effets. Pour se préparer, ils se mettent dans un état
d'enthousiasme extraordinaire. Avec des chants et des danses furieuses, en mangeant des
racines et en buvant des liquides enivrants, ils se mettent dans un état de transe extrême et
profèrent alors leurs commandements. Quand ces ordres restent longtemps infructueux, ils
désignent parmi les assistants, qui peuvent être leurs parents les plus chers, ce qui doivent
être massacrés, et les autres les dévorent. En bref, l'homme se considère comme l'entité
suprême qui a le pouvoir de commander. Souvent le prêtre passe plusieurs jours en proie à
un état dans lequel il est livré à la folie, tue des hommes, boit leur sang et le fait boire aux
assistants. Ainsi quelques hommes seulement ont, en fait, le pouvoir sur la nature, et eux-
mêmes ne l'ont que lorsqu'ils s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes en un état d'horrible
exaltation. Tout cela se rencontre chez des peuples africains sans distinction, chaque peuple
et ayant en sus, sur cette base commune, ses institutions particulières. Le missionnaire
Cavazzi par exemple, rapporte différentes histoires du même genre à propos des nègres.[...]
Le second moment de leur religion consiste dans le fait qu'ils font de leur pouvoir un objet de
représentations extérieures à leur conscience et lui donnent une figure. Ils élèvent à la dignité
de génie toute chose qu'ils imaginent avoir de la puissance sur eux, animaux, arbres, pierres,
figurines de bois. Des individus se procurent de semblables objets en se les faisant donner
par les prêtres. C'est en cela que consiste le fétiche, mot employé par les Portugais et qui
dérive de "feitizo", magie. Dans le fétiche il semble que se manifeste une autonomie objective
en face du libre vouloir de l'individu. Mais, attendu que cette objectivité n'est rien d'autre que
ce même arbitraire individuel parvenant à la contemplation de lui-même, ce libre vouloir
reste maître de son image. Ce qu'ils se représentent comme leur pouvoir n'est pas, ainsi,
quelque chose d'objectif, de solide en soi-même, de différent d'eux. Le fétiche reste en leur
pouvoir, et ils le répudient s'il n'agit pas selon leur volonté. Ils élèvent alors un autre fétiche
au rang de puissance supérieure et ils s'imaginent qu'il s'agit d'une force qui dépasse la leur,
mais il la maintiennent d'autre part en leur pouvoir pour la même raison. S'il arrive, en effet,
quelque chose de désagréable que le fétiche n'a pas su empêcher, si les réponses se révèlent
fausses et tombent dans le discrédit, si la pluie vient à manquer et si la récolte est mauvaise,
ils l'attachent et le bâtonnent, ou même le détruisent et l'éliminent, et en même temps en
créent un autre. Cela veut dire que leur Dieu reste en leur pouvoir. Ils le créent et le déposent
à plaisir, ils ne s'élèvent pas, par conséquent, au delà du libre vouloir. Un tel fétiche n'a ni
l'autonomie religieuse ni, encore moins, l'autonomie artistique. Il reste une pure créature qui
exprime l'arbitraire du créateur et qui demeure toujours entre ses mains. En un mot il n'y a
aucun rapport de dépendance dans cette religion. La même chose arrive à propos des esprits
des morts auxquels ils attribuent, comme aux sorciers, un pouvoir de médiation. Dans ce cas
aussi, il s'agit d'hommes, mais le moment supérieur est constitué par le fait qu'ils sont des
hommes qui ont été dépouillés de leur immédiateté. De là dérive le culte des morts, dans
lequel les ancêtres défunts sont considérés comme une force dirigée contre les vivants. Les
individus se tournent vers eux comme vers des fétiches, leur font des sacrifices, les évoquent
par des incantations ; mais quand cela n'a pas réussi, ils punissent le défunt lui-même, en
jettent les ossements et le déshonorent. D'autre part, ils ont l'idée que les morts se vengent
quand leurs besoins ne sont pas satisfaits, et ils leur attribuent tout spécialement les malheurs
qui les touchent. Nous avons déjà rappelé l'opinion du nègre selon laquelle ce n'est pas la
nature ou un processus naturel qui rend malade ou fait mourir l'homme. Selon sa croyance,
tout cela dérive du pouvoir exercé par un sorcier ou un ennemi, ou de la vengeance voulue
par un mort. C'est la croyance aveugle dans la sorcellerie, qui a été terriblement dominante
aussi en Europe. Or cette magie est combattue par des magiciens plus puissants. Il arrive que
le préposé au fétiche ne soit pas disposé à le faire agir, alors on le bâtonne et on l'oblige à se
livrer à des incantations. Et une des principales incantations des Khitomes consiste à apaiser
les morts, ou à les contraindre, au moyen des plus horribles atrocités. Par ordre des morts,
qui s'incarnent dans les prêtres, des sacrifices humains ont lieu. L'élément objectif reste,
ainsi, toujours soumis à l'arbitraire. Le pouvoir des morts sur les vivants est reconnu, mais
non respecté, puisque les nègres donnent des ordres à leurs morts et les ensorcellent. De cette
façon l'élément substantiel reste toujours au pouvoir du sujet. Voilà la religion des Africains,
elle ne va pas plus loin.
Il y a en elle, certes, la domination de l'homme sur la nature, mais sous le mode de
l'arbitraire. C'est la volonté contingente de l'homme qui s'élève au-dessus du moment naturel
qu'elle considère comme un moyen, auquel elle ne fait pas l'honneur de le traiter de façon
appropriée à son essence, mais au contraire donne des ordres. Tout cela contient toutefois un
principe plus juste que celui qui est impliqué dans le culte de la nature, que l'on considère
souvent commune forme de la piété, dans la mesure où on dit que les phénomènes naturels
sont l’œuvre de Dieu, en laissant entendre que l’œuvre humaine, l’œuvre de la Raison, n'est
pas divine elle aussi. Le degré de conscience de la nature auquel les nègres sont parvenus,
n'est pas, en effet, la conscience de son objectivité, et encore moins la conscience de Dieu
comme Esprit, c'est-à-dire comme quelque chose qui est en soi et pour soit supérieur à la
nature. D'autre part, il ne s'agit pas non plus de l'intelligence qui réduit la nature à l'état de
moyen, qui, par exemple, navigue sur la mer, et en un mot se rend maîtresse de la nature. Le
pouvoir du nègre sur la nature est seulement une force de l'imagination, une domination
imaginaire.
En ce qui concerne les rapports humains, il en résulte comme second moment, du fait que
l'homme est considéré comme réalité suprême, qu'il n'a aucun respect, ni pour lui-même, ni
pour les autres. Cela impliquerait en effet une valeur supérieure, absolue, que l'homme
recèlerait en lui-même. L'homme n'atteint une position qui lui assure le véritable respect
qu'avec la conscience d'un être supérieur. Si, en effet, le libre vouloir est l'absolu, s'il est
l'unique objectivité solide qui se présente à l'intuition, l'Esprit, quand il en reste à ce degré,
ne peut avoir aucune idée d'universalité. Pour cette raison, il n'existe pas, chez les Africains,
ce qu'on appelle l'immortalité l'âme. Ils connaissent, eux aussi, ceux que nous appelons chez
nous des spectres mais il ne s'agit pas vraiment de l'immortalité qui implique que l'homme
soit en soi et pour soi une réalité spirituelle, immuable, éternelle. Les nègres ont, à cause de
cela, un mépris total pour l'homme, et c'est ce mépris, qui du point de vue juridique et
éthique, constitue leur principale caractéristique. La dévalorisation de l'homme est poussée
jusqu'à un point incroyable. L'ordre existant peut être jugé comme une tyrannie, mais cette
tyrannie n'est ni considérée ni ressentie comme une injustice. À cela est lié le fait que l'usage
de manger de la chair humaine est admis comme un usage licite et partout répandu. Il en est
ainsi chez Ashanti, plus bas sur le cours du Congo, et dans la partie orientale du pays. Cet
usage se présente immédiatement comme quelque chose de sauvage et d'abominable qui doit
répugner à l'instinct. Mais chez l'homme on ne peut parler d'instinct : celui-ci est toujours en
corrélation avec le caractère de l'esprit. Il suffit que l'homme ait un peu progressé dans sa
conscience pour qu'il ait du respect pour l'homme en tant que tel. Abstraitement, on peut
dire : la viande, c'est de la viande, tout est une question de goût. Mais on pense que cette
viande est de la chair humaine, la même que celle du corps qui a une telle pensée. Le corps
humain est un corps animal, mais il est essentiellement corps d'un être pensant ; il est lié à la
vie de l'âme. Chez les nègres rien de tel ne se produit. Le fait de dévorer des hommes
correspond au principe africain. Pour la matérialité [Sinnlichkeit] du nègre, la chair
humaine est seulement quelque chose de sensible, de la viande et rien d'autre. Cette chair, du
reste, n'est pas exclusivement employée comme nourriture. À l'occasion des fêtes, en effet, des
centaines de prisonniers sont torturés et décapités, et leurs corps sont rendus à ceux qui les
avaient faits prisonniers et qui en font ensuite la distribution. Dans certains endroits, on a vu
de la chair humaine exposée sur des marchés. A la mort d'un individu riche, des centaines
d'hommes sont tout bonnement massacrés et dévorés. Les prisonniers sont assassinées et
taillés en pièces, la règle veut que le vainqueur mange le coeur de son ennemi tué. Dans les
incantations, il arrive souvent que le sorcier tue le premier venu le donne en pâture à la
foule.
Ibid. 259-262 :
Une telle dévalorisation de l'homme explique que l'esclavage soit, en Afrique, le rapport de
base du droit. L'unique rapport essentiel que les nègres ont eu, et ont encore avec les
Européens, est celui de l'esclavage. Les nègres n'y voient rien de blâmable, et traitent en
ennemis les Anglais qui ont pourtant fait plus que tous les autres peuples en faveur de
l'abolition du commerce des esclaves et de l'esclavage. Pour les rois, en effet, il est
d'importance primordiale de vendre leurs ennemis prisonniers ou même leurs propres sujets,
et en ce sens l'esclavage a contribué à éveiller un plus grand sens de l'humanité chez les
nègres. Ils sont réduits en esclavage par les Européens et vendu en Amérique, et pourtant
leur sort dans leur propre pays est presque pire, dans la mesure où ils y sont soumis à un
esclavage aussi absolu. L'esclavage suppose en effet, de façon générale, que l'homme n'a pas
encore la conscience de sa liberté, et qu'il tombe ainsi au niveau d'une chose, d'un objet sans
valeur. Dans tous les royaumes africains connus des Européens, l'esclavage est une
institution indigène et domine naturellement. Mais la distinction entre maîtres et esclaves est
fondée seulement sur l'arbitraire. La leçon que nous pouvons tirer de l'état d'esclavage qui
existe chez les nègres, leçon qui constitue le seul aspect intéressant de la question est celle
que nous connaissons déjà pour l'avoir déduite de l'idée, à savoir que l'état de nature est, par
lui-même, l'état de l'injustice absolue et complète. De la même façon, tous les degrés
intermédiaires entre cet état et la réalité de l'État rationnel comportent encore des éléments
d'injustice. C'est pourquoi nous trouvons encore l'esclavage dans l'État grec et dans l'État
romain, et que le servage s'est perpétré jusqu'à l'époque de récente. Mais dans la mesure où
il prend place à l'intérieur de l'État, l'esclavage est en lui-même un moment du progrès par
rapport à la pure existence isolée et sensible, un moment d'éducation, une sorte de
participation à une vie éthique et culturelle supérieure. L'esclavage est une injustice en soi et
pour soi, parce que l'essence de l'homme est la liberté. Mais pour arriver à la liberté,
l'homme doit acquérir d'abord la maturité nécessaire. L'élimination graduelle de l'esclavage
est, pour cette raison, plus opportune et plus juste que son abolition brutale.
L'esclavage ne doit pas exister, car il est en soi et pour soi injuste selon le concept de la
chose. Mais le "doit", exprime quelque chose de subjectif, il est, comme tel, non historique.
Ce qui manque encore au "doit", c'est la substantialité éthique d'un État. L'esclavage n'existe
pas dans les États rationnels, mais, avant l'apparition de tels États, l'idée vraie ne peut
exister sous certains aspects, que comme un pur devoir être ; dans ce cas, l'esclavage est
encore nécessaire. C'est un moment de passage à degré supérieur. On ne peut prétendre de
façon absolue que l'homme, par le seul fait qu'il est un homme, soit considéré comme
essentiellement libre. Il n'en est rien chez les Grecs et les Romains eux-mêmes. L'Athénien
n'était libre qu'en tant que citoyen d'Athènes et ainsi de suite. Notre idée générale, c'est que
l'homme est libre en tant qu'homme ; mais autrement il n'a de valeur que sous quelques
aspects particuliers : époux, parents, voisins, concitoyens, n'ont de valeur que l'un pour
l'autre. Chez les nègres, cela ne se produit qu'à un faible degré. Les sentiments éthiques,
entre eux, sont d'une extrême faiblesse, ou, pour mieux dire, n'existent pas du tout. Le premier
rapport éthique, celui de la famille, est absolument indifférent aux nègres. Les hommes
vendent leurs femmes, les parents vendent leurs enfants, et inversement, selon le rapport
réciproque de puissance qui existe dans chaque cas. La violence de l'esclavage fait
disparaître tous les liens de respect moral que nous avons réciproquement, et il ne vient pas à
l'esprit des nègres d'exiger les uns des autres ce que nous pouvons exiger chez nous. Ils ne se
préoccupent pas de leurs parents malades, si l'on excepte le fait que parfois il vont prendre
conseil des sorciers. Les sentiments humains, comme ceux de l'amour et d'autres sentiments
semblables, impliquent une conscience de soi qui n'est plus seulement conscience de la
personne singulière. Ainsi, dans la mesure où j'aime quelqu'un, je suis conscient de moi dans
l'autre ; comme le dit Goethe, j'ai un cœur vaste. C'est un élargissement de moi-même. La
polygamie des noirs a souvent pour fin la génération d'un grand nombre d'enfants qui
pourront tous être vendus comme esclaves. Ils ne ressentent absolument pas l'injustice du
procédé. Cette triste situation prend chez eux des proportions énormes. Le roi du Dahomey a
3333 femmes ; tout homme riche en a plusieurs avec de nombreux enfants qui lui rapportent
de l'argent. Des missionnaires racontent qu'un nègre se rendit à l'église des Franciscains et
se mit à se lamenter affreusement en disant qu'il était désormais dans la misère, car il avait
déjà vendu ses parents, même son père et sa mère.
Dans le mépris des nègres pour l'homme, ce qui est caractéristique, ce n'est pas tant le
mépris pour la mort que le manque de respect pour la vie. La vie a aussi peu de valeur que
n'en a l'homme. Elle n'a, en effet, de valeur que dans la mesure où il y a dans l'homme,
quelque chose d'une valeur supérieure. Le mépris du nègre pour la vie n'est pas un dégoût de
vivre, il n'est pas le résultat d'une satiété accidentelle, c'est la vie en général qui n'a pas de
valeur pour lui. Le nègre se suicide souvent, quand il est blessé dans son honneur ou quand le
roi l'a puni. S'il ne se tuait pas, on le tiendrait pour vil. Il ne pense pas à la conservation de la
vie, et même pas à la mort. Il faut pourtant attribuer à ce mépris pour la vie le grand
courage, soutenu par une énorme force physique, des nègres, qui se font tuer par milliers
quand ils guerroient contre les Européens. Dans la guerre des Ashanti contre les Anglais, les
nègres se précipitèrent sur les bouches des canons et ne reculèrent pas, bien qu'il en tombât
cinquante à la fois. Car la vie n'a de valeur que là où les fins qu'elle vise ont de la dignité.
Si nous nous mettons maintenant examiner les traits principaux de la constitution, il résulte
en propre de la nature des choses qu'il ne peut y avoir vraiment de constitution en Afrique.
La forme de gouvernement doit être essentiellement la forme patriarcale. Ce stade de
l'évolution a pour caractéristique l'arbitraire déterminé par les sens, l'énergie de la volonté
sensible. Et, lorsque l'arbitraire prédomine, les rapports éthiques en sont encore à un stade
de tout à fait rudimentaire, car ils ont un contenu essentiellement universel et ils ne
considèrent pas la conscience comme existante et valable pour soi dans sa singularité, mais
au contraire il ne reconnaissent sa valeur que dans son universalité intérieure, et cela sous
des formes diverses, juridique, religieuse ou morale. Là où cet universel est faible ou
lointain, la structure politique peut néanmoins être caractérisée de façon que des lois libres
et rationnelles gouvernent l'État. Ainsi, comme nous l'avons vu, l'éthique familiale est peu
vigoureuse. Quant au mariage et à l'organisation domestique, c'est la polygamie qui
prédomine, ce qui détermine l'indifférence réciproque entre parents, entre parents et enfants,
et entre enfants mêmes. Ce qui manque ainsi, c'est, d'une manière générale, un liens qui
limiterait l'arbitraire. Dans de telles conditions, cette plus vaste association d'individus que
nous appelons État ne peut se former, car elle est fondée sur l'universalité rationnelle qui est
une loi de la liberté. Une force extérieure est nécessaire pour maintenir ensemble les volontés
arbitraires. Par lui-même, en effet, l'arbitraire n'a rien qui pousse les hommes à s'accorder,
car il consiste avant tout, pour l'homme, à faire prévaloir sa volonté particulière. C'est alors
que se produit le régime du despotisme, dans lequel la force extérieure elle-même est
arbitraire, parce qu'il n'existe pas d'esprit rationnel commun dont le gouvernement pourrait
être le représentant et le réalisateur. Un maître commande, car la grossièreté sensible ne
peut être domptée que par une force despotique. Le despotisme s'impose parce qu'il dompte le
libre vouloir qui peut avoir en soi de l'orgueil, mais non de la valeur. Pour cette raison, le
libre vouloir du despote est respectable du point de vue formel, car il rend possible la vie en
commun, de façon générale, et représente par là un principe supérieur à celui du libre
vouloir particulier. Le libre vouloir doit en effet avoir un motif de cohésion, et, que la volonté
soit sensible ou réfléchie, cet élément de cohésion ne peut être que la force extérieure. Car le
libre vouloir trouve devant lui quelque chose de supérieur et se sent impuissant, il
s'agenouille ; mais s'il acquiert le pouvoir, il devient orgueilleux à l'égard de ce qu'il adorait
un instant auparavant. Il existe nécessairement, en conséquence, de nombreuses variantes
dans les manières dont se manifeste l'arbitraire. Là où précisément nous voyons dominer le
plus sauvagement le despotisme, nous voyons aussi qu'il exclut les libre vouloir en retournant
contre lui sa propre force. A côté du roi, dans les États nègres, on trouve toujours le
bourreau, dont la fonction est extrêmement importante, car il sert au roi pour se débarrasser
des suspects, et aux notables pour tuer le roi quand ils en ont envie. Les sujets en effet, qui
sont des hommes également violents, limitent, à leur tour, l'autorité du maître. Des
compromis sont passés, et, dans l'ensemble, les despotes doivent faire des concessions au
libre vouloir des puissants. Le despotisme prend alors la forme dans laquelle il y a au sommet
de la hiérarchie un chef, que nous pouvons appeler roi, mais qui a au-dessous de lui des
grands, des chefs, des généraux, qu'il doit consulter en toute occasion et sans l'assentiment
desquels il ne peut, en particulier, entreprendre des guerres, conclure des traités de paix,
imposer des tributs. Il en est ainsi chez les Ashanti, où le roi a comme vassaux de nombreux
princes qui paient tribut. Les Anglais eux-mêmes lui paient un tribut qu'il partage avec ses
chefs.
Le despote Africain peut, dans cette sphère, exercer une autorité plus ou moins grande, et à
l'occasion se débarrasser de tel ou tel chef, par la ruse ou par la violence. Les rois possèdent
en outre certains privilèges. Chez les Ashanti le roi hérite de tous les biens laissés par ses
sujets. Ailleurs, toutes les jeunes filles appartiennent au roi, et celui qui veut avoir une femme
doit lui en acheter une. Mais si les nègres sont mécontents de leur roi, ils le déposent et le
tuent. Un royaume encore peu connu, près du Dahomey, et qui a quelque chose comme une
histoire propre, est celui du roi de Eyio. Il est situé tout à fait à l'intérieur, là où il n'y a pas
seulement de grands déserts arides. Et même, partout où on a pu pénétrer à l'intérieur, on a
découvert de grands royaumes. Or, en des temps plus reculés, racontent les Portugais, deux
cent mille hommes environ prirent part à une guerre. Le roi de Eyio lui-même possède deux
cent mille cavaliers. Comme chez des Ashanti, il est entouré de grands qui ne sont pas
inconditionnellement soumis à son libre vouloir. Quand il ne gouverne pas bien, ils lui
envoient une ambassade qui lui remet trois oeufs de perroquet. Les envoyés lui tiennent
ensuite un discours : ils le remercient de la peine qu'il prend pour les gouverner justement et
ajoutent que, pourtant, ses efforts doivent l'avoir trop fatigué et qu'il doit avoir certainement
besoin de sommeil pour se reposer. Le roi les remercie pour leurs bons conseils, reconnaît
leur bienveillance, et se retire dans la pièce contiguë. Là, pourtant, il ne se met pas à dormir,
mais il se fait étrangler par ses femmes. De façon analogue, il y a vingt ans, a été déposé un
roi des Ashanti que les cajoleries de sa femme avaient poussé à rester dans royaume de son
beau-père. Les grands l'invitèrent à revenir pour la fête annuelle, mais, comme il n'était pas
revenu, il nommèrent roi son frère.
Ainsi ce despotisme lui-même, n'est pas complètement aveugle. Les peuples ne sont pas
seulement esclaves, ils font aussi valoir leur volonté. En Afrique orientale, Bruce a traversé
un État dans lequel le premier ministre est le bourreau, et qui ne peut, cependant, couper la
tête à d'autres qu'au roi. Jour et nuit l'épée est ainsi suspendue sur la tête du despote. D'autre
part le despote a un pouvoir absolu sur la vie de ses sujets. Là où la vie n'a pas de valeur elle
est gaspillée sans égards. Les peuples se combattent dans des batailles sanglantes qui durent
souvent jusqu'à huit jours sans interruption et dans lesquelles périssent des centaines de
milliers d'individus. Le résultat décisif est déterminé, d'habitude, par un événement
accidentel. Alors, les vainqueurs massacrent tous ceux qu'ils peuvent rattraper. De nombreux
princes, du reste, ont pour bourreau leur premier ministre. Dans tous les États nègres, dont
beaucoup sont voisins entre eux, la même chose arrive à peu près. La dignité de chef est la
plupart du temps héréditaire, mais elle s'acquiert rarement de façon pacifique. Le prince est
très honoré, mais il doit partager son pouvoir avec ses guerriers. Chez les nègres, aussi, il y a
des jugements et des procès. Dans le nord, où les Maures ont propagé l'islamisme, les
coutumes sont plus douces. Les nègres avec lesquels les Anglais et entrèrent en contact
étaient aussi mahométans.
Cette mentalité des Africains implique qu'ils sont au plus haut degré exposés à subir
l'influence du fanatisme. Le pouvoir de l'esprit est si faible chez eux, et si est intense pourtant
l'esprit en lui-même, qu'une seule idée qui s'impose à un eux est suffisante pour les pousser à
ne rien respecter et à tout détruire. On les voit vivre longtemps de la façon la plus tranquille
et la plus débonnaire, mais cette douceur est capable de se transformer, à l'improviste, en
fureur. Si peu de choses méritent en elles même du respect et à leurs yeux, que l'idée qui
s'empare d'eux devient leur seul mobile et les pousse à tout détruire. Tout idée jetée parmi
des nègres est saisie et réalisée avec toute l'énergie de la volonté. Mais, dans la même temps,
au cours de cette réalisation, tout est détruit. Ces peuples sont longtemps tranquilles, mais
d'un moment à l'autre ils entrent en fermentation et sortent alors complètement d'eux-mêmes.
La destruction, qui est la conséquence de ce mouvement violent, a sa raison d'être en ce que
ce n'est pas un contenu idéal, une pensée, qui provoque ces impulsions, mais c'est un
fanatisme plus physique que spirituel. Nous voyons ainsi, souvent, des populations se
précipiter avec une fureur singulière sur la côte est tout massacrer, sans autre raison que la
fureur et la folie, avec un courage qui est le propre des seuls fanatiques. Dans ces États, toute
résolution a un caractère fanatique, d'un fanatisme supérieur à tout ce qu'on peut imaginer.
Un voyageur anglais raconte que, lorsque chez les Ashanti une guerre est décidée, elle est
précédée par des cérémonies solennelles : entre autres, les ossements de la mère du roi
doivent être lavés avec du sang humain. Comme prélude à la guerre ont, le roi coordonne un
assaut contre sa propre capitale, comme pour exciter sa propre fureur. Un peuple qui avait
refusé de payer le tribut devant être puni par une guerre, le roi envoya ce message au
résident Anglais Hutchinson : " Chrétien, sois sur tes gardes, et veille sur ta famille. Le
messager de la mort a mis l'épée au clair et il frappera les têtes de nombreux Ashanti. Quand
le tambour battra, ce sera le signal de la mort pour beaucoup. Viens auprès du roi, si tu peux,
et ne crains rien pour toi." Le tambour battit ; les guerriers du roi, armés de courtes épées,
sortirent pour se livrer au massacre et un carnage terrible commença. Tous ceux que les
nègres furieux rencontraient sur leur chemin étaient percés de coups. Cette fois, cependant, il
n'y eut pas beaucoup de victimes, car le peuple avait eu vent de la chose et pris ses
précautions. En de telles occasions, le roi fait tuer tous ceux qui lui sont suspects, et cette
action assume alors le caractère d'une fonction sacrée. La même chose se produit dans les
funérailles : tout a le caractère de la sortie hors de soi-même, de l'être hors de soi-même. Les
esclaves du défunt sont abattus, la tête, dit-on, appartient au fétiche, le corps aux parents qui
le dévorent ensuite. Au Dahomey, quand le roi meurt, une émeute éclate dans son palais, qui
est immense. Tout le mobilier et détruit, et un massacre général se produit. Les épouses du
souverain (qui sont, comme on l'a dit, 3333), se préparent à la mort. Elles en admettent la
nécessité, se parent pour l'occasion et se font tuer par leurs esclaves. Tout lien social, dans la
cité et dans le royaume, est rompu. Partout se produisent des meurtres et des vols, et les
vengeances privées se donnent libre cours. Dans une occasion semblable, cinq cents femmes
furent tuées au palais en six minutes. Les hauts fonctionnaires se hâtent le de proclamer le
nouveau souverain le plus vite possible, pour mettre fin aux débordements et aux carnages.
Le cas le plus épouvantable est celui d'une femme qui, dans l'intérieur du Congo, règne sur
les Dschaks. Convertie au Christianisme, elle retomba dans l'idolâtrie, puis se convertit de
nouveau. Elle vivait de façon très dissolue, en lutte contre sa mère qu'elle chassa du trône, et
elle fonda un État féminin qui se fit connaître par ses conquêtes. Elle répudia publiquement
tout amour pour sa mère et pour son fils. Elle broya ce dernier, qui était en petit enfant, dans
un mortier, devant l'assemblée, ce barbouilla de son sang, et ordonna que fût toujours prête
une provision de sang d'enfants broyés. Ses lois étaien terribles. Elle fit chasser ou
assassiner les hommes, et toutes les femmes devaient tuer leurs enfants mâles. Les femmes
enceintes devaient quitter le campement et accoucher en secret. À la tête de ces femmes, elle
exécuta les plus épouvantables dévastations. Comme des furies, elles détruisaient tout dans le
voisinage, se nourrissaient de chair humaine, et, ne cultivant pas la terre, elles n'avaient que
le pillage comme moyen de subsistance. Plus tard, il fut permis aux femmes de prendre pour
époux les prisonniers de guerre qu'elles faisaient esclaves, et même de leur donner la liberté.
Il en fut ainsi de nombreuses années. Il est du reste caractéristique du type de vie africain que
les femmes participent à la guerre. Dans l'Ashanti et au Dahomey, il existe un corps de
femmes avec lequel le roi accomplit des expéditions militaires. Au Dahomey - celui qui le
voudrait pourrait y voir une réalisation partielle de la république platonicienne - les enfants
n'appartiennent pas à leur famille, mais reçoivent une éducation publique, et peu après leur
naissance ils sont répartis dans les différents villages. Une grande multitude entoure le roi :
celui qui veut se marier doit déposer devant le palais quelques thalers et obtient ainsi une
femme. Chacun doit prendre celle qui lui est assigné, qu'elle soit jeune ou vieille. Les épouses
des rois guident les candidats à l'état conjugal, elles leur donnent d'abord une mère, qu'ils
doivent accepter, puis ils doivent revenir une autre fois pour avoir une autre femme.
Il résulte de tous ces différents traits que ce qui détermine le caractère des nègres est
l'absence de frein. Leur condition n'est susceptible d'aucun développement, d'aucune
éducation. Tels nous les voyons aujourd'hui, tels ils ont toujours été. Dans l'immense énergie
de l'arbitraire naturel qui les domine, le moment moral n'a aucun pouvoir précis. Celui qui
veut connaître les manifestations épouvantables de la nature humaine peut les trouver en
Afrique. Les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde disent la
même chose. Elle n'a donc pas, à proprement parler, une histoire. Là-dessus, nous laissons
l'Afrique pour n'en plus faire mention par la suite. Car elle ne fait pas partie du monde
historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement et ce qui s'y est passé, c'est-à-dire
au Nord relève du monde asiatique et européen. Carthage fut là un élément important et
passager. Mais elle appartient à l'Asie en tant que colonie phénicienne. L'Égypte sera
examinée au passage de l'esprit humain de l'Est à l'Ouest, mais elle ne relève pas de l'esprit
africain ; ce que nous comprenons en somme sous le nom d'Afrique, c'est un monde
historiquement développé, entièrement prisonnier de l'esprit naturel et dont la place se trouve
encore au seuil de l'histoire universelle."
qui donne le jour un homme "instrumentalisé", prêt à accepter tous les ordres pour autant
qu'ils soient en conformité avec la rationalité bureaucratique et l'orthodoxie idéologique. La
dépersonnalisation dame bi dit fait de ces individus des produits classiques de la société de
masse. Et cette dépersonnalisation permet d'accepter la déshumanisation de tous ceux qui
auraient été désignés comme victimes et ennemis.
Le mode d'organisation de la société industrielle a envahi la société tout entière : vies
fragmentées, tâches fragmentées, conscience fragmentée. Un lien étroit unit la rationalité
technique à la schizophrénie sociale et morale des assassins. "
Page 107 : "[...] la religion de la mémoire l'avait emporté sur le souvenir d'existences
assassinées dont on avait fini par oublier qu'avant d'être des victimes, il s'agissait d'êtres
humains dans la plénitude de leurs droits. Or, la commémoration a aussi pour mission de
rappeler l'humanité de chaque victime du meurtre de masse."
Jules FERRY
M. Jules Ferry. Messieurs, je suis confus de faire un appel aussi prolongé à l'attention
bienveillante de la Chambre, mais je ne crois pas remplir à cette tribune une tâche inutile. Elle
est laborieuse pour moi comme pour vous, mais il y a, je crois, quelque intérêt à résumer et à
condenser, sous forme d'arguments, les principes, les mobiles, les intérêts divers qui justifient
la politique d'expansion coloniale, bien entendu, sage, modérée et ne perdant jamais de vue
les grands intérêts continentaux qui sont les premiers intérêts de ce pays.
Je disais, pour appuyer cette proposition, à savoir qu'en fait, comme on le dit, la politique
d'expansion coloniale est un système politique et économique, je disais qu'on pouvait
rattacher ce système à trois ordres d'idées ; à des idées économiques, à des idées de
civilisation de la plus haute portée et à des idées d'ordre politique et patriotique.
Sur le terrain économique, je me suis permis de placer devant vous, en les appuyant de
quelques chiffres, les considérations qui justifient la politique d'expansion coloniale au point
de vue de ce besoin de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de
l'Europe et particulièrement de notre riche et laborieux pays de France, le besoin de
débouchés.
Est-ce que c'est quelque chose de chimérique ? est-ce que c'est une vue d'avenir, ou bien n'est-
ce pas un besoin pressant, et on peut dire le cri de notre population industrielle ? Je ne fais que
formuler d'une manière générale ce que chacun de vous, dans les différentes parties de la
France, est en situation de constater.
Oui, ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement
dirigé dans la voie de l'exportation, ce qui lui manque de plus en plus ce sont les débouchés.
Pourquoi ? parce qu'à côté d'elle l'Allemagne se couvre de barrières, parce que au-delà de
l'océan les États-Unis d'Amérique sont devenus protectionnistes et protectionnistes à
outrance ; parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se ferment, mais se
rétrécissent, deviennent de plus en plus difficiles à atteindre par nos produits industriels parce
que ces grands États commencent à verser sur nos propres marchés des produits qu'on n'y
voyait pas autrefois. Ce n'est pas une vérité seulement pour l'agriculture, qui a été si
cruellement éprouvée et pour laquelle la concurrence n'est plus limitée à ce cercle des grands
États européens pour lesquels avaient été édifiées les anciennes théories économiques ;
aujourd'hui, vous ne l'ignorez pas, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté
des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s'étend
jusqu'aux extrémités du monde. (Très bien ! très bien !)
[…]
Il est si grave, messieurs, si palpitant, que les gens moins avisés sont condamnés à déjà
entrevoir, à prévoir et se pourvoir pour l'époque où ce grand marché de l'Amérique du Sud,
qui nous appartenait de temps en quelque sorte immémorial, nous sera disputé et peut-être
enlevé par les produits de l'Amérique du Nord. Il n'y a rien de plus sérieux, il n'y a pas de
problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique coloniale.
[…]
Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le
plus rapidement possible, croyez-le bien : c'est le côté humanitaire et civilisateur de la
question.
Sur ce point, l'honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l'esprit et la finesse qui lui
sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : Qu’est ce que c'est que cette civilisation qu'on
impose à coups de canon ? Qu'est-ce sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces
populations de race inférieure n'ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu'elles ne sont pas
maîtresses chez elles ? Est-ce qu'elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré ;
vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas.
Voilà, messieurs, la thèse ; je n'hésite pas à dire que ce n'est pas de la politique, cela, ni de
l'histoire : c'est de la métaphysique politique...(Ah ! ah ! à l'extrême gauche.)
M. Jules Ferry.... et je vous défie – permettez-moi de vous porter ce défi, mon honorable
collègue, monsieur Pelletan –, de soutenir jusqu'au bout votre thèse, qui repose sur l'égalité, la
liberté, l'indépendance des races inférieures. Vous ne la soutiendrez pas jusqu'au bout, car
vous êtes, comme votre honorable collègue et ami M. Georges Perin, le partisan de
l'expansion coloniale qui se fait par voie de trafic et de commerce.
[…]
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu'en effet les races
supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... (Rumeurs sur plusieurs bancs à
l'extrême gauche.)
M. Jules Maigne. Oh ! vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de
l'homme !
M. Raoul Durai, Nous ne voulons pas les leur imposer ! C'est vous qui les leur imposez !
M. Georges Perin. Vous ne pouvez pas cependant faire des échanges forcés !
M. Jules Ferry. Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un
devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures... (Marques
d'approbation sur les mêmes bancs à gauche – Nouvelles interruptions à l'extrême gauche et
à droite.)
M. Joseph Fabre. C'est excessif ! Vous aboutissez ainsi à l'abdication des principes de 1789
et de 1848... (Bruit), à la consécration de la loi de grâce remplaçant la loi de justice.
M. Vernhes. Alors les missionnaires ont aussi leur droit ! Ne leur reprochez donc pas d'en
user ! (Bruit.)
M. Jules Ferry. Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l'histoire des siècles
précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient
l'esclavage dans l'Amérique centrale, ils n'accomplissaient pas leur devoir d'hommes de race
supérieure. (Très bien ! très bien !) Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes
s'acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation.
M. Jules Ferry. Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu'un peut nier qu'il y a plus de
justice, plus d'ordre matériel et moral, plus d'équité, plus de vertus sociales dans l'Afrique du
Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire
la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions
œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que, dans l'Inde, et
malgré les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l'histoire de cette conquête, il y a
aujourd'hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d'ordre, de vertus publiques et privées
depuis la conquête anglaise qu'auparavant ?
M. Jules Ferry. Est-ce qu'il est possible de nier que ce soit une bonne fortune pour ces
malheureuses populations de l'Afrique équatoriale de tomber sous le protectorat de la nation
française ou de la nation anglaise ? Est-ce que notre premier devoir, la première règle que la
France s'est imposée, que l’Angleterre a fait pénétrer dans le droit coutumier des nations
européennes et que la conférence de Berlin vient de traduire le droit positif, en obligation
sanctionnée par la signature de tous les gouvernements, n'est pas de combattre la traite des
nègres, cet horrible trafic, et l'esclavage, cette infamie. (Vives marques d’approbation sur
divers bancs.)
[…]
M. Jules Ferry. Voilà ce que j'ai à répondre à l'honorable M. Pelletan sur le second point
qu’il a touché.
Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la
permission de m'expliquer en toute franchise. C’est le côté politique de la question.
[…]
Messieurs, dans l'Europe telle qu'elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que
nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou
maritimes, les autres par le développement prodigieux d'une population incessamment
croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement
ou d'abstention, c'est tout simplement le grand chemin de la décadence !
Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l'activité qu'elles
développent ; ce n'est pas « par le rayonnement des institutions »... (Interruptions à gauche el
à droite) qu'elles sont grandes, à l’heure qu'il est.
M. de Baudry d'Asson. Très bien ! la République, c'est la guerre. Nous ferons imprimer
votre discours à nos frais et nous le répandrons dans toutes les communes de nos
circonscriptions.
M. Jules Ferry. Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à
l'écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une
aventure, toute expansion vers l'Afrique ou vers l'Orient, vivre de cette sorte, pour une grande
nation, croyez-le bien, c'est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le
croire, c'est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. (Nouvelles interruptions
sur les mêmes bancs. – Très bien ! très bien ! au centre.) Je ne puis pas, messieurs, et
personne, j'imagine, ne peut envisager une pareille destinée pour notre pays.
Il faut que notre pays se mette en mesure de faire ce que font tous les autres, et, puisque la
politique d'expansion coloniale est le mobile général qui emporte à l'heure qu'il est toutes les
puissances européennes, il faut qu'il en prenne son parti, autrement il arrivera... oh ! pas à
nous qui ne verrons pas ces choses, mais à nos fils et à nos petits-fils ! il arrivera ce qui est
advenu à d’autres nations qui ont joué un très grand rôle il y a trois siècles, et qui se trouvent
aujourd'hui, quelque puissantes, quelque grandes qu'elles aient été descendues au troisième ou
au quatrième rang. (Interruptions.)
Aujourd'hui la question est très bien posée : le rejet des crédits qui vous sont soumis, c'est la
politique d'abdication proclamée et décidée. (Non ! non !) Je sais bien que vous ne la voterez
pas, cette politique, je sais très bien aussi que la France vous applaudira de ne pas l'avoir
votée ; le corps électoral devant lequel vous allez rendre n'est pas plus que nous partisan de la
politique de l'abdication ; allez bravement devant lui, dites-lui ce que vous avez fait, ne
plaidez pas les circonstances atténuantes ! (Exclamations à droite et à l’extrême gauche.
– Applaudissements à gauche et au centre.) … dites que vous avez voulu une France grande
en toutes choses…
M. Jules Ferry. ... grande par les arts de la paix, comme par la politique coloniale, dites cela
au corps électoral, et il vous comprendra.
M. Jules Ferry. Quant à moi, je comprends à merveille que les partis monarchiques
s’indignent de voir la République française suivre une politique qui ne se renferme pas dans
cet idéal de modestie, de réserve, et, si vous me permettez l'expression, de pot-au-feu...
(Interruptions el rires à droite) que les représentants des monarchies déchues voudraient
imposer à la France. (Applaudissements au centre.)
M. Paul de Cassagnac. Les électeurs préfèrent le pot-au-feu au pain que vous leur avez
donné pendant le siège, sachez-le bien !
M. Jules Ferry. Je connais votre langage, j'ai lu vos journaux... Oh ! l'on ne se cache pas pour
nous le dire, on ne nous le dissimule pas : les partisans des monarchies déchues estiment
qu'une politique grande, ayant de la suite, qu'une politique capable de vastes desseins et de
grandes pensées, est l'apanage de la monarchie, que le gouvernement démocratique, au
contraire, est un gouvernement qui rabaisse toutes choses...
M. Jules Ferry. Eh bien, lorsque les républicains sont arrivés aux affaires, en 1879, lorsque le
parti républicain a pris dans toute sa liberté le gouvernement et la responsabilité des affaires
publiques, il a tenu à donner un démenti à cette lugubre prophétie, et il a montré, dans tout ce
qu'il a entrepris...
M. Jules Ferry. ...aussi bien dans les travaux publics et dans la construction des écoles...
(Applaudissements au centre et à gauche), que dans sa politique d'extension coloniale, qu'il
avait le sentiment de la grandeur de la France. (Nouveaux applaudissements au centre et à
gauche.)
Il a montré qu'il comprenait bien qu'on ne pouvait pas proposer à la France un idéal politique
conforme à celui de nations comme la libre Belgique et comme la Suisse républicaine, qu'il
faut autre chose à la France : qu'elle ne peut pas être seulement un pays libre, qu'elle doit aussi
être un grand pays exerçant sur les destinées de l'Europe toute l'influence qui lui appartient,
qu'elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue,
ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie. (Applaudissements au centre et à gauche.)
Quand vous direz cela au pays, messieurs, comme c'est l'ensemble de cette œuvre, comme
c'est la grandeur de cette conception qu'on attaque, comme c'est toujours le même procès
qu'on instruit contre vous, aussi bien quand il s'agit d'écoles et de travaux publics que quand il
s'agit de politique coloniale, quand vous direz à vos électeurs : « Voilà ce que nous avons
voulu faire » soyez tranquilles, vos électeurs vous entendront, et le pays sera avec vous, car la
France n’a jamais tenu rigueur à ceux qui ont voulu sa grandeur matérielle, morale et
intellectuelle (Bravos prolongés à gauche et au centre. – Double salve d'applaudissements –
L'orateur en retournant à son banc reçoit les félicitations de ses collègues.)
Les révolutions du XXe siècle se sont bâties sur ces bases-là : sur l’abattement justifié de
l’infâme. Mais le parcours rétrospectif sur la philosophie qui a abattu l’infâme a laissé paraître
à quel point on a jeté le bébé… en gardant l’eau du bain !
Dès lors les projets révolutionnaires pour un monde nouveau se sont avérés comme
enfermement dans un décor infernal, effondré en 1989 – selon le constat de Francis
Fukuyama : arrivait donc la fin de l’histoire… La veille de la fin de la fin… Et puis…
La fin de la faim ?…
Il ne fait mystère pour personne que le débridement libéral, comme idéologie unique depuis la
chute du mur de Berlin, est derrière « la crise », cache sexe d’autres réalités comme par
exemple la hausse insupportable, dans les pays du Sud, des prix des produits alimentaires de
base…
Il n’est pas jusqu’au FMI qui n’en soit à présent à invoquer les mânes de Roosevelt — le «
New Deal » ! C’est dire ! Le FMI dont il n’est pas mystérieux que ses fameux PAS (Plans
d’Ajustement Structurel) ont joué un rôle essentiel dans l’enfoncement des pays du Sud. Mal
en a pris aux « bons élèves » qui ne s’en sont que plus enfoncés.
Nommer un chat un chat. Le « chat » que l’on évoque à présent en réclamant à cor et à cri
l’interventionnisme des pays riches a un nom explicite : « New Deal » ! c’est-à-dire planifier ;
et derrière — si on tire plus sérieusement la queue de ce chat — pointent les mots que l’on
croyait enterrés derrière le mur : collectivisme, socialisme, voire communisme !
Au concret ce que l’on en voit est la liberté du renard dans le poulailler. Quelques grands
groupes, appuyés par des États qu’ils ont mis en dépendance, gèrent une économie sans autre
boussole qu’eux-mêmes — quitte à promouvoir des privatisations consistant à vendre à des
groupes nationalisés de pays riches.
La chute du mur de Berlin avait suscité un grand enthousiasme — largement à juste titre,
certes. On mesure aujourd’hui le contre-effet de cette « fin de l’histoire »… La faim !
Aujourd’hui, au « service de la dette », des pays entiers, qui ont muté leur agriculture vivrière
en tout et autre chose au service de la mondialisation, se voient contraints d’importer la
nourriture de base au prix fort entretenu par les mêmes qui organisaient les «petites erreurs» et
qui n’ont pas cessé de spéculer — aujourd’hui sur le riz…
Où l’on risque de renouer avec les lendemains qui… déchantent. Sauf à les organiser en
révolutions (un chat est un chat) à proportion de ce qu’il est peut-être trop tard pour réformer
les structures et les mœurs de l’organisation mondiale de la misère.
Dans le refus des révolutionnaires d’alors de cette dimension ouverte de l’humain, s’origine le
drame de la bipolarité actuelle : libéralisme matérialiste contre intégrisme (essentiellement
islamiste… pour l’heure).
Aujourd’hui une reprise de pouvoir des êtres humains en leur entier, y compris leur dimension
spirituelle libre (un chat est un chat) mais à commencer par leur faim immédiate, relève de
l’urgence (contre la catastrophe intégriste et contre la catastrophe de la misère).
Des instruments, antécédents aux « petites erreurs », existent : ces instruments de l’expression
collective internationale que sont concrètement les leviers d’Archimède des nations où
s’organisent les peuples. Leur rassemblement — révolutionnaire (un chat est un chat) —
contre l’organisation mondiale de la misère, relève de l’urgence appelant la fin de la faim.
Dans son « Concept de Dieu après Auschwitz », on trouve un Hans Jonas atterré par le
débouché de l’Europe du milieu du XXe et par le silence de Dieu face à ce débouché du
biologisme, naturalisme des plus radicalement évacuateurs de toute sortie vers une
transcendance - et particulièrement du naturalisme sous sa forme raciste, avec son débouché
au cœur du continent européen, donc, sous sa forme antisémite. Le naturalisme a emporté
dans sa chute son vis-à-vis et ennemi historiciste, et déjà est ébranlé leur successeur
consumériste, de plus en plus précipité dans sa fuite en avant.
Une transcendance ébranlée, face à quoi Jonas propose son interrogation sur la possibilité
d’un autre concept de Dieu… Mais alors n’est-on pas dès lors simplement aux prises avec une
réadaptation d’un désir de transcendance ? Apparemment abattue, dans le constat de Jonas,
par une haine immémoriale du peuple qui en témoigne depuis la plus haute Antiquité ? Simple
alternative à un ébranlement de la transcendance comme fruit du ressentiment ?
Quand le ressentiment semble avoir ruiné la transcendance, Hans Jonas est-il donc victime
d’une volonté de réadaptation d’un désir de transcendance ? Est-il dans la situation où on était
lors de tournants antérieurs : en regard notamment de ces deux exemples marquants
d’ébranlement d’un concept antérieur de transcendance : l’héliocentrisme et la théorie de
l’évolution ?
système géocentrique aristotélicien - en tous cas tel qu’il est perçu aux jours de Galilée - est
une élaboration scientifique que viennent contrecarrer comme telle la lunette et les théories de
Galilée. Avec la (les) cosmologie(s) biblique(s), on est ailleurs. Leur prêter un statut, ou une
prétention scientifique qui viendrait contrecarrer Galilée contre Aristote ou Ptolémée me
semble anachronique. Si cet anachronisme a été commis par les autorités romaines
condamnant Galilée en appuyant Aristote sur des textes bibliques qui n’ont aucun rapport
avec ce débat, ce n’est pas de la réadaptation que de le dénoncer. En revanche, ce serait
réadaptation que de nous expliquer que finalement les textes bibliques sont d’accord avec
Galilée : aussi intenable que de les avoir mis d’accord avec Aristote ! Il me semble que ce
n’est pas ce que fait Jonas tâtonnant pour un concept de Dieu après Auschwitz (j’y reviens).
Concernant la théorie de l’évolution, le problème est à mes yeux bien plus grave que celui du
débat héliocentrisme/géocentrisme. Et bien plus grave aussi que les hésitations et dérapages
que l’on déplore à juste titre de la part des « créationnistes ». Les concernant, ils sont dans la
même impasse que les pontifiants pontifes condamnant Galilée : où ceux-ci prenaient la Bible
pour un traité de cosmologie, ceux-là la prennent pour un traité de paléontologie. Or comme
les textes bibliques n’avaient que faire d’Aristote, et a fortiori de Galilée, ils n’ont que faire
des théories issues du darwinisme, non plus que leurs « alternatives ».
Où le problème me paraît plus grave, c’est en ce que, tandis que les Églises se mêlaient de
paléontologie et attaquaient Darwin, darwinisme et néo-darwinisme sur ce point (parfois
jusqu’à aujourd’hui) - elles ont laissé de côté le vrai problème tapi au cœur de la théorie : un
nœud de potentialités racistes qui débouchent… sur Auschwitz, via un des fondements de
l’extension coloniale.
Tout cela est heureusement rejeté aujourd’hui (à ce point, peut-être, pourrait-on parler de
réadaptation en regard du désir, non pas de transcendance, mais de cohérence du discours
scientifique !), mais il est indubitable que la théorie de l’évolution a été - hélas - étayée par, et
- pire encore - a étayé en retour le mythe de la « hiérarchie » des « races » (les « Aborigènes »
d’Australie, les Hottentots, et tant d’autres, apparaissant comme un intermédiaire entre le
singe et l’homme !). Voilà qui venait justifier a posteriori le génocide des Amérindiens, et qui
« autorisait » par avance les massacres des « Aborigènes » et autres « races inférieures » dont
les terres devenaient colonies de peuplement pour les « races supérieures » (ce vocabulaire est
clairement dans les textes de l’époque !)…
Autant de pratiques liées, de la fin du XIXe au XXe siècles, aux théories « néo-
darwiniennes » sur l’eugénisme et la perfectibilité de l’espèce humaine.
Les croyants n’ont pas été en reste pour retrouver tout cela dans la Bible - encore et toujours –
de « signe de Caïn » en « malédiction de Cham », voire en « pré-adamisme » !
Aimé Césaire l’a relevé en des termes qui n’en laissent aucun doute (Discours sur le
colonialisme) : il parle de « poison instillé dans les veines de l'Europe, et [du] progrès lent,
mais sûr, de l'ensauvagement du continent.
Et alors, poursuit-il, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en
retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent,
discutent autour des chevalets.
On s'étonne, on s'indigne. On dit : "Comme c'est curieux ! Mais, Bah! C'est le nazisme, ça
passera!" Et on attend, et on espère; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie,
mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des
barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le
complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l’œil
là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non
européens ; que ce nazisme là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il est sourd, qu'il
perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la
civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de
l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème
siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que
s'il vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce
n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est que l'humiliation de l'homme en
soi, c'est le crime contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés
colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les
nègres d'Afrique. »
Le gouverneur allemand de la colonie s’appelle Goering (Heinrich). Son fils Hermann est plus
connu.
S’il y a parfois désir de réadaptation (indue) - quand on quitte des lunettes « scientifiques »
pour lire des textes qui parlent d’autre chose, pour en mettre d’autres qui n’ont pas plus de
rapport que les premières avec la visée des mêmes textes -, cela n’est pas toujours le cas.
Et ce n’est pas le cas de Hans Jonas dans son « Concept de Dieu après Auschwitz ». Hans
Jonas s’inscrit dans une longue tradition d’interrogation sur ce que le mal a
d’incompréhensible - de Job à sa lecture par Woody Allen. Parmi les développements qui
traversent cette tradition, il y a le mythe du tsimtsoum et son développement par le rabbin
Isaac Louria suite à l’expulsion des juifs d’Espagne. En substance (je résume à l’extrême) :
tsimtsoum = retrait, en l’occurrence retrait de Dieu. La création n’advient que suite à un retrait
de Dieu - laissant (je vais très vite)… place au mal.
Jonas reprend et radicalise ce mythe face à l’invasion, au cœur de l’Europe, du mal radical, et
à l’abîme d’Auschwitz. Dans sa nouveauté, ce soulignement extrême de l’absence, plutôt, à
mon sens, qu’une réadaptation plus ou moins arbitraire, Jonas s’inscrit dans une des lignes
classiques de la réflexion issue de la pensée biblique…
Le mal,
ou :
CIORAN, DANS LES CENDRES DU DERNIER CATHARE
Cioran cathare ?
Parlant de Cioran et du catharisme, sachant que Cioran avouait une proximité... disons
esthétique avec le catharisme, il s'agit de savoir que de toute façon dans une perspective
cathare, depuis la mort du dernier Parfait il n'est plus de catharisme possible au point que le
Paradis céleste est hors de portée, notre exil dans le malheur est irrémédiable. Le châtiment
infernal récurrent est seul en marche. Plus de catharisme possible donc.
Or c'est peut-être précisément là le lieu d'une rencontre avec Cioran. Notre présence ici sept
siècles après la mort du dernier Parfait, donne tort à ceux-là des cathares qui espéraient un
salut général, dans quelque heureuse apocatastase. Car il se trouve que tous ne sont pas passés
par les mains consolantes des Parfaits. Des âmes étaient donc destinées au châtiment infernal.
Et en nombre : nous en sommes tous, depuis lors. Hypothèse combien plus redoutable, dont
nous sommes tous les vérificateurs tragiques. Mais voilà qui du coup ne manque pas de
quelque goût "cioranien".
Cependant, avant de considérer cela, il faut toucher un mot du rapport que l'on trouve chez
Cioran entre le Dieu bon qui ne crée pas, qu'il oppose au mauvais démiurge, le créateur, Dieu
de la Genèse, de la Bible juive donc, de l'Ancien Testament ; cela en regard de la question de
l'"antisémitisme métaphysique" que René Nelli attribuait aux cathares suite à ce que le SS
Otto Rahn l'ait précisément revendiqué. Cela concernant les cathares. Où un arrêt sur Cioran
ici-même pourrait valoir aussi pour les cathares.
Car voilà qui nous place aussi, concernant Cioran, au cœur du fameux malaise né au
lendemain de sa mort, et auquel il faut tout d'abord s'arrêter.
On se souvient en effet qu'à la mort de Cioran, s’ouvrait tout le pan roumain de son passé. Ce
contre quoi il avait voulu penser à partir de son adoption du français comme "garde-fou".
Cioran avait un passé fasciste.
Voilà qui pouvait donner un éclairage nouveau à une œuvre apparemment bien obscure.
Faudrait-il initier une nouvelle affaire Heidegger ? Était-ce les prémices d'une prochaine
affaire façon Mitterrand vichyste ? Sont parus des articles et des livres traitant de ce nouveau
Cioran ambigu. Des divers articles d'un débat dans Le Monde, en 1995, à Cioran l'hérétique
de Patrice Bollon,450 jusqu'aux plus récents ouvrages comme Cioran ou le défi de l'être de
Nicole Parfait.451
La suspicion s'est ainsi installée, l'idée d'une ambiguïté subsistante de Cioran paraît acquise.
Pourtant après quelques remous, le silence avait semblé retomber : à la différence de
Heidegger, le fascisme de Cioran n’entrait pas dans la substance de son œuvre — française
—, ou plutôt y entrait comme contraire horripilant. Il intervenait dans son œuvre comme le
repoussoir secret : un passé qu’il exécrait sans le nier, en l’occultant. Et à la différence de
Mitterrand, il l’occultait pleinement, ou presque, évitant donc la tentation d’en atténuer la
gravité.
Tout au plus, sous cet angle, balbutie-t-il quelques propos qui apparaissent à présent comme
des esquisses d’excuses — notamment concernant son ancien antisémitisme ; qu’il exècre
dorénavant. Ce que, sans dévoiler clairement le tout de cet antisémitisme, il dit bien dans son
livre La Tentation d'exister, en 1956, dans un chapitre intitulé "Un peuple de solitaires" ; où
l'on doit se demander dès lors s'il est anodin de vouloir rechercher encore quelque
antisémitisme, fût-il "ambigu"452.
449
Paragraphe repris de R. Poupin, Aux prises avec Cioran aux prises avec l’abîme (à paraître).
450
Patrice BOLLON, Cioran l'hérétique, Paris, Gallimard, 1997.
451
Nicole PARFAIT, Cioran ou le défi de l'être, Paris, Desjonquères, coll. La mesure des choses, 2001.
452
Simona MODREANU (Cioran, Paris, Oxus, coll. Les Roumains de Paris, 2003, p. 190), commentant le livre
des Américains William KLUBACK et Michaël FINKENTHAL, (The Temptations of Emil Cioran, New York,
Peter Lang Publishing, 1997.), écrit : « Un aspect particulièrement intéressant dans le concert strident des
lectures idéologiques récentes est le regard compréhensif que pose un Juif, Finkenthal, sur les rapports de Cioran
avec ce "peuple de solitaires", qui le conduit à la conclusion qu'au fond, le penseur a été un Juif lui-même, dans
le sens d'un exilé perpétuel. » Elle écrit cela après avoir constaté cette spécificité française concernant Cioran :
l’acharnement dans le malaise concernant le passé de Cioran post-mortem.
Ou bien est-ce dans cet étonnement enflammé, à fondement "livresque457", devant le sens
vétéro-testamentaire458 (ce qui est loin de faire un judaïsme autre que "livresque") de la
persévérance dans l'être,459 sens si prégnant dans Job, qu'il faut démasquer l'"ambiguïté" et
l'antisémitisme ? Ce sens qui imprègne toutes les traditions issues de la Bible, qui est le fait y
compris des chrétiens martyrisés dans l'Antiquité (qui pourtant à côté des juifs, "font figure
d'opportunistes460", dit-il) ; mais qui a moins eu par la suite l'occasion de se dévoiler dans un
christianisme devenu majoritaire — sauf chez quelques hérétiques et "opiniâtres" protestants
au temps de la Révocation de l'Édit de Nantes — ; faisant place à une usure, une mollesse,461
qui ne se subliment que dans l'aspiration à la sainteté (aspiration qui n'a d'ailleurs pas épargné
non plus le judaïsme, comme chez les hassidim462).
Car à moins qu'on n'admette que tous les poncifs apparents cités par Patrice Bollon 463 n'aient
échappé comme tels à la lucidité d'un Cioran qui les aurait fait siens tout en s'essayant
péniblement et au fond sans succès à se démarquer de l'antisémitisme, ils apparaissent comme
termes de la projection haineuse sur ce qui "depuis Job" n'est autre qu'une série des espèces —
qui ne sont pas toutes éthérées — de la persévérance dans l'être, et que n'aurait pas reniées un
Max Weber concernant les protestants. Pourquoi, par exemple, parlant "[...] du commerce et
453
Op. cit., p. 82 sq.
454
Op. cit., p. 141.
455
Op. cit., p. 140-141.
456
Op. cit., p. 141-142.
457
La Tentation d'exister, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 867.
458
Ibid. p. 868.
459
Ibid. p. 874.
460
Ibid. p. 861-862.
461
Ibid. p. 861.
462
Ibid. p. 859.
463
Op. cit., p. 141.
du savoir", P. Bollon laisse-t-il penser que le premier serait plus suspect que le second 464 ? Ou
quand Cioran fait profession de s'extasier en écrivant que les juifs "[approfondissaient] la
Kabbale 'au temps où ils vivaient d'usure'465" : quel médiéviste ignore que "l'usure" était à peu
près la seule activité qui leur était tolérée (à nouveau comme pour les protestants sous
l'Ancien Régime) ? On pourrait analyser de la sorte les autres citations de P. Bollon, 466 dont il
n'est pas interdit de penser que sa parfaite connaissance de Transfiguration de la Roumanie
n'ait troublé sa lecture d'un autre texte du même auteur.
Singulière façon, avec ce nouveau Cioran post mortem, de perpétuer la suspicion sur ce qui
serait une perpétuation voilée de son passé. Et pour certains peut-être de se prévenir ainsi eux-
mêmes en contrepartie de toute potentielle mauvaise fréquentation. Chose d'autant
remarquable que, comme le souligne P. Bollon, c’est précisément cette volonté d'occultation
quasi totale d’un fondement repoussoir qui fait que la révélation post mortem ne grève
nullement la lecture de Cioran. Au contraire, comme le montrait déjà en 1996 le texte édité
par Le Messager européen, Cioran dès la fin des années 40 ou 50,467 se reniant
catégoriquement, fonde son œuvre ultérieure contre ce en quoi il refuse de se reconnaître. Et
c'est précisément La Tentation d'exister qui, en 1956, signe littérairement avec le plus de
rigueur son opposition à ce qu'il fut, "pensant contre soi468" son abjection de ce qu'il fut, et
notamment de ce qui fut son antisémitisme.469 C'est La Tentation d'exister qui donne ce texte
sur les juifs rejetant la haine qu'il leur voua, cette haine qui fut telle qu'il n'ose même plus
avouer à quel point elle exista. Rétrospection honteuse, exempte des déclamations
complaisantes possibles encore seulement sur des fautes assumables, plutôt que perpétuation
d'un antisémitisme,470 qu'absent ici du propos de Cioran, on chercherait volontiers dans
quelque ambiguïté, dans quelque recoin inconscient le retenant encore de se renier. Ou en
suspectant cette confession honteuse de motifs opportunistes en un temps où le fascisme n'est
plus de mise. L'admirateur des cathares — qui n'étaient pas fascistes ! — est alors à son tour
victime, comme les marranes, d'Inquisiteurs vigilants sur la pureté de sa conversion. Certes en
ce qui le concerne la faute passée est réelle et grave. Raison de plus pour que l'on guette le
relaps. Ce faisant on se purge soi-même, sauf de la tentation de la fabrication délatrice de
suspects à laquelle incitent en tout temps les Inquisiteurs.
Mais voilà pourtant que l’abîme indicible dont on ne connaît jamais le fond en lisant Cioran
— qui n’accepte de parler que du symptôme de ses insomnies, qui le tenaillent déjà dans sa
jeunesse — ; voilà que l’abîme prend à présent un nouveau relief négatif, comme une aspérité
du vide contre laquelle il faut batailler, symbole outrancier d’un abîme fondamental, originel,
dans lequel on a découvert qu'il a plongé personnellement de façon plus concrète encore
qu’on ne le soupçonnait. C’est contre cela qu’il pense, contre lui-même, et cela d'une façon
464
C'est P. Bollon (ibid.) qui souligne "commerce" comme vocabulaire antisémite. Jacques Attali a récemment
rendu justice de cette façon de dénigrer le commerce, qui est après tout un lieu privilégié du dialogue : Jacques
ATTALI, Les Juifs, le monde et l'argent, Paris, Fayard, 2002.
465
C'est P. Bollon (ibid.) qui souligne "ils vivaient d’usure" comme vocabulaire antisémite.
466
Ibid.
467
Cioran, "Mon pays", in Le Messager européen n° 9, Paris, Gallimard, 1996, p. 65-69 — texte daté de 1949
par A. Finkielkraut. Cf. l'introduction d'Alain FINKIELKRAUT, "Cioran mort et son juge", ibid., p. 63-64 ; de
fin 1950 par P. Bollon (op. cit. p. 274).
468
Selon le titre du premier chapitre de La Tentation d'exister, "Penser contre soi", ibid. p. 821 sq.
469
Ibid. p. 878.
470
Cf. Nicole PARFAIT, op. cit., p. 83-84. Antisémitisme qu'il perce lui-même, plutôt qu'il ne le perpétue
comme semblerait l'induire une identification des deux périodes. L'inversion du propos sur les juifs entre les
deux périodes vaut aussi pour la langue française (Nicole PARFAIT, p. 156).
fondamentale au point d'être pressentie hors du temps : il voit toute son œuvre déjà inscrite
dans Sur les cimes du désespoir, rédigé en roumain dès 1934. L’œuvre française — dans
laquelle s'intègrent des traductions de tels écrits roumains, rouspétanciers mais non politiques
— reste le parcours à rebours que l’on savait, contre l’abîme dont le fascisme est l'espèce
hideuse que l’on ne peut en aucun cas atténuer, que l’on ne peut confesser qu'au risque de ne
vivre autrement qu’en faisant comme Albert Speer : atténuer encore...
La conscience, "poignard dans la chair471", ne peut vivre avec l’abîme, ne fût-il que pressenti
dans une mauvaise fréquentation. Ce pourquoi la suspicion risque de perdurer : Cioran avec
son passé fait aussi pour nous figure de repoussoir — et particulièrement repoussoir de
l'histoire collective de l'homme européen — après avoir été le sien propre. Peut-être est-ce son
rôle ?
Cela dit, et ayant tenté d'écarter sous ce premier angle le soupçon d'antisémitisme du Cioran
deuxième période, il faut en venir à présent à cet autre aspect des choses, en rapport avec le
catharisme, aspect qu'on a évoqué et qui est généralement ignoré : le regard de Cioran sur
l'Ancien Testament, et sur son Dieu ; qu'il exècre et auquel en même temps, il reconnaît plus
qu'à d'autres dieux quelque consistance et par là-même, quelque intérêt.
Ce Dieu-là, créateur, s'assimile carrément, plus tard, en 1969, au mauvais démiurge. S'il y a
lieu de soupçonner quelque antisémitisme subsistant, n'est-ce pas ici qu'il faut le chercher ? Et
du coup qu'il persiste bien plus tard que dans la seule Tentation d'exister. Le Mauvais
Démiurge date de 1969, soit 13 ans après. On retrouve dès lors sa sympathie cathare,
gnostique et dualiste jusqu'à ses derniers écrits. Mentionnons par exemple l'introduction
d'Écartèlement, en 1979 : le thème y est explicite. Et, on l'a dit, le mauvais démiurge
s'identifie nettement au Dieu créateur, au Dieu de la Genèse, de l'Ancien Testament, des juifs :
en regard du "scandale de la création [...] tout fait penser [que le dieu bon] n'y a pris aucune
part, qu'elle relève d'un dieu sans scrupules, d'un dieu taré" écrit-il du mauvais démiurge472 ;
de même, "à quoi bon recenser les tares d'un dieu quand elles s'étalent tout au long [des] livres
de l'Ancien Testament", s'interrompait-il dans La Tentation d'exister, après une énumération
qui laisse songeur, en regard du mauvais démiurge auquel il n'a rien à envier en matière de
vices.473 Or il est connu que dans l'identification du Dieu biblique au mauvais créateur ont été
fondées l'essentiel des accusations d'antisémitisme contre les cathares, quand ils n'ont pas été
revendiqués par les antisémites pour cela : on a mentionné Otto Rahn. René Nelli acquiesce,
parlant d'"antisémitisme métaphysique". Et certes il faut y être attentif. La critique simpliste
de l'Ancien Testament et de son Dieu pourrait s'avérer n'être pas innocente.
Cela dit, Cioran préfère à tout prendre ce "dieu [...] chamailleur, grossier, lunatique, verbeux"
(ce sont ses termes, et j'en passe des meilleurs474) à sa version chrétienne adoucie. "Si désaxé
qu'il soit, il connaît ses charmes et en use à plaisir", signale-t-il.475 Et Cioran d'admirer ces
"tares [qui] s'étalent tout au long de ces livres frénétiques de l'Ancien Testament auprès
471
De l'Inconvénient d'être né, in Œuvres, op. cit., p. 1299.
472
Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, op. cit., p 1169.
473
La Tentation d'exister, in Œuvres, op. cit., p. 864-865.
474
La Tentation d'exister, in Œuvres, op. cit., p. 864.
475
Ibid. p. 865.
duquel le Nouveau paraît une pauvre allégorie attendrissante [...] La poésie et l'âpreté du
premier, nous les cherchons vainement dans le second où tout est aménité sublime, récit à
l'intention de 'belles âmes'".476 De même le Dieu bon qu'il présente dans Le Mauvais démiurge
: il est "grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair)", écrit-il.477
Le tort du christianisme officiel, nous dit Cioran, et en cela il est bien cathare, est d'avoir
voulu "s'évertuer à imposer l'inévidence d'un créateur miséricordieux : entreprise désespérée
qui a épuisé le christianisme et compromis le Dieu qu'il voulait préserver"478. "On [ne...] sauve
["ce pauvre dieu bon"] que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge"479.
En bref, "le bien est inapte à se communiquer ; le mal, autrement empressé, veut se
transmettre, et il y arrive puisqu'il possède le double privilège d'être fascinant et
contagieux"480 — où l'on retrouve le thème du "virus" que dénonce P. Bollon.481 Et Cioran, de
là, d'identifier explicitement le mauvais démiurge qu'il est en train de décrire et le créateur de
la Genèse : "cette incapacité de demeurer en soi-même dont le créateur devait faire une si
fâcheuse démonstration, , nous en avons hérité : engendrer [...]"482. Et Cioran d'en venir à
fustiger ce qu'il appelle "l'injonction criminelle de la Genèse : Croissez et multipliez [qui, dit-
il], n'a pu sortir de la bouche du dieu bon"483.
La réponse est déjà sous-jacente dans le fait que l'esthète en lui préfère au fond ce Dieu qu'il
exècre au Dieu bon ; bon certes, mais inintéressant à force d'être détaché de tout. Remarquons
aussi que le Dieu hébreu est celui de Paul484 en qui Cioran, qui dit le détester, avoue aussi de
la sorte s'en prendre à lui-même. La coupure n'est donc pas tant entre le Dieu de l'Ancien
Testament et celui du Nouveau Testament qu'entre le créateur d'origine hébraïque et le Dieu
bon impuissant. D'un côté le Dieu de la persévérance dans l'être avec tous ses aspects, y
compris non-éthérés, essentiellement non-éthérés, "frénétiques" même, et de l'autre le Dieu
qui renonce, qui n'est point vengeur, ni jaloux, bref, qui n'a aucune des caractéristiques du
créateur, mais qui du coup ne fait rien, puisque, rappelons-le, la bonté ne fait rien.
Or faire, chose si prégnante dans l'Ancien Testament, qui concerne toutes les religions qui en
sont issues, y compris, ne nous y trompons pas, le christianisme cathare ; faire est du coup
aussi le fait des juifs, est particulièrement le fait des "juifs", en l'occurrence des "juifs
livresques", ceux de l'Ancien Testament — car on sait que le judaïsme réel a conçu aussi une
littérature gnostique et philosophique dont le caractère éthéré n'a rien à envier aux gnostiques
chrétiens ! Et Cioran se réclame aussi de cette gnose juive et kabbalistique.
476
Ibid.
477
Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, op. cit., p. 1170.
478
Ibid.
479
Ibid.
480
Ibid., p. 1174.
481
Op. cit., p. 140.
482
Ibid.
483
Ibid.
484
La Tentation d'exister, in Œuvres, op. cit., p. 928.
Il n'en demeure pas moins que l'autre Dieu, le créateur, le fascine au point qu'il conçoit bien
que son abandon est déjà décadence ; et déjà disparition, à force d'être rendu diaphane pour le
coup, de tout salut possible — bien pire que le constat d'une élection sans grâce, et
revendiquée telle, qui trouble P. Bollon.485
Notons aussi que si Cioran dit préférer l'idée de deux Dieux carrément distincts, il a esquissé à
plusieurs reprises des possibilités de réconciliation non-orthodoxes des deux Dieux : par le
biais de la mystique de Maître Eckhart, et de sa théologie négative — la divinité au-delà de
Dieu — ; théologie négative qui est aussi celle d'un Maïmonide, lequel note que les figures
grossières de Dieu proposées par la Bible hébraïque ont pour fonction de nous prévenir
précisément de ne pas les confondre avec Dieu !
Cela dit, ce n'est pas à cet aspect là du Dieu biblique et de son peuple que Cioran s'arrête,
mais bien à l'aspect vivace, volontaire, avec tout ce que cela suppose, où la persévérance dans
l'être — qui veut jusqu'à la procréation comme bénédiction ! — comporte aussi des aspects
très concrets.
Israël en participe aussi. Cioran l'inscrit aussi dans sa philosophie de l'élan vers le pire, qui
commence par un mouvement frénétique et catastrophique vers l'être et qui se termine dans
l'aboulie.
Où il apparaît peut-être que les propos "ambigus" de La Tentation d'exister, loin d'être
antisémites, pourraient signer au contraire combien Cioran a su se dégager de son
antisémitisme de jeunesse, en ne versant point même dans ce dernier refuge des propos
antisémites qui est dans cette affabilité douteuse qui ne consiste au fond qu'à exclure les juifs
de l'humanité commune en faisant mine de leur dénier la moindre des conséquences
tortueuses qui est dans la participation à l'humanité — et c'est alors précisément son refus de
ce déni que pourrait risquer de lui reprocher P. Bollon, quand Cioran raille : "meilleurs et
pires que nous486" ! Leur Dieu est fort humain ; ce qui insupporte Cioran au moment même où
il leur sait gré de l'avoir perçu tel. Il y a la trace du serpent de la Genèse487 dans tout cela,
comme le remarquent tous ceux qui entendent disjoindre la cause du Dieu bon de celle du
mauvais démiurge. Cioran avoue en être, cathare donc, ce qui, sait-il et regrette-t-il par
ailleurs, est déjà préfiguration de la perte de l'être, de la chute hors du temps.
Alors bien sûr, au fond, Cioran, docteur ès décadences, même s'il penche pour l'autre, se range
quand même du côté de ce Dieu exténué, qui n'en procède pas moins, il le sait et le dit aussi,
de celui de la Bible, mais qui n'en a plus l'énergie ravageuse. Il annonce le temps, le nôtre, où
"Prométhée serait [...] un député de l'opposition".488
Face ce Dieu exténué préfiguré par ses témoins, les cathares, préfiguré seulement, et cela dans
leur échec, car une réussite des cathares eut été leur ruine sous cet angle, leur faisant
485
Op. cit., p. 140.
486
Op. cit., p. 140.
487
Ibid.
488
Syllogisme de l'Amertume, in Œuvres, op. cit., p. 800.
fatalement courir le risque de se retrouver ayant "surpassé les Inquisiteurs489" ; face à leur
Dieu, l'acharnement de la hiérarchie catholique et de l'Inquisition contre ses témoins que sont
les cathares, est parvenue à ses fins : l'extermination. Après des décennies et des décennies de
massacres et de persécution, le dernier Parfait d'Occitanie, Bélibaste, est brûlé en 1321 à
Villerouge-Terménès. Le bogomilo-catharisme s'est bien survécu encore un ou deux siècles,
principalement en Bosnie où il se fondra dans l'islam avec l'invasion turque, préférant ce joug-
ci aux jougs catholique ou orthodoxe. Le statut de dhimmi, de "protégés" selon la façon
musulmane, protection toute relative, les verra peu à peu se dissoudre, de sorte qu'on peut
penser que les Bosniaques musulmans de notre actualité ex-yougoslave sont pour plusieurs
descendants de cathares.
Mais le brûlement de Bélibaste, dernier Parfait connu, est le signe incontournable que le
catharisme, lui, a bel et bien disparu dans les cendres de ce dernier Parfait, puisqu'il faut, pour
qu'il subsiste, un Parfait qui confère le consolament, et atteste ainsi symboliquement la
communication de l'Esprit saint. Ce qui n'est dès lors plus possible. Pas même possible par la
conversion au catharisme d'un évêque au bénéfice comme ceux des cathares, de la succession
apostolique, qu'il soit catholique, orthodoxe ou anglican, ou autre encore, comme pasteur
réformé, par exemple, puisqu'on sait que si la structure tripartite du ministère évêque-prêtre-
diacre, a été abolie par la Réforme, la succession n'y a pas été interrompue lors du passage des
clercs, évêques ou prêtres, à la Réforme : le statut épiscopal/pastoral leur était
automatiquement reconnu. Mais quoiqu'il en soit, ce qui est rompu irrémédiablement, c'est la
chaîne de la consolation, puisqu'un Parfait déchu pour cause de rupture des marques de sa
condition devait être reconsolé pour poursuivre son ministère. Par qui notre participation à
l'Esprit saint, et donc au salut, nous serait-elle signifiée aujourd'hui ?
Alors s'il en est ainsi, l'extermination des cathares porte en elle une conséquence imprévue, et
d'une gravité qui nous concerne tous. À côté de témoignages mentionnant l'espérance d'un
salut universel, on trouve ceux qui affirment qu'"aucune âme ne sera sauvée si elle n'accède
pas à un corps de Parfait"490 : les cathares n'étaient pas unanimes pour savoir si toutes les âmes
seraient sauvées ou si certaines n'échapperaient pas au chaos diabolique de ce monde . Notre
présence ici, sept cents ans après la mort du dernier Parfait, semble donner raison à cette
seconde position : toute possibilité de salut s'est retirée de ce monde alors que l'âme du dernier
Parfait s'élevait des flammes de son bûcher : ne reste ici bas — fût-ce sous la forme de cette
transmigration des âmes qui n'apparaît que dans le catharisme occidental de deuxième
période, mais qui ne débouche aujourd'hui plus sur rien puisque sa fonction était de conduire
l'âme à sauver aux mains d'un Parfait, et il n'y en a plus — ; ne reste donc ici-bas qu'un enfer
récurrent et définitif auquel nous sommes tous condamnés d'une façon apparemment sans
issue. Cioran s'en veut le témoin : y a-t-il d'ailleurs jamais eu autre chose que cela ?
489
Le Mauvais Démiurge, op. cit., p. 1254. Cioran en conclut : "Ayons pour toute victime, si noble soit-elle, une
pitié sans illusions." Ce qui n'est pas une vérité historique, comme le voudraient aujourd'hui certains apologistes
de bourreaux ! mais une saillie de moraliste...
490
Cf. in DUVERNOY, Jacques Fournier t. I, p.263-264, Béatrice de Planissoles citant Raimond Roussel :
"seuls les bons chrétiens seront sauvés, [nul ne sera sauvé] à l'exception de ces bons chrétiens. [...] Si dans [...]
neuf corps, il ne se trouve pas le corps d'un bon chrétien, l'âme est damnée. Si au contraire, il s'y trouve le corps
d'un bon chrétien, l'âme est sauvée".
Le problème du mal est tel, tellement ténébreux, qu’il résiste à la raison. Dès lors, pour d’un
côté ne pas l’atténuer, de l’autre ne pas devenir fou, on l’aborde par le mythe. De très
nombreux mythes. On ne retiendra ici que trois types de mythes, qu’on appellera : – le mythe
évolutionniste, – le mythe de Lucifer, – le mythe du tsimtsoum.
Je précise que par les mots « mythe », « mythique », j’entend tout d’abord une approche, en
forme d’illustration, exprimant une explication très générale – à la différence de la
mythologie, où apparaît une certaine profusion du «mythe », avec toutes sortes de détails ; –
et à la différence du simple récit, qui est plus allusif, comme le récit de la Genèse présentant
l’homme, comme être historique et trans-historique à la fois, en termes prophétiques. Le
« mythe », au sens où on l’entendra ici, est entre les deux, entre récit allusif et mythologie.
Nimitz, ce porte-avion américain moderne, est projeté par une tempête électromagnétique
distordant le tissu spatio-temporel, au jour de la bataille de Pearl Harbor ; pensons à La
planète des Singes, version de Tim Burton, où le héros tombe par télescopage espace-temps,
dans le futur où les singes ont surpassé les hommes). Cela est devenu paradigme, en regard
donc, de l’évolutionnisme.
Deux philosophies modernes et contemporaines représentent bien ces deux lignées : lecture
lumineuse, représentée par Hegel, et lecture sombre, par Schopenhauer (tous deux non-
évolutionnistes, précisons-le). En science Darwin (1809-1882), a donné son nom à la théorie
de l’évolution (L'origine des espèces, 1859). En philosophie, Hegel (1770-1831 –
Phénoménologie de l'esprit 1807) et Schopenhauer (1788-1860 – Le Monde comme volonté et
comme représentation 1819), peuvent représenter les deux pôles de lecture d’une approche
évolutionniste du problème du mal. Par le biais de l’intellect lumineux d’un côté (lecture
optimiste – le mal comme moteur de l’évolution englouti par le mieux). Sous l’angle de la
volonté sombre de l’autre (le mal composante tragique).
La perspective plus sombre (type Schopenhauer) part du même constat : le mal construit le
monde, mais vu ce qu’est le monde, ce n’est pas pour le mieux. Tout cela est le fruit, non pas
de la claire intelligence en route vers son dévoilement, comme pour les optimistes ; mais
procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qu’il est donc préférable
d’anéantir en soi. Mieux vaut combattre ce vouloir-vivre, viser au bienheureux néant d’où il
aurait mieux valu ne jamais sortir.
En résumé, dans l’imaginaire évolutionniste, tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne
fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : les premiers s’y résolvent, qui aiment bien
l’omelette : au fond, si l’omelette est à ce prix, eh bien ! – passons-en par là. Les seconds
considèrent qu’au regard de ce qu’est l’omelette, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup
de casser les œufs. Si ce sont là les douleurs de l’enfantement, eh bien ! – pour le dire comme
l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ».
Alors, concrètement : que faire ? – comme disait Lénine… Se faire une Raison et ne pas
sombrer dans la conscience malheureuse, comme le veut Hegel – : demain sera brillant – ?
Anéantir le vouloir-vivre qui ne sait produire que des omelettes immangeables à force
d’amertume ?
Avec cela, un problème : qu’il soit un accident de l’être ou l’être lui-même, comment
s’effectue le passage au mal ? D’où vient-il ? Un mythe est connu qui tente d’expliquer cette
chose impossible : le mythe de Lucifer. Il correspond à une lecture de type platonicien des
choses, utilisée comme méthode d’exégèse de la Bible – pratiquée depuis les pères de l’Église
et connue jusqu’à aujourd’hui.
Ce mythe de Lucifer est dû, sous sa forme connue, essentiellement à un père de l’Église,
nommé Origène, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de
notre ère. Il a certainement des racines plus anciennes, dans la gnose et les apocryphes inter-
testamentaires. Bien qu’il ne se trouve pas dans la Bible, malgré ce que l’on croit parfois.
Car si l'origénisme a été condamné, ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont
restées longtemps à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le
commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares,
est de méthode nettement origénienne, méthode qu’il partage avec ses adversaires. On en a
trace, sous cet aspect que l’on va voir et qui est la chute des démons, jusque dans les
Confessions de Foi réformées.
Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état
céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché
commis au ciel, selon le cas rébellion ou imprudence au temps heureux de cette préexistence,
ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau"
que sont nos corps pour les moins fautives. A la tête des rebelles, Lucifer.
Des textes bibliques fondent la pensée d’Origène, dont deux qu’il faut mentionner : Genèse 1-
3, et Ésaïe 14.
Concernant le premier, Origène est dans la ligne de nombreux exégètes juifs sur les tuniques
de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'il en avaient honte, et leur fit
des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en
question avaient été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait
tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette
chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux
Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir
dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à
d'épouvantables maladies ; des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence
d'une faute indicible.
Concernant le second texte : cette faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de
tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, s’induit de la lecture allégorique
qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin – ce qui est traduit par "Lucifer"
en latin –, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité... la chute. Lucifer, terme qui est
passé dans la traduction latine de la Bible, la Vulgate, traduction effectuée par cet ex-disciple
d’Origène qu’est saint Jérôme.
Avec cela la question se pose du motif de Lucifer & co pour pécher. Le plus connu parmi les
motifs proposés est l’orgueil, toujours à la lecture d’Ésaïe 14 – et Ézéchiel 28 – : « tu as voulu
t’égaler à Dieu », à quoi se couple souvent la convoitise, en l’occurrence du poste de Dieu, de
sa gloire. Ce qui a induit un développement qu’il faut signaler : la damnation par amour,
amour en l’occurrence de la beauté de Dieu, bien digne d’être désirée, convoitée, ce qui vaut,
dans cette perspective, excuse pour le diable, qui peut même en devenir digne d’imitation
mystique. Ce développement est le fait de certains courants de la mystique musulmane,
notamment de Ahmad Ghazali, cela à partir de sa lecture du verset du Coran concernant cette
question. Cette tradition de la damnation par amour s’est perpétuée chez les Yézidis,
mouvement religieux d’origine musulmane connu aujourd’hui essentiellement chez les
Kurdes.
Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges,
auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas
péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter,
pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.
Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes
dans le christianisme catholique – puis protestant – depuis le Moyen Âge, mais développé et
accentué chez d’autres chrétiens comme les cathares. Par exemple, dans les christianismes
non-cathares, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer.
Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce
qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas
être tel qu'il est l'œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous
avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte.
C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.
Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine
théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une
expansion universelle.
L'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans
lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension
dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares, eux, sont allés
jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues.
Ici se fait la rupture, ici passe la frontière vers un pas de plus, franchie par le catharisme. Un
pas supplémentaire franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait
pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à
un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport
médiat à Dieu. Un récit mythique des bogomiles, ces cathares des pays slaves, que l’on
retrouve dans le catharisme occidental, récit intitulé Interrogatio Iohannis, pousse
l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du
mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes.
L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme le catharisme avec elle quand il la reçoit,
nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les
quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont
été façonnés par le diable, l'Ange déchu.
Bref, des théologies, médiévales s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état
où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences
considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème,
cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de
l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, au Vatican, ça coince, et à plus forte raison,
quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire
est déjà avoir pactisé avec le diable. "Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent", disait
Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence ; et
argument parfait en faveur des cathares, sur la Croisade et l'Inquisition, pour le premier
système totalitaire moderne, ou pré moderne.
Sur cette base, certains cathares sont allés un peu plus loin : puisque le système luciférien,
quelles que soient les zones où on le pousse, reste platonicien, n’est-il pas lui-même trop
optimiste ? En d’autres termes, le mal est-il seulement ombre du bien ?
Pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre à Lucifer et à ses sbires,
dont nous-mêmes, dit le mythe. Le théologien cathare italien, Jean de Lugio, ne se contente
pas de cette réponse. Le traité retrouvé qui lui est attribué, le Livre des deux Principes affirme
en substance : le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu
étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (Lucifer) de passer au mal en lui octroyant un
libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu ! Les
choses sont pires que cela.
L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le
Principe du mal, résistant.
Le mythe de Lucifer est dès lors dénoncé comme insuffisant. Il y a face à l’être, un abîme
horrible, insondable, tel qu’il faudra bien qu’il prenne lui-même figure mythique pour pouvoir
être dit : un monstre tétramorphe, lit-on chez des polémistes… Comme un père du diable.
Reste la question de sa provenance. C’est ici qu’on abordera notre troisième mythe et
quelques-unes unes de ses variantes, le mythe du tsimtsoum.
L'exil à Babylone n'a pas été le premier ni le dernier pour Israël. On sait ce qu'il a souffert il y
a 50 ans à peine, et qui a mené à cette conclusion : devant tant de souffrance, il n'y a plus
d'explications qui tiennent. Où est Dieu ? demande Élie Wiesel en camp de concentration...
Primo Levi, un autre déporté victime du racisme nazi, n'a pas supporté cette question : il en
est mort, suicidé. De même que Bruno Bettelheim, et tant d'autres...
Un penseur juif contemporain, Hans Jonas (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages
poche n°123), a proposé, lui, d'en revenir à l'explication qui était donnée par un rabbin du
XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs d'Espagne. Il s'appelait Isaac Luria. Cette explication
se résume à cela : Dieu s'est absenté. (Notons que Hans Jonas, lui, pousse le thème plus loin
que cela n’a jamais été fait. Quoiqu’il en soit, il trouve là une issue pour l’horreur totale du
XXe siècle.)
Isaac Luria était confronté lui aussi à une catastrophe, l’expulsion d’Espagne, qui lui fait
concevoir son développement mythique : on ne peut expliquer l'intensité du mal que si Dieu
s'est absenté. En 1492, l'Espagne est en proie à un fanatisme et à un racisme obsessionnels :
c’est là qu’on commence à parler de « pureté du sang » ! C'est le comble de la méchanceté et
de l'idolâtrie, au moins digne de Babylone. 1492 c'est l'année de la découverte de l'Amérique
que l'on ne peut fêter qu'avec larmes, puisqu'elle débouchera sur le massacre de millions
d'Indiens, puis sur les déportations esclavagistes de millions d'Africains. Cette année-là,
l'Espagne décide aussi d'expulser de ses terres tous les juifs et les musulmans, se privant ainsi
de milliers de travailleurs, de milliers de cerveaux. Je ne peux m’empêcher de penser que
l'Espagne, qui à l'époque est le pays le plus puissant du monde, deviendra en quelques siècles
un pays sous-développé, jusqu'à ce qu'elle accepte de s'ouvrir à nouveau en rejoignant
l'Europe. La France de l'Ancien Régime a connu une décadence similaire lorsque Louis XIV a
décidé de ne plus supporter les protestants. Puis son régime a coulé en deux générations.
Mais en attendant, ceux qui vivent ce mépris, qu'ils soient protestants, juifs, Africains ou
Arabes, sont à même de se dire : mais que fait Dieu ? Est-il présent ? Non. Il s'est absenté, a
répondu Isaac Luria. Il s'est absenté pour que le monde puisse exister, comme pour un
enfantement. Le rabbin Isaac Luria appelle cela une "contraction" de Dieu. Dieu, en effet, est
infini, il occupe tout l'espace. Ce qui fait qu'il n'y a pas de place pour le monde. Alors Dieu
s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour
laisser place à celui qui deviendra son enfant. Par des contractions dans la douleur.
Contraction : en hébreu cela se dit tsimtsoum.
Dieu nous a laissé une place. Du coup nous pouvons advenir, le monde peut exister, mais –
c'est à ce prix – Dieu n'est pas là où est le monde. D’où la méchanceté qui y prend place. Là
où Dieu n’est pas, là est le mal. Mais il a fallu qu'il se retire, avec tous les risques que cela
suppose, pour que le monde soit. Il peut devenir lui-même, mais c'est au prix de l'absence de
Dieu, et donc de sa protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons
devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son absence, avec tout le
tragique que cela suppose. Bien sûr la question se pose : est-ce que cela valait le coup, pour
un monde aussi douloureux ? Toujours est-il que nous sommes là, et qu'il nous appartient de
faire avec... pour le mieux si possible.
Alors Dieu, toutefois, a prévu une autre présence de lui-même, cachée, souffrante, nous
accompagnant dans notre exil, comme le souci et la prière des parents accompagne l'exil de
l'enfant qui a voulu devenir sans eux. Élie Wiesel à Auschwitz, à la question : "où est Dieu ?"
répondait, voyant un adolescent pendu par ses bourreaux : il est là, qui pend. Remarquons que
c'est ce type de présence qu'il nous a octroyée en Jésus-Christ. Une présence qui ne fait pas
défaut mais qui n'empiète pas non plus. Au cœur de notre exil, il est là.
Mais en deçà de cela, esquisse du thème de la rédemption, perce peut-être quelque chose
d’important concernant notre thème, celui de la Création. La question du risque de la
Création, et notre part dans cette histoire-là.
Car on a parlé de l’adolescence et de son devenir. Mais remontons plus haut : avant la
naissance. Avant le passage à l’être. Le désir d’être qui débouche sur les contractions de la
mère. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du
père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir
propre de devenir ! Par analogie, il est possible de dire que la Création est advenue parce
qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulue, cette contraction divine. Avant même d’être.
Prière de la création non encore advenue, qui a été émise et exaucée. La question face au mal
est de savoir si l’on a bien fait. Quoiqu’il en soit, c’est fait : le monde est là. Je propose à
présent un mythe qui illustre bien le fait de cette prière.
chaque levée de pilons faisait reculer le ciel de la terre. sans que les hommes et les femmes ne
s’en rendent comptent. Ainsi, petit à petit, le ciel a fini par s’éloigner très loin de la terre. Un
matin, en se réveillant, on s’est aperçu que le ciel était parti très très loin de la terre.
Pour les hommes, seules les femmes portent la responsabilité de la fuite du ciel, elles qui lui
ont tant fait mal par leurs coups de pilon.
Pris de panique et de remords, on a fait des sacrifices, on a prié le ciel de revenir à sa place
d’antan, de se rapprocher à nouveau de la terre mais le ciel a refusé. Chaque jour, on a tout
fait pour convaincre le ciel de revenir. Attitude qui se comprend, car après tout, de par sa
proximité d’avec la terre, le ciel nous couvrait et nous protégeait de tous les dangers. De plus,
il nous était familier. Avec son éloignement, nous sommes laissés à nous même, sans force et
sans protection. » (M.-B. Y. Poupin, Mémoires d’Afrique : le dynamisme de Kpass, un village
ôdjoukrou, à paraître aux éditions L’Harmattan.)
Nous voilà donc entre exil et espérance (Ro 8 : 18-24a : « J’estime, dit Paul, que les
souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous.
Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du
néant - non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance,
car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la
gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant
encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule: nous aussi, qui possédons
les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance
pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. »).
Cela ne nous dit pas le « quoi » de l’aboutissement de cette espérance : peut-être consistera-t-
il à reconnaître enfin qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas prononcer cette prière devenue
gémissement : « ne te hâte pas de prononcer une parole devant Dieu » dit l’Ecclésiaste. Peut-
être Dieu transformera-t-il par un exaucement inattendu une prière maladroite ? On le voit, les
mythes de la Création ne font jusque là que redire nos questions…
L’homme n’est donc pas que raison, il est aussi être de sensation. Aux prises alors, quant à sa
démarche religieuse, avec la volonté, plus qu’avec l’intellect ? Voilà qui nous place au cœur
de sa problématique fondamentale : l’amour donc, qui est, en théo-anthropologie chrétienne
classique, fonction et moteur de la volonté.
Car, au fond, l’amour est-il autre chose que l’expression d’une pulsion, et des plus
« ventresques » ? Celle de la sourde aspiration qui est le propre de toute espèce : se
reproduire…
Fraîcheur d’un visage, harmonie d’une courbe ? Rien d’autre sous cet angle que la promesse
d’une matrice en parfaite condition de porter un avenir qui n’a d’autre fin que de pulluler.
Mâle vigueur d’un corps dans la force de l’âge ? Garantie d’une protection au mieux assurée
pour que d’autres prédateurs ne viennent pas gâcher la promesse du bouillon de culture
humaine en pleine multiplication.
En tout cela, tant qu’à faire : rafler le bénéfice, quant aux gènes mais pas uniquement, en
s’encombrant le moins possible du devoir collectif de l’espèce. La poésie serait-elle autre
chose qu’une telle école ? N’est-ce pas ce que nous dévoilent confusément les manuels
médiatiques censément grivois nous expliquant tout de la mécanique du plus fructueux
chemin vers la jouissance ? Où, sous les corps télévisuels des naïades, hachés par le rythme de
leur promesse visant à maintenir la contemplation en haleine, tout un chacun, concernant
l’amour, a réalisé par avance, en court-circuit, le débouché en chambre — froide — annoncé
par Cioran : « commencer en poète et finir en gynécologue ».
Faudra-t-il en rester là, comme les temps nous y pressent, ou la nostalgie sauvera-t-elle encore
quelques bribes de l’autre ciel ?
Mais pour cela n’aurait-il pas fallu en savoir moins en matière de mécanique de nos chimies ?
L’ « espèce », alors, survivra-t-elle à une amnésie rendue irrémédiable par son savoir ?
1. On peut considérer l’amour sous plusieurs angles. Parmi ceux qu’il ne faut pas négliger,
est celui que proposent les psychologues / ou biologistes évolutionnistes, pour qui il se
résume à une volonté de perpétuation de ses gènes — non sans la visée stratégique, existant
« Chez le mâle éléphant de mer, les succès d'accouplement et de reproduction sont largement
dépendants de l'établissement de la dominance sociale et du maintien d'un harem. Une
stratégie d'accouplement alternative, utilisée par quelques subordonnés, est de s'introduire
discrètement dans les harems et de tenter de copuler avec les femelles. Comme chez l'éléphant
de mer, les stratégies d'accouplement alternatives sont fréquentes chez de nombreuses espèces
de primates. Dans certains cas, comme chez l'éléphant de mer, ces stratégies alternatives sont
en quelque sorte imposées aux subordonnés du fait de la monopolisation des femelles par les
mâles dominants. Dans ces situations, les stratégies utilisées par les dominants offrent un
meilleur résultat reproductif que les alternatives des subordonnés. Dans d'autres cas
cependant, les stratégies d'accouplement alternatives sont réellement des stratégies, c'est-à-
dire qu'elles sont relativement efficaces. »
2. Mais voyons tout d’abord l’en deçà de toute éventuelle stratégie d'accouplement
alternative. Souvenons-nous, pour prendre cet exemple « people » : il y a quelques temps les
journaux annonçaient le mariage de l’actrice française Clotilde Courrau avec le Duc de
Savoie, héritier du trône d’Italie. L’actualité mettait ainsi ces deux-là sous les projecteurs. Ce
que je veux dire concerne bien d’autres évidemment. On avait eu auparavant telle histoire
d’amour autour du rocher de Monaco, ou plus récemment, de l’Élysée, et tant d’autres
rendues célèbres pas la presse « people ». Cela concerne des gens célèbres ou moins célèbres :
cela vaut au niveau d’un village, d’une entreprise, etc. Je me permets de supposer que ce que
je cite ici auraient l’humour de ne pas s’en offusquer.
Superbe histoire d’amour que celle du couple de Savoie ; dans les chaumières, on essuie une
larme avant qu’elle ne tombe dans la soupe qu’agrémente le journal télévisé au moment où le
présentateur précise que dans l’intimité, le Duc appelle sa bien-aimée « Coin-coin » (je ne
l’invente pas !).
Sans rien ôter à la pureté des tourtereaux, on ne peut s’empêcher, quand on lit en parallèle un
ouvrage de psychologie évolutionniste, d’appliquer les comparaisons que nous propose ladite
école néo-darwinienne. En société d’économie libérale, le joli duc, qui par-dessus le marché a
l’élégance — je le cite, de « s’excuser » et avec lui, tout le peuple italien, du soutien du son
grand-père au fascisme — ; le beau duc a tout de ce que nos biologistes appellent concernant
les sociétés des primates et pré-hominiens, un « mâle dominant ».
Beau, télégénique, riche, titré, repenti des fautes de ses ancêtres… Bref, un bon parti. Un bon
morceau auraient pensé les pré-hominiennes.
Quant à l’actrice, les choses sont plus compliquées et aussi simples à la fois. Belle et jeune, de
toute façon : ici la lecture évolutionniste est aisée : prometteuse en matière de procréation.
Des héritiers potentiels pour le mâle dominant. Les choses se compliquent concernant sa
491
David C. GEARY, Hommes, femmes. L’évolution des différences sexuelles humaines, Paris-Bruxelles, De
Boeck, 2003.
célébrité, globalement inutile en la matière (des femmes inconnues auraient le même potentiel
— cf. Sissi, justement, ou Cendrillon). Nos biologistes permettent cependant de combler ce
vide d’explication apparent : le phénomène du mimétisme dans la poursuite des femmes (ou
des hommes), observé chez un petit poisson d’aquarium, le guppy (Geary p. 52). La valeur
biologique de reproductrice de l’actrice en question est mise en exergue par rapport à ses
congénères par sa célébrité.
Autre aspect concernant la femme, mis en lumière aussi par les observations de nos
chercheurs ; contrairement à ce que l’on a pensé par le passé, elle est totalement active dans le
choix de son partenaire, au point que les mâles dominants emportent presque toutes les
femelles, non pas par viol, mais parce qu’elles les préfèrent (promesse de meilleurs gènes).
Belle célébrité d’un côté, mâle dominant en contexte d’économie libérale de l’autre. On peut,
à ce point, revenir à la larme écrasée avant qu’elle ne tombe dans la soupe : devant la lourdeur
du quotidien matrimonial, le rêve jet-set a de quoi susciter des envies.
Où l’on retrouve la concurrence chez les primates, et ceux d’entre eux qui ne font pas partie
des dominants — en termes « humains » modernes : les frustrés.
Tout cela correspond à ce que déjà au XIXème siècle, un philosophe qui n’était pas
évolutionniste, Schopenhauer, avait attribué tout simplement au vouloir-vivre, force obscure
moteur de l’être.
Tout est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement — comme
pour les optimistes, notamment Hegel et son école auxquels Schopenhauer s’oppose — ; mais
tout procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qui fait émerger
l’être, malheureux, du bienheureux néant.
Duquel néant il aurait sans doute mieux valu ne jamais sortir : en ce sens que si certes,
concernant le malheur, on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs ; au regard de ce qu’est
l’omelette en question, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Au
point que pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ». Il
faudra revenir à la critique du vouloir vivre qui procède de cette perspective.
Mais bref, pour l’instant l’avorton est né. Et n’est pas forcément un mâle dominant. Et sa
critique du vouloir vivre pourrait bien procéder de son ressentiment de perdant de la meute
(pour reprendre la mise en garde de Nietzsche concernant la critique du vouloir vivre).
À ce point, chacun de nous se retrouve en paysage familier, puisqu’on est là face à ce qui est
devenu un acquis, sinon un lieu commun. Telle est en effet la fonction communément reçue
de la sexualité : essentiellement procurer plaisir partagé et plénitude d’accomplissement
indépendamment de cet autre aspect, la reproduction, devenue accessoire, voire superflue.
Philosophie commune reliée à ce que la Raison nous a rendus capables depuis longtemps
d’opérer un certain nombre de distinctions auxquelles n’avaient évidemment pas accès nos
lointains ancêtres, au premier rang desquelles la distinction qui est entre le plaisir du spasme,
premier bénéfice individuel, et le bénéfice collectif, celui de l’espèce, dans les résultats de
l’accouplement. Et puis sur la base de cette distinction, nous nous sommes donnés les moyens
techniques, aujourd’hui efficaces, de séparer matériellement les choses : j’ai donc nommé les
techniques contraceptives : s’est dès lors développée, — a explosé pour mieux dire, toute une
floraison réputée esthétique vantant la magnificence du spasme, prétendant en poétiser
l’espérance, permettant au passage aux promoteurs de cette « poésie » d’engranger de tout-
autres bénéfices, sonnants et trébuchants ceux-là, sous les applaudissements enthousiastes ce
ceux qui gravitent autour du spectacle fascinant octroyé par ces nouveaux mâles dominants.
Pointe réputée érotique, pointe de sein pour être concret, dans le moindre des téléfilms
populaires, à regarder en famille, chose banalisée depuis longtemps ; nombril attendrissant et
endiamanté sur ventre ferme et hanches harmonieuses, que n’aurait peut-être pas dédaignées
un pré-hominien, dans la moindre émission de variété, autant de choses qui rapportent (aux
mâles dominants) et qui du coup, bien sûr, deviennent la clef de l’esthétique publicitaire.
Réalité réputée poétique contre laquelle ne se dressent plus guère que quelques féministes
fatiguées par un combat apparemment perdu, fatiguées mais taxées d’ « effarouchées » par les
mâles dominants qui auraient tout à perdre à voir leur crédit se renflouer. Elles sont donc
réduites à laisser les images inaccessibles des sirènes retouchées à l’ordinateur condamner à
leur statut de « Bobonne » toutes les femmes réelles déchues du ciel des idées télégéniques.
Il ne reste alors à la majorité du troupeau qu’à s’extasier des exploits des dominants ou à
sombrer dans la mélancolie d’un ressentiment dénonçant le vouloir-vivre ; cette mélancolie
prendrait-elle la figure et le titre d’un romantisme de fin d’époque qui ne dérange pas plus
aujourd’hui, que les vaincus du combat pour les femelles se retirant tristement sous un arbre
ne dérangeaient antan les dominants.
4. Le seul fruit critique subsistant risque d’être la mésestime de celle qui sera devenue
« Bobonne » après quelques nuits de constat des effets corporels des souffrances qui l’ont
forgée, tics disgracieux, ride, courbe affaissée.
Ou pour Monsieur, les poils dans les oreilles, la brioche, l’absence persistante de titre princier,
de promotion en entreprise, ou de porte-feuille administratif (sans compter éventuellement le
fait incontournable de l’aplatissement progressif du porte-feuille des promesses d’antan).
Bref, et que sais-je encore concernant Monsieur ou Madame. Tout cela, sous le couvert du
mot « amour ».
Comme pasteur, je rencontre des jeunes couples pour des préparations au mariage.
Naturellement la première question que je leur pose, c’est : pourquoi veulent-ils se marier ?
Réponse spontanée la plupart du temps : parce qu’on s’aime ! Certes, je n’en imaginais pas
moins. Cela dit, au risque de vous surprendre : ce n’est pas une raison !
Le mariage prend place en regard d’un fait : l’homme et la femme sont trop étrangers l’un à
l’autre pour vivre ensemble. Ce paradoxe est aussi ce que dévoile la passion courtoise au-delà
de sa dimension biochimique — le choc amoureux comme déclenchement hormonal : irréalité
d’une rencontre, aiguisement du désir, impossibilité de vivre ensemble. Entre
l’invraisemblance de ne pas vivre ensemble et l’impossibilité de vivre ensemble, le pacte
matrimonial apparaît au fond comme compromis envisageable — ne faut-il pas, même, oser
dire le seul ?!
Bref, l'amour, autrement, dans sa première acception, en tout cas contemporaine, est-il autre
que quelque chose de vaguement sentimentaliste ? J'aime par ce que je le sens. C'est comme
ça. Et puisqu'on aime comme on sent, on aime qui on sent quand on le sent jusqu’à ce qu’on
ne le sente plus. Cela ne fonde pas une union dans la durée.
492
François RICARD, Le dernier après-midi d’Agnès, Essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard,
2003.
5. Mais au-delà de nos dégringolades réputées érotiques (d’après le mot grec pour désir), se
trouve non pas tant la joie de l’accouplement, mais celle qui le précède, celle du désir… et pas
de son affaissement dans le biologique fonctionnel des seules fins spasmodiques.
Or ici, précisément, si l’on ne se voile pas la face, apparaît une figure de la nostalgie.
… Que l’on peut illustrer à travers quelques mythes : Tristan et Iseult, Mâjnun et Layla, etc..
Considérons par exemple la lecture soufie (en mystique musulmane) d’un thème issu de la
Bible, telle que relue par la tradition juive apocryphe et talmudique et qu’héritée dans le
Coran.
Il s’agit des tiraillements — disons — amoureux, de celle qui est dans la Bible Mme Putiphar,
à l’égard de l’Hébreu Joseph. La Bible ne la nomme pas. La mystique arabe l’appelle
Zoleïkha. Dans la Bible, cette dame, épouse du maître de Joseph devenu esclave, se met à le
désirer, au point que pour ne pas succomber à ses avances, Joseph est contraint d’abandonner
sa chemise entre les mains de la dame brûlant de désir. Joseph entend en effet rester loyal à
l’égard de son maître.
L’épisode, dans un premier temps, ne vise peut-être qu’à souligner que c’est malgré sa
loyauté que Joseph se retrouvera emprisonné suite à la colère d’un maître ne considérant que
la preuve que lui apporte sa femme, désormais animée d’un désir de vengeance envers celui
qui l’a éconduite. Preuve irréfutable : elle a gardé sa chemise.
Mais très tôt le thème a retenu les développements de toute une tradition concernant le désir
de la dame. Ce donc, dès les commentaires juifs. C’est cela que reprend l’islam, et notamment
les courants qui ont développé la mystique amoureuse et la réflexion sur la mystique
amoureuse.
Un des intérêts plus particuliers en est que la protagoniste est une femme, désormais
nommée : Zoleikhâ, donc ; indiquant par là, s’il le fallait encore, que la recherche de l’ultime
via l’amour risque de mener bien au-delà des zones où nous ont conduits jusqu’à présent les
pulsions conquérantes de l’obscure volonté de l’espèce.
493
Christian JAMBET, Le caché et l’apparent, Paris, L’Herne, 2003, p. 101-122.
C’est, en effet, que Zoleikhâ bénéficie des faveurs d’un dominant incontestable, qui peut
même lui payer le luxe de l’achat d’esclaves, dont le bel adolescent Joseph — Yusûf. Ici, le
mimétisme observé chez les poissons guppies ne joue pas. Esclave, Yusûf ne brille pas par
son statut ! Meilleurs gènes pressentis peut-être, désir de nouveauté, voire de vigueur,
admettons, en alternative à un mari chez qui l’âge et la lassitude rendent « la sauterelle
pesante et la câpre laborieuse » (pour le dire dans les termes de l’Ecclésiaste — ch. 11). On
sait que c’est un service qui était parfois demandé aux esclaves ; et que Joseph, dans la Bible,
refuse par loyauté, mais aussi par un sens aigu de sa dignité — conviction récurrente dans le
cycle biblique le concernant.
Mais rien de tout cela dans le mythe musulman que développe Jâmî. Ici c’est en songe que
Yusûf est apparu à Zoleikhâ, bien avant qu’il ne soit vendu comme esclave par ses frères.
C’est en songe494 qu’il se présente alors à elle comme Premier ministre, ce qu’il deviendra,
selon la Bible, mais bien plus tard. C’est sur la base de cette confusion que Zoleikhâ épouse
son mari, alors effectivement Premier ministre. On reconnaît dans ces confusions oniriques,
une thématique proche de celle de Tristan et Iseult. Comme pour les amants celtiques,
l’amour pour le beau jeune homme a un fondement dans l’éternité que sa beauté signifie avant
même qu’elle ne soit enfouie dans — j’allais dire — le lieu corporel qu’illustre sa descente
dans la fameuse fosse où le déposent ses frères et qui annonce ses enfouissements ultérieurs
dans l’esclavage et la prison.
C’est ce signe d’éternité préalable qu’a perçu Zoleikhâ. Et lorsqu’elle s’aperçoit que le
Premier ministre qu’elle a épousé n’est pas le bel adolescent de son rêve prophétique, elle
commence à dépérir : « sa beauté se fane, son âme tombe dans le désespoir, elle maigrit, sa
taille est près de se briser », comme l’écrit Jambet (p. 105). Bref, elle vieillit. Où l’on perçoit
bien, ici, l’insuffisance de la lecture triviale qui lui ferait préférer le jeune Yusûf à un mari
vieillissant. C’est sa beauté à elle qui s’estompe, pour une raison qu’ignore évidemment son
raisonnable de mari (qui n’a donc, lui, aucune raison de perdre sa santé) ; sa beauté s’estompe
parce qu’elle a perdu la source de cette beauté telle qu’elle en a eu la vision en songe : Yusûf
comme signe de Dieu.
Voilà qui nous transporte vers de toutes autres interprétations possibles du pouvoir de
fascination des jeunes naïades publicitaires et télévisées. Fascination comme fruit d’une
nostalgie d’une Beauté idéelle demeurée au ciel des Idées et perdue aux corps des naïades et
des Joseph qui déjà donnent les signes du flétrissement annonciateur des maisons de retraite.
Le beau fruit en plein mûrissement. Il mûrit, pourrit et tombe.
Et « Zoleikhâ retrouve sa beauté, sa jeunesse, sa joie de vivre, au moment précis où elle pense
succomber à la mort » nous dit Christian Jambet (p. 105), qui poursuit : « En l’union
extatique, elle s’identifie à Joseph […]. On ne sait plus qui est Joseph, qui est Zoleikhâ,
comme si c’était Joseph qui se sauvait lui-même dans l’épreuve de Zoleikhâ, et dans l’identité
d’amour de l’amante et de l’aimé ». Où l’on rejoint le soufi andalou du XIIème siècle, Ibn
‘Arabi, qui dans la lignée des fidèles d’Amour proclame qu’ « avant que le monde soit, Dieu
est l’Amour, l’Amant et l’Aimé. » Mais qui a saisi ce dévoilement, dont la beauté de la
jeunesse est le signe, ne s’arrêtera pas au fruit mûrissant, pourrissant déjà, qui en a recueilli
494
René NELLI (L’érotique des troubadours, Toulouse, 1969, 1997) signalait le rêve comme un des thèmes-clés
du contact arabo-occitan (thèmes du regard déclencheur du sentiment amoureux, de la mort par amour, de
l’échange des cœurs, de la soumission à la dame, de l’union en rêve et de la princesse lointaine). Cf. Arnaud DE
LA CROIX, L’Érotisme au Moyen Âge, Paris, Tallandier, [1999] 2003, p. 57-58.
les traces. La résurrection de Zoleikhâ n’est évidemment pas sans le dépouillement de ses
oripeaux corporels.
La nostalgie de la splendeur perdue dont Joseph donnait le signe et dont le temps de l’oubli
avait trempé ses oripeaux alors nouveaux, illustrés par sa chemise abandonnée, a vu cette
chemise dégoûter lentement de la Beauté qui l’imprégnait antan, la constituait. Pour qui
s’attache à la chemise, les lendemains déchantent, déchanteront toujours.
7. Sous peine de n’être que larmes, la nostalgie devient alors signe. Aussi la nostalgie en
question ne renvoie pas, faut-il le préciser ? — à un temps jadis de fraîcheur des chairs
juvéniles, mais à un outre-temps, en constante déperdition en ce temps-ci. Dans les interstices
du flétrissement promis vers lequel nous sommes plongés dès la précipitation de la naissance,
prend place ce discernement qui renaît du regard d‘amour — à même de concevoir le
paradoxe du pacte du quotidien !
Quelque chose de la Beauté perdue qui l’a fondée demeure au cœur de l’être de Zoleikhâ ;
comme de Joseph.
Dans le miroir du regard de l’un vers l’autre — l’œil fenêtre de l’âme — a émergé
irréfutablement quelque chose qui va bien au-delà des formes généreuses et des courbes
harmonieuses d’antan, quelque chose qui demeure au-delà de l’oubli.
*
* *
1. Subversion
Comment les cathares sont-ils perçus jusqu'à nos jours ? Comme des manichéens. On peut
dire que c'est largement ce que tient encore un certain discours officiel peu informé des
dernières recherches. Or cette perception des cathares est directement issue des caricatures
forgées par leurs adversaires. Classer les cathares comme manichéens à partir de leur
accentuation certaine du dualisme commun était en leur temps une façon de les caser, de les
rendre classifiables en en faisant un phénomène étranger. Une façon d'arracher leur aiguillon
subversif, l'interrogation radicale qu'ils posaient - et posent encore - au christianisme en en
participant. Et ne nous y trompons pas, cette façon de les regarder est toujours la façon la plus
commune.
D'autant plus qu'on ne trouve ce discours aujourd'hui pas seulement chez les anti-cathares -
car ils existent toujours, considérant que compte tenu de leur "manichéisme", on a finalement
bien fait de les exterminer (ou sous prétexte qu'on ne fait pas d'omelettes sans casser d’œufs) ;
on trouve donc ce discours chez les anti-cathares, mais aussi d'une tout autre façon certes,
chez les néo-cathares. Eux le reprennent pour le revendiquer - globalement en termes de
gnose et de réincarnation (deux choses au fond étrangères aux cathares).
Seuls quelques courants du protestantisme réformé ont contesté cette double version des
choses, mais souvent pour s'assimiler entièrement les cathares, en faire des protestants en
quelque sorte, ce qui n'est pas très éclairant non plus. Ceux-là ont pour excuse d'avoir travaillé
à l'époque où on n'avait que des documents inquisitoriaux, écrits par les adversaires des
cathares, et suspectés donc par ceux qui voulaient les défendre.
On a maintenant découvert suffisamment de textes des cathares eux-mêmes pour savoir que,
pour inamicaux qu'il aient pu être, les documents inquisitoriaux n'en étaient pas moins très
minutieux et donc assez fiables, si l'on excepte leur vocabulaire classificateur.
C'est ainsi qu'on peut dire aujourd'hui que les cathares avaient certes des théologies dualistes
plus accentuées que celles de leurs adversaires, mais qu'ils n'étaient en aucun cas manichéens.
Ils étaient chrétiens, tout simplement.
Ce tournant que prend le christianisme non-cathare est en lien avec toute une conception de
l'Incarnation, et de son rapport avec le salut, ce qui aujourd'hui nous paraît évident, et
notamment sous l'angle de ce qu'en théologie on appelle l'Incarnatio continua, qui signifie
que l'Incarnation du Christ se poursuit dans l'Église.
Pour donner quelques exemples de ces développements : prenons Bérenger de Tours, dont la
conception symbolique de l'Eucharistie est condamnée comme hérésie en pleine époque
cathare495. On a tendance à se dire aujourd'hui : bon, il n'avait jamais qu'une approche pré-
réformée de la chose. Eh bien à l'époque, ce n'est pas si simple : les historiens se demandent
aujourd'hui s'il n'avait pas quelque lien avec ce qu'on a appelé le pré-catharisme. Aujourd'hui,
suite notamment aux controverses de la Réforme; on distingue très bien la manducation des
éléments eucharistiques et la réception du salut dans l'Incarnation. À l'époque, ce n'est pas
aussi évident. D'où le développement, par les cisterciens principalement, du mythe anti-
cathare du Graal (c'est un lieu par où les néo-cathares assument le discours des anti-cathares :
ici le paradoxe veut que les néo-cathares se soient imaginés que Montségur était le château
romanesque du Graal !496). En fait la quête du Graal est un cycle de romans visant à ancrer la
conception qui rend indispensable au salut le miracle de la transsubstantiation. Et on est dans
une question de pouvoir, car le miracle en question est au pouvoir de l'Église où se poursuit
donc l'Incarnation.
Autre exemple :
495
Cela à travers tout un cheminement des propositions de Béranger de Tours, au XIe siècle, à la proclamation
du dogme de la transsubstantiation à Latran en 1215.
496
Cf. à ce sujet les travaux démystificateurs de Michel Roquebert.
Quant aux effets, cette fois, du salut dans le cadre de l'Incarnatio continua : la réception du
salut, eucharistie et croix, relève alors d'une irrationalité certaine, qui prépare le fidèle à toutes
les étrangetés, dont la moindre, puisque la croix est adorable, n'est pas la persécution des
"ennemis de la croix" : les juifs en premier lieu (il y aurait ici beaucoup à dire sur le supposé
anti-sémitisme qu'on prête aujourd'hui aux cathares du fait de leur lecture de la Bible dont on
s'imagine qu'elle consiste à un rejet de l'Ancien Testament : signalons simplement que ce n'est
pas au nom d'une théologie cathare qu'on persécute les juifs, mais d'un rejet de ceux qu'on
répute mépriser la croix) ; persécution des juifs donc, mais aussi guerre contre musulmans -
réponse au djihad -, auxquels il faut arracher le tombeau du Christ ; et avec cela, persécution
des hérétiques, notamment des cathares, dont la christologie, justement, et notamment
l'approche de la croix, n'est pas sans rapport avec celle des musulmans. Non pas, je le précise,
qu'il y ait influence des uns sur les autres, mais il y a bien terreau ancien commun, dans un
christianisme antérieur à celui de la théologie cistercienne de la croix, et des Croisades qui,
comme ce nom (ultérieur) l'indique, en ressortent497.
Et les cathares revendiquent le mépris de la croix qu'on leur prête ! Comment adorer
l'instrument sur lequel a été torturé un de tes proches ? demandent-ils à leurs persécuteurs. La
croix redevient pour eux simplement le signe que, comme le disait Jésus selon l'Évangile
johannique : "si le monde vous hait c'est que vous n'êtes pas de ce monde, comme moi-même
je ne suis pas du monde" (Jn 15:18 ; 17:14) - et qu'il va me crucifier.
Les cathares à l'époque où le christianisme se "carnalise", sont les témoins d'une haute
christologie, remontant à une époque antécédente, issue largement d'Athanase d'Alexandrie,
père de la christologie orthodoxe (eh oui !), et au-delà de lui, de ce sien prédécesseur
alexandrin, Origène.
497
Sur le rapport entre théologie de la croix, croisades et persécutions, cf. Berverly Kienzle.
La plupart des christologies anciennes sont de ce type qu'on appelle "hautes", c'est-à-dire qui
insistent sur ce que le Christ est un être céleste, et ce jusqu'en les zones les plus basses de
l'Incarnation, la naissance et la mort. Ce qui, aux yeux de leurs adversaires, et des théologiens
de l'Incarnation comme fin en soi, ou de la croix comme fin en soi, les rapproche d'autant des
docètes, dans un magma généralisé où tout ce qui n'est pas ramené au salut par cette
Incarnatio continua qui suppose une Incarnation du Christ comme fin en soi est perçu comme
équivalent, et où donc les cathares deviennent par excellence "les miroirs des hérésies", avec
en cœur de ce reflet, leur taxation de docétisme.
Les cathares docètes ? Pas plus que les théologiens de tendance monophysite qui ont laissé
leur trace sur la christologie musulmane. En commun, cette certitude : le Christ est d'abord un
être céleste, comme nous tous d'ailleurs, préciserait Origène. La différence est que, tandis que
nous sommes déchus dans la chair en conséquence d'une faute préexistentielle, lui y est
envoyé par Dieu pour nous ramener à notre réalité préexistante. L'Incarnation ici n'est pas fin
en soi, mais passage pour un retour.
Voilà qui nous est incompréhensible, comme héritiers des théologies de l'Incarnation comme fin en soi - et c'est là précisément pourquoi le
catharisme est dès le départ et jusqu'aujourd'hui, réellement subversif. Le christianisme n'a pas toujours été tel que nous le comprenons et le
vivons, tel qu'il nous est évident, et tel qu'à l'origine, aux XIe-XIIe siècles, il s'est construit comme expression d'une ecclésiologie du pouvoir.
Du diable diront les cathares, le prince de ce monde, celui qui y a le pouvoir. La subversion est radicale, et elle n'est pas où on la croit.
Beaucoup plus radicale que ce que l'on croit, elle n'est pas cette subversion qu'on leur attribue souvent et qui sert à justifier l’extermination
de l’hérésie - du genre : "leur renvoi de la sexualité au diable aurait pu dépeupler la terre. Leur extermination a donc pu être salutaire" ! On
voit bien la futilité d'un tel argument. On la verra encore mieux si l'on sait que sur ce plan, la pratique cathare était l'exact équivalent de la
pratique catholique : le célibat n'était requis que des clercs. On ne voit pas que les pays catholiques soient particulièrement dépeuplés !
L'accentuation dualiste
Il n'en reste pas moins que le fondement de cette pratique commune est plus explicite chez les
cathares, qui refusent de sacraliser la sexualité. Ici aussi, on est dans une antécédence à la
théologie de l'Incarnatio continua. Le sacrement de mariage vient d'être institué, élément
inclusif de cette sacralisation de l'histoire, dont les cathares ne laissent pas de penser qu'elle
est celle des malheurs, de la violence, et des guerres.
Alors les cathares ont conçu l'idée que ces tuniques de peau, cette chair et ce monde de
douleur dont Origène savait déjà que nous y sommes par déchéance, le diable doit y avoir mis
la main à la pâte. Plusieurs courants existent chez les cathares pour dire de diverses façons de
quelle manière il y est mêlé. Jusqu'à ceux qui pensent qu'il en est le seul responsable. En
498
Le mauvais démiurge (1ère éd. p. 20-21).
d'autre termes, que le diable n'est jamais que l'expression d'un mauvais principe qui ne doit
rien à Dieu, mais à qui on doit cette Création matérielle, engluée dans l'histoire qui ne peut
finir que comme catastrophe et repli douloureux indéfini.
2. Éléments de théologie
Aussi étrange que nous semble une telle approche des choses, c'est dans un fonds chrétien
qu'il faut chercher la nature de la foi cathare, dans une lecture spécifique des Écritures.
Redisons-le : les spécialistes ont aujourd'hui abandonné l'idée que le catharisme soit d'origine
manichéenne. Tout d'abord, les cathares ignorent totalement une telle ascendance, et puis il y
a trop de chaînons manquants, dont quelques siècles, entre le manichéisme et le catharisme.
Ils ignorent tout livre manichéen, et ne reconnaissent de fondement à leur foi que les textes
bibliques, notamment du Nouveau Testament. Notons en passant que si l'on en a déduit
rapidement qu'ils rejetaient purement et simplement l'Ancien Testament, c'est là un raccourci,
qui a fait attribuer aux cathares un "anti-sémitisme métaphysique" : accusation fausse - c'est
au nom de la théologie de la croix que depuis les cisterciens et la mystique de la Croisade, on
persécute avec les hérétiques et les infidèles, les juifs, fût-ce malgré le vœu des responsables,
au nom de ce qu'on les répute haïsseurs la croix. Les cathares s'attachent en fait au sens
anagogique des Écritures conformément à leur certitude radicale de l'exil dans le monde, ce
qui n'est d'ailleurs pas sans analogie avec tout un courant du judaïsme de l'époque. Mais du
coup, chez les cathares, la valeur du sens historique des Écritures n'est pas retenue. Rappelons
que l'Antiquité chrétienne retient trois sens des Écritures : le sens historique, le sens moral, le
sens allégorique, où la lettre de l'Écriture renvoie à des types intemporels, à des idées
éternelles. Ce dernier sens, allégorique, est subdivisé au Moyen Âge (qui y trouve donc quatre
sens) en sens allégorique simple d'une part, sens allégorique anagogique de l'autre. Le sens
anagogique est cette leçon de l'Écriture par laquelle on y discerne la promesse du paradis, du
Royaume à venir, des cieux ; anagogie, du grec anagogein, monter, aller en haut. Ainsi
l'Évangile de Jean, très prisé des cathares, parle de naissance d'En Haut, dans un héritage reçu
de prophètes de l'Ancien Testament comme Jérémie ou Ézéchiel. Mais l'Ancien Testament, de
façon plus sensible que le Nouveau, s'inscrit délibérément dans les aléas et la violence de
l'histoire, guerre, conflits politiques avec leurs contingences de toute sorte, etc., autant
d'aspects qui ont toujours embarrassé les apologètes, cathares ou pas. D'où l'impression de son
rejet par les cathares qui entendent souligner et retenir avant tout le sens anagogique. Mais le
refus de la valeur de l'Histoire vaut aussi pour le Nouveau Testament, tandis que la dimension
anagogique de l'Ancien est retenue, notamment concernant l'exode d'Égypte ou de Babylone
reçues comme expressions de l'exode de l'âme vers les cieux d'où elle est exilée. Refus de la
valeur de l'Histoire, d'où une autre idée reçue sur les cathares, avec le rejet de l'Ancien
Testament : le docétisme. Qui n'est justement, chez les cathares, rien d'autre que ce rejet de
l'Histoire - plus que de la prise en compte de la réalité des aléas humains de la vie du Christ,
puisque les cathares refusent le culte de la croix au nom de ce qu'elle a été l'instrument - certes
illusoire, mais justement ! - de torture du Christ. La christologie cathare, pas si éloignée de
l'orthodoxe, traduit la réception d'un discours mythique par lequel se dit le drame de
l'existence. Cela dit sans s'imaginer que les cathares soient nécessairement dupes de leur
propre discours.
Développements internes :
On a dit que le catharisme présente des analogies frappantes avec le premier système
théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle, celui d'Origène. Voir
dans les pages précédentes. Bref rappel :
Origène : l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste
originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite a un péché commis au
ciel, ou à une imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en
punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau" que sont nos corps
pour les moins fautives.
Une faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du
péché, est devenu le diable, selon la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : « astre
brillant, lumière du matin - ce qui est traduit par "Lucifer" en latin -, qui as voulu t'égaler à
Dieu, tu as été précipité... la chute ».
Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine
théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une
expansion universelle.
Ici le catharisme du XIVe siècle développait déjà les premières approches matérialistes de
l'origine des choses naturelles.
*
* *
Le système épiscopal
siècle. La Bulgarie recevait le christianisme un peu moins d'un siècle avant, par la mission des
frères Cyrille et Méthode, qui entendaient promouvoir la foi dans la langue du peuple : c'est
ainsi qu'ils sont à l'origine de l'alphabet cyrillique, du nom de Cyrille. L'Église issue de leur
mission connaît l'opposition, qui devient aisément persécution, de Rome, qui voudrait lui
imposer le latin, comme de Byzance, qui voudrait la réduire à sa discipline. On ne trouve pas
plus propice au développement de courants autonomes, en termes ecclésiaux : d'hérésies. Tout
laisse à penser que ce bain-là est celui qui a vu éclore le bogomilo-catharisme, conservant la
structure épiscopale cyrillo-méthodienne. Pensons par exemple que la mission de Cyrille et
Méthode s'étendait jusqu'en Moravie, et que la première attestation par des clercs latins de
cette structure chez des cathares occidentaux apparaît en Rhénanie. Pensons aussi que le
catharisme est le premier mouvement occidental à traduire des Écritures bibliques, en
l'occurrence le Nouveau Testament, en langue vulgaire, en l'occurrence l'occitan. Or ce souci
des langues vulgaires était déjà celui de Cyrille et Méthode.
La persécution
La disparition définitive
Mais le catharisme, lui, a bel et bien disparu dans les cendres du dernier parfait, puisqu'il faut,
pour qu'il subsiste, un parfait qui confère le consolament. Ce qui n'est dès lors plus possible.
Hérésie et papauté
1. Hérésie et papauté
Parler d'hérésie suppose une définition du terme que l'on ne prend pas toujours le temps de
poser.
En l'occurrence parler d'hérésie médiévale, suppose une définition bien précise, fort différente
de ce que l'on entend généralement par là aujourd'hui, et fort différente aussi de l'hérésie dans
le contexte des élaborations doctrinales de l'Église ancienne et des Conciles de Antiquité.
Pour le Moyen Âge, la définition adéquate serait assez proche de ce qu'on entend de nos jours
par "secte". Et donc, en parallèle, quant au vocable médiéval "hérésie" - que l'on distingue en
principe désormais de "secte" -, il faut y entendre autre chose qu'"hérésie" au sens où cela
revêt aujourd'hui une connotation presque positive proche de "politiquement incorrect". Ainsi,
on stigmatise aisément, particulièrement à notre époque, tel mouvement sectaire
contemporain, en affectant volontiers pour soi-même des poses d"hérétique" mondain - en
étalant ce en quoi on se veut - fût-ce à coup de piercing ou de "tatoo" bien placé - "pas comme
tout le monde", puisque aujourd’hui, dans notre monde individualiste, la norme est d'être
original. Mais cependant, juste ce qu'il faut, de sorte que l'on puisse stigmatiser en même
temps ce qui antan aurait été hérétique pour de bon, aujourd'hui les sectes. Pour donner un
exemple, je lisais récemment dans un forum Internet sur les sectes, le propos d'un individu, à
la découverte que les Témoins de Jéhovah avaient été persécutés par les nazis à peu près au
même titre que les juifs, - clamant scandaleusement que "les nazis n'avaient pas fait que du
mal" ! ce qui probablement lui permettait en même temps de se vouloir "hérétique", au sens
mondain, pour avoir tenu un propos crânement "politiquement incorrect".
Or, si l'on veut avoir une idée de ce que désigne le terme "hérésie" au Moyen Âge, il faut sans
doute bel et bien imaginer le mot "secte" de nos jours. Que l'on ne me fasse toutefois pas dire
ce que je n'ai pas dit : je ne suis pas en train de faire l'apologie de ces sectes actuelles, celles
auxquelles on pense immédiatement, et qui sont des mouvements totalitaires à échelle réduite.
Je veux simplement signaler qu'au sens commun "hérésie" au Moyen Âge renvoyait plus
aisément à "secte" au sens actuel qu'à "hérésie" au sens actuel. En gros, anormalité sociale et
religieuse.
Comme la secte de nos jours, l'hérésie au Moyen Âge - et n'oublions pas que ce sont au fond
des synonymes, selon des mots tirés l'un du grec, l'autre du latin -, l'hérésie au Moyen Âge
désigne ce qui dénote dans le cadre de la société d'alors un décalage, jugé suffisant pour valoir
persécution, comme la secte aujourd'hui - mais quand même aujourd'hui sans le bûcher.
Un véritable glissement s'est opéré depuis l'Antiquité jusqu'au Moyen Âge latin, lié
précisément à la fonction qu'a revendiquée de plus en plus fortement le siège épiscopal
romain, comme lieu normatif de la foi et des mœurs, au point qu'il devient "la papauté", là où
auparavant le titre de pape, ou patriarche, désigne au minimum les cinq patriarcats des cinq
régions de l'Empire romain, voire tous les sièges épiscopaux, et même parfois presbytéraux.
Cette prétention à l'exclusivité du siège romain en fait au Moyen Âge le lieu repère de ce qui
est hérésie et de ce qui ne l'est pas, de ce qui est moralement, ou religieusement, acceptable et
de ce qui ne l'est pas, de ce qui est secte, donc, selon le latin, et de ce qui ne l'est pas, de ce qui
est trop hors norme499. Si les catégories ont changé, notre époque a énormément reçu de ce
système de classification. Les catégories ont changé ainsi que le lieu repère de la
classification. La papauté hier, quelque chose de plus diffus aujourd'hui, qui inclut, certes, la
parole papale, mais pas elle seule. Le lieu repère est aujourd'hui un mixte de parole papale,
donc, d'autorité scientifique et médicale, de libéralisme capitaliste tempéré d'héritage marxiste
(fortement tempéré hier, à peine aujourd'hui), à quoi s'ajoute une dose de prophylaxie
psychanalytique, le tout situé sous cette clef de voûte, leçon de beauté normative aux plans
esthétique, moral, politique, devenue le thème d'une publicité connue : "être soi-même", c'est-
à-dire être - comme tout le monde - différent. Ce qui exclut ceux qui apparemment, ne sont
pas eux-mêmes, selon des catégories qui ne sont plus celles du Moyen Âge, mais qui n'en sont
pas moins rigoureuses.
Tout cela pour nous permettre de bien comprendre ce qu'est l'hérésie au Moyen Âge face à la
papauté qui est alors dispensatrice de la norme.
L'hérésie médiévale est ce qui outrepasse la norme admise - comme aujourd'hui, donc, entre
autres, la secte -, et qui, concrètement et ultimement, est stigmatisée au lieu repère de la
norme, non pas la norme publicitaire et télévisuelle, mais la norme issue de la papauté.
Les mouvements hérétiques, concernant donc plutôt l'intérieur, sont nombreux. Les plus
connus sont les vaudois et les cathares. Les vaudois sont clairement des hérétiques de
l'intérieur. À poursuivre donc - en termes techniques : à persécuter -, mais avec une plus nette
espérance de les réconcilier : ils sont si proches de la parole romaine qu'ils sont
éventuellement récupérables. Et sachant que le mouvement de François d'Assise est leur exact
équivalent, mais fondé au temps où la hiérarchie a jugé préférable de s'assouplir pour ne pas
occasionner une nouvelle dissidence, on comprendra qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que
certains vaudois aient pu être récupérés sous le nom de "pauvres catholiques".
La majorité d'entre eux n'ayant pas pu être récupérés ont fini par développer des points de vue
plus éloignés du catholicisme qu'ils ne l'étaient au départ. Au départ l'essentiel de leur hérésie
est de revendiquer pour les laïcs le droit de prêcher. Au fur et à mesure des persécutions dont
ils sont victimes, ils s'éloignent plus sensiblement, lisant de façon autonome des Écritures qui
ne mentionnent pas certaines doctrines romaines, comme le purgatoire, qu'ils en viennent
499
Robert MOORE, La persécution : sa formation en Europe [1987], trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1991,
rééd. 10/18, 1997, précise qu'au Moyen Âge cela concerne depuis le XIIe siècle pêle-mêle les lépreux, les juifs,
les homosexuels et les hérétiques.
donc à rejeter. En outre la dérive par rapport à Rome est favorisée par ce qu'on a appelé la
"solidarité hérétique". Des persécutés aussi éloignés les uns des autres que sont les cathares et
les vaudois finissent par nouer des contacts, peut-être d'abord essentiellement fonctionnels,
mais qui finissent par susciter des influences réciproques. Ce n'est pas par hasard, si, des trois
rituels cathares que l'on a retrouvés, un se trouvait... dans un recueil de liturgie vaudois, en
Italie du Nord. On pourrait parler aussi de ce qu'on a appelé l'internationale valdo-hussite
(c'est-à-dire un complexe hérétique commun qui se noue entre vaudois et disciples de Huss) ;
et on pourrait parler encore des contacts noués entre les franciscains spirituels persécutés à
leur tour et les vaudois auxquels au départ ils ressemblaient fort. C'est au point que le
mouvement franciscains n'existe au fond au départ que parce qu'on ne fait pas deux fois le
même coup au pape : François d'Assise ressemble comme un frère à Valdès. Parlant des
vaudois, un lieu significatif de cette "solidarité hérétique" est leur adhésion à la Réforme
calviniste en 1539 au synode Chanforan.
Mais parmi les hérésies d'alors, outre les vaudois, le cas des cathares est sans doute le plus
délicat. C'est pourquoi je m'y pencherai plus longuement. Le cas mènera la papauté à exiger la
Croisade. Pourquoi ?
Le mouvement des cathares est perçu a posteriori comme l'hérésie par excellence. Dualistes,
ils attribuent la Création au diable, ce qui est le plus frappant, au point que plusieurs leur
refusent le seul titre qu'ils revendiquent, celui de chrétiens, voire même leurs refusent celui de
monothéistes - pensez ils sont dualistes. De là à imaginer qu'ils adorent deux dieux, le pas à
souvent été franchi, et pris pour argent comptant parfois jusqu'à nos jours.
En fait, le dualisme, plus ou moins prononcé, est un lieu commun du christianisme médiéval,
cathare ou non cathare. Cela en lien avec le fait que l'approche commune du monde et de la
lecture de l'Écriture est fondée dans un héritage de pensée venu globalement du philosophe
grec Platon, qui opposait les réalités célestes, dites "monde des Idées" aux réalités terrestres,
qui n'en sont que l'image dégradée. La caractéristique frappante aux yeux des modernes que
nous sommes de cet univers globalement platonicien est de distinguer nettement l'âme du
corps, les réalités célestes et éternelles, du monde charnel.
Aujourd'hui, il est évident de dire que le christianisme est une religion de l'histoire, de
l'Incarnation, notion employée fréquemment pour dire que les choses doivent se vivre de
façon concrète, avec engagement dans la vie dite réelle, c'est-à-dire celle des combats
historiques, et où la vie éternelle n'a de sens que parce qu'elle se vit déjà ici-bas.
Ce discours aurait été incompréhensible au Moyen Âge. "Incarnation" n'y avait pas ce sens, y
désignant simplement la venue du Christ, être céleste, Fils éternel de Dieu, parmi nous. C'est
au point qu'un des mots courants pour l'Incarnation, mot partagé par les cathares et saint
Bernard de Clairvaux, est "adombration". Le Christ céleste, soleil de justice, s'est comme
caché à l'ombre de son humanité charnelle provisoire.
Alors la vie éternelle est une réalité céleste au sens propre du terme, une réalité dont nous
avons la nostalgie diffuse, et qui est essentiellement différente de la vie de douleur que nous
vivons ici-bas et pour laquelle il n'y a pas lieu de s'enthousiasmer. Il y a fort à gager que la
philosophie que nous jugeons comme étant caractéristique du christianisme, à l'opposé des
Notre christianisme plus ou moins matérialiste eut fort étonné un chrétien médiéval, cathare
ou non cathare, par exemple un chrétien comme Thomas d'Aquin qui pourtant, quoique loin
d'être matérialiste, a introduit dans l'orthodoxie chrétienne occidentale une première
atténuation réelle du dualisme commun.
Avant cela, fort loin de notre christianisme de l'Incarnation entendue comme accomplissement
plus ou moins matérialiste, le christianisme est donc alors assez platonicien. L'Incarnation
n'est pas une fin en soi, mais un passage obligé, pour le Christ, dû à sa charité à notre égard,
en vue de nous amener à la vie céleste et éternelle, à la réalité céleste de nos âmes, par la
résurrection qui est retour, ou accès à cette réalité éternelle. On retrouverait là aisément, bien
sûr, le monde des Idées de Platon, d'où nos âmes sont déchues. Et ce platonisme classique est
le plus prononcé dans le catharisme. Et c'est cela qui l'a fait intituler dualiste. Car
contrairement au christianisme catholique, qui a entamé son abandon de larges pans du
dualisme antécédent, comme la préexistence des âmes, le christianisme cathare a conservé
tout cela.
Car le catharisme, sous cet angle, renvoyant au premier grand système théologique chrétien,
en effet, est très influencé par Platon, le système d'Origène, est un conservatisme.
Et c'est là que l'on retrouve le catharisme. Les terres slaves évangélisées par deux frères de la
mouvance byzantine à une époque où il n'y avait pas rupture entre Byzance et Rome, Cyrille
et Méthode, cela dans la deuxième moitié du IXe siècle.
3. La Persécution
Voilà donc un mouvement qui, pour l'Occident, est à la fois une hérésie intérieure, et une
structure d'Église en Orient slave. Quand on sait qu'en Orient justement, au XIIIe siècle, la
IVe Croisade - débordant, certes, mais c'est significatif, les vœux d'une Rome s'affichant
scandalisée - choisissait de mettre à sac Byzance, qui faisait de l'ombre sur l'universalité latine
500
L'historien et théologien luthérien de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg, Charles Schmidt, a
déjà émis, en 1848, une hypothèse allant dans ce sens, dans son Histoire et doctrine de la secte des Albigeois ou
Cathares.
et romaine face à l'ennemi musulman, on comprend qu'en parallèle, et à plus forte raison, une
hérésie intérieure se trouvant fondée épiscopalement chez les slaves apparaisse à Rome
comme une réelle menace, genre cheval de Troie.
Ici, le dualisme - qui bien que commun, on l'a dit, est plus prononcé chez les cathares - joue
un rôle non-négligeable, puisqu'il permet de classer invariablement le catharisme comme
"manichéisme", et ce nom "cathares" même, imposé aux... cathares par leurs ennemis, veut les
stigmatiser comme manichéens. Mais nous voilà bien avec une hérésie étrangère : le dualisme
fonctionne alors comme symptôme de l'étrangeté. Et on rattache, contre l'évidence
dogmatique et historique, le bogomilisme bulgare au manichéisme par des généalogies
fondées sur la ressemblance approximative, et qui veulent être plus rationnelles quand même
que le rattachement pur et simple au diable que proposait Bernard de Clairvaux.
Hérésie supposée étrangère, donc, d'autant plus menaçante qu'ici ou là, les autorités civiles
locales semblaient ne pas voir d'inconvénient majeur à cette hérésie, quand elles ne
semblaient pas carrément la favoriser. On a nommé les comtes de Toulouse. D'où, aux vues
papales, la nécessité de la Croisade en vue de les déposséder de leur autorité.
Ce que j'ai nommé l'Inquisition exempte désigne ce qu'on entend habituellement par
Inquisition tout court. C'est cette Inquisition qui a été confiée aux Ordres exempts, c'est-à-dire
directement rattachés au pape, et pas aux évêques locaux, parmi lesquels les dominicains
principalement, mais aussi les franciscains. Il faut préciser ici que cela c'est fait après la mort
de Dominique, le fondateur de l'Ordre dominicain, ou Ordre des Frères Prêcheurs, selon son
titre officiel. Cela pour dire que contrairement à une idée reçue, il ne faut pas croire, au
prétexte que l'Inquisition a été confiée principalement aux dominicains, que Dominique en est
le fondateur. C'est faux, et chronologiquement impossible : si certes il était lui et ses frères, du
côté du manche romain du fléau qui frappait les cathares et l'Occitanie, il était déjà mort à
l'époque de la mise en place de l'Inquisition pontificale et de sa remise aux Ordres mendiants,
principalement aux dominicains !
Inquisition exempte, donc, parce que rattachée directement à Rome et confiée aux Ordres
directement rattachés à Rome, là où il existait déjà une Inquisition locale, dépendant des
évêques locaux. Cette Inquisition, exempte, donc, est tout simplement ce qu'on appelle aussi
le Saint Office, aujourd'hui la "Congrégation pour la doctrine de la Foi", à la tête de laquelle
se trouvait le cardinal Ratzinger, qui était donc le grand Inquisiteur contemporain, en quelque
sorte - et qui a publié un texte pourfendant les hérétiques protestants jugés comme ne formant
pas de vraies Églises, puisqu'un seule est vraie, celle de Rome. Où, rien de nouveau sous le
soleil, c'est aujourd'hui comme au Moyen Âge, la question de l'obédience, la question
disciplinaire, donc, qui prime. Un lieu géographique ou symbolique de rattachement non
romain fonde le rejet avant même la question du contenu doctrinal auquel ce lieu renvoie, et
qui devient simplement fonction de repérage de ce lieu déviant, fonction de repérage pour les
fonctionnaires charger d'enquêter, les Inquisiteurs.
Car le mot Inquisition est simplement la transcription du latin Inquisitio, qui veut dire
simplement "enquête". En d'autres termes, il s'agit de la police, en l'occurrence une police qui
est aussi celle les mœurs et de la foi, mais qui existait, déjà au plan local, avant que Rome ne
crée sa propre police, exempte de l'autorité des évêques locaux, et à laquelle on a pris
l'habitude de réserver le terme d'Inquisition.
Un Inquisiteur est donc en quelque sorte un chargé d'enquête, en l'occurrence par Rome, et
pour un type d'enquêtes qui consiste à savoir notamment, et principalement, si l'on croit bien,
c'est-à-dire si l'on se réfère au bon endroit. On poursuit, donc, selon le mot latin qui a donné le
français persécuter - poursuivre -, les hérétiques potentiels.
On enquête. C'est pourquoi, il est tout à fait réaliste que le roman d'Umberto Eco, et le film
qui en a été tiré, Le nom de la rose, présentent l'ex-inquisiteur franciscain, Guillaume de
Baskerville comme une sorte de Sherlock Holmes. Il est comme son compatriote et
successeur romanesque, un enquêteur, et pour sa part un enquêteur critique à l'égard des
méthodes officielles, qui certes, au Moyen Âge, ne sont pas encore celles qui deviendront les
méthodes de l'Inquisition espagnole, et qui reposeront essentiellement sur la torture, déjà
autorisée en Occitanie médiévale certes, mais à titre d'auxiliaire de l'enquête, dérapage déjà
évidemment, et qui fatalement, comme tout dérapage de ce genre, dérapera de plus en plus.
On en est encore loin, mais le principe est déjà posé, qui deviendra celui des totalitarismes
modernes : la police de la pensée. On poursuit essentiellement les hérétiques, les dissidents,
les sectaires, déviants par rapport au magma idéologique commun. Représentés comme
menace permanente, cheval de Troie de l'étranger infiltrant la culture "de souche".
Cela en commun alors, par la Croisade dont ils sont victimes, avec l'autre ennemi sujet à la
Croisade, ennemi extérieur, le monde arabe ; et bientôt, avec le développement de
l'Inquisition dans l'Espagne du XVe, XVIe siècle et au-delà, en commun les descendants de
cet autre ennemi pourchassés, sommés de quitter le pays ou de se convertir bon an mal an
pour être victimes des poursuites inquisitoriales dont souffrent tous les mal convertis
hérétiques et autres mauvais catholiques. On a nommé les juifs et les musulmans du monde
arabe. C'est l'époque où de l'autre côté de l'Europe, en Bosnie, les derniers cathares préfèrent
se soumettre à ces autres musulmans, les Turcs plutôt que de continuer à endurer les
persécutions des christianismes régnants.
Ces points de contact avec le monde arabe et musulman, juif et musulman, qui sont le fait
d'une chrétienté persécutrice d'hérétiques, et particulièrement de cathares, ces points de
contact sont d'autant plus significatifs que pour sa lutte théologique et philosophique contre le
dualisme des cathares, c'est aux penseurs arabes, juifs et musulmans, qu'empruntera Thomas
d'Aquin.
C'est ainsi que par delà le combat disciplinaire, Thomas d'Aquin reprend une lutte dogmatique
anti-dualiste, puisque le dualisme, réputé "manichéen", est la caractéristique symptomatique
du catharisme. Thomas emprunte pour ce faire à d'autres étrangers, arabes, ce qui se sera pas
sans conséquences pour l'intégrité de la chrétienté papale, puisque le dualisme est en fait
commun.
Que Thomas d'Aquin ait pour souci la lutte contre les hérésies, et plus particulièrement les
cathares, c'est ce qui ne peut faire de doute quand on sait qu'il rejoint l'Ordre dominicain
quelques deux décennies après qu'il eût été fondé précisément pour lutter contre les cathares,
déjà par la reprise de leur mode vie. L'Ordre religieux qui était jusque là à la tête de ce
combat, les cisterciens, faisaient pâle figure au yeux du peuple, eux qui demeuraient dans de
somptueuses abbayes que l'on peut encore admirer, comme, non loin de chez nous, à
Sénanque, à Silvacane ou au Thoronet, pour nommer les trois abbayes sœurs des cisterciens
en Provence. Ordre riche et respecté, donc, dont les prédicateurs fustigent l'hérésie cathare du
haut de leur chevaux. Les Parfaits vont à pied : un tel face à face illustrait bien que, comme le
dit Bélibaste, "il y a deux Églises, une qui fuit et pardonne, l'autre qui persécute et écorche".
C'est cette réalité qui joue en faveur des cathares, que veut remettre en cause Dominique
fondant son Ordre des Prêcheurs, celui de Thomas d'Aquin. Oh, la remarque de Bélibaste,
postérieur d'un siècle environ à Dominique et Thomas d'Aquin, vaudra certes toujours à son
époque. Une Église ou un Ordre religieux, fût-il mendiant, qui a à son appui toutes les
ressources d'une Église régnante, et du bras séculier, police et Croisade, fera toujours figure
de riche, mais au moins, le contraste s'atténue entre ses prédicateurs et les bons hommes,
comme on nomme l'Ordre des Parfaits cathares. Ici aussi, en passant évitons de prêter trop de
cas à la calomnie qui imagine des cathares se croyant Parfaits au sens où on pourrait ironiser
sur le terme : "parfait" est à comprendre au sens paulinien : certains dans l'Église ont acquis
une maturité - puisque c'est le sens du mot téléioi, traduit par "parfaits" - telle qu'elle les rend
responsables de ceux qui sont plus faibles. Chez les cathares, cette "maturité"
responsabilisante revendiquée, se scelle dans un sacrement, le Consolamentum exprimant la
réception de ce statut de "Parfait". Bien qu'ils aient eu une pureté de vie souvent exemplaire,
les Parfaits ne se sont pas appelés eux-mêmes "cathares", "purs", selon le sens du grec pour
"pur", catharos : c'est là un terme que leur ont appliqué leurs adversaires, voulant les taxer
ainsi de "manichéisme", ce à quoi ils n'ont jamais prétendu, se voulant simplement
"chrétiens". C'est par commodité qu'on les intitule cathares, ceux qui ont été appelés aussi
"albigeois", mais cette dernière dénomination n'est pas très fonctionnelle, l'appellation étant
trop locale, comme patarins en Bosnie,... et entre autres bougres, c'est-à-dire bulgares,
marquant leur rattachement déjà mentionné aux bogomiles. Cathares est devenu un terme
conventionnel commode de nos jours, que les "cathares" eux-mêmes, si leurs adversaires les
avaient laissés survivre auraient peut-être fini par adopter, tant il est vrai que les insultes
finissent souvent par devenir titres de gloire des persécutés : par exemple, "huguenots", vieille
insulte, de même, que "protestants", "quakers", "méthodistes", et j'en passe, jusqu'à aussi
"chrétiens" vieille insulte devenue titre de gloire.
Toujours est-il que nos parfaits, nos cathares, avec leur mode de vie sobre et exemplaire, ne
pouvaient que faire bonne figure aux yeux des populations : c'est ce qu'a compris Dominique,
et ce pourquoi il a fondé contre les cathares son Ordre mendiant que Thomas d'Aquin
rejoignait bientôt, peu après la mort du maître.
Thomas, prêcheur, s'attache à l'aspect intellectuel du combat. De fait, les armes intellectuelles
de l'Église catholique d'alors paraissent bien faibles, ce qui semble attesté par les résultats
chiches des premières prédications cisterciennes, et même dominicaines, contre les cathares.
Et peut-être pour une raison simple : c'est que la philosophie et la théologie traditionnelles,
augustiniennes pour l'essentiel, en Occident, et par Augustin, en dette à Origène, dont
l'influence est très sensible précisément dans l'exégèse cistercienne - une telle philosophie,
marquée de platonisme et de dualisme, n'avait forcément que peu de mordant contre une
hérésie dualiste.
Or à l'époque, les arabes, musulmans, donc, pour la plupart, mais aussi juifs pour un de ceux
dont on va dire un mot, ont acquis des connaissances considérables en philosophie antique. Et
notamment, ils ont appris à lire, à méditer, à intégrer, un philosophe antique, j'ai nommé
Aristote, qui aura bientôt en Occident une autorité telle qu'il sera intitulé Le Philosophe. C'est
que l'Occident n'a pas pu résister aux faits, n'a pu que constater la qualité de la philosophie
nouvelle, puisqu'alors, elle est, pour les Latins, nouvelle. Le plus connu des aristotéliciens
arabes, Averroès, qui, lui, vivait au XIIe siècle, a bientôt, dès le XIIIe siècle des disciples en
Occident, les averroïstes latins. C'est au point que comme son maître Aristote est nommé Le
Philosophe, Averroès est appelé en Occident Le Commentateur, sous-entendu du Philosophe,
Aristote.
Le problème, pour l'Occident, n'est pas tant qu'il existe, mais qu'il y a là une philosophie
incontestablement séduisante à la mesure de sa puissance conceptuelle, apparemment
inconciliable avec l'enseignement de l'Église. Et pourtant tellement moins dualiste, au sens où
elle valorise nettement la nature, que l'enseignement traditionnel d'une Église qui distingue
l'âme, dont on peut espérer du bien, de la chair considérée d'une faiblesse telle que l'Église
vient d'interdire, pour des siècles, et à l'époque pour ces raisons-là, le mariage des prêtres.
De là à penser que Thomas d'Aquin, pris par son souci de contrer les hérétiques, souci signalé
en entrée de sa Somme apologétique Contre les Gentils, souci dont un tableau célèbre
témoigne qu'il occupe son esprit jusqu'à la table du roi Louis IX - grand pourfendeur
d'hérétiques et d'infidèles, ce qui lui a valu le titre de "saint Louis". À la table du roi Thomas
est dépeint, sortant d'une rêverie et s'écriant : "j'ai trouvé contre les manichéens" (entendre, à
l'époque : les cathares). De là à se dire qu'il a pu voir dans la pensée nouvelle, venant des
Arabes, valorisant la nature, une arme potentielle dans son combat anti-dualiste... Il est
permis, sachant son œuvre intellectuelle, œuvre de toute sa vie, consistant à intégrer cette
pensée nouvelle et à la rendre compatible avec le christianisme, de se dire que ceci n'a pas été
sans rapport avec cela.
Alors Thomas entreprendra son travail, considérable, utilisant pour cela celui d'Averroès, bien
sûr, tout en le contrant là où il y a incompatibilité, et puis aussi celui de Moïse Maïmonide,
qu'il nomme rabbi Moïse, lequel a déjà effectué au XIIe siècle un travail d'intégration
d'Aristote au judaïsme qui n'est pas sans similitude avec celui qu'effectuera Thomas quant au
christianisme. Et les deux feront autorité durant des siècles, qui dans le judaïsme, qui dans le
christianisme, principalement catholique ; ce qui n'est pas à dire qu'ils n'aient pas connu
d'opposition en leur temps. Thomas encourra même la condamnation de certaines de ses
prises de position, trop aristotéliciennes au gré de certains. Mais il finira quand même par être
reconnu, et même, un siècle seulement après sa mort, par être canonisé : on reconnaît très vite
l'efficacité de sa pensée, et sans doute notamment contre l'hérésie en Languedoc : pensez
qu'au lendemain du bûcher de Montségur, alors qu'Aristote est interdit à Paris, il est préconisé
dans l'enseignement à Toulouse !
Certes, à court terme, beaucoup moins efficace que Croisade, Inquisition et bûchers. Mais à
long terme... Une nouvelle façon de voir le monde, moins dualiste, se fait jour. Voilà qui
remet en question sans doute, l'héritage cathare.
Voilà aussi, ce qui est moins apparent, qui remet en question l'édifice romain, qui à sa façon,
n'était pas sans dualisme non plus. Un dualisme pour lequel il ne s'agissait pas de sauver l'âme
d'un monde mauvais, comme pour les cathares, mais d'exiger de ce monde mauvais qu'il se
plie aux exigences de l'âme telles que les comprenait l'Église romaine.
C'est ainsi qu'après la levée de l'interdiction d'Aristote, après donc, la valorisation de la nature,
vont apparaître en Occident les prémices d'un pôle laïc, dans une lointaine annonce d'une
théologie des deux règnes, celui de d'Église et celui de l'État, pour deux domaines bien
distincts.
Appuyés sur une nature qui n'est seulement ce qu'en dit Rome, les premiers témoins d'une
opposition politique de type pré-laïque seront ceux, parmi les aristotéliciens, qu'on a nommés
les averroïstes politiques. C'est dans cette mouvance que se situent plusieurs des partisans de
l'Empereur contre le pape dont un des plus fameux est Dante Aligheri.
Voilà donc qu'on peut dire que Thomas d'Aquin, en réhabilitant l'héritage d'Aristote, héritage
arabe, a certes porté un coup au dualisme, mais pas seulement dans l'hérésie, aussi dans
l'orthodoxie romaine qui l'a canonisé.
Où se situait le Paradis terrestre ? Une question qui a arrêté les théologiens jusqu’à ce que le
rationalisme vienne expliquer qu’il n’était évidemment pas localisé ! Quelle nouvelle,
accompagnée de la certitude que les anciens étaient bien obtus !
Nombre d'exégètes contemporains dont la pensée par ailleurs fort intéressante offre nombre
d’ouvertures, butent sur cette fermeture-ci : nos prédécesseurs antiques et médiévaux, et
même ceux de la Renaissance, perdraient tout crédit pour avoir pensé devoir situer le Paradis
terrestre — généralement vers Babylone. Et de juger incroyable que l'on ait pu adhérer à de
tels mythes ! Nous voilà renvoyés à une raison tellement plus éclairée qu’elle délocalise
totalement les lieux de nos exils. Et nous voilà du même coup mués en extraterrestres.
D’où sommes-nous exilés ? D’où avons-nous conçu notre exil métaphysique ? Israël se
souvient de la Babylone d’Abraham, celle-là même où, au bord de ses fleuves, il pleure par la
suite la Canaan perdue. Et où tout comme au désert, il a la nostalgie des concombres
d’Égypte.
Babylone heureuse, aux jardins suspendus… Y a t-il autre paradis que ce temps heureux, ce
temps qui se perd dans l’infini de la nostalgie qui renvoie au-delà de lui-même ? — qui
renvoie hors l’histoire, au point que même à la fin de l’exil, l’exil perdure, devenu cosmique.
Y a t-il autre paradis que ce temps heureux, baigné des fleuves de Mésopotamie, et du fleuve
d’Égypte et d’Éthiopie ? Où la mémoire s’embrume des larmes de la nostalgie d’un bonheur
que l’on découvre lorsqu’on l’a perdu, lorsqu’on a su qu’il ne reviendra pas…
Géographique le Paradis ? Évidemment, comme l’on est du temps, qui a coulé et qui a planté
ses kaïroubim ("chérubins") à l’épée flamboyante interdisant à tout jamais un retour, on est de
la géographie plurielle de ce temps d’où l’on vient et qui ne coule que vers l’aval, vers la mer
de demain.
Il n’est pas d’autre lieu de rencontre que le souvenir des joies perdues, voire même des joies
du ventre, pour le dire comme ces ascètes que furent les épicuriens de l’Antiquité, pour nous
dire cette nostalgie d’un autre temps.
Autre temps auquel renvoie de mythe de l’Atlantide de Platon, pour un tout autre ailleurs —
cela pour dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, rien de très différent d'un soleil à
l'autre, d'une rive de la Méditerranée à l'autre. C’est le même ciel des Idées que Platon fait
contempler à ses mythiques Atlantes, dont ils se seraient alors souvenus pour disparaître à
jamais au jour de la chute dans les désirs secondaires, artificiels, ceux que ne satisfait pas la
simple nature. Que les Athéniens, qui leur ont succédé, prennent garde ! Ici cependant pas de
géographie repérable : l'Atlantide n'est pas vraiment un lieu.
Babylone en est un. Mais la Babylone de tous nos regrets, cette Égypte des temps perdus,
s’est bâtie sur la même contemplation. Et bien que l'une comme l'autre montrent leur
géographie présente, nous sommes déchus de leur souvenir passé, et n’y reviendrons pas.
Nous ne sommes pas déchus d’une Atlantide où nous n’avons jamais vécu. L’autre temps se
marque, concernant l'Atlantide, par l’étrangeté, la différence radicale des deux mondes, celui-
là, perdu et mythique, et le nôtre. Ici toute continuité est rompue. Les dieux seuls sont
cantonnés dans le monde mythique.
La science géographique nous a appris qu’il n’y a pas de continent englouti au-delà des
colonnes d’Hercule, pas d’Empire qui se serait étendu il y a dix mille ans de là à la Lybie. Pas
d'Atlantide disparue.
Exilé radical, ce Paradis perdu. Mais demeure cette certitude enfouie que l’on est bien exilé de
quelque part. Du sein maternel certes ; mais d’ailleurs aussi — quelque chose de commun.
D’où sont venus les Atlantes ? Quand la science nous interdit la découverte géographique
d’un tel continent, la source des mythes, intarissable, nous en prépare un, « scientifique »
celui-là : un Paradis extraterrestre — il suffisait d’y penser. C’est fait, on y a pensé.
Platon lui-même ne nous l’a-t-il pas suggéré en nous donnant les dieux, êtres célestes, à
l’origine, voire à l’origine biologique de la « race » des Atlantes.
Un film comme « L’Âge de glace », évolutionniste s’il en est, voit apparaître dans une
ancienne caverne de ces temps préhistoriques, une soucoupe volante prise dans la glace.
L’enfant humain préhistorique y reconnaît des proches, saluant l’objet emprisonné.
Voilà donc bel et bien des Atlantes célestes, qui ont accédé avant nous à des techniques qui
nous restent futuristes ; éternel retour des lendemains de notre évolution envisagée.
Contrairement à ce qu’il en est de Babylone, nos mythiques congénères extraterrestres nous sont toujours aussi étrangers que les Atlantes. Ils
nous sont aussi, plus qu’eux encore, des dieux.
Au-delà de la géographie
Si l’on revient à notre exil babylonien, exil ambigu, double exil, puisqu’il porte sa dimension
nostalgique — on a perdu le temps heureux du paradis babylonien ; et malheureux en ce que
l’exil babylonien l’est aussi au sens où Babylone, plus que lieu regretté, est le lieu de l’exil
dans le malheur.
En ce sens, il n’est pas souhaitable d’y retourner ! Il faut à tout prix s’en échapper. Les
kaïroubim en ferment donc l’accès pour notre bonheur.
Pas question donc de vénérer des dieux rescapés d’un Paradis fermé, seraient-ils les
extraterrestres de nos mythes atlantes contemporains configurant des paradis que l’on voudrait
retrouvés.
Ils restent les survivants mythiques égarés d’un exil qui nous est, à nous, au fond, exode,
envoi sur une route vers la Jérusalem céleste, au ciel des Idées, Jérusalem qu’ont contemplée
toutes civilisations que peuvent typifier les mythiques Atlantes ; puis les Hellènes athéniens ;
et en avant d’eux Moïse, qui y a fondé pour Israël le modèle de tout temple terrestre,
tabernacle au désert.
Le temps liturgique, cet autre temps inauguré dans la contemplation du tabernacle céleste du
Sinaï et dévoilé dans le Christ ressuscité, apparu sur le Mont de la Transfiguration, est la
désignation toujours renouvelée de cet au-delà de la géographie vers où l’on est appelé via le
transit dans les espaces géographiques de nos exils et de nos exodes, de nos paradis et de leurs
pertes, qui le chargent de sa réalité.
Célébration où les anges désirent plonger leur regard, et qui réoriente les hommes en partance
d’un exil désormais connu comme chemin d’exode.
L’exil et la nostalgie.
501
Cf. V.P. Toccoli, Icare et les autruches ou La peur d’avoir peur, Nice, éd. Bénévent, 2008, p. 65 sq.
Le sentiment de l'exil
Le fait de l'exil s'exprime par un sentiment plus ou moins diffus de perte, la mémoire d'un
temps passé et meilleur.
Ce sentiment peut être accru consécutivement à un échec, une perte d'emploi, un divorce, un
déplacement géographique - exil proprement dit -, un deuil finalement.
Autant d'accroissements d'un sentiment qui dévoilent une réalité qui les précède, et un
sentiment qui les ne les requiert pas forcément. Le sentiment de la perte irrémédiable nous
atteint de toute façon tous dans le fait que nous vieillissons, et donc que nous allons mourir.
Il n'est pas jusqu'aux réalités positives de notre vie qui ne nous le signalent. Ainsi, dans la vie,
on apprend - du moins l'espère-t-on ! Et on apprend de façon "existentielle" - c'est-à-dire que
l'on mûrit, donc. Or, mûrir, c'est pourrir un peu. Cela on ne peut s'empêcher de le ressentir.
Notre avenir est la pourriture.
C'est là un sentiment qui se nourrit de cette réalité, la nostalgie, tel un champignon - qui
pousse comme un rappel du passé, de l'heureuse enfance, de l'heureux temps d'avant l'échec,
le déplacement, le chômage, le divorce, le deuil. Et là, il ment déjà. L'avant, l'enfance, étaient-
ils si heureux ? Ne serait-ce que pour cette simple raison : n'étaient-ils pas déjà chargés de
leur avenir ?
"Se pencher sur son passé c'est risquer de tomber dans l'oubli", dit Coluche. Car il n'est de
passé que chargé d'avenir. C'est pourtant là notre situation, tragique, d'autant plus tragique que
justement une bonne partie de nos soucis est l'oubli de cet exil, dans la fuite en avant, chargée
de la certitude que décidément non, l'avenir est glorieux ; ou dans la culture du mensonge de
la mémoire d'un temps passé où il faudrait revenir, où tout était si doux.
L'exil et la nostalgie, la nostalgie comme sentiment de l'exil, telle est notre situation : errants
et voyageurs sur la terre : "vous n'êtes pas de ce monde", croyant ou pas, le sachant clairement
ou pas. Cf. Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, III, ix.
Parmi les anciennes expressions théologiques de l'exil sont les méditations bibliques et
prophétiques sur la destruction du Temple de Jérusalem. Le premier Temple, cf. Ezéchiel 36.
Puis le second Temple, pour le Nouveau Testament.
Suite à la destruction du second Temple, déplacée en milieu romain hostile, l'Eglise
développe ce que l'on a appelé l'apologétique - "la défense de la foi", expression significative
d'une théologie de l'exil.
En effet défendre la foi suppose qu'elle n'est pas évidente, suppose que le monde est étranger
à ses assertions. Ici, l'exil se montre particulièrement radical. Finalement, il est au cœur de nos
êtres. Et la démarche apologétique-même revient à admettre que pour notre raison, les choses
ne sont pas évidentes, voire pour tel courant de l'apologétique, que la réalité toute droite nous
est inaccessible sans une révélation surnaturelle.
Ici, l'exil, évidemment, n'est ni simplement géographique, ni même peut-être seulement
éthique, conséquence d'une chute morale. Il peut se révéler être bel et bien ontologique. Et la
démarche apologétique chrétienne rejoint alors, et dépasse même, Platon et son mythe de la
chute.
Le terreau du lendemain.
Le malaise qui nous habite nous fait espérer un temps où tout ira mieux. On ne rattrapera pas
le passé. Alors bâtissons un avenir qui, au moins par le bonheur, lui ressemble.
Préparons-nous au moins une retraite heureuse.
Mais, mieux que cela, une société sans classe, une Oumma, un Royaume idéal.
L'exemple constantinien. A partir du second exil, en 70, avec la destruction du Temple, et ses
suites débouchant à partir de 313 sur la "conversion" de l'Empire romain.
Le premier lieu vers où dérive notre nostalgie est le passé censé être meilleur quand s'avère
trop patente la pourriture de l'avenir. On passe de l'espérance à son refus : en politique, à la
"réaction".
Ici, on est persuadé que la modernité, avec toutes ses connotations, cette modernité qui a si
évidemment trahi toutes ses promesses, est la cause de tous nos maux.
On dénoncera ici l'Empire romain converti au temps de Constantin, comme si la croissance
numérique du christianisme pouvait déboucher sur autre chose ! Loin de porter un regard
intelligemment critique sur un tournant inéluctable, loin d'en analyser de façon critique les
dérives, on jette le bébé avec l'eau du bain, pour se préparer à reproduite à l'infini les mêmes
erreurs, sous une espèce certes éventuellement différente. Ainsi nombre d'anti-constantiniens
ne sont-ils pas fervents partisans de la "moral majority" - ce constantinisme, qui, comme le
Canada Dry a l’allure de l’alcool, a le goût de la démocratie ?
Là, on dénoncera la démocratie et l'esprit des Lumières, au nom de ce qu'il a débouché sur la
Terreur et les systèmes totalitaires modernes, cela pour prôner un retour à une sorte de
chrétienté dont on fait mine d'ignorer que la douceur n'était pas non plus son apanage — la
chrétienté, ou l'Oumma médiévale, cela dépend de quel intégrisme on parle.
Ailleurs, on mettra tout dans le même sac, la chrétienté, l'humanisme et l'esprit des Droits de
l'Homme, pour prôner un retour au sang pur de la nation. A ce stade la dérive historicisante
débouche sur le comble de l'absurde, à son degré suicidaire. Et on a nommé l'extrême droite,
qui veut tôt ou tard retrouver les sources païennes du peuple, du sang, de la race. Mussolini,
lui, voulait revenir à la gloire impériale et romaine de l'Italie, Hitler exaltait le pur esprit de la
mythologie germanique. On sait où débouchent de telles invraisemblances : la volonté
d'élimination de l'impur, le juif pour Hitler, l'immigré venu des ex-colonies pour les
idéologies d’un type similaire – mutatis mutandis - des pays ex-colonisateurs en général, etc.
Ici, inutile de montrer, cela s'est démontré tout seul par l'absurde, à quel point il est évident
que la nostalgie ment. Mentent de la même façon la nostalgie anti-constantinienne, la
nostalgie anti-humaniste, la nostalgie anticommuniste, etc.
Le sein maternel
Au fond dans ces dérives-là, et dans leur débouché absurde, se dévoile un problème qui
s'avère finalement décryptable comme étant d'un ordre que l'on pourrait qualifier de
psychanalytique : un narcissisme exacerbé, le regret du sein maternel.
Alors il apparaît aussi que la tentation d'une telle dérive est au fond de chacun de nous.
Cette dérive est cachée au cœur de notre perception de l'inconvénient d'être né. Cette
malédiction de ce triste jour de notre naissance qui perce du tréfonds de nos douleurs les plus
intenses. Cette malédiction que prononcent Baudelaire, Cioran, Job, ou Jérémie (Jérémie 20).
C'est là une réalité qu'il s'agit de mettre à jour en nous : nous sommes alors au cœur de la
douleur de l'exil. Il s'agit de la mettre à jour en chacun de nous, en sorte que ses potentialités
terroristes et suicidaires ne portent pas leur fruit pourri dans l'histoire.
Ici se dévoile la frontière entre l'exil éthique et l'exil ontologique ou métaphysique. L'exil
éthique, produit de ce que la théologie appelle le péché originel, consiste justement à un refus
de l'exil ontologique, à un refus de la finitude. Ici l'exil éthique et l'exil ontologique se mêlent
en tentant de s'opposer.
La nostalgie du sein maternel recoupe la nostalgie du Paradis, puis en amont, la nostalgie du
non-être, la nostalgie de l'infinitude - le refus d'exister, et donc d'être limité. D'où, la volonté
d'éliminer, sous prétexte de toute-puissance, tout ce qui est différent, c'est-à-dire tout ce qui
est vie, jusqu'à sa vie propre, dernier signe de finitude - voir Hitler dans son bunker.
Du châtiment à l'épreuve
Ce mythe persiste jusqu'au plein Moyen Age, comme en témoigne le fait qu'il est au cœur de
la théologie cathare. On en trouve trace chez des médiévaux non-cathares, comme Bernard de
Clairvaux (reprenant comme tant d'autres le thème de la chute du diable selon Origène pour le
voir piégé par le Christ) et chez Anselme de Canterbury (lisant la chute des
étoiles d'Apocalypse 12).
L'orthodoxie a gardé de ces développements le mythe de la chute de Lucifer.
L'autre thème mythique important concernant l'exil et l'interprétation de la Genèse est celui de
la Cabale de Luria, datant du XVIe siècle - mais ses racines sont plus anciennes.
Ici l'exil est plus épreuve, voire mission, que châtiment. Il est question au sens strict d'exil
métaphysique de Dieu même. Le "retrait de Dieu", le "tsimtsoum", est à l'origine de la
création. On peut mentionner une autre approche mythique du mal, développée dans
l’évolutionnisme.
Parlant d’évolutionnisme comme d'un mythe, je précise que je n'entends pas nier la théorie de
l'évolution sous angle paléontologique ou biologique en lui opposant une Genèse qui serait
perçue comme une alternative scientifique à la théorie de l'évolution, au mépris de son genre
littéraire.
Le thème cabalistique influence directement, ou indirectement, en parallèle son équivalent
chez le mystique luthérien Jacob Böhme, la philosophie évolutionniste moderne (pour Jacob
Böhme, il est plutôt question de désir de Dieu à l'origine de la création, désir d'un mieux).
Dans l’évolutionnisme, ce thème d'un passage vers le mieux, s'exprime dans tout le devenir du
monde.
Chez Hegel ce devenir est aussi un devenir de Dieu.
Ici l'exil prend une allure positive. Il devient en fait Exode, comme chez un Teilhard de
Chardin.
De la mission au quotidien
Pour revenir à la Cabale de Luria proprement dite, elle consiste à nous proposer une
interprétation du problème du mal, comme exil géographique du peuple juif chassé d'Espagne.
Dieu y exprime la réconciliation dans l'histoire du monde, où l'exil devient donc mission.
Le mythe a fonction alors de discours de consolation. Où l'on rejoint l'Epître aux Hébreux.
Consolation pour continuer à vivre, pour continuer un chemin difficile, un chemin
douloureux, que Dieu a voulu tel, un chemin vers la résolution ultime, au jour où "Dieu sera
tout en tous".
Quand les murs sont tombés, tous les murs qui bouchaient les espaces ouverts vers la
transcendance, ou ne laissaient que des opiums du peuple ouvrant sur des ciels en faux-
plafonds ; quand les faux-plafonds s’effritent enfin, alors l’ouverture eschatologique redevient
moteur de libération.
Loisy est encore bien romain, qui confond l’Eglise et le substitut de Royaume qu’elle était
devenue sous sa forme d’institution romaine.
Car Jésus, si l’on s’en tient aux seuls textes que l’on ait, parle bien d’une Eglise, qu’il ne
confond pas avec le Royaume : « quand au Royaume, il ne vous appartient pas d’en connaître
les temps et les moments » (Actes 1). Mais l’Eglise - Qahal au désert -, toujours humble et
assoiffée, jamais institution d’Empire - et moins encore substitut d’Empire romain avec chef
Pontifex maximus ! – l’Eglise - en la pluralité de ses institutions, de ses dénominations, de ses
Eglises - n’est jamais que le peuple des disciples au désert en attente de la libération du
monde.
Rien de plus, mais œil d’une vigie qui voit, derrière les ciels bouchés, s’annoncer « les
nouveaux cieux et la nouvelle terre »…
Magnificat
« Magnificat », selon le premier terme de ce cantique de Marie dans sa version latine : mon
âme magnifie le Seigneur. « Magnificat » : voilà un cantique pour le moins renversant, en tout
cas pour ceux qui se trouvent élevés en dignité du haut de leur trône, ou en richesse du haut de
leur rassasiement.
Pourquoi, quand on pense à la vierge Marie et à l'enfant Jésus, passe-t-on comme chat sur
braise sur cet aspect des choses au profit d'une imagerie douceâtre (relire les v.51-53) ?
Le « Magnificat » est le chant de la justice enfin établie ; le chant du relèvement des humiliés,
des opprimés, et l'annonce de l'humiliation de ceux qui du haut de leur puissance ou de leur
richesse écrasent et humilient.
Le « Magnificat » est le cri de délivrance prononcé par Marie au nom de tous ceux qui
attendent leur libération. Dieu manifeste sa puissance. Il fait naître en elle un libérateur,
semblable à Moïse, l'ancien libérateur des esclaves.
Pour le lecteur de l'Eglise primitive, dont la Bible est celle d'Israël, sans le Nouveau
Testament alors en train de s'écrire, le cantique de Marie rappelle irrésistiblement un autre
cantique, celui d'Anne, la mère du prophète Samuel.
Anne était stérile, humiliée de ce fait par sa concurrente auprès de son époux, féconde elle.
Alors Anne invoque le Dieu des Armées, Tsebaoth en hébreu. Dieu des Armées - les Armées
au sens de "toute la création". En d'autres termes, Dieu créateur des cieux et de la terre.
Tsebaoth, ce mot traduit par Pantocrator dans l'Apocalypse, c'est-à-dire en français Tout-
Puissant. Le Dieu du Credo, Tout-Puissant Créateur du Ciel et de la Terre : c'est lui
qu'invoque Anne pour faire germer son sein stérile, et pour la relever de son humiliation face
à sa concurrente qui se moque. Et Anne exaucée d'exprimer la joie de sa délivrance par son
cantique, fameux en Israël comme chant de libération, et qui rejoint dès lors les autres chants
bibliques de délivrance.
C'est dans cette lignée que s'inscrit Marie. Son chant qui rappelle si fort celui d'Anne, cite les
Prophètes et les Psaumes. Et s'inscrit dans la lignée des libérations opérées par le Dieu fort à
l'égard des humiliés. Ici, le mot "puissant", Dieu puissant (v.49), est en grec le mot "fort"
précisément, évoquant la libération, et la capacité de Dieu de faire germer les délivrances, ici
dans le sein vierge de Marie.
C'est donc de cela que Marie se réjouit : elle exulte dans sa béatitude, qui sera proclamée, dit-
elle, par toutes les générations, béatitude d'être la mère de ce libérateur, nouveau Moïse, et
que le peuple attend. Et la libération d'Anne humiliée devient ici libération de tous les
humiliés.
On peut dès lors s'étonner à juste titre de ce que l'on ne retienne de Marie, et par conséquent
aussi de son fils, que l'image mièvre que l'on sait. Image qui n'a cessé de se développer en
dépit du texte que l'on a lu.
Un théologien catholique du Sri-Lanka, cette île au sud de l'Inde, théologien oblat de Marie,
donc peu suspect d'anti-marisme primaire, dénonce au nom du tiers-monde qu'il représente
par son origine, tout ce que cette mièvrerie peut avoir de non-innocent. Il s'appelle Tissa
Balasuriya.
Il montre que cette mièvrerie est simplement une façon commode de ne pas se laisser
bousculer par l'Evangile. Parlant des trop fameuses - des trop fumeuses (?) - apparitions
modernes de Marie, il écrit, et déplore : « à Lourdes, Marie apparaît à Bernadette, et parle
d'elle-même en tant qu'Immaculée Conception. Mais elle ne dit pas un mot de la classe
ouvrière en France à cette époque !' Or c'était l'apogée du capitalisme industriel en Europe
occidentale... et l'apogée de l'exploitation sans contrepartie des ouvriers. Marie [...] aurait dû
ressentir ce fléau social comme une grave injustice, et s'indigner aussi des torts énormes
provoqués en Afrique par l'Empire colonial français (puisque les apparitions de Lourdes
datent de 1854). De même, remarque aussi Tissa Balasuriya, la Vierge de Fatima, au Portugal,
au début du XXe siècle ; elle, semble faire de la politique : elle s'afflige - à juste titre -, de la
dictature en Russie. Mais elle semble avoir l'affliction sélective : elle ne dit pas un mot de la
dictature qui opprime alors le pays où elle apparaît, le Portugal, et qui opprime aussi ses
colonies, l'Angola et la Mozambique502 ».
Tissa Balasuriya met clairement en lumière le point où le bât blesse. Et de préciser concernant
Lourdes : « si Bernadette avait parlé des droits des travailleurs français ou des populations
d'Afrique, Lourdes en tant que lieu de pèlerinage ne se serait probablement pas développé
502
Tissa Balasurya, Marie ou la libération humaine, Villeurbanne, Golias, 1997, p.26-27.
comme c'est le cas depuis 125 ans... » (ibid.). Evidemment, la remise en question aurait en
effet été un peu forte.
On comprend bien dès lors le pourquoi du succès des images en rose et bleu. Elles nous
épargnent ce que le Christ peut signifier pour nous de nécessaire remise en cause. Jésus le
libérateur ne nous caresse pas, en tant que tel, dans le sens du poil ; et pourtant 2000 ans
après, l'intuition ne nous quitte pas qu'il est bien, et vraiment, le libérateur. Demain, trois
quarts de l’humanité s'en réclament. On ne s'en débarrasse pas comme ça. On ne s'en
débarrasse pas même en le crucifiant.
Alors tant qu'à faire, arrangeons-nous au moins pour qu'il ne nous dérange plus. Faisons-en un
personnage inoffensif, qui ne nous demande rien que de le fêter sympathiquement, et surtout
n'écoutons pas ce qu'il nous dit. Ne prenons pas garde au sens réel de sa venue : une libération
puissante, qui ne peut pas tolérer l'injustice et l'oppression. Un libérateur qui fustige le péché,
sous toutes ses formes : tel est l'enfant de la crèche, tel est le crucifié.
Une libération qui peut prendre les formes les plus inattendues, selon que le risque de la
prière, comme le « Magnificat », est de se voir exaucée !
Peter BERGER
· 1963 : Invitation to Sociology : A Humanistic Perspective
· 1966 : The Social Construction of Reality, avec Thomas Luckmann. Traduit en
français sous le titre : La construction sociale de la réalité. Paris : Méridiens Klincksieck,
1986. - IV, 288 p.,
· 1967 : The Sacred Canopy
· 1979 : The heretical imperative,
· 1986 : The Capitalist Revolution : Fifty Propositions about Prosperity, Equality, and
Liberty
· 1990 : Rumors of Angels: Modern Society and the Rediscovery of the Supernatural
· 1995 : Modernity, Pluralism and the Crisis of Meaning, avec Thomas Luckmann,
· 1997 : Redeeming Laughter: The Comic Dimension of Human Experience
· 1999 : The Desecularization of the World: Resurgent Religion and World Politics,
avec Jonathan Sacks, David Martin, Tu Weiming, George Weigel, Grace Davie, et Abdullahi
A. An-Naim.
· 2003 : Questions of Faith: A Skeptical Affirmation of Christianity
· 2003 : Many Globalizations: Cultural Diversity in the Contemporary World avec
Samuel P. Huntington.
Harvey COX
· Harvey Gallagher Cox (trad. Simone De Trooz), La Cité Séculière: essai théologique
sur la sécularisation et l'urbanisation (The Secular City: Secularization and Urbanization in
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(réimpr. 1968), broché, 288 p. (ISBN 978-2203290624)
· Harvey Gallagher Cox, Ne laissez pas au serpent (On not leaving it to the snake),
Casterman, coll. « Cahiers de l'actualité religieuse », Tournai, 1969
· Harvey Gallagher Cox, Responsables de la révolution de Dieu (God's Revolution and
Man's Responsibilities), L'Épi, Paris, 1969
· Harvey Gallagher Cox (trad. Luce Giard), La fête des fous: essai théologique sur les
notions de fête et de fantaisie (The Feast of Fools: A Theological Essay on Festivity and
Fantasy), Éditions du Seuil, coll. « Religion », Paris, 1er juin 1971, broché, 237 p. (ISBN 978-
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· Harvey Gallagher Cox (trad. Michel Valois), Le retour de Dieu : Voyage en pays
pentecôtiste, Desclée de Brouwer, Paris, 22 août 1995, broché, 296 p. (ISBN 978-
2220036885)
René GIRARD
· Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) ISBN 2012789773
· Dostoïevski : du double à l'unité (1963)
· La Violence et le sacré (1972) ISBN 2012788971
· Critiques dans un souterrain (1976) ISBN 2253032980
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