Magie Chez Le Chaldeens

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François Lenormant

La magie chez les Chaldéens


et les origines accadiennes

Paris — 1874

© Arbre d’Or, Genève, avril 2011


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Tous droits réservés pour tous pays
PRÉFACE

L’histoire de certaines superstitions constitue l’un


des chapitres les plus étranges, mais non l’un des
moins importants de l’histoire de l’esprit humain et
de ses développements. Quelque folles qu’aient été
les rêveries de la magie et de l’astrologie, quelque
loin que nous soyons maintenant, grâce au progrès
des sciences, des idées qui les ont inspirées, elles ont
exercé sur les hommes, pendant de longs siècles, et
jusqu’à une époque encore bien rapprochée de nous,
une influence trop profonde et trop décisive pour
être négligée de celui qui cherche à scruter les phases
des annales intellectuelles de l’humanité. Les siècles
les plus éclairés même de l’antiquité ont ajouté foi à
ces prestiges ; l’empire des sciences occultes, héritage
de la superstition païenne survivant au triomphe du
christianisme, se montre tout-puissant au moyen âge,
et ce n’est que la science moderne qui est parvenue à
en dissiper les erreurs. Une aberration qui a si long-
temps dominé tous les esprits, jusqu’aux plus nobles
et aux plus perspicaces, dont la philosophie elle-
même ne s’est pas défendue, et a laquelle, à certaines
époques, comme chez les Néoplatoniciens de l’école
d’Alexandrie, elle a donné une place de premier ordre
dans ses spéculations, ne saurait être exclue avec
mépris du tableau de la marche générale des idées.
Il importe de l’étudier avec attention, d’en pénétrer
les causes, d’en suivre les formes successives, et de
déterminer à la fois l’influence que les croyances reli-
gieuses des différents peuples et des différents âges

4
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ont eue sur elle, et l’influence qu’à son tour elle a


exercée sur ces mêmes croyances. D’autres cherche-
ront à établir — et c’est, sans contredit, une des faces
les plus curieuses de l’histoire des sciences occultes —
la part de faits réels mal expliqués et de connaissances
physiques maintenues à l’état d’arcanes qu’elles ont
pu embrasser. Pour nous, notre ambition est seule-
ment de scruter les origines de la magie dans un de
ses plus antiques foyers, et de tracer le tableau de ce
qu’elle était en Chaldée.
Le témoignage unanime de l’antiquité grecque
et latine aussi bien que la tradition juive et arabe
désignent l’Égypte et la Chaldée comme les deux ber-
ceaux de la magie et de l’astrologie constituées à l’état
de sciences, avec des règles fixes, raisonnées et for-
mulées en systèmes, telles qu’elles se substituèrent,
à partir d’une certaine époque, aux pratiques moins
raffinées, et d’apparence moins savante, des goètes
et des devins primitifs. Mais ce que les écrivains clas-
siques ou les Livres Saints rapportent des sciences
occultes dans ces deux contrées si antiquement civi-
lisées est bien vague et bien douteux ; on ne sait dans
quelle mesure il faut l’admettre ; et surtout on n’y voit
pas apparaître nettement les traits propres qui distin-
guaient la magie et l’astrologie des Égyptiens de celles
des Chaldéens et des Babyloniens. Quant aux dires
des écrivains orientaux du moyen âge, ils sont telle-
ment remplis de fantastique, l’esprit critique et les
caractères d’authenticité y font tellement défaut, que
la science ne peut y attacher aucune valeur sérieuse.
Mais le déchiffrement des hiéroglyphes de l’Égypte
et des écritures cunéiformes du bassin de l’Euphrate
5
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et du Tigre, ces deux merveilleuses conquêtes du génie


scientifique de notre siècle fournissent aujourd’hui,
pour l’éclaircissement d’un aussi curieux problème,
des secours qui eussent, il y a seulement cinquante
ans, semblé tout à fait inespérés. C’est dans les
sources originales que nous pouvons désormais étu-
dier les sciences occultes de l’Égypte et de la Chaldée.
Les débris, assez nombreux, des grimoires magiques
et des tables d’influences astrales, qui ont survécu
aux ravages du temps sur des feuillets de papyrus
en Égypte, sur des tablettes de terre cuite (coctilibus
laterculis, comme disait Pline) en Chaldée et en Assy-
rie, s’interprètent avec certitude par les méthodes de
la philologie moderne, et révèlent directement à leurs
explorateurs en quoi consistaient les doctrines et les
prétendus secrets de ceux qu’astrologues et magi-
ciens, dans la Grèce et à Rome, reconnaissaient pour
leurs maîtres.
Plusieurs travaux importants ont été consacrés,
dans les dernières années, aux documents relatifs à la
magie égyptienne, et l’illustre vicomte de Rougé, dont
la mort a été si regrettable pour la science française,
avait expliqué les tableaux des influences des étoiles
tracés sur les parois des tombes royales de Thèbes.
En revanche, on n’a presque rien tenté encore sur les
documents qui touchent à la magie et à l’astrologie
des Chaldéens, adoptées docilement par les Assyriens,
comme presque tous les enseignements sacerdotaux
de la Chaldée et de Babylone. Ceci tient sans doute
à ce que la science de l’assyriologie n’a pris nais-
sance qu’après celle de l’égyptologie ; on n’a donc pas
eu le temps de parcourir de la même façon tout son

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LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

domaine, et la majeure partie des textes qui attendent


de cette science leur interprétation demeurent encore
inédits. Je voudrais combler la lacune que je viens de
signaler ; j’essayerai de faire connaître et de caractéri-
ser, à l’aide de documents qui, pour la plupart, n’ont
pas encore été traduits, ce qu’étaient la magie chal-
déenne, ses procédés et ses doctrines. Je la compare-
rai à la magie de l’Égypte, afin de faire voir combien
elle en diffère et comment son point de départ était
tout autre. Scrutant ensuite les croyances religieuses
particulières qui y servaient de base, je rechercherai
quelle en a été l’origine, quel élément ethnique l’a
implantée sur les bords de l’Euphrate et du Tigre. Et
cette recherche me conduira, pour terminer, à l’exa-
men d’un des plus graves problèmes historiques que
le déchiffrement des textes cunéiformes ait introduits
dans la science, le problème de la primitive popula-
tion touranienne de la Babylonie et de la Chaldée.
Dans un autre travail, dont j’ai en partie déjà ras-
semblé les matériaux, j’étudierai de même ce qui
touche à, l’astrologie et à la divination des Chaldéens,
au système et à l’origine de ces prétendues sciences
dans les écoles sacerdotales dont elles faisaient la
gloire, ainsi qu’aux connaissances réelles d’astrono-
mie que Babylone et la Chaldée ont léguées au monde
postérieur, et dont nous sommes nous-mêmes encore
les héritiers.

7
CHAPITRE PREMIER : LA MAGIE ET LA
SORCELLERIE DES CHALDÉENS

Premier document donnant une idée générale de la magie


chaldéenne ; grande litanie en vingt-huit formules contre
l’action des démons, les maléfices, les maladies et autres
malheurs — Sa traduction par M. Oppert — Traduction
nouvelle de l’auteur — Formules : contrôles différents
démons — contre la possession — contre la prostituée
sacrée qui manque à son office — contre les ulcères —
contre les maladies des viscères — contre l’envoûtement
— pour la protection de la nourrice et de la femme
enceinte — contre la fièvre — contre la peste — contre
la colique — contre les effets des poisons — contre les
effets du froid et du chaud — contre un démon du désert
— contre la mort subite — Formules pour détourner les
chances de captivité et d’accidents — pour obtenir la
protection de génies favorables — contre les incubes, les
succubes et les fantômes, avec prescription pour préparer
un phylactère — pour chasser les démons — pour la
guérison d’une maladie des viscères — pour la protection
de la maison ; — adressées à Silik-moulou-khi et au dieu
Feu — contre les ravages de la mer et des fleuves — pour
chasser les démons — pour obtenir la protection du dieu
Tourtak — invocation finale à Silik-moulou-khi — Le
grand recueil magique de la bibliothèque de Ninive —
Généreuse communication de ce texte à l’auteur par sir
Henry Rawlinson — Division du recueil en trois livres — Ils
correspondent à trois classes des docteurs chaldéens dans
Daniel — Texte primitif en accadien, et version assyrienne
— Premier livre, conjurations contre les mauvais esprits.
—Types de leurs formules — Forme dramatique qu’elles
revêtent quelquefois. —Second livre, incantations pour

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LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

guérir les maladies — Affections qui y sont le plus souvent


mentionnées — Types de leurs formules — Elles revêtent
aussi quelquefois la forme dramatique

On peut se faire une idée générale assez complète


de la magie conjuratoire des Chaldéens, de ses procé-
dés et de ses principales applications, au moyen d’un
document que sir Henry Rawlinson et M. Norris ont
publié en fac-simile, en 1866, dans le tome II de leur
recueil des Cuneiform inscriptions of Asia1. C’est une
grande tablette provenant de la bibliothèque du palais
royal de Ninive, et contenant une suite de vingt-huit
formules d’incantation déprécatoire, malheureuse-
ment en partie mutilées, contre l’action des mauvais
esprits, les effets des sortilèges, les maladies et les
principaux malheurs qui peuvent frapper l’homme au
cours de sa vie ordinaire. Le tout forme une longue
litanie divisée en paragraphes qui finissent tous par
la même invocation sacramentelle. Il semble, d’après
la conclusion qui la termine, qu’on devait, non pas en
détacher telle ou telle formule pour une occasion don-
née, mais la réciter de suite, pour se mettre à, l’abri
de toutes les influences funestes qu’elle prévoyait.
Ce document, comme, reste, tous les autres écrits
magiques provenant de l’Assyrie et de la Chaldée, est
rédigé en accadien c’est-à-dire dans la langue toura-
nienne, apparentée aux idiomes finnois et tartares
que parlait la population primitive des plaines maré-
cageuses du bas Euphrate. Une traduction assyrienne
placée en regard accompagne le vieux texte accadien.

  Pl. 17 et 18.
1

9
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Depuis bien longtemps déjà quand Assourbanipal, roi


d’Assyrie, au septième siècle avant notre ère, fit faire
la copie qui est parvenue jusqu’à nous, on ne compre-
nait plus les documents de ce genre qu’à l’aide de la
version assyrienne, qui remonte une date beaucoup
plus haute. L’accadien était une langue morte ; mais
on attribuait d’autant plus de puissance mystérieuse
aux incantations conçues dans cette langue, qu’elles
étaient devenues un grimoire inintelligible.
Pour placer immédiatement le lecteur au milieu
monde étrange dans lequel je lui demande de me
suivre, je rapporterai en entier les formules de cette
tablette, du moins celles que l’on peut interpréter (car
il en est encore quelques-unes qui résistent à l’expli-
cation), et j’accompagnerai ma traduction de courtes
notes. J’ai été précédé dans cette entreprise par M.
Oppert, avec lequel je me trouve en complet accord
pour la majorité des cas. Cependant celui qui voudra
comparer nos deux traductions y trouvera quelques
divergences ; elles tiennent presque toutes à ce que le
savant professeur du Collège de France a traduit sur
la version assyrienne, tandis que je me suis attaché à
suivre le texte original accadien. Or, la version assy-
rienne est loin d’être toujours littérale, comme on
pourra s’en rendre compte, puisque j’ai noté tous les
passages où elle s’écarte de la rédaction primitive. Le
texte accadien paraît coupé en versets rythmés dont
chacun forme une ligne distincte sur la tablette ; j’en
marque soigneusement les divisions.

10
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Incantation

I.  Le dieu mauvais, le démon mauvais, — le dé-


mon du désert, le démon de la montagne, — le démon
de la mer, le démon du marais, — le génie mauvais, le
uruku2 énorme, — le vent mauvais par lui-même, — le
démon mauvais qui saisit le corps, qui agite le corps,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
II.  Le démon qui s’empare de l’homme, le démon
qui s’empare de l’homme3, — le gigim qui fait le mal,
produit d’un démon mauvais,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
III.  La prostituée sacrée au cœur impur qui
abandonne le lieu de prostitution, — la prostituée du
dieu Anna4 qui ne fait pas son service —au soir du
commencement du mois incomplet, — le hiérodule
qui fautivement ne va pas à son lieu, — qui ne tail-
lade pas sa poitrine, qui ne… pas sa main, — faisant
résonner son tympanum, complétant5…, Esprit du
ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre, souviens-t-en !

2
  J’examine un peu plus loin ces noms des différentes classes
de démons.
3
  La version assyrienne a ici : « le démon possesseur qui s’em-
pare de l’homme. »
4
  C’est le nom accadien du dieu qui s’appelle en assyrien Anon,
l’Oannès des écrivains grecs.
5
  On a bien des fois déjà expliqué la monstrueuse aberration
de l’esprit de dévotion païenne qui avait produit, dans les reli-
gions de l’Asie antérieure, les rites infâmes des qedeschim et
des gedeschoth ; je n’insisterai donc pas sur ce sujet répugnant,

11
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

IV.  Ce qui ne laisse pas prospérer, ce qui n’est


pas favorable, — ce qui forme des nœuds, l’ulcère de
mauvaise nature, — l’ulcère qui creuse, l’ulcère éten-
du, l’ulcère qui flagelle (de douleur), l’ulcère…6, —
l’ulcère qui se propage, l’ulcère malin,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
V.  La maladie du viscère, la maladie du cœur,
l’enveloppe du cœur malade, — la maladie de la bile,
la maladie de la tête, la, dysenterie maligne, — la, tu-
meur qui se gonfle, — l’ulcération des reins, la mic-
tion qui déchire, — la douleur cruelle qui ne s’enlève
pas, — le cauchemar,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
VI.  Celui qui forge l’image, celui qui enchante
— la face malfaisante, l’œil malfaisant, — la touche
malfaisante, la langue malfaisante, — la lèvre malfai-
sante, la parole malfaisante,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la, terre,
souviens-t-en !
VII.  La nourrice dont la mamelle7 se flétrit, — la
nourrice dont la mamelle est amère, — la nourrice

et je renverrai le lecteur à ce qui en a été dit. Il me suffira de


faire remarquer que notre formule magique sera désormais un
des textes les plus importants sur la matière.
6
  La version assyrienne ne répète pas ici à chaque fois « l’ul-
cère ».
7
  Les mots « dont la mamelle », dans ce verset et les suivants,
sont une addition explicative très heureuse de la version assy-
rienne.

12
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dont la mamelle s’ulcère, — la nourrice qui de l’ulcé-


ration de sa mamelle meurt, — la femme enceinte qui
ne garde pas son fruit, — la femme enceinte qui laisse
échapper son fruit, — la femme enceinte dont le fruit
se pourrit, — la femme enceinte dont le fruit ne pros-
père pas,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
VIII.  La fièvre douloureuse, la fièvre violente, —
la fièvre qui n’abandonne aucunement l’homme, —
la fièvre qui ne quitte pas, — la fièvre qui ne s’en va
pas, la fièvre maligne,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
IX.  La peste douloureuse, la peste violente, — la
peste qui n’abandonne point l’homme, la peste qui
ne quitte pas, — la peste qui ne s’en va pas, la peste
maligne,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
X.  La maladie douloureuse des viscères, — l’in-
firmité qui assombrit et coupe8, — l’infirmité qui ne
quitte pas, l’infirmité des veines, — l’infirmité qui ne
s’en va pas, l’infirmité maligne,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
XI.  La langueur du poison versé dans la bouche
— la stupeur de la langueur qui enchaîne mauvaise-
ment, — le fic, les pustules, la chute des ongles, —

  Version assyrienne : « le mal des tranchées. »


8

13
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’éruption purulente, l’herpès invétéré, — le zona qui


creuse9, — la lèpre qui couvre la peau, — l’aliment qui
réduit en squelette le corps de l’homme, — l’aliment
qui mangé est restitué, — le liquide qui bu fait enfler,
— le poison funeste qui ne…10 pas la terre, — le vent
pestilentiel (?) qui vient du désert,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
XII.  La gelée qui fait frissonner la terre, — l’ex-
cès de la chaleur qui fait éclater la peau de l’homme,
— le sort mauvais… — qui à l’improviste met fin à
l’homme, — la soif mauvaise qui sert l’Esprit de la
peste, —….11,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
La treizième formule est trop mutilée dans les
deux textes pour qu’on puisse essayer de la traduire ;
d’après ce qui en subsiste, elle était destinée à préser-
ver de l’action d’un démon qui a sa demeure dans le
désert.
La quatorzième est dans les mêmes conditions ; elle
avait pour but d’éloigner un malheur qui peut frapper
l’homme chaque jour, quand il mange, quand il boit,
quand il est couché et quand il se tient à son foyer,
peut-être la mort subite. Des quatre formules sui-

9
  Cette qualification est ajoutée par la version assyrienne.
10
  Ici un mot encore intraduisible.
11
  Nous avons recomposé cette formule en complétant, les
uns par les autres, les débris du texte accadien et de la version
assyrienne, qui ne se correspondent pas.

14
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

vantes, il ne reste plus que le texte accadien ; la ver-


sion assyrienne est détruite.
XV.  Celui qui meurt de faim dans les fers, — ce-
lui qui meurt de soif dans les fers, — celui qui ayant
faim dans une fosse (?), — suppliant, [en est réduit à
manger] la poussière, — celui qui dans la terre [ou]
dans le fleuve — périt et meurt, la femme esclave que
le maître ne possède pas, — la femme libre qui n’a pas
de mari, — celui qui laisse une mémoire infâme de
son nom, — celui qui ne laisse pas de mémoire de son
nom, — celui qui dans sa faim ne peut pas se relever,
— celui qui tombe malade… au commencement d’un
mois incomplet12,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
XVI.  Le dieu protecteur de l’homme, — qui [as-
sure] la prolongation de la vie de l’homme, qu’il le
fortifie à la vue du Soleil !
Le génie, le colosse favorable, — qu’il lui fortifie sa
tête — pour la prolongation de sa vie ! — Jamais il ne
se séparera de lui !
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
La dix-septième formule présente des obscurités
qui ne peuvent être expliquées dans l’état actuel de
nos connaissances en accadien ; on discerne seule-

  Il paraît que « le mois incomplet », expression que nous


12

ne pouvons pas encore expliquer d’une manière satisfai-


sante, mais qui se reproduit très souvent dans les documents
magiques, était un moment particulièrement néfaste.

15
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ment que c’était la prescription d’un rite protecteur


et conjuratoire.
XVIII.  En étoffe blanche deux bandes servant
de phylactères — sur le lit de l’estrade13 — comme
talisman avec la main (droite) s’il écrit, — en étoffe
noire deux bandes servant de phylactères — de la
main gauche s’il écrit14, — le démon mauvais, le alal
mauvais, le gigim mauvais, — le telal mauvais, le dieu
mauvais, le maskim mauvais, — le fantôme, le spectre,
le vampire, — l’incube, le succube, le servant, — le
sortilège mauvais, le philtre, le poison qui coule, — ce
qui est douloureux, ce qui agit, ce qui est mauvais, —
leur tête sur sa tête, leur pied sur son pied, — jamais
ils ne le saisiront, — jamais ils ne reviendront.
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
Suit une longue lacune, produite par une fracture
de la tablette et dans laquelle deux formules au moins
ont disparu avec le commencement d’une troisième.
J’ai découvert au Musée Britannique un petit frag-
ment qui n’est pas dans le texte publié et qui, trou-
vant sa place à cet endroit, donne la fin de la formule
XIX.
… Que le démon mauvais sorte ! — l’un l’autre
qu’ils se saisissent !

13
  Voyez dans les planches du grand ouvrage de M. Place
(Ninive et l’Assyrie) la disposition de l’estrade du lit des
chambres à coucher du harem du palais de Khorsabad.
14
  Pour conserver la division des versets, il nous faut suivre les
inversions du texte.

16
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Le démon favorable, le colosse favorable, — qu’ils


pénètrent dans son corps !
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
La première ligne de la vingtième formule, qui sub-
siste sur le même fragment, montre qu’elle avait pour
objet la guérison d’une maladie des viscères. Quant à
la vingt-et-unième, ce qui en reste contient une énu-
mération de toutes les parties de la maison, où les
paroles magiques doivent empêcher les démons de
se glisser. Tout ceci est extrêmement obscur et rendu
presque impossible à traduire par la multiplicité des
termes architectoniques, pour l’explication desquels
on n’a aucun secours, surtout en l’absence de la ver-
sion assyrienne, qui fait encore ici défaut.
XXII.  Le fantôme, enfant du ciel, — dont se sou-
viennent les dieux, — le innin15, prince — des sei-
gneurs, — le… qui produit la fièvre douloureuse, — le
vampire qui attaque l’homme, — le uruku multiplié
— sur l’humanité, — que jamais ils ne saisissent !
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
De la vingt-troisième et de la vingt-quatrième incan-
tation, la tablette, dans son état actuel, ne donne plus
que le commencement des lignes en accadien ; il est
donc impossible d’en tenter une traduction. Tout ce
qu’on aperçoit, c’est que dans la première est invoqué
le dieu auquel les textes du même genre attribuent
d’ordinaire le rôle de médiateur, Silik-moulou-khi,

15
  Sorte de lémure.

17
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

assimilé plus tard an Mardouk de la religion officielle


de la période assyrienne ; la seconde s’adresse au dieu
du feu, Izbar, sur lequel nous aurons à revenir plus
tard, avec un certain développement.
La vingt-cinquième formule n’existe qu’en acca-
dien encore n’y a-t-il plus que le commencement
des quatorze premières lignes. On y entrevoit qu’elle
commence par une invocation au dieu infernal Nin-
a-zou, puis il est question de diverses maladies ; enfin
elle se termine ainsi :
La mer…, la mer…, le désert sans eau,… — les eaux
du Tigre, les eaux du l’Euphrate, — la montagne de
ténèbres, la montagne de l’orient, — la montagne agi-
tée16, — qu’ils referment leurs gouffres !
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre ;
souviens-t-en !
XXVI. Nin-ki-gal17, épouse du dieu Nin-a-zou, —
qu’elle lui fasse tourner la face vers le lieu où elle est !
Que les démons mauvais sortent ! — qu’ils se saisissent
entre eux !
Le démon18 favorable, le colosse favorable, — qu’ils
pénètrent dans son corps19 !

16
  Peut-être le volcan ; ceux des environs du fleuve Chaboras
étaient alors en activité.
17
  « La grande Dame de la terre », appelée en assyrien Allat,
que les documents mythologiques postérieurs représentent
comme la reine du monde inférieur où descendent les morts.
18
  Version assyrienne : « le génie. »
19
  Dans le corps de celui pour qui on fait l’invocation.

18
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,


souviens-t-en !
XXVII.  Le dieu Tourtak20, le grand destructeur,
le suprême tendeur de pièges — parmi les dieux,
comme le dieu des sommets21, — qu’il pénètre dans
sa tête — pour la prolongation de sa vie — Jamais il
ne se séparera de lui !
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
XXVIII.  L’homme qui fait des sacrifices, — que
le pardon et la paix coulent pour lui comme l’airain
fondu ! — Les jours de cet homme22, que le Soleil les
vivifie !
Silik-moulou-khi23, fils aîné de l’océan, — affermis
pour lui la paix et le bonheur !
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !

Mais les renseignements si riches et si variés que


contient ce texte, mis depuis plusieurs années à la
disposition de tous les savants, sont étendus et com-
plétés de la manière la plus heureuse par des docu-
ments nouveaux, qui vont d’ici à peu voir le jour.
Parmi les milliers de morceaux de tablettes d’argile
découverts par M. Layard dans la salle de la biblio-
20
  Dieu qui préside spécialement au fleuve du Tigre ; il garde
à l’époque assyrienne son nom accadien, et la Bible l’appelle
Tartak. Son épouse est nommée Nin-mouk.
21
  Version assyrienne « le dieu qui l’a engendré. »
22
  La version assyrienne a seulement : « cet homme. »
23
  La version assyrienne remplace ce nom par celui de Mar-
douk.

19
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

thèque du palais de Koyoundjik, sur l’emplacement


de Ninive même, et conservés actuellement au Musée
Britannique, sont les fragments d’un vaste ouvrage
de magie, qui, complet, ne formait pas moins de deux
cents tablettes à lui seul, et qui était pour la Chal-
dée ce qu’est pour l’Inde antique l’Atharva-Véda.
C’était le recueil des formules, des incantations et des
hymnes de ces mages chaldéens dont nous parlent les
écrivains classiques et dont Diodore de Sicile24 dit :
« Ils essayent de détourner le mal et de procurer le
bien, soit par des purifications, soit par des sacrifices
ou des enchantements. » L’éminent orientaliste qui
au-delà de la Manche a plus puissamment qu’aucun
autre contribué à la découverte de la lecture des textes
cunéiformes anariens, sir Henry Rawlinson, assisté
du jeune collaborateur qui lui prête maintenant un
si utile concours, et a su prendre par lui-même une
place considérable dans la science, M. George Smith,
a patiemment recueilli les lambeaux de cet ouvrage au
milieu du chaos des débris de toute nature parmi les-
quels ils étaient confondus, et en a préparé la publi-
cation, qui paraîtra dans le tome IV des Cuneiform,
inscriptions of Western Asia. Pour donner une idée
de l’étendue matérielle des fragments en question, il
suffira de dire qu’ils montent au nombre de plus de
cinquante, parmi lesquels plusieurs tablettes intactes,
portant jusqu’à trois et quatre cents lignes d’écri-
ture, et qu’ils remplissent presque en entier trente
planches in-folio. Avec une générosité scientifique
bien rare, et dont je ne puis mieux me montrer recon-

24
  II, 29.

20
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

naissant qu’en la proclamant, sir Henry Rawlinson


a bien voulu me communiquer, avant qu’elles aient
vu le jour, les épreuves des planches de fac-simile de
cette publication, l’une des plus précieuses qui aient
encore enrichi l’assyriologie, et c’est là que j’ai puisé
la plupart des données de la présente étude25.
Le grana ouvrage magique dont les scribes d’As-
sourbanipal avaient exécuté plusieurs copies d’après
l’exemplaire existant depuis une haute antiquité
dans la bibliothèque de la fameuse école sacerdo-
tale d’Érech, en Chaldée, se composait de trois livres
distincts. Nous connaissons le titre d’un des trois :
« les Mauvais Esprits, » car à la fin de chacune des
tablettes qui en proviennent et ont été préservées
dans leur intégrité, se lit : « Tablette n°…, des Mauvais
Esprits. » Comme ce titre l’indique, il était exclusive-
ment rempli par les formules de conjurations et d’im-
précations destinées à repousser les démons et autres
esprits mauvais, à détourner leur action funeste et à
se mettre à l’abri de leurs coups. Un second livre se
montre à nous, dans ce qui en subsiste, comme formé
du recueil des incantations auxquelles on attribuait le
pouvoir de guérir les diverses maladies. Enfin le troi-
sième embrasse des hymnes à certains dieux, hymnes
au chant desquels on attribuait un pouvoir surnatu-
rel et mystérieux, et qui, du reste, ont un caractère
fort différent des hymnes proprement liturgiques

25
  Il m’a paru convenable et utile ; de donner en note le renvoi
de toutes les citations que j’emprunte aux planches du volume
qui paraîtra sous peu, et que je désigne par l’abréviation W. A.
I. IV.

21
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de la religion officielle, dont quelques-uns ont aussi


traversé les siècles. Il est curieux de noter que les
trois parties qui composaient ainsi le grand ouvrage
magique dont sir Henry Rawlinson a retrouvé les
débris correspondent exactement aux trois classes de
docteurs chaldéens que le livre de Daniel26 énumère à
côté des astrologues et des devins (kasdim, et gazrim),
c’est-à-dire les khartumim ou conjurateurs, les haka-
mim ou médecins, et les asaphim ou théosophes. Plus
on avance dans la connaissance des textes cunéi-
formes, plus on reconnaît la nécessité de réviser la
condamnation portée beaucoup trop prématuré-
ment par l’école exégétique allemande contre le livre
de Daniel. Sans doute la langue, remplie à certains
endroits de mots grecs, atteste que la rédaction défi-
nitive, telle que nous la possédons, est postérieure à
Alexandre. Mais le fond remonte bien plus haut ; il est
empreint d’une couleur babylonienne parfaitement
caractérisée, et les traits de la vie de la cour de Nabu-
chodonosor et de ses successeurs y ont une vérité
et une exactitude auxquelles on n’aurait pas atteint
quelques siècles plus tard.
Formules, hymnes, incantations, dans ce triple
recueil, sont en accadien, mais accompagnés d’une
traduction assyrienne disposée d’après la méthode
interlinéaire. Cependant il y a quelques rares hymnes
dont le texte primitif était déjà perdu sans doute à
l’époque reculée où la collection fut formée pour la
première fois. On n’en donne en effet qu’une version
assyrienne, dont la langue présente les marques d’une

  I, 20 ; II, 2 et 27 ; v, 11.


26

22
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

haute antiquité, et dont la syntaxe, par ses construc-


tions de phrases souvent contraires au génie intime
des idiomes sémitiques, laisse paraître les caractères
propres de la langue toute différente dans laquelle
était rédigé l’original qui a depuis si longtemps péri.
Les différents morceaux sont séparés par un trait
profond que le copiste a tracé sur la tablette, et, de
plus, le commencement de chacun est précédé du
mot én27, « incantation, » qui marque d’une manière
encore plus nette le début d’une nouvelle formule.
Les hymnes du troisième livre se terminent tous par
le mot accadien kakama, qu’on explique en assyrien
par « amen » (amanu).
La forme des conjurations contre les esprits mal-
faisants est très monotone ; elles sont toutes jetées
dans le même moule. On commence par énumérer
les démons que doit vaincre la conjuration, par quali-
fier leur pouvoir et en décrire les effets. Vient ensuite
le vœu de les voir repoussés ou d’en être préservé,
lequel est souvent présenté sous une forme affir-
mative. Enfin la formule se termine par l’invocation
mystérieuse qui lui donnera son efficacité : « Esprit
du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre, souviens-
t-en ! » Celle-là seule est nécessaire, et jamais elle ne
manque ; mais on y joint aussi quelquefois des invo-
cations semblables à d’autres esprits divins.

27
  L’idéogramme qui exprime ce mot est un caractère com-
plexe, formé du signe sû, qui peint l’idée de « rassemblement »
et de « cohibition », et du signe an, « dieu. » Il semble donc que
la formation de ce caractère se rattache à une idée analogue à
celle des qeîn ¢n£gkai de la théurgie néoplatonicienne.

23
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Je citerai comme exemple une de ces conjurations,


destinée à combattre différents démons, maladies et
actions funestes, telles que le mauvais œil28.
La peste et la fièvre qui déracinent le pays, — la
maladie… qui dévaste le pays, mauvaises pour le
corps, funestes pour les entrailles, — le démon mau-
vais, le alal mauvais, le gigim mauvais, — l’homme
malfaisant, l’œil malfaisant, la bouche malfaisante,
la langue malfaisante, — de l’homme fils de son
dieu29, qu’ils sortent de son corps, qu’ils sortent de
ses entrailles.
De mon corps jamais ils n’entreront en possession,
— devant moi jamais ils ne feront de mal, à ma suite
jamais ils ne marcheront, — dans ma maison jamais
ils n’entreront, — ma charpente jamais ils ne franchi-
ront, — dans la maison de mon habitation jamais ils
n’entreront.
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
Esprit de Moul-ge 3 0 , seigneur des contrées,
souviens-t-en !
Esprit de Nin-gelal31, dame des contrées, souviens-t-en !
Esprit de Nin-dar32 , guerrier puissant de Moul-ge,
souviens-t-en !
Esprit de Pakou33, intelligence sublime de Moul-ge,
souviens-t-en !

28
  W. A. I. IV, 1, col. 3.
29
  J’expliquerai cette expression dans la suite.
30
  C’est le grand dieu appelé Bel en assyrien.
31
  En assyrien Belit.
32
  En assyrien Adar, l’Hercule de la religion des bords de
l’Euphrate et du Tigre, dieu de la planète Saturne.
33
  En assyrien Nébo, dieu de la planète Mercure.

24
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Esprit de En-zouna 3 4 , fils aîné de Moul-ge,


souviens-t-en !
Esprit de Tiskhou35, dame des armées, souviens-t-en !
Esprit de Im36, roi dont, l’impétuosité est bienfaisante,
souviens-t-en !
Esprit de Oud37, roi de justice, souviens-t-en !
Esprits Anounna-ge38, dieux grands, souvenez-vous-en !
En voici une autre, où l’énumération finale est
moins développée :
Le soir de mauvais augure, la région du ciel qui
produit le malheur, — le jour funeste, la région du
ciel mauvaise à, l’observation, — le jour funeste, la
région du ciel mauvaise qui s’avance, —… messagers
de la peste, — ravageurs de Ninl-ki-gal39, — la foudre
qui fait rage dans le pays, les sept dieux du vaste ciel,
— les sept dieux de la vaste terre, — les sept dieux des
sphères ignées, — les sept dieux des légions célestes,
— les sept dieux malfaisants, — les sept fantômes
mauvais, — les sept fantômes de flamme malfaisants,
— les sept dieux du ciel, — les sept dieux de la terre, —
le démon mauvais, le alal mauvais, le gigim mauvais,
le telal mauvais, le dieu mauvais, le maskim mauvais,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
Esprit de Moul-ge, roi des contrées, souviens-t-en !
Esprit de Nin-gelal, dame des contrées, souviens-t-en !

34
  En assyrien Sin, dieu de la lune.
35
  En assyrien Istar, déesse de la planète Vénus.
36
  En assyrien Bin, dieu de l’atmosphère lumineuse et des phé-
nomènes atmosphériques.
37
  En assyrien Samas, dieu du soleil.
38
  En assyrien Anounnaki, les esprits de la terre.
39
  La terre, personnifiée dans sa déesse.

25
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Esprit de Nin-dar, fils du zénith, souviens-t-en !


Esprit de Tiskhou, dame des contrées, qui brille dans la
nuit, souviens-t-en40 !
Mais, plus ordinairement, il n’y a pas à la fin de
semblable énumération mythologique. Comme type
des formules les plus simples, je citerai une conjura-
tion contre les sept démons souterrains, appelés mas-
kim, qui étaient comptés au nombre des esprits les
plus redoutables41 :
Les Sept, les Sept, — au plus profond de l’abîme les
Sept, — abomination du ciel, les Sept, — se cachant
au plus profond de l’abîme et dans les entrailles de
la terre, — ni mâles, ni femelles, — eux, captifs éten-
dus, — n’ayant pas d’épouses, ne produisant pas
d’enfants, — ne connaissant ni l’ordre ni le bien, —
n’écoutant pas la prière, — vermine qui se cache dans
la montagne, — ennemis du dieu Èa, — ravageurs des
dieux, — fauteurs de troubles, prépotents par la vio-
lence, — les agents d’inimitié, les agents d’inimitié,
Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,
souviens-t-en !
On voit que l’exorciste chaldéen n’épargnait pas
l’invective aux démons qu’il voulait repousser. C’est
dans ces accumulations d’épithètes florissantes et
dans la description des effets sinistres produits par
les esprits de mal et de ténèbres que l’imagination
poétique des auteurs des conjurations d’Accad s’est
donné carrière ; elle y rassemble des images très

40
  W. A. I. IV, 1.
41
  W. A. I. IV, 2.

26
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

variées, souvent d’un grand éclat et d’une véritable


puissance.
Quelquefois aussi la formule d’exorcisme s’étend
et prend un caractère dramatique. Après avoir décrit
les ravages causés par les démons, elle suppose que la
plainte été entendue par le dieu bienfaisant qui veille
sur les hommes et sert de médiateur entre eux et les
dieux supérieurs42. Mais son pouvoir et la science ne
vont pas jusqu’à vaincre les esprits trop puissants
dont il faut conjurer l’action. Alors Silik-moulou-
khi s’adresse à son père Êa43, l’intelligence divine qui
pénètre l’univers, le maître des secrets éternels, le
dieu qui préside à l’action théurgique, et c’est celui-ci
qui lui révèle le rite mystérieux, la formule ou le nom
tout puissant et caché qui brisera l’effort des plus for-
midables puissances de l’abîme.
Les incantations contre les maladies embrassent
une très grande variété de cas, ainsi que l’on a pu
le voir par la grande litanie que nous avons traduite
en tête de ce chapitre. Mais les plus multipliées sont
celles qui ont pour objet la guérison de la peste, de la
fièvre et de la « maladie de la tête » ; celle-ci, d’après
les indications que l’on donne sur ses symptômes et
ses effets, parait avoir été une sorte d’érysipèle ou de
maladie cutanée. Il serait intéressant qu’un médecin
voyageur recherchât s’il n’y a pas quelque affection
42
  Les Assyriens l’ont ensuite identifié à leur Mardouk, dieu de
la planète Jupiter, mais il en était tout à fait différent à l’ori-
gine.
43
  C’est le dieu que les Babyloniens Kouschito-Sémites des
temps postérieurs ont appelé Nouah, comme ils ont identifié
Silik-moulou-khi à leur Mardouk.

27
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de ce genre spécialement endémique, dans les marais


du bas Euphrate, comme l’éléphantiasis à Damiette.
Voici, du reste, les principaux passages d’une grande
incantation contre cette « maladie de la tête » ; la
tablette où nous la lisons porte encore six autres lon-
gues formules contre le même mal44.
La maladie de la tête existe sur l’homme. —… — La
maladie de la tête pointe comme une tiare, la maladie
de la tête du lever au coucher du jour. — La maladie
de la tête… abandonnera ma face. — Dans la mer et la
vaste terre — une tiare très petite la tiare est devenue
— la très grande tiare, sa tiare45. — Les maladies de la
tête percent comme un taureau, — les maladies de la
tête lancinent comme la palpitation du cœur…
Les maladies de la tête, les infirmités… — comme
des sauterelles qu’elles [s’envolent] dans le ciel ; —
comme des oiseaux, qu’elles s’enfuient dans le vaste
espace. — Aux mains protectrices de son dieu qu’il
(le malade) soit replacé !
Ce spécimen donnera au lecteur une idée du mode
uniforme de composition des incantations contre les
maladies qui remplissaient le second livre de l’ou-
vrage dont nous parlons. Elles suivent toutes le même
plan sans jamais s’en écarter ; la définition de la mala-
die et de ses symptômes commence et tient la plus
grande partie de la formule, après quoi viennent les
vœux pour en être délivré ou l’ordre donné au mal de
sortir. Quelquefois cependant l’incantation du gué-
risseur prend à la fin la forme dramatique que nous

  W. A. t. IV, 3 et 4.
44

  C’est-à-dire ; sa puissance est abaissée sur la terre et sur les


45

eaux.

28
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

venons de signaler dans certaines conjurations contre


les esprits. C’est le même dialogue, où le dieu Êa,
consulté par son fils, lui indique le remède.
J’en trouve un exemple particulièrement remar-
quable dans une grande formule qui tenait à elle
seule une tablette entière46. Le commencement en
est malheureusement très mutilé, et les lacunes qui
se présentent à chaque pas ne permettent point de
donner de cette partie une traduction suivie. Le texte
commence ainsi : « La maladie du front est sortie des
enfers, — de la demeure du Seigneur de l’abîme elle
est sortie. » Dans ce qui reste des versets qui décri-
vaient d’une manière plus précise les effets de cette
affection, il est question de « l’ulcère qui perce », de
« la suppuration qui commence », de la force du mal
qui « fait éclater les parois de la tête comme celles
d’un vieux navire ». Le malade a essayé l’effet de rites
purificatoires, qui n’ont pas été capables de maîtriser
le fléau sorti de l’enfer : « Il s’est purifié, et il n’a pas
dompté le taureau ; il s’est purifié, et il n’a pas mis
le buffle sous le joug ; » le mal continue à le ronger
« comme des troupes de fourmis ». C’est alors qu’in-
terviennent les dieux, et, à, partir de ce moment, le
texte est suivi :
Silik-moulou-khi l’a secouru ; — vers son père Êa
dans la demeure il est entré, et il l’a appelé : « Mon
père, la maladie de la tête est sortie des enfers. » —
Au sujet du mal, il lui a dit ainsi : « Fais le remède ;
cet homme ne le sait pas ; il est soumis au remède. »
— Êa à son fils Silik-moulou-khi a répondu : — « Mon

46
  IV. A. I. IV, 22, I.

29
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

fils, tu ne connais pas le remède ; que je t’enseigne


le remède. — Silik-rnoulou-khi, tu ne connais pas
le remède ; que je t’enseigne le remède. — Ce que je
sais, tu le sais. — Viens, mon fils Silik-moulou-khi.
—… Prends un seau ; — puise de l’eau à la surface
du fleuve. — Sur ces eaux, pose ta lèvre sublime ; —
par ton souffle sublime, fais-les briller de pureté. —…
Secours l’homme fils de son dieu ; —… enveloppe sa
tête. —… Que la maladie de sa tête (s’en aille). — Que
la maladie de sa tête se dissipe comme une rosée noc-
turnes »
Que le précepte de Êa le guérisse !
Que Davkina47 le guérisse !
Que Silik-moulou-khi, le fils aîné de l’océan, forme
l’image secourable !
Il est évident qu’en prononçant ces paroles, le
magicien devait accomplir les actes dont la prescrip-
tion est placée dans la bouche, du dieu.

47
  Épouse de Êa.

30
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

II

La religion d’Accad est une religion des esprits élémentaires


— Elle peuple tout l’univers d’esprits personnels — On
n’y voit aucune trace d’une notion fondamentale d’unité
divine — Dualisme dans le monde des esprits — Les rites
magiques sont en rapport avec ce dualisme — Hiérarchie
des esprits favorables. —Les dieux sont des esprits de
même nature que les autres — Le caractère plus étendu
de leurs attributions les distingue seul — Difficulté, dans
l’état actuel de la science, de déterminer le rôle de certains
dieux — Conception de l’univers particulière aux Chaldéens
— La terre et sa forme — Le ciel — L’océan — L’atmosphère
— Les grands dieux des trois zones du monde — Anna et
son empire céleste — Êa, roi de la surface terrestre et de
l’atmosphère — Sa domination sur les eaux et sa forme
de poisson — Son rôle de dissipateur des maléfices et de
dieu de l’intelligence — Davkina, épouse de Êa — Êa et
le Nouah chaldéo-babylonien — Son rôle dans la légende
du déluge — Le vaisseau de Êa. —Les armes symboliques
de Êa — Moul-ge et son empire infernal — Nin-ge et Nin-
ki-gal, les deux déesses chthoniennes — L’enfer — Traits
sombres sous lesquels on le dépeint — L’absence d’idée
de rémunération dans l’autre vie — La résurrection — Les
sept cercles de l’enfer chaldéo-babylonien — L’enfer des
Accads. —. La montagne de l’Occident, auprès de laquelle
est l’entrée de cet enfer — Description de l’enfer accadien
dans les hymnes d’une liturgie funèbre — Les démons
naissent et habitent dans l’enfer — Esprits favorables de la
même région — Le dualisme n’est donc qu’apparent et sans
valeur morale — Nin-dar, le soleil de nuit, enfant des enfers.
Il est le dieu des trésors cachés — Origine chaldéenne des
idées sur la valeur talismanique des gemmes — Les dieux
de la métallurgie chez les peuples touraniens — Ces dieux
dans la religion d’Accad

31
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Les documents dont je viens de parler et auxquels


il faut joindre les nombreuses inscriptions talisma-
niques gravées sur des objets babyloniens ou assy-
riens de toute nature que possèdent nos musées, ces
documents, dis-je, attestent chez les Chaldéens l’exis-
tence d’une démonologie aussi raffinée et aussi riche
qu’ont jamais pu la rêver Jacques Sprenger, Jean
Bodin, Wierus ou Pierre de Lancre. Il y a là un monde
complet d’esprits malfaisants, dont les personnali-
tés sont soigneusement distinguées, les attributions
déterminées avec précision, la hiérarchie savamment
classée
Au sommet de l’échelle on place deux classes d’êtres
qui tiennent de plus près que les autres à la nature
divine ; ce sont des génies ou des demi-dieux, presque
des dieux inférieurs. Les uns reçoivent le nom acca-
dien de mas, « soldat, combattant, » auquel on subs-
titue en assyrien celui de sed, « génie ; » les autres, le
nom accadien de lamma, « colosse, » traduit en assy-
rien lamas. Ces appellations désignent fréquemment
dans les textes religieux des génies favorables et pro-
tecteurs sous l’égide desquels on se place48 ; d’autres
fois, des génies méchants et nuisibles dont il faut
conjurer la puissance. Les Chaldéens avaient-ils ima-
giné des chœurs opposés de mas ou alap bons et mau-
vais, de lamma bons et mauvais ? ou bien, comme cer-
tains dieux, ces génies avaient-ils une double face et
48
  Le taureau ailé qui garde les portes des palais de l’Assyrie
est un sed bienfaisant ; de là, cette classe d’esprits reçoit aussi
le nom d’alap, « taureau », adopté lame en accadien. Le lion
ailé ou nirgallu, qui remplace quelquefois ce taureau dans la
même position, est rapporté à la catégorie des lamas.

32
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pouvaient-ils, suivant les circonstances, se manifester


tour à tour comme bienfaisants et funestes, protec-
teurs et ennemis ? Il est sage de laisser la question en
suspens jusqu’à ce que de nouvelles recherches l’aient
éclaircie.
Nous connaissons mieux ce qui se rapporte aux
esprits d’un ordre inférieur et décidément mauvais,
aux démons proprement dits. Le nom générique de
ceux-ci est utuq, qui de l’accadien a passé dans l’as-
syrien sémitique. Il comprend tous les démons, et
même peut quelquefois s’employer en bonne part, à
litre d’appellation générale de tout esprit d’un rang
inférieur aux génies dont nous venons de parler.
Mais aussi le nom utuq prend la signification plus
restreinte et plus spéciale d’une variété particulière
de démons. Les autres sont le alal ou « destructeur »,
appelé en assyrien alu ; le gigim, nom dont on ignore
la signification, en assyrien ekim ; le telat ou « guer-
rier », en assyrien gallu ; enfin le maskim ou « tendeur
d’embûches », en assyrien rabiz. En général, dans
chaque classe ils vont par groupes de sept, le nombre
mystérieux et magique par excellence.
On n’a jusqu’à, présent aucune notion sur le rang
hiérarchique réciproque des cinq classes de démons
qui viennent d’être énumérées.
Le seul indice à ce sujet résulte du fait suivant. Les
spéculations sur la valeur des nombres tenaient une
place très considérable dans les idées de philosophie
religieuse des Chaldéens. En vertu de ces spécula-
tions, chacun des dieux était désigné par un nombre
entier, dans la série de 1 à 60, correspondant à son

33
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

rang dans la hiérarchie céleste ; une des tablettes de


la bibliothèque de Ninive donne la liste des dieux
principaux, chacun avec son nombre mystique. Or,
il semble qu’en regard de cette échelle de nombres
entiers appliqués aux dieux, il y avait une échelle de
nombres fractionnaires appliqués aux démons et cor-
respondant de même à leur rang réciproque.
Du moins l’utuq, le gigim et le maskim sont dési-
gnés tous les trois dans l’écriture par un groupe com-
plexe de signes idéographiques, où le changement
du premier élément établit seul une distinction, les
autres restant les mêmes ; et cet élément variable
est toujours un des signes qui servent à noter une
des divisions les plus importantes de l’unité dans le
système de numération sexagésimale des fractions,
qui était une des bases essentielles de l’arithmé-
tique chaldéenne. Pour l’utuq, c’est ½ ou 30/60, pour
le gigim 2/3 ou 40/60, pour le maskim enfin 5/6 ou 50/60. Je
constate le fait sans me charger d’expliquer les spécu-
lations bizarres qui y avaient donné naissance ; il me
suffira de remarquer que le classement hiérarchique
correspondant aux indications de ces nombres frac-
tionnaires plaçait chaque ordre de démons à un rang
d’autant plus élevé, que son nombre avait un numé-
rateur plus considérable. Des trois classes dont nous
connaissons les chiffres, le maskim appartenait à la
plus haute, et l’utuq à la plus basse.
En effet, parmi ces démons, il y en a de deux natures.
Les plus puissants et les plus redoutables sont ceux
qui ont un caractère cosmique, dont l’action s’exerce
sur l’ordre général de la nature et qui peuvent le trou-
bler par leur méchanceté. Dans une des formules que
34
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

nous citions plus haut, nous avons vu qu’on plaçait


dans le ciel sept mauvais esprits, « sept fantômes de
flamme, » sept démons « des sphères ignées », qui for-
ment exactement la contrepartie des sept dieux des
planètes investis du gouvernement de l’univers. Par
malheur, la conjuration qui parle de ces esprits ne
donne pas leur nom ; nous ne savons pas s’ils appar-
tenaient à l’une des diverses classes de démons dont
on a vu les appellations, ou s’ils constituaient un sep-
tième groupe, distinct des autres.
Nous sommes mieux renseignés sur les sept esprits
de l’abîme que mentionne également, sans les nom-
mer, une autre formule que nous avons rappor-
tée. Ceux-ci sont certainement les sept maskim ou
« tendeurs de pièges », démons qui résident dans les
entrailles de la terre et qui dépassent tous les autres
en puissance et en terreur. Je rencontre une longue
conjuration de soixante verset 49, qui dépeint leurs
ravages et devait se prononcer pour mettre fin à un
grand bouleversement de l’économie du monde attri-
bué à leur action, probablement dans le cas d’un
tremblement de terre. Elle est en effet dirigée contre
les Sept, les maskim malfaisants qui portent le ravage
dans le ciel et la terre, troublent les astres du ciel et
leurs mouvements. « Eux, les Sept naissant dans la
montagne du couchant, — eux, les Sept rentrant dans
la montagne du levant, » se mouvant et agissant ainsi
au rebours du cours normal des choses et du mouve-
ment régulier des astres, ils habitent dans les profon-
deurs de la terre ; ils produisent ses tremblements ;

  W. A. t. IV, 15.
49

35
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

« ils sont la terreur de sa masse ; » ils sont sans gloire


dans le ciel et dans la terre. « Le dieu Feu, qui s’élève
haut, grand chef, qui étend la puissance suprême du
dieu du ciel, — qui exalte la terre, sa, possession, sa
délectation, » essaye vainement de s’opposer à leurs
ravages. Alors l’incantateur lui commande de s’adres-
ser à Silik-moulou-khi, le médiateur auprès de Êa.
Approche-toi de Silik-moulou-khi, exprime-lui
cette prière, — à lui de qui le commandement de sa
bouche est propice, le juge sublime du ciel.
Le dieu Feu s’est approché de Silik-moulou-khi et
lui a exprimé la prière ; — celui-ci, dans le repos de la
nuit, a entendu la prière. — Vers son père Êa dans la
demeure il est entré, et il l’a appelé : — » Père, le dieu
Feu est accouru et m’a exprimé sa prière. — Toi qui
es instruit des actions des Sept, apprends-nous les
lieux qu’ils habitent ; — ouvre ton oreille, fils d’Éu-
ridou50 ! » Êa, à son fils Silik-moulou-khi a répondu
« Mon fils, les Sept habitant la terre, — eux, les Sept,
sortent de la terre ; — eux les Sept qui naissent dans
la terre, — eux les Sept qui rentrent dans la terre, —
ébranlent les murailles de l’abîme des eaux. — Viens,
mon fils Silik-moulou-khi. »
Suivent les indications, encore très obscures pour
nous, que Êa donne sur les moyens de vaincre les
terribles Sept. Il y est question d’un arbre conifère,
cyprès ou cèdre, qui brise la puissance de ces maskim,
ainsi que du nom suprême et magique « dont Êa garde
le souvenir dans son cœur ». Ce nom, devant lequel

  Ville voisine de la jonction de l’Euphrate et du Tigre, la Rata


50

de Ptolémée. C’était le siège le plus antique du culte de Êa ou


Nouah.

36
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

toute force de l’enfer doit plier, le dieu le révèle à son


fils. Différents autres personnages divins, guidés par
les ordres de Êa, Nin-kigal, déesse de la terre, Nin-
akha-qouddou, dont les attributs sont moins bien
connus, interviennent avec le dieu Feu pour achever
de vaincre et d’enchaîner maskim.
Le tout se termine par une invocation à Êa, « maitre
de l’abîme des eaux et seigneur d’Éridou. »
Ces démons à l’action générale et cosmique
atteignent l’homme en produisant « le mauvais sort
qui vient du milieu du ciel » et « le sort mortel qui
vient du milieu de l’abîme », sorts contre lesquels
est dirigée une conjuration51 qui dépeint ainsi leurs
effets :
Aux quatre points cardinaux l’immensité de leur
invasion brûle comme le feu. — Ils attaquent vio-
lemment les demeures de l’homme. — Dans la ville
et dans le pays ils flétrissent tout. — Ils oppressent
l’homme libre et l’esclave. — Ils pleuvent comme la
grêle dans le ciel et sur la terre.
Ces êtres malfaisants ont, du reste, une parenté
assez étroite avec certains esprits élémentaires qu’on
ne range pas dans les chœurs des démons, mais que
l’on considère comme « mauvais en eux-mêmes », sui-
vant l’expression des textes. Tels sont les esprits de
quelques vents particuliers dont le souffle brûlant et
malsain, dans les conditions propres du climat de la
Chaldée, favorisait le développement des maladies.
Les autres démons sont plus directement mêlés aux

  W. A. I. IV, 19, I.
51

37
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

incidents ordinaires de la vie terrestre. Ce sont eux


qui agissent habituellement sur l’homme, lui tendent
des embûches incessantes et causent ses maux.
Eux, les produits de l’enfer, dit une conjuration52,
— en haut ils portent le trouble, en bas ils portent
la confusion. —… — De maison en maison ils pé-
nètrent ; — dans les portes, comme des serpents, ils
se glissent. — Ils empêchent l’épouse d’être fécondée
par l’homme ; — ils enlèvent l’enfant des genoux de
l’homme ; — ils font sortir la femme libre de la mai-
son où elle a enfanté. — Eux, ils sont la voix qui crie
et qui poursuit l’homme.
Et dans une autre53 :
Ils assaillent pays après pays. — Ils font s’élever
l’esclave au-dessus de sa place. — Ils font sortir la
femme libre de la maison où elle a enfante ; — ils font
sortir le fils de la maison de son père. — Ils forcent
l’oiseau de s’enlever avec ses ailes ; — Ils font s’échap-
per le petit oiseau de son nid dans l’espace ; — ils font
fuir le bœuf ; ils font fuir l’agneau, — les démons
mauvais qui tendent des embûches.
Ces démons font leur demeure habituelle dans les
lieux incultes, abandonnés et sauvages ; c’est de là
qu’ils viennent errer dans les endroits habités, pour
tourmenter les hommes. La grande litanie donne une
énumération de démons faite d’après les lieux où ils
résident, le désert, les âpres sommets des montagnes,
les marais pestilentiels ; la mer. Ailleurs il est dit54
que « l’outouq habite le désert, le mas se tient sur
52
  W. A. I. IV, I, col. I.
53
  W. A. I. IV, 27, 5.
54
  W. A. I. IV, 16.

38
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les sommets, le gigim erre dans le désert, le telal se


glisse dans les villes. » Mais c’est surtout le désert qui
est leur réceptacle. À chaque instant, dans les textes
magiques, il est question des démons qui guettent
l’homme du fond du désert : les exorcismes ont pour
objet de les repousser dans ces solitudes privées de
vie. L’habitation des démons dans le désert était, du
reste, une croyance générale en Syrie aussi bien qu’en
Chaldée et en Mésopotamie, et les prophètes d’Is-
raël eux-mêmes ont adopté cette opinion populaire.
Quand Isaïe55 décrit la dévastation d’Édom, il dit :
Les épines croîtront dans ses palais, — les ronces
et les chardons dans ses forteresses ; — ce sera la de-
meure des chacals, — le repaire des autruches.
Les animaux du désert y rencontreront les chiens
sauvages, — et les démons s’appelleront les uns les
autres ; — là, seulement Lilith fera sa demeure — et
trouvera son lieu de repos.
Parmi les effets funestes exercés par les démons
sur les hommes, un des plus redoutables était la pos-
session. Il y a des formules spéciales pour exorci-
ser les possédés, et de nombreux passages, dans les
autres incantations, y font également allusion. Ainsi
les démons qui pourraient tenter de soumettre le roi
à leur possession étaient repoussés par une incanta-
tion qui se termine par ces mots :
Ils n’entreront pas dans le palais, — ils ne s’empa-
reront pas du roi56.

55
  XXXIV, 13 et 14.
56
  W. A. I. IV, 6, col. 6.

39
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Au reste, cette croyance, commune aux Égyptiens


et aux peuples sur lesquels s’étendait l’influence de la
civilisation chaldéo-assyrienne, donna lieu à l’un des
plus curieux épisodes des relations de l’Égypte avec
les riverains de l’Euphrate. C’est l’événement que
relate une stèle égyptienne fameuse que l’on conserve
à Paris, à la Bibliothèque nationale. On était au com-
mencement du douzième siècle avant Jésus-Christ ;
la suzeraineté égyptienne, fondée par les grandes
conquêtes de la dix-huitième et de la dix-neuvième
dynastie, s’étendait encore sur la partie occidentale
de la Mésopotamie. Le roi thébain Ramsès XII, étant
allé faire une tournée dans ce pays pour y recevoir les
tributs, rencontra la fille du chef, du pays de Bakhten,
qui lui plut et qu’il épousa. Quelques années plus tard,
Ramsès étant à Thèbes, on vint lui dire qu’un envoyé
de son beau-père se présentait, sollicitant du roi que
celui-ci envoyât un médecin de son choix auprès de la
sœur de la reine, la princesse Bint-Reschit, atteinte
d’un mal inconnu et possédée d’un démon. Un méde-
cin égyptien renommé, et appartenant à la classe
sacerdotale, partit en effet avec le messager. En vain
eut-il recours à-toutes les ressources de l’art, l’esprit,
dit la stèle, refusa d’obéir, et le médecin dut revenir
à Thèbes sans avoir guéri la belle-sœur du roi. Ceci
se passait en l’an 15 de Ramsès. Onze ans plus tard,
en l’an 26, un nouvel envoyé se présenta. Cette fois,
le chef de Bakhten ne demandait plus un médecin ;
selon lui, c’était l’intervention directe d’un des dieux
de l’Égypte qui pouvait seule amener la guérison de la
princesse. Comme la première fois, Ramsès consen-
tit à la demande de son beau-père, et l’arche sacrée

40
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

d’un des dieux de Thèbes, nomme, Khons, partit pour


opérer le miracle demandé. Le voyage fut long ; il
dura un an et six mois. Enfin le dieu thébain arriva en
Mésopotamie, et l’esprit vaincu fut chassé du corps
de la jeune Princesse, qui recouvra immédiatement
la santé. Un dieu dont la seule présence amenait
des guérisons si miraculeuses était précieux à bien
des titres, et, au risque de se brouiller avec son puis-
sant allié, le chef Bakhten résolut de le garder dans
son palais. Effectivement, pendant trois ans et neuf
mois, l’arche de Khons fut retenue en Mésopotamie.
Mais, au bout de ce temps, le chef asiatique eut un
songe. Il lui sembla voir le dieu captif qui s’envolait
vers l’Égypte sous la forme d’un épervier d’or, et, en
même temps, il fut attaqué d’un mal subit. Le beau-
père de Ramsès prit ce songe pour un avertissement
céleste. Il donna immédiatement l’ordre de renvoyer
le dieu, qui, en l’an 33 du règne, était de retour dans
son temple de Thèbes57.
Les démons possesseurs une fois chassés du corps,
la seule garantie contre leur retour était d’obtenir par
la puissance des incantations une possession inverse
et favorable. Il fallait qu’un bon esprit entra dans
le corps de l’homme à leur place. C’est ce que nous
avons vu dans la 19e et la 26e formule de la grande
litanie :
Que les démons mauvais sortent ! — qu’ils se sai-
sissent entre eux !

57
  Birch, dans le tome IV de la nouvelle série des Transactions
of the royal Society of literature. — De Rougé, Étude sur une stèle
égyptienne appartenant la Bibliothèque impériale, Paris, 1858.

41
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Le démon favorable, le colosse favorable, — qu’ils


pénètrent dans son corps !
Cette possession bienfaisante est quelquefois sou-
haitée comme le plus heureux des effets surnaturels
de la magie, sans qu’il y ait à empêcher le retour de
démons possesseurs. Telle est l’idée que l’on trouve
dans un hymne pour la prospérité du roi, qui demande
pour lui d’être semblable aux dieux et de devenir
l’habitation des bons esprits58. Cet hymne est assez
curieux pour que nous traduisions tout ce qui en sub-
siste, malgré le déplorable état de mutilation du mor-
ceau, en remplissant tant bien que mal les lacunes de
manière à donner une idée de ce que devait être le
sens général :
Les couronnes… — pasteur élevé… — sur les trônes
et les autels… — Le sceptre de marbre… — pasteur
élevé…
Que le réseau des canaux… [soit en sa possession]
— que la montagne, qui produit des tributs, [soit en
sa possession] ; que les pâturages du désert, qui pro-
duisent des tributs, [soient en sa possession] ; — que
les vergers d’arbres fruitiers, qui produisent des tri-
buts, [soient en sa, possession].
Roi pasteur de son peuple, qu’il [tienne] le soleil
dans sa main droite, — qu’il [tienne] la lune dans sa
main gauche.
Que le démon favorable, le colosse favorable, qui
gouvernent la seigneurie et la royauté, pénètrent
dans son corps !
Amen.

  W. A. I. IV, 18, 3.
58

42
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Dans la croyance chaldéenne, toutes les maladies


sont l’œuvre des démons. De là ce fait, qui frappait
déjà l’attention d’Hérodote, qu’il n’y eut jamais à
Babylone et en Assyrie de médecins proprement dits.
La médecine n’y était pas une science rationnelle
comme en Grèce ; c’était simplement une branche de
la magie. Elle procédait par incantations, par exor-
cismes et par emploi de philtres ou de breuvages
enchantés, ce qui n’empêche pas que dans la compo-
sition de ces breuvages on devait employer un cer-
tain nombre de substances dont la pratique avait fait
reconnaître la vertu curative. Au reste, l’idée qu’on se
faisait de la nature et de l’origine des maladies ne se
dégage pas d’une manière bien nette des incantations
médicales que nous possédons. Tantôt la maladie,
y est donnée comme un effet de la méchanceté des
différents démons, tantôt elle semble être envisagée
comme un être personnel et distinct qui a étendu sa
puissance sur l’homme. Mais ce caractère de person-
nalité est surtout attribué d’une manière constante
aux deux maladies les plus graves et les plus fou-
droyantes que connussent les Chaldéens. La Peste
et la Fièvre, le Namtar et l’Idpa59, sont deux démons
toujours distingués des autres, ayant les attributs per-
sonnels les plus caractérisés, et on les compte parmi
les plus forts et les plus redoutés60.
L’idpa exécrable, dit un fragment61, agit sur la,

59
  En assyrien, Asakku.
60
  Dans le récit de la descente d’Istar aux enfers, le Namtar est
le serviteur d’Allat, la déesse de ces régions ténébreuses.
61
  W. A. I. IV, 29, 2.

43
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tête de l’homme, — le namtar malfaisant sur la vie


de l’homme, — le outoug malfaisant sur le front
de l’homme, le alal malfaisant sur la poitrine de
l’homme, le gigim malfaisant sur les viscères intéri-
eurs de l’homme, — le telal malfaisant sur la main de
l’homme.
À la suite de ces démons actifs, à la puissance des-
quels on attribue tout mal, se classent ceux qui, sans
avoir une action aussi directe, se manifestent par des
apparitions effrayantes et sont dans un étroit rapport
avec les ombres des morts enfermés sous la terre, dans
les sombres demeures du Pays immuable, qui corres-
pond exactement au schéôl des anciens Hébreux. Tels
sont le innin et « l’uruku énorme », sortes de lémures
et de larves. Mais les trois principaux êtres de cette
classe sont le fantôme (accadien rapganme, assyrien
labartu), le spectre (accadien rapganmea, assyrien
labassu) et le vampire (accadien rapganmekhab, assy-
rien akhkharu). Les deux premiers épouvantent seule-
ment par leur aspect ; le vampire « attaque l’homme ».
La croyance aux morts qui se relevaient du tombeau
à l’état de vampires existait en Chaldée et à Baby-
lone. Dans le fragment d’épopée mythologique qui,
tracé sur une tablette du Musée Britannique, raconte
la descente de la déesse Istar au Pays immuable, la
déesse, parvenue aux portes de la demeure infernale,
appelle le gardien chargé de les ouvrir, en lui disant :
« Gardien, ouvre ta porte ; — ouvre ta porte, que,
moi, j’entre. — Si tu n’ouvres pas la porte, et si, moi,
je ne peux pas entrer, — j’assaillirai la porte, je brise-
rai ses barres, — j’assaillirai la clôture, je franchirai
de force ses montants ; — je ferai relever les morts

44
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pour dévorer les vivants ; — je donnerai puissance


aux morts sur les vivants. »
Les énumérations des formules conjuratoires
mentionnent ensuite, en les plaçant dans une classe
distincte, les démons des pollutions nocturnes, qui
abusent du sommeil pour soumettre la femme ou
l’homme à leurs embrassements, l’incube et le suc-
cube, en accadien gelal et keiel-gelal, en assyrien lil
et lilit. La Lilith joue un grand rôle dans la démono-
logie talmudique ; les rabbins kabbalistes ont forgé
toute une légende où elle déçoit Adam et s’unit à lui.
Comme on l’a vu tout à l’heure dans la citation que
nous faisions d’Isaïe, les prophètes comptaient déjà
Lilith au nombre des démons.
À l’incube et au succube on joint le servant femelle,
en accadien kiel-udda-karra, en assyrien ardat. Je
ne connais aucun texte qui définisse exactement sa
nature et ses actions, mais il est probable, d’après son
nom même, que c’était un de ces esprits familiers qui
prennent les étables ou les maisons pour théâtre de
leurs tours malicieux, esprits dont tant de peuples
ont admis l’existence, à laquelle croient encore les
paysans de beaucoup de parties de l’Europe.
Ajoutons à ce tableau des superstitions qui
effrayaient l’esprit des Chaldéens, la croyance au
mauvais œil, fermement ancrée chez eux et sou-
vent rappelée dans les conjurations magiques, et la
croyance aux effets funestes produits par certaines
paroles néfastes prononcées même involontairement
et sans attention de nuire ; c’est ce qu’on appelle « la
bouche malfaisante, la parole malfaisante, » men-

45
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tionnée presque toujours en même temps que « l’œil


malfaisant ».

III

Terreur superstitieuse des démons dans laquelle vivent


les Hindous — Il en était de même des Chaldéens —
Secours que la magie favorable leur offrait contre les
influences diaboliques — Incantations conjuratoires —
Rites de purification — Breuvages enchantés — Nœuds
magiques — Conjurations par la vertu des nombres —
Le nom mystérieux et tout-puissant, qui est le secret
du dieu Êa — Le nom tout-puissant de Dieu chez les
Juifs et les Arabes — Les talismans — Idée qu’on se
faisait de leur puissance — Formule pour la consécration
d’un de ces objets — Différentes espèces de talismans :
phylactères d’étoffe — Amulettes de pierre dure — Images
talismaniques — Figures des dieux protecteurs — Formule
prescrivant la disposition de ces images dans diverses
parties de la maison — Les Chaldéens croyaient que les
dieux se nourrissaient réellement des offrandes — Emploi
des images des démons eux-mêmes pour les repousser
— Types monstrueux donnés aux démons — Emploi des
sculptures talismaniques dans la décoration des palais de
l’Assyrie — Sens talismanique des dieux combattant des
monstres, représentés sur les cylindres

Le peuple hindou, dit le voyageur anglais .M. J.


Roberts62, a affaire à tant de démons, de dieux et de
demi-dieux, qu’il vit dans une crainte perpétuelle de
leur pouvoir. Il n’y a pas un hameau qui n’ait un arbre
ou quelque place secrète regardée comme la demeure
des mauvais esprits. La nuit, la terreur de l’Hindou

  Oriental illustrations of Scriptures, p. 512.


62

46
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

redouble, et ce n’est que par la plus pressante néces-


sité qu’il peut se résoudre, après le coucher du soleil,
à sortir de sa demeure. À-t-il été contraint de le faire,
il ne s’avance qu’avec la plus extrême circonspec-
tion et l’oreille au guet, à répète des incantations, il
touche des amulettes, il marmotte à tout instant des
prières et porte à la main un tison pour écarter ses
invisibles ennemis. À-t-il entendu le moindre bruit,
l’agitation d’une feuille, le grognement de quelque
animal, il se croit perdu ; il s’imagine qu’un démon le
poursuit, et, dans le but de surmonter son effroi, il se
met à chanter, à parler à haute voix ; il se hâte et ne
respire librement qu’après qu’il a gagné quelque lieu
de sûreté.
Cette description des Hindous modernes s’applique
trait pour trait aux anciens Chaldéens et peut don-
ner une idée de l’état de terreur superstitieuse où les
maintenaient constamment les croyances que nous
venons d’esquisser. Contre les démons et les mau-
vaises influences de tout genre dont ils s’imaginaient
être entourés à chaque moment de leur existence,
quels étaient les secours que leur offrait la magie
sacrée ?
Il y avait d’abord les incantations du genre de celles
que nous avons citées. Ces incantations, remontant
pour la plupart à une très haute antiquité, étaient ras-
semblées dans des recueils tels que celui dont on pos-
sède les débris. La connaissance complète ne pouvait
en appartenir qu’aux prêtres magiciens et constituait
entre leurs mains une véritable science ; mais chaque
homme devait en savoir quelques-unes pour les cir-
constances les plus habituelles de la vie, pour les dan-
gers les plus fréquemment multipliés, de même que

47
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tout Hindou retient par cœur un certain nombre de


mantras. Des actes purificatoires, des rites mystérieux
venaient augmenter la puissance des incantations.
Dans une formule63, je lis d’un homme qu’il s’agit de
préserver : « Il a purifié sa main, il a fait l’œuvre pour
sa main ; — il a purifié son pied, il a fait l’œuvre pour
son pied ; — il a purifié sa tête, il a fait l’œuvre pour
sa tête ; » et ceci achève de mettre en fuite les mauvais
esprits.
Au nombre de ces rites mystérieux, il faut compter
l’emploi pour guérir les maladies de certaines boissons
enchantées et sans doute contenant des drogues réel-
lement médicinales, puis celui des nœuds magiques,
à l’efficacité desquels on croyait encore si fermement
dans le moyen âge. Voici en effet le remède qu’une
formule suppose prescrit par Êa contre une maladie
de la tête64 :
Noue à droite et arrange à plat en bandeau régu-
lier sur la gauche un diadème de femme ; — divise-le
deux fois en sept bandelettes ;… — ceins-en la tête du
malade ; — ceins-en le front du malade ; — ceins-en le
siège de sa vie ; — ceins ses pieds et ses mains — as-
sieds-le sur son lit ; répands sur lui des eaux enchan-
tées. — Que la maladie de sa tête soit emportée dans
les cieux comme un vent violent ; — soit engloutie
dans la terre comme des eaux… passagères !
Plus puissantes encore que les incantations sont les
conjurations par la vertu des nombres. C’est à tel point
que le secret suprême que Êa enseigne à son fils Silik-

  W. A. I. IV, col. 6.
63

  W. A. I. IV, 3, col. 2.
64

48
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

moulou-khi, quand il recourt à lui dans son embarras,


est toujours appelé « le nombre », en accadien ana, en
assyrien minu. Dans un recueil de proverbes rythmés
et de vieilles chansons populaires accadiennes65, nous
avons ces deux couplets, qui devaient se chanter dans
quelque fête rustique à laquelle on attribuait une heu-
reuse influence sur le développement des récoltes :
Le blé qui s’élève droit — arrivera au terme de sa
croissance prospère ; — le nombre (pour cela) — nous
le connaissons.
Le blé de l’abondance — arrivera au terme de sa
croissance prospère ; — le nombre (pour cela) — nous
le connaissons.
Malheureusement, s’il est fréquemment fait allu-
sion, dans les documents magiques que nous avons,
aux conjurations par les nombres, si nous savons
même que le nombre sept y jouait un rôle exception-
nel, aucune for mule de ces conjurations n’est parve-
nue jusqu’à nous, et les indications à ce sujet ne sont
pas suffisamment précises.
Mais le plus haut et le plus irrésistible de tous
les pouvoirs réside dans le nom divin mystérieux,
le grand nom, « le nom suprême » dont Êa seul a la
connaissance. Devant ce nom, tout fléchit dans le ciel,
sur la terre et dans les enfers ; c’est celui qui seul par-
vient à dompter les maskim et à arrêter leurs ravages.
Les dieux eux-mêmes sont enchaînés par ce nom et
lui obéissent. Dans le récit de la descente d’Istar aux
enfers, la déesse céleste est retenue captive par la
déesse infernale Allat. Les dieux du ciel s’émeuvent

  W. A. I. II, 16.
65

49
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de son sort et cherchent à la délivrer ; le Soleil va trou-


ver Nouah (le correspondant assyrien de Êa), auquel
il faut toujours recourir quand il s’agit de rompre les
enchantements, et lui raconte ce qui arrive à Istar.
Nouah, dans la sublimité mystérieuse de son cœur,
a pris une résolution ; — il a formé pour la faire sortir
le fantôme d’un homme noir.
« Va pour sa sortie, fantôme ; à la porte du Pays im-
muable présente ta face. — Que les sept portes du Pays
immuable s’ouvrent devant ta face ! — Que la grande
Dame de la terre (Allat) te voie et se réjouisse devant
ta face ! — Dans le fond de son cœur elle se calmera et
sa colère tombera. — Prononce-lui le nom des grands
dieux. — Portant haut ta tête, fixe son attention par
des miracles ; — pour principal miracle produis les
poissons des eaux au milieu de la sécheresse. »
Et, en effet, Istar est aussitôt délivrée.
Le grand nom reste le secret de Êa ; si quelque
homme arrivait à le pénétrer, il serait par cela seul
investi d’une puissance supérieure à celle des dieux.
Aussi quelquefois, dans la partie de l’incantation qui
prend une forme dramatique, on suppose que Êa
l’enseigne à son fils Silik-moulon-khi. Mais on ne le
prononce pas pour cela ; on ne l’inscrit pas dans la
formule, et on pense que cette mention seule suffit à
produire un effet décisif quand on récite l’incantation.
Tout le monde sait quel développement la croyance
au nom tout-puissant et caché de Dieu a pris chez
les Juifs talmudistes et kabbalistes, combien elle
est encore générale chez les Arabes. Nous voyons
aujourd’hui d’une manière positive qu’elle venait de
la Chaldée. Au reste, pareille notion devait prendre

50
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

naissance dans une contrée, où l’on concevait le nom


divin, le schem, comme doué de propriétés si spéciales
et si individuelles qu’on arrivait en faire une hypos-
tase distincte. C’est le cas de retourner le mot célèbre
de Varron, en disant nomen numen.
À ôté des incantations, les Chaldéens, et plus tard,
à leur exemple, les Assyriens faisaient grand usage
de talismans (accadien sagba, assyrien niamit). Une
formule qui devait se réciter sur un de ces talismans
destinés à empêcher les démons de se glisser dans les
différentes parties de la maison, et qui était censée lui
communiquer son efficacité66, en exalte le pouvoir en
termes magnifiques et montre les dieux eux-mêmes
comme y étant soumis.
Talisman, talisman, borne qu’on n’enlève pas, —
borne que les dieux ne franchissent pas, — borne du
ciel et de la terre qu’on ne déplace pas, —qu’aucun
dieu n’a approfondi, — que ni dieu ni homme ne
savent expliquer, — barrière qu’on n’enlève pas, dis-
posée contre le maléfice, — barrière qui ne s’en va
pas, qu’on oppose au maléfice !
Que ce soit un outoug mauvais, un alal mauvais,
un gigim mauvais, un dieu mauvais, un maskim
mauvais, — un fantôme, un spectre, un vampire, —
un incube, une succube, un servant, — ou bien la
peste mauvaise, la fièvre douloureuse ou une mala-
die mauvaise :
qui lève sa tête contre les eaux propices du dieu
Êa, — que la barrière du dieu Êa [l’arrête] !

  W. A. I. IV, 16, 1.
66

51
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

qui attaque les greniers du dieu Serakh67, — que la


barrière du dieu Serakh l’enferme prisonnier !
qui franchisse la borne (de la propriété), le [talis-
man] des dieux, borne du ciel et de la terre, ne le lais-
sera jamais plus aller !
qui ne craigne pas les…, — que [le talisman] le re-
tienne prisonnier !
qui dresse des embûches contre la maison, — qu’il
l’emprisonne dans la fosse de la maison !
qui se tiennent réciproquement enlacés, — qu’il
les repousse ensemble dans les lieux déserts !
qui dresse des machinations à la porte de la mai-
son, — qu’il l’emprisonne dans la maison, dans un
lieu d’où on ne sort pas !
qui s’applique aux colonnes et aux chapiteaux, —
que la colonne et le chapiteau lui ferment le chemin !
qui se coule dans le chéneau et sous la toiture, qui
attaque les battants des portes et les grilles, — comme
des eaux qu’il (le talisman) le fasse écouler ! comme
des feuilles (?) qu’il le fasse trembler ! — comme du
fard qu’il le broie !
qu’il franchisse la charpente, qu’il lui coupe les
ailes !
Les talismans étaient de différentes espèces. Il y
avait d’abord ceux qui consistaient en bandes d’étoffes
portant certaines formules écrites, que l’on attachait
sur les meubles ou sur les vêtements, comme les phy-
lactères des Juifs68. Il y avait aussi les amulettes en
diverses matières que l’on portait suspendues au col
comme préservatif contre les démons, les maladies

  En assyrien Nirba, le dieu des récoltes.


67

  La préparation d’un de ces talismans est prescrite dans la


68

dix-huitième formule de la grande litanie traduite plus haut.

52
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et la mauvaise fortune. Les amulettes de ce genre en


pierres dures sont très multipliées dans les musées.
Souvent elles portent gravées des images de divinités
ou de génies, et toujours une formule talismanique.
En voici une dont j’ai trouvé deux exemptes dans
les collections du Musée Britannique, et qui devait
être portée par des femmes enceintes. Par une excep-
tion de la plus grande rareté, elle est conçue dans la
langue sémitique assyrienne.
Je suis Bit-nour, serviteur d’Adar, le champion des
dieux, la prédilection de Bel.
Incantation. O Bit-nour, repousse bien loin les
peines ; fortifie le germe, développe la tête de l’homme69.
L’immense majorité des formules inscrites de cette
façon sur les amulettes sont en accadien. J’en citerai
une qui est dans ce cas, et qui devait évidemment pré-
server de toute rechute un homme déjà guéri de la
peste.
Incantation. Démon mauvais, Peste maligne, l’Es-
prit de la terre vous a fait sortir de son corps. Que le
génie favorable, le bon colosse, le démon favorable
viennent avec l’Esprit de la terre.
Incantation du dieu puissant, puissant, puissant.
Amen70.
Les légendes auxquelles se complaisent les écri-
vains musulmans toutes les fois qu’ils parlent de
l’antiquité païenne, des vieux empires asiatiques dont
ils ont oublié l’histoire, mais dont les monuments

69
  Dans mon Choix de textes cunéiformes, n° 24.
70
  Dans mon Choix de textes cunéiformes, n° 26.

53
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les frappent encore d’étonnement et leur semblent


l’œuvre d’une puissance surhumaine, ces légendes,
dis-je, sont remplies de récits sur des statues talis-
maniques composées d’après les règles de la magie et
auxquelles sont attachés les destins des empires ; des
cités ou des individus. Tout cela n’est que des contes
dignes des Mille et une Nuits, et pourtant il y a au fond
la tradition confuse d’un fait vrai. Car nous pouvons
aujourd’hui constater par les textes et les monuments
originaux que les Chaldéens et leurs disciples, Baby-
loniens et Assyriens, croyaient à ces images talisma-
niques et les employaient fréquemment.
Quand M. Botta, fouilla le palais de Khorsabad, il
découvrit sous le pavé du seuil des portes une série de
statuettes de terre cuite, que l’on peut voir au Louvre.
Ce sont des images assez grossières de dieux : Bel à
la tiare garnie de plusieurs rangées de cornes de tau-
reau ; Nergal à tête de lion ; Nébo portant le sceptre.
Dans l’inscription que l’on conserve à Cambridge,
Nergalsarossor, le Nériglissor du Canon de Ptolémée,
l’un des rois babyloniens successeurs de Nabuchodo-
nosor, en parlant de sa restauration des portes de la
Pyramide sacrée de Babylone dit avoir fait exécuter
pour y placer « huit figures talismaniques de bronze
solide qui éloignent les méchants et les ennemis par la
terreur de la mort ». La destination de ces images et le
pouvoir qu’on y attribuait sont définitivement éclair-
cis par une formule magique mutilée, où l’on indique
une série de figurines semblables à placer dans diffé-
rentes parties de la maison pour les protéger71.

71
  W. A. I. IV, 21, 1.

54
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Place] l’image du dieu Nirgal, qui n’a pas d’égal],


à la clôture de la maison. — [Place] l’image du dieu
se manifestant dans la vaillance, qui n’a pas d’égal,…
— et l’image du dieu Naroudi, seigneur des dieux
grands,… — dans la terre auprès du lit. — Afin qu’au-
cun mal ne saisisse, [place] le dieu N72 et le dieu La-
tarak dans la portes. — Afin de repousser tout mal,
[place] comme épouvantail à la porte… — le héros
combattant (Nirgal) qui taille en pièces, à l’intérieur
de la porte. — [Place] le héros combattant qui taille en
pièces, qui dompte la main des rebelles, sous le seuil
de la porte, — à droite et à gauche. — Place l’image
gardienne du dieu Êa et du dieu Silik-moulou-khi, à
l’intérieur de la porte, — à droite et à gauche. —… la
lèvre du dieu Silik-moulou-khi qui habite l’image…
O vous, engendrés par l’océan, sublimes, enfants
de Êa… — mangez bien, buvez généreusement pour
faire votre garde ; qu’aucun mal [ne puisse pénétrer]
— devant la face des sept images — qui portent… qui
portent des armes.
Le dernier paragraphe semble indiquer d’une
manière très claire qu’il était d’usage de placer en un
lieu de la maison des aliments et des vases remplis
de boisson pour les dieux et les génies qu’on appelait
à la garde en se couvrant de leurs images comme de
talismans protecteurs. Je ne crois pas que chez aucun
peuple on trouve l’idée que la divinité se nourrit
matériellement de l’offrande qu’on lui fait et y puise
de nouvelles forces, exprimée en termes plus formels
que dans les documents magiques accadiens. Ainsi je
lis dans un hymne incantatoire au Soleil73 :

  Ici est un nom que l’on ne sait pas encore déchiffrer.


72

  W. A. I, IV, 17.
73

55
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Toi, dans ta venue, guéris le mal de sa tête — toi


qui affermis la paix, agis ainsi, guéris sa maladie. —
L’homme fils de son dieu74 place (devant toi) son af-
fliction et sa crainte ; —… apaise sa maladie. — Soleil,
à l’élévation de mes mains, viens à l’appel, — mange
son aliment, absorbe sa victime, raffermis sa main ;
— par ton ordre qu’il soit délivré, de son affliction,
que sa crainte soit enlevée.
Une formule que sir Henry Rawlinson n’a pas insé-
rée dans le recueil préparé par ses soins et que j’ai
copiée sur la tablette inédite qui porte au Musée Bri-
tannique le n° K 142, après l’énumération des démons
et des maladies contre lesquels on demande à être
préservé, se termine par ces mots :
Festoyez, sacrifiez et approchez-vous tous. — Que
votre encens monte au ciel, — que le Soleil absorbe
la viande de votre sacrifice, — que le fils de Êa, le
guerrier (qui combat) les sortilèges et les maléfices,
prolonge votre vie !
Enfin dans un petit fragment d’hymne magique75, il
est dit à un dieu :
Dans les plats sublimes mange les aliments su-
blimes. — Dans les coupes sublimes bois les eaux
sublimes. — À juger en faveur du roi fils de son dieu,
que ton oreille soit disposée.
On employait encore des figures talismaniques
d’un autre genre, inspirées par une idée bien plus ori-
ginale. Les Chaldéens se représentaient les démons

  L’homme pieux ; j’expliquerai plus tard cette expression.


74

  W. A. I. IV, 13, 2.
75

56
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sous des traits tellement hideux, qu’ils croyaient qu’il


suffisait de leur montrer leur propre image pour les
faire fuir épouvantés. C’est l’application de ce prin-
cipe que nous trouvons dans une incantation contre
la Peste, suivie d’une prescription pour la guérir, que
M. Oppert a dernièrement traduite et qui ne fait pas
partie du recueil de sir Henry Rawlinson76.
Le Namtar (la Peste) douloureux brûle le pays
comme le feu ; — comme la fièvre il se rue sur
l’homme ; — comme une inondation il s’étend sur la
plaine ; — comme un ennemi il tend à l’homme ses
pièges — comme une flamme il embrase l’homme. —
Il n’a pas de main ; il n’a pas de pied ; — il vient comme
la rosée de la nuit — comme une planche il dessèche
l’homme ; — il lui ferme l’issue ; — il pervertit… les
sens heureux ; — il prend les longs… — Cet homme,
son dieu… ; — Cet homme, sa déesse se montre dans
son corps étendu.
Le docteur dit : « Assieds-toi, — et pétris une pate
d’aromates et fais-en l’image de sa ressemblance(du
Nambar). — Applique-la sur la chair de son ventre
(du malade), — tourne la face (de cette image) vers
le coucher du soleil. — Alors la force du mal s’échap-
pera en même temps77. »
Le musée du Louvre a acheté récemment une très
curieuse statuette de bronze de travail assyrien. C’est
l’image d’un horrible démon debout, au corps de

76
  Musée Britannique, tablette K 1284.
77
  Les bouddhistes de Ceylan appliquent encore aujourd’hui
sur la partie da corps malade l’image du démon qui est regardé
comme engendrant le mal, et croient ainsi en amener la gué-
rison. (J. Roberts, Oriental illustrations of Scriptures, p. 17I.)

57
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

chien, aux pieds d’aigle, aux bras armés de griffes de


lion, avec une queue de scorpion, la tète d’un sque-
lette à demi décharné, gardant encore ses yeux et
munie de cornes de chèvre, enfin quatre grandes ailes
ouvertes. Un anneau placé derrière la tête servait à
suspendre cette figure. Dans le dos est tracée une ins-
cription en langue accadienne, qui apprend que ce
joli personnage est le démon du vent de sud-ouest,
et que l’image devait être placée à la porte ou à la
fenêtre pour éloigner son action funeste. En effet, en
Chaldée, le vent de sud-ouest est celui qui vient des
déserts de l’Arabie et dont l’haleine brûlante, dessé-
chant tout, produit les mêmes ravages que le khamsin
en Syrie et le simoun en Afrique. Aussi ce talisman
particulier était-il un des plus multipliés. Le Musée
Britannique, à lui seul, possède deux exemplaires de
la tête repoussante du démon du vent de sud-ouest,
l’un en pierre jaune, l’autre en pierre rouge, por-
tant la même formule conjuratoire que le bronze du
Louvre et un troisième exemplaire en bronze, sans
inscription.
Les collections des musées renferment beaucoup
d’autres de ces figures de démons, que l’on fabriquait
pour servir de talismans et pour éloigner les esprits
mauvais qu’elles étaient censées représenter. L’un a
une tête de bélier portée sur un cou d’une longueur
démesurée ; un autre présente une tête de hyène, à la
gueule énorme et ouverte, portée sur un corps d’ours
avec des pattes de lion. L’imagination des sculpteurs
du moyen âge n’a point été plus fertile que celle des
Babyloniens et des Assyriens pour former, au moyen
de combinaisons bizarres, des types horribles de

58
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

démons. Malheureusement, la plupart du temps nous


ignorons le nom précis donner à ces représentations.
Les documents magiques fournissent, du reste,
beaucoup de lumières, qu’on chercherait vainement
ailleurs, pour l’interprétation des monuments figu-
rés. Dans les sculptures des palais de l’Assyrie, à côté
des scènes historiques et des représentations pro-
prement religieuses, il y a beaucoup de bas-reliefs
d’un caractère talismanique incontestable, destinés à
conjurer les influences funestes, en vertu de ce prin-
cipe qu’une image vaut une incantation et agit de
même d’une manière directe sur les mauvais esprits.
Les taureaux ailés à tête humaine, qui flanquent les
portes d’entrée, sont des génies qui exercent une
garde réelle et qu’on enchaîne à ce poste pour tout le
temps où leur image y demeurera sans être dérangée.
C’est ce que le roi Assarahaddon exprime dans une de
ses inscriptions :
Que le taureau gardien, le génie gardien, qui pro-
tège la force de ma royauté, conserve à toujours mon
nom joyeux et honoré jusqu’à ce que ses pieds se
meuvent de leur place !
Auprès d’une des entrées du palais de Nimroud
était un bas-relief colossal, maintenant transporté à
Londres. On y voit Bin, le dieu de l’atmosphère et des
tempêtes, la tête surmontée de la tiare royale armée
de cornes de taureau, les épaules munies de quatre
grandes ailes, chassant devant lui et poursuivant de
sa foudre un esprit malin qui a le corps, la tête et les
pattes de devant d’un lion, les ailes, la queue et les
pattes de derrière d’un aigle, avec l’encolure garnie

59
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de plumes au lieu de crinière. Sculpter ce groupe


sur la muraille était assurer, aussi bien que par une
conjuration, que le dieu chasserait toujours de même
le démon, s’il essayait de pénétrer dans le palais.
À Koyoundjik, dans la résidence magnifique qu’As-
sourbanipal s’était fait construire au cœur de Ninive
même, on voit en plusieurs endroits des séries de
figures monstrueuses, au corps d’homme surmonté
d’une tête de lion, avec des pieds d’aigle. Ils sont grou-
pés deux à deux, se combattant à coups de poignard
et de masse d’armes. Ce sont encore des démons, et la
représentation sculptée n’est qu’une traduction plas-
tique de la formule que nous avons rencontrée dans
plusieurs incantations :
« Que les démons mauvais sortent ! qu’ils se sai-
sissent réciproquement ! » Retracer sur les parois du
palais le combat des démons les uns contre les autres
était une manière de répéter à perpétuité, sous une
autre forme, l’imprécation qui les condamnait à cette
discorde.
Rien de plus fréquent, sur les cylindres de pierre
dure qui servaient de cachet aux Babyloniens et aux
Assyriens, que l’image d’un des deux dieux guer-
riers Adar ou Nergal (en accadien Nin-dar et Nir-
gal), l’Hercule et le Mars de la religion des bords de
l’Euphrate et du Tigre, combattant des monstres
aux formes les plus variées. Dans ces monstres, il
faut reconnaître des démons, et en effet, d’après les
textes traitant de magie, les deux dieux en question
sont investis spécialement de la mission de lutter
contre les esprits malfaisants. Un hymne de la col-

60
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

lection magique est consacré tout entier célébrer les


exploits guerriers de Nin-dar78. Dans une incantation
contre de nombreux démons, un des vœux finaux est :
« qu’ils viennent en face de Nir-gal, le guerrier puis-
sant de Moul-ge. »
Souvent, au lieu de combattre des monstres fan-
tastiques, l’un des dieux que nous venons de nom-
mer, ou tous les deux ensemble, luttent contre un ou
plusieurs taureaux qu’ils frappent de leur glaive. On
a cherché dans ce sujet des mythes astronomiques
raffinés, en rapport avec la présence du soleil dans
le signe du Taureau, et l’on a vu même un savant
très estimable y découvrir l’indice de l’origine baby-
lonienne des mystères mithriaques, ainsi que le fil
conducteur d’une théorie complète des religions de
l’Asie. C’était trouver bien des mystères là où il n’y
avait rien d’aussi sublime. Car les sujets de ce genre
n’ont jamais représenté autre chose qu’Adar ou Ner-
gal comme dieux guerriers, triomphant de démons de
l’espèce appelée tetal en accadien et gallu en assyrien,
démons en forme de taureau et particulièrement nui-
sibles à l’homme, ainsi que nous l’apprenons par ce
fragment de conjuration79 :
Dévastateur du ciel et de la terre, le génie dévasta-
teur, — le génie dévastateur dont la puissance est éle-
vée, — dont la puissance est élevée, dont la concul-
cation est élevée, — le telal, taureau qui transperce
taureau très grand, — taureau qui renverse les de-
meures, — le telal indompté, dont il y a sept, — qui

  W. A. I. IV, 13, 1.
78

  W. A. I. IV, 2, col, 4.
79

61
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ne connaissent aucune résistance, — qui affament le


pays — qui ne connaissent pas l’ordre, — qui guettent
les hommes, — qui dévorent le corps…, qui boivent
le sang. — Les telal qui accumulent les mensonges,
— qui se repaissent de sang, impossibles à repousser
violemment…
Nulle part la figure de dieux célestes vainquant les
démons ne pouvait mieux trouver sa place que sur
les cylindres. Par la vertu mystérieuse et protectrice
qu’on y attribuait, cette représentation en faisait des
talismans pour ceux qui les portaient et préservait
des entreprises diaboliques les secrets ou les trésors
qu’on scellait de son empreinte.

62
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

IV

Distinction de la magie blanche et de la magie noire, de


la magie favorable et de la sorcellerie — Le grand recueil
accadien ne contient que des formules de magie favorable
— Il fournit pourtant des renseignements sur la sorcellerie,
en combattant les maléfices — Les sorciers en Chaldée —
Pouvoir qu’on leur attribuait — Leurs diverses catégories
et les variétés de leurs enchantements — Confusion des
philtres et des poisons — L’envoûtement — Sa pratique par
les sorciers nabatéens du moyen âge — Les imprécations,
leurs effets et leur puissance — Formules typiques des
imprécations, exemple du Caillou Michaux

Chez tous les peuples, la croyance au pouvoir


magique qui, par le moyen de certaines paroles et
de certains rites, commande aux esprits et contraint
les dieux mêmes obéir à celui qui connaît ces secrets
tout-puissants, a produit dans l’ordre des faits un
dualisme correspondant celui des bons et des mauvais
esprits. La puissance surnaturelle que l’homme arrive
à conquérir peut être divine ou diabolique, céleste ou
infernale. Dans le premier cas, elle se confond avec
la puissance que le prêtre tient des dieux supérieurs ;
elle s’exerce d’une manière bienfaisante pour éloi-
gner les malheurs, conjurer les maladies et combattre
les influences démoniaques. Dans le second cas, elle
devient perverse, impie, et constitue la magie noire
ou sorcellerie, avec ses aberrations criminelle. Cette
distinction, qui existe partout, sauf peut-être chez
quelques peuplades absolument barbares où le prêtre
magicien est plus redouté pour ses maléfices que béni
pour ses conjurations bienfaisantes, était faite aussi

63
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

par les Chaldéens. Naturellement les livres sacrés


dont nous possédons les débris ne contiennent que
les formules et les incantations de la magie divine, de
l’art conjuratoire et propice ; la magie diabolique et
malfaisante en est exclue avec horreur ; ses pratiques
y sont énergiquement réprouvées.
Mais ces livres n’en contiennent pas moins de
nombreuses indications sur la magie noire, car leurs
formules sont destinées à détourner les effets des
maléfices de cet art impie, autant que l’action spon-
tanée des démons. Il y est fréquemment question des
sorciers et des sorcières, et l’on y voit qu’ils étaient
nombreux dans la Chaldée primitive, chez le peuple
d’Accad. Tantôt les sortilèges sont mentionnés avec
les démons et les maladies dans les énumérations de
fléaux conjurés, tantôt des incantations spéciales les
combattent. Telle est celle qui maudit le sorcier en
l’appelant « le méchant malfaisant, cet homme mal-
faisant, cet homme entre les hommes malfaisant, cet
homme mauvais, » et qui parle de « la terreur qu’il
répand » du « lieu de ses agressions violentes et de sa
méchanceté » de « ses sortilèges qui sont repoussés
loin des hommes » ; Êa comme le dieu protecteur par
excellence contre toutes les puissances infernales,
et avec lui le Soleil, sont les dieux invoqués pour se
mettre à l’abri du sorcier80. Car c’est en se cachant
dans les ténèbres que ces méchants préparent leurs
maléfices ; aussi le Soleil est-il leur grand ennemi, et

80
  W. A. I. IV, 6, col. 6.

64
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

un hymne de la collection magique81 s’adresse à lui en


ces termes :
Toi qui fais évanouir les mensonges, toi qui dissipes
la mauvaise influence — des prodiges, des augures,
des pronostics fâcheux, des songes, des apparitions
mauvaises, — toi qui déçois les complots méchants,
toi qui mènes à la perdition les hommes et les pays —
qui s’adonnent aux sortilèges et aux maléfices.
En général, le sorcier, dans les vieilles conjurations
accadiennes, est appelé « le méchant, l’homme mal-
faisant. » Les expressions qui désignent ses pratiques
ont toujours un caractère voilé dans lequel se marque
l’empreinte de la terreur qu’il inspire ; on n’ose pas
les désigner d’une manière tout fait directe, et ce sont
les versions assyriennes qui donnent à ces expres-
sions un sens plus précis. Les maléfices, dans leur
généralité, sont indiqués comme « ce qui agit, ce qui
est mauvais, ce qui est violent » les rites en action de
la sorcellerie s’appellent « l’œuvre », les incantations
« la parole », les philtres « la chose mortelle ». M. Pic-
tet, a constaté des faits exactement parallèles dans le
langage des différents peuples aryens.
Il n’est pas de mal que ne puisse faire le sorcier.
Il dispose à son gré de la fascination par le mauvais
œil ou par les paroles néfastes ; ses pratiques et ses
formules d’enchantement mettent les démons à ses
ordres ; il les déchaîne contre celui à qui il veut nuire,
et il le fait tourmenter par eux de toute manière ; il
jette des mauvais sorts contre les individus ou les
pays, provoque la possession, envoie la maladie. Il

  W. A. I. IV, 17.
81

65
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

peut même donner la mort par ses sortilèges et ses


imprécations, ou bien par les poisons qu’il a appris à
connaître et qu’il mêle à ses breuvages. Mais dans ce
cas la conjuration qu’on oppose à ses actes cherche
à retourner contre lui-même les effets qu’il a voulu
produire. « Qu’elle meure et que moi je vive ! » ainsi
se termine une formule inédite contre les enchante-
ments d’une sorcière qui a entrepris d’amener la mort
par ses sortilèges82.
Une incantation dont nous n’avons plus que la ver-
sion assyrienne83 énumère les diverses variétés d’opé-
rations employées par les sorciers de la Chaldée : elle
n’est pas comprise dans la publication préparée par
sir Henry Rawlinson, mais je l’ai copiée à Londres sur
l’original.
Le charmeur m’a charmé par le charme, m’a char-
mé par son charme ; — la charmeuse m’a charmé par
le charme, m’a charmé par son charme ; — le sorcier
m’a ensorcelé par le sortilège, m’a ensorcelé par son
sortilège ; — la sorcière m’a ensorcelé par le sortilège,
m’a ensorcelé par son sortilège ; — la magicienne
m’a ensorcelé par le sortilège, m’a ensorcelé par son
sortilège ; — le jeteur de sorts a tiré et a imposé son
fardeau de peine ; — le faiseur de philtres a percé,
s’est avancé et s’est mis en embuscade en cueillant
son herbe ; — que le dieu Feu, le héros, dissipe leurs
enchantements !
Une autre formule84 détourne l’effet de « l’image

82
  Musée Britannique, tablette K 43.
83
  Musée Britannique, tablette K 149.
84
  W. A. I. IV, 16. 2.

66
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

qui dresse sa tête » et que l’on combat par des eaux


purifiées et enchantées, de « celui qui par la puissance
de ses desseins fait venir la maladie », du philtre qui
se répand dans le corps (on souhaite « qu’il s’écoule
comme de l’eau claire »), de « l’enchantement incor-
poré dans le philtre », enfin de « la lèvre qui prononce
l’enchantement ».
Nous avons donc ici l’enchantement par des
paroles que récite le sorcier, ce que les Latins appe-
laient carmen, d’où est venu notre mot charme, l’em-
ploi d’ « œuvres », de pratiques mystérieuses et d’ob-
jets ensorcelés qui produisent un effet irrésistible,
pratiques dont une des principales est l’envoûtement,
le jet de sorts, enfin la composition de philtres au
moyen de certaines herbes connues du magicien, qui
augmente encore leur puissance en prononçant sur le
breuvage des paroles incantatoires.
Les Chaldéens, du reste, comme les Grecs primitifs,
ne distinguaient pas le philtre enchanté du poison,
et désignaient l’un et l’autre par un seul mot, ce qui
peut jeter quelque lumière sur la nature de ces bois-
sons dont l’effet était extrêmement redouté. Il résulte
d’une des formules de la grande litanie (la onzième)
qu’on attribuait à l’action de breuvages de ce genre
l’origine des maladies repoussantes qui semblent
résulter d’une décomposition générale du sang,
comme la lèpre et les affections analogues.
Parmi les formules de la même litanie s’en trouve
une (la sixième) pour préserver de ce celui qui forge
« l’image », et en effet l’envoûtement paraît avoir
été l’une des opérations de magie noire le plus fré-

67
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

quemment pratiquées en Chaldée. Les documents


magiques y font bien des fois allusion. Ceci est d’au-
tant plus curieux que, d’après l’écrivain arabe Ibn-
Khaldoun, qui vivait au quatorzième siècle de notre
ère, cette pratique était encore en grand usage parmi
les sorciers nabatéens du bas Euphrate, héritiers de
beaucoup de traditions plus ou moins corrompues
des anciens habitants, et qu’il en parle en témoin
oculaire.
Nous avons vu, de nos propres yeux, un de ces indi-
vidus fabriquer l’image d’une personne qu’il voulait
ensorceler. Ces images se composent de choses dont
les qualités ont un certain rapport avec les intentions
et les projets de l’opérateur et qui représentent sym-
boliquement, et dans le but d’unir et de désunir, les
noms et les qualités de celui qui doit être sa victime.
Le magicien prononce ensuite quelques paroles sur
l’image qu’il vient de poser devant lui, et qui offre la
représentation réelle ou symbolique de la personne
qu’il veut ensorceler ; puis il souffle et lance hors de
sa bouche une portion de salive qui s’y était ramassée
et fait vibrer en même temps les organes qui servent
à énoncer les lettres de cette formule malfaisante ;
alors il tend au-dessus de cette image symbolique
une corde qu’il a apprêtée pour cet objet, et y met
un nœud, pour signifier qu’il agit avec résolution
et persistance, qu’il fait un pacte avec le démon qui
était son associé dans l’opération, au moment où il
crachait, et pour montrer qu’il agit avec l’intention
bien arrêtée de consolider le charme. À ces procédés
et à ces paroles malfaisantes est attaché un mauvais
esprit, qui, enveloppé de salive, sort de la bouche de
l’opérateur. Plusieurs mauvais esprits en descendent

68
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

alors, et le résultat en est que le magicien fait tomber


sur sa victime le mal qu’il lui souhaite85.
Mais de tous les moyens que peut employer
« l’homme malfaisant » qui cherche à nuire, le plus
puissant, le plus irrésistible est l’imprécation. La
formule imprécatoire ne déchaîne pas seulement,
en effet, les démons ; elle agit sur les dieux célestes
eux-mêmes, et, enchaînant leur action à ses paroles,
la tourne au mal ; elle commande au dieu attaché à
chaque homme dans les idées des Chaldéens, et de
protecteur le change en ennemi malfaisant. C’est ce
qu’indique en termes formels une grande conjura-
tion qui décrit, à l’aide d’images d’une véritable poé-
sie, les effets de l’imprécation qu’elle a pour but de
détourner86.
L’imprécation agit sur l’homme comme un démon
mauvais, — La voix qui crie existe sur lui ; — la voix
malfaisante existe sur lui ; — l’imprécation de malice
est l’origine de la maladie. — Cet homme, l’impréca-
tion malfaisante l’égorge comme un agneau ; — son
dieu dans son corps fait la blessure ; — sa déesse im-
pose en lui l’angoisse ; — la voix qui crie, pareille à la
hyène, le subjugue et le domine.
Silik-moulou-khi l’a secouru ; — vers son père Êa
dans la demeure il est entré, et il l’a appelé : — « Mon
père, l’imprécation est sur l’homme comme un démon
mauvais. » — Au sujet du mal il lui a dit : — « Combine
le nombre ; cet homme ne le sait pas ; il est soumis au
nombre. » — À son fils Silik-moulou-khi il a répondu :

85
 Prolégomènes d’Ibn-Khaldoun, traduction de Slane, t. I,
p. 177.
86
  W. A. I. IV, 7.

69
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

« Mon fils, tu ne connais pas le nombre ; que je te dis-


pose le nombre. — Silik-moulou-khi, tu ne connais
pas le nombre ; que je te dispose le nombre. — Ce que
je sais, lu le sais. — Viens, mon fils Silik-moulou-khi.
— « … Élevé, présente-lui une main secourable. — Ex-
pose l’ordre du destin, manifeste l’ordre du destin. »
« Mal, sors de son corps ; — que tu sois une impré-
cation de son père, — une imprécation de sa mère,
— une imprécation de son frère aîné, — une impréca-
tion d’un homme inconnu ! »
(C’est) le destin prononcé par les lèvres de Êa.
— Comme la soif, qu’elle soit repoussée ; — comme
l’iniquité, qu’elle soit anéantie ; — comme le péché,
qu’elle soit dispersée !
De ce destin, Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit
de la terre, souviens-t-en !
C’est qu’en effet les formules d’imprécations
étaient terribles. Elles appelaient tous les dieux du
ciel et de l’abîme à déployer leur puissance pour acca-
bler de maux celui contre lequel elles étaient dirigées.
Je citerai comme exemple celles qui se lisent sur le
monument célèbre de notre Bibliothèque nationale,
connu sous le nom de Caillou Michaux, d’après le
voyageur qui le rapporta des environs de Bagdad.
C’est un galet ovoïde de basalte noir, haut de cin-
quante centimètres, sur la partie supérieure duquel
on a sculpté une série de symboles sacrés ; le reste
de la pierre est couvert d’une longue inscription en
langue assyrienne ; elle contient l’acte de constitu-
tion d’un immeuble en dot d’une femme pour son
mariage, et donne l’arpentage complet de ce fonds de
terre, auquel la pierre servait de borne. À la suite de
la copie de l’acte passé en forme authentique, sont les

70
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

imprécations contre quiconque déplacerait la borne


et troublerait en quelque chose la paisible possession
de l’immeuble dotal.
Cet homme, elles (les imprécations) le précipite-
ront dans les eaux ; elles l’engloutiront dans la terre ;
elles le feront accabler sous les pierres ; elles le brû-
leront par le feu ; elles le chasseront en exil, dans les
lieux où l’on ne peut pas vivre.
Qu’Anou, Bel, Nouah et la Dame suprême (Belit),
les grands dieux, le couvrent d’une confusion abso-
lue, qu’ils déracinent sa stabilité, qu’ils effacent sa
postérité !
Que Mardouk, le grand seigneur, le chef éternel,
l’enchaîne dans des liens impossibles à rompre !
Que le Soleil, le grand juge du ciel et de la terre,
prononce sa condamnation et le prenne dans ses em-
bûches !
Que Sin l’illuminateur, qui habite dans les cieux
élevés, l’enveloppe d’un filet comme un mouton sau-
vage capturé à la chasse ; comme un buffle qu’il le
terrasse en le prenant au lacet !
Qu’Istar, souveraine du ciel et de la terre, le frappe,
et, en présence des dieux et des hommes, entraîne
ses serviteurs à la perdition !
Qu’Adar, le fils du zénith, l’enfant de Bel, le su-
prême, arrache la limite et la borne de ses biens !
Que Goula, la grande dame, l’épouse du Soleil
hivernal, verse dans ses entrailles un poison sans
remède ; qu’elle fasse couler sa sueur et son sang
comme de l’eau !
Que Bin, le capitaine du ciel et de la terre, le fils
d’Anou, le héros, inonde son champ !
Que Serakh anéantisse les prémices de ses ré-
coltes… qu’il énerve ses animaux !

71
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Que Nébo, intelligence suprême, l’accable d’afflic-


tion et de terreur, enfin qu’il le précipite dans un dé-
sespoir sans remède !
Et que tous les grands dieux dont les noms sont
mentionnés dans cette inscription le maudissent à
une malédiction dont il ne puisse être relevé ! qu’ils
dispersent sa race jusqu’à la fin des jours !
On conçoit qu’il ne fallût rien moins que l’interven-
tion directe du dieu Êa pour délivrer du poids de sem-
blables imprécations.

72
CHAPITRE II : COMPARAISON DE LA MAGIE
ÉGYPTIENNE ET DE LA MAGIE CHALDÉENNE

Distinction des différentes espèces de magie, d’après


leurs conceptions fondamentales — Naturalisme grossier
et enfantin des peuples sauvages. La magie y est le seul
culte — On n’y distingue pas encore la magie favorable
et funeste — Seconde phase de cette magie des peuples
barbares, produite par l’introduction d’un principe de
dualisme — Le prêtre magicien se distingue du sorcier
— Cette magie primitive survit quelquefois à l’adoption
d’une religion plus haute et plus philosophique, à laquelle
elle se subordonne — C’est ce qui est arrivé en Chaldée
— Magie théurgique, ses caractères — Elle est fondée
sur la doctrine des émanations et sur l’idée que les rites
magiques peuvent assimiler l’homme aux dieux — Théurgie
des Néoplatoniciens — L’ancienne magie égyptienne était
toute théurgique — Dernière espèce, la magie qui accepte
d’être diabolique — C’est celle du Moyen Âge et des
Musulmans — Celle aussi des bouddhistes de Ceylan

Toute magie repose sur un système de croyances


religieuses, sur une conception déterminée de ce
monde surnaturel dont l’homme porte en lui-même
le sentiment inné, et dont il cherche à se faire une
idée et à pénétrer les secrets par sa pensée, même
dans l’état de la plus complète barbarie. Au point de
vue des idées génératrices d’où découle la supersti-
tion magique, des croyances religieuses dont elle est
la corruption et l’aberration, il faut en distinguer

73
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

trois espèces, à qui la diversité des origines donne des


tendances et des caractères différents.
C’est d’abord la magie primitive, liée au culte des
esprits élémentaires. « La religion de l’homme sauvage
ou très barbare, dit M. Maury87, est un naturalisme
superstitieux, un fétichisme incohérent dans lequel
tous les phénomènes de la nature, tous les êtres de la
création, deviennent des objets d’adoration. L’homme
place en tout lieu des esprits personnels conçus à son
image, tour à tour confondus avec les objets mêmes
ou séparés de ces objets. Telle est la religion de tous
les peuples noirs, des tribus altaïques, des peuplades
de la Malaisie et des restes de populations primitives
de l’Hindoustan, des Peaux-Rouges de l’Amérique
et des insulaires de la Polynésie ; telle fut à l’origine
celle des Aryas, des Mongols, des Chinois, des Celtes,
des Germains et des Slaves. » Dans un pareil système,
la magie n’est d’abord qu’une partie du culte et se
confond avec lui. « La magie eut surtout pour objet
de conjurer les esprits dont les peuples sauvages
redoutent encore plus l’action malfaisante qu’ils
n’en attendent de bienfaits… Le culte se trouvant à
peu près réduit chez ces peuples à la conjuration des
esprits et à la vénération des amulettes, les prêtres
ne sont que des sorciers ayant pour mission d’entrer
en rapport avec les démons tant redoutés. Autrement
dit, le culte se réduit à peu près à la magie. Tel est
encore aujourd’hui le caractère du sacerdoce chez
une foule de nations barbares et de peuplades abru-

  La Magie et l’Astrologie dans l’antiquité et au moyen âge, p. 7


87

et suiv.

74
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ties… Les prêtres magiciens sont de tous les pays où


le fétichisme tient encore lieu de religion. Ces prêtres
cumulent les fonctions de devin, de prophète, d’exor-
ciste, de thaumaturge, de médecin, de fabricant
d’idoles et d’amulettes. Ils n’enseignent ni la morale,
ni les bonnes œuvres ; ils ne sont pas attachés à la pra-
tique d’un culte régulier, au service d’un temple ou
d’un autel. On ne les appelle qu’en cas de nécessité ;
mais ils n’en exercent pas moins un empire considé-
rable sur les populations auxquelles ils tiennent lieu
de ministres sacrés. »
À l’origine et dans l’état de complète barbarie, de
même que la magie se confond avec le culte, il n’y a
pas de distinction entre la magie favorable et funeste,
pas plus que de différence radicale entre les bons et les
mauvais esprits. Le prêtre magicien est le même que
le sorcier ; suivant les caprices de sa volonté, suivant
qu’on est parvenu à se le rendre propice ou ennemi,
il exerce son mystérieux pouvoir pour le bien comme
pour le mal. Mais le premier résultat du progrès vers
un état social plus régulier et du développement des
idées morales, est de faire apparaître dans ce natu-
ralisme grossier et primitif une notion de dualisme,
qui s’accentue plus ou moins et peut même devenir,
comme chez les Perses, le fondement d’une religion
très haute et tout à fait spiritualiste. On distingue,
en les opposant, le monde de la lumière et celui des
ténèbres, le bien et le mal physique, sinon encore
moral. Dès lors, on sépare en deux classes les esprits
répandus dans tout l’univers ; on conçoit les uns
comme bons, les autres comme mauvais par essence
et par nature. Tout ce qui est heureux est rapporté à

75
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’action des uns, tout ce qui est funeste et douloureux


à celle des autres. Le prêtre est encore un magicien ;
mais son pouvoir s’exerce désormais d’une manière
exclusivement bienfaisante ; il n’a de rapports avec
les mauvais démons que pour les combattre et les
repousser ; tout-puissants pour conjurer ceux-ci, ses
rites et ses incantations agissent en même temps sur
les bons esprits, pour assurer leur concours et leur
protection. On ne le confond plus avec le sorcier, qui
entretient commerce avec les mauvais esprits, avec
les démons, s’associe à leur méchanceté et les asser-
vit à ses ordres pour faire le mal. Les actes du sorcier
sont dès lors condamnés comme impies et frappés de
malédiction, tandis qu’on entoure de respect et qu’on
tient pour saint et divin le pouvoir du magicien favo-
rable, du prêtre thaumaturge.
C’est là une seconde phase de la magie primitive,
fondée sur la croyance aux esprits élémentaires. Mais
malgré cette importante modification qui l’épure, le
système reste essentiellement le même, et souvent le
dualisme qui s’établit ainsi est plus apparent que réel.
Quelquefois la magie constituée de cette façon, sur les
bases du naturalisme grossier de l’état barbare, survit
à l’adoption d’une religion plus noble et plus philo-
sophique, concevant la divinité d’une manière plus
haute et entrevoyant son unité fondamentale. La reli-
gion nouvelle l’accepte et la tolère, reconnaissant son
existence, tout en la maintenant en dehors du culte
officiel. Les prêtres magiciens subsistent toujours,
mais forment une des classes inférieures du sacer-
doce. Les esprits élémentaires, d’abord seuls objets
du culte, ne sont pas admis dans les rangs suprêmes

76
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

du Panthéon, à moins qu’on ne parvienne à identi-


fier, de gré ou de force, quelques-uns des plus impor-
tants d’entre eux à certains dieux de la religion offi-
cielle ; mais on leur trouve place parmi les dii minores,
parmi les personnifications inférieures auxquelles
ne s’adresse pas le culte public. De cette manière,
on parvient à légitimer l’emploi des vieilles formules
magiques qui semblent ne tenir aucun compte des
grands dieux, et, portant l’empreinte encore intacte
du système religieux antérieur dans lequel elles ont
pris naissance, en conservent la hiérarchie de dieux
et d’esprits par-dessous la couche extérieure et toute
différente de la religion qui prévaut : c’est le fait
que nous constaterons d’une manière très nette en
Chaldée.
Toute différente dans son principe, et par suite
dans la nature de ses incantations et de ses rites, bien
qu’elle ait les mêmes prétentions, est la magie théur-
gique, aberration superstitieuse d’une religion philo-
sophique, qui fait découler de l’unité d’un dieu infini
et universel, mais vaguement conçu, par un système
savant d’émanation, toute une hiérarchie de puis-
sances surnaturelles se rapprochant par degrés de la
nature et participant à la fois, mais en proportions
diverses, des perfections divines et des faiblesses
humaines. Dans un pareil système, l’homme, par la
vertu des rites purificatoires et surtout par la posses-
sion de la science, arrive à s’élever vers la Divinité, à
se rapprocher d’elle presque indéfiniment, à s’y assi-
miler et par suite à dominer les puissances des éma-
nations inférieures jusqu’à les faire obéir à ses ordres.
Les enchantements redeviennent alors une partie

77
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

importante du culte ; ils sont le commerce saint et


légitime établi par les rites sacrés entre l’homme et
les dieux. Ainsi que l’indique très exactement le nom
de théurgie que les Néoplatoniciens lui ont donné,
la magie de cette espèce est essentiellement une
œuvre divine. Son action est toute bienfaisante, et si
quelques pervers abusent du pouvoir que la science
divine leur assure sur les esprits et les dieux infé-
rieurs pour assouvir une convoitise coupable et pour
faire le mal, c’est un sacrilège odieux, dont on par-
vient à paralyser les effets par certaines invocations à
la puissance divine.
Le système théurgique ne se montre tout à fait com-
plet que chez les Néoplatoniciens de l’école d’Alexan-
drie, surtout chez ceux de la dernière époque. Car
si la propension aux rites démonologiques est déjà
marquée chez Porphyre, c’est avec Proclus qu’elle
triomphe définitivement. À partir de ce moment, le
culte des Néoplatoniciens consiste en hommages, en
actions de grâces rendus aux bons démons, en conju-
rations, en exorcismes, en purifications contre les
mauvais. Autrement dit, la religion devient exclusi-
vement une théurgie, où prennent place toutes les
vieilles pratiques de la magie des différents peuples
de l’antiquité, aussi bien celles des Chaldéens88 que
celles des Égyptiens. Sans avoir atteint le même degré
de développement systématique, sans surtout s’être
ainsi substituée à tout autre culte, en gardant encore
un caractère d’infériorité à l’égard de la religion offi-
cielle et en restant à l’état de rites qui n’étaient pas

 Marin., Vit, Procl., 32.


88

78
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

formellement reconnus, la magie de l’antique Égypte


était toute théurgique par son origine et par ses doc-
trines, et on ne saurait méconnaître une grande part
à son action dans la naissance des rêveries des der-
niers Néoplatoniciens.
Il est enfin une dernière sorte de magie, pure-
ment diabolique et qui accepte d’être telle. C’est
celle qui perpétue en partie, en croyant encore à leur
puissance et en les transformant en pratiques téné-
breuses, les rites de l’adoration des anciens dieux,
considérés désormais comme des démons, après le
triomphe d’une religion nouvelle dont l’esprit exclu-
sif repousse toute association avec les débris du
culte antérieur. L’enchanteur, dans ce cas, loin de se
croire un homme inspiré et divin, consent, pourvu
qu’il recueille toujours le bénéfice de ses pratiques
magiques, à n’être plus que le jouet des puissances
mauvaises et infernales. Il voit lui-même des diables
dans les dieux antiques évoqués par ses enchante-
ments ; mais il n’en demeure pas moins confiant dans
leur protection ; il s’engage à eux par des pactes et
s’imagine aller au sabbat en leur compagnie. La plus
grande partie de la magie du moyen âge a ce caractère
et perpétue les rites populaires et superstitieux du
paganisme, à l’état d’opérations mystérieuses et dia-
boliques de sorcellerie. Il en est de même de la magie
de la plupart des pays musulmans. À Ceylan, depuis
la conversion complète de île au bouddhisme, les
anciens dieux du çivaïsme sont devenus des démons
et leur culte des sortilèges coupables que pratiquent
les seuls enchanteurs.
Nous aurons, du reste, à revenir sur cette dernière
79
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

espèce de magie dans un autre travail, en recherchant


ce qui s’est conservé de traditions chaldéennes dans
les pratiques et les croyances des sorciers du moyen
âge. Mais comme elle n’a rien de primitif et n’appa-
raît que très postérieurement aux deux autres, nous
n’avons besoin pour le moment que de l’indiquer en
passant et sans y insister.

II

L’Égypte et la Chaldée sont pour l’antiquité les foyers


d’origine de la magie — Différence de principes des
écoles magiques de ces deux contrées — Coup d’œil sur
les doctrines essentielles de la religion égyptienne —
Unité fondamentale de l’être divin — Sa division en un
polythéisme réel — Les Égyptiens étaient avant tout
préoccupés du sort de l’âme après la mort et de l’autre
vie — Assimilation de la destinée humaine à la course du
soleil — L’adoration da Soleil est la base de la religion
égyptienne — Divinités dans lesquelles on personnifie ses
différents aspects — Anthropomorphisme qui se mêle à
ces données sabéïstes — Osiris, le Soleil infernal — Sa lutte
contre le principe ténébreux et mauvais, Set — Légende de
la mort d’Osiris et de la vengeance de son fils Horus — La
vie future et la résurrection — L’embaumement des corps,
son origine — Responsabilité de l’âme — Son jugement
et les châtiments des méchants — Luttes que l’âme du
défunt doit soutenir dans le monde infernal — Osiris, type
et compagnon protecteur de tout défunt — Assimilation
de chaque mort à Osiris

Ainsi que nous l’avons déjà dit, pour l’antiquité


grecque et latine aussi bien que pour la tradition
juive et arabe, l’Égypte et la Chaldée sont les deux

80
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sources de toute magie savante. Mais, sans préciser


exactement les doctrines de l’une et de l’autre, on
distingue comme tout à fait différentes dans leurs
principes et dans leurs manières de procéder l’école
égyptienne et l’école chaldéenne. Ceci est parfaite-
ment exact, et l’étude des documents originaux de
l’une et de l’autre le confirme. La magie chaldéenne,
telle que nous l’avons exposée et qu’elle se montre à
nos regards, si fortement liée dans toutes ses parties,
est comme le dernier mot et la systématisation la plus
savante de la vieille magie des premiers âges, fondée
sur la croyance aux esprits de la nature. La magie
égyptienne est une théurgie née des doctrines d’une
philosophie théologique déjà raffinée. L’une a com-
mencé par être tout le culte d’une religion naturaliste
encore grossière et en a conservé l’empreinte, malgré
l’apparence savante qu’elle a cherché à donner à son
développement systématique ; l’autre est la corrup-
tion superstitieuse d’une religion plus haute et plus
pure dans ses tendances.
Cette différence est très importante à bien préci-
ser. Pour mieux la faire sentir, je crois utile de jeter
un coup d’œil sur la magie égyptienne, d’en esquis-
ser les doctrines et d’en citer quelques formules, afin
de les mettre en parallèle avec les formules acca-
diennes que nous avons rapportées. Ceci demandera
quelques développements sur les croyances reli-
gieuses fondamentales de l’Égypte, d’où découle sa
magie. Mais cette digression ne me paraît pas tout à
fait un hors-d’œuvre dans l’étude que je poursuis ici,
car elle fera plus clairement ressortir le caractère à
part des conceptions sur lesquelles repose la magie

81
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

chaldéenne, conceptions qui, disons-le dès à présent,


diffèrent autant de la religion chaldéo-assyrienne des
siècles pleinement historiques que de la religion de
l’Égypte, et se rattachent par conséquent à une autre
couche ethnique.
Aussi haut que l’on remonte dans les documents
relatifs à la religion égyptienne, on y trouve pour fon-
dement la grande notion de l’unité divine. Hérodote
affirme que les Égyptiens de Thèbes reconnaissaient
un dieu unique, qui n’avait pas eu de commence-
ment et ne devait pas avoir de fin. Et cette assertion
du Père de l’histoire est confirmée par la lecture des
textes sacrés en caractères hiéroglyphiques, où il est
dit de ce dieu « qu’il est le seul générateur dans le ciel
et sur la terre, et qu’il n’est point engendré… qu’il est
le seul Dieu vivant en vérité, celui qui s’engendre lui-
même… celui qui existe depuis le commencement…
qui a tout fait et n’a pas été fait. » Mais cette notion
sublime, si elle se maintînt toujours dans la doctrine
ésotérique, s’obscurcit rapidement et fut défigurée
par les conceptions des prêtres comme par l’ignorance
de la multitude. L’idée de Dieu se confondit avec les
manifestations de sa puissance ; ses attributs et ses
qualités furent personnifiés en une foule d’agents
secondaires, distribués dans un ordre hiérarchique,
concourant à l’organisation générale du monde et à
la conservation des êtres. C’est ainsi que se forma ce
polythéisme qui, dans la variété et la bizarrerie de ses
symboles, finit par embrasser la nature entière.
L’esprit des Égyptiens était avant tout préoccupé
du sort qui attend l’homme dans l’autre vie. Cette
existence future, ils croyaient en apercevoir dans
82
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

mille phénomènes naturels les images et les sym-


boles ; mais elle leur paraissait plus particulière-
ment annoncée par le cours quotidien du soleil. Cet
astre leur semblait reproduire chaque jour dans la
marche qu’il accomplit les transformations réservées
à l’âme humaine. Pour un peuple ignorant de la véri-
table nature des corps célestes, une telle conception
n’avait, du reste, rien d’étrange. Le Soleil, ou, comme
disaient les Égyptiens ; Ra, passe alternativement du
séjour des ténèbres ou de la mort dans le séjour de la
lumière ou de la vie. Ses feux bienfaisants font naître
et entretiennent l’existence ; le Soleil joue donc, par
rapport à l’univers, le rôle de générateur, de père ; il
engendre la vie, mais il n’a point été engendré ; exis-
tant par lui-même, il est à lui-même son propre géné-
rateur. Ce symbolisme une fois accepté, il s’accusa de
plus en plus, et l’imagination des Égyptiens chercha
dans la succession des phénomènes solaires l’indi-
cation des phases diverses de l’existence humaine.
Chaque point de la course de l’astre lumineux fut
regardé comme correspondant aux différentes étapes
de cette existence.
Ra ne s’offrait pas d’ailleurs seulement comme le
prototype céleste de l’homme qui naît, vit et meurt
pour renaître encore ; ainsi que chez les autres peuples
païens de l’antiquité, il était considéré comme une
divinité comme la divinité suprême, parce qu’il est
le plus éclatant, le plus grand des astres, celui dont
l’action bienfaisante vivifie le monde. La conception
théologique des Égyptiens ne s’arrêta pas là ; elle le
subdivisa, pour ainsi dire, en plusieurs divinités.
Envisagé dans ses diverses stations, sous ses divers

83
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

aspects, il devint un dieu différent, ayant son nom


particulier, ses attributs, son culte ; c’est un trait que
la mythologie égyptienne a de commun avec presque
toutes les autres mythologies. Ainsi, le soleil dans son
existence nocturne est Toum ; quand il brille au méri-
dien, il est Ra ; quand il fait naître et entretient la vie,
il est Khéper. Ce furent là les trois formes principales
de la divinité solaire, mais on en imagina beaucoup
d’autres. La nuit précédant le jour dans la manière
dont les Égyptiens comptaient le temps, Toum fut
considéré comme né avant Ra et sorti d’abord seul de
l’abîme du chaos. On réunit les trois manifestations
de la puissance solaire en une triade divine, qui devint
le prototype d’une foule d’autres triades composées
de divinités qui personnifiaient les diverses relations
du soleil avec la nature, ses diverses influences sur les
phénomènes cosmiques.
L’anthropomorphisme, dont aucune religion
antique n’a su se défendre, s’insinua dans ces pre-
mières données sabéistes, et les Égyptiens se repré-
sentèrent la génération des dieux comme s’étant opé-
rée par des voies identiques à la génération humaine.
Ils furent ainsi conduits à subdiviser l’essence divine
en un principe mâle et actif et un principe femelle
et passif, et ils transportèrent dans leur théogonie
les idées qu’ils se faisaient sur le rôle respectif des
sexes dans l’acte mystérieux de la nature par lequel
se perpétue l’espèce. En même temps, ce qui s’était
produit pour le Soleil se produisit aussi pour la Divi-
nité, conçue d’une manière plus générale et plus éle-
vée ; chacun de ses actes fut personnifié en un dieu
séparé, en une nouvelle personne divine. De là les

84
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dieux d’une conception plus abstraite et plus philo-


sophique, moins étroitement liée à un phénomène
déterminé de la nature, comme Ammon, Noum ou
Phtah.
La navigation sur le Nil étant en Égypte le mode
de transport habituel, c’était sur une barque que
l’on représentait dans la course, soit la triade solaire,
soit le Soleil de l’hémisphère inférieur, emblème de
l’autre vie. Ce Soleil infernal prenait plus spéciale-
ment le nom d’Osiris. On lui assignait pour compa-
gnons et assesseurs les douze heures de la nuit, per-
sonnifiées en autant de dieux, à la tête desquels on
plaçait Horus, c’est-à-dire le Soleil levant lui-même,
et le mythe racontait que ce dieu perçait de son dard
le serpent Apophis ou Apap, personnification des
vapeurs crépusculaires que l’astre naissant dissipe
par ses feux. Cette lutte d’Osiris ou d’Horus, son fils,
contre les ténèbres, fut tout naturellement rappro-
chée de celle du bien et du mal, par un symbolisme
que l’on retrouve également dans toutes les mytholo-
gies. De là une fable devenue fort populaire en Égypte,
à laquelle une foule de monuments font allusion et
qui devint le point de départ d’un vaste développe-
ment religieux. Le mal fut personnifié par un dieu
particulier, Seth ou Soutekh, appelé aussi quelquefois
Baal, qui était le dieu suprême des populations asia-
tiques voisines et fut plus tard celui des Pasteurs ; les
Grecs le confondirent avec leur Typhon, et l’on disait
qu’Osiris avait succombé sous ses coups. Ressuscité
par les prières et les invocations d’Isis, son épouse, le
dieu bon avait trouvé un vengeur dans son fils Horus.
La mort d’Osiris, la douleur d’Isis, la défaite finale de

85
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Set, tout cela fournit à la légende un thème inépui-


sable de créations qui rappellent ce que l’on trouve en
diverses religions de l’Orient, et notamment l’histoire
de Cybèle et d’Atys, de Vénus et d’Adonis.
Une fois la course du soleil regardée comme le type
de l’existence dans le monde infernal, la doctrine de
l’autre vie chez les Égyptiens n’eut plus pour se consti-
tuer qu’à reproduire le même symbolisme. L’homme
ne descend dans la tombe que pour ressusciter ; après
sa résurrection, il reprendra une vie nouvelle à côté
ou dans le sein de l’astre lumineux. L’âme est immor-
telle comme Ra, et elle accomplit le même pèlerinage.
Aussi voit-on sur certains couvercles de sarcophages
l’âme figurée par un épervier à tête humaine, tenant
dans ses serres les deux anneaux de l’éternité, et au-
dessus, comme emblème de la vie nouvelle réser-
vée au défunt, le Soleil levant assisté dans son cours
par les déesses Isis et Nephtys. Ceci explique pour-
quoi la période solaire, symbolisée par l’oiseau ben-
nou (le vanneau), que les Grecs appelèrent le phénix,
fut l’image du cycle de la vie humaine ; l’oiseau mys-
térieux était censé accompagner l’homme durant sa
course dans le monde inférieur. Le mort ressuscitait
après ce pèlerinage infernal ; l’âme devait rentrer dans
le corps afin de lui rendre le mouvement et la vie, ou,
pour parler le langage de la mythologie égyptienne,
le défunt arrivait finalement à la barque du Soleil ; il
y était reçu par Ra, le dieu scarabée, et devait briller
de l’éclat qu’il lui empruntait. Les tombeaux, les cer-
cueils de momies abondent en peintures qui retracent
les diverses scènes de cette existence invisible. Une

86
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

des vignettes du Rituel funéraire 89 représente la


momie couchée sur un lit funèbre, et l’âme ou l’éper-
vier à tête humaine volant vers elle et lui apportant la
croix ansée, emblème de la vie.
Cette doctrine remonte en Égypte à la plus haute
antiquité ; elle conduisait nécessairement à inspirer
un grand respect pour les restes des morts, puisqu’ils
devaient être un jour rappelés à la vie, et elle a été
l’origine de l’usage d’embaumer les cadavres. Les
Égyptiens tenaient à conserver intact et à protéger
contre toute destruction ce corps, destiné à jouir
d’une existence plus parfaite. Ils s’imaginaient d’ail-
leurs qu’ainsi entourées d’enveloppes, les momies
n’étaient pas privées de toute espèce de vie, et le
Rituel nous montre que le défunt était supposé se
servir encore de ses organes et de ses membres ; mais
afin de mieux assurer la conservation de la chaleur
vitale, on recourait à l’emploi de formules mystiques
prononcées au moment des funérailles, à de certaines
amulettes que l’on plaçait sur la momie. En général,
la plupart des cérémonies funéraires, les enveloppes
diverses des momies, les sujets peints soit à l’inté-
rieur, soit à l’extérieur des cercueils, ont trait aux dif-
férentes phases de la résurrection, telles que la ces-
sation de la raideur cadavérique, le fonctionnement
nouveau des organes, le retour de l’âme.
La croyance à l’immortalité ne s’est jamais sépa-
rée de l’idée d’une rémunération future des actions
humaines, et c’est ce qu’on observe en particulier
dans l’Égypte. Quoique tous les corps descendissent

  Chap. LXXXIV.
89

87
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dans le monde infernal, dans le Ker-neter, comme on


l’appelait, ils n’étaient pas néanmoins tous assurés de
la résurrection. Pour l’obtenir, il fallait n’avoir com-
mis aucune faute grave, soit en action, soit en pensée.
Le mort devait être jugé par Osiris et ses quarante-
deux assesseurs ; son cœur était placé dans un des
plateaux de la balance que tenaient Horus et Anubis ;
dans l’autre plateau, les scènes figurées de psychosta-
sie montrent l’image de la Justice ; le dieu Thot enre-
gistre le résultat du pèsement. De ce jugement, rendu
dans « la salle de la double justice », dépendait le sort
irrévocable de l’âme. Le défunt était-il convaincu de
fautes irrémissibles, il devenait la proie d’un monstre
infernal à tête d’hippopotame ; il était décapité par
Horus ou par Smou, une des formes de Set, sur le
nemma ou échafaud infernal. L’anéantissement de
l’être était tenu par les Égyptiens pour le châtiment
réservé aux méchants. Quant au juste, purifié de ses
péchés véniels par un feu que gardaient quatre génies
à face de singe, il entrait dans le plérome ou la béati-
tude, et, devenu le compagnon d’Osiris, l’être bon par
excellence (Ounnefer), il était nourri par lui de mets
délicieux. Toutefois, le juste lui-même, parce qu’en sa
qualité d’homme il avait été nécessairement pécheur,
n’arrivait pas à la béatitude finale sans avoir traversé
bien des épreuves. Le mort, en descendant dans le
Ker-neter, se voyait obligé de franchir quinze pylônes
ou portiques gardés par des génies armés de glaives ; il
n’y pouvait passer qu’en prouvant ses bonnes actions
et sa science des choses divines, c’est-à-dire son ini-
tiation : il était soumis aux rudes travaux qui font le
sujet d’une notable partie du Rituel funéraire. Il avait

88
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

à soutenir contre des monstres, des animaux fantas-


tiques suscités par la puissance typhonienne achar-
née au mal, de terribles combats, et ne triomphait
qu’en s’armant de formules sacramentelles, d’exor-
cismes, qui remplissent onze chapitres du Rituel.
Entre autres moyens singuliers auxquels le défunt
avait recours pour conjurer ces fantômes diaboliques,
était celui d’assimiler chacun de ses membres à ceux
des divers dieux et de diviniser ainsi en quelque sorte
sa propre substance90. Le méchant, à son tour, avant
d’être anéanti, était condamné à souffrir mille tor-
tures, et sous la forme d’esprit malfaisant il reve-
nait ici-bas inquiéter les hommes et s’attacher à leur
perte ; il entrait dans le corps d’animaux immondes.
Le Soleil, personnifié dans Osiris, fournissait donc
le thème de toute la métempsycose égyptienne. Du
dieu qui anime et entretient la vie, il était devenu le
dieu rémunérateur et sauveur. On en vint même à
regarder Osiris comme accompagnant le mort dans
son pèlerinage infernal, comme prenant l’homme à
sa descente dans le Ker-neter et le conduisant à la
lumière éternelle. Ressuscité le premier d’entre les
morts, il faisait ressusciter les justes à leur tour, après
les avoir aidés à triompher de toutes les épreuves.
Le mort finissait même par s’identifier complète-
ment avec Osiris, par se fondre pour ainsi dire dans
sa substance, au point de perdre toute personnalité ;
ses épreuves devenaient celles du dieu lui-même ;
aussi, dès le moment de son trépas, tout défunt était-
il appelé « l’Osiris un tel ».

  Rituel funéraire, chap. XLII.


90

89
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

III

Liaison de la magie égyptienne avec les doctrines


eschatologiques. —Emploi d’incantations et d’amulettes
pour la protection du défunt dans les épreuves de l’autre
vie — Formules qui donnent un caractère talismanique
à certains chapitres du Rituel funéraire — Chapitres du
même livre qui prescrivent la fabrication d’amulettes —
Formules de magie funéraire qui n’ont pas été admises
dans le Rituel — Tous les chapitres du Rituel qui ont un
caractère incantatoire reposent sur cette donnée que les
rites et les paroles sacrées peuvent assimiler l’homme aux
dieux — L’application de ce principe à l’existence terrestre
est le point de départ de toute la magie protectrice
égyptienne — Set y personnifie le mal, comme dans la
magie funéraire — C’est toujours en se proclamant tel
où tel dieu que l’homme, dans les formules égyptiennes,
repousse les dangers et les mauvaises influences — La
vertu divine peut même être communiquée à des animaux
par les formules magiques — Absence de développement
démonologique dans la magie égyptienne — Prétention de
cette magie à commander aux dieux — Pouvoir impératif
attribué aux noms sur les dieux — Scrupules de Porphyre
au sujet de ces formules de contrainte. —Dangers de la
possession des formules magiques pour ceux qui n’étaient
pas suffisamment initiés, le roman de Setna — La science
des noms divins dans la religion égyptienne — Rôle de ces
noms dans la magie — Différence de la notion de la valeur
des noms en Égypte et en Chaldée. —Valeur particulière
attribuée par les Égyptiens aux noms bizarres et étrangers
— Ancienneté de cette idée — Emploi de noms de ce genre
dans le Rituel funéraires — Origine de quelques-uns
d’entre eux — Possibilité d’une influence de la magie des
populations africaines sur celle de l’Égypte.

La magie égyptienne se rattache directement aux

90
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

doctrines eschatologiques de la religion et au déve-


loppement des mythes osiriens, auxquels elles ont
donné naissance. Dans son pèlerinage de l’autre vie,
qui reproduit les épreuves auxquelles a été soumis
Osiris, l’âme du défunt, en butte aux mêmes ennemis,
n’a pour les combattre et en triompher, avec la pureté
de sa conscience qui lui obtient finalement un juge-
ment favorable, que le secours des rites sacrés qu’on
célèbre auprès de sa tombe et des prières liturgiques
qu’on récite en sa faveur. Mais on considère l’effica-
cité de ces prières comme immense. Non seulement
elles rendent favorables à l’âme défunte Osiris et les
dieux de son cycle, mais elles ont la vertu de lui appli-
quer directement les mérites des travaux et des souf-
frances du dieu des morts et d’établir l’identification
complète qu’exprime la locution « l’Osiris ». Certains
chapitres du Rituel funéraire sont accompagnés de
formules relatives à leur efficacité directe dans les
péripéties de la vie d’outre-tombe et de prescriptions
sur leur emploi talismanique, qui y donnent déjà le
caractère de véritables incantations magiques. Telle
est celle qui suit le chapitre gravé sur tous les scara-
bées de pierre dure que l’on déposait sur la poitrine
des momies91 :
Prononcé sur le scarabée de pierre dure qui doit
être revêtu d’or et déposé à la place du cœur de l’in-
dividu. Fais-en un phylactère oint d’huile, et dis sur
cet objet magiquement : « Mon cœur est ma mère ;
mon cœur est dans mes transformations. »

91
  Chap. XXX.

91
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

À la fin d’un autre chapitre, l’un des plus obscurs et


des plus mystiques du livre, nous lisons92 :
Si ce chapitre est connu, il (le mort) sera proclamé
véridique sur la terre du Ker-neter ; il fera tout ce que
font les vivants. C’est là ce qu’a composé un grand
dieu. Ce chapitre a été trouvé à Sesennou (Hermo-
polis) tracé en bleu sur un cube d’hématite sous les
pieds de ce dieu ; il a été trouvé aux jours du roi My-
cérinus, le véridique, par le royal fils Hardoudouf,
quand il voyageait pour inspecter les comptes des
temples. Il retraçait en lui un hymne devant lequel
il fut en extase : il l’emporta dans les chariots du roi,
dès qu’il vit ce qui y était écrit. C’est un grand mys-
tère. On ne voit ni n’entend plus (autre chose) en
récitant ce chapitre pur et saint. Ne t’approche plus
des femmes ; ne mange ni viande ni poisson. Alors
fais un scarabée ciselé en pierre, revêtu d’or, mets-
le à la place du cœur de l’individu ; après en avoir
fait un phylactère trempé dans l’huile, récite dessus
magiquement : « Mon cœur est ma mère, etc. »
Il résulte de ces exemples, auxquels nous pour-
rions enjoindre un grand nombre d’autres analogues,
que certains des plus importants chapitres du Rituel
funéraire, tracés sur des objets déterminés que l’on
déposait avec la momie, en faisaient des talismans qui
protégeaient le défunt avec une efficacité souveraine
au travers des périls qui l’attendaient dans l’autre
vie avant d’arriver à la résurrection bienheureuse.
D’autres sont destinés à la consécration de certains
symboles exécutés dans des substances liturgique-
ment prescrites et suspendus au cou de la momie ; des

  Chap. LXIV.
92

92
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

clauses y sont jointes, ordonnant la confection de ces


amulettes protectrices et précisant la nature de leur
effet93. Enfin, un grand nombre de chapitres du Rituel
ont le caractère de véritables exorcismes magiques
repoussant les monstres dans lesquels se manifeste
la puissance de Set cherchant à perdre et à dévorer
l’âme du mort.
Il n’y a réellement aucune différence essentielle
entre ces chapitres du grand livre hermétique sur
le sort des hommes dans l’autre vie, livre auquel on
attribuait une origine divine, et certaines formules
magiques tracées sur des feuillets de papyrus que
l’on trouve quelquefois attachés aux momies dans
l’intention d’en faire des phylactères. Ce sont des
textes tout à fait de même nature, dont seulement
les uns ont été admis dans le recueil des écritures
divines et de la liturgie officielle des morts, tandis
que les autres, composés peut-être plus tardivement,
n’y ont pas trouvé place. Il faut, du reste, remarquer
que les incantations et les exorcismes adoptés dans
le Rituel ont trait à la protection du défunt au cours
de son pèlerinage souterrain, tandis que les formules
magiques indépendantes et auxquelles on n’avait pas
fait le même honneur sont destinées surtout à mettre
à l’abri des bêtes malfaisantes et des chances pos-
sibles de destruction la momie même, déposée dans
l’hypogée et dont la préservation importait tant au
destin de l’âme. Elles tendent aussi à empêcher que le
corps, pendant que l’âme en est séparée, ne devienne
la proie de l’esprit de quelque méchant qui y pénètre,

  Chap. CLVI-CLXI.
93

93
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’anime et le fasse relever à l’état de vampire. Car,


dans la croyance des Égyptiens, les esprits posses-
seurs et les spectres qui effrayaient ou tourmentaient
les vivants étaient des âmes de damnés revenant sur
la terre avant d’être soumis à l’anéantissement de la a
seconde mort ».
Voici une formule de ce genre, traduite par
M.  Chabas :
« Brebis, fils de brebis ! agneau, fils de brebis, qui
tettes le lait de ta mère la brebis, ne permets pas que
le défunt soit mordu par aucun serpent mâle ou fe-
melle, par aucun scorpion, par aucun reptile ; ne per-
mets pas que le venin maîtrise ses membres ! Qu’il ne
soit pénétré par aucun mort ni aucune morte ! Que
l’ombre d’aucun esprit ne le hante ! Que la bouche
du serpent Am-kahou-ef n’ait pas de pouvoir sur lui !
Lui, il est la brebis. »
« O toi qui entres, n’entre dans aucun des membres
du défunt ! toi qui étends, ne l’étends pas avec toi !
Toi qui enlaces, ne t’enlace pas à lui ! »
« Ne permets pas que le hantent les influences
d’aucun serpent mâle ou femelle, d’aucun scorpion,
d’aucun reptile, d’aucun mort, d’aucune morte, toi
qui entres, n’entre pas en lui ! toi qui respires, ne lui
souffle pas ce qu’il y a dans les ténèbres ! Que ton
ombre ne le hante pas lorsque le soleil se couche et
n’est pas encore levé. »
« J’ai prononcé les paroles sur les herbes sacrées
placées à tous les coins de la maison ; puis j’ai aspergé
la maison tout entière avec les herbes sacrées et la
liqueur haq, au soir et au lever du soleil. Celui qui
étend restera étendu à sa place. »
En général, dans les chapitres du Rituel funéraire

94
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

qui ont le caractère d’incantation et dans les autres


formules magiques pour la protection des morts, la
parole est mise dans la bouche du défunt, et son grand
moyen de défense contre les attaques du mauvais
principe acharné à sa perte est de diviniser, ainsi que
je l’ai dit plus haut, sa propre substance, en s’assimi-
lant dans toute sa personne ou dans tel ou tel de ses
membres aux dieux célestes, en proclamant qu’il est
lui-même l’un ou l’autre de ces dieux. C’est en effet
une croyance formelle de l’antique Égypte, attestée
par d’innombrables passages des textes religieux, que
la science des choses divines élève l’homme jusqu’aux
dieux, l’identifie à eux et arrive à fondre sa substance
dans la substance divine. Certaines paroles mysté-
rieuses, certaines formules, dont la connaissance est
dérobée au vulgaire et n’appartient qu’aux seuls ini-
tiés, opèrent cette identification, cette fusion, par
une vertu propre et invincible, dont la révélation est
due à Thot, le dieu de l’intelligence. Il suffit de pro-
noncer ces formules au nom du mort sur sa momie et
de les déposer par écrit à côté de lui dans son cercueil
pour lui assurer le bénéfice de leur effet au milieu des
dangers qu’il a à surmonter dans le monde inférieur.
Mais du moment qu’on attribuait un tel pouvoir à
certaines formules et à certaines paroles sacrées dans
l’existence d’outre-tombe, on était nécessairement
conduit à leur reconnaître le même pouvoir dans
l’existence terrestre. La vie d’après la mort n’étant
qu’un prolongement de celle-ci, conduisant à son
renouvellement, la conception qu’on s’en était for-
mée fut étendue à la vie sur la terre. Si l’une avait
pour type la course nocturne du soleil dans l’hémis-

95
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

phère inférieur, on reconnut pour type de l’autre la


course diurne du même astre. Dès lors, les épreuves
et les dangers de l’une et de l’autre existence furent
assimilés, rapportés à la même puissance ennemie et
expliqués par le même symbolisme, ce qui conduisit
à y opposer les mêmes moyens magiques. Set person-
nifia tout ce que la nature renferme de nuisible. Ce
fut le dieu du désordre, de la lutte et de la violence ;
et on considéra comme obéissant à ses commande-
ments les fléaux destructeurs, les animaux féroces,
les reptiles venimeux. On prit l’habitude de le conju-
rer et de conjurer aussi son funeste cortège de maux,
en rappelant les événements de la lutte épique dans
laquelle, après avoir succombé, le principe de l’ordre
et de la conservation de la vie, symbolisé par Osiris,
avait définitivement triomphé. C’est ce que nous
voyons, par exemple, dans cette incantation contre la
morsure des serpents venimeux, inscrite sur un petit
papyrus du Louvre, qui, roulé dans un étui, se portait
comme talisman94 :
Il est comme Set, l’aspic, le serpent malfaisant,
dont le venin est brûlant. Celui qui vient pour jouir de
la lumière, qu’il soit caché ! Celui qui demeure dans
Thèbes s’approche de toi, cède, reste en ta demeure !
Je suis Isis, la veuve brisée de douleur. Tu veux t’éle-
ver contre Osiris ; il est couché au milieu des eaux où
mangent les poissons, où boivent les oiseaux, où les
filets enlèvent leur prise, tandis qu’Osiris est couché
dans la souffrance.

  Th. Devéria, Catalogue des manuscrits égyptiens du Louvre,


94

p. 171 et suiv.

96
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Toum, seigneur d’Héliopolis, ton cœur est satis-


fait et triomphant. Ceux qui sont dans le tombeau
sont en acclamations ; ceux qui sont dans le cercueil
se livrent à l’allégresse, lorsqu’ils voient le fils d’Osi-
ris renversant les ennemis de son père, recevant la
couronne blanche de son père Osiris et atteignant
les méchants. Viens ! Relève-toi, Osiris-Sap, car tes
ennemis sont abattus.
L’idée mère de toutes les formules magiques contre
les fléaux de la vie et contre les animaux malfai-
sants (et ces dernières sont fort multipliées) est tou-
jours l’assimilation aux dieux, que produit la vertu
des paroles de l’enchantement et qui met l’homme à
l’abri du danger. Aussi la formule ne consiste-t-elle
pas dans une invocation à la puissance divine, mais
dans le fait de proclamer qu’on est tel ou tel dieu ; et
quand l’homme qui prononce l’incantation appelle à
son secours quelques personnages du Panthéon, c’est
comme l’un d’eux, qui a droit à l’aide de ses com-
pagnons de divinité. Ceci est très nettement établi
dans les formules du célèbre papyrus Harris, objet
des études de M. Chabas95, manuscrit de l’époque
de la XIXe dynastie qui est peut-être un fragment du
recueil magique dont on attribuait la composition au
dieu Thot, le comptant ainsi dans la collection des
livres hermétiques.
Voici une des incantations de ce papyrus, destinée
à se mettre à l’abri des crocodiles :
« Ne sois pas contre moi ! Je suis Ammon. — Je suis
Anhour, le bon gardien. — Je suis le grand maître du

95
  Le Papyrus magique Harris, Chalon-sur-Saône, 1860.

97
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

glaive. — Ne te dresse pas ! Je suis Month. — N’essaye


pas de surprendre ! Je suis Set. — Ne porte pas tes
deux bras contre moi ! Je suis Sothis. — Ne m’atteins
pas ! Je suis Séthou. »
« Alors ceux qui sont dans l’eau ne sortent pas ; —
ceux qui sont sortis ne rentrent pas à l’eau ; — et ceux
qui restent à flotter sur les eaux — sont comme des
cadavres sur l’onde ; — et leurs bouches se ferment, —
comme sont fermés les sept grands arcanes, — d’une
clôture éternelle. »
Dans cette autre, dirigée contre les différents ani-
maux nuisibles, l’homme qui veut se mettre à l’abri
de leurs atteintes par l’incantation magique invoque
l’aide d’un dieu, mais à titre de dieu lui-même :
« Viens à moi, ô seigneur des dieux ! — Repousse
loin de moi les lions venant de la terre, — les croco-
diles sortant du fleuve, — la bouche de tous les rep-
tiles mordants sortis de leurs trous ! »
« Arrête, crocodile Mako, fils de Set ! — Ne vogue
pas avec ta queue ; — n’agis pas de tes deux bras ; —
n’ouvre pas ta gueule. — Que l’eau devienne un feu
ardent devant toi ! — La pique des soixante -dix-sept
dieux est sur tes yeux ; — l’arme des soixante-dix-sept
dieux est sur ton œil, — toi qui fus lié par des liens de
métal devant la barque de Ra. »
« Arrête, crocodile Maku, fils de Set ! — Car je suis
Ammon, fécondateur de sa mère. »
Il en est de même dans cette troisième formule, où
c’est à Horus que s’identifie l’incantateur, en récla-
mant l’appui d’Isis et de Nephtys contre tous les
périls qui pouvaient menacer un Égyptien dans une
maison de campagne isolée :

98
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

« O toi que ramène la voix du gardien, — Horus


a prononcé à voix basse l’invocation : « Campagne î »
— Cela dit, les animaux qui le menaçaient ont rétro-
gradé. »
« Qu’Isis, ma bonne mère, prononce pour moi l’in-
vocation, ainsi que Nephtys, ma sœur ! — Qu’elles
demeurent dans l’acte de salut, — à mon sud, — à
mon nord, — à mon occident, — à mon orient !— Pour
que soit scellée la gueule des lions et des hyènes, — la
tête de tous les animaux à longue queue — qui se re-
paissent de chair et boivent le sang ; — pour les fasci-
ner ; — pour leur enlever l’ouïe ; — pour me tenir dans
l’obscurité ; — pour ne pas me mettre en lumière ; —
pour ne pas me rendre visible, — à tout instant de la
nuit ! »
Ce n’est pas seulement à l’homme que les paroles
magiques peuvent communiquer la vertu divine ; elles
peuvent y faire même participer des animaux pour la
protection de l’homme, comme elles font résider un
pouvoir invincible dans un objet inanimé, enchanté
comme talisman. Nous avons ainsi la formule qu’on
prononçait sur un chien de garde, afin d’augmenter
sa force par la puissance de l’enchantement :
« Debout ! chien méchant ! — Viens ! que je te pres-
crive ce que tu dois faire aujourd’hui. — Tu étais atta-
ché, n’es-tu pas délié? — C’est par Horus qu’il t’est
prescrit de faire ceci : — Que ta face soit le ciel ou-
vert ! — Que ta mâchoire soit impitoyable ! — Que ta
force immole comme le dieu Har-schéfi ! — Massacre
comme la déesse Anata ! — Que ta crinière présente
des verges de fer ! — Sois pour cela Horus et pour cela
Set ! »
« Va au sud, au nord, à l’ouest, à l’est ; — la cam-

99
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pagne t’est livrée tout entière ; — rien ne t’y arrêtera.


— Ne dirige pas ta face contre moi ; — dirige-la contre
les animaux sauvages. — Ne présente pas ta face sur
mon chemin ; — présente-la sur celui de l’étranger. »
« Je t’investis d’une vertu fascinatrice  ; enlève
l’ouïe ! — Car tu es le gardien courageux, redoutable. »
« Salut ! Parole de salut ! »
Dans ces citations, on voit se dessiner clairement
deux faits signalés par les écrivains grecs et qui don-
naient à la magie égyptienne un caractère tout à fait
à part. C’est d’abord l’absence de développement
démonologique. Les Égyptiens n’admettent que dans
le monde des âmes un certain nombre de génies en
antagonisme, les uns parèdres et serviteurs d’Osiris,
les autres formant le cortège de Set. Sur la terre, ce
sont uniquement les fléaux naturels, les animaux nui-
sibles qui, avec des âmes de damnés revenant comme
vampires, servent d’instruments à la puissance du
dieu du mal. Les exorcismes magiques ne combattent
pas de démons à proprement parler. De même, ce
n’est pas sur des esprits favorables et inférieurs aux
dieux que s’exerce le pouvoir des incantations propi-
tiatoires. Il met au service de l’homme pour le proté-
ger l’action des dieux eux-mêmes.
Quant au rapport que ces formules établissent
entre l’homme et les dieux, il est aussi conçu d’une
manière exclusivement propre aux doctrines égyp-
tiennes. Chez les autres peuples, la puissance
magique ne commande qu’aux esprits secondaires
et n’a d’action coercitive que sur les démons mau-
vais. À ceux-ci, l’exorciste impose une volonté impé-
rative quand il leur dit de se retirer ; mais envers

100
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les dieux, même dans les opérations de la magie, on


ne s’adresse que par voie de prières et de supplica-
tions. En Égypte, il en est autrement. Admettant que
l’emploi de certaines formules sacramentelles élevait
l’homme jusqu’aux dieux et parvenait à l’identifier à
chacun d’eux, on avait dû, par une pente inévitable,
être conduit à regarder ces formules comme renfer-
mant un pouvoir qui s’imposait aux dieux, même
les plus puissants, et leur commandait. Aussi les
écrivains alexandrins nous disent-ils96 que les Égyp-
tiens prétendaient contraindre par leurs évocations
et leurs formules magiques les dieux d’obéir à leurs
désirs et de se manifester à leurs yeux. Appelé par son
nom véritable, le dieu ne pouvait résister à l’effet de
l’évocation.
Le papyrus Harris fournit le texte d’une évoca-
tion de ce genre qui ne s’adresse à rien moins qu’à
Ammon, le dieu suprême de Thèbes :
« Descends ! descends ! gauche du ciel, gauche de
la terre ! Ammon s*élève en roi, vie, santé, force ; — il
a pris la couronne du monde entier. — Ne ferme pas
l’oreille. »
« Les serpents à la marche oblique, — qu’ils ferment
leurs bouches. — Et que tout reptile reste confondu
dans la poussière — par ta vaillance, ô Ammon. »
L’opinion tout égyptienne que j’indique persista
jusqu’aux derniers temps de la religion pharaonique.
Elle se trouve consignée dans les écrits de l’hiéro-
grammate Chérémon, qui avait composé, sous les
Ptolémées, un traité sur la science sacrée des Égyp-
96
  Iamblich., de Myster, Ægypt., VII, 4, 5.

101
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tiens97. « Non seulement, remarque M. Maury, on


appelait le dieu par son nom, mais s’il refusait d’ap-
paraître, on le menaçait. Ces formules de contrainte
à l’égard des dieux ont été appelées par les Grecs
Qeîn ¦n£gkai. » Porphyre, dans sa Lettre à Anébon,
s’indigne d’une pareille prétention chez les magiciens
égyptiens, d’une foi si aveugle dans la vertu des mots.
« Je suis profondément troublé de l’idée de pen-
ser, écrit le philosophe, que ceux que nous invoquons
comme les plus puissants reçoivent des injonctions
comme les plus faibles, et qu’exigeant de leurs ser-
viteurs qu’ils pratiquent la justice, ils se montrent
cependant disposés à faire eux-mêmes des choses
injustes, lorsqu’ils en reçoivent le commandement,
et tandis qu’ils n’exaucent pas les prières de ceux qui
ne se seraient pas abstenus des plaisirs de Vénus, ils
ne refusent pas de servir de guides à des hommes
sans moralité, au premier venu, vers des voluptés
illicites98. »
Au reste, ce pouvoir des incantations magiques,
qui forçait les dieux à obéir, devenait formidable
pour celui même qui l’exerçait, s’il ne s’en rendait pas
digne par sa pureté morale et sa science des choses
divines. Le Roman de Setna, ce curieux texte des âges
de décadence traduit par M. Brugsch, dans la Revue
archéologique de 1867, d’après un papyrus démotique,
roule en grande partie sur les catastrophes surnatu-
relles qui assaillent celui qui, sans y être préparé par

  Porphyr., ap. Euseb., Præpar, evang., v, 10.


97

  Porphyr., ap. Euseb., Præpar, evang., v, 7.


98

102
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

une initiation suffisante, se trouve en possession du


livre de magie composé par le dieu Thot.
On comprend qu’avec l’idée dont nous parlons,
l’emploi des noms eût pris dans la magie et même
dans la religion de l’Égypte une importance toute par-
ticulière. Les dieux égyptiens étaient essentiellement
myrionymes, comme les Grecs ont qualifié Isis. Deux
chapitres spéciaux du Rituel funéraire99 ont pour objet
d’instruire le défunt des nombreux noms d’Osiris,
comme secours tout-puissant dans son voyage infer-
nal. « Non-seulement, dit M. Birch100, il est indiqué
sur quelques monuments de la XIIe dynastie qu’ils
sont dédiés à certains dieux « sous tous leurs noms »,
mais on trouve aussi des tables de noms du dieu Ptah,
le démiurge, et du dieu Ra, le principe solaire, sur des
monuments du règne de Ramsès II… La gnose ou la
connaissance des noms divins, dans leur sens exté-
rieur et dans leur sens ésotérique, était en fait le grand
mystère religieux ou l’initiation chez les Égyptiens. »
Les formules du papyrus Harris sont remplies
d’allusions à cette importance magique du nom des
dieux :
« Moi, je suis l’élu des millions d’années, — sorti du
ciel inférieur, — celui dont le nom n’est pas connu.
— Si l’on prononçait son nom sur la rive du fleuve, —
oui ! il le consumerait. — Si l’on prononçait son nom
sur la terre, — oui ! il en ferait jaillir des étincelles. —

  Chap. CXLI et CXLII.


99

  Dans le tome V de la traduction anglaise de l’ouvrage de


100

Bunsen sur l’Égypte, p. 151.

103
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Je suis Schou, sous la figure de Ra, — assis au milieu


de l’œil de son père101. »
« Si ce qui est dans l’eau102 ouvre la bouche ou saisit
de ses bras, — je ferai tomber la terre dans le bassin
de l’eau, — mettant le sud à la place du nord — dans
le monde entier. »
Et cette autre, qui contient une évocation formelle :
« Viens à moi, viens à moi ! ô toi qui es permanent
pour les millions de millions d’années, — ô Noum,
fils unique, — conçu hier, enfanté aujourd’hui ! —
Celui qui connaît ton nom — est celui qui a soixante-
dix-sept yeux et soixante-dix-sept oreilles. — Viens à
moi ! Que ma voix soit entendue — comme fut enten-
due la voix de la grande oie Nakak103, pendant la nuit.
— Je suis Bah104, le grand. »
Nous avons également constaté dans la magie chal-
déenne la doctrine de l’efficacité du nom suprême et
mystérieux des dieux. Mais elle me paraît avoir un
caractère fort différent sur les bords du Nil et sur
ceux de l’Euphrate. En Chaldée, comme dans toutes
les religions de l’Asie antérieure, le nom mystérieux
est regardé comme une véritable hypostase divine,
qui a une existence personnelle et par suite une puis-
sance propre sur les autres dieux, d’un rang moins
élevé, comme sur la nature et le monde des esprits. En
Égypte, on ne trouve que de rares traces de la notion
d’une semblable puissance attribuée au nom divin,

101
  Dans la symbolique égyptienne, c’est le disque du soleil.
102
  Les crocodiles ou les hippopotames.
103
  L’oie du dieu Seb, qui a pondu l’œuf de la terre.
104
  Personnage assimilé à Hapi, le dieu Nil.

104
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et cela tardivement, sous l’influence du contact avec


les religions sémitiques. La conception égyptienne
propre et originale est que c’est sur le dieu même
auquel il appartient que le nom mystique exerce un
pouvoir ; appelé par ce nom, le dieu se voit obligé
d’obéir. C’est pour cela qu’il demeure secret, de peur
qu’on n’en abuse, et que les initiés seuls parviennent
à le connaître.
Dans la magie égyptienne des bas temps, telle que
l’exposent les Néoplatoniciens, « on regarda comme
indispensable, dit M. Maury105, lors même que le magi-
cien ne comprenait pas la langue à laquelle le nom
du dieu était emprunté, de conserver ce nom sous
sa forme primitive, car un autre mot n’eût pas eu la
même vertu. L’auteur du traité des Mystères des Égyp-
tiens106, attribué à Jamblique, prétend « que les noms
barbares, les noms tirés des idiomes des Égyptiens
et des Assyriens, ont une vertu mystique et ineffable
qui tient à la haute antiquité de ces langues, à l’ori-
gine divine et révélée de la théologie de ces peuples. »
L’emploi de noms bizarres, inintelligibles au vul-
gaire, étrangers à la langue égyptienne et empruntés
à d’autres idiomes ou composés de fantaisie, l’em-
ploi de tels vocables à titre de noms mystérieux des
dieux remonte, du reste, en Égypte, à une date plus
haute qu’on ne serait d’abord porté à le croire. Nous
rencontrons des noms de ce genre, dont aucun n’est
égyptien, désignant Set et Osiris, dans l’imprécation

105
  La Magie et l’Astrologie, p. 42.
106
  IV, 4.

105
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

magique de nature funéraire qui se lit sur un papyrus


du Louvre, daté du règne de Ramsès II107 :
« O Oualbpaga  ! O Kemmara  ! O Kamalo  ! O
Karkhenmou ! O Aamâgaaa ! Les Ouana ! Les Remou !
Les Outhoun, [ennemis] du Soleil ! Ceci est pour
commander à ceux qui sont parmi vous tous, les ad-
versaires108. Il est mort par violence l’assassin de son
frère109 ; il a voué son âme au crocodile. Pas un pour
le plaindre. Mais il amène son âme au tribunal de la
double justice par-devant Mamouremoukababou110
et les seigneurs absolus qui sont avec lui111. » Celui-
ci répond à son ennemi : «  O lion, face-noire, yeux
sanglants, [venin] en « sa bouche, destructeur de son
propre nom,… de son père, la faculté de mordre n’est
pas encore enlevée à ceux-ci. »
Les noms mystiques et magiques à physionomie
barbare désignant les dieux tiennent une place très
considérable dans les quatre derniers chapitres qui se
trouvent à la fin du Rituel funéraire dans les exem-
plaires de même famille que celui de Turin, chapitres
que M. Birch tirent pour composés vers l’époque de
la XXVIe dynastie ; et on y discerne avec certitude
un certain nombre de radicaux sémitiques. Il est dit
en termes formels que ceux du chapitre CLXV sont
puisés dans la langue des Anou de Nubie. Ailleurs,

107
 Devéria, Catalogue des manuscrits égyptiens du Louvre,
p. 174.
108
  Je traduis ainsi l’expression aahui, que je regarde comme
empruntée aux langues sémitiques.
109
 Seth.
110
  C’est Osiris.
111
  Les-quarante-deux assesseurs du tribunal d’Osiris.

106
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

renseignement que j’emprunte à une communica-


tion épistolaire du si regrettable vicomte de Rougé,
des noms de même nature sont donnés comme de
l’idiome des nègres (nahasi) du pays de Pount, l’Ara-
bie méridionale. Ceci serait de nature à faire entrevoir
une influence exercée à une certaine époque et dans
de certaines limites sur la magie égyptienne par la
magie des populations africaines. Celle de l’Égypte en
différait sans doute profondément par ses doctrines
essentielles et par son origine ; mais dans la pratique,
elle avait pu emprunter aux, sorciers nubiens et
nègres quelques rites et quelques noms.

107
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

IV

Différences essentielles de la magie égyptienne et de la


magie chaldéenne — Pas de trace des esprits élémentaires
en Égypte — La magie chaldéenne ne prétend pas
contraindre les dieux — Elle les implore — Elle ne prétend
pas pénétrer la connaissance du nom divin tout-puissant,
qui reste le secret du dieu Êa — Simplicité et clarté des
formules magiques chaldéennes — Leur caractère primitif
— Ces formules conservent les vestiges d’une religion
antérieure au système de la religion savante qui finit par
prévaloir, dans l’usage officiel, sur les bords de l’Euphrate
et du Tigre.

Après avoir mis le lecteur en mesure, par les cita-


tions qui précèdent, de faire lui-même la comparaison
des formules magiques égyptiennes et chaldéennes,
il n’est pas besoin d’insister longuement sur la dif-
férence profonde des deux systèmes, car elle éclate
manifeste à tous les regards. Les croyances fonda-
mentales et les idées génératrices de la superstition
magique, en Égypte et en Chaldée, s’éloignent autant
que la forme même des incantations.
Dans les documents égyptiens, nous n’apercevons
aucune trace de ces esprits élémentaires, doués d’une
personnalité si distincte, que la magie chaldéenne
voit partout répandus dans l’univers, les uns bons, les
autres mauvais, adressant aux uns ses incantations
propitiatoires et aux autres ses exorcismes les plus
terribles. En revanche, les Chaldéens ne s’imaginent
en aucune façon pouvoir par leurs formules faire de
l’homme un dieu et l’identifier aux personnages les

108
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

plus élevés de la hiérarchie céleste. Ils ne prétendent


pas non plus au moyen de ces formules arriver à com-
mander aux dieux les plus puissants et les contraindre
à obéir à leurs paroles. C’est dans le monde inter-
médiaire des esprits que se maintient leur magie et
qu’elle exerce son action. Lorsqu’il faut recourir au
secours des dieux suprêmes, c’est par voie de prières
et de supplications que l’on s’adresse à eux, non par
une contrainte, et même, notion sur laquelle nous
aurons à revenir plus loin, les prières des hommes
ne sont complètement efficaces auprès de ces dieux
qu’en passant par l’organe d’un médiateur. Aussi le
nom suprême dont le pouvoir commande même aux
dieux et exerce sur eux une vertu coercitive demeure
toujours le secret d’Êa. L’initié n’a point, comme en
Égypte, la prétention d’arriver à sa connaissance. Il
demande dans certains cas d’une gravité exception-
nelle, par l’intermédiaire de Silik-moulou-khi, à Êa de
vouloir bien le prononcer pour rétablir l’ordre dans
le monde et terrasser les puissances de l’abîme. Mais
ce nom, l’enchanteur ne le sait pas, et il ne peut par
conséquent point l’encadrer dans sa formule, même
destinée à rester absolument mystérieuse. Ce n’est
pas lui qui s’en sert ; il ne fait que demander au dieu
qui le connaît de l’employer, sans chercher lui-même
à en pénétrer l’arcane.
Ce qui frappe aussi dans les incantations de la
magie chaldéenne comparées à celles de la magie
égyptienne, et ce qui leur donne un cachet manifeste
d’antériorité, c’est leur simplicité tout à fait primitive.
Tout y est d’une remarquable clarté, exprimé simple-
ment et directement, sans recherche d’obscurités ni

109
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de complications voulues. La croyance aux esprits


s’y manifeste sous sa forme la plus antique et la plus
absolue, sans raffinement philosophique sur les pro-
blèmes de la substance divine, sans trace de mysti-
cisme, et surtout sans aucune de ces allusions à un
vaste développement de légendes mythologiques qui
remplissent les formules égyptiennes et les rendent
complètement inintelligibles sans un commentaire
développé.
Au contraire, l’intelligence des formules magiques
en langue accadienne, qui se conservèrent en Chal-
dée jusqu’à la fin des écoles sacerdotales des bords de
l’Euphrate et qu’Assourbanipal, au VIIe siècle avant
notre ère, faisait copier pour la bibliothèque palatine
de Ninive, était accessible à tous. Elles ne renferment
aucun mystère, et le secret sacerdotal, s’il y en avait
un, résidait seulement dans la connaissance précise
des termes mêmes des incantations consacrées par
leur antiquité, et sans doute aussi par l’idée d’une
révélation divine à leur origine. Elles sont l’œuvre
d’un peuple qui n’avait encore ni doctrine ésoté-
rique, ni initiations, et chez qui la science des prêtres
magiciens ne consistait que dans la connaissance
pratique de certains rites et de certaines paroles, au
moyen desquelles on croyait entrer en communica-
tion avec le monde des esprits, sans que la manière
de les concevoir différât de la superstition populaire
autrement que peut-être par un peu plus de régula-
rité systématique dans leur hiérarchie et dans leurs
attributions.
C’est par là que la magie accadienne, dans les
siècles même du plus grand éclat de Babylone et de
110
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’Assyrie, conserve l’empreinte d’une extrême anti-


quité, l’esprit des âges les plus primitifs, à côté de la
religion savante qui s’était développée plus tard dans
les mêmes lieux. Celle-ci avait accepté l’existence de
cette magie et reçu dans le canon de ses livres sacrés
les vieilles incantations d’Accad, en donnant une place
dans son système théologique aux génies invoqués
dans ces incantations, mais une place en sous-ordre.
Au fond, en effet, comme nous allons le voir, la magie
ne découlait pas en Chaldée de la religion officielle
des siècles pleinement historiques ; c’était le rameau
d’une tout autre plante, qu’on avait greffe plus ou
moins bien sur ce tronc nouveau, du moment qu’on
en avait toléré et reconnu l’existence, au lieu de cher-
cher à l’anéantir. Mais les faits nous obligeront à y
reconnaître l’épave d’un système religieux antérieur,
d’un naturalisme encore rudimentaire et grossier, et
même d’une couche de population primitive, apparte-
nant à une race entièrement différente de celle dont
la religion chaldéo-assyrienne fut l’œuvre. Dans la
civilisation qui naquit graduellement sur les rives du
Tigre et de l’Euphrate de la fusion des Soumirs et des
Accads, des Sémito-Kouschites et des Touraniens, la
religion et la magie parvinrent à s’unir pacifiquement,
mais elles provenaient à l’origine des deux éléments
opposés de la population. C’est, je crois, ce qui ressor-
tira de l’exposé des doctrines des livres magiques pri-
mitivement composés en langue accadienne et dont
on doit la découverte à sir Henry Rawlinson, mises en
comparaison avec celles de la religion officielle et du
culte public, telles que de nombreux documents nous
les font connaître.

111
CHAPITRE III : LA RELIGION
CHALDÉO-BABYLONIENNE ET SES DOCTRINES

La religion officielle de Babylone et de la Chaldée dans son


système définitif — C’est celle’ qu’adoptèrent les Assyriens
— Unité fondamentale de l’être divin. —Rôle essentiel des
astres et des conceptions sidérales — Parenté avec les
religions syro-phéniciennes — Ilou, dieu suprême et premier
principe — Son caractère vague et indéterminé — Le
premier principe se détermine mieux sous la forme d’Assur
— Émanations successives qui en découlent — La première
triade, Anou, Nouah et Bel — Triade féminine qui la double
— La deuxième triade, dieux des grands corps. sidéraux,
Sin, Samas et Bin — Principe de composition de toutes ces
triades — Dédoublement de tous les dieux en une dualité
conjugale — Les dieux planétaires — Leur relation avec les
dieux supérieurs — Comment on comptait les douze grands
dieux — Les dieux mineurs — Personnages divers de second
ordre — Dieux locaux — Dieux des constellations — Génies
et esprits — Multiplication des personnages surnaturels,
dieux et esprits — Les dieux de la vieille religion magique
d’Accad ont trouvé place dans les rangs inférieurs de ce
monde surnaturel

Commençons, pour pouvoir y comparer en pleine


connaissance de cause ce qu’on trouve dans les textes
magiques accadiens, par exposer le système de la reli-
gion babylonienne à l’âge de son complet développe-
ment, pendant toute la période historique qu’il faut
qualifier d’assyrienne, et même antérieurement, à
la suite du grand travail des écoles sacerdotales que
112
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

nous voyons en pleine activité sous les règnes de Sar-


gon Ier et de Hammouragas. Ici je n’aurai guère qu’à
résumer en le complétant ce que j’ai exposé plus en
détail, avec les citations et les preuves, dans mon
Commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose.
La religion de Babylone, adoptée par les Assyriens
avec une seule modification importante, était, dans
ses principes essentiels et dans l’esprit qui avait guidé
ses conceptions, une religion de la même nature que
celle de l’Égypte et qu’en général toutes les grandes
religions du paganisme. Lorsqu’on y pénétrait au-delà
de l’écorce extérieure de polythéisme grossier qu’elle
avait revêtue dans les superstitions populaires, et
qu’on s’élevait jusqu’aux conceptions d’un ordre
plus haut qui en avaient été le point de départ, on y
retrouvait la notion fondamentale de l’unité divine,
mais défigurée par les monstrueuses rêveries du pan-
théisme, qui confond la créature avec le Créateur
et transforme l’être divin en un dieu-monde, dont
tous les phénomènes de la nature sont les manifes-
tations. Au-dessous de ce Dieu suprême et unique,
puisqu’il est le grand Tout dans lequel toutes choses
se confondent et s’absorbent, est échelonné, dans
un ordre d’émanation qui correspond à leur ordre
d’importance, un peuple de dieux secondaires, qui
ne sont autres que ses attributs et ses manifesta-
tions personnifiées. C’est dans ces personnages divins
secondaires et dans leur nature réciproque que se
marquent surtout les différences entre les principales
religions païennes, dont le principe premier est tou-
jours le même. L’imagination des Égyptiens, comme
je l’ai dit tout à l’heure, avait été surtout frappée par

113
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les péripéties Successives de la course journalière et


annuelle du soleil ; ils y avaient vu la manifestation
la plus imposante de la Divinité, celle qui révélait le
mieux les lois de l’ordre du monde, et ils y avaient
cherché leurs personnifications divines. Les Chaldéo-
Babyloniens, au contraire, adonnés d’une manière
toute spéciale à l’astronomie, lurent dans l’ensemble
du système sidéral et surtout planétaire la révélation
de l’être divin. De même que les peuples syro-phé-
niciens, avec les religions desquelles la leur a la plus
étroite parenté, ils considérèrent les astres comme les
vraies manifestations extérieures de cet être divin, et
ils en firent dans leur système religieux l’apparence
visible des hypostases émanées de la substance de
l’être absolu, qu’ils identifiaient avec le monde, son
ouvrage. Seulement, sous sa forme définitive, leur
religion classa ces émanations dans une échelle philo-
sophique et savante, résultat d’un très puissant effort
de pensée, auquel la Syrie et la Phénicie n’offrent rien
d’analogue.
Le dieu suprême, le premier et unique principe d’où
dérivent tous les autres dieux, était Ilou (en accadien
Dingira), dont le nom signifie ce le dieu » par excel-
lence. C’est le Un et le Bon, que les philosophes néo-
platoniciens disent avoir été la source commune de
tout dans la théologie des Chaldéens112 ; et en effet on
trouve le premier principe appelé « le Dieu Un » dans
quelques documents de l’époque très tardive où, le
langage philosophique s’étant complètement formé

  Anonym., Compend, de doctr ; Chaldaic., ap. Stanley, Histor.


112

Philosoph., t. II, p. 1125.

114
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dans les écoles sacerdotales, on disait113 qu’au com-


mencement, de l’Abîme (Apsu) et de la Mer primor-
diale (Tamti) était né l’Être existant (Auv kinuv), adoré
sous ce nom même par Nabuchodonosor114. Mais ceci
appartient à un développement philosophique tout
à fait récent. Dans la religion des âges classiques du
bassin de l’Euphrate, la conception d’Ilou était trop
compréhensive, trop vaste, pour recevoir une forme
extérieure bien déterminée, et par conséquent les
adorations du peuple ; à ce point de vue, les Grecs lui
trouvèrent une certaine analogie avec leur Cronos,
auquel ils l’assimilèrent. En Chaldée, il ne paraît pas
qu’aucun temple lui ait été spécialement dédié, bien
que Babylone lui dût son nom de Bab-Ilou (en acca-
dien Kâ-Dingira). Pendant longtemps même, on ne
distingua pas nettement la personnalité de Ilou ; son
rôle et sa qualification de « Dieu Un » furent d’abord
donnés à Anou, « l’ancien des dieux, » premier per-
sonnage de la triade suprême qu’on regarda ensuite
comme émanée d’Ilou ; on ne distinguait pas alors
le principe primordial du chef de cette triade, qu’on
tint après pour sa première émanation. C’est seule-
ment chez les Assyriens que le culte d’un deus exsu-
per antissimus, source et principe d’où découlent tous
les autres, prit une importance presque égale à celle
d’Ahouramazdâ chez les Perses, en la personne de
leur dieu national Assur, d’où le pays lui-même tirait
son nom.
Au-dessous d’Ilou, la source universelle et mysté-

  Damasc, de Princip., 125, p. 381, éd. Kopp.


113

  Inscription de Borsippa, col. 1, 1. 2 : W. A. I. I, 51, 4.


114

115
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

rieuse, venait une triade composée de ses trois pre-


mières manifestations extérieures et visibles, qui
occupait le sommet de l’échelle des dieux dans le culte
populaire : Anou, l’Oannès des Grecs, le chaos primor-
dial, le dieu Temps et Monde (crÒnoj et kÒsmoj à la
fois), la matière incréée, issue du principe fondamen-
tal et unique de toutes choses ; Nouah, l’intelligence,
nous dirions volontiers le Verbe, qui anime la matière
et la rend féconde, qui pénètre l’univers, le dirige et le
fait vivre, en même temps le roi de l’élément humide,
en un mot « l’Esprit porté sur les eaux » ; enfin Bel, le
démiurge, ordonnateur de l’univers organisé. C’est la
grande triade signalée chez les Chaldéens par Damas-
cius115, qui en désigne les personnages par les appella-
tions accadiennes de Anna (‘AnÕj), Êa (‘AÕj) et Enou
(Il-inoj). Ces trois personnifications divines, égales
en puissance et consubstantielles, n’étaient pas pla-
cées sur le même degré d’émanation, mais regar-
dées, au contraire, comme issues les unes des autres :
Nouah d’Anou et Bel de Nouah.
À chacun des dieux de la triade suprême corres-
pondait une divinité féminine, qui en était le dédou-
blement, la forme passive, et, pour me servir de l’ex-
pression même contenue dans plusieurs inscriptions,
« le reflet. » C’est ainsi que, dans l’Inde, le Trimourti
se reproduit dans le Çakti-Trimourti, triade féminine.
Anat ou Nana répondait à Anou, Belit à Bel et Davkina
à Nouah ; mais la distinction de ces trois personnages
femelles est beaucoup moins claire que celle des trois
dieux mâles. Ils se confondent les uns avec les autres,

115
  De Princip., 125, p. 384, éd. Kopp.

116
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et en réalité ils se réduisent à un seul, Belit, que les


invocations au cycle des grands dieux mentionnent
presque toujours à l’exclusion des deux autres.
Belit est le principe féminin de la nature, la matière
humide, passive et féconde dans le sein de laquelle se
produit la génération des dieux et des êtres. Une ins-
cription de Sargon II, l’Assyrien, dit « qu’elle triture
comme le fard les éléments du monde ». Ses princi-
pales qualifications sont celles de « déesse souveraine,
dame de l’abîme d’en bas, mère des dieux, reine de la
terre, reine de la fécondité. » Comme l’humidité pri-
mordiale d’où tout est sorti, elle est Tamti, « la mer » ;
comme déesse chthonienne et infernale, Allat ou
Oum-Ourouk, « la mère de la ville d’Érech », la grande
nécropole de la Chaldée. Enfin, dans le monde des
étoiles, elle se manifeste sous la forme d’Istar ; mais
cette dernière manifestation prend un caractère de
personnalité plus distincte que les autres, et reçoit
une place spéciale dans la hiérarchie systématique du
Panthéon.
Après la première triade, représentant la genèse du
monde matériel, émané de la substance de l’être divin,
la série des émanations se continuait et produisait
une seconde triade, dont les personnages, abandon-
nant désormais le caractère général et indéterminé de
ceux de la première, prenaient une physionomie déci-
dément sidérale et représentaient des corps célestes
déterminés, ceux dans lesquels les Chaldéo-Babylo-
niens voyaient les manifestations extérieures les plus
éclatantes de la Divinité : c’étaient, pour les citer dans
leur ordre hiérarchique, Sin, le dieu-lune, fils de Bel ;
Samas, le Soleil, fils de Nouah ; enfin Bin, le dieu de

117
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’atmosphère et de ses phénomènes, des vents, de la


pluie et du tonnerre, fils d’Anou.
Ce sont là les trois triades, « composées chacune de
père ou premier principe, de puissance et d’intelli-
gence », pater, potentia et mens, que les philosophes de
l’école néoplatonicienne, très exactement informés
des religions asiatiques, attestent avoir été regardées
par les Chaldéens comme émanées de l’Un et Bon,
unum et bonum, et avoir constitué la base fondamen-
tale de leur religion116. De plus, comme les Chaldéo-
Babyloniens, aussi bien que les peuples syro-phéni-
ciens, n’ont jamais admis un dieu sans dédoublement
de sa substance en principe mâle et femelle, chacun
de ceux de la triade des principaux corps célestes
est assisté de son épouse. Pour Sin, c’est la « Dame
suprême », dont nous ne savons pas encore lire pho-
nétiquement le nom avec certitude ; pour Samas, la
déesse Goula, triforme en sa qualité de personnifica-
tion lunaire et quelquefois remplacée par un groupe
de trois épouses égales entre elles : Malkit, Goula et
Anounit ; enfin, la compagne de Bin est Sala.
L’échelle descendante des émanations et de la hié-
rarchie suprême du Panthéon place ensuite les dieux
des cinq planètes : Adar (Saturne), Mardouk (Jupi-
ter), Nergal (Mars), Istar (Vénus) et Nébo (Mercure).
Les planètes Vénus et Mercure ayant chacune deux
apparitions, au soir et au matin, on admit, dans les
derniers temps, une double Istar, et on divisa Nébo

 Anonym., Compend. de doctr, chaldaic, ap. Stanley, Histor.


116

philos., t. II, p. 1125. — Damasc, de Princip., 111, p. 345, éd.


Kopp. — Lyd, de Mensib., IV, 78, p. 121.

118
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

en deux personnages : Nébo et Nouskou. Ceux d’entre


eux qui sont considérés comme des dieux mâles, Istar
étant une déesse, ont tous à côté d’eux la parède
féminine qui les complète par son union conjugale :
Zarpanit pour Mardouk, Laz pour Nergal et Tasmit
pour Nébo ; quant à Adar, on le représente comme
étant à la fois fils et époux de la grande Belit. Istar,
de son côté, possède un époux mystérieux, Doûzi ou
Douwazi (Tammuz), enlevé, florissant de jeunesse,
à sa passion, et qu’elle va rechercher jusqu’au fond
du Pays immuable où descendent les morts, ce qui ne
l’empêche pas d’avoir beaucoup d’autres amours, sur
lesquelles la légende mythologique se donne carrière
en fait de détails scandaleux. Ces dieux des planètes
ne sont, du reste, — et ce point de vue est très net-
tement indiqué dans un grand nombre de passages,
— que des formes, des manifestations secondes des
dieux de l’ordre supérieur, Adar-Samdan répondant à
Anou, Mardouk à Bel, Nébo à Nouah, Istar à Belit ; la
relation de Nergal est moins claire.
Avec ces personnages planétaires se clôt la série
des douze grands dieux qui constituaient le véri-
table Olympe chaldéo-babylonien, l’ordre supérieur
de la hiérarchie divine, ceux que Diodore de Sicile117,
en exposant très exactement le système astrono-
mico-théologique des Chaldéens, appelle « maîtres »
ou « seigneurs des dieux », et qu’il dit avoir présidé
aux douze mois de l’année et aux douze signes du
zodiaque118. Ce sont ceux qui, presque seuls, sont

  II, 30.
117

  Les douze se comptent de la manière suivante : Anou, Bel,


118

119
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

nommés dans les inscriptions comme étant l’objet


d’un culte public, officiel et général dans tout le pays,
et dont les appellations entrent dans la composition
de la plupart des noms propres ; mais, au-dessous
de ces grands dieux, la théologie et la mythologie de
Babylone et de l’Assyrie admettaient des légions de
dii minores, représentant des ordres inférieurs d’éma-
nation, qui paraissent, du reste, n’avoir jamais été
distribués aussi régulièrement que ceux du sommet
de la hiérarchie ; il y avait là tout un peuple qui resta
toujours assez confus et en grande partie relégué dans
les cultes locaux. Ce sont des divinités mineures de
ce genre que le récit cosmogonique de Bérose intro-
duit aux côtés de Bel, exécutant ses ordres et l’aidant
dans son œuvre de démiurge. Les tablettes mytholo-
giques et astrologiques fournissent un grand nombre
de noms divins qu’il faut rapporter à cette classe.
On doit surtout étudier à ce point de vue celles qui
contiennent des généalogies de dieux, et encore plus
le précieux fragment d’un texte où étaient énumé-
rées, temple par temple, les divinités synthrones des
grands dieux dans les principaux sanctuaires de la
Babylonie et de l’Assyrie119.
Sans doute beaucoup de noms fournis par ces
documents comme ceux de personnages séparés se
retrouvent sur les autres tablettes mythologiques,
en tant que qualifications des grands dieux. Le culte
populaire leur donnait seul une existence distincte,

Nouah, Belit, Sin, Samas, Bin, Adar, Mardouk, Nergal, Istar,


Nébo.
119
  W. A. I. III, 66.

120
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tandis que dans le système général et scientifique de


la religion ils n’étaient considérés que comme des
formes diverses d’une même divinité. Mais il est aussi
quelques-uns des dii minores qui figurent toujours à
titre de personnages d’un caractère nettement indi-
viduel, ayant un rôle d’une certaine importance. Tels
sont Serakh, appelé aussi Nirba, le dieu des récoltes ;
Manou le grand, qui préside au sort, ainsi que la
déesse Mamit ; Akh-soukkalli, le messager des grands
dieux ; Bau, le chaos personnifié ; Martou, l’occident,
fils d’Anou ; Asmoun ; Samila ; Ousou ; et beaucoup
d’autres dont l’énumération serait trop longue. À
côté d’eux sont un certain nombre de dieux locaux,
de fleuves ou de villes, dont l’adoration n’est jamais
devenue générale dans le pays et auxquels, dans le
travail de classement définitif du Panthéon, l’on n’a
pas assigné une place plus élevée, Souboulal, le dieu
de l’Euphrate, et Tourtak, dieu du Tigre120, Sarrakh
de Kis, Kanisourra de Cutha ; quelques-uns de ceux-
ci ont même une origine étrangère, et c’est ainsi que
dans les provinces orientales, le long de la frontière
d’Elam, nous voyons adorer certains dieux empruntés
à ce pays, tels que Lagouda à Kisik et dans d’autres
localités Sousinka et Lagamar ou Lagama. C’est aussi
dans la tourbe confuse des dii minores qu’on relègue
les antiques dieux de l’âge purement accadien, dont
le culte est complètement tombé en désuétude par
la suite, mais qui continuent à être mentionnés dans
les livres magiques conservés traditionnellement ;
ceux-ci sont les épaves d’une autre phase religieuse, à

  C’est le Tartak de la Bible (II Reg., XVII, 31).


120

121
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

laquelle nous essayerons de remonter dans quelques


instants.
Mais il faut mettre à part, entre les dieux grou-
pés au-dessous du cycle suprême comme des puis-
sances et des émanations inférieures, la nombreuse
série des personnifications stellaires, représen-
tant « les mansions célestes et l’armée entière du
ciel »121, constellations ou étoiles envisagées isolé-
ment. Elles correspondaient aux conceptions astro-
logiques et apotélesmatiques qui depuis une époque
fort ancienne avaient pénétré la religion chaldéo-
baby Ionienne plus qu’aucun autre système religieux
du monde antique. Ces personnifications, du reste,
étaient savamment distribuées par classes et hié-
rarchisées par ordre d’importance et d’attributions
dans une construction systématique dont Diodore de
Sicile122 expose l’économie avec une précision très
exacte et sur laquelle nous reviendrons avec détail
dans le livre où nous traiterons de l’astrologie. Toutes
n’étaient pas comptées au nombre des dieux propre-
ment dits, et on regardait beaucoup d’étoiles comme
animées seulement, sous les ordres des grands dieux,
par des êtres surnaturels, continuant toujours plus
bas la chaîne des émanations, participant encore de
l’essence divine, mais se rapprochant de l’humanité,
par suite se mêlant davantage à elle et à ses destinées.
Dans cette nouvelle sphère on rangeait les quatre
classes principales de génies protecteurs : le Sed,
Alap ou Kiroub, taureau à face humaine ; le Lamas ou

  II Reg., XXIII, 5.
121

  II, 30 et 31.
122

122
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Nirgal, lion à tête d’homme ; l’Oustour, d’apparence


entièrement humaine ; et le Nattig, à tête d’aigle ou
de percnoptère, dont le prophète Ézéchiel123 a adopté
les types comme ceux des quatre êtres symboliques
qui dans ses visions supportent le trône de Jéhovah.
Au-dessus étaient les anges ou esprits, divisés en deux
groupes : les Igili ou esprits célestes et les Anoun-
naki ou esprits terrestres. Une tablette de la biblio-
thèque de Ninive compte sept dieux magnifiques et
suprêmes124, cinquante grands dieux du ciel et de la
terre, trois cents esprits des cieux et six cents esprits
de la terre125. L’admission de ces chœurs d’anges et de
génies au-dessous des dieux permit de faire une place
à la démonologie des vieux livres d’Accad et d’accep-
ter au nombre des sciences sacerdotales la magie des
âges antiques, qui ne connaissait pas les dieux deve-
nus désormais les premiers et, reposant sur un sys-
tème religieux antérieur, n’avait pour théologie qu’un
système de dieux et d’esprits élémentaires, les uns
bons, les autres mauvais.

123
  I, 10 ; X, 14.
124
  Ce sont évidemment les deux triades mâles supérieures,
avec Belit, comme on les voit dans plusieurs inscriptions.
125
  G. Smith, North Britith review, janvier 1870, p. 309.

123
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

II

Ce système savant est l’œuvre d’une grande réforme


religieuse, analogue à celle du brahmanisme — Sa date —
Étai antérieur de la religion — Caractère local de l’adoration
des différents dieux — Analogie de cet état avec celui où
en sont restées les religions de la Syrie et de la Palestine —
Conceptions fondamentales — Unité primordiale de l’être
divin — Sa décomposition en une dualité conjugale —
Caractère vague et flottant des personnages du Panthéon
— La plupart sont originairement des personnifications
solaires — Le caractère planétaire des dieux ne se
manifeste que plus tard — Exceptions à cette règle d’un
caractère solaire : Sin, le dieu Lune — Anou, le dieu Temps
et Monde — Les livres magiques d’Accad font remonter à
un état religieux encore antérieur et transportent dans un
autre monde.

Mais il suffit de lire l’exposé de ce système savant


et si habilement coordonné, tel que nous venons de le
faire d’après les indications précises des textes et sans
donner aucune place à la conjecture et à l’imagina-
tion, pour acquérir la conviction qu’il ne saurait être
primitif et qu’il résume un puissant effort de pensée
religieuse et philosophique, lequel a dû demander
plusieurs siècles de travail successif dans des écoles
sacerdotales. Et en effet, malgré ce qu’ont encore de
bien incomplet, faute de documents assez nombreux,
nos connaissances sur l’histoire antique de la Chaldée
avant le développement de la puissance assyrienne,
elles sont suffisantes pour nous permettre d’affirmer
que le système définitif de la religion chaldéo-baby-
lonienne, avec sa hiérarchie divine et sa série d’éma-

124
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

nations successives, est le résultat d’une grande évo-


lution sacerdotale. Ce fut presque une révolution
religieuse, qui offre plus d’un trait d’analogie avec la
transformation que la vieille religion védique subit
dans l’Inde sous l’action des collèges de Brahmanes.
Elle fut de même l’œuvre d’un sacerdoce fortement
constitué, rompu aux spéculations les plus abstraites
de la pensée et à la méditation des grands problèmes
religieux tels qu’ils pouvaient se présenter à des
esprits imbus d’une préoccupation toute panthéiste,
sacerdoce dont nous aurons à rechercher plus loin
l’origine et qui acheva de fonder par là sa suprématie
religieuse. Et nous pouvons même fixer dès à présent
la date approximative de 2 000 ans avant l’ère chré-
tienne, date de l’avènement de la dynastie d’Aganê,
dans la Babylonie propre, dont Sargon Ier fut le chef
comme celle où l’évolution religieuse que nous indi-
quons, ayant formé presque complètement son sys-
tème, l’emporta d’une manière définitive et étendit
son empire sur tout le pays. L’établissement d’une
domination unique sur les provinces du sud et du
nord, sur la Chaldée et la Babylonie, d’abord avec la
dynastie d’Aganê, puis avec la nouvelle famille, intro-
nisée par la conquête, que vint fonder Hammonra-
gas, dut singulièrement en faciliter le triomphe et
l’établissement.
En effet, nous avons des monuments positifs de
l’état antérieur de la religion. Dans les inscriptions
assez nombreuses des premières dynasties de l’ancien
empire de Chaldée qui sont parvenues jusqu’à nous,
on n’entrevoit encore aucune trace de la systémati-
sation savante de l’Olympe, qui se montre déjà dans

125
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les livres dont la rédaction est formellement attribuée


à l’époque du premier Sargon. Les noms des dieux
sont ce qu’ils resteront plus tard, mais ces person-
nages divins ne sont pas encore rattachés les uns aux
autres par les liens du système théogonique que nous
venons de développer, groupés et subordonnés dans
les degrés d’importance et d’émanation d’une hié-
rarchie régulière. Leurs attributions sont beaucoup
moins tranchées et moins distinctes que plus tard ; ils
se ressemblent davantage entre eux, et surtout ils ont
alors un caractère presque exclusivement local. Cha-
cun d’eux est adoré seul avec son épouse dans une
ville, où du reste il continue jusqu’à la fin d’avoir son
principal sanctuaire, et dans cette ville il est regardé
comme le premier des dieux. Anou (accadien Anna)
règne ainsi dans Érech avec Nana (accad. Dingiri) ;
Bel (accad. Moul-ge) avec Belit (accad. Nin-ge), dans
Nipour ; Nouah (accad. Êa) avec Davkina, dans Eri-
dou ; Sin (accad. Hourki) avec Nana, dans Our ; Samas
(accad. Oud) dans Larsa en Chaldée, et Sippara en
Babylonie, où il est associé à Anounit ; Mardouk et
Zarpanit sont les dieux de Babylone, Nébo celui de
Borsippa, où il a par exception Nana pour épouse ;
Nergal et Laz sont adorés à Cutha. Quand la dynas-
tie d’Our exerce une suprématie effective sur toute la
Chaldée, cette suprématie se traduit dans l’ordre de
la religion par une prééminence reconnue partout à
Sin, le dieu spécial de la ville ; mais la même préémi-
nence passe à Samas quand le pouvoir et l’hégémonie
appartiennent à des rois sortis de Larsa. Aucune ins-
cription de ces âges reculés (de 3 000 à 2 000 environ
avant J.-C.) ne réunit, comme on le voit si souvent

126
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

aux époques postérieures, le cycle des grands dieux


dans les mêmes adorations.
C’est au même état de choses et à la même période
historique que se rapporte la collection d’hymnes
liturgiques rédigés en langue accadienne et accompa-
gnés d’une traduction interlinéaire assyrienne que j’ai
eu l’occasion d’étudier dans un autre travail126. Les
belles recherches de M. le comte de Vogüé ont prouvé
que c’est dans cet état que sont toujours demeurées
les religions des peuples de la Syrie et de la Palestine,
qui ne subirent pas, comme celles du bas Euphrate,
l’influence du travail d’une corporation sacerdotale
unique et puissante127. Et la formule qu’en a donnée
l’éminent académicien — ambassadeur aujourd’hui,
au grand préjudice de la science — n’a besoin d’être
modifiée en rien pour s’appliquer à la forme de la
religion chaldéo-babylonienne antérieure à sa systé-
matisation, qui fut en réalité sur bien des points fort
artificielle. Il y a là tout un groupe de religions étroi-
tement apparentées entre elles et qu’on peut qualifier
de kouschito-sémitiques ou d’euphratico-syriennes,
qui présentent toutes les mêmes données fondamen-
tales, avec des noms de dieux en grande majorité
communs. C’est une des familles les mieux caracté-

126
  Un Véda chaldéen, dans le tome II de mes Premières Civili-
sations.
127
  De Vogüé, Mélanges d’archéologie orientale, p. 51-57. Voy.
mon Manuel de l’histoire ancienne de l’Orient, 3e édition, t. III,
p. 127 et suiv., 303, 352 et suiv.
Dans le tome II de mes Lettres assyriologiques, j’ai montré que
l’antique religion de l’Arabie avait le même caractère.

127
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

risées et les plus définies qui s’offrent à l’étude de la


science des religions.
La conception de l’être divin unique et universel
qui se confond avec le monde matériel, émané de la
substance et non créé par lui, s’y rencontre partout à
la base et en a été certainement la notion primordiale.
Mais l’essence de ce dieu, comme dans tous les pan-
théismes antiques, est d’être à la fois un et plusieurs.
C’est un dieu-nature, opérant dans tout l’univers et
auteur de la vie physique, ravageant chaque année
son œuvre, pour la renouveler ensuite au changement
des saisons ; et ces opérations successives de destruc-
tion et de renouvellement, par suite de la conception
panthéistique de son essence, il était regardé comme
les produisant, non pas dans un monde distinct de
lui, mais dans sa propre substance, par une réaction
sur lui-même. À chaque phase de ces opérations cor-
respondait un nom divin particulier et une hypostase
distincte, qui devenait dans la forme extérieure une
personnification spéciale. De là un développement
primitif de mythologie, qui avait pris un caractère tout
local, même sur les bords de l’Euphrate et du Tigre,
jusqu’au moment du grand travail d’unification et de
systématisation que ne connurent ni la Syrie, ni la
Phénicie. Chaque tribu et chaque ville envisagea plus
spécialement l’être divin sous un des aspects dont il
était susceptible, dans un phénomène déterminé de
la nature ou dans un des principes qu’admettait la
physique grossière du temps. Il en résulta autant de
dieux en apparence distincts, mais qui, pour celui qui
veut les étudier attentivement, tendent bientôt à se

128
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

confondre entre eux et à se ramener à l’unité primor-


diale de la substance divine.
Cause et prototype du monde visible, un dieu-
nature a nécessairement une double essence ; il pos-
sède et résume les deux principes de toute génération
terrestre, le principe actif et le principe passif, mâle
et femelle ; c’est une dualité dans l’unité, concep-
tion qui, par suite du dédoublement des symboles, a
donné naissance à la notion des divinités féminines.
La déesse, dans les religions du groupe euphratico-
syrien, est qualifiée de « manifestation » du dieu
mâle auquel elle correspond. Elle n’en diffère donc
pas essentiellement ; c’est pour ainsi dire une forme
subjective de la divinité primitive, une deuxième per-
sonne divine, assez distincte de la première pour pou-
voir lui être associée conjugalement, mais pourtant
n’étant autre que la divinité elle-même dans sa mani-
festation extérieure. Cette conception générale de la
divinité féminine se subdivise, aussi bien que la divi-
nité mâle, en une foule de personnifications locales
ou attributives. Aussi, dans la Chaldée et la Babylo-
nie comme dans la Syrie et la Phénicie, tout dieu est
nécessairement accompagné d’une déesse qui lui cor-
respond. Les personnages divins ne se conçoivent pas
isolément, mais par couples ; et chacun de ces couples
constitue une unité complète, reflet de l’unité primi-
tive. D’où résulte que les deux personnages qui le for-
ment sont réciproquement complémentaires, l’un par
rapport à l’autre. Quand le dieu a un caractère solaire,
la déesse a une nature lunaire : si l’un préside au jour,
l’autre préside à la nuit ; si l’un personnifie les élé-

129
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ments regardés comme actifs, le feu et l’air l’autre


personnifie les éléments passifs, l’eau et la terre.
Dans ce fond commun des religions euphratico-
syriennes, les formes divines ont quelque chose de
vague, d’indécis et de flottant. Les dieux de la Chal-
dée et de Babylone, tels que nous les voyons dans les
plus anciennes inscriptions et dans la collection des
hymnes liturgiques en accadien, avant le grand tra-
vail qui fixa définitivement leurs rangs et leurs attri-
butions, sont pareils à ces dieux de la Syrie dont on
a dit justement qu’ils n’ont « nulle fermeté dans les
contours, nulle détermination sensible, rien qui rap-
pelle la vie et la personnalité des dieux homériques;
qu’ils ressemblent plutôt à ces dieux de l’enfance de
la race aryenne, à ces divinités presque sans consis-
tance encore des Védas, où Varouna, Indra, Agni se
confondent si souvent, et où le dieu qu’on invoque,
Indra, Savitri ou Roudra, est toujours le plus haut et
le plus puissant des dieux128. » En les distribuant plus
tard dans la savante hiérarchie d’émanations que
nous avons étudiée, en donnant à chacun une per-
sonnalité plus distincte avec un rôle nettement déter-
miné, en les localisant, pour ainsi dire, chacun dans
un des grands corps célestes, on modifia quelquefois
leur nature primitive d’une manière profonde et que
dans certains cas il nous est possible d’apprécier. Ainsi
je crois avoir démontré129 — et c’est, du reste, chose

128
  J. Soury, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er février
1872.
129
  Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose,
p. 110 et suiv.

130
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

généralement admise — que Adar-Samdan, l’Hercule


chaldéo-assyrien, dont on fit alors le dieu de la pla-
nète Saturne, était à l’origine une personnification
solaire ; même dans son nouveau rôle, il garde bien
des traits de sa première physionomie, et les tablettes
mythologiques rappellent encore « le Soleil du Sud. »
En général, on peut dire que dans l’état le plus ancien
de la religion chaldéo-babylonienne, aussi bien que
dans celles de la Syrie, la grande majorité des dieux
mâles était avant tout des dieux solaires, quelle que
soit, d’ailleurs, la façon dont on est parvenu à déna-
turer leur physionomie en l’individualisant davantage
pour la faire entrer dans les cadres du système de hié-
rarchie qu’on avait conçu. Par contre, le point de vue
planétaire, qui joue un rôle si capital dans la phase
suivante de la religion, paraît presque absent dans
la première époque, et l’influence des idées astrolo-
giques auxquelles il se rattache semble n’avoir com-
mencé à prédominer dans la religion qu’au moment
où se produisit l’évolution qui la systématisa défini-
tivement, en grande partie sous l’inspiration de ces
idées nouvelles. La seule divinité qui dès les temps
les plus anciens présente une physionomie plané-
taire bien déterminée est Istar. En revanche, rien de
plus clair et de mieux établi que le caractère solaire
de son époux Doûzi ou Tammuz ; on l’a reconnu
depuis longtemps dans la religion de la Phénicie, où il
jouait, d’ailleurs, un rôle beaucoup plus considérable
que dans la mythologie babylonienne. Ces dieux qui
meurent et ressuscitent périodiquement, propres aux
cultes de l’Asie antérieure, sont des personnifications
du soleil dans les phases successives de sa course

131
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

diurne et de sa course annuelle. Tel a été originaire-


ment Mardouk, le dieu tutélaire de Babylone, localisé
postérieurement dans la planète Jupiter, car lui aussi
mourait pour revenir à la lumière, et on montrait son
tombeau dans la Pyramide de Babylone. D’ailleurs,
son ancien nom accadien, Amar-outouki, altéré dans
le langage sémitique en Mardouk, signifiait « le cycle
du Soleil ». Bin lui-même est encore qualifié dans
quelques documents astrologiques de « Soleil du Sud
sur Elam ». L’épopée principale de Babylone repo-
sait sur un fondement analogue ; son principal héros,
Izdubar, était une personnification solaire, et ses
douze grandes aventures correspondaient aux douze
signes du zodiaque130.
Cependant il y avait quelques dieux mâles qui, dès
les temps les plus reculés de la religion chaldéo-baby-
lonienne, faisaient exception à ce caractère solaire
général. Sin est la lune (dont il porte le nom même
dans la langue assyrienne), envisagée comme mâle et
douée d’une puissance active, c’est-à-dire considérée
par rapport à la terre, car la lune est conçue comme
femelle par rapport au soleil, ainsi que nous le voyons
dans le couple d’Anounit ou de Goula et de Samas.
Aussi, dans son grand sanctuaire d’Our, a-t-il pour
épouse Nana, déesse essentiellement chthonienne,
personnifiant la terre, et ce rapport est clairement
exprimé par son nom accadien de Hour-ki, spécial au
culte de la ville d’Our, « celui qui illumine la terre131. »

130
 Voy. le Déluge et l’Épopée babylonienne, dans le tome II de
mes Premières Civilisations.
131
  C’est du moins ainsi qu’on le traduit en assyrien ; mais le

132
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Au reste, par suite de ce double aspect que la lune


peut revêtir suivant le point de vue auquel on l’envi-
sage, Sin, dans plusieurs récits mythologiques, dont
le plus important a été recueilli par Ctésias, est repré-
senté comme un dieu androgyne, de même que Mên,
le dieu lunaire des religions de l’Asie Mineure, avec
lequel il a une très étroite analogie.
Quant à Anou, dans la période la plus ancienne
de la religion euphratique, il réalise la conception
du dieu uranique et cosmique, à la fois ciel, temps
et monde, que les Grecs rendaient par Æon, en par-
lant des cultes asiatiques, et les Romains par Sœcu-
lum ; de ce dieu qui s’appelait en Phénicie Oulom ou
Eschmoun ; à Gaza, Marna ; dans d’autres parties de
la Palestine, Baal-Haldim ; en Arabie enfin, Audh ou
Hobal132. C’est « l’Ancien des jours » celle de toutes les
personnifications divines admises dans les religions
euphratico-syriennes qui est de sa nature la plus
compréhensive et la plus près de la notion d’unité
primordiale, mais en même temps la plus vague, un
peu comme le Varouna védique et l’Ouranos des plus
anciens Grecs. Aussi, du temps des vieilles dynasties
chaldéennes, comme aussi dans les débuts de la phase
où la religion fut complètement systématisée, quand
on établit un rapport entre lui et les autres dieux, c’est
celui de premier principe, auteur de toutes les éma-
nations, qu’on réserva plus tard à Ilou, quand on le

sens primitif du nom de Hour-ki paraît bien plus expressif


encore : « celui qui étend son action sur la terre », « celui qui
couve la terre. »
132
  Sur cette conception, voy. mes Lettres assyriologiques, t. II,
p. 164-178.

133
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

distingua d’Anou par un nouvel effort vers la concep-


tion abstraite de l’être divin. C’est pour cela qu’Anou
est appelé « l’ancien » par excellence, « le générateur »
et « le père des dieux ».
Je pourrais étendre des observations du même
genre aux personnages de Bel et de Nouah, et passer
successivement en revue tous les dieux du Panthéon
chaldéo-babylonien, en recherchant la plus ancienne
conception que l’on puisse saisir pour chacun d’eux.
Mais ceci demanderait un traité complet de la mytho-
logie du bassin de l’Euphrate et du Tigre, que je n’ai
pas entrepris dans ce livre, où je ne puis traiter de
semblables questions qu’incidemment et dans leurs
rapports avec mon sujet principal. Les exemples
qui précèdent suffisent, je crois, à faire connaître la
nature et l’esprit de la religion chaldéo-babylonienne
dans sa forme la plus ancienne, ainsi que son iden-
tité avec les religions qui continuèrent à régner sans
changements sur la Syrie, la Phénicie et les pays de
même race.
Des documents positifs, inscriptions royales et
hymnes liturgiques conservés traditionnellement
dans les sanctuaires de la Chaldée, nous ont ainsi
permis de remonter plus haut que la systématisa-
tion régulière qui domine sans partage à partir du
XXe siècle avant notre ère sur la religion chaldéo-
babylonienne, et de saisir cette religion dans un état
relativement primitif. Les vieilles formules magiques
d’Accad vont maintenant nous reporter encore plus
haut dans l’ordre des temps, au milieu d’un état tout
différent des croyances religieuses sur le même sol, si
différent que nous serons obligés de reconnaître que
134
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

nous avons affaire aux conceptions d’une autre race


d’hommes.

135
CHAPITRE IV : SYSTÈME RELIGIEUX
DES LIVRES MAGIQUES D’ACCAD

Les livres magiques d’Accad ne reposent pas sur la religion


chaldéo-babylonienne — Les dieux y sont autres — Les
formules, magiques n’invoquent pas les dieux chaldéo-
babyloniens, mais leurs esprits, considérés comme des
êtres distincts — Distinctions d’époques à faire entre les
morceaux du grand recueil magique — Les livres magiques
d’Accad renferment les éléments d’un système religieux
complet, différent de la religion chaldéo-babylonienne,
antérieur et appartenant à une autre race — Antagonisme
prolongé des deux religions — La grande réforme
sacerdotale les pacifie — Elle admet la vieille religion
magique d’Accad, mais dans une position subordonnée —
Les magiciens sont reçus dans le corps sacerdotal.

Lorsqu’après avoir étudié la religion qui de Baby-


lone et de la Chaldée passa en Assyrie, dans les
documents nombreux qui en subsistent et en font
connaître le système, soit après la grande réforme
sacerdotale qui y introduisit une hiérarchie savante
et philosophique, soit dans son état antérieur et non
encore régularisé, — lorsque, dis-je, après cette étude,
on pénètre dans les vieux livres magiques d’Accad,
on se sent immédiatement transporté dans un autre
monde.
Il n’est plus question des mêmes dieux. Des noms
qui, plus tard, disparaissent absolument des invo-

136
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

cations et de la mythologie, auxquels on ne sait pas


même donner un équivalent fixe et connu dans les
versions assyriennes, jouent un rôle de premier ordre
dans les textes magiques. Les dieux dont les noms se
retrouvent dans le Panthéon de la religion publique
et officielle, ou que les traducteurs assyriens ont assi-
milés tant bien que mal à des personnages de cette
religion, se présentent dans ces textes avec un rôle et
des attributions tout à fait différents, du moins pour
la plupart ; enfin, sauf le Soleil, les personnifications
sidérales, dieux de l’atmosphère et des planètes, qui
tiennent un rang si important dans le système défi-
nitif et raisonné de la théologie des grandes écoles
sacerdotales, auxquelles cette théologie attribue le
gouvernement du monde et la direction des événe-
ments, n’ont aucune place dans les incantations et les
hymnes des recueils de magie. Tout au plus en trouve-
t-on la mention passagère et tout à fait en sous-ordre
dans un très petit nombre de formules, parmi les invo-
cations qui les terminent, à la suite des paroles sacra-
mentelles : « Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la
terre, souviens-t-en ! » Encore, par une circonstance
bizarre et que nous chercherons à expliquer plus loin,
circonstance qui donne un caractère particulier à ces
mentions, ce ne sont pas, en général, les dieux sidé-
raux eux-mêmes qu’on y invoque, mais leurs esprits,
auxquels on semble donner une existence distincte.
Ainsi, à la fin d’une incantation contre la peste
(Namtar), les maladies, les démons et les sortilèges
en général133, nous lisons :

133
  W. A. I. IV, I, col, 3.

137
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la terre,


souviens-t-en !
Esprit de Moul-ge 134 , seigneur des contrées,
souviens-t-en !
Esprit de Nin-gelal135, dame des contrées, souviens-t-en !
Esprit de Nin-dar136, guerrier puissant de Moul-ge,
souviens-t-en !
Esprit de Pakou137, intelligence sublime de Moul-ge,
souviens-t-en !
Esprit de En-zouna 138 , fils aîné de Moul-ge,
souviens-t-en !
Esprit du Tiskhou139, dame des armées, souviens-t-en !
Esprit de Im140, roi dont l’impétuosité est bienfaisante,
souviens-t-en !
Esprit de Oud141, roi de justice, souviens-t-en !
Esprit Anounna-ge142, dieux grands, souvenez-vous-en !
Dans d’autres invocations du même genre, ces
esprits des dieux sidéraux sont mêlés à ceux de dieux
que ne connaît plus la religion publique des grands
siècles de Babylone et de Ninive, et à d’autres esprits,
en partie très-nettement élémentaires, comme des
êtres de même nature et de même rang. Voici, par
exemple, une énumération de ce genre, la plus déve-
134
  C’est le grand dieu appelé Bel en assyrien.
135
  En assyrien Belit.
136
  En assyrien Adar, l’Hercule de la religion des bords de
l’Euphrate et du Tigre, dieu de la planète Saturne.
137
  En assyrien Nébo, dieu de la planète Mercure.
138
  En assyrien Sin, dieu de la Lune.
139
  En assyrien Istar, déesse de la planète Vénus.
140
  En assyrien Bin, dieu de l’atmosphère lumineuse et des
phénomènes atmosphériques.
141
  En assyrien Samas, dieu du Soleil.
142
  En assyrien Anounnaki, les Esprits de la terre.

138
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

loppée qui se rencontre dans le grand recueil magique


copié par ordre d’Assourbanipal143 :
De la fièvre, Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de la
terre, souviens-t-en !
Esprits mâles et femelles, seigneurs de la terre,
souvenez-vous-en ?
Esprits mâles et femelles, seigneurs des étoiles,
souvenez-vous-en !
Esprits mâles et femelles, ennemis (du mal),
souvenez-vous-en !
Esprits mâles et femelles de la montagne sublime,
souvenez-vous-en !
Esprits mâles et femelles de la lumière de vie,
souvenez-vous-en !
Esprits mâles et femelles de la région inférieure,
souvenez-vous-en !
Esprits seigneurs du père et de la mère de Moul-ge,
souvenez-vous-en !
Esprits femelles du père et de la mère de Moul-ge,
souvenez-vous-en !
Esprit de Hour-ki144…, souviens-t-en !
Esprit de Oud, le roi, arbitre des dieux, souviens-t-en !
Esprit de Tiskhou, qui commande aux Anounna-ge,
souviens-t-en !
Esprit de la Déesse-onde, mère de Êa, souviens-t-en !
Esprit de Ninouah, fille de Êa (Nouab, souviens-t-en !
Esprit de la déesse Nin-si145…, souviens-t-en !
Esprit du dieu Feu, pontife suprême sur la surface de la
terre, souviens-t-en !

143
  W. A. I. IV, 1, col. 2.
144
  Autre nom du dieu Lune.
145
  Cette déesse, mentionnée quelquefois dans les tablettes
astrologiques, personnifie un des aspects de la planète Vénus.

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LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Esprit de Nin-iz-zida146, qui porte ses ravages à la sur-


face de la terre, souviens-t-en !
Esprits des sept portes du monde, souvenez-vous-en !
Esprit des sept clôtures du monde, souvenez-vous-en !
Esprit du dieu Negab, grand portier du monde,
souviens-en !
Esprit Rous-bi-sakh 147, épouse du Namtar 14 8 ,
souviens-t-en !
Esprit Gan-dim-kour-koû 149 , fille de l’Océan,
souviens-t-en !
Ces longues litanies sont, du reste, fort rares. Nous
manquons jusqu’à présent d’un critérium pour déter-
miner l’antiquité respective des morceaux de diverse
nature rassemblés dans le grand recueil magique ;
mais il est évident qu’il y en a d’époques fort diffé-
rentes, comme dans les collections védiques, et que
la composition de ces incantations, de ces formules
et de ces hymnes devra s’échelonner sur une série de
plusieurs siècles écoulés avant leur réunion et leur
mise en écrit, qui remonte elle-même à une date fort
élevée. Une étude approfondie, minutieuse, appelant
à son aide tous les procédés les plus délicats de la cri-
tique, permettra seule d’y établir plus tard un certain
degré de chronologie ; mais il n’est pas encore temps
d’aborder ce difficile travail. Cependant, il semble dès
à présent, par la comparaison de la simplicité des for-
mules qui portent en elles-mêmes le cachet manifeste

146
  Le seigneur de l’arbre propice.
147
  Son choc est de bon augure.
148
  La peste.
149
  Nous ne pouvons pas encore traduire ce nom, dont les deux
derniers éléments sont « de la montagne élevée ».

140
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

d’une antiquité tout à fait primitive, que celles où


l’on rencontre des énumérations en litanies, comme
je viens d’en citer, devront être rangées parmi les
plus récentes. Elles représentent une dernière phase
de formation des documents magiques, un âge où
la fusion des éléments kouschito-sémitique et tou-
ranien de la population avait déjà donné naissance
aux conceptions religieuses qui finirent par prédomi-
ner exclusivement dans le culte extérieur et public.
La vieille religion des Esprits, sur laquelle la magie
était exclusivement fondée, subsistait encore, à cette
époque, d’une manière pleinement indépendante, et
c’était la doctrine des prêtres magiciens, qui conti-
nuaient — ce qu’ils semblent avoir cessé de faire plus
tard — à composer des incantations et à les joindre
au fond traditionnel qu’ils avaient reçu de leurs pré-
décesseurs. Mais si leur doctrine n*était pas changée
et résistait encore à l’influence de la religion nouvelle
qui s’élevait à côté d’eux, ils tenaient compte de la
popularité des dieux de cette religion rivale, et il leur
était facile de leur trouver une place dans le monde
infini des esprits, tel qu’ils le concevaient.
Il paraîtra peut-être au premier abord bien hardi de
s’exprimer ainsi, et l’on sera tenté de voir dans ce qui
précède des hypothèses sans fondement assez solide.
Cependant je crois qu’à quiconque étudiera le grand
recueil magique découvert par sir Henry Rawlinson,
une semblable étude fera constater des faits positifs
qui légitiment ces conjectures et cette manière de
voir.
On peut extraire des incantations et des autres
formules de ce recueil, mais particulièrement des
141
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

hymnes qui en composaient le troisième livre, un sys-


tème religieux complet, qui a servi de fondement à la
doctrine magique. Ce système est tout à fait différent
de celui de la religion publique et officielle ; il repose
sur d’autres données ; et les deux ont été certaine-
ment indépendants l’un de l’autre dans leur origine
et dans leur développement. Ce sont les religions de
deux races diverses, dualité correspondant à celle que
l’histoire reconnaît aujourd’hui dans les éléments
constitutifs de la population de la Chaldée et de la
Babylonie ; et je crois qu’il me sera possible d’établir
que les textes magiques, dans leur système religieux,
nous offrent les croyances de la couche ethnique la
plus ancienne qui ait couvert le sol de ces contrées.
Quoi qu’il en soit, malgré les différences profondes
des deux systèmes et leur indépendance respective,
puisqu’ils ont certainement coexisté pendant un cer-
tain temps, sans doute en état d’hostilité et d’oppo-
sition, il a dû, malgré cet antagonisme, se produire
dans une certaine mesure une influence réciproque,
comme il est arrivé toujours en pareil cas. Et c’est
ainsi que s’expliquent, d’un côté, l’admission de
noms de dieux qui tiennent aux conceptions intimes
de la religion rivale et sont étrangers au vieux fonds
des documents de cette nature, dans les litanies de
quelques formules magiques qui ne doivent pas être
des plus anciennes, de l’autre, l’introduction dans le
Panthéon de la religion chaldéo-babylonienne — car
il faut désigner ainsi celle qui a fini par prévaloir dans
le culte public, en appelant accadienne la religion des
livres magiques — de certains personnages qui appar-
tiennent essentiellement à l’autre système, et par

142
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

suite ne se retrouvent en aucune façon dans les cultes


étroitement apparentés de la Phénicie et de la Syrie.
L’influence réciproque ne fut pourtant que peu
considérable. Les deux doctrines de la religion la plus
antique, conservée par les corporations de prêtres
magiciens, et de la religion nouvelle qui l’avait gra-
duellement supplantée dans les adorations publiques
au fur et à mesure des progrès de l’élément kous-
chito-sémitique de la population, demeurèrent, sui-
vant toutes les probabilités, indépendantes et en
opposition jusqu’à la grande réforme sacerdotale,
qu’on pourrait appeler le brahmanisme des bords
de l’Euphrate et qui fut consommée environ 2 000
ans avant Jésus-Christ, vers l’époque de l’avènement
du premier Sargon. Cette réforme n’eut pas en effet
pour seul objet et pour seul résultat de systématiser
dans une hiérarchie d’émanations réglées d’après
des conceptions de philosophie naturaliste la foule
des dieux adorés jusque-là dans les différentes cités ;
elle poursuivit l’absorption dans un même ensemble
de toutes les branches et de toutes les écoles de
sciences surnaturelles existant dans le pays, quelle
qu’en fût l’origine, de même que le brahmanisme
combina avec le vieux fonds des croyances védiques
et avec ses idées propres un certain nombre de don-
nées empruntées aux populations anté-aryennes de
l’Inde. Ce fut une véritable œuvre de syncrétisme, où
le culte accadien des esprits élémentaires prit place
à côté de l’adoration des dieux chaldéo-babyloniens,
mais en s’y subordonnant, mais en voyant les esprits
auxquels il adressait ses invocations relégués dans la
classe inférieure des émanations, intermédiaire entre

143
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les dieux et l’humanité. Alors ceux qui continuaient


la tradition des prêtres magiciens des âges primitifs
furent agrégés au grand corps sacerdotal, comme
dans l’Inde on admit parmi les brahmanes un cer-
tain nombre de familles de pontifes de la race brune
antérieure aux Aryas. Reçus dans ce corps sacerdotal,
les prêtres magiciens y formèrent des collèges spé-
ciaux et d’ordre inférieur, ceux que le livre de Daniel
appelle khartumim, hakamim et asaphim. Le recueil
de leurs formules traditionnelles et de leurs incanta-
tions, dont la formation et la compilation paraissent
avoir été closes à partir de cette époque, fut admis
au nombre des livres sacrés et revêtu d*un caractère
canonique ; et il devint le livre spécial de ces collèges
de prêtres adonnés à la magie, de la même façon que
dans l’Inde l’Atharva-Vêda, contraire pourtant en
bien des points aux pures croyances aryennes primi-
tives et même aune orthodoxie brahmanique rigou-
reuse, fut accepté parmi les écrits sacrés, en tant que
le Véda propre aux familles de prêtres appelés Gop-
tris ou Angiras.

144
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

II

La religion d’Accad est une religion des esprits élémentaires


— Elle peuple tout l’univers d’esprits personnels — On
n’y voit aucune trace d’une notion fondamentale d’unité
divine — Dualisme dans le monde des esprits — Les rites
magiques sont en rapport avec ce dualisme — Hiérarchie
des esprits favorables. —Les dieux sont des esprits de
même nature que les autres — Le caractère plus étendu
de leurs attributions les distingue seul — Difficulté, dans
l’état actuel de la science, de déterminer le rôle de certains
dieux — Conception de l’univers particulière aux Chaldéens
— La terre et sa forme — Le ciel — L’océan — L’atmosphère
— Les grands dieux des trois zones du monde — Anna et
son empire céleste — Êa, roi de la surface terrestre et de
l’atmosphère — Sa domination sur les eaux et sa forme
de poisson — Son rôle de dissipateur des maléfices et de
dieu de l’intelligence — Davkina, épouse de Êa — Êa et
le Nouah chaldéo-babylonien — Son rôle dans la légende
du déluge — Le vaisseau de Êa. —Les armes symboliques
de Êa — Moul-ge et son empire infernal — Nin-ge et Nin-
ki-gal, les deux déesses chthoniennes — L’enfer — Traits
sombres sous lesquels on le dépeint — L’absence d’idée
de rémunération dans l’autre vie — La résurrection — Les
sept cercles de l’enfer chaldéo-babylonien — L’enfer des
Accads. —. La montagne de l’Occident, auprès de laquelle
est l’entrée de cet enfer — Description de l’enfer accadien
dans les hymnes d’une liturgie funèbre — Les démons
naissent et habitent dans l’enfer — Esprits favorables de la
même région — Le dualisme n’est donc qu’apparent et sans
valeur morale — Nin-dar, le soleil de nuit, enfant des enfers.
Il est le dieu des trésors cachés — Origine chaldéenne des
idées sur la valeur talismanique des gemmes — Les dieux
de la métallurgie chez les peuples touraniens — Ces dieux
dans la religion d’Accad

145
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Essayons maintenant de donner une idée du sys-


tème religieux exposé dans les écrits magiques d’Ac-
cad, en appuyant cette analyse de citations emprun-
tées principalement aux hymnes du troisième livre
du grand recueil, dont nous n’avons fait jusqu’ici que
peu d’usage.
Ce système n’est autre que celui des esprits élé-
mentaires, aussi absolu et aussi caractérisé qu’il a
jamais pu l’être chez les populations altaïques ou
dans la Chine primitive. La magie accadienne repose
sur la croyance à d’innombrables esprits personnels
répandus en tous lieux dans la nature, et tour à tour
confondus avec les objets mêmes qu’ils animent, ou
séparés de ces objets. C’est là certainement une des
conceptions les plus grossières du surnaturel et de
la puissance inconnue qui gouverne le monde, mais
aussi l’une des plus primitives, car elle touche au féti-
chisme et en conserve même une large part, dans la
confiance aveugle aux talismans et à leur pouvoir
mystérieux. Les esprits partout répandus produisent
tous les phénomènes de la nature, dirigent et animent
tous les êtres de la création. Ce sont eux qui causent
le bien et le mal, qui conduisent les mouvements
célestes, ramènent les saisons en leur ordre, font
souffler les vents, tomber les pluies, produisent par
leur action les phénomènes atmosphériques, bienfai-
sants ou destructeurs ; ce sont eux aussi qui donnent
à la terre sa fécondité, font germer et fructifier les
plantes, président à la naissance et à la conservation
de la vie chez les êtres animés, et qui, par contre,
envoient la mort et les maladies. Il y a des esprits
de ce genre partout, dans le ciel des étoiles, dans la

146
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

terre et dans les régions intermédiaires de l’air. Tous


les éléments en sont remplis, l’air, le feu, la terre et
l’eau ; rien n’existe que par eux. Il y en a de spéciaux
pour chaque élément, pour chaque corps céleste,
pour chaque être et chaque objet de la nature. On
leur donne une personnalité très nette et très déter-
minée, et l’on n’aperçoit au-dessus de ce peuple infini
d’êtres supérieurs à l’humanité, mais inférieurs à la
notion que se font des dieux les religions plus hautes
dans leurs tendances, aucune trace de l’idée d’un
dieu suprême, d’un premier principe qui leur serve
de lien et d’où ils tirent leur existence. C’est en cela
que ce naturalisme, de même que celui des peuples
tartares et mongols, se distingue de celui des races
plus nobles, telles que les anciens Aryas, chez qui
l’on retrouve toujours une conception fondamentale
de monothéisme, quelque vague et mal déterminée
qu’elle puisse être quelquefois, au-dessus de l’adora-
tion des phénomènes cosmiques, personnifiés dans
les dieux.
Comme le mal est partout à côté du bien dans la
nature, les fléaux à côté des influences favorables, la
mort à côté de la vie, la destruction à côté de la pro-
duction, une idée de dualisme, aussi prononcée que
dans la religion de Zoroastre, préside à la manière
dont les prêtres magiciens d’Accad conçoivent le
monde surnaturel, dont ils redoutent encore plus les
actions malfaisantes qu’ils n’en attendent de bien-
faits. Il y a des esprits bons par essence, et d’autres
mauvais également par nature. Leurs chœurs opposés
constituent un vaste dualisme qui embrasse l’univers
entier et poursuit dans toutes les parties de la créa-

147
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tion une lutte incessante et éternelle. Les mauvais


esprits sont partout répandus comme les bons : dans
le ciel, sur la terre et dans l’atmosphère, ils sont les
uns en face des autres et se combattent avec achar-
nement. Ce sont leurs alternatives de triomphe et de
défaite qui font succéder les fléaux aux bienfaits de
la nature et qui interrompent le cours régulier des
choses du monde par des catastrophes subites. De
même qu’à chaque corps céleste, à chaque élément,
à chaque phénomène, à chaque objet et à chaque
être est attaché un bon esprit, un mauvais esprit s’y
attache également et cherche à l’y supplanter. La dis-
corde est ainsi partout dans l’univers, et rien ne se
trouve à l’abri de cette lutte, toujours renouvelée, du
bien et du mal, envisagée principalement au point de
vue physique : car le côté moral du dualisme reste tout
à fait à l’arrière-plan et n’apparaît presque pas dans
les écrits magiques, même dans les hymnes où il eût
pu se développer plus facilement. Ces écrits semblent
presque ne connaître d’autre péché que de négliger
les rites propitiatoires, et surtout d’entrer en rapport
avec les mauvais esprits par les pratiques de la magie
noire, au lieu de s’adresser aux bons par le moyen des
rites considérés comme saints et pieux, et par l’inter-
médiaire des magiciens autorisés.
C’est sur la conception dualiste que repose tout
l’édifice de la magie sacrée, de la magie envisagée
comme le commerce saint et légitime établi par les
rites d’origine divine entre l’homme et les êtres sur-
naturels qui l’entourent de toutes parts. Emporté
fatalement lui-même au milieu de cette lutte perpé-
tuelle entre les bons et les mauvais esprits, l’homme

148
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

en sent à chaque instant les atteintes ; son propre


sort en dépend. Tout ce qui lui arrive d’heureux est
le fait des uns, tout ce qui lui arrive de mal celui des
autres. Il lui faut donc un secours contre les attaques
des mauvais esprits, contre les fléaux et les mala-
dies qu’ils déchaînent sur lui. Ce secours, c’est dans
les incantations, dans les paroles mystérieuses et
toutes-puissantes dont les prêtres magiciens ont le
secret, c’est dans leurs rites et dans leurs talismans
qu’il le trouve. Par là, les démons funestes sont écar-
tés, les esprits favorables rendus propices et appelés
au secours de l’homme. On se fait une si haute idée
du pouvoir et de l’efficacité de ces formules, de ces
pratiques, de ces amulettes, qu’on en vient jusqu’à
les regarder comme fortifiant les bons esprits eux-
mêmes dans leur combat contre les démons, comme
leur prêtant une aide et leur fournissant des armes
invincibles qui assurent leur triomphe. Ainsi la puis-
sance surnaturelle du magicien n’est pas seulement
comme un bouclier pour l’homme ; elle arrête les plus
grandes catastrophes de la nature, influe sur le cours
des phénomènes et intervient avec une efficacité
décisive dans les discordes du monde des esprits.
Ces données fondamentales sont empreintes à
chaque pas dans le grand recueil magique et dans les
formules de même nature que l’on peut recueillir ail-
leurs. Elles me paraissent ressortir assez clairement
des citations que j’ai faites jusqu’ici, pour n’avoir pas
besoin d’être confirmées par de nouveaux exemples.
En se développant, du reste, et en marchant tou-
jours davantage vers la constitution d’un système
auquel elle prétendait donner une rigueur scienti-
149
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

fique, la doctrine magique a introduit un ordre et une


hiérarchie dans la foule des esprits dont elle admet-
tait l’existence. Elle a réparti les bons en classes paral-
lèles à celles que nous avons déjà constatées chez les
démons. Malheureusement les indications des textes
sont encore moins précises sur la distribution et le
rang respectif de ces chœurs des esprits favorables
que sur ceux des groupes diaboliques. Nous y dis-
cernons seulement que, dans l’année du bien comme
dans celle du mal, on reconnaissait des génies, des
catégories appelées mas et lamma, et des démons qua-
lifiés utuq. « Le mas favorable », le « lamma favorable »
et « l’outouq favorable » sont très fréquemment oppo-
sés dans les formules incantatoires au « mas mau-
vais », au « lamma mauvais », à « l’outouq mauvais ».
Il est aussi question des esprits proprement dits (zi),
spécialement élémentaires, ou attachés à des êtres
et à des objets déterminés, et des anges, plus indé-
pendants, de formes naturelles précises, parmi les-
quels on distingue les Anounna, presque toujours
terrestres, et les Igili, qui ont leur demeure dans les
cieux.
Au plus haut sommet de la hiérarchie, on admet
même un certain nombre de dieux (an, dingir ou
dimir). Mais leur nature ne diffère pas essentielle-
ment des autres esprits, nom qu’on leur donne (zi),
aussi bien que celui de dieux. Ce sont des êtres de
même essence, qu’on distingue seulement par une
qualification particulière, parce qu’on croit leur pou-
voir plus grand que celui des autres, et surtout parce
qu’on y attribue un champ plus étendu. Car, autant
qu’on peut le discerner, ce qui distingue, dans ce sys-

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LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tème, le dieu du simple esprit, c’est qu’il est moins


étroitement localisé, qu’on le regarde comme ani-
mant et dirigeant une grande division du monde, un
ensemble de phénomènes, une classe d’êtres ou d’ob-
jets semblables, dont chacun, de plus, possède indivi-
duellement son esprit. Ce sont donc, si l’on peut ainsi
parler, les esprits des catégories d’êtres naturels ou
de phénomènes, conçus comme distincts des esprits
individuels, et supérieurs à eux. Leur personnalité,
du reste, est aussi déterminée que celle des esprits
inférieurs, et l’on ne trouve pas davantage entre
eux un lien d’unité de substance et de principe pri-
mordial. Deux des plus grands de ces dieux, de ceux
qui priment tous les autres, Anna et Êa, n’ont pas
de titres plus hauts que ceux d’» Esprit du ciel » (Zi
anna) et d’» Esprit de la terre » (Zi kia). C’est ainsi que
s’adressent à eux les invocations les plus solennelles,
et ceci caractérise nettement leur nature originaire et
fondamentale.
Les dieux ainsi conçus paraissent avoir été fort
nombreux. Beaucoup sont nommés dans les incan-
tations contre les démons ou les maladies et dans
les hymnes magiques. Mais, pour beaucoup aussi, la
mention n’a lieu que dans un seul passage, isolément,
et dans de telles conditions, que nous ne pouvons
rien en tirer de précis sur le rôle et les attributions du
dieu ; d’autant plus que souvent l’imperfection de nos
connaissances sur la langue accadienne ne nous per-
met pas encore d’expliquer son nom, toujours signi-
ficatif, et que le traducteur assyrien l’a purement et
simplement copié, sans essayer de l’assimiler à celui
d’un dieu de son propre Panthéon, pourtant déme-

151
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

surément riche. Qu’est-ce en effet que le dieu Zî, le


dieu Nin-iz-zida, « le seigneur de l’arbre propice » ou
« de l’arbre de la main droite » ; la déesse Ninka-si, « la
Dame à la face cornue ; » le dieu Nin-akha-qouddou,
et tant d’autres encore dont les noms apparaissent
çà et là dans les documents magiques? De nouveaux
textes pourront seuls nous l’apprendre. Peut-être
quelques-uns de ces noms ne sont-ils que des qualifi-
cations de personnages divins que nous connaissons
mieux sous d’autres appellations.
Du moins, si nous ne sommes pas encore en état
de définir avec précision le caractère et le domaine
propre d’une partie des dieux, cette incertitude ne
règne que sur les personnifications divines de second
ordre. Les renseignements abondent, au contraire,
sur les principaux dieux, grâce à la manière dont ils
figurent dans les incantations, et surtout grâce aux
hymnes qui leur sont adressés. On peut dès à présent
les définir d’une manière complète, et c’est ce que
nous allons tenter. Mais il faut auparavant jeter un
coup d’œil sur la conception particulière du monde à
laquelle ils se rattachent.
« Les Chaldéens, dit Diodore de Sicile150, ont une
opinion tout à fait spéciale sur la forme de la terre :
ils croient qu’elle a la figure d’une barque renversée
et qu’elle est creuse par en dessous. » Cette opinion se
conserva jusqu’au dernier jour dans les écoles sacer-
dotales de la Chaldée ; leurs astronomes l’admirent, et
il paraît, toujours d’après Diodore, qu’ils cherchaient
à la justifier par des arguments scientifiques. Mais
150
  II, 31.

152
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

elle remontait aux temps les plus antiques, elle était


un legs des idées de la période purement accadienne ;
et si l’on ne prenait pas cette donnée pour point de
départ, ce que disent les textes magiques sur la forme
et l’économie de l’univers serait absolument inintel-
ligible, aussi bien que leur répartition des principales
parties de cet univers sous l’empire de différents
dieux. Que l’on imagine donc une barque retournée,
non pas une barque telle que nous avons l’habitude
d’en voir, mais un de ces esquifs absolument ronds qui
servent encore habituellement, sous le nom de koufa,
dans les parages du bas Tigre et du bas Euphrate, et
dont les sculptures historiques des palais de l’Assyrie
nous offrent la représentation ; telle était la figure de
la terre pour les auteurs des formules magiques d’Ac-
cad, comme pour les astrologues chaldéens des âges
postérieurs. Nous exprimerions aujourd’hui la même
idée en la comparant à un bol renversé. La surface
supérieure convexe constitue ce qu’on appelle pro-
prement la terre (ki), la terre habitable ou la surface
terraquée (ki-a), désignée aussi sous l’expression col-
lective des pays (kalama). La concavité inférieure est
l’abîme terrestre (ge) ; c’est là que résident les génies
de la terre, là que se trouve la demeure des morts
(kur-nu-de, arali). Le point central en est le nadir
(ur), le fondement de tout l’édifice du monde, et c’est
dans cette région ténébreuse que le soleil accomplit
son voyage nocturne.
Au-dessus de la terre s’étend, « comme une couver-
ture151 », le ciel (anna), constellé de ses étoiles fixes

151
  W. A. I. IV, 20, 2.

153
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

(mul), tournant autour de la montagne de l’Orient


(kharsak kurra), colonne qui joint le ciel à la terre
et sert d’axe à la voûte céleste. Le point culminant
du ciel, le zénith (paku), n’est pas le même que cet
axe ou pôle, car il se trouve immédiatement au-des-
sus du pays d’Accad, regardé comme le centre de la
terre, et la montagne sur la cime de laquelle pivote
le ciel des étoiles fixes est située au nord-est de ce
pays. L’astrologie chaldéenne admit plus tard un ciel
sphérique, enveloppant complètement la terre ; mais
il paraît, d’après plusieurs expressions caractéris-
tiques, qu’à l’époque de la composition du plus grand
nombre au moins des morceaux du recueil magique,
on se représentait le firmament comme une calotte
hémisphérique, dont les bords inférieurs reposaient
sur les extrémités de la terre, au delà du grand réser-
voir des eaux (zuab), lequel entourait de tous les
côtés la surface continentale, exactement à la façon
de l’Océan d’Homère. Aussi lui appliquerons-nous
ce nom d’océan, aussi bien que celui de réservoir des
eaux, gardant, pour désigner la cavité souterraine
ou ge, l’appellation d’abîme, par laquelle on a tra-
duit quelquefois l’accadien zuab, ou son équivalent
assyrien apsu. Les mouvements périodiques des pla-
nètes (lubat), que leur nom accadien assimile à des
animaux doués de vie152, s’opèrent au-dessous du ciel
des étoiles fixes ; plus tard, l’astrologie leur a attribué
sept sphères concentriques et successives, au-dessus
desquelles s’étend le firmament, mais nous n’aperce-

152
  Lubat signifie d’abord une espèce de quadrupède carnas-
sier, probablement voisin de l’ours.

154
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

vons rien de semblable dans les documents magiques.


Entre la terre et le ciel est la zone où se produisent les
phénomènes atmosphériques, où soufflent les vents
(im) et les tempêtes (im-kab), où circulent les nuages
(im-dir), qui, fendus par la foudre (amaktu) partie des
planètes, laissent échapper la pluie (a-an) par leurs
gouttières (ganul).
Il y a donc trois zones de l’univers : le ciel, la sur-
face terrestre avec l’atmosphère, et l’abîme inférieur.
C’est à ces zones que répondent et président les trois
plus grands dieux : Anna, Êa et Moul-ge. Par la suite,
ils ont été assimilés aux dieux de la triade suprême
de la religion chaldéo-babylonienne, Anou, Nouah
et Bel, et leurs noms sont devenus les appellations
accadiennes des dieux de cette triade. Mais, en réa-
lité, sauf pour Êa, leur conception primitive, dans les
fragments magiques, est profondément différente de
celle des dieux de la religion postérieure avec lesquels
on les a identifiés.
Nous n’avons pas, dans les parties de la collection
parvenues jusqu’à nous, d’hymne spécial adressé à
Anna ; mais c’est lui qui est invoqué, dans la formule
sacramentelle de toutes les incantations, sous le nom
d’Esprit du ciel (Zi anna). Comme son nom l’indique,
il ne se distingue pas du ciel matériel ; il est ce ciel
même tout autant qu’il en est l’âme ; c’est peut-être
celui, de tous les esprits surnaturels, dont la concep-
tion se dégage le moins de l’objet auquel il est atta-
ché. Anna, dans les plus vieux documents magiques
accadiens, est donc exactement pareil au Thian des
Chinois primitifs. Mais, dans la plus antique religion
de la Chine, Thian, « le ciel, » est aussi Chang-ti, « le
155
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

seigneur suprême ; » il plane au-dessus des esprits de


la nature comme souverain maître et premier prin-
cipe, couronnant l’édifice du culte des esprits par une
notion réellement monothéiste. Il en a peut-être été
de même à l’origine chez le peuple d’Accad, et deux
indices importants pourraient le faire soupçonner :
c’est que, dans la langue, un des deux mots qui expri-
ment la notion absolue de divinité, an (état empha-
tique anna), est le même mot qui signifie « ciel », puis
que l’hiéroglyphe antique du signe qui, dans l’écriture
cunéiforme, inventée par les Accadiens, rend l’idée
de « dieu », est la figure d’une étoile. Mais si elle a dû
exister à l’origine et si elle reparaît dans la religion
chaldéo-babylonienne, cette notion est déjà complè-
tement oblitérée dans les morceaux qui composent
le recueil magique. Anna ne s’y montre en rien supé-
rieur aux deux autres grands dieux des deux autres
zones de l’univers, et il n’en est pas non plus le prin-
cipe primordial d’où ils sont issus.
Le nom d’Êa signifie « demeure » (ê, êa, maison) ; ce
nom se rattache donc manifestement à l’époque où le
dieu fut conçu d’abord comme se confondant avec la
zone du monde à laquelle il préside, la zone qui sert
de « demeure » aux hommes et aux êtres animés ; mais
sa notion s’est ensuite bien plus dégagée de l’objet
matériel que celle d’Anna. Il est le seigneur de la sur-
face terrestre (mul-ki), et ce titre devient pour lui une
seconde appellation, aussi fréquemment employée
que son nom même de Êa. C’est donc lui qui, dans la
formule sacramentelle des incantations, est invoqué
comme l’Esprit de la terre, ou plus précisément encore
de la surface terraquée (Zi ki-a). Il est en même temps

156
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

le seigneur de la région de l’atmosphère. C’est l’esprit


de cette zone de l’univers, l’âme qui y anime tout, y
pénètre partout, y fait vivre et mouvoir tout ce qui
existe. Les Accadiens, — et cette idée fut transmise par
eux aux Chaldéo-Babyloniens des âges plus récents, —
les Accadiens considéraient l’élément humide comme
le véhicule de toute vie, la source de toute généra-
tion ; ils voyaient, d’ailleurs, cet élément circulant
partout dans la zone qui embrasse la surface terrestre
et l’atmosphère. Êa, qui en est l’âme et l’esprit, fut
donc pour eux intimement lié à l’élément humide. Il
en est spécialement le roi : les eaux (a) adorées dans
leur réalité matérielle, et les esprits qui y président,
sont ses enfants. On ne lui assigne pas de père ; mais
comme il s’engendre éternellement lui-même dans le
sein de l’élément humide, on le dit quelquefois153 issu
d’une déesse Ria, dont le nom signifie « l’onde », ou
plus exactement « le fluide » (ria, « couler »). Sa rési-
dence habituelle est dans le grand réservoir (zuab) qui,
comme nous l’avons déjà dit, environne la terre. De là
à le représenter sous la forme sensible d’un dieu-pois-
son, il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut franchi ; car un
de ses titres les plus habituels est « le grand poisson de
l’Océan » (gal khanna zuab) ou « le poisson sublime »
(khan makh).
C’est comme l’esprit du monde habité, l’âme qui
en dirige les phénomènes, que Êa est le dépositaire
de toute science. Nous saisissons ici l’enchaînement
d’idées qui a conduit à cette notion bizarre que le
dieu savant est un dieu ichthyomorphe. Devenue une

153
  W. A. I. IV, l, col. 2, 1. 36.

157
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

notion symbolique générale, et s’appliquant désor-


mais en dehors du cas spécial qui l’avait produite, elle
fut empruntée par la religion chaldéo-babylonienne
postérieure et appliquée à ses propres conceptions,
d’origine très différente pourtant. Aussi, quand la
tradition mythologique voulut peindre le dieu Anou
en législateur, établissant chez les premiers hommes
les fondements de la religion et de la société, elle
le représenta, lui aussi, dans ce rôle spécial, sous la
forme d’un poisson.
Comme âme de la zone du monde habitée parles
êtres vivants, de la « demeure » par excellence, Êa est
le dieu qui veille à son bon ordre, qui la défend contre
les ravages qu’y apportent incessamment les mau-
vais esprits. Comme dieu possesseur de la science, il
connaît toutes les ruses de ceux-ci pour les déjouer, et
c’est lui seul qui a la notion des secrets magiques au
moyen desquels on peut les vaincre et les repousser.
De là son importance exceptionnelle dans la magie
conjuratoire, dont il est le grand dieu. Les citations
que nous avons placées antérieurement sous les yeux
du lecteur ont mis en pleine lumière son caractère
de suprême protecteur des hommes et de la nature
dans la lutte que produit l’antagonisme du bien et du
mal, de deus averruncus ou annulant et détournant les
influences funestes, d’auteur de l’action théurgique.
C’est auprès de lui qu’on cherche le suprême secours,
quand aucune parole, aucun rite, aucun talisman, ni
même l’intervention d’aucun autre dieu n’a pu briser
la puissance des démons.
Tandis que les textes magiques ne font aucune
mention d’une compagne d’Anna, ils donnent à Êa
158
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

une épouse, Damkina ou Davkina. D’après son nom


même, qu’on ne peut guère rendre avec précision
qu’en latin, uxor ex terrâ (dam-kina), elle paraît avoir
été primitivement une personnification de la surface
de la terre, que le dieu domine et féconde. C’est de
l’union de Êa et de Davkina que naissent les eaux
matérielles qui coulent sur la terre154.
Êa est le seul dieu de l’antique mythologie acca-
dienne que la religion qui finit par la supplanter ait
adopté sans modifier de fond en comble sa concep-
tion, avec son épouse Davkina, laquelle n’a jamais
reçu d’appellation sémitique et gardait, même à
Ninive, son nom accadien. Aussi est-ce le seul dieu
des Chaldéo-Babyloniens qui n’ait pas son parallèle
en Syrie et en Phénicie. On a purement et simple-
ment traduit son nom de Êa dans la langue assyrienne
sémitique, sous la forme Nouah, de la racine navah,
« demeurer, résider ». Continuant son rôle de protec-
teur et de sauveur, c’est lui qui, dans le récit babylo-
nien du déluge, sauve Sisithrus et dirige son navire
au milieu du cataclysme. Et ce n’est certainement
pas par une coïncidence fortuite que la Bible, dans sa
narration du déluge si voisine de celle de Babylone,
donne au patriarche sauvé un nom presque semblable
à celui que les Chaldéens appliquaient au dieu sau-
veur, Nouahh (Noé), de la racine apparentée navahh,
« se reposer, résider, » ainsi que l’ont compris les Sep-
tante en traduisant le verset 29 du chapitre V de la
Genèse. Ceci nous fait comprendre comment la tra-
dition juive a toujours mêlé le nom de Noé à celui du

154
  W. A. I. IV, 14, 2, recto, 1. 18 et 15.

159
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dieu chaldéo-assyrien Nisroch — une des appellations


de Nouah — d’une façon qui était jusqu’à présent
inexplicable. « Nisroch, dit le célèbre rabbin Raschi155,
est une planche de l’arche de Noé. » Nous nous ren-
dons également, par là, compte de la manière dont
s’est formée la légende populaire qui faisait dire à
Bérose156, après avoir raconté comment le vaisseau de
Sisithrus s’était arrêté sur une haute montagne : « Une
partie de ce vaisseau subsiste encore dans les monts
Gordyéens, en Arménie, et les pèlerins en rapportent
l’asphalte qu’ils ont raclé sur les débris ; on s’en sert
pour repousser l’influence des maléfices. » La légende
n’a fait qu’appliquer au vaisseau de Sisithrus, dont
on montrait aux dévots les prétendues reliques, les
idées qui se rapportaient d’abord au vaisseau symbo-
lique sur lequel le dieu Êa ou Nouah était censé par-
courir son humide empire. Un des hymnes du recueil
magique 157, extrêmement difficile à comprendre
parce que nous n’en avons que le texte accadien, sans
version assyrienne, et qu’il est rempli de termes tech-
niques inexpliqués, roule tout entier sur ce vaisseau
de Êa, que garnissent « sept fois sept lions du désert »,
et où naviguent « Êa, qui fixe les destinées, avec Dav-
kina, dont la parole vivifie, Silik-moulou-khi, qui pro-
phétise le renom favorable, Moun-abge158, celui qui

155
  Sur Isaïe, XXXVII, 38.
156
  Fragm. 15 de mon édition. — L’extrait d’Abydène (frag.
16) dit également : « Du bois da navire, les habitants du pays
font des amulettes qu’ils suspendent à leur col contre les malé-
fices. »
157
  W. A. I. IV, 25.
158
  Bienfaisant sur les vagues.

160
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

conduit le seigneur de la terre, et Nin-gar159, le grand


pilote du ciel. » Cet hymne en énumère toutes les par-
ties, en indique la signification conjuratoire et se ter-
mine par le vœu :
Que le vaisseau devant toi navigue sur les canaux !
— Que le vaisseau derrière toi navigue sur la surface
(des eaux) ! — En toi que la joie du cœur se développe
dans sa plénitude !
Un autre hymne160 célèbre en termes pompeux
« la grande arme de gloire de la royauté » de Êa, « roi
de l’Océan », « l’arme élevée qu’il lance pour l’affer-
missement de sa royauté », et aussi « l’arc sublime
et la lance » de son pilote, qui y est appelé, avec une
variante de nom, Nin-si-gar. On y invoque le secours
de ces armes puissantes, et on énumère longuement
toutes les pierres précieuses qui les garnissent. On se
représentait donc Êa armé comme un guerrier pour
combattre les démons, quand il fendait sur son navire
les eaux du grand réservoir, en faisant la garde autour
de la terre.
C’est sans doute dans la bouche de Êa, envisagé
sous cet aspect guerrier, qu’était placé le dithy-
rambe161 d’un accent si fier, si curieux par ses nom-
breuses allusions mythologiques, où un dieu célèbre
la puissance de ses armes, et en particulier de son
disque à cinquante pointes et à sept rayons concen-
triques, analogue au tchakra des héros indiens et au

159
  Maître du gouvernail (?).
160
  W. A. I. IV, 18, 3.
161
  W. A. I. II, 19.

161
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

« glaive tournant » dont la Genèse arme le Chérub qui


garde la porte du Paradis terrestre162.
En présence de la terreur immense que je répands,
pareille à celle d’Anna, qui garde la tâte haute?
Je suis maître. Les montagnes escarpées de la terre
agitent violemment leurs sommets sur leurs fonde-
ments.
La montagne d’albâtre, de lapis et de marbre, dans
ma main, je la [possède].
Esprit divin,… comme un oiseau de proie qui fond
sur les passereaux, — dans la montagne, par ma vail-
lance héroïque, je décide la querelle.
Dans ma main droite, je tiens mon disque de feu ;
— dans ma main gauche, je tiens mon disque meur-
trier.
Le soleil aux cinquante faces, l’arme élevée de ma
divinité, je la tiens.
Le vaillant qui brise les montagnes, son soleil qu’on
ne détourne pas (?), je le tiens.
La grande arme qui, comme l’épée, dévore en
cercle les cadavres des combattants, je la tiens.
Celle qui brise les montagnes, l’arme meurtrière
d’Anna, je la tiens.
Celui qui courbe les montagnes, le poisson aux
sept nageoires, je le tiens.
La lame flamboyante de la bataille, qui dévaste le
pays rebelle, je la tiens.
Le grand glaive qui bouleverse les rangs des vail-
lants, le glaive de ma divinité, je le tiens.
Celle aux atteintes de qui la montagne n’échappe
pas, la main des mâles puissants de la bataille, je la
tiens.

  Voy. mes Premières Civilisations, t. II, p. 193 et suiv.


162

162
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

La joie des héros, la lance qui fait la force dans la


bataille, je la tiens.
Le lacet qui enveloppe les hommes et l’arc de la
foudre, je les tiens.
La massue qui écrase les demeures du pays rebelle
et le bouclier de la bataille, je les tiens.
La foudre de la bataille, l’arme aux cinquante
pointes, je la tiens.
Pareil à l’énorme serpent à sept têtes, le… à sept
têtes, je le tiens.
Pareille au serpent qui bat les flots de la mer, [atta-
quant] l’ennemi en face, — dévastatrice dans le choc
des batailles, étendant sa puissance sur le ciel et la
terre, l’arme aux [sept] têtes, [je la tiens].
Faisant jaillir son éclat comme celui du jour, le
dieu brûlant de l’orient, je le tiens.
Créateur du ciel et de la terre, le dieu Feu dont la
main n’a pas d’égale, je le tiens. L’arme qui [répand]
ses terreurs immenses sur le pays, — dans ma main
droite puissamment, le projectile d’or et de marbre…
— qui fait la force du dieu ministre de la vie dans ses
miracles, je le tiens.
L’arme qui comme…. combat le pays rebelle,
l’arme à cinquante pointes, je la tiens.
Mais si Êa, tout en ayant son nom traduit en Nouah,
est passé sans changer de rôle et de nature dans la
mythologie chaldéo-babylonienne, en revanche Moul-
ge, dans les documents de la collection magique, ne
ressemble guère au Bel démiurge dont on l’a rap-
proché plus tard, afin de lui trouver une équivalence
dans la religion qui l’emportait. L’assimilation se fai-
sait mieux entre son épouse Nin-ge et Belit, quand on
envisageait cette dernière sous sa face chthonienne.
En effet, Moul-ge et Nin-ge sont, comme leur nom
163
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’indique, le Seigneur et la Dame de l’abîme inférieur


et des entrailles de la couche terrestre. Les formules
d’Accad ne les connaissent pas autrement. Tan-
tôt on donne comme une seconde dénomination de
Nin-ge, tantôt comme l’appellation d’une déesse dis-
tincte, le nom de Nin-ki-gal, « la grande Dame de la
terre, » identifiée dans les listes bilingues de dieux à
la sémitique Allat, la reine des enfers dans la religion
chaldéo-babylonienne. Ce nom de Nin-ki-gal carac-
térise une personnification de la terre prise dans la
masse, de même que Damkina était originairement
une personnification de sa surface. Au reste, Moul-ge
et Nin-ge étant les maîtres de la masse terrestre, la
possession du fond est quelquefois regardée comme
entraînant celle de la superficie, et on les appelle « le
Seigneur » et « la Dame des pays » ; de ce côté, la fron-
tière des empires de Êa et de Moul-ge n’est pas bien
définie.
Ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, c’est dans
l’abîme inférieur (ge), domaine incontesté de Moul-
ge, que se trouve le lieu où descendent des morts ; on
appelle ce lieu le Pays immuable (kur-nu-de), le Tom-
beau (arali), où, par une expression euphémique, le
Temple (ê-kur), ce que remplace quelquefois l’expres-
sion moins déguisée de Temple des morts (é-kur-bat,
auquel on donne pour synonyme arali). À l’époque
de formation de l’épopée chaldéo-babylonienne, le
récit de la descente d’Istar aux enfers décrit le Pays
immuable (désigné dans la langue assyrienne par le
nom de mat-la-nakir) sous des traits aussi sombres
que ceux que la poésie hébraïque emploie pour
peindre le schéôl.

164
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Vers le Pays immuable, la région [d’où l’on ne re-


vient pas,] — Istar, fille de Sin, son oreille — a tour-
né ; la fille de Sin [a tourné] son oreille, —… — vers la
demeure où l’on entre sans en sortir, — vers le che-
min que l’on descend sans revenir, — vers la demeure
où l’on entre, la prison, — le lieu où l’on n’a que de
la poussière pour (apaiser) sa faim, de la boue pour
aliment, — où l’on ne voit pas la lumière et [l’on de-
meure] dans les ténèbres, — où les ombres, comme
des oiseaux, [remplissent] la voûte.
Dans les documents magiques accadiens, la pein-
ture n’est pas moins sombre. Un hymne, où malheu-
reusement toutes les fins des lignes manquent163, ce
qui rend impossible d’en donner une traduction sui-
vie, qualifie cette région en l’appelant « le Temple, lieu
où n’existe plus de sentiment le fond de l’intérieur
(gi-dê), lieu où il n’y a pas de bénédiction… le Tom-
beau, lieu où l’on ne voit pas… le Temple redouté… »
et y fait régner « Nin-ge sur ses autels élevés », ainsi
que son époux Moul-ge.
Au reste, dans la conception de cet enfer, aussi bien
d’après les documents mythologiques de l’époque
chaldéo-babylonienne que d’après les documents
magiques de l’époque purement accadienne, nous
n’apercevons aucune idée morale de rémunération,
aucune distinction de récompenses ni de peines ; les
tristesses du Pays immuable sont les mêmes pour tous
les hommes, quelle qu’ait été leur conduite pendant la
vie ; les seules récompenses dont il soit question pour
la piété et pour la vertu sont purement terrestres.

  W. A. I. IV, 24, 2.
163

165
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Cependant, le récit épique de la descente d’Istar place


au fond du Pays immuable une source des eaux de vie,
que gardent avec un soin jaloux les puissances infer-
nales ; un commandement des dieux célestes peut en
ouvrir l’accès, et celui qui a bu l’eau de la fontaine
retourne vivant à la lumière. Pareille idée devait exis-
ter déjà dans la conception de l’enfer à l’époque de
la composition des morceaux magiques, car nous ver-
rons un peu plus loin un hymne au médiateur Silik-
moulou-khi164 lui attribuer le pouvoir de « ramener
les morts à la vie ». Mais nous ignorons dans quelles
conditions était censée s’opérer cette résurrection ;
peut-être était-elle seulement admise pour justifier la
prétention des prêtres magiciens d’opérer, par le pou-
voir de leurs incantations, de semblables prodiges.
Remarquons, du reste, que Diogène Laërte165 attribue
formellement aux écoles philosophiques de la Chaldée
la croyance à une résurrection finale, après laquelle
les hommes seront immortels. C’est le dernier terme
du développement de l’idée dont nous apercevons ici
le premier germe.
Dans la narration épique des aventures d’Istar,
le Pays immuable est divisé en sept cercles, comme
ceux de l’enfer du Dante, sur le modèle des sept
sphères planétaires. C’est un résultat de l’influence
des doctrines astrologiques sur la religion, et rien
de semblable ne se remarque dans les données plus
anciennes des livres magiques. Il y est cependant
question de « sept portes et de sept fermetures du

  W. A. I. IV, 29, 1.
164

  De Vit. philosoph. proœm.


165

166
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

monde166 », qui paraissent bien avoir été celles qui


conduisaient de la surface de la terre dans les régions
inférieures ; mais on semble les avoir plutôt imaginées
comme réparties autour de la circonférence terrestre.
Quoi qu’il en soit, l’entrée principale des enfers, celle
à laquelle est préposé le dieu Negab, « le grand por-
tier du monde167, » est située à l’Occident, auprès de
la grande montagne qui, de ce côté, fait pendant à
la « montagne de l’Orient » ou plus précisément du
Nord-Est, berceau du genre humain, « père des pays, »
pôle des révolutions célestes, où la mythologie baby-
lonienne plaça le lieu de l’assemblée des dieux. La
montagne de l’Occident, où se couche le soleil, est un
lieu funèbre par excellence ; c’est là que le dieu Moul-
ge prend naissance. Un fragment d’hymne168 en parle
en ces termes : (
La grande montagne de Moul-ge, dont la tête égale
les cieux, — le réservoir sublime des eaux [baigne]
ses fondements ; — entre les pays (elle est) comme un
buffle puissant qui se repose ; — la corne, comme un
rayon de soleil, étincelle, — comme l’étoile du ciel qui
annonce (le jour)169, complétant son éclat.
L’entrée des enfers est donc auprès de cette mon-
tagne de l’Ouest, mais au delà des eaux du grand réser-
voir ou de l’Océan. C’est ce qu’on admettait encore au
temps où fut composé le poème de la descente d’Istar
aux enfers, car lorsque la déesse appelle le portier des

166
  W. A. I. IV, 1, col. 2, l. 49.
167
  Son nom signifie portier.
168
  W. A. I. IV, 27, 2.
169
  Dilbat, la planète Vénus.

167
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sombres demeures, elle lui dit : « Gardien des eaux,


ouvre ta porte ; » et quand il rend compte à Allat de la
demande d’Istar, désireuse d’entrer, il s’exprime en
ces termes :
« Ces eaux, ta sœur Istar veut [les franchir, — elle
veut parvenir à] la révélation des grands cercles. »
C’est aussi ce que nous trouvons dans un des plus
curieux et des plus étranges fragments du troisième
livre de la collection magique170. Ce fragment, qui ne
nous est parvenu, comme tant d’autres, que dans un
déplorable état de mutilation, et dont manquent le
commencement et la fin, contient une série d’invoca-
tions qui rappellent celles du Rituel funéraire égyptien
et qui se rapportent à toutes les phases d’une des-
cente aux enfers. Les employait-on dans une sorte de
liturgie funèbre ou dans des rites d’évocation? C’est
ce qu’on ne saurait dire ; mais les renseignements qui
s’y trouvent contenus n’en sont pas moins précieux.
Il y est d’abord question de « sept dieux, fils du Sei-
gneur infernal171, » et de ce douze dieux de bronze
placés à l’intérieur de la clôture de bronze, soutenant
la clôture de bronze ». L’invocation qui vient ensuite
s’adresse au taureau placé « à la droite de la clôture
de bronze de l’entrée qui donne sur le réservoir des
eaux », car on se représentait la porte des enfers flan-
quée de taureaux à face humaine comme les portes
des palais ; seulement ceux-ci étaient des génies
vivants :
  W. A. I. IV, 23, 1.
170

  Ces dieux étaient énumérés dans une tablette mytholo-


171

gique : W. A. I. III, 69, 3.

168
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

« O grand taureau, taureau très grand, qui piétines


aux portes élevées, — qui ouvres l’accès à l’intérieur,
qui ouvres largement les canaux, — qui sers de base
au dieu Serakh, le moissonneur des champs172, — mes
mains élevées ont sacrifié devant toi. »
Le taureau de gauche de la même porte est invo-
qué à son tour :
« Tu es le taureau engendré par le dieu Zî ; — c’est
toi qui portes les zones du Tombeau (ki-gina) où ré-
sident les morts ; — pour l’éternité le dieu Nin-iz-zida
t’a placé. — Les grandes [portes], les clôtures, les bar-
rières, les portes, —… qui établissent les divisions du
ciel et de la terre, -— … qu’il les garde !
On invoque aussi « dans l’intérieur de la clôture
de bronze » la montagne qui en domine l’entrée et à
laquelle on s’adresse comme à un dieu personnel et
actif :
O toi qui ombrages, seigneur qui répands ton
ombre sur les pays, — grand mont, père du dieu
Moul-ge, qui répands ton ombre sur les pays, — pas-
teur qui règles les destinées, qui répands ton ombre
sur les pays —…
Une fois que la porte est définitivement franchie,
c’est à Moul-ge que s’adresse la prière de celui qui a
pénétré ainsi dans son domaine. Elle débute :
Pasteur véritable, pasteur [sublime], — Moul-
ge, pasteur [véritable], — seigneur de la totalité des
pays, pasteur [véritable], — seigneur de la totalité des
anges, pasteur [véritable].

  C’est une manière de dire qu’il soutient sur ses épaules la


172

terre, où poussent les moissons.

169
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

La suite des qualifications du dieu est trop mutilée


pour se traduire, jusqu’au vœu final :
Dirige la main, [fortifie] la main, — dirige la main,
[dirige] les pas, — dirige cette invocation, [fais réus-
sir] cette invocation.
Différents dieux sont invoqués avec Moul-ge dans
la même prière : Êa, roi de l’Océan ; Silik-moulou-khi ;
Im, l’inondateur ; Oud, le seigneur vaillant ; enfin,
Dounpaouddou, personnification de la planète Mer-
cure, désignée par son nom sidéral au lieu de l’être
par l’appellation du dieu que la religion chaldéo-baby-
lonienne y fait présider. Malgré ce que cette dernière
particularité a d’original, il me paraît évident que
le morceau dont je viens de traduire les principaux
passages doit être, d’après ses nombreuses allusions
mythologiques éloignées de la simplicité des incanta-
tions primitives, attribué à une époque récente, par
rapport à beaucoup d’autres pièces du recueil où il
avait été compris. Mais les données qu’il renferme
ne sont sans doute qu’un développement de germes
qui devaient exister dans les conceptions les plus
anciennes.
Les démons et les esprits des maladies « sortent de
l’enfer173 ; » ils sont « les produits de l’Arali174 ». L’un
des plus redoutables d’entre eux, le Namtar, la peste
personnifiée, est qualifié de « fils favori de Moul-ge,
engendré par Nin-ki-gal175. » Voici donc un Dieu qui
n’appartient pas essentiellement au mauvais prin-

173
  W. A. I. IV, 22, 1,1. 51.
174
  W. A. I. IV, 1, col. 1, 1.
175
  W. A. I. IV, 1, col. 1, 1. 5 et 6.

170
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

cipe, qu’on invoque quelquefois comme favorable,


et qui est le père d’un des plus méchants démons,
qui compte la plupart des autres parmi ses sujets.
Ajoutons que « l’épouse du Namtar » est invoquée
parmi les bons esprits176, et que cette qualité ressort
de son nom même, Rous-bi-sakh ; « son choc est de
bon augure, est propice. » Ceci fait disparaître tout
côté moral dans le dualisme de la religion des livres
magiques accadiens. Les bons et les mauvais esprits
ne se rattachent pas à des principes différents ; ils
peuvent s’enfanter réciproquement et s’unir entre
eux. Si les uns sont bons et les autres mauvais, c’est
par une sorte de fatalité aveugle, et leur lutte éter-
nelle, plus apparente que réelle, n’est autre que la
lutte des éléments dans leur propre sein, condition
nécessaire de la vie de l’univers.
Aussi, par une conséquence logique de ce point de
vue, l’on ne place pas seulement des démons dans
l’empire ténébreux de Moul-ge ; parmi les esprits pro-
tecteurs, on trouve mentionnés « les Esprits mâles et
femelles, seigneurs de la région infernale177. » Sur-
tout on fait naître du maître de l’abîme inférieur,
en même temps que le Namtar, un des dieux guer-
riers dont la mission spéciale est de combattre les
démons, les monstres et les fléaux, comme un véri-
table Hercule. C’est Nin-dar, que l’on a ensuite assi-
milé à l’Adar chaldéo-babylonien, et qui a en effet
fourni une grande partie des traits caractéristiques
de la physionomie originaire de ce dieu dans la nou-

  W. A. I. IV, 1, col. 2,1. 51.


176

  W. A. I. IV, 1, col. 2, 1. 23 et 24.


177

171
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

velle religion. Nin-dar est le Soleil de nuit, le soleil


caché dans le monde inférieur pendant la moitié de
sa course. Lumineux par essence, bien que plongé
dans les régions de la nuit, il combat les ténèbres qui
l’environnent et dont il finira par triompher à son
lever. C’est pour cela qu’il est le dieu guerrier par
excellence. Régulateur du temps et des heures dans
sa marche périodique, il influe sur la vie et le mou-
vement de toute la nature ; aussi, de même qu’Oud,
le soleil diurne, est-il regardé comme un arbitre, un
juge, un régulateur du destin. Nous avons un grand
hymne magique à Nin-dar178, qui, de distance en dis-
tance, présente, comme refrain, l’invocation :
Nin-dar, seigneur, fils de Moul-ge, mesure et juge.
Ou bien :
Nin-dar, seigneur, fils de Moul-ge, décide la destinée.
L’hymne, d’un accent fort épique, roule sur les
exploits du dieu. Il y est question de la conquête de
pierres précieuses auxquelles on attribue une valeur
symbolique. L’antiquité a toujours rapporté à la
Chaldée l’origine des croyances superstitieuses à la
valeur talismanique des gemmes. Pline179 signale un
livre sur ce sujet d’un certain Zachalias de Babylone
dédié au roi Mithridate. C’était évidemment un des
écrits de cette littérature gréco-babylonienne, qui eut
un grand développement dans les siècles voisins de
l’ère chrétienne, et était avec les véritables doctrines

  W. A.I. IV, 13, 1.


178

  Hist. nat, XXXVII, 10.


179

172
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

chaldéennes dans le même rapport que la littérature


grecque des Livres Hermétiques avec les doctrines de
l’ancienne Égypte.
On dit à Nin-dar dans l’hymne dont nous parlons :
« Tu es le cuivre solide (brillant) comme l’éclair, » et
à ce titre on lui attribue la souveraineté du pays de
Makkan, la péninsule du Sinaï, célèbre par ses mines
de cuivre, que les Égyptiens exploitaient depuis
l’époque de la quatrième dynastie.
Ainsi, le Soleil dans l’hémisphère inférieur est aussi
le dieu des trésors métalliques cachés, qui n’attendent,
comme lui, que de sortir de la terre pour briller d’un
éclat lumineux. Ceci nous fait pénétrer dans un ordre
d’idées tout particulier et très caractéristique des
nations de race touranienne, l’adoration des esprits
qui, dans le sein de la terre, gardent les richesses
qu’elle recèle, des dieux de la métallurgie. Comme l’a
très justement remarqué le baron d’Eckstein180, « il y
a des peuples qui adorent les dieux de l’abîme, dans
leur rapport avec la fécondité du sol, avec les produits
de l’agriculture, comme les races pélasgiques, etc. Il y
en a d’autres, et ce sont les races finnoises, turques,
mongoles, tongouses, qui les adorent sous un point
de vue différent, puisqu’ils rendent hommage aux
splendeurs d’un monde métallique, rattachant cette
adoration à des cultes magiques, à des supersti-
tions talismaniques. » Les traces de ces notions ne
manquent pas dans les livres magiques d’Accad, et
c’est ainsi que nous y voyons invoquer181, en tant que

180
  Athénæum français du 19 août 1854.
181
  W. A. I. II, 58, 6.

173
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

protecteurs, aux côtés de Silik-moulou-khi, le dieu de


l’or, « qui purifie l’or, » le dieu de l’argent, le dieu du
cuivre, le dieu seigneur de l’Orient, dans sa montagne
de pierres précieuses, avec le dieu du cèdre, arbre
auquel on attribuait une puissance particulière pour
repousser les influences funestes et les maléfices.

174
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

III

Les dieux et les esprits de la zone super-terrestre — Oud, le


soleil diurne — Il dissipe les sortilèges comme les ténèbres
— Il est invoqué pour la guérison de certaines maladies —
La maladie considérée quelquefois comme un châtiment
des dieux — Les vents, leur dieu, Im, et les esprits spéciaux
de chacun d’eux — Les personnifications de l’élément
humide — Le feu, son dieu — Il est un grand dissipateur des
démons et des maléfices — On l’adore dans la flamme du
sacrifice — Dans le foyer domestique — Il est aussi le feu
cosmique — Ce dieu n’est plus qu’à peine connu à l’époque
assyrienne — Il passe sous une forme héroïque dans
l’épopée — Nécessité d’un médiateur entre l’homme et Êa
— Ce rôle est celui du dieu Silik-moulou-khi — Il est aussi
le dieu de la résurrection — Identification qu’on établit
entre lui et le Mardouk de Babylone — Analogie du rôle
de Silik-moulou-khi avec celui du Mithra perse — Points
de contact entre la religion accadienne et le mazdéisme
dans sa seconde époque — Possibilité d’une influence
chaldéenne sur la religion de Zoroastre — Possibilité d’une
parenté entre la religion accadienne et celle des Mèdes
anté-iraniens — Question de l’origine du culte du feu dans
le mazdéisme — Le dieu attaché à chaque homme dans les
idées des Accads et les fravaschis mazdéens — Les esprits
des dieux distingués comme des entités séparées et les
fravaschis des anges et d’Ahouramazdâ.

Issus de l’abîme inférieur, les démons, comme les


sorciers qui entretiennent commerce avec eux, affec-
tionnent particulièrement les ténèbres dans lesquelles
ils ont pris naissance. Ils aiment à profiter de l’obscu-
rité pour se glisser dans le monde et y faire le mal. Les
ténèbres elles-mêmes sont une manifestation sensible
du mauvais principe, comme la lumière une manifes-

175
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tation du bien. Les Accads primitifs paraissent avoir


eu la même terreur de la nuit que les Aryas des âges
védiques, bien différents en cela des Chaldéo-Baby-
loniens des temps postérieurs, qui se plaisaient au
spectacle des nuits étoilées, et ne connaissaient pas
de plus haute ni de plus splendide expression de la
Divinité que ces légions sidérales auxquelles ils adres-
saient leurs adorations.
Aussi le Soleil diurne, brillant au plus haut des
cieux et dissipant les ténèbres, Oud, est-il un des
dieux protecteurs les plus actifs, un des grands enne-
mis des démons et des sorciers.
« O toi, lui dit un hymne182, qui fais évanouir les
mensonges, toi qui dissipes la mauvaise influence —
des prodiges, des augures, des pronostics fâcheux,
des songes, des apparitions mauvaises, — toi qui dé-
çois les complots méchants, toi qui mènes à la per-
dition les hommes et les pays — qui s’adonnent aux
sortilèges et aux maléfices, j’ai enfermé devant toi —
dans les monceaux élevés de grains leurs images (des
mauvais esprits)183… — Ne laisse pas s’élever ceux
qui font des sortilèges et sont endurcis. —… — Que
les dieux grands, qui m’ont créé, prennent ma main !
— Toi qui guéris ma face, soutiens ma main, — sou-
tiens-la, seigneur, lumière de l’univers, Soleil. »
Le Soleil n’est pas un des dieux les plus élevés dans
le système religieux qui a servi de base à la magie
accadienne ; il n’approche pas de la puissance des

  W. A. I. IV, 17, verso.


182

  Nous avons ici une nouvelle indication sur l’emploi talis-


183

manique des images monstrueuses des démons pour les


repousser.

176
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

trois grands esprits des zones de l’univers. Mais son


rang moins haut le rend précisément plus accessible
aux prières des hommes ; le caractère directement
sensible de son action sur l’humanité et sur les phé-
nomènes de la vie lui fait attribuer un rôle d’arbitre
des événements et du destin ; enfin, comme dissipa-
teur des ténèbres, et, par suite, champion toujours en
lutte avec les mauvais esprits, il est un des person-
nages surnaturels auxquels s’adressent le plus sou-
vent les invocations magiques. La collection com-
prenait un grand nombre d’hymnes qui lui étaient
adressés. Souvent ils ont un cachet de vraie poésie,
comme ce début, dont malheureusement la suite a
disparu184 :
Soleil, dans le plus profond des deux tu brilles ; tu
ouvres les verrous qui ferment les cieux élevés ; — tu
ouvres la porte du ciel. — Soleil, vers la superficie de
la terre tu tournes ta face ; — Soleil, tu étends au-des-
sus de la superficie de la terre, comme une couver-
ture, l’immensité des cieux.
Voici le début d’un autre hymne qui avait un très
grand développement185 :
Seigneur grand, du milieu des deux élevés (vient)
ta [splendeur] ; — héros vaillant, Soleil, du milieu
des cieux élevés (vient) ta [splendeur] ; — dans la
face des cieux élevés, les merveilles… (sont) ta
[splendeur]. — La rosée dans les cieux élevés [est ta
production]186. — Dans la grande porte des deux éle-

184
  W. A. I. IV, 20, 2.
185
  W. A. I. IV, 17, recto.
186
  Je n’ai pas besoin de faire remarquer que ces restitutions

177
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

vés, dans l’ouverture qui t’appartient, — dans les plus


hauts [sommets] des cieux élevés, auprès de tes tré-
sors, — [les Esprits célestes] respectueusement et en
joie s’approchent de toi, —… ils exaltent ta couronne,
ils t’élèvent en fête. —… Dans le repos de ton cœur
les jours s’écoulent. — [Les esprits] de la totalité des
pays grandement t’environnent.
Cet hymne était composé pour la guérison d’une
maladie, comme le montre le texte à partir de l’en-
droit où il reprend, sur la tablette originale, après une
lacune d’une douzaine de versets. Le prêtre magicien
y parle tour à tour en son nom propre et au nom du
malade :
Le seigneur, quant à moi, m’a abattu, — le sei-
gneur, grand, Êa, quant à moi, m’a abattu. —…
Toi, dans ta venue, guéris le mal de sa tête ; — toi
qui affermis la paix, agis ainsi, guéris sa maladie. —
L’homme fils de son dieu place (devant toi) son af-
fliction et sa crainte. —… Apaise sa maladie.
Soleil, à l’élévation de mes mains, viens à l’appel,
— mange son aliment, absorbe sa victime, raffermis
sa main. — Que par ton ordre il soit délivré de son
affliction ; que sa crainte soit enlevée ; —… qu’il re-
vive de sa maladie ! — Que son roi vive ; — qu’à son
seigneur, par ta sublimité, les jours de sa vie soient
doublés !
Nous avons dans cette prière une notion nouvelle
et importante, que nous n’avons pas encore rencon-
trée jusqu’ici, mais dont on pourrait relever d’autres

sont conjecturales et n’ont d’autre objet que de compléter


approximativement le sens général indiqué par ce qui subsiste.

178
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

indications187, c’est que la maladie a quelquefois un


caractère de châtiment et peut venir, en ce cas, par la
volonté des dieux bienfaisants et célestes, même par
la volonté du dieu propice par excellence, c’est-à-dire
de Êa. Mais Êa n’est pas susceptible de faire le mal par
lui-même ; s’il châtie donc, c’est en suspendant son
action protectrice et en livrant l’homme sans défense
à l’action des mauvais Esprits, des démons des mala-
dies. Aussi peut-on obtenir la guérison du mal que Êa
a permis, par le moyen du secours d’un dieu moins
grand que lui, tel que le Soleil, ce qui ne serait pas
possible si ce mal était l’œuvre personnelle de Êa. Le
rôle protecteur et bienfaisant attribué au Soleil, ainsi
que la facilité pour l’homme d’entrer en communica-
tion avec lui, plus grande qu’avec les trois dieux supé-
rieurs, sont aussi le propre des éléments purs de la
zone atmosphérique, intermédiaire entre la terre et
le ciel. On les adore, soit dans leur réalité matérielle,
soit dans les esprits qui les animent.
De même que, dans les Védas, les vents s’offrent
tantôt comme un dieu unique, Vâyou, tantôt comme
une réunion de dieux, les Marouts, les morceaux
du recueil magique accadien reconnaissent, outre
les esprits spéciaux à chaque vent, qui sont les uns
bons, les autres mauvais, un dieu ou esprit du vent
en général, Im, mentionné souvent, mais toujours
d’une manière incidente, dans les fragments parve-
nus jusqu’à nous ; il y est représenté principalement
comme celui qui amène les pluies fertilisatrices. Plus
tard, on l’a identifié au dieu chaldéo-babylonien, Bin,

187
  Voy. principalement W. A, I. IV, 10, col. 2.

179
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dont les attributions sont plus larges, puisqu’elles


embrassent tous les phénomènes atmosphériques, et
qui paraît avoir personnifié à l’origine une des faces
de la puissance solaire.
Un hymne s’adresse aux eaux qui coulent sur la
terre188 :
Eaux sublimes, [eaux du Tigre,] — eaux de
l’Euphrate, qui [coulent] en leur lieu, — eaux qui se
rassemblent dans l’Océan, filles de l’Océan qui sont
sept, — eaux sublimes, eaux fécondes, eaux brillantes,
— en présence de votre père Êa, — en présence de
votre mère, l’Épouse du grand poisson189, — qu’il soit
sublime ! qu’il fructifie ! qu’il brille ! — que la bouche
malfaisante et nuisible n’ait pas d’effet ! — Amen.
Un autre invoque le fleuve comme un dieu spécial
et personnel190 :
Dieu Fleuve, qui pousse en avant comme l’éperon
d’un navire191, — repousse de devant lui le mauvais
sort, pareil à un fauve redoutable. —… Que le soleil à
son lever dissipe les ténèbres ! dans la maison jamais
plus elles ne prévaudront, — Que le mauvais sort s’en
aille dans le désert et dans les lieux élevés.
Le mauvais sort, Esprit du ciel, souviens-t-en ! Es-
prit de la terre, souviens-t-en !
Amen. Le mauvais sort qui se répand sur la terre,
Dieu Fleuve, brise-le.

188
  W. A. I. IV, 14, 2, recto.
189
  La version assyrienne remplace ceci par le nom de Davkina.
190
  W. A. I. IV, 14, 2, recto et verso.
191
  La version assyrienne omet cette comparaison.

180
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Nous avons encore un hymne 192 à la vague de


l’Océan, personnifiée comme une divinité protectrice
dont on célèbre « l’eau sublime, l’eau féconde, l’eau
vivifiante. »
C’est enfin parmi les personnifications des eaux
qu’il faut ranger « Gan-dim-kour-koû, fille de
l’Océan193, » car son nom, que nous avons laissé plus
haut sans explication, paraît signifier « la source des
eaux de la montagne sublime ».
Bien autre est l’importance du feu. On l’adore
dans sa réalité matérielle comme un dieu supérieur
au Soleil même, sous les deux noms qui signifient
flamme (bil-gi) et feu (iz-bar ou bar)194, noms qui,
précédés du caractère idéographique de « dieu »,
s’échangent pour le désigner. La manière dont on le
conçoit et les attributions qu’on lui assigne le rap-
prochent étroitement de l’Agni des Védas.
Feu, dit un hymne195, seigneur qui rassemble,
s’élevant haut dans le pays, — héros, fils de l’Océan,
qui s’élève haut dans le pays ; — Feu, éclairant avec ta
flamme sublime, — dans la demeure des ténèbres tu
établis la lumière ; — prophète de toute renommée,
tu établis le destin. — Le cuivre et l’étain c’est toi qui
les mêles ; — l’or et l’argent c’est toi qui les purifies.
— L’émanation de la déesse Nin-ka-si196, c’est toi ; —

192
  W. A. I. II, 18, 6.
193
  W. A. I. IV, col. 2, liv. 53.
194
  La lecture de ce mot est douteuse, car on ne sait s’il faut y
prononcer le premier signe ou le regarder comme un détermi-
natif aphone.
195
  W. A. I. IV, 14, 2, verso.
196
  La dame à la face cornue.

181
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

celui qui fait trembler les méchants dans la nuit, c’est


toi.
De l’homme fils de son dieu, ses œuvres qu’elles
brillent de pureté ! — comme le ciel qu’il soit sublime !
— comme la terre qu’il fructifie ! — comme le milieu
du ciel qu’il brille !
Dans la formule qui énumère les différentes
espèces de sorciers197, nous avons déjà vu le Feu invo-
qué comme le grand dissipateur des maléfices, le
héros qui met les démons en fuite. C’est encore ainsi
que le représente un fragment d’hymne, l’un des
plus récents de la collection comme date de compo-
sition, puisqu’il est d’un temps où les prêtres magi-
ciens admettaient le caractère de démiurge, attribué
à Moul-ge par suite de son identification avec le Bel
chaldéo-babylonien198 :
(Toi) qui chasses les maskim mauvais, — qui gra-
tifies de la vie, — qui ramènes la crainte parmi les
méchants, — qui protèges les œuvres de Moul-ge, —
Feu, destructeur des ennemis, — arme terrible qui
chasses la peste, — fécond, brillant, —… anéantis la
méchanceté.
À la protection de ce dieu est due la paix univer-
selle, à l’abri des attaques des esprits malfaisants :
Repos du dieu Feu, le héros, — avec toi que soient
en repos les pays et les fleuves ; — avec toi que soient
en repos le Tigre et [l’Euphrate ;] — avec toi que soient
en repos la mer et [les montagnes] ; — avec toi que soit

  Musée Britannique, tablette K, 142.


197

  W. A. I. IV, 21, 1, verso.


198

182
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

en repos le chemin de la fille des dieux199… ; — avec


toi que soit en repos l’intérieur des productions [de la
nature ;] — avec toi que soient en repos les cœurs de
mon dieu et de ma déesse, esprits [purs?] ; — avec toi
que soient en repos les cœurs du dieu et de la déesse
de ma ville, esprits [purs?].
Dans ces jours…, que les cœurs de mon dieu et de
ma déesse s’ouvrent — et qu’en sorte le prononcé du
destin de mon corps200.
Les hymnes au feu sont très nombreux dans la col-
lection magique. On l’adore avant tout dans la flamme
du sacrifice, et c’est pour cela qu’on l’appelle « le pon-
tife suprême sur la surface de la terre201 ». Mais on
reconnaît aussi ce dieu dans la flamme qui brûle au
foyer domestique et qui protège la maison contre les
influences mauvaises et les démons :
Je suis la flamme d’or, la grande, la flamme qui
s’élève des roseaux, l’insigne élevé des dieux, la
flamme de cuivre, protectrice, qui élève ses langues
ardentes ; — je suis le messager de Silik-moulou-khi.
Il revient en s’élevant, — à la porte… il s’élève
haut. — Que le dieu de la maison s’installe dans la
maison ! — Que le démon favorable, le dieu favorable
entrent dans la maison.
De l’outouq mauvais, [du alal] mauvais, du gigim
mauvais, — du tetal mauvais, [du dieu mauvais,]
du maskim mauvais, — du fantôme, [du spectre, du
vampire,] — Esprit du ciel, souviens-t-en ! Esprit de
la terre, souviens-t-en202 !
199
  Ceci semble une allusion à la voie lactée.
200
  W. A. I. IV, 8, col. 8.
201
  W.A. I. IV, l, col. 2, I. 42.
202
  W. A. I. IV, 6, col. 5.

183
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Ce dieu qui réside dans la flamme du sacrifice et


dans celle du foyer est aussi le feu cosmique, répandu
dans la nature, nécessaire à la vie et brillant dans
les astres. Envisagé sous cet aspect, il est « le dieu
qui s’élève haut, grand chef, qui étend la puissance
suprême du Ciel (Anna), — qui exalte la terre, sa pos-
session, sa délectation, » et c’est ainsi que nous l’avons
vu luttant vainement pour empêcher les ravages que
les terribles maskim portent dans l’économie géné-
rale du monde203.
Voici encore un début d’hymne204 qui s’adresse à
lui dans son rôle le plus vaste et le plus haut :
Seigneur exalté, qui diriges les voies des dieux très
grands, — [splendeur] du zénith, seigneur exalté, qui
diriges les voies des dieux, — [splendeur] de Moul-
ge205, qui diriges les voies des dieux, — héros, Feu,
qui t’élèves, mâle héroïque, — qui [étends] le voile
(du ciel), qui revêts l’immensité, — Feu, puissant,…
— qui illumines les ténèbres.
Ces citations montrent, je crois, assez clairement
quelle était l’importance du dieu Feu dans le système
religieux des livres magiques d’Accad. Il y reste abso-
lument propre, et dans les documents de la période
assyrienne on ne le voit cité qu’une fois, parmi les
dii minores, et à titre de personnification symbolique
plutôt que de dieu, quand Sargon appelle le mois d’ab
(juillet-août) « le mois de la descente du feu, chas-

203
  W. A. I. IV, 15.
204
  W. A. I. IV, 26, 3.
205
  Ce dieu est pris ici comme personnifiant la région infé-
rieure à laquelle il préside.

184
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sant les nuées humides206. » Les traducteurs assyriens


des hymnes magiques reproduisent le plus souvent
son nom purement et simplement dans leurs ver-
sions ; d’autres fois ils en tentent une assimilation à
des dieux de la religion chaldéo-babylonienne, le rap-
prochant tantôt de Nébo et tantôt de Bin. Mais s’il a
perdu sa place dans le Panthéon, en revanche il en
a trouvé une dans l’épopée. Prenant un caractère
solaire, il est devenu, sous le nom d’Izdubar (iz-dhu-
har, masse de feu), le héros d’une des principales his-
toires épiques207, de celle où intervient incidemment
le récit du déluge.
Le Feu est le plus grand et le plus actif des dieux
avec lesquels l’homme peut entrer directement en
communication par le moyen des rites sacrés et des
incantations magiques ; il est celui avec lequel ce com-
merce s’établit de la manière la plus intime, puisque
l’homme le produit lui-même ou du moins l’installe
à volonté sur son autel en y allumant la flamme du
sacrifice. Quant à Êa, l’averruncus par excellence,
l’âme de la zone super-terrestre, le protecteur
suprême, le dieu auprès duquel se trouve le dernier
recours, malgré toute la puissance qu’on attribue aux
paroles sacramentelles et aux opérations magiques, il
est trop haut, trop éloigné de l’humanité pour que les
prières des hommes parviennent directement jusqu’à
lui et exercent une action sur ses volontés. On conçoit
donc un dieu spécialement chargé du rôle médiateur

 Oppert, Inscriptions de Dour-Sarkayan, p. 18.


206

  Il faut peut-être lire Dhoubar, en prenant le signe iz pour


207

un déterminatif aphone.

185
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

entre l’homme et Êa, dieu qui ne paraît correspondre


à aucun phénomène particulier de la nature et n’a pas
d’autre rôle que cette médiation. C’est Silik-moulou-
khi, dont le nom signifie « celui qui dispose le bien
pour les hommes ».
Je suis celui qui marche devant Êa, lui fait dire un
hymne208, — je suis le guerrier, le fils aine de Êa, son
messager.
Silik-moulou-khi révèle aux hommes les volontés
et la science de Êa. Nous l’avons vu en scène dans
toutes les incantations qui revêtent une forme drama-
tique ; c’est lui qu’on y représente portant à Êa l’appel
des hommes tourmentés par les esprits malins et par
les maladies, il lui expose leurs souffrances et appelle
son secours ; c’est aussi lui à qui Êa enseigne le secret
qui doit assurer la défaite des démons et qu’il charge
d’exécuter les rites libérateurs. Bien plus, quand les
dieux tels que le Soleil et le Feu veulent implorer aussi
l’aide de Êa, son intervention suprême, ils doivent
également recourir à la médiation de Silik-moulou-
khi209. Tout ceci n’a pas besoin, du reste, d’être lon-
guement développé ni appuyé de nouvelles preuves,
après les citations que nous avons faites dans notre
premier chapitre.
C’est à Silik-moulou-khi que s’adresse ce beau frag-
ment, dont les expressions ont tant d’analogie avec
celles du psaume CXLVII210 :

208
  W. A. I. IV, 30, 3.
209
  W. A. I. IV, 15.
210
  Voy. mes Premières Civilisations, t. II, p. 169 et suiv.

186
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Devant ta grêle qui se soustrait ? — Ta volonté est


un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la
terre.
Vers la mer je me suis tourné, et la mer s’est apla-
nie ; — vers la plante je me suis tourné, et la plante
s’est flétrie ; — vers la ceinture de l’Euphrate je me
suis tourné, et — la volonté de Silik-moulou-khi a
bouleversé son lit. — Seigneur, tu es sublime ; qui
t’égale ?
Silik-moulou-khi, parmi les dieux, prophète de
toute gloire, c’est toi qui… — héros, parmi les dieux
— Silik-moulou-khi, l’ennemi — seigneur des ba-
tailles211…
Un hymne, postérieur à l’assimilation qu’on éta-
blit plus tard entre Silik-moulou-khi et le Mardouk de
Babylone, développe son rôle bienfaisant en termes
très remarquables212 :
Seigneur [grand] du pays, roi des contrées, —… fils
aîné de Êa, —… qui ramènes (dans leurs mouvements
périodiques) le ciel et la terre, —… Seigneur grand du
pays, roi des contrées, — dieu des dieux, — [directeur]
du ciel et de la terre, qui n’a pas d’égal, — [serviteur]
d’Anna et de Moul-ge213, — miséricordieux parmi les
dieux, — miséricordieux, qui relèves les morts à la
vie, — Silik-moulou-khi, roi du ciel et de la terre, —
roi de Babylone, roi de la Maison qui dresse la tête214,
roi de la Maison de la main droite215, roi de la Maison

211
  W. A. I. IV, 26, 4.
212
  W. A. I. IV, 29, 1.
213
  Pris dans le sens du ciel et de la terre.
214
  La pyramide de Babylone.
215
  La tour à étages de Borsippa.

187
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

suprême de vie216, — affermis le ciel et la terre ! — af-


fermis autour le ciel et la terre ! — affermis la lèvre de
vie ! — affermis la mort et la vie ! — affermis la digue
sublime de la fosse de l’Océan !
L’ensemble des hommes qui ombragent leur
tête217, — ce qui développe la vie, tout ce qui proclame
la gloire dans le pays, — les quatre régions dans leur
totalité, — les esprits divins des légions du ciel et de
la terre dans leur totalité…
Ici une lacune de quelques lignes.
Tu es le colosse [favorable ;] — tu es celui qui vivi-
fie… ; — tu es celui qui fait prospérer, — le miséricor-
dieux parmi les dieux, — le miséricordieux qui relève
les morts à la vie.
Silik-moulou-khi, roi du ciel et de la terre, — j’ai
invoqué ton nom, j’ai invoqué ta sublimité ; — la com-
mémoration de ton nom, que les dieux [la célèbrent ;]
— la soumission à toi, qu’ils [la bénissent.] — Que ce-
lui dont la maladie est douloureuse soit [délivré.] —
[Guéris] la peste, la fièvre, l’ulcère.
L’outouq mauvais, l’alal mauvais, le gigim mau-
vais, le telal mauvais, le maskim mauvais, — le fan-
tôme, le spectre, le vampire, — l’incube, le succube, le
servant, — la peste mauvaise, la fièvre douloureuse,
la maladie mauvaise, —… ce qui faille mal, ce qui pro-
duit le mal, — [Esprit du ciel, souviens-t-en [Esprit de
la terre, souviens-t-en !]
Silik-moulou-khi est très nettement identifié dans
cet hymne au Mardouk de la religion chaldéo-baby-

  Autre temple de Borsippa.


216

  Les hommes qui ont le droit de porter au-dessus de leur


217

tête un parasol, insigne de puissance.

188
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

lonienne, et c’est aussi par Mardouk que les traduc-


teurs assyriens des textes magiques ont toujours
rendu son nom. Mais cette assimilation ne répond
pas exactement à sa conception primitive ; car nous
n’entrevoyons rien qui donne à Silik-moulou-khi le
caractère planétaire que Mardouk revêtit dans l’orga-
nisation définitive du système chaldéo-babylonien,
ni le caractère solaire qu’il avait à l’origine. Elle a
été probablement établie quand Mardouk fut devenu
décidément le dieu de la planète Jupiter, la Grande
Fortune des astrologues, ce qui permettait de rappro-
cher de ses attributions le rôle favorable et protec-
teur de Silik-moulou-khi, Il est, du reste, à remarquer
que la vieille orthographe accadienne du nom de ce
dieu n’est jamais employée, dans les documents de la
religion qui finit par triompher, comme une notation
idéographique ou allophone du nom de Mardouk.
Ce qui ne peut manquer de frapper, c’est l’étroite
parenté de la conception première de Silik-moulou-
khi dans les livres magiques d’Accad avec celle de l’ar-
change Çraoscha, « le saint et le fort, » dans les plus
anciens textes de la religion zoroastrienne, et surtout
avec le rôle de médiateur attribué à Mithra à par-
tir du temps des Achéménides218, suivant toutes les
probabilités sous l’influence toujours croissante du
magisme médique, qui tendait alors à corrompre pro-
fondément l’antique pureté du mazdéisme219. Il n’est
personne de versé dans la connaissance des religions

218
  Voy. 6. Rawlinson), The five great monarchies of the ancient
eastem world, t. II, p. 328 ; t. III, p. 348.
219
  Voy. mes Lettres assyriologiques, 1. 1, p. 103.

189
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de l’antiquité à qui échapperont les points de contact


frappants qui existent entre la doctrine de la magie
accadienne et celle du zoroastrisme, principalement
dans ses livres les plus récents : le dualisme fonda-
mental, le culte du feu, l’existence d’un dieu spécia-
lement médiateur entre l’homme et l’Esprit pur et
suprême, Ahouramazdâ. Ce sont là des analogies très
significatives, qui demandent à être creusées encore
par une étude approfondie des documents accadiens,
mais qui ouvrent dès à présent des horizons nouveaux
aux recherches. Déjà quelques-uns des savants qui
ont consacré leurs veilles à l’étude des livres sacrés de
la religion iranienne, comme M. Spiegel, ont cherché
à Babylone la source d’une partie des données étran-
gères aux traditions védiques, qui se rencontrent
dans les écrits attribués à Zoroastre. Ce point de vue
devra sans doute être modifié, en ceci que l’influence
qui s’est ainsi mêlée au vieux fonds de l’aryanisme
pur est plutôt celle du système proprement acca-
dien que celle de la religion chaldéo-babylonienne,
sœur des religions de la Syrie et de la Phénicie. Mais
il faut aussi tenir grand compte d’un élément impor-
tant de la question. Il n’est aucunement question de
Mithra et surtout de son rôle de médiateur (puisque
le nom lui-même est déjà dans les Védas celui d’une
des personnifications solaires) dans les parties les
plus antiques du recueil de l’Avesta, c’est-à-dire dans
les hymnes appelés gâthâs. Les analogies que nous
venons de signaler se prononcent surtout dans les
parties du recueil qui représentent un développe-
ment postérieur du mazdéisme, et les érudits sont
aujourd’hui unanimes à admettre que ces parties de

190
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’Avesta appartiennent à une phase nouvelle de la reli-


gion de la Perse, où son esprit originaire avait été déjà
très modifié par l’influence du magisme médique. Ce
magisme lui-même, qui demeura longtemps en lutte
avec le mazdéisme orthodoxe, était le résultat d’un
mélange des anciennes doctrines iraniennes, expri-
mées dans les gâthâs, avec des doctrines étrangères,
celles de la religion propre à l’antique population tou-
ranienne de la Médie, apparentée de près aux Accads
de la Chaldée. Les idées étrangères primaient dans
le magisme les idées iraniennes. Et dans ce que l’on
peut entrevoir de ses données fondamentales d’après
les témoignages des écrivains classiques, son culte
des éléments et de leurs esprits, joint à l’importance
qu’y avaient les rites magiques, rappelle étroitement
la religion de nos livres d’Accad. Il serait donc pos-
sible que les analogies signalées tinssent à une com-
munauté originaire de doctrine, comme de race,
entre les Accads et le fonds touranien de la popula-
tion de la Médie, plutôt qu’à une action directe des
croyances des plus vieux habitants de la Chaldée sur
le mazdéisme.
Sir Henry Rawlinson220 a soutenu avec une grande
érudition que le culte du feu, qui constitue le rite per-
manent et principal du mazdéisme, est un emprunt
fait par le magisme à l’antique religion des Toura-
niens, une chose étrangère au système primitif de
Zoroastre, et que le berceau en fut dans l’Atropatène.

  Memoir on the Atropatenian Echatana, dans le tome X du


220

Journal of the Royal Geographical Society ; Journal of the Royal


Asiatic Society. t. XV, p. 254.

191
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

J’ai combattu cette idée, en m’appuyant principale-


ment sur l’importance du culte d’Agni dans les Védas.
Aujourd’hui, je dois l’avouer, je ne serais plus si affir-
matif, en présence du rôle que le dieu Feu et son culte
jouent dans la religion primitive accadienne, tan-
dis que les gâthâs ne contiennent rien de semblable
au développement du culte d’Agni dans les hymnes
védiques. La question me semble donc devoir être
examinée à nouveau, et sa solution dépendra en par-
tie des études ultérieures sur les livres d’Accad. Car
on doit désormais ranger parmi les hypothèses défen-
dables celle qui consisterait à penser que le culte du
feu, d’abord commun aux Touraniens et aux Aryens,
et remontant ainsi à une origine prodigieusement
antique, aurait été répudié par la réforme zoroas-
trienne, puis ramené postérieurement dans le maz-
déisme, altéré déjà par une influence des Mages de
Médie.
On voit combien de questions nouvelles, et d’une
très haute importance pour l’histoire religieuse, sou-
lèvent ces livres magiques d’Accad, dont nous ne fai-
sons qu’aborder l’examen et qui appellent encore tant
de longs et patients travaux. Ce sont autant de points
d’interrogation qui se dressent devant la science et
auxquels la réponse définitive ne pourra pas être don-
née d’ici à longtemps. Mais c’est déjà beaucoup qu’un
problème soit nettement posé ; c’est le premier pas
vers sa solution. Et parmi les analogies les plus saisis-
santes qui existent entre les croyances de nos docu-
ments magiques et certains côtés du développement
secondaire de la religion mazdéenne, nous n’avons

192
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pas encore cité la première de toutes, la doctrine des


Fravaschis (les Fervers des Parses modernes).
Les fravaschis, dans le zoroastrisme, sont les
formes pures des choses, des créatures célestes
répondant aux créatures terrestres, dont elles sont les
types immortels. Les astres, les animaux, les hommes,
les anges eux-mêmes, tout être, en un mot, a son fra-
vaschi, qu’on implore par des prières et des sacrifices,
protecteur invisible qui veille incessamment sur l’être
auquel il est attaché. Ce sont là bien manifestement
nos esprits personnels de chaque être et de chaque
objet de la nature, introduits dans les conceptions
mazdéennes et y prenant place au rang inférieur de
la hiérarchie céleste du bon principe. Le prototype
du fravaschi humain se retrouve aussi nettement que
ceux des fravaschis des autres êtres dans le système
qui a servi de base à la magie chaldéenne. De même
que, d’après les parties de l’Avesta qui ne sont pas les
plus anciennes, tout homme a son fravaschi, d’après
les livres magiques d’Accad, — et cette doctrine s’y
trouve à chaque instant exprimée, — tout homme,
depuis sa naissance, a un dieu spécial attaché à lui,
son protecteur, son type spirituel, qui vit en lui, ou,
comme la même idée se trouve encore également
exprimée, un couple divin, « un dieu et sa déesse,
esprits purs, » car on aimait à scinder tout être surna-
turel en une dualité conjugale. De là ces expressions
tant de fois multipliées : « l’homme fils de son dieu, le
roi fils de son dieu, » pour dire : l’homme pieux, le roi
pieux. De là les incantations où celui qui a la parole
dit, par exemple, au dieu Feu : « Avec toi que soient en
repos les cœurs de mon dieu et de ma déesse, esprits

193
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

purs ! » De là enfin la formule qui accompagne en


bien des cas la prière en faveur de la guérison d’un
malade ou d’un possédé : « Qu’il soit replacé dans
les mains propices de son dieu ! » Du reste, le dieu
attaché à chaque homme, qu’il soit envisagé comme
unique ou décomposé en un couple divin, est un dieu
d’un caractère particulier, qui participe à la nature
humaine, à ses imperfections et à ses faiblesses. Il
n’est pas, en effets aussi décidément bon, puissant et
protecteur que pourrait le faire croire la formule que
nous venons de rappeler. Comme l’homme auquel il
est uni, il peut être subjugué par les démons ou les
maléfices et devenir leur serviteur. Enchaîné par la
puissance de l’imprécation, c’est lui-même qui fait
dans le corps de l’homme le mal qu’elle commande221.
Quand le Namtar, c’est-à-dire la peste personnifiée,
s’est emparée d’un individu, son dieu et sa déesse
sont au pouvoir de l’esprit de la maladie, aussi bien
que le corps222. Nous avons cité précédemment les
textes qui l’établissent. On peut donc dire que le dieu
et la déesse spéciaux à chaque homme sont une par-
tie de son âme, comme on le dit du fravaschi dans
les livres mazdéens. Seulement, dans ces derniers, la
conception s’est élevée davantage, en se dégageant
de la matérialité et des imperfections de l’homme
terrestre.
Les êtres purement spirituels, tels que les Ames-
chaçpentas et les Yazatas, et même le dieu suprême,
Ahouramazdâ en personne, ont leurs fravaschis, qui

  W. A. I, IV, 7.
221

  Musée Britannique, tablette K, 1284.


222

194
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

peuvent être distingués d’eux-mêmes. N’est-ce pas là


précisément la distinction bizarre et subtile que les
textes magiques nous ont offerte, dans les citations
qui commencent ce chapitre, entre tel ou tel dieu et
son esprit, envisagé comme une entité séparée ? La
conception est compliquée et suppose un grand raf-
finement de spéculation sur la nature des êtres spi-
rituels, mais son expression est formelle, et c’est elle
qui a permis, à une certaine époque, d’admettre dans
les litanies incantatoires les esprits des dieux pla-
nétaires de la religion chaldéo-babylonienne, qu’on
n’acceptait pas au rang des dieux nationaux.
Tel que nous venons de l’exposer, sans rien avancer
qui ne fût justifié par un passage formel des textes,
le système de croyances qui a marqué son empreinte
dans le grand recueil accadien découvert par sir
Henry Rawlinson, ne pouvait donner naissance qu’à
un culte tout magique. Il mérite une place à part dans
l’histoire des religions, où il restera le type du déve-
loppement le plus riche et le plus complet auquel
soit parvenue l’adoration exclusive des esprits de la
nature et des éléments, caractéristique des nations de
race touranienne.

195
CHAPITRE V : LES RELIGIONS
ET LA MAGIE DES PEUPLES TOURANIENS

Naturalisme démonologique des populations sibériennes


— Leur culte magique et leurs prêtres sorciers — Idée
que la maladie est un être personnel, son attaque une
possession démoniaque — Parenté de ce naturalisme et de
cette sorcellerie avec la religion des Accads — Ce qui reste
pourtant de douteux encore dans les rapprochements
établis de ce côté — Caractère plus important et plus certain
des faits constatés chez les Mèdes et chez les Finnois

J’ai déjà parlé plus haut du naturalisme grossier, se


traduisant par l’adoration des esprits de la nature, que
professent encore aujourd’hui les tribus ougro-fin-
noises delà région de l’Oural et de l’Altaï, et qui sub-
siste chez les Mongols à l’état de superstition popu-
laire, sous le bouddhisme qu’ils ont adopté depuis un
certain nombre de siècles. Cette variété des croyances
religieuses s’y présente sous la forme la plus enfan-
tine et la plus rudimentaire, avec une démonologie
confuse où la part du bien et la part du mal ne se
distinguent pas nettement, où aucune hiérarchie ne
classe les esprits et où nul parmi ces esprits ne s’élève
assez au-dessus des autres pour devenir un dieu. Les
choses devaient rester ainsi, dans cet état primitif,
sans aucun progrès dans les croyances, sans aucun
effort vers une systématisation plus philosophique et
plus raisonnable, chez des tribus restées, depuis l’ori-

196
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

gine de la race, nomades et barbares, isolées dans des


contrées infécondes et étrangères à la civilisation.
Les populations en question ne connaissent pas
d’autre culte que des rites magiques, d’autres prêtres
que des sorciers. Les tribus ougriennes et altaïques
ont leurs chamans223 ; les Mongols, à côté des lamas
bouddhistes, conservent les prêtres magiciens de leur
ancien culte, qu’ils appellent abysses 224. Ainsi que
je l’ai dit, ces magiciens, qui remplacent les prêtres,
sont à la fois devins, exorcistes, médecins, thauma-
turges, fabricants d’amulettes. Ils ne remplissent pas
de ministère de culte permanent et régulier. « On ne
les appelle qu’en cas de nécessité, dit M. Maury225,
mais ils n’en exercent pas moins un empire consi-
dérable sur les populations auxquelles ils tiennent
lieu de ministres sacrés. On redoute leur puissance
et surtout leur ressentiment ; on a une foi aveugle en
leur science. Ces enchanteurs ont d’ordinaire dans le
regard, dans l’attitude, je ne sais quoi qui inspire la
crainte et qui agit sur l’imagination. Cela tient sans
doute parfois au soin qu’ils prennent d’imprimer à
leur physionomie quelque chose d’imposant ou de
farouche, mais cette expression particulière est plus
souvent l’effet de l’état de surexcitation entretenu
par les procédés auxquels ils recourent ; ils emploient

223
  Sur les chamans, voy. de Wrangell, le Nord de la Sibérie,
trad. par le prince E. Galitzin, t. I, p. 268 ; p. Hyacinthe, Du
chamanisme en Chine, dans les Nouvelles Annales des Voyages,
5e série, juin 1851, p. 387 et suiv.
224
  P. de Tchihatchef, Voyage scientifique dans l’Altaï oriental,
p. 45.
225
  La Magie et l’Astrologie, p. 18.

197
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

en effet divers excitants pour exalter leurs facultés, se


donner une force musculaire factice et provoquer en
eux des hallucinations, des convulsions ou des rêves
qu’ils regardent comme un enthousiasme divin, car
ils sont dupes de leur propre délire ; mais lors même
qu’ils s’aperçoivent de l’impuissance de leurs prédic-
tions, ils n’en tiennent pas moins à être crus. »
Chez tous ces peuples, la maladie, quelle qu’elle
soit, est toujours regardée comme une possession,
comme l’œuvre d’un démon226.
« Les Baschkirs, dit encore M. Maury227, ont leurs
Schaïtan-kouriazi ou chasseurs de diables, qui se
chargent, par l’administration de certains remèdes,
de traiter les malades regardés comme autant de pos-
sédés228. Ce Schaïtan, dont le nom a été emprunté,
depuis le contact des Baschkirs avec les Russes,
au Satan des chrétiens, est tenu aussi chez les Kal-
mouks pour l’auteur par excellence de toutes nos
souffrances corporelles. Veulent-ils l’expulser, ils ont
non seulement recours aux conjurations, mais encore
à la ruse. L’abysse fait placer devant les malades des
offrandes, comme si elles étaient destinées au malin
esprit ; il suppose que, tenté par leur nombre ou leur
richesse, l’esprit, afin de se précipiter sur cette nou-
velle proie, quittera le corps qu’il obsède229. Selon les
Tchérémisses, les âmes des morts viennent inquié-
ter les vivants, et, pour les en empêcher, ils percent

226
 Castrèn, Volesungen über die finnische Mythologie, p. 173.
227
  La Magie et l’Astrologie, p. 283 et suiv.
228
  C. d’Ohsson, Histoire des Mongols, t. 1, p. 17.
229
  P. de Tchihatchef, Voyage scientifique, p. 45.

198
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

la plante des pieds et le cœur des morts, convaincus


que, cloués ainsi dans leur tombe, ils n’en pourront
sortir230… »
« Les Kirghises s’adressent de même à leurs sorciers
ou baksy, pour chasser les démons et guérir ainsi les
maladies qu’on suppose produites par eux. Pour cela,
ils fouettent le malade jusqu’au sang et lui crachent
au visage. Toute affection est à leurs yeux un être
personnel231. Cette idée est pareillement si accréditée
chez les Tchouvaches, qu’ils assurent que le moindre
oubli des devoirs est puni par une maladie que leur
envoie Tchémen, démon dont le nom est une forme
altérée de Schaïtan232. On retrouve à peu près la
même opinion chez les Tchouktchis ; ces sauvages ont
recours, pour délivrer les malades, aux plus bizarres
conjurations ; leurs chamans sont aussi sujets à des
crises nerveuses dont ils provoquent l’apparition par
une exaltation factice233. »
Il y a bien de la parenté entre cette sorcellerie tenant
lieu de tout autre culte et aussi entre les croyances
qui l’inspirent, d’une part, et d’autre part ce que nous
avons constaté dans les livres de la magie accadienne.
Le système y est encore rudimentaire, grossier et
confus, tel qu’il devait nécessairement demeurer chez
des tribus qui ne sont jamais sorties de la barbarie.
230
 Haxthausen, Études sur la situation intérieure de la Russie,
t. I, p. 419.
231
 Levchine, Description des hordes et des steppes des Kirghiz-
Kazaks, trad. française, p. 356, 358.
232
  Nouvelles Annales des voyages, 5e série, t. IV, p. 191.
233
 Wrangell, le Nord de la Sibérie, trad. Galitzin, t. 1, p. 265 et
suiv.

199
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Mais on y distingue clairement le germe qui, dans des


circonstances plus favorables, s’est développé sur les
bords de l’Euphrate et du Tigre, avant que des élé-
ments ethniques issus d’une autre souche vinssent se
mêler au peuple d’Accad. Cependant, si la comparai-
son ne pouvait s’établir qu’avec les croyances et les
rites de ces tribus à demi sauvages, qui n’ont pas de
livres et qu’on ne connaît que par des récits incom-
plets de voyageurs, tribus reléguées d’ailleurs dans
les régions lointaines de la Sibérie, la démonstration
serait bien faible et peu probante, les analogies trop
vagues et trop insuffisamment justifiées pour être
acceptées par la critique. On pourrait, d’ailleurs, en
signaler de pareilles et de presque aussi frappantes
avec les croyances et la magie des Peaux-Rouges
d’Amérique et des noirs de l’Afrique, car, suivant la
judicieuse remarque de M. Maury, « ce n’est pas seu-
lement par les traits généraux, mais jusque par les
détails, que la magie de tous les peuples barbares se
ressemble. »
Où la comparaison doit nous conduire à des résul-
tats vraiment décisifs, c’est si nous la faisons porter
sur les faits que l’on peut constater dans les deux
pays où des peuples de race touranienne — au sens
précis et étroit où nous entendons ce mot — ont su,
en s’élevant à un degré plus haut de civilisation, tirer
du fonds de leurs croyances primitives un véritable
système de religion, gardant encore son cortège de
superstitions magiques, mais donnant naissance à
un développement de mythologie et à des concep-
tions plus raisonnées, c’est-à-dire chez les Mèdes et
les Finnois. Le magisme médique est le résultat de

200
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

la combinaison d’une antique religion touranienne


avec le mazdéisme, sur lequel il a exercé ensuite une
très grande influence ; la mythologie finnoise est une
création spontanée du fond touranien, mais elle s’est
développée au Nord, au sein d’une nature absolu-
ment opposée à celle où vivaient les Accads, et elle
en a reçu l’empreinte. Malgré les différences qui ont
forcément résulté de conditions si diverses de déve-
loppement, je crois qu’après un coup d’œil jeté sur
le magisme médique et sur les croyances des anciens
Finnois, telles qu’elles ont leur expression dans la
grande épopée du Kalevala, les affinités avec le sys-
tème que nous venons d’exposer d’après les débris du
recueil de la magie accadienne deviendront si nom-
breuses et si frappantes, que le lecteur sera conduit à
constater avec nous l’existence d’une famille de reli-
gions très nettement caractérisée. Et cette famille,
qu’on a jusqu’ici trop laissée dans l’ombre, corres-
pond exactement à une grande division ethnique et
linguistique, à laquelle il faut désormais faire sa part
dans l’histoire générale de l’humanité.

201
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

II

Valeur capitale de l’étude des faits relatifs à la Médie dans


la question des origines touraniennes de la Chaldée — Le
peuple touranien des Proto-Mèdes et sa langue — Il se
maintient sous la domination des Iraniens jusqu’au temps
des Achéménides — Distinction du magisme médique
et du zoroastrisme pur — Les doctrines mazdéennes
durent s’altérer de bonne heure chez les Mèdes iraniens
— Lutte du magisme et du mazdéisme sous les premiers
Achéménides — Les mages, vaincus dans la lutte,
s’introduisent par une voie détournée à la cour des rois de
Perse — Corruption du mazdéisme sous leur influence —
Le titre sacerdotal de mage perd, sous les Sassanides, son
ancienne signification hétérodoxe — Esprit et doctrines
du mazdéisme primitif dans sa pureté — Ahouramazdâ —
Angrômainyous — Horreur des Perses pour l’idolâtrie —
Les renseignements d’Hérodote sur la religion des Perses
— Il faut les appliquer au magisme médique — Culte des
éléments — Adoration du feu — Le culte des astres ne
s’introduit que tard dans le mazdéisme — Son importance
dans le magisme médique — Il y provient d’une influence
assyrienne, aussi bien que le personnage d’Anâhitâ —
Esprit de panthéisme du magisme médique — Il admettait
le dualisme mazdéen — Mais l’antagonisme des deux
principes n’y était qu’apparent — Zrvâna-akarana, source
commune d’Ahouramazdâ et d’Angrômainyous — C’est la
traduction iranienne d’une conception de la religion des
Proto-Mèdes touraniens — Adoration d’Angrômainyous
dans le magisme — Il se confond avec l’ancien dieu-serpent
de la population touranienne — Azhi-Dshâka et Astyage
— Culte d’Anâhitâ chez les Mages — Le Mithra femelle
d’Hérodote — Liaison étroite d’Anâhità et de Mithra —
Leur couple solaire et lunaire — Le double Mithra —Mithra
et Silik-moulou-khi — Les pratiques de sorcellerie et de
divination dans le magisme médique — Les baguettes
mantiques — Les mages deviennent, pour le monde grec,

202
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les types des enchanteurs — Part considérable de la vieille


religion touranienne des Proto-Mèdes dans le magisme

Les faits relatifs à la Médie ont pour nous une


importance particulièrement considérable. Un certain
nombre de savants, et des plus distingués, hésitent
encore à admettre le fait — il est vrai bien inattendu
— de l’existence en Chaldée d’une primitive popula-
tion de même souche que les nations ougro-finnoises
et tartares, ayant eu à la naissance de la civilisation
chaldéo-babylonienne une large part. J’essayerai un
peu plus loin — car je crois la chose nécessaire — de
répondre aux doutes de ces érudits, dont le jugement
a trop de poids pour ne pas être discuté sérieusement
et avec déférence, et j’ai quelque confiance que les
faits nouveaux exposés dans ce livre pourront peut-
être contribuer à obtenir leur acquiescement. Ce qu’ils
réclament, en effet, ce sont des preuves formelles du
fait qui leur semble a priori peu vraisemblable, et, si
je ne m’abuse, nos recherches en apportent qui ne
sont pas sans valeur. Quoi qu’il en soit, un des élé-
ments les plus importants de la question réside dans
les faits qui montrent que si les Accads appartenaient,
par leur langue et leur génie religieux, à la race pro-
prement touranienne, ils ne constituaient pas un
phénomène sporadique et difficilement explicable,
mais se rattachaient à une chaîne de populations de
même race qui dans la haute antiquité descendaient
depuis le plateau de l’Asie centrale jusqu’au golfe Per-
sique. Aussi aurai-je à revenir sur les conséquences
des beaux travaux par lesquels MM. Westergaard, de
Sauley, Norris, Oppert et Mordtmann ont établi que la
203
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Médie avait été primitivement habitée par un peuple


dont la langue était étroitement apparentée d’un côté
aux rameaux philologiques turco-tartare et mongol,
de l’autre à l’accadien de la Chaldée.
Ce peuple, que faute de meilleure désignation il
faut appeler proto-médique, demeura exclusivement
maître du pays jusqu’à l’établissement des Mèdes
proprement dits, de race iranienne, événement capi-
tal dans l’histoire de l’Asie, dont j’ai essayé de fixer la
date au VIIIe siècle avant notre ère, d’après les don-
nées des inscriptions assyriennes234. Même après l’in-
vasion, les Iraniens ne constituèrent jamais qu’une
caste dominante et peu nombreuse. Du temps des
Achéménides, la masse du peuple parle encore sa
vieille langue, qui est admise à l’honneur de compter
parmi les idiomes officiels de la chancellerie des rois
de Perse. La Médie touranienne ne garde pas seule-
ment sa langue, mais son génie propre, et elle ne cesse
que très tard de lutter, avec des chances diverses,
contre la religion de Zoroastre ; ses croyances parti-
culières s’infiltrent jusque chez les conquérants de
race iranienne et produisent, par leur amalgame avec
les idées religieuses de ces conquérants, le système
du magisme, ainsi nommé d’après la tribu des Mages
qui étaient en possession du privilège d’y exercer le
sacerdoce235.
On a longtemps appliqué ce nom de magisme à la

234
  Dans la première de mes Lettres assyriologiques, tome I. —
Voy. les articles de M. Maury dans le Journal des savants de
février, mars, avril et mai 1872.
235
  Herodot., I, 132.

204
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

religion zoroastrienne, et c’est là une confusion dont


les écrivains grecs ont été les premiers auteurs, à
commencer par Hérodote, qui avait voyagé en Médie
et non dans la Perse proprement dite : mais elle
repose sur une erreur formelle, et les découvertes de
la science contemporaine ont conduit à distinguer
désormais les deux systèmes non seulement comme
différents, mais comme ennemis236.
Darius, fils d’Hystaspe, qui devait savoir ces choses
encore mieux qu’Hérodote, raconte formellement,
dans les annales de son règne gravées sur le rocher
de Behistoun, que les Mages, devenus un moment les
maîtres de l’empire avec Gaumâta, le faux Smerdis,
avaient entrepris de substituer leur religion à celle de
la nation iranienne, et que lui, Darius, à son avène-
ment, renversa leurs autels impies :
« Lorsque Cambyse était en Égypte, le peuple tom-
ba dans l’impiété, et les fausses croyances (drauga,
le mensonge) devinrent puissantes dans le pays, en
Perse, en Médie et dans les autres provinces237… La
royauté, qui avait été enlevée à notre race, je l’ai re-
couvrée : c’est moi qui l’ai rétablie de nouveau. Les
temples que Gaumâta le Mage avait détruits, je les
ai relevés ; je les ai rendus au peuple ; j’ai restitué
les chants sacrés et les rites aux familles auxquelles

236
  Voy. Wesiesgaard, dans la préface de son édition du Zend-
Avesta, p. 17. — Et surtout sir Henry Rawlinson, Journal of the
Royal Asiatic Society, t. XV, p. 247 et suiv. ; George Rawlinson,
p. 426-431 du tome Ier de sa traduction d’Hérodote ; The five
great monarchies of ancient eastern world, 2e édit., t. III, p. 322-
355.
237
  Inscription de Behistoun, table 1, § 10.

205
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Gaumâta le Mage les avait enlevés ; j’ai rétabli l’État


sur ses anciennes bases, et la Perse, et la Médie, et les
autres provinces238. »
Dans l’inscription de son tombeau, à Nakch-i-
Roustam, il dit encore : « Quand Ahouramazdâ vit
cette terre livrée à la superstition, il me la confia. »
Le mot employé par le texte perse à cet endroit est
yâtum, la religion des Yâtous, nom des ennemis de
Zoroastre dans le Zend-Avesta ; dans le texte baby-
lonien, l’expression est paraphrasée : « Quand il vit
que ces pays adoraient suivant des doctrines de per-
dition239. » Nous comprenons, d’après les expressions
de ces textes, le massacre des Mages par les Perses
aussitôt après que le faux Smerdis eut été tué, et
l’institution, autrement inexplicable, de la fête de la
Magophonie, qui pendant longtemps en célébra l’an-
niversaire240. Jamais, dans aucun document positive-
ment zoroastrien, de date antique et d’origine perse
ou bactrienne, il n’est question des Mages comme
ministres de la religion. Au reste, la corruption des
doctrines nationales et primitives de la race ira-
nienne, c’est-à-dire du mazdéisme pur des gâthâs et
des premiers fargards du Vendidad-Sadé, dut se pro-
duire de bonne heure chez les Mèdes, au contact des
populations touraniennes, avant même qu’ils eussent
conquis toute la région à laquelle ils valurent le nom
de Médie, car le Vendidad241 place dans les séjours à
238
  Table 1. § 11.
239
  Voy. Oppert, Expédition en Mésopotamie, t. II, p. 178.
240
  Herodot., III, 79 ; Ctes., Persic, p. 68, éd. Bæhr ; Agath., II,
47, éd. de Paris.
241
  I, 59-66.

206
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Raghâ et à Tchakhra, c’est-à-dire à Ragæ et dans le


Khorassân actuel, le berceau de graves hérésies reli-
gieuses, dont l’une était caractérisée par l’usage de la
crémation des corps après le décès. Le même fait est
attesté par un curieux texte que cite M. Haug242.
Il y avait donc, au moment de la fondation de l’em-
pire des Achéménides et sous les premiers rois de
cette dynastie, quand la religion des Perses se main-
tenait encore dans toute sa pureté, un antagonisme
profond de doctrines comme de situation entre le
sacerdoce médique, dont le titre spécial était magus,
et le sacerdoce perse, dont le titre était âthrava243. Cet
antagonisme alla en s’effaçant plus tard, à mesure
que la religion des Perses eux-mêmes perdit de sa
pureté. Vaincus dans leur tentative de faire triompher
leur système sur le mazdéisme, tentative qui avait un
moment réussi avec le faux Smerdis, les Mages adop-
tèrent une autre voie, plus prudente et plus tortueuse,
et travaillèrent à s’introduire d’une manière détour-
née dans la forteresse qu’ils ne pouvaient pas renver-
ser. Dès le règne de Xerxès, ils commençaient à être
en crédit à la cour244, et ce crédit augmenta toujours.
C’est à leur influence que furent dues presque toutes
les altérations qui, à la fin de l’empire des Achémé-
nides, corrompirent profondément la foi zoroas-
trienne et la firent glisser dans l’idolâtrie, altérations
dont la marche progressive a été très bien suivie par

242
  Dans le tome V de Bunsen, Ægyptens Stelle, t. V ; p. 116.
243
  Voy. Spiegel, Avesta, t. II, p. VI et suiv.
244
  Herodot., VII. 19, 113, 191.

207
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

M. George Rawlinson245. Ainsi se substitua au maz-


déisme pur une religion syncrétique, dans laquelle les
éléments du magisme tenaient une large part et dans
laquelle le magus trouvait sa place à côté de l’âihrava.
Les parties du Zend-Avesta qui appartiennent à la
seconde époque de rédaction portent elles-mêmes la
marque très manifeste de cette infiltration d’idées
étrangères, bien qu’elles n’y aient pas le développe-
ment que leur donnèrent par leurs décrets dans le
culte public certains des rois achéménides. Et plu-
sieurs siècles après, quand les Sassanides entreprirent
de restaurer le mazdéisme dans une plus grande
pureté, sans le ramener cependant à son état primitif,
ils conservèrent le titre sacerdotal de Mages, dont la
signification hétérodoxe s’était effacée avec le temps.
Tous les écrivains grecs et latins qui à cette époque
ont bien connu la religion de la Perse donnent en effet
à ses ministres le nom de Mages246. Dans la grande
inscription pehlevie de Nakch-i-Rajab, le titre romain
de pontifex maximus est rendu par les mots mâgûpat û
aîharpat Rûm247. Ces deux mots, qui dérivent du zend
magupaiti et aêthrapaiti, « chef des Mages » et « chef
des Athravas », sont employés encore indifféremment
dans d’autres inscriptions des Sassanides pour rendre
l’idée de « pontife suprême », et ce sont eux qui ont
produit les deux appellations des ministres religieux
du parsisme plus récent, mobed et herbed.

245
  The five great Monarchies, 2e édit., t. III, p. 357-362.
246
  Ammian. Marcell., XXIII, 6 ; Agath, II, 36.
247
  Haug, Essay on the pahlavi language, p. 37.

208
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

La distinction fondamentale qu’il faut établir à


l’origine, et dans les premiers temps des Achémé-
nides, entre le magisme et le mazdéisme explique la
contradiction qui existe entre l’esprit et la doctrine
de la religion de Zoroastre, d’un côté, telle qu’elle est
exprimée dans les parties anciennes du Zend-Avesta,
telle que nous la trouvons dans les inscriptions de
Darius et de Xerxès ou dans l’admirable réfutation
du dualisme perse adressée à Cyrus par un prophète
inconnu, qui a été insérée au milieu des écrits d’Isaïe,
dont elle forme le chapitre XLV, et de l’autre côté
les renseignements sur la religion des Mèdes et des
Perses fournis par Hérodote et par Dinon.
La doctrine mazdéenne, si nettement exprimée
à plusieurs reprises par Darius, est essentiellement
spiritualiste. Elle repose sur une notion de dua-
lisme, mais dans laquelle la supériorité du bon prin-
cipe, d’Ahouramazdâ, brille d’une manière écla-
tante. Ahouramazdâ est en réalité le dieu unique, « le
dieu seigneur des cieux », « celui qui a donné (créé)
le ciel et la terre » ; tous les décrets officiels des rois
débutent par la proclamation de la grandeur du dieu
Ahouramazdâ, et aucun autre dieu n’y est nommé.
Les princes se disent souverains « par la grâce d’Ahou-
ramazdâ » ; de lui viennent la victoire, la conquête, le
salut, la prospérité et tous les biens. La « loi d’Ahou-
ramazdâ » est la règle de la vie ; sa protection est une
bénédiction qu’on appelle continuellement par de
ferventes prières. Rien d’étonnant, par conséquent,
dans la sympathie que les premiers rois perses mani-
festèrent pour la religion des Juifs et dans la façon

209
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dont Cyrus identifia Jéhovah à son propre dieu248.


On parle bien, il est vrai, quelquefois, mais sans les
nommer, d’autres dieux, et ce sera la porte par où
les influences étrangères s’introduiront dans la reli-
gion pour la corrompre. Ainsi Ahouramazdâ, au lieu
d’être appelé absolument « le grand dieu », est dési-
gné quelquefois comme « le plus grand des dieux », et
on invoque à plusieurs reprises à sa suite « les autres
dieux », ou « les dieux qui gardent la maison ». Mais
ces dieux sont certainement des personnages d’ordre
inférieur, des esprits puissants créés par Ahourama-
zdâ et dépendant de lui, bien qu’ayant encore droit
aux adorations des hommes ; ils correspondent aux
Amescha-çpentas et aux Yazatas du Zend-Avesta.
Quant à l’adversaire d’Ahouramazdâ, au représentant
du mauvais principe, l’Angrômainyous (Ahriman) des
livres attribués à Zoroastre, c’est « l’ennemi » qu’on
regarde avec horreur et qu’on charge de malédic-
tions ; les rois se font représenter habituellement le
combattant lui-même ou ses génies, symbolisés sous
la figure de monstres horribles249. Dans les inscrip-
tions, il n’est mentionné qu’une fois, à Behistoun250,
où Darius l’appelle Drauga, « le mensonge » person-
nifié, et lui attribue toutes les révoltes qu’il eut à
combattre.
Hérodote et les autres écrivains classiques peignent
bien le véritable esprit du mazdéisme, quand ils repré-

248
  Esdr., 1,2 et 3.
249
 Lajard, Culte de Mithra, pl. II et XXV ; voy. G. Rawlinson
The five great monarchies, 2e édit., t. III, p. 355.
250
  Table 4, § 4.

210
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sentent les Perses comme ayant l’horreur de l’idolâ-


trie et des religions étrangères, quand ils les montrent
dans leurs expéditions s’acharnant contre tout ce qui
touchait au paganisme, brûlant les temples251, détrui-
sant les images des dieux ou les enlevant comme tro-
phées252, outrageant ou tuant les prêtres253, empê-
chant la célébration des fêtes254, frappant du glaive
les animaux sacrés255, et même poussant la passion
contre les rites des cultes étrangers jusqu’à porter la
main sur les sépultures256. Mais quand le même Héro-
dote prétend donner des détails précis sur la religion
propre aux Perses, il ne connaît même pas le nom
d’Ahouramazdâ. Il parle d’un culte rendu au soleil, à
la lune, au feu, à la terre, à l’eau et aux vents257, c’est-
à-dire d’un culte qui n’a rien de commun avec les pré-
ceptes et l’esprit du Zend-Avesta, d’une religion toute
naturaliste, étrangère au spiritualisme mazdéen, et
qui ressemble bien plutôt à celle des Aryas védiques,
et encore plus à celle de nos livres magiques d’Ac-
cad. Il est vrai qu’il dit formellement que les Mages
étaient les ministres nécessaires de ce culte, et ceci
nous montre que sous le nom de religion des Perses
il parle du magisme, qu’il avait vu exercer ses rites en

251
  Herodot., III, 25 ; VI, 19, 98, 101 ; VIII, 33 et 53 ; Cic, De
leg., II, 10 ; Strab., XIV, p. 634 ; Pausan., X, 35, 2.
252
  Herodot., I, 183 ; III, 37.
253
  Herodot., I, 183 ; III, 27 et 29.
254
  Herodot., III, 29.
255
  Herodot., III, 29.
256
  Herodot., I, 187 ; III, 16 et 37 ; Diod. Sic, X, 13.
257
  Herodot., 1, 131 ; Cf. III, 16.

211
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Médie. Dinon258 et Diogène Laërte259 attestent aussi


que les Mages adoraient les éléments ; mais le pre-
mier remarque qu’ils honoraient principalement de
leur culte l’eau et le feu. Ce sont précisément les élé-
ments que nous avons vu adorer directement par les
magiciens d’Accad dans leur réalité matérielle, d’où
leurs esprits ne se distinguent pas nettement. Si l’on
pèse attentivement les termes des passages que nous
indiquons comme les principaux sur le culte élémen-
taire des Mages de Médie, l’impression qu’ils lais-
seront sera celle d’un culte des esprits de la nature,
où la personnalité de ces esprits se confondait dans
beaucoup de cas avec les objets et les éléments qu’ils
étaient censés animer et gouverner.
J’ai signalé plus haut le problème que soulève
le rite de l’adoration du feu entretenu sur le pyrée.
Mais quelle qu’en doive être la solution, quand même
on parviendra — ce qui est très possible — à établir
que ce rite faisait partie intégrante du système du
mazdéisme dans sa pureté primitive, il existait cer-
tainement aussi, avec une importance de premier
ordre, dans le magisme et déjà dans la religion des
Mèdes touraniens avant toute invasion iranienne.
La démonstration me paraît en avoir été faite d’une
manière décisive par sir Henry Rawlinson260 et par son
frère261, et le fait est d’ailleurs tout à fait conforme à
ce que nous avons observé chez les Accads. Les Mages

258
  Ap, Clem. Alex., Prolrept., I, 5.
259
  De Vit., philos., proœm., 6.
260
  Journal of the Royal Asiatic Society, t. XV, p. 254.
261
  The five great monarchies, 2e édit., t. II, p. 345 et suiv.

212
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

prétendaient avoir le pouvoir de faire descendre du


ciel le feu de leurs pyrées au moyen de cérémonies
magiques262.
Le culte des astres avait un grand développement
dans le magisme médique. Ce culte figure à peine
dans les livres zends263, et encore dans un morceau qui
n’est pas des plus anciens ; aussi les plus habiles cri-
tiques modernes n’hésitent pas à l’y regarder comme
le résultat d’une introduction postérieure et d’une
influence étrangère264. À la fin de l’empire perse, au
contraire, il avait pris une grande importance, et il
en est de même dans les écrits zoroastriens de très-
basse époque265. C’est des Mages qu’il était venu. Le
rôle capital de ce culte chez les Mèdes est, en effet,
attesté par la description que donne Hérodote266 des
sept enceintes d’Ecbatane, avec leurs revêtements
aux couleurs sacrées des sept planètes. La même dis-
position sacramentelle était répétée dans la ville de
Ganzakh, la Gazaca des écrivains classiques, en Atro-
patène, puisque Moïse de Khorène267 l’appelle « la
seconde Ecbatane, la ville aux sept enceintes. » Plus
tard, au temps des Sassanides, le poète persan Nizamî,
auteur du Heft-Peïher, la décrit encore comme repro-
duite dans le palais des sept planètes bâti par Bahrâm-

262
  Dio Chrysost., Orat. XXXVI, p. 149, éd. Reiske ; Clem.,
Recognit., IV, 29 ; Cf. Ammian. Marcell., XXIII, 6.
263
  Seulement dans le 21e fargard du Vendidad-Sadé.
264
 Spiegel, Avesta, t. I, p. 258, p. 271 et suiv. ; t. II, p. CXIX et
CXX.
265
  Voy. Spiegel, Avesta, t. I, p. 273 et suiv.
266
  I, 98.
267
  II, 89.

213
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Goûr ou Varahrân V268. C’était un emprunt direct fait


aux usages de la civilisation et de la religion baby-
lonienne, car la fameuse tour de Borsippa, après sa
restauration par Nabuchodonosor, avait sept étages
revêtus des couleurs des sept corps planétaires269 ;
il en était de même de la ziggurat ou tour sacrée du
palais de Khorsabad270. Au reste, le culte des astres et
des planètes devait provenir originairement, comme
l’a pensé M. Spiegel, d’une infiltration des doctrines
religieuses de Babylone, où il jouait un rôle si capi-
tal, et des doctrines kouschito-sémitiques, puisque
nous l’avons vu étranger au vieux fonds accadien.
Mais il est probable qu’il avait passé d’abord de l’As-
syrie chez les Touraniens de la Médie, de même que le
culte d’Anat, devenue Anâhitâ271, dans leurs contacts
prolongés avec la civilisation du bassin de l’Euphrate
et du Tigre, et que c ‘est par leur intermédiaire que le
reçurent les Mages, qui le propagèrent ensuite chez
les Perses et dans le reste de la race iranienne.
L’esprit de panthéisme naturaliste, d’une nature
particulière et analogue à celui des livres magiques
d’Accad, que révèle ce culte des éléments et des
astres, est l’antipode de l’esprit spiritualiste de la

268
  Cité par sir Henry Rawlinson, Journal of the Royal Asiatic
Society, t. X, p. 127.
269
  H. Rawlinson, Journal of the Royal Asiatic Society, t, XVIII,
p. 1-34.
270
 Place, Ninive et l’Assyrie, pl. 36 et 37. — Voy. mon Essai de
commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose, p. 369 et
suiv.
271
  Voy. mon Essai de commentaire des fragments cosmogoniques
de Bérose, p. 157 et suiv.

214
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pure religion mazdéenne dans ses plus anciens docu-


ments. Les Mages l’avaient également transporté
dans la sphère des personnages les plus élevés dans
leur système religieux, où ils avaient complètement
dénaturé la conception fondamentale du mazdéisme,
tout en conservant la forme dualiste, que la vieille
religion proto-médique devait d’ailleurs admettre
avant même le contact avec les Iraniens, puisque
nous l’avons retrouvée chez les Accads. Il n’est pas
douteux, en effet, qu’ils ne plaçassent au sommet de
l’échelle des êtres surnaturels le culte en antagonisme
d’Ahouramazdâ et d’Angrômainyous. Car c’est bien
certainement Ahouramazdâ qu’il faut reconnaître
dans le Zeus qu’Hérodote272 donne comme adoré chez
les Mages, et le même Hérodote273 représente ceux-
ci, armés du khrafçthraghna274, poursuivant pour les
tuer les animaux de la mauvaise création, reptiles
et insectes, avec le même zèle que les plus ortho-
doxes mazdéens. Mais l’antagonisme pour eux n’était
qu’apparent, car ils considéraient les représentants
des deux principes contraires comme consubstan-
tiels, égaux en puissance et émanés tous les deux d’un
seul et même principe préexistant. Je n’hésite pas,
en effet, à rapporter au magisme médique l’origine
du personnage de Zrvâna-akarana, « le Temps sans
bornes, » source commune d’Ahouramazdâ et d’An-
grômainyous, conception qui substitue le panthéisme
le plus complet et le plus indifférent en morale au

272
  I, 97.
273
  I, 140.
274
  Yaçna, LVII, 6.

215
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dualisme de Zoroastre, en le maintenant dans l’ap-


parence. Ce personnage, qui prend une très grande
importance dans les livres rédigés postérieurement à
Alexandre et dont la conception devint au moyen âge
le dogme fondamental d’une hérésie du mazdéisme,
celle des Zarvaniens, n’appartient pas au fonds pre-
mier de la religion zoroastrienne. Ses plus anciens
livres ne le connaissent pas, et tous les savants les
plus autorisés en pareille matière s’accordent à y
reconnaître une corruption de la doctrine originaire,
due à des influences étrangères275. Eudème, le dis-
ciple favori d’Aristote, en parlant très exactement de
ce personnage et du couple dualiste qu’on en faisait
sortir, le donne comme une conception des Mages276.
Et il est curieux de se souvenir ici que, dans un pas-
sage dont la donnée première remonte à Bérose277, ce
même nom de Zrvâna est appliqué à la personnifica-
tion mythique de la vieille race touranienne, dans la
forme qu’avait prise en Arménie la légende chaldéo-
babylonienne sur l’origine des diverses races278. Nous
avons constaté dans les fragments du grand recueil
magique d’Accad des idées analogues à celles qui
ont produit la conception de Zrvâna-akarana ; nous

275
 D’Eckstein, Questions sur les antiquités sémitiques, §  XV ;
Oppert, Annales de philosophie chrétienne, janvier 1862, p. 61 ;
Spiegel, Avesta, t. I, p. 271 ; t. II, p. CXIX, p. 216 et suiv. Voy.
aussi ce que j’en ai dit dans mon Manuel d’histoire ancienne de
l’Orient, 3e édit., t. II, p. 316.
276
  Ap. Damasc, De princip., 125.
277
  Mos. Choren., I, 5.
278
  Voy. mon Essai de commentaire des fragments cosmogoniques
de Bérose, p. 422 et suiv.

216
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

y avons vu émaner à la fois de Moul-ge des démons


odieux, comme le Namtar, et des dieux favorables,
adversaires des démons, comme Nin-dar. Supposez,
d’ailleurs, que dans une religion qui n’était pas pré-
cisément celle d’Accad, et avait dû donner une forme
un peu différente aux mêmes imaginations sur les
esprits et les dieux, on eût prononcé davantage le
côté sombre de la figure de Moul-ge pour l’opposer
au caractère favorable de Êa, et qu’on eût en même
temps conservé pour Anna quelque chose de la notion
de premier principe qui s’attachait à lui dans l’ori-
gine, avec une très légère modification, qui sera d’ail-
leurs pour chacun d’eux dans le sens de sa nature, on
y verra les trois dieux que les Accads attachaient aux
trois zones du monde se grouper de telle façon que
leur traduction naturelle en iranien sera le couple
d’Ahouramazdâ et d’Angrômainyous ayant au-dessus
de lui Zrvâna-akarana.
Il faut même reconnaître dans le magisme médique
plus que la conception d’un principe commun, d’où
Ahouramazdâ et Angrômainyous étaient considérés
comme également émanés. Tandis que dans le maz-
déisme véritable, chez les Perses, Ahouramazdâ était
seul adoré, Angrômainyous chargé de malédictions ;
dans le magisme, les deux principes du bien et du mal,
Ahouramazdâ et Angrômainyous, recevaient égale-
ment l’hommage des autels. Plutarque279 raconte que
les Mages offraient des sacrifices à Angrômainyous,
Aidhj, Areim£nioj, et en décrit les rites, consistant
dans l’offrande de l’herbe de marais appelée Ômwmi

  De Is., et Osir., p. 369, éd. Reiske.


279

217
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

— évidemment le haoma — arrosée du sang d’un loup


et déposée dans un lieu obscur. Hérodote 280 nous
montre Amestris, l’épouse de Xerxès, princesse entiè-
rement adonnée à l’influence des Mages, sacrifiant
sept enfants « au dieu des ténèbres et des régions
inférieures ». Il représente aussi un sacrifice analogue
comme opéré en l’honneur du même dieu au passage
du Strymon, dans la marche des Perses sur la Grèce.
Cet effroyable rite des sacrifices humains est tout ce
qu’il y a de plus opposé aux principes fondamentaux
de la doctrine de Zoroastre, aussi bien que l’adoration
d’Angrômainyous, et nous ne le voyons se reproduire
en aucune autre occasion dans l’histoire des Perses.
Aussi faut-il y voir, comme M. George Rawlinson281,
un fait de magisme.
Dans cette adoration du mauvais principe sur
un pied d’égalité complète avec le bon, le magisme
médique se révèle à nous comme inférieur, sous le
point de vue moral, à la doctrine de la magie acca-
dienne. Mais il faut ici tenir compte des circonstances
particulières que la conquête iranienne avait faites à
la population de la Médie. Des indices très puissants
sont de nature à faire croire qu’avant la conquête elle
attribuait à un de ses dieux principaux la figure d’un
serpent282. Ce culte de dieux-serpents se retrouve
chez un grand nombre de tribus touraniennes pri-
mitives283. Les Accads faisaient du serpent un des
280
  VII, 114.
281
  The five great monarchies, 2e édit., t. III, p. 359.
282
  Voy. mes Lettres assyriologiques, t. I, p. 99.
283
  Voy. Fergusson, Tree and serpent worship, Londres, 1868,
in-4°.

218
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

attributs principaux et l’une des figures de Êa284, et


nous avons une allusion très importante à un serpent
mythologique dans ces paroles d’un dithyrambe en
langue accadienne placé dans la bouche d’un dieu285,
peut-être de Êa, comme j’ai eu l’occasion de le dire
plus haut en rapportant le morceau tout entier :
Pareille à l’énorme serpent à sept têtes, l’arme aux
sept têtes, je la tiens.
Pareille au serpent qui bat les flots de la mer, [atta-
quant] l’ennemi en face, — dévastatrice dans le choc
des batailles, étendant sa puissance sur le ciel et la
terre, l’arme aux [sept] têtes, [je la tiens]286.
Une fois la fusion s’opérant entre les traditions
iraniennes et les vieilles croyances de la religion
proto-médique, le dieu-serpent devait naturellement
se confondre avec le représentant du principe téné-
breux et mauvais, car le serpent était, dans les fables
mazdéennes, la forme qu’Angrômainyous avait prise
pour essayer de pénétrer dans le ciel d’Ahourama-
zdâ287. Dans le cycle héroïque également, c’était une
personnification du mauvais principe que le serpent
Dahâka 288 ou Azhi-Dahâka 289 vaincu par Thraê-

284
  George Rawlinson, The five great monarchies, 2e édit., t. I,
p. 132.
285
  W. A. I. II, 19.
286
  J’ai rapproché ailleurs (dans mes Premières Civilisations,
t. II, p. 136) cette allusion de la légende brahmanique du Man-
thanam.
287
 Lajard, Mémoire sur les bas-reliefs découverts en Transylva-
nie, sect. K et III, à la fin.
288
  Yaçna, IX, 25.
289
  Vendidad-Sadé, I, 69.

219
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

taona290, forme iranienne du mythe védique de Trita,


fils d’Aptya291. Moïse de Khorêne292 attribue formel-
lement à la dynastie des Mèdes aryens et aux des-
cendants de leurs sujets transportés en Arménie la
conservation de l’antique culte touranien du serpent,
et y rattache le nom d’Astyage293. Ainsi les descen-
dants de Thraêtaona, se fondant avec leurs vaincus,
en étaient venus à adorer Azhi-Dahâka. Et comme
la population d’origine touranienne était plus dis-
posée à honorer son ancien dieu national que celui
des conquérants iraniens, dans le culte populaire
Angrômainyous ou Azhi-Dahâka primait certaine-
ment Ahouramazdâ. À ce point de vue, je crois que M.
Oppert294 a eu raison de voir un reste du magisme des
anciens Mèdes dans la bizarre religion des Yezidis ou
« adorateurs du diable », répandus encore aujourd’hui
dans l’Irâk-Adjémy et dans le nord de la Mésopota-
mie ; car cette religion professe dans ses dogmes le
dualisme mazdéen, mais dans son culte n’adore que
le principe mauvais295.
Hérodote296 dit que les Mages avaient emprunté
aux Assyriens le culte de leur Aphrodite céleste, c’est-
à-dire de l’Anâhitâ qu’Artaxerxe Mnémon introduisit

290
 Burnouf, Journal asiatique, 3e série, t. XLV, p. 497 et suiv.
291
  Voy. Roth, Die Sage von Ferîdun in Indien und Irân, dans la
Zeitschr, der deutsch, Morgenl. Gesellsch., t. II, p. 216 et suiv. ;
Spiegel, Avesta. t. I, p. 7.
292
  I, 29.
293
  Voy. mes Lettres assyriologiques, t. I, p. 97-101.
294
  Rapport au ministre de l’instruction publique, Paris, 1836.
295
  Layard, Nineveh and Babylon, p. 41 et suiv., 81-94.
296
  I, 131.

220
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ensuite par décret dans la religion des Perses297. On


me permettra ici de me citer moi-même et de repro-
duire ce que j’ai dit ailleurs298 de cette déesse dans le
magisme de la Médie :
« En signalant l’adoption de la déesse chaldéo-assy-
rienne par les Mages, Hérodote ajoute qu’ils l’appe-
laient Mithra. Cette indication du Père de l’histoire
a donné lieu à bien des conjectures, à des théories
mythologiques tout entières, qui se sont évanouies
devant une connaissance plus approfondie des reli-
gions asiatiques. Aujourd’hui, l’opinion la plus géné-
ralement admise des savants, celle que commande
l’étude des sources iraniennes originales, est que
le dire d’Hérodote est inadmissible, que l’historien
d’Halicarnasse a dû commettre une erreur et une
confusion, comme il lui est quelquefois arrivé 299.
Mais quelle en a été la cause ? On ne paraît pas l’avoir
jusqu’ici recherchée, et nous croyons l’avoir trou-
vée dans la liaison étroite des deux cultes d’Anâhitâ
et de Mithra dans le système du magisme médique.
La conception du personnage de Mithra comme une
forme du Soleil remonte au fond primitif des idées
religieuses des Aryas ; nous le retrouvons dans un des
Adityas de la mythologie védique, et il est impossible
que les auteurs de la première réforme mazdéenne ne
l’aient pas connu. Mais il est évident qu’il n’avait dans
leur système rien de l’importance qu’il prend dans
297
  Beros. ap. Clem. Alex., Protrept., I, 5.
298
  Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de
Bérose, p. 157 et suiv.
299
  Voy. Bréal, de Persicis nominibus apud scriptores græcos, p. 5
et suiv.

221
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les livres les plus récents du zoroastrisme ; il était


quelque personnage secondaire, inférieur peut-être
même aux Amescha-çpentas ; il n’était pas un dieu
placé presque sur le même rang qu’Ahouramazdâ, car
le mazdéisme, dans sa pureté primitive, ne reconnaît
qu’à celui-ci le caractère divin suprême et complet.
M. George Rawlinson300 a très judicieusement remar-
qué que l’introduction de Mithra dans le culte public
eut lieu en même temps que celle d’Anâhitâ, et que les
deux faits présentent une connexité historique dont il
faut tenir compte. En effet, l’inscription d’Artaxerxe
Mnémon à Suse est le premier document officiel des
rois achéménides qui mentionnent des dieux à côté
d’Ahouramazdâ, et ces dieux sont Anâhitâ et Mithra,
réunis ensemble et formant un groupe indivisible.
L’établissement légal de leurs adorations dans ce rang
suprême a dû être par conséquent simultané et puisé
à la même source. Et c’est au temps d’Artaxerxe que
Xénophon301 commence à parler de Mithra comme
d’un des principaux parmi les dieux nationaux des
Perses.
« Il est bien difficile après cela de ne pas conclure
qu’Artaxerxe Mnémon, dans les innovations qui sous
son règne modifièrent si profondément la religion
zoroastrienne, n’introduisit pas seulement dans cette
religion un personnage nouveau, mais un couple
divin, celui de Mithra et d’Anâhitâ, que la présence
de Mithra permettait de greffer comme une branche
adultère sur la vieille souche du mazdéisme, et qui s’y

300
  The five great monarchies, 2e édit., t. III, p. 360 et suiv.
301
  Cyrop., VII, 5, 53 ; Œconom., IV, 24.

222
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

était déjà greffé antérieurement dans le système du


magisme médique. Dans ce dernier système, autant
qu’on en peut comprendre l’économie, le culte du
soleil et de la lune, dont parle Hérodote, s’était consti-
tué sous l’influence de la religion chaldéo-assyrienne
avec la forme de l’adoration du couple d’un dieu
solaire et d’une déesse lunaire, Mithra et Anâhitâ302,
placé immédiatement au-dessous d’Ahouramazdâ. De
là l’erreur d’Hérodote, qui a confondu les deux per-
sonnages de ce couple. Elle n’en est peut-être même
pas une, et il se pourrait que l’on eût quelquefois
désigné le couple divin dont nous parlons comme
un double Mithra. Ainsi s’expliquerait, par un reste
isolé de cet état de choses, l’expression d’un passage
du Yaçna303 qui a fort embarrassé les commentateurs,
ahuraêibya Mithraêibya, « les deux divins Mithra304.»
Je ne crois pas qu’il y ait à modifier ceci ; mais
l’étude que nous avons faite des textes magiques d’Ac-
cad permet de le compléter. Nous avons dû remarquer
en effet l’étroite analogie du rôle de médiateur attri-
bué à Mithra dans la religion perse, à partir du temps
d’Artaxerxe Mnémon, avec celui que Silik-moulou-
khi remplit entre les hommes et Êa dans le système
accadien. Le nom de Mithra, qui signifie « l’ami », a
pu être pris comme un équivalent iranien et presque
une sorte de traduction de Silik-moulou-khi, « celui
302
  Tandis que les Mèdes aryens empruntaient le personnage
d’Anat à la religion chaldéo-assyrienne, celle-ci recevait d’eux
le nom de Mithra, comme une appellation du Soleil : W. A. I.
III, 69, 5, 1. 63.
303
  I, 29.
304
 Voy, Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, p. 351.

223
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

qui dispose le bien pour les hommes. » Il semble que,


dans le magisme, Mithra a dû prendre à l’origine la
place et les attributions de quelque dieu médiateur de
la religion proto-médique, analogue au Silik-moulou-
khi des Accads et portant sans doute un nom de même
nature. Plus tard, on le décomposa en un couple
conjugal, comme le dieu attaché à chaque homme
dans le système accadien, et on lui associa la déesse
Anâhitâ, empruntée à la religion chaldéo-assyrienne.
Nous devons enfin, pour compléter le tableau du
magisme médique et achever de mettre en relief ses
points de contact avec le système que nous avons étu-
dié chez les Accads, signaler le développement qu’y
avaient les pratiques d’incantation et de sorcellerie.
Ces pratiques sont formellement interdites et sévère-
ment condamnées par tous les livres du mazdéisme,
qui en attribuent l’invention aux Yâtous, les enne-
mis de Zoroastre305. Aussi le mot yâtus, employé par
Darius dans l’inscription de Nakch-i-Roustam pour
désigner la religion des Mages, serait-il à lui seul
une forte présomption du rôle important qu’elles y
tenaient. D’ailleurs Dinon306 décrit les incantations
auxquelles se livraient les Mages, la baguette divina-
toire à la main. Ils prédisaient l’avenir par le jet de
bâtonnets en bois de tamarisque307, usage que les
écrivains classiques attestent avoir été d’origine scy-
thique ou touranienne. Le bareçma308, devenu à partir

305
  Vendidad-Sadé, I : 52-56.
306
  Ap. Schol. ad Nicandr. Theriac., v. 613.
307
  Ibid.
308
  Yaçna, LVII, 6.

224
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

d’une certaine époque un des insignes essentiels des


ministres du culte mazdéen, n’était autre à l’origine
que le faisceau de ces baguettes, dont l’usage s’intro-
duisit en Perse sous l’influence des Mages309. Dans
les études que nous consacrerons à l’astrologie et à
la divination en Chaldée et à Babylone, nous consta-
terons que le jet des baguettes y était connu et prati-
qué310, qu’il y constituait même le mode de divination
le plus antique, celui du temps des Accads311.
Nous avons dit qu’au moyen de certaines paroles et
de certains rites, les Mages prétendaient avoir le pou-
voir de faire descendre le feu du ciel sur leurs pyrées.
Hérodote312 et Diogène Laërte313 parlent du pouvoir
surnaturel qu’ils s’attribuaient. Le dernier de ces
écrivains paraît avoir surtout consulté le traité spé-
cial d’Hermippe sur les Mages, où ils étaient présen-
tés comme des thaumaturges et des enchanteurs314.
Vers l’époque des guerres médiques se répandit en
Grèce un livre attribué au Mage Osthanès, livre qui

309
  Voy. Gr. Rawlinson, The five great monarchies, 2e édit., t. III,
p. 351.
310
  Ezech., XXI, 26. — Les baguettes ou flèches du sort sont
figurées sur plusieurs cylindres babyloniens à la main de Mar-
douk (Lajard, Culte de Mithra, pl. XXXII, n°2 ; LIV, A, n°5)
ou d’Istar (Lajard, pl. XXXVII, n°1), les divinités des planètes
Jupiter et Vénus, les plus favorables dans les idées des astro-
logues.
311
  Il y a certainement une relation à établir entre cette divina-
tion et le jet magique des sorts, que nous avons vu mentionné
dans la tablette K. 142 du Musée Britannique.
312
  I, 103 et 120 ; VII, 19.
313
  De Vit philos., proœm., 6.
314
  Plin., Hist. nat., XXX, 2.

225
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

fut le point de départ de la magie qui se substitua


désormais chez les Hellènes aux pratiques grossières
et primitives des goètes315 ; d’après ce qu’on sait de ce
livre, il enseignait, comme les secrets suprêmes de la
caste des Mages, toutes les espèces d’enchantements
et de divinations, jusqu’à l’évocation des morts et
des esprits infernaux316. Aussi ces prêtres, qui de la
Médie s’étaient répandus dans toute la Perse, furent-
ils regardés en Occident comme les types des enchan-
teurs et des magiciens317, et de là le sens que le mot de
magie a gardé jusqu’à nous. On savait, du reste, que
leur magie tenait de très près à celle de la Chaldée318,
et ceci finit même par amener dans les esprits des
Grecs et des Latins une confusion inextricable entre
les Mages et les Chaldéens319.
J’ai dû donner à ce qui précède un assez grand
développement, afin d’exposer d’une manière suf-
fisamment complète ce que nous parvenons à savoir
du magisme médique, sujet encore très obscur. Mais

315
  Plin., XXX, 1 ; Euseb., Chronic., I, 48 ; Præpar. Evangel., I,
10 ; V, 14 ; Suid., v° ‘Astronom…a ; Apul., Apolog., 27.
316
  Plin., XXX, 5.
317
  Strab., I, p. 24 ; XVI, p. 762 ; Lucian., de Necromant, p. 11,
éd. Lehmann ; Ammian. Marcell., XXIII, 6 ; Origène, Adv, Cels.,
VI, 80 ; Minut. Fel., Octavian, 26 ; Clem. Alex., Protrept., I,
p. 17, éd. Potter ; S. Cyprian, de Idol. vanit. dans ses Opp., t. I,
p. 408.
318
  Ammian. Marcell., XXIII, 6.
319
  Plat., I Alcibiad., 37, Justin., I, 1 ; Diogen. Laërt., 1, 8 ; Plin.,
Hist. nat., XXX, 2 ; XXXVII, 49 ; Apul., Florid., II, 5 ; Tatian.,
Orat. ad Græc, 1 ; Suid., vi5 Magik¾ et Zwro£strhj  ; ; Constitut,
Apostolic, IV, 26, Clem, Alex., Stromat., V, p. 598, éd. Potter ;
Armob., Adv, gent., I, 52.

226
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

il me semble qu’après ces explications, le lecteur


y distinguera assez clairement les trois éléments
dont le mélange a formé ce système essentiellement
mixte : l’élément iranien et mazdéen, qui est surtout
comme un vêtement imposé, par suite de la conquête
des Mèdes proprement dits, à des conceptions anté-
rieures et d’une autre origine ; les emprunts à la reli-
gion chaldéo-assyrienne, consistant principalement
dans le culte des astres et le personnage d’Anâhitâ ;
enfin le vieux fond des croyances de la population
touranienne d’avant l’invasion des Iraniens. Et ces
croyances offrent avec la doctrine des vieux livres
magiques d’Accad une parenté des plus étroites, une
parenté tout à fait analogue à celle qui se révèle entre
les idiomes de la Médie anté-aryenne et de la Chaldée
accadienne.

227
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

III

La mythologie et l’épopée des Finnois — Esprit général


du paganisme finnois — Mythologie née du vieux fond de
la religion des esprits — Sa parenté avec la mythologie
des Accads — Prêtres magiciens et sorciers malfaisants —
Différentes espèces de sortilèges — Médecine purement
magique —Puissance immense attribuée par les Finnois
aux enchantements — Le bâton céleste, talisman
supérieur à tous les sortilèges — Hiérarchie divine —
Les trois dieux supérieurs — Leur ressemblance avec
les trois grands dieux d’Accad — Wäinämöinen et Êa —
Les paroles suprêmes et toutes-puissantes — Culte des
éléments et de tous les objets de la nature — Le feu — Le
soleil — Esprits partout répandus — Les dieux mineurs ;
physionomie particulière que leur donne la nature du Nord
— Différences et ressemblances avec les dieux des Accads
— Les dieux des bois — Ceux des troupeaux — Ceux de
la pêche — Les dieux de la métallurgie — Le fer chez les
Finnois et le bronze chez les Accads — Esprit divin attaché
à chaque homme — Analogie de cette conception avec
celle que nous avons observée dans la religion accadienne
— Dualisme dans la religion des Finnois — La région des
ténèbres et de la mort — Les démons — Les sorciers — Les
exorcismes — Les maladies considérées comme des êtres
personnels — Formules pour les chasser, leur analogie avec
les incantations accadiennes — Formules pour la guérison
des blessures

Les rapprochements avec la mythologie et la magie


des Finnois seront peut-être plus frappants encore.
Sur les rîtes et la religion de ce peuple, nous avons
une mine féconde dans la grande épopée du Kalevala,
que M. Léouzon-Leduc a entrepris de faire connaître
au public français, et qui, traduite déjà dans plusieurs

228
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

langues de l’Europe, n’en continue pas moins à res-


ter presque absolument ignorée de nos érudits et de
nos lettrés, bien qu’elle mérite, par son importance
et sa beauté, d’être classée immédiatement après les
épopées de la Grèce, de l’Inde et de la Perse. Le sujet
est d’ailleurs complètement élucidé par les travaux de
Ganander320, de Castrèn321 et des autres savants de la
Finlande322.
L’ancien paganisme finnois a pour base l’adora-
tion des esprits de la nature, que nous avons vue se
maintenant à un état encore si primitif et si grossier
chez les tribus sibériennes. Qu’elle s’y rattache direc-
tement et qu’elle en dérive, c’est un fait qui n’a plus
besoin d’être démontré et que tous ceux qui en ont
traité ont mis en pleine lumière. Mais de ce fonds
premier l’imagination des Finnois a su tirer un riche
développement mythologique, une nombreuse hié-
rarchie de dieux et de génies de différents ordres,
qui gardent tous l’empreinte de leur origine et qui
se meuvent dans des fables variées. Chez le peuple
de Suomi, d’abord dans la patrie primitive et orien-
320
  Mythologia Fennica eller forklaring ofver afgudar, 1789.
321
  Vorlesungen über die finnische Mythologie, 2e édition, Saint-
Pétersbourg, 1856. Voy. aussi les deux dissertations : Ueher die
Zauherhunst der Finnen, et Allgemeine Uehersicht der Gœtter-
lehre und der Magie der Finnen wœhrend des Heidenthums, dans
ses Kleinere Schriften, publiés par M. Schiefner.
322
  Nous ne pouvons énumérer ici tous les travaux des Toppe-
lius, des Porthan, des Téngström, des Gottlund, des Lönnrot,
des Koskinen. En France, nous ne trouvons à citer que le seul
M. Léouzon-Leduc qui ait résumé les recherches sur la mytho-
logie finnoise dans un article du Correspondant, t. XI, p. 25-56,
et dans son ouvrage spécial sur la Finlande.

229
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tale, douée d’un ciel plus clément, dont il a gardé le


vague souvenir, puis dans les nouvelles demeures où
il a été graduellement refoulé, à l’extrémité septen-
trionale de l’Europe, il s’est produit sous ce rapport le
même fait que chez le peuple d’Accad, sur les bords
de l’Euphrate et du Tigre. Les vieilles superstitions
démonologiques et magiques de la race touranienne
ont donné naissance à un système religieux complet,
à une abondante mythologie. Et bien que la différence
des pays et des climats ait empreint d’une couleur très
dissemblable beaucoup des personnifications qui ont
leur place dans l’une et l’autre mythologie, les reli-
gions de ces deux peuples sont manifestement inspi-
rées du même génie, dérivées du fonds commun des
idées d’une même race. On a lieu d’être, étonné de
trouver tant de ressemblances, tant de dieux et d’es-
prits demeurant les mêmes sous des noms différents,
et une si parfaite parité dans certaines formules d’in-
cantations, avec l’énorme distance qui sépare, aussi
bien dans le temps que dans l’espace, la Finlande
païenne, que le christianisme n’a entamée qu’en plein
moyen âge, de la Chaldée purement accadienne, qui
quinze siècles avant notre ère n’était déjà plus qu’un
souvenir.
Les Finnois n’ont jamais eu d’autres prêtres que
leurs magiciens ; le culte consistait uniquement en
offrandes domestiques à certains jours détermi-
nés, dont le père et la mère de famille étaient les
ministres, et en opérations mystérieuses, auxquelles
on attribuait un pouvoir surnaturel et pour les-
quelles on appelait les dépositaires de la science des
prodiges. Parmi ceux-ci, il y avait d’un côté les tieta-

230
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

jat, « Savants », osaajat, « intelligents », ou laulajat,


« incantateurs », magiciens d’un caractère bienfai-
sant, qui recouraient seulement à une extase factice
pour connaître l’avenir et entrer en communication
directe avec les esprits, ainsi qu’aux chants sacrés et
aux paroles rituelles pour agir sur eux et les amener à
protéger les hommes ; M. Rein, dans une remarquable
thèse soutenue à Helsingfors en 1844, leur reconnaît
un certain caractère sacerdotal, que n’avaient pas les
noijat ou sorciers proprement dits. Ceux-ci préten-
daient être en relation avec les mauvais comme avec
les bons esprits ; ils employaient leur science et leur
pouvoir pour le mal autant que pour le bien, suivant
que l’on avait ou non su se concilier leur bienveil-
lance. Ils joignaient à l’emploi des incantations celui
des philtres et des pratiques les plus bizarres ; leur rite
principal était celui que les Scandinaves ont appelé
dans leur langue seidr, et qui consistait à prononcer
sur la flamme certaines paroles, accompagnées de
cérémonies dont les initiés seuls avaient le secret ; au
moyen du seidr, on revêtait toutes les formes qu’on
voulait, on devenait invisible et on était instantané-
ment transporté d’un lieu dans un autre.
Tietajat et noijat s’attribuaient également la puis-
sance de guérir ou plutôt de chasser du corps les
maladies, considérées comme des êtres personnels,
par le moyen de leurs formules, de leurs chants, et
aussi de breuvages enchantés dans la composition
desquels ils faisaient entrer des substances réelle-
ment pharmaceutiques ; ils étaient les seuls médecins

231
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de la nation323. Entre ces deux classes de personnages,


il y avait la distinction que nous avons observée dans
les livres d’Accad entre le prêtre magicien et le sor-
cier malfaisant, considéré comme un être impie.
Dans le Kalevala, les enchantements tiennent une
place immense ; ils sont considérés comme une œuvre
divine, et les dieux eux-mêmes y recourent à chaque
instant dans les péripéties de leur vie héroïque ; mais
les sorciers sont dépeints comme des hommes per-
vers, qui abusent de ces secrets suprêmes et en déna-
turent l’emploi. Au reste, qu’on les mette en œuvre
pour le bien ou pour le mal, les Finnois attribuent
aux incantations et aux rites magiques une puis-
sance absolue sur la nature entière, sur les éléments
et leurs esprits. La terre et l’air, les régions visibles
et invisibles, l’eau et le feu obéissent aux enchante-
ments ; ils font revenir les morts pour tourmenter
les vivants ; ils agissent même sur les dieux les plus
puissants, paralysent leur influence ou exercent sur
eux une sorte de contrainte. C’est toujours avec les
formes les plus hyperboliques que les poésies fin-
noises décrivent les effets des enchantements. Nous
en citerons un exemple :
Lemmikäinen entra dans la maison  ; elle était
pleine d’hommes à la libre parole : des hommes vêtus
de longues robes sur les bancs, des chanteurs sur le
pavé, des runoias sous les portes largement ouvertes,
des joueurs d’instruments autour des murs, et, sur le
siège principal, auprès du foyer, des sorciers.

  Voy. Lönnrot, Abhandlung über die magische Medicin der


323

Firnnen.

232
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Et Lemmikäinen commença les enchantements.


Il chanta, et les chanteurs les plus habiles ne firent
plus entendre qu’une voix ridicule ; leurs mains se
couvrirent de gants de pierre, des masses de pierre
firent fléchir leur dos, un chapeau de pierre écrasa
leur tête, des colliers de pierre enserrèrent leur cou.
Ainsi furent bernés les chanteurs les plus fameux,
les plus habiles des runoias.
Lemmikäinen chanta encore : et les hommes furent
jetés dans un traîneau tiré par un chat décoloré ; et
le chat, dans sa course rapide, les emporta jusqu’aux
limites extrêmes de Pohjola324, jusqu’aux vastes dé-
serts de Laponie, où le sabot du cheval ne retentit
jamais, où le fils de la jument n’a point de pâturage.
Lemmikäinen chanta encore : et les hommes se
précipitèrent dans le large golfe de Laponie, dans
le détroit qui dévore les héros, dans ces flots où les
sorciers boivent et éteignent la soif de leurs gorges
enflammées.
Lemmikäinen chanta encore : et les hommes rou-
lèrent dans le fleuve impétueux de Rutya, dans le
gouffre fatal où les arbres sont dévorés comme une
proie, où les pins tombent avec leurs racines, où les
sapins sont engloutis avec leurs couronnes.
Ainsi, par ses incantations, Lemmikäinen se joua
des jeunes gens, des vieillards et des hommes mûrs325.
Mais quelle que soit la puissance de ces enchante-
ments, qui commandent à la nature et aux êtres surna-
turels, aux esprits et aux dieux, il est un talisman plus
puissant qu’eux encore, car il arrête leur effet et en
protège celui qui le possède : c’est le « bâton céleste »,

  La terre des ténèbres, demeure des mauvais esprits.


324

  Kalevala, Ire partie, 6e runa.


325

233
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

analogue à la baguette des Mages de Médie. Les dieux


eux-mêmes ne sont mis à l’abri de certains enchan-
tements que par la vertu de ce bâton. Wäinämöinen,
menacé par la grande sorcière de Laponie, lui répond :
Le Lapon ne peut me nuire par ses enchantements,
car j’ai entre les mains le bâton céleste, et celui qui
me porte envie, celui qui crée le malheur, ne le pos-
sède point326.
Passons à l’examen de la mythologie, de la hié-
rarchie des dieux et des esprits.
Au plus haut sommet de l’échelle, nous trouvons
trois dieux, qui se partagent l’empire de l’univers,
Ukko, Wäinämöinen et Ilmarinnen. Ukko, dont le
nom signifie « l’antique, le vénérable, » est « le vieil-
lard céleste », vanhà taivahinen, « le dieu du ciel, » tai-
vahan jumala ; par rapport aux deux autres, il a une
supériorité marquée et se montre quelquefois comme
un premier principe, d’où son surnom de ylijumala,
« dieu suprême. » Wäinämöinen, « l’ami des ondes, »
est le dominateur de l’élément humide et de l’atmos-
phère ; Ilmarinnen, « le forgeron éternel, » le maître de
la masse terrestre, des trésors qu’elle renferme dans
son sein et que seul il a su mettre en œuvre. Les trois
dieux les plus hauts de la mythologie finnoise, qui à
eux trois ont « fixé les portes de l’air, placé les voûtes
du ciel, semé les étoiles dans l’espace 327, » Ukko,
Wäinämöinen et Ilmarinnen, correspondent donc
d’une manière singulièrement précise aux trois dieux
supérieurs qui, dans le système du recueil magique
  Kalevala, 2e partie, 21e runa.
326

  Kalevala, 2e partie, 14e runa.


327

234
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

d’Accad, président aux trois zones du monde, Anna,


Êa et Moul-ge. La ressemblance est surtout frappante
entre Êa et Wäinämöinen, dont les aventures font le
sujet du Kalevala. De même que le dieu accadien, le
dieu finnois n’est pas seulement le roi des eaux et de
l’atmosphère, il est l’esprit d’où découle toute vie, le
maître des enchantements favorables, l’adversaire et
le vainqueur de toutes les personnifications du mal,
le souverain possesseur de toute science. C’est lui
qui communique aux hommes le feu céleste, invente
la musique et les incantations. Il n’est personne qui
n’ait besoin d’invoquer son nom ; guerriers, pêcheurs,
magiciens éprouvent les effets de sa protection. La
sueur qui découle de son corps est un baume qui gué-
rit toute maladie. Seul il fournit un secours efficace
contre les charmes des sorciers, et c’est à lui qu’il faut
s’adresser en dernier recours contre les entreprises
des démons.
C’est aussi lui seul qui est le dépositaire des « runas
de la science », des « paroles suprêmes », des « paroles
créatrices », qu’il a été chercher jusque dans la poi-
trine de l’antique Wipunen328, paroles qui donnent la
vie à tout ce qui existe et dont la puissance enchaîne
les dieux, aussi bien que les êtres inférieurs. Ces
paroles, comme le nom mystérieux des livres d’Accad,
sont le dernier mot de la science surnaturelle, l’en-
chantement qui prime tous les autres ; elles ont par
elles-mêmes une vertu sans égale et indépendante de
l’agent qui les prononce. Quand Wäinämöinen, que
l’épopée fait à chaque instant descendre aux pro-

328
  Kalevala, Ire partie, 9e et 10e runas.

235
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

portions d’un héros, malgré sa nature divine, quand


Wäinämöinen a été blessé par la hache de Pohja, la
personnification de la région infernale, il va trouver
le vieillard de Suomi pour qu’il arrête le torrent de
sang qui s’échappe de sa blessure ; et celui-ci lui dit :
« Nous en avons arrêté de plus grands, nous en
avons enchaîné de plus terribles, nous avons triom-
phé de plus rudes écueils, nous avons brisé des obs-
tacles plus fiers par les trois paroles de la création,
par les saintes paroles originelles. Les bouches des
fleuves, le cours des lacs, l’impétuosité des cataractes
ont été vaincus. Nous avons séparé les détroits des
promontoires, nous avons joint les isthmes avec les
isthmes329.»
Au-dessous des trois dieux supérieurs, les Finnois
embrassaient dans leurs adorations tous les objets et
tous les êtres de la nature, qu’ils peuplaient partout
d’esprits personnels, tantôt distingués des objets,
tantôt confondus avec eux. Ils rendaient un culte aux
montagnes, aux pierres, aux arbres, aux mers, aux
fleuves et aux fontaines. Le feu était pour eux un être
divin, adoré dans la flamme du foyer domestique, à
laquelle dans la fête du joulu la mère de famille offrait
une libation, en lui adressant l’invocation :
Élève-toi toujours aussi haut, ô ma flamme, — mais
ne brille ni plus grande, ni plus ardente330 !
Cette fête du joulu avait lieu aussitôt après le sols-
tice d’hiver, quand les jours recommencent agran-

329
  Kalevala, Ire partie, 3e runa.
330
  H.-J. Wille, Beskrivelse over Siliejords Prœstegield i ovre
Tellemarken i Norge, p. 243.

236
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dir ; le rite de l’adoration de la flamme semble donc


indiquer que les Finnois identifiaient le feu, honoré
par eux dans sa réalité élémentaire, au Soleil, comme
nous avons vu le dieu Feu des Accads devenir dans
l’épopée babylonienne un personnage solaire, sous
les traits du héros Izdubar. Au reste, les Finnois invo-
quaient le Soleil sous le nom de Beiwe331 pour se pro-
téger des démons de la nuit et guérir certaines mala-
dies, spécialement les infirmités de l’intelligence, de
même que les Accads leur Oud, qui personnifie le
même astre.
Pour les Finnois, chaque localité avait son Haltia,
esprit ou génie, chaque maison son gnome familier ou
Tonttu, chaque élément et chaque phénomène natu-
rel son esprit de la classe de ceux que les Scandinaves
ont appelés Dvergues, chaque action de l’homme,
chaque circonstance de la vie son génie ou son dieu
spécial. Des esprits particuliers, les Egres, faisaient
pousser les plantes cultivées par le laboureur et veil-
laient sur leur développement. D’autres, les Kejjuset,
lutins ailés, les uns noirs, les autres blancs, les uns
méchants, les autres bienfaisants signalaient surtout
leur présence en s’introduisant dans les maisons où il
y avait un cadavre.
De cette foule infinie des esprits répandus partout
dans la création, se distinguent, par un caractère plus
général et une puissance plus haute, les dieux, très
nombreux aussi, qui président chacun à une classe
d’êtres, à un ensemble de phénomènes, à une phase

  Il faut en rapprocher un des noms accadiens du dieu Soleil,


331

Biseba. Beiwe est aussi le dieu solaire chez les Lapons.

237
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

du développement des hommes, des animaux ou des


plantes. C’est ici que la mythologie finnoise s’écarte
complètement de celle des Accads, prend une phy-
sionomie tout à fait propre et reçoit l’empreinte des
conditions de sol et de climat où elle a achevé de se
former. Sous le soleil ardent des bords du Tigre et
de l’Euphrate, et au milieu des sombres forêts et des
marécages glacés de la Finlande, le même principe de
personnification des phénomènes, des objets et des
classes d’êtres du monde animé devait nécessaire-
ment produire des dieux d’un aspect différent. Il n’y a
donc pas lieu d’être surpris si tout ce côté du dévelop-
pement mythologique des Accads n’a pour parallèles
chez les Finnois que des créations absolument diver-
gentes de la superstition populaire. Aussi éloignés
par l’espace que par le temps, les deux peuples ont
brodé d’une manière indépendante et différente sur
le fond commun d’une même conception du monde
surnaturel et de ses rapports avec la nature, que le
caractère et la couleur diverse de la broderie n’em-
pêchent pas de discerner par-dessous. Deux arbres
de même espèce, plantés dans des sols différents et
sous d’autres climats, ne développent pas leur végé-
tation de la même manière ; mais le botaniste n’en
reconnaît pas moins leur identité spécifique et leur
origine commune. Il n’y a pas, après tout, plus de dif-
férence — il y en a beaucoup moins même — entre
la mythologie des Finnois et celle des livres magiques
accadiens, qu’entre les mythologies de la Grèce et de
l’Inde, troncs divergents sortis d’une même racine,
les croyances primitives de la race aryenne.
Je n’ai pas entrepris d’écrire ici un traité de mytho-

238
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

logie finnoise ; je veux seulement en faire ressor-


tir la communauté de génie et les points de contact
avec l’antique mythologie accadienne, entrevue déjà
par M. Sayce. Aussi laisserai-je de côté tous les dieux
inspirés aux Finnois par le spectacle de la nature
du Nord, et qui ne pouvaient pas avoir d’analogues
dans les contrées où vivaient les Accads, ceux qui
président aux grands bois de bouleaux et de sapins,
comme Hittarainen, Tapio, le pasteur des bêtes
fauves de ces bois, Knippala, « le vieillard barbu de
la forêt joyeuse, » à qui le Kalevala adresse une invo-
cation pleine d’une si grande poésie332, et toutes les
divinités secondaires qui leur forment cortège, pro-
pageant et développant les essences forestières et les
animaux sauvages qui vivent à leur ombre. L’imagi-
nation populaire les a multipliées à plaisir, et l’épopée
leur prête des généalogies et des histoires pareilles à
celles des hommes. Non moins nombreux sont ceux
qui veillent sur les troupeaux, comme Käitös, Kekri,
Suvetar, et ceux qui protègent les pêcheurs de la Bal-
tique, multipliant le poisson et le conduisant dans les
filets, comme Juoletar, son épouse Hillewo, la déesse
des loutres, ou la belle Ahti, la reine des détroits.
Mais ce qui nous ramène à des conceptions que
nous avons observées dans les livres d’Accad, concep-
tions fondamentales chez tous les peuples touraniens
et caractéristiques de leurs religions, c’est l’impor-
tance des dieux et des esprits présidant aux richesses
enfouies dans le sein de la terre et aux travaux de la

 Ire partie, 7e runa.


332

239
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

métallurgie333. C’est là l’empire du grand Ilmarin-


nen, le forgeron divin qui a battu sur son enclume
la voûte des cieux ; c’est là que l’on rencontre les
génies des roches et des mines, les Wuonen Välki,
travaillant sous la conduite de Kamulainen. Cepen-
dant ici encore, à côté de l’analogie, nous observons
une différence importante, découlant des conditions
diverses des deux peuples d’Accad et de Suomi. Dans
les livres accadiens, cette face des conceptions reli-
gieuses a surtout trait au travail du cuivre ; le dieu du
cuivre est le premier et le plus important des dieux
métallurgiques. Dans les poésies finnoises, il n’est pas
question du cuivre, mais du fer, dont le dieu spécial,
Rauta-Rekhi, est entouré d’un cortège de parents qui
correspondent aux principales opérations du travail
de ce métal ; le mythe de la naissance du fer est un
des plus remarquables et des plus originaux dans le
Kalevala334. Mais cette concentration des légendes
métallurgiques sur le fer n’est certainement pas chez,
les Finnois un fait primitif ; c’est le résultat des condi-
tions propres à leur séjour, au pays où ils ont fini par
être repoussés, pays qui leur offrait le fer en abon-
dance et ne leur fournissait plus l’occasion de main-
tenir les traditions antiques du travail du cuivre et du
bronze, que conservaient fidèlement leurs frères de la
Livonie. Les Accads, au contraire, bien que connais-
sant déjà le travail du fer, étaient encore en plein
âge de la prédominance exclusive du bronze ; c’était
leur métal usuel, celui avec lequel ils faisaient leurs

  Voy. à ce sujet mes Premières Civilisations, t. I, p. 114-126.


333

  Ire partie, 4e runa.


334

240
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

instruments et leurs ustensiles335. Et ici la philologie


nous présente un fait exactement pareil à celui qui
se manifeste dans la mythologie. Le mot qui désigne
en accadien le cuivre (urud) est identique à celui qui
désigne le fer chez les Finlandais (rauta) et chez les
Lapons (rude), et qui, de là, est passé chez les Slaves
et les Lithuaniens en s’appliquant au même métal
(ruda). C’est ainsi que dans les langues aryennes un
mot qui signifiait originairement « métal », au sens
général, est devenu en sanscrit le nom du fer, ayas, et
en latin celui du bronze.
Dans la croyance des Finnois, chaque homme
depuis sa naissance porte en lui-même un esprit
divin, compagnon inséparable de sa vie. Cet esprit
s’unit d’autant plus intimement à son sujet, que celui-
ci se détache davantage des choses de la terre pour
se retirer dans le sanctuaire de son âme. De là pro-
vient en grande partie le pouvoir surnaturel du magi-
cien, qui aspire à l’extase transcendante, tulla intoon,
à une exaltation complète de l’âme, tulla haltioihin,
dans laquelle il se rapproche de l’esprit qu’il porte en
lui et s’y identifie complètement. Pour arriver à cet
état d’extase, il emploie des moyens artificiels, des
drogues enivrantes, car c’est seulement alors qu’il
parvient à se déifier, pour ainsi dire, et qu’il voit les
génies et les esprits de la nature rendre hommage à
son autorité. Cette doctrine, que M. Rein a particu-
lièrement bien exposée et qui tient une place capitale
dans les idées religieuses des Finnois, comme dans

335
  G. Rawlinson, The five great monarchies, 2 e édit., t. I,
p. 96-99.

241
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

leur magie, est tout à fait celle du dieu spécial attaché


à chaque homme et vivant dans son corps, d’après
les écrits magiques d’Accad. Il y a là une affinité de
conceptions et de croyances à laquelle nous attachons
une importance de premier ordre, car ce n’est pas une
de ces idées naturelles qui ont dû naître indépendam-
ment chez les peuples les plus divers. Pour trouver
ailleurs une notion analogue, il faut aller chercher en
Perse la doctrine des fravaschis, et précisément nous
avons reconnu plus haut que chez les Iraniens elle
découlait peut-être, par l’intermédiaire de la Médie,
de la source accadienne.
Toute religion démonologique, dès qu’elle s’élève et
s’épure, conduit nécessairement au dualisme. Expli-
quant tout par les esprits répandus dans la nature,
comme elle y voit le bien à côté du mal, la destruction
à côté de la régénération et de la vie, elle explique
ces contrastes par les influences et la lutte de deux
armées opposées de bons et de mauvais esprits. C’est
ce que nous avons vu chez les Accads et ce que nous
retrouvons chez les Finnois. Eux aussi admettent deux
mondes en antagonisme, celui des dieux et des esprits
favorables et celui des démons, celui de la lumière et
celui des ténèbres, celui du bien et celui du mal. Mais
ils mettent ces deux mondes sur la terre, au lieu de
faire sortir, comme les Accads, les démons d’un abîme
souterrain ; c’est la région bienheureuse de Kaleva,
située sous l’action directe et bienfaisante des rayons
du soleil, et la région sinistre de Pohja, « qui dévore
les hommes et engloutit les héros, » où habitent les
démons et où se trouve la demeure des morts, Tuo-
nela, gouvernée par la sombre Tuoni. Les Finnois se

242
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

représentent la région de Pohja comme existant dans


les solitudes inhabitables du pôle ; la Laponie y sert de
frontière. C’est là que se plaisent les plus méchants
sorciers et que les démons se tiennent en embuscade
pour guetter les hommes. Pour l’imagination des Fin-
nois, les plaines glacées du pays des Lapons sont ce
qu’était pour celle des Accads les sables brûlants du
désert d’Arabie, une contrée maudite, un repaire des
esprits méchants.
Nés dans les ténèbres de Pohja, les démons, aussi
nombreux que les bons esprits, se répandent dans
toutes les parties de l’univers pour y porter le trouble
et le ravage. Ce sont eux qui égarent les chasseurs,
appellent les maladies, troublent le silence des nuits,
multiplient les loups et les renards, amènent enfin
toutes les souffrances de l’hiver boréal, si triste et
si désolé. La mythologie finnoise ne se borne pas à
inventer des classes d’esprits méchants, de démons,
pour toutes les variétés du malheur et de la peine.
Elle exprime dans l’épopée, sous une forme à la fois
plus enfantine et plus humaine, cette pénétration
des influences mauvaises par tout le monde, où elle
combat et cherche à détruire l’œuvre des dieux et
des génies propices. Dans ce cas, le mauvais principe
se personnifie dans le géant Hiisi, auquel on donne
une femme, des enfants, des chevaux, des chiens,
des chats, des domestiques, tous affreux et méchants
comme lui, en un mot la maison complète d’un chef de
tribu. Hiisi étend partout sa mauvaise influence ; Hii-
den-Hejmoläinen, son serviteur, règne sur les mon-
tagnes ; Wesi-Hiisi, un autre de ses serviteurs, sur les
eaux ; Hijjën-Lintu, son oiseau, porte le mal dans les

243
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

airs ; Hijjën-Ruuna, son cheval, parcourt les plaines


et les déserts ; Hijjën-Kissa, son chat, répand la ter-
reur et force les voleurs à avouer leurs méfaits, tour-
nant ainsi quelquefois au bien son action méchante ;
les Hijjën-Wäki, sortes de Furies, sont ses messagers.
Hiisi, courant dans les plaines avec son cheval, tandis
que son oiseau le précède dans les airs, paraît avoir été
originairement une personnification du vent glacial
et mortel du nord. Les Finnois en avaient fait un des
plus terribles démons, comme les Accads en avaient
fait un de l’esprit de vent du sud-ouest, qui produi-
sait dans leur pays des effets non moins funestes par
l’excès de la chaleur.
Les sorciers, comme nous l’avons dit, commu-
niquent avec ces démons autant et encore plus qu’avec
les bons esprits ; c’est à ce commerce diabolique
qu’ils doivent la majeure partie de leur puissance.
Les prêtres magiciens se mettent exclusivement en
rapport avec les dieux et les génies favorables, par
le moyen de l’extase et des paroles sacrées. Pour les
démons, ils les exorcisent par la vertu de leurs for-
mules et le secours des êtres spirituels du bon prin-
cipe ; une grande partie de leurs incantations sont
destinées à repousser les mauvais esprits, à rompre
l’effet des charmes diaboliques et à invoquer dans
cette œuvre l’assistance des esprits purs. Mais avant
tout la magie finnoise est médicale ; on l’emploie pour
guérir les maladies et les blessures, et ce côté de son
développement a été admirablement exposé par Lön-
nrot dans une dissertation spéciale336. Ici, nous nous

  Abhandlung uher die magische Medicin der Finnen.


336

244
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

trouvons en face de la notion fondamentale, et si


caractéristique des idées d’une race spéciale de l’hu-
manité, que toute maladie est un être personnel, un
démon, et que son invasion constitue une véritable
possession. Les maladies, pour les Finnois, sont filles
de Louhiatar, la vieille dame de Pohja, comme pour
les Accads elles sont enfantées par Nin-ki-gal, la dame
de l’abîme ténébreux et de la demeure des morts. On
distingue comme autant de personnages la Pleurésie,
la Goutte, la Colique, la Phtisie, la Lèpre et la Peste.
Leur résidence est à Kippumäki, la colline des dou-
leurs. On dit cette colline située dans le pays de Kemi,
que les Finnois ont habité avant de venir sur la Bal-
tique et que Castrèn croit pouvoir fixer sur les bords
du Ienisséi. La colline de Kippumäki rappelle du reste,
par sa conception, la « montagne de l’Occident » des
livres accadiens, d’où sortent les principaux démons
pour se répandre à la surface de la terre. Cette colline
est haute : à son sommet s’étend une vaste pierre, à la
surface plane, entourée de plusieurs autres grandes
pierres. Dans celle du milieu sont creusés neuf trous,
au fond desquels, par la vertu des conjurations, les
maladies s’abîment. « Que la maladie soit engloutie
dans la terre comme des eaux passagères, » disait une
de nos incantations d’Accad337. C’est là que Kiwutar
ou Kipä-Tytär, fille de Wäinämöinen, le deus aver-
runcus par excellence, va recueillir les maladies dans
un vase d’airain et les fait cuire sur un foyer magique.
Le sorcier on le prêtre magicien reconnaît la mala-
die qui s’est emparée d’un homme, au moyen de la

  W. A. I. IV, 3, col. 2.
337

245
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

faculté spéciale de diagnostic que développe l’extase


divine, obtenue naturellement ou artificiellement.
Une fois cette maladie déterminée, il s’occupe d’en
exorciser le démon, employant des breuvages enchan-
tés, des talismans, des nœuds magiques, surtout des
incantations et, moyen suprême quand il a pu, ce qui
est rare, en pénétrer le secret, les paroles toutes-puis-
santes dont Wäinämöinen est le dépositaire.
Les incantations finnoises pour exorciser les
démons des maladies sont tout à fait dans le même
esprit et les mêmes données que les incantations
accadiennes destinées à un objet pareil. Ce sont des
formules de même famille et qui offrent souvent
d’étonnantes rencontres d’expression, tandis que
nous avons vu les incantations égyptiennes, inspirées
par des idées différentes sur le monde surnaturel,
prendre une forme tout autre.
En voici une qui se trouve insérée dans un des
chants du Kalevala :
O maladie, monte vers les deux ; douleur, élève-
toi jusqu’aux nuages338 ; vapeur tiède, fuis dans l’air,
afin que le vent te pousse, que la tempête le chasse
aux régions lointaines, où ni le soleil ni la lune ne
donnent leur lumière, où le vent tiède ne caresse
point la chair.
O douleurs, montez sur le coursier ailé de pierre,

338
  « Que la maladie de sa tête soit emportée dans les cieux
comme un vent violent, » dit une incantation accadienne (W.
A. I. IV, 3, col. 2). Et une autre : « Les maladies de la tête, les
infirmités, comme des sauterelles qu’elles s’envolent dans
le ciel, comme des oiseaux qu’elles s’enfuient dans le vaste
espace. » (W. A. I. IV, 3, col. 1.)

246
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et fuyez sur les montagnes couvertes de fer. Car il


est trop rude d’être dévoré par les maladies, d’être
consumé par les douleurs.
Allez, ô maladies, là où la vierge des douleurs a son
foyer, où la fille de Wäinäniöinen fait cuire les dou-
leurs, allez sur la colline des douleurs.
Là sont des chiens blancs qui jadis hurlaient dans
les tourments, qui gémissaient dans les souffrances.
Cette autre incantation, contre la peste, est rappor-
tée par Ganander :
O fléau, pars ; Peste, prends la fuite, loin de la chair
nue. Je te donnerai pour te sauver un cheval dont le
sabot ne glisse point sur la glace, dont les pieds ne
glissent point sur le rocher.
Va où je t’envoie ! Prends pour faire ta route le
coursier infernal, l’étalon de la montagne. Fuis sur
les montagnes de Turja, sur le roc de fer. Va à travers
les plaines sablonneuses de l’enfer pour te précipiter
dans l’abîme éternel, d’où tu ne sortiras jamais. Va
où je t’envoie, dans la forêt épaisse de Laponie, dans
les sombres régions de Pohja.
Les formules accadiennes repoussent dans le désert
de sable les démons chassés du corps de l’homme ;
la runa finnoise envoie la Peste en Laponie. C’est la
forme différente que la même donnée devait prendre
chez deux peuples, placés dans des conditions géo-
graphiques si contraires, bien qu’issus d’une même
origine.
Quand il s’agit de blessures, il n’y a plus de démons
à exorciser. On emploie pour arrêter le sang qui coule
des incantations spéciales, des paroles de conjura-
tion, manaus, prononcées sur la plaie, dont la 4e runa

247
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

du Kalevala nous offre des types célèbres, en racon-


tant la guérison de la blessure de Wäînämöinen :
Écoute, sang, au lieu de couler, au lieu de verser ta
traînée chaude. Arrête-toi, sang, comme un mur ; ar-
rête-toi comme une haie ; arrête-toi comme un écueil
dans la mer, comme un carex raide dans la mousse,
comme un bloc de rocher dans le champ, comme le
pin dans le bois !
Le sang arrêté, l’incantateur appelle les divinités
spéciales qui peuvent réparer dans le corps les ravages
du fer. Helka ferme la plaie :
Viens ici, viens, Helka, belle femme ; ferme avec
du gazon, bouche avec de la mousse le trou béant ;
cache-le avec de petites pierres, afin que le lac ne dé-
borde point, que le sang rouge n’inonde pas la terre.
Suonetar régénère et reproduit les chairs :
Elle est belle la déesse des veines, Suonetar, la
déesse bienfaisante ! Elle file merveilleusement les
veines avec son beau fuseau, sa quenouille de métal,
son rouet de fer.
Viens à moi, j’invoque ton secours ; viens à moi,
je t’appelle. Apporte dans ton sein un faisceau de
chair, un peloton de veines, afin de lier l’extrémité
des veines.
C’est là ce qu’on appelle les runas du synty ou de
la régénération, du rétablissement339. Mais pour com-
pléter et consolider l’œuvre des divinités secondaires,

  On étend aussi le nom de synty à la faculté, d’origine surna-


339

turelle, par laquelle le guérisseur reconnaît la maladie et dis-


cerne le remède.

248
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

il faut obtenir aussi l’intervention de l’antique Ukko,


de la plus haute personnification de la puissance
divine :
O dieu glorieux, prépare ton char, attelle tes che-
vaux, monte sur ton siège splendide et marche à tra-
vers les os, les membres, les chairs blessées, les veines
déliées ! Fais couler l’argent dans le vide des os, fais
couler l’or dans les blessures des veines. Que là où la
chair a été déchirée de nouvelles chairs renaissent ;
que là où les os ont été brisés de nouveaux os re-
naissent ; que les veines détachées soient renouées ;
que le sang qui dévie soit ramené dans son lit ; que
partout où une plaie a été faite la santé revienne
belle et entière.
La réparation d’une blessure exigeant la naissance
de nouvelles chairs est donc considérée comme un
véritable acte de création, et il ne faut pour y par-
venir rien moins que le secours du pouvoir créateur
lui-même.

249
CHAPITRE VI : LE PEUPLE D’ACCAD
ET SA LANGUE

Résultat des recherches précédentes, la constatation


de l’existence d’une famille touranienne de religions, à
laquelle appartient la religion des livres magiques d’Accad
— Rédaction de toutes les formules magiques en langue
accadienne — Version assyrienne qui les accompagne — Il
y avait donc en Chaldée une langue spéciale à la magie
— C’est là un indice nouveau de l’origine de la magie
chaldéenne, comme apport d’une race déterminée —
Caractère touranien de la langue accadienne — Travaux
des savants à ce sujet

L’étude comparative à laquelle nous venons de


nous livrer conduit à reconnaître une parenté étroite
entre la magie chaldéenne et celle des peuples oural-
altaïques ou touraniens, particulièrement celle des
Finnois. Les idées religieuses auxquelles elle se rat-
tache et sur lesquelles elle se fonde constituent un
système de mythologie complet et très bien lié dans
toutes ses parties, qui n’est qu’un développement
normal et logique de la forme de naturalisme propre à
cet ensemble de peuples, du culte des esprits des élé-
ments et de la nature. Il présente de frappantes ana-
logies, d’une part, avec le vieil élément anté-iranien
qui se combine avec les données mazdéennes dans
le magisme de la Médie, de l’autre avec la mytholo-
gie finnoise, malgré la couleur spéciale qu’a donnée

250
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

à cette dernière le fait de son développement dans les


latitudes les plus septentrionales de l’Europe.
Parvenus à ce point de nos recherches, il est impos-
sible de ne pas attacher une importance capitale à ce
fait que, dans la Chaldée et dans les pays qui comme
l’Assyrie ont accepté sa discipline, il y aune langue
spéciale pour la magie, et que cette langue est celle à
laquelle, d’accord avec les savants de l’école anglaise,
nous donnons le nom d’accadienne340. Les livres sacrés
des magiciens, qu’Assourbanipal faisait copier encore
au VIIe siècle pour l’instruction des prêtres de son
pays, étaient rédigés en accadien ; on y avait seule-
ment joint dès une époque fort ancienne une version
en langue assyrienne sémitique, afin de permettre
l’intelligence de ses incantations et de ses hymnes à
ceux qui devaient les réciter. Mais il est manifeste que
le seul texte liturgique, le seul prononcé, était le texte
accadien. Nous en avons la preuve formelle quand
nous voyons de temps à autre un verset qui se répète,
ou dont le sens est très facile à saisir, ne plus avoir
en ce cas de traduction. C’est ainsi qu’aujourd’hui les
prêtres coptes ont tous leurs missels accompagnés
d’une version arabe, qui leur permet de comprendre
les paroles rituelles, tandis qu’ils les récitent en copte.
Les formules magiques gravées sur des amulettes en
pierre dure, même sur des amulettes trouvées en

  J’ai essayé de justifier ce nom, d’après les textes cunéi-


340

formes eux-mêmes, dans le 3e fascicule de mes Études acca-


diennes. Je le maintiens plus que jamais comme exact, au lieu
de celui de sumérien que veut y substituer M. Oppert, seul de
son avis, du reste, parmi les savants qui s’occupent d’études
cunéiformes.

251
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Assyrie, de travail positivement assyrien et des der-


nières époques de l’empire ninivite, sont en langue
accadienne, du moins l’immense majorité. Contre
plus de cent dont les légendes sont en accadien, je
n’en ai rencontré jusqu’ici, dans les diverses collec-
tions de l’Europe, que trois où elles fussent en assy-
rien. De même, dans les fragments du grand recueil
magique copié par les scribes d’Assourbanipal, il y a
bien quelques incantations et quelques hymnes dont
le texte accadien primitif s’était sans doute perdu de
bonne heure, puisqu’on n’en a qu’une version assy-
rienne, portant, du reste, le cachet d’une très haute
antiquité. Mais il n’y en a pas plus d’une dizaine qui
soient dans ce cas, au milieu de plusieurs centaines
de formules en accadien.
Il y avait donc bien positivement en Chaldée une
langue propre à la magie, qui avait conservé ce carac-
tère pour les Assyriens, et cette langue était celle
d’Accad. On la regardait comme ayant une puissance
spéciale sur le monde des esprits, des bons comme
des mauvais. Il semble même que l’idée de la vertu
propre et surnaturelle inhérente aux mots de cette
langue avait grandi à mesure que son emploi comme
idiome parlé était tombé eu désuétude, et qu’elle était
devenue pour les prêtres une langue morte et exclu-
sivement religieuse, pour la masse un grimoire inin-
telligible. C’était l’effet de la tendance naturelle qui
pousse l’homme à attribuer une vertu mystérieuse
à des paroles mystérieuses, de la même tendance
qui avait conduit les Égyptiens à employer de préfé-
rence dans leurs formules magiques des noms étran-
gers, dont le sens échappait au vulgaire, et même des

252
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

noms et des mots bizarres, n’appartenant à aucune


langue et composés à plaisir en vue des opérations
théurgiques.
Or, cette liaison intime des rites magiques à une
langue déterminée est une circonstance capitale pour
la détermination de l’origine de la magie chaldéenne.
Car si nous avons pu établir la parenté de celle-ci avec
la sorcellerie sacrée des nations touraniennes, l’acca-
dien, sa langue, est décidément un idiome de la grande
famille oural-altaïque. Tout concourt donc à nous
ramener à la même race de l’humanité, comme ayant
implanté, dans une antiquité prodigieusement recu-
lée, les superstitions démonologiques et magiques qui
lui sont propres dans le bassin de l’Euphrate et du
Tigre.
Mais la nature touranienne de la langue des Accads
est un fait qu’il ne suffit pas d’affirmer. Il faut en
donner les preuves, et le lecteur a le droit de les
réclamer ici. Aussi bien la question des origines de
la magie chaldéenne nous amène en présence d’une
série de problèmes linguistiques et ethnographiques,
qui ont désormais une importance de premier ordre
dans l’histoire de la haute antiquité. Ce sont ceux
des éléments qui ont contribué à former la culture
de Babylone et de l’existence d’une civilisation tou-
ranienne primitive, s’étendant sur la majeure partie
de l’Asie antérieure, avant l’expansion des Sémites et
des Aryas. Force nous est, à moins de nous borner à
des assertions insuffisamment prouvées, d’aborder
ces problèmes dans une certaine mesure et d’indiquer
au moins les principaux faits qui conduisent à leur
solution.
253
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Donc, après avoir constaté la liaison étroite et


constante qui existait en Chaldée entre la magie et la
langue accadienne, il devient nécessaire que je dise
quelques mots de cette langue et de ce qui la caracté-
rise décidément comme touranienne. Après Hincks,
sir Henry Rawlinson, M, Oppert, M. Grivel et M.
Sayce, je me suis occupé d’une manière toute spéciale
de l’idiome des Accads, et j’ai cru pouvoir même en
donner un premier essai de grammaire341. C’est un
travail purement philologique, d’une nature ardue et
qui ne s’adresse qu’à une catégorie restreinte de lec-
teurs spéciaux. Je profite donc avec plaisir de l’occa-
sion qui s’offre ici de résumer, en vue d’un public
plus étendu, les résultats auxquels m’a conduit cette
étude grammaticale, encore bien incomplète, mais
où je crois cependant qu’une partie des données est
déjà sûre et peut défier l’épreuve du contrôle par
l’étude directe et l’analyse philologique des textes. Le
lecteur me pardonnera de faire exclusivement de la
linguistique dans ce chapitre. Malgré ce qu’une sem-
blable étude a d’aride pour ceux qui ne s’y adonnent
pas complètement, la question est assez importante
pour que l’on surmonte pendant (quelques pages
l’impression de cette aridité. Si le fait de la présence
d’une nation touranienne aux premières origines de
la Chaldée est bien établi, c’est tout un grand rameau
de l’espèce humaine auquel il faut désormais rendre
sa place dans l’histoire des civilisations, où l’on n’en
tenait aucun compte.

  Dans le tome Ier de mes Études accadiennes, fascicules 1, 2


341

et 3.

254
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

II

L’accadien est le type d’un groupe particulier dans la famille


touranienne — Ses affinités spéciales avec le groupe ougro-
finnois — Observations générales sur son vocabulaire —
L’accadien permet des rapprochements nouveaux entre
des mots, de différents groupes touraniens — C’est la
grammaire qui fait l’unité de la famille touranienne —
Caractères grammaticaux de l’accadien — Formation
du pluriel — Postpositions casuelles de la déclinaison —
Pronoms — Conjugaison verbale — Le verbe négatif

L’accadien, parmi les langues jusqu’à présent


connues, doit être regardé comme le type d’un
groupe particulier, rattaché à la famille des langues
oural-altaïques ou touraniennes, en prenant ce der-
nier mot dans son sens le plus étroit et le plus précis.
Il présente en effet une originalité trop grande, des
caractères trop spéciaux pour rentrer naturellement
dans aucun des groupes qu’on y rassemblé. Ce qui
le met à part, c’est la réunion de phénomènes qu’on
n’a rencontrés jusqu’à présent que séparés, dans des
langages fort différents les uns des autres ; la réunion
de tendances opposées et qui pouvaient même sem-
bler antipathiques ; une puissance d’agglutination
qui va jusqu’au polysynthétisme342, et un phénomène
342
  La tendance au polysynthétisme se marque dans la syntaxe
accadienne par deux faits importants et bien caractérisés : 1°
Les postpositions indiquant les cas et les pronoms suffixes d’un
substantif qui régit un génitif, ou qu’accompagne un adjectif,
se placent, non à la suite de ce substantif lui-même, mais à
la suite du génitif ou de l’adjectif. Exemples : kar Kâdingirata,
« sur le quai de Babylone, » mot à mot « le quai – de Babylone

255
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

d’encapsulation presque comparable à celui des lan-


gues américaines343, unis à une conservation parfaite

– sur ; » sam tillabiku, « pour son prix entier » mot à mot c prix
– entier – son – pour. » 2° Lorsqu’une énumération d’objets,
quelque longue qu’elle soit, se trouve au même cas, chacun
des mots de cette énumération fût-il accompagné d’un adjectif
qualificatif ou d’un génitif qu’il régit, la série entière est consi-
dérée comme un seul groupe polysynthétique, qui se comporte
à la façon d’un véritable mot composé ; au lieu de donner à
chaque terme de l’énumération sa postposition casuelle, on
n’emploie pour tous qu’une seule postposition, qui s’attache
à la fin de la série. Exemple : kharsak taq sirgal taq guk taq
zahuma, « la montagne d’albâtre, de lapis et de marbre, » mot
à mot « montagne – pierre – de la grande lumière – pierre –
bleue – pierre – brillante – en. »
343
  Dans les langues américaines, — avec lesquelles nous éta-
blissons, comme le bon sens l’indique, une simple comparai-
son, et non un rapprochement, — il n’y a pas seulement syn-
thèse groupant en un seul mot tous les éléments de l’idée la
plus complexe, il y a enchevêtrement des mots les uns dans
les autres ; c*est ce que M. F. Lieber a appelé encapsulation,
comparant la manière dont les mots rentrent dans la phrase à
une boîte dans laquelle en serait contenue une autre, laquelle
en contiendrait une troisième, contenant à son tour une qua-
trième, et ainsi de suite. En accadien, les choses, tout en sui-
vant la même tendance, ne vont pas aussi loin. De même que
l’agglutination synthétique n’arrive pas à former un seul mot
des éléments qu’elle réunit, mais seulement un groupe homo-
gène d’une nature particulière, où tous les mots, au lieu de se
mutiler par le frottement en s’incorporant les uns aux autres,
restent intacts et conservent dans une certaine limite une vie
propre, tout en s’agglomérant par un lien assez intime pour
que leur groupe se décline en bloc ; de même, l’encapsulation
fait entrer dans ce groupe étendu, comme une petite boite
dans une grande, un membre de phrase, constituant à lui seul
une proposition complète ou un groupe synthétique plus res-

256
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de tous les mots, qui entrent dans l’agglutination en


se juxtaposant purement et simplement, et en ne se
mutilant pas pour se mieux incorporer ; un méca-
nisme de postpositions casuelles et jouant le rôle de
prépositions, ainsi que d’affixion des pronoms pos-
sessifs, à côté de l’emploi de véritables prépositions,
pareilles à celles des langues à flexions, et d*une
conjugaison verbale fondée, dans les voix actives, sur
un procédé d’agglutination prépositive ou précédant
le radical, qui rappelle les langues taïennes, lohi-
tiennes et dravidiennes.
Mais si ces faits imposent de considérer l’acca-
dien comme le type d’un groupe à part, ce groupe
doit trouver sa place dans une plus grande division
linguistique, et il est bon de rechercher ses affinités
extérieures. Or, ces affinités me paraissent plus par-
ticulièrement étroites avec les idiomes ougro-fin-
nois, bien qu’existant aussi dans une certaine mesure

treint. Il n’y a pas, à proprement parler, enchevêtrement de


mots holophrastiques l’un dans l’autre, mais enchevêtrement
d’une sentence complète en elle-même et offrant déjà quelque-
fois entre ses éléments le groupement polysynthétique, dans
une agglomération de mots se déclinant en bloc, liée par une
postposition commune. En outre, l’enchevêtrement ne se com-
plique pas autant que dans les langues américaines ; nous ne
l’avons jamais rencontré double, triple ou quadruple comme
dans celles-ci, mais toujours simple. Nous avons un exemple,
très facile à analyser, de ce phénomène, dans l’expression egir
sam nutillabiku, « pour après son à-compte, » mot à mot à mot
« suite – du prix – non – complet – son – pour, » où sam nutil-
laki s’encapsule entre les deux éléments de la préposition egi-
rku, formée originairement d’un substantif avec la marque du
cas de motion.

257
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

avec les idiomes turcs, mongols et même tongouses.


Je crois donc que M. Oppert a été inspiré par une
véritable illumination, lorsqu’il a dit, dès 1857, que
la langue des inventeurs de l’écriture cunéiforme
de Babylone et de Ninive tenait de près à celle des
habitants anté-aryens de la Médie et appartenait à la
famille touranienne proprement dite, et un peu plus
tard, en 1859, que son affinité la plus marquée devait
avoir été avec le groupe ougro-finnois.
J’ai indiqué dans mon essai grammatical la limite
d’incertitude, tenant à la nature même de l’écriture,
avant tout idéographique, qui subsiste dans notre
connaissance, encore très incomplète, mais s’aug-
mentant chaque jour, du vocabulaire accadien. Sous
la réserve de ces observations, je ne puis mieux faire
que de citer ici une page de M. Sayce sur les carac-
tères les plus saillants de ce vocabulaire344. S’il me
fallait exprimer d’une manière absolument indépen-
dante la conviction que l’étude des textes accadiens a
formée dans mon esprit, je ne pourrais que répéter le
même langage :
En discutant les langues touraniennes, nous
n’avons jusqu’à présent aucune autre clé, pour nous
guider dans les comparaisons de vocabulaire, que la
simple ressemblance et la conjecture. Il n’existe pas
encore de loi de Grimm qui permette de suivre avec
une certitude scientifique les modifications d’une
même racine à travers les différents dialectes. Et
non seulement le vocabulaire est restreint, mais les
idiomes des peuples nomades sont continuellement

344
  Journal of philology, t. III, n°5, p. 48 et suiv.

258
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

changeants, « Dans les dialectes qui se développent


isolément, dit M. Max Müller345, les particularités in-
dividuelles peuvent gagner une influence qui change
toute la surface apparente de la grammaire et du dic-
tionnaire Si le travail de l’agglutination a commencé,
et s’il n’existe aucune action de littérature ou de so-
ciété pour le retenir dans de certaines limites, deux
villages, séparés seulement depuis un petit nombre
de générations, en arrivent à ne plus se comprendre.
Ceci est arrivé en Amérique, aussi bien que sur les
frontières de la Chine et de l’Inde ; et dans le nord
de l’Asie, au dire de Messerschmidt, les Ostiaks, bien
que parlant une langue qui est, au fond, la même par-
tout, ont créé tant de formes et de mots particuliers
à chaque tribu, qu’à la distance de douze ou vingt
milles allemands, les rapports deviennent très diffi-
ciles entre eux… La conversation des tribus nomades
se meut dans un cercle restreint ; et avec la grande
facilité de former des mots nouveaux à l’aventure,
ainsi que la tendance naturelle et si puissante que
développe la vie solitaire à inventer de nouvelles ap-
pellations — semi-poétiques en général, ou satiriques
— pour les objets qui composent tout le monde du
pasteur ou du chasseur, on comprend comment, au
bout de peu de générations, le lexique d’une tribu
nomade peut avoir passé, comme il arrive en fait,
par plus d’une édition. » Ajoutez à ceci les migra-
tions constantes des petites tribus, les changements
politiques qui se sont produits à diverses reprises
dans l’Asie centrale, les nombreux mots d’emprunt
que des tribus, toujours prêtes à laisser de côté leur

345
  Dans Bunsen, Outlines of the philosophy of universal history,
t. I, p. 483 ; Voy. Leçons sur la science du langage, trad. Harris
et Perrot, p. 55-62.

259
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ancien vocabulaire, ont puisés chez les races étran-


gères et plus civilisées avec lesquelles elles ont été
perpétuellement en contact346, et l’on ne pourra être
surpris que d’une chose, c’est que tant de radicaux
semblables existent encore dans les différentes lan-
gues touraniennes. Maintenant, si nous essayons de
comparer le vocabulaire de l’accadien à ceux des dia-
lectes modernes, la difficulté devient plus grande.
Non-seulement il y a un immense hiatus dans le
temps et un grand intervalle d’espace, depuis le pays
où se parlent les dialectes tongouses, à une extré-
mité, jusqu’à la Chaldée, mais il y a aussi la diffé-
rence d’état social, dont l’influence a dû être encore
plus considérable que nous ne pouvons exactement
l’apprécier. À la langue d’un peuple qui a tenu une
place capitale parmi les premiers pionniers de la civi-
lisation, qui inventa un système savant d’écriture et
établit un florissant empire, nous avons à comparer
les idiomes de hordes éparses, barbares et nomades.
Aussi ai-je été réellement étonné du nombre de mots
qui semblent pareils à ceux des dialectes modernes. Il
est vrai qu’ils désignent les objets les plus ordinaires,
et que leurs analogues modernes se trouvent généra-
lement dans les dialectes qui ont atteint le plus haut
degré de développement. Quelques-uns, comme taq,
« pierre, » dingira, « dieu, » semblent plutôt se ratta-
cher à la branche tartare, mais la plupart des analo-
gies les plus saillantes se découvrent dans les idiomes
ougriens, et c’est dans ceux-ci que les mots accadiens
346
  Ces emprunts ont commencé de très bonne heure, car le
proto-médique, dans les inscriptions des Achéménides, est
rempli de mots puisés dans le perse. L’accadien a pris aussi
quelques mots à l’assyrien, mais en petit nombre, par suite de
la coexistence des deux langues sur le même territoire (Voy.
mes Études accadiennes, t. I, fasc. I, p. 55).

260
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

semblent trouver principalement leur contrepar-


tie347.

  Voici quelques-unes des analogies les plus frappantes de


347

vocabulaire, dont une partie a été déjà signalée par M. Oppert :


pi, pil oreille, magyar fül ;
si œil, »  szem ;
kha, khan poisson, » hal ;
nab lumière » nap (jour) ;
ad père, » atya ;
mar chemin, » mor ;
dim cours d’eau, » to (mer) ;
âr région, » or-szag (empire) ;
âr nez, » orr ;
s’i corne. » szaru ;
pal glaive, » pallos ;
sal vulve. » szül (enfanter) ;
gir fendre. » gereszd (entaille) ;
uru mâle, » ur (monsieur, seigneur),
uzu chair, » hus ;
ta finir, compléter, » tele (plein) ;
khal frapper, tuer, » hal (mourir) ;
urud cuivre, finnois rauta (fer) ;
ma pays, » maa (terre, pays) ;
sa champ, » sia (espace) ;
usar rivage, » syrjä ;
mal habiter, ostiaque val ;
Zyriainien ol
(performance
id votiaque gures ;
de localité)
Vogoul keras ;
gurus élevé, votiaque inty (lieu)
nim être élevé » numan (élevé) ;
rum homme, mordvine loman ;
tur fils, chef, » tüsr (fils)

261
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

J’ajoute qu’on peut même déjà constater que les


formes accadiennes de certains mots permettent
d’établir un lien entre des noms qu’on n’aurait pas
osé jusque-là rapprocher, dans les différents groupes
des idiomes touraniens. Ainsi la permutation de ng
en m, essentielle en accadien, donnant pour le mot
« dieu » les deux formes parallèles dingira et dimir,
rattache les uns aux autres le turc tengri et le mongol
tagri, d’un côté, de l’autre le finnois jumala. Ceci, du

turc tura
oriental (maison royale, chef)
ai lune turc aï ;
ê maison, » ev ;
nene mère » nana ;
dingira dieu » tengri ;
taq pierre » tach ;
ud soleil mongol ud.
Il serait facile de porter les rapprochements de ce genre à
plus d’une centaine.
Les plus remarquables sont ceux des noms des nombres
jusqu’à dix, avec les noms analogues des langues ougro-fin-
noises :
1 2 5 6 7 10
s’a as
Accadien : id. kas. (cf. es’a 15) (cf. essa, 3) sisna. ge.
Finnois : yksi. kaksi. wiisi. kuusi. seitsemän.kymmenen.
Estonien : iits. kats. wiis. kuus. sitze. kümme.
Tchérémisse : ik. kak. vis. kut. sim.
Mordvine : vaike. kavto. väte. koto. sisem. kämen.
Zvriainien : ötik. kyk. vit. kvait. sizim.
Ostiaque : it. kat. vet. chut. tabet. jong.
Magyar : egy. ket. öt. hat. het. tiz

Nous donnons plus loin un certain nombre de rappro-


chements, non moins frappants, avec le vocabulaire proto-
médique.

262
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

reste, est sans préjudice du rapprochement si curieux


que M. Oppert348 établit entre un certain nombre de
racines verbales accadiennes et de racines primitives
aryennes, fait qui demande à être étudié plus profon-
dément encore, mais qui peut ouvrir des perspectives
importantes à la philologie comparée.
Mais ce n’est pas la parenté du vocabulaire qui
constitue l’unité de la famille oural-altaïque ou tou-
ranienne. M, Max Millier a pu dire en effet sans para-
doxe : « Notre attente serait trompée si nous pensions
trouver dans cette multitude de langues le même air
de famille qui rapproche les langues sémitiques ou
aryennes ; mais l’absence même de cet air de famille
constitue un des caractères des dialectes toura-
niens. » À côté des divergences du lexique, dont la
cause vient d’être indiquée, ce qui constitue l’unité de
la famille, l’unité plus étroite de chacun des groupes
qui la composent et leur affinité générale, c’est bien
moins l’existence d’un petit nombre de radicaux com-
muns, qui se reproduisent dans les dialectes les plus
éloignés les uns des autres, que la structure gramma-
ticale partout fondée sur les mêmes principes et les
mêmes procédés, se prêtant partout à une décompo-
sition facile et laissant le radical en relief.
Ici les caractères grammaticaux de l’accadien me
semblent assez clairs et assez positifs pour bien déter-
miner sa parenté.
Prenons la déclinaison. Le radical mes, « beau-
coup », dont l’adjonction au mot forme les pluriels
les plus habituels (adda, « le père », addames, « les
348
  Journal asiatique, 7e série, t. I, p. 116.

263
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pères »), offre une occasion tentante de rapproche-


ment avec le yakoute myz, « rassemblé » ; mais elle
est peut-être trompeuse. Ce qui est plus digne d’une
sérieuse attention, c’est que, dans la formation du
pluriel du premier indicatif des verbes, il perd son
initiale m — qui était en accadien une labio-nasale de
nature particulière, tournant au v — et devient es349.
Dès lors, il est bien difficile de ne pas le rapprocher de
la terminaison plurielle commune à tous les idiomes
ougro-finnois, qui se présente comme yas en zyriai-
nien, yos en votiaque, t en finnois, en lapon, en tché-
rémisse, en mordvine et en magyar, et cela d’autant
plus que, depuis longtemps déjà, M. Max Müller350 a
montré, par de tout autres preuves, que « l’antique
terminaison ougrienne du pluriel était äs ».
Le mécanisme des postpositions casuelles de l’ac-
cadien est d’essence purement touranienne. Et il
ne s’agit pas ici seulement d’une simple analogie de
structure, qui serait déjà bien frappante ; l’affinité va
plus loin. La majorité des postpositions accadiennes
semble exister aussi dans les principaux idiomes
touraniens, où la trace de leur signification radicale
primitive s’est oblitérée, tandis qu’elle se reconnaît
presque toujours dans la langue d’Accad. Le hasard
seul ne peut pas avoir fait que la postposition du loca-
tif soit ta en accadien, et da, de, du en mandchou, en
mongol et en turc ; que la postposition accadienne de
l’ablatif, na, qui a quelquefois presque la signification

349
  On trouve pourtant quelquefois, mais très rarement, mes
au lieu de es dans des exemples de verbes.
350
  Dans Bunsen, Outlines, t. I, p. 460.

264
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

d’un génitif, soit identique à la postposition du génitif


dans la plupart des langues touraniennes de toutes les
branches, na en proto-médique, en en mordvine et en
lapon, n en finnois, in en turc, yin en mongol et ni en
mandchou ; en même temps le sens de « sur, au-des-
sus », que l’on voit revêtir dans certains cas en acca-
dien par la même postposition, explique comment en
yakoute elle peut, sous la forme na ou yna, devenir
le signe du locatif. Le rapprochement est moins abso-
lument certain, mais encore bien probable, entre la
postposition instrumentale accadienne li et celle qui
en yakoute sert à former le cas adverbial, ly, comme
celle qui marque le datif en votiaque et en zyriainien,
également ly ; entre le la du comitatif locatif en acca-
dien et le yakoute lyn, « avec », turc ailah ; entre l’af-
fixe ga, qui sert à former des adjectifs employés sou-
vent à la place du génitif, et le suffixe du datif dans
les langues turco-tartares, ga. Ce sont là de premières
indications, que le progrès des recherches ultérieures
viendra encore étendre et confirmer.
L’étroite communauté des pronoms dans tous les
groupes de la famille est un des faits dominants des
langues touraniennes, un de ceux qui les rattachent
le plus manifestement les unes aux autres. Or, le
caractère des pronoms accadiens pour les trois per-
sonnes du singulier ne peut laisser, je crois, aucun
doute après les rapprochements qui suivent :

265
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Accadien Proto-médique Finnois Estonie Votiaque


1re personne : mu mi (génitif) ma ma mon
Mordvine Zyriainien Tchérémisse Maygar Ouigour Yakoute
mon me min en man min, bin
Turc Mongol Manchou
im bi bi
2e personne :
Accadien Finnois Estonien Votiaque Mordvine Zyrianien
zu sa sa ton ton te
Tchérémisse Magyar Yakoute Turc Mongol Mandchou
tin te än, sen zi si
Primitivement zän
3e personne : Accadien Finnois Estonien Zyrianien Magyar
na, ni ne neet nya ön
(pluriel) (pluriel) (pluriel) (« soi »)
Yakoute Turc Bouriate Tongouse
kini ol (pluriel an-tar) enc n

L’accadien a un second type de pronom de la troi-


sième personne du singulier, bi. Il se retrouve dans
le pronom verbal finnois, pi, vi, et est certainement
à rapprocher du démonstratif dans d’autres langues
de la même classe, par exemple du proto-médique
hube, du yakoute by, ba et du turc bu ; et cela d’au-
tant plus que le pronom bi en accadien a souvent une
valeur particulièrement individualisante et presque
démonstrative.
Le pronom pluriel de la première personne est me.
Le même changement de la voyelle du pronom singu-
lier le marque dans les idiomes ougro-finnois :
Finnois. Estonien. Votiaque. Mordvine. Zyriainien. Tchërémisse.
me. meie. mi. min. mi. mä.

Les pronoms pluriels des deux autres personnes se

266
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

forment en accadien par un procédé particulier : celui


de la troisième personne, nene, par le redoublement
du singulier ni ; celui de la deuxième, zunene, par l’ad-
dition de ce pronom nene au singulier zu, zu + nene,
« toi + eux » = « vous ». Ils ne se prêtent donc pas aux
mêmes comparaisons. Cependant, il est curieux de
voir le tchérémisse, qui n’a pas gardé pour le singulier
de la troisième personne le pronom en n, nous offrir
pour le pluriel un pronom, nina, semblable à celui de
l’accadien, nene, et qui doit de même avoir été pro-
duit par une duplication du type pronominal en n.
La conjugaison accadienne des voix passives est
tout à fait conforme, dans son génie et dans son sys-
tème, aux conjugaisons ordinaires des langues ougro-
finnoises et turco-tartares, plaçant à la suite du radi-
cal les particules qui en modifient le sens et donnent
naissance à de nouvelles formes, et les pronoms
incorporés qui constituent la conjugaison. La parti-
cule formative du causatif, tan, est pareille à celles
qui ont le même rôle dans la plupart des langues tou-
raniennes : tan en finnois, tam en lapon, ta en zyriai-
nien, t en votiaque, at en magyar, tar ou dar dans les
dialectes turco-tartares. Nul doute que plus tard on
n’arrive à faire des rapprochements analogues pour la
plupart des particules formatives qui entrent dans la
conjugaison du verbe accadien ; j’en entrevois même
déjà quelques-uns, qui me semblent assez séduisants.
Ainsi le proto-médique nous offre une particule ir,
qui paraît bien impliquer une notion de réciprocité,
et, en accadien, l’incorporation d’un élément modi-
ficateur ra donne naissance aux formes réciproques
et coopératives des différentes voix verbales. Mais,

267
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

pour atteindre à un degré suffisant de certitude,


ces comparaisons nécessitent une recherche qui est
tout entière à faire, et qui mériterait de devenir un
des principaux sujets de méditations des savants spé-
ciaux, la recherche des lois du Lauthverschiebung dans
les langues touraniennes.
Ce qui est tout à fait décisif, comme caractère lin-
guistique rattachant à la famille touranienne, c’est
l’existence du verbe négatif en accadien, d’autant plus
que la conjugaison de cet idiome offre deux ordres de
voix négatives, formées par l’incorporation des parti-
cules nu et me, ce qui correspond aux deux types dif-
férents de la négation incorporée au verbe, nem dans
une partie des langues ougro-finnoises et me dans les
langues turco-tartares. Une coïncidence aussi frap-
pante ne peut être attribuée au simple hasard.

268
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

III

Affinités de l’accadien avec le basque — Rapport de


position du génitif avec le substantif dont il dépend
— Place du pronom dans l’agglutination verbale —
Incorporation du pronom régime au verbe — Certaines
postpositions casuelles — Tous les faits qui constituent
ces affinités se retrouvent sporadiquement dans d’autres
langues touraniennes — Position du génitif en votiaque. —.
Comparaison du verbe accadien et du verbe tongouse. —
États successifs de l’agglutination verbale dans les langues
touraniennes — Incorporation du pronom régime au verbe
dans le mordvine — Postposition du cas de motion en
accadien et en proto-médique — Question de la parenté
du basque et des langues touraniennes — Importance de
l’accadien dans la philologie touranienne

Tels sont les faits principaux qui me paraissent éta-


blir l’étroite affinité de l’accadien avec la famille des
langues touraniennes, et plus spécialement avec le
groupe ougro-finnois. Mais il existe en même temps
des affinités remarquables, et qu’on ne saurait passer
sous silence, entre cet idiome et le basque.
D’abord, c’est l’identité de position du génitif, par
rapport au substantif dont il dépend (le suivant), et
l’identité de position du membre de phrase relatif, par
rapport au mot auquel il s’applique (le suivant égale-
ment), deux points où l’accadien s’écarte complète-
ment de la grande majorité des langues touraniennes
modernes, tandis qu’il s’en rapproche par l’emploi
relatif du participe.
Vient ensuite la faculté de préposer ou de postposer
au radical le pronom sujet incorporé au verbe, bien

269
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

que ce double mode d’agglutination, s’il existe en


basque comme en accadien, n’y ait pas la même régu-
larité et la même signification. En basque, la place du
pronom par rapport au verbe est indifférente ; l’acca-
dien en a fait un ingénieux moyen de distinction entre
les voix actives et les voix passives. Ainsi mu-gur est
« j’ai rétabli », et gur-mu, « j’ai été rétabli. »
Ce qui est plus significatif et plus remarquable
encore, comme marque d’affinité, c’est l’incorpora-
tion des pronoms régimes au verbe, qui joue un très
grand rôle dans la conjugaison de l’accadien, et qui
est la base de celle du basque. Cependant, ici encore,
une distinction est à faire : l’accadien a toujours
une double série de formés, avec ou sans incorpora-
tion des pronoms régimes, tandis qu’en basque cette
incorporation est constante et nécessaire.
Enfin, quelques-unes des plus importantes post-
positions casuelles de l’accadien n’ont pas de corres-
pondant parmi les langues touraniennes actuelles et
se retrouvent en basque d’une manière frappante.
Telle est celle du datif, ra, que le basque nous offre
exactement semblable, ra, et avec le même sens ; telle
est encore celle du cas de motion, ku, laquelle pré-
sente une sensible ressemblance avec la postposition
basque ca, « vers, sur. »
Mais, tout en constatant ces points de contact
et en y attribuant une sérieuse importance, il me
semble que M. Sayce l’a exagérée, quand il a voulu
rattacher décidément l’accadien au basque, pour en
former un groupe linguistique ibérien, et quand il a
dit que l’accadien est le représentant le plus antique

270
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de ce groupe. Les affinités qui relient l’accadien à la


famille proprement touranienne et au groupe ougro-
finnois, affinités que je viens de passer en revue, me
paraissent plus importantes, plus essentielles, plus
organiques, et par conséquent de nature à primer, au
point de vue de la classification des langues, ses affi-
nités avec le basque. D’autant plus que les trois faits
principaux de grammaire, par lesquels l’accadien
s’éloigne de la constitution habituelle des idiomes
touraniens pour se rapprocher du basque, ont tous
des analogues isolés chez quelques individualités
linguistiques du vaste ensemble des langues toura-
niennes ou oural-altaïques. Si donc on tient compte
de l’énorme intervalle de temps qui sépare l’accadien
des idiomes touraniens, tels qu’ils sont actuellement
parlés, des modifications que ces derniers idiomes ont
dû nécessairement subir pendant une aussi longue
suite de siècles, et des particularités tout à fait pri-
mitives qu’offre en grand nombre la langue d’Accad,
on est induit à penser que les faits en question repré-
sentent un antique état de choses des idiomes toura-
niens, qui se sera graduellement altéré avec le temps
dans la plupart d’entre eux, mais aura du moins laissé
quelques épaves, permettant de restituer par la pen-
sée, pour la famille entière, cet état antérieur, que
représente l’accadien.
Ainsi, tandis que toutes les autres langues de la
famille, à quelque groupe qu’elles appartiennent, pré-
posent le génitif au substantif dont il dépend, M. Wie-
demann351 a constaté que le votiaque le postpose,

  Grammatik der Wotjdkischen Sprache, p. 270.


351

271
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

exactement comme l’accadien. Pour ce qui est de


la préfixation des pronoms sujets, restés intacts, au
radical verbal dans la conjugaison, au lieu de placer à
la suite du radical des terminaisons affixes provenant
d’une altération spéciale des pronoms, le groupe ton-
gouse, celui de tous dans la famille touranienne qui
s’est immobilisé à l’état le plus rudimentaire et qui,
par conséquent, a dû le mieux conserver les formes
originaires, présente le même fait. En mandchou, la
simple position du pronom devant le radical crée une
personne du verbe ; bi-thege, si-thege sont « j’habite,
tu habites, » comme en accadien mu-tuq, iz-tuq, « j’ai,
tu as. » On est donc en droit de voir ici le fait primitif,
qui, dans les autres groupes, aura disparu, par suite
de l’action, constamment plus grande, de la tendance
à postposer tous les éléments grammaticaux. Il est
même très curieux que l’on ait pu assister, presque
de nos jours, au passage de l’un à l’autre état, dans
un des dialectes du groupe tongouse. Car le coura-
geux et éminent explorateur des contrées et des lan-
gues de l’Asie septentrionale et centrale, Castrèn, a
constaté que ce n’est que tout récemment que le fait
de l’emploi d’affixes pronominaux pour les diffé-
rentes personnes du verbe, inconnu encore aux autres
dialectes tongouses, a fait son apparition dans le lan-
gage des tribus de Nyertchinsk, en Sibérie, comme,
dans le groupe mongol, chez les Bouriates. Nous en
concluons que les langues touraniennes ont dû passer
par trois états successifs, en ce qui est de l’incorpo-
ration du pronom sujet au verbe : 1° simple juxtapo-
sition prépositive ; 2° simple juxtaposition post-posi-
tive ; 3° transformation du pronom postposé en une

272
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

terminaison affixe, distincte de la forme entière du


pronom. Le groupe tongouse, à l’exception des tribus
de Nyertchinsk, chez lesquelles le changement est
si récent, est resté cristallisé à la première période ;
les idiomes turco-tartares et ougro-finnois ont tous
atteint la troisième.
Quant à l’accadien, il a évidemment formé sa gram-
maire dans la transition entre le premier et le second
état, quand on pouvait indifféremment préfixer ou
suffixer le pronom au radical. Et comme il avait à
répondre aux besoins d’une vraie civilisation et d’une
culture intellectuelle développée, comme il lui fallait
une grande variété de formes verbales pour compen-
ser la pauvreté du vocabulaire de ses radicaux, il a
cherché une richesse grammaticale, qui lui manquait
ailleurs, dans la diversité des procédés d’agglutination
qu’il pouvait employer, et il y a trouvé, pour la forma-
tion de ses voix, une ressource dont aucune autre des
langues congénères n’a profité.
Quant à l’incorporation du pronom régime, si elle
est dans le basque plus saillante que partout ailleurs,
l’exemple du mordvine montre qu’elle n’a rien d’abso-
lument étranger, ni de contraire au génie des langues
touraniennes. En effet, dans le mordvine, une partie
des terminaisons verbales contiennent les deux pro-
noms, sujet et régime, entre lesquels s’est établie une
crase dont les éléments peuvent être encore analysés :
1re PERSONNE RÉGIME : mak (m-ak, me + tu) ; mam
(m-am, me + ille) ; misk (m-isky, me + vos).
2e PERSONNE : tan (t-an, te + ego) ; nzat (nz-at, ille +
te) ; dez (d-ez, vobis + illud).

273
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

3e PERSONNE : nk (n-k, illud + vos).


1re PERSONNE DU PLURIEL : misk (mi-isk, nos + ti) ;
mia (mi-ia, nos + illi).
De même, en accadien, mais avec les pronoms pré-
posés au lieu d’être postposés, nous avons :
mu-rû, « j’ai bâti ; »
mu-na-rû, « je l’ai bâti ; »
mu-nan-rû, « je lui ai bâti ; »
mu-na-nin-rû, « je le lui ai bâti ; »
et ainsi de suite.
Enfin, si la postposition du cas motif, ku, n’a pas
d’analogue dans les idiomes touraniens actuels, il
n’en est pas de même dans ceux de l’antiquité. On ne
peut se refuser, en effet, à admettre son étroite affi-
nité avec la postposition proto-médique ikha, ikki,
« vers, dans. »
Les affinités qu’on peut remarquer entre l’accadien
et le basque ne sont donc pas une raison suffisante
pour méconnaître la parenté de la langue d’Accad
avec le groupe ougro-finnois. Elles se rattachent à
une question plus large, celle des liens qui peuvent
exister entre le basque et les langues ougro-finnoises.
Ce n*est pas la première fois que celle-ci se trouve
posée. La parenté a été soutenue avec des arguments
ingénieux par le prince Louis-Lucien Bonaparte et M.
H. de Charencey. Si ces deux habiles philologues ne
sont point parvenus à la faire encore définitivement
admettre par la science, elle n’en est pas non plus
absolument rejetée, et elle reste au nombre des faits
possibles, mais insuffisamment établis. Ce serait trop

274
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dire que prétendre que la connaissance de l’accadien


apporte la démonstration de la parenté du basque
avec les langues ougro-finnoises, de la nécessité
d’introduire dans la grande famille touranienne un
rameau ibérien, entre lequel et le rameau ougro-fin-
nois devrait se placer le rameau accadien. Du moins
elle fournira des arguments sérieux aux défenseurs
d’une telle opinion, et elle introduit dans le problème
des éléments dont il faudra désormais tenir compte.
« Les langues touraniennes, a dit M. Max Müller,
ne peuvent être considérées comme ayant les unes
avec les autres la même relation que l’arabe avec l’hé-
breu, ou le grec avec le sanscrit. Ce sont des rayons
qui divergent d’un centre commun, et non pas des
filles d’une même mère. » Rien de plus exact que
cette image, même — ou peut-être à plus forte raison
— quand on ne veut pas en étendre l’application aussi
loin que l’a fait l’éminent professeur d’Oxford, quand
on la restreint à l’ensemble, déjà suffisamment vaste,
des langues oural-altaïques, dont le lien ne saurait
être contesté. L’accadien, en faisant remonter de bien
des siècles dans le passé de ces langues, rapproche
considérablement du centre commun d’où elles ont
dû toutes émaner en divergeant. Il n’est donc pas
étonnant qu’il permette d’entrevoir, comme plus pro-
bable, la communauté de foyer de certains rayons, qui
dans l’état actuel ont tellement prononcé leur écar-
tement qu’on ne peut les affirmer sortis de la même
source. À ce point de vue, je n’hésite pas à croire que
la langue d’Accad, parlée et écrite en Chaldée bien
longtemps avant Abraham, est destinée, quand elle
sera plus complètement connue, à jouer un très grand

275
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

rôle dans la philologie comparée des langues aggluti-


natives. Elle y donnera peut-être l’instrument qui a
manqué jusqu’à ce jour, pour permettre à cette partie
de la linguistique d’atteindre le même développement
et le même caractère positif que la philologie aryenne
et sémitique.

276
CHAPITRE VII : LES TOURANIENS EN CHALDÉE
ET DANS L’ASIE ANTÉRIEURE

Variété des populations en Babylonie et en Chaldée —


Faits qui augmentèrent cette variété dans le cours des
temps historiques — Le dualisme originaire de Soumir et
d’Accad — Soumir et Sennaar — Dualisme parallèle des
Céphènes et des Chaldéens dans les récits d’Hellanicus
— Les Céphènes sont les Kouschites de la Genèse — Les
Chaldéens constituent la plus ancienne population — Les
Chaldéens identiques aux Accads — Dualisme linguistique
de la Chaldée dès les temps les plus anciens, l’assyrien
et l’accadien — Pour les Assyriens, la langue sémitique
était la langue de Soumir et l’idiome touranien celui
d’Accad — Inexactitude du nom de langue assyrienne —
On la parlait bien longtemps avant qu’il fût question d’un
peuple assyrien — Au temps de Sargon Ier, l’Assyrie n’était
pas encore constituée en corps de nation — L’assyrien,
langue de la famille dite sémitique, était en Chaldée et en
Babylonie l’idiome de l’élément kouschite de la population
— Une grande partie des peuples chamites, en particulier
tous ceux de Kousch, parlaient des langues qualifiées de
sémitiques — Parenté linguistique et ethnographique des
peuples de Sem et de Cham — Les Chamites, première
couche civilisée de la même famille de peuples que les
Sémites — En quoi ils diffèrent cependant — Métissage
des Chamites avec une race mélanienne — Le dualisme
des Touraniens et des Kouschites en Chaldée se marque
également dans l’histoire, dans le langage et dans la religion

La diversité des races d’hommes et des langages


dans la Babylonie et la Chaldée est un fait qui a frappé
277
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tous les anciens. Dans l’intérieur de Babylone même,


il se parlait, au temps du dernier empire chaldéen,
des langues différentes, qui souvent n’étaient pas
comprises d’un quartier à l’autre352. Aussi Eschyle353
appelle-t-il les habitants de cette ville p£mmiktoj
Ôcloj, « foule mêlée de toutes les origines. » Et tous
les édits des rois de Babylone rapportés dans le livre
de Daniel354 commencent par ces mots : « On vous
fait savoir, peuples, tribus, langues… » Le vaste com-
merce de Babylone et de la Chaldée, soit par mer, soit
par terre, ainsi que les transplantations de captifs en
grandes masses, opérées par les rois conquérants, tels
que Nabuchodonosor, avaient dû beaucoup contri-
buer à cette variété dans le sang et dans la parole des
habitants du pays. Des éléments étrangers, formant,
comme les Juifs, de véritables colonies, avec leur reli-
gion, leurs lois civiles particulières et leur langage,
étaient venus, à la suite des événements guerriers,
se juxtaposer, sur le sol des provinces inférieures du
Tigre et de l’Euphrate, à la population primitive du
pays et aux tribus araméennes, que les textes cunéi-
formes nous montrent déjà si développées dans la
même contrée au VIIIe siècle avant notre ère. Mais
cette population elle-même était déjà mêlée, dès
les temps les plus anciens auxquels on puisse faire
remonter les souvenirs. La tradition babylonienne
voyait, dans la réunion d’éléments ethniques diffé-
rents en Chaldée et en Babylonie, un fait primordial.

352
 Quatremère, Mémoire géographique sur la Babylonie, p. 21.
353
  Pers., V. 51.
354
  Pers., V. 51. (3) III, 4 ; V, 19, VI, 26 ; VII, 14.

278
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

« Il y eut à l’origine à Babylone, disait Bérose en se


faisant le rapporteur de ces traditions, une multitude
d’hommes de diverses nations, qui avaient colonisé la
Chaldée. » Les résultats du déchiffrement des inscrip-
tions cunéiformes confirment le fait et attestent son
extrême antiquité.
Aussi haut que nous reportent les plus anciens
monuments parvenus jusqu’à nous, on distingue dans
la population de la Chaldée et de la Babylonie deux élé-
ments principaux, deux grandes nations, les Soumirs
et les Accads355. La masse principale des Accads est
plus spécialement cantonnée dans les provinces méri-
dionales, voisines du golfe Persique, dans la Chaldée
proprement dite, à laquelle appartient d’une façon
particulière, dans les inscriptions cunéiformes, le
nom d’Accad, entendu dans un sens géographique356 ;
la masse des Soumirs est au nord, dans la Babylonie,
dans ce que la Bible nomme les plaines de Sennaar,
appellation qui, d’après les lois phonétiques de la
langue accadienne, n’est qu’une variante de celle de
Soumir357. Mais la distinction géographique de Sou-
mir et d’Accad ne marque que la prédominance de
l’une ou de l’autre population au nord et au sud ; nous
ne parvenons pas à les saisir à une époque où leurs
domaines soient nettement tranchés. Dès les temps

355
  H. Rawlinson, Note on the early history of Babylonia, dans le
Journal of the Royal Asiatic Society, t. XV ; Oppert, Expédition
en Mésopotamie, t. II, p. 335 ; Menant, Inscriptions de Ham-
mourabi, p. 40 ; et mon Commentaire des fragments cosmogo-
niques de Bérose, p. 42 et suiv.
356
  Voy. mes Études accadiennes, t. I, 8e fascicule, p. 67-71.
357
  Voy. mes Études accadiennes, t. I, 1er fascicule, p. 27 et suiv.

279
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les plus anciens dont nous possédions des documents


positifs, nous les voyons mêlées et enchevêtrées, bien
que gardant chacune son langage distinct et son génie
propre, sur toute la surface du pays qui s’étend des
frontières d’Assyrie à la mer. Il y a seulement plus
des premiers que des seconds au nord, dans le pays de
Sennaar, plus des seconds que des premiers au sud,
dans le pays spécialement appelé d’Accad, et plus tard
(à partir du IXe siècle) de Kaldi.
Le dualisme que les monuments nous révèlent,
sous les noms de Soumirs et d’Accads, était connu des
Grecs, et en particulier d’Hellanicus, sous les noms de
Chaldéens et de Céphènes358, et à ces deux noms se
rattachaient pour eux des traditions, qui arrangeaient
sous la forme de fables héroïques des souvenirs d’his-
toire très réels. Pour les Hellènes, du reste, le nom
de Céphènes, qui sert de pivot à tout un cycle parti-
culier de récits, est synonyme d’Éthiopiens. Le sou-
venir recueilli par Hellanicus compte donc, comme
l’un des deux éléments constitutifs de la population
des pays arrosés par le cours inférieur de l’Euphrate
et du Tigre, les fameux Éthiopiens ou Kouschites de
la Babylonie, visés par tant de passages de l’antiquité
classique, comme par les Livres saints359. Au souve-
nir de ces Kouschites se relie dans la Bible le nom

358
  Steph. Byz., v° Calda‹oi.
359
  Ch. Lenormant, Introduction à l’histoire de l’Asie occiden-
tale, p. 240 et suiv. ; Movers, Die Phœnizïer, t. II, 1re partie,
p. 260, 276, 284 et suiv. ; 2e partie, p. 104, 105 et 888 ; Knobel,
Die Vœlkertafel der Genesis, p. 251, 339 et suiv. ; d’Eckstein,
Athénæum français, 22 avril, 22 mai et 19 août 1854.

280
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de Nemrod360, à la fois nom de héros et désignation


ethnique, comme toutes celles que renferme le même
passage de la Genèse361. La légende sémitique pos-
térieure a donné au nom de Nemrod la signification
de « rebelle » (de la racine marad), d’après le carac-
tère que tendait à y prendre de plus en plus la figure
héroïque de ce personnage ; mais c’est là certaine-
ment une étymologie forgée après coup. L’appellation
de Nemrod a dû avoir originairement un sens eth-
nique, et elle n’est peut-être pas sans rapport avec le
nom de la très antique ville de Nipour ou Nipra, sur
la limite de la Babylonie et de la Chaldée, ville que
le Talmud de Babylone362 nomme Nouffar et identifie
avec la cité biblique de Chalneh.
L’autre élément de la population, dans le dualisme
de Chaldéens et de Céphènes, les Chaldéens, sont
qualifiés par Diodore, de Sicile363, dans un passage
fort exact sur leur discipline et leurs idées, comme
« les plus anciens des Babyloniens ». Hellanicus disait
de même, suivant Étienne de Byzance, qu’il y avait
déjà des Chaldéens avant le roi Céphée, c’est-à-dire
avant les Céphènes. Pour Bérose, les rois qui suc-
cèdent immédiatement au déluge sont Chaldéens364.
Sans parler en termes aussi formels de l’existence de
cette population, antérieure à ses Kouschites, la Bible

360
  Genes., X, 8-12.
361
 Oppert, Comptes rendue de la Société française de numisma-
tique et d*archéologie, tome Ier.
362
 Traité Yoma, fol. 10 a.
363
  II, 29.
364
  Ap. Syncell., p. 78 c ; ap, Euseb., Chron. Armen., p. 17, éd.
Mai.

281
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’admet implicitement, puisqu’elle place « l’origine


de l’empire » de Nemrod, fils de Kousch, dans quatre
villes existant avant lui365. Et en ceci le livre sacré a
suivi la même tradition populaire que l’épopée baby-
lonienne à d’Izdubar, retrouvée par M. Smith sur les
tablettes cunéiformes du Musée Britannique, puisque
celle-ci attribue à son héros, qui a tant de traits com-
muns avec le Nemrod biblique, la conquête à main
armée des cités chaldéennes sur une population anté-
rieure366. La Bible connaît d’ailleurs, dès une époque
très reculée, le nom des Chaldéens, sous la forme
Chasdim.
Au temps d’Abraham, elle appelle la grande
ville d’Our, aujourd’hui Mougheir, « Our des Chal-
déens367 », et antérieurement encore elle désigne la
tribu sémitique d’où devaient sortir les Hébreux par
le nom d’Arphaxad (areph-Chasd), « limitrophe du
Chaldéen368 ». Dans les documents cunéiformes, Kaldi
est une tribu de la grande nation d’Accad, qui devint
tout à fait prépondérante dans les provinces du sud,
à partir du IXe siècle avant Jésus-Christ, mais existait
certainement auparavant369. Par conséquent, dans la
tradition recueillie par Hellanicus et les autres écri-
vains grecs, le nom des Chaldéens tient la place de
celui d’Accad dans les traditions indigènes, d’où les
Céphènes doivent être les Soumirs.

365
  Genes., X, 11.
366
  Voy. mes Premières Civilisations, t. II, p. 25.
367
  Genes., XI, 22 et 31 ; XV, 7.
368
  Genes., X, 22 et 24 ; XI, 10-13.
369
  Voy. mes Études accadiennes, t. I, 3e fascicule, p. 69.

282
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

De même que nous trouvons deux peuples, aussi


haut que nous remontions avec les monuments, nous
avons deux langues, de deux familles différentes,
l’accadien, dont je viens de montrer le caractère tou-
ranien, et l’idiome du groupe dit sémitique, auquel on
a donné le nom d’assyrien, parce qu’il était en usage
dans l’Assyrie aussi bien qu’à Babylone et en Chaldée.
Cette appellation d’assyrien étant désormais consa-
crée, il faut la conserver, bien que peu convenable,
trop restreinte et ayant surtout l’inconvénient de
désigner l’idiome par le nom du peuple le plus récent
qui l’ait employée. Je crois avoir établi ailleurs, par
des arguments décisifs, que la langue touranienne
était, pour les Assyriens et les Babyloniens de la belle
époque, la langue d’Accad, et la langue sémitique
celle de Soumir370. Ceci donné, il semblerait peut-être
plus exact de qualifier ce dernier idiome de sumé-
rien, d’autant plus que le nom de Soumir s’est étendu
d’abord à l’Assyrie primitive et anté-assyrienne, si
l’on peut ainsi parler. Mais, en présence de l’habi-
tude prise, je craindrais de faire naître des confu-
sions, en me servant d’une expression nouvelle371. Je
370
  Dans le 3e fascicule du tome Ier de mes Études accadiennes.
371
  Le nom de sumérien, appliqué à la langue sémitique de
Babylone et de Ninive, aurait encore un autre inconvénient :
c’est de prendre l’expression de Soumir dans un sens qui lui
était certainement donné (je crois l’avoir établi dans mes
Études accadiennes) par les rois d’Assyrie, quand ils s’intitu-
laient « rois des Soumirs et des Accads », mais qui caractérise
une application postérieure de ce nom. Je prends ici, dans mon
texte, Soumir et Accad comme une dualité ethnographique,
correspondant aux deux races kouschito-sémitique et toura-
nienne, qui ont coexisté sur le sol des provinces baignées par

283
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’Euphrate et le Tigre ; en effet, on ne peut guère douter que


les Assyriens ne l’aient entendu ainsi. Seulement, à l’origine, il
en était autrement ; Soumir et Accad ont eu d’abord le carac-
tère de désignations purement géographiques, qui n’ont pris
le caractère de désignation de races distinctes que par suite de
la prédominance des Kouschito-Sémites dans le pays de Sou-
mir ou Sennaar, et des Touraniens dans le pays d’Accad, à une
époque déjà historique. Sumer et Akkad sont deux mots qui
appartiennent également à la langue accadienne, à l’idiome
touranien des plus antiques habitants de la Babylonie et de
la Chaldée. Leur signification première se discerne très net-
tement ; elle est purement topographique et a dû s’appliquer
d’abord à deux divisions de la même race, d’après leur lieu
d’habitation. Le second veut dire « montagne », akkadi, « mon-
tagnards», ainsi que je l’ai montré ailleurs par sa traduction
assyrienne (Études accadiennes, t. I, fasc. III, p. 72] ; quant à
sumeiri, comme je puis en fournir la preuve, ce sont « les gens
du fleuve » ou « des fleuves ». Il me semble donc que l’on peut
restituer avec assez de vraisemblance, d’après ces remarques,
l’histoire primitive des appellations de Soumir et d’Accad,
jusqu’au moment où elles apparaissent dans les inscriptions
avec le sens d’une dualité ethnique et linguistique. À l’origine
de son établissement dans le bassin de l’Euphrate et du Tigre,
quand il en était encore seul occupant et que les Kouschito-
Sémites n’avaient pas encore envahi une partie de son terri-
toire, le rameau de la race de Touran, dont la langue est celle
que nous appelons accadienne, se divisait en deux grandes tri-
bus désignées, d’après leur situation réciproque, sous les noms
de Soumir et d’Accad, les premiers sur les bords du Tigre, les
seconds dans les montagnes de l’est et du nord (je reparle plus
loin de cette demeure primitive des Accads). Plus tard, les
Accads étant descendus de leurs montagnes dans les plaines
méridionales de la Chaldée, les deux peuples de même race
gardèrent leurs anciens noms, bien qu’ils ne fussent plus d’ac-
cord avec leur situation géographique nouvelle ; on eut ainsi les
Soumirs au nord et les Accads au sud. Quand les tribus kous-
chito-sémitiques des Nemrodites ou Céphènes se furent éta-

284
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

blies à leur tour par la conquête, comme leur masse principale


s’était fixée dans le pays de Sennaar ou des anciens Soumirs,
ce nom de Soumirs passa graduellement des habitants primi-
tifs du pays aux nouveaux colons, par lesquels ils avaient été
supplantés. C’est alors que l’idiome touranien devint spéciale-
ment « la langue d’Accad ». Ajoutons que, plus tard encore, la
signification du nom d’Accad éprouva un changement. L’élé-
ment kouschito-sémitique ayant graduellement supplanté
l’élément touranien, même dans les provinces les plus méri-
dionales, la langue assyrienne ayant fini par devenir exclusive-
ment en usage, — l’accadien n’étant plus qu’une langue morte
et sacrée, — Accad fut pour les Assyriens, du Xe au VIIe siècle
avant notre ère, une désignation de la Chaldée, purement géo-
graphique et d’un caractère général, n’impliquant plus aucune
notion de race déterminée. Voici maintenant un fait auquel je
crois qu’on ne peut manquer d’attacher une importance de pre-
mier ordre. Nous venons de voir qu’à l’origine les Touraniens
de la Mésopotamie, dont nous avons constaté la parenté spé-
ciale avec les peuples ougro-finnois, se divisaient eux-mêmes
en Sumeri et Akkadi, riverains du fleuve et montagnards. Si
nous nous reportons maintenant à l’admirable étude de Cas-
trèn sur le berceau des tribus finnoises et leurs traditions à ce
sujet (Ueber die Ursitze des finnischen Volkes, dans les Kleinere
Schrifien rassemblés par M. Schiefner ; voy. Ujfalvy de Mezo-
Kövesd, les Migrations des peuples et particulièrement celle des
Touraniens, p. 96-102), nous y constaterons avec une certaine
surprise que, dans les souvenirs légendaires des Finnois et des
Tartares sur cette primitive patrie des nations oural-altaïques,
la même division de la race en deux branches apparaît de nou-
veau, sous des noms presque semblables, que la philologie doit
en rapprocher, Suomi et Akkarak, L’assimilation de Suomi et
de Sumer a déjà été faite par un savant Finlandais, M. Koski-
nen (Voy. Ujfalvy, les Migrations, p. 108), et ne peut guère prê-
ter au doute : Castrèn a depuis longtemps expliqué l’origine de
Suomi par un mot antique signifiant « fleuve :», mot perdu par
le finnois et conservé par le lapon ; tel est aussi le sens que
nous avons reconnu à Sumeri, d’après la même racine, qui se

285
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

continuerai donc à employer le nom déjà reçu, mais


en faisant remarquer qu’à Babylone, et dans une par-
tie de la Chaldée, on parlait assyrien bien des siècles
avant qu’il fût question d’une nation des Assyriens,
ce qui veut dire que le peuple d’Assur adopta plus
tard la langue de Soumir. Les plus anciens rois d’Our
dont nous possédions des textes épigraphiques, rois
qui peuvent disputer d’antiquité avec les construc-
teurs des pyramides d’Égypte, Doungi par exemple,

retrouve en accadien. C’est la situation des ancêtres des Fin-


nois au milieu des toundras du Jénisséi qui a donné naissance
à leur nom de Suomi, comme l’habitation le long du Tigre a
produit celui de Soumirs. Quant au rapprochement d’Akkad
et d’Akharak, je crois que je l’établirai philologiquement d’une
manière solide dans la suite de mes Études accadiennes ; c’est,
du reste, l’accadien qui permettra seul de comprendre l’étymo-
logie et la signification première du mot akkarak, inexpliqué
jusqu’ici. Dans les contrées où les Finnois ont eu leur berceau,
les Akkaraks, dans les monts Sayans, se trouvaient, par rapport
aux Suomis, établis le long du Jénisséi, dans la même situa-
tion que les Accads, dans les montagnes de la Susiane et du
Kurdistan actuel, par rapport aux Soumirs occupant les bords
du Tigre. Ce qui achève de prouver la haute valeur de ces rap-
prochements onomastiques, c’est que les traditions finnoises
placent dans le pays primitif et oriental de Suomi un canton
de Kemi, qui joue un rôle considérable dans leur mythologie,
et dont le nom se retrouve dans celui de Kem, que certaines
tribus tartares donnent au Jénisséi. Or, nous trouvons, dans
quelques textes de date antique et de langue accadienne, Kami
comme synonyme de Sumeri (Voy. mes Études accadiennes,
t. I, fasc. 3, p. 91). C’est le seul équivalent vraiment ancien du
nom des Soumirs. Je l’ai cru d’abord idéographique, comme
celui qui apparaît dans l’usage à l’époque des Assyriens ; mais
je pense aujourd’hui qu’il faut le tenir pour purement phoné-
tique, et comparer ce Kami au Kemi des légendes finnoises.

286
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

faisaient en effet graver des inscriptions officielles


en assyrien sémitique aussi bien qu’en accadien372,
quoique leurs noms propres attestent leur origine
accadienne et qu’ils s’intitulent simplement « rois de
la contrée d’Accad », ungal kiengi Akkad. Longtemps
après, vers l’an 2000 avant notre ère, quand Sargon
Ier faisait compiler le grand ouvrage d’astrologie que
nous étudierons dans un autre travail, il n’était pas
encore question des Assyriens comme nation. Les
rédacteurs du recueil astrologique ne connaissaient
de ce côté que des tribus confuses, gutium373, les goim
de la Genèse374, au milieu desquelles s’élevait, comme
un premier foyer de civilisation qui devait peu à peu
conquérir ces tribus et les grouper en un seul tout, la
ville d’Assur (l’Elassar de la Bible, Al-Assur), avec son
culte du dieu appelé alors Ausar375, le même qu’on
nomma plus tard Assur ; et cette ville avait alors com-
plètement le caractère d’une colonie babylonienne376.

372
  Voy. mon travail sur les inscriptions de Doungi, dans la
Revue archéologique, nouv. sér., t. XXV, p. 73-85.
373
  Les tribus assyriennes demeurèrent fort tard dans la vie
nomade. Nous en avons une preuve curieuse dans ce fait, que
le mot qui en assyrien veut dire « ville », et qui paraît avoir été
particulier à l’Assyrie propre, était alu, radicalement et étymo-
logiquement identique à l’hébreu ohel, « tente. » À Babylone, il
semble qu’on se servait du mot êr, passé aussi dans l’hébreu
avec le même sens, mot auquel on ne trouve pas d’étymologie
sémitique naturelle, et qui est sans doute puisé dans l’acca-
dien ur.
374
  XIX, 1.
375
  W. A. I. I, 6, 1 ; IV, 18, 2.
376
  Voy. Smith, Notes on the early history of Assyria and Babilonia, p. 6. —
Ceci est confirmé par les expressions de W. A. I. IV, 18, 2, qui fait d’Ausar le

287
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Mais ici se présente une question. Nous consta-


tons identité de langage entre les Assyriens et la por-
tion non touranienne des habitants de la Babylonie
et de la Chaldée ; pourtant la Bible établit une dis-
tinction de race entre les deux pays ; elle met Assur
dans la descendance de Sem, et signale à Babylone
des Kouschites, du sang de Cham. En même temps, la
langue assyrienne appartient à la famille que l’on est
convenu d’appeler sémitique, et ni les Livres saints,
ni aucune tradition antique, ne parlent d’un établis-
sement des Sémites à Babylone et dans les provinces
voisines. Ce sont des Éthiopiens, des Céphènes ou
des enfants de Kousch — car telles apparaissent leurs
trois désignations — qu’on y signale à côté des Chal-
déens proprement dits ; ces Kouschites y fondent la
première grande puissance politique, l’empire de
Nemrod ; il n’est pas question d’une invasion sémi-
tique qui les ait supplantés. On signale bien quelques
tribus sémitiques errant en nomades entre les villes
kouschites, dans les parties incultes du pays, comme
les Taréchites, qui finirent du reste par en émigrer,
sans doute devant le développement toujours crois-
sant de la population sédentaire, et comme plus tard
les tribus araméennes. Mais elles se distinguent tou-
jours très nettement des deux éléments vraiment
indigènes, et dans le dualisme de langages qui corres-
pond au dualisme des nations de Soumir et d’Accad,
des Kouschites et des Touraniens, on est presque for-

néocore du Bel-Mardouk de Babylone. Il y a là des arguments sérieux


pour traduire dans la Genèse, X, 11 : « De ce pays il (Nemrod)
sortit vers l’Assyrie. »

288
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

cément amené à conclure que l’idiome dit assyrien,


bien qu’appartenant à la famille linguistique qualifiée
de sémitique, est l’idiome de l’élément céphénien ou
kouschite.
Ce n’est pas là, du reste, un fait isolé. Des savants
de premier ordre, et dont l’opinion possède une
autorité supérieure, ont déjà fait remarquer ce qu’a
d’impropre l’expression de langues sémitiques. Une
notable partie, sinon la majorité des peuples que la
Bible rapporte à la descendance de Cham, en parti-
culier ceux du rameau de Kousch, parlaient des lan-
gues de cette classe377. L’hébreu n’était autre à l’ori-
gine que l’idiome des Chananéens, cette population si
profondément chamite par son génie ; Isaïe lui-même
l’appela « la langue de Chanaan ». C’est en vivant au
milieu des Chananéens pendant plusieurs généra-
tions, que la famille d’Abraham la reçut et l’adopta,
à la place du langage qu’elle parlait antérieurement,
langage très probablement plus voisin de l’arabe, à
cause de la parenté originaire des races de Héber et
de Jectan. Le ghez est parlé par une population dont
le fond est resté en très grande majorité kouschite, et
où les quelques éléments sémitiques qui se sont infil-
trés de manière à devenir dominateurs, venant du
Yémen, auraient apporté l’himyarite comme ils ont
apporté l’écriture de l’Arabie méridionale, si le lan-
gage venait d’eux. La langue himyarite ou sabéenne,

377
  Voy. Oppert, Athénæum français, 21 octobre 1854 ; de
Rougé, Revue ethnographique, 1859, p. 109-111 ; et mon
Manuel d’histoire ancienne de l’Orient, 3e édition, t. I, p. 122
et suiv.

289
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

elle-même, est l’idiome d’un pays où les peuples de


Kousch précédèrent les tribus de la descendance de
Jectan, et formèrent toujours un élément considé-
rable de la population. Si les Jectanides de l’Arabie
méridionale eurent, au temps de leur civilisation,
un langage différent de celui des tribus de même
souche qui s’étaient établies dans le reste de la pénin-
sule, n’est-il pas très vraisemblable de penser qu’ils
le durent à l’influence de la race antérieure, qui se
fondit avec eux ? Le fait que nous avons été conduits
à admettre pour l’assyrien ne s’éloigne pas de ceux-
ci ; il est même exactement semblable à celui de l’hé-
breu. Nous y avons également une langue soi-disant
sémitique, qui a été originairement celle d’un peuple
classé par l’ethnographie de la Genèse dans la famille
de Cham, et que ce peuple a ensuite introduit et fait
prévaloir, par l’effet même de sa civilisation supé-
rieure, chez des tribus de Sémites purs, au temps où
elles menaient encore une vie nomade et pastorale.
Tout ceci vient favoriser, au point de vue de la
linguistique, et même, dans une certaine mesure,
de l’histoire, la théorie de ceux qui voient dans les
peuples de Kousch et de Chanaan « la branche la plus
ancienne de cette famille de peuples répandus dans
toute l’Asie antérieure, des sources de l’Euphrate
et du Tigre au fond de l’Arabie, des bords du golfe
Persique à ceux de la Méditerranée, et sur les deux
rivages du golfe Arabique, en Afrique et en Asie.
Cette branche ancienne de la famille sémitique, par-
tie la première du berceau commun, disent les par-
tisans d’une telle opinion, la première aussi, parmi
cette foule de hordes longtemps nomades, se fixa,

290
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

puis s’éleva à la civilisation en Chaldée, en Éthiopie,


en Égypte, en Palestine, pour devenir à ses frères
demeurés pasteurs un objet d’envie et d’exécration
tout à la fois. De là cette scission entre les enfants de
Sem et ceux de Cham, ces derniers au sud et à l’ouest,
les autres à l’est et au nord, quoique tous fussent les
membres d’une même famille originaire, parlant une
même langue divisée entre de nombreux dialectes,
professant une même religion sous des symboles
divers, et qu’on est autorisé à nommer ethnographi-
quement dans son ensemble famille syro-arabique ou
syro-éthiopienne, par opposition à la famille indo-
persique ou indo-germanique, autre grande section
de la race blanche378. » Cette manière de voir se conci-
lierait d’une manière très heureuse avec la singulière
facilité que les Kouschites montrent dans l’histoire
à se confondre avec les Sémites purs, de manière à
ne plus pouvoir s’en distinguer, toutes les fois qu’il y
a eu superposition des deux éléments, comme dans
l’Arabie méridionale et peut-être dans l’Assyrie.
Mais, d’un autre côté, anthropologiquement il
semble, d’après les monuments figurés et les crânes
jusqu’à présent étudiés, y avoir entre les peuples de
Sem et de Cham une distinction qui n’existe pas dans
le langage, et qui correspond à celle qu’établit la tra-
dition biblique ; les peuples de Cham ont aussi, dans
une certaine mesure, un génie à part, plus matéria-
liste et plus industriel que celui des purs Sémites, à
côté de bien des instincts communs ; enfin même, si
une partie notable des Chamites parle des langues

 Guigniaut, Religions de l’antiquité, t. II, 3e partie, p. 832.


378

291
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

décidément sémitiques, d’autres, comme les Égyp-


tiens, ont des idiomes qui sont sans doute étroitement
apparentés à la famille sémitique, mais ont cependant
une originalité propre assez considérable pour qu’on
doive en faire une famille à part. Peut-être est-il pos-
sible d’expliquer et de concilier ces données contra-
dictoires, en modifiant la formule dans le sens des
faits que l’anthropologie permet déjà d’entrevoir. Il
faudrait supposer dans ce cas que le premier rameau
détaché du tronc commun, celui des peuples de
Cham, subit un métissage avec une race mélanienne
(noire à cheveux plats, comme les Ghonds de l’Inde),
qu’elle trouva antérieurement établie dans les pays
où elle se répandit d’abord, tandis que les Sémites,
demeurés en arrière, conservaient dans sa pureté le
sang de la race blanche. Le métissage aurait été suf-
fisant pour faire des peuples de Cham, au bout d’un
certain temps de séparation, une race réellement dif-
férente de celle de Sem, sans cependant effacer les
affinités originaires, surtout dans le langage. Mais
en même temps, le mélange avec un autre sang, qui
serait ainsi le caractère distinctif des Chamites, ne se
serait pas opéré partout dans les mêmes proportions ;
ici, le sang mélanien aurait prédominé davantage,
et là moins. Ainsi, les nations groupées par la Bible
dans la race de Cham offriraient en réalité comme
une gamme de métissages plus ou moins prononcés,
depuis des peuples aussi rapprochés des Sémites purs
et aussi difficiles à en distinguer par certains côtés,
que les Kouschites de Babylone ou les Cananéens de
la Phénicie, jusqu’à des peuples à la physionomie déjà
nettement tranchée, comme les Égyptiens. Et il est à

292
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

remarquer qu’en envisageant ainsi la race de Cham,


le plus ou moins d’affinité des idiomes de ses diffé-
rents peuples avec les langues sémitiques coïncide
avec le plus ou moins de ressemblance des mêmes
peuples avec le type anthropologique des Sémites
purs, marque incontestable d’une proportion plus ou
moins forte de mélange d’un sang étranger, autre que
celui de la race blanche.
Quoi qu’il en soit de ces dernières considérations,
sur lesquelles nous ne voulons pas trop insister, —
car elles sont encore en grande partie conjecturales,
et elles demanderaient, pour être approfondies et
démontrées, des développements qui nous entraîne-
raient beaucoup trop loin, — quoi qu’il en soit, un fait
est positif, c’est l’existence de deux peuples, l’un de
race kouschite et l’autre de race touranienne, super-
posés et enchevêtrés sur tout le sol de la Babylonie
et de la Chaldée, aussi haut que nous fassent remon-
ter les monuments, l’un prédominant au nord et
l’autre au sud. Au dualisme des peuples nous avons
vu correspondre le dualisme des langues, l’une de la
famille appelée sémitique, l’assyrien, l’autre formant
un groupe à part dans la famille touranienne, mais
se rapprochant principalement des idiomes ougro-
finnois, l’accadien. Enfin, les recherches spéciales
poursuivies dans cet ouvrage nous ont fait constater
encore un fait de dualisme parallèle, celui des reli-
gions. À côté de la langue sémitique et de la langue
touranienne, on retrouve en effet en Chaldée, d’une
part, une religion étroitement apparentée à celles
de la Syrie et de la Phénicie, appartenant au même
groupe, fondée sur les mêmes conceptions, de l’autre,

293
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

une magie découlant d’idées fort différentes, avec ses


dieux et ses esprits à elle, tenant de près à la magie
des Finnois et de tous les peuples touraniens, et se
rattachant à un système religieux complet, qui est
exposé dans les livres magiques et qui n’est autre
qu’un développement normal du naturalisme démo-
nologique particulier aux nations de Touran. Tous
ces faits se lient entre eux d’une manière saisissante,
et la différence fondamentale, l’opposition première
des deux éléments constitutifs de la population de la
Chaldée et de la Babylonie, dans les siècles de la haute
antiquité, se manifeste ainsi dans la religion comme
dans la langue. Il y a là deux races d’hommes, que
l’on peut saisir à l’origine dans la plénitude de leur
divergence, chacune avec son génie propre comme
avec son idiome.

294
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

II

La grande civilisation de Babylone et de la Chaldée naît


du mélange de ces deux races — Apports de l’une et de
l’autre à l’œuvre mixte — L’écriture cunéiforme est due
aux Touraniens — Elle a été inventée dans un autre pays
que la Chaldée — Souvenirs que les Accads gardaient
d’un berceau plus septentrional — Leur parenté avec
les Chaldéens et Gordyéens du Kurdistan — Légendes
chaldéennes sur la montagne de l’Orient — État encore peu
avancé des tribus touraniennes qui peuplèrent la Chaldée,
à l’époque de l’invention de leur écriture — La magie et
les premiers éléments de l’agriculture de la Chaldée sont
dus aussi à la population touranienne primitive — Apports
des Kouschites : l’astrologie et l’astronomie — La langue
assyrienne est toujours l’idiome des documents de ces
sciences — L’élément sémito-kouschite fait prévaloir
définitivement sa religion et sa langue — Époque où
l’assyrien supplanta l’accadien — L’accadien était déjà une
langue morte et savante sous les rois de Babylone de la
dynastie Cissienne — Restauration momentanée de son
étude, et même de son emploi, dans les écoles palatines
d’Assourbanipal — Date antérieure du triomphe de la
religion chaldéo-babylonienne comme religion officielle,
même dans le pays d’Accad — La collection des hymnes
liturgiques en accadien aux dieux de cette religion —
L’existence exclusive de la religion démonologique des
livres de magie d’Accad remonte avant toute histoire
monumentale — Likbagas, roi d’Our, le premier dont
on ait des inscriptions, le grand bâtisseur des temples
pyramidaux de la Chaldée — Ce type de constructions
sacrées est intimement lié aux données de la religion
chaldéo-babylonienne — Dévotion de Likbagas aux dieux
de cette religion — Distinctions à établir au point de vue de
l’histoire et du génie entre Babylone et l’Assyrie — Entre
la civilisation de Babylone et celle de la Chaldée dans les
âges primitifs — Époque où se forma définitivement la

295
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

civilisation chaldéo-babylonienne — La part de l’élément


kousohito-sémitique y fut prépondérante

Ce fut la fusion des génies et des institutions de


ces deux populations opposées qui donna naissance
à la grande civilisation de la Chaldée et de Babylone,
laquelle pénétra de son influence toute l’Asie anté-
rieure, en la façonnant à son image. La civilisation
chaldéo-babylonienne est essentiellement un produit
mixte, le résultat de la combinaison d’éléments tout
à fait divers, et c’est là ce qui a fait sa grandeur, sa
richesse et sa puissance ; les aptitudes et les instincts
de deux grandes races se sont réunis pour la former.
On ne peut pas encore, et l’on ne pourra peut-être
jamais, déterminer d’une manière absolument pré-
cise et jusque dans le détail ce qui, dans cette créa-
tion mixte que nous ne sommes en mesure d’étudier
que toute constituée, vint des Touraniens et vint des
Kouschites, des Accads et des Soumirs (au sens que ce
mot prit quand il y eut dualisme de races). Cependant
il est un certain nombre de grands faits dont on peut
dès à présent, et dans l’état actuel de la science, dis-
cerner l’origine, en la rapportant à l’une ou à l’autre
source.
Ainsi, nous savons avec certitude que c’est par la
portion touranienne de la population que fut intro-
duit à Babylone et en Chaldée le singulier système
de l’écriture cunéiforme. Les belles recherches de M.
Oppert l’ont établi d’une façon désormais incontes-

296
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

297
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

table379. En effet, les caractères qui composent cette


écriture représentent ou des valeurs idéographiques
ou des valeurs syllabiques ; le plus souvent même ils
sont, suivant la place où l’on s’en sert, susceptibles
des deux emplois. Ils offraient à l’origine380 le dessin
grossier ou l’image symbolique, bien altérée depuis,
de l’objet concret ou de l’idée abstraite exprimée ou
rappelée par la syllabe qui compose leur valeur pho-
nétique, non dans la langue assyrienne, mais en acca-
dien, c’est-à-dire dans l’idiome des Touraniens de la
Chaldée. Ainsi, l’idée de « dieu » se rend en assyrien
par le mot ilu, mais le caractère qui représente idéo-
graphiquement cette notion, et qui avait primitive-
ment la forme d’une étoile, se prononce an quand il
est employé comme signe syllabique, parce que, dans
l’idiome en question, « dieu » se disait an (état empha-
tique anna). Le signe qui signifie « père » (assyrien
abu) représente comme phonétique at ou ad, parce
que le mot « père » était en accadien ad (état empha-
tique adda) ; un autre réunit les deux de « main » (assy-
rien qatu) et de la syllabe su, « main » se disant dans le
même idiome su. Les valeurs des syllabes composées
ont la même origine. Un signe représente la syllabe
tur et l’idée de « fils », le mot accadien pour « fils »
(assyrien abal) étant tur ; un autre, la syllabe gal et
l’idée de « grand » (assyrien rabu), l’accadien disant
gal pour « grand » ; un troisième a le sens de « pays »
379
  Rapport au ministre de l’Instruction publique, Paris, 1858 ;
Expédition en Mésopotamie, t. II. p. 77-86. — Voy. aussi mes
Études accadiennes, tome Ier, fasc. 3, Répertoire des caractères.
380
 Oppert, Expédition en Mésopotamie, t. II, p. 63-68 ; Ménant,
Syllabaire assyrien, t. I, p. 8-13.

298
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et peint la syllabe composée kur, d’après le mot acca-


dien kur, « pays. » Il n’est pas jusqu’au phénomène de
la polyphonie, ou de l’existence de plusieurs valeurs
phonétiques pour le même signe, indépendamment
de la lecture correspondant en assyrien à sa significa-
tion idéographique, qui ne trouve son explication par
les différents mots notant en accadien les nuances
du sens idéographique. Ainsi, pour nous borner à un
exemple, un même signe peint les idées de « soleil »
(assyrien samas) et de « jour » (assyrien yum) ; comme
phonétique, il s’emploie pour représenter la syllabe
simple ut, ud, et la syllabe composée par, et cela parce
qu’en accadien ud est « soleil » et par (état empha-
tique parra) « jour ».
Mais ce qui est, de plus, très important à noter,
c’est le résultat où conduit l’étude des cent quatre-
vingts caractères primitifs et élémentaires de l’écri-
ture cunéiforme, lesquels, en se combinant entre
eux, ont donné naissance à un nombre beaucoup plus
considérable de nouveaux signes381. Lorsqu’on les exa-
mine, en essayant de remonter aux images d’objets
matériels qu’ils représentaient d’abord, la nature des
objets ainsi devenus des éléments graphiques semble
désigner, comme lieu d’origine de l’écriture, une
autre région que la Chaldée, une région plus septen-
trionale, dont la faune et la flore étaient notablement
différentes, où, par exemple, ni le lion ni aucun des
grands carnassiers de race féline n’étaient connus,

 Smith, The phonetic values of the cuneiform characters, p.  4 ;


381

et mes Études accadiennes, t. I. fasc. I, p. 45 et suiv.

299
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et où le palmier n’existait pas382, Cette importante et


féconde remarque de M. Oppert est de nature à faire
penser que, si l’écriture cunéiforme ne reçut ses der-
niers développements et sa constitution définitive
que dans la Chaldée même, après l’établissement des
Accads dans les plaines où se réunissent l’Euphrate
et le Tigre, ceux-ci en avaient apporté les premiers
éléments d’un autre séjour, d’une étape antérieure
de leur migration. Les Accads, en effet, avaient beau
se prétendre — et à bon droit, semble-t-il, du moins
en entendant leur nom comme désignation générale
de la population touranienne — les premiers occu-
pants du sol de la Chaldée, ils ne s’y disaient pas abo-
rigènes ; ils se souvenaient que leurs ancêtres étaient
venus d’ailleurs, d’une contrée physiquement tout
autre, et c’est pour cela que, dans les grandes plaines
où ils s’étaient fixés depuis des siècles et des siècles,
ils continuaient à s’appeler Akkadi, ce qui, dans leur
propre langue, voulait dire « montagnards383 ». J’ai
déjà fait remarquer ailleurs384) quelle curieuse coïn-
cidence existe entre ce dernier fait et les témoignages
classiques, plaçant dans une partie de l’Arménie
des populations auxquelles ils appliquent les noms
de Calda‹oi, K£rdakej, Kardoàcoi, Kordua‹oi,
Gorduhnoˆ, KÚrtioi, Gordiani, Kardu385. Les habi-

382
 Oppert, Comptes rendus de la Société française de numisma-
tique et d’archéologie, t. I, p. 74.
383
  Voy. mes Études accadiennes, t. I, fasc. 3, p. 12 et suiv.
384
  Commentaire des fragments cosmogoniques de Bérose, p. 51
et suiv. ; Études accadiennes, t. I, fasc. 8, p. 71-75.
385
 Lassen, Die altpersische Keilinschriften von Persepolis. p,
81-86, et dans la Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes,

300
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

tants des mêmes portions de l’Arménie, qui ont gardé


jusqu’à nos jours le nom de Kurdes, ont été aryanisés
depuis bien des siècles, par des couches de migrations
successives, et il semble qu’ils l’étaient déjà du temps
de Xénophon ; mais antérieurement, et jusqu’au
temps des dernières conquêtes des rois d’Assyrie, les
monuments cunéiformes nous montrent leur pays
exclusivement occupé par des tribus touraniennes,
étroitement apparentées à la plus ancienne popula-
tion de la Médie, et par suite aussi aux Touraniens de
la Chaldée386.
Je pourrais me laisser entraîner à remonter encore
plus haut la route de la migration primitive des
Accads, d’après leurs traditions mêmes, route pareille
à celle que la Genèse fait suivre aux constructeurs de
la Tour de Babel, venus « de l’Orient » dans le pays de
Sennaar. Je parviendrais ainsi jusqu’à cette montagne
du nord-est, qui joue un si grand rôle dans les tradi-
tions chaldéennes, au double titre de berceau de l’es-
pèce humaine et de lieu de l’assemblée des dieux387.

t. VI, p. 49-50 ; Westergaard, Zeitschr. f. d. Kund. d. Morgen-


land., t. VI, p. 370 et suiv. ; Jacquet, Journal asiatique, juin
1838, p. 593 et suiv. ; Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 788-
796 ; t. VIII, p. 90 et suiv. ; t. IX, p. 630 ; Gesenius, Thesaur, v°
CHASDIM ; Rœdiger et Pott, Zeitschr, f, d. Kund, d, Morgenl.,
t. III, p. 6 et suiv. ; Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I,
p.  333 ; Kunik, Mélanges asiatiques de l’Académie de Saint-
Pétersbourg, t. I, p. 531 et suiv. ; Hitzig, Urgeschichte der Phi-
listæer, p. 46 ; Pott, dans l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber,
art. Indogerm, Sprachstamm, p. 59 ; Lengerke, Kenaan, p.  320 ;
Renan, Histoire des langues sémitiques, 1re édit., p. 60.
386
  Voy. mes Lettres assyriologiques, Ire série, t. I, p. 19 et suiv.
387
  Voy. mon Commentaire des fragments cosmogoniques de

301
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Mais ce serait perdre complètement de vue l’objet de


ce chapitre, et me perdre dans des digressions qui fati-
gueraient justement le lecteur. Il suffit d’avoir indi-
qué les particularités de nature à faire admettre que,
si c’est la portion touranienne de la population qui a
implanté en Chaldée l’écriture cunéiforme, elle était
déjà en possession des premiers rudiments de cette
écriture avant d’avoir atteint, comme dernier terme
de sa migration, les bords du Tigre et de l’Euphrate.
À l’autre extrémité de l’Asie, ainsi que l’a démontré
Abel Rémusat dans un mémoire spécial, c’est égale-
ment avant d’avoir occupé les rives du Hoang-ho que
les ancêtres des Cent Familles inventèrent les élé-
ments fondamentaux de l’écriture chinoise, dans un
état encore singulier de barbarie.
Les signes primordiaux de l’écriture cunéiforme ne
prouvent pas que les Accads fussent beaucoup plus
avancés, quand ils les adoptèrent comme moyen d’ex-
pression de leurs pensées. Pourtant les Accads étaient
déjà en possession d’une métallurgie complète, tandis
que les ancêtres des Chinois se servaient d’armes de
pierre, car dans les éléments fondamentaux de l’hié-
roglyphisme primitif des Accads il y a un signe pour
le cuivre et un pour les métaux nobles, comme l’or et
l’argent.
Avec l’écriture, nous pouvons désormais, je crois,
à la suite des recherches nouvelles dont on a lu l’ex-
posé, compter parmi les apports des Touraniens à la
civilisation chaldéo-babylonienne la magie, avec le

Bérose, p. 317 et 393 ; et mes Études accadiennes, t. I, fasc. 3,


p. 73 et suiv.

302
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

cortège des croyances et des pratiques qui s’y relient.


J’ai essayé d’établir ailleurs que c’était à eux qu’était
due l’introduction du travail des métaux, si florissant
et si développé dans la Chaldée et la Babylonie dès
les temps les plus reculés388. Enfin je crois qu’on peut
prouver par des arguments solides, tirés du vocabu-
laire et de l’écriture, arguments que j’essayerai plus
tard de rassembler dans une étude spéciale, que c’est
le premier fond de population touranien des Accads
qui a créé l’agriculture propre à cette contrée, avec
son système de canaux d’irrigation.
Par contre, il est dès à présent possible d’établir que
l’astrologie et l’astronomie ont été l’œuvre de la popu-
lation kouschito-sémitique. On a remarqué depuis
longtemps que c’est aux peuples de cette famille,
essentiellement matérialistes et constructeurs, que
le monde entier doit les premières connaissances qui
tiennent à l’astronomie, aux mathématiques et à cer-
taines industries389. Tandis que l’accadien reste tou-
jours, même en Assyrie, la langue de la magie, tous
les documents astrologiques et astronomiques, dont
une série si intéressante a été déjà publiée par sir
Henry Rawlinson et M. Norris, dans le tome III des
Cuneiform inscriptions of Western Asia, et dont un
beaucoup plus grand nombre restent encore inédits,
— tous les documents, dis-je, relatifs à ces sciences
sont en assyrien. Les plus antiques même, comme le
grand ouvrage en soixante-dix tablettes, où Sargon

  Voy. mes Premières civilisations, t. I, p. 118 et suiv.


388

 Bœckh, Metrologische Untersuchungen, Berlin, 1838 ; Ber-


389

theau, Zur Geschichte der Israéliten, p. 99 et suiv.

303
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Ier et son fils Naram-Sin firent colliger les traditions


et les règles d’augures des écoles d’astrologues qui
avaient précédé leur époque, ont été rédigés dans
cette langue, qu’on n’y saurait méconnaître, malgré
la multiplicité des idéogrammes et des mots allo-
phones dans leur orthographe archaïque. Il y a donc
un idiome consacré pour l’astrologie, comme il y en a
un pour la magie, et cet idiome est celui de la popu-
lation kouschito-sémitique. De même, une des col-
lections astrologiques est dite formellement dressée
suivant la tradition spéciale de la ville de Babylone390.
Il y a là des indices très décisifs sur l’origine de cette
science, indices qui prendront plus de valeur encore
après les observations qui vont suivre, à cause du lien
étroit qui existe entre l’astrologie et la religion sidé-
rale que nous avons appelée chaldéo-babylonienne.
En effet et surtout, dans la civilisation de Baby-
lone et de la Chaldée telle qu’elle finit par se consti-
tuer définitivement, l’élément kouschito-sémitique
fit prédominer sa religion et sa langue. La religion
des Kouschites, apparentée à celles de la Syrie et de
la Phénicie, devint la religion officielle chaldéo-baby-
lonienne, et elle n’admit plus l’antique magie acca-
dienne qu’en la reléguant dans une position infé-
rieure, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut.
La langue assyrienne supplanta complètement dans
l’usage l’idiome accadien. Il est encore impossible de
fixer avec précision le moment où ce fait se produisit,
ou du moins fut consommé, car il dut être graduel.
Mais douze siècles avant l’ère chrétienne, le nom des

  W. A. I. III, 64.
390

304
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Accads, qui continuait encore à désigner la Chaldée,


n’était plus qu’un souvenir. L’antique peuple toura-
nien, qui avait précédé rétablissement des Kouschites,
s’était complètement fondu avec eux, adoptant leur
langage, en même temps que la civilisation mixte qui
était résultée de l’amalgame de ses propres usages et
de ses propres institutions avec ceux des plus nou-
veaux venus. Lorsqu’un peu plus tard nous voyons
apparaître avec éclat sur la scène de l’histoire la tribu
de Kaldi, les Chaldéens proprement dits391, qui se van-
taient d’avoir gardé plus pur qu’aucune autre tribu
le sang « des plus anciens entre les Babyloniens », le
sang considéré pour son antiquité même comme plus
noble que celui des Kouschites ou Céphènes, les chefs
de cette tribu de Kaldi, tels que les Yakin et les Méro-
dachbaladan, portent des noms exclusivement assy-
riens, comme aussi les monarques du dernier empire
de Babylone, dont pourtant la dynastie se donnait
pour spécialement chaldéenne par son origine, au
sens le plus restreint du nom. L’idiome accadien était
mort depuis bien longtemps déjà ; il n’est pas même
sûr qu’à l’époque des derniers rois de la dynastie Cis-
sienne de Babylone, qui, régnant treize ou quatorze
391
  On comprend aujourd’hui l’origine de la contradiction
qui semblait exister au sujet des Chaldéens, entre les rensei-
gnements recueillis par Diodore de Sicile et les dires des pro-
phètes d’Israël. Comme fraction du peuple d’Accad, les Chal-
déens avaient le droit de se dire, ainsi que le rapporte Diodore,
les plus anciens des Babyloniens ; comme la tribu spéciale de
Kaldi, exerçant une prépondérance sur tout le pays jusqu’à
Babylone, Isaïe pouvait les qualifier de nation nouvelle. Bien
que contraires, ces deux assertions sont également vraies, sui-
vant le point de vue où l’on se place.

305
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

siècles avant Jésus-Christ, ont fait encore graver des


inscriptions dans cet idiome, tels que Bournabouryas
et Dourrigalzou, il n’est pas sûr qu’à leur époque on
le parlât encore392. On pourrait soutenir avec vrai-
semblance que l’accadien était dès lors ce que fut le
latin au moyen âge, une langue savante et surtout
sacrée. Elle gardait ce caractère sacré à cause des
vieux recueils d’hymnes liturgiques et de formules
magiques en accadien, qui servaient de base à l’ensei-
gnement sacerdotal et qui se chantaient encore dans
certaines cérémonies, ou se récitaient dans les opé-
rations théurgiques, au VIIe siècle, quand Assourba-
nipal fit copier les livres d’Accad pour l’école de son
palais de Ninive, Mais il semble, d’après des indices
assez probants, qu’on ne comprenait plus ces livres
que par les traductions assyriennes d’ancienne date
qui les accompagnaient, et qu’on n’était plus, même
en Babylonie, capable de rédiger des inscriptions
accadiennes, comme cinq ou six cents ans aupara-

  J’ai montré ailleurs (Études accadiennes, t. I, fasc. 3, p. 79)


392

que l’usage de l’accadien commença à décliner à partir du


moment où Sargon Ier, roi d’Aganê, en soumettant tout le pays
jusqu’au golfe Persique à une dynastie issue des provinces du
Nord, assura la prépondérance politique de l’élément kous-
chito-sémitique. Dès ce moment s’établit l’usage que les
contrats privés sont en assyrien, toutes les fois qu’une des
parties contractantes porte un nom sémitique et appartient
par conséquent à la même race que la dynastie régnante. Le
déclin continue rapide sous les rois Cissiens, dont le premier
est Hammouragas, quand la capitale est définitivement fixée à
Babylone. C’est sous ces rois, qui occupèrent le trône pendant
plusieurs siècles, que l’accadien a dû cesser d’exister comme
langue vivante et parlée.

306
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

vant. Assourbanipal essaya de restaurer l’étude même


de la langue sacrée, ce qu’aucun de ses prédécesseurs
n’avait fait, dit-il. C’est pour cela qu’il fit copier, en
même temps que les livres d’Accad, tous les docu-
ments de grammaire et de vocabulaire qu’on put trou-
ver à Érech et ailleurs. Et il réussit assez bien dans son
projet pour avoir formé des scribes qui composèrent
en son honneur quelques documents en accadien, fait
signalé par M. Smith393 et dont on n’a d’autre exemple
ni avant ni après lui, depuis le XIIe siècle jusqu’au VIe.
Le triomphe de la religion kouschito-sémitique
est encore plus ancien que le triomphe de la langue
assyrienne sur la langue accadienne. C’est seulement
dans le recueil magique, dans ses formules et dans
ses hymnes, recueillis d’après une tradition qui dut
longtemps être orale, que nous retrouvons le vieux
système religieux propre aux Accads, conforme au
génie intime de leur race, et que sa parenté avec les
croyances des Finnois et des autres Touraniens révèle
comme ayant été leur patrimoine particulier. Si l’af-
finité de la religion chaldéo-babylonienne officielle
avec celles des peuples syriens, cananéens, arabes,
atteste que cette religion a dû être à l’origine celle des
Kouschites de, Babylonie, c’est la religion que pro-
fessent déjà les vieux rois d’Our, malgré leurs noms
accadiens et leur titre spécial de « rois de la contrée
d’Accad ». Les inscriptions en langue accadienne des
Likbagas et des Doungi sont des dédicaces aux dieux
qui resteront jusqu’au dernier jour de Babylone l’ob-
jet des adorations publiques, et que la grande systé-

  History of Assurbanipal, p. 325.


393

307
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

matisation sacerdotale placera dans les plus hauts


rangs de la hiérarchie céleste. Il n’y est déjà plus ques-
tion des dieux particuliers aux livres magiques. En
même temps, les plus anciens documents liturgiques
que nous possédions sur la religion chaldéo-babylo-
nienne, le recueil d’hymnes que j’ai appelé, en tradui-
sant ses principaux morceaux, un Véda chaldéen394,
sont en langue accadienne, bien que les chants ne
s’adressent pas aux dieux primitifs d’Accad, mais à
ceux des Kouschites. Ces hymnes paraissent avoir été
pour le sacerdoce de Babylone et de la Chaldée, au
VIIe siècle, aussi bien que pour nous, les plus antiques
monuments de sa propre religion, qui eussent été
conservés avec une forme arrêtée. Et c’est ainsi que
l’accadien était, devenu pour eux la langue sainte de
la prière aux dieux, en même temps que l’idiome qui
commandait aux esprits, grâce à l’existence parallèle
du recueil liturgique et du recueil magique formant
comme un double Véda. Seulement, à la différence de
ce qui était dans l’Inde, en Chaldée, le recueil corres-
pondant à l’Atharva se composait de morceaux plus
antiques et plus conformes à la doctrine primitive
du peuple dans l’idiome duquel ils étaient conçus,
que ceux du recueil analogue au Rig. Une autre cir-
constance tendait de plus à donner à l’accadien le
caractère de langue sacrée, même pour la religion
qui n’avait pas été d’abord celle d’Accad. Le système
graphique cunéiforme ayant été l’invention de la par-
tie touranienne de la population, combiné d’après

  Voy. le morceau sous ce titre, dans le tome II de mes Pre-


394

mières Civilisations.

308
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

le génie et pour les besoins de cet idiome, on avait


écrit en accadien bien avant d’écrire en assyrien ; par
conséquent, les noms significatifs, qui furent appli-
qués en accadien aux divinités d’origine kouschito-
sémitique, reçurent une forme graphique avant leurs
noms assyriens. Quand on commença à appliquer
l’écriture à la langue sémitique, ils furent adoptés de
préférence à l’orthographe phonétique des noms assy-
riens auxquels ils correspondaient, à titre de groupes
idéographiques déjà consacrés par l’usage. Ceci éta-
bli, l’accadien devint plus tard, aux yeux des prêtres
de la Chaldée, la langue dans laquelle ils écrivaient
les noms des dieux, même quand ils lisaient sous leur
forme sémitique, et par suite la langue par excellence
du symbolisme religieux.
Tous ces faits montrent combien fut antique la dif-
fusion de la religion kouschito-sémitique, sœur de
celles de la Syrie et de la Phénicie, au sein du peuple
accadien, conservant encore sa physionomie propre
et sa langue. C’est un fait presque contemporain de
la juxtaposition des deux races sur le sol de la Chal-
dée et de la Babylonie, et la conquête nemrodite, que
la Genèse nous fait voir courbant momentanément
Érech et Accad, aussi bien que Babel, sous la puis-
sance de Kousch, n’y fut sans doute pas étrangère. Il
faut remonter par induction au-delà de l’histoire posi-
tive et des monuments originaux parvenus jusqu’à
nous, pour atteindre le temps où le peuple d’Accad,
seul encore dans le bassin méridional de l’Euphrate

309
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et du Tigre, tandis qu’une autre fraction de la même


race habitait ce qui fut plus tard l’Assyrie, profes-
sait le naturalisme démonologique auquel les autres
nations touraniennes sont restées attachées, et avait
pour unique sacerdoce ses prêtres magiciens, pour
culte leurs rites et leurs incantations.
Cependant il ne faut peut-être pas se reporter aussi
haut qu’on pourrait le croire d’abord, pour l’époque de
rétablissement de la religion chaldéo-babylonienne,
supplantant la religion accadienne, dans le pays spé-
cialement qualifié de « contrée d’Accad », dans les
provinces méridionales où la langue touranienne se
maintint plus tard qu’ailleurs et où la moindre pro-
portion de Kouschites se mêlait à la plus forte pro-
portion de Touraniens. Les plus anciens monuments
épigraphiques que nous possédions de cette région,
de l’empire des vieux rois d’Our, y marquent peut-
être rétablissement de la religion nouvelle. En effet,
il est un fait très frappant et déjà signalé par plu-
sieurs savants395, c’est qu’à la base de tous les temples
pyramidaux de la Chaldée proprement dite, à Our, à
Érech, à Nipour, à Larsa, on retrouve sur les briques
le nom du même roi, celui que je déchiffre Likbagas.
« On n’aperçoit pas dans toute la Chaldée, autant
qu’elle a été explorée et fouillée, dit M. George Raw-
linson, de trace d’un monument sacré que Ton puisse
vraisemblablement attribuer à une date antérieure à
ce prince. » C’est le premier dont on ait jusqu’ici des
inscriptions, mais il est en pleine histoire, et n’en

395
  Voy. Gr. Rawlinson, The five great monarchies, 2e édit., t. 1,
p. 156 et suiv., 176.

310
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ouvre certainement pas l’ère, comme un Menés en


Égypte. Les temples en forme de pyramide, à étages
en retraite les uns sur les autres, sont donc une chose
bien récente en Chaldée, par comparaison à ce qu’ils
étaient dans le pays de Sennaar ou de Soumir, où la
tradition indigène, comme celle de la Bible, liait à la
construction de leur premier type le souvenir de la
Confusion des langues, et où l’on n’osait attribuer
les pyramides de Babylone et de Borsippa à aucun roi
des dynasties historiques. Car on faisait seulement
de ces deux monuments fameux l’œuvre d’un « roi
très-antique » ou peut-être plus exactement « du roi
le plus ancien396 ». Dans le pays d’Accad, au lieu d’être
un fait également primitif et indigène, la construction
des édifices de ce type n’est en réalité qu’une imita-
tion des usages de la Babylonie, imitation entreprise
et poursuivie dans toutes les cités à la fois par un
même roi, qui ne se perd pas dans la nuit des temps
et apparaît au contraire dans la lumière de l’histoire.
Or, le temple pyramidal est l’expression tangible, la
manifestation matérielle et architecturale de la reli-
gion chaldéo-babylonienne. À la fois sanctuaire et
observatoire des astres, il a été enfanté par le génie
de cette religion, essentiellement sidérale, à laquelle
il est uni par un lien indissoluble. Le roi Likbagas,
qui commence dans toutes les villes de la Chaldée des
temples-pyramides, inconnus jusqu’alors en ce pays,
se montre par là même comme une sorte d’apôtre
couronné de la religion chaldéo-babylonienne, par-

  Voy. mon Commentaire des fragments cosmogoniques de


396

Bérose, p. 355.

311
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ticulièrement dévot au dieu Sin, le dieu qui devient


désormais celui de la ville d’Our, mais honorant éga-
lement Anou et Nana dans Érech, Samas à Larsa, Bel
à Nipour, c’est-à-dire dans chaque ville le dieu qui
continuera par la suite à en être regardé comme le
protecteur spécial. Ses travaux d’architecture reli-
gieuse attestent l’activité de sa propagande, en faveur
de la religion qu’il a embrassée et qu’il s’efforce, avec
succès, semble-t-il, de substituer à la vieille religion
magique accadienne, laquelle ne devait pas avoir de
temples, plus que de culte public et régulier.
Au début des études, on a été surtout frappé,
comme on devait l’être d’abord, de l’unité de langue
et de civilisation de Babylone et de l’Assyrie. « La
seule nuance, disait-on alors, qui s’introduit dans la
longue liste des rois chaldéo-assyriens, c’est la fluc-
tuation entre les centres de gravité de leur puissance.
Déplacé tantôt du midi, où il avait pris naissance, au
nord, tantôt du nord au sud, l’empire sémitique de
la Mésopotamie s’appelle, selon ces changements,
empire chaldéen ou empire assyrien. Le culte, les
mœurs, le langage, retendue de ces deux royaumes
restent exactement les mêmes 397. » Mais à mesure
qu’on a progressé dans la connaissance des monu-
ments et des textes cunéiformes, est venue, comme
dans toutes les sciences, la période des distinctions
dans ce qui paraissait d’abord uniforme ; sous l’unité
générale, on a constaté bien des diversités. On est
aujourd’hui d’accord pour admettre, et ce sont les
savants anglais qui y ont le plus contribué, que, mal-

 Oppert, Histoire des empires de Chaldée et d’Assyrie, p. 6.


397

312
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

gré l’adoption de la culture chaldéo-babylonienne


par le peuple d’Assur, Assyriens et Babyloniens sont
deux nations bien distinctes, ayant en beaucoup de
choses une physionomie propre, des usages spéciaux
et des génies opposés, aussi différents presque les uns
des autres que les Romains et les Grecs. D’ailleurs,
on sait, par les documents les plus positifs, par le
témoignage des Assyriens eux-mêmes, que Babylone
resta presque entièrement indépendante de l’Assyrie
jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère, et eut toujours
son histoire à part398.
Maintenant, il faut aller encore plus loin et distin-
guer, dans les âges primitifs, la Babylonie, principale-
ment kouschite, de la Chaldée, restée bien plus tard
presque entièrement accadienne ou touranienne. La
civilisation première de la Chaldée, même commen-
çant à subir déjà l’influence religieuse kouschito-
sémitique, sous les rois d’Our, est une civilisation
bien à part, et le tableau que M. George Rawlinson
en a tracé dans le tome Ier de ses Five great monar-
chies est parfaitement exact, si on le restreint à cette
contrée. Babylonie et Chaldée, un moment réunies,
lors de l’invasion kouschite, sous l’empire légendaire
de Nemrod, reprirent vite une existence distincte,
et elles se développèrent indépendamment pendant
plusieurs siècles, chacune dans le sens du génie de
la race qui y prédominait. C’est au milieu de cet état
de choses que commence pour ces deux contrées
l’histoire positive, dont nous avons des monuments

  Voy. surtout Smith, Early history of Bahylonia, dans le


398

tome Ier des Transactions of the Society of Biblical Archæology.

313
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

contemporains. Les annales des provinces du nord et


des provinces du sud, de la Babylonie et de la Chaldée,
des pays de Sennaar et d’Accad, ne commencent à
devenir communes que vers le XXe siècle avant Jésus-
Christ, quand, pour la première fois, un roi d’Aganê,
dans le nord, Sargon Ier, réunit les deux contrées sous
son sceptre et en forme un seul empire. C’est alors
qu’a lieu le grand travail de systématisation et de
réforme de la religion, c’est alors qu’on arrête défini-
tivement le texte des livres sacrés, magiques et astro-
logiques, qu’en un mot l’effort du sacerdoce s’attache
à fondre en un seul ensemble, subordonné à ses idées
religieuses, toutes les institutions diverses que les dif-
férents éléments de la population avaient fondées en
Babylonie et en Chaldée, et qui jusqu’à ce moment
étaient sans lien entre elles, souvent même, suivant
toutes les probabilités, en antagonisme. Alors seule-
ment est fondée d’une manière définitive la civilisa-
tion chaldéo-babylonienne, création essentiellement
mixte, désormais commune à tout le territoire com-
pris de l’Assyrie à la mer, et où les apports des deux
peuples de Soumir et d’Accad se sont si bien confon-
dus qu’on a dans beaucoup de cas peine à les distin-
guer. Mais c’est l’élément kouschito-sémitique, l’élé-
ment des provinces du nord, dominant politiquement
à cette époque, qui a eu la part prépondérante à la
naissance de la civilisation chaldéo-babylonienne, et
les écoles sacerdotales du nord, celles de Sippara, de
Babylone, de Borsippa, y ont plus donné que les écoles
du sud, celles d’Érech et d’Our. Ou du moins les écoles
sacerdotales, dans le sud comme dans le nord, sont
une institution qui se rattache avant tout à la reli-

314
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

gion d’origine kouschito-sémitique, bien que dans les


derniers temps, vers l’époque de Nabuchodonosor et
sous les Achéménides, la caste qu’elles représentaient
se donnât spécialement le nom de Chaldéens, préten-
tion qui n’était peut-être exacte que pour quelqu’une
de ses divisions, comme les prêtres magiciens.

III

Doutes qui restent dans l’esprit de quelques savants


sur l’existence et le rôle des Touraniens dans la Chaldée
primitive — Objections de M. Renan — Discussion de
ces objections — Sévérité exagérée de M. Renan dans
son appréciation du rôle historique des Touraniens —
Existence d’une civilisation touranienne primitive — Dans
quelle mesure elle était développée, au moins en Chaldée
— Cette civilisation n’a été qu’un des facteurs de celle de
Babylone — Elle n’en a pas même été le principal — Ce qui
constitue l’individualité d’une race en histoire — Toutes ces
conditions se trouvent réunies pour les Touraniens de la
Chaldée — Leur langue — Leur littérature — Leur religion
— Obscurité de leur histoire antérieure à tout document
écrit — Le peu qui reste de leurs lois — Rapprochements
qu’on y trouve encore à faire avec les Finnois

J’ai été amené à exposer brièvement, mais d’une


manière complète, de quelle manière l’étude des
textes originaux, et en particulier des fragments des
livres d’Accad, m’avait conduit à envisager le pro-
blème si difficile des origines chaldéo-babyloniennes.
Séduit à ces proportions — qui me semblent les vraies
— et précisé de cette manière, le rôle du peuple tou-

315
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ranien des Accads sera peut-être moins difficile à


admettre, pour les savants chez qui pareil fait éveille
encore une certaine défiance. « Qu’il y ait eu en Baby-
lonie, avant l’arrivée des Sémites et des Aryens, une
civilisation complète, disait dernièrement encore M.
Renan dans un de ses remarquables rapports annuels
à la Société asiatique de Paris399 ; que cette civilisation
ait possédé en propre et très probablement créé l’écri-
ture dite cunéiforme, c’est ce dont personne ne doute
aujourd’hui. Si l’on prend le mot touranien comme
synonyme de ce qui n’est ni sémitique ni aryen, l’ex-
pression est alors exacte ; mais nous n’y voyons pas
grand avantage. Une classification des animaux en
poissons, mammifères, et ce qui n’est ni poisson ni
mammifère aurait peu d’emploi dans la science. Que
si l’on entend touranien dans le sens étroit, et qu’on
rattache cette antique substruction de la civilisation
savante de Babylone aux races turques, finnoises,
hongroises, à des races, en un mot, qui n’ont guère su
que détruire et qui ne se sont jamais créé une civilisa-
tion propre, nous avouons que cela nous étonne. »
« Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable,
et si l’on nous prouve que ce sont des Turcs, des Fin-
nois, des Hongrois qui ont fondé la plus puissante et
la plus intelligente des civilisations anté-sémitiques
et anté-aryennes, nous croirons ; toute considération
a priori doit être subordonnée aux preuves a poste-
riori. Mais la force de ces preuves doit être en propor-
tion de ce que le résultat a d’improbable. »
M. Renan nous permettra de venir ici discuter et

  Journal asiatique, 7e série, t. II, p. 42.


399

316
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

essayer de dissiper ses doutes, avec toute la défé-


rence qu’impose sa vaste science et l’autorité de son
nom, d’autant plus qu’il me semble que les faits expo-
sés dans les pages qui précèdent répondent en partie
d’avance à ses principales objections.
Et d’abord je le trouve en général bien sévère pour
la race touranienne ; il semble la voir exclusivement
au travers des dévastations sauvages des Gengis et
des Timour, et son jugement sur le rôle de cette vaste
famille de nations mérite appel. La race qui a donné
à l’Europe chrétienne un de ses plus grands peuples,
un des plus intelligents, des plus chevaleresques, des
plus éloquents, les Hongrois, qui, de plus, à l’extré-
mité septentrionale du continent européen, a produit
chez les Finnois un monument épique de la valeur du
Kalevala, qui avait une civilisation réelle avant l’arri-
vée des Scandinaves chez ces mêmes Finnois, dont un
voyageur économiste signalait hier encore l’aptitude,
beaucoup plus grande que celle du Russe propre-
ment dit, à s’approprier tous les progrès de la culture
moderne, — une telle race ne doit certainement pas
être qualifiée comme n’ayant « su que détruire ».
Moins souple, moins fin, plus épais et plus lourd que
les Hongrois ou les Finnois, l’élément turc ne joue
pas non plus un rôle exclusivement destructeur dans
l’histoire de l’islamisme ; il y a ses grands hommes, ses
pages glorieuses, et il y déploie surtout des aptitudes
très remarquables de gouvernement, qui ont toujours
fait défaut aux Arabes.
Il est vrai que les deux peuples touraniens qui
tiennent la plus grande place dans l’histoire, les Hon-
grois et les Turcs, n’y entrent en scène qu’au moment
317
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

où ils viennent d’être acquis à des civilisations étran-


gères à leur race, où ils ont adopté, avec une religion
nouvelle dont ils se font les champions, les uns du
christianisme, les autres de l’islam, tout l’héritage de
la culture formée ailleurs sous les auspices de cette
religion. Ils n’ont pas de rôle historique avec une
civilisation propre à leur race ; mais sont-ils les seuls
peuples dans ce cas ? La facilité avec laquelle les Hon-
grois ont adopté la culture chrétienne de l’Occident,
les Turcs la culture arabe avec la foi musulmane, est
de nature à faire croire qu’ils ne comptaient point
parmi les peuples touraniens les plus avancés, ou du
moins que leur ancienne culture nationale était bien
inférieure à celles pour lesquelles ils l’échangèrent.
Mais ceci ne prouve pas d’une manière décisive qu’il
n’y ait pas eu, chez d’autres peuples de la même
souche, une très antique civilisation touranienne,
possédant sa physionomie propre, son génie à elle,
et résultant du développement de certains instincts
particuliers, qu’on trouve au moins en germe chez les
tribus ougro-finnoises les plus arriérées de la Sibérie.
C’est ici, du reste, qu’il importe de préciser les
limites exactes des faits relatifs aux Accads, car je
crois que les savants de l’école anglaise, M. Sayce
entre autres400, ont exagéré leur rôle, en voyant en
eux les instituteurs de toute la civilisation sémitique,
et moi-même, dans de précédents travaux, sans aller
aussi loin, je ne me suis peut-être pas tenu dans de
justes limites. Je crois qu’il ressort de preuves déci-

  The origin of semitic civilisation, dans le tome Ier des Tran-


400

sactions of the Society of Biblical Archæology.

318
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sives que les premiers occupants du sol de la Babylo-


nie et de la Chaldée, avant les Kouchites de Nemrod,
étaient un peuple de race touranienne, plus voisin
des Ougro-Finnois que des Tartares. Ce peuple, avant
même d’atteindre les bords du Tigre et de l’Euphrate,
dans les étapes antérieures de sa migration, avait
inventé les premiers rudiments de l’hiéroglyphisme
assez grossier, qui, en se développant, produisit le sys-
tème de l’écriture cunéiforme ; il connaissait alors le
travail des métaux et les procédés de certaines indus-
tries essentielles. Dans les plaines fécondes où il se
fixa, sa vie fut sédentaire et agricole ; il eut des villes,
il cultiva la terre, créa des irrigations et exerça tous
les métiers que réclame une semblable existence. Il
eut donc une véritable civilisation, et une civilisation
à lui propre, née spontanément dans son sein, avant
toute influence des races kouschites, sémitiques ou
aryennes. Mais cette civilisation devait être nécessai-
rement incomplète, autant qu’on en peut juger par la
pauvreté même de son vocabulaire fondamental, et
par le développement que la langue accadienne fut
obligée de donner à la formation de mots composés
tout à fait factices, quand, vivante encore, elle eut à
se plier aux besoins d’une culture plus avancée. Rien
ne prouve que la civilisation des Accads de la Chaldée
fût, sauf en ce qui est de la possession de l’écriture,
— et l’exemple des Chinois montre que cet art peut
naître quelquefois chez certaines races dans une bar-
barie encore presque complète, — fût plus savante et
plus perfectionnée que celle des Finnois païens, dont
le Kalevala nous fournit le tableau, et où nous avons
trouvé tant de rapports avec les Accads, au point de

319
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

vue religieux. En général, je crois que la culture tou-


ranienne primitive, dont il serait encore possible de
suivre les vestiges dans d’autres contrées, était essen-
tiellement imparfaite, développée par certains côtés,
rudimentaire par d’autres, et que si elle était née
l’une des premières, elle s’était arrêtée et immobili-
sée de bonne heure, de même que les idiomes toura-
niens se sont arrêtés à l’un des états les plus primitifs
de la formation du langage. Elle fut une civilisation,
et même une civilisation avancée, par rapport à l’état
de barbarie dans lequel la plupart des autres races se
trouvaient encore plongées quand elle prit naissance ;
mais elle devint à son tour une barbarie, en regard
des civilisations plus parfaites qui se formèrent
ensuite chez les autres races, en regard de la culture
des Kouschites, qui se superposèrent aux Touraniens
dans la Babylonie et la Chaldée, et dont l’influence
avait déjà profondément pénétré jusqu’à la portion
des Accads qui gardaient encore une vie nationale
et continuaient à se servir de leur vieille langue, au
temps des rois constructeurs d’Our, des Likbagas et
des Doungi.
On voit que je suis loin d’attribuer aux Touraniens
primitifs de la Chaldée toute « la substruction de la
civilisation savante de Babylone » ; j’y vois seulement
un de ses facteurs, et non le principal. Les premiers
établis sur le cours inférieur du Tigre et de l’Euphrate,
ils ont légué aux siècles postérieurs quelques-unes
des pierres qui ont servi à édifier la civilisation chal-
déo-babylonienne, les procédés de leur agriculture,
les rites et les formules de leur magie, et surtout leur
écriture, si mal appropriée au génie de l’assyrien

320
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sémitique, et pourtant conservée pendant des siècles


par la force de la tradition et de l’habitude. Mais dans
cette grande et savante civilisation, la part principale
et la plus noble est venue de l’élément kouschito-
sémitique, de l’élément dont l’assyrien était l’idiome
national, car c’est lui qui a donné les sciences et la
religion, qui a fini par faire, avec le cours du temps,
prévaloir entièrement sa langue, et par la substituer
à l’accadien, même chez les Chaldéens proprement
dits, chez les descendants de ceux des Accads dont le
sang était resté le plus pur. Babylone en particulier,
du moins la Babylone qui compte dans l’histoire, a
été toujours une ville principalement kouschite. C’est
ainsi qu’elle a pu exercer une si grande et si décisive
influence sur les peuples cananéens et sémitiques ;
une parenté de race, comme de langage, favorisait
cette influence, et la civilisation babylonienne n’était
en réalité qu’un développement plus complet, plus
savant et plus perfectionné, des instincts naturels aux
peuples sur lesquels elle agissait par ses enseigne-
ments et ses exemples.
Reste le fait de l’existence d’une population de Tou-
raniens, au sens le plus précis du mot, en Babylonie et
en Chaldée, ayant précédé tous les autres habitants
et possédant un certain degré de civilisation propre,
analogue à la culture d’autres nations incontestable-

321
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

ment touraniennes. Ce que M. Renan réclame surtout


pour accepter ce fait, c’est un ensemble de preuves
suffisamment fortes. Il me paraît que cet ensemble
existe désormais, et que dans le présent travail j’ai pu
y apporter quelques matériaux nouveaux. Le savant
académicien que je m’efforce de convaincre a dit lui-
même avec raison : « Au point de vue des sciences his-
toriques, cinq choses constituent l’apanage essentiel
d’une race et donnent droit de parler d’elle comme
d’une individualité dans l’espèce humaine : une
langue à part, une littérature empreinte d’une phy-
sionomie particulière, une religion, une histoire, une
législation401. » Une grande partie de ces conditions se
trouvent dès à présent réunies dans nos connaissances
sur les Accads, pour les rattacher à la souche toura-
nienne et spécialement aux peuples ougro-finnois.
Il y a d’abord la langue, à laquelle nous venons de
consacrer un chapitre spécial, résumé d’études phi-
lologiques plus étendues. Nous y avons indiqué les
caractères organiques, et tout à fait décisifs, suivant
nous, qui doivent déterminer son classement linguis-
tique, et c’est avec une profonde satisfaction que nous
avons vu les conclusions de notre essai grammatical
adoptées par les érudits de la Finlande402, plus com-
pétents que nuls autres pour prononcer en pareille
matière403.
401
  Revue des Deux-Mondes du Ier septembre 1873, p. 140.
402
  Voy. le travail de M. W. Lagus, I kilskriftsfrâgan, dans le
tome XV des Mémoires de la Société scientifique finnoise.
403
  Les érudits hongrois, tels que M. Ujfalvy de Mezö-Kövesd,
reconnaissent aussi comme décisifs les caractères linguis-
tiques de l’accadien.

322
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Pour la littérature, nous en avons certainement une


chez les Accads, une littérature marquée d’un cachet
bien individuel et animée d’un souffle de vraie poésie,
dons les morceaux subsistants du recueil liturgique,
dans les incantations et les hymnes du grand recueil
magique. À l’autre extrémité du domaine des nations
touraniennes, les Finnois possèdent également une
brillante littérature poétique. Une comparaison lit-
téraire du génie qui a inspiré le Kalevala et de celui
qui a dicté le lyrisme religieux et magique d’Accad,
serait un travail intéressant ; on y verrait ce qu’il peut
y avoir d’instincts communs de race, dans la poésie
de deux peuples aussi distants par le temps que par
l’espace, à côté des différences de couleur, qui ont dû
nécessairement résulter du spectacle de deux natures
aussi opposées que celle des bords du golfe Persique
et celle des forêts boréales de la Finlande. Nous avons
du moins constaté une singulière parenté d’esprit, de
forme générale et même d’expression, dans les incan-
tations accadiennes et finnoises, malgré cette diffé-
rence absolue des milieux.
Quant à la religion, c’est le sujet que nous avons
traité dans ce volume, d’après des documents abordés
pour la première fois, et dont l’étude nous a conduit,
comme corollaire, à l’examen de la question ethnogra-
phique des Accads. En nous révélant un système reli-
gieux primitif et réellement indigène chez le peuple
accadien, antérieur à la propagation et à l’adoption
par ce peuple du culte des dieux communs à toutes
les religions du groupe euphratico-syrien, les livres
magiques ont ouvert des perspectives nouvelles et
inattendues sur un des côtés les plus significatifs de

323
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

la question. Comparant les données du système de ces

324
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

livres à la part anté-iranienne du magisme médique


et à la mythologie finnoise, nous avons pu constater
l’existence d’une famille particulière de religions,
qu’il faut appeler touranienne, religions qui n’ont pas
d’autre culte que la magie, et qui découlent du vieux
fonds de naturalisme démonologique demeuré à un
état si rudimentaire et si grossier chez les tribus de la
Sibérie, celles des tribus de Touran qui sont restées
le plus près des conditions primordiales de la race :
car les circonstances qui ont pesé sur elles depuis
les temps les plus antiques ne leur ont jamais permis
d’atteindre à une vraie civilisation.
Voilà donc trois des conditions essentielles à l’exis-
tence et à l’individualité d’une race, qui se trouvent
remplies de manière à rattacher clairement les Accads
à des peuples types parmi les Touraniens, comme les
Finnois, malgré l’immense hiatus qui se présente
entre eux dans le temps et dans l’espace. L’histoire
primitive des différents groupes touraniens, de leur
dispersion et de leurs premiers essais de civilisation,
ne pourra sans doute jamais être rétablie ; on devra
se contenter de bien constater les affinités linguis-
tiques, ethnographiques, religieuses, qui prouvent
leur origine commune. Tout au plus parviendra-t-
on, pour les Accads spécialement, à reconstituer par
induction, — à défaut de monuments contemporains,
— mais à l’aide de leurs propres traditions, les grands
traits essentiels de leur histoire primitive, depuis leur
établissement dans la Chaldée jusqu’au moment où
commencent les inscriptions parvenues jusqu’à nous,
puis à remonter le cours de leur migration préhisto-
rique jusqu’à cette montagne du nord-est qui fut leur

325
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

point de départ. Reste ce qui touche à la législation


ou à la constitution sociale. Ici, les documents font
encore défaut, ou du moins sont insuffisants ; mais
on peut espérer que des découvertes ultérieures vien-
dront combler cette lacune. Nous ne possédons en
effet jusqu’à ce jour qu’un bien petit fragment des
antiques lois d’Accad, qui avaient, paraît-il, été mises
par écrit et traduites en assyrien, à la même époque
que les livres religieux. Ce fragment404 traite des liens

404
  W. A. I. II, 10. — Il est plus complet dans mon Choix de textes cunéi-
formes, n°15. Il est bon, je crois, de donner ici la traduction com-
plète de ce précieux débris des vieilles lois d’Accad, et cela
d’autant plus que la nouvelle opinion sur la manière dont les
espèces y sont posées, soutenue récemment par M. Oppert
(Journal asiatique, 7e série, t. I, p. 371 et suiv.), contraire-
ment à l’opinion universelle des assyriologues qui ont parlé
de ce texte, est philologiquement inadmissible. Je traduis sur
l’accadien, parce qu’à l’article 2, par une circonstance encore
inexplicable, et qui est peut-être seulement le résultat d’une
erreur, la version assyrienne, intervertit les verbes du texte
accadien, de telle façon qu’on n’a plus un sens raisonnable :
« En quelque cas que ce soit, à l’avenir :
1. « Sentence : Si un fils dit à son père : « Tu n’es pas mon
père, » et l’affirme par l’apposition de son ongle (c’est-à-dire
par un acte en forme authentique), il devra lui faire amende
honorable (version assyrienne : il reconnaîtra sa paternité) et
lui payer une amende.
2. « Sentence : Si un fils dit à sa mère : « Tu n’es pas ma
mère, » et l’affirme par sa griffe (ce membre de phrase est
emprunté à la version assyrienne, l’accadien étant trop mutilé
pour donner un sens), on l’exclura dans la ville de la terre et
de l’eau (version assyrienne : on le murera) et on l’enfermera
(version assyrienne : on le chassera) dans la maison.
3. « Sentence : Si un père dit à son fils : « Tu n’es pas mon
fils, » on renfermera dans l’enceinte de la maison.

326
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

et des devoirs de la famille. Eh bien ! si court qu’il


soit, nous pouvons déjà y relever un point de contact
avec les mœurs des anciens Finnois, et cela sur une
particularité capitale, et assez caractéristique pour
être tenue comme une donnée individuelle de race,
dans la constitution de la famille ; il s’agit, en effet,

4. « Sentence : Si une mère dit à son fils : « Tu n’es pas mon
fils, » on l’enfermera dans un cachot.
5. « Sentence : Si une femme fait injure à son mari, en lui
disant : « Tu n’es plus mon mari, » on la jettera dans le fleuve.
6. « Sentence : Si un mari dit à sa femme : « Tu n’es plus ma
femme », il payera une demi-mine d’argent.
7. « Sentence : Le commandeur, si l’esclave meurt, se perd,
s’enfuit, disparaît, ou si sa main devient infirme, payera par
jour une mesure de blé. »
Ainsi, d’après ce fragment, renier sa mère expose à une
pénalité plus grave que renier son père ; les parents n’ont pas
plus le droit de renier leurs enfants que les enfants de renier
leurs parents ; le mari peut répudier sa femme moyennant une
compensation pécuniaire, mais la femme ne peut pas, sous
peine de mort, demander le divorce. Le document que nous
venons de traduire forme un petit tout complet. Sur la même
tablette, qui était la dernière d’une collection de documents
bilingues de diverses natures, réunis au point de vue de l’étude
philologique, nous avons auparavant une autre série de sen-
tences légales, encore très difficiles à interpréter. J’en extrais
seulement deux, qui prouvent une constitution encore toute
patriarcale de la société, et un état de choses où, le sol se trou-
vant encore en grande partie inhabité, et par suite res nullius,
la propriété pouvait encore en être acquise par l’occupation :
« Dans tous les cas, l’homme marié peut constituer une pro-
priété à son enfant, à condition de ne pas la lui faire habiter.
« Tout ce que la femme mariée fait enclore, elle en sera pro-
priétaire. » Ainsi la femme accadienne pouvait avoir une pro-
priété personnelle, même en puissance de mari.

327
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

de l’importance attribuée à la mère et supérieure à


celle même du père. Dans le débris de loi accadienne,
le fils qui renie son père est condamné à une simple
amende, celui qui renie sa mère doit être exclu de la
terre et de l’eau ; chez les Finnois, avant leur conver-
sion au christianisme, la mère de famille primait le
père dans les rites du culte domestique.
N’y a-t-il pas, dans les affinités ainsi constatées dès
à présent, un ensemble de preuves suffisant pour faire
passer sur ce qu’a eu « d’invraisemblable » au premier
abord le fait d’un peuple touranien, premier occupant
de la Chaldée et léguant un système d’écriture, calqué
sur le génie propre de sa langue, à la grande civilisa-
tion chaldéo-babylonienne ?

IV

Témoignage de Justin sur la puissance antique des Scythes


Touraniens dans l’Asie antérieure — Sa confirmation par
les découvertes modernes — La présence des Touraniens en
Chaldée n’est pas un phénomène sporadique. —Diffusion
antique des Touraniens dans toute l’Asie occidentale — Les
Proto-Mèdes et leur langue — Ils n’appartenaient pas au
même groupe que les Accads — La Susiane et ses diverses
populations — Sémites, Kouschites et Touraniens dans ce
pays — Prépondérance des Touraniens, qui font prévaloir
leur langage — Caractères de la langue susienne — Les
Touraniens des montagnes au nord de la Mésopotamie —
Les habitants primitifs de l’Atropatène — Les peuples de
Mesech.et de Tubal — Les Touraniens dans l’antiquité et
de nos jours — Ils sont l’une des premières races qui se
soient répandues dans le monde — Nécessité de se servir
du nom de Touraniens préférablement à tout autre

328
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Un passage célèbre de l’historien Justin405 dit qu’an-


térieurement à la puissance de toute autre nation,
l’Asie des anciens, l’Asie antérieure, fut en entier pos-
sédée pendant quinze siècles par les Scythes, c’est-
à-dire par les Touraniens, — car c’est toujours ainsi
qu’il faut entendre le mot de Scythes quand il s’agit
de l’Asie, en réservant la question particulière des
Scythes d’Europe . Le même passage représente ces
Scythes asiatiques comme le plus vieux peuple du
monde, plus ancien même que les Égyptiens. C’est
bien certainement dans les traditions de l’Asie que
Trogue Pompée, l’un des historiens les plus érudits et
les plus critiques de l’antiquité, avait puisé une sem-
blable donnée. Quelque isolée qu’elle soit dans la litté-
rature classique, elle montre qu’on n’avait pas perdu
tout souvenir d’une Asie touranienne, antérieure aux
migrations de Sem et de Japhet, d’une Asie primi-
tive et déjà civilisée dans une certaine mesure, quand
Aryens et Sémites menaient encore la vie de pas-
teurs. C’est à cette couche originaire de la population
d’une grande partie de l’Asie, que se rattachaient les
Accads. Leur présence en Chaldée n’est pas un phéno-
mène sporadique, qu’on s’expliquerait difficilement
en ce cas, si loin des régions septentrionales où l’on
retrouve aujourd’hui les nations touraniennes qui ont
gardé leur individualité. Ils se relient à tout un vaste
ensemble de populations, que nous trouvons intactes
jusque vers le IXe et le VIIIe siècle avant l’ère chré-
tienne, dans les récits de guerres des rois assyriens.
Le témoignage de Justin se trouve ainsi confirmé par

405
  II, 3 ; Cf. I, 1.

329
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

des preuves d’une bien plus haute antiquité, et c’est


sans contredit un des résultats les plus considérables
et les plus neufs des études assyriologiques. L’his-
toire de la dispersion primitive des tribus de la famille
touranienne ne pourra jamais se faire d’une manière
précise ; le fait remonte trop haut ; il a précédé de trop
longtemps le commencement des annales écrites et
régulières des peuples qui en ont eu le plus tôt. Mais
on peut dès à présent constater en partie les résul-
tats de cette dispersion, quand ils duraient encore
et quand de nouvelles migrations de peuples ne les
avaient pas fait entièrement disparaître. Et l’on arrive
ainsi à reconnaître que, si quelques-uns des rameaux
de la race touranienne ont dû se répandre tout de
suite au nord, et s’établir dès l’époque de la première
dispersion dans l’Altaï, sur les bords du lac d’Aral et
dans les vallées de l’Oural, où viennent aboutir toutes
leurs traditions les plus antiques, d’autres rameaux,
non moins nombreux, avaient pris vers le sud la route
de plus heureuses régions, et s’étaient établis, avant
les Kouschites eux-mêmes, sur le sol de l’Asie anté-
rieure, dans une direction jusqu’au golfe Persique et
dans l’autre presque jusqu’à la Méditerranée.
C’est là un fait capital dans la question des Accads
ou Touraniens de la Chaldée. Il doit contribuer puis-
samment à lever les doutes de ceux qui hésitent
encore à ce sujet, car il diminue beaucoup l’invrai-
semblance par laquelle ils étaient choqués. Je crois
donc qu’il y a lieu de terminer ce chapitre, en jetant
un coup d’œil sommaire sur l’ensemble des peuples
touraniens, que nous rencontrons encore existants
et florissants dans une grande partie de l’Asie anté-

330
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

rieure, du XIIe au VIIIe siècle, dans les inscriptions


des conquérants de l’Assyrie. Nous achèverons ainsi
de replacer les Accads dans leur milieu historique et
ethnographique.
J’ai déjà parlé longuement de la Médie anté-ira-
nienne, de sa langue, telle que l’ont révélée les tra-
vaux des Westergaard, des Saulcy, des Norris, des
Oppert et des Mordtmann, ainsi que de la part que
ses antiques croyances ont eue, en se mêlant aux doc-
trines mazdéennes, dans la formation du magisme
des Mèdes iraniens. Ceux-ci paraissent n’avoir subju-
gué la population antérieure que vers le VIIIe siècle,
et jusqu’à ce moment la Médie propre resta un pays
entièrement touranien ; la race iranienne ne dépas-
sait pas la contrée de Rhagæ, où le premier fargard
du Vendidad-Sadé termine sa migration406. Le peuple
touranien des Proto-Mèdes avait emprunté, à la civi-
lisation du bassin du Tigre et de l’Euphrate, l’écriture
cunéiforme, qui servait encore sous les Achéménides
à tracer sa langue ; et ce système s’était si bien natu-
ralisé chez elle, qu’on y avait vu naître un type paléo-
graphique particulier, assez notablement distinct de
ceux de Babylone et de Ninive, bien qu’il s’y rattache
par une origine certaine. L’idiome proto-médique de
la seconde rédaction des inscriptions trilingues des
rois de Perse a, parmi les langues de la famille toura-
nienne actuellement existantes, ses principales affi-
nités avec celles du groupe turco-tartare, tandis que
les affinités de l’accadien sont plutôt avec celles du

  Voy. la première de mes Lettres assyriologiques, Ire série,


406

tome I.

331
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

groupe ougro-finnois ; l’un et l’autre se trouvent envi-


ron dans le même rapport avec les idiomes modernes,
chacun avec ceux d’un groupe différent407. Il y avait
407
  Le proto-médique offre, dans son mécanisme grammati-
cal, des différences trop considérables avec l’accadien, pour
ne pas être considéré comme appartenant à un autre groupe,
mais dans la même grande famille de langues. Où ces diffé-
rences sont le plus marquées, c’est dans le verbe. Tandis que la
formation du verbe accadien se rapproche essentiellement du
mécanisme du tongouse, le verbe proto-médique rentre dans
le type normal des idiomes turco-tartares et ougro-finnois. Les
pronoms se présentent aussi sous des formes qui semblent au
premier abord tout autres que celles de l’accadien. Cependant
ils ne s’écartent pas de la gamme des variations constatées par
Castrèn, dans son fameux mémoire Sur les affixes pronominaux
des langues altaïques, et une analyse attentive permet de les
ramener pour la plupart à la même origine. Mais à côté de ces
différences très saillantes, on doit relever, même dans la gram-
maire, entre le proto-médique et l’accadien, des affinités plus
étroites que la simple communauté du principe agglutinatif.
1° La parenté organique qui fait de m une labio-dentale de
nature particulière, intermédiaire entre m et v.
2° L’identité de quelques-unes des postpositions casuelles.
Ainsi la postposition na, qui marque le génitif en proto-
médique, est identique à celle de l’ablatif en accadien, na, et la
postposition ikka ou ikki, laquelle en proto-médique possède à
la fois un sens locatif et un sens de motion, ne peut manquer
d’être rapprochée de celle du cas de motion en accadien, ku. Il
est vrai que la particule proto-médique du datif, he, est tout à
fait différente de celle du même cas en accadien. Le locatif se
marque aussi par ta en accadien, et par va en proto-médique,
comme en mordvine. Mais l’origine de cette dernière postpo-
sition paraît indiquée par le radical accadien ma, « contrée »,
qui joue dans un certain nombre de mots de la langue d’Ac-
cad le rôle de particule formative postposée, avec un sens de
localité. La postposition composée ativa, qui en proto-médique

332
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

signifie « à l’intérieur de », semble être formée de va et d’une


particule analogue au ta locatif accadien. Le mot accadien mar
« chemin », paraît aussi expliquer le sens radical originaire de
la postposition proto-médique mar, « à partir de, depuis », qui
se retrouve en mordvine sous la forme maro.
3° Si, en proto-médique, le pluriel se marque d’une manière
autre qu’en accadien, par ib après une voyelle et be après une
consonne, la particule mes, dont la postposition forme les plu-
riels les plus habituels de l’accadien, paraît identique au mas
ou immas, dont l’addition, en proto-médique, donne naissance
à des noms collectifs (tippimas, l’ensemble d’une inscrip-
tion composée de plusieurs tables, comme celle de Behistoun,
de tippi, « table, inscription » ; dassurudmas, « l’ensemble du
peuple », de dassurud, « peuple ») et par extension à des abs-
traits (kumas, « royauté », de ku, « roi » ; titkimmas, « fausseté,
mensonge, » de titki, « ce qui est faux »),
4° On peut établir un rapprochement entre la formative ka
des participes passifs du proto-médique, et la formative ga des
adjectifs en accadien.
5° L’affixe ir, qui, en proto-médique, a le caractère d’un pro-
nom réciproque, est certainement apparenté à la particule ra,
qui dans les agglutinations verbales de l’accadien produit les
formes réciproques et coopératives.
6° Bien que l’agglutination dans le proto-médique ait lieu
presque exclusivement en postposant tous les éléments au
radical, cependant on rencontre encore quelques rares parti-
cules formatives qui se préposent, comme en accadien. Tel est
l’augmentatif far, par exemple dans farsatanika, « très vaste »,
de satanika, « étendu » ; tel est aussi le localisatif it, comme
dans itkat, « lieu, » de kata, même sens. Ce dernier se retrouve
en accadien sous la forme id.
7° L’adjectif suit en proto-médique, comme en accadien, le
substantif auquel il se rapporte, contrairement à la règle habi-
tuelle des idiomes turco-tartares et ougro-finnois actuels.
8° Le génitif peut s’indiquer en proto-médique par une

333
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

donc chez les antiques Touraniens du sud, éteints


depuis tant de siècles, des rameaux divers, et paral-
lèles à ceux qui subsistent encore chez les Touraniens
du nord, seuls conservés.

simple valeur de position, sans particule de déclinaison,


comme en accadien ; mais dans ce cas, il précède le substan-
tif auquel il se rapporte, substantif qu’il suit quand il a une
postposition, tandis qu’en accadien il se place toujours après.
Ainsi, pour « fils de Cyrus », nous avons en proto-médique
Kuras sakri et tar Kurasna ; c’est la même règle qu’en tchéré-
misse, où on dit indifféremment, pour « fils de David », David
erga, ou erga Daviden.
Les affinités de vocabulaire sont bien plus nombreuses
et bien plus saillantes. En voici quelques-unes, qui ne me
paraissent pas laisser place au doute :
proto-
accadien
médique
atu, adda, père ; ad, adda, père.
eva, maison, palais ; êa, maison.
emidu, enlever ; mad, prendre, conquérir.
beb, se révolter, se séparer ; bab, être opposé, autre.
bat, tuer, combattre ; bat, tuer, mourir.
batin, district ; bat, enceinte, forteresse.
beulgi, temps, année ; pal, temps, année.
peri, oreille ; pi, pil, oreille.
etc.
La permutation de r et de l, que nous avons admise dans
une partie de ces rapprochements, est très fréquente en acca-
dien. Nous aurons à établir plus loin d’autres comparaisons du
même genre entre des mots susiens et des mots accadiens ou
proto-médiques. Il semble qu’en général Les langues toura-
niennes de la haute antiquité, du moins en Chaldée, en Médie
et en Susiane, avaient plus d’unité de lexique que les langues
modernes de la même famille.

334
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Plus au sud, d’autres Touraniens, dont on peut


moins nettement préciser le rameau dans l’état actuel
de la science, se montrent à nous comme formant une
portion notable de la population de la Susiane, foyer
d’une culture antérieure à celle de la Babylonie même,
puisque les Chaldéens rappelaient par excellence « le
Pays antique », et assez puissant pour entreprendre
de lointaines conquêtes vingt-trois siècles avant notre
ère. Ce curieux pays, placé à la limite commune des
races diverses de l’Asie occidentale, les voyait, du
reste, presque toutes confondues et enchevêtrées sur
son sol, à l’époque historique. On y rencontrait en
même temps des Sémites, auxquels l’ethnographie de
la Genèse408 réserve particulièrement le nom d’Elam,
des nations touraniennes nombreuses, auxquelles
la Bible et la géographie classique appliquent les
appellations de Susiens, — c’est le nom même qu’ils
se donnaient, Susinak, — d’Apharséens ou Amardes
— Hafarti, nom que les inscriptions proto-médiques
étendent à toute la Susiane409 — et d’Uxiens — c’est
le mot perse Uvaja, « les autochtones, » par lequel les
inscriptions persiques désignent la même contrée410,
408
  X, 22.
409
  Norris, Journal of the Royal Asiatic Society, t. XV, p. 4 et
164.
410
  C’est de là que vient le Khouz des Arabes. (4} Le cycle des
fables éthiopiques ou céphéniennes, c’est-à-dire kouschites,
s’étend à la Susiane comme à la Babylonie : Voy. Ch. Lenor-
mant, Introduction à l’histoire de l’Asie occidentale, p. 240 et
suiv. ; Knobel, Die Vœlkertafel der Genesis, p. 249. Le fameux
Memnon de Suse, qui joue un si grand rôle dans ces fables,
n’est peut-être pas autre que le grand dieu indigène susien
Oumman ou Amman, nommé aussi Amman-Kasibar (Smith,

335
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

— enfin les Cissiens et les Cosséens, descendus de


Cham par la branche de Kousch4 et tellement mêlés de
sang mélanien, que les bas-reliefs ninivites les repré-
sentent presque nègres. Les Aryas seuls paraissent
absents de la Susiane, à l’époque où les rois assy-
riens de la dernière dynastie, comme Sennachérib et
Assourbanipal, en poursuivent la conquête ; c’est avec
les Achéménides qu’ils y pénétrèrent, quand ceux-
ci, séduits par les avantages de la position de Suse,
en firent une de leurs capitales. Tous les peuples de
races diverses que je viens de nommer paraissent
avoir conservé jusqu’après la chute de l’empire perse
leur nationalité distincte ; ils étaient juxtaposés sans
se confondre, comme le sont aujourd’hui les popula-
tions d’origines variées qui habitent la Hongrie. Leurs
types anthropologiques différents se distinguent de
la manière la plus caractérisée dans les figures de
prisonniers susiens que nous offrent les tableaux de
guerre sculptés sur les murailles des palais de l’As-
syrie411. Mais depuis les temps les plus reculés, c’est
à l’élément touranien de la population qu’apparte-
nait la suprématie politique, et il la garda jusqu’à ce
qu’il fût, sous les Achéménides, supplanté par l’élé-
ment nouveau des Iraniens. C’est la population tou-
ranienne qui avait imposé sa langue aux autres, du
moins dans l’usage officiel et comme idiome commun.
Les rois mêmes des Kassi ou Cissiens, qui conquirent

History of Assurbanipal, p 228), dont l’appellation entre


comme élément composant dans les noms propres royaux
Oumman-minan, Te-Oumman, Oamman-aldas, Oumma-nigas,
Oumman-appa, Oumman-amni, etc.
411
  G. Rawlinson, The five great monarchies, 2e édit., t. II, p. 500.

336
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

la Babylonie avec Hammouragas et y maintinrent


leur domination pendant plusieurs siècles, portaient
des noms empruntés à cette langue412. Nous avons un

412
  Il semble pourtant, d’après les noms propres de rois de la
dynastie Cissienne et d’autres individus de la même origine,
donnés avec traduction assyrienne dans une tablette du Musée
Britannique (W. A. I. II, 65, 2), qu’il y avait une certaine diffé-
rence dialectique entre le langage des Kassi et celui des Susiens
proprement dits. Ainsi, pour « adoration», l’on y disait kadar,
tandis que les Susiens disaient kudhur ; « protéger » y était
nimgi et en susien niga ou nagi. Surtout les dieux des Kassi,
dont les appellations entrent dans ces noms propres, sont tout
à fait différents de ceux des Susiens. Ce sont Kit, assimilé au
Samas chaldéo-assyrien ; Khali, assimilée à Goula ; Mourbat
ou Kharbat, identifié à Bel ; Sibarrou, qu’on traduit en assy-
rien par Simalia ; Dounyas, Bouryas, Sikhou, Soumou. Chez
les Susiens, nous ne retrouvons aucun de ces noms. Parmi les
dieux que nous font connaître les inscriptions indigènes ou les
récits des guerres d’Assourbanipal en Susiane, nous rencon-
trons d’abord, au sommet de la hiérarchie divine, Sousinka, le
dieu national de Suse, et Nakhkhounte, déesse qui, nous dit-
on, avait dans cette ville son image, invisible aux profanes, dans
le fond d’un bois sacré. La déesse Nakhkhounte paraît être
celle qu’on avait identifiée avec la Nana de la Chaldée, après
la conquête de la fameuse statue enlevée de la ville d’Érech
(W. A. I. III, 23, 1. 9-14 ; 35, 1 et 2 ; 36, 2 ; 38, 1), épisode qui
a laissé des traces dans des légendes mythologiques bien pos-
térieures (S. Melit., ap, Spi cleg, Solesm., t. II, p. XLIII ; Renan,
Mém. de l’Acad, des Inscr., nouv. sér., t. XXIII, 3e part., p. 833
et suiv. ; Voy. mon Commentaire des fragments cosmogoniques de
Bérose, p. 100) ; ce serait donc elle que les Grecs auraient appe-
lée Artémis Nanæa (Joseph., Ant, Jud., XII, 9, 1 ; I Maccab., I,
13 et 15). Au-dessous de ces deux personnages viennent six
dieux, qu’Assourbanipal signale comme de premier ordre et
qui paraissent avoir été groupés en deux triades, correspon-
dant peut-être aux deux triades supérieures de la religion chal-

337
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

certain nombre d’inscriptions susiennes tracées avec


récriture cunéiforme, dont un type assez antique se
maintint fort tard dans cette contrée. L’idiome en est
manifestement touranien, mais il n’a pas encore été
assez étudié pour que l’on puisse déterminer exacte-
ment à quel groupe il se rattache dans cette famille ;
on aperçoit seulement des rapprochements à faire à
la fois avec le proto-médique d*un côté, et avec l’ac-
cadien de l’autre413.

déo-babylonienne, Soumoud, Lagamar et Partikira, Oumman


ou Amman, qui semble avoir été un dieu solaire, Oudouran,
probablement lunaire, et Sapak. Enfin les annales d’Assour-
banipal mentionnent douze dieux et déesses d’une moindre
importance, dont les images furent également enlevées dans
le sac de Suse, Ragiba, Soungamsara, Karsa, Kirsamas, Sou-
doun, Aipaksina, Bilala, Panidimri, Silagara, Napsa, Nabirtou
et Kindakarbou. Il faut encore y joindre Lagouda, dont le culte
s’était établi à Kisik en Chaldée, et un dieu dont le nom, rendu
par Khoumba dans les transcriptions assyriennes, est Khoum-
boume dans les documents susiens originaux. Il serait cepen-
dant possible qu’un seul et même nom susien ait donné nais-
sance,, dans les transcriptions assyriennes, aux deux formes
Khoumba et Oumman. Quant à taki ou tagu, exprimé idéogra-
phiquement par les deux signes « dieu-grand », c’est plutôt un
mot de la langue qu’un nom propre divin.
413
  Toutes les inscriptions en langue susienne jusqu’à présent
connues, et dont on a des copies sûres, sont réunies dans mon
2e fascicule de mon Choix de textes cunéiformes. La publica-
tion de ces documents, faite pour la première fois, ne permet-
tra plus de donner, comme l’ont fait quelques savants, le nom
d’« élamite » au proto-médique. La distinction des deux lan-
gues deviendra évidente pour tous.
D’après ces inscriptions, voici les faits que j’ai déjà pu
constater dans l’idiome susien :
Grammaire :

338
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Que si nous tonnions maintenant nos regards vers


le massif montueux d’où descendent les deux grands
fleuves de la Mésopotamie, nous trouvons les Tou-
raniens établis en maîtres exclusifs jusqu’au IX e et
au VIIIe siècle. La parenté des noms géographiques
et des noms propres d’hommes, cités en très grand
nombre dans les inscriptions assyriennes, permet de

Il y a deux modes de formation du pluriel, l’un en mes,


comme dans l’accadien, l’autre en ib, comme dans le proto-
médique : s’unki, « empire », pluriel s’unkib.
Les cas de déclinaison se formant au moyen de postposi-
tions ; parmi celles-ci, na marque le génitif ou l’ablatif.
Le génitif peut s’exprimer, comme en accadien, par une
valeur de position, sans ajouter une finale casuelle : s’unkik
Anzan, « souverain d’Anzan. »
Le génitif, également comme en accadien, suit toujours le
substantif dont il dépend.
L’adjectif, au contraire, se place avant son substantif : gik
s’unkik, « souverain puissant. »
Le susien, de même que l’accadien, forme des noms d’agents
par l’addition d’une particule postposée ik : s’unki « empire »
s’unkik, « souverain ».
Les adjectifs se forment en ak, ce qui rappelle la formative
ga de l’accadien ou les participes passifs du proto-médique :
Susinak, « Susien » ; libak, « fort, vaillant », d’une racine liba.
Le pronom de la 3e personne est ni, comme en accadien.
Lexique :
Parmi les mots, en petit nombre, dont on peut déterminer le
sens avec certitude, une portion notable est étroitement appa-
rentée à des mots accadiens.
D’autres mots, qui n’ont pas de correspondant en accadien,
possèdent leurs parallèles, non moins évidents, en proto-
médique.
Enfin quelques-uns demeurent encore sui juris et ne se
prêtent jusqu’à présent à aucune comparaison.

339
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

rétablir une chaîne de populations de même race que


les Accads et que les premiers habitants de la Médie,
qui, à partir de ce dernier pays, s’étend dans la direc-
tion de l’ouest jusqu’au cœur de l’Asie Mineure. Ce
sont d’abord les vieilles tribus touraniennes de l’Atro-
patène, rejetées plus tard par les Mèdes iraniens dans
les montagnes qui bordent la mer Caspienne et dési-
gnées dans cette retraite jusqu’aux temps classiques
par l’appellation de Non-Aryens (Anariacæ). Viennent
ensuite les nombreuses peuplades qui habitent, —
au sud de l’Arménie, que ne tiennent pas encore les
Arméniens de sang aryen, mais les Alarodiens étroi-
tement apparentés aux Géorgiens actuels 414, — qui
habitent, dis-je, le pays désigné par les Assyriens sous
le nom de Nahiri, c’est-à-dire les montagnes où le
Tigre prend sa source, et où leurs descendants, com-
plètement aryanisés dans le cours des siècles, gardent
du moins encore aujourd’hui le nom de Kurdes, qui
témoigne, comme je l’ai déjà dit, de leur parenté pri-
mitive avec les Chaldéens de race touranienne, de
même que le nom d’Accad, appliqué quelquefois par
les Assyriens à cette région, aussi bien qu’à la Chal-
dée du sud. De là, toujours en marchant à l’occident,
nous atteignons les peuples de Mesech et de Tubal,
que l’étude de leurs noms propres rattache définitive-
ment au même groupe ethnique, et qui, affaiblis déjà
et refoulés en partie par des peuples d’une autre ori-
gine au temps de Sargon Assyrien (fin du VIIIe siècle),
apparaissent dans l’éclat d’une puissance prépondé-
rante sur presque toute l’Asie Mineure au XIIe siècle,

414
  Voy. la seconde de mes Lettres assyriologiques, Ire série, t. X.

340
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

au temps de leurs grandes guerres avec Teglathpha-


lasar Ier. Ils ne sont pas alors confinés, comme plus
tard, dans d’étroits cantons de la Paphlagonie et du
Pont ; mais outre ces deux provinces, ils occupent
entièrement la chaîne du Taurus et la Cappadoce, où
les écrivains classiques signalent aussi leur antique
présence, attestée par le nom de la ville de Mazaca,
et d’où ils furent ensuite rejetés, par les Phrygiens
de race aryenne et par les Leucosyriens de race sémi-
tique, dans la direction du Pont-Euxin415.
Les populations diverses qui, de la Finlande aux
bords de l’Amour, habitent encore aujourd’hui le
nord de l’Europe et de l’Asie, Finnois et Tchoudes,
Turcs et Tartares, Mongols, Tougouses, et dont les
travaux des Rask, des Castrèn et des Max Müller
ont démontré l’unité linguistique, sont donc les der-
niers débris, refoulés sous les climats les plus sep-
tentrionaux, d’une grande race qui a couvert autre-
fois une immense étendue de territoire, car nous
la voyons répandue dans la haute antiquité sur une
grande partie de l’Asie antérieure, et les anthropolo-
gistes, de leur côté, signalent d’autres tribus de cette
race dans l’Europe préhistorique, avant l’établisse-
ment des nations aryennes. J’ai essayé de prouver
ailleurs que ce sont ces populations qui ont les pre-
mières inventé et pratiqué la métallurgie416, opinion
soutenue également par le baron d’Eckstein et par
415
  Sur toutes ces populations, Voy. G. Rawlinson, On the eth-
nic affi nities of the nations of Western Asia, dans le tome Ier de
sa traduction d’Hérodote ; et la première de mes Lettres assy-
riologiques, 1re série, tome Ier.
416
  Dans mes Premières Civilisations. t. I, p. 103-138.

341
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

M. Maury. En tout cas, leur langage, ainsi que l’ont


montré MM. Max Müller et de Bunsen, s’est immobi-
lisé dans un état extrêmement primitif et représente
une phase du développement de la parole humaine,
antérieure à la formation des idiomes à flexions, tels
que les langues sémitiques et aryennes. Ceci seul obli-
gerait d’admettre que cette famille de nations, dont le
type anthropologique révèle un mélange du sang de
deux des races fondamentales de l’espèce humaine, la
blanche et la jaune, où la proportion des deux sangs
varie suivant les tribus et fait prédominer tantôt l’un
et tantôt l’autre, que cette famille de nations s’est
séparée avant les autres du tronc commun, d’où sont
sortis tous les peuples qui ont un nom dans l’histoire,
et, se répandant au loin la première, s’est constituée
en tribus ayant une existence ethnique et distincte,
dès une antiquité tellement reculée qu’on ne saurait
l’apprécier en nombres. Une intuition historique des
plus remarquables avait déjà conduit M. de Bunsen
à cette conclusion, quand on ne possédait encore
aucune des preuves que les études cunéiformes sont
venues fournir depuis quelques années. L’hypo-
thèse du savant Prussien devient maintenant un fait
appuyé par de solides arguments et qui tend chaque
jour à une démonstration complète. Le jour où il aura
été définitivement établi, l’histoire de l’humanité pri-
mitive et des plus anciennes migrations des peuples
aura fait un grand pas.
C’est à cause de la diffusion primitive de cette
race, telle que nous commençons à l’entrevoir, et à la
constater même en partie, que je préfère lui donner le
nom vague de touranienne, malgré l’abus qu’en a fait
342
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

M. Max Müller, qui englobait sous ce nom des popula-


tions dont la parenté avec celles auxquelles il convient
réellement est plus que douteuse, par exemple les
nations dravidiennes. L’expression d’alltophyles, pro-
posée par quelques savants anglais, a l’inconvénient
d*être si générale qu’elle ne veut plus rien dire ; quant
à celle de peuples et de langues oural-altaïques, plus
généralement admise, elle est, au contraire, trop res-
treinte, ne s’applique qu’aux tribus actuellement sub-
sistantes, et aurait quelque chose à la fois d’inexact et
de bizarre, si on voulait s’en servir pour qualifier les
Accads de la Chaldée ou les premiers habitants de la
Médie.
FIN

343
Table des matières

PRÉFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
CHAPITRE PREMIER : LA MAGIE ET LA
SORCELLERIE DES CHALDÉENS

I Premier document donnant une idée générale de la magie


chaldéenne ; grande litanie en vingt-huit formules contre
l’action des démons, les maléfices, les maladies et autres
malheurs — Sa traduction par M. Oppert — Traduction
nouvelle de l’auteur — Formules : contrôles différents démons
— contre la possession — contre la prostituée sacrée qui
manque à son office — contre les ulcères — contre les maladies
des viscères — contre l’envoûtement — pour la protection de la
nourrice et de la femme enceinte — contre la fièvre — contre
la peste — contre la colique — contre les effets des poisons —
contre les effets du froid et du chaud — contre un démon du
désert — contre la mort subite — Formules pour détourner les
chances de captivité et d’accidents — pour obtenir la protection
de génies favorables — contre les incubes, les succubes et les
fantômes, avec prescription pour préparer un phylactère —
pour chasser les démons — pour la guérison d’une maladie
des viscères — pour la protection de la maison ; — adressées
à Silik-moulou-khi et au dieu Feu — contre les ravages de la
mer et des fleuves — pour chasser les démons — pour obtenir
la protection du dieu Tourtak — invocation finale à Silik-
moulou-khi — Le grand recueil magique de la bibliothèque de
Ninive — Généreuse communication de ce texte à l’auteur par
sir Henry Rawlinson — Division du recueil en trois livres —
Ils correspondent à trois classes des docteurs chaldéens dans
Daniel — Texte primitif en accadien, et version assyrienne
— Premier livre, conjurations contre les mauvais esprits. —
Types de leurs formules — Forme dramatique qu’elles revêtent
quelquefois. —Second livre, incantations pour guérir les
maladies — Affections qui y sont le plus souvent mentionnées

344
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

— Types de leurs formules — Elles revêtent aussi quelquefois la


forme dramatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
II La religion d’Accad est une religion des esprits élémentaires
— Elle peuple tout l’univers d’esprits personnels — On n’y
voit aucune trace d’une notion fondamentale d’unité divine
— Dualisme dans le monde des esprits — Les rites magiques
sont en rapport avec ce dualisme — Hiérarchie des esprits
favorables. —Les dieux sont des esprits de même nature que
les autres — Le caractère plus étendu de leurs attributions les
distingue seul — Difficulté, dans l’état actuel de la science, de
déterminer le rôle de certains dieux — Conception de l’univers
particulière aux Chaldéens — La terre et sa forme — Le ciel —
L’océan — L’atmosphère — Les grands dieux des trois zones
du monde — Anna et son empire céleste — Êa, roi de la surface
terrestre et de l’atmosphère — Sa domination sur les eaux et
sa forme de poisson — Son rôle de dissipateur des maléfices
et de dieu de l’intelligence — Davkina, épouse de Êa — Êa et
le Nouah chaldéo-babylonien — Son rôle dans la légende du
déluge — Le vaisseau de Êa. —Les armes symboliques de Êa
— Moul-ge et son empire infernal — Nin-ge et Nin-ki-gal, les
deux déesses chthoniennes — L’enfer — Traits sombres sous
lesquels on le dépeint — L’absence d’idée de rémunération
dans l’autre vie — La résurrection — Les sept cercles de l’enfer
chaldéo-babylonien — L’enfer des Accads. —. La montagne
de l’Occident, auprès de laquelle est l’entrée de cet enfer —
Description de l’enfer accadien dans les hymnes d’une liturgie
funèbre — Les démons naissent et habitent dans l’enfer —
Esprits favorables de la même région — Le dualisme n’est donc
qu’apparent et sans valeur morale — Nin-dar, le soleil de nuit,
enfant des enfers. Il est le dieu des trésors cachés — Origine
chaldéenne des idées sur la valeur talismanique des gemmes —
Les dieux de la métallurgie chez les peuples touraniens — Ces
dieux dans la religion d’Accad . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
III Terreur superstitieuse des démons dans laquelle vivent les
Hindous — Il en était de même des Chaldéens — Secours que la
magie favorable leur offrait contre les influences diaboliques —
Incantations conjuratoires — Rites de purification — Breuvages
enchantés — Nœuds magiques — Conjurations par la vertu
des nombres — Le nom mystérieux et tout-puissant, qui est
le secret du dieu Êa — Le nom tout-puissant de Dieu chez les

345
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Juifs et les Arabes — Les talismans — Idée qu’on se faisait de


leur puissance — Formule pour la consécration d’un de ces
objets — Différentes espèces de talismans : phylactères d’étoffe
— Amulettes de pierre dure — Images talismaniques — Figures
des dieux protecteurs — Formule prescrivant la disposition
de ces images dans diverses parties de la maison — Les
Chaldéens croyaient que les dieux se nourrissaient réellement
des offrandes — Emploi des images des démons eux-mêmes
pour les repousser — Types monstrueux donnés aux démons
— Emploi des sculptures talismaniques dans la décoration des
palais de l’Assyrie — Sens talismanique des dieux combattant
des monstres, représentés sur les cylindres . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
IV Distinction de la magie blanche et de la magie noire, de la
magie favorable et de la sorcellerie — Le grand recueil accadien
ne contient que des formules de magie favorable — Il fournit
pourtant des renseignements sur la sorcellerie, en combattant
les maléfices — Les sorciers en Chaldée — Pouvoir qu’on leur
attribuait — Leurs diverses catégories et les variétés de leurs
enchantements — Confusion des philtres et des poisons —
L’envoûtement — Sa pratique par les sorciers nabatéens du
moyen âge — Les imprécations, leurs effets et leur puissance
— Formules typiques des imprécations, exemple du Caillou
Michaux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

CHAPITRE II : COMPARAISON DE LA MAGIE ÉGYPTIENNE


ET DE LA MAGIE CHALDÉENNE

I Distinction des différentes espèces de magie, d’après leurs


conceptions fondamentales — Naturalisme grossier et enfantin
des peuples sauvages. La magie y est le seul culte — On n’y
distingue pas encore la magie favorable et funeste — Seconde
phase de cette magie des peuples barbares, produite par
l’introduction d’un principe de dualisme — Le prêtre magicien
se distingue du sorcier — Cette magie primitive survit
quelquefois à l’adoption d’une religion plus haute et plus
philosophique, à laquelle elle se subordonne — C’est ce qui est
arrivé en Chaldée — Magie théurgique, ses caractères — Elle est
fondée sur la doctrine des émanations et sur l’idée que les rites
magiques peuvent assimiler l’homme aux dieux — Théurgie des
Néoplatoniciens — L’ancienne magie égyptienne était toute

346
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

théurgique — Dernière espèce, la magie qui accepte d’être


diabolique — C’est celle du Moyen Âge et des Musulmans —
Celle aussi des bouddhistes de Ceylan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
II L’Égypte et la Chaldée sont pour l’antiquité les foyers d’origine
de la magie — Différence de principes des écoles magiques de
ces deux contrées — Coup d’œil sur les doctrines essentielles
de la religion égyptienne — Unité fondamentale de l’être divin
— Sa division en un polythéisme réel — Les Égyptiens étaient
avant tout préoccupés du sort de l’âme après la mort et de
l’autre vie — Assimilation de la destinée humaine à la course
du soleil — L’adoration da Soleil est la base de la religion
égyptienne — Divinités dans lesquelles on personnifie ses
différents aspects — Anthropomorphisme qui se mêle à ces
données sabéïstes — Osiris, le Soleil infernal — Sa lutte contre
le principe ténébreux et mauvais, Set — Légende de la mort
d’Osiris et de la vengeance de son fils Horus — La vie future
et la résurrection — L’embaumement des corps, son origine —
Responsabilité de l’âme — Son jugement et les châtiments des
méchants — Luttes que l’âme du défunt doit soutenir dans le
monde infernal — Osiris, type et compagnon protecteur de tout
défunt — Assimilation de chaque mort à Osiris . . . . . . . . . . . . . . 80
III Liaison de la magie égyptienne avec les doctrines
eschatologiques. —Emploi d’incantations et d’amulettes pour
la protection du défunt dans les épreuves de l’autre vie —
Formules qui donnent un caractère talismanique à certains
chapitres du Rituel funéraire — Chapitres du même livre qui
prescrivent la fabrication d’amulettes — Formules de magie
funéraire qui n’ont pas été admises dans le Rituel — Tous les
chapitres du Rituel qui ont un caractère incantatoire reposent
sur cette donnée que les rites et les paroles sacrées peuvent
assimiler l’homme aux dieux — L’application de ce principe
à l’existence terrestre est le point de départ de toute la magie
protectrice égyptienne — Set y personnifie le mal, comme dans
la magie funéraire — C’est toujours en se proclamant tel où tel
dieu que l’homme, dans les formules égyptiennes, repousse
les dangers et les mauvaises influences — La vertu divine peut
même être communiquée à des animaux par les formules
magiques — Absence de développement démonologique dans
la magie égyptienne — Prétention de cette magie à commander
aux dieux — Pouvoir impératif attribué aux noms sur les

347
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

dieux — Scrupules de Porphyre au sujet de ces formules de


contrainte. —Dangers de la possession des formules magiques
pour ceux qui n’étaient pas suffisamment initiés, le roman de
Setna — La science des noms divins dans la religion égyptienne
— Rôle de ces noms dans la magie — Différence de la notion
de la valeur des noms en Égypte et en Chaldée. —Valeur
particulière attribuée par les Égyptiens aux noms bizarres
et étrangers — Ancienneté de cette idée — Emploi de noms
de ce genre dans le Rituel funéraires — Origine de quelques-
uns d’entre eux — Possibilité d’une influence de la magie des
populations africaines sur celle de l’Égypte. . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
IV Différences essentielles de la magie égyptienne et de la magie
chaldéenne — Pas de trace des esprits élémentaires en Égypte
— La magie chaldéenne ne prétend pas contraindre les dieux —
Elle les implore — Elle ne prétend pas pénétrer la connaissance
du nom divin tout-puissant, qui reste le secret du dieu Êa —
Simplicité et clarté des formules magiques chaldéennes — Leur
caractère primitif — Ces formules conservent les vestiges d’une
religion antérieure au système de la religion savante qui finit
par prévaloir, dans l’usage officiel, sur les bords de l’Euphrate
et du Tigre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

CHAPITRE III : LA RELIGION


CHALDÉO-BABYLONIENNE ET SES DOCTRINES

I La religion officielle de Babylone et de la Chaldée dans son


système définitif — C’est celle’ qu’adoptèrent les Assyriens
— Unité fondamentale de l’être divin. —Rôle essentiel des
astres et des conceptions sidérales — Parenté avec les religions
syro-phéniciennes — Ilou, dieu suprême et premier principe
— Son caractère vague et indéterminé — Le premier principe
se détermine mieux sous la forme d’Assur — Émanations
successives qui en découlent — La première triade, Anou,
Nouah et Bel — Triade féminine qui la double — La deuxième
triade, dieux des grands corps. sidéraux, Sin, Samas et Bin —
Principe de composition de toutes ces triades — Dédoublement
de tous les dieux en une dualité conjugale — Les dieux
planétaires — Leur relation avec les dieux supérieurs —
Comment on comptait les douze grands dieux — Les dieux
mineurs — Personnages divers de second ordre — Dieux locaux

348
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

— Dieux des constellations — Génies et esprits — Multiplication


des personnages surnaturels, dieux et esprits — Les dieux de la
vieille religion magique d’Accad ont trouvé place dans les rangs
inférieurs de ce monde surnaturel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
II Ce système savant est l’œuvre d’une grande réforme religieuse,
analogue à celle du brahmanisme — Sa date — Étai antérieur de
la religion — Caractère local de l’adoration des différents dieux
— Analogie de cet état avec celui où en sont restées les religions
de la Syrie et de la Palestine — Conceptions fondamentales
— Unité primordiale de l’être divin — Sa décomposition
en une dualité conjugale — Caractère vague et flottant des
personnages du Panthéon — La plupart sont originairement
des personnifications solaires — Le caractère planétaire des
dieux ne se manifeste que plus tard — Exceptions à cette règle
d’un caractère solaire : Sin, le dieu Lune — Anou, le dieu Temps
et Monde — Les livres magiques d’Accad font remonter à un
état religieux encore antérieur et transportent dans un autre
monde. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

CHAPITRE IV : SYSTÈME RELIGIEUX


DES LIVRES MAGIQUES D’ACCAD

I Les livres magiques d’Accad ne reposent pas sur la religion


chaldéo-babylonienne — Les dieux y sont autres — Les
formules, magiques n’invoquent pas les dieux chaldéo-
babyloniens, mais leurs esprits, considérés comme des êtres
distincts — Distinctions d’époques à faire entre les morceaux
du grand recueil magique — Les livres magiques d’Accad
renferment les éléments d’un système religieux complet,
différent de la religion chaldéo-babylonienne, antérieur et
appartenant à une autre race — Antagonisme prolongé des
deux religions — La grande réforme sacerdotale les pacifie —
Elle admet la vieille religion magique d’Accad, mais dans une
position subordonnée — Les magiciens sont reçus dans le corps
sacerdotal.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
II La religion d’Accad est une religion des esprits élémentaires
— Elle peuple tout l’univers d’esprits personnels — On n’y
voit aucune trace d’une notion fondamentale d’unité divine
— Dualisme dans le monde des esprits — Les rites magiques

349
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

sont en rapport avec ce dualisme — Hiérarchie des esprits


favorables. —Les dieux sont des esprits de même nature que
les autres — Le caractère plus étendu de leurs attributions les
distingue seul — Difficulté, dans l’état actuel de la science, de
déterminer le rôle de certains dieux — Conception de l’univers
particulière aux Chaldéens — La terre et sa forme — Le ciel —
L’océan — L’atmosphère — Les grands dieux des trois zones
du monde — Anna et son empire céleste — Êa, roi de la surface
terrestre et de l’atmosphère — Sa domination sur les eaux et
sa forme de poisson — Son rôle de dissipateur des maléfices
et de dieu de l’intelligence — Davkina, épouse de Êa — Êa et
le Nouah chaldéo-babylonien — Son rôle dans la légende du
déluge — Le vaisseau de Êa. —Les armes symboliques de Êa
— Moul-ge et son empire infernal — Nin-ge et Nin-ki-gal, les
deux déesses chthoniennes — L’enfer — Traits sombres sous
lesquels on le dépeint — L’absence d’idée de rémunération
dans l’autre vie — La résurrection — Les sept cercles de l’enfer
chaldéo-babylonien — L’enfer des Accads. —. La montagne
de l’Occident, auprès de laquelle est l’entrée de cet enfer —
Description de l’enfer accadien dans les hymnes d’une liturgie
funèbre — Les démons naissent et habitent dans l’enfer —
Esprits favorables de la même région — Le dualisme n’est donc
qu’apparent et sans valeur morale — Nin-dar, le soleil de nuit,
enfant des enfers. Il est le dieu des trésors cachés — Origine
chaldéenne des idées sur la valeur talismanique des gemmes —
Les dieux de la métallurgie chez les peuples touraniens — Ces
dieux dans la religion d’Accad . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
III Les dieux et les esprits de la zone super-terrestre — Oud, le
soleil diurne — Il dissipe les sortilèges comme les ténèbres
— Il est invoqué pour la guérison de certaines maladies — La
maladie considérée quelquefois comme un châtiment des
dieux — Les vents, leur dieu, Im, et les esprits spéciaux de
chacun d’eux — Les personnifications de l’élément humide
— Le feu, son dieu — Il est un grand dissipateur des démons
et des maléfices — On l’adore dans la flamme du sacrifice —
Dans le foyer domestique — Il est aussi le feu cosmique — Ce
dieu n’est plus qu’à peine connu à l’époque assyrienne — Il
passe sous une forme héroïque dans l’épopée — Nécessité
d’un médiateur entre l’homme et Êa — Ce rôle est celui du
dieu Silik-moulou-khi — Il est aussi le dieu de la résurrection

350
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

— Identification qu’on établit entre lui et le Mardouk de


Babylone — Analogie du rôle de Silik-moulou-khi avec celui du
Mithra perse — Points de contact entre la religion accadienne
et le mazdéisme dans sa seconde époque — Possibilité d’une
influence chaldéenne sur la religion de Zoroastre — Possibilité
d’une parenté entre la religion accadienne et celle des Mèdes
anté-iraniens — Question de l’origine du culte du feu dans le
mazdéisme — Le dieu attaché à chaque homme dans les idées
des Accads et les fravaschis mazdéens — Les esprits des dieux
distingués comme des entités séparées et les fravaschis des
anges et d’Ahouramazdâ.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

CHAPITRE V : LES RELIGIONS


ET LA MAGIE DES PEUPLES TOURANIENS

I Naturalisme démonologique des populations sibériennes —


Leur culte magique et leurs prêtres sorciers — Idée que la
maladie est un être personnel, son attaque une possession
démoniaque — Parenté de ce naturalisme et de cette sorcellerie
avec la religion des Accads — Ce qui reste pourtant de douteux
encore dans les rapprochements établis de ce côté — Caractère
plus important et plus certain des faits constatés chez les
Mèdes et chez les Finnois. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196
II Valeur capitale de l’étude des faits relatifs à la Médie dans la
question des origines touraniennes de la Chaldée — Le peuple
touranien des Proto-Mèdes et sa langue — Il se maintient sous
la domination des Iraniens jusqu’au temps des Achéménides
— Distinction du magisme médique et du zoroastrisme pur
— Les doctrines mazdéennes durent s’altérer de bonne heure
chez les Mèdes iraniens — Lutte du magisme et du mazdéisme
sous les premiers Achéménides — Les mages, vaincus dans la
lutte, s’introduisent par une voie détournée à la cour des rois
de Perse — Corruption du mazdéisme sous leur influence — Le
titre sacerdotal de mage perd, sous les Sassanides, son ancienne
signification hétérodoxe — Esprit et doctrines du mazdéisme
primitif dans sa pureté — Ahouramazdâ —Angrômainyous
— Horreur des Perses pour l’idolâtrie — Les renseignements
d’Hérodote sur la religion des Perses — Il faut les appliquer au
magisme médique — Culte des éléments — Adoration du feu —
Le culte des astres ne s’introduit que tard dans le mazdéisme —

351
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Son importance dans le magisme médique — Il y provient d’une


influence assyrienne, aussi bien que le personnage d’Anâhitâ
— Esprit de panthéisme du magisme médique — Il admettait
le dualisme mazdéen — Mais l’antagonisme des deux principes
n’y était qu’apparent — Zrvâna-akarana, source commune
d’Ahouramazdâ et d’Angrômainyous — C’est la traduction
iranienne d’une conception de la religion des Proto-Mèdes
touraniens — Adoration d’Angrômainyous dans le magisme
— Il se confond avec l’ancien dieu-serpent de la population
touranienne — Azhi-Dshâka et Astyage — Culte d’Anâhitâ chez
les Mages — Le Mithra femelle d’Hérodote — Liaison étroite
d’Anâhità et de Mithra — Leur couple solaire et lunaire — Le
double Mithra —Mithra et Silik-moulou-khi — Les pratiques
de sorcellerie et de divination dans le magisme médique — Les
baguettes mantiques — Les mages deviennent, pour le monde
grec, les types des enchanteurs — Part considérable de la vieille
religion touranienne des Proto-Mèdes dans le magisme . . . . 202
III La mythologie et l’épopée des Finnois — Esprit général
du paganisme finnois — Mythologie née du vieux fond
de la religion des esprits — Sa parenté avec la mythologie
des Accads — Prêtres magiciens et sorciers malfaisants —
Différentes espèces de sortilèges — Médecine purement
magique —Puissance immense attribuée par les Finnois
aux enchantements — Le bâton céleste, talisman supérieur
à tous les sortilèges — Hiérarchie divine — Les trois dieux
supérieurs — Leur ressemblance avec les trois grands dieux
d’Accad — Wäinämöinen et Êa — Les paroles suprêmes et
toutes-puissantes — Culte des éléments et de tous les objets de
la nature — Le feu — Le soleil — Esprits partout répandus —
Les dieux mineurs ; physionomie particulière que leur donne
la nature du Nord — Différences et ressemblances avec les
dieux des Accads — Les dieux des bois — Ceux des troupeaux
— Ceux de la pêche — Les dieux de la métallurgie — Le fer
chez les Finnois et le bronze chez les Accads — Esprit divin
attaché à chaque homme — Analogie de cette conception avec
celle que nous avons observée dans la religion accadienne —
Dualisme dans la religion des Finnois — La région des ténèbres
et de la mort — Les démons — Les sorciers — Les exorcismes
— Les maladies considérées comme des êtres personnels —

352
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

Formules pour les chasser, leur analogie avec les incantations


accadiennes — Formules pour la guérison des blessures . . . . 228

CHAPITRE VI : LE PEUPLE D’ACCAD


ET SA LANGUE

I Résultat des recherches précédentes, la constatation de


l’existence d’une famille touranienne de religions, à laquelle
appartient la religion des livres magiques d’Accad — Rédaction
de toutes les formules magiques en langue accadienne —
Version assyrienne qui les accompagne — Il y avait donc en
Chaldée une langue spéciale à la magie — C’est là un indice
nouveau de l’origine de la magie chaldéenne, comme apport
d’une race déterminée — Caractère touranien de la langue
accadienne — Travaux des savants à ce sujet. . . . . . . . . . . . . . . . 250
II L’accadien est le type d’un groupe particulier dans la famille
touranienne — Ses affinités spéciales avec le groupe ougro-
finnois — Observations générales sur son vocabulaire —
L’accadien permet des rapprochements nouveaux entre des
mots, de différents groupes touraniens — C’est la grammaire
qui fait l’unité de la famille touranienne — Caractères
grammaticaux de l’accadien — Formation du pluriel —
Postpositions casuelles de la déclinaison — Pronoms —
Conjugaison verbale — Le verbe négatif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
III Affinités de l’accadien avec le basque — Rapport de position
du génitif avec le substantif dont il dépend — Place du pronom
dans l’agglutination verbale — Incorporation du pronom
régime au verbe — Certaines postpositions casuelles — Tous les
faits qui constituent ces affinités se retrouvent sporadiquement
dans d’autres langues touraniennes — Position du génitif
en votiaque. —. Comparaison du verbe accadien et du verbe
tongouse. —États successifs de l’agglutination verbale dans
les langues touraniennes — Incorporation du pronom régime
au verbe dans le mordvine — Postposition du cas de motion
en accadien et en proto-médique — Question de la parenté
du basque et des langues touraniennes — Importance de
l’accadien dans la philologie touranienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269

353
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

CHAPITRE VII : LES TOURANIENS EN CHALDÉE


ET DANS L’ASIE ANTÉRIEURE

I Variété des populations en Babylonie et en Chaldée — Faits


qui augmentèrent cette variété dans le cours des temps
historiques — Le dualisme originaire de Soumir et d’Accad —
Soumir et Sennaar — Dualisme parallèle des Céphènes et des
Chaldéens dans les récits d’Hellanicus — Les Céphènes sont les
Kouschites de la Genèse — Les Chaldéens constituent la plus
ancienne population — Les Chaldéens identiques aux Accads
— Dualisme linguistique de la Chaldée dès les temps les plus
anciens, l’assyrien et l’accadien — Pour les Assyriens, la langue
sémitique était la langue de Soumir et l’idiome touranien celui
d’Accad — Inexactitude du nom de langue assyrienne — On
la parlait bien longtemps avant qu’il fût question d’un peuple
assyrien — Au temps de Sargon Ier, l’Assyrie n’était pas encore
constituée en corps de nation — L’assyrien, langue de la famille
dite sémitique, était en Chaldée et en Babylonie l’idiome de
l’élément kouschite de la population — Une grande partie des
peuples chamites, en particulier tous ceux de Kousch, parlaient
des langues qualifiées de sémitiques — Parenté linguistique
et ethnographique des peuples de Sem et de Cham — Les
Chamites, première couche civilisée de la même famille de
peuples que les Sémites — En quoi ils diffèrent cependant
— Métissage des Chamites avec une race mélanienne — Le
dualisme des Touraniens et des Kouschites en Chaldée se
marque également dans l’histoire, dans le langage et dans la
religion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
II La grande civilisation de Babylone et de la Chaldée naît
du mélange de ces deux races — Apports de l’une et de
l’autre à l’œuvre mixte — L’écriture cunéiforme est due
aux Touraniens — Elle a été inventée dans un autre pays
que la Chaldée — Souvenirs que les Accads gardaient d’un
berceau plus septentrional — Leur parenté arec les Chaldéens
et Gordyéens du Kurdistan — Légendes chaldéennes sur
la montagne de l’Orient — État encore peu avancé des
tribus touraniennes qui peuplèrent la Chaldée, à l’époque
de l’invention de leur écriture — La magie et les premiers
éléments de l’agriculture de la Chaldée sont dus aussi à la
population touranienne primitive — Apports des Kouschites :

354
LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

l’astrologie et l’astronomie — La langue assyrienne est toujours


l’idiome des documents de ces sciences — L’élément sémito-
kouschite fait prévaloir définitivement sa religion. et sa langue
— Époque où l’assyrien supplanta l’accadien — L’accadien était
déjà une langue morte et savante sous les rois de Babylone
de la dynastie Cissienne — Restauration momentanée de
son étude, et même de son emploi, dans les écoles palatines
d’Assourbanipal — Date antérieure du triomphe de la religion
chaldéo-babylonienne comme religion officielle, même dans
le pays d’Accad — La collection des hymnes liturgiques en
accadien aux dieux de cette religion — L’existence exclusive de
la religion démonologique des livres de magie d’Accad remonte
avant toute histoire monumentale — Likbagas, roi d’Our, le
premier dont on ait des inscriptions, le grand bâtisseur des
temples pyramidaux de la Chaldée — Ce type de constructions
sacrées est intimement lié aux données de la religion chaldéo-
babylonienne — Dévotion de Likbagas aux dieux de cette
religion — Distinctions à établir au point de vue de l’histoire
et du génie entre Babylone et l’Assyrie — Entre la civilisation
de Babylone et celle delà Chaldée dans les âges primitifs —
Époque où se forma définitivement la civilisation chaldéo-
babylonienne — La part de l’élément kousohito-sémitique y fut
prépondérante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
III Doutes qui restent dans l’esprit de quelques savants sur
l’existence et le rôle des Touraniens dans la Chaldée primitive
— Objections de M. Renan — Discussion de ces objections
— Sévérité exagérée de M. Renan dans son appréciation du
rôle historique des Touraniens — Existence d’une civilisation
touranienne primitive — Dans quelle mesure elle était
développée, au moins en Chaldée — Cette civilisation n’a été
qu’un des facteurs de celle de Babylone — Elle n’en a pas même
été le principal — Ce qui constitue l’individualité d’une race
en histoire — Toutes ces conditions se trouvent réunies pour
les Touraniens de la Chaldée — Leur langue — Leur littérature
— Leur religion — Obscurité de leur histoire antérieure
à tout document écrit — Le peu qui reste de leurs lois —
Rapprochements qu’on y trouve encore à faire
avec les Finnois. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314
IV Témoignage de Justin sur la puissance antique des Scythes
Touraniens dans l’Asie antérieure — Sa confirmation par

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LA MAGIE CHEZ LES CHALDÉENS ET LES ORIGINES ACCADIENNES

les découvertes modernes — La présence des Touraniens en


Chaldée n’est pas un phénomène sporadique. —Diffusion
antique des Touraniens dans toute l’Asie occidentale — Les
Proto-Mèdes et leur langue — Ils n’appartenaient pas au
même groupe que les Accads — La Susiane et ses diverses
populations — Sémites, Kouschites et Touraniens dans ce
pays — Prépondérance des Touraniens, qui font prévaloir leur
langage — Caractères de la langue susienne — Les Touraniens
des montagnes au nord de la Mésopotamie — Les habitants
primitifs de l’Atropatène — Les peuples de Mesech.et de
Tubal — Les Touraniens dans l’antiquité et de nos jours — Ils
sont l’une des premières races qui se soient répandues dans
le monde — Nécessité de se servir du nom de Touraniens
préférablement à tout autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 326

© Arbre d’Or, Genève, avril 2011


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