État Et Liberté
État Et Liberté
État Et Liberté
Avant-Propos
La philosophie politique est à la fois une philosophie du pouvoir et de la liberté. Du pouvoir parce
qu’il n’y a pas de société organisée à l’échelle des nations sans l’affirmation d’une souveraineté, et de la
liberté, parce qu’il n’y a pas de politique démocratique si le citoyen ne peut faire usage de ses droits
fondamentaux. Tout le problème est donc de concilier ces deux impératifs contradictoires (liberté et
autorité) par l’instauration d’institutions politiques exprimant un idéal de justice. Les réponses proposées à
ce sujet par les grands courants de la philosophie politique, diffèrent quant à la définition de la liberté ou
quant au “ dosage ” qu’il convient de donner à la présence de l’Etat dans la société. Ce débat nous conduira
à l’opposition classique entre le libéralisme, plutôt favorable par principe à un Etat minimal ou limité, et le
socialisme ou la social-démocratie, qui insisteront sur l’idée qu’il ne peut y avoir de société et d’égalité que
par l’intermédiaire d’une intervention de l’Etat dans la vie sociale. La question est en effet de savoir
comment organiser une société juste, harmonieuse et pacifique, si les hommes sont égoïstes et davantage
soucieux de leurs intérêts propres plutôt que du bien commun. Deux doctrines opposées se sont développées
à l’époque moderne pour répondre à cette question portant sur la régulation du lien social :
- La première est de nature “ républicaine ” ou “ étatiste ” et sera représentée par les théoriciens
du contrat social (que Rousseau illustre parfaitement). Selon eux, la société ne peut parvenir à l’unité, à la
justice et à la paix que par l’intermédiaire d’une force collective supérieure à l’individu, la force de
l’autorité, la force de l’Etat, doté du monopole de la violence légitime, instrument essentiel de l’organisation
de la cité et les individus accèdent à leur liberté civile par l’obéissance à l’Etat. C’est au pouvoir politique
qu’il incombe de construire, d’organiser la vie sociale, par la contrainte, en intervenant selon une logique
publique et par les lois. Cette tradition “ contractualiste ” sera à l’origine de la pensée de gauche et d’une
certaine tradition sociale et républicaine. La société est alors plutôt pensée comme une totalité dont les
individus sont les membres et la liberté du citoyen se définit d’abord par sa capacité de participer aux
décisions de la cité (la “ liberté des anciens ” selon la formule de Benjamin Constant).
- La seconde correspond aux théories libérales qui globalement valorisent la liberté individuelle,
la liberté d’entreprendre et la société de marché plutôt que l’intervention de l’Etat, les échanges
économiques étant considérés comme des instruments essentiels dans la construction de la vie sociale
(l’idée étant de ne pas “ forcer ”, par des mesures trop contraignantes, l’évolution des sociétés, mais de
“ laisser faire ” l’économie en laissant à ses acteurs le plus de liberté possible. L’échange économique est
ici alors pensé comme un facteur de régulation spontané, “ naturel, ” de la société et les théories libérales
font en ce sens la critique du “ trop d’Etat ”, (de la bureaucratie jugée paralysante par exemple) et l’apologie
du commerce. La société est plutôt pensée comme une association d’individus orientés vers la recherche
de leurs intérêts privés et la liberté du citoyen se définit alors comme une indépendance privée (la “ liberté
des modernes ”).
Ces deux conceptions posent alors le problème de l’articulation entre l’individu et l’Etat car, dans
une démocratie, il y a toujours un conflit plus ou moins visible entre l’autorité et la liberté. Tout le problème
d’un système politique est alors d’avoir à trouver la limite du pouvoir de l’Etat en définissant ses sphères
de compétences (de quoi doit-il ou non s’occuper ?). Ce point oppose évidemment le socialisme et le
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libéralisme, la question de fond étant de savoir si l’Etat est une menace pour la liberté individuelle (pour
les libéraux il faut en effet réduire et organiser un système constitutionnel qui limite les pouvoirs politiques
en évitant qu’ils ne tombent dans les mains d’un seul homme ou d’une petite minorité), ou bien s’il est
l’instrument de la liberté du citoyen.
Nous verrons donc qu’il convient de distinguer la “ démocratie libérale ”, qui met l’accent sur le
problème des libertés individuelles et considère toujours plus ou moins l’Etat comme une structure
liberticide (les libéraux, toujours méfiants à l’égard d’une intrusion éventuelle du pouvoir politique dans
notre vie privée, sont attachés à la liberté individuelle et sont hostiles à un interventionnisme étatique en
matière économique), et la “ démocratie sociale ”, qui reconnaît la valeur des libertés individuelles mais
qui s’inquiète des inégalités sociales et d’une définition purement formelle de la liberté et de la justice. Ce
qui caractérise le libéralisme c’est son attachement aux droits individuels, mais cette proclamation de la
liberté des personnes n’assure pas toujours la réalisation concrète de la liberté de tous, de l’usage que chacun
peut en faire, et risque au contraire de fragiliser les plus faibles, économiquement exclus, exploités ou
précarisés. Il faut donc s’interroger sur la place de l’Etat dans une société pour que celui-ci permette
l’instauration de la liberté mais également de la justice sociale pour assurer le passage d’une démocratie
formelle à une démocratie réelle.
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Introduction
Le problème politique de la liberté :
l’obéissance aux lois supprime-t-elle la liberté ?
A première vue, l’existence des lois juridiques semble s’opposer à la liberté individuelle : les lois
nous apparaissent comme des limites, des contraintes qui s’imposent à nous et viennent considérablement
restreindre nos possibilités d’action. A l’inverse on pourrait voir dans la liberté un pouvoir absolu de choix
(le libre arbitre), une spontanéité par laquelle nous pourrions tenter de combler nos aspirations individuelles
en refusant d’être soumis à des normes sociales toujours un peu vécues comme extérieures et étrangères à
nos désirs les plus personnels. Etre libre, ce serait alors pouvoir se satisfaire, ce qui impliquerait alors le
courage de savoir résister aux normes sociales, à ses injonctions (coutumes, traditions, lois), parfois
étouffantes (la quête hédoniste d’un épanouissement individuel peut alors apparaître comme libératrice).
Notre désir de liberté pourrait ainsi nous conduire à vouloir enfreindre certaines règles et nous conduire
dans certains cas à la désobéissance (civile) ou à la résistance. Préserver en soi la liberté supposerait que
l’on sache parfois transgresser les normes collectives (sociales, morales, légales) afin d’échapper à
l’emprise de la société sur nous-mêmes, voire même que l’on sache s’évader du quotidien (métro-boulot-
dodo) et de ses contraintes (thème du voyage libérateur, ou la fascination pour la figure du rebelle, de
l’insoumis, du hors la loi comme forme de l’homme “ libre ”) ou de l’artiste qui, par sa créativité
imaginative, parvient à échapper aux normes et codes culturels dominants. Mais la question apparaît alors
de savoir si la liberté est bien la même chose que la licence ou la transgression : la désobéissance est-elle
la condition de notre liberté ? De même une autre question semble s’imposer : est-il parfois légitime de
transgresser les lois ? Autrement dit est-il juste de refuser de se soumettre à certaines lois ?
Le fait de réduire la liberté à “ la licence ” (agir comme bon nous semble) est évidemment
problématique : ce faisant, on oppose artificiellement la nécessité de suivre des règles sociales (morales ou
juridiques) et la liberté individuelle, comme s’il s’agissait de deux réalités distinctes. Mais l’individu et la
société sont deux choses inséparables qu’il n’est pas nécessaire d’opposer mais qu’il faut penser aussi
comme interdépendantes. Est-ce vraiment en fuyant toute société ou en refusant toute règle sociale que
l’homme donnera un sens véritable à sa liberté ? En réalité, il faut peut-être considérer la liberté comme
une réalité produite par la société, comme une réalité d’emblée politique, collective : elle correspond tout
d’abord à l’espace d’action dont on dispose au sein de la cité. Elle peut d’abord s’envisager comme liberté
civile, déterminée par le droit, par l’ensemble des lois qui vont délimiter l’usage que l’on peut faire de notre
libre-arbitre en coexistence avec les autres. De la même manière qu’il n’y a pas de jeu sans règles, il semble
en effet difficile de concevoir une société organisée et pacifique sans lois. En ce sens la liberté ne signifie
pas “ absences de règles ”, mais à partir du moment où l’on admet que l’homme a une existence sociale,
qu’il a pour vocation de vivre avec les autres, qu’il est un “ animal politique ”, il n’est pas possible de lui
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accorder le droit de faire tout ce qu’il veut sans limites sans retomber dans la barbarie. La liberté ne peut
pas être une indépendance absolue ou une absence de limites mais implique l’idée de règles collectives.
La liberté véritable ne consiste donc pas dans la satisfaction immédiate de tous nos désirs mais
elle suppose que l’on sache rendre compatible notre liberté avec celle des autres. Or cela n’est pas possible
sans lois (“ la liberté consiste à faire tout ce que les lois permettent ” disait Montesquieu [1]). En effet, seul
le droit permet d’échapper à la violence (à la loi du plus fort) et fonde la coexistence pacifique des individus
entre eux. La liberté consiste alors pour un individu dans le fait de posséder un statut politique lui accordant
des droits (l’esclave n’ayant aucun droit n’est donc pas libre). L’homme libre c’est donc d’abord le citoyen,
vivant en démocratie, qui ne se contente pas de se soumettre aux lois mais qui participe à leur élaboration
par le vote et accepte de s’y soumettre parce que la loi est l’expression de la volonté du peuple et qu’elle
est la même pour tous : l’égalité juridique est donc le fondement de la liberté collective. Il faut donc définir
la liberté par les concepts de citoyenneté et de justice et donc de participation du citoyen à leur élaboration.
Cela suppose que la loi ne soit pas l’expression de la volonté d’un seul ou de plusieurs, mais qu’elle soit
l’expression de la volonté générale, ce qui implique le vote. De là le débat sur la forme que doit prendre la
démocratie : doit-elle être directe ou indirecte ? Partiellement l’une ou l’autre et selon quel degré ?
En ce sens, il n’y a pas de liberté sans loi (c’est-à-dire sans cadre qui permette de l’organiser
collectivement) : “ Le droit est l’ensemble des conditions qui permettent à la liberté de chacun de s’accorder
avec la liberté de tous ” nous dit Kant dans sa “ Doctrine du droit ” (Partie de sa Métaphysique des mœurs).
Si notre liberté a des limites, c’est pour permettre aux autres d’avoir la jouissance des mêmes droits que les
miens et si la loi fixe des interdits c’est pour préserver notre liberté du bon plaisir d’autrui. On peut donc
paradoxalement être libre tout en obéissant (aux lois, ou bien tout simplement à soi-même) comme
l’imagine Rousseau dans le Contrat Social, pour qui “ la liberté est l’obéissance à la loi que l’on s’est
prescrite soi-même ”. Cependant, tout ce qui est légal n’est pas forcément légitime et certaines lois peuvent
être injustes, liberticides. S’il n’y a de liberté qu’en démocratie, encore faut-il que le droit qu’elle produit
soit respectueux des libertés individuelles, de la vie privée, des droits fondamentaux (liberté d’expression,
de circulation, etc.…). Il n’y a donc de liberté collective que s’il y a aussi la possibilité pour les citoyens
de s’informer, de contester la loi (droit de débattre, de manifester, de faire la grève…) et d’une manière
générale de participer au débat public (ce que les médias autorisent), de permettre aux citoyens de
s’intéresser à la vie collective. Une démocratie n’est libre que dans la mesure où elle sait lutter contre
l’individualisme (au sens de la dépolitisation) et reste participative (au sens de délibérative) et non
seulement représentative, dans la mesure, donc, où elle parvient à instaurer un espace public de discussion
préalable au vote lui-même des citoyens. On peut d’ailleurs également interroger la notion de “ démocratie
participative “ comme outil de restauration de la politisation dans ce cadre. Il est certes louable d’écouter
davantage les gens ordinaires et de vouloir les associer mais encore faut-il ensuite que les débats
participatifs ne soient pas seulement un prétexte à l’affirmation du pouvoir des experts et des politiques. En
effet si le la participation consiste simplement à partir de la parole immédiate des citoyens (rarement
élaborée collectivement), le risque est fort alors que les technocrates introduisent leur médiation pour en
faire la synthèse, pour apporter des solutions et finalement assoir leur supériorité. D’autre part le risque est
aussi de masquer “ les clivages sociaux et politiques en les dissolvant dans une multitude d’opinions
personnelles disjointes et une agrégation d’opinions disparates. Ce qui se situera dans une continuité
parfaite avec la vision technocratique […] qui a consisté à essayer de renvoyer toute idée de conflictualité
sociale (et même de groupes sociaux et donc de revendications collectivement élaborées) soit au passé
révolu de “ l’idéologie marxiste ”, soit au danger contemporain du “ communautarisme ”, afin de faire
prévaloir une conception atomistique du monde social ” [2].
On voit dès lors que la question de la liberté est d’abord politique et pose le problème du rapport
entre individu et le pouvoir de l’Etat. D’où la question générale de la philosophie politique : comment
concilier l’existence de l’Etat avec celle de la liberté ? L’Etat doit-il être considéré comme le fondement ou
comme l’ennemi de notre liberté ?
CHAPITRE I
CONTRAT SOCIAL ET LIBERTE.
(L’Etat, producteur de la liberté politique).
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Rousseau distingue dans ses ouvrages philosophiques, “ l’état de nature ” (stade originel de la vie
humaine où il n’existe pas encore d’institutions collectives) et “ l’état social ” (la société politiquement
organisée). Dans l’état de nature, que Rousseau décrit longuement dans son Discours sur l’origine et le
fondement de l’inégalité parmi les hommes (1755), l’homme dispose d’une liberté naturelle qui n’est limitée
par aucune contraintes sociales (il n’y a pas de lois, de règles collectives). Cette liberté peut donc sembler
idéale et maximale. Là où la vie en société implique règles et limites, l’état de nature offre l’image d’une
liberté à l’écart de toute convention où rien ne s’oppose (si ce n’est la nature elle-même) aux désirs de
l’homme. Et parfois Rousseau semble il est vrai idéaliser quelque peu la vie du bon sauvage, qui loin des
artifices de la société peut vivre tranquille, même si les jouissances dont il est capable sont assez limitées.
Cet homme asocial, fondamentalement bon et innocent (il ne connaît pas le mal), semble vivre en harmonie
avec cette nature et donne l’image d’un homme relativement heureux. Faut-il alors en conclure que la vraie
liberté est celle dont l’homme dispose naturellement ? Rousseau fait-il vraiment l’apologie de la liberté
naturelle ?
Tout d’abord Rousseau sait bien qu’un retour à l’état de nature n’est pas possible. L’homme a
définitivement quitté sa vie naturelle pour rentrer dans l’histoire et la vie collective par la division du travail
social, l’apparition de la propriété privée : l’histoire ne peut pas faire marche arrière. Il n’y a donc pas de
nostalgie de sa part pour cet état. Rousseau considère, il est vrai, les premières sociétés humaines (“ la
jeunesse du monde ” ou ce qu’il nomme “ l’âge des cabanes ”) comme la période la plus heureuse pour
l’humanité (mais cette période est déjà un moment de l’histoire, une première étape dans l’organisation de
la vie sociale ; il ne s’agit donc pas de l’état de nature). D’autre part on peut se demander si l’état de nature,
dont Rousseau dit avec ambiguïté qu’il est “ presque imaginaire ”, n’est pas véritablement une fiction dans
l’œuvre du philosophe. Il s’agit plutôt d’une construction ayant pour but méthodologique d’évaluer, par
comparaison, ce qu’est devenu l’homme dans l’histoire (par différentiation, cette fiction permet de juger ce
qu’est devenue notre civilisation).
Mais surtout, l’homme à l’état de nature est encore en-deçà de son humanité. Il n’a pas de langage,
n’est pas conscient du fait qu’il va mourir. Il n’a pas de conscience morale et son esprit est limité et sans
imagination. On peut donc y voir un être encore proche de l’animalité qui doit pour se construire et accéder
à son humanité, devenir social (c’est en devenant social que l’homme devient moral). La liberté naturelle
n’est donc pas chez Rousseau la liberté de l’homme parce que l’homme ne devient lui-même que par le
contact avec les autres et la vie en société. C’est n’est que par l’éducation, la sociabilité, que l’homme
devient intelligent et capable de liberté. Le passage de la vie naturelle à la vie sociale n’est donc pas une
perte mais un progrès sans lequel il n’y a pas d’humanisation possible.
Cette idée d’une “ liberté naturelle ” ne pourrait donc bien n’être que la fiction de celui qui
considère que toute règle sociale est contraire à la liberté. La liberté se trouve-t-elle vraiment dans la
solitude, dans l’affranchissement de toute règle ? L’homme à l’état de nature n’est d’ailleurs pas forcément
plus libre qu’un homme vivant à l’état social car, s’il n’est pas l’esclave de personne, il est d’abord soumis
aux lois de la nature, par les nécessités de survie qu’elle lui impose. La liberté existe-elle alors avant notre
insertion dans une société ou bien l’homme ne doit-il pas acquérir cette liberté par son humanisation au
sein de la vie sociale ? N’est-il pas plus pertinent de penser que la liberté ne commence à se réaliser vraiment
que lorsque les hommes se sont associés pour s’affranchir de la nécessité naturelle ? C’est ce que nous dit
Hannah Arendt dans la Crise de la culture : "La liberté du domaine politique commence après que toutes
les nécessités élémentaires de la vie ont été maîtrisées". Autrement dit l’homme ne se libère qu’à partir du
moment où il se libère de l’ordre naturel, ce que lui permet l’organisation sociale, (par la division du travail,
la vie en commun avec d’autres). Ce n’est donc pas dans la nature qu’il faut chercher la liberté, mais dans
notre société. Le problème de la liberté et donc politique : comment construire une vie collective qui rende
possible à la fois la liberté de chacun et l’autorité nécessaire à la vie collective ?
“ A l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme, à l’état social l’homme est un dieu pour
l’homme”. Thomas Hobbes,
Auteur du Léviathan en 1651, et du Citoyen (De Cive) en 1641, il est l’un des premiers philosophes
contractualistes qui tente de refonder la légitimité du pouvoir des dirigeants sur autre chose que la religion
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ou la tradition. Son projet est de fonder l’ordre politique sur un pacte entre les individus, afin de faire de
l’homme un acteur décisif dans l’édification de son propre monde social et politique [3].
Il commence tout d’abord par examiner “ la condition naturelle des hommes ” et en dégage une
vision conflictuelle des rapports humains. D’après Hobbes, la plus fondamentale aspiration de l’homme,
c’est son désir de conservation. Mais dans l’état de nature, ce désir se réalise par la violence et la force.
L’état de nature, c’est l’état de la “ guerre de tous contre tous ”, un état de violence. Hobbes dira dans le
De Cive (reprenant Plaute) que “ l’homme est un loup pour l’homme ” (homo homini lupus est [4]). L’état
de nature est une fiction théorique. Cet état représente ce que serait l’homme, abstraction faite de tout
pouvoir politique, et par conséquent de toute loi. Dans cet état, les hommes sont gouvernés par le seul
instinct de conservation – que Hobbes appelle “ conatus “ ou désir. Chacun essaie de satisfaire ses désirs et
chacun est seul juge des moyens nécessaires pour y parvenir. C’est pourquoi bien souvent les hommes ont
tendance à entrer en conflit les uns avec les autres pour obtenir ce qu’ils jugent bon pour eux. Dénué de
toute bonté, la loi du plus fort domine. Il y règne la puissance anarchique de la multitude. Cette
“ entremangerie universelle ”, fondamentalement mauvaise, ne permet pas la prospérité, le commerce, la
science, les arts, la société. Dans cet état de nature, il n’y a pas de juste ou d’injuste, pas de bien ou de mal
: il n’y a que la force qui permet à chacun de faire ce qu’il lui plaît au dépend d’autrui. L’homme est donc
là asociable et apolitique. Dans cette situation les hommes vivent dans un état de crainte perpétuelle d’une
mort violente. "La vie est alors terrible, solitaire, pleine de risques, besogneuse, quasi-animale et brève".
Pour survivre, il n’existe aucune autre solution que celle de sortir de l’état de nature (la violence
contraint les hommes à sortir de l’état de nature insupportable). Pour y arriver, dit Hobbes, il est nécessaire
de renoncer à certains de ses droits, car rien ne peut garantir l’application par tous de la loi naturelle. C’est
là qu’intervient la théorie du contrat. Ce qui va permettre de passer de la nature à la société, de la guerre
à la paix, c’est un contrat passé entre les sujets et un souverain. Plus qu’un consentement, il s’agit d’un réel
transfert de tous ses droits naturels à une personne qui est appelée le Souverain, ou Léviathan (pacte de
soumission). Hobbes insiste encore plus en montrant qu’il s’agit d’une unité réelle de tous les individus :
“ La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des
étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi les protéger de telle sorte que par
leur industrie [5] et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier
tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes
leurs volontés [6], par la règle de la majorité en une seule volonté. [...] Cela va plus loin que le consensus,
ou concorde [7] : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une
convention [8] de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun :
j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette
condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela
fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée REPUBLIQUE [9], en latin CIVITAS. Telle
est la génération [10] de ce grand LEVIATHAN [...] de ce dieu mortel [11], auquel nous devons sous le
Dieu immortel, notre paix et notre protection.
Thomas Hobbes, Léviathan, II, XVII, Sirey, trad. Tricaud, 1971, p. 177-178.
Chacun contracte avec chacun en vue de transférer tous ses droits à un Souverain qui les détiendra
tous[12]. De par sa puissance, le Souverain est ainsi la garantie que les hommes ne retomberont pas dans
l’anarchie de l’état de nature ; et il mettra en application ce pour quoi il a été fait en promulguant des lois
civiles auxquelles tous doivent se soumettre ”. De même que pour parvenir à la paix et grâce à celle-ci à
leur propre conservation, les humains ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons un Etat, de même
ils ont fabriqué des chaînes artificielles appelées lois civiles ”[13]. Le Souverain a donc pour fin la
conservation des individus. Le pouvoir Souverain reste toutefois fragile et il peut se dissoudre s’il y a par
exemple, imperfection de leurs institutions, absence de pouvoir vraiment absolu, de mauvais préjugés
contre le pouvoir, prétention à être inspiré divinement, guerre avec les nations voisines…
L’Etat (le souverain) semble donc bien indispensable pour assurer la sécurité. C’est un organe de
pouvoir qui détient le monopole de la violence légitime ([14]) et dont le but essentiel est la sécurité. Ce
pouvoir est coercitif au sens ou il doit contraindre par la terreur, inspirer de l’effroi parce que “ les
conventions sans le glaive ne sont que des paroles dénuées de la force d’assurer aux gens la moindre
sécurité ” (Le Léviathan).
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Ainsi, chez Hobbes, l’Etat apparaît bien indispensable mais, il assure plutôt la sécurité au détriment
de la liberté : c’est un pacte de soumission. Dans le système de Hobbes, l’Etat libère de la violence naturelle
assure la sécurité mais ce système n’est pas encore le fondement légitime de ce qui pourrait être une
véritable liberté civile. Hobbes se fait d’ailleurs le défenseur de la monarchie et le contrat de Hobbes n’est
au fond qu’un pacte de soumission. Seul un pouvoir absolu est en mesure d’assurer la paix civile selon lui
puisque les hommes sont naturellement ennemis. Mais la volonté du monarque se transforme alors en
volonté individuelle et donc en tyrannie. Ceci aboutit à une convention contradictoire ; d’un côté un pouvoir
absolu et de l’autre une soumission illimitée. Ce contrat d’association ne parvient donc pas vraiment à la
conciliation de la loi et de la liberté.
N’est-il pas possible, par un autre type de contrat que l’Etat, en outre de la sécurité permette la
liberté ? La fin véritable de l’Etat n’est-elle pas essentiellement la liberté, comme nous le signale si bien
Spinoza dans son Traité-Théologico-politique (1670) ?
“ Ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est
institué ; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en
sécurité, c’est à dire conserve aussi bien qu’il se pourra son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le
répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de
bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en
sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point
de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat
est donc en réalité la liberté. [Et], pour former l’Etat, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de
décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre
jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est
impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si
l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au
droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la
vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière
liberté opiner (formuler une opinion) et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-
delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la
ruse, la colère ou la haine ”.
Spinoza, Traité-Théologico-politique (1670)
Cependant, si la fin de l’Etat est bien la liberté, n’importe quel Etat ne permet pas la liberté : il faut
pour cela réaliser comme condition première une égalité des droits c’est à dire la suppression de la
domination de quelques-uns sur les autres (oligarchie, aristocratie, monarchie, etc.), la suppression de
l’inégalité de pouvoir. Comment donc penser un Etat où la domination soit supprimée ?
” L’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite est liberté ”. Rousseau. Du Contrat Social.
Le problème posé par Rousseau dans le Contrat Social (1762) est de savoir comment il est possible
de concilier notre liberté avec l’obéissance aux lois. Comment peut-on accepter de se soumettre aux lois de
la société sans être dépossédé de sa liberté ? Il faut inventer (au 18è siècle) un système politique qui rend
cela possible : “ Il s’agit de trouver, écrit Rousseau, une forme d’association par laquelle chacun s’unissant
à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même est reste aussi libre qu’auparavant ”. Autrement dit comment
concilier égalité et liberté ?
Pour répondre à cette question Rousseau va redéfinir ce qu’est la nation ou le corps politique à
partir d’une nouvelle théorie de la souveraineté. Selon lui, la société politique ne peut naître que de la
volonté d’hommes qui acceptent de s’associer pour se donner des lois communes, en s’inscrivant donc dans
une démarche contractualiste (constructiviste : il s’agit de fonder un système juridique nouveau). La nation
a alors pour fondement un “ Contrat Social ” qui se donne pour but d’énoncer les principes de bases de la
société juste (la nation repose sur une construction volontaire et non sur un héritage culturel ou ethnique,
une donnée historique, une tradition). Le politique est l’effet d’une libre décision des hommes (c’est “ un
plébiscite de tous les jours ” comme le disait E. Renan) et non le résultat d’un processus culturel, historique,
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ethnique. En effet, l’obligation sociale ne peut être fondée légitimement sur la force (il n’y a pas de “ droit
du plus fort ”), pas plus qu’elle ne peut être fondée sur l’autorité naturelle du chef (ou du roi) qui serait né
pour commander (Rousseau critique toute forme d’absolutisme et jette les bases de l’idéal démocratique).
Il faut donc dénoncer les contrats illégitimes et fonder le droit en raison. La seule source légitime du
pouvoir, et donc de l’Etat, se trouve dans une convention que les hommes passent entre eux pour construire
une société. Chacun contracte et accepte de se soumettre aux lois mais le fait librement, par sa propre
volonté. Le “ pacte social ” repose donc sur un libre engagement unanime : chacun se soumet à la volonté
générale, chacun s’aliène totalement à la communauté (en acceptant de se soumettre aux lois civiles) mais
la condition étant égale pour tous (chacun se soumet), l’individu y perd sans doute sa liberté naturelle, mais
y gagne sa liberté civile (définie pas les lois) : c’est un principe d’échange qui permet de fonder le politique
sans aucune faire appel à une forme quelconque de transcendance (le politique se disjoint en ce sens du
théologique)[15]. Ainsi, écrit Rousseau, “ Chacun s’unissant à tous n’obéît qu’à lui-même et reste aussi
libre qu’auparavant ”. Cela veut dire que si un peuple vote et que chacun participe à l’élaboration des lois
(directement selon Rousseau qui plaide plutôt un modèle de démocratie participative), alors l’obéissance à
ces lois fonde la liberté collective : on peut être libre et obéir à la fois, être souverain et sujet (il est possible
de se soumettre aux lois puisqu’elles expriment notre propre volonté collective). Ainsi, seule la démocratie
permet de concilier la liberté et l’Etat, dont l’existence est légitime, s’il met en œuvre la volonté du peuple
et fonde la liberté autant que la sécurité (la protection des biens et des personnes). Par conséquent, dit
Rousseau, “ il n’y a pas de liberté sans loi, ni là où quelqu’un est au-dessus des lois ” (Lettres écrites sur la
montagne). Rousseau dit dans le Contrat Social que “ la liberté est l’obéissance à la loi que l’on s’est
prescrite soi-même ”, à la condition, encore une fois que la loi soit juste au sens de l’égalité, c’est-à-dire à
condition que tous les hommes aient les mêmes droits et puissent participer au vote. Le pacte ici est un
pacte d’association et non de soumission (les hommes font le choix de vivre ensemble de manière libre et
consentie).
Le contrat social selon n’est évidemment pas un fait historique car Rousseau se place au niveau
des principes en cherchant à définir intemporellement ce qui est au fondement de la justice -d’un point de
vue universel- : la théorie du contrat originel est là pour fonder le pouvoir politique par une approche
rationnelle et ce contrat n’est pas dérivée de l’expérience, sinon le droit qui en résulterait serait donc
contingent (inscrit dans la particularité de telle ou telle culture ou produit par les évènements : chaque
nation a historiquement -de fait- son contrat social-). Le contrat théorisé par Rousseau est déduit de la
raison. Le droit ne doit donc pas être légitimé à partir d’un système particulier, tel qu’il existerait dans une
société donné–le droit positif) mais il est déduit de principes généraux a priori (indépendamment de
l’expérience). Le but du contrat est de mettre à jour ces principes qui valent donc pour toute société
humaine. L’idée majeure est donc de fonder le droit sur quelque chose de seulement humain- et non de le
fonder sur une transcendance- mais qui demeure normatif : il s’agit de refuser de fonder le droit sur un
ordre divin, intelligible, métaphysique comme chez Platon ou comme dans les doctrines religieuses).
Il peut paraître étrange, selon cette théorie, que la liberté naisse de l’obéissance à l’Etat. Mais c’est
que pour Rousseau l’homme peut avoir au fond deux sortes de volontés : une volonté particulière, égoïste,
par laquelle l’homme suit ses passions, ses désirs, et une volonté générale par laquelle il veut le bien
commun, l’intérêt de tous qui implique l’égalité devant la loi. La liberté, c’est alors précisément la capacité
que j’ai de m’extraire de mon égoïsme, de mes désirs simplement personnels, de mes intérêts propres, pour
faire prédominer l’intérêt général (dans le “ silence des passions ”). Pour être libre, il faut passer de l’amour
de soi à l’amour du groupe et c’est en se soumettant à la volonté générale et donc à la loi, que l’homme
parvient à la vraie liberté en dépassant le stade de l’intérêt particulier. C’est pourquoi celui qui, au nom de
sa volonté particulière, refuse de se soumettre à la loi, sera contraint à lui obéir ! : on le forcera alors à être
libre précise Rousseau. La soumission aux lois est liberté à condition que les lois soient égales pour tous et
l’expression de la volonté générale (démocratie directe). De même, exiger que la minorité se soumette à la
majorité c’est réaliser la liberté et non la violer. Par l’Etat, l’homme naturel s’est transformé pour devenir
un citoyen, c’est-à-dire le membre d’un tout. Les hommes ne doivent plus se voir comme des êtres isolés
puisqu’ils sont rassemblés dans cette nouvelle communauté : “ l’homme qui jusque-là n’avait regardé que
lui-même se voit forcé d’agir sur d’autres principes ” écrit Rousseau.
Ainsi l’Etat est-il bien un garant de l’ordre et de la liberté collective. Il doit assurer l’égalité,
protéger les individus dans leur propriété [16]. Ainsi le rousseauisme ouvre la voie à une rationalisation de
la vie sociale par l’Etat. Ce processus conduira, à terme, à une amplification du rôle et du pouvoir de l’Etat
sur la société, de sa tendance à vouloir organiser la vie sociale, idée que va développer le système
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républicain. Mais jusqu’où cette organisation de la société par l’Etat doit-elle aller ? Quelles sont ses
limites ? L’idée politique dominante, qui émerge du rousseauisme, est que l’homme trouve sa liberté par
sa participation à la vie de la cité (par sa citoyenneté en somme). Cette philosophie semble alors pousser
l’individu à s’intégrer (à se sacrifier ?) à une structure étatique sans laquelle il ne pourrait donner un sens à
sa liberté. Cette philosophie veut donc la réduire à l’obéissance au pouvoir. Certains philosophes iront
jusqu’au bout de cette logique. Hegel dira plus tard, que “ L’État est la réalité où l’individu trouve sa liberté
et la jouissance de sa liberté “ (La Raison dans l’histoire). Il en est ainsi parce que “ dans l’État, la liberté
devient objective et se réalise positivement “. On peut alors noter que l’Etat moderne, pensé comme
producteur de la liberté collective, aura alors pour caractéristique d’étendre toujours loin ses compétences
et son intervention à l’intérieur de la société, jusqu’à devenir protecteur et régulateur (Etat-providence).
Mais cet accroissement du politique, s’il permet de protéger davantage les individus contre les risques de
la vie sociale, ne conduit-il pas aussi à un envahissement excessif du pouvoir qui a tendance alors vouloir
tout régir ? N’est-il pas périlleux en somme, de définir la liberté par l’idée même d’une obéissance de
l’individu à la loi collective ? Cette délégation de sa propre liberté de l’individu à l’Autorité politique
incarné par l’Etat, fruit d’une sorte de choix rationnel produit par un sujet deshistoricisé, n’est-elle pas en
réalité une justification d’un assujettissement consenti qui rend impossible l’idée même de révolte et porte
atteinte à la liberté individuelle (une sorte de servitude volontaire en somme, qui refuserait par principe
toute idée de désobéissance civile [17]) ? Le but de Rousseau n’est pas de fixer les limites de l’Etat mais
proclame au contraire l’absolutisme de la volonté étatique face à laquelle toutes les volontés individuelles
se brisent (Rousseau va même, dans son chapitre sur “ la religion civile ”, à la fin du Contrat Social, imposer
des croyances présentées comme obligatoires pour chaque citoyen (la providence, le jugement dernier, la
toute-puissance de Dieu). Rousseau fera l’apologie de la loi (et donc de l’Etat) qui seule peut réaliser la
justice et la liberté, contre l’arbitraire, mais on peut s’interroger sur les limites qu’il faudrait lui imposer,
sur ses domaines de compétence : le pouvoir ne doit-il pas être borné par un contre-pouvoir ? Ce sera là,
précisément, comme nous allons le voir, le point de départ de la pensée libérale qui cherche à établir les
limites que ne doit pas outrepasser le pouvoir de l’Etat pour sauvegarder la liberté individuelle et qui verra
dans la pensée de Rousseau une doctrine démocratique mais également absolutiste.
CHAPITRE II
LA CRITIQUE DE l’ETAT.
Le libéralisme est à la fois une pensée politique et une pensée économique. Au sens le plus large,
le libéralisme est une doctrine qui fait de la liberté la valeur essentielle de la vie sociale et, en réaction à
l’absolutisme de la monarchie, les penseurs libéraux voudront affirmer la liberté de croyance contre
l’inquisition religieuse. Le libéralisme politique se définit selon quatre principes (selon Alain Renaut)
[18] : le refus de l’absolutisme (la limitation de l’Etat), la souveraineté du peuple (exercée par ses
représentants), la valorisation des libertés individuelles, et enfin la neutralité de l’Etat par rapport aux
religions et aux opinions morales (L’Etat ne se mêle pas des opinions des individus et ne cherche pas à
promouvoir une “ morale d’Etat ” ni une religion d’Etat). Le libéralisme politique défend donc la tolérance,
la laïcité et la pluralité des croyances, la liberté d’expression et également la liberté économique. En ce sens
il n’y a pas de libéralisme politique sans en même temps un certain libéralisme économique (L’Etat ne peut
pas tout gérer et doit laisser à la société une certaine autonomie économique : un Etat qui voudrait contrôler
l’économie ne serait plus libéral). Chaque individu doit donc rester libre de poursuivre ses intérêts
particuliers et l’Etat ne peut s’y opposer.
Le libéralisme économique implique donc l’existence d’une économie de marché qui découle de
la liberté d’entreprendre. Ce marché est défini comme un réseau de relations entre offreurs et demandeurs
qui implique la libre concurrence contre un interventionnisme excessif de l’Etat et affirme la nécessité du
libre jeu des acteurs économiques de la société comme étant le meilleur moyen d’aboutir à la prospérité, à
la richesse de la collectivité. Il s’agit donc de refuser toute atteinte à la propriété privée des moyens de
production même si cela a pour effet de produire des inégalités car la liberté et la perspective de
récompenses inégales sont les conditions préalables de la richesse. Une justice imparfaite (une société
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inégale mais concurrentielle) est pour le libéralisme un meilleur moyen d’arriver au bonheur collectif, plutôt
qu’une tentative, utopi-que et étatique, qui risque d’abolir la liberté par un excès d’égalité. On peut
d’ailleurs faire beaucoup – selon la pensée libérale- pour favoriser l’égalité des chances sans aller aussi
loin que l’égalitarisme communiste. Bref, cette doctrine, qu’est le libéralisme économique, affirme que le
meilleur système économique possible est celui qui garantit le libre jeu des initiatives individuelles des
agents économiques. Il est fondé sur la notion de droits économiques : droit à disposer de sa force de travail
et des produits de son travail, liberté d’échanger, de contracter, d’entreprendre, etc. Cela justifie alors
l’économie de marché mais n’exclut a priori, ni l’intervention de l’Etat, ni d’autres formes d’organisations
(associations, coopératives etc.)
La première grande bataille historique du libéralisme fut la lutte contre l’intolérance religieuse, le
problème étant d’autoriser l’existence de multiples croyances dans un seul pays pour mettre fin aux guerres
de religions. John Locke est un des penseurs du 17ème siècle qui incarne bien, à cette époque, la naissance
du libéralisme politique.
Il publia ses principales œuvres après la “ Glorieuse Révolution ” [22] en Angleterre : sa Lettre
sur la Tolérance (1689), et Les deux traités du gouvernement civil (1690). Locke, a fait des études en
médecine à Oxford, avant d’entrer au service d’un politicien, Anthony Ashley Cooper, comte de
Shaftesbury. Locke participe à des intrigues subversives et, pendant le règne de Jacques II, est exilé en
Hollande. Il écrit quelques œuvres de jeunesse pendant son séjour à Oxford, Essais sur les lois de la nature
(1660), et Essai sur la tolérance (1667). Mais sa pensée politique n’atteint sa maturité que lorsqu’il travaille
pour Shaftesbury.
Le second des Deux traités de gouvernement civil est le plus important. Dans le Premier Traité, il
réfute une version particulière de la théorie du roi de droit divin. La plus grande partie de cet ouvrage se
propose de montrer que l’Ancien Testament ne considère pas Adam et ses héritiers comme des dirigeants
donnés au monde par Dieu. Locke croit que personne n’a été désigné par Dieu pour avoir une autorité
naturelle sur les autres. Dans le Second Traité, le point de départ de la philosophie politique de Locke est
que les hommes sont égaux, et qu’on ne peut soumettre personne à une autorité quelconque sans son
consentement. Il distingue l’autorité politique des autres relations de domination : maître et serviteur, mari
et femme, parent et enfant, conquérant et vaincu, prêtre et fidèle.
Il refuse l’absolutisme “ à la Hobbes ” car les hommes ne peuvent transférer leurs droits naturels
à la vie et à la liberté, qu’ils tiennent de Dieu, aux mains et à l’arbitraire d’un autre. Le gouvernement ne
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doit pas s’emparer de la propriété ou la redistribuer sans consentement, puisque le gouverne-ment existe
pour protéger la propriété et les autres droits. La législation est destinée, non à remplacer le “ droit naturel ”
(le droit dont l’homme dispose par nature du fait qu’il est un être humain), mais à le préciser, et ce avec
clarté et impartialité. Le droit naturel (le “ jus naturale ”, c’est-à-dire le droit donné à tout homme par nature
[23]) s’impose à tous y compris au législateur.
Locke est parfois considéré comme un théoricien précoce de la démocratie, de la séparation des
pouvoirs et de la règle de droit mais aucun de ces thèmes n’est véritablement développé dans ses écrits
politiques. Ce désir de contrebalan-cer le pouvoir du gouvernement en plaçant différents aspects du pouvoir
dans différentes mains est mentionné, mais non discuté. Par ailleurs, Locke ne dit pas nettement que le
législatif doit être dominant par rapport aux autres pouvoirs.
Locke s’est surtout illustré par sa théorie de la résistance. Les magistrats qui excèdent leurs
pouvoirs ou les législateurs qui violent les droits naturels ne sont rien de plus que des voleurs. Ils se sont
mis en état de guerre vis-à-vis de ceux qui sont nominalement leurs sujets et ceux-ci ont le droit de leur
résister, par la violence si nécessaire. A l’objection selon laquelle une telle analyse conduit à l’anarchie et
au chaos, Locke répond de deux façons : on ne résiste effectivement aux tyrans que si un nombre important
de personnes se sent effectivement lésé ; d’autre part, s’il y a chaos, c’est le tyran qui doit être blâmé, et
non le sujet qui agit pour protéger sa vie et ses libertés. Bien que la violation des droits qui seule justifie la
résistance au pouvoir soit un fait objectif, aucune autorité sur terre ne peut se substituer à l’individu dans
l’appréciation de la violation. Ceux qui résistent à la tyrannie sont responsables devant Dieu de la légitimité
de leur décision. Locke estime que la résistance se transforme en révolution si le pouvoir législatif tente de
détruire ou de détourner la propriété du peuple, ou si les magistrats interdi-sent au corps législatif de se
réunir ou tentent de transférer le pouvoir législatif dans d’autres mains. Dans ce cas, l’autorité politique
revient à la communauté, qui se retrouve au premier stade du contrat social. Les hommes recouvrent leur
liberté originelle de choisir les institutions qu’ils souhaitent.
Les idées de Locke sur la Tolérance sont fondées premièrement sur ses convictions chrétiennes et
deuxièmement sur sa conception des fonctions d’un gouvernement. Le premier point le conduit à estimer
que les persécutions et l’intolérance sont contraires à l’esprit de l’Evangile [24], le second point à affirmer
que les législateurs n’ont pas à établir des lois en fonction de préceptes religieux. La pratique religieuse
relève d’un choix personnel : sur ce point, chacun n’est responsable que devant Dieu ; si un homme est
hérétique, il ne nuit qu’à lui-même et ne porte pas préjudice au salut des autres hommes.
“ L’État selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement,
de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils.
J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession de biens extérieurs, tels
que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles et autres choses de cette nature.
Il est du devoir du magistrat civil d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le
peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui
regardent cette vie. Si quelqu’un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la
conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le
dépouiller, en tout en en partie, de tous ses biens et intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans
cela. […]
Ce n’est pas la diversité des opinions, qu’on ne saurait éviter, mais le refus de la tolérance qu’on
pourrait accorder, qui a été la source de toutes les guerres et de tous les démêlés qu’il y a eu parmi les
chrétiens, sur le fait de la religion. Les chefs et les conducteurs de l’Eglise, remplis d’avarice et d’un désir
insatiable de domination, se prévalant de l’ambition des souverains et de la superstition crédule des peuples
inconstants, les ont animés et soulevés contre ceux qui n’adoptaient pas leurs opinions, en leur prêchant,
contre les lois de l’Évangile et de la charité chrétienne, qu’il fallait priver de leurs biens les hérétiques[25]
et les schismatiques[26], et les exterminer entièrement ; et c’est ainsi qu’ils ont mêlé et confondu, deux
choses tout à fait différentes, l’Église et l’État ”.
Locke, Lettre sur la tolérance (1686), trad. Jean Le Clerc, GF Flammarion, 1992.
L’influence des idées de Locke a été considérable. Sa théorie marque un tournant décisif dans les
théories des droits naturels, du constitutionnalisme et de la tolérance. On peut discerner nettement son
influence sur la constitution améri-caine, les proclamations de la Révolution française et les
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développements ultérieurs de la pensée libérale moderne. Sa théorie du droit de propriété reste la référence
initiale naturelle des discussions actuelles sur ce sujet et l’accent mis sur le rôle du travail dans la
constitution de valeurs nouvelles ouvre la voie aux travaux d’Adam Smith et de Karl Marx.
Adam Smith est le premier à donner une interprétation globale du sys-tème économique fondée
sur la notion de marché et se fait le défenseur du libre-échange, l’apôtre de la non-intervention de l’Etat
dans la sphère économique. Il réalise une synthèse magistrale d’idées qui étaient dans l’air du temps. Dans
ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (en anglais, An Inquiry into the
Nature and Causes of the Wealth of Nations), ou plus simplement la Richesse des nations, le plus célèbre
ouvrage d’Adam Smith, publié en 1776, premier livre moderne d’économie, Adam Smith identifie deux
causes essentielles d’accroissement de la richesse des nations (deux facteurs de production) : le capital et
le travail. Le capital, c’est-à-dire, d’une part, l’accumulation du capital physique ou du capital humain, et
le travail, d’autre part, (c’est-à-dire l’élévation de la productivité du travail liée à la division des tâches).
Cette augmentation de la productivité est liée “ premièrement à un accroissement d’habileté de chaque
ouvrier individuellement ; deuxièmement, à l’économie de temps, qui se perd quand on passe d’une espèce
d’ouvrage à une autre ; et troisième-ment enfin, à l’invention d’un grand nombre de machines qui facilitent
et abrègent le travail, et qui permettent à un homme de remplir la tâche de plusieurs “ . (Tome I, Livre
premier, Chapitre I [27]). Il suggère un schéma explicatif des déterminants de l’innova-tion technologique
lié à l’échange et au profit qui peut naître de l’échange. “ Cette grande multiplication dans les produits de
tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien
gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple ”
(page 77). La division du travail accroît “ cette opulence générale ” qui profite donc à tous.
Il s’agit en effet, pour Adam Smith, de savoir comment une communauté où chacun recherche son
intérêt individuel peut fonctionner sans se disloquer sous l’impact de ces forces centrifuges. Il montre que
c’est précisément le jeu de l’intérêt personnel, dans un cadre concurrentiel, qui amène les individus à agir
dans l’intérêt de la société toute entière. Il ne croit pas que l’on puisse améliorer la société en faisant le bien
de tous à partir d’un plan d’ensemble organisé par une seule volonté politique : le bien-être collectif est un
sous-produit des égoïsmes individuels (la somme des intérêts individuels définit le bien général).
“ On n’a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien. On
n’a jamais vu d’animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : “ Ceci est à moi, cela
est à toi; je te donnerai l’un pour l’autre ”. Quand un animal veut obtenir quelque chose d’un autre animal
ou d’un homme, il n’a pas d’autre moyen que de chercher à -gagner la faveur de celui dont il a besoin. Le
petit caresse sa mère, et le chien qui assiste au dîner de son maître, s’efforce par mille manières d’attirer
son attention pour en obtenir à manger. L’homme en agit quelquefois de même avec ses semblables, et
quand il n’a pas d’autre voie pour les engager à faire ce qu’il souhaite, il tâche de gagner leurs bonnes
grâces par des flatteries et par des attentions serviles. Il n’a cependant pas toujours le temps de mettre ce
moyen en œuvre. Dans une société civilisée, il a besoin à tout moment de l’assistance et du concours d’une
multitude d’hommes, tandis que toute sa vie suffirait à peine pour lui gagner l’amitié de quelques personnes.
Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance,
est tout à fait indépendant, et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre
créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en
vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt
personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux.
C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci :
“ Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ” ; et la plus
grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtient de cette façon. Ce n’est pas de la
bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien
du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme
; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un
mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-
il pas en tout ”.
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, (livre premier,
chapitre 2).
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Adam Smith fait donc surgir l’harmonie de l’ordre social de la “ main invisible ”, c’est-à-dire d’un
jeu spontané et libre des individus en situation de concurrence sur un marché, plutôt que par l’action
politique et étatique (Par exemple Ricardo, dans la même logique, affirmait que, comme tous les autres
contrats, les salaires doivent être abandonnés à la concurrence libre du marché et ne pas subir de contrôle
du législateur). Selon ce principe de la " main invisible ", il existerait sur les marchés un mécanisme de
régula-tion permettant de coordonner et d’harmoniser les intérêts individuels : le fonctionnement du marché
conduit à l’émergence d’un ordre spontané (idée que reprendront plus tard les néolibéraux comme F.
Hayek) issu de la confrontation de toutes les offres et de toutes les demandes. Smith ne cherche donc pas à
mettre en avant les bienfaits de l’égoïsme dans l’action individuelle, mais le rôle bénéfique de celui-ci dans
l’échange entre les individus. Le système et facile de la liberté conduit au bien général.
Dans la société féodale, rappelle Smith, la richesse était de peu de valeur pour la collectivité, car
dépensée par le sei-gneur et ses débiteurs ou rendue stérile. Le progrès économique sera possible, dès que
les hommes seront libres d’effectuer leurs transactions selon leurs intérêts propres. Le développement
économique ne résulte donc pas de la ” logique de l’histoire “ , mais il s’écrit par la liberté de l’homme.
La démarche essentielle est celle qui dote la société d’institutions qui permettent à l’individu de réaliser
pleinement ses potentialités. L’indivi-du qui s’enrichit aide la société. Selon Adam Smith celui qui travaille
pour son propre intérêt sert plus efficace-ment la société que s’il travaillait dans l’intention d’obtenir
l’intérêt social :
” À la vérité, son intention [celle du producteur] en général n’est pas en cela de servir l’intérêt
public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point, il peut être utile à la société (…). En dirigeant son industrie
de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme
dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement
dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière
plus efficace pour l’inté-rêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler [28]. Je n’ai
jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce à travailler pour le bien général,
aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune chez les
marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir ”. (Tome II, Livre IV, chapitre II,
page 43).
Adam Smith attend donc de l’État un rôle minimal : qu’il fasse respecter l’ordre et la loi. ” Peu
d’éléments sont nécessaires pour apporter le plus haut degré de prospérité à une nation, à partir du niveau
le plus bas de barbarie : en dehors de la paix, une fiscalité légère et une administration tolérante de la justice
; tout le reste étant obtenu par l’évolution naturelle des choses ”. Pour Smith, l’État n’a pas à mener de
politique économique puisque les ajustements sont censés s’éta-blir d’eux-mêmes par les lois naturelles de
l’équilibre. La liberté du commerce est également une condition essentielle du maintien de la paix entre les
nations (idée qu’il emprunte à Montesquieu).
Cependant, si Adam Smith affirme avec force son libéralisme, sa position est plus nuancée dans
le détail. Il considère en effet que l’État est fondé à intervenir lorsque l’initiative individuelle est défaillante
ou lorsqu’elle est insuffisam-ment forte pour soutenir des activités utiles à l’ensemble de la collectivité. Le
concept d’Etat minimal énoncé par les libéraux contemporains est absent du système de Smith. Il
défend dans certains secteurs de la société, l’idée d’un État parfois régu-lateur. Si à la fin du livre IV, Smith
rejette les systèmes qui veulent influer sur le cours de la liberté naturelle, de l’initiative individuelle (T II,
chapitre IX, p. 308) et conclut donc sur la supériorité d’un système fondé sur la liberté d’entreprendre, dans
le livre V, il évoque aussi les fonctions d’un Etat qui souhaite favoriser l’accumulation du capital et
contribuer à la production de richesses, et il se livre à une analyse, détaillée pour l’époque et sur-tout
pragmatique, des fonctions qui peuvent revenir à la charge de l’État et de celles qui doivent rester à
l’initiative privée. L‘État doit avoir une action régulatrice mais celle-ci est complémentaire du rôle
assuré par la poursuite de l’intérêt individuel et la mise en œuvre de la " main invisible “. Cette action
complémentaire concerne des champs aussi diffé-rents de l’activité économique que : la protection de la
valeur de la monnaie ou bien la garantie de la qualité des marchandises échangées (T I, Livre premier,
chapitre IV, p. 94), le contrôle de l’activité des banques (T I, livre II, chapitre II, page 357), la détermination
d’un taux d’intérêt légal (T I, Livre II, chapitre IV, p. 446--447), l’éducation publique pour contribuer à
l’élévation du niveau général d’instruction (T II, Livre V, chapitre I, articles 2 et 3, p. 384-413), le contrôle
de certains contrats (rente et baux ruraux) de l’agriculture pour éviter des situa-tions injustes (T II, Livre
12
V, Chapitre II, p. 463-464), la réalisation d’accords commer-ciaux avec d’autres nations indépendantes
pour libérer le commerce de l’emprise du mercantilisme (T II, Livre IV, p. 32 et suivantes) ou bien au
contraire la mise en place de mesures protectionnistes comme l’Acte de navigation (T II, Livre IV, Chapitre
III, p. 50). Enfin, on peut noter que Smith est également favorable à la lutte contre la pauvreté (T I, Livre
I, Chapitre X, section 2, p. 213) bien qu’il ne précise pas quel type d’intervention a sa préférence.
Lorsqu’il affirme ceci : “ Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses
semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance ” (Tome I, Livre I, chapitre II, page
82), il ne précise pas s’il faut les contraindre à une quelconque solidarité ni par quel biais. Cependant, il
démontre par ailleurs la nécessité économique et éthique d’un salaire de subsistance (T I, Livre premier,
Chapitre VIII, p. 13 9). Cette action régulatrice de l’État n’est donc pas accessoire, elle est essentielle au
fonctionnement harmonieux de la société. Cette action doit éviter que l’harmonie de l’ordre social (née de
la recherche l’intérêt individuel) ne soit perturbée par l’action de telle ou telle catégorie sociale, de telle ou
telle corporation de marchands ou de manufacturiers, de tel ou tel individu dont les objectifs sont le plus
souvent de se procurer des privilèges et qui iraient à l’encontre d’une véritable concurrence (situation de
monopole par exemple). Smith propose donc une conception de l’État qui se situe entre celle de Hobbes
(l’Etat est une machine organisée qui protège l’homme contre lui--même) et celle de Marx (le
dépérissement de l’État est indispensable dans une société riche constituée d’hommes libres, et liés par la
divi-sion du travail et l’échange). Bien qu’il défende des thèses libérales, Smith ne peut alors s’empêcher
de brocarder de temps à autre, au nom de l’humanisme, de l’éthique et des principes de concurrence, le
fonctionnement du système capi-taliste de son époque et notamment les marchands, manufacturiers et
banquiers qui sont le plus souvent animés par un esprit de monopole contraire à l’intérêt du plus grand
nombre (Tome II, Livre IV, Chapitre III, p. 86-87). Son libéralisme n’est donc pas celui d’un " laissez-
faire, laisser-aller “ sans conditions.
Selon Smith, les excès des passions de certains peuvent nuire à l’harmonie sociale, au bien-être
collectif. C’est le droit, la justice et la recherche de l’équité qui doivent protéger les individus les uns des
autres. De même il est conscient que la poursuite de l’intérêt indivi-duel induit des rapports de force qu’il
faut eux aussi gérer par la loi pour protéger les groupes sociaux les plus faibles contre les plus forts et les
mieux organisés. La question de l’éducation peut être une illustration précise des préoccupations éthiques
de Smith.
Dans la Richesse des Nations, les thèses sur la formation et l’instruction du peuple représentent
une bonne illustration de la démarche intellectuelle de Smith. En effet, son argumentation est construite à
partir de la syn-thèse d’éléments issus de son vécu personnel comme élève, étu-diant, conférencier et
professeur d’université, de données recueillies auprès des différents notables et intellectuels qu’il a pu
rencontrer, de lectures qui lui permettent une analyse historique, de principes éthiques qui donnent du sens
à son propos. Mais son approche n’est pas exactement la même que celle des libéraux contemporains. La
formation est pour Smith un élément essentiel dans la création de richesses. (Tome I, Livre I, Chapitre X,
p. 175 et Livre II, Chapitre I, p. 361) Son analyse est donc étroite-ment liée à la place qu’il accorde au
travail dans les activités écono-miques de l’être humain. Pour lui, l’être humain est capital. Cette analyse
est donc déterminée par une conception humaniste de la société. L’instruction la plus élémentaire devrait
être prise en charge par l’État car elle constitue un bien public qui n’est pas dans la plupart des cas
source du moindre profit individuel mais qui pour le fonctionnement harmonieux de la société est
vital. Cette action for-matrice de l’État, Smith la justifie à partir de trois arguments : la dignité de la
personne humaine exige un minimum d’instruction ; un peuple instruit se laisse moins égarer par la
superstition et des pas-sions excessives ; un peuple instruit peut avoir un comportement plus responsable
dans l’exercice de sa citoyenneté (T II, Livre V, Chapitre I, p. 412). Smith propose aussi que l’État
encourage l’apprentissage des sciences et de la philosophie auprès des gens de condition moyenne et de
tout âge. L’action pourrait consister à instituer des épreuves ou examens qui permettraient ensuite à ceux
qui les ont réussies d’exercer des professions libérales ou de postuler à des fonctions honorables et
lucratives. L’État devrait aussi favoriser les arts en encourageant “ la multiplicité et la gaieté des
divertissements publics “ (spectacles de danse et de musique, représentations théâtrales, expressions
artistiques : peinture, poésie, …). Toutes ces actions en faveur de l’instruction et de la culture du peuple
doivent selon Smith permettre un fonctionnement plus har-monieux de la société, atténuer les effets négatifs
de la division du travail (Idem, p. 406) et limiter les effets néfastes des fanatiques et des sectaires (Idem, p.
413-442). Ainsi, selon Smith, la formation contribue à la transformation de l’individu et de la société.
13
On voit donc que la théorie de la main invisible chez Smith n’est pas du tout réductible à un pur
et simple “ laisser faire, laisser passer ” et si sa pensée nous offre une première image de ce que peut être
la pensée libérale, on voit aussi qu’il n’y a pas, dans cette pensée d’antagonisme pur entre l’intervention de
l’Etat et la prospérité ou la recherche du bonheur commun. Cependant la théorie de la main invisible est
bien fondée sur une croyance en l’harmonie des intérêts qui légitime la domination des plus forts sur les
plus faibles comme moteur du progrès, la brutalité de la concurrence et le darwinisme social qui
l’accompagne. Cet optimisme est fondé sur le postulat d’une sorte d’unité de la société, d’un développement
économique bénéfique à tous, mais si l’on introduit l’idée qu’il existe des classes sociales dont les intérêts
sont antagonistes, alors cette croyance en l’harmonie s’effondre. Ce sera là le point faible du libéralisme,
comme nous le verrons avec le marxisme.
- Les principes de politique : la volonté générale peut faire autant de mal qu’un despote.
Benjamin Constant, dans son ouvrage Les principes de politiques (chap. 1), fera la critique de
Rousseau que l’on peut ici résumer. En effet, le pouvoir du peuple, s’il ne connaît aucune limite, peut faire
autant de mal qu’un despote. Il est donc important de ne pas concevoir le rapport de l’individu à l’Etat
comme une totale aliénation à la volonté de tous. L’objectif d’un penseur libéral comme Constant, sera
alors de montrer qu’en République, l’indépendance individuelle doit pouvoir se protéger des excès
éventuels d’un pouvoir politique qui n’est pas limité. Le risque en effet, est de voir apparaître une forme
“ d’absolutisme républicain ”, comme on a pu le constater dans l’histoire au moment de la terreur, lors de
la révolution française, qui donne naissance à ce que Constant nomme “ le despotisme de la liberté ”. Il ne
doit donc exister qu’un pouvoir politique contrôlé, limité, et qui ne peut porter atteinte aux droits
fondamentaux des individus sans quoi, même une république peut devenir tyrannique. C’est précisément
ce que Rousseau n’avait pas théorisé dans son Contrat social selon B. Constant et l’idée d’une souveraineté
du peuple ne suffit donc pas à définir ce que doit être un état de droit organisé sur le principe de la division
des pouvoirs (théorisé plutôt par Montesquieu que par Rousseau).
Le Contrat Social de Rousseau repose en effet sur certains principes discutables : le pouvoir
imaginé par Rousseau semble sans limite et exige une adhésion totale des citoyens. La loi s’appliquant à
tous et étant décidée par la volonté générale (dans le cadre de ce que Rousseau imagine être une démocratie
directe), elle ne peut, selon Rousseau, être contraire à l’intérêt des citoyens : “ le souverain ne peut avoir
d’intérêt contraire au leur ”, écrit-il. Mais le pouvoir au sein des grandes nations se délègue à ses
représentants et le modèle théorisé par Rousseau s’adapte mal aux démocraties indirectes. Dans un système
indirect, le pouvoir est donné à quelques-uns et non à tous, et cela risque de produire une confiscation
oligarchique du pouvoir. Il convient donc de déterminer un espace de liberté inaliénable face au pouvoir,
un espace d’indépendance individuelle que l’Etat ne peut pas violer et limiter ainsi la puissance publique.
Le reproche que Benjamin Constant fait donc à Rousseau c’est de n’avoir conçue la liberté que comme
obéissance à la volonté générale (“ la liberté est l’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite soi-même ”
écrivait Rousseau) alors qu’il faut d’abord la définir comme indépendance individuelle face au pouvoir
de l’Etat. Rousseau est donc resté prisonnier d’une conception antique de la liberté alors que l’époque
moderne insiste désormais sur une conception plus individualiste de la liberté. Le rousseauisme souhaite
une fusion des individus dans le corps social, en partant de l’idée que le tout, seul habilité à décider ce que
l’on peut vouloir, est supérieur aux parties qui doivent donc s’effacer devant “ l’intérêt général ”. Mais la
liberté n’implique-t-elle pas justement l’idée que l’on puisse résister contre l’opinion dominante, pour
libérer ses potentialités de choix individuel… ?
Il faut en effet, selon Benjamin Constant, distinguer deux conceptions de la liberté, celles des
anciens et celle des modernes. Pour les anciens (de la période antique grecque par exemple), la liberté est
d’abord collective et se conçoit comme participation aux décisions de la société par le vote et l’élaboration
des lois capables d’exprimer une volonté collective. La liberté de l’individu est donc d’abord ce qui définit
sa citoyenneté et qui ne peut être saisie qu’à partir de son appartenance à la société, lui accordant un usage
des prérogatives juridiques données lui permettant de participer à la vie publique. C’est en ce sens que l’on
parle alors de “ liberté participation ”. Pour les modernes au contraire, la liberté est d’essence individuelle
et se conçoit davantage comme indépendance privée qui doit être protégée par la tendance que le pouvoir
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politique et l’Etat ont de vouloir régir la société. La liberté n’est pas l’obéissance à la loi mais protection
de la sphère privée par la loi (“ liberté protection ” [29]. Le message du libéralisme consistera alors à
vouloir protéger la liberté individuelle et non pas simplement en rester à une conception participative de la
liberté [30]. Nous retrouvons cette même logique dans la pensée libérale tocquevilienne.
Nous avons donc vu que Rousseau fonde la liberté collective sur le principe d’une soumission de
l’individu à la volonté générale. Benjamin Constant dans ses Principes de politique fait donc la critique du
Contrat social de Rousseau fondé sur l’idée d’une “ aliénation totale ” car une volonté générale peut faire
autant de mal qu’un despote comme le montre l’expérience de la terreur révolutionnaire. Rousseau aurait
donc favorisé la liberté des anciens (liberté participative) au détriment de la liberté des modernes (liberté
protection). Le problème d’une démocratie est donc d’avoir a trouver un équilibre entre liberté des anciens
et des modernes, c’est-à-dire entre participation à la vie collective et indépendance privée, entre égalité et
liberté. Comment est-ce possible ?
Cette question est abordée par Alexis de Tocqueville (1805- 1859) magistrat, puis député et
ministre des affaires étrangères, donc homme politique, mais aussi un théoricien. C’est un aristocrate mais
surtout démocrate d’inspiration libérale. En 1831, alors qu’il est encore magistrat, il part aux Etats-Unis
pour faire une étude sur le système pénitentiaire américain. Il en revient avec son œuvre son œuvre
principale De la démocratie en Amérique qui est une réflexion sur le rapport entre égalité et liberté.
Tocqueville commence par montrer que la démocratie est un processus d’égalisation des
conditions qui sépare les individus les uns des autres, et qui fragmente le lien social. Chacun peut vivre
davantage dans l’indépendance par rapport aux autres, chacun peut se considérer isolément vouloir agir par
soi-même : les individus sont moins prisonniers des chaînes générationnelles et du respect des hiérarchies
traditionnelles. L’individu moderne s’émancipe des traditions au nom de sa liberté mais cela le conduit à
se replier sur lui-même et cela “ le ramène sans cesse vers lui seul, et menace de le renfermer dans sa
solitude de son propre cœur ” écrit-il. Ce repli sur soi que Tocqueville nomme l’individualisme est donc un
produit de la démocratie qui est un processus de déshumanisation. Pourquoi l’individualisme (le produit de
la liberté) est-il paradoxalement, pour notre société, une menace ?
Dans le tome 2 (chap. 13) De la Démocratie en Amérique, Tocqueville commence par distinguer
l’égoïsme (amour exagéré de soi-même, ce que rousseau nomme l’amour propre) et l’individualisme :
“ Un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à
se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis de telle sorte qu’après s’être ainsi crée une petite société à son
usage il abandonne volontiers la société à elle-même ”. L’individualisme c’est donc le repli sur la sphère
privée, l’abandon de la sphère publique, le désintérêt pour ce qui est collectif, le fait de ne plus avoir le
souci du monde extérieur mais le seul souci de son univers personnel (il peut s’accompagner de familialisme
ou de repli identitaire communautaire). L’individualisme est donc pour Tocqueville une invention de la
démocratie qui se développe d’autant plus que les conditions entre les hommes s’égalisent. “ L’égalité place
les hommes les uns à côté des autres sans lien commun qui les retienne ”. L’individualisme menace donc
l’individu d’un enfermement en lui-même. Quelles sont les conséquences de cet individualisme (que l’on
pourrait qualifier avec Arendt “ d’acosmisme ”, qui est un mouvement de retrait par lequel nous devenions
comme étrangers les uns aux autres et plus précisément un “ acosmisme de la déliaison ” qui est une forme
d’aliénation (“ world aliénation ”) qu’Hannah Arendt oppose à ” l ‘amour du monde ” : amor mundi[31]).
Tout d’abord lorsque l’individu se repli sur soi, bien loin de reconquérir une liberté qui serait
naturelle, originelle, il perd sa capacité de penser et d’agir par lui-même, de se singulariser. Le repli sur soi
n’est pas la liberté car le retrait n’est pas en fait une indépendance, c’est une illusion de retrait. Pourquoi ?
Parce que la vie “ privée ” reste toujours dominée par des mécanismes collectifs (la vie privée n’échappe
pas à la vie sociale). Dans une société démocratique, les modes de vie, les habitudes, les goûts deviennent
de plus en plus semblables. Pour Tocqueville la démocratie tend à l’effacement des différences entre les
individus, une société qui tend à l’uniformisation, une sorte de “ médiocratie ”. Il y a chez lui une conception
plutôt pessimiste de cette uniformisation car elle tend à rendre la société trop homogène, elle risque de lui
faire perdre sa diversité. En effet, loin de se rendre indépendants par le retrait dans la sphère privée, les
individus sont comme des atomes qui ne forment plus qu’une seule masse. C’est un paradoxe un peu
15
difficile à penser : il s’agit de l’idée selon laquelle plus les individus se replient sur eux et plus ils forment
un agglomérat où chacun “ colle ” aux autres. La masse (et que Arendt avait tenté de mettre en avant dans
son analyse du système totalitaire quand elle faisait le lien entre société massifiée et atomisation) des
individus forme un peu comme un troupeau où chacun, bien qu’étant enfermé en lui devient dépendant de
cette masse. Dès lors “ les esprits inclinent naturellement vers des idées analogues et quoique chacun d’eux
puisse s’écarter de ses contemporains et se faire ses croyances à lui, ils finissent par se retrouver tous sans
le savoir et sans le vouloir dans un certain nombre d’opinion communes ” (De la démocratie en Amérique,
p. 319). C’est donc le mécanisme de la formation de l’opinion commune qui devient une puissance anonyme
et impersonnelle qui est ici évoqué par exemple. Loin de se rendre indépendants, les individus atomisés se
mettent alors à penser de manière conformiste (soumis à l’opinion commune). On peut donc en déduire que
le processus d’atomisation correspond à un processus de déshumanisation et à une perte de l’autonomie
individuelle notamment sur le plan intellectuel ou politique [32].
D’autre part, l’individu replié sur lui qui perd le courage de s’arracher à sa sphère intime pour
investir la sphère publique perd le sens de l’action collective (liberté participative) : nous perdons ainsi ” les
occasions d’agir ensemble ” dit Tocqueville. Un des dangers de la démocratie serait alors, en privilégiant
l’égalité entre les individus, de finir par perdre sa vivacité, sa capacité de changement. Tocqueville évoque
l’idée d’une humanité qui n’avancerait plus et semble désespérer des sociétés nouvelles qui lui semblent se
vautrer dans le lâche “ amour des jouissances matérielles ” (le matérialisme), le manque de volonté de
changer la société, la disparition de l’attirance pour l’avenir, l’abandon au cours des choses, une sorte
d’effondrement idéologique en somme. Chacun est reconduit à sa petitesse, à son insignifiance, bref à son
absence de grandeur et d’idéal. Ce second point va avoir une conséquence politique importante.
Que faut-il donc redouter dans la démocratie selon Tocqueville ? En priorité le repli de l’individu
dans sa jouissance privée, dans la jouissance de ses biens matériels que le progrès lui propose. L’adéquation
évoquée par Tocqueville peut se résumer ainsi : démocratie = matérialisme = individualisme = étatisme).
L’ennemi des démocraties n’est pas ici extérieur mais intérieur. Il se décrit comme un despotisme sournois
s’installant progressivement au titre d’un effet pervers de l’égalité. En Amérique justement, l’équilibre
semble avoir été trouvé, aux yeux de Tocqueville, entre égalité et liberté, car une démocratie vivante a pu
s’y construire en évitant la logique de l’Etat tout puissant. Il y a, certes, un certain individualisme mais qui
demeure pondéré. Les hommes savent encore agir ensemble et sauvegarder l’esprit public. En France par
contre, tel n’est pas le cas et la passion de l’égalité conduit au despotisme (II, 369) : “ On dirait que chaque
pas qu’ils font vers l’égalité les rapproche du despotisme ”. Le problème des démocraties c’est donc d’avoir
à trouver un équilibre entre égalité et liberté, c’est à dire entre liaison et déliaison, entre un trop ou pas assez
d’Etat, entre une vie en fusion avec la société et une séparation. La liberté en société suppose que l’on soit
à la fois reliés et séparés [34].
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CHAPITRE III
LA CRITIQUE DU LIBERALISME
Le marché est donc pour les libéraux, autorégulateur et au fondement de l’harmonie sociale. Une
telle vision optimiste de la société et de l’économie (“ la mondialisation heureuse ” dont parlait Alain Minc)
n’est aujourd’hui plus tenable puisque le fossé entre les plus pauvres et les plus riches ne cesse de se creuser,
puisque le développement économique menace les équilibres écologiques et que le système financier
international produit des crises financières sans précédent qui vont à l’encontre de l’intérêt général. Sans
doute le libéralisme avait fondé l’idée même de libre concurrence, mais cette liberté a basculé dans la lutte
sans merci des industries, dans les situations de dominations des grands trusts, dans l’impérialisme des
Etats capables de nier la liberté des peuples exploités par la colonisation. Oui, le libéralisme avait fondé
l’idée moderne de liberté mais cette modernité n’a pas su protéger les individus d’une vaine recherche de
la cupidité, du consumérisme et de l’anonymat des masses. La crise financière actuelle a au moins le mérite
de nous inviter à repenser dès lors le modèle actuel de l’économie libérale. Le capitalisme est-il par essence
un système injuste ?
Si le capitalisme s’impose bien aujourd’hui comme système économique mondial, selon une
logique libérale, c’est tout le mérite de la pensée sociale d’avoir aussi montré ses limites et ses dangers. Au
19è siècle, l’apparition d’une industrie massive a fait passer les sociétés d’un système marchand à un
système capitaliste basé sur l’exploitation du prolétariat. Les théories socialistes apparaissent alors en
soulignant que, contrairement à ce qu’affirme le libéralisme, le monde du marché économique ne permet
pas le bien de tous mais repose sur une divergence d’intérêts, qui oppose les différentes classes sociales.
Du fait de l’accumulation (sans fin) du capital, l’égalité entre les hommes est rompue et la richesse est
répartie de manière très inégale entre le salaire des ouvriers et le profit capitaliste. Le système libéral
s’achève donc dans l’exploitation de l’homme par l’homme, devenu simple marchandise et le travail ne
reçoit pas, en échange, la part légitime de richesses qu’il a effectivement créé, mais un salaire réduit au
minimum (théorie de la plus-value). Le socialisme dénonce donc l’injustice d’un marché qui, si on le laisse
livré à lui-même se transforme donc en aliénation pour les catégories les plus basses de la société, comme
a voulu le montrer Marx, se transforme en une “ usinocratie ” indifférente aux souffrances du peuple, en
des rapports de forces où le fort domine le faible, en “ fabrique du diable ”. Le milieu du 19ème siècle
marquera alors le point culminant d’une société industrielle dans laquelle on voit qu’un Etat minimal peut
transformer la démocratie en une organisation purement formelle qui n’a pour finalité que la garantie
abstraite de droits politiques mais qui laisse les hommes sans véritable protection réelle face à la violence
des rapports marchands. Le libéralisme pur et dur, qui ignore la notion de justice sociale, est limité à une
vision trop réduite du rôle de l’Etat. Trop de liberté fait disparaître l’exigence d’une justice, d’une égalité
minimale. La pensée communiste en fera alors la critique sur la base d’un refus du capitalisme pour montrer
que selon elle, il n’y a de société juste qu’une société qui supprime les inégalités sociales. La critique du
libéralisme n’est donc pas nouvelle : elle date de l’apparition du socialisme (utopique) qui l’accuse de
produire une société inégalitaire, brutale avec les plus faibles, de créer une anarchie économique qui
enrichie une petite minorité tandis que le peuple est affamé. Elle commence avec des penseurs comme Saint
Simon, Fourier (qui imagine son “ phalanstère ” dans ses Principes du socialisme de 1843), Proudhon (“la
propriété c’est le vol ” – Premier mémoire sur la propriété (1840) et Philosophie de la misère). Ces penseurs
mettent en question la propriété privée et entament un combat contre l’exploitation économique des
ouvriers.
b) La critique marxiste des Droits de l’Homme et de l’Etat (L’Etat n’est pas au service de tous
mais d’une classe sociale dominante).
Dans la société capitaliste où, selon Marx, les rapports sociaux sont injustes, l’idéologie
politique et juridique (superstructure comme idéologie) qui s’élève de cette société (infrastructure) découle
de cette injustice tout en la masquant : le système juridique de la société capitaliste prétend réaliser une
justice universelle avec les Droits de l’Homme, alors qu’il ne fait que traduire des intérêts économiques.
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Les Droits de l’Homme, par exemple, bien que prétendant être universels, en garantissant la propriété privée
des moyens de production, ne font que rendre possible la concentration du capital et donc l’exploitation de
l’homme par l’homme, ce qui va dans le sens de l’intérêt de la bourgeoisie. Les Droits de l’Homme sont
donc pour Marx, certes, un progrès, par rapport à l’Ancien Régime, mais ils demeurent des “ droits
bourgeois ”, des droits “ égoïstes ” qui restent purement formels (théoriques) et ne garantissent aucune
justice sociale réelle. Que signifie, par exemple, le droit de propriété pour celui qui ne possède rien ? Le
droit de travailler pour celui qui est au chômage ? Le droit à la sécurité pour celui qui meurt de faim ? Ces
droits proclament une égalité juridique (abstraite) mais ne se donnent pas les moyens d’une véritable justice
concrète qui est aussi, pour Marx, économique et sociale. Les droits de l’homme sont ainsi proclamés mais
ils ne sont pas garantis (voir la distinction entre l’idée de démocratie formelle et celle de démocratie
réelle). Pour Marx, le concept d’égalité des droits dans une société capitaliste n’est rien d’autre qu’une
illusion fondée sur un principe injuste : l’idée générale d’un “ droit égal ” masque en réalité les véritables
inégalités sociales. Ces droits restent donc purement théoriques et ne protègent pas le faible du fort. Il s’agit
donc d’une forme d’idéologie qui prétend incarner la justice alors qu’elle ne fait qu’exprimer une situation
sociale globalement injuste.
Dans ce contexte, l’Etat n’est pas considéré par Marx comme l’instrument de la réalisation de ce
qui est juste mais l’instrument par lequel une classe sociale impose sa domination sur une autre.
“ L’existence de l’Etat est inséparable de celle de la servitude ” nous dit-il. L’Etat comme appareil politique
résulte en réalité de la division d’une société en classes sociales dont les intérêts sont antagonistes et sa
fonction essentielle est de maintenir la cohésion en assurant l’hégémonie des classes dominantes sur les
classes dominées : la domination de l’Etat est une domination politique de classe. L’Etat est pour Marx
“ l’expression du caractère conflictuel des rapports productifs et sociaux et l’instrument par lequel les
individus d’une classe dominante font valoir leur intérêts communs ”. L’Etat est donc un outil au service
de la classe qui exploite, qui cherche à maintenir l’oppression produite par le mode de production
économique existant (esclavage, servage, salariat). Le droit et l’Etat apparaissent donc à Marx comme des
idéologies qui légitiment la domination d’une classe sur une autre par le biais du travail. Etant dirigé par
une élite, l’Etat rend donc esclave une grande partie de la population par la répression (police-armée), par
une sorte de despotisme collectif qui aliène la société tout en prétendant instaurer la justice.
“ Toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la
lutte pour le suffrage, etc. ne sont que les formes illusoires-le général étant toujours la forme illusoire du
communautaire-dans lesquelles les luttes des différentes classes entre elles sont menées. Il s’ensuit en outre
que toute classe aspire à la domination-même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour
le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général, doit d’abord
s’emparer du pouvoir politique afin de présenter, elle aussi son intérêt comme l’intérêt général [...] Du reste,
la lutte pratique de ces intérêts particuliers constamment opposés aux intérêts communs, réels ou illusoires,
rend nécessaire l’intervention pratique et l’action modératrice de l’illusoire intérêt “général” qui a forme
d’État ”[35].
Marx et Engels, L’idéologie allemande.
Pour Marx, la révolution, doit entraîner la disparition des classes sociales et donc entraîner celle
de l’Etat qui masque l’oppression sous couvert de légitimité ! “ La liberté, écrit Marx dans la Critique du
programme de Gotha, consiste à transformer l’Etat, organisme qui s’est mis au-dessus de la société, en un
organisme entièrement subordonné à elle”. Il doit devenir un simple organisme de gestion. Il s’agit de
libérer l’ordre social de l’aliénation étatique. Comme l’Etat n’est pas une puissance universelle hors de la
société et qu’elle n’est pas neutre, elle est toujours une menace pour la liberté. Pour mémoire, il faut se
souvenir des trois grandes étapes de la libération marxiste : Tout d’abord il doit y avoir renversement de
l’ordre injuste et donc une révolution, usage de la violence. La dictature du prolétariat organisera la société
sur la base de la suppression de la propriété privée des moyens de productions et viendra la fin du
capitalisme (l’Etat joue encore un rôle décisif ici mais provisoirement). Et enfin, le règne de la liberté
apparaît : la discorde entre les hommes est supprimée : l’Etat comme structure du pouvoir peut disparaître.
Cette troisième phase n’a jamais existé ni été réalisée dans l’histoire.
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Le libéralisme voulait donc que chacun ait ce qui lui revient “ selon son mérite ”. Mais que faire
alors dans une société inégalitaire, des plus pauvres, des malades, des enfants défavorisés, des personnes
âgées, des chômeurs…. bref, des plus faibles ? Suffit-il de se contenter de la charité des associations
caritatives d’inspiration religieuse ou du paternalisme d’entreprise ? Les droits donnés à tous sont certes
essentiels, mais protègent-ils les faibles contre les forts (l’exploitation économique), protègent-ils les
hommes des risques sociaux ? N’est-il pas indispensable d’intervenir dans la société en redistribuant la
richesse pour protéger les plus faibles ? L’argument libéral est le suivant : les riches ont bien le droit de
s’enrichir du moment que cela ne nuit pas aux pauvres. Mieux même, l’enrichissement des riches est
nécessaire à la croissance et encourage l’innovation, l’investissement, bref la richesse des uns est aussi utile
à l’ensemble de la population (la formulation philosophique de cette idée se trouve chez John Rawls pour
qui les inégalités sont “ justes ” si elles contribuent à améliorer le sort des plus démunis, nous y reviendrons
plus tard). Mais il n’est pas évident de penser que la richesse des plus riches permet d’améliorer le sort des
plus pauvres, sauf s’il y a une redistribution de cette richesse par l’Etat. Le problème n’est pas en effet qu’il
y ait inégalités des revenus, mais de savoir si cette inégalité profite à l’accroissement du niveau de vies des
plus pauvres. Or il semble que ce qui permet surtout aux classes les plus faibles de voir leur niveau de vie
préservé, relève des mécanismes de redistribution par l’Etat [36]. Ainsi, si l’on veut une société plus juste
et plus solidaire, il n’est plus simplement suffisant de responsabiliser l’individu, il devient aussi nécessaire
de collectiviser les risques, c’est-à-dire de mettre en place un système de protection de chacun face aux
risques sociaux (Etat-providence).
La doctrine libérale classique reposait sur l’idée que le droit n’a pour but que l’exercice de la
contrainte (théorie de l’Etat régalien). Il n’y aurait donc pas, en ce sens, de “ droit des pauvres ” et chacun
peut alors être considéré comme responsable de sa propre existence, de sa situation sociale. Le libéralisme,
en préférant valoriser la liberté au détriment de l’égalité, considérait qu’un Etat chargé d’aider les pauvres
risquait d’envahir la société civile et de devenir omniprésent (Tocqueville, par exemple, refusait l’idée d’un
droit au travail, et niait tout devoir d’assistance de l’Etat -envers les chômeurs- car cela supposerait une
amplification de son emprise sur la société au détriment de la liberté individuelle).
C’est donc le principe de la responsabilité individuelle qui est, dans l’histoire, toujours mis en
avant par le libéralisme. Si, au 19ème siècle, la pauvreté ne donne aucun droit, c’est à chacun d’être
prévoyant et les inégalités sociales sont au fond conçu comme l’illustration des inégalités naturelles, des
aptitudes de chacun. Si un ouvrier est frappé d’un accident dans son usine, c’est avant tout le coup du destin,
une fatalité en somme, mais l’Etat n’a pas à assumer la prise en charge de cet incident. Dans ce cadre, il ne
reste alors reste donc que la bienfaisance privée pour remédier aux souffrances des plus déshérités (la
charité caritative). Le libéralisme fait donc, au 19ème siècle, de l’assistance une vertu morale mais refuse
de la traduire en obligation juridique (la société assurantielle n’existe pas encore).
La sociologie va en effet montrer que la répétition de certains faits (suicides, crimes, accidents,
etc.) n’est ni le résultat d’un déterminisme strict (fatalisme), ni le résultat de volontés purement
individuelles. Il s’agit plutôt de faire apparaître des moyennes statistiques qui indiquent une probabilité.
Ce que précise alors François Ewald, dans son livre Histoire de l’Etat providence (1996), c’est que
“ l’évènement politique majeur des deux derniers siècles est l’application du calcul des probabilités au
gouvernement de la société ”. Par cette méthode, en effet, l’accident devient un simple risque statistique
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prévisible qui n’est plus imputable à telle ou telle personne mais à la société et c’est donc désormais à elle
de prendre en charge ce risque collectif. La notion de risque ne désigne donc plus un simple événement
malheureux, un coup du sort, mais en fonction d’une approche probabiliste, elle désigne un événement
calculable, collectif, que l’on peut donc assurer et anticiper. La naissance de cette vision probabiliste donne
ainsi naissance à l’idée d’assurance. Voilà pourquoi, en parlant d’Etat providence, on parle également d’une
“ société assurantielle ”. L’idée serait de rendre possible la protection des individus contre toute forme de
risque (maladie, chômage, vieillesse, dépendance) par un système étatique et juridique.
Dès la fin du 19ème siècle s’instaure alors progressivement une société d’assurance : caisse
d’épargne, puis caisse nationale des retraites (1850) … La transition entre une société purement libérale et
une société solidaire est ici enclenchée et ce processus nous orientera de la responsabilité à la solidarité par
une nouvelle législation sociale. L’Etat providence, dont l’existence ne prendra sa forme définitive qu’avec
l’apparition de la sécurité sociale au milieu du 20ème siècle, est donc le résultat d’une évolution qui
supposait d’abord cette révolution intellectuelle et juridique de la fin du 19ème. L’idée que l’Etat doit
protéger les individus contre les risques sociaux est donc assez récente et n’a pu apparaître qu’à la condition
que la notion même de risque social soit reconnue. Le “ welfare state ” est donc l’aboutissement de ce
processus de socialisation des risques, de cette création d’une société assurantielle qui fait de l’assistance
une obligation légale et non plus une simple obligation morale. La théorie libérale d’un Etat minimal et
d’une société harmonieuse organisée par le simple jeu de l’offre et de la demande apparaît alors insuffisante
au regard des exigences nouvelles de la justice sociale.
La protection sociale est alors un système de redistribution et donc de plus grande justice qui ouvre
des droits-créances (au-delà des droits libertés) : elle prend à ceux qui ont plus pour donner à ceux qui ont
moins, aux biens portants pour les malades, à ceux qui travaillent pour les retraites et le chômage. C’est
donc un système de solidarité qui doit prendre en charge les risques sociaux. Cette protection est donc un
instrument essentiel de notre égalité et fait de l’Etat, qui affirme le droit à la sécurité (qui est le garant de
cette protection), le fondement de la cohésion sociale. La justice sociale suppose donc non pas le “ chacun
pour soi ”, ni que l’aide soit basée sur l’initiative privée (la charité privée), mais que l’aide soit globale, que
le risque soit socialisé entre assurance (cotisation selon revenus) et assistance (impôts). Le système est
basé sur le principe de la mutualisation au sens où l’on refuse de faire de la prise en charge des risques une
source de profit. Ce système est un acquis social fondamental qui a permis une amélioration très forte des
conditions de vie. Ce système a aussi contribué au développement économique en préservant le pouvoir
d’achat et donc la demande. Les libéraux soulignent certes aujourd’hui les effets supposés pervers des
dépenses sociales sur l’économie (“ assistanat ”–accroissement de la dette publique) et proposent alors une
remise en question de l’Etat providence (par le recours aux assurances privées), mais d’autres pensent que
la protection sociale est un outil du progrès social favorable à la croissance. Le débat entre libéralisme et
socialisme continue donc encore sur le terrain de l’économie.
- La mondialisation accroît les inégalités entre les groupes sociaux : les travailleurs les moins
qualifiés sont exposés à la concurrence des pays à bas salaires (délocalisation de la production, importation
des produits) d’où le risque du chômage.
- La mondialisation accroît la concurrence entre des pays dont les niveaux de développement
sont très différents. En l’absence de droit sociaux certains pays ont un avantage compétitif face à d’autres
où l’Etat providence garantit encore des droits sociaux (dumping social). D’où la question complexe du
protectionnisme ou d’une régulation du commerce international.
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providence car au nom de la compétitivité, la tendance générale est à la réduction du rôle de l’Etat surtout
en période de crise économique et d’inflation de la dette publique. Cela conduit à l’affaiblissement de la
cohésion sociale.
Autrement dit la libre circulation des marchandises et des capitaux ne peut pas, y compris à
l’échelle internationale, ne pas être régulée par le pouvoir politique, telle est la limite de la doctrine du libre-
échange et du néolibéralisme. Ce que les crises économiques montrent, autant que l’exploitation
économique, ou la crise écologique, c’est que si l’économie de marché est nécessaire à une certaine forme
de prospérité, elle doit être corrigée, encadrée, délimitée par le politique pour éviter ses excès. Dans une
démocratie, une société n’est “ décente ” (pour reprendre l’expression du philosophe Avishai Margalit [37])
que s’ils existent des institutions qui luttent contre la pauvreté, l’exploitation, les conditions de travail
déplorables, qui cherchent à favoriser l’accès à la santé, à la culture, à l’éducation…. Le marché, par ses
seules forces, n’est pas assez vertueux et ne peut pas garantir cette égalité.
C) La critique anarchiste.
Le terme d’anarchie prête à confusion. Au premier abord, le mot évoque l’idée de désordre,
d’individualisme, de violence. Mais ces idées traduisent mal les principes communs du mouvement
anarchiste qui fut, à l’origine, une composante du mouvement ouvrier (très actif lors de la première
internationale par exemple [38] ou du mouvement révolutionnaire russe anti tsariste. Si le terme “ anarchie ”
signifie désordre, l’anarchisme lui est une théorie politique. La difficulté est que l’anarchisme en tant que
théorie n’est pas une doctrine unifiée et qu’il existe une grande diversité de penseurs anarchistes (on peut
citer par exemple Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Rosa Luxembourg, Max Stirner…) ou d’évènements,
de courants politiques, qui dans l’histoire, par la révolte souvent, sont directement ou indirectement liés à
l’anarchisme. Ses visages de l’anarchisme sont multiples (que de différences ente l’anarchisme espagnol à
Barcelone pendant la guerre d’Espagne, le mouvement nihiliste russe, les révolutionnaires mexicains, le
terrorisme en France à la fin du 19ème siècle : “ Ah ! ça ira, ça ira. Tous les bourgeois gout’ront d’la
bombe ” ! …). Il serait, en tous les cas, trop réducteur de ne voir dans l’anarchisme qu’un mouvement de
contestation, de volonté de destruction de l’ordre établi, de la propriété, des valeurs de la bourgeoisie et de
la religion (“ Si dieu existait, il faudrait le faire disparaître ”, Bakounine).
L’anarchisme exprime bien, tout d’abord, il est vrai, le refus de la soumission à l’Etat, du pouvoir,
de l’autorité (au sens d’un gouvernement). “ L’autorité est la négation de la liberté ” écrivait Bakounine
dans Dieu et l’Etat. Netchaiev écrivait, par exemple, dans son Catéchisme révolutionnaire que “ : Le
révolutionnaire, dans la profondeur de son être, non seulement en paroles, mais de fait, a brisé tout lien
avec l’ordre civil et avec le monde civilisé tout entier, avec les lois, les convenances, avec la moralité et les
conventions généralement reconnues dans ce monde. Il en est l’ennemi implacable ; […] Il n’existe pour
lui qu’une seule jouissance, une seule consolation, une puissance et une satisfaction : la révolution ”. En ce
sens le mouvement anarchiste est bien un mouvement révolutionnaire qui souhaite la destruction du monde
politique tel qu’il est. C’est que l’anarchisme initialement est un mouvement de résistance à l’oppression
qui incarne un idéal populaire et qui exprime un idéal de justice, de paix, de refus de la soumission à
l’autorité politique et de la misère.
“Nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle
et légale même sortie du suffrage universel, convaincus qu’elle ne pourrait jamais tourner qu’au profit
d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie. Voilà en quoi
nous sommes anarchistes ”. Bakounine, Dieu et l’Etat. En ce sens l’anarchisme ne souhaite pas la régulation
de la société par l’Etat et donc par les lois, mais par des “ engagements mutuels librement consentis et
toujours révocables ” comme le dit Kropotkine dans La science moderne et l’anarchie). Point d’autorité,
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point de gouvernement de l’homme par l’homme, liberté donnée à l’individu et aspiration à une égalité
complète pour tous.
C’est aussi au nom de ce caractère étranger à l’individu, résultant du fait que l’Etat se situe au-
dessus de la société, que les anarchistes rejettent toutes les limitations étatiques à la liberté personnelle.
C’est l’idée centrale de l’anarchisme de considérer que la société peut s’organiser sans l’autorité de l’Etat.
“ Anarchisme ” ne veut donc pas dire désordre mais ordre sans autorité ou sans gouvernement, organisation
de l’ordre social par la société elle-même sans Etat. Bakounine déclare :
“ Toute théorie de l’Etat est forcément fondée sur le principe d’autorité c’est à dire sur cette idée
éminemment théologique, métaphysique, politique que les masses, toujours incapables de se gouverner,
devront subir le joug bienfaisant d’une sagesse supérieure et d’une justice qui, d’une manière ou d’une
autre, leur seront imposée d’en haut. Mais imposées par qui et au nom de quoi ? ”. Et Proudhon de rajouter
: “ Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : la révolution est là ”.
La pensée anarchiste est donc d’abord un refus. En quel sens peut-elle aussi être une idée
“ positive ” et pas seulement une critique d’un système (ni dieu, ni maître) une “ anarchie ”[40] ou une
simple résistance à l’étatisme ? La pensée anarchiste est une pensée qui souhaite mettre fin à toute forme
d’autoritarisme qui se construit toujours sur une conception pessimiste de l’homme : si l’homme a besoin
d’être dominé, gouverné, c’est parce qu’il est égoïste et incapable de s’élever de lui-même à la recherche
d’un idéal commun. Si l’homme est perverti, alors les institutions politiques sont là pour le redresser, malgré
lui et lui imposer de force, un pouvoir politique (“ Le pouvoir est par nature étranger au droit, c’est de la
force ” dira Proudhon dans Justice. C’est que, quelle que soit sa forme, le pouvoir un processus d’aliénation
qui abêtit les peuples, les asservit, les discipline, et tend au despotisme centralisateur qui rend fou ceux-là
mêmes qui en font usage. Bref, l’anarchisme est une critique radicale du pouvoir politique institutionnel.
L’idée est donc d’imaginer une société d’anarchie : il s’agit de passer d’un droit de l’autorité, de
la subordination, à un droit de l’égalité et de la coordination selon un certain idéal de justice. La société
doit se débarrasser des pouvoirs pour se construire en système d’échanges, par le commerce, la mutualité,
les associations, les contrats, bref, des réseaux de relations immanentes sans soumission au pouvoir de
l’Etat. Utopie d’un désordre annoncé ? Rêve d’un système impossible ? Les anarchistes le nient.
Les libertaires considèrent qu’une société anarchiste devrait être construite sans hiérarchie et sans
autorité ; les institutions telles que le capitalisme, la famille patriarcale, l’Église, l’État, l’armée sont
qualifiées d’autoritaires (dans le sens d’une présence d’autorité par opposition au système libertaire qui
s’en passe) et contraires aux libertés individuelles [41]. Encore une fois l’anarchisme n’est pas une doctrine
unifiée. Certains préféraient parler de collectivisme ou de fédéralisme, voire de communisme libertaire, de
mouvement antiautoritaire. Mais schématiquement, on peut résumer deux grands courants, dont l’un est
d’inspiration collectiviste (et donc plutôt de gauche) et l’autre plutôt individualiste (et donc parfois de
droite). L’un imagine l’organisation d’un système autogéré à l’échelle de petites communautés par exemple,
l’autre peut prendre la forme de l’ultralibéralisme (les libertariens) critiquant systématiquement toute forme
d’intrusion de l’Etat dans la vie individuelle [42].
Reste que si l’anarchisme a pu donner lieu dans l’histoire à quelques expériences politiques, ces
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théories apparaissent utopiques et semblent difficiles à appliquer autant qu’elles n’apparaissent pas
susceptibles d’instaurer un système politique stable et durable ni d’être économiquement viables ou
socialement décentes. La solution au conflit entre liberté et égalité, si l’on raisonne à l’échelle actuelle des
nations, qui ont besoin de régulation politique, ne semble pas être l’absence d’Etat, préjudiciable à l’idée
de redistribution de la richesse, mais plutôt la construction d’un Etat social qui sait aider et donner sans
assister et par là trouver une solution au conflit qui oppose l’égalité à la liberté.
Un certain courant anarchisant reste cependant vivace dans le monde entier et “ a formé le meilleur
de l’esprit syndical ” comme le dit Emmanuel Mounier (Communisme, anarchisme et personnalisme, Ed.
Seuil, 1966, p. 97). Il est vrai qu’en tant que mouvement de contestation sociale et de critique de la société,
l’anarchisme continue à jouer son rôle et reste à la pointe de nombreuses luttes sociales ou politiques.
CHAPITRE IV
LE CONFLIT DE L’EGALITE ET DE LA LIBERTE
Nous avons vu que pour le libéralisme l’Etat n’est pas constitutif mais plutôt régulateur des
libertés. L’Etat est plutôt comme un mal nécessaire en ce sens qu’il tend à limiter la liberté humaine mais
il est indispensable pour maintenir un minimum d’ordre. Mais il faut donc le garantir mais aussi limiter son
pouvoir. Dans ce cadre, les inégalités sociales se fondent sur le mérite et sont donc justes (elles sont le reflet
des aptitudes de chacun). Ce qui serait injuste c’est que l’Etat intervienne dans la société pour corriger ces
inégalités (critique de l’aide sociale comme “ assistanat ”). Donc “ laisser-faire ”, plutôt que contraindre
voilà le principe d’un libéralisme radical incarné par Friedrich von Hayek par exemple.
La pensée sociale considère au contraire que les inégalités sociales sont des injustices car tout le
monde n’a pas au départ les mêmes chances et donc l’égalité des droits (démocratie formelle) ne suffit pas
à rendre possible une égalité réelle (démocratie réelle). Il faut donc une intervention de l’Etat pour corriger
au mieux ces inégalités sociales initiales devant l’éducation, la culture, la réussite (on peut prendre
l’exemple de la discrimination positive). Le problème, on le voit, est donc d’avoir à résoudre la
contradiction qu’il y a entre liberté et égalité. Dans quelle mesure l’égalité est-elle juste, ou inversement
dans quelle mesure les inégalités pourraient-elles être justes ?
En valorisant trop la liberté économique au détriment du rôle de l’Etat, le libéralisme radical finit
par construire une société inégalitaire. Mais à l’inverse, l’hypothèse communiste, accordant trop
d’importance à l’Etat dans la phase de construction d’une société sans classe, finit par abolir la liberté au
profit d’une égalité entre classes sociales. Le communisme, en tant qu’il veut planifier la vie sociale, conduit
à un dirigisme d’Etat bureaucratique, si ce n’est à la terreur totalitaire, à l’Etat policier, qui lui-même
engendre une absence de liberté. La mise en place de la “ dictature du prolétariat ” (phase transitoire selon
Marx entre le capitalisme et communisme) suppose en effet un recours à la violence et le “ livre noir du
communisme ” [43] (ouvrage évidemment polémique) dénonce la perversion des régimes politiques
communistes qui dans l’histoire ont dérivé alors vers la terreur antidémocratique et les massacres de masse
[44]. Sans doute le communisme est-il au départ la recherche d’une société idéale mais dans les faits, dans
l’histoire, cette idéologie se transforme en dictature, par l’instauration d’un parti unique, par l’économie
planifiée, et la suppression de la propriété privée qui fait obstacle au principe de la libre initiative
individuelle dans le secteur économique. Selon l’idéologie marxiste, la primauté est accordée à l’égalité
des conditions, mais ce choix se fait au détriment de la liberté des individus. Ainsi, dans une société
communiste, il ne doit pas y avoir de différentes classes sociales et chacun doit recevoir selon ses besoins.
Mais du coup, bon nombre de libertés sont compromises : il s’agit d’industrialiser à marches forcées,
comme ce fut le cas par exemple en Union Soviétique entre 1928 et 1941. Dans cette perspective, le Gosplan
dirige l’établissement de plans quinquennaux au caractère impératif et contraignant. La liberté économique
est donc supprimée au nom de l’égalité.
L’échec du communisme dans l’histoire, qui bien souvent a conduit à l’apparition de sociétés
autoritaires et de pénurie, montre que l’exigence d’égalité et de justice sociale ne doit pas se faire au
détriment des libertés individuelles. Ainsi, quand Marx envisage la liberté c’est collectivement et non
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individuellement. La liberté collective est au prix, politiquement, de l’abolition du cadre privé de la
propriété.
Le problème final est donc bien d’essayer de concilier dans la société l’exigence d’égalité (que
l’on retrouve dans les mouvements socialistes, syndicalistes) et l’exigence de liberté (que l’on retrouve
dans le libéralisme), de concilier la nécessité d’un Etat corrigeant les inégalités sociales en aidant les plus
démunis et la nécessité d’une liberté économique sans laquelle il n’y a pas de prospérité, bref de vouloir
une économie de marché mais pas une société de marché (le marché n’est pas tout). Il est devenu d’usage
de distinguer la démocratie politique qui respecte les libertés civiques et politiques et la démocratie
économique et sociale qui tente de faire respecter des droits sociaux tout en acceptant les principes de la
liberté économique. Une démocratie purement politique (c’est-à-dire au fond purement libérale) qui
respecterait les libertés individuelles (droit d’expression, liberté de la presse…) mais qui laisserait jouer
pleinement les inégalités sociales sans essayer de les modifier par des droits créances peut apparaître injuste
ou même illusoire en réduisant la vie sociale à un vaste système de concurrence entre individus. La difficulté
pour penser la société juste est donc de trouver la synthèse entre liberté et égalité.
L’idéal semblerait donc de réussir à concilier l’égalité et la liberté, prospérité et solidarité. Est-il
possible d’imaginer cependant une société qui puisse concilier les deux ? Le néo-libéralisme et le
communisme apparaissent comme deux extrêmes : dans un cas on privilégie trop la liberté, dans l’autre,
l’égalité. La politique exige donc un système de conciliation relative, un équilibre entre ces deux valeurs
républicaines. C’est ce que cherche à faire la social-démocratie [45] ou le socialisme contemporain pour
lesquels on doit accepter la liberté économique mais exiger aussi que l’Etat intervienne dans la société pour
corriger les inégalités en garantissant, par exemple, les revenus aux personnes touchées par certains risques
sociaux. Le but du philosophe John Rawls, dans son ouvrage Théorie de la justice, est à ce sujet d’accepter
la liberté économique mais en corrigeant les effets mécaniques du marché par un système de redistribution
(justice sociale). Rawls considère que le premier principe démocratique (l’égalité des droits et des libertés
[46]), n’avait pas de sens si, jusqu’à un certain degré, les inégalités sociales n’étaient pas prises en compte.
A partir d’un certain niveau d’inégalités économiques, la liberté formelle n’a plus tout à fait de sens : il
devient donc nécessaire de se demander à quelles conditions des inégalités sont-elles justes et légitimes
(pour savoir celles qui ne le sont pas). On ne peut pas certes, supprimer toutes les inégalités pour qu’il y ait
compatibilité entre justice et liberté. Le principe de Rawls est de reconnaître que certaines inégalités sont
acceptables si elles sont équitables [47]. Rawls, théoricien d’un libéralisme tempéré, propose deux critères
pour que des inégalités soient acceptables : comme le résume Alain Renaut (op. cit.) : “ sont acceptables
des inégalités telles que même les plus défavorisés ne pourraient pas considérer qu’une société où de telles
inégalités n’existeraient pas puisse leur être profitable ” (parce que la suppression de ces inégalités
supposerait d’instaurer un système de contrôle étatique tel que mêmes les plus défavorisés en subiraient les
conséquences négatives). Il s’agit donc, contrairement à Marx, d’accepter l’économie capitaliste, dont nous
savons qu’elle engendre des inégalités socioéconomiques, mais uniquement dans la mesure où ces
inégalités permettent, par ailleurs, d’atteindre un niveau de croissance et de productivité bénéfique à tous.
Autrement dit, on peut accepter que des entreprises fassent des profits si ceux-ci, en étant réinvestis de
façon productive, engendrent une hausse du niveau de vie des plus pauvres. Rawls préfère un régime
inégalitaire où le niveau de vie de tous est plus élevé à une situation où tous seraient égaux en principe,
mais réduits à la misère. Sont par ailleurs acceptables les inégalités qui s’inscrivent dans un système
d’égalité des chances pour autant que les individus puissent bénéficier des dispositifs garantissant cette
égalité (accès à l’éducation pour tous par exemple). Les plus favorisés matériellement ne peuvent donc pas
faire n’importe quel usage de leurs biens si cela n’est pas acceptable aux autres citoyens et la législation
doivent empêcher les plus nantis de faire un usage libre de leur richesse (par exemple l’Etat doit empêcher
un individu d’acheter une entreprise puis un autre, puis une autre jusqu’à devenir propriétaire d’un secteur
entier de l’économie). Au-delà de l’égalité, il faut donc introduire un principe d’équité, de solidarité, et
donc des exigences morales, même minimales, par quoi il s’agit d’éviter les dérives du néolibéralisme (la
neutralité de l’Etat à l’égard de toute conception morale risque d’engendrer des phénomènes pervers
d’accumulation du capital). Un peu de morale nous sauve donc du néolibéralisme mais trop de morale nous
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éloigne du libéralisme qui ne peut pas imposer aux citoyens une certaine conception du bien.
Le but de l’Etat est alors de lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, le chômage et d’une
manière générale, les malheurs qui frappent les hommes (plutôt que de vouloir faire leur bonheur). Son but
est d’améliorer la vie de tous les citoyens et aussi de redistribuer les richesses, par la fiscalité et d’être
capables d’initiatives utiles au bien commun (dans le domaine de la culture, de l’éducation, de la santé, de
la préservation de la nature, du patrimoine… ect). L’Etat-Providence reste donc bien l’élément central sans
lequel il n’y a pas de justice et d’égalité en même temps que la liberté. Ces notions sont certes relatives car
elles doivent se combiner, se concilier et ne peuvent exister que relativement les unes par rapport aux
autres : la liberté, certes, mais tempérée par l’exigence de justice sociale, l’égalité, certes mais modérée par
le droit à la liberté de commerce. Le “ modèle social français ” en ce sens une tentative de synthèse entre
liberté et égalité (comme peut l’être aussi le modèle social-démocrate des pays scandinaves selon le modèle
danois de la “ flexisécurité ” par exemple) où le libéralisme n’est pas un obstacle à la prise en charge des
risques. Toute la question est de savoir si un tel modèle est adaptable ou compatible avec notre système qui
a son histoire, ses traditions sociales, ses particularités politiques…
Dans un tel système, on ne recourt pas aux principes libéraux tels que “ à chacun selon ses
œuvres ”, mais il s’agit d’adopter plutôt des principes égalitaires ou solidaires en donnant les mêmes droits.
Tout le problème ici est d’essayer de savoir quel doit être le degré et le niveau d’intervention de l’Etat dans
la société ainsi que ses modalités d’intervention (ce qui engendre le débat sur les privatisations de certains
secteurs de l’économie jusqu’alors étatisés, ou des débats sur les manières de conditionner l’aide sociale).
La limite d’un tel système est évidemment le coût généré par un niveau important de protection sociale (le
total des prestations sociales sont passées en France de 14% du PIB à 30% entre 1960 et 1995) et, dans le
contexte actuel d’une inflation importante de la dette publique [48], les critiques de l’Etat-providence ne
manquent pas : trop de protection sociale freinerait la croissance et donc l’emploi, et constituerait un
handicap pour les entreprises dans le contexte d’une économie de plus en plus compétitive. De même l’Etat
redistributif, habituant les individus à l’aide sociale, les détournerait de leur responsabilité et les
affaibliraient, ainsi qu’il déstabiliserait l’équilibre naturel des marchés (la thèse des libéraux étant que les
minima sociaux entretiennent le chômage et la pauvreté loin de les supprimer). Mais le modèle nordique,
bien qu’il ne soit pas facilement transposable à d’un pays à un autre, montre qu’il est possible de réussir à
concilier réussite économique et qualité des services sociaux au-delà du credo libéral.
Cependant si l’Etat providence est en crise (Pierre Rosanwallon, La crise de l’Etat providence), la
question demeure de savoir quelles sont les modalités par lesquelles l’Etat doit ou non aider les plus
pauvres. L’Etat social actif doit-il en effet s’engager dans une conditionnalité accrue de son aide (Workfare
state : terme qui fut élaboré en associant le welfare-aide sociale- et le work –travail-) ou bien doit-il rester,
dans sa pratique, fidèle à l’idée classique de la solidarité par laquelle on donne sans attendre en contrepartie
parce que c’est un droit (Welfare state) ? Autrement dit, faut-il vouloir changer notre conception de l’aide
sociale en refusant d’y voir une forme de solidarité désintéressée (qui n’oblige pas en retour à des devoirs
parce que c’est un droit) selon la logique de l’inconditionnalité ou bien faut-il donner sous condition, en
25
exigeant en retour que les receveurs aient des obligations et non plus simplement des droits ? Faut-il
responsabiliser les chômeurs en soumettant l’octroi des allocations à la bonne volonté d’insertion des
demandeurs (qui cessent d’être alors simplement des ayant-droits) ? Bref, faut-il refonder le contrat social
en contrat civique en renforçant la conditionnalité de l’aide sociale ? La politique libérale anglaise (David
Cameron) vient de relancer le débat récemment en voulant demander à des chômeurs en fin de droit de
travailler gratuitement en contrepartie de l’aide sociale qu’ils reçoivent (c’est l’idée d’un “ travail civique
des chômeurs ”)? Ce débat actuel pose la question des modalités de l’aide sociale et des limites de l’Etat
providence. Il s’agirait de procéder à un rééquilibrage entre droits sociaux et devoirs pour ne pas devenir
des “ assistés ”, et donc de vouloir resserrer le lien entre solidarité et responsabilité, ce qui s’inscrit dans la
logique de la critique libérale classique de l’assistanat (comme Tocqueville déjà en son temps, qui dénonçait
cet “ Etat tutélaire, bienveillant et doux ”). Pour mettre fin à la dette infinie créée par l’Etat, reposant sur
un droit créance illimité, il serait donc préférable aujourd’hui de concevoir une réciprocité entre donneurs
et receveurs. Voilà en somme la nouvelle idéologie de l’aide sociale, apparue dans les pays anglo-saxons
et inspirée du libéralisme faisant la critique de “ l’assistanat ”. De telles mesures sont sans doute critiquables
dans la mesure où l’aide sociale n’est pas une rémunération mais simplement une aide qui ne doit pas avoir
pour but d’abuser de la faiblesse des plus démunis pour les faire travailler gratuitement. Il faut plutôt penser
l’aide sociale comme une assurance (qui voudrait travailler gratuitement pour son assurance qui vous
dédommagerait d’un sinistre par exemple ?) [49].
A la question posée initialement de savoir comment l’existence de l’Etat peut-elle se concilier avec
la liberté individuelle, il est donc possible de répondre que c’est l’existence d’une solidarité protégeant
l’individu contre les risques sociaux qui fonde en partie la possibilité d’une conciliation relative de la liberté
et de l’égalité. L’Etat n’est pas simplement, dans notre système démocratique, une autorité venant limiter
la liberté des individus mais tout en garantissant des droits fondamentaux, et donc la liberté, il maintient
également la cohésion sociale. Il est donc là pour leur assurer des conditions décentes d’existence à chacun.
L’invention de l’Etat Nation, est donc aussi en Occident l’invention d’un cadre à l’intérieur duquel la
politique reste un système solidaire. Reste alors à nous interroger sur l’avenir de cette solidarité et l’avenir
de l’Etat dans le cadre de la communauté des nations.
Ce que montre l’histoire présente et celle de la naissance de l’Etat, c’est que le cadre étatique n’est
pas le cadre définitif de la politique et la conscience européenne n’est pas restée à jamais enfermée dans
cette géographie de la souveraineté. L’Etat-Nation, s’il correspond bien à un moment nécessaire de
l’évolution logique de notre civilisation, n’en reste pas moins un moment provisoire (de quelques siècles
tout de même), qui semble pouvoir être aujourd’hui dépassé. Dans son ouvrage de 1905 titré La science
sociale et l’Action, Emile Durkheim écrivait :
“ Ce que nous montre l’histoire, c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites
patries sont venues se fondre au sein de parties plus larges et celles-ci au sein d’autres plus grandes encore
[...] Sans doute avons-nous envers la patrie d’ores et déjà constituée des obligations, dont nous n’avons pas
le droit de nous affranchir. Mais, par-dessus cette patrie, il en est une autre qui est en voie de formation,
qui enveloppe notre patrie nationale, c’est la patrie européenne, ou la patrie humaine ”.
Ce rêve d’une humanité réconciliée par une fédération d’Etats, cette vision autrefois chimérique
d’une patrie commune qui nous “ envelopperait ” au-delà de ses différences nationales est désormais notre
actualité en voie de formation. Au terme d’un siècle qui a poussé tant d’hommes à s’entre-tuer au nom de
valeurs précisément nationales, après l’expérience de la décolonisation et deux guerres mondiales, suicide
collectif de l’Europe et paradoxalement point de départ de sa résurrection, la Nation, considérée comme
notre unique horizon, est devenue un cadre relatif produisant des idéologies dont on a mesuré tous les
dangers (rien n’est moins aléatoire au regard de l’histoire qu’une frontière, un espace vital et la forme même
de l’Etat apparaît désormais à la lumière nouvelle de sa propre contingence). Le “ mécanisme ” même par
lequel s’enclenche la Dynamique de l’Occident (Norbert Elias) semble nous conduire à un nouveau stade
du processus, celui du dépassement de l’Etat-Nation, si nécessaire à la paix mondiale, condition de la lutte
contre le renouveau des idéologies nationalistes extrémistes. L’histoire nous ouvre alors un nouvel espace
d’humanité autant qu’un nouveau mode de penser, celui du cosmopolitisme, c’est-à-dire du regroupement
de la puissance des souverainetés à un niveau supranational. Qu’est-ce qui justifie ce dépassement de l’Etat-
Nation ? Les violences du siècle ont eut pour effet positif de d’aider les démocraties à prendre conscience
26
de la nécessité de mettre en place des structures supranationales (politiques, juridiques, politiques,
militaires) à finalité préventive, ayant pour principe fondamental d’éviter le retour de la barbarie. Ces
structures se mettent progressivement en place, certes selon des modalités qui restent toujours discutables
mais qui démontrent les efforts accomplis par certains Etats pour l’apparition d’un nouvel ordre
international : on doit tout d’abord songer à la construction de l’ONU, et à certaines de ses résolutions qui
ouvrent la porte à un véritable devoir d’ingérence de la communauté internationale ; on doit songer
également à la construction européenne. Par ailleurs, les mécanismes même de la mondialisation oblige
tous les Etats à davantage de concertation pour régler des problèmes devenus planétaires, transnationaux.
Qu’il s’agisse de la justice (remise en marche du projet de créer un tribunal pénal international, de la défense
(Otan), de la lutte contre le terrorisme, de la surveillance des flux financiers, de l’accroissement des flux
migratoires, des déséquilibres écologiques, de la santé, des trafics d’armes ou de catastrophes
humanitaires…), on voit que les solutions réelles supposent un travail commun de l’ensemble des Etats, un
travail important de concertation et d’intervention qui chaque jour renforce un peu plus la nécessité du
dépassement de l’action purement étatique. Dans les faits, depuis un demi-siècle, les Nations ne sont plus
autant souveraines. Reste que dans les esprits, la culture cosmopolite, qui pourrait inviter les hommes à se
sentir davantage les citoyens d’un même monde, n’est pas encore advenue et le pacte social à l’échelle
planétaire reste pour l’instant bien loin devant nous, bien qu’elle soit la vision d’un futur possible et non
pas un simple doux rêve philosophique. Les crispations souverainistes contemporaines témoignent
d’ailleurs de la difficulté d’opérer la synthèse entre ouverture au monde et narcissisme national.
Bien évidemment, philosophiquement, le cosmopolitisme n’est pas une idée nouvelle ni originale ;
c’est seulement le contexte historique qui le rend plus émergent. Il suffit de remonter à Kant, à ses derniers
livres de philosophie politique (Idées d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique ; Projet
de paix perpétuelle ; Doctrine du droit) pour trouver les fondements d’une culture cosmopolite. Certes, à
l’image de l’utopie de Bernardin de Saint-Pierre, le rêve kantien d’une paix perpétuelle n’a cessé
d’apparaître comme un songe un peu creux. Pourtant la thèse kantienne réapparaît aujourd’hui sous une
lumière différente qui semble lui redonner quelques fraîcheurs. Pour Kant, en effet, aussi longtemps que le
monde sera divisé en Etats séparés, qu’ils soient ou non démocratiques, ceux-ci demeureront entre eux dans
l’état de nature, tout comme pouvaient l’être les individus avant l’invention de l’Etat. Dans cette situation
multiétatique, les Etats (ou des coalitions d’Etats) se font la guerre, et comme il n’est philosophiquement
nécessaire de ne plus vouloir la guerre, il est donc nécessaire que les Etats franchissent une deuxième étape,
celle qui leur permettra d’instaurer entre eux des rapports pacifiques. Peu importe ici la question des moyens
ou des façons de faire (même si pour Kant, cela reste l’effet d’une sorte de ruse de la raison), le plus
important est d’y voir un horizon historique (une idée régulatrice ?) et de lui donner un contenu politique
en imaginant ce que pourrait être un droit cosmopolite. Nous sommes aujourd’hui parvenus à ce stade
transitoire nous conduisant à une citoyenneté internationale, à la possibilité d’une commune humanité.
****************
Notes
[1] Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), Livre XI, Chapitre III, Pléiade, Oeuvres complètes, t. II, p. 395.
[2] Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Editions Léo Scheer, 2007, p. 65.
[3] Yves Charles Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne, PUF, quadrige, 2001, p.19
[4] “ Homo homini lupus ” est une locution latine signifiant : “ l’homme est un loup pour l’homme “, autrement dit que l’homme est
son pire ennemi. Elle fut inventée par Plaute dans sa comédie Asinaria (la comédie des ânes) puis fut reprise par Erasme dans
Adagiorum Collectanea, par Rabelais dans le Tiers livre, par F. Bacon dans De Dignitate et Novum Organum avant Hobbes dans le
De cive (épitre dédicatoire) – la seule occurrence dans toute l’œuvre du Philosophe anglais et ne figure donc pas dans le Léviathan –
, mais elle fut aussi reprise par Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation et par Sigmund Freud
dans Malaise dans la civilisation. En philosophie, cette citation porte sur une vision pessimiste de la nature humaine : l’homme n’est
pas le “ bon sauvage ” de Rousseau mais “ est un loup pour l’homme ”, un être mauvais et pervers porté à réaliser ses propres intérêts
au détriment des autres. De même chez Freud, l’homme est par instinct un être doté d’”une bonne somme d’agressivité. [Source :
Wikipédia].
[5] travail, habileté
[6] Les divergences entre particuliers sont effacées quand tous sont soumis aux lois.
[7] Ce n’est pas la sociabilité naturelle dont parlaient Aristote (La Société, texte 1, p. XX) ou Cicéron (La Justice et le droit ► texte
1, p. XX).
[8] C’est bien un contrat, un accord dont on convient.
[9] chose publique ou État : la République est à la fois le peuple organisé en État (par une constitution) et l’administration du bien
public (par un gouvernement et tous les différents services administratifs).
[10] création (l’État ne vient ni de la nature ni de Dieu, mais d’un pacte ou convention entre les citoyens).
[11] L’État inspire de la crainte puisqu’il détient toute la force réunie de tous ses citoyens (police, armée, contrôle des échanges).
27
[12] “ La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient
se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger, de telle sorte que par leur industrie ils puissent vivre satisfaits, c’est de confier tout
leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes les volontés, par la règle de la
majorité, en une seule volonté ” nous dit Hobbes.
[13] Léviathan, chapitre 21, Gallimard, Folio, 2000, p. 339
[14] C’est du moins la définition que lui donnait le sociologue Max Weber.
[15] La thèse de Rousseau est que le contrat social n’est juste que s’il renforce la liberté en donnant au peuple la position de législateur.
Pour cela il faut que la propriété de chacun ne puisse être défendue que par l’État (chacun doit donc se donner à tous). Il ne faut pas
ainsi limiter le pouvoir de la loi (chacun doit se donner tout entier), mais l’augmenter. Personne ne court le risque d’être dépossédé
de ses droits fondamentaux par l’État, à la condition que tous le fassent aux mêmes conditions.
Il ne faut donc pas confondre un contrat entre des particuliers et un contrat social. Ce n’est pas une relation de confiance entre des
personnes. C’est une soumission de tous à la loi. Concrètement, chacun limite ses droits, mais a plus de pouvoir, car la loi protège
tout le monde.
[16] On oublie souvent que Rousseau destinait son Contrat social à de petits États. Il s’inspirait de deux modèles, l’un antique (la cité
grecque, notamment Sparte alors tenue pour démocratique), l’autre moderne (la République de Genève). Rousseau s’opposait à
l’opinion de la majeure partie des “ Philosophes “ qui admiraient souvent les institutions anglaises, modèle d’équilibre des pouvoirs
loué par Montesquieu et Voltaire. Rousseau s’opposait également avec force au principe de la démocratie représentative et lui préférait
une forme participative de démocratie, calquée sur le modèle antique. Se borner à voter, c’était, selon lui, disposer d’une souveraineté
qui n’était qu’intermittente ; quant à la représentation, elle supposait la constitution d’une classe de représentants, nécessairement
voués à défendre leurs intérêts de corps avant ceux de la volonté générale. En revanche, il s’opposait à la diffusion massive des savoirs,
comme le montre son Discours sur les sciences et les arts qui y voit la cause de la décadence moderne. Le modèle de Rousseau est
bien plus Sparte, cité martiale, dont le modèle entretenait déjà quelque rapport avec la cité de La République de Platon, qu’Athènes,
cité démocratique, bavarde et cultivée. Certains critiques — comme l’universitaire Américain Lester G. Crocker —, particulièrement
sensibles au modèle d’autarcie et d’unité nationales de Rousseau, lui ont reproché d’avoir favorisé le totalitarisme moderne. Cette
opinion est devenue minoritaire depuis quelque temps, mais elle témoigne de la force polémique qu’ont encore de nos jours les écrits
du “ Citoyen de Genève “.
[17] Pour introduire à la critique de la pensée de Rousseau, on peut se référer au Livre d’Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques
Rousseau qui s’interroge sur les potentialités anti-démocratiques contenues dans le Contrat Social et dans l’idée de volonté générale.
On y comprend en effet que si le peuple s’unit simplement pour s’en remettre à l’autorité politique supérieure et si chacun doit
abandonner l’idée de faire valoir ses intérêts individuels qui ne seraient pas validés par le cachet officiel du bien commun et de l’intérêt
général alors, il est difficile de voir ce que cette société possède encore de démocratique. C’est plutôt, comme l’écrit Didier Eribon,
“ le fantasme profondément anti-démocratique d’une fusion totale de l’individu dans le collectif soumis à l’encadrement et si besoin
est, au réencadrement de l’Etat ”, in D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, op. cit. p. 120.
[18] Voir un très bon article d’Alain Renaut: “ Du libéralisme politique au libéralisme économique ”. Alternative économique, Hors
série n°51 du 1er trimestre 2002.
[19] Les libéraux classiques comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek refusent de considérer le social-libéralisme comme une
forme de libéralisme. Pour ces auteurs, le gouvernement n’a pas le devoir d’intervenir pour aider ceux qui sont désavantagés car cela
signifie qu’il faut prendre de la richesse à d’autres à travers notamment les impôts. Ils considèrent que l’intervention sur les marchés
détruit la liberté. Aussi est-il contradictoire pour eux de mener des politiques sociales pour rendre les gens libres. On peut ainsi parler
de libéralisme conservateur. Hayek dans son livre Droit, législation et liberté va jusqu’au bout de la thèse libérale en abandonnant
toute revendication d’égalité des conditions matérielles (sans quoi on contribue à instaurer un système qui exclut la liberté
personnelle). Pour Hayek, l’idée de “justice sociale” ou justice distributive est vide de sens dans une société d’hommes libres.
[20] “ L’utopie est un canevas d’utopies, un endroit où les gens sont libres de s’unir volontairement pour poursuivre et tenter de
réaliser leur propre vision d’une vie bonne dans la communauté idéale mais où personne ne peut imposer sa propre vision utopiste
aux autres. [...]L’État minimal nous traite comme des individus inviolés, qui ne peuvent pas être utilisés de certaines façons par
d’autres, comme moyens, outils, instruments, ou ressources ; il nous traite comme des personnes ayant des droits individuels avec la
dignité que cela suppose. Nous traitant avec respect et respectant nos droits, il nous permet, individuellement ou avec ceux que nous
choisissons, de choisir notre vie et de réaliser nos desseins et notre conception de nous-mêmes, dans la mesure où nous pouvons le
faire, aidés par la coopération volontaire d’autres individus possédant la même dignité. Comment un État ou un groupe d’individus
ose-t-il en faire plus ? Ou moins ? ”
Nozick, Anarchie, État et utopie, 1988, PUF, p. 405
[21] La “ social-démocratie ”, à la différence du “ libéralisme social ” a des racines socialistes et a tendance à favoriser des vues plus
communautaires, moins individualistes. Si les sociaux-démocrates accordent de l’importance à la liberté individuelle, ils ne croient
pas que la liberté réelle puisse être atteinte pour la majorité des personnes sans transformer la nature de l’État lui-même. S’ils ont
rejeté l’approche révolutionnaire du marxisme et choisi d’arriver à leur objectif à travers le processus démocratique (réformisme), ils
restent très sceptiques envers le capitalisme qui, pour eux, doit être régulé pour le plus grand bien de tous dans une proportion plus
grande que les sociaux libéraux. Si l’État doit avoir un rôle important pour assurer une liberté positive, les sociaux libéraux tendent à
faire confiance aux individus pour décider de leurs propres affaires et à penser qu’ils n’ont pas besoin d’une autorité supérieure pour
les conduire vers leur propre bonheur. Pour le libéralisme social, si l’État doit avoir un rôle important pour assurer une liberté positive,
il faut tout de même faire confiance aux individus pour décider de leurs propres affaires et à penser qu’ils n’ont pas besoin d’une
autorité supérieure pour les conduire vers leur propre bonheur. En pratique cependant la différence entre les deux peut être difficile à
percevoir, particulièrement de nos jours où des partis sociaux-démocrates ont adopté une voie plus centriste et se sont tournées vers
ce que certains appellent “ la troisième voie ” (Bill Clinton et Tony Blair).
[22] La Glorieuse Révolution d’Angleterre (“ Glorious Revolution ” ou encore “ Bloodless Revolution ”, c’est-à-dire : Révolution
sans effusion de sang), aussi appelée Seconde Révolution anglaise dans le monde francophone), fut une révolution pacifique (1688-
1689) qui renversa le roi Jacques II (Jacques VII d’Écosse) et provoqua l’avènement de la fille de celui-ci, Marie II et de son époux,
Guillaume III, prince d’Orange suite à l’invasion néerlandaise de l’Angleterre menée par ce dernier. La révolution instaura une
monarchie constitutionnelle et parlementaire à la place du gouvernement autocratique des Stuarts.
[23] On parle de droits naturels en présumant que ces droits seraient issus de la nature humaine, et qu’ils seraient donc inhérents à
chacun, indépendamment de sa position sociale, de son ethnie, de sa nationalité, ou de toute autre considération. Les premières
formulations du concept de droit naturel viennent de l’école de Salamanque, et ont ensuite été reprises et reformulées par les
théoriciens du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau).
28
[24] “ La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l’évangile de Jésus-Christ, et
au sens commun de tous les hommes, qu’on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez aveu-gles, pour
n’en voir pas la nécessité et l’avantage, au milieu de tant de lumière qui les envi-ronne ” ” écrit par exemple John Locke dans sa Lettre
sur la tolérance (1686).
[25] Les croyants qui ne reconnaissaient pas les dogmes officiels de l’Eglise.
[26] Par exemple les Églises orthodoxe et protestante qui se sont séparées de l’Église catholique.
[27] Adam Smith, La Richesse des nations, Garnier Flammarion, 1991, pages 74-75.
[28] Thèse que l’on retrouve ensuite reprise par la pensée néolibérale comme chez Friedrich Hayek : “ dans l’ordre de marché, chacun
est conduit par le gain qui lui est visible à servir des besoins qui lui sont invisibles ” Le mirage de la justice sociale, 1976.
[29] Voir texte plus bas extrait De La liberté des anciens et des modernes (1819).
[30] Cette analyse rejoint celle du philosophe Isaiah Berlin qui a inscrit son œuvre dans la tradition libérale et qui est connu pour son
développement de la distinction entre les notions de liberté positive des anciens et de liberté négative des modernes qu’il pose en 1958
dans Deux concepts de liberté : la liberté négative est l’absence d’entraves, tandis que la liberté positive, proche de l’idée de Droit et
de réalisation de soi, désigne la possibilité de faire quelque chose. Selon lui, les ennemis de la liberté sont les philosophes d’une partie
des Lumières, de la Contre-Révolution et du socialisme naissant comme Helvétius, Rousseau, Fichte, Saint-Simon et Joseph de
Maistre, car ils défendent une conception autoritaire de la liberté — dont la Révolution française est l’héritière — et qui s’oppose à la
tradition anglo-saxonne. Dans le contexte de la guerre froide, l’œuvre d’Isaiah Berlin prend le parti des démocraties occidentales, ce
qui explique sa sévérité à l’égard de certains philosophes des Lumières qui auraient influencé les idéologies dites “totalitaires “
(nazisme, marxisme). Par exemple, il considère Rousseau comme un chantre de l’autoritarisme.
[31] On pourra se reporter à un texte d’Hannah Arendt intitulé, De l’humanité dans de sombres temps, in Vies politiques, Ed.
Gallimard, 1974. Dans ce texte Arendt définit l’acosmisme comme “ l’absence d’un monde commun ”. Selon Arendt, la vie politique
se construit sur un “ entre-nous ”, sur l’idée d’un monde comme lien (ce qui implique que l’on ait le souci de ce lien et de ce monde,
qu’on soit attentif à la vie collective). L’acosmisme c’est l’attitude de ceux qui n’ont plus le souci du monde. Il y a deux sortes
d’acosmismes, de fusion ou de déliaison : le monde commun est détruit par la fusion d’un peuple assimilé à une masse (comme c’est
le cas de la société totalitaire qu’Arendt définit comme une société de masse). Le paradoxe de l’idée de monde, tel que l’envisage
Arendt, c’est d’avoir pour condition le fait que les hommes soient reliés (par une vie politique commune) mais en même temps le fait
qu’ils doivent être séparés. Il y a destruction du monde lorsque les hommes fusionnent, lorsqu’ils sont trop reliés, ou bien inversement
trop séparés (ils sont victimes alors de ce que Sartre nommait la “ sérialité ”). L’acosmisme peut donc être un acosmisme de la déliaison
(ce qui est au fond analysé par Tocqueville à travers l’idée d’individualisme) ou de la fusion (ce qui est analysé par Arendt par sa
lecture du système totalitaire). Sa critique de l’acosmisme n’est donc non pas la revendication d’une appartenance à un groupe, à une
cité, un peuple ou une nation (ce qui risque toujours de produire du nationalisme avec ses effets pervers), mais c’est ce qui doit orienter
vers le cosmopolitisme (au sens Kantien). Ce qui est en question au fond c’est donc l’appartenance à l’Etat. Arendt construit la notion
d’espace public contre la notion communautaire mais aussi contre le nationalisme pur et dur. L’idée d’un monde commun doit
conduire à l’idée d’une fédération des Etats-Nation, condition de la paix. Arendt est “ cosmopolite ”, cela n’est pas souvent dit à son
sujet. L’inverse de l’acosmisme ce n’est pas seulement l’appartenance à la cité, c’est le cosmopolitisme politique.
[32] On trouvera une analyse éclairante de cette idée dans un des ouvrages de Robert Legros, L’idée d’humanité, (Biblio Essais, livre
de poche, 2006) dans un chapitre du livre qu’il consacre à Tocqueville.
[33] Voir en document annexe le texte de Tocqueville extrait de De la démocratie en Amérique qui illustre cette thèse. On voit dans
ce texte que Tocqueville fait la critique de l’Etat tutélaire. Trop d’Etat tue la liberté (il s’inscrit en somme dans la dénonciation libérale
de l’étatisme). Ce qui est remarquable c’est donc le lien établit entre l’atomisation et aliénation. Le retrait dans la vie privée ne protège
pas du pouvoir social. Certains ont pu voir alors dans cette analyse une anticipation du problème totalitaire. Le totalitarisme ne serait
que le stade le plus avancé du processus ici dénoncé. De la Démocratie en Amérique serait donc une sorte de vision prémonitoire des
problèmes du 20ème, vision apocalyptique d’une société atomisée où l’horizon de chacun s’arrête à son univers familial et amical,
donc purement privé, le reste de l’humanité n’étant plus qu’un vague décor. C’est la société des “ individus privatisés ” : au-dessus
d’eux, le pouvoir de l’Etat protecteur dépossède les individus de leur responsabilité. La démocratie ici peut conduire les hommes à se
débarrasser de leur liberté, les conduire à la minorité (à l’état de tutelle), à les infantiliser. Il y a là une critique de l’Etat devenu
omnipotent, devenu Etat paternaliste et tout puissant auquel on s’abandonne par facilité, par désir de sécurité.
[34] Les solutions tocqueviliennes à ce problème (dont l’Amérique est l’illustration selon lui) consiste à préconiser la décentralisation,
la vie associative, la liberté de la presse et une justice indépendante du pouvoir politique pour éviter l’excès d’Etat.
[35] Thèse l’Etat n’est pas au service de tous : L’intérêt général est un concept façonné par les classes dominantes car (argument 1)
la raison cachée de l’évolution des régimes politiques a toujours été la montée ou le déclin d’une classe sociale (ex. la noblesse, la
bourgeoisie) et non la défense d’un intérêt général, et (Argument 2) la classe populaire ne pourra pas cesser d’être dominée si elle ne
parvient pas à représenter ses intérêts comme généraux. La principale fonction de l’Etat est donc d’atténuer selon Marx les effets de
la lutte entre les classes au service de la classe dominante. C’est la classe dominante qui définit l’intérêt général (par l’idéologie
collective).
[36] Voir par exemple l’article de Bruno Amable “ l’argent des riches fait-il le bonheur des pauvres ? ” du 6-7-2010 du journal
Libération : “ Or les évolutions du niveau de revenu des pauvres s’expliquent principalement par les changements dans le niveau des
transferts et pas du revenu primaire. En Suède, où le revenu primaire a diminué, c’est l’augmentation des transferts qui a permis celle
du revenu total. En Allemagne, l’augmentation des transferts a compensé la baisse du revenu primaire moyen pour donner un revenu
total à peu près constant. Dans l’ensemble, c’est donc bien la redistribution du revenu et la protection sociale qui ont permis aux
pauvres de l’être un peu moins, pas une augmentation de leurs revenus du travail par exemple.
Dans les pays où la générosité des transferts est liée à l’évolution moyenne des revenus, une stagnation du revenu primaire des pauvres
n’implique pas celle du revenu total. L’enrichissement moyen profite alors aussi aux plus pauvres. Dans les pays où les transferts
dépendent peu de la moyenne des revenus, la stagnation des transferts et des revenus primaires entraînent celle du revenu total des
plus démunis. Les transferts, et plus généralement la protection sociale, étant financés par les impôts et les taxes la réponse à la
question posée dans le titre (l’argent des riches fait-il le bonheur des pauvres ? ” est donc : non, sauf si on réussit à le redistribuer ”.
[37] Avishai Margalit, La société décente, Coll. Champs, Flammarion, 2007.
[38] Depuis 1848, le mouvement ouvrier, sous l’influence notamment de Marx commence à se structurer. Fondée en 1864 à Londres,
l’Association Internationale des travailleurs (A.I.T.), également appelé “ Première Internationale ” en est la première manifestation.
[39] Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine, francisé en Michel Bakounine, né le 30 mai 1814 à Priamoukhino près de Torjok (oblast
de Tver, Russie) et mort le 1er juillet 1876 à Berne (Suisse), est un révolutionnaire, théoricien de l’anarchisme et philosophe qui a
particulièrement réfléchi sur le rôle de l’État. Il pose dans ses écrits les fondements du socialisme libertaire. Sur la théorie anarchiste,
on peut aussi se référer à Max Stirner (L’unique et sa propriété).
29
[40] “ L’anarchie (du grec αναρχία -anarkhia-, du an-, préfixe privatif : absence de, et arkhê, commandement, ou “ ce qui est premier
“) désigne la situation d’une société où il n’existe pas de chef, pas d’autorité unique. Il peut exister une organisation, un pouvoir
politique ou même plusieurs, mais pas de domination unique ayant un caractère coercitif. L’anarchie peut, étymologiquement,
également être expliquée comme le refus de tout principe premier, de toute cause première, et comme revendication de la multiplicité
face à l’unicité. Son symbole se traduit par un A inscrit dans un O. Le mot anarchie est employé tantôt comme synonyme de désordre
social que l’on retrouve dans le sens courant, qui se rapproche de l’anomie, tantôt comme un but pratique à atteindre dans le cadre
d’une idéologie comme c’est le cas pour les anarchistes. (Source Wikipédia).
[41] L’ennemi commun de tous les anarchistes est l’autorité sous quelque forme qu’elle soit. L’État est le principal ennemi des
anarchistes : l’institution qui s’attribue le monopole de la violence légale (guerres, violences policières), le droit de voler (impôt) et
de s’approprier l’individu (conscription, service militaire). Les visions qu’ont les différentes tendances anarchistes de ce que serait ou
devrait être une société sans État sont en revanche d’une grande diversité. Opposé à tout credo, l’anarchiste prône l’autonomie de la
conscience morale par-delà le bien et le mal défini par une orthodoxie majoritaire, un pouvoir à la pensée dominante. L’anarchiste se
veut libre de penser par lui-même et d’exprimer librement sa pensée ” (source Wikipédia).
[42] L’anarchisme subit ainsi une double tentation à laquelle il ne sait pas toujours résister, celle de l’individualisme libéral des
économistes classiques et celle d’un collectivisme dépersonnalisant. L’évolution ultérieure, il est vrai, rend à l’anarchisme une certaine
unité doctrinale. Alors que l’anarchisme individualiste, professé souvent par des déclassés, des “ en-dehors ”, se replie de plus en plus
sur lui-même et qu’il ne semble plus s’intéresser qu’à la liberté sexuelle, qu’un de ses chefs, Émile Armand, conçoit sous la forme de
“ pluralité amoureuse ”, l’anarchisme communiste, animé par Élisée Reclus, Jean Grave, Émile Pouget, Sébastien Faure et Enrico
Malatesta, finit par représenter l’anarchisme authentique.
[43] Voir l’article que Wikipédia consacre au “ livre noir du communisme ”.
[44] On peut certes dire que les régimes communistes dans l’histoire, qui ont dérivé vers la terreur, ne correspondent qu’à une dérive
perverse par rapport à l’essence du communisme (il y aurait donc un divorce entre l’idéal communiste et ses réalisations dans l’histoire.
En somme le stalinisme, ni le maoïsme ne seraient du communisme mais seulement ses déviations historiques). Mais il n’en demeure
pas moins que si tous les systèmes communistes ont basculé dans la violence, c’est que cette logique est peut-être inscrite dès le départ
dans l’idéologie communiste.
[45] Le terme social-démocratie désigne “un type de société qui associe à une économie de marché la protection stricte des libertés
individuelles et une législation sociale et fiscale qui redistribue les revenus au bénéfice des plus défavorisés”. Philippe Van Parijs,
Qu’est-ce qu’une société juste ? Paris, Seuil, 1991, p. 87.
[46] Le premier principe de Rawls est basé sur l’idée d’égalité : “ Chaque personne doit avoir un droit au système total le plus étendu
de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système de libertés pour tous ”. (Théorie de la justice).
[47] Le second principe de Rawls stipule que “ les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la
fois a) elles apportent aux plus désavantagés les meilleurs perspectives et b) elles seront attachées à des fonctions et des positions
ouvertes à tous, conformément à la juste égalité des chances ”. (op. cit.).
[48] Dette française à fin 2004 : 1 076,9 milliards d’euros, soit 64,9 % du PIB (INSEE) ; Dette française à fin 2005 : 1 145,4 milliards
d’euros, soit 66,4 % du PIB (INSEE) ; Dette française à fin 2006 : 1 149,9 milliards d’euros, soit 63,6 % du PIB (INSEE) ; Dette
française à fin 2007 : 1 209,5 milliards d’euros, soit 63,9 % du PIB (INSEE) ; Dette française à fin 2008 : 1 327,1 milliards d’euros,
soit 68 % du PIB (INSEE) ; Dette française à fin 2009 : 1 500,8 milliards d’euros, soit 77,9 % du PIB ; Déficit public français 2010 :
173,7 milliards d’euros (soit 5508 euros par seconde) ; Population fin 2009 : 64 667 000 (INSEE) ; Population fin 2010 : 65 013 000
[49] Cette mesure était dans le programme d’un certain Nicolas Sarkozy : Dans son projet pour la France page 7, section 4 intitulée
“ Réhabiliter le travail ” il est écrit : “ Je ferai en sorte que les revenus du travail soient toujours supérieurs aux aides sociales et que
les titulaires d’un minimum social aient une activité d’intérêt général, afin d’inciter chacun à prendre un emploi plutôt qu’à vivre de
l’assistanat. “. Le président réaffirme cette conviction dans de son manifeste “ Ensemble ” de mars 2007 à la page 140 : “ Si je suis
élu […], je ferai en sorte que plus aucun revenu d’assistance ne puisse être supérieur au revenu du travail et que plus aucun revenu
d’assistance ne soit versé sans que soit effectuée en contrepartie, pour ceux qui le peuvent, une activité d’intérêt général qui leur
converse le sentiment de leur utilité sociale.” Et encore dans son ouvrage “ Témoignage “, page 143 : “ Le peuple de France sait ce
qu’est le travail. Il n’en a pas peur. Mais l’inversion délibérément organisée des valeurs entre le travail et l’assistance a totalement
perverti les repères […] Quand celui qui travaille ne vit pas mieux que celui qui ne travaille pas, pourquoi se lèverait-il tôt le matin
? “.
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