Usages de L'épistolaire Dans Le Roman Libertin Du XVIIIe Siècle
Usages de L'épistolaire Dans Le Roman Libertin Du XVIIIe Siècle
Usages de L'épistolaire Dans Le Roman Libertin Du XVIIIe Siècle
Mémoire présenté
en vue de l’obtention du grade de Maître ès Arts (M.A.)
en Littérature de langue française
Août 2016
si La Nouvelle Héloïse de Rousseau et les romans anglais tels que la Clarissa de Richardson
contribuent à accroître la popularité du roman par lettres, la quantité de romans épistolaires qui
délaissent le thème de l’amour « pur » au profit de la peinture des exploits libertins témoigne de
l’engouement du public pour ce genre nouveau. Selon nous, le roman épistolaire libertin relève
d’une association particulièrement probante qui fait de la lettre le support privilégié du récit des
d’expression privilégié, tandis que les conséquences d’une société en pleine mutation occupent
une place particulière dans les récits libertins. Nous postulons une adéquation spécifique entre
les deux genres : la subjectivité de la lettre permet au libertin de s’exprimer sans filtre narratif,
tandis que le principe libertin de l’intrusion d’un tiers (dans les aventures amoureuses ou,
des lettres. Notre étude portera sur trois romans qui associent de différentes façon la parole du
i
Abstract
The eighteen-century literary scene is marked by the success of both epistolary and
libertine novels. Through the imposition of a communicational structure specific to letters, the
epistolary novel deals with introspection and subjectivity, and takes some liberties with the
expression of passion: if La Nouvelle Héloïse by Rousseau and English novels such as Clarissa
by Richardson contribute to the popularity of the epistolary novels, the aforementioned novels
forgo the theme of “pure” love in order to describe the exploits of libertine characters. This
major shift provokes the interest of the public towards this new genre. We think that letters are
used as the favoured medium for the libertine’s narrative because of the successful combinatio n
of epistolary and libertine novels. The search for authenticity in literature makes letters the most
pertinent means of expression, while the consequences of a changing society occupy a particular
place in libertine novels. We suggest a specific compatibility between the two genres: the
subjectivity that is inherent in letters allows the libertine character to express himself without
any apparent narrative filter, and the libertine’s principle of intrusion allows the reader to access
all the letters. The novels in our study (Les Heureux Orphelins by Crébillon, Le Paysan et la
ii
Table des matières
Résumé..........................................................................................................................................i
Abstract ........................................................................................................................................ ii
Remerciements............................................................................................................................ iv
Introduction ................................................................................................................................. 1
1. Typologie des oeuvres ........................................................................................................ 7
1.1. L’hybridité d’un roman à double composition – Les Heureux Orphelins .................. 8
1.2. La tentation du romanesque dans la lettre – Le Paysan et la Paysanne pervertis .... 12
1.3. Le roman épistolaire total – Les Liaisons dangereuses ............................................ 17
2. Lettre et libertinage : des « mécanismes » identiques ? .................................................... 22
2.1. L’illusion de l’authenticité ........................................................................................ 23
2.2. L’épistolaire entre intime et dévoilement : la place du lecteur ................................. 31
2.3. Le temps et l’espace dans le roman épistolaire : un cadre au service du libertinage 37
2.1.1 Une poétique de l’immédiateté ............................................................................. 38
2.1.2 Un espace qui favorise la promiscuité .................................................................. 43
2.4. L’intellectualisation de la jouissance ........................................................................ 50
3. Entre théâtralité et épistolarité .......................................................................................... 57
3.1. La double adresse...................................................................................................... 58
3.2. La construction de soi du personnage libertin .......................................................... 63
3.3. La liaison galante : un script écrit à l’avance............................................................ 74
Conclusion ................................................................................................................................ 82
Bibliographie.................................................................................................................................i
iii
Remerciements
Je souhaite avant tout remercier M. Ugo Dionne, mon directeur de recherche, dont la patience,
les encouragements et les conseils éclairés m’ont permis de mener à bien ce travail.
Mes chaleureuses pensées se tournent également vers Mme Catherine Ramond, qui a été
la première à me suivre et à me guider dans ce projet.
Enfin, je tiens à remercier ma famille et mes amis, pour leur soutien, avec
une pensée particulière pour Charles et Kévin qui se sont montrés d’une
aide précieuse et envers qui je suis infiniment reconnaissante.
iv
Introduction
En 1754, paraît Les Heureux Orphelins, roman hybride de Crébillon fils dans lequel il
met en scène les aventures de Chester, jeune lord de retour à la cour d’Angleterre après plusieurs
années à parfaire son éducation libertine en France. Par sa forme, qui mêle narration à la
d’un mode narratif à l’autre. En effet, à la lecture de l’œuvre, nous constatons que la répartition
entre la narration classique et l’épistolaire coïncide avec la prise de parole du héros libertin, qui
ne s’exprime que par lettres : Chester entretient une correspondance avec son formateur, le duc
de ***, resté en France, dans laquelle il l’informe de ses exploits et de ses déconvenues. Le
roman de Crébillon est, parmi ceux de notre corpus, celui qui associe le plus directement la
parole du libertin à l’épistolaire. Crébillon aurait-il perçu une nécessité épistolaire propre à
Au XVIIIe siècle, les deux courants, épistolaire et libertin, se taillent une place sur la
scène littéraire française, influençant les œuvres d’auteurs comme Crébillon, mais aussi Rétif
de la Bretonne ou Choderlos de Laclos. Ceux-ci réunissent les deux genres en une seule forme
littéraire, donnant naissance au « roman épistolaire libertin », sur lequel portera notre travail.
Nous pourrions définir le roman épistolaire libertin comme un roman composé, entièrement ou
qui permet d’éclairer les mécanismes de la séduction grâce aux confidences qu’ils se font dans
les lettres.
racontant (entre autres) les entreprises amoureuses de Chester. Décidé à faire en sorte que « toute
l’Angleterre change de face entre [s]es mains3 », Chester s’attaque simultanément à trois jeunes
Ursule, les deux protagonistes du Paysan et la Paysanne pervertis4 de Rétif, sombrent pour leur
d’Arras, un moine défroqué: pour lui, la seule façon d’atteindre le bonheur « est de dépouiller
tous ces préjugés, de briser ces entraves d’une éducation mesquine, qui nous courbent sous leur
joug5 ». Enfin, dans Les Liaisons dangereuses, paru en 1782, Valmont et Merteuil mènent la
correspondance, entraînant dans leur chute les cibles de leurs projets particuliers, soit Cécile la
jeune innocente, Tourvel la femme mariée et vertueuse qui découvre l’amour à ses dépens… et
p. 158.
4 Initialement parus séparément, Le Paysan paraît en 1775, suivi en 1784 par La Paysanne. Les deux romans seront
réunis en un seul double roman qui présente le pendant féminin et masculin du libertinage , commercialisé dès 1787.
5 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, 2010, p. 295.
URL : http://books.google.fr/books?isbn=1445261545
2
bien d’autres qui seront les victimes « collatérales » des ambitions des libertins. Les conquêtes
des libertins se soldant – presque toujours – par la relation sexuelle qui valide le succès de
l’entreprise, le plaisir trouve ici une place en littérature : l’expérience sensible et subjective
devient un accès à la connaissance et c’est au sein de cette nouvelle philosophie que « le motif
du libertin comme être de plaisir ne cesse de se développer. Rejeté par la conscience chrétienne,
devenu fait d’expérience, objet de réflexion et de savoir, le plaisir interpelle la morale, l’histo ire
des sciences, la réflexion sociale et politique6 ». Chacun des romans est porteur des signes de
cette quête qui anime les libertins : quête de beauté, de puissance, de gloire, de connaissance…
Chaque libertin nous livre à travers ses lettres les moyens qu’il met en œuvre pour atteindre son
but.
Les trois romans que nous entendons étudier gagnent à être analysés ensemble car, outre
la proximité de leur date de parution, qui permet d’ancrer le corpus dans un contexte social et
littéraire relativement uniforme, ils présentent différentes structures formelles qui font toutes
coïncider, de manière spécifique, le discours du libertinage et les lettres. L’érotisme occupe une
place importante dans les romans, mais jamais les personnages ne peuvent sortir complèteme nt
du cadre imposé par la bienséance en société. Dans ce cas, quel meilleur recours que la lettre,
plus discrète qu’une rencontre, pour peindre les passions qui agitent les cœurs ?
commerce secret et périlleux ; c’est déjà presque signer sa perte et aucun des personnages ne
sortira indemne de ces liaisons dangereuses. Chester entre en liaison avec la duchesse de Suffolk
6 Patrick Wald Lasowski, Le grand dérèglement: le roman libertin au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll.
« Infini », 2008, p. 53.
3
par un présent qu’il accompagne d’un billet romantique : c’est à partir de la réponse qu’elle lui
envoie que Chester sait qu’il a gagné la partie. La duchesse sera par la suite contrainte de quitter
s’insinuer dans l’esprit des deux jeunes paysans naïfs par le biais d’une correspondance
persuasive qui les pousse à aller toujours plus loin dans leur quête du plaisir ; les deux jeunes
gens en mourront, aussi bien que leur mentor. Quant aux lettres de Valmont et Merteuil, elles
tissent une toile complexe et subtile, aussi dangereuses qu’une entrevue directe : elles mènent
Au cours de cette étude, nous tenterons de définir les liens qui existent entre la forme
épistolaire et les thématiques libertines. Les raisons qui poussent les auteurs à choisir
la lettre est une pratique sociale majeure au XVIIIe siècle7 , son utilisation dans le cadre d’une
littérature de libertinage semble motivée par des raisons plus larges. Quelle est la raison qui
pousse Crébillon, déjà rompu à l’usage des lettres avec celles de la marquise de M*** au comte
de R*** (1732), à diviser ainsi Les Heureux Orphelins ? Quels arguments a-t-il trouvé en faveur
de la lettre, qui l’ont ensuite mené à revenir à ce genre pour les Lettres de la duchesse de ***
au duc de *** (1768), puis pour les Lettres athéniennes (1771) – tous des romans mettant en
dangereuses quand tant d’autres romans épistolaires ou libertins exploitent les mêmes schémas
4
diégétiques ? Ce succès tiendrait- il dans l’association des deux genres ? Nous postulons une
Dans un premier temps, nous présenterons plus en détails les œuvres du corpus, afin de
dresser une typologie qui nous permettra d’identifier les variantes structurelles du roman
épistolaire. En effet, l’intérêt de ce corpus tient au fait qu’aucune des œuvres ne suit exactement
le même schéma, montrant bien que l’usage de l’épistolaire, dans ce contexte, ne répond pas
nécessairement à une attente topique – de ce qui est déjà connu, et qu’on serait désemparé de ne
pas retrouver –, mais fait de l’épistolaire un outil au service de la représentation du libertina ge.
Nous questionnerons ensuite les mécanismes du roman par lettres, en lien avec une esthétique
refléter les codes libertins, comme l’importance de la subjectivité et l’intrusion du lecteur. Enfin,
nous analyserons les liens qui unissent l’épistolaire, le libertinage et le théâtre, liens qui
contribuent à dévoiler les mécanismes révélant l’artificialité des relations engagées par les
théâtral qui invite également le lecteur à s’interroger sur sa propre situation, grâce à sa proximité
traitent du libertinage avec succès ; nous ne cherchons pas à présenter l’épistolaire comme le
seul mode d’expression pertinent de la pensée libertine au XVIII e siècle. Nous voulons plutôt
mettre en lumière les concordances thématiques et formelle, qui font de la littérature épistolaire
5
« Je » qui s’y exprime et s’y révèle. Ce travail se situe avant tout dans une perspective
contexte social et littéraire ne sera pas oubliée, car ce dernier apporte des informatio ns
6
1. Typologie des oeuvres
En faisant le choix du roman par lettres, nos auteurs répondent à la tendance dominante de
leur époque : la recherche du « croyable8 » en littérature, que François Jost définit comme une
mission de l’écrivain qui doit faire accepter « l’irréel comme réel, le fictif comme vrai9 ».
L'homme du XVIIIe siècle est conscient qu'il n'a accès qu'à une partie fragmentée du réel ; le
récit à la première personne apparaît alors comme le seul pouvant rendre compte de cette réalité,
Selon Jost,
De laquelle de ces catégories relèvent les œuvres du corpus ? Une présentation approfondie
permettra d’en déterminer la structure tout en dégageant, en creux, une typologie du roman
épistolaire.
8 François Jost, « Le roman épistolaire et la technique narrative au XVIIIe siècle », dans Owen Aldridge (études
réunies par), Comparative Literature Studies, 3, 4, (Penn State University Press), 1966, p. 397-427.
9 Ibid.
10 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, édition critique établie par François Jost, vol. 1, Lausanne, L’Âge
On l’a vu en incipit, le roman de Crébillon nous intéresse particulièrement par son caractère
hybride. Longtemps considéré comme une traduction du roman anglais de Mrs Eliza Haywood,
The Fortunate Foundlings, il n'en respecte pas totalement la trame. La première partie
correspond bel et bien à celle de Mrs Haywood, avec la découverte par Rutland, un jeune
aristocrate anglais, des jumeaux Lucie et Edouard, abandonnés sur sa propriété. Il se prend
d'affection pour les deux enfants et leur prodigue une éducation complète, qui décuple leurs
qualités naturelles. Au terme de l'éducation du jeune Edouard, celui-ci choisit de s'engager dans
l'armée, laissant Rutland et Lucie en tête à tête. Les charmes de la jeune fille atteignent une
perfection telle que tous les efforts de Rutland ne peuvent contenir la passion violente qu’e lle
lui inspire, ce qui contraint Lucie à s’enfuir. Arrivée à Londres qu'elle connaît à peine, elle est
recueillie par l'honorable Mme Pikring, qui la place ensuite chez la Yielding, une lingère à
l'honnêteté douteuse11 . C'est dans son établissement que Lucie fait la rencontre de Lord Durham,
alias le comte de Chester, personnage libertin dont les avances insistantes l’obligent à s'exiler à
la campagne. Elle y rencontre une autre victime du Lord, la duchesse de Suffolk, qui lui raconte
son histoire dans la deuxième partie du roman. Aucun détail de l'aventure amoureuse n'est
11 Il est intéressant de noter le jeu de mots que Crébillon a conservé avec le nom de la lingère. En effet, « Yielding »
signifie « complaisante, accommodante » et renvoie implicitement au rôle qu'elle joue dans son établissement,
puisqu'elle offre les services de ses employées aux hommes qui les recherchent.
8
négligé, avec des réflexions sur les mouvements contradictoires qui agitent une âme
passionnée : sous la forme d'une confession orale à la première personne, le récit de la duchesse
est une excellente source de données pour l'analyse des « illusions des sentiments12 », poursuivie
dans un « souci de démystification13 » par Crébillon, qui souligne les contradictions d’un cœur
amoureux. C'est d'ailleurs à partir de cette partie, entièrement occupée par les confidences de
Mme de Suffolk, que Crébillon s'éloigne définitivement du modèle des Fortunate Foundlings.
duchesse. Les lettres écrites par le libertin à son correspondant français, le duc de ***, lèvent le
voile sur la réalité de sa relation avec la duchesse, et avec les femmes en général. Les huit lettres
qui composent les deux dernières parties ne fonctionnent pas selon le mode épistolaire
des intrigues, elles ne devaient l’être qu'une fois apaisée la situation politique entre la France et
l'Angleterre14 ; l'échange qu'entretient Chester avec le duc est donc monodique. Plus encore,
comme les lettres ne seront jamais expédiées, on est plus proche du journal intime que d'une
monodique d’une tendance autobiographique : dans les lettres, la narration au passé se mêle à
se font si sérieusement nos souverains et qui m'a jusques à présent rendu impraticable une relation qui m'est si
nécessaire, et qui ferait le plus doux de mes plaisirs. Ce n'est qu'avec beaucoup de peine que je ferai parvenir mes
lettres entre vos mains ; mais pourtant je me flatte qu'elles vous seront rendues. »
Crébillon, Les Heureux Orphelins, op. cit., p. 153.
9
une narration au présent, dans laquelle Chester confie « les sentiments qu’il éprouve au moment
Le Nord-Est souffle ; j’ai du spleen ; ma tête est en proie aux plus noires idées ;
j’en veux à toute la nature, à moi tout le premier, qu’ordinairement je ne prise
guère, et de qui je fais aujourd’hui moins de cas encore que de coutume 16 .
Cette absence d’échange entre les épistoliers classe le roman de Crébillon dans la catégorie des
romans « statiques », telle que la définit Fr. Jost : la lettre n’influe en rien sur les évènements,
elle devient le support de la parole de l’épistolier mais n’apporte pas de modification à l’intrigue.
Mais justement, si la lettre ne sert qu’à rapporter la parole du personnage, pourquoi a-t-on
recours à l’épistolaire ? Un roman-mémoires n’aurait- il pas permis d’obtenir, plus simpleme nt,
le même résultat ? Pourtant, certaines lettres de Chester révèlent une volonté affirmée de l’auteur
d’avoir recours au modèle épistolaire. Crébillon donne au lecteur, à travers son personnage, des
Je n'en crois pas davantage que je puisse vous envoyer mon histoire par
fragments ; et comme je vous écrirai jusqu'à ce que j'aie trouvé une occasion
sûre pour vous faire remettre mes lettres, il se pourra bien que vous les receviez
toutes à la fois. Vous y gagnerez, si elles vous intéressent, et si elles vous
ennuient, vous pourrez en cesser la lecture quand il vous plaira, et la couper où
j'aurai paru moi-même vous l'indiquer17 .
15 Cette citation est empruntée à François Jost dans « Le roman épistolaire et la technique narrative au XVIII e
siècle », op. cit., p. 185. S’il l’utilise pour parler de Werther, nous constatons que ce qui s’applique pour le roman
de Goethe est également valable pour Crébillon, puisque les lettres contiennent à la fois le récit informatif qui tient
le lecteur au courant des situations vécues par l’épistolier, et le détails des émotions par lesquelles celui-ci se laisse
submerger. C’est à ce moment que les personnages ont recours à la « thérapie » de l’épanchement que permet le
genre épistolaire. Ils écrivent à ce moment aussi bien pour eux-mêmes que pour leur correspondant.
16 Crébillon, Les Heureux Orphelins, op. cit., p. 205.
17 Ibid., p. 165.
10
Grâce à ces indications, le lecteur devient le destinataire premier des lettres de Chester, comme
il l’a été pour le discours de la duchesse. La transition subtile entre la narration intradiégétiq ue,
quand la duchesse prend la parole, et la narration épistolaire permet d’opposer « les illusions de
de façon à ce que récit et lettres s’imbriquent dans un jeu de miroirs, à partir duquel le lecteur
peut reconstituer l'intrigue de la façon la plus complète possible. Cette caractéristique du roman
de Crébillon correspond à celle décrite par Jost sous le nom de « type Clinker ». Il s’agit de
procurer au lecteur « ce plaisir rare et délicieux19 » qui consiste à avoir accès à différents points
de vue sur une même histoire. Le récit double augmente sa valeur et souligne l’écart qui existe
entre les personnages ; la vertueuse duchesse et le libertin accompli n’ont pas la même grille de
lecture des évènements : « le piquant est dans la confrontation des deux textes qui, à cent pages
La forme hybride des Heureux Orphelins nous permet de nous interroger sur la place
qu'occupe l'épistolaire dans la peinture des sentiments. En effet, pourquoi choisir de passer à (et
par) la lettre quand Chester aurait pu, par exemple, trouver à la Cour d'Angleterre un complice
à qui il aurait conté ses exploits et confié ses projets ? D’ailleurs, le récit de la comtesse, qui fait
preuve de recul et de clairvoyance, ne suffisait- il pas à rendre compte des intrigues amoureuses
menées par le séducteur ? La lettre n'étant que très peu représentée dans les deux premières
18 JeanRousset, Leurs yeux se rencontrèrent, Paris, Corti, coll. « Les Essais », 1981, p. 193-194.
19 François Jost, « Le roman épistolaire et la technique narrative au XVIIIe siècle », op. cit., p. 187.
20 Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, op. cit., p. 193.
11
parties du roman21 , il est d'autant plus intéressant de voir qu'elle est exclusivement réservée à la
Le Paysan Perverti ou les dangers de la ville de Rétif, paru en 1775, est complété en
1784 par Les dangers de la ville ou Histoire d'Ursule R***. Les deux romans épistolaires sont
fondus en 1787 en un seul, portant le titre Le Paysan et la Paysanne pervertis ou les dangers de
la ville, histoire récente mise au jour selon les véritables lettres des personnages. Dans ce
chez Crébillon, afin de privilégier le motif des jeunes provinciaux envoyés vivre à la ville. C'est
avant tout une volonté de renouveler les topoï du genre libertin qui pousse l’auteur à mettre en
On a peint les mœurs des grands et leurs vices ; on a présenté sous toutes les
faces les ridicules des bourgeois. Mais personne ne s'était occupé comme dans
cet ouvrage, de donner une idée juste de la vie que mènent à Paris des jeunes
gens de province jouissant d'une liberté absolue: on peut dire que les mœurs de
ces jeunes gens et de presque tous les êtres isolés, ne sont ni celles de la bonne
compagnie, ni celles du citadin, encore moins celles du peuple ; c'est un tableau
d'un genre absolument neuf, et très piquant, dans un siècle où tout le monde se
copie22 .
21 Dans la première partie, on ne compte que le billet enjoignant à Rutland de prendre soin des orphelins (p.42) et
la lettre que Lucie lui écrit avant de s'enfuir (p. 69, 70). Dans la deuxième partie, une première lettre est celle que
Chester adresse à la comtesse de Suffolk pour lui avouer son amour (p. 105) et une deuxième est la réponse sèche
que celle-ci fait au libertin (p. 111).
22 Rétif, dans La malédiction paternelle, cité par Françoise Leborgne, Rétif de la Bretonne et la crise des genres
12
Comme chez Crébillon, la narration de l'intrigue est double, puisqu'elle est assumée d'un
côté par Edmond et de l'autre par sa sœur Ursule. Les histoires des deux jeunes paysans
fraichement arrivés à Auxerre, et plus tard à Paris, se rejoignent dans un tourbillon de lettres qui
mettent en scène les étapes de leur déchéance. Leur naïveté se désagrège au contact de la ville,
où ils reçoivent l’éducation libertine de Gaudet d'Arras – philosophe, moine défroqué, bisexuel
et libertin affirmé. Ursule et Edmond étant des reflets l'un de l'autre, l'étude de leurs lettres
permet d'établir des distinctions entre des comportements dictés en partie par leur sexe : « en
subissant si fortement l'emprise de Paris, qui leur sert de prétexte et de garant pour devenir
totalement eux-mêmes, Ursule et Edmond réagissent bien selon leur tempérament et selon leur
sexe: ce sont l'Ève et l'Adam de ce nouvel univers23 ». Michel Gilot précise qu’« Ursule est une
activiste 24 », quand Edmond « est un hédoniste. La seule forme de liberté qu'il connaisse est une
23 Ibid., p. 130.
24 Michel Gilot, « Rétif et la ville », dans Rétif de la Bretonne et la ville, travaux du groupe d’étude sur le XVIIIe
siècle, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, coll. « travaux et recherches », 1993, p. 129.
25 Ibid., p. 130.
26 Claude Klein, Rétif de la Bretonne et ses doubles : le double dans la genèse des romans épistolaires de Restif de
13
Toutefois, Rétif met au point une méthode particulière qui éloigne les lettres du modèle
crébillonnien. En effet, la méthode employée par l’auteur n’est plus passive (ou statique) ; les
La réponse des autres personnages, négligeable chez Crébillon, devient ici essentielle au
fonctionnement du roman. Le système épistolaire est d'abord restreint, avec des lettres
échangées principalement entre Edmond et son frère Pierrot28 , ou entre Fanchon, la femme de
Pierre, et Ursule29 . Cependant, plus les héros avancent dans leur formation libertine, plus les
lettres destinées à leur famille se font rares. En revanche, celles destinées à Gaudet d'Arras, leur
formateur, se multiplient. La polyphonie du roman permet alors d'inscrire le récit dans une
pendant plus de vingt ans. La polyphonie épistolaire sert également l'ambition didactique de
Rétif. Pour l'écrivain, la lettre « figure parmi les moyens de rendre l'œuvre "utile aussi bien que
vraie"30 ». Le Paysan et la Paysanne pervertis devient le lieu privilégié de l'expression des idées
prouvent que Rétif n’est pas aussi familier du genre que Crébillon. La correspondance prend
14
souvent la forme d'un récit romanesque traditionnel et le souci de clarté de l'écrivain le pousse
à faire intervenir les personnages de manière peu naturelle. Ces derniers rappellent parfois ce
qui a déjà été expliqué dans une lettre précédente, toujours dans le but de s'assurer que le lecteur
a bien saisi l'évolution de l'intrigue. Les lettres 85 et 86, par exemple, respectivement écrites par
Pierre pour Edmond et par Fanchon pour Ursule, annoncent toutes les deux la nouvelle de la
naissance de leur fils. Cette répétition rappelle la séparation originale du double roman en deux
romans distincts31 . De la même façon, Pierre, le frère d'Edmond et d'Ursule, laisse de nombreux
commentaires à la fin des lettres pour éclairer la situation, rompant le système épistolaire qui se
passe normalement de narrateur. La lettre précédemment citée de Fanchon à Ursule contient une
note, une exclamation désespérée de Pierre, ajoutée après qu’il a pris connaissance de la missive :
« Hélas ! ils y sont retombés ! », ajoute-il, en parlant d’Edmond et Ursule replongés dans le
vice32 . De plus, il arrive fréquemment que des personnages s’écrivent alors qu’ils sont dans la
même ville – et parfois dans la même maison, rompant à nouveau la logique épistolaire. Quelle
Tantôt il donne une raison psychologique […]. Tantôt est mise en avant une
préoccupation pédagogique : quand on veut instruire, la lettre est préférable à
la conversation parce qu'elle peut être relue, méditée ; c'est la raison d'une
31 De même, l’information de la lettre 86 est reprise dans la lettre 87 : « Le père Rameau, comme on l’a lu dans la
Lettre précédente, a écrit à Mme Parangon pour lui demander que Fanchette soit marraine du nouveau -né ».
32 La lettre 82, lorsque Gaudet d’Arras fournit les raisons qui l’attachent à Edmond, est coupée afin que les détails,
déjà significatifs, ne deviennent pas trop sensuels, voire choquants pour le lecteur : « En te voyant de près, mon
premier sentiment à ton égard, je l’avoue aujourd’hui, a été le même qui m’a ensuite attaché à ta cousine Laure :
elle m’en a été plus chère, parce qu’elle t’avait cédé, que tu l’as rendue mère et je l’ai préférée fatiguée par toi et
encore rouge de tes baisers, à une vierge qui n’aurait jamais aimé, ni joui ; cette bouche qui s’est collée sur la tienne
m’en parait plus voluptueuse…. (Suppression qui n’apprendrait rien ; on entend assez tout ce que le séducteur
veut dire) ».
15
partie des lettres de Gaudet à Edmond dans Le Paysan perverti. Tantôt enfin
Rétif fait valoir une impossibilité pratique à la communication orale, malgré la
coexistence des personnages 33 .
Pourtant, il ne parvient pas à cacher l’ambigüité d'une œuvre « où ne se perçoit jamais avec
évidence une nécessité épistolaire34 ». L'auteur aurait-il perçu certains avantages spécifiques à
l’alliance de la lettre et de la parole libertine, qui l’ont poussé à conserver l’épistolaire malgré
ces apparentes difficultés? Rétif s'accorde à dire que « les lettres d'un homme sont ce qui le peint
perversion constitue le point fort du roman, qui se veut une représentation du libertinage dans
les classes populaires. Rétif, à tort ou à raison, a retenu ce qu’il croyait être le meilleur moyen
33 La suite de la citation donne des exemples précis de la fonction psychologique et pédagogique de la lettre :
« Manon confesse ses fautes par écrit, remet elle-même la lettre à Edmond et reste présente pendant qu'il en prend
connaissance; Mme Parangon, qui vit dans la même maison qu'Edmond, recourt parfois à la lettre car “vous save z,
lui dit-elle, qu'il en est [des choses] qu'on ose dire à peine, mais qu'on se permet quelque fois d'écrire ; c'est le cas
où je me trouve avec vous depuis quelque temps”. Tantôt est mise en avant une préoccupation pédagogique : quand
on veut instruire, la lettre est préférable à la conversation parce qu'elle peut être relue, méditée ; c'est la raison d'une
partie des lettres de Gaudet à Edmond dans Le Paysan perverti. Tantôt enfin rétif fait valoir une impossibilité
pratique à la communication orale, malgré la coexistence des personnages : Edmond a rencontré son frère Pierrot,
mais ils n'ont pas pu se parler ; aussi cette entrevue n'abolit-elle pas la relation épistolaire. ».
Pierre Testud, Rétif de la Bretonne et la création romanesque, op. cit., p. 380-381.
34 Françoise Leborgne, Rétif de la Bretonne et la crise des genres littéraires, op. cit., p.382.
35 Pierre Testud, op. cit., p. 382.
16
1.3. Le roman épistolaire total – Les Liaisons dangereuses
Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos constitue l'apogée du genre : avec 175
lettres au total, Laclos porte le roman épistolaire à sa perfection, en faisant de la lettre le support
et l'essence même de l’intrigue. Dans cette histoire mettant en scène l'exécution des projets de
deux complices libertins, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, les lettres ne sont
plus seulement le support du récit, mais deviennent des éléments participant pleinement à
l'économie du roman : « l'originalité de Laclos, c'est d'avoir donné une valeur dramatique à la
composition par lettres, d'avoir fait de ces lettres l'étoffe même du roman et d'avoir réalisé ainsi,
entre le sujet du livre et le mode de narration, un accord si étroit que ce mode en devient non
seulement vraisemblable mais nécessaire36 ». L'intrigue tourne autour d'une ambition, celle de
éconduite, elle décide de pervertir Cécile de Volanges, jeune fille innocente à peine sortie du
couvent et destinée à épouser Gercourt. Épaulée dans cette tâche par son ancien amant et
de son professeur de musique, le chevalier Danceny. Mais Valmont, libertin aux multip les
mariée.
Au-delà d'une intrigue extrêmement bien menée, la fascination qu’exerce Les Liaisons
36 Jean-Luc Seylaz, Les liaisons dangereuses et la création romanesque chez Laclos, Paris, Librairie Droz, 1998,
p. 19.
17
Ici, l'évènement ce sont les paroles même et l'effet à produire au moyen de ces
paroles; c'est la manière dont elles sont dites, puis lues et interprétées;
l'évènement c'est encore l'échange et la disposition des lettres, l'ordre donné
aux pièces du dossier. L'instrument du récit l'emporte sur le récit. De la sorte
l’auteur, qui semble disparaître puisqu’il ne raconte plus […], prend sa
revanche comme ordonnateur et compositeur […], c’est-à-dire comme maître
d’œuvre37 .
Toutefois, comme dans Le Paysan et la Paysanne pervertis, l'auteur ne peut jamais se départir
d’un souci de clarté. C’est la figure fictive du rédacteur qui permet à Laclos d’intervenir dans le
récit. Les occurrences d'intrusion sont minimes, mais elles témoignent de la volonté de Laclos
de justifier l'organisation des lettres, ou de préciser des faits qui éclairent l'avancée de l'action.
Pour entendre ce passage, il faut savoir que le comte de Gercourt avait quitté
la marquise de Merteuil pour l'Intendante de ***, qui lui avait sacrifié le
vicomte de Valmont, et que c'est alors que la marquise et le vicomte
s'attachèrent l'un à l'autre. Comme cette aventure est fort antérieure aux
évènements dont il est question dans ces lettres, on a cru devoir en supprimer
toute la correspondance 38 .
du roman : il mêle aux voix des personnages les voix supposées réelles de ces deux instances
éditoriales.
Les Liaisons fonctionne avant tout grâce à l’imbrication des voix des personnages, qui
complètent chacune un pan de l’intrigue. On peut d’ailleurs autant parler de polyphonie que de
« polychromie39 », selon l'expression utilisée par Jean Rousset : le style du personnage le suit
37 Jean Rousset, Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, José Corti, 1962,
p. 74.
38 L’en-tête de la lettre LXXV est un autre exemple de l’intervention de l’éditeur: “(Nota: Dans cette lettre, Cécile
Volanges rend compte avec le plus grand détail de tout ce qui est relatif à elle dans les évènements que le lecteur a
vus à la fin de la première partie, Lettre LXI et suivantes. On a cru devoir supprimer cette répétition. Elle parle
enfin du vicomte de Valmont et s'exprime ainsi.)”.
39 Jean Rousset, Forme et signification, op. cit., p. 83.
18
Merteuil à Valmont met en lumière l’hypocrisie du personnage, sa maîtrise de la langue et la
Revenez, mon cher Vicomte, revenez : que faites-vous, que pouvez-vous faire
chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués ? Partez sur-le-
champ ; j’ai besoin de vous. Il m’est venu une excellente idée et je veux bien
vous en confier l’exécution. Ce peu de mots devrait suffire ; et, trop honoré de
mon choix, vous devriez venir, avec empressement, prendre mes ordres à
genoux : mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n’en usez
plus ; et dans l’alternative d’une haine éternelle ou d’une excessive indulgence,
votre bonheur veut que ma bonté l’emporte 40 .
La lettre de Cécile de Volanges, qui suit immédiatement celle de Merteuil, illustre le contraste
Je ne sais encore rien, ma bonne amie. Maman avait hier beaucoup de monde
à souper. Malgré l’intérêt que j’avais à examiner les hommes surtout, je me
suis fort ennuyée. Hommes et femmes, tout le monde m’a beaucoup regardée,
et puis on se parlait à l’oreille ; et je voyais bien qu’on parlait de moi : cela me
faisait rougir ; je ne pouvais m’en empêcher. Je l’aurais bien voulu, car j’ai
remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas ;
ou bien c’est le rouge quelles mettent, qui empêche de voir celui que l’embarras
leur cause ; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous
regarde fixement 41 .
Ces effets de style donnent l'impression au lecteur qu'il est bien en face d’une correspondance
réelle, mais ils sont également d'un intérêt certain pour l'écrivain. Il peut continuer à exercer son
« pouvoir » de création littéraire, sans apparaître une seule fois dans le roman. En effet,
40 Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses : lettres recueillies dans une société et publiées pour l'instruction
de quelques autres dans Laclos, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade, n°6), 1969, p. 82.
41 Ibid., p. 84.
42 Jean Rousset, Forme et Signification, op. cit., p.83.
19
Grâce à la polyphonie, le lecteur est face à un prisme qui dévoile les différents versants d'une
même réalité, soumise à l'appréciation des personnages, comme le faisait le duo crébillonnie n
Chester/Suffolk.
Le « type Laclos », défini par Jost, constitue l’apogée de la méthode cinétique à voix et
à trames multiples. Au cœur des 175 lettres, Laclos parvient à faire cohabiter presque tous les
« types » de lettres identifiés par François Jost : le « type Clinker », quand Valmont et Tourvel
donnent différentes version d’une même histoire ; le « type Werther », quand la marquise rédige
sa longue lettre autobiographique (lettre 81) ; ou encore le « type portugais », propre à l’analyse
des sentiments d’une âme tourmentée par une passion extrême, malheureuse, sans issue, quand
Tourvel, folle de chagrin et d’amour, dicte la lettre 161, « cri de l’amour trompé, de la femme
diversité des méthodes qui coexistent au sein des romans épistolaires : l’auteur est libre de les
exploiter, sachant que chaque type de lettres a un impact différent sur le récit, et plus largeme nt
Avec son roman, Laclos marque le parangon mais également la fin du genre épistolaire, qui
connaît un déclin sensible dès la fin du XVIIIe siècle. Par le caractère indépassable de son
modèle littéraire, Laclos pose une nouvelle fois la question du succès des productions qui mêlent
43 Liezelotte de Schryver, Les Liaisons dangereuses, essai de pragmatique épistolaire, Thèse de doctorat, 2008,
Université de Gand, Belgique, p. 22.
44 Ibid., p. 19.
20
l’épistolaire et les thématiques libertines. La construction en miroir que permet la polyphonie
épistolaire - qui laisse s'exprimer les libertins et les victimes - paraît indispensable, dans le sens
où elle permet l'émergence d'une tension entre les différents points de vue des personnages.
Cependant, dans Les Liaisons, roman cinétique, polylogue, complexe, dans lequel s’exprime nt
quelques personnages vertueux, ce sont les épistoliers libertins qui gardent le monopole. Les
lettres fusent, les intrigues se développent, mais « tous les fils se réunissent à leur secrétaire,
dans leurs lettres à eux45 » – suggérant, à nouveau, une parenté essentielle entre libertinage et
épistolarité.
21
2. Lettre et libertinage : des « mécanismes » identiques ?
des œuvres, nous allons nous pencher sur le thème de l’épistolaire, mis au service de la
représentation du libertinage. Pour cela, nous reviendrons dans un premier temps à une étude
dans l’œuvre épistolaire libertine. Nous nous interrogerons ensuite sur le rapport qu’entretie nt
l’épistolaire, genre né de l’éloignement (spatial et temporel) des épistoliers, avec le libertina ge,
dont les thèmes supposent à l’inverse une certaine proximité des personnages. Nous verrons
également que l’espace-temps particulier du roman épistolaire libertin favorise l’émerge nce
d’un nouveau type d’érotisme, qui passe moins par l’intimité des amants que par les stratagèmes
Pour les romanciers du XVIIIe siècle, la préface joue un rôle essentiel dans la présentation
du roman : « son rôle est de garantir la lisibilité, l’intelligibilité de l’œuvre à laquelle elle est
jouxtée, et à laquelle elle apporte une sorte de mode d’emploi préliminaire 46 » ; elle dessine un
horizon d’attente pour le lecteur. Jan Herman définit les différents types de protocoles qui
ceux qui intéressent le plus notre étude. Le discours préfaciel du protocole polémique veut en
d’auctorialité, que nie au contraire la préface pragmatique, laquelle veut « assurer au texte un
Dans le corpus, le cas de Crébillon ne répond pas tout à fait aux mêmes critères que les
autres. C’est le seul de nos romans qui ne soit pas composé entièrement de lettres, et pourtant la
préface y prend la forme d’un « incipit épistolaire49 » (Crébillon parle « d’épître dédicatoire »),
D… L… » :
Madame, vous ne vous attendiez pas, sans doute, lorsque vous me permîtes de
vous faire ma cour, à la noirceur que je vous fais aujourd’hui. Vous ne
46 Ugo Dionne, « Une préface pulvérisée : métalepse et fin de chapitre dans le roman d’Ancien Régime », dans
Mladen Kozul, Jan Herman et Paul Pleckmans (études réunies et présentées par), Préfaces romanesques, avec la
collaboration de Kris Peeters, Louvain, Peeters, 2005, p. 117.
47 Jan Herman, « La préface et ses protocoles », dans Mladen Kozul, Jan Herman et Paul Pleckmans (études réunies
et présentées par), Préfaces romanesques, avec la collaboration de Kris Peeters , Louvain, Peeters, 2005, p. 4.
48 Ibid., p. 5.
49 Ibid., p 2.
23
craigniez, vous n’imaginiez même pas qu’il fût possible que je devinsse
auteur ; et rien ne m’annonçait à moi-même qu’un jour je me donnerais un si
grand ridicule. Il n’en est pourtant pas moins vrai que je vous ai fait un livre,
et même, que je vous le dédie 50 .
L’auteur brouille cependant la piste de l'origine du roman, en ne signant pas l’épître. Ce n’est
que plus tard, en ouvrant la troisième partie, que Crébillon se fait connaître :
Madame, lorsque je vous dédiai cet ouvrage, je me flattais que l’on pourrait
ignorer que j’en suis l’auteur. […] Différents hasards dont je crois devoir,
Madame, vous épargner le détail, ont trahi mes espérances et mon secret. J’ai
été reconnu, ou découvert, et trop tard malheureusement pour avoir pu
supprimer une épître qui a paru singulière, et qui le devenait en effet, du
moment que je ne pouvais plus conserver l’incognito dont je m’étais flatté 51 .
Cette deuxième préface interne, qui révèle une publication séparée des parties du roman,
introduit un jeu préfaciel entre Crébillon et son lecteur. Les deux préfaces sont unies par le fil
conducteur du jeu sur la négation/affirmation du statut d’écrivain (après tout, quand Crébillon
dit ne « pas avoir la prétention d’écrire un livre », il en est déjà à plus d’une dizaine de romans
parus…). En revanche, les préfaces ne fournissent aucun indice sur le récit, ne légitiment pas
les choix stylistiques de l’auteur et ne cherchent pas à anticiper les remarques du public 52 . Ce
discours métaromanesque sera plutôt assuré par le personnage de Chester, qui devient le porte-
et des déclarations des instances préfacielles, la troisième lettre de la correspondance de Lord Chester, dans Les
Heureux Orphelins, présente un cas de justification de récit très développée. Cet exemple est d'autant plus
remarquable que la “longue excursion” dont il s'agit n'est pas motivée par la situation fictive d'une correspondance
adressée à un destinataire dont tout porte à croire qu'il est convaincu selon ses principes, de l'intérêt du récit qui lui
est fait. Ce développement compose un discours dans lequel s'ordonnent les objections anticipées du public et leur
réfutation. La formule qui introduit la lettre montre comment le discours l'emporte sur les impératifs du récit et de
la forme épistolaire. ».
Carole Dornier, Le discours de maîtrise du libertin: étude sur l’œuvre de Crébillon fils, Paris, Klinckisieck, coll.
« Bibliothèque de l'Âge Classique », 1994, p. 158.
24
Si quelqu’un d’autre que vous, mon cher duc, lisait mon histoire, et qu’elle
tombât, par exemple, entre les mains de ces gens qui, pour toutes
connaissances, n’ont que des préjugés, il serait étonné sans doute, que je
trouvasse dans les évènements d’une vie aussi frivole que la mienne, à ses
respectables yeux, de quoi en composer une, et de ce que même j’oserais faire
souvenir que j’ai vécu 53 .
En apparence adressée au duc, cette justification concerne le lecteur. Elle est suivie par un
développement plus long qui défend le texte contre les accusations de frivolité qui pourraient
Mais sans compter qu’un objet, quel qu’il soit, n’a d’importance que celle
qu’on lui donne, et que la vanité, l’intérêt et le préjugé règlent seuls le prix des
choses, ce même homme qui, parce que j’aurais le malheur d’être son
contemporain, n’aurait que du mépris pour tout ce que j’aurais à lui raconter,
croirait ne pouvoir jamais assez payer un livre qui l’instruirait de quelques
particularités galantes de la vie de quelque Romain, fameux ou non, et qui
serait du siècle d’Auguste. Eh quoi ! les choses changent-elles donc de nature
par l’éloignement ; et comment se peut-il que ce qui, s’il avait vécu du temps
de ce Romain, ne lui aurait paru que frivole, devienne enfin pour lui un objet
si intéressant 54 ?
puisqu’elle laisse aux personnages le soin de prendre la défense du texte –, sans chercher non
plus à lui conférer un statut véridique. Le protocole polémique est alors assuré par Chester,
comme nous l’avons vu, et l’épître dédicatoire de Crébillon ne répond pas aux critères
découverte d’un recueil de lettres. Ce motif, que l’on trouve chez de nombreux auteurs du XVIIIe
siècle, est traité dans Le Paysan perverti et repris dans La Paysanne : les lettres sont publiées
53 Crébillon fils, Les Heureux Orphelins : revu et corrigé par Jean Sgard et Sarah Benarrech, dans Œuvres
complètes, vol.4, Paris, Garnier, 2010, p. 282.
54 Ibid., p. 283.
25
par Pierre, le frère aîné d’Edmond, qui a rassemblé la correspondance que possédait Fanchon,
sa femme, et celle du jeune comte, fils d’Ursule, qui en a conservé une partie après la mort de
Au dernier voyage que j’ai fait à Paris, pour y voir le comte, mon neveu, et lui
exposer les fruits de notre administration d’Oudun, et de ses bienfaits, je l’ai
prié aussi de voir s’il ne trouverait pas dans les papiers de feue sa pauvre mère
(que Dieu lui fasse paix et miséricorde), quelques lettres qui pussent me servir
à vous donner d’utiles leçons, et surtout de celles de votre bon ne mère. Il a eu
la bonté de s’y prêter, et il en a trouvé un assez bon nombre qu’il m’a remises,
et que j’ai rassemblées dans cette liasse […]55 .
Chez Laclos, les lettres sont arrivées entre les mains du rédacteur après le décès de Mme de
diffusion de la correspondance laisse entendre que ce n’est qu’après sa disparition que le recueil
voit le jour :
Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, le protocole pragmatique est rapidement
contredit. Chez Rétif, il est intéressant de noter que les deux romans séparés contiennent chacun
55 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 5.
56 «Vous pouvez être sûr que je garderai fidèlement et volontiers le dépôt que vous m’avez confié ; mais je vous
demande de m’autoriser à ne le remettre à personne, pas même à vous, Monsieur, à moins qu’il ne devienne
nécessaire à votre justification. ». (Madame de Rosemonde à Danceny, dans Les Liaisons dangereuses, op. cit.,
p. 283)
Laclos, op. cit., p. 283.
57 Rétif de la Bretonne, Le paysan et la paysanne pervertis, Slatkine Reprint, op. cit., p. 4.
26
une préface de l’éditeur, dialoguant de l’un à l’autre. Celle du Paysan insiste surtout sur la
Certainement, ces Lettres seront utiles, non seulement aux gens de campagne
aisés qui sont dans l’usage d’envoyer leurs enfants à la Ville, mais aux
Parisiens même ; la plupart des parents, soit dans la Capitale, soit dans les
autres métropoles du royaume, ignorent en partie les dangers auxquels sont
exposés leurs enfants : cet ouvrage est fait pour les éclairer59 .
Preuve que la pratique est courante et se répète au XVIII e siècle, le rédacteur de la préface des
En revanche, la préface de la Paysanne a un enjeu avant tout polémique, puisqu’il s’agit pour
paraître, peu après le Paysan perverti, une Paysanne pervertie, ou Mœurs des Grandes villes,
Mémoire de Jeannette R*** dans le but de confondre le public et de profiter du succès du roman
58 La prise de parole éditoriale de Pierre ne s’arrête pas là. Claude Klein souligne que « les lettres du Paysan
pervertis sont ensuite encadrées par tout un ensemble de notes et de commentaires, qui présentent cette
correspondance comme le reflet authentique d’une réalité qu’éclaire le trajet d’un héros qui se cherche lui aussi par
le biais d’innombrables identifications ». Autrement dit, les interventions de Pierre (ou Pierrot) sont une sorte de
prolongation de la préface pragmatique. La préface oriente déjà le lecteur vers la fiction, l’y fait entrer doucement
et tout le système péritextuel assumé par Pierre contribue à perpétuer la démarche.
59 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 7.
60 Ici, la parole n’appartient pas à un personnage du roman puisque le commentaire moral revient au rédacteur.
Dans la préface, ce dernier renforce l'argument moral en ajoutant une anecdote fictive : « L'époque où [cette lecture]
peut cesser d'être dangereus e et devenir utile, me paraît avoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonne mère
qui non seulement a de l'esprit, mais qui a du bon esprit. “Je croirai”, me disait -elle, après avoir lu le manuscrit de
cette correspondance, “rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage”. Si toutes
les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l'avoir publié. ». (Laclos, op. cit., p. 74.
27
de Rétif. La revendication de la paternité de l’œuvre témoigne des problèmes d’incohérence que
La défense maladroite de Rétif, qui se trouve pris entre le désir de se réapproprier l’œuvre et sa
volonté de maintenir l’illusion de l’authenticité, ne dupe pas le lecteur. C’est la preuve que les
préfaces ne s’adressent pas à un lecteur naïf, mais plutôt à un lecteur aguerri, qui reconnaît la
nature fictionnelle du roman. Comme le rappelle Jan Herman, « il ne s’agit pas de tromper, ou
de faire croire à la véracité des faits, mais d’entraîner progressivement le lecteur dans la
fiction62 ». C’est pourquoi Rétif continue sa préface en plantant le cadre dans lequel sa Paysanne
a vu le jour : « la lecture de son ouvrage a tellement excité l’indignation du bon Pierre R***
mon compatriote, que c’est le principal motif qui l’a déterminé à me communiquer ses
Laclos, en revanche, parvient à dépasser les problèmes posés par le croisement des
de l’œuvre – et une préface du rédacteur, qui soutient la thèse du recueil de lettres trouvées64 .
l’authenticité des lettres -, Laclos au contraire, joue avec les codes du discours préfaciel en faisant de cette
ambiguïté un outil au service de l’illusion de l’authenticité ; les deux discours contribuent à alimenter le doute qui
plane sur l’origine du roman. En premier, c’est l’avertissement de l’éditeur qui met en garde le lecteur naïf : « Nous
28
L’alliance de deux discours péritextuels contradictoires rappelle la démarche décrite par Jan
Herman pour les cas du Testament de l’abbé Desfontaines et de Voltaire parmi les ombres. Le
protocole préfaciel du premier « semble fait pour assurer la prétendue authenticité du texte »
alors que, dans le deuxième cas, « le protocole pragmatique est bien là, mais il est
autodestructeur65 ». Laclos aura réalisé cette contradiction en un seul roman, avec deux discours
Chez les deux auteurs apparaît également la volonté d’anticiper les critiques et de leur
répondre en défendant les choix d’écriture et les thèmes abordés : pour eux, il ne s’agit justement
pas de choix, dans la mesure où ce ne sont pas eux qui ont écrit les livres. Le souci de Rétif est
de faire reconnaître son talent pour la peinture des caractères au sein de l’espace du roman dont
J’offre avec confiance cet ouvrage au public : que j’en sois l’auteur, ou que
j’aie mis seulement en ordre les lettres qui le composent, il n’en est pas moins
vrai, que les personnages y parlent comme ils le doivent, et que sans le secours
de la souscription, on devinerait leur condition à leur style. Celui de Franchon
est d’un naturel frappant, et c’est des lettres de cette vertueuse belle-sœur de la
Paysanne, que j’attends un succès mérité […] Que les petits puristes critiquent,
s’ils l’osent, et le style et les détails : tout cela part du cœur et ils ne le
connaissent pas ; ils n’ont que de l’esprit 66 .
croyons devoir prévenir le Public que, malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu’en dit le Rédacteur dans sa préface,
nous ne garantissons pas l’authenticité de ce Recueil, et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce
n’est qu’un Roman ». La préface du Rédacteur vient aussitôt contredire les dires de l’éditeur : « Cet Ouvrage, ou
plutôt ce Recueil, que le Public trouvera peut-être encore trop volumineux, ne contient pourtant que le plus petit
nombre de Lettres qui composaient la totalité de la correspondance dont il est extrait ».
65 Jan Herman, « La préface et ses protocoles », op. cit., p. 13.
66 Rétif de la Bretonne, La paysanne pervertie, op. cit., p. 3.
29
J’aurais désiré aussi être autorisé à couper quelques Lettres trop longues, et
dont plusieurs traitent séparément, et presque sans transition, d’objets tout à
fait étrangers l’un à l’autre. Ce travail, qui n’a pas été accepté, n’aurait pas suffi
sans doute pour donner du mérite à l’Ouvrage, mais en aurait au moins ôté une
partie des défauts. On m’a objecté que c’était les Lettres mêmes qu’on voulait
faire connaître, et non pas seulement un Ouvrage fait d’après ces Lettres ; qu’il
serait contre la vérité, que de huit à dix personnes qui ont concouru à cette
correspondance, toutes eussent écrit avec une égale pureté67 .
Comme il n'y a plus d'instance supérieure, la vérité réside dorénavant dans la complexité
des caractères humains, complexité contre laquelle Laclos, Crébillon et Rétif nous mettent en
garde dès la préface de leurs œuvres. L’auteur joue avec le plaisir qu’a lecteur à s’immiscer dans
une correspondance, et encore plus dans une correspondance libertine, qui fait de cette intrusio n
l’un de ses moteurs principaux. Les intrigues menées par les libertins font des œuvres que nous
étudions des romans qui racontent la manipulation de personnages, manipulation qui commence
déjà avec le lecteur. En effet, le niveau éditorial fictif mis en place par les auteurs contribue à
semer le doute. Le travail de Benoît Melançon sur la place du tiers dans le roman épistolaire
questionne d’ailleurs cette place qu’a l’éditeur fictif : « il y aurait donc, dans le roman par lettre
libertin, un premier lecteur, un premier tiers : le destinataire, lui qui prendrait à l’occasion le
ensuite l’éditeur, celui qui subtilise ou trouve des lettres, les modifie ou pas, puis les offre ou
non au public68 ». Nous nous attacherons dans la prochaine partie à l’étude de cette figure du
30
2.2. L’épistolaire entre intime et dévoilement : la place du
lecteur
Le paradoxe du roman épistolaire est qu'il repose, comme le roman libertin, sur l’accord
personnages n’hésitent pas à dévoiler le contenu d’une lettre qui leur est personnelle me nt
d’informations qui ne devrait pas déborder du cercle des épistoliers (et des lecteurs qu’ils
autorisent). En ayant accès à la totalité des lettres, le lecteur constitue l'élément perturbateur qui
que « la littérature libertine pourrait être caractérisée par l’effraction du tiers dans la scène de la
séduction » est largement répandue. C’est sur cette idée que nous baserons notre analyse, tout
en signalant certains éléments soulevés par B. Melançon à propos du tiers inclus, condition sine
qua non du fonctionnement de l’épistolaire au siècle des Lumières, qui pose « la nécessité d’être
Dans notre corpus, qui procède donc à une fusion du libertinage et de l’épistolaire, les
confidences des personnages constituent le premier cas d’effraction du rapport à deux. Chester
raconte au duc de *** ses aventures avec les dames de Suffolk, Pembrook et Rindsey. Valmont
Tourvel – du moins au début ; de la même façon, Merteuil inclut Valmont en tiers dans son
69 Ibid., p. 273.
31
aventure avec Prévan. Ursule confie à Laure les moindres détails de ses ébats et Edmond fait de
Gaudet son confident lorsqu’il lui fait part de son succès auprès de Laure. Tous ces personnages
assistent in absentia aux scènes de séduction, à travers la lettre. Edmond invite délibéréme nt
Pierre à être spectateur des ébats extra-conjugaux de M. Parangon, qu’il met en scène dans la
lettre qu’il lui adresse. Pierre devient de la sorte un « voyeur de voyeur70 », posture récurrente
des personnages des romans épistolaires libertins71 . Toutefois, c’est en direct qu’Edmond
Michel Delon ajoute que « l'indiscrétion par le trou de la serrure ou quelque autre fente
opportunément accessible est constitutive de toute une littérature libertine qui invite le lecteur à
qui intervient lorsque les personnages s’introduisent dans une correspondance destinée à autrui.
70 Ibid., p. 274.
71 Le lecteur, comme le personnage libertin est amené a assister furtivement aux aventures galantes ; « La société
libertine, aristocratique et mondaine, dépeinte par Crébillon fils et d’autres auteurs libertins après lui, souvent en
représentation et curieuse des aventures des autres, est donc foncièrement exhibitionniste et voyeuse. À son instar,
le lecteur de littérature libertine est voyeur, dans la mesure où il lit des histoires intimes, souvent sensuelles, voire
sexuelles. ».
Caroline Vernisse, « L’Œuvre de Crébillon fils en illustrations : du regard du lecteu r au regard du
spectateur/voyeur », Université Jean Moulin, Lyon 3, Marge, 2010, p. 171.
72 Rétif de la Bretonne, Le paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 40.
73 Michel Delon, Le Savoir-vivre libertin, Paris, Hachettes, coll. « Littératures », 2000, p. 16-17.
32
Les Liaisons en propose de nombreux exemples, où l’intrusion peut être plus ou moins
marquée. Madame de Rosemonde ne pouvant plus écrire elle-même dicte ses dernières lettres
de style de Cécile, dicte à cette dernière une lettre destinée à Danceny. Il fait volontaire me nt
intrusion dans leur correspondance afin d’en manipuler la teneur. Pourtant, Madame de
possible : « Quoique je souffre beaucoup ma chère Belle, j’essaie de vous écrire moi-même, afin
de pouvoir vous parler de ce qui vous intéresse 75 » ; ou encore : « Je me suis reprise à quatre
fois pour écrire cette longue lettre, que je ferais plus longue encore, sans la fatigue que je
ressens76 ». Une intrusion n’est pas souhaitable dans la correspondance qu’elle entretient avec
Tourvel, et elle est l’un des rares personnages du roman qui parvient – illusoirement – à
préserver l’intimité de sa relation épistolaire. Dans Le Paysan et la Paysanne, les cas où des
épistoliers écrivent sous l’influence d’un autre personnage sont plus rares, mais nous pouvons
noter l’intervention de Gaudet d’Arras lorsque la famille de Laure apprend qu’Edmond a abusé
d’elle. C’est bien Gaudet qui dicte à la petite cousine la lettre qui disculpe Edmond77 .
Les lettres sont également fréquemment interceptées et lues par des destinataires qui ne
sont pas légitimes. Chez Rétif, Ursule se sert de cet avantage pour précipiter la déchéance
d’Edmond. C’est à la suite de la lecture d’une lettre de Mme Parangon destinée à Edmond –
dans laquelle celle-ci lui annonce qu’elle refuse qu’il épouse sa jeune sœur –, qu’Ursule décide
33
de faire définitivement basculer son frère du côté du vice. Maintenant que Fanchette, la
vertueuse sœur de Mme Parangon, ne peut plus l’épouser, Edmond sera encore plus facile me nt
manipulable par les libertins : « Sauve qui peut ! La belle Parangon est arrivée. Elle vient
d’écrire à Edmond ; ce sont des plaintes, des jérémiades… Ah pardi ! Ceci me donne une idée.
Edmond ne verra la missive qu’en temps et lieu, et je vais profiter des lumières qu’elle me
procure, pour hâter le succès de mon projet78 ! » De même, Valmont joint régulièrement les
lettres qu’il envoie à la présidente dans ses messages à la marquise, tant pour les soumettre à
Si le regard du personnage libertin couvre toutes les sphères du récit – il lit les lettres,
surprend les couples, etc. –, qu’en est-il du statut du lecteur au sein du roman ? B. Melançon
souligne que les personnages sont souvent eux-mêmes lecteurs de romans libertins. La marquise
de Merteuil et Edmond ont une lecture en commun, celle des Lettres d’Héloïse à Abélard qui
apparaît comme une nouvelle « médiation en matière amoureuse79 ». Chez Rétif, la lecture du
roman mène à la volupté80 . En parlant des Lettres d’Héloïse qu’il a lues avec Mme Parangon, il
s’exclame : « comment elles nous ont touchées ! Je dis : nous, car… tu m’entends du reste81 ».
Pour Merteuil, la lecture du roman prépare la séduction en créant un état d’esprit propice à
bel et bien sur le physique : « Tout se passe comme si une simple lecture suffisait à faire renaître un désir que
l’accomplissement de l’acte sexuel devrait avoir satisfait. Le livre est plus fort que toutes les résolutions. »
Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu'on ne lit que d'une main: lecture et lecteurs de livres pornographiques au
XVIIIe siècle, Paris, Minerve, 1994, p. 56.
81 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 177.
34
l’amour. En attendant le chevalier de Belleroche, elle lit « un chapitre du Sopha, une lettre
d’Héloïse et deux contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons 82 » qu’elle veut
emprunter83 . La place des Lettres d’Héloïse, roman d’amour épistolaire repris dans deux œuvres
du corpus, reflèterait-elle la force particulière qui se dégage du roman par lettre en termes de
désir ? L’intertextualité signale un pouvoir érotique particulier attribué au roman épistola ire :
amour et désir y parviennent sans filtre au lecteur. Ne pourrait-on pas en dire autant des œuvres
du corpus ? Les scènes de voyeurisme présentes dans les romans épistolaires sont des
métaphores du statut du lecteur, lui aussi tiers discret et complice qui assiste de son plein gré
aux aventures. Comme l’indique Jean-Marie Goulemot, le lecteur entre, grâce à la forme
épistolaire, dans le jeu du libertinage qui repose sur le principe de « surprendre » et « faire
surprendre » :
Dans Les Liaisons, par exemple, « Valmont détourne les lettres de la Tourvel comme il
Le roman libertin répond donc à une obligation d’indiscrétion, qui est son fondement même
et qui est également la base du fonctionnement du roman épistolaire. Un roman n’existe que s’il
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est lu, et donc uniquement si le lecteur s’introduit dans la sphère de la correspondance. La notion
de tiers, propre à la fois au roman libertin et au roman épistolaire, révèlerait-elle, comme semble
le suggérer J.-M. Goulemot, une adéquation particulièrement probante entre les deux genres ?
Oui, dans la mesure où l’omniprésence du regard qui intercepte vient mettre en lumière l’enjeu
principal des romans épistolaires : « le roman libertin doit donner à voir ; le roman par lettres
n’a de définition que celle-là ; la rencontre des deux était naturelle86 ». Toutefois, B. Melançon
refuse de confondre les deux genres et de faire de leur association une forme plus probante que
celle du roman (libertin) non épistolaire. Il émet également des réserves quant à l’hypothèse qui
de lieux communs et la reprise d’une posture d’énonciation » qui, conjugués « ne font pas un
genre particulier 87 ».
Si le statut du lecteur n’explique pas à lui seul la pertinence de l’association des deux genres,
lecteur du roman libertin épistolaire a l’avantage d’être plongé dans le présent immédiat des
personnages. Cette forme de l’écriture du « Moi » permet au lecteur d’être présent aux moments
clés de la séduction, ce qu’un roman à la troisième personne ne permettrait peut-être pas toujours
suppose une temporalité qui rend compte des faits sans filtre ou décalage : « un tel dialogue et
un tel récit qui, dans la logique de la narration, appartiennent au passé – ils sont rapportés dans
36
un récit rétrospectif –, finissent par s’actualiser. Le passé devient le présent. Tout se lit sur le
épistolaire serait-elle une autre piste à exploiter dans notre étude des articulations de l’épistola ire
et du libertinage ? Dans des romans qui supposent l’éloignement des épistoliers, comment les
auteurs parviennent- ils à répondre aux exigences physiques de séduction imposées par le roman
libertin ?
En raison des nombreux textes à la première personne qui voient le jour à cette époque
aurait inventé l’intime89 ». La lettre, en particulier, a l’avantage de créer une sphère intime
particulière, qui s’écrit à deux et qui est ouverte à tous. Or, dans des romans qui supposent la
proximité des personnages pour que s’accomplisse l’acte amoureux, quel est l’intérêt de
laquelle le personnage se livre dans la lettre aurait-elle un impact sur la compréhension des
mécanismes libertins ?
88Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main, op. cit., p. 151.
89Jean-Marie Goulemot, « Tensions et contradictions de l’intime dans la pratique des Lumières », dans Benoît
Melançon (études réunies par), L’invention de l’intimité au siècle des lumières, Littérales, Paris, Université Paris
X-Nanterre, 17, 1995, p. 13-23, p. 13.
37
2.1.1 Une poétique de l’immédiateté
Selon Jean Rousset, « les diverses lettres d'un même personnage représenteront la
courbe de sa vie intérieure, à la manière d'une suite d'instantanés 90 ». Il ajoute que non seulement
« la lettre permet une prise immédiate sur la réalité présente, saisie à chaud, qui permet à la vie
de s’éprouver et de s’exprimer dans ses fluctuations, au fur et à mesure des oscillations ou des
Les épistoliers du corpus sont pris au piège d’une temporalité incertaine : ils écrivent leur vie
telle qu’elle est, dans un cadre temporel limité. Dans les romans épistolaires, « l’action que le
héros vient d’accomplir et qu’il relate n’a pas encore porté ses fruits, ni même fait deviner sa
dernière conséquence93 », laissant les héros et le lecteur dans l’incertitude quant à l’avenir. Le
d’un sentiment de simultanéité entre la rédaction et la lecture de la lettre, abolissant les frontières
90 Jean Rousset, cité par Alphonse Tonyè dans Sémiostylistique: approche du roman épistolaire; Bern / New York,
P. Lang, 2008, p. 28.
91 Jean Rousset, « Une forme littéraire : le roman par lettres », op. cit., p. 68.
92 Ibid.
93 François Jost, « Le roman épistolaire », op. cit., p. 185.
38
temporelles ou physiques entre les correspondants. Par exemple, dans Le Paysan et la Paysanne
pervertis, alors qu'Edmond est en train de rédiger une lettre pour son frère, il y intègre les
commentaires que Manon Palestine fait en direct : « Elle s'est mise à rire, en disant : ‘Et puis il
y a, et puis il y a ; et son âne qui joue un rôle !...’ Et elle a chuchoté je ne sais quoi à M. Parangon
qui est venu lire ma lettre, et qui a ri, et qui m'a dit qu'il m'apprendrait à mieux écrire que ça 94 ».
Dans Les Liaisons, la marquise de Merteuil donne également des références précises sur le
contexte de la rédaction : « À présent il est une heure du matin, et au lieu de me coucher comme
j’en meurs d’envie, il faut que je vous écrive une longue lettre, qui va redoubler mon sommeil
par l’ennui qu’elle me causera95 ». Ces détails permettent au lecteur de se projeter hors du champ
Le présent épistolaire, qui est celui du personnage au moment où il écrit, illustre par
ailleurs l’impossibilité pour les libertins de contrôler parfaitement leurs discours : il est des
moments où ils se laissent aller à des considérations qui ne concernent plus l’intrigue mais leur
état d’esprit. Ursule perd même la notion d’échange, puisqu’elle avoue qu’elle écrit, non plus
pour son correspondant, mais bien pour elle seule : « Je t’écrivis hier ; je t’écris encore
aujourd’hui. Qu’ai-je donc tant à te dire ? Je ne sais, mais je me meurs d’envie de m’occuper
pour me tenir hors de moi-même96 ». Valmont, quand il découvre que Mme de Volanges est à
l’origine de la méfiance de Mme de Tourvel envers lui, ne contrôle plus le ton de sa lettre et se
94 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 8.
95 Laclos, op. cit., p. 137.
96 Rétif de la Bretonne, Le Paysan et la Paysanne pervertis, op. cit., p. 289.
39
Vous n’imaginez pas quel tissu d’horreurs l’infernale Mégère lui a écrit sur
mon compte. C’est elle, elle seule, qui a troublé la sécurité de cette femme
angélique ; c’est par ses conseils, ses avis pernicieux, que je me vois forcé de
m’éloigner ; c’est à elle enfin que l’on me sacrifie. Ah ! sans doute il faut
séduire sa fille97 ...
La décision de perdre Cécile est prise sur un coup de tête, lors d’un moment d’emportement qui
colère, et je ne songe pas que je vous dois le récit de ce qui s’est passé aujourd’hui. Revenons 98 ».
Cette tendance à se laisser dominer par leurs émotions, que l’on trouve chez presque tous les
épistoliers99 , est la preuve que malgré leur forte connaissance des mouvements du cœur, les
libertins peuvent également en être les victimes. Ces égarements ne remettent pourtant pas en
question la grande habilité dont ils font preuve. Liezelotte de Schryver souligne que « le libertin,
dans Les Liaisons dangereuses, se sert d'une méthode scientifique et expérimentale ; il vise à
atteindre une lucidité absolue concernant les forces et les faiblesses de l'homme, mais seulement
dans le but de parvenir à le manipuler absolument100 ». Certains libertins basent même leurs
déductions sur la manière dont les destinataires se comportent face à l’objet-lettre ; le rapport
des correspondants à la lettre dévoile leur état d’esprit. Valmont partage son bonheur avec
Merteuil lorsqu’il trouve la preuve sensible et vérifiable que ses lettres touchent à leur but :
tout le premier » ; il finit par reprendre le cours « normal » de sa lettre en revenant à sa fonction informativ e:
« Heureusement pour vous, je me suis aperçu que ces vérités que je croyais si neuves sont tout à fait usées : j’ai
senti qu’il y avait à moi trop de vanité à croire que je les redisais avec plus d’agrément et de succès que tous ceux
qui, avant moi, les ont dites. Je les supprime donc, et je reprends mon histoire ».
Crébillon, Les Heureux Orphelins, op. cit., p. 205.
100 Lyezelotte de Schryver, op. cit. p. 11.
40
où je ne trouvais pas un mot qui eût rapport à moi. Je les replaçais avec
humeur : mais elle s’adoucit, en trouvant sous ma main les morceaux de ma
fameuse lettre de Dijon, soigneusement rassemblés. Jugez de ma joie, en y
apercevant les traces, bien distinctes, des larmes de mon adorable Dévote. Je
l’avoue, je cédai à un mouvement de jeune homme, et baisai cette lettre avec
un transport dont je ne me croyais plus susceptible 101 .
Cette proximité avec les émotions des personnages donne naissance à une « sociologie
du sentiment », que l'on trouve chez Laclos et Crébillon – où Chester se perd souvent dans des
réflexions générales sur les aléas de l’amour102 –, mais qui s'étend particulièrement avec Rétif103 .
Les lettres d’Edmond et d’Ursule témoignent des changements qui s’opèrent en eux, au fur et à
mesure qu’ils progressent dans le libertinage. Enjouées et maladroites au début, les lettres
première lettre à Gaudet d’Arras et de l’une de celles qu’il lui envoie à la fin du roman peut en
qu’Edmond remercie son « ami » pour son aide lors de son mariage avec Manon Palestine : « Si
tout a réussi, cher Père, c’est à vous que je le dois ; vos sages conseils et votre adresse ont sauvé
mon épouse et moi-même sans me brouiller avec mes parents, ni avec mes amis, parmi lesquels
Mme Parangon tiendra toujours le premier rang104 ». Le ton respectueux et le souci de maintenir
d’Edmond et Ursule à chacun de ces différents milieux témoigne de la direction que prennent les deux personnages.
104 Retif de la Bretonne, Le Paysan et la Paysanne pervertis, op. cit., p. 44.
41
de bonnes relations avec sa famille illustrent la bonhommie du personnage. L’une de ses
dernières missives révèle plutôt à quel point il s’est abîmé dans le vice :
début et celui de la fin. De là, s’explique la disparition des lettres destinées à Pierre, gardien de
la moralité, et l’augmentation des lettres adressées à Gaudet, mentor libertin. L'épistolaire, par
l’analyse de la fréquence des lettres, permet au lecteur de se rendre compte de ces détails, qui
générale de se dévoiler, de partager son intimité avec un vaste public. La lettre, au contraire,
suppose un partage plus restreint de l’intimité. J.-M. Goulemot insiste sur le fait que, dans la
lettre :
C’est justement avec ce paradoxe entre intimité et dévoilement que joue le roman épistolaire
libertin. Les scènes d’amour dans les romans épistolaires sont doublement vécues : la première
42
de la lettre, lorsque le libertin va dévoiler l’aventure à son public. La lettre que Valmont écrit à
la Présidente alors qu'il se trouve avec Émilie constitue l'apogée de l'alliance entre épistolaire et
De plus, la distance temporelle est également abolie ici, puisque le rapport sexuel ne sera vécu
qu’une fois : l’écriture et l’acte étant simultanés, ce n’est pas un souvenir que l’épistolier évoque
dans sa correspondance. La lettre semble créer un espace de promiscuité entre les personnages
au sein même de leur éloignement : n’étant pas en présence de leur correspondant, les
« Eh quoi ma fille, j’aime à vous écrire, cela est épouvantable, c’est donc que j’aime
votre absence108 ! ». Le paradoxe soulevé par Mme de Sévigné rappelle le problème que pose
au premier abord l’éloignement des personnages du roman épistolaire libertin : à quoi bon
43
entretenir une correspondance amoureuse, si l’on s’écrit justement parce qu’on est loin l’un de
l’autre et qu’on ne peut pas profiter de tous les avantages de la présence ? C’est d’ailleurs l’un
des premiers reproches que la marquise de Merteuil adresse à Valmont : « à quoi vous servirait
d’attendrir par Lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter109 ? ». Si les romans
épistolaires supposent l’absence du correspondant, comment peuvent-ils être encore des romans
de la séduction ? Si le roman libertin s’inscrit dans un espace clos, l’épistolaire ne vient-il pas
rompre cette nécessaire tradition libertine ? En effet, la prolifération des intrigues situées dans
des boudoirs et des petites maisons conduit à un resserrement de l’intrigue libertine, qui se
Serre chaude des dévoilements et des ébats, l’espace est un micro-cli mat
artificiellement créé pour appeler à la volupté et conduire sans efforts les proies
sur l’ottomane. […] Le cabinet retiré ou le boudoir, sorte de petite maison
intérieure luxueusement meublée, est l’écrin de la volupté 110 .
Nous constatons toutefois que la lettre s’intègre dans ces lieux propices à la volupté : ce sont
dans les endroits privés – chambres, cabinets – que les personnages se retirent pour prendre
connaissance des lettres. Rares sont les scènes au cours desquelles le personnage lit une lettre
laquelle il lui avoue son amour, est en proie à une agitation si vive qu’elle doit rester seule :
44
Pour la duchesse, la lettre devient une « prolongation » de l’autre et instaure une interactio n
différée, qui crée un substitut à la conversation. Qu’il s’agisse d’une lettre amoureuse ou d’une
lettre à sa famille ou ses amis, la correspondance ne perd jamais cette dimension affective qui
en fait une source de consolation. Chez Crébillon, l'épistolaire est justifié par la volonté de
Chester de continuer à informer le duc de *** de ses conquêtes anglaises et, au nom de leur
amitié, il n’hésite pas à lui confier ses moindres états d’âme. Chez Rétif, la nostalgie et
l'isolement du jeune Edmond sont les raisons pour lesquelles la correspondance est entamée.
Si le départ de Sacy est vécu par [Edmond] comme une perte irréparable, nous
voyons qu'il trouve dans les variations possibles de la forme épistolaire les
modes d'expression qui lui permettent de réparer cette perte. La nostalgie du
« paradis perdu » apparaît ainsi comme un puissant facteur pour expliquer
l'engagement d'Edmond dans la forme épistolaire. Réduire ou annuler cette
distance reste son but – ceci explique une grande partie des effets de régie
visant à rapprocher le texte de son destinataire 112 .
En revanche, chez Ursule, la correspondance a d’abord une fonction informative, puisqu’e lle
Pour lutter contre l’absence, la lettre développe un système d’expression plus libre, qui
rend compte avec plus d’intensité des sentiments qui y sont exprimés. N’étant pas soumis aux
contraintes d’un échange spontané, les épistoliers se sentent plus libres dans leurs confidences.
Abélard, dans sa correspondance avec Héloïse, rappelle que « les mots que l'on écrit sont
souvent plus hardis que ceux que l'on prononce de bouche 113 ». Ainsi, la correspondance entre
Valmont et Tourvel débute alors même qu'ils sont tous les deux chez Mme de Rosemonde ; et
45
en réponse à Mme de Merteuil qui lui reproche de trop écrire, Valmont plaide en faveur de la
lettre :
Il compense en mettant au point nombre de stratagèmes pour lui remettre les lettres, offrant au
lecteur un tableau saisissant de l’ingéniosité dont fait preuve le libertin pour arriver à ses
fins : « Vous vous rappelez par quel moyen simple j’avais remis la première ; la seconde n’offr it
pas plus de difficulté. Elle m’avait demandé de lui rendre sa Lettre : je lui donnai la mienne en
place, sans qu’elle eût le moindre soupçon115 ». Mais Tourvel n’est pas en reste et sa défense
déstabilise même son séducteur : « Environ une heure après, un de ses gens entre dans ma
chambre et me remet, de la part de sa Maîtresse, un paquet d’une autre forme que le mien, et sur
l’enveloppe duquel je reconnais l’écriture tant désirée. J’ouvre avec précipitation… c’était ma
lettre elle-même116 ». Loin ici de compenser l’absence, la lettre devient intrusive et crée une
image de Valmont omniprésente. Cependant, cette offensive épistolaire porte ses fruits puisque
d’elle en quittant le château de sa tante, elle signe avec lui un engagement épistolaire qui va
preuve qu’elle écrit car elle ne peut se résoudre à rompre tout contact avec le libertin : « Encore si j’étais assurée
que vos Lettres fussent telles que je n’eusse jamais à m’en plaindre, que je pusse toujours me justifier à mes yeux
de les avoir reçues ! peut-être alors le désir de vous prouver que c’est la raison et non la haine qui me guide me
46
Laurent Versini insiste sur cette idée que la lettre peut être une arme de persuasion :
« Dans les romans de Crébillon fils, ce sont les lettres qui font tomber amoureux : les Lettres de
la duchesse de *** au duc de *** ne mettent les personnages en présence qu'une seule fois.
C'est par la correspondance que se tissent les sentiments 118 ». En effet, « les lettres qui
compensée par un rapprochement de l'esprit des deux correspondants, qui paraît – à tort –
beaucoup moins dangereux aux victimes. Toutefois, ce rapprochement des esprits peut avoir
lieu alors même que les correspondants ont la possibilité de se voir : la lettre est alors une
Parangon a recours à la lettre avec Edmond, alors qu'ils vivent ensemble, car « il […] est [des
choses] qu'on ose dire à peine, mais qu'on se permet quelque fois d'écrire 120 ». La lettre est un
mode de communication qui abolit les barrières physiques entre les personnages, mais
concret, qui a un impact sur les personnages. La lecture et la relecture de la lettre constitue nt
une volupté pour la femme séduite121 . Par exemple, dans Les Heureux Orphelins, la duchesse
ferait passer par-dessus ces considérations puissantes, et faire beaucoup plus que je ne devrais, en vous permettant
de m’écrire quelque fois ». Ibid., p. 115.
118 Laurent Versini, Laclos et la tradition: essai sur les sources et la technique des Liaisons dangereuses, Paris,
qui mène au plaisir ». Le cas du Doctorat impromptu qui illustre cette réflexion met en scène une scène érotique
de lecture de lettres : « J’avais de la lumière : je me levai pour courir à certaine cassette, où tu sais que je conserve
avec le plus tendre soin les trésors de notre amour. J’apportai près de mon lit ce meuble, et j’en tirai tes lettres …
47
de Suffolk avoue à Lucie avoir conservé sur elle la toute première lettre qu'elle a reçue de
Chester, même si celle-ci constitue à présent une preuve de plus de la trahison du lord :
Comment expliquer ce besoin de conserver l’un des vestiges de leur perte, qui semble constant
chez les femmes du corpus ? La présidente de Tourvel conserve aussi toutes les lettres de
La conservation des lettres peut être interprétée de deux façons. D’une part, elles peuvent
être perçues comme le dernier lien qui rapproche les femmes séduites du temps où l’amour était
– supposé – mutuel, auquel cas la conservation des lettres exprime le désir de se replonger
éternellement dans les sentiments passés. D’autre part, les lettres permettent aux victimes de
s’imposer une punition. Tourvel, dans sa naïveté (ou sa mauvaise foi), imagine que la relecture
de ses propres lettres pourrait constituer une sorte de « pénitence124 ». Chez Rétif, cependant, la
conservation des lettres a un tout autre but. Pour Gaudet, écrire à Ursule est la seule façon qu’il
dignes de Sapho : je les relus avec tendresse… avec un désir ![…] ta céleste image, aidée du plis léger
attouchement, me fit deux fois oublier mon être dans le sein du parfait bonheur. »
Benoît Melançon, « Diversité de l’épistolaire », loc. cit., p. 278.
122 Crébillon, op. cit., p.105.
123 Laclos, op. cit., p.172.
124 Béatrice Didier, Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses : pastiche et ironie, Paris, Édition du Temps,
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a de continuer à la former, puisqu’elle est encore retenue chez Mme Canon. En lui faisant
parvenir les lettres d’Edmond, Gaudet permet la mise en place d’un système triangulaire au sein
duquel les trois épistoliers sont connectés, chacun pouvant prendre connaissance des lettres les
Pour accélérer le changement heureux qui doit te rendre stable et bannir les
vaines terreurs qui t’agitent encore, il faut oublier tout ce que tu crois savoir,
et revenir aux éléments. Lorsque tu vois une chose, tu la juges mal, réellement ,
et bien, d’après les principes dont tu es imbu. Il faut donc réformer ces
principes. C’est ce que je me réserve de faire quelque jour par écrit ; tu reliras
ma lettre : elle laissera par ce moyen des impressions plus profondes qu’un
entretien trop tôt oublié 125 .
Cet usage de la lettre comme méthode d’enseignement confirme la multiplicité de ses fonctions.
Traité de séduction, leçon de libertinage, relique amoureuse, objet de désir : la lettre prend
donc le pas sur la conversation orale. Claire Nouvet résume, dans son étude sur les Lettres
d'Abélard et Héloïse, les avantages dont jouissent les libertins épistoliers : « Pourquoi l'écriture
est-elle plus “érotique” que la présence ? Parce qu'elle seule permet de dégager l'image qui
informe et érotise le corps. Libérée d'un corps toujours un peu trop maladroit, la lettre qui le
façonne peut s'avouer et s'intensifier en se donnant libre jeu dans l'écriture épistolaire126 ».
L’éloignement contribue à la naissance d’un nouvel érotisme, qui ne passe pas par la jouissance
à proprement parler, mais qui se situe dans la tension entre l’effet produit par la lettre et l’effet
recherché par l’épistolier. Le récit libertin trouve dans l’espace de la correspondance les
ressources nécessaires pour convaincre et amener l’autre à céder aux instances du désir.
125 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, p. 257.
126 Claire Nouvet, op. cit., p. 211.
49
2.4. L’intellectualisation de la jouissance
ou qu'ils fassent naître des sentiments chez leurs correspondants, les épistoliers libertins sont
passés maîtres dans l'art de manier le langage. Leur soif de découverte les entraîne à
« expérimenter » de plus en plus de situations amoureuses en utilisant les autres comme des
cobayes sur lesquels ils peuvent pratiquer diverses manœuvres de séduction. Cette capacité
d'observation et de raisonnement est le résultat d'une longue pratique que Merteuil résume ainsi:
« Je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes,
donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes
réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage 127 ».
Mais pour légitimer leur propos, les libertins doivent faire valider leur argumentation en
faveur du libertinage. Carole Dornier souligne que « pour généraliser sur la vie psychologiq ue
et morale, plus particulièrement sur les relations entre hommes et femmes, ainsi que pour être
écouté, il est nécessaire de faire valoir son expérience de la question. […] Le sceptre de l'orateur
libertin, c'est la liste de ses conquêtes128 ». Ainsi, d'expériences en expériences, le libertin peut
parvenir à occuper la position de mentor, comme le fait Valmont auprès de Cécile, Chester
50
cède alors la place à un autre type de jouissance, plus conscientisée. Le libertin accompli ne se
contente plus du rapport charnel, qui ne comble pas son esprit toujours en activité ; il y a un
Le libertinage est toujours intentionnel : quand Valmont refuse de céder à la facilité et permet à
Tourvel de sortir indemne de sa première faiblesse130 , c'est qu’il sait qu'en usant de la force, il
ne tirera qu'un plaisir de faible intensité par rapport à celui qu'il obtiendra en la poussant à avouer
son amour. Son but n'est pas seulement de la séduire mais d'exterminer en elle tout ce qui ne
Il n'est plus pour moi de bonheur, de repos, que par la possession de cette
femme que je hais et que j'aime avec une égale fureur. Je ne supporterai mon
sort que du moment où je disposerai du sien. Alors tranquille et satisfait, je la
verrai, à son tour, livrée aux orages que j'éprouve en ce moment ; j'en exciterai
mille autres encore 131 .
De la même façon, chez Rétif, la satisfaction de Gaudet d'Arras réside dans le besoin impérieux
qu'il a de faire d'Edmond et d'Ursule ses « choses », à travers les lettres qu’il leur envoie. Il se
51
comporte comme un nouveau Pygmalion, qui façonne les âmes malléables des deux paysans.
Son bonheur n'est jamais aussi fort que lorsqu'il parvient à s’approprier la jouissance de l'autre
et à apposer sa marque dans l'esprit du novice : « Quand j’aurais tout fait je lui dirai : “jouis, tu
as une âme faite pour jouir ; ma jouissance à moi, c’est de voir la tienne 132 ” ». Le Chester de
Lucides, froides et calculatrices, ses lettres expliquent comment il détruit petit à petit toute
résistance chez sa victime. Il justifie ainsi la patience dont il fait preuve durant le long processus
de la conquête : « Quand on est de sang-froid, et qu’ils n’impatientent pas, tous ces petits débats
d’une femme contre elle-même, et cette alternative perpétuelle de faiblesse et de vertu, donnent
La lettre est l’espace de réflexion privilégié du libertin, où il peut revenir sur son
rédaction : « significativement, c’est par le récit de l’évènement que le roué essaie de s’en
52
détacher. L’écriture devient une manière d’anéantir les potentialités aliénantes des scènes
racontées, à travers une poétique qui privilégie l’ironie et le détournement 135 ». Dans cette quête
du contrôle de soi, la lettre aide les personnages à avoir une « vue d’ensemble » sur leurs
émotions, notamment parce que la lettre met du temps à être écrite. La duchesse de Suffolk, par
exemple, se rend compte trop tard de son erreur lorsqu’elle est en entretien direct avec Chester:
Quoi ! lui dis-je, emportée par la funeste passion qui me dominait, vous
m’aimez ! Vous ! Après la façon cruelle dont vous m’avez traitée la dernière
fois que nous nous sommes vus. Hélas ! ma chère Lucie, je n’aurais pas su que
j’avais l’imprudence de lui faire un reproche qui lui découvrait si bien mes
sentiments, sans la joie qui se peignit dans ses yeux. Elle m’apprit à quel p oint
je m’étais oubliée ; et je sentis si vivement l’avantage que je venais de lui
donner sur moi, que pour lui cacher ma honte, je détournai mes yeux de dessus
lui136 .
La lettre, au contraire, est le résultat de nombreuses tentatives ; les personnages ne laissent rien
au hasard dans le but de séduire leur victime, d’abord en faisant naître des sentiments amoureux,
puis en célébrant la conquête par la relation sexuelle. Dans Les Liaisons, Valmont évoque ses
brouillons : « Je joins à ce récit le brouillon de mes deux lettres, vous serez aussi instruite que
Car malgré les certitudes qu’ils tirent de leurs réflexions, les libertins ne sont pas toujours
à l’abri d’un moment de faiblesse qu’ils doivent combattre. Chester est probablement le héros
le plus insensible, malgré de rares moments de sensibilité : « tout indifférent que j'étais dans le
fond, je ne sais quel mouvement auquel malgré tous mes efforts je ne pouvais résister me dict ait
pour elle des égards que je n'avais jusque-là cru devoir à quelque femme que c'eût été 138 ». Le
135 Dominique Hölzle, Le Roman libertin au XVIIIe siècle : une esthétique de la séduction, Oxford, Voltaire
Foundation, SVEC, 2012, p. 238.
136 Crébillon, op. cit., p. 165.
137 Laclos, op. cit., p. 89, p. 104.
138 Crébillon, op. cit., p. 264.
53
contrôle et la maîtrise des affects sont les seuls outils garantissant la validité du libertinage ; de
ce point de vue, Chester est le seul personnage à exercer un contrôle total sur lui-même. À la fin
du roman, il est en route avec Mme de Pembrook, laissant supposer que son entreprise a de
Toutefois, si le héros crébillonien est prolixe en réflexions sur le cœur humain, les
personnages de Rétif, eux, ne dissertent pas sur l’amour. Pour commencer, Edmond n'a pas
l'expérience d'un Chester. Le lord anglais sait pourquoi il séduit : bien plus pour la gloire que
par goût de la débauche. Edmond n'a pas encore cette conscience libertine, au début du Paysan
perverti. Au contraire, les nombreuses interjections et exclamations de ses lettres traduisent une
trop grande spontanéité et un manque de recul par rapport à la situation qu'il vit, rendu sensible
pour le lecteur, notamment par le présent épistolaire. Après le viol de Mme Parangon, le style
de sa lettre à Gaudet traduit sa confusion – soumis à ses pulsions, il est incapable de raisonner
comme un vrai libertin : « Ah! Pourquoi m'as-tu poussé ?... Qu'ai-je fait ? … Écoute139 !... ». Le
désordre qui règne dans cette lettre (exprimé par les hésitations, les points de suspension,
l’aposiopèse) est compensé par la froide lucidité du moine, qui n’émet pas le moindre doute sur
suite des conseils donnés par Gaudet dans sa précédente lettre, où il affirmait : « Tu es aimé, on
pardonne tout à l'amour. Ose donc, ose, et tu seras pardonné141 ». Edmond deviendra petit à petit
un « vrai libertin », en se libérant de la pression morale qui le retenait depuis son amour pour
139 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet op. cit., p. 121.
140 Ibid., p. 123.
141 Ibid., p. 115.
54
Manon, sa première femme. À partir de ce moment, la teneur de ses lettres se modifie et nous
indique qu’il devient imperméable à toute forme de remords lorsqu'il se lance dans une nouvelle
conquête. Lorsqu'il entreprend de séduire la marquise, pourtant mariée, il découvre des plaisirs
qu’il ne soupçonnait pas avant sa formation de libertin, comme il l'avoue à Gaudet : « C'est un
nouveau genre que je ne connaissais pas, que de posséder une femme sur laquelle on osait à
peine lever les yeux142 ! » Il découvre cette nouvelle forme de jouissance qui ne passe plus par
l'acte sexuel seul, dont il a bien senti l'insuffisance lors de son rapport avec Mme Parangon, mais
par une forme de possession plus totale, qu'il apprend à maîtriser. Ursule, quant à elle, semble
avoir naturellement hérité cette tendance particulière à vouloir écraser la volonté d’autrui. Dans
Mais au lieu de vanter uniquement leurs prouesses sexuelles, les libertins dessinent les
rouages de la séduction à travers l’épistolaire. Michel Delon souligne que « le libertinage n'est
plus dans la conclusion sexuelle, dans le résultat génital, mais dans l'art de la séduction. Il n'est
d'une esthétique144 », qui est dévoilée dans les lettres dans lesquelles les libertins confient toutes
leurs manigances. Ursule, Valmont, Chester, Merteuil ou Gaudet ne rencontrent – presque – que
des succès, parce qu'ils ont su contrôler leurs désirs, qu’ils adaptent aux règles du libertina ge.
55
Les codes qui régissent la ligne de conduite du libertin sont sensiblement les mêmes d’un roman
à l’autre, révélant des constantes entre les personnages et les situations de séduction. Ces points
communs suggèrent l’existence d’un modèle de libertinage romanesque, qui rappelle l’univers
clos et codifié du théâtre. Les points communs entre la lettre et le théâtre, le principe de double
énonciation notamment, ainsi que la mise en place d’un langage particulier qui répond à
certaines contraintes, construisent un microcosme littéraire clos ; les personnages comme les
acteurs interprètent des types qui dévoilent les rouages d’une société particulière, que les
libertins se plaisent à analyser dans leur correspondances. C’est à cet aspect que nous
56
3. Entre théâtralité et épistolarité
Dans le roman libertin, la lettre est un accès aux « coulisses d'un théâtre, celui de la
séduction145 », en ce qu’elle nous dévoile – grâce à la polyphonie – tous les stratagèmes mis en
œuvre par les libertins pour arriver à leurs fins. Les points communs que présentent les différe nts
romans évoquent l’univers codifié du théâtre, où les comédiens incarnent des types ; les
personnages ont des caractéristiques redondantes, qui se font écho d’une œuvre à l’autre. Sans
chercher à tout prix à établir un rapprochement entre théâtre et roman, épistolaire dans notre cas,
il est toutefois important de remarquer que les deux genres ne s’excluent pas :
pas une représentation physique de l’action, permet néanmoins cet échange de voix :
l’expression du Moi s’y fait plus forte. La littérature épistolaire, par la rupture des frontières
peintre éloquent qui montre le tableau armé de toutes ses couleurs. Ce ne sont pas là des ombres métaphysiques,
passion. Nous nous éloignerons ici un peu de l’articulation entre le fond et la forme, pour nous
concentrer sur la façon dont le roman épistolaire libertin met à profit les codes de la
représentation théâtrale – de soi mais aussi de l’action –, dans le but de créer une scène du monde
qui révèle une tendance analytique chez les auteurs du XVIII e siècle.
Nous avons vu dans la première partie de notre étude (en évoquant les spécificités de la
forme épistolaire) que Crébillon, Laclos et Rétif établissent une proximité entre le lecteur et les
personnages du roman, grâce à l'abolition de toute instance narrative. Même dans Les Heureux
Orphelins, le discours des personnages l’emporte sur la narration à la troisième personne. Seule
la première partie met en place une modalité extradiégétique que les trois autres abandonnent
la première personne. Du reste, leurs récits – oral et épistolaire – tiennent plus du monologue,
dans la mesure où les confidents n’interviennent jamais. Lucie reste très discrète jusqu’à la fin
apostrophes : «Ah ! Lucie148 » ; « ma chère Lucie149 ». Elle n’intervient que très rarement en
des distinctions subtiles de l’école. Hommes, approchez, voyez, touchez, palpez…. Vous pleurez ! Oui, sans
doute. »
Louis-Sébastien Mercier, Du Théâtre, ou Nouvel Essai sur l’art dramatique, Amsterdam, E. van Harrevelt, 1773,
p. 11.
148 Crébillon, op. cit., p. 110.
149 Ibid., p. 111.
58
personne : « Ah ! Madame, s’écria Lucie150 » ; « Daignez-donc, Madame, m’ouvrir votre
âme151 », et ce, uniquement à la fin de la première partie, dans le but d’encourager la duchesse
à raconter son histoire. Une fois que la duchesse prend le récit en charge, sa voix n’apparaît plus
qu’une fois : « Dîtes plutôt, Madame, vos infortunes, interrompit Lucie. Qu’avez-vous en effet
à vous reprocher152 ? ». Quant à Chester, puisqu’il ne poste pas ses lettres, le duc ne peut y
occuper une place de correspondant actif : le destinataire est évoqué dans les lettres du libertin,
mais reste silencieux. L’intrigue se construit donc uniquement, ici comme chez Rétif ou Laclos,
L’un des principaux mécanismes du roman épistolaire fait écho au principe théâtral de la
confident, chaque expression du « Je » est doublement perçue : d’un côté par les narrataires
internes (soit les correspondants endossant le rôle de lecteurs fictifs), de l’autre, à un niveau
59
Ainsi, l’histoire, malgré « sa réfraction dans plusieurs sources émettrices154 », trouve son unité.
adressé155 ». Jürgen Siess souligne que, dans les lettres d’amour publiées – ici dans le cas du
Le lecteur a une part de travail à fournir dans le cas du roman épistolaire, puisque l’histoire ne
se livre pas en tant que telle : il doit la recomposer. Dans le cas des Heureux Orphelins, la mise
en parallèle des discours de la duchesse et de Chester donne naissance à une sorte de dialogue
différé, où les récits de l’un et de l’autre se répondent. Le lecteur est placé en position de
spectateur qui assiste successivement à l’un et à l’autre des récits : ce n’est qu’à la fin du roman
qu’il possède les deux versions de l’histoire. Dans Les Liaisons et Le Paysan et la Paysanne, le
lecteur assiste au contraire à un échange en direct. C’est dans ce deuxième cas de figure que
l’auteur peut le mieux mettre en place de véritables jeux sur le double sens, l’ironie, autant de
procédés particulièrement propres à l’énoncé libertin, que le lecteur sera en mesure d’apprécier.
Ce type de railleries subtiles, prenant pour cible celui qui ne maîtrise pas les codes
Gisèle Valentys (études réunies par), La double adresse et récepteurs multiples, Paris: L’Harmattan, 2002, p. 109.
60
quelqu’un par des raisonnements et des figures qu’il n’entend pas, ou qu’il prend dans un autre
sens157 ». Grâce à la double énonciation, le lecteur est alors en mesure de déceler les traces
écrite sur le dos d’Émilie, ne peut être correctement saisie sans la dimension ironique procurée
par la lecture de la lettre 47. Le double sens de chaque mot est un clin d’œil à Merteuil, la
destinatrice de la lettre 47, mais également au lecteur qui est au courant de la manœuvre.
Merteuil n’est pas le destinataire adressé de la lettre (c’est Tourvel), mais elle est le destinataire
cible, au même titre qu’un lecteur dont elle devient ainsi une espèce de figure :
Chester manie le persiflage avec autant d’aisance. Après son entrevue avec Mme de Rinsdey, il
ne peut s’empêcher de raconter son aventure au duc en des termes peu flatteurs pour elle : « La
complaisance que j’avais de tenir toujours la main la plus sèche de toute l’Angleterre, et de
parler sentiment, aveuglaient, cependant, madame de Rindsey sur mes dispositions intérieures ;
et la lenteur avec laquelle je marchais vers son objet ne lui ôtant point l’espérance qu’elle avait
de m’y amener159 … ». Dans Le Paysan et la Paysanne, Ursule se révèle bien plus railleuse
qu’Edmond. Presque toutes ses lettres sont porteuses de propos ironiques. La lettre CXVII,
157 Élisabeth Bourguinat, Le Siècle du Persiflage, 1734-1789, Paris, PUF, 1998, p. 83.
158
Ibid.
159 Crébillon, op. cit., p. 195.
61
Sauve qui peut ! La belle Parangon est arrivée. Elle vient d’écrire à Edmond ;
ce sont des plaintes, des jérémiades ! La Parangon écrit comme ma belle-sœur
de S**, dont les lettres m’amusaient autrefois, et qui me donneraient à présent
des vapeurs. Mais j’admire l’aveuglement de la pauvre prude jalouse. Edmond
lui avait apparemment demandé sa sœur, pour éviter nos filets de Satan, et la
bonne âme la refuse ! Elle nous sert ! elle entre dans nos vues ! Oh ! il faut
qu’il y ait un peu de vice dans son vertueux cœur, puisqu’il sympathise avec le
nôtre160 .
permet au roué de dissimuler ses intentions tout en dévoilant les ressorts cachés
de son interlocuteur ; de faire jouer ces ressorts et devenir ainsi le
« machiniste » d’autrui ; enfin, d’obtenir de sa victime sa soumission complète.
Pendant tout ce processus, le persiflé n’a jamais la possibilité de se défendre,
soit parce que le persiflage est imperceptible, soit parce que le persiflé subit le
rapport de force créée par le persifleur161 .
l’esthétique libertine du XVIIIe siècle, pour pouvoir apprécier les malentendus, les confusio ns
qu’il fait naître. L’épistolaire permet de faire du discours du personnage un « Je » qui s’exprime,
et qui s’adresse plus largement au lecteur afin de lui permettre de profiter pleinement d’une
esthétique libertine qui passe par la dépréciation systématique des autres. Mais dans le cas des
médisance et les tentatives de séduction qu’ils mettent en place ? Ne pouvant pas apparaître sous
leur vrai jour, les personnages sont contraints de s’adapter à leurs correspondants et de modifier
la teneur de leur discours, ce qu’ils sont capables de faire grâce à leur connaissance de la
psychologie humaine. Pour arriver à leurs fins, les libertins sont amenés à renvoyer une image
satisfaisante d’eux-mêmes auprès de leurs victimes, qui passe par la construction d’un nouveau
62
3.2. La construction de soi du personnage libertin
La séduction, dans les romans libertins, est une vraie mise en scène de l'amour, où les
libertins et les libertines sont des comédiens qui endossent plusieurs rôles : comme au théâtre,
le personnage est à l’avant-scène. Nous allons nous intéresser ici aux traits particuliers des
personnages présents chez chacun des auteurs, afin de déterminer les dominantes qui
caractérisent l’ethos libertin (ce que les personnages sont vraiment et qu’ils expriment dans les
lettres adressées à leurs complices) et le personnage vertueux qu’ils créent pour parvenir à leurs
fins.
La difficulté, pour les libertins des romans épistolaires, est qu’ils doivent se montrer aussi
convaincants dans leurs lettres qu’en présence de leurs victimes. Ces dernières seront cependant
plus facilement trompées par la lettre, dans la mesure où elle n’apparaît pas, au XVIII e siècle,
comme un objet digne de méfiance : « la lettre étant considérée au dix-huitième siècle comme
authentique et n’y voit aucune artificialité. Dans leurs lettres “sensibles”, adressées aux belles -
âmes, les roués utilisent d’ailleurs cette “crédulité” des destinataires pour dominer leurs
victimes162 ». Les correspondances se mettent alors en place relativement facilement entre les
libertins et les femmes qu’ils veulent séduire. Seule Tourvel lutte plus que les autres pour ne pas
63
entrer en correspondance, mais les ruses de Valmont l’y conduisent inexorablement : en lui
demandant de lui livrer le nom de ses « accusateurs163 », il sait déjà qu’elle refusera, mais que
« ce refus qu’elle [lui] fera, deviendra un titre pour obtenir tout le reste ; et qu’alors [il] gagne,
Les séducteurs du corpus ont de nombreux points communs : issus de la noblesse pour la
plupart, oisifs, toujours en quête de divertissement, ils ne peuvent cependant laisser leurs
intentions apparaître au grand jour. La parenté entre Crébillon et Laclos est ici particulière me nt
forte : Chester et Valmont ont tous les deux reçu leur éducation en France, patrie du libertina ge,
mais Chester, de retour en Angleterre, est freiné par la pudeur des Anglaises et des Anglais.
Valmont ne connaît pas les mêmes contraintes, puisque le libertinage est un fait de société
reconnu – quoique plus ou moins admis – dans son cercle parisien. En revanche, les personnages
de Rétif, issus d’un milieu plus humble, n’ont pas les mêmes facilités à entrer en libertinage.
Toutefois, tous ces personnages, nobles ou roturiers, partagent une vision particulière de la
séduction, qui révèle un nouveau point commun entre les libertins. Quand Chester s'exclame
« Je veux que toute l'Angleterre change de face entre mes mains, et être enfin pour elle un autre
Henri VIII165 », le rapprochement est rapidement fait avec Valmont : « Jugez-moi donc comme
grands combattants).
64
d’ailleurs omniprésente dans le libertinage tel qu’il est décrit par les auteurs du corpus. Chester
parle de faire la « conquête » de toutes les femmes de la cour et de la ville, puis quelques lignes
plus loin de « conquérir167 » toute la loge où sont installées Suffolk, Rindsey et Pembrook. La
marquise de Merteuil a aussi recours à ces métaphores guerrières lorsqu'elle s'adresse à Valmont
: « Dès que vous craignez de réussir, mon cher vicomte, dès que votre projet est de fournir des
armes contre vous et que vous désirez moins de vaincre que de combattre, je n'ai plus rien à
dire168 ». Dans Le Paysan et la Paysanne, cette réalité violente du rapport entre les sexes est
exposée dans la lettre de Gaudet, qui conseille Edmond sur l'attitude à avoir avec Mme
Parangon, dont il est amoureux : « Eh! Serait-il possible que tu fusses tendre pour une autre,
après l'avoir été pour elle ! Non, mon ami, en te la soumettant, c'est le nec plus ultra de la victoire
! Tu auras triomphé de tout le sexe169 ! ». Edmond suit le conseil du moine : « Dans mon
emportement je froissais, je meurtrissais avec une abominable brutalité ces membres délicats
qui ne doivent recevoir que des adorations et des caresses […]. Je consommais cet exécrable
triomphe, sur une femme épuisée, mourante, quand M. Parangon s'est fait entendre 170 ». Les
scènes de violence physique, dont le déroulement est similaire d’un roman à l’autre, illustre nt
les réalités les plus viles. Chez Rétif, la petite cousine est l’objet du désir d’Edmond, et de son
premier forfait libertin : « Un baiser, deux baisers ! La petite cousine souriait... une liberté ! La
petite cousine se défendait, mais si maladroitement ! … Pour dérober son sein, elle livrait tout
65
le reste171 .... ». La relation de Valmont et de Cécile se déroule de la même façon : « Sans doute
on ne lui a pas bien appris dans son couvent, à combien de périls divers est exposée la timide
innocence, et tout ce qu'elle a à garder pour n'être pas surprise ; car, portant toute son attention,
toutes ses forces, à se défendre d'un baiser, qui n'était qu'une fausse attaque, tout le reste était
laissé sans défendre ; le moyen de n'en pas profiter172 ! ». La stratégie est semblable, et renvoie
à la topique militaire des lettres : en attaquant un bastion jalousement gardé, on rend vulnérab le
le reste du champ de bataille. Les lettres des personnages sont habitées par la violence qui
caractérise le libertinage, à tel point que Valmont et Merteuil finissent par se déclarer une guerre
ouverte par écrit, dans la lettre 153, où Merteuil répond sur la lettre même que lui a envoyé
Mais ce ton ne concerne évidemment que les confidences que les libertins font à leurs
complices dans leurs lettres. Lorsque celles-ci sont adressées à la femme à séduire, le ton change.
L’opposition entre la tonalité des lettres de Valmont à Tourvel et de celles destinées à Merteuil
révèle cette ambiguïté du personnage libertin, qui porte autant de masques qu’il a de
correspondants. Lorsque Valmont écrit à Tourvel, c’est l’amoureux soumis et sensible, presque
Songez, Madame, que je m’empresse de vous obéir, lors même que je ne peux
le faire qu’aux dépens de mon bonheur ; je dirai plus, malgré la persuasion où
je suis, que vous ne désirez mon départ, que pour vous sauver le spectacle,
toujours pénible, de l’objet de votre injustice 174 .
66
Lorsqu’il écrit à Merteuil, au contraire, le ton est persifleur la plupart du temps, familier et
Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui m’intéresse : depuis la nuit,
l’heureuse nuit d’hier, je me retrouve dans mon élément ; j’ai repris toute mon
existence ; j’ai dévoilé un double mystère d’amour et d’iniquité : je jouirai de
l’un, je me vengerai de l’autre ; je volerai de plaisirs en plaisirs 175 .
La marquise de Merteuil va même plus loin que Valmont : « Dans cet effort de re-création, la
lettre s’avère un outil précieux. Madame de Merteuil utilise ainsi la lettre 81 pour élaborer une
femmes, elle a dépassé le rôle superficiel que lui réservait la société pour se créer un personnage
Edmond, dans ses lettres, peint aussi ce portrait de victime, soumis à un amour cruel et
Il faut bien vous écrire, puisque vous me fuyez,… puisque vous me haïssez.
Eh ! quel est donc mon crime ? d’être tombé à vos genoux, de vous avoir baisé
la main, de l’avoir pressé contre mes lèvres en versant des larmes
d’attendrissement et de douleur, d’avoir touché par mégarde… ah ! bien par
mégarde je vous assure ! la place de ce cœur que j’adore, et où j’ai cru,…
quelquefois avoir une place 178 .
La lettre suivante est celle d’Edmond qui relate le viol de Mme Parangon, brisant l’image de
soumission de l’amant éconduit. Au contraire, rongé par le remord, Edmond n’est, à ce stade du
roman, pas encore formé pour le libertinage et n’obéit qu’à ses pulsions. Il ne peut pas encore
construire une image aussi travaillée que celle de Valmont, puisqu’il n’a pas encore en main
toutes les clés qui lui permettraient de maîtriser son « personnage ». Dans sa lettre à Gaudet,
en lumière la dextérité avec laquelle Valmont est capable d’imiter le langage de l’amour.
178 Rétif de la Bretonne, Le paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 145.
67
Edmond lui-même se pense sincère et n’a pas une force de caractère suffisante pour ébaucher
un portrait fiable et constant ; toutefois, la diversité des sentiments qui habitent les missives
J’ai fait des protestations qu’on a crues sincères (et qui l’étaient, mon ami). Je
n’ai plus donné à celle que j’adorais, que le nom de sœur, et dans un transport
dont la cause me faisait illusion à moi-même, j’ai hasardé un baiser, que je
croyais d’un frère. […] Fatal baiser ! il a détruit le calme ; la tempête la plus
violente a succédé179 .
La seule lettre (insérée) que nous avons de Chester à la duchesse de Suffolk permet
parallèle avec la façon dont le libertin parle de ladite missive dans son récit épistolaire au duc
de ***. La lettre conservée par la duchesse peint le portrait d’un homme séduit, qui tente
Ah ! sans doute vous punirez mon audace ; mais quel que soit le sort que j’en
doive attendre, il me semble en ce moment que, de tous les malheurs, le plus
cruel pour moi serait que madame de Suffolk pût penser que je l’ai vue sans
émotion, que je ne m’en souviens pas avec transport, et qu’il me fût toujours
défendu de lui dire ce que je n’ose à présent lui prononcer180 .
En revanche, la façon détachée dont il mentionne la lettre au duc de *** détruit cette image, la
[…] le soir même, Madame de Suffolk reçut, avec une lettre fort galante, le
bijou qui m’était échu. Buttington se tuait de me dire que j’étais fou, qu’elle ne
manquerait pas de me jeter tout cela à la tête, la première fois qu’elle me
rencontrerait ; que la Duchesse, qui était haute et fière, voulait être respectée
et méritait en effet de l’être, s’offenserait de la façon libre dont je lui
exposais mes intentions, et que sûrement elle ferait un éclat qui me donnerait,
68
avec raison le dernier des ridicules. Quelque respect que j’eusse pour les
lumières de Buttington, je ne voulus pas croire un mot de tout cela 181 .
Les stratégies des libertins ne prennent donc sens que dans la lettre où elles sont
dévoilées. De la même façon, les aventures dont ils sont les héros sont « sublimées par la
narration, et la lettre devient la scène sur laquelle peut s’accomplir pleinement le travail
d’esthétisation de soi qui est au cœur de l’activité des roués 182 ». Dominique Hölzle ajoute :
Surtout dans leur rapport à l’écriture épistolaire, les roués entendent nier le
caractère intime de leur discours : à aucun moment, pas même dans le cadre de
leurs correspondances secrètes, leur parole n’est conçue comme un témoignage
sincère ; elle participe d’une volonté de représentation de soi destinée à faire
disparaître jusqu’à la possibilité d’un discours authentique derrière la
multiplicité des images fictives et des jeux intertextuels, afin de maintenir le
public de leurs lettres, si restreint soit-il, dans cet état de fascination subjuguée
caractéristique de la relation esthétique 183 .
L’importance que revêt cette négation de l’intime est illustrée par les détails qu’ils apportent
dans la description de leurs conquêtes. Pour fasciner leur « public », ils ont recours à l’art de la
mise en scène en peignant leurs aventures. Lors de la description des ébats du libertin, le souci
de la représentation ne quitte jamais le narrateur. Ainsi, dans les lettres qu’il écrit à son
confident,
69
L’épistolaire, genre qui néglige habituellement les éléments extérieurs pour se centrer
sur l’intériorité, soutient pourtant des récits qui parviennent à réconcilier les deux espaces,
toujours dans le souci de rendre la peinture des scènes plus authentique et le rôle du libertin plus
important : il est bel et bien la vedette de son récit. C'est ainsi que Chester prend le temps de
bonheur :
Une chaise longue, dans cette extrémité, s'offrait à mes regards ; mais par je ne
sais quel hasard, cette chaise se trouvait alors dégarnie de tout ce qui pouvait
la rendre commode. Par un autre hasard, aussi grand et plus heureux, ses gens
avaient oublié de faire son lit ; je l'y jetai, mais avec trop de précipitation pour
qu'elle s'y trouvât aussi décemment arrangée que si elle s'y fût mise elle-
même186 …
Mais pour ne rien perdre d'un temps dont tous les moments étaient précieux,
j'examinais soigneusement le local ; et dès lors, je marquai de l'œil le théâtre
de ma victoire. J'aurai pu en choisir un plus commode : car, dans cette même
chambre, il se trouvait une ottomane. Mais je remarquai qu'en face d'elle était
un portrait du mari ; et j'eus peur, je l'avoue, qu'avec une femme si singulière,
un seul regard que le hasard dirigeait de ce côté, ne détruisît en un moment
l'ouvrage de tant de soin 187 .
70
Comme le comédien avant d’entrer sur scène, les libertins et libertines préparent leur
rôle. Le corps des personnages est le masque188 de leur condition d’un roman à l’autre. Gaudet
écrit à Ursule pour lui indiquer la façon dont elle doit disposer de son corps pour séduire 189 :
Merteuil pousse encore plus loin la préparation de son rôle, et si le choix de la toilette reste
l’amour, je choisis le déshabillé le plus élégant192 » –, il n’occupe que le second plan. D’une
intelligence supérieure et d’une curiosité vive, elle passe dès sa plus jeune enfance des heures
à maîtriser son expression, à la manière de l’acteur qui prépare son prochain rôle :
188 Au sens théâtral du terme, dans le sens où les masques du théâtre – antique, de la comedia dell’arte et bien
d’autre – servaient à représenter un caractère ou un personnage précis, rendu facilement identifiable pour le public.
189 Ces conseils surviennent alors qu'Ursule est maintenant entretenue par le marquis qui l'avait enlevée. Pendant
qu'elle entretient une liaison d'intérêt avec lui, Edmond obtient les faveurs de la femme du marquis. Ce ménage à
quatre leur convient parfaitement, mais Gaudet n'entend pas laisser ses élèves se reposer sur cette « victoire » du
libertinage.
190 Rétif de la Bretonne, Le Paysan et la paysanne pervertis, op. cit., p. 160.
191 Laclos, op. cit., p. 313.
192 Ibid., p. 100.
193 Ibid., p. 258.
71
Les femmes n’ont pas le monopole de cette habileté à se composer une physionomie de
circonstance : Chester n’est pas en reste, dans Les Heureux Orphelins. Après sa rencontre avec
la duchesse, il entre dans le jeu de la séduction, afin de la conforter dans l’impression de l’effet
qu’elle pense avoir produit sur lui : « La passion que je commençais à inspirer était un coup de
foudre ; et je ne pouvais, à mon tour, me dispenser de paraître en avoir reçu un194 ». Comme
l'écrit Jean Dagen, le roman épistolaire permet de « restaur[er] en trompe-l’œil, les formes
personnage à un rôle bien précis à jouer. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Rétif a voulu
Mais la création de ce « personnage » que jouent les épistoliers implique qu’ils s’y
tiennent. En effet, dès l’instant où les personnages sortent de leur rôle, ils disparaissent du
roman : Valmont meurt après être tombé amoureux de Tourvel ; Ursule se repent et meurt peu
après ; Cécile est enfermée au couvent après avoir été pervertie ; Edmond n’a que le temps de
revenir pleurer sur la tombe de son père avant de mourir également… Merteuil refuse de changer
d’attitude, mais elle le fait par orgueil plus que par libertinage, ses choix ne sont donc pas dictés
par un code libertin mais par ses propres caprices. La perte de son procès ainsi que sa maladie
apparaissent comme les châtiments de sa vie de débauche. Seul Chester n’opère aucune
modification dans son comportement, et la fin des Heureux orphelins nous laisse encore
présager d’autres aventures pour le Lord, à la campagne avec Mme de Pembrook. Bref, les
194
Crébillon, op. cit., p. 162.
195
Cité par Catherine Ramond dans Claude Crébillon ou les mouvements du cœur – Les lettres de la marquise de
M*** au comte de R***, Paris, PUF, coll. « CNED », 2010, p. 139.
72
personnages qui sortent du cadre de leurs « fonctions » – comme Valmont amoureux, ou Ursule
outrepassant les règles du libertinage – n’ont plus leur place sur la scène libertine, où les codes
doivent être minutieusement respectés. Merteuil rappelle à Valmont que l’exclusivité qu’il
Quand les personnages ne correspondent plus à ce que l’on attend d’eux, ils sortent du cadre
social et, plus radicalement, disparaissent du roman (ou de la scène..). Nous n’avons accès à
aucune lettre d’amour échangée entre Tourvel et Valmont lors de leur idylle, puisque cela ne
caractérisent Valmont. De la même façon, les lettres échangées entre Pierre et Edmond, ou entre
Ursule et Fanchon, disparaissent à la fin du roman de Rétif puisque, n’étant plus les enfants
modèles qu’ils étaient en partant de Sacy, ils n’ont plus leur place dans une correspondance
honnête. Les normes de représentation des personnages influent directement sur leur présence
épistolaire : dans le roman libertin épistolaire, qui doit avant tout « donner à voir », il est naturel
que les personnages qui ne répondent plus aux attentes du public ne se mettent plus en scène.
Le libertin se met donc en scène de plusieurs façons dans la lettre : il dresse un portrait de
lui-même qui vise à atteindre plus facilement ses objectifs, mais il utilise également la lettre
comme une « scène » de théâtre sur laquelle il peut représenter plus largement ses conquêtes.
73
Cette tendance du libertin à jouer un rôle repose sur la mise en place d’un langage spécifique,
Bernadette Fort propose une analyse du schéma de séduction tel qu’on le retrouve dans les
romans libertins. La liaison galante y « est soumise […] à un protocole dont les articles sont
aussi minutieusement définis et les étapes encore plus diversifiées que dans l'ancienne Carte du
Tendre197 ». En se basant sur les termes utilisés par Crébillon dans l’ensemble de son œuvre,
approche constitue les « pourparlers », qui correspondent à la prise de contact, et sont suivis par
Après « plusieurs entretiens, au cours desquels la femme est libre d'amuser l'homme de
être confirmé par des « faveurs » – lesquelles ne peuvent être que de nature érotique. Suivent
alors « les brouilleries et les querelles », qui visent à « prolonger artificiellement une liaison
nature198 ». Il ne s’agit pas, ici, d’un schéma arbitraire, mais bien d’une stratégie propre à
concilier les liaisons galantes et les rigoureuses règles de décence qui pèsent sur la société.
197 Bernadette Fort, Le langage de l'ambiguïté dans l'œuvre de Crébillon fils, Paris, Klincksieck, coll. « Les
instances du récit », 1978, p. 26.
198 Ibid., p. 27.
74
Ce code représente donc une morale de compromis dans la mesure où il
préserve le cadre extérieur de la morale ancienne avec ses bienséances, ses
impératifs et ses interdits, mais en transforme radicalement le fond et le point
de référence : ces impératifs et interdits ne s'appliquent plus à la conduite
morale de l'individu jugée selon les principes éternels du Bien et du Mal, mais
à son comportement social et à la réussite de celui-ci mesurée d'après les
principes changeants et éphémères de « l'usage du monde » 199 .
basé sur les ambigüités sémantiques, la litote, l’euphémisme, la métaphore… bref, tout ce qui
vise à minimiser les allusions trop explicites. Les exemples suivants sont tirés du travail sur les
figures de style dans les Liaisons, réalisé par Marie-José Béguelin201 . Valmont, pour parler du
l’euphémisme : « la tête m’en tournerait, je crois, sans les heureuses distractions que me donne
notre commune pupille202 » ; la « petite personne est rieuse, et, pour favoriser sa gaieté, je
m’avisai, dans nos entr’actes, de lui raconter toutes les aventures scandaleuses qui me passaient
par la tête203 » ; « je lui ai tout appris, jusqu’aux complaisances ! je n’ai excepté que les
précautions204 ». Merteuil également, lorsqu’elle expose son projet consistant à faire de Cécile
d’avoir une femme dans ma confidence, et j’aimerai mieux celle-là qu’une autre, mais je ne puis
en rien faire tant qu’elle ne sera pas…. ce qu’il faut qu’elle soit 205 ». Les libertins évoquent
dans A. Horak (études réunies par), La litote, Hommage à Marc Bonhomme, Berne, Peter Lang, 2011, p. 253-258,
p. 41.
202 Ibid., p. 42.
203 Ibid.
204 Ibid., p. 43.
205 Laclos, op. cit., p. 81.
75
ainsi, avec « un vocabulaire décent, des scènes qui le sont si peu206 ». Chez Crébillon, les
parler de l’acte consommé. Chez Rétif, qui est pourtant plus enclin aux descriptions crues –
comme lors du viol de Laure, la jeune cousine d’Edmond –, nous trouvons d’autres occurrences
de ce langage gazé : « Hier soir, lorsque tout le monde a été retiré, et que mon cher frère, tout
occupé à faire perdre à sa chaste et jolie moitié le nom de jeune fille, s’enivrait, ou devait
s’enivrer de plaisirs permis, j’en cherchais, moi, de défendus, en conduisant la petite Laure dans
leçon qu’elle a reçue hier l’occupe sans doute ; elle mérite d’être repassée, et j’espère la
renouveler ce soir210 ».
langage du sentiment, qui ne peut être compris que par les initiés. Michel Delon, dans Le Savoir-
vivre libertin, définit ce nouveau modèle : « Un jeu s'impose entre la décence du langage et
l'indécence des conduites, entre la forme et les réalités. Tout le vocabulaire du sentiment et de
la mondanité peut être entendu à deux niveaux et les formules à double entente se multiplie nt.
Faire l'amour ne signifie plus seulement faire la cour, parler d'amour, mais aussi consommer
206 Amandine Lefèvre, Entre clandestinité et libertinage, le secret dans le roman français du XVIIIe siècle (1737
– 1782), thèse de doctorat, 2012, présentée à l’université de Reims., p. 241.
207 Crébillon, op. cit., p. 381.
208 Ibid., p. 483.
209 Rétif de la Bretonne, Le Paysan perverti, présenté par Norbert Crochet, op. cit., p. 169, nous soulignons.
210 Ibid., p. 170, nous soulignons.
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l'acte sexuel211 ». Mais au-delà de la méfiance qu’implique ce nouveau langage – « le sexuel est
partout212 » –, le succès des libertins passe par la qualité de la langue qu’ils emploient dans les
Qui plus est, dans ce genre de romans, le langage même reçoit une fonction
d’actant : dans le monde décadent de la haute société où ces aventures ont lieu,
c’est en maîtrisant tous les niveaux du jeu sur le langage que le libertin
remporte ses succès. Le piège qu’il tend à ses victimes est souvent fait des fils
du langage, comme dans Les Liaisons dangereuses où Valmont parvient à
séduire Mme de Tourvel grâce à sa maîtrise du discours sentimental213 .
L’un des fondements de la lettre dans les romans libertins – et la source de l’adresse dont
font preuve les libertins lorsqu’il s’agit de parler d’amour – est l’emprunt massif à la tradition
amoureuse, qui participe à la mise en scène libertine. Les mots d’amour, les tournures
sentimentales sont autant de lieux communs que les libertins maîtrisent parfaitement. Ces
derniers ne cherchent pas à produire des lettres originales, mais plutôt à adopter un type
d’expression qui assure leur éloquence, donc leur pouvoir de conviction. Le nombre élevé de
tournures conventionnelles révèle le caractère non spontané de l’amour, qui doit être le fruit
d’un cérémonial précis. La marquise de Merteuil confie dans sa grande lettre-confession que
rayon des XVIIIe et XIXe siècles », Le Roman libertin et le roman érotique. Actes du colloque international de
Chaudfontaine (2002), Liège, CÉFAL, 2005, p. 111.
77
Je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda avec l’amour ; non
pour le ressentir mais pour l’inspirer et le feindre. En vain m’avait-on dit, et
avais-je lu qu’on ne pouvait feindre ce sentiment ; je voyais pourtant que, pour
y parvenir, il suffisait de joindre à l’esprit d’un auteur, le talent d’un comédien.
Je m’exerçais dans les deux genres, et peut-être avec quelque succès : mais au
lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre, je résolus d’employer
à mon bonheur ce que tant d’autres sacrifiaient à la vanité 214 .
réinventer à travers des codes, qui passent notamment par la langue, qui devient un moyen
De là vient donc l’utilisation d’un matériel langagier spécifique, qui contribue à la création
d’un personnage que le libertin met en scène pour arriver à ses fins, mais dont l’authenticité est
niée par la polyphonie des romans. Merteuil par exemple, dans sa lettre à Danceny, fait preuve
d’un naturel et d’une sincérité qui sont pourtant contredits par la connaissance des faits qu’a le
lecteur, qui sait qu’elle veut prendre Danceny pour amant : sa protestation de franchise n’est
Vous ne trouverez donc dans ma lettre que ce qui manque à la vôtre, franchise
et simplesse. Je vous dirai bien, par exemple, que j’aurais grand plaisir à vous
voir, et que je suis contrariée de n’avoir auprès de moi que des gens qui
m’ennuient, au lieu de gens qui me plaisent, mais vous, cette même phrase,
vous la traduisez ainsi : apprenez-moi à vivre où vous n’êtes pas ; en sorte que
quand vous serez, je suppose auprès de votre maîtresse, vous ne sauriez pas y
vivre que je n’y sois en tiers 216 .
Claire Despierre affirme que « l’image de l’autre, l’image de soi et l’image des relations de soi
à l’autre et de l’autre à soi sont des constructions et sont sans cesse travaillées dans une
78
perspective argumentative 217 » ; la construction d’un ethos particulier, qui passe par l’utilisatio n
entièrement à l’autre. Le strict contrôle que les libertins opèrent sur l’image qu’ils renvoient
d’eux dans les lettres les empêche de se trahir ou de s’engager dans une situation qui échapperait
à leur contrôle.
C’est « un langage aux caractéristiques nouvelles : un langage non plus qui exprime, mais qui
voile la réalité, non plus qui dit, mais qui suggère, qui fait deviner, un langage allusif qui a pour
fonction d'attiser et d'aiguiser l'imagination sans cependant jamais franchir les bornes de la
décence219 ».
Ce nouveau langage de l’amour produit également des malentendus, qui prouvent que le
libertinage n'est pas accessible à tout le monde. Dans Les Heureux Orphelins, la formation de
Chester lui permet de maîtriser sans problème la langue des cercles galants.
217 Claire Despierre, « Le jeu des figures énonciatives dans Les Liaisons dangereuses », dans Marc Bonhomme
(études réunies par), Figures du discours et ambiguïté, SEMENS, 15, 2001, p. 131.
218 Ibid., p. 157.
219 Bernadette Fort, op. cit., p. 34.
79
par les discours les plus tendres et les plus mesurés en même temps que j'osai la prier d'achever
l’épisode que la duchesse livre dans la deuxième partie du roman de Crébillon, nous constatons
que le décalage entre les deux personnages révèle une inadéquation des discours. Elle ne conçoit
pas qu’un homme trouve le bonheur avec une femme autrement que par le mariage : « Il me
pressa vivement de le rendre heureux ; et je balançai d'autant moins à lui dire à quel prix il
pouvait le devenir, qu'en lui offrant de m'unir à lui, je ne croyais pas moins faire son bonheur
que le mien221 ». Le quiproquo qui naît entre ces deux personnages vient bien du fait qu'ils ne
Dans les romans épistolaires libertins, le langage occupe donc une place centrale, dans
la mesure où il est la seule arme dont disposent les séducteurs pour rallier les autres personnages
à leur cause. Il est normal, en conséquence, que la lettre se teinte des expressions et des tournures
propres à une esthétique de la séduction galante, qui respecte les codes du XVIII e siècle.
leurs personnages sont mis en présence les uns des autres plus fréquemment ; seuls ceux de
Laclos font un usage plus poussé de la lettre : Valmont rend la présidente de Tourvel amoureuse
grâce à ses lettres, puisqu’elle succombe après avoir entamé une longue lutte épistolaire, sans
avoir revu le libertin. De la même façon, Merteuil « assassine » la présidente en faisant rédiger
à Valmont la lettre de rupture qui causera la perte des deux amants. Cette idée du langage qui
agit est d’ailleurs un leitmotiv chez Crébillon, comme nous l’avons vu pour les Lettres de la
80
duchesse de *** au duc de ***, roman qui ne met jamais les personnages en face à face ; c’est
Ce langage de l’amour, codifié, allusif et peu original lorsqu’il s’agit des tournures
sentimentales, est pourtant ce qui garantit le succès au séducteur. Le respect des normes du
langage de la séduction, qui sont connues par les victimes, les amène à entrer dans le jeu de la
connaissent les codes. Les succès que rencontrent les libertins sont le produit d’un effort
d’écriture que révèle la lettre : brouillons, phrases travaillées, reprise de la lettre… Le roman
épistolaire permet de rendre compte de l’application extrême avec laquelle les libertins
81
Conclusion
En orientant plus spécifiquement notre étude vers une analyse des rapports entre la forme
et le contenu des romans, nous avons vu que le fonctionnement du roman épistolaire servait les
des deux « genres » : la forme épistolaire et ses spécificités servent à illustrer les normes de
distinctions entre le roman hybride de Crébillon – dans lequel seule la parole du libertin est
Toutefois, nous avons vu que Les Heureux Orphelins peut être assimilé à un roman
formelles, entre monodie et polyphonie, ne modifient en rien la place des thématiques libertines
présentes dans le corpus (manipulation, séduction, désir de puissance...), qui sont dévoilées par
le biais de l’épistolaire. En effet le lecteur, placé au « poste central d’écoute », est mis au courant
de toutes les manigances des libertins. Sous ses yeux sont révélés l’hypocrisie des personnages
et leurs mensonges. Mais le lecteur assiste également, en qualité de tiers complice, aux ébats
des personnages. Voyeur malgré lui, acceptant son statut d’intrus dans la correspondance, il
devient d’une part le miroir du libertin qui s’introduit dans l’intimité – de la correspondance, de
la séduction –, tandis qu’il assume d’autre part le rôle de public nécessaire au libertin.
Le caractère spontané de l’épistolaire, qui permet au lecteur d’assister en « temps réel »
au développement de l’intrigue, est mis au service de la peinture des passions, sujet d’intérêt
principal des libertins. La lettre permet de répondre efficacement aux interrogations du lecteur
sur les moyens mis en œuvre par les séducteurs et séductrices : si « la littérature […] n'a pas la
richesse de la palette du peintre pour évoquer aussi intensément ce climat de continue lle
séduction [,] elle sait, par contre, mieux décrire les raisons qui font agir ces personnages et elle
nous permet de comprendre l'enchaînement qui dirige leurs actions223 ». Par la création d’un
l’épistolier de se confier « à chaud » sur ses émotions, renforce le caractère immédiat des
sentiments qui y sont véhiculés. De la même façon, l’éloignement des correspondants les
conduit à prendre plus de liberté dans la peinture de leurs émotions. Mais cette sphère érotique
créée par la lettre libertine ne peut rester confinée à la quête du plaisir des sens. Pour les libertins,
la recherche de la jouissance va plus loin : il s’agit de remporter une bataille sur le corps mais
aussi sur l’esprit des victimes. La jouissance, si elle doit respecter les codes du libertinage et ne
pas tomber dans la pornographie, doit être intellectualisée. Elle passe par un désir de toute-
puissance du libertin, qui trouve son accomplissement dans une victoire totale sur l’autre. La
lettre permet alors aux personnages de ne pas tomber dans le piège de la passion, puisqu’ ils
83
plus de « froideur », et son pragmatisme le garde de se laisser aller à trop de sentimentalis me.
Rappelons que « c’est par le récit de l’évènement que le roué essaie de s’en détacher 224 ».
Par ailleurs, si l’étude de l’analogie entre le théâtre et l’épistolaire n’est pas une
nouveauté, cette piste gagne doublement à être rappelée dans le cadre du roman épistolaire
destinataire adressé, mais également à d’autres personnages intradiégétiques lors des cas
d’interception des lettres, et enfin, plus largement, au lecteur du roman. Les discours sont en
double teinte : les messages des libertins ne sont pas pleinement saisis par leur destinataire
explicite (comme dans le cas de la lettre 48 des Liaisons, adressée à Tourvel et écrite sur Émilie),
tandis le lecteur « secondaire » (Merteuil, mais aussi le lecteur réel) a, lui, toutes les clés en
main pour en saisir l’ironie. De la double adresse découlent les problèmes liés à la constructio n
de l’ethos libertin. Les séducteurs et séductrices ne peuvent pas écrire à tous leurs
personne à qui ils destinent la lettre. Celle-ci devient un outil de séduction, mis au service des
supercherie auprès du lecteur. Ce dernier peut ainsi admirer l’habileté avec laquelle les libertins
jouent avec le langage : ils construisent un discours à double tranchant, toujours acceptable pour
84
En somme, « monodique ou polyphonique, ce type de roman permet de lier les états
affectifs et des procédures narratives stimulantes pour l’imaginaire du lecteur225 ». Les trois
roman épistolaire libertin qui tire avantage de l’alliance entre les problématiques du cœur et les
réalités sociales pour entraîner le lecteur vers une lecture participative des lettres : l’indiscrétio n
est le mécanisme le plus essentiel du libertinage, puisque ce n’est qu’à travers les cas
d’effraction ou d’intrusion d’un tiers que nous pouvons avoir accès aux coulisses de la
séduction. Seul l’épistolaire (ou le théâtre) peut fournir un public aux libertins – et même
plusieurs. Préférons toutefois être, comme Diderot, « le voyeur ignoré ». La meilleure position
dans le libertinage est celle du spectateur, « ni trop loin ni trop près226 », qui est selon lui la
meilleure place pour observer un tableau. Le spectateur est alors à l’endroit parfait pour saisir
toutes les nuances de l’œuvre : « Le spectateur du tableau est en position d’extériorité, il n’entre
pas dans la scène du tableau et il est ignoré227 ». La qualité du lecteur-voyeur du roman libertin,
lecteur parfait pour le libertin, public discret et invisible devant lequel il peut éternellement se
mettre en scène.
225 Krisztina Kalo, « Romans épistolaires de langue française depuis la fin du 19e siècle, approches historique et
formelle », cité dans Alain Viala, « Le Grand Atlas des Littératures, Encyclopaedia Universalis, 2004, p. 184-185.
226 Anne Vincent-Buffault, op. cit., p. 98.
227 Ibid., p. 100.
85
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