Au Moyen Âge Temps de L'église Et Temps Du Marchand, Jacques Le Goff
Au Moyen Âge Temps de L'église Et Temps Du Marchand, Jacques Le Goff
Au Moyen Âge Temps de L'église Et Temps Du Marchand, Jacques Le Goff
Economies, sociétés,
civilisations
Le Goff Jacques. Au Moyen Âge : temps de l'Église et temps du marchand. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 15ᵉ
année, N. 3, 1960. pp. 417-433;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1960.421617
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1960_num_15_3_421617
AU MOYEN AGE
Temps de l'Eglise
et temps du marchand
418
TEMPS DE L'ÉGLISE
419
ANNALES
l'histoire tout entière du passé, telle qu'elle est relatée dans l'Ancien
Testament, fait déjà partie de l'histoire du salut a1.
Il y a là pourtant engagement ambigu. Le temps, pour les chrétiens
comme pour les Juifs, a un but, un « telos ». L'Incarnation est déjà un
événement décisif à cet égard. « L'avenir n'est plus, comme dans le
judaïsme, le « telos » donnant un sens à toute l'histoire*. » L'eschatologie
se situe dans une perspective nouvelle, en un sens elle est secondaire,
elle appartient comme paradoxalement au passé elle aussi, puisque le
Christ Га en quelque sorte abolie par la certitude apportée du salut.
Mais il s'agit d'achever ce que le Christ a une fois pour toutes engagé.
La parousie n'a pas été seulement préfigurée le jour de la Pentecôte, elle
a déjà commencé — mais doit être achevée avec le concours de l'Eglise,
clercs et laïcs, apôtres, saints et pécheurs. Le « devoir missionnaire de
l'Eglise, la prédication de l'Evangile, donne au temps compris entre la
résurrection et la parousie son sens dans l'histoire du salut »*. Le Christ
a apporté la certitude de l'éventualité du salut, mais il reste à l'histoire
collective et à l'histoire individuelle de l'accomplir pour tous et pour
chacun. D'où le fait que le chrétien doit à la fois renoncer au monde qui
n'est que sa demeure transitoire et opter pour lui, l'accepter et le
transformer puisqu'il est le chantier de l'histoire présente du salut. O. Cullmann
offre à ce propos une interprétation très convaincante d'un passage
difficile de saint Paul (I Cor. 7 - 30 sqq)«.
Soulignons, avant de le retrouver dans un contexte médiéval concret,
que le problème de la fin des temps va se poser comme un des aspects
essentiels de la notion de temps, à ce grand tournant des xie-xne siècles
où s'affirme aussi dans certains groupes sociaux — parmi lesquels on
trouvera des marchands — la renaissance d'hérésies eschatologiques,
une poussée de millénarisme où s'engagent profondément, en même
temps que le destin individuel, des réactions de classe inconscientes.
Histoire à faire qui éclairera le joachimisme et tant d'autres
mouvements révolutionnaires pour l'âme comme pour le statut économique.
A cette époque, l'Apocalypse n'est pas le hochet de groupes ou d'individus
désaxés mais l'espoir, la nourriture de groupes opprimés et de gens
affamés. Les cavaliers de l'Apocalypse de saint Jean, on le sait, sont
quatre : trois d'entre eux figurent les « plaies », les calamités terrestres
— famines, épidémies, guerres — mais le premier partit en vainqueur
pour remporter la victoire. S'il est, pour saint Jean, le Missionnaire de
la Parole, pour les masses médiévales, il est le guide vers une double
victoire, ici-bas et dans l'au-delà5.
1. Ibid., p. 93.
2. Ibid., p. 98.
3. Ibid., p. 111.
4. Ibid., p. 152.
5. Sur le millénarisme Ray C. Petry, Christian Eschatology and Social Thought.
A historical essay он the social implications of some selected aspects in Christian escha-
420
TEMPS DE L'ÉGLISE
tology to a.d. 1500, 1956, reste théorique. On peut encore consulter E. Waldstein,
Die eschatologische Ideengruppe : Antéchrist, Weltsabbat, Weltende tmd Weltgeschichte,
1896, et même Tommaso Malvenda, De Anticliristo, Rome, 1604, 3e éd., 1647. Gordon
Leff a opposé des problèmes d'historien (к In search of Millenium», Past and Present,
195S, p. 89-95) à l'ouvrage abstrait de Norman Согзг, The Pursuite of the Millenium,
1957. — Sur les rapports entre hérésies médiévales et classes sociales les vues divergent.
Les aspects sociaux sont minimisés par le P. Ilarino da Milano, Le eresie popolari del
sccolo XI nelV Europa occidentale (Studi greg. raecolti da G. B. Bořina, II, 1947, p. 43-
101) et A. Borst, Die Katharer, 1953. En sens contraire : G. Yolpe, Movimenti religiosi
e sette ereticali nella societa medievale itaJiana, 1922, et les interprétations marxistes
de N. Sidorova, « Les mouvements hérétiques populaires en France aux xie-xne siècles »
(en russe) dans Srcdnie Veka (Le Moyen Age), 19.53, et E. Werner, Die gesellschaftlichen
Grundlagen der Klostcrreform im 11. Jaiirhundert, 1955. Mise au point de R. Morghen
dans Medivo Cristiano, 1951, p. 212 sqq. et dans les Relazioni du Xe Congrès
international des Sciences historiques, Rome, 1955, t. III, p. 333 sqq. Essai suggestif de
Charles P. Bru, « Sociologie du catharisme occitan » in Spiritualité de Vhérésie : le
Catharisme* 1 vol. sous la direction de R. Nelli. 1953.
1. G. Poulet, Etudes sur le temps humain, 1949.
2. M. Bloch, in Annales d'histoire économique et sociale, 1936, p. 5S2.
421
ANNALES
422
TEMPS DE L'ÉGLISE
423
ANNALES
424
TEMPS DE L'ÉGLISE
,
éternellement recommencé et perpétuellement imprévisible du milieu
naturel.
Voici, entre autres, un texte lumineux*. Le gouverneur royal d'Artois
autorise en 1355 les gens d'Aire-sur-la-Lys à construire un beffroi dont
les cloches sonneront les heures des transactions commerciales et du
travail des ouvriers drapiers. L'utilisation, à des fins professionnelles,
d'une nouvelle mesure du temps y est indiquée avec éclat. Instrument
d'une classe « puisque, ladite ville est gouvernée par le métier de
draperie », et c'est l'occasion de saisir combien l'évolution des structures
mentales et de leurs expressions matérielles s'insère profondément dans
le mécanisme de la lutte des classes, l'horloge communale est un
instrument de domination économique, sociale et politique des marchands qui
régentent la commune. Et, pour les servir, apparaît la nécessité d'une
mesure rigoureuse du temps, car dans la draperie « il convient que la
plupart des ouvriers journaliers — le prolétariat du textile — aillent et
viennent à leur travail à des heures fixes ». Débuts de l'organisation du
travail, annonces lointaines du taylorisme dont Georges Friedmann a
1. Sur les problèmes monétaires au Moyen Age, M. Blociï, Esquisse d'une histoire
monétaire de V Europe (posthume, 1954); C. M. Cipolla, Money, Prices and Civilization
in the Mediterranean World, Vth to XVIIth c., 1956. T. Zerbi, Moneta effettiva e moneta
di conto nelle fonti contabili di storia economica, 1955; R. S. Lopez, Settecento anni fa :
II ritorno alVoro nelVOccidente duecentesco, 1955.
2. Cf. J. Meuvret, ( Manuels et traités à l'usage des négociants aux premières
époques de l'âge moderne », in Etudes ď Histoire moderne et contemporaine, t. V, 1953.
3. Cf. R. de RoovEit, L'évolution de la lettre de change, 1953.
4. Cf. R. H. Bautier, « Les foires de Champagne. Recherches sur une évolution
historique >. in Recueils de la Société Jean Hodin : La Foire, 1953, p. 97-147.
5. Publié par J. Rouyer, Aperçu historique sur deux cloches du beffroi d'Aire. La
bancloque et le vigneron. P.J.I., p. 253-254; G. Espinas et H. Pirenne, Recueil de
documents relatifs à l'Histoire de l'industrie drapière en Flandre, t. I, 1906, p. 5-6.
425
ANNALES
426
TEMPS DE L'ÉGLISE
427
ANNALES
428
TEMPS DE L'ÉGLISE
429
ANNALES
1. M.-D. Chenu, op. cité, ch. XII et XIII : « L'entrée de la théologie grecque et
orientale », p. 274-322.
2. O. Cullmann, op. cité, p. 36; cf. L. Labkrthonnière, Le réalisme chrétien et
l'idéalisme grec, 1904 et J. Guitton, Le temps et V éternité chez Plotin et chez saint
Augustin, 1933.
3. E. Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale, 2e éd., 1948, p. 66. Voir tout le
début du chapitre IV : « Les êtres et leur contingence », p. 63 sqq.
430
TEMPS DE L'ÉGLISE
431
ANNALES
Parmi les nombreux problèmes que soulève une histoire dont ces
pages ne cherchent qu'à susciter l'étude approfondie, il nous semble
d'une haute importance de scruter quel a pu être l'impact, sur l'évolution
des idées sur le temps, des travaux des maîtres scientifiques au tournant
du хше au xive siècle. Ici encore l'école anglaise, les Mertonians au
premier rang, n'a pas livré son secret, non plus que les maîtres es arts de
Paris dont on aperçoit seulement la masse impulsive derrière Nicolas
d'Autrecourt, Jean de Mirecourt, Jean Buridan, Nicole Oresme, et ce
Jean de Ripa récemment révélé2 par l'abbé Combes, eux-mêmes mal
connus. Dans ce milieu la critique de la physique et de la métaphysique
aristotéliciennes, en même temps que les spéculations mathématiques
et les recherches scientifiques concrètes, ont dû faire apparaître des vues
nouvelles sur le temps comme sur l'espace. On sait à peu près que la
cinématique, par l'étude du mouvement uniformément accéléré en sort
transformée3. N'est-ce pas suffisant pour soupçonner qu'avec le
mouvement, c'est le temps qui se trouve saisi dans une perspective neuve ?
Déjà chez les Arabes les recherches conjuguées dans le domaine
scientifique et dans le domaine philosophique, en abordant à nouveau les
1. A. Tenenti, La vie et la mort à travers Vart du XVe siècle, 1952 et II senso délia
morte e Vamore délia vita nel Rinascimento, 1957, ch. II : « II senso délia durata », p. 48-79.
2. A. Combks, Conclusiones de Jean de Ripa. Texte critique avec introduction et
notes, 1956.
3. Bibliographie la plus récente ар А. С Crombie, op. cit., 2e éd., 1957, p. 414-41(1.
On consultera notamment les travaux de M. Clagett, A. Koyré, A. Mater, C. Mi-
chalsky. Y ajouter les études de G. Beaujotjan et son esquisse dans Histoire générale
des Sciences, t. I. La Science antique et médiévale, sous la direction de R. Taton, 1957.
Sur les origines de ce courant H. Shapiro, « Motion, Time and Place according to
William Ockham >. Franciscan Studies, 1956.
432
TEMPS DE L'ÉGLISE
433
Annales (15e année, mai-juin 1960, n° 3) 2