Cizia Zyke - Les Aigles

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 184

CIZIA ZYKË

LES AIGLES

ROMAN
Il est important de connaître ses racines.
La dictature paranoïaque d’Enver Hoxha a retardé ma rencontre avec la terre qui avait vu naître
mon père.
C’est en 1990 que j’ai foulé pour la première fois le sol albanais.
Les Aigles est un roman.
Les personnages sont inspirés de personnes que j’ai rencontrées.
Les commerces illicites qui sont décrits ont existé. Tous existent encore.
Les faits historiques qui y sont évoqués sont authentiques.
Avec Les Aigles, je referme la porte de ma longue aventure sentimentale avec l’Albanie.

Je dédie ce livre à mon père,


qui, par ses origines, m’a permis
de découvrir cette terre maudite.
Cizia Zykë.
PROLOGUE

(1991)

Dès la mort de leur dictateur, les Albanais voulurent fuir leur terre.
À partir de 1990, le grand exode commença.
Des milliers d’entre eux trouvèrent refuge dans les ambassades étrangères de Tirana, la capitale.
Des dizaines de milliers d’autres choisirent la grande aventure.
Ce fut l’invasion, comme jamais, depuis les siècles barbares, ces rivages tranquilles n’en avaient
connu.
Ils grimpèrent sur des navires de fortune et traversèrent le détroit qui les séparait de l’Italie.
De l’Europe.
Du monde.

« Nous n’avons plus de vivres. Pas de matériel. Pas de médicaments. Nous n’avons rien. Les
enfants les plus petits sont en train de mourir. Nous n’avons nulle part où aller. Nous allons entrer
dans votre port. »
(Dernier message lancé par le capitaine du Flora aux autorités italiennes, le 10 août 1991, à
10 h 16.)
L’énorme barcasse de fer rouillé ne méritait plus le nom de cargo. C’était un transporteur de sucre
épuisé par trente ans d’allers et retours entre Cuba et Durrës, son port d’attache en Albanie. Il
ressemblait plus à un gigantesque radeau.
Nul n’avait jamais vu une telle masse humaine voguer sur les flots de l’Adriatique. Le navire tout
entier disparaissait sous une foule ahurissante. C’étaient quatorze mille personnes qui recouvraient le
pont et toutes les superstructures, serrées les unes contre les autres comme du bétail. Affamée,
desséchée, crevant de soif, cette terrible masse subissait depuis l’aube les morsures du soleil
méditerranéen.
— Tokë… Tokë !… (Terre… Terre !…)
Le même hurlement puissant, chargé d’autant de souffrance que d’espoir, montait de toutes les
parties du cargo alors qu’il se dessinait, hallucinante vision d’exode, dans les jumelles du
commandant du port.
*
**
— Ces enculés d’Albanais, se lamenta celui-ci. Ces clochards sont encore pour nous !
Italien du Sud et donc bon catholique, l’officier était d’ordinaire un homme charitable. Mais
l’épave surchargée ne lui inspirait aucune pitié. Pour lui et ses hommes, elle n’annonçait que du
travail. Des heures supplémentaires. Et des ennuis.
— Stoppez-les !
C’était l’ordre qui ne cessait de tomber du Palazzo préfectoral, de la municipalité et même de la
signora Bolliver, la ministre de l’Immigration à Rome.
Arrêtez-les…
Ils en avaient de bonnes, dans les bureaux ! Comment stopper… ça ?
Comment faire comprendre à ce rafiot surgi de l’enfer que la bonne ville de Bari ne souhaitait pas
sa venue ?
Les ports du Sud italien Bari et Brindisi avaient déjà donné. Depuis plusieurs mois, des vagues
successives de fuyards albanais venaient s’échouer sur les côtes arides des Pouilles.
Des embarcations pourries. Des bateaux de pêche qui ne tenaient plus que par la rouille. Des
barcasses depuis longtemps promises au naufrage. Et même d’invraisemblables radeaux de planches
et de bidons.
Et sur chacun de ces « Exodus », des dizaines, des centaines, des milliers d’Albanais.
La générosité n’était pas un vain mot, dans cette Italie méridionale, chrétienne et chaleureuse.
Partout on avait accueilli les funghatti (réfugiés) albanais à bras ouverts.
Le résultat avait été l’une des pires périodes de désordre que ces petites cités, pourtant habituées
aux attentats et aux fusillades de la Mafia, aient jamais connues.
Voitures saccagées.
Magasins pillés.
Bagarres. Vandalisme. Scandales.
Jeunes femmes agressées…
C’était trop.
Le premier élan de compassion des citoyens de Bari avait été d’une absolue sincérité. Leur dégoût,
six mois plus tard, était tout aussi unanime et spontané.
On ne pouvait plus laisser ces sauvages transformer le porto nuovo en latrines à ciel ouvert.
Risquer que la seule richesse de cette région quasi désertique, les touristes, ne s’enfuie goûter les
joies du soleil et du farniente sur d’autres rivages.
Le commandant du port laissa retomber ses jumelles.
— Que le ciel nous vienne en aide. Ils arrivent !
*
**
Ce ne fut pas un débarquement, mais un abordage. Une ruée barbare.
Le môle San Antonio du porto vecchio (vieux port) vers lequel avait été dirigé le radeau géant fut
envahi en quelques minutes, bien trop étroit pour recueillir cette folie.
La foule recouvrait le quai. Le bateau ne semblait pas se vider.
Trop impatients pour attendre leur tour de dévaler les deux minces passerelles, des grappes de
jeunes hommes s’accrochaient comme des singes aux chaînes et aux cordes des amarres.
Ou plongeaient tout simplement depuis le pont dans les eaux noires et grasses du port.
Dans l’urgence et la panique, les Italiens parvinrent à un début de solution. Les naufragés furent
peu à peu entassés dans les bus de la municipalité. On les transporta au Stadio délia Vittoria, le stade
de football, seul édifice assez vaste pour accueillir une telle marée humaine.
Le fait est que, dans cet indescriptible désordre, Dimitri Gambeta sut se faufiler. Il fut parmi les
premiers arrivés au stade.
Dimitri Gambeta était né à Korça. Le « petit Paris » comme on disait. Une petite ville du sud-est de
l’Albanie, à deux pas de la Grèce, qui devait son surnom – et sa réputation de foyer d’intellectuels – à
une lointaine présence française.
Il avait trente-neuf ans.
C’est-à-dire qu’il était né juste après l’accession au pouvoir du fou Enver Hoxha. Et qu’il avait
passé toute son existence dans l’enfer du socialisme réel édifié par ce dernier.
Dimitri Gambeta n’y avait pas été le plus malchanceux.
Il était né fils d’intellectuels, professeurs de langue et de musique. C’étaient de bons communistes.
Donc Dimitri n’avait pas trop souffert.
En bon fainéant doué d’intelligence, il avait le moment venu opté pour une carrière d’écrivain.
N’était-il pas un fils de Korça, patrie des penseurs et des poètes ?
Et puis, le régime aimait les écrivains. Être inscrit à la Ligue nationale des écrivains était l’une des
voies qui permettaient d’accéder aux postes privilégiés. Voire même d’être envoyé à l’étranger.
Cela ne lui avait pas trop mal réussi.
Dimitri Gambeta avait compensé son absence de talent par du charme. De bonnes manières. Une
sorte de vernis d’élégance, et surtout un opportunisme constant et dénué de tout scrupule.
Pendant près de vingt ans, il avait écrit des odes à la gloire d’Enver Hoxha. Avec le même zèle, il
avait joué son rôle de délateur au sein de la Ligue des écrivains. Il avait rapporté à qui de droit les
paroles défaitistes et contre-révolutionnaires de ses collègues imprudents.
Espion.
Au jeu de dénoncer ou d’être dénoncé, qui ne l’était pas dans le paradis paranoïaque d’Enver
Hoxha ?
Toute sa vie, Dimitri Gambeta avait serré les fesses.
Chaque nuit, il avait fait le même cauchemar. Emporté. Battu.
Torturé.
Jeté dans un camp.
Exécuté.
Au service d’Enver Hoxha et de ses enragés de complices, une seule parole malheureuse pouvait
plonger n’importe qui dans un enfer cerné de barbelés.
Chaque jour, chaque heure, chaque minute, Dimitri Gambeta s’était demandé – en compagnie de
ses trois millions de compatriotes – quel était le bon pied pour continuer à danser.
Sorti !
Sauvé. Il se croyait déjà sauvé.
Il était en Italie. Après cette traversée tragique, il se trouvait enfin à la porte de la civilisation
européenne. Plus rien ne pouvait lui arriver.
Il restait pourtant à Dimitri Gambeta, l’intellectuel, encore pas mal de folies albanaises à affronter.
À quelques mètres de lui se tenaient trois hommes aux traits durs.
Ces trois-là étaient des Labs. Des habitants de la Labria, une province méridionale de l’Albanie.
Dans cette région du monde qu’on appelait souvent « poudrière », il existait peu de règles tangibles,
permanentes, sûres, auxquelles aurait pu se fier un original essayant de comprendre. Mais il y en avait
au moins une qui se vérifiait toujours.
Les Balkans étaient habités par des peuples violents.
Les Albanais – les Shqiptar – étaient les plus violents de tous les Balkans.
Parmi les Shqiptar eux-mêmes, les Labs étaient craints pour leur folie et leur férocité.
Dino Andoni était un jeune colosse brun au regard sauvage.
Son père était un colonel de l’armée rouge d’Enver Hoxha. Lequel l’avait remercié de son héroïsme
en l’éliminant. Le tyran et ses sbires, une fois parvenus au pouvoir, étaient très vite devenus des
spécialistes en purges sanglantes.
Toute la famille de Dino Andoni y était passée.
En ces temps glorieux, il ne suffisait pas au dictateur dément de châtier les coupables. Les
persécutions s’abattaient sur tous ses proches. Sa femme. Ses parents. Ses cousins… Y compris ses
amis.
On avait même vu des villages entiers rayés de la carte, rasés au bulldozer, puits comblés et
cimetières profanés, pour expier la supposée faute d’un seul de leurs habitants.
Au sortir d’une enfance terrible, l’orphelin Dino Andoni s’était vu infliger huit ans de camp de
travail.
Il avait alors dix-huit ans. Il s’était énervé dans la file d’attente, devant le centre de distribution du
pain. On attendait depuis six heures. Il faisait froid.
Les policiers l’avaient immédiatement embarqué.
Le tribunal avait décrété, au Nom du Peuple, que la conduite de Dino Andoni était indigne d’un bon
serviteur du communisme.
Et avait envoyé le jeune homme, au Nom du Peuple, casser des cailloux pendant près d’une
décennie.
Les deux hommes qui se tenaient à côté de Dino Andoni venaient du même village que lui.
Vaizë. Un petit nid d’aigle gorgé de soleil, sur les pentes escarpées et couvertes d’oliviers des
hauteurs du Sud. Un village de Méditerranée, hors du temps, auquel ne menaient que des chemins de
terre. Et les vagues sentiers que traçaient les chèvres sur la caillasse.
Le premier était le plus âgé du trio. Âgé d’une trentaine d’années, c’était un taureau sombre et
crasseux. Sa barbe de plusieurs jours et sa tignasse emmêlée ne parvenaient pas à masquer sa beauté.
Son regard noir ne cessait d’observer la foule.
Sans raison apparente, il souriait.
Celui-là s’appelait Skender Rama.
Lorsqu’il était adolescent, il avait fait du football. Un jour d’été, de retour d’un match victorieux, il
avait volé avec d’autres membres de son équipe plusieurs pastèques dans un jardin, au bord de la
route. Tous les membres de l’équipe avaient été condamnés.
Les condamnations avaient été sévères. De quelques mois à trois ans. Au Nom du Peuple, Skender
avait pris le maximum. Ses rébellions avaient transformé ces trois années en douze ans.
Et il les avait faits. Jour après jour, il les avait faits. Le troisième n’avait pas vraiment de nom. On
disait seulement Bunk. Un orphelin, lui aussi.
C’était un véritable géant. Il avait le front bas, des cheveux blonds délavés. Son teint était brun,
couleur tabac, brûlé par le soleil et le vent. Ses grands yeux clairs, bleus comme le ciel, auraient été
beaux s’ils n’avaient été aussi vides.
À Vaizë, il était la risée de tous. Le souffre-douleur. Le maudit parmi les maudits.
Le racisme albanais était intransigeant. Les Shqiptar n’avaient jamais supporté les handicaps. Les
différences. Les amoindrissements.
Bunk était aussi fort physiquement qu’il était limité mentalement. Un simplet. Avec la force d’un
Hercule.
Cette puissance physique avait permis d’en faire un maçon. À trente-trois ans, il n’avait jamais
connu d’activité autre que celle que l’État albanais lui avait trouvée. Il construisait des bunkers.
Partout. Inlassablement.
Dans tous les champs autour de Vaizë. Beaucoup de bunkers.
Il y avait gagné son nom.
Le stade se remplissait. Dix mille hommes, femmes et enfants s’entassaient sur la pelouse et les
gradins. Au-dessus, le soleil impitoyable des Pouilles italiennes.
Qui cognait.
Maladroitement, des secours catholiques distribuèrent des rations. Très maladroitement : à peine
trois mille sandwiches, accompagnés d’une petite bouteille d’eau minérale. Vingt-cinq centilitres
d’eau, à des gens qui n’avaient rien bu depuis la veille. Et encore, pas pour tout le monde.
Au début de l’après-midi, la chaleur devint inhumaine.
On ne sait comment, la rumeur commença à circuler parmi la foule exaspérée.
L’Italie ne les acceptait pas.
Personne n’aurait de papiers. Ils seraient tous refoulés. Renvoyés en Albanie.
Un grondement monta vers le ciel parfaitement bleu. Des insultes fusaient. Des appels au combat.
Dino froissa dans son poing le carton d’emballage de son panino et cracha par terre.
— Il va falloir se battre.
Bien qu’il fût le cadet, son intelligence supérieure en avait fait le chef naturel du groupe – charge
qui, suivant la tradition Shqiptar, aurait dû revenir à Skender.
— S’ka problem, jemi Lab (Pas de problème, nous sommes des Labs.), répondit celui-ci.
Il se frappa la poitrine du geste rituel. Le poing fermé. Fort. Très fort. Exagérément. Comme le
faisaient ses ancêtres avant les batailles. Un sourire aux lèvres.
Aussitôt, Bunk l’imita.
La démence prit son essor.
Des éclats blancs jaillirent au-dessus de la foule. Les bouteilles d’eau distribuées par les secours.
Les premiers bruits de destruction, les explosions de verre brisé, électrifièrent la masse. Les
hurlements s’amplifièrent.
Gagnèrent les gradins. Montèrent.
Des orateurs improvisés s’accrochèrent aux grillages de protection et se mirent à haranguer la
horde.
— Pas de retour ! Pas de retour !… Ils veulent nous renvoyer… Il faut nous battre !…
Les chaises de plastique arrachées à leur banc de béton s’envolèrent au-dessus des gradins. Les
portiques qui supportaient les panneaux publicitaires furent pris d’assaut.
Démantelés. Arrachés. Transformés en barres de fer.
Et la multitude laissa libre cours à sa rage.
Armés de leurs barres et de tout ce qui pouvait servir d’armes, les naufragés du stade se jetèrent sur
les grilles qui leur barraient la sortie. Les carabinieri battirent en retraite.
Les grilles ne résistèrent pas plus de dix minutes.
Des milliers d’hommes se précipitèrent dans les couloirs et gagnèrent les zones protégées du stade.
Ils dévastèrent les cuisines. Les vestiaires. Les salles d’entraînement.
Un commando d’une cinquantaine de sauvages força la porte de l’Institut de médecine du sport.
Une unité de recherche. Bourrée de machines sophistiquées. Il y en eut pour plusieurs milliards de
lires de perte.
La retraite prudente des carabinieri avait laissé la voie libre. La marée furieuse se déversa dans les
rues du quartier.
Les boutiques furent saccagées. Les bars pris d’assaut et ravagés.
L’institut technique Marconi, l’école primaire San Cataldo et le Centre de traumatologie de la
polyclinique toute proche furent mis à sac.
Des maisons particulières furent forcées. Les familles qui y habitaient terrorisées, économies et
réfrigérateurs pillés. Des mères de famille réduites en esclavage.
Un quatuor particulièrement décidé attaqua le car d’une agence de tourisme. Sous la menace de
leurs couteaux, ils firent descendre les occupants. Ils se lancèrent dans un rodéo fou à travers les rues
de Bari et frôlèrent dix fois la mort. La leur et celle des passants. Les carabinieri finirent par ouvrir le
feu. Ils tirèrent dans les pneus.
Des renforts étaient accourus de toute la province. La ville fut mise en état de siège, les issues
bloquées.
Que pouvaient-ils faire d’autre, les pauvres policiers de Bari ? Sinon assister, impuissants, à la mise
à sac de leur ville, en attendant que les barbares se fatiguent.
L’émeute prit à peu près fin tard dans la nuit.
Les troubles continuèrent pendant neuf jours.
Pendant cet intervalle, mille cinq cents Albanais s’étaient enfuis et s’étaient fondus dans la nature
et la clandestinité.
Douze mille autres avaient accepté d’être rapatriés en Albanie.
Dans le stade dévasté, couvert de débris, aux allures de champ de bataille, il ne restait plus que six
cent cinquante personnes.
Ceux-là, c’étaient les irréductibles.
Ils refusaient obstinément de se rendre. Ils exigeaient des papiers. Ils voulaient rester ou mourir.
Ils avaient résisté à toutes les menaces. À toutes les promesses. À toutes les charges de police.
Les carabinieri n’osaient même plus s’en approcher.
Le dixième jour, de guerre lasse, la signora Bolliver, ministre de l’Immigration, fit annoncer leur
victoire.
Les six cent cinquante irréductibles se voyaient accorder le statut de réfugiés.
Parmi ces hommes, femmes et enfants hagards et épuisés, on trouvait beaucoup de Labs. Dino
Andoni en était.
Pareil pour ses compatriotes Skender Rama et le simplet Bunk. Quant à Dimitri Gambeta,
l’intellectuel de Korça, le fait est qu’il s’y trouvait aussi.
PREMIÈRE PARTIE (1991-1992)
CHAPITRE 1

Nul ne sait d’où ils vinrent.


Il y a très longtemps, pendant ce que nous appelons l’Antiquité, ils s’installèrent sur ce rivage
méditerranéen que prétendaient dominer les Grecs, puis les Romains.
Ils s’appelaient les Illyriens.
Leur langue ne ressemblait à aucune autre.
Aujourd’hui encore, personne ne sait dans quelle famille classer la langue albanaise, si complexe.
Terre marquée par les batailles. Le sang. La mort.
Pendant cinq siècles, le puissant Turc avait prétendu poser sa babouche sur l’Albanie.
Pendant cinq siècles, le Turc avait frappé. Frappé encore.
Il n’était jamais passé.
Jamais le puissant empire ottoman, qui régnait sur toute cette partie du monde, ne s’était étendu
plus loin vers l’ouest. Jamais les felouques ne passèrent l’Adriatique.
Les corps des Aigles avaient servi de rempart à l’Occident.
*
**
La naissance de l’État albanais moderne se fit dans la souffrance.
Dans les années 1910, le vieil empire turc s’effondra. Ce furent les guerres balkaniques, boucheries
oubliées de l’Histoire, soutenues et financées par les États européens. La France, l’Autriche-Hongrie,
l’Allemagne, l’Italie.
En 1912, dans la ville de Vlora, Ismaïl Qemali proclama l’indépendance. La naissance de l’Albanie.
Un an plus tard, il y eut une Conférence des Ambassadeurs européens, à Londres. Avec leur sens de
l’Histoire et de l’équité, ces messieurs décidèrent de raboter un peu la surface du nouvel État. À l’est,
on donna le Kosovo et quelques autres territoires à la Serbie. Au sud, ce fut l’Épire qui devint grecque.
Du petit morceau qui restait, un littoral bordé de montagnes escarpées, on décida officiellement de
faire l’Albanie.
La Première Guerre mondiale transforma la nouvelle Albanie en terrain d’affrontement.
Il fallut encore beaucoup de sacrifices, beaucoup de combats.
En 1924, on put croire que le miracle s’était accompli : un homme intelligent, instruit et honnête
arriva au pouvoir.
Il se nommait Fan Noli.
Pendant six mois, il fit vivre à l’Albanie sa seule ère démocratique. Avec un Parlement. Des
élections.
Le peuple vota librement. Et porta au poste de Premier ministre Ahmed Zogu.
Quelque temps après son accession au pouvoir, il devint le roi Zog.
*
**
Le pouvoir du roi Zog reposait sur son amitié avec l’Italie et son Duce, Mussolini, alors au faîte de
sa puissance.
Aujourd’hui encore, les seuls bâtiments d’intérêt architectural à orner Tirana, la capitale albanaise,
furent conçus par des architectes italiens.
Pour la petite histoire, le plan même du centre-ville, l’avenue Dëshmorët e Kombit, l’université et
le centre d’art dramatique dessinent au sol un gigantesque faisceau romain. Le symbole des fascistes.
Zog s’enfuit d’Albanie le 6 avril 1939. L’Albanie devint une terre italienne. Les soldats de
Mussolini s’installèrent à Durrës et Tirana. Puis il y eut le fou. Le sanguinaire. Et sa femme. Enver et
Nexhmie Hoxha.
Elle était professeur à Tirana. Lui, au lycée français de Korça, après avoir été un étudiant médiocre
à l’université de Montpellier.
Dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, Enver Hoxha prit la tête – comme son voisin
yougoslave Tito – d’une armée de partisans soutenue par l’Union soviétique de Staline.
En 1943, les Italiens, premiers vaincus de la guerre, laissèrent leurs canons, leurs armes et leur
matériel à la disposition des partisans.
Tandis que les troupes d’Hitler entraient dans la ville de Korça, à l’est du pays, préparant une
invasion qu’elles ne purent jamais achever.
En 1945, l’Albanie devint, sous la houlette d’Enver et Nexhmie Hoxha et de leurs camarades, un
pays communiste. Cela dura quarante-six ans.
*
**
Nul régime de l’ère moderne ne fut plus insensé que celui de Enver Hoxha. Ni plus solitaire.
Dès la fin des années soixante, le camarade Enver Hoxha se sépara des Soviétiques. Il fit ami avec
les Chinois de Mao Zedong.
Le Grand Timonier lui-même menaçait à l’époque : si quiconque osait s’attaquer à l’Albanie, la
« petite sœur de la révolution chinoise », Pékin enverrait son armée de gardes rouges la secourir.
Cette belle fraternité fut elle aussi rompue. Par le camarade Enver Hoxha, qui renvoya chez eux la
multitude des résidents et « conseillers » chinois présents dans le pays en 1977.
De ce moment naquit la période la plus déraisonnable de l’histoire de l’Albanie.
De l’histoire du monde.
L’ère de la grande paranoïa.
— On va nous envahir. L’ennemi est à nos portes !
Ce fut le nouveau leitmotiv du régime.
Le peuple fut mobilisé à la construction de bunkers, le long des côtes et des frontières, puis à
l’intérieur du pays pour défendre les rares plaines.
— On nous attaquera par en haut. Ils nous enverront des avions. Soyons prêts !
Les Albanais construisirent six cent mille blockhaus de ciment blindés de tôle d’acier.
Que ceux qui s’imaginent que l’auteur de ces lignes exagère se paient un billet d’avion pour Tirana
et partent en excursion autour de la capitale : les rectangles gris et trapus des bunkers sont toujours là,
dans chaque champ.
Innombrables.
Absurdes.
Insensés.
Ils seront là pour longtemps encore. Personne ne sait comment les détruire.
Le tyran mourut diabétique et fou. Ses héritiers parvinrent à maintenir encore sept ans le pouvoir
inchangé.
Il y avait encore à cette époque sept cent mille prisonniers politiques.
Sur une population de trois millions d’habitants.
Près du tiers d’un peuple enfermé pour délit d’opinion.
En 1991, enfin, forcée par l’Histoire, l’Albanie ouvrit ses frontières pour la première fois depuis
1945.
L’Europe prit soudain conscience de l’existence à son flanc de ce petit pays oublié de tous.
À moins de trois heures de traversée de l’Italie.
Les habitants de l’Europe virent surgir, dépenaillés et sauvages, ces Européens de droit qui ne leur
ressemblaient plus en rien.
Les Albanais arrivaient d’une sorte de tiers-monde, ignorants de tout, têtes et ventres affamés.
Ils accouraient.
Se répandaient.
Déferlaient.
Les Shqiptar étaient certains qu’il leur fallait découvrir le monde et en profiter, après un demi-
siècle d’enfermement. L’Italie. La France. Les États-Unis.
Il est un fait que rien, absolument rien, n’avait préparé les Albanais à ce qui les attendait.
Après un demi-siècle de cage, d’enfermement total dans la plus folle des paranoïas, les Aigles
étaient malades.
CHAPITRE 2

Cela s’appelait le Campo San-quelque-chose. C’était un terrain vague bordé de vieux bâtiments
militaires longs et bas.
Pour les six cent cinquante réfugiés albanais qui y étaient gracieusement hébergés, ça aurait pu
s’appeler le camp du temps long. Le camp de l’ennui.
La cantine était assez bonne. Elle servait trois repas gratuits par jour. L’infirmerie était ouverte
toute la journée. Les soins y étaient gratuits. Les tentes prêtées par le Haut Commissariat aux réfugiés
n’étaient pas inconfortables, surtout dans la douceur de l’automne du sud de l’Italie.
L’encadrement – des bénévoles charitables – n’avait pas d’autre tâche que d’écouter à longueur de
journée les revendications albanaises. Simplistes. Exagérées. Répétées cent fois.
Pourquoi ne leur donnait-on pas de l’argent ?
Ils avaient le droit d’avoir de l’argent.
Puisqu’on les maintenait ici, en Italie, ils avaient droit à toutes les aides de l’Italie.
Pourquoi ne leur donnait-on pas la nationalité italienne ? Et un visa pour les États-Unis ? Pourquoi
ne leur donnait-on pas une voiture ? Ils avaient besoin de voitures pour faire des affaires.
Pourquoi ne les laissait-on pas sortir sans autorisation ?
De quoi avait-on peur, hein ?
Pour qui les prenait-on ?
Les jours passaient, un peu mornes. Les animations étaient rares.
Un bébé était né chez un gentil couple originaire de Berat.
Malheureusement aucun des pensionnaires n’avait songé à fêter l’événement.
Un viol avait été commis. La fille était très jeune. Son agresseur l’avait tuée à coups de barre de fer.
On ne savait pas qui c’était.
Quelques bagarres éclataient. Le plus souvent, c’était à cause de la boisson. Certains des
pensionnaires introduisaient des caisses d’alcool dans l’enceinte, au mépris du règlement intérieur qui
le prohibait formellement.
Un soir, un des gardiens bénévoles avait recommandé à un jeune homme de Saranda de s’éloigner
du secteur de l’infirmerie. Selon le règlement, personne ne devait se trouver là en dehors des heures
d’ouverture ; le jeune homme avait sorti un fusil de chasse à canon scié de sous sa veste. Et tiré,
faisant dix-sept trous dans le bénévole.
Une affaire qui restait mystérieuse.
Comment une telle arme avait-elle pu franchir les limites du camp ? Le règlement les interdisait
absolument.
Le calme relatif était garanti par les Labs. Leur supériorité en nombre – plus leur sentiment de
supériorité naturelle – les avaient conduits à assumer le véritable encadrement de la petite colonie.
Ils s’occupaient avec autant de zèle de la sécurité que de la circulation des biens à l’intérieur du
camp. De leur répartition. Et des recouvrements.
Dino Andoni était l’une des têtes de ce directoire.
Skender, flanqué de son adjoint Bunk, en était l’une des principales forces de frappe.
Si Dino Andoni était sorti relativement indemne de ses huit ans de travaux forcés, Skender, lui,
était fou.
Pendant douze ans, sa résistance physique et son obstination à répondre aux coups des tortionnaires
lui avaient fait traverser les prisons les plus dures de l’enfer albanais.
Jusqu’au terrible camp de Burrel, dans le centre du pays. Il y avait connu l’horreur. Les brimades
les plus sadiques. Les règlements de comptes entre prisonniers.
Les viols.
Les pelotons d’exécution.
Rien n’était plus trompeur que le sourire d’adolescent lumineux et fascinant qui venait parfois
illuminer sa face, y compris aux moments les plus étranges. La violence de Skender n’avait pas de
limite.
Dimitri Gambeta s’était rapidement rapproché du trio. Ex-écrivain et toujours opportuniste, il était
naturellement attiré par la puissance que représentait le groupe de Labs. Admis à leurs côtés, il était
en sécurité.
D’habitude, Dino n’appréciait pas beaucoup les natifs de Korça, ces prétentieux sans courage. Mais
le jeune homme était assez intelligent pour prendre la mesure de leur ignorance, la sienne et celle des
autres. L’intellectuel pouvait être une source de renseignements.
Et se révéler utile, une fois qu’ils seraient sortis de ce campo de merda.
L’attente ne pesait pas sur Dimitri Gambeta comme sur ses compagnons. Alors que les autres se
rongeaient d’impatience et se plaignaient à longueur de journée, il avait trouvé un dérivatif dans la
lecture.
Assimilation !
Tel était pour lui le mot d’ordre.
Il avait quarante ans bientôt. Pour lui qui sortait de la folie albanaise, ça signifiait quarante ans de
retard.
Maintenant il lui fallait apprendre. Comprendre. Digérer.
Comme beaucoup d’Albanais, Dimitri Gambeta était doué pour les langues. Le Shqiptar était une
langue si complexe que celui qui la dominait assimilait sans problème les idiomes étrangers. Nombre
des réfugiés connaissaient déjà l’italien – qu’ils avaient appris par la télévision –, le grec, plus des
langues de l’Est, russe, bulgare et autres.
Pour un intellectuel communiste, le monde capitaliste était plein de surprises.
Qui aurait imaginé qu’il existe tant de revues pornographiques ? Il y en avait beaucoup dans le
camp. Le règlement les interdisait, mais on en trouvait beaucoup.
Le capitaliste ne s’ennuyait pas, constatait Dimitri Gambeta avec jubilation. Il y en avait pour tous
les goûts. Toutes les imaginations. Et ces femmes !
Parfois, examinant telle ou telle superbe salope, impudique et offerte, il se prenait à penser à sa
femme. Son épouse légitime.
Il l’avait laissée à Tirana, la pauvre Ernestina Gambeta.
Elle lui avait été bien utile pendant toutes ces années, cette bonne grosse. Elle était fonctionnaire,
cadre du parti des travailleurs, très bien notée. Son fanatisme sincère et reconnu avait souvent éloigné
les ennuis du chemin de son écrivain de mari.
C’était une gentille femme.
Mais, à y repenser, Dieu qu’elle était laide !
Lorsqu’il ne se livrait pas à l’exploration des perversions capitalistes, Dimitri Gambeta travaillait.
Il lisait la presse. La dévorait. Nationale et locale. Grands titres. Éditoriaux. International. Brèves.
Faits divers. Sports…
Il lisait tout. Il Corriere, La Stampa, la Gazetta dell’ Mezzogiorno…
Plié en deux sur le mauvais divan du foyer – une pièce minable que leur avaient aménagée les
bénévoles –, il s’imprégnait d’informations.
Fasciné.
Qui aurait pu croire, là d’où il venait, qu’un sportif puisse être payé tant de millions de dollars par
mois ? Pour shooter dans un ballon ?
Quel docteur de Tirana, sans matériel, sans médicaments, démuni de tout, aurait accordé foi à ces
histoires de nouvelle maladie mortelle ? Aucun des savants du monde capitaliste n’était-il donc
capable de trouver la solution à ce terrible sida ? Aucun de ces grands laboratoires emplis de matériel
très cher ne pouvait-il produire un médicament ?
Comment aurait-on pu croire, dans le bunker albanais, fermé, séparé du monde, que la guerre
grondait, toute proche ?
Là tout près ; chez les voisins des Balkans.
La Slovénie était indépendante. Qui pouvait croire ça ?
Les Croates voulaient se séparer des Serbes. Les vieilles frontières étaient rétablies. Le canon y
tonnait de nouveau.
Comment aurait-on pu imaginer que l’Union soviétique n’existait plus ? Que l’ancien allié de la
révolution albanaise avait coulé corps et biens ? Que la Russie était désormais seule ?
Affaiblie. Diminuée ?
Le capital était partout. Pour la première fois de sa vie, Dimitri Gambeta se retrouvait confronté
avec l’ennemi. Le diable selon Enver Hoxha.
Le diable s’étalait sur plusieurs pages. On l’étudiait, on scrutait et commentait ses mouvements.
On s’acharnait à prédire ses humeurs, avec encore plus de soin qu’on n’en mettait à prévoir le
temps dans les pages de météorologie.
Dimitri Gambeta se mit à décrypter chaque jour les pages financières. Colonne après colonne.
Même s’il n’y comprenait pas toujours grand-chose, il le faisait toujours dans l’espoir de devenir
bientôt un expert en la matière.
Gagner beaucoup d’argent, cela restait le problème principal.
Avec surprise, Dimitri Gambeta découvrit qu’il avait trouvé refuge dans un pays en guerre. On
assassinait les juges d’instruction. On les tirait comme des lapins. On faisait exploser leur voiture.
Les policiers montaient des opérations « blitz » presque chaque semaine. Ils ramenaient dans leurs
filets des dizaines d’hommes.
Le lendemain, leurs photos anthropométriques couvraient des pages entières – des rangées de
gueules sinistres.
C’était l’opération Mani pulite. Un juge Di Pietro combattait un organisme puissant, riche à
centaines de milliards de dollars. Qui tenait des dizaines de milliers de commerces dans ses mains
crochues. Qui pourrissait tout jusqu’aux plus hautes sphères de l’État.
La Mafia.
Voilà qui était intéressant !
Dimitri Gambeta demanda des autorisations de sortie et se rendit à la bibliothèque universitaire de
Bari. Il consulta plusieurs ouvrages consacrés au sujet.
Le crime organisé.
— J’ai fait douze ans de prison. J’ai réussi à sortir d’Albanie… Et je suis de nouveau enfermé !
À l’approche du crépuscule, après plusieurs verres de raki – entré illicitement dans le camp –,
Skender devenait nerveux.
— Ils nous les donneront jamais, ces papiers. J’en ai marre.
Alors, Dino Andoni tâchait de se faire apaisant. Personne n’aimait se trouver près de Skender
lorsqu’il était nerveux.
— Réfléchis, Skender. Ou iras-tu sans papiers ? Tu sais bien qu’il nous faut ces cartes de séjour !
Skender écoutait. Dino était le seul dont il acceptait les conseils.
— Ils vont nous les donner, les papiers, reprit Dino Andoni. Il faut attendre. Tu crois que tu es le
seul à avoir été au trou ? J’ai fait huit ans, moi, Skender Rama. Tu crois que je ne trouve pas le temps
long ?
Skender buvait, souriant, les yeux froids.
— Regarde Bunk, insistait son copain, regarde comme il est tranquille, lui…
En général, Bunk jouait avec ses petites voitures.
C’était un bénévole qui les lui avait offertes.
Elles étaient d’occasion, avec des trous dans la peinture, mais Bunk les aimait bien.
Bunk le simplet aimait bien l’Italie. On mangeait bien. On dormait bien. On ne travaillait pas.
Pas de briques. Pas de mortier. Tout le temps qu’il voulait pour jouer avec ses voitures.
— Vroum… Vroum…
— Pas vrai, Bunk ?
Bunk releva un peu la tête. C’était Dino Andoni qui l’appelait.
— Dino a raison, vroum… vroum…
— Tu vois bien, disait Dino à Skender, j’ai raison.
Les petits commerces quotidiens avaient fourni de l’argent de poche au groupe. Depuis deux
semaines, on les autorisait à sortir de nuit, les fins de semaine, dans les limites de Bari.
Le Sud italien était une terre violente.
Des chargements de cigarettes pris par les douanes.
Des règlements de comptes entre bandes rivales, au pistolet mitrailleur, en pleine rue.
Des bars détruits à l’explosif – les propriétaires avaient refusé le racket. Ou une augmentation du
prix du racket.
C’était ce qui faisait bouillir le sang de Skender. Il y avait toute une ville, là, à moins d’un quart
d’heure de marche. De l’action qui l’attendait. Des dizaines de bars, à portée de la main. Comment
pouvait-il comprendre qu’on le tienne enfermé ?
Dino savait que son ami était un fauve dangereux. Impossible à maintenir en cage.
Skender aimait beaucoup les femmes.
Du moins, l’acte physique.
C’était la seule chose qui le tranquillisait.
Avec sa bonne gueule de brute, ses extraordinaires yeux noirs et surtout ce sourire lumineux qui lui
montait à la face aux moments les plus bizarres, il comptait autant d’admiratrices qu’il y avait de
filles à marier dans le camp.
C’était ce qui inquiétait Andoni. En général, ceux qui étaient venus en famille étaient des gens du
Nord.
Des montagnards.
Des gens qui respectaient la tradit (tradition) et les rites de la vendetta albanaise.
— Ma parole, tu es un taureau en rut, Skender !
Celui-ci rigola.
— On va y aller, consentit Dino.
Il alluma une cigarette – des longues, de contrebande – et bondit sur ses jambes.
— On va aller faire un tour en ville, avant que tu ne déclenches la guerre dans le camp.
Skender lui emboîta le pas aussitôt.
— Allez les gars, on va se faire plaisir.
*
**
Il y avait beaucoup d’Africaines dans les bars du Lungomare, l’avenue qui longeait la mer, le coin
des bordels.
Bunk en resta interdit. Planté sur le trottoir. Ses grands yeux clairs écarquillés. La bouche ouverte,
un filet de salive au coin des lèvres.
Il n’avait jamais vu de zezak (nègres).
Comment aurait-il pu, dans l’Albanie fermée, au fond des champs de son village perdu ? Dans ce
pays dont l’une des caractéristiques était le racisme absolu ?
Jamais il n’aurait pu imaginer qu’il existe des êtres à la peau noire. Et encore moins des femelles.
Et plusieurs encore. Une demi-douzaine, devant un petit bar à l’enseigne blanche. Le Cocoloco.
— T’es intéressé, Bunk, s’amusait Dino. T’as jamais vu ça, hein ? Tu veux voir à quoi elles
ressemblent de plus près ?
Skender éclata de rire. D’une pirouette, il en enlaça une par la taille. Une Libérienne. Une jolie
fille, jeune, aux cheveux décorés de perles multicolores, à la peau luisante, couleur chocolat.
— Viens avec nous, ma belle toute noire !
— Appelle-moi Samba, man !
Elle riait. Amusée par la bouille de Bunk, qui ne cessait de la dévorer du regard. Fascinée par le
magnétisme des yeux de l’homme qui la serrait contre lui. Par son sourire de gamin joyeux juste avant
de faire une farce.
La vie n’était pas toujours très drôle, sur le Lungomare.
Ils l’entraînèrent dans une arrière-cour de bar, parmi les poubelles, sous la lumière d’un
lampadaire. Skender la fit pirouetter devant lui et lui ordonna :
— Montre ton cul, maintenant.
La jeune fille était habituée à la violence. Certains clients.
La vie pouvait être difficile sur le Lungomare. L’homme qui l’avait choisie souriait toujours. Mais
ses yeux étaient froids. Froids.
Rentrant la tête dans les épaules, « Samba » fit glisser les épaulettes de sa robe. Elle était très
moulante. La jeune fille dut l’aider de ses deux mains et se tortiller pour qu’elle tombe en chiffon à
ses pieds. Puis son slip.
Elle resta ainsi, voûtée, ses petits poings serrés, à demi levés, sans oser croiser les bras sur sa
poitrine.
— Tourne-toi. Écarte les fesses.
Elle frémit de tout son être, puis s’exécuta.
— Viens, Bunk, approche-toi. Tu vois ?…
— Oui…
Bunk avait chuchoté, à peine audible.
— Couche-toi. Ouvre ton con. Montre à mon copain…
Ils la forcèrent pendant longtemps à se plier aux poses les plus grotesques.
— Maintenant, il faut la mettre, ordonna Skender. Allez, vas-y, Bunk.
Bunk l’innocent battit précipitamment en retraite, se cognant aux poubelles.
— Non, non… pas bien.
— Allez Bunk, vas-y.
Le sourire de Skender s’était agrandi, lumineux. Le simplet se recroquevilla, les deux mains sur la
tête, comme un gamin timide.
— Non, Bunk veut pas. Bunk a peur. Pas bien, pas bien…
— Laisse-le tranquille, Skender, intervint Dino, s’il ne veut pas. Tu ne vas pas le faire commencer
avec ça…
Les trois hommes sortirent de l’arrière-cour convaincus et unanimes. Les capitalistes devaient être
fous pour baiser des zezak.
Et spécialement pervers de payer pour ça.
Bunk, l’innocent au regard angélique, qui serait peut-être devenu un saint si le hasard l’avait fait
tomber sur d’autres pères, connut son premier acte charnel cette même nuit.
Une minuscule bonne femme italienne à l’air décidé fut sa première maîtresse.
— Viens mon grand, je vais m’occuper de toi…
Les deux autres consommèrent aussi. Beaucoup.
Ils en étonnèrent les prostituées du Lungomare. Des filles de port, pourtant. Qui en avaient vu.
Par leur ardeur.
Leur capacité d’absorption d’alcool. Leur violence.
À la fin de la nuit, ils rackettèrent quelques filles albanaises. En les insultant. En crachant leur
mépris. Des filles du pays. Faire la pute ! Elles leur faisaient honte.
Dimitri Gambeta avait suivi le mouvement, dans un premier temps. Puis s’était esquivé de
l’arrière-cour lorsque Skender avait commencé à sourire.
À sourire un peu trop largement.
On ne savait jamais à quoi s’attendre, avec ces Labs. Ils étaient capables de tout.
En amoureux des images classiques, il s’était choisi une blonde. Platine.
Une grande.
Avec des gros seins.
Une fille de l’Est tout juste débarquée sur les quais du Lungomare. Elle parlait à peine italien.
Dimitri Gambeta parlait parfaitement le russe. Il lui fit la cour. Offrit le champagne. Et resta avec elle
toute la soirée.
*
**
La télévision italienne montrait tous les soirs des images de l’Albanie.
Plus exactement, elle montrait les images d’un Albanais éructant : Son Excellence le Président
Démocratiquement Élu Sali Berisha.
Face aux flots incessants de l’exode albanais, l’Italie réagissait bien. Avec intelligence et
générosité. Autant dire : avec naïveté.
Puisqu’on ne peut endiguer l’inondation en aval, se dirent les technocrates, il faut s’arranger pour
qu’elle se tarisse à la source. Donnons de l’argent à l’Albanie. Aidons l’Albanie à se développer.
C’était l’opération « Pélican ». À la fois militaire – avec l’envoi de soldats pour garder les ports
albanais.
Et civile – grâce à des centaines d’experts techniques et économiques.
Son Excellence le Démocrate Berisha ne savait pas parler normalement.
C’était presque tous les jours qu’il le démontrait à son peuple, au cours d’interventions fleuves à la
radio-télévision Shqiptar. La chaîne d’État.
On peut être démocrate et vouloir conserver les outils d’intoxication de la dictature.
Berisha ne pouvait que crier. Toujours un ton au-dessus de la normale, lorsqu’il ne hurlait pas
carrément, comme le petit Mussolini qu’il était.
Tour à tour suppliant et menaçant, accusateur et affirmatif, c’était moins un homme politique qu’un
harangueur. Un prédicateur.
Son Excellence Sali Berisha était médecin.
Sous le régime d’Enver Hoxha, il était le chef de tous les hôpitaux.
Il était surtout le Premier secrétaire du parti des travailleurs et le médecin personnel du tyran
diabétique – dont Son Excellence portait lui-même les urines pour analyses dans des laboratoires
italiens.
Il était l’un des piliers du régime.
Un des « durs ». Un défenseur intransigeant de l’orthodoxie marxiste-léniniste revue et corrigée par
Enver Hoxha. Un partisan dévoué de la dictature du prolétariat, prônant à longueur de discours les
camps de travail et les exécutions pour les réfractaires.
Puis il y eut un miracle.
Dieu, peut-être.
Ou simplement une de ces métamorphoses dont sont spécialistes les politiciens et autres véreux.
Peu après la mort de Hoxha, Son Excellence Sali Berisha devint un démocrate.
Un adepte fervent de la démocratie.
Il fonda un nouveau parti.
Qu’il appela le parti démocratique.
Il milita pour des élections démocratiques.
Cracha sur la mémoire du tyran qui avait enlevé au peuple ses droits démocratiques.
De telles convictions démocratiques ne pouvaient que plaire aux dirigeants européens.
Il fut soutenu.
Activement.
Et c’est ainsi que cet authentique abruti devint en 1991 Son Excellence le Président
Démocratiquement Élu d’Albanie.
*
**
Les Italiens prenaient leur temps. Les cartes de séjour promises n’arrivaient pas. Seulement des
promesses et des excuses. Des employés dans certains bureaux ne faisaient pas leur travail. C’était la
démocratie.
L’automne s’écoulait doucement dans le camp des funghatti. C’était devenu presque un village,
maintenant. Le matériel de confort avait fait son apparition. Appareils à gaz, tables et chaises.
Vaisselle. Bassines. Du linge étendu…
On s’installait.
Les hommes jeunes passaient toutes leurs nuits à l’extérieur. C’était toujours interdit par le
règlement. Mais les bénévoles avaient fini par renoncer à certains points de discipline. De guerre
lasse.
Dino Andoni et Skender devinrent des habitués des bars du Lungomare, avenue qui partait du port
pour, comme son nom l’indiquait, longer la mer. Les bars de nuit s’y succédaient sur deux kilomètres.
Le Waïkiki, le Hot Night, le Cocoloco, le Hole…
C’est là qu’ils nouèrent leurs premiers contacts avec les truands locaux. Voleurs. Petits
magouilleurs. Dealers. Souteneurs…
Même si les plus impatients des funghatti savaient qu’ils étaient indispensables, ces satanés
papiers. Même si la vie s’était installée, avec son cortège de visites, d’apéritifs partagés et de
réunions. Même si les jeunes filles qui se promenaient dans les allées étaient jolies.
Le temps passait goutte à goutte, lancinant, pénible pour les plus bouillants.
Seul Bunk ne souffrait pas. Sa collection de petites voitures s’agrandissait. Une grosse bénévole
s’était prise d’une affection intéressée pour lui et lui en apportait presque chaque jour de nouvelles.
Chaque cadeau était un prétexte pour cette brave obèse de lui ouvrir la braguette. Et de jouer avec
lui. Veuve trop tôt et insatisfaite – ou tout simplement goulue –, elle lui pratiquait de longues
fellations.
— Ah, Bunki… Tu hai un cazzo troppo simpatico ! (Tu as un engin trop sympathique !)
Le géant ne cessait de les ranger, déranger et re-ranger que lorsque ses amis l’appelaient pour un
travail. Il n’avait jamais le temps de s’ennuyer.
Et c’était bien.
Dino trouvait un dérivatif dans la conversation de Dimitri Gambeta. Le Korchar (Natif de Korça)
l’agaçait parfois avec ses mines de professeur, mais Dino devait le reconnaître : il n’avait pas perdu
son temps. Ses incessantes séances de lecture – que les trois Labs avaient d’abord pris pour une pose –
n’étaient pas inutiles.
Les connaissances de Dimitri Gambeta étaient réelles. À ses côtés, Dino s’imprégnait à son tour de
leur nouveau monde, différent de celui dont il venait. Et il prenait l’habitude d’écouter ses conseils,
souvent justes et toujours réfléchis. C’était bien le moins pour un intellectuel.
Skender faisait beaucoup la fête la nuit. Se levait tard. Et tuait les quelques heures qui le séparaient
du crépuscule sur le terrain de foot le long du grillage.
C’étaient les gamins du camp qui venaient le chercher.
— Skender, tu viens ?…
Le reste du temps, il racontait des blagues.
Skender adorait les histoires drôles, même et surtout celles qui ne faisaient rire que lui.
Son répertoire était immense. Au cours de ses douze ans d’emprisonnement, il avait eu le temps
d’en apprendre des milliers.
Le petit clan qu’ils formaient désormais, trois Labs et un Korchar, était le réel directoire du camp.
Si une tranquillité relative régnait dans l’enceinte, les bénévoles ne le devaient certes pas à leurs
règlements, très mal adaptés à l’impétuosité albanaise. Mais à cette junte autoproclamée.
Ils étaient tour à tour négociateurs et flics.
Ils n’hésitaient pas, lorsque la situation le commandait, à s’ériger en juges.
— Zoti Bajram Lame, vous êtes assigné à comparaître… Bajram Lame (prononcer Bairam) était le
nom de l’homme. Zoti signifie « monsieur ». L’heure était à la solennité.
Zo t i Lame avait été amené par Skender Rama jusqu’à la tente du clan, où les trois autres
l’attendaient.
Dimitri Gambeta, assis à leur table de camping, des feuilles de papier sous les mains, avait chaussé
ses lunettes.
— Zoti Bajram Lame, le moins qu’on puisse dire est que vous troublez la tranquillité de ce camp.
Votre comportement est indigne de la démocratie. Est-ce là votre façon de remercier nos amis italiens
de tout ce qu’ils ont fait pour nous ?
Un grognement approbateur des trois autres.
L’homme, le zoti, avait une quarantaine d’années. Les traits lourds et marqués des paysans du Nord,
une paire de moustaches ébouriffées. Il posait sur son « juge » un regard noir, buté et sans aménité.
— Quand vous parlez, zoti Lame, c’est toujours avec la menace à la bouche. Nous avons des
témoignages : apparemment, vous voulez tuer tout le monde… Mais le plus grave, continuait Dimitri
Gambeta, le regard sévère par-dessus ses lunettes, c’est que vous ne versez votre contribution qu’avec
mauvaise humeur.
Le « juge » se tourna vers le reste de la cour.
— Qu’est-ce que vous en pensez, vous autres ?
Andoni, assis, les jambes étendues, se redressa et frotta sa barbe naissante du plat de la main.
— Ouais, fit-il sobrement. Tu dois arrêter de mettre le bordel, Bajram. Ça ne va plus.
— Pas bien, pas bien, renchérit Bunk.
Il était posté à l’entrée de la tente. Les jambes écartées, les jambons pâles et roses dénudés par son
short, les pieds nus.
Skender s’approcha. Se planta devant l’accusé. Plongea ses yeux noirs dans les siens.
Il souriait.
— Eh, résidu, bidet… Je vais te demander quelque chose : quel est le résultat de l’accouplement
entre un lapin et un éléphant ?
Les yeux de Bajram Lame cillèrent plusieurs fois.
— Un lapin mort avec un trou du cul de vingt centimètres. Le regard de Skender étincela de joie.
— Toi, tu es mon lapin, montagnard de mes deux. Moi je vais te fusiller.
Il empoigna le zoti par les épaules de sa veste.
— Tu me comprends quand je te parle ? Je vais être ton peloton d’exécution.
Sous la poigne de l’ex-bagnard, l’autre s’était recroquevillé. La peur commençait à faire son
travail.
On ne savait jamais, avec ces hommes du Sud. Ces fous de Labs. Surtout avec celui-là qui souriait
tout le temps. Dino se leva.
— Tranquille, lança-t-il à Bajram Lame.
Il s’approcha. Le prit par l’épaule.
— T’inquiète pas, lui glissa-t-il sur le ton de la confidence. C’est mon copain. Il aime bien les
blagues.
Instinctivement, Bajram Lame approuva de la tête.
— Bien… Mais tu mérites quand même ta punition…
Sans lâcher le client, il se tourna vers Dimitri Gambeta.
— Monsieur le juge ?… Votre Honneur ?…
Dimitri Gambeta, qui s’était mis à examiner ses ongles dès que Skender était entré en scène, releva
précipitamment la tête.
— Euh… Hmm… Oui : au nom de la démocratie qui nous accueille, le tribunal condamne zoti
Bajram Lame.
Le silence suivit. Une quinzaine de secondes. Quinze. Puis Dino se tourna vers l’entrée.
— Eh ben, c’est à toi, Bunk !
Le simplet sursauta. Battit des paupières. Ses grands yeux clairs perdus dans le vague.
— Allez, à toi !
— Po, Po… Mëfa… (Excuse-moi…)
Les yeux remplis du même rêve, Bunk s’approcha d’une démarche d’ours. S’immobilisa.
— Donne-lui une gifle, të lutem (S’il te plaît).
Bunk leva sa grosse patte. Très haut. Et l’abattit sur le visage de zoti Bajram Lame.
En général, la tête des mauvais payeurs semblait se dévisser, puis ils faisaient un saut en arrière qui
les envoyait rebondir sur la toile de tente.
Bajram Lame n’échappa pas à la règle.
Entre autres affaires de police, la junte eut malheureusement à s’occuper du cas d’un bénévole
italien. L’homme avait été observé tandis qu’il essayait à se livrer à des attouchements malsains sur la
personne d’un enfant du camp.
L’affaire fut réglée en dehors de l’enceinte, dans une sorte de terrain vague planté de pins
rabougris.
La personne en question eut les testicules éclatés.
C’étaient ces petits moments de distraction qui rendaient la vie de camp un peu plus supportable.
Et qui, jour après jour, cimentait la camaraderie des quatre hommes.
CHAPITRE 3

Celui-là était un vrai zoti, un monsieur.


Avant de se présenter devant le clan, il avait enfilé son meilleur costume, une mauvaise flanelle
grise. La cravate verte et jaune, criarde, était neuve.
Il avait parcouru à pied, sans aucune aide, le chemin qui séparait sa tente de celle des quatre caïds.
À tout petits pas.
Il était très vieux.
Zoti Pjerin Ruvina (prononcer Pierriné) n’était pas venu en Italie pour se construire une nouvelle
vie. Il n’avait plus de vie. À l’approche des quatre-vingts ans, sa face ridée avait la couleur de la
cendre, le teint gris particulier à ceux qui sont malades du cœur.
Il allait le lâcher, ce damné muscle de vie.
Peut-être qu’il ne lui laisserait pas le temps.
C’était ça, la grande angoisse de Pjerin Ruvina.
Depuis plusieurs années déjà, il savait que la mort allait le frapper. À n’importe quel moment. Une
crise cardiaque et ce serait fini.
De l’avis de n’importe quel docteur, ça aurait dû être déjà fini. Mais Pjerin Ruvina s’accrochait. Le
désir de la vengeance le maintenait en vie.
Cet homme usé, arrivé à la limite de ses forces, ne voulait rien d’autre au monde que venger la mort
de son père. Un de ses voisins, dans leur hameau des montagnes du Nord, l’avait assassiné en 1946.
Peu après le meurtre, l’homme avait fui la guerre civile. Il avait disparu d’Albanie.
Toute sa vie, Pjerin Ruvina avait attendu.
Il avait subi le joug communiste sans rechigner. Avait travaillé aux champs avec résignation et
patience.
Pas loin de cinquante ans.
Il avait fallu employer la ruse et graisser des pattes, mais Pjerin Ruvina n’avait pas perdu la trace
de l’assassin de son père. Il avait appris son adresse, à Milan. Puis il avait appris sa mort.
Et en même temps l’existence d’un fils. Un héritier.
Celui-là portait un prénom italien. Vittorio.
Vittorio Pavli.
À cette époque-là, dans les années soixante-dix, Pjerin Ruvina avait pensé à s’enfuir d’Albanie.
Il avait raté le père et craignait désormais qu’un accident ou une maladie n’emporte le fils.
Il avait dû renoncer. On ne sortait pas vivant de l’Albanie communiste.
C’était le troisième voyage de Pjerin Ruvina en Italie. Il avait traversé une première fois en 1990,
sur un bateau de pêche, avec cent cinquante autres. Les tout premiers funghatti. Puis une nouvelle fois
au début de l’année, sur le Arbana, un petit cargo qui s’était échoué près de Brindisi.
Les deux fois il avait été refoulé.
Cette fois, rien n’aurait pu le faire sortir d’Italie. Malgré sa fatigue, il avait supporté toutes les
souffrances et les privations des irréductibles du Stadio della Vittoria.
Rien ne pourrait plus le détourner de sa vengeance.
— Il mourra, se disait-il. Au nom du Kanoun, il mourra.
*
**
Le Kanoun avait régi le peuple albanais pendant les cinq siècles d’occupation ottomane.
Transmis oralement de père en fils, c’était le code coutumier albanais.
Il était la seule vraie loi des Shqiptar.
Pendant cinq siècles d’occupation turque, le Kanoun avait représenté l’identité albanaise. Ce qui
unifiait les Shqiptar et les maintenait différents de leurs occupants.
Le Kanoun était l’Albanie.
Il ne s’agissait pas d’une loi normale. Le chapitre le plus complet – et qui constituait en réalité la
base de tout le reste – était celui qui régissait la vengeance.
Nulle culture au monde n’avait ainsi codifié à ce point, jusque dans les moindres détails et pour
toutes les situations, la pratique de la vengeance.
Les vendettas méditerranéennes étaient des plaisanteries, comparées à cette terrible loi du sang.
Un sang pour un sang. Une mort d’homme pour une mort d’homme.
On ne tue pas sous son toit. On ne tue que sur certains chemins. On accorde des trêves pour les
travaux agricoles…
Fallait-il que ce peuple soit fou, malade de violence, pour que ses hommes les plus instruits n’aient
pu trouver, à travers les siècles, d’autres lois.
N’aient pu que contrôler, du mieux qu’ils pouvaient, les cascades de meurtres.
Lorsque la révolution communiste était venue balayer les anciennes traditions, on ne comptait plus
les familles en guerre contre d’autres familles, le plus souvent depuis des générations.
*
**
— Mire dita (Bonjour). Je suis Pjerin Ruvina du village de Matgjate Goraj. J’ai besoin de votre
aide.
Dino et ses copains l’invitèrent à s’asseoir avec le respect dû aux anciens.
— Alors, zoti Ruvina, interrogea Dimitri Gambeta, en quoi pouvons-nous vous être utiles ?
— J’ai besoin de vous pour m’aider à tuer un homme que je dois tuer.
L’accent était guttural. Rauque. La voix d’un homme qui ne parlait pas beaucoup. De ce parler du
Nord, des montagnes. Rocailleux. Lent, calme et pourtant plein de passion rentrée.
— Je dois tuer au nom du Kanoun !
Pjerin Ruvina but une gorgée de raki dans un silence attentif, de plus en plus respectueux. Reposa
son verre en le claquant sur la table. Fort.
— Je dois accomplir la vengeance qui donnera enfin le repos à l’âme de mon père. Mais je suis
vieux. J’ai attendu trop longtemps. Je crains de ne plus avoir la force de le faire seul. Voilà pourquoi
je demande votre aide.
Il balaya la tablée de ses petits yeux sombres. Minuscules dans leur réseau de rides.
— J’ai de l’argent.
— Combien ? demanda Dimitri Gambeta.
Le vieil homme fit surgir de sa poche un rouleau de billets, une lueur de défi dans les yeux.
— J’ai huit mille dollars.
Une fortune, dans ce camp de misère.
Tendant le bras par-dessus la table, Dimitri Gambeta serra à deux mains celle de Pjerin Ruvina et
prit un air grave de circonstance. On parlait de mort ici.
— Dis-nous tout, l’ami. Raconte, ce sont des oreilles amies qui t’écoutent.
Pjerin Ruvina leur donna l’adresse de Vittorio Pavli, à Milan, et le peu d’autres renseignements
dont il disposait. Une adresse de bureau. Un numéro de fax.
— Son père a tué mon père qui ne reposera pas en paix tant que je ne l’aurai pas vengé. Comme son
assassin est mort, c’est le fils que je dois tuer. C’est la loi du Kanoun.
— Nous comprenons, dit Dino Andoni. Nous allons t’aider. La poitrine fière du vieil homme ne put
retenir un soupir.
Il avait observé le clan des quatre avant de se décider à prendre le chemin de leur tente. Et il était
certain de son jugement. Avec ces hommes-là de son côté, rien n’empêcherait plus l’accomplissement
de sa mission.
Son père allait reposer en paix.
Il tendit la main vers le verre de raki que Skender Rama venait de servir. Elle ne tremblait pas.
— Avant toute chose, je veux vous remercier.
— Mais il n’y a pas de quoi, s’exclama Dimitri Gambeta. Il jouait de ses longs doigts avec le
rouleau de billets.
— C’est un honneur pour nous !
— Mais je veux votre parole !
Le vieillard intraitable exigea, la voix plus rauque que jamais, détachant chaque mot :
— Votre parole d’homme d’honneur que vous irez jusqu’au bout, jusqu’à la mort de Vittorio Pavli.
Même si je meurs avant. Donnez-moi votre parole que vous tuerez ce bâtard.
— Parole de Lab !
D’un même geste, Dino Andoni et Skender Rama se frappèrent la poitrine du poing, aussitôt imités
par Bunk.
— Un accord est un accord, conclut Dimitri Gambeta.
*
**
L’équipe se mit en action.
Enthousiasme et professionnalisme, c’étaient les mots d’ordre. Les frais étaient gérés par Dimitri
Gambeta. Sur les fonds alloués par le « vieux », comme il disait.
Le premier repérage échut à Dino. Il prit le train pour Milan. Trouva sans difficulté l’adresse
communiquée par Pjerin Ruvina. Une maison au fond d’un jardinet, dans un quartier aisé et paisible.
Le dénommé Vittorio Pavli y habitait toujours, en compagnie de sa femme. Et de ses deux enfants.
Il n’était pas beaucoup plus vieux qu’Andoni. Une trentaine d’années. Un sage collier de barbe. Des
cheveux bien peignés. Un imperméable beige.
Rien de remarquable.
Rien qui le différencie des milliers d’autres Milanais que Dino voyait courir et s’agiter le long des
trottoirs.
Ce n’est que lorsqu’il prit le bus à la suite de Pavli qu’il reconnut un peu d’Albanie en lui.
Quand il se faufila à travers la masse des voyageurs jusqu’à lui. Son visage à quelques centimètres
du sien.
Quelque chose dans les pommettes bien marquées. Orientales.
Le nez fort, bien dessiné, l’arête aiguë.
Et même l’épaisseur de la tignasse noire bien domestiquée.
Skender partit en second, avec mission d’observer les habitudes du signore Pavli.
Il revint avec deux jours de retard, les yeux rouges et l’haleine chargée d’alcool.
— Ce n’est plus un Albanais, ce type !
Il décrivit un Italien moyen. Qui allait au travail. En revenait. Sortait au cinéma avec bobonne.
Mangeait des spaghettis après la séance, à la pizzeria du coin de la rue. Se promenait avec ses enfants
le dimanche matin…
— Le meilleur moment, affirma Skender, c’est le dimanche après-midi. Il regarde les sports à la
télé.
Peu après, sans aucune difficulté, les deux Labs achetèrent un revolver à un voyou du Lungomare,
leur quartier de nuit. Et la date de l’expédition fut arrêtée.
*
**
Un dimanche gris et pluvieux.
Le train de nuit les déposa tous au petit matin sur un quai de la gare Garibaldi. Le vieux Pjerin
Ruvina avait à peine dormi. Il avait passé la majeure partie du voyage à fumer des cigarettes dans le
couloir.
— Père… Enfin, tu seras vengé. Enfin, tu pourras dormir tranquille…
Et l’émotion lui faisait serrer les poings.
La bousculade, dans la foule du hall de gare, tempête de cris, de bruits de métal, de courses, lui fut
fatale. Pjerin Ruvina pesa soudain plus lourd sur le bras de Bunk. Il était livide.
Il demanda à s’asseoir. Les quatre hommes le portèrent jusqu’à un banc de la salle d’attente.
C’est là que Pjerin Ruvina expira, dans les bras de Bunk, au milieu de la foule des cloches et des
passagers.
Dimitri Gambeta contempla un moment le cadavre.
Ébahi.
C’était tout de même extraordinaire… Ils avaient gagné de l’argent sans rien faire ! Il éclata de rire,
sans prêter attention aux visages tendus de Dino et Skender.
— Dimitri, on a donné notre parole.
La main de Dino Andoni s’abattit sur son bras. Une gifle. Skender souriait. Dimitri Gambeta sentit
son cœur s’accélérer.
— Qu… quoi les gars ?
— Tu ne sais pas ce que ça veut dire, une parole de Lab, Korchar ? Les épaules de Dimitri Gambeta
tombèrent. Il baissa la tête et la secoua, la main sur le front.
— Bon, ça va… ça va… c’est juste votre… votre putain de différence…
Il se redressa.
— Vous avez raison, d’accord ?…
Réussit à sourire.
— C’est moi, je suis tordu : les billets, ça me fait perdre la tête. C’est juste une question
d’adaptation. Il faut que je me fasse à vos habitudes…
*
**
Il pleuvait.
La rue était déserte, grise et triste.
Dino et Skender avaient laissé les deux autres dans un café. Ils s’abritaient sous la porte cochère
d’un immeuble, en face de la petite maison. Avec son jardinet.
La fenêtre du salon était éclairée des lumières mouvantes de la télévision. Comme prévu, Vittorio
Pavli regardait les sports du dimanche.
Sans se soucier une seconde d’être le fils de l’homme qui avait tué le père d’un vieux monsieur
décédé le matin même à la stazione Garibaldi.
Dino tira une pièce de cinq cents lires de sa poche.
— On le fait à pile ou face ? proposa-t-il.
— Tu rigoles ? Skender souriait.
— Range ta pièce, c’est pour moi. Je l’aimais bien, le vieux.
*
**
Ding dong…
Un carillon moderne. Mélodieux. Derrière, les acclamations d’un stade. Un match.
L’homme ouvrit la porte, en jogging et chaussons. L’air pincé d’un monsieur qu’on dérange.
Skender lui sourit.
— Mire dita, zoti Pavli (Bonjour, monsieur Pavli).
L’autre fronça les sourcils, puis reconnut la langue albanaise. Les quelques mots qu’il avait appris
de son père.
— Oh, euh… Bonjour… Mire dita…
— Je viens de la part de Pjerin Ruvina. Il voulait venir en personne, mais il n’a pas pu. Il est mort
dans la salle d’attente, à la gare, ce matin.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Pavli avait pris l’air sévère. Distant. Skender lut avec certitude l’appréhension dans ses yeux.
La crainte de se faire taper de l’argent. Il secoua la tête, le sourire engageant.
— Non, non… Toi, tu es Vittorio Pavli, eh ?
— Oui, c’est moi.
— Ton père a tué le père de Pjerin Ruvina. Mais ton père est mort. Alors tu es responsable suivant
la loi du Kanoun.
Pavli haussa ses maigres épaules.
— Moi, vous savez, l’Albanie, c’est fini. Allez, au rev…
Skender le gratifia de son plus beau sourire d’ange.
— Attends, tu veux que je te raconte une histoire ? J’en ai une bien bonne…
— Bon, ça suffit, au revoir !
Pavli repoussa la porte. Elle buta sur le pied de Skender.
— Tu t’appelles bien Vittorio Pavli ?
— Oui, c’est moi, je vous dis, s’énerva l’autre. Leva ti dai coglioni ! Vai a forti fottere (Va te faire
foutre, couillon !)… Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?
Skender sortit le revolver et l’abattit.
*
**
Ce soir-là, ils dînèrent dans le luxe et firent la fête toute la nuit. Au restaurant, ils parlèrent
beaucoup. De tout. De rien. Mais surtout pas de l’homme qui venait de mourir.
Ni de la femme et des enfants qui pleuraient, à cette même heure, sans parvenir à trouver le
sommeil, à cause d’une histoire vieille de plus de cinquante ans.
Le fait est qu’ils n’y pensèrent même pas.
Sauf Skender, un peu.
C’était tout de même son premier meurtre de sang-froid. La première fois qu’il tuait un homme
sans que celui-ci l’ait attaqué ou menacé. La première fois qu’il abattait quelqu’un qu’il ne
connaissait pas.
Et il s’apercevait que ça ne lui faisait ni chaud ni froid.
Plein d’énergie et d’enthousiasme, il fit monter de sa poitrine une longue note chantée, à la fois
rauque et modulée.
Aussitôt, Dino et Bunk levèrent la tête, bombèrent le torse, et se mirent à chanter, chacun poussant
sa note.
Le chœur des trois voix emplit la gigantesque cour intérieure du Toscana, le restaurant luxueux du
cours Porto Ticinese. Déchirant. Sauvage. Jailli du fond des temps.
Dimitri Gambeta se contenta d’écouter, un sourire contraint aux lèvres, jetant des hochements de
tête aimables aux convives des tables proches.
Au fond de lui, tout son être grinçait.
Il n’avait jamais supporté les polyphonies labs.
Une musique de brutes pour des brutes, pensait-il. Et trouvait, par-devers lui, que les chants de ses
compagnons ressemblaient à des braiements d’âne.
*
**
Le sang et la cervelle répandus de Vittorio Pavli scellèrent la complicité du quatuor.
Comme si cette étrange vengeance par procuration et par génération interposée avait donné le coup
d’envoi attendu par le destin, l’action s’accéléra.
Des contacts sérieux furent pris avec des membres de la mafia locale. Des gens de poids. Influents.
Puis des gens encore plus influents.
Des échanges de points de vue eurent lieu.
Des mains furent serrées.
La grande aventure avait commencé.
*
**
L’expérience de Dimitri Gambeta en matière de survie en milieu humain hostile, alliée à ses
nouvelles connaissances capitalistes, en firent un négociateur de choix.
Il devint la tête pensante. Le cerveau. Le stratège.
— Les mafieux d’aujourd’hui sont installés depuis plus de cent ans. Ils sont partout. Ils ont tout
infiltré. Il est indispensable de s’entendre avec eux. Il faut faire alliance, les gars. Seulement alliance.
Pour commencer…
Et Dimitri Gambeta souriait.
— La répression qui s’abat sur eux est terrible. Même les Américains sont venus aider les juges. Il
y a pénurie de main-d’œuvre. Ils ont besoin de gens valables. Ils ont les moyens de payer.
Il étalait ses feuilles de papier couvertes de schémas et de notes d’une écriture illisible de
professeur.
— On a besoin de capital. On va tout leur prendre, mais pour commencer, on a besoin de fric.
Les grandes déclarations du Machiavel de service faisaient rigoler Skender.
— Comment tu dis, déjà… Tu sais, les mots compliqués pour dire qifsha (Enculer) quand on est
poli ?
Dimitri Gambeta le lui dit. Skender explosa de rire.
— Voilà, c’est ça : on va do qijmë në bythë la mafia italienne. On va les sodomiser !
*
**
Rien ne s’obtenant sans labeur, les hommes se mirent au travail. Skender devint un free-lance,
exécuteur de tâches sanglantes dans tout le Sud italien. Il s’en tira très bien.
La meilleure preuve du contentement de ses employeurs, c’est qu’il fut très vite engagé de façon
régulière.
Andoni s’engagea dans le transport de drogue, des criques du Sud où les cargaisons étaient
déchargées, là où on voulait sur le territoire italien.
Lui aussi fit du bon travail.
On lui confia des cargaisons de plus en plus importantes et, bientôt, en plus des stupéfiants, on le
plaça sur des transports de clandestins.
Ces petites activités se révélèrent lucratives.
Très.
L’union des irréductibles vit tomber ses premiers capitaux dans la caisse. Au ravissement de
Dimitri Gambeta.
*
**
Les cartes de séjour promises arrivèrent enfin.
Les quatre hommes passaient leurs dernières heures sous la tente. Le lendemain, les bénévoles
allaient distribuer ces satanés papiers tant attendus.
La liberté et l’Europe s’ouvraient.
— Maintenant, ça va devenir intéressant, disait Dimitri Gambeta. Maintenant on va pouvoir passer
aux choses sérieuses.
Il avait épinglé des tableaux aux murs de toile. Partout. Des quatre côtés de la tente. Des
graphiques. Des colonnes de chiffres. Des photocopies de cartes…
— Moi, j’ai tout compris, s’enthousiasmait-il.
Planté devant ses tableaux. En costume. Élégant. Déjà prêt pour la sortie.
— Ce sont des mécanismes. Donc, c’est très simple. C’est seulement une question d’intelligence.
— Les autres le regardaient sans amabilité.
— Vroum… vroum… faisait Bunki.
En prévision de leur départ, il rangeait ses petites voitures dans un carton à chaussures. Mais il ne
pouvait pas se retenir : il fallait qu’il leur fasse exécuter un dernier petit tour. Avant de les enfermer
dans le noir.
— C’est simple : il suffit de comprendre que l’illégalité ne produit pas de richesses. Cela lui est
interdit, si j’ose dire. Par nature. L’illégalité ne permet que de prélever sur les richesses qui sont
produites par le système. Le système est le vrai producteur…
— Arrête ça, grogna Dino, on n’est pas à l’école.
— Dimitri Gambeta ne retint pas une moue vexée. Voilà comment une bande de brutes accueillait
le résultat de centaines d’heures de réflexion et de travail.
— Vrouououmm… faisait Bunki. Gambeta soupira.
— Bon. Je disais que, dans l’illégal, on peut se gaver. Ensemble, surtout.
Skender s’ouvrit une bière. Étendit la main.
— Tu vois, quand tu veux être simple.
Dino se pencha brusquement, les coudes sur les genoux. Son intérêt était éveillé.
— Qu’est-ce que tu as en tête, l’écrivain ?
— Une association. Vous vous occuperiez de l’action, tous les deux…
— Vroum !…
— Tous les trois, corrigea doucement Skender.
— Bene, tous les trois. Moi, je me charge des négociations et de la gestion. C’est assez clair comme
ça pour des Labs ?
Dino alluma une cigarette. Étendit les jambes. Hocha lentement la tête.
— Hon, hon… Et on se mettrait dans quoi ?
— La prostitution.
La réponse de Dimitri Gambeta avait fusé. Immédiate. Sans hésitation.
— C’est toujours comme ça qu’on commence. C’est comme ça que les Siciliens ont fait, au tout
début. Dans le monde entier, ce sont les putains qui rapportent le premier capital.
SECONDE PARTIE

(1992-1996)
CHAPITRE 1

Tirana était toujours aussi laide.


La « démocratie » ne l’avait pas embellie.
Des bâtiments sans qualité ni passé.
Des immeubles socialistes jaunâtres que personne ne songeait à rénover.
Quelques rares curiosités architecturales laissées par les Italiens, à la Belle Époque. Des rues
poussiéreuses et défoncées.
Mais depuis l’élection de Son Excellence Démocratique Sali Berisha, la petite capitale albanaise
avait tout de même bien changé. Elle s’était métamorphosée.
Des boutiques. Partout. Qui offraient ce que le monde offrait de meilleur. Des blue-jeans. Des
alcools. Des appareils hi-fi. Des téléviseurs.
Sur tous les toits avaient poussé des forêts de paraboles. Et il y avait surtout des bars.
Une quantité effarante de cafés et bars dont les sonos poussées à fond ne beuglaient que du hard
rock. Il n’y avait plus de voirie.
Personne ne se souciait plus de ramasser les ordures.
Elles étaient une bonne manne financière pour les nouveaux responsables du pays, les démocrates
de Son Excellence Sali Berisha.
Plusieurs pays avaient déjà fait don de camions-bennes à la municipalité de Tirana. Nul ne savait où
ils étaient passés. Ni à qui ils avaient été revendus.
Le contraste était saisissant entre le luxe des voitures, Mercedes et autres BMW qui se garaient le
long des trottoirs, et les monceaux d’ordures qui recouvraient ces derniers.
Ni entreprise, ni atelier.
À Tirana comme dans le reste de l’Albanie, on ne produisait plus rien. Rien.
Un expert économique avisé – ou qui possédait un extraordinaire sens de l’humour – avait décrété
qu’il fallait tout raser de l’héritage communiste.
Repartir de zéro. Sur de nouvelles bases.
Il avait existé naguère, avant 1990, un petit secteur industriel. Des exploitations minières et
pétrolières. Des fabriques d’armes. Des usines qui tournaient.
Tout avait été entièrement démantelé.
Heureusement, il existait un bon nombre de gens courageux qui avaient su prendre le chemin de
l’exil. Installés dans tous les pays d’Europe, ils travaillaient dur.
Et envoyaient la quasi-totalité de leurs salaires à leurs familles.
À comparer avec les terribles années d’Enver Hoxha, le peuple des aigles connaissait depuis
quelques mois une relative prospérité.
Dans cette capitale nouvelle, la corruption était partout.
Les intellectuels avaient été dépassés. Immédiatement.
Les penseurs de la fameuse Ligue des écrivains.
Les professeurs. Les ingénieurs. Tous.
Balayés.
Le capitalisme les avait éjectés de sa glorieuse route. La horde des arrivistes et des faiseurs de fric
les avait relégués dans les oubliettes de l’Histoire.
On avait vu des sous-fifres de ministères devenir millionnaires en une poignée de semaines pour
avoir su repérer le bon filon.
Avoir su comment mettre la main dessus.
Le mot intégrité avait disparu du vocabulaire.
Des mémoires.
C’était la prospérité démocratique.
Suivant la définition de Son Excellence Sali Berisha, qui le rappelait aux citoyens chaque jour sur
l’antenne de la télévision nationale.
Il faut croire que l’un des conseillers de Son Excellence avait réussi à le convaincre qu’une
intervention télévisée par jour était suffisante.
— L’Albanie est le pays le plus développé du monde !… hurlait-il.
L’argent était là. Il est vrai.
Naturellement, il faut aussi le préciser : une énorme partie de cette manne financière provenait de
l’illégalité.
CHAPITRE 2

Roland Kasneci buta sur une des marches de ciment. Mal réveillé. Trop tôt surtout. Plus une vague
gueule de bois. Il jura entre ses dents, manqua de jeter ses bidons de plastique en bas de l’escalier.
Il n’en avait rempli que deux, de toute façon.
Quelle sale corvée !
De son appartement du troisième et dernier étage jusqu’au trottoir. Tous les matins. De cinq à six
heures.
C’était le seul moyen d’avoir de l’eau, au robinet collectif, au bas de l’immeuble. Le reste du
temps, c’était coupé.
Il était bientôt six heures et demie. Roland Kasneci était descendu en retard.
« Sigurisht (C’est sûr), elle va faire chier, pensa-t-il en parvenant sur son palier. »
— C’est tout ce que tu rapportes, abruti !
Il y avait plusieurs mois que la voix d’Eva Kasneci avait changé. Le timbre doux et calme de la
sage épouse de professeur était devenu celui d’une mégère. Aigu. Criard.
Revendicatif.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec deux bidons ? Tu ne pouvais pas te lever plus tôt,
fainéant ! Bientôt, c’est moi qui vais devoir aussi aller chercher l’eau !…
Eva le poursuivait dans l’appartement, les pantoufles traînantes.
— Je travaille, moi. Il faut bien que quelqu’un ramène de l’argent, puisque monsieur ne veut plus
faire le professeur.
À travers le minuscule salon où, derrière le paravent qui isolait son lit, sa fille Eriola se préparait.
Jusque dans la cuisine, où il entreprenait de se faire du café. Parce que, bien sûr, elle n’avait pas
préparé le café.
— J’en ai assez, Roland Kasneci. Je vais demander le divorce !
Il soupira au-dessus de la cafetière.
Le grand mot était lâché. Chaque matin, c’était la même chose. On en arrivait toujours là.
Elles voulaient toutes divorcer. C’était devenu un phénomène national. Les unions contractées sous
l’ancien régime s’effondraient. On s’était mariés pour se protéger.
Parce que les célibataires n’étaient pas bien vus dans l’Albanie communiste.
À présent, les femmes n’avaient plus que ce mot à la bouche.
Ça, et partir. Émigrer.
Un phénomène national, ça aussi.
Un sondage réalisé par des journalistes, aux tout premiers temps de l’ouverture, avait révélé que
soixante pour cent des Albanais souhaitaient quitter leur pays. Un chiffre énorme qui, si l’on tenait
compte des dernières peurs à l’idée de commettre un délit d’opinion, devait être arrondi à cent pour
cent.
— Pourquoi on ne part pas, Roland…
La voix plaintive après la tempête. C’était le deuxième mouvement de la scène. D’abord la menace,
puis les geignements.
Eva s’était appuyée au chambranle de la porte, ses bras croisés lui relevant les seins.
Son geste avait retroussé sa mauvaise chemise de nylon bleu ciel, montrant des cuisses molles et
blanches.
— Pourquoi on ne va pas vivre ailleurs, tous les trois ? J’en ai assez de souffrir, moi. On n’a jamais
d’eau. On n’a jamais d’électricité…
Elle donna une gifle à l’interrupteur. Le néon couvert de graisse, au-dessus du fourneau, n’eut pas
un frémissement.
Les centrales qui alimentaient Tirana ne fonctionnaient plus que quelques heures par jour. Elles ne
pouvaient plus fournir à la demande. Tous les habitants de la ville s’étaient jetés sur les nouveaux
biens de consommation. Téléviseurs, appareils à musique, machines à laver…
La planification socialiste n’avait pas prévu ça.
Son Excellence Démocratique au pouvoir, non plus, apparemment.
Des mauvaises langues prétendaient même que certains des nouveaux responsables revendaient
l’électricité albanaise à d’autres pays.
— On n’a rien ! Les Berberí en dessous ont acheté une auto. On est les derniers de l’immeuble à ne
pas en avoir !…
Roland avalait son café en silence. Et gagnait la petite pièce qui leur servait de salle de bains.
Il y avait longtemps qu’il ne répondait plus.
Avec soulagement, il tira le verrou. Ce n’était qu’enfermé au fond de ce cagibi qu’il pouvait
vraiment être tranquille, dans cet appartement.
Partir ?
Mais ce serait avec plaisir qu’il la mettrait dans un avion, la grosse.
Un aller simple, surtout. Pas de retour. Pour où elle voudrait. Il pouvait lui offrir n’importe quelle
destination. Roland Kasneci avait de l’argent.
Beaucoup d’argent, pour un habitant de Tirana de ces années-là.
Il se rasa. L’eau était froide, mais il avait de la bonne mousse en spray et des rasoirs dernier
modèle. Avec le savon parfumé et l’eau de toilette française – très chère – c’étaient les seuls luxes
qu’il se permettait d’introduire à la maison.
Et encore, Eva le lui avait assez reproché.
Roland s’examina dans le petit miroir cloué au mur. Se sourit. Pas mal. Même s’il avait pris un
coup de vieux. Des débuts de poches sous les yeux. Deux rides aux coins de la bouche. Et surtout ses
cheveux. Le sommet de son crâne qui se déplumait. Inexorablement.
Mais tout de même, pas mal, pour un type de bientôt quarante ans.
De l’autre côté de la porte, Eva continuait la scène matinale. Elle en était au troisième mouvement.
— Pourquoi tu me négliges, geignit-elle. Pourquoi tu ne me touches plus. Je suis une femme, moi.
J’ai besoin de ton gros truc.
Il se frictionna les cheveux avec une lotion antichute – un autre petit luxe.
Comment aurait-il pu honorer sa femme légitime, Roland Kasneci ?
Même si Eva Kasneci, la mince étudiante qu’il avait épousée quinze ans plus tôt, n’avait pas eu la
fâcheuse tendance à ressembler de plus en plus à sa mère, la nouvelle profession de son mari, la traite
des blanches, de toute façon, ne lui aurait laissé aucune chance.
Roland Kasneci avait été professeur, dans l’ancienne Albanie. Pas l’un des meilleurs.
Il n’avait pas vraiment choisi. Les professeurs étaient considérés comme des intellectuels, en ce
temps-là. Ils avaient quelques privilèges. L’enseignement avait surtout été pour lui une manière
d’échapper aux autres choix possibles.
Le travail de la terre. Ou bien le travail à l’usine.
Lorsque l’Albanie s’était ouverte au monde et au capitalisme, il avait basculé dans l’illégalité. Sans
aucun problème.
Morale ?
Quelle morale ?
Kasneci s’était enrichi grâce à la prostitution. Convenablement enrichi. Un bon petit pécule. Bien
sympathique.
Eva l’ignorait, bien sûr. La grosse qui remuait maintenant la vaisselle à grand bruit, retournée dans
sa triste cuisine.
Roland ne savait pas vraiment pourquoi il la gardait.
Une vague crainte. Un dernier souci de sécurité.
Elle était cousine avec un membre du parti. Enfin… de l’ex-parti. Ceux qui se disaient démocrates,
maintenant. L’ère des espions et des camps de rééducation était révolue. Mais Kasneci répugnait
encore à mettre un terme à une relation qui s’était révélée bien utile.
On ne savait jamais.
Dieu sait si l’effort qu’il s’imposait était grand. Plus les semaines passaient, plus son capital
s’épaississait, et plus il la trouvait insupportable.
Pendant quelques mois, il avait traité avec des Grecs. Il leur avait vendu une centaine de filles. Un
bon commerce, dans l’ensemble.
Mais des choses plus sérieuses s’annonçaient. Et beaucoup plus lucratives.
Bien réveillé par l’eau froide, Roland sentit l’excitation monter en lui.
Il jubilait tandis qu’il enfilait ses jeans et son tee-shirt. La veille, il avait reçu un coup de fil de
Dimitri Gambeta. L’écrivain. L’intellectuel. Un type qui était parti dix-huit mois plus tôt pour
s’installer en Italie. À Milan. Roland le connaissait un peu.
En tant que professeur, il avait des relations avec la Ligue des écrivains, du temps de l’ancien
régime.
Il ne perdait pas de temps, l’ancien intellectuel. Une grosse commande. Seize filles.
Plus dy vayza (deux petites filles).
Kasneci lança un dernier regard de contrôle au miroir et sortit, prêt pour l’action.
« Deux petites, pensait-il, amusé. Il ne s’emmerde pas, l’écrivain. »
Eriola l’attendait au milieu du salon, son cartable déjà sur le dos. Un beau cartable. Comme on en
faisait maintenant, en forme d’ours en peluche.
La fierté paternelle envahit le cœur de Roland. C’était lui qui l’avait offert à sa fille. Avec la
trousse et les classeurs et tout ce qui se trouvait à l’intérieur.
Et l’autre grosse qui lui reprochait son égoïsme !
— Bonjour, babushi (Mon petit père), cria Eriola d’une voix joyeuse avant de se jeter contre lui.
Elle ne serait pas partie au collège sans embrasser son papa. Plutôt mourir. Deux fois.
— Comment va ma petite fille, ce matin ?
— Mire, shumë mire (Bien, très bien), s’écria l’adolescente avant de chuchoter plus bas, les sourcils
froncés : Tu te disputes encore avec maman ?
— Mais non, ma chérie, on discute, c’est tout.
Il se pencha pour l’embrasser. Le goût que laissèrent les joues d’Eriola sur ses lèvres le fit se
redresser. Du fond de teint.
Il la regarda mieux. Sa petite Eriola. Plus si petite que ça. Une fille grande et élancée, avec de longs
cheveux bruns épais. Ses hanches minces étaient moulées dans son jeans râpé. Son tee-shirt court
laissait apercevoir son nombril. Et, en plus, du maquillage. Lèvres, yeux, joues. Rien d’exagéré, mais
tout de même…
— Mais où comptes-tu aller comme ça ?
— Ben… à l’école, babushi.
— M… mais, balbutia Roland, au bord de la colère, tu veux te faire violer, ou quoi ?
Eriola fit la moue.
— Papa, c’est la mode…
Roland ouvrit la bouche, prêt à se montrer énergique, mais la voix d’Eva, à la porte de la cuisine,
l’en empêcha.
— Laisse-la tranquille. Elle sait ce qu’elle a à faire. Mieux que toi ! Va plutôt chercher du travail,
fainéant !…
*
**
L’appartement des Kasneci était au centre de Tirana.
C’était un des avantages qu’avait valu à Roland, en d’autres temps, sa fonction intellectuelle.
Le bruit de la circulation le surprenait encore, lorsqu’il sortait de l’immeuble.
Sur la Rruga i Dursit (Route de Durrës), le ballet des Mercedes, des BMW et des grosses 4 × 4 avait
commencé.
Étrange de voir et d’entendre tous ces carrosses brillants et rugissants aller et venir le long de rues
qui ne voyaient jamais passer, auparavant, que de rares Mercedes-Benz officielles.
Et des tracteurs.
Roland Kasneci longea l’avenue, passant devant les barrages qui bloquaient l’accès au quartier des
ambassades. Il traversa la place Skanderbeg, fit le tour du rond-point vide où se dressait, avant 90, la
statue géante d’Enver Hoxha.
De la place historique partait l’avenue Dëshmorët e Kombit, de tout temps le vrai centre-ville de
Tirana. Un large boulevard qui menait tout droit, à plusieurs centaines de mètres, au Blok, le quartier
réservé de l’ancien dictateur.
Des deux côtés, Dëshmorët e Kombit, le lieu de promenade traditionnel de l’ère communiste, était
devenue une longue suite de bars décorés d’enseignes et de néons.
C’était l’heure de l’ouverture. Déjà, depuis de nombreuses portes ouvertes, la musique rock hurlait.
Roland accéléra le pas.
Il se sentait bien.
Un grand gaillard en blouson de cuir comme il y en avait des milliers désormais dans la capitale. À
la page. Des baskets neuves aux pieds. Plus une casquette de base-ball vissée sur le crâne – mais ça,
c’était surtout pour masquer sa calvitie naissante.
Comme chaque matin il rejoignit ses deux lieutenants au Las Vegas. Un des plus grands bars de la
ville. Avec une grande terrasse sur l’avenue. Où il faisait bon se la couler douce en regardant passer
les filles et les voitures.
Ses hommes étaient attablés devant une bouteille de Fernet-Branca.
— Si je (Comment ça va ?) Roland ?
— Mire, répondit Kasneci, kam lajme shumë të mira (Bien, j’ai de bonnes nouvelles).
Il s’installa à la table, fit signe au serveur accouru de lui apporter un verre.
— Une commande d’Italie, reprit-il avec un clin d’œil. C’est notre bon copain Dimitri Gambeta.
— Encore ! s’étonna l’un des deux types.
— Oui, encore. On dirait que les affaires marchent bien pour lui…
Les deux compagnons de Roland surprenaient par leur élégance.
Costumes Armani. Chemisettes. Mocassins lustrés.
Nets. Impeccables. Tirés à quatre épingles. À cette terrasse où on ne trouvait que des hommes en
blouson et blue-jeans, ou débraillés, ils faisaient tache.
Ils n’étaient ni frères, ni même reliés par un de ces cousinages albanais compliqués. Mais leur
manière de se tenir et de parler comme des hommes d’affaires – copiée sur les séries de la télévision
italienne – était si semblable qu’on les aurait pris pour des jumeaux.
Seule les distinguait la couleur de leurs cravates Old England, rouge pour l’un et bleue pour l’autre.
C’étaient leurs vêtements de travail.
Ces deux-là étaient des racoleurs. Leurs journées se passaient à observer les filles. À l’affût. Des
prédateurs.
Un zeste de féminité, une tenue plus provocante que la moyenne. Ou simplement plus voyante.
Guettant dans le troupeau le signe qui trahirait une possible proie.
La victime repérée, le travail commençait.
Un travail facile. Du gâteau, lorsqu’on savait à quel point les femmes albanaises rêvaient d’un
monde meilleur.
Ils se faisaient passer pour des représentants de grandes entreprises. Promettaient des postes de
secrétaires. Aux plus belles, ils affirmaient être producteurs et les vouloir dans leurs équipes de
mannequins.
— Dimitri Gambeta est pressé. Il veut le tout dans dix jours…
Il leva la main pour prévenir les objections. Ce n’était pas un délai facile, il le savait. Pas besoin
qu’on le lui précise.
— C’est un emmerdeur, je sais. Mais le bon côté, c’est qu’on gagne le triple…
Le marché italien intéressait Roland Kasneci. Au plus haut point. Il le passionnait.
Avec les Grecs, la demande était loin d’être aussi importante. Tous les deux, trois mois. Les prix
n’étaient pas les mêmes, non plus. C’étaient des radins, ces Grecs. Et puis, il ne pouvait pas les sentir !
Mille dollars U.S. la femme, avec Dimitri Gambeta.
C’était bien.
Deux mille cinq cents pour une vayzë (jeune), c’était encore mieux.
— Il veut seize filles, dit-il. L’homme à la cravate rouge siffla.
— Pas mal !
— Et aussi dy vayza, termina Roland. Un silence suivit.
— Comment tu dis ? demanda finalement la cravate bleue.
— Je dis que Dimitri Gambeta veut pour dans dix jours seize femmes normales et deux petites
filles… Gëzuar ! (Santé !)
— G’zuar !… Des petites… Comment petites ? Kasneci haussa les épaules.
— Oh, tu sais bien… Treize, quatorze ans. Quinze, maximum. Les deux hommes rigolèrent.
— Eh ben, ils s’amusent, au moins, les Italiens.
— Quels Italiens ? C’est pour lui, ce vieux salopard !…
Roland leva la main, ramenant le silence.
— Attendez… C’est que je ne sais pas où les trouver, moi, ses gamines.
Cravate-Bleue se mit à sourire. Il leva son verre de raki.
— Moi, je sais, chef… Tu as bien une fille, toi ?
— Et alors ?
— Eh ben, où elle est, ta fille, en ce moment ?
— À l’école, tiens, où veux-tu que…
Roland Kasneci considéra un moment le fond de son verre, en se mordillant la lèvre inférieure, le
front plissé. Puis resservit une tournée de raki.
— C’est risqué, non ?…
Ses deux lieutenants haussèrent les épaules du même geste.
— Bof !…
Leur sourire rigolard acheva de le convaincre. Il leva son verre.
— Dakord (D’accord), les gars. On retourne à l’école. Gëzuar.
— Gëzuar !
*
**
Les deux racoleurs étaient chargés de la première phase. Roland Kasneci n’aurait laissé à personne
le soin de superviser la seconde.
Deuxième étape.
Dans un processus éprouvé pour briser les intelligences moyennes en un minimum de temps. Le
deuxième volet du travail qui allait faire sortir de leur personnalité des nouvelles recrues. Détruire
leur volonté.
En tant qu’ancien professeur, Roland Kasneci se flattait d’exceller à cet exercice de psychologie.
Son seul regret, c’était la monotonie qui commençait à s’installer. Dans sa partie, on tombait
toujours un peu sur les mêmes filles. Vingt, vingt-cinq ans. Un peu stupides. Très naïves. Le plus
souvent débarquées de la campagne.
Résultat : les mêmes salades idiotes. Les mêmes rêves éculés.
Secrétaire… Comment pouvait-on rêver d’être secrétaire ?
Les filles étaient sérieuses, désormais. Elles songeaient à leur avenir. Leur profession.
La plupart prétendaient même que c’était la première fois qu’elles tromperaient leurs maris.
Sérieuses. Elles se voulaient sérieuses.
C’étaient les études qui les rendaient comme ça.
Ces soirs-là, il enfilait une veste. Mais il gardait sa casquette. Il attendait sa victime dans un fast-
food, à quelques pas de la place Skanderbeg, Hambo, un grand établissement tenu par un Grec. C’était
dégueulasse mais pas trop cher.
Et c’était moderne. Le comptoir de plastique. Les néons. Les publicités sur les murs…
Tout ce qu’offrait le monde dont les demoiselles rêvaient.
*
**
La personne qu’attendait Kasneci s’appelait Ema Fiqiri.
Son mari était parti dans les premiers, en 90. Il ne l’avait pas prévenue de son départ. N’avait pas
donné de nouvelles.
Était-il devenu un réfugié, un funghatti, comme on disait en Italie ? Avait-il gagné un autre pays ?
Avait-il seulement réussi à traverser ? Était-il mort ?
Elle n’en savait rien.
Après un an de silence, Ema Fiqiri se considérait comme une sorte de veuve. C’est-à-dire une
femme libre.
Son unique but, désormais, c’était de partir à son tour.
Refaire sa vie. Là-bas, en Italie. Ou peut-être plus loin. En Amérique. Ema s’en sentait la force.
Faire sa vie.
Elle n’avait que vingt-huit ans.
Et Luan n’avait que quatre ans. Luan, son fils. Son amour.
La lumière de son existence. Son petit homme.
Le vrai homme de sa vie.
Oui, pour lui, elle irait jusqu’en Amérique.
Elle avait été une bonne lycéenne. Les portes de l’université s’ouvraient devant elle. Mais elle avait
préféré apprendre la comptabilité et la dactylographie.
Les diplômes étaient moins prestigieux, mais au moins elle avait acquis des connaissances
pratiques. Utilisables.
Elle pouvait devenir secrétaire, dans n’importe quel bureau.
De là, qui sait jusqu’où elle pourrait aller.
Avec un peu de chance.
Et qu’avait-elle à perdre ?
Il n’y avait plus rien à faire, dans ce pays. Son père était mort d’un cancer des années plus tôt. Pas
de frère. Pas non plus de cousins. La famille Fiqiri avait été dispersée, séparée, endettée aux quatre
coins du pays, comme tant d’autres, sous l’ancien régime.
Il ne lui restait qu’un fils, Luan.
Et une mère. Laquelle, devenue veuve, avait perdu le bénéfice de son appartement et partageait la
vie de sa fille et de son petit-fils. Une mère à qui, l’après-midi, Ema Fiqiri avait parlé.
— Tu te rends compte ?… Je partirai en premier. Tu garderas Luan, le temps que je me retourne,
puis vous me rejoindrez. Ce ne devrait pas être long. Le salaire est très bon. Si on me prend,
évidemment…
— On te prendra, ma chérie, on te prendra.
— Hmmm, ce serait bien, non ?
— Ce sera très bien. Que la chance soit avec toi, ma grande fille !
Roland repéra Ema Fiqiri alors qu’elle était encore à une cinquantaine de mètres, sur Rruga i
Dursit. Elle portait une robe noire habillée.
Elles avaient toujours une petite robe noire. Et Roland aurait parié qu’elles remontaient l’ourlet
avant de venir. Toutes.
Il se leva pour l’accueillir. En gentleman. En homme d’affaires qui possède des bureaux à Rome et
à Milan.
Elle entra. Roland dissimula sa grimace derrière un grand sourire de bienvenue et une main tendue.
Elle était à la limite, pour l’âge.
Le délai imposé était court. Ses copains avaient ratissé large.
Le physique était bon, sigurisht. Ce n’était pas la question, mais…
Refoulant ses mauvaises pensées, Roland Kasneci invita d’un geste large Ema à s’asseoir à sa table.
Il offrit une bière. Une autre. Puis une troisième.
Enveloppa Ema dans son charme. Lui glissa trois billets de dix dollars.
Au dernier moment, il faillit la laisser plantée là. Puis comme elle riait à pleine gorge, dans
l’euphorie des trois bières, il lui proposa tout de même de passer un moment avec lui.
Elle accepta.
C’était toujours une vague surprise pour Roland Kasneci. Un petit restant de sa vie étriquée de
professeur. La rapidité avec laquelle elles acceptaient. Toutes.
Elles voulaient toutes se faire le patron.
*
**
Il prenait pour prétexte la discrétion et, pour limiter les frais, amenait sa conquête dans un petit
hôtel minable, derrière l’avenue. Dans la chambre, sans autre préambule, il ouvrit sa braguette.
— Qu’est-ce que tu en penses, ma chérie, je suis pas mal, hein ?
Il soupesa complaisamment l’épais cylindre de chair.
La pauvre Ema Fiqiri n’avait pas eu de mari depuis douze mois.
Roland décida dans un premier temps qu’elle ne valait pas plus qu’une fellation. Mais la jeune
femme s’étouffait et, très vite, il fut agacé par sa maladresse.
Dans un geste de colère qui la fit crier de peur, il la retourna, lui écarta les fesses et, sans autre
préparation qu’un crachat, la déchira.
*
**
Ema Fiqiri pleurait.
Roland Kasneci se pencha au-dessus d’elle, en souriant.
— Allons, ma belle… Tu sais ce que c’est… C’est l’amour. La passion…
Il déposa un baiser sur son épaule nue.
— Allez, à plus tard, mon petit chou.
En sortant de l’hôtel, il se rendit compte qu’il pensait encore à sa femme.
Il y avait bien longtemps qu’elle ne lui avait pas offert ce genre de petit plaisir, la pauvre grosse.
L’étudiante sportive et rieuse de l’université de Tirana, si.
Plutôt deux fois qu’une. Mais il y avait quinze ans de ça… Pourvu qu’elle ne lui tombe pas dessus
ce soir, se disait-il. Il avait besoin de dormir.
Le lendemain, la route serait longue. Et mauvaise. Et il avait du travail. Du travail sérieux.
*
**
Deux voitures longèrent lentement les maisons grises d’une triste bourgade de l’intérieur des terres,
près de Fier.
Et se rangèrent devant l’école secondaire.
Dans la première – une Volvo grise – deux hommes de main. Derrière, le 4 × 4 de Roland Kasneci.
Massif. Noir. Les vitres opaques.
Le village était mort. Une enfilade de maisons grises et fermées le long de la route étroite, au
tarmac défoncé.
Autour, des champs en pente. Déserts. Parsemés des blocs gris des bunkers. Seul, au loin, un
tracteur allait et venait le long d’une parcelle.
L’école était une simple maison de briques au toit de tôles, séparée de la rue par une étroite cour
boueuse.
— « Arriérés », songea Roland.
Il se cala confortablement le dos sur le cuir de la banquette. En grognant d’aise. Là, il était chez lui.
Ce char d’assaut noir, au mufle précédé d’un énorme pare-chocs chromé, c’était sa vraie maison.
Roland ne l’avait pas payé trop cher. Il avait été volé, bien sûr. Comme des milliers d’autres.
Même les officiels, maintenant, roulaient dans des voitures volées.
On en trouvait sur toutes les routes, qui roulaient en sécurité sur tout le territoire. Elles ne
pouvaient, évidemment, sortir du pays. Des hommes d’État s’étaient déjà fait arrêter sur le sol italien,
au volant de véhicules aux origines douteuses.
Ses deux acolytes, Cravate-Rouge et Cravate-Bleue, occupaient les sièges avant.
Lui se tenait à l’arrière, en bon propriétaire. Et il aimait ça. À bord de son char, il se sentait positif.
Et puissant. Sur ses cuisses, un colt.
À côté de lui, sur la banquette, deux kalachnikovs.
Des vrais. Pas des chinois, qui s’enrayaient dès qu’ils chauffaient. Ni surtout de ceux qui sortaient
des ateliers albanais. C’était connu, les AK 47 albanais ne tiraient pas droit. Non, des vrais
kalachnikovs russes. Rien que du matériel récent. Noirs. Luisants. Métal et composites sophistiqués.
De belles mécaniques. Roland les avait achetés à un officier de l’armée de terre au salaire
incroyablement misérable. Un bon prix. Un très bon prix.
Roland Kasneci aimait ses armes, aussi.
En face de lui, à quelques mètres de son tank, dans la Volvo, les deux employés se préparaient.
Roland les avait recrutés la veille, dans un bar de Tirana. Il ne les connaissait pas spécialement.
C’étaient seulement deux tueurs de plus, parmi tous ceux qui couraient après un job dans la capitale.
Il les observa enfiler et ajuster leurs cagoules de motards. L’homme de droite arma son fusil-
mitrailleur. L’autre sortait, 45 au poing.
Roland, satisfait, les regarda traverser d’un pas tranquille les quelques mètres de la cour. Puis
l’homme au FM faire voler la porte d’un coup de pied.
*
**
Ils firent coucher l’institutrice sur le sol. Les enfants s’étaient mis à hurler.
— Vos gueules !
Rapides, les gestes brutaux, ils alignèrent les écolières le long du tableau noir. L’homme au FM les
passa en revue. Jolies. Bien faites.
C’était ce que voulait Kasneci. Le boss.
Le moment était venu de faire preuve de zèle pour contenter le patron, se disait l’homme. Rien ne
valait le travail bien fait. Comme le lui répétait toujours sa mère : le pain était meilleur quand il était
bien gagné.
Tout naturellement, son choix se porta sur deux petites blondes au teint clair.
Des fesses qui tendaient déjà la toile de leurs jeans.
Deux paires de petites bosses qui commençaient à pointer sous leurs tee-shirts.
Deux jolies petites gueules.
— Toi et toi, aboya-t-il.
Le deuxième homme bondit. Leur envoya une gifle au travers de la figure, à l’une et à l’autre. Et
traîna les deux enfants terrorisées vers la sortie.
Avant de sortir, son collègue se tourna une dernière fois vers la classe. Braqua son kalachnikov sur
l’institutrice toujours à terre. Plaquée au carrelage disjoint. Les mains crispées sur la tête.
— Vous ne gueulez pas. Pas un seul bruit ou je reviens et je vous massacre toutes !
*
**
À quelques kilomètres de là les deux voitures quittèrent la route. S’engagèrent dans les champs.
Gagnèrent en cahotant l’arrière d’un bunker, invisible depuis la route.
Roland Kasneci, en tant que patron, voulait être le premier.
— Faut pas crier comme ça hein ?
Kasneci souriait, l’air engageant.
Il avait les poings sur les hanches. Les jambes écartées. La casquette rejetée tout en haut du crâne.
Du bout de la langue, il jouait avec une allumette qu’il faisait rouler d’un coin à l’autre de ses lèvres.
— Faut pas avoir peur. Je ne vais pas vous tuer. Personne ne va vous tuer. Vous êtes si jolies…
Vika et Liri Doda étaient cousines. Elles avaient douze et treize ans. Des petites filles comme des
centaines d’autres, sans histoires, qui avaient des notes moyennes à l’école et pas encore de petits
copains.
Elles gisaient aux pieds de Kasneci, serrées l’une contre l’autre, enlacées, recroquevillées contre le
mur. Le coude de l’une d’elles était barbouillé de mercurochrome.
— Moi, je ne vous veux que du bien, poursuivait Roland.
Il tirait sur la fermeture Éclair de sa braguette. Faisait jaillir son gros truc, comme disait Eva.
Un rire silencieux monta de sa poitrine. Qu’est-ce qui lui prenait de penser à sa femme dans un
moment pareil ?
Il cracha son allumette. S’approcha. Cambré.
— Regardez. Vous voyez comme je vous aime ? Comment je pourrais penser à vous faire du mal ?

Roland Kasneci viola les deux cousines Doda durant plus de deux heures. Il ne leur épargna rien.
Les jours suivants, au fond d’une bicoque de Tirana, entravées, affamées et soumises à des viols
répétés, Vika et Liri Doda les deux écolières découvrirent l’enfer.
*
**
— Alors, ces filles, elles arrivent ? C’était Dimitri Gambeta, au téléphone.
— Je suis presque prêt, répondit Roland.
— Presque ? Qu’est-ce que tu dis, presque ? Je veux du travail rapide, Roland Kasneci. Tu me
comprends ?
— Oui, bien sûr, Dimitri, on…
— Du travail rapide et bien fait.
— Je fais au mieux, Dimitri…
— Tu sais que je ne me suis adressé à toi qu’en raison de nos liens d’amitié. Entre intellectuels,
n’est-ce pas…
Le ton de Dimitri Gambeta était devenu courtois.
Très courtois.
Mondain.
— Sigurisht… soupira Roland.
— Maintenant, je peux toujours m’adresser ailleurs. Il me faut du positif, tu comprends.
— Huit jours, Dimitri Gambeta. Huit. S’ka problem.
*
**
Dimitri Gambeta se douchait souvent.
Lorsqu’on s’est fait installer une salle de bains à tant de millions de lires, pensait-il, on se doit d’en
profiter.
À chaque fois, alors qu’il se badigeonnait de crèmes et de lotions de beauté for men, Dimitri
Gambeta se regardait dans le vaste miroir encadré d’or, au-dessus du lavabo rose.
Et s’admirait pour son intelligence.
La fesse rapportait un maximum.
Certes, mesdemoiselles, certes… mes camarades et moi-même sommes des professionnels de la
prostitution… Mais je ne voudrais pas vous laisser imaginer des clichés d’un autre temps. Le métier
change, comme tout le reste, dans le monde moderne. Et n’oubliez pas où nous sommes, vous et
moi…
Dimitri Gambeta connaissait par cœur le discours de bienvenue qu’il adressait à toutes les
nouvelles arrivantes, dans les jours qui suivaient leur débarquement.
En tant qu’ancien orateur de comités de l’Albanie communiste, il en était même assez fier.
— Vous gagnerez de l’argent, promettait-il. Suffisamment pour en envoyer à vos familles en
Albanie…
C’était un argument qui portait. En général, des mouvements et des réactions de soulagement
animaient un instant le troupeau. Il poursuivait :
— … une fois que vous aurez réglé votre nourriture et vos vêtements, et acquitté le loyer des
logements que nous allons vous proposer… Voilà, mesdemoiselles, j’espère que nous sommes partis
ensemble, tous et toutes, pour un partenariat long et fructueux…
Il prévenait même ses nouvelles « employées » contre les risques liés à l’épidémie du sida.
— Rassurez-vous : nous vous fournirons les préservatifs gra-tui-te-ment.
Naturellement, la générosité de Dimitri Gambeta ne correspondait à aucun souci d’humanité. Une
seule pensée l’habitait. La rentabilité.
Une séropositive, c’était de l’argent qui se perdait.
Comment pourrait-on maintenir des chiffres décents avec un troupeau en constante diminution ?
Des quatre clochards sauvages qui avaient un jour participé activement à la mise à sac de la petite
ville de Bari, Dimitri Gambeta était celui qui s’était intégré le mieux au monde capitaliste.
Si, pendant son horrible jeunesse, il s’était trouvé contraint de couvrir de merde les bourgeois à
longueur de page, c’était avec une certaine délectation qu’il en devenait un.
En bon caméléon, il ne négligeait aucun détail.
Rien sur lui qui ne fût fourni par les meilleures boutiques. Vêtements griffés. Montre suisse. Bel
appartement dans le quartier le plus chic de Milan. Une Mercedes pour le travail. Une Alfa Roméo
pour le plaisir.
Et, bien sûr, une jeune et plantureuse maîtresse.
Du diable s’il n’était pas allé jusqu’à souscrire un abonnement à la Scala, le grand opéra de Milan.
L’argent du signore Gambeta était propre.
Il avait compris le maître mot qui gouvernait son nouvel univers.
Propreté.
C’est-à-dire : blanchiment.
Dans le monde capitaliste, il ne suffisait pas d’avoir des revenus pour se faire ouvrir les portes. Il
fallait aussi être capable de les justifier. Si le pognon était toujours bien considéré, seul celui sanctifié
par la sueur était respecté. L’argent qui n’avait prétendument pas d’odeur pouvait puer.
Il avait besoin de sent-bon, comme ceux dont Dimitri s’aspergeait chaque matin.
Signore Dimitri Gambeta. Commerçant.
C’était ce qu’on pouvait lire gravé sur sa carte de visite à coins dorés. Il signore Gambeta était
propriétaire de plusieurs établissements.
Il avait commencé dès l’encaissement des premiers bénéfices de la prostitution. D’abord, il avait
acquis une salle de jeux vidéo. Des machines à sous. Les mois suivants, il en avait acheté trois autres.
Puis, récemment, c’était un magasin entier de matériel électronique, computers, PlayStation et autres
matériels.
L’ironie était goûteuse : ce dernier commerce marchait très bien. Il aurait contenté nombre de
commerçants honnêtes. La ruée des pigeons – non : des consommateurs, comme on disait – sur les
téléphones mobiles rapportait des bénéfices appréciables.
C’était même gênant, parfois, pour certaines opérations…
Se pouvait-il vraiment que l’abondance de biens finisse par nuire ?
Un bourgeois.
Un homme paisible et nanti, en qui nul, à première vue, n’aurait reconnu le responsable de tant de
vies brisées. Un honnête homme.
Et si Dimitri Gambeta avait placé quelques liasses dans la production de films pornographiques,
c’était surtout pour faire plaisir à sa jeune maîtresse, qui avait des amis dans ce milieu.
Dix-sept heures. Il signore Dimitri Gambeta buvait le thé dans son salon, un air d’opéra sur la
chaîne. Avec l’Earl Grey et les cookies, la bonne apportait le Corriere della sera. Le Courrier du soir,
dont c’était l’heure de parution.
Dimitri ne lisait plus que les pages économiques. Exclusivement. Et la presse du matin subissait le
même sort.
Si l’ex-écrivain s’était souvent distrait, les mois précédents, à la lecture des faits divers et des
crimes sanglants, il en passait désormais les pages sans y jeter un regard.
Depuis la fin de l’année 93, il ne se passait pas un jour sans qu’il s’y trouvât des nouvelles de ses
compatriotes.
Où s’arrêtera la furie albanaise ?
La furia albanese. En gros titre.
Les souteneurs albanais se tiraient dessus en pleine rue. Les braqueurs albanais tiraient sur tout ce
qui bougeait. Des tueurs albanais répandaient la terreur. Des dealers albanais descendaient des
carabinieri qui avaient le malheur de contrôler leur identité.
La rabbia albanese !
La rage, comme l’écrivaient les journalistes italiens – jamais à court de superlatifs, il est vrai.
Dimitri Gambeta ne comprenait pas ce déluge de violence. Tous ses instincts se révoltaient, non
contre les ruisseaux de sang, conséquences hélas inévitables du business. Mais contre cette absence
totale de discrétion.
Gambeta était un homme de l’ombre. Du secret.
Après « Le fric à tout prix », sa première devise, son second credo était « Vivons heureux, vivons
cachés ».
Ses compatriotes n’avaient-ils donc rien dans la tête ?
C’étaient des brutes rendues folles par les privations. Des sauvages que rien ne retenait. Des
barbares qui ne comprenaient que la razzia.
Des individualistes, incapables de raisonner au-delà de leur intérêt immédiat. Et personnel.
Uniquement personnel.
Les coups de feu. Les explosions. Le bruit.
En bon salaud rusé qui savait que les grosses fortunes se tissent dans le silence, Dimitri Gambeta
n’éprouvait que mépris pour tout ce vacarme.
Et ce qui l’agaçait encore plus, c’était de reconnaître parfois, dans les récits des pires massacres, la
patte de ses associés. Les Labs.
Ces cinglés de Labs.
Pourrait-il longtemps supporter de travailler avec de telles brutes, songeait Dimitri Gambeta en
mâchonnant ses cookies.
Et jusqu’à quel point sa propre sécurité serait-elle garantie ?
Ce n’était pas par vanité, mais Dimitri Gambeta avait la faiblesse de tenir à sa peau.
Skender était fou. Un vrai fou. Authentique. De la race de ceux qui commettent des génocides.
Skender ne savait réagir que par la violence. Les problèmes qui surgissaient devant lui trouvaient
leur résolution par le meurtre.
« Skender me tuera si nous avons un différend, pensait-il en sirotant son thé brûlant. Il me tuera
avec le sourire. »
Un cliquetis de clés dans la serrure.
Dimitri Gambeta reposait tasse et Corriere della sera, un sourire joyeux aux lèvres.
Un vrai sourire, celui d’un gamin ravi. Et gourmand.
— Mon roucoucou, tu es là ?
La voix aiguë et sonore roulait à travers le hall d’entrée, glissait sur l’épaisse moquette des
corridors, tournoyait sur le parquet de noyer du salon pour enfin remonter le long de l’échine de
Dimitri Gambeta.
Délicieusement.
C’était surtout cette façon de rouler les « r ».
— Me voilà, mon rrroucoucou d’amourrrr !
Elle apparaissait, grande déesse blonde – blonde platine –, fourrure fauve jetée sur les épaules, les
bras chargés de paquets, poussant devant elle son indescriptible poitrine.
— Mon rrroucoucou, ta petite chérrrrie a encore dépensé tant d’arrrgent…
— Rien n’est trop beau pour toi, mon trésor.
C’était Babe.
L’amour n’étant qu’une douce illusion, aux yeux d’un ancien espion de dictature, un paquet-cadeau
sans surprise dedans, Dimitri Gambeta s’était payé le meilleur emballage qu’il avait pu trouver.
Babe la bombe.
À l’origine, dix-neuf ans plus tôt, Loubianka Tanianovka Kiziakine.
Les années cinquante auraient à coup sûr fait d’elle une star. Ses hanches étaient jumelles de celles
de Marilyn Monroe. Ses seins identiques à ceux de Jane Mansfield.
Extravertie. Explosive. Experte.
Un nombre incalculable d’« ex ».
Loubianka Kiziakine-Babe était une rescapée.
Une Ukrainienne, native de Kiev.
Elle avait été recrutée par les maquereaux des réseaux russes. À Tallinn, capitale de l’Estonie et
grand port sur la Baltique, alors qu’elle cherchait à sortir par tous les moyens de l’empire soviétique
en train de s’écrouler.
Elle avait su déjouer les pièges. Faire semblant de croire aux promesses d’un job de mannequin.
Faire semblant d’accepter. Faire semblant de tout.
À la première occasion, juste le temps de devenir Babe, elle s’était échappée. Pour devenir
courtisane de haut vol.
Un nombre appréciable de très riches amants étaient déjà devenus un peu moins riches entre ses
griffes lorsqu’elle avait rencontré Dimitri Gambeta.
Elle posait ses paquets. Kenzo. Chanel. Guerlain… Babe adorrrrait le shopping.
Une cavalcade de talons aiguille. Le glissement de la fourrure lâchée sur le parquet. Une tornade de
parfums.
— Mon pigeon de sucrrrre, mon rrrroucoucou à moi, comme tu m’as manqué…
— Ha, Babe…
Il s’était levé, les deux bras écartés. Lui, Dimitri Gambeta, l’incorrigible bavard, n’éprouvait plus
l’envie de faire des phrases.
— Ma Babe chérie, hmmm !…
Soixante-quinze kilos de chair blonde et soyeuse, magnifiquement répartis, s’abattaient contre lui.
Elle le dépassait d’une bonne tête. Mais ils étaient tout de même faits l’un pour l’autre. La poitrine
affolante de Babe était juste à la hauteur du visage de Dimitri Gambeta.
— Mon rrroucoucou d’or et d’arrrgent, mon bijou très cherrr…
Roucoucou prenait une grande inspiration. Plongeait sa tête entre les deux mamelles offertes,
tendues de tissu chic. Profondément. Jusqu’aux oreilles.
Dimitri Gambeta aimait les manifestations d’affection. Au plus haut point.
Il craquait en quelques secondes.
La main potelée aux griffes écarlates descendait le long de son torse. Descendait. Descendait. Se
refermait.
— Mais mon rrrroucoucou, tu aimes toujourrrs ta Babe d’amourrrr…
Les yeux de chatte de Babe, bleus comme la mer Baltique, s’illuminaient d’un éclat pervers. Sa
main le massait, tendre et impérieuse. Sa langue s’enfonçait dans son oreille.
— Il aime ça, hein, mon roucoucou…
Ses dents mordaient le lobe de son oreille. Dimitri Gambeta se rendait.
Avec Babe, le lit était un accessoire très dispensable. Et surtout trop lointain. Ils avaient rarement
le temps de le rejoindre.
Tous les divans, fauteuils, moquettes et parquets de l’immense appartement avaient par contre été
explorés.
Leurs ébats duraient rarement moins de deux heures.
Babe ne jouait pas la comédie. Elle était comme ça. C’était plus fort qu’elle.
Le shopping la faisait mouiller.
CHAPITRE 3

Moins de quarante-huit heures après le coup de fil de Dimitri – exploit à inscrire au tableau
d’honneur de la profession de souteneur –, les seize femmes furent acheminées sans attendre en
compagnie des deux écolières au centre de formation de Vlora.
Vlora était la capitale de la Labria.
Une petite ville sur l’Adriatique, vouée au commerce et au voyage de toute éternité. Une ville qui
était devenue hors-la-loi.
Vingt à trente mille personnes y vivaient d’activités mafieuses. Sa situation géographique idéale, au
fond d’une baie protégée, en face de la côte italienne, avait permis cet exceptionnel développement.
Vlora, en ces années quatre-vingt-dix, était une place confortable pour des hommes tels que Roland
Kasneci et ses copains.
Leurs amitiés policières y étaient extrêmement nombreuses et de nouvelles relations n’étaient
jamais difficiles à établir.
Comment un flic – un être humain, après tout – se serait-il contenté du salaire mensuel que lui
versait l’État ?
Trente dollars.
Soit une somme insuffisante à nourrir un seul homme pendant une semaine. Sans parler de sa
famille.
La logique aurait voulu que les salaires augmentent, en ces temps de prospérité.
Afin que la misère ne vienne pas s’installer parmi ces hommes en uniforme. Ceux qui
représentaient la loi. Mais peut-être que le gouvernement démocratique avait opté pour la corruption
totale.
En faire des complices.
Comme Tirana, Vlora changeait à toute vitesse. Les caractéristiques principales des cités de la
nouvelle Albanie y avaient fait leur apparition.
Des bars.
Et des voitures de luxe.
Lorsque la nuit tombait, on y voyait en plus de drôles de citoyens se diriger furtivement vers les
commerces des quartiers de Centrale et Çole. Des faces comme on n’en avait jamais vu sur ce rivage
albanais.
Le teint jaune. Les yeux en pointe. Des Chinois. Des grands blonds en turbans. Des sortes de zezak
en longues chemises blanches. Des Kurdes et des Pakistanais. Les clandestins.
La loi italienne était douce pour les immigrants. Pour qui voulait pénétrer en Europe, l’Italie était
de loin le sas d’entrée le plus facile. Et pour accéder au pays des Romains, nul passage n’était moins
cher que celui qui traversait le canal d’Otrante.
Les Albanais étaient très compétitifs.
*
**
Dimitri Gambeta exigeait que les filles arrivent prêtes en Italie. Déjà brisées.
Avant la grande traversée, elles faisaient un passage par le « centre de formation ». Merkur Paçi
était laid et méchant. Et rusé comme un maquignon. C’était lui le patron du « centre ».
Un quinquagénaire au visage barré d’épaisses moustaches grises. Gros. Presque obèse. La graisse
épanouie de ceux qui se sont toujours débrouillés pour mieux manger que les autres.
Le régime communiste l’avait employé comme fonctionnaire de l’administration pénitentiaire. Ce
qui lui donnait toutes les qualifications pour la seconde carrière qu’il avait embrassée.
C’était Merkur Paçi qui se chargeait du dernier conditionnement sur le bétail que livraient Kasneci
et ses collègues. Chez lui, les candidates à l’aventure acquéraient leur première qualité
professionnelle. La plus importante.
La docilité.
— Si je, Merkur ?
Roland Kasneci toucha la visière de sa casquette en guise de salut. Se colla une allumette entre les
lèvres.
— Mire.
— Voilà le chargement. Maintenant, écoute : il faut qu’elles soient prêtes dans six jours.
Le gros sursauta. Ses deux petits yeux de sanglier luirent d’un éclat féroce. Sa moustache sembla se
hérisser.
Certains bagnards avaient reculé lorsque Merkur Paçi, dit « L’Enculé », avait pris cette face.
— Six jours ! Tu te fous de moi ? Comment je me paye ?
— C’est ton problème, rétorqua Kasneci sans se laisser démonter. Tu es indépendant, non ?
C’était Merkur qui avait monté le « centre », qu’il tenait avec ses trois assistants, trois brutes
absolues. Comme tous les boutiquiers enrichis, il était fier de son magasin.
Et, en bon Albanais, très jaloux de son indépendance, qu’il ne cessait de rappeler à qui voulait
l’entendre.
— Six jours, grommela-t-il, serrant et desserrant ses gros poings. Je ne peux pas me faire mon
pognon en seulement six jours !
Roland lui posa la main sur l’épaule. Brusquement. Il plongea ses yeux dans les mauvaises petites
billes noires de Merkur. Sourit, l’allumette coincée entre les dents.
— Tu sais que je m’adresse à toi à cause de notre amitié. En tant qu’ancien fonctionnaire.
L’autre cilla. Recula d’un demi-pas. Desserra les poings.
— Sigurisht, Roland, reprit-il, calmement cette fois, mais six j…
— Mais… mais… coupa Roland, toujours souriant, mais il me faut du positif, Merkur Paçi, ou bien
je peux toujours chercher ailleurs. Tu me comprends ?
— Oui, j’ai compris. Dakord. Excuse-moi…
Le sourire de Roland s’agrandit. Il tapota l’épaule de Merkur.
— S’ka problem, l’ami. C’est le business, c’est tout.
Les hommes de Merkur Paçi avaient installé les arrivantes dans leur nouveau foyer.
C’était un hangar laissé à l’abandon parmi d’autres entrepôts désaffectés de l’ancienne base
soviétique de Ravena.
Un mauvais bâtiment de parpaings de ciment au toit de tôles crevé. À l’intérieur, des planches
d’aggloméré à hauteur de poitrine formaient des sortes de boxes. Des matelas souillés et quelques
seaux de zinc constituaient le mobilier.
En bon entrepreneur indépendant, Paçi avait limité au maximum les investissements.
Et il aimait voir ses pensionnaires accroupies sur leur seau.
Les filles étaient rassemblées dans un coin. Hagardes. Apeurées. Épuisées par le voyage. Douze
heures dans une remorque de camion. Roland et ses collègues n’avaient pas pris la peine de leur
donner à boire et à manger.
Elles n’étaient plus rien.
Avant même de les faire grimper dans le camion, leurs bienfaiteurs leur avaient pris leurs
passeports. Et aussi leurs petites économies. Elles n’étaient plus que des animaux. Des paquets.
Des marchandises.
Merkur se planta devant elles.
— D’habitude, votre formation dure trois semaines, beugla-t-il.
Il avait ouvert son parka, de façon à laisser voir son arme, dans son holster, sous son aisselle. Ses
trois brutes d’assistants s’étaient alignés derrière lui, bras croisés.
— Trois semaines, ça vous permet de payer le bateau.
Il balaya le pauvre troupeau de son regard porcin.
— Eh oui, mes petites filles. Il faut bien payer le bateau. Sinon, qui va le payer, MOI ?
Il cria le dernier mot. Les filles sursautèrent.
— Vous avez de l’argent ?
Quelques voix faibles répondirent.
— Jo… Jo… (Non… Non…)
— Alors il faut baiser, conclut Merkur.
La clientèle ne manquait pas. Les prix pratiqués par Merkur étaient plus que modiques. Le sinistre
hangar rameutait tous les fauchés du port et les futurs émigrants.
L’important, c’était le chiffre.
Que les filles ne sachent plus combien d’hommes les avaient pénétrées depuis le matin. Dix.
Quinze. Vingt. Que le nombre perde son importance. Que l’acte perde son importance.
En général, les coups suffisaient pour ramener les rebelles sur le droit chemin.
— De toute façon, grasseyait-il, Si tu n’es pas contente, je te donne à la police comme prostituée.
Tu ne sortiras plus de prison.
En tant que travailleur indépendant, Merkur gagnait sa vie sur les passes. On pouvait compter sur
lui pour maintenir le rendement. Un très bon commerce.
Et plaisant, en plus. Surtout quand il y avait des problèmes. Merkur Paçi éprouvait une sorte
d’affection pour les filles qui posaient des problèmes. C’était lui qui les fouettait. En personne.
En tant que patron indépendant.
*
**
Ema Fiqiri, la jeune femme qui rêvait d’être secrétaire et avait commencé par se faire sodomiser
par Roland dans une chambre d’hôtel, la maman d’un petit garçon partie à l’aventure avec la
bénédiction de sa mère, sanglotait sur le matelas de toile souillé de taches.
Recroquevillée. Les genoux au menton. Tremblante.
L’image de son fils ne quittait plus son esprit. Un souvenir précis. Un après-midi qu’ils avaient
passé sur la plage de Borsh. Tous les deux. En amoureux.
Elle lui avait offert un cône glacé. Il s’était barbouillé de chocolat jusqu’au bout du nez.
— Luan, mon chéri, gémissait-elle.
Et elle retrouvait le grabat. La toile rêche sous sa joue. L’odeur de fauve et de moisi qui en montait,
écœurante à vomir. Et elle sanglotait encore.
— Ils sont fous. Ce sont des assassins… Oh Luan, qu’est-ce que j’ai fait ?… Maman chérie… Je ne
vous verrai plus…
Ema Fiqiri avait accepté de coucher avec le premier client qu’une des brutes lui avait amené.
Un jeune homme. Un pêcheur au regard stupide.
Il n’était pas trop dégoûtant. Et puis il restait encore au fond d’elle un reste de prudence.
Elle espérait encore trouver un moyen de s’en sortir. En gagnant du temps.
Du temps ?
Moins de dix minutes plus tard, on lui avait amené le deuxième homme. Celui-là, elle l’avait
refusé.
Un vieillard habillé de loques crasseuses. Quand ses narines avaient été frappées par son odeur
d’urine, tout son être s’était rebellé.
— Non !
Merkur Paçi l’avait frappée.
— Non.
Il avait menacé de la dénoncer à la police. Le porc. Ema Fiqiri ne pouvait croire qu’il existait des
êtres aussi abjects.
— Oh Luan, mon Luan. L’Amérique…
Le deuxième jour, elle ne s’était pas levée pour l’« inspection du matin », comme disait leur
tortionnaire.
— Tu vas baiser ?
— Non.
Il l’avait fouettée. Elle était sûre qu’il y avait pris du plaisir. Le chien immonde.
— Tu vas être raisonnable, maintenant ?
— Non.
*
**
— Il y a un problème, Roland Kasneci.
— Comment ça ?
Roland reçut la nouvelle sur son téléphone, à la terrasse du Las Vegas.
— Est-ce que tu perds la main, Merkur Paçi ?
— C’est vous qui m’avez amené une vieille…
Kasneci n’aimait pas trop le Sud. Ni la Labria, ni les Labs. Il était rentré le plus vite possible faire
la fête à Tirana. Sans plaisir aucun, il se retapa la terrible route de la capitale à Vlora.
*
**
Après ces heures de piste, de cahots et de poussière, il fallut à Kasneci toutes les ressources de sa
fourberie pour prendre un air enjoué. Casquette au sommet de la tête. Allumette au coin de la bouche.
— Allez, Ema chérie…
Il se retourna vers le gros.
— Merkur Paçi, tu n’es qu’une pauvre brute. Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Il tendit doucement la main vers le corps d’Ema, replié sur sa paillasse.
Il la frôlait lorsqu’elle bondit pour s’échapper. Courut jusqu’au mur. Frappa le ciment du poing.
Puis se retourna, le dos et les mains plaqués aux parpaings, le visage d’une martyre.
— Je suis une secrétaire, hurla-t-elle.
Ses yeux noirs, aux paupières rouges, enflammées par les larmes, se plantèrent dans ceux de
Roland.
— Une secrétaire, salaud, tu as promis !
Un remue-ménage se fit entendre dans les boxes. Des filles crièrent. Les assistants se précipitèrent
de tous côtés.
— Vos gueules !
Roland et Merkur échangèrent un regard. Triste. Pesant.
— Pas de retour possible, soupira le gros Paçi.
Lui, c’était la perte du fric qui le désolait. Roland Kasneci hocha lentement la tête.
— Et puis c’est une mauvaise marchandise, conclut Merkur. Elle va te gâcher le reste du panier…
À grands cris, aidé de ses brutes, il fit se réunir les filles autour d’Ema Fiqiri. Elle n’avait pas
bougé. Collée au mur de parpaings. Crucifiée.
Les filles titubaient, hagardes, les cheveux devant les yeux. Leurs bras croisés sur la poitrine et
leurs dos voûtés disaient assez que celles-là ne poseraient plus aucun problème.
Merkur dégaina son TT (pistolet russe).
— Vous êtes des salopes !
Plusieurs gémissements épuisés s’échappèrent du groupe d’esclaves.
— Vous n’êtes que des putes, continua Merkur. Vous faites honte à votre famille. Vous faites honte
à l’Albanie !
Il arma son flingue. Le claquement du métal parut puissant dans le vaste espace nu.
Roland Kasneci cracha soudain son allumette. En trois enjambées, il les rejoignit.
— Ema, souffla-t-il, c’est ta dernière chance.
Elle hoqueta. Secoua la tête.
— Non.
— Ema, écoute-moi…
Il chercha ses yeux.
— Il n’y a pas de sortie. Pas maintenant. Plus tard, oui. Plus tard. Quelques mois. Ne sois pas
stupide, Ema.
Un instant, elle eut devant les yeux l’image de son fils. Luan. Barbouillé de chocolat. Et le soleil si
brillant, derrière lui. Le soleil qui jouait dans ses cheveux.
— Non, dit-elle.
Merkur braqua le canon sur son front et lui mit une balle dans la tête. Il rengaina son flingue.
Rajusta son pantalon sur son gros ventre. Puis donna un coup de pied machinal au cadavre. Le corps
d’Ema Fiqiri qui voulait voir l’Amérique. Il renifla. Et ordonna à ses hommes :
— Allez me brûler ça !
*
**
Roland Kasneci resta à Vlora les jours qui suivirent.
Roland s’inquiétait de la réaction de Dimitri Gambeta lorsqu’il apprendrait qu’il manquait une
fille.
Les affaires posaient moins de problèmes quand on les surveillait soi-même.
La nuit du départ, il se rendit sur l’embarcadère prévu, une jetée de pierres du vieux port de
Rhadima, à l’écart des principaux quais de Vlora. Et des lumières.
Avec Piro, le capitaine du bateau, les négociations avaient été aussi amicales qu’elles pouvaient
l’être. Roland avait livré le bétail à la consommation de l’équipage avant l’embarquement.
Piro Guga était un ancien sous-officier de la Marine nationale.
La vieille vedette garde-côte de fabrication chinoise était le bateau dans lequel il avait servi. Il se
l’était appropriée le jour où son capitaine avait disparu du port de Vlora, laissant femmes et enfants.
Depuis, il faisait du commerce.
— Tu diras à Dimitri Gambeta que je le salue, recommanda Kasneci.
— Mire, je lui dirai.
— Tu dois aussi lui dire que je suis désolé pour la fille qui manque.
— S’ka problem, Roland Kasneci. Je lui dirai tout ça.
Roland tapota le revers du caban du marin.
— Ne les largue pas en pleine mer, ces femmes m’ont coûté beaucoup d’argent.
L’ancien officier de marine sourit.
— Non. Ne t’inquiète pas.
Remontant la jetée vers les lumières du port et son 4 × 4, Roland ne pouvait s’empêcher d’être
préoccupé.
Ces marins étaient tous des pirates. Un coup de sang ou de paresse et ils jetaient tout le monde par-
dessus bord. On comptait déjà les cadavres par centaines. Rien que pour ce petit coin de l’Adriatique.
Pour les Kurdes, les Chinois et les autres clandestins, la traversée était parfois moins longue que
prévu.
Roland Kasneci ne pouvait que comprendre les passeurs.
Une fois l’argent de son passage encaissé, qui avait besoin d’un Kurde ?
*
**
Vlora, cette petite cité maritime oubliée depuis longtemps, était devenue une vedette.
Tous les services d’immigration d’Europe connaissaient désormais ce nom.
Vlora, pour ces hauts fonctionnaires, c’était une vision insupportable.
Plus de trois cent mille clandestins par an. Parmi eux, cent mille Albanais. Chaque année.
Des hordes qui déferlaient pour souiller les beaux rivages de cet espace Schengen dont tous
préparaient l’avènement. Vlora, c’était la source. L’abcès. La plaie dont s’écoulaient tous les esclaves
des ateliers clandestins. Les Kurdes en Allemagne. Les Pakistanais en Angleterre. Les Chinois en
France.
Il y avait vraiment de quoi les rendre malades, ces messieurs de la CEE.
*
**
À cette heure-ci, les fainéants de la guardia di finanza, les garde-côtes italiens, dormaient bien
sagement.
L’abordage en Italie eut lieu sur un quai de bois soutenu par des bidons flottants. Un wharf
accroché à une petite crique sablonneuse, à une vingtaine de kilomètres au sud de Brindisi.
Comme tant d’autres semblables, sur cette côte déserte, il avait été installé par les hommes de la
Mafia. La Sacra Corona unita. Ils s’en servaient pour faire aborder les chargements de cigarettes et
autres marchandises de contrebande.
Trois hommes attendaient.
Dino Andoni. Skender. Et Bunk.
Une vingtaine de minutes plus tard, toutes les jeunes femmes, ainsi que Vika et Liri Doda, les
écolières de la province de Fier, avaient pris place dans la remorque d’un camion à l’enseigne d’une
fabrique de détergents.
Prêtes pour leur nouveau destin.
Et les mille cinq cents kilomètres de route jusqu’à Milan.
CHAPITRE 4

Le fait est là. Dès la chute du communisme, des prostituées d’origine albanaise firent leur
apparition. En Macédoine, d’abord. En Grèce ensuite.
Puis enfin en Italie, qui allait devenir leur terrain d’élection.
Les Albanaises qui se prostituaient en Italie étaient à peine plus de cent en 1991. C’est l’année où
les carabinieri établirent leurs premières statistiques sur le sujet.
Six mois plus tard, au printemps de l’année 1992, elles étaient six cent cinquante.
Répertoriées.
Au début de 1993, trois mille.
Quatre mille huit cents l’année suivante.
Ce n’était pas une tradition albanaise que de vendre les femmes. En bon pays méditerranéen, la
terre des Aigles respectait les rites du machisme et du patriarcat.
Protection de la virginité des filles jusqu’à leur mariage.
Pudeur des relations intimes.
Respect total envers la fonction de mère.
Pour se mettre à brader les fesses de leurs femmes et de leurs petites sœurs, il fallait bien que les
Albanais soient devenus fous. Ou bien particulièrement impitoyables. Ou bien les deux.
Les fusillades entre bandes de souteneurs se multiplièrent. Les carabinieri notèrent cela, aussi.
Principale caractéristique de ces règlements de comptes : ils étaient particulièrement sanglants.
Les spécialistes qui se penchèrent sur la question dessinèrent une situation particulièrement
inquiétante pour un pays libre et démocratique.
En moins de deux ans, la majeure partie de la prostitution organisée était passée sous le contrôle de
ressortissants albanais.
L’invasion des filles venues d’outre-Adriatique n’était qu’un aspect du fléau. Un grand nombre de
filles italiennes et les Africaines des réseaux traditionnels étaient passées sous la coupe de bandits
venus d’Albanie.
Tradition ou pas, les Shqiptar avaient su montrer en ce domaine-ci comme ailleurs leur positivité
bien spéciale. La rapacité des Aigles faisait merveille.
La qualité et la rapidité du travail firent hurler la presse – et certains magistrats – à la naissance
d’une prétendue « mafia albanaise ». Pauvres de nous ! se plaignaient-ils.
Alors que l’État commençait à gagner sa guerre contre les bonnes vieilles « Cosa nostra », le crime
organisé renaissait par la faute des Albanais.
Rien n’était plus faux.
Rien ne ressemblait moins à une mafia – c’est-à-dire à une structure, une hiérarchie, une
organisation – que la nébuleuse des gangs et des solitaires albanais.
Certes, il y avait des clans. Deux ou trois frères, pas plus.
Au-delà du lien du sang, il n’existait que des ennemis, ou possibles ennemis – ce qui revenait au
même.
Toute alliance était impensable.
Au contraire, par exemple, des organisations russes et des pays de l’Est, la cohorte qui déferlait sur
l’Italie n’avait ni chef, ni loi, ni stratégie.
Les bandits albanais étaient sourcilleux sur leur indépendance. Ils étaient des hommes libres.
Une mafia est une organisation. Les Albanais, eux, réinventaient le « crime désorganisé ». L’Italie
était inquiète.
Et les moins angoissés n’étaient pas les capos de la Mafia eux-mêmes…
S’ils employaient volontiers les hitmen (tueurs) de la nouvelle main d’œuvre albanaise, ils se
demandaient parfois s’ils arriveraient un jour à les assimiler.
*
**
Une douzaine de jeunes femmes se tenaient sur deux rangées, dociles, les épaules basses, leur
maigre bagage à leurs pieds. Si de temps à autre l’une d’elles levait la tête, c’était pour jeter vers les
bourreaux un regard égaré. Plaintif. Vaincu.
Même pour les plus braves, la fatigue l’emportait sur la colère. Une indescriptible lassitude.
Rien ne fatiguait autant que la terreur.
C’était Skender Rama qui se chargeait de la partie dure de l’exploitation des jeunes femmes. C’était
lui qui les préparait à leur campagne italienne – comme toujours flanqué de son « petit » protégé
Bunki.
Ils se plantèrent en face d’elles.
Le taurillon noir et la masse de chair blonde.
Un frémissement parcourut le groupe des filles.
Quinze jours après avoir été arrachées à leur destin, après être passées entre les mains de Roland le
maquereau et de Merkur le dresseur, elles savaient toutes pressentir le moment où les ennuis
pouvaient commencer.
Impossible de savoir d’où naissait la plus grande peur. Des yeux d’aigle à la fois noirs et lumineux
de Skender Rama. Ou du regard délavé, fixe et vide du géant.
— Vous connaissez le sida, commença Skender. Alors, écoutez bien : pourquoi elle avance si
lentement, la recherche sur le sida ? Hein ?
— … C’est parce que les rats des laboratoires refusent de se laisser enculer !…
Pas une des jeunes femmes ne faisait mine de rire. Ni même de sourire. L’une d’elles, au premier
rang, s’était mise à se mordre le poing.
— Écoutez plutôt celle-là, les filles, reprit Skender : à quoi reconnaîtrez-vous que vous êtes
contaminées ?… Vous sentirez un souffle chaud sur la nuque et une forte douleur dans le cul !
Cette fois ses rugissements furent couverts par le meuglement de Bunki.
— Alors, s’écria Skender, est-ce que vous savez au moins qu’est-ce qui est vert et qui fond dans la
bouche ?… Une bite de lépreux !…
Le visage de Bunki était devenu écarlate. Un masque grotesque fendu d’un énorme sourire de
carnaval. Des larmes roulaient sur ses joues. La sirène de son rire roulait et rebondissait dans le
hangar.
— Celle-là, c’est Mère Teresa qui me l’a racontée.
Plusieurs des jeunes femmes s’étaient mises à pleurer.
Il brandit alors un petit paquet de livrets et de cartes. Les papiers d’identité des filles. Les leva haut.
Qu’elles les voient bien.
Puis il empoigna son Skorpio. Un pistolet-mitrailleur 7,65 de petite taille. Un Heckler & Koch.
Quarante balles au chargeur. Un best.
Il souriait.
Ses beaux yeux noirs parcoururent la rangée de jeunes femmes. Chaleureux. Engageants.
— Il n’y a que deux voies possibles pour vous. Soit vous obéissez, soit je vous tue. Inutile de vous
échapper. Vous n’irez nulle part sans papiers. Et je vous retrouverai.
Son sourire s’agrandit soudainement, comme s’il venait de penser à une nouvelle blague.
— Et si je ne vous retrouve pas, poursuivit-il, je sais où trouver vos pères, vos mères, vos sœurs…
Je les massacre tous.
Il les regarda. Il souriait toujours.
— Et je jetterai leurs cadavres dans le fumier. Promis. Les jeunes femmes étaient brisées.
S’il restait encore quelque espoir, quelque volonté de s’en sortir au plus vite, chez certaines d’entre
elles, les paroles de Skender les détruisait.
La vengeance était annoncée.
Aux yeux de ces filles, souvent originaires de la campagne, du fin fond du pays longtemps le plus
fermé de la planète, démunies de toute connaissance du monde, de toute expérience, il n’y avait plus
d’issue possible.
La tradition de la vengeance était la leur, à elles aussi. Elles en connaissaient tous les rites.
Les menaces de Skender sur les familles étaient prises très au sérieux.
Au tragique.
*
**
Skender aimait l’action. Il n’aimait que l’action.
En dehors des contrats, il faisait la fête en permanence.
Il n’habitait pas vraiment quelque part. Parfois, sur un coup de tête, il louait un appartement qu’il
désertait aussitôt. Le plus souvent, il naviguait d’un hôtel à l’autre.
Pourquoi laver ses fringues ?
L’argent était là, dans ses poches : quand c’était sale, il jetait. Ou bien il donnait à un clochard – il
y en avait de plus en plus dans les rues. Il s’en rachetait d’autres au premier magasin.
Seuls son blouson d’aviateur et ses bottes mexicaines le suivaient partout.
Il avait goûté à toutes les défonces. Speed. Coke. Héro. Herbe. Il n’avait rien trouvé. Pour se
déchirer la cervelle, Skender aimait l’alcool. Il n’aimait que l’alcool.
La main de fer qu’il tenait serrée sur le réseau de bordels du quatuor, la peur qu’il faisait régner sur
les femmes et sur ses lieutenants, les règlements de comptes avec les autres maquereaux ne lui
suffisaient pas.
Skender aimait passionnément l’action.
Il montait quatre à quatre les marches branlantes du vieil escalier. De pauvres ampoules éclairaient
à peine les paliers. Des cris de gosses et les hurlements de la publicité télévisée retentissaient derrière
les portes fermées.
L’air sentait le chou. La lessive. L’urine.
Skender avait marqué un temps d’arrêt devant l’immeuble.
Il n’aimait pas.
Un vieux bâtiment triste de la banlieue, à quatre étages. Bientôt promis à la démolition. Cerné par
des grandes tours modernes de béton et par des chantiers.
Mais c’était là que vivait Arben. Alors…
Il s’était engouffré en sifflotant dans l’ombre peu accueillante du porche d’entrée.
Arben. Son frère. Son aîné. Beni, comme on l’appelait toujours. Arben et Skender. Autrement dit,
là-bas, au village, à Vaïze : les fils Rama.
C’était une vraie joie qui avait transporté Skender lorsqu’il avait appris – par le téléphone albanais,
toujours en service – que son frère s’était installé en Italie. Et à Milan, encore. Ils étaient quasiment
voisins.
Un nouveau palier sombre. Des portes de bois renforcées de verrous.
Le six. Skender sonna. Des cris d’enfants joyeux répondirent.
La porte s’ouvrit sur son frère. Les deux hommes avaient tous deux les bras écartés. Sans même
prendre le temps de se regarder, ils s’embrassèrent longuement.
L’appartement était petit et pauvre. Une bonne odeur de mouton grillé montait de la cuisine.
— Si ke qënë ? (Comment vas-tu ?, – lorsqu’on ne s’est pas vu depuis longtemps –.)
— Mire, shumë mire. (Bien, très bien.)
Arben était un homme large. Costaud. Lourd. Le front têtu. La bouche sévère. On reconnaissait dans
ses traits vigoureusement taillés un peu de la beauté de Skender. Ses yeux noirs renfermaient un peu
de cette lumière qui irradiait de ceux de son petit frère.
— Bienvenue, mon grand, entre.
Skender salua sa belle-sœur, Mira, affairée dans la cuisine.
— Si ke qënë, Mira Rama ?…
Embrassa deux enfants à la fois timides et rieurs. Une grande fille. Un garçon au visage d’ange et
au sourire lumineux.
— Vois comme mon garçon te ressemble, Skender.
Arben souriait. Mais un soupir s’était échappé de sa poitrine.
— C’est ton portrait craché, quand tu avais son âge.
Ils s’attablèrent avec Mira pour l’apéritif. Le raki était déjà sur la table. Ils échangèrent quelques
souvenirs. Quelques plaisanteries. Puis Skender, qui ne cessait de laisser libre cours à sa joie et de
frapper l’épaule d’Arben, se rendit compte qu’il était joyeux pour deux.
Arben n’était pas naturel. Il y avait de la retenue en lui. De la gêne.
Skender connaissait bien son frère. Il avait été élevé par lui. C’était son aîné. Une place importante
dans la famille albanaise. Le second du père. Le maître lorsque celui-ci était absent.
C’était Arben qui avait guidé, corrigé et protégé les premiers pas de Skender.
Avant le camp.
— Qu’est-ce qu’il y a, Beni ?
Arben le dévisagea un moment. Soupira. Envoya d’un coup de menton sa femme et les enfants hors
de la pièce.
Quand ils furent seuls, il sortit de sa poche un paquet de cigarettes brunes. S’en alluma une,
refusant les blondes américaines que Skender lui proposait.
— Ce qu’il y a, Skender… c’est que tu nous fais honte.
Skender sursauta sur sa chaise.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Ne fais pas l’idiot, s’il te plaît. On sait ce que tu fais pour gagner ta vie. Et toi, tu viens ici, le
sourire aux lèvres, alors que tu salis notre nom.
— Beni ! s’écria Skender, le visage défait. C’est… C’est rien, quoi… C’est pas sérieux…
Il bafouillait. Ne savait plus quoi dire.
— Beni, quoi…
— Pas sérieux ? Tu sais ce qu’on dit de toi, Skender Rama ? Que tu es un fou furieux qui tue tous
ceux qu’il croise. Pas sérieux ?…
Skender avait baissé la tête.
Au-dessus de lui roulait la voix rocailleuse de son frère. Calme. Amère. Dont chaque mot
l’assommait un peu plus.
La maison familiale n’existait plus. Dans les désordres de la nouvelle administration albanaise, des
gens plus malins avaient mis la main dessus.
Le père n’avait rien pu faire : il était mort trois mois plus tôt. Les dernières semaines de sa vie, il
les avait passées à maudire son fils cadet.
Celui qui bâtissait sa vie sur le meurtre.
Qui faisait haïr le nom des Rama par on ne savait combien de mères, de veuves et d’orphelins.
La mère avait trouvé refuge chez sa sœur, au village. Sa honte était telle qu’elle ne voulait plus
jamais revoir l’homme qui s’appelait Skender Rama.
Une main de fer serrait la gorge de Skender.
Il releva la tête. Machinalement, tendit le bras et servit des rakis. Les yeux éteints, il but. Se
resservit. L’étau comprimait toujours sa poitrine.
— Et alors…
Sa voix était tremblante. Grinçante. Chevrotante. Une voix de petit garçon près de sangloter.
— Et alors, qu’est-ce que je dois faire ?
Arben haussa ses lourdes épaules.
— Je ne sais pas, Skender. Arrête. Arrête tout de suite. Change de vie.
Il écrasa la cigarette dans le cendrier. Il avait à peine tiré dessus.
— Mira et moi, on prie pour toi, soupira-t-il. Tous les jours. On demande à Dieu de t’éclairer. De te
donner la force de changer…
Il soupira de nouveau. Les yeux dans le vague. Une moue dubitative aux lèvres. Comme s’il ne
croyait pas beaucoup, dans le cas présent, à l’aide du Très-Haut.
Cinquante ans de communisme intransigeant avaient eu des effets divers sur les Albanais. Certains
en étaient sortis totalement athées. D’autres étaient retournés vers les rites de la religion orthodoxe ou
musulmane dès que cela avait été de nouveau permis. Ou, du moins, que personne ne songeait plus à
l’interdire. Arben et Mira Rama faisaient partie de ceux-là.
— Et toi, demanda Skender, qui puisait un regain d’énergie dans les rakis. Toi, Beni, tu vas me
renier aussi ? Tu vas me maudire ?
L’émotion et l’affection se répandirent sur le visage d’Arben. Ses yeux noirs flambèrent, à cet
instant aussi lumineux que ceux de son benjamin.
— Mais non, Skender, souffla-t-il. Tu seras toujours mon petit frère, pour moi. Et je serai toujours
là.
Skender hocha la tête, comme un gamin tancé qui promet de s’amender. L’un et l’autre, du même
élan, se penchèrent par-dessus la table et s’enlacèrent, maladroitement. Puis Skender remplit les
verres et ils trinquèrent.
— Attends, fit Skender, j’ai quelque chose pour toi.
Il cligna de l’œil, le sourire revenu. Fouilla dans la poche de son blouson. En tira une épaisse liasse
de billets verts. Des dollars. Beaucoup. Il la tendit à Arben.
— Tiens, mon frère. C’est pour toi.
— Tu te fous de moi ?
Arben était devenu livide. Ses mains se mirent à trembler. Il posa son verre.
— Mais quoi, Beni…
— Tu veux t’en prendre une ? Ne me tends pas ce fric. C’est de l’argent sale. N’essaie plus jamais
de m’en proposer.
— Beni, tu en as besoin. Les enfants…
— Pas de cet argent-là ! Arben avait crié.
Skender dévala les marches branlantes. Tête baissée. Épaules voûtées. Triste. Infiniment.
Du même pas rageur, il regagna son coupé Mercedes. Tendit sans les regarder une poignée de
billets à la bande de gamins qui l’avaient gardée.
Il démarra dans un rugissement rageur. Laissa un mètre de caoutchouc sur le goudron du parking. Il
n’y avait personne pour comprendre. Douze ans de camp. Douze.
— Qu’est-ce qu’ils ont à m’emmerder avec leur Dieu ! Pendant mes douze ans, il était en vacances,
Dieu ?
Des larmes coulaient le long de ses joues.
*
**
En son temps, Don Paolo Matarrese avait été un homme d’action.
Il était sorti du rang. Né dans le ruisseau, il avait gravi un à un les échelons de sa « famille ». Il
avait beaucoup travaillé pour devenir riche. Beaucoup tué, puis beaucoup fait tuer, aussi.
Il était devenu un chef.
La guerre que l’État italien avait déclarée à la Mafia avait contraint les grands chefs du clan à
s’exiler au Monténégro. Même s’il restait en liaison permanente avec eux, Matarrese était devenu le
vrai boss sur le terrain.
Skender travaillait pour lui.
Don Paolo, comme il aimait se faire appeler, avait été parmi les premiers capos à comprendre les
avantages que des mafiosi avisés pouvaient tirer de l’afflux des Albanais.
Les familles américaines ne donnaient-elles pas l’exemple ? Les clans Gambino et Lucchese
employaient depuis longtemps des hitmen albanais.
Le travail était bien fait. Leur loi du silence plus rigide encore que celle des mafieux italiens
garantissait contre les risques. « Ils ont le sens de l’honneur et celui du secret, pensait Don Paolo
Matarrese. Ils nous ressemblent. Cent cinquante ans en arrière, bien sûr. Ce sont quand même des
ploucs. »
— Skender, entre. Laissez-le, vous autres !
Don Paolo faisait l’honneur à Skender de le recevoir chez lui.
Il y avait deux chiens de garde. Le premier dans le vestibule. L’autre dans le salon, où il restait près
de la porte. Assis sur une chaise. Serré dans son costume sombre. L’air stupide et méchant.
La seule autre personne présente était Sophia, la femme de Don Paolo.
— Hello, Skender !
Sophia Matarrese était le contraire d’une poule.
Une très belle femme que l’approche de la cinquantaine ne parvenait pas à enlaidir. Un visage de
madone. Une cascade de cheveux cuivrés. Un sourire éblouissant. Un corps aux formes pleines, aussi
harmonieuses que généreuses.
Son élégance, son raffinement, la séduction discrète qu’elle exerçait sur son entourage disaient
assez sa grande intelligence.
Aux côtés de Don Paolo, elle avait été tout au long un conseil précieux et un soutien sans faille dans
toutes les circonstances.
Toutes.
— Buena sera Sophia bella !
Ce n’était pas tout à fait pour plaisanter que Skender, à chaque fois qu’il la croisait, lui envoyait le
plus lumineux de ses regards d’ange. Et la belle dame ne paraissait pas tout à fait insensible au
magnétisme qui émanait du jeune fauve.
— Oh, Skender… Comment fais-tu pour rire tout le temps comme ça. Tu dois être un garçon très
heureux !
— Moi, je lui vois surtout les yeux rouges, s’écriait Matarrese. Tu ne devrais pas trop faire la fête,
petit…
Il éclatait d’un grand rire sonore d’homme gâté par la vie et sûr de lui.
— Et ne me regarde pas comme ça… Sophia, tu vois que ton protégé n’aime pas les conseils,
hein… Fougueux, hein… Bene… Bene… C’est comme ça qu’on doit être à ton âge.
— Ne l’embête pas avec son âge, chéri, ou il va te parler du tien…
Et Don Paolo Matarrese riait de plus belle.
À l’exception de ses cheveux parfaitement blancs, les années n’avaient pas prise non plus sur
Matarrese. C’était un athlète. Grand. Les épaules larges. Fort. Solide. Avec des grosses mains carrées
qui rappelaient son origine paysanne.
Seul le léger arrondi de son estomac venait adoucir un peu, depuis quelque temps, cette silhouette
tout en angles.
Don Paolo Matarrese aimait manger.
Et Sophia cuisinait bien.
— C’est bon, hein, Skender ?
Ils étaient attablés tous les trois devant un plat de spaghettis frutti di mare. De luxe. Langoustines et
palourdes à profusion, dans un discret filet de pâtes blondes.
— Hein que c’est bon, Skender ?… Je vais te dire, ma femme cuisine si bien que je ne veux rien
manger d’autre que ce qu’elle me sert. J’ai raison ou non, dis, Skender ?
Skender savait, comme un peu tout le monde, que Matarrese vivait dans la crainte de se faire
empoisonner. C’était la vraie raison de son attachement à la cuisine matrimoniale.
— Ouais, c’est pas mauvais, concéda-t-il.
Il se tenait plié en deux. Le menton au-dessus de l’assiette. Décortiquait les langoustines sans
aucune finesse, à pleines mains. Et crachait les petits bouts de carapace qui lui restaient dans la
bouche. Certains atterrissaient sur la nappe.
— Mange, fils, mange, rigolait Matarrese, ça fait plaisir de te voir manger de bon cœur ! Regarde
Sophia comme elle est contente.
Ces Albanais, pensait-il.
Ce Skender, surtout. Regardez-moi cette brute. Ce plouc. Ce n’était pas le respect qui l’étouffait,
celui-là.
Don Paolo Matarrese, capo di mafia, était habitué aux révérences. Dans les rangs du crime organisé
italien, on suivait encore le vieux code solennel des courbements d’échine et des baisemains aux
« parrains », comme aux premiers temps de la Cosa nostra sicilienne. Jamais un bandit italien – a
fortiori un vulgaire tueur à gages, un simple soldat – n’aurait osé se comporter avec une telle
désinvolture.
Lorsque le chef vous faisait l’insigne honneur de sa table, on ne lui salopait pas sa belle nappe
blanche.
Mais Matarrese ne s’offusquait pas. Les manquements systématiques du jeune homme aux
conventions le faisaient plutôt rire. En homme qui s’était fait tout seul, il appréciait qu’on ait du cran.
Qu’on ne se laisse pas impressionner.
C’était une marque de caractère.
Et puis Skender était une bonne recrue.
Très bonne.
Il avait déjà exécuté dix-sept contrats, tous sur le sol italien. Parfaitement exécutés. Sans bavures ni
suites.
— Dis-moi, Skender, lui lança-t-il au moment du café, ça te plairait, un petit travail aux États-
Unis ?
— Hein, aux States ? Mais tu rigoles, vieux, j’en meurs d’envie !
Pendant le reste de la soirée, ils parlèrent boulot. Ce fut assez long. Don Paolo avait des idées
précises sur le bon déroulement de ce travail aux Amériques. Très précises.
Le capo di mafia raccompagna lui-même son homme de main jusqu’à l’ascenseur. Dans le hall de
marbre, devant la porte d’acier, il lui donna une accolade.
— Et ne fais pas le con, petit…
Il prit un visage sévère.
— Ne vas pas te trouver un job là-bas et ne plus revenir, hein ? Il y a un avenir pour toi à mes côtés.
Alors ne fais pas le con.
Skender souriait. Il pointa son index sur la poitrine de Matarrese. Tapota.
— Tu sais comment on appelle un enfant qui a tué son père et sa mère ?
Le carillon retentit. Les portes coulissèrent. Skender sauta dans l’ascenseur.
— Un orphelin.
Il éclata de rire tandis que les portes se refermaient. En guise d’au-revoir, Don Paolo Matarrese ne
trouva qu’un fa’n culo a sorrete (« J’encule ta sœur », dans le dialecte de la ville de Bari).
Les États-Unis étaient une terre de jeu albanaise depuis longtemps. Surtout New York. Puis, dans
une moindre mesure, Détroit et Chicago-Milwaukee.
Dès le milieu des années quatre-vingt, le New York Police Department avait commencé à
s’inquiéter.
Comme tant d’autres sur le même sujet.
Les Albanais du Bronx. Une nouvelle tribu pour ce terrible quartier qui avait déjà connu, au cours
des âges, la violence italienne, la violence portoricaine et la violence noire.
Pour la seule année 1990, les autorités estimaient que dix millions de dollars en cash et en
marchandises avaient été volés par les clans albanais dans trois cents supermarchés, bijouteries et
restaurants de la Big Apple.
L’éventail des personnels, moyens techniques et modes d’action était complet. Certains gangs
étaient équipés de chalumeaux à gaz, de perceuses électromagnétiques et autres matériels
sophistiqués, qui leur permettaient d’ouvrir les gros coffres. D’autres n’avaient que des barres à mines
et des marteaux pour casser les bacs à monnaie des machines à sous.
La dureté de ces hommes est étonnante, déclarait à la presse un porte-parole du NYPD. La prison ne
les effraie pas du tout. Les conditions de vie dans leur terre d’origine sont telles qu’ils en apprécient la
perspective. Un toit. Un lit. Trois repas assurés par jour. La plupart refusent même de plaider pour une
réduction de peine.
Les vols et braquages s’étendirent rapidement à Philadelphie, puis à la Virginie et à la Caroline du
Sud, venant à couvrir, avec les gangs de Détroit et Chicago, la totalité de l’est des USA.
Le FBI, comme tant d’autres, se mit à s’angoisser.
Comme tant d’autres, les Feds ne purent que constater l’extrême solidité du mur de secret que les
gangs albanais savaient tisser autour d’eux. L’inviolabilité de la loi du silence, garantie de cette
discrétion absolue. La loyauté sans faille de ceux qui se faisaient prendre, qui excluait toute manœuvre
de retournement.
Chez les Albanais, il ne pouvait y avoir d’indics.
Quant à envoyer des agents sous couverture, il ne fallait pas y songer. La difficulté de la langue,
comprenant des sons uniques, impossible à parler sans accent pour un étranger, rendait toute opération
de ce genre impensable.
Au cours des années suivantes, les activités albanaises sur le sol américain se diversifièrent. Si les
officiers fédéraux reconnaissaient que la majorité des cent mille Albanais présents dans l’est des USA
étaient des gens honnêtes, vivant de petits commerces et d’immobilier, ils devaient avouer en outre
que la petite minorité qui posait des problèmes posait de vrais problèmes.
Aucun domaine de l’illégalité, du chantage au braquage, du trafic à l’extorsion de fonds en passant
par la gestion de cercles de jeux illégaux, n’échappait plus aux Shqiptar.
La démence albanaise s’était installée durablement sur la terre américaine.
Des bars attaqués à la mitraillette.
Des femmes corrigées à coups de couteau.
Des hommes descendus en public. Des massacres. Des cadavres démembrés…
— They’re a wild bunch of people (C’est une bande de sauvages) constatait publiquement un
officier de police du Michigan.
La DEA, la Drug Enforcement Agency, la plus grosse organisation de lutte contre le trafic de
stupéfiants du monde, commença, comme tant d’autres, à se faire du souci.
Quarante pour cent de l’héroïne qui arrivait désormais sur le territoire américain passait, à un
moment ou un autre, entre des mains albanaises.
Les experts de la DEA se crurent très savants et démontrèrent que les Albanais avaient installé leur
filière en s’appuyant sur deux « cousinages » ethniques. Avec les Turcs, du côté européen, qui leur
fournissaient la came. Avec les Italiens, côté Amérique, qui possédaient déjà leurs réseaux de revente.
Dans les années suivantes, il fallut corriger cette expertise.
Si les Albanais avaient effectivement collaboré avec les producteurs turcs et les trafiquants de la
Mafia, ils les avaient rapidement dépassés.
Ils contrôlaient désormais leurs filières à cent pour cent.
C’était au tour des Turcs et des Italiens, comme tant d’autres, de commencer à se poser des
questions.
Le FBI produisit une note signalant qu’un nombre grandissant des Albanais ayant des ennuis avec
la police étaient originaires du Kosovo.
Qu’une part grandissante des bénéfices illégaux albanais servaient à acheter des armes, pour
s’équiper ou équiper leurs alliés en Yougoslavie.
Les diplomates et les experts en stratégies internationales se mirent, comme tant d’autres, à
trembler.
*
**
Skender arriva à New York par ses propres moyens. Par des réseaux albanais.
Don Paolo Matarrese, son commanditaire, avait voulu le remettre entre les mains de familles
italiennes amies pour les faux papiers et le reste. Skender avait décliné.
— On sait faire, qu’est-ce que tu crois ?
Il trouva refuge chez des Albanais. Un bloc d’immeubles de briques aux façades zébrées par les
escaliers d’incendie, dignes de West Side Story, dans la 187e Rue. Près de Delkab Avenue. Au fond du
Bronx.
Skender aima l’ambiance.
Il avait le temps : Don Paolo lui avait donné quinze jours. Et le repérage de la victime, un
businessman de Wall Street aux mœurs tout à fait régulières, aurait pu être fait par un amateur.
Il passa ses nuits à faire la fête avec les copains du Bronx. Ses journées à se promener. Comme un
touriste. Avide des images des films de gangsters qui l’avaient fait rêver.
Les gratte-ciel. Les taxis jaunes. Les cinémas porno de Times Square. Les étudiantes et les
clochards de Central Park.
Il se fit quelques putes – et deux hamburgers qu’il trouva dégueulasses.
Don Matarrese lui avait donné des contacts pour s’acheter une arme. Il la trouva aussi facilement
chez ses copains. Un Beretta à cinquante dollars, à jeter tout de suite après usage.
— Skender Rama !
Un soir, dans un strip bar – sous contrôle albanais – il tomba sur un ancien compagnon de camp de
travail.
— Artan, putain, mais tu es devenu un Américain !
Pantalon à carreaux, bottes à bascule et casquette de base-ball. Le jeune homme, que Skender avait
connu maigre comme un rescapé de Dachau, avait pris le teint gras et rose des indigènes du pays.
Skender finissait par se sentir nain, au milieu de tous ces obèses.
Triomphal, Artan lui tendit un livret vert. Un passeport américain.
— Regarde, je m’appelle Brian Foster, maintenant. Et je peux même justifier de mon identité.
Hilare, il sortit de sa poche une affichette. Wanted, était-il écrit en titre, comme dans les westerns.
Un bulletin de recherche du FBI, portant la photo d’Artan. Artan, dit Brian Foster.
Recherché pour trafic de drogue, homicide et évasion. Skender frappa dans le dos de son ancien
compagnon de bagne.
— On peut dire que tu as réussi, toi. Mais attention à leur chaise électrique.
Artan avait éclaté de rire.
— T’inquiète, ils sont bien trop balourds.
Le contrat se déroula sans anicroche, en plein cœur de Manhattan, dans le parking souterrain d’un
immeuble de bureaux.
Skender cueillit sa cible au moment où il descendait de sa voiture. Il l’attrapa par sa cravate. Le
colla au mur.
— J’ai un message pour toi.
Un homme d’une quarantaine d’années. Un long visage de type italien. Des cheveux déjà gris sur
les tempes.
— C’est de la part de Don Paolo de mes deux.
L’homme laissa échapper un gémissement. Une odeur d’urine s’éleva.
— Il m’a dit de te dire des trucs, mais j’ai oublié…
Skender Rama souriait. Il dévisagea un moment sa victime, de son regard d’ange bienveillant.
Plus loin, dans le souterrain, des voitures grimpaient la rampe, les pneus couinants.
Skender resserra sa prise.
— Dis-moi : est-ce que tu crois en Dieu ?
— Oui !
L’homme avait voulu crier, mais la poigne de Skender sur sa gorge ne lui autorisa qu’un
couinement de petit animal.
Skender s’écarta un peu. Tout en maintenant le type collé au mur de la main gauche, il sortit le
Beretta de sa poche.
Le braqua sur le ventre de l’homme.
— Au nom du Père, dit-il.
Il tira. Le corps de l’homme bondit. Il hurla. Une tache rouge s’agrandit rapidement sur sa chemise.
— Au nom du Fils, chuchota Skender.
Il tira.
— Et du Saint-Esprit, conclut-il.
Et il tira une troisième fois.
Skender lâcha l’homme. Une poupée de sang et de souffrance qui s’abattit au sol, dans les flaques
d’huile. Il se pencha.
— C’est Don Paolo de mes deux qui m’a dit de te tirer dans le ventre. Il veut que tu souffres. Tu
crois toujours en Dieu ?
Il écouta un instant les gémissements de l’homme, puis lui tira une balle dans la tête. Skender
s’éloigna. Il souriait toujours.
CHAPITRE 5

La première altercation sérieuse qui opposa Dino Andoni et Dimitri Gambeta eut lieu alors que le
quatuor dînait dans l’arrière salle du Caffé dell’Aquile (le Café des Aigles). Le bar que venait de se
payer Dino Andoni sur la Via Lazzaretto, du côté du Corso Buenos Aires.
Ce dernier servit les quatre premiers rakis. Puis reposa lourdement la bouteille au centre de la table.
— Je ne suis pas d’accord pour les mineures.
— Tu es surtout devenu fou, rétorqua Dimitri Gambeta. On parle de faire des affaires, ici ? Est-ce
qu’on parle de business, ou non ?
Dino haussa les épaules, l’air dégoûté.
— Je vole ce que tu me dis qu’il faut voler. Je passe tout ce que tu me dis de passer par la frontière
que tu veux. Je tue le type que tu me dis qu’il faut tuer. Mais cette saloperie-là, je n’en veux pas.
Andoni l’orphelin n’avait eu qu’une famille, avant la prison. Une lointaine cousine. Elle s’appelait
Zyliha. Une adolescente. Les images et les sensations laissées par Zyliha subsistaient dans sa
mémoire. Agréables.
Dimitri Gambeta semblait à bout de patience.
— Non mais tu sais combien ils payent les mineures ? C’est un marché, tête de brute.
— Non, fit Dino.
— Qui tu es, toi ? Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais le choix ? Tu prendrais un vieux gigot ou une
petite ?
Skender lui jeta un coup d’œil curieux. Sourit. Prit son verre. Le vida. Se pencha pour attraper la
bouteille.
Seul Bunki choqua son verre contre celui de Dimitri Gambeta.
Quand quelqu’un levait son verre, on trinquait.
Cling.
C’était bien.
— Je ne marche pas, affirma Dino.
— Ah tu es malin, toi…
Dino resservit lentement une tournée de raki. Calme. Très calme. En comparaison, Dimitri
Gambeta paraissait survolté.
— Non mais c’est quoi, ici ? L’hôpital de la charité ? C’est la presse du cœur ? Tu t’es abonné chez
Barbara Cartland, ou quoi ?
— Chez qui ?
— Laisse tomber. Écoute : si tu n’es pas d’accord, c’est ton problème. Le mien c’est de faire le fric.
On est en démocratie, non ?… Alors on va voter, d’accord ?
Il fallut expliquer le principe à Bunki. Si tu penses que c’est bien, tu lèves la main. Si tu penses pas
bien, tu ne bouges pas. Dimitri Gambeta leva d’autorité la sienne.
— Moi, je vote pour mon projet, déclara-t-il. Parce que mon projet, c’est un énorme marché, c’est-
à-dire d’énormes profits. Le choix, c’est faire des sentiments ou faire du fric.
Il prit son verre. Se tourna vers Skender. C’était lui qu’il fallait convaincre.
— Il ne faut quand même pas pousser. On en a tué combien, déjà ? On a combien de filles qui
travaillent ? C’est le business, bon Dieu !
Il se pencha vers Skender. Fit claquer son verre sur la table.
— Je vote pour l’exploitation des mineures. En grand. À fond.
Skender dévisageait Gambeta. En souriant.
Sacré bavard de Korchar. Toujours des phrases ! Et pas bête, avec ça. Skender avait tendance à
penser comme lui. Le pognon était le pognon.
Seulement…
Seulement c’était un Korchar. Et Dino était son copain. Un Lab.
Dino Andoni avait fait du camp, en Albanie. Pendant ce temps, le Korchar bavardait dans les
salons. Lorsque Dino leva sa main en soufflant dans un nuage de fumée :
— Je vote contre.
Skender, avec une totale mauvaise foi et un vaste sourire, leva aussi la sienne.
— Contre.
Bunki cligna des paupières plusieurs fois. Il n’avait pas compris les explications de Gambeta, ni à
quoi toutes ces discussions se rapportaient. Il avait seulement retenu qu’il fallait lever la main à un
moment donné.
Voyant son copain-pour-la-vie le bras en l’air, et aussi son copain Dino, il les imita.
Skender éclata de rire et resservit des rakis.
Dino laissa retomber sa main et, lentement, tira la conclusion. Le ton nasillard. Une caricature de
Dimitri Gambeta :
— À l’issue d’un vote démocratique, la majorité absolue des voix se déclarant contre, la
proposition est rejetée. Suspendez la séance !
Skender poussa une longue note rauque vers le plafond, aussitôt rejoint par Dino et Bunk, pour un
chant polyphonique dans la tradition – qui fit fuir Dimitri Gambeta.
*
**
Vika et Liri Doda, les deux adolescentes enlevées quelques mois plus tôt dans la province de Fier,
furent les premières à bénéficier de ce retour en arrière. Elles furent transférées dans l’un des studios
de la bande, dans la banlieue de Milan.
Les cousines Doda n’étaient plus des petites filles. Elles étaient devenues des êtres blessés.
Meurtris.
Leurs petits visages rappelaient à Dino les faces de certaines vieilles femmes qu’on autorisait à
venir rendre visite à leur fils dans les camps. Usés. Ravagés par les larmes. Avec ces mêmes yeux à la
fois perdus et fermés. Hostiles. Définitivement.
— Je sais bien que vous ne pouvez pas me croire maintenant, mais je vais vous rendre votre liberté.
Bientôt. En attendant, vous allez rester ici quelques jours… Bunki ?
Le géant s’approcha. Précipitamment. De son lourd pas dandinant.
— N’ayez pas peur. Bunki est gentil. C’est lui qui va rester avec vous. Il est fort. Il vous protégera.
Je vous donne ma parole qu’il ne vous arrivera plus rien… Tu seras gentil, hein, Gros ?
— Oui, Bunki gentil, tu parles !
Un sourire niais se répandit sur sa grosse face. L’une des deux filles jeta un œil prudent par-dessus
son bras replié. Et se cacha de nouveau.
*
**
Le lendemain du vote, Dimitri Gambeta, dépité par son échec, avait décrété :
— Vous faites comme vous voulez, après tout… Seulement vous connaissez la règle. Pas de
retour…
— Putain, Korchar…
— C’est le meilleur moyen. C’est le seul. On va sombrer dans l’amateurisme, ma parole. Il faut les
tuer.
*
**
Il fallut plusieurs jours.
Un soir, Dino plongea ses yeux dans ceux de la plus âgée. Celle qui protégeait l’autre. Qui
paraissait la plus raisonnable. Il lui fallait être convaincant.
— Vika, il ne faudra pas être un danger pour nous. Jamais. Tu comprends ?
La petite battit des paupières. Une fille d’Albanie, ça comprend vite.
— Je pourrai vous laisser partir si vous me donnez votre parole. Votre parole d’Albanaise.
Chacune.
— On est d’accord, déclara Vika. On donne notre parole.
— On va vous remettre sur un bateau pour l’Albanie, d’accord ?
La bouche de la gamine s’étira vers le bas, comme si elle allait se mettre à pleurer. À côté d’elle,
Liri secouait la tête.
— Non… non… Pas en Albanie. L’Albanie n’est plus pour nous. On porte le péché.
Dino maudit encore une fois Dimitri Gambeta. Le pervers. Le salaud. L’inhumain.
« Pas de retour », disait-il. Il avait raison. Les petites ne pouvaient pas rentrer chez elles. Pas
maintenant. Pas avant longtemps.
Elles avaient été enlevées. Violées.
Elles n’étaient plus pures.
Aux yeux des patriarches du village, elles seraient désormais des putes.
Et tout le monde serait d’accord.
Qui sait si elles n’avaient pas fait un peu exprès ? Pourquoi les avait-on choisies, elles,
précisément ?
Il n’y avait plus aucun avenir pour elles dans la région de Fier. Avant une éternité.
— Je comprends. Mais alors, qu’est-ce que vous voulez faire ?
— On veut rester en Italie.
La réponse avait fusé. Claire. Sans hésitation. Dino Andoni souffla la fumée de son cigare. Et laissa
échapper un petit sourire.
— On aime le Coca-Cola, hein ?
La solution fut beaucoup plus simple que Dino ne s’y attendait.
Tous les Albanais installés en Italie n’étaient pas des bandits. Loin, très loin de là !
Soixante mille Albanais répertoriés en 1994 étaient des travailleurs, salariés et sans histoires.
Et remarquablement discrets.
Italie, terre d’accueil des Shqiptar.
L’Italien était la seconde langue naturelle des Albanais – surtout ceux du littoral et des villes, qui
recevaient les programmes de la RAI, à la radio et à la télévision.
Le contexte de la péninsule, tant géographique qu’humain, était cousin de celui d’Albanie.
Aussi l’immigration était-elle forte. Et l’intégration la plupart du temps réussie.
Si on trouvait de nombreux Albanais à des postes subalternes, ouvriers d’usine et employés, on
comptait aussi un nombre appréciable – et grandissant – de docteurs, d’hommes de loi et de
professeurs.
La vie de ces gens n’était pas toujours rose.
Immigrant est un dur métier.
Surtout pour un peuple fier et sûr de ses qualités.
Surtout pour les plus humbles, dans cette Europe que ne gouvernait plus que l’avidité envers
l’argent.
C’étaient les salaires de ces gens courageux, durs à la peine, qui assuraient aux familles restées en
Albanie la sécurité financière. Qui leur donnaient l’accès aux nouveaux biens de consommation. Leur
offraient même, toutes proportions gardées, une relative prospérité.
C’est une de ces familles d’immigrants qui recueillit Vika et Liri Doda. Un couple de jeunes gens
adorables, tous deux salariés en usine.
Dino Andoni posa une liasse de billets sur la table.
— C’est trop, dirent ensemble le jeune homme et sa femme.
— C’est bien comme ça, répondit doucement Dino. Il faudra leur acheter des vêtements, payer les
livres pour l’école. Leur donner de l’argent de poche. Pas trop, hein, qu’elles n’aillent pas faire des
bêtises…
— Sois tranquille, Dino Andoni.
CHAPITRE 6

Pour Dimitri Gambeta, être membre d’une association ne signifiait pas : un, que l’on partage tout.
Et deux, qu’on néglige de monter ses affaires personnelles.
C’est vers cette époque que l’ex-écrivain s’engagea dans ce qui devait devenir la grande aventure
de son existence.
Voler du pognon à l’Albanie.
L’exemple lui vint de Bulgarie. De Russie. De Roumanie. Les sociétés pyramidales étaient
devenues une spécialité des pays de l’ex-bloc soviétique. Une escroquerie de plus.
Une arnaque classique. Il s’agissait de monter une société de crédit. De proposer aux particuliers de
spéculer avec leur argent. Et bien sûr de promettre des taux d’intérêt mensuel absolument stupéfiants.
— Donnez-moi mille dollars, je vous en verserai deux cents tous les mois. Promis.
Si l’on savait recruter sans arrêt de nouveaux pigeons, les dépôts nouveaux servaient à régler les
intérêts des dépôts anciens – non sans qu’on ait prélevé une bonne commission à chaque opération.
Cela durait tant que tous les épargnants ne réclamaient pas leurs intérêts en même temps.
Ou que le fondateur, sentant venir l’échéance, ne s’enfuyait pas avec les fonds récoltés.
Dimitri Gambeta s’associa avec deux respectables mafieux qui, toujours en quête de machines à
lessiver leurs capitaux sales, investirent dans la société.
Et fondèrent, pour la galerie, de petites entreprises de confection à Tirana.
La lessiveuse était prête à fonctionner.
Les bureaux de la société de crédit Investimi furent ouverts à Vlora. Sur la Rruga e Skeles, entre le
port et le centre-ville, près de Centrale, le quartier des bandits.
Une jeune femme, professeur d’économie et totalement inconsciente, fut engagée comme directrice
générale. Le sous-directeur fut tout trouvé en la personne du petit-cousin de cette jeune femme. Un
petit homme replet et suffisant, tout petit employé d’administration, qui aimait porter des cravates.
Les bureaux étaient prêts à recevoir leurs inestimables clients.
Vlora, ce désormais prospère petit port, comptait déjà trois officines, Sudia, Gjallica et Populli,
dont la réussite impressionnait déjà le pays.
Les candidats au profit se pressaient à leurs guichets. Les dépôts en caisse se chiffraient déjà en
millions de dollars. Car il y avait de l’argent en Albanie.
Les centaines de milliers de travailleurs émigrés dans tous les pays d’Europe envoyaient leurs
salaires à leurs familles.
Par rapport à la misère de l’époque communiste, c’étaient de véritables petites fortunes dont
disposaient ces braves et honnêtes gens.
Dimitri Gambeta avait découvert les plaisirs. Le luxe. Le sexe. Le fric.
Et, dans le même temps, il avait réalisé à quel point il en avait été privé pendant quarante ans.
Son unique regret, dans toute cette histoire, c’était d’avoir été empêché d’en jouir à l’âge de vingt
ans.
Ces plaisirs, on les lui avait volés.
L’Albanie les lui avait volés.
L’Albanie, dont la simple évocation faisait monter la haine en lui. Le ressentiment. Le désir de
vengeance. L’Albanie, qui allait payer, maintenant.
CHAPITRE 7

Dino Andoni découvrait la vie telle qu’il la voulait.


Un bel appart. Une Porsche. La fête tous les soirs. Un boulot qui lui donnait de l’action.
Désormais seul responsable de la logistique – comme disait Dimitri Gambeta –, il bougeait dans
toute l’Italie.
Sans arrêt.
À fond.
Depuis les criques du Sud où il réceptionnait le cheptel jusqu’aux grandes villes du Nord où il
déposait la marchandise.
Dans les mains de Skender – le responsable de la discipline et de la sécurité.
Les filles qu’il croisait dans les boîtes craquaient volontiers pour sa bonne gueule. Et son argent
dépensé avec générosité.
Moins de deux ans après avoir sauté dans l’eau du port de Bari depuis le pont du Vlora, Dino
Andoni était propriétaire de deux bars. Son Caffe dell’Aquile de la Via Lazzaretto. Un café dans le
Sud, à Giovanizzo, près de Bari. Un bar de plage.
C’étaient de bons investissements.
Dimitri Gambeta l’avait guidé pour ses premiers « placements à long terme ». Comme il disait.
Et Dino devait le reconnaître, Gambeta était peut-être un salopard de Korça, aussi sournois et
dangereux qu’une vipère, il était de bon conseil pour les questions d’argent.
Dès à présent, s’il l’avait désiré, Dino aurait pu vivre plus que décemment avec les seuls bénéfices
de ses établissements.
Les relations tournèrent brusquement au vinaigre entre le quatuor et Roland Kasneci. Le
maquereau. Le recruteur de filles de Tirana. Une question d’argent.
Un des bateaux affrétés par Piro Guga – le marin, toujours dans l’affaire – avait disparu corps et
biens.
La guardia di finanza, les garde-côtes italiens, avaient retrouvé quelques cadavres. Un homme mûr,
sûrement le capitaine. Quelques jeunes femmes.
Les corps furent répertoriés parmi les deux cent soixante que repêchèrent les douaniers italiens
cette année-là.
Les six cents déjà comptabilisés depuis 1991.
Roland Kasneci s’était imaginé que Dimitri Gambeta, en tant qu’associé commercial, pourrait
assumer une partie de ces frais inattendus.
Imaginé.
Mieux, il s’était laissé aller à le suggérer au téléphone.
— Pour qui se prend-il, ce petit con… Dino, mon ami, est-ce que tu peux me rendre un service, s’il
te plaît ?…
Au même moment, des contacts sérieux se nouaient entre l’association et un clan de proxénètes
albanais de Macédoine, la petite république frontalière, au sud-est de l’Albanie.
Les Albanais du Tetovo, toute petite enclave sur le sol macédonien, avaient toujours été actifs dans
tous les domaines du commerce.
Ce clan de « cousins » macédoniens, spécialistes de la prostitution internationale, projetait de
développer une filière albano-italienne, en traversant l’Albanie par la route.
Ils demandaient qu’un expert soit envoyé en Albanie pour défricher les problèmes de logistique.
Et participer à une sorte de réunion du clan, dans leur fief, à Tetovo.
L’affaire intéressait passionnément Dimitri Gambeta.
— En fait, Dino, il faudrait me rendre deux services…
L’avion d’Alitalia amorçait sa descente vers Tirana. La terre brune de l’Albanie remplaça les flots
bleus de l’Adriatique.
Dino Andoni se pencha au hublot. Ému. Empli d’une fébrilité inattendue.
Il observa les champs qui défilaient sous les ailes. Nus. Ocre. Ponctués de taches grises et carrées.
Beaucoup. Innombrables. Les bunkers.
À peine l’appareil eut-il touché le tarmac irrégulier de la piste que la majeure partie des passagers
se levèrent d’un bond. Ouvrirent les coffres au-dessus de leur tête. En tirèrent d’énormes sacs et des
ballots renforcés à la ficelle.
Ceux-là étaient des Albanais.
La demi-douzaine d’Italiens – des hommes d’affaires – restait sagement assise, attendant que
l’avion s’immobilise.
L’équipage laissait faire. Les hôtesses avaient essayé de faire régner le bon ordre aux premiers
temps de l’ouverture de la ligne. Elles avaient renoncé depuis.
Dino s’avança vers les guichets délabrés, muni de ses papiers italiens et de billets verts. Les
premiers ne furent même pas regardés. Les seconds payèrent deux douaniers.
Deux fonctionnaires de l’immigration.
Et un prétendu responsable de l’aéroport, qui exigeait une taxe.
*
**
D’abord, il se débarrassa du travail le plus ennuyeux. Il convoqua Roland Kasneci.
Malgré la politesse infinie dont ils firent preuve et leurs démonstrations d’amitié, il n’aima ni le
personnage, ni ses deux sbires bien habillés.
De vulgaires maquereaux.
— Plus jamais, compris ?
D’emblée, Dino avait adopté le ton de la menace.
— Zotërinj (Messieurs), c’est un message de mon groupe que je suis venu vous porter. Et c’est le
dernier avertissement. Nous ne voulons plus jamais entendre de réclamations de ce genre.
Kasneci reçut le message. Le comprit. Dans toutes ses implications.
Il eut la force de rester impassible. De dissimuler la haine qui mordait son ventre.
« Pour qui tu te prends, Dimitri Gambeta ? », pensait-t-il.
Il aurait pu l’envoyer se faire mettre, l’écrivain. Il ne manquait pas de souteneurs albanais, en
Italie. Peu étaient aussi gros que Gambeta et ses copains, mais il y en avait d’autres.
Il aurait pu faire descendre Andoni, ce salopard qui venait les gifler chez eux, avec sa sale voix
lente et ses manières au ralenti.
Mais dans les deux cas, la vengeance de Dimitri Gambeta serait terrible.
Et il y a avait Skender.
Surtout Skender. Et son copain, le géant.
Roland garda toutes ses réflexions pour lui.
Hocha la tête.
— S’ka problem, Dino Andoni. J’ai compris le message.
Dino accepta à contrecœur le raki qui lui fut offert. De minute en minute, ses interlocuteurs
l’écœuraient un peu plus.
« J’ai passé huit ans au bagne, songeait-il. C’est là que je suis devenu fou. Mais eux… Eux, ils
n’ont pas d’excuses. C’était un professeur, ce type-là. »
Il ne s’attarda pas plus que le temps nécessaire pour ne pas ajouter l’insulte à l’offense.
*
**
Dino voulait prendre son temps.
Il s’installa à l’hôtel. Le Tirana, sur la place Skanderbeg. Un minimum de confort – ce qu’on
appelait du luxe sous l’ancien régime, largement dépassé.
Les nouveaux Tiranais investissaient apparemment plus dans les bars et les grosses voitures que
dans l’hôtellerie.
Et les centrales électriques.
Les affairistes italiens qui étaient descendus dans le même palace que Dino devenaient fous à
chaque panne d’électricité.
Il y avait bien le chantier d’un hôtel de la chaîne Roderer, annoncé par d’énormes panneaux
publicitaires, quelques rues plus loin, mais il ressemblait plus à un terrain vague abandonné qu’à un
véritable projet de construction.
Tirana l’attendait. Transformée.
La petite capitale lugubre de son souvenir avait pris des couleurs. Mais elle était aussi devenue sale.
Très sale.
Il était loin, le temps où les vieilles femmes du service municipal balayaient soigneusement les
rues, chaque matin.
La société de consommation était passée par là. Tirana croulait sous les ordures.
Les jeunes femmes étaient jolies comme savaient l’être toutes les filles de Méditerranée. Elles
n’avaient pas mis longtemps à découvrir les secrets des jupes courtes, des couleurs et du make-up.
Des bandes d’adolescents traînaient les avenues. Excités. Joyeux. Répandaient sur leur passage le
doux bordel de la jeunesse.
D’autres, plus sombres, plus blêmes, en haillons dignes de l’époque communiste, s’adonnaient
visiblement aux joies de l’héroïne et de la seringue.
Il y avait des meurtres. Des règlements de comptes. Du sang.
Plusieurs gangs se partageaient la ville. Par quartiers. Il y avait ceux de la Rruges Bardhûl et ceux
de la Rruges Sali Atdemi.
Les flics ne faisaient rien pour les arrêter, évidemment. Quand ils n’appartenaient pas eux-mêmes à
l’une des bandes.
La violence particulière avait connu une fantastique recrudescence.
Les conflits entre familles nés sous la loi du Kanoun ancestral et réprimés pendant toute la période
communiste s’enflammaient de nouveau.
La presse albanaise nouvelle était née. Le vieux Zeri i Populit, l’organe officiel du parti des
travailleurs, existait toujours. Mais il était désormais perdu parmi une foule de revues colorées et de
quotidiens aux grands titres rageurs.
Plus de délit d’opinion.
La parole était libre et les nouveaux journalistes ne se gênaient pas pour apostropher publiquement
les « autorités ».
Les fonctionnaires de plusieurs ministères menaçaient de se mettre en grève. On leur devait
plusieurs mois de salaire. Les professeurs ne voulaient plus travailler pour cinquante dollars (trois
cents francs) par mois. Sept cent mille prisonniers politiques réclamaient des réparations sonnantes et
trébuchantes.
Financièrement parlant…
De ce côté-là, tout allait bien. Son Excellence Démocratique et ses comparses se gavaient.
L’anarchie qu’ils laissaient s’installer dans les institutions n’avait d’égale que l’efficacité avec
laquelle ils remplissaient leurs poches.
L’Histoire jouait pour eux.
La communauté internationale était engluée jusqu’au cou dans la guerre en Yougoslavie. En
attendant de pouvoir amener les belligérants serbes, croates et bosniaques autour d’une table de
négociations, ni les États-Unis ni les Européens ne voulaient entendre parler d’une nouvelle
déstabilisation dans la région.
Aux yeux des puissants du monde, mieux valait alors une Excellence Démocratique pourrie qu’une
explosion sociale.
C’était tout le monde développé qui s’unissait pour faire la fortune de ces gros malins. Et celle de
leurs descendants.
Au premier rang, la vieille et frileuse Europe, qui mettait en tremblant la main au porte-monnaie.
L’Europe inquiète, qui voyait renaître à son flanc l’Albanie oubliée. L’abcès albanais. Source de
violence et de trafics.
L’Europe inhospitalière, qui refusait les hordes de fuyards albanais.
La riche Europe, qui vomissait ses millions de dollars sur l’Albanie. Qui engageait les yeux fermés
ses fonds de développement économique sur des projets plus bidons les uns que les autres.
Qu’importait le thème !
Hôpitaux, écoles, routes, ponts, infrastructures… Les financements ne venaient que satisfaire la
voracité des politicards.
Les quelques capitaux privés, lâchés par des inconscients, subissaient le même sort. Ils
disparaissaient.
Même l’embargo décrété par les Américains sur la Yougoslavie se révélait juteux pour ces grands
goulus. Ils en profitaient pour trafiquer du pétrole.
Les scandales éclataient régulièrement dans la nouvelle presse libre.
Untel, tant de millions de dollars.
Tel autre, deux fois tant de millions de dollars.
L’histoire tenait la une pendant trois jours, puis elle était effacée par une autre de ces tragi-
comédies.
Encore un autre, cent fois tant de millions de dollars.
Il va sans dire qu’aucun des Untels démasqués ne démissionnait.
Au-delà d’un certain chiffre, être publiquement considérés comme des porcs ne dérangeait plus du
tout ces messieurs.
Les Albanais avaient trouvé l’union.
Ce peuple d’individualistes intransigeants, ces aigles amoureux de la solitude et jaloux de leur
indépendance s’étaient enfin réunis. Sous la bannière du capital.
Et que gagne le plus malin. Le plus retors. Le plus vicieux.
Les médecins annonçaient leurs honoraires avant d’intervenir. Les mourants qui n’étaient pas
solvables n’avaient qu’à mourir. Une nouvelle version du serment d’Hippocrate.
Les pharmaciens récupéraient n’importe quels stocks, de n’importe quelle provenance, y compris
les pires saletés périmées. Et comptaient parmi les commerçants les plus riches de la ville.
Les professeurs faisaient payer leurs cours et monnayaient les bonnes notes aux examens. Le
moindre formulaire ne s’obtenait qu’en échange d’un billet à l’heureux fonctionnaire qui avait le
pouvoir de le délivrer.
— C’est le bordel, quoi, pensait Dino Andoni.
Il observait tout cela d’un œil fataliste. Presque amusé.
Une nouvelle folie avait pris l’Albanie. Générale.
C’était tout le pays qui se mettait hors-la-loi. Une nation entière qui se mettait au service du
capitalisme le plus impitoyable.
L’absence de pitié, les Shqiptar connaissaient.
De toute façon, il y avait une vérité que Dino Andoni l’orphelin, Dino Andoni le maudit connaissait
au fond de son cœur.
L’Albanie ne serait jamais heureuse.
Jamais… On est faits pour la tragédie.
CHAPITRE 8

La poudrière des Balkans, comme on disait. Elle explosait, la poudrière.


Le grand bordel de la fin du XXe siècle s’était emballé. Les Européens, apeurés par le bruit des
bottes, ne savaient qu’ouvrir de grands yeux.
Les puissants du monde étaient paumés. Manipulés par des voyous authentiques, ils commettaient
une bourde à chaque fois qu’ils osaient un mouvement. Chacun de leurs gestes avait pour effet
d’augmenter la violence.
Ou bien y avait-il autre chose ?
Existait-il quelque raison stratégique obscure, tenue hors de la connaissance des peuples ?
Quelque vision de l’avenir du monde connue seulement de certains initiés, qui encourageait les
chefs des États développés à jeter de l’huile sur le brasier balkanique…
C’était le temps des fous et des assassins.
Des martyrs. Des nations crucifiées.
Le temps du business, aussi, évidemment.
Qu’est-ce que la guerre, sinon le degré ultime du business ?
La Bosnie était déchiquetée. Sarajevo tenait, héroïque, sous les balles des snipers serbes.
Les bouchers Karadzic et Mladic répandaient les charniers. Les milices d’Arkan inventaient le
nettoyage ethnique.
L’ONU se couvrait de ridicule. L’opprobre frappait les généraux au casque bleu qui livraient les
victimes aux assassins.
La guerre.
Pour la première fois depuis 1945, l’Europe la bourgeoise, l’Europe la tranquille sentait le feu
gronder sous elle.
*
**
— Ils ne m’écoutent jamais !
Dimitri Gambeta était au-delà de l’exaspération. Cheveux en bataille. Lunettes sur le bout du nez.
Les jambes croisées, le pied droit tressautant, une mule de chevreau accrochée aux orteils.
Il donna une claque au journal déplié devant lui, sur les reliefs du breakfast.
— Ces brutes de Labs, ils n’écoutent jamais rien ! Excédé.
Même la vision de Babe, sa statue de chair blonde s’ébattant dans la salle de bains, porte ouverte,
n’avait aucun effet.
— Tu m’as parlé, mon rrroucoucou ?…
— Non, chérie, non… je réfléchis.
L’affaire s’étalait sur une demi-page dans La Stampa. Avec une photo. Des restes humains calcinés.
« Les Albanais de la terreur », c’était le titre.
Un après-midi, huit jours plus tôt, trois hommes avaient fait irruption dans un bar fréquenté par des
Africains.
Un café du Corso Como, près de la gare Garibaldi, le nouveau quartier de nuit, tranquille à ce
moment de la journée.
Ils avaient braqué deux consommateurs. Des citoyens nigérians. Des habitués. Les avaient traînés à
l’extérieur. Puis dans un van. Avant de disparaître dans la circulation, fluide à cette heure-là.
Trois jours plus tard, dans un champ du côté de Melegnano, à une trentaine de kilomètres de Milan,
les carabinieri avaient trouvé les restes de ce sinistre brasier.
Les têtes avaient été coupées, précisait l’article. Chacune portait la trace d’une balle en plein front.
— Un crime raciste, s’indignait publiquement le journaliste.
Dimitri Gambeta haussa les épaules.
Il les connaissait, lui, les deux Nigérians. C’étaient des petits caïds de la prostitution sur Milan,
Turin et Bologne.
Quant aux trois « agresseurs sauvages » décrits par les témoins, Dimitri Gambeta les connaissait
aussi.
Il était associé avec eux.
Il n’y avait pas de business sans problèmes. C’était inévitable. Dimitri Gambeta admettait que la
destruction de certains adversaires était parfois la seule solution.
Il avait lui-même plaidé pour la mort de tel ou tel au cours de son ascension. Surtout pendant la
période d’installation, où la plus grande fermeté est la seule attitude raisonnable.
Dimitri Gambeta s’en accommodait. Pourvu qu’il ne soit pas obligé d’y assister.
Sa délicatesse naturelle s’accommodait très mal des plaintes. Des gémissements. Des supplications.
Quant à la vue du sang, elle le rendait malade. Physiquement malade.
Il vomissait.
Et puis il fallait de la mesure. De la modération.
Et de la discrétion. Surtout de la discrétion. Les réactions aux problèmes devaient être pesées.
Calculées. Dosées. Multiples !
Avec ce fou de Skender Rama, la conclusion était unique. Toujours la même. Le meurtre.
C’était un tourbillon de sang. Un massacre anormal. Une spirale de mort dans laquelle ce malade
mental les entraînait tous.
Dimitri Gambeta avait comptabilisé les exécutions. Scrupuleusement, comme à son habitude. Le
résultat était effarant. En trois ans, l’association avait tué soixante-six personnes.
C’était trop.
Si encore Skender le sanguinaire s’était contenté de massacrer les ennemis du clan. Mais non. Il
faisait régner sa terreur à l’intérieur même du réseau.
Il avait bousillé un petit lieutenant, Angelo. Un bon petit gars. C’était Skender lui-même qui l’avait
engagé. C’était son petit protégé.
Angelo ceci, Angelo cela…
Pendant un temps, Angelo n’avait eu que des qualités. Puis, un beau jour, Skender s’était amené
dans l’appartement d’Angelo et il l’avait abattu. Charcuté.
Trois chargeurs de Skorpio dans le corps.
Il était vrai que le dénommé Angelo avait profité de la confiance de Skender pour essayer de leur
piquer trois filles.
Il méritait une punition, le petit. Mais il y avait d’autres échelons avant la mort.
Le comble, c’était que Skender avait aussi tué les trois filles. Il les avait trouvées dans
l’appartement et butées dans la foulée. Et ça, Dimitri Gambeta ne le lui pardonnait pas.
— Trois filles, bon Dieu, maugréait-il, dix-huit mille dollars par mois…
— Mon rrrroucoucou a du souci…
Babe était sortie de la salle de bains, à peine vêtue d’un peignoir de soie incapable de retenir ses
énormes seins.
D’une des larges pointes roses, elle caressa le visage de Dimitri Gambeta.
— Comme il a l’air sérieux, mon grrrros pigeon d’or et d’argent.
— Les affaires, chérie, tu sais bien, les affaires…
Déçue, Babe fit volte-face et, dans un balancement affolant de ses hanches, regagna le lit.
Elle dévisagea un instant son roucoucou, les sourcils levés. Haussa les épaules. Puis se plongea
dans le dernier Vogue.
Dimitri Gambeta froissa le journal plutôt qu’il ne le replia et se dirigea vers la salle de bains.
Une douche lui ferait du bien. Avec quelques frictions.
*
**
Le milieu des années quatre-vingt-dix marqua un tournant dans l’histoire des stupéfiants.
On vit apparaître de nouvelles drogues. Des hallucinogènes et des excitants obtenus à partir de
produits de synthèse, et non plus naturels.
Des produits extrêmement bon marché.
Le prix de revient d’une pilule du bonheur n’atteignait plus que quelques centimes. Au détail, dans
la rue, elles coûtaient dix dollars l’unité. Et plus.
Les trafiquants, qui n’étaient pas plus mauvais économistes que d’autres, savaient que la réduction
des coûts entraînait la hausse des marges. Ils se jetèrent sur le nouveau marché.
Pour chaque intermédiaire, le commerce des drogues de synthèse rapporta plus que n’importe quel
autre trafic dans toute la glorieuse histoire des contrebandes.
Les pays de l’Est devinrent rapidement les premiers producteurs. Ils présentaient de forts atouts en
ressources humaines. Après l’effondrement du communisme, il ne manquait pas en Russie, en Pologne
et dans les Balkans, de chimistes qualifiés. Et affamés.
Prêts à tout.
Prêts à produire n’importe quoi pour échapper à la misère.
Cet afflux n’affecta pas pour autant les productions traditionnelles.
L’héroïne, notamment, resta en progression constante, tant en production qu’en consommation.
Elle devait cette bonne santé à l’ouverture de nouveaux marchés très lucratifs : en Afrique d’une
part, dans les anciens pays du bloc soviétique d’autre part.
L a guardia di finanza italienne constata dans le même temps l’augmentation de ses prises de
hachisch et de marijuana sur les passeurs albanais.
L’Albanie était devenue un pays producteur de chanvre, pour le moment encore modeste.
L’explosion du business de la drogue avait décidé les paysans à se lancer dans des productions plus
lucratives que les olives et les haricots.
Pour les passeurs, c’était un commerce facile. Achetée moins d’un dollar le kilo, l’herbe trouvait
aisément acquéreur à cent fois ce prix dans les rues d’Italie.
*
**
Au nouveau royaume de la poudre blanche, les Kosovars étaient rois.
Ou plus exactement, les quatre-vingt-dix pour cent de Kosovars qui étaient d’origine albanaise. Les
Albanais du Kosovo.
Leur terre d’élection était la douce, la confortable, la riche Suisse.
D’après les flics helvétiques eux-mêmes, c’étaient les Albanais kosovars qui avaient introduit la
quasi-totalité de l’héroïne sur leur territoire dans les années quatre-vingt-dix.
En cette fin de XXe siècle, les différences de comportement étaient très marquées entre Albanais.
Les Albanais de l’intérieur.
Ceux de l’extérieur : de Macédoine et du Kosovo.
Les « Aigles » s’étaient retrouvés enfermés, prisonniers et entièrement coupés du monde pendant
cinquante ans.
Les Albanais du Kosovo et de Macédoine, dans le même temps, étaient devenus des citoyens
yougoslaves.
C’est-à-dire d’un pays qui, s’il était gouverné par un régime socialiste autoritaire, n’était pas une
dictature. Le pays le plus ouvert de tout le bloc soviétique. Un pays dont les habitants, Albanais du
Kosovo compris, étaient à peu près libres d’aller et venir.
Et surtout un pays que Tito avait toujours gardé ouvert sur le monde extérieur.
Il y avait depuis longtemps des communautés albanaises originaires du Kosovo en Belgique, en
Suisse et dans les pays Scandinaves, lorsque les Aigles éperdus de liberté s’étaient mis à fuir leur
pays.
En 1989, les fous dangereux au pouvoir à Belgrade supprimèrent toute autonomie à la province du
Kosovo. Ils inventèrent pour elle un nouveau statut, plus rigoureux et centralisateur que celui en
vigueur sous le défunt maréchal Tito. Le résultat ne se fit pas attendre.
Si les Albanais du Kosovo avaient gagné en culture et en connaissances sur leurs cousins restés
enfermés au pays, ils n’en restaient pas moins des Shqiptar de sang.
Tandis que les Helvètes se lamentaient, noyés sous l’héroïne kosovare, le pouvoir yougoslave
accusait à grands cris les « terroristes » albanais de la province d’acheter des armes avec l’argent du
trafic de drogue.
Toutes ces accusations étaient parfaitement justifiées.
Les polices européennes avaient gagné dans l’histoire un adversaire de poids.
Les bandits kosovars constituaient une organisation structurée. Unie par l’islam et les traditions
patriarcales. C’est-à-dire infiniment dangereuse.
Les clans protégeaient les hommes, mais aussi les femmes et les familles de ceux-ci lorsqu’ils
étaient emprisonnés. Ou tués. La rigueur de leur loi du silence était d’un autre temps. Le code de
vengeance également.
C’était une nouvelle mafia qui naissait, d’un seul bloc, prête à l’emploi. Une mafia impénétrable.
Les flics européens ne trouvèrent jamais un seul indicateur prêt à collaborer avec eux.
Ils eurent même les plus grandes difficultés à recruter des interprètes pour leurs interrogatoires.
Les rares spécialistes de la langue albanaise avaient trop peur des représailles.
*
**
— Buvons !
Nasuf brandit son verre.
Précipitamment, Dimitri Gambeta fit de même. En réprimant une grimace. Ce raki était un vrai
gasoil. Il ne comptait déjà plus les verres qu’il avait dû ingurgiter.
Il flottait dans un treillis camouflé dont le tissu rêche lui grattait les jambes.
Les quatre individus sinistres attablés avec eux les imitèrent.
— Gëzuar ! (Santé !)
Au-delà de la fenêtre de la chambre, le lac Léman s’étendait, vert et lugubre dans la grisaille
d’hiver. On distinguait à peine les monts enneigés de l’autre côté, en France.
— Buvons à la Grande Albanie, reprenait Nasuf Bariqi.
C’était le chef de l’équipe. Un petit homme trapu et moustachu. La réunion avait lieu dans sa
maison, à Lausanne.
— À la Grande Albanie, beuglaient les autres.
La Grande Albanie, c’était la réunion au territoire national des provinces données à la Serbie et à la
Grèce par la conférence des ambassadeurs de 1913.
Dimitri Gambeta était loin de se sentir à l’aise.
En tant qu’ancien intellectuel communiste, il jugeait que le nationalisme était une connerie.
Gigantesque.
Tous les nationalismes.
En tant qu’homme d’affaires raisonnable, il se méfiait des extrêmes. Et des extrémistes.
En tant qu’homme à l’estomac délicat, il ne supportait plus le mouton grillé, ni ce terrible alcool
qu’on le forçait à boire.
Il n’en beugla pas moins aussi fort que les autres.
— À la Grande Albanie !
Négocier l’achat de plusieurs kilos d’héroïne à des prix défiant toute concurrence méritait bien
quelques sacrifices.
Les verres étaient à peine vides qu’ils étaient de nouveau remplis. Dimitri Gambeta remercia Nasuf
d’un sourire.
— À la mort de Milosevic l’enculé, braillait celui-ci. À nos frères du Kosovo !
— Milosevic… Kosovo, meuglaient les autres.
Dimitri Gambeta ne savait pas si le patriotisme de ses hôtes était sincère.
Si c’était le cas, cela posait un problème intéressant. Pouvait-on imaginer, en plein XXe siècle,
qu’une nation se fonde sur le commerce illicite des stupéfiants ? Quel État pourrait-il en sortir ?
C’était une question à la fois politique et morale qui aurait sans doute passionné Dimitri Gambeta.
En d’autres temps.
Seulement voilà : désormais, il s’en foutait. « Pourquoi pas, pensait-il en substance, du moment que
ça me rapporte du fric. » Et il criait bien fort.
— Mort à l’enculé ! Vive le Kosovo libre !
*
**
La guerre était bonne.
Quel dommage que tant de pauvres gens s’y fassent tuer. Pour Dimitri Gambeta, l’éclatement de la
Yougoslavie était une aubaine. Un don du ciel.
En quelques mois, il se fit un certain nombre de millions de dollars. Toutes taxes comprises.
Pour un intellectuel, il y avait là un autre sujet de réflexion.
La guerre, avec son cortège d’horreurs, de viols et de pillages, pouvait-elle donc faire le bonheur de
quelques-uns ?
Depuis que la fameuse poudrière avait pété, jamais le commerce de l’héroïne ne s’était si bien
porté. Des dizaines de kilos.
Des centaines.
Et une bonne partie transitait par l’Albanie. N’était-ce pas une chance pour un respectable homme
d’affaires italien, qui se trouvait justement être d’origine albanaise ? N’aurait-il pas été un péché de la
refuser ?
Les Kosovars avec qui il traitait représentaient une organisation incroyablement puissante. Et elle
ne cessait de s’étendre. Une énorme machine.
Une pieuvre, qui étendait ses tentacules sur toute l’Europe. L’Italie, la Tchéquie, la Slovaquie,
l’Allemagne, la Hongrie, la Lettonie. Plus tous les pays Scandinaves.
Eux, les Kosovars, avaient réalisé la mafia dont Dimitri Gambeta avait rêvé, dans sa misère du
camp des funghatti, à Bari.
Ils étaient une vraie armée du crime organisé. Quant à ses associés, les Labs, c’étaient des
amateurs.
De sanglants amateurs.
Avec eux, ça ne pouvait plus durer.
Même en réunion, il arrivait désormais que Dimitri Gambeta se retienne de parler. Il avait peur.
Un jour ou l’autre, un conflit éclaterait. Ce jour-là, Skender Rama le ruerait.
Il n’y avait plus que Dino Andoni à qui il pouvait parler. Dino était un tueur aussi. Et redoutable.
Qui accompagnait volontiers Skender en expédition.
Mais on pouvait lui parler. Le raisonner.
L’autre, c’était devenu impossible.
Il fallait partager le pognon de la prostitution, et ciao.
Il ne restait plus qu’à trouver la manière d’en convaincre les autres.
Il lui fallait vivre, bon Dieu !
Le monde était un jardin empli de fruits délicieux.
Des yachts à cinq millions de dollars.
Des propriétés très décentes, à vingt ou trente millions de dollars. Des îlots privés avec palais
dessus, à cinquante ou soixante millions de dollars. De bons chiffres.
Cent millions de dollars… ça, c’était de la poésie ! Il était encore jeune. À peine quarante-cinq ans.
Il avait de l’énergie. De l’imagination. Du punch.
Les épaules de Dimitri Gambeta se redressèrent tandis qu’il observait par la baie vitrée, pur malt en
main, le lac bleu sous le soleil de printemps.
Sa poitrine se regonfla.
Il lui sembla qu’une pierre qui pesait sur son ventre venait de se mettre à rouler. Le libérait. Il
soupira d’aise. La vie était belle, après tout !
Du sofa où elle se nichait, nue sous un pull jersey très court, Babe gloussa.
— Heurrrreux, mon rrrroucoucou d’amourrrrr ? Il écarta largement les bras.
— Heureux, Babe chérie. Le monde est à nous ! Et il la rejoignit.
CHAPITRE 9

Pendant que Dimitri Gambeta se creusait la tête, le temps travaillait pour lui. Son ange gardien,
aussi. Ou plutôt son démon gardien.
Alors qu’il analysait une à une les diverses manières de mettre un terme à son association avec les
Labs, la fin de l’aventure s’avançait d’elle-même. Imminente.
Ce fut Bunki, le simplet, l’innocent, qui, bien involontairement, en fut la cause.
En Italie, Bunk était devenu Bunki.
C’était bien.
Il aimait toujours beaucoup son nouveau pays. Au fil des mois, l’Albanie était devenue dans sa tête
une notion très lointaine et très floue. C’est à peine s’il se souvenait d’avoir passé des années dans les
champs, été comme hiver, à construire des bunkers.
Ce qu’il se rappelait, c’était qu’alors il ne mangeait jamais à sa faim.
Ici, à Milan, il mangeait beaucoup. Des pizzas. C’était bien.
Et il n’avait pas de soucis. Jamais. C’était encore mieux.
Bien sûr, il ne participait pas au partage – s’il avait reçu les mêmes liasses de dollars, Deutsche
Mark et lires que les autres, il les aurait semées dans les rues – mais les autres s’occupaient de lui.
S’en occupaient vraiment. Comme des grands frères. Des grands frères albanais. Ce qui veut dire
que Bunki n’avait besoin de rien.
Il occupait un studio au-dessus du Caffe dell’Aquile – le Café des Aigles, propriété de Dino
Andoni, sur la Via Lazzaretto.
Dino, qui disposait d’un grand appartement sur le même palier, n’y résidait qu’exceptionnellement.
Toujours sur les routes, Dino.
Skender, son copain-pour-la-vie, ne passait pas très souvent non plus. Il avait beaucoup de travail.
Le tueur n’emmenait pas toujours Bunki en expédition. Seulement dans les cas graves. Lorsqu’il y
avait besoin d’une force de frappe supplémentaire.
Le reste du temps, Bunki restait tranquille.
C’était très bien.
Il avait appris à se diriger dans les rues du Corso Buenos Aires, aux alentours. Il connaissait toutes
les pizzerias, de la porte Venezia à la Via Settembrini.
Mais le plus clair de son temps, il le passait chez lui, à regarder des dessins animés et des films de
gangsters sur sa vidéo – il avait appris avec une étonnante facilité les boutons de commande.
Et surtout, il jouait.
Bunki avait une passion pour ses jouets. Et comme les autres lui payaient sans barguigner tous ceux
qu’il désirait, ils occupaient au moins les deux tiers du studio.
Ses préférés étaient les engins de chantier. Des gros jouets jaunes et orange, adaptés à sa taille. Des
jouets de luxe, en métal, avec un tas de commandes qui fonctionnaient si on n’oubliait pas les piles.
Un camion dont la benne se relevait et s’abaissait. Un bulldozer à chenilles qui pouvait escalader
n’importe quel obstacle. Et surtout une énorme grue mécanique télécommandée, de plus d’un mètre de
hauteur, avec laquelle il chargeait et déchargeait inlassablement des cargaisons de Lego.
Les véritables événements, dans cette vie paisible de gosse de riche, c’était quand Skender son-
copain-pour-la-vie l’emmenait pour tuer les méchants.
Et, chaque mois, la réunion de l’association.
Bunki ne comprenait pas toutes les implications que ce mot recouvrait. Mais il avait compris que ça
voulait dire « ensemble ».
Donc, avec les copains.
Donc, c’était bien.
Ces soirs-là, toujours le premier samedi du mois, les amis étaient tous réunis, dans l’appartement
de Dino Andoni.
Bunki ne comprenait pas tout ce qui se disait. Même, quand Dimitri Gambeta parlait, il n’écoutait
pas. C’était trop compliqué. Bunki attrapait mal à la tête si ça durait trop longtemps.
Et, en général, ça durait.
Même si, depuis quelque temps, ses copains parlaient plus fort pendant les réunions, comme s’ils
allaient se disputer, Bunki trouvait ça bien.
Parce qu’il y avait après la réunion. Et ça, c’était vraiment bien.
Quand son copain-pour-la-vie Skender retrouvait le sourire et lançait :
— Alors, Gros, on va le boire, ce verre ?
C’était peut-être à cause de toutes les pizzas qu’il mangeait, depuis quelque temps, Skender
l’appelait souvent « Gros ».
En bas, au Bar des Aigles, c’était la fête.
Dino n’aimait pas les excités du samedi soir. Il faisait tirer le rideau de fer et n’admettait à
l’intérieur que des amis. Des Albanais.
Un certain type d’Albanais. Des hommes jeunes qui se connaissaient tous. Qui parlaient haut, le
visage fier, les yeux pleins de défi. Des hommes qui portaient tous une arme.
Ces soirs-là, Bunki faisait la foire. Skender lui offrait une ou deux bières et sa tête se mettait à
tourner tandis qu’il avait tout le temps envie de rigoler.
Cette énorme masse de chair, qui n’avait jamais bu une goutte de toute sa vie en Albanie, supportait
très mal l’alcool.
Ce soir-là, dans la salle, parmi trente autres bandits Shqiptar, se trouvait un nommé Akim Beçi.
Beçi était une sorte de moustique aussi petit que maigre, après une enfance albanaise d’enfant mal
nourri. Le sentiment de sa taille minuscule aggravait sa hargne naturelle. Il n’était que violence et
haine.
À vingt et un ans, il était le chef d’un clan de quatre tueurs à gages. Un frère et trois cousins, tous
originaires du nord de l’Albanie. Du même hameau perdu dans les montagnes.
Nul ne devait jamais savoir pourquoi, vers onze heures du soir, après avoir avalé au moins une bière
de trop, Bunki marcha sur Akim Beçi.
Leva son énorme patte.
Et, un large sourire répandu sur sa grosse face, gifla le petit tueur.
*
**
Skender avait jeté son verre et sauté de son tabouret de bar. Les deux mains libres, bras écartés, il
était prêt à bondir. Dino accourut précipitamment de l’arrière-salle. Le silence était total.
Trente paires d’yeux sombres dans des visages fermés regardaient le petit Akim Beçi.
Assis par terre, les deux jambes écartées.
L’arcade sourcilière droite ouverte. La joue qui commençait à gonfler.
K.-O.
Bunki souriait, ses yeux clairs plus vides que jamais. Il fit un grand pas en avant. Leva de nouveau
la main.
— Bunki, qu’est-ce que tu fous !
Dino attrapa le géant par sa chemise. Le tira en arrière.
— Tu es devenu dingue, ou quoi…
S’agenouillant, Dino glissa prestement sa main à l’intérieur du blouson du nabot. Trouva le flingue.
Le glissa dans sa propre poche.
— Beçi est un ami, lança-t-il à Bunki en se relevant. Ami. Ami, tu comprends ?… Fais-le asseoir,
Skender, il est complètement bourré !…
Le tueur recouvrait ses sens. Il secoua la tête. Porta la main à sa tempe, contempla un moment le
sang sur sa paume. Puis il bondit sur ses pieds, une grimace de rage lui déformant le visage. Sa main
avait filé sous son blouson. Il tâtonna une seconde son holster vide.
— Qui est l’enculé…
Dino se planta devant lui, les deux mains ouvertes.
— Tranquille. Je t’explique. C’est Bunki. Il l’a pas fait exprès. Tu le connais, Bunki. Il lui passe
n’importe quoi par la tête.
Le visage anguleux, aux pommettes saillantes, d’Akim Beçi était devenu un masque de mort.
Livide. Les lèvres disparues. Les mâchoires prêtes à éclater.
Il essuya du revers de la main son œil droit aveuglé par le sang.
— Rends-moi mon flingue, Dino Andoni. Il faut que je le tue.
Il jeta un regard éloquent autour de lui. Trente hommes.
Qui l’avaient vu assommé. À terre.
Jeté au sol par une gifle.
Cette terrible honte ne pouvait être compensée que d’une manière.
— Je dois me laver, Andoni. Donne mon flingue.
— Non.
Le corps maigre de Beçi fut secoué d’un tremblement, comme s’il venait de recevoir une décharge
électrique. Il serra les poings.
— Dino Andoni, souffla-t-il, se forçant au calme, nous avons de bonnes relations, toi et moi. Ne
deviens pas mon ennemi. Le gros sac de merde est à moi.
Dino soupira.
Akim Beçi était au moins aussi ivre que Bunki, même s’il lui avait fallu boire beaucoup plus pour
ça.
— Écoute, répondit-il calmement, je ne veux pas te dicter ta conduite. Mais accepte des excuses. Je
te présente mes excuses pour lui.
Dino se retourna vers le comptoir. Bunki, accoudé au comptoir, leur tournait le dos, la tête
dodelinante. Skender s’était réinstallé sur son tabouret.
Il souriait.
— Skender aussi s’excuse, poursuivit Dino, hein Skender ?
Celui-ci secoua la tête.
— Non, moi je l’emmerde.
— Skender…
— Je l’emmerde, ce montagnard de mes deux. Il croit qu’il va s’en prendre à mon copain. Pour
quoi il se prend, ce Çeçenë ?
Même dans les pires rangs du gangstérisme albanais, on redoutait Skender Rama.
Dino Andoni était apprécié. Bien qu’ayant été giflé, offense suprême, Akim Beçi n’était pas certain
qu’un déclenchement de violence de sa part serait accueilli avec neutralité.
Il recula.
Dans la rue, Dino lui rendit son arme, préalablement déchargée. Le petit tueur la remit dans son
holster sans un mot et disparut.
Une heure plus tard, le bar s’était vidé. Bunki dormait au comptoir, la tête sur ses bras croisés.
— Bon, on y va ?
Skender avait éclusé toute la soirée. Le bord de ses yeux était rouge sang. Son sourire effrayant.
Dino secoua la tête.
— Je sais où ils habitent, lui et ses hommes, insista Skender.
— Non, répondit doucement Dino.
— Il faut le faire tout de suite. Ils vont faire du mal à Bunki. Dino grimaça.
De lassitude.
Encore du sang. De la violence. La mort.
— Non.
Skender le dévisagea un moment. Puis haussa les épaules. Saisit son verre.
— Tu as tort, Dino Andoni. Beçi ne va pas en rester là. Il est borné, ce con-là. Je les connais, les
Cécènes…
Et il cracha par terre.
*
**
On disait les Çeçenë.
Prononcer : Tchétchènes. En appuyant sur la deuxième syllabe pour marquer son mépris.
Les vrais Tchétchènes, petit peuple montagnard du Caucase, avaient une réputation de brutes,
ignares et têtues.
C’était ainsi que les Albanais du Sud désignaient leurs compatriotes du Nord.
À dire vrai, les différences étaient réelles en Albanie entre les méridionaux, tournés vers le littoral
et ouverts sur les mondes grec et italien – du moins lorsqu’un Enver Hoxha ne fermait pas le pays et
les gens du Nord, montagnards isolés dans un territoire difficile de montagnes escarpées et de sombres
vallées.
L’inimitié ancestrale entre les deux groupes s’était exacerbée, en ce milieu des années quatre-vingt-
dix.
L’homme au pouvoir, Son Excellence Démocratique Sali Berisha, était un de ces montagnards du
Nord. Comme un vulgaire chef de bande, il plaçait des hommes de sa région à tous les postes de
responsabilité.
C’est-à-dire lucratifs.
Et les Albanais du Sud voyaient d’un très mauvais œil cette bande de « Cécènes » investir Tirana.
Jouir de tous les avantages. Faire fortune sur leur dos.
Peuple de patriarches intraitables et de femmes esclaves, c’était parmi eux que l’on trouvait les
plus fervents adeptes du Kanoun et des traditions de vengeance.
*
**
Skender avait raison.
Akim Beçi se considérait offensé. Il n’accordait aucune circonstance atténuante à Bunki.
Il ne dormait plus. Il n’avait plus faim. Son ventre se tordait à chaque fois qu’il revoyait les trente
visages penchés au-dessus de lui. Et il frappait les murs de ses poings.
Le gros débile du Sud devait mourir.
Les hommes de son gang se taisaient. Seul son frère et premier lieutenant avait osé tenter de le
raisonner.
— C’est une folie de s’attaquer à ces Labs. Ils sont cinglés.
— Il me le faut.
— Laisse passer du temps et…
— Pas de temps. Il me le faut. Maintenant.
Ils l’attaquèrent par-derrière.
Bunki était sorti dans l’intention d’aller dévorer une pizza. Ils s’approchèrent en silence et
descendirent le géant à coups de batte de base-ball. Puis, unissant leurs efforts, ils transportèrent la
grande carcasse jusqu’à un fourgon – volé pour l’occasion – et l’emportèrent.
Les quelques passants hurlèrent et menacèrent d’appeler la police, mais personne n’osa
s’interposer.
Bunki se réveilla enchaîné. Lié à un poteau de fer.
Autour de lui, un entrepôt qu’il ne connaissait pas, avec des rangées de grands cartons.
Et cinq hommes qu’il reconnaissait vaguement. Des Albanais. Des gens qui venaient au café.
— J’ai mal, se plaignit-il de sa voix aiguë d’enfant, j’ai du sang !
— Tu vas en avoir d’autre.
Akim Beçi était planté devant lui. Dans ses mains, une hache. Une cognée de bûcheron. Neuve. La
lame noire. Le tranchant étincelant.
— Tu vas avoir encore plus mal, ne t’en fais pas.
— Non ! Pas bien !…
Beçi leva la hache. Fit danser le tranchant au-dessus de l’épaule de Bunki, prenant ses marques.
— Demande-moi pardon, fils de pute. Bunki se tordait dans ses chaînes, paniqué.
Il ne se souvenait plus de la gifle. Il ne savait pas pourquoi Akim Beçi était fâché contre lui. Ce
qu’il savait, c’était que la hache lui faisait peur.
Horriblement peur.
— Oh oui, pardon, Bunki dit pardon, Bunki est gentil, il dit pardon pardon pardon…
Un ricanement lui répondit.
*
**
Trois jours plus tard, Dino Andoni revint d’un boulot dans le Sud. Inquiet. Très inquiet. Il fonça
jusqu’à son bar.
Quelques mois plus tôt, il avait offert un téléphone portable à Bunki. À mémoire.
Il n’y avait qu’un bouton à presser pour faire le numéro de Dino. D’ordinaire, le géant téléphonait
tous les jours. Et plutôt deux, trois, quatre fois qu’une.
— Si je, Dino, c’est ton copain…
Bunki adorait téléphoner. Trois jours de silence, c’était trop. Beaucoup trop.
Il frappa chez Bunki. Puis fracassa la serrure à coups de botte. Le regard d’horreur de Bunki
l’accueillit. Ses deux grands yeux bleu ciel écarquillés. Ses joues et son front barbouillés de sang
séché. Son cou tranché.
La grosse tête de l’ami Bunki était pendue par ses cheveux blonds. Comme un ballon. Au crochet de
la grande grue mécanique. Son jouet préféré.
— Oh merde… Bunki, mon frère.
Dino resta un moment les bras ballants. Puis se précipita contre le mur. Plié en deux. Tête en avant.
Tout l’immeuble résonna.
Il recula en vacillant. Le front ouvert. Le visage recouvert de sang.
— Bunki, mon frère !
Il cria. Puis il se jeta de nouveau tête la première contre le mur.
*
**
— Je t’avais averti.
— Ça va… ça suffit, Skender…
Skender Rama avait parcouru plusieurs milliers de kilomètres en vingt-quatre heures. Sans dormir.
Abreuvé d’alcool. À fond.
Il souriait comme un ange.
— Ils sont à moi, je me les fais !
Dino Andoni, livide, les yeux exorbités, secoua la tête. Il montra l’arsenal tout prêt sur la table.
Fusil à pompe. Colts. Grenades.
— Ils sont à nous, Skender, mon frère, à nous.
*
**
Ils eurent les honneurs de la presse.
La furia albanese ne connaissait plus de bornes.
En plein après-midi, au mépris de toute prudence, ce qui paraissait être un commando avait investi
un pavillon d’une banlieue paisible. Cinq hommes – des gangsters, eux aussi –, répartis dans deux
pièces, avaient été abattus à bout portant. Le commando avait ensuite fait sauter les pièces à la
grenade, avant de s’enfuir.
Comme le remarquait finement le journaliste, ils n’avaient laissé aucune chance à leurs victimes.
CHAPITRE 10

Dimitri Gambeta sut saluer la mémoire du bon géant par quelques grimaces de circonstance.
— Bunki, bon Dieu, notre pauvre ami…
Sa contrition n’était pas tout à fait feinte. Le défunt ne manquait pas d’efficacité en certaines
circonstances. Son absence totale de peur en avait fait, malgré sa bêtise, un homme de main de qualité.
Et puis, et surtout, ce pauvre simplet se passait de dividendes. C’était tout à son honneur.
Enfin, la dernière qualité du brave innocent, et non des moindres, c’était sa mort.
Laquelle venait à point nommé.
Dimitri Gambeta avait envisagé toutes les solutions possibles pour se séparer de ses chers associés.
Il avait même – pendant un instant très court – envisagé de les tuer. Il s’était aussitôt dégonflé.
— Prudence, se disait-il.
La prudence est la mère de la sécurité. Jamais il n’aurait le courage de s’attaquer à eux. Même par
tueurs interposés.
L’affaire Bunki était un coup de chance inespéré. Dino et Skender étaient dégoûtés. Écœurés. Après
la mort de leur copain-pour-la-vie, c’est tout naturellement qu’ils considérèrent leur association
rompue de fait.
— Alors, l’écrivain, comment tu vois les choses ? demanda Dino Andoni.
— Il faut tout vendre, répondit Dimitri Gambeta, sans hésiter.
— Les trois cents ?
— Oui, toutes. Les trois cents filles.
L’affaire était négociable. Les souteneurs albanais savaient qu’un bordel qui rapporte est un bordel
dont les filles changent. Ils renouvelaient sans cesse leurs stocks.
— Pas d’accord, fit Skender.
Depuis le début de la discussion, il allait et venait dans la pièce en se frottant le menton, les talons
de bottes claquant sur le parquet. Il souleva une chaise, la retourna et s’assit à califourchon.
— Trois cents divisés par trois, ça fait combien, professeur ?
Dimitri Gambeta haussa les épaules.
Le sourire de Skender éclata.
— Cent tout rond, prof. Moi je garde mes cent filles.
— Arrête, intervint Dino. L’aventure est terminée, tu le sens pas ?
— C’est toi qui le dis.
— Viens plutôt avec moi.
— Où ça ?
— En Albanie.
Skender rejeta la tête en arrière et éclata d’un long rire sonore.
— L’Albanie, moi ?
Il attrapa la bouteille de raki sur la table et but une rasade au goulot.
— Non, conclut-il en reposant la bouteille. Je ne retourne pas là-bas. Jamais. Je garde mes cent
putes. Vous faites ce que vous voulez des vôtres.
*
**
Il fallut encore du temps.
Dimitri Gambeta se chargea des ventes et réalisa encore quelques petites opérations comptables
compliquées.
Les trois hommes se virent pratiquement tous les jours, dans l’appartement de Dino. À vrai dire, ils
ne s’étaient pas vus aussi souvent depuis leur sortie du camp des funghatti de Bari.
— Comment ça, le nettoyage ? demanda Dino Andoni.
Dimitri Gambeta eut une petite moue agacée.
— Oui, les témoins, précisa-t-il.
— Les témoins ? demanda Skender.
Il s’était mis à sourire.
— Sois plus clair, prof.
Dimitri Gambeta prit une inspiration et se jeta à l’eau.
— Je dis que, naturellement, je compte sur vous pour liquider Roland Kasneci…
— Ah ouais ?
— C’est un imbécile, trancha Dimitri. Un petit con de prof. En plus, cet enfoiré a pris du poids… Il
peut nous dénoncer. Je n’ai jamais eu confiance en lui.
Skender souriait toujours.
— Et puis l’autre, le garde-chiourme, Merkur Paçi. Et tous ses hommes. Il faut faire disparaître le
centre de formation.
Skender leva la main.
— Je demande que Merkur Paçi soit brûlé. Je n’aime pas les gardiens de prison.
— Accordé, répondit Gambeta. Et il nous faut aussi Piro Guga, le marin, et tout son équipage.
Les deux autres râlèrent. Dino était comme un soldat qui voit poindre la fin de sa guerre et refuse
de faire du rab. Skender trouvait qu’on se compliquait la vie.
Dimitri Gambeta résista. On ne laissait rien derrière, c’était la loi. Personne qui puisse un jour venir
déranger. C’était la règle absolue.
— Notre association est riche. En cinq ans, on a monté une des meilleures affaires de la place. Tout
ça grâce à mes conseils. Je nous ai rendus riches, bon Dieu.
Dino hocha la tête. Skender haussa les épaules. C’était vrai. Pour un Korchar, l’empaffé avait été de
bon conseil.
— C’est le dernier que je vous donne. Il est aussi bon que les autres. Pas de témoins. Personne…
Parce que la prudence est la mère de la sécurité.
Ils discutèrent encore, pour la forme. Finalement, Dino s’étira sur sa chaise et acquiesça :
— Okay. Mais moi, je ne fais pas le boulot. C’est fini. Je tourne la page.
Skender le dévisagea un moment, sans expression particulière. Puis une sorte de soupir s’échappa
de sa poitrine et il but une grande rasade pour le faire passer.
— Okay, soupira-t-il. Mais vous avez un problème, les gars, parce que moi, je ne vais pas en
Albanie.
*
**
Ils rirent beaucoup ce soir-là.
Ils mangèrent ensemble et burent beaucoup de vin italien. Trois hommes solitaires qui partagèrent
pendant quelques heures un vrai moment d’amitié.
Le seul qu’ils aient jamais connu. Le seul qu’ils connaîtraient jamais.
Pour la toute première et unique fois, ils se racontèrent leur traversée, de Durrës à Bari, sur le cargo
des maudits, coude à coude avec quatorze mille autres affamés.
C’est Dimitri Gambeta qui partit le premier. Le bien-être qu’il éprouvait ne résista pas, les heures
passant, à son envie de laisser une bonne fois pour toute cette aventure derrière lui. Abandonner les
deux Labs, c’était pour lui s’ouvrir le chemin de la liberté.
— Allez, ciao, Skender Rama, mon grand ami.
— Salut, l’écrivain.
Les deux hommes restèrent seuls. Et silencieux.
Au bout d’un très long moment, Dino s’étira. Et sourit.
— Alors, tête de mule, tu es sûr que tu ne veux pas venir avec moi. Il y a de quoi faire, maintenant,
tu sais…
Skender secoua la tête.
— Je te remercie, frère. Mais pas l’Albanie. Je reste là. Pour le moment. Et puis je crois bien que je
vais aller en Amérique.
Ils s’embrassèrent sur le palier. Poitrine contre poitrine.
— Rrugë të mbarë (Que ta route soit bonne).
— Rrugë të mbarë.
Skender dévala l’escalier. Il ne souriait pas.
CHAPITRE 11

Et on tua.
Dimitri Gambeta démontra une nouvelle fois ses dons d’organisateur.
Dino Andoni accepta finalement une petite partie du travail. Il se rendit à Tirana pour y recruter
deux tueurs.
Il choisit deux petites frappes de la bande de la Rruga Sali Atdemi, à qui il promit monts et
merveilles.
Le premier à y passer fut Roland Kasneci. Le gros Kasneci, comme on disait désormais. Il pesait
près de cent kilos et son crâne complètement chauve lui donnait des airs de bouddha pervers.
— Une grosse commande, cette fois. Plus de cent filles, je pense. Tu crois que tu pourras ?
Roland Kasneci avait laissé échapper un petit rire. Sacré Dimitri Gambeta, il n’avait jamais
confiance.
— Est-ce que je t’ai déjà manqué, voyons, Gambeta…
Il y avait longtemps que Roland avait quitté sa femme, Eva, sans lui verser le moindre centime.
L’amour qu’il éprouvait pour sa fille s’était révélé moins fort qu’il ne pensait. Il n’avait pu se retenir
de la sodomiser. Eriola ne lui avait jamais pardonné.
Roland Kasneci était un homme prospère. Il possédait des immeubles à Tirana. Des parts dans des
bars. Et une bonne réserve de cash.
Il s’était gavé en cinq ans. Au propre comme au figuré.
Il avait envoyé de tout de l’autre côté de la mer. Des femmes, bien sûr. Mais aussi des enfants.
Beaucoup d’enfants.
Il les exportait pour la mendicité, qui avait ses réseaux bien établis dans les grandes villes
italiennes. Et pour le sexe.
Kasneci avait aussi eu l’occasion de fournir des gamins à des revendeurs d’organes, mais beaucoup
trop rarement à son goût. C’était bien payé. Très bien payé.
Et ça ne coûtait rien. Il suffisait de repérer un demeuré quelque part et de l’enlever. Un débile. Un
attardé. À la limite, on rendait service à la communauté.
Le seul souci qui hantait désormais la vie du gros Kasneci, c’était son pénis, sa grosse queue chérie
des dames, qui ne levait plus comme il aurait voulu.
Seules les filles très jeunes – la terreur des filles très jeunes parvenaient encore à l’émouvoir.
À chaque chargement d’enfants, il retenait quelque temps pour lui les plus mignonnes, dans la villa
qu’il s’était fait construire. Il avait une chambre aménagée.
De plus en plus, ces derniers temps, il s’en gardait aussi parmi les plus mignons.
Les deux racoleurs, eux, n’avaient pas changé. Leur physique était un capital et ils l’entretenaient.
Tous les soirs, à la même heure, ils venaient prendre les ordres dans la villa du boss.
C’est là que les tueurs les trouvèrent. Et les abattirent tous les trois.
Le cadavre de Roland Kasneci avait une particularité. Son sexe était sectionné à la base. Et enfoncé
dans le rictus mortel. Un souvenir de Dimitri Gambeta.
*
**
Le deuxième contrat était sur Merkur Paçi, le tenancier du « centre de formation », à Vlora.
Un contrat un peu spécial. Le commanditaire avait été formel.
De Vlora, les deux jeunes tueurs n’auraient plus qu’à embarquer, une fois le travail fini.
Merkur Paçi non plus n’avait pas changé. Il était déjà gros cinq ans plus tôt.
Il était toujours tortionnaire. Il prenait toujours autant de plaisir à faire souffrir moralement et
physiquement les jeunes femmes qui lui étaient confiées.
Pour son bonheur, il y en avait eu de plus en plus, au cours de ces cinq années.
Merkur Paçi était un homme riche. L’une des clés de sa réussite était qu’il n’avait toujours pas
augmenté les frais. Un matelas pour une ou deux. Un seau pour quatre ou cinq.
Les deux jeunes tueurs attendirent qu’il soit réuni avec ses brutes. Surgirent dans le hangar. Tuèrent
les trois lieutenants.
Ils ordonnèrent à la quinzaine de filles de s’échapper.
Les ordres étaient un peu étranges, mais le commanditaire avait été formel.
Les deux gars tenaient à bien accomplir leur contrat.
L’un d’eux tira une balle dans la colonne vertébrale de Paçi. En bas. Le gros tortionnaire s’écroula
en hurlant. Paralysé des jambes et du bassin.
Chacun muni d’un jerrycan d’essence, les deux jeunes gens arrosèrent copieusement Merkur Paçi.
Puis les alentours, les matelas et les cloisons de bois.
Merkur hurlait. Promettait de payer. Suppliait.
Les tueurs regagnèrent la porte en laissant une traînée d’essence.
— Non ! Revenez ! Ne faites pas ça !…
Les ordres étaient étranges, mais formels. Vif. Le commanditaire le voulait brûlé vif.
L’un des hommes tira un zippo de sa poche et le lança à terre.
Le feu jaillit. Courut le long de la traînée. Fila droit sur Merkur qui battait désespérément des bras.
En un instant, il ne fut plus qu’une poupée de cire dont les traits se dissolvaient à travers la boule de
feu.
Le brasier tout autour s’était mis à ronfler. Les deux jeunes gens quittèrent les lieux.
Heureux.
Les ordres étaient accomplis. À eux, maintenant, la liberté.
Piro Guga aurait préféré emprunter un canot pour l’occasion. Un hors-bord. Inutile de sortir son
bateau, un yacht de vingt mètres, aux deux moteurs de 580 chevaux.
Il n’avait que deux passagers.
Au lieu des trente qui étaient sa moyenne habituelle.
Mais Dimitri Gambeta avait été formel au téléphone.
Tout comme d’habitude. Pour deux types.
Les deux petites frappes recrutées à Tirana avaient bu tout l’après-midi, dans les bars du port. Il
fallait bien qu’ils fêtent leur bonheur. Dino Andoni leur payait le passage pour l’Italie. À deux
seulement sur un bateau. Autant dire en première classe.
Il leur paierait leurs vingt mille dollars. Encore quelques heures et ils seraient riches. Il n’y avait
rien qu’on ne puisse faire avec vingt mille dollars !
Andoni leur proposerait même sûrement un travail. Il l’avait laissé entendre. Et comme ils avaient
bien travaillé…
Le yacht s’enfonça dans la nuit.
Piro Guga avait grossi, lui aussi. Il n’avait pas enflé comme son copain Kasneci, mais une boule
avait jailli au niveau de son estomac.
Trop de whisky.
Lui aussi s’était enrichi en cinq années.
Il était l’heureux propriétaire de six maisons dans les environs de Vlora. Il avait un bon bateau.
Et trois enfants, qui étaient nés coup sur coup. Lorsqu’il rêvassait, désormais, au milieu de la nuit
de l’Adriatique, c’était pour se féliciter. Il avait eu de la chance.
Et il avait eu raison de toujours se confier à sa bonne étoile.
C’était comme pour ce passage. Seulement deux bonshommes. Dimitri Gambeta devait commencer
à devenir gâteux.
Payer ce prix-là pour seulement deux types. Des jeunots, qui n’avaient l’air de rien.
Peu lui importait, après tout.
Ils furent tous abattus dans la crique où ils abordèrent, au nord de Brindisi, à quatre heures du
matin. Les deux jeunes tueurs. Piro Guga le marin. Ses cinq hommes d’équipage.
Avant d’achever Piro, Skender lui raconta une bonne blague.
TROISIÈME PARTIE

(1996)
CHAPITRE 1

En Albanie, Dino Andoni trouva le bien-être.


Il en fut le premier surpris. Jamais il n’aurait pensé que le pays où il avait tant souffert pût lui
apporter le bonheur.
Lorsqu’il avait parlé d’Albanie à son copain Skender, son projet d’installation n’était pas aussi clair
qu’il le laissait paraître. Il n’avait fait que suivre des impressions ressenties pendant ses premiers
retours au pays.
Agréables.
Réconfortantes.
L’Albanie était un piège pour qui voulait bien s’y laisser prendre. Les folies des hommes n’avaient
en rien détruit le cadre naturel de l’une des contrées les plus magnifiques d’Europe.
Dans toute sa partie sud, c’était un pays de Méditerranée. La mer. Les criques de rochers ocre. Les
plages. Les pins et les oliviers. En somme un littoral tout à fait semblable à celui de la Côte d’Azur, de
la Costa Brava et autres lieux que des millions d’Européens considéraient chaque été comme le
paradis sur terre.
Il était facile de se laisser séduire.
Facile de se laisser aller à la langueur albanaise. De partager dès le matin le Fernet-Branca avec des
amis rencontrés dix minutes plus tôt. Discuter jusqu’à dix heures et continuer par le raki, jusqu’à
l’après-midi.
Facile de se laisser dériver, dans cette paresse tranquille qui n’appartient qu’aux méridionaux.
Bien sûr, le chaos régnait.
Les ordures envahissaient les villes, l’eau courante et l’électricité restaient problématiques. Bien
sûr, il y avait de l’insécurité.
Mais Dino Andoni était un homme d’action. Cet aspect des choses ne le dérangeait pas le moins du
monde.
Pour qui avait connu la terrible Albanie de l’ère communiste et son dénuement, le pays pouvait
paraître joyeux, en cette année 1996.
L’argent faisait souffler sur le pays un vent de confort et de plaisir.
L’argent illégal, oui, bien sûr…
Mais aussi l’argent honnête que les travailleurs installés à l’étranger envoyaient à leurs familles.
De quoi habiller les enfants. De quoi acheter une télévision. Une voiture. Une machine à laver.
De quoi goûter un peu aux quelques avantages – quoi qu’on en dise – de la société de
consommation.
Les mandats mensuels étaient le plus souvent modestes, en regard des revenus européens. Mais ils
étaient nombreux. Leur somme globale finissait par être conséquente.
On trouvait au centre de Tirana, accolée à la grande place Skanderbeg, une esplanade, la Sheshi i
Bankës qëndrore (Place de la Banque-Centrale) qui était occupée toute la journée par des changeurs.
Des hommes vêtus comme des clochards qui portaient dans leurs mallettes de véritables fortunes,
dans toutes les devises du monde occidental.
Aucune somme ne les effrayait.
L’argent était là. Il affluait.
Et si la majeure partie aboutissait dans les poches des mafieux ou des hommes de Son Excellence
Démocratique au pouvoir, le peuple en profitait aussi.
Une fraction importante des trois millions d’Albanais se sentait en sécurité financière. Pour la
majorité d’entre eux, c’était la première fois de leur existence.
Pour la première fois, ils pouvaient penser à un futur.
Pour eux.
Pour leurs enfants.
Il flottait comme un parfum joyeux, composé de détente et d’optimisme, sur le sinistre pays des
Aigles.
Dino Andoni rencontra celle qui allait devenir sa femme. Tout naturellement. Au début de cet
été 96 qui devait rester pour tant d’Albanais l’été du bonheur.
Borsh était un site admirable. Un village suspendu au flanc d’une crique rocheuse au pied de
laquelle s’étendait une plage de galets blancs.
Au-delà, la mer, écrasée de soleil. Bleue. Miroitante.
Bien plus sauvage et romantique que la plage de Durrës, où se pressaient chaque été des milliers
d’Albanais, Borsh accueillait au temps du communisme les privilégiés du régime. C’était désormais
un endroit à la mode pour les Tiranais, qui s’imposaient volontiers les dix à douze heures de voyage,
le long de terribles routes, pour échapper à la chaleur étouffante de la capitale.
Dino sacrifiait à la mode estivale, sur la plage de Borsh. Un jeune homme étendu sur une serviette,
athlétique et bronzé, lunettes noires sur le nez. Une famille vint s’installer à côté de lui.
Un monsieur et une dame à cheveux gris et leur fille, une jeune femme mince et rieuse.
Le temps que le monsieur et la dame se chamaillent sur l’endroit où placer leur parasol – tout
neuf – puis que le monsieur plante celui-ci avec le plus grand sérieux, Dino avait choisi.
Ariana avait juste vingt-deux ans. Le teint pâle. Délicat. Son maillot une-pièce était bleu marine
bordé d’un liseré blanc. Ses cheveux châtain sombre étaient réunis en une queue de cheval.
Elle s’était assise au soleil – tandis que ses parents se chamaillaient derrière elle au sujet de la
place de la glacière –, le dos droit, les genoux réunis et fléchis, dans une pose de sirène.
Dino avait senti une émotion monter en lui. Intense et douce.
— C’est elle, pensa-t-il.
La convivialité albanaise n’est pas un vain mot. La glacière de M. et Mme Sulari regorgeait de
victuailles et de boissons. Le jeune homme d’à côté fut immédiatement invité à partager. Dino
Andoni.
L’enragé du Stadio della Vittoria de Bari. Le funghatti. Le bagnard. L’ancien proxénète. L’orphelin.
Il fut saisi. Emporté. Conquis par l’affection simple et directe de cette petite famille tranquille.
Piégé, ligoté dès la première seconde où il fut admis à partager l’ombre de leur parasol.
*
**
Thoma Sulari était un survivant. Un ancien vice-ministre.
Dans la nomenklatura communiste, les ministres étaient les hommes politiques, les combinards, les
sbires du Parti. Les vice-ministres faisaient le travail.
S’acharnaient à maintenir un semblant de pays à flot, malgré la folie des dirigeants. Malgré la
démence des ordres venus d’en haut.
Et naturellement étaient les premiers châtiés lorsque les choses tournaient mal.
Quand l’incohérence et l’impossibilité d’un projet devenaient évidentes.
Vice-ministre de l’Industrie pendant quinze ans, Thoma Sulari y avait gagné deux graves accidents
cardiaques. Et un front très dégarni.
C’était un homme affable et plein d’énergie. Le regard pétillant d’intelligence. L’embonpoint plus
que naissant, nourri par une gourmandise toujours en éveil.
Et le plus souvent satisfaite, malgré les soupirs ironiques et les yeux levés au ciel de son épouse.
Elena Sulari, sa femme, était une toute petite dame énergique aux cheveux gris argent. Si son
visage était marqué par la fatigue et les soucis, son dos ne pliait pas. Cambrée comme à vingt ans, elle
posait sur tout et tous un regard d’autorité que démentait son doux sourire.
Elena était une artiste. Une pianiste au talent prometteur, à qui le régime d’Enver Hoxha n’avait
réservé qu’une place de professeur de solfège.
Quant à Ariana, c’était une intellectuelle, elle aussi. La position privilégiée de ses parents lui avait
permis de faire toutes ses études en Italie. Elle était diplômée en sciences, de l’université de Sienne,
et, Dino devait s’en rendre rapidement compte, parlait l’italien couramment.
C’est-à-dire mieux, bien mieux que lui.
*
**
De retour à Tirana, Dino devint l’hôte régulier du vaste appartement des Sulari, au centre, près de la
place Skanderbeg. Il y dîna plusieurs fois par semaine.
En famille.
Un soir, Thoma et Elena s’esquivèrent dans le salon, au moment du café, sous un prétexte futile.
Dino resta seul avec Ariana. Il n’attendit pas.
— Ariana, je t’aime. Je veux que tu sois ma femme.
Il s’était levé. Approché d’elle. Elle se leva à son tour. Lentement.
Lui offrant maladroitement ses lèvres, elle scella leur union.
Ils célébrèrent leur mariage dans la plus stricte intimité, tous les quatre, dans l’appartement des
Sulari.
Les formalités furent très rapides. À la mairie, Dino paya pour le formulaire, puis paya pour les
coups de tampon, donna un pourboire au fonctionnaire et ils furent unis pour le meilleur et pour le
pire.
Dino n’avait plus de parents. Des cousins de Thoma Sulari, des responsables d’un des petits partis
politiques de l’après-communisme, vinrent apposer leur signature sur le précieux document.
D’ordinaire, les mariages albanais donnent lieu à de grandes fêtes, comme chez tous les peuples du
monde. Mais Dino insista. Il aspirait à l’intimité. La discrétion. Une sorte d’humilité.
Une superstition en lui l’empêchait de se réjouir ouvertement. Son bonheur soudain lui semblait
fragile. Trop inattendu. Trop illogique.
Il pensait qu’il ne le méritait pas. Et doutait encore de parvenir à le mériter un jour.
— De la simplicité, avait-il demandé. Rien que nous quatre. En famille.
Elena, sa nouvelle belle-mère, s’était abandonnée à la foi orthodoxe dès que la liberté de culte était
revenue. Elle n’était pas pour autant devenue une bigote, confite en prières chaque dimanche. Mais
elle prenait un vrai plaisir à retrouver quelques fois dans l’année les rites baroques qu’elle avait suivis
dans son enfance.
Une façon pour elle de renouer avec elle-même, ses parents défunts, ses souvenirs, ses bonheurs
enfuis, après une parenthèse de quarante-six ans.
Il n’y avait pas de pope à Tirana. Ce fut un croyant convaincu qui vint bénir les deux époux.
*
**
Dino s’était montré sélectif lorsqu’il lui avait fallu parler de lui même à sa famille. Très sélectif.
Il avait raconté plusieurs fois et en détail sa traversée de l’Adriatique à bord du Vlora, le cargo
maudit. Il avait aussi parlé du camp de funghatti, en omettant nombre de détails. Sur les autres points,
il s’était montré carrément évasif.
Tenancier de bar, c’était ce qui lui avait paru le plus avouable. Il pouvait ainsi expliquer facilement
sa prospérité.
— Je les ai revendus.
— Mais pourquoi ?
Toute la famille s’étonnait.
— Si c’étaient de bonnes affaires, pourquoi ne les as-tu pas gardés ?
— Je ne voulais plus vivre en Italie. Je ne rêvais plus que de l’Albanie, répondait Dino.
Et il ne savait pas si les regards incrédules de Thoma, Elena et Ariana concernaient son passé
italien parsemé de gros vides. Ou bien ses rêves albanais. Un soir, peu après le mariage, Thoma
demanda :
— Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant, mon fils ?
— Je vais exploiter le tourisme, répondit Dino sans hésiter.
— Quelle idée, s’esclaffa Thoma, qu’une bouteille de vin français avait égayé.
— Mais si, père. Le tourisme, c’est de l’argent. Souvenez-vous, notre week-end à Corfou…
Corfou, la grande île grecque, renommée dans le monde entier, n’était qu’à quelques encablures de
la côte albanaise, en face de Borsh, la plage où ils s’étaient rencontrés.
C’était là, en famille, au cours d’une sortie estivale, que son idée était née.
À voir ces flots de touristes sur les plages. Dans les vieilles ruelles. Dans les bars et les boutiques.
— Le monde entier aime la Méditerranée, Thoma. Nous avons des kilomètres de côtes vierges,
largement aussi belles que n’importe où ailleurs.
— Oh oui, mais…
— J’en suis convaincu, père, insista Dino. Le tourisme est la solution d’avenir.
— Oui, mais…
— Mais quoi ?
— Rien, avait soupiré Thoma Sulari, tu verras… tu verras ça à ton retour…
*
**
Leur lune de miel fut merveilleuse.
L’argent mal acquis de Dino offrit au jeune couple un tourbillon d’Europe.
Vienne, Berlin, Paris, Londres, Anvers…
Dino avait toujours soif d’exploration. D’un nouveau décor. D’une nouvelle ambiance. D’une
nouvelle vie.
Ils coururent de grand hôtel en palace à travers tout le continent, sans souci.
À part, évidemment, les ennuis que provoquait à chaque frontière la nationalité d’Ariana. Dans
l’Europe de 1996, on n’accordait pas facilement de visa à une jeune mariée d’Albanie.
Dino suggéra d’aller faire un tour aux États-Unis, mais la sage Ariana était amoureuse de l’Italie et
c’est vers le sud, de nouveau, qu’elle sut entraîner son mari.
Dino Andoni découvrit l’Italie.
Celle qu’il ne connaissait pas. Loin des bas-fonds et des assassins.
La douce Italie, celle des chansons, des vieux murs polis par l’Histoire et du bonheur de vivre.
Il ne s’approcha d’aucune de ses anciennes zones d’activité. Ne renoua aucun contact.
Il n’y avait personne qu’il désirait revoir.
Personne.
Conscient de tenir désormais un futur entre ses mains, Dino Andoni voulait que son passé reste où
il était. Dans ses souvenirs.
Tout son être se révulsait à l’idée qu’un détail, une rencontre, une parole puisse faire soupçonner à
Ariana la réalité de son existence avant leur rencontre.
Le plus sûr moyen, c’était de l’oublier lui-même.
Du moins, de s’y efforcer.
Moins de trois semaines après leur arrivée en Italie, Ariana annonça qu’elle était enceinte.
Il insista pour qu’ils rentrent auprès de ses parents, en attendant l’enfant.
En Albanie.
— Ce sera un garçon, murmura Dino. Et il sera très nerveux.
— Comment peux-tu en être sûr ?
Ariana soupira, attendrie.
La tête de Dino reposait sur son ventre rond. Il souriait, ses beaux yeux noirs perdus dans le vague.
Toute son attention était concentrée dans son oreille, à l’affût d’un signe du bébé.
— Je n’ai pas de chance, fit-elle, j’aurais voulu que mon enfant nous ressemble. Un petit Sulari. Ou
une petite Sulari. Mais rien à faire, hein ?…
Elle passa la main dans les cheveux épais et noirs qui caressaient son ventre et ajouta en ne souriant
qu’à moitié :
— Il faudra que ce soit une petite brute de Labria.
Dino se redressa et se frappa la poitrine.
— Bien sûr, ce sera un Lab !
Il riait.
*
**
Il dépensa une fortune pour l’appartement.
Un quatre pièces s’était libéré un étage en dessous de celui de Thoma et Elena, ses beaux-parents.
Les locataires avaient obtenu leurs visas pour les États-Unis et avaient quitté les lieux dans les trois
jours.
Dino voulut absolument l’acheter.
Parmi tous les Albanais que le capitalisme avait rendus fous, les propriétaires de biens immobiliers
figuraient en bonne place. Le prix du mètre carré dans un immeuble socialiste laid et sans âme, au
centre d’une ville recouverte d’ordures et dépourvue d’électricité, concurrençait ceux de Berlin,
Londres ou Paris.
Dans les beaux quartiers.
Dino n’écouta aucune objection. Il puisa sans sourciller dans son trésor de guerre et fit du
propriétaire un homme heureux.
Depuis, tous les soirs, à la même heure, il montait un étage pour le dîner familial.
Un rituel.
*
**
En la personne de Thoma Sulari, Dino avait trouvé mieux qu’un père de substitution. Thoma était
un copain.
Un sacré type qui, sous ses dehors de père tranquille, possédait une intelligence affûtée et une réelle
connaissance du monde. Thoma Sulari parlait huit langues.
Ses responsabilités gouvernementales l’avaient mené aux quatre coins de l’univers communiste et
de ses alliés. Il en connaissait tous les fonctionnements.
Toutes les stratégies.
Tous les pièges et coups tordus.
L’effondrement du système n’avait pas interrompu toutes ses activités. Appelé en tant qu’expert sur
des installations d’usines ou sur certains dossiers financiers, il reprenait régulièrement sa gabardine de
voyage et son cartable de cuir et partait pour un tour dans la foire de l’ex-bloc soviétique.
En sa compagnie, Dino découvrit le Kosovo.
Un voyage désagréable, à travers un pays de champs agricoles mornes sous la grisaille d’un hiver
précoce.
Un pays tendu, en proie à la violence et à la répression.
Des Kosovars, Dino n’avait connu auparavant que des trafiquants. À la fois bandits et patriotes.
Des combattants qui utilisaient les bénéfices de leur commerce de drogue pour équiper leur armée
de libération.
Mais de vrais bandits, brutaux et sans pitié. Animés d’une haine que Dino ne comprenait pas.
Au Kosovo, Thoma et Dino eurent l’impression horrible d’être rejetés dans le temps. D’être
revenus sous le régime de la dictature.
Dix fois par jour, ils durent supporter de voir les policiers serbes brutaliser des Albanais.
À coups de poing. À coups de botte. À coups de crosse.
Sans raison. Pour un simple arrêt à un barrage.
Des flics méchants.
Des enculés bien équipés et bien nourris qui, face à des paysans, ne semblaient plus savoir parler
que par insultes.
Des inconscients, de l’avis de Thoma. Des fous, qui ne réussissaient qu’à faire monter la colère
kosovare.
— C’est un chaudron, ce pays, soupira le vieil homme sur le chemin du retour. Et ce n’est pas cette
marionnette d’Ibrahim Rugova qui apportera un remède.
C’est à Moscou, quelques semaines plus tard, que Dino Andoni prit la vraie mesure de l’homme
dont il avait épousé la fille.
La vieille capitale de l’empire. Habitée par des fous.
De la minute même de leur arrivée à leur départ, tous les instincts d’homme d’action de Dino se
trouvèrent réveillés.
La ville était dangereuse.
La plus dangereuse dans laquelle il ait jamais mis les pieds. Les commanditaires de Thoma avaient
mis à sa disposition une berline blindée. Et deux gardes du corps tchétchènes. Des vrais Tchétchènes,
natifs de Tchétchénie. Des durs.
Armés de pistolets-mitrailleurs Uzi. Des gueules farouches d’Asiates. Les bonnets d’astrakan
enfoncés jusqu’aux yeux. Thoma ne jouait pas les parrains.
La présence des deux tueurs n’était ni un luxe, ni un artifice. Le rapt des hommes d’affaires était
devenu une activité courante.
Une industrie. Nourrie par des rançons phénoménales.
Les kidnappeurs coupaient des bouts de leur victime jusqu’à ce que les familles paient.
Une pression psychologique qui s’exerçait depuis les phalanges jusqu’aux oreilles. Parfois plus.
Une balle dans la tête éliminait les mauvais clients. Ceux dont les familles ne payaient pas. Parfois
les bons clients, aussi.
Thoma Sulari était mandaté.
Son commanditaire : un milliardaire. Un vieil Américain d’origine albanaise. Un homme qui avait
quitté le pays dans son enfance et n’y était jamais revenu. Il avait eu la mauvaise idée de traiter avec
des banques russes.
Le problème : un chèque impayé de vingt-cinq millions de dollars.
Ce beau papier avait été émis par une union d’établissements financiers. La première.
Union qui avait été rachetée peu après par une banque. La seconde.
Qui avait été absorbée par une union de banques. La troisième.
La mission de Thoma était de trouver un chemin dans ce labyrinthe.
Un fil.
Une astuce.
Il ne la trouva pas.
Thoma ne la trouva pas.
— Des immeubles ! Ils veulent payer en immeubles !
C’était sa complainte de chaque soir, à l’hôtel.
— Des immeubles de banlieue ! Vingt étages ! qui voudrait de ces horreurs, alors que personne en
Russie ne paie plus son loyer ?
L’affaire s’éternisa. Thoma s’entêtait.
Pendant les interminables soirées, une bouteille de vodka les réunissait dans le salon vieillot de
l’hôtel. Là, dans ce confort passé, hérité du communisme, l’alcool déliait la langue de Thoma.
Et Dino Andoni l’Albanais découvrait un nouveau pays. Qu’il ne connaissait pas.
L’Albanie.
Son pays des années cinquante à soixante, qui n’était qu’une notion floue dans son esprit. Et même
de plus tard, alors qu’il était né. Assigné à résidence puis emprisonné, Dino avait eu autre chose à
faire qu’à s’intéresser à ce qui se passait autour de lui.
Il n’aurait pu trouver un meilleur guide que son nouveau copain. Ce beau-père qui lui était tombé
du ciel.
Thoma Sulari n’avait jamais été compromis politiquement. C’étaient ses compétences techniques
qui l’avaient conduit – à son corps défendant – à travailler au sein de l’appareil d’État.
Il n’en était pas moins un « apparatchik », un privilégié du système – même si cette place n’avait
pas grand-chose d’enviable dans l’univers dément d’Enver Hoxha.
Membre d’innombrables délégations du parti des travailleurs, il avait non seulement voyagé dans le
monde entier, mais aussi approché des hommes dont les noms faisaient partie de l’Histoire.
Thoma avait parlé avec Tito, le maréchal yougoslave.
Serré la main de Khrouchtchev, le successeur de Staline.
Trinqué verre de rhum contre verre de rhum avec Castro et Che Guevara, pendant les premières
années de la révolution cubaine.
Avait reçu une immonde potiche en cadeau du prince Sihanouk, au Cambodge.
En Chine, il avait même eu l’insigne honneur de suivre pendant une journée le cortège officiel de
Mao Zedong à travers la campagne.
— Le Grand Timonier, ricanait-il.
Il racontait comment le tyran chinois se faisait offrir une jeune fille dans chaque village.
Il n’y avait pas de réunions, pas de discours. Mao disparaissait quelques minutes avec la fille, puis
on repartait. Il ne faisait que ça de toutes ses journées.
Les meilleures années de sa vie, Thoma les avait passées à avoir peur. Pour lui. Pour sa famille.
Dix fois, cent fois, il avait voulu fuir.
Lorsqu’il accompagnait une délégation dans un pays occidental. L’Allemagne. La France. Les
États-Unis.
Lorsqu’il partait « seul », flanqué de deux ou trois espions de la police politique. En Italie. En
Autriche.
Comme il était tentant, le chemin de la liberté, lorsqu’il n’y avait que quelques dizaines de mètres à
courir. Que deux balourds à semer, jusqu’à un consulat, une ambassade, un commissariat.
Avec quelle force avait-il pensé alors à Elena et Ariana, sa femme et sa fille, restées derrière lui en
Albanie.
Aux mains du fou.
Pour elles, c’était la mort possible. L’internement certain.
— Rends-toi compte, Dino : pendant toutes ces années, je ne leur ai rien raconté de ce que je voyais
à l’extérieur.
— Pourquoi ?
— Je ne pouvais pas prendre le risque qu’Elena laisse échapper une information. Ou qu’Ariana
parle à l’école. On les aurait accusées d’étaler leurs privilèges. De faire de la propagande pour les
ennemis extérieurs. De tenir des propos subversifs, que sais-je…
Un soir, en Italie, un gros entrepreneur l’avait reçu personnellement dans sa villa romaine. En tête à
tête. Avec beaucoup d’égards.
Il s’agissait d’un projet de routes pour l’armée. Pour les militaires, il y avait toujours de l’argent.
L’homme avait déclaré à Thoma, en substance :
— Votre budget est de quinze millions de dollars. Moi je peux le réaliser pour onze millions.
Entendons-nous sur un chiffre de douze millions de dollars.
— Trois millions dans les poches, sourit Dino. Un million cinq cent mille dollars chacun.
— Exactement.
— Et vous avez refusé, bien sûr.
— Même pas un dollar. C’est ce que je lui ai répondu. Même pour un dollar, signore, ils vont nous
fusiller, ma famille et moi.
Au bout d’une quinzaine de jours, fatigués des tractations inutiles et de l’ambiance pesante de
Moscou, ils plièrent bagage.
— Quel bordel, pensait Dino.
La Russie, c’était la même chose que l’Albanie. En beaucoup plus grand.
*
**
— Le tourisme, persistait-il malgré l’incrédulité de sa famille. Le tourisme sera la solution
d’avenir pour l’Albanie.
L’Albanie possédait deux atouts naturels. Les montagnes du Nord enneigées, que les Albanais
nommaient « Alpes ». Et surtout ce Sud, au-delà de Vlora.
Ces kilomètres de criques vierges de toute construction. Ce pays de soleil laissé à l’abandon.
— C’est du côté de Borsh que je veux m’installer. Là où on s’est rencontrés. C’est le meilleur coin.
Ariana faisait la moue.
Elle reconnaissait que le site était merveilleux. Mais les structures manquaient. Les installations
manquaient. Tout manquait.
— Il n’y a même pas de route, Dino. Il faut la journée pour y aller… Et puis…
— Et puis quoi ?
— Rien, répondit-elle. Rien, tu verras…
*
**
Dino s’intéressait à la région de Saranda. Une terre de garrigue et de criques cernée par des champs
d’oliviers, à l’extrême sud du pays. Des côtes, on apercevait l’île de Corfou.
Pour s’attirer les bonnes grâces des habitants, des Méridionaux influencés par la Grèce proche – et
qui n’étaient plus des Labs –, Dino multiplia les propositions.
Il n’y avait pas de poste à essence dans la région. Pour remplir les réservoirs de leurs tracteurs, tous
devaient se rendre à Saranda. Trente kilomètres. Aller, plus retour.
Dino offrit une station-service.
Laquelle ne put jamais être construite.
Chacun des habitants exigeait que la pompe soit installée sur son terrain.
Dans son optimisme, Dino Andoni avait oublié un facteur. La jalousie.
La terrible jalousie albanaise. La convoitise à l’égard du voisin. La compétition.
Il tenta de créer une coopérative de pêche.
Depuis longtemps déjà, il n’y avait plus que très peu de pêcheurs hors des grands ports d’Albanie.
La raison en était simple : ceux qui savaient se débrouiller en pleine mer avaient tous pris le large
pendant les années d’Enver Hoxha. Et n’étaient jamais revenus.
Les habitants du littoral ne péchaient même pas pour eux-mêmes – ou seulement parfois, à la
dynamite.
L’exploitation du poisson pouvait rapporter beaucoup d’argent.
Dino offrit un bateau. Et rencontra le même problème.
Qui serait le capitaine du bateau ?
Qui serait le propriétaire du poisson ?
Tous les lopins de terre qu’il convoitait pour y installer le complexe balnéaire de ses rêves avaient
deux propriétaires.
L’ancien, le descendant de la famille qui possédait le terrain avant la révolution communiste et la
collectivisation des terres.
Et le nouveau, à qui la parcelle avait été attribuée par la suite.
Son Excellence Démocratique et ses comparses ne se pressaient pas pour régler ce problème – qui
générait pourtant nombre de conflits.
— Il va falloir que tout le monde se mette d’accord… soupirait Dino. Et aussi qu’ils se montrent
raisonnables !
Les rares fois où il avait eu devant lui un interlocuteur valable, unique et vrai propriétaire d’une
parcelle intéressante, les prix qui avaient été avancés défiaient toute concurrence.
Dino aurait sûrement trouvé moins cher à Saint-Tropez ou à Miami.
Aveuglé autant par son amour que par son enthousiasme, Dino Andoni ne se rendait pas compte des
obstacles que son projet, apparemment sensé, allait rencontrer sur sa route.
Il était trop en avance.
Les Aigles n’étaient pas encore prêts. Il s’en fallait de quelques siècles.
*
**
— Allons nous installer en Italie, mon chéri.
Ariana ne s’opposait jamais aux décisions de son mari. Elle était fille d’Albanie, où le
communisme émancipateur n’avait pas complètement estompé la tradition patriarcale.
Mais elle ne comprenait pas le désir de Dino.
S’installer en Albanie. Prospérer en Albanie…
C’était le seul sujet sur lequel elle se permettait d’exprimer ses doutes. Puis, au fil des mois et des
échecs, son opposition.
— J’ai peur, ici, tu sais bien…
Dino haussait les épaules. Grognait. Refusait la discussion.
— Je ne veux pas accoucher ici. Ouvre les yeux, Dino. Il n’y a pas de médecins valables. Pas de
matériel. Il n’y a même pas de lait !
— Mais si !
— Pas le lait qu’il faut aux nourrissons, Dino, reprenait-elle, patiente. Et tous les médicaments sont
périmés.
Les laboratoires européens avaient vu dans la misère albanaise une bonne occasion de se
débarrasser des saletés qui leur restaient en stock.
On ne savait pas très bien quelles prétendues ONG avaient aidé à les répandre largement sur le
territoire.
— Et nos mères, demandait Dino – Dino le Lab –, comment ont-elles fait, nos mères ?
Ariana haussait les épaules. Se laissait embrasser. Souriait.
Attendait la prochaine occasion.
Dino Andoni s’était trouvé une famille et un pays. Les deux se confondaient dans son cœur. Ne
formaient plus qu’un attachement unique. Et fort.
Pas un instant, tandis qu’Ariana lui parlait de l’Italie, du confort et de la sécurité, il n’envisageait
de partir. Le futur, pour lui, c’était l’Albanie. Son pays. Ou rien.
CHAPITRE 2

Tant que Dimitri Gambeta avait dirigé les opérations, ça avait marché plutôt bien pour Skender
Rama.
Depuis leur séparation, le tueur, l’ex-bagnard, le Lab, devait bien reconnaître que tout ce qu’il avait
touché s’était transformé en merde.
Le cheptel de cent filles qu’il avait reçu en partage avait fondu comme un fromage au soleil.
Skender se les était fait voler, groupe après groupe.
Par d’autres souteneurs.
D’autres Albanais.
La violence.
Skender Rama ne connaissait qu’elle.
La menace et, dans son état alcoolique permanent, les coups.
La mort.
Il n’avait jamais accordé aucune considération aux jeunes femmes qui travaillaient pour lui. Leur
avait encore moins donné de l’argent. Seulement des cigarettes. À manger.
Des méthodes qui avaient eu pour résultat de les faire fuir.
La concurrence ne manquait pas, sur le marché de la prostitution. La myriade des petits clans de
souteneurs offrait aux filles, sinon la liberté, du moins une certaine capacité de choix.
Les professionnels n’étaient pas tous aussi inhumains que Skender. Ils savaient distiller le petit
semblant de sympathie qui tranquillise. Offrir un peu d’argent pour le mandat à la famille. Des soins
médicaux.
Assez pour que ces demoiselles – la plupart étant des paysannes incultes, passives et fatalistes –
acceptent la triste réalité de leur sort et consentent à collaborer.
Une prostituée travaillait mieux si on feignait de la tenir pour une personne. Dans ce secteur
d’activité, une humanité dosée et réfléchie envers les employées relevait de la bonne politique
commerciale.
Au début, Skender avait essayé de lutter contre l’hémorragie. Mais ses compatriotes étaient trop
rapides. Trop mobiles. Aussi à l’aise dans cette Italie moderne que des vers dans un bon fruit. Il
n’avait réussi à coincer personne.
Son dernier lot de femmes, il avait fini par le vendre.
Le brader. À très mauvais prix.
Skender Rama, de Vaizë, était un très mauvais maquereau.
*
**
Sa vraie spécialité, le travail qui était vraiment dans ses cordes, c’était le boulot d’exécuteur. Tueur
en free-lance. Aux quatre coins du monde.
De ce talent, il avait fait un extraordinaire gâchis. Aussi.
La faute en était à cette satanée liqueur.
C’était dans un pays glacial, au ciel obstinément gris. On y buvait une eau-de-vie très forte.
Skender n’y avait pas résisté.
Il était ressorti du bar quelques minutes trop tard.
Il était arrivé dans le parking indiqué juste à temps pour voir la voiture de sa cible se fondre dans la
circulation.
L’ordre de mission était on ne peut plus clair. L’homme en question devait mourir le jour même. La
réunion à laquelle il ne fallait surtout pas que cet individu assiste se tenait le lendemain.
Skender n’avait pas hésité.
Il fut toujours incapable de se souvenir comment il y était parvenu, mais il trouva l’adresse du type.
Une résidence de luxe.
La manière dont il déjoua la surveillance des vigiles resta elle aussi brumeuse dans sa tête.
Il força la porte de service de l’appartement. Et tua tous ceux qui s’y trouvaient. Six personnes.
Sa cible.
La femme de celui-ci. Les parents. Le fils. Et la bonne.
Cet épisode marqua la fin de la collaboration de Skender avec la Sacra Corona unita. Ainsi qu’avec
toutes les autres organisations mafieuses.
Après son entrevue avec Don Paolo Matarrese, son commanditaire, il fut définitivement grillé.
*
**
— Qu’est-ce qui s’est passé, cornuto ?
Matarrese était furieux.
L’athlète parti du ruisseau, qui était parvenu aux plus hautes responsabilités au sein de son
organisation criminelle, à force de courage et de fidélité. Qui était devenu Don Paolo.
Fou de rage.
— Tu es con, ou quoi, Skender ? Qu’est-ce que je vais dire aux autres ? Tu veux qu’on me sacque,
c’est ça ?
Skender souriait.
Les deux gardes du corps l’encadraient. Les deux chiens méchants en costume. Ils le dépassaient
chacun d’une bonne tête. Avaient chacun leur pistolet-mitrailleur Uzi au poing.
— Mais bon Dieu pourquoi ce carnage ? Je t’avais commandé une personne. Une, pas six !
Sophia Matarrese, la sublime femme de Don Paolo, assistait à l’entretien. Assise sur le divan du
fond de la pièce, ses formes pleines moulées dans une élégante robe noire, elle avait pris l’air sévère.
Et posait, de temps à autre, un regard désolé de ses immenses yeux sombres sur Skender.
Un regard de maman déçue.
Skender souriait. À elle. Au Don Paolo qui arpentait la pièce. Gueulait. Se frappait le poing dans la
paume.
À la moquette épaisse. Aux meubles d’avant-garde en métal. À la fenêtre, où se balançaient les
feuillages des arbres du parc. Il était tranquille, lui. Il attendait son pognon. Le travail était fait. On
allait le payer.
Dommage, pensait-il, d’être obligé d’attendre que la grosse marionnette aux cheveux blancs ait fini
de pleurer. Il se marrait doucement, Skender.
Que lui disait donc ce larbin, ce sous-chef, ce maillon de leur putain de chaîne ? Tuer proprement ?
Ce trou du cul ! Ce Rital !
— Tu parles trop, soupira-t-il soudain. Arrête et donne-moi mon fric.
Matarrese s’immobilisa. Poings serrés. Mâchoires bloquées. Les deux joues rouges. Ses yeux
devinrent deux fentes étroites. Son regard de tueur.
— Te payer… grinça-t-il.
Lentement, une sorte de sourire vint flotter sur ses lèvres. Son regard sembla s’adoucir. D’un coup
d’œil, il prit à témoin ses deux chiens de garde.
— Moi, je vais te payer ?
Il ricana.
Avec mépris.
— Vous êtes vraiment des ploucs, en Albanie, hein ?
Le sourire de Skender s’agrandit.
— Donne-moi mon fric, répéta-t-il. Sinon, je vais être obligé de chier sur vos cadavres.
La surprise figea Matarrese sur place. Il resta un moment bouche bée, comme s’il ne parvenait pas
à reprendre sa respiration, puis éclata franchement de rire.
— Ma parole, tu es devenu complètement fou !
Des deux côtés de Skender, les gardes se dandinèrent en souriant. Puisque le patron riait !
Et il y avait de quoi rire, c’était vrai. Ce minable d’Albanais puant l’alcool qui menaçait Don Paolo
Matarrese. L’un des hommes les plus puissants du sud de l’Italie.
Au milieu de son salon, devant la signora Matarrese.
En souriant comme un imbécile.
— Mais qui es-tu, explosa Don Paolo, tu sais combien j’en ai trucidé dans ma vie, Albanese ?
Les gardes n’eurent pas le temps de réagir.
Skender avait été formé aux combats à mort des baraquements de Burrel, le plus terrible camp de
travail qu’ait abrité la dictature albanaise.
Il avait pivoté brusquement.
Levé le poing droit.
L’index et le majeur tendus. En fourche.
Le premier garde souriait encore lorsque les ongles s’enfoncèrent dans ses orbites. Un bruit
horrible. Mouillé.
En hurlant, il tituba en arrière. Deux bouillies de sang et de fluide blanc à la place des yeux.
Skender s’était déjà emparé de l’Uzi que le nouvel aveugle ne cherchait plus à retenir.
Il l’abattit.
Tourna sur lui-même.
Tua l’autre garde qui, figé d’horreur, n’avait pas remué d’un cil. Deux rafales. Courtes.
L’affaire n’avait pas duré plus de trois secondes. Les deux corps n’étaient pas encore à terre que
Skender braquait l’Uzi sur le front de Matarrese. Don Paolo. Livide. Ses lèvres clapotèrent. Il bégaya :
— Skender, qu’est-ce qui te prend…
— À genoux, mafioso, les mains sur la tête.
*
**
Don Paolo Matarrese était agenouillé au milieu de son salon. L’un des deux gardes avait emporté
dans sa chute une potiche et son socle. Il gisait parmi les débris, bras en croix. La moquette épaisse
buvait le sang.
Sophia Matarrese, figée sur le divan, contemplait la scène. Ses grands yeux de madone écarquillés
d’horreur. La bouche tremblante. Haletante. L’une de ses mains était refermée sur le crucifix d’or
qu’elle portait au cou.
Skender avait gagné le bar, à l’angle du salon. Attrapé une bouteille de whisky. Grogné
d’approbation en lisant l’étiquette.
Il s’était envoyé le tiers de la bouteille.
À présent, il se penchait sur Matarrese. Plantait ses yeux aux bords sanglants dans ceux, éperdus, du
mafioso.
— Alors, on est des ploucs, hein… ?
— Skender…
— Ta gueule.
Il rota. Se redressa. Sourit.
— Eh, toi !
Sophia Matarrese sursauta.
— Oui, toi… Viens ici… Allez, viens ici, Sophia bella.
Elle secoua la tête, faisant danser les mèches de sa chevelure de lionne.
Skender planta l’Uzi dans la face de Don Paolo. Sophia Matarrese se leva. Et s’approcha. Elle
serrait toujours le crucifix dans son poing.
— Skender, ne fais pas ça. Je… je t’aime bien, tu sais. Tu es comme mon fils. Skender, je pourrais
être ta mère…
Dès qu’elle fut à portée, il la fit se retourner d’une gifle.
Puis tomber en avant d’un coup de poing sur la nuque.
Lui planta l’Uzi sur le crâne. Appuyant. Lui enfonçant le visage dans la moquette.
Il retroussa la robe. La déchira pour la remonter jusqu’aux hanches.
Arracha le slip. Noir. Arachnéen. L’observa un instant d’un air appréciateur.
Des fesses rondes. Volumineuses. Blanches.
Tremblantes.
Il se racla les bronches. Et cracha dans l’anus offert. Sophia Matarrese hurla.
*
**
— Je ne peux pas te mettre, toi, tu comprends, mafioso ? Mais regarde : je t’encule quand même.
Skender souriait en dévisageant le « patron ». Comme en racontant une bonne blague. Tout en allant
et venant à coups de reins tranquilles.
— Puis j’encule tes descendants, continuait-il, à peine essoufflé, et j’encule tes ancêtres.
Il gifla l’une des fesses de Sophia.
— Et toi, la vieille, bouge !
Une deuxième claque sur le vaste globe de chair blanche. Sophia gémit.
— Bouge, je te dis… Voilà, bien… Tu vois que tu te souviens… Tu vois que tu sais bouger…
Il accéléra le mouvement. Sophia se mit à crier en continu, ses hurlements de douleur étouffés par
la moquette.
Tandis qu’il la massacrait à coups de boutoir, Skender continuait à ahaner :
— Alors, Don Paolo, tu es la Mafia, hein ?… Moi, j’encule la Mafia. Tu me comprends, mafioso de
mes deux ?
Ses lèvres étaient tordues, dans une sorte de sourire.
— E qij në bythë la Mafia italienne !…
Au moment de l’orgasme, il pressa la détente. Une rafale de trois balles fit exploser la tête de
Sophia.
Il se maintint dans le cadavre, profitant des derniers soubresauts nerveux.
Poussant des râles de jouissance.
Il se retira.
Repoussa d’un coup de genou la dépouille de Sophia. Se nettoya sommairement avec le slip de
dentelle noire. Se rajusta.
S’approcha de Matarrese en se fourbissant les couilles d’une main. L’autre braquant l’Uzi sur le
front du mafioso.
— Alors, tu me le donnes, mon fric ?
La réponse vint d’un seul souffle.
— Tout le fric que tu veux, Skender.
— Donne.
Il souriait. Comme un ange.
*
**
Matarrese donna à Skender tout le cash qui se trouvait dans la maison. Tout en remettant au tueur le
contenu de ses poches et de son coffre, il parlait.
— Pourquoi tu t’énerves, Skender. Putain, excuse…
Allant et venant entre les cadavres de ses chiens de garde et celui, décapité et obscène, de sa
femme, il essayait encore. Il ne voulait toujours pas croire à sa mort proche.
— Tu pues, lui dit Skender.
Paolo Matarrese, le vieux dur, qui avait grimpé un à un les échelons de la Mafia depuis les années
soixante, le Don impitoyable au parcours jalonné de cadavres, avait fait dans son pantalon d’alpaga.
Il s’était souillé.
L’exécution finale fut longue.
Une balle dans chaque articulation.
Entre chaque explosion de souffrance, à quatre reprises, Matarrese dut reconnaître que la Mafia
italienne se faisait enculer. À voix haute.
Et de plus en plus chevrotante.
Trois chargeurs vidés dans sa tête furent une délivrance pour Skender.
Pour la première fois depuis des semaines, l’étau qui lui enserrait les tempes écarta ses lames
d’acier.
*
**
Cette tuerie marquait le point de non-retour. Skender le savait. Le bout était proche. Il le savait
aussi.
Il ne faisait plus que boire. De l’alcool fort. De la grappa italienne. Un marc. Un tord-boyaux.
Un sursaut le lançait encore de temps à autre dans un petit trafic, histoire de ne pas laisser
s’amincir son épaisse liasse de billets.
Son dernier cash, qu’il gardait toujours sur lui.
Il avait racketté des putes. Braqué des caisses de magasin. Il lui arrivait de braquer un pauvre type
au coin d’un carrefour. Comme ça. Quand ça le prenait. Sur un coup de rage.
Son coup le plus ambitieux avait été un rapt. L’issue avait été négative.
Dans le monde capitaliste, les gens n’avaient plus l’amour de la famille. Il ne dormait plus.
À peine l’épuisement l’assommait-il, sur un des lits des hôtels de fortune qu’il fréquentait
désormais, qu’il se redressait en hurlant. Les cauchemars. Le camp !
Le camp de travail de Burrel.
Ce n’étaient pas ses exécutions de tueur à gages qui venaient le hanter. Les supplications des
victimes de sa folie meurtrière. Leurs visages.
Non.
C’étaient les images de Burrel qui revenaient. Le dernier camp où on l’avait enfermé, en conclusion
de douze ans de travaux forcés.
Les faces obtuses et cruelles des gardiens de Burrel. Encore et toujours. Chaque nuit.
Il lui fallait du temps pour revenir à la réalité. Haletant. Gémissant. Suant.
Il avait toujours une bouteille de grappa à portée de la main.
Il s’en saisissait.
Seules les quatre ou cinq goulées qu’il s’envoyait dans la gorge, hoquetant et bavant, parvenaient à
calmer ses tremblements.
Aux premières lueurs de l’aube, lorsque la lucidité devient terrible, Skender savait.
Il n’y avait pas de retour, sur la voie qu’il avait prise.
La migraine qui lui taraudait le crâne n’était pas naturelle. Ses cauchemars n’étaient pas naturels.
Ses humeurs.
Ses gestes.
Rien n’était plus naturel. Tout dépendait de la bouteille. Du dosage d’alcool dans son sang. Il était
alcoolique.
C’est dans un hôpital qu’il aurait dû se trouver. Un hôpital !
Toutes les polices d’Italie, Interpol et le FBI le recherchaient. Un nombre incalculable d’anciens
concurrents albanais avaient juré de le tuer. Toute la Mafia voulait sa peau.
Des soins. Pourquoi pas la lune ?
Des rêves, tout ça. Des chimères.
La douleur qui perçait brusquement sa poitrine du côté gauche et paralysait son bras n’était pas
naturelle, elle non plus. Et elle revenait de plus en plus souvent.
Pour ça aussi, il aurait fallu un docteur.
Un docteur…
Skender n’avait plus rien à faire. Seulement essayer de vivre un peu plus. Jusqu’au bout de la liasse
de billets. Jusqu’au bout de la route. Au bout qui n’était plus très loin. Et Skender le savait.
CHAPITRE 3

Elvis Milkani allait avoir treize ans.


Dix-huit mois plus tôt, il avait abordé en Italie. Un petit matin. Sur une plage déserte et glaciale.
Accroché avec ses dernières forces à un fût de gasoil vide.
Au départ, lorsqu’il avait quitté la côte albanaise, un peu au sud de Vlora, c’était un radeau. Ils
étaient huit dessus.
Elvis était le seul survivant.
Le radeau était une idée de ses frères – ses deux aînés, de dix-huit et vingt ans. Ils avaient rameuté
dans l’histoire cinq autres garçons du même village.
C’étaient les bidons qui avaient tout déclenché. Les frères d’Elvis les avaient découverts dans un
entrepôt militaire abandonné, non loin du village. De gros fûts cylindriques de deux cents litres,
bosselés et rouilles.
Aidés des autres gars, ils avaient bricolé un cadre de planches et un mât, à grands renfort de
ficelles.
Deux nuits plus tard, ils s’étaient lancés à l’aventure.
Le radeau avait d’abord perdu sa voile. Une vieille bâche militaire. Les garçons n’avaient pas su
l’arrimer.
Ils avaient dérivé pendant des heures, dans l’obscurité totale, tandis que l’eau détrempait les
planches et le chanvre des ficelles.
Puis le vent s’était levé.
Avec lui la houle.
Et l’embarcation étrange s’était disloquée en pleine mer. Elvis Milkani n’avait pas appelé. Pas crié.
Pas pleuré. De toute la force de ses minuscules mains, il s’était accroché au bidon et il avait tenu.
Tenu.
L’aube était déjà claire lorsqu’il s’était échoué, presque inconscient, sur le sable d’une plage, à
quelques kilomètres de Monopoli. Elvis Milkani était un miraculé.
*
**
La mendicité enfantine en Italie connut une évolution rapide au milieu des années quatre-vingt-dix.
Jusqu’alors une spécialité des tsiganes, l’activité entière passa peu à peu aux mains de protecteurs
albanais.
C’est avec stupéfaction que les organismes de protection de la jeunesse comptabilisèrent à cette
époque plus de trois mille enfants albanais sans famille dans les rues.
Tous mendiaient.
La plupart du temps, les filles étaient en outre livrées à la prostitution.
Plusieurs cas de garçons prostitués étaient également à signaler. On ne pouvait que craindre une
augmentation rapide de ce domaine. Les pédophiles étaient toujours à l’affût d’un nouveau réseau
pour satisfaire leur vice.
Tous ces enfants n’étaient pas entrés en Italie comme réfugiés, pendant les grandes vagues de
l’exode albanais. Un nombre appréciable d’entre eux avaient été vendus par leurs parents ou proches
au réseau qui les exploitait.
Le prix avancé était d’en moyenne deux mille dollars.
D’autres avaient été adoptés légalement par des citoyens italiens – moyennant une rétribution pour
les directeurs d’orphelinat et les services d’état civil.
*
**
Elvis Milkani était petit. Dramatiquement petit.
Avec son visage de paysan aux traits rudes, on l’aurait presque pris pour un nain adulte. Un petit
homme mûr.
Seuls ses yeux vifs et changeants, sa tignasse de cheveux sombres emmêlés et cette petite taille
qu’il maudissait appartenaient bien à l’enfance.
Ses premiers pas en Italie avaient été terribles. Il était totalement clandestin. Absolument ignorant
de tout. Seuls le chapardage et le vol à l’étalage lui avaient permis de subsister.
Il voyagea beaucoup, pendant cette période, en remontant vers le Nord. Vers les grandes villes dont
ses frères rêvaient tout haut. Vers Milan.
Une sorte d’instinct lui avait soufflé que la mobilité était, pour lui qui était dénué de tout, la
meilleure sécurité.
Il bougeait. Deux ou trois jours dans un coin, puis il continuait. Avant qu’on ne commence à le
remarquer. Assez vite pour qu’on ne puisse que l’oublier.
Sur le chemin, il prit ses premières leçons.
Il apprit à se méfier.
De tout.
De tous.
Surtout des messieurs trop gentils. Ceux-là voulaient toujours le baiser.
Parfois, trop rarement, il avait été accueilli par une famille albanaise. Hébergé et nourri pour
quelques jours. Jamais plus. C’étaient des gens humbles qui lui ouvraient leur porte. Des travailleurs
qui ne roulaient pas sur l’or.
Ils ne pouvaient supporter longtemps une bouche supplémentaire à leur table.
C’était à Milan, huit mois après son arrivée, qu’il avait trouvé son métier.
Mendiant.
Professionnel.
Il avait été recruté par une femme albanaise dans un square, et rejoint ce qui était une véritable
petite tribu.
Quarante gamins, garçons et filles, sous la « protection » de deux couples mixtes. Les maris
italiens. Les femmes albanaises.
La nuit, la tribu dormait dans une usine désaffectée, dans la banlieue, au milieu d’autres ruines
industrielles.
Et, le jour, se répandait autour du Castello Sforzeso, du Palazzo Reale, de la Pinacoteca et autres
quartiers touristiques. La main tendue. La supplique à la bouche.
Elvis s’était laissé happer de bon gré par ce système. Après huit mois d’errance et de peur, il y avait
trouvé une sécurité.
La vie n’était pas désagréable, avec la bande.
C’était bon de pouvoir rigoler et jouer avec d’autres enfants albanais.
Les quatre adultes étaient assez souvent sympas. Ils fumaient des joints et ils déconnaient avec les
enfants.
Il y avait une télévision. Sauf punition, ils pouvaient la regarder le soir, après la comptée.
Le plus dur, c’était de ne pas manger à sa faim.
Les repas étaient maigres. Très maigres. Surtout en cette période d’hiver où le vent froid balayait
les trottoirs. En ce moment où le corps avait besoin de calories.
Et puis il y avait les coups.
Si on ne ramenait pas son quota, on se faisait casser la figure. Deux cent mille lires. C’était la
somme à atteindre pour éviter la correction.
Trois cent mille, c’était ce qu’il fallait pour que les « vieux » soient contents. Elvis Milkani n’avait
qu’une obsession. Grandir.
C’était leur putain de taille qui autorisait les adultes à lui imposer leurs lois.
Il était obligé de chercher leur protection à cause de sa petitesse. Uniquement.
Dès qu’il serait assez grand, personne ne le contraindrait plus à rien.
Elvis était l’un des meilleurs enfants mendiants de Milan. Il ne rapportait jamais plus que les deux
cent mille minimum à l’usine, le soir. Le reste, il le dépensait.
Du lait et des oranges.
— Il se souvenait d’avoir entendu que les vitamines aidaient à grandir. Quand la journée était
bonne, des sodas énergétiques pour les sportifs, très chers, qui étaient la grande mode en Italie.
*
**
— Buon giorno, signore, ho fame (Bonjour monsieur, j’ai faim)
Elvis travaillait aux alentours du Foro Buonaparte, l’esplanade circulaire qui entourait le Castello
Sforzeso, le quartier le plus touristique de la ville.
— Je suis catholique, si signore, mon père et ma mère aussi… Oh grazie, signore !… (Oh merci
monsieur !…)
Il avait tout appris de la rue. La meilleure école de la vie.
La plus dure. La plus sélective. La plus rapide, aussi. Celle qui faisait vieillir le plus vite.
Il y avait tous ces quidams qu’il fallait apprendre à jauger. À séduire. À convaincre.
Il y avait les voyous qui traînaient, avec qui il fallait apprendre à traiter.
Et aussi les copines. Les Albanaises qui faisaient la putain. Elles étaient souvent sympa avec Elvis.
Il fallait bien apprendre.
À moins de treize ans, seule sa désespérante petite taille séparait Elvis Milkani du monde adulte.
Un an et demi après qu’il s’était échoué sur une plage des Pouilles, on aurait pu lui confier la gestion
d’un vrai commerce. Il s’en serait admirablement tiré.
Choisir le client. C’était ça le vrai truc.
Bien sûr, on pouvait aborder tout le monde. Systématiquement. Sur une foule, statistiquement, le
pourcentage des donneurs était une constante. Pourvu que les passants soient assez nombreux, on
atteignait son chiffre au bout du compte. Mais on en sortait fatigué.
C’était bien plus intéressant d’observer. Et de sélectionner. Le visage. La coiffure. Les chaussures.
Les montre et bijoux.
Autant de signes qui permettaient de définir à l’avance la personne qui s’approchait. Un bon pigeon
à aborder d’urgence. Ou un enfoiré qu’il valait mieux laisser passer.
Le meilleur client, c’était une femme. Une vieille. Bien habillée. Surtout si elle était grosse. Encore
mieux si elle avait un chien.
Ces mémères-là s’apitoyaient facilement. Et elles avaient le porte-monnaie généreux. Une fois
qu’on avait réussi à le leur faire ouvrir.
Avec les alcoolos aussi, ça pouvait être bon.
Attention, pas les clochards. Non, ceux qui avaient du pognon.
Avec ceux-là, c’était tout l’un ou tout l’autre. Soit on se faisait rembarrer. Méchamment.
Soit on touchait le jackpot.
À un bon degré d’ivresse, les types ne se souciaient plus de la valeur de leur argent.
*
**
Elvis en avait repéré un. Un soûlard. Imbibé du soir au matin. Le type était apparu dans le quartier
deux ou trois jours plus tôt. Il avait dû s’installer. Un type costaud. L’air d’un dur. Sauf qu’il boitait.
Il aimait la foule. Il passait la majeure partie de la journée dans les cafés bondés du coin. Et n’en
sortait qu’en fin d’après-midi. À l’heure de pointe. Quand tous les employés du quartier sortaient du
travail.
Celui-là, il intéressait Elvis Milkani.
Il fleurait bon le pognon.
Les vêtements étaient froissés, mais c’était de la bonne came. La canadienne qui protégeait
l’homme du froid avait coûté cher. Ses sublimes bottes de cow-boy aussi.
— Signore, ho famé ! (Monsieur, j’ai faim !)
Elvis attrapa la main du boiteux.
— J’ai faim, donne-moi de l’argent.
Skender arracha la minuscule main blanche qui, maintenant, s’était accrochée au pan de sa
canadienne.
— Lâche ça, mendicante ! (mendiant !)
— Sono affamato, signore, j’ai faim, j’ai très très très faim.
En matière de mendicité, le harcèlement est la règle. La proie repérée et abordée, on s’y accroche le
plus longtemps possible.
— Mes petits frères ont faim… Mes petites sœurs sont malades… Mes parents sont morts…
Comme l’homme ne faisait pas mine de mettre la main à la poche, Elvis cracha en albanais :
— Dua para, trap ! (Je veux de l’argent, Ducon !) L’homme s’arrêta net.
— Shqiptar ?
Ses yeux cernés de rouge se posèrent sur le visage d’Elvis. s’attardèrent. Une sorte de sourire vint
flotter sur ses lèvres.
— Tu es albanais, toi.
C’était une des bonnes heures pour Skender. Une des rares. Le début d’après-midi. Quand l’alcool
bu pendant la matinée chassait la migraine de sa tête.
Pour un moment.
Lui faisait oublier l’angoisse née de cette lourdeur dans sa poitrine. Les autres douleurs…
Physiquement, Skender était détruit.
L’ex-footballeur, l’athlète, le survivant des camps de travail n’était plus qu’un mutilé.
Les jobs divers qu’il s’était trouvé depuis sa faillite lui avaient laissé des souvenirs. Des coups de
couteau. Un tesson de bouteille dans la nuque.
Et cette balle dans le genou gauche qui avait faussé à jamais sa démarche. Un cadeau du clan
Matarrese, qui lui courait toujours après.
Les quelques pas qu’il venait de parcourir depuis le bar avaient suffi à l’essouffler. Il ahanait,
exhalant des nuages de buée blanche.
— Alors, tu es albanais ?
— No, italiano, signore, italiano !…
Elvis reculait en secouant la tête et les deux mains, se maudissant de son imprudence. L’autre
l’avait compris. Avait compris l’insulte. Skender haussa les épaules.
— Va te faire foutre, petit con.
Et il reprit son chemin. En clopinant.
Elvis Milkani hésita un moment. Planté sur le trottoir. Entouré de passants. Les joues rouges sous la
morsure du froid. Puis il bondit à la poursuite de Skender.
— Eh, monsieur, je suis albanais. Tu me donnes de l’argent.
— Casse-toi.
Skender traversa la rue. Le gamin traversa à sa suite. Skender voulut bifurquer vers un bar qu’il
connaissait. Le gamin bifurqua.
— J’ai faim, geignait-il – en albanais –, donne-moi de l’argent pour manger…
Skender fit volte-face. C’était trop, maintenant.
Un martèlement sourd s’élevait dans sa nuque. Les signes avant-coureurs de la douleur. Déjà.
Ses yeux s’étaient mis à le brûler.
L’air glacial bloquait son souffle.
Et ce gamin qui ne cessait de brailler de sa voix aiguë !
Il ouvrit sa canadienne. La crosse du pistolet-mitrailleur Skorpio, imposante, dépassait de la vaste
poche intérieure.
— Tu me fais chier une seconde de plus et je te descends.
Une vague de douleur lui balaya l’intérieur du crâne. C’était parti.
Il aspira une grande goulée d’air froid. S’étouffa. Une constellation de points blancs brillants se mit
à danser devant ses yeux. Et sa poitrine. Lourde. Si lourde.
Putain, s’il fallait descendre le petit mendiant pour s’en débarrasser, il allait le faire !
Il levait déjà la main vers son arme, par réflexe, quand la posture du gamin stoppa son geste
meurtrier.
Elvis Milkani. Planté devant le tueur. Ses petits poings serrés sur les hanches. La tête levée haut.
— Tu me fais pas peur, gros con. Il cracha par terre.
— Tu veux te battre ?
Skender le contempla un moment. Hébété.
— D’accord, caïd. D’accord. Tu es trop fort pour moi… Viens prendre un verre.
Sans attendre, il se dirigea vers l’enseigne lumineuse – trouble dans ses yeux… du bar le plus
proche. De l’alcool. Avant tout, de l’alcool.
Seule la grappa saurait arrêter le marteau qui s’était remis à frapper les parois de son crâne.
*
**
Quand un Shqiptar rencontre un autre Shqiptar, c’est long. Très long.
Un Albanais veut toujours tout savoir de son interlocuteur. Tout. La taille de sa maison. L’âge de sa
mère. La marque de sa voiture.
Tout en trinquant après chaque jeu de question-réponse. Skender buvait sa grappa. Dans de grands
verres. Elvis, le gamin qui voulait absolument grandir, s’en tenait aux jus d’orange que débitait une
machine, derrière le comptoir.
— Kush je ti ? (Qui es-tu, d’où viens-tu ?) demanda le tueur.
— Du Sud. Nga njëfshat qfër Vlorës (D’un petit village près de Vlora), répondit le gamin.
Il se redressa et se frappa la poitrine du poing.
— Jam lab ! (Je suis un Lab !)
— Mire ! (Bien !), s’exclama Skender. Dans ce monde, petit, il y a les Labs. Et les autres.
— Po, je sais.
Skender s’était remis à sourire. De ce sourire d’ange lumineux et enfantin qui avait terrorisé tant de
victimes.
La grappa lui faisait du bien. Sa tête était légère. Son cœur lui foutait la paix.
Elvis Milkani lui plaisait.
Pour un très bref moment, une unique fois dans la cavale qu’était devenue sa vie, il se sentit relax.
— Çfare po bën në Milano, a kë njeri ? (Qu’est-ce que tu fais à Milan, tu as de la famille ?)
— Jo (Non).
Elvis raconta son histoire. Le radeau. La misère. Le pédophile qu’il avait assommé à coups de
pierre. Son arrivée à Milan. Sa tribu. Son travail.
— Et toi, tu t’appelles comment ?
— Skender Rama.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Du business.
Au bout d’une heure, l’étau revint serrer les tempes de Skender. Le martèlement bien connu dans sa
nuque devenait un galop. Il se leva précipitamment.
— Bon… On se voit par là, hein… Allez, salut, gamin, bonne chance…
Elvis bondit sur ses pieds.
— Eh, attends… Donne-moi de l’argent. Skender s’appuya à la table.
— Arrête, petit. Un Lab, ça se démerde, compris ?… Alors tu me lâches et tu te démerdes.
*
**
Elvis était dans la mouise.
Pendant qu’il parlait avec son nouveau copain, il n’avait pas gagné une lire. La nuit s’approchait et
il était très en dessous des deux cent mille lires quotidiennes.
Malgré ça, il suivit Skender. De loin. En restant à une cinquantaine de mètres en arrière. Ou sur le
trottoir opposé.
Skender n’était pas difficile à filer. Sa patte folle l’obligeait à marcher lentement.
Et il s’arrêtait tous les dix pas pour reprendre son souffle.
Ils s’enfoncèrent ainsi, l’un à la suite de l’autre, dans des rues de plus en plus minables. Jusqu’à un
petit hôtel au rez-de-chaussée occupé par un bar.
Elvis observa Skender qui s’arrêtait au comptoir. Vidait une grappa. Puis empruntait une porte dans
le fond.
Peu après, la lumière s’alluma à l’une des fenêtres du troisième étage.
À ce moment-là, Elvis rebroussa chemin. Il prit la longue suite de bus qui le ramenait chaque soir
dans sa banlieue.
La matrone de permanence l’accueillit par des insultes. Elle en connaissait beaucoup. C’était une
ancienne pute. Et des gifles.
Les bagues qui décoraient ses gros doigts faisaient mal.
— C’est tout l’argent que tu ramènes ?… Va te coucher tout de suite. Ici, il n’y a que ceux qui
travaillent qui mangent.
*
**
L’enfant ne s’endormit pas avant longtemps.
Le dortoir était installé dans un ancien atelier. Des tuyaux de toutes grosseurs striaient le plafond.
Une douzaine de matelas étaient posés à même le sol. Les enfants y dormaient à deux. Ou trois.
Recroquevillé dans son cocon de chaleur, entouré des respirations entrecoupées de toux des autres
gamins, Elvis repensait à son après-midi.
Il avait aimé sa rencontre avec Skender.
Bien sûr, Skender ne lui avait pas donné d’argent.
Bien sûr, il était dur.
Bien sûr, il était capable de brutalité. Et plus, même. Normal : c’était un bandit. Elvis savait ce que
le mot business voulait dire. Au cours de ses pérégrinations du sud au nord de l’Italie, il avait déjà
croisé des bandits albanais. Skender avait les mêmes yeux que ces types-là. Des yeux de rapace. Et
puis, il avait des bottes superbes. Et un putain de flingue, aussi !
*
**
Le lendemain matin, Elvis se posta devant l’hôtel de son pote.
— Ho famé, signora… Sono affamato…
Tout en faisant son numéro habituel, il ne quittait pas des yeux la vitre du café, au rez-de-chaussée.
À aucun prix, il ne voulait manquer le bandit.
La migraine poussait Skender hors de sa chambre dès le petit matin. Il fallait qu’il boive.
— Elvis, balbutia-t-il.
L’enfant n’était qu’une image floue devant ses yeux. Skender se sentit l’envie de sourire.
— Skender, j’ai une affaire à te proposer.
La voix aiguë se planta dans le front de Skender. Il vacilla. Porta la main à ses yeux.
— Attends, bordel… Me faut… À boire, putain !
Dès qu’il avait poussé la porte, le patron avait posé une bouteille de grappa sur le comptoir.
Skender en vida la moitié cul sec.
Resta immobile. Longtemps. Puis posa la main sur l’épaule du garçon et l’entraîna vers une table.
— Elvis Milkani, je t’écoute.
— Je veux travailler pour toi.
— Arrrg !…
Skender balaya la table du coude. Un geste de rejet. Ne me parle pas de ça. Aussitôt, il porta la
main à son front. Reprit la bouteille. Téta le goulot.
— Je peux te rapporter gros, insista Elvis. Je fais trois cent mille lires par jour. Parfois plus !
— Ta gueule.
— Attends… c’est une offre raisonnable. Moi j’apporte de l’argent pour que tu sois tranquille. Et
toi tu me protèges. Et puis tu m’apprends !
Le tueur grogna.
— Apprendre ?
Il leva la main. Le patron apporta une autre bouteille. Skender but, plus lentement, à petites
gorgées.
— Alors, qu’est-ce que tu en penses ?
Le gamin insistait. Impatient.
— Ne m’énerve pas, Elvis. Ton affaire, ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas une baby-sitter.
Elvis ouvrit la bouche pour protester mais Skender cogna du poing sur la table.
— Ta gueule, je t’ai dit. Ou parle-moi d’autre chose. Parce que je ne veux pas me fâcher avec toi,
fils.
Il se renversa en arrière sur la banquette. Se frotta le crâne. La nuque. À deux mains.
— De toute façon, j’ai tellement mal à la tête…
Elvis s’en allait en courant. Skender se laissa aller. Un trou. Noir. Traversé de douleurs fulgurantes.
Il ouvrit les yeux. Une minute plus tard. Ou une heure, il ne savait pas.
Devant lui se tenait Elvis Milkani.
L’enfant se mouvait dans une sorte de brume rouge. Il lui tendait un verre. Qui grésillait
bizarrement.
— Tiens, bois…
La voix d’Elvis parvenait à Skender de très loin. Rebondissait dans son crâne. Mais elle ne faisait
pas mal.
— C’est de l’aspirine forte pour la tête. Elle est effervescente. Comme ça, tu n’auras pas mal au
ventre…
*
**
Si Skender arrivait au fond de sa bouteille, Elvis n’était jamais loin. Il courait chercher la suivante.
Si Skender roulait en boule son paquet de cigarettes, Elvis n’était jamais loin.
Il te faut des clopes, copain ?
Si Skender allait mal, Elvis courait à la pharmacie. Rien ne le dérangeait jamais. Il avait toujours le
temps. Normal, Skender était son copain. Son copain Lab.
Le deuxième soir, Elvis avait demandé de l’argent. La réponse ne l’avait pas déçu.
Écoute, fils : pourquoi je te donnerais du pognon alors que ces enculés vont te le prendre ?
Veiller sur l’agonie d’un tueur n’était pas la meilleure méthode pour faire du chiffre, côté
mendicité. Le temps que perdait Elvis à courir pour Skender se traduisait en perte sèche.
Durant ces quelques jours, la comptée du soir fut un moment difficile pour le gamin.
Au quatrième jour de cette grande et très courte amitié, il parut le matin avec le visage tuméfié.
Une pommette coupée. Un œil fermé, la paupière bleue. Les lèvres enflées.
— Putain, qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— C’est les autres salopards. Mais c’est pas grave. Je les aurai.
Elvis avait répondu tranquillement. Avec le regard d’un tueur.
Ils l’avaient démoli à coups de pied. En tant que récidiviste. À ramener d’urgence sur le bon
chemin.
Ils avaient leur taille pour eux. Ils avaient la force. Ils pouvaient le soumettre à tous les coups.
Mais ça ne durerait pas toujours.
— Bientôt, avec ma diététique, je serai assez grand.
Skender insista. Posa des questions. Il finit par apprendre qu’Elvis avait pissé du sang le matin. Que
ses reins le faisaient souffrir. Il porta la main à sa poche.
— Il faut te soigner, petit con. Va à la pharmacie tout de suite.
L’enfant leva la main.
— T’inquiète. Garde ton pognon. J’ai l’habitude. Jam Lab ! (Je suis un Lab !)
*
**
Skender mourut sept jours après que le petit mendiant lui eut attrapé la main dans une rue glaciale
de Milan.
Étrangeté du destin, il ne tomba pas criblé de balles. Descendu par un des nombreux ennemis qu’il
s’était fait en quatre ans d’activité.
Son cœur le lâcha. Pendant une dernière bouteille de grappa.
— Moi, je te pose une question, disait-il à Elvis, est-ce que tu sais pourquoi les castors ont la queue
plate ?
Elvis riait.
— C’est à force de se faire sucer par les canards, termina Skender. Il ouvrit la bouche pour rire. Et
il y eut la douleur. Dans toute sa poitrine. Une explosion. Plus forte que tout ce qu’il avait supporté
jusque-là. Une souffrance inhumaine.
— C’est le moment, pensa-t-il. Le bout. Enfin.
Il leva sa main droite. La gauche ne répondait plus.
— Elvis, tais-toi… arrête de crier…
Dans un dernier effort, Skender Rama, l’homme qu’on avait envoyé en enfer et qui n’avait jamais
trouvé la sortie, tira la liasse de billets de sa poche. La grosse liasse de billets verts.
La tendit à l’enfant.
La bouteille de grappa explosa sur le sol.
*
**
Plus tard, à la suite d’un coup de téléphone anonyme, les policiers italiens démantelèrent plusieurs
réseaux de traite des enfants.
Certains des dortoirs abritaient jusqu’à quarante grabats. Le registre des punitions pouvait faire
comparer certains à des bagnes.
La plupart des personnes raflées étaient des Albanais.
Elvis Milkani ne fut pas arrêté pendant ce grand coup de filet. Il avait quitté ce monde-là.
Avec l’argent hérité de Skender, il avait conclu un arrangement avec une famille albanaise, dans la
banlieue de Turin. Il payait sa part de loyer et de nourriture. Il n’était un poids pour personne. Et il
allait à l’école.
CHAPITRE 4

C’est dans le domaine des transports que les activités liées au commerce des drogues
traditionnelles devaient connaître au milieu des années quatre-vingt-dix les plus grands
bouleversements.
Ces changements concernèrent avant tout l’héroïne – et dans une moindre mesure le hachisch et le
cannabis.
Avant 1994, le schéma de l’approvisionnement européen était le suivant :
L’opium, la matière première de la morphine, puis de l’héroïne, provenait de l’Asie du Sud-Ouest,
Pakistan et Afghanistan.
L’opium était transformé en Turquie, dans des laboratoires clandestins.
De la Turquie à l’Europe du Nord, les camions des trafiquants empruntaient la route la plus courte.
Celle qui traversait la Yougoslavie. Skopjë, en Macédoine. Nis, puis Belgrade, en Serbie. Zagreb, en
Croatie. Puis Ljubljana, en Slovénie.
Et enfin, limitrophe de la Slovénie, l’Autriche, qui servait de plaque tournante. D’où repartaient les
chargements pour la Suisse, l’Allemagne et le reste de l’Europe ou les pays de l’Est.
C’était la fameuse « route des Balkans », tant de fois décrite et dénoncée.
L’explosion de la poudrière yougoslave contraignit les opérateurs à trouver des itinéraires de
remplacement. De nouvelles filières se développèrent – péniblement – à travers la Bulgarie, la
Roumanie et le puzzle des États du Caucase.
Mais le bouleversement le plus spectaculaire fut celui qui institua la « route italienne ».
Comme on pouvait s’y attendre, les mafias italiennes ne restèrent pas indifférentes au mauvais sort
qui frappait la bonne vieille route des Balkans.
Les parrains virent avec justesse l’opportunité de s’intégrer dans un commerce d’où les Italiens
étaient jusque-là exclus.
Mettre la main sur la quasi-totalité de l’approvisionnement de l’Europe en héroïne leur paraissait
une idée intéressante.
N’avaient-ils pas déjà des filières de transport, cigarettes et autres ?
Des bateaux. Des camions.
Des entrepôts.
Des refuges.
N’entretenaient-ils pas de la main-d’œuvre qualifiée, experte à tous les travaux nocturnes et prête à
travailler ?
L’Italie devint le sas principal de l’entrée de la drogue en Europe.
Dans un premier temps, les trafiquants acheminèrent leurs cargaisons – toujours achetées en
Turquie – par la Grèce et Salonique.
Puis investirent avec enthousiasme l’Éden albanais de l’après-communisme.
Des frontières continentales avec la Grèce et la Macédoine. Ouvertes. Les plus ouvertes du monde
après avoir été pendant cinquante ans les plus fermées.
Plus de lois. Donc, plus d’illégalité.
Une corruption sans limite de toutes les institutions, jusqu’au plus haut niveau.
Et enfin des installations portuaires. Vieillottes mais tout à fait opérationnelles.
Juste en face des côtes italiennes.
L’Albanie, c’était le paradis des grands dealers.
En Albanie même, le développement rapide de cette filière ne fut pas sans conséquences. Elle
devint un secteur économique à part entière dans un délai extrêmement rapide.
Un nombre croissant de citoyens se mirent à travailler dans l’héroïne.
C’est qu’il fallait tout de même faire traverser le pays aux chargements.
Depuis l’est du pays, c’est-à-dire les frontières de la Grèce et de la Macédoine. Jusqu’aux ports de
Vlora et Durrës, sur le littoral, à l’ouest. Du côté opposé.
Sur les terribles routes de l’Albanie. Ravagées. Désolées. Impraticables.
Une nouvelle fois, les Shqiptar surent faire preuve de leur débrouillardise. Et de leur rapidité en
affaires.
Bientôt, les voitures et les camions chargés de drogue des convoyeurs albanais se mirent à sillonner
le pays.
À la même époque, les garde-côtes italiens signalèrent que, parmi les clandestins albanais qu’ils
arrêtaient, ils trouvaient de plus en plus de mules.
Des petits passeurs.
Chargés d’un peu d’héroïne ou d’un kilo ou deux de hachisch, en guise de premier pécule pour la
grande aventure.
Enfin, on vit apparaître à Tirana des caïds italiens. Des hommes de la Sacra Corona unita et de la
N’dranghetta, les organisations les plus puissantes du Sud italien.
Et des Kosovars, les nouveaux rois incontestés de la poudre blanche.
Ni les uns ni les autres ne venaient pour faire du tourisme.
*
**
Il n’existait pas sur cette terre de somme d’argent assez importante pour contenter la voracité de
Dimitri Gambeta. Dimitri le financier.
Celui que l’on commençait à nommer dans certains cercles très restreints : « l’Albanais ».
Dimitri Gambeta s’étonnait lui-même, dans le luxe d’une des innombrables salles de bains de ses
innombrables maisons et appartements.
Une vague incrédulité se peignait sur son visage, alors qu’il en étudiait le reflet dans le miroir.
Un étonnement.
Une surprise qui n’était pas exempte d’amusement. Bon Dieu, qu’est-ce qu’il leur mettait !
Profond.
— Continuons, mon vieil ami Gambeta, se disait-il dans ces moments-là.
Pour cet homme qui était riche de plusieurs millions de dollars, qui aurait pu se reposer dans le
confort de ses grosses rentes jusqu’à la fin de ses jours, il n’était pas question de s’arrêter en si bon
chemin.
Qui savait jusqu’où il pourrait aller ?
— Et encore, pensait-il avec amertume, j’ai commencé tard…
La cinquantaine fondait sur lui à grands pas. Plantait ses griffes aux coins de ses yeux et de sa
bouche, malgré toutes les crèmes antirides. S’insinuait dans ses os, pendant les soirées humides.
Faisait battre son cœur un peu trop fort durant ses ébats érotiques, le seul sport qu’il pratiquât
vraiment.
Et s’il avait renoncé à se faire teindre les cheveux, c’était qu’il trouvait que la couleur de l’argent
seyait à ses tempes.
— Ah, si on m’avait laissé faire il y a trente ans !
Lorsque son passé albanais lui revenait en mémoire, c’était pour contempler un gouffre.
Qu’elle était loin, la Ligue nationale des écrivains albanais ! Ses intrigues mesquines. Ses petits
complots.
Ses petits stratagèmes, dont les phrases compliquées et les idées tortueuses n’étaient que les
masques de leur asservissement.
Et qu’il était loin, le Dimitri Gambeta de ce temps-là !
Le petit écrivain mielleux.
Sinueux. Sournois. Servile.
Pourri jusqu’à l’os par les manœuvres nécessaires à sa survie. Il était mort, ce Dimitri.
Son décès officiel datait du Stadio della Vittoria, à Bari, lorsque, sans savoir pourquoi, il avait
rejoint trois Labs qui jetaient des pierres sur les carabinieri. Et qu’il s’était mis à les imiter.
Le vrai Dimitri Gambeta s’était révélé dans le monde du libre-échange et du libéralisme.
— Je ne suis pas un écrivain. Je ne l’ai jamais été. Maintenant, je suis moi-même. Je suis un
intellectuel du crime.
Sur les rayons des innombrables bibliothèques de ses innombrables logements figurait toujours un
volume relié de cuir rouge – une édition spéciale imprimée sur commande de Dimitri.
Le Prince.
Le précis de stratégie politique de Machiavel. Un vrai écrivain, celui-là.
Le génie Machiavel, conseiller de César Borgia, le tyran magnifique des plus riches années de la
Renaissance italienne, au XIVe siècle.
Le premier à proclamer, noir sur blanc, les vertus du vice, du mensonge et de la ruse pour qui
voulait exercer le pouvoir.
— Je suis le Machiavel de ce siècle, s’enthousiasmait Dimitri Gambeta. Et celui du prochain,
aussi !
Une dernière grimace à son reflet, une dernière friction parfumée, avant de se glisser dans un
peignoir d’éponge.
— Et qui m’arrêterait, hein ? Personne.
Nul ne stopperait Dimitri Gambeta, le milliardaire. Il irait jusqu’au bout.
Il mangerait jusqu’à la dernière miette du gâteau.
*
**
— Ça suffit.
Dimitri Gambeta prononça la sentence à voix haute.
Il se trouvait alors à l’un de ses innombrables bureaux. Des pièces à peu près dénuées de dossiers et
de papiers mais qui servaient de cadre à ses réflexions stratégiques.
— C’est fini. Il va falloir trouver autre chose.
Un bon rat devait savoir quitter le navire à temps. Ce n’était qu’une question d’intelligence. De
machiavélisme.
Il y avait deux ans qu’il travaillait avec les Albanais du Kosovo.
Deux ans qu’il se trouvait régulièrement attablé avec des brutes, un verre d’alcool infâme en main,
en train de crier :
— À mort Milosevic !
À quoi il fallait ajouter désormais :
— À mort Ibrahim Rugova !
Ce dernier étant apparemment devenu un traître à la cause de l’indépendance kosovare.
Financièrement, Dimitri Gambeta ne pouvait que se féliciter de ses relations avec les clans du
Kosovo.
Il n’était que simple intermédiaire sur les transactions.
Ce n’était qu’un travail de mise en contact des uns avec les autres qu’il pouvait assurer seul ou avec
une équipe légère. C’est-à-dire pas chère.
Un job facile de public relations pour lequel il engrangeait des commissions faramineuses.
Sous beaucoup d’autres aspects, cette fructueuse collaboration devenait négative.
Tout annonçait la venue d’un problème au Kosovo.
Il n’y avait pas besoin d’être un expert en géopolitique, tels ceux qui étalaient pompeusement leurs
opinions dans la presse, pour le comprendre.
Un gros problème.
Dimitri Gambeta savait ce que faisaient ses « amis » avec les bénéfices de leurs opérations. Ils
s’équipaient.
Ils achetaient des armes. Des véhicules. Des canons. Mois après mois, à chaque réunion, Dimitri
avait pu constater la montée de la haine et de la rage chez ses correspondants.
— L’indépendance ou la mort !
En maintenant la province sous une chape de brutalité et de répression, les forces spéciales serbes
attisaient la détermination des indépendantistes.
Ce radicalisme de plus en plus outré ne pouvait déboucher que sur une explosion.
Une grosse explosion.
Que le monde entier entendrait.
En cette année 1996, il y avait gros à parier que le Kosovo deviendrait bientôt célèbre – comme la
Bosnie l’était alors.
Quelques mois, et la province se trouverait sous les feux de l’actualité.
Et Dimitri Gambeta, homme de l’ombre, ne voulait plus lui être relié en aucune manière à ce
moment-là.
Vivons heureux, disait la devise, vivons cachés.
L’intellectuel qui survivait en lui ne parvenait pas à déterminer si ses alliés étaient des individus
normaux, comme lui, des professionnels du crime. Ou bien les authentiques combattants de la liberté
qu’ils prétendaient être.
Le manque absolu de pitié dont ils faisaient preuve dans leurs affaires leur était-il inspiré par la
grande cause de l’indépendance ?
Ou bien celle-ci était-elle le prétexte à d’instinctifs débordements de cruauté ?
Leur rapacité financière trouvait-elle son origine dans les dures nécessités de la lutte nationaliste,
ou le combat servait-il d’excuse à des intérêts bien compris ?
Des guérilleros ou des salopards ?
Ou bien les deux ?
En tout cas, une chose était certaine : Dimitri Gambeta, lui, méprisait au plus haut point tant le
désintéressement que les bonnes causes. Et tant le patriotisme que le mauvais raki.
Il ne pourrait plus longtemps jouer la comédie. Vive ceci, à mort cela…
La comédie avait assez duré. Tout l’opposait à ces gens.
Il était originaire de Korça. Au sud. Près de la frontière grecque. Sa région faisait partie de
l’Histoire depuis la plus haute antiquité.
Eux, c’étaient les paysans barbares d’une lointaine plaine du Nord.
Dimitri Gambeta était orthodoxe – même si l’athéisme matérialiste le plus complet était la seule
religion qu’il pratiquât. Les Kosovars étaient des musulmans. Il était un libertin raffiné. Un coquin.
Un jouisseur.
Ces brutes sans âme enfermaient leurs femmes à la maison.
— Ça suffit.
La décision de Dimitri était ferme. Toutes ses analyses en arrivaient au même point. Ses alliés
d’aujourd’hui ne seraient pas ceux de demain.
Ces gens étaient des ploucs.
Et, qui plus est, des ploucs dangereux.
*
**
Dimitri Gambeta était placé sous la protection de Satan.
Il possédait cette officine de placement, Investimi, à Vlora, en Albanie. Un petit bureau tenu par
une folle. Et un imbécile amoureux des costumes et des cravates.
Un petit commerce parmi d’autres. Que Dimitri Gambeta avait monté presque pour s’amuser.
Pour la satisfaction de faire payer l’Albanie, cette voleuse de sa jeunesse.
Un « coup ».
La société avait survécu beaucoup plus longtemps qu’il ne l’escomptait.
Comme les plaisanteries, les pyramides financières les plus courtes étaient les meilleures. Celles
qui rapportaient à leur fondateur.
Deux ou trois mois. Pas plus. C’était le délai maximum pour ce genre d’escroquerie.
Il arrivait un moment où le nombre des clients de longue date devenait trop important. Piller les
comptes des nouveaux clients ne suffisait plus pour régler aux premiers leurs intérêts. Et les maintenir
endormis.
C’était le moment de vérité.
Celui où il fallait fuir.
En Albanie, la farce durait.
La raison principale : les sociétés de placement recevaient un soutien inédit.
Celui des mafias italiennes qui trouvaient là un bon moyen de recycler leurs capitaux sales.
Soucieux de conserver le plus longtemps possible ces bonnes lessiveuses, les consiglieri
(conseillers) des parrains italiens les abreuvaient de cash.
Après deux ans d’activité, la société fondée par Dimitri Gambeta était toujours une affaire rentable.
Mais le Machiavel du business n’était pas au bout de ses – bonnes – surprises.
Le petit bureau ouvert presque pour rire sur l’avenue principale de Vlora allait devenir par miracle
la meilleure affaire de son existence.
*
**
Le monde libre et heureux poussa un soupir de soulagement. Sous la bienveillante houlette des
États-Unis, les meurtriers de tous les bords avaient accepté de mettre un terme à la guerre de Bosnie.
Après qu’un nombre incalculable de sottises eurent été dites et accomplies, les belligérants
signèrent les accords de Dayton.
Avec l’habileté qui les caractérise, les diplomates occidentaux parvinrent à un partage équitable de
la petite province.
Une partie du territoire allait aux milices mafieuses croates.
Une autre partie était attribuée aux milices mafieuses serbes.
Le peu qui restait était laissé à la disposition des Bosniaques, ces musulmans blonds qui avaient
emmerdé tout le monde et en avaient pris plein la tête.
Des accords complexes, qui aboutissaient à un puzzle de territoires aux découpes tarabiscotées et
d’enclaves des uns chez les autres.
Autant de lignes de conflits.
Autant d’occasions de désordre.
À croire que certains souhaitaient le désordre.
Que certains voulaient en profiter.
Pendant toute la guerre, la communauté internationale avait fichu une paix royale à l’Albanie.
Et à son président, Sa Majesté Démocratique Sali Berisha.
Les diplomates et autres experts avaient bien remarqué l’immense folie qui était en train de se
mettre en place au pays des Aigles, mais ils avaient écarté la question.
L’avaient remise à plus tard.
La catastrophe bosniaque leur suffisait pour le moment, merci. Une fois les accords signés et ce
côté des Balkans apparemment pacifié, on passa au dossier albanais. À l’inquiétante question
albanaise.
Des délégations du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale atterrirent à Tirana.
Leur analyse fut rapide. Il n’était pas besoin d’être expert.
— On court à la catastrophe.
C’est à peu près le discours que ces messieurs tinrent à Sa Majesté Démocratique.
— Vous ne devriez pas jouer avec ça, Votre Excellence. Vous risquez fort de ruiner toute la
population. C’est le pays entier qui peut tomber en faillite.
Il y eut d’autres experts. Plus discrets, ceux-là. Des Américains.
— Tu arrêtes ça, Berisha.
C’est à peu près ce qu’ils dirent.
— Stop, le plus vite possible.
Tout porte à croire que Sa Majesté Démocratique le Président Élu Sali Berisha en prit de
l’ombrage.
Si d’aucuns voulaient lui apprendre à gouverner l’Albanie, ils allaient trouver à qui parler.
*
**
Dieu et les ingénieurs avaient créé le téléphone portable pour Dimitri Gambeta.
Il en possédait plus de trente. Et autant de numéros différents.
Beaucoup de téléphones séparés.
Beaucoup d’adresses.
La prudence était mère de la sécurité.
C’est sur l’une de ces petites merveilles – dont il ne connaissait pas la moitié des fonctions – qu’il
reçut la nouvelle.
Le tout premier frémissement de sa nouvelle aventure.
L’homme qui l’appelait était un Albanais. Une vieille connaissance. Depuis l’ancien régime.
Un cadre du parti des travailleurs.
Qui se trouvait maintenant être, par un de ces retournements dont l’Histoire semble tissée, un
proche collaborateur de Sa Majesté Démocratique Sali Berisha.
— Il a pété les plombs, le toubib.
— Sans blague, s’exclama Dimitri, l’air gourmand.
Dans les cercles autorisés, on désignait couramment Sa Majesté Démocratique par deux sobriquets.
« Le toubib », en raison de sa profession.
« Le porteur d’urine », en souvenir de sa fonction réelle auprès d’Enver Hoxha.
Le correspondant de Dimitri continuait :
— Il est passé à la télévision cet après-midi. Je t’ai envoyé la cassette. Tu vas rire.
— À ce point-là ?
— Tu verras, camarade Gambeta. Tu verras et tu n’en croiras pas tes yeux !
*
**
Le lendemain matin, Dimitri Gambeta n’en crut pas ses yeux.
— Extraordinaire, murmura-t-il, c’est extraordinaire ! Aussitôt, il prit des dispositions d’urgence.
Ce véritable Korchar était un vrai raffiné. Un homme aux goûts classiques, mais intransigeant sur la
qualité.
L’argent n’était pas la seule clé du luxe. Celui-ci demandait une vigilance de tous les instants.
Le plaisir, comme la grande cuisine, se préparait à petit feu avant d’être dégusté.
— Babe, ma chérie…
Il entra dans la chambre, les mules claquantes, frottant ses longues mains, les yeux pétillants de
joie.
Babe était en train de peigner ses longs cheveux blonds platine. Assise à l’une de ses innombrables
coiffeuses. Seulement vêtue d’une nuisette transparente. Et très courte.
— Ta chérrrie t’écoute, mon pigeon dorrrré.
— Prépare-moi un après-midi sympathique, tu veux bien ?
Babe tourna la tête. Lui jeta un regard par-dessous ses longs cils blonds, une lumière câline dans le
bleu de fjord de ses yeux. Elle aimait bien voir son Dimitri dans cet état.
Elle connaissait ces signes. Il était en train de gagner de l’argent. Encore plus d’argent. C’est-à-dire
encore plus de shopping.
Ils se sourirent. Longuement. Comme des amoureux.
Ils s’entendaient bien, Roucoucou et elle. Ils formaient un vrai couple.
Il avait besoin d’elle.
Elle avait besoin de sa largesse.
Ils se complétaient.
Si ce n’était pas un amour suivant la définition habituelle, il s’agissait d’une vraie relation.
— Tes désirs sont des ordrrres, mon rrroucoucou.
Un après-midi sympathique, pour son Dimitri, cela consistait à inviter une belle jeune femme à lui
pratiquer de longues fellations. C’était Babe qui les recrutait.
La jalousie, à ce propos, était le dernier sentiment qui l’animait. Seule la qualité comptait.
Ces filles étaient des bouches, rien de plus. Elle veillait à ce que ce soient de bonnes bouches.
Son Dimitri valait bien ça.
Sans compter que ces filles lui rendaient bien service.
La fellation ne dérangeait pas Babe, bien au contraire. Mais tout de même, passer tout un après-
midi à sucer Roucoucou, c’était trop pour elle.
*
**
Dimitri Gambeta reposait, nu et hilare, sur un immense lit aux draps satinés.
Sa peau rose resplendissait de santé, gavée de crèmes et d’onguents dans la lumière changeante des
images. Son poing serrait la télécommande.
— C’est extraordinaire, exultait-il, tout simplement extraordinaire ! Entre ses cuisses, une belle
chevelure blonde aux reflets roux s’agitait lentement. Un rythme suave. De haut en bas.
Sur un plateau se tenaient deux verres de champagne. L’un au liseré rouge – pour mademoiselle.
L’autre blanc, pour lui-même.
Le raffinement exigeait un soin maniaque de la propreté.
En face du lit, l’écran de télé était gigantesque.
Sa Majesté Démocratique Sali Berisha s’y étalait sur deux mètres carrés, derrière un triste bureau.
Comme toujours, il ne parlait pas. Il braillait.
Ses hurlements de prédicateur avaient fait grimacer Babe au-dessus du Harper’s Bazar Magazine
qu’elle lisait près de la fenêtre.
Mais c’était si bon que Dimitri Gambeta ne baissait pas le volume.
« Les Américains prétendent nous dicter leur loi. Je m’y refuse, citoyens d’Albanie. Ils nous
commandent de fermer nos sociétés de placement. Ils sont jaloux de l’habileté financière albanaise.
Moi, je suis fier de nos sociétés de placement. »
— Extraordinaire, il est extraordinaire, jubilait Dimitri.
« Je vous l’affirme, citoyens d’Albanie, les sociétés de placement sont les hirondelles du
capitalisme albanais. »
Dimitri Gambeta hurlait de rire.
À chaque passage, c’était trop. Surtout ce moment-là.
En dame avertie, la jeune femme suspendait un instant ses activités. Le temps que Dimitri cesse de
tressauter. Le temps pour elle de reprendre quelque souffle et de détendre les muscles de ses
mâchoires.
Puis, en bon petit soldat, elle reprenait son office.
— Bon Dieu, il est extraordinaire, gémissait Dimitri Gambeta, aux anges.
Oh, le brave homme. Oh, le cher Président Élu ! Oh, ce très cher abruti de montagnard ! Il était en
train de faire la fortune de Dimitri. Rien de moins.
— Les « hirondelles »… Comme c’est joli. Poète, en plus, hein, porteur d’urine !
La jeune femme releva la tête. Un instant, il aperçut un petit nez mutin, couvert de taches de
rousseur. Un beau regard d’émeraude. Une langue rose et pointue de chat. Tout en œuvrant avec
exactitude, elle lui souriait.
— Et voilà, ricana Dimitri, elle est amoureuse de moi, celle-là aussi. Elles sont toutes amoureuses
de moi !
Son pouce écrasa le bouton retour-arrière de la télécommande. Il remit la cassette au début pour la
cinquième fois.
*
**
— Ououfffffff…
Vers la onzième ou douzième fois, la jeune invitée se laissa aller sur le côté, ses yeux d’émeraude
pleins de lassitude.
— Allons, ma belle, on continue. Tiens, détends-toi un petit peu. Il lui tendit distraitement sa coupe
de champagne.
La jeune femme soupira et tourna la tête vers Babe, qui lisait toujours, jambes haut croisées.
Elle n’eut droit en retour qu’à une gifle des deux yeux par-dessus le papier glacé du magazine.
Hautains. Froids comme la mer du Nord dont les pupilles de la blonde avaient la couleur. Absolument
dénués de pitié.
— Allons, on reprend, ordonna Dimitri Gambeta.
Il sourit à la fille.
— C’est un film que j’aime beaucoup.
Puis, comme la demoiselle courbait le dos pour se remettre à l’ouvrage, il se laissa aller en arrière
et soupira :
— Allez, suce, Cosette.
Sa première vie d’écrivain lui avait laissé quelques souvenirs littéraires.
*
**
Dimitri Gambeta, le financier, passa les heures qui suivirent au téléphone.
Inutile d’attendre. Toutes ses relations devaient être mises au courant. Toutes.
— Vingt pour cent, mon ami. Tu peux y aller tranquille. Ses partenaires de commerces légaux
comme illégaux. Aucun ne devait être tenu à l’écart.
— Tu es sûr ? s’étonnait l’un.
— Certain. Je ne t’en parlerais pas, dans le cas contraire.
Une si belle opportunité. Il fallait que tout le monde en profite.
— Tu crois ? se méfiait l’autre.
— Moi, j’y ai mis tout mon capital. Moi, Dimitri Gambeta. Tu me connais, non ?
Il n’omettrait personne, foi de Korchar !
— Tu penses à combien ? hésitait un dernier.
— Tu mets ce que tu veux, mon ami, mais je te conseille de mettre beaucoup.
*
**
La nuit était tombée.
Empli d’une saine fatigue et du sentiment du bon travail accompli, Dimitri Gambeta feuilletait une
dernière fois son agenda.
C’était un véritable registre que ce gros carnet noir à fermeture d’or. Y figuraient des adresses et
des téléphones, mais aussi une multitude de petites notes illisibles en face de chaque nom.
Tout savoir. Sur tout le monde.
C’était la règle de base de Dimitri Gambeta.
Et sa plus grande force.
Son œil s’arrêta sur un nom.
— Dino Andoni, murmura-t-il. Tiens, tiens, tiens…
Il y avait plus d’un an et demi qu’il s’était séparé de ses premiers compagnons sur le sol d’Italie.
Aucun d’entre eux n’avait jamais repris contact avec lui. Et inversement.
Récemment, Dimitri avait été averti de la mort de Skender. Il s’en était réjoui.
Jamais il n’avait aimé le tueur.
Il en avait toujours eu la trouille.
Jusqu’au moment où la nouvelle de la mort misérable de Skender lui était parvenue, il avait
toujours redouté que son ancien associé ne ressurgisse, la menace à la bouche.
Dino Andoni, ce n’était pas pareil.
Il y avait un bon fonds chez ce garçon.
Pour un entêté de Lab, il savait écouter lorsqu’il le fallait.
Un demi-sourire aux lèvres, l’index vif, Dimitri Gambeta composa le numéro de son ancien ami.
— Undhëro ? (J’écoute ?)
Une voix féminine. Jolie.
Le sourire de Dimitri Gambeta s’agrandit. Il prit sa voix la plus aimable.
— C’est bien à Ariana Andoni que j’ai le plaisir de parler ?
— Oui.
— Je suis désolé de vous déranger, madame Andoni. C’est que je suis un vieil ami de Dino. Dimitri
Gambeta. Est-ce que par hasard Dino serait disponible.
— Oh, attendez un instant, fit la jeune femme. Il est en haut. Avec mon père. Je monte le
prévenir…
Quelques minutes plus tard, il reconnut le timbre lent de son ex-partenaire dans l’écouteur. Il en
éprouva un léger coup au cœur. Une émotion à la fois sincère et très brève.
— Bonjour, Dino, vieux camarade. Comment te portes-tu ?
— C’est bien toi, professeur ? Quelle surprise ! Comment as-tu trouvé mon numéro de téléphone ?
« Allons, Andoni, pensa Dimitri, tu as oublié le machiavélisme de ton professeur. »
— C’était facile, tu sais, répondit-il, qui ne connaît pas Dino Andoni ?… Blague à part, j’ai une
mauvaise nouvelle, vieux.
— Quoi ?
— Skender nous a quittés.
— Oh mut ! (Merde)
Ils évoquèrent un moment la mémoire du tueur. Se lamentèrent de concert. Dimitri Gambeta poussa
un long soupir pour conclure et reprit :
— Et toi, cher Dino, tu es toujours dans l’action ?
— Non, fit précipitamment Dino, plus du tout. Je me suis engagé dans le tourisme.
— Quelle bonne idée, s’exclama Dimitri. Je te reconnais bien là, mon copain. Toujours aussi
malin !
— À vrai dire, hésita la voix de Dino, ce n’est pas encore tout à fait sur les rails. Mais il y a
d’énormes possibilités.
— En Albanie ? Mais bien sûr. Énormes, Dino. C’est parfaitement pensé.
Dimitri se renversa dans son fauteuil et leva les yeux aux moulures du plafond, un sourire de démon
aux lèvres. Du tourisme en Albanie !
Ils ne doutaient jamais de rien, ces abrutis de Labs ! Dimitri Gambeta prit une inspiration.
— Écoute, Dino, je t’ai appelé parce que je veux te mettre sur un coup. Et cette fois, tu vas
vraiment te gaver. Et écoute-moi, Dino, je suis heureux de le faire, en souvenir de notre amitié…
Sa voix se fit rêveuse.
— Oui… Tu sais, depuis que nous avons détruit l’association, je me suis rendu compte que…
Enfin, cette histoire me tenait à cœur, quoi. Ce sont de bons souvenirs, non, qu’est-ce que tu en
penses ?
— Euh… oui, bien sûr, répondit Dino, étonné.
Ce vieux bandit de Gambeta ne l’avait pas habitué à une telle sentimentalité. Il vieillissait, peut-
être.
— Alors, écoute-moi bien, Dino Andoni. J’ai créé une société à Vlora. Investimi.
— Ah, c’est toi ?
— Oui. Et je te préviens en toute amitié. Mets ton argent. Mets-le tout de suite.
— Mais…
— À ce rythme-là, un jour de perdu, c’est une somme fantastique qui s’envole. Crois-moi.
Andoni resta silencieux un moment.
Dimitri crayonnait distraitement sur un bloc-notes. Des phallus. Avec des ailes.
— Tu es sûr de ce que tu avances, Dimitri Gambeta ?
— Comment peux-tu douter…
— Il y a eu cette histoire avec Sudia…
— Ah, soyons sérieux, Andoni !
Sudia était l’une des sociétés de placement de Vlora. Aux premiers jours de l’année, elle avait
suspendu ses paiements. Et provoqué un début de scandale.
Sa fondatrice, une tsigane connue sous le nom de Maksude, était en attente de son procès.
— Je te parle d’une affaire sérieuse. Cette fille n’a jamais rien compris aux finances. C’est un
escroc. Qu’est-ce que tu veux attendre d’autre d’une tsigane, de toute façon.
— Tu as raison.
— Bien sûr que j’ai raison… Bon, Dino, mon ami, il se fait tard et je ne vais pas te déranger plus
longtemps…
— Tu es sûr de ton coup, Dimitri Gambeta ?
— Allons, tu sais que je suis toujours de bon conseil…
Leurs adieux prirent encore quelque temps. À l’albanaise.
— Allez, ciao Dino, conclut enfin Dimitri. Je viendrai bientôt te voir à Tirana.
— D’accord. Et merci, Dimitri. Gambeta claqua de la langue.
— Tss… tss… ne me remercie pas. C’est un plaisir pour moi, mon vieux frère d’aventure.
*
**
Dino Andoni n’était pas un idiot.
Il connaissait le principe des pyramides financières, où celui qui mise est de toute façon le dindon.
Thoma Sulari, son beau-père, n’était pas né de la dernière pluie. L’arnaque des pyramides était un
vieux classique et il en connaissait les mécanismes.
Mais il y avait déjà deux ans que ça durait.
À part la mésaventure des clients de Sudia, tout se passait bien. Chacun était payé. Les intérêts
fantastiques promis étaient réglés rubis sur l’ongle.
Déjà, autour des Sulari, nombre de relations s’étaient considérablement enrichies en misant dans le
système.
Pourquoi ce qui avait fonctionné pendant deux ans s’écroulerait-il soudain ?
— Tu en as parlé à Ariana ? avait demandé Thoma. Dino avait haussé les épaules.
— Non, je n’y ai pas pensé.
En bon Lab, Dino ne considérait pas que les femmes aient à donner leur avis sur la gestion
financière du couple.
Thoma avait réfléchi un moment, puis soupiré :
— Bon, je n’en parlerai pas à Elena. Je la connais, elle va s’inquiéter.
Quelques heures après l’appel téléphonique de Dimitri Gambeta, Dino et son beau-père partirent
pour Vlora.
— Combien comptes-tu mettre, mon fils ? demanda Thoma.
— Tout ce que j’ai.
Un capital conséquent, qu’avait à peine écorné la vie qu’il menait, depuis la fin de sa lune de miel.
Le vieil homme avait réfléchi. Puis hoché lentement la tête.
— Bon, alors je mets tout, moi aussi.
Le chiffre qu’il annonça étonna son gendre. Dino n’avait pas imaginé que ses beaux-parents fussent
si riches.
— Tu es sûr, mon fils ? demanda encore une fois Thoma.
— Vierri im (mon beau-père), je vous l’assure : mon ami est de très bon conseil.
QUATRIÈME PARTIE

(1997-1999)
C’était une évidence aux yeux du monde entier.
En janvier 1997 éclata la confirmation : les firmes pyramidales albanaises constituaient une énorme
escroquerie.
Toutes les sociétés de placement – le plus souvent dirigées par des fantoches – cessèrent de verser
les intérêts dus à leurs clients. Du jour au lendemain, des centaines de milliers d’Albanais furent
ruinés.
À Vlora – qui abritait les principales de ces sociétés pourries c’était la totalité de la population qui
avait tout perdu.
Sa Majesté Démocratique Sali Berisha réunit autour de lui les représentants des sept principaux
partis politiques et des deux grands syndicats.
La réunion dura deux heures. Pleines.
À son issue, Sa Majesté Démocratique alla livrer au peuple ses conclusions au cours d’une
intervention télévisée.
— Je suis optimiste. Certes, les sociétés de placement n’ont plus d’argent liquide. Mais elles
possèdent des valeurs. Des usines. Des terrains. Des immeubles. Dans cette phase difficile, le destin
de ces firmes appartient aux investisseurs.
Les conseillers de Sa Majesté Démocratique avaient insisté pour qu’il ne reparle plus des
« hirondelles du capitalisme albanais ».
— Je suis très optimiste, citoyens d’Albanie. Gardez votre sang froid. Gardez votre confiance dans
les sociétés de placement. Gardez votre confiance dans le gouvernement !
CHAPITRE 1

Le compte à rebours commença dès la première quinzaine de janvier. Des manifestations réunirent
plusieurs fois cinq à dix mille personnes.
Pacifiquement.
La foule se contentait de faire le siège des bureaux des sociétés de placement. Réclamer des
responsables qui ne s’y trouvaient plus. Se lamenter.
Suivant l’héritage des meetings communistes, des orateurs improvisés prenaient la parole. Hommes
et femmes. Perchés sur des caisses et des bidons.
— Ils nous disent qu’il faut attendre. La vérité, c’est qu’ils ne peuvent plus payer. Nous devons
exiger notre droit…
La place Flamuri (Place du Drapeau) était le centre de Vlora. Une vaste esplanade nue autour des
statues de bronze géantes du monument de l’Indépendance. Des prolétaires de dix-huit mètres de haut
qui marchaient vers la victoire sur leur socle de marbre, brandissant un immense drapeau.
La place était bordée par le parc du tombeau d’Ismaïl Qemali, le premier chef de l’Albanie
indépendante, en 1912. De l’autre côté, les habituels bâtiments sans âme du communisme. Un seul
building moderne, le chantier d’un grand hôtel, haut de neuf étages.
Abandonné.
Au-delà commençaient les collines dites des Martyrs de la Révolution.
C’est sur cette place que les manifestants commencèrent à se réunir tous les jours au début du mois
de février.
La police chargea quelques-uns de ces rassemblements et procéda à des arrestations, comme tout
bon corps de police en pareille occasion.
Le 11 février, la tension monta de plusieurs degrés.
Quatre mille personnes se dirigèrent vers la Rruga e Re (La rue Neuve) à la sortie nord de la ville,
où se trouvait la prison municipale.
— Libérons nos camarades ! Libérons les victimes de l’oppression !…
À une centaine de mètres en avant de la prison, ils se heurtèrent à un barrage de police.
De ces flics en uniforme bleu, fierté de Sa Majesté Démocratique Sali Berisha, jaillis du
casernement voisin de la prison. Un vieux bâtiment de la Sigurimi – l’ancienne police politique, sous
Enver Hoxha.
Du côté des manifestants, il y eut peu de coups de feu. Seules quelques rares personnes étaient
armées. Ce jour-là.
Mais les autres n’avaient qu’à se baisser pour ramasser des pierres. Une véritable averse de cailloux
s’abattit sur les flics.
Prenant peur, ceux-ci recoururent aux grands moyens.
Du casernement sortit en trombe un véhicule anti-émeute blindé. Un camion-citerne, avec canon à
eau. Un sale engin. Carré. Trapu. Grillagé.
Qui fonça sur les manifestants.
Un jeune type à cheveux longs se lança contre lui, armé d’une barre de fer. Cogna le pare-brise. Un
coup. Deux coups. Trois…
Le verre était à l’épreuve des balles. Il ne fit que s’étoiler. Le jeune homme lâcha prise.
Le pilote de l’engin n’y voyait plus rien.
Il se jeta à fond contre une bordure de trottoir. Le camion vacilla, puis, dans une tempête de
hurlements moqueurs, se coucha sur le flanc.
L’eau de la citerne se répandit, formant une mare autour du camion.
Les flics parurent commencer à comprendre ce qui se passait. Ils balancèrent quelques salves. Au
jugé. Au cœur de la foule. Et battirent en retraite vers leur bâtiment. En courant.
Les manifestants galopèrent jusqu’au véhicule accidenté. Le conducteur en fut éjecté et renvoyé
vers ses camarades à coups de pied au derrière.
Puis les manifestants mirent le feu au camion.
C’est à la lueur de ce joyeux brasier que les détenus quittèrent la prison, accueillis par les hourras
de la foule.
Les policiers ne tentèrent pas de ressortir pour les en empêcher.
Les Vloniates en colère ayant gagné ce premier affrontement avec les forces de l’ordre, ils se
dispersèrent d’eux-mêmes.
Pacifiquement.
Ce jour-là.
*
**
La ville était calme.
Dans les cafés, on parlait haut. Et longtemps.
Des groupes s’agrégeaient dans les rues, autour d’orateurs qui racontaient d’une voix forte
comment leur argent avait disparu dans la faillite de telle ou telle société de placement.
À l’hôpital, les quatre-vingts blessés des troubles du 11 février avaient transformé les vieilles salles
nues en infirmerie de guerre.
Dans les quartiers mafieux de Çole et Centrale, les chefs de clan suspendaient les départs des
bateaux et s’enfermaient dans leurs villas-forteresses.
Qui allait-on soutenir, la foule ou les représentants de l’ordre ?
Les Chinois, les Kurdes et les Pakistanais clandestins se terraient dans leurs dortoirs.
Vlora était calme.
Mais elle avait la fièvre.
— L’Albanie, c’est le Nord. Nous, les montagnards, nous sommes le vrai peuple albanais.
Lorsque le gouvernement de Sa Majesté Démocratique Sali Berisha fut informé des troubles que
des misérables osaient fomenter dans cette horrible Vlora, lointaine et sordide capitale de la Labria, il
se réunit d’urgence.
— Il faut montrer à ces Labs qui commande ce pays, ordonna Sa Majesté Démocratique. Il faut leur
rentrer dans le chou. Je veux des arrestations. De la répression !
C’est tout juste si Sa Majesté Démocratique, emporté par les habitudes de sa première carrière aux
bottes du dictateur, ne préconisa pas la réouverture des camps de travail pour les meneurs.
Avec superbe, Sali Berisha dédaigna se souvenir de la réalité de la Labria.
Il avait été à bonne école, pourtant.
Son ancien maître Enver Hoxha avait su utiliser la violence du Sud albanais. Les héros de son
armée révolutionnaire étaient des Labs. C’était la Labria qui, pendant tout l’ancien régime, avait
fourni le gros des troupes de la féroce Segurimi, la police politique. Ceux qui venaient frapper à la
porte à l’aube.
Pendant toute sa première carrière de courtisan, Sali Berisha avait envié ces Labs qui, eu égard à
leurs services, occupaient les meilleurs postes dans les institutions.
Aveuglé par son chauvinisme de montagnard et son désir de vengeance, il avait oublié.
La Labria.
Terre d’action.
Terre des irréductibles.
Terre de feu.
Ayant négligé ce détail, Son Altesse put une nouvelle fois donner la mesure de ses capacités
d’homme d’État. À poigne.
Quatre mille flics furent déployés. En secret. De nuit. Entre les 20 et 21 février.
Il y avait la brigade 303 des sinistres Reparti. Les forces spéciales de sécurité. De répression.
Les mieux équipés du pays. Casqués. Bottés. En treillis léopard. Protégés par des boucliers de
plexiglas. Armés.
Il y avait les très sinistres sambiste, les flics en civil, indicateurs et provocateurs. Armés.
Aidés des habituels flics en bleu qui osaient de nouveau sortir de leurs commissariats.
À l’aube, les premiers levés des habitants de Vlora eurent la surprise de trouver leur ville en état de
siège.
Les forces spéciales occupaient la sortie de Rruga e Re vers la route de Tirana et le pont Mifor.
La place Skeles – la place du Port.
Et la fameuse place du Drapeau, au centre.
Des détachements avaient pris position sur les premières pentes des collines des Martyrs de la
Révolution, derrière la place. Dans les jardins Qemali.
Des snipers étaient perchés sur le toit de l’hôtel inachevé.
Nulle inquiétude parmi ces corps d’élite.
Bien nourris, l’air martial dans leurs tenues de guerre et leurs carapaces flambant neuves, les
Reparti de la brigade 303 étaient détendus, alors que la matinée s’avançait.
Visières de casques relevées. Sourires. Plaisanteries. Cigarettes.
Les rires sonores de gens qui se réjouissaient à l’avance de ramener à la raison la racaille qui
prétendait protester.
Des professionnels choyés et bien payés, qu’une bande de clochards de port n’impressionnait pas.
Vers dix heures du matin, les groupes devenus habituels apparurent dans les rues. Les jeunes gens,
les gamins et les femmes qui se réunissaient chaque jour pour mettre un peu de bordel découvrirent
l’ampleur de la situation.
Les groupes commencèrent à s’agréger.
Peu à peu, la foule grossit sur la place du Drapeau.
Les policiers en civil, les salopards de sambiste, entreprirent d’insulter les femmes.
Des flots de grossièretés.
Des promesses de divers traitements.
Des flics s’approchèrent de certaines. Tentèrent de les toucher. Les touchèrent.
D’un seul élan, les femmes se jetèrent sur eux. Griffes en avant. Hurlements aux lèvres.
— Ah, on est des putains !
U n Reparti des forces anti-émeute eut le casque arraché. Un autre, qui tentait de se protéger, y
perdit son bouclier. Qui vola en tournoyant au-dessus de la foule.
Des gamins envoyèrent une pierre.
Deux. Trois. Dix.
Cent.
Et la masse explosa.
*
**
La crème des forces de sécurité tint moins de deux heures. Les policiers d’élite en prirent plein la
tête.
Comment auraient-ils pu soupçonner, ces braves chiens de garde, alors qu’ils paradaient dans la
ville endormie, qu’un tel déluge de folie s’abattrait sur eux ?
Comment auraient-ils pu prévoir, eux dont le métier était de terrifier, qu’ils ne feraient peur à
personne ?
La maigre intelligence de leurs chefs n’avait pas su évaluer la réaction de la foule ruinée. Aux
espoirs écroulés.
En ébullition depuis quinze jours.
Des grappes de gamins furieux. Des hordes de femmes prêtes à tuer. Des hommes qui n’avaient pas
besoin, pour exercer la violence, de casques à visière et de boucliers de plexiglas.
Des crânes fendus.
Des visages ouverts.
Des membres cassés.
Les flics qui avaient le malheur de se laisser attraper étaient jetés à terre. Tout leur était arraché.
Armes. Gilets pare-balles. Uniformes. Lambeaux de peau. Dignité.
Les enfants vidaient leur vessie sur les corps des assommés.
La crème de l’élite des forces de sécurité tira quelques rafales puis se débanda.
Ce fut la débâcle. Digne de figurer au panthéon des déculottées de l’Histoire.
On en vit qui tentaient de fuir dans les rues avoisinantes, poursuivis par des meutes hurlantes.
On en observa qui se réfugiaient dans les cafés. Où ils étaient accueillis à coups de chaises. Mis
dehors. Livrés à leurs poursuivants.
On en aperçut plus d’un en slip, blanc et misérable, se hâter vers les collines dans l’espoir de se
perdre parmi les oliviers.
*
**
Ce soir-là, il y eut un grand bûcher sur la place Flamuri. La place du Drapeau.
L’étendard brandi par les géants de bronze en refléta les flammes jusque tard dans la nuit. Un feu
de joie.
Y brûlaient des treillis léopard, des gilets pare-balles, des uniformes. On y avait jeté aussi les
boucliers de plexiglas, qui fondaient comme des jouets de plastique.
Autour la foule ivre et heureuse dansait et chantait.
— Fituam ! Fituam ! On a gagné !
Pendant cette journée, un homme mourut. Un jeune ouvrier.
Il se prénommait Artur. Il allait devenir le symbole du soulèvement de Vlora.
L’enterrement d’Artur réunit une foule extraordinaire. Un rassemblement comme jamais ce petit
port n’en avait connu.
Cinquante à soixante mille personnes se répandirent à la suite du cercueil dans les collines de
Babiça.
Ce n’était plus seulement le peuple ruiné qui défilait. Les militants du parti socialiste et autres
mouvements d’opposition à Sa Majesté Démocratique Sali Berisha se trouvaient là.
S’y trouvaient aussi les bandits des quartiers mafieux. Bien décidés, maintenant.
Qui savait… Une révolution, ça pouvait rapporter gros.
Les slogans que scandait la foule et les harangues des orateurs n’appelaient plus seulement au
remboursement des sommes détournées par les sociétés de crédit. Mais aussi à la réforme de l’État.
Au changement. À la justice sociale.
On ne vit pas un seul policier de toute la journée.
Pour protester contre la mort d’Artur, cinquante étudiants se mirent en grève de la faim dans
l’auditorium de l’université Ismaïl Qemali.
*
**
Sa Majesté Démocratique Sali Berisha puisa dans ses connaissances historiques. Et jugea que la
situation sentait mauvais.
Les grandes révolutions commençaient toujours par des agitations étudiantes.
C’étaient les étudiants qu’il fallait mater.
Et de toute urgence.
Dans la nuit du 29 février, un fourgon s’approcha de l’université Ismaïl Qemali.
À son bord, six hommes.
Des shiku, comme on les appelait. Des flics très spéciaux. Les héritiers de l’effroyable Segurimi de
la dictature. La police politique, dont le moindre sous-fifre se situait au-dessus de tout citoyen.
À l’avènement de la Démocratie, elle avait changé de nom.
Les shiku pénétrèrent dans le hall de l’université. Arme au poing.
Sans doute maudissaient-ils les ordres de leurs chefs. Il faut l’espérer pour leur intelligence.
Tenter de rompre cette grève était une très mauvaise idée.
Les étudiants étaient prêts. Ils avaient le soutien de la population. Des équipes de volontaires armés
se relayaient en permanence autour de l’auditorium.
Nos six héros furent immédiatement repérés. Et pulvérisèrent leur record de course à pied en
regagnant leur fourgon.
— Shiku ! Shiku !
Quarante voitures se lancèrent à leur poursuite. Quarante.
Emplies d’hommes armés de kalachnikovs. Qui ne lâchaient pas la camionnette des shiku. Si
longtemps redoutés. Haïs.
Quarante équipages qui braillaient et klaxonnaient. Faisaient crisser leurs pneus. Tiraient des
rafales par les fenêtres.
Les shiku roulèrent droit jusqu’à leur cantonnement, à côté de l’école de marine. Les poursuivants
ne s’arrêtèrent pas.
Ils ne rencontrèrent aucune résistance. Les hommes présents dans le bâtiment s’enfuirent
immédiatement dans les collines.
Seuls deux pauvres types eurent la malchance de tomber entre les mains des assaillants.
Ils furent ramenés à l’université Qemali.
La poursuite avait réveillé la ville. La foule des plus acharnés s’était massée dans le hall. En rage.
Un hurlement de joie sauvage accueillit l’arrivée des prisonniers.
Les deux hommes eurent d’abord les yeux crevés. Puis ils furent dépecés vivants.
*
**
Vlora était en guerre.
L’insurrection était déclenchée. Pour le peuple, maintenant, la priorité était de s’armer.
La foule prit les casernes d’assaut. Toutes. Tragias. Drashovice. Llakatund.
L’école d’aviation.
Les installations maritimes de Karabrun.
Les tunnels bourrés de canons de l’île de Sazani, en face du port. Des fûts éventrés laissèrent
échapper des gaz toxiques qui tuèrent un émeutier. Des missiles mer-air pour les vedettes de l’armée
disparurent.
Les garnisons agirent avec intelligence. Elles ouvrirent les portes et laissèrent entrer le flot furieux.
Il ne fut pas rare de voir des soldats se dépouiller de leur uniforme pour se joindre au pillage.
Les gardiens de la résidence de fonction de Sa Majesté Démocratique Sali Berisha agirent de
même. Ils laissèrent passer les pillards. Qui dévastèrent la vaste villa.
Et déféquèrent dans tous les coins.
Les rues de Vlora furent les témoins des scènes les plus incroyables.
On vit un petit garçon parader, un lance-roquettes RPG 7 plus grand que lui à la main.
Une famille entassée dans une automitrailleuse blindée.
Un camion à la benne emplie de fusils AK 47 qui vidait son chargement sur la place du Drapeau.
Son chauffeur qui appelait la foule à se servir.
— Prenez, il faut se défendre !
On vit des hommes armés de deux, trois, quatre armes à feu. Des femmes. Des enfants. Des
vieillards. Tous armés.
Sa Majesté Démocratique avait donné sa mesure. Quel stratège !
Il aurait fallu se montrer apaisant. Calmer le jeu. Montrer de la compréhension envers son peuple
au moment où celui-ci perdait tout espoir. Une nouvelle fois.
Une maudite fois.
Sa Majesté Berisha avait gagné.
C’était la guerre.
*
**
— Ah, Berisha, mon Berichounet d’amour !
Son rire retentissait, haut et clair, dans le décor feutré de sa suite de luxe.
Il vivait dans les hôtels et les avions. De palace en palace. Une nuit à Munich, la suivante à
Copenhague.
Il avait ruiné toutes ses relations dans le grand tourbillon final d’Investimi.
Dont certaines personnes qui avaient le pouvoir de mettre sa tête à prix. Et l’avaient fait.
Il avait liquidé toutes ses affaires. Tout nettoyé.
Il ne possédait plus qu’une cascade de comptes en banque. En Suisse.
Les banques helvétiques étaient les mères de la sécurité.
Il avait même fait livrer à la police les deux inconscients qui avaient dirigé Investimi. La folle
économiste. L’imbécile qui aimait les cravates.
Un peu de prison ne pouvait pas leur faire de mal. C’étaient des Albanais, pas vrai ?
Ils devaient avoir l’habitude.
Tous les matins, avec le breakfast, il se faisait apporter la presse internationale.
Et, au-dessus de son œuf à la coque, Dimitri Gambeta riait. Aux éclats. Sans retenue.
Comme jamais il n’avait ri de toute son existence. Dimitri Gambeta avait pris trois cents millions
de dollars dans l’affaire.
Il les avait transférés, par tranches, depuis novembre, avant de disparaître corps et biens dans les
premiers jours de janvier.
Le chiffre avait le don de l’égayer, bien sûr. Mais ce qui provoquait vraiment son hilarité, c’était le
sentiment d’avoir participé à la ruine de l’Albanie.
Modestement.
En compagnie d’une trentaine d’autres grands salopards. Mais tout de même.
Dimitri Gambeta, destructeur de l’Albanie. Il en pleurait. S’en étouffait.
Et s’en étonnait : jamais il n’avait pris conscience comme aujourd’hui de la haine qui l’habitait.
L’un des meilleurs moments avait été le final. Lorsqu’il avait appelé ses amis pour les prévenir de
retirer de toute urgence leur fric.
Après, bien sûr.
Après qu’il eut retiré et mis en sécurité ses trois cents millions de dollars. Trop tard pour eux.
À présent, dérivant au gré de sa bohème de luxe, Dimitri Gambeta se sentait enfin un homme libre.
Et parfaitement heureux.
Seule une légère ombre de mélancolie venait parfois voiler ce bonheur complet.
Cette pauvre Babe.
Elle l’avait quitté, la malheureuse.
Loubianka il-ne-savait-plus-quoi connaissait trop de choses sur son roucoucou. Hélas.
Dimitri avait fait les choses lui-même. En tâchant d’être doux. Il lui avait fait avaler cinq pilules de
Viagra. Avec du champagne. Babe avait fait un arrêt cardiaque.
— Ah, Berisha… Berisho, Berishi, Berishou… Quel grand homme. Quel beau travail tu nous as fait
là !
Non seulement le montagnard avait offert une immense fortune à Dimitri Gambeta, mais il avait
mené le pays au bord de la guerre civile.
L’Albanie allait être anéantie. Comme de juste.
— Si ça ne suffit pas, il faudrait larguer une bonne bombe dessus. Atomique, la bombe.
D’ailleurs, songeait avec délice Dimitri Gambeta, si jamais on manquait du matériel pour cela, il
était prêt à en trouver. Ce n’était, après tout, qu’une question d’argent.
CHAPITRE 2

Le futur ex-président Berisha n’avait pas fini de faire rire Dimitri Gambeta.
Dans la journée du 2 mars, il fit instituer l’état d’urgence – pour la première fois dans toute
l’histoire de l’Albanie.
— Tous les moyens prévus par la loi seront utilisés pour mater la rébellion des terroristes rouges,
annonça-t-il à la télévision albanaise.
Avant d’appeler sans sourciller le peuple à « défendre l’Ordre Démocratique ».
Tandis que le futur ex démissionnait d’autorité son gouvernement et perdait son temps en
manœuvres de couloir pour sauver son fauteuil, la révolte s’étendait.
Le Sud s’embrasait.
À Saranda, près de la frontière grecque, mille furieux avaient incendié la ville. Les bâtiments de la
police. La caserne des shiku, les flics spéciaux. Le tribunal.
Les bureaux du parquet. La Banque d’épargne.
À Himara, toute proche, la journée s’était déroulée à peu près de la même manière.
Et à Gjirokaster, le commissariat de police avait été pris d’assaut. Les armes automatiques pillées.
La prison attaquée. Quinze détenus libérés.
La situation commençait à sentir si mauvais que les effluves en incommodaient la Grèce et l’Italie.
Inquiets devant la perspective de nouveaux exodes albanais, les dirigeants des deux pays
réclamèrent à grands cris une réunion de l’Union européenne.
De son Kosovo en ébullition, Ibrahim Rugova, à qui on ne demandait rien, se déclara favorable à
des élections anticipées en Albanie.
Il était le premier.
Il ne fut pas le dernier.
À Vlora, qui pleurait son vingt-septième mort, les manifestants réclamaient des élections
anticipées.
— Nous ne rendrons les armes qu’aux représentants d’un gouvernement légitime, déclarèrent les
porte-parole.
— Pas question, répondait Berisha.
Au Parlement, à Tirana, les partis d’opposition supplièrent le futur ex-président de comprendre
qu’il menait le pays « au bord de l’explosion » et d’accepter la tenue d’élections anticipées.
— Nous allons droit au bain de sang, prédirent les députés.
— Je refuse, répondit Berisha.
Trois délégations européennes, dont l’une de l’Office de la sécurité et de la coopération
européenne, atterrirent le 7 mars à Tirana.
Ils conseillèrent vivement au futur ex de démissionner et d’organiser des élections anticipées.
— C’est impossible, rétorqua Berisha.
Le lendemain 8 mars, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Grèce conjura Berisha de faire
ce qu’on lui conseillait si sagement. En vain.
Le même jour, monsieur Franz Vranitzky, ancien chancelier autrichien, mandaté par l’Union
européenne, employa toute sa force de persuasion pour convaincre la tête de mule de l’urgence à
provoquer des élections anticipées.
Il lui fut répondu que cela était exclu.
Sa future ex-Majesté Démocratique avait décidé de faire chier tout le monde jusqu’au bout.
Le 10, Tirana explosait.
Immédiatement, toutes les villes du pays s’embrasèrent. Tous les arsenaux furent pillés.
C’était maintenant la population entière qui était armée.
Dans le Sud, les villes insurgées s’étaient unies dans la constitution d’un comité.
Pour des raisons inexpliquées, un obus de mortier tiré depuis l’Albanie explosa près du poste
frontière grec de Kristallopigi.
Face au risque d’extension de la crise, la Grèce ferma ses frontières. La République fédérale de
Yougoslavie, qui abritait les communautés albanaises du Kosovo et de Macédoine, commença à
redouter que l’insurrection albanaise ne « provoque un conflit régional de plus grande envergure ».
Les frontières furent également fermées.
À Tirana, les forces aéronavales italienne et française évacuèrent par hélicoptères les deux mille
ressortissants étrangers.
Les Américains participèrent au début de l’opération. Puis, un de leurs hélicoptères ayant été
manqué de peu par un tir de missile, ils se retirèrent prudemment du jeu.
CHAPITRE 3

Dino Andoni se maudissait. La rage. Et l’impuissance.


Confiné dans l’appartement de Tirana, il tournait comme un fauve en cage. Bouillait. Se reprochait
à chaque minute de ne pas avoir écouté sa femme Ariana.
— Partons d’Albanie, Dino.
Il n’avait rien voulu entendre. Maintenant, il était pris au piège. Lui, Dino Andoni, l’homme
d’action, était condamné à subir.
Alors même que son fils allait apparaître au monde. Quand son rêve le plus cher était sur le point
d’être réalisé. Son obsession depuis des mois. Son fils. Le premier.
L’aîné d’une tribu que Dino voulait nombreuse. Douze au moins. Au moment même où le bonheur
devait naître, tout s’effondrait. Dino Andoni avait perdu beaucoup d’argent. Les Sulari, ses beaux-
parents, un étage au-dessus, étaient également ruinés.
Pourtant, il y avait pire drame que celui de la perte de son capital. Pire colère que celle née de
l’impuissance. Il y avait celle que l’ignoble trahison avait engendrée en Dino. Les bouffées de haine
froide, mortelle, qui montaient en lui à chaque fois qu’il se souvenait du coup de téléphone. Dimitri
Gambeta.
Au début du mois de janvier, alors qu’il était trop tard pour récupérer l’argent.
Dino avait décroché pour entendre le rire du Korchar à l’autre bout de la ligne. Pas un mot.
Un rire de démon. Qui ne s’arrêtait pas.
Dino avait pressé le bouton d’interruption d’appel à s’en blesser le pouce. Et aussitôt prêté serment.
Il aurait la peau de Dimitri Gambeta.
Ariana ne savait rien de leur banqueroute. Dino n’avait pas pu se résoudre à lui avouer qu’ils étaient
pauvres. Thoma Sulari, son beau-père, avait refusé le secret.
— J’ai toujours tout dit à Elena. Elle est ma femme pour le meilleur et pour le pire. Hélas, aussi
pour le pire…
— Épargnez-lui ce coup. On se refera, d’une manière ou d’une autre.
— Je ne peux pas faire ça, mon fils.
Dino voulait épargner à son épouse tout ce qu’il était en mesure de lui épargner.
Ariana arrivait au terme de sa grossesse. Les semaines précédentes avaient été pénibles, fatigantes.
L’électricité ne fonctionnait pratiquement plus jamais depuis le début des émeutes et l’air glacial de
cette fin d’hiver s’installait dans l’appartement.
Ariana ne bougeait plus du lit, emmitouflée sous les couvertures, d’où pointait son énorme ventre.
— Ne sors pas, mon chéri. S’il te plaît, ne tente rien.
— Mais non, mon amour, sois tranquille.
Dehors, au-delà des volets clos, se déroulait l’épisode le plus noir que la capitale albanaise ait
jamais connu. Les rumeurs de l’émeute ne cessaient jamais tout à fait. Les rafales d’armes
automatiques non plus.
Des milliers de fusils-mitrailleurs avaient été pillés dans les casernes.
On tirait en l’air. Dans les vitrines. Dans les murs. Sur les gens.
Les morts accidentelles, par ricochet, balle perdue ou retombée du ciel, ne se comptaient plus.
Les meurtres et les comptes réglés à la faveur des désordres non plus.
L’anarchie emportait Tirana.
Pour ne pas effrayer Ariana, Dino laissait ses armes dans l’entrée. Trois kalachnikovs. Une
douzaine de grenades.
Il était sorti les acheter dès le début des troubles. Seul. Malgré les supplications de sa femme et
d’Elena, sa belle-mère.
— Je dois y aller. Il nous faut des armes pour nous protéger.
Dino connaissait la folie de ses compatriotes. À partir du moment où chacun serait armé, il pourrait
se passer n’importe quoi. N’importe quand.
Que n’importe quelle bande décide soudain d’investir et de piller les appartements. Que n’importe
qui ayant une vague rancœur envers n’importe quel habitant de l’immeuble déclenche une bataille.
Dino serait prêt.
Il se battrait.
Avec plaisir.
Il défendrait pied à pied, centimètre par centimètre, la vie de son épouse enceinte et de ses parents
âgés. Il y laisserait sa peau.
Trois fois par jour, le matin, au début de l’après-midi et au crépuscule, il se postait au balcon. Avec
un de ses AK 47. Tirait plusieurs rafales en l’air.
Il fallait montrer à ceux que ça pouvait intéresser que la place était armée et bien gardée.
Thoma, à l’étage au-dessus, faisait de même.
Tous les hommes de Tirana qui avaient un lieu à défendre faisaient la même chose.
Ariana ne pouvait voyager. Dans son état, toute action entraînerait un accident pour le bébé.
Dino Andoni devait repousser de toutes ses forces l’envie de trouver une voiture quelque part et de
foncer.
Emporter tout le monde. Loin de ce merdier.
Et pour aller où ?
L’aéroport était fermé.
Chaque jour, il montait regarder les informations italiennes à la télévision avec son beau-père. Les
images d’Albanie n’avaient rien pour le rassurer.
Tout le pays était à feu et à sang.
Il n’y avait plus un coin d’Albanie qui ne soit emporté dans l’apocalypse. Nulle part où se réfugier.
Et pourtant il devait se retenir. Ignorer ce désir qui le tenaillait d’empoigner ses armes et d’aller
aux nouvelles.
De sortir. Plonger dans cette démence.
Agir.
Heureusement, les suppliques d’Ariana et les calmes dénégations d’Elena Sulari avaient toujours
assez de force pour le retenir.
— Mon amour, j’ai peur…
— N’aie peur de rien. Je suis là, répondait Dino, la voix plus calme que jamais.
Il aimait Ariana. L’adorait.
Les mois passaient, son amour grandissait. Une plante vivace qui développait ses racines en lui. De
plus en plus profondément.
Il ne connaissait pas la peur. La ville en furie ne l’effrayait pas. Le destin qui l’attendait après sa
ruine ne l’angoissait pas.
Il n’avait qu’une terreur.
La perdre.
Qu’un drame vienne la frapper, elle.
— Dino, j’ai peur que notre enfant ne naisse pas.
— Allons, tais-toi…
Il restait agenouillé près d’elle. Souriant. Feignant une tranquillité qu’il n’éprouvait pas. Et il se
maudissait.
*
**
Pour le futur ex-président Berisha, la chute était proche. Nul dans le monde comme en Albanie n’en
doutait plus. Son génie donnait ses derniers feux.
Enfermé avec ses conseillers militaires, il concocta le plan de reconquête le plus stupide qui se pût
concevoir.
— Nous attaquerons par terre, par mer et par air.
Les forces armées seraient mobilisées autour de Vlora, foyer de la révolte. La marine albanaise
investirait l’île de Sazani, en face du port. L’aviation bombarderait le centre-ville.
Le recours aux armes chimiques, aux blindés et à tous les moyens de la terreur permettrait
d’installer un pouvoir militaire.
Avec, sans doute, à sa tête, le Grand Généralissime Sali Berisha.
Fort heureusement, cette folle stratégie ne connut de vie que sur le papier.
Les forces armées albanaises n’existaient plus. Les soldats avaient déserté en masse leurs casernes
pillées.
La marine albanaise était une légende, ses bateaux depuis longtemps enfuis en Italie ou reconvertis
dans les trafics.
Trois appareils composaient l’aviation albanaise.
Ces derniers décollèrent pourtant, sur ordre de la présidence.
Deux des appareils se détournèrent de leur route. Gagnèrent l’Italie, où les équipages demandèrent
l’asile politique.
*
**
Pendant le grand pillage, certains éléments du peuple s’étaient emparés d’armes chimiques.
Un officier supérieur reconnut à la télévision que des produits radioactifs avaient disparu d’au
moins quatre laboratoires militaires.
Du cobalt 60.
Du strontium 90.
Même les containers et les citernes qui renfermaient ces saletés pouvaient tuer quiconque se
trouvait à proximité. Selon l’officier, certains de ces récipients mortels étaient déjà réutilisés pour
transporter de l’eau ou du lait dans certains villages.
Des bandes armées étaient apparues un peu partout dans le pays. Au début du mois d’avril, on
comptait déjà par centaines les décès consécutifs à des actes de banditisme.
Et plus de mille blessés.
Depuis le début de l’explosion, le peuple s’était approprié trois millions d’armes automatiques de
type kalachnikov. Quatre millions de grenades. Deux millions de mines antipersonnel. Huit cent
quarante mille obus.
Trois milliards de cartouches et chargeurs. Trois mille six cents tonnes d’explosifs.
Depuis New Delhi, en Inde, où il se trouvait en visite officielle, le secrétaire général des Nations
unies Kofi Annan demanda le déploiement rapide d’une force multinationale en Albanie. Le Conseil
de sécurité donna son aval à la mission dite « Alba ».
Une force composée de cinq mille hommes, dont deux mille Italiens, financée par l’Union
européenne, devait rétablir l’ordre social, assurer une aide humanitaire aux populations en danger.
Et organiser enfin ces fameuses élections réclamées par tous.
L’anarchie régnait sur l’Albanie.
Des bandes d’adolescents drogués établissaient des barrages sur les routes. Stoppaient les bus et
vidaient les poches des voyageurs. Arrêtaient les voitures de luxe et tuaient les propriétaires qui
refusaient de leur laisser les clés.
Les banques, les postes, les magasins étaient attaqués par des bandits d’occasion, armés jusqu’aux
dents.
Le rapt d’hommes d’affaires et le kidnapping d’enfants devenait une pratique quotidienne.
Le petit village de Gramsh, au nord du pays, près de la ville d’Elbasan, devint en quelques jours un
marché ouvert d’armes en tous genres. On y trouvait un fusil-mitrailleur pour moins de trois dollars.
Dans ce même village, un enfant de six ans abattit sa mère d’une rafale par accident.
*
**
Seule.
Choyée par ses parents, aimée par ses amies, Ariana Andoni n’avait jamais eu l’occasion
d’éprouver le sens du mot solitude.
À présent, elle savait.
Être seule, c’était lorsque Dino s’en allait.
La solitude, c’était être confrontée à des peurs. Et à la pire de toutes : celle qu’il ne revienne pas.
— Ne crains rien, ma chérie, c’est juste un bol d’air… Un petit tour… Flairer l’atmosphère, tu
comprends.
Elle entendait sa voix calme. Elle le voyait, de ses gestes lents, glisser un automatique sous sa
ceinture, sur ses reins. Elle sentait ses lèvres contre les siennes.
Et elle avait peur.
— Sois prudent, je t’en supplie.
— Mais oui, ma chérie. Tu prends tout ça trop au tragique. Tout sera terminé bientôt. Quelques
jours. Tu vas voir…
Ariana le regardait disparaître. Entendait la porte d’entrée se refermer doucement. Ses premiers pas
dans l’escalier. Elle était seule.
Tant que Dino était auprès d’elle, elle se riait de ses craintes.
Le jeune homme l’entourait de son énergie rentrée. De sa puissance d’animal aux aguets. Éloignait
d’elle tout danger.
Jeune fille élevée dans le confort d’un cocon familial, loin de toute violence, Ariana s’effarait
parfois de ses brusqueries. De ses mouvements de colère qu’il réprimait aussitôt sur un sourire. Sur un
soupir.
Son tempérament de Lab, comme elle disait. En souriant.
Ariana savait gré à son sauvage de mari de cette attention. Infiniment.
Les manifestations de sa force brute, non dégrossie, l’effrayaient moins qu’elles ne la rassuraient.
Dino était un homme sur qui elle pouvait compter. Dino donnerait sa vie pour elle. Pour sauvegarder
la sienne. Elle le savait.
Et cette certitude était bonne.
Ariana se glissa hors du lit en soupirant.
— Dino… Dino… Mon amour, pourquoi ne m’as-tu pas écoutée ?
Elle se tint un moment immobile, près du lit. En chemise.
Cambrée. Les deux mains sur les reins, luttant contre le poids de son ventre qui la tirait en avant.
Au-dehors, des détonations retentirent. Lointaines. Étouffées.
Elle frissonna.
Autour d’elle, l’appartement était obscur. Les volets clos étouffaient les teintes vives des murs. Les
couleurs gaies des meubles italiens.
Qui aurait pu croire, en les visitant aujourd’hui, que ces pièces avaient été des endroits de bonheur ?
La guerre.
La guerre changeait tout.
La guerre salissait tout.
Et cet hiver qui n’en finissait pas.
Même le plancher était glacial sous ses pieds nus.
Ariana tira une couverture du lit et s’en recouvrit les épaules.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas écoutée ? Pourquoi ne sommes-nous pas partis ?…
Elle aimait son pays. D’une affection sincère. L’Albanie ne l’avait jamais fait souffrir.
La position de ses parents avait préservé son enfance. La majeure partie de sa jeunesse avait eu
pour cadre l’Italie, où elle avait fait toutes ses études.
Jamais elle n’avait eu à connaître la misère et les angoisses de ses compatriotes opprimés.
Et pourtant…
Ariana aurait été en peine de donner les vraies raisons de son rejet, mais son sentiment était là.
Ancré au plus profond de son être.
Elle ne voulait plus de l’Albanie. Elle avait serré les poings.
Debout au milieu de l’appartement sombre, entourée de bruits de bataille, elle aurait voulu crier. Sa
révolte.
Sa colère. Sa peur. Tout ça en même temps.
Elle respira une longue goulée d’air froid. Ouvrit les mains. Les posa à plat sur son ventre. Sourit
en sentant la chaleur contre ses paumes.
Sourit à la petite vie qui grandissait là. En elle.
— Sept mois ensemble, déjà, mon chéri… Tu es impatient ?
Elle caressa doucement l’arrondi de son ventre.
— Attends, mon garçon. Prends ton temps. Tu ne dois pas naître maintenant. Attends, maman
t’emmènera bientôt loin de ce pays de fous…
Un choc bouleversant, brutal et doux, qui résonna dans tout son être. Le sourire d’Ariana
s’illumina.
— Mon fils, soupira-t-elle, tu reconnais la voix de ta maman.
L’icône était accrochée à un mur du salon. Le portrait d’un saint au regard contemplatif. La main
ouverte et levée. La peinture dorée de sa large auréole luisait faiblement dans l’obscurité.
Ariana s’approcha. Caressa l’image du bout des doigts un moment.
C’était Elena, sa mère, qui avait insisté pour leur offrir cette icône. Ni Thoma ni elle n’avaient
jamais suivi les rites orthodoxes, leur religion d’origine. Le régime communiste avait éradiqué toute
croyance et tous deux restaient profondément athées. Pour Elena, renouer avec les symboles de
l’ancienne religion, c’était se relier à un passé, à des traditions, plutôt qu’admettre l’existence d’un
dieu.
Ariana suspendit son geste. Resta immobile un moment, les yeux plongés dans ceux du saint,
immobiles et doux.
Puis elle s’agenouilla et, après une hésitation, joignit les mains au-dessus de son ventre.
— Mon Dieu, commença-t-elle.
Elle se mordit les lèvres. Comment faire ?
Jamais personne ne lui avait appris.
— Excuse-moi si je ne sais pas te parler. Ici, on te découvre. Mais si tu existes, s’il te plaît protège-
nous. Mon fils. Mon mari. Mes parents. Tous ceux que j’aime.
Elle prit une longue inspiration et cria presque, la voix cassée par l’émotion :
— Dieu, si tu es là, emporte-nous loin de cette folie.
*
**
En fin d’après-midi, les tirs se calmaient un peu.
Une sorte de calme descendait sur la ville. Entrecoupé de rares détonations. Des cris et des rires de
bandes d’hommes ivres.
Ariana avait fait le serment devant Dino de ne jamais sortir de l’immeuble. Et de ne jamais quitter
l’appartement toute seule.
Elle ouvrit sa porte et appela.
— Babushi (Mon petit papa), viens me chercher, s’il te plaît !
Seulement deux volées de marches séparaient les deux appartements.
Deux fois six marches, tant de fois gravies et descendues. Il fallait une escorte désormais. La guerre
changeait tout. Thoma descendit aussitôt.
La vision de son père, cet homme aux cheveux blancs, dans le costume de velours râpé qu’il aimait
porter à l’intérieur, portant un fusil-mitrailleur AK 47, la saisissait toujours.
Son père, si calme.
Un homme au cœur d’or, qui détestait l’idée de faire du tort à autrui. Transformé en guerrier. La
guerre.
La guerre salissait tout.
— Bonne fête, babushi !
Les Sulari n’avaient jamais fêté les anniversaires. Depuis la fin du régime communiste, ils avaient
pris l’habitude de fêter les saints de chaque membre de la famille.
Et c’était la Saint-Thomas.
Le soldat improvisé sourit de toutes ses dents. Resta un moment embarrassé avec le méchant outil
noir qu’il tenait entre les mains. Puis il le posa contre le mur et ouvrit les bras à sa fille.
— Merci ma chérie.
Ils restèrent un moment enlacés.
Au-dehors, pendant plusieurs minutes, pas un fusil ne tira.
*
**
Entrer chez les Sulari, c’était revenir à la paix.
Dans la salle à manger, des bougies allumées repoussaient l’obscurité. Donnaient un air de gaieté
inattendue à la pièce, que venait renforcer la table dressée en fête.
À la cuisine, Elena, un tablier autour de la taille, s’agitait avec énergie.
— Bonjour, ma chérie…
Elena se retourna d’un bloc vers sa fille, un moule à gâteau à la main, les sourcils froncés par la
contrariété.
— Ces nouveaux moules ne valent pas les vieux, au prix qu’ils coûtent. J’ai bien peur que ça
n’attache.
Ariana sentit un hoquet monter de sa poitrine. Elle ne savait pas si c’était un rire ou un sanglot. Elle
se laissa aller contre le mur.
— Maman, gémit-elle, c’est la guerre civile, dehors. Et toi tu te préoccupes de tes gâteaux.
Elena la dévisagea un moment. Étonnée. Les sourcils levés. Un vague sourire flottait sur ses lèvres.
Indéfinissable. Elle haussa les épaules.
— Tu es bien jeune, ma petite chérie…
Elle posa son moule à gâteau et s’approcha pour embrasser Ariana.
— Notre cher pays nous en fait voir d’autres, tu sais, à ton père et à moi.
Elena eut un petit rire.
— Ne t’inquiète pas, va. Tu es en sécurité, crois-moi.
Cette fois, les yeux d’Ariana se mirent à brûler. Un grand soupir lui échappa.
— Je n’en peux plus, maman.
Sa mère l’enlaça un instant, puis se recula.
— Allons, tu ne crains rien, je te dis. Va plutôt voir ton père, il t’expliquera mieux que moi… Et
laisse-moi terminer ce gâteau, s’il te plaît…
*
**
Voir Thoma installé dans son fauteuil habituel, son paquet de cigarettes à portée de la main, était
une autre image de paix. Mais l’ombre noire du kalachnikov posé contre le mur, à côté de la porte-
fenêtre du balcon, la démentait.
Ariana sentir un nouveau frisson la secouer.
Comme c’était laid !
Un instant, elle eut envie de prendre une cigarette à son père. Fumer lui détendrait peut-être les
nerfs.
Et puis non. Ce ne serait pas bon pour le bébé.
Une rafale sonore la fit sursauter. Elle poussa un petit cri aigu. On tirait dans la rue. Juste en bas.
Tacatatatatac…
Ça ne s’arrêtait pas.
Ariana se colla les mains sur les oreilles.
Thoma avait bondi de son fauteuil. Empoigné le fusil. Il se glissa prudemment à la fenêtre. Regarda
par les fentes des volets. Et poussa un petit rire.
— Voyez-moi ça ! Tacatatatatac…
Le temps de recharger et le tireur recommença, accompagné bientôt par un deuxième fusil. Thoma
fit signe à sa fille de s’approcher.
— Calme-toi. Ce n’est rien. C’est notre ami Gobi qui s’amuse… Gobi était un chauffeur de taxi et
un ivrogne. Un voisin. Une figure du quartier. Un petit homme bedonnant et mal rasé.
Hilare, il tirait en l’air, le bras tendu.
À côté de lui, un vieillard à barbe blanche, maigre, titubant, faisait de même.
— Imbéciles, murmura Ariana.
Tandis qu’elle les regardait, deux enfants vinrent rejoindre les tireurs en courant. Deux mioches de
la rue. Deux inséparables qu’elle connaissait bien. L’aîné avait huit ans. L’autre peut-être six.
Le premier portait un fusil-mitrailleur, en tout point semblable à ceux des adultes.
Il le pointa vers le ciel.
Le fusil était trop lourd pour lui et il vacilla.
En riant, Gobi l’aida à se rétablir. Puis, posant un genou à terre, entourant l’enfant de ses deux bras,
il lui fit tirer tout son chargeur.
Tacatatatatatatac…
Ariana se recula en grimaçant.
Thoma riait toujours.
— Eh bien voilà, s’exclama-t-il, comme s’il venait d’apprendre une bonne nouvelle. Ils sont ivres.
Tout le monde est soûl !
— Papa, supplia Ariana, range cette mitraillette, s’il te plaît.
De la cuisine jaillit la voix d’Elena.
— Écoute ta fille, pour une fois. Cache ce truc-là. Ça ne te va pas du tout.
Thoma eut le haussement d’épaules fataliste qu’il avait toujours lorsque sa femme l’apostrophait.
Le même petit sourire bienveillant. En soupirant, il alla de bonne grâce porter le kalachnikov dans
l’entrée.
Là où il n’offenserait pas la vue de ces dames.
Thoma Sulari restait calme.
Il était conscient des risques qu’ils couraient tous. Qu’un vent de folie souffle de leur côté et
n’importe quoi pouvait arriver. N’importe quel assaillant pouvait se présenter. À tout moment.
Il y était prêt.
Il ne savait pas très bien tirer, c’était vrai. Il n’était pas à l’aise avec cet engin noir qui distribuait la
mort. C’était vrai aussi. Mais il défendrait Elena et Ariana jusqu’à la dernière balle.
Jusqu’à la dernière goutte de son sang. Lorsqu’il revint dans la salle à manger, il souriait.
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, babushi ?
Ariana s’était installée dans le fauteuil d’Elena, à côté de celui de son père.
Il se laissa tomber sur le cuir familier et tapota la main de sa fille.
— Je pense que les choses ne vont pas si mal… Non, non, je ne dis pas ça pour te tranquilliser, ma
fille. C’est mon analyse. Le pays brûle, d’accord. Mais c’est un feu de paille.
— Mais enfin, papa, toutes ces armes… Thoma hocha la tête.
— Oui… C’est le seul vrai problème. Nos chers compatriotes ont la passion des armes. Qui pourra
les désarmer, maintenant, c’est la seule question épineuse. Mais pour le reste…
Il se pencha en avant. Chercha le regard de sa fille.
— Il faut avoir confiance. Les Nations unies vont venir très rapidement. L’ordre sera rétabli. Ils
nous aideront à organiser les élections. Berisha sera renvoyé.
Thoma éclata de rire.
— Tout ira mieux à ce moment-là, tu verras.
Ariana posa les deux mains sur son ventre en soupirant.
— Tu es toujours optimiste. Moi, je crois que c’est la guerre civile. Elle ne va pas s’arrêter comme
ça…
— La guerre, s’exclama Thoma. Mais contre qui ? Ariana ne sut quoi répondre.
— Il n’y a pas d’ennemis, ma chérie. C’est un mouvement de colère, à cause…
Le front de Thoma s’obscurcit un instant.
— À cause de tout cet argent qui a été volé. Mais les escrocs se sont enfuis depuis longtemps. Rien
ne fera revenir l’argent. Quand ils auront vidé leur colère, les gens se calmeront d’eux-mêmes.
Ariana se laissa aller la tête en arrière. Poussa un profond soupir.
— Papa, je veux tellement partir.
— Vous partirez. Bientôt.
La certitude dans la voix de son père la fit tourner la tête vers lui. Il souriait.
— Je le sais, confirma-t-il. Ton Dino a enfin compris. C’est ton état qui empêche le départ,
maintenant. Mais…
— Mais ?
— Mais dès que mon petit-fils sera venu au monde, l’heure des grands départs aura sonné, ma
chérie.
Ariana se redressa. Et grimaça.
Le bébé venait de lui envoyer un violent coup de pied.
— Il… il te l’a dit ?
— Oui, il me l’a dit. Allons, tranquillise-toi…
Thoma allongea la main et la posa doucement sur le ventre de sa fille.
— On remue là-dedans, hein ?
Il se pencha. Déposa un baiser sur la tempe d’Ariana.
— On ne peut aller nulle part pour l’instant, de toute façon. L’aéroport est fermé. Prend patience,
ma fille…
À ce moment, Elena surgit de la cuisine.
— Finalement, ça n’attache pas, s’écria-t-elle, triomphale. Dis-moi, ma chérie, à quelle heure
revient ton Dino ?…
*
**
La ville était étrangement morte.
Des groupes d’excités parfois. Une bande de gamins qui passaient en courant. Des hommes armés
avachis comme des clochards, cuvant leur alcool, sur les bancs de la place Skanderbeg.
Au marché, seuls les produits de première nécessité étaient à l’étalage.
Les magasins d’alimentation restaient ouverts. Les épiciers craignaient de se faire piller, avec
destruction du magasin à la clé, s’ils laissaient leur rideau tiré. De même, ils ne spéculaient pas. Ils
gardaient les mêmes prix qu’avant la crise, de peur d’être considérés comme des profiteurs.
Et de prendre une balle dans la peau. Tous les bars étaient fermés. Les volets des immeubles clos.
Une quiétude surnaturelle que venaient déranger, de loin en loin, les aboiements rauques et graves
de mitrailleuses lourdes, du côté des faubourgs, vers le quartier Ali Demi.
Dino marchait, le pas vif, mains fourrées au fond des poches de son blouson.
Malgré les premiers rayons du soleil de printemps qui venaient tenter d’égayer les rues mortes,
l’air restait froid et coupant. L’hiver, qui ne voulait pas en finir.
— Ils auraient pu le prévoir, songeait-il. Gouvernement de cons. N’importe qui aurait parié que ça
finirait par leur péter à la gueule…
Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Bien qu’il ait perdu sa chemise dans l’histoire, le souvenir
des émeutes de Vlora l’amusait toujours.
— Ce pauvre fou de Berisha… Il a imaginé qu’il pouvait s’en prendre aux Labs.
Il avait gagné, le montagnard.
C’était tout le Sud qui était en feu, désormais.
Toute la Labria.
Et Dino en était fier.
— Ah, Ariana, soupirait-il, ma chérie, si seulement tu m’avais écouté !
Sa femme avait refusé de s’installer dans le Sud, du temps des grands projets touristiques.
Si elle avait accepté, aujourd’hui, il aurait été dans l’action. Il se serait battu. Comme un Lab.
Au lieu de rester passif. Sur la touche. À arpenter sans but cette ville morte.
Pris au piège.
Tirana était dangereuse. À chacun des carrefours déserts pouvait surgir un problème. Des
agresseurs pouvaient jaillir de n’importe quelle ruelle. N’importe quel porche. N’importe quel coin
d’ombre.
Dino n’avait pas peur.
En homme rompu au risque, une partie de lui-même restait sur ses gardes. Mais la perspective de
l’action possible entravait le cours de ses pensées.
C’était pour Ariana qu’il avait peur.
Thoma. Elena.
Son père et sa mère, ainsi qu’il les nommait. Ainsi qu’ils étaient désormais. Et à jamais. Son fils,
qui serait bientôt là. Que deviendraient-ils en cas de drame ?
Dans la quiétude de ces derniers mois, Dino Andoni avait eu le temps de réfléchir. De se regarder
lui-même. Le constat était clair : il s’était affaibli.
La paix et le confort de la vie familiale. Le bonheur quotidien d’être entouré d’affection. Ce plaisir
encore plus fort de donner de l’amour. Le bien-être qu’il ressentait à seulement être au milieu d’eux.
Ariana, son amour.
Thoma, son ami.
Elena, cette extraordinaire petite bonne femme. Tout cela l’avait tranquillisé. Apaisé. Avait rendu
plus humain l’ancien gangster. Le membre d’une équipe redoutée. L’avait rendu plus faible.
Et il chérissait cette faiblesse. Dino Andoni. Le bandit. L’impitoyable.
Le temps qu’il venait de vivre était celui du bonheur. Pour rien au monde il n’y aurait renoncé.
Un bonus, pour un homme qui aurait pu être tué dix fois.
Peut-être existait-il un équilibre dans la vie de chacun. Peut-être le malheur et le bonheur se
compensaient-ils, au terme de chaque existence.
Il n’y avait pas de réponse à ces questions. Pas de certitude.
Une seule chose était sûre, aux yeux de Dino.
Il avait fait un bon choix.
Sa vie était meilleure ainsi.
— Je suis heureux.
Il pouvait l’affirmer sans retenue.
Tacatatatatatac…
Une rafale d’automatique. Tout près. Au fond d’une ruelle qui croisait la Rruga e Kavajës, sur
laquelle il se trouvait. Trop près.
Dino se rapprocha des murs et les longea, le dos frottant la brique, sur le qui-vive.
— Ces cons-là. Toujours à tirer en l’air.
Le plus grand danger, c’étaient ces milliers de balles qui retombaient du ciel. Aveugles. Prêtes à
percer un crâne. La rafale se tut. Dino repartit du même pas.
Il n’avait pas de nouvelles de Vlora. Ni de son associé, Gjergj Koza.
Les deux bateaux qu’il possédait pour moitié ne représentaient qu’un petit revenu.
Ce n’était plus le trafic de clandestins qui apportait la fortune, à présent. Et Gjergj était un vieil
homme. Un type qui n’avait jamais été très malin et ne le deviendrait plus. Un marin.
Pour modestes qu’ils fussent, ces bénéfices reprenaient de l’importance.
Maintenant qu’il avait perdu deux millions de dollars. Qu’il ne lui en restait plus que cinquante
mille. À peine. Maintenant que tout le capital des Andoni avait disparu dans les poches de… De
l’autre.
Pas une heure ne se passait sans que Dino pense à son ancien associé. Et le maudisse. Dimitri
Gambeta.
Comment avait-il pu frapper Dino à ce point, lui qui avait été son ami ?
Ce serpent qu’ils avaient protégé de leur force, Skender, Bunki et lui.
Dimitri Gambeta était un démon. Le seul d’entre eux. Le plus froid.
Skender et Dino lui-même avaient été des exécutants. Des meurtriers. Oui.
Mais les premiers crimes avaient été commandités par Gambeta. Ce maudit.
Gambeta qui devait bien rire, maintenant qu’il avait pris part à la ruine de toute une population.
Oui, c’était le genre de blague qui faisait rire ce reptile. L’Albanie. Ruinée. À feu et à sang. Le pays
que Dino avait voulu aider à se développer.
— Comment ai-je pu y croire ?
Il se revoyait, douze mois plus tôt, arpenter ces mêmes rues désolées d’un pas de conquérant. Il se
souvenait de son enthousiasme.
— Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Comment ai-je pu me tromper à ce point ?
Le pays qu’il avait fui au prix de tant de sacrifices en 1991. Comment avait-il pu y revenir cinq ans
plus tard ? Le pays qui avait tué sa famille. Ruiné sa jeunesse.
L’Albanie. Qui ne lui avait tendu qu’un nouveau piège.
Ce serait le dernier. L’ultime.
La conviction de Dino était faite, cette fois.
Quelques semaines de patience, encore. Le temps que la situation se calme. Que les militaires de
l’ONU annoncés débarquent et ramènent le pays à la raison.
Le temps qu’Ariana lui offre son fils.
Puis ils partiraient. Ensemble.
La vraie vie les attendait. Il en était sûr.
Ailleurs.
CHAPITRE 4

Ariana avait besoin d’amour.


Il n’y avait que l’amour qui parvenait à ramener la sérénité en elle et à la plonger dans le sommeil,
accrochée au corps de son homme.
Là, dans la tiédeur du lit et le repos de ses sens, s’ouvrait un refuge. Protégé. Feutré. Où les
claquements des armes à répétition ne parvenaient plus qu’assourdis. Puis disparaissaient tout à fait.
Les journées n’étaient que terreur. Sans cesse, le même pressentiment venait la hanter.
La menace d’un drame lui semblait peser sur Dino. Sur l’enfant. Sur elle.
— J’ai si peur, Dino.
— Allons, ne recommence pas. Je suis là. Tes parents sont là. Tout va bien.
— Je sais, mais je ne peux pas me défaire de ce pressentiment…
— Il n’y a eu aucun drame, Ariana. Et maintenant c’est fini. Les soldats de l’ONU débarquent à
Durrës. La vie va reprendre comme avant.
— Si Dieu pouvait t’entendre… Parfois, j’ai l’impression que nous ne pourrons jamais être heureux
ensemble.
— Comment, tu n’as pas confiance en moi ?
— Si, mais…
— Mais quoi, petite folle ?
— J’ai peur pour mon fils. Dis-moi que tu prendras soin de lui s’il m’arrive quelque chose.
— Arrête de dire des bêtises.
— Jure-moi que tu l’aimeras, Dino Andoni !
— Je te le jure. Arrête, maintenant. Dors…
Dino répondait au désir de sa femme. Surmontait la peur de la blesser. De blesser l’enfant. Il
agissait avec douceur. Douceur.
Et douceur encore.
Jusqu’à ce que le gémissement heureux d’Ariana lui apporte sa récompense.
Alors seulement, il la sentait se détendre entre ses bras. Contre son flanc, le souffle d’Ariana
s’apaisait. L’abandon de son corps se faisait total.
Dino attendait, les yeux ouverts dans le noir.
Puis, doucement, très doucement, il se glissait hors du lit.
*
**
— Si je, vierri im ? (Ça va, beau-père ?)
— Comme peut aller un vieillard sur son palier, mon fils. Assieds-toi donc…
Toutes les nuits, Thoma Sulari montait la garde. Jusqu’à une heure, le plus souvent. Plus longtemps
quand les tirs de la nuit étaient particulièrement violents.
Il s’installait sur le palier de son appartement, de façon à apercevoir la porte de ses enfants, deux
volées de marches plus bas.
Tous les soirs, Dino montait le rejoindre. Et le découvrait dans son bivouac. Assis sur le même
fauteuil pliant à fleurs qu’il avait sur la plage de Borsh, lors de leur rencontre. Les yeux pétillants,
reflétant la lumière de la chandelle fixée au goulot d’une bouteille. Une couverture sur les genoux. Et,
par-dessus, en travers, le fusil Kalachnikov que Dino lui avait offert.
À côté de lui, un carton de bières.
Et bien sûr un autre fauteuil à fleurs qui attendait son fils.
— Assieds-toi, Dino. Tu prendras bien une bière avec moi…
— Une bière seulement ?
Dino souriait en montrant du doigt la bouteille de raki derrière le carton. Thoma rit doucement.
— Les nuits sont fraîches, pour un vieux comme moi. Je n’ai plus l’âge de faire le soldat. Elena
n’arrête pas de me le répéter…
Il désigna l’AK 47 posé sur ses cuisses.
— Même Ariana trouve que ce machin ne me va pas !
C’était toujours avec plaisir que Dino retrouvait son beau-père. Son père. Son copain.
Le désastre financier qu’ils venaient d’essuyer n’avait engendré aucun conflit. Au contraire,
l’adversité les avait encore rapprochés.
Dino s’ouvrit une cannette de bière et se laissa tomber sur le fauteuil.
— Ouf… il est temps que ça se termine. J’étouffe !
— C’est imminent, fit Thoma. J’ai eu des craintes, à un moment, je l’avoue. Mais je suis certain
que nous arrivons à la fin, maintenant. La flotte onusienne débarque à Durrës demain.
— Vous devez avoir raison, père.
Ils burent en silence. Thoma, tête baissée, sembla se plonger dans ses pensées.
Une explosion sourde retentit au loin. Une grenade. Comme si le bruit l’avait soudain ramené sur
terre, Thoma s’ébroua et se pencha vers son gendre.
— Dis-moi, Dino, as-tu décidé de ce que vous allez faire ?
— On va bouger.
Thoma hocha la tête. C’était la réponse qu’il attendait.
— Où veux-tu aller ?
— Je ne sais pas…
Dino se mit à rire.
— Je ne vous surprendrai pas : ce n’est pas moi qui décide. Ariana aime l’Italie. Alors ce sera
sûrement l’Italie…
— Et l’argent ?
— Bah… soupira Dino, il reste un petit quelque chose. Plus les bateaux, à Vlora, dont je pourrai me
débarrasser.
Il haussa les épaules.
— On fera avec. Je vais me battre. On s’en sortira.
Un nouveau silence s’installa. Thoma avala pensivement une gorgée de raki et replongea dans ses
rêveries. Dino savait ce que le vieil homme avait en tête.
— Alors, demanda-t-il, vous venez avec nous, Elena et vous ?
Thoma s’ébroua. Secoua la tête.
— Non… Nous avons toutes nos habitudes ici. On est bien, ici.
— Bien ! s’exclama Dino.
Thoma éclata de rire en lui tendant la bouteille de raki.
— Mais oui, on sera très bien d’ici quelques jours…
Il cligna de l’œil.
— Jusqu’au prochain drame à l’albanaise, bien sûr !
Ils discutèrent plus longtemps qu’à l’accoutumée, ce soir-là. Peut-être était-ce la bouteille de raki.
Ou bien quelque chose d’indéfinissable qui les poussait à ne pas se séparer. À prolonger ce moment
de tranquillité partagée.
— On pourrait s’associer, en Italie, insistait Dino.
— Que ferais-tu d’un retraité comme associé, vraiment…
— Qu’est-ce que vous allez faire en Albanie ?
— Des affaires… Ce n’est pas ça qui manque, hélas !
— Je saurai bien vous convaincre, vierri im, ou bien je convaincrai Elena…
*
**
Thoma et Elena Sulari étaient tous deux originaires de Korça. Des Korchars, comme certains
individus dont Dino ne voulait même plus prononcer le nom.
C’était à croire que le salopard était une exception dans sa région d’origine.
Si Thoma était le modèle même de l’homme tranquille, la sérénité de sa femme Elena semblait
irradier de sa personne-même. Comme si cette petite femme au regard énergique avait eu le pouvoir
de répandre le calme et la paix autour d’elle.
Jamais la perte de leur argent n’avait engendré aucun reproche envers celui qui en avait été la
première cause.
Dino avait essayé de se disculper d’avoir entraîné Thoma dans cette mauvaise histoire. Elena
l’avait coupé aussitôt.
— Assez, mon fils.
— Mère…
— Assez. C’était une erreur, c’est tout. Thoma et toi n’êtes pas les seuls à l’avoir faite. Tout le pays
a été trompé.
Elle avait pris la main de Dino. Son sourire, illuminant son visage ridé, avait gommé en lui le reste
des remords que n’avaient pas effacés ses paroles.
Sa bonté.
Sa grandeur d’âme.
Les convictions religieuses d’Elena étaient fortes. Plus que ne l’avait imaginé Dino.
Depuis la libération des rites bannis par le communisme, la croyance en l’au-delà et à la
miséricorde divine n’avait fait que s’intensifier en elle.
Elle y puisait une nouvelle force.
— Je te sens tourmenté, mon fils, lui demanda-t-elle un jour, pendant leur longue claustration.
Dino ne manquait jamais de venir rendre visite à sa belle-mère, à un moment ou à un autre de la
journée. Partager le thé avec elle était un moment de paix que le jeune homme s’était mis à apprécier
particulièrement.
— Je sens que tu te ronges, insista-t-elle. As-tu un problème ? Est-ce la perte de l’argent qui te
tracasse à ce point ?
Son regard énergique cherchait celui de son gendre.
Elena aimait ce garçon.
Elle aurait aimé avoir un fils. Comme celui-là. Un grand gars de caractère au sourire d’enfant.
Le mariage de sa fille avait été un présent du ciel. Son vœu avait été exaucé.
Certes, ce n’était pas un ange que le destin lui avait envoyé. Loin de là.
Une âme d’artiste est difficile à tromper. Elle perçoit plutôt qu’elle ne comprend. Elle pressent ce
qu’on voudrait maintenir caché.
Dino Andoni était un homme violent. Elle en était persuadée.
Le passé qu’il tenait secret… Eh bien il pouvait rester secret.
Elena sentait qu’il n’y avait rien de beau à raconter. Que ce temps-là avait été fait de violence et de
brutalité.
C’était bien la réputation des Labs, après tout.
Ivrognerie. Violence. Folie.
N’étaient-ils pas encore en train de le prouver, en incendiant toutes les villes du Sud ?
Tout chauvinisme à l’albanaise mis à part, c’était bien dans cette Labria sauvage et indomptable
que Dino était né. Avait grandi.
Elena l’acceptait tel qu’il était.
Depuis qu’il était entré dans l’existence des Sulari, il avait été prévenant, loyal et honnête. Comme
tel, il était son fils. Son passé ? Il ne lui importait pas.
Dino, la tête baissée, examinait le fond de sa tasse sans répondre. Le front buté.
— Tu sais, lui confia-t-elle doucement, il y a un dieu…
Le jeune homme sursauta. Avec une grimace.
— Non, reprit Elena, ne monte pas sur tes grands chevaux. Je n’essaie pas de te convaincre. Je te
donne seulement ma conviction.
Il haussa les épaules. Elle sourit.
— Tu peux bien écouter ce que je crois. C’est ta mère qui te parle.
Si elle considérait Dino Andoni comme son fils, Elena se savait payée de retour. L’orphelin dont la
famille avait été décimée par l’ancien régime lui avait décerné le titre de mère.
— Écoute ta mère : croire qu’il existe un dieu, ça rend la vie plus facile. Peu importe comment on
appelle ce dieu. Peu importe l’Église. Chrétienne. Musulmane. Bouddhiste. Que sais-je…
L’important, c’est la foi, tu comprends ?
Dino la considérait, silencieux, une lueur d’étonnement dans les yeux.
— La foi, Dino. Tout ce qui nous arrive aujourd’hui, tous ces troubles, toutes ces batailles… Ce ne
serait pas arrivé si on n’avait pas détruit la foi chez tous ces gens.
— Vous y croyez vraiment, souffla Dino.
À la surprise, dans le ton de sa voix, se mêlait une sorte d’admiration.
— On ne peut pas se passer de Dieu, Dino. Est-ce que ça ne revient pas à dire : il est impossible que
Dieu n’existe pas ?
Un échange de tirs dans les rues voisines les interrompit. Elena termina sa tasse de thé et éclata
d’un rire léger.
— Et puis, c’est tellement rassurant d’y croire !
CHAPITRE 5

Au début du mois de juin, les six mille hommes de la mission Alba des Nations unies se
« déployèrent ».
C’est-à-dire, comme tant d’autres armées étrangères avant eux, s’installèrent là où cela était
possible.
Dans un nombre très restreint d’endroits.
L’état des routes rendait l’intérieur du pays quasiment inaccessible à leurs équipages.
Le calme revint officiellement.
En réalité, seules les villes du Nord revinrent à un calme relatif. Dans le sud du pays et dans les
campagnes, l’anarchie mit beaucoup plus de temps à s’éteindre.
C’est dans ce contexte encore explosif que Dino Andoni reçut enfin un coup de téléphone de Vlora.
— C’est Gjergj.
Reconnaissant la voix de son associé, Dino quitta la pièce, s’éloignant d’Ariana, et baissa le ton.
Son épouse savait qu’il possédait des parts de bateaux, mais Dino n’avait jamais été très explicite
sur les cargaisons qu’ils transportaient.
— Gjergj, ça fait longtemps que j’essaie de te joindre.
— Dino, les choses vont mal.
— Comment ça ?
— On a perdu un bateau. Les garde-côtes italiens. Ils sont devenus enragés.
— Mais c’est pas vrai ! s’exclama Dino, prêt à s’emporter.
— Tranquille, Dino, coupa la voix fatiguée de Gjergj à l’autre bout. Les choses vont mal et moi j’en
ai marre. J’arrête tout. Alors si tu veux plus de détails, tu viens voir.
— Gjergj…
— Non, j’ai pas le temps. C’est la folie, ici, Dino. La folie pure. Je ne peux pas t’expliquer par
téléphone.
— J’arrive, conclut Dino.
*
**
Ce soir-là, ils dînèrent en tête à tête, Ariana et lui.
— Je sens que c’est pour bientôt, lui souffla-t-elle en attirant sa main sur son ventre.
— Il reste encore quelques semaines à patienter.
— Non, il veut venir, je le sens.
Ariana était rayonnante. Était-ce l’effet du vin français ?
Elle paraissait si heureuse que Dino n’osa pas lui avouer le vrai motif de ce dîner. Plus tard, il lui
fit l’amour et la tint longtemps dans ses bras. Très longtemps.
— Si je, vierri im ?
— Assieds-toi, mon fils. Les sauveurs sont arrivés.
Thoma veillait, détendu et souriant. Comme il ne l’avait pas été depuis des semaines. Il brandit une
bouteille de vin.
— Nous allons déboucher celle-là et la boire à la santé de l’ONU…
— Thoma, il faut que je vous parle.
Le ton de la voix de son gendre effaça le sourire des lèvres de Thoma. Il haussa les sourcils.
— Je t’écoute.
Dino soupira. Il avait reculé devant Ariana. Mais il ne pouvait pas cacher son départ à Thoma.
— Je dois partir. Un petit moment. Thoma se laissa tomber dans son fauteuil.
— Partir ? Mais où ça ?
— À Vlora.
— Tu n’y penses pas ! Tu vas seulement réussir à te faire tuer sur la route…
Dino leva la main.
— Thoma, n’essaie pas de me convaincre. J’ai pris ma décision.
Le vieil homme claqua de la langue, agacé.
— Je n’ai pas eu le cœur de le dire à Ariana, poursuivit le jeune homme, mais il faut absolument
que j’y aille.
— Absolument ? Et pourquoi ? Dino soupira.
— Il y a… des ennuis, là-bas. C’est le dernier capital. Je dois m’en occuper.
Thoma laissa tomber ses deux mains sur ses genoux.
— Mon fils, il nous reste la maison à Korça. Nous allons la vendre dès que l’ordre sera revenu. Ce
ne sera pas grand-chose, mais c’est à vous. À Ariana, à toi… et à mon petit-fils. Vous aurez bien assez
pour démarrer…
Dino se pencha en avant et saisit les deux mains de son beau-père. Le regarda en face.
— Je t’aime comme mon père.
Depuis le début de leur relation, c’était la première fois qu’il tutoyait Thoma.
— Ta fille est un présent de tous les instants pour moi. Tous les trois, vous ne m’apportez que du
bonheur. Et moi, j’ai commis beaucoup trop de fautes. Je t’ai conduit à la ruine…
— Arrête, veux-tu !
Comme Elena, Thoma n’avait jamais adressé le moindre reproche à son fils sur le sujet. Dino
hésita. Chercha ses mots.
— Je suis un homme d’action, Thoma.
— Je sais, mon fils, murmura le vieil homme, je sais.
— Je ne peux plus rester comme ça. Immobile. Passif. Devant ce désastre. Il faut que j’agisse !
Thoma resta un moment silencieux. Le temps d’une cigarette. Puis il hocha la tête.
— Bien… Tu seras prudent, n’est-ce pas ?
Dino sourit.
— Tu crois que j’ai envie de rater le rendez-vous avec mon fils ? D’un même élan, ils se levèrent.
S’embrassèrent.
Dino se recula et tendit à son beau-père un petit objet doré au bout d’une chaîne. Une clé.
— L’argent est dans une petite caisse, derrière le tiroir du secrétaire. La cache secrète, tu sais ? Si
jamais…
Le visage de Thoma avait blêmi.
— Dino !
— Si jamais je suis retardé, insista le jeune homme, la voix rassurante, s’il y a une urgence…
Thoma recueillit la petite clé au creux de sa paume.
Dino coupa court aux effusions. Tourna le dos. Et quitta l’appartement de ses beaux-parents.
*
**
Dino Andoni passa une nuit blanche.
Il regarda Ariana dormir.
Lorsque l’aube s’approcha, il fit ses préparatifs.
Ses armes.
Des liasses de leks, pour en distribuer aux diverses « autorités » qu’il ne manquerait pas de croiser
sur la route. Il resta un long moment debout près du lit. Immobile.
Luttant contre l’envie de se lover contre Ariana. De rester. Là. Dans sa tiédeur. Il déposa un baiser
sur son front.
Embrassa son fils, à travers les couvertures. Un instant, il laissa son front appuyé contre la colline
que dessinait le ventre de sa femme.
Puis il se releva.
Dans le salon, il s’arrêta encore.
Il devinait les formes des meubles dans l’obscurité. La table. Les fauteuils. Le secrétaire. Un
endroit banal et confortable. Où il était heureux.
Il haussa les épaules. Sortit. Et dévala les escaliers.
CHAPITRE 6

Une heure plus tard, Dino trouva deux hommes de main dans le faubourg de Selitë.
Deux frères. L’aîné, Viktor, était une vieille connaissance. Un type avec qui Dino avait fait
quelques coups, avant son départ, en 91.
— J’ai besoin de forces de frappe pour aller jusqu’à Vlora.
Niko, le plus jeune, à peine plus de vingt ans, avait sifflé en souriant.
— C’est dangereux.
— Je sais.
— Combien tu payes ? avait demandé tranquillement Viktor.
— Mille dollars chacun.
Les deux hommes réfléchirent, se concertant à mi-voix.
La cuisine était sale. La table encombrée de bouteilles vides. Viktor et Niko avaient les yeux rouges
et égarés de ceux qui ont fait la fête toute la nuit. Deux fusils étaient appuyés contre le mur.
Les femmes de la maison s’étaient levées. Des cris d’enfants montaient des chambres.
— On marche avec toi, Dino Andoni.
— Mire. Vous pouvez m’aider à trouver une voiture ?
— S’ka problem.
Dino paya d’avance Viktor et Niko, qui laissèrent leur paie à leurs femmes.
Dans le garage d’un de leurs copains, Dino trouva ce qu’il cherchait. Une Mercedes. Un vieux
modèle. Un de ces tanks dont était spécialiste la firme allemande dans les années soixante-dix. Un
paquebot de tôle épaisse. Costaud. Increvable.
Il prévoyait que la route serait dure.
Moins d’une heure plus tard, chez un autre copain de Viktor, ils avaient acheté le reste de leur
équipement.
Une mitrailleuse lourde – confiée aux mains de Viktor, à l’arrière.
Et six AK 47. Avec trente chargeurs.
*
**
Les problèmes commencèrent dès la sortie de Tirana. Des tireurs prirent la voiture pour cible. Des
barrages tendus par des policiers menaçants et énervés.
Plus ils roulaient vers le sud, plus les scènes de démence se multipliaient.
Les carcasses de voitures brûlées sur le bord de la route.
Des paysans armés jusqu’aux dents. Qui visaient la Mercedes depuis leur tracteur.
Des bandes d’enfants et d’adolescents, ivres et allumés, qui hurlaient et brandissaient leurs
kalachnikovs sur leur passage.
Jusqu’à Durrës, ils n’eurent pas d’incident plus grave à déplorer.
Ce n’est qu’aux alentours de Lushnja que les vrais ennuis commencèrent.
Cette fois, c’étaient les habitants d’un village qui avaient dressé un barrage en travers de la route.
Des bidons et des pneus.
Une sorte de bivouac crasseux sur le bas-côté.
Une quinzaine de gaillards mal rasés. Vêtus en paysans. Pistolets à la ceinture. Fusil au poing.
Lance-roquettes en bandoulière.
— Vous ne passerez pas.
Le chef était un bélier barbu et noiraud. Planté devant Dino, les deux pouces dans la ceinture. Un 45
sous l’aisselle. Ses yeux sombres rigolaient.
— On doit passer, fit lentement Dino. Quoiqu’il arrive, on passera.
Le type tourna la tête vers ses hommes.
— Il veut passer sans payer.
Un éclat de rire général salua ses paroles. Ponctué des claquements des culasses. Le chef de bande
écarta les deux bras. Souriant.
— Ici c’est chez moi, l’homme. Je dis que tu payes pour passer. Tu payes ou tu t’en retournes. Ou
tu meurs.
— On leur rentre dedans, Dino ? demanda Viktor.
Resté assis à l’arrière, il pointait la mitrailleuse sur la troupe qui se rassemblait devant la voiture.
Dino haussa les épaules.
— On paye.
Le bélier au 45 exigea deux cents dollars pour les laisser passer. Il poussa la blague jusqu’à leur
souhaiter bonne route.
À nouveau, ils durent essuyer des coups de feu, tirés depuis les champs.
Viktor répondit à quelques-uns avec la mitrailleuse. Des rafales courtes mais lentes. Puissantes.
Assourdissantes.
Peu après Fier, alors que la fin du calvaire approchait, le véritable drame éclata.
Un autre barrage.
Six hommes. Des rondins de bois en travers de la route. Un excité en veste militaire au premier
rang, brandissant un lance-roquettes.
Dino s’arrêta à une cinquantaine de mètres. Devant le mufle de la Mercedes, la route, droite,
jusqu’au barrage. Le tarmac ravagé. Semé de trous. Autour, les champs bruns et mornes. Des
silhouettes de bunkers. Dino descendit, suivi de Viktor et Niko.
L’excité au lance-roquettes commença à avancer vers eux en criant.
C’est Viktor qui déclencha le carnage.
— Dino, y en a marre, grogna-t-il. Ils vont nous en mettre un tous les dix mètres, maintenant. On va
terminer en chaussettes.
Il ouvrit le feu. Son frère l’imita.
Dino n’eut le temps de rien.
Un déluge de feu s’abattit sur eux. Des types surgissaient de partout, derrière le barrage. La tête de
Niko, le gamin, explosa dans une gerbe rouge. Dino reçut une gifle du côté droit. Le sang jaillit sur sa
joue. Viktor bondit en arrière en jurant.
Dino l’attrapa par l’épaule. Le traîna jusqu’à la voiture. Le jeta sur le siège. Un instant plus tard, il
était au volant.
Il braqua sur les champs. Le pare-brise et toutes les vitres éclatèrent. Les impacts de balles
secouaient toute la voiture. En cahotant follement, il dépassa le barrage sur le côté. La vitre arrière
s’écroula. Cinq cents mètres plus loin, il reprit la route. Il était passé.
Pas plus que son petit frère, Viktor ne devait revoir Tirana. Criblé de balles, il mourut trois
kilomètres avant Vlora.
Dino abandonna la voiture et le corps sur le bas-côté.
La Mercedes était une ruine. Sans vitres. Percée d’impacts sur toute la longueur.
— C’est un miracle, pensa Dino.
Il s’en tirait avec un lobe d’oreille en moins. Ce n’était pas cher payé.
Il se banda sommairement les tempes avec un lambeau de chemise. Prit un kalachnikov en
bandoulière. Un autre au poing. Et continua à pied.
— Je suis en Labria, songeait-il. Je suis chez moi. Tranquille.
*
**
À Vlora, la fête continuait.
Ce n’était plus une ville. Mais un champ de bataille. Un terrain vague dévasté par des chiens
enragés. Depuis quelque temps, des plaisantins avaient fait courir le bruit que son Imminente ex-
Majesté Sali Berisha allait venir visiter la ville en personne.
Toutes les nuits, les Labs tournaient dans les rues transformées en fronts de guerre, ivres et fous.
— Viens, on t’attend !
La rage avait atteint son point culminant une semaine plus tôt, lorsque la marine italienne avait
assassiné des Albanais, dans le canal d’Otrante.
L’Italie entrait cette année-là dans l’espace Schengen. Les autres pays européens la pressaient de
régler le problème de ses côtes méridionales, si perméables aux clandestins.
L’anarchie qui régnait en Albanie avait mis la guardia difinanza et la marine en état d’alerte.
On pouvait s’attendre à un nouveau flot de réfugiés.
Oubliant tout sens humain, le capitaine de la corvette militaire Sibilan avait lancé son navire contre
le Katri i Rades, un bateau de pêche chargé de réfugiés albanais.
Proue blindée contre vieille coque rouillée. Le Katri i Rades avait immédiatement coulé.
Ses quatre-vingt-quatre passagers s’étaient noyés avant que l’équipage du Sibilan affolé ait pu
tenter quoi que ce soit pour les repêcher.
— À mort les Italiens. À mort les assassins !
C’était le cri qu’on entendait le plus souvent, dans les bars et aux alentours du port.
Dino trouva son associé Gjergj Koza dans un café du quartier de Centrale.
Centrale était le fief de la mafia lab.
Çole, en face, absolument symétrique, au-delà de l’avenue Rruga e Skeles, était aussi un quartier
mafieux. Mais les bandits de Çole étaient exclusivement des Çam.
Une sorte différente d’Albanais, réfugiés à Vlora depuis que leur région d’origine avait été cédée à
la Grèce, en 1945.
— Je t’assure, Dino, pour moi, c’est fini.
Gjergj Koza était un homme costaud d’une soixantaine d’années, à l’épaisse moustache blanche.
— Tu ne vas pas me laisser tomber maintenant, Gjergj Koza. Faisons quelques voyages de plus, le
temps de faire rentrer de l’argent.
— Il y a d’autres marins. Tu trouveras sans peine à me remplacer…
Patiemment, pour la troisième fois, le marin répéta au jeune homme :
— C’est fini pour moi. Je suis devenu trop vieux. Tant que les Italiens nous foutaient la paix, ça
allait. Mais maintenant…
Il soupira par-dessus son raki.
— Ils ont reçu de nouveaux équipements, de nouveaux bateaux rapides. Avec notre rafiot, on ne fait
plus le poids. On en a déjà perdu un. L’autre suivra.
Les bateaux qu’ils possédaient en commun étaient de vieux chalutiers bons pour la casse. C’était le
meilleur, le plus grand, qui s’était fait prendre. Celui qui leur restait ne mesurait pas plus de douze
mètres.
De quoi embarquer une vingtaine de passagers. En les serrant bien.
— On est dépassés, insistait Gjergj. Ouvre les yeux, Dino. Ce sont d’autres commerces qui font
vivre Vlora. Les clandestins, ce sera bientôt fini. Complètement. L’avenir, c’est les vedettes rapides.
Et les gomones, les pneumatiques…
— Peut-être, fit Dino, mais en attendant, il en reste pas mal, des kaposh.
C’était le terme dont on désignait les Chinois, Kurdes et Pakistanais qui constituaient le plus gros
des clandestins. Cela signifiait « dindon ».
Le vieux marin haussa les épaules devant l’entêtement du jeune homme.
— Écoute, je te laisse le bateau. Tu me paieras ma part quand tu pourras. Moi, je m’arrête. C’est
mon dernier mot.
Gjergj Koza était un homme prudent. Il n’avait investi qu’une petite partie de ses économies dans
les sociétés pyramidales.
Son pécule lui permettait d’envisager une retraite paisible de plusieurs années. Dans la région.
Il ne voyait plus de raison de contester le terrain aux jeunes loups qui occupaient désormais la rade.
— C’est trop le bordel, Dino. On n’y comprend plus rien. Même les mafias se mettent dessus.
Mafia de gauche. Mafia de droite. Moi, je ne veux plus rien savoir.
*
**
En fin d’après-midi, alors qu’il se demandait toujours ce qu’il allait faire, Dino téléphona chez lui.
Il avait besoin d’entendre la voix d’Ariana.
— Allô ?
Dino reconnut la voix de Thoma.
— Si je ? demanda-t-il, surpris.
— Oui, mon fils.
— Où est Ariana ?
— Elle est en bas. Elle va bien. Très bien.
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
Un silence, puis la voix émue de Thoma.
— Tu as un fils, Dino Andoni. Un merveilleux garçon de trois kilos et demi.
La gorge de Dino s’était serrée à l’étouffer. Il croassa :
— Mais… mais… et l’hôpital ? Thoma se mit à rire.
— Il ne nous a pas laissé le temps. Il était pressé, mon petit-fils. Heureusement, j’ai pu joindre un
ami. Un chirurgien. Il est venu tout de suite.
— Mais… mais…
— Mais-mais-mais j’étais impatient d’avoir de tes nouvelles. Je commençais à te croire mort.
Quand reviens-tu ?
— C’est compliqué, père… Dans les heures qui viennent. Ou plutôt demain…
Thoma resta silencieux un moment, puis souffla :
— Au revoir, Dino. Ton fils t’attend avec impatience.
Lorsqu’il eut refermé son téléphone, Dino resta un long moment immobile. Planté au milieu de la
rue. Abasourdi. Ignorant les cris et les bousculades qui l’entouraient.
Il leva les yeux au ciel.
— Dieu merci.
C’était la toute première fois qu’il prononçait ces paroles. Une bouffée de joie sauvage et de fierté
gonfla sa poitrine et il rejoignit le bar.
— Des rakis pour tout le monde, cria-t-il.
La cohue des braillards hirsutes qui emplissaient le café ne se le fit pas dire deux fois. On se
bouscula au comptoir.
— On boit à la santé de mon fils, beuglait Dino.
— À la santé de ton fils, criaient les autres, hilares.
Son oreille brûlait.
Il s’écarta du comptoir. Défit le chiffon qui lui servait de pansement. Tâta la blessure.
Il n’avait plus de lobe à droite. Du tout. Seulement une croûte qui l’élançait, aussi fort qu’une dent
cariée.
Il versa du raki sur son bout de charpie.
Que faire d’autre ? À Vlora, il n’y avait plus ni médecin, ni pharmacien.
L’alcool suffirait à éviter l’infection, pour le moment.
Le bar se remplissait. D’autres braillards, AK 47 au dos, pistolets et grenades à la ceinture. Ivres
avant même d’entrer.
Dans la rue, les kaposh, les clandestins chinois et pakistanais, commençaient à apparaître. Discrets.
Furtifs.
Le crépuscule approchait.
— Qu’est-ce que je dois faire ? pensait Dino. Agir.
C’était la réponse.
La dureté du voyage lui avait fait du bien, il s’en rendait compte. Il avait aimé retrouver l’action.
Le combat.
L’excitation particulière et bien connue l’avait envahi tout entier. Comme un verre d’alcool semble
emplir celui qui a été sevré depuis longtemps.
Même la douleur cuisante de son oreille lui était presque agréable.
« Remonter, c’est hors de question », pensa-t-il.
On n’échappait pas deux fois de suite à un tel voyage.
Alors ?
Rester à Vlora, bloqué dans cette démence ?
Aucune utilité.
« Alors, le bateau… »
Le petit chalutier que lui proposait Gjergj. C’était le dernier bien. La seule carte à jouer. Dino
pouvait la jouer.
« Un chargement. De quoi faire du fric. Et on se casse d’Albanie… » C’était facile.
Même si les garde-côtes italiens les prenaient, il possédait des papiers italiens. Il pourrait prétendre
être un paisible citoyen fuyant la révolution albanaise, il serait aussitôt relâché.
« Un seul voyage, pensait-il. Et je pourrais même ne pas revenir… »
Ariana serait sûrement plus rassurée de le savoir bloqué en Italie qu’ici, dans cette ville en furie.
Il pourrait préparer l’arrivée de sa famille, en attendant que l’aéroport de Tirana s’ouvre de
nouveau.
Tout lui parut clair, alors qu’il se levait et allait rejoindre Gjergj Koza, son associé, au comptoir.
— D’accord pour le bateau. Je te l’achète. Combien ? Gjergj haussa les épaules.
— Donne-moi ce que tu veux.
— Dix mille, c’est bon ?
— C’est bon.
C’était une proposition honnête.
— Je te paierai quand j’aurai rempli le bateau, fit Dino. Seulement j’ai besoin de ton aide pour
trouver des marins.
— Prends les miens.
— Ils sont bons ?
Gjergj éclata d’un gros rire.
— Quand ils ne sont pas trop soûls, oui.
— Ils peuvent mener le bateau jusqu’en face, oui ou non ?
— S’ka problem. Ils ont fait la route pendant cinq ans avec moi…
*
**
L’anarchie qui régnait sur Vlora avait rendu caduques les règles de discrétion, toutes relatives,
qu’observaient les trafiquants. Les départs ne s’opéraient plus des plages de la presqu’île de Karabrun
ou du bois de Soda, à l’écart de la ville. Mais du vieux port même, où les « cigarettes » – ces bateaux-
fusées des contrebandiers – et les hors-bords pneumatiques remplaçaient les dernières barcasses de
pêche.
La nuit tombée, les clandestins se pressaient sur les quais, achetaient leur passage et embarquaient
au vu et au su de tout le monde. Il n’y avait plus un seul flic sur le port pour faire seulement semblant
de les regarder.
Le bateau de Dino était petit. Minable. Rouillé. Une simple barque avec sa cabine étroite à l’arrière,
juste assez large pour un homme de barre.
— Encore trois, ça va pour vous ?
— S’ka problem, Dino. Pas de problème, envoie !
Toute la soirée, Dino avait fait le tour des cafés de Centrale, abordant tous les kaposh – les
clandestins – qu’il croisait.
— On part ce soir. Je ne prends que des hommes seuls. Mille dollars par tête.
C’était un bon prix. Une aubaine.
Les émeutes dérangeaient les trafics. Les départs n’étaient plus aussi fréquents qu’avant les
événements. Coincés, les Chinois, Kurdes, Pakistanais et autres candidats au départ voyaient
rapidement fondre leur pécule.
L’offre ne pouvait que les intéresser.
C’était une véritable foule qui s’était présentée à l’embarcadère, aux alentours de minuit.
— Encore deux, vous prenez ?
— Envoie, il y a encore de la place à l’avant.
Dino avait trouvé les deux marins légués par Gjergj dans un café, attablés devant des restes de
mouton et des bouteilles vides de raki.
C’étaient deux ivrognes. Ils ne faisaient que ça. Boire. Et chanter des polyphonies.
— Combien tu payes ? avait demandé l’un.
— Combien tu veux ? avait demandé Dino.
— Cinquante dollars, avait jeté l’autre.
— Par passager, avait précisé le premier.
C’était cher. Trop cher. Les équipages des transports de clandestins étaient couramment payés à la
commission, mais beaucoup moins que ça.
À présent, ils se démenaient sur le pont du canot en braillant, bousculaient et rudoyaient les
passagers qu’ils accueillaient.
L’un portait une casquette de flic. L’autre un casque militaire. Tous deux arboraient
d’impressionnants fusils à canon lance-grenades.
Dino était sur le quai. Il encaissait l’argent.
Lorsqu’il regardait par-dessus son épaule, il prenait peur.
Une vision d’enfer.
Une grappe humaine pouilleuse posée à même la surface de l’eau. À peine cinquante centimètres
séparaient les plats-bords de l’eau noire et grasse du port.
Combien étaient-ils à bord ?
Quarante ?
— On peut en prendre encore, Dino Andoni !
Le marin au casque militaire s’était approché, hilare.
— Tu es sûr ?
— Oh, on peut en mettre encore au moins vingt. Le type éclata de rire.
— Ne prends plus que des Chinois. Ils sont maigres, on peut en charger plus. Les Kurdes sont trop
grands.
— Et ils ne sont pas lourds, intervint l’autre, la casquette de flic de travers. On pourrait même les
faire asseoir sur les épaules des autres. On en aurait le double !
Quand Dino monta enfin à bord, il avait empoché soixante-quinze mille dollars.
Il y avait soixante-quinze personnes sur le petit rafiot. Plus trois hommes d’équipage.
— Après tout, pensa-t-il en se frayant un passage vers l’arrière, à l’abri du froid, on était bien
quatorze mille sur le Vlora…
*
**
Ce ne fut pas le vent, qui se leva peu après le départ de l’étrange embarcation.
Non plus que la houle qui souleva l’Adriatique cette nuit-là.
La vraie cause du naufrage, ce fut la panique des passagers qui, fuyant instinctivement devant une
haute vague, se massèrent du même côté du pont.
Dino fut le dernier à résister.
Accroché à une bouée. Entouré de nuit opaque. Buvant à chaque vague de cette eau glacée qui, peu
à peu, lui gelait les membres. Il entendit au-dessus de lui le rire de Dimitri Gambeta. Le regret lui
mordit le cœur. Jamais il ne serait vengé. Jamais il ne reposerait en paix. Puis ses pensées s’envolèrent
vers sa femme, Ariana. Ce fils qui venait de naître. Et qu’il ne connaissait pas.
Il se tendit, la face tournée vers le ciel d’encre, et hurla :
— Dieu, si tu es là, donne à mon fils un meilleur destin. Et se laissa happer par le flot noir.
Dino Andoni le maudit, les deux marins ivres et leurs soixante-quinze passagers furent
comptabilisés parmi les plus de mille cadavres qui furent repêchés dans l’Adriatique pendant cette
décennie.
ÉPILOGUE

(1999)

Avant que les avions de l’OTAN ne pilonnent le Kosovo et la Serbie de leurs bombes, une
conférence de la dernière chance fut organisée par les nations dites « du groupe de contact ». Elle eut
lieu à Rambouillet, en France, du 7 au 23 février 1999.
Les délégations serbes, albanaises du Kosovo ne parvinrent pas à s’entendre, malgré les efforts des
diplomates.
Pour des raisons qui restèrent confuses, les Américains firent tout ce qu’ils pouvaient pour que les
officiers de l’Armée de libération du Kosovo représentent les intérêts des Albanais de la province.
Certaines mauvaises langues glissèrent aux diplomates européens que, parmi ces officiers, se
trouvaient les chefs de la filière kosovare de l’héroïne.
Il est possible que Dimitri Gambeta ait été rattrapé par d’autres ennemis. D’autres victimes. Tout
est toujours possible.
La coïncidence des dates ne fut peut-être qu’un hasard. L’île était introuvable. Perdue au fond de
l’archipel des Philippines.
Un paradis, qui appartenait en propre à Dimitri Gambeta. Il l’avait monnayé avec le gouvernement.
Directement.
Retiré des affaires, il se contentait désormais de faire grossir sa fortune en spéculant. Internet lui
permettait de jouer sur toutes les Bourses du monde.
La haine de ses racines était si profonde que Dimitri Gambeta était en train de regarder les images
de l’exode des Albanais du Kosovo sur sa télévision – sans que cela éveille en lui une quelconque
émotion – lorsque les silhouettes des tueurs encagoulés apparurent à sa fenêtre.
Ils étaient huit. Débarqués de nulle part.
Selon les ordres qu’ils avaient reçus, ils détruisirent tout. Ne laissèrent pas une âme qui vive. Ils
massacrèrent les vingt gardes.
Les domestiques.
Les filles du harem.
Les éphèbes autour de la piscine.
Les chiens.
*
**
À des milliers de kilomètres de là, dans le salon cossu d’un appartement milanais, les mêmes
images défilaient sur un écran de télévision.
Des colonnes de fuyards emmitouflés se frayaient péniblement un chemin dans la neige.
Des tracteurs tiraient des remorques d’exode, pliant sous le poids du mobilier, loin du village
incendié par les milices.
Des fuyards en autobus étaient bombardés par les avions censés les protéger.
Des paysans pris en otage par des miliciens serbes servaient de boucliers humains contre les
bombardements de l’OTAN.
Des foules misérables s’aggloméraient autour des postes frontières d’Albanie.
Se répandaient dans les champs nus où rien n’était prévu pour les recevoir.
Des enfants perdus cherchaient leurs familles. Des vieillards pleuraient.
Certains ne résistaient pas à l’épreuve et mouraient en route, ou bien dans une tente-hôpital de
fortune à leur arrivée. Ariana Andoni se leva d’un sursaut et coupa le poste de télévision. Elle se
tourna vers Thoma et Elena :
— Excusez-moi, c’est trop violent.
Sa mère avait les larmes aux yeux.
— Tu as bien fait. Quelles images terribles…
Ariana avait définitivement rompu avec le pays qui ne lui avait offert que des drames. Qu’un visage
marqué par l’épreuve. Que des cheveux prématurément blancs.
Dans l’appartement qu’elle partageait avec ses parents, il était interdit de mentionner l’Albanie.
Elle refusait même de parler albanais et menait la guerre à ses parents pour qu’ils ne s’adressent à
elle qu’en italien.
À elle.
Et à Dino.
Avant d’appeler son fils Dino, Ariana avait attendu d’avoir la certitude que son mari était bien
mort.
La superstition voulait qu’on ne donne jamais à un fils le nom de son père du vivant de ce dernier.
L’enfant était le portrait de son père. Il avait ses yeux sombres, à la fois tranquilles et énergiques.
La même tignasse épaisse, drue, noire comme une aile de corbeau. La même moue rebelle aux lèvres.
— Viens, mon Dino, viens voir maman.
Le petit Dino accourut vers sa mère. Elle le reçut dans ses bras.
— Dimitri, demanda-t-elle en italien, mi ami ? (Tu m’aimes ?)
C’est en italien que l’enfant répondit :
— Ti adoro molto, mamma ! (Je t’adore beaucoup, maman !)

FIN

CIZIA ZYKË
Janvier-février 2000,
Bari.

Vous aimerez peut-être aussi