TVB Francophonie Et Litterature Monde Sans Page de Titre
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Annual Review of the Faculty of Philosophy, Novi Sad, Volume XLI-3 (2016)
Un long chemin a été parcouru dans l’univers de la francophonie depuis l’apparition des
mouvements de la « négritude » dans les années 30, puis de ceux d’« antillanité », de
« créolité », une quarantaine d’années plus tard. L’objectif principal de la création de
ces concepts, que nous passerons en revue dans notre article, est sans aucun doute
l’affirmation de son identité propre et par conséquent, dans l’univers des littératures en
langue française, l’opposition à la domination de la littérature franco-française.
Aujourd’hui, à l’heure d’une « francophonie transculturelle » on parle de « mondialité »
et de diversité culturelle. C’est notamment la notion de « littérature monde » qui a eu sa
consécration officielle en 2007 lors de la publication d’un manifeste signé par 44
écrivains francophones qui réclamaient la suppression du centre et de la périphérie, le
décloisonnement des frontières de l’imaginaire et « une littérature-monde en langue
française consciemment affirmée ». Il s’agira ici d’essayer de dresser un état des lieux
du chemin parcouru, de s’interroger ensuite sur les raisons de l’émergence de la notion
de « littérature monde » et enfin de noter pourquoi l’apparition et la promotion de cette
notion ont provoqué parfois de vives controverses.
Mots clés : négritude, antillanité, créolité, francophonie, littérature-monde
*
Tamara Valčić Bulić, [email protected]
568 Tamara Valčić Bulić
pays anglophones, connu aussi comme New Negro ou Renaissance nègre. Rappelons
également la vogue de l’art ‘nègre’ dans les pays européens – et en France tout
particulièrement. (Chevrier 1984, 36).
3 Ce terme apparaît pour la première fois dans le premier numéro de la revue
L’Etudiant noir en 1935. Notons qu’il est aujourd’hui utilisé avec ou sans la majuscule,
en fonction du choix idéologique des utilisateurs du concept.
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Négritude, naissent d’un nouvel humanisme, d’un « sursaut de dignité », d’« une
forme de révolte […] contre le système de la culture tel qu’il s’était constitué »
(https://www.humanite.fr/node/391910). Selon Léon-Gontran Damas enfin, la
négritude est « Le mouvement tendant à rattacher les noirs de nationalité et de
statut français, à leur histoire, leurs traditions et aux langues exprimant leurs
âmes. » (http://rootsmagazine.fr/2016/10/19/leon-gontran-damas-lun-des-
peres-de-la-negritude/) La naissance du mouvement de « Négritude » est donc
une réaction à l’oppression culturelle exercée par le système colonial français
qui n’est plus considéré comme culturellement supérieur ; c’est aussi un acte de
réappropriation, de prise de conscience de sa propre identité de noir; c’est
enfin un refus d’assimilation culturelle. Il est facile de se rendre compte du
double caractère du mouvement de la Négritude : il s’agit non seulement d’un
courant de pensée et d’un mouvement social et politique, mais également d’un
courant artistique et plus largement culturel4.
Cependant, en tant qu’antithèse d’un discours blanc et discours
profondément anticolonial5, le mouvement de la Négritude a souvent été
interprété – et par certains noirs eux-mêmes – comme un mouvement
essentialiste et nationaliste, qui néglige entièrement les différences
géographiques et culturelles :
Mais en même temps, ce discours basé sur un monde noir mythique niait
complètement les phénomènes de culture et de géographie. Il donnait
l’impression que tous les nègres étaient des nègres, sans distinction, que le
nègre africain, le nègre de Harlem et le nègre des Antilles étaient un seul et
4 Écoutons Senghor décrire avec précision les conditions dans lesquelles le mouvement
de la Négritude est né : « Nous étions alors plongés avec quelques autres étudiants
noirs dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en
perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et
économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé,
rien créé, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs ! Et encore… Pour asseoir une
révolution efficace, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements
d’emprunt, ceux de l’assimilation, et affirmer notre être, c’est-à-dire notre Négritude. »
http://www.rfi.fr/afrique/20130626-aime-cesaire-centenaire-mouvement-negritude
5 Il n’est pas possible d’évoquer ici ni les dissensions nées au sein du mouvement lui-
même ni les critiques adressées par d’autres intellectuels. Rappelons tout de même le
mot de Sartre dans Orphée noir, sa célèbre préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache (1948) de Senghor : c’est le « racisme antiraciste » [qui] est le seul
chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race. » (Sartre in Senghor
1948, XIV).
570 Tamara Valčić Bulić
La racine unique est celle qui tue autour d'elle alors que le rhizome est la racine
qui s'étend à la rencontre d'autres racines. J'ai appliqué cette image au principe
d'identité. Et je l'ai fait aussi en fonction d'une "catégorisation des cultures" qui
m'est propre, d'une division des cultures en cultures ataviques et cultures
composites. http://www.edouardglissant.fr/rhizome.html
Glissant introduit ainsi plusieurs autres notions dans ses essais (Traité du Tout-
monde, La Poétique de la relation), ses conférences, ses interviews, enfin dans
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6 Le mot est de Confiant. Plus tard se joignent à eux d’autres écrivains, comme les
Guadeloupéens Gisèle Pineau et Ernest Pépin.
7 « Nous déclarons que la créolité est le ciment de notre culture. » (In Moudileno 2010,
57)
8 L’influence du mouvement créole est visible non seulement en littérature mais aussi
l’identité africaine, concept qui dépasse la négritude ; sur le même modèle encore –
l’arabité, l’asianité, la méditerranéité, l’orientalité, etc. Toutefois, comme les concepts
en question n’avaient pas donné lieu à des mouvements de grande ampleur, ils n’ont
pas été étudiés ici.
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Car tous les pays qui avaient en partage la langue française sentaient de façon
plus ou moins nette qu’ils avaient aussi en commun des intérêts politiques,
économiques et culturels, et qu’ils pourraient constituer un ensemble
géopolitique susceptible de s’affirmer face au monde anglo-saxon, au bloc de
l’Est, à la communauté hispanique et aux géants d’Asie. (« La francophonie »,
http://www.academie-francaise.fr/langue/francophonie.html)
10Rappelons aussi que les « aires francophones proprement dites » sont l’aire africaine,
caribéenne, américaine, moyen-orientale et asiatique.
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Je dois dire ici combien la notion de francophonie, que nous vivions, nous,
spontanément, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, est venue à notre
secours. Elle n’a pas toujours eu bonne presse. Certains y voyaient une dernière
ruse de la colonisation, une manière de maintenir, culturellement, une emprise
politiquement défaillante. (…) La vérité, toute simple, était, est encore, que nous
n’avions pas d’autre choix : écrire en français ou nous taire. Or, écrire en
français c’était utiliser la langue d’une nation tenue pour ennemie. Nous
écrivions tout de même, mais avec quelles contorsions, dictées par la
culpabilité ? Nous devions aussi à toute force marquer notre distance, nos
originalités. Nous n’en avons plus besoin. La francophonie signifie simplement
aujourd’hui que la langue française réunit miraculeusement un certain nombre
d’écrivains de par le monde. (Memmi 1985, 14, c’est nous qui soulignons)
Je note cependant que mes romans, écrits en français et publiés par Gallimard
dans la collection « Blanche », sont répertoriés dans le département de
littérature vietnamienne à la Fnac. Les libraires anglo-saxons préfèrent classer
les écrivains du monde entier par ordre alphabétique. (http://www.madinin-
art.net/francophonie-sans-francais/)
11 Selon certains, les maisons d’édition font relativement peu connaître les littératures
francophones ou bien attribuent des étiquettes trop réductrices à certains auteurs en
les rangeant dans des catégories en quelque sorte ségrégationnistes. (ex. collection
Continents Noirs, Gallimard, le Monde noir poche chez Hatier ;
http://www.bief.org/Publication-2764-Article/Visages-francophones-dans-l-edition-
francaise.html. Voici encore Mabanckou citant Bernard Mouralis, professeur émérite de
littérature « Mais, comme par le passé, la critique continue souvent à vouloir rechercher
dans les textes de ces auteurs la présence d’une spécificité africaine : est-il logique pour
les éditeurs de créer des collections réservées à ces écrivains, et pour les libraires de
leur consacrer des rayons particuliers ? »
(http://www.lemonde.fr/idees/article/2006/03/18/la-francophonie-oui-le-ghetto-
non_752169_3232.html)
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les années 80 provoque des réactions semblables ; Rushdie la qualifie d’« une belle
opération de marketing au fort parfum néo-colonial. » (http://www.laviedesidees.fr/
La-litterature-francaise-dans-la.html)
14 C’est moins le cas dans les pays qui disposent d’une institution littéraire (le Québec,
15Le nom de l’article du 16 mars 2006 étant « La francophonie, oui, le ghetto : non ! ».
(http://www.lemonde.fr/idees/article/2006/03/18/la-francophonie-oui-le-ghetto-
non_752169_3232.html)
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Ce que l’on appelle mondialisation, qui est l’uniformisation par le bas, le règne
des multinationales, la standardisation, l’ultra libéralisme sauvage sur les
marchés mondiaux, pour moi c’est le revers négatif d’une réalité prodigieuse
que j’appelle la mondialité. La mondialité c’est l’aventure sans précédent qu’il
nous est donné à tous aujourd’hui de vivre, dans un monde qui, pour la
première fois, réellement, et de manière immédiate, foudroyante, se conçoit à
la fois multiple et unique, et inextricable. » C’est l’anti-diversité opposée au
respect du Divers et l’échange.
(http://www.edouardglissant.fr/mondialite.html)
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L’épuisement serait le résultat d’une trop grande présence des ‘exégètes’ et des
‘commentateurs’ : sans qu’aucun nom ne soit cité, il est facile de reconnaître le
structuralisme en linguistique, ainsi que le Nouveau Roman en littérature. Les
auteurs du manifeste (en premier lieu, ceci est l’œuvre de Michel Le Bris et de J.
Rouauld) se livrent bien évidemment à une simplification de l’histoire littéraire
récente, mettant aux oubliettes aussi bien Camus que Modiano, pour ne
prendre que ces exemples-là18.
Que propose le manifeste à la place de ces « modèles français
sclérosés » ? De revenir dans les années soixante-dix et retrouver les « récits de
ces étonnants voyageurs19 », puis le roman noir, le roman policier, le roman
d’aventures, pour ainsi renouer avec le véritable récit. De regarder du côté des
littératures caribéennes ou la littérature nouvelle en langue anglaise. Pour ainsi
« dire le monde » et refuser le nombrilisme déprimant de la littérature
française. Le manifeste se termine par un regard vers le futur, où « la langue
[sera] libérée de son pacte exclusif avec la nation » et par la constatation que la
jeune génération ouvre de nouvelles voies romanesques, celles où régnera
l’imaginaire qui aidera à décloisonner les frontières.
Encore quelques jours plus tard, c’est Nicolas Sarkozy, alors candidat à la
présidence, qui s’adresse aux Français dans le Figaro en détournant à des fins
politiques la publication du manifeste ; il faudrait absolument écarter toute idée
selon laquelle la francophonie serait un concept colonial, cela est
particulièrement nocif : « Tant que la francophonie sera suspecte de tels
relents, les peuples seront méfiants à son égard et seront tentés de rejeter le
bébé (la France) avec l'eau du bain (la francophonie) »
(http://www.lefigaro.fr/debats/2007/03/22/01005-20070322ARTFIG90021-
pour_une_francophonie_vivante_et_populaire.php). Une autre idée semble
occuper le centre du texte, celle que, étant donné un manque d’intérêt assez
prononcé pour la francophonie dans les universités françaises, les « talents
littéraires » francophones s’exilent aux Etats-Unis. Et Sarkozy de conclure : « Le
cœur et l'avenir de la francophonie sont de moins en moins français, mais,
paradoxalement, de plus en plus anglo-saxons. La francophonie sauvée par
l'Amérique ? Un comble ! »
En dehors de ces deux réactions hautement politiques20, toutes sortes
d’autres interprétations du manifeste contradictoires entre elles ont souvent
été mises en évidence depuis sa parution (Porra 2010, 110). Qualifié comme un
« fait littéraire très important », mais aussi comme complètement insignifiant,
ou encore plein de lyrisme, « grandiloquent, un rien naïf et pour le moins
partisan dans sa vision de l’histoire littéraire »
(http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/03/25/pour-une-litterature-en-
langues-francaises_1324223_3260.html), s’imposant « avec le ton
20 En voici une qui est littéraire, celle d’Alexandre Naajar, écrivain libanais : « il
existe entre littérature francophone et littérature française une osmose permanente,
une synergie féconde, un enrichissement mutuel ». (Paru le 25 mars 2006,
http://casadei.blog.lemonde.fr/2006/04/02/2006_04_la_francophonie/).
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РЕЗИМЕ
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES