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Stephen ALEXIS

Diplomate, enseignant, historien, journaliste et écrivain haïtien [1889-1962]

(1933)

Le nègre masqué.
Tranche de vie haïtienne.
Roman

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES


CHICOUTIMI, QUÉBEC
http://classiques.uqac.ca/
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 2

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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 3

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 4

Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole, étu-
diant en sociologie à la Faculté des sciences humaines à l’Université d’État d’Haï-
ti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences so-
ciales en Haït, Page web. Courriel: [email protected]
à partir de :

Stephen ALEXIS [1889-1962]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne. Roman.

Port-au-Prince, Haïti : Imprimerie de l’État, 1933, 173 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 13 décembre 2018 à Chicoutimi, Québec.


Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 5

Merci aux universitaires bénévoles


regroupés en association sous le nom de:

Réseau des jeunes bénévoles


des Classiques des sciences sociales
en Haïti.

Un organisme communau-
taire œuvrant à la diffusion en
libre accès du patrimoine intel-
lectuel haïtien, animé par Ren-
cy Inson Michel et Anderson
Layann Pierre.

Page Facebook :
https://www.facebook.com/Réseau-
des-jeunes-bénévoles-des-Classiques-de-sc-soc-en-Haïti-
990201527728211/?fref=ts

Courriels :

Rency Inson Michel : rencyinson@g-


mail.com
Anderson Laymann Pierre : anderson-
[email protected]

Ci-contre : la photo de Rency Inson MICHEL.


Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 6

Stephen ALEXIS
Diplomate, enseignant, historien, journaliste et écrivain haïtien [1889-1962]

Le nègre masqué
Tranche de vie haïtienne.
Roman

Port-au-Prince, Haïti : Imprimerie de l’État, 1933, 173 pp.


Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 7

Un grand merci à Ricarson DORCÉ, directeur de la collec-


tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir
prêté son exemplaire de ce livre afin que
nous puissions en produire une édition
numérique en libre accès à tous dans Les
Classiques des sciences sociales.

jean-marie tremblay, C.Q.,


sociologue, fondateur
Les Classiques des sciences sociales,
13 décembre 2018.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 8

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Quatrième de couverture

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STEPHEN ALEXIS
LE NÈGRE MASQUÉ (1933) de
Stéphen Alexis est un roman où les pas-
sions s'aiguisent, où l'imagination créa-
trice riche et généreuse, multiplie les
aventures et renouvelle sa matière. Ce
livre est une observation, mais aussi une
colère. L'auteur s'exprime lui-même,
pousse ses personnages et leur prête ses
propres réflexions. Ainsi les longues
discussions qui aboutissent à l'accepta-
tion de la formule maurrassienne, en
passant par Marx, paraissent trahir un
état d'esprit suspendu entre des solutions extrêmes dans la volonté de
réformer le présent ...
... Le roman de Stéphen Alexis est, ... le roman du préjugé de cou-
leur exposé sur deux plans. Le préjugé du blanc contre le nègre est à
la base du roman, puisqu'il suscite les événements et leur donne son
propre éclairage ...
... L'autre plan sur lequel évolue le roman et qui introduit l'élément
d'observation sociale est le préjugé entre nègres haïtiens. Comment
s'insurger contre le préjugé du blanc lorsque l'exemple est donné en
Haïti même ? Et n'est-ce pas une juste punition que les racistes nègres
soient confondus avec leurs frères dans une même réprobation et su-
bissent ailleurs l'effet des sentiments inqualifiables qu'ils entretiennent
en eux ? ...
(Dr. G. Gouraige in « Histoire de la littérature haïtienne »)
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 9

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets []


correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine nu-
mérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier


numérisée.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 10

[iii]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

À Antoine Rigal

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Mon cher Antoine Rigal, vous souvenez-vous de cette après-midi


de malédiction où, dans l'Enfer de la rue du Centre,—vous aussi, pri-
sonnier de l'occupation américaine, — jetâtes, en passant devant le
grillage du cachot où je mourais de faim presque, un morceau de
pain ? C'était en Juin 1918. J'avais été, au début de ce mois, arrêté à
Ennery et conduit à Port-au-Prince, par un transport de la marine amé-
ricaine, le « Potomac », sous prétexte que j'allais faire écho à l'hé-
roïque révolte de Charlemagne Péralte contre l'oppresseur. Vous
n'avez, certes, pas oublié cette période douloureuse de notre vie.
En gratitude de ce morceau de pain, je vous aurais dédié cette
œuvre qui contient quelques scènes, arrachées d'une affreuse réalité, si
le souvenir du Héros légendaire, aussi cher à vous qu'à moi, ne m'eut
interdit votre nom, au frontispice de ce livre qui est moins un roman
qu'une succession de petits documents humains.
Cordialement
Stéphen ALEXIS
Port-au-Prince, 10 Décembre 1933.

[iv]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 11

[v]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

DÉDICACE

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À
Charlemagne Péralte,
« mon pins que frère, »
tombé le 1er Novembre 1920,
face aux Américains,
sur la terre natale, —
Aux
milliers de paysans
tués
dans les corvées et les batailles,
Je dédie
ce livre
IN MEMORIAM

[vi]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 12

[173]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Table des matières

Quatrième de couverture
À Antoine Rigal [iii]
Dédicace [v]
Prologue [vii]

Première partie. Gaude et Roger [ix]


Deuxième partie. Noailles [65]
Troisième partie. La Vengeance de Seaton [87]
Quatrième partie. L'Épopée en fusée [137]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 13

[vii]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

PROLOGUE

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Voici l'heure antiléenne qu'eût aimée Roger Sainclair.


Un soir fauve tombe sur Port-au-Prince et ses trois collines. Il est
cinq heures à l'Horloge paroissiale de Turgeau.
Le silence de ce quartier élégant, n'est troublé, de temps en temps,
que de la trompe d'une auto, ou la voix traînante et musicale de
quelque marchande de fruits.
En bordure des villas, de jeunes femmes passent, en souplesse, vê-
tues d'étoffes légères. Il y en a de brunes, trop poudrées ; de jaunes,
couleur de miel ; de claires, fardées avec excès, pour dissimuler peut-
être, les traces du sang de Cham.
Certaines sont silencieuses et ne s'appliquent qu'à rythmer leurs
hanches ; d'autres causent à voix basse, et montrent leurs jolies dents.
Les hommes qui les croisent se retournent, en souriant de désir.
En la roseraie d'une villa, un jardinier noir, nu-tête, penche sur
des fleurs, un visage ébloui.
Des paysans, retour du marché, s'en vont vers leurs cases loin-
taines. Ils rient, ils crient dans l'air doré.
À l'Église il y a office vespéral. Harmonies d'un orgue, confondues
avec les voix argentines d'un chœur féminin. Au coin de la rue, un ga-
min taquine une fillette. Un gendarme américain court après lui, avec
un fouet, mais le gosse est agile et lui dédie son derrière.
Six heures. Le flot des voitures envahit les avenues. On voit, sur les
coussins des luxueuses autos, des créoles langoureuses, des améri-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 14

caines froides et belles, des officiers blancs, sans veste, au profil dur ;
des fonctionnaires haïtiens ; masques neutres ; des commerçants sou-
cieux. Les uns regagnent leur résidence ; d'autres s'arrêteront au
Cercle Bellevue, car c'est l'heure du cocktail.
Des Marines-corps, soldats de l'Occupation, abandonnent, en titu-
bant, la bouche pleine de « goddam », les tables du petit café peint en
vert, à la devanture duquel on lit : « Rendez-vous de l'Oncle Sam. »
Une odeur de pistaches, de fruits, de maïs grillé, de friture et de
roses, sature le paysage ?
[viii]
Au long des galeries, des vendeuses nocturnes, arrangent leurs
marchandises, sur des plateaux de planches : bouteilles de tafia, ta-
blettes de sirop noir, mangues et autres douceurs.
Vers l'ouest, retentit la trompette de l'étranger. Un tambourineur,
dans la montagne proche, comme pour lui donner la réplique, libère
un rythme sauvage et nostalgique.
Et Gaude de Senneville, accoudée au balcon de sa villa, ayant un
peu chaud, a dénoué sa ceinture.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 15

[ix]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Première partie
GAUDE ET ROGER

« Je ne pourrai plus sortir de cette forêt.


Je crois que je me suis perdue moi-
même. »
(Pelléas et Mélisande)
MAETERLINCK

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[x]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 16

[1]

*
* *
D'un pas encore souple, Monsieur de Senneville, vêtu de blanc,
gravissait la pente de Bellevue, au sommet de laquelle s'érigeait sa vil-
la.
Un moment, il s'arrêta et contempla la ville, la mer, la plaine, enve-
loppées comme d'une impalpable parure, puis il reprit sa marche, en
piquant sa solide canne, d'un air satisfait, dans le sol pierreux.
C'était un homme de taille moyenne : cheveux grisonnants, visage
régulier, couleur de vieil ivoire. De ses yeux bleus, aux grandes pau-
pières d'observateur, émanait une indulgence méfiante, particulière
aux hommes qui ont beaucoup considéré le spectacle humain.
Après avoir traversé un champ d'herbes vertes, il se trouva devant
la barrière de sa maison. Des lauriers-roses bordaient l'allée. C'était
une construction à deux étages, dans le style normand. Ce qui rendait
cette résidence incomparable, ce n'était point seulement la vue splen-
dide qu'elle offrait, sa spacieuse terrasse, ses jets d'eau, ses parterres
bien tracés, non, c'était, au flanc de la colline, qui la protégeait, au
sud, comme une défense : son verger précieux. Bruissant d'oiseaux
multicolores, enrichi de tous les fruits tropicaux : grenades, citrons,
sapotilles, mangues et autres exquisités, il donnait l'impression d'une
petite Hespéride, où s'épanouissait tout le jour, une fanfare de cou-
leurs, de sons et de parfums.
Gaude en avait fait son séjour d'élection. On y accédait par un sen-
tier ombreux de bananiers aux longues feuilles cannelées, brillantes et
caressantes.
À peine Monsieur de Senneville s'était-il trouvé sous la vaste gale-
rie, que parut devant lui Maxoule : une petite bonne au teint de caï-
mitte, au visage mangé de deux yeux trop grands, lascive et souriante.
— Où est Mademoiselle Gaude ?
— Dans le verger, Monsieur.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 17

Le diplomate s'y rendit et trouva sa fille qui, étendue sur le dos, se


balançait dans un hamac en soie tressée, fixé à deux palmiers. Rê-
veuse, elle tirait d'un banjo des notes longues, d'une volupté
languide...
— Alors Gaude, lui dit-il, après lui avoir caressé la joue, tu ne re-
grettes pas Paris ?
— J'y pense parfois père. Mais il y a des compensations. Songe
donc aux longs soirs pluvieux de l'hiver, aux joies factices de la vie
parisienne, à l'ennui du même décor, c'est amusant de changer. Ici tout
me semble sain, [2] neuf et éclatant comme la lumière. Si même, les
haïtiens, étaient assez gentils pour m'offrir le spectacle d'une opérette
révolutionnaire, pas sanglante bien entendu, j'y prendrais un plaisir
extrême, ajouta-t-elle en riant.
— Je crois, Gaude, que tu seras déçue sur ce point. Ils ont rompu
avec ces jeux tragiques. Il en était temps d'ailleurs. Et puis, l'Oncle
Sam, les gouverne avec son big-stick.
— Et pourquoi, l'Oncle Sam, ne s'occupe-t-il pas de ses affaires ?
interrogea Gaude avec humour.
— Peut-on savoir Gaude, où commencent et finissent les « affaires »
de l'Oncle Sam ? Il a grand appétit. Il a la prétention de régenter
même l'Europe, juge un peu de ces petits Etats, ses voisins. Il semble
que ses méthodes ici, sont outrageusement inhumaines.
— Ce n'est pas chic, pour un puissant, d'abuser de sa force contre
un faible, dit Gaude.
— Les Américains ont beaucoup de qualités, continua M. de Sen-
neville, mais ils sont fermés à la mansuétude. Quand on leur parle de
réalités supérieures ils vous répondent : c'est nous qui savons : regar-
dez nos coffre-forts !
— Alors, dit Gaude, c'est l'idéal du coffre-fort ?
— Simplement mon enfant. Mais l'air fraîchit et tu n'es pas assez
couverte, avec cette robe de tulle : rentrons.
Ils gagnèrent la galerie de la maison où, un petit domestique : fi-
gure large, couleur de bitume, yeux naïfs, costaud et souple, disposait
des dodines. Ils s'y assirent en attendant l'heure de dîner.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 18

Le crépuscule s'était soudainement évanoui. Une odeur de roses et


de jasmins embaumait la fin du jour. Et déjà, là haut, comme pour fê-
ter sa victoire, la nuit se diadémait d'astres.
— On rencontre ici des gens d'une culture étonnante, dit M. de
Senneville. Cet après-midi, à la réunion de l'Alliance Française, on
m'a présenté un jeune noir qui m'a conquis. Jamais, je n'aurais cru,
avant de venir dans cette île, que les Haïtiens fussent restés si français,
de manières et d'éducation.
— Tu veux railler papa ? Un noir qui t'étonne par sa culture ? ré-
pondit Gaude, narquoise.
— Ton doute ne me surprend pas, ma chérie. Nous sommes habi-
tués à les juger sous l'angle de nos préventions et des opinions toutes
faites.
— Il a peut-être voyagé celui-là, et s'est affiné à notre contact.
— Justement, l'étonnement, c’est qu'il n'est jamais sorti de son île !
[3]
— Et comment s'appelle ce merle blanc ? demanda-t-elle, toujours
moqueuse.
— Roger Sainclair, si j'ai bonne mémoire.
— Ça ne sonne pas mal. Et moi qui croyais qu'ils s'appelaient tous
Romulus, Coucou, Agamemnon, Scipion, Philibert et Sosthène.
— C'est vrai qu'ils sont affublés parfois de noms drôles, observa
M. de Senneville, avec un sourire, mais en revanche, on rencontre
quantité de gens qui portent de beaux noms de chez nous.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, cela n'a rien que de naturel. Le sang fron-
çais s'est curieusement mêlé ici... Suppose que le premier Dumas fût
resté en Haïti, et qu'il y eût fait souche. On trouverait ici peut-être, de
nos jours, des de La Pailleterie. Car le véritable nom des Dumas était
de La Pailleterie. Mais le père du Général, le Marquis de la Pailleterie,
lui avait interdit de servir la Révolution sous ce nom-là. Il prit alors
celui de sa mère : une négresse : Rose-Cessette Dumas.
— Dans ces conditions, dit Gaude, le petit domestique qui vient de
faire ici de la lumière descend peut-être de Hugues Capet ?
— M. de Senneville se retint pour ne pas éclater de rire.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 19

— Oui, continua Gaude, mi-sérieuse, ce matin je lui ai demandé


comment il s'appelait, il m'a répondu avec une ingénuité charmante :
Louis Quatorze, Mademoiselle.
Cette fois, ils rirent éperdument.
— Écoute, Gaude, il y a longtemps que je n'ai ri comme ce soir.
C'est un indice que sous ce climat, qui dore déjà ta peau, comme une
mangue au soleil, nous reprendrons plaisir à la vie.
— Je voudrais, ajouta Gaude, pénétrer la psychologie des noirs.
J'ai l'impression qu'ils sont toujours masqués.
— Jamais occasion ne sera plus propice pour toi, de les observer.
Mais, je crois que, sans cette sympathie lucide, on ne peut pas com-
prendre un être. La vérité, quand il s'agit d'hommes, est très complexe.
— Ma documentation sur les noirs, dit Gaude, ne tient qu'en deux
souvenirs : un défilé de Sénégalais, un matin d'automne, par les
Champs-Elysées, au début de la guerre. Ils étaient magnifiques.
Quelques jours après, les journaux étaient remplis de leurs exploits.
Le deuxième souvenir, est un petit étudiant triste et vilain, que je ren-
contrais à la Sorbonne. Mais comme son regard était mystérieux !
— Oui, songea tout haut le diplomate. II y a comme de la douleur
dans leurs yeux. On dirait qu'ils se demandent tout le temps pourquoi
la vie n'est [4] pas que paresse, danse et amour ? L'idéal blanc de ri-
chesse, de réalisation mécanique, leur parait inutile.
Ils se turent un moment, puis M. de Senneville ajouta :
— Certains Haïtiens avec qui j'ai causé, se figurent que la France
pour rait intervenir à Washington, pour faire cesser l'occupation de
leur pays. Ils sont candides ! Et puis, les Américains ont inventé une
machine de domination, en activité sur ce continent, qu'ils appellent
« Doctrine Monroë ». Ce bluff tragique, presque admis par le droit pu-
blic international, nous interdit de nous mêler de ces histoires.
M. de Senneville réfléchit une seconde et opina avec quelque viva-
cité :
— Gaude, quand la France est faible ou trop occupée d'elle-même,
il y a dans le monde un peu plus d'injustice !
— Comme tu les aimes, papa ! s'exclama la jeune, fille, qui avait
senti l'indignation frémir dans la voix de son père.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 20

— Non Gaude, j'essaie d'être équitable. On doit aider ses frères en


retard Mais leur imposer, à coups de mitraille et de bâton, votre disci-
pline et votre conception de la vie, est une bouffonnerie cruelle.
— Monsieur est servi, avait interrompu Louis Quatorze, en esquis-
sant une révérence.
Ils se rendirent dans la salle à manger où Dérilus, le vieux cordon
bleu de la Légation, leur avait préparé un repas à la française, aggravé
de raffinement ; tropicaux.
*
* *
Gaude de Senneville était une jeune fille de vingt deux ans, bien
proportionnée, flexible et gracieuse. Sa chevelure, d'un blond mordo-
ré, aux boucles, rebelles que, d'un mouvement gracieux, elle rejetait
en arrière, découvrait un petit front Volontaire et altier, au-dessous du-
quel étincelaient deux yeux aigue-marine. Son visage, quoique clas-
sique de lignes, n'avait pas cette immobilité marmoréenne où la beauté
est comme figée. Tout vivait dans sa figure d'une vie particulière,
comme pour accuser l'harmonie de l'ensemble : la liqueur des pru-
nelles, le nez court et mutin, les lèvres spirituelles et bien arquées. Ar-
témis l'eût appelée : ma sœur.
Elle semblait n'être que superficialité, sécheresse et raillerie. Ce
n'était qu'une apparence. Elle était de ces jeunes françaises qui, sous
leur maillot sportif, leur sourire moqueur, mince et rouge, cachent une
sensibilité très [5] Dans le grand monde parisien, où sa naissance et sa
fortune la situaient au premier rang, elle étonnait souvent, par la dé-
sinvolture de ses opinions, et la franchise de ses gestes. La médisance
ne l'avait pas épargnée, mais elle n'en avait cure.
Elle avait connu une grande peine d'amour, que personne n'avait
soupçonnée autour d'elle.
Quand son cousin Paul Darlouze, presque son fiancé, partit avec
une américaine, fille du roi du mess pork, elle fut la première à en sou-
rire. Cependant, que de soirs, après avoir paru joyeuse, n'avait-elle, en
rentrant dans sa chambre, pleuré sur cette déception. Mais le lende-
main, devant ses parents et ses amis, elle reprenait son joli masque
railleur.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 21

C'était pour oublier, s'étourdir, changer d'horizon et d'idées, qu'elle


avait insisté auprès de son père, grand fonctionnaire au Quai d'Orsay,
pour qu'il acceptât le poste diplomatique d'Haïti, que lui offrait le
Gouvernement de M. Clemenceau.
M. de Senneville était sans volonté, devant cette enfant charmante
qui, à six ans, fut sevrée des caresses maternelles.
Gaude, après sa désillusion, s'était défile de l'amour. L'homme pour
elle était un ennemi. Plusieurs beaux partis s'étaient présentés, qu'elle
avait repoussés en souriant. Elle avait eu des flirts, arrêtés à temps,
pour ne pas s'enflammer à ce jeu d'étincelles.
Mais, depuis son arrivée sous les Tropiques bleus, elle sentait son
cœur et ses sens devenir plus exigeants. L'ardent climat, qui suggère
les réactions normales, la tourmentait comme une « meringue »....
*
* *
Effets de nuit sur le Champ-de-Mars. La T.S.F. de l'occupation,
installée au faîte de la tribune des courses, blesse l'obscurité de lueurs
brèves. Des voitures montent et descendent dans les allées asphaltées.
La musique d'un bal lointain arrive, où dominent les notes rageuses
d'un trombone. Sur la place mal éclairée, des promeneurs errent à pas
lents. Des groupes sont couchés sur le gazon tendre, en des poses
libres. Des vendeuses d'amour, devinées à leur violent parfum de
« narcisse noir » déambulent, en quête de preneurs, en balançant leur
derrière. La devanture d'un cinéma fait constamment de l'œil, avec sa
maigre lumière. Le Palais National, à l'ouest : harmonieuse masse
blanche, est illuminé a giorno.
Un petit tramway poussif monte vers le sud, en crachant des escar-
billes. Sur le morne l'Hôpital des boucans brûlent. D'un petit café, très
[6] éclairé, de l'autre côté du grillage, où des consommateurs boivent
et jouent aux cartes, viennent des rires, des éclats de discussion poli-
tique
Une grande automobile Buick, bleu de ciel, s'est arrêtée devant la
galerie du Parisiana-Théâtre. Trois jeunes hommes en descendent.
C'est Roger Sainclair, Pascal Darty et Louis Dorfeuil
Roger Sainclair est un homme de vingt sept ans, grand, élancé, les
épaules larges, souple et musclé. Son visage d'un noir-havane, aux
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 22

grands yeux doux et durs, tour à tour, est spiritualisé, énergique, allon-
gé, avec une moue impertinente au coin des lèvres sensuelles. Le nez
droit, prend racine très haut, sous un front élevé. Profil aiguisé qui
éloigne et attire, comme ces faces de condottiere maure, qu'a peintes
Goya.
Sa situation de fortune est appréciable. Il a hérité de « l'habitation
Noailles », l'un des plus beaux domaines de la contrée, et dont sa fa-
mille est propriétaire depuis l'Indépendance. Il est avocat, et dirige un
cabinet très achalandé.
Sur les hauteurs du quartier de Bourdon, il possède une charmante
villa, célèbre à Port-au-Prince, pour le luxe averti de son ameuble-
ment, et sa bibliothèque bien pourvue. Il y vit en garçon, avec une
vieille servante depuis la mort de sa mère.
Roger Sainclair est l'un des meilleurs cerveaux de sa génération.
Depuis l'intervention, il fuit le monde, en proie à la plus douloureuse
humiliation patriotique. Sa vie est à cette limite où l'orgueilleux sou-
haite mourir. Mais son désespoir est discret. Son existence est parta-
gée entre les devoirs de sa profession, la culture des choses de l'esprit,
le cheval et la chasse.
Après de solides études faites chez les Pères du Saint-Esprit, il étu-
dia le Droit et obtint sa licence d'avocat. Plusieurs gouvernements
avaient essayé d'utiliser son précoce et brillant talent, pour des mis-
sions diplomatiques à l'étranger, des postes pleins d'honneurs et de
profits, dans l'administration intérieure. Mais il avait refusé les plus
séduisantes propositions. D'aucuns disait qu'il faisait le fier, parce que
riche. Ce n'était point la cause de son dédain. La folie, le désordre, le
ridicule dont ses concitoyens offraient le spectacle ; l'avaient de bonne
heure, dégoûté de la politique.
Rarement gai, il vivait sous le beau ciel haïtien, accablé des échecs
de sa race, de ses discordes. Maintes fois, il avait été sollicité par ses
jeunes amis, purs comme lui, de se mettre à la tête d'un mouvement
réactionnaire Toujours il avait atermoyé, passionné de l'ordre, jusqu'à
l'indifférence.
Mais, lorsqu'au matin du 28 Juillet, il vit les américains descendre
de leurs vaisseaux, pour asservir sa patrie, il oublia toutes les fautes de
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 23

ses concitoyens, [7] et voulut se faire tuer. Il chercha des hommes et


n'en trouva point
À part les classiques, ses auteurs préférés étaient Le Play, Comte,
Fustel de Coulanges, Taine, le Renan de la Réforme Intellectuelle,
Barrés et Mourras. Il en aimait d'autres, mais pas autant que ceux-là
qui, pour lui, continouaient les traditions de simplicité, de grâce et de
profondeur, par où l'art nègre rencontre celui des grands anciens.
Lutinant la Muse à ses heures perdues, Roger Sainclair avait publié
un petit volume de vers : « Rythmes Aradas », qui avait fait la dilec-
tion des lettrés. Ces poèmes tranchaient avec les œuvres de la majorité
des poètes haïtiens, trop attachés à rebattre des thèmes presque épui-
sés par le génie français. Tout son orgueil intellectuel était d'être lui-
même, de se tendre pour apporter une note personnelle et neuve, en
fonction de ses hérédités et climat, dans le concert spirituel du monde
Les œuvres de Roger Sainclair, énonçaient des états d'âme et des
paysages tellement authentiques que, chacune presque de ses produc-
tions était un joyau étrange, qui reflétait l'universel.
Il avait contribué pour beaucoup à améliorer l’intelligence haï-
tienne, dévastée par un romantisme forcené, en politique, en littérature
autant que dans les gestes quotidiens. Au Palais, il avait donné le ton
des plaidoyers précis et clairs. En des essais littéraires : éblouisse-
ments de logique et de grâce, cruels parfois, publiés dans une petite
revue, « Les Treize », il avait essayé de démontrer que l'Art n'était pas
orgie de sensibilité, mais mesure, messe, sens profond de la vie inté-
rieure et de la réalité visible. « Je sais, écrivait-il un jour, que notre at-
mosphère est conseillère d'emphases et d'outrances, mais une disci-
pline aiguillée vers la .raison peut et doit régler ses suggestions, dans
l'expression de la pensée et les modes de vivre ». Il eut, contre les
poètes, serviteurs de l'informe et du faux dans les sentiments, des sar-
casmes qui lui valurent des inimitiés inexpiables dont il se moquait
éperduement.
Roger Sainclair n'avait pas que des qualités. Sa modestie si vantée,
n'était que l'alibi de sa vanité. Désireux d'être sage, il se croyait plein
de sagesse. Il lui arriva souvent d'en donner l'exemple, tant il est vrai
que le désir d'acquérir une vertu, c'est presque la posséder. Il était tou-
jours calme, mais cette surface cachait la pire violence de caractère. Il
ne voulait jamais montrer sa sensibilité.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 24

Certain jour, il était resté insensible en présence d'une misère, pour


se prouver à lui-même, qu'il était au-dessus de la douleur. On lui fai-
sait une [8] réputation d'homme sans entrailles. Cette erreur cha-
touillait son grand orgueil.
Les psychiatres connaissent cette espèce de volupté, que ressentent
certaines âmes, de savoir méconnue en elle ; une vertu. Ce qui les in-
cline à s'illusionner sur elles-mêmes, et à s'exagérer leurs mérites.
Le bien que Roger réalisait en secret, n'était d'abord que plaisir
d'égoïste ; souci de se juger plus noble que les autres.
Passionné dans ses aversions, comme dans ses amitiés, ceux qu'il
ne prisait pas avaient toujours tort, ses amis toujours raison.
Il était incroyant, mais sa négation était muette. À douze ans il
avait perdu la foi, parce qu'un Frère de son collège ; une espèce de
brute, à visage carré, troué de petite vérole, lui avait dit qu'il ne pour-
rait pas figurer dans un chœur, appelé à jouer aux anges, à une proces-
sion de Fête-Dieu. Selon la coutume, il devait en faire partie, parce
que le premier de sa classe, mais le jour du triage, il avait été écarté. Il
en avait demandé la raison au religieux qui lui répondit avec onction
que les Anges, selon l'Église, n'étaient pas noirs.
Tout le reste de l'après-midi, il avait joué et ri. Mais le soir, au dor-
toir, couché sur son petit lit, l'humilité des pleurs avait inondé sur sa
face, son jeune orgueil.
Quelques jours après cette mésaventure, il faisait sa première com-
munion. Cet acte qui est un événement dans la vie d'un enfant, n'eut
de l'importance à ses yeux, qu'en raison des dragées qu'il recevrait, du
beau costume qu'il porterait.
Durant tout l'office, il s'amusa à éteindre son cierge et celui de son
voisin, à faire des minuscules bonshommes, avec la cire qui coulait de
sa grande bougie. Le père instructeur lui avait prescrit de ne pas
mordre l'hostie, de la laisser se fondre sur sa langue. Il l'avait mordu,
pour vérifier s'il en sortirait du sang, comme le prêtre avait raconté
que c'était arrivé. Le gamin trouva drôle que le miracle ne se renouve-
lât pas pour lui. Il douta de l'histoire.
*
* *
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 25

Son intime ami, Pascal Darty, était un beau mulâtre clair, bien fait,
de visage et de corps, aux yeux gris-bleu, de taille moyenne. Il avait
gardé de son séjour à Paris, à Londres, cette allure de grand seigneur
que confèrent des années de vie élégante et oisive. Son baccalauréat
passé, après ses humanités faites à Stanislas, il s'était inscrit à l'Ecole
-de Médecine de Paris [9] selon le vœu de sa famille. Sept ans après,
quand il rentra au pays, ses parents furent éberlués d'apprendre qu'il
n'avait pas son diplôme de docteur. Il parait que Pascal Darty avait
mieux aimé étudier l'anatomie, sur le corps nu des jeunes personnes de
Montmartre, au lieu de s'en instruire, sur les cadavres de la Faculté.
L'un des premiers agents de change de Port-au-Prince, il avait un
matin, abandonné une fructueuse situation à la Banque Nationale, pré-
férant, disait-il, « les hasards de la bataille, à une sécurité mensuelle et
prisonnière ». Dépensier, sentimental, persifleur et libertin, Pascal
Darty aurait cyniquement trompé le Pape, pour tirer un ami d'un ennui
d'argent.
Il accomplissait avec honneur ce qui aurait déshonoré un voyou.
Il était le prototype du créole brave, désinvolte et fataliste, faisant
d'une larme un sourire, la sienne et celle des autres. A Roger Sainclair,
qui le grondait souvent de son insouciance, il répondait un jour : « À
quoi bon prévoir ce qui sera demain, ce que nous deviendrons,
puisque la terre elle-même, sur laquelle nous marchons, peut se déro-
ber sous nos semelles, d'un moment à l'autre, comme une chausse-
trape.
En présence des méfaits de l'Intervention, il ne se lamentait pas, il
riait toujours. Son rire était pire que des sanglots.
Enfin, le dernier qui les accompagnait, était le célèbre musicien
Louis Dorfeuil, artiste génial, dont chaque création était une synthèse
de l'âme nègre. Son nationalisme sans bornes, le conduisait à l'injus-
tice. Il fermait volontairement les yeux devant les erreurs de ses
congénères.
Il était plein de talent, mais paresseux. Il travaillait par à-coups, et
ne pouvait se soumettre à aucune discipline rigoureuse.
Petit, d'un noir riche, il était un être étrange et compliqué.
*
* *
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 26

— Je renvoie la voiture, dit Roger Sainclair, car le chauffeur n'a


pas encore diné.
— Tu tiens quand même Roger, interrogea Pascal Darty, à assister
à cette séance, où les nationalistes pour rire, ne vont défendre le pays
qu'à coups de gueule ?
— Que veux-tu, Pascal, j'ai promis à Julien Dorny de m'y trouver.
Et puis, je suis curieux de voir comment fonctionne la « Ligue Résis-
tance ».
— Évidemment, appuya Louis Dorfeuil, si Roger a promis à Dor-
ny, il ne peut faire autrement. Dorny est un patriote sincère, lui.
[10]
— Écoute Dorfeuil, répliqua Pascal Darty, nous allons y perdre des
heures qui pourraient être mieux employées. Les seuls patriotes que je
salue très bas, en ce moment, ce sont les paysans en haillons, qui
meurent comme des mouches, dans la plaine, sous les balles des yan-
kee. Nous, de l'élite nous sommes des s....ds !
— D'accord Pascal, répondit Roger Sainclair en souriant, "mais
rends-toi compte que depuis qu'ils m'ont nommé membre du Comité
de la Ligue, je n'y ai jamais mis les pieds.
— Bon. J'entre avec toi dans ce théâtre ; mais tu n'iras pas t'asseoir
sur l'estrade ?
— C'est promis Pascal. Je resterai avec vous. Mais tu es terrible, je
t'assure.
— Non, Roger, je ne te verrais pas sans quelque peine, en compa-
gnie de ces harangueurs
Ils pénétrèrent discrètement dans la salle, violemment éclairée, et
allèrent s'asseoir à la dernière rangée des fauteuils où trois places
étaient inoccupées.
Cinq cents auditeurs au moins étaient réunis dans la vaste salle, as-
sis sur de larges chaises en acajou. Sur la scène, dans le fond, les di-
gnitaires du Comité, sérieux comme des pontifes, étaient installés en
des sièges de velours grenat, disposés en fer à cheval. Au centre du
plateau, près de la lampe, était une petite table, supportant une carafe
d'eau et un verre.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 27

Il faisait chaud. La salle bourdonnait. L'air était enfumé. Tout les


mouchoirs étaient dans les mains pour éponger les fronts en sueur.
Pascal Darty, en attendant l'ouverture de la séance, s'amusait à
considérer les leaders. Voilà, pensait-il, Céday Raton, mulâtre vain
comme un paon, bon nageur entre les deux eaux, si troubles, du natio-
nalisme et de l'américanisme. Il joue et gagne sur les deux tableaux. Et
dire que cet olibrius, doublé d'un raseur, est candidat à la Présidence...
Oh ! Manguo Fouchay, l'ancien commandant de l'arrondissement, est
là aussi : — c'est un jésuite sombre, qui louche des yeux, avec un sou-
rire au coin de ses lèvres, murmurant toujours un faux ave-amia. Mais
pourquoi, s'interroge Pascal Darty, Sterne Vandeuil, cultivé, artiste
jusqu'aux moelles, s'aventure-t-il en cette pétaudière ? Ce beau garçon
est si sincère dans son patriotisme, qu'il clôt ses yeux par désir de ser-
vir. A gauche, là-bas, quel est cet homme au visage noir de pêche, pla-
cide, qui lève au plafond, un regard ennuyé ? C'est le sobre historien
de Pétion : Julien Dorny. Lui si lucide, quand il analyse [11] les
hommes et les événements, ne voit-il donc pas la laideur de cette co-
médie ?
Pascal Darty jubile. Il vient de remarquer Syl Coquier, qui s'est le-
vé pour attirer l'attention : important, autogobeur, marchant comme s'il
avait une plume de perroquet quelque part. Syl Coquier, c'est un Mon-
sieur de Bougrelon nègre, jouant au revendicateur, pour la crédulité
des gobes-mouches, il est plus noir que personne, dans la salle, mais il
n'aime pas ses congénères, — ce qui ne l'empêche pas cependant de
nourrir un préjugé de peau contre les mulâtres, — préjugé qui n'est
chez lui qu'une forme de l'envie. Quelle suprême fleur de médiocrité,
poussée sur ce sol trop gras ! pense Pascal Darty.
Le tintement de la sonnette qu'agite frénétiquement Jules La-
pouitte, pour ouvrir le débat, interrompt la promenade de Pascal Darty
parmi la faune politique.
La séance est ouverte, Jules Lapouitte est debout derrière la table.
Il cambre le torse, passe sa main sur sa tête presque chauve. C'est un
homme entre deux âges, de taille moyenne, fortes mâchoires, visage
maussade, couleur de brique rouge, avec des yeux de cabri. Il est ha-
billé d'une jaquette d'alpaga noir qui tombe, ample, sur un pantalon
blanc, bien empesé Jules Lapouitte est un rhéteur, un rhéteur intégral,
car il n'est plus lunatique dès que sa sécurité ou sa bourse sont en jeu.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 28

Il parle. Ce sont tous les topos, tous les brouillards inventés par
l'impayable président Wilson, qui sortent de ses lèvres infatigables. Il
ouvre les bras et les referme sur son cœur, comme pour y presser l'uni-
vers. Il crie : « Le Droit est plus formidable que toutes les Berthas! la
fraternité entre les hommes n'est pas un concept vain ».
Pascal Darty s'esclaffe !
— « Silence, crie-t-on de tous côtés. Laissez continuer l'orateur ».
Lapouitte continue à sévir : la « Société des Nations », dont nous
sommes membres cotisants, signifiera aux Etats-Unis sa volonté de
Justice et l'illégalité de son intervention sur la terre sacrée de nos an-
cêtres. Même à Washington, des hommes épris d'équité travaillent
pour nous : les dignes fils des Wilberforce, des Abraham Lincoln, des
Wendell Philips, des John Brown !
— Des patati-patata ! coupe Pascal Darty.
— Silence à l'interrupteur !, clament quelques voix.
La salle est houleuse. Jules Lapouitte se verse un peu d'eau. Il es-
suie son front luisant de sueur, et poursuit : « La France, l'Angleterre,
le Japon, se lèveront comme un seul homme, pour dire à cette nation
de... Il tourne la tête à droite et à gauche, les yeux exorbités, et ne
lance pas le qualificatif [12] vengeur qui brûle sa langue rose, qu'il
promène sur ses lèvres lippues, parce qu'un gendarme blanc pénètre
dans la salle...
Les trois jeunes gens étaient pétrifiés à leur place. Sur la scène,
Sterne Vandeuil paraissait excédé. Julien Dorny était plus triste.
Jules Lapouitte, ayant avalé son adjectif, repartit sur le mode senti-
mental... les immortels principes...
— Cet homme, dit Roger Sainclair, est sorti tout armé du cerveau
de la Chimère....
— Non, Roger, répondit Pascal Darty, du cerveau de la Ruse ! Car
il n'est plus fou, dès qu'il s'agit de mettre dehors le garçon de recettes
qui vient recouvrer les cotisations !
Maintenant, l'orateur pleure, avec des trémolos dans la voix. La
salle est émue. Mais voici que subitement rasséréné Lapouitte ex-
plique :
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 29

— Messieurs, l'autre soir, dans les prolégomènes de mon argumen-


tation, je vous avais parlé des missions que nous devons envoyer de
par le monde, mission dont je serai le président, pour faire connaître
l'iniquité internationale dont nous sommes victimes. Eh bien ! Le mo-
ment de l'action est venu. Il nous faut de l'argent, beaucoup d'argent !
Vendez vos villas, vos plantations, vos bijoux ; apportez-nous-en le
produit, car l'argent est le « nervus rerum ».
Il y eut un froid.
— J'achète votre villa de Turgeau, dès demain ? lança Pascal Dar-
ty.
— Vous êtes un coquin ! ajouta Roger Sainclair, qui s'était dressé.
— Vous êtes des impertinents, glapit Jules Lapouitte.
D'un pas vif, Roger Sainclair escalada la rampe, à la grande sur-
prise de l'auditoire, et débuta d'une voix indignée :
— Etes-vous vraiment des inférieurs ?
Comme un éléphant blessé au profond, la salle barrit.
Alors, avec une éloquence haletante, hachée, il jeta en vrac, ces
mots, sur l'assemblée pantoise : « Il n'y a pas de droit qui tienne. Sans
la force pour l'étayer, le Droit n'est qu'un mot vide de sens. Chaque
peuple a son poing pour droit ! Si ce poing est débile, tant pis pour lui.
Vous croyez vraiment, que ces puissances, dont vous espérez le se-
cours, s'aliéneront, à cause de vos prosopopées, l'amitié d'une nation
riche et bien armée ? Laissez-moi rire ! D'ailleurs, dès qu'une race est
esclave, elle a tort. Et puis Dieu seul sait, si je la déteste l'Amérique—
mais quelle est la puissance qui peut lui montrer, pour la faire rougir,
des mains blanches ?
— La France! La France! clame la selle [13] Roger Sainclair eut
un sourire énigmatique, et répondit : « Elle est peut-être plus humaine
que les autres. Sa domination sur les races attardées, est peut-être plus
douceur que violence, mais son domaine est vaste. Ses élites, devant
lesquelles on est obligé, par simple esprit de justice, de se découvrir,
savent-elles ce qui se passe d'horreurs, dans les coins perdus de son
territoire colonial ?
— « La France ? Je l'estime autant que vous, mais avec lucidité. Je
ne peux pas non plus lui demander l'impossible. Elle doit penser à elle
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 30

d'abord, se délester de ses sentiments chevaleresques, pour ne pas pé-


rir, elle-même, au milieu du matérialisme et de l'égoïsme qui déferlent
sur le monde.
« Et puis, pédagogue Lapouitte, apprenez qu'une race n'en sauve
pas une autre. Chacune se débrouille elle-même, est l'ouvrière de son
propre bonheur et de sa liberté. Si vous voulez renaître, vous autres,
rectifiez vos mentalités, révisez votre conception de la vie, cessez de
vous haïr, sachez découvrir les disciplines de l'action, celles de l'esprit,
mesurer sur la raison, votre pensée et vos actes, travailler en silence.
« Vous hurlez sous l'Américain ! Je me demande souvent, si les
heures féroces que nous subissons, ne sont pas les justes sanctions de
nos infamies ?
Oh ! assez, gémit quelqu'un dans la foule.
Ce n'est pas avec plaisir, que je mets le fer rouge dans le chancre
Mais, continua-t-il, avec une salubre tristesse, je terminerai ma be-
sogne.
« Durant un siècle et plus, vous n'eûtes, pour le beau visage de
l'Ordre, que des regards d'aveugle ? Vous n'avez rien fait pour le
peuple qui subit presque seul, tout le poids des impôts. Sachez qu'il
n'y a pas d'élite sans vertus morales, sans courage, sans don de soi,
sans effort de perfectionnement intérieur, sans altruisme, et qu'en de-
hors de ces qualités une élite n'en est que la caricature !
« Malgré le préjugé blanc, qui nous confond tous dans le même dé-
dain, depuis l'octavon le plus clair, jusqu'au nègre le plus noir, vous en
êtes encore, entre vous, à de misérables distinctions d'épiderme ! Ne
vous plaignez pas du préjugé américain ; l'attitude de beaucoup d'entre
vous le légitime.
« Il me coûte de vous énumérer toutes vos hontes. Si les Améri-
cains en débarquant sur le sol, avaient trouvé devant eux des hommes,
et non pas des néants à pattes, ils seraient déjà partis.
« Les belles individualités qui ont voulu mettre dans votre vie des
règles supérieures, de la lumière, de la dignité, de la beauté, qu'en
avez-vous fait ? Un Anténor Firmin, qui arrachait le respect, pour sa
science et la probité de sa vie, vous l'avez vilipendé, acculé à l'errance.
Il est mort de chagrin en [14] exil. Un Pierre Frédéric, chassé du sol,
parce qu'il vous criait casse-cou, (vous en souvenez-vous, Général
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 31

Manguo ?) est mort, un soir d'hiver, sur un banc, dans un square de


New-York. Un Plésance, par dégoût de vous, s'est presque laissé mou-
rir de faim. Toutes vos complaisances allaient aux corrupteurs, aux
corrompus, aux imbéciles, aux assassins en jacquette ou en habits ga-
lonnés !
Les yeux de Roger Sainclair étincelaient. La salle était comme
hypnotisée. Il s'arrêta une minute, promena sur l'auditoire, un regard
de justicier, et jeta avec une violence sourde. « Je voudrais vous haïr
tous, autant que je hais les Américains ! »
Des injures résonnaient dans l'air. Les chaises craquaient. Les cha-
peaux volaient. Un énergumène courut vers la rampe. Roger Sainclair
le dévisagea. Il rentra dans la foule.
Pascal Darty et Louis Dorfeuil exultaient. Dès le début du tapage,
ils s'étaient rapprochés de la scène.
— Nous devons alors accepter la domination américaine ? ques-
tionna un orateur.
— Ou avoir le courage de payer votre liberté d'un peu de sang.
Rien de vraiment grand ne s'accomplit sans cela, surtout pour les
peuples.
Ce fut inouï.
— Mais, ce jeune homme perd la tête, il veut nous faire arrêter !
s'inquiéta Manguo Fouchay, qui regardait vers la porte.
— Il faut le radier de la Ligue ! proposa une voix.
— Je m'en fous cordialement ! répondit Roger Sainclair.
— Du calme, Messieurs, conseilla Pluton Nacius, vice-président de
la Ligue.
Lapouitte, abasourdi, lui avait passé la clochette, avec la direction
du meeting.
Pluton Nacius continua d'une voix nasillarde : « L'expression de la
pensée est libre en cette enceinte. On répondra à l'orateur. La Déclara-
tion des Droits de l'Homme...
— Roger, veux-tu partir ? coupa Pascal Darty.
Sainclair descendit de l'estrade et suivit ses deux amis.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 32

Le grand air lui fit du bien. Redevenu calme, il souriait. Pascal


Darty faisait des saillies féroces. Louis Dorfeuil chantonnait. C'était sa
manière d'oublier une tristesse.
[15]
Au Champ-de-Mars où ils s'étaient rendus, un manège de chevaux
de pois, qu'entourait une foule joyeuse, ronronnait un air insipide mais
qui pourtant attristait.
— Que t'avais-je dit ? triompha Pascal Darty. Ces gens ne sont pas
équilibrés. Il faut les laisser à leurs blagues. Mais, tu sais, tu as été su-
perbe.
— Allons prendre un bock au Terminus, proposa Louis Dorfeuil.
— Avec plaisir, répondit Pascal Darty, bien qu'après le discours de
Lapouitte, il nous eût plutôt fallu un verre d'huile de ricin !
Ils s'amusèrent comme des enfants de cette boutade. Tandis qu'ils
s'en allaient vers le café, le meeting continuait dans un tintamarre in-
descriptible.
*
* *
Au bar Terminus, ils étaient assis autour d'une table, quand Pascal
Darty demanda à Roger Sainclair :
— Mais, Roger, à quelle cause attribues-tu l'échec de la race
noire ?
Sainclair prit un temps et répondit :
« Durant des siècles, la race blanche, l'a maintenue en esclavage.
Un homme qui travaille sous le fouet, pour un autre, contracte des
vices, hait le travail et garde cette répugnance, longtemps après que la
contrainte a cessé de peser sur lui. Dès son premier contact avec
l'homme blanc, le noir a senti sur son cœur la pointe du plus cruel réa-
lisme. Il n'a pu rien établir dans l'ordre de l'esprit, ni de la matière, car
un serf, à part ce qu'il produit pour son maître, ne peut créer que des
mélodies, pour bercer son désespoir et, si je peux m'exprimer ainsi,
que de la destruction. Car la vue de la chose qu'il fait naître, dont il ne
jouit pas, et qui témoigne de sa souffrance, lui est intolérable.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 33

Les noirs, à travers l'espace, ont gardé de cet état d'âme, un dédain
de l'effort, un fatalisme, qui sont à la racine de leur stagnation. Ces
propositions de la douleur, jointes aux conditions climatériques et hy-
giéniques dans lesquelles ils vivaient, conditions peu excitatrices de
l'activité cérébrale, ont entravé leur essor.
M. Paul Bourget a soutenu quelque part, dans « Outre-Mer » je
crois, je ne me rappelle pas très bien, — que les négriers ont rendu
service aux nègres, en les arrachant de leurs forêts, pour les initier aux
beautés de la civilisation blanche. En écrivant ceci, cet homme, qui se
dit catholique pratiquant, [16] a eu contre ces parias, une ironie de
cannibale, pour laquelle il serait châtié, si l'enfer existait. Car le noir
qui vit loin des splendeurs du progrès, est plus heureux, moralement
que n'importe lequel d'entre nous. S'il était impossible d'être humain
envers nous, on aurait dû nous laisser dans nos grands bois. Nous se-
rions arrivés à établir une civilisation par le jeu fatal d'évolution, qui
est une loi pour les corps organisés. Cela prendrait du temps. Mais
qu'importe ! Le temps ne compte pas pour cette espèce de logique qui
a l'air de conduire le monde. Je voudrais voir M. Paul Bourget, nègre,
pour une journée seulement, il m'en donnerait des nouvelles.
Quant à nous spécialement, qui avons forcé notre destin par les
armes, il y a, pour excuser notre retard, que la démocratie fût pour
nous prématurée. Aucun peuple n'est arrivé à l'épanouissement sans
gravir les étapes indispensables. Les colons, par leurs cruautés, nous
ont acculés à la guerre désespérée de l'Indépendance.
Jeunes, ardents, sans l'expérience de l'organisation politique, nous
avons voulu, une fois libérés, nous dédommager des trois siècles de
servitude. Notre vie fut un long farniente coupé d'excitations. Nous
avons pris pour la liberté : la paresse, la danse et le jeu des guerres ci-
viles. Notre climat trop doux, la vie facile des Tropiques, n'ont pas été
non plus un stimulant pour nous. La nécessité, créatrice de tout pro-
grès, ne nous traquant pas, nous nous sommes attardés sur la route à
batifoler.
Si, au lendemain de la libération, le pays était resté longtemps sous
là dure poigne de notre roi Christophe, nous aurions connu la paix et
le bonheur. Sa tyrannie éclairée fut une flèche de direction, il avait,
celui-là une intelligence constructive, — son œuvre encore debout en
témoigne,— et il savait comment diriger un peuple sorti à peine du
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 34

servage. Une bonne contrainte pouvait nous conduire à d'heureuse


destinées ; Ce résultat eût démenti le dogme blanc de notre infériorité
congénitale.
Il n'y a pas dans le temps, poursuivit Roger, d'une voix passionnée,
un type intellectuel immuable. Les races atteignent, paraît-il, un som-
met de perfection et régressent. C'est un rythme de bascule. Il y a cinq
mille ans,— ça c est de l'histoire, —alors qu'il existait déjà une civili-
sation mongole très avancée, l'Européen de nos jours croupissait dans
une situation pire que celle du sauvage actuel au cœur de l'Afrique.
Vous souvenez-vous de ce vers d'Homère, dans l'Iliade où Thétis
dit à Achille : « les dieux sont allés chez les Nègres irréprochables
faire la fête ». Et dans l'Odyssée : « Poséidon devant leur hécatombe
de taureaux et d'agneaux, vivait dans la joie, installé au festin ». C'est
une fable mais elle [17] est une présomption, qu'à cette époque, on
nous prêtait quelque dignité, puisque les dieux de l'Hellade prenaient
plaisir à nous fréquenter, d'après le grand aveugle.
Roger avait cessé de parler et regardait sur la rade les lumières de
la flotte américaine.
— Mais Roger, dit Louis Dorfeuil, malgré les obstacles que nous
avons rencontrés, nous avons établi, sur tous les plans, des œuvres ap-
préciables. Par exemple, notre législation scolaire, qui organise la gra-
tuité de l'enseignement, à tous les degrés, est une belle réalisation ?
— Dorfeuil, répondit Roger, c'est un petit nombre qui en profite,
l'élite en particulier. Il y a un abîme entre toi et l'homme de la cam-
pagne.
— Le régime haïtien, dit Louis Dorfeuil, était condamnable, certes,
mais moins atroce que celui du yankee. Et puis, on était entre congé-
nères. Un type qui vous pinçait aujourd'hui, vous l'attrapiez demain.
— Ce jeu de représailles n'était pas admissible non plus, protesta
Pascal Darty.
— Nous sommes pris, mes amis, entre le blanc et le noir, murmura
le musicien avec tristesse.
— C'est nous les nègres sandwichs ! jeta Pascal Darty avec une
gaieté amère.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 35

— Je suis fier quand même de ma race, reprit Roger. Ma colère de


tout à l'heure, a été l'envers de ma passion pour elle. « Nous guérirons
par la vertu de la douleur. « La race blanche est en train de provoquer,
l'union de toutes les races de couleur, par sa dureté et ses maladresses.
Une autre guerre viendra. Nous y jouerons un rôle. À la lueur de ses
incendies, nous trouverons notre voie, et nous nous libérerons des fé-
roces oppressions. Nous nous adapterons facilement au maniement de
leurs engins, nous en créerons aussi. Ils ont compris que les Japonais
étaient des hommes, lorsqu'ils les ont vus aussi méchants qu'eux. Ce
sera la même chose pour nous. L'acier froid du Nippon a été plus élo-
quent que toutes les thèses d'égalité. Mais qui Vivra verra...
— Oh ! Sainclair, protesta Pascal Darty, c'est toi, un civilisé, qui
souhaite le désordre, le massacre, toi un maurrassien ?
— J'admire Mourras, amoureux que je suis du jeu des idées, mais
un homme de ma race ne peut pas partager sa doctrine. Lui-même, si
logique parfois, si humain, dans le sens latin du mot, excuserait mon
vœu. Car tout l'avenir de mon intelligence,— je ne veux pas faire un
douteux calembour— ,toute ma chance d'épanouissement sont dons le
bouleversement [18] du monde. L'ordre latin que préconise Mourras
perpétuerait ma servitude. Ce n'est pas pour moi, qu'il a écrit, ses lu-
mineuses pages de dialectique. Le désordre, mais un désordre organi-
sé, c'est le recours des races et des hommes qu'on assassine.
Mais, lorsque nous aurons constitué notre Cité, j'estime, que pour
la maintenir, une application de certaines parties de cette doctrine,
s'imposera.
— Le Roi aussi ? ironisa Pascal Darty.
— Qu'importe le vocable, mon vieux ! un pouvoir fort et bienfai-
sant, entre les mains d'un seul, avec une certaine garantie de durée,
pour l'accomplissement des tâches longues. Cette évidence de la doc-
trine du maître a toute mon audience.
Il y eut un silence. Puis Roger après avoir souri voluptueusement,
ajouta, avec cette préciosité de langue qui était l'un de ses travers :
« Mourras ! C'est l'olivier grec qui veut toucher les nuées, mais
qu'émonde et réduit, la hache du licteur. Sa pensée et son style me
blessent, comme ces roses sauvages, si odorantes de Noailles, qu'on
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 36

ne peut cueillir sur la haute branche, qu'en se déchirant les doigts. Sa


logique est spinescente »,
Quand même, Roger, dit Pascal Darty, tes vœux de boucheries ne
me plaisent pas. Ce n'est pas les vrais oppresseurs qui paieront. Ce
sont les petits qui écoperont. Il y aurait peut-être un outre moyen pour
les humanités asservies de...
— Lequel ? coupa Roger Sainclair avec vivacité. Mon cher, conti-
nua-t-il, c'est le sentimentalisme qui perdra notre race.
— Mon souhait est humain. L'histoire nous apprend que les oppri-
més, le plus souvent, ne se sont libérés, que pendant ou après les
grands déséquilibres sociaux, économiques, déterminés par les
guerres. Dès le conflit russo-japonais, le moujick s'éveillait. Quant à la
récente extermination, elle a porté sa puissance à l'extrême... Je
concède aussi qu'il exagère parfois le moujick : C'est ta le défaut de sa
cuirasse. Je ne te comprends plus, Pascal : on nous étrangle et tu
parles de stabilité et de beaux sentiments ?
Son masque s'était durci.
— Alors, Roger, demanda Pascal Darty, tu souris au bolchevisme ?
— Il y a en moi un drôle de personnage, qui l'a en horreur, mais
quant a l'autre, l'Africain, celui qui souffre beaucoup, il l'adore.
— Tu pencherais donc pour une alliance des masses de couleur
avec les slaves ?
— Et pourquoi pas, Darty ?
— Tu ne vois pas mon ami, quelle nuit rouge cela ferait sur le
globe ?...
[19]
— Mais je m'en bats l'œil, moi ! Je cherche un peu de justice. J'ac-
cepte qui m'aide à en avoir. Quand on se ligue pour vous martyriser
c'est bête de dédaigner le concours du diable même qui vient à vous.
Et puis, qui dit que de cette conjonction russe et noire...
— Quelle salade, mon Dieu ! coupa Pascal Darty.
— ... ne sortirait, continua Roger Sainclair, une clarté plus douce
que celle qui nous dévore. Le bolchevisme est une généreuse utopie,
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 37

pleine de vérité à laquelle notre race doit adhérer, quitte après son
triomphe, à l'harmoniser, pour son bonheur, avec les justes réalités.
— Je me sens plus d'affinité, intervint Dorfeuil, avec le russe
qu'avec tout autre blanc. Le Russe avec ses alternatives soudaines de
désespoir et de joie, son âme légère, riante et triste, son idéalisme
cruel, m'est fraternel.
— Et pourtant Dorfeuil, dit Pascal Darty, ta musique si intelligente
en sa technique presque wagnérienne, te rapprocherait plutôt de l'Alle-
mand.
— Attention, pas de confusion, exprima Roger Sainclair. Il y a
deux allemands : d'abord, le germain sentimental, rêveur celui des
vieilles forêts romantiques, des « Niebelungen », le créateur des
hautes hypothèses philosophiques, des thèses généreuses, dont le
mondé s'est grisé et réconforté ; celui-là, je suis à genoux devant lui.
Mais quant à l'autre, dont Henri Heine ricanait déjà, le matérialiste des
usines, du racisme, des divinités brutales et de la guerre, je m'en dé-
tourne. Cependant, j'ai pour l'Allemagne une mystérieuse indulgence.
Est-ce parce que Gœthe et Beethoven m'ont dispensé de suprêmes
joies ?
—En tous cas, observa Louis Dorfeuil, l'Allemand est le blanc qui
se marie le plus avec nos sœurs, ici. Il a su nous apprécier pendant la
guerre Je crois qu'il nous fait de l'œil. Car il sait prévoir l'Allemand.
Il est évident que l'Allemagne pourvue du sens des ondes, regarde
parfois vers l'Orient, dit Roger Sainclair. Elle ne dédaignerait pas
peut-être, le concours des races de couleur, pour se venger de ses pa-
reils. Mais, il n'y a rien de bon à attendre d'elle. Je la crois trop cyni-
quement intelligente pour avoir du cœur
— Mais dans toute cette revue, dit Pascal Darty avec moquerie,
vous n'avez pas parlé de notre charmant oncle le Yankee ?
— Quant à lui, répondit Roger Sainclair, avec un sourire cruel, la
fatalité de sa puissance économique, son orgueil énorme, sa démesure,
le conduisent sûrement à la catastrophe. Les 12 millions de nègres, vi-
goureux et prolifiques qui vivent aux Etats-Unis, y constituent un po-
tentiel volcanique qui éclatera à la première perturbation politique ou
économique. Pour [20] enrayer cette menace, les Américains n'ont à
choisir qu'entre l'un de ces trois moyens : ou les massacrer en masse,
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 38

ou les réexporter en Afrique,— ou se conduire humainement envers


eux. Car il est hors nature que des hommes avec pieds, mains, cœur et
tête, acceptent indéfiniment d'être molestés et lynchés. En attendant,
laissons l'Amérique à son pétrole, à sa mécanique, à ses gratte-ciel et à
ses conserves.
Bon, Messieurs, assez causé, il est tard, dit Pascal Darty. Je ne me
suis pas encore amusé. Il y a, parait-il, du côté de la place Sainte-
Anne, un cabaret nouveau. D'après ce que m'a dit Claude Maxcence,
les filles y sont de choix et l'alcool itou. Vivons joyeusement, devant
que vienne la mort, dans l'espérance du jour de revanche ! Ce soir, Ro-
ger, tu nous accompagnes ?
— Tu sais, Pascal, que je ne fréquente pas les lieux de plaisir. Va
gaspiller sans moi l'argent que tu gagnes si durement ; j'ai à travailler
ce soir.
— Tu me feras plaisir, vieux Sainclair. Tu ne vis pas depuis que ces
rapaces se sont rués ici. Tu t'enfermes pour cuver ton chagrin. C'est
mauvais. La vie est une « fandango ». Il n'y a que les imbéciles qui ne
la dansent pas. Te souviens-tu de cette anecdote, rapportée par Moreau
de Saint-Méry, de ce jeune noir qui, condamné à être brûlé vif, dansa
dans le bûcher jusqu'à la mort, après avoir crié : « Moi montré z'autres
comment nègre dansé dans du feu » !
— C'est splendide ! s'exclama Louis Dorfeuil.
— Nous devons faire comme lui, ajouta Pascal Darty en riant.
Roger Sainclair se laissa séduire. Un buss stationnait devant le bar.
Pascal donna l'adresse. Et la vieille voiture, attelée d'un cheval étique,
s'ébranla avec un bruit de ferraille.
— Alors Pascal, demanda Roger Sainclair. Ta semaine a été fruc-
tueuse ?
— Épatante, mon cher. Je suis riche comme Rockefeller. Des af-
faires magnifiques. La dernière, c'est la grande maison de Latour
Francillon que j'ai affermée au nouveau Ministre de France. A propos,
j'ai vu chez lui, en allant signer le bail, la plus jolie blonde qui soit. Il
parait que c'est sa fille.
— Ah ! questionna Louis Dorfeuil, avec intérêt. Elle est belle ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 39

— Je savais, sensuel artiste, que cette annonce piquerait ta curiosi-


té. Tu es fou des femmes blanches, Dorfeuil.
— Tu te trompes, Pascal, la femme blanche ne me chante pas.
— En tous cas, ajouta Pascal, ce morceau n'est pas pour nous, il est
créé pour les rois.
[21]
— J'ai rencontré le Ministre de France, dit Roger Sainclair. Il me
paraît très aimable.
La voiture avait dépassé le square Pétion-Dessalines, planté de
jeunes palmiers. Elle s'était engagée dans une ruelle étroite, bordée de
maisons basses.
Dans une cour vague, des gens étaient assis sur de vieilles caisses
de savon, autour d'une femme qui chantait une légende guinéenne,
douce et déchirante. Les auditeurs écoutaient la chanson, avec une im-
mobilité de cadavres. La voiture roulait cahin-caha. Le cocher, à tour
de bras, fouettait la haridelle. Vous la battez trop, intervint Pascal Dar-
ty. — Il est de « mauvaise foi », répondit le cocher.
— Le nourrissez-vous en proportion de l'effort que vous lui récla-
mez ? ajouta Sainclair.
— Il mange comme un éléphant, Monsieur, mais il ne veut rien
faire.
Le cheval ahanait et se trainait. Soudain, il s'écroula sur la route.
Les passagers descendirent du buss. Le cocher, en pestant, continuait à
fouetter la bête rendue.
— Cessez ! dit Pascal Darty en lui donnant le prix de la course. Il
ne me semble pas qu'il mange comme un éléphant.
Une automobile de place passait. Ils la prirent. La voiture filait.
— Dorfeuil, et tes amours avec Alice Marvil, interrogea Roger
Sainclair. Où en es-tu ?
— La petite me veut encore quelque bien, je crois, mais le père et
la mère me trouvent toujours trop brun, répondit le musicien. Ils
cherchent un blanc, ajouta-t-il.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 40

— Quelle tristesse, dit Roger Sainclair. Voici, Dorfeuil, un artiste


hors pair : un beau nom de ce pays, auquel un sous-homme comme
Beaudrap Marvil refuse la main de sa fille, parce qu'il est noir. Entre
nègres c'est hilarant. Et tous en veulent au blanc de son préjugé. C'est
à perdre le peu de logique qu'on a dans la tête. Tu as raison, Darty,
c'est nous qui sommes fous de vouloir mourir pour ce pays.
— Et le plus fort, dit Pascal Darty, ils disent tous que ce snobisme
n'existe pas ici. Le préjugé de couleur en Haïti, c'est comme l'Alsace
quand la France ne l'avait pas reprise : « Pensons-y toujours, n'en par-
lons jamais ! »
— Heureusement, ajouta Roger Sainclair, que c'est seulement une
minorité qui est affligée de ce ridicule dont les blancs se gaussent avec
raison.
[22]
Subitement, des éclatements de musique les frappèrent au visage.
Hullulements de pistons noués à des miaulements de saxophones ;
roulements de tambour, vomissements de trombone, déchaînements de
piano, coup de klakson, rires exaspérés de flûtes. Cela faisait mal,
courait sur les nerfs. Et cependant, c'était agréable.
— Nous y sommes, dit Pascal Darty, avec enthousiasme, en se-
couant ses épaules. N'est-ce pas Roger, que ce rythme démentiel jette
un sort aux vrais d'Haïti ?
— Autrefois, j'y prenais plaisir, mais maintenant...
— J'ai vu, dit Louis Dorfeuil, Max Holberg, octavon allemand,
tomber en transe, un soir, dans un salon huppé, aux premières notes
d'une « meringue » qu'attaquait le fameux saxophoniste Carpentier.
— Ce cas de Max Holberg relève de l'atavisme opina Sainclair. Le
sang de Cham est impératif. Il faut une perpétuelle surveillance pour
parer à ses surprises.
— L'homme, généralisa Louis Dorfeuil, doit être toujours en réac-
tion contre ses instincts.
— Nous davantage que le blanc, marqua Sainclair, car nous ne bé-
néficions pas comme lui, de longs siècles de discipline et d'hypocrisie.
*
* *
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 41

L'automobile s'était arrêtée. À la devanture de la maison de plaisir,


se balançaient, au souffle d'une brise de mer, des lanternes véni-
tiennes, Des rires, des voix avinées déchiraient la nuit. Au balcon, aux
fenêtres, des couples s'embrassaient à pleines lèvres.
Le patron qui se trouvait au rez-de-chaussée, courut, obséquieux, à
Ici rencontre des arrivants.
C'était un nègre albinos, de haute stature, tête ronde et rasée de
près, figure large, yeux malins, couleur de cuivre, nez sectionné par
une cicatrice, sourire fuyant et équivoque des exploiteurs de vices hu-
mains.
— Je savais, dit-il, en s'adressant à Pascal Darty, que le « Pacha »
viendrait faire honneur à mon établissement.
Ils suivirent le tenancier. D'abord une pièce carrée, meublée seule-
ment d'une longue table nue, à droite, autour de laquelle, des hommes,
aux mines congestionnées par le désir du gain, jouaient aux dés. La
pièce retentissait d'exclamations rageuses, d'injures lourdes, de rires
heureux.
[23]
Un serveur arrivait avec un plateau de métal blanc, chargé de petits
verres de rhum, que des joueurs saisissaient et buvaient, après avoir
bruyamment craché sur le parquet. En gravissant l'escalier, le groupe
des arrivants aperçut par une fenêtre, ouvrant sur la cour, des dîneurs
des deux sexes, assis le long d'une planche horizontale, posée sur deux
barils. Ils buvaient en silence du bouillon, dans des bols multicolores.
Ce liquide dégageait une odeur de piment et de thym qui saisissait à la
gorge.
Arrivé sur le palier, Ajax poussa une porte gardée par un garçon. Et
la salle de débauche apparut : hallucinante.
Elle était spacieuse. Deux guirlandes en papier de soie rose, en
forme d'X, remuaient au plafond bas, où pendaient des ampoules élec-
triques en couleurs, qui répandaient une lueur malade, rouge-verdâtre.
Les visages en sueur paraissaient fantomatiques. Çà et là, dans les
coins, il y avait de petites tables d'acajou, derrière lesquelles étaient
assis des couples excités. Aux murs on voyait des chromos de mauvais
goût.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 42

L'orchestre était près d'une porte donnant sur le balcon. Le piano


n'avait pas de couvercle. La table d'harmonie baillait de toutes ses
dents de cuivre. Le pianiste, un homme brun, au visage d'hindou,
maigre, vêtu de noir, précocement vieilli, riait sans répit, exhibant des
dents gâtées. A sa tempe droite, la sueur collait une mèche de cheveux
poivre et sel.
Il abandonna le Pleyel, et vint, avec ostentation, saluer Roger Sain-
clair, qui, avec ses amis, avaient pris place autour d'une table, près
d'une fenêtre.
— Et dire, murmura Roger Sainclair, quand il fut parti, que cet in-
dividu est juge suppléant à la Justice de Paix !
— Que veux-tu, répondit Pascal Darty. Les Américains ne lui al-
louent que quinze dollars par mois. Il fait argent de toutes cordes !
Pascal Darty commanda du Champagne. Les amis buvaient. L'or-
chestre jouait une « meringue tigre »
Dans la pièce ardente, une foule polychrome, affolée d'alcool et de
prostitution, s'agrippait, hurlait. Névroses, Mélomanies. Faces désho-
norées et tristes. Résonances de triangles. Jappements de saxophones.
Hoquets de basse. Coups de cymbales. Musique nègre. Harmonie car-
diaque et désaxée. Appels des forces élémentaires. Unique impéria-
lisme d'une race crucifiée...
Une odeur de « Narcisse Noir », mariée à celle des transpirations,
chargeait l'atmosphère rouge-verdâtre. Des femmes noires, brunes,
jaunes, blanches, déjà saoules, vêtues de robes aux teintes criardes,
chaussées de souliers à talons brillants et hauts, se trémoussaient, ac-
couplées à des nègres purs, dorés à des Chinois, à des marins blancs
en bordée, à des dominicains, [24] à des soldats américains. Tout cela,
en concurrence d'obscénités, dansait en contorsions descendantes, jus-
qu'à toucher le parquet luisant, plein de bouts de cigarettes et de ci-
gares aplatis. Il y avait dans leur plaisir quelque chose d'instinctif et de
désespéré. Des dominicaines, reconnaissables à leur type espagnol,
poussaient des cris stridents, hystériques... Aie... ë... ë.
Tout à coup, la musique s'arrêta. Seul, le shaker, qu'agitait, là-bas, à
la buvette, d'une main infatigable, le barman, rythmait le souffle des
danseurs épuisés. Les uns allaient respirer au balcon l'air de la mer ;
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 43

d'autres demandaient à boire, en chantant d'une voix éraillée et sourde


l'air à la mode :

Le serpent vous fait mal ? oui, oui !


— Je le retirerai ? non, non !

Tandis que les trois jeunes gens regardaient la salle en folie, tout en
dégustant leur Veuve Cliquot, un colloque s'était élevé à la porte de
l'escalier.
— Vous ne pouvez pas pénétrer ici, criait le gardien à une femme
mal habillée qui voulait s'introduire dans la pièce. Allez au « wharf-
Zherbe ». Cette boîte-ci est pour les gens chics !
Mais la jeune femme força l'entrée.
— Pourquoi m'interdire le bal ? dit-elle au portier. Je ne suis pas en
robe de soie, mais je vaux autant que n'importe quelle femme du dan-
cing.
À ces mots, plusieurs d'entre elles se mirent à l'injurier. L'une, par-
ticulièrement laide, lui éructa : « Tu ne t'es pas considérée dans une
glace, vendeuse de poissons ! »
— Je ne vous répondrai pas, comme vous le méritez, riposta l'arri-
vante, car même les gens de chez vous m'ont dit, que vous êtes aca-
riâtre, dès que vous portez des souliers !
Il y aurait eu bataille, si le patron, survenant, n'avait mis le holà
entre elles. Puis il avait dit à l'étrangère : sortez !
Mélancolique, elle se retournait vers l'escalier, poursuivie par le
rire des autres femmes, quand, Roger Sainclair, à l'étonnement de ses
amis, signifia au tenancier :
— Je l'invite à ma table.
Toute émue, la jeune femme était venue y prendre place, enviée
maintenant par les autres qui ne riaient plus.
*
* *
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 44

Cette personne était de taille moyenne, couleur de sapotille, au


corps gracile, à la chevelure épaisse et brillante, retenue par un foulard
de satin vert, [25] noué à l'espagnole. Dans sa figure ovale, deux
grands yeux marrons, un nez assez pur, des lèvres sensuelles. Ses bas
étaient troués. Elle portait une robe bleue, d'une seule pièce, semée de
fleurs roses. A ses pieds, elle avait des chaussures fatiguées.
Roger Sainclair fit venir une autre bouteille de Champagne avec
une coupe et servit l'arrivante.
— Vous n'êtes pas d'ici ? lui demanda-t-il ?
— Non Monsieur, je suis de la frontière. J'arrive de Hinche. Je
n'oublierai jamais votre bonté pour moi.
— Et que venez-vous faire ici ? continua-t-il.
— Excédés par les corvées et les mauvais traitements, les paysans
de chez-moi sont en armes. Mon père, qui était pourtant un vieillard
paisible, a été fusillé par les Américains, qui l'ont pris pour un insurgé.
Les révoltés, — de leur côté, croyant que mon. père donnait sur eux
des renseignements aux Kakis,— ont ravagé, une nuit, notre habita-
tion, détruit nos troupeaux, brûlé notre maison, d'où je suis sortie toute
nue. Ma mère est morte de chagrin. La vie n'étant plus « vivable » là-
bas, je suis venue chercher du travail à Port-au-Prince. Toute la jour-
née, j'ai marché. Je n'ai encore rien trouvé. Une amie, chez laquelle je
gîtais vient de me mettre à la porte, en douce, en me disant : qu'une
femme a toujours de l'argent, dans un endroit de son corps. Je suis sor-
tie, sans savoir où j'allais. Passant devant cette maison, les lumières et
la musique m'y ont attirée. J'y suis entrée, avec l'espoir d'y rencontrer
une âme charitable. Je ne m'étais pas trompée, acheva-t-elle, en un
sourire meurtri.
Ce drame de la force aveugle, raconté d'une voix dolente, dans ce
lupanar, par cette enfant aux abois, faisait avec la joie environnante,
un cruel contraste.
Pascal Darty essayait de sourire. Louis Dorfeuil chantonnait. Roger
Sainclair avait le regard des jours, où la vie lui montrait le côté dou-
loureux de son visage.
Il y eut un long silence que rompit Pascal pour demander son nom
à la jeune femme.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 45

Florecita Miguel, répondit-elle.


— J'essaierai de vous placer. Vous avez eu plusieurs amants déjà ?
— Pascal ce n'est pas charitable de poser une telle question à cette
petite, lui reprocha Dorfeuil.
[26]
— Que veux-tu mon cher, ça ne fait rien. Nous ne pouvons pas
pleurer. Dites petite ? continua-t-il
Florecita baissa les yeux et répondit, avec un mince sourire :
— Des enfantillages, Monsieur, puisque jusqu'à ce jour aucun
homme ne m'a eue.
— Hein, sursauta Pascal, vous êtes vierge ?
— Oui, c'est vrai, affirma-t-elle, en tournant ses yeux de tourte-
relle, vers Roger Sainclair.
— Alors vous veniez offrir cela au premier venu, dit celui-ci, scep-
tique ?
— Je ne trouve pas de travail, et j'ai peur de mourir, répondit-elle
d'une voix enrouée de larmes.
Il y eut encore un silence.
Roger commanda pour elle des sandwichs, qu'elle mangea avec un
calme affecté.
— Vous n'avez pas d'endroit où coucher ce soir ? lui demanda Ro-
ger ?
— Non, Monsieur.
Le patron passait, Roger lui dit :
— Trouvez moyen d'héberger cette fille, à mes frais.
Ajax s'inclina, et se retira.
Voici, continua Roger en se levant.
Il avait tiré des greenback de son portefeuille qu'il tendait à la
jeune femme.
— Oh ! merci Monsieur ! exclama Florecita, les yeux humides de
gratitude.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 46

— Mon ami s'occupera de vous trouver quelque chose. Venez me


voir à mon cabinet, rue des Miracles. N'importe qui, vous l'indiquera.
Je m'appelle Roger Sainclair Bonne nuit!
Ils s'en allèrent. Devant la maison, ils trouvèrent une voiture. Flo-
recita les avait suivis. Elle vint vers eux, au moment où ils entraient
dans l'auto. Elle voulut parler, mais elle éclata en sanglots.
— Ne pleurez donc pas comme cela, dit Roger. On s'occupera de
vous.
Ce n'est pas cela qui m'inquiète. Je ne sais pas si c'est vrai que je
vous reverrai ?
Cela ne dépendra que de vous, charmante enfant, dit Roger en sou-
riant. Au revoir !
Tandis que le chauffeur démarrait, ils entendirent dans la nuit une
petite voix, mi-joyeuse, qui lançait, avec cet accent musical et tendre
des filles de la frontière :
— Adios ! à la manana, dolce mio !
[27]
*
* *
— Alors mon cher Roger, dit Pascal, tandis que la voiture filait, tu
nous diras bientôt si la gosse était réellement... pucelle ?
— La femme ne me dit rien ces jours-ci, répondit-il. Je ne me lais-
serai pas tenter par son allure. Je crois n'avoir eu pour elle que de la
pitié.
— Prends garde, Roger, répondit Pascal, gouailleur, la pitié est
souvent un guet-apens de la volupté.
— Roger, tu serais coupable, intervint Louis Dorfeuil, de ne pas
faire avec cette jeune femme un petit frétillage. Elle est souveraine-
ment balancée.
— Que vous êtes voluptueux, mes amis, répondit-il, amusé.
— Pas d'hypocrisie, vieil amateur ! jeta Pascal. Tu as bon œil. Je
ne coupe pas dans ton histoire de pitié !
Leurs rires résonnèrent dans la nuit.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 47

*
* *
Une semaine s'était écoulée, depuis la conversation de Gaude, avec
son père, dans le parc. Rapides, les jours passaient, lui apportant ces
petites joies fugaces et colorées, qui rendent la vie tropicale si
agréable.
Elle avait assisté à une réception à l'Ambassade des Etats-Unis.
Cette fête morne et sans grâce, lui avait donné toute la soirée de sou-
daines envies de bâiller. Elle y avait rencontré un jeune officier blond,
très grand, du nom de Smedley Seaton. Gravement, celui-là lui avait
fait la cour. Elle s'en était divertie, car ce jeune homme qui baragoui-
nait à peine le français, l'incitait à songer, invinciblement, à
« l'Homme synthétique », que rêvé de créer la mécanique anglo-
saxonne.
Ce soir-là, M. de Senneville était convié à dîner avec elle, chez M.
Beau-drap Marvil, riche commerçant haïtien, dont la fille aînée, était
mariée à un jeune martiniquais : Jacques Poussigni.
Comme il était sept heures et demie, ils allèrent prendre place dans
la Willy-Snigth, qui attendait dans l'allée, avec le chauffeur et par-
tirent.
Les Beaudrap Marvil habitaient au Bois-Verna, une grande villa à
deux étages, en planches, peinte en blanc. Elle était, à l'extérieur, sur-
chagée de corniches et d'arabesques. Ce mauvais goût était atténué,
par les guirlandes de plantes grimpantes qui décoraient la façade du
balcon et la balustrade de la galerie.
Pascal Darty trouvait l'ameublement des pièces un peu rococo.
Mais n'importe, disait-il en riant, Beaudrap Marvil est le prince des
amphytrions.
[28]
Jacques Poussigny, acquis à prix d'or par les Marvil, tenait à fêter
l'arrivée de son Ministre par un petit raoût
Ce qui avait animé Beaudrap Marvil pour réaliser sa grosse for-
tune, c'était, disait-on, le souci de faire oublier à sa femme son visage
très noir.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 48

Comme on le voit : un ridicule peut être aussi productif qu'une ver-


tu.
Cette mulâtresse, cocassement altière, n'avait pas, prétendait-on,
accepté avec enthousiasme, son mariage avec Beaudrap Marvil. Elle
s'y était vue obligée, parce que aucun blanc ou mulâtre très clair ne se
présentait, et qu'elle vieillissait par surcroît. Maintenant, comblée par
la fortune, elle se consolait de l'épidermique noirceur de son mari, en
contemplant le luxe dont il l'entourait. Mais certains jours, elle avait
pour lui des regards chargés de mépris, où se lisait la conviction
qu'elle le jugeait malgré tout, son débiteur.
Et pourtant, Beaudrap n'était pas vilain. Ses tics à part, son visage
était presque plaisant à regarder. Ses yeux étaient admirables de naïve-
té. Il avait en somme, une bonne gueule sympathique.
De cette union naquirent deux filles et un garçon.
Le couple Beaudrap était d'accord sur ce point : leurs enfants ne
s'allieraient jamais à des gens bruns.
Aussi faillirent-ils tous deux, périr de colère lorsque le jeune doc-
teur Félix Népoti, revenu de France, s'avisa de prétendre à la main de
Blanche, l'aînée.
« Comment ! s'étranglait Beaudrap, ce petit nègre, rêver d'épouser
ma fille ! C'est trop fort ! »
Il en attrapa une jaunisse. Cela dut lui faire plaisir, car sa couleur
évoluait ainsi, selon sa conception. Quant à sa femme, elle ne pouvait
que pousser de petits cris de rage, les larmes aux yeux, piquant toutes
les cinq minutes,, une crise de nerfs.
Après cet « attentat » du docteur Félix Népoti, ils n'hésitèrent pas,
car la jeune fille aimait le jeune médecin, à solliciter presque Jacques
Poussigny d'être leur gendre, pour prévenir un coup de tête de
Blanche.
Jacques Poussigny : épave échouée à Port-au-Prince, avait tenté de
divers métiers, boulanger, commissionnaire en tissus, épicier, soute-
neur, mais il n'avait pas eu de chance. Il se préparait à s'embarquer
comme matelot, à bord d'un brick français en rade, pour rentrer au
pays, quand Madame Marvil lui fit signe. Il bondit sur la situation.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 49

Et maintenant, ce gros garçon joufflu et insignifiant, de grande


taille était aux anges. Les Marvil lui donnèrent tout : villa, maison de
commerce, auto, etc.. Le jour du mariage, fut le plus joyeux de la vie
des Marvil. La [29] réception avait pris les proportions d'un scandale
public. « Comprends donc ma chère, disait le lendemain Mme. Beau-
drap à une amie, il faut que nous mettions du lait dans notre sirop de
réglisse ! »
Lorsque les Marvil offraient des fêtes,—ce qui arrivait souvent,—
la liste des invités était scrupuleusement dressée. M. Beaudrap, de son
passage dans une maison d'exportation comme commis, à l'époque de
sa misère, avait gardé une expression pour caractériser ses réunions :
« Il faut, disait-il, que mon salon soit comme un lot de café extra-
choix, — expurgé des fèves noires. —
Dans sa bouche d'ombre, cette image sortait immaculée comme un
lys.
Cependant, son fils, Raoul, était affranchi du travers paternel. Il lui
imposait parfois certaines invitations.
M. Beaudrap Marvil avait des parents dans les quartiers do la plèbe
Mais il n'entretenait nulle relation avec eux, sous quelque prétexte que
ce fût A la mort de l'un d'eux, Claude Maxcence, le brillant journaliste,
impayable pince-sans-rire, eut la malice de lui faire, à cet égard, dans
son journal, des « condoléances émues ». Il s'en fallut de peu que M.
Beaudrap Marvil mourût, à son tour, d'indignation.
M. Beaudrap Marvil était en conflit perpétuel avec son épiderme. Il
espérait qu'à force de pâtes et de volonté, il arriverait à vaincre la na-
ture. Ce brave homme se demandait parfois, si un jour, quelque biolo-
giste inspiré, n'arriverait pas à découvrir un sérum qui conférerait aux
gens la nuance qu'ils préfèrent. En attendant, il dépensait, annuelle-
ment, en onguents, poudres et savons, pour se blanchir, une petite for-
tune, sans se douter qu'il avait à sa portée, un moyen rapide et simple
de s'évader de sa race : c'était de se donner la mort.
M. Beaudrap Marvil, quand il n'était pas contraint par les conve-
nances, d'être en costume noir, s'habillait invariablement de blanc, de
la tête aux pieds. En ce pays chaud, ses lourdes mains noires étaient
toujours gantées de blanche filoselle. Son automobile était peinte en
blanc, capitonnée de daim blanc. Les chevaux de ses voitures blanches
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 50

étaient blancs. Il était tout blanc, excepté son visage. Il avait pourtant
une qualité. Ce « blancomane » était mélomane. C'est pourquoi Louis
Dorfeuil trouvait grâce à ses yeux. Quand cependant, Raoul Marvil,
qui était l'intime de Dorfeuil, envisageait avec sympathie, devant ses
parents, l'union de son camarade avec sa sœur, M. et Mme. Beaudrap
ne se fâchaient pas, le propos leur paraissait tellement fol : ils écla-
taient de rire.
[30]
*
* *
Au bas du perron de la villa des Marvil, Gaude et son père furent
accueillis par Jacques Poussigny et sa femme qui les conduisirent au
salon. Madame Beaudrap, grisée de vanité, habillée de soie gorge-pi-
geon, était très excitée, parce qu'elle recevait un blanc de marque !
Il y avait au salon, la femme du ministre des Relations extérieures,
Madame Furcy Vautieux, mulâtresse splendide qui flirtait, prétendait-
on, avec le jeune Marvil. Mais sans conteste la plus jolie haïtienne de
la réunion était Marcel Ricard : souple poupée brun-or, avec des yeux
noirs, passionnés et vifs, dans un visage parfait. Spirituelle et légère,
Marcelle Ricard était une inoubliable vision féminine.
Son père, le célèbre romancier Paul Ricard, assis sur un divan de
velours bleu, causait avec Louis Dorfeuil. C'était un mulâtre très clair,
de grande taille, frisant la cinquantaine. Son visage de pharaon triste,
s'éclairait d'un ironique sourire, au coin des fortes lèvres, comme tein-
tées au jus de betterave
Les derniers convives arrivaient : des français, des haïtiens, et par-
mi eux, Smedly Seaton, ami de Raoul Marvil, attaché au chef de l'Oc-
cupation et soupirant de Gaude.
L'officier était en tenue de gala, blanc et or.
Il donnait l'impression qu'il n'avait pas beaucoup d'idées en tête,
mais qu'il savait ce qu'il voulait. Il paraissait affranchi du préjugé de
couleur, car souvent on le voyait en compagnie d'haïtiens. On s'y
tromperait cependant. Smedley Seaton présentait en effet cette parti-
cularité que les hommes de couleur à caractère humble lui étaient
sympathiques. Il aurait partagé son lit avec l'un d'eux, se serait battu
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 51

pour lui, mais ceux qui se croyaient ses égaux, — sentiment qu'il pré-
tendait deviner à leur regard et allure, récoltaient toute son exécration.
Après le dîner qui fut excellent, les convives se rendirent au salon
où ils dégustaient des liqueurs. La conversation s'aiguilla sur la littéra-
ture locale. Paul Ricard questionné à ce sujet par M. de Senneville
souligna l'éclipsé de la pensée haïtienne depuis l'intervention. Il mar-
qua l'apport splendide de Roger Sainclair dans la formation d'une es-
thétique indigène.
Mais, hélas ! concluait-il, pouvons-nous songer à l'Art, aux créa-
tions de l'Esprit, comme me disait Sainclair l'autre jour, lorsque
l'étranger nous écrase sous sa botte. »
[31]
— J'ai rencontré l'autre jour Monsieur Sainclair, dit M. de Senne-
ville, quel jeune homme séduisant !
— C'est un poseur qui n'aime pas la « Société » souligna M. Beau-
drap Marvil.
— Permettez-moi, répartit Paul Ricard, de prendre la défense de
mon ami. Roger est un gentil garçon, très sociable, mais que voulez-
vous, il y a tant de tableaux attristants en notre milieu, tant de gens dé-
plaisants...
Un silence pesa une minute, puis Paul Ricard continua : Les Amé-
ricains qui sont ici et qui ont en mains tous les leviers de commande/
nos finances et tout se soucient du perfectionnement intellectuel du
pays, comme de leur premier chewing gum. Ils font tout pour entraver
l'épanouissement de la pensée haïtienne.
— L'art, intervint Seaton, le jeu des idées, sont agréments de
peuples riches !
— Mais Monsieur, objecta Louis Dorfeuil, vous êtes venu ici au
nom de la civilisation. Je crois qu'elle réside dans tout ce qui sert à
élever l'âme humaine.
— Mon opinion, dit Seaton, est que civilisation est synonyme de
bien-être matériel.
— Croyez-vous, Monsieur, interrogea Louis Dorfeuil, qu'un bar-
bare qui habite une maison à quarante étages, pourvue de tout le
confort moderne, soit un civilisé pour cela ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 52

— Que voulez-vous dire, Monsieur, questionna Seaton, rouge


comme un piment.
— Qu'il ne faut pas confondre civilisation et progrès répondit Dor-
feuil. La première procède de l'âme et la seconde procède de la ma-
tière. La civilisation n'est pas que matière travaillée, mais équilibre
entre les richesses spirituelles et matérielles !
Au sourire amusé de Gaude, on voyait qu'elle était enchantée de
cette réponse.
M. et Mme. Beaudrap exécutaient des mimiques désespérées. Dor-
feuil osait contredire un blanc, et Américain encore ! C'était renver-
sant !
— Etes-vous allé entendre, Monsieur Ricard, demanda Mme Lefer :
une française dont le mari était directeur d'une banque, — la causerie
prononcée à l'Automne Club, par Mlle. Vaudreuil, sur la politesse
française au XVIIIème siècle ?
— Non, Madame. Je n'ai pas eu ce bonheur, répondit le romancier,
avec lenteur. Pc vous dire toute ma pensée, ces dissertations ne m'inté-
ressent [32] pas. Cette jeune fille, qui n'est pas sans talent, pourrait
mieux l'employer, à des choses qu'elle sait, à des choses moins loin-
taines, plus haïtiennes.
— Vous voudriez, Monsieur Sandral, qu'Henriette Vaudreuil racon-
tât comment les paysans vont jeter des fleurs et des dragées dans les
rivières, les soirs de Noël ? riposta Mme Marvil.
— Et pourquoi pas, chère Madame ! Ce sont des gestes charmants
qui expriment une sensibilité très pure.
— Je n'ai rien de commun, moi, avec ces gens ! jeta M. Beaudrap
Marvil.
— On le sait, Monsieur Marvil, répondit Ricard en souriant.
Paul Ricard continua avec nonchalance.
« La Société haïtienne ne veut pas comprendre que pour être inté-
ressante, elle ne doit pas renier ce que ses origines contiennent de bon.
En copiant servilement tout ce que fait l'Europe, elle se grime. Le vrai
seul est aimable. Si notre élite voulait allier à sa culture latine, les ver-
tus de ses hérédités, elle offrirait au monde un spectacle qui aurait
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 53

quelques chances d'être original et suggestif. Mais hélas, elle n'entend


qu'être latine. C'est simplement grotesque.
Mme. Marvil retroussa une lèvre rouge de douairière scandalisée.
Deux motifs l'empêchèrent de rembarrer Paul Ricard : c'était un Haï-
tien presque blanc, et ensuite son hôte.
— Monsieur Dorfeuil, dit M. Beaudrap, pour arrêter sans doute
cette conversation désagréable, jouez-nous donc quelque chose !
Louis Dorfeuil aimait à se faire prier. On insista. Le musicien se
leva et alla s'asseoir devant le Pleyel qui brillait à l'angle droit du sa-
lon. Il entama l'une de ses mélodies « vaudouesques ». C'était une mu-
sique nostalgique, sauvage et raffinée, au rythme vif et alangui, tour à
tour.
Quand il eut modulé les derniers accoras, ce fut en son honneur un
concert de louanges.
Alice Marvil pleurait presque sur le divan, là-bas. Gaude était rê-
veuse et se demandait ce que l'artiste avait mis dans cette musique,
pou- la rendre si émouvante.
—À New-York, Monsieur, vous auriez fait fortune ! dit, Seaton.
Voulez-vous que j'écrive à l'un de mes amis du Metropolitan-House ?
— À quoi bon ! Monsieur, répondit Dorfeuil, qui sortit et alla s'ac-
couder à la balustrade de la galerie.
Il était devenu subitement triste. Mme. Marvil avait appelé Alice
près d'elle, parce que la jeune fille avait fait signe au pianiste de venir
prendre place à son divan.
[33]
Gaude, laissant les galanteries que lui débitait Seaton, rejoignit
Dorfeuil.
— Pourquoi, Monsieur Dorfeuil, ne voyagez-vous pas à Paris, pour
faire apprécier votre musique ?
Dorfeuil eut un sourire désabusé et répondit :
— Vous êtes très bonne, Mademoiselle, mais je paierais un succès
relatif par mille petites humiliations qui seraient insupportables à ma
sensibilité, et à ma fierté.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 54

Gaude se tut en présence de ce tranquille découragement : Mais


elle mesurait, aussi, ce qu'il contenait de mauvais orgueil. Elle se de-
manda même si ce découragement n'était pas une forme de paresse in-
tellectuelle, qui cherchait son excuse dans l'hostilité d'autrui.
— Vous exagérez, répondit-elle avec indulgence, l'hostilité qu'on a
contre vous. Au contraire, on commence à rendre justice à votre race.
Et puis le monde ne sera convaincu de votre valeur que lorsque vous
la montrerez. J'ai frémi, tout à l'heure-en écoutant votre musique.
D'autres, comme moi, y prendraient plaisir, tout en estimant l'auteur.
— La femme, Mademoiselle, est plus équitable que l'homme. S'il
ne dépendait que d'elle, la vie serait plus riche d'amour que de haine.
Maïs c'est le mâle égoïste qui mène le monde.
— Je ne vous savais pas si flatteur, Monsieur Dorfeuil, mais
croyez-moi vous noircissez les blancs.
Quelques instants après, les invités prenaient congé des Marvil.
Dons la voiture qui la ramenait chez elle, Gaude appuyée à la por-
tière, regardait les villas encore éclairées, au fond des allées. Un vio-
lon, dans le paysage, abîmait la Chanson de Solveig, de Grieg. Des
autos passaient, pleines de groupes joyeux. Au coin de la Place Saint-
Louis, sous un réverbère, une femme assise sur une petite chaise, avec
sur ses genoux un éventaire, rempli de mangues roses, riait aux éclats
des propos., peut-être grivois, que lui tenait un gendarme noir, vêtu de
jaune.
— La soirée a été très amusante, dit Gaude.
— Oui, répondit M. de Senneville, les Haïtiens sont des gens très
intéressants ! Mais celui que je veux te présenter, c'est M. Roger Sain-
clair.
— Tu es toqué de lui, papa, sourit Gaude.
Elle était très curieuse de voir ce jeune homme, dont on parlait
tant.
*
* *
Une pièce assez grande, bien cirée, au deuxième étage d'un im-
meuble construit en briques rouges, dans la rue des Miracles. Comme
ameublement :
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 55

[34]
deux fauteuils, en acajou,-forges et bas, un classeur en métal bron-
zé, une petite, bibliothèque vitrée, à droite. Sur ses .rayons, des livres
de jurisprudence
On entend, à côté, dans le salon où travaille un clerc, le cliquetis
d'une machine .à écrire- li est quatre-heures.
Roger Sainclair est assis derrière un large bureau plat, chargé.de
papiers. Il lit un dossier et prend-des notes. Le meuble, sur lequel il est
penché, est de-bel-ébène, avec-des coins en cuivre et supporte : un
écritoire en argent massif, décoré d'une Minerve de même métal ; un
vase en cristal bleu, où se fanent trois roses rouges. Dans un cendrier
de gaïac, il y a de la cendre, avec des bagues de cigare et des bû-
chettes d'allumettes, à demi-consumées.
Depuis cette fameuse séance de « La Ligue Résistance », la tris-
tesse de Roger Sainclair s'était aggravée. En vain, cherchait-il, dans le
travail et l'équitation, une diversion à son chagrin. Il revenait des rares
apparitions qu'il faisait dans le monde, plus navré que jamais du spec-
tacle dé la vie haïtienne. Alors, il écrivait, dans l'un des carnets verts,
auxquels il confiait ses peines. : « Aller le moins souvent possible
dans cette mascarade. Je suis traqué par la violence du blanc et l'in-
conscience de ; miens. Le problème est sans issue, sinon une seule ;
mais je suis si lâche ! ».
Le lendemain de son intervention au meeting, l'occupation l'avait,
requis de se présenter devant le grand Prévôt. Celui-ci lui avait proféré
des menaces. Roger écoutait la verte mercuriale sans répondre, calme
et dédaigneux. Mais quand l'Officier lui eût dit, que les Haïtiens
n'étaient que des phraseurs, il l'avait cinglé de cette réponse : — nous
ne faisions pas de phrases à Savanah, pour vous aider à conquérir
votre indépendance! — Subitement radouci, le Grand Prévôt lui avait
dit :
« Pourquoi ne voulez-vous pas collaborer avec nous, en vue du
bien de votre pays ? ».
—Vous dites Justice, avait-il répondu, et je ne vois que Crime.
Droit des Peuples à disposer d'eux-mêmes ! et vous nous avez imposé
un traité léonin ! Occupation provisoire, et vous prenez des mesures
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 56

financières qui doivent la rendre définitive. Fraternité, et c'est Haine.


D'ailleurs, Grand Prévôt, la coopération du requin et de la sardine est
une farce tragique.
—Vous auriez reçu des dollars, Monsieur, des faveurs, avait insi-
nué le Yankee tentateur.
— Non, Monsieur ! il n'y a pas de livrée à ma taille !
La scène fut violente, mais on le laissa partir.
[35]
Tous les après-midi, son travail terminé, il allait, parfois à pied,
parfois sur son beau cheval gris pommelé se promener, solitaire, parmi
la campagne environnante, continuer ses amères méditations. Des dé-
cisions contradictoires s'entrechoquaient dans sa tête. Devant cette
chute de sa patrie, il était humilié d'être un contemplatif. Il ne croyait
pas à la vertu de l'action par la plume ou par la parole. Il se disait que
les peuples ne s'affranchissent de la domination étrangère que par la
belle réalité du sang. Mais le néant de ses moyens, accentuait davan-
tage son désespoir. Il vivait sans joies, bien qu'il eût fait sa maîtresse
de la jeune femme rencontrée au cabaret.
Maintenant, pourvue de robes et de bijoux, habitant une maison-
nette propre, dans le verdoyant quartier du Bois-Chêne, Florecita Mi-
guel était une jolie volaille de luxe, sur le passage de qui se retour-
naient les connaisseurs.
*
* *
Pascal Darty, le visage triste, venait d'entrer dans le cabinet. Lui,
toujours souriant ! Que se passe-t-il ? s'interrogea Roger Sainclair.
— Alors, mon vieux, ça ne vas pas ? Ennui d'argent. Je suis à tes
ordres, tu sais !
— Non ! Roger. Je suis en train de me demander pourquoi la vie
nous fut donnée ? Si la création est un accident, nous sommes bien en
déveine !
— Pas de blasphème, mon Cher Pascal. Ce n'est pas élégant.
— Si tu savais ce qui m'est arrivé, tu ne me parlerais pas d'élé-
gance.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 57

— Au fait, Pascal, qu'y a-t-il ? questionna Roger avec une amitié


inquiète.
— Un Américain, qui habite à côté de chez moi, le Dr. Manhattan,
vint l'autre jour me prier d'assister à une réception qu'il donnait en sa
résidence. J'éludai l'invitation. Il insista. Finalement j'acceptai. Je dois
te dire qu'il s'était toujours montré très gentil à mon égard, sa femme
également. Hier soir, à neuf heures, je me présente donc chez lui. Ac-
cueil cordial : Champagne cocktails, blues-. L'Architecte Pierre Dal-
breuse était avec moi le seul Haïtien de la réunion. Les femmes s'ef-
forçaient d'être charmantes. Soudain, une jeune Américaine belle,
mais sans charme, comme fabriquée « en série » pénétra dans la salle.
Dalbreuse, poussé par je ne sais quel démon, demanda au Dr. Manhat-
tan de lui être présenté. Celui-ci m'invita à les accompagner. Pouvais-
je refuser ? Je maudissais intérieurement Dalbreuse qui semble n'être
heureux qu'en la compagnie des blancs, — une sorte d'intuition nègre,
m'avisait "qu'à cette présentation, il y aurait un désastre. Arrivés de-
vant la jeune femme qui mangeait une crème à la glace, tout en flirtant
avec un officier [36] vois ma guigne ! je fus le premier à être présenté.
Je m'inclinai. En relevant la tête, j'avais reçu en plein visage, tout le
contenu de sa coupe ! tandis qu'elle s'écriait, d'une petite voix poin-
tue : « Je ne veux pas qu'on m'amène des nègres » !
Il parait que je m'inclinai encore devant elle. J'étais comme dans un
cauchemar. Des rires fusaient à côté de nous. J'entendais le Docteur
Manhattan qui élevait In voix. Au vestiaire, où je me trouvai sans sa-
voir comment, je rencontrai Dalbreuse. Des milliers de chandelles
dansaient devant mes yeux. Le Dr. Manhattan vint nous marmotter des
excuses. Par une porte de la cour, nous nous sauvâmes, Dalbreuse et
moi, comme des cambrioleurs surpris. Rentré chez moi, je m'étendis
sur mon lit, sans retirer mon smoking. Je ne sais pas si je n'ai pas pleu-
ré. Roger ! je suis mûr pour toutes les folies.
Il y eut un silence.
— Mais, mon petit, qu'allais-tu chercher chez ces gens ? Ne sais-tu
pas que l'Américain qui s'attendrira sur la colique d'un chien sans race,
dansera le cake walk, devant le cadavre d'un noir, qui ne lui a fait au-
cun mal ?
— Tu me reproches, Roger, d'avoir été chez ces gens. Ce n'est pas
de ma faute. À cette réception, j'avais des chances de rencontrer des
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 58

hommes d'affaires du Wall-Street, venus pour acheter la récolte de co-


ton. Je suis courtier. Ils auraient pu me faire des propositions intéres-
santes. Toi tu peux t'isoler, car tu en as les moyens. Mais nous qui
« turbinons » « au bord de mer » il nous faut frayer avec tous ces
gens, avaler notre orgueil, sourire quand nous avons l'envie de
mordre. Notre peine est peut-être plus humble que la tienne, mais pas
moins cruelle.
Il y eut encore un silence.
Pour la première fois, Roger Sainclair, voyait les yeux de Pascal
Darty s'embuer.
— Il semble, Roger, que l'Occupation t'en veut beaucoup de ton at-
titude. Un officier que je vois souvent à l'Hôtel de France, m'a dit
qu'on a l'œil ouvert sur toi.
— Que me veulent-ils ? S'ils me poussent à bout, Pascal, je tombe-
rai en puissance devant leurs mitrailleras. — Son masque s'était durci.
Pascal Darty était parti. Roger Sainclair vit à sa montre bracelet
qu'il était cinq heures moins le quart. Il sonna son clerc qui parut, lui
passa des ordres pour le travail du lendemain, prit son chapeau, sa
canne et s'en alla.
[37]
*
* *
Ce même après-midi, Gaude avait eu la fantaisie de faire une pro-
menade par la ville. Son père, au bureau, travaillait avec le Chancelier.
Elle était partie sans le prévenir. On était au 10 Décembre. L'approche
de la fin de l'année donnait à la cité un air de fête. Malgré l'inquiétude
qui marquait les visages, Port-au-Prince était joyeuse. La foule se ruait
dans les magasins remplis de belles marchandises. Les pâtisseries re-
gorgeaient d'acheteurs. Les cafés ne désemplissaient pas de consom-
mateurs grandiloquents. Dans les rues, les enfants soufflaient dans
leurs minuscules ballons de couleurs.
Foule de campagnards naïfs, vêtus de drill bleu, nus pieds, parcou-
rant les boutiques, les épiceries, les bazars, pour s'approvisionner de
toiles, de liqueurs, rubans, vins, bonbons et babioles, en vue des ré-
jouissances annuelles ;— de courtiers marrons, aux faces tordues de
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 59

soucis, guettant à la borne d'une rue, la proie candide ; — d'anciens


généraux, aux masques dévastés de privations et de regrets, fantoches
d'un passé décevant, s'en allant flasques, dans leurs-vieux costumes,
veufs de galons, en racontant d'une voix dolente, leurs splendeurs éva-
nouies, — de beau monde, entrant dans les magasins, en ressortant
les, mains pleines d'utilités et de frivolités.
Le « Bord de Mer », avec sa foule composite, les chansons des dé-
bardeurs, transportant sur leur dos des sacs de cafés, avec son odeur
de fruits, de goudron et d'épices, dispensait une allégresse d'autant
plus dynamique, qu'elle était toute empoisonnée d'incertitudes.
Gaude, en traversant ce paysage, sentait sur sa figure, l'haleine ar-
dente et musicale de la vie tropicale.
Eternel mystère du cœur humain. Certains jours, on foule la terre
d'un pied léger, comme un bel animal insouciant, ne percevant pas la
douleur des autres, ni la sienne parfois.
Magnifique de santé, Gaude s'en allait par les rues. Des gentlemen
bronzés, la détaillaient des yeux, avec admiration. Cet hommage des
mâles lut faisait plaisir. Tout en marchant, elle songeait aux menus
faits de la semaine écoulée. Smedley Seaton était venu la voir. Déci-
dément ce colosse ne lui plairait jamais. Elle avait reçu de Marcelle
Ricard pour laquelle elle ressentait une vive amitié, un panier de fruits
et une cage d'oiseaux.
Elle haussa son poignet à ses yeux et constata cinq heures dix à sa
montre. « J'ai le temps », se dit-elle. Un buss passait. Elle appela le
cocher, y monta et ordonna au conducteur de sortir de la ville, dans la
direction du Pont Rouge.
[38]
Dix minutes après elle était parmi la campagne. Les champs de
cannes, les grands bois, se teintaient déjà sous les feux du soir. La
mer, là bas souriait comme un immense tombeau rose.
Tout le long de la route, des villageoises joyeuses, juchées sur des
bourriques rapides, regagnaient leur chaumière.
Lentement, le buss s'avançait. L'air était léger et parfumé. Une fo-
rêt apparut.
— Attendez-moi ici ! dit Gaude au cocher,
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 60

Lestement, elle sauta à terre et pénétra dans la futaie aux mille sen-
tiers. Eblouie elle marchait. Des trilles d'oiseaux, éclataient ça et là.
Une chanson brutale et triste lui arrivait accompagnant dans le loin-
tain, la cognée de quelque bûcheron.
Sans pensée précise, toute à la joie d'une découverte, elle s'enfon-
çait dans la forêt. Dix minutes avaient fui, depuis qu'elle cheminait,
arrachant les orchidées sauvages qui pendaient aux branches basses
des arbres.
Mais déjà le soir tombait. Une ombre mauve vêtait la forêt.
« Rentrons ! se dit-elle tout haut » en souriant, Elle rebroussa che-
min et s'engagea dans un sentier bordé de pois de senteur. Cinq mi-
nutes. Mais au lieu de sortir elle avait l'impression qu'elle pénétrait da-
vantage au cœur du bois. Le soleil, entre temps, était entré dans la
mer. L'ombre mauve tournait au demi-deuil Elle ne pouvait s'orienter.
Elle avait essayé de tous les sentiers. Ç'avait été pis... La peur l'avait
gagnée. Elle s'était ingéniée, douloureusement, à se rappeler la sortie.
Nenni ! Toutes les voies lui semblaient conduire au fond. Gaude
constatait avec effroi, qu'elle s'était perdue dans la forêt.
Elle aurait voulu crier, mais l'écho de sa voix l'eût effrayé davan-
tage. Des larmes perlaient à ses yeux. Affaiblie de crainte, elle s'était
laissée choir sur un palmier écroulé.
— Mon Dieu ! gémissait-elle que deviendrai-je quand la nuit sera
complètement venue ? Si un satyre nègre surgissait ?
Brisant le silence, un pas craqua sur les feuilles. Elle ferma les
yeux! Seigneur ! Une prière monta à ses lèvres. Elle se défendra
d'abord.
Débouchant d'un sentier, un jeune homme vêtu avec élégance, le
devant du panama baissé sur les yeux, les bras croisés au dos, passait.
Gaude le regarda à la dérobée. Il lui avait adressé aussi un coup d'œil
rapide et continuait avec indifférence.
— Monsieur ! appela Gaude, craintive.
[39]
Il s'arrêta, s'avança, son chapeau à la main, et dit : « Vous désirez
Mademoiselle ? »
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 61

— Excusez-moi, Monsieur. Je me suis égarée en la forêt. Voulez-


vous être assez bon pour me remettre sur la grand'route ?
— Je vous demande pardon, Mademoiselle, de n'être pas venu à
vous ; je vous avais prise pour une Américaine en balade, familiarisée
avec ces petits chemins inextricables.
— Quelle chance, Monsieur, pour moi, que vous passiez par ici !
Elle s'amusait maintenant de son fourvoiement, mise en confiance
par les manières courtoises du jeune homme.
— La forêt est perfide, Mademoiselle, donnez-vous la peine de
passer devant moi. Je vous indiquerai la direction à prendre.
Ils marchaient.
Dix minutes après, ils sortaient du grand bois. Le cocher du buss
sourit avec paillardise, quand il vit sa passagère arriver en compagnie
d'un homme. L'inconnu salua Gaude et fit le geste de se retirer.
— Non, pas encore, Monsieur. Comment vous remercier de votre
bonne grâce.
— Ne me remerciez pas, Mademoiselle. Je n'ai accompli qu'un
simple et agréable devoir.
— Puis-je savoir le nom de mon sauveur ?
— Sauveur est de trop, Mademoiselle. Je m'appelle Roger Sain-
clair répondit-il en s'inclinant.
— Comment ! Mais, Monsieur, je suis ravie de vous rencontrer.
J'ai beaucoup entendu parler de vous. Mon père, Monsieur de Senne-
ville, vous connait.
— Effectivement. J'ai eu l'honneur d'être présenté à Monsieur de
Senneville. Excusez-moi, Mademoiselle, de faire votre connaissance,
en une occasion qui vous laissera de moi un bien vilain souvenir.
— Non, Monsieur, agréable ! Maintenant que je suis dehors, je ne
regrette plus de m'être perdue.
Le soir était presque tombé. À l'horizon, il n'y avait qu'un vague
haillon pourpre, rongé de noir, qui naviguait lentement.
— Je vous présente mes respects, Mademoiselle, et vous prie de
me permettre de m'en aller.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 62

— Si cela ne vous dérangeait pas, Monsieur, je vous demanderais


de venir avec moi jusqu'à la maison. Mon père sera heureux de vous
présenter, de vive voix, sa gratitude. Montez, Monsieur, je vous en
prie.
— Le peu que j'ai fait, Mademoiselle, ne mérite pas cette attention.
[40]
— Vous me feriez plaisir, Monsieur.
— On ne peut résister à tant de bonne grâce.
Roger prit place à côté de Gaude. La voiture partit.
D'un clin d'œil, le jeune homme admira le fin visage, le corps par-
fait, les yeux de mer. La voix de la jeune fille était insinuante. Pascal
Darty n'avait pas exagéré.
— Monsieur votre père, dit-il en souriant, va vous gronder, Made-
moiselle. Il sera étonné de vous voir arriver en si disgracieuse compa-
gnie ?
— Ne vous calomniez pas, Monsieur, mon père sera enchanté de
vous revoir. Il a de vous une si excellente opinion !
— Il est trop indulgent, Monsieur votre père, Mademoiselle.
— Je suis vraiment contente Monsieur, de ce joli hasard qui m'a
permis de vous connaître.
— L'honneur et le plaisir sont pour moi, Mademoiselle.
Vingt minutes après, ils étaient arrivés dans l'allée de la villa où le
cocher arrêta la voiture.
De la galerie, Monsieur de Senneville qui commençait à s'alarmer,
courut vers eux. Quand le diplomate vit un homme descendre du buss
pour offrir la main à Gaude, il fut surpris, mais salua de la tête, Gaude
prévint sa question et lui dit avec une étourderie d'enfant gâtée :
— Ne me gronde pas, petit père. Je me suis aventurée dans une fo-
rêt où je me suis égarée. Heureusement que Monsieur a surgi, pour me
remettre sur la route. Je te l'amène pour que tu le remercies.
— Mais c'est M. Roger Sainclair ? dit M. de Senneville.
— Pour vous servir, Monsieur. Je m'excuse de tomber chez vous,
comme un accident.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 63

— Heureux, Monsieur, Merci de votre amabilité pour ma fille.


Il n'y a pas de quoi, Monsieur.
M. de Senneville pria Sainclair d'accepter un apéritif.
Ils se rendirent sous le péristyle de la maison où, ils s'assirent sur
des dodines. Gaude s'en alla et revint, suivie de Louis-Quatorze qui
portait un plateau d'argent, sur lequel étaient posés trois verres, à moi-
tié remplis de Cassis et de vin de Pouilly.
Tandis qu'ils buvaient, Gaude observait discrètement Roger Sain-
clair. Elle remarqua ses beaux yeux pleins de tristesse et d'intelligence,
dans le visage harmonieux, le grain de la peau noir-havane, les grands
sourcils presque joints. Roger Sainclair, de son côté, évitait de diriger
ses regards vers la jeune fille, comme sous le coup d'un obscur et sou-
dain malaise.
[41]
Bientôt il prit congé. Gaude et son père allèrent dîner. À dix
heures, après avoir fait un peu de piano, elle gagna sa chambre, se dé-
vêtit, prit un livre et se coucha ! Elle ne lisait pas. Elle songeait plu-
tôt...
Le climat des tropiques semblait lui souhaiter une perpétuelle bien-
venue. Elle s'avoua le plaisir très subtil qu'elle avait éprouvé au
contact de Roger Sainclair.
Il est gentil, se dit-elle tout haut, avec un vague sourire.
Gaude sentait refleurir ses puissances sentimentales.
Par la fenêtre ouverte elle voyait palpiter un pan de ciel étoile.
Une odeur d'amour montait de la terre.
*
* *
Huit jours après, Monsieur de Senneville offrait à la Légation sa
première réception.
Depuis une heure de l'après-midi, le ciel boudait. Le vent d'Est sac-
cageait le feuillage des arbres, sifflait dans la chevelure des palmiers.
Dans l'air, c'était un tournoiement de feuilles vertes, de pétales et de
paille. Un parfum dé tempête chargeait l'éther. La mer, là-bas, noircis-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 64

sait. Dans les rues, les passants s'empressaient de rentrer chez eux ;
des chiens, la queue sous le ventre, fuyaient.
De seconde en seconde, des éclairs décrivaient au ciel d'airain, des
zigzags vert et or. Et cela éclatait... crê... ê ê...
C'était à croire que là haut, des artilleurs ivres, actionnaient des
milliers de canons.
La petite bonne Maxoula, qui torréfiait du café dans la cuisine, se
signa en tremblant et lamenta : « Papa Bon Dieu, qu'est-ce que c'est
que ça ? C'est un grand Esprit qui se réjouit ! »
Puis elle cria d'une voix que la peur rendait plus aiguë :
« Louis Quatorze, allez fermer les fenêtres de l'étage ! »
Le garçonnet qui causait dans la rue avec des camarades entendit
l'appel. Comme une flèche, il gagna la maison.
Soudain, un nuage creva. Les premières mesures de la pluie prélu-
dèrent sur les arbres sur la terre, que les grosses gouttes creusaient, sur
les toits, de tôle, tac... tac... Et, d'un coup, déchirant les nuages de
plomb, l'eau nombreuse gronda sur la ville, furieuse et sombre.
Garde, qui contemplait cette dégringolade à travers les persiennes
de la pièce où elle se trouvait avec son père, à l'étage, était joyeuse et
craintive [42] à la fois. Elle s'amusait de l'harmonie formidable de
l'averse, soulignée par les déflagrations de l'orage. Cependant tous
deux restaient silencieux.
Mais, dans la cour, Louis-Quatorze tout nu, dansait, chantait et
riait. Chaque éclair faisait étinceler ses dents. Il avait l'air d'un petit
bronze en gaîte, descendu de son socle. Etait-il un minuscule élé-
ment ?
— C'est quand même beau cette ondée ! finit par dire Gaude.
— Pourvu, répondit M. de Senneville qu'elle ne continue pas jus-
qu'au-soir, pour empêcher les invités de venir.
— Oh ! non, ça passera.
— Il me semble, Gaude, que tu prends plaisir à ce déluge.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 65

— Je ne sais pas, père, mais cette pluie qui rugit comme une bête
en délire, agace moins les nerfs que celles de chez nous, d'un gnan-
gnan à rendre neurasthénique.
— C'est la nouveauté, Gaude, qui te séduit. Tu es bien de ton
temps. Une demi-heure s'était écoulée. La pluie, comme affaiblie par
sa propre violence, déclinait.
— Que te disais-je, papa, s'exclama Gaude, elle passe !
— En effet, difrMi.de Senneville, qui allait regarder à travers les
persiennes.
— Tant mieux, ajouta-t-il.
Des morceaux de clarté, ça et là, plaquaient le ciel encore nuageux.
Une odeur de menthe et de terre mouillée, était mêlée à la brise sa-
lubre qui venait de la mer. Sur la colline proche, une longue écharpe
d'arc-en-ciel, rose améthyste, lilas, traînait. Dans le lointain, mugissait
une génisse.
Sur la ville, une buée lumineuse s'irradiait.
La vie reprenait dans les rues où, des gamins jouaient dans les ri-
goles, comme de jeunes chiens. Une douceur fraîche envahissait
toutes choses.
Soudain, dans toute sa splendeur, reparut le soleil.
Le rire de Maxoule s'égrenait dans la cour.
*
* *
Après une brève inspection du buffet, disposé dans une pièce atte-
nante au grand salon, Gaude alla s'habiller.
Tout en se parant elle songeait aux incidents des huit jours passés.
Smealey Seaton était revenu chez elle. Ils avaient été, la veille,
prendre, en compagnie de l'ambassadrice américaine, le thé à leur
club. Drôle d'endroit, songeait-elle, où les gens mettent los pieds sur
les tables.
[43]
Deux jours après, elle avait assisté aux Variétés, à une représenta-
tion théâtrale. À l'entre-acte elle avait rencontré Roger Sainclair cau-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 66

sant avec Marcelle Ricard. Il s'était incliné devant elle, avait parlé une
minute, puis s'était retiré, souple et sobre, comme cherchant à l'éviter.
— Il a vraiment l'air sauvage, sous ses manières polies, pensa
Gaude. Viendra-t-il à la réception ?
Et mi-rieuse, elle s'avoua que son absence lui causerait une mince
déception.
Au même moment, on frappa à la porte de la chambre. Elle était en
combinaison de soie mauve, déjà chaussée, assise devant sa psyché.
— Qui est là ? demanda-t-elle ?
— C'est moi, Maxoule.
Gaude passa un peignoir, et alla tourner le loquet de la porte.
Maxoule entra et dit :
— Depuis avant la pluie, Mademoiselle, un garçon avait apporté
ces fleurs avec cette lettre. J'avais oublié de remettre à Mademoiselle.
Maxoule tendit le pli à Gaude qui ouvrit l'enveloppe non cachetée
et en tira une grande carte. Elle lut :
« Roger Sainclair, empêché au dernier moment d'être cet après-mi-
di, à la réception de M. de Senneville, s'excuse auprès de lui et de Ma-
demoiselle Gaude. Que M. de Senneville, daigne prier, en son nom,
Mademoiselle sa fille, d'accepter ces quelques fleurs, avec ses respec-
tueux hommages ».
— M. Marvil avait raison, pensa Gaude. C'est un poseur-ce noir !
D'un geste presque nerveux, elle lança le carton sur une petite table
de gaïac, où elle déposa la corbeille d'oeillets rouges, qu'elle avait
prise des mains de Maxoule.
Elle continua à s'habiller, un tantinet contrariée. Elle renonça à la
robe grenat, d'une coupe hardie, qu'elle s'était promise de porter, et se
revêtit d'une toilette simple, en linon blanc, agrémentée de point de
Bruxelles, puis descendit.
Cinq minutes après, les invités affluaient.
Dans le salon, aux murs décorés de roses pourpres et de dahlias
bleus, c'était un charmant papotage. L'orchestre, placé dans un coin de
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 67

la pièce, jouait des blues, des valses, des tangos. Déjà des couples
dansaient.
Malgré la bonne humeur qui l'entourait, Gaude ne se sentait pas en
train. Smedley Seaton, vint la prier à danser. Sans plaisir, elle se leva.
Elle tournait avec cadence, entre les bras de l'officier, mais elle ne
dansait pas, car l'âme [44] n'y était point. En vain, Smedley Seaton
faisait tout son possible pour lui plaire. Elle ne comprenait pas son
langage.
Elle était lointaine. Elle devinait, à la mine de l'officier qu'il voulait
lui faire un aveu, mais la physionomie de cet amoureux, lui suggérait
plutôt une envie folle de rire.
Il y a tant de comique pour une femme, dans le visage d'un préten-
dant indésirable.
La danse terminée, elle se rendit au buffet, en compagnie de l'offi-
cier qui ne la laissait pas d'une semelle. A son retour au salon, elle
était assise à côté de l'ambassadrice des Etats-Unis et de Mme Jacques
Poussigny, quand elle entendit celle-ci s'exclamer presque :
— Est-ce possible ! Roger Sainclair dans le monde ?
Elle tourna la tête et le vit, en effet, dans un groupe près du piano,
qui saluait son père. Il portait une veste noire, bordée, un pantalon gris
sombre au pli impeccable, des souliers à tige ardoise. À sa cravate
noire était fichée une perle.
Gaude éprouva un étrange petit frisson à voir le jeune homme. Elle
regretta de n'avoir pas mis sa robe grenat.
Après avoir d'un regard, fait le tour de la salle, Roger Sainclair la
remarqua. Il quitta le groupe. Et, de son allure lente et féline, qui plai-
sait tant à la jeune fille, il vint s'incliner devant elle.
— Je ne vous espérais plus, Monsieur Sainclair, dit-elle en sou-
riant.
— Vous, m'espérer, Mademoiselle, c'est vraiment trop de grâce.
— Vos fleurs m'ont ravie et vous venez, c'est encore mieux, Mon-
sieur mon cicérone.
— Ne songez plus, Mademoiselle, à ce mauvais quart d'heure ;
toute la peine a été pour vous et toute la joie pour moi.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 68

— Laissez-moi, Monsieur Sainclair, vous montrer la foute du buf-


fet.
Ils s'en allèrent.
Arrivés dans la pièce, Gaude fit servir deux coupes de Champagne,
en offrit une à Roger et, prenant la sienne, lui dit d'un air mutin, toute
gaie maintenant :
— À la santé du sphinx. À son apprivoisement !
— Vous faites erreur, Mademoiselle, répondit-il, en souriant, il n'y
a rien de moins mystérieux que moi. Quant à ma réputation de sau-
vage, elle est faussée.
— Toute la salle, Monsieur, a été surprise de vous voir entrer tout à
l'heure continua Gaude avec enjouement.
[45]
— Dois-je vous avouer, Mademoiselle, que je ne m'explique pas
comment je suis ici ce soir ?
— Ah ! fit Gaude, en le menaçant du doigt, gentiment, votre ex-
cuse n'était qu'un petit mensonge ?
M. de Senneville arriva dans la pièce, avec le Ministre des Rela-
tions Extérieures et d'autres personnages officiels.
— J'aurais regretté votre absence, Monsieur Sainclair, lui dit-il.
— Je ne demandais qu'à venir. Mais dans notre profession, il y a
tant d'ennuis soudains.
Gaude sourit de la réponse de Roger. Comment se disait-elle, il me
prend déjà pour sa complice ?
Quand même, ajouta M. de Senneville, je ne vous absous pas de
votre retard. Et, comme punition, Monsieur Sainclair, vous dinerez
avec nous.
— La pénitence sera agréable, Monsieur.
Smedley Seaton vint se mêler au groupe qui, avec entrain, vidait
des coupes et mangeait des gâteaux.
Gaude et Roger continuaient à s'entretenir. Smedley Seaton toisa le
jeune homme. D'instinct, il pressentit un rivai en lui. L'officier s'avan-
ça vers eux, et demanda à Gaude l'honneur d'un fox-trott que jouait
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 69

l'orchestre à ce moment. Elle s'excusa auprès de Roger et prit le bras


de Seaton. Roger ne s'attarda pas dans la pièce. Il alla s'appuyer contre
une porte de la salle de réception, en considérant les couples d'un re-
gard morose.
Depuis le jour où le destin l'avait conduit dans la forêt, sur la route
de Gaude, il était tourmenté, inquiet. Tout ce qu'il faisait lui semblait
terne. Avant la pluie, ne pouvant travailler, obsédé par l'image de
Gaude, il s'était rendu chez Florecita, décidé à ne pas déférer à l'invi-
tation de M. de Senneville. Florecita, toute nue, avait dansé pour lui
une « bangouline » voluptueuse. Cela ne l'avait pas intéressé.
Après l'averse, il était rentré chez lui, avait essayé de lire, mais il
avait remis le livre à sa place, avec lassitude et puis s'était habillé
comme un médium sous la suggestion, pour se rendre à la réception.
De voir Gaude, qu'il connaissait à peine, danser avec l'officier, une
souffrance le saisit, traîtreusement, Roger s'alarma. Qu'y avait-il de
commun entre cette jeune fille et lui ? D'ailleurs pourquoi était-il là
après s'être excusé ? C'était même une incorrection. Il eut peur de re-
garder au fond de lui. Que faisait-il encore dans ce salon ? C'est vrai,
il avait accepté à diner.
Dans le remous du bal, le couple vint à passer à quelques pas de
lui. Il crut voir de l'ennui dans ses yeux. Cette illusion de son [46]
imagination fut agréable à sa vague jalousie. Maintenant, elle sourit à
son danseur.
Oh ! Gaude, pensa-t-il, pourquoi souriez-vous à cet homme déplai-
sant ?
— Est-ce que j'aime cette jeune fille ? se questionna-t-il
— Non ! se répondit-il avec une fatuité amère.
Le mot de Pascal Darty lui revint à la mémoire : « Ces morceaux
ne sont pas pour nous ».
— Et pourquoi pas après tout ?, se demanda-t-il avec rage.
Tous les couples qui passaient, figuraient à ses yeux, Gaude et l'of-
ficier.
Roger Sainclair, chasse ton désir, pensa-t-il. Tu te juges supérieur à
Smedley Seaton. C'est ton opinion, ce n'est pas celle du monde. Que
lui importe, au monde, tes privilèges spirituels, et même ta grâce ani-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 70

male ! Tu es homme de couleur.. .Cette belle jeune fille est interdite à


tes mains artistes ! Ne vois-tu pas comme elle fait, avec Seaton, un
couple assorti ? Rentre dans ta villa où les hommes t'exilent, mâcher
ton désespoir de n'être pas aimé.
Roger sourit. Il murmura :
— Non, Mademoiselle Gaude, je ne vous aime pas !
Le couple repassa près de lui.
— Oh ! se dit-il, comme ce fauve aux yeux d'acier, traîne avec per-
versité, sa lourde main de boutiquier, sur l'épaule bouleversante ! Vous
riez de moi ours blanc ! Je suis capable de vous détruire ! Quant à
Gaude, je croyais qu'elle était plus belle que cela. Sous la lumière des
lustres, les défauts de son corps s'accusent. Oh ! comme je l'aime !
La musique s'était tue.
Smedley Seaton et Gaude avaient pris place, sur un canapé, à un
mètre du jeune homme. Ils se parlaient. Gaude tournait entre ses
doigts une fleur. Roger supposa que c'était l'une de celles qu'il lui avait
envoyées. Cette idée lui fit plaisir. L'orchestre exécutait la valse à la
mode de Louis Dorfeuil, à lui dédiée : « Fleurs de Rêve ». Le couple
s'était mis debout.
— Navrée, Monsieur Seaton. J'avais promis cette danse à M. Sain-
clair. Et Gaude se retourna vers lui, simple et séduisante. Roger fit
trois pas, médusé. Smedley Seaton pâlit. Il décocha au noir un regard
de haine.
— Je crois vous avoir promis cette valse, Monsieur Sainclair ? dit
Gaude.
— Oui, Mademoiselle, balbutia-t-il. Je vous espérais.
Ils se lient. La musique, comme complice du jeune homme,
s'exalte. La salle n'en croit pas ses yeux : Roger Sainclair danse !
[47]
Souple, la tête en arrière, il marquait son fameux pas de valse
lente, qu'il inventa naguère, dans une éclaircie de sa jeunesse.
Dès le moment où il avait passé la main sous le bras de la jeune
fille, cruelle et douce, s'était imposée à son esprit, la conviction, qu'il
venait de toucher la taille de sa destinée.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 71

Des couples cessaient de danser pour admirer le spectacle.


« Ah ! s'exclama Louis Dorfeuil, dans un groupe, nous retrouvons
le premier danseur de la capitale ».
Roger dansait, avec cette divination nègre des cadences, cette har-
monie dépouillée et libre, presque religieuse, laissées en lui, par des
siècles d'ancêtres, qui avaient fait de la danse l'expression sacrée de
leurs âmes.
Le couple semblait exécuter un rite, précédant l'accomplissement
d'un mystère dyonisiaque...
— Oh ! comme vous dansez, Monsieur Sainclair, dit Gaude d'une
voix câline et basse.
— Non ! Mademoiselle Gaude, c'est vous qui m'entraînez ! Vous
êtes inouïe, Mademoiselle Gaude !
Sa voix frémissait d'amour. La jeune fille leva vers lui ses yeux
pers. Elle vit que les siens étaient exténués. Le frisson de la vérité agi-
ta ses seins tièdes.
La musique s'était tue Un murmure flatteur parcourut la salle. Ro-
ger avait oublié tout : sa couleur, les Américains, la petite patrie piéti-
née.
Plus loin, vexé et furieux, Smedley Seaton demandait à M. Calvin
Wallace, le ministre anglais, elle ne se souvenait pas de ce tableau de
Frémiet du British Muse : « Le gorille emportant une nymphe ».
La demie de sept heures sonna. Les invités partaient. Roger alla
s'accouder à la balustrade de la galerie.
Dans le parc, derrière un bouquet de palmiers, la lune, sur le ciel
nuptial, s'élevait comme un disque de nacre Roger sourit à l'astre
mâle, d'après la mythologie Wo Dou.
*
* *
Après le diner, ils gagnèrent la terrasse où ils dégustaient des li-
queurs, tout en bavardant sur la vie tropicale.
— La société haïtienne est très intéressante, dit Gaude, mais elle ne
me change pas beaucoup de Paris. J'imagine que la campagne et ses
habitants sont assez pittoresques.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 72

[48]
— Oui, répondit Roger, par ses sites et les mœurs de ses habitants,
l'intérieur de la contrée est plaisante.
— Ils m'apparaissent simples et aimables, ces campagnards, ajouta
M. de Senneville.
— Pleins de belles naïvetés,, oui, répondit Roger, mais pas tou-
jours charmants.
— Cela m'amuserait de les voir chez eux, dit Gaude rêveuse...
— Je vous prends au mot, Mademoiselle, répondit Roger, Mon-
sieur de Senneville me fera l'honneur et le plaisir d'accepter une invi-
tation. J'ai, dans le département de l'Artibonite, à cinq heures d'auto de
la capitale, un petit domaine. Je vous convie à y aller passer deux
jours, après les fêtes de fin d'année.
Mr. de Senneville tiqua, imperceptiblement, et répondit en regar-
dant Gaude, comme pour prendre son avis :
— Vous êtes trop gentil, Monsieur Sainclair. Vos occupations n'en
souffriraient pas ?
— Nullement ! Monsieur, vous m'honoreriez.
Gaude n'intervint pas, mais son sourire exprimait son acceptation.
— Bon, Monsieur Sainclair, acquiesce le diplomate, nous profite-
rons de votre gracieuseté.
— Monsieur, dit Louis Quatorze qui venait d'arriver, le facteur est
en bas avec un papier. Il ne veut le remettre qu'à Monsieur lui-même.
Mr. de Senneville s'excusa et descendit.
Il y eut un silence. Puis Gaude dit avec une sympathie soudaine :
— Pourquoi, Monsieur Sainclair, êtes-vous toujours triste ?
La voix pleine d'amitié, remua voluptueusement Roger qui répon-
dit : Vous êtes bonne, Mademoiselle Gaude ! Laissez-moi baiser votre
main, ajouta-t-il, presque suppliant :
Dans sa voix s'angoissait le doux appel des sexes.
Simplement Gaude lui tendit sa main. Il la prit, la garda quelques
secondes dons lu sienne, puis la jeune fille sentit dans sa paume tiède,
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 73

un baiser brûlant et passionne. Elle en avait frémi jusque dans sa chair


intime. Un silence fervent et inquiet régna entre eux
À quelle impulsion avait obéi Gaude en se conformant au désir de
Roger ? Aimait elle déjà le jeune homme ? Le climat avait peut-être
son influence, dans l'attendrissement soudain de la jeune fille. Car,
certains soirs, seule au balcon de sa chambre, légèrement vêtue, de-
vant la belle nuit tropicale, la caresse de la brise en sa chevelure, sur
ses seins, à ses lèvres, lui dispensait [49] une volupté violente, qui fai-
sait venir des larmes à ses yeux, un désir de baiser à sa bouche. Et
puis, Roger Sainclair, mâle aimable, qui semblait cacher sous sa ré-
serve, une âme enfantine et distinguée, avait à ses yeux le prestige de
l'inconnu.
Roger était à peine parti que Gaude gagna sa chambre. Elle se mit
à réfléchir. Elle voulait faire le point de son étrange sentiment. Pour-
quoi cette faiblesse qu'elle éprouvait pour Roger. Ne venait-elle pas de
lui livrer sa main par un baiser sans innocence, dont elle vibrait en-
core ? Quel était ce souffle qui la poussait vers le jeune homme de
couleur ? Elle s'en voulait de cette inclination. Seaton de même race
qu'elle l'aimait. Elle le jugeait indigne de son amour. C'était Roger qui
bénéficiait de ses secrètes préférences. Gaude. n'élucidait pas cette
élection.—« Non je ne l'aime pas se dit-elle, il n'y a dans ma complai-
sance pour lui, que raffinement de générosité.
Le visage de Roger traversa sa méditation. Elle a l'impression
qu'aucune force ne l'empêchera de réaliser avec le jeune homme une
aventure exquise et pathétique. Elle se dévêtit et essaya de dormir.
Elle ne put. Gaude était la patiente d'un désir subtil et cruel. Etendue
sur son lit, toute nue, la chaleur était forte, elle ferma ses yeux, dans la
crainte que ne lui apparut,' sous une forme lumineuse, la vérité de son
cœur.
*
* *
Roger de son côté était bien troublé aussi. Il s'en alla vers le
Champ-de-Mars. Il foulait la pelouse de la place d'un pas nerveux,
tout en pensant à l'audace de sa prière de son baiser. Plus que Gaude il
était humilié de son attitude, car son orgueil était excessif. Que ne
pensera-t-on pas de lui, quand on saura qu'il aime une blanche ? Lui
qui se croyait au-dessus de l'amour et qui raillait tant ses congénères
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 74

qui perdent la tête devant le sourire d'un minois rose. Pour ne pas res-
ter seul avec ses pensées il se rendit chez Florecita.
D'ordinaire, il apercevait de l'allée, la clarté de la lampe du petit sa-
lon, à travers les jalousies de la porte. Cette nuit, nulle lueur, nulle pe-
tite voix chantante l'accueillant de loin.
Roger entra des la pièce en s'éclairant d'allumettes. Puis il gravit
l'escalier qui conduisait à l'étage. Au palier, une plainte partie de la
chambre, le frappa. Il s'y rendit et vit, la jeune femme sans voiles, pe-
lotonnée comme une boule sur le lit.
— Qu'as- u ma sauvage ? lui demanda-t-il d'une voix douce.
[50]
Florecita ne répondit pas. Il frotta encore une allumette. Elle pleu-
rait, le visage enfoui dans un oreiller.
— Écoute, Florecita, dit-il avec ennui, tu me fatigues à la fin avec
tes pleurs, sans cause. Je suis certain que tu as été consulter encore un
devin qui t'a prédit des stupidités !
— Je sais que tu me quitteras, répondit-elle, d'une voix triste. J'ai
fait hier un mauvais rêve.
— Sois sage, Florecita, ne t'inquiète pas des songes. Ne va plus in-
terroger les « Papas lois » qui sont des menteurs. Je t'aime bien...
Ces mots l'apaisèrent Elle se leva et fit de la lumière. Roger s'était
assis sur le bord du lit. Prise d'une joie subite, Florecita sauta sur ses
genoux, le caressa de la main, frotta ses seins durs, couleur de sapo-
tille, sur son visage. Le jeune homme resta insensible à ces caresses
Florecita l'examina d'un regard inquisiteur.
La jeune femme n'avait plus de charmes pour lui. Elle lui apparais-
sait vulgaire, primitive. Il était plein d'ingratitude pour le corps mince,
brun-or. Son imagination, intoxiquée d'amour, créa une vision de la
nuance de Gaude, qu'il compara à celle de la griffe. Le corps blanc lui
parut inégalable. Il ferma les yeux….
Florecita, assise sur le plancher devant le lit, respecta sa songerie.
Trois minutes après elle poussa un long soupir. Roger releva la tête et
la vit pénétrer dans une pièce contigüe à la chambre.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 75

Cinq minutes passèrent. Ne la voyant pas revenir il se leva et la


trouva à genoux, dans un angle de la pièce, en extase, devant des por-
traits dé Saints et de Saintes, fixés à la cloison, par des épingles.
C'était des images de fabrication allemande : un Saint-Joseph blême,
vêtu d'une cape bleue, debout, un lys à la main ; une vierge Marie, trô-
nant sur un nuage d'or, bénissant des damnés qui brûlaient, en grima-
çant, dans des flammes d'un jaune de soufre, tandis que les fouettaient
de noirs démons à queue. D'autres chromos représentaient Jacques le
Majeur, sur un cheval gris, piétinant un dragon et des blessés ; un Père
Eternel barbu, entouré d'éclairs, sous un œil énorme, enclos dans un
triangle ; un Saint-Pierre avec une grande clé à la main droite ; — un
Christ noir, — Adam et Eve, nus dans un jardin, sous un arbre en
fleurs, contemplant un serpent à grosse tête.
Sur un foulard de soie rouge, étendu sur le parquet, se trouvaient
des coquilles multicolores, des soucoupes en porcelaine rose, pleines
de pistaches, de mais grillés et de dragées. Dans une large écaille de
tortue, il y avait du miel. En de petits plats de grès des gâteaux rassis.
On voyait encore [51] côte à côte, couchées sur du coton, trois sta-
tuettes en pierre, bien huilées, l'une jaune, l'autre blanche, et L der-
nière noire. Deux petites cruches en terre cuite contenaient du laurier
desséché. Un bol d'huile de palma-christi, où affleurait un bouchon,
surmonté d'une minuscule mèche allumée, éclairait l'oratoire. Fichés
dans un trou de la cloison, trois bâtonnets enrubannés, portant, au
bout, de petites calebasses, zébrées de hiéroglyphes, achevaient le dé-
cor.
Navré, Roger s'était approché de Florecita, perdue dans une silen-
cieuse invocation : œil dilaté, tête inclinée en arrière, bras croisés sur
ses seins. Pas un muscle de son corps ne bougeait. La lumière du bol
d'huile rougissait son ventre nu. Malgré sa colère, Roger fut curieux
de la scène. Il se taisait. Maintenant, Florecita parlait. C'était un chara-
bia africain, des incantations tragiques, des appels désespérés et pas-
sionnés à des saints catholiques, à des dieux Wo-Dou, qu'elle sup-
pliait, semblait-il, de déjouer les astuces de puissances invisibles, hos-
tiles à son bonheur.
Soudain, Florecita se redressa, les yeux exorbités, les mains unies
sur sa tête échevelée. Elle courut dans la pièce, à droite, à gauche,
comme une bacchante, tournoya, éclata de rire, superbe, bestiale et
illuminée. Roger ne savait, si l'impression que lui distillait le spec-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 76

tacle, était du respect ou de la peur. Immobile, adossée à une cloison


de la pièce, Florecita chantait.
C'était une mélopée lente, légère et triste, qui touchait chez le jeune
homme, des cordes qu'il ignorait :

J'ai donné à mes dieux.


Des roses et des patates,
Des gâteaux de mais
Chauds et dorés,
Ils viendront guérir ma peine.
Nos dents rient du malheur.
Je sers mes « lois » d'Afrique.
Ils sont terribles et doux.
Il y a du chagrin qui s'avance
Pour attendrir le destin,
Je jetterai du riz, des fleurs et du thym !

Avec un intérêt pénible, Roger Sainclair écoutait la chanson. Une


obscure inquiétude l'envahissait. Il était humilié, que, par une fissure,
les alarmes vagues de la petite femme, s'insinuaient dans son esprit. Il
intima l'ordre à Florecita de se taire. Inconsciente, elle continuait à
chanter. Elle se tut enfin, courut encore à travers la pièce, une main
sur les yeux, tournoya et s'écroula sur le plancher.
[52]
Roger était sous le coup d'une froide colère. Florecita se releva et
vit le visage sévère du jeune homme. Elle supplia.
— Roger, ne m'abandonne pas ! c'est pour toi que j'ai prié !
Cette plainte poignante l'émut. Son courroux se tempérait de pitié.
— Florecita, je vais détruire tes idoles, dit-il.
Il s'avança vers l'oratoire, se baissa, arracha les images qu'il déchi-
ra, — lança par la fenêtre ouverte le bol d'huile, les cruches, les as-
siettes, — prit !es statuettes, les coquilles et autres fétiches, qu'il jeta
dans un panier proche, les descendit dans la cour, et les noya dans un
puits, où se mirait une lune railleuse.
À son retour il retrouva Florecita qui sanglotait, à la même place,
accroupie sur le parquet. Sans paroles, il tira son portefeuille, en prit
de l'argent qu'il déposa sur une table et s'en alla.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 77

Il était étoudi. Il marcha vivement, sans penser. Au Champ-de-


Mars, il vit un couple enlacé qui remuait, appuyé sur le soubassement
en ciment, du kiosque en fer forgé. Il était minuit et demi. Des gens
sortaient du théâtre : « Parisiana ». C'était des ligueurs de la « Résis-
tance » qui, plus qu'avant, espéraient qu'une justice immanente vien-
drait au secours de la patrie occupée.
Ces ombres, dans la nuit, lui firent songer à la dure réalité. Son
cœur se serra. Une voix cria, peureuse : « Liberté ou la Mort ! » Roger
sourit, L'amour avait presque remplacé son chagrin patriotique. La
haute flamme cruelle consumait en lui tout ce qui ne se rapportait pas
à elle. Un météore dans le ciel stellaire.
Contraindre l'Amour et la Joie, murmura-t-il.
Il prit la direction de sa villa.
*
* *
Rapidement le mois avait fui. Le dernier soir de décembre était
venu.
Roger Sainclair était seul dans le salon bibliothèque de sa rési-
dence privée. Il songeait à Gaude, étendu sur un divan, tout en fumant
un londrès. Le crépuscule, à son terme, inondait la pièce d'une lueur
mauve, jouait au dos des beaux livres sur les étagères.
Pascal Darty, vêtu de tussor de soie gris, pénétra dans l'apparte-
ment, joyeux et désinvolte.
— Ah ! coquin ! dit-il, en souriant. Tu reprends goût à la vie. Mes
compliments ! On ne parle dans les salons que de ton flirt sérieux avec
la belle Gaude de Senneville.
[53]
— Que ces « mondains » sont bêtes, répondit Roger. On voit bien
qu'ils sont oisifs. Je fréquente les Senerville parce qu'ils sont char-
mants. Mes visites chez eux n'ont aucune importance.
— Il paraît, Roger, que !a jeune fille te veut beaucoup de bien. Ne
dit-on pas encore que le jour du match entre le onze du dernier croi-
seur français et une équipe de l'U.S.S.H., elle poussa un petit cri, dans
la loge présidentielle, quand ton cheval, sur le land, se cabra de si dan-
gereuse manière.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 78

— Mon cher Pascal, il n'y a aucune intrigue entre cette jeune fille
et moi. Tout ce qu'on raconte à cet égard est faux.
— Ce n'est pas ce que croit, parait-il, Smedley Seaton, le major
américain. On le dit au désespoir.
— Pascal Darty, toi qui me connais, me juges-tu capable d'aimer
une blanche ? Même si c'était vrai, je la fuirais.
— Voire ! Sainclair, si tu n'étais pas bien pincé!
— Je suis sûr de moi, Pascal.
— Vas-tu ce soir au Bal de Mariani-Club ?
— C'est possible, Pascal.
— Roger ! Tu ne me trompes pas, ajouta Pascal avec bonne hu-
meur. Je te connais un peu. Il y a dans tes yeux une lumière de pas-
sion.
— Pascal ! Sais-tu que tu m'embêtes ?
— Oui ! Ces fleurs partout dans ton appartement, ta vie mysté-
rieuse depuis un mois près... hum...
— Darty ! La vie est belle. Ne dis-tu pas souvent qu'elle est une
danse, que seuls les niais refusent de danser ? Eh bien, je t'annonce
que je suis dans la ronde ! Prenons une coupe de Champagne pour sa-
luer l'année nouvelle.
Le domestique qu'il avait sonné apporta le nécessaire. Donnons-
nous une accolade dit Roger comme nous faisons toujours à cette
époque de l'année.
Ils s'embrassèrent, et prirent leur coupe.
— Buvons, Roger ; dit Pascal Darty, avec une émotion soudaine, à
la résurrection de la petite maman noire, qui saigne !
Roger regarda son ami avec reproche. Son regard semblait lui dire :
« Pourquoi réveiller cette douleur ?
Ils burent et se refirent.
Il y eut un court silence.
— Mais que devient Florecita ? Interrogea Pascal Darty.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 79

— Je continue, à l'entretenir, mais je ne la vois plus, répondit Ro-


ger. Je déteste cette Afrique instinctive, cette Afrique à tam-tam, à
gris-gris, à plumet, [54] toujours en quête de merveilleux. Celle-là est
très loin de moi. Et dire que mon ancêtre, le fondateur, traquait déjà en
1780 les sorciers de la plaine. J'ai découvert, à cet égard ses ordon-
nances militaires, dans les papiers de mon père.
— Il ne faut pas exagérer non plus, Roger, tous les cultes se valent.
Ce sont les superstitions qui entretiennent l'espérance au cœur des
foules, qui ont besoin de magie, comme l'âne de fourrage. Les reli-
gions sont nées, de la peur des hommes en présence du mystère de la
vie, qui commence et finit dans l'obscur. Entre ces deux pôles, il n'y a
que de vagues lueurs : l'amitié, l'amour, la bonté. Notre peuple
cherche l'âme, le divin, dans ses pierres et ses simagrées. Personne
n'est certain de rien, puisque toutes les religions, je dis toutes, ne
s'étayent sur aucune évidence. Les adorations de Florecita ne sont pas
plus ridicules que les autres. L'homme quelle que soit sa race, est tour-
menté de confuses craintes, veut se dépasser. Il étouffe dans le cercle
où l'enferme la dure réalité. Il a soif de mystère et de fétiches Florecita
est pure dans ses idolâtries qui lui procurent de beaux frissons. Elle est
plus heureuse que nous, qui ne croyons ni en Dieu, ni en Diable, nous
qui nous moquons de tout, sans vouloir être consolés.
Le soir obscurcissait la pièce. Roger se leva, alla tourner le bouton
de l'électricité en disant avec une gaité noire : « Bah ! la lumière sorti-
ra de l'ombre ! »
Pascal s'en alla, ayant au préalable demandé à Roger de passer le
prendre dans sa voiture pour qu'ils se rendissent ensemble au bal.
Roger fut repris par sa sonnerie amoureuse. Il voulut, dans le
désarroi de sa pensée, prendre conseil de l'expérience de ses maîtres.
Il s'avança vers une étagère où étaient quelques livres. Ses yeux tom-
bèrent sur les « Pensées ». Il prit le volume, l'ouvrit et lut : « Nous
courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis
quelque chose devant nos yeux pour nous empêcher do voir »
Contrarie, il remit le livre à sa place, en murmurant : « Ce Pascal
m'ennuie à la fin avec ses sentences d'homme malade ».
Il alla s'appuyer à la fenêtre, aspira avec force, une bouffée d'air
parfumé de citronnelle, qui venait des sommets de Pétionville. La
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 80

perspective de revoir Gaude plus tard, mit dans sa tête fiévreuse une
diversion enchanteresse. « Oh! se dit-il, qu'elle soit mienne toute ».
An dehors, la fête retentissait.
[55]
*
* *
— Papa ! Il n'est que dix heures, dis au chauffeur de monter à Ma-
riani-Club, en passant par le « bord de mer ».
M. de Senneville donna l'ordre.
On n'oubliera jamais cette fin d'année de 19... Les denrées se ven-
daient en Europe à des prix astronomiques. L'argent touchait tout le
monde. Malgré la présence de l'étranger, ses brutalités, il y avait du
bonheur dans tous les yeux. Ce soir-là, il semblait que tous les pas-
sants fussent heureux. La gaîté frappait au visage, à chaque pas qu'on
faisait. Des feux d'artifice ensanglantaient la nuit claire. À perte de
vue, à même le perron des maisons, c'étaient des rangées de chan-
delles. A tous les poteaux des résidences claquaient les petits drapeaux
bleu et rouge... Dans les cafés, des individus qu'on croyait ruinés, ré-
pandaient des dollars par poignées. Des femmes ivres, dans les quar-
tiers populaires, dansaient dans les cours, criaient, pleuraient. Elles
couraient après les mendiants presque repus déjà, pour les gaver de
victuailles et de tafia, reste des « libations aux Morts ».
Les marchandes nocturnes, assises sur leurs petites chaises, aux
coins des rues, abandonnaient, de temps en temps, leurs plateaux de
marchandises, pour aller se « dégourdir » les hanches, derrière une
« coudiaille » qui passait En attendant, des gamins rieurs pillaient
fruits, tablettes de noix et poissons frits. La cité n'était qu'une im-
mense gueule qui chantait, buvait et mangeait, un énorme bas du dos
qui se rythmait.
Même les soldats de l'occupation étaient pris par cette allégresse
contagieuse. Ils se ruaient dans la fête, raidis de rhum, embrassaient
les femmes publiques, les hommes en goguettes, en disant « tous bro-
thers ».
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 81

Gaude et M. de Senneville en parcourant la ville en liesse, voyaient


et entendaient déferler la joie brutale et sans lendemain du peuple op-
primé.
*
* *
Quinze minutes après, ils étaient au Mariani-Club, bien illuminé,
devant la mer, au fond d'une allée, plantée de palmiers.
Tout le high-life port-au-princien s'y amusait, dans une atmosphère
d'élégances et de sourires. Les visages partaient du blanc d'albâtre au
noir havane. Cette dernière nuance était' en minorité.
Les femmes, en général, portaient des toilettes réalisées à Paris.
Sans dépit, Gaude pouvait louer leur chic, car elle était inégalable
dans une robe de style, en taffetas vieux rose.
[56]
Marcelle Ricard, qui passait, l'aperçut sur le canapé où elle avait
pris place, et vint s'asseoir à ses côtés, tandis que le Ministre d'Italie
entraînait M. de Senneville. Marcelle rayonnait de plaisir. Elle agitait
imperceptiblement ses épaules, au rythme de la « blues » que jouait
l'orchestre.
— Bonne année ! Gaude, dit-elle avec effusion.
— Bonne année ! Marcelle quelle jolie fête !
— Ah ! nous autres nous fêtons éperduement la fin d'année. Ce
doit être quand même mieux à Paris.
— C'est un autre genre, Marcelle. Il me semble qu'ici c'est plus vi-
vant que chez nous.
— À propos, dit Marcelle, il paraît que nous allons ensemble à
Noailles. Roger Sainclair était à la maison hier, et il nous y a invités.
Papa, qui connaît déjà la région, nous a dit que c'est un endroit ravis-
sant.
— Oui, mon père et moi nous avons été heureux de l'invitation de
Monsieur Sainclair. Vous y serez, double -plaisir pour moi. Mais est-
ce qu'il vient ce soir ? demanda-t-elle avec un détachement affecté.
— J'en doute, Gaude. Il y a si longtemps qu'on ne l'avait vu dans le
monde. Quand il est venu chez vous, au five-o'clock, ce fut une sur-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 82

prise générale. Vous possédez,' Gaude, un sortilège, acheva-t-elle avec


malice
— Il a voulu, sans doute, faire plaisir à mon père qui l'apprécie
beaucoup.
Le bal s'animait. Il était onze heures. Smedley Seaton, en grande
tenue, vint s'incliner devant Gaude, et lui demanda à danser.
Gaude se leva et prit son bras. Le couple évoluait en silence
lorsque Smedley Seaton exprima :
— Me permettez-vous, Mademoiselle, de vous dire quelque
chose ?
Gaude se dit : « Il va enfin accoucher de son aveu ». Elle s'en di-
vertissait déjà, et répondit :
— Oui, si c'est une parole que je puis entendre, Monsieur !
— Oh, Mademoiselle, je vous respecte trop pour que la pensée
même de vous dire un mot incorrect m'effleure.
— Je vous écoute alors ! répondit-elle, souriante et moqueuse.
— Pourquoi, Mademoiselle Gaude, vous, une blanche, accordez-
vous tant de privilèges aux nègres d'ici ?
— Mais, Monsieur, je n'en accorde pas plus à eux qu'à vous !
— Oh, moi, je suis de la même race que vous. Il n'y a pas de dis-
tance entre nous. Mais ces nègres prétentieux et méprisables…
[57]
— Depuis que je suis ici, je n'ai pas eu à me plaindre de ceux que
je vois, Monsieur, ils sont tous respectueux et polis. J'aurais pu, Mon-
sieur, ne pas répondre à votre question et mettre fin à cette danse, mais
votre interrogation m'amuse plutôt. Pour vous dire toute ma pensée, je
ne les trouve pas méprisables du tout. Au contraire, ils sont de fré-
quentation plaisante.
Gaude, devinant sa jalousie prenait plaisir, — cruauté bien fémi-
nine, — à l'agacer.
Oh ! je ne dis pas, répondit Smedley Seaton, qu'ils ne sont pas tout
à fait « pas bonnes » ; ils sont même « spiritualist », mais çà ne les
empêche pas d'être nègres. Ne l'oubliez pas, Mademoiselle Gaude!
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 83

Et quel est celui d'entre eux qui bénéficie, selon vous, de mes fa-
veurs, s’interrogea-t-elle, en souriant.
— Aoh ! Je ne distingue personne, mais tous sont des « inferior »,
répondit-il, en donnant un son métallique au dernier mot.
À la fin de la danse, Seaton raccompagna Gaude à sa place et s'as-
sit près d'elle, humble, muet et lointain.
*
* *
En compagnie de Claude Maxcence et de Pascal Darty, Roger
Sainclair, élégant et discret, venait d'entrer dans la salle.
Il abandonna ses amis, après avoir d'un bref regard, exploré la fête,
et alla saluer une jeune femme très belle qui était assise seule sur une
chaise-bourrée, près d'une porte.
Gaude entendait les commentaires qui partaient autour d'elle : « Le
prince de Noailles est descendu de sa tour d'ivoire ». « Voici Roger
Sainclair, est-ce que les Américains vont partir ? ».
M. Beaudrap disait dans un groupe : « Ce garçon est plus plein de
lui-même que l'empereur Guillaume ».
Roger, debout auprès de la jeune femme, aux traits fins et doulou-
reux, causait avec elle. Son badinage la faisait sourire.
Gaude remarqua l'air distingué de la femme, la coupe finie de sa
robe noire perlée.
— Tiens, dit Marcelle Ricard, voici notre ami Sainclair.
— Quelle est cette jolie personne à qui il parle ? demanda Gaude.
— Vous ne la connaissez pas ? C'est la riche Mme Otto Henfeld,
veuve d'un banquier allemand, tué à la guerre. On dit que Roger et elle
s'étaient beaucoup aires naguère. Elle voudrait, parait-il, que Roger
l'épousât, mais [58] on dit encore qu'il n'accepte pas. Elle lui a donné
un surnom : « Masque de Velours ».
Gaude pensa que c'était pour cette femme qu'il était venu au bal.
Elle devint un peu nerveuse, tourmenta' son collier de saphirs. Elle
sentit qu'il faisait chaud, et demanda à Seaton, toujours taciturne à ses
côtés, de l'accompagner dans la cour.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 84

Ravi, l'officier se leva comme un automate et lui offrit le bras. Le


couple passa près de Roger qui continuait à marivauder avec Mme
Henfeld. Roger tourna la tête et vit Gaude. Il inclina légèrement le
front. Gaude fut troublée de son regard. Elle ne savait s'il contenait un
reproche ou une supplication.
Qu'est-ce que vous avez Roger, dit Mme Henfeld. Vous êtes deve-
nu tout songeur.
Non Gisèle, vous vous trompez, répondit-il en souriant. Il partit, un
peu morose, une minute après.
Gaude était à peine arrivée à l'extérieur qu'elle s'en revint au salon.
Des yeux, elle chercha le couple et, comme elle ne le voyait pas, sa
vague mélancolie se précisa. La musique jouait un tango. Un cavalier
vint l'inviter à danser Elle se leva avec lassitude et rentra dans la foule
joyeuse.
Smedley Seaton, averti par son amour, perçut qu'entre Gaude et
Roger existait une affinité dangereuse. Sa haine contre le jeune
homme augmenta. Il sortit de la pièce.
Accoudé à la balustrade du péristyle, il regardait d'un œil lourd, les
préparatifs des garçons pour le feu d'artifice de minuit.
Gaude dansait maintenant avec Jacques Poussigny. Elle remarqua
Sain-clair, debout, près d'une grande glace. Prétextant un peu de fa-
tigue, elle pria son danseur de l'excuser et regagna sa place. Roger
sans hâte, alla vers elle et lui dit :
— C'est un regret pour moi, Mademoiselle, d'avoir tant tardé à ve-
nir vous présenter mes hommages.
— Ne regrettez pas, Monsieur, il y a tant de personnes dans cette
salle, que vous ne m'aviez peut-être pas vue dès le début, répondit-elle
avec un mince sourire.
— Si, Mademoiselle, je vous avais remarquée, mais un gentleman
était à cote de vous, j'ai redouté d'être indiscret.
— Vous aviez peur, Monsieur Sainclair, de ce gentleman ? ques-
tionna-t-elle, narquoise.
[59]
Roger sourit et répondit :
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 85

— Ne me jugez pas vantard, Mademoiselle, mais je n'ai jamais


connu la peur. La preuve que j'étais tout à vous, depuis mon arrivée,
c'est que je n'ai dansé encore avec personne. Me faites-vous l'honneur
de cette « meringue » ?
— Je ne connais pas encore cette danse, Mr. Sainclair, répondit
Gaude, toute ranimée.
— Ça ne fait rien, elle est facile, Mademoiselle.
Elle se mit entre ses bras.
Smedley Seaton, plus loin, les observait. Il ne put celer un mouve-
ment de mauvaise humeur, en les voyant ensemble.
— Cet officier américain, dit Roger, ne me semble pas content de
me voir danser avec vous, Mademoiselle.
— Où prenez-vous cela, Monsieur Sainclair. Vous êtes susceptible,
ajouta-t-elle en souriant.
— Oh ! non ! Mais il doit nourrir pour vous, un sentiment qui le
rend égoïste.
— Quand cela serait, puis-je m'en défendre, Monsieur Sainclair ?
dit-elle en levant vers lui des yeux pleins de promesse.
Roger sentit Gaude en déroute dans ses bras. La jeune fille frémis-
sait Roger était bouleversé, par la forme et la tiédeur du corps, qui le
frôlait. C'était tellement doux, qu'il en avait mal. Subitement dé-
faillant, il dit, le visage implorant :
— Comme vous seriez charitable Gaude, si vous vouliez ce soir,
m'accorder un moment d'entretien. J'ai tant de confidences à vous
faire ?
Elle tressaillit au son désolé de la voix, mais répondit :
— Mais nous parlons à notre aise ici, Mr. Sainclair.
— Je voudrais causer avec vous, loin de la rumeur de cette salle.
Après le feu d'artifice ; j'irai vous attendre dans la roseraie, en face de
la porte qui donne sur la mer. Venez, je vous en supplie !
Il y eut un silence. La prière était tendrement impérative. Gaude
n'eut pas de courage devant ce désir.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 86

— Allez m'y attendre, répondit-elle, comme avec une douleur dans


la voix
*
* *
Il était minuit moins cinq. M. de Senneville parlait politique, atta-
blé dans la cour, avec le Ministre des Affaires étrangères et M. Calvin
Wallace, chargé d'affaires anglais, qui vivait dans le pays depuis dix
ans. Ce dernier, [60] en bon britannique, adversaire de toute nation qui
développe son commerce, et qui tend à lui disputer l'empire des mers,
critiquait durement l'intervention américaine en Haïti. Il exagérait
même les qualités des Haïtiens. « Les révolutions, affirmait-il, c'était
du sport, Monsieur ! » Après la « meringue » si dangereuse, Gaude
voulut revoir son père. Roger la conduisit vers lui.
Minuit ! Coups de canon au fort National ! Feux d'artifice! Sou-
haits! Baisers ! Comme fécondée par ces brèves contingences, la fête
rebondissait,
Gaude et Roger y rentrèrent. Le jeune homme oubliait toute tris-
tesse. Sur la voie de l'amour, il s'en allait, léger, comme un esclave af-
franchi.
Le tango que jouait l'orchestre, célébrait pour lui, l'heure héroïque
de sa vie. Cette passion qui l'avait saisi, lui apparaissait lourde de me-
naces. Mais qu'importe ! Des forces neuves éclataient en lui. Vivre !
se disait-il. Il éprouvait une volupté suprême à se livrer ou hasard. Il
était assez réaliste pour cela. La minute-protée qu'il appelait depuis
longtemps se présentait. Il la saisira au risque de se carboniser la
main. Tandis qu'il dansait, avec ce rythme suggestif, dont il était le
maître, un vers de Properce caressa son front, comme une parole d'ad-
monition :

« Trajicit et fafi littora magnus amor! »


(Un grand amour franchit les rives du Destin)

Il sourit. Les cordes et les bois coulaient des notes voluptueuses,


qui se diluaient en sanglots heureux... Gaude défaillait dans ses bras
Amour ! lui murmura-t-il...
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 87

*
* *
Roger quitta la salle. Gaude alla s'appuyer à la balustrade de la ga-
lerie, en face de la roseraie. Roger sortit par la porte opposée. Il avait
à faire un contour, à gauche de la maison, pour gagner le jardin.
Au milieu de la route, de derrière un citronnier, quelqu'un surgit
brusquement devant lui. C'était Smedley Seaton, le masque tout en
ongles, féroce et pâle.
— Où allez-vous ? lui demanda-t-il, d'une voix rauque.
— Que me voulez-vous, Monsieur ?
— Vous casser la gueule, sale nègre !
— Puis-je savoir, Monsieur, le motif de cette provocation ? lui de-
manda Roger, avec une froideur terrible.
— Ne savez-vous pas « qu'oune macaque comme vous, pas le droit
prétendre à « oune white girl » ?
[61]
En un éclair, Roger mesura la disgrâce d'un scandale.
— Écoutez, imbécile, lui dit-il, à voix basse. Je ne vous corrigerai
pas ce soir pour cette algarade. Ce n'en est pas l'heure. Nous réglerons
ce compte. Ça, c'est sûr !
Et, d'un geste pas violent ; mais irrésistible, il écarta l'officier et
passa. Roger entrait dans la roseraie.
— Le drame est né, se dit-il, et se déroulera selon l'ordre du destin.
Son calme était effrayant. Les instincts de sa race, idolâtre de
conflits, se bandaient en lui. Une joie tragique aiguisait davantage sa
face. Voici que la fatalité jetait sur sa route, l'amour et la haine. Toute
la douceur et foute l'amertume...
Il ira jusqu'au bout de l'aventure. Il en avait la .certitude absolue.
Le soir était doux. Gaude s'avançait, tête nue, entre les fleurs. Sa lé-
gère robe de bal frissonnait dans la nuit couleur d'aubergine. Roger se
mit à sourire comme un dieu. Il fit deux pas vers elle. Elle glisse son
bras sous le sien. Ils disparurent par un sentier, qui conduisait vers la
grève. — Merci, Gaude, d'être venue !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 88

Elle ne répondit pas. Roger tremblait maintenant. En silence, ils


marchaient vers la plage. Gaude était sous le coup d'une délicieuse ter-
reur.
Quel est ce lien qui la nouait au jeune homme de couleur ? Elle au-
rait voulu retourner sur ses pas, mais sa volonté s'alourdissait comme
un membre blessé.
Ils allèrent s'asseoir sur un banc de fer. Un palmier bruissait tout
près d'eux.
— Cela vous déplait, Gaude d'être avec moi ? Voulez-vous ren-
trer ?
Si les chiens, qui veulent se faire pardonner un larcin, pouvaient
parler, c'est cette intonation indicible qu'ils extérioriseraient.
Gaude, touchée très loin, ne répondit pas encore. Elle se retenait
pour ne pas éclater en sanglots.
La voix douloureuse continua :
— Qu'ai-je fait pour que vous ne me répondiez pas ? Dites par pi-
tié, si je vous ai déplu ?
D'un mouvement de tête elle fit un signe négatif. Roger sentait ses
yeux s'humecter. Il porta ses deux mains à son visage qu'il couvrit en
baissant la tête.
— Ne pleurez pas, ami, n'ai-je pas exaucé votre désir ?
[62]
La raucité suave de cette voix qu'il ne lui connaissait pas, ce mot
d'ami, agirent sur son esprit et ses sens comme un maléfice. Il leva la
tête et contempla Gaude d'un regard humide. Gaude, à demi incons-
ciente, lui sourit. Sa tête lourde glissa sur l'épaule du jeune homme. Il
se tourna de trois quarts, se pencha, et, la main passée derrière la
nuque fiévreuse, il but à la lèvre rouge et mielleuse, le baiser inouï !
Gaude gémit ! Le vent apportait l'écho épuré d'une « transportation’s
blues »………………………………
—Vous êtes malheureux, Roger ?
— Depuis que je suis né, — mais personne n'a jamais rêvé le bon-
heur que je touche ce soir.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 89

Gaude prit la main inerte qu'elle caressa, puis elle l'abandonna et


mit ses deux paumes aux tempes tièdes de Roger. Elle amena le visage
dans un rayon de lune qui filtrait à travers la chevelure du palmier et
vit sur le masque de velours, couler deux larmes.
— Ne pleurez pas, Roger. Voyez ma faiblesse pour vous.
— C'est de joie, Gaude, je n'espérais pas tant. Si vous saviez mon
tourment, depuis le jour où j'ai frôlé votre robe, dans la forêt. Et notre
première valse ? Croyez-moi, Gaude, j'ai lutté de mon mieux. Pardon
si je suis vaincu.
Gaude considéra Roger avec une tendre mélancolie. En une se-
conde tout ce qui la séparait du jeune homme de couleur se dressa de-
vant ses yeux.
Devant le couple, la mer nacrée chantait.
La musique de la fête éternisait sa séduction.
Roger, comme s'il avait la prescience des pensées de la jeune fille,
lui dit :
— Je ne vous reverrai plus, Gaude, si c'est votre vœu. Je ne vou-
drais pas être pour vous une cause de chagrin. Cependant, je suis si
proche de vous, malgré nos différences.
— Ce sont des mots malheureux que vous dites là. Ma présence à
côté de vous n'est-ce pas la preuve que vous me plaisez, Roger ?
Il voulut répondre, mais les mots se fondirent dans sa gorge.
— Pauvre ami ! dit Gaude, en caressant son visage... Ils s'étrei-
gnirent encore.
Ils rentrèrent dans la salle.
Roger en dansant avec Gaude, vit Smedly Seaton qui, au bar, près
d'une porte, suivait ses évolutions d'un œil lugubre. Roger lui adressa
un sourire de vainqueur, cruel et ironique,
À l'aube la fête prenait fin. Tandis que Gaude avec son père, rega-
gnait sa maison elle avait encore subi l'assaut de son double, hostile à
Roger. Elle [63] avait l'impression que, deux êtres en elle, menaient
une guerre au couteau, dont Roger était le sujet. Deux fois elle avait
fait le geste d'essuyer ses lèvres, comme pour les purifier des baisers
reçus, baisers exquis et désagréables à la fois. Mais sa main était re-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 90

tombée. Elle songea au propos de Marcelle Ricard concernant Roger


et Mme Henfeld.
Ce souvenir attisa son sentiment.
Toute la misère passionnelle est constituée sur cette antinomie : dé-
sir de rejeter parfois, et désir de garder, pour qu'un autre ne s'en em-
pare.
Gaude était très malheureuse dans cette crise amoureuse. Elle était
la proie des irrésolutions, des contradictions, qui mordaient son cœur.
Dans ce fourré charmant et terrible où l'avait jeté l'Amour, elle ne sa-
vait quelle voie prendre pour sortir....

[64]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 91

[65]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Deuxième partie
NOAILLES

« Pourquoi, mon fils, voulais-tu bai-


ser le sein de la princesse ? »
(Proverbe de Salomon)

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[66]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 92

[67]

*
* *
Sur la grande route d'Arcaya, qui mène vers le nord, la grande
Buick bleue de Roger Sainclair filait sous sa main experte.
À gauche de la voie, la mer fascinante où des pêcheurs nus, en de
fines barquettes, relevaient des nasses, à droite, les champs verts. A
perte de vue : champs de cannes, bananeraies. Dans les lointains, des
laboureurs sarclaient en chantant. Monsieur de Senneville dans le fond
de la voiture s'extasiait tout le temps du panorama.
Roger oubliait tout. Gaude était à côté de lui, fascinante aussi,
comme la mer.
Drôle de hasard, en laissant les portes de la ville, au coin de la rue
Macajoux, dans un encombrement de voitures, Roger avait aperçu,
Smedley Seaton, dans son éblouissante Cadillac. Avec des yeux ahu-
ris, l'officier regardait Roger et les passagers.
Il lui était facile de deviner, à cause des mallettes derrière la voi-
ture, de la casquette sportive de Roger, qu'ils se rendaient à la cam-
pagne. La rage tortura sa face glabre. Roger jouissait de cette fureur.
Ce qui rend la jalousie plus atroce que tout autre sentiment, ce n'est
pas le fait brutal de surprendre un être adoré, en- plein acte d'amour
avec un autre ; c'est plutôt une perpétuelle férocité de l'imagination,
qui crée des scènes, des détails, des mots pervers, que le jaloux voit et
entend à distance. Ces inventions de la passion sont d'autant plus
cruelles, qu'elles dépassent, le plus souvent, la réalité.
En considérant Gaude, en compagnie de Sainclair, Smedley Seaton
calculait, que, parmi les paysages luxuriants de la contrée, le jeune
noir hautain, aurait peut-être à sa discrétion, le corps angoissant de la
jeune fille.
Une idée féroce venait de germer dans sa tête excitée.
Deux heures après, au delà du bourg de l'Arcahaie, les voyageurs
s'arrêtaient pour casser une croûte, près d'un clair ruisseau qui roulait
des galets. Des paysans leur avaient apporté des chaises sur lesquelles
ils étaient assis.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 93

Devant eux, sur la route, des hommes en guenilles, aux visages de


martyrs, travaillaient en silence, à la réfection de la route, sous les
ordres d'une compagnie de marines-corps.
Tout à coup, les soldats se mirent à bétonner l'es travailleurs.
Des femmes, attristées et muettes, reins ceinturés de foulards, ac-
cotées au long des clôtures des jardins, tenant à la main soit une petite
marmite, soit un petit panier, regardaient les ilotes avec peine.
[68]
Le cœur de Roger se serra devant cette misère. Toute sa joie dispa-
rut.
Ces pauvres gens en haillons, que ces canailles assommaient en ri-
canant, étaient ses frères. Ils souffraient, — et lui, était heureux
presque. Un remords le mordit.—
— Ce sont des forçats, ces gens ? interrogea Mr. de Senneville,
tandis qu'après avoir mangé un sandwich, il buvait un peu de vin.
— Non, Monsieur, répondit Roger, ce sont des campagnards, arra-
chés de leurs champs et astreints à la reconstruction de la route.
On les tue comme, des bêtes nuisibles. Un officier américain, du
nom de Welch s'est vanté d'avoir inauguré, avec leurs cadavres, un ci-
metière, dans la région de Puilboreau, dans le nord. Après l'horrible
journée, on leur jette une ration de patates, puis on les enferme tout
nus dans des cases pour qu'ils ne se sauvent pas.
— Est-ce possible ? se lamenta Gaude les yeux humides.
— C'est la triste vérité, Mademoiselle, répondit Roger avec émo-
tion.
— Je rougis parfois, Monsieur Sainclair, d'être blanc, dit M. de
Senneville. La soif de puissance, d'or et de basses jouissances, fait ré-
trograder l'âme de ma race.
— Oui, répondit Roger, la majorité de la race blanche n'a pas d'en-
trailles. Elle établit sa civilisation sur la servitude et l'écrasement des
petits. Vous autres français, au moins vous faites des efforts pour lui
sauver la face.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 94

Ils continuaient à manger, quand le matériel humain se mit à ryth-


mer son labeur d'une chanson où s'amplifiaient toute sa détresse et sa
résignation.

Américain crié : porté chaîne pour marré Danballa.


Danballa répondre : Ça moin fait pour marré moin ?
Moin pas volé, ni tué
Enchainez-moin ici bas, ma paraître libre devant D'eu !
Pauvre diable, p'tit Danballa, courage !
Ce n'est rien. Le frère blanc est seulement enragé !

Cette harmonie du désespoir était une malédiction dans sa sérénité


apparente.
— Comment peuvent-ils chanter ? dit Gaude d'une voix triste.
— Pour s'encourager, Mademoiselle. Si nous restions encore ici
une minute, vous les entendriez rire !
*
* *
À quatre heures de l'après-midi, les voyageurs approchaient de
« Noailles », le domaine de Roger [69] Voici Bocoselles, le joli village
pittoresque, avec ses chaumières bariolées de rouge et de vert.
Dans la plaine, retentissaient des hennissements de poulains, des
appels de paysans. C'était l'heure charmante où, le travail terminé, la
campagne prenait tout son relief. Le hameau, avant de s'unir à la nuit,
se mirait, aux feux du soir, dans l'Artibonite, le fleuve blond, aux eaux
puissantes et calmes. Des bateliers y faisaient glisser, en chantant, des
radeaux de bois précieux. Ebats des baigneurs : hommes aux corps
d'athlètes, femmes potelées et minces, noirs, bronzés, dorés, ou cou-
leur de raisins. Ils riaient aux éclats Le cou des femmes et leurs poi-
gnets étaient encerclés de verroteries aux teintes vives. Le parfum des
« citronelles » et des « monbin » se mariait au concert des oiseaux.
Autour des cases, de vieilles femmes vannaient du riz ; des jeunes
filles, des garçons, pilaient dans les lourds mortiers de gaïac, le maïs
du souper. D'autres, accroupis près des gamelles, pelaient bananes, pa-
tates, maniocs, dans un tumulte de cris, de rires et de plaisanteries.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 95

Des enfants, aux têtes poussiéreuses, court vêtus de chemises en gin-


gas, d'autres nus, louaient dans les cotonneries
Sous une tonnelle, deux coqs se battaient, aux applaudissements
des parieurs, réunis en cercle, autour du « ring ». Vociférations, gestes
de buveurs, devant les tables chargées de bouteilles de rhum et de ta-
fia. Foule colorée et vivante.
Cinq minutes après, Roger et ses invités, étaient à Noailles, où, se
trouvaient déjà 'es Ricard et Dorfeuil
Après que Roger eut indiqué leurs chambres à ses hôtes, il s'en alla
avec Louis Dorfeuil qui devait occuper avec lui, un petit pavillon, per-
ché sur une éminence, derrière l'aqueduc, d'où l'on dominait la plaine,
et vers l'ouest, la mer.
La grande maison de « Noailles » était entièrement, construite en
acajou et couverte de tuiles rouges. Elle s'élevait à la place même où
se dressait naguère le château du comte de Noailles, rasé par les insur-
gés noirs en 1801. Le comte de Noailles fut le premier propriétaire de
ce beau domaine de mille carreaux de terre, attribués, lors du partage
des biens des colons français, au lendemain di l'Indépendance, à Brave
Sainclair, l'un des plus illustres héros de cette guerre.
Bâtie sur une fondation en maçonnerie, d'un mètre de haut, la rési-
dence actuelle, de style colonial était confortable, bien divisée et meu-
blée. Une balustrade en bois d'ébène où grimpaient des roses folles
l'entourait.
[70]
Le salon était vaste, orné aux deux principales cloisons, de dessins
naïfs et expressifs : nègres jouant au bâton, femmes à demi-nues lessi-
vant au bord d'une source, oiseaux multicolores, corbeilles de fruits.
Sur les beaux fauteuils de bois rosé il y avait des toisons d'agneaux
coloriés. Au panneau droit de la pièce, étaient accrochés quelques por-
traits : femmes langoureuses en toilettes périmées, — militaires en
costume de gala, civils figés dans leurs habits noirs, leurs hauts cols
empesés — tous montrant une même expression de mélancolie or-
gueilleuse, comme un sceau identique. C'était la petite galerie d'an-
cêtres de Roger.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 96

Après une brève toilette, Roger et Dorfeuil revinrent retrouver


leurs amis. Les dames étaient encore dans leur chambre, réparant les
préjudices que le voyage avait fait à leur beauté.
Mr. de Senneville et Paul Ricard, assis dans des fauteuils au bas du
perron, conversaient tout en fumant.
L'ombre claire tombait. Des silhouettes passaient entre les arbres.
L'atmosphère presque obscure était pailletée du vol des lucioles. Les
grillons, dans les buissons, commençaient leurs litanies du soir. Un
chien aboyait devant le grand moulin à eau, là-bas, à droite... La nuit
haïtienne se déroulait nourrie de prestiges.
— Oui, disait Ricard à Mr. de Senneville continuant un aperçu,
vous n'avez pas idée combien ces paysans sont candides. Ils vont jeter
des fleurs, des fruits, des gâteaux de miel dans les sources à l'intention
de sirènes qu'ils croient les habiter et qu'ils dénomment « maîtresses
d'eau ».
— Mais ils sont délicieux ! répondait le diplomate en souriant.
Les dames s'amenèrent. Roger Sainclair s'excusa auprès d'elles de
l'inconfort de sa maison.
— C'est de la coquetterie Monsieur Sainclair, répondit Gaude avec
bonne humeur. Je ne me suis pas aperçue de cet inconfort.
— Prenez garde, Monsieur Sainclair, ajouta Mr. de Senneville, le
goût exagéré du confort, rompt souvent l'harmonie de la vie. Au risque
de passer pour un rétrograde, je vous avouerai que je me méfie un peu
de toutes ces inventions qui, si elles rendent la vie plus rapide, la com-
pliquent singulièrement.
— Cette conception machinisée de l'existence ; — renchérit Dor-
feuil, qui rendait les américains responsables de toutes les nouveautés
mécaniques, est la floraison du « yankinisme ». Ils nous disent sau-
vages, parce que nous ne nous servons pas de certaines de leurs ma-
chines. Pourquoi ne nous laissent-ils [71] pas tranquilles, avec nos
vieilleries, si nous y trouvons le bonheur relatif qui est le but de la vie.
— Il ne faut pas exagérer non plus Dorfeuil, répliqua Paul Ricard.
Avec ta théorie on laisserait encore nos paysans se servir d'instruments
aratoires antédiluviens, de feuilles pour guérir leurs maladies ; on ne
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 97

les initierait pas aux applications de la chimie, à l'agriculture ; on


n'améliorerait pas leur esprit par l'éducation technique.
— Depuis que le monde bénéficie de toutes ces belles conquêtes,
rétorqua le musicien passionné, l'homme est-il devenu meilleur ou
plus heureux ? Le prétexte de civilisation dissimule les plus bas ins-
tincts.
— Tu nies alors, Dorfeuil, questionna Ricard, l'utilité du progrès ?
— Non ! mais j'estime qu'on ne doit pas l'imposer, ce progrès, à
coup de triques, au risque de tuer le soi-disant barbare. C'est le pavé
de l'ours. Il viendra, le progrès, pour la race noire, à son heure privilé-
giée.
— Et s'il ne vient jamais, Dorfeuil ? continua Ricard, railleur.
— Et bien, tant pis ! La vie est si brève. Le progrès matériel est un
moyen et non pas une fin. Si la science a séché quelques larmes, quels
torrents aussi n'en a-t-elle pas fait verser ! Elle ne peut pas avoir rai-
son d'une grippe. Mais quand il s'agit de détruire, Oh ! là, elle est par-
faite ! N'exalte pas trop la vertu de cette science. Grâce à elle,
l'homme devient plus féroce. Bientôt, un mécanicien de Chicago, in-
ventera une machine en nickel qui pensera au lieu de notre cerveau. Il
n'y aura plus de fantaisie réfléchie, de pensée libre et primesautière.
Pour écrire un livre ou une page de musique, on achètera un instru-
ment, dont on touchera un bouton, et ron... ron... ron... l'œuvre sera
réalisée.
Un rire général accueillit la boutade du nationaliste démesuré.
Roger Sainclair, à qui cette charge faisait plaisir—il s'était peut-
être souvenu de Smedley Seaton — renforça avec un sourire sardo-
nique : « Il y aura pour les hommes, de supérieures jouissances, quand
les « yankees » seront les maîtres des choses de l'esprit, et qu'ils en fe-
ront le « trust » au capital de trois cents milliards de dollars !
— Que dis-tu Roger ? intervint Paul Ricard ; notre délicieux Dor-
feuil noircit le tableau ; mais le « trust » de la pensée est presque
consommé en ce moment. A New-York, il existe des boutiques où l'on
vend poésies, contes, romans, partitions de musiques tout faits.
L'acheteur n'a qu'à y ajouter sa signature. Ce sont des denrées ! Les
annonces que publient les magazines, sous la rubrique « Short story
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 98

writing » ne t'ont jamais frappé ? L'art se vend, mon cher, aux États.
Et les catalogues sont envoyés gratis aux clients.
[72]
Pierre Vairon, humoriste du Second Empire, prévoyait déjà la créa-
tion de ces « épiceries intellectuelles » où les choses de l'esprit se dé-
biteraient au poids, comme du mess-pork ! au litre, comme du pé-
trole !
Mme. Ricard, qui avait vécu pendant quelques années à Washing-
ton, où son père était ministre d'Haïti, en avait gardé un bon souvenir.
De teint clair ; elle y passait pour blanche. Cette erreur la prédisposait
à une certaine indulgence pour les Américains. Elle protesta.
« Vous êtes injustes, mes amis. Les Américains que nous voyons
ici ne sont pas les meilleurs spécimens de la race. Vous ne pouvez nier
que certains d'entre eux ont eu de jolis mouvements de cœur, envers la
race noire. Voyez leurs millionnaires. Que de beaux actes de pitié n'ac-
complissent-ils pas dans le monde !
— Grimaces de vaniteux que tout cela, répondit Dorfeuil. Il n'y
entre pas pour un milligramme de bonté vraie.
Voyez la guerre faite au nom du Droit. Pas encore repus de tout l'or
qu'ils ont extrait de cette boucherie, ils réclament à leurs alliés le der-
nier maravédis. Ils n'ont pas omis dans la note à payer une boite de
cornedbeef !
Malgré la violence de cette sortie, Mr. de Senneville, discret par
profession, ne put s'empêcher d'approuver de la tête.
— Vous aurez beau dire, riposta Mme Ricard, les Américains, avec
des défauts comme tous les hommes, sont des gens épatants !
— Ils sont admirables à certains points de vue, rétorqua Roger,
mais je constate aussi, qu'ils rétrogradent, moralement, à mesure
qu'augmente leur richesse matérielle, ils sont tranchants, impitoyables,
et se posent en magisters spirituels et économiques du siècle. Naguère,
quand leur bourse n'était pas si bien remplie, ils se montraient plus
modestes, accessibles à de généreux sentiments.
Les rares hommes de premier plan,—orchidées poussées en des
marmites de ciment, — qui ont voulu mettre dans leur vie un peu
d'idéalisme et de poésie ont été mis hors la loi par leur morale hypo-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 99

crite. Edgard Poë, Melville, Upton Senclair, Whitman, Jack London,


ont été pu sont reniés par eux,— certains contraints à l'exil. —La
science ! ils la prostituent, la font dévier de sa belle ligne. Plusieurs
d'entre leurs penseurs ont poussé des cris inoubliables, contre cette ci-
vilisation impitoyable, purement commerciale, et se sont lamentés
d'appartenir à cette race !
La voix de Roger était âpre, aride. Ses paroles faisaient balle.
C'était la haine même qui s'exprimait par ses lèvres dures.
[73]
Il fut interrompu par un domestique qui venait annoncer que le di-
ner était servi.
— J'ai fait, dit-il en se levant, mettre la table près de la rivière. Il
fait un peu lourd. J'ai pensé que vous y seriez mieux. Donnez-vous la
peine de me suivre, ajouta-t-il, en offrant le bras à Gaude.
Ce fut un cri d'admiration, quand les convives arrivèrent sur le lieu
du repas.
Sous un grand tamarinier, la table était dressée. Quatre grands
noirs l'entouraient, avec aux poings des torches d'amandiers. La com-
bustion du bois dégageait un arôme subtil. Des serveurs accouraient
avec les mets fumants, en de grands plats anciens. Avec entrain on se
mit à table. La conversation roulât sur littérature et musique. Paul Ri-
card vantait le poète Valéry.
— Je suis forcé de le respecter comme un mystère, dit Roger, mi-
ironique. Lorsqu'il est clair cependant, ii n'y a pas mieux. Il récite :

Dès l'aube, chers rayons, mon front songe à vous ceindre !

Gaude demanda à Louis Dorfeuil si le folklore musical haïtien


avait été fixé
— Ne comptez pas sur lui pour cela, Mademoiselle, plaisanta Paul
Ricard. C'est un paresseux de talent.
L'intendant de Noailles vint parler à l'oreille de Roger qui lui fit de
la tête un signe affirmatif. L'homme s'en alla.
— Quelle est cette lumière là-bas ? s'exclama Marcelle Ricard.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 100

— Vous aurez tout à l'heure, répondit Roger, un petit amusement


nègre. N'en nez pas, Monsieur de Senneville.
— Au contraire, je suis sur que ce spectacle m'intéressera vive-
ment.
Déjà des préludes de tambours, des rires, des bruits de castagnettes
retentissaient dans le soir tiède et parfumé.
Presque en tumulte, les convives abandonnèrent les desserts : sapo-
tilles, oranges, grenades, qui remplissaient les fruitiers. Roger et
Gaude se trouvèrent, comme par hasard, les derniers du groupe.
— Quelles belles minutes je vous dois, Roger, dit-elle rêveuse...
— Elles n'existent pas, Gaude, en comparaison de celles que vous
m'accordez. Je me demande parfois si je vis, si je ne suis pas plutôt
une ombre bienheureuse. Ma vie a été si dénuée de joies ! — Sa voix
était triste et passionnée.
— Pourquoi Roger, avez-vous l'air de douter du bonheur ?
[74]
Gaude s'exprimait avec l'inconscience d'une somnambule presque.
Roger eut un sourire amer et répondit :
— Mesurez-vous, amie, toute l'espérance que votre question sème
en mon cœur ?
Gaude s'aperçut qu'elle s'était oubliée.
— J'avoue, Gaude, continua-t-il, très humble, mon inquiétude. Je
sais que mon amour brise le cadre conventionné ! Aurez-vous le cou-
rage d'arriver jusqu'au bout ?
Il y eut un silence.
— Vous me jugez, Roger, soumise à l'opinion des autres ?
— Non, Gaude. Votre beau caractère dit le contraire, mais... je ne
sais comment vous exprimer cela...
Les mots brûlaient son gosier : « ... je suis... un noir, Gaude » !
acheva-t-il
Gaude ne répondit pas. Elle baissa les yeux comme pour prendre
conseil de la terre. Elfe releva la tête et dit d'une voix câline et faible
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 101

— Quelle mauvaise grâce, ami, avez-vous de parler de votre cou-


leur ! Nuit-elle à vos qualités ? Ne m'avez-vous pas dit un soir que
j'étais bonne ?
Un frisson d'allégresse parcourut le corps de Roger II prit la main
de Gaude et la couvrit de baisers.
Dans la cour illuminée, une mélodie Arada s'éployait...
*
* *
La troupe que Roger Sainclair avait convoquée pour l'agrément de
ses hôtes, se dénommait la « Belle Etoile ». Elle était composée de
jeunes paysans des deux sexes, au nombre d'une centaine, la plupart
ses fermiers.
Dans la campagne haïtienne, ces cercles foisonnent. Ils perpétuent,
avec les mystères Wo-Dou, les musiques qu'ont inspirées, les chagrins
du servage.
À leur tête, se, trouve un individu nommé « Hougan », grand
prêtre, versé dans la connaissance des feuilles vertueuses et toxiques.
Il est d'ordinaire intelligent, prestidigitateur habile, mystique et volup-
tueux.
Lorsque les invités de Roger arrivèrent sous la vaste tonnelle, cou-
verte de feuillage, décorée de branches de palmiers verts, une ovation
salua leur venue.
Des jeunes femmes prenaient position, en robes de couleurs vives,
mouchoirs de soie autour de la tête et autour du cou, castagnettes en-
rubannées dons la main : « tchatchas ». En face belles, se mettaient en
ordre, des jeunes gens, habillés de culottes bouffantes, de toutes
nuances, de vestes boléros, [75] coiffés d'une espèce de tiare en papier
de couleur, ornée au sommet d'un petit miroir d'un sou.
Des enfants agitaient de petits drapeaux rouges, centrés d'une
étoile en papier-doré. Une femme, grande et belle, qui paraissait être
la « reine des chanteuses », aspergeait la troupe, au moyen d'une bou-
teille de lotion « Gloire-de-Paris ».
Le chef, au milieu du cercle, splendide comme un roi de pique,
était un gaillard de cinq pieds six pouces de haut, encore jeune, au vi-
sage en méplats, grave ; illuminé de deux grands yeux de magnétiseur.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 102

Il disparaissait sous des rubans multicolores, de la tête aux talons


nus. Sa tiare, à lui, en soie amarante, étincelante de minuscules glaces,
était plus élevée que celle de tous les autres. Il tenait dans sa main
droite, un bâtonnet en fer blanc, ornée de rubans. A son flanc, retenues
par un cordon, étaient fixées une corne en ivoire et une grande co-
quille marine rose.
Derrière lui, à la limite du cercle, assis sur de petites chaises en la-
tanier, trois tambourineurs serraient entre leurs cuisses nerveuses, des
tambours coniques : un grand au milieu (Assotor) flanqué de deux pe-
tits (Katas), au son tendre et gémissant. Ils étaient faits de dur bois de
mérin, curieusement zébrés de dessins barbares, au fer rouge, recou-
verts d'une peau brute de gazelle vierge.
Vision de carnaval, et cependant impressionnante à force de vérité
et de simplicité dans les attitudes.
Gaude riait et s'enthousiasmait. Mr. de Senneville, pour mieux voir,
avait braqué son lorgnon. Les Ricard, qui n'avaient jamais assisté à
une telle représentation, n'étaient pas les moins intrigués.
Les foulards frémissaient dans l'air, au bout des doigts. Les casta-
gnettes, (une petite calebasse fixée à un morceau de bambou et rem-
plie de coquilles, le « tchatcha » à causée du bruit qu'il fait) réson-
naient.
Le chef allongea son bâtonnet. Le silence tomba comme un coup
de gong.
— C'est d'une intensité rare, murmura Mr. de Senneville à l'oreille
du romancier.
Il percevait le mysticisme de ces têtes, auxquelles une illusion de
l'imagination mythique, conférait une noblesse, malgré le ridicule des
accoutrements. Leurs faces étaient comme sous le voile translucide
d'une transe.
Anxieux, Louis Dorfeuil semblait prêt à partir avec eux pour le
royaume des sons et des rythmes. Son fin visage s'aiguisait. Ses yeux,
sous le cristal du binocle se chargeaient de lueurs.
Le chef, à pas lents vint ployer !e genou devant Roger Sainclair.
[76]
Le jeune homme se leva du fauteuil où il était assis.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 103

Le « hougan », en un geste simple, lui donna son bâtonnet. C'était


le signe que lui et sa troupe étaient aux ordres du châtelain. Roger, ha-
bitué à cette étiquette, lui rendit l'instrument et frôla sa coiffure de la
main, pour lui marquer qu'il acceptait son servage momentané.
A reculons, tout en saluant de la tête, l'homme regagna sa place. Il
détacha la corne d'ivoire pendue à sa hanche, la déboucha et répandit
sur le sol, en décrivant des arabesques, la poussière couleur d'or,
qu'elle contenait. Une femme de la troupe, lui passa une autre corne
contenant de la poudre noire, à fusil, dont il souligna les premiers
signes. Une torche lui fut donnée. Il en toucha la base des dessins. Un
reflet incarnat courut sur le sol. Les yeux dans les visages d'ébène de-
vinrent plus brillants. L'atmosphère était créée. Une odeur capiteuse
naquit, avec les volutes légères de la fumée.
Le chef étendit sa main gauche, baguée de cuivre, d'argent et de
chry socale. Et, veloutée, majestueuse, lente, la voix du chœur s'épa-
nouit dans la nuit, sur une profondeur de souffrance :

« Fais ioun vêvê pour moi,


« Lois » du pays Guinée,
« Pour calmer blessé...

Sur les prés noirs, sur les mornes où brûlaient des boucans, vers le
Del-stellaire, monta la mélodie la plus déchirante, que Roger Sainclair
lui-même eût jamais entendue. Sublime, angoissante, gonflée de foi et
de peur, poignante comme l'agonie d'une multitude, et cependant rési-
gnée ; cela prenait aux entrailles, attaquait le cœur, la tête...
Dans l'intervalle des couplets, l'homme du grand tambour jetait une
note grave. Cela faisait sursauter. Cous tendus, les auditeurs étaient
prisonniers d'une incantation magique. Dorfeuil chuchotait à Ricard :
« Qu'est-ce mon cher, ma misérable musique, auprès de cette
splendeur ? »
Roger Sainclair avait fermé les yeux. Le chant se déroulait...
Dans cette rapsodie des simples et des écorchés, passait toute l'es-
thétique de l'esclavage, la religiosité d'une race candide, la crainte des
forces invisibles, l'espérance dans un au-delà meilleur. C'était la la-
mentation libre et vaste, née de l'instinct et de la torture ; qu'en sour-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 104

dine, murmuraient les ancêtres, empilés comme des bêtes, dans le


flanc du négrier ; c'était celle des mamans arrachées à leurs petits,
celle des labeurs épuisants, celle des parias
[77]
Les yeux de Roger Sainclair étaient toujours clos. C'était pour
mieux voir les martyrs que son imagination évoquait : Voici l'Ibo fata-
liste, ligoté sur le sol de la négrerie, qui sourit et ouvre sa gueule rose,
pour que l'acheteur vérifie son âge à ses dents, comme un cheval. Voi-
ci le nègre Arada, le plus orgueilleux de tous, le plus beau, qui essaie
de s'étouffer avec sa langue Vois-tu, Roger Sainclair, cette vieille né-
gresse qui s'en va, sous la pluie par la forêt, lire dans le ciel, à la lueur
des éclairs, les présages du destin ? Et cette jeune femme qui vient
d'étrangler son nouveau-né, pour le soustraire à l'esclavage ? Prenez-
garde, négrillons qui volez les fruits dans le verger! Si les vigiles vous
surprenaient ! vos petits derrières seraient mis en sang!
Roger les voyait tous. Au visage de chaque chanteur du chœur, il
mettait un masque d'esclave.
Gaude découvrait, en cette complainte une musique inconnue. En
silence, son âme dérivait, sur l'océan musical de la mélancolie nègre.
Comme les symphonies de sa race lui apparaissaient pauvres de ma-
tière psychique!
Dorfeuil se pencha vers elle et lui dit :
— N'est-ce pas, Mademoiselle Gaude, que c'est inouï ?
— Bouleversant ! répondit-elle.
— C'est plein de cauchemars et de folie, continua le musicien Sa-
vez-vous, Mademoiselle, il faut avoir eu un ancêtre esclave pour com-
prendre le langage secret de ce chant.
Tout à coup, on vit s'avancer une jeune femme qui vint se placer
au : milieu du cercle. Elle promena sur l'assistance un regard fiévreux,
qui s'arrêta sur Roger Sainclair. Effaré, il reconnut Florecita Miguel.
Elle lui dédia un sourire. « Que faire, mon Dieu ? se dit Roger. N'al-
lait-elle pas commettre une extravagance qui trahirait aux yeux de
tous, de Gaude en particulier, ses relations avec elle ! Il n'osait faire un
geste et affectait d'être sous la domination du chant qu'il n'entendait
plus. Louis Dorfeuil aussi, était interdit.
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Mais voici que, sur l'ordre du chef, le chœur entonne un lied tour à
tour joyeux et voluptueux. Les petits tambours, sous les mains, parfois
vives, parfois lentes des tambourineurs, gémissent comme des femmes
hystériques qui jouissent dans l'acte d'amour.
Florecita, un sourire dyonisiaque aux lèvres, s'était mise à danser.
— Comme elle est belle ! s'exclama Gaude.
En effet, d'avoir souffert de l'abandon de Roger, son visage s'était
affiné Elle portait une robe fourreau, en indienne vert-tendre, serrée à
la taille par un mouchoir de soie grenat. Sa chevelure était prise dans
un madras [78] puce. À son cou, apparaissait un peu d'une chaîne d'or,
sous un chiffon de scie violette, qui tombait en pointe sur le corsage.
Elle était chaussée de pantoufles en feutre marron.
La danse de Florecita était un jeu pervers de tout le corps. Au
rythme des tambourins, elle imprimait à ses épaules tantôt rentrées,
tantôt détendues, ces petites secousses Dents dehors, une félicité aux
yeux, les doigts décrivant dans l'espace, des signes joyeux, Florecita
marquait des pas animalo-divins
Cette chorégraphie exprimait le plaisir de vivre, l'allégresse des
corps noués, la fuite des heures, l'immobilité de la mort. Parfois, la
danseuse mimait la mélancolie des chattes en chaleur, l'impudique
beauté des fleurs. Stylisée comme une fellah égyptienne des vieilles
poteries, elle offrait son corps vénuste, ses seins durs, sa langue rose, à
quelque dieu païen, visible pour elle seule. Sa danse donnait la sensa-
tion du stable dans la rapidité,— d'une énergie puérile et volontaire
C'était si beau que Roger lui pardonnait presque son intervention.
Brusquement, le chef saisit la grande coquille (lambi) qui pendait à
son flanc, la colla à sa bouche et en fit sortir une note longue, lugubre
et sauvage.
« Habobau! Habobau! » hurlèrent femmes et hommes de la troupe.
Et ce fut le jet, en chaîne serpentine dans la danse « ouandjhalée »,
au rugissement d'un air bacchique et guerrier, aux violences joyeuses.
Quelle différence, avec la troupe exténuée et immobile qui psalmo-
diait, tout à l'heure, la mélodie provocatrice de larmes! Le haut tam-
bour hurlait comme un cannibale géant qui réclamerait des bébés. Les
deux autres petits riaient, exaspérés, sur des cadences précipitées.
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C'était maintenant la joie farouche qui grandissait comme une trombe,


célébrant le feu, l'eau qui ravagent les plantations ; les chocs san-
glants, la femme grasse, aux fesses suggestives.
Battements de mains, frappements de pieds sur le sol. Les lambis
résonnaient : Kong... Kong.. Kong...
Deux hommes, plus loin, près d'un brasier, faisaient claquer deux
longs fouets de sisal tressés. C'était fou, dantesque.
Roger Sainclair appela l'intendant et lui ordonna de faire cesser la
danse. L'avis fut donné au chef qui sonna dans son « lambis » le signal
de l'arrêt.
Roger remit une somme d'argent au « hougan » et invita le gérant à
donner aux danseurs une barrique de tafia. Une acclamation accueillit
ces dons. La troupe s'égailla dans la cour.
[79]
*
* *
Il était dix heures... Les invités de. Roger gagnèrent leur chambre.
Quant à lui, il s'en alla à la recherche de Florecita. Ses investiga-
tions furent vaines. Le chef de la troupe, interrogé, répondit avec com-
misération :
« J'ai vu cette femme depuis trois jours dans la région. Elle m'a l'air
« maléficiée ». — Il avait touché du doigt sa tiare amarante, en pro-
nonçant ce mot.
Roger eut comme un remords. Si, à cause de son abandon, elle
avait perdu la raison ?
Mais avec cet égoïsme impitoyable des amoureux, pour tout ce qui
n'intéresse pas leur passion, il eut un mouvement d'épaules et prit la
route de son pavillon, en se disant qu'il irait aux nouvelles le lende-
main.
Il aperçut de loin, une forme humaine, appuyée contre un campê-
chier. « Pas de doute, c'est elle! » pensa-t-il. En effet, c'était Florecito.
Elle vint vers lui.
— Que viens-tu chercher ici ? demanda-1-il, la voix mauvaise.
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— Ne sois pas fâché contre moi, Roger. Tu vois que je ne fais pas
de bruit. Je suis en traitement dans la région. Le docteur, en ville, n'a
rien pu voir dans mon cas. « On m'a fait du tort ». Avec l'argent que tu
m'as donné, en me quittant, je me fais soigner ici, par un homme qui a
« la lumière ». Ne me repousse pas. J'avais l'envie de te voir. Quand
j'ai entendu la cloche sonner, j'ai compris que tu étais à Noailles. Alors
je me suis dit que je viendrais te regarder de loin. Mais j'étais si triste,
en te voyant, que j'ai dansé pour me consoler. Pardonne-moi de t'avoir
contrarié.
En entendant cette voix cassée d'amour et de névrose, une pitié in-
finie envahit Roger. Il dit, très doux :
— « Flor, je t'estime bien. Tu n'es pas malade. Il te faut du repos et
ne pas croire que des, esprits te tourmentent. En tout cas je te ferai
examiner par mon ami le Docteur Lattalaye ; il chassera l'esprit. Voici
de l'argent, ma chère enfant. Fais-moi le plaisir de rentrer en ville. Il
n'y a plus rien entre nous, mais je serai très bon pour toi. Je ne te lais-
serai pas dans le dénuement.
Florecita ne prit pas les billets que Roger lui tendait et dit :
— « Merci, Roger, je n'ai pas besoin d'argent. A la fin de ma cure,
je partirai. Je me rendrai dans le Cibao où j'ai une tante. Je ne peux
plus vivre sans toi ! »
Elle avait éclaté en sanglots.
[80]
—Mais ne pleure donc pas. Je serai très bon pour toi ! —Non, c'est
l'autre que tu aimes, la fille blanche !
— Ah ! ça, alors, dit Roger avec colère, tu crois que je peux passer
toute mon existence avec une superstitieuse comme toi ? Tu es vrai-
ment folle. D'ailleurs, je te défends de répéter ce que tu viens de dire.
Il y eut un silence.
— Tu ne veux pas rentrer à Port-au-Prince, ni accepter l'argent ?
Tant pis pour toi ! jeta-t-il en s'en allant.
— Roger ! supplia-t-elle, écroulée sur le sol. Il revint.
— Je suis grosse de toi !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 108

— Eh bien ! tu accoucheras. Je m'occuperai de l'enfant et de toi. Tu


acceptes mes conditions ?
« Si c'était vrai qu'elle est enceinte », pensa Roger. Mais il s'efforça
de n'y point croire.
Florecira se souleva et se remit sur ses jambes. Elle essuya son vi-
sage avec la pointe de son fichu et, redevenue soudainement sereine,
elle dit :
— Je m'en vais Roger !
— Tu ne prends pas l'argent ?
— Non, merci !
— Je ne peux davantage que ce que je t'ai proposé.
— Je comprends, Roger, Adieu... bonne chance !
Traînante, penchée en avant, comprimant son cœur avec ses mains,
comme si elle venait d'être poignardée dans la nuit, elle disparut entre
les arbres.
— Quel tracas, grogna Sainclair.
Il rentra chez lui.
*
* *
Dimanche radieux de Janvier !
M. de Senneville et Paul Ricard étaient partis pour la chasse, dès
l'aube Après s'être baignées dans la rivière qui traverse la propriété,
les dames, — en compagnie des deux jeunes gens, avaient pris leur
petit déjeuner et s'en étaient tous allés en promenade, à cheval, parmi
le paysage. Roger Sainclair était allègre et inquiet à la fois. Il avait
l'impression que les minutes qu'il portait à ses lèvres, étaient arrachées
des mains avares du destin, qui ne se laisserait pas faire toujours. Ils
chevauchaient. La brise agitait les épis blonds des rizières. C'était par-
tout des fleurs gigantesques, minuscules, des sources vives.
[81]
Ils avaient visité la grotte de la Voûte, où venait d'après les chroni-
queurs du XVIème siècle, célébrer ses dieux indigènes, la petite reine
d'Haïti, Anacaona, assassinée au cours d'un banquet, par un forban
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 109

d'Espagne, tandis qu'elle dansait nue et peinte d'or, la danse de


l'Amour.
Heureuse, Gaude ne résistait pas au plaisir de vivre. Ses scrupules
et ses hérédités, contraires à son sentiment, fléchissaient sous la marée
amoureuse. Elle se surprenait à prévoir les images de l'avenir. Mais ne
regretterait-elle pas le don, quand la pointe du nouveau se sera émous-
sée ? « Non », se disait-elle. Elle s'imagina, qu'il y avait, comme une
crânerie morale dans son choix. L'orgueil lui murmurait sa chanson
fière.
Dans le lointain, les Montagnes Bleues, précisées par la lumière,
resplendissaient, chargées de moissons. Au coin d'un bois, un adoles-
cent noir, vêtu de blanc, un mouchoir jaune au cou, appuyé contre un
flamboyant, parlait à une jeune paysanne qui baissait les yeux.
— À quand le vin ? leur jeta Dorfeuil.
— Qu'est-ce que cela veut dire ? Monsieur Dorfeuil, interrogea
Gaude.
— Mademoiselle, quand les amours sont mûres, la jeune fille jette
une rose, une poignée de riz au visage du fiancé. Celui-ci offre un re-
pas arrosé de vin rouge à la famille. On danse, et le ménage s'établit
dans la case en chaux et bien clissée.
— Quelle simplicité, dit Gaude rieuse.
Ils arrivèrent près d'une chapelle grise à toit de chaume. Des voix y
bourdonnaient. Ils descendirent de leurs montures. Les deux cavaliers
attachèrent les chevaux à des arbres. Tous entrèrent dans la chapelle.
Une scène édifiante, et naïve s'offrit à leur vue.
Environ deux cents paysans, des deux sexes étaient assemblés là,
vêtus de costumes antiques et bariolés. Ils récitaient passionnément, à
la suite d'un vieillard, debout sur un autel rustique, des litanies catho-
liques. Leurs faces en étaient comme épurées.
Le prêtre français qui desservait la chapelle était absent. Le sacris-
tain que les paysans dénommaient « père Savanne » l'avait suppléé.
C'était un vieillard, couleur d'acajou, à barbiche blanche, au visage
anguleux, où brillaient deux yeux mélancoliques. Très grand, mince, il
portait une anachronique jaquette bleu-de-ciel, très étroite, un panta-
lon de drap, d'un noir terni. Ses pieds étaient chaussés de brodequins
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 110

en velours marron, ornés de boucles en cuivre. Le grand col brodé de


sa chemise éblouissante, retombait avec toutes ses guipures, sur le re-
vers de l'habit.
[82]
D'une voix dolente, en un français incorrect et imagé, truffé d'ex-
pressions créoles, il disait la passion du Christ. Les paysans en étaient
remués.
Gaude remarqua que les yeux, dans les faces d'ébène, devenaient
moins brillants ; c'était qu'ils pleuraient tous, sans une grimace.
Le sermon achevé, les paysans, comme un champ multicolore sous
une brise, se courbèrent peur la prière finale. Ils se relevèrent, et le
bonhomme lança d'une voix chevrotante :
« Maintenant, mes frères, prions Dieu pour la Gloire du Royaume ;
et le bonheur personnel de sa Majesté le roi Louis XV ».
Il ouvrit un vieux bréviaire et lut une oraison que reprit la foule en
chœur.
Les paysans de Noailles, dévotement, venaient d'appeler les grâces
du Seigneur sur la Monarchie française, ignorant qu'ils intercédaient
pour une morte.
Personne, du groupe d'excursionnistes, n'eut le courage de sourire.
Les promeneurs repartirent. Tout en cheminant, Roger Sainclair
loua la sensibilité de ces gens simples, leur respect des coutumes,
bonnes ou mauvaises, leurs grâces hospitalières.
— Les américains, disait-il, les font passer pour des sauvages !
Quelle absurdité. Sous l’étoffe grossière de leurs habits battent des
cœurs sensibles. Ils ne produisent pas pour s'enrichir, mais pour satis-
faire leurs besoins modérés. Le dix huitième siècle les a profondément
marqués. Il survit dans leurs danses, leur vêture et leur gentillesse.
C'est le trait, acheva-t-il, en se penchant vers Gaude, qui marque, Ma-
demoiselle, la douce force de votre civilisation.
Gaude était charmée d'entendre son chevalier, vanter d'une voix in-
dulgente et passionnée, les mœurs de ces humbles, — les pérennités
françaises en Haïti. Cette délicatesse de sentiment, le rapprochait da-
vantage de son cœur.
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Pour rentrer, ils avaient pris une route d'un pittoresque sauvage, hé-
rissée des deux côtés de granits fauves. Des sources cascadaient sur
les rochers où, par endroits, éclataient de hautes fleurs pourpres.
— Ces lieux, dit Gaude, sont les plus beaux de la terre !
— Oui, répondit Roger, cette terre est adorable, mais d'ici quelques
années, elle perdra sa beauté bucolique. Tout y sera encrassé par la fu-
mée des usines. Il n'y aura plus de loisirs. L'homme y deviendra moins
aimable. Les oiseaux s'en iront très loin, pour ne pas entendre la voix
stridente des sirènes. Le pays sentira le mazout et le pétrole. Les
choses exquises seront mortes !
[83]
— Ne t'en plains pas, Roger, répondit Dorfeuil en riant, ce sera la
civilisation.
— Cette promenade, dit Gaude, sera mon meilleur souvenir du
pays.
— J'espère, Mademoiselle, que vous reviendrez encore à Noailles ?
dit Roger avec un étrange sourire.
Il avait mis dans sa question et son intonation un sens secret qui
parut à Gaude.
Pour lui répondre, elle lui jeta au visage, la fleur amarante qui or-
nait son corsage. Le cœur de Roger battit plus vite.
Il leva la tête et regarda le soleil de midi.
*
* *
Il était cinq heures. Le couchant jetait sur le ciel et les terres, ses
suprêmes couleurs.
Roger et ses hôtes étaient dans le verger, assis sur des rocking-
chair, buvant des boissons glacées. Louis Dorfeuil et Paul Ricard, en
perpétuelle controverse, les enchantaient d'éblouissants paradoxes sur
l'amour, la religion, le progrès et les Américains.
Roger proposa une promenade sur la grand'route.
Ils sortirent.
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Un cortège funèbre passait, précédé d'un cercueil en acajou brut,


que portaient, sur leur tête, deux hommes. La foule chantait :

Pressez-vous Joseph !
La vie est un miroir,
Sur lequel tout fuit.
Vous autres, soyez prêts.

Des femmes vociféraient, vêtues de robes aux nuances éclatantes. De


temps en temps, le convoi s'arrêtait. Des serveurs faisaient circuler des
calebasses de tafia que chacun portait à ses lèvres, à même le goulot.
Et la course tragi-comique reprenait vers la forêt-cimetière.
Une femme demandait à une autre :
Tu n'as pas encore pleuré, commère ?
— Non, répondait celle-ci, en souriant, mais hier soir, j'ai fait du
tapage.
— Vous allez trop vite, criait-on aux porteurs.
— C'est Joseph qui est content d'aller se reposer ! répondaient-ils.
Certaines personnes du convoi vantaient le bel appétit du défunt, sa
tournure incomparable, lorsqu'il dansait le menuet. D'autres riaient. La
[84] mort ne semblait leur, inspirer qu'une angoisse railleuse et légère.
Les hasards de la promenade conduisirent les promeneurs au bas
d'une éminence, rougie de crépuscule où, des canons fleurdelisés, se
rongeaient d'ennui, écroulés parmi l'herbe rase.
Le groupe se mit à gravir la pente facile.
— Ici, commenta Paul Ricard, un fait d'armes aussi élégant que ce-
lui de Fontenoy s'est passé entre Haïtiens et Français. Avant que la ba-
taille fût engagée : Pamphile de Lacroix le chef français ; sur le front
de bandière en faisant caracoler son cheval, fit le salut de l'épée à Des-
salines. Le général noir lui envoya en retour un drapeau français qu'il
avait pris au. dernier-combat. Et le combat s'engagea.
— Il n'y a que des Français pour accomplir de tels gestes d'élé-
gance, en face de la mort, dit Dorfeuil avec enthousiasme.
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Ils étaient arrivés au sommet du fortin. Mais Roger et Gaude, sous


le prétexte de cueillir des fleurs, étaient restés au bas du mornet. Ils
s'en allaient parmi le paysage.
Dans un bosquet de manguiers, le couple s'enfonça Sur un « ma-
pou » tombé, ils s'assirent, silencieux.
Roger avait l'air morose.
— Qu'avez-vous Roger ? lui demanda Gaude.
— Demain, répondit-il, d'une voix triste, nous rentrons à Port-au-
Prince Vous ne pouvez vous imaginer Gaude tout ce que vous êtes
pour moi. Je sens que vous m'êtes nécessaire comme l'air que je res-
pire. Voulez-vous que nous nous marions ? Je ne m'abuse pas sur le
sacrifice que je vous demande. Je connais mes disgrâces. Mais vous
m'êtes apparue si différente des autres! J'ai l'impression que je cesse-
rais de vivre, si le soleil reparaissait demain sans que vous ayez décidé
de mon sort. Si vous jugez que votre sentiment pour moi, peut vous
permettre d'arriver jusqu'à la conclusion logique de nôtre-belle aven-
ture, dites-le moi sans délai. Je ne m'attarderai pas à mesurer l'étendue
de ce sentiment, je suis trop amoureux pour cela, je serai le plus heu-
reux des hommes. Mais aussi, je ne veux pas cambrioler votre cœur, et
ce bonheur. Je voudrais que la faveur inouïe que j'espère, soit le résul-
tat d'un choix, librement consenti. Repoussez-moi si vous n'êtes pas
certaine de votre cœur. J'en serai peut-être désespéré, mais, sans ré-
volte, ni cris, je m'en irai, vous bénissant encore, pour les beaux mo-
ments que votre pitié m'a jetés comme une aumône.
Jamais Gaude n'avait entendu ce son de désolation dans une voix
humaine. Elle considéra le masque ravage d'amour, les yeux de chien
suppliant dont [85] Roger offrait la vision. Elle eut la certitude qu'elle
le verrait agoniser à ses pieds, même si elle lui octoyait une demi-pro-
messe. Elle se sentait acculée à la parole-acte, celle qui noue les corps
ou les sépare.
En un éclair, elle calcula toutes les conséquences de sa réponse.
Son double, hostile à Roger, se dressa devant elle, en un assaut déses-
péré. Il lui montra le mur ethnique, social, les préjugés inflexibles qui
s'hérissaient entre eux. Mais une force mystérieuse les renversa.
Le silence pesa trois minutes, puis elle répondit d'une voix loin-
taine et basse :
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— Je vous aime assez, Roger, pour ne pas m'arrêter devant les obs-
tacles qui nous sépareraient l'un de l'autre. Je me promets à vous. Je ne
sais ce qu'en pensera mon père. Mais vous pouvez faire foi sur ma pa-
role, quoi qu'il advienne. Laissez-moi seulement le temps de le prépa-
rer à bien accueillir votre désir, notre désir...
Comme accablée, elle se tut. Roger n'avait plus la force d'exprimer
une parole. Il avait d'un coup d'aile franchi la région de la béatitude
que seuls connaissent les oiseaux.
Gaude avait la fierté de la victoire qu'elle venait de remporter sur
elle-même. Cependant, une buée de mélancolie voilait son regard.
Calme er apparence, elle regardait le jeune homme avec une tendresse
incertaine où entrait de la pitié.
Roger ne perçut pas cette nuance qui eût empoisonné son allé-
gresse. .
— Comme vous êtes bonne, dit-il ?
Gaude sourit avec amertume et ne répondit pas.
— Vous êtes triste, Gaude, ajouta-t-il, en prenant sa main.
— Non, Roger, le visage du bonheur est parfois grave.
— C'est le plus beau que j'aie jamais adoré !
— Regardez là-bas continua-t-elle, on dirait que la forêt brûle.
— C'est le soir d'un beau jour, Gaude, répondit-il, les yeux éblouis.
— Vous êtes heureux, Roger ?
— Je vous répondrai, amie, par une sentence de nos paysans :
« Seules iront en paradis, les femmes- qui ont donné de la joie aux
hommes ! »
— C'est vrai, Roger, je vous aime beaucoup !
Elle disait cela comme pour se l'affirmer.
— J'essaierai, Gaude, d'être digne de votre amour. Mais quoi que je
fasse, j'en serai au-dessous.
Ils se levèrent et quittèrent la clairière.
[86]
Au bas du monticule, ils retrouvèrent le groupe.
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— Tu t'étais fourvoyée encore, Gaude, dans la forêt, dit Monsieur


de Senneville avec malice. Heureusement, ajouta-t-il, que Monsieur
Sainclair est un bon guide !
— Cette fois, père, c'est moi qui lui ai montré la sortie.
Ils sourirent de cette plaisanterie.
Tout en causant, ils se mirent à regagner la maison. L'ombre, tein-
tée de rose, enveloppait toutes choses. Le bois bruissait.
— Comme il fait bon vivre ici ! dit Mme Ricard.
— Oui, répondit Louis Dorfeuil, loin des laideurs de la vie mo-
derne, loin des américains.
— La vie, exprima Roger, est encore agréable, même avec les
Américains, Dorfeuil, étonné de cette réponse, considéra son ami. Il
ne comprenait pas cette indulgence soudaine. Sous la galerie de la
maison ils prirent place en des dodines.
— Joue-nous donc, Dorfeuil, une de tes « Tropicales », dit Roger.
Mon vieux piano ne s'y prête guère, mais tu as l'art de les améliorer en
jouant :
Dorfeuil entra.
La musique pleine de gingembre, de sucre et de crépuscule, se dé-
roula sur une ligne triste et tendre. Mais Roger n'en percevait que le
deuxième sens.
Gaude avait été s'appuyer à la balustrade du perron, perdue dans
une songerie. Roger alla l'y trouver.
Des vers chantèrent dans sa tête, apaisée. Il récita à voix basse :
« Nous aurons des lits, pleins d'odeurs légères...
— Vous aimez Beaudelaire, Roger ?
— Et Shakespeare aussi.
Il murmura :
« Comblé par toi d'un bonheur infini, je ne peux ce soir en savou-
rer toute la suavité. Bonsoir douceur ! Quand on se reverra demain, la
Saison aura fait de ce bouton d'amour, une fleur suprême et immor-
telle ! Bonsoir Amour ! »
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La musique tropicale, souple et voluptueuse, ondoyait comme une


danseuse brune et nue...
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[87]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Troisième partie
LA VENGEANCE
DE SEATON

« Ultimi barbarorum. »
SPINOZA

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[88]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 118

[89]

Depuis le jour où Smedley Seaton avait croisé, au coin de la rue


Macajoux, les Senneville, dans la voiture de Roger Sainclair, il se de-
mandait sans cesse si les deux jeunes gens ne s'aimaient pas ? Leur
manège au bal lui avait part, révélateur, mais il mettait les gestes de
Gaude, au compte d'une coquetterie légère dont, presque tous les Amé-
ricains, croient les françaises férues. Cependant, d'avoir vu les Senne-
ville, dans l'auto du jeune homme, en route pour la campagne, ses
soupçons s'étaient mués en certitude.
Pour se consoler, il se livrait à l'alcool. Un infernal mélange de
rhum et de whisky, absorbé toutes les deux minutes, intensifiait son
amour pour Gaude, sa haine pour Sainclair.
Dans l'après-midi de cette rencontre, jour de rage et de boisson, il
s'était rendu au bureau de Inintelligence Service » de l'Occupation où
il s'était fait communiquer la fiche de Roger Sainclair. Naturellement,
le jeune homme y était noté comme l'adversaire irréductible de l'inter-
vention.
Il avait dit à Harold Wiking, chef de ce service, qui avait la réputa-
tion d'un officier civilisé et loyal :
— « Le connaissez-vous, ce Sainclair ? »
— Je ne l'ai vu qu'une fois, répondit Wiking, le jour où le grand
prévôt le fit chercher. On le dit brave, instruit, d'une vieille famille du
pays.
— Ils ont des familles, ces nègres ? ricana Seaton.
— Il paraît, répondit Wiking que l'un de ses ancêtres était de ces
huit cents Haïtiens qui protégèrent notre retraite à Savannah, lors de la
guerre de l'Indépendance, et sauvèrent notre armée d'un désastre irré-
parable.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 119

— Ne glorifie pas, Wiking, ces inférieurs. Ils se croient assez, sans


cela, des phénomènes. Il y a dans leur regard, dans leur sourire, leur
soumission, leur silence même, quelque chose qui m'enrage.
Il avait accentué ces derniers mots, d'un coup de poing sur la table,
près de laquelle ils étaient assis.
— Le monde, continua Seaton, d'une voix creusée de whisky et de
courroux, se courbe devant nous, nous adule, obéi t à notre moindre
froncement de sourcil, mais cette tourbe misérable de nègres nous ré-
siste. Goddam ! Comment faire pour briser leur morgue ! Quant à ce
Sainclair, que l'enfer gèle si je ne dois pas le mater !
Son irritation était extrême. Il semblait que du sang, par ses pores,
allait baigner sa face.
— Mais qu'est-ce qu'il vous a fait ? interrogea Wiking.
[90]
— Il ne m'a rien fait, mais je crois qu'il conspire contre nous.
— Aucun détective n'a fait de rapport là-dessus, dit Wiking.
— Ce n'est rien de précis, mais j'imagine qu'il doit y penser. On n'a
qu'à le regarder pour s'en rendre compte. Et puis, Wiking n'avez-vous
jamais été saisi d'une haine soudaine contre tel nègre qui ne vous a
rien fait, mais qui vous déplait, à tel point, que vous le plongeriez dans
une chaudière d'huile bouillante, sans remords ?
— Jamais ! répondit Wiking froidement.
Seaton s'en alla. Vers les six heures de l'après midi, il rencontra
Raoul Marvil, sur le Champ-de-Mars.
Il lui parla de Roger avec indifférence. Raoul vanta le jeune
homme et lui apprit qu'il était l'un des gentlemen le plus aisés de Port-
au-Prince.
L'argent, étant pour la majorité des Américains, la norme de la va-
leur humaine, un peu de respect se mêl a à la haine de Seaton pour
Sainclair.
Dans la soirée l'officier se rendit à une réception à l'Ambassade
Américaine. Il n'y resta que cinq minutes, parce qu'on n'y servait que
de l'eau de Vittel et rentra chez lui. Des idées cuisantes le travaillaient.
Il pensa un moment, parler de son amour à son Ministre, qui formule-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 120

rait une demande officielle en son nom. Gaude n'osera pas lui préférer
le noir, pas plus que Mr. de Senneville dont l'attitude dans cette af-
faire, lut semblait équivoque.
— En tout état de cause, se dit-il, cet acte éclairera la situation.
Vers la mi-nuit, des amis envahirent sa maison en coktail-party.
Parmi eux, seul noir, il y avait le secrétaire du grand prévôt.
Il s'appelait Rozemberg Martial. C'était un petit grimaud tortueux,
intelligent et polyglotte. Il s'était rendu indispensable à l'occupation. Il
n'aimait pas ses maîtres, mais il était pauvre. Et ces gentilshommes
payaient bien. À l'un de ses amis nationalistes, qui lui demandait com-
ment il faisait pour être si bien en cour, il répondit en souriant : « On
lèche la main qu'on est pas assez puissant pour couper ».
Dès que Seaton le vit, son projet de vengeance commença à
prendre corps. Tandis que les « boys » dansaient, chantaient, simu-
laient des matches de boxe, dans le salon, Seaton prit à part Rozem-
berg Martial, près de la fenêtre.
Ne croyez-vous pas, lui dit-il, dans un clignotement, que Roger
Sainclair est pour quelque chose dans le soulèvement des paysans de
l'Artibonite ?
Surpris par cette question, Rozemberg Martial, qui avait pour prin-
cipe de ne jamais accuser, ni défendre un congénère, répondit en
riant :
[91]
— Je ne peux vous dire, Major, ni oui, ni non !
— Je vous demande votre opinion précise, car vous le connaissez,
répartit Seaton avec un regard mauvais.
Rozemberg se troubla. Il était tenté, pour avoir la paix de répondre
par l'affirmative, mais il se souvint du jeune homme loyal, que même
ses ennemis admiraient, et répondit courageusement :
— Je crois, Major, que Roger Sainclair, n'est pas homme à pousser
les autres à la bataille, sans s'exposer lui-même. S'il avait encouragé
les paysans à se révolter, il serait déjà à leur tête.
— Vous êtes tous d'accord contre nous, riposta Seaton, d'un ton
cruel. Au fond, ajouta-t-il," « you traite ! ».
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 121

Rozemberg Martial blêmit. Il calcula : il n'y a pas de travail en


cette période de perturbation. (Etre juste, souffrir pour la vérité, n'est-
ce pas peut-être une duperie ?). En un éclair, ces réflexions le traver-
sèrent. Et puis, qui sait si ce Roger Sainclair, mystérieux et distant,
n'était pas vraiment dans quelque histoire ?
Comme en s'excusant, Rozemberg Martial répondit :
— Je ne suis sûr de rien. Je ne vous ai répondu que sur une impres-
sion vague, Major. Il se peut bien que ce soit vous qui ayez raison.
— Well, dit Seaton.
Il se sentait en présence d'un faible. Le crime, à cette minute, vivait
dans sa tête en feu. Subitement patelin il reprit :
— Vous, « bonne garçon ». Sainclair... « pas bonne ». Avons mau-
vaises notes contre lui. Vous, donnez-nous preuve « collaboration
franche et cordiale » ?
Rozemberg Martial connaissait ce langage. « La collaboration
franche et cordiale » dans l'esprit de ces yankees, c'était la soumission
aveugle à leurs désirs, même criminels ou extravagants.
Il devint blême. . Ses genoux se dérobèrent sous lui.
Smedley Seaton continua :
— Lui, n'est-ce pas, demandé vous, faire partie Club secret, pour
combattre occupation par tous moyens, même poison ?
— Oh ! non, Major, gémit Rozemberg effrayé ! Il ne m'a jamais
proposé pareille chose. Il ne me fréquente pas !
— S'il vous l'a demandé, vous le direz. S'il ne vous l'a pas deman-
dé, vous direz quand même qu'il vous l'a proposé, répondit-il, le
timbre bas, le masque monstrueux.
[92]
Non, ce n'est pas possible, Major. Je ne peux pas faire une telle dé-
claration. Ce n'est pas vrai, gémit Rozemberg Martial, les yeux hu-
mides.
Vous ferez témoignage quand moment viendra. En attendant, secret
absolu. Moi donné vous dollars, tout ce que vous voudrez, si vous
vous montrez « bonne garçon ». Autrement, vous partagerez sort Ro-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 122

ger Sainclaire le supplice de l'eau, le fouet, les travaux forcés, le ré-


gime de Chabert.
— !!!
Dans le salon, le phonographe faisait rage, les officiers dansaient
entre eux. Le whisky coulait à flots.
Seaton exprima à ses amis le désir d'aller se reposer. Ils sortirent en
chantant, titubants d'alcool.
— Good sleep !
— To morrow !
— Bye, bye !
Parmi eux, un jeune noir pleurait à chaudes larmes.
Resté seul, Seaton, d'un pas hésitant, gagna sa chambre. Avant de
se mettre au lit, il se versa une dernière rasade. Il sonna. Son domes-
tique parut. C'était un jeune nègre couleur d'écrevisse bouillie. Il fai-
sait le lit
Seaton, debout, près d'une porte, rêveur, poussa une plainte. Le
garçon tourna la tête vers l'officier. Seaton crut lire une moquerie dans
son regard. Il s'avança vers le valet, et lui allongea un bon coup de
pied au derrière.
Le domestique le regarda encore avec des yeux sans expression.
Il arrangea un bout de la moustiquaire qui s'était accroché au fer du
lit, et sortit, un soupçon de sourire à sa lèvre...
Seaton se dévêtit et se coucha. Sa décision était prise. À tout prix,
il fallait briser le nègre et son amour. L'acte qu'il allait accomplir
contre lui n'était pas un crime. Il n'y en a pas contre les nègres !
C'est sur l'oreiller de cette pensée consolante, qu'il se mit à ronfler
avec innocence.
*
* *
Cet après-midi là, Roger Sainclair travaillait à son cabinet de la rue
des Miracles, allègre comme un dieu. Avec hâte, il liquidait les af-
faires importantes de son office. Jamais, au Palais, on ne l'avait enten-
du si disert. Ce fut vraiment la période la plus éclatante de sa vie. Les
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 123

questions les plus obscures et les plus embrouillées, étaient éclairées


d'une simple et vive lumière, dénouées avec grâce. Les juges, sur leur
siège, perdaient le sommeil, quand il était à la barre. Il vivait mainte-
nant dans l'espérance dogmatique du bonheur.
[93]
À sa dernière visite chez Mr. de Senneville, il avait légèrement
pressé Gaude de l'autoriser à parler à son père.
— Pourquoi tant nous hâter, Roger ? C'est si agréable, ces minutes
d'attente, avait-elle répondu, tendre et grave.
Une ombre fugace avait terni le regard de Roger.
— Vous avez l'air de redouter quelque chose, ami ? N'avez-vous
pas ma promesse ? ajoutait-elle dans un sourire de sphinx.
Roger s'était humilié. Et, parmi le crépuscule, dans le parc, ils
s'étaient étreints. Mais le baiser de Gaude avait un goût de larmes.
*
* *
Quatre heures ont sonné. Pascal Darty entre dans la pièce. Comme
je regrette que tu n'aies pu venir à Noailles avec nous, Pascal, tu t'y se-
rais follement amusé.
— Moi aussi, mon vieux, je le déplore. Car mon voyage au Petit-
Goâve a été vain. Le lot de café que je voulais acheter a été pris par
le .banquier Frankel. Et, comble de malchance, dix sept pannes d'auto
au retour. Routes défoncées, pluies, faim, marche à pied .jusqu'à Léo-
gane. Je n'étais plus le Pascal que tu connais. J'avais perdu mon rire.
Je ne comprends pas les Américains. Nous dépensons des millions
pour les routes. Celles du Nord sont passables, mais quant au réseau
du Sud, autant en emporte le vent ou les eaux.
— Parlons, Pascal, de choses moins tristes dit Roger. L'argent que
tu devais gagner sur cette affaire de café, je te l'offre, bien que, ces
jours-ci, le grain d'or me soit nécessaire,
— Qu'y a-t-il, Roger, tu m'as l'air très excité ?
Avec enthousiasme, Roger mit son ami au courant de ses projets
matrimoniaux. Pascal essaya de modérer cette ardeur,
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 124

— Mais je te dis, Pascal, qu'il n'y a rien à craindre. Gaude fait hon-
neur à la femme blanche.
— Je ne te dis pas non, Roger, mais ne t'emballe pas. Sois un peu
sceptique. Le scepticisme tempère l'emertume de la désillusion, si elle
vient. Il me semble que tu fais trop fond sur le sourire d'une femme.
— Écoute, Pascal, j'étais chez elle hier soir, elle a été franche et dé-
licieuse. La vie est belle, mon cher. Tu me grondes toujours d'être un
« bourgeois inoseur », voici que je marche, et tu as peur. Je voyagerai
mon ami, je me marierai. N'est-il pas honteux que je ne connaisse pas
encore Paris ?
[94]
J'irai de par le monde. J'ai des marbres à toucher, des peintures à
contempler, des paysages à admirer !
— Oui ; tout cela est très bien, Roger, mais est-ce que le père, Mr.
De Senneville, marche ?
— C'est un homme de tout premier ordre, Pascal. Tu ne le connais
pas ? Ça ira comme sur des roulettes !
— Je ne connais pas ses idées, mais je connais le blanc un peu...
— Crois-moi, ami, j'aurai facilement son consentement. Et puis...
— Et puis quoi ? questionna Pascal.
Le front de Roger s'était plissé. Dans ses yeux de velours brillait
une lueur fiévreuse.
— Si elle m'aime vraiment, comme je le crois, rien ne l'arrêtera...
— Roger, mon vieux, toi si raisonnable, si clairvoyant, voici que tu
tombes dans le romanesque. Je ne conteste pas que Mademoiselle
Gaude t'aime, je ne veux pas jouer au désenchanteur, mais cette affaire
est très délicate.
— D'ici trois mois, Pascal, répondit Roger en riant. Tu recevras des
cartes postales de moi, datées de tous les lieux célèbres du monde. Le
grand défaut des noirs, c'est d'être timides, de manquer d'optimisme
devant la vie. Quand nous serons libérés de nos craintes, nous serons
irrésistibles. Il nous faut savoir oser. Le plus souvent, nous créons le
préjugé par notre attitude. Ni morgue ni humilité, s'en aller dans la vie
d'un pas gracieux et libre.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 125

— Tu deviens lyrique, Roger, dit Pascal avec une ironie affec-


tueuse. L'amour t'a transformé. Mais tu as peut-être raison. Au revoir,
je descends « au bord de mer ». Te verra-t-on ce soir au récital de Dor-
feuil à Bellevue
— Certainement, mon cher !
— Oui, c'est vrai, elle y sera, dit Pascal avec malice.
Ils descendirent du vestibule, et trouvèrent Décius, le garçon de bu-
reau, qui dormait, assis sur une chaise, la bouche ouverte, la tête ap-
puyée contre une cloison de la pièce.
— Quelle race de paresseux, dit Roger en souriant. Il n'est que cinq
heures moins le quart et Décius dort. Il ne fait rien ici : introduire un
visiteur, porter une lettre à la poste, balayer, épousseter. Voici tout son
labeur. Le soir, il va danser le « pignic » au Bel Air, boire du tafia,
courir les femmes. Il dort tout le temps ici, excepté le samedi, jour où
il toucha ses huit dollars.
Roger, de bonne humeur, prit la rose que Pascal avait à sa bouton-
nière et alla, à pas de loup, en fleurir la bouche du dormeur. Ils s'amu-
sèrent de cette gaminerie.
[95]
Pascal parti, Roger remonta travailler.
Il était à écrire, lorsqu'un quart d'heure après le départ de son ami,
Décius, de son air de dormeur éveillé, vint lui annoncer qu'un
« blanc » demandait à être reçu.
— Faites-le monter, répondit-il, distraitement.
— C'est un officier américain, maître, précisa Décius.
— Qu'est-ce que cela fait, introduisez-le, rétorqua Roger, en répri-
mant un mouvement de surprise.
Décius redescendit. Roger se demanda ce que cet officier pouvait
bien lui vouloir. Il prit un cigare dans la boîte posée sur la table, l'allu-
ma et attendit dans une pose dégagée. Il ouvrit le tiroir du bureau et vé-
rifia si son petit browing était à sa place.
Décius reparut et livra passage au visiteur. C'était Smedley Seaton :
— petite tenue jaune, sans veste, chapeau de feutre à galon d'or, pisto-
let fixé à la cuisse droite par des lanières de cuir.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 126

— Bonjour, Monsieur, dit Seaton en se découvrant.


Roger inclina imperceptiblement la tête et, sans répondre, lui dési-
gna d'un geste de la main, un fauteuil en cuir marron, placé devant le
bureau. L'officier s'y assit.
— Well ! exclama Seaton, vous devez être étonné de voir moâ ici ?
— J'ai très peu l'habitude d'être étonné, répondit Roger avec une
affectation de calme.
— Oui, continua l'officier, après mon geste de l'autre soir...
— Dont je ne me souviens même plus, coupa Sainclair avec hau-
teur.
Il y avait dans son attitude une si tranquille insolence, que Seaton
en fut vexé comme d'une insulte exprimée. Roger le vit rougir du
menton jusqu'aux racines des cheveux. Le regard de l'américain s'allu-
mait. Sa main puissante et velue tremblait sur ses genoux. Il faisait ef-
fort pour ne pas éclater. Roger s'estima de son sang froid. Il avait re-
marqué la colère que sa pose provoquait en Seaton. Il s'étudia à l'exa-
gérer. Il prévoyait l'orage que recelait cette visite, mais un goût du
risque, qu'il ne se connaissait pas, un fatalisme, baignaient son cœur.
Le silence pesait très lourd.
Il fit le geste de casser la cendre de son cigare dans le cendrier.
Seaton eut un mince mouvement de recul et de méfiance. Roger sou-
rit. L'officier éprouvait comme une dernière pudeur à avouer le but de
sa démarche. Roger pensait, qu'en certaines occasions, l'offensive ac-
cordait un privilège, à celui qui la prenait. Il dit :
— Et qu'est-ce qui me vaut, Monsieur, l'honneur de votre visite ?
[96]
Sans circonlocutions, Seaton répondit :
— Voulez-vous dire « moâ » quelle est la nature de vos relations
avec Mademoiselle Gaude de Senneville ?
Le nom adoré, prononcé sans gêne, par cet homme détesté, déchira
d'un coup sa sérénité railleuse. Et la réponse jaillit, cinglante et pé-
remptoire :
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 127

— Si, dans votre pays, un honnête homme fait, à n'importe qui, des
confidences sur ces choses intimes, les sauvages que nous sommes ici,
n'ont pas encore réalisé cette civilisation là, grâce à Dieu !
— Je n'ai que faire de vos phrases. Répondez à ma question ?
— Etes-vous fou ? rugit Roger, qui s'était dressé de son siège. A
qui croyez-vous parier, ajouta-t-il ?
— À un sale nègre que je méprise, répondit Seaton, froid, mais les
cheveux hérissés.
— Et qui vous est supérieur en tout, riposta Sainclair avec un sou-
rire cruel.
— Comme vos ancêtres esclaves étaient supérieurs des miens !
— Vous ne savez donc pas, que vous autres, en majorité, n'êtes le
produit que d'une horde de pirates, de convicts, d'hypocrites, le déchet
de l'Europe ?
— Mordu par l'injure, Seaton s'était dressé à son tour, les deux
mains posées sur le bureau, penché en avant, la face anguleuse, les
tempes gonflées, les maxillaires contractées, formidable comme un
cyclope.
— Goddam ! Fils de guenon, paria, cannibale, je vous apprendrai à
baver sur ma race,
Métalliques, les insultes sortaient de sa gorge avec peine, en an-
glais. Il écumait comme un épileptique.
Roger, martial, ramassé comme une panthère qui allait bondir,
lança dans une explosion de rage :
— Que m'importent vos lynchages, vos chaises électriques, le sup-
plice de l'eau, les tortures que vous avez inaugurés en ce pays. Je n'ai
peur de rien. Vous croyez, imbécile, que votre domination sur les
faibles sera éternelle ? Votre puissance craque, minée par les forces
souterraines et silencieuses ! On en a vu de plus solides qui ont péri.
Si vous n'étiez pas un primaire, je vous les énumérerais, mais vous ne
comprendriez pas. Un matin, hommes mécaniques, vous serez anéan-
tis sous les décombres de vos gratte-ciels, de vos usines. Il n'en restera
rien, rien, de votre civilisation de ferraille, de ciment et de linoléum !
car vous n'avez fondé que sur la matière !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 128

[97]
Roger était livide, sinistre, empoisonné de haine. Halluciné, sa
voix sonnait presque joyeuse.
Interdit, Seaton écarquillait les yeux, comme sous le coup d'une
peur superstitieuse : celle qu'inspirent les prophètes ou les fous.
— Oui, barbare !, continuait la voix presque démente : je suis le
nègre que vous assassinez depuis des siècles, mais qui monte mainte-
nant, implacable, des bas-fonds de l'esclavage ; le guerrier, le poète, le
danseur, l'enfant, le petit frère de Lucifer : le nègre qui dort depuis
cinq mille ans ! Mais je suis réveillé Smedley Seaton ! Allez, je ne
vous hais plus. Car le cannibale vous mangera. Le Temps est avec
moi. Il aiguise mes crocs, mes griffes qui ne sont pas encore à point.
— Vous voulez savoir si Elle m'aime, si je l'aime ? Oui. Elle n'est
pas faite pour vous.
Je lui apporte la poésie, la simplicité, le courage, la joie et la désin-
volture. Elle m'offre en retour, les réalités supérieures qui vous sont
interdites ! Que lui proposez-vous ? de l'or ? un matérialisme atroce,
l'ennui, l'hypocrisie, un ridicule solennel et figé !
Je pourrais vous détruire en ce moment, comme un chien enragé
que vous êtes, mais à quoi bon, vous seul ce n'est pas assez, c'est toute
la meute qu'il me faudrait décimer !
Epuisé, comme sortant d'un cauchemar, Roger s'était rassis, le front
en sueur. Il considérait Seaton, toujours pétrifié, d'un regard lointain,
qui le traversait.
L'officier se demandait s'il n'était pas en présence d'un déséquili-
bré. Une seconde il eut l'idée de lui décharger son Coït automatique
dans la tête. Il baissa les yeux vers sa cuisse. Roger n'eut pas un mou-
vement. Que lui importait d'être tué puisqu'il perdait Gaude, croyait-il.
Pourquoi l'un de ces rivaux, parvenus à la limite de la colère,
n'avait-il tenté de réaliser le désir de tuer, qui faisait frémir leurs
mains, à tous deux ?
C'est qu'ils comprenaient, dans le désordre de leur passion, que ce-
lui, au compte duquel serait mis le cadavre de l'autre, n'aurait plus rien
à espérer de Gaude. Roger se disait que, s'il devait périr, au moins, lui
laisserait-il une pure image.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 129

Si l'amour est générateur de violence, parfois aussi, chez certaines


natures équilibrées, il contrôle cette violence, l'endigue secrètement,
dans la ligne de son intérêt.
[98]
Seaton avait repris ses esprits. Il dit à Roger :
— Vous serez châtié de vos impertinences et de vos mensonges. Ce
n'est pas vrai, fou ! Elle ne vous aime pas !
Sa voix était douloureuse.
— Allez crocodile, chercher vos gendarmes, répondit Roger d'une
voix lasse.
Seaton sortit rapidement, raide de rage.
Le crépuscule d'hyacinthe inondait la pièce. La tête de Roger
s'écroula sur les paperasses. Il revit le beau visage de Gaude, la forêt
pleine d'ombre rose où la promesse lui fut faite. Il fit revenir à sa
bouche, le goût des lèvres pathétiques... Sur le masque de velours, il y
avait des larmes...
Deux minutes après, il se redressa. À sa montre-bracelet, il vit qu'il
était cinq heures. Il prit une feuille de papier et écrivit :

À Gaude de Senneville
Bonsoir amour ! Je ne sais où je serai, quand ces lignes vous par-
viendront. Mais ce sera sûrement très loin de vous. En quelque enfer
où m'enverra le destin, qui semble avoir parlé contre moi, depuis un
instant, vous perdre est tout ce que je regrette.
Si, une fois, par hasard vous daignez vous attrister sur mon sort,
songez, pour oublier votre peine, que vous avez été, dans te grand dé-
sert que fut ma vie, l'oasis divin qui ne me refusa point sa fraîcheur.
Vous n'êtes cause de rien. J'ai été candide de croire que, par une
grâce particulière, seraient dénouées au-dessus de ma tête, les inter-
dictions créées contre ma race.
Dans ma nuit, j'emporte de vous un souvenir tellement vertueux,
qu'il sera le bouclier qui m'empêchera de sentir, les disgrâces qui
pleuvront sur moi.
Vous souvenez-vous de notre premier entretien à Noailles, au bord
de la rivière ? Une parole de moi, avait fait surgir une réalité, qui m
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 130

éloignait de Votre sillage. Vous eûtes la bonté de m'en gronder douce-


ment.
Hélas ! j'avais raison. L'ennemi veillait...
Adieu, Gaude. Pensez parfois à l'homme infortuné. Soyez heu-
reuse, et souffrez que je baise vos pieds, ô vous qui m'avez fait tant de
bien !
Roger Sainclair

Cet adieu achevé, Roger le cacheta et l'adressa. Il traça ensuite un


billet pour Pascal Darty où il précisait l'état de ses affaires, les me-
sures que son ami devait prendre. Il terminait ainsi sa lettre : « Je ne
sais, mon cher ami, si nous nous reverrons encore, car le pire peut ar-
river. Ne sois pas inconsolable. L'un des privilèges de notre race, c'est
de savoir sortir avec élégance du carnaval du monde. Mon testament
est dans mon coffre, à la Banque. Soigne bien mon cheval : Mousse-
line. Il aime le sucre. Je té confie ma vieille servante Juliana. Adieu ou
au revoir. L'avenir est sur les genoux de Zeus ! (Ton Roger)
[99]
Il allait sonner Décius quand il entendit un galop dans l'escalier. Le
garçon parut, haletant, épouvanté, en criant :
— Maître ! La maison est remplie de Marines-Corps !
— Je m'y attendais, Décius, répondit-il très calme. Voici deux
lettres. Remettez-les ce soir même, en mains propres, à M. Pascal
Darty. S'il n'est pas chez lui, attendez-le, même toute la nuit, pour les
lui donner.
Le domestique, en tremblant, mit les plis dans la poche intérieure
de son paletot.
Au même moment, trois soldats de l'occupation, précédés d'un offi-
cier— ils n'étaient que quatre — pénétraient dans la pièce et arrêtaient
Roger qui, sans résistance, se laissa passer les menottes.
Ils descendirent. La voiture de la police stationnait devant la mai-
son. Roger y monta avec les gardes. Elle tourna à gauche et prit la di-
rection de la rue du Centre.
Une femme, parmi les passants attroupés s'écria :
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 131

— Quelle misère, Mon Dieu, c'est ce traitement que cherchaient


les haïtiens !
L'Angélus, sur la ville, de tous les clochers, égrenait sa sonnerie
triste...
*
* *
À sept heures, Pascal Darty, en tenue de soirée, était sur le perron
de sa villa, à Bolosse quand il vit venir dans l'allée, Décius, d'un pas
vif. « Décius marchant rapidement, se dit-il, quelle catastrophe est-il
arrivé ? Il lui demanda de loin.
— Qu'est-ce qu'il y a Décius ?
— Ayayaye M. Pascal, répondit-il, le masque grimaçant. Un régi-
ment de blancs viennent de prendre Me. Roger après lui avoir mis des
« minottes ».
— À Roger Sainclair ? sursauta Pascal, renversé.
— Oui, Monsieur Pascal. Voici ce qu'il m'a donné pour vous. Il lui
tendit les deux enveloppes.
Pascal brisa le cachet de celle qui portait son adresse, lut, et s'af-
faissa sur une chaise qui était près de lui, en gémissant :
— Ah, les salauds ! Ils auront sa peau. Je prévoyais que cette aven-
ture où il y avait un « Yanqui » finirait mal pour mon pauvre ami.
Il se releva. Décius lui apprit la visite, les éclats de voix qu'il avait
entendus dans la pièce.
— Que faire ; mon Dieu ? dit-il, en serrant le poing.
[100]
— C'est bien, Décius, allez prévenir Juliana. Je passerai demain au
cabinet.
Le serviteur s'en alla lentement, les yeux rougis.
Pascal prit une voiture qui passait, se fit conduire au bureau de la
Gendarmerie où il avait comme ami, un jeune officier américain,
sous-chef de police. Il ne l'y trouva pas. Il ordonna au cocher d'aller
chez Claude Maxcence qui, à cette heure, d'ordinaire, était à son office
de la rue du Quai. Il y arriva.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 132

Le journaliste, dans son carré directorial, entouré d'un groupe de


rédacteurs y faisait assaut de punch au rhum et d'esprit.
Claude Maxcence était le directeur du journal « l'Aube » qui pa-
raissait le soir. C'était un homme un peu corpulent, couleur d'orange,
de grande taille au visage dur et sensuel de romain de la décadence. Il
avait la réputation d'un sceptique sans entrailles. Mais ses amis di-
saient que derrière le cynique se cachait un sentimental. Son « cruel-
lisme », ajoutaient-ils n'était que la pudeur d'une nature délicate, qui
craignait à chaque instant d'éclater en sanglots devant la vie. Avec un
brio remarquable, il savait s'adapter à tous les avatars de l'existence
haïtienne. L'intervention ne lui fit pas modifier ses méthodes. Il abdi-
quait parfois ses coins de ciel, parce qu'il avait expérimenté, que les
idéalistes sont presque toujours écrasés dans cette affreuse bataille
qu'est la vie.
Roger Sainclair l'estimait. Il s'interdisait de le juger. Maxcence
était aussi un écrivain du meilleur aloi. Roger disait à son égard « il y
a en Maxcence de l'ange et du carnassier. Sa machinerie morale est
puissante et délicate comme celle d'une Rois Royce ».
La pièce où il se trouvait était petite, meublée de sièges d'acajou,
d'un bureau plat, en cèdre. Aux murs, deux reproductions : Le Syndic
des Drapiers, la Leçon d'Anatomie, —des portraits de rédacteurs, des
paysages haïtiens. Dans le coin gauche on voyait un coffre-fort Fichet,
sur lequel étaient posés des registres. Sur deux petites tables à droite :
amoncellement de journaux et de revues étrangers. Au plafond, des tu-
lipes électriques répandaient une lumière violente. De la cour proche,
venait une odeur de roses.
— Voici, dit Claude Maxcence, dès qu'il eut vu Pascal, un parte-
naire sérieux qui nous aidera à épuiser l'exquis jus de cannes, et qui
nous départagera sur la controverse, à savoir, de la femme noire,
griffe, mulâtresse et blanche, quelle est la plus voluptueuse ?
[101]
Pascal, avec indignation, les mit au courant de l'événement. Ils en
furent tous consistés. Claude Maxcence se leva et dit :
— Je vais au Palais de ce pas, prier le Président d intervenir en fa-
veur de Roger.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 133

Serge Coûtant, un mulâtre brun or, artiste et intelligent, éclata de


rire en disant :
— Si le Président dit un mot dans cette affaire, l'occupation coupe
ses appointements et lui retire ses gardes, comme elle l'a fait maintes
fois, pour vaincre ses résistances.
— Dans quel pétrin se trouve le pays, dit Maxcence. Quand même,
je vais essayer de faire quelque chose pour ce brave Sainclair.
*
* *
Un récital de Louis Dorfeuil était un événement musical. Ce soir-
là, le « Tout Port-au-Prince » se trouvait dans les vastes salons du
Cercle-Bellevue.
Gaude et son père y étaient aussi. Dorfeuil s'était surpassé dans la
première partie de son programme. Quand il eut joué sa célèbre
« Bacchanale Vaudouesque » la salle debout, l'acclama.
Au cours d'un intermède, la nouvelle de l'emprisonnement de Ro-
ger s'était répandue dans les groupes. Les uns en parlaient avec indi-
gnation, d'autres avec indifférence. Mr. de Senneville fut touché aussi
de cette infortune, mais il n'en laissa rien paraître.
Il fut surpris de l'extrême pâleur du visage de Gaude, qu'il attribua,
justement, au malheur qui frappait Sainclair. Il comprenait bien qu'elle
y compatit, mais, pas à ce point.
Y aurait-il entre eux un lien sérieux d'amour ? s'était il demandé
avec angoisse. Il se promit de vérifier cette présomption, par le pré-
texte que lui avait fourni son collègue américain qui, dans l'après-mi-
di, au cours d'une entrevue, lui avait fait part des intentions.de Smed-
ley Seaton sur sa fille. Depuis « Noailles » il avait remarqué les jeux
discrets et tendres de Gaude avec Roger. « C'était un flirt sans impor-
tance s'était-il dit ». Cependant, tous ces derniers jours, la bonne hu-
meur de Gaude qui était partie, sa figure, marquée par les perplexités,
ses longues rêveries dans le parc, lui révélaient que quelque chose de
grave la tourmentait. Il n'avait pas osé l'interroger, dans la crainte
qu'elle ne lui avouât son sentiment pour Roger. « Non se disait-il, mes
craintes sont illusoires ». Mr. de Senneville se surprenait à regretter
les louanges qu'il avait faites à Gaude des mérites du [102] jeune
homme, — d'avoir accepté d'être son hôte. Certes, songeait-il, c'est un
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 134

garçon aimable, mais ce n'est pas de ma faute à moi, si le monde au-


quel j'appartiens, verrait d'un mauvais œil, l'union de ma fille avec
lui ».
Pascal Darty arriva dans la salle. Il pria Marcelle Ricard de trans-
mettre à Gaude la lettre d'adieu de Roger. Ce qui fut fait. Gaude alla
dans le petit salon des dames, en compagnie de Marcelle et prit
connaissance du pli. Humblement, elle pleura. Elle fit dire à Pascal
que le lendemain elle lui ferait tenir un mot pour le prisonnier.
Vaguement, Gaude perçut que Seaton était pour quelque chose
dans cet emprisonnement, bon amour pour Roger s'accrut à cause
même du sort qui l'accablait
Durant toute la suite du concert elle méditait sur la tactique à
suivre pour délivrer Roger. Elle découvrit qu'elle n'y arriverait, qu'en
mettant Seaton dans sa partie. Pour cela elle sera aimable envers lui,
jusqu'à lui donner l'illusion qu'il était le préféré.
I l était minuit. Dorfeuil venait d'achever son dernier morceau.
Smedley Seaton vint prier Gaude et son père d'accepter une coupe de
Champagne, lis se rendirent avec lui dans la salle du bar. Après avoir
bu, Mr. de Senneville laissa les deux jeunes gens qui allèrent s'accou-
der à une fenêtre. Avec une indifférence feinte, Gaude parla de l'em-
prisonnement de Roger.
— Mais pourquoi, Mademoiselle vous intéressez-vous tant à ce
nègre ? lui demanda Seaton.
— Pas autant que vous avez l'air de le croire, Monsieur.
— Ce n'est pas ce qu'il pense, lui. Ce « colored », Mademoiselle,
vous juge capable de l'aimer.
— C'est erreur, Monsieur, de ses sens abusés. Les noirs sont des
enfants.
— Qu'on doit fouetter, coupa Seaton ravi.
— Qui prennent leurs désirs, pour des réalités continua Gaude avec
un sourire mutilé.
Quel langage pouvait être plus doux à l'entendement de Seaton.
— Si vous saviez, Mademoiselle, combien ce nègre est menteur ?
Vous l'aviez trop toléré.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 135

— Peut-être, mais qu'a-t-il fait ?


— Il rêve de détruire tous les blancs ! Il nous a bien fallu enfermer
ce macaque furieux !
— Que peut-il contre vous, Monsieur, vous auriez dû vous moquer
de ses colères. Il m'est absolument indifférent, mais faites-le libérer
Mr. Seaton.
[103]
— Je verrai à faire des démarches en sa faveur, mais parlons
d'autre chose Mademoiselle que de nègres abjects.
Et, avec un attendrissement soudain Seaton avoua —Je vous aime
beaucoup Mademoiselle Gaude. J'étais très malheureux de vos fami-
liarisés avec ce « boy ». Maintenant je vous comprends un peu. Je
vous aime beaucoup Mademoiselle Gaude. Si vous m'acceptez vous
serez heureuse avec moâ Mon Minister, Mademoiselle Gaude a parlé
pour moâ à votre père, Elle fut interdite d'apprendre cette démarche.
En toute autre circonstance, elle eût planté là ce soupirant. Mais pour
Roger elle fit le sacrifice de sa colère et répondit :
— Sans m'avoir consultée, Monsieur ? Ne croyez-vous pas votre
geste prématuré ? Mais nous en reparlerons. Puis-je compter ; en at-
tendant, sur votre intervention en faveur de ce garçon ?
— Comme vous êtes « faïne » Mademoiselle dit Seaton presque
conquis, je ne suis pas responsable de ce qui arrive au nègre, mais
pour vous plaire, je tâcherai de faire quelque chose pour lui.
Mr. de Senneville fut satisfait de constater que Gaude avait aban-
donné sa première attitude. « Son abattement de tout à l'heure était
l'effet d'une sensibilité surprise, et non un signe d'amour pour Roger,
pensa-t-il ». Cette interprétation qu'il croyait juste le rasséréna. Allégé
de ses doutes, il put regretter pleinement l'incarcération de son jeune
ami.
Gaude s'était à peine assise dans la voiture, pour rentrer chez elle,
qu'elle avait repris son masque inconsolable. Mr. de Senneville fut en-
core la proie de ses alarmes.
— Quel malheur, dit-il, a frappé Mr. Sainclair !
— Mais, papa, ces Américains sont des criminels !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 136

— Tu ne sais pas, Gaude, on parle de massacre que Sainclair rêvait


d'accomplir.
— Ce n'est pas vrai. Ils le torturent inutilement !
— Qu'en sais-tu, Gaude ? Avec ces noirs, on n'est jamais sûr de
rien. Je le plains sincèrement, mais... la politique...
Gaude se tut et fut étonnée du peu de commisération que provo-
quait en son père la détention de Roger. Elle savait cependant, Mr. de
Senneville passionné d'équité. Ce détachement lui fut l'indice qu'il
avait démêlé son inclination et la blâmait. Courageusement, elle se dé-
cida à la lutte.
Ils arrivèrent à leur villa, et s'attardèrent au salon à prendre un thé
de corrossol que Maxoule leur préparait chaque soir.
[104]
— Tu sais, Gaude, j'ai reçu ce soir, pour toi, presqu'une demande
en mariage. Je ne sais pas si c'est toi qui as autorisé le prétendant à me
faire prévenir ?
— Je n'ai permis à personne, répondit Gaude, moitié agressive, de
vous parler de rien, papa.
— C'est drôle ! L'Ambassadeur Américain m'a cependant touché
des vœux de Mr. Seaton à ton égard. Il parait qu'il est bien noté, de
bonne famille, brillant avenir et fortune. Je me fais vieux, Gaude...
— Il peut avoir toutes les qualités, je ne l'aime pas, et je n'en vou-
drai jamais, répondit-elle avec sécheresse.
— Je ne te l'impose pas, ma chérie. C'est à ta libre convenance. On
m'en a averti. Je t'en parle. Tu ne me gènes nullement. Mais ne prends
donc pas, petite, cet air tragique, ajouta le diplomate en souriant.
— Même si Mr. Seaton ne me déplaisait, pas tant, je ne pourrais
pas l'agréer, précisa Gaude.
— Et pourquoi ? demanda Mr. de Senneville avec méfiance.
— Parce que... répondit Gaude, calme et volontaire, je me suis déjà
promise.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 137

— Tu... tu... t'es promise ! balbutia Mr. de Senneville, en se levant


de son fauteuil, pâle, les yeux dilatés, tandis que sa tasse de thé tom-
bait en éclats, sur le tapis.
— Oui, confirma Gaude les yeux baissés.
— À qui donc ? rugit presque Mr. de Senneville, les traits irrités.
— Je me suis liée, répondit-elle, en détachant les syllabes, à Mr.
Roger Sainclair.
— Es-tu folle ? malheureuse, protesta Mr. de Senneville d'un
timbre bas et violent, en s'avançant vers elle, d'un pas.
— Je suis très lucide, mon père. Je vous ai dit ce que j'ai décidé.
— Tu ne feras pas cela, tu entends, tant que je serai vivant. Je ne
sais, pas si je ne te préférerais pas morte.
— Ah ! Ah ! c'est cela, j'avais remarqué vos apportés mystérieux.
Mais un mariage entre toi et ce garçon me paraissait tellement illo-
gique, que je ne te croyais pas capable de le penser même.
— C'est ton opinion, mon père, moi j'ai la mienne. Mon choix te dé-
plait, mais il satisfait ma raison et mon cœur. Je crois que moi seule,
suis apte à décider et conclure sur ce chapitre. Roger Sainclair est un
homme de couleur, mais sa nuance ne nuit pas à ses mérites. D'ailleurs
qu'on les conteste, c'est l'affaire des autres. Moi j'ai choisi, et j'y per-
sévérerai, quoi qu'on puisse penser de lui. S'il meurt seulement, je ne
l'épouserai pas.
[105]
Gaude s'exprimait calmement, mais Mr. de Senneville lisait sur sa
face aquiline, une conviction impavide.
Cette volonté froide l'impressionna. Il se fit tendre. Il connaissait
aussi l'entêtement de ce sang des Senneville : vieux marins bretons.
Sang farouche et orgueilleux, adorant le danger et le rare, lent à s'en-
gager, mais buté, une fois le parti pris, s'y cantonnant contre la sagesse
parfois, parce qu'un mot s'était échappé.
— Mais ma chère enfant, dit-il, d'une voix persuasive, en t'oppo-
sant mon refus, en cette circonstance, je ne suis mû, personnellement,
par aucun préjugé contre Roger Sainclair. Je suis guidé par le senti-
ment de ton bonheur et peut-être ! le sien aussi. Vous seriez deux mal-
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 138

heureux dans la vie. Tu ne t'imagines pas, dans notre monde avec ce


mari de couleur ? Tu n'entends pas les réflexions qui éclateraient sur
votre passage à tous deux. Tu regretterais ta générosité. Et lui, dont la
sensibilité me paraît si fine, serait écorché à chaque seconde. Sa souf-
france serait augmentée, des manières mêmes que tu prendrais pour
lui faire oublier sa disgrâce. Tu crois l'aimer Gaude ? Il n'y a en toi,
pour ce garçon, en ce moment, que prestige du nouveau, raffinement
d'altruisme. Plus tard quand tout cela serait décoloré, un geste, un re-
gard, une parole involontaires, feraient surgir entre vous, des incom-
patibilités obscures que ne pourrait apaiser aucun amour. Peut-être, je
te connais, par orgueil, tu souffrirais en silence, tu n'avouerais pas,
mais tu souffrirais.
Nous ne sommes pas, Gaude, des dieux, mais de pauvres êtres
condamnés par la nature, il parait, à vivre sur les plans distincts qu'elle
a établis, asservis aux codes humains, aux jugements de nos pairs, aux
lois et habitudes de notre sang. Nous payons dès que nous nous en
écartons.
Dans la vie, Gaude, on ne fait pas ce que l'on veut. Il y a}des règles
qui nous limitent. Les conventions sociales, même injustes, sont plus
souveraines que nos beaux sentiments. En s'y conformant, on souffre
parfois, mais davantage en les transgressant. L'abolition des préjugés,
le mélange des races, cela viendra peut-être un jour, mais à l'heure
qu'il est, le genre humain ne peut réaliser cette communion, qui de-
meure un idéal. Que veux-tu ? Ce sont là des faits, ma chérie, contre
lesquels il est peu sage de se rebeller. Nous sommes forcés de nous
soumettre aux principes inéquitables peut-être, mais régnants.
J'estime Sainclair, plus que tu ne le crois. N'ai-je pas été le premier
à te louer ses vertus ? Mais que veux-tu ? Qu'il soit mon gendre ?
C'est impossible. Même ma carrière s'en ressentirait. Car je suis obligé
de constater que, malgré les grands mots, le monde est hostile aux
races de couleur, même chez nous, qui sommes les plus affranchis sur
cette question.
[106]
Roger Sainclair serait l'homme le plus complet du globe, que toute
sa splendeur ne désarmerait pas notre caste. Le blanc le plus sot, le
plus pauvre, le plus laid, le plus mal bâti, sera plus considéré que lui.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 139

On ne verra jamais autre chose en sa personne que la race d'où il


vient.
Tâche mon amour de vaincre ce sentiment, en opposition avec les
réalités.
Mr. de Senneville, le visage altéré de mélancolie s'était tû et cares-
sait la joue humide de Gaude.
Le raisonnement du diplomate avait ébranlé sa décision, mais son
orgueil voulait tenir le coup.
Elle restait silencieuse, songeuse, les yeux fixés sur un vase où une
rose s'effeuillait. La grande pendule de Boule sonna minuit. Gaude
pensa que Roger, dans son cachot, devait être désespéré à cette mi-
nute. La pitié nourrit sa flamme. Ce fut pour elle la preuve que, mal-
gré toute dialectique adverse, son amour était vivant. Elle gémit en
tordant ses mains.
— Trouve, papa, un moyen de le faire libérer. J'essaierai de l'ou-
blier.
— Mais, ma pauvre enfant, je n'ai pas le droit d'entreprendre une
pareille démarche. Je suis très sensible au sort de ce garçon. Je ne puis
cependant lui offrir que ma muette sympathie.
Il y eut un silence.
Gaude combinait sa stratégie. Toute la capacité de ruse dont la
ferr.ne est enrichie, pour notre heur et malheur, était en travail en elle,
pour capter la clé qui ouvrirait la cellule de Roger.
Elle pensa que, pour la vérité apparente de la partie qu'elle avait dé-
cidé de jouer avec Seaton, pour atteindre son but, il lui fallait laisser à
son père, l'impression, que son argumentation avait déraciné sa
conviction. Elle dit :
— Ne donne pas encore, père, ma réponse, si on te reparle de la
demande de Mr. Seaton. Je vais réfléchir. Peut-être avez-vous raison...
Mr. de Senneville fut presque dupe de cette subtilité. Il prit la main
de Gaude qu'il caressa, admirant secrètement sa haute sensibilité.
Ils gagnèrent leur chambre.
Etendue sur son lit, Gaude relut l'adieu de Roger. Ses yeux se
brouillèrent.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 140

II me faut délivrer ce cher ami ! dit-elle.


*
* *
Le pénitencier de Port-au-Prince est un vaste bâtiment à quatre di-
visions, en ciment, entouré de murs crépis, armés aux sommets de tes-
sons de bouteilles Il se dresse dans la partie sud de la ville.
[107]
Durant la période haïtienne, ce lieu n'était pas exempt, hélas, non
plus, de scène de barbarie. Ses conditions hygiéniques n'étaient pas
toujours des meilleures. Aujourd'hui, sous la férule yankee, son aspect
et son atmosphère s'étaient améliorés, mais aussi, il était devenu, avec
la méthode américaine précise, moderne, consciente et inexorable, le
laboratoire parfait de la souffrance humaine.
Aussitôt la grande grille en fer forgé fut refermée, en crissant, der-
rière Roger Sainclair, il se trouva en présence de l'officier chef de la
prison. Walker Kelsey, surnommé par les détenus : « Bâton-Fer ».
Il vint s'occuper de son nouveau pensionnaire. C'était un homme de
trente cinq ans environ ; de haute taille, d'une musculature d'athlète, à
la chevelure de flamme qui s'hérissait, comme des poils de porc-épic,
au-dessus d'un masque bestial, couleur de carotte, piqué de points
noirs, éclairé de deux horribles petits yeux verts. Dans la prison, il
était invariablement vêtu d'un pantalon d'équitation jaune, d'un gilet
de tricot ajouré, au travers duquel saillaient, de la poitrine et du
ventre, des touffes de poils pâle', il était toujours chaussé de hautes
bottes de cuir vineux, et brandissait, tout le temps un lourd bâton, rete-
nu à son poignet velu par une chainette d'acier.
Comme aide, il avait le lieutenant Farwest, surnommé aussi par les
prisonniers : « Manche-Nacre », à cause d'un revolver avec la crosse
duquel il frappait à la tête les détenus.
Mince et blond, de taille moyenne, profil d'épervier, la cruauté
n'était trahie en lui que par son sourire ambigu, découvrant des dents
d'or, sourire qui faisait pisser de peur, certains forçats, dans leur cu-
lotte bariolée.
Kelsey avait-il reçu des ordres spéciaux pour Roger Sainclair ?—
Peut-être. Car aussitôt qu'il fut devant lui, l'officier porta la main au
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 141

collet du prisonnier, déchira sa chemise de soie, tâta l'homme sur tout ?


le corps. Cette formalité achevée, il lui dit d'une voix nasale :
— Comprendre, vous, en prison, pas de phrases !
Roger Sainclair sourit avec dédain. Clac ! une gifle violente. Roger
riposta, — car ses poignets étaient toujours liés — par un crachat, lan-
cé en pleine face. Ce fut fou.
Les deux officiers se ruèrent sur lui. Il fut renversé sur le parquet
cimenté. Talons, poings, furent mis en jeu par les deux geôliers, contre
l'homme menotte.
« Manche-Nacre », tandis que l'autre le maintenait par la gorge sur
le sol, courut dans une pièce voisine, revint avec une petite machine
électrique à manivelle, desserra les dents de Roger, introduisit dans sa
bouche, [108] l'électrode fixée à un cordon et tourna la manivelle, la
tourna, la tourna la tourna. Les tempes se gonflaient, les yeux injectés
de sang s'exorbitaient ; la bouche crispée bavait. Sur le sol, le patient
se tordait comme un gros serpent. « Manche Nacre » tournait la mani-
velle, la tournait encore, la tournait toujours. Roger avait cessé de re-
muer. L'opérateur s'arrêta, le croyant mort. Mais Roger bougea et se
releva pantelant, le visage maculé je salive, de poussière et de sang.
Assis sur la surface cimentée, toutes ses pointures craquant, il parla
d'une voix dolente.
— Misérables ! Pourquoi ne me poignardez-vous pas ? Ne me lais-
sez pas en vie, vous le regretterez !
Manche-Nacre sourit. Kelsey frappa ses deux mains, l'une contre
l'autre. Deux gendarmes bondirent, s'emparèrent du prisonnier, lui re-
tirèrent ses menottes, le poussèrent dans un couloir. Il fut jeté comme
une loque, dans un cachot du deuxième carré, nu comme un caveau.
Couché sur la dalle froide, face au sol, le bras en rond soutenant sa
tête douloureuse, le visage tuméfié, la bouche enflée, ses belles dents
ébranlées dans leurs alvéoles, Sainclair ne se plaignait pas, mais deux
larmes sanguinolentes, coulaient de ses yeux éteints, aux paupières
meurtries.
Sept heures sonnaient à l'église de Saint-Louis de Gonzague. Le si-
lence couvrait le pénitencier. Il n'était troublé que par le pas des gar-
diens dans a cour, et des tintements de clés.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 142

La brise apportait les miaulements lointains d'un saxophone...


*
* *
Lorsque l'aube teinta le ciel léger, Roger somnolait sur la dalle. La
voix des prisonniers, entrant dans le carré, pour les travaux, l'éveilla.
Il se mit debout, s'étira, et alla appuyer son front blessé, aux barreaux
de la grille du cachot. Tout son corps lui faisait mal. Mais la souf-
france avait comme ressuscité sa force morale. « Je perds Gaude, se
disait-il, mais la haine me este ». I l était d'attaque, moralement,
comme ces taureaux de race qui, en entrant dans l'arène, se résignaient
à périr sans foncer, mais que stimulent les banderilles du picador !
Les détenus qui apportaient des gravois, de la chaux et du ciment
pour le mortier d'une construction qu'on ajoutait à l'étage du bâtiment
d'en face, le dévisagèrent, avec cette curiosité heureuse des voyous,
satisfaits de voir un homme qu'ils devinent d'une classe supérieure,
dans une position identique à la leur.
[109]
Cependant, l'un d'entre eux, à allure distinguée, le considérait avec
une sympathie mêlée de pitié. Ebahi, Roger reconnut Pierre Lagir, le
jeune journaliste, condamné aux travaux forcés, par la Cour Martiale,
pour un article humoristique. Trois mois du régime avaient fait du
beau garçon, un vieillard. Roger prévit, sur le faciès du journaliste,
l'image de sa destinée.
— C'est loi, Lagir, bonjour ! Je ne te reconnaissais pas, dit-il
Le forçat sourit en guise de réponse.
— Fermez votre bec, hurla le gendarme, armé d'un fusil automa-
tique et la taille ceinte d'une cartouchière. Prisonnier politique pas
communiquer avec d'autres, ajouta-t-il.
Un instant après, un geôlier vint ouvrir la porte du cachot de Sain-
clair et lui demanda S'il n'avait pas « un besoin ». Il sortit. En s'en al-
lant, il eut le courage de sourire, car il vérifiait en lui, l'impérieuse vio-
lence des basses lois naturelles. Il n'y a pas d'héroïsme contre cela.
Rentré dans son cachot, il se mit à marcher dans la pièce assez
grande. Il leva la tête et lut sur le mur, écrit au charbon : « ici paradis
terrestre ». Plus loin : « Vive la civilisation », encore : « Nous vous
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 143

apportons l'honneur et le bonheur ». En dessous, cette suscription : (dé-


claration de l'amiral Caperton, le jour du débarquement en Haïti).
Roger voulait rire, mais il ne le pouvait, sa bouche lui faisait trop
mal.
— Voici, dit le même geôlier qui était revenu.
Il lui tendait entre les grilles, une timbale ébréchée, en fer-blanc,
où il y avait une eau sale, appelée « café » avec un morceau de cas-
save raccorni. Roger ne fit pas un geste.
— Ah ! rit le gendarme, tu fais le fier ? Tu ne veux pas manger la
nourriture que donne « le blanc » ? Il s'en alla.
Mouvements dans la cour. « Bâton-Fer » passait l'inspection. Son
contrôle terminé, l'officier s'avança, goguenard, vers le cachot de Ro-
ger qui, assis sur le sol, affectait de ne pas le voir.
— Debout ! dit « Bâton-Fer ».
— Que voulez-vous encore ? lui demanda Roger d'une voix lasse.
— Gendarme ! gronda « Bâton-Fer ».
Un gendarme bondit, se planta devant lui, et répondit, tout en mar-
quant le pas : « Yes, sir ! ».
— Ouvrez porte ! ordonna l'officier. Le geôlier ouvrit.
Kelsey tira son pistolet et entra. Dédaigneux, impassible, Roger
toujours assis le considérait.
[110]
— Vous, « Black-Prince », dit Kelsey en ricanant. Moâ dompter
vous, moâ faire vous nettoyer latrines. En attendant moâ donner vous
cadeau harde macaque. Vous pas porté encore costume tussor et che-
mise soie « longtime ».
— Vous, pas vouloir lever ? Goddam ! cria « Bâton-Fer ».
Deux marines blancs, à trogne de bouledogue, s'étaient avancés,
prêts à sauter sur le détenu. A quoi bon ? pensa Roger me faire mal-
traiter encore par ces sauvages. Il se leva, et fut conduit à l'infirmerie
de la prison où, un jeune Officier de santé américain, pensa son vi-
sage. Ce petit médecin ne lui parlait pas, mais Roger devinait sa sym-
pathie à son regard et à la douceur de ses gestes.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 144

Ensuite, il fut dirigé vers la conciergerie où il revêtit l'uniforme des


forçais : pantalon dépassant à peine les genoux, vareuse au col évasé,
calotte, le tout fait en toile à matelas bleue, rayée de- rouge.
Il repartit suivi de deux gardes.
Derrière lui, retentissait le ricanement des Barbares...
*
* *
Pascal Darty, depuis trois jours, essayait vainement d'obtenir l'au-
torisation de voir son ami. La consigne était inflexible. Le prisonnier
était au secret. A mesure que les heures s'enfuyaient, Pascal Darty re-
doutait d'apprendre que Roger s'était fait tuer.
Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, tandis qu'il était en face
de la prison, dans un pâtit café, il vit y pénétrer un gendarme noir, qui
portait sur la manche gauche de sa chemise jaune, des galons de ser-
gent. Il l'aborda. Après trois tournées, Pascal lui proposa, en appuyant
sa demande d'une pièce de dix dollars, de remettre un billet à Roger.
Le gendarme refusa l'argent, prit le billet et dit :
— Si je suis pincé, c'est cinq ans de travaux forcés, mais qu'im-
porte !
Il partit. Pascal Darty resta quelques secondes à la galerie du bar. Il
examina le mur épais de la prison, la barrière de fer, comme si, par un
miracle, il allait en voir sortir son camarade.
L'amitié vraie, comme l'amour, crée des mirages. Peut-être même
avec plus d'intensité, car elle n'est que poésie pure, et n'est pas amoin-
drie par la préoccupation charnelle de l'amour.
*
* *
Ce même, après-midi, Gaude, attendait la visite de Smedley Seaton
qui s'était annoncé par téléphone.
[111]
Elle était assise dans le parc sur un banc de pierre, perdue dans une
douloureuse méditation. Dans la matinée, Marcelle Ricard était venue
la voir. Depuis Noailles, leur amitié s'était resserrée. Avec mélancolie
elles avaient parlé de leur ami commun. Marcelle avait rapporté à
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 145

Gaude, — d'après ce qu'on lui en avait dit, — la dureté du régime du


pénitencier. À un moment, Gaude lui avait demandé :
Croyez-vous, Marcelle, qu'on l'y tuera ?
— Peut-être non, Gaude mais papa craint qu'il ne provoque lui-
même la fin.
Les yeux des deux jeunes filles s'étaient voilés. Marcelle était par-
tie, en promettant à Gaude de revenir lui apporter des nouvelles que,
sûrement, Darty, ne manquerait pas de venir leur donner, le lende-
main.
Depuis la scène avec son père, au retour du récital de Dorfeuil,
Gaude était davantage tourmentée par son irrésistible passion. Mr. de
Senneville la traitait avec une douceur calculée.
Esprit subtil, averti des mouvements, auxquels sont soumis les
âmes, entraînées par de longues hérédités, à la culture des beaux senti-
ments, il avait plus d'indulgence que de colère pour la passion de sa
fille. Cela ne l'empêchait pas pourtant de considérer toujours le ma-
riage entre elle et Roger d'une criante inconvenance.
Au cours d'un déjeuner, auquel Gaude n'avait touché que du bout
des lèvres, il lui avait dit avec tendresse :
— Mais, ma chérie, il vaut mieux que nous rentrions en France, si
tu dois tant souffrir ici !
— Non, papa, avait-elle répondu avec vivacité, ce n'est pas pos-
sible !
Le sens intime de cette réponse était peut-être resté fermé pu diplo-
mate. Gaude jugeait que, partir à cette minute, serait une désertion, en
face d'un difficile et beau devoir.
Jouer la partie avec Smedley Seaton, pour obtenir la libération de
Roger, était à cette heure, son objectif immédiat. À cette fin, elle appré-
ciait la déloyauté même, comme une arme licite.
— Mademoiselle, vint lui annoncer Louis-Quatorze avec son éter-
nel sourire, « un blanc » est au salon.
Sans hâte, Gaude se leva et s'y rendit. Elle avait maintenant la dé-
marche lente et balancée des créoles. Le climat avait agi sur elle.
— Bonsoir, Mademoiselle Gaude, dit Seaton en s'inclinant.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 146

— Bonsoir, M. Seaton. Comme c'est regrettable que mon père soit


absent.

[112]
— Oh ! Cela ne fait rien, répondit Seaton, en rougissant, vous ne
craignez pas, j'espère, d'être seule avec moâ.
— Au contraire, M. Seaton, nous serons plus à l'aise pour causer.
Je vous vois avec plaisir. Vous venez, sans doute, m'annoncer que ce
pauvre garçon est relaxé ?
— Pourquouâ, Mlle Gaude, tant vous fatiguer pour ce colored ?
Laissez qu'on lui donne une petite « lesson » de « modestiou » !
— Il parait, Mr. Seaton, que ces leçons sont... un peu sévères, ré-
partit Gaude en souriant avec peine.
— Pas tant que cela, répondit Seaton en un rictus. Le nègre n'en
mourra pas. Ils ont la vie « dioure », Mlle Gaude. Et puis, même dans
nos punitions, nous autres Américains, nous n'oublions pas les com-
mandements de « Dhijious Craïst ».
Gaude sourit encore amèrement.
Inhabile à interpréter les nuances, Seaton prit ce sourire pour une
ironie, contre le jeune homme et murmura, soudainement tendre.
— Me direz-vous, ce soir, Mlle Gaude, le mot qui me rendra heu-
reux ? Je ne connais pas assez votre « language » pour vous exprimer
ce que pour vous j'ai là (il avait touché son dolman à la place du cœur)
mais je vous aime, Mlle Gaude, plenty ! plenty ! Wonderfull !!!
Seaton, qui semblait n'avoir à la place du Cœur, qu'un bloc d'acier,
était percé par l'amour. Lamentable, tourmenté, gêné, humble, il deve-
nait sympathique. Avec quelque amitié Gaude lui répondit.
— Je suis touchée, Monsieur Seaton, de vos sentiments, mais
soyez patient. Je me fais une idée assez sérieuse du mariage, pour ne
m'y engager qu'après mûre réflexion.
— J'attendrai un siècle, Mlle, pour l'« achievement », mais accor-
dez moâ une promesse ferme ?
Ces mots de « promesse ferme » ne plurent pas à Gaude.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 147

Elle leur donna, par une inconsciente injustice, une couleur com-
merciale que l'amoureux n'y avait point introduite.
Gaude jugea ces mots insultants. Tout son plan d'atermoiements,
de séduction, chancela sur sa base. Et c'est d'une voix inamicale
qu'elle répondit :
— Je ne peux, Monsieur, vous donner aucune promesse ferme !
— Ah ! gémit Seaton, il parait vraiment, comme il l'a dit, que c'est
le sale nègre que vous aimez ?
[113]
Gaude s'oublia. Et puis, la dissimulation n'était pas dans sa nature.
Elle en avait assez aussi, de souiller elle-même, l'ami malheureux qui
avait toutes ses préférences. Elle jeta :
Si M. Roger Sainclair vous a appris, Mr. Seaton, que je l'aime, c'est
vrai ! S'il ne vous l'a pas fait savoir, je vous en informe.
Elle avait cambré sa poitrine, une lueur de défi avivait son regard :
— Je vous apprends encore que je suis Française, moi ! L'être hu-
main n'est pour moi digne d'attention, que lorsqu'il se distingue des
brutes, par ses qualités morales intellectuelles. Je souhaiterais à beau-
coup de blancs, d'être aussi blanc d'âme que M. Roger Sainclair !
Abasourdi, les yeux de Seaton s'étaient dilatés comme ceux d'un
aveugle né, qui viendraient brusquement de s'ouvrir à la lumière.
Il baissa la tête et dit avec douleur :
— Je savais bien que c'était lui que vous aimiez !
— Et après ? Ai-je des comptes à vous rendre. Si cela me plaît ?
Seaton s'était mis debout, la face défaite. La tristesse de sa figure
exprimait la haine pour Gaude et Roger. Il mordit ses lèvres jusqu'au
sang et murmura entre ses dents :
—All right !
Il chercha son couvre-chef des yeux. Gaude toucha un bouton près
d'elle. Louis-Quatorze parut souriant. Gaude lui fit un signe sur le képi
Le garçonnet le donna à Seaton.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 148

— Et maintenant, dit Gaude en regardant l'officier dans les yeux,


allez l'écarteler, mais ne venez plus me dire que vous êtes des civili-
sés!
Seaton sortit comme un homme « synthétique ».
Dès que l'officier fut parti, Gaude mesura le désastre.
« Qu'ai-je fait, se dit-elle. Je viens de décider, peut-être, par mes
paroles, la mort de ce cher ami.
Désemparée, ne sachant plus à quel saint se vouer, elle se surprit à
murmurer pour Roger, de vieilles prières qu'elle croyait avoir ou-
bliées.
*
* *
Le prisonnier, dans sa cellule, se croyait abandonné de tous. Et voi-
ci qu'un gendarme, en passant devant son cachot, avait lancé entre les
grilles, une petite boule blanche. Il avait bondi dessus. Avec précau-
tion, il avait déplié le papier. O éblouissement ! C'était un message de
Gaude ! Son désir de vivre s'était décuplé. Il sera humble, obéissant,
obséquieux même, devant Manche-Nacre et Bâton Fer.
[114]
Il était une heure. Le plat de maïs moulu, posé sur le carreau, qu'il
dédaignait, lui sembla un régal divin. Avec avidité, il mangea la gros-
sière nourriture.
Debout, à la grille du cachot, il regardait les prisonniers qui tra-
vaillaient dans le carré. A un certain moment, l'un des gardes avait ser-
vi un coup de fouet à un forçat qui lanternait la besogne.
— Ne me frappez pas, avait répondu le détenu. Je ne suis pas un
prisonnier politique !
C'était un homme gras, encore jeune, d'un noir bleu.
Manche-Nacre qui venait d'arriver, ordonna à deux gendarmes de
lier le rebelle à un poteau en ciment, près d'un puits dans la cour. Ce
qui fut fait avec une corde, après qu'on l'eut déculotté. Le derrière
charnu du forçat se bombait comme du caoutchouc noir.
Et la fustigation commença, avec des pénis desséchés de bœuf, que
maniaient deux gendarmes. Le prisonnier hurlait à attendrir les
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 149

pierres. Les coups pleuvaient. Manche-Nacre jouissait visiblement de


la souffrance du prisonnier. Les gendarmes pouffaient des rires. Les
forçats de l'équipe n'osaient tourner leurs yeux vers la scène.
Trois minutes ! la fessée se perpétuait, atroce, infernale, ponctuée
des plaintes sourdes du fustigé, qui n'avait plus la force de pousser des
cris" aigus, mais seulement des gémissements rauques et doux, tour à
tour, — houng... houng... houng... houng...
— Tonnerre ! rugit l'un des fouetteurs, en bondissant en arrière.
Le martyre, sous l'action des coups de fouets, venait de projeter
quelque chose… par son sphincter…
Manche-Nacre et les gendarmes se tenaient les côtes pour rire.
Le prisonnier aurait péri sous les verges, sans la venue de Bâton-
Fer, qui ordonna la fin du supplice.
Le postérieur de l'homme, zébré de longues et profondes déchi-
rures entrecroisées, offrait un effrayant tatouage vif, d'une géométrie
byzantine, en rouge cardinal.
Roger, debout, à la grille de son cachot, assistait au spectacle, la
mort dans l'âme.
Les autres, se disait-il, fusillaient dans une crise de passion, c'était
ignoble— mais préférable à cet assassinat à froid.
Une gendarme infirmier vint, avec un tampon d'ouate imbibé de
teinture d'iode, qu'il passa sur la chair sans peau presque du patient.
Quel hurlement poussa le forçat ? Ce n'était ni humain ni bestial.
[115]
On délia le prisonnier. Un tremblement agitait ses jambes.
— Montez pantalon ! dit Manche-Nacre.
Avec lenteur, peureux du contact du tissu sur ses fesses, il hésitait.
— Faites-vite ! f...tre ! rugit Manche-Nacre.
L'homme s'exécuta.
La toile de la culotte, où perçaient de larges tâches de sang, épou-
sant étroitement la chair gonflée, ne faisait pas un pli. Il fut remis au
travail. Les gardes s'éloignèrent un moment.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 150

L'équipe des forçats cessa de travailler. Le fouetté, yeux révulsés,


en zigzaguant, s'approcha, en réfléchissant, du cachot de Roger. Son
visage était comparable à ceux des nègres, de l'hallucinant tableau du
Musée de Bruxelles, où Rubens a mis toute l'agonie du monde.
— Qu'avez vous fait ? lui demanda Roger. Il ne répondit pas.
Pierre Lagir, qui brassait philosophiquement un mortier avec une
pelle, répondit :
« C'est l'homme condamné, il y a deux mois, par le Jury, pour avoir
pratiqué une opération césarienne, sur une jeune paysanne, — opéra-
tion dont elle est morte, naturellement.
— Ayayaye ! Mr. expliqua le prisonnier, c'est la famille qui m'avait
requis, parce que j'ai « la lumière ». C'est un malheur qui m'est arrivé.
J'avais toujours réussi.
— Vous êtes « papa-loi » aussi? dit Roger. Et pour combien de
temps êtes vous condamné ?
— Aâh ! répondit-il, d'une voix brisée, je suis ici pour « Perpétuel-
Secours » !
Des coups de sifflets stridents emplissaient le pénitencier, des com-
mandements en anglais. Les gendarmes couraient. Dans le couloir,
entre la cuisine et le mur du deuxième carré, les prisonniers passaient
en flots noirs. C'était une fuite éperdue de dos ployés, cinglés de coups
de fouets.
Hâtivement, les forçats se remirent au travail.
— Qu'y a-t-il Lagir ? interrogea Sainclair.
Pâle, la main en cornet sur sa bouche, le journaliste répondit d'une
voix-craintive et basse :
— Gymnastique !
Cela consistait à faire courir les prisonniers dans une vaste cour d'à
côté, pendant une demi-heure pour les délasser. C'était un spectacle de
haut-plaisir, auquel certains officiers de l'occupation prenaient goût à
assister, en compagnie de leurs femmes et de leurs bébés roses.
Bâton-Fer apparut et fit ouvrir la porte du cachot de Roger.
[116]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 151

— Vous, sorti ! dit-il. Exercice !


Roger s'était promis de vivre. Le billet de sa Dame était sur son
cœur, comme un talisman. Il sortit. Il fut mis dans une équipe. Et, par-
mi les voleurs et les assassins, il fit l'exercice, sous le fouet et le soleil.
Parmi les spectateurs, accoudés au balcon de la Conciergerie, il re-
connut Smedley Seaton qui riait bassement, en le désignant du doigt, à
une belle Américaine, vêtue de crêpe georgette jaune citron.
Un coup de sifflet. C'était l'arrêt des évolutions. Il était cinq heures.
En sueur, les hommes se regroupaient pour regagner leurs cellules. On
reconduisit Roger dans la sienne, toujours seul. Il voyait l'entrée des
autres détenus. A droite et à gauche de chaque porte, deux soldats
blancs étaient postés, une verge au poing. A chacun des prisonniers
qui bondissait dans la pièce, à l'appel de son nom, les deux marines
appliquaient jumelé, un vigoureux coup de nerf de bœuf.
— C'est le bonsoir, se disait Roger. Et cela s'appelle aussi « main-
tenir la discipline, initier les races inférieures aux beautés de la civili-
sation »...

* *
Quinze jours après, Roger fut traduit en Cour Martiale. Le juge-
ment dura dix minutes. Ce fut rapide, atroce, comme sait l'être la jus-
tice militaire — et de plus, américaine.
I l était accusé de conspiration contre l'occupation. Il opposa à
toutes les questions un silence immuable.
I l était sale, squelettique, la figure barbue, crispée de souffrance.
Avait-il conscience du drame où l'on jouait avec sa vie ? Non. Il était
halluciné. Les vêtements jaunes des juges lui apparaissaient d'une
blancheur immaculée, — leurs faces glabres, cruelles jusqu'à la bouf-
fonnerie, où se lisait le dédain de la souffrance humaine, lui sem-
blaient diaphanes et fraternelles. Quand la bouche du grand prévôt se
tordit, pour rendre le verdict de cinq ans de travaux forcés, Roger, crut
entendre que te Tribunal l'avait jugé innocent. Les mots de la sentence
caressaient son oreille comme des paroles d'amitié.
Tout à coup, un bouledogue énorme qui sommeillait sur le parquet
de la pièce se leva, haussa la mâchoire et bailla. Roger frissonna de
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 152

peur. Il venait de comprendre qu'il était perdu. Une angoisse affreuse


noya son âme. Par quel miracle d'orgueil put-il retenir ses larmes ? Il
regarda ses juges et le seul témoin à charge, Rozember Martial. Celui-
ci éclata en sanglots, sous le mépris tranquille du regard.
[117]
Alors, aux yeux de Roger, les habits blancs de tout à l'heure de-
vinrent couleur de sang, — les visages diaphanes et fraternels se
muèrent en trognes de démons, misérables de haine et d'ironie. La
peur instinctive des noirs, devant les choses et les êtres incompréhen-
sibles le saisit aux entrailles. Un papillon d'or entra dans la pièce et frô-
la, sa figure fiévreuse. Il eut l'impression d'être touché par l'aile froide
et fatale du destin. Il se résigna à mourir. Et la pensée du repos dans la
terre, imprégna de douceur sa tête ardente
*
* *
Ce matin-là, il était neuf heures. Le soleil, entrant par les grilles du
cachot, y allongeait de belles lignes droites. Roger était paré de
clartés, couché sur la dalle tiède de sa cellule. Comme il arrive par-
fois, à l'homme solitaire et malheureux, il occupait son esprit à des
riens, pour oublier sa détresse, Avec un plaisir d'enfant, il suivait les
évolutions d'un minuscule insecte, couleur d'argent, qui s'évertuait à
saisir les mouches qui se posaient sur le carreau de la pièce. Le petit
rapace, tour à tour, faisait le mort pour mettre les diptères en
confiance, puis, bondissait, terrible et capteur. « Voici le drame de
l'existence, songeait le prisonnier. Les faibles et les maladroits en font
les frais ».
La vie pensait-il encore, serait un spectacle pas trop triste, si les
races, en une pure solidarité, les unes apportant aux autres leurs qua-
lités, s'évertuaient à se rapprocher de l'être idéal, rêvé par les philo-
sophes. Compagnons d'un douloureux voyage, dont la fin est mysté-
rieuse, pourquoi ne pas employer les heures brèves de la route, à s'en-
traider sans violence, à se rendre moins moroses les étapes de la dure
traversée.
Mais hélas, murmurait-il, avec tristesse, nous sommes des animaux
qui nous haïrons toujours. La tragédie d'hier n'est pas près de finir.
L'antique désir de rapt et de domination, restera le fond éternel de
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 153

l'homme. L'humanité, dans sa course vers le néant ou le renouvelle-


ment, ne fait que s'arrêter un instant pour respirer, essuyer ses mains
rouges, fabriquer de nouvelles armes, et repartir vers les massacres.
Les forts d'aujourd'hui croient-ils que leurs victimes ne se ressaisi-
ront pas un jour ? La vie alors à une catégorie d'hommes serait un don
inutile ?
Avec un effroi, mêlé de joie, Roger Sainclair, couché sur le maca-
dam de son cachot, entendait le pas formidable de la Guerre qui vient,
la vraie Grande, [118] celle des Races, celle des classes, — qui biffera
d'un large trait de sang, ce qu'on dénomme vaniteusement les Temps
Modernes, depuis la prise de Byzance !
L'égalité, méditait-il, n'existe pas entre les individus, mais elle est
évidente entre les Races, dont chacune contient un nombre infini de
valeurs, qui ne demandent qu'un peu de sympathie pour fructifier, car
l'homme, quelle que soit sa couleur n'est que le produit d'une éduca-
tion, — de contingences heureuses ou malheureuses.
« Levez-vous », dit Manche-Nacre à travers la grille. L'officier ve-
nait d'arriver. Roger se releva. L'américain après avoir fait ouvrir la
porte, entra dans le cachot. Il fit du regard le tour de la pièce, et remar-
qua dans un coin, deux timbales. Roger pour apaiser un peu la soif
qu'excitait en lui, sans cesse, la chaleur, avait prié un gendarme de lui
donner un autre récipient,— en sus de celui prévu par le règlement,
pour réserver de l'eau. Il recevait trois rations du précieux liquide, ma-
tin, midi et soir. Tout le jour cependant, il voyait à travers la grille du
cachot, l'eau couler d'une fontaine, dans une vasque de pierre.
— Où avez-vous pris cette nouvelle timbale ? questionna Manche-
Nacre.
— C'est un gendarme qui me l'a donnée.
— Si je les réunis tous est-ce que vous pourrez me désigner celui-
là ?
— Non ! je ne me souviendrai pas de son visage.
— Ne savez-vous pas que vous n'avez droit ici qu'à un seul réci-
pient d'eau ?
— Je ne savais pas.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 154

Manche-Nacre s'avança vers Roger et, levant le poing, lui dit avec
colère :
— Savez-vous ce qui s'appelle « craser tête » ?
— Oui répondit Roger avec sérénité. Je suis en ce moment déprimé
par la misère, vous, vous êtes fort et bien nourri. Il vous sera facile de
me cogner la tête contre le mur et de me la briser. Et puis, vous avez
un revolver à votre cuisse... Votre acte signifiera que vous êtes un
blanc brave, le plus brave « in the world », un soldat digne des galons
qu'il porte.
Manche-Nacre baissa le front et son poing levés
— Mettez calotte dit-il en souriant, et sortez.
Roger prit sa calotte qui était à terre et fut conduit à la concierge-
rie.
[119]
Là, un grand balai en « latanier » fui fut mis entre les mains. Douze
gendarmes l'encadrèrent. Kelsey, dit Bâton-Fer, s'avança vers lui, et
lui dit, avec une raillerie goguenarde...
— Vous, faire promenade en ville, pour congénères vous, voir
comment Américains traité prince nègre ! Allez !
Il sortit. Le cortège prit la rue, dans la direction du nord. La vue de
Roger en cette situation, provoqua un scandale.
Les galeries des maisons étaient noires de monde. Des jeunes-filles
pleuraient dans les balcons, des hommes vociféraient. La circulation,
s'arrêtait. Seul Roger paraissait calme et indifférent, au milieu de ce
tintamarre. Au coin de la rue des Miracles, proche de son cabinet, Je
cortège bifurqua et entra dans la Grand-rue, artère principale de la
ville. Là, l'émotion parvint à son comble. La foule, massée des deux
côtés de la large voie, soudainement se tut, et, comme au passage d'un
convoi funèbre, tous les hommes mirent chapeau bas, cependant que
les femmes faisaient le signe de la croix.
Roger marchait, les yeux baissés. Brisant le silence religieux, une
voix rageuse et douloureuse clama :
— Relève la tête, Roger Sainclair ! Regardé tout le monde en
face !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 155

C'était Pascal Darty, tragique et pâle qui, à droite, au premier pian


de la foule, s'adressait à son 'ami.
Roger redressa la tête. Pascal continua :
— Courage ! vieux frère !
La marche atroce se poursuivait.
Il y a, dans la vie, des coïncidences bien curieuses. Ce même jour,
Gaude était chez Robelin, à l'agence de la Cie Transatlantique où, des
colis étaient arrivés polir elle, de. Paris, par le dernier steamer transat-
lantique. À l'intérieur du magasin, elle entendait le bruit qui montait
de la rue.
— Qu'y a-t-il aujourd'hui ? demanda-t-elle à un commis. Est-ce
une révolution ?
— Non, Mademoiselle, c'est Maître Roger Sainclair que les Améri-
cains ont mis dehors pour balayer les rues,
Tout de suite elle gagna la galerie. Le cortège s'était arrêté devant
la Pharmacie Centrale, gêné par un embouteillage. Elle regarda la
troupe et reconnut Roger. Comme sous l'impulsion d'une force irrésis-
tible, elle descendit le perron. Et on la vit, blanche et pathétique,
s'avancer sous le soleil, vers le forçat, mettre la main sur son épaule et
lui parler, dans une attitude [120] pénétrée de tendresse. Les gen-
darmes n'avaient rien dit, la prenant pour une Américaine.
Roger ouvrit tout grands les yeux sur Claude. Et alors, alors seule-
ment, le jeune homme au courage légendaire, éclata en sanglots dans
la rue, sans pudeur, comme un enfant Gaude s'éloigna. De temps en
temps, elle portait un mouchoir à ses paupières.
Dans une Parckard grise, un officier américain passait. Il fit arrêter
In voiture et en descendit. C'était un homme d'une verte vieillesse,
mince, grand, cheveux blancs, yeux bleus, dans une face pâle, harmo-
nieuse et noble. Il marcha vers les gendarmes et leur dit :
— Qui vous a ordonné de sortir avec ce gentleman ?
— C'est le Capitaine Kelsey, Général ! répondit un sergent.
— Rentrez tout de suite en prison avec ce gentleman !
— Yes, sir, répondit le sergent en marquant le pas.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 156

Ils firent demi-tour.


Lorsque Roger Sainclair rentra ou pénitencier, midi sonnait.
I l était dans la situation morale d'un aviateur blessé à la tête en
plein vol, qui ne savait s'il montait ou s'il descendait. Il s'étendit sur le
carreau de.sa cellule. De temps en temps, de petites plaintes incoer-
cibles, s'échappaient de sa gorge, ainsi qu'il arrive aux gosses qui se
sont endormis, avec une peine dans le cœur.
Qui eût reconnu Roger Sainclair, le bel animal humain, dans cette
lamentable chose, écroulée sur le sol et qui pleurait...
*
* *
Gaude était rentrée chez elle, bouleversée du spectacle de la
Grand-rue. Elle n'en avait point parlé à son père, ni de son acte. Elle
se reprochait, et s'estimait alternativement de l'éclat de son geste.
Plus que jamais, elle désirait sauver Roger. Mais comment ? Il ne
fallait plus compter sur Seaton. Elle songea, un moment, à aller prier
la femme de l'ambassadeur américain, d'intervenir, en faveur du pri-
sonnier. Mais elle redouta que sa démarche n'eût pas de succès, avec
seulement, comme résultat la révélation de son amour et de sa souf-
france.
Mr. de Senneville, triste et taciturne, suivait le tourment de Gaude
sur sa figure dévastée
Dans cette crise où sa chair était engagée, le diplomate ne songeait à
Roger Sainclair, qu'en fonction du désarroi qu'il avait jeté dans la vie
de sa fille. À tout instant, il craignait un coup de tête de Gaude.
[121]
Le pauvre homme ! Il était cerné par ses préjugés, par le chagrin de
son enfant et sa bonté naturelle.
Gaude, à cinq heures alla voir Marcelle Ricard qui n'habitait pas
loin de sa villa. Marcelle lui apprit que Pascal Darty venait de sortir de
chez elle ; qu'il leur avait annoncé pour le lendemain, l'envoi de Roger
vers le bagne du nord : Chabert, d'où, il n'y avait pas de chance qu'il
revînt vivant, paraît-il.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 157

— La ville est très excitée, ajoutait Marcelle. Les Américains font


des démonstrations de tanks et de mitrailleuses. Les amis de Roger
s'arment pour s'opposer à son embarquement. C'est [a mort, pour ces
jeunes gens ! Gaude, nous sommes bien malheureux !
Marcelle pleurait.
Pendant tout le discours de son amie, Gaude était songeuse. Sou-
dain, comme transfigurée, elle dit à Marcelle :
— Donnez-moi de quoi écrire !
Elles quittèrent la roseraie où elles étaient et entrèrent dans la mai-
son.
Morcelle conduisit Gaude dans le cabinet de travail du romancier-
qui .était absent. Elle lui donna ce qu'il lui fallait pour écrire et, assise
devant le bureau ; Gaude traça ces mots :
« Mon Cher Roger, vous serez libéré demain soir au plus tard.
Faites-moi confiance. Celle qui vous aime jusqu'à l'oubli d'elle-même.
« Gaude ».
Elle cacheta le billet .et dit à Marcelle.
— Trouvez, chère amie, Mr. Darty, dites-lui de faire l'impossible
pour que Roger ait ce mot ce soir.
Elle sortit rapidement.
Arrivée chez elle, elle se rendit dans la pièce où se trouvait le .télé-
phone, décrocha le récepteur et tourna le cadran
— Allô !
—Allô ! Ici-, Quartier Général de l'Occupation, répondit une voix.
— Monsieur le Major Seaton n'est pas présent ?, interrogea Gaude.
— Je vais voir, répondit l'inconnu, mais qui est à l'appareil ?
— Mademoiselle de Senneville. Une minute s'écoula.
— Allô ! Respects, Mademoiselle.
— C'est le Major Seaton ?
— Pour vous servir, Mademoiselle !
— Bonsoir, Monsieur Seaton. Pouvez-vous passer chez moi cet
après-midi si vous n'êtes pas trop occupé ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 158

— Avec plaisir, Mademoiselle, j'arrive.


Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 159

[122]
Elle courut dans sa chambre se rafraîchir le teint et redescendit au
parc. Cinq minutes après, l'auto de Seaton stoppait dans l'allée.
Précédé de Louis-Quatorze, l'officier parut, ne pouvant cacher son
émotion.
— Ah ! le vilain garçon, dit Gaude de sa voix la plus caressante,
qui me garde rancune pour un mot malheureux. Venez ici, pour que je
vous gronde.
— Moâ, garder vous rancune, Mademoiselle, impossible pour moâ.
— Asseyez-vous, Monsieur Seaton.
L'officier s'assit sur un fauteuil en osier, placé en face de Gaude. Il
rougissait comme un potache, tournait entre ses mains sa casquette
jaune.
— Laissez-moi vous débarrasser, dit-elle avec douceur. Ces do-
mestiques nègres ne seront jamais stylés.
Elle prit la casquette qu'elle posa sur ses genoux. Seaton ne com-
prenait pas. L'appel téléphonique, cette grâce à laquelle on ne l'avait
pas accoutumé ! Il était ébahi, ravi, dérouté. Son cerveau était à une
rude épreuve.
— Nous nous sommes séparés, l'autre soir, de mauvaise façon, Mr.
Seaton, commença Gaude. J'ai beaucoup déploré cette brouille. Quand
vous avez prétendu que c'était le nègre que j'aimais, j'ai été très fâchée
et, pour me venger, l'ai dit que c'était vrai. Et j'ai ajouté d'autres pa-
roles peu aimables que je ne pensé pas du tout. Comment pouvez-vous
croire, Monsieur Seaton, que je puisse aimer un nègre ? Vous ne com-
prenez pas, Mr. Seaton, je suis assez sensible, même avec les bêtes.
J'ai le défaut d'être parfois condescendante. Cette attitude peut être
mal interprétée, j'en conviens, mais je n'oublie jamais les différences
ethniques, surtout dans les actes essentiels de la vie. Il n'y a rien eu
entre Mr. Sainclair et moi. S'il vous a dit le contraire, il en a menti.
Cela me fait vérifier le défaut de menteur qu'on prête aux nègres.
L'outre, soir, j'ai été méchante, nerveuse. Les femmes, savez-vous, Mr.
Seaton, ont souvent de ces mouvements d'humeur. On ne doit point
leur en vouloir. Oubliez, M. Seaton, ce que je vous ai dit. Si je porte
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 160

quelque intérêt à Mr. Sainclair, c'est parce que je le considère comme


un pauvre être mal partagé par la nature.
Gaude souriait, mais cet effort de rouerie l'affaiblissait. Ses yeux
étaient humides.
— Moâ aussi, Mademoiselle, je m'excuse. Je n'ai pas de rancune
contre vous. Moâ aussi, je suis malheureux... Je me suis mal expri-
mé...
Seaton bafouillait. Il croyait avoir eu tous lés torts.
[123]
Comme on doit être indulgent à l'égard des malheureux qui sont la
proie de l'amour.
D'une voix insinuante, dont la sincérité apparente remua Seaton,
car un homme ne peut savoir lorsqu'une femme ment ou dit la vérité,
surtout dans les choses de l'amour, Gaude continua :
— J'ai réfléchi... Je vois très clair en moi... Vous m'êtes sympa-
thique… J'accepte votre... demande.
Gaude silencieuse, le visage raviné de souffrance considérait Sea-
ton d'un regard d'autant plus irrésistible qu'il était agonisant. Ce que
l'officier interpréta pour une émotion de l'amour.
Transporté, Seaton glissa à genoux et dit :
— Big you mi pardon ! Mlle Gaude. J'étais fou de dire que c'était
lui que vous aimiez. Ah ! que vous êtes « faîne ».
— Relevez-vous, M. Seaton, dit-elle en s'efforçant de sourire. Je
n'ai pas fini.
Seaton se releva et se rassit, en époussetant la place des genoux de
son pantalon
Ce pauvre garçon, continua Gaude, mérite plus de commisération
que de châtiment, M. Seaton. Vous êtes chrétien. Vous ne pouvez pas,
logiquement, lui demander d'aimer votre domination sur son pays que
vous occupez. Sa résistance contre vous est légitime. C'est le contraire
qui étonnerait. Tenez ! Marquez notre accord par un acte généreux,
cela porte bonheur. Faites le libérer. Nous n'en reparlerons plus.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 161

— Je commence à comprendre, Mademoiselle Gaude, votre petit


cœur « djhioli » de française. Je ne suis pour rien dans l'emprisonne-
ment du colored mais, dès ce soir, je vais essayer d'arranger ça.
— C'est une promesse ferme ? ajouta-t-elle avec un vague sourire.
— Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, le chef de l'occupation
est mon parent. Il ne me refusera pas la grâce du « Black Prince ».
Seaton était généreux, doux comme du miel. Il trouva même que
Louis-Quatorze qui promenait un arrosoir, dans le jardin, en chanton-
nant, était un gosse charmant.
Maintenant, dit Gaude à l'officier, en lui donnant sa main à baiser,
aller me faire plaisir.
Seaton baisa la main en fermant ses yeux verts. Puis il partit, léger,
comme un vainqueur.
[124]
Gaude croyait sincèrement que le souci de délivrer Roger était le
seul motif qui l'avait décidée à se promettre à Seaton. Mystérieuse du-
plicité du cœur et des complications ethniques !
Son double hostile à Roger, avait coopéré à la décision, pour que
ne fût consommée l'union charnelle avec le noir.
*
* *
Monsieur de Senneville rentrant à six heures trouva Gaude qui
écrivait dans un petit album en cuir de Russie, où elle notait les faits
importants de sa vie.
Après le combat dont son cœur venait d'être ravagé comme un
champ de bataille, ses traits étaient tirés, ses yeux cernés.
— Tu es souffrante, ma chérie ? s'inquiéta le diplomate.
— Non, Papa, je vais t'apprendre une nouvelle qui te fera sûrement
plaisir.
— On a relaxé ce pauvre M. Sainclair ? coupa le diplomate, moitié
joyeux, moitié inquiet.
— Non, Papa, je suis fiancée au major Seaton, répondit-elle avec
un sourire désespéré
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 162

— ???
— Oui, il sort d'ici, je l'ai agréé.
— Qu'est-ce qui se passe, Gaude, je ne comprends pas ?
— Il ne se passe rien. Je crois seulement que je pourrai m'accom-
moder de ce mariage. Tu n'es pas content ?
— Oui, mais cela me surprend.
Gaude, mystérieuse, se retourna et continua à écrire. M. de Senne-
ville s'approcha d'elle, vit ses yeux rougis et exténués. Il ne parla plus,
mais il comprit qu'un holocauste venait de s'accomplir. Il se pencha, et
embrassa sa fille, avec une douceur et une émotion, inaccoutumées.
*
* *
Effectivement, le lendemain, Roger fut mis en liberté. Bâton-Fer et
Manche-Nacre s'étaient montrés à son départ respectueux, et même,
gracieux, ainsi qu'il arrive aux geôliers de l'être souvent, lorsqu'ils
rendent 1a liberté à un détenu de marque, même quand ils ont été
cruels à son égard.
Pascal Darty était venu le chercher à la Conciergerie. Ses dernières
heures en son cachot s'étaient adoucies d'une tristesse tranquille :
C'était le résultat de l’apparition de Gaude sur sa voie cruciale. On ne
lui faisait plus faire d'exercices. Son ordinaire était plus mangeable.
[125]
Dans la voiture qui le reconduisait chez lui, il avait interrogé Pasca
Darty sur les causes de sa soudaine libération. Pascal lui avait répondu
que sans doute, Gaude et son père avaient employé en sa faveur, leurs
relations dans le monde américain. Pascal avait célébré les vertus de
Gaude en ajoutant :
— Tu es quand même un veinard, Roger ! Tu auras en elle la plus
exquise petite femme qui soit :
Roger était malgré tout peu convaincu. Sa délivrance lui paraissait
contenir un mystère, dangereux pour son amour. La fin équivoque du
billet de Gaude le troublait. Il n'en comprenait pas le sens : « celle qui
vous aime jusqu'à l'oubli d'elle-même » !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 163

Arrivé chez lui, il dit à Pascal Darty, avec une subite crainte d'en-
fant.
« J'ai peur d'être seul avec moi-même, reste donc un peu ! »
— Non, mon ami, tu as besoin de repos.
— Toi aussi Pascal, ils t'ont démoli.
— Oh moi ! répondit-il, en un geste évasif.
Il s'en alla. Après avoir pris un bain, Roger dîna très peu et monta
se coucher.
*
* *
Deux jours après, vers les cinq heures de l'après-midi, Gaude cou-
pait des fleurs dans la roseraie,—M. de Senneville avait quelques per-
sonnes à diner, dont Smedley Seaton, — quand Louis-Quatorze vint
lui dire, que M. Sainclair demandait à la voir. D'émotion, le sécateur
tomba de sa main. Elle se rendit vers le jeune homme qui, debout au
perron de la villa, lui souriait.
I l était vêtu de gris-ardoise, avec cette sobriété raffinée, dont il
avait le secret.
— Comme je suis heureuse de vous voir ; Roger !
— Et moi donc ! J'ai voulu me reposer ; c'est pourquoi j'ai tant tar-
dé à venir vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi. Per-
mettez moi de baiser votre main !
Gaude lui tendit sa main sur laquelle il s'inclina.
Une fois encore, Gaude sentit agir sur elle le charme inexplicable
de Roger.
— Voulez-vous, Roger, que nous allions dans la petite clairière
du parc ? Il tait un peu tiède cet après-midi.
— Volontiers, Gaude ! Nous y serons plus seuls. Et Monsieur votre
père, je n'ai même pas pensé à prendre de ses nouvelles ?
[126]
— Papa va bien. Il rentrera tout à l'heure. Il est monté à Pétion-
Ville visiter une maison pour l'été.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 164

Tout en parlant et marchant Gaude examinait le physique de Roger.


Sort visage s'était amenuisé avec une amertume accusée, aux commis-
sures des lèvres. Ayant maigri, il paraissait plus grand. Ses yeux
brillaient et s'éteignaient tour à tour, trahissant l'angoisse de son amour
inquiet.
Ils s'assirent sur un banc de pierre, ombragé d'un oranger, pliant
sous les fruits. Roger s'empara de la main de Gaude qu'il garda dans la
sienne, et dit, avec une mélancolique douceur
— Petite Gaude adorée, que ne vous dois-je pas ? Plusieurs vies ne
me suffiraient pour acquitter ma dette envers vous. Mais, hélas ! la vie
est brève. Je ne suis riche que de vos bontés et de mon amour. J'ai
l'impression que vous m'avez recréé. Comment vous traduire ma grati-
tude. Elle est inexprimable. Pour vous la marquer de nombreux
signes, ce n'est ni vos lèvres, ni vos mains que je couvrirais de baisers,
mais vos pieds nus...
Les yeux de Roger s'humectaient. Touchée jusqu'au tréfonds,
Gaude n'osait répondre. Elle regardait le jeune homme avec une ten-
dresse accrue de la tristesse qu'elle allait le perdre. Elle était gonflée
de chagrin- prête à sangloter
— Durant tous mes jours de malédiction, continua Roger...
— N'évoquez pas, Roger, ces minutes cruelles, dit-elle, dolente.
— Oui, Gaude, cela vaut mieux, laissons les disparaître et son-
geons à l'avenir qu'est riant-quand même.
Gaude s'effraya, à l'évocation de cet avenir, que Roger escomptait
avec tant d'espoir.
Le silence pesa entre eux.
Roger démêla dans le regard de Gaude une pensée qui lui était
étrangère. Il devint soupçonneux. Au lieu de l'élan qu'il attendait,
pourquoi cette attitude embarrassée et désespérée ?
— Vous êtes peu contenté de me revoir, Gaude, dit-il.
— Comment Roger, pouvez-vous exprimer... une pensée si inami-
cale ?
Il craignit moins un désastre. Ne lui avait-elle .pas dit, un soir, à
Noailles, que le visage du bonheur était parfois grave.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 165

Gaude hésitait toujours à lui dire la vérité.


Il lui fallait plus d'héroïsme pour la dévoiler à Roger, qu'il lui en
avait fallu pour conclure le marché avec Seaton. Elle aurait voulu re-
culer cette minute cruelle. Dans l'enthousiasme de l'holocauste, elle ne
l'avait pas prévue si crucifiante.
[127]
Elle croyait bien faire. N'eût-il pas mieux valu qu'elle laissât Roger
à son sort ? se disait-elle. A la fin, d'une voix hésitante, mouillée de
pleurs contenus, elle parla :
— Dieu seul sait, Roger, si je vous aime ! Mais la vie nous fait agir
à son gré. Je vous aime Roger, infiniment. Faites-moi la grâce de ne
pas en douter. Et c'est cette passion même qui nous désunit. Vous ai-
merais-je moins, qu'aujourd'hui, nous ne serions pas courbés sous la
douleur qui nous accable. Mais aussi, peut-être — je le dis à mon or-
gueil et pour ma faible consolation, vous ne seriez pas vivant ! Mon
courage a faibli, quand j'ai su qu'on vous expédiait à Chabert d'où, pa-
rait-il, l'on ne revient pas. J'ai voulu que vous viviez, même si ce n'est
pas pour moi, mais pour vous-même, pour votre race tant décriée,
dont vous êtes un splendide témoignage. Pour empêcher l'irréparable,
je n'ai eu qu'une seule arme ; moi-même. Je me suis d3nc sacrifiée par
amour de vous. Je sais que vous souffrirez de mon holocauste mais, de
deux maux, pour vous, j'ai choisi le moindre — et j'ai gardé pour moi
une peine double : votre perte et le destin qui m'attend.
Traquée par la fatalité qui s'abattait sur vous, j'ai parlementé avec
la force ; j'ai accepté d'épouser Smedley Seaton.
Ce que j'ai fait, Roger, paraît inhumain... je ne sais pas...
Mais vous n'êtes pas perdu tout à fait pour moi, puisque vous respi-
rez... et que la vie est une surprise incessante... Me pardonnerez-vous
Roger d'avoir voulu que vous viviez ?
Roger semblait changé en bronze.
Intarissables, deux larmes coulaient sur la face de Gaude.
Elle s'était tue depuis trois minutes que Roger ne desserrait pas en-
core les lèvres. Il était comme bâillonné par la trop forte souffrance
qui lui donnait l'envie de se coucher sur la terre pour mourir.
Enfin, portant une main à son front, il dit d'une voix accablée.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 166

— Ne croyez-vous pas, Gaude, que vous me faites plus de mal


avec votre sacrifice, que Seaton ne m'en eût fait avec tous ses sup-
plices ? Vous auriez pu m'attendre. J'aurais tout subi pour qu'on me
laissât la vie. Nous nous serions retrouvés. Et si, même ma lâcheté et
mon humilité, n'étaient pas arrivées à désarmer mes bourreaux, je se-
rais rentré au moins dans le néant, d'où je n'aurais pas dû sortir, avec
l'illusion que vous m'aimiez... un peu....
Il y eut un silence chargé de décevances.
— Mais non... je n'ai pas le droit, de prononcer devant vous,
Gaude, aucune parole de révolte. Je vous dois tant encore...
[128]
Que lut Gaude dans les yeux de Roger ? Elle pâlit, et, saisissant sa
main gauche, elle lui dit, plaintive :
— Mais Roger comprenez que c'est parce que je vous aime...
— Que vous épousez Seaton ! acheva-t-il, avec un sourire tragique.
Puis avec une rage concentrée, il dit :
— Ma vie en prison était un bonheur, auprès de ce que je souffre
en ce moment. Vous m'aimez dites-vous ? Je vis ? Et c'est un autre que
vous choisissez.
— Vous me déchirez, Roger ! se lamenta-t-elle.
Alors caressant, la voix prenante, il supplia les larmes aux yeux !
— Petite/5aude chérie ! grâce ! Qui vous lie encore à lui ? Des
heures fortunées nous attendent. Vous serez fière de -moi. Je créerai
de belles choses. Je vous chanterai les chansons que me chantait ma
mère. La vie est prometteuse. Nous partirons. Je n'ai vécu que pour
vous !
— Mais Roger, répondit Gaude, en se meurtrissant les mains, ce
n'est pas possible. Et mon père ? Et la parole que j'ai engagée pou,
vous ?
— Votre parole, rétorqua-t-il, violent subitement, je l'ai eue aussi ?
Blessée de ce trait elle riposta :
— C'est là, Roger votre gratitude. Je la romps, c'est vrai, ma pa-
role ! Mais c'est pour octroyer la vie !
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— Vous avais-je prié de me la donner ?


Il y avait de l'hostilité dans leurs yeux tristes. Et Roger, avec fata-
lisme, dit :
— Excusez, Gaude, la brutalité de mes mots. Je m'en vais. Soyez
heureuse avec mon ennemi Ce n'est pas de votre faute ce qui m'arrive.
Celui que vous me préférez est de votre sang. Même aux heures où
vous paraissiez vous abandonner, vous vous détourniez de moi. Adieu !
Je suis encore assez faible pour ne pas vous haïr.
Il prit son feutre qui était tombé et s'éloigna vivement.
— Roger ! cria Gaude, debout et suppliante, ne vous en allez pas
ainsi !
Il ne détourna pas la tête.
*
* *
— Oui papa, il est libéré. Il est venu tantôt nous saluer. Il m'a prié
de vous transmettre ses amitiés.
— J'aurais été si heureux de le revoir et de lui serrer la main. Il n'a
pas promis de revenir ?
[129]
— Je ne lui ai pas demandé cela.
Ils se turent. Quel est ce drame ? S'interrogea M. de Senneville.
— Je lui, enverrai demain un mot de compliment, ajouta le diplo-
mate. Il tira sa montre et dit :
— Tiens, sept heures déjà. Nos convives vont venir.
Dans l'allée, Smedley Seaton s'avançait, langoureux et radieux
Soyons courageuse ! se dit Gaude...
*
* *
Ce soir-là, Roger Sainclair est rentré dans sa villa de Bourdon, le
dos voûté, la bouche serrée et amère, les yeux durs. Il avait l'âme d'un
nihiliste. L'explication de Gaude n'était à son entendement qu'inven-
tion de blanche subtile qui reculait. Il ne voulait rien comprendre, si-
non qu'il avait perdu la jeune fille au corps angoissant. Le dilemme
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 168

cruel qu'elle avait soumis à son discernement n'existait pas pour lui.
Celle qu'il élevait, jusqu'aux étoiles l'avait trahi, trompé. Il fermait les
yeux, et ne désirait rien savoir.
En sa chambre où il est monté, pour mâcher sa détresse, ses yeux
sont tombés sur un crucifix d'ivoire, souvenir de sa mère, accroché au
chevet du lit, qu'il conservait avec religiosité
Il l'a toisé et, perdant toute raison, l'a apostrophé :
— Où est cette justice dont vous avez prédit le règne, depuis des
siècles, vous qui vous prétendez Dieu ? Si vous êtes Dieu, eh bien !
laissez-moi vous dire : vous avez bien mal organisé votre Monde ! Les
mots d'espérance .que vous avez légués aux misérables, ne sont que de
cruelles ironies. Vous êtes Dieu ? 'Pourquoi avez-vous-créé les
nègres ? Vous êtes Dieu ? vous avez donc la : prescience ? En nous je-
tant donc-sur votre globe, .vous saviez ce qui nous y attendait. Vous
nous avez alors enfantés exprès, pour avaler toutes les misères hu-
maines ? Pourquoi avez-vous comblé les uns et lésiné avec les autres ?
Ah ! Oui ! continua-t-il dans un ricanement : aimez ceux qui vous
haïssent, tends la joue gauche, après la joue droite, pour le soufflet.
Bienheureux les misérables! le Royaume est à eux, et toutes les mu-
siques, toutes les balivernes, au son desquelles vous voulez bercer nos
chagrins d'esclaves !
C'est nous, l'armée divine-des Bienheureux, nous les bêtes de
somme ! nous les chairs à fouets : Ne me faites pas rire, Christ !
Eh bien, non ! nous n'en avons pas besoin de votre Paradis. Nous
ne sommes pas des Saints, vous le savez, mais des Nègres, des vio-
lents, des [130] païens ! Il nous faut la joie relative sur la terre ! Nous
l'aurons, malgré vos sentences dissolvantes, par le fer et par le feu.
Dites à votre Père Eternel que nous ne sommes pas ses Fils et sa-
chez, vous aussi, que nous ne sommes pas vos Frères. Satan seul est
notre Père, et les démons nos Frères.
Quelle minuscule souffrance que votre passion de trois jours, auprès
de la nôtre vaste comme l'infini ! Depuis des siècles, nous sommes les
crucifiés quotidiens. La terre s'alimente de notre sang.
Et puis, vous, vous êtes ressuscité, dit-on ? Ressusciterons-nous ja-
mais, nous ? Pas dans les nuages, mais ici-bas ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 169

Roger Sainclair était frappé au-delà de la raison. Ce classique


amoureux de mesure et de raison, était devenu un matérialiste, un ré-
volté, qui s'élançait hors du cerclé du réel qui l'étranglait.
Sur son lit, il s'est assis. Sa tête enfiévrée s'est inclinée sur sa poi-
trine. Il l'a relevée et a vu quelques livres aux belles reliures sur une
table. Il a gémi.
— C'est eux qui m'ont perdu, en aiguisant trop ma sensibilité et
mon jugement. Ils me proposaient une vie qu'on me refuse. On m'a
appris trop de grec et de latin. Si j'étais un nègre solitaire et nu dans
ma forêt, je serais heureux
Il s'est tu. Et, dans la pièce pleine de nuit et de silence, troublé
seulement du battement de son cœur, il a cru voir passer, qui lui faisait
signe, le spectre de son ancêtre, le rebelle et le fondateur.
À cet instant, précise, la pensée de mourir s'imposa à son esprit.
Mais comment ? Non pas en vulgaire assassin, ni en banal suicidé,
mais en vaillant. Toutes ses hérédités guerrières se bandèrent en lui.
Là-bas, dans la plaine où les paysans, fuyant la corvée et les coups
de bâton, se font tuer en chantant, il ira choisir la place où il tombera
en puissance. Il a tant de vengeances à satisfaire.
Cette décision le calma un peu.
Roger essaie de dormir. Des larmes l'empêchent de fermer ses pau-
pières. A la fin, il somnole. Mais son sommeil léger est peuplé de cau-
chemars, d'hallucinations. Tantôt une foule yankee dansant la
« gigue » veut l'arracher d'une prison, pour le lyncher, tantôt il voit
Gaude nue, devant Seaton qui vient, d'une main avide, d'arracher ses
voiles arachnéennes En sursaut, il se réveille et pleure doucement, très
doucement...
[131]
*
* *
À huit heures du matin, rapidement, Roger s'est habillé. La douleur
a sculpté son masque. Dans la glace de l'armoire où il s'est regardé, il
a compté trois fils blancs à sa tempe gauche. Il a rédigé des papiers.
Ce sont peut-être ses dernières volontés. Il monte dans sa voiture.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 170

Il arrive à son office de la rue des Miracles, rempli d'amis qui lui
apportent leurs amitié. Il cache sa détresse sous des propos légers. Les
visiteurs partis, il met de l'ordre dans ses dossiers, appelle son clerc et
lui passe des ordres pour la remise des pièces aux clients. A la ques-
tion de l'employé, il sourit, et lui annonce qu'il va faire un long
voyage.
Il s'est rendu à la Banque où il a tiré de l'argent.
Il traverse à côté, au bureau de Pascal Darty qui lui dit, l'œil inquiet
et policier :
— Toi, par ici, à cette heure ?
— Figure-toi, mon vieux, que je me suis trouvé sans le sou ce ma-
tin. Je monte à Noailles pour quelques jours. Il a fallu que je m'appro-
visionne d'un peu d'argent pour les avances aux fermiers, car c'est
l'époque de la coupe de cannes.
— Tu fais bien, Roger, de te rendre à Noailles. Il me serait même
agréable d'y aller avec toi. Je suis très las depuis quelques jours.
— Et tes affaires, Pascal, tu ne peux pas les abandonner, répondit-il
avec gêne.
Pascal se tut. Cette proposition d'aller à Noailles, n'était qu'un coup
de sonde de son amitié alarmée. Son appréhension que Roger traver-
sait une crise très grave, fut confirmée, du fait de son refus, qu'il l'ac-
compagnât. Contrairement, Roger eût été enchanté de sa compagnie.
Il trame donc quelque chose pensa-t-il.
— Tu as vu Mlle Gaude ?
— Oui, hier, répondit Roger, d'une voix faussement quiète, qui ne
trompa pas Darty.
— Qu'est-ce qui ne va pas Roger ? Je suis assez ton ami, je crois,
pour oser te questionner ?
— Tu t'inquiètes à tort, Pascal, il n'y a rien, répondit-il avec un
sourire contraint.
— À cinq heures, Roger, je passerai chez toi. Ne monte pas à
Noailles avant que tu ne m'aies.vu !
— Est-ce promis ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 171

[132]
Roger n'avait pas le courage de quitter brusquement Darty. « Ce
sera d'ailleurs notre dernière entrevue », pensa-t-il. Il répondit :
— C'est entendu, je t'attendrai chez moi.
Il rentra dans la voiture et s'en alla.
Dès qu'il fut parti, Pascal hocha la tête. Ce visage ravagé de souf-
france, cette lueur de folie dans les yeux ? Cela ne lui disait rien de
bon. Si c'est à cause de Gaude qu'il est ainsi, pensa-t-il, lui si excessif
dans la passion, c'est un cyclone en puissance.
*
* *
Pascal Darty a pénétré dans la bibliothèque de Roger d'un pas
souple, amorti par les semelles en caoutchouc de ses souliers blancs. Il
est en costume de tennis. Roger, très calme, un cigare aux dents, assis
sur un divan l'accueille :
— Quel chic : « Petit Pigeon » !
C'était le surnom qu'il donnait à Pascal Darty, les jours où il laissait
percer sa tendresse pour son ami.
— Marcelle Ricard m'avait invité à jouer au tennis. Bien que je ne
sois pas aux jeux ces jours-ci, j'ai tenu à lui faire plaisir. Elle a été si
gentille, si dévouée durant ton malheur. C'est par elle que je corres-
pondais avec ta belle Gaude. Si j'étais homme à me marier, je l'épou-
serais, Marcelle !
— Pascal amoureux, répondit Roger narquois, voilà ce que j'aime-
rais voir.
— On me dit cynique avec la femme, incapable pour elle d'un sen-
timent profond, ce n'est pas vrai. Je suis prudent. J'en ai peur. Ça fait
souffrir parfois. Alors je travaille dans les belles d'une nuit. Le lende-
main, quand la fringale est passée, on ne s'en souvient plus. Elles aus-
si, d'ailleurs. Mais c'est, plus simple.
— Le sage, c'est toi, délicieux Pascal. Ils sont fous, ceux qui
misent toute leur capacité d'aimer sur le cœur d'une femme ! Le coeur
d'une femme ? c'est plus traître que l'Océan ! acheva-t-il, rageur.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 172

— Toi, Roger, tu n'as aucune raison de penser ainsi, tu es infini-


ment aimé, par la plus belle qui existe. Tout Port-au-Prince l'a
constaté.
Un rire nerveux, à cette affirmation, avait éclaté. Pascal ne s'était
pas même remis de sa surprise que Roger s'était dressé et jetait :
— La superbe nouvelle ! Je suis infiniment aimé par la plus belle
qui soit ! ! Non… Pascal, elle me dédaigne. Tout ce qu'elle a fait,
c'était du théâtre, du « chiqué ». C'est Seaton, le primaire, qui l'em-
porte. Ils sont fiancés ! J'ai appris la nouvelle de sa bouche même. Et
le clou de l'histoire, la blague [133] inégalée, c'est parce qu'elle
m'adore, qu'elle l'a choisi ! Goûte donc, mon ami, cette façon inédite
d'aimer. C'est pour me sauver qu'elle sera la femme du barbare.
Roger riait comme un clown qui aurait l'envie de pleurer.
Il continua railleur et douloureux :
— Sur l'autel du Moloch, elle s'est immolée pour ma victoire :
Iphigénie réincarnée ! Tu ne ris pas, Pascal Darty, ris donc ! Toi qui
sais rire comme un dieu.
Et soudain, féroce, il rugit :
— Oh ! comme je la hais !
Il s'avança d'un pas, posa la main sur l'épaule de Pascal qui serra la
mâchoire, sous l'étreinte de la poigne fine, longue et musclée, et dit :
— Mais ils sauront tous, Pascal, d'ici trois jours, quel monstre est
Roger Sainclair !
Il s'apaisa tout à coup et reprit, d'une voix plaintive et tendre :
— Non, Pascal, je mens, je ne peux pas la haïr. C'est compréhen-
sible ce qu'elle m'a fait. Ce n'est pas de sa faute si le monde nous est
hostile. Mais je la croyais une sainte. Si elle avait été franche dès le
début, je me serais résigné. Mais elle m'a envoûté pour me repousser
ensuite !
Si tu savais, Pascal, avec quelle ferveur je l'ai aimée ! Elle me
préfère Seaton. Et le problème dans tout ceci, je perçois qu'elle
m'aime. Je ne comprends pas. Je déraisonne. Je n'ai plus qu'à rentrer
dans la nuit.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 173

Mais, Roger, dit Pascal avec pitié, tu n'es pas un primitif ! il ne faut
pas songer à mourir pour une femme, c'est ridicule. Dompte ta douleur
Sois sage dans la peine. Une femme ça s'oublie !
Il n'y a pas de sagesse, Pascal, d'oubli qui tiennent, quand tout le
fiel du monde m'étouffe. Je te laisse un aveu, avant d'aller périr
comme un fauve dans les bois : je joue à l'olympien, au stoïcien sans
cœur, ce sont des masques sous lesquels j'ai toujours pleuré. Je suis
tout tendresse et expansions. Toute ma superbe, toute ma froideur, tant
critiquées, n'ont été que les réflexes d'une trop vive sensibilité en dé-
fense. Dès ma plus tendre enfance, au collège, le blanc m'a fait souf-
frir. Si je suis ce soir un bandit, c'est parce qu'il me forlance comme
un sanglier !
« Vois ce que m'ont infligé les Américains ? Que leur avais-je fait ?
« Je suis un pauvre garçon qui ne désirait qu'un peu de joie. Mes
mains sont pures, Pascal, jusqu'à cette heure. Ce n'est pas de ma faute
si demain elles seront rouges.
« Ils ont asservi mon pays. Ils m'ont arraché Gaude. Ils m'ont écor-
ché. »
[134]
Le visage de Roger était comparable à celui de la souffrance an-
tique.
Je comprends ton chagrin, Roger, mais, je t'en supplie, ne va pas
dans les bois. Oublie cette jeune fille !
On n'oublie pas celle-là, Pascal ! Je l'avais élevée jusqu'aux astres !
Ma déception s'aggrave d'une infinité d'autres tortures morales et phy-
siques. Pour Gaude, j'ai vécu malgré tout. Tu ne sais pas, Pascal Darty,
que moi, Roger Sainclair, j'ai été battu, piétiné, giflé ! On m'a souillé
le visage de crachats ! On m'a donné le courant électrique dans la
bouche. Je ne me suis pas fait tuer. Deux fois, Pascal, Seaton m'a pro-
voqué directement. Je ne l'ai pas inondé de son sang. J'ai été un lâche.
Pour ne pas crever de faim, j'ai supplié un geôlier qui ricanait, de
mettre dans mon bouillon noir, trois patates pourries. « Malgré toutes
les paroles qu'à ces minutes je me disais, c'est pour elle seule que j'ai
subi tout cela, pour le plaisir de l'avoir, qui effacerait tout. Et mainte-
nant qu'elle se dérobe, où dois-je tomber si ce n'est pas dans le
gouffre ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 174

C'est ainsi qu'ils t'ont traité ? Roger, dit Pascal d'une voix triste et
indignée.
— Oui mon cher ami. J'ai fait la gymnastique sous le fouet, parmi
les escarpes, les assassins, les magiciens ! Tu m'as vu, toi-même, fou,
dans les rues de Port-au-Prince, un balai à la main, comme un roi de
Mardi-Gras. Je ne me suis pas fait tuer. J'avais l'espérance qu'elle me
resterait. Si elle m'était restée, je vivrais. Mais maintenant, l'enfer sera
pour moi un paradis.
— Roger, je ne te dis plus rien, murmura Pascal, songeur.
Son regard devenait aigu. Il prenait une décision.
— Oui, ami cher ! Adieu ! Je vais finir dans le sang, avec les re-
belles de l'Artibonite, mon existence de nègre !
— Je ne combats plus ton idée ; Roger, réaffirma Pascal, la voix
chargée de violence. Moi aussi, je vais dans la forêt avec toi ! J'en ai
assez ! Je n'en peux plus !
Roger retrouva son équilibre de suite, et répondit, impératif et sec :
Il est impossible que tu me suives. J'ai conscience de la folie que je
fais. Je n'en accepte les conséquences que pour moi seul. Je ne de-
mande ni qu'on fasse comme moi, ni qu'on m'approuve même. Je re-
jette ton désir. _ Notre vie à tous, Roger, n'est plus supportable. Ce
n'est pas toi seulement qui saigne. Chaque jour/je meurs, malgré mon
rire. Trois fois, je peux te le dire aujourd'hui, j'ai voulu me tuer. J'ai
manque de courage. Ta dernière aventure a porté mon-désespoir à l'ex-
trême. J'irai dans la brousse, que [135] tu le veuilles ou que tu ne le
veuilles pas. Moi aussi, je suis plein de rage, moi aussi, j'ai des repré-
sailles à exercer. Le rieur déchargeait son cœur à son tour.
— Non, Pascal, tu ne peux partir avec moi. Dans ces conditions je
ne pars plus.
— Alors, Roger, j'irai seul ! J'en ai assez ! Je suis encore assez fier
de ma race, de ma puissance de haine et de renoncement, de mon or-
gueil et de mes amours, pour aller mourir sans regrets dans la plaine.
L'honneur et le devoir sont là-bas. J'irai dans la forêt. Ce n'est pas pour
toi, Roger, mais pour moi-même.
La figure de Pascal Darty marquait une détermination impavide.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 175

Et, dans la pièce où entraient, par les fenêtres ouvertes, les parfums
du soir, ses paroles résonnaient comme des serments.
Roger, en silence, contemplait son ami.
Quand on a décidé de mourir, la vie des autres, même, celle des
êtres les plus chers, prend à vos yeux une importance secondaire.
Un domestique vint dire à Roger qu'une femme demandait à le
voir. Il descendit et revint aussitôt en disant à Pascal :
— Qui, crois-tu mon vieux, était en bas ? Florecita Miguel qui
m'annonce qu'elle revient de Hinche et qu'elle a appris tout à l'heure,
mon emprisonnement et ma libération. Je lui ai donné de l'argent. Elle
est repartie Pauvre petite. Elle ne voulait pas s'en aller. Je lui ai dit de
revenir demain...
Pascal se leva et dit :
— Bon, à tantôt mon vieux ?
— Non, Pascal, protesta Roger, ce n'est pas possible.
— Si tu pars sans moi, Roger, je saurai te retrouver. Je vais écrire
quelques lettres, faire une petite valise. Comme toi je n'ai presque plus
da liens ici-bas. Ma mère est morte. Ma sœur a son mari. Et puis,
qu'est-ce que ça fait, un nègre de plus qui disparaîtra.
— Non Pascal, ce n'est pas possible !
Rapidement, celui-ci descendit sa raquette à la main.

[136]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 176

[137]

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Quatrième partie
L’ÉPOPÉE EN FUSÉE

Magnutidinem silvarum !
(Splendeur des Forêts !)

Retour à la table des matières

[138]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 177

[139]

*
* *
Il pleut. Sur l'immense plaine de l'Attalaye, la nuit est opaque. De
temps en temps, un éclair déchire et illumine les lointains. La tempête
hurle dans les forêts, déracine les baobabs, couche les champs de
cannes et de bananes. Un vent violent, parfumé de plantes aroma-
tiques, chargé de grains de pluie, gifle le visage de deux cavaliers, qui
cheminent côte à côte, parmi les hautes herbes.
Cela se passait trois jours après la scène dans la bibliothèque.
Roger pencha la tête en arrière, pour recevoir en pleine figure, l'on-
dée brutale, et dit :
— Je suis joyeux, Pascal, comme libéré déjà de toutes les morales
qui nous limitent. Je me retrouve intact et élémental, comme un es-
clave nu, en rupture de chaîne.
Cette nuit, Roger, répondit Pascal, nous sommes une minute de
notre race. Moi aussi, ma joie est intense parce que je vais mordre. En
mourant, j'aurai l'illusion que je ne suis pas un faible. La loi de la vie :
c'est la bataille. Pourquoi tonnerre ! notre race ne s'y adapte-t-elle pas,
au lieu de se lamenter. Nous sommes trop bons. Est-ce parce que
l'Afrique a la forme d'un cœur ? Il nous faut d'implacables griffes. Au-
guste Comte notait quelque part que « les sentiments affectifs » sont
notre dominante. Nous devons changer, puisque la Fraternité n'est
qu'une chimère.
Leurs habits mouillés , étaient collés à leur corps robustes. Les
bords de leurs grands chapeaux de latanier, frémissaient dans le vent.
Les éperons, aux talons des bottes de cuir rude, pressaient les flancs
des chevaux qui foulaient, d'un sabot rapide, la terre herbeuse et dé-
trempée.
Après un silence, Roger dit :
— La race noire s'éveillera. Elle prouvera sa force. On n'aura pas
longtemps à attendre pour le voir.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 178

— En attendant, répondit Pascal, nous autres, nous sommes « cho-


colats ». Au moins, ajouta-t-il, là où nous serons, s'il y a une survie,
j'espère que nous ne-serons plus « leurs nègres ».
— Qui sait, Pascal ? répondit Roger en souriant.
— A h , ça non. Je proteste ! lança Darty, mi-sérieux. Dans ces
conditions, nous aurions pu « continuer » comme disait Mac-Mahon.
Ils éclatèrent de rire dans la tempête qui finissait.
[140]
*
* *
Ils avaient laissé la Coupe à l'Inde, St-Michel, Maïssade, Hinche et
s'avançaient vers le bourg de Cerca-Carvaal.
À l'aube, ils se trouvèrent sur une placette où poussaient des pal-
miers nains.
— Nous sommes à Nopaly, dit Roger, qui connaissait les lieux. Il y
a une ferme, derrière le petit bois, à gauche, où j'ai mangé les
meilleurs fromages blancs de la terre.
— Mais quelle est cette odeur de gaz qui sature l'air ? demanda
Pascal.
— Tu ne sais pas, mon vieux, répondit Roger. Tous ces terrains
sont pétrolifères.
— Ah ! Ah ! dit Pascal. Mais nous n'avons vraiment pas de veine !
Nous sommes maudits ?
— Pourquoi, mon vieux, au contraire !
— Mais, Roger, tu ne comprends pas ? S'il y a du pétrole ici, nous
sommes foutus irrémissiblement. Ces gens là ne partiront plus de chez
nous. Tués, il faudra encore qu'on se baffe contre leurs cadavres !
Ils éclatèrent de rire de nouveau, dans l'aube rose-noire. Soudain,
un groupe d'hommes surgirent d'un boqueteau et les entourèrent. Où
allez-vous ? demanda celui qui paraissait en être le chef, le cimeterre
levé.
— En quoi cela vous regarde-t il ? répondit Pascal.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 179

— Vous êtes hardi de me répondre ainsi, rétorqua l'homme. Vous


ne savez pas à qui vous parlez ?
— À qui parlons-nous, intervint Roger.
— C'est moi, Gingembre Trop-Fort, l'insurgé. Vous êtes des
congénères. Je n'ai pas de mal à vous faire. Mais il me fallait me
rendre compte qui vous êtes car, dans l'obscurité, tous les blancs sont
noirs. Continuez votre route avec nos excuses.
— C'est vous que nous cherchions, dit Roger. Nous venons nous
joindre à vous.
— Vous ne pouvez pas être des traîtres ; vous m'avez répondu avec
trop d'insolence. Allons voir le Suprême, là-bas, qui décidera. En at-
tendant, donnez-moi vos armes. C'est une précaution de soldat.
Les deux jeunes gens descendirent de leurs chevaux, débouclèrent
leurs-ceintures où étaient fixées leurs armes, qu'ils remirent, à Gin-
gembre ; Coït
[141]
automatique, cimeterres. Puis, entourés des hors-la-loi, ils s'enfon-
cèrent dans la forêt, fiers comme des archers.
Une heure après, ils arrivaient au camp des rebelles. C'était une
vaste clairière, surplombée de rochers en cercle. Ça et là, en pagaïe,
des hommes étaient couchés sur des peaux de bœuf. Ils dormaient,
leurs mains posées sur leurs armes : carabine, long coutelas, sabres de
combat, lance de bois de « chandelle » dur comme du fer. L'atmo-
sphère exhalait une odeur de benjoin, de jasmin, unie à des relents de
viandes faisandées qui pendaient aux branches des arbres.
Les arrivants furent conduits à la limite du plateau, où s'élevait une
tonnelle, recouverte de branches desséchées de palmistes.
Étendu sur une natte épaisse de jonc, en compagnie d'une femme,
un homme se leva en grognant.
— Qu'y a-t-il ?
— Ces cavaliers, Suprême, que j'ai rencontrés, en patrouillant, et
qui veulent vous parler.
Le chef se leva et fit allumer des torches,
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 180

— Nous n'avons pas beaucoup à vous apprendre, dit Roger. Nos


actes parleront bientôt. Traqués comme vous par les Yankees, nous ve-
nons vous apporter notre faible concours. Nous avons de l'argent.
Nous trouverons des armes à acheter à la frontière dominicaine.
— Hum ! fit le Suprême. A vos figures et à votre langage, je vois
que vous êtes gens de ville. Je croyais que vous étiez tous avec les
« méricains » contre nous.
— Vous verrez bientôt, dit Pascal, si nous sommes leurs alliés !
— Dans ces conditions, soyez les bienvenus, mais je vous pré-
viens, notre guerre n'est pas bamboche. Très peu de sommeil. Jamais
en place. Ramper comme des serpents, parmi les épines, pour les sur-
prendre. C'est la guerre sans pitié !
— Nous savons, répondirent les jeunes gens.
Le Suprême ordonna de faire jouer les « lambis ».
Le son sinistre déchiqueta la soie rose de l'aube. Les hommes
s'éveillèrent en baillant et en s'étirant comme des fauves.
Le Suprême présenta les deux jeunes gens aux insurgés. Puis il leur
dit :
— Vous devez êtres fatigués, car vous venez de loin. Voici une
natte, sous la tonnelle, allez vous reposer !
Couchés côte à côte, sur la natte, parmi la horde haillonneuse, Ro-
ger Sainclair et Pascal Darty étaient devenus affreusement tristes.
L'humiliation [142] était dans leur cœur. Un sourire de dégoût, cassait
l'arc pur de la lèvre de Pascal Darty. Les deux amis évitaient de se re-
garder.
Avec nostalgie, Roger Sainclair mesurait ; à quelle régression on
l'avait acculé, lui l'artiste délicat, passionné d'ordre, détestant la vio-
lence et le ridicule.
Ces deux jeunes gens désespérés, échouant dans cette forêt, au mi-
lieu de ces brutes candides pressées comme eux, par la même haine, té-
moignaient contre l'homme blanc qui, des siècles après Socrate et le
Christ, est demeuré barbare, malgré ses acquisitions matérielles.
Ils avaient abouti là, pour s'évader dans la mort...
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 181

Plus loin, les rebelles, aux feux des grands boucans, faisaient cuire
des viandes, des maïs, des patates, tout en parlant joyeusement dans la
jeune lumière du soleil, qui brillait sur Perdegales.
*
* *
Similum Congo, — c'était le nom du Suprême, — était un homme
de cinquante ans, très grand, le visage comme taillé à la serpe, encadré
d'une barbe hirsute poivre et sel, énergique, d'un noir riche, avec de
grands yeux, enfoncés dans l'orbite.
Il portait un costume en drill bleu, un foulard rouge au cou, un
grand feutre gris à forme de tricorne. Ses pieds puissants et nus, repo-
saient sur des sandales de cuir brut, retenues au cou-de-pied, par des
bandelettes de peau, dont les poils frisaient Un grand sabre recourbé,
attaché en bandoulière par un cordon bleu, brinqueballait à son flanc.
Un gros révolver 44, Smith et Wesson, à crosse d'ivoire, à sa ceinture,
achevait son armement
Avec ses insurgés, et son lieutenant Gingembre Trop-Fort, beau
jeune homme vigoureux et élancé, brave comme un poignard, Simi-
lum Congo tenait le maquis depuis six mois, féroce et insaisissable,
caché dans les gorges des montagnes et les "grandes forêts.
Naguère pacifique, grand éleveur de bestiaux, il était devenu un ré-
volté, 'exaspéré partes tortures, les corvées et les vexations que les
agents de la généreuse Amérique infligeaient aux paysans. Sa fille fut
violée sous ses yeux par un marine.
Certains des raids de Similum Congo, frappaient d'épouvante. Les
blue-jackett, envoyés pour le combattre n'entraient dans la brousse
qu'en tremblant, car, dans cette émulation de sauvagerie qu'était cette
guérilla, il était souvent lauréat.
[143]
Renseigné par toute la plaine, qui était sa complice, il dépistait les
forces américaines et choisissait son heure pour attaquer.
Une semaine après l'arrivée de Roger et de Pascal parmi les re-
belles. Port-au-Prince et le pays furent stupéfaits d'apprendre cette
équipée.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 182

Leurs portraits étaient affichés sur tous les murs. Leurs têtes étaient
mises à prix.
On ne s'abordait, dans les rues, dans les clubs, les cafés que par ces
mots :
« Est-ce vrai qu'ils sont avec les insurgés ? Quels fous ? Quels tau-
reaux à couilles ! Quels sheiks ! Ce sont des ambitieux !
L'Occupation fut obligée de renforcer ses troupes dans la région de
Hinche. Sous l'impulsion de Sainclair et de Darty, la révolte, dirigée
avec plus de prévoyance et de tactique, rebondissait. Les marines n'en
pouvaient plus, harcelés , épuisés, par cette petite guerre de surprise,
d'embuscade, mobile et impitoyable.
Pour sauvegarder leur prestige, les Américains embarquaient la
nuit, leurs morts et blessés, à bord des croiseurs, ancrés dans les ports
des Gonaïves et de Port-au-Prince.
Les révoltés marchaient à la mort, au rythme d'une chanson qui les
exaltaient, chanson improvisée dans la bataille, par un barde puéril :

Balles, c'est coton-Ping, pandangf


Mitrailleuses, c'est bambou ! Ping, pandang !
Aéroplanes, c'est tourterelles ! Ping ! Pandang !

Ils étaient possédés, joyeux et illuminés. Ils mouraient comme des


mouches, sous les rafales des « machin-gun », des grenades et des ex-
plosifs que laissaient tomber sur eux les avions volant très bas.
Mais l'agonie des camarades, le sang qui coulait, ne faisaient
qu'exciter leur ardeur. Certains d'entre eux, bondissaient dans la
mêlée, avec seulement au poing, un bout de couteau !
Malgré les prières de Similum Congo, Roger et Pascal se battaient
à cheval. Ils étaient ivres de haine. Pascal Darty fonçait dans les chocs
comme un lion. Il renouvelait le procédé de guerriers homériques, en
lançant dans la bataille, en anglais, aux Américains, de belles injures.
Roger, au contraire, silencieux, sombre et féroce, sur son cheval gris
pommelé qui s'effarait, ne s'appliquait qu'à descendre, avec des balles
sûres, Je plus de marines possible.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 183

Pascal, parfois, sous le coup d'une hypnose, croyait en la possibi-


lité d'une vie hypothétique. Il disait à Roger :
[144]
— Les Yankees peuvent bien nous f.... la terre !
— Il n'y a que dans l'Histoire Sainte, répondait Roger, avec un sou-
rire mince, que David a tué Goliath avec une fronde.
Aérodromes, campings, étaient pris, brulés et saccagés. En trombe,
les bourgs étaient traversés, enlevés d'assaut. Les populations accla-
maient les insurgés comme des libérateurs. Mais Roger, sur son che-
val, n'entendait pas les ovations qui montaient vers lui. Il s'en allait,
taciturne et désespéré. Bien qu'il ne fût pas plus brillant que les autres
dans les combats, c'était lui, la Héros, dans l'imagination populaire.
Mais hélas ! la gloire et la renommée le trouvaient froid.
De temps en temps, la passion pour Gaude, le ressaisissait, tyran-
nique et brutale.
À ces minutes, il était d'une méchanceté sans bornes. Mais aussi,
certains jours, sa bonté native réapparaissait. Un soir, au cours de la
prise du camp de l'Attalaye, les rebelles allaient égorger un petit ma-
rine, fait prisonnier. Roger le retira de leurs mains.
— Il n'y a pas de quartier pour nous ! avait rugi Pascal Darty.
— Ce pauvre enfant, Darty, est innocent. Il est aussi un esclave.
C'est Wall-Street qui l'a expédié ici pour garantir ses rapines.
*
* *
Gaude fut, par Seaton, des premières personnes informées de
l'équipée de Sainclair. Elle en fut consternée. Elle eut des remords,
s'imaginant responsable de cette folie. Son chagrin était inextinguible.
Elle mangeait à peine, et restait des jours sans parler.
Deux semaines après, au cours d'une visite, Seaton lui avait appris
qu'on, ne tarderait pas à capturer le « singe fou » ; que l'Occupation
était en pourparlers, avec deux anciens militaires haïtiens, pour le faire
tomber dans un traquenard.
À peine était-il parti, que Gaude s'était rendue chez les Ricard, où
elle avait trouvé Louis Dorfeuil, Le musicien était très surveillé.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 184

« L'intelligence Service » n'ignorait pas son intimité avec les deux re-
belles.
Gaude les mit au courant du piège qu'on préparait contre Roger.
Une lettre fut écrite par le romancier et remise à Dorfeuil qui se char-
gea de la faire parvenir à Roger.
À une question du romancier, qui s'inquiétait de la sûreté du mes-
sager, Dorfeuil avait déclaré qu'il confierait la dépêche à une jeune
femme de la région, actuellement à la capitale, du nom de Florecita
Miguel Pour calmer [145] les appréhensions de Mme Ricard, il préci-
sa que cette jeune femme était dans le temps une « petite amie » de
Roger Sainclair.
Pourquoi Gaude ressentit-elle à ce détail un pincement au cœur ?
Mais cette légère piqûre ne l'empêcha pas pourtant, d'ajouter un post-
scriptain à la lettre où, elle envoyait à son « cher ami », « son éternelle
sympathie ».
À mesure que les jours s'écoulaient, Seaton lui devenait davantage
déplaisant. Son sentiment pour Roger, au contraire grandissait, en
s'épurant.
Elle le considérait comme un personnage de légende, un héros de
l'Arioste. La distance, la crânerie de son geste, la mort qui l'envelop-
pait déjà de ses voiles sombres lui conférait à ses yeux, une auréole
nouvelle.
La Française, dont la race est guerrière par excellence, aura tou-
jours des complaisances pour les grands passionnés qui se font tuer
sans réfléchir, pour une belle idée, un orgueil, une rose.
Elle regrettait sa loyauté envers Seaton. Elle se disait que, Roger li-
béré, elle aurait dû rompre l'engagement pris envers l'officier et reve-
nir crânement à l'aimé.
Elle pensait ainsi peut-être, parce qu'elle avait la certitude, de ne
plus revoir « le masque de velours », qu'elle adorait maintenant sans
restriction. Son double hostile triomphait, et souriait peut-être...
*
* *
À Hinche, où les insurgés avaient tenté un coup très audacieux, en
plein midi, if furent défaits. Similum, Congo trouva la mort dans cette
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 185

affaire. Au moment de la retraite, il demanda que sa tête fût tranchée,


— car il n'était que blessé mortellement, — pour qu'on ne pût pas
l'identifier. « Ils seraient trop contents d'apprendre ma fin », avait-il dit
d'une voix indistincte et sereine. Son désir fut exécuté par un rebelle,
et Son corps jeté, dans les eaux rapides de l’Agua-Mucho, que le sang
rougit une minute.
Le commandement suprême passa entre les mains.de Roger Sain-
clair.
Dans les péripéties de cette épopée en fusée mélange d'héroïsme et
d'enfantillage, Roger oubliait parfois le cher visage. Mais, soudain, il
s'érigeait dans une nuée de poudre. Roger devenait alors une force na-
turelle, inconsciente et dévastatrice. Son regard chargé de foudre
n'était pas soutenable.
Pascal Darty était repris, lui, par son insouciance, railleuse, sa
blague divine. Souvent, il venait trouver Roger, assis, muet, sur une
.pierre ou un arbre écroulé, et lui disait en se rengorgeant :
[146]
— Je veux femme ! Lui seul déridait Roger.
Certains soirs, Pascal allait se mêler aux ébats des insurgés, que de
belles filles de la région venaient parfois distraire.
Après ces plaisirs, souvent Roger ne le voyait pas revenir partager
sa natte...
*
* *
Cette nuit-là, les révoltés campaient au centre des Montagnes-
Bleues. Il faisait doux. Le ciel frémissait d'étoiles. La musique des sa-
pins enchantait l'atmosphère. Des arômes précieux embaumaient.
Roger avait ordonné aux hommes de ne pas danser. Il comptait par-
tir le lendemain, dans l'après-midi, attaquer le camp ennemi de Tho-
massique. Les insurgés dormaient. Assis sur un tronc de gaïac, la tête
appuyée contre un jeune quenêpier, Roger se laissait aller à de hautes
méditations, pour se consoler de la lumière du jour, qu'il allait perdre,
croyait-il.
Ah ! les jolies soirées dans sa ville de Bourdon ! Entendre Dor-
feuil, faire rire ou sangloter le piano, ses diserts camarades jeter, entre
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 186

les lentes gorgées de bon alcool, des paillettes d'esprit, cependant que
de petites courtisanes élues, une rose à leurs cheveux crépus, dan-
saient nues, chantaient, pour l'apaisement de leur mélancolie ! Roger
avait la nostalgie de toutes ces joies révolues.
Il songeait à une quantité de choses, l'esprit et le cœur en détente.
Tout lui était prétexte à généralisations. La gomme qu'il voyait couler
de l'écorce d'un sapotillier, qui bruissait devant lui, illustrait à ses
yeux, la loi de don, que toute chose, dans l'espace, doit faire à la Vie.
Cette résine, couleur or, qu'expulsait l'arbre de son cœur, était sa vir-
tualité qu'il offrait. Cet humble liquide servira, se disait-il, à embellir
ou à fortifier quelque chose. Qu'importe même qu'il ne soit pas utilisé,
pourvu qu'il ait eu le désir de servir. Ainsi, jugeait-il, j'ai raison d'être
offertoire. Mon sang qui sera répandu bientôt, enrichira peut-être une
idée, une fleur, une plante, qui rendront la vie, moins disgracieuse.
Solitaire, le poète écoutait avec ferveur, la rumeur de la forêt : un
cri de rapace, le choc d'un fruit, tombant sur la terre, le ronflement des
insurgés.
Sans violence, il songeait à Gaude. Des lueurs de raison et de modé-
ration sourdaient en sa tête amoureuse, et tonifiaient sa tristesse. L'ex-
plication de la jeune fille était peut-être juste, pensait-il ? Il aurait pu
s'accommoder aux réalités, car nul n'a jamais baisé son idéal.
[147]
Et Roger percevait vaguement que sa soif d'absolu était à l'origine
de ses avortements.
Un coup de feu retentit dans la nuit avec un cri de femme.
Les hommes, en sursaut, se réveillèrent en saisissant leurs armes.
Roger avait bondi, le pistolet au poing. Pascal était debout.
— Ce n'est rien, dit un chef de patrouille qui venait, c'est la senti-
nelle qui a tiré sur une femme qui s'avançait comme un loup-garou.
— Elle n'est pas blessée, interrogea Sainclair.
— Non. Suprême. Elle arrive.
La femme, deux minutes après , était conduite sous la tente. Avec
ahurissement, les deux jeunes gens reconnurent Florecita.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 187

— Mais ma petite, dit Roger en souriant, tu n'auras pas fini de me


surprendre ? Que viens-tu faire ici ?
Émue, essoufflée, elle raconta que depuis quatre jours, elle avait
laissé Port-au-Prince, marchant dans les bois, pour leur remettre un pli
que Louis Dorfeuil lui avait confié pour eux. Elle défit l'ourlet de sa
jupe, en tira la lettre, qu'elle tendit à Sainclair, qui alla la lire, à la
lueur d'une torché de pin tenue par un rebelle. Pascal, la main appuyée
sur son épaule, lisait avec lui. Roger pâlit du post-scriptum de Gaude
Puis, d'une voix indifférente il dit :
— Il n'y a rien à compter avec les nègres Nous faisons bien, Darty,
de leur fausser compagnie.
— Mais, Roger, répondit Pascal, qu'il y ait des traîtres parmi nos
congénères, c'est naturel. En cela, ils sont hommes et appartiennent à
l'humanité générale. On recevra les types.
Ils comblèrent la jeune femme de remerciements et d'attentions.
Elle apprit aux jeunes gens que leur tête était mise à prix, cinq mille
dollars chacune !
— Depuis la traite des nègres, dit Pascal en riant, ils n'ont pas
haussé leurs prix, malgré le change et la vie chère. En 1650, si je ne
m'abuse, 5.000 livres tournois, c'était le prix d'un beau nègre du Daho-
may !
— Quand même, ajouta Sainclair, avec fatuité, nous valons mieux
que cela !
— Ils peuvent offrir tout l'or de la Fédéral Reserve Bank, dit Pas-
cal. Ils ne nous auront pas vivants.
— Pascal, si je suis tué avant toi, brûle mon corps sur un beau bou-
can. Je mourrais deux fois, si ces s...lds devaient traîner mon cadavre
dans les rues comme trophée.
[148]
— Mais, intervint Florecita, pourquoi vous occupez-vous d'eux ?
Dieu, les saints et lés défunts, les puniraient pour vous. La mort est si
triste !
— Délicieuse Florecita, nous ne mourrons pas, dit Pascal avec un
sourire amusé. Quand nous serons las de les tuer nous irons dans un
autre pays, sous la forme d'un papillon d'or !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 188

— C'est vrai ? exclama la jeune femme naïve.


Elle leur apprit encore que Claude Maxcence avait fait huit jours
de prison pour un article écrit à leur égard. De son corsage, elle sortit
une feuille froissée de journal. Roger et Pascal lurent l'articulet qui
s'achevait ainsi
— Vous me direz que c'était inutile, je vous répondrai avec le poète

C'est plus beau, quand c'est inutile !

— Ce Maxcence, dit Roger, est un abîme rempli de bien et de mal.


— En tout cas, répondit Pascal, je préfère sa manière à l'orgie pa-
triotarde des pseudo-nationalistes, qui n'aiment le pays qu'en paroles !
Roger et Pascal ignoraient que Lapouitte, le Président de la Ligue
« Résistance », en un prudent communiqué, avait déclaré : « Qu'ils
menaient la bataille patriotique, eux, avec les armes pacifiques... »
qu'ils étaient contre l'emploi de la violence, appuyés sur le roc hima-
layéen du Droit International ».
— Roger, dit Pascal, la petite Florecita est gentille, donne lui en ré-
compense « une séance ». Fais avec elle une « fricarelle ».
— Tu sais, Pascal, que je suis très loin de ça. Et puis, depuis ce
temps, Florecita à dû s'en mettre, acheva-t-il en riant.
— Non, Roger, je suis sage, répondit-elle très triste.
— Ne sois pas sage Flor. Demain, tu partiras. Je te donnerai de l'ar-
gent. Mais quand tu rentreras à Port-au-Prince va voir Claude Max-
cence qui t'adore. Moi, c'est le passé...
Ils allèrent se reposer
*
* *
Six jours après, les deux hommes annoncés par la lettre de Ricard
arrivaient au camp, énormes de forfanteries, de grandiloquences et
d'affirmations de loyalisme. Durant quelques minutes, les jeunes gens
leur donnèrent l'espérance qu'ils étaient leurs dupes. Puis, ils les li-
vrèrent aux mains des rebelles. Un double éclair de cimeterre, fit rou-
ler sur le velours vert de la pelouse, leurs têtes aux yeux épouvantés.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 189

— Laissez rouler la Justice des hors-la-loi, célébra Pascal en riant.


[149]
— J'ai l'impression, Pascal, dit Roger, que nous sommes repérés.
Cette région est peu sûre. Filons vers leur fameux camp de Bahon.
Avant de mordre la poussière nous-mêmes, il nous faut leur faire le
maximum de mal !
L'ordre de marche fut transmis à Gingembre Trop-Fort. Les lambis
résonnèrent. Et les hommes, au nombre de cinq cents, s'enfoncèrent
dans la brousse solennelle.
Pascal et Roger, leurs chevaux les précédant, conduits par deux
hommes, à la bride, fermaient la marche.
Ils se parlaient peu. Loin de la vie civilisée, de la vie tout court, ils
avaient l'impression qu'ils montaient vers une hauteur active et silen-
cieuse où la jouissance était le fruit d'un anéantissement de l'esprit.
Ils avaient atteint Milot. Dans le lointain, se profilait, simple et for-
midable, sur le sommet du Bonnet à l'Evêque, la Cidatelle du roi
Christophe, le plus beau bloc de pierre, érigé par la main de l'homme
sur une altitude du Nouveau-Continent.
Ce château-fort, inspira à Roger une audace illimitée
Ils firent halte dans un champ de cafés verts. Le camp des marines
n'était pas éloigné.
Comme conseillé par l'altier monument, Roger dit à Pascal.
— Nous attaquerons l'américain, sitôt le soleil couché ! Dans sa
voix passait toute la violence courageuse de son ancêtre : le marron et
le fondateur.
— Il le faut, Roger, car nous n'avons plus beaucoup de munitions.
Il faudra bien que nous allions en prendre chez eux.
—Vous et Gingembre, partagerez entre vous le peu qu'il en reste.
Je ne garderai avec moi que cent hommes, à la tête desquels je me bat-
trai-à la « manchette ». Tu attaqueras à droite, Gingembre à gauche.
Cinq minutes après, je tomberai, sur leur centre, l'arme au clair.
— C'est un camp pris, exulta Pascal. L'arme nue et tranchante, c'est
la terreur des marines !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 190

— Nos gaillards aussi, ajouta Roger, ne sont pas tendres avec leurs
cimeterres. Ils ont dans le sang, le maniement de cet outil de choc.
Ils étaient assis sur la terre, côte-à-côte. Les rebelles tout autour
étaient au guet, silencieux, prêts à bondir. Pascal eut une rêverie dans
les yeux.
— Qu’as-tu « mon vieux pigeon » ? lui demanda Roger. Tu es rê-
veur ce soir. Toi, si vivant et joyeux, à l'heure de la bataille ?
[150]
— J'ai laissé dans les Montagnes Bleues une gosse adorable qui
m'avait promis son corps pour ce soir.
— Je croyais, dit Roger, avec une ironie affectueuse, que tu ne t'at-
tachais pas aux femmes ?
— Je ne m'explique pas cela, Roger. Je deviens sentimental depuis
quelques jours, avec tout le temps une envie bête de pleurer, répondit-
il, les yeux lointains...
*
* *
Le ciel, devenu subitement noir, crache une pluie fine. Dans l'im-
mense clairière, où les hommes sont groupés par trois équipes, Roger
leur fait ses dernières recommandations.
— Ce camp est plein de vivres et d'armes, leur dit-il. Beaucoup de
fromages en boîtes (les rebelles en raffolaient). Pas de défaillances.
Gingembre Trop-Fort vient de partir à la tête de deux cents
hommes. C'est le tour de Pascal. Ce dernier et Roger s'embrassent,
comme ils le font avant chaque assaut.
Souple et terrible, le pistolet au poing, Pascal avec sa colonne,
pénètre dans le bois.
Les marines sont à cinq cents mètres. Roger veut se mettre plus près
d'eux, dans un petit bosquet de pomme-roses.
À voix basse il donne l'ordre d'avancer.
Comme des reptiles, les hommes rampent sur le sol boueux, à tra-
vers les feuilles vertes et les épines. Quinze minutes après, ils sont
dans le boqueteau.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 191

Voici le camp ennemi. Au centre, une vaste tente jaune flanquée de


trois petites. Des fanaux acétylène, suspendus à leurs plafonds, les
éclairent vivement. Sous la grande, deux cents Américains, au moins,
sont réunis. Les uns se préparent à se coucher sur leurs lits de camp,
bien alignés, recouverts de leurs moustiquaires blanches. D'autres, de-
bout, devant les camping, bavardent tranquillement. Quelques-uns, as-
sis sur des chaises pliantes, sous les lampes, lisent des journaux. Un
phonographe joue un air » nègre. Deux hommes dansent. Un groupe
charité tristement.
New-York time ! New-York time !
D'une tour de sentinelle, en madrier, partent, toutes les deux mi-
nutes, des fusées éclairantes, à travers l'éther noir.
Les assaillants, dans le petit bois, serrés contre la terre maternelle,
retiennent leur souffle. Des rondes passent en parlant du nez. Le camp
se complaît dans la sécurité des forts.
[151]
Soudain une décharge brûle la nuit, à droite, Pascal Darty a atta-
qué, Gingembre Trop-Fort réplique à gauche. Les marines-em-
poignent leurs mousquets et se jettent sur les deux ailes.
Commandements en anglais. Rafales de mitrailleuses. Eclatements
de grenades Décharges intenses. La nuit est ensanglantée,
Le combat grandit. Roger Sainclair, de temps en temps, regarde le
cadran lumineux de sa montre bracelet. Les cinq minutes lui appa-
raissent éternelles. Il meurtrit la poignée dé corne noire de son cime-
terre.
La bataille s'éternise, atroce, sur les deux flancs.
En avant ! crie Roger, d'une voix de stentor.
Comme des lions, les rebelles s'élancent au cœur du Combat, en je-
tant leur diabolique cri de guerre : dagni ! dagni !
Ils jouent du glaive en hurlant. Les boîtes crâniennes éclatent
comme dés calebasses. C'est un horrible corps-à-corps. Des marines,
soutiennent de leurs mains pourpres, leurs tripes qui pendent comme
de fins cordages.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 192

Désemparé par cette troisième attaque, la panique est dans le camp.


Combien de minutes dure le carnage ? On ne sait. Mais il paraît inter-
minable. La fusillade s'arrête. Dans la nuit, en désordre, fuient les
vaincus, terrorisés.
Sur la terre labourée, blancs et noirs saignent et ratent.
Roger Sainclair, nu-tête, une légère blessure.au frontales vêtements
maculés de boue et de sang, son glaive à la main, se jette sur la droite
où se battait Pascal.
— Pascal ! Pascal ! hèle-t-il.
— Le « taureau » (c'était le nom de guerre qu'ils lui donnaient), ré-
pondit un rebelle, qui mangeait un long saucisson, était avec moi, près
de cette tente, là-bas, aux prises avec deux kakis. Mais nous les avons
égorgés comme des cochons ! Le « Taureau » donnait la chasse à un
autre qui s'enfuyait.
Roger vole vers la tente désignée.
— Pascal ! crie-t-il encore.
— Ici, répond une voix faible, enrouée de sang.
Il contourne la tente, et trouve son ami étendu sur le sol piétiné. À
ses pieds, un blanc gémissait doucement.
Roger se pencha sur Pascal qui lui dit-bas et haletait :
— Ce s...ld à qui j'ai f... une balle à bout... par tant m'a laissé sa
baïonnette en ... c…adeau... S...ois dur... Ven...ge moi.... Adieu…
[152]
Un rebelle vint avec une torche. Pascal Darty eut un hoquet. Il ou-
vrit les yeux sur Roger. Une mousse de sang teinta ses lèvres pincées,
qui esquissèrent un sa…re. Et il expira.
Un sanglot étrangla Roger. Mais il ne 1e laissa pas sortir. Il s'age-
nouilla, et baisa le mort sur la bouche. La sienne en fut rouge.
Suprême, dit Gingembre, qui venait d'arriver à la tête d'une es-
couade, voici sept marines que nous avons dénichés dans le petit bois
de « pomme-rose ».
— Que dois-je en faire, tonnerre ? jeta la voix coupante comme
une hache.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 193

Les prisonniers furent emmenés plus loin...


Roger chargea sur son épaule le cadavre de Pascal Darty et s'en
alla sur la rive d'un ruisseau voisin, qui mugissait. Il y déposa le corps,
le déshabilla, le coucha dans l'eau et le lava de la tête aux pieds. En-
suite, il se fit apporter la valise de Pascal, en tira un pyjama de soie
blanche, dont il revêtit le cadavre, qu'il rechargea encore sur son
épaule et regagna la clairière.
Sur le champ de bataille, une escouade d'hommes ramassaient
leurs blessés qui pouvaient être sauvés.
Un vieux rebelle, versé dans la connaissance des feuilles toxiques,
faisait absorber, à ses compagnons tombés, qui paraissaient mortelle-
ment atteints, un liquide jaune, contenu dans une calebasse. Une
goutte de cette matière foudroyait Tous les marines blessés furent ex-
terminés.
Les insurgés pillaient le camp.
*
* *
La dépouille de Pascal Darty reposait sur un assemblage de bois,
parsemé de feuilles vertes, où éclataient, ça et là, des fleurs sauvages.
Tout autour, Roger avait fait planter dans le sol, des torches d'aman-
dier. La lumière vive éclairait le masque pâle du mort, qui souriait
quand même, semblable à-celui d'une statue. Plus loin, des fossoyeurs
improvisés, creusaient une grande fosse. Roger appuyé contre un
arbre, à la tête de son ami, pleurait sans bruit.
Sous un grand baobab, des blessés, couchés sur des peaux de bœuf,
recevaient les soins des chirurgiens de fortune.
En de grands récipients d'étain, enlevés au camp ennemi, des cuisi-
niers faisaient, sur de grands feux, du bouillon avec la viande des
bœufs, capturés dans un enclos voisin. De gros quartiers de chairs
fraîches, dégoutantes de sang, étaient suspendus aux branches des
arbres qui fléchissaient sous le poids.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 194

[153]
Tout en riant, les cuisiniers pelaient bananes, maniocs, patates,
qu'ils jetaient avec d'autres légumes dans les marmites.
Trois insurgés, dont l'un était ancien chantre de chapelle, vinrent
demander à Roger, la permission de dire des prières, pour le repos de
l'âme du « vaillant chef ».
Roger savait que Pascal était incroyant comme lui. Mais pourquoi
refuser ? Et puis, au sait si ces prières ne feraient pas quelque bien à
l'ombra de son cher ami. L'athéisme de Roger disparaissait devant le
cadavre de Pascal.
— Faites ce que vous voulez ! répondit-il aux paysans d'une voix
accablée
Les trois hommes s'agenouillèrent devant le lit de bois. D'autres se
joignirent à eux, en cercle.
Et, dans la clairière, se déploya la supplication funéraire, sombre,
indistincte, déchirante.
À la lueur des flambeaux, fichés dans le sol, Roger lisait sur ces
faces, maintenant apaisées, la détresse de sa race et son fatalisme.
Faces d'adolescents, creusées de désespoir et de crainte. Faces nobles
de bouviers et de laboureurs. Faces tragiques de dévoyés, et candides
cependant : — toute la richesse et toute la pauvreté...
Et l'athée pria en son cœur pour eux !
« Grâce Seigneur ! Les voici qui t'implorent! Les voici qui
haussent vers toi leurs mains rouges, leurs mains noires. Aucun ne
manque de ceux qu'on méprise et qu'on lynche ! Voici Seigneur, les
esclaves qui ont cinq mille ans! Ils crient vers toi dans la nuit, les yeux
levés vers ton ciel étoile. N'entendras-tu pas, Seigneur, leur lamenta-
tion?
La prière des traqués, lourde d'espérance et de peine, s'éployait
dans la nuit, ponctuée du gémissement des blessés.
Ayez pitié, Seigneur ! répondait le chœur des insurgés ».
L'oraison se cassait se reliait, s'élevait, hurlait dans la clairière,
comme une meute de chiens perdus aboyant à la mort.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 195

C'était le De Profundis des nègres, plus émouvant que celui des


blancs, et que ceux-ci n'entendront jamais !
Roger Sainclair avait baissé le front. Il était pris dans la houle
sombre.
« Miséricorde pour eux, Seigneur, priait-t-il, en son cœur. Prends
sous ta protection les cernés les rejetés, les simples, les éternels ca-
lomniés, les Nègres ! puisque c'est toi qui les as engendrés ! Vois,
comme ils sont purs, même dans leur abjection !
[154]
« Protège, Seigneur, ces enfants, aux cœurs détraqués par la mi-
sère, et qui pleurent dans la nuit...
*
* *
Roger avait enterré le cadavre de Pascal.
Lés rebelles cheminaient lentement, en silence, courbés sous leurs
besaces, alourdies de rapines.
L'un d'entre eux portait sous son bras un phonographe, un autre
une machine à écrire, un troisième un grand Kodak, un quatrième
avait posé sur son crâne un haut-parleur.
Sur des brancards, pris au camp des Marines, une équipe transpor-
tait les blessés qui se plaignaient doucement.
Roger, sur son cheval, suivait, très affligé, refoulant ses larmes.
L'amour déçu n'entrait presque plus dans son affliction. Il lui semblait
qu'il avait enfoui sa passion dans la fosse de Pascal.
La vanité des amours charnelles lui apparaissait, à la clarté de la
mort. Il les trouvait indignes de ce qu'elles coûtaient. Il se jugeait
comme l'animateur d'une opérette sanglante et niaise. Et voici que
même le fatum le dédaignait aussi, sur les champs de bataille, comme
pour le punir de ses orgueils et de ses colères.
« Mais non, se dit-il ; Je broie une philosophie de faiblard. Il y a
des réalités chimériques, mais justes, qui valent qu'on meure pour
elles ».
Le dernier mot de Pascal lui revint : « Sois dur ! Venge-moi ! » Ce
souvenir, comme un vin salubre le ranima.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 196

Il serra la mâchoire et murmura : « Poursuivre jusqu'à l'abîme, la


voie que l'ai librement choisie. Il en restera peut-être le conseil d'un
exemple ».
Dans les gorges de la montagne Joli-Trou, gorges ténébreuses et
sûres, où ils s'avançaient en file indienne, Roger ordonna aux hommes
de s'arrêter. Ils gravirent une hauteur abrupte, au sommet de laquelle il
y avait un plateau, planté de manguiers. Les insurgés y firent halte.
Avec soulagement ; ils se débarrassèrent de leurs besaces de pailles
de latanier et s'étendirent sur la terre.
Ça et là, des pipes trouaient l'obscurité. Ils s'entretenaient tran-
quillement, après la tuerie, presque gaiement. Ils se racontaient leurs
prises, parlaient d'un tel qui était resté sur le champ de lutte, de la
pluie qui viendra féconder les terres, pour la floraison du café, du <\ï
et du coton.
[155]
Quelques minutes après, ils s'endormaient avec la rapidité heureuse
des bêtes. Devant ce coucher des hors-la-loi, Roger évoquait les
contrées, où les pauvres s'endorment, avec l'espérance que demain, il
y aura à leur profit un peu de justice et de bonté.
Mais ceux-ci n'ont jamais connu la pitié humaine.
Un petit insurgé, à peine pris par le sommeil, s'est réveillé en sur-
saut et a crié : « Maman moi ! ».
Vit-elle encore, ta maman, petit hors-la-loi, pensa Roger. Ne l'ont-
ils pas aussi tuée ? Car d'après leur morale biblique, les mères doivent
payer pour les fils.
Le camp ronflait comme un orgue lointain.
*
* *
Deux mois ont passé. Les rebelles tiennent toujours la brousse. Les
troupes, lancée s à leur poursuite, ne peuvent les détruire. Avec une
mobilité d'élément, ils faisaient une apparition foudroyante sur un
point, brûlaient, pillaient, tuaient et disparaissaient.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 197

Gaude avait enfin accepté que ses fiançailles avec Seaton fussent
annoncées. Elle croyait avoir mis comme un point final à sa vie senti-
mentale.
Maintenant, c'était la réalité plate, ses obligations, et le pathétique
souvenir...
On a beau rêver d'une vie idéale, rêver de se dépasser, on finit
presque toujours par se soumettre au prosaïsme des forces établies.
Elle songeait à Roger, parfois, comme à un lointain héros de conte
qui aurait, quelques heures, enchanté son imagination.
La capitale attirait en ce moment, le révolté.
Il commençait à oublier Pascal Darty, dont la mort avait un instant,
éclipsé sa passion. Tout son désir maintenant, était de tomber dans le
voisinage de celle qu'il aimait encore.
Mirebalais !... Croix-des-Bouquets !... lieux qu'il avait conquis et
abandonnés : c'étaient les noms de ses dernières victoires.
On était aux premiers jours d'Avril. À marches forcées, il s'avançait
vers Port-au-Prince, laissant sur tout son passage, dans les quartiers
américains, le tragique souvenir de son désespoir et de sa haine.
Alertée, l'Occupation prenait ses dispositions. Apeurée, la ville
voyait, tous les jours, passer les lourds camions White, chargés de ma-
rines qui s'en [156] allaient vers la plaine, avec des mitrailleuses po-
lies et brillantes, comme des jouets de gosses de riches.
*
* *
À dix kilomètres de la cité, le soir du 4 Avril, Roger et ses hommes
étaient campés dans une forêt, où ils avaient passé la nuit.
Le lendemain, à 9 heures du matin, tandis qu'il était à contrôler ses
munitions, il entendit le vrombissement d'un avion. Voulant se rendre
compte s'il était repéré, il alla se poster derrière un flamboyant d'où, il
suivait, les évolutions de la machine. Dans l'air limpide, l'aéroplane
exécutait de larges cercles. Roger apercevait le pilote dans la carlingue
et, derrière lui, un observateur dont il ne voyait que la casquette de
cuir noir.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 198

L'avion planait. Au-dessus de lui tournait en rond un grand oiseau


gris.
Roger souriait, et se demandait quelle devait être l'obscure impres-
sion du rapace, en examinant ce rival qui violait son domaine ? Sou-
dain, il le vit fondre sur l'oiseau mécanique. Que se passa-t-il ? Qui le
saura jamais ! Mais, en vrille, l'appareil se mettait à .descendre et ve-
nait s'écraser au milieu d'un champ de cannes.
— Gingembre ! Suivez-moi avec dix hommes ! exulta-t-il.
Rasant les champs, comme un vol de corbeaux, ils arrivèrent sur le
lieu de l'accident. Odeur suffocante d'essence et de chair brûlée. Le pi-
lote pris dans les ferrailles tordues était déjà tout noir. Un autre re-
muait et gémissait.
— Enlevez-le vite ! Courez avec lui au camp, ordonna Roger.
Deux hommes s'emparent du blessé, l'un par la tête et l'autre par
les deux jambes qui sont brisées. Ils sont au camp et le déposent sous
un arbre. Roger s'approche de l'aviateur et le contemple. Il passe la
main sur ses yeux.
Non, j'ai mal vu ! dit-il tout haut. Il se penche sur l'homme qui
grogne.
Est-ce possible ? S'écrie-t-il. Il existerait alors un Dieu !
Il se baisse encore, sur le blessé, comme pour lui donner un baiser,
puis il éclate de rire.
— Non, se dit-il encore. Je ne suis pas halluciné. J'ai toute ma luci-
dité.
Il s'incline une dernière fois sur l'homme. La haine transfigure sa
face.
— Smedley Seaton ! Finit-il par dire, d'une voix sourde et joyeuse.
Me reconnais-tu ? Je t'avais bien dit qu'il n'y avait que les montagnes
qui ne se rencontraient pas. Je suis Roger Sainclair, le supplicié, le
forçat, l'insurgé, le sale nègre, des mains de qui tu as enlevé Gaude de
Senneville !
[157]
À ce nom, l'officier entr'ouvrit un œil vitreux.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 199

— Me reconnais-tu, crocodile ? Réponds donc. Tu vois, à chacun


son tour, imbécile !
Les lèvres de Seaton se contractèrent. Un soupir sortit de son go-
sier. Alors, devant les rebelles saisis, qui ne comprenaient rien à ce
monologue, Roger, à genoux devant l'homme, tira de sa gaine, le long
poignard d'acier qu'il portait toujours à sa hanche gauche, en ajusta la
pointe sur la pomme d'Adam de Smedley Seaton, et le lui plongea,
lentement, dans la gorge, jusqu'à la garde. Seaton gémit et vomit son
reste de vie, par la bouche, avec un flot de sang.
C'était la première fois que les révoltés voyaient Roger achever un
blessé de sa main.
Il se releva avec une grimace heureuse à la figure, toucha le ca-
davre du pied et célébra
— Tu ne l'auras pas non plus la belle jeune fille ! Je mourrai main-
tenant content ! Je tiens ma vengeance à mes pieds.
— Cingembre, rentrons dans la forêt. Je vais jouir, une heure en-
core, à ma fortune.
*
* *
Gaude accueillit la nouvelle de la mort de Seaton, avec plus de
chagrin, qu'elle ne croyait pouvoir accorder à cette éventualité. Elle
commençait à s'habituer à ce colosse amoureux et soumis. Et puis, il
était mort ; il paraissait aimable.
Souvent elle envisageait son retour en France. De loin la vie euro-
péenne se renouvelait ses yeux.
Certains jours, elle évoquait les arbres du bois de Boulogne, vêtus
de neige, la foule des boulevards, les salles de spectacle, les belles
fourrures, les plages élégantes. Elfe en éprouvait une légère nostalgie.
Ce soir-là, tandis qu'elle se promenait dans l'allée avec son père, le
diplomate lui demanda d'assister à la fête de charité annuelle, qu'of-
frait l'alliance Française, fête dont les recettes servaient à venir en aide
aux enfants nécessiteux des écoles, aux malades abandonnés.
Gaude refusa d'y aller, parce que la soirée était d'abord costumée et
qu'ensuite, le décès de son fiancé ne datait que de quinze jours.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 200

M. de Senneville, qui voulait la distraire, insista, en lui répondant


qu'il '°tait pas indispensable qu'elle se travestisse.
[158]
Il ajouta qu'il avait d'ailleurs .demandé aux dames patronnesses, de
réserver pour elle la table des fleurs. Gaude promit d'y réfléchir.
Malgré les atrocités que commettait Roger, atrocités dont Gaude
avait entendu parler, elle ne pouvait s'empêcher de songer au jeune
homme, avec quelque, tendresse. Sa vanité aussi était flattée de cette
passion démesurée, qu'elle percevait être l'une des causes de la révolte
de l'aimé.
M. de Senneville avait retrouvé sa sérénité souriante. Roger Sain-
clair n'existait plus, civilement. Seaton, dont le mariage avec Gaude
l'enthousiasmait peu, était mort. Certes il donnait parfois, aux deux
jeunes gens, une pensée apitoyée, mais ses ennuis avaient disparu ; et
il considérait l'avenir, pour sa fille, avec des yeux moins inquiets.
*
* *
Debout .sur .un talus, l'Insurgé contemple avec, regret la ville illu-
minée. Il en est à quinze minutes, de l'autre côté du Pont Rouge. Il
voudrait la revoir, non pas en bandit, comme tout à l'heure, à la lueur
des fusillades, mais à la clarté de ses souvenirs d'enfance, en pèlerin
pieux, désireux d'emporter dans la mort, les images d'un lieu, où il a
aimé, où il a souffert.
Oh ! que Port-au-Prince est tentatrice aux regards de Roger Sain-
clair !
Dans le bois proche, tes hommes sont campés, l'arme au poing.
Une chanson africaine, douloureuse et pure, monte d'un champ de
cannes. Une automobile passe sur la grand'route où rient des villa-
geoises.
Rapidement, Roger descend du monticule.
Oui ! il ira par la ville, en promeneur indifférent. Qui l'y reconnaî-
tra ? au reste, son geste sera prompt, en cas dé mauvaise rencontre. La
dague de bonne lame : « le cacique » est là, à sa hanche gauche.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 201

— Gingembre, je vais essayer de me rendre compte de « leur posi-


tion », avant l'assaut. Je reviendrai avant le lever de « Bayakou »
(Etoile de Lucifer).
— Si Suprême le permettait, répondit tristement le jeune héros, je
lui dirais qu'il provoque l'Invisible.
— Mal ne m'arrivera pas, Gingembre. Ils me verraient qu'ils n'en
croiraient pas leurs yeux. En tous cas, si « Bayakou » scintillait, et que
vous ne me voyiez pas revenir, sachez que je suis mort, et faites ce
que vous voulez.
— Que Dieu vous garde, Suprême !
Roger s'en va à travers les jardins, et débouché sur le grand che-
min. Il marche, tranquille. Des gens le croisent. Voici l'aérodrome des
Navy qu’il [159] incendiera tout à l'heure. Marché de la Croix des
Bossales. Des vendeuses y crient leurs marchandises. La Gare du Che-
min de Fer. Le bureau du Port : musique, foule heureuse, caquetages
de prostituées, matelots ivres. Une voiture stationne devant l'Hôtel de
France, au par duquel il reconnaît quelques-uns de ses jeunes amis.
— Cocher, conduisez-moi à Bourdon.
Il pénètre dans la voiture qui roule en grinçant des roues. Il n'a rien
de précis dans la tête.
« Où vas-tu, Roger Sainclair, pense-t-il, dans cette ville qui t'est
étrangère ? N'es-tu pas un brigand, dont la tête est mise à prix ? » —-
Et voici que deux larmes coulent sur la face du rebelle.
Champ-de-Mars, lumières, chevaux de bois, rires. Partout des ma-
rines, des marines,... jaune plaine. Bourdon ! La barrière de sa villa est
close. A quoi bon y entrer.
— Allez au haut de Bellevue, cocher.
Dix minutes. La fameuse villa de M. de Senneville. Pas de lumière
aux fenêtres.
« Va mourir crânement, enfant trop sensible. Tu es prisonnier de
ton attitude, » songe-t-il.
Roger s'attendrit sur lui-même.
— Quelle chose lamentable suis-je ce soir ? Je ne sais pas où je
vais ? Je suis un cadavre dans une voiture ! Qu'ai-je fait ? J'ai voulu
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 202

simplement avoir un peu de bonheur. Mes mains sont toutes rouges !


Voici Bois Verna. Tiens ! La villa de Maxcence. Si j'allais lui dire bon-
soir ?
— Cocher, attends ici.
— Je ne peux pas m'attarder. Le cheval est fatigué. Il faut que
j'aille le dételer.
— Je vous donnerai dix dollars !
— Je reste !
La barrière n'est pas fermée à clé. Il entre. Un chien court vers lui
et aboie. Une tête apparaît à une fenêtre. Une voix.
— Qui est là ?
— Quelqu'un qui voudrait parler à Claude Maxcence.
— C'est moi. Je descends.
Roger gravit les degrés du perron. Un bruit de pas dans la maison.
Une porte s'ouvre.
— Qui êtes-vous, Monsieur ?
— Roger Sainclair, répond-il à voix basse.
[160]
— Je ne suis pas d'humeur à plaisanter, Monsieur. Je vous de-
mande qui vous êtes ?
— Je n'ai pas d'autre nom, Maxcence. C'est moi.
Le journaliste esquisse le geste de se rejeter en arrière.
— C'est toi Roger ?
— Oui, Maxcence.
— Entre vite, mon petit !
— J'ai une voiture dans la rue !
— Je vais la congédier, répondit le journaliste.
— Je lui avais promis dix dollars, les voici.
— Non, je paierai !
Claude Maxcence s'en va et revient après une minute.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 203

— Entrons, dit-il.
Ils entrent. Maxcence referme la porte avec précaution.
— Excuse-moi, Maxcence, de venir t'ennuyer. Je passais. J'ai vu de
la lumière chez toi. J'ai eu l'idée, dangereuse pour toi, de venir te dire
bonsoir, et aussi, te remercier de ton courageux article.
Le journaliste, muet de saisissement jette ses bras à son cou et dit :
— Moi qui me vantais d'être brave, je tremble. Je ne suis plus
maître de mes nerfs. Assieds-toi, mon petit Roger. En quel état ils me
l'ont mis ! Cette barbe ! Ce visage de Christ abyssin, ces yeux toujours
beaux et fiers !
Maxcence est très ému. Il continue :
— Et l'autre héros, Pascal Darty ?
— Le héros, c'est lui ! Tué à Bahon, il y a trois mois.
— Veux-tu manger, Sainclair ? Boire ?
— Non, merci, Maxcence. Rien.
— Et maintenant, que comptes-tu taire ?
— M'en aller à l'instant, reprendre ma tâche, à ma honte.
— Non, Roger, à ta gloire !
— Ma gloire ? répondit-il avec amertume. Adieu, Maxcence! Mes
hommes m'attendent.
— Reste donc, un moment, Roger.
— Je crains de réveiller ta femme, Maxcence.
— Elle n'est pas là, elle est au bal
— Vous dansez toujours, ici ?
— Que veux-tu Roger, c'est tout ce qu'ils nous ont laissé, les yan-
kee.
— Et où danse-t-on ce soir ? interrogea Roger.
[161]
— Tu oublies. C'est aujourd'hui le 19 Avril. C'est le bal costumé de
l'Alliance Française.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 204

Il y eut un silence.
Dans la tête de Roger, incorrigible de fantaisie et d'enfantillages,
une idée folle venait de naître. Ses yeux devinrent lointains et s'allu-
mèrent.
— À quoi penses-tu Roger ? Tu ne songes pas à aller fusiller les
danseurs ? Il se rapprocha du journaliste et, hésitant, il lui dit :
— Tu vas à ce bal, Maxcence ?
— Je dois y retrouver ma femme.
— Tu t'y déguises ?
— Oui, Roger.
— De quelle manière ? questionna-t-il encore.
— J'ai une cape rouge, un grand feutre noir et un masque de ve-
lours noir. Roger réfléchit un instant et dit timidement :
— Veux-tu, Maxcence, me les prêter pour une demi-heure ?
Le journaliste médita à son tour. Un sourire naquit à ses lèvres. Le
romanesque hardi de l'acte, son allure, sa passion et son péril aussi
tentèrent le vieil artiste. Quelle insolente et rare espièglerie serait-ce,
que d'introduire dans leur carnaval, la panthère traquée ? Les yeux de
Maxcence pétillèrent d'amusement tragique.
— Non, Maxcence. Cette idée est absurde. Je n'ai pas le droit de
t'exposer ainsi. Je serais donc fatal à tous mes amis. Adieu Maxcence !
— Ta proposition, Roger est délicieuse. J'y tiens. Montons nous dé-
guiser. Je me ferai une tête de Mexicain cynique.
— Non Maxcence, ce n'est pas sage.
— Monte héroïque jeune homme, te raser et t'habiller. Autre chose
que la faim fait sortir le loup des bois.
Dix minutes après, Maxcence, au volant de sa voiture, gagnait en
vitesse le bal de l'Alliance-Française.
À la barrière, Il dit à Roger :
— Tu es divin, Roger ! Tu donnes de belles émotions aux hommes.
*
* *
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 205

Il est onze heures. La fête bat son plein.


Roger laisse Maxcence, avec lequel il prend rendez-vous à la bar-
rière pour une demi-heure après. Roger fait le tour de la vaste pièce. Il
a un gros succès, en raison de son déguisement altier.
[162]
À l'angle droit de la salle, il voit Gaude assise derrière une table
chargée de fleurs, bien disposées. Il s'est immobilisé et a porté la main
sur son cœur, qu'il croit s'être arrêté. Elle est vêtue d'une robe estivale
en crêpe de chine blanc, dont les plis, au corsage, sont passe-poilés de
noir.
Son visage s'est émacié. Son sourire est devenu plus mince. Son in-
séparable Marcelle est à une table de parfumeries, à côté d'elle.
D'un mouvement gracieux, Sainclair a rectifié un pli de sa cape. Il
a assuré son masque de velours et s'est avancé de trois pas.
Gaude a parlé à Morcelle Ricard qui sourit. Roger se repait les
yeux une dernière fois de la splendide réalité. Cinq minutes, il est à la
même place, comme une statue drapée, n'entendant pas la belle mu-
sique, les rires des masques qui se poursuivent.
— Oui, se dit-il avec désespoir, je m'en irai tout à l'heure ! Mar-
celle Ricard tourne la tête et dit à Gaude en le montrant du doigt :
— Gaude, un beau masque de velours !
Gaude regarde, pâlit. Est-ce un pressentiment ? Roger marche, vers
elle, et dit :
— Me vend-on une rose rouge ?
— Elles sont toutes fanées, Monsieur, répond Gaude, avec une
vague peur.
— Elles sont fraîches, Mademoiselle, vos mains les ont touchées.
— Il en prend une, qu'il respire par l'orifice du masque, passe la
main sous son manteau et en tire un billet bleu qu'il dépose sur la
table.
Gaude et Marcelle se regardent. Cette voix, cet air étrange et mysté-
rieux ?
— Vous ne dansez pas, Mademoiselle !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 206

— Non, Monsieur, répond Gaude, je regrette !


— Je vous en supplie, Gaude, ce sera pour la dernière fois implore
l'inconnu
Aux yeux de Gaude, la salle s'est comme renversée. Sa raison va-
cille.
Marcelle est pâle comme une morte.
Gaude s'élève et prend le bras de Roger qui l'entraîne dans le tour-
billon.
— Mais qui êtes-vous, Monsieur ? interroge-t-elle, tremblante.
— Vous m'avez reconnu dès le premier regard, Gaude. Oui, c'est
moi, Roger qui n'ai pu mourir avant de vous avoir revue.
— Gaude a étouffé un petit cri.
[163]
— Pardonnez-moi, Gaude, d'être revenu vous tourmenter encore.
Je m'en irai tout à l'heure. C'est pour vous, ajouta-t-il d'une voix plain-
tive, que je suis... ce que je suis...
U n e énergie subite vint au secours de Gaude et domina ses
frayeurs. L'agréable terreur qu'elle ressentait, chaque fois que le jeune
homme la touchait, revint, impérative.
Son cœur battit plus vite pour le proscrit. Elle dit :
—Pauvre Roger ! Sortons dans la cour.
Ils disparurent par la porte du fond. En silence, ils s'en allaient,
— Roger, dit-elle, rompant le silence, je ne veux pas que vous
mourriez !
— Que pouvez-vous, Gaude ? C'est mon destin. J'accepte. J'ai
choisi. Je ne suis tout de même pas si malheureux, puisque vous me
parlez avant le grand voyage...
— Je trouverai un moyen, Roger, pour que l'irréparable n'arrive...
— Merci, Gaude. Je ne peux pas déserter, me dérober aux consé-
quences de mes actes. Que diraient mes valeureux compagnons, Pas-
cal Darty lui-même, qui est tombé, si, comme un lâche, je leur tour-
nais le dos.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 207

— Il est mort, votre incomparable ami ? interrogea Gaude avec


tristesse
— Oui.
— Il n'y a point de déshonneur, Roger, à vivre, quand on est vivant
comme vous, capable de servir les vôtres, d'une autre manière que par
votre mort. Je sais que c'est aussi. un brin, à cause de moi, que vous
voulez mourir. Accordez-moi, Roger, la grâce d'une réparation. Si
vous m'avez jamais aimé un peu, ne résistez pas à ma prière ?
— Gaude, votre appel m'enchante et me torture. Mais je ne puis
pas vraiment. Et puis, que pourriez-vous tenter ?
— Demain soir, Roger, un paquebot français appareille pour la
France Je m'arrangerai avec mon père pour qu'on vous y accueille en
secret.
Ils étaient arrivés sous une tonnelle de vigne vierge-, Gaude était
câline et tentatrice. Sous le masque de velours, l'insurgé pleurait.
— Je ne veux pas, Roger, que vous retourniez dans les bois !
— Il le faut, Gaude, répondit-il plus faiblement.
Elle prit le visage de Roger entre ses deux paumes, et le baisa à la
bouche sur le masque.
Il poussa une plainte de vaincu.
Allez, continua-t-elle, douce et impériale, m'attendre dans le rond-
point du parc, à la maison. Sautez le mur, du côté de le ravine, là où il
est le moins haut.
[164]
— Ce n'est pas possible, Gaude, se lamenta Roger. Que dira votre
père ?
— Vous irez, Roger ?
— Oui, j'irai, répondit-il, si bas, qu'elle entendit à peine.
Le héros superbe était devenu lâche... très lâche... il aimait... tou-
jours...
— À tout à l'heure, Roger, dit Gaude, en s'éloignant lentement,
comme éventrée dans la nuit par sa pitié...
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 208

*
* *
Roger retrouva Claude Maxcence à la barrière.
— Alors, Roger, tu retournes là-bas ?
— Oui, Maxcence.
Roger prit le volant de la voiture qui partit.
— Laisse-moi te dire, Roger, la route que tu as choisie est glo-
rieuse, certes, mais elle est indigne de ta formation. Renvoie tes
hommes, ami. Viens chez moi, en attendant que je t'aide à gagner une
terre étrangère. A l'heure actuelle, Roger, notre devoir à nous autres,
nègres, c'est de vivre, non pas pour réaliser de suite notre destinée,
mais pour planter des jalons, pour préparer l'ascension. Nous devons
vivre, à cause même du mépris et des misères dont on nous accable.
La situation politique du pays s'améliore. Sous tes coups, nos op-
presseurs modifient leurs méthodes. Même les cervelles de nos politi-
ciens s'éclaircissent. Il y entre de la vertu et de la raison. Rien n'est
éternel, Roger, ici-bas, pas même l'oppression de la force. Ces heures
pénibles passeront pour notre race. De belles flammes envelopperont
le monde. À leurs brûlures, beaucoup de disgrâces dont nous souf-
frons périront. Il faut vivre, Roger, pour pousser devant toi ta charrue,
et voir lever les moissons. Contrairement, tu fuis la bataille, toi, un
brave.
Et puis, mon petit, je crois aussi percevoir que les humanités oppo-
sées, seront bientôt lassées de se détester, de s'entre-déchirer. Il faut
vivre, Roger. C'est le sceptique désenchanté qui t'en donne cette nuit,
le conseil.
— Maxcence, répondit-il, tu enfonces une porte ouverte. Je viens
de capituler. Tu me crois un héros ? Je ne suis qu'un déserteur. J'aban-
donne mon courage et mes morts.
Demain, viens me trouver, à la Légation de France, où je retourne-
rai dans ta voiture... dans quelques minutes, si Dieu le veut.
Ils étaient arrivés près du camp des rebelles. Ils entrèrent dans la
forêt.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 209

[165]
Roger, avec une voix entrecoupée de sanglots, fit à ses compa-
gnons, le plus poignant des adieux.
— Laissons In lutte, leur disait-il. De grandes choses se préparent.
C'est nous la race des patients. Vos lances ont attendri le cœur de nos
bourreaux. Il n'y a plus de corvées. Ils sont moins méchants. Ne
croyez pas que c'est par lâcheté que je vous quitte... Vous m'avez vu
combattre à votre tête... Mais... l'heure...
Il ne put continuer. Un silence solennel succéda à ses paroles. Un
sanglot dans la nuit brisa ce silence. C'était Gingembre Trop-Fort qui
pleurait.
— Viens, vieux frère, dit Roger.
Ils s'embrassèrent...
Roger vida ses poches, et lui remit, toutes les liasses de green-
back, qu'elles contenaient encore, pour être répartis entre les hommes.
Puis il s'arracha des hors-la-loi, auxquels il se croyait soudé.
Maxcence et lui remontèrent dans la voiture qui repartit.
Et, dans le bois qui renaissait à la vie, les insurgés se dispersèrent
sans paroles, par petits paquets, avec ce fatalisme magnifique des
noirs...
*
* *
Deux heures du matin. L'aube pointait. La ville dormait sous un
ciel d'argent fin, plein d'étoiles.
M. de Senneville, dans la voiture qui le ramenait chez lui avec sa
fille, ne finissait de s'extasier sur le pittoresque de la fête, et les belles
perspectives de bien à faire, que lui ouvraient les recettes.
Gaude était lointaine et répondait tout de travers aux paroles de son
père.
Le diplomate continuait à parler quand elle l'interrompit et dit :
— Papa, s'il y avait une œuvre à accomplir, au bénéfice d'un être
vraiment malheureux, et qui te coûterait quelque ennui, la réaliserais-
tu tout de même ?
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 210

— Un honnête homme serait blâmable, Gaude, d'hésiter. Le bien réa


lisé sans peine, à moins de valeur que celui fait avec difficulté.
— J'étais sûre, Papa, de ta réponse ! exclama Gaude en entourant le
cou de son père de ses bras.
— Mais pourquoi cette question Gaude ?
Elle ne répondit pas tout de suite, puis elle murmura.
— Papa chéri, en ce moment Roger Sainclair est dans notre parc...
— Chez moi ? sursauta le diplomate ?
[166]
— Écoute-moi, petit père, jusqu'à la fin. Il est dans le parc sur ma
demande. Il nous faut le sauver. Le français part demain soir, embar-
quons y Roger Sainclair ?
— Mais Gaude, tu perds la tête. Ton imagination sous ce climat crée
des visions ?
Il la considéra avec inquiétude.
— Je suis raisonnable, papa. Je te dis la vérité. Ce pauvre garçon
était au bal.
— Au bal ? dit M. de Senneville de plus en plus révolutionné.
— Oui, il est venu me saluer. J'ai eu pitié de lui et lui ai fait cette
proposition, espérant en ta bonté...
— Roger Sainclair ? interrogea encore le diplomate, est chez moi,
dans le Parc, à la Légation de France ? Mais Gaude, tu me compro-
mets, tu brises ma carrière, cela ne s'est jamais vu. C'est contraire à
tous les usages !
— On ne pourra rien te faire à toi. Tu es blanc, ministre de France,
mais lui, on va le tuer.
— Gaude ! c'est impossible. Je prierai poliment ce garçon de s'en
aller. Ce n'est pas de ma faute s'il est un hors-la-loi. La confiance de
mon gouvernement,... les convenances internationales... Tu ne finiras
donc pas de me créer des embarras.
— Tu le mettras à la porte, mais les conséquences de ton geste
m'atteindront, je ne sais jusqu'où. J'ai espéré en ta charité. Il est trop
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 211

fier. Jamais il ne m'aurait demandé telle chose. Oh, mon Dieu, que je
suis malheureuse !
Elle pleurait et continua :
— Il y a un enfant qu'on traque dans un bois, un innocent. Il y a
moyen de le sauver. Les usages internationaux empêchent d'opérer ce
sauvetage. Aie pitié, Papa. Ce sera facile. On n'en saura rien. On le
prendra pour ton chauffeur, quand nous arriverons avec lui sur le
wharf !
M. de Senneville se lamenta.
— Que de tracas, Gaude ! tu me procures ! Pour satisfaire ta fantai-
sie funeste et irraisonnable, je risquerai le scandale et ma position.
Mais mon enfant, dans quel roman tu me fourres ?
Gaude se jeta à son cou et couvrit son visage de baisers.
— Tu verras, père adoré, comme c'est facile.
On penserait de prime abord que Mr, de Senneville, était un
homme insensible à l'infortune de son prochain, pour ne pas s'être ren-
du de suite aux prières de sa fille. Non cependant. Il était de ces
hommes qui chérissent la Justice, mais qui redoutent ses difficultés.
Par surcroît, il était soumis aux [167] conventions féroces, tout en les
jugeant bêtes et méchantes. Mais ce soir-là les larmes de Gaude eurent
raison de sa pusillanimité.
Ils arrivèrent chez eux. Le chauffeur alla garer la voiture et se reti-
ra. Gaude et son père, anxieux dans l'allée, fouillaient des yeux l'obs-
curité. Bientôt ils virent une ombre qui, lentement, s'en venait d'entre
les parterres. Mains tendues, le diplomate courut vers Roger et lui dit :
— Je suis heureux, Monsieur Sainclair, d'avoir l'occasion d'essayer
de vous être utile. Gaude m'a parlé. J'espère que demain soir nous au-
rons la chance de vous voir hors de tout danger. Entrons !
Ils pénétrèrent dans la première pièce : un petit salon en face de
l'escalier. Le diplomate réarma soigneusement la porte. Ils s'assirent.
Gaude gagna l'office et revint avec un plateau, sur lequel il y avait un
grand verre de lait qu'elle offrit à Roger. Celui-ci refusa. Elle insista
gentiment. Il en but la moitié et remercia.
Maintenant, c'était avec quelque orgueil que Monsieur de Senne-
ville se jugeait.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 212

— Oui, songeait-il, en lui-même ; c'est la dignité des forts, de se-


courir les faibles.
Dans la maison, il y avait plusieurs chambres inoccupées. Vive et
allègre, Gaude était déjà là-haut, en train d'en arranger une. Roger,
presque inconscient de ces événements, causait avec le diplomate
d'une voix de revenant.
Après un instant, Gaude, parut sur la plate-forme de l'escalier. Il y
avait un court-circuit. Un bougeoir d'argent, qu'elle élevait, éclairait
son visage radieux. Elle dit à voix basse, affectueusement :
— Montez.
Accompagné de M. de Senneville, Roger entra dans la chambre
bien meublée, où lui souriait, comme un tombeau, le lit aux draps bro-
dés.
— Bonsoir, dit Gaude à la porte.
— À demain et pas d'imprudence ! ajouta-t-elle rieuse.
— Bonsoir, répondit Roger, ébloui et hébété.
*
* *
Roger vient de s'éveiller, il fume, les yeux vagues, assis sur un di-
van de soie. Il entend les oiseaux qui piaillent dans les arbres. Sa tris-
tesse est tranquille et méditative. Gaude, déjà est venue lui apporter
son petit déjeuner. Elle a pour lui des tendresses d'infirmière, pour un
grand blessé, dans la [168] région du cœur. Sur une petite table
d'ébène, elle a déposé un vase en cristal où s'épanouissent trois roses
rouges, celles qu'aime Roger.
Elle est revenue avec des revues illustrées, des cigarettes à bouts
dorés, que ne prise pas Roger, mais qu'il fume, pour lui faire plaisir.
Ils se sourient, comme des complices.
Roger s'imagine qu'il est en convalescence et qu'elle est une char-
mante épouse qui le soigne.
À dix heures, Claude Maxcence est arrivé. Roger l'a prié de régler
pour lui, discrètement, quelques affaires d'intérêt. Dans l'après-midi, le
journaliste est retourné avec de l'argent en green-back.
Roger a pris des nouvelles de quelques amis.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 213

— Et Dorfeuil ? a-t-il demandé.


Le journaliste qui ne perd jamais le sourire répond :
— Beaudrap Marvil a fini par l'accepter pour Alice, à la suite d'une
raclée que lui ont administrée, des marines ivres, entrés, un après-mi-
di, dans son magasin, en quête d'alcool.
— Si cette leçon lui profitait, ce serait tant mieux, dit Roger en
souriant avec lassitude.
— Dorfeuil, ajouta le journaliste, travaille beaucoup en ce moment.
À son dernier récital, il a joué une chose merveilleuse intitulée
« Danse de la Sulamite ». Il parle d'aller courir sa chance en Europe.
Ah ! j'oubliais, Paul Ricard fait paraître un nouveau roman. Je crois
que cela s'appellera : « Bélier d'Amour ».
Les deux amis se sont embrassés. Maxcence est parti.
*
* *
Six heures et demie. Un beau soir rose, un beau soir haïtien, empli
de tendresse ardente. Roger pense qu'il fait bon vivre. Il entend
Maxoule qui chante dans la cour. Louis-Quatorze qui y rit aux éclats.
Après le dîner, servi par Gaude, et qu'il a pris dans sa chambre, M.
de Senneville est venu le chercher. Roger descend rapidement, va dans
l'allée, et se met au volant de la Willy-Snight. Le devant de son pana-
ma est baissé sur les yeux.
Gaude et son père viennent prendre place dans le fond de la voi-
ture. Roger met du gaz.
En vitesse, l'auto traverse la ville. Au bas du wharf, le chauffeur et
les passagers descendent. Sous la lumière d'une lampe à arc, une jeune
femme [169] qu'entourent quelques gens, danse. Elle a l'air « persé-
cutée ». Avec tristesse, Roger reconnait Florecita Miguel. Le jeune
homme a les yeux humides.
Gaude et M. de Senneville, tout en se parlant, tranquilles apparem-
ment, s'avancent. Roger les suit. Une main dans sa poche droite,
étreint la crosse d'un pistolet automatique, l'autre tient un bouquet de
roses rouges, que lui a remis Gaude. Il a l'air d'un domestique qui ac-
compagne ses maîtres, apport tant des fleurs à un ami qui part.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 214

Le wharf lui parait interminable. Un marine de garde, dans une gué-


rite, les interpelle.
Ministre de France, répond M. de Senneville, d'une voix mal as-
surée.
— All right !
Ils continuent. Des matelots, accoudés au bastingage des paquegots
à l'ancre, devisent gaiement, en fumant de grandes pipes. Un groupe
de travailleurs noirs, las et muets, quittent le quai. A la lumière des ré-
verbères, Roger remarque à l'épaule de certains d'entre eux, des callo-
sités, qu'y ont laissées, les sacs de café, transportés toute la journée, en
chantant.
Il songe que lui aussi, avait chargé ses épaules d'un rêve trop pe-
sant. Elles en sont encore toutes voûtées et indurées,
Le groupe arrive près de l'escalier pendu au bord du bateau
français.
Gaude et M. de Senneville s'effacent pour que Roger passe.
— Après vous, dit-il, en un geste d'homme du monde, chic jusqu'à
la dernière minute.
— Montez vite, M. Sainclair, dit Gaude en souriant, on peut nous
pincer ! Son visage est avivé par la joie, l'orgueil et peut-être aussi
par... l'amour.
Sur le pont, ils sont-reçus par le commandant dû navire, homme
leste et gros, qui les entraîne dans un petit salon privé, contigu au fu-
moir.
Gaude et Roger prennent place sur un canapé de cuir fauve. M. de
Senneville s'en va avec Je commandant et lui parle bas.
Roger a un regard de somnambule. Gaude est émue :
— Ne soyez pas triste, Roger, vous allez chez nous, en France,
vous y verrez que, dans un effort de compréhension, l'homme essaie
d'être bon, d'estimer son semblable,—en France où, seules les vertus
de l'esprit, du cœur et du travail, établissent entre eux des différences.
— Oui, répondit Roger, les yeux embués, la France ! la plus intelli-
gente, la plus humaine entre toutes !
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 215

Il y eut un silence.
— Je vais voir la France, et vous Gaude, vous reverrai-je jamais ?
dit-il d'une voix calme, grave et mélancolique.
[170]
— Oui, Roger. Nous rentrerons au pays d'ici quelques mois. On se
retrouvera là-bas...
Roger sourit mi-sceptique.
Gaude sourit aussi, énigmatique et amicale...
Roger prend la main de Gaude qu'il porte à ses lèvres, avec plus de
piété encore que de passion amoureuse....
Des visiteurs, des passagers passent sur le pont du navire. Appels
joyeux, rires, larmes essuyées, adieux de parents, d'amis.
Une odeur de fleurs, de goudron, de denrées, de victuailles, de
fruits, emplit le paquebot. C'est celle du pays. Elle est douce au cœur
du proscrit.
M. de Senneville revient en compagnie du commandant. Le diplo-
mate fait L-s présentations. Le marin dit :
— J'espère, Monsieur, que vous ne vous ennuierez pas au cours du
voyage. J'ai choisi pour vous une cabine là-haut, près de la mienne,
sur la passerelle.
Roger remercie. Le commandant se retire. M. de Senneville dit :
— Bon, M. Sainclair, nous ailons nous séparer, je vous souhaite
une heureuse traversée.
Roger balbutie des mots de gratitude.
— Ne nous remerciez pas, M. Sainclair, dit M. de Senneville, vous
avez été admirable de courage. Nous n'oublions pas les heures ex-
quises que nous vous devons.
— Celles de la forêt d'orchidées, Monsieur Sainclair, et surtout
celles de Noailles, ajoute Gaude avec émotion.
— Je serai toujours votre débiteur, Mr. de Senneville, répond Ro-
ger.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 216

Il s'incline sur la main de Gaude, qui part avec son père. Et le fugi-
tif demeure seul.
— Il est encore à la même place, quand il voit Gaude revenir à la
portière du salon, et lui dire d'une voix gonflée de tendresse,
— Donnez de vos nouvelles, « masque de velours » !
— Oui, répondit-il, en un sourire meurtri.
*
* *
Roger est sorti du salon ; il a gravi l'escalier de la passerelle. Il est
entré dans la cabine qu'un garçon vient de lui désigner. Sur la cou-
chette il a déposé son chapeau. Il est allé s'appuyer à l'accoudoir du
petit pont.
Le fugitif évoque des jours anciens. Il revoit son enfance heureuse,
son adolescence studieuse et sa jeunesse tragique. Il songe aux heures
qu'il vient de vivre. Un désir de pureté monte en lui. Il regrette d'avoir
désappris les [171] prières de son enfance catholique. Il regarde ses
mains, il est honteux de lui-même. Le visage de Pascal Darty, ex-
sangue et pathétique, domine sa méditation. Il écrase une larme à sa
paupière, au souvenir de son « plus que frère » qui, là-bas, dans la
belle clairière, reste pour garder la terre ! Il pense aux paysans aimés,
ses frères naïfs. Il a comme un regret de les avoir laissés. Mais le désir
de vivre était si fort en son cœur, même aux jours où il recherchait la
mort.
A-t-il un don à faire à sa race, au monde ? Il ne sait. Mais il sent
des germes qui travaillent en lui, qui veulent crever l'écorce humaine.
Maintenant, sans indulgence, il critique sa nature excessive. Ayant
souffert dans sa chair et dans son âme, il est devenu modeste, plus
clairvoyant. Il découvre la sagesse de la mesure dans les désirs.
Croit-il que Gaude le reverra à Paris ?
Il est plein de ce scepticisme tonique, qui soutient notre courage,
contre la rigueur des réalités.
Mugissement de sirène. Coups de gong. C'est le branle-bas du dé-
part. Lentement, le steamer s'éloigne du quai. Le bruit de l'hélice qui
fouille la mer lui fait mal au- cœur.
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 217

Bientôt la ville ne sera plus qu'une étoile, piquée sur l'horizon noir.
Des ombres s'agitent sur le wharf. Une douceur lui est venue à travers
l'espace. Est-ce de Gaude ou de la petite folle, Florecita Miguel, qui
dansait, sous la lumière du réverbère ?
Des clartés de navires blessent les lointains. Un dernier boucan
brûle sur un morne. Tout le paysage semble vivre d'une vie spirituelle
comme dans l'espérance d'un grand événement.
Le vaisseau passe près d'une barquette d'où, un pêcheur jette en
chantant, une nasse, dans la mer.
Elle dit, la chanson que sur la terre, l'homme noir est sans parents,
sans amis, qu'il est préférable qu'il s'en aille dans le nuage d'or, là-
haut, ou l'attend un doux ami, qui lui réserve toutes ses complaisances,
car ici-bas son frère l'homme, ne lui propose chaque jour, qu'un duel
au couteau.
— Non ! pêcheur, célébra le fuyard, à haute voix, la vie est un beau
présent quand même ! Tu exagères ! Il y a encore sur la Terre, des
êtres qui consolent du Genre Humain !
Il agita ses mains, dans la direction de la villa de Gaude, et murmu-
ra dans le soir, couleur d'aubergine, ce vers d'Annuzierque :
O France ! la plus douce entre les héroïnes !

FIN

[172]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 218

[173]

TABLE DES MATIÈRES

À Antoine Rigal [iii]


Dédicace [v]
Prologue [vii]

Première partie. Gaude et Roger [ix]


Deuxième partie. Noailles [65]
Troisième partie. La Vengeance de Seaton [87]
Quatrième partie. L'Epopée en fusée [135]
Stephen ALEXIS, Le nègre masqué. Trande de vie haïtienne. (1933) 219

Le nègre masqué. Tranche de vie haïtienne.

Quatrième de couverture

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STEPHEN ALEXIS
LE NÈGRE MASQUÉ (1933) de
Stéphen Alexis est un roman où les pas-
sions s'aiguisent, où l'imagination créa-
trice riche et généreuse, multiplie les
aventures et renouvelle sa matière. Ce
livre est une observation, mais aussi une
colère. L'auteur s'exprime lui-même,
pousse ses personnages et leur prête ses
propres réflexions. Ainsi les longues
discussions qui aboutissent à l'accepta-
tion de la formule maurrassienne, en
passant par Marx, paraissent trahir un
état d'esprit suspendu entre des solutions extrêmes dans la volonté de
réformer le présent ...
... Le roman de Stéphen Alexis est, ... le roman du préjugé de cou-
leur exposé sur deux plans. Le préjugé du blanc contre le nègre est à
la base du roman, puisqu'il suscite les événements et leur donne son
propre éclairage ...
... L'autre plan sur lequel évolue le roman et qui introduit l'élément
d'observation sociale est le préjugé entre nègres haïtiens. Comment
s'insurger contre le préjugé du blanc lorsque l'exemple est donné en
Haïti même ? Et n'est-ce pas une juste punition que les racistes nègres
soient confondus avec leurs frères dans une même réprobation et su-
bissent ailleurs l'effet des sentiments inqualifiables qu'ils entretiennent
en eux ? ...
(Dr. G. Gouraige in « Histoire de la littérature haïtienne »)

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