Le Mag 1

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Chapitre I

"Il y a un magnétisme
irrésistible dans la pensée
générale qui vous pénètre
malgré vous"
1
Gautier, Jettatura

L’énorme succès du magnétisme au XIX‛ siècle


est peut-être due à ce qu’il se prêtait à de si nombreuses
et différentes lectures. Il a pu être à la fois rationaliste
1
GAUTIER (Théophile de), Jettatura, in choix de romans et des contes, éd.
Robert Laffont (Bouquins), Paris, 1995, P 880

0
ou irrationaliste, philosophique ou romantique,
strictement médical ou vaguement sentimental. Cette
découverte clandestine suscita beaucoup de
controverses et exerça une profonde influence sur toutes
les domaines de la vie: la médecine, la philosophie, et
surtout la littérature n'ont pas pu échapper aux charmes
de la nouvelle doctrine.

Sur le plan scientifique2, Nous pouvons faire


remonter la naissance du magnétisme à 1775, l'année
du conflit qui a éclaté entre le médecin Mesmer et
l'exorciste3Gassner.

L'exorcisme4 de Gassner distinguait deux sortes


de maladies: les maladies naturelles, relevant du
médecin, et les maladies surnaturelles, relevant d'une
possession diabolique. Mais les tendances radicales
issues des Lumières; qui proclamaient la primauté de la
raison sur l'ignorance et la superstition soumettaient
2
Pour plus de détails sur l'historique du magnétisme, CF. HENRI
HELLENBERGER, Ibid.
3
L'exorciste est celui qui exerce l'exorcisme (habituellement un religieux).
L'exorciste devait croire en un Etre supérieur dont il devait avoir une confiance
absolue. Il devait aussi croire fermement en la réalité de la possession et de
l'esprit qui en est responsable. Il s'adresse solennellement à l'intrus au nom de
l'Etre supérieur. Il prodigue ses encouragements au possédé, réservant ses
conjurations et ses menaces à l'intrus. Voir ELLENBERGER, Histoire de la
découverte de l'inconscient, Op.cit, P45.
4
L'exorcisme: méthode (souvent religieuse) de psychothérapie dynamique
primitive. Elle consiste à chasser l'esprit hostile du corps du patient souffrant
de possession; par des conjurations et d'autres recours psychiques. En cas de
possession, l'individu semble perdre son identité pour revêtir celle d'un autre.
Sa physionomie, aussi bien que sa voix, se modifièrent pour ressembler la
personnalité de l'intrus. La possession se manifeste habituellement par des
crises troublantes variables. Il y a deux formes de possession: possession
somnambulique; elle réservait toujours le terme de possession; et possession

1
Gassner à une vive opposition. Il était contraint à
réduire ses activités.

C'est ainsi que Franz Anton Mesmer opéra en


1775 le tournant décisif de l'exorcisme au magnétisme.
Mesmer a découvert en effet un monde nouveau. Mais
il restait dans l'erreur toute sa vie sur la nature exacte de
sa découverte.

Mesmer élabora ce qu'il croyait être une théorie


physique et une thérapeutique universelle. Il cherchait à
provoquer des « crises» qui étaient censées avoir une
valeur de diagnostic et posséder une efficacité curative.
Ses théories principales étaient celle du «fluide
physique»5 et celle du «rapport» qui s'établit entre le
magnétiseur et son patient.

Ces composantes fondamentales conduisirent


Mesmer à proclamer: «il n’ y a qu'une maladie, qu'un
remède, qu'une guérison»6. Toute guérison avait
toujours été, pensait-il, due au magnétisme, sans que les
médecins l'eussent soupçonné.
Il est indubitable que l'on peut faire remonter la
psychiatrie moderne à la doctrine du magnétisme de

5
Le système de MESMER peut se résumer en quatre principes fondamentaux:
un fluide physique subit empli l'univers, servant d'intermédiaire entre l'homme,
la terre et les corps célestes, et aussi entre les hommes eux-mêmes. La maladie
résulte d'une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps humain. La
guérison revient à restaurer cet équilibre perdu. Grâce à certaines techniques,
ce fluide est susceptible d'être canaliser, emmagasiné et transmis à d'autre
personnes. C'est ainsi qu'il est possible de provoquer de « crises» chez les
malades et de les guérir.
6
Franz Anton MESMER, Le magnétisme animal, Paris, Payot, 1971. P44.

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2
Page
Mesmer. A cet égard la postérité s'est montrée
singulièrement ingrate envers lui.

Il arrive toujours des cas où la créature


s'émancipe de son créateur et s'engage dans une vie
indépendante. Mesmer avait à peine dévoilé sa
doctrine, qu'un de ses disciples les plus fidèles, le
marquis Puységur, fit une découverte qui allait diriger
le magnétisme vers une nouvelle voie d'études plus
intéressantes: le sommeil magnétique. C'est bien plus
tard qu'on lui donna le nom actuel d' «hypnose». Les
historiens considéraient Puységur comme le vrai
pionnier du magnétisme. A leurs yeux, son nom
"[…] doit être mis au même rang
que celui de Mesmer "7
Grâce à cette découverte, le marquis découvrit,
Indubitablement, la vanité de la doctrine de Mesmer du
fluide universel. Il comprit que le véritable agent était
la volonté du magnétiseur8.
Toute la doctrine du magnétisme
animal est renfermée dans les deux
mots: Croyez et veuillez."9

Après la mort de Mesmer et de Puységur, d'autres


savants commencèrent à introduire des notions et des
méthodes nouvelles dans l'étude du magnétisme tel que
l'abbé Faria.

7
CHARLES RICHET, L'homme et l'intelligence. in Fragments de
philosophie, Paris, Alcan, 1984; Pp 295-543.
8
A M J. Chastenet De PYSEGUR, mémoires pour servir à l'histoire et à
l'etablissement du magnétisme animal, Paris, 1979, Pp39-52.
9
A.M.J. Chastenet de PUYSEGUR, Du magnétisme animal, considéré dans
ses rapports avec diverses branches de la physique générale, Paris, Desonne,
1979, Pp 108-152.

3
La technique de Faria consistait à faire asseoir ses
patients dans des fauteuils confortables, leur demandant
de fixer leur regard sur sa main ouverte et étendue, et
leur ordonna à haute voix: «Dormez». Les sujets se
plongèrent alors dans le sommeil magnétique.

En Allemagne le mesmérisme acquit un aspect


purement scientifique. Ainsi les universités de Berlin et
de Bonn instituèrent des chaires de magnétisme
Quant aux romantiques allemands, ils étaient
attirés par la théorie du «fluide physique universel».
L'idée du « sixième sens », qui rendait les hommes, lors
du sommeil magnétique, capables de décrire des
événements à distance et de prédire le futur, était pour
eux d'une importance capitale.
Le magnétisme tomba en discrédit pour des
dizaines d'années et ne reconquiert son prestige perdu
qu'avec la découverte du spiritisme, une croyance
nouvelle, qui se manifeste soudainement aux Etats-
Unis10 à partir de 1884, et se propage rapidement en
Europe. L'hypothèse, de la survie après la mort, et la
possibilité de communiquer avec les morts ravivèrent
l'intérêt pour l'hypnose.
Tout cela a eu un grand intérêt. Le
spiritisme a eu des échos littéraires, comme le dernier
roman de Théophile Gautier, Spirite11. Ce roman a eu
10
Tout commence quand la famille des Fox entendit des bruits nocturnes des
coups dans leur maison. Par le moyen d'une sorte d'alphabet de coups, ils
arrivèrent à communiquer avec les esprits qui hantaient la maison. Les esprits
leur permirent de découvrir un meurtre qui a eu lieu dans la maison.
11
THEOPHILE GAUTIER, Spirite, in choix de romans et des contes, éd.
Robert Laffont (Bouquins), Paris, 1995. Spirite est un roman qui évoque les
effusions spirituelles d'un jeune homme Guy de Malivert avec Spirite une jeune
femme morte qui apparaît en image et en songe. Après la mort de Guy, Les
deux amants montent dans le ciel comme deux points lumineux et finissent par

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un énorme succés et Gautier lui-même a fait ses
remarques sur les réactions qu'elle avait produites;
" Je vous dirai que Spirite […] a produit
un effet magique […]. Tout le monde des
tables tournantes […] a été profondément
remué. On s'imagine que je suis un initié
et que je sais le grand secret […]. Enfin il
parait que j'ai touché sans le savoir à
l'inconnu, au mystère"12
Le chef de file des spirites français Allan Kardec
(1803- 1869) publia dans La Revue Spirite, deux
articles sur Spirite en décembre1865 et en mars 1866:
"[…] c'est la première œuvre capitale
sortie des écrivains de la presse où l'idée
spirite soit carrément affirmée"13
Le spiritisme a fourni l'occasion à de nouvelles
observations. L'écriture automatique, un des procédés
introduits par les spirites, fut reprise par les savants
comme moyen d'exploration de l'inconscient. Plus
généralement, le personnage du médium14 s'est prêté à
l'observation des états seconds, comme l'état de transe15.

s'unir en un astre unique représentant une ancienne obsession de Gautier:


l'androgyne.
12
GAUTIER, Lettre à Carlotta, 25 décembre 1865; Correspondance générale,
éd Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève – Paris, 1865, Vol IX, Pp 147-149,
( éd Droz, en cours de Publication depuis 1985, neuf volumes parus)
13
KARDEC Allan, La revue spirite, Paris, mars 1866, P 91.
14
Médium : une personne qui sert comme intermédiaire entre les morts et les
vivants. Certains médiums étaient capables d'écrire automatiquement et de
parler dans un état de transe.
15
L'état de transe: état modifié de conscience caractérisé par une réduction de la
sensibilité aux stimulations, une altération ou même une perte du contact avec
le monde extérieur. Dans cet état le sujet a l'impression qu'il est transporté hors
de lui-même et du monde réel. Henriette BLOCH et ALII, Grand dictionnaire
de psychologie, Larousse, Paris, 1991, P798-799.

5
De la sorte, La communication fluidique ainsi que
le spiritisme ont pu offrir à l'homme, une possibilité de
contact avec les secrets les plus cachés de l'univers.

Sur le plan philosophique, le magnétisme est une


découverte faisant époque: "[…] de point de vue
philosophique, le magnétisme […] est la découverte la
plus pleine de sens qui ait jamais été faite […]''16 .
Schopenhauer17, qui avait été profondément ému par les
démonstrations publiques de plusieurs magnétiseurs,
exprima à plusieurs reprises, l'intérêt qu'il portait pour le
magnétisme. Il décrit le magnétisme comme une «
métaphysique pratique » qui divulgue la volonté de
l'homme:
" […]. C'est la volonté en tant que chose
en soi qui se manifeste dans le magnétisme
animal …"18.

Pénétrant si profondément la culture qui sort des


Lumières et s’en détache, le magnétisme ne pouvait que
se transformer en un sujet littéraire. Il fournit à la
production narrative des personnages poignants, tels que:
le magnétiseur, le somnambule voyant; ainsi que des
relations passionnantes comme celles qui naîent comme

16
SCHOPENHAUER, le monde comme volonté et comme représentation,
Paris, PUF, 1980, P 304.
17
SCHOPENHAUER (1788-1860): un des plus grands philosophes allemands
du XIXème siècle. Ses œuvres les plus connues sont: Le fondement de la
morale, Paris Aubier, 1978, Métaphysique de l'amour, Métaphysique de la
mort, Paris, UGE, 1980. , De la volonté dans la Nature, traduction E. Sans,
Paris, 1969. Son ouvrage principale est le monde comme volonté et comme
représentation, Paris, PUF, 1980.
18
SCOPENHAUER, De la volonté dans la Nature, traduction E. Sans, Paris,
1969, P 159.

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conséquence du pouvoir exercé par l’hypnotiseur sur
l’hypnotisé.

Le magnétiseur19 est l'un des contes les plus


célèbres de Hoffmann. En effet, on pourrait tirer de son
œuvre un manuel complet sur le magnétisme..
En France, il fallait attendre les années 1830 pour
voir publier des récits sur les magnétiseurs. Le plus
connu est celui de Frédéric Soulié20 qui porte le même
titre que le conte de Hoffman.

Flaubert, dans un épisode de Bouvard et


Pécuchet21, nous fournit une description de ce que le
magnétisme peut devenir s'il est pratiqué par des
personnages inexpérimentées.

Plus que tout autre écrivain français, Balzac


croyait au magnétisme. Ce qui attire le plus Balzac,
grand lecteur de Swedenborg22, c’est le côté mystique du
magnétisme. Il considère les prodigues des
somnambules23 comme étant des phénomènes que la
19
E.T.A HOFFMAN, Le Magnétiseur, in Intégrale des contes et des Récits,
vol.II, Fantaisies dans la manière de Callot, Paris, Phébus, 1979.
20
Frédéric SOULIE. Le Magnétiseur, Paris, librairie nouvelle, 1963. Dans ce
roman, le personnage du magnétiseur est si puissant qu’il arrive à magnétiser
une femme idiote pour la rendre lucide pendant le sommeil magnétique.
21
Gustave FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, éd. Claude Schopp, Paris,
Robert Laffont, « Bouquins », 1990.
22
C'est le mystique suédois Emmanuel SWEDENBORG (1688-1772). Les théories de
Swedenborg avaient été exposées par Balzac dans Séraphita (1835).
23
Plusieurs somnambules ont fait preuve de clairvoyance étonnante. Par exemple le
cas de la voyante religieuse Katharina Emmerich. Dans ses états cataleptiques,
éEmmerich voyait se dérouler la Passion du Christ et souffrait avec lui.. Quant à la
voyante Friedericke Hauffe, elle devait sa célébrité au médecin poète Justinus
Kerner, dont elle assura, en retour la renommée. Dans un état de sommeil
magnétique, dans lequel elle est plongée la plupart du temps, elle prédisait l'avenir et
parlait une langue étrangère.

7
science peut élucider et des miracles par lesquels la
divinité se révèle à l’homme.
Dans Ursule Mirouet, Balzac explique l'état
somnambulique24 comme étant:
«Une vie délicieuse pendant laquelle l'être
intérieur, dégagé de toutes les entraves
[…], se promène dans le monde que nous
nommons invisible à tort. "25

Edgar Poe, à la même époque, a voulu aller


encore plus loin dans l'idée d'une révélation
transcendante que le magnétisme offre à l'humanité.
Dans Révélation magnétique, Poe présente un
sceptique qui trouve dans le magnétisme un démenti à
ses convictions matérialistes:
"[…] la personne ainsi influencée […]
perçoit, avec une perspicacité
singulièrement subtile et par un canal
mystérieux, des objets situés au-delà de la
portée des organes physiques"26.
Les conceptions de Balzac et de Edgar Poe
inspiraient plusieurs auteurs et donnaient naissance, à
partir de l'année de 1880, à un foisonnement de romans
qui utilisaient les thèmes du somnambulisme, du
24
Le somnambulisme possède en effet un double sens: le somnambulisme magnétique
ou l'hypnose et le somnambulisme spontané. Le premier cas désigne: "des sujets
particulièrement sensibles à l’influence d’un magnétiseur et capables de
comportements extraordinaires dans l’état de sommeil magnétique. Il n’était pas rare
qu’un magnétiseur ait son somnambule avec lequel il organisait des séances […] pour
convaincre les incrédules.”. La définition du somnambulisme spontané figure dans le
Dictionnaire de médecine de P.h. NYSTEN (1814): “ Névrose des fonctions cérébrales
caractérisée par une sorte d’excitation durant le sommeil, différente de l’état de
veille, mais après le sommeil nul souvenir de ce qui s’est passé "
25
Honoré de BALZAC, Ursule Mirouët, in La Comédie humaine, Paris
Gallimard, « Bibiothèque de la Pléiade »; vol.VIII, 1976., P828.
26
POE Edgar, Révélation magnétique, in œuvres en Prose, éd. Y.-G. Le
Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »; 1971.P211.

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dédoublement de la personnalité et qui contribuaient à
façonner la mentalité de cette époque

De sa part, Gautier, comme tous les écrivains de


renom de son temps, s'intéressait fort au magnétisme.
Dans un article de la Presse, il écrit:
"Le magnétisme animal est un fait acquis à
la science et dont il n'est pas plus permis de
douter''27.
Dans le même article il évoque l'expérience de
somnambulisme à laquelle il affirme avoir assisté: une
jeune fille, Mlle Pigeaire, arrivait à lire malgré un
masque de trois épaisseurs de velours superposées.
Gautier parait assister à plusieurs expériences de
ce genre, son nom est cité dans Les lettres d'un
magnétiseur28 de Richard29. Le magnétisme était apparu
dans l'œuvre de Gautier avec le ballet de Gemma30 créé
le 31 mai 1854 à l'opéra de la rue Peletier. L'histoire est
la tentative du marquis Santa-Croce de contraindre au
mariage de la jeune Gemma par les pouvoirs
magnétiques
Il a été préoccupé par l'espoir d'une victoire de
l'âme sur la mort et le temps. L'idée de la sublimation

27
GAUTIER, Histoitre de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans,
Vol I, éd. Hetzel, Paris, 1858-9. P 201
28
RICHARD J-A, Les lettres d'un magnétiseur, éd Richard, Paris, 1843.
29
RICHARD J-A (1822-1884), un des grands magnétiseur du XIXème siècle,
il avait son somnambule Virginie. Des grands écrivains comme Hugo et des
artistes célèbres comme Paul Lacroix assistaient à ses exhibitions avec son
somnambule. Il a rédigé son oueuvre Les Lettres d'un magnétiseur (1843) où il
raconte les détails de ses performances et les opinions des assistants. Par
exemple le somnombule a pu deviner un mot écrit sur un papier par Hugo et a
fait la déscription de l'armoire de celui-ci: Hugo a affirmé que tous les faits
apportés par le somnambule étaient vrais
30
GAUTIER, Gemma, in Théâtre, Mystère, comédies, Ballets, Charpentier,
Paris, 1872

9
des pouvoirs de l'homme, et son aptitude à surmonter sa
condition humaine, était une de ses convictions
primordiales.
A travers l'œuvre de Gautier, le magnétisme
revient sans cesse. "Esquiros31 expliqua tout au moyen
du magnétisme"32, dit l'opiomane, dans La Pipe
d'Opium. Donc, le magnétisme peut offrir une réponse à
tout mystère. Dans Avatar33, Le docteur Cherbonneau
déclare orgueilleusement sa puissance magnétique:
"Je chiffonne à mon gré la guenille du
corps, j'arrête ou je précipite la vie, je
déplace les sens, je supprime l'espace,
j'anéantis la douleur […] Armé de cette
volonté, cette électricité intellectuelle, je
vivifie ou foudroie "34

Mais le magnétisme désigne, avant tout, cette


intercommunication mystérieuse entre les êtres humains
et surhumains, et entre tous les éléments de l'univers.
Pour Gautier le monde est un réseau d'influence,
d'accords et de désaccords analogiques qui constituent
une force de rayonnement «qui heurtait ou caressait
d'autres êtres et qui était cause d'antipathie ou de
31
ESQUIROS (1814- 1876) est un auteur français qui a publié son œuvre la
plus connue Le Magicien où il exalte la toute puissance de l'imagination. Il
pratiquait aussi le magnétisme. Ici Gautier a évoqué le nom d'Esquiros pour
donner une interprétation rationnelle au fantastique.
32
GAUTIER (Théophile de), La pipe d'opium, in L'œuvre fantastique de
Gautier, 1-Nouvelles, Bordas, Paris, 1992, P111
33
Avatar signifie le voyage de l'esprit de son « enveloppe corporel » à un autre;
ou en d'autres termes une échange d'âme. Gautier étale le procédé de la
métempsycose c'est-à-dire « la séparation de l'âme et du corps par des moyens
magiques ou surnaturels, et l'intégration, par les mêmes moyens, de cette âme
dans un nouveau corps ». Pierre JOURDE et Paolo TORTONESE, Visages du
double, Op.cit, Pp 152 - 153.
34
GAUTIER (Théophile de), Avatar, in Choix des romans et des contes de Th.
Gautier, éd. Laffont, Bouquins, Paris, 1995; P799.

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sympathie »35. Dans ce monde où les esprits cohabitent
avec les hommes, tout correspond et communique:
nature et surnature. On peut voir par delà l'espace et le
temps.
Après la mort de Guy de Malivret, dans Spirite,
Le baron Féroë, en pensant à celui-ci, voit son esprit qui
voltigeait autour de lui avec son âme sœur Spirite:
''La pensée de Malivret traversa son
cerveau, […]. Une lueur se répandit dans
sa chambre, dont les murs devinrent
transparents […] laissant voir […] le ciel
pénétrable aux seuls yeux des voyants. Au
centre d'une effervescence de lumière […]
deux points […] prenant l'aspect de
Malivret et de Spirite."36

Plusieurs témoignages font croire que Gautier lui-


même, pendant la rédaction de Spirite a été quelque peu
troublé par des phénomènes bizarres. Judith parle de son
état:
"[…] autour de lui des rumeurs troublaient
le silence, les meubles craquaient, l'armoire
s'ouvrait brusquement, il voyait des ombres
[…] entendit […] des soupirs […] Le
monde invisible paraissait s'émouvoir et
s'efforcer d'entrer en communication avec
ce vivant"37

35
Judith GAUTIER; le collier des jours, le second rang du collier; souvenirs
littéraires, Paris, F.juven, 1969, P 296.
36
GAUTIER, Spirite, in Théophile Gautier, choix de romans et de contes, éd
Robert Laffont, Bouquins, Paris, 1995, P 1530
37
Judith GAUTIER; le collier des jours, le second rang du collier, Op.cit, P
323-324

11
L'âme de l'opiomane, dans La pipe d'Opium, est
liée à celui de sa maîtresse imaginaire Carlotta:
"[…] mon âme s'élançait de son côté, le
bras tendus, les ailes ouvertes. L'ombre
comprit mon trouble par intention ou
sympathie"38
Clarimonde surgit sur la terrasse de son palais lors
du départ de Romuald car:
" Son âme était trop sympathiquement liée
(à l'âme de son amant) pour n'en point
ressentir les moindres ébranlements"39.
A la fin, après l'infraction de son cadavre; Clarimonde,
renvoyée au néant, dit:
"Toute communication entre nos âmes et
nos corps est, désormais rompue "40
La même constatation a été formulée par Spirite, le
personnage éponyme de Gautier:
"La volonté divine, (est comme) le
fluide nerveux qui communique aux
membres du corps la volonté humaine41

En effet, les âmes se connaissent directement, sans


avoir besoin au langage imparfait. Elles communiquent
par une transcendance de la pensée sur le langage:
comme dit le baron Feroë à Malivret dans Spirite
"Vos âmes se pénétreront par la pensée et le
désir"42.
Si, La voix de Spirite

38
GAUTIER (Théophile de), La Pipe d'opium, Op.cit, P 112.
39
GAUTIER (Théophile de), La Morte amoureuse, Op.cit, P84
40
GAUTIER (Théophile de), la Pipe d'opium, Op.cit, P102.
41
GAUTIER (Théophile de), Spirite, in choix de romans et des contes, éd.
Robert Laffont (Bouquins), Paris, 1995, P1471.
42
GAUTIER (Théophile de), Spirite, Op.cit, Pp1504

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"N'est pas formulée en paroles mais Guy
l'entend dans le fond de son cœur"43.
Le héros de la cafetière comprend
"Ce que nul homme ne peut comprendre, les
pensées d'Angela se révélant à moi sans
qu'elle eut besoin de parler"44.

Le héros fantastique accède à cette pure


spiritualité: le narrateur du Pied de momie a le don des
langues, il sait soudain le copte et de toute façon il
connaît les pensées de la princesse sans qu'elle parle. Le
personnage de La pipe d'opium lit dans les pensées,
pressent l'avenir, devine les noms et s'entretient avec
Carlotta en vers, en musique, sans rien finalement,
puisqu'il sait sa pensée avant qu'elle soit formulée et
même née, qu'il achève ses vers et son chant:
"J'avais pour elle la même transparence et
elle lisait en moi couramment"45.
Romuald entend la sonorité des paroles des yeux de
Clarimonde.

Pas de fantastique sans la foi dans la puissance de


l'homme, c'est-à-dire en une réconciliation de l'idée et
l'acte, en une «force plastique de l'âme»46 douée du
pouvoir de réaliser. C'est elle qui remonte le cours du
temps, trouve le futur dans le passé, rappelle les morts,
43
Ibid, P1508.
44
GAUTIER (Théophile de), La cafetière, in les œuvres fantastiques de
Gautier, Op.cit, P16.
45
GAUTIER (Théophile de), La Pipe d'Opium, in les œuvres fantastiques de
Gautier, Op.cit, P116
46
CF. Jean DECOTTIGNIES, Essai sur la poétique du cauchemar en France
à l'époque romantique, Univ de Lille III, Atelier des thèses, 1973, P348; sur la
réalité des productions mentales, la puissance réalisatrice des images et P357
sur l'objectivité des apparitions, dans La morte amoureuse.

13
anime les images, rend la croyance équivalente à la
création.
"L'esprit est tout, la matière n'existe qu'en
apparence"47

L'esprit a un pouvoir générateur et divin: toutes les


références de l'écrivain fantastique qui s'organisent
autour du magnétisme supposent l'action à distance,
immatérielle, par-delà les mondes.
"La puissance évocation de ton cœur a
supprimé les distance qui nous séparent."48.
L'esprit concentre et condense les forces
réalisantes du dedans: «l'être intérieur» se débarrasse de
ses chaînes pour accomplir ce qui était pour «l'être
extérieur» impossible:
"J'essayai par le magnétisme, dit
cherbonneau, de relâcher les liens qui
enchaînent l'esprit à son enveloppe"49.
Par le savoir absolu, Cherbonneau parvient à l'état
« où l'on peut ce que l'on veut »50, selon la formule de
Spirite. Savoir, c'est vouloir et pouvoir. Mais c'est sans
doute le vouloir, « cette électricité intellectuelle » qui «
vivifie ou foudroie », qui est déterminant en lui: il est à
la fois la concentration et l'expansion de l'âme, l'acte
spirituel constitutif de la réalité. Son corps qui a toutes
les apparences de la mort:
"Les méplats, les cavités et les saillies des
os s'y accentuaient si vigoureusement, que
le peu de chair qui les recouvrait
47
GAUTIER (Théophile de), Avatar, Op.cit, P799.
48
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, l'œuvre fantastique de Gautier, (1-
nouvelles), classique Garnier, Bordas, Paris, 1992, 221.
49
GAUTIER (Théophile de), Avatar, Op.cit, P 794
50
GAUTIER (Théophile de), Spirite, Op.cit, P

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ressemblait, avec ses milles rides fripées, à
un peau mouillée appliquée sur une tête de
mort"51 est maintenu en vie par la volonté
Il a donc cherché à avoir le pouvoir qui agit réellement
sur la matière, et c'est le pouvoir de l'âme, son but, son
rêve:
"Ton âme s'envolerait pour animer l'homme
ou la bête que je lui désignerais"52
Le magnétiseur a traversé toutes les connaissances
secrètes, toutes les magies, tous les mystères, il est
remonté vers les sources de la magie naturelle première,
vers la connaissance fondamentale qui permet non de
modifier la nature, mais de la faire obéir:
" Ils suivent d'extase en extase les
ondulations que font les âges disparus sur
l'océan de l'éternité; ils parcourent l'infini
en tout sens, assistent à la création des
univers"53
Mais Cherbonneau voulait la puissance, il l'atteint
par ce savoir mystique, qui ne peut être acquis que par
l'ascétisme effrayant des pénitents indiens:
"Des jeûnes absolus, des contemplations
effrayantes de fixité, des postures
impossibles gardées pendant des années
entières […] leur enveloppe humaine n'est
plus qu'une chrysalide, que l'âme, papillon
immortel, peut quitter ou reprendre a
volonté"54
Le savoir appartient à celui qui renonce à son moi,
qui a vaincu en lui la matière, répugné le corps, a celui
51
GAUTIER (Théophile de), Avatar, Op.cit, P 778
52
Ibid, P796
53
GAUTIER (Théophile de), Avatar, Op.cit, P 795
54
Ibid, P 793

15
qui vit à la limite de la mort; il est tout entier esprit et
puissance dans ce pacte singulier qui lui donne la
divinité par le sacrifice presque total de l'humanité. Il «
commande » aux âmes, à l'esprit, à la vie et la mort. La
cosmologie magique de Cherbonneau fait un immense
retour par la mythologie indienne et le retour au
Commencement où l'humain est encore divin:
'' ils retrouvent le verbe primordial, le verbe
qui a fait jaillir la lumière des antiques
ténèbres: […] ce sont presque des dieux!"55

Le fantastique et le magnétisme participent aux


mêmes expériences d'élargissement de la conscience et
de la pensée, à la même lucidité exceptionnelle et
sublime (conditionnée par la rupture avec le monde et la
neutralisation de la pensée). Ils mènent à cet
" État de crise où le sens interne pur, la
concentration spirituelle, le délire lucide
conduisent à la révélation. "56
La trouée dans le monde réel conduit alors à la
clairvoyance, à un état enfin complet de l'homme.
Le fantastique affirme la capacité de l'homme à
accomplir la totalité de ses virtualités, à la conquête de la
vérité de son être qui transgresse toutes les limites
apparentes ou injustes.
"S'il y a fantastique, c'est parce […] que le
réel, le visible, le vivable sont insuffisants
pour l'humain"57.

Le fantastique se trouve donc lié à une magie


naturelle dont le magnétisme est le nom convenable.
55
GAUTIER (Théophile de), Avatar, Op.cit, P 794
56
Michel Crouzet, introduction, l'oeuvre fantastique de Gautier, Op.cit, PXLI.
57
Micel Crouzet, Ibid, P XLII.

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16
Page
"Il postule […] la priorité du sens
intérieur, riche de savoir et de voyance"58.

La beauté est au centre même du monde


fantastique de Gautier. C'est peut-être parce qu'il conçoit
que la Beauté est le vrai fantastique. En tout cas, elle est
sainte et « surhumaine »59. Elle produit la terreur et
l'anxiété: le héros d'Omphale était stupéfait quand
Omphale se détacha de la mur et vint à son lit; Théodore
dans la cafetière jure que personne ne peut croire son
histoire impossible; Romuald hésite toujours entre le
rêve et la réalité, et le héros de la pied de Momie
éprouva « quelque chose qui ressemblait à la frayeur.
Effroi, trouble»60. Toutes les héroïnes fantastiques et
funèbres de Gautier appartiennent à l'au-delà; de la sorte,
elles sont des mortes qui vivent puis se froidissent. Ainsi,
Angela dans la cafetière revient à la vie puis redevient
une cafetière brisée après le bal. Clarimonde et Arria
Marcella sont des victimes de leurs aventures terrestres,
elles redeviennent poussière ou pire justement des restes
informes61. La beauté c'est la mort, parce qu'elle est
l'absolu qui tue le relatif et l'humain.
58
Michel Crouzet, op. cit, P LII.
59
GAUTIER (Théophile de), Histoire de l'art dramatique en France depuis
vigt-cinq ans,Hetzel, t.I, chap. III, P210. Gautier donne sa conception de
Beauté: "La Beauté est sainte puisqu"elle vient de Dieu, et que personne ne peut
l'acheter ni la donner, la beauté comme le bonheur est une chose surhumaine".
Dans Mademoiselle de Maupin, d'Albert, dans un monologue intérieur,
s'adresse à la Beauté "o beauté! Nous ne sommes créés que pour t'aimer et
t'adorer à genoux […] Amants, poètes, peintes nous cherchons tous à t'élever un
autel…" GAUTIER (Théophile de), Mademoiselle de Maupin, in choix des
romans et des contes, éd. Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1995, P305.
60
GAUTIER (Théophile de), Le pied de Momie, in l'œuvre fantastique, Op.cit,
P 145.
61
Sur cet épuisement de la réalité et le retour à l'indistinction mortelle voir
l"article de R. CHAMBERS, «Gautier et le complexe de Pygmalion », Revue
d'histoire littéraire de la France, Paris, 1972.

17
L'œuvre fantastique se double donc d'une
expérience qu'il faudrait dire mystique. L'autre monde,
ce lieu autre où se conserve ce qui n'a jamais été mais
peut et doit être, est selon l'auteur, L'extramonde (le
monde extérieur, immatériel de Nerval)62. Ce monde
opposé et supérieur double le notre et il est accessible
par un voyage des morts et des mortes parmi nous.

Déjà Schopenhauer a unit dans sa doctrine le


monde du matérialisme et celui de l'idéalisme.
"Il refuse bien le primat d'un élément sur
l'autre, mais il affirme avec plus de force la
liaison indissoluble, la réciprocité
essentielle des deux termes"63
. La vérité du monde n'est pas l'identité mais la
bipolarité:
"Le monde […] comprend deux moitiés […]
inséparables. La première est l'objet qui a
pour forme l'espace, le temps et par la suite
la pluralité; la seconde est le sujet qui
s'échappe à la double loi du temps et de
l'espace […] Chacune d'elle n'est réelle et
intelligible que par l'autre et pour l'autre"64

62
Chez GAUTIER (Théophile de), magnétisme,, spiritisme vont de pair, ils se
confondent. Tous renvoient à une force presque aimante: la vie se spiritualise
comme la matière, soumise à la puissance de la pensée et de la volonté .
63
MARYONNE PERROT, l'autre chez Schopenhauer, De Suo à Peter
Hankle, Actes du colloque du centre de recherches germaniques et scandinaves
de l'université de NancyII, éd. J.-M Paul, Presses universitaires de Nancy, 1988,
Pp 152 – 160.
64
SCOPENHAUER, Le monde comme volonté et représentation, traduction A.
Bureau, Paris 1966, Préface de la deuxième édition, P 82.

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18
Page
Donc pour Schopenhauer il n' y a pas
d'extramonde mais deux cotés complémentaires du
monde.

Face à ce dualisme du monde, cette union du


matériel et de l'idéal, Gautier s'oppose obstinément. Il
conçoit deux mondes séparés l'un de l'autre mais les met
en contact. Gautier réunit les deux mondes -le nôtre et le
royaume de l'au-delà-, et les rend simultanés et continus.
Ici, dans le monde réel, monde grossier et déchu, dans
l'emprisonnement de la matérialité, se produit la
jonction avec l'autre monde, invisible, idéal, mystérieux,
riche de toutes les existences, situé hors du temps et de
l'espace; il est un pays de nulle part.
"Ce n'est que de l'espace et de l'ombre, ni
chemin ni sentier, point de terre, pour le
pied, point d'air pour l'aile"65.
C'est le vide mystérieux qui règne dans l'extramonde.

Ce fantasme d'un passé qui n'est pas retourné au


néant, mais demeure préservé, dans une autre dimension
du temps parait obsessionnel chez Gautier. Il s'agit alors
de franchir les limites du réel,
"De faire sortir la roue du temps de son
ornière […] de passer deux fois la même
heure dans le sablier du temps"66
De tous les thèmes fantastiques, Gautier a élu
celui de la réversibilité du temps, dont le sablier se

65
GAUTIER (Théophile de), La Morte Amoureuse, OP.cit, P92.
66
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, in l'œuvre fantastique de Gautier
(1- Nouvelles), classiques Garneir, éd. M. Crouzet, Bordas, Paris, 1992, P206.

19
tourne et qui sort de son ornière67; sa marche linéaire
devient errance, aventure fantastique admirable.

L'une des définitions du fantastique est:


" L'intrusion brutale du mystère dans le
cadre de la vie réelle "68.
En paraphrasant un peu cette formule, on pourrait bien
dire que chez Gautier il s'agit de l'intrusion d'un temps
autre dans le cadre du temps vécu, d'un passé qui ne veut
pas mourir, et s'immisce au cœur du présent. Gautier a
créé un monde propre à lui où tout est possible; où le
temps et la matière n'ont aucune valeur.
Il est indubitable pour Gautier, d'arranger un
espace chimérique dominé par le désir de retrouver ce
qui a été autrefois refoulé: le soin d'une femme qui
l'aime et l'entoure d'une tendresse maternelle. Le désir
est tourné vers le passé, mais un passé intemporel, au-
delà de la mémoire, suspendu et flottant dans une
dimension planétaire, aspiré par le lointain et par l'appel
de l'absence. A la vue d'Arria, Octavien " eut voulu
enlever son amour du milieu de la vie commune et en
transporter la scène dans les étoiles."69
.
Dans La Cafetière70, on a l'impression que Gautier
veut fuir du monde réel pour aller à un monde
fantastique plus idéal et plus parfait. Par étapes nous
entrons avec le héros dans « un monde nouveau», par
l'élimination progressive du monde ordinaire,
67
L'une des dernières paroles de NERVAL avant son suicide aurait été: «
l'heure a sonné, le sablier est retourné, il faut obéir à sa destinée ».
68
Pierre-Georges Castex, Le conte fantastique en France de Nodier à
Maupassant, Paris, éd José Corti, 1971.
69
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, op.cit; P 203.
70
Dans la vase d'or de Hoffmann, on trouve une jeune fille qui est aussi une
cafetière.

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20
Page
l'avènement graduel du malaise, de la terreur, par le
rugissement d'une autre réalité qui appartienne à un autre
temps magiquement conservé, par l'inanimé
surnaturellement animé, et animé d'une manière bizarre
(mais logique: ainsi l'épisode des portraits qui sont des
boites fermées à clef).
Mais le fantastique commence avant l'heure
fatidique (à 11 heures), et recommence après, à une
heure: il y a « quelque chose » d'autre, il se produit un
saut dans la scène impossible. La jeune fille est
radicalement autre que la cafetière qu'elle est; elle est
l'autre absolue, la beauté parfaite. Pour le héros
amoureux fou, le fantastique devient enthousiasmé, il
connaît la «joie ineffable » d'une danse à deux, d'une
union dans la musicalité, d'une contemplation
spiritualisée:
"Mon âme, dégagé de sa prison de boue,
nageait dans le vague et l'infini"71.
On est donc dans l'autre monde où le temps est
suspendu, où l'objet est capable anormalement de vivre
et où règne la Beauté.
Gautier se sent profondément ému par toute
rétrospection, résurrection, retournement du passé dans
le présent. Vaincre le temps c'est vaincre la mort,
interdire cette décomposition de la chair qui désespère
Gautier autant et plus que la mort elle-même72.
On trouve ce thème dans Omphale et la Cafetière,
où le rococo est le signe de la conservation du passée
dans le présent et la suspension du temps. Théodore
71
GAUTIER (Théophile de), La Cafetière, dans l'œuvre fantastique, 1-
nouvelles, éd. Garnier, Paris, 1992, P 16.
72
VEULTHUIS H.E. A., Th Gautier, l'homme et l'artste, Univ de Groningue,
1924. Edgar POE lui aussi voudrait sauver la chair et, la peur de la mort
l'obsédait durant toute sa vie.

21
décrit le décor de la chambre où s'est passée son
aventure:
"En effet, l'on aurait pu se croire au temps
de la Régence, à voir les dessus des portes
de Boucher représentant les quatre
saisons…"73
Dans Omphale, on a presque les mêmes
descriptions du style rococo:
"L'intérieur n"en était pas moins rococo
[…] au dessus des portes les quatre saisons
étaient peintes […]"74.
Le réel ici propose un dépaysement et une illusion; il est
immuable (invariable) et dans le présent il assure le
maintien du passé.
Dans Le pied de Momie, le narrateur assiste à la
résurrection de toute l'Égypte ancienne et dans Arria
Marcella Pompéi est à nouveau reconstruite dans le rêve
somnambulique d'Octavien:
"Alors Octavien, en qui toutes les idées du
temps se brouillaient, put se convaincre
qu'il se promenait, non dans une Pompéi
morte, froide […] mais dans une Pompéi
vivante, jeune et intacte […]"75
Il est à noter que le thème de la résurrection de
Pompéi a été retenu par Jensen dans Gradiva76 dont les
origines peuvent bien se trouver dans Arria Marcella.
Dans les deux nouvelles il est question d'un amour
73
GAUTIER (Théophile de), La Cafetière, in l'œuvre fantastique, Op.cit, P12.
74
GAUTIER (Théophile de), Omphale, Op.cit, P59
75
GAUTIER (Théophile de),Arria Marcella, Op.cit, P 212.
76
un fil direct conduit Arria Marcella à FREUD par l'intermédiaire de cette
Gradiva de JENSEN (1903), texte mis en valeur grâce au truchement de la
célèbre analyse de FREUD « délire et rêves dans la "Gradiva" de Jensen »
Gallimard (idées), Paris, 1971. La Gradiva expose aussi l'influence du
magnétisme.

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22
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impossible et d'une rencontre avec une femme morte
depuis des siècles
"Pompéi, au destin exceptionnel de ville
antique enfouie et récupérée, deviendra
alors le symbole d'un inconscient
relativement inaltérable, en tant qu'il n'est
pas soumis à l'usure du temps"77
De même, Le thème des ruines archéologique78
qui se penche vers le passé oscille entre la douloureuse
perception d'une décomposition, d'une perte et l'espoir
utopique du retour du passé refoulé depuis des siècles.
C'est « le secret magnétique » qui a mis Octavien
en rapport avec Arria, alors que le « fluide conducteur
du sein moulé de la morte antique s'est évaporé »79. Le
narrateur d'Arria Marcella revendique bien comme
sienne la conviction que le temps est une illusion:
" En effet, rien ne meurt, tout existe
toujours; nulle force ne peut anéantir ce qui
fut une fois. Toute action, toute parole,
toute forme, toute pensée tombée dans
l'océan universel des choses y produit des
cercles qui vont s'élargir jusqu'à l'éternité."
Dans l'un de ses poèmes, intitulé « L'art », Gautier
restreignait ce caractère éternel à la beauté:
" Tout passe. – L'art robuste
77
Luciana GRASSO (università di Palermo), La fantaisie pompéienne de
Gautier: « Arria Marcella », in Bulletin de la société Th. Gautier, N 6, 1984,
P94.
78
Ce thème des ruines archéologique, progressivement abandonné par la
littérature, bien qu'incomplètement, a été choisi par la psychanalyse pour
fournir des meilleures métaphores de l'inconscient. Voir sur ce sujet l'article de
J.-L STEINMETZ « Gautier, Jensen et Freud » dans le numéro spécial
d'Europe, mai 1979, n 601. Voir aussi l'article de L. GRASSO, « La fantaisie
pompéienne de Gautier », in Bulletin de la société Théophile Gautier, n 7,
1985.
79
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P209

23
Seul à l'éternité "
Ce rêve ne traduit-il pas, en fait, une profonde
angoisse devant le temps et la mort? Le motif fantastique
d'un temps autre, d'un passé toujours vivant, cacherait
l'horreur ressentie par l'auteur devant cette puissance qui
réduit en cendres les plus beaux corps, et finit par rendre
inaccessible ce que l'on a passionnément aimé. Mais
durant le magnétisme ce rêve d'une victoire sur le temps
n'est-il pas réalisé? Le pouvoir magnétique de l'amour a
pu vaincre le mal du passé dans le chevalier double, a
redonné vie à l'amante, autrefois, morte dans la morte
amoureuse et a retrouvé un amour entre un jeune
homme du XIX siècle et une fille de l'antiquité romaine
dans Arria Marcella.
A ce point Pierre Janet suivit, fasciné, l'idée de
Gautier. Il exalte, le thème de la réversibilité du temps
qui revint comme une sorte de leitmotiv dans ses écrits:
le passé de l'humanité, dans son ensemble, a été
entièrement préservé, d'une certaine manière80. Il alla
jusqu'à prédire qu'un jour viendrait
« Où l'homme saura se promener dans le
passé comme il commence à se promener
dans l'air »81.
« Tout ce qui a existé », disait-il, « existe et
dure dans un espace que nous ne
comprenons pas, où nous ne pouvons pas
aller »82:
c'est évidemment la même pensée de l'extra-monde.

80
Pierre JANET, « la tension psychologique, ses degrés, ses oscillations »,
British Journal of Psychology, medical section, I, (1920); réed 1988, P164.
81
. Pierre JANET, L'évolution Psychologique de la personnalité, Paris,
Masson, 1986, P 579.
82
Pierre JANET Les débuts de l'intelligence, Paris, Flammarion, éd 1985,
P166-168.

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24
Page
Au moyen du magnétisme l'amour passé peut
revivre dans le présent; les passions d'autrefois ont la
force de franchir les barrières de l'impossible et de la
réalité quotidienne insoutenable: ainsi le désir d'Octavien
le français de 1850 ressuscite non seulement Arria
Marcella83, morte depuis des siècles, mais encore toute
la ville de Pompéi; Romuald fait revivre Clarimonde par
la puissance d'un seul baiser d'amour. Déjà le héros
magnétiseur, de Gautier, Cherbonneau le dit, dans
Avatar:" Il n' y a que deux choses au monde, la passion
et la volonté". Mot qui proclame la domination du désir,
du vouloir de l'âme à être immortelle et à dépasser toute
réalité.

L'amour donne l'être et la vie: la vraie barrière


pour Gautier n'est pas celle qui sépare la mort de la vie
mais celle qui sépare l'amour et le non-amour. C'est là
que l'être se distingue du néant: l'amour restitue la vie,
agit contre l'ordre apparent du temps et de la mort. Il a "
la force de faire reculer le temps et passer deux fois la
même heure dans le sablier de l'éternité"84 comme
l'avoue Octavien le héros amoureux d' Arria Marcella.
"La puissance évocation de ton cœur a supprimé les
distances qui nous séparaient" dit Arria Marcella qui
conclut "on n'est véritablement morte que quand on n'est
plus aimée"85.
Si l'amour fait la femme, c'est qu'il a une force
génératrice et fondatrice.
83
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, in l'oeuvre fantastique de
Gautier (Nouvelle), Bordas, Paris, 1992.
84
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, in l'œuvre fantastique de Gautier,
Op.cit, P213.
85
Ibid, P221.

25
Omphale qui s'ennuie dans l'éternité avec Hercule,
son mari, est soudain ranimée par la présence du
moderne Chérubin qu'elle a aimé: "j'ai à m'occuper de
Quelqu'un"86. La puissance de sa volonté la ramener à la
vie: "je sentais son cœur battre avec force contre moi"87

Si Arria revient à la vie, c'est parce que la pensée


d'Octavien se propage ardemment vers elle, en la
soustrayant de ce monde invisible aux « yeux grossiers »
des simples mortels. Puisque à la base du magnétisme, il
avait l'idée que les facultés de l"homme pouvaient aller
bien au-delà des perceptions sensorielles, l'aventure
d'Octavien peut se considérer comme une épisode du
sommeil magnétique durant laquelle les limites des sens
ont été abolies. Pour Octavien la contemplation du
moule du sein d'Arria, objet catalyseur de son désir, la
plongé dans cette « crise » parfaite propre à l'hypnose;
"C'état toi que j"attendais, lui dit-il – et ce
frêle vestige conservé par la curiosité des
hommes m'a par son secret magnétisme mis
en rapport avec ton âme"88.
Ainsi, même les apparitions de Lavinia-Spirite,
dans Spirite, paraissent liées moins à des évocations
médiumniques qu'à ces pouvoirs inconnus qui
permettent de se libérer des limites et des entraves du
corps. De la même façon, on peut interpréter les visions
de l'ombre de Clarimonde, -« …une forme de svelte et
blanche qui étincela une seconde et s'éteignit », « une
forme de femme suivait tous mes mouvements »89- Les
deux forces du désir et de la volonté, à la base des
86
GAUTIER (Théophile de), Omphale, in l'œuvre fantastique de Gautier,
Op.cit, P63.
87
GAUTIER (Théophile de), Omphale, Op.cit, P64.
88
GAUTIER (Théophile de), Omphale, Op.cit, P 222.

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26
Page
transformations spiritualistes du mesmérisme, favorisent
ainsi et déterminent le contact avec une réalité
surnaturelle.
Si Clarimonde revient et soulève la dalle de sa
tombe, ce n'est pas par appétit vampirique ou perversité
surhumaine, mais par la puissance de l'amour:
" Que de peine mon âme, rentrée dans ce
monde par la force de la volonté, a eue
pour retrouver son corps et s'y
réinstaller !"90.
Elle revient à la vie car la pensée de Romuald s'est
lancée intensément vers elle et son désir l'a emportée de
la mort:
" Je ne vivais plus dans moi, mais dans elle
et par elle"91.
Au moment où on abandonne la croyance au fluide de
Mesmer, cette attraction mutuelle d'une âme avec une
autre devient la condition première de tout contact
magnétique. Et comme l'a déjà affirmé Puységur: "Toute
la doctrine du magnétisme animal est renfermée dans les
deux mots croyez et veuillez"92.

Pour Romuald, le sommeil magnétique a été


provoqué par l'apparition de Clarimonde avec sa beauté
surnaturelle:

89
GAUTIER (Théophile de), La morte amoureuse, in l'œuvre fantastique de
Gautier, Op.cit, P85
90
GAUTIER (Théophile de), La morte amoureuse, in l'œuvre fantastique de
Gautier, Op.cit, P93
91
ibid, P81.
92
PUYSEGUR, Du magnétisme animal considéré dans ses rapports avec
diverses branches de la physique, 2éme édition de 1820,Gallimard, Paris,
1980.

27
"[…] j'aperçus devant moi […] une jeune
femme d'une beauté rare […]"93.
Tandis que son regard plein de volupté, est un catalyseur
stimulant intensément le désir érotique du pauvre prêtre
éblouie:
" Ses yeux étaient un poème dont chaque
regard formait un chant. Elle me disait: «
[…] Notre existence coulera comme un rêve
et ne sera qu'un baiser éternel »". " La
belle me jeta un second coup d'œil si
suppliant, si désespéré, que des lames
acérées me traversèrent le cœur […]".94
.
Si on voulait définir, selon des critères
psychiatriques et même psychanalytiques, l'illusion de
Romuald et celle d'Octavien (c'est l'un des termes que les
deux héros utilisent pour décrire leur aventure
chimérique hors du monde), on peut bien la remonter à
la notion d'affection extatique elle aussi étroitement
reliée à la culture du magnétisme95. L'affection extatique
est caractérisée
"Par une parfaite ou incomplète suspension
du monde extérieur et par une forte activité
imaginative s'accompagnant d'un manque
de conscience de la situation réelle."96.
Lors du surgissement de Clarimonde, Romuald s'entrait
dans cet état de vision extatique totalement semblable à
celle de l'opiomane sous l'effet de la drogue dans la Pipe
d'opium:

93
GAUTIER (Théophile de), LA morte Amoureuse, Op.cit, P77
94
Ibid, P 79
95
Sigmund FREUD, Délire et rêves dans La Gravida de Jensen, Op.cit.
96
Luciana GRASSO (università di Palermo), Op.cit, P98.

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28
Page
"Des réseaux de feu et de torrents d'effluves
magnétiques papillotaient autour du moi,
[…] des fils étincelants aboutissaient à
chacun de mes pores […] J'étais dans un
état de somnambulisme complet"97
A la vue de la jeune fille, cécité et vision s'échangent
comme veille et rêve et l'opiomane affirme; « Les
écailles de mes yeux tombèrent »98. Les mêmes paroles
sont presque conservées par Romuald:
"Ce fut comme si des écailles me tombaient
des prunelles […]. L'évêque, si rayonnant
tout à l'heure, s'éteignit tout à coup, les
cierges pâlirent sur leurs chandeliers d'or
comme les étoiles au matin, et il se fit par
toute l'église une complète obscurité. La
charmante créature se détacha sur ce fond
d'ombre comme une révélation angélique
»99.
Et enfin il confesse « j'étais bien emporté loin du monde
…»100.l'apparition de la femme est une révélation
intérieure: celle du désir, de la vie, celle de l'Idéal aussi;
elle éclate dans le monde vide et mort du jeune prêtre.
Elle s'accompagne de l' « angoisse effroyable » qui
annonce l'intrusion du démon et davantage de la Beaurté.
Cette vision extatique explique cette « lucidité étonnante
» par laquelle Romuald saisit Clarimonde; ses sens
agissent avec perfection totale et comme
indépendamment du corps:
" […] quoique je fusse dans un trouble
extrême, rien ne m'échappait: la plus légère
97
GAUTIER (Théophile de), La Pipe d'opium, Op.cit, P112.
98
Ibid, P112.
99
GAUTIER (Théophile de), La morte amoureuse, Op.cit, P77.
100
Ibid, P78

29
nuance, le petit point noir au coin du
menton, l'imperceptible duvet aux
commissures des lèvres, le velouté du front,
l'ombre tremblante des cils sur les joues, je
saisissais tout avec une lucidité
étonnante"101.
Non seulement Romuald connaît son désir, mais il
l'alimente et vit dans l'attente angoissante d'une
possibilité de réalisation. Sa sensibilité s'exprime par des
réactions exaspérées, par de violents troubles qu'il n'a
pas cessé d'exprimer;
" […] je fusse dans un trouble extrême […]
Une angoisse effroyable me tenaillait le
cœur […]""102;
" […] je me sentis plus de glaives dans la
poitrine que la mère des douleurs […]"103;
"[…] il me semblait que ma tête soutenait
seule tout le poids de la coupole. "104.
Il se présente d'abord dans un état d'éblouissement
profond:
"[…] je pâlissais, je rougissais, j'avais des
éblouissements."105.
Romuald était totalement dérouté qu'
" Un de mes camarades eut pitié de moi, il
me prit et m'emmena, j'aurais été incapable
de retrouver tout seul le chemin du
séminaire."106.

101
, Ibid. P78.
102
Ibid, P78.
103
GAUTIER (Théophile de), La Morte amoureuse, Op.cit. P 79
104
Ibid. P80.
105
Ibid. P80
106
Ibid, P 80.

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30
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L'émotion du prêtre s'intensifie lorsqu'il perçoit de loin le
palais Concini que le prince à donner à Clarimonde:
" […] cet âpre chemin qui m'éloigna d'elle,
et que je ne devais plus redescendre, ardent
et inquiet, je couvais de l'œil le palais
qu'elle habitait, et qu'un jeu dérisoire de
lumière semblait rapprocher de moi […]"107
Octavien, le héros d'Arria Marcella, connaît les
mêmes sentiments et les mêmes troubles:
"[…] il éprouvait une espèce d'angoisse
involontaire, un léger frisson, qui pouvait
Etre causé par l'air froid de la nuit, et
faisait frémir sa peau"108.
Son désir le mène à l'espoir de réalisation:
"Il tombait au milieu d'un mystère, et l'on
semblait attendre qu'il fut parti pour
commencer"109
Dés le début, il se présente dans un état de
contemplation profonde devant le moule de cendre. Il
suffit que son ami le touche à l'épaule pour le faire
"Tressaillir comme un homme surpris dans
son secret"110
Le comme ne fait, ici, que suggérer la cause du
mouvement involontaire. L'émotion d'Octavien
s'intensifie quand il arrive dans la cave de la maison, là
où on avait retrouvé le squelette de la femme qui se
présentera ensuite comme Arria Marcella:
"Sa poitrine se gonflait, ses yeux se
trempaient de furtives moiteurs […] et une
larme en retard de deux mille ans tomba
107
Ibid. P84.
108
GAUTIER (Théophile de),Arria Marcella, Op.cit, P210.
109
Ibid, P 210.
110
Ibid, P 200.

31
[…] sur la place où cette femme, pour
laquelle il se sentait pris d'un amour
rétrospectif, avait péri"111

Puis, Il faut de toute façon un double


consentement, une sorte de pacte préalable: sur ce point.
Le désir, le baiser dans une séquence quasi rituelle
vivifient le corps. Il faut que le vivant ait le courage
d'embrasser l'amante morte. Par le consentement de la
volonté l'esprit de la morte rend sur-le-champ le baiser
reçu:
" Je ne pus me refuser cette triste et
suprême douceur de déposer un baiser sur
les lèvres mortes […] un léger souffle se
mêla à mon souffle, et la bouche de
Clarimonde répondit à la pression de la
mienne; ses yeux s'ouvrirent et reprirent un
peu d'éclat"112.
Dans la Pipe d'Opium, la même scène se reproduit.
L'opiomane doit avoir le courage d'embrasser Carlotta et
le baiser est rendu sur le champ par des lèvres déjà
mortes :
"Je me penchai vers elle, je posai ma
bouche sur la sienne, et je lui donnai le
baiser qui devait la faire revivre. Ses lèvres
[…] palpitèrent sous les miennes, et me
rendirent mon baiser […]"113
C'est matériellement par la transformation
progressive de la morte inanimée, en un corps vivant
plein de chaleur et de couleurs que le désir chez Gautier

111
Ibid, P 206.
112
GAUTIER (Théophile de), La Morte amoureuse, Op.cit, P90
113
GAUTIER (Théophile de), La pipe d'Opium, Op.cit, P114.

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est la force constitutive, la vraie magie, la suprême
volonté qui se projette par-delà les mondes114.

Le magnétisme érotique de Gautier, suppose la


rencontre des êtres issus des mondes différents par l'idée:
l'idée d'un rendez-vous simultané, d'une convergence
miraculeuse des désirs, d'un écho transcendant et
symétrique à travers les univers. Les amants se
rencontrent en idée et marche symétriquement l'un vers
l'autre;
"Aussitôt, dit Arria, que ta pensée s'est
lancée ardemment vers moi, mon âme l'a
senti dans ce monde…"; 115
Et Octavien lui répond:
" C'était toi que j'attendais, et ce frêle
vestige conservé par la curiosité des
hommes m'a par son secret magnétisme mis
en rapport avec ton âme"116
" Je t'aimais bien longtemps avant de t'avoir vu, mon
cher Romuald"117 avoue Clarimonde, lors de sa première
rencontre avec Romuald.
L'amant peut être conduit par la créature d'outre-tombe
ou être visité par elle:
"J'avais à peine bu les premières gorgées
du sommeil, que j'entendis ouvrir les
rideaux de mon lit […] et je vis un ombre
de femme qui tenait debout devant moi. Je
reconnus sur-le-champ Clarimonde"118.
114
GAUTIER (Théophile de),, qui croit aux mythes de la réincarnation, prédit
le thème surréaliste de l'efficacité du désir et du sentiment pour améliorer la vie
de l'homme.
115
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P 221
116
Ibid, P 222
117
GAUTIER (Théophile de), La Morte Amoureuse, Op.cit, P94
118
Ibid , P92.

33
Le magnétisme qui joint les mondes et les esprits a
une mission miraculeuse. Les êtres qui s'aiment ainsi ne
se connaissent pas, ils sont unis par une promesse. Tout
se passe comme si la rencontre des mondes, loin de
répéter les amours défunts, réalisait les amours
impossibles. Il réalisait la grande promesse
fondamentale, selon laquelle tout amour a droit à sa
réalité. Le fantastique de Gautier suppose que le non réel
(rêve, désir, idée) a la vocation de devenir réel: ainsi les
mortes sont ressuscitées par l'amour.
A propos de l'amour absolu de Don Juan119,
Gautier dit: " Dieu qui tient toujours les promesses qu'il
fait et qui n'a encore trompé personne en cette vie ou
dans l'autre, assouvira enfin cette âme". On pourrait
presque dire que tout le fantastique de Gautier vient
proclamer cette vérité, qu'il n'y a pas d'amour
impossible; ce qui n'a pas pu être vécu, ce que la réalité a
refusé, se réalisera de toute façon. De là ces mortes
charmantes et avides de plaisir qui ne se résignent pas de
mourir: le désir n'est jamais en vain. L'amant, l'amante
déçus vivront la vie qu'ils n'ont pas vécue.

La jonction se fait, pour l'héroïne, de la mort à la


vie; Clarimonde convoque Romuald par un messager,
Arria Marcella a une entremetteuse, Spirite fait signe la
première, Omphale a tant essayé de capter l'attention du
héros par ses soupirs amoureux. Ou bien, la rencontre se
fait de la vie à la mort, pour le héros, qui franchit un
seuil symbolique pour passer de l'autre coté, prêt à y
vivre, et le plus important prêt à rompre les liens
119
GAUTIER (Théophile de), Histoire de l'art dramatique, t. IV, Hetzel, Paris,
1958, P38.

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matériels et temporels. Dans Deux acteurs pour un rôle,
le théâtre est le lieu de jonction, le lieu qui est ici, mais
qui est déjà un là-bas où le démon est chez lui. Le
hasard – la découverte du pied de momie, la visite d'un
musée pour Octavien dans Arria Marcella, le regard jeté
par Romuald dans la Morte Amoureuse, peut être aussi
ménagé par les puissances cachées.

Les nouvelles fantastiques de Gautier présentent


l'état amoureux comme étant semblable à l'amour de
l'adolescent dont l'intensité fait que;
"L'objet aimée jouit d'une certaine liberté
au regard de la critique, que toutes ses
qualités sont estimées davantage que celles,
de personnes non aimées […]. Le
mouvement qui fausse ici le jugement est
celui de l'idéalisation."120 .

Généralement, chez Gautier, L'amour hypnotise le


jeune héros qui ne peut qu'exécuter, involontairement,
les ordres de son cœur.
Dans Omphale; le jeune étudiant a suffit
l'attraction de la belle marquise comme l'hypnotisé sous
l'influence de l'hypnotiseur;
« Il y avait de quoi en perdre la tête; aussi
je la perdis"121
Le désir de l'amour et la pensée semblent se
confondre, dans Arria Marcella, dans le même pouvoir
de transcender le temps, et de surmonter la séparation
des vivants et des morts; tous les trois relèvent de
l'esprit, qui croit, aime, imagine, qui a le pouvoir de
120
Sigmund FREUD, Psuchologie des foules et analyse du Moi, Etat
amoureux et Hypnose, in essais de psychanalyse, Op. cit, P177.
121
GAUTIER (Théophile de), Omphale, Op.cit, P64.

35
créer ou recréer le passé par-delà la réalité donnée. Donc
à travers la nouvelle on sent une curieuse alliance du
magnétisme et de l'amour
« La puissante évocation de ton cœur a
supprimé les distances qui nous séparent
»122
La situation de Romuald, dans La Morte
amoureuse, après la rencontre nocturne avec
Clarimonde est congénère (semblable) à l'amnésie
(l'oubli) totale du sujet hypnotisé après la séance du
sommeil magnétique. Donc amour et hypnose peuvent
bien, provoquer la même influence :
« Je ne sais où mon esprit était allé
pendant tout ce temps, je n'en ai gardé
aucun souvenir »123.
Le dédoublement de Romuald comporte une sorte de
séparation entre corps et âme. Absent, au sens propre de
lui-même, son âme voyage indépendamment de son
corps.
Dans cette perspective, Freud a établit un
parallélisme entre l'état amoureux et l'hypnose;
"Il n' y a manifestement pas loin de l'état
amoureux à l'hypnose. Les concordances
entre les deux sont évidentes. Même
soumission humble; même docilité, même
absence de critique envers l'hypnotiseur
comme envers l'objet aimé. Même
résorption de l'initiative personnelle; aucun

122
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella; Op.cit, P221.
123
GAUTIER (Théophile de), La Morte amoureuse, Op.cit, P90.

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doute, l'hypnotiseur124 a pris la place de
l'idéal de moi."125
L'amour conserve à la femme le pouvoir de voir
par-delà les limites oculaires et matérielles de la vue.
C'est la seconde vue126, cet esprit de divination qui
appartient à Katy quand elle a pressenti que l'acteur sur
scène n'est pas Henrich et à Prascovie, grâce auquel cette
dernière perçoit brusquement le regard d'Octave, c'est-à-
dire la préscence de l'âme d'Octave dans le corps de son
mari

Si on parle de l"amour et de l'influence du regard


amoureux, on ne peut pas passer sous silence les thèmes
conjugués du regard et de l'œil qui tiennent une place
très importante dans les contes fantastiques de Gautier.
On y trouve en effet une véritable poésie de l'œil, basée
en partie sur des croyances immémoriales, qui font de
cet organe un symbole particulièrement riche et
complexe.
Parmi ces croyances, la plus connue est celle des
yeux comme « miroirs de l'âme ». Par leur mobilité, leur
brillance, les yeux sont l'élément le plus expressif du
visage. C'est pourquoi ils sont considérés généralement
comme des révélateurs de la vie intérieure, des
sentiments.

124
L'hypnotiseur peut ici être un spécialiste qui pratiquait le processus du
sommeil magnétique ou bien l'être aimé qui jouit d'une influence illimitée
auprès de l'amant
125
Sigmund FREUD, Psychologie des foules et Analyse du Moi, Op. cit,
P179.
126
La seconde vue: un phénomène magnétique, la crise du magnétisé reposant
sur une rupture avec le monde sensible et la conscience actuelle, une
concentration des forces intérieures, une transe lucide, où l'esprit libéré voit,
sait, pense au-delà de toutes les limites humaines.

37
D'autre part, toujours en raison de leur
expressivité, les croyances anciennes prêtent volontiers
aux yeux un pouvoir magique, soit bénéfique, soit
maléfique, qui se diffuse dans tout le corps. Dans le
premier cas, on pense à cette « magie » naturelle qu'est
l'amour, qu'un seul regard peut susciter; dans l'autre cas,
il s'agit de la croyance au mauvais œil, un thème central
de Jettatura.
Les yeux ont un pouvoir de révélation, de
domination, de création peut-être, d'action en tout cas.
C'est typiquement les yeux du docteur Cherbonneau:
" Rien n'est opaque pour mes yeux; mon
regard traverse tout, je vois distinctement
les rayons de la pensée; et comme on
projette les spectres solaires sur un écran,
je peux les faire passer par mon prisme et
les forcer à se réfléchir sur la toile blanche
de mon cerveau"127
Ces yeux profonds comme une galaxie, et disposés en
auréole comme ceux d'un hibou, semblent contenir
l'infini du ciel, briller d'une lumière propre, enfermer une
puissance mystérieuse de rayonnement qui pénètre les
apparences, voit le fond des choses et agit sur lui.

Dans Spirite, le compatriote de Swedenborg, le


baron de Féroë avait des yeux remarquables qui
dévoilent ces capacités de franchir l'inconnu:
"Il y avait dans ses yeux d'un gris bleuâtre
une expression indéfinissable et leur
regard, ordinairement à demi voilé par des
longs cils blanchâtres, dardait parfois une

127
GAUTIER (Théophile de), Avatar, Op.cit, P799.

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38
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flamme aiguë et semblait voir au-delà de la
portée humaine"128

Il est aussi l'espace privilégié de l'investissement


libidinal, le noyau générateur du plaisir. L'âme est dans
le regard: l'œil est ainsi l'incarnation parfaite de la
puissance du magnétisme et de son pouvoir miraculeux.
Mobile et brillant, l'œil révèle la vie, alors même
que le reste du visage serait fixe comme celui d'un
statue. C'est par les yeux que la Marquise T…, sur sa
tapisserie révèle sa vie surnaturelle au jeune narrateur
d'Omphale:
" Il me sembla que les yeux d'Omphale
avaient remué"129
" Elle est un lieu mythique, incorruptible,
atemporel, éternel"130. La prunelle de l'œil concentre et
oriente « l'électricité intellectuelle »131: comme un
courant, la pensée se meut dans l'espace et agit à distance
sur les esprits et les choses.
Dans la morte Amoureuse, Clarimonde s'est servi
de cette 'électricité intellectuelle pour séduire et
convaincre Romuald:
" Je te jetai un regard où je mis tout
l'amour que j'avais eu, que j'avais et je
devais avoir pour toi, un regard à damner
un cardinal, à faire agenouiller un roi à
mes pieds devant toute sa cour […]"132

128
GAUTIER (Théophile de), Spirite, Op.cit, P 1439.
129
GAUTIER (Théophile de), Omphale, Op.cit, P61.
130
Nori FORMASIER, ( Università di Psa), Pulsions et fonctions de l'idéal
dans les contes fantastiques de Gautier, Op. cit, P68.
131
Formule de G. POULET, op. cit, p288
132
GAUTIER (Théophile de), La Morte Amoureuse, Op.cit, P94.

39
C'est dans cette mesure que Gautier décrit avec
minutie remarquable les yeux fascinants de Clarimonde:
" Quels yeux! Avec un éclat ils décidaient
de la destinée de l'homme; ils avaient une
vie, une limpidité, un ardeur, une humanité
brillante que je n'ai jamais vues à un œil
humain; il s'en échappait des rayons pareils
à des flèches et que je voyais distinctement
aboutir à mon cœur"133.

Chez Gautier, la couleur, et spécialement celle des


yeux, est fortement symbolique. On a souvent réduit la
dette de Gautier envers la peinture à un usage démesuré
de la description: il écrit en peinture en pratiquant une
écriture colorée134.les taches de la couleur font le sens du
récit, définissent les personnages, dévoilent le bien, le
mal, la vie et la mort.
Dans le Chevalier Double, les couleurs chaudes
trahissent dans les yeux une âme maléfique, alors qu'une
teinte froide, comme le bleu est un signe bénéfique. Ce
récit est en effet une écriture en peinture. Les couleurs
néfastes sont le noir, le rouge, l'orangé et le vert. Ainsi,
le noir est le symbole de la malédiction; les yeux du
chanteur, le corbeau, l'œil d'Oluf, la forêt, le ciel. Le
rouge évoque le même sens : l'étoile néfaste, le sang sur
la neige, la rougeur d'Edwige, l'enfant blanc et vermeil.
L'œil orangé d'Oluf- l'orange est un mélange du blanc et
du rouge- dévoile sa dualité désastreuse. De l'autre coté,
il y a le blanc signe de la pureté: le neige, Edwige
pleurante, le cygne, le bleu des yeux d'Oluf, à la fin,

133
Ibid, P75.
134
Marie Claude SCHAPIRA « le langage de la couleur dans les nouvelles de
Th. Gautier », l'art et l'artiste, in Bulletin de la société Th. Gautier, 1983, N. 7.

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Page
indique sa délivrance et la fin de son malheur; donc le
bleu est le symbole de la paix et du bonheur.
Les yeux verts ont quelque chose de sinistre,
également, par leur connotation reptilienne (Proverbe «
yeux verts, yeux de vipères »). Lorsque Clarimonde,
dans La morte amoureuse, suce le sang de Romuald,
elle révèle sa nature de vampire. Romuald remarque
alors que « la pupille de ses prunelles vertes était
devenue oblongue au lieu de ronde"135. La pupille
oblongue, c'est-à-dire allongée est caractéristique de l'œil
du serpent; Clarimonde trahit par ses yeux son
appartenance au monde infernal. Dans la même
perspective, les prunelles de Paul d' Aspremont, le
protagoniste de Jettatura, se transforment. De grises
qu'elles sont habituellement, elles deviennent vertes dés
qu'elles se posent sur quelque chose; autrement dit, elles
prennent leur couleur maléfique en se fixant sur une
cible. En fait, toutes les couleurs oculaires négatives se
retrouvent dans ses prunelles, dés que leur funeste
pouvoir est en éveil: elles " devenaient vertes, se
tigraient de points noirs, se striaient de fibrilles
jaunes"136.
Moins foncièrement maléfique que l'œil vert
reptilien, l'œil félin de couleur jaune connote néanmoins
le pouvoir dominateur, la force inquiétante. Le
marchand d'antiquités, dans Le pied de momie, a de «
petits yeux jaunes »137: on apprend plus loin qu'il est la
réincarnation d'un amoureux déçu de la princesse
Hermontis, et qu'il a lui-même, par vengeance, mutilé
135
GAUTIER (Théophile de), La morte amoureuse, Op.cit, P 98.
136
GAUTIER (Théophile de), Jettatura, in Choix de romans et de contes de
Th. Gautier, Op.cit, P849.
137
GAUTIER (Théophile de), Le pied de momie, in l'œuvre fantastique de
Gautier, les nouvelles, Op.cit, P 140.

41
d'un pied sa momie. On se souvient aussi des « jaunes
prunelles de lion » de l'abbé Sérapion dans La morte
amoureuse qui se fixaient sur Romuald révélant
l'accusation.
L'œil est souvent l'emblème de la conscience
morale: Victor Hugo, dans « Caïn », l'un des premiers
poèmes de La légende des siècles, a tiré de ce
symbolisme une allégorie significative. Après avoir tuer
son frère Abel, Caïn fuit sans cesse un œil énorme, dans
le ciel, qui symbolise le remords de sa conscience et le
poursuit sans relâche.

Ceci nous amène à considérer le regard, cette


force immatérielle qui émane de l'œil. Dans l'antiquité,
on se figurait le regard comme un rayon partant de l'œil,
comme d'une lampe ou d'un phare. Ce rayon de lumière
possédait de redoutables pouvoirs.
Dans certains mythes, les yeux tuent: c'est
le cas de la Méduse, dont le regard transforme tout être
vivant en pierre. A l'inverse, le regard que l'être aimé
pose sur nous vivifie, guérit, exalte.
Dans Arria Marcella, le regard joue un rôle
particulièrement fatal.
« Le regard rétablit la distance, ouvre la
possibilité de stimuler le désir, de le
mobiliser en évitant […] la chute définitive
dans la mort. Il attire dans le présent les
restes d'un passé enfoui et les dispose dans
un décor archéologique […]"138.

138
Carlo PASI, Le fantastique archéologique de Gautier, Bulletin de la société
Th. Gautier, N.6, 1984, P87.

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Ainsi le regard d'Octavien en contemplant de
l'empreinte du sein au musée de Naples a stimulé son
désir de retrouver le passé dans le présent:
"Grâce au caprice de l'éruption qui détruit
qui a détruit quatre villes, cette noble forme
tombée en poussière depuis deux mille ans
bientôt, est parvenue jusqu'à nous, la
rondeur d'une gorge a traversé les siècles
lorsque tant d'empires n'ont pas laissé de
trace"139
Ce désir impossible a pu abolir miraculeusement
les distances entre les siècles dans une démarche qui ne
peut se réaliser que lors d'un rêve ou d'un sommeil
magnétique
"La vue de cette gorge d'un contour si
correct, […] troubla magnétiquement
Octavien; il lui sembla que ces rondeurs
s'adaptaient parfaitement à l'empreinte en
creux du musée de Naples"140
Le regard velouté d'Arria Marcella « lourd et
brûlant comme un jet de plomb »141 a dévoilé l'amour de
son cœur et a capté totalement l'esprit du jeune français
qui « ne voyait plus que l'œil noir et profond d'Arria »142.
A cause de ce regard « chargé d'une indéfinissable
expression de tristesse voluptueuse et d'ennui
passionné"143, la vie d'Octavien est à jamais bouleversée:
"En regardant cette tête […] il comprit qu'il
avait devant lui son premier et dernier
amour […] et son âme redevenir vierge de
139
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit P199
140
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P218.
141
Ibid, P218.
142
Ibid, P219.
143
Ibid, P218.

43
toute émotion antérieure. Le passé144 avait
disparut"145

Le thème du regard qui fait basculer un destin, en


un instant se trouve aussi dans La morte amoureuse et
le chevalier double.
Le jour de son ordination, Romuald, le jeune
prêtre, est dans le parfait état d'enchantement, heureux
dans « le sein de sa mère l'Eglise »146. C'est alors que ses
yeux le trahissent. Le regard jeté «par hasard» par
Romuald vers Clarimonde, a éveillé promptement les
puissances cachées de son âme et lui dévoile des
nouveaux horizons que son innocence ou plutôt son
ignorance lui avait privés:
« […] j'étais d'une innocence parfaite »147,
« Un humble séminariste […] sans aucun
rapport avec le monde »148,
C'est parfaitement l'effet du magnétisme. Un regard
donné, un regard reçu ont un effet désastreux sur la
destinée de l'homme.
L'innocence parfaite du personnage de Gautier le
prépare à vivre hors du monde, qui n'est définitivement
pas son royaume et à voir et aimer l'absolu beauté.
De fait, ce coup de foudre qui marque l'instant de
sa véritable naissance au monde lui révèle, en même
temps que le savoir de la vie, la confusion de l'être et du
paraître.

144
Certes, le passé ici est certainement le passé d'Octavien le français du
XIXème siècle qui se limite dans une dizaine d'années et non pas le passé
antique où se trouve Arria Marcella.
145
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P218.
146
Marie-Claude SCHAPIRA, Le regard de Narcisse, Op. cit, P26.
147
GAUTIER (Théophile de), La Morte Amoureuse, Op.cit, P 76
148
Ibid, P 75.

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"A mesure que je regardais, je sentais
s'ouvrir dans moi des portes qui jusqu'alors
avaient été fermées […] la vie
m'apparaissait sous un aspect tout autre; je
venais de naître à un nouvel ordre
d'idées"149.

C'est par cette magique idéale traversée de l'œil


de la belle créature que Romuald découvre la sexualité.
Semblable à celui d'Arria Marcella, le regard de
Clarimonde entre ouvre des perspectives infinies sur le
bonheur qu'assurerait un amour délivré des bienséances
et des interdits:
"Si tu veux être à moi, […] les anges te
jalouseront. Déchire ce funèbre linceul où
tu vas t'envelopper; je suis la beauté, je suis
la jeunesse, je suis la vie, viens à moi nous
serons l'amour".
Le message des yeux verts de mer révèle à Romuald que
l'amour est la vie, l'avenir et la joie.

Confrontée à tant d'ignorance, Clarimonde n'a pas


eu grand mal à devenir initiatrice. A la faveur d'une
curieuse confusion sémantique, elle prend les attributs de
la religion:" La charmante créature se détachait sur ce
fond d'ombre comme une révélation angélique."150
Tandis que Romuald sur la voie de la
consécration, se compromet dangereusement avec le
vocabulaire profane:
"Jamais jeune fiancé n'a compté les heures
avec une ardeur plus fiévreuse."151
149
GAUTIER (Théophile de), La Morte Amoureuse, Op.cit, P78.
150
Ibid, P77.
151
Ibid, P 80.

45
A cet instant, on peut interpréter ce glissement de
langage comme un piège diabolique. Aussi le héros est-
il victime d'une douloureuse scission du moi provoquée
par le regard de désir:
" Un seul regard avait suffi pour me
changer"152

Dans le Chevalier double, le narrateur


recommande aux femmes de ne pas regarder n'importe
qui, car:
"Cette histoire montre comment un seul
moment d'oubli, un regard même innocent,
peuvent avoir d'influence"153
C'est par les yeux que la malédiction pénètre dans
l'âme; et le jeune prêtre renonce à sa vocation:
"Être prêtre! C'est-à-dire chaste, ne pas
aimer, ne distinguer ni le sexe, ni l'âge, se
détourner de toute beauté, se crever les
yeux… ".154
La formule se crever les yeux est ici capitale, elle
signifie le suicide car renoncer à ses yeux , renoncer à la
vue, à la contemplation, c'est-à-dire renoncer à la vie.
Romuald annonce le Jettatore Paul d'AAspremont!
Aussi Romuald regrette-t-il de ne pas avoir fait un pacte
avec ses yeux. Il s'agit d'une allusion au personnage
biblique Job, le juste qui avait promis à ses yeux de ne
pas les exposer à la tentation.
Ne pas regarder, symboliquement, c'est effacer,
abolir le danger qui menace. C'est du moins se donner
l'illusion, comme l'Autriche qui met sa tête dans le sable;
d'y échapper. Arria Marcella, devant l'apparition de son
152
GAUTIER (Théophile de), La Morte Amoureuse, Op.cit, P81
153
GAUTIER (Théophile de), Le Chevalier Double, Op.cit, p132
154
GAUTIER (Théophile de), La morte amoureuse, Op.cit P 79.

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père, suit la même illusoire: elle « se cache la figure
sous un pli de son manteau » pour « s'épargner au moins
l'horreur de le voir »155. Son père représente, en effet, le
christianisme qu'elle déteste.

Si le regard, en général, possède ce pouvoir,


certains êtres ont un don particulier « le mauvais œil» ou
fascino en italien, comme nous l'apprenons dans
Jettatura. « Le mauvais œil » est une ancienne obsession
de Gautier. Il suppose que certains êtres ont des
influences maléfiques qu'ils mettent en œuvre, quelque
fois en dépit de leur volonté; les objets mêmes peuvent
rayonner des ondes funestes. Le « mauvais œil » avec
cette puissance de réflexion de la lumière qui crée un
influx meurtrier, est un magnétiseur dont le côté
désastreux serait hyperbolique
"Cette superstition plus ou moins profonde
selon les peuples, mais universelle, vient de
notre croyance aux forces invisibles et à la
puissance magnétique d'hommes doués de «
pouvoirs»."156
Cette croyance au « mauvais œil » se trouve
surtout dans le monde méditerranéen, notamment en
Italie, un pays que Théophile Gautier adorait et qu'il
avait traversé durant ses voyages. C'est dans le sud de
l'Italie, à Naples, qu'il situe l'action de Jettatura. De
même, en Italie, Prosper Mérimée situe la dernière scène
de sa nouvelle Colomba, au cours de laquelle une femme
attribue « le mauvais œil » à la redoutable vengeresse
corse.

155
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P222.
156
Marcel SCHNEIDER, Histoire de la littérature fantastique en France, Paris,
Fayard, Paris, 1985, P 228.

47
Ce problème fastidieux est longuement exprimé
dans Jettatura. L'intrigue est la suivante: Paul aime
Alicia Ward et en est aimé; une série de coïncidences,
font bientôt penser à son entourage et à lui-même qu'il a
le mauvais œil. Il tue en duel le comte d'Altavilla qui
s'est était opposé à lui et, voyant dépérir Alicia, finit par
se crever les yeux pour préserver la vie de celle qu'il
aime. Peine perdue: elle meurt; il se suicide. En effet,
Paul d'Aspremont, le personnage le plus tragique de
Gautier, mérite une place à part: il relèvent du type du
héros magnétiseur où la volonté outrepasse
dangereusement les limites de l'homme.
Dans Jettatura, le comte d'Altavilla précise la
conception que donne Gautier sur le mauvais œil; « […]
la jettatura est involontaire; elle s'exerce à l'insu de ceux
qui possèdent ce don fatal […] ils en déplorent les effets
plus que personne. » 157. Il s'agit d'une malédiction que
la fatalité fait peser sur Paul, sans que sa volonté y
puisse rien. D'où son sentiment d'être possédé du Diable
qui s'est emparé de lui: « […] il était donc, lui chrétien,
en proie aux puissances de l'enfer, et le mauvais ange
regardait par ses prunelles. »158. Cette austérité joint à la
double nature de Paul qui fait que
« Bien que doué des instincts les plus
affectueux […] il portait le malheur avec
lui. Son regard, involontairement, […]
nuisait ceux sur qui il s'arrêtait quoique
dans une intention sympathique »159,
l'apparente à un autre héros de Gautier, Oluf
le « chevalier double ».

157
GAUTIER (Théophile de), Jettatura, Op.cit, P 874
158
Ibid, P 869
159
GAUTIER (Théophile de), Jettatura, Op.cit, P 881

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48
Page
On se souvient que dans ce dernier récit, présenté
par le narrateur comme un « légende de Norvège »160,
comment le chanteur de Bohème a pu « fasciner » la
fragile Edwige,
"L'étranger était beau comme un ange,
mais comme un ange tombé161, il souriait
doucement, il regardait doucement, et
pourtant ce regard et ce sourire vous
glaçaient de terreur et vous inspirait l'effroi
[…] une langueur perfide comme celle du
tigre qui guette sa proie […]"162
En un sens son regard pénétrant était équivalent à un
acte sexuel, puisque l'enfant d'Edwige portera sa marque
maléfique. Oluf est le « fils » du troubadour (poète), du
moins au sens symbolique.
Dans La Morte amoureuse, « les deux jaunes
prunelles de lion» l'abbé Sérapion, ne dévoilent-elles
pas sa puissance ravageuse? (destructive). Il a pu par ses
pouvoirs maléfiques de persuasion mener Romuald à
détruire le corps de Clarimonde et l'amener ainsi à un
sort lamentable. D'autre part, Romuald parle de l'éclair163
du regard de Clarimonde qui divulgue (dénonce) son
pouvoir maléfique.
Les yeux du dandy dans Onuphrius dévoilent ses
pouvoirs maléfiques et l'apparente à Satan:
" […] tant de méchanceté dans cette
prunelle qui flamboyait à travers la glace
du lorgnon comme l'œil d'un vampire […]

160
GAUTIER (Théophile de), Le chevalier double, Op.cit, P 132
161
L'ange tombé, c'est Lucifer. Lucifer était le plus beau des anges, avant
d'être jeté par Dieu dans l'abîme.
162
GAUTIER (Théophile de), Le chevalier double, Op.cit, P124
163
Dans la superstition le mauvais œil jette des rayons et des éclairs. Dans la
mythologie, l'arme favorite de Jupiter était l'éclair.

49
on eut dit que son regard de lynx ou de
loup-cervier plongeait au profond de leur
cœur…".

Dans les nouvelles de Gautier, il y a une


projection du rêve dans la réalité. Aussi le récit
fantastique de Gautier se présente-t-elle comme un rêve,
une séquence de vie nocturne qui conserve à l'aventure
une certaine ambiguïté: le héros a-t-il rêve? Au matin,
toujours, il se réveille, ou émerge d'un sommeil
cataleptique qui peut passer pour le sommeil.
La pipe d'Opium confond rêve et vision: la vision
est dans le rêve; la « chambre noir » du rêve est une
clarté spirituelle, l'espace de la projection de l'âme.
Onuphrius est marqué à jamais par son long
cauchemar, il n'en sortira plus, et vivra les mêmes
moments de dépersonnalisation que son rêve lui a
offerts; il finit dans le somnambulisme et la catalepsie
permanents, privé du rameau d'olive « qui lui aurait
permis de retourner son chemin dans le labyrinthe du
songe ».
Dans Les nouvelles fantastiques de Gautier, il y a
cinq type de rêves.
-Le premier cas, est celui des récits où le héros est
explicitement endormi:
La Pipe d'Opium;
« le sommeil […] ensabla mes prunelles
[…] et mes yeux devinrent chauds et
lourds j'endormis »164,
Onuphrius:

164
GAUTIER (Théophile de), La pipe d'Opium; Op.cit, P 110.

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50
Page
« Il fit une multitude de rêves,
incohérents… »165.
-Le second cas est celui des textes où le rêve est indécis:
Omphale:
« je fis cette nuit là un rêve, si toutefois
c'était un rêve »166;
-Le troisième est le cas où le héros voit l'impossible
pleinement éveillé: dans La cafetière, Théodore craint
que l'on le prend pour un fou
« Oh! Non, je n'ose pas dire ce qui arriva,
personne ne me croirait… »167.
Octavien accepte le rêve comme une réalité
« Un prodige inconcevable le reportait, lui
Français du XIX‛ siècle, au temps de Titus,
non en esprit, mais en réalité, ou faisait
revenir à lui, du fond du passé, une ville
détruite …"168 .
-Le quatrième est le cas de La Morte amoureuse om réel
et songe s'échangent avec le même degré de certitude ou
d'illusion:
« Je ne pouvais plus distingué le songe de
la veille, et je ne savais pas où commençait
la réalité »169.
-Le cinquième est enfin où le héros dans le sommeil est
aussi bénéficiaire d'un éveil suprême: dans Le pieds de
momie, le héros se trouve par-delà l'état de veille et de
songe.
« Les yeux de mon âme s'ouvrirent, et je
vis ma chambre telle qu'elle était
165
GAUTIER (Théophile de), Onuphrius, Op.cit, P 36.
166
GAUTIER (Théophile de), Omphale, Op.cit, P 61.
167
GAUTIER (Théophile de), La cafetière, Op.cit, P 13.
168
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P212.
169
GAUTIER (Théophile de), La Morte amoureuse, Op.cit, P 96

51
effectivement: j'aurais pu me croire éveillé,
mais une vague perception me disait que je
dormais…"170.
Il sait qu'il dort et qu'il voit. Mais lui-même croit
rêver dans son voyage miraculeux.
La mise en scène nocturne et presque onirique du
récit fantastique aboutit à une équivalence du réel et du
songe: pour l'âme la vie peut n'être qu'un songe et le
songe devenir la vraie vie. Ce retournement « nervalien
», parfaitement admis par Gautier, est le thème de la
morte amoureuse, où le héros juge qu'il se réveille
quand il rêve et qu'il rêve quand il s'éveille et aussi
d'Arria Marcella car la marche dans Pompéi reconstitué
semble un rêve et Octavien accepte la présence d'Arria «
comme dans les rêves » on admet la survie des défunts.

Ce voyage des personnages en eux-mêmes, dans


le passé et dans le futur, n'est pas différent de cet autre
trip que réalise l'expérience du « paradis artificiel », la
drogue. C'est un déplacement encore, un transport de
l'âme dans une réalité extatique, qui remplace la plate
réalité sans la supprimer, un déplacement des formes,
des substances, des identités y compris celle du rêveur
drogué. En ce sens il y a une unité entre les nouvelles de
la drogue et les autres: l'extase où le moi se perd et se
retrouve plus lucide, plus apte à se perdre dans le non
moi, réalise la même souveraineté spirituelle171. Le
hachichin décrit l'influence magique de la drogue:

" Je compris alors le plaisir qu'éprouvent,


suivant leur degré de perfection, les esprits
170
GAUTIER (Théophile de), La Pipe d'Opium, Op.cit, P 143
171
George POULET, Etudes sur le temps humain, Paris, Plon, 1949, P285 à
287.

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52
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et les anges en traversant les éthers et les
cieux, et à quoi l'éternité pouvait s'occuper
dans les paradis Rien de matériel ne se
mêlait à cette extase, aucun désir terrestre
n'en altérait la pureté"172
Octavien se dirigeant vers Pompéi nocturne est pris par
« une ivresse poétique »173 qui est la vraie du drogué, «
cet état de somnambulisme complet »174 où se trouve
l'opiomane. La drogue semble coïncider avec le pouvoir
générateur de l'esprit, l'expérience commune à
l'opiomane et au « hachichin », c'est l'instauration d'un
univers mouvant et fluide, en constance métamorphose.
Ainsi dans la Pipe d'Opium, Carlotta a trois visages.
Dans le Club des hachichins, l'aventure du hachichin est
en perpétuelle changement: d'abord elle prend le forme
d'une hallucination grotesque, puis d'une
dématérialisation et enfin d'une perméabilité de l'objet et
du sujet susceptibles de s'échanger:
"Je me fondais dans l'objet fixé et je
devenais moi-même cet objet"175.
Le passage d'une vie à l'autre est une
métamorphose; pas seulement dans l'esprit de l'adepte,
mais aussi, semble-t-il, dans les faits: le salon où se
trouve Gautier parait tout à coup se métamorphoser lui
aussi:
"L'endroit où je me trouvais était bien le
même, mais avec la différence de l'ébauche
au tableau" 176

172
GAUTIER (Théophile de), Le Club des hachichins, in l'œuvre fantastique,
1- les nouvelles, Bordas, Paris, 1992, P184.
173
GAUTIER (Théophile de), Arria Marcella, Op.cit, P 209.
174
GAUTIER (Théophile de), La Pipe d'Opium, Op.cit, P112.
175
GAUTIER (Théophile de), Le club des hachichins, Op.cit, P 184.
176
GAUTIER, Le Club des Hachichins, Op.cit, P 179

53
Ce détail suffit à jeter le discrédit sur la vie réelle, au
profit du rêve. Et si ce monde du rêve est plus beau, c'est
que:
"Les liens de la matière et de l'esprit
étaient déliés"177
Dans le rêve du drogué, comme dans le sommeil
magnétique la volonté de l'âme s'amplifie:
"Faisant un appel désespéré aux forces de
mon âme, je réussis, par une énorme
projection de volonté, à soulever mes pieds
…"178
Le haschich se confond avec l'acte poétique ou
magique qui transporte l'âme dans son univers, hors du
temps, et de l'espace, dans les mondes des types et des
formes fantastique. Donc le rêve révèle ici l'extase dans
laquelle plonge l'auteur et le désir de s'évader hors du
monde: espoir typiquement romantique

Donc le fantastique de Gautier affirme la


suprématie, la libération de l'âme, l'exaltation du rêve et
de la vision.
" A un certain point de vue, le rêve existe autant
que la réalité"179 La vie de l'imagination, le regard
intérieur vont devenir les plus vrais.
En perdant son moi, l'être endormi, voit, sait,
pense. Il est au plus profond de lui et hors de lui, dans
l'ailleurs idéal, dans les régions plus pures de la
spiritualité où le sensible et l'extrasensible, le naturel et
le surnaturel se confondent.

177
Ibid, P 183
178
Ibid, P186.
179
GAUTIER (Théophile de), Jettatura, in choix de romans et de contes,
Op.cit, P881.

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54
Page
En science comme en littérature, Le magnétisme
rend à l'être son double impeccable, exploite ses
puissances complètes et primitives, affirme son statut
d'omniscient et de tout-puissant. Il peut voir l'impossible
et l'invisible. Il peut entendre les morts et le son des
âmes. Bref, la voix de sa perfection est scrutée!
Dans la perspective du double, le magnétisme
participe au développement des perspectives nouvelles
sur la vie et l'esprit:
"l'hypnotisme fournit un premier modèle de
l'esprit humain, celui d'un double moi: un
moi conscient, mais limité, le seul dont
l'individu ait conscience, et un moi
subconscient, bien plus vaste, ignoré par le
conscient, mais doué de pouvoirs […]
mystérieux"180

Somme toute, l'expérience accumulée par


plusieurs générations de magnétiseurs et d'hypnotiseurs
tout au long du XIX‛ siècle a donné naissance au
développement d'un système cohérant de psychiatrie
considérée comme le germe de la psychanalyse
moderne.

Mais si le magnétisme évoque le double


irrépréhensible de l'homme, en revanche, la
psychanalyse propose d'autres aspects du double, moins
parfaits, dont le premier est l'être en proie de
l'ambivalence. Mais qu'est ce que l'ambivalence?
Comment se manifeste l'ambivalence des personnages
dans les nouvelles fantastiques de Gautier? Comment
180
HENRI HELLENBERGER, Histoire de la découverte de l'inconscient,
Op.cit. P 194.

55
l'écriture de l'auteur a-t-elle pu mettre en valeur ce
concept psychanalytique? Quelle est l'originalité de
l'ambivalence chez Gautier? La réponse sera dans le
chapitre suivant intitulé: l'ambivalence.

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