Lacan Derrida Le Malentendu
Lacan Derrida Le Malentendu
Lacan Derrida Le Malentendu
ISABELLE ALFANDARY
UNIVERSI T É P A R I S -3 S O R B O N N E N O U V E L L E
1.
E ntre Lacan et Derrida, c’est du moins mon hypothèse de travail,
c’est l’hypothèse que je forme pour rendre compte de ce qu’au-
cune biographie n’a à ce jour documenté, de ce que nulle biographie ne
peut par défnition appréhender, il y a le non-lieu de leur rencontre, la
scène impossible de leur être en commun, le réel de la non-rencontre, le
ratage presque immédiat du lien, l’étincelle explosive de leur mise en rap-
port. L’hypothèse que je forme c’est que Derrida et Lacan, Lacan et Derrida
on ne sait pas bien dans quel ordre faire fgurer ces noms, se sont manqués
et sans doute l’ordre du nom, la dimension du nom propre n’est pas indifé-
rent, n’ont pas cessé de se manquer, continuent à ce jour de se manquer
dans l’intertexte, l’entre-deux-textes, qui n’est cependant pas l’ensemble
vide. Derrida a lui-même glosé longuement dans sa conférence « Pour
l’amour de Lacan » prononcée en mai 1992 lors du colloque consacré à
« Lacan et les philosophes » sur la préposition qui signe la relation, la co-
présence en français : avec. C’est de Derrida sans Lacan, de Lacan sans
Derrida, que je voudrais m’entretenir, continuer de m’entretenir avec vous.
2. Pourquoi ce ratage ? Ce ratage, cete discorde, cete impossibilité,
incompossibilité de la co-présence, de l’être-avec, ce passage à l’acte de
Lacan sur la personne de Derrida que rapporte Elisabeth Roudinesco 1, sur
la famille de Derrida, sur Jacques Derrida en père de famille, peut se lire
comme la forme du lien, la seule forme de lien possible, une forme dont
nous voudrions tenter d’interroger modestement la nécessité structurale.
Pour tenter d’esquisser entre eux la raison, les raisons de l’impossible et
l’asymétrie comme condition du rapport. Non que les conditions de la ren-
contre, de la catastrophe, du désastre n’aient pas tenu à des déterminations
contingentes. Il semble toutefois qu’entre Derrida et Lacan, Lacan et Der-
1 Dans son Histoire de la psychanalyse en France. 2 (1925-1985), l’auteur narre les deux temps de
rencontre entre Derrida et Lacan, notamment l’anecdote à caractère familial impliquant Jacques
Derrida, Pierre son fils aîné, et Marguerite son épouse, que le philosophe confie à Lacan lors d’un
dîner chez Jean Piel en 1967, confidence que Lacan reprendra et interprétera assez sauvagement
dans une conférence prononcée à l’Institut français de Naples quelques mois plus tard.
Roudinesco conclut : « Toujours est-il que cette histoire met fin aux rapports entre les deux
hommes. Dommage pour l’historien ! » (419).
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CONTRE LACAN
7. Dans « Pour l’amour de Lacan », le philosophe expose méthodique-
ment comme il l’avait déjà fait dans la note 33 de Positions sur ce qui
oppose diamétralement, axialement, la psychanalyse lacanienne à la
déconstruction. C’est à la fgure du chiasme, empruntée à René Major, qu’il
recourt :
Il arriva ceci, et cela m’arriva, qu’au moment où certains philosophèmes
majeurs ou dominants, organisés dans ce que je proposai de nommer à ce
moment-là phonocentrisme et/ou phallogocentrisme, appelaient un questionne-
ment disons pour faire vite « déconstructeur » (questionnement qui bien évi-
demment, par défnition, était à la fois philosophique et excentrique, ex-centrant
par rapport au philosophique comme tel, donnant à penser le philosophique
depuis un lieu qui ne pouvait plus être simplement philosophique ni contre-phi-
losophique, dans ou hors la philosophie), à ce même moment, exactement au
même moment, on pouvait assister à une reliure théorique du discours lacanien
qui faisait l’usage le plus fort, et puissamment spectaculaire, de tous les motifs à
mes yeux déconstructibles, en cours de déconstruction : ce qui était encore selon
moi plus grave, c’est qu’il s’agissait non seulement du plus déconstructible de la
philosophie (le phonocentrisme, le logocentrisme, le phallocentrisme, la parole
pleine comme vérité, le transcendantalisme du signifant, le retour circulaire de
la réappropriation vers le plus propre du lieu propre, aux bords circonscrits du
manque, etc., dans un maniement de la référence philosophique dont la forme au
moins était dans le meilleur des cas elliptique et aphoristique, dans le pire dog-
matique, j’y reviens dans un instant), non seulement donc du plus déconstruc-
tible mais même de ce qui traversant et débordant la philosophie ou l’onto-théo -
logie (je veux dire le discours heideggerien) me paraissait déjà — et cela remonte
à 1965 — appeler à son tour des questions déconstructrices. Car Lacan se référait
alors, on l’a souvent rappelé ici, de façon fréquente, décisive et confante, parfois
incantatoire, à la parole heidegerienne, au logos interprété par Heidegger, à la
vérité autant d’ailleurs comme adéquation que comme voilement/dévoilement11.
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13 Ibid., 78.
14 J. Derrida, L’Écriture et la diférence, 294.
15 J. Derrida, Résistances, 77.
16 Ibid., 79-80.
17 Ibid., 80.
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11. Entre Derrida et Lacan, entre Lacan et Derrida, c’est à une contesta-
tion de propriété intellectuelle que l’on assiste, et, plus fondamentalement,
à une contestation d’héritage, une reconnaissance de dete déniée sur fond
de revendication de fliation. Derrida et Lacan, Lacan et Derrida sont
incontestablement les fls français de Freud. C’est de l’héritage freudien,
plus que de tout autre, qu’il s’agit en dernière instance entre eux : qui de
Lacan ou Derrida est le fls de l’autre ? qui de Derrida ou de Lacan est le
fls prodigue (français) du père de la psychanalyse ? La virulence et l’insis-
tance de la critique derridienne de Lacan pourrait s’interpréter comme la
forme du « retour » de Derrida à Freud.
14. Il y aurait beaucoup à dire sur le trio en question. Tentons non seule-
ment d’interroger dans chaque convocation singulière de quoi Lacan est le
nom, mais d’examiner les instances où la convocation du nom de Lacan
s’accompagne de celle d’autres noms selon un processus de dédoublement
du nom propre, de pluralisation du nom-du-père. Le duo, le trio, le quatuor
est signifcatif en ce qu’il est toujours singulier et vaut à ce titre d’être
chaque fois interprété. Lacan semble ici mobilisé pour servir de borne, d’ul-
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15. Il n’est pas indiférent que les deux rencontres historiques entre les
deux hommes se soient passées à l’étranger, aux États-Unis, comme le rap-
pelle Jacques Derrida dans « Pour l’amour de Lacan ». L’auteur De la
grammatologie s’amuse du fait que la première d’entre elles a eu lieu à Bal-
timore, la ville d’un auteur qui les aura réunis et divisés aussi bien : Edgar
Alan Poe, on le sait, est l’auteur de la nouvelle « La Letre volée ». Mais le
signifant de « Baltimore » que Derrida entend dans sa langue, dans leur
langue commune parlée à l’étranger, dans la langue de l’autre (américain)
monolingue chargée de l’accent que lui confère le locuteur français, excède
le seul intertexte litéraire :
Et je remarque ici peut-être à cause du problème de la destinerrance qui nous
atend et peut-être à cause du nom de mort de Baltimore (Baltimore, danse ou
transe et terreur), Baltimore qui est aussi la ville de Poe dont j’avais en vain
cherché la tombe ces jours-là mais en tout cas pu visiter la maison en cete occa-
sion (je suis allé chez Poe en 1966), je remarque ici peut-être à cause du nom de
mort dans Baltimore que les deux seules fois où nous nous sommes rencontrés
et où nous avons un peu parlé l’un avec l’autre, il fut question de mort entre
nous et d’abord dans la bouche de Lacan. À Baltimore, par exemple, il me parla
de la façon dont il pensait qu’il serait lu, en particulier par moi, après sa mort21.
16. La mort n’est nullement un exemple ; elle n’est pas un exemple pour
Derrida, pas plus qu’elle n’est un signifant comme les autres entre eux. La
mort les occupe chacun à sa manière : dans la fgure de l’aporie de la pul-
sion de mort chez l’un, celle du soleil du désir pur chez l’autre. De la même
manière que le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face, nous for-
mons pour conclure l’hypothèse que Jacques Lacan et Jacques Derrida
n’ont pu se tenir l’un avec l’autre :
Donc il y avait la mort entre nous, il fut surtout question de la mort, je dirais
même seulement question de la mort de l’un de nous, comme avec ou chez tous
ceux qui s’aiment. Ou plutôt il en parlait, lui, seul, de notre mort, de la sienne
qui ne manquerait pas d’arriver, et de la mort et du mort dont selon lui je
jouais22.
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s’agir, du signifant de la mort qui n’a pas cessé d’être agi et de circuler
entre Derrida et Lacan, Lacan et Derrida.
18. Parce que la mort travaille les œuvres respectives, sur des modes irré-
conciliables, selon des modalités intimes, de « La double séance23 » et la
fgure de Pierrot assassin de sa femme au séminaire sur la peine de mort 24,
au cœur de l’expérience du désir dans le séminaire sur l’Ethique 25. Il n’est
pas étonnant à cet égard que ce que Derrida dans États d’âme de la psycha-
nalyse épingle comme la question de la psychanalyse soit celle précisément
de la cruauté :
Hypothèse sur une hypothèse : s’il y a quelque chose d’irréductible dans la
vie de l’être vivant, dans l’âme, dans la psyché […], et si cete chose irréductible
dans la vie de l’être animé est bien la possibilité de la cruauté (la pulsion, si vous
voulez du mal pour le mal, d’une soufrance qui jouerait à jouir du soufrir pour
le plaisir) alors aucun autre discours — théologique, métaphysique, génétique,
physicaliste, cognitiviste, etc. — ne saurait s’ouvrir à cete hypothèse. Ils seraient
tous faits pour la réduire, l’exclure, la priver de sens. Le seul discours qui pour-
rait aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son afaire
propre, ce serait bien ce qui s’appelle, depuis un siècle à peu près, la psychana-
lyse26.
BIBLIOGRAPHIE
• DERRIDA, JACQUES. L’Animal que donc je suis. Paris : Galilée, 2006.
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