La Reincarnation
La Reincarnation
La Reincarnation
INTRODUCTION
La réincarnation est une idée qui monte. Des enquêtes révèlent qu’aujourd’hui entre 20
et 25 % d’entre nous, dans notre société, en admettent l’idée. Chez les jeunes la proportion
s’élève à 31 % 1.
Cependant, le thème est à peu prés inabordable. Dans une discussion, souvent, je
pourrais faire la remarque suivante : “ Ce que vous dites n’a de sens qu’à la condition de
supposer que la réincarnation n’existe pas. Or, il y a beaucoup d’expériences qui semblent
montrer que la réincarnation pourrait bien être une réalité ”. Si je ne la fais pas, c’est que
très souvent cela ne me semble même pas possible. Mais pour inabordable qu’elle soit, elle
est aussi inévitable, logiquement, sociologiquement et philosophiquement.
Logiquement, en raison de la qualité des observations qui tendent à montrer son
existence. Sociologiquement, à cause de l’augmentation régulière du nombre de ses
adhérents, et il faudra bien qu’un jour ou l’autre l’Université se décide à aborder le
problème d’une toute autre manière que par le mépris souverain de ces observations. Mépris
qui ne se justifie par aucun examen sérieux. Et philosophiquement enfin, à cause de
l’extrême richesse de ses implications. C’est une révolution profonde qui est en train de
s’opérer. On ne peut évidemment pas du tout penser de la même façon sur des quantités de
questions si on pense que la réincarnation existe ou non.
Il est vraiment piquant de voir qu’une révolution silencieuse est peut-être en train de
s’opérer sous le nez et à la barbe de nos intellectuels ainsi que de ceux qui, il y a seulement
une quarantaine d’années, était disposé à faire une révolution extrêmement bruyante. Mais
cela doit il nous surprendre ? Il y a un lieu où ils n’ont jamais été capables de faire la
révolution : dans leur tête. Cette révolution est d’ailleurs bien plus radicale que celle qu’ils
préconisaient. La leur ne concernait jamais que nos structures sociales, celle-ci concerne nos
structures de pensée.
Ainsi, s’ils ont raté leur révolution, au moins ils ne loupent pas la contre révolution. Ils
ont lutté contre cette idée et, pour beaucoup n’en doutons pas, ils lutteront encore avec une
fermeture d’esprit totale. Mais vont-ils louper la contre révolution aussi radicalement qu’ils
ont loupé leur révolution ? Cette révolution silencieuse va-t-elle finir par s’imposer ? Ou
bien, la montée de l’idée de réincarnation n’est-elle qu’un simple feu de paille qui s’éteindra
bientôt faute de combustible, ou encore est-ce une révolution totale pour la pensée qui est en
train de s’opérer ? Tout dépend bien sûr de la qualité du combustible. Ici, ce sont les raisons
que l’on peut avoir d’admettre cette idée. Si vous voulez en prendre la peine, vous verrez
qu’elles sont tout de même plutôt robustes.
On observe une résistance considérable chez la plupart de nos intellectuels et dans la
société à examiner attentivement les raisons qui ont pu conduire nombre d’entre nous à
l’adopter. La chape de plomb est telle qu’il est à peu près impossible d’en parler en société
ce qui fait que ceux qui l’admettent évitent généralement d’en parler. L’impossibilité d’en
parler est responsable de la surprise quand on a découvert, en effectuant les statistiques, que
tant de personnes avaient admis cette idée.
L’ostracisme de nos intellectuels ne doit pourtant pas nous étonner. Les révolutions
intellectuelles se sont toujours faites grâce à une poignée d’entre eux contre lesquelles la
-1-
majorité a combattu. Et si la vérité a malgré tout triomphé ce n’est pas grâce à eux, mais
malgré eux. Et quand nos intellectuels se sont mis en masse à être révolutionnaire, c’était
tout simplement que la révolution était à la mode. Autrement dit, la majorité d’entre eux a
toujours été très réactionnaire, non pas au sens politique, mais au sens de résistance aux
changements de pensée.
Mais ceux qui ne peuvent pas en parler n’en pensent pas moins, et ils ne peuvent plus du
tout penser de la même façon. On est souvent vite pris pour un imbécile si on manifeste
l’audace d’avancer une telle idée. Il ne manque pourtant pas de grands esprits pour l’avoir
adopter, à commencer par Platon. Notre intelligentsia a pardonné à Platon d’avoir cru bon
d’adopter une idée aussi saugrenue. C’était il y a deux mille cinq ans, on peut comprendre.
On pardonnerait beaucoup moins bien aujourd’hui à un intellectuel d’adopter cette idée. Il
en est tout de même quelques uns que la contagion a atteint mais en général ils se gardent
bien de le dire, c’est plus prudent pour leur carrière. Depuis Platon, il y a tout de même eu la
science et la philosophie des Lumières, comment peut-il y avoir encore des esprits attardés
pour adopter une idée aussi saugrenue ? Toutefois la science n’est plus aussi sûre d’elle-
même et les Lumières ont cessé de faire de l’ombre et ainsi l’idée ne paraît plus tout à fait
aussi saugrenue qu’il y a quelque temps encore. Il serait grand temps que nous abordions
ouvertement cette question sans préjugé et sans parti pris.
Je n’affirme pas que la réincarnation existe, mais seulement que nous avons
d’excellentes raisons d’examiner de très près la question. Et que si nos intellectuels se
refusent aussi obstinément à les examiner ce n’est point à cause d’un défaut de qualité de
ces raisons mais cela ne tient qu’à leur fermeture et à leur rigidité d’esprit. Cette fermeture
d’esprit est d’ailleurs telle que l’on perd généralement son temps à discuter avec des vieux
croûtons à l’esprit rassis et que l’on ne peut guère valablement en parler qu’aux jeunes. Ils
sont généralement beaucoup plus disposés à examiner sans partis pris et sans préjugé une
question parce que leurs opinions ne se sont pas encore formées. Bien entendu, quand elles
se seront formées, ils deviendront vite sans doute, à leur tour et pour la plupart d’entre eux,
de vieux croûtons, et ils n’en changeront vraisemblablement plus quelles que soient la
valeur des arguments qu’on pourra leur opposer.
Il est assez clair que le mouvement des idées est passablement entravé par des forces de
résistances et qu’il doit beaucoup plus à des phénomènes d’ordre psychologique ou
sociologique qu’à la pression du réel et de la logique. Mais à la longue, le réel réussit
habituellement à triompher. L’assertion de Planck va sans doute se vérifier une fois de plus :
« Une vérité nouvelle en science ne triomphe jamais en persuadant ses
adversaires et en les amenant à voir la lumière : c’est plutôt que ces adversaires
finissent par disparaître et qu’une nouvelle génération se lève à qui cette vérité est
familière. 2 »
Ainsi, une idée qui monte le fait d’abord parmi les jeunes. On l’a vu dans la statistique
que j’ai donnée plus haut. Je ne dispose pas de statistiques qui montreraient la différence
entre les jeunes et les personnes âgées. Mais la différence serait sans doute plus
profondément creusée. Que doit-on en conclure ? Que les jeunes seraient plus sensibles aux
sirènes de l’irrationnel et que l’on ne peut plus prendre aussi facilement de vieux routard
avec ce genre de calembredaines ; ou que les vieux auraient l’esprit plus rassis et que leurs
neurones se seraient enkystés au point d’être incapables de se remettre en cause et
d’examiner sans parti pris des arguments contraires à leurs préjugés ?
Je n’irais pas chercher chez les psychologues la réponse à une telle question. Ils passent
beaucoup de temps à démontrer scientifiquement ce que n’importe qui peut constater avec
-2-
un peu de jugeote et d’observation. Et il me paraît absolument clair que ce sont les vieux qui
se cramponnent dans leurs positions plutôt que les jeunes qui seraient trop naïfs. J’ai donc
choisit de parler de préférence aux jeunes avant que leurs neurones se figent.
L’Université fonctionne par la reconnaissance. Certaines idées, ou certains auteurs, sont
reconnus, d’autres non. Les esprits conformes aiment à penser que cette reconnaissance est
liée à la qualité des démarches par lesquelles ont été élaborées ces idées. Il y a, bien
évidemment, une indéniable qualité dans la démarche de nos universitaires par rapport à
celle que l’on peut observer ailleurs. Malheureusement, bien d’autres phénomènes jouent, et
cette qualité n’intervient que pour une trop faible part dans cette reconnaissance. Pour être
reconnu par l’université, il vaut mieux marcher dans les clous en boitant que de marcher
correctement en dehors des sentiers balisés, un certain conformisme est indispensable. C’est
un communautarisme comme tant d’autres où il est préférable de penser la même chose que
le groupe, même si les marges sont simplement plus larges.
On considère généralement à l’Université qu’il va de soi que la réincarnation n’existe
pas et on se croit ainsi dispensé d’un examen attentif des observations qui tendraient à le
montrer. Rien ne va de soi, tous les philosophes sont d’accord là dessus, mais tout de même
il y a des limites. Apparemment, nous ne sommes pas d’accord sur ces limites. Pour ma
part, je n’ai pas considéré a priori qu’il allait de soi qu’il n’existait rien de tel. Ce qui m’a
permis d’étudier la question plus soigneusement que ne l’ont fait ceux qui savent à l’avance
ce qu’il convient d’en penser. Et il se trouve que ces observations m’ont paru très
convaincantes. Prenons chez Jostein Gaarder un exemple de l’attitude que nos maîtres à
penser adoptent vis-à-vis de ces expériences. Voici ce qu’il dit :
« Plusieurs expériences ont été faites qui ont clairement montré qu’en état
second les médiums font preuve de connaissances et de dons dont les autres et
eux-mêmes ignorent l’origine. Une femme ne connaissant pas un traître mot
d’hébreu, par exemple, a transmis un message dans cette langue. Elle a donc dû
avoir une vie antérieure, Sophie. Ou alors avoir été en contact avec un esprit défunt.
– Et quelle est ton opinion ?
– On apprit qu’elle avait eu une nourrice juive quand elle était toute petite.
– Oh …
– Tu es déçue ? Tu devrais au contraire t’émerveiller de la capacité qu’ont
certaines personnes d’emmagasiner dans l’inconscient des connaissances si
précoces.
– Je vois ton point de vue.
– Beaucoup de petites coïncidences dans la vie de tous les jours peuvent
s’expliquer grâce à la théorie freudienne de l’inconscient. Si par exemple je reçois un
coup de téléphone d’un vieux camarade que j’ai perdu de vue et que j’étais
justement en train de chercher son numéro [...]
– Ça me donne des frissons !
– L’explication peut tout simplement être que nous avons tous les deux entendu
une vielle chanson à la radio qui nous a rappelé le bon vieux temps. Tout le
problème, c’est que le lien caché n’est pas conscient.
– Il vaut mieux en tout cas aborder ce genre de livre avec la plus grande réserve.
Surtout quand on est philosophe. 3 »
Mais pour aborder ces phénomènes avec la plus grande réserve, il faudrait commencer
par les aborder. Je crains que la plupart de nos universitaires n’aient jamais pris cette peine.
Gaarder non plus, il parle manifestement à tort et à travers de ce qu’il ne connaît pas. Il est
-3-
clair, par exemple, que ses explications sont totalement inappropriées à nombre de cas,
notamment à ceux qu’a observé Ian Stevenson. Il a mis en avant une observation fragile et
qui ne montre rien, tout en évitant soigneusement d’aborder des phénomènes beaucoup plus
robustes.
C’est une démarche de la pensée totalement minable, mais extrêmement répandue, que
de prendre les phénomènes les plus fragiles et les plus douteux et d’étendre la conclusion à
tous les phénomènes du même genre. Mais une démarche saine et honnête pour la pensée
consisterait toujours à raisonner sur les phénomènes apparemment les plus solides et ensuite
d’étendre éventuellement la conclusion aux phénomènes les plus fragiles. C’est-à-dire
exactement le contraire de qu’il a fait. Mais ce n’est pas du tout une critique personnelle,
c’est ce qui se fait généralement. Une telle démarche est plus complexe qu’il ne le donne à
croire. Gaarder dit aussi que :
« Et même si tu n’as rencontré toute ta vie que des corbeaux noirs, cela ne veut
pas dire pour autant qu’il n’existe pas de corbeaux blancs. Le philosophe comme le
scientifique veillent à n’exclure aucune possibilité. La chasse au « corbeau blanc »
est en quelque sorte le premier devoir de la science. 4 »
C’est effectivement l’image que les philosophes et les scientifiques aiment à avoir
d’eux-mêmes, et sans doute, c’est ce qu’ils devraient faire. Mais, reste à savoir si c’est bien
ce qu’ils font. En fait, ils ne prennent guère la peine de partir à la chasse aux corbeaux
blancs. Et si d’aventure ils leur arrivent d’en trouver un, souvent, ils se gardent bien d’en
parler, c’est plus prudent pour leur carrière.
Quand nos intellectuels abordent cette question, ce qui est rare, ce n’est généralement
pas pour l’investiguer, mais pour s’en débarrasser. Il y en a même dont c’est la spécialité. Ils
se nomment eux-mêmes “ zététiciens ” ou “ sceptiques ”. En fait, ce sont des faux, ou des
fausses, sceptiques. Un sceptique c’est quelqu’un qui ne sait pas, eux ils savent. Leur
approche ne consiste pas à se poser des questions ou à vérifier la validité de leurs
présupposés. Elle est de l’ordre de la propagande. C’est-à-dire de tenter de faire adopter aux
autres leurs idées, mais sans jamais prendre le risque que ce soit les autres qui leur montrent
qu’ils pourraient avoir tort.
*
* *
Toutefois, bien que je sois acquis à l’idée de réincarnation, je ne chercherais pas ici à
démontrer quoi que ce soit sur cette question. Je ne suis pas en position de le faire. J’ai une
petite expérience personnelle de la question mais elle ne peut convaincre tout autre que moi.
J’aborderai la question d’un tout autre point de vue que celui sous lequel elle est
généralement abordée. Mon approche sur ce site sera purement philosophique et non
factuelle. Ce qui m’intéresse est l’enjeu de cette idée. Les ouvrages qui traitent de la
réincarnation n’abordent jamais la question d’un point de vue philosophique. C’est
dommage. Quand aux philosophes patentés, ils n’abordent jamais la question de la
réincarnation, même pas d’un point de vue seulement factuel. C’est encore plus dommage.
Mais il va tout de même falloir qu’ils se décident un jour à le faire. S’ils s’avèrent que cette
idée soit autre chose qu’un feu de paille il faudra bien qu’ils se décident à aborder la
question sérieusement. Si vraiment, comme ils le pensent, il n’y a rien de sérieux derrière
les observations qui tendent à montrer que la réincarnation existerait, il faudrait tout de
même qu’ils prennent la peine de nous le montrer.
Chacun se rend compte que si la réincarnation existe, ou non, cela change beaucoup de
choses, quoi que l’on pense de son existence effective. À la réflexion, on s’aperçoit que cela
-4-
en change bien plus qu’on ne le pressent intuitivement. Je voudrais donc faire monter les
enchères autour de cette question en demandant : “ Dans quel sens cela pourrait-il les
changer ? ”.
Si la réalité de la réincarnation pouvait être établie, cela pourrait changer le paysage
philosophique de notre société bien plus profondément que ne l’a changé la déconfiture du
marxisme ces dernières années. Il est clair que nous en sommes assez loin, et on peut se
demander s’il serait possible d’établir sa réalité, en supposant qu’elle existe. Mais que
savons-nous de ce qu’il en adviendrait si ces expériences faisaient l’objet de l’investigation
qu’elles méritent ? Cette question présente un immense enjeu et j’espère éveiller un peu
l’intérêt pour elle. Et je ne parle pas du tout du réconfort que nous pourrions éprouver à
savoir que nous allons survivre. Cette question est pour moi sans importance.
Il y a tout de même une catégorie de personnes qui pourrait opérer plus facilement cette
révolution : les catholiques en général. Ils possèdent déjà l’idée de quelque chose qui serait
susceptible de se réincarner : une âme. Et comme disait Voltaire : « Il n’est pas plus
absurde de naître deux fois que de naître une seule. » Une telle idée ne semble pas
vraiment contraire aux évangiles. Ils ne perdraient vraiment rien au change en remplaçant
l’idée de résurrection par celle de réincarnation. Tout d’abord, l’idée de résurrection est plus
que scabreuse, c’est le moins que l’on puisse dire, alors que celle de réincarnation
s’enracine dans un ensemble d’observations très convaincants. En prime, ils auraient la
possibilité d’élaborer une compréhension du christianisme bien plus satisfaisante et moins
scabreuse que la leur. Je tenterai de la montrer. Mais gageons que l’inertie intellectuelle sera
la plus forte, comme c’est trop souvent le cas. D’ailleurs, des statistiques montrent qu’il y a
parmi ceux qui se disent catholiques presque autant qui croient à la résurrection (10 %) qu’à
la réincarnation (8 %) 5. Ce qui veut dire que 90 % de ceux qui se disent catholiques le sont
d’une manière plutôt bizarre. Ces 90 % là éprouverons peut-être moins de résistance à
examiner la question sérieusement. Il me faut présenter maintenant de quelle genre
d’observations il s’agit.
-5-
Saül. Quand nous fûmes au couvent, les Pères me confirmèrent l’exactitude de mes
prévisions ; mes compagnons ne pouvaient le croire. De même à Sephora, j’avais
désigné du doigt et nommé par son nom une colline surmontée d’un château ruiné
comme le lieu probable de la naissance de la Vierge. Le lendemain au pied d’une
montagne aride, je reconnus le tombeau des Macchabées et je disais vrai sans le
savoir. Excepté les vallées du Liban, etc … je n’ai presque jamais rencontré en
Judée un lieu ou une chose qui ne fut pour moi comme un souvenir. Avons-nous
donc vécu deux fois ou mille fois ? Notre mémoire n’est-elle qu’une image ternie que
le souffle de Dieu ravive ? 7 »
Bien que cela soit toujours intéressant, on ne peut pas conclure grand chose d’un tel
témoignage. Bien des expériences, plus convaincantes, ont depuis été entreprises.
Albert de Rochas fut un pionnier dans l’utilisation de l’hypnose comme moyen d’explorer
les phénomènes qu’on appelle aujourd’hui “ parapsychologiques ”. Il eut le mérite d’être le
premier à nous donner la possibilité de réaliser des expériences répétables dans le domaine
de ce qui pourrait être la réincarnation 8. Depuis, bien d’autres ont recommencé ce type
d’expériences. D’autres techniques ont également été mises au point, ou importées d’Orient,
comme le lying. Des psychothérapeutes ont utilisé ces techniques avec, semble-t-il, des
résultats intéressants. Malheureusement, ces psychologues ont généralement une optique
très pragmatique et sont essentiellement intéressés par l’obtention de résultats
thérapeutiques ; ils se préoccupent assez peu de tenter d’établir si la réincarnation existe ou
non. Si les résultats thérapeutiques obtenus par ces techniques justifieraient à eux seuls une
étude sérieuse, ils ne sont pourtant pas ce que ces expériences présentent de plus intéressant,
et les enjeux philosophiques sont, à mon sens, beaucoup plus importants.
Il y a, en gros, cinq interprétations possibles de ce type d’observations ou de
témoignages :
* Imagination
* Réminiscence de souvenirs enfouis de la vie présente
* Perception extrasensorielle
* Possession
* Réincarnation
La grande difficulté de leur interprétation réside en ceci que toutes ces possibilités ne
sont nullement exclusives l’une de l’autre. Ainsi, prouver la validité d’une interprétation
pour une expérience particulière ne dit rien des autres. Certaines de ces expériences sont
dues à des réminiscences de souvenirs enfouis datant de l’enfance. Voici un cas rapporté par
Raymond Moody :
« Ted était psychologue dans une petite ville du Sud. Par curiosité, il voulut faire
une régression sous hypnose. Il fut surpris d’obtenir une plongée très vivante dans
une autre vie où il faisait partie d’une ancienne tribu indienne du Sud-Ouest. On
trouvera ici d’abord le récit de sa régression, ensuite la découverte de ce qu’elle
devait à la cryptomnésie.
Je me suis trouvé entouré de constructions en pierre. Il n’y avait personne d’autre
que moi, mais les maisons avait l’air relativement récentes et habitées.
J’ai commencé à marcher dans le village. Il y avait des bâtiments ronds dont je
savais d’instinct que c’était des lieux de culte. Ils étaient ronds avec un sol surbaissé
et des fenêtres placées de telle sorte que la lumière entrait en rayons majestueux.
J’examinai toute la pièce puis je continuai la visite.
-6-
Il y a eu une scène où je passais sous une porte en m’accroupissant pour entrer
dans une pièce. C’était une habitation. Il y en avait d’autres au dessus de nous et de
chaque côté. J’avais l’impression que c’était mon foyer, que je vivais là.
À un autre moment, je me tenais sur un monticule au milieu du village. Je
regardais les montagnes autour de moi, les collines verdoyantes et les vallées qui
s’étendaient dans ce lumineux paysages du Sud-Ouest. Je me sentais très libre et
j’avais l’impression d’être chez moi.
Ted fut stupéfait par son expérience. Il n’avait certes pas imaginé arriver à cela et
ne savait vraiment pas quoi en penser. Pourquoi un indien ? Pourquoi un aperçu
d’une vie passée qui n’avait apparemment pas d’autre sens que de montrer des
images ? Ted était très perplexe.
Il découvrit par hasard l’origine de sa « vie antérieure ». Un jour où il était allé
chez ses parents, sa mère voulut revoir quelques-uns des vieux films familiaux
qu’elle avait retrouvés dans un débarras.
Quand toute la famille fut installée pour revoir les vieux 8 mm tout rayés, Ted
découvrit qu’il regardait le film de sa régression, il s’était simplement souvenu d’un
film pris dans les ruines d’un site indien lors d’un voyage en voiture quand il était
encore petit.
« Tout y était. La pièce ronde destinée aux cérémonies religieuses, l’habitation,
les montagnes dans le lointain, tout y était comme je l’avais vu. » 9 »
Bien entendu, il est rare qu’un individu puisse bénéficier d’une telle coïncidence pour
retrouver des souvenirs de sa petite enfance. Du coup, on peut suspecter que bon nombre de
phénomènes, sinon tous, puissent relever de ce type d’explications. Cependant, ce n’est pas
si simple. Pour vérifier qu’une telle expérience ne serait pas due à un souvenir enfoui il
faut :
* Obtenir des renseignements vérifiables.
* Les vérifier.
* Établir que la personne ne pouvait pas les connaître.
Tout cela n’est pas facile, rien que l’obtention de renseignements vérifiables n’est pas du
tout évident. Qui plus est, comment peut-on établir qu’une personne n’aurait pas connu à un
moment, ou à un autre, ces informations ? Si on peut les vérifier, c’est généralement qu’ils
sont accessibles. Et s’ils le sont, comment savoir que la personne qui les a fournis n’y a
jamais eus accès ? Bertholet considérait la réincarnation comme prouvée, voici ce qu’il
disait :
« Il reste encore un faisceau de preuves directes et expérimentales de nature à
convaincre les plus sceptiques. Il existe dans la littérature psychique plusieurs cas de
réincarnation parfaitement bien observés : des sujets ont déclaré se souvenir de faits
en rapport avec leur vie antérieur, faits reconnus exacts après enquête rigoureuse.
Les sages et les mystiques hindous, les bouddhistes connaissent et enseignent à
leurs disciples des méthodes spéciales de méditation qui leur permettent, par un
processus de régression de mémoire, de remonter dans leur passé et de prendre
une connaissance directe, par le ressouvenir, de leurs actes antérieurs, accomplis
non seulement dans cette vie, mais dans les existences passées. Le colonel De
Rochas et d’autres expérimentateurs, après lui, sont arrivés expérimentalement par
le moyen de passes magnétiques prolongées à provoquer un même état de
réminiscence chez certains êtres particulièrement sensibles.
Ces preuves directes et expérimentales de la réalité du processus de la
réincarnation sont si nombreuses dans la littérature psychique qu’il n’est plus
-7-
possible de les récuser ; on possède à l’heure actuelle des faits de réincarnation si
bien et si rigoureusement observés, accompagnés de preuves et de documents
démontrant à l’évidence la réalité de la réincarnation, qu’il faut une forte dose de
mauvaise foi ou une grande ignorance pour les nier ou émettre des doutes quant à
leur véracité.10 »
Mais Bertholet ignorait les contre-expériences du type de celles que rapporte Moody,
qui peuvent jeter la suspicion sur l’ensemble de ces observations.
Il y a trois interprétations possibles de ce type d’expériences :
* La réminiscence de souvenirs enfouis dans l’enfance.
* La réincarnation (sous deux formes différentes)
* La réception d’informations lors d’une connexion à une mémoire collective (ce que
l’on appelle les archives akashiques) et l’identification de la personne à un individu.
La difficulté de ces interprétations est qu’elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre.
On peut même imaginer que les trois sont possibles.
J’ai éliminé l’interprétation bouddhiste qui me paraît très tarabiscotée et trop
problématique. Pour le bouddhisme il n’y a pas d’âme individuelle. D’ailleurs, le
bouddhisme ne parle pas de réincarnation, mais de renaissance. C’est un ensemble de causes
et de conditions qui provoque une renaissance. Les causes étant évidemment d’origine
karmique. Mais le problème est : Qu’elle est le principe unificateur ? Pourquoi un bout de
karma d’un tel n’irait pas s’associer à un élément du karma d’un autre pour constituer cet
ensemble de causes ? Les bouddhistes ont bien entendu une réponse à cette question, mais
je ne suis pas allé la chercher. Il y a toujours moyen de répondre à un problème par des
hypothèses scabreuses qui ne font que susciter d’autres questions qui restent forcément sans
réponse à un moment donné. Cela devient une soupe et un verbiage complètement fumeux
dans lequel on peut noyer n’importe quel problème. Les jésuites font cela très bien et les
bouddhistes en ont d’excellents.
Ian Stevenson a préféré observer des cas spontanés chez des enfants, il est alors
beaucoup plus facile de s’assurer qu’ils n’ont pas pu connaître les renseignements obtenus.
L’intérêt de ses observations est qu’elles permettent d’éliminer la première hypothèse. Il a
mené des travaux 11 extrêmement intéressants, pour lesquels l’hypothèse de la réincarnation
est inévitable même si on ne peut pas considérer qu’il ait prouvé la réincarnation, d’ailleurs
lui-même ne le prétendait pas (sauf peut-être dans une première période de ses travaux). Il a
observé plus de deux mille cas chez des enfants d’un âge généralement inférieur à cinq ans.
Parce qu’il s’agit d’enfants et pour les observations qu’il a effectuées, les hypothèses de
l’imagination ou de la réminiscence de souvenirs enfouis semblent totalement exclues. Il n’y
a d’ailleurs pas observé que des réminiscences. Il a examiné parfois des marques de
naissance qui correspondaient à des événements que ces enfants racontaient et il a pu
vérifier que quelqu’un était mort d’une façon qui correspondait à leur marque de naissance,
ainsi que bien des détails que ces enfants ne pouvaient connaître. Quant à penser que
Stevenson aurait tout imaginé ou qu’il serait un mauvais observateur, ce n’est pas vraiment
une hypothèse possible. Il était psychiatre, chef de service à l’hôpital de Virginie en
Californie, il connaît donc très bien la méthode scientifique. Ce genre d’interprétation est
également totalement exclu.
La troisième interprétation me paraît difficile d’autant plus que les ERM ont une grande
valeur thérapeutique.
Toutefois, Laurent Guyénot dans un ouvrage intitulé Lumières nouvelles sur la
réincarnation a élaboré une critique assez intéressante des observations de Stevenson.
-8-
Critique que l’on peut prendre en compte, car elle est d’une tout autre qualité que les
bavardages des pseudo-sceptiques dont je parlais plus haut. Et pour cause, sa critique fait
intervenir l’idée d’esprit troublé qui se réincarnerait. C’est certainement une des meilleures
critiques que l’on peut faire aux travaux de Stevenson, mais qui a l’inconvénient aux yeux
de ces prétendus sceptiques de n’être pas compatibles avec le matérialisme. De toute façon,
aucune interprétation alternative à la réincarnation n’est compatible avec le matérialisme.
Voilà sans doute la principale raison pour laquelle nos intellectuels ne s’y intéressent pas.
Mais la critique de Guyénot ne vise qu’une catégorie d’expériences. Seule une étude
approfondie de la question pourrait trancher le débat. Mais nos penseurs ont de solides
œillères qui les empêchent ‘entreprendre des travaux sur la question.
*
* *
Il y a dans notre attitude et l’attitude des détracteurs tout de même une petite différence,
qui réside en ceci : A. de Rochas, et bien d’autres après lui, ont fait des ERM (expérience de
régression de mémoire) à l’aide de l’hypnose et ont obtenu des résultats très intéressants. On
a attribué cela à l’imagination, parfois justement, parfois trop rapidement. Pour répondre à
cette objection, Stevenson a préféré observer des enfants, et a pu obtenir d’eux des
renseignements sur des événements qu’ils n’étaient pas du tout censés connaître, et qu’il a
vérifié. Qu’avez-vous fait ? Maintenant que l’argument de l’imagination n’est plus
possible ; vous ignorez ces observations. Mais vous ne pourrez pas les ignorer ainsi
indéfiniment. La proportion de ceux qui admettent la réincarnation augmentant
régulièrement, il vous faudra bien un jour daigner examiner ces observations. Mais je fais
confiance à votre mauvaise foi et à votre inertie intellectuelle, vous réussirez peut-être, au
moins pour une bonne part d’entre vous, à mourir avant.
Ainsi, il serait temps que l’Université s’intéresse à ces expériences. Cela ne prouverait
certes pas son ouverture d’esprit ; c’est trop tard. Si l’Université avait l’esprit ouvert, c’est
au temps ou A. de Rochas a publié ses premières observations sur ce sujet, qu’elle aurait dû
s’y intéresser. Il y a longtemps que nos élites universitaires ont prouvé qu’elles étaient
indignes de la confiance qu’on leur témoigne trop souvent. Mais, si vous n’avez pas fait
preuve d’ouverture d’esprit quand il était encore temps ; il n’est pas du tout nécessaire que
vous en rajoutiez.
Et le premier enjeu de ces expériences, s’il s’avérait que la réincarnation est un
phénomène réel, serait le ridicule pour la majeure partie de l’Université pour être passé si
longtemps à côté. Ce n’est pas là un enjeu philosophique, mais sociologique ; mais il n’est
pas mince. Il en va de la confiance que l’on peut attribuer à ceux qui sont censés être les
phares de notre société. Il me semble intéressant de saper la confiance que beaucoup
accordent à nos intellectuels. Il est toujours utile de saper une confiance indue. Et l’autorité,
l’audience, la crédibilité, dont ils bénéficient sont absolument injustifiées. La chute du
marxisme a déjà fortement contribué à une telle perte d’autorité ; mais cette confiance est
encore largement excessive. Et s’il s’avérait qu’il n’y ait rien d’intéressant derrière ces
expériences, le ridicule sera pour ceux qui les auront gobés et évidemment tout
particulièrement pour moi. Ainsi, s’agit-il de pesanteur d’esprit de la part de nos
universitaires, ou de naïveté et de crédulité de la part de ceux qui les auraient
inconsidérément acceptées ? Je laisserai à l’expérience le soin de trancher cette question.
Une des raisons pour laquelle on ne peut pas considérer que la réincarnation soit
prouvée provient du fait que la notion de preuve est extrêmement délicate.
-9-
Stevenson connaît bien la méthode scientifique. Il a l’audace de l’utiliser pour tenter
d’observer des phénomènes qui, pour la plupart de nos scientifiques, sont censés ne pas
exister. Il a fait un travail d’une qualité remarquable ; pourtant nos intellectuels ne s’y sont
pratiquement pas intéressés. Il est clair qu’il ne servirait à peu près à rien d’améliorer la
qualité des expériences ; ils ne s’y intéresseraient pas plus. D’ailleurs, il serait sans doute
difficile d’améliorer ces observations. La seule chose que je vois, que l’on pourrait faire de
mieux, serait d’utiliser l’hypnose sur des enfants. Cela pose évidemment un problème
éthique et ne pourrait, à la rigueur, se justifier que si on en escomptait un gain thérapeutique.
Devant cet ostracisme, et plutôt que d’améliorer la qualité de ces expériences, je pense qu’il
est plus intéressant d’examiner les arguments de ceux qui les rejettent sans examen. Le
principal argument est sans doute : ces expériences ne sont pas scientifiques. Cet argument
provient généralement de personnes qui ont une idée très floue de ce qu’est la science. Pour
répondre à cet argument il faut élaborer une idée claire de ce qu’est la science.
Il y a un indice montre la qualité des travaux de Stevenson : les soi-disant sceptiques, ou
les zététiciens, n’en parlent pratiquement pas. Vous ne trouverez à peu près rien sur lui.
Leur prétexte est qu’ils ne peuvent pas tout étudier. Mais pourquoi ne commencent-ils pas
par étudier ce qui semble a priori le plus sérieux et le plus intéressant ? Mais les
déboulonneurs ne s’intéressent jamais qu’aux boulons les plus faciles à dévisser.
- 10 -
plus dans les mêmes termes […]. La seule, l’immense question qui demeure
lorsqu’on a fait une fois l’expérience stupéfiante – et pourtant à la portée de tous – de
franchir à la fois la barrière du temps et celle de son égo, c’est : qu’est-ce que la
conscience ? » 13
Les observations qu’a faites Stevenson sont cependant différentes. La différence est
évidemment l’extériorité de l’expérience par rapport à l’expérimentateur. Écouter un enfant,
recueillir des informations et les vérifier, n’a rien à voir avec l’expérience intérieure et la
conviction intime que l’on peut obtenir en pratiquant une technique d’ERM. Non pas que
les techniques de régression de mémoire soient forcément sans intérêt pour la science. Dans
la mesure ou l’expérimentateur n’est pas celui qui effectue la régression mais est
observateur, elle a le caractère d’extériorité nécessaire à l’expérience scientifique.
À partir du moment où une démarche n’est fondée que sur l’expérience sensible et la
raison, il n’y a aucun motif de lui dénier le caractère de scientificité si l’observation peut-
être reproduite. Cela ne signifie pas que si elle est reproduite par d’autres ils parviendront à
un accord ; cela signifie seulement qu’un scientifique peut accepter d’entrer dans cette
démarche sans renoncer à ses exigences. Et, cela signifie aussi que celui qui refuserait d’y
entrer, qui refuserait de reproduire cette démarche, et qui cependant, prendrait position
envers elle pour des raisons d’ordres philosophiques, celui-là cesserait du même coup d’être
scientifique et ferait de la pseudo-science.
Pour mieux examiner et comprendre cette question, je réponds aux questions : “ Qu’est
ce que la science ? ” et “ Qu’est ce qu’une pseudo-science ? ” dans ce texte.
Drouot doute qu’une telle démarche puisse parvenir à une conclusion. Mais conclure
que l’on ne pourra jamais conclure, cela ne peut être fait qu’à la fin de la démarche et non à
son début. Drouot ne justifie absolument pas sa position, ce n’est apparemment que son
impression. Mais je lui trouve l’inconvénient d’être stérilisante ; et l’enjeu est trop
important. Il me paraît beaucoup plus intéressant d’effectuer la démarche ; nous verrons à la
fin ce que nous pouvons en conclure. Et je pense que nous ne pouvons absolument pas
préjuger de la conclusion qu’il conviendrait d’en tirer si nous y investissions cent fois moins
d’efforts que nous en avons consacrés à faire trois pas sur la Lune. Et elles en mériteraient
bien plus. Et si nous pouvons conclure, nous pouvons au moins élaborer un bilan des
arguments, ce qui serait en soi très intéressant.
Les philosophes et les expériences d’ERM.
Beaucoup d’eau va encore passer sous les ponts avant que ces expériences soient
répétées, analysées et avant que l’on parvienne à un accord sur l’interprétation qu’il
convient d’en donner ; si tant est qu’un tel accord soit possible. Mais, cela ne doit pas
empêcher le philosophe de s’intéresser à ces phénomènes. Car, de toute manière, la question
de savoir si la réincarnation est susceptible d’une étude scientifique est sans intérêt pour le
philosophe. Ce qui l’intéresse est de savoir si elle existe. Et, pour répondre à une telle
question, il peut faire appel à d’autres démarches que celle du scientifique ; notamment des
démarches individuelles en pratiquant lui-même ces techniques de régression de mémoire.
Si les exigences propres à la science ne lui permettent pas d’aborder certaines questions de
certaines manières, cela regarde le scientifique, pas le philosophe. Et cela ne dit absolument
rien, ni de l’existence de l’objet sur lequel porte la question, ni de la légitimité de se la
poser. Ainsi, rien n’empêche le philosophe de pratiquer ces techniques pour son propre
compte et d’élaborer sa conviction — quoique ce soit qu’il puisse penser par ailleurs de la
scientificité de ces expériences —, et si, ce faisant, il doit laisser sur la touche les
scientifiques ou ses collègues, ce n’est pas son problème. Il n’a pas besoin de leur accord ;
- 11 -
une conviction personnelle est suffisante. Si l’intuition dont parle Drouot ne présente pas un
caractère scientifique ; elle peut tout à fait suffire au philosophe.
Ainsi, s’il a le moindre doute sur l’existence de la réincarnation, elle devient pour le
philosophe une question incontournable. En effet, on ne peut pas philosopher sans tomber,
d’une façon ou d’une autre, sur une question essentielle pour laquelle la question de la
réincarnation, si elle existe, a quelque chose d’important à dire (ne serait-ce que la question
du sujet, ce que je montre ici). Et si vous êtes absolument convaincus que la réincarnation
n’existe pas, lisez au moins un ouvrage de Stevenson. Il me paraît très difficile, sauf à être
tout à fait obtus, de pouvoir en lire un et de prétendre ensuite être sûr que la réincarnation
n’existe pas. Même s’il n’a pas prouvé qu’elle existe, il y a au moins de fortes
présomptions. Et ces observations sont largement suffisantes pour qu’il ne soit pas possible
d’affirmer péremptoirement que celle-ci n’existe pas. Ils sont largement suffisants pour au
moins ouvrir la question de son existence. Au moins pour ceux qui sont disposer à marcher
en dehors des sentiers battus.
Si le philosophe ne peut guère éviter d’aborder la question de la réincarnation, s’il a
l’esprit un tant soit peu ouvert, il est aussi une catégorie de scientifiques qui peuvent
difficilement s’en désintéresser : ce sont les psychologues (si tant est que la psychologie soit
une science). D’une part, les techniques d’ERM semblent avoir un grand intérêt sur le plan
thérapeutique. D’autre part, parmi les scientifiques, ce sont eux qui possèdent les techniques
nécessaires pour aborder ces phénomènes. Ensuite, ils ne peuvent certainement pas penser
de la même façon, dans le cadre de leur démarche, si la réincarnation existe ou non. Parmi
les scientifiques, c’est à eux que revient la tâche d’examiner ces phénomènes.
Il est stupide de philosopher comme si Stevenson n’avait rien fait. Les travaux de
Stevenson ne sont pas uniques. Des observations semblables ont été faites avant lui, et
d’autres équipes ont repris ses travaux. Ce qui est important, ce sont les arguments
recevables. Et nous aimerions connaître les arguments recevables que l’on pourrait opposer
aux observations de Stevenson. Il a écouté des enfants raconter ce qu’ils vivaient comme
étant une vie passée, a recueilli des informations et les a vérifiées. Qu’y a-t-il de plus simple
et de plus proche de l’expérience ? À l’inverse, des théories comme le darwinisme
nécessitent des élaborations extrêmement complexes.
L’avantage d’une théorie proche de l’expérience est que le réel y exerce une contrainte à
laquelle il est difficile d’échapper. Mais une théorie comme le darwinisme, ou le modèle
standard, s’élabore à partir d’un ensemble de phénomènes si vaste qu’il est beaucoup plus
facile d’échapper à la contrainte du réel. Et, n’en déplaise à nos philosophes et à nos
scientifiques, si on opère une telle distinction, et que l’on tente de faire la part de la
spéculation et de l’expérience, une idée comme la réincarnation est bien plus proche de
l’expérience que, par exemple, le matérialisme, c’est le moins que l’on puisse dire. Et il est
curieux et très révélateur de voir comment des personnes qui sont capables de délirer sans
frein, comme les marxistes ont pu le faire, peuvent qualifier aussi facilement certaines idées
comme étant métaphysiques et les rejeter sans aucun examen. Alors même qu’elles sont
certainement beaucoup plus proches de l’expérience que les leurs ; et ceci tout en se
prétendant réalistes avec un invraisemblable aplomb.
Une des raisons pour laquelle les scientifiques ne s’intéressent pas à ces expériences, me
semble-t-il, est qu’ils se complaisent, d’une manière générale, dans les vérités dérisoires, et
qu’ils se méfient énormément de l’interférence des émotions avec la pensée.
Ils ont raison. On peut aisément observer comment les émotions interviennent si
facilement dans notre pensée et peuvent polluer un débat. Les scientifiques, en revanche,
- 12 -
savent très bien débattre, c’est un plaisir de débattre avec eux. Mais le problème est qu’ils
ne savent le faire que sur des questions insignifiantes. Mais quand elles sont signifiantes,
leurs émotions interviennent comme chez presque tout le monde.
Et plutôt que de s’efforcer à la difficile ascèse qui consisterait à aborder froidement les
questions brûlantes, ils préfèrent souvent la solution de facilité qui consiste à les éviter. Et la
réincarnation est certainement une des questions les plus chaudes qui soit. Mais les
philosophes ne devraient pas avoir de telles réticences. Ils s’intéressent justement, ou ils
devraient s’intéresser normalement, aux questions les plus brûlantes.
L’attitude de nos universitaires vis-à-vis des travaux de Stevenson montre bien comment
la spéculation peut prend le pas sur le réel et l’expérience. Ces travaux sont d’une grande
qualité, mais cela ne sert à rien. Serait-il parfait, si cela voulait faire quelque chose, que cela
ne servirait pas plus. Il faut bien d’autres choses pour vaincre la rigidité d’esprit et les
préjugés que le réel et la logique. Il y faut la séduction ou d’autres forces comme la force de
l’opinion publique. Et encore, cela ne suffit pas toujours. Qu’un quart d’entre nous
admettent l’idée de réincarnation n’est pas encore suffisant pour que nos universitaires s’y
intéresse et ceci malgré la qualité de certaines observations. C’est normal, plus une idée est
fondamentale, révolutionnaire, plus on observe de résistance au changement.
- 13 -
priori. N’était-ce pas aux dépens de la réalité qu’elle arrivait à une rigueur équivalente
à celle des mathématiques ? 14 »
On pourrait ajouter que la démarche de Kant l’a finalement conduit à limiter
spéculativement la possibilité d’une philosophie spéculative. Les choses ont changé depuis,
et certainement pas en faveur de la possibilité d’une démarche spéculative. Aujourd’hui, on
peut presque dire que la possibilité d’une telle démarche est récusée expérimentalement. La
physique, et plus particulièrement la théorie quantique, récuse définitivement la prétention
de pouvoir déterminer spéculativement les qualités de l’être. On a trop facilement cru à une
crise de la philosophie. Mais c’est seulement la possibilité d’une démarche essentiellement
spéculative qui est définitivement obsolète.
Il y a une autre raison pour laquelle un philosophe peut trouver que nous vivons une
époque formidable et que la philosophie se porte comme un charme. C’est que nous
sommes dans un monde ou de moins en moins de choses vont de soi. J’ai assisté à un cours
où le professeur nous racontait qu’il avait interrogé ses collègues en vue d’essayer de
trouver une définition commune de la philosophie. Il disait que la seule chose sur laquelle à
peu près tout le monde semblait d’accord était que : pour le philosophe rien ne va de soi,
tout doit être légitimé, justifié. Le philosophe a compris que les idées qui sont censées aller
de soi sont trop souvent celles d’un lieu et d’une époque ; et pour lui elles représentent
plutôt un piège. Et elles doivent toutes, et surtout celles qui vont de soi, subir l’épreuve de la
raison. Dans une société où quantité de choses vont de soi nombre de personnes se sente
sans doute plus à l’aise ; mais c’est alors la philosophie qui ne se porte pas très bien. Ainsi,
le philosophe peut être ravi de vivre dans un monde où de moins en moins de choses
semblent évidentes. Mais il peut trouver qu’il y en a encore beaucoup trop, et il ne craint
donc pas de pousser à la roue, ce que je vais essayer de faire.
Gilles Deleuze et Félix Guattari ont tenté d’expliciter ce qu’était pour eux la
philosophie. Ils disaient : « Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la
philosophie. 15 ». Ils ne cherchaient guère à évaluer la validité de ces concepts, c’est à dire
leur rapport à la réalité. Il faut reconnaître à leur analyse une certaine pertinence, c’est
effectivement ainsi que, très souvent, la philosophie se pratique. Mais, il reste à savoir si
c’est bien ce qu’elle devrait être. La philosophie ne se limite certainement pas à l’étude de la
réalité ; mais peut-elle en faire fi ? Ils semblaient d’ailleurs préférer la musique à la
philosophie. En effet :
« Les concepts sont des centres de vibrations, chacun en lui-même et les uns par
rapport aux autres. C’est pourquoi tout résonne. 16 »
Manifestement, nous partageons la même passion pour la musique et la philosophie.
Ainsi, j’ai songé un moment à écrire une Critique en ré bémol majeur. Malheureusement, je
n’ai pas leur génie pour pouvoir me permettre de synthétiser musique et philosophie. Qui
plus est, à mon avis, il n’y a rien de tel que de faire vibrer les concepts pour provoquer cet
emmêlement des synapses bien connus des neurologues sous le nom de “ syndrome des
philosophes ”. Ainsi, même s’il est mélomane, un philosophe peut se montrer très réticent à
l’idée de faire vibrer les concepts et peut préférer les confronter à la réalité. Nous
divergeons aussi beaucoup sur nos goûts. Ils semblaient préférer la philosophie a capela. En
effet :
« La philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le
débat lui est insupportable. 17 »
- 14 -
Pour ma part, je trouve mieux penser en cœur et je préfère la musique a capela. Mais on
peut se demander si nous pouvons prendre au sérieux des “ philosophes ” qui n’ont aucun
souci de confronter leurs pensées, ni à la réalité, ni à la pensée des autres.
Le but de la philosophie est de bâtir un système de pensée, un ensemble de proposition
qui serait sensé répondre aux questions essentielles que nous pouvons nous poser. Ainsi le
philosophe se propose d’en finir avec la philosophie pour pouvoir passer à autre chose.
Hegel, Marx, ou bien d’autres, ont eu la naïveté de croire qu’ils y étaient parvenus. Nous ne
pouvons certainement plus avoir cette naïveté, et nous ne pouvons même plus avoir l’espoir
d’y parvenir un jour. Dès lors, quel visage doit prendre la philosophie ? Doit-on y renoncer
comme à une tâche impossible ? Où doit-elle se cantonner dans des questions partielles et
fragmentaires ?
Entre une philosophie qui tente de bâtir un système, ou une philosophie subjective,
comme celle de Nietzsche, ou encore le scepticisme ; il y a place aujourd’hui pour une
investigation philosophique qui se cantonnerait dans la tentative de résoudre les questions
fondamentales de la façon la plus satisfaisante possible. D’ailleurs, c’est bien en ce sens que
la philosophie s’est déjà orientée ; ce qui lui laisse suffisamment de quoi faire. Si le
philosophe ne peut plus prétendre édifier un système, reste à savoir s’il peut encore élaborer
une vision du monde. La différence est qu’un système prétend répondre à toutes les
questions, tout au moins les questions essentielles. Il fournit une vision globale, une vision
“ holistique ” comme on dit. Laissons cela aux naïfs. Une vision du monde n’est pas aussi
ambitieuse. Ne répondrait-on qu’à une seule question, c’est déjà une vision du monde, au
moins si cette question est fondamentale. Un système est clos ; alors qu’une vision du
monde est ouverte. Nous voulons également que cette vision du monde soit fondée. Sans
espérer pouvoir parvenir à une certitude, nous attendons au moins qu’elle soit fondée le plus
solidement possible. Aujourd’hui, élaborer une vision du monde que l’on puisse prendre au
sérieux, ne pourra se faire qu’en prenant en compte l’ensemble de l’expérience humaine et
en considérant que rien ne va de soi.
Il semble que nous soyons loin de la réincarnation, mais nous allons y revenir. Il existe
une démarche en philosophie que l’on appelle la phénoménologie. Elle consiste, comme son
nom l’indique, à élaborer une philosophie à partir des phénomènes observables. L’ennui,
c’est que les phénoménologues ont toujours choisi les phénomènes à partir desquelles ils
allaient élaborer leur pensée. Et les phénoménologues ont choisit un phénomène très
particulier la conscience. Simplement, parce que nous avons tous une et que personne ne
peut la nier. Tout ce que l’on peut nier, c’est que les autres en ait une cela s’appelle le
solipsisme, mais qui présente tout de même assez peu de crédibilité.
Pour élaborer une authentique phénoménologie il faudrait partir de l’ensemble des
phénomènes accessibles à l’expérience humaine. Et à défaut de partir de l’ensemble des
phénomènes, s’il faut choisir, il convient de choisir en priorité ceux qui vont le plus à
l’encontre de nos habitudes mentales. C’est une hygiène d’esprit élémentaire que nous
aimerions pouvoir observer chez nos intellectuels. Je pale pas de la phénoménologie
husserlienne, c’était une impasse, mais qui ne relevait pas de ce genre de critique.
Les implications philosophiques de l’idée de réincarnation sont si vastes que je ne peux
en faire qu’une esquisse. Mais, de toute façon, je ne veux que mesurer l’enjeu de la question
et ouvrir des pistes de réflexion. Il me semble intéressant de faire un bilan non exhaustif des
questions, ou des problèmes, à propos desquelles ces expériences pourraient avoir quelque
chose d’intéressant à dire, si elles pouvaient être confirmées :
* Invalidation du matérialisme (au moins un matérialisme strict).
- 15 -
* Opposition théisme/panthéisme.
* Réexamen des théories psychologiques et anthropologiques.
* La question du sujet et de l’identité personnelle.
* La question de la liberté.
* La question des valeurs.
* Réinterprétation de certaines notions fondamentales du christianisme (chute, sens de la
souffrance, signification du mal, réponse au problème de la théodicée).
Je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui une catégorie d’observations non reconnues dont
l’enjeu philosophique soit aussi considérable. D’une manière générale, l’étude soigneuse
des phénomènes médiumniques, des états modifiés de conscience, ainsi que les témoignages
des mystiques, constitue un champ d’investigation très intéressant pour la philosophie. C’est
par pur préjugé, par conformisme et mimétisme que la majorité de nos intellectuels s’en sont
désintéressés. Je me suis limité à l’intérêt philosophique de ces expériences ; mais il ne
s’arrête pas là. Pour les psychologues, les techniques de régression de mémoire présentent
une méthode thérapeutique intéressante.
Ces expériences proposent à notre société un changement de paradigme considérable. Il
n’est pas surprenant que l’inertie intellectuelle, qui est la même à toutes les époques, résiste
à une telle révolution. A. de Rochas, Stevenson, et quelques autres, ont peut-être entamé une
révolution intellectuelle comme il en est peu. Mais, il semblerait que ce qui leur confère
pour moi un immense intérêt, représente, pour d’autres, un inconvénient. On pense surtout
aux matérialistes ou aux catholiques, c’est à dire en somme à tous ceux qui adhèrent à un
dogme. Par dogme, j’entends une idée à laquelle on adhère imperturbablement, qui n’est
fondée sur aucune expérience, et au nom de laquelle l’expérience est éventuellement
récusée.
La méthode scientifique opère une contrainte logique et observationnelle sur nos idées
dont beaucoup cherchent à se dérober. Tout au moins, ils n’acceptent une telle contrainte
que sur des idées triviales. Il est curieux en effet de voir comment, quand quelqu’un propose
un traitement scientifique à une question aussi fondamentale que celle de l’existence de
l’âme, presque tous se dérobent devant une telle approche, qu’ils soient spiritualistes ou
matérialistes. Et ceci dans une société où la science est portée aux nues et où l’on attend tout
d’elle. — Même si c’est de moins en moins vrai et qu’aujourd’hui on n’en attend plus guère
qu’une résolution de nos problèmes pratiques. Même si c’est fort illusoire car la science
posant souvent plus de problèmes pratiques qu’elle n’en résout. — Est-il possible de traiter
scientifiquement une telle question ? Je ne prétends pas qu’un tel traitement soit forcément
possible. Je dis seulement qu’il n’y a aucune raison de ne pas s’y essayer. Nous ne pourrons
le savoir que quand nous serons allés au bout de cette démarche. Et il serait bon de ne pas la
stériliser en prétendant a priori qu’elle est impossible. Et en supposant qu’il ne soit pas
possible de trancher véritablement une telle question, cela ne signifie pas pour autant que la
démarche scientifique n’aurait rien d’intéressant à dire sur elle.
Faire passer la réalité avant ce qu’en disent les livres, l’expérience avant le concept, je
comprends que je dérange énormément vos vieilles habitudes. Mais je prétends que si la
philosophie est dans un tel marasme aujourd’hui, c’est justement parce qu’elle a attribué
plus de poids à la spéculation qu’à l’expérience ; et que la seule façon de l’en sortir est
d’inverser l’ordre de ces priorités. Les philosophes auraient dû comprendre qu’entériner la
Critique de la raison pure aurait dû changer quelque chose à la pratique de la philosophie.
Et qu’est-ce que cela aurait dû changer, sinon les inciter à une plus grande attention à
- 16 -
l’expérience ? Cessez donc de considérer que l’histoire d’Er de Platon est nécessairement un
mythe. Cette attitude serait tout à fait légitime s’il n’existait aucune observation aujourd’hui
qui corrobore cette histoire ; mais c’est loin d’être le cas aujourd’hui. Vous pouvez penser
ce que voulez de l’existence de la réincarnation, mais il serait bon de ne pas penser à la
manière du premier imbécile venu. C’est à dire de juger à tort et à travers de choses dont on
ne connaît pas un traître mot. A fortiori si cette chose n’est pas n’importe quoi, mais une
notion clef qui, selon qu’on l’accepte ou non, va modifier radicalement notre pensée. Dans
ce cas, se comporter comme le premier imbécile venu, devient de la folie pure.
Que la réincarnation existe ou non, des centaines de millions de personnes, ou plutôt des
milliards, sont profondément concernées par cette question. Si elle existe, il faut que cela se
sache, et si elle n’existe pas, il faut que cela se sache aussi. Dans un cas comme dans l’autre,
des centaines de millions de personnes pourraient être amenées à changer profondément leur
façon de penser. Même s’il est vrai que, d’une manière générale, l’inertie intellectuelle est
telle qu’il ne sert pas à grand chose de montrer à quelqu’un que sa façon de penser est
erronée ; même si on a, pour cela, des arguments extrêmement solides. La plupart du temps,
ces personnes trouvent un mauvais prétexte pour pouvoir continuer à penser de la même
façon, et ne changent d’avis que quand elles ne peuvent vraiment plus faire autrement.
L’Université ne connaît que ce qu’elle reconnaît. Et un “ philosophe ” peut fort bien
faire toute sa carrière en ne connaissant que ce que l’on réclame de lui. Si l’on veut s’assurer
une situation confortable dans la fonction publique c’est une attitude tout à fait adaptée.
Mais un authentique philosophe, c’est à dire celui qui est réellement à la recherche de la
sagesse, ne peut se contenter du programme universitaire et se permettre d’ignorer, ou de
rejeter, toute une partie de l’expérience ou de la pensée humaine. Mais on peut se demander
si une démarche authentiquement philosophique est compatible avec une carrière
universitaire.
Et si réellement, il y a quelque chose de valable derrière les expériences d’A. de Rochas
ou de Stevenson, alors le travail que vous avez effectué depuis plus d’un siècle n’est
absolument pas sérieux, et vous n’avez plus qu’à tout recommencer. Je vous invite donc à
tout recommencer en tenant compte de l’intégralité des observations. Je comprends que cela
vous change et que je ne vous simplifie pas le travail. Et ce qu’il vous faudra penser de ces
observations, peu importe ici. Mais je vous demande à ne pas mettre vos conclusions au
début, mais plutôt à la fin de votre raisonnement. Si vous daignez vous intéressez à ces
expériences et éventuellement les refaire vous-mêmes, et si vous deviez en conclure que la
réincarnation existe, je vous ai fourni du travail pour quelques années. Il vous faudra en
effet tout, ou presque, repenser. Mais :
« Le vrai savant le vrai philosophe sont d’abord des individus qui se libèrent des
idées toutes faites que leur ont inculqué leurs parents, leurs éducation, leur milieu,
leur classe, la période historique et la civilisation auxquels ils appartiennent. On ne
saurait trop insister sur le fait que bien souvent penser signifie repenser. 18 » , disait
mon ami Charles Duits.
J’ai conscience d’avoir dit et démontré ces choses avec une certaine lourdeur. Si j’ai cru
bon d’enfoncer le clou avec une telle obstination, c’est que nous nous heurtons à une
lourdeur d’esprit assez phénoménale. Il est effarant que des expériences de la qualité de
celles d’A. de Rochas ou de Stevenson restent ignorées depuis si longtemps. « Ne rejetez
rien, examinez tout et retenez ce qui est bon. 19 » ; disait Paul de Tarse. Quel conseil de
sagesse plus simple, plus élémentaire, et plus évident pourrait-on imaginer ? Pourtant cette
sagesse toute élémentaire semble hors de portée de la plupart de nos philosophes et de nos
- 17 -
intellectuels, qui ne semblent guère soucieux d’un examen attentif des arguments que
pourraient avoir à leur opposer ceux qui ne partagent pas leurs idées.
Je comprends que dans un monde où il se publie plusieurs dizaines de milliers de livres
chaque année, il ne soit pas possible d’examiner tout. Mais il y a aussi des millions de
lecteurs, et quand on trouve un bon livre on se passe le mot. Mais le problème est qu’il y a
des mots qui ne passent pas. Il suffit qu’un livre parle de réincarnation pour que beaucoup
ne prennent même pas la peine de le lire, et ceci quelque soit la valeur des arguments, la
rigueur de la démarche, la qualité des observations et l’importance du sujet. Mais le pire est
qu’ils ne s’arrêtent généralement pas à cette étroitesse et à cette fermeture d’esprit. Si vous
avez été moins borné qu’eux, que vous ayez pris la peine d’examiner soigneusement les
arguments, et que vous avez jugé bon d’en conclure qu’il pourrait bien exister quelque
chose de tel ; non seulement les esprits obtus ne prendront pas plus la peine de les examiner
pour autant, mais en plus c’est vous qu’ils prendront pour un imbécile, quand le seul tort
que vous avez eu fût simplement d’être moins borné qu’eux.
Toutefois, nous vivons à une époque où les remises en cause sont inévitables,
incontournables. Et tant pis pour les esprits chagrins qui sont navrés de ne plus pouvoir
s’accrocher à leurs petites certitudes. La philosophie est en crise prétend-on. Mais la crise de
la philosophie, ce sont simplement les philosophes qui se sont enfin rendu compte que
depuis 2 500 ans ils avaient passablement déliré. À mon avis, cette crise serait plutôt un
signe de bonne santé (tout à fait relatif), et une simple crise de croissance, comparable à la
crise de puberté. Il n’y a pas là de quoi s’inquiéter, bien au contraire, les philosophes sont
simplement en train de sortir de l’enfance, en tout cas on peut l’espérer. On peut-être espérer
qu’après cette crise, les philosophes se fieront plutôt à l’observation qu’à leurs livres pour
décider de ce qui a, ou non, le droit d’exister. Ce qui me semble une conduite plus normale
pour la pensée. Ce n’est pas que nos philosophes soient devenus plus sages, mais plutôt la
spéculation a fait long feu. Il va donc falloir qu’ils apprennent à changer d’attitude.
Notre époque est confrontée à un formidable défi. Nous avons sans doute des
problèmes, mais cela n’est rien, et le véritable défi est philosophique ou spirituel. Et celui-ci
est autrement plus grave, plus profond, et il n’est pas évident que nous réussirons à le
relever. Nous avons besoin de rigueur et d’intelligence, mais aussi de courage. Le courage
de ne pas démissionner devant ce défi. Le courage de ne pas fuir devant les conséquences
indésirables de notre pensée et d’accepter d’en payer le prix. Et non pas comme le font les
relativistes qui démissionnent d’une façon sans doute très tentante pour les esprits
paresseux. Nous ne pouvons plus nous bercer de paroles creuses et nous nourrir d’illusions,
de philosophies à la petite semaine, qui ne faisait en fait que reconduire les problèmes à une
date ultérieure.
Nombre de personnes n’aiment pas du tout l’idée de réincarnation. Souvent, elles
objectent que celle-ci concourt à décourager les luttes sociales. Ces personnes ont très bien
perçu le lien qui existe entre l’idée de réincarnation et le fait qu’elle décourage ces luttes.
L’argument porte donc sur l’indésirabilité de l’idée, et non sur les raisons que l’on pourrait
avoir de l’admettre. Mais l’(in)désirabilité d’une idée ne dit strictement rien sur sa vérité ou
sa fausseté ; et ne nous renseigne guère que sur les réactions émotives de la personne qui la
juge (in)désirable. Ainsi, si l’argument est pertinent, à l’encontre de quoi doit-il être utilisé ;
envers la réincarnation, ou les luttes sociales ? Il est clair qu’il ne dit strictement rien sur
l’existence possible de la réincarnation. En revanche, si la réincarnation existe, il dit
effectivement quelque chose à l’encontre de la pertinence de ces luttes sociales. Quel
horreur !
- 18 -
Nombre de chrétiens font souvent une objection semblable, qu’ils expriment dans leurs
propres termes, en disant que l’idée de réincarnation décourage la charité. Bien évidemment,
l’idée de réincarnation ne change absolument rien à la charité en tant que telle, mais peut
changer la manière dont elle s’exprime. Mais ils feraient peut-être mieux de se demander
s’il ne conviendrait pas de s’en prendre à Dieu. Puisque, comme je le montre ici, la
réincarnation est la seule réponse possible au problème de la théodicée.
L’idée de réincarnation est terriblement subversive. Car elle constitue une attitude vis-à-
vis de la vie radicalement différente de l’attitude courante. En effet, la véritable subversion
ne consiste pas à proposer d’autres moyens d’atteindre une même finalité (comme le
marxisme par rapport à la société bourgeoise) ; mais au contraire, de contester radicalement
cette finalité elle-même. En comparaison, la révolution marxiste, au plus fort de son histoire,
n’était qu’une agitation de collégien. Pourtant, une telle subversion peut ne faire que très
peu de bruit. Rares sont ceux capables d’accepter une telle idée. Mais surtout, pour celui qui
l’accepte, et qui en tire les conséquences, c’est à dire qui en vit, il devient étranger à ce
monde et à cette société. Celui qui adopte une attitude vis-à-vis de la vie radicalement autre,
n’est pas subversif au sens étroit du mot, et laisse la politique aux agitateurs. Sa révolution
est cependant bien plus radicale, parce qu’intérieure, et pour la même raison beaucoup
moins visible et bruyante.
La critique de la réincarnation
Tellement subversive que les travaux portant sur la réincarnation sont complètement
ignorés. Les universitaires aiment à croire que les seuls travaux sérieux sont ceux qui
respectent les critères universitaires et ne se font en général qu’à l’intérieur de l’université ;
et qu’en dehors il ne se passe rien d’intéressant. Mais quand un universitaire, tout à fait au
courant des exigences propres à l’université, fait un travail respectant tout à fait ces critères
sur un sujet qui sent le soufre, il est complètement ignoré. Il en va ainsi des travaux de
Stevenson.
On peut observer deux types d’attitude critique celle provenant des matérialistes et celle
en provenance de l’Église et des chrétiens. Le plus simple pour connaître la critique
matérialiste de la réincarnation est d’aller sur le site Skeptical Inquirer. Ce site est
certainement le plus sérieux en ce qui concerne la critique matérialiste des phénomènes
parapsychologiques. On ne trouvera rien de sérieux sur ce site concernant Stevenson. La
critique de Paul Edwards est à peu près nulle. Mais en règle générale la critique des
matérialistes est plutôt absente.
Si la critique matérialiste est à peu près inexistante, la critique catholique est très
alambiquée. Les travaux de André Couture, Jean Vernette, Pascal Thomas (nom d’un
collectif), sont absolument sans intérêt. Ils évitent soigneusement d’aborder la question sur
le terrain factuel. Dans ces conditions, leurs propos ne sont guère que du bavardage et après
de telles lectures la question n’a pas avancée d’un pouce. Dans le texte que vous pouvez
consulter ici, Couture, pasteur protestant et bon connaisseur de la question de la
réincarnation, fait une brillante démonstration de sa radicale incapacité à apporter un
argument convaincant à l’encontre de la réincarnation.
Il est intéressant d’analyser les stratégies qu’il met en œuvre pour tenter d’endiguer la
montée en puissance de l’idée de réincarnation. Dans ce texte, il analyse les divergences de
conception de Swâmî Prajnânpâd et Denise Desjardins portant sur la réincarnation. Une telle
analyse est curieuse de la part de quelqu’un qui n’adopte pas cette idée. Quel intérêt une
telle analyse peut présenter pour lui ? Il ne tire aucune conclusion de ces divergences de
- 19 -
conception. La conclusion, il la suggère, en quelque sorte, au lecteur : “ Voyez, ils ne sont
même pas d’accord entre eux sur la manière dont ils conçoivent la réincarnation. ” Il ne dit
pas clairement lui-même quelle conclusion il faudrait tirer de ces divergences de
conceptions. Il est très simple de comprendre pourquoi. La seule conclusion qui
l’intéresserait serait de pouvoir montrer que la réincarnation n’existe pas. Il ne peut
évidemment pas tirer une telle conclusion à partir de l’analyse qu’il fait et il le sait, donc il
ne la tire pas. Il laisse ainsi au lecteur le soin d’en tirer une fausse conclusion. Les propos
alambiqués de ceux qui connaissent la question de la réincarnation et qui s’efforcent de
montrer qu’elle n’existe pas ne trompent pas un lecteur averti. Il est intéressant de
remarquer que certains matérialistes font exactement le même raisonnement à propos de
l’existence de Dieu. Il serait intéressant que Couture nous explique pourquoi il vaut par
rapport à la réincarnation mais ne vaut plus pour Dieu.
Certains lecteurs peuvent, à juste titre, se sentir frustré puisqu’après ce long article on ne
trouve pratiquement rien comme argument pour ou contre la réincarnation. Je me suis
contenté de flageller copieusement ceux qui, à mes yeux, le méritent. Je suis sûr, pour ma
part, que la réincarnation existe. C’est même une des rares choses dont je sois sûr (je parle
de ce qui peut être intéressant d’un point de vu philosophique). D’une part à cause de
l’ensemble des travaux sur la question ; d’autre part à cause d’une expérience personnelle
dont je n’ai pas envie de parler. Ce n’est pas mon propos, mon expérience personnelle ne
prouve quelque chose qu’à moi, et pour ce qui est des travaux, je ne pourrais que répéter ce
sue les autres ont dit. Je ne peux donc qu’offrir une bibliographie à ceux qui voudrait
l’approcher sous l’angle factuel.
Bibliographie commentée
Les travaux les plus intéressants sont incontestablement ceux de Ian Stevenson. Trois de
ses ouvrages ont été traduits en français, mais deux seulement portent directement sur ses
observations :
* Vingt cas suggérant le phénomène de réincarnation, éditions Sand, 1985, réédition
collection J’ai lu
* Réincarnation et biologie, éditions Dervy
Jean Louis Siémons fait une présentation des différents travaux sur le sujet dans un
ouvrage intitulé : Revivre nos vies antérieures, éditions Albin Michel, 1984.
Nombre de psychothérapeutes, lors de leur pratique de techniques de régression de
mémoire (ERM), ont été confrontés à ce qui pourrait être des réincarnations alors même
qu’ils n’avaient aucune idée de ce genre. Michael Newton est l’un d’entre eux (il était même
athée) et a écrit Un autre corps pour mon âme, Souvenirs de voyage dans l'au-delà, aux
éditions de l’Homme. Ce qui est intéressant dans son approche c’est qu’après avoir fait cette
découverte il s’est refusé à lire quoi que ce soit sur la question pour n’être pas influencé, et
qu’ensuite il a cherché à savoir ce qui se passait entre deux vies, une démarche saine et
atypique.
Marie Stanley Réincarnation... la nouvelle affaire Galilée ? Éditions Lanore.
Ouvrage intéressant sur l’Église par rapport à cette question.
Denise Desjardins De naissance en naissance, La Table Ronde, 1977.
Cet ouvrage ne fait pas partie des plus intéressants, mais a l’avantage d’être très vivant
et de se lire comme un roman.
Dr Bertholet La réincarnation Éditions Rosicruciennes 1949, réédition Genillard 1988.
- 20 -
Ouvrage un peu dépassé mais qui était assez remarquable à son époque. Les rééditions
successives en témoignent.
Platon La république Livre X (614c-621d).
Les sources de la question dans notre civilisation.
Patrick Drouot Des vies antérieures aux vies futures, édition du Rocher.
Un physicien qui s’intéresse à la réincarnation, cela tranche sur la petitesse d’esprit
habituel de nos scientifiques qui ne semblent à l’aise que dans les vérités dérisoires.
Ouvrages critiques
Laurent Guyénot Les avatars de la réincarnation : une histoire de la transmigration,
des croyances primitives au paradigme moderne, édition Exergue.
Cet ouvrage n’apporte pas vraiment d’argument et ne fait que comparer les différentes
conceptions.
Laurent Guyénot Lumières nouvelles sur la réincarnation, édition Exergue.
C’est le seul que je connaisse qui fasse une critique de la réincarnation que l’on peut
prendre, même si, à mon avis, elle est beaucoup moins conclusive qu’il ne le pense.
1 Article de Yves Lambert, revue Le Débat, N° 75, Mai-Août 1993, édition Gallimard, p. 68
2 Max Planck Autobiographie scientifique et derniers écrits, traduction A. George, éditions
Albin Michel, 1960, p. 84
3 Jostein Gaarder Le monde de Sophie, Traduction H. Hervieu et M. Laffon, éditions du
Seuil, 1995, p. 495-496
4 Le monde de Sophie, opus cité, p. 294
5 Enquête faite pour Le monde des religions intitulée Portraits des catholiques par l’institut
CSA, 2006 : http://www.csa-fr.com/dataset/data2006/opi20061025d-portrait-des-
catholiques.pdf
6 Livre X (614c-621d)
7 Cité par Dr Bertholet La réincarnation, réédition par les éditions Genillard, 1988, p. 415
8 Il publia le compte rendu de ses travaux sur ce sujet dans un livre intitulé « Les vies
successives, document pour l'étude de cette question » Bibliothèque Chacornac, Paris 1911
9 Raymond Moody et Paul Perry Voyages dans les vies antérieures, traduction Colette
Vlérick, éditions Robert Laffont, 1990, p. 225
10 Dr Bertholet La réincarnation réédition Genillard 1988 p. 20
11 Ses observations ont été publiées sous le titre : Vingt cas suggérant le phénomène de
réincarnation, éditions Sand, 1985, réédition collection J’ai lu, et également Réincarnation
et biologie, éditions Dervy
12 Expérience de régression de mémoire.
13 Patrick Drouot Des vies antérieures aux vies futures, éditions du Rocher, réédition 1993,
p. 21-22
14 Émile Bréhier Histoire de la philosophie allemande, p. 43 de l’édition Vrin 1967
- 21 -
15 Gilles Deleuze et Félix Guattari Qu'est-ce que la philosophie?, éditions de Minuit p. 10
16 Opus cité p. 28
17 Opus cité p. 33
18 Charles Duits Victor Hugo, le grand échevelé de l'air, éditions Belfond, 1975, p. 89
19 Saint Paul, I Thessaloniciens, V, 19-21
- 22 -