Origine Des Cartes À Jouer (... ) Merlin Romain bpt6k1232440 PDF

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Origine des cartes à jouer :

recherches nouvelles sur les


naibis, les tarots et sur les
autres espèces de cartes... /
[...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Merlin, Romain (1793-1876). Origine des cartes à jouer :
recherches nouvelles sur les naibis, les tarots et sur les autres
espèces de cartes... / par R. Merlin. 1869.

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ORIGINE

DES

CARTES A JOUER
Cet ouvrage se trouve aussi à Paris, chez RAPILLY, quai Malaquais, n° 5,
et chez les principaux marchandsd'estampes.
ORIGINE
DES

CARTES A JOUER
RECHERCHES NOUVELLES

SUR LES NAÏBIS, LES TAROTS


ET SUR LES AUTRES ESPÈCES DE CARTES

OUVRAGE ACCOMPAGNÉ D'UN

ALBUM DE SOIXANTE-QUATORZE PLANCHES


offrant plus de 600 sujets la plupart peu connus
ou tout à fait nouveaux

PAR R. MERLIN

PRIX : CINQUANTE FRANCS

PARIS
CHEZ L'AUTEUR, RUE DES ÉCOLES, 46
CHEZ RAPILLY, QUAI MALAQUAIS, N° 5
ET CHEZ LES PRINCIPAUX MARCHANDS D'ESTAMPES

Droit de traduction réservé


TABLE DES PLANCHES.

CARTES ITALIENNES.
1 à 5 Naïbis instructifs, édition de 1485, nos 1 à 50.
6 Naïbis de 1470, dessins différents de ceux, de 1485. — 6 a. Ta-
rots-jeux tirés des Naïbis.
7 Tarots-jeux tirés des Naïbis.
8 Tarots italiens, du musée Correr de Venise; grandeur de l'original.
9 — — — réductions aux deux
tiers de l'original.
10, 11 Tarots italiens, dits cartes de Charles VI. — 11 a. Tarots de la
comtesse Aurelia Visconti. — 11 b. Tarots du cabinet du
comte Durazzo. (Ces divers Tarots réduits au tiers de l'ori-
ginal.)
12 Tarots italiens de dessins différents. Biblioth. Imp.
13 à 16 Minchiate de Florence, grandeur de l'original.
17, 18, 19 Minchiate de Florence, figures des séries numérales.
20, 21 Tarots français.
22, 23 Tarots français, figures des séries numérales. — 23 a. Figures do
coucou italien.
24 Gnau danois.
25 Cambio suédois.
26, 27 Dessins italo-germaniques, trouvés à Augsbourg.
28 Jeu des passions.
29 Jeu de Salvotti, Vicence, 1602, — à deux têtes.

CARTES ESPAGNOLES.
A. B. (30, 31.) artes espagnoles de Jehan Volay.
C. D. E. F. G. (32 à 36.) Cartes hispano-françaises de Limoges.
37 Alluette de Bretagne.
CARTES FRANÇAISES.
(38, 39) A. B. Cartes françaises, peintes, XIVe siècle; collection Lecarpentier.
(40) C. Cartes françaises, gravées sur bois, XVe siècle; F. Clerc,
Bibl. Imp.
(41, 42) E. F. Cartes françaises, gravées sur bois, XVIe siècle (Preux et Preu-
ses); cab. de M. Vital-Berthin, à Beaurepaire(Isère).
M. Vital Berthin, membre du conseil général de l'Isère, a découvert chez
un de ses fermiers les bois de ces cartes qui formaient les paroisd'un
vieux coffre.
C'est à cet honorable amateur que nous sommes redevable de l'autori-
sation que nous avons reçue de les reproduire en fac-simile.
(43) G. Cartes françaises (David, Alexandre, J. César, Charlemagne.
Bibl. Imp.).
(44, 45) G a. Cartes françaises, XVIe siècle (Jaque ; modes) ; cab. Vital-
Berthin.
(46, 47) G b. Cartes françaises, XVIe siècle (modes, fleurs) ; cab. Vital-Ber-
thin.
(48, 49) G c. Cartes françaises, XVIe siècle (modes); cab. Vital-Berthin.
(50, 51) H. I. Caries françaises, XVIe siècle; M. H. de Fontenay, à Autun.
(52, 63) K. L. Cartes françaises, XVIe siècle (pairs de France). Bibl. de
Dijon.
(54, 55) M. Cartes françaises, XVIe siècle (costumes) ; cab. Vital-Berthin.
(56, 57) N. Cartes françaises, XVIe siècle (cavalcades) ; cab. Vital-Berthin.
58. Cartes françaises, XVIIe siècle ; Grenoble. Bibl. de M. Gariel.
CARTES ALLEMANDES.
59, 60 Cartes allemandes, peintes, à sujets d'animaux, XIVe siècle ; Stuttgart,
cab. Royal. (Remarquer le costume et les patins du valet.)
62 Cartes allemandes, gravées sur bois, cab. Stuckeley, XVe siècle.
63 — — — cab. Chatto, XVe siècle.
64, 65 — — — XVIe siècle. Bruxelles, Musée Hal.
(Rois à cheval.)
66 — — — XVIe siècle. Bruxelles, Musée Hal.
(Rois assis.)
67 — — — d'Ulm, 1594. Bruxelles, Bibl.
Royale. — Roi peint, assis. Bibl.
Impér.
68 — d'argent, dites lilliputiennes. — Cartes suisses.
CARTES ORIENTALES.
69 Cartes persanes, peintes sur ivoire.
70, 71 Ghendgifeh de Cachemire, carton laqué. Cab. Lavanchy.
72, 73 Ghendgifeh, plus simple, cab. de l'auteur.
74 Jeu d'as nas. 5 figures.
AVANT-PROPOS.

Dès l'année 1855, lorsque nous préparions notre rapport sur


les cartes à jouer envoyées à l'exposition, nous avons été frappé
de la ressemblance des jeux de tarots avec les cinquante gravu-
res attribuées au burin de Mantegna, et c'eût été pour nous une
révélation de la véritable origine des cartes, si une difficulté
grave ne se fût opposée à l'admission de notre système. Les
cartes étaient citées dès 1392 et la collection de Mantegna ne
date que de 1490.
Cependant nous ne nous sommes pas découragé, et à force de
recherches, grâce surtout à des découvertes inattendues, nous
présentons aujourd'hui, sinon des preuves certaines, du moins
de graves présomptions qui ont amené dans notre esprit une
conviction entière.
Que toutes les personnes qui ont bien voulu nous aider de
leurs conseils ou de leurs communications reçoivent l'expression
de notre reconnaissance.
R. MERLIN.
ORIGINE
DES

CARTES A JOUER
RECHERCHES NOUVELLES
SUR

LES NAIBIS, LES TAROTS ET LES AUTRES ESPÈCES


DE CARTES.

S'il est facile de se rendre compte de la célérité avec laquelle


les grandes découvertes qui intéressent la civilisation font au-
jourd'hui le tour du monde, on a peine à comprendre comment
l'usage des cartes à jouer, qui ne contribuent ni à l'instruction
ni au bien-être réel, a pu mettre si peu de temps à se générali-
ser. Cinq cents ans ne sont pas encore écoulés depuis la pre-
mière mention des cartes dans un document européen, et déjà
elles ont envahi toutes les contrées du monde.
Interrogez tous les voyageurs : partout ils ont vu jouer aux
cartes. Sur tous les points du globe où l'Européen a pénétré,
les cartes l'ont suivi, dans le sac du soldat, dans les malles du
touriste, dans les colis du négociant; et l'on pourrait juger, par
la forme de ses cartes et par la nature de ses jeux, de quelle na-
tion européenne l'Indien a reçu sa première civilisation et ses
premiers vices; car la passion du jeu a été donnée à l'Amérique
par l'Europe en échange de son abrutissante fumée.
Comment expliquer cette rapide propagation des cartes? Est-
ce à la cupidité qu'elle est due ou à la tendance de l'imagination
humaine toujours prête à s'abandonner aux rêves de l'illusion,
et, par suite, aux chances du hasard? ou plutôt ne doit-on pas
l'attribuer à ces deux causes alliées au besoin d'émotions qui
semble remplacer, chez les peuples blasés, l'amour du merveil-
leux si naturel aux nations jeunes encore, et si général à l'Eu-
rope du moyen âge ?
Ce que les cartes doivent coûter par jour à la société d'heures
misérablement perdues et d'argent follement prodigué, nous
laissons à la statistique le soin de le calculer et de nous dire en
même temps ce qu'elles entraînent de ruines, de suicides et de
crimes. Ne pourrions-nous pas demander aussi au moraliste com-
ment ces petits cartons grossièrement dessinés se sont ligués avec
la fumée du sauvage américain, pour asphyxier, dans la société
française, cet esprit de conversation et cette politesse de moeurs
qui firent si longtemps de notre vieille France le pays classique
de l'urbanité ?
Soyons justes cependant : les cartes n'ont pas créé la passion
du jeu. Dès la plus haute antiquité le jeu était déjà au ban de la
morale. Mais elles ont développé cette passion en lui offrant un
instrument plus commode et plus attrayant. Les cartes, en effet,
ont, sur les dés, un grand avantage : ouvrant, comme eux, à l'ima-
gination les riantes perspectives du hasard, elles offrent en même
temps un aliment à l'esprit de combinaison et, partant, une sa-
tisfaction à l'amour-propre, sentiment qui entre bien plus qu'on
ne pense dans les plaisirs du jeu. Combien d'amis passionnés
des cartes n'attribuent qu'à leur habileté le gain de la partie et
dédaigneraient comme stupides les dés, le lansquenet et les au-
tres jeux où le hasard règne seul?
6
Mais ne nous appesantissons pas sur ces considérations étran-
gères à notre but. Contentons-nousde rechercher s'il ne serait
pas possible d'apporter quelque lumière nouvelle dans la ques-
tion de l'invention des cartes à jouer.

Les cartes à jouer semblent appartenir à une époque assez rap-


prochée de nous, et déjà cependant leur origine est entourée
d'épaisses ténèbres. L'érudition, en s'éveillant tardivement sur
cette question, a permis au temps de détruire les monuments
qui pouvaient nous éclairer, et maintenant, faute de guides his-
toriques, elle se laisse entraîner par l'imagination, au risque de
s'égarer dans les voies du roman.
Aussi, parmi les systèmes qui se sont produits jusqu'à ce jour,
il n'en est pas un qui s'appuie sur des bases suffisantes pour sa-
tisfaire les esprits sérieux.
Ce ne sont pas néanmoins les travaux qui ont manqué, les re-
cherches qui ont fait défaut.
En effet, depuis le P. Ménestrier 1 qui, le premier en France
s'est occupé de l'histoire des cartes, Daniel 3, Bullet 3, Heinec-
ken4, l'abbé Rive 5, Breitkopf 6, et plusieurs autres savants du
dernier siècle, ont étudié cette question, et c'est à leur érudition
que l'on doit presque tous les documents écrits dont s'est grossi
le dossier de ce procès.
Notre siècle à son tour n'est pas demeuré en arrière de son
aîné ; l'invention des cartes touchait de trop près à l'histoire de

1. Bibliothèque curieuse et instructive. 1779, grand in-4, pages 7 à 13. La partie de


Trévoux, 1704, petit in-12, 2 vol. (t. II, ces Notices qui concerne les cartes a été réim-
page 174 et suiv.). primée,in-12, sous le titre de : Étrennes aux
2.Mémoire sur l'origine du jeu de piquet joueurs de cartes. Éclaircissements historiques
(Journal de Trévoux, mai 1720.) et critiques sur l'invention des cartes à jouer.
3.Recherches historiques sur les cartes à Paris, Didot l'aîné, 1780.
jouer. Lyon, 1757, petit in-8. 6. « Versuch, den Ursprung der Spielkar-
4.Idée générale d'une collection com- « ten, die Einfuhrung des Leinenpapieres,
plète d'estampes. Leipzig, 1771, in-8, fig. « und den Aufang der Holzschneidekunstin
(pages 237 et suiv.)
« Europa zu erforschen, von Joh. Gottl. Im-
5.Notices historiques et critiques de man. Breitkopf.... » (Essai pour rechercher
deux manuscrits de la bibliothèque de M. le l'origine des cartes à jouer, l'introduction du
duc de la Vallière, dont l'un a
pour titre : papier de chiffon et le commencement de
Le Roman d'Artus de Bretaigne...; par M. de la gravure sur bois en Europe.) Leipzig,
l'abbé Rive.... Paris, impr. de Didot l'aîné J. Gottl. Imm. Breitkopf, 1784, in-4, fig.
la gravure et de l'imprimerie pour qu'il y restât indifférent.
Les travaux de Singer1, Cicognara 2 Duchesne ainé 3, Leber 4,
M. Chatto5, M. Boiteautémoignent de l'intérêt qui s'attache
encore à cette question.
Toutefois, à l'exception de la connaissance plus intime que les
Italiens nous ont fait faire avec les Tarots, il a été ajouté peu de
faits positifs à ceux que les premiers écrivains avaient signalés.
C'est donc à recueillir les documents déjà connus, à les com-
menter, à les torturer au profit de systèmes plus ou moins nou-
veaux, plus ou moins ingénieux, qu'on s'est borné dans ces
derniers temps et qu'on semble destiné à se borner encore, tant
que le hasard ne viendra pas nous révéler quelque monument
inconnu ou quelque document authentique propre à résoudre
complétement le problème.
A quelle époque remonte l'invention des cartes? Dans quelle
contrée de l'Occident ou de l'Orient ont-elles pris naissance?
telles sont les questions débattues depuis plus d'un siècle et dont
la solution est encore attendue.

I
DATE DE L'INVENTION DES CARTES A JOUER.

Recherchons d'abord l'époque à laquelle les cartes ont com-


mencé à être connues en Europe, et passons en revue toutes les
dates qui ont été mises en avant jusqu'à ce jour.

1. Researches into the history of Playing çaises (Mémoires de la Société royale des an-
Cards, with illustrations on the origin of prin- tiquaires de France, t. XVI, Paris, 1842, in-8,
ting and engraving on wood, by Samuel Wel- fig., pages 256 a 384). Il y a eu quelques
ler Singer. London, 1816, in-4. figures. exemplaires tirés à part.
2. Memorie spettanti alla storia della calco- 5. Facts and speulations on the origin and
grafia. Prato, 1831, in-8, et atlas in-fol. history of playing cards, by Will. Andr. Chatto.
3.Observation sur les cartes à jouer par London, J. R. Smith, 1848, gr in-8, fig.
M. Duchesne aîné, (Annuaire de la société de 6. Les Cartes à jouer et la Cartomancie,
l'histoire de France, pour 1837) pages 184 et par M. P. Boiteau d'Ambly. Paris, Hachette,
suiv. in-18. 1854, in-12, fig. sur bois. (Bibliothèque des
4.Études historiques sur les cartes fran- chemins de fer.)
Ces dates sont circonscrites entre la fin du quatorzième siècle
et celle du treizième.
1392. — Au commencement du dix-huitième siècle, le P. Mé-
nestrier découvrit, dans les registres de la Chambre des comptes,
un compte de Charles Poupart, argentier (trésorier) du roi
Charles VI, pour un an, à commencer le 1er février 1392. On y
trouve cette mention : « à Jacquemin Gringonneur, peintre,
« pour trois jeux
de cartes à or et diverses couleurs, de plusieurs
« devises, pour porter
devers ledit seigneur pour son esbatte-
« ment, LVI sols
parisis. »
1387. — Dans un Recueil de lois espagnoles (Recopilacion de
las leyes destos reynos.... 1640) l'abbé Rive a trouvé, à la date
de 1387, une défense de Jean Ier, roi de Castille, de jouer aux
dés ni aux cartes en public ou en particulier (de jugar dados ne
naypes en publico ne en escondido....)
1379.— Dans sa chronique de Viterbe, Jean de Covelluzzo
rapporte qu'en 1379 le jeu de cartes fut introduit à Viterbe1 et
qu'il vient du pays des Sarrazins où il est nommé Naib.
1375. — La Bibliothèque impériale possède un manuscrit
d'une traduction de la Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul
de Presle, qui l'a terminée en 1375. Le manuscrit est orné de
miniatures dont l'une, reproduite dans le Magasin pittoresque
d'avril 1836, représente trois personnages debout devant une
table et jouant aux cartes françaises.
1367. — L'Histoire de Jehan de Saintré, page de Char-
les V, offre un passage non moins remarquable : le gouver-

1. A la page 213 de son Histoire de la ville son histoire a pour base deux chroniques
de Viterbe (Istoria della città di Viterbo, Ro- manuscrites, celle de Nie. de la Tuccia et
ma, 1742, in-fol.) Felliciano Bussi, après celle de Jean de Juzzo de Covelluzzo, cité
avoir dit qu'en 1379 le jeu de cartes fut in- plus haut. Ce dernier annaliste vivait au
troduit à Viterbe, cite son autorité dans les quinzième siècle, et Bussi présume qu'il est
termes suivants: Dicendo il Covelluzzo alla mort vers 1480, car à cette date on lit a la
pagina 28, tergo : Anno 1379 fu recato in page 80 de son manuscrit : Et in questo vi
Viterbo il gioco delle carte che vente de Sa- lasso ciptadim mil et vone nel altro mondo.
racenia e chiamasi fra loro Naïb. C'est à M. Leber que l'on doit la décou-
Bussi, dans sa préface, nous apprend que verte de ce document.
neur des pages reproche à ceux-ci d'être noiseux et joueux de
cartes.
1350. — Dans le Pèlerinage de l'Homme, poëme composé
vers 1350 par Guill. de Guilleville, et imprimé à Paris par Vé-
rard en 1501, se trouvent les vers suivants, folio xlv :
Jeux de tables et d'eschiquiers,
De boules et mereilliers,
De cartes, jeux de tricherie....
Et folio Ixxij :

Maints ieux qui sont denrez


Aux merelles, quartez et dez

1341. — On trouve aussi dans le poëme du Renard le contre-


fait, composé en 1341 :
Jouent aux dez, aux cartes, aux tables.

1332. — Guévara, dans ses Lettres familières, donne très au


long les statuts accordés, en 1332, à l'ordre militaire de la
Banda, par Alphonse XI, roi de Castille. Il y est expressément
défendu aux chevaliers de jouer aux cartes.
1300. — L'auteur du Jeu d'or (Gulden Spil), imprimé à Augs-
bourg en 1472, par Gunther Zainer, dit que le jeu de cartes,
d'après ce qu'il a lu, est venu en Allemagne l'an 1300.
1299. — Enfin dans un manuscrit de Sandro di Pipozzo (il
Goverao della famiglia), composé en 1299, on lit : Se giu-
cherà didanari o cosi o alle carte....

Voilà, dira-t-on, des dates bien décisives et qui prouvent évi-


demment que les cartes étaient connues dès la fin du treizième
siècle.

Malheureusement pour les investigateurs de ces précieux do-


cuments, la critique n'a pas respecté leurs illusions, elle a eu l'in¬
discrète fantaisie de soumettre cet or a son inflexible pierre de
touche, et une seule de ces dates a résisté à l'épreuve, c'est le
compte de Poupart de 1392. Le témoignage de Covelluzzo n'est
pas contemporain, et dans toutes les autres citations, le nom des
cartes est reconnu aujourd'hui pour être une interpolation,
comme le manuscrit de la Cité de Dieu pour appartenir au
quinzième siècle.
Montrons, du reste, comment, après un examen sérieux, ces
dates ont été réfutées. Pour plus de clarté, nous les représente-
rons dans le même ordre que nous les avons citées.
1392. — Compte de Poupart. Date non contestée, mais appli-
cation erronée. Gringonneur n'est pas présenté comme inven-
teur des cartes, mais comme peintre, et les expressions, ainsi
que le prix payé, prouvent que les cartes étaient déjà connues.
1387. — Ordonnance de Jean Ier, roi de Castille. Le mot
naypes ne se trouve ni dans l'édition des Ordenanças reales de
Castilla, imprimée en 1545 à Medina del Campo, ni dans l'é-
dition de 1508. C'est une addition introduite dans les Recopila-
ciones de 1640.
1379. — Chronique de Viterbe de Covelluzzo. Cette date ne
peut rien prouver, puisque le chroniqueur est de cent ans pos-
térieur au fait qu'il raconte, et que l'historien qui le cite le re-
garde lui-même comme un écrivain d'une singulière crédulité
(voy. ci-après page 18, note 2). Cependant nous accepterons
volontiers cette date de 1379.
1375. — En citant le manuscrit de la Cité de Dieu traduite
par Raoul de Presle et lui donnant la date de 1375, on a fait
confusion. Cette date est celle de la traduction et non celle du
manuscrit, qui, d'après l'examen des costumes, ne remonte pas
au delà du règne de Charles VI.
1367. — C'est bien légèrement qu'on a voulu s'appuyer de
cette date tirée de l'histoire de Jehan de Saintré. Cette histoire
est un roman d'Antoine de la Salle, qui, du reste, ne l'a com¬
posé qu'en 1459, bien postérieurement à la connaissance des
cartes. De plus, il est reconnu que le mot cartes n'existe pas dans
les manuscrits les plus anciens.
Ajoutons que, dans son ordonnance de 1369, Charles V, en
interdisant les jeux qui ne contribuent pas à exercer les citoyens
aux vertus militaires, ne parle pas des cartes, bien qu'il énumère
tous les jeux alors en usage. En 1395, Charles VI renouvelait
l'ordonnance de son père, sans dire non plus un seul mot des
cartes.
1350. — Pèlerinage de l'homme.... Le mot cartes est une
interpolation dans l'édition de Vérard, 1501. Les manuscrits de
Guillaume de Guilleville, examinés par M. Paulin Paris, donnent
comme il suit les vers cités plus haut d'après l'édition de
Vérard.
Gieux de bastiaux, de jongleurs,
De tables et de eschequiers,
De boules et de mereliers,
De dez et d'entregesterie,
Et de mainte autre muserie.
Et plus loin :

A mains geux qui sont devees


Aux merelles. tables et dez.

1341. — Autre interpolation du mot cartes Le manuscrit


cité du Renard le contrefait (n° 6985,3, de la Bibliothèque im-
périale) est tout au plus de 1450, et, dans le manuscrit 7630,4,
plus ancien de plus d'un siècle, il n'y a pas trace du nom des
cartes. Voici comme le vers déjà cité s'y trouve écrit.
Jouent à ieux de dez, ou de tables.
1332. — Les statuts de la Banda, qui fournissent cette date,
ne nous sont connus que par les lettres de Guévara, mais ni les
éditions espagnoles de ces lettres, ni les traductions italiennes,
ne font mention des cartes, c'est une addition faite au seizième
siècle par le traducteur français Guterry ; l'abbé Rive a pris sa
citation dans cette traduction, ainsi interpolee.
1300. — L'auteur du Jeu d'or, en avançant que les cartes
furent introduites en Allemagne en 1300, dit seulement qu'il a
lu ce fait quelque part (selon ce que j'ai lu, als ich gelesen han).
Est-ce là une autorité ? D'ailleurs son livre n'a été imprimé
qu'en 1472.
1299. — L'ouvrage de Sandro di Popozzo, qui parle des
cartes, a pu être composé en effet en 1299, mais la copie
qu'on en connaît n'est pas antérieure à 1400, au jugement
de Zani.
On voit à quoi se réduit tout cet arsenal de citations : des
interpolations manifestes ou des allégations d'auteurs postérieurs
de plus de cent ans aux faits qu'ils mettent en avant.
Rien ne prouve donc jusqu'ici que la connaissance des cartes
en Europe remonte au delà du dernier quart du quatorzième
siècle ; résultat d'accord avec l'observation de M. Duchesne, qui
place ce fait entre 1392 et 1369, pour la France, se fondant
sur l'absence du nom des cartes dans la longue énumération
des jeux défendus par l'ordonnance de Charles V, en l'an-
née 1369.

II
PATRIE DES CARTES.
Sont-elles d'origine orientale?

Origine arabe. — Origine indienne.


Attribuées longtemps aux Français, les cartes furent ensuite
réclamées par les Italiens, les Espagnols, les Allemands, et aujour-

1. Les citations et explications qui précè- de l'histoire de France pour 1837, pages
dent sont empruntées, partie à la dissertation 184 et 185, partie à l'ouvrage déjà cité
de M. Duchesne aîné (Observations page 4, de M. Chatto, pages 67 et suivan-
sur les
cartes à jouer) dans l'Annuaire de la Société tes.
d'hui qu'il est de mode de chercher tout dans l'Orient1, on veut,
à grand renfort de conjectures, trouver dans l'Asie le berceau de
ces jeux. Partagés entre l'Arabie, l'Indoustan,la Chine et l'É-
gypte, les défenseurs de l'Orient déploient pour leur cause
d'autant plus de zèle qu'ils plaident d'office; efforts bien désin-
téressés, car les peuples dont ils se font les avocats ne se doutent
pas du procès, ils ne réclament rien, et leurs anciens auteurs
paraissent n'avoir jamais soupçonné l'existence des cartes.
De toutes les opinions qui placent dans l'Orient le berceau
des cartes à jouer, celle qui attribue aux Arabes l'introduction
de ce jeu en Europe est certainement la plus ancienne. Il paraît
qu'elle avait déjà cours en Italie à la fin du quinzième siècle,
puisque, dans sa chronique de Viterbe, qui s'arrête à 1480,
l'annaliste Jean de Covelluzzo dit qn'en 1379 le jeu de cartes fut
introduit dans cette ville, et qu'il vient du pays des Sarrasins
où il est nommé Naïb.

C'est la physionomie étrangère du mot naïbi qui avait donné


lieu, sans doute, à la croyance rapportée par Covelluzzo ; c'est
elle qui, plus tard, déroutant les étymologistes, leur a fait cher-
cher dans les langues sémitiques l'origine d'un nom qu'ils ne
trouvaient ni dans l'italien, qui nomma longtemps les cartes
naïbi, ni dans l'idiome espagnol où elles sont encore appelées
naipes.
Aussi Covarruvias, dans son Tesoro de la lengua castellana,
1671, tout en donnant au mot naipes une étymologie évidemment

1. En 1773, Court de Gébelin, ce grand hautes conceptions de la sagesse indienne,


rêveur étymologiste, a prétendu retrouver et M. Éliphas Lévi (Alphonse Constant) ex-
dans le Tarot le livre de la science secrète plique le Tarot comme la révélation des
des anciens Égyptiens. Aujourd'hui deux mystères de la cabale hébraiqne (voir de
nouveaux adeptes reproduisent ces rêveries, cet auteur : Dogme et rituel de la haute
sous le bénéfice d'autres attributions. M. magie, 1856, 2 vol. in-8, pages 211 et suiv.,
Vailsant dans l'ouvrage qu'il a intitulé : les 278 et suiv., et son autre ouvrage ayant pour
Romes, histoire vraie des vrais Bohémiens, 1857, titre : Histoire de la magie, 1860, 1 vol. in-8,
voit dans les figures du Tarot les plus passim).
controuvée 1, ajoute-t-il que les grammairiens Tamarid2 et San
chez3 pensent que le mot naipes est arabe.
L'Italien Salvini, dans ses notes sur la comédie de Buonarotti,
la Fiera, disait aussi, en 1726 : « Naibi ou cartes à jouer, en es-
pagnol naipes, mot emprunté peut-être comme beaucoup d'au-
tres à la langue arabe par les Espagnols. Peut-être aussi les cartes
elles-mêmes viennent-elles des Maures. »
Séduit à son tour par la ressemblance apparente du mot naibi
avec les mots hébreux et arabes nabi, nabaa, na'a 4, qui empor-
tent avec eux l'idée de prophétie, de prédiction, de magie, assez
concordante du reste avec un des usages que l'on fait aujourd'hui
des cartes, Breitkopf admit l'introduction du jeu de cartes en
Europe par les Arabes. Toutefois il ne les en regardait pas

1. Covarruvias donne le mot naipe comme Salamanque, 1574, et : Doctrines del estoico
formé de l'appellation des deux lettres N filosofo Epicteto, Salamanque, 1600.
— Son
et P (Na y Pe), chiffre d'un prétendu Nicolas nom latinisé est Sanctius. (Voy. Antonio,
Pepin, auteur supposé des premières cartes. Bibliotheca hispana, pag. 473, 474.)
Du reste, voici le passage de Covarruvias : 4. L'inefficacité de toutes ces recherches
« Naipes. Libro disenquadernado en que étymologiques prouve qn'on a attaché beau-
« se lee comunmente en todos estados, que coup trop d'importance à ce mot naibi et
« pudiera estar qu'on s'est trompé singulièrement en espérant
en el catalogo de los repro-
« vados Dixeron se naipes de la cifra pri- y trouver un guide, pour remonter jusques
« mera que tuvieron ; en la qual se encer- au berceau des cartes.
« rava el nombre del inventor. Eran una N On aurait sans doute mis beaucoup moins
« y P. Y de alli parecio llamarlos naipes : d'acharnement à poursuivre celte chimère, si
« pero las dichas letras dezian Nicelao Pepin. l'on avait voulu remarquer d'abord qu'un
« Tamarid piensa ser arabigo y lo mesmo el grand nombre de jeux ont des noms dont il
« Brocense. » est impossible de comprendre le motif. Quel
Le Diccionario de la lengua espanola, Ma-
secours trouver dans les noms de hocca, de
drid, 1734, in fol., reproduit cette étymo-
logie du mot Naipes. poque , de romestecq, de bogue, de bezigue,
2.François Lopez Tamarid, portionaire pour découvrir le pays où ces jeux ont été in-
ventés? Dira-t-on que le hoc nous vient des
de Grenade, écrivait au commencement du anciens Romains, parce que le mot hoc est un
dix-septième siècle. On a de lui Diccionario
:
de los vocabulos que tomo de los Arabigos la pronom latin ? Que le bog nous vient des
Russes, parce qu'en russe, bog signifie Dieu ?
lengua espanola (Voy. Nie. Antonio, Biblio- Demandez aux Italiens eux-mêmes de vous
theca hispana.) expliquer les mots taroco et minchiate, noms
3.François Sanchez, nommé Brocensis, el de deux jeux de tarots; et s'ils ne vous sa-
Brocense, du lieu de sa naissance appelé las tisfont pas, ne vous étonnez pas que le mot
Brozas, en Estramadure,était né
vers 1553. Il naïbi soit inexplicable.N'est-il pas plus sim-
est connu surtout par sa précieuse grammaire ple de reconnaître dans ces mots des caprices
latine, Minerva, publiée pour la première fois d'inventeursou un calcul pour attirer l'atten-
à Salamanque, en 1587: on a de lui aussi tion par la singularité et l'étrangeté des dé-
Notas a las obras de Garcilasso de la Vega,: nominations.
comme les inventeurs. Croyant apercevoir certaines analogies
entre ce jeu et celui des échecs, dont l'origine est évidemment
indienne, il en concluait que les cartes dérivaient des échecs, et
qu'elles devaient avoir la même patrie. Selon lui elles durent être
transmises aux Arabes par ce peuple que nous connaissons au-
jourd'hui sous le nom de Bohémiens, d'Egyptiens, de Zin-
ganes, etc., et qui chassé de l'Inde, traversa le nord de l'Asie et
l'Afrique et pénétra en Europe vers le commencement du quin-
zième siècle. Dans le système de l'auteur allemand, c'est directe-
ment des Arabes, pendant leurs incursions et leurs divers séjours
en Italie, en France et en Espagne, et avant l'arrivée des Bohé-
miens en Europe, que ces trois contrées auraient reçu la con-
naissance des cartes.
Ce romanesque itinéraire a été suivi depuis par Singer, par
Cicognara, par M. Leber, et par M. Paul Lacroix. M. Boiteau
d'Ambly l'a également adopté, mais il l'abrége d'une étape en
amenant les cartes directement de l'Inde en Europe dans la be-
sace des Bohémiens, sans les faire passer par les Arabes.

Moins affirmatif que M. Boiteau, mais non moins zélé partisan


de l'origine indienne, M. Chatto, auteur du plus consciencieux
travail sur l'histoire des cartes, s'est efforcé de soutenir l'opinion
de Breitkopf par rapport à la parenté des cartes avec les échecs.
Nous ne le suivrons pas dans ses recherches étymologiques et
dans ses rapprochements ingénieux sans doute, mais peu con-
cluants. Toutefois nous ne pouvons nous dispenser d'entrer avec
lui dans quelques détails relativement à plusieurs jeux indiens
sur lesquels s'appuient principalement ses conjectures.
Le premier de ces jeux, appelé tchaturanga (les quatre anga 1
ou les quatre éléments d'une armée), et plus fréquemment tcha-

1. Ce sont, d'après l'Amaracocha, les éléphants, les chariots, les chevaux et les fantassins.
turaji (les quatre rois), est un ancien jeu d'échecs indien dont
W. Jones a donné la notice d'après le Blamchia Pourana. Ce
jeu, qui se jouait à quatre personnes, deux contre deux, était
composé de quatre armées distinguées l'une de l'autre par la
couleur des pièces, le rouge, le vert, le jaune et le noir, disposi-
tion dans laquelle M. Chatto croit reconnaître l'origine des cartes,
celles-ci, selon lui, représentant quatre armées en présence. Ajou-
tons que dans le tchaturanga, la marche des pièces était réglée
par les dés comme dans le trictrac.

Mais c'est particulièrementsur les jeux de cartes hindoustanies


que M. Chatto base son opinion. Il en décrit trois, de forme cir-
culaire, qui se trouvent dans le musée de la Société asiatique de
Londres. L'un composé de cent vingt cartes partagées en dix sé-
ries de douze cartes chacune, offre, pour marque de chaque série,
le symbole d'une des incarnations de Vichnou. Les deux autres
n'ont que quatre-vingt-seize cartes divisées en huit suites, cha-
cune de ces suites formée de douze cartes comme dans le jeu de
Vichnou. Un de ces deux jeux a été donné au capitaine Smith
par un brahme qui attribuait à ce jeu plus de mille ans d'anti-
quité,
Bien que ces deux derniers jeux et plusieurs autres, qui sont
conservés dans divers cabinets européens 4, aient entre eux quel-

1. Singer, p. 16 et 49, donne sept figures jeu circulaire rehaussé d'or, avec une jolie
d'un jeu rectangulaire du cabinet de M. Douce. fleur au revers. C'est dans un voyage fait aux
Ces cartes sont peintessur ivoire et rehaussées Indes par cet habile négociant, dans l'intérêt
d'or. Il en cite d'autres de forme ronde, ap- du commerce français, qu'il a été acheté en
partenant au même amateur, et peintes égale- 1848, à Cachemir. Nous en donnons les 16
ment sur ivoire, avec la même délicatesse. figures, planches 72 et 73, et les pl. 74 et 75
Onze cartes peintes en miniature sur ivoire, offrent la copie des ligures d'un autre jeu
et de la forme des cartes d'Europe, ont été plus simple dont un hasard heureux nous a
rapportées d'Égypte par M. Prisse (Magasin procuré l'acquisition. Nous possédons égale-
pittoresque, t XIV, nov 1849, p. 455). Un ment un autre ghendgifeh de la forme d'un
jeu de même forme, peint avec la plus ex- carré long.
quise délicatesse, est partie dans la belle col- On trouvera dans l'ouvrage de M Chatto,
lection de M. Didot, partie entre nos mains
p. 43, deux planches représentant les seize
(Voy. pl. 71). et nous devons a l'obligeance figures du ghendgifeh; elles sont presque
de M. Lavanchy la communication d'un beau identiques avec les nôtres.
ques différences dans les marques et dans les couleurs, on peut
les ramener aux marques de celui dont il va être question, et,
comparaison faite, nous ne doutons pas qu'en effet ce ne soit le
même jeu dans lequel l'ignorance, l'inhabileté ou le caprice des
artistes indigènes ont introduit ces variétés.
Ce jeu qui, à bon droit, a fixé plus particulièrement l'atten-
tion de M. Chatto, dont nous empruntons les renseignements
suivants, est celui que l'on trouve en usage aujourd'hui parmi
les musulmans de l'Inde. Suivant le Calcutta Magazine (1815,
t. II), il est connu sous les noms de gunjeefu ou ghendgifeh et
de tas ou taj (couronne), et se compose de quatre-vingt-seize
cartes, partagées en huit séries de douze cartes. Chaque série
comprend deux figures (le roi et le vizir) et dix cartes de points,
de 1 à 10. Comme les quatre couleurs de nos cartes d'Europe,
les huit séries du tas se distinguent l'une de l'autre par la re-
présentation d'un objet répété sur toutes les cartes de la série en
nombre égal à celui des points qui forment la valeur de la carte.
Ces huit séries ont pour signes distinctifs :
La première, des couronnes (tas) ;
La deuxième, des pleines lunes : ce sont, en réalité, des pièces
de monnaie d'argent, comme l'indique leur nom soofed (blanc),
abréviation des mots zuri soofed (monnaie d'argent) ;
La troisième, des sabres (shumsheer) ;
La quatrième, des esclaves (gholam) ;
La cinquième, des harpes (shung) qu'on pourrait prendre aussi
pour des oiseaux ou des casques ;
La sixième, des soleils ; ainsi qu'aux lunes, le nom par lequel
on désigne cette série, appelée soorkh (rouge), est l'abrégé des
mots zuri soorkh, monnaie d'or, d'où l'on peut conclure que le
signe primitif était une monnaie d'or, comme les lunes étaient
des monnaies d'argent ;
La septième, des diplômes royaux (barat), feuilles de papier
carré long avec les caractères tâliq brût ;
La huitième et dernière, des ballots de marchandises (qui-
mash), espèces de carrés longs à angles arrondis, qui représen-
tent plus probablement les coussins que les Orientaux placent
derrière eux et qui ont la forme de nos traversins d'Europe1.
Ces huit séries se groupent en deux sections de quatre séries
chacune : la première section ou section supérieure (bishbur)
comprend les couronnes, les lunes, les sabres et les esclaves ; la
seconde ou l'inférieure (kunbur) a pour partage les harpes, les
soleils, les diplômes et les coussins.

D'après les règles du jeu, dans les quatre séries de la section


supérieure, le dix suit immédiatement en valeur le roi et le vi-
zir, et l'as se trouve la carte la plus faible; dans la série de la sec-
tion inférieure, c'est le contraire : après le roi et le vizir, l'as est
la plus forte carte, puis viennent les deux, les trois, etc., de
sorte que le dix est la dernière et la plus basse des cartes.
Ce jeu se joue à deux ou à trois personnes.
A la lecture de cette description une observation nous frappe
tout d'abord, c'est que, dans le ghendgifeh, les marques des sé-
ries ainsi que les règles offrent une grande analogie avec celles
du jeu national des Espagnols, le jeu de l'hombre; ainsi on y
trouve les deniers remplacés par des lunes et des soleils, mais
reconnaissables encore non-seulement à leur forme 2, mais aussi

1. C'est ainsi, du reste, que les a jugés Les couronnes n° 1 pl. 71


Singer. Dans la nomenclature qu'il donne, Les lunes n° 2 »
p. 49, des séries du beau jeu d'ivoire de Les sabres n° 3 — »
M. Douce, il les nomme cushions (coussins). Les esclaves n° 4 — »
2.Les peintres orientaux ne s'astreignent Les harpes n° 5 — »
pas à l'uniformité dans les dessins des si- Les soleils n° 6 — »
gnes distinctifs des huit séries de leurs Les diplômes n° 7 — »
cartes. Toutefois il n'est pas difficile de les Les coussins n° 8 — a
reconnaître avec un peu d'attention. Ainsi 3. Les soofed sont des pleineslunes dans les
dans les trois jeux dont nous donnons cartes en ivoire du cabinet de M. Douce (voy
des spécimens (jeu persan d'ivoire, jeu de Singer, p. 16) dansle tarot persan de M. Prisse
Cachemir de M Lavanchy et jeu rond (Magasin pittoresque , t. XIV, nov. 1846,
de notre propre collection), on ne peut p. 365), dans nos cartes persanes et dans le
méconnaître : jeu hindoustani de M. Lavanchy.
à leurs noms, qui ne sont, comme nous l'avons vu, que l'abré-
viation de mots signifiant, dans la langue du pays, monnaies
d'argent, monnaies d'or. On y reconnaît également les épées ou
sabres shumsheer.
En voyant ces singulières ressemblances, n'est-il pas naturel
de penser que ce jeu hindoustani est un emprunt fait aux Euro-
péens ?
Cette remarque n'a pas échappé à M. Chatto, mais il en tire
une conséquenceopposée à la nôtre ; en effet, tout en convenant
que les rapports de signes distinctifs et de règles, remarqués
entre le ghendgîfeh et les jeux européens, peuvent prouver aussi
bien l'importation des cartes d'Europe dans l'Hindoustan, que
l'introduction de ce jeu en Europe par l'Orient, tout en recon-
naissant que les cartes étaient en usage en Occident depuis près
de cent ans déjà quand les Portugais firent la conquête des In-
des, M. Chatto, le croirait-on ! persiste à se décider pour l'ori-
gine orientale ; et sur quoi s'appuie-t-il? sur la généalogie imagi-
naire des cartes qu'il suppose dérivées des échecs, et sur une
prétendue tradition1 indienne dont on ne trouve aucune trace
dans les auteurs anciens, ainsi que M. Chatto l'avoue lui-même.
Pour nous, nous ne partagerons pas l'opinion de ce savant, et
nous n'hésiterons pas à affirmer qu'une étude attentive des divers
systèmes de l'origine orientaledes cartes fera bientôt reconnaître
que l'imagination en a fait à peu près tous les frais; les conjec-
tures sur lesquelles ils s'appuient ne peuvent soutenir un examen
sérieux.
Quels sont en effet les motifs sur lesquels se fondent les par-
tisans de ces systèmes ?
Examinons d'abord celui de l'origine arabe ; ses bases sont :
L'analogie apparente du mot naïbi, nom des cartes primitives,

1. D'après les mahométans de l'Inde, les de l'habitude de s'arracher les poils de la


cartes auraient été inventées par une sul- barbe dans ses moments d'ennui et de dés-
lane pour occuper son mari et le distraire oeuvrement.
avec les mots hébreux ou arabes nabi, naba, nabaa, qui empor-
tent avec eux l'idée de prophétie ;
La supposition que l'usage de tirer les cartes existait dans l'O-
rient avant qu'il parût en Europe ;
Enfin la citation de Covelluzzo affirmant que les cartes viennent
du pays des Sarrasins où elles sont appelées naïb.
De sérieuses objections sont opposées à ces hypothèses.
Pour que l'analogie apparente du mot naïb avec les mots nabi,
nabaa, etc., eût quelque valeur dans cette question, il faudrait
d'abord qu'il fût prouvé que, chez les nations sémitiques, les car-
tes ont été jadis un moyen de prédire l'avenir. Or, tout démon-
tre qu'il n'en est rien, et, si la cabale et l'astrologie judiciaire
n'ont pas été seules chez ces peuples en possession du monopole
de l'avenir, il est constant qu'on ne trouve dans l'histoire des
Juifs et des Arabes nulle trace de la divination par les cartes, au
moins ne nous en signale-t-on aucune ; il est même certain qu'en
Europe ce mode de divination est beaucoup plus moderne que
les cartes elles-mêmes1.

1. Peucer a publié, en 1552, un traité des pelons à l'auteur lui-même et nous lui sou-
diversesméthodes connues de lire dans l'ave- mettrons une question : il regarde le tarot
nir (Commentarius de praecipuis divinationum comme le père des autres cartes (p. 306), et
generibus). Il ne dit pas un mot de la divi- cependant (p. 321) il nous raconte comment
nation par les cartes.
— Le Dictionnaire de Alliette, qui déjà en 1770 avait donné un
Richelet de 1732 garde le même silence, bien traité sur l'art de tirer les cartes avec un jeu
qu'il explique les mots astrologie, chiro- de piquet, s'inspira des rêveries de Court de
mancie, géomancie, necromancie, horoscope. Gebelin sur l'origine égyptienne des tarots
— Enfin M. Boiteau lui-même, dont tout le et inventa, vers 1783, la divination par ces
système repose sur la supposition que les cartes bizarres ; quelles seraient donc alors les
cartes sont entrées en Europe comme moyen cartes avec lesquelles ces Indiens fugitifs au-
de divination avec les Bohémiens venant de raient dit la bonne aventurequand ils vinrent
l'Inde, est obligé d'avouer (p. 321) que même, en Occident, si les tarots sont les cartes pri-
a sous Louis XIV, on ne voit pas que les mitiveset si c'est Alliette qui inventa, au dix-
cartes aient joué leur rôle à la cour dans les huitième siècle, la divination par les tarots ?
consultations des magiciens. » Il est vrai Est-il probable d'ailleurs que si la divina-
qu'il tourne habilement la difficulté en dis- tion par les tarots avait existé au moyen âge
tinguant une cartomancie inférieure pratiquée Court de Gébelin n'en eût pas eu connais-
dans les foires, qui, selon lui, daterait du sance et n'en eût pas fait mention ?
jour où, dans son système, les Bohémiens ont Que M. Boiteau veuille bien nous par-
introduit les cartes en Europe, entre l'année donner notre divergence d'opinion. Si nous
1275 et l'année 1325 (p 320). Cette dis-
tinction est-elle bien admissible? Nous
ne sommes pas d'accord avec lui sur l'origine
en ap- des cartes, nous sommes paifaitement d'ac¬
Venons au passage de Covelluzzo : « En 1379, dit-il, le jeu de
cartes fut introduit à Viterbe ; il venait du pays des Sarrasins où
il est nommé naïb1. »
Certes, au premier coup d'oeil, cette affirmation semble déci-
der la question et ne plus laisser place au doute ou à l'objection,
mais, quand on ne se laisse pas fasciner par la première appa-
rence et qu'on examine avec attention et l'âge de l'auteur, et
cette assertion elle-même, on reconnaît qu'en admettant même
comme certaine la date de 1379 pour l'introduction des cartes à
Viterbe, ce témoignage ne peut avoir, quant à l'origine sarrasine
des cartes, que la valeur d'une opinion personnelle, ou, tout au
plus, celle d'une croyance répandue à Viterbe à l'époque où cet
annaliste écrivait ses notes, c'est-à-dire à la fin du quinzième
siècle. En effet :
1° Covelluzzo n'est pas contemporain de la circonstance qu'il
raconte, puisqu'il termine sa chronique en 1480, cent un ans
après la date du fait qu'il signale; de plus il est regardé comme
passablementcrédule par l'historien même qui le suit et le cite 2;
2° Aucun document arabe ne présente le mot naïb avec la si-
gnification de cartes à jouer, et le voyageur européen le plus an-
cien qui dise avoir vu des cartes en Arabie, Niebuhr, est de la
deuxième moitié du dix-huitième siècle ; encore donne-t-il aux
cartes le nom de La'eb el kamar 3, assez peu ressemblant au mot
naïbi ;
cord avec ses lecteurs pour reconnaître dans Ce jugement n'est-il pas merveilleusement
son ouvrage un livre amusant, et nous admi- applicable à l'assertion de Covelluzzo relative
rons plus que tout autre comment sa plume aux cartes?
spirituelle a pu jeter autant de charme sur un 3. Ce nom, indiqué par Niehuhr, signi-
sujet aussi ingrat. fiant simplement jeu de hasard, n'est-on
1.Voir plus haut, page 5. pas en droit d'en conclure que les cartes
2.A l'occasion d'un miracle raconté par n'avaient pas même de nom special chez les
Covelluzzo, Bussi ajoute en note, p. 222 : Arabes à l'époque du voyage de cet auteur.
« Questo raconto del Covelluzzo dee conside- Le Dictionnaire arabe-français publié en
« rarsi come una voce scorsa in questo tempo
1837, in-8, par M. Marcel, qui est resté
« intorno la compagnia (de' Bianchi) di cui en Égypte pendant l'expédition de Napo-
« si favella, la quale dal detto cronista come léon Ier, donne au jeu de cartes le nom de
« forse la più commune fu notata della ma- la'ab el ouéreq, jeu des feuilles de pa-
« niera elle se spacciava. » pier.
3° Le jeu de cartes est une contravention formelle à deux pré-
ceptes importants du Coran : la prohibition des jeux de hasard
et celle des représentations de figures humaines;
4° Enfin les cartes elles-mêmes semblentêtre restées longtemps
tout à fait inconnues aux Arabes, et l'on n'en trouve aucune men-
tion dans les anciens auteurs musulmans, même dans les Mille
et une Nuits, qui auraient eu tant d'occasions de parler de ce
jeu s'il avait été usité en Arabie.
Quand on connaît l'attachement des sectateurs d'Omar à leur
religion, on se demande comment on peut supposer que les Ara-
bes aient été les inventeurs ou les importateurs en Europe d'un
jeu, qui, proscrit dans leur loi par une double défense, n'aurait
pu se jouer chez eux qu'en secret. Aussi ne connaît-on aucune
carte de fabrique arabe, même dans les pays où ces mahométans
vivent avec les Européens dans des relationsjournalières. S'il est
en Orient des pays dans lesquels les nations musulmanes se per-
mettent les cartes, ce sont uniquement ceux où les Chiites, sec-
tateurs d'Ali, ont adouci les rigueurs du Coran au profit de leurs
goûts et de leur sensualité ; c'est l'Hindoustan, c'est la Perse ; en-
core les hommes qui se piquent d'une conduite régulière, s'en
abstiennent-ils1.
L'origine indienne est-elle plus soutenable? Pesons à leur tour

1. Dans son roman d'Hadji-Baba,peinture (Description du Maroc) assure que les Maures
fidèle des moeurs persanes, M. Morier, qui a jouent assez volontiers, mais en cachette, le
longtemps séjourné en Perse, fait dire au jeu de l'hombre, qu'ils ont appris des Espa-
Mollah-Nadân qui recherche la réputation de gnols. Enfin l'auteur de l'article sur les cartes
sainteté : « Je ne fume ni ne bois de vin persanes achetées au Caire par M. Prisse,
devant les hommes, je ne joue ni aux échecs, raconte qu'elles étaient restées longtemps
ni au Ghendgifeh (aux cartes), ni, comme la chez le marchand sans que les Arabes sem-
loi le prescrit, à aucun jeu qui détourne l'es- blassent en faire le moindre cas, et que pen-
prit de la méditationdes choses saintes (t III, dant le long séjour que ce voyageur a fait
ch. XVII, édition anglaise de Londres, 1824, en Égypte, il n'en avait pas vu d'autres;
3 vol. in-12. — Ou oh. xv, t. III de la tra- il fait observer que les Arabes ont de l'a-
duction française de Fauconpret.Paris, 1824, version pour les joueurs de cartes, tandis que
4 vol. in-12). les Persans de la secte d'Ali sont beaucoup
En Algérie, il n'y a parmi les musulmans moins sévères, qu'ils boivent du vin, font
que les gens décriés qui jouent aux cartes, des peintures humaines et jouent sans scru-
et ce sont des cartes européennes. Hoest. pule.
les arguments qui servent de base à cette opinion ; ils se rédui-
sentà quatre principaux :
Les rapports qu'on a cru remarquer entre les cartes et les
échecs ou d'autres jeux indiens.
La patrie présumée des Bohémiens et la supposition que, dans
l'Inde, l'avenir se prédisait au moyen des cartes.
L'analogie des marques distinctives et des règles du jeu de
cartes musulman, le ghendgîfeh, avec celles du jeu espagnol de
l'hombre à trois.
Enfin la traditionattribuant l'invention des cartes à une sultane.
En établissant un parallèle entre le jeu des échecs et celui des
cartes, Breitkopf et ses partisans semblent avoir oublié qu'il y a
entre tous les jeux des analogiesinévitables qui, faisant partie des
conditions essentielles de toute espèce de jeu, ne peuvent suf-
fire pour prouver une identité d'origine.
En effet, tout jeu est un combat, que la victoire dépende de
l'adresse, du hasard ou de la combinaison ; il y a donc nécessaire-
ment deux, trois, quatre combattants ou davantage; il y a donc
aussi des différences de valeur entre les pièces qui servent au jeu,
soit que cette valeur doive être représentéepar des points, comme
pour les dés, les cartes, les dominos, ou bien par la couleur, la
forme et le dessin, comme aux échecs, aux dames et aux cartes.
Qu'y a-t-il donc d'étonnant que les pièces supérieures aient
reçu les noms de rois, reines, chevaliers, etc., dans des jeux très-
différents?
Ce n'est pas là qu'il faut chercher des rapports significatifs,
c'est dans l'essence même des jeux, dans leur marche, dans leurs
règles.
Or, le jeu d'échecs est tout de calcul et de combinaison. Dans
les cartes, au contraire, c'est au sort qu'est due la plus grande
part du succès, et la combinaison n'y arrive qu'après le sort,
pour le corriger, en atténuer les rigueurs, ou fortifier l'effet des
chances heureuses.
Sur l'échiquier, toutes les pièces sont à découvert; en com-
mençant, les places sont égales, et c'est la place que le joueur
choisira en faisant marcher ses pièces, qui augmentera ou dimi-
nuera la valeur de celles-ci.
Aux cartes, au contraire, la connaissance du jeu des joueurs
est soigneusement cachée, non-seulement à l'adversaire, mais
même au partenaire : dès la distribution des cartes, la partie est
inégale, le hasard a tout mêlé, et le joueur le plus habile peut se
trouver tellement maltraité par le sort, qu'il soit battu par un
novice sans avoir pu faire un point.

Il n'y a pas plus d'analogie entre les cartes et le jeu indien du


tchaturanga, décrit par W. Jones. Que ce jeu soit le type du
tric-trac, on peut l'admettre, puisque les dés y interviennent
dans la marche des pièces; mais s'il y a, comme aux cartes, mé-
lange du hasard et de la combinaison, c'est toujours un jeu à ciel
ouvert, et, en cela, il diffère essentiellement de celles-ci ; en outre
la nature des combinaisons nécessaires à ces deux sortes de jeux
est aussi différente que la nature des éléments sur lesquels doit
s'exercer l'intelligence des joueurs.
Quelles sont au reste les ressemblances qu'on signale entre les
cartes et les échecs? Les noms des pièces principales : le roi, la
reine, le cavalier; mais cette ressemblance est sans valeur, si l'on
considère que la tour, pièce importante aux échecs, manque aux
cartes, ainsi que le fou, auxiliaire de la tour : enfin l'usage des
pièces de même nom, dans les deux jeux, est entièrement diffé-
rent, comme leur puissance

Quant à l'introduction des cartes en Europe par les Bohémiens


originaires de l'Inde, on semble ignorer que si les véritablesBohé-

1. La reine, inférieure au roi dans les les sens et a toute distance pour prendre
cartes, est aux échecs la première puissance, jusqu'aux extrémités de l'échiquier la pièce
par son privilége de se transporter dans tous qui la gêne, tandis que le pauvre roi peut à
miens, qu'on aurait tort de confondre avec nos bateleurs de car-
refours, disent aujourd'hui la bonne aventure par les cartes, ce
qui n'est pas très-certain,c'est qu'ils se sont emparés d'un moyen
de jonglerie qu'ils ont trouvé très-propre à leur profession, mais
qu'ils n'ont pu apporter de l'Inde, puisque ce n'est pas dans
les cartes que les devins indiens prétendent lire l'avenir, mais
dans les lignes de la main et au moyen de quelques autres prati-
ques 1; que les cartes étaient déjà connues avant l'arrivée des
Bohémiens, dont la première apparition en Europe ne date que
de 1417 ; enfin, que la divination par les cartes est toute récente,
et qu'on ne trouve pas de trace de cette divination en Europe,
ou au moins en France, avant la dernière moitié du dix-huitième
siècle, comme nous l'avons déjà vu.

Reste l'argumentation tirée du jeu des musulmans de l'Inde, le


ghengdifeh, dont les marques des séries, ainsi que les règles, ont
des rapports incontestables avec le jeu de l'hombre. Nous ne
nions pas ces rapports; mais, contrairement à l'opinion de
M. Chatto, nous voyons, dans les ressemblances du jeu indien
avec le jeu espagnol, une preuve que les musulmans de l'Inde ont
imité dans ce jeu les jeux des Européens; nous sommes affermi
dans cette opinion par deux particularités auxquelles cet au-
teur ne paraît pas avoir fait une attention suffisante : selon les
règles données par le Calcutta Magazine, les quatre-vingt-seize
cartes du ghendgîfeh se partagent en huit séries de douze cartes,
savoir: quatre séries supérieures et quatre inférieures. Dans les
quatre séries supérieures, la valeur des cartes de points, après
les figures, est en raison directe du nombre des points ; dans les
peine frapper les audacieux qui s'approchent les assiégés en passant par-dessus leurs rem-
de lui sans soutien ; encorepeut-il être atteint parts.
de loin par le fou ou par la tour, s'il est à Quoi de semblable dans les cartes ?
découvert de leur côté, et bien plus facile- 1. Vojet Dubois, Moeurs, institutions et
ment encore par le cavalier qui saute par- cérémonies des peuples de l'Inde. Paris, 1825,
dessus les defenseurs du roi pour le frapper in-8, 2 vol. (t. I, p. 75). M. Dubois a sé-
au milieu d'eux comme la bombe va frapper journé trente ans dans l'Inde.
quatre séries inférieures, elle est en raison inverse de ce nombre,
d'où il suit que le dix est alors la plus basse carte.
Eh bien ! cette disposition singulière se retrouve dans les an-
ciens jeux italiens et espagnols, les minchiate, les tarots, le jeu
de l'hombre. Et si l'on nous objectait qu'il est aussi possible que
cette disposition soit venue d'Orient en Europe qu'il est suppo-
sable qu'elle a été portée dans l'Inde par l'Europe, nous rappel-
lerions que dès 1488, antérieurement à l'arrivée des Portugais à
Calicut, un auteur italien, Marzio Galeotti, mort en 1494, men-
tionnait cette particularité en la commentant à sa manière. Il y
voyait une preuve de la sagesse de l'inventeur des cartes, « At-
tendu, dit-il, que dans les occasions qui exigent l'emploi des
armes (représentées par les épées et les piques, bastoni), le plus
grand nombre doit l'emporter sur le plus petit, tandis que,
dans l'usage du vin et de la nourriture (les coupes et les pains),
le moins est préférable au plus, l'homme sobre étant toujours,
dans les affaires, supérieur à l'homme qui s'abandonne à la
gourmandise ou à l'ivrognerie1. »
Quel que soit le mérite de cette interprétation, au moins
prouve-t-elle qu'en 1488 le jeu européen présentait cette singu-
larité, et qu'elle n'a pu y être introduite à l'imitation des Hin-
dous, puisque l'Europe n'a commencé à entrer en communica-
tion suivie avec les Indes que vers 1494, et il ne faut pas oublier
qu'à l'époque à laquelle écrivait Galeotti, les cartes étaient
déjà connues en Europe depuis plus d'un siècle (en Italie en
1379 selon le Covelluzzo, en France dès 1393 d'après le compte
de Poupart).

1. Voyez dans M. Chatto, p. 95, une longue « autem et V sibi invicem sedem praebere
citation latine de Marzio Galeotti, où cet « graecus latinusque testantur, ut Bastoni
auteur développe sa pensée. On y remarque « Hastoni vulgo appellentur; ita ut aliquando
ces passages : « Panes autem rusticos voco « hastarum, plerumque bipennium formant
« propter formant et colorem.... et illi sunt « gerant utrumque enim militise instrumen-
;
« panes quos imperite nummos credunt, « tum est. » (Galeottus Martius, de Doctrina
« Hastas sic dicit vulgus quoniamH aspiratio promiscua, cap. XXXVI, p. 477, 478. Lugduni,
« et V convertuntur, ut hesper, vesper. B 1558, in-16.)
La forme circulaire des cartes qu'on trouve aujourd'hui chez
les musulmans de l'Inde, n'est pas non plus la propriété exclu-
sive des Indiens; elle se trouve déjà dans des cartes gravées sur
cuivre et qu'on croit être de 1477.
D'ailleurs le fragment de jeu de cartes persan que M. Prisse a
trouvé au Caire, n'a pas la forme circulaire, et on y reconnaît
facilement les signes distinctifs des séries du jeu propre aux
mahométans de l'Inde. Ces cartes, ainsi que les cartes en ivoire
du cabinet de M. Douce et un des jeux de notre collection, sont
des parallélogrammes comme les cartes d'Europe.

Quant à la prétendue tradition suivant laquelle une sultane


aurait inventé les cartes, pour distraire son mari de l'habitude
de s'arracher les poils de la barbe, inutile d'y répondre ; on n'en
trouve la trace dans aucun écrit ancien.

Origine chinoise. — Origine égyptienne.


Une troisième opinion nous apporte les cartes de la Chine.
S'il est vrai, comme l'affirme Abel Rémusat, qu'elles furent in-
ventées dans le Céleste Empire l'an 1120 de notre ère, et que
vingt ans plus tard elles y étaient déjà généralement répandues,
l'introduction des cartes en Europe par la Chine serait plus sou-
tenable ; mais cependant quel rapport peut-on trouver entre les
cartes chinoises, petites fiches de neuf centimètres au plus de
longueur sur douze à quinze millimètres de largeur, et les pre-
mières cartes européennes, hautes de dix-huit centimètres et
larges de près d'un décimètre, entre ces grandes et belles pein-
tures et ces petits grimoires dont l'oeil européen peut à peine
distinguer la différence?
Ajoutons, sans repousser comme inexacte l'assertion du Dic-
tionnaire chinois, intitulé Ching-tsze-tung, d'où Rémusat tire
cette citation, que ce n'est qu'en 1678 que ce dictionnaire a été
publié, c'est-à-dire lorsque les cartes nous étaient connues déjà
depuis près de trois cents ans. Si donc l'on considère l'extrême
différence des cartes chinoises et des nôtres, l'ignorance dans la-
quelle on est encore aujourd'hui, dans l'Occident, de la manière
dont les Chinois se servent de leurs cartes, enfin la préférence que
ceux-ci paraissent donner généralement aux cartes européennes,
on est autorisé à penser que si le Céleste Empire a inventé les
cartes avant nous, nous ne les lui avons pas plus empruntées que
nous ne lui avons pris la poudre à canon et l'imprimerie, qu'on
dit avoir existé en Chine longtemps avant que l'Europe possé-
dât ces inventions. Et cependant ces dernières découvertes ne
sont pas pour cela contestées aux Européens.

Pour l'origine égyptienne, nous n'avons pas à nous en occu-


per. On sait qu'elle n'a de hase que l'imagination de Court de
Gébelin, qui voyait dans les tarots un livre d'hiéroglyphes, ren-
fermant toute la philosophie des Égyptiens. Le temps et le bon
sens public ont fait justie de cette hypothèse excentrique.
Qu'on nous permette donc de reléguer l'origine orientale des
cartes à côté des rêveries de Court de Gébelin, tant qu'on ne
nous aura pas présenté des monuments authentiques, des cita-
tions concluantes et des arguments sérieux.

L'origine orientale écartée, il reste encore la question de prio-


rité entre les quatre contrées de l'Europe qui prétendent à cette
invention.
Nous n'avons pas la prétention de juger sans appel ces grands
procès, dont l'instruction est loin d'être complète dans l'état
actuel de 1 érudition historique relative à ce sujet ; nous nous
bornerons à l'analyse des diverses opinions émises à cette
occasion, et à quelques remarques tirées de l'examen des
cartes anciennes comparées à celles qui se fabriquent encore de
nos jours.
Origine européenne.
Revenons au berceau des cartes.
Si l'époque de la naissance de ces jeux est restée incertaine,
le lieu où il convient d'en placer le berceau, est-il mieux connu ?
Nullement. Deux systèmes, comme nous l'avons vu, sont en
présence : l'un plaide pour l'Orient, l'autre pour l'Europe.
Déjà nous avons fait ressortir l'invraisemblance du premier. Peu
d'accord entre eux sur le peuple qui, en Orient, aurait inventé
les cartes, les partisans de ce système ne sont guère plus unani-
mes quant à la contrée de l'Europe, qui, la première, aurait, sui-
vant eux, reçu des Orientaux la connaissance des cartes. Ainsi :
Breitkopf pense que les cartes nous sont venues des Indiens
par les Sarrasins d'Égypte et d'Asie, et qu'elles ont été apportées
dans les invasions de ces peuples en Sicile, au milieu du sep-
tième siècle; en Espagne et en Languedoc, dans le huitième; en
Piémont, au milieu du dixième1.
M. Leber penche pour l'Espagne. Selon lui, le passage de Co-
velluzzo « contribuerait à prouver que l'Italie n'est pas le pre-
mier pays de l'Europe où les cartes aient paru, quelle qu'en soit
l'origine ; » et il ajoute que l'Espagne, occupée par les Maures,
a pu connaître les cartes longtemps avant les autres contrées de
l'Europe (page 298, note 2, et page 299, note 1).
M. Chatto ne décide rien d'une manière tranchée. Il y a lieu
de croire cependant que, regardant les cartes comme d'origine
indienne, il les fait entrer en Europe par le commerce des In-
des. Ailleurs, toutefois, il pense que si elles sont venues des Ara-
bes, c'est par l'Espagne qu'elles ont dû arriver (pages 44 et 56).
Fort du témoignage de Covelluzzo, c'est en Italie et par les

1. Versuch den Ursprung der Spielkarten zu n'est pas la premiere ville où les cartes aient
erforschen.... Page 17. paru en Italie, mais rien dans cette citation
2.En admettant le passage de Covelluzzo, n'autorise à penser que l'Italie n'est pas le
tout au plus pourrait-on en inférer que Viterbe premier lieu où elles furent connues.
Arabes, que M. Paul Lacroix les introduit en Europe, et lors-
qu'il nomme les quatre nationalités européennes qui prétendent
à cette invention, après l'Italie, c'est l'Espagne qu'il cite, puis
l'Allemagne, et en dernier lieu la France 1
Enfin, quand M. Boiteau nous apporte les cartes du fond de
l'Inde, dans la besace des Bohémiens, Indiens d'origine, par où
les fait-il entrer dans l'Occident? par l'Espagne, de là en Italie,
en Allemagne et enfin en France.
Ainsi, pour les partisans de l'origine orientale, c'est par l'Espa-
gne surtout, ou par l'Italie que les cartes sont entrées en Europe.

Parmi les partisans de l'origine européenne, la divergence


d'opinion est complète.
La France est défendue par Ménestrier, Bullet, Daniel. Mais,
il faut bien le reconnaître, leurs arguments ne sont pas admis-
sibles. Le P. Ménestrier, s'étayant du compte de Poupart, fait
de Gringonneur l'inventeur des cartes, tandis que ce compte
ne le présente en réalité que comme le peintre, et qu'il eût été
certainement plus largement rétribué si ce jeu avait été un
produit nouveau de son imagination. De son côté, Bullet, en
reculant l'invention des cartes au règne de Charles V, ne se
fonde que sur des détails de costume, assez contestables, et sur
des étymologies celtiques, plus douteuses encore. Du reste, ces
deux auteurs, ainsi que le P. Daniel, ne se sont occupés
que des
cartes françaises, comme si les tarots n'eussent pas existé 2.
Ajoutons qu'à l'époque où ils écrivaient, des documents et des
monuments importants, aujourd'hui produits, n'étaient pas dé-
couverts; on peut donc mettre ces auteurs hors de cause, tout en
reconnaissant les services qu'ils ont rendus dans cette question 3.

1.Voyez dans le Moyen âge et la Renais- parle des tarots, on doit penser qu'il ne les a
sance, l'article de M. Paul Lacroix sur les vus qu'en passant.
cartes. 3. On doit à ces auteurs presque toutes les
2.A la manière dont le P. Ménestrier citations d'ordonnances relatives aux cartes.
C'est pour l'Allemagne que Heincken revendique l'invention
des cartes, prétention assez naturelle : Heinecken était Allemand;
mais l'autorité sur laquelle il s'appuie est sans valeur, puisque
le livre du Jeu d'or (Gulden Spil) dont il cite les paroles, n'a été
imprimé qu'en 1472, et que l'auteur se contente de dire, comme
nous l'avons déjà vu plus haut : « Le jeu a été introduit en 1300,
selon ce que j'ai lu (als ich gelesen han). » Ce n'est donc pas
là un témoignage contemporain, ou au moins d'une date assez
rapprochée de 1300 pour être invoquée avec confiance.
Aussi mal inspiré s'est montré l'abbé Rive 1, lorsqu'en prenant
parti pour l'Espagne, il s'est étayé des statuts de la Banda en
1332 et de l'ordonnance donnée en 1387 par Jean Ier, roi de
Castille, le nom des cartes étant évidemment une interpola-
tion 2 dans ces deux documents.

Les premières cartes sont italiennes.


L'Italie enfin a trouvé des partisans naturels dans plusieurs
savants de cette contrée. A ces savants est venu se joindre l'habile
iconographe M. Duchesne aîné. Pour faire de l'Italie le berceau
des cartes, les Italiens se sont avec raison appuyés des tarots
qu'ils nous ont fait connaître mieux qu'on ne l'avait fait avant
eux, et nous n'hésitons pas à penser que seuls ils sont entrés
dans la véritable voie.
Si l'analyse que nous venons de présenter ne décide pas la
question, au moins prouve-t-elle que le plus grand nombre des
auteurs s'accorde à placer dans le midi de l'Europe la première
apparition des cartes en Occident. Il est à remarquer aussi que
la plupart de ceux qui ont écrit depuis la fin du dix-huitième
siècle, ont admis l'antériorité des tarots sur les autres cartes 3.

1. Dans les éclaircissements sur l'inven- 2.Voyez ci-dessus, page 7.


tion des cartes à jouer, cités plus haut, page 3.Une lecture,sans doute trop rapide, d'un
3, note 5. Raph. Maffei, dit le Volterran,
passage de
Faisons donc avec les tarots plus ample connaissance et voyons
si dans l'étude des figures et des règles mêmes de ces jeux
nous ne trouverons pas quelque
lumière propre à guider nos
recherches.
Les tarots-jeux.

Tarots vénitiens, Tarocchino de Bologne, Minchiatede Florence

Les cartes en usage aujourd'hui en Europe et dans les autres


parties du globe, où les moeurs européennes se sont introduites,
forment deux classes distinctes, les cartes communes et les
Tarots2. Si l'on en juge par les rares débris de cartes et de tarots

a fait écrire a Garzoni, écrivain italien plus tariorum urbanorum Raphaelis Volterrani;
fécond peut être que judicieux, que du temps octo et triginta libri ... Basiliae, Froben, 1574,
du Volterran, c'est-à-direvers la fin du quin- in-fol, p. 347, verso).
e siècle, les tarots étaient une invention On le voit, il n'y a n'en la qui caractérise
nouvelle. Breitkoft en a conclu assez légère- les tarots; pas un mot qui indique l'époque
ment que le jeu le plus ancien des Italiens, de leur invention.Evidemment Garzoni citait
le jeu primitif, apporté, selon lui, par les de mémoire quand il a dit : « Aleuni altri
Arabes, devait être le jeu de Trappola; que « son giuochi da taverne, come la mora, le
les tarots étaient postérieurs. « piastrelle, le chiavi, e le carte, o communi,
La confiance avec laquelle ce prétendu « o tarocchi di nuova inventione, secondo il
témoignage du Volterran a été admis par les « Volterrano.... » (La Piazza universale di
auteurs de notre époque, est d'autant plus tutte le professioni del mondo.... Venetia,
surprenante qu'il est en contradiction évi- 1659, petit in-4, p. 564)
dente avec les faits, puisque l'on a des ta- Nous pouvons donc en toute sûreté de
rots peints du commencement de ce même conscience rétablir les tarots dans leur droit
quinzième siecle. d'aînesse,
Cette contradiction et deux graves erreurs 1.Pour éviter les équivoques et les ré-
que présente la liste latine des tarots attribuée pétitions, nous nous servirons du mot cartes
au Volterran par Senftlebius cité par M. Le- seul pour désigner les cartes en général, nous
ber (page 21 de ses Études ou 276 des Mé- nommerons cartes communes celles dont les
moires de la Société des Antiquaires de France, jeux se composent de cartes à points et des
t. XVI) ont éveillé nos soupçons et nous seules figures auxquelles l'usage donne au-
avons cru devoir remonter aux sources. jourd'hui le nom d'honneurs. L'appellation
Bien nous en a pris ; Maffei n'avait pas dit de cartes numérales sera réservée pour les
un mot de ce qu'on lui attribuait. Il se borne cartes de points, les figures non comprises.
après avoir parle des jeux connus de l'anti- Ainsi les mots cartes de points et cartes nu-
quité, à ajouter : « Aux jeux des anciens sont mérales seront pour nous synonymes. Par
venus s'adjoindre les jeux de cartes et la les mots séries numérales nous comprendrons
« divination
par les sorts, inventions d'hom- les cartes de points avec leurs figures.
« mes cupides et dépravés. » Chartarum vero 2. C'est par corruption que l'on dit le
et sortium dipinattonis luds priscis additi sunt, tarot, le jeu du tarot, il faut dire le jeu des
ab avaris ac perditis inventi... ( Commen- tarots. En effet, les tarots sont proprement
anciens que l'on rencontre dans quelques cabinets, les types de
ces jeux sont encore, à peu de chose près, maintenant, ce qu'ils
étaient dans l'origine.
Les cartes communes, tout le monde les connaît; elles sont au
nombre de cinquante-deux pour les jeux les plus complets et se
divisent en quatre séries. Chaque série, distinguée par un signe
spécial, se compose de treize cartes, savoir : trois figures et dix
cartes numérales, celles-ci marquées chacune du signe distinctif
de la série répété sur la carte autant de fois que cette carte doit
valoir de points.
Les signes distinctifs des séries varient suivant les pays. Pour
la France, ce sont les coeurs, les carreaux, les piques et les trè-
fles, pour l'Allemagne, les coeurs, les grelots, les feuilles et les
glands, pour l'Italie, l'Espagne et le Portugal, les deniers, les
coupes, les épées et les bâtons.
Le nombre total des cartes est également différent selon les
jeux, mais jamais il ne dépasse le chiffre de cinquante-deux in-
diqué plus haut.
Moins connus en France que les cartes dont nous venons de
parler, les jeux de tarots diffèrent de celles-ci par le nombre et
la nature des éléments dont ils sont composés1.
Outre les quatre séries à signes variés qu'ils comprennent,
comme le jeu de cartes communes, les jeux de tarots offrent
une cinquième série tout à fait à part. C'est là, surtout, la dif-

les figures ou atouts dont il sera parlé tout à Nous nous servirons cependant du mot
l'heure, et qui sont en dehors des figures tarot seul pour signifier le jeu, afin d'éviter
appartenant aux quatres séries des cartes des répétitions trop fréquentes; nous som-
numérales, séries que les Italiens appellent mes, du reste, autorisé par l'usage, et cet
cartiglie, petites cartes. Le traité des Min- usage n'est pas nouveau, puisque dans la
chiate de Saverio Brunetti (Roma, 1747, liste des jeux de Gargantua, Rabelais écrit :
in-8), ne laisse aucun doute sur ce point. le Tarau (liv. Ier, ch. XXII).
Il y est dit expressément (page 15) : Vi 1. Les tarots sont incontestablementles plus
sono 40 Tarocchi e il Matto ; d'où il suit que anciennescartes. Ils sont aussiévidemment d'o-
le Fou lui-même (il matto) n'est pas tarot, et, rigine italienne. Au quinzièmeet au seizième
en effet, il n'a droit de prendre aucune carte siècle, on les désignait encore sons le nom de
et n'a de valeur qu'exceptionnellementlors- naïbis. Ce n'est guère que depuis le quinzième
qu'il est accompagné d'une autre carte. siècle qu'ils ont reçu le nom de tarots.
férence essentielle par laquelle ils se distinguent des autres jeux
de caries1.
Cette cinquième série est une suite de figures, généralement
au nombre de vingt-deux 2; vingt et une sont numérotées et
prennent rang entre elles d'après le numéro dont elles sont mar-
quées. La moindre de ces figures l'emporte sur toutes les cartes
des séries numérales, même sur les rois. De là elles ont reçu le
nom d'atouts (supérieures à tous) et celui de triomphes. C'est à
ces atouts qu'appartient proprement le nom de tarots ( tarocchi).
Les quatre séries de cartes numérales qui, avec les atouts,
composent les jeux de tarots, ont chacune quatre figures : Roi,
Reine, Cavalier et Valet, une figure de plus que nos cartes com-
munes ; ainsi les jeux de tarots ont au moins trente-huit figures,
c'est-à-dire vingt-deux pour les atouts et seize pour les honneurs
des quatre séries numérales.
Ajoutons que, dans les pays qui ont conservé les anciens types
des tarots, les signes distinctifs de ces quatre séries, sont : les
deniers, les coupes, les épées et les bâtons 3.
On connaît trois principaux jeux de tarots, 1° le Tarot de Ve-
nise, que Cicognara appelle Tarot de Lombardie, 2°le Tarocchino
de Bologne, inventé dans cette ville par Francesco Anteminelli
Castracani Fibbia, prince de Pise, réfugié à Bologne4, et enfin
les Minchiate de Florence. Les tarots en usage en France sont
conformes pour les sujets des figures à l'ancien tarot de Venise.
Soixante-deux cartes forment le Tarocchino de Bologne,
soixante-dix-huit le tarot vénitien (pl. 20 à 23), quatre-vingt-
dix-sept les Minchiate de Florence (pl. 13 à 19).
1.Par une confusion assez fréquente, plu- leurs françaises, coeurs, carreaux,piques et trè-
sieurs personnes nomment tarots les cartes fles. Les sujets aussi ne rappellent pas les an-
es-
pagnoles, qui sont, comme on sait, aux signes ciens tarots.
italiens. 4. C'est a Cicognara qu'on doit ce ren-
2. Les Minchiate de Florence contiennent seignement historique. Du reste, d'après ce
quarante et une figures, sans compterles seize qu'il dit du Tarocchino , il paraît qu'il n'a
figures des quatres séries numérales.
3.Les Allemands ont aujourd'hui des jeux de vu que des exemplaires modernes. (Memorie
spettanti alla storia della Calcografia
tarots dont les cartes numérales sont aux ,
cou- p. 137.)
Pour mieux faire saisir les rapports de ces trois jeux, nous
donnons ici la nomenclature comparée de leurs atouts, dans
l'ordre de leurs numéros et de leurs valeurs :
lu chiate de Florence. Tarot-vénitien. Tarecchino de Bologne.
97 cartes, 78 cutes, 62 cartes,
dont 40 tuots. dont 21 tarots. dont 21 tarots.

Le Fou. Le Fou. Le Fou.


1. Le Bateleur I. Le Bateleur. Le Bateleur.
II. Le Grand-duc. II. La Papesse. La Papesse.
III. L'Empereur d'Oc- III L'Impératrice. L'Impératrice.
cident.
IV. L'Empereurd'Orient IV. L'Empereur L'Empereur.
V. L'Amour. V. Le Pape. Le Pape.
VI. La Tempérance. VI. L'Amoureux. V. L'Amour.
VII. La Force. VII. Le Chariot. VI. Le Chariot.
VIII. La Justice VIII. La Justice. VII. La Tempérance.
IX. La Roue de fortune. IX. L'Hermite. VIII. La Justice.
X. Le Char. X. La Roue de fortune. IX. La Force.
XI. Le Vieillaid (avec XI. La Force. X. La Fortune.
sablier).
XII. Le Pendu. XII. Le Pendu. XI. Le Vieillard.
XIII. La Mort. XIII. La Mort. XII. Le Pendu.
XIV. Le Diable. XIV. La Tempérance. XIII. La Mort.
XV. L'Enfer. XV. Le Diable. XIV. Le Diable.
XVI. L'Espérance. XVI. La Maison Dieu ou la XV. La Foudre.
XVII. La Prudence. Foudre.
XVIII. La Foi.
XIX. La Charité.
XX. Le Feu,
XXI. L'Eau.
XXII. La Terre.
XXIII. L'Air.
XXIV. La Balance.
XXV. La Vierge.
XXVI. Le Scorpion.
XXVII. Le Bélier.
XXVIII Le Capricorne.
XXIX. Le Sagittaire.
XXX. Le Cancer.
XXXI. Les Poissons.
XXXII. Le Verseau.
XXXIII. LeLion (fond rouge).
XXXIV. Le Taureau (Id.)
XXXV. Les Gémeaux (Id.).
L'Étoile. (Id.). XVII. L'Étoile. XVI. L'Étoile.
La Lune. (Id.). XVIII. La Lune. La Lune.
Le Soleil. (Id.). XIX. Le Soleil. Le Soleil.
Le Monde. (Id.). XX. Le Jugement. Le Monde.
La Renommée. (Id.). XXI. Le Monde. L'Ange.
Remarquez dans ce tableau :
1° Que le tarot vénitien et le Tarocchino de Bologne ont les
mêmes atouts et en même nombre. Ces deux jeux ne diffèrent
l'un de l'autre que dans le nombre des cartes de points, dont les
2, les 3, les 4 et les 5 ont été supprimés dans le Tarocchino1;
suppression qui réduit ce dernier jeu à soixante-deux cartes, au
lieu de soixante dix-huit dont se compose le tarot vénitien2.
2° Que le jeu des Minchiate 3 offre également les mêmes atouts,
plus vingt nouveaux savoir les trois vertus théologales (la Foi,
l'Espérance et la Charité, nos XVIII, XVI et XIX), une des quatre
vertus cardinales (la Prudence, n° XVII), les quatre éléments (le
Feu, l'Eau, la Terre et l'Air, nos XX à XXIII), les douze signes
du Zodiaque (nos XXIV à XXXV).
3° Que les autres différences ont peu d'importance, qu'elles se
bornent à quelques changements de rang dans les atouts et à
quelques variations dans les trois ou quatre premières de ces fi-
gures, variations évidemment commandées par des considérations
politiques ou religieuses.
4° Qu'un grand nombre des sujets des atouts est emprunté
aux idées chrétiennes du moyen âge et qu'il n'en est pas un seul
1.Cette suppressiondes basses cartes, 2, 3, les figures des Mincliiate; du moins n'en
4 et 5, est la même que celle qui a été faite à avons nous pas rencontré. Mais les sujets sont
la création du piquet ; ce qu'il y a de cer- faciles a reconnaître, surtout quand on est
tain, c'est qu'au commencement du dix-hui- familiarisé avec les tarots. Ces figures sont
tième siècle, le piquet se jouait encore avec numérotées jusques et y compris la trente-
les six, ce qui explique ce vers des Fâcheux cinquième. Nous avons rangé les cinq der-
de Moliere : nières d'après les indications des règles du
Et par un six de coeur je me suis vu capot.
jeu qui en fixent la valeur. Quant au Fou, il
ne porte de numéro dans aucun des jeux :
L'édition de 1703 de la Maison académique il n'est jamais atout. (Voy. page 29, note 2,
des jeux est la premiere qui supprime le six le passage deja cité du livre de Franc. Save-
dans le piquet. Celle de 1697 et les précé- rio Brunetti : Giuochi delle Minchiate, Ombre,
dentes disent que le piquet se joue Scacchi ed altri d'ingegno. Roma, 1747 ; petit
avec
trente-six cartes. in-octavo.)
2.Dans les exemplaires modernes du Ta- 4. Les 20 figures ajoutées aux 22 du jeu
rocchino, le pape et la papesse, l'empereur de Venise devraient former 42 figures, et,
l'impératrice sont remplacés par
et
quatre per- avec les séries numérales, porter ainsi à 98
sonnages à figures de nègres et qui sont nom- le nombre des cartes des Mincliiate, mais la
més les satrapes. figure du pape retirée de ce jeu ne laisse
3. Les noms des sujets n'existent plus que 97 cartes.
pas sur
dont le dessin puisse rappeler, de près ou de loin, le costume,
les moeurs ou les idées de l'Orient.
5° Enfin, que tous ces tarots ont une origine commune ou
plutôt qu'ils ne sont qu'un même jeu différemment modifié, sans
autre motif peut-être qu'une rivalité de cité.
Mais cette origine, quelle est-elle? Faut-il, avec Court de Gé-
belin, la chercher sous les voiles dont s'enveloppait, selon lui, la
philosophie égyptienne? Ou devons-nous, pour la découvrir,
nous égarer dans le labyrinthe de la Cabale, à la suite de certain
écrivain ultra-matérialiste qui prétend expliquer par les impu-
diques symboles du lingam et du phallus le tétragramme hébreu
du nom de Jehova et jusqu'au signe révéré des Chrétiens ? Nul-
lement. Est-ce à dire, cependant, que l'on doive désespérer de
la trouver? Pas davantage. Essayons.

De la collection de gravures dites cartes ou tarots de Mantegna.

Antérieurement à l'invention des naïbis, jeux de hasard, il y


avait en Italie une suite de peintures également désignées sous
la dénomination de Naïbis et que Morelli, en 1393, conseillait
comme jeu convenable aux enfants. C'est évidemment cet album
que la gravure nous a conservé et qu'on connaît dans le commerce
des estampes et dans les cabinets sous le nom traditionnel de ta-
rots, de cartes italiennes, de cartes de Mantegna, de Baldini. On
en rencontre trois éditions, une dans laquelle l'habile iconographe
M. Duchesne aîné 1 a découvert la date de 1485, une autre qu'il
croit plus ancienne et qu'il place vers 1470, enfin, une troisième
édition, copie assez exacte, quant au trait, de celle de 1470. Cette

1. M. Duchesne aîné, conservateur du de la belle collection de fac-similés de cartes


departement des estampes de la Bibliothèque de la bibliothèqueimpériale, publié aux frais
impériale, a donné dans l'Annuairehistorique de la Société des Bibliophiles français est
de la Société de l'histoirede France pour 1837, également dû à M Duchesne aîné.
pages 172-513, des Observationssur les cartes à Nous nous empressons de reconnaître que
jouer, qui sont incontestablement la meilleuie nous devons au travail de ce savantune grande
notice qui ont été publiée sur ce sujet.Le texte partie des documents que nous avons mis en
dernière copie porte sur trois de ses pièces le monogramme du
graveur hessois Ladenspelder nos
24, 39 et 40 (Geometria, Spe-
ranza et Fide). Cette copie doit avoir été exécutée vers 1540.
Ces gravures, au nombre de cinquante pièces numérotées de
1 à 50, sont divisées en cinq séries
de dix pièces, chacune de ces
séries distinguée par une des lettres A, B, C, D, E ; la lettre A
appliquée à la série des numéros les plus élevés et la lettre E à
celle qui commence par le n° 1.
Cicognara et M. Duchesne les ont parfaitement définies en di-
sant qu'elles représentent, les états de la vie (série E) ; les muses
ou les arts (D); les sciences (C); les vertus (B) ; le Système du
monde (A).
Du reste, on va voir ci-après la table de ces figures, que nous
désignerons tantôt sous le nom de figures de Mantegna, tantôt
sous celui de tarots-images. Au bas de chacune d'elles, se
trouve, en dialecte vénitien, le nom du sujet; il est gravé en ma-
juscules romaines et suivi du numéro d'ordre en chiffres ro-
mains. Sur la même ligne, au coin de droite de la planche, ce
même numéro d'ordre est répété en chiffres arabes. Le coin de
gauche est occupé par la lettre indicatrice de la dizaine.

1. Misero. 11. Caliope. 21. Gramatica. 31. Iliaco. 41. Luna.


2. Fameio. 12. Urania. 22. Loica. 32. Chronico. 42. Mercurio.
3. Artexan. 13. Terpsicore. 23. Rhetorïca. 33. Cosmico. 43. Venus.
4. Merchadante. 14. Erato. 24. Geometria. 34. Temperancia. 44. Sol.
5. Zintilomo. 15. Polimnia. 25. Aritmetricha.35. Prudentia. 45.Marte.
6. Chavalier. 16. Talia. 26. Musicha. 36. Forteza. 46.Jupiter.
7. Dove. 17. Melpomene. 27. Poesia. 37. Justicia. 47. Saturno.
8. Re. 18. Euterpe. 28. Philosophia. 38. Charita. 48. Octava spera.
9. Imperator. 19. Clio. 29. Astrologia. 39. Speranza 49. Primo mobile
10.Papa. 20. Apollo. 30. Theologia. 40. Fede. 50.Prima causa.
E. D. C. B. A.

oeuvre.Nos idées se rapprochent des siennes.


ces gravures ne devaient pas être séparées en
Nous croyons seulement qu'en regardant les feuillets détachés, comme sont les cartes, et
gravures des cartes dites de Mantegna comme qu'elles n'ont dû être qu'un album. L'exem-
un jeu instructifdont les cartes pouvaient être plaire de la belle collection de M. Gatteaux
mêlées (p. 203), M. Duchesne s'est éloigné
de la vérité, tout concourant à est un cahier de vingt-cinq demi-feuilles ,
prouver que ainsi que celui de M. Galichon.
Remarquez avant tout que ces figures ont une dimension assez
grande (hauteur 17 cent., largeur 9 c. 10 m.).
On ne peut méconnaître dans cette suite une sorte de tableau
encyclopédique en images; chaque sujet s'y trouve représenté
avec les symboles qui le distinguent : les sept planètes y figurent
sous leur forme mythologique et avec les attributs des dieux
dont elles portent le nom.
Si l'on cherchait à pénétrer dans l'intention de l'auteur, peut-
être ne tarderait-on pas à découvrir dans l'arrangement adopté
pour ces figures, une pensée philosophique et une véritable leçon
de morale.
En effet, dans chaque dizaine, le su jet le plus élevé est le der-
nier numéro, le moins élevé le premier; ainsi le Pape, dignité
la plus élevée dans le monde chrétien, est le dernier de la série
E ; Apollon, maître des muses, le dernier de la dizaine D ; la pre-
mière des sciences, la Théologie, ferme la série C, comme la
première des vertus chrétiennes, la Foi, n'apparaît qu'à la fin
de la série B; enfin, Dieu, la cause première, est le dernier de
tout l'ensemble, sous le n° 50.
D'un autre côté, l'ordre dans lequel sont placées les lettres qui
distinguent les séries semble nous indiquer la pensée de l'auteur
et nous dire, en commençant par la dernière série A, c'est-à-
dire par le n° 50, la cause première ou Dieu :
« Adorons Dieu avant tout et admirons ses oeuvres (série A) ;
« pratiquons les vertus (série B), avant de cultiver les sciences
« (série C) ; cultivons les sciences préférablement aux arts (sé-
« rie D) ; et ne voyons dans les honneurs (série E) que les der-
« niers des biens. »

Les tarots-jeux empruntés à la collection de Mantegna.


Ici vient se présenter une question : Pourquoi la tradition a-t-
elle donné à ces figures le nom de tarots et de cartes ? et quel
rapport ont-elles avec ces jeux de hasard?
Un très-grand : plus de la moitié des atouts du jeu de hasard
dit tarot, est empruntée aux figures de cette encyclopédie.
Prenons, en effet, les tarots de Besancon, de Genève et de
Marseille qui représentent le plus fidèlement l'ancien tarot véni-
tien, mettons-les en regard de la collection des tarots-images et
nous reconnaîtrons facilement que sur les vingt-six figures du
jeu de tarots1 quinze sont dues à cette collection, savoir :

Parmi les honneurs des séries à points, trois sujets empruntés


à Mantegna, au moins quant aux noms :

Le Roi Re n° VIII de Mantegna.


Le Cavalier Chavalier VI
Le Valet Fameio II

Dans la série des atouts, sept portant le même nom :

L'Empereur n° IV des tarots est le n° IX série E de Mantegna


Le Pape V X série E
La Tempérance.. XIV XXXIV série B
.
La Force XI XXXVI série B
La Justice VIII XXXVII série B
La Lune XVIII XLI série A
Le Soleil XIX XLIV série A

Cinq autres figures qui, pour ne pas se présenter avec les


noms qu'elles ont chez Mantegna, n'en sont pas moins reconnais-
sables avec un peu d'attention, ce sont :

Le Fou (sans n°). correspondant au Miseru n° I de Mantegna.


L'Etoile.... n° XVII à Vénus XLII.
Le Chariot.. VII à Mars X.
L'Hermite
.. X à Saturne........ XLVII
Le Monde... XXI à Jupiter XLVI.
à la prima causa L.
Et, pour qu'il ne reste aucun doute sur l'analogie de ces figu-
res, avec celles de Mantegna que nous leur assignons comme

1. En réalité le jeu de tarots contient trente- vingt-deux de la série des tarots nous n'en
huit figures, puisqu'il y en a seize
pour les ajoutons que quatre pour les rois, reines, ca-
quatre séries numérales; mais nous n'en valiers et valets, ces quatre sujets étant répé-
comptons ici que vingt-six, parce qu'aux tés dans chaque couleur.
correspondantes, nous joignons ici, en parallèle, la description
des unes et des autres :
1° Le Misero, n° I des tarots-images. = Le Fou, le Mat des
jeux de tarots, où il est sans numéro.
Le Misero est mordu à la jambe par un chien (planche 1, fig. 1
et pl. 7).
Même particularité pour le Fou, le Mat (pl. 20).
2° Vénus, n° XLIII des images=L'Étoile, n° XVII des tarots.
L'Étoile n'est autre chose que la planète de Vénus que les gens
de la campagne appellent l'étoile du berger.
Dans les images, Vénus est représentée dans l'eau, une co-
quille ou une coupe à la main (pl. 5).
Le tarot l'Étoile est aussi une femme nue au bord d'une ri-
vière ; elle a un genou sur la terre, et elle tient à chaque main
un vase avec lequel elle semble verser sur sa jambe, qui est
dans le ruisseau, l'eau qu'elle vient de puiser (pl. 6).
3° Mars, n° XXXXV de Mantegna. = Le Chariot, VIIe tarot.
Comme Vénus, la planète de Mars est représentée dans les
tarots-images avec les attributs que lui donne la mythologie. C'est
un guerrier assis, l'épée à la main et sur un char ; le guerrier et
le char sont vus de face (pl. 5).
Le tarot intitulé Chariot présente également un guerrier sur
un char, couronne en tête, cuirasse sur la poitrine et sceptre à la
main. Guerrier, char et chevaux, tout est vu de face comme
dans la figure de Mars (pl. 7).
Dans l'un et l'autre dessin le char est surmonté d'un dais sup-
porté par des colonnes.
4° Saturne, n° XXXXVII de Mantegna. = L'Hermite, n° IX
des tarots.
Saturne est ici le vieux Saturne de la fable. De la main gau-
che il porte à sa bouche un petit enfant pour le dévorer, de la
droite il s'appuie sur le manche de sa faux et tient en même
temps un serpent ailé se mordant la queue, symbole de l'éter-
nité (pl. 5).
Le tarot, plus humain, en a fait un hermite ; la pose de profil,
la lanterne qu'il tient à la hauteur de sa tête, le bâton sur lequel
il s'appuie rappellent l'attitude du Saturne de Mantegna (pl. 7).
Du reste, la pensée du temps est demeurée attachée à cette
figure, car, dans les tarots dits cartes de Charles VI, l'Hermite
tient un sablier au lieu d'une lanterne (pl. 11).
Ajoutons que, dans les Minchiate, ce n'est plus un hermite,
n° XI, c'est un vieillard appuyé sur deux béquilles ; derrière lui
est couché un cerf, emblème de la longévité, et sur une colonne
on voit un sablier et une flèche. Encore l'idée du temps (pl. 14).
5° La Prima causa, Mantegna, n° L (pl. 5). = Le Monde,
n° XXI des tarots (pl. 21).
Au premier coup d'oeil on ne voit aucun rapport entre ces
deux dessins, si ce n'est par les symboles des quatre évangélistes,
qui se trouvent sur l'un et sur l'autre. Encore devons-nous aver-
tir que ces symboles ne se trouvent pas dans la gravure de 1470.
Mais que l'on se demande ce que représente cette suite de cer-
cles concentriques de la figure Prima causa, et la réponse indi-
quera sur-le-champ le rapport cherché. Cette figure, c'est le
Monde, suivant le système de Ptolémée, seul connu aux quator-
zième et quinzième siècles 4. Si l'on veut bien remarquer aussi
que le Monde est le dernier numéro des tarots, comme la Prima
causa le dernier numéro de la suite des images encyclopédiques,
on ne peut plus douter que l'auteur des tarots n'ait pris ce
titre le Monde à la figure de Mantegna.
1. Une figure semblable se retrouve à la garita philosophica de Reisch, curieuse en-
page 19 de la Géomance de Cattan, traduite cyclopédie, souvent réimpriméeau commen-
par Gabr. du Préau ; Paris, Corrozet, 1567; cement du seizième siècle; petit in-4 avec
in-4. Au-dessus de cette figure on lit Fi- figures. On y trouve la même figure au livre
:
gure générale des deux parties du Monde VIII, traité T, chap. v, De machinae mundi
élémentaire et céleste. — Voyez aussi la Mar partitions.
Quant au dessin du Monde des tarots, dans lequel nous trou-
vons tantôt une femme nue qui ressemble moins à une femme
qu'à une femme sauvage (comme on peut le voir sur les tarots
de Besançon (pl. 21), tantôt une femme également nue qui pa-
raît danser (pl. 3, fig. 3), nous ne nous chargerons pas de l'ex-
pliquer; si l'auteur a voulu représenter la Volupté qui règne
sur le monde il faut convenir que les graveurs ont singulière-
ment traduit ou plutôt trahi sa pensée. Traduttore, traditore.
Peut-être l'ovale dans lequel est debout cette femme douteuse
est-il pris aussi du Jupiter de Mantegna, n° XLVI (pl. 5)?

Somme toute, voilà quinze figures sur vingt-six empruntées


par l'auteur des tarots à la collection des images encyclopédiques.
N'est-ce pas bien suffisant pour justifier le nom de tarots donné
à cette collection par la tradition ?
Complétons ces rapprochements par la comparaison de la
Tempérance de Mantegna (n° XIV, pl. 21) et du même sujet dans
les tarots (pl. 4). La pose et le mouvement sont les mêmes, et
malgré la grossièreté et l'imperfection de la gravure du tarot, on
ne peut méconnaître dans celle-ci une imitation de Mantegna.
Il en est de même du Valet de coupe (pl. 22). C'est bien le Fa-
meio de Mantegna (n° II, pl. 1 et 22) : voyez la pose et le cos-
tume, ils sont presque identiques, et la manière dont le voile
est jeté sur l'épaule du valet suffirait seule pour révéler l'origine
de cette figure.

N'êtes-vous pas convaincu? Eh bien ! regardez les Minchiate,


ce jeu florentin de quatre-vingt-dix-sept cartes. Les voici qui

1. Ce qui pourrait faire pencher pour cette ailé, tenant d'une main une couronne, de
interprétation, c'est que le Monde des Min- l'autre une flèche. Il est nu, mais une drape-
chiate represente l'Amour debout sur le globe rie descend de son cou derrière lui et revient
du monde. Aux quatre côtés du globe souf- par-devant au moyen d'une circonvolution
flent quatre vents ; l'Amour, si tant est que qui temoigne de l'habileté et en même temps
ce soit l'Amour, est un grand jeune homme de la décence du graveur.
vous présentent les vingt atouts
qu'elles ont de plus que le jeu
vénitien et elles vous disent : Pour nous enrichir de combinai-
de nous une récréation mathématique 1
« sons nouvelles et faire
« notre auteur ne
pouvait s'arrêter aux figures qu'il empruntait
au jeu de Venise, il a dû leur en adjoindre d'autres et ces au-
«
« tres, au nombre
de vingt, c'est Mantegna aussi qui les a four-
« nies comme il a
fourni leurs aînées. »
Ces atouts additionnels sont, comme on l'a vu, page 35
La Prudence, une des quatre vertus cardinales (n° XXXV de
Mantegna). Le jeu primitif des tarots de Venise n'en présentait
que trois, la Force, la Justice et la Tempérance.
Les trois vertus théologales, la Foi, l'Espérance et la Charité
(nos XXXX, XXXIX et XXXVIII du même), entièrement
omises dans les atouts de Venise.
La Terre, l'Eau, l'Air et le Feu, ou les quatre éléments.
Enfin les douze signes du Zodiaque.
Ces quatre éléments et ces douze signes du zodiaque forment,
dans les Minchiate, une suite non interrompue, chiffrée XX à
XXXV. On ne les trouve pas en figures séparées dans les images
encyclopédiques, et cependant il n'est pas douteux qu'elles leur
sont empruntées.
En effet nous venons de voir (page 39) que la dernière figure
de Mantegna, la Prima causa, n° L, représentait le système du
Monde de Ptolémée.
Or, d'après ce système, les astronomes du moyen âge divisaient
l'univers en deux mondes, le monde élémentaire et le monde
céleste.
Le monde élémentaire se composait des quatre éléments, la
terre, l'eau, l'air et le feu, désignés dans la série des cercles con-
1. Les jeux de tarots sont des jeux à gran- à la page 9 de son livre, qu'il y a dans ce
des combinaisons, les Minchiate jeu, 96, 141, 308, 410, 84, 017, 049 com-
surtout. Sa-
verio Brunetti, professeur de mathématiques, binaisons diverses. On nous permettra d'ad-
qui a donné à Rome, en 1747, le traité des
mettre sans verification l'exactitude de ce
Minchiate, déja cité page 31, note 2, calcul.
annonce,
centriques par quatre cercles dont le plus petit, ou celui du mi-
lieu, était la terre, comme l'élément le plus lourd.
Le monde céleste était formé de onze ciels, figurés aussi par
des cercles entourant les cercles du monde élémentaire et s'élar-
gissant à mesure qu'ils s'en éloignaient. Le premier cercle, ou le
premier ciel, était l'orbite de la Lune, le deuxième celle de Mer-
cure, le troisième de Vénus, le quatrième du Soleil, le cinquième
de Mars, le sixième de Jupiter, le septième de Saturne. Le hui-
tième Ciel (octava Sphera) était le ciel des étoiles ou le firma-
ment, le neuvième le cristallin, que quelques-uns n'admettaient
pas; le dixième appelé primum Mobile, ou premier ciel doué
du mouvement, était considéré comme celui qui imprimait le
mouvement aux autres sphères, enfin on regardait comme le sé-
jour de Dieu le dernier ciel, ou l'Empirée1.
Voyez-vous à présent comment cette cinquantième figure, le
système du monde (pl. 5), a fourni à l'auteur des Minchiate ses
quatre éléments et ses douze signes du zodiaque ? Les quatre
éléments, ce sont les quatre cercles du monde élémentaire, tra-
duits en quatre figures symboliques; les douze signes du zo-
diaque, c'est la division bien connue, suivant les douze mois
de l'année, des étoiles qui peuplent la huitième sphère, l'octava
sphera.
Récapitulons maintenant ce que les tarots en général doivent
à la collection dite de Mantegna.
Le jeu vénitienlui doit, comme nous l'avons montré plus haut
(pages 39 et 40), douze atouts et trois honneurs, soit quinze fi-
gures 15
Les Minchiate vingt atouts de plus 20
Total 35
1. C'est probablement cette opinion sur ne sont pas sur l'édition originale, prouve
le dernier ciel qui a fait donner à la figure peut-être la crainte que ce titre prima causa,
représentantle système du monde le titre de donné au système matériel de l'univers, ne fit
prima causa, et l'addition des symboles des naître quelque soupçon sur l'orthodoxie du
évangélistes sur la copie de 1485, lorsqu'ils graveur.
Or le jeu qui a le plus de figures, les Minchiate, en présente
les honneurs1, une pour
en tout quarante—cinq : quatre pour
le Fou et quarante pour les atouts; c'est donc plus des trois
quarts; le reste est dû, en partie, aux idées chrétiennes du
moyen âge, en partie à ces
fantaisies satiriques ou bizarres
dont on trouve de si fréquents exemples dans les sculptures
des églises gothiques. Ainsi nous voyons, dans les tarots, les
nos II, la Papesse2, VI l'Amoureux, X la roue de fortune3,
XIIle Pendu, tenant dans chaque main une bourse pleine,
XIIIla Mort fauchant les têtes couronnées comme le menu
peuple, XV le Diable, XVI la Foudre renversant une tour, un
des ouvrages les plus solides des hommes, enfin, le n° XX, le
Jugement dernier
L'économie générale des jeux de tarots semble aussi elle-même
prise de Mantegna.
En effet, les atouts qui ont plus de valeur sont, dans les divers
jeux de tarots, ceux dont le chiffre est le plus élevé ; eh bien ! ce sont
justement ceux qui correspondent aux numéros les plus hauts
de Mantegna et qui sont puisés dans sa dizaine de 41 à 50.

1.Nous avons déjà fait observer (page 39, sième personnage, la tête en bas : Descendo
note 1) que, dans cette recherche, nous ne mortificatus, et enfin, en bas. un quatrième
comptions que pour quatre les seize figures est représenté écrasé par la roue : Axi rotor.
d'honneurs des quatre séries à points. On voit que c'est exactement la même fi-
2.Voyez, page 82, note 1. gure que la Roue de fortune des tarots ;
3.La Roue de fortune est aussi figurée au seulement, dans cette dernière, ce sont des
livre VIII, chap. xvi de l'Encyclopédie de animaux au lieu d'hommes.
Reisch intitulée Margarita philosophica, déjà 4.La Mort, dans les trois jeux de tarot,
citée. porte le n° 13. On sait quel funeste augure
Une femme aveugle, échevelée, revêtue les préjugés populaires ont toujours attache
d'une longue robe, est assise presque de face à ce chiffre. — Treize à table !
sur la manivelle d'une grande roue à quatre Au moyen âge les danses des morts étaient
raies. Celte femme, la Fortune, a les deux à la mode, et l'on trouve dans les bordures
bras étendus et tient à chaque main une gravées sur bois pour les belles heures im-
coupe. Celle qu'elle tient à sa main gauche primées au seizièmesiècle, plusieurs des per-
est renversée. Au côté droit de la femme, un sonnages qui figurent dans la première série
homme monte avec la roue, et on lit dans de Mantegna. Ils y sont tous accompagnés
une banderole : Ad alla vehor ; au sommet de de la Mort qui leur ordonne de la suivre.
la roue, un autre est debout : Glorior elatus; 5.Dans les Minchiate modernes, les des-
au côté gauche, près de la coupe renversée, sinateurs, à la place du Jugement dernier,
la roue entraîne dans son mouvement ont dessiné une Renommée.
un troi-
Le numéro le plus bas de Mantegna, le n° I, est le Misero; la
figure, qui, dans le jeu, correspond au Misero, est le Fou. Le
Fou est le zéro des tarots, c'est la figure la plus faible, il ne peut
prendre aucune carte, comme nous l'avons déjà dit, et n'a de va-
leur que par occasion et grâce au secours d'autres cartes.
Cinq divisions composent les tarots-images.
Cinq divisions composent les tarots-jeux.
Ces divisions sont des dizaines dans Mantegna; dans le jeu,
quatre des séries sont également des dizaines dont les points
vont de 1 à 10.
Autre coïncidence: les décades de Mantegna sont distinguées
par les lettres A, B, C, D, E ; les cinq séries du jeu sont dési-
gnées par des objets dont les noms ont pour initiales les mêmes
lettres A, B, C, D, E (Atouts, Bâtons, Coupes, Deniers, Épées).
Bien est-il vrai que dans la suite des noms italiens Atutti, Bas-
toni, Coppe, Denari, Spade, la lettre E ne se trouve pas, at-
tendu qu'en italien une épée ne se dit pas, comme en espagnol,
Espada ; elle s'y nomme Spada. Mais, comme si l'objection
avait été prévue, voici que dans l'édition des gravures de 1485,
c'est la lettre E qui manque; et par quelle lettre est-elle rem-
placée ? précisément par nu S2.
Enfin si l'on examine la quatrième décade de Mantegna, celle
des vertus, qui comprend les nos XXXI à XXXX, on est frappé

1.On a vu, page 37, que tandis que les la lacune laissée par la lettre E. S'il en était
figures de Mantegna sont numérotées dan» ainsi, ce serait une nouvelle preuve qu'on
l'ordre naturel, de 1 à 50, les lettres indica- savait à cette époque que le jeu avait été
tives des cinq dizaines sont rangées dans l'or- pris des images ? On s'expliquerait facile-
dre contraire en remontant de E en A. Ne ment alors comment cette gravure a reçu de
serait-ce pas encore par imitation de cette la tradition le nom de tarots.
apparente bizarrerie que, dans les jeux de Zani avait déjà remarqué ce rapport de
tarots, la valeur des cartes numérales est en lettres, mais il n'en tirait pas les mêmes con-
raison directe du nombre des points, pour séquences que nous : il y voyait une preuve
les Bâtons et les Epées, et en raison inverse, que ces images étaient un jeu, sans pouvoir
pour les Coupes et les Deniers ? toutefois s'en expliquer la marche (Materiali
2. Peut-être la remarque de cette coïnci- per servire alla storia dell' origine e de' progressi
dence de lettres avait-elle été faite par le dell' incisionein rame e in legno. Parma, 1802 ;
graveur de 1485, qui aura voulu compléter in-8).
d'une autre remarque, c'est que les quatre signes, coupes, de-
niers, épées, bâtons, s'y trouvent dans les attributs de quatre
vertus, deux théologales et deux cardinales.
La Foi, n° XXXX, tient un calice.
La Charité, n° XXXVIII, une bourse renversée d'où tombent
des pièces de monnaie.
La Justice, n° XXXVII, est armée d'une épée.
La Force, n° XXXVI, d'une masse d'armes1.
Ces rapprochements ne démontrent-ils pas clairement la
parenté des tarots-images avec les tarots-jeux ? Et si les gra-
vures attribuées à Mantegna étaient contemporaines des pre-
miers documents où il est fait mention des cartes, refuseriez-
vous de reconnaître que c'est la source dans laquelle les inven-
teurs du jeu ont puisé la plupart de leurs dessins et de leurs
combinaisons.
Objection.
Les tarots-jeux datent du quatorzième siècle et les gravures dites de Mantegna
sont du deuxième tiers du quinzième.
Non sans doute, nous dira-t-on, mais malheureusement pour
votre système, il n'en va pas ainsi, et la première apparition
des cartes est séparée par cent ans environ de l'époque à la-
quelle a été gravé votre album dit de Mantegna. Rien ne vous
autorise donc à refuser le droit d'aînesse aux cartes, puisque
les cartes étaient déjà connues dès 1392 et que vos gravures
de Mantegna datent au plus tôt de 1470.

Réponse.
Pourquoi les Naibis dits de Mantegna n'ont-ils été gravés qu'au XVe siècle.
Aussi ne prétendons-nous pas que ce soit à ces gravures
elles-mêmes qu'on a dû la première idée des tarots, mais

1. Le Bâton du Roi de cette série est en renflement du côté opposé. C'est le club des
realité une masse d'armes avec poignée et Anglais.
bien aux peintures qui ont servi de modèles à ces gravures, car
nous ne voyons dans ces figures de Mantegna que la reproduc-
tion de dessins plus anciens, qui, ne pouvant être copiés qu'à la
main, avant l'invention de l'impression de la gravure, étaient
assez rares et assez recherchés pour qu'un artiste conçûtla pensée
de les multiplier par ce nouveau moyen, quand les procédés de
Finiguerra furent connus.
Ces conjectures offrent d'autant plus de probabilité que quinze
ans après la première édition, nous en voyons paraître, en 1485,
une autre édition; qu'une copie de la première est faite encore
un demi-siècle plus tard (vers 1540) par le graveur hessois, La-
denspelder, et que, dans les premières années du dix-septième
siècle, elles servent de types aux gravures sur bois d'un ou-
vrage présentant, dans une suite de figures diversement com-
binées, le moyen de deviner un sujet choisi mentalement par une
autre personne dans ces soixante images 1 dont quarante-
cinq rappellent les dessins de la collection dite de Mantegna, et
dont, en outre, deux autres semblent prises du jeu de tarots 2.
D'ailleurs, les rapports de ces images avec les jeux de tarots
sont trop nombreux pour être contestés et on ne peut les expli-
quer si ce n'est en admettant que l'encyclopédie de Mantegna
est née des tarots ou que ceux-ci doivent leur origine à ces
dessins.
Or comment supposer qu'une suite de figures logiquement
classées, qui révèle un plan sérieux, une pensée première mûre-
ment réfléchie, puisse être née du jeu de tarots où les images
entassées sans ordre n'offrent qu'un pêle-mêle confus d'idées

1. « Laberinto, dato novamente in luce dal in-fol°, 3 feuilletsde texte et 21 de fig. sur bois
signor Andrea Ghisi, nobile Veneto, nel 2. Cette association de deux sujets du jeu
quale si vede MCCLX figure, le quali sono des tarots l'Amour et le Bateleur (Zone in
tutte pronte al servtio con la sua obedienza banco) avec quarante-cinq dessins pris de
et corrispondenza che parlano l'una all' altra, Mantegna, montre qu'à Venise on associait
et con la terza volta infaillibilmente si sapra encore dans la pensée, au commencementdu
la figura imaginata, con il secreto di esso....» dix-septième siècle, les tarots-imagesavec les
Venetia, per Evangelista Deuchino,MDCXVI, tarots-jeu. Preuve nouvelle de leur parenté.
mystiques, d'intentions satiriques et de pensées mondainesdont
l'esprit ne peut saisir la liaison 1 ?
N'est-il pas bien plus vraisemblable que les figures, et les
sujets qui se trouvent à la fois et dans les jeux de tarots, où elles
semblent disséminées au hasard, et dans les dessins de Mantegna,
où elles ont une place logiquement déterminée, ont été emprun-
tées par le jeu à cet abum combiné si méthodiquement.
Que la gravure n'ait copié que tardivement les Naïbis en-
fantins, il n'y a pas à s'en étonner, les procédés de Finiguerra
ne furent connus qu'en 1452 et il a fallu après la découverte de
l'orfévre florentin quelques années encore pour que les graveurs
acquissent dans cet art nouveau l'expérience et l'habiletéque l'on
constate dans ces travaux attribués à Mantegna d'autres parts.
C'est aussi ce qui est arrivé aux graveurs allemands que cite
Bartsch dans son dixième volume, (maître de 1466) et aux ano-
nymes qui ont reproduit des cartes à sujets animés.
Les cartes à sujets animés étaient comme les Naïbis d'une
trop grande dimension pour être reproduites par la gravure sur
bois, on les a donc négligées jusqu'à ce que les procédés de Fini-
guerra fussent connus (1452). C'est alors que des orfévres s'étant
occupés de la gravure sur cuivre songèrent aux cartes animées.
Du reste, si les gravures de Mantegna étaient de la fin du
quatorzième siècle, ou si l'on retrouvait, de ces gravures, des
dessins originaux datant de cette époque, vous seriez bien forcé
d'admettre notre système.
Eh bien, ces originaux, l'existence nous en est prouvée
par un manuscrit de la bibliothèque Mazarine, dont M. Douet
d'Arcq a donné dans la Revue archéologique le 15 septembre
18582, une notice détaillée et des extraits: voici ce qu'on y lit :

1.Le Fou, le Diable, le Jugement dernier, souvent réimprimé au quinzième siècle sous
le Bateleur, la Roue de la Fortune ; la Pa- le titre de Blason des couleurs, mais l'on y
pesse, l'Amour, etc. trouve de plus un traité des tournois,le nom
2.Ce manuscrit contient un petit ouvrage et les armes des chevaliers de la table ronde,
Sensuyvent les ditz et armes de ix femmes dictes et appellées
«

muses 1.
Caliope la première, porte de synople, une trompette d'argent en bende.
Son dit : jusques aux nues
Uranyes. iie. porte de sable. ung cerne dargent ung compas de masson de mesmes
Son dit : la non pareille.
Terpsicore. iije. porte dargent. ung leut de pourpre.
Son dit : seule y suis.
Erato iiije. porte dor, une meule de molin de sable (c'est un tambour de basque).
Son dit : jatens l'heure.
Polymnya ve. porte dazur, unes orgues d'argent.
Son dit : moy mesmes.
Talia vie. porte de gueules, une vielle dor.
Son dit : à mon devoir.
Melpomene vije. porte de pourpre ung cornet dor
Son dit : jamais lasse.
Euterpe vije. porte dargent, une doulcene de sable
Son dit : tant mest doulx.
Clio ixe. de sable, ung signe dargent.
Son dit : à la mort chante.

Sensuyvent les vij ars.


Grammaire, la première. — Une vieille ridée, béguinée, esmantelée — porte de
pourpre, une lime d'argent, ung pot de mesmes.
Logica ii°. Une femme jeune, les cheveux crespés, les bras tout nudz hault re-
coursez d'une chemise jusques aux piedz, es mammelles et au nombril troussée —
porte de gueules, une serpent volant d'or envelopée d'ung drap dargent.
Rethorica iiie. Une jeune dame, d'ung heaulme et une coronne par dessus sa teste,
ung manteau et une riche cotte vestue, en sa main dextre tenant une espée — porte
de synople, deux enfants nudz d'argent, soufflant deux trompettes de mesmes.
Geometria iiiie. Une jeune dame issant d'une nue, tenant en sa main une esquarre
(une équerre) pour compasser et mesurer pierres — porte d'argent, une nue d'asur.

les armoiries des neuf preux, celles des dix- 1. Les neuf muses font le sujet de la deu-
sept rois chrétiens. xième dizaine de Mantegna, les sept arts sont
(Comparez avec les Naibis de Mantegna, compris dans les sciences et arts, troisième
(édition de 1470 la description précédente ti- dizaine de la même suite. Vous en reconnaî-
rée du manuscrit de la Bibliothèque Mazarine, trez la parfaite identité. Il n'y manque que
feuillet 28 et suivants). les couleurs et les dires.
Arismetica ve. Une femme ancienne, de crevechiefs sa teste affublée, d'une robe
longue abillée jusques aux piedz, contant argent — porte de sable, six besans d'argent.
Musica vie. Une jeune dame en cheveux, bien adornée, d'une fine chemise vestue,
les bras tous nudz, assise sur un signe, les jambes entreliées et nudz piedz, unes
instrumens emprès elle, ung flaiol — porte de
orgues, ung lehut et plusieurs autres
synople, deux flaiolz d'argent.
Philosophia. viie. Une jeune dame les cheveux pendens, d'ung corset de guerre a
escailles, armée d'ung targon, au milieu ung visaige insculpé, tenant en la main se-
nestre, en l'aultre main ung dart ferré et empané — porte de gueules, de dars d'ar-
gent de mesure.
Une jeune dame1 les cheveux pendens, ung chappelet de fleurs par dessus, touchant
de la main dextre ung flaiol, de l'aultre main espenchant a ung pot de terre de l'eau
qui sourdait d'une fontaine, et en ses piedz le firmament — porte d'asur, le firmament
d'argent.

Noms des cartes en Italie, au quinzième siècle. — Distinction


des Naïbis jeux innocents et des Naïbis jeux de hasard
condamnés.
A ces preuves déjà si convaincantes, ajoutons quelques
considérations sur les noms des cartes. —Comment? pour vous
égarer dans le labyrinthe sans issue des étymologies fantasti-
ques 2 ?— Nullement, mais pour essayer, si, considérés sous
un autre point de vue, ces noms ne peuvent pas nous appor-
ter quelque lumière.
Jusqu'à la moitié du quinzième siècle les cartes ont été
désignées en Italie sous la double appellation de cartes et de
naïbis. Le mot carte, qui rappelle la matière sur laquelle
ces instruments de jeu ont dû être dessinés dès l'origine, fut
adopté par les Français et par les Allemands (Karten). Le mot
naïbi passa aux Espagnols chez lesquels nous le retrouvons
encore, ainsi que chez les Portugais, sous la forme de naypes.
1.Le nom du personnage manque; mais en l'a fait venir de l'hébreu, de l'arabe, du bas-
rapprochantla description de la gravure on que, du latin, etc. (Voy. Chatto, déjà cité,
voit que c'est la poésie. pages 22 à 24 et 27 à 30.)
2.Le mot naïbi a donné lieu à des conjec- Court de Gébelin trouvait bien dansl'égyp-
tures étymologiquesles plus excentriques. On tien l'origine du mot tarot !
Ces deux mots, cartes et naïbis étaient-ils synonimes ? était-ce
une double expression pour désigner une seule et même chose?
— Il est permis d'en douter, si l'on examine dans quelles cir-
constances ils figuraient ensemble.
C'est dans les théologiens italiens que nous les trouvons ainsi
réunis. Les oeuvres de saint Bernardin de Sienne, célèbre fran-
ciscain mort en 1444, celles de saint Antonin, archevêque de Flo-
rence, mort en 1459, et les sermons du dominicain Bareletta,
fameux prédicateur, également du quinzième siècle, nous en four-
nissent des exemples. Ces mots y sont généralement séparés par
la particule ou (seu), mais là, cette particule ne peut avoir
pour but d'indiquer une seconde dénomination d'un même ob-
jet, puisqu'ailleurs elle est remplacée par la conjonction ET.
Ainsi quand saint Bernardin, dans son carême, dit charti-
cellae SEU naïbi et, plus loin, naïbi SEU charticellae, quand saint
Antonin parle des fabricants ou marchands de cartes ou de
naïbis, chartarum SEU naiborum, ils entendent désigner toutes
les cartes qu'ils connaissent, qu'elles soient de l'espèce dite
chartes, charticellae ou de la sorte appelée naïbi, ce qui se trouve
confirmé par Bareletta chez lequel nous lisons : chartarum ET
naiborum1.
Ces deux expressions désignaient donc deux sortes de cartes
différentes. Mais quelles étaient ces cartes?
Chartae, c'étaient les cartes en général, et les charticellae
étaient, plus particulièrement, les jeux de cartes sans tarots, c'est-
à-dire ne comprenant que les séries commençant par les rois et
finissant avec les cartes de points.
Les naïbis étaient les jeux à tarots, comme le tarot vénitien,
le Tarocchino de Bologne, et les Minchiate de Florence.
Et voici sur quoi se base notre opinion :
Les Italiens n'avaient que deux classes de jeux, ceux qui se

1. Feria secunda quartae hebdomadis quadragesimae,


jouaient sans tarots et se composaient de cinquante-deux cartes
au plus et ceux qui, comprenant les tarots, comportaient un bien
plus grand nombre de cartes.
Dans les jeux à tarots, toutes les cartes qui ne comptaient pas
au nombre des tarots, c'est-à-dire celles qui étaient inférieures
aux grands atouts, étaient appelées petites cartes, cartiglie 1.
Or carticella est la traduction littérale de cartiglia, c'est le
diminutif du latin charta, comme cartiglia est le diminutif de
l'italien carta.
On peut donc légitimement penser que l'expression charti-
cellae désignait, dans les écrits latins, ce qu'indique, dans les
écrits italiens, le mot cartiglie, c'est-à-dire les petites cartes, les
jeux sans tarots.
La conséquence de cette interprétation évidente, c'est que les
naïbis étaient les jeux à tarots.
Quant aux signes des séries dites cartiglie, carticellae, c'é-
taient les deniers, les coupes, les épées et les bâtons, comme
nous l'apprend saint Bernardin lui-même, lorsque, attribuant
l'invention des cartes à Satan, il représente ces divers signes
comme les symboles d'autant de vices, l'avarice, l'intempérance,
la haine et la brutalité2.
1. Brunetti, Giuocho delle Minchiate.... lam, Enses odium et guerram, Reges atque
p. 21, 27, 30, 31. Reginae praevalentes in nequitiis supra dictis,
2. Voici le passage de saint Bernardin; milites etiam inferiores et superiores luxuriant
nous le devons à l'obligeance du R. P. et sodomiam aperta fronte proclamant. »
Cahier, qui a bien voulu vérifier, Une pensée analogue se trouve dans les
pour nous,
dans la riche bibliothèque de Compagnie,
sa sermons du fameux prédicateur populaire
les divers passages de saint Bernardin de Gabriel Bareletta, dont la réputation était si
saint Antonin, où il est fait mentionetdes répandue au quinzième siècle qu'on disait gé-
cartes : néralement : « qui nescit barelettare nescit
Satan jaloux de Jésus-Christ, qui établi praedicare. »
dans son Eglise des offices dont a des En tonnant contre les dés, il les dénonce
livres ornés de miniatures,s'écrie
on a
:
« Nec deficere volo officiis meis Breviaria
comme une invention du Diable, envieux de
Diurna, quae esse jubeo charticellas ac ce que Dieu avait créé les lettres de l'Alpha-
seu naibos, bet au moyen desquelles la Bible a été com-
in quibus variae figurae pingantur, sicut
fieri posée.
solet in Breviariis Christi ; figuram in
quae
eis mystica (sic) praefigurent, ut « Non est peccatum ita Deo abominabile,
puto ; De- ut peccatum ludi, et vix est dare actum in
narü avaritiam, Baculi stultitiam seu caninam quo concurrant tot mala sicut ex ludo ; et
saevitiam, Calices seu Copae ebrietatem
et gu- sicut Deus invenit 21 literas alphabeti, aliae
N'oublions pas que, dans les cartes italiennes, ces quatre
signes étaient communs aux jeux à tarots et aux jeux de cartes
sans tarots, et rappelons-nous que les auteurs cités tout à l'heure
étaient Italiens.

Mais voici une difficulté. Pendant que les naïbis étaient dé-
fendus par les prédicateurs comme jeu immoral et dangereux,
ils étaient en même temps recommandés comme une récréation
innocente et classés parmi les jeux d'enfants. Dans une chronique
écrite en 1393, Morelli interdisant les dés à un enfant, lui con-
seille les naïbis : « Ne joue pas au zara ni aux autres jeux de
« dés, joue aux jeux en usage chez les enfants, aux osselets, au
« sabot, aux fers, aux naïbis1.... »
Comment concilier cette recommandation avec l'anathème
lancé par les théologiens contre les naïbis?
La conciliation n'est pas embarrassante. C'est une simple dis-
tinction à faire. Il y avait deux sortes de naïbis : les uns, objet
d'amusement propre aux enfants, où le hasard n'entrait pour
rien, c'étaient ceux que conseillait Morelli; les autres étaient les
naïbis condamnés par la morale religieuse.
Ces naïbis proscrits par l'Église, nous les connaissons; n'a—
vons-nous pas vu tout à l'heure que ce sont les jeux appelés
aujourd'hui tarots, nom que le temps a substitué à celui de
naïbis, inusité maintenant, et dont on ne rencontre plus que
de rares exemples après le quinzième siècle?

autem postea suut superadditae ad compo- poris.... » (Feria 2, 4 hebdomadis quadrage-


nendamBibliam, ubi est omnis sapientia re- simae. Venetus, 1571 , pet. in-8, p. 148, verso.)
velata, ita Diabolus invenit bibliam scilicet 1. « Non giuocare a zara, nè ad altro gioco
dados, ubi posuit 21 puncla tanquam literas di dadi ; fa de giuochi che usano fanciulli,
nigras, ubi, in usu suo, reperitur omnis mali- agli aliossi, alla trottola, a' ferri, a' naibi, a
tia peccati, et quot sunt puncta in datis (sic) coderdone e simili. » (Chroniqne de Morelli,
tot ab eo scelera procedunt. Ideo videamus dans la Storia fiorentina di Ricordano Males-
per ordinem peccnta quae ab ipso procedunt. pini).
« Prima litera est A, quasi primus punctus Le zara était un jeu qui se jouait avec trois
quod est primum peccatum, i. Amissio tem- dés.
Mais les autres naïbis, ces naïbis conseillés par Morelli comme
quels sont-ils?
un jeu convenable aux enfants,
Vous ne le devinez pas? Eh bien ! ce sont les originaux, aujour-
d'hui perdus, de la collection de gravures dite de Mantegna,
c'est cet album d'images, cette encyclopédie en cinquante des-
sins, combinée si logiquement et à laquelle les jeux de tarots ont
fait tant d'emprunts.
Et la preuve ?
La voici :
La communauté de nom des naibis défendus et des naibis
conseillés implique une communauté soit d'origine, soit de na-
ture, une parenté. Or la nature des naibis prohibés, c'était d'être
en même temps un jeu à images par ses figures dites tarots, et
un jeu à points par ses quatre séries numérales, conséquemment
un jeu de hasard comme les dés. Quant aux naibis conseillés
par Morelli, ce n'était pas un jeu de hasard, cela résulte du texte
de cet auteur. Où est donc le rapport entre ces deux jeux ? Dans
les images dont l'un et l'autre sont composés; on ne saurait en
trouver d'autre. Sans les images, qu'auraient eu de commun ces
deux jeux de même nom, bien que de nature d'ailleurs si diffé-
rente?
Remarquez les dates. Les naïbis enfantins sont cités par Mo-
relli en 1393, et ce n'est que plus tard que nous trouvons les
prédicateurs tonnant contre les naïbis—jeux.
D'un autre côté, voici apparaître dans une citation de la même
époque un jeu également composé d'images, également propre
aux enfants. Dans la vie du duc de Milan, Philippe-Marie Vis-
conti, né en 1391, vie écrite par Decembrio, son secrétaire, on
lit qu'un des jeux favoris de ce prince, pendant son enfance,
était un jeu qui se fait avec des figures peintes (qui ex imagini-
bus depictis fit); or, ce jeu, comme celui de Morelli, n'était pas
un jeu de hasard, puisque plus loin Decembrio rapporte que le
duc jouait aussi quelquefois aux jeux de hasard dans les occa¬
sions solennelles. (Solemnibas quoque diebus nonnunquam alea
lasit1).
Ne retrouvons-nous pas là tous les caractères distinctifs du
jeu d'enfant de Morelli, des naïbis innocents?
De plus, et comme s'il eût voulu venir à notre secours, le
biographe du duc de Milan ajoute que ce prince prenait tant
de plaisir à ces figures qu'il en avait acheté 1500 écus d'or un
jeu complet (integrum ludum) où son secrétaire, Marziano de
Tortone, avait peint avec une admirable perfection les images
des dieux ainsi que les figures d'animaux et d'oiseaux placées
aux pieds de ces dieux. (Deorum imagines subjectasque his
animaliumfiguras et avium 2).
Ce nouveau détail achève de nous mettre sur la voie. Ces
dieux, ainsi que ces animaux et ces oiseaux qu'on voyait aux
pieds de ces dieux, ce n'est que dans la collection de Mantegna
qu'on les trouve; on y compte, en effet, un grand nombre de
figures de dieux 3, et plus de vingt de ces figures offrent des
animaux et des oiseaux, presque tous placés aux pieds de ces
figures.
Et que l'on ne pense pas que ce soit d'un jeu de tarots que
Decembrio ait voulu parler. Sa description ne peut s'appliquer
à aucun des trois jeux de cette espèce que nous connaissons. Des
1. « Variis etiam ludendi modis ab ado- écus d'or, est celui qui appartenait de son
lescentia usus est Philippus Maria ; nam modo temps (1831) à la comtesse Aurélia Visconti
pila se exercebat, nunc folliculo, plerumqueeo Gonzaga de Milan. Nous démontrerons plus
ludi genere qui ex imagimbus depictis fit, in tard qu'il est dans l'erreur, et que c'était le
quo praecipue oblectatus est, adeo, ut inte- jeu donné par ce prince à l'occasion de son
grum earum ludum mille et quingentisaureis mariage.
emerit, auctore vel in primis Martiano Ter- Remarquons de plus que le prix énorme
donensi ejus secretario, qui Deorum imagines de 15 00 écus d'or est plus en rapport avec
subjectasquehis animalium figuras et avium miro les naïbis encyclopédiques qui se composent
ingenio summaque industria perfecit. Oblec- de 50 images qu'avec le jeu de tarots, où les
tatus est et astragalis, quod ludi genus ab Ho- images ne sont qu'au nombre de 21.
mero repetitum noviores celebrant. Solemni- N'oublions pas que selon toute probabilité
bus quoque diebus nonnumquam alca lusit.... » les originaux de Mantegna existaient déjà
(Decembrio, VitaPhilippi Marias Vicecomitis, bien avant les gravures.
cap xxi.—Voyez MuratoriiRerum Italicarum 3. Apollon et les muses, Mercure, Vénus,
Scriptores. In-folio, t. XX, p. 1013). Mars, Jupiter ; Saturne, le Soleil, la Lune;
2. Cicognara pense que ce jeu, payé 1500 ajoutez-yles sciences et les vertuspersonnifiées.
dieux, ces tarots n'en offrent qu'un seul (l'Amour) ; des animaux,
six ou sept au plus s'y rencontrent ; enfin des oiseaux, on n'y
en trouve pas trois. Nous savons d'ailleurs que le jeu de Visconti
n'était pas un jeu de hasard, puisque nous venons de voir que
ce prince jouait aussi aux jeux de hasard, mais rarement et dans
des circonstances solennelles.
Remarquons en passant les mots integrum ludum, un jeu
complet. C'est encore là un nouvel indice qu'il s'agit de la col-
lection encyclopédique d'images dont les tarots n'étaient regar-
dés alors que comme des extraits.
Dans tous les cas, cette description donnée par Decembrio,
qui devait être bien informé, puisqu'il avait aussi été secrétaire
du duc de Milan, constate d'une manière certaine que dès la fin
du quatorzième siècle il existait en Italie un jeu de figures peintes,
qui n'était pas un jeu de hasard ; que ce jeu servait de récréation
aux enfants et que les nombreuses images dont il était composé
offraient des dieux ayant des animaux et des oiseaux pour attri-
buts.
Résumons ce qui précède et reconnaissons :
Que le jeu décrit par Decembrio et les naïbis de Morelli étaient
contemporains ;
Que le jeu de Philippe-Marie Visconti était un jeu d'enfant,
et que les naïbis de Morelli étaient également un jeu d'enfant;
Que le jeu de Visconti n'était pas un jeu de hasard, et que
les naïbis de Morelli n'étaient pas non plus un jeu de hasard ;
Que le jeu du duc de Milan était un jeu à images, et que les
naïbis de Morelli ne pouvaient être qu'un jeu à images, comme
nous l'avons démontré.
Que pouvait donc être le jeu à figures peintes de Visconti, si
ce n'est le jeu nommé naibi par Morelli?
Maintenant, que l'on rapproche des sujets compris dans la
collection, dont la gravure est attribuée à Mantegna, les détails
donnés par Decembrio sur les divers sujets des images du jeu
de Visconti, et l'on sera d'autant plus frappé des rapports qui
existent entre ces deux suites d'images, que la description de
Decembrio, en s'accordant parfaitement avec la collection de
Mantegna, ainsi qu'on l'a vu plus haut, ne peut pas s'appliquer
aux jeux de tarots.
Conclusion : Le jeu à figures peintes (qui ex imaginibus de-
pietis fit) du jeune duc de Milan et les naïbis conseillés par
Morelli, en 1393, étaient le même jeu ; donc cette suite de figures
peintes était connue dès avant 1393.
D'autre part, les sujets de ces peintures étant évidemment
les mêmes que les sujets des gravures de Mantegna, nous pou-
vons en inférer aussi que ces peintures de la fin du quatorzième
siècle ont été les originaux que le graveur renommé, que l'on
croit être Mantegna ou Baldini, a copiés ou imités en 1470.
Enfin les rapports nombreux que nous avons signalés entre
les tarots-images et les tarots-jeu ne permettent pas de douter
que ceux-ci ne soient des emprunts faits aux gravures dites de
Mantegna ou pour mieux dire aux peintures connues dès avant
1393 et que nous croyons avoir servi de modèles à ces gra-
vures.
C'est au reste ce que semble confirmer le nom de tarots donné
parla tradition aux gravures de Mantegna, nom qui aujourd'hui
leur est commun avec les tarots-jeux, comme le nom de naïbis,
avant d'avoir été remplacé depuis par celui de tarots, était com-
mun, au quatorzième siècle, au jeu innocent de Morelli et aux
jeux de hasard à figures.
Vous voyez que si nous ne pouvons représenter en nature
les dessins originaux dont la gravure attribuée à Mantegna est
la copie ou l'imitation, nous avons au moins démontré que
ces originaux existaient au quatorzième siècle, et que l'album
gravé les représente assez fidèlement, puisqu'il s'accorde d'une
manière si remarquable avec la description donnée par un docu-
ment dont l'époque et l'authenticité ne sont pas contestés.
HISTOIRE DE L'INVENTION DES CARTES.

Admettez notre argumentation et nos conclusions, et vous


aurez toute faite l'histoire du premier âge des cartes.
Les cartes ne sont ni d'origine arabe ni d'origine indienne.
Rien n'autorise ces deux suppositions ; aucun document
historique, aucun monument, aucune citation d'écrivains de
l'Orient1 ne vient les appuyer. Ces jeux sont du reste contrai-
res au génie, aux moeurs et à la religion des Arabes. Tout au
plus pourrait-on admettre que la Chine avait des cartes avant
l'Europe. Mais il y a entre les cartes chinoises et les nôtres si
peu d'analogie qu'il est impossible de croire que celles-ci puis-
sent être les filles des premières. Rarement les nains ont enfanté
des géants.

Les cartes sont une invention européenne et, sans nul doute,
italienne. Voici ce que l'on peut supposer de plus vraisemblable
sur leur origine :
Au quatorzième siècle il y avait en Italie une suite de dessins,
un album de cinquante pièces, très-propres à amuser les en-
fants par la variété des images et à aider leur instruction en
servant de sujets d'interrogation aux maîtres ou aux parents;
c'était une nomenclature étendue des connaissances d'alors, un
programme de questions, un aide—mémoire encyclopédiquepour
les yeux.
Cette suite de dessins se nommait Naïbis ; nous en avons la
copie dans les gravures anonymes attribuées à tort ou à raison au
peintre Mantegna2.
Vers la fin de ce même siècle, un esprit inventif, probablement
1. Il existe bien un petit poème hindous- cette question. D'ailleurs, il n'a pas été tra-
tani sur le jeu de Ghendgifeh, mais ce poeme duit. (Voy, l'Histoire de la littérature hindous-
est du dix-huitieme siècle. L'auteur, Mir tame, par M Garcin de Tassy, t. Ier,p. 17).
Amani Açad, écrivait sous Shah Aulum 2. Voyez les preuves plus haut, pages 47,
; ce
qu'il peut dire serait donc sans valeur dans 48, 49 et suivantes.
un Vénitien, crut voir dans les Naïbis des enfants les éléments
d'un jeu nouveau propre à servir à l'âge mûr de récréation atta-
chante 1 comme ces Naïbis servaient à l'enfance d'amusement
instructif. Peut-être aussi, guidé par une intention morale,
voulut-il arracher les malheureux joueurs à la frénésie du jeu de
dés. « Pourquoi, se dit-il, n'imaginerait-on pas un jeu qui, sans
« exclure complétement les chances du hasard, n'y serait pas
« livré tout entier comme les dés, et qui, moins sérieux que les
« échecs, moins bruyant et plus portatif que le trictrac, exigerait,
« comme ces jeux, une attention soutenue, du calme et de la
« réflexion ? Un tel jeu, en rendant les parties plus graves et plus
« lentes, garantirait les joueurs de cet entraînement fiévreux qui
« naît de la succession trop rapide des chances du dé, où chaque
« coup n'est que trop souvent une partie complète et consé-
« quemment
une perte pour le vaincu, une amorce pour le
« vainqueur. Ne serait-ce pas là un véritable service à rendre à
« la société? »
Tout entier à celte pensée, il met la main à l'oeuvre. Son plan
est bientôt tracé. Il suivra du plus près qu'il lui sera possible ses
modèles,les Naïbis primitifs. Ils ont cinq séries, il aura cinq séries ;
leurs séries sont des dizaines, quatre des siennes seront des di-
zaines. Toutefois il ne sera pas un copiste servile, et si sa pre-
mière série ne se compose que d'images comme les Naïbis, une
partie seulement de ces figures sera empruntée à ceux-ci; les
autres il les puisera dans ses idées chrétiennes, ce seront la Roue
de la Fortune, le Pendu, la Mort, le Diable, le Jugement
dernier, avertissements symboliques par lesquels il rappellera au
joueur les dangers et les conséquences de la passion du jeu. La

1. « Néanmoins, comme chacun voit par à toutes sortes de piperies, fraudes et décep-
expérience, les jeux de cartes, tarots et déz, tions.... » (Déclaration du roi du 22 mai 1583-
au lieu de servir de plaisir et récréation, se- portant imposition d'un droit sur les cartes,
lon l'intention de ceux qui les ont inventez, ne tarots et déz. — Voir recueil d'édits, déclara-
servent à présent que de dommages et font tions, arrêts etc., concernant la régie du droit
scandale public, étant jeux de hasard sujets sur les cartes. Paris, impr. royale, 1771, in-4).
figure d'un escamoteur, placée en tête de cette première série,
comme une védette, éveillera l'attention et tiendra en défiance
contre les mains trop habiles à mettre le sort dans leurs intérêts.
Ces figures seront supérieures au reste du jeu ; elles seront au
nombre de vingt et une, comme les points d'un dé, et, à l'imi-
tation des Naïbis, elles porteront un numéro d'ordre qui sera
en même temps la règle de leur valeur. Ce seront là proprement
les atouts, et l'ensemble en sera complété par une vingt-deuxième
figure, le Fou, autre symbole. Du reste, cette dernière figure
sera sans numéro, comme elle sera sans valeur propre ; elle n'en
aura qu'une exceptionnelle et de circonstance.
Les quatre autres séries seront quatre dizaines de cartes, cha-
cune de ces cartes marquée de points pour indiquer la valeur de
la carte depuis 1 jusqu'à 10. En tête de chaque dizaine, mar-
cheront quatre figures, un roi, une reine, un cavalier et un valet.
Mais comment distinguer l'une de l'autre les quatre dizaines et
les figures qui les commanderont ? Emploiera-t-on les lettres
A, B, C, D, E, qui désignent les cinq dizaines des Naïbis ? Non,
ce ne serait pas assez visible ; mieux vaudra prendre des objets
matériels, qui en frappant les yeux se fixeront plus facilement
dans la mémoire. Justement voici les attributs de quatre ver-
tus, deux théologales et deux cardinales, qui figurent à la qua-
trième dizaine des Naïbis modèles, le calice de la Foi, les de-
niers de la Charité, l'épée de la Justice, la masse d'armes de la
Force. Ces quatre signes seront clairs, faciles à reconnaître. —
Adopté. — Et le nom du jeu?
— Le
nom? Eh bien! qu'il s'ap-
pelle Naïbis comme ses modèles : c'est justice et reconnaissance :
c'est prudence en même temps, puisque ce nom est déjà connu.

Ainsi constitués et formant un effectif de soixante-dix-huit


cartes, ces nouveaux naïbis furent mis en circulation. Le succès
ne se fit pas attendre. A peine étaient-ils connus que chaque
pays voulut avoir ses cartes, comme Venise avait les siennes.
L'Espagne, la France, l'Allemagne s'emparèrent promptement
de cette invention, et il est difficile aujourd'hui de connaître avec
certitude à laquelle de ces contrées appartientla priorité de l'imi-
tation.
Il était naturel que l'Italie adoptât la première l'invention de
Venise. Dès l'origine, Florence, enchérissant sur l'idée vénitienne,
avait augmenté le nombre des figures et avait puisé ce supplément
à la même source que l'auteur vénitien, dans les Naïbis enfan-
tins. Portées, par cette addition, à quatre-vingt-dix-sept cartes,
les Minchicite, jeu national des Florentins, ne sont plus un
simple jeu à combinaisons; c'est un véritable exercice de mathé-
matiques
Ce ne fut que plus tard et postérieurement aux Espa-
gnols, aux Français et aux Allemands, que les Bolonais
eurent leur jeu de cartes, le Tarocchino, troisième des jeux à
images. Ils durent cette grave conquête à leur généralissime
Francesco Anteminelli Castruccio Castracani Fibbia, prince de
Pise, dont l'invention parait être d'avoir supprimé dans le
jeu vénitien les deux, les trois, les quatre et les cinq des basses
cartes. Cet effort de génie lui valut, de la part des quatorze réfor-
mateurs de Bologne, le droit de mettre ses armes sur la carte de
la Reine de Bâtons et celles de sa femme à la Reine de Deniers ; pri-
vilége non moins sérieux que le service qui l'avait fait accorder 2.

Si l'auteur des Naïbis nouveaux ne voulut simplement que dé-


trôner les dés, il put s'applaudir de sa réussite ; elle fut com-
1.Voir plus haut, page 41, note 8, l'indi- mes de la famille Fibbia, sur la seconde,
cation de Saverio Brunetti. celles des Bentivoglio. Une inscription placée
2.Suivant Cicognara, qui nous fait con- au bas du tableau apprend que Fibbia, né
naître cette particularité, il existe à Bologne, en 1369 et mort en 1419, avait été généralis-
dans la famille Fibbia, un portrait en pied sime de» armées bolonaises, et qu'il avait ob-
de ce Franc. Fibbia, petit-fils de Castruccio. tenu des quatorze réformateurs de Bologne le
Il tient dans sa main droite un jeu dont privilége de placer ses armes et celles de sa
quelques cartes sont tombées a terre, entre femme, Francesca Bentivoglio, sur ces deux
autres la Reine de Bâtons et la Reine de figures de Reines. Cicognara memoria spettants
Deniers; sur la première sont peintes les ar- alla steria della calcografia, page 137.
plète. Mais combien eut-il à gémir, si réellement il avait eu l'in-
tention d'éteindre la passion du jeu, ou du moins d'en arrêter
les progrès? il dut s'apercevoir, trop tard, qu'il n'avait fait qu'y
donner un nouvel aliment et créer au jeu un instrument de plus.
Car en s'emparant de son invention, les Espagnols, les Français,
les Allemands laissèrent de côté sa première série, les images,
qui, en multipliant les combinaisons donnaient au jeu vénitien
le caractère d'un jeu de calcul ; ils ne prirent que les quatre sé-
ries numérales dont les points laissaientplus grande part au ha-
sard. Aussi vit-on bientôt se former, avec ces quatre sériesseules,
un grand nombre de jeux non moins dangereux que les dés,
comme la trappola de Venise et le stupide lansquenet des Alle-
mands, etc.
C'est de ces divers jeux sans tarots que nous allons nous
occuper ; nous les désignerons sous le nom de cartes com-
munes.
Des cartes communes.

Quels que soient les changements que le caprice des diverses


nations a fait subir aux signes primitifs des séries italiennes, il
est facile de reconnaître qu'en réalité les cartes actuelles ne sont
que les carticellae, défendues par les théologiens du quin-
zième siècle, c'est-à-direles naïbis ou tarots de Venise, privés des
vingt-deux figures de tarots, et d'une des quatre figures de cha-
que série, suppressions qui de soixante-dix-huit cartes ont ré-
duit à cinquante-deux nos jeux les plus complets.
Quand et comment ce démembrement du jeu primitif des ta-
rots s'est-il opéré?
Dès l'origine très-certainement ; les cartes, en effet, étaient,
nous l'avons vu, connues en France avant 1392, et, comme nous
le prouverons plus tard, les cartes peintes par Gringonneur,
pour Charles VI, ne pouvaient être des tarots.
Ce fut l'Italie, ce fut Venise elle-même qui la première mu—
tila ses naïbis; le jeu de trappola, que Cardan appelle jeu véni-
tien, et qui a donné son nom en Allemagne aux cartes à signes
italiens 4 n'est composé que des quatre séries numérales, en-
core ne sont-elles pas entières, puisqu'on n'y trouve que le roi, le
cavalier et le valet, avec l'as, le deux, le sept, le huit, le neuf et
le dix; (le trois, le quatre, le cinq et le six n'y figurent pas), en
tout, trente-six cartes.
La cause de ces réductions est facile à comprendre. Le jeu des
tarots, avec ses nombreuses cartes, était un jeu à combinaisons
compliquées qui ne pouvait être du goût des joueurs vulgaires
habitués aux dés, jeu dont le hasard faisait généralement seul
tous les frais; ils ont donc enlevé du nouveau jeu ce qui devait
en rendre la marche difficile ou lente, et l'ont réduit de plus de
moitié. C'est à ce prix que les cartes devinrent populaires.
L'Espagne imita l'Italie 2. En adoptant les cartes vénitiennes
avec leurs signes distinctifs, coupes, deniers, épées et bâtons, les
Espagnols n'acceptèrent pas non plus les quatre séries numérales
complètes : celles-ci, dans les jeux à tarots, ont chacune quatorze
cartes (un à dix, roi, reine, cavalier et valet) cinquante-six cartes.
Ils n'en conservèrent que quarante-huit, ou douze par série :
le roi, le cavalier, le valet, avec les cartes des points un à neuf.
Mais, tout en laissant de côté les vingt-deux images de tarots et
les combinaisons nombreuses qu'elles amenaient avec elles, les
Espagnols, esprits sérieux et réfléchis, conservèrent dans leur
jeu national de l'hombre (l'homme) une partie des règles com-

1.Au témoignage de Breitkopf (page 25, les Espagnols donnent à leurs cartes. En
note Y) le jeu de trappola se retrouve encore transportant le mot italien naïbi dans leur
dans la Silésie avec des noms qui attestent langue ils ont dû changer le B en P, autre-
l'origine italienne reh, cavall, fantell, as, du, ment ils auraient prononcé nayves, les Espa-
etc.; pour les séries, coupes, deniers, épées et gnols prononçant le B comme un V. Et l'ar-
bâtons, les noms sont complétementitaliens. gument ne peut être retourné, car si c'eût
Du reste on en fabriqueà Vienne sous le nom été l'Italie qui eût emprunté le mot et la
de trappolierte Karten, chose à l'Espagne elle n'aurait pas eu de chan-
2.Une preuve que l'Espagne n'a pas in- gement à faire, puisque les Italiens pronon-
vente les cartes et qu'elle les a empruntées à cent le P comme on le prononce aussi en Es-
l'Italie, résulte du nom même de naypes que pagne.
pliquées des Naibis 1, comme ils en gardaient les signes distinctifs
des séries, et leur jeu devint un fidèle reflet de la gravité na-
tionale.
Quant aux Français, novateurs par essence, ils changèrent dès
l'origine les signes italiens, les coupes, les deniers, les épées et
les bâtons, contre des signes plus simples les coeurs, les carreaux,
les piques et les trèfles, changement heureux qui leur permit en
même temps d'adopter pour leurs cartes un format plus petit et
plus commode que celui des Naïbis originaux. Plus tard, quand la
gravure sur bois fut inventée, ils se créèrent un jeu national, le pi-
quet, moins sérieux peut-être que l'hombre Espagnols, mais dans
lequel d'ingénieuses combinaisons laissent encore se dessiner la
physionomie d'un jeu de calcul.
De leur côté, les Allemands à la même époque, prirent pour
signes de leurs séries des animaux et sur chaque carte de points
l'animal-type était répété autant de fois que la carte devait valoir de
points. Ainsi, par exemple, si la série avait le lion pour symbole, le
six contenait six lions et ces lionsétaient représentés dans six poses
variées. Les Allemands, furent donc obligés de conserver pour
leurs cartes un format très-grand, comme nous le voyons aux
cartes allemandes de Stuttgardt (fig. 60 et 62) qui sont hautes
de 18 cent, sur une largeur de 10 cent.
Que les cartes italiennes et les cartes espagnoles descendent en
ligne directe des jeux de tarots vénitiens, le seul témoignage des
yeux suffit pour le reconnaître ; les signes distinctifs des séries
sont les mêmes. Mais, pour les cartes françaises et allemandes,
l'évidence n'est pas si manifeste. Cependant quelques observa-
tions peuvent conduire à reconnaître la parenté, et montrer
comment, malgré leurs différences, les cartes françaises et les
allemandes peuvent être ramenées à l'origine italienne.

1. Par exemple, cette singulière règle dont séries, coupes et deniers, en raison inverse du
nous avons déjà parlé, page 23, et d'après nombre des points, et pour les épées et les
laquelle la valeur des cartes est pour les deux bâtons en raison directe de ce même nombre.
Et d'abord fixons la géographie de ces trois types divers que
M. Leber a très-exactement classés d'après leurs signes distinc-
tifs en trois régions1 :
1° Région méridionale (Italie, Espagne et Portugal) :
Coupes, deniers, épées et bâtons ;
2° Région centrale (France, Angleterre, et, aujourd'hui, pres-
que toute l'Allemagne) :
Coeurs, carreaux, piques et trèfles ;
3° Région septentrionale (Allemagne ancienne, Suisse, etc.) :

Coeurs, grelots, feuilles et glands ;


Au premier coup d'oeil, ces trois familles de signes ne parais-
sent guère avoir d'analogie ensemble, mais étudions leurs noms,
comparons leurs formes, et nous retrouverons les liens de Famille
que nous n'apercevons pas à la première vue.
Rapprochons d'abord les noms des signes des cartes françaises
de ceux des cartes italiennes :
Les Italiens nomment leurs
signes : coppe, danari, spade, bastoni ;
Les Français........ coeurs, carreaux, piques, trèfles ;
Les Anglais...... hearts, diamonds, spades, clubs ;
traduction des noms français, puisque les Anglais ont adopté
nos cartes dès l'origine.
Ne trouvez-vous pas que le mot spades (boyau, bêche), donné
par les Anglais, à nos piques, rappelle le spade des figures ita-
liennes? que le mot de clubs par lequel ils désignent nos trèfles,
et qui veut dire en anglais massue, est également un souvenir du
bastone italien?
1. Ce n'est qu'à partir du second âge des que cette classification devient possible, la
cartes, c'est-à-dire à partir de l'époque ou fixation des signes nationaux uniformes,
la gravure en bois a donné le moyen de ne n'ayant elle-même eu lieu qu'au moment où
plus exécuter à la main les jeux de caries, l'impression en relief a été connue...
Il est donc plus que probable que nos deux derniers signes
représentent des armes, comme ceux des jeux d'Italie.
Autre indication : Nous avons vu (page 19), que dans les jeux
de tarots, et plus tard dans le jeu national des Espagnols, le jeu
de l'hombre, les quatre séries numérales se partageaient en deux
sections : l'une, composée des coupes et des deniers, dans la-
quelle la valeur des cartes est en raison inverse du nombre des
points; l'autre, formée des épées et des bâtons, où cette valeur
est proportionnelle au chiffre de ces mêmes points.
Cette disposition est passée dans les jeux que la France a em-
pruntés à l'Espagne, comme le jeu de l'hombre, et comme le qua-
drille et le médiateur, qui en dérivent; et, pour la rendre pra-
ticable avec nos cartes il a fallu diviser nos quatre signes français
en deux groupes : le rouge et le noir. Dans la section rouge (les
coeurs et les carreaux), la valeur des cartes est, pour ces jeux,
d'origine espagnole, comme dans les coupes et les deniers, l'in-
verse du nombre des points; dans la section noire (les piques et
les trèfles), cette valeur suit le chiffre des points, comme les
épées et les bâtons.
Ajoutons que dans ces jeux d'origine espagnole, l'as de pique
est appelé espadille (petite épée) et l'as de trèfle baste (bâton).
Voilà donc les piques et les trèfles regardés par nos pères
comme remplaçant les épées et les bâtons.
Enfin une dernière preuve ne permet plus le moindre doute:
Quand les Portugais se servent de nos cartes, ils nomment
copas nos coeurs, ouros nos carreaux, espadas nos piques et
paos nos trèfles.

Les cartes sont-elles le premier produit de la gravure


sur bois ?
Puisque nous avons cité la gravure
sur bois ou plutôt l'im-
pression en relief, nous ne pouvons quitter
ce sujet sans dire
un mot d'une opinion acceptée généralement sans examen par
les érudits, sur la foi de Heinecken, dont la science n'est pas
contestable, sans doute, mais que la prévention en faveur de
son pays a évidemment égaré. Selon cet auteur, les caries sont
d'invention allemande ; selon lui, c'est aux cartes qu'est due
l'origine de la gravure sur bois, et les cartiers ont été les pre-
miers graveurs en relief.
Ces assertions de l'iconophile allemand sont purement gra-
tuites, rien dans les monuments ne vient les confirmer.
En effet, les premières cartes furent dessinées et peintes à la
main 1. Les plus anciennes que nous connaissions sont quatre
cartes du musée Correz à Venise 2, les dix-sept pièces de tarot,
de date incertaine, appelées improprement cartes de Char-
les VI, et celles du tarot de Visconti (pl. 10 et 11) dont la
date se peut conclure de la figure de l'amour où sont réunies
les armes de ce prince et celles de Béatrix Tenda, qu'il épousa
en 1413 et qu'il fit mourir en 1418. Ces cartes sont exécutées
au pinceau. De plus, si l'on admet l'anecdote de la prédication
de saint Bernardin de Sienne contre les cartes, en 1423, on y
verra une nouvelle preuve qu'à cette époque, à Bologne, les
cartes étaient des peintures. Quand le fabricant, voyant brûler
tous les instruments de jeu, vint tout éploré dire au prédica-
teur qu'il allait être ruiné : « Tu ne sais que peindre, lui ré-
pondit le saint, eh bien, peins ceci, » et il lui remettait en même
temps le monogramme du saint nom de Jésus tracé dans une
auréole 2.
Et remarquez bien qu'à cette date, la gravure sur bois existait
déjà, puisque le Saint Christophe est daté de cette même an-
née 14233.
1.Nous devons à l'obligeance de M. Vin- 1714, t. IV, p. 157. — Sigonius, De episco-
cenzoLazari, conservateur de ce musée, les fac- pis Bonon.
simile de ces riches cartes que nous avons fait 3. La Bibliothèque Royale de Bruxelles
reproduire dans nos pl. 8 et 9. Elles ont fait possède une gravure sur bois datée de 1418,
partie d'un jeu qui a appartenu à Cicognara. mais cette date étant contestée nous ne pou-
2. Bernini, Istoria delle Eresie, Venezia, vons nous en appuyer.
Mais dira-t-on, en 1423, les cartes avaient déjà près de trente
ans d'existence, puisque, dès l'année 1397, elles étaient défen-
dues, tant en Allemagne qu'en France ; elles étaient même con-
nues longtemps auparavant, s'il est vrai, comme l'annonce Co—
velluzzo, qu'elles avaient été apportées à Viterbe en 1379. Il était
donc nécessaire qu'elles fussent exécutées par un moyen et plus
rapide et moins coûteux que le dessin et la peinture.
Sans doute, les cartes étaient déjà connues : mais la consom-
mation pouvait-elle s'en comparer à ce que nous voyons au-
jourd'hui, et les peintres ne pouvaient-ils pas y suffire dans les
premiers temps?
Nous croyons qu'ils y suffisaient facilement et que, même
après l'invention de l'impression en relief, les cartes ont con-
tinué à être souvent exécutées au pinceau.
M. Chatto, qui a réfuté l'opinion de Heinecken, prouve que
les mots de faiseur de cartes et peintre de cartes, ont précédé en
Allemagne celui de graveur sur bois, et qu'on trouve dans les
registres d'Augsbourg, à l'année 1418 le mot de Kartenmachcr
(faiseur de cartes) ; dans ceux de Nuremberg en 1433 et 1435,
celui de Kartenmacherin (femme qui fait des cartes) ; et en 1438
celui de Kartenmahlerin (femme qui peint les cartes) : tandis que
ce n'est qu'en 1449 que paraît pour la première fois la dénomi-
nation de Formenschneider,tailleur de formes, graveur sur bois.
Les cartes ont donc, jusques à la moitié du quinzième siècle,
été dessinées et peintes à la main dans ces deux villes, devenues
bientôt les plus célèbres de l'Allemagne pour la gravure sur
bois, et il n'est pas inutile de faire observer que ce sont les fem-
mes qui sont citées plus souvent pour cette peinture spéciale :
cela n'a rien d'étonnant. De tout temps le travail des femmes a
été moins coûteux que celui des hommes. Ce sont encore aujour-
d'hui, en France et ailleurs, des femmes qui colorient au pin-
ceau les cartes de géographie et toutes les images qui se vendent
à bon marché.
Le travail des femmes a donc pu suffire parfaitement à la con-
sommation dans les premiers temps, et si les interdictions lancées
contre les cartes jusqu'à la moitié du quinzième siècle, mon-
trent que le goût de ces jeux faisait des progrès alarmants pour
la morale, elles ne prouvent pas que les cartes d'alors se détrui-
sissent aussi rapidement qu'aujourd'hui. Plus elles étaient chè-
res, plus elles devaient être ménagées. Ne voyons-nous pas en-
core des maisons, et même des cabarets dans les campagnes, où
les mêmes cartes servent plusieurs années ? Changer de cartes
dès qu'elles sont défraîchies, c'est un luxe des temps actuels,
auquel probablement nos ancêtres attachaient peu d'importance.
Peut-être aussi est-ce une précaution contre les cartes préparées
à l'avance dans des intentions frauduleuses.
Ajoutons que dans le commencement du quinzième siècle, les
cartes n'étaient probablement pas aussi répandues qu'on le croit.
En voici une preuve : Ce même saint Bernardin que nous trou-
vons en 1423 à Bologne, faisant brûler, dit-on, les cartes et les
autres instruments de jeu, nous le trouvons trois ans plus tard
à Viterbe, prêchant contre le luxe et le jeu et obtenant par son
éloquence le même succès qu'à Bologne. Eh bien, parmi les ob-
jetscompris dans cet auto-da-fé, la chronique de Covelluzzo men-
tionne les dés, le trictrac, les fausses chevelures, etc., mais des
cartes, silence complet1.
Le savant M. Chatto, cité fréquemment jusqu'ici, pense que
les premières cartes furent exécutées au patron (stencilled), et
que celles dont il donne un spécimen à la page 88 de son ou-
vrage, spécimen dont nous offrons une copie planche 63, ont
été tracées de cette manière, ainsi que les belles cartes allemandes
du docteur Stuckeley, publiées par Singer, à sa page 172, et
dont on trouve aussi une réduction sur notre planche 62. Nous-

1. Tavolieri di giocho, libri et brevi su- que' tempi cou molto scandalo dalla vanita
perstiziosi, pianelle sforgiate, belletti et bionde delle donne.... (année 1423, page de
trecese o sieno capigliare posticcie, usate in l'histoire de Viterbe, déjà citée
mêmes, nous avions adopté cette opinion dans notre rapport de
l'Exposition de 1855, un examen plus attentif ne nous a pas per-
mis de persévérer dans cette pensée.
Nous motiverons plus tard notre conviction, mais pour l'in-
telligence des explications qu'il nous reste à donner, il est
nécessaire d'entrer dans quelques détails sur la fabrication des
cartes.
Des procédés de la fabrication des cartes.

Les quatre opérations les plus importantes de la fabrication


des cartes sont la confection du carton, l'impression du dessin,
le coloriage et le lissage. Ces opérations diffèrent peu aujour-
d'hui, du moins en France, de ce qu'elles étaient autrefois 1.
Les cartes du seizième siècle, que nous avons pu examiner,
montrent qu'à cette époque le carton en était composé de quatre
feuilles de papier assez épais, collées l'une sur l'autre: aujour-
d'hui, en France, il est formé habituellement de trois feuilles :
1° le papier filigrané2, sur lequel s'imprime le dessin, 2° le pa-
pier du milieu appelé papier d'étresse ou main brune, destiné à
rendre la carte plus ferme et moins transparente; 3° le papier dit
cartier, qui forme le dos de la carte. C'est celui sur lequel s'im-
priment les dessins désignés sous le nom de tarotage.
En 1762, le carton des jeux de piquet était formé de quatre
feuilles, la main brune étant double, mais plus mince3.
Après l'applicationde l'impression en relief à la multiplication
du dessin des cartes, ce dessin s'obtint d'abord par la gravure sur
bois; beaucoup plus tard le cuivre fut substitué à cette matière.
Aujourd'hui en France c'est le gouvernement qui fournit aux fa-

1. On peut consulter, pour la description le Code des cartes à jouer, Paris, Dupont,
détaillée du travail des cartes, l'Art du Car- 1853, in-8.
tier, publié à Paris, en 1762, pour l'Académie 2. Fourni par l'administration des Droits
des sciences, par Duhamel du Monceau, in- réunis et portant dans la pâte la marque du
folio avec figures ; le Manuel du cartonnier, Gouvernement.
par M. Lebrun ; Paris, Roret, 1845, in-18 ; 3. Art du Cartier, page 3.
bricants le papier tout imprimé. Il fait exéuter la gravure en creux
et sur acier, et c'est par le moyen de la galvanoplastieque se pro-
duisent les reliefs en cuivre nécessaires au tirage des nombreuses
épreuves fournies aux carriers par la Direction des Droits réunis.
Ces planches, où les traits creux de l'acier viennent en relief sur
le cuivre, sont encrées et tirées typographiquement par les pres-
ses mécaniques de l'imprimerie impériale. Mais avant la révolu-
tion de 1789. la planche (le moule, en terme de carrier) était en-
crée à la brosse avec un noir léger, détrempé dans de la colle,
la feuille de papier, préalablementhumectée (moitié), était éten-
due sur le moule et imprimée (moulée) 1 au moyen du frotton,
espèce de tampon de drap ou de crin.
Quant au coloriage que nos cartiers appellent habillage2 il
s'opère encore, comme autrefois, par le moyen du patron, feuille
de papier rendue imperméable en dessus et en dessous par quel-
ques couches de peinture à l'huile. Dans cette imprimure (c'est
ainsi que les carriers nomment cette feuille) on découpe à jour
toutes les places qui doivent être couvertes d'une des cinq cou-
leurs dont se peignent les personnages des cartes françaises. Sur
le côté de ces cartes où se trouve le dessin on applique successi-
vement chacune de ces cinq découpures, on y passe une brosse
légèrement enduite de la couleur voulue, et cette couleur se dé-
pose dans les jours de l'imprimure, tandis que les places qui
doivent recevoir une autre couleur se trouvent préservées de
l'atteinte de la brosse, puisqu'elles ne sont pas à jour.
Lorsque les cinq couleurs ont été appliquées l'une après l'au-
tre, l'habillage est complet.
La carte ainsi terminée, il faut la polir au moyen du lissoir,
caillou très-uni attaché à l'extrémitéinférieure d'une longue per-
che verticale dont le bout supérieur forme un genou jouant dans

1.Ne serait-ce pas (le ce mot moulée que habillées), les caries que nous nommons
vient l'expression lettre moulée? figures, et qui sont les rois, les clames et les
2. Les Anglais appellent coatcards (cartes valets.
une demi-sphère creusée à l'extrémité d'une planche horizonta-
lement fixée au plafond. Cette planche en faisant ressort presse
le lissoir sur les cartes placées elles-mêmes sur un fort marbre.
Un ouvrier fait marcher le lissoir sur tous les points de la feuille
de cartes. C'est l'opération la plus fatigante de l'art du cartier.
Il ne faut pas oublier que chaque feuille de carton contenant
vingt cartes, on fait ainsi vingt cartes à la fois.
Si cette description a été suffisamment claire, on comprendra
avec nous que ces procédés n'ont pu être inventés en même
temps que les cartes, et qu'ils sont le résultat de perfectionne-
ments successifs, dont le dernier, très-postérieur au moyen âge
des cartes, est très-certainementle lissage.
On ne trouve, en effet, aucune trace de cette opération sur les
plus anciennes cartes que l'on rencontre encore, et les cartes
fabriquées en Italie de nos jours ne sont pas lissées et ne pour-
raient même pas recevoir ce poli, car le papier taroté, qui se
colle sur le dos de la carte est conservé plus large que le papier
du dessin, et cet excédant replié sur le côté du dessin, y forme
un rebord saillant ; c'est ce qu'on remarque aux cartes fabriquées
de nos jours à Bologne.
Il est également certain que le coloriage au moyen du patron
n'a pas été en usage dès l'origine, car, même après l'invention
de la gravure sur bois, les cartes ont continué à être peintes à la
main, et l'examen attentif que nous avons fait de plusieurs xylo-
graphies religieuses coloriées, nous a démontré l'erreur des ico-
nographes qui ont prétendu que le coloriage de ces gravures avait
été exécuté au patron. Le peu de consistance de la couleur em-
ployée et la nature des bavures qu'a laissées le pinceau, révèlent
l'incertitude de la main et ne permettent pas de supposer un
moyen mécanique ?.
Par sa nature, le patron n'a pu être introduit dans le coloriage
des cartes avant l'application de la gravure sur bois au dessin de
ces instruments de jeu, mais cela ne veut pas dire qu'il y ait été
employé dès les premiers temps. Il est même plus que probable
que ce sont les Français qui ont inventé cette peinture méca-
nique. En effet, pour qu'elle fût applicable, surtout dans les
premiers essais, il fallait que les dessins fussent simples, nets,
les couleurs bien tranchées et c'est justement ce que l'on peut
remarquer pour nos rois, nos reines, nos valets et surtout pour
nos signes coeurs, carreaux, piques et trèfles, qui ne demandent
pour chacun qu'une seule couleur à teinte plate. Les signes al-
lemands, il est vrai, ont presque la même simplicité, le gland
excepté qui doit être de deux couleurs, l'habillement des per-
sonnages des anciens jeux allemands est aussi très-simple, et le
procédé du patron pouvait également leur être appliqué, mais
les noms des différentes opérations de ce mode d'enluminure,
habillage, moule, moulage, imprimure, etc., sont tous français;
ils ne ressemblent en rien aux mots allemands, et certes si ces
procédés nous venaient de ces peuples, ils ne nous seraient pas
arrivés sans laisser dans leurs noms quelque trace de leur ori-
gine, comme nous le voyons dans presque tous les arts.
Il y a plus : les premiers cartiers ont dû être des peintres de
lettres, Briefmahler, car, avant l'imprimerie, les écrivains qui
copiaient des manuscrits ne peignaient pas tous eux-mêmes
leurs lettres majuscules, et on trouve encore des volumes où ces
lettres sont laissées en blanc, d'autres, où elles sont seulement
tracées et non achevées. Aussi doutons-nous fort de cette asser-
tion de quelques auteurs qui prétendent qu'il y a dans les an-
ciens manuscrits des grandes lettres historiées dont le trait était
obtenu par des dessins découpés dans des feuilles de laiton com-
me on fait aujourd'hui des lettres ou des chiffres pour le
foliotage des registres. Nous croirions bien plus volontiers que
les peintres de lettres devinrent peintres de cartes, qu'ils en
calquaient le dessin, et de cette façon leur travail avait tout
autant de célérité qu'il était nécessaire pour la consommation
de cette époque. Car, ainsi que nous l'avons dit, les cartes ne se
détruisaient pas alors aussi rapidement qu'aujourd'hui, et ce
n'est que depuis que le trait en a été gravé sur bois que la fabri-
cation s'en est augmentée. Il paraît même qu'elle n'était pas
encore très-considérable à la fin du seizième siècle et au com-
mencement du dix-septième, car nous apprenons par le Recueil
des édits, déclarations, etc., concernant la régie du droit sur les
cartes 1, qu'en 1631, on ne fabriquait encore des cartes légale-
ment en France qu'à Paris et dans six autres villes du royaume
(Rouen, Toulouse, Lyon, Thiers, Limoges et Troyes), et qu'en
1594 les cartiers de Paris n'étaient qu'au nombre de huit
quand ils rédigèrent leurs premiers statuts.

De tous les développements dans lesquels nous sommes entré


jusqu'ici, on peut conclure :

Relativement à la fabrication des cartes :


Que l'application de la gravure sur bois à la multiplication
des cartes, n'estcertainement pas contemporaine de la découverte
de l'impression en relief, et que les cartes ont dû rester encore
assez longtemps après cette découverte le domaine des pein-
tres.
Qu'il n'est donc nullement prouvé que les premiers produits
de l'impression en relief aient été des cartes à jouer ; mais qu'il
est bien plus vraisemblable que les xylographes se sont exercés
d'abord sur des sujets religieux. On n'a d'ailleurs aucune carte
gravée qui présente une date certaine antérieure au Saint-
Christophe de 1423 :

Relativement à la transformation des tarots en cartes commu-


nes :
Que du moment où les jeux de tarots ont été connus, l'Italie,

1. Paris, Imp. royale, 1771, in-4.


l'Espagne, la France et l'Allemagne s'emparèrent, simultanément,
peut-être, de l'inventionvénitienne, en la simplifiant,la modifiant,
le dénaturant, chacune de ces contrées selon son goût et ses habi-
tudes. Ainsi les Vénitiens eux-mêmes éliminèrent les figures de
tarots, la Reine et plusieurs cartes de points, pour mettre leur
trappola à la portée d'un plus grand nombre de joueurs; et l'onvit
les Espagnols, en les imitant, restreindre également le jeu à trois
figures par série, mais garder plus de cartes de points ; ce fut
aussi la Reine qu'ils expulsèrent pour lui préférer le cavalier,
leurs figures rappelant ainsi l'idée d'un carrousel. Dans une
autre intention, sans doute, les Français réintégrant la Reine
dans ses droits, repoussèrent le cavalier, habillèrent le Roi et la
Reine de leurs plus beaux atours, les accompagnèrent d'un
hallebardier ou d'un héraut d'armes dans son costume d'apparat,
et firent de leur jeu l'image d'une réception de cour. Quant aux
Allemands, leur jeu ancien fut un jeu tout bourgeois où les
Rois sur leurs trônes ne sont entourés que de figures d'assez bas
étage, à en juger par leur costume ; ces pauvres personnages
qu'une étude plus attentive des monuments graphiques du
moyen âge allemand nous permettrait peut-être de reconnaître,
ressemblent à des baillis, à des bourgmestres de comédie, à des
paysans, à des valets de ferme ; pas un cavalier, pas une dame,
rien qui présente une compagnie aceptable par un roi sur son
trône.

N'oublions pas les Portugais ; ils tiennent probablement leur


jeu des Espagnols, mais ils n'ont pas suivi l'exemple de ces
voisins peu galants. En conservant comme eux le cavalier, ils
ont repris la dame, et, moins sensibles probablement au rang
qu'à la beauté, ce ne sont point des reines qu'ils ont choisies, ce
sont de simples mortelles, sans couronnes, sans diadèmes, mais
en revanche enfermées dans des robes dont les crinolines de nos
élégantes seraient jalouses à juste titre.
Pour rendre à chacun la part qui lui revient dans l'histoire
des cartes, noua croyons donc qu'il faut attribuer
Aux Italiens, l'invention première de ces jeux ;
Aux Allemands, l'application de la gravure sur bois à la multi-
plication des cartes ;
Aux Français, le coloriage au patron et probablement aussi le
lissage de la carte.
SECONDE PARTIE.

HISTOIRE ET VARIATIONS DES TYPES ET DES DESSINS


DES CARTES.

Jusqu'ici nous avons étudié les cartes pour en rechercher les


origines et pour découvrir l'époque approximative et la patrie
probable de cette invention. Grâce à l'examen des textes, grâce
à la comparaison des types, nous avons retrouvé (nous le croyons
du moins) la filiation de ces jeux, et démontré que c'est en Eu-
rope et vraisemblablement à Venise qu'il faut en placer le ber-
ceau. Nous avons vu une suite d'images, destinées à l'amuse-
ment et probablement aussi à l'instruction du jeune âge, donner
naissance aux jeux de tarots, et ceux-ci, à leur tour, enfanter,
dès leur apparition, ces malheureuses cartes numérales qui, à
peines connues, détrônaient les dés et partageaient avec eux le
triste honneur d'attirer les foudres de l'Église, les indignations
de la morale et les sévérités de la loi civile. Nous avons fait
remarquer en même temps, comment, en adoptant les cartes,
chaque nation en a modifié à son goût les signes distinctifs, chan-
gements d'où sont issues les trois grandes familles de cartes au-
jourd'hui connues : la famille italienne, la famille française et la
famille germanique. (Voy. page 64.)
Il nous reste maintenant à suivre les dessins des figures dans
les variations que les caprices de la mode et la fantaisie des ar-
tistes leur ont fait subir. Car, pour ne parler que de la France,
ce n'est que bien postérieurement au premier âge de ces jeux,
que nos carriers ont adopté le type devenu aujourd'hui officiel.
Dans l'examen que nous allons faire des anciennes cartes dont
nous avons recueilli les dessins, nous aurons à nous défendre
contre la tendance, naturelle aux écrivains, de s'illusionner sur
l'antiquité des objets de leurs études, et nous aurons l'occasion
d'offrir quelques preuves des erreurs dans lesquelles on est
tombé sur plusieurs des monuments dont nous nous occupe-
rons. Juger sur le costume, ou d'après l'imperfection du dessin,
lorsque d'autres indices plus concluants ne vienneut pas s'ad-
joindre à ceux-ci pour leur porter secours, c'est presque tou-
jours s'exposer à voir un jour des dates précises ou des indications
probantesdémentir les systèmes qu'on s'est formés. Echapperons-
nous, nous-même, au danger que nous signalons?

a. Cartes italiennes. — 1. Des Naïbis.

Le premier monument dont nous ayons à nous occuper est


sans contredit cette suite de gravures dites improprement cartes
italiennes, tarots de Baldini, de Mantegna, etc., collection qui,
pour nous, représente les Naïbis cités par Morelli comme con-
venant aux enfants et d'où sont sortis, dans notre opinion, les
premiers jeux de tarots. (Voy. ci-dessus pages 36 et suiv.)
Nous ne répéterons pas ici les détails donnés, page 34, sur ces
cinquante gravures ; nous rappellerons seulement qu'il en existe
trois éditions bien distinctes, l'une dont la date n'est pas
connue, mais que M. Duchesne place vers 1470, une autre de
1485, date constante découverte par le même iconographe sur
la tablette que tient à la main la figure de l'Arithmétique de cette
édition, enfin une troisième marquée du monogramme de La-
denspelder, graveur hessois 1, qui vivait en 1540; cette dernière
n'est qu'une copie de l'édition de 1470. Ces trois éditions, d'un
mérite artistique et d'un âge très-différents, sont excessivement
rares; on en cite à peine quelques exemplaires complets 2.
1. Le monogramme de ce graveur se trouve 2. Ces gravures ont été originairementpu-
aux figures portant les nos 24, 39 et 40. bliées en volume, comme on peut s'en con¬
La comparaison que nous avons faite des deux premières
éditions ne nous permet pas d'admettre, comme on le croit gé-
néralement, que l'une soit la copie de l'autre. Les dissemblances
notables que l'on peut remarquer entre certains sujets n'indi-
quent pas seulement deux burins différents, elles révèlent une
liberté de dessin incompatible avec les entraves d'une copie. Il
est certainementarrivé pour ces dessins ce qui est arrivé souvent
pour les manuscrits avant que l'imprimerie ne vînt en fixer les
textes. Un premier original a servi de point de départ, et, tout
en y puisant le fonds et de nombreux détails, les artistes qui ont
reproduit cet original se sont éloignés plus ou moins du type
primitif; ce qui, du reste, pour des dessins avait bien moins de
danger que pour des textes.
Une preuve aussi, que les deux graveurs ont copié un modèle
différent, c'est que dans l'édition de 1485 la première dizaine
de ces figures porte pour marque distinctive de série, la lettre S,
tandis que dans l'autre édition c'est la lettre E qui distingue
cette même série. Or cette différence ne peut être l'effet du
hasard ou d'une inadvertancedu graveur, car alors elle ne se re-
présenterait que sur deux ou trois sujets de la série et non sur
la dizaine entière.
Autre argument concluant : tandis que dans l'édition de 1470
presque tous les personnages sont tournés vers la gauche de
celui qui regarde, c'est vers la droite qu'ils le sont dans l'édition
de 1485, et ce qui prouve surtout que ces deux éditions n'ont
pas été copiées l'une sur l'autre c'est le soin qu'ont eu les deux

vaincre en examinant avec soin les fonds des tions, ce qui serait pour les amateursune très
quelques exemplaires qui ont été retrouvés grave défectuosité. Nous espérons donc ren-
reliés, par exemple, ceux dont M. Gatteaux dre service en signalant les marques auxquelles
a fait don à la Bibliothèque impériale (cabi- on peut reconnaître à laquelle des trois édi-
net des Estampes) et celui de M. Galichon; tions doit appartenir la figure ou les figures
cependant on ne les retrouve plus guère que qu'on a sous les yeux. Toutefois comme ces
par pièces détachées, souvent montées sur détails minutieux nous entraîneraient très-
papier. Il en résulte qu'on peut rencontrer loin, nous les rejeterons à la fin de notre
des exemplaires complets en apparence, mais travail. (Voir a l'appendice le paragra-
en (réalité formés de pièces de diverses édi- phe A.)
graveurs de conserver toujours à la main droite sa prééminence
sur la main gauche. Ainsi, quand le personnage se sert d'une
arme ou de tout autre objet qu'il doit tenir de la main droite,
c'est dans cette même main que cet objet se trouve dans les deux
éditions, bien que la figure ait une direction contraire dans l'une
et l'autre gravure, et que ce renversement de position ait exigé
du dessinateur un travail parfois assez difficile.
Ajoutons que plusieurs figures, tout en représentant les mêmes
sujets, sont d'un tout autre dessin dans les deux éditions, et que
les accessoires ne sont pas non plus les mêmes.
Nous nous croyons donc autorisé à regarder ces deux éditions
comme parfaitement indépendantes l'une de l'autre, et comme ne
devant leurs ressemblances qu'au modèle primitif dont elles sont
issues.
Et ce modèle primitif antérieur aux gravures dont il est ques-
tion, n'est pas une chimère de notre imagination, nous avons déjà
montré que les types suivis par les graveurs étaient vulgaires au
quinzième siècle. (Voy. page 47.)
Pour la question de priorité entre ces deux éditions nous
l'abandonnons aux juges compétents 1, il nous suffit d'avoir mon-
tré que les deux graveurs ne se sont pas copiés, qu'ils ont repro-
duit des dessins originaux antérieurs, dessins qui ne peuvent

1. Bartsch se prononce pour l'édition de « ralement. »Malgré notre haute estime


1485, Zani, Cigognara et M. Duchesne pour pour le savant iconophile que nous venons
l'autre édition. Pour preuve de l'antériorité de citer, il nous est impossible d'adopter sa
de la suite qu'il suppose être de 1470, M. Du- conclusion ; d'abord, l'introduction des chif-
chesne fait observer que dans cette édition fres indiens, connus sous le nom de chiffres
l'Arithmétique, n° 25, compte avec des jetons arabes, est bien antérieurea 1470 et de plus
tandis que dans celle de 1485 cette même la figure de l'Arithmétiqueindiquée par lui
figure tient à la main une tablette contenant ne compte pas avec des jetons, elle compte
les signes de numération que nous appelons de l'argent dans sa main, comme on peut le
chiffres arabes. Il ajoute : « Il est bien cer- voirpl. 6et page 49. M. Duchesne n'a pas ré-
« tain que lorsqu'on écrivait les nombres en fléchi que les calculs par les jetons ne peuvent
« chiffres romains on ne pouvait compter se faire que sur une table et non dans la main,
« qu'avec des jetons; l'usage des chiffres la valeur des jetons étant subordonnée à la
« arabes étant plus moderne n'a pu être in- place respective qu'ils occupent sur la table,
« diqué par le graveur qu'au moment où la d'où nous est restée la méthode de marquer
« méthode de ces chiffres a été adoptéegéné- au jeu avec des jetons.
être que les Naïbis cités par Morelli en 1393, comme objets de
récréation convenables aux enfants et exempts des chances du
hasard.
Mais ces Naïbis de Morelli d'où venaient-ils ? A quelle nation
en attribuer les dessins primitifs?
Aux Italiens, sans aucun doute. Tout y révèle la pensée catho-
lique et les idées italiennes de cette époque : le Pape y a la su-
prématie sur l'Empereur, celui-ci y est représenté avec les attri-
buts de l'empire d'Occident ; la couronne de roi, dans l'édition
de 1485, est une couronne italienne; le valet, le marchand, le
chevalier, le gentilhomme ont tous des costumesitaliens; d'autre
part les sciences y sont rangées dans l'ordre du trivium et du
quadrivium, on y trouve les trois vertus théologales et les quatre
vertus cardinales, et si l'on y remarque Apollon et les Muses,
c'est avec les attributs que leur prêtaient les Occidentaux du
moyen âge et nullement avec ceux que nous leur voyons dans
les monuments de la Grèce.

2. Des Tarots.

Que les types généralementadoptés aujourd'hui pour les tarots


italiens ou français soient conformes aux types primitifs de ces
figures, c'est ce dont on ne peut douter quand on réfléchit, d'une
part, à l'identité constante des tarots italiens avec les tarots fran-
çais, d'autre part, aux nombreuses analogies de ces images avec
les Naïbis encyclopédiques, analogies qui révèlent une parenté
primitive et qu'on ne trouverait plus si les dessins d'aujourd'hui
n'étaient pas contemporains de la naissance des tarots. En vain
voudrait-on objecter les différences qui se rencontrent entre les
dessins actuels et les dessins de jeux anciens dessinés et peints à
la main dont il se conserve des fragments dans quelques collec-
tions privilégiées. Ces différences ne peuvent servir d'appui à un
doute raisonnable, car ces jeux sont des jeux exceptionnels desti-
nés en général à des présents ou commandés pour des circon-
stances solennelles, et l'on comprend que les artistes se trouvaient
alors autorisés à donner carrière à leur imagination.
Ce qu'il faut avant tout considérer, ce sont les images popu-
laires que la gravure a vulgarisées, et qui peuvent aujourd'hui
être considérées comme représentant les formes normales, sous
la réserve toutefois des changements que le costume a subis dans
les deux premiers siècles des cartes, changements qui n'en ont
apporté aucun dans la pose des personnages.

3. Des Tarots vénitiens ou de Lombardie.

Nous avons vu qu'il y a trois espèces de jeux italiens à tarots :


les tarots de Venise, les Minchiate de Florence et le Tarocchino
de Bologne.
De ces trois jeux quel est le plus ancien? Évidemment ce n'est
pas le tarocchino de Bologne dont Cicognara nous a révélé l'in-
venteur (voir pag. 60, note 2) ; le débat est donc entre le tarot vé-
nitien et les Minchiate de Florence. Pour nous, le jeu d'où descen-
dent les autres jeux, est le jeu de Venise, car les dessins comme les
sujets de ses figures sont bien plus rapprochés de ceux des Naïbis
que ceux des Minchiate ; de plus le jeu de Venise en lui-même
est plus simple que celui de Florence et l'augmentation du nom-
bre des tarots portés à 40 dans le jeu florentin, ainsi que le chan-
gement des cavaliers en centaures, celui de deux des valets en
servantes nous paraissent des indices sinon certains, au moins
très-vraisemblables de postériorité. Un autre indice de l'antério-
rité du jeu de Venise, c'est la ressemblance du fou avec le pauvre
des Naïbis. Dans les Minchiate les attributs de ce personnage sont
ceux de la folie.
Les figures des tarots de Venise offrent peu de particularités
à remarquer ; cependant il en est une sur laquelle nous ne
pouvons nous dispenser de nous arrêter, c'est l'introduction
dans ce jeu d'une figure intitulée la Papesse. Quel motif pou-
vait avoir l'auteur de rappeler dans ses images cette fable
absurde d'une femme qui aurait été assise sur la chaire de Saint-
Pierre, fable que les protestants raisonnables ont eux-mêmes
abandonnée?
Sans doute les Vénitiens se sont trouvés souvent en guerre
avec les Papes, mais combien de fois aussi ne se sont-ils pas li-
gués avec eux contre les ennemis communs? Du reste, la manière
sérieuse avec laquelle le dessin de cette figure est composé ne
révèle aucune intention malveillante ou même seulement iro-
nique. Peut-être l'auteur a-t-il inventé ses tarots à une époque
où cette fable était encore généralement acceptée sans ré-
flexion
Peut-être aussi cette singularité est-elle le résultat d'une mé-
prise du dessinateur. Le premier auteur des tarots, après avoir
copié le dessin des Naïbis où le pape est représenté sans barbe 2,
aura voulu y opposer le patriarche de Constantinople et pour le
distinguer, il aura orné d'une barbe orientale son second dessin.
Ce qui pourrait appuyer cette explication, c'est que dans les
Minchiate modernes où le Pape ne figure pas on trouve l'empe-
reur d'Occident et l'empereur d'Orient, le premier caractérisé
par un aigle, le second par une étoile placée au-dessus du globe
du monde que ce personnage tient à la main. Remarquez aussi
que, comme le Pape imberbe des Naïbis, la Papesse des tarots tient
un livre sur ses genoux. Dans les anciens tarots peints on ne

1. C'est au neuvième siècle que l'on place tificat de son successeur Benoît III élu le
cette légenderidicule. Cette Jeanneprétendue 1er septembre de la même année.
aurait porté la tiare en 855 entre Léon IV et 2. Le Pape des 17 tarots de la Bibliothèque
Benoît III; mais une savante dissertation de impériale,dits cartes de CharlesVI, est égale-
Garampi a démontré l'impossibilitédu fait ment sans barbe; dans le Tarocchino de Mitelli
par le peu d'intervalle qui s'est écoulé entre dont il sera question plus loin, il y a deux pa-
la mort de Léon IV (17 juillet 855) et le pon- pes, l'un assis, l'autre debout
trouve, comme dans les Minchiateactuels, aucun nom écrit; cette
absence d'indication aura pu faciliter aussi l'erreur des premiers
graveurs, et cette erreur se sera transmise sans attirer l'attention.
Combien d'erreurs historiques se sont propagées jusqu'à nous,
sans être appuyées sur des bases plus solides!
A part cette singularité, nous ne verrons de remarquable dans
les figures des tarots de Venise que la constance avec laquelle
les types primitifs se sont conservés et ont passé sans altérations
notables au midi et à l'est de la France ainsi que dans la Suisse.
Les changements que le temps a introduits ne portent guère que
sur l'habillement des personnages appartenant aux séries numé-
rales, où les cavaliers et les valets, sans doute en entrant en
France, ont abandonné les armures de fer du quinzième siècle
pour les vêtements d'une époque plus moderne.
Ce n'est pas que les graveurs se soient toujours montrés
fidèles aux types primitifs, mais ils ne s'en sont écartés que rare-
ment et c'est à peine si dans la riche collection des tarots de la
Bibliothèque impériale on rencontre trois ou 1 quatre exemples
de cette liberté. (Voy. la note page 14.)

4. Du Tarocchino.

Le Tarocchino de Bologne descend du tarot de Venise. Son


nom seul suffirait pour le démontrer, lors même que la preuve
n'en résulterait pas de l'identité des atouts des deux jeux. Dans
l'un et l'autre, ces atouts sont exactement du même nombre, ce
sont les mêmes dessins ou au moins les mêmes sujets, et si les

1. Voir à l'appendice, la description du dont l'as de deniers porte ces mots : Cartes
tarot portant : faict à Paris par.... et dont de Suisse, fabriquées par T. S. Vanden Borre,
les figures nous semblent gravées en Italie cartier à Bruxelles.
ou en Suisse. Du reste les Suisses avaient un Dans ce jeu le n° 11 au lieu de représen-
jeu de tarot un peu différent du tarot véni- ter la Papesse, est l'Espagnol capitano Fra-
tien, au moins au dix-huitième siècle, car casse ; pour le n° 3, le pape est remplacé par
des bois gravés conservés au musée de la porte un Bacchus à cheval sur un tonneau et tenant
Hal, à Bruxelles, donnent les figures d'un jeu une bouteille à la main.
jeux modernes de Tarocchino offrent quelques différences avec
les tarots, ces différences, sans importance, d'ailleurs, ne se re-
trouvent plus dans les jeux antérieurs au dix-huitième siècle :
ainsi lorsque le Tarocchino actuel offre quatre figures à
têtes noires, que les règles du jeu appellent maures ou sa-
trapes, dans le Tarocchino de la Bibliothèque impériale au
lieu de ces quatre figures ce sont, comme dans le tarot de
Venise, l'empereur, l'impératrice, le pape et la papesse non
numérotés, mais équivalant aux quatre plus basses cartes;
Mitelli lui-même les a conservées dans sa gravure en changeant
toutefois la papesse en un pape imberbe et debout.
Plusieurs de ces différences sont dues évidemment à des
circonstances politiques. En 1513 la république de Bologne re-
connut la domination du Pape. Peut-être, est-ce à la suite de
cette révolution que les quatre figures du Tarot furent rempla-
cées par les quatre maures ; d'autres variations sont le fait de
l'inhabileté des graveurs, d'autres enfin dépendent des change-
ments que le temps a opérés dans les costumes, comme nous l'a-
vons déjà dit.
A quelle époque ces différences se sont-elles introduites ?
nous ne saurions le dire, mais il est impossible de ne pas recon-
naître que les dessins de ce jeu ont dû être dans l'origine les
mêmes que ceux du jeu de Venise auquel les Bolonais emprun-
taient les sujets de leurs figures comme la plupart des règles
du jeu.

En résumé si les affreuses gravures actuelles du Tarocchino


se sont éloignées par diverses causes des types primitifs du Ta-
rot de Venise, elles ne s'en sont pas assez écartées pour rendre
méconnaissable la descendance de ce jeu et les différences se
bornent en général, outre les quatre maures, à quelques varia-
tions dans l'ordre des tarots, au remplacementde l'ermite par un
vieillard ailé emprunté aux Minchiate, enfin au nom du pendu
que les Bolonais appellent le traître 1 bien que la figure soit
restée la même.
Inventé, suivant Cicognara, au commencement du quinzième
siècle, le Tarocchino a dû rester jusqu'à la fin de ce siècle assez
semblable dans ses dessins au Tarot vénitien, puisque ce n'est
qu'en 1513 que la république de Bologne a passé sous la domi-
nation pontificale. Disons aussi que l'auteur a fait aux Min-
chiate de Florence quelques emprunts très-reconnaissables
(particulièrement le vieillard ailé), ce qui explique comment à
l'époque où le jeu se jouait avec rigueur il n'y avait qu'un mot
qu'il fût permis aux joueurs de prononcer, le mot minchiate,
signifiant jouez de l'atout, mot dont on ne retrouve aucune
trace dans nulle langue connue et qui par sa tructure comme
par sa signification, accuse pour étymologie le nom du jeu de
Florence.
Les vieux fragments de Tarots de Venise qu'on rencontre
encore parfois, montrent que d'habiles dessinateurs ne dédai-
gnaient pas de consacrer leurs crayons à les reproduire et à les
prendre souvent pour thèmes de leurs fantaisies artistiques, il
ne semble pas en être de même du jeu de Bologne, car on n'en
trouve aucune figure antérieure au dix-septième siècle, si ce
n'est peut-être celui de la Bibliothèque impériale que nous avons
cité plus haut.
Il est pourtant un artiste assez habile qui vers le commence-
ment du dix-huitième siècle a dessiné et gravé un Tarocchino.
Joseph-Marie Mitelli de Bologne, connu par l'originalité de son
burin, a gravé pour la famille Bentivoglio un jeu bolonais dont
les cuivres existent encore, dans le commerce, selon Cicognara,
et l'iconographe vénitien n'hésite pas à mettre ce jeu au nombre
des meilleures productions de Mitelli. Et de fait le dessin en est
facile, varié, la gravure légère et spirituelle, et cette oeuvre ne
1. Cette appellation est conforme au des- dans chaque main. C'est Judas après sa tra-
sin. Dans le dessin le pendu tient une bourse hison.
peut être rejetée dans la catégorie des pauvretés artistiques pro-
duites ordinairement pour l'usage des joueurs. (Voir à l'appen-
dice la description du Tarocchino de Mitelli.)

5. Des Minchiate de Florence.

Si les différences qui distinguent le jeu de Bologne du jeu


vénitien sont assez légères, il n'en est pas de même de celles qui
séparent ce dernier des Minchiate de Florence ; ainsi :
Dans la série des tarots :
1° Au lieu de 22 figures que présente le jeu de Venise, nous
en comptons 41 dans le jeu de Florence, d'où résulte d'abord
une grave différence dans l'ordre, dans le numérotage, et con-
séquemment dans la valeur de ces figures 1.
2° Quand les tarots de Venise portent sur chaque figure le
nom du sujet du dessin, ceux de Florence n'offrent aucun nom,
les sujets ne se désignant que par les attributs dessinés sur
la carte et la valeur relative de la carte que par son numéro
d'ordre.
3° Le dessin des figures de Florence n'est nullement sembla-
ble à celui des tarots vénitiens pour les mêmes sujets.
4° Les huit dernières figures des Minchiate sont dessinées sur
un fond rouge.
Pour les cartes de points et leurs figures, la dissemblance n'est
pas moindre.
1° Les quatre cavaliers sont des chimères ou bustes d'hommes
appuyés sur deux pattes d'animaux, au lieu de jambes humaines
et terminés par une queue d'animal fantastique.

1. Les figures que les Minchiate contien- XXV à XXXV les onze autres signes du zo
nent de plus que les tarots de Venise sont : diaque.
n°III, l'empereur d'Orient, XV l'enfer, XVI Celles qui font partie des tarots de Venise
l'espérance, XVII la prudence, XVIII la et qui ne se trouvent pas dans les minchiate
foi, XIX la charité, XX le feu, XXI l'eau, sont : II la papesse, III l'impératrice. V le
XXII la terre, XXIII l'air, XXIV la balance, pape, XVI la maison Dieu.
2° Les valets (fanti) sont des guerriers pour les épées et les
bâtons, pour les deniers et les coupes, ce sont des servantes
(fantiglie).
3° Les deniers sont des médailles ayant des têtes dans le
champ, si ce n'est au 9 de deniers où ce sont des oiseaux.
4° Les épées sont droites, tandis qu'aux tarots de Venise ce
sont des sabres recourbés, l'as excepté.
5° Enfin dans les intervalles blancs de presque toutes les car-
tes de points, le dessinateur a ajouté de petits sujets singuliers,
particularité qu'il est inutile de remarquer, parce qu'on la ren-
contre aussi bien dans les exemplaires modernes que dans ceux
du seizième siècle 1 ; elle est donc caractéristique.
Toutes nombreuses, du reste, que soient les additions faites
par les Florentins au tarot de Venise pour en créer un nouveau
jeu, ces variations ne peuvent empêcher de reconnaître que le
fonds en est pris dans le jeu vénitien, et si l'on retire des images
de Florence les trois vertus théologales, les quatre éléments, et
les douze signes du zodiaque, on se trouve à peu de chose près
revenir aux tarots de Venise, d'où descendent les autres jeux à
tarots, comme les tarots de Venise eux-mêmes ont été puisés
dans les 50 naïbis encyclopédiques.
Il ne nous paraît pas probable que les Minchiate soient anté-
rieurs aux tarots de Venise ; car ceux-ci sont non-seulement plus
simples que le jeu florentin, mais aussi les dessins en sont plus

1. En voici la description : dans un miroir à main, profil à gauche.


Coupes. — Au 3, dans le milieu, un lion En bas, une licorne couchée, le train de
de profil marchant vers la droite. derrière à droite.
Au 4, dans le milieu, un singe assis par terre Au 5 un chat ou un renard dans une chaire
et se regardant dans un miroir à main, profil prêchant devant des poules.
à gauche. Au 6 en haut un ballon, en bas un chat,
Deniers — Au 4 un homme sur un élé- profil à gauche.
phant, profil à droite. Au 8 en haut un singe assis, se ragardant
Épées. Au 2 en bas un cerf couché, profil dans un miroir le corps de face, la tête de

à droite. trois quarts à gauche. En bas un hérisson,
Au 3 la louve allaitant Romulus et Rémus. profil à droite.
Au 4, en haut, un singe assis se regardant Au 10 en bas, deux rats.
rapprochés des dessins des Naïbis encyclopédiques. Voyez le
fou vénitien et le misero, le chariot du tarot et le marte des
Naibis, etc. Les Minchiate, en résultat, ne sont qu'une seconde
édition des tarots de Venise, revue et considérablement aug-
mentée.
Les détails dans lesquels nous venons d'entrer à l'occasion des
tarots italiens paraîtront peut-être trop minutieux, mais ils ne
seront pas jugés sans utilité par les personnes qui connaissent
l'excessive rareté des cartes des quinzième et seizième siècles.
Entréesmaintenant dans le domaine de la curiosité, ces cartes ont
aujourd'hui une grande valeur d'argent, quelques-unes ont sur-
tout un véritable intérêt artistique ; c'est assez pour justifier les
soins que nous prenons dans l'intention de donner les moyens
de les distinguer et d'éviter les erreurs dans lesquelles on peut
tomber en les décrivant ou en les appréciant. Voici un exemple
frappant d'une de ces erreurs. Dans son ouvrage sur l'histoire
de la gravure 1, le savant iconographe vénitien, Cicognara, a
donné (pl. X) le dessin de deux cartes provenant d'un jeu in-
complet appartenant à la comtesse Aurélia Visconti Gonzaga de
Milan. Les figures de ce jeu, épargnées par le temps, sont au
nombre de onze. Elles sont dessinées et peintes à la main avec
un grand luxe d'or et de couleurs, et Cicognara n'hésite pas à
croire qu'elles ont fait partie du jeu payé 1500 écus d'or, par le
duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, à son secrétaire Marziano
de Tortone 2.
1. Memorie spettanti alla ztoria della Cal- de Pise) d'où l'on peut conclure que ce jeu
cografia, Prato, Giachetti, in-8° et atlas fol. a été exécuté pour le mariage du duc Phi-
de 16 planches. lippe-Marie avec Béatrix Tenda, veuve de
2.Une des deux cartes données par Cico- Faccino Cane, tyran de Pise. On sait que
gnara est celle de l'amour. Elle représente Visconti pour s'assurer avec la principautéde
une tente sous laquelle un jeune homme et Pise, les trésors et l'armée de Cane, épousa en
une dame debout, en costume italien du 1413 sa veuve le jour même de la mort de
quinzièmesiècle, unissent leurs mains droites son mari et qu'en 1418 le nouvel époux la
comme dans la cérémonie du mariage. Sur faisait mourir sur l'échafaud sous le poids
les lambrequinsde la tente sont placées alter- d'une fausse accusation d'adultère.
nativement les armoiries de la maison Vis- C'est en raison des armoiries peintes sur
conti (la guivre) et celles de la dame (la croix cette carte que Cicognara pense que ce jeu a
Trompé par la présence dans ces onze cartes de plusieurs su-
jets appartenant aux tarots de Venise, l'impératrice, l'empereur,
l'amour, la force, le char, la mort, le jugement et le monde, Ci-
cognara s'est imaginé que le jeu dont dépendent les onze cartes
de la comtesse Aurélia, était un tarot vénitien, mais il s'est
trouvé très-embarrassé pour se rendre compte des trois figures,
la foi, l'espérance et la charité, et surtout, dans les atouts des sé-
ries numérales, de deux servantes, au lieu de deux valets ; aussi
ces circonstances lui ont-elles paru si anormales qu'il les a attri-
buées à un caprice du dessinateur.
S'il avait eu l'occasion d'étudier plus attentivement la compo-
sition des Minchiate, il aurait reconnu dans ces cartes qui l'em-
barrassaient plusieurs des caractères distinctifs du jeu florentin
qui offre de plus que le jeu de Venise les trois vertus théologales,
deux servantes (coupes et deniers), etc., etc.
Cette erreur, comme on le voit, n'était pas sans importance,
puisque au lieu de 11 tarots que Cicognara croyait manquer, ce
sont en réalité 30 figures qui ont été perdues.
Grâce à la connaissance plus complète des jeux à tarots, les
17 cartes peintes conservées à la Bibliothèque impériale sous le
nom de cartes de Charles VI, ne sont plus les cartes royales de
Gringonneur, ce sont tout simplement de beaux tarots vénitiens
du quinzième siècle (le fou, le valet d'épée, le monde, la tem-
pérance, l'empereur, le pape, les amoureux, la force, la justice,
la lune, le soleil, le char, l'ermite, le pendu, la mort, la maison
Dieu et le jugement dernier). Voy. pl. 10 et 11.
Grâce aussi à cette connaissance, les quatre belles cartes peintes
du musée Correr dont nous donnons le fac-similé pl. 8 et 9 peuvent

été exécuté pour le duc. Il aurait raison, s'il cognara sur l'identité du jeu de la comtesse
se bornait à le regarder comme un ouvrage Aurélia avec le jeu de Marzianodont la des-
contemporain du mariage du prince, mais cription donnée par Decembrio ne nous sem-
Decembrio en disant que le jeu de 1500 écus ble pas concorder suffisamment avec la com-
d'or avait été fait pendant l'adolescence du position du jeu des tarots de Venise.
duc rend difficile à accepter l'opinion de Ci-
nous suffire pour indiquer sinon à quel jeu elles appartiennent,
au moins de quel jeu elles ne doivent pas dépendre1. En effet
elles ne peuvent venir d'un Tarocchino, ce jeu n'ayant dans ses
basses cartes, ni les 2, ni les 3, ni les 4, ni les 5 ; la trappola de
Venise, jeu sans tarots, ne peut pas davantage les réclamer puis-
que ce dernier jeu a aussi éliminé les 3, les 4, les 5 et les 62, et les
Minchiate ne nous semblent pas non plus les pouvoir revendi-
quer, le 2 de bâtons de nos quatre cartes ne présentant pas
comme aux Minchiate une Victoire tenant une palme, de même
que le quatre de coupes ne nous offre pas son singe et le quatre
de deniers son éléphant. Enfin les deniers de Minchiate repré-
sentent partout des têtes, et dans les cartes du Musée Correr et
celles de Cicognara, il n'y a rien de ce genre, les deniers ont
dans leur centre une étoile ou plutôt une fleur à cinq pétales.
Ces 27 cartes n'ayant ni tarots ni autres figures, il est impos-
sible de rien préciser sur le jeu dont elles ont fait partie
1. Nous devons le fac-similé de ces quatre 7, 8, 9, 10 de deniers, les 1, 3 et 10 de cou-
cartes à l'obligeance du savant et très-regretta- pes, le 9 d'épées et l'as de bâtons.
ble M.Vincenzo-Lazari,conservateurdu musée Malheureusement il y manque aussi toutes
Correr, à Venise, dont le Catalogne nous en a les figures.
donné la connaissance. Ce sont l'as d'épée, le Les 23 cartes de MM. Tross ont appartenu
deux de bâtons, le quatre de coupes et le à Cicognara qui les mentionna dans son livre,
quatre de deniers. page 160. (Memorie spettanti alla Calcografia,)
Par un hasard heureux MM. Tross frères, 2.Voir Cardani Opéra, Ludg. 1663, t. II.
libraires à Paris, ont eu en leur possession 3.On voit que s'il est utile de bien con-
23 cartes de même nature, qu'ils ont eu l'ex- naître les dessins et la composition des an-
trême complaisance de nous communiquer. ciens jeux italiens, une autre conditionest
En les rapprochant des quatre fac-similé de encore nécessaire pour réussir dans des re-
M. Lazari, il nous a été facile de nous con- cherches analogues a celles dont nous venons
vaincre qu'elles provenaient du même jeu ; de donner des exemples, c'est que dans les
qui contient : le six de deniers, le 2, le 5, pièces qu'on a sous les yeux, il s'en trouve
le 6, le 7, le 8 et le 9 de coupes, le 2, le 3, dont la présence ou l'absence puisse révéler le
le 4, le 5, le 6, le 7, le 8 et le 10 d'épées jeu cherché. Il faut ajouter aussi aux causes
;
enfin le 3, le 4, le 5, le 6, le 7, le 8, le 9 et d'incertitude l'absence de numérosaux figures
le 10 de bâtons. peintes au quinzième siècle, et le caprice des
On voit qu'en y ajoutant les quatre cartes dessinateurs qui abandonnaient souvent le
du musée Correr, on a presque tous les points type primitif pour se livrer à leur imagi-
d'un jeu complet (il y manque les 1, 2, 3, 5, nation.
6. Le Coucou.

Le grand nombre des cartes des trois jeux à tarots que nous
avons décrits plus haut (le tarot vénitien, le Tarocchino de Bo-
logne et les Minchiate de Florence) produisait des combinai-
sons presque infinies dans chaque jeu et par là convenait plus
particulièrement aux esprits réfléchis. Pour mettre le jeu à la
portée du plus grand nombre des esprits, les Italiens ont inventé
des jeux dont ils ont exclu la série des tarots-atouts, comme la
Trappola vénitienne qu'on trouve encore en Silésie; mais pour
offrir un divertissement sans aucun travail d'esprit, ces jeux
étaient encore trop compliqués, et dans l'intention d'occuper
une réunion nombreuse, on inventa le Coucou.
Le Coucou n'aurait aucun droit à figurer dans ce travail si les
cartes dont il se sert étaient semblables à celles des autres jeux
italiens, mais elles en diffèrent essentiellement.
Cependant quelque différentes que soient ces cartes de celles
des tarots, elles présentent une particularité assez remarquable,
c'est qu'on reconnaît au premier coup d'oeil qu'elles dérivent des
atouts des jeux à tarots : la présence du fou (Matto) et les gros
chiffres romains qui servent, comme dans la série des atouts vé-
nitiens, à indiquer l'ordre et la valeur des cartes suffisent pour
révéler cette origine.
Le principe du jeu est l'échange forcé de la carte que le
joueur a reçue du hasard contre celle de son voisin. Si ce der-
nier refuse il paye, à moins qu'il n'ait en main une des cartes qui
donnent le droit de se soustraire à l'obligation de cet échange,
et ce sont justement ces cartes et les légendes qui y sont attachées
qui donnent au jeu de l'intérêt et de l'animation 1.
Ce jeu est assez répandu en Italie, on le fabrique aussi bien à

1. Voir à l'appendicel'analyseplus détaillée des règles du jeu.


Bologne qu'à Milan et en effet il est d'une naïveté qui en garantit
l'innocence comme l'analyse de ses règles en donne la preuve.
Il se joue avec 38 cartes, bien qu'il ne se compose que de
19 figures différentes, ces figures y étant répétées deux fois cha-
cune.
Ces 19 cartes sont : le Coucou, n° XV, le bragon (la grosse
culotte), n° XIV, le cheval se cabrant, n° XIII, le chat, n° XII,
l'hôtellerie, n° XI, plus dix cartes sans figures mais numéro-
tées X, IX, VIII, VII, VI, V, IV, III, II, I et le O, enfin le seau,
un gros masque et le fou.
Le Coucou existe aussi en France et avec le même nom, mais
comme, en passant les Alpes, il a abandonné ses cartes propres
pour adopter les nôtres, il se trouve privé de la mise en scène
et de l'entrain du jeu italien et il n'offre guère d'intérêt que par
les imprévus et les déceptions qu'amènent naturellement les
échanges.
Mais ce qu'il y a de plus curieux c'est que le Coucou italien a
traversé d'un vol une partie de l'Europe, pour aller s'abattre au
nord dans des contrées fort éloignées de sa patrie, à Copenha-
gue et à Stockholm.
A ne consulter que les données historiques, on serait tenté de
croire que cette émigration a eu lieu d'abord en Suède par suite
des voyages de Christine en Italie, mais l'examen des figures du
jeu suédois, le Cambio, et de celles du Gnau danois, repousse
cette supposition, et semble prouver qu'il n'est arrivé en Suède
que par le Danemark. En effet, il est connu dans cette dernière
contrée sous le nom de Gnau, le chat, nom d'une des cartes du
Coucou italien, et bien que les graveurs danois aient donné à
leur jeu de Gnau des dessins bien plus élégants que ceux du
Coucou, on y retrouve l'idée italienne, dans le fou, le seau,
l'hôtellerie, le chat, le cheval sautant et le Coucou ainsi que
dans le zéro et les chiffres romains. Les seules figures dont les
sujets y soient changés sont le gros masque remplacé par un
hibou et le Bragon auquel a été substitué un cavalier ; les artistes
de Copenhague avaient pensé probablement que le mot Bragon
ne serait pas compris des joueurs leurs compatriotes.
Le Cambio suédois s'éloigne davantage des dessins originaux.
On n'y retrouve que la grosse tête, l'hôtellerie et le coucou. Le
fou a fait place à un arlequin, le seau à un bouquet dans un
vase, le zéro à une couronne de fleurs, le chat à une chasse au
sanglier, le cheval sautant à un porte-enseigne de cavalerie, et la
grosse culotte (le Bragon) à un hussard à pied ; enfin on a substi-
tué aux gros chiffres romains des fleurs de lis égalant en nombre
sur chaque carte le chiffre que doit porter cette carte.
N'oublions pas d'ajouter que dans les deux jeux septentrio-
naux, le nombre des cartes est de 21 (2 de plus que dans le Cou-
cou italien). C'est que les cartes de points y sont portées jusqu'à
12, tandis que dans le jeu italien elles s'arrêtent à 10.

7. Dessins italo-germaniques.

Dans les figures du Coucou d'Italie l'art cède le pas à l'ori-


ginalité ; il n'en est pas de même dans deux feuilles de dessins
trouvées il y a quelques années dans la couverture d'un manuscrit
de la seconde moitié du quinzième siècle par M. Butsch, savant li-
braireantiquaired'Augsbourg. Ces feuilles comprennent 16 cartes
dont les traits semblent tracés avec un morceau de bois grossiè-
rement taillé. (Voir les pl. 26 et 27.)
C'est évidemment un caprice d'artiste, qui n'a jamais été des-
tiné à des joueurs. En effet, il ne pouvait être ni à l'usage des
Italiens, ni à celui des Allemands bien qu'il participe des jeux
allemands et des jeux italiens. Qu'on veuille bien se souvenir que
l'Italie a pour signes distinctifs de ses séries, la coupe, le denier,
la bâton et l'épée, et que ses figures, au nombre de quatre par
série, sont le roi, la reine, le cavalier et le valet à pied ; que,
d'un autre côté, les Allemands, dont les signes sont le coeur, le
grelot, la feuille et le gland, ont pour figures le roi, le valet su-
périeur ober, le valet inférieur under distinct du précédent en ce
que le signe de la série est à ses pieds,tandis qu'au valet supérieur,
ce signe est en haut de la carte. Si, disons-nous, on se rappelle
ces différences des jeux des deux peuples, appellera-t-on alle-
mandes des cartes où ne figurent ni coeurs, ni grelots, ni feuilles,
ni glands? ou regardera-t-on comme italiens, des dessins aux
signes italiens, il est vrai, mais dont les figures sont, confor-
mément à l'usage allemand, le roi, le valet supérieur et le valet
inférieur? certes, l'attribution n'est pas facile, surtout, si nous
remarquons sur cette feuille une cinquième série, celle des écus-
sons qui ne se rencontre que dans les cartes de Suisse.
Était-elle italienne? était-elle allemande, la main qui a tracé
toutes ces singulières figures? Allemande, répondent les rois assis
gravement sur leur trône de si matériel aspect, Italienne, crient
de leur côté ces valets à taille svelte, à désinvolture de saltim-
banques.
Décider cette difficile question, nous ne l'oserions, surtout
lorsque nous remarquons ces traces de grosse gaieté germanique
que nous offrent cette femme nue, à cheval sur un bâton, et ce
valet de coupe déversant dans une amphore le trop plein de sa
vessie. Mais, nous nous permettrons d'émettre une conjecture; ne
serait-ce pas quelque jeune peintre allemand ou suisse, qui, à
son retour d'Italie, aura mêlé à ses vieilles habitudes germaniques
le style et la facilité de l'école italienne qu'il venait d'étudier 1?

8. Jeu des passions.

En dehors des cartes habituelles dont les types et les règles sont
consacrés par l'usage, chaque nation a eu aussi ses cartes de fan-

1. Les dessinsitalo-germaniques dont nous ayant eu cours à une époque quelconque; ce


venons de parler ne peuvent donc en réalité sont, nous le répétons, lescaprices d'un jeune
être considérés comme appartenant à un jeu crayon en gaieté.
taisie ; et ces cartes sont devenues plus rares encoreque les autres,
parce que, n'étant pas entréesdans le domaine des joueurs, elles
n'ont pas été multipliées comme les cartes adoptées par l'usage.
C'est sans doute ce qui est arrivé à un jeu resté jusqu'ici com-
plétement inconnu des collecteurs et des bibliographes, au moins
en France. Comme par la bienveillance de l'acquéreur, nous
l'avons eu quelque temps sous les yeux, et comme il a bien voulu
nous en donner un calque complet, nous sommes en mesure d'en
produire une description détaillée, et nous croyons qu'elle ne
sera pas sans intérêt, ces cartes étant en même temps une curieuse
xylographie et une précieuse rareté bibliographique 1.
Ce monument intéressant de l'histoire des cartes et de la gra-
vure sur bois doit se composer de 57 pièces, savoir, une carte
d'introduction, 16 figures et 40 cartes de points 2, il est partagé
en 4 séries et l'auteur a choisi pour sujets de ses 4 séries, 4 pas-
sions, l'espérance, la crainte, l'amour et la jalousie; il leur a
attribué pour symboles, un vase ou la boîte de Pandore, un fouet,
la terreur des chevaux et des esclaves, une flèche, empruntée au
fils de Vénus, et un oeil ou l'attribut d'Argus.
Ces cartes de la grandeur des cartes vénitiennes du musée
Correr dont nous avons donné un spécimen (voir pl. 8 et 9)
sont gravées sur bois avec une netteté et une sûreté de taille qui
indique la fin du quinzième siècle, comme le texte imprimé rap-
pelle les types qu'employaient à cette époque les Turrisans de
Venise. Ce texte est en vers et en patois vénitien.
Les figures rois, reines, cavaliers et valets, sont empruntées à la
Bible, à la mythologie et à l'histoire ancienne. (Voir pl. 28.)
Mais ce qui donne à cette rareté xylographique un intérêt tout
particulier, ce sont les vers, imprimés au nombre de trois sur
chaque carte, dans un cartouche : le premier et le troisième vers

1. Il a paru pour la première fois dans une 2. Les cartes vendues n'étaient qu'au nom-
vente de livres en décembre 1861 et s'est vendu bre de 45, il en manquait 12, dont 5 fi-
la somme remarquablede quatre cents francs. gures.
du tercet riment avec le deuxième du tercet suivant, et il en est de
même de toutes les cartes de chaque série ; en sorte que la réunion
de ces tercets forme une pièce de vers de la nature des petits
poëmes que les Italiens appellent Capitoli. Le sujet de ces capi-
toli est la passion dont la série porte le nom.
Ce n'est pas tout : l'auteur commence le premier vers de cha-
que tercet par le nom de la passion à laquelle il a consacré sa
série, et le mot qui suit ce nom a pour initiales les premières let-
tres du mot indiquant le nombre des points de la carte. Ainsi, au
neufd'amour on lit : Amor NOva arte trova ; au deux d'espé-
rance : Speranza DUbio alchun non ha....
Outre les 56 cartes qui résultent des points et des 16 figures,
l'auteur en a fait imprimer une cinquante-septièmequi ne compte
pas dans le jeu. C'est un sonnet servant de préface; il y explique
qu'il a cru devoir inventer ces cartes pour offrir un nouveau
moyen d'employer les heures de loisir.
Nous n'avons pas la pensée de citer tous les jeux inventés par
les Italiens depuis les Naïbis ; on trouvera dans Cardan une liste
assez étendue des principauxqui se jouaient à son époque ; il en
est un, cependant, la trappola, dont nous ne pouvons nous dis-
penser de dire quelques mots, parce qu'on en trouve encore
l'usage en Allemagne. Du temps de Breitkopf, il se jouait en Silé-
sie, et nous le voyons encore fabriquer à Vienne sous le nom de
Drapulier Karten; ce n'est pas seulement le dessin des figures
des cartes trappoliennes actuelles qui trahit leur origine, les mots
qui, d'après l'auteur allemand,forment en Silésie la langue de ce
jeu, viennent confirmer cette induction.
On ne trouve aucun renseignement sur la marche de ce jeu,
excepté dans Cardan et dans Breitkopf qui sont d'accord pour
nous apprendre qu'il ne comprenait que 36 cartes, le roi, le ca-
valier et le valet, ainsi que l'as, le 2, le 7, le 8, le 9 et le 10 par
chaque série.
b. Cartes espagnoles.

Ainsi que nous l'avons déjà vu, les cartes espagnoles sont déri-
vées des tarots italiens. Elles leur ont emprunté leurs séries numé-
rales, et leurs signes : deniers, coupes, épées et bâtons. On trouve
même dans le jeu de l'hombre, jeu national de l'Espagne, cette
singulière règle, inventée par l'auteur des tarots italiens, règle en
vertu de laquelle la valeur des cartes de points est proportion-
nelle au nombre de ces points dans les séries des épées et des
hâtons, et inverse dans celles des deniers et des coupes (voyez ci-
dessus, la page 23) ; leur nom de naypes, forme espagnole du mot
italien naïbi, est encore une preuve de leur descendance, en
même temps qu'il révèle leur ancienneté, puisque ce nom n'a
pu leur être donné qu'à l'époque où les cartes italiennes n'a-
vaient pas encore vu leur nom de naïbi remplacé par celui de ta-
rocchi, changement introduit seulement au commencement du
seizième siècle.
Mais pendant que les cartes des Espagnols gardaient ces traits
de famille, leurs jeux prenaient une physionomie particulièrepar
la suppression des quatre 10 et des quatre reines, et par certaines
différencesde dessin dans les figures et dans les cartes de points.
Ainsi quand les rois italiens sont assis, les rois espagnols sont de
bout, et de larges ornements surchargent leurs vastes manteaux
comme pour les rois français. Pour les points, les épées sont des
dagues droites à deux tranchants; les bâtons, des branches d'ar-
bres noueuses, et ces bâtons noueux, ces dagues se placent tantôt
horizontalement, tantôt verticalement, les uns auprès des autres,
mais toujours sans être entrelacés d'après l'incommode manière
des tarots italiens. C'est là un perfectionnementincontestable et
qui facilite singulièrementle moyen de compter du premier coup
d'oeil les points marqués sur chaque carte ; or tout perfectionne-
ment n'est-il pas postérieur à l'invention première ?
De ce que les Espagnols ont eu leurs naypes dès les premiers
temps des cartes, devons-nous en conclure que, dès cette époque,
ils en ont eu des fabriques et partant des graveurs sur bois?
Nous serions tenté d'en douter, car personne, jusqu'ici, à notre
connaissance, au moins, n'a montré, personne même n'a cité de
naypes fabriqués en Espagne antérieurement au dix-septième siè-
cle. Les plus anciennes cartes de fabrique vraiment espagnole
que nous ayons vues sont quatre rois, qui nous ont été très-gra-
cieusement donnés par M. Cardéréra, peintre de la reine d'Es-
pagne, et auteur de la belle iconographie espagnole publiée en
livraisons, in-folio ; or, ces quatre rois ne remontent pas au delà
de la fin du dix-septième siècle 1.
Par contre, nous trouvons des cartes espagnoles fabriquées en
France, et très-évidemment pour l'usage des joueurs de la pé-
ninsule.
Il est probable qu'alors comme aujourd'hui, les cartiers étran-
gers s'approvisionnaient de leurs propres cartes sur le marché
français, et l'enveloppe des cartes espagnoles citée par Singer et
portant cette inscription bilingue : cartas finnas faictes par
Jehan Volay, nous semble justifier pleinement cette opinion.
(Singer, page 221.)
Ce qui la confirme encore, ce sont les diversesfeuilles de cartes
espagnoles, provenant évidemment de fabriques françaises que
l'on rencontre tant au département des estampes de la Bibliothè-
que impériale, que dans les cabinets de nos amateurs1.Le bois
gravé donné par M. Darcel à la bibliothèque de Rouen montre

1. L'encre pâle et légèrement bistrée avec rie, d'où il résulte que le valet, le cavalier et
laquelle sont imprimées ces quatre figures, le roi sont les trois cartes supérieures au 9,
pourrait, à la première inspection, leur faire et se trouvent les numéros10, 11 et 12. L'u-
attribuer une date assez ancienne, mais une sage d'inscrire sur les cartes de chaque série
circonstance peu visible trahit leur jeunesse, le chiffre de leur valeur est assez moderne,
c'est un numéro 12, gravé au coin de cha- nous n'en connaissons pas d'exemple avant
cune de ces quatre cartes. Nous avons vu que le dix-huitièmesiècle.
les Espagnols ont supprimé le dix et la dame, 2. Le docteur Michelin, de Provins. M. Le-
ce qui réduitleur jeu à 48 cartes ou 12 par sé- ber, et l'auteur de ce travail.
en quelle abondance se fabriquaient en France ces cartes étran-
gères.
Mais quel que soit le nombre de ces fragments qui ont survécu,
il n'en est pas un seul qui remonte au delà du dix-septième siècle.
Celui de Rouen, qui porte le nom de Jeban Volay, est loin d'a-
voir l'ancienneté qui lui a été attribuée, nous ne savons sur quel
fondement1.
Les ateliers français ont fréquemment fabriqué des cartes es-
pagnoles; cela est constantet n'a rien de surprenant. Les relations
de diverses natures qui ont existé entre les deux nations pendant
près de deux siècles suffisent pour rendre compte de cette cir-
constance.
Mais comment expliquer l'exécution à Limoges au seizième
siècle de cartes aux couleurs espagnoles avec des légendes fran-
çaises et les armoiries de Bretagne et de Dauphiné? Nous ne
saurions le dire et nous laisserons à de nouvelles découvertes à
éclaircir ce point obscur.
Cependant si nous renonçons à cette explication, nous appel-
lerons au moins l'attention sur les singularités des dessins de ces
cartes.
Mais avant d'entrer dans un examen détaillé des dessins de Li-
moges, il est utile de jeter un coup d'oeil sur ceux de Rouen, car
nous croyons qu'ils représentent assez exactement le type en
usage en Espagne à l'époque où vivait J. Volay ; c'est donc à

1. Le recueil de la Société des Bibliophi- dont la légende gravée en capitales romaines


les français signale comme exécutés vers 1480, se lit : PHILIPPUS DEI GRATIA HISPA-
les jeux de la Bibliothèque impériale portant NIAE REX. Or le nom Philippe II, que l'on
le nom des cartiers Jehan Volay et Jean croit désigné par cette légende, porterait cette
Goyrand, à Paris. C'est sans aucun doute une monnaie au seizième siècle, si l'on ne trouvait
erreur, et si, pour le bois de Rouen, signé de pas sur le tout du tout l'écu de France qui ne
Jehan Volay, nous voulions discuter cette se plaçait ainsi que sur les armoiries des rois
date, il nous serait facile de montrer tant par étant de la famille royale de France. C'est
quelques détails de costume que par la forme donc plutôt à Philippe V qu'appartient celte
des caractères que ce bois date au plus de la monnaie. La chaussure et tout le costume du
fin du règne de Louis XIV. L'as de deniers valet de deniers de cette planche sont du
est une grande monnaie aux armes d'Espagne règne de Louis XIV.
la planche de Jehan Volay que nous comparerons toutes les
autres cartes qui se rattachent par une parenté plus ou moins di-
recte à la famille espagnole
Ce n'est pas toutefois par une simple fantaisie de curieux que
notre attention a été appelée sur les cartes que nous indiquons,
c'est qu'elles nous conduisent: 1° à rectifier la date attribuée
aux cartes de J. Volay; 2° à découvrir l'origine espagnole
de deux jeux français dont l'un est resté inconnu jusqu'ici, et
l'autre, malgré sa singularité, n'a jamais été signalé hors de la
province où il se joue.
Le plus ancien peut-être de ces deux jeux hispano-français est
celui que nous désignerons par le nom de cartes de Limoges,
parce qu'elles ont été trouvées dans cette ville par le savant archi-
viste de la Haute-Vienne, M. Maurice Ardant2 ; elles entraient dans

1. Cetteplanehe de J. Volay se compose de térioration de ces manuscrits ont rendu d'une


20 cartes distribuées sur 4 rangées horizon- extrême difficulté l'extraction des cartons,
tales de 5 cartes chacune (voir pl. A et B) et pour la substitution des nouveaux cartons
dont voici l'ordre : aux anciens nous n'avons voulu nous en
1re rangée : cavalier, roi, valet de coupe, fier qu'à nous-même. C'est moins bien exé-
roi et valet d'épée. cuté, sans doute, mais nous sommes sûr que
2e rangée : roi de deniers,cavalier d'épée, les feuilles de texte ont été respectées.
valet d'epée, roi et cavalier de bâton. N'oublions pas de constater que c'est éga-
3e rangée : valet de bâton, cavalier de lement à M. Ardant que l'histoire des cartes
denier, as de denier, de coupe et d'épée. est redevable d'une liste de cartiers ayant
4e rangée : 3 et 7 d'épée, 2 et 5 de deniers, exercé à Limoges depuis 1466 jusqu'en 1850.
6 d'épée. Nous serions ingrat envers M. le préfet de
Il est probable que cette planche était des- la Haute-Vienne, alors M. Coetlogon, si ce
tinée a un jeu d'hombre, car on sait que le fonctionnaire ne trouvait pas également ici
jeu d'hombre ne contient que 40 cartes, les l'expression de notre reconnaissance. Grâce à
nuit, les neuf et les dix ne faisant pas partie sa libérale autorisation, notre moisson a été
de ce jeu. bien plus riche et la Bibliothèque impériale
Ce qui doit surtout fixer notre attention possédera un monument de plus de la gra-
dans celte planche, ce sont le roi, le ca- vure sur bois.
valier, le valet, l'as, le 2 et le 5 de deniers, Les divers fragments qu'on est parvenu à
enfin l'as d'épée. extraire de ces restes de cartons sont : deux
2. Qu'on nous permette d'exprimer ici rois (épées et deniers), trois cavaliers (épées,
notre reconnaissance à ce savant que la mort bâtons, coupes), deux valets (deniers, cou-
est venue ravir à la science et à ses amis. pes), trois as (deniers, epées, bâtons), trois 2
Lorsqu'il apprit que nous nous occupions de (deniers, épées, bâtons), quatre 4 (deniers
recherches sur les cartes a jouer, il nous fit coupes, hâtons, épées), deux 5 (coupes, épées)
part de sa découverte et poussa l'obligeance deux. 9 (deniers et coupes). Les cartes de fi-
jusqu'à solliciter de M. le prefet l'autorisa- gures proviennent de deux impressions un
tion d'envoyer à Paris les deux volumes peu différentes. Il en est de même des di-
contenant ces curieuses images. L'état de dé- verses cartes de points, ce qui porte à cinq
la composition du carton recouvrant deux vieux registres de l'hô-
pital ; l'état de vétusté de ces cartons dont l'un est on partie en
poussière, les trous et les rognures pratiqués par le relieur n'ont
pas permis qu'on ait pu rien retirer de complet; cependant
le zèle et la patience de M. Ardant ont triomphé de ces diffi-
cultés.
Les fragments de ces débris nous montrent que les feuilles de
figures contenaient 20 cartes distribuées sur 5 colonnes; les
points en présentent 24. (Voy. les planches 32 à 36.)
Si l'on s'explique facilement qu'un jeu espagnolait pris racine
en France en y échangeant une partie de ses formes nationales
contre des formes françaises, c'est surtout dans la province du
Limousin, dont les relations avec l'Espagne ont été constantes
depuis un temps immémorial1.
Mais il est plus difficile de comprendre comment une contrée
relativement très-restreinte de la Bretagne (depuis Savenay jus-
qu'à Nantes) s'est trouvée en possession d'un jeu qui semble avoir
emprunté ses principales formes à l'Espagne2.
Ce jeu, c'est l'alluette ou la luette. Il serait déjà fort ancien si

le nombre des planches dont les tirages ont vres à Limoges pour des marchands espa-
entré dans la composition des cartons des gnols, et qu'enfin il y a deux fois par an-
deux registres de Limoges : 1° celle de Mar- née des caravanes Limousins franchissan
de
tial Gué dont on a sauvé le plus de figures ; les Pyrénées pour aller labourer et moisson-
2° une autre dont les figures diffèrent quel- ner dans les royaumes espagnols. Nos soldats,
que peu des précédentes ; 3° une de points dans les guerres de la péninsule, se faisaient
(non coloriés) dont nous avons extrait le 5 comprendre et comprenaient au moyen du
de deniers où se voit une étoile ; 4° une de patois limousin. J'ai connu personnellement
points coloriés contenant vingt-quatre cartes un vieux prêtre espagnol réfugié à qui je
en quatre rangées ou six colonnes; 5° une parlais latin et qui une demandait de lui par-
autre de points coloriés. ier patois limousin, les mots les plus usuels
1. Ces relations datent de très-loin, aussi étant presque identiques. C'était un savant
la langue espagnole a-t-elle emprunté au pa- Catalan nommé à l'archevêché deTaragone.»
tois limousin, comme elle lui a prêté « beau- (Extrait d'une lettre de M. Maurice Ardant,
coup d'expressions. Un roi d'Aragon de- 24 juin 1860.)
manda des écrivains de notre pays pour lui 2. Cependant M. le baron de Wisrmes, au-
rédiger dans leur langue des statuts. Il y a teur de deux beaux ouvrages: la Vendée, et
eu des alliances entre les comtes de la Cata- celui-ci le Maine et l'Anjou, pense que
logne et les vicomtes de Limoges, mais ce ce jeu est venu dans le pays nantais par le
qu'il y a de plus positif, c'est que l'on a battu Poitou, pays visité tous les ans par les mar-
monnaie à l'atelier de Limoges pour des pos- chands espagnols qui temps immémorial
sessions espagnoles, qu'on a imprimé des li- venaient y acheter des mules.
c'est lui que Rabelais, dans sa nomenclature des jeux de Panta-
gruel, désigne sous la dénomination de Luettes1. Ce jeu compte
48 cartes comme les jeux espagnols.
Les cartes en sont toutes espagnoles, si ce n'est que les lourds
cavaliers, dans leur passage en France, sont devenus d'élégantes
amazones dont la grâce et la solidité en selle peuvent défier les
écuyères les plus légères du Cirque ou de l'Hippodrome.
Qu'était ce jeu avant la Révolution française ? Nous ne saurions
le dire; tout ce que nous en savons, c'est qu'il existait. Il était
connu de Court de Gebelin et a exercé le goût de ce savant pour
le symbolisme égyptien. Il avait alors ces dénominations bizarres
de monsieur, madame, le borgne, la vache, de grand neuf et de
petit neuf, que rien dans ses images ne justifiait alors 2.
Ce jeu ne se jouait pas alors avec les cartes d'aujourd'hui3.
Jetez un coup d'oeil sur la planche 37 et vous reconnaîtrez que le
dessinateur non-seulement s'est inspiré des idées de l'époque ré-
volutionnaire, mais qu'il a cherché à conformer ses dessins aux
noms auparavant donnés aux cartes. Ainsi, dans les anciens jeux,
Monsieur était tout simplement le trois de deniers : on a justifié
son nom en mettant dans un des trois deniers le buste d'un
garde national de 1789. Madame était le trois de coupes : on a

1. Al luct, le trompé, est celtique ou 3. Nous avons eu sous les yeux trois jeux
breton, origine qui se rapporterait au soin d'alluettes antérieurs à la révolution fran-
que les joueurs prennent de se tromper par çaise, l'un de Pierre Sigogne, 1776 ; l'autre
des signes sur la valeur des cartes que le sort de Pierre Roiné, 1784 ; et le troisième de
leur a données. 1791. Ces trois jeux n'offrent aucune trace
2.Voici ces noms rangés par ordre de va- de la pensée révolutionnaire qui semble avoir
leur : le 3 de deniers ou monsieur, le 3 de présidé aux dessins actuels. Une chose à re-
coupes ou madame, le 2 de deniers ou le marquer c'est la rareté des cartes d'alluettes
borgne, le 2 de coupes ou la vache, le grand de cette époque.
9 ou 9 de coupes, le petit 9 ou 9 de deniers, On dirait que la proscription du règne de
le 2 de bâtons ou 2 de chêne, le 2 d'épées, la Terreur s'est étendue jusque sur ces cartes.
enfin le 5 de deniers ou Robino dit aussi Des trois jeux que nous avons pu voir, nous
l'indécent. avons dû le deuxième à l'obligeance de deux
Ce jeu se joue à quatre (deux contre deux), savants amateurs, M. Guéraud, imprimeur à
et le talent du joueur est d'indiquer à son Nantes, et M. Carenteau, son ami : et le pre-
partenaire les cartes qu'il a, et ce, par des mier et le troisième jeu sont dus à M. Char-
signes que l'on pourrait facilement considé- meil, conservateur du Musée de Bourges.
rer comme des grimaces. Tous ces jeux sont incomplets.
introduit dans une des coupes une darne couronnée par un oi-
seau à long cou et à long bec, et à laquelle un autre oiseau
semblable offre un bouquet de fleurs1. Les fleurs de lis qui se
voient partout sur les bâtons, ont fait place à des flèches, et le
bonnet de la Liberté orne le quatre de coupes et coiffe le sauvage
qui soutient l'as d'épée ; enfin, les armes d'Espagne, qui aux
jeux antérieurs formaient l'as de deniers, ont fait place à une ville
dans un cercle placé sur la poitrine d'un aigle.
Mais pourquoi ce sauvage, ceint et couronné de plumes, qui
soutient l'énorme tronc d'arbres représentant l'as de bâtons?
Consultons à leur tour les cartes de Limoges, et l'as de bâtons
nous offrira deux petits hommes nus soutenant aussi une grosse
branche d'arbre. Que signifie cet enfant balancé entre deux
troncs d'arbres ? c'est encore un souvenir du deux de bâtons de
Limoges, où un petit homme nu se voit entre deux bâtons noueux.
Et ce quatre de deniers qui, dans l'alluette révolutionnaire, est
orné d'un double triangle, combiné de manière à représenter
une étoile à six pointes, ne se trouve-t-il pas aussi dans nos cartes
limousines? Quant à Robino ou l'indécent, qui n'entre pas dans
les cartes de valeur de l'alluette actuelle, c'est évidemment un
souvenir du 5 de deniers de l'ancien jeu espagnol qui représen-
tait les deux têtes affrontées du roi et de la reine des Ro-
mains.
Nous pourrions signaler encore bien d'autres rapports entre
le jeu de l'alluette et les cartes de Limoges, mais ils sont éloi-
gnés et nous préférons appeler l'attention sur plusieurs cartes de
Limoges dont les dessins ne trahissent aucun souvenir antérieur;
ainsi le cavalier de bâton est un homme sauvage, nu et couvert
de poils. L'as de deniers est une monnaie aux armes de Bretagne
et placée sur la poitrine d'une femme ailée, dont l'extrémité in-

1. L'alluettede 1776 sort des ateliers de seau à long col qui se retrouve encore en
P. Sigogne. Ne serait-ce pas une cigogne plastron sur la poitrine du valet de deniers
qu'on aurait voulu représenter par cet oi- de 1776 ?
férieure se termine en serpent; le nom de Mélusine se lit sur la
carte même1.
Le tressette.

Il est encore un jeu italien qui évidemment provient de l'Es-


pagne, c'est le tressette. Quoiqu'il ait la physionomie italienne,
tout y trahit, dans ses dessins, l'origine espagnole, épées droites
à deux tranchants placées presque toujours verticalement, bâtons
en forme de massues ou branches d'arbres, coupes de forme es-
pagnole, as d'épée courbe, soutenu par un génie ailé, as de de-
niers, placé sur la poitrine d'un aigle, quatre de deniers avec une
étoile dans le milieu, le roi de deniers ayant une hache à la main,
et enfin, au cinq de deniers, dans le denier du milieu deux têtes
affrontées et se regardant.
La tradition est du reste d'accord avec les dessins, car nous li-
sons dans l'Almanach des jeux de 1783 : « Ce jeu doit son inven-
« tion à l'Espagne, il
se ressent un peu du flegme qu'on attribue
« à cette grave nation, et veut être joué sans la moindre distrac-
« tion. »
c. Cartes françaises.

Si nos cartes françaises se distinguent des cartes étrangères


par la différence des figures, elles ne s'en distinguent pas moins
par les signes des séries; et c'est à la nature de ces signes qu'est
due l'adoption, aujourd'hui presque universelle, de nos cou-
leurs, coeur, carreau, trèfle et pique.
En effet, le dessin de ces symboles ne consistant qu'en un
simple contour rempli d'une couleur seule, à teinte plate, est
complétementindépendant du personnageet n'a pas besoin d'être
gravé avec lui comme pour les signesitaliens, épées et bâtons, d'où
il suit qu'il peut être imprimé au patron en même temps que le

1. Mélusine est une légende poitevine qui ron de Wismes, citée plus haut, sur la route
viendrait a l'appui de l'opinion de M. le ba- suivie par ce jeu pour arriver en Bretagne.
coloriage des figures, procédé simplifiant singulièrementla fabri-
cation, en même temps qu'il laisse au dessinateur des figures
toute liberté pour se livrer à ses fantaisies d'artiste.
Les auteurs qui ont écrit sur les cartes, et entre autres, Ménes-
trier, Daniel, Bullet et M. Leber ont donné carrière à leur imagi-
nation pour découvrir ce que les premiers inventeurs du jeu
français avaient voulu symboliser par nos quatre signes, coeur,
carreau, trèfle et pique. Il en est résulté des interprétations dont
on appréciera la bizarrerie.
Selon Ménestrier, ces quatre signes représenteraient les quatre
corps de l'État : « le clergé, indiqué par les coeurs, parce que les
ecclésiastiques sont des gens de choeur pour les exercices de la re-
ligion; la noblesse militaire, désignée par les piques qui sont les
armes des officiers 1 ; les bourgeois, par les carreaux, qui sont les
pavés des maisons habitées par la bourgeoisie ; enfin les gens de
la campagne par les trèfles.
« Ce qui fait voir, ajoute le bon jésuite, que ce fut le dessein
des inventeurs de ce jeu, c'est que les Espagnols ont exprimé la
même chose quoique sous des signes différents, les ecclésiastiques
par des calices ou coupes, la noblesse par des épées, les bour-
geois et marchands par des deniers et les gens de travail et de
campagne par les bâtons. »
De son côté, Bullet voit dans le coeur le courage si nécessaire à
la guerre, dans le pique les armes offensives, dans le carreau les
armes défensives, le carreau étant un bouclier losangé; enfin,
pour lui, le trèfle indique l'abondance des fourrages principale-
ment nécessaires à une époque où les armées étaient presque uni-
quement composées de gendarmerie.
Écoutons maintenant M. Leber : « Les quatre couleurs de nos
cartes pourraientêtre traduites dans leur explicationsymbolique
de la manière suivante : coeur, vaillance, grandeur d'âme ; trèfle,

1. A l'époque ou écrivaitMénestrier.
sagesse et justice unies à la puissance ; carreau, fermeté, stabilité,
constance; pique, force matérielle ou guerrière.
« Cela posé, si l'on considère l'esprit du jeu, relativement aux
couleurs on trouvera dans le quadrille des cartes l'emblème de
quatre monarchies ou sociétés politiques gouvernées, savoir : les
coeurs, par un prince généreux et doué d'un grand courage ; les
trèfles, par un souverainjuste, sage et puissant ; les carreaux, par
un roi constant dans ses principes et ferme dans ses actions ; les
piques, par un prince guerrier qui doit sa grandeur à la force de
ses armes. »
Les noms des personnages de nos cartes n'ont pas moins que
les signes distinctifs des séries exercé la sagacité de nos auteurs.
Pour Ménestrier, nos quatre rois: Charles (roi de coeur) ; César
(carreau) ; Alexandre (trèfle) ; David (pique), désignent quatre
monarchies, savoir : l'empire d'Allemagne, l'empire Romain,
l'empire des Grecs et la monarchie des Hébreux. Daniel, de son
côté, voit dans ces quatre rois : Charlemagne, César, Alexandre le
Grand et CharlesVII ; enfinBulletmieux inspiré les accepte comme
représentant les princes qui ont porté ces noms dans l'histoire.
Quant aux reines Judith, Rachel, Argine et Pallas, elles dési-
gnent d'après Ménestrier les quatre moyens principaux par
lesquels les dames peuvent régner : la piété, la beauté, la nais-
sance et la sagesse. Daniel découvre dans ces noms Judith femme
de Louis le débonnaire, Agnès Sorel, Marie d'Anjou et Jeanne
d'Arc, tandis que Bullet les interprète ainsi : Anne de Bretagne,
Rachel femme de Jacob, encore Anne de Bretagne (il trouve que
dans le breton Argine signifie la reine) et Minerve.
Enfin, pendant que les valets, LaHire, Hector, Lancelot et Ogier
ne sont pour Ménestrier que des sergents d'armes, Daniel en fait
Etienne de Vignole, Hector de Galard, Lancelot, Ogier le Danois,
opinion que partage Bullet, excepté pour Hector qu'il regarde
avec raison comme étant le prince troyen vaincu par Achille 1.
1. Voyez Bullet, Dissertation sur les cartes à jouer, p. 45.
Nous reconnaissons volontiers combien sont ingénieuses ces in-
terprétations, combien savantes les recherches dont elles ont été
appuyées, mais nous ne pouvons nous empêcher de faire remar-
quer aussi combien en même temps elles sont éloignées de la vé-
rité et même de la vraisemblance.
Du reste cet insuccès n'a rien qui doive étonner ; il suffît de
réfléchir au point de départ qu'avaient choisi ces auteurs, pour
reconnaître qu'il leur était impossiblede ne pas s'égarer, une fois
engagés dans cette fausse voie. Ils croyaient s'appuyer sur un
fait, ils ne s'appuyaient que sur une hypothèse. Dans leur pensée
les noms, les figures et les costumes qu'ils tentaient d'expliquer
étaient contemporains de l'invention des cartes et avaient été uni-
versellement adoptés dès l'origine.
Or, c'est précisément le contraire qui est arrivé, comme le
prouvent surabondamment les 14 cartes peintes qui ont été trou-
vées dans le cabinet d'un amateur. Ces cartes sont dessinées à la
main et peintes comme des miniatures, au quatorzième siècle. La
grâce et la sveltesse des personnages, le bon goût des ornements,
l'éléganceet la légèreté des rinceaux qui courent autour des points
pour les unir ensemble, ne permettent pas de douter que ce ne
soit l'oeuvre d'un artiste de talent et un jeu destiné à quelque
joueur riche et puissant. (Voir les pl. A et B.)
Les cartes qui restent de ce jeu sont toutes les figures moins la
dame de coeur. Le costume est celui du quatorzième siècle.
Eh bien, ces figures témoignentqu'il n'y avait pas à cette époque
de noms de personnages sur les cartes ; quand les cartes furent
gravées, il n'y en avait pas encore; ce fut plus tard, lorsque la
gravure fut plus usitée, que les fabricants français se lancèrent
jusqu'à inscrire sur les cartes des noms de leurs personnages
supposés.
Les cartes anciennes françaises sont aujourd'hui excessivement
rares, il est facile de le comprendre. Lorsqu'ellesétaient dessinées
et peintes à la main, leur cherté les rendait déjà rares; quand la
gravure les popularisa, elles devinrent plus communes, mais elles
furent moins ménagées et si elles furent plus répandues elles
furent aussi plus rapidement hors d'usage. De plus il est pro-
bable que lorsque la mode d'un dessin était passée, les cartiers le
détruisaient pour le remplacer par un dessin plus nouveau; aussi
voyons-nous que presque tous les fragments qu'on a trouvés ont
été découverts dans les couvertures de livres ou de vieux regis-
tres dont ils formaient les cartons.
C'est pour sauver d'une destruction complète ces débris pré-
cieux que nous les avons collectionnés et reproduits par la gra-
vure et la lithographie, et nous en avons été bien récompensé,
car la comparaison de ces divers spécimens nous a révélé les
erreurs de nos prédécesseurs et nous en a fourni les preuves.
Ainsi les quatorze cartes miniatures suffisent pour nous dé-
montrer que non-seulement les premières cartes ne portaient
pas de noms, mais que les costumes de nos cartes actuelles sont
loin de ressembler aux costumes qu'on portait au temps de l'o-
rigine des cartes : elles nous prouvent aussi que, contrairementà
l'opinion de M. Leber, le piquet n'est pas le jeu primitif fran-
çais, puisque dans ce fragment de jeu il se trouve un cinq de trè-
fle : or on sait que le piquet se jouait encore au dix-septième
siècle avec le six, mais on n'a pas de preuves qu'il ait jamais eu
cours avec des cartes plus basses.
Toutefois nous aurions mauvaise grâce à nous montrer trop
sévère envers ces anciens auteurs ; ils n'avaient pas connaissance
des monuments graphiques, que nous avons été assez heureux
pour découvrir depuis ces dernières années ; il y aurait même dé
l'ingratitude à mettre en oubli les services que leurs travaux
nous ont rendus, car s'ils se sont trompés, c'est à eux et sur-
tout à Ménestrier et à Bullet que nous devons la connaissance
des principales dates qui servent à fixer l'introduction des cartes
en France.
La découverte de ces cartes peintes est du reste un événe¬
ment qui marquera dans l'histoire iconographique des cartes
françaises, c'est une réfutation naturelle des fausses opinions,
des systèmes erronés de nos devanciers, c'est à l'avance pour
nos successeurs un guide qui ne leur permettra pas de s'égarer.
Après les cartes peintes et à une distance peut-être d'un demi-
siècle se doit placer une feuille de cartes gravées sur bois qui se
trouve à la Bibliothèque impériale (voy. la pl. C) ; elle est aussi
sans noms et les habillements présentent quelques traits de res-
semblance avec le costume des cartes peintes : on ignore généra-
lement quel sujet le cartier F. Clerc (seul nom qui soit inscrit) a
prétendu représenter, car le roi, la reine et le valet de coeur y
sont représentés velus comme des sauvages.
Enfin la Bibliothèque impériale nous fournit encore un spéci-
men que nous croyons devoir placer à la suite du précédent
c'est celui sur lequel s'est exercée très-inutilement l'érudition de
M. Leber et qu'il croyait être un jeu de piquet : ce jeu a, de
remarquable, trois noms tirés des romans de chevalerie : Cour-
sube, Apollin et Roland ; il nous serait impossible d'expliquer
la présence de ces noms au milieu des devises satiriques attachées
aux personnages qui les entourent, si nous ne trouvions ailleurs
d'autres noms appartenant également à l'époque de la chevalerie.
Ici viennent se placer naturellement les planches en bois du
cabinet de M. Vital Berthin de Beaurepaire : la première (et c'est
aussi celle qui nous intéresse davantage) comprend vingt person-
nages, douze hommes et huit femmes, tous avec leurs noms, tous
avec les armoiries que leur attribue la légende. Ces noms, pour
les hommes, sont : Josué, Antonye, Hector, Alexandre, Judas
Macchabée, Jules César, Artus, Charlemagne, David et Godefroy
de Bouillon ; pour les femmes, ce sont Deipille, Lomphelon,
Iconie, Thamaris, Sémiramis, Pantasillée, Bethsabée et une dont
le nom n'est pas lisible. Pour les hommes, les noms sont ceux
des neuf preux des Romans de la Table ronde, et pour les
femmes, ce sont des femmes célèbres de l'antiquité, connues
aussi dans quelques monuments sous la dénomination de preu-
ses 1 (voy. pl. EF).
Ne nous étonnons pas de voir apparaître dans cette planche
les personnages de la Table ronde, c'était alors la mode des ro-
mans de chevalerie et les cartiers y puisaient souvent leurs su-
jets : c'est ainsi que les noms Apollin, Coursube et Roland se
lisent sur la feuille à devises, citée plus haut.
C'est ainsi également que sur la feuille que M. de Fontenai a
trouvée à Autun dans une vieille couverture de livres, nous
voyons les héros de la chevalerie, Pontus, Artus, Pâris, Roland,
Josué, Maugis, Allart, Riehart, Hogier et Sanson ayant tous en
plastron l'image d'un hérisson choisi par Louis XII pour sa
devise (voy. pl. HI).
Mais un fragment, au milieu de tous ces spécimens variés, mé-
rite d'attirer plus particulièrement notre attention ; nous le de-
vons encore à la Bibliothèque impériale (voy. pl. G.) Il con-
tient pour les hommes les noms d'Alexandre, de Jules César, de
Charlemagne et de David, chacun d'eux répété deux fois. N'est-
ce pas là que nous devons voir la première pensée de nos quatre
rois? Peut-être même nos valets s'y rencontraient-ils aussi?
nous ne pouvons que le présumer, le fragment est incomplet, il
y manque une des colonnes verticales, celle qu'à cette époque
on destinait aux valets 2.
Cependant les personnages des cartes françaises du seizième
siècle n'appartiennent pas tous aux romans de chevalerie. Nous
en avons pour preuve les bois de M. Vital Berthin reproduits
ici (pl. Ga, b, c, M et N) qui représentent des modes, des
costumes, peut-être même des caricatures satiriques. Une feuille
1.Les preux et les preuses figurent dans valets, ils ne les y faisaient figurer qu'une fois,
les monuments de cette époque. Voyez les ce qui formait 20 cartes sur une même
plan-
châteaux de Pierrefonds,et de la Ferté-Milon. che de bois. C'est au moins ainsi que nous les
2.Nous devons faire remarquer en pas- avons trouvés gravés presque constamment.
sant que les cartiers de cette époque avaient Ces cartes étant rangées sur quatre colonnes
l'habitude de répéter deux fois sur la même verticales, les valets formaient la cinquième
feuille les rois et les reines ; mais quant aux colonne.
que l'on trouve dans la bibliothèque de Dijon et qui est signée
d'un cartier de Paris nommé Personne, nous montre aussi que
ces cartes, dans leur ensemble (voy. pl. KL), rappellent une
époque glorieuse de notre histoire, car on y voit la Pucelle et
les Pairs de France qui assistaient au sacre de nos rois, ce sont :
l'archevêque de Reims, les évêques de Laon, de Langres, de
Beauvais (pairs ecclésiastiques), les ducs de Bourgogne, de Nor-
mandie, de Guyenne, le comte de Flandres (pairs laïcs), le tout
entremêlé, selon l'usage du temps, de personnages mythologiques
ou légendaires comme Pâris, Hélène, Junon, Pallas, Vénus, la
Sybille et Mélusine.
Quant au costume, tout ou à peu près tout est de fantaisie dans
cette planche de Dijon ; et il y avait déjà longtemps qu'on ne s'as-
sujettissaitplus à la fidélité sur ce point ; c'est tout au plus si quel-
ques parties du vêtement représentaient ce que les graveurs
voyaient de leur temps : du reste, il était difficile qu'il en fût
autrement, il ne s'agissait pas alors de peindre des époques,
mais d'exciter la curiosité par la variété des images, ou par
l'intérêt des noms et des sujets.
Si la feuille des neuf preux se révèle à nous comme indiquant
l'origine de nos quatre rois, Alexandre, César, David et Charle-
magne, ce n'est pas un motif pour croire que l'adoption de ces
types remonte définitivement à l'époque qui nous serait indi-
quée par la gravure de ces cartes ; il est probable, au contraire,
que ce n'est que beaucoup plus tard, sous Henri IV et Louis XIII,
qu'ils furent définitivement adoptés à la cour, car les nombreux
spécimens de cartes que nous trouvons à la Bibliothèque impé-
riale et qui datent pour la plupart de ces dernières époques
offrent une grande variété de noms et de costumes. La pro-
vince toutefois conservait à cette époque son indépendance, et
elle en a joui longtemps encore, comme on le voit par un bois
de notre collection trouvé à Narbonne et dont les noms : Cy-
rus, Araspe, Almanzor, Zayde, Constantin, Fautas, Titzala,
Ataralipa, sont presque complétement étrangers à tous ceux que
nous connaissons et semblent appartenir à quelque roman de
l'époque.
Du reste, quant aux cartes sans noms, le nombre en est très-
considérable et Bullet lui-même constate que de son temps les
cartiers de province étaient dans l'usage de s'abstenir de donner
des noms à leurs personnages.
De l'absence totale de noms, ainsi que de la variété de ceux
qui sont inscrits, on peut naturellement conclure que les fabri-
cants n'avaient aucune règle fixe, aucun système arrêté et que
Paris est le seul qui ait fini par se fixer aux noms que nous voyons
aujourd'hui.
Mais si le roman des neuf preux a été la source où ont été pui-
sés les noms de nos quatre rois, quel motif a pu engager à choisir
David, Alexandre, César et Charlemagne ? et qu'a-t-on voulu dé-
signer par ce choix?
Les quatre plus grandes monarchies du monde, celle des Hé-
breux, celle des Grecs, l'Empire romain et l'empire des Francs;
c'est au moins l'explication que nous donne l'abbé de Longuerue 1.
Si les dames, au contraire (Rachel, Argine, Pallas et Judith), ne
se prêtent pas à une explicationvraisemblable, cela ne peut nous
préoccuper, c'est un vestige de cette coutume des cartiers de
chercher pour représenter les reines des noms pris tantôt dans la
mythologie, tantôt dans l'histoire sainte, souvent même dans la
légende, tandis qu'il en est tout autrement pour les valets, où
nous voyons figurer Hector de Troie, appartenant également
et aux neuf preux et à l'histoire de France 2 et Lancelot, Ro-
land, Hogier, que réclament aussi les romans de chevalerie.
En résumé, on peut distinguer dans l'histoire du dessin des
cartes françaises quatre époques principales : première époque,
les cartes dessinées et peintes avant l'invention de la gravure en
1. C'est elle aussi que justifie l'ordre des 2. Au moyen âge on regardait le fils dp Priam
tudes universitairesde cette époque. comme la souche de la dynastie de nos rois.
bois ; deuxième époque, la gravure en bois et les sujets pris des
romans de chevalerie ; troisième époque, sujets divers de fantai-
sie ; quatrième époque, l'adoption par la cour des quatre rois
David, Alexandre, César et Charlemagne. Cette dernière époque
a duré jusqu'au dix-huitième siècle.
C'est alors que la Révolution française, en changeant la forme
du gouvernement, eut la prétention de changer toutes les idées ;
toutefois en effaçantles signes de la royauté, elle n'avait pas détrôné
la passion du jeu, elle n'y avait pas même songé, puisqu'en ren-
dant libre le commerce des cartes, elle avait, au contraire, rendu
plus de facilités aux joueurs. Mais il fallait bien poursuivre la
royauté jusque dans les cartes, et c'est dans le choix des sujets
que l'esprit révolutionnairevoulut se donner carrière. Cependant,
comme l'imagination des fabricants de cartes n'était pas très-fé-
conde, on tourna toujours dans le même cercle et il n'en est ré-
sulté que peu de types tout à fait différents, et moins encore de
dessins dus à d'habiles artistes ; l'on vit des rois détrônés de nou-
veau, et par qui? par des génies, par des sages, par des philoso-
phes : les valets, par des guerriers ou des héros de Rome, et par
des sans-culottes; les dames, par des vertus ou des libertés, et
quelles libertés! libertés du mariage, des cultes, de la presse, du
commerce1. Point n'est besoin de dire que ces dessins se sentent
de l'époque comme les médailles populaires que l'on fabriquait
journellement 2.
Mais on ne triomphe pas tout d'un coup des habitudes plu-
sieurs fois séculaires, surtout quand ces habitudes s'adressent au
jeu; aussi lorsque le temps des exécutions sanguinaires et des

1. Cette rage de proscrire les rois s'éten- 2. On proscrivit les cartes aux signes de la
dit même jusqu'aux tarots de nos provinces, royauté, mais les cartiers qui possédaient
et nous avons dans notre collection un encore du papier à la fleur de lis et dont ils
pauvre tarot français où nous trouvons : la avaient payé le droit à l'ancienne régie ayant
liberté de bâton, la liberté de deniers, la li- réclamé la restitution de ce droit, il leur fut
berté de coupe, la liberté d'épée, au lieu de répondu qu'ils pouvaient se servir de ce pa-
la reine de bâton, la reine de coupe, la reine pier et qu'ils ne seraient pas inquiétés, et de
d'épée et la reine de denier. fait ils ne le furent pas.
terreurs publiques fut passé, on vit reparaître le jeu, et, avec lui,
revenir les vieilles cartes.

Le vainqueur de Marengo et d'Austerlitz s'efforçait de cicatri-


ser les plaies que la République avait ouvertes. La monarchie était
revenue sous le nom d'empire, la religion avait rouvert ses tem-
ples, la justice se réjouissait qu'une jurisprudence uniforme rem-
plaçât le labyrinthe des coutumes, l'administration améliorée
fonctionnait avec régularité, le génie civilisateur dont le coup
d'oeil embrassait tout à la fois, songea au dessin des cartes, et le
13 juin 1808, le peintre David recevait la lettre suivante :

« Monsieur, un projet de décret, approuvé par le Conseil


«
d'État, charge l'administration des Droits réunis de faire faire
« des moules uniformes pour la fabrication des cartes à jouer.
« Désirant substituer aux figures bizarres des rois, dames et va-
« lets un dessin dont l'extrême élégance et la pureté rendent la
« contrefaçon difficile et qui puisse en même temps, par la fidélité
« des costumes et l'exactitude des attributs, répondre au but al-
« légorique que paraît s'être proposé l'inventeur de ce jeu, j'ai
«
cru ne mieux faire que de vous prier, Monsieur, de me diriger
« dans cette opération. Je n'ai pas oublié le proverbe : De mi-
« nimis non curat praetor, et assurément je n'ai pas pensé que le
« premier peintre de l'Europe pût donner à de simples jeux,
« quelques-uns de ces moments qu'il consacre avec tant de suc-
« cès à la gloire de l'art et à celle de la nation. Mais peut-être
« permettrez-vous que ces dessins se fassent sous votre direction,
« et alors je vous demanderais de vouloir bien en charger un ou
« plusieurs de vos élèves qui vous soumettraient leurs essais et
« auxquels j'allouerais sur votre proposition le prix que vous
« voudrez bien mettre à leur travail.... »

Signé : Français.
A cette lettre étaient joints des extraits des notices de Menes-
trier, Bullet et l'abbé Rive, sur l'origine des cartes à jouer ; on y
avait également ajouté un programme destiné à guider les des-
sinateurs.
A la suite de cette invitation flatteuse, plusieurs essais furent
tentés. David lui-même composa des cartes qui furent dessinées
par M. Mongez et gravées sur acier par Andrieu en 1809; en
1811, M. Gatteaux père en dessina de nouvelles. Les noms des
rois David, Alexandre, César et Charlemagne y étaient revenus,
mais conformément aux quatre nationalités de ces rois, les quatre
dames étaient Abigaïl, Statira, Calpurnie, Hildegarde; et les va-
lets : Azaël, Parménion, Curion et Hogier. Ces cartes de 1811
furent gravées sur bois1.
Cependant, soit que les joueurs n'aient pas goûté ces change-
ments, soit pour tout autre motif, le règne de ces dessins ne fut
pas de longue durée, et dès l'année 1813 les vieilles cartes repa-
rurent, triomphant si complétement des innovations, que le
moule officiel fut adopté par la Restauration, qui se contenta de
substituer seulement les fleurs de lis aux abeilles et à l'aigle im-
périal. Ces dessins étaient dus aussi au crayon de M. Gatteaux
père 2.
En 1816, oubliant l'insuccès des tentatives qui avaient été
faites avant lui, un homme de goût se flatta qu'en donnant aux
cartes des personnages et des costumes que tout le monde pour-
rait comprendre, il détrônerait les anciens noms et les costumes
consacrés. Il fit donc un jeu que l'on pouvait appeler national :

1. Nous devons à l'obligeance de M. Nor- commune, et avait, dans les costumes, scru-
mand aîné, graveur, auteur de plusieurs pu- puleusement copié le style grec. M. Point n'a
blications d'architecture justement estimées, donné que les trois figures du pique.
les calques de trois essais dus à MM. Point, 2. Le moule appartenait à l'Etat et l'ad-
Henri Didot et Philibert Vasserot. Les des- ministration en vendait comme aujourd'hui
sins de ces deux derniers ne sont qu'une imi- des épreuves à tous les fabricants de la
tation perfectionnée des cartes de la monar- France qui les débitaient en jeux après les
chie; dans le premier, M. Point s'inspirant avoir mis en couleur, et en avoir terminé la
des idées du maître, s'était éloigné de la route fabrication.
les rois étaient Charlemagne et saint Louis , François Ier et
Henri IV; les reines, Hildegarde et Blanche de Castille, Jeanne
d'Albret et Marguerite de Valois; les valets Roland, Joinville,
Bayard et Crillon. Certes, l'idée était louable, les personnages
bien choisis, les dessins jolis ; mais l'entreprise ne fut pas heu-
reuse et elle coûta à l'auteur une somme assez ronde1.
Aujourd'hui, nous sommes revenus au moule de 1813, que la
galvanoplastie multiplie en assez grand nombre pour entretenir,
à l'Imprimerieimpériale, trois presses à vapeur, constamment en
activité.
Nous n'essayerons pas de décrire tous les dessins nouveaux
que les fabricants de cartes font exécuter pour attirer les ache-
teurs, ce serait un travail parfaitement inutile; ces cartes ne peu-
vent être considérées comme cartes de jeux; ce sont des cartes de
fantaisie, elles ne peuvent entrer en concurrence avec les cartes
de la régie, qui seules sont autorisées par l'administration.
Cependant on doit reconnaître que dans ce déluge de jeux
de fantaisie quelques-uns mériteraient d'être cités ; il en est un
surtoutdont nous avons remarqué la belle exécution, c'est l'oeuvre
d'une dame artiste, Mme Paris qui l'a dessiné avec un soin tout
particulier et qui l'a décoré avec autant de goût que de luxe ; le
contour des signes est tracé en or, et l'intérieur de chacun de ces
signes offre un objet différent; dans les coeurs c'est un oiseau,
dans les carreaux un fruit et dans les trèfles une fleur. Ces objets
dessinés avec une extrême délicatesse sont peints avec une per-
fection qui ne pouvait être atteinte que par la chromolithogra-
phie. Si le monopole de l'administration ne permet pas d'espérer
que ce joli jeu triomphe de la concurrence, au moins pouvons-
nous prédire à l'auteur qu'il effacera tous les jeux de fantaisie
et qu'il figurera sur les rayons de tous les amateurs.

1. Nous tenons de M. Houbigaut, lui-même, le récit de tous les ennuis que lui a causés cette
malheureuse entreprise, dans laquelle il a dépensé plus de 30 000 francs.
Cartes comiques.
Parvenu au terme de notre revue iconographique des dessins
des cartes françaises, nous espérions reprendre haleine, mais
nous nous apercevons que nous allions oublier une nature de
dessins très-originaux auxquels ont donné naissance nos signes
français, coeurs, carreaux, piques et trèfles.
Il s'agit des cartes comiques, espèce de tour de force, sorte de
problème graphique où l'auteur a pour but de composer qua-
rante tableaux différents (autant qu'il y a de cartes de points). A
cet effet, il enchâsse dans son dessin ces points divers en
conservant, sans l'altérer, la forme, la couleur, le nombre et la
place, de manière que chaque carte offre à la fois à l'oeil un
tableau amusant et laisse le point de la carte parfaitement recon-
naissable.
Nous connaissons trois jeux gravés dans ce système, l'un pu-
blié par Cotta à Tubingue, et dont le sujet des douze figures est
pris de la tragédie de Schiller, Jeanne d'Arc 1, l'autre imprimé
à Paris par Gide ; les costumes, les accessoires et la singulière
lourdeur des personnages, tout semble indiquer que ces derniers
dessins ne sont pas d'une main française.
Enfin un troisième jeu est dû à un officier français de la cour
de Louis-Philippe. Cet officier, le colonel Athalin le dessina, dit-
on, pendant les loisirs d'une traversée. Les sujets des points
sont en général satiriques ou au moins grotesques. Les figures
le sont moins, ce sont des allégories ou allusions relatives aux
rois, aux reines et aux valets. Parmi ces derniers, le valet de
carreau est le valet du joueur, et au valet de trèfle figure le nom

1. Pour ce jeu de Tubingue, aux. cartes de d'Anjou (trèfle) -, pour les reines, Isabeau de
points sont en général figurés des jeux d'en- Bavière (coeur), Agnès Sorel (carreau),Jeanne
fants et les personnages pris de la tragédie d'Arc (pique), Louison, soeur de Jeanne
de Jeanne d'Arc, sont, pour les rois, Char- d'Arc (trèfle) ; enfin pour les valets, Lahire
les VII (roi de coeur), Philippe de Bourgo- (coeur), Raymon, villageois (carreau), Mont-
gne (carreau), Talbot mourant (pique), René gommery (trèfle), Lionel (pique).
de Gringonneur avec les traits de M. Athalin dont le nom est
inscrit sur la carte 1.
Avant de quitter les dessins français, disons un mot des fili-
granes dont l'administration a fait usage depuis l'introduction
de cette mesure comme garantie contre la fraude : la fleur de lis
de l'ancien régime a été remplacée par l'aigle du premier em-
pire, celui-ci par la fleur de lis un peu différente de la pre-
mière Restauration, cette dernière par le coq gaulois et enfin le
coq gaulois par l'aigle actuel n'offrant qu'une légère différence
avec l'aigle de Napoléon 1er.
Cartes allemandes.
Les cartes allemandes sont aujourd'hui presque toutes aux
signes français, coeurs, carreaux, piques et trèfles. Autrefois les
séries en étaient distinguées par des coeurs, des grelots, des
feuilles de lierre et des glands. Il suffit de voir ces quatre signes
pour reconnaître que ce sont les signes français dont les formes
ont été légèrement altérées, mais qu'au fond c'est une imitation
de ces derniers, d'où nous pourrions induire que les Allemands
ont reçu leurs cartes des Français, conclusion qui serait très-
certainement hasardée ; car, ainsi que nous l'avons démontré,
toutes les cartes nous viennent des Italiens.
Seulement les cartes françaises avaient leurs signes : coeurs,
carreaux, piques et trèfles dès leur origine, comme le prouvent
les cartes dessinées et peintes de la collection Lecarpentier (voir
les pl. AB) et les Allemands n'ont eu leurs signes propres que
plus tard et postérieurement sans doute à l'invention de la gra-
vure sur bois; voici sur quel fondement nous croyons pouvoir
appuyer cette conjecture.
Il existe à Stuttgard, dans le cabinet royal, des cartes alle-

1. Nous possédons encore quatre cartes tesque, un sermon sur le jeûne, et une ca-
satiriques dessinées sans doute pendant la pucinade où figure en première ligne M. de
premièreRestauration. C'est un concert gro- Chateaubriand.
mandes qui datent des premiers temps de l'invention du jeu
(voir les pl. 60 et 61). Elles sont dessinées et peintes à la main, la
dimension est la même que celle des cartes vénitiennes pri-
mitives, de plus le principe du jeu est tout à fait différent de
celui des jeux allemands postérieurs, si l'on en juge par l'in-
spection des cartes elles-mêmes; il se rapprocherait plutôt des
jeux italiens. Ce jeu semble inspiré par le goût de la chasse.
Les sujets des quatre séries sont quatre animaux, deux servant
à chasser : ce sont le chien et le faucon, et deux servant ordinai-
rement de but au chasseur, ce sont le cerf et le canard. Dans les
cartes numérales l'animal sujet de la série se répète autant de
fois que la carte doit marquer de points, comme on le voit dans
les cartes gravées sur cuivre par les maîtres anonymes cités par
Bartsch au tome X, de son Peintre graveur.
A quelle époque remontent ces cartes ? probablement à la fin
du quatorzième siècle, ou tout au plus au commencement du
quinzième ; en effet elles sont de la même grandeur que les
cartes primitives de Venise, elles sont comme celles-ci dessinées
et peintes à la main1.
Mais, nous dira-t-on, comment les premiers graveurs sur cui-
vre ont-ils copié des cartes existant près d'un siècle avant eux,
lorsque déjà depuis longtemps elles n'étaient presque plus en
usage, et que depuis un demi-siècle on gravait sur bois des car-
tes et des images de sainteté ? C'est que ces graveurs sur cuivre
étaient des orfévres habiles, des artistes, et qu'aussitôt que le
procédé d'impression de Finiguerra fut connu, ils voulurent
s'exercer dans cet art nouveau de la gravure sur cuivre, et la
variété de pose des sujets animés leur offrait pour déployer leur
talent une occasion bien plus favorable que ces petites cartes

1. Dès 1441, un décret des magistrats de plaignaientque la concurrence étrangèreavait


Venise prohibait l'introduction dans cette ré- ruiné leurs industries, florissantes jusque-là,
publique des cartes étrangères, prohibition probablement avant la gravure sur bois. Voir
décrétée à la requête des maîtres cartiers, à l'appendice le texte même du décret de Ve-
peintres et imprimeurs de cette ville qui se nise.)
allemandes dont la gravure exercée par de simples ouvriers et des
femmes sans talent suffisait aux besoins de joueurs dénués de
goût 1. L'adoption par les Allemands des signes imités des Fran-
çais détermina l'abandon des cartes de grande dimension à
sujets animés et amena bientôt les cartes de petit format. Cette
double révolution fut favorisée par l'invention de la gravure
sur bois. C'est alors que la passion des cartes se répandit partout
et le commerce de cette marchandise prit une extension im-
mense, comme le prouve l'ordonnance des magistrats de Venise
dont nous venons de parler.
Si nous cherchons l'époque à laquelle eurent lieu ces divers
changements, nous devons présumer que les cartes animées furent
les cartes allemandes primitives et qu'elles furent contemporai-
nes des Naibis italiens qui sont de semblable dimension ; elles
étaient également dessinées et peintes à la main, puisque les
moyens abréviatifs de reproduction n'étaient pas encore connus.
Nous pouvons considérer la fin du quatorzième siècle et le
commencement du quinzième comme la première époque des
cartes.
La gravure sur bois, une fois trouvée, les cartes se multipliè-
rent à l'infini à la faveur des signes nouveaux imités des coeurs,
carreaux, piques et trèfles français et de la diminution du format
des cartes, facilitée par ces signes. Ce fut la deuxième époque
des cartes allemandes, elle est reconnaissable à la petitesse des
cartes, à la simplicité et à la bonhomie naïve des personnages,
à l'absence de tout ornement, comme aussi à l'inhabileté des
graveurs. (Voy. pl. 62 à 67.)

1. Les grandes cartes allemandes de Stutt- les artistes à se former que l'on songea à re-
gard sont très-importantes pour l'histoire produire ces Naibis déclarés en 1393, par
des cartes ; elles en éclaircissentun point obs- Moreli, jeux propres aux enfants, comme
cur, leur format semblable à celui des cartes c'est vers la même époque à peu près que
italiennes primitives, leur abandon au com- les cartes animées furent gravées en Allema-
mencement du quinzième siècle confirment gne. La marche suivie pour les Naibis est
nos conjectures sur les Naibis et la gravure donc en Italie la même que la marche suivie
ardive de ces dessins. C'est lorsque la gra- en Allemagne pour les cartes animées, les
vure sur métal commençait à se répandre et mêmes causes ont produit les mêmesrésultats.
L'époque suivante est caractérisée par une plus grande expé-
rience des tailleurs de bois, et ceux-ci se permettent l'introduc-
tion de quelques ornements.
Enfin l'habileté du graveur croissant, de véritables artistes ne
dédaignent pas de dessiner des cartes, qui sont de petits tableaux
où le dessinateur a donné carrière à sa verve satirique et quelque
peu grotesque.
Du reste, ces trois dernières époques de l'histoire des cartes
allemandes sont aussi trois étapes bien reconnaissables dans les
progrès de la xylographie.
Nous aurions désiré pouvoir indiquer d'une manière certaine
quels ont été les noms des jeux allemands et leur composition,
mais nous n'avons pu rencontrer de renseignements précis à ce
sujet. Il faut nous borner à communiquer les quelques remarques
que l'examen des cartes nous a fournies.
On trouve, pour figures, des rois, des valets supérieurs et des
valets inférieurs. Tantôt les rois sont assis, tantôt ils sont à cheval.
Les cartes de points sont les 10, 9, 8, 7, 6 et 2, composition
assez semblable à celle de notre piquet, dont on aurait remplacé
l'as par le deux.
Cette composition est celle de notre jeu d'argent lilliputien
(voir la pl. 68).
C'est aussi celle du jeu saxon intitulé : Schwerter karte (cartes
à l'épée).
Ce qui semble confirmer notre conjecture sur l'analogie du
piquet avec ce jeu à l'épée, c'est que dans le jeu allemand de fa-
brique viennoise moderne, dont les rois sont à cheval, et où nous
trouvons la flûte et le tambour, comme dans les vieilles cartes du
musée Hal de Bruxelles, le 6 est supprimé, ainsi qu'il l'est dans
le piquet français depuis la fin du dix-septième siècle.
Du reste, nous ne donnons cette analogie que comme une con-
jecture.
Nous serions plus hardi si nous étions assuré d'avoir des
cartes formées de suites dépendant de même jeu, comme notre
jeu d'argent et les jeux de fabrique moderne, mais il est loin d'en
être ainsi. Les jeux complets que nous avons ne sont complétés
que par des cartes extraites de jeux différents peut-être même
d'époques diverses? ce sont des échantillons, voilà tout ce que
nous pouvons en annoncer.
Cartes suisses.
Les cartes suisses dérivent évidemment des cartes allemandes,
mais de l'époque la plus ancienne après les cartes à sujets ani-
més. Ce sont toujours quatre rois, quatre valets supérieurs, quatre
inférieurs et les 1 et 2, 6, 7,8, 9 à Schaffouse et les 1 à 9 à So-
leure.
Seulement les signes sont quelque peu différents, et tandis que
les glands et les grelots sont conservés, les coeurs sont remplacés
par des écussons, les feuilles par des fleurs. Du reste, la pose des
personnages, leur tournure bourgeoiseet naïve sentent l'imagerie
et l'imagerie la plus commune (voir la pl. 68).
Les Suisses ont conservé aussi les as, dans des drapeaux,
tels qu'on les voit, dans les petites cartes gravées sur bois du
musée Hal de Bruxelles (voir les pl. 64 et 65).

Cartes orientales.
Nous avons vu dans notre première partie que les Arabes n'a-
vaient pas de cartes; Mahomet défend les jeux de hasard et de
plus les représentations humaines. Mais les Persans, beaucoup
moins sévères dans l'observation des préceptes du Coran, ont des
cartes, et souvent très-gracieuses. Ces cartes, au nombre de 96,
constituent le jeu dit Ghendgifeh; elles sont divisées en huit séries
de douze cartes, sous les signes distinctifs : les couronnes 1°; les
pleines lunes 2°; les sabres 3°; les esclaves 4°; les harpes 5°; les
soleils 6°; les diplômes 7°; les coussins 8°.
Généralement les cartes sont de forme ronde chez les Persans
de l'Inde, elles sont de la forme des cartes européennes chez les
Persans de Téhéran. Les figures du Ghendgifeh ne sont que deux
par série, le sultan et le visir. Mais il y a une des séries qui offre
aux peintres une occasion favorable de faire valoir leur talent,
c'est celle des esclaves (ghoolam) ; cette série étant formée comme
les autres des deux figures plus dix cartes de points (1 à 10), et
chaque point étant représenté par un personnage, il en résulte
que, le nombre des personnages étant considérable, l'imagination
du peintre peut se donner ample carrière dans la pose de ces
personnages et dans l'invention des scènes qui doivent les com-
prendre; c'est ce qu'on peut reconnaître en examinant la figure 3
de notre planche 69 où le peintre persan représente trois person-
nes, un jeune homme se promenant, avec sa maîtresse, dans un
jardin, au clair de la lune, qu'il lui fait admirer, tandis qu'une
esclave s'incline devant eux. Cette carte est le 3 de la quatrième
série dite les esclaves (ghoolam).
Singer, page 49, donne une figure du jeu peint sur ivoire dont
il a déjà fait graver, page 16, six charmants spécimens, et comme
il n'a point trouvé de marque distinctive à cette carte et à onze
autres, il en conclut que cette série de douze cartes non marquées
répond à celle des tarots, et que ce jeu d'ivoire n'a que sept sé-
ries, indépendamment de celle-ci. C'est une erreur; cette figure
qui représente une pyramide composée de cinq jongleurs est tout
simplement le 5 de ghoolam ; c'est donc cette série des ghoolam,
qui, pour les peintures, doit être placée en première ligne et
qui mérite d'attirer spécialement l'attention.
Du reste, ce n'est qu'aux Persans que l'on doit des peintures de
mérite, comme celles de la collection Douce et celles de la collec-
tion Didot, dont notre planche a dû faire autrefoispartie : ce sont
des mignatures d'un fini exquis.
Il n'en est pas de même des cartes hindoustanies, elles sont
généralement sur carton laqué. Elles sont curieuses, mais la pein¬
ture en est primitive ; les dessinateurs hindous ne savent pas
placer les yeux, les uns les font tous de profil, même pour les fi-
gures de face(jeu Lavanchy, pl. 70 et 71), les autres font tous
leurs yeux de face, pour les figures de profil (jeu de notre
collection pl. 72 et 73).
A cette observation nous ajouterons quelques remarques : dans
les figures, le roi ou le shah est toujours sous un dais, et un es-
clave l'accompagne, portant un chasse-mouches. Le visir est gé-
néralement monté ou sur un cheval ou sur un taureau, un lion,
un tigre ou un animal plus ou moins imaginaire. Le lion, devant
un soleil de face, représente le sultan de la série des soleils, dessin
qui rappelle que le lion et le soleil sont les armes de la Perse. Le
sultan des Ghoolam est monté sur un éléphant.
Les huit séries sont distinguées par un fond de couleur diffé-
rente, il y en a tout au plus trois de même couleur.

Les Persans de Téhéran ont encore un autre jeu de cartes


qu'ils appellent mis et qui diffère complétement du ghendgifeh.
Nous en avons sous les yeux cinq cartes très-joliment peintes
sur carton vernis, qui nous ont été communiquées par M. Prisse,
auteur du bel ouvragel'Art arabe. Malheureusement nous n'avons
sur la marche et la composition de ce jeu que des renseignements
insuffisants dont nous sommes reconnaissants à M. de Gobineau
par l'intermédiairede M. le docteur Dufay de Gisors.
Bien que ces renseignements ne soient peut-être pas suffisants
pour donner une connaissance complète de ce jeu, nous nous
empressons de les donner ici.
Le jeu n'a pas de points, il se compose de cinq figures que nous
avons reproduites planche 74 : le shah (le roi), la bibi (la dame),
la couli (la danseuse), le lion (l'as), et le sarbas ou soldat; il paraît
que ces figures sont répétées plusieurs fois.
A ces indications, M. Querry,chancelier de l'ambassade, a bien
voulu ajouter que ce jeu se nomme As Nas, que sa marche a
de l'analogie avec celle de notre 31, le plus fort point dans la main
d'un joueur étant de 4 rois, le suivant de 3 rois, et ainsi de suite.
En entrant au jeu, chaque joueur reçoit 4 cartes, mais il peut en
changer une à plusieurs reprises à la condition d'augmenter sa
mise à chaque échange ; il peut aussi se retirer du jeu s'il craint
de perdre la partie, mais alors il abandonne sa mise.
En examinant les figures que nous avons sous les yeux, nous
avons remarqué qu'elles sont toutes sur un fond différent : le
shah, sur fond jaune ; la bibi, sur fond rouge ; la couli, sur fond
vert; le lion, fond noir; et le serbas, fond d'or. D'où nous croyons
pouvoir conclure que ces cinq couleurs sont les marques distinc-
tives des cinq séries, et que la totalité du jeu se compose de
25 cartes.
APPENDICE.

A. Tarot de Vievil.

On conserve à la Bibliothèque impériale (Estampes) les basses cartes


d'un vieux tarot français fabriqué à Paris par Jaque Vievil, sur lesquelles
on lit les deux inscriptions suivantes :
A l'as de deniers :

Pere sainct fait Traduisez :


moy justice de ce la justice (VIII)
vielart ma e baga le vieillard (XI) le mat (le fou) —
le bateleur
amoureux de l'amour (V)
ceste dame quy la fortune (X)
soit soit cryé à son de
trompe par tout trompette (l'ange)
le monde de par le monde
le pape, la papesse le pape — la papesse
l'empereur l'imperatr l'empereur — l'impératrice
ice, le soleil. le soleil.

2° Au deux de coupes :

La lune les etoilles La lune — l'étoile (XVI)


la foudre prins la foudre (XV)
à force qu'y soit la force (IX)
pendu e trainay le pendu (XII) le chariot (VI)
au dyable. le diable (XIV).

Au premier coup d'oeil cet amphigouri n'a pas de sens, mais en y


réfléchissant un peu on ne tarde pas à y reconnaître une liste défigurée
des atouts du jeu, moins deux toutefois, la mort (13) et la tempé-
rance (14).
On y apprend qu'à cette époque le fou se nommait le mat et l'esca-
moteur bagat (bagat elliere), comme aujourd'hui on l'appelle encore
pagat dans la partie de Besançon.

B. Tarot de fabrique italienne, seizième siècle.

Nous avons donné, pl. 12, 6 cartes d'un tarot du seizième siècle de
la Bibliothèque impériale. Ce jeu, bien que portant en plusieurs endroits
l'indication de Paris, nous paraît italien ; l'absence du nom du fabri-
cant laissé en blanc partout, l'incorrection et la mauvaise orthographe
des légendes (lempereut, le pandut, l'atrempance pour la tempérance),
l'armure de fer des varlets et l'épée à deux mains du valet d'épée, la
bordure quadrillée des cartes et surtout les lettes F D et F S placées en
haut du valet de deniers et de celui d'épée, et qui signifient fante de
denaro, fante di spada, ne nous laissent plus le moindre doute. On peut
sans crainte attribuer ce jeu à Milan.

C. Tarocchino de Mitelli (les numéros ne sont pas sur les tarots, nous les avons
ajoutés pour plus de clarté), le revers porte le mot trombeta.

Un fou qui saute.


Un bateleur qui joue du tambour de basque.
Le pape assis, barbu.
Le pape debout, barbu.
Un empereur barbu.
Un empereur imberbe.
V. L'Amour les yeux bandés.
VI.Vénus sur son char traîné par des colombes, le char.
VII. La tempérance.
VIII.La justice.
IX.La force.
X.La fortune.
XI.Le temps (vieillard ailé avec des béquilles).
XII.Un homme qui va tuer avec un maillet un jeune hommeendormi.
(Le traître, le pendu.)
XIII.La mort.
XIV. Le diable.
XV.Un homme frappé de la foudre.
XVI.Un chiffonnier, et au ciel une étoile (l'étoile).
Diane (et la lune au ciel).
Apollon (le soleil).
Atlas (le monde).
Un ange sonnant de la trompette. Le jugement. — La trompe.

Roi de coupe.
Reine de coupe.
Cavalier de coupe.
Valet de coupe.
As de coupe (sur cette coupe les armes de la famille Bentivoglio
pour laquelle Mitelli a dessiné ce jeu.)
6 à 10 de coupes, toutes de formes diverses.

Roi
Reine
Cavalier de deniers tenant chacun un sac d'argent.
Valet

As dedenier: un portrait de femme (Giuseppe Maria Mitelli inv. dis,


e int.)

6de deniers (6 oiseaux divers), 7, 8,9, 10 (10 quadrupèdesdifférents).


Roi
Reine
Cavalier d'épée.
Valet

As d'épée légende (custodiae custos) 6 à 10 épées diverses avec la


:
scie (marque des anciennes armoiries des Bentivoglio).
Roi
Reine
Cavalier de bâtons.
Valet
As : légende : ardua virtus, bâtons divers, 6 à 10 (au 8 de bâtons
un instrument de musique, composé de 8 règles de bois de lon-
gueur proportionnelle).

D. Minchiate de Poilly.

Jusqu'à ce jour nous ne nous doutions pas que le jeu des minchiate
eût été connu en France, un hasard est venu nous apprendre qu'il y
avait été imité : Poilly, rue Saint-Jacques à Saint-Benoist, en a gravé
un jeu qui offre de grandes différences, mais où l'on n'a pas de peine à
reconnaître le jeu florentin. En voici la description :
Momus (costume de folie). 15.Les sens, le goût (des
Nos1. Mercure. fruits).
2. L'amour. 16.Les sens, le toucher
3.Vénus naissante. (Ganymède).
4. Bacchus. 17.Les sens, l'odorat (des
5.La prudence. fleurs).
6.La charité. 18.Les sens, l'ouïe (Arion
7.La justice. sur un dauphin).
8. L'espérance. 19.Les sens, la vue (Nar-
9.La force. cisse).
10.La fortune. 20. Élément, le feu(Vulcain).
11.Les âges, la vieillesse. 21.Élément, la terre.
12. L'âge viril (la toison 22.Élément, l'eau.
d'or). 23.Élément, l'air (Junon).
13.Ages, l'adolescence (l'a- 24. Décembre (le bélier).
mour en abbé mon- 25.Novembre (le sagittaire).
trant à lire à des jeu- 26.Septembre (la balance).
nes filles). 27.Octobre (le scorpion).
14. Ages, l'enfance (des 28. Aoust (la vierge).
jeux). 29.Juillet (le lion).
30.Juin (l'écrevisse). Coeur. Europe, valet.
31.May (les gémeaux). Carreau. Asie, roy.
32.Avril (le taureau). Id. Asie, dame.
33.Mars (le capricorne) Id. Asie, cheval (cavalier).
fond rouge. Id. Asie, valet (nègre).
34.Février (les poissons) id. Trèfle. Amérique, roy.
35.Janvier (le verseau) id. Id. Amérique, dame.
36.Les étoiles. id. Id. Amérique, cheval (cava-
37.La lune. id. lier).
38.Le soleil. id. Id. Amérique, valet (sau-
39.Le monde. id. vage).
40. La renommée. id. Pique. Afrique, roy.
Coeur. Europe, roy. Id. Afrique, dame.
Id.Europe, dame. Id. Afrique, cheval (cava-
Id.Europe, cheval (cava- lier).
lier) Id. Afrique, valet.

E. Règles du coucou.

La description des figures de ce jeu si singulier ne suffirait pas pour


en donner une idée claire, si nous n'y ajoutions quelques nouveaux
détails sur la marche du jeu.
Quel que soit le nombre des joueurs, chacun reçoit en entrant quatre
jetons. Mais cette première mise ne lui reste pas longtemps, car à la
fin de chaque tour, celui ou ceux dont la carte est la plus basse en
valeur verse un jeton au panier. Lorsqu'un joueur a épuisé ses quatre
jetons, il se trouve éliminé ; et quand tous les joueurs ont ainsi disparu
les uns après les autres, c'est celui qui reste le dernier avec un jeton
devant lui qui gagne la partie et prend le contenu du panier.
On comprend combien les parties finiraient vite et combien peu
d'intérêt s'y attacherait, si, les cartes distribuées, il ne s'agissait plus
que de les montrer et de les comparer; mais l'auteur a eu soin d'éviter
ce danger, en établissant les règles suivantes destinées sans doute à
donner au jeu cette animation nécessaire aux réunions nombreuses.
Dès que le joueur a reçu sa carte, il la regarde secrètement; et s'il n'en
est pas content, il a le droit de forcer son voisin de droite à échanger
sa carte avec la sienne, avant toutefois que ni l'une ni l'autre carte
soit connue. L'interpellérefuse-t-il l'échange, il paye un jeton, à moins
qu'il n'ait en main une des cartes privilégiées, c'est-à-dire donnant le
droit de résister aux demandes d'échange.
Quelles sont donc les cartes qui confèrent cet heureux privilége ?
Mais d'abord sachez que la valeur des cartes dépend du rang qu'elles
occupent dans le jeu, et que ce rang est indiqué, pour les quinze plus
fortes, par un chiffre romain imprimé sur les cartes, en très-gros carac-
tère, pour celles qui n'ont ni images, ni légendes, c'est-à-dire, les
nos I à X ; ils sont d'une dimension moindre pour les cartes numérotées
XI à XX, ces dernières distinguées en outre par une image et une
légende. Ce sont ces cinq cartes qui emportent, comme étant les plus
élevées, le droit de se soustraire à l'échange.
Quant aux quatre autres cartes complétant le nombre de dix-neuf
dont se compose la totalité du jeu, elles sont au-dessous des quinze
dont nous venons de parler, et elles ne portent pas de numéros, mais
leur rang est indiqué par un mot désignant le sujet qu'elles repré-
sentent. Ainsi au-dessous du n° 1 se trouve le zéro, gros zéro dans
lequel se lit le mot nulla ; au-dessous du zéro, en valeur, un seau avec
ces mots : secchia manco di nulla (le seau moindre que le zéro) ; enfin
la dernière de toutes est une grosse tête fort laide : mascherone manco
di secchia (le gros masque moindre que le seau).
Si donc, partant de la plus basse carte, nous nous élevons jusqu'à la
plus importante, nous avons : le masque, le seau, le zéro, les nos I, II,
III, IIII, V, VI, VII, VIII, VIIII, X, puis le XI, une hôtellerie, avec la
légende : fermate vi alquanto (arrêtez-vous un peu) — XII, un chat
tenant dans sa gueule une souris : gnau —XIII, un cheval se cabrant :
Salta (sautez) — XIIII, un homme tenant un bouquet et ayant une
grosse culotte bouffante : hai pigliato Bragon ? (avez-vous pris Bragon ?
la grosse culotte), et au sommet de cette série, un oiseau couronné :
cucù, le coucou, n° XV. C'est celui-ci qui est le roi du jeu.
Il y a encore le fou matto, il n'a pas de place dans les rangs, mais
c'est un semi-privilégié comme on le verra bientôt.
On se tromperait si l'on croyait que ces singulières légendes soient
sans but, ce sont des memento sur ce que doit faire celui à qui
échoient les cartes qui les portent.
Ainsi l'hôtellerie est dans votre main et votre voisin vous demande
l'échange, vous lui répondez : fermate vi alquanto (arrêtez-vous un
peu, il insiste, et, sans vous montrer sa carte, il réplique : mais sij'ai
le zéro payerez-vouspour moi ? Sans doute, répondez-vous pour garder
votre carte. Après cette convention, si le tour fini et les cartes décou-
vertes, il se trouve qu'il ait réellement le zéro et que ce zéro soit la
carte perdante, alors c'est à vous à payer pour lui; mais s'il n'a pas
eu la précaution de faire avec vous cette convention, la perte lui reste.
J'ai le chat et mon voisin me propose un échange, je réponds gnau
(miaou), il met un jeton au panier et garde sa carte avec ses mauvaises
chances.
Est-ce le cheval que j'ai reçu? je réponds salla (saute) au deman-
deur qui est obligé de se contenter de sa carte comme le précédent.
Pour le bragon (la grosse culotte) la réponse est celle-ci : hai pigliato
Bragon? avez-vous pris Bragon? et le pauvre voisin garde aussi sa
carte à ses risques et périls, non toutefois sans avoir d'abord mis un
jeton au panier.
Enfin le coucou est le roi du jeu ; il se fait connaître par la réponse
coucou, mais en sa qualité de roi il doit être généreux, et s'il laisse au
demandeur la carte qui effraye celui-ci, en revanche il le tient quitte
de l'amende du jeton.
Quant au fou, voici la singulière loi qui le régit. S'il n'y en a qu'un
sur table, celui qui l'a payera un jeton au panier; si les deux s'y trou-
vent, les deux propriétaires, au lieu de payer prélèveront au contraire
chacun un jeton 1 sur le panier.

F. Différences de l'édition des naïbis de 1470 avec celle de 1485.

Nous avons promis d'offrir les moyens de distinguer l'une de l'autre


les deux éditions des naïbis. Ce travail est l'exécution de cet engagement.

1. Pour comprendrececi il faut se souve- qu'avec deux jeux de 19 cartes réunies en un


nir que chaque joueur n'a qu'une carte à seul talon, ce qui porte en réalité à 38 le
chaque tour, et que l'on ne joue jamais nombre des cartes à jouer.
Avant tout, nous conseillons d'avoir sous les yeux les fac-similé de
l'édition de 1470, ils se trouvent dans l'ouvrage publié par la Société
des Bibliophiles français et intitulé : jeux de cartes tarots et cartes
numérales du quatorzième au dix-huitième siècle, représentés en
100 planches d'après les originaux. Paris, Crapelet, 1844, in-4.
Dans les observations qui vont suivre c'est au côté droit ou gauche
du personnage que nous nous rapporterons uniquement, chaque per-
sonnage ayant toujours une droite et une gauche visibles.

Tous les personnages qui sont tournés à droite dans l'édition de 1470
le sont à gauche dans celle de 1485, et vice versa.

Deux sujets sont d'un dessin absolument différent dans les deux
éditions, ce sont :
Le n° 7. Le roi, représenté de face dans 1470 avec un diadème à
fleurons— dans 1485, il est de trois quarts à droite, avec un manteau
agrafé sur l'épaule droite et couvrant son épaule gauche : sa couronne
est à pointes comme les couronnes italiennes.
Le n° 25. L'arithmétique, c'est dans 1470 une femme âgée, la tête
couverte d'un béguin, comptant de l'argent de la main droite dans sa
main gauche. — 1485, femme également âgée, vêtue de même, mais
la main droite sur sa ceinture, et de sa main gauche qu'elle tient élevée
à la hauteur de sa tête elle présente une tablette sur laquelle on lit les
chiffres arabes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8,9, 10 et la date 1485.

Les figures dont les éditions sont plus difficiles à distinguer sont
celles qui sont vues de face.
N° 10. Papa. 1470. Le dossier de sa chaire a de chaque côté une
double tête de chien sculptée. — 1485, la chaire n'a qu'une tête de
chien simple et le tapis de pied est quadrillé avec des carreaux plus
ornés.
N° 13. Terpsichore. 1470. Trois étoiles sur sa tête, le luth à cinq
cordes, la robe relevée sous le luth, dont le manche sort moins de la
ligne du corps, le cercle à droite sur la terre. — 1485, la tête presque
des trois quarts à droite, le luth n'a que quatre cordes, le manche est
plus long, le cercle est à gauche.
N° 14. Erato. Même position de profil aux deux gravures, la seule
différence presque insensible est que le tambour de basque est tenu
plus éloigné du corps à 1485.
N° 20. Apollo. Même position, si ce n'est que dans 1470, le manteau
est relevé du côté droit et laisse voir le genou droit, dans 1485 c'est le
genou gauche qui est nu. Le miroir est aussi légèrement différent ; dans
1470 il est plus simple, il est plus orné dans 1485 et se termine par un
manche formant anneau.
N° 23. Rhetorica. Toutes les deux dans la même position de face,
mais 1470 relève avec sa main gauche le pan droit de son manteau et
1485 relève avec sa main gauche le pan gauche, de plus les deux petits
génies qui sonnent de la trompette aux pieds de la Rhétorique sont
placés en sens contraire, celui qui a sa trompette abaissée vers la terre
est à la gauche dans 1485, et celui qui l'a élevée vers le ciel est à sa
droite et vice versa.
N° 37. Justicia. 1470. Tête de face. — 1485, tête de trois quarts à
gauche.
N° 45. Marte. 1470. Casque terminé en pointe, épée à deux tran-
chants et tenue plus obliquement, la poignée appuyée sur la cuisse
droite qui se dirige un peu vers le côté gauche, la main gauche est
placée sur la cuisse gauche mais du côté du dos. — 1485, casque figu-
rant une tête d'animal ailé, épée plus verticale, la poignée placée sur le
pli de la cuisse droite, la main gauche sur la cuirasse du côté gauche.
Le char est plus orné.
46. Jupiter. 1470. Soulève de sa main gauche le pan droit de son
manteau. Son aigle qui est au-dessus de lui est tourné vers sa
gauche. — 1485, ne soulève pas son manteau. Son aigle est tourné
vers sa droite, les hommes morts à ses pieds sont couchés en sens
contraire dans les deux éditions, ceux de droite sont à gauche et vice
versa.
50. La prima causa. C'est dans l'une et dans l'autre édition, le même
dessin, une série de cercles concentriques représentant le système du
monde d'après Ptolémée. La seule différence qui distingue les deux
gravures c'est que celle de 1485 a en bas les deux attributs de saint
Mathieu et de saint Marc (l'homme et le boeufailés).

A ces numéros nous ajouterons :


N° 5. Zintilomo. 1470. Est coiffé d'une toque à fond bombé, le pouce
de sa main droite est dans sa ceinture, les autres doigts sont restés
par-dessus. — 1485, coiffé d'un bonnet à fond plat, il tient dans sa
main droite le petit bâton destiné à corriger son oiseau de proie. Son
valet de limier a un couteau de chasse pendu à sa ceinture du côté
droit.
N° 6. Chavalier. 1470. Toque à fond rond, main gauche sur le pom-
meau de son poignard, main droite sur le fourreau. Son écuyer porte
l'épée de son patron sous le bras droit, et il est chaussé de souliers à
la poulaine. — 1485, le chevalier est coiffé d'une toque à fond plat,
la main droite sur le pommeau de son poignard, de sa main gauche il
le tient par le fourreau, l'écuyer est coiffé d'une toque ronde et porte
sous son bras gauche la longue épée du maître.
28. Philosofia. Dans les deux gravures la philosophie est représentée
armée dans la main droite d'un dard de toute la hauteur du personnage
et dans la gauche elle a un bouclier(targon) de formeallongée présentant
dans le milieu une tête de méduse sculptée, seulement dans 1470 la
philosophie a le visage de trois quarts à gauche et elle marche vers sa
droite, et dans 1485 elle a le visage tourné de trois quarts à droite.
33. Cosmico. Dans les deux gravures ce personnage est de face. Le
cosmico de 1470 tient le globe du monde sur sa main droite et replie
sur son estomac sa main gauche, celui de 1485 a le globe sur la main
gauche et sa droite est appuyée sur sa hanche droite.
36. Forteza. Les deux Forces sont dans la même position, toutes
deux de profil à gauche, mais la Force de 1470 est coiffée d'un casque
figurant une tête de lion, elle soutient une colonne brisée dont le cha-
piteau représente un vase et qui n'est pas si haute que le front de la
Force, sa cuirasse et sa masse d'armes sont d'un dessin différent de
celui de 1485 et elle a derrière elle un lion. — Le graveur de 1485 a
coiffé sa Force d'un casque dont la visière est relevée et que dépasse en
hauteur la colonne brisée que soutient la Force, le lion n'est plus der¬
rière la Force, il est devant elle à droite entre ses pieds et le bas de la
colonne.
38. Charita. 1470 et 1485, dessins analogues, même position de
trois quarts à droite, mais quand dans 1470 le pélican est à droite
dessous la bourse qui répand de l'argent, il est à gauche dans 1485.
40. Fede. 1470. Tête de trois quarts à droite, chien à gauche.—
1485, tête de trois quarts à gauche, chien à droite, de plus la croix est
tenue de la main gauche presque à bras tendu et assez éloignée du
corps, tandis qu'à 1470 la main gauche soutient en même temps et le
pan droit du manteau et la croix plus rapprochée du corps.

Figures qui prouvent que les graveurs ne se sont pas copiés


servilement.

N° 3. Artexan. 1470. L'atelier a un plafond plat, et l'artisan a sa


forge à sa droite. — 1485, l'atelier est à plafond cintré, la forge est à
la gauche de l'artisan.
N° 11. Caliope. La vasque où tombe l'eau qui coule du rocher est

en pierre dans 1470; — dans 1485 elle repose sur un pied plus ouvragé
et qui semble être en fer forgé.
N° 21. Grammatica. 1470. Tient dans sa main droite une lime
qu'elle montre et dans sa gauche un vase à la hauteur de sa ceinture.
— 1485, la lime est tenue aussi à sa main droite, mais près de son
corps, et elle montre de sa main gauche un vase délicatement ciselé.
N° 27. Pcesia. 1470. La fontaine est en pierre et d'un dessin assez
lourd.— 1485, la fontaine est en fer soigneusement ciselé, d'un dessin
élégant et qui se termine par un vase léger entouré de deux dauphins.
N° 29. Astrologie. 1470. Sa baguette est tournée vers la terre, l'astro-
logie tient de sa main gauche un volume dont on n'aperçoit que la
tranche. — 1485, sa baguette est dirigée en hauteur et l'astrologie tient
son livre de la main gauche, on en voit le plat tout entier.

Ces cinq dessins sont en outre en sens contraire dans les deux édi-
tions, il en est de même des suivants.
1 Misero — 2 Fameio. — 4 Merchadante — 7 Doxe — 9 Imperator.
(Le manteau du doge a une pèlerine à 1485.)

11 Caliope — 12 Urania — 15 Polimnia — 16 Talia — 17 Melpo-


mene — 18 Euterpe — 19 Clio.
21 Grammatica — 22 Loica — 24 Geometria — 26 Musicha —
27 Poesia— 29 Astrologia (dans l'édition de 1470 cette science porte
par erreur le n° 39) — 40 Theologia.
31 Iliaco — 32 Chronico — 34 Temperancia — 35 Prudencia —
39 Speranza.
41 Luna — 42 Mercurio — 43 Vénus — 44 Sol — 47 Saturno

48 Octava spera — 49 Primo mobile.
On a en outre pour distinguer l'édition de 1485 la remarque que la
première dizaine porte par erreur dans 1485 la lettre S au lieu de la lettre
E que la même dizaine porte régulièrement dans la gravure de 1470.

G. Décret des magistrats de Venise.

Dans le registre des anciens peintres vénitiens, chap. XXXVIII, on lit :


MCCCCXLI au xi octobre : Conciosiachè carte e mestier delle carte e
figure stampide che se fanno in Venezia è venudo a total deffection
e questo sia per la gran quantità de carte da zugar, figure depente
stampide,lequal vien fatte defuorade Venezia, alla qual cosa è da metter
remedio, che i diti maestri i quali sono assai in famegia abbiano piu
presto utilitade che i forestieri. Sia ordenado e statuido come anchora i
diti maestri ne ha suplicado che damô in avanti non possa vegnir over
esser condutto in questa terra alcun lavorerio dela predicta arte, sia
stampido, o depento in tela o in carta come sono Anchone e carte da
zugar e cadaun altro lavorerio de la so arte fatto a penelo e stampido
sotto pena di perdere i lavori condutti e liv. XXX e sol. XII, p. b. della
qual pena pecuniaria un terzo sia del Comun, un terzo de' signori gius-
tizieri vecchi, ai quali questo sia comesso e un terzo sia dell' accusador.
(Cicognara Memorie, pag. 236 et 237.)
TABLE ALPHABÉTIQUE DES OUTRAGES

ET DES PERSONNAGES CITÉS.

Alliette Page 7 Cardan Page 62


Andrieu, graveur 115 M. Carderera, peintre, auteur du
Ardant (Maurice), archiviste de la bel ouvrage de l'Iconographiees-
Haute-Vienne 100 pagnole 94
Athalin(le général), Cartescomiques. 117 M. Carenteau 102
Cattan, la Geomance, 1567, in-4. 39
Bernardin S. de Sienne, francis- M. Charmeil 102
cain 50, 51 Chatéaubriand 118
Baldini, graveur........ 56, 77 M. Chatto, Facts and speculations on
Bareletta, dominicain 50, 51 the origin of playing cards. 4 et passim
Bartsch, le Peintre graveur. 47 Cicognara, Memorie spettanti alla
Bernini, Istoria delle eresie. 17, 14, 66 storia della calcografia. Prato,
M. Berthin de Beaurepaire. . 109, 110 1831 4 et passim
M. Boiteau d'Ambly, les Cartes à M. Coetlogon, préfet de la Haute-
jouer et la Cartomancie, 1854, Vienne 100
in-12 4 Court de Gebelin, Monde primitif,
Breitkopf, Essai pour rechercher 1773, in-4 10 et p assim
l'originedes cartes à jouer, 1784, Covarruvias 11
in-4 3 Covelluzzo (Jean de Juzzode). 5 et p assim
Brunetti (Saverio), Giuochi delle

in-8 30,
Minchiate, Ombre... Roma, 1747,

Bullet, Recherches historiques sur


41
Le P. Daniel, Mémoire sur l'ori-
gine du jeu de piquet. Trévoux,
1720 3
les cartes à jouer, 1757, pet. in-8. 3 M. Darcel 115
Bussi (Feliciano), Istoria della citta David, peintre 114
di Viterbo, 1742, fol..... 5 Decembrio, secrétaire et biographe
M. Butsch, ancien libraire à Franc- de Philippe-Marie Visconti, duc
fort 93 de Milan 53, 55, 56
M. Didot 13
Cahier (le R. P.) M. Douce 13
51
M. Douet d'ArcqPage 47 Ladenspelder, graveur hessois. Page 46
Dubois (l'abbé), Moeurs des peuples Lavanchy, voyageur 13
de l'Inde 22 Lazari (Vincent), conservateur du
Duchesne, aîné, Observations sur musée Correr à Venise 89
les cartes à jouer, 1837. 4 et passim Leber 4 et passim
Duhamel de Monceau, l'Art du car- Lebrun, Manuel du cartonnier,
tier, 1762, in-fol 69 1845, in-18 69
Lecarpentier
Finiguerra (Maso), trouve l'impres- Lévi (Éliphas) (Constant).... 10
sion en taille-douce 47 Longuerue (l'abbé)..... 112
M. Fontenai, d'Autun 110
Français, de Nantes, directeur des Maison académique des jeux,1703. 33
contributions directes 114 Maffei, dit le volterran. 28, 29
. . .
Marcel, Dictionnaire arabe-français,
M. Garcin de Tassy, Histoire de la 1837 15
littérature hindoustanie 57 Marziano de Tortone, peintre. 89
Galeotti (Marzio) 23 Menestrier 3, 5 et passim
M. Galichon 35 Michelin (le docteur) 98
M. Gatteaux, fils 35 Mir amani açad 57
Gatteaux, père 115

1
1
Mitelli, graveur 84
Garzoni, la Piazza universale di Mantegna 37 et passim
tutte le professioni del mondo, Morelli, Chronique.
1659, in-4 29 . . . 34, 52, 55
Morier, Hadji baba 19
Ghizi (Andréa) 46 Molière, les Fâcheux 33
Gringonneur (Jacquemin)... 5, 7
Gueraut 102
Guevara, Lettres familières. 6,
8
Niebuhr, voyageur
Normand, graveur, auteur de pu-
18

Gué (Martial), cartieer de Limoges,


blications estimées sur l'architec-
au seizième siècle 101
ture 115
Guillaume de Guilleville, le Pèle-
rinage de l'homme 6, 8
Paulin-Paris, membre de l'Institut. 46
Gulden-Spil (le Jeu d'or).... 6, 9
Mme Paris, dessinateur.... 116
Heinecken, Idée générale d'une col- Peucer, Commentarius de proecipuis
divinationum generibus, 1552. 17
lection complète d'estampes,
Leip., 1771, in-8, fig. 3,28, 67 Personne, cartier de Paris 111
. . Point, dessinateur 115
Hoest, Description de Maroc 19
Houbigant 115 Poupart (Ch.), argentier de Char-
les VI 5-7
W. Jones 13, 21 M. Prisse 13. 15, 19, 24
M. Paul Lacroix, le Moyen âge et Rabelais,Jeux de Gargantua 30
la Renaissance 12, 27 Reisch, Margarita philosophica. . .
39
(Abel)Page 24 StuckeleyPage 62
Remusat
Rive (l'abbé), Étrennes aux joueurs Tamarid 90 11
de cartes, 1780.
...
Roiné (Pierre), cartier
3, 5, 7, 28
102
frères,
MM. Tross libraires.

les
Richelet, Dictionnaire.... 17 Vaillant. Des Romes, histoirevraie
des vrais Bohémiens 10
De la Salle, le petit Jehan de Sain- Vanden-Borre, cartier de Bruxel-
tré 8, 7 83
Salvini 11 Vasserot (Philibert), élève de David,
Sanchez 11 peintre 114
Sandro di Pipozzo, governo della Visconti (Philippe-Marie), duc de
famiglia 6, 9 Milan 55, 66
De Visme (le baron)
Sigogne (Pierre), cartier
Singer, Researches into the history
102
Volay Jehan, cartier français. 99
101

of playing cards, 1816. In-4, 13, 15


Smith, capt 13 Zani. 9, 44
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.

Rapidité de la propagation des cartes Page 1


Auteurs du dix-huitième siècle sur l'origine des cartes 3
Auteurs du dix-neuvième siècle 4
I. Date de l'invention des cartes 4 et suivantes.
Réfutation des dates avancées jusqu'à ce jour à l'exception de 1392. 4 à 9
La connaissance des cartes en Europe n'est probablement pas anté-
rieure à 1392 9
II. Patrie des cartes ; sont-elles d'origine orientale ?. . ..
Origine arabe, réfutée. 12 et suivantes.
Origine indienne, jeu indien de Tchaturanga, espèce de trictrac, —je u
de Ghendgifeh, opinion de Chatto, réfutée. 12 et suivantes.
Les Bohémiens les apportent, dit-on, de l'Orient. Erreur 22
Origine chinoise, origine égyptienne repoussées 24 et 25
Origine européenne, opinions diverses repoussées 26 et 27
Les premières cartes sont italiennes 28
Les tarots-jeux, Tarots vénitiens, Tarocchino de Bologne, Minchiate
de Florence 29 à 45
Tableau comparatif de ces trois tarots 32
De la collection de gravures dites cartes ou tarots de Mantegna 34
Comparaison de ces gravures avec les divers tarots-jeux 34
Les tarots-jeux empruntés à la collection de Mantegna 36
Objection : les tarots-jeux datent du quatorzième siècle, et les gra-
vures dites de Mantegna sont du deuxième tiers du quinzième. 45
Réponse : Pourquoi les naïbis dits de Mantegna n'ont-ils été gravés
qu'au quinzièmesiècle 45
Les armes des neuf muses. — Les sept arts 48 à 49
Noms des cartes en Italie au quinzième siècle. — Distinction des
naïbis, jeux innocents, et des naibis, jeux de hasard condam-
nés

49
Histoire de l'invention des cartes 57
Les cartes communesPage
Géographie des trois familles de cartes européennes
61
64
Les cartes sont-elles le premier produit de la gravure sur bois. 65
Des procédés de la fabrication des cartes 69
Moulage, habillage, lissage 70-71
Les Allemands trouvent la gravure sur bois 75
SECONDE PARTIE.
— Histoire et variations des types et des dessins des
cartes 76
A. Cartes italiennes. 1. Des naïbis 77
2. Des tarots 80
3. Des tarots vénitiens ou de Lombardie 81
Cartes dites de Charles VI, sont des ta-
rots 89
4. Du tarocchino 83
S. Des minchiate de Florence 86
Erreur de Cicognara à l'occasion des car-
tes de la comtesse Aurélia Visconti. . 88 et 89
6. Du coucou italien 91
Du gnau danois 92
Du cambio suédois 93
7. Dessins italo-germaniques 93

?
8. Du jeu des passions 94
9. Jeu italien de Salvotti, de Vicence, 1602,
à 2 tètes 97
B. Cartes espagnoles
Cartes de Limoges 100
Jeu de l'alluette 101
Du Tressette 104
C. Cartes françaises 104
Adoption générale des signes coeur, carreau, trèfle et pique ;
pourquoi
Invraisemblance des interprétations données par Menestrier,
104et 105

Bullet, Leber, pour expliquer nos couleurs et les noms de


nos personnages 105 à 107
Découverte de quatorze cartes françaises peintes au quator-
zième siècle 107
Le piquet n'est pas le jeu primitif des Français 108
Carte de la Bibliothèque Impériale, autre à devises satiriques,
autre de M. Vital-Berthin (les Preux), autre d'Autun, autre
de la Bibliothèque Impériale (David, Alexandre, Jules
César, Charlemagne) 109-110
Carte de DijonPage
Ce n'est que sous Henri IV et Louis XIII que nos types et nos
111

noms actuels sont définitivement officiels 111


Quatre époques dans l'histoire du dessin des cartes françaises. 112
Napoléon Ier charge David de diriger le dessin des cartes 114
Dès 1813, les vieilles cartes reparaissent 115
Cartes de M. Houbigant, 1826. —De Mme Paris................ 116
Cartes comiques. — M. Athalin 117
D. Cartes allemandes 118
Cartes du musée de Stuttgart, dessinées et peintes à la main et
d'une dimension égale à celle des cartes primitives vénitiennes,
sujets animés, le chien et le faucon, le cerf et le canard. 119
Les trois époques principales de la gravure sur bois sont aussi les
trois dernières des cartes allemandes
Notre jeu d'argent lilliputien 120
Cartes à l'épée 120
Cartes suisses 121
E. Cartes orientales 121
Ghendgifeh de Téhéran 121
Erreur de Singer àl' occasion de la série des Ghoolam (les esclaves). 122
Ghendgifeh hindoustani. Jeu de M. Lavanchy, jeu de notre
collection 123
As nas, de Téhéran, cinq ligures 123

10242 — Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.


ORIGINE
DES

CARTES A JOUER

PAR R. MERLIN

ALBUM
(Ne se vend pas séparément du texte.)

PARIS
1869
MESURES DES NAIBIS ET TAROTS PEINTS DU XVe SIÈCLE

D'APRÈS LESQUELS EST ÉTABLIE NOTRE OPINION SUR L'ORIGINE

DES CARTES A JOUER

Hautteur. Largeur.

pouces. lignes. pouces. lignes.


1° Naïbis des deux éditions (n° 1 à 6) 6 9 3 7
2° Cartes du musée Correr à Venise (n° 8) 6 3 3 3
3° Jeu des passions, gravé sur bois et imprimé à
Venise (n° 28) 6 3 3 3
4° Tarots peints de la Bibliothèque impériale, dits
Cartes de Charles VI (n° 10) 6 10 3 3
5° Tarots peints de la comtesse Aurélia Visconti
Gonzaga, à Milan (n° 11 a)........... 6 7 3 3
6° Tarots du cabinet Durazzo, à Gênes (n° 11 b) 6 10 3 3
7° Cartes allemandes peintes (à sujets d'animaux)
du cabinet royal de Stuttgart (nos 60 et 61) 7 o 4 5

REMARQUE : Les belles Cartes peintes de la collection Lecarpentier (A) ne figurent


pas dans ce tableau, parce qu'elles sont aux couleurs françaises et qu'elles sont les
premières de petite dimension.

Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.


AVIS AU RELIEUR

Ne pas chercher la planche n° 58 ; elle n'existe


pas, elle a été numérotée 59 par
erreur.
1
Italie. 1 Naibis instructifs,gravure de 1485. Nos1à 10
2
Italie 2 Naibis de 1485 Nos
11 a 20
3
Italie 3 Naïbis de 1485Nos21à 30
4
Italie. 4 Naïbis de 1485. Nos 31 à 40.
5
Italie 5 Naibis de 1485 Nos 41 a 50
Italie 6 a Tarots-jeux tirés des Naibis Italie 6 Naibis de 1470, dessinsdifférents de ceux de 1485. 6
Italie 7 Tarots-jeurtires des Naibus 7
Italie 8 Tarots Italiens Musée Carrer er Venise
9
Musée Carrer a Venise
Italie 9 Tareta Italiens
Italie 10 Tarots Italiens dits Cartes de Charles VI Bibl Impériale 10
Italie 11 Tarots Italiens dits Cartes dee Charles VI. Bibl. Impériale
11
13 Tarots Italiens desdessins différents. Bibl Impériale
13
Italie 13 Minchiate de Florence Nos 1 a 10 Musee Carrer a Venise
14
Correr à Venise.
Italie, 14 Minchiate des Florence Nos 11 30
à
Musée
15
Italie 16 Minchiate de Florence Nos 21 a 30 MuseeCorrer a Venise
16
Italie. 16 Minchiate de Florence. Nos31 a 35 et suite à
Musée Correr Venise
17
Italie 17 Minchiate de Florence Figures des séries numérales Musée Correr à Venise
18
Italie 18 Manchiate de Florence Figuresdes series numerales Musée Carrer a Venise
9

Italie 19 Minchiate de Florence Cartes numérales. Musée Carrer ce Venise


20
Italie 20 Tarots Français Nos1 a 11
Italie 21 Tarots Français NoS12 a 21
22
Italie. 22 TarotsFrançais Figuresdes séries numerales
Italie. 23 TarotsFrançais. Figuras des séries minérales.

Italia 23 a.
Coucou Italien Figures.
24
Famille Italienne. 24 Gnau Danois.
25
Famille Italienne25 CambioSuédois.
26 Dessin Italo-Germanique 20
26 DessinItalie-Germanique Augsbourg 26
27 Dessin Italo-Germani Augsbourg 27
28
Famille Italienne 28 Jeu des Passions Fantaiste
29
Italie 2 9 Jeu a deux têtes de Vicence 1602 Bruxelles Musée Hal
[texte manquant]

CARTES ESPAGNOLES. Biblio. de ROUEN, (Partie superieure )


CARTES ESPAGNOLES Biblio. de ROUEN, (Partie inférieure [texte manquant]

.
32
Cartes Hispano-Françaises. Limoges.
33
Cartes Hispano-Françaises. Limoges.
Hispano-Françaises
Cartes Limoges
35
Cartee Hispano Françaises Limoges
36

Cartes Hispano -françaises Limoges


37
Allueettesde Bretagne.
Cartes Hispano-Françaises.
[texte manquant]

(A) CARTES FRANÇAISES Peintes, XVme Siècle Collection. LE CARPENTIER


,
1re Pl.

Ouatram ecrit au dos de la carte duRoi de


coeur.

En
cet jeu je vous
plaist esbatre
qeltui prenez
sansgramercy
Encotre
ung
quiscaitmoultbatre
Je nevueil arme'quececy
(B )CARTES FRANÇAISES Peintes, XVmeSiècle Collection LE CARPENTIER, 2me Pl.
39
40
Cartes Françaises XVe Siècles. BibliothequeImpérale
(E) CARTES FRANÇAISES
XVme Siècle
Cabinet de Mr VITAL-BERTHINà Beaurepaire(Isère)
[texte manquant]
42
(F.) CARTES FRANÇAISES XVme Siècle, Cabinet de MrVITAL-BERTHIN
à Beaupaire(Isère). [texte manquant]
( G.) CARTES FRANÇAISES XV me Siècle Bill : Imperle
G.a.CARTES FRANÇAISES XVmeSiècle,Cabinetde MrVital-Berthin à Beaurepaire,(Isère) [Partie superieure]
45

(Jâ CARTES FRANÇAISES XVPe Siècle, CaVuiel rie MrYital-BerlJmi.aBeaurepaire


(Isère), [fiu'là ùfeoeimj.
G. b.
CARTES FRANÇAISES XVe Siècle,Cabinet
de
Mr Vital-Berthin à Beaurepaire, Isère (Partiessupérieure)
46
[texte manquant]

CARTES FRANÇAISES, XVe (Cabinet de


Siècle MrVital-Berthin Beaurepaire(Isère) [Partie inferieure]
à
(Gb).
[texte manquant]

CARIES FRANÇAISESXVImeSiècle, Cabinet de MrVital-Berthinà Beaurepaire( Isère) [Partie superieure]


(G.)
CARTES FRANÇAISES XVImeSiècle, Cabinet de Mr Vital Berthin à Beaurepaire (Isère). [Partie inferieure]
49
(H)CARTES FRANÇAISES XVIme Siècle, Collecon de Mr de Fontenay à Autum. (Partie Supérieure)
(I).CARTES FRANÇAISES XVIme Siècle, Collecon de Mrde Fontenay à Autun. (Partie inférieure)
(K)
CARTES FRANCAISES, XVIe Siècle Bibl : de

DIJON
[texte manquant]

inférieure)
CARTES FRANÇAISES, XVIe Siècle, Bibl de DIJON.(Partie
:
L
54
(M) CARTES FRANÇAISES XVImeSiècle, Cabinetde Mr Vital-Berthin
à Beaurepaire (Isère) [Partie superieure
55
XVImeSiècle, Cabinet de Mr Vital-Bertin à Beaurepaire, (Isère)
FRANÇAISES
CARTES [Partie inferieure]
56
CARTES FRANÇAISESl VImeSiècleCabinet de Mr Vital-Berhin à Beaurepaire, (Isère) [Partie superieure]
57
(N) CARTES FRANÇAISESXVImeSiècle, Cabinet de MrVital-Berthinà Beaurepaire (Isère) [Partie inferieure]
59
CartesFrançaises. Grenoble. Collection de Mr. Gariel
CARTES ALEMANDES. XVme SIÈCLE DE LA COLLECTION
ROYLE
DE STUTTGART 60
CARTES ALLEMANDES.XVme SIÈCLE DE LA COLLECTIONRYLEDE
STUTTGART. 61.
62
Cartes Allemandes Collection du Docteur Stukeley.
63
Cartes Allemandes, Chatto.
64
Cartes Allemandes Bruxelles, Muséesde la porte Hal.
65
Bruxelles, Musée de la porte Hal.
Carbes Allemandes
66
Bruxelles,Musée de laporteHal.
Cartes Allemandes
Bruxelles Bibliothèquede Bruxelles
67
Cartes Allemandes
68
Cartes Allemandes. Jeu Lilliputienen Argent. Collectionde l'Auteur.
69
Cartes Persanes d'Ivoire. Collection de l'Auteur.
Cartes de Kachemar. Ghendgifeh
70
Collection Lavanchy
71
Cartes de Kachemir. Ghendgifeh Collection Lavanchy
72
Cartes Indo-Persanes. Ghendgifeh Collectionde l'Auteur
Cutes Indo Persanes Ghendgifeh, Collectionde l'Auteur.
73
74
Cartes Persancs. As Nas Collection de M de Gobineau
LES DEUXPARTIES
DE L'ENVELOPPE D'UN JEU DUSEIZIÈMESIÈCLE

Imprimerie générale de Ch. lahure, rue de Fleurus, 9 à Paris

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