Michel Foucault Raymond Roussel 2
Michel Foucault Raymond Roussel 2
Michel Foucault Raymond Roussel 2
Raymond
Roussel
Le Chemin
Gallimard
DU MEME AUTEUR
RAYMOND
ROUSSEL
GALLIMARD
© 1963, Éditions Gallimard.
I
L E S E U IL E T LA C L E F
LES B A N D E S D U B IL L A R D
des figures vont naître qui sont parmi les plus fami
lières de Roussel : emprisonnement et libération, exo
tisme et cryptogramme, supplice par le langage et
rachat par ce même langage, souveraineté des mots
dont l’énigme dresse des scènes muettes, comme celle
des invités sidérés qui tournent autour du billard en
une sorte de ronde où la phrase cherche à se recons
tituer. Tout cela forme le paysage naturel des quatre
œuvres centrales de Roussel, des quatre grands textes
qui obéissent au « procédé » : Impressions d'Afrique,
Locus Solus, l'Etoile au Front, Poussière de Soleils.
Ces prisons, ces machines humaines, ces tortures
chiffrées, tout ce lacis de mots, de secrets et de signes
sont merveilleusement issus d’un fait de langage :
une série de mots identiques qui dit deux choses dif
férentes. Exiguïté de notre langue qui, lancée dans
deux directions différentes, soudain est ramenée en
face d’elle-même et contrainte de se croiser. Mais on
peut dire aussi bien que c’est là une remarquable
richesse, puisque ce groupe de mots simples, dès
qu’on le soulève, éveille tout un grouillement séman
tique de différences : il y a les lettres (épistolaires) et
les lettres (graphiques) ; il y a les bandes du drap vert,
et celles sauvages, hurlantes, du roi anthropophage.
L’identité des mots — le simple fait, fondamental
dans le langage, qu’il y a moins de vocables qui dési
gnent que de choses à désigner — est elle-même une
expérience à double versant : elle révèle dans le mot
le lieu d’une rencontre imprévue entre les figures du
monde les plus éloignées (il est la distance abolie, le
LES B A N D E S D U B I L L A R D 23
point de choc des êtres, la différence ramassée sur
elle-même en une forme unique, duelle, ambiguë,
minotaurine) ; et elle montre un dédoublement du
langage qui, à partir d’un noyau simple, s’écarte de
lui-même et fait naître sans cesse d’autres figures
(prolifération de la distance, vide qui naît sous les
pas du double, croissance labyrinthique des corridors
semblables et différents). En leur riche pauvreté, les
mots toujours conduisent plus loin et ramènent à
eux-mêmes ; ils perdent et se retrouvent ; ils filent
à l’horizon en dédoublements répétés, mais reviennent
au point de départ en une courbe parfaite : c’est bien
ce qu’ont dû reconnaître les invités mystifiés tournant
autour du billard et découvrant que la ligne droite des
mots c’était précisément le trajet circulaire.
Cette merveilleuse propriété du langage d’être riche
de sa misère, les grammairiens du xvm e siècle la
connaissaient bien ; et dans leur conception purement
empirique du signe, ils admiraient qu’un mot fût
capable de se détacher de la figure visible à laquelle
il était lié par sa « signification », pour aller se poser
sur une autre, la désignant dans une ambiguïté qui est
à la fois limite et ressource. Là le langage trouve l’ori
gine d ’un mouvement qui lui est intérieur : son lien
à ce qu’il dit peut se métamorphoser sans que sa
forme ait à changer, comme s’il tournait sur lui-
même, traçant autour d’un point fixe tout un cercle de
possibles (le « sens » du mot comme on disait alors),
et permettant hasards, rencontres, effets, et tous les
labeurs plus ou moins concertés du jeu. Ecoutons
24 RAYMOND ROUSSEL
R IM E E T R A IS O N
A U B E S, M IN E , C R I S T A L
LA M É T A M O R P H O S E
E T LE L A B Y R I N T H E
LA S U R F A C E D ES C H O S E S
LA L E N T IL L E V I D E
Un dé
Brille à son doigt; avec Vextrémité du pouce
Elle Vécarte par une pression douce
Et le soulève un peu, seulement pour laisser
De l'air nouveau, plus vif, plus frais, s'y glisser
L'aiguille qu'elle tient en même temps dessine
Sur l'ouvrage son ombre appréciable et fine
Dont les côtés sont flous et débordants ; le fil
Très court, ne pouvant plus durer est en péril
De séparation soudaine ; pour qu'il sorte
De l'aiguille, la moindre impulsion trop forte
Suffirait bien ; l'ouvrage est en beau linge fin
Le fil part d'un ourlet mou qui tire à sa fin ;
Le linge se chiffonne, obéissant et souple,
Manié fréquemment...
entre eux, les choses entre elles, mais aussi les mots
et les choses contractaient une alliance promise à d’in
finies répétitions. Les Nouvelles Impressions, à la
recherche de l’imposible identité, font naître de minus
cules poèmes où les mots se heurtent et s’écartent,
chargés d ’électricité contraire ; en un vers ou deux,
ils parcourent une infranchissable distance entre les
choses, établissent de l’une à l’autre le contact d’un
éclair qui les rejette à l’extrême de la distance. Ainsi
surgissent et scintillent un moment d’étranges figures,
poèmes d’une seconde où s’abolit et se reconstitue, en
un mouvement instantané, l’écart des choses, leur vide
intercalaire.
Poèmes des impossibles confusions :
L E S O L E IL E N F E R M É
RAYMOND R O U S S E L