Norbert Alter, L'Innovation Ordinaire
Norbert Alter, L'Innovation Ordinaire
Norbert Alter, L'Innovation Ordinaire
Norbert Alter
L'innovation ordinaire
QUADRIGE / PUF
ISBN 2 13 058353-0
JSSN 0291-0489
La bureautique dans l'entreprise, les acteurs de l'innovation, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1985.
Informatiques et management, la crise (Eds), Paris, La Documentation française, 1986.
La gestion du désordre en entreprise, Paris, L'Harmattan, 1990.
Le manager et le sociologue (en collaboration avec Christian Dubonnet), Paris, L'Harmattan,
1994.
Sociologie de l'entreprise et de l'innovation, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
La gestion du désordre en entreprise (troisième édition augmentée), Paris, L'Harmattan, 1999.
REMERCTEME TS
La première version d'un manuscrit représente un texte dont l'auteur ne s'est pas suf
fisamment détaché pour le livrer aux lecteurs. Certains ont bien voulu m'aider à opérer ce
détachement, toujours avec sympathie et souvent avec empathie, en relisant la première
version de ce texte. Anne Botlan, Cécile Caron, Olivier Cleach, Olivier Guillaume, Pierre
Maclouf et Pierre Romelaer ont ainsi participé à ce livre. Je les en remercie à nouveau.
Pour..c4.nneet.F'/ora
Sommaire
Préface IX
Introduction 1
PREMIÈRE PARTIE
PROBLÉMATIQUES ET ACTEURS DE L'INNOVATION
DEUXIÈME PARTIE
LE MOUVEMENT ET LA FORME
TROISIÈME PARTIE
L'AMBIGUÏTÉ DE L'ENSEMBLE
Conclusion 267
Bibliographie 277
Problématiques et acteurs
de l'in novation
Chapitre 1
Le langage courant, mais parfois aussi celui des sciences sociales, uti
lisent indistinctement le terme d'invention ou celui d'innovation pour se
référer à une situation ou un objet nouveau, caractérisés par la rupture
qu'ils représentent par rapport à l'état antérieur. Généralement cette rup
ture est considérée comme « bonne )), du point de vue de la productivité
pour un outil de travail, de la démocratie pour une loi, du confort ou du
plaisir pour un bien de consommation. Dans le cas inverse, lorsque la
nouveauté est conçue comme « mauvaise )), les termes de changement, de
mutation, d'évolution sont associés à une lecture critique du phénomène.
Les travaux de Schumpeter (1912/1 972), qui représentent la trame
fondatrice de la réflexion portant sur l'innovation, permettent de dépas
ser ces jugements de valeur et de distinguer l'invention de l'innovation.
Selon l'auteur, l'invention représente la conception de nouveautés
d'ordres différents : biens, méthodes de production, débouchés, matières
premières, structures de la firme ou technologies. Pour cette fin de siècle,
on peut ainsi définir comme nouveaux biens le maïs transgénique ou le
laser, la communication par satellite ou les planches à voile. Les nouvelles
méthodes de production sont par exemple le « juste à temps » permettant
de réduire l'importance des stocks et des délais de fabrication, les organi
grammes des entreprises plus en « râteau » et moins pyramidaux, sensés
faciliter la circulation de l'information et la coopération. Les nouveaux
débouchés sont par exemple les « niches des constructeurs automobiles
»
L'auteur souligne que les groupes les plus innovateurs sont ceux qui
disposent de la distance critique la plus grande par rapport à la situation
établie et qui ont « intérêt » au développement de l'innovation. Il s'agit
des « dépossédés » qui n'ont rien à perdre à l'innovation (ils ne disposent
que de peu de pouvoir et de faibles marques de prestige social). Il s'agit
également des « dissidents » qui se définissent comme étrangers à la cou
tume, marginaux par rapport au système social qu'ils habitent.
Ce rapport entre dissidence (ou, tout au moins, distance par rapport
aux normes) et innovation s'observe également dans les entreprises.
Dans le champ du développement des grandes entreprises aux États
Unis, Chandler (1962/1 972) rapporte l'efficacité des firmes à leur capa
cité à mettre en œuvre des pratiques de gestion novatrices : valorisation
de la recherche et développement, création de « centres de profits »,
règles de gestion rigoureuses. De même, la gestion de ces firmes suppose
de modifier de manière substantielle l'organisation du travail. Elles élabo
rent pour ce faire une spécialisation par niveaux de fonction, permettant
de gouverner des entreprises de très grande taille, axées sur la diversifica
tion de leurs activités. Ainsi, la direction générale définit et affecte des
moyens et des objectifs ; les divisions sont chargées d'un produit ou d'un
espace géographique ; les départements coordonnent et arbitrent entre
les différentes activités des unités opérationnelles. Les stratégies d'inno
vation de ces firmes reposent donc sur des modifications concernant
la valorisation de la recherche, ainsi que sur une réorganisation de
l'ensemble.
Le problème est que ces efforts dérangent la programmation des acti
vités, se heurtent à ceux qui en ont la responsabilité. L'innovation se
déroule alors selon un cheminement souvent conflictuel, dont Chandler
retient deux éléments principaux. Le premier concerne la dimension
antagonique de l'innovation : les managers (les innovateurs) souhaitent
transformer l'organisation mais se heurtent aux directeurs généraux. Ils
n'obtiennent gain de cause qu'après une crise interne forte. Le second
concerne la personnalité des innovateurs : n'étant pas encore identifiés à
un rôle (ils sont depuis peu dans l'équipe dirigeante) ils disposent de la
distance critique permettant de penser autrement les questions de mana
gement. C'est très précisément parce qu'ils sont encore « hors normes »
qu'ils disposent de la capacité culturelle à en envisager de nouvelles.
L'innovation contient ainsi toujours une part de rupture avec le passé
et les traditions. Elle ne s'inscrit pas de manière linéaire dans le temps,
elle le bouscule avant de s'en emparer. Elle représente la destruction des
formes antérieures de la vie sociale et la création de nouvelles. Weber
La trqjectoire des innovations 23
élevé, il n'est pas rare que la pression en faveur de l'innovation rende impré
cise la distinction entre les pratiques régulières et irrégulières. Comme
Veblen l'a fait remarquer : « Dans certains cas, il est difficile, parfois impos
sible jusqu'au jugement du tribunal, de dire s'il s'agit d'une habileté commer
ciale digne d'éloges ou d'une malhonnêteté qui mérite la prison. » L'histoire
des grandes fortunes américaines est celle d'individus tendus vers des inno
vations d'une légitimité douteuse. L'admiration que les gens éprouvent mal
gré eux pour ces hommes malins et habiles (smart), et qui réussissent,
s'exprime souvent en privé et même en public : c'est le produit d'une civili
sation dans laquelle la fin sacro-sainte justifie les moyens ( ..) Plusieurs
.
peut les traiter pour cause d'incompétence, ou parce qu'elles sont trop
coûteuses, ou parce qu'il est difficile d'en connaître l'usage, ou parce que
d'autres font de la rétention d'information, etc. La rationalité est donc
objectivement limitée parce que l'information est rarement parfaite,
même par rapport à un état donné du savoir.
Mais les limites de la rationalité n'ont pas que des causes objectives.
Ces causes peuvent également tenir aux normes sociales, à des jugements
moraux ou aux investissements subjectifs. Il est bien évident que l'inno
vateur développe des actions « non logiques » pour des raisons qui ne
peuvent être expliquées par le « déficit d'information ». Schumpeter, dans
cette perspective, a fait considérablement avancer la réflexion, et selon
des formulations qui rompent avec le genre académique en usage, un peu
comme s'il souhaitait traduire ainsi la passion, plus que la raison, qui
anime les agents économiques auxquels il s'intéresse. Selon lui, l'entrepre
neur-innovateur représente tout d'abord un personnage plus intéressé
par l'action elle-même, par l'engagement qu'elle suppose, que par les
bénéfices financiers qu'il en tire, ou des plaisirs qu'il peut tirer de la jouis
sance de ces bénéfices :
Le tableau d'un égoïsme individualiste, rationnel et hédonistique ne le saisit
pas exactement. (. .) L'entrepreneur typique ne se demande pas si chaque
.
retours qu'ils permettent de réaliser. Les experts (par ex. Foray, 2000)
s'accordent largement sur l'identification de cette situation. Celle-ci
semble tout à fait aberrante : une firme disposant de méthodes de gestion
modernes est sensée connaître le montant des investissements qu'elle
réalise, poste par poste. De même, elle est sensée connaître précisément
et rationnellement (du point de vue économique) les raisons pour les
quelles elle privilégie tel ou tel investissement, ainsi que les avantages
qu'elle en tire. Avant de donner quelques éléments d'explication de ce
phénomène, il est bon de revenir sur les composantes de cette réalité.
Connaît-on les dépenses effectives consacrées aux activités de R
et D ? Partiellement, car il existe toujours une part de ces dépenses, qui,
plus encore dans ce secteur que dans d'autres, demeure « cachée », c'est
à-dire non prise en compte par les indicateurs de gestion. Il s'agit par
exemple de la redondance d'activités, des dysfonctions de procédures
d'organisation, de différentes formes d'apprentissage sur le tas, du temps
consacré aux communications informelles, de la concurrence interne des
services, etc. Ces dépenses ne sont pas toujours inutiles, là n'est pas le
propos, mais elles échappent en bonne partie à la comptabilité, qui ne rai
sonne que sur ce qu'elle peut appréhender. Admettons cependant que
l'on parvienne à identifier l'ensemble de ces dépenses, par le moyen d'un
contrôle de gestion extraordinairement fin. On ne peut pas pour autant
connaître à l'avance les retours, ce qui rend cette activité assez étrangère à
la théorie économique classique, qui imagine mal un agent économique
devant « payer pour voir ». La R et D est en effet régie par la notion de
risque, c'est-à-dire l'impossibilité de prévoir le résultat de l'action menée
ainsi que la nature des sanctions positives ou négatives qui lui seront
affectées. Une découverte est ainsi toujours une bonne chose, mais n'est
pas systématiquement porteuse de bénéfices financiers. Pour des raisons
de ce type, il est toujours difficile de connaître la balance rée11e de ces
activités. Le domaine de la R et D est pourtant le mieux connu parmi les
autres investissements immatériels.
Les autres dépenses consacrées à ces investissements sont encore plus
difficilement accessibles ou compréhensibles (Alter, 1 990). Les experts
écrivent ainsi récemment : « Lors d'enquêtes récemment conduites sur le
sujet, les entreprises industrielles ou de services approchées étaient inca
pables de fournir une approche consolidée et intégrée de leurs investisse
ments - entendus ici au sens de dépenses -, ou ne pouvaient le faire sans
un effort considérable de recherche » (Bonfour, 1998, p. 52).
Les études de marché, par exemple, donnent au marketing une certaine
cohérence. Mais il est impossible de rapporter à un investissement de ce
La trqjectoire des innovations 29
nateurs, pour identifier ce qui leur a jusque-là échappé. Mais elles savent
qu'au moment même de cette évaluation certaines installations « pirates »
leur échappent, l'utilisation des lignes budgétaires étant, dans les pra
tiques du travail réel, toujours plus floue que ne le prévoient les règles.
Le problème se complique encore pour l'évaluation des retours sur ce
type d'investissement. Ils augmentent généralement la productivité du tra
vail, laquelle se traduit par une diminution des effectifs employés pour réa
liser une activité. Cette augmentation de la productivité est cependant sou
vent moins forte que ce qui en est attendu (Foray, Mairesse, 1 999). En tout
état de cause, les nouvelles technologies n'ont pas pour seul effet et pour
seul but l'augmentation de la productivité du travail. Elles participent aussi
à l'amélioration de l' « efficacité organisationnelle » Qes capacités de
réponse globale de l'entreprise par rapport aux objectifs qu'elle se fixe).
Cette amélioration se traduit par exemple par une amélioration de la flexi
bilité de l'organisation et des outils de travail ; par une amélioration de la
« réactivité » Oa capacité collective à trouver une réponse à un problème
inattendu, ou à tirer parti d'une opportunité également inattendue).
On ne dispose pas d'outils de mesure adaptés à ce type d'évolution.
La mesure suppose en effet de pouvoir comparer, avant et après l'inves
tissement, une valeur ou un volume qui s'accroît ou décroît, mais dont les
éléments constitutifs restent stables. Si ces deux dimensions évoluent
simultanément, il devient impossible de rapporter l'avant à l'après. C'est
bien ce qu'ont mis en évidence les recherches menées sur le développe
ment de technologies du tertiaire : l'investissement s'y traduit souvent par
une modification de l'efficacité organisationnelle et une diminution rela
tive de la productivité du travail. Par exemple, le développement de la
micro-informatique dans les activités des cadres et des secrétaires s'est
accompagné d'une augmentation de l'effectif de ces populations pendant
une dizaine d'années. Ceci est aberrant d'un point de vue étroitement
productiviste, mais les entreprises ne souscrivent généralement pas à
cette perspective. Elles savent en effet que ces investissements tech
niques ont bien pour finalité l'efficacité globale. Mais elles ne savent pas
en rendre compte de manière comptable (Alter, 1 990).
La recherche actuelle en gestion mobilise bien des perspectives per
mettant d'y voir plus clair, en utilisant par exemple des notions comme
celle de la « productivité organisationnelle », mettant en évidence que
l'organisation est un facteur de productivité, au même titre que le capital
et le travail. Elle parvient donc à mettre en lumière le fait que des investis
sements ne trouvent leurs effets, en termes de retour, que sur le plan de la
dynamique de l'organisation. Mais elle bute sur le caractère fondamenta-
La trqjectoire des innovations 31
5 1 LA ÉCESSITÉ DE CROIRE
ce faire sur des croyances. Celles-ci, selon Pareto (1916), sont de deux
types :
les croyances positives sont des représentations non immédiatement
vérifiables. Ce type de croyance caractérise bien le développement
des investissements immatériels : je les réalise parce que je crois qu'ils
sont bénéfiques à mon entreprise, mais je ne dispose pas de moyens
de prouver cette relation ;
le deuxième type de croyance est de l'ordre du normatif, de la « cou
tume » : j'investis dans l'immatériel parce que mes homologues font
de même, parce que « ça se fait ».
Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le tra
vail est le plus subdivisé, ont été originellement inventées par de simples
ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les
moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui fai
sait leur seule occupation. Il n'y a personne d'accoutumé à visiter les manu
factures, à qui l'on n'ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par
quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. Dans les pre
mières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à
38 Problématiques et acteurs de l'innovation
Inventions organisationnelles
et décisions normées
Réponses
Questions A B c D E
2 1 LA BA ALITÉ DE LA DÉRAISON
réponses sont glob alement proches de celles qui ont été présentées
plus haut ;
lorsque les questions et les réponses sont prêtes de part et d'autre, on
dévoile leur contenu pour en analyser la cohérence.
3 1 LE « MODÈLE DE LA POUBELLE »
COMME 1YPE DE DÉCISION ORDINAIRE
manière de s'y prendre pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés et les
procédures théoriquement prévues pour ce faire.
Mais surtout, ces connaissances ont fait l'objet d'innombrables infor
mations et publications destinées aux entreprises. Sur ce thème il existe à
l'évidence une perméabilité entre les activités des chercheurs en sciences
humaines et le management, au moins dans les grandes firmes. Dans les
séminaires destinés aux cadres, il existe toujours un temps réservé à la mise
en évidence de ce type de perspective. Des activités de consultance, des
revues de vulgarisation, des ouvrages, valorisent ce type de connaissances.
Des agences de l'É tat, par exemple l'ANACT (Association nationale pour
l'amélioration des conditions de travail) ou l'ANVIE (Association nationale
pour la valorisation de l'innovation en entreprise), ou des dispositifs asso
ciant contractuellement le monde de la recherche et celui de l'entreprise,
les conventions CIFRE (Conventions industrielles de formation pour la
recherche) participent directement à la « fertilisation croisée » des prati
ques du management et des sciences humaines et sociales.
Dans toutes ces perspectives, les chercheurs mettent en évidence des
faits comparables à propos du rapport que les opérateurs entretiennent à
leur travail, à partir de ces connaissances. Les psychologues du travail et
les ergonomes y montrent par exemple de manière extrêmement précise
les écarts existant entre le prescrit et le réel ; ils décrivent les pratiques
(sur le plan de l'activité intellectuelle ou comportementale) mises en
œuvre par les opérateurs pour traiter les situations non prévues. Les
sociologues du travail conçoivent par exemple l'investissement dans la
réalisation des tâches comme le moyen de gagner l'autonomie, de vivre
à l'intérieur d'un milieu définissant ses propres normes de production et
de relation. Les sociologues des organisations conçoivent par exemple
les fonctionnements informels des bureaux et des ateliers comme des
moyens de contrôler des zones de pouvoir échappant à l'exercice
de l'autorité hiérarchique. Les psychologues cliniciens expliquent par
exemple que cet investissement spontané dans les activités de travail
représente le moyen de réaliser l'idéal que le sujet se fait de lui-même.
Ça n'est donc ni le manque d'information, ni la recherche du profit,
ni la structure « naturelle » de la division du travail qui explique
l'incapacité à tirer parti des connaissances. Mais cette incapacité est
patente. Les décisions, en matière d'organisation, continuent, la plupart
du temps, à être prises comme si les activités des opérateurs pouvaient
être prescrites totalement, et comme si l'investissement au travail ne pou
vait représenter une source d'efficacité, utilisable, au quotidien, comme
une ressource. Dans une perspective économiquement rationnelle, on ne
58 Problématiques et acteurs de l'innovation
d'autrui, mais parce qu'ils ne veulent pas se dém arquer, paraître différents
de leurs "semblables" » (1984/1990, p. 142).
L'une des expériences les plus classiques qu'ils relatent consiste à
comparer des lignes de longueurs inégales ou égales. La tâche est techni
quement très simple, les différences de longueurs des lignes étant éviden
tes. Dans le groupe expérimental, tous les membres sont des compères, à
l'exception d'un sujet naïf. Les compères donnent unanimement des
réponses erronées. Dans 35 % des cas, les sujets naïfs se laissent influen
cer par les réponses de la majorité. Leur explication (après expérience) est
de deux ordres : « On ne peut pas se tromper collectivement » ; ils ne veu
lent pas être différents ( « ne pas avoir l'air d'être un fou » ). Ce type
d'analyse permet bien de comprendre l'effet des normes sur la rationalité
managériale.
Il permet également de comprendre ce qui étonne régulièrement le
chercheur qui s'intéresse à l'action. Il peut convaincre une, deux, ou trois
personnes de la richesse du travail réel, de la motivation spontanée des opé
rateurs, ou de l'efficacité des ajustements informels. Il peut par exemple,
convaincre le directeur du personnel dont il était question plus haut. Mais
cette conviction ne se traduira que rarement par une transformation des
pratiques de gestion des ressources humaines, parce que le directeur du
personnel l'élabore avec ses pairs de l'état-major, et que celui-ci pèse de
manière normative sur les décisions prises en la matière. On se trouve
devant le paradoxe bien mis en évidence par Paicheler et Moscovici :
la décision de tous est souvent moins bonne que la décision de chacun (id.,
p. 1 52).
des fins qu'il connaît par ailleurs mal. Il est alors d'autant plus sensible
aux normes de son milieu d'appartenance. Son choix est finalement guidé
par des raisons de type social, et peu par des raisons de type économique.
Et ces raisons sont souvent déraisonnables du point de vue de la logique
de l'entreprise : faire du profit.
De ce point de vue, les inventions organisationnelles ont peu de
chose à voir avec les innovations en la matière. Il faut que le corps social
transforme suffisamment les inventions pour leur donner sens et utilité.
Les inventions organisationnelJes ne représentent ainsi que le début d'un
processus, ce début étant finalement de peu d'importance.
Encore faut-il que ce processus puisse se défaire des normes de com
portement et des systèmes de représentation dominants. Dans le chapitre
qui suit j'aborderai ce cas de figure. Puis j'aborderai la configuration
inverse, dans le chapitre 4.
Chapitre 3
J'ai tenté d'expliquer, dans le chapitre précédent, qu'il n'était pas pos
sible de décréter l'innovation, au moins pour une raison simple : une
invention organisationnelJe est souvent, initialement, dépourvue de sens,
bizarre, dysfonctionnelJe, inappropriée, incompréhensible, surdimen
sionnée ou tout simplement inadaptée. Une invention doit alors être
66 Problématiques et acteurs de l'innovation
e) Elle ne négocie donc pas. Elle accomplit ce qui lui semble devoir
être fait et tente de légitimer cette action après coup.
Les processus créateurs 75
c) Mais la force de ces atouts est relative : elle butte sur la faible légiti
mité économique de la règle. Le jeu s'avère alors délicat. Si les tenants de
la règle s'opposent trop frontalement à ceux de l'innovation, ils ne sont
plus que « légau."C ». S'ils acceptent de coopérer avec eux, ils doivent
accepter de perdre une partie de leur influence et de leur reconnaissance
sociale.
p. 204).
1 1 LE PACTE DE L'EMPLOI
1) La routine adaptative
- Les emplois sont classés en trois types. Les emplois de type 1 cor
respondent à ceux des employés et des ouvriers. Les emplois de type 2
correspondent à ceux des agents de maîtrise et des techniciens. Les
emplois de type 3 correspondent à ceux des cadres et des cadres
supérieurs.
- Le passage de l'un à l'autre de ces types est presque exclusivement
administratif. En l'occurrence, les salariés désirant une promotion
doivent passer un examen professionnel dont le contenu consiste essen
tiellement à évaluer des connaissances à caractère général (de type tech
nique, juridique ou économique) des candidats, ainsi que la connaissance
des règles formelles d'un certain nombre d'activités. Les appréciations
des supérieurs, qui font l'objet de rapports écrits, interviennent donc
concrètement assez peu dans la carrière des agents.
- À l'intérieur de chacun de ces types d'emploi, il existe une quin
zaine de grades. Ce nombre s'explique par l'histoire de la gestion des res
sources humaines du secteur : durant plusieurs dizaines d'années, l'idée
dominante est qu'à chaque activité doit correspondre un grade particu
lier. Certains grades sont donc techniques, d'autres administratifs,
d'autres spécifiques à des métiers (informatique, médecine, forma
tion, etc.).
- L'avancement, à l'intérieur de chaque grade, se fait à l'ancienneté.
- La mobilité spatiale des agents est gérée, dans cette perspective,
de manière purement mécanique. Ce ne sont pas les besoins de l'entre
prise, pour tel ou tel type de compétence, dans tel ou tel lieu, qui pré
valent, mais une simple fùe d'attente. Ceux qui ont demandé depuis le
plus longtemps telle ou telle affectation en bénéficient les premiers, à par
tir du moment où ils disposent du grade correspondant.
Ces règles de gestion représentent donc un ensemble particulière
ment mécanique, et rigide, indépendant de la nature réelle des efforts
consentis par les salariés et des besoins de l'entreprise. À partir des
années quatre-vingt, tout un ensemble de petites adaptations sont mises
en œuvre pour assouplir ce type de fonctionnement.
Par exemple, de plus en plus de jeunes diplômés de l'enseignement
supérieur sont directement recrutés au niveau cadre. De même, des pro
motions sans examen professionnel permettent de récompenser des opé
rateurs qui, s'investissant lourdement dans leur activité professionnelle
quotidienne, ne peuvent en plus prendre le temps de préparer ces exa
mens. La diversification croissante des tâches à réaliser amène par ailleurs
à assouplir considérablement la relation grade/fonction. Ainsi, les agents
prennent l'habitude, en accord avec leur hiérarchie, de tourner, tous les
92 Problématiques et acteurs de l'innovation
deux ou trois ans sur les différentes activités de leur secteur, indépendam
ment de leur grade. De même, des établissements affectent les personnes
dans les postes de travail à la fois en fonction de leur grade, mais aussi en
fonction de leur compétence et de leur souhait en matière d'activité.
Le caractère mécanique de la mobilité géographique est compensé
par deux moyens. Le premier consiste à recruter les salariés localement,
ce qui permet de disposer immédiatement des « profils » souhaités. Le
second consiste à utiliser des procédures informelles, en l'occurrence la
communication directe entre les responsables des ressources humaines à
propos de telle ou telle personne, puis de trouver le moyen administratif
pour lui procurer le poste avant le passage de la file d'attente.
Enfin, l'octroi de primes ou d'avantages en nature permet de limiter
le caractère théoriquement aveugle du système de rémunération.
Ces adaptations, parfois développées de manière réglementaire, par
fois de manière clandestine, mais jamais selon une politique de gestion
structurée, amènent progressivement à associer un flou considérable à la
rigidité décrite plus haut. On ne sait que par un long détour analytique
celles qui, parmi les règles de gestion, sont complètement appliquées, par
tiellement appliquées, celJes qui sont en concurrence avec d'autres procé
dures, celles qui peuvent faire l'objet d'amendements, celles qui corres
pondent à des coutumes, celles qui sont parfaitement réglementaires,
celles qui représentent une suite de mesures cohérentes les unes
par rapport aux autres et celles qui sont plutôt des figures de gestion
exceptionnelles.
Toujours est-il que la prescription des règles de gestion des ressour
ces humaines est bien de type bureaucratique, mais que son application
repose sur des arrangements beaucoup moins rigides que ne le suppose le
modèle de référence.
nité de ces pratiques qui leur semblent légitimes. De son côté, un direc
teur d'établissement ne se dit pas « je vais permettre à Untel de rentrer au
pays, il me doit donc tel ou tel service ». Ceci est réglementairement
impossible : ce n'est pas lui qui décide. Le directeur assure le bon fonc
tionnement de ces échanges parce qu'ils représentent le moyen coutu
mier de disposer de la coopération des salariés. Le don amène donc à
donner, sans que les partenaires de l'échange puissent dire et se dire, à un
moment donné, qu'ils n'ont plus à sacrifier à ce registre.
Ce qui importe, pour les partenaires , est que chacun continue à agir
dans le cadre des règles et coutumes en vigueur. Et la pérennité de ces
règles suppose que les partenaires se montrent suffisamment désintéres
sés pour que l'autre accepte d'intégrer ce dispositif.
Les mesures prises s'orientent dans cinq perspectives tout à fait cohé
rentes les unes par rapport aux autres. Mais la mise en œuvre de ce dispo
sitif est assez peu rationnelle.
Les mesures les plus caractéristiques sont les suivantes :
- Les examens sont supprimés et remplacés par des pratiques
d'évaluation du travail réalisées par les responsables hiérarchiques selon
des critères et des modalités précis. Tous les ans, les salariés doivent
rencontrer leur supérieur hiérarchique pour examiner leurs résultats, et
définir leurs perspectives de développement professionnel ultérieures.
Ces entretiens sont transmis à la direction des ressources humaines qui
gère dorénavant des « potentiels », et plus seulement des parcours
administratifs.
1 04 Problématiques et acteurs de l'innovation
rien d'efficace. Elle amène parfois les anciens à partir sans transmettre
des savoir-faire qui ne peuvent être acquis que par l'expérience.
- Passer à un grade supérieur supposant dorénavant de changer
d'affectation amène également à des situations paradoxales. Tel respon
sable d'établissement va par exemple tarder à promouvoir un agent com
pétent, parce qu'il a absolument besoin de lui pour le bon fonctionne
ment de ses services. Le moins bon aura plus de chance de promotion.
Ou encore, tel agent ne fera pas le maximum pour être promu parce
qu'il sera amené à changer de lieu de résidence à l'occasion de cette
« récompense ».
- La mesure de la compétence d'un individu est un art difficile. Elle
suppose de disposer d'outils de mesure infaillibles et exhaustifs : ils
doivent pouvoir évaluer précisément l'efficacité du travail fourni par le
salarié et ceci sur l'ensemble des dimensions de son activité profession
nelle. À l'évidence, ceci n'est jamais parfaitement réalisable. Comment
juger parfaitement de la valeur d'un type de relation entretenu par un
commercial avec son client ? S'il applique strictement les comportements
proposés dans les séminaires, il risque de ne pas savoir discerner la spéci
ficité de son client. S'il s'y prend comme il l'entend, il ne fera pas pour
autant plus de chiffre d'affaire. L'atteinte des objectifs, en la matière, n'est
pas nécessairement un meilleur critère. Atteindre et même dépasser les
objectifs fixés peut tout à fait se traduire par des pratiques « forçant » le
client, lequel est progressivement amené à ne plus être fidèle à son four
nisseur. Juger l'ensemble des activités menées par un agent est peut-être
possible pour une activité spécialisée, par exemple celle d'un ouvrier dont
les tâches et la cadence de production sont définies de manière extrême
ment étroite (ceci est d'ailleurs tout à fait discutable). Ça l'est certaine
ment beaucoup moins pour un ouvrier ou un employé qualifié, pour un
cadre ou un dirigeant, pour lesquels la réalisation du travail suppose de
réaliser des actions qui ne peuvent être ni programmées ni connues : les
uns et les autres mettent en œuvre des réseaux de relation, des tech
niques, des méthodes de gestion de leur temps de travail, des projets de
réalisation, du temps d'apprentissage sur le tas, des systèmes d'échange
d'information qui n'appartiennent qu'à eux seuls, ou au métier dans
lequel ils se trouvent, et qui ne font jamais partie des indicateurs évaluant
leur activité. Si l'avancement à l'ancienneté ne peut donc être conçu
comme une mesure « stimulante », l'évaluation personnalisée ne peut être
systématiquement considérée comme mobilisatrice. Elle introduit en
effet une part d'arbitraire, de la part de l'évaluateur, qui peut être consi
dérée comme une « note de gueule ».
Les inventions dogmatiques 1 07
2) La puissance du dogme
C'est donc bien parce qu'elles font l'objet d'un processus critique que
certaines inventions prennent sens et se transforment en innovation.
Mais pour ce faire, les directions des entreprises doivent accepter de voir
leurs décisions initiales remises en cause, transgressées, chahutées, per
verties et reconstruites par les acteurs. Sinon, si toute l'énergie des direc
tions consiste à faire respecter les règles telles qu'elles ont été conçues ini
tialement, cela aboutit à la construction d'un dogme, une croyance
présentée comme une vérité incontestable et imposée de manière autori
taire. C'est précisément le cas de la situation qui nous occupe ici.
Dans le chapitre précédent, j'ai énuméré les six conditions permettant
le passage d'une invention à l'innovation, passage caractérisant les pro
cessus créateurs. La comparaison avec les inventions dogmatiques, à par
tir des mêmes indicateurs, varie considérablement.
fait que le changement doit être respecté, que c'est la loyauté de chacun à
son égard qui garantit son efficacité. Plus encore, les procédures et outils
de travail (Comment évaluer les postes ? Comment définir des profils de
carrière ? Comment expliquer la politique de la direction générale ?) ne se
transforment pas. De même, lorsque les difficultés décrites ci-dessus
apparaissent, elles n'amènent aucunement les acteurs à transformer le
contenu des décisions. Elles conduisent bien plus les responsables du
projet à insister sur le bien-fondé de leur action.
Certaines adaptations locales sont réalisées. Par exemple, la manière
de négocier un emploi, une affectation. Ou bien, certaines mesures caté
gorielles sont prises localement, parce que les syndicats ou les gens du
métier y poussent. Beaucoup ont pour seul objectif de limiter le caractère
dogmatique des procédures, en singularisant les décisions. Mais rien ne
remet en question le contenu et l'instrumentation de la décision initiale.
Elle demeure sourde aux critiques, et aveugle aux aménagements infor
mels que les acteurs élaborent localement.
travail qui fondait le pacte antérieur. Il s'agit surtout d'une ingratitude, qui
érode sensiblement la socialisation :
La gratitude est le résidu subjectif de l'acte de recevoir comme de celui de
donner (...) Toute forme de socialisation, au-delà de son premier commence
ment, repose sur la continuation des relations une fois passé le moment de
leur naissance (...) La gratitude permet l'investissement de la personnalité
tout entière, la continuité de la vie comme échange et réciprocité (Simmel,
1 907/1998, p. 54-55).
Ce type de mesures force ceux qui les emploient à inscrire leurs rela
tions dans un registre comptable indépendant de la nature de leur entente
préalable, fondée sur des dimensions non économiques. Contacter un
collègue ne consiste en effet jamais à choisir le « mieux disant ». La
démarche consiste bien plus à choisir celui que l'on connaît le mieux pour
travailler en confiance sur telle ou telle dimension du travail. Dans ce
cadre, le temps, et la valeur économique qu'il représente, ne sont pas
comptés. On ne compte pas trop son temps dans le cadre de la coopéra
tion professionnelle fondée de longue date, parce que le temps est une
donnée collective, celle que représente la participation de tous au fonc
tionnement de l'ensemble. Cette coopération représente un capital de
connaissance construit dans la durée, fondant des solidarités qui per
mettent l'expression d'identités collectives. La relation « fournisseurs/
clients », parce qu'elle limite considérablement ce type de pratiques, pro
jette les opérateurs dans des formes de coopération indépendantes de ce
passé, interdit son usage. Bien évidemment, les opérateurs continuent à
coopérer, pour partie, comme ils le faisaient antérieurement, parce qu'il
est matériellement impossible de faire autrement. Mais la charge symbo
lique du nouveau type de gestion est forte : elle considère que le temps
passé par les opérateurs à s'ajuster avec les collègues n'a plus de valeur.
La mise en œuvre des politiques de qualité totale et de certification
G'y reviendrai dans le chapitre 8) s'inscrivent dans une perspective com
parable. Elles consistent, du point de vue des opérateurs, à leur
« apprendre leur métier », parce qu'elles supposent de redéfinir, de
manière scientifique et programmée, les gestes et les relations de travail.
Avec le temps les opérateurs sont parvenus à connaître les manières qui,
selon eux, sont les meilleures pour traiter les affaires dont ils ont la res
ponsabilité. Ce temps a représenté un investissement en relations : il a
fallu discuter avec les collègues pour apprendre, échanger des informa
tions, des « trucs » et même des émotions ; il a fallu faire avec les change
ments techniques, les changements de structure ou de management. Ce
savoir-faire, considéré par les procédures de qualité totale comme des
arrangements ne permettant pas de « bien faire le travail », est rejeté ; les
actes des opérateurs sont inscrits dans des procédures dites rationnelles,
lesquelles excluent donc le capital professionnel accumulé au cours des
années antérieures. Les procédures expriment le fait que les opérateurs
doivent « enfin » apprendre à travailler efficacement.
Là comme ailleurs, ces procédures peuvent être transgressées, contes
tées (Mispelblom, 1 999), et éventuelJement modifiées pour tenir compte
du capital professionnel accumulé par les opérateurs. Elles peuvent
116 Problématiques et acteurs de l'innovation
Le mouvement et la forme
Chapitre 5
L'organisation en mouvement
2 1 DU CHANGEMENT AU MOUVEME T
Cette longue liste de changem ents n'en finit pas. Elle ne peut se finir,
parce que le changement est constant, et que chacune de ses compo
santes interagit avec d'autres. L'effet global représente un effet bien plus
important que la seule addition de chacun des éléments. C'est en fait
l'évolution constante des logiques et des procédures de travail qui repré
sente, en elle-même, la nature de la transformation décrite.
Cette succession de changements ne garantit aucunement le passage
d'un état à un autre, mais, bien au contraire, provoque une sorte de dilu
tion de la rationalité organisationnelle. En réduisant le spectre de l'obser
vation pour analyser plus finement l'une des dimensions du changement,
on comprend mieux cette idée. Prenons l'exemple des systèmes d'infor
mation, toujours dans le cadre de la banque.
Dans un premier temps, l'informatique dite « décentralisée », permet
exclusivement la saisie directe du contenu des dossiers des clients dans
les bases de données ainsi que leur gestion en « temps réel », c'est-à-dire
l'introduction des modifications contractuelles au fur et à mesure du
déroulement de la relation commerciale entretenue avec le client. L'opé
rateur est dans ce cadre amené à limiter le traitement des informations à
ce qui est prévu par les logiciels conçus par l'informatique centrale.
Progressivement, l'activité se dote de banques de données et de sys
tèmes experts. Il s'agit de logiciels associant à la fois des données concer
nant les caractéristiques du client, des produits souhaités et des éléments
de calcul. L'ensemble de ces informations débouche sur la définition de
différentes possibilités de décisions, d'hypothèses, chacune d'entre elles
étant chiffrée financièrement.
Plus récemment, les évolutions techniques permettent de communi
quer les informations, ou d'accéder aux informations détenues par
d'autres services ou par des collègues, par l'intermédiaire de réseaux de
données, assurant une communication directe, sans passer par un point
central, entre les différentes positions de travail du site.
Cette succession de techniques empêche toute stabilité du système
d'ensemble. Ceci peut être observé du point de vue de la gestion tech
nique : redondances, incompatibilité entre matériels, obsolescence coû
teuse, changements répétés de politiques d'investissement, appel puis
abandon de la sous-traitance, autant de phénomènes qui rythment
l'évolution de l'ensemble décrit. Ceci peut également être observé du
point de vue des politiques informatiques : décentralisation puis recentra
lisation des équipes, réorganisations constantes entre les activités d'étude,
de projet et de maintenance, transformations constantes des politiques de
relation à développer avec les utilisateurs. Aucune séance de formation
1 26 Le mouvement et la forme
prise, qu'elle soit publique ou privée, doit définir des politiques et les
moyens de les réaliser pour obéir aux contraintes de rentabilité ou de mis
sion qui lui sont assignées. Pour ce faire, elle met en place des procédures
de rationalisation : elle réduit les incertitudes du processus de production
par la mise en œuvre de programmes, de normes, de standards, de procé
dures de coordination et de planification. Mais les objectifs ainsi que les
procédures de travail changent aujourd'hui régulièrement de nature. Le
mouvement crée en effet des phénomènes d'évolution non linéaire,
caractérisés par les chevauchements, blocages, glissements et contradic
tions des différentes politiques.
Passer, comme le montre l'exemple de la banque, d'une logique de
distribution à une logique de vente, puis à une logique de marketing et
enfin à une logique financière montre que l'obligation d'efficacité est
constante. Mais cette obligation associe des conceptions dont le rythme
d'évolution est différencié, ce qui limite considérablement la cohérence
d'ensemble.
Cette situation traduit le fait que les changements décrits n'obéissent
pas une politique unifiée mais à une succession de politiques émiettées et
contradictoires. L'analyse des politiques menées par la banque en matière
commerciale, de contrôle, de gestion des ressources humaines et de sys
tèmes d'information en donne une bonne idée. Le changement repré
sente ainsi la poursuite d'objectifs rationnels, du point de vue de la direc
tion générale d'une entreprise : on ne change bien évidemment pas pour
changer. On change pour améliorer l'efficacité, les performances globales
de l'entreprise. Mais la rencontre de dynamiques spécifiques aux métiers
ou activités des différents services brouillent singulièrement la cohérence
de l'ensemble.
De ce point de vue, les entreprises concernées par les dynamiques
d'innovation ne sont plus tayloriennes. Mais ça n'est pas pour autant
qu'elles oublient toute volonté de rationalisation.
L'auteur considère que c'est en effet parce qu'ils considèrent les béné
fices de l'entreprise comme inégalitairement répartis, que les salariés
« flânent », c'est-à-dire :
travaillent lentement d'une façon délibérée, afin de s'épargner d'accomplir
une journée de travail normale (p. 7).
des indications sont fournies, chaque matin, à chacun des six cents pelle
teurs. Elles concernent, la localisation de la tâche, le type de pelle à
prendre, les résultats obtenus par chacun la veille.
- La quatrième technique est la politique salariale : les salaires sont
individualisés, de manière « équitable » en fonction des résultats obtenus
par chacun.
- Une cinquième technique s'est associée au taylorisme dès le début
des années vingt, celle du convoyeur à bande qui permet le travail à la
chaîne. Il assure le déplacement des pièces, selon une cadence qui
s'impose aux opérateurs, ces derniers restant en position fixe sur la
chaîne de production. Cette technique est célèbre parce qu'elle matéria
lise pleinement l'idéal de l'organisation scientifique du travail, celui de la
« fluidité », consistant à transformer tout processus de production en un
process, une circulation de matière et de gestes parfaitement réglés dans
leur déroulement. L'organisation de ce type est dite fordienne Qes pre
mières réalisations de ce type sont l'œuvre de H. Ford), elle correspond
très concrètement à l'aboutissement des principes tayloriens.
c) La forme de l'organisation.
L'association des techniques et des principes tayloriens amène à créer
une forme, une structure caractéristique de l'organisation scientifique du
travail. Elle se définit selon les cinq dimensions suivantes :
chaque poste de travail est spécialisé et individualisé, c'est-à-dire qu'il
réalise une activité parcellaire, répétée selon des cycles très courts,
représentant un élément étroit de la réalisation de la tâche globale ;
la cadence de travail est élevée, puisqu'elle représente la source de
productivité ; elle s'inscrit dans une logique d'économies d'échelJe ;
les activités de maintenance, comme celles de la coordination des
tâches, sont elles-mêmes spécialisées ; dans les services d'entretien
pour les premières, dans les bureaux des méthodes pour les secondes ;
les flux d'information sont verticaux et descendants ;
le contrôle du travail est effectué en amont (au moment de la défini
tion des procédures et cadences) et durant la réalisation du travail
(contrôle des comportements tenus sur la chaîne).
més ainsi aujourd'hui) continuent donc à réaliser leur activité selon les
mêmes techniques que celles que Taylor avait élaborées.
Par exemple, lors de l'informatisation de la gestion des stocks d'une
petite entreprise industrielle, les organisateurs analysent le travail en situa
tion manuelle ; ils redéfinissent ensuite de manière logiquement optimale
les gestes et procédures à utiliser en système informatisé. Ce travail dé
bouche sur la définition de procédures de relations plus rationnelles entre
les différents services. Les niveaux de classification sont revus pour adap
ter les salaires aux nouvelles compétences. Et surtout, l'ensemble est bien
conçu dans une perspective de fluidité industrielle (éviter les ruptures du
processus de production et de commercialisation) qui correspond bien à
l'idée développée autrefois lors de la mise en œuvre du convoyeur à bande.
Résumons-nous. Le passage des économies d'échelle aux économies
d'envergure se traduit, dans le secteur industriel, par un appel à l'initiative
(bien circonscrite) des opérateurs, par une conception du travail fondée
sur une moindre spécialisation des tâches, et surtout par une forme
d'organisation moins parcellaire et plus participative. Pour le reste, les
perspectives élaborées par Taylor demeurent : principe de prospérité par
tagée, techniques d'activité organisatrice réalisées par des experts.
L'activité organisatrice est assez insensible aux changements d'envi
ronnement économique, de nature des produits réalisés et de techniques
utilisées. Cette stabilité dans le changement s'explique assez simplement.
La forme d'une organisation varie en fonction des contraintes de son
environnement. Mais l'activité organisatrice représente un ensemble de
techniques dont l'usage varie peu, son utilité consistant toujours à définir
des modalités de fonctionnement conçues à l'avance, par des experts,
comme optimales.
Cette transformation partielle des pratiques organisationnelles, ne
vaut pas que pour le secteur industriel. Elle concerne tout autant le sec
teur tertiaire, les entreprises publiques ou privées. Dans toutes ces situa
tions coexistent une transformation des formes de l'organisation et un
large maintien des techniques de l'activité organisatrice.
La modernisation des entreprises publiques, thème sur lequel la plu
part des laboratoires de recherche en sociologie ont été mobilisés ces der
nières années, fait ainsi apparaître des phénomènes comparables à la mise
œuvre du « modèle japonais ».
L'ouverture à la concurrence ainsi que les obligations nouvelles en
matière d'efficience amènent les entreprises publiques à prendre des
mesures remettant largement en question un certain nombre de disposi
tions antérieures. On l'a vu dans le chapitre 4.
148 Le mouvement et la forme
cernent dans des situations de travail où les modes opératoires sont flous,
inexistants ou même contradictoires. Le salaire ne récompense donc plus
le travail réalisé mais l'engagement, la « loyauté » des salariés à l'égard du
processus de production. Ce salaire est donc plus élevé que ce que repré
sente la valeur du travail fourni.
La transformation des grilles de classification et de rémunération des
entreprises publiques rentre bien dans cette perspective théorique. Il
faut par exemple motiver financièrement les salariés qui interviennent
dans les techniques de gestion nouvelles (contrôle de gestion, finance,
gestion des ressources humaines). Il faut surtout stimuler financièrement
ceux qui se trouvent dans le secteur commercial et acceptent de s'investir
dans cette nouvelle logique. Il faut donc contrecarrer l'égalité mécanique
dans le versement des salaires, qui rémunère sans distinguer la variété
des efforts fournis, et la remplacer par l'équité. Le principe de rémunéra
tion n'est donc plus étroitement taylorien ; il paye l'initiative et non le
statut.
Par contre, la mise en place de ces nouveaux dispositifs passe par une
activité organisatrice qui retrouve l'ensemble des techniques élaborées
par Taylor. Les activités de « pesage » des postes, de redéfinition des
« profùs » de carrière et d'évaluation des compétences, telles que décrites
dans le chapitre 4, en donnent une bonne idée.
Le poste de travail des opérateurs est analysé de manière extrême
ment précise par des experts, en collaboration avec la personne qui tient
le poste. Cette analyse du travail est plus fine que celle que proposait Tay
lor parce qu'elle intègre des aspects humains et relationnels comme élé
ments constitutifs de la tenue du poste. Ça n'est plus seulement le travail
de pelletage et le rapport à la pelle de l'ouvrier Schmidt qui sont analysés,
c'est également la qualité du contact de Durand avec les clients ou sa
capacité à se mobiliser. Cette analyse est en même temps moins quantita
tive que celle que proposait Taylor pour atteindre les objectifs, parce
qu'elle s'intéresse plus à la nature des tâches et à leur coordination qu'au
volume de production réalisé par chaque position de travail. Toujours
est-il que ces analyses sont lourdes : elles accumulent constamment des
indicateurs nouveaux pour parvenir à identifier « parfaitement » la nature
des différents postes de travail.
L'investissement réalisé dans cette perspective est considérable. Au
début des années quatre-vingt-dix, il a mobilisé généralement plusieurs
cabinets-conseil à plein temps pendant deux ou trois années, plusieurs
services internes d'une dizaine de personnes spécialisées dans ce type de
démarche.
1 50 Le mouvement et la forme
L'idée généralement admise par les entreprises, et par ceux qui les
conseillent, est que le taylorisme est « dépassé ». Il correspondait,
explique-t-on, à une contrainte de production fondée sur la grande série,
dans un univers stable, non concurrentiel et utilisant des dispositifs tech
niques rudimentaires. Ce mode d'organisation n'est plus adapté au fonc
tionnement d'entreprises qui se caractérisent par des contraintes d'inno
vation, par la diversification constante de leurs lignes de produits, par
l'instabilité de leurs marchés et par l'obsolescence de leurs technologies.
On s'accorde alors généralement à considérer qu'il faut changer de
« modèle d'organisation ». Celui-ci peut être par exemple japonais, matri
ciel, réticulaire, professionnel ou divisionnel ou « adhocratique ». Ces
modèles ont un succès considérable : il existe, dans le monde du conseil
en management, un véritable marché de ces « produits ». Ce succès est dû
au fait que les modèles permettent de désigner les univers de travail
comme des touts cohérents (chacun des éléments est en relation logique
avec l'autre) et cohésifs (l'ensemble des éléments participant à l'homo
généité de l'ensemble). Mais les modèles d'organisation ne sont bien
1 52 Le mouvement et la forme
1 1 FORJ.\ŒS ET FORCES
Dans le monde du travail, ces formes, qui règlent les relations entre
les êtres, ne sont donc pas que des règles de gestion : elles correspondent
également aux dimensions culturelles des relations, à ce qui les stabilise.
Ces formes consistent à établir de manière durable, prévisible et connue
par tous des pratiques de travail, des relations de travail ou des modalités
de jugement sur l'activité. Elles s'opposent donc à l'action tendant à les
transformer. Elles sont bien construites par les hommes mais résistent à
leur action, comme si elles étaient devenues autonomes.
Cette idée renvoie à l'un des fondements des réflexions sociolo
giques. On peut considérer que les règles, qu'elles soient juridiques,
morales ou coutumières, contraignent les acteurs, les sujets ou les indivi
dus (suivant les perspectives problématiques retenues) à agir de telle ou
telle manière. Les règles, dans ce cadre, représentent la « contrainte
sociale ». Elles guident le comportement, canalisent les actions, les désirs,
ou même la perception de l'intérêt. On peut considérer, au contraire, que
les règles sociales représentent des constructions humaines, c'est-à-dire le
résultat d'actions collectives élaborant plus ou moins démocratiquement,
plus ou moins rationnellement et plus ou moins rapidement, les règles de
vie en commun. Dans les deux cas, il s'agit bien de formes, au sens ou
Simmel les définit. Elles peuvent autant être des modalités de gestion, des
cultures professionnelles, des modalités d'expression, des règlements
intérieurs, des organigrammes, des routines de travail, une conception de
la performance, du bien, ou de la morale professionnelle.
L'autonomie relative des formes 157
formalisé qu'ils ont contribué à construire, ou qui leur est imposé par
d'autres. Dans une perspective diachronique, celle de l'innovation, on est
amené à traiter ces deux dimensions comme constitutives du fait social :
la durée met en évidence que le social est une forme incluant la vie, puis
qu'il en est l'émanation. Cette approche est la clé de la sociologie « for
male » développée par Simmel.
Le « droit », en général, éclaire bien ce type de processus. Les exigen
ces de la vie en société supposent l'existence de règles de droit, et ces der
nières sont produites dans cette perspective. Mais une fois créées, les
règles de droit se détachent de leur fmalité initiale pour administrer leur
propre logique, indépendamment de la vie qui les a fait naître. Le magis
trat ne juge pas en fonction de la légitimité d'une action, de son caractère
moral ou immoral, de ce qu'elle représente du point de vue de la capacité
à vivre ensemble. Il juge en fonction de l'état du droit constitué. La juris
prudence intervient pour modifier cet ordre, mais jamais de manière syn
chronique par rapport à l'évolution des pratiques sociales. De même, le
droit du travail ou de la fiscalité des entreprises est géré selon des procé
dures juridiques, pas selon la volonté du mouvement qui l'a constitué.
L'interdépendance de ces deux dimensions Qa forme d'une part et
l'action d'autre part) s'accompagne donc également de leur opposition
fondamentale : les créateurs d'une loi dépendent de leur création, puisque
celle-ci s'autonomise. Ceci vaut, explique Simmel, pour les règles sociales
en général, qu'elles concernent les coutumes, les mœurs, les échanges
économiques, l'art ou les manifestations de l'émotion.
Nos préoccupations quelque peu triviales, inscrites dans cette pers
pective diachronique, mettent en évidence les mêmes phénomènes. Le
système informatique de la banque est bien le résultat d'un processus
social qui a permis de définir progressivement, en passant par des interro
gations, des conflits, des passions, des expériences et des réflexions sur
ces expériences, l'état du système. Les configurations techniques retenues
à un moment donné sont à l'évidence une émanation de la « vie », des
rapports sociaux. Elles représentent le résultat de ces rencontres, elles en
sont la création. Mais cette forme, celle du système informatique à un
moment donné, « cristallise » les rapports sociaux et devient donc égale
ment l'inverse de la vie. L'état du système technique contraint l'action des
utilisateurs et des concepteurs de l'informatique en fonction de critères
propres à l'organisation de la forme élaborée à un moment donné : la ges
tion du système informatique de l'entreprise obéit à des règles (de compa
tibilité, d'investissement, de maintenance ou de formation) qui sont dic
tées par l'état du système technique, tel qu'il est cristallisé.
L'autonomie relative des formes 1 59
Il existe donc un « jeu », une « rotation » entre les forces de la vie gui
produisent des formes, et ces formes qui dans un deuxième temps
contraignent les forces de la vie. La socialisation se réalise de cette
manière. Elle représente une série de formes à travers lesquelles les
hommes ont choisi d'unifier leurs intérêts, mais elle représente égale
ment, à l'usage, une soustraction des forces de la vie au bénéfice du res
pect des formes.
Pour retrouver leur autonomie, ces forces sont donc amenées à se
détacher des formes qui les associent, les socialisent. Mais ce détachement
ne s'opère pas aisément : il suppose que les acteurs parviennent à élaborer
collectivement de nouvelles formes, se substituant aux précédentes. Cette
élaboration est une action difficile : elles suppose en effet que les acteurs
parviennent à imaginer tirer plus de « plaisir » ou d'avantages d'une
L'autonomie relative des formes 1 61
nouvelle situation que du « plaisir » et des avantages qu'ils tirent des for
mes élaborées à un moment donné. C'est très précisément le problème
rencontré par les agents des entreprises publiques : ils ne parviennent pas à
croire aux bénéfices de la transformation qui leur est proposée.
La sociologie de Simmel représente, de tous ces points de vue, une
dimension théorique indispensable pour penser l'innovation : ce sont
bien les hommes qui la construisent, mais son usage, en se cristallisant
(en s'institutionnalisant) leur échappe largement. De même, l'innovation
détruit les formes, elJe ne fait pas que les transformer. EIJe détruit les for
mes anciennes parce que celles-ci ne sont pas que des règles, mais égale
ment des formes de sociabilité, lesquelles résistent au retour des forces.
Dit autrement, l'exercice des forces représente un moment, une acti
vité de construction du nouveau et de destruction des formes antérieures.
Alors que les formes représentent un état, celui d'une construction établie.
apporter son rapport au monde, aux autres. Par exemple, vivre dans une
ville polluée représente un risque pour la santé. Mais on ne connaît pas
bien les probabilités de contracter une maladie, la nature de cette maladie,
les raisons pour lesquelles elle touche telle ou telle personne. On peut y
échapper mais on n'en est pas sûr. Dans cette perspective, la sociologie
du monde du travail a mis en évidence des situations professionnelJes à
risque. Elles concernent des activités physiques (le peintre en bâtiment
travaillant sur un échafaudage), ou des activités intelJectuelles (le spécia
liste du marketing définissant une campagne de publicité).
On comprend bien ce qui amène l'innovation à créer des situations à
risque : les opérateurs interviennent dans un environnement incertain,
selon des procédures incertaines et par rapport à un système de sanction
incertain. Le monde de la banque est devenu un univers plus risqué
qu'autrefois parce que les opérateurs sont amenés à mettre en œuvre des
procédures qu'ils élaborent localement, sans en avoir précisément le
droit, sans bien en maîtriser les effets du point de vue administratif. Et ils
ne connaissent jamais clairement à l'avance la façon dont leurs initiatives
vont être jugées par la hiérarchie, la manière dont elles vont être sanction
nées : positivement ou négativement. Mais s'ils ne prennent pas ces initia
tives ils courent le risque d'être jugés comme trop « administratifs », pas
suffisamment « entreprenants » de la part de ces mêmes hiérarchies. Les
situations d'innovation augmentent ainsi toujours le risque des situations
de travail.
Considérer l'innovation comme une source de risque n'est cependant
pas la meilleure façon d'en comprendre la construction. Pour y parvenir,
il faut introduire l'idée de « prise de risque ». Cette situation est, par
exemple, celle du joueur au casino, celle de l'épouse qui insulte violem
ment son mari parce qu'il l'humilie, ou celle du fumeur. Les avantages
potentiels de la prise de risque sont ainsi de nature extrêmement variée.
Dans les exemples cités il s'agit de l'argent, de l'identité ou du plai
sir. L'individu ne dispose pas de suffisamment d'informations pour
connaître à coup sûr le résultat de son action ainsi que la nature, le délai et
l'intensité des sanctions (positives ou négatives) qui définissent ce résul
tat. Il prend ce risque pour tirer des « avantages >> qu'il ne pourrait obtenir
sans ce type d'action.
Dans le monde du travail, la prise de risque peut bien évidemment
correspondre aux mêmes registres : argent, identité, plaisir. Mais cette
perspective n'est pas directement intéressante pour comprendre le rap
port entre prise de risque et transformation des organisations. L'analyse
de ce rapport montre, plus précisément, que la prise de risque représente
L'autonomie relative des formes 1 63
part des situations de l'existence, nous avons donc affaire à des probabilités
subjectives, qui entraînent au mieux une mesure globale très .lâche, celle de
l'utilité subjectivement visée (1974/1991, p. 1 29).
Cette position, tenue donc pendant plus de vingt ans, représente bien
une action innovatrice, telle qu'elle a été définie plus haut. Son exercice
repose sur trois types de prise de risque, qui représentent tous les trois
une transgression des formes.
- Dans le rapport aux collègues : d'abord les détenteurs de lits pri
vés, puis les patrons qui « veulent prendre le coucou » ; puis une bonne
partie de collègues convertis aux règles de gestion actuelles. Dans tous les
cas, l'action ne peut être réalisée sans prendre le risque d'être exclu, non
pas de la profession, mais de la reconnaissance sociale locale, de la car
rière, du milieu. Plus simplement, elle suppose de renoncer à exercer
tranquillement son activité, en « bonne compagnie ».
- Dans le rapport aux règles de gestion : « tordre le cou » aux procé
dures de gestion des deniers publics, aux règles de recrutement ou aux
modalités de financement des projets de recherche et d'équipement n'est,
au moins subjectivement, jamais une affaire simple : la sanction adminis
trative est potentiellement toujours utilisable.
- Dans le rapport à l'évaluation du travail : pour réaliser leur projet,
les innovateurs se soumettent directement aux lois de l'efficacité et de
l'efficience : ils se doivent, bien plus que les autres, d'atteindre leurs
objectifs, et à faible coût. Dans le cas inverse, leur responsabilité est
directement engagée. Dans les situations plus traditionnelles, les échecs
sont plus légitimement rapportés aux insuffisances chroniques du
système.
1 68 Le mouvement et la forme
2) La déviance ordinaire
a) La déviance est une notion relative. Il existe des groupes dont les
normes sont différentes dans un même ensemble social.
Porter un tee-shirt dans les services de la direction est un acte de
déviance. Mais porter une cravate dans l'atelier en est un autre. De même,
les normes de fonctionnement professionnelles ne s'encombrent aucune
ment de toutes les procédures définies par le règlement. Pour un employé
de la banque en matière d'octroi de crédit ou pour le conducteur d'un
robot en matière de maintenance, il existe toujours une part de l'activité
qui correspond à un comportement déviant. C'est celle qui consiste à
prendre des initiatives non prévues par les règles de gestion. Ce compor
tement est, à leurs yeux, « normal », puisqu'il permet de travailler efficace
ment et que les collègues proches s'inscrivent souvent dans cette norme.
Pour ces deux raisons, la hiérarchie ferme généralement les yeux sur ces
comportements qui participent directement au bon fonctionnement de
l'ensemble.
L'autonomie relative des formes 1 71
mais par rapport auxquelles les sanctions sont pour le moins ambiguës.
Ces actions sont plus ou moins bien tolérées et les sanctions varient en
fonction du moment ou du type de status des personnes. La déviance
permet ainsi une socialisation « à part », celle du milieu auquel les opéra
teurs appartiennent. La déviance n'est pas toujours perçue, et ne fait donc
pas toujours l'objet de sanctions.
Dans toutes ces perspectives, la déviance représente une contribution
active à l'élaboration de nouvelles formes. Mais cette contribution ne
peut se réaliser à l'intérieur des formes établies, parce que celles-ci
n'autorisent pas la « vie ». Elles n'autorisent pas leur propre transforma
tion. Elles ne peuvent que la subir. Même si une entreprise conçoit parfai
tement, expost, que la déviance a finalement été nécessaire à l'innovation,
elle ne peut sérieusement mener une politique de ce type, et pour deux
raisons. D'abord l'innovation ne se décrète pas. Ensuite les normes et
représentations du management sont généralement très étrangères à ce
type de perspective. Mais surtout, un ensemble social se définit d'abord
par des formes, des règles et des conventions qui permettent la vie
collective.
On retrouve ici l'idée de Merton (cf. chap. 1 ) selon laquelle l'inno
,
vation consiste à mettre en œuvre des moyens illicites pour atteindre des
fins valorisées par la société. Dit autrement, l'innovation est le moyen que
l'efficacité se donne en dehors des moyens qui lui sont prescrits.
Les objectifs légitimes, selon l'auteur, correspondent aux buts, inté
rêts et intentions proposés par la société globale à ses membres. C'est par
exemple participer à la vie démocratique, assurer l'efficacité de l'entre
prise ou « réussir », et s'enrichir. Parallèlement, la société met en œuvre
des moyens qu'elle définit comme légitimes pour atteindre ces buts et éla
bore implicitement une échelle de valeur dans cette légitimité : les com
portements peuvent être ainsi prescrits (par exemple travailler), préférés
(par exemple travailler dans un univers de bonnes relations avec les diri
geants), tolérés (par exemple ne se stabiliser ni sur un emploi ni sur un
métier), ou proscrits (ne pas travailler). Le comportement innovateur,
selon l'auteur, consiste à accepter le but prescrit par la société, mais pas
les règles sociales permettant de l'atteindre.
Il se rapproche étroitement des situations qui nous occupent ici :
l'innovation réalisée par les opérateurs se fait bien au nom de l'efficacité,
de l'esprit d'initiative, du travail bien fait ou des « besoins du marché ».
Mais, dans la mesure où ces opérateurs disposent de peu de moyens légi
times pour la mettre en œuvre, ils se trouvent amenés à transgresser les
règles sociales et gestionnaires établies.
L'autonomie relative des formes 1 73
L'histoire leur donne parfois raison. Dans ce cas, l'innovation est ins
titutionnalisée ; l'action prend « forme », et se cristallise à son tour. Mais
les cadres normatifs d'un milieu social évoluent généralement moins vite
que les pratiques qui tendent à le transformer. Et même s'il y a bien, au
bout du compte, la production d'un nouveau cadre normatif, il existe un
moment ou l'action d'innovation n'est pas en synchronie avec l'état des
règles.
On retrouve ainsi toute la richesse de la formule de Schumpeter pour
décrire l'innovation, celle d'une « destruction créatrice ». À l'intérieur
même des entreprises, l'innovation détruit les formes sociales établies, et,
avant de parvenir à les détruire, les bouscule et les transgresse. C'est bien
cette violence singulière qui permet l'émergence de nouvelles formes
sociales, la « créativité » en la matière. La destruction créatrice est ainsi
bien plus qu'une destruction, suivie d'une création. Elle représente
l'articulation sociale et économique nécessaire au mouvement de
l'innovation, laquelle n'est pas une histoire et une seule, celle d'une tech
nologie ou d'une méthode de gestion, mais un enchevêtrement de cir
constances, dans lequel le risque et la déviance deviennent une situation
courante.
Cette situation pose finalement deux questions. Tout d'abord celle
des raisons de son existence : comment comprendre que le management
ne parvienne pas à mieux réguler ces affaires ? Ensuite celle de ce qui per
met au.."'C individus de tenir, de donner sens à leurs actions, dans cet uni
vers anorruque.
TRO IS IÈME PARTIE
L'ambiguïté de l'ensemble
Chapitre 8
Morcellement et cfyschronies
1 1 RÉFLEXION ET RÉFLEXNITÉ
2 1 LES DYSCHRONIES
le plan des investissements réalisés par les acteurs, que sur le plan de leurs
représentations, ou de leurs sentiments.
L'exemple de l'évolution des pratiques de gestion et d'organisation
d'une petite entreprise industrielle, qui fabrique dans le sud de la France
des machines agricoles, permet de rendre compte de ces phénomènes.
J'en présenterai l'analyse en deux temps. Dans un premier temps, je sui
vrai une modalité d'exposition classique, laquelle empêche de rendre
compte de ces conflits de temporalités. Dans un deuxième temps,
j'utiliserai une méthode d'analyse permettant de les mettre en évidence.
À partir du milieu des années quatre-vingt, l'entreprise passe de la
production de séries longues à des séries courtes. L'objectif de ce change
ment consiste à intégrer dans le produit les modifications demandées par
les clients (les séries courtes autorisant le travail « sur mesure »), tout en
réduisant les délais de livraison.
Dans un premier temps, l'introduction de machines outils à com
mandes numériques permet de réduire les délais de six à deux mois.
L'augmentation de la productivité tirée de la mise en place des machines
est ainsi en partie consommée dans la réduction des délais.
Dans un deuxième temps, l'entreprise met en place une organisation
de type « juste à temps ». Il ne s'agit plus d'une organisation industrielle
classique, produisant puis stockant, en attendant que les commandes cor
respondent aux pièces accumulées. Il s'agit d'une méthode de coordina
tion du travail consistant à répondre immédiatement à la commande des
clients, en ne décidant d'un type de production qu'en fonction de la
nature des commandes. Le dispositif permet parallèlement de réduire sin
gulièrement les stocks et donc de faciliter leur gestion. Les délais de livrai
sons passent ainsi à quinze jours.
Cette modification repose sur un principe essentiel : le déplacement
simultané des hommes et des pièces dans l'atelier. Ceux-ci interviennent
en fonction de la nature et du degré d'urgence des commandes et non en
fonction de l'usage optimal des machines. Par ailleurs, les ordres de fabri
cation ne proviennent plus de l'atelier central mais des services commer
ciaux. Hormis la réduction des délais, l'avantage de ce type de fonction
nement est d'intégrer le contrôle qualité dans les activités des opérateurs.
Ces deux séries de changement affectent plusieurs niveaux de
l'organisation simultanément :
la maintenance des machines est partiellement déléguée aux ouvriers :
ils réalisent des opérations de maintenance dites de « premier
niveau » : elles consistent en l'entretien systématique des installations
techniques, mais ne supposent pas de correction ;
1 90 L'ambiguïté de l'ensemble
3 1 LE MORCELLEMENT DU MOUVEl'vIENT
1 1 L'ÉLABORATION DU TRAVAIL
Dans les chapitres précédents, j'ai souligné que l'incertitude, les con
ilits de temporalités et le mouvement caractérisent l'organisation. Dans
ce cadre, la compétence, que l'on peut provisoirement définir comme une
capacité à traiter efficacement des tâches dans un univers social et organi
sationnel déterminé, ne consiste pas seulement à réaliser le travail : elle
consiste préalablement à l'élaborer.
Faute de pouvoir appliquer des règles et des procédures stabilisées,
faute de disposer d'objectifs univoques, faute également de s'appuyer sur
une division du travail définissant de manière cohérente les responsabi
lités, les opérateurs mettent localement en œuvre une capacité d'élabora
tion de leurs tâches : ainsi, les procédures de gestion, la nature des maté
riaux à traiter, le degré d'urgence et de complexité des tâches, les formes
d'évaluation du travail, les modalités de coopération avec les collègues,
tout ce qui, en situation stable, représente le cadre de travail, tout cela
devient ici un simple ensemble de données de base. Ces données sont le
matériau du travail d'élaboration. Il consiste à faire appel à l'imagination,
au raisonnement et à la mémoire pour décider de la nature du travail à
réaliser concrètement, en situation. Il représente l'investissement, sponta
nément réalisé par les opérateurs, pour définir les pratiques qui ne sont
aucunement prévues par l'organisation.
Par exemple, dans l'entreprise industrielle présentée dans le chapitre
précédent, la flexibilité amène à modifier régulièrement l'agencement
électromécanique des robots, ce qui augmente simultanément le nombre
de pannes. La multiplication de ces aléas impose de passer à une forme de
travail beaucoup moins bien formalisée qu'avant le changement tech
nique. Par exemple, certains plans de travail parviennent à l'atelier après
les pièces à usiner. Les ouvriers réalisent alors eux-mêmes, sans le soutien
du service informatique ou méthodes, la préparation de la machine, la
programmation et la gamme d'usinage. De même, la diversité des
matières traitées ne permet pas toujours de disposer d'informations adap
tées dans le bureau des méthodes. Dans ce cas, à nouveau, c'est l'expé
rience des ouvriers, leur capacité à reconcevoir le travail, qui permettent
de redéfinir sur place, la vitesse de rotation, les plaquettes à utiliser, et le
choix des outils.
Ceci vaut tout autant pour les opérateurs des services bancaires, et sur
plusieurs plans.
L'échange social comme compétence 205
qui remet à leur place des théories managériales sommaires : ce qui pro
duit la compétence des opérateurs n'est pas tellement leur niveau de for
mation ou de fonction, mais, bien plus, leur capacité à intervenir en situa
tion de travail incertaine. Formulée de manière plus triviale, la même idée
signifie que ce n'est pas un type ou un autre d'organisation du travail qui
produit la compétence mais le flou de l'organisation.
Ces différentes analyses mettent bien en évidence le fait que ce qui
fait la compétence, c'est l'incertitude, ou plus exactement le fait, pour un
opérateur, de disposer de connaissances lui permettant de traiter de
manière efficace une situation de travail incertaine. Dans tous ces cas, la
compétence effective des opérateurs, le travail réellement mis en œuvre
demeure généralement une « boîte noire >>. L'analyse de son contenu
demande une observation particulière, supposant de considérer que la
réalisation du travail est une activité mal connue, qu'elle obéit à des nor
mes de fonctionnement qui ne correspondent pas à celles qui sont géné
ralement développées et sollicitées explicitement.
Le type de professionnalisme qui correspond aux activités décrites
plus haut correspond bien à ces situations nouvelles : il n'est pas organisé
en corporation, il ne jouit ni de reconnaissance institutionnelle ni d'avan
tages acquis au cours de ses luttes ; c'est un professionnalisme « sans his
toire », sans code ou situation juridique clairement établis. Il correspond
uniquement à un rapport d'autonomie et d'inventivité à la tâche.
J'ai déjà largement discuté de ces questions (Alter, 1 990, 1 993). Il me
semble cependant aujourd'hui nécessaire d'aller plus loin dans l'analyse du
rapport entre incertitude et compétence, en reprenant les analyses de
H. Becker (op. cit., 1982/1 988) à propos des métiers de l'art. L'auteur
montre en effet que ce type d'activité correspond bien à un travail d'éla
boration et de rapport créatif à l'incertitude, mais il explique également
que la production artistique n'a que peu de chose à voir avec une sorte de
génie romantique, indépendant de son inscription dans un système social.
H. Becker souligne l'extrême division du travail de ces univers : « On
dirait qu'il n'y a pas de limite à la segmentation des tâches. » Mais il met
également en évidence que cette division ne règle rien du point de vue de
la création collective, laquelle suppose des arrangements, des réseaux de
relations, des formes de coopération informelles pour parvenir à réaliser
l'œuvre. Cette relation entre la division du travail du monde du cinéma,
par exemple, et le caractère étonnamment informel des fonctionnements
permettant la réalisation de l'œuvre représente parfaitement les situations
qui nous occupent ici. Reprenons les deux exemples cités plus haut à par
tir d'indicateurs utilisés par H. Becker.
210 Réflexion et ambivalence
sent à son tour obligé de donner autre chose. Une relation de réciprocité
se crée donc.
Encore faut-il que le don soit « reçu ». La réception suppose la mani
festation d'une émotion, la compréhension explicite de l'engagement
affectif et symbolique que représente le don. Les tribus analysées par
Mauss réalisaient des fêtes, des « réceptions » à l'occasion de ce genre de
geste. Elles étaient l'occasion de manifester la construction d'un lien
social, elJes célébraient son existence. De même, l'invitation au restau
rant, si elle n'est pas routinière, si elle signifie un engagement, un investis
sement dans la relation à l'autre, suppose d'être reçue comme telle : on ne
tient pas le même comportement lorsque l'on est invité au restaurant par
un collègue que lorsque l'on va à la cantine avec lui. La réception mani
feste représente l'inscription du don dans un type de relation non routi
nière et non strictement économique. Elle signifie que celui qui reçoit
comprend le geste de l'autre.
Bien évidemment le donataire (celui auquel est destiné le don) n'est
pas obligé de recevoir le cadeau du donateur. De même, il est possible de
refuser de donner à son tour. Dans ces deux cas, on sort d'une relation de
coopération, d'amitié ou de confiance pour entrer dans le registre du
conflit, de la méfiance ou de l'utilitarisme étroit. Il ne s'agit plus de la
création d'un lien social mais au contraire du refus explicite de l'endet
tement mutuel qu'il représente. Dans les milieux analysés par Mauss, le
refus du don représentait une offense C'était un cas de conflit, de guerre.
Dans le cas de l'invitation au restaurant, il s'agit du refus explicite
d'une coopération hors relations habituelles : on refuse dans ce cas
d'accorder à l'autre l'attention qu'il espère, sa façon de concevoir un
contrat, ou la relation de confiance qu'il propose. On garde alors à la rela
tion son inscription dans un registre indépendant de tout investissement
émotionnel.
Ce type d'échange vaut tout autant pour les relations de coopération
dans le monde du travail, et y obéit aux mêmes lois. La compétence col
lective est bien le résultat d'une coopération qui s'inscrit dans le registre
du don contre don. EJJe est « réglée » sur ce type de principes.
Ainsi, lorsque des ingénieurs d'une entreprise d'aéronautique, char
gés de mettre en œuvre un système de maintenance à distance, destiné
aux avions vendus à l'étranger, échangent des informations entre eux ou
avec leurs collègues de l'administration des ventes pour « arranger » les
affaires de leurs clients, ils sortent du registre formel et de celui de la
routine : ces relations ne sont ni codifiées, ni évaluées économiquement,
ni même prévisibles. Mais ça n'est pas pour autant que ces relations sont
L'échange social comme compétence 217
5 1 L'UTILITÉ DE L'ALTRUISME
Mauss insiste sur le fait que les échanges de type don contre don sont
symboliques et sociaux, mais jamais totalement désintéressés. Certaines
dépenses somptuaires doivent être comprises comme le moyen de définir
des rangs sociaux, de manifester son pouvoir et pas seulement de dilapi
der généreusement. On peut alors se demander, en reprenant la question
classique de toute réflexion sociologique sur le don si on n'a pas intérêt à
donner.
Les ingénieurs de l'entreprise d'aéronautique échangent par exemple
largement avec les spécialistes de l'informatique et de l'après-vente.
Ceux-ci y trouvent une rétribution majeure : l'amélioration de leur
gamme de produits, de ses développements ultérieurs et la publicité de
leur participation à la réussite du projet. L'idée générale est bien que les
partenaires échangent parce qu'ils y trouvent leur compte, leur intérêt, du
point de vue de leur compétence et de leur reconnaissance sociale. Cette
idée est évidente. Elle mérite cependant d'être soulignée pour ne pas
confondre la coopération et l'entraide avec un échange indépendant de
finalités poursuivies par les protagonistes. On échange pour obtenir
quelque chose qui est extérieur au fait même d'échanger...
Ces échanges ne sont par ailleurs pas indépendants du capital que
détiennent les partenaires. Il existe de fait une répartition des bénéfices de
l'échange qui est stratifiée, qui récompense plus ceux qui disposent d'un
« capital » important que les autres. Dans la banque, par exemple, les
6 1 COOPÉRATION ET CONCURRENCE
Mauss et ses exégètes insistent sur le fait que le don représente une
activité collective. Même si ce sont souvent les chefs des tribus qui
donnent aux autres chefs, ils ne sont, dans les deux cas, que les représen
tants de leur société, ils n'agissent pas en leur nom propre. Ce sont des
ensembles humains qui échangent, pas des individus.
Dans les milieux professionnels observés, la situation est ambiguë.
Les échanges représentent bien une activité collective, entre services,
entre départements ou projets. Mais cette activité est également indivi
duelle. Même s'il existe des normes de comportement tendant à assurer la
cohésion de l'ensemble, il existe également des calculs individuels et des
stratégies égoïstes qui créent de nombreux tiraillements à l'intérieur
même des réseaux. La compétence, la reconnaissance sociale, l'influence
sur l'organisation et sur l'entreprise, ou plus simplement la carrière ne
sont donc pas des enjeux qui mobilisent uniquement le groupe. Ils repré
sentent également des enjeux à l'intérieur du groupe d'opérateurs. Ils sont
l'objet de tiraillements incessants entre ses membres.
Dans la banque, l'entreprise industrielle ou l'entreprise d'aéronau
tique, les opérateurs abordent ainsi avec le même sentiment d'évidence, le
registre de la coopération et celui de la concurrence.
On n'est pas liés comme dans une famille, on reste quand même intéressés
par notre carrière.
De toute façon, il n'y a pas de place pour tout le monde, on ne peut pas
partager le même sort. Ça reste quand même chacun pour soi.
Et plus loin :
La concurrence amène à se rapprocher de celui que l'on cherche à séduire, à
se lier à lui, à étudier ses forces et ses faiblesses et à s'y adapter (...) Il est vrai
que cela se fait souvent au dépend de la dignité personnelle et de la valeur
réelle de la production (...) Elle (la concurrence) parvient d'innombrables
fois à réaliser ce dont seul l'amour est capable à part elle : repérer les désirs
les plus intimes d'une autre personne, avant même qu'elle en soit consciente.
La tension antagoniste contre le concurrent affine la sensibilité du commer
çant aux tendances du public jusqu'à lui donner une sorte d'instinct extralu
cide pour les variations de ses goûts, de ses modes, de ses intérêts ( ..) Et la
.
conquête de ce tiers, qui peut être obtenue mille fois sans autres moyens que
les moyens sociologiques tels que persuader ou convaincre, augmenter ou
diminuer une offre, suggérer ou menacer, bref, au moyen d'un contact psy
chique, n'est souvent rien d'autre que cela, même en cas de succès : la créa
tion d'un lien, depuis le lien d'un moment qu'est un achat dans un magasin,
jusqu'au mariage (p. 77-80).
La lutte, entre opérateurs, est donc « indirecte » : elle ne met pas les
partenaires face à face. Elle leur permet donc de préserver un lien social
coopératif sans pour autant les empêcher d'en retirer un avantage indivi
duel. L'énergie qui est mise, en situation de conflit, au service de la
volonté de détruire, de dominer ou de contrôler l'autre, est ici mise au
service de la conquête d'une personne, d'un objet, d'une règle ou d'une
reconnaissance sociale quelconque. Chacun tend ainsi à s'investir dans
cette conquête, pour disposer de l'avantage avant l'autre. On sait bien que
faire carrière suppose ainsi de comprendre finement les critères qui
seront utilisés dans l'évaluation de la compétence, qu'il faut bien se « faire
224 Rijlexion et ambivalence
voir » du chef, on analyse le système d'influence qui pèse sur cette déci
sion avec une grande subtilité. Tout ceci amène à s'investir dans la socia
bilité, les relations de travail et leur compréhension. C'est cette concur
rence qui produit le milieu décrit jusqu'ici.
La coopération entre collègues est ainsi une affaire plus complexe que
celle de la réalisation d'un accord unissant des personnes de manière
cohésive et groupale. Il s'agit bien sûr d'un moyen de produire la compé
tence colJective en échangeant des savoirs. Mais l'échange est socialement
stratifié et intéressé.
L'univers décrit n'est cependant pas toujours aussi bien régulé qu'il
n'y paraît. Certains rompent les règles de l'échange pour en tirer immé
diatement un bénéfice personnel. L'activité colJective est de fait habitée
par toute une série de calculs individuels.
Les règles de l'échange sont fréquemment transgressées dans trois
perpectives :
tirer un parti individuel d'une opération menée collectivement ; par
exemple l'un des membres du groupe ayant mené à bien une opé
ration la présente publiquement comme le résultat d'un investis
sement personnel ; il individualise à son avantage l'investissement
collectif ;
passer à une position située dans un « camp adverse » ; par exemple,
un opérateur qui, avec l'aide ses collègues, est parvenu à affecter aux
indicateurs de gestion le sens qui permet de représenter favora
blement leur activité peut se mettre à prêter main forte au ser
vice central chargé de remettre de l'ordre dans ces pratiques dites
« erratiques » ;
plus encore, certains bénéficiaires de dons rompent le cycle de
1'échange en ne donnant pas à leur tour.
savent plus décider de l'autorisation d'un prêt qui ne présente pas toutes
les garanties nécessaires, lorsque ceux-ci concernent de « gros clients »
(professionnels ou entreprises). Dans l'entreprise industrielle, la mise en
réseau des machines suppose de savoir traiter les systèmes techniques
selon des procédures complexes, associant informatique, télécommuni
cations et contraintes du process. Et les opérateurs ne savent pas tou
jours comment « se sortir » des situations associant cette complexité tech
nique et les situations d'urgence. Il n'existe pas de règle explicite dans ce
type de situation. Les ingénieurs de l'aéronautique, dans la mesure où ils
inventent de nouvelles procédures de gestion, œuvrent dans une situation
caractérisée par la vacuité réglementaire : ils ne disposent pas des
connaissances leur permettant de savoir comment, avec qui, selon quelle
durée et dans quel cadre contractuel ils doivent développer leur dispositif.
Les procédures formelles sont donc déficientes : leur dynamique
empêche toute définition d'un cadre réglementaire suffisamment stable
pour représenter un repère tangible.
Elles sont surtout déficientes parce que la compétence des opéra
teurs, et leur système d'échange, ne s'y substituent jamais totalement. Les
règles de travail informelles, celles que les opérateurs élaborent entre eux
pour réaliser le travail, ne sont pas plus structurantes. La coopération et
l'entraide, voire la solidarité, existent bien comme ressource par rapport
au traitement de situations de travail complexes, incertaines et mal défi
nies. Mais il n'existe pas de principe unifiant systématiquement les pra
tiques de la base dans une conception commune du travail. Les uns
demeurent par exemple fixés à des objectifs de quantité alors que d'autres
s'investissent dans la priorité à la qualité, les uns privilégient les
contraintes de valeur alors que d'autres donnent la priorité aux relations
avec les clients, les uns s'intéressent à leur tâche et d'autres au processus
d'ensemble. Les rencontres entre opérateurs sont marquées par ces diver
gences dans la conception du « bien faire » : il n'a pas la même significa
tion pour les uns et les autres.
Plus encore, faire preuve de compétence dans un poste de travail
donné accentue généralement l'incertitude globale, par effet d'interdé
pendance. Prendre des initiatives consiste de fait (mais ça n'en est bien
évidement pas l'objectif) à introduire des incertitudes dans l'organisation
du travail. Par exemple, dans l'entreprise industrielle, l'optimisation du
système technique, développée localement par les conducteurs des
machines, les amène à disposer d'une connaissance ignorée par les tech
niciens du système central ; du point de vue de ces derniers, il y a bien
production d'incertitude. Dans la banque, l'adaptation de la politique
L'échange social comme compétence 229
précisément les indicateurs, mais on ne voit pas ce que font les uns et les
autres, on ne peut pas travailler de façon homogène. Ça amène à des erreurs
terribles.
Chacun cherche ainsi à faire en sorte que le travail soit efficace. Les
directions en élaborant une constante activité organisationnelle, les opé
rateurs en mettant en œuvre des systèmes d'échange professionnel. Ces
deux types d'effort représentent une lutte contre le dérèglement, mais ils
ne parviennent jamais à l'endiguer. Le fonctionnement décrit est donc
globalement approximatif. Il n'est que partiellement efficace : même si les
règles et objectifs sont interprétés localement, ils ne prennent pas pour
autant une forme cohérente et structurante. L'approximation et la tour
mente caractérisent finalement la situation.
Ces difficultés sont identifiées depuis longtemps par la sociologie
appliquée à l'analyse de situations à la fois complexes, incertaines et
230 Réflexion et ambivalence
L'innovation est une création des acteurs. Mais cette création est tel
lement douloureuse qu'elle finit souvent par lasser ses acteurs. Elle les
amène alors progressivement à réfléchir aux conséquences de leurs
investissements, en travail, en relations et en identité. EIJe les conduit
parfois à dissocier ce qu'ils font de ce qu'ils sont. EIJe les conduit toujours
à se mettre à distance de ce que les autres, collègues ou dirigeants
d'entreprise leur proposent ou tentent de leur imposer. Cette distance
leur permet de s'associer aux autres ou d'agir selon leur propre concep
tion du monde.
Le mouvement renforce ainsi simultanément la capacité des acteurs à
se distancier, mais également à s'engager. Ni dépendants des systèmes
sociaux qu'ils habitent, ni étrangers à ceux-ci, les opérateurs sont à la fois
les spectateurs et les acteurs de leurs actions et de leurs rôles.
Il ne s'agit donc plus de distinguer l'engagement de la distance, ou
l'action de l'intégration sociale, mais bien plus, ce qui unit ces dimen
sions. Cette perspective est parfois difficile à élaborer, parce qu'elle tend
à unir des paradigmes distincts, voire concurrents. Mais elle est pourtant
évidente et classique. Elias écrit ainsi :
« On ne peut, de manière absolue, qualifier l'attitude d'un être humain
de distanciée ou d'engagée (ou, si l'on préfère, d' "irrationnelle" ou de
"rationnelle", d' "objective" ou de "subjective"). Seuls, les nourrissons et
parmi les adultes, les malades mentaux sont si totalement engagés dans
leur comportement et leur manière de ressentir les événements qu'ils
s'abandonnent sur le champ et sans réserve à leurs sentiments ; d'un autre
côté, c'est seulement chez eux que l'on trouve une distanciation absolue,
un retrait complet des sentiments par rapport aux événements qui les
236 Réflexion et ambivalence
collective, celle des citoyens dans le rapport aux institutions, des élèves et
des professeurs dans leurs relations réciproques, mais également dans
leurs relations avec l'établissement ou avec la cité, suppose de se défaire
de l'arbitraire, de l'immédiateté et du manque de respect. Ce programme
est dans un premier temps mené de manière parfaitement informelle par
les quatre professeurs.
Pour réaliser leur projet, ils sont amenés à investir à leur tâche habi
tuelle de nombreuses autres activités et relations. Il s'agit tout d'abord de
mobiliser les ressources permettant de réaliser ce programme. Cette action
les amène à organiser, pendant les heures creuses (heures du déjeuner ou
de « permanence »), des espaces de débat sur le thème de la citoyenneté.
Ces espaces supposent une participation active de leur part, pour leur pré
paration et leur animation, pour convaincre les élèves et les enseignants
d'y participer, pour en tirer quelques leçons générales, pour rendre compte
des réactions des élèves auprès du principal du collège et des collègues,
mais également auprès des pouvoirs publics concernés par la violence
urbaine. Cette activité représente une charge de travail considérable, de
l'ordre d'une demi-journée à une journée par semaine. À cela s'ajoutent
des moments de « régulation » avec les principaux acteurs, qui se déroulent
le week-end ou le soir, par téléphone. Ce supplément de travail est réalisé
gratuitement, les enseignants considérant qu'il fait partie de leur mission.
L'évaluation en termes de temps de travail n'est cependant pas la meil
leure. La mise en œuvre de ce dispositif, son suivi et son évaluation suppo
sent des interactions fréquentes et ambiguës avec les collègues et les repré
sentants de l'administration. Ces relations sont nécessaires, le dispositif ne
pouvant fonctionner sans l'assentiment des colJègues et sans l'autorisation
de la hiérarchie. Elles sont fréquentes parce que les collègues ne sont
jamais convertis de manière définitive au bien-fondé de l'initiative, pas
plus que les représentants de l'administration. Cette action de persuasion
est donc une contrainte permanente : elle permet d'éviter la défection pro
gressive des autres acteurs. Les relations entretenues dans ce cadre sont
par ailleurs difficiles, ambiguës. Elles sont encombrées par toute une série
de petites misères de la vie quotidienne des organisations.
Par exemple, certains enseignants sont d'accord sur le fond de
l'action mais refusent de faire gratuitement des heures supplémentaires,
et les représentants syndicau,'C locau,'C les soutiennent. De même, les salles
de cours nécessaires à ce type d'opération ne sont pas toujours dispo
nibles. Ou encore, l'invitation de personnes étrangères à l'établissement
suppose toute une série de démarches administratives. Le traitement de
ces difficultés représente de constantes solJicitations.
238 Riflexion et ambivalence
Les gens veulent des nouvelles technologies, les moyens de lutter contre la
concurrence. Les gens sont porteurs de messages de ce type, mais personne
ne veut les écouter au niveau de la direction. Ils font comme si on s'opposait
systématiquement à eux, comme si on était des révolutionnaires ou des fai
néants (...). Ce matin, j'ai encore appris que le responsable de la comptabilité
partait. On ne sait pas sur quels critères, on ne comprend plus rien, il venait
d'arriver et i] commençait juste à être opérationnel.
244 Réflexion et ambivalence
modifiant ces contraintes. Mais cette activité est « coûteuse ». Elle peut
alors entamer profondément la capacité de participation active et critique
des acteurs et les amener à privilégier leur « rôle ». Désinvestissant alors la
scène de l'action, ils privilégient celle des formes établies.
On peut se lasser d'exercer de l'influence sur les êtres ou les situa
tions, parce que l'exercice de cette influence représente un effort, un
risque ou une source d'anxiété. Cette lassitude, qui représente bien l'une
des dimensions centrales de l'action (AJter, 1 990, 1 993), est un phéno
mène paradoxal du point de vue de l'analyse des relations de pouvoir
dans les organisations. L'acteur n'a rien d'un stratège infatigable. Il peut
se démettre de l'exercice de l'influence dont il dispose. Il peut choisir de
ne pas exercer ses capacités d'action. Il retourne alors au rôle qui lui est
prescrit par les règles et les normes de l'organisation. Il préfère se sou
mettre que de mettre en œuvre les investissements lui permettant
d'imposer sa raison.
Formulée de manière utilitariste, l'idée est la suivante : on exerce ses
capacités d'action tant que le coût représenté par leur mise en œuvre est
inférieur au bénéfice qu'on en tire ; mais il se peut que ce coût devienne
supérieur au bénéfice ; dans ce cas on renonce à l'exercice de ses capaci
tés d'action.
Cette formulation n'est bien évidemment qu'une figure pédagogique.
Personne ne calcule ainsi ses investissements : les intérêts, les coûts et les
bénéfices ne peuvent se mesurer à l'aune de l'argent, ou de l'avantage
stratégique. Et surtout, on ne souhaite pas toujours calculer. Cette formu
lation a cependant le mérite de mettre en évidence que la rationalité de
l'acteur n'est pas seulement limitée par le caractère imparfait de son infor
mation, par le cadre de ses représentations ou par le poids des normes
sociales : la rationalité est également limitée par le coût de son exercice.
On exerce du pouvoir parce que c'est le pouvoir qui permet l'accès à
l'identité (Sainsaulieu, 1 977). On renonce à l'exercice du pouvoir pour
des raisons similaires. Le pouvoir est rarement une fin en soi. Il est bien
plus souvent le moyen d'accès à l'identité ou le moyen de réaliser un pro
jet. On peut ainsi s'abandonner à la loi des autres si l'action s'avère trop
complexe, douloureuse ou risquée.
On peut ainsi comprendre la logique qui sous-tend la majorité des
décisions consistant à « choisir » de partir en retraite anticipée. Générale
ment, cette décision a peu à voir avec un choix rationnel, de type avanta
ges/inconvénients économiques. Généralement, si les salariés âgés
acceptent de se séparer de leur emploi, c'est à contrecœur. Ils acceptent
de partir parce que les politiques de gestion, centrées sur la réduction de
246 Réflexion et ambivalence
la masse salariale (les salariés âgés sont plus coûteu.."'C que les jeunes sala
riés), rendent difficile la poursuite de leur carrière : en leur confiant des
missions sans intérêt, en leur demandant des mobilités supplémentaires,
en mettant en évidence les limites de leur compétence. Même si régle
mentairement ils peuvent rester dans l'entreprise, ils finissent générale
ment par se soumettre, par partir, parce que les efforts que suppose le
choix inverse sont trop lourds.
Cette situation est banale, elle vaut pour les relations établies dans un
milieu professionnel, dans une famille, une ville ou une association. On
finit souvent par se soumettre aux règles, et plus généralement, aux
formes établies lorsque leur transformation, si elle est possible, demande
trop d'efforts. On finit ainsi par supporter la mauvaise humeur de l'autre,
cette situation étant finalement moins coûteuse que la réitération du
conflit. On se désengage de l'association des parents d'élèves, les réu
nions y étant éprouvantes. On finit par voter « normalement » parce que
les grandes alternatives supposent la militance. On n'exerce finalement
jamais toutes les ressources dont on dispose, la mise en œuvre de ces res
sources représentant un coût. L'acteur peut donc se désengager des
investissements représentés par l'action et choisir des positions qui le
mettent à l'abri de ces turpitudes. Il s'agit d'un renoncement et non d'une
incapacité à agir. Il s'agit d'un cantonnement volontaire dans un rôle.
J'ai identifié, dans le cadre de recherches menées antérieurement
(1993) quatre formes de désengagements fondés sur ces perspectives.
Ils doivent rompre avec le projet pour lequel ils militaient parce que sa
réalisation est trop coûteuse. Mais ils n'ont pas pour autant abandonné
l'idée que ce projet est « le bon », celui qui leur donne sens. Ils se trouvent
donc isolés de leurs collègues, exposés à la précarité de leur situation,
sans trouver de disposition identitaire alternative. Ils ne peuvent, lors
qu'ils choisissent de désinvestir leur position d'acteur, que retrouver
l'étroitesse de leur fonction formelle.
Ces quatre configurations ont toutes une caractéristique commune :
celle de privilégier l'adaptation par les formes au détriment de l'intégra
tion par les forces. Ces « choix » privilégient finalement le rôle et
délaissent l'action. Le concept de rôle a cependant deux significations
relativement différentes (Goffman, 1961/1 968).
Il peut s'agir d'un rôle défini comme une « adaptation primaire », celle
d'un individu qui est obligé de vivre un univers fait pour lui et qui s'y
conforme, c'est le cas des configurations a) et d) :
Dans notre type de société, lorsqu'un individu collabore à une organisation
en participant à une activité demandée dans les conditions requises, sous
l'impulsion de motivations courantes telles que la recherche du bien-être
qu'offre l'institution, l'énergie que procurent stimulants et valeurs associées
et la crainte de sanction prévues, il se transforme en « collaborateur » et il
devient un membre « normal », « programmé » ou « incorporé » (Goffman,
op. cit., p. 245).
4 1 LA PART DU CHOIX
« vont voir ailleurs » ou s'y soumettent. Les uns ou les autres ne sont donc
aucunement cantonnés à l'univers de la négociation : ils peuvent parfaite
ment renoncer à « prendre la parole ».
L'idée majeure de Hirschman n'est cependant pas précisément
l'identification du mécanisme de la défection, mais bien plus son effet sur
le système économique. L'originalité et la force de son travail consistent à
mettre en évidence le fait que la défection n'est efficace, du point de vue
de l'équilibre des entreprises et de l'économie, qu'à la condition que les
institutions parviennent à percevoir les signes de cette défection, et à en
tenir compte dans la définition de leur politique ; sinon, le système dys
fonctionne :
Le cœur de mon argumentation est que la concurrence peut n'avoir d'autre
effet que d'amener les firmes rivales à s'arracher les unes aux autres leur
clientèle respective ; elle n'est plus alors qu'un gaspillage d'énergie et une
manœuvre de diversion, empêchant les consommateurs de militer pour
obtenir une amélioration des produits ou les entraînant à user leurs forces
dans la recherche vaine du produit « idéal ». D'où l'intérêt des monopoles,
qui permettent d'entendre la voix du consommateur (1970/1972, p. 32).
Entre ces trois positions, les acteurs circulent, arbitrent leurs investis
sements. Par exemple, le responsable d'une équipe d'informaticiens va
s'associer au développement de nouveaux logiciels, à la formation des
utilisateurs, à la réorganisation des services, toutes ces activités lui offrant
la possibilité de développer sa compétence, sa reconnaissance sociale, et
éventuellement sa carrière. Mais il va s'opposer au développement des
réseaux de micro-ordinateurs, à la mise œuvre de la politique de réduc
tion des frais généraux ou à celle de la qualité totale, toutes ces activités
remettant en cause sa sphère de compétence, la reconnaissance de ce qu'il
représente dans l'entreprise, et éventuellement sa carrière. Il ne va par ail
leurs que tenir un rôle pour ce qui concerne les consignes à la mode de
« management des hommes », de développement du caractère commet-
L'ambivalence des acteurs 255
n'est plus comme avant. Ils ont perdu le moral mais ils se remettent à
s'intéresser à leur travail, même si ça n'est plus avec le même enthousiasme
qu'avant. Ils savent qu'il faut encore y croire.
À l'issue de cette présentation, les stagiaires sont amenés àpréparer des questions à
partir dtJ canevas suivant :
- Avez-vous defjà rencontré dans /'entreprise, dans votre vie :
des abeilles ?
desJaux bourdons ?
- En quoi sont-ils différents ?
- Avec lesquels préférez-vous :
travailler ?
vivre ?
- Actions d'amélioration. À chaque instant nous avons le choix de nos atti
tudes, choisissez la vôtre.
nemment que les stagiaires ne sont pas dupes. Les uns et les autres savent
que ce genre de séances ne modifient en rien le comportement au travail.
Le caractère absurde de cette situation est donc patent. Il n'est pas
spécifique aux situations de formation destinées à « mobiliser » le person
nel. I1 correspond à n'importe quelle mesure gestionnaire, à partir du
moment où elle a les caractéristiques d'une invention dogmatique, mais
ne dispose pas du pouvoir de coercition de cette dernière.
La répétition de ces comédies est due au fait que dans certaines situa
tions de travail, plus personne n'est prêt à faire l'investissement que
représente la critique d'un type de dispositif, de formation, de gestion ou
de production. Et chacun se cantonne dans un espace scénique où les
acteurs ne peuvent plus être porteur d'action ou de sens. Chacun ayant
conscience du fait que personne n'est dupe du caractère absurde de la
situation, celle-ci ne représente finalement plus un enjeu suffisamment
mobilisateur pour faire l'objet d'un investissement. Les rôles sont donc
tenus, mais aucune « personne » ne s'y investit. Au contraire , chacune
d'entre elles prend ses distances par rapport au spectacle auquel elle parti
cipe, généralement sans trop d'engagement, y compris dans le rôle.
7 1 L'AMBIVALENCE DE L'ACTEUR
Elles ont menacé, « on s'en souviendra», mais elles ont fini par se remettre
au travail, parce que c'est le seul truc qui continue à les intéresser (.. ) . On ne
.
travaille plus pour la boîte mais on coopère parce qu'on ne peut pas faire
autrement.
J'ai mis en place des systèmes micro dans les établissements et aussi le
suivi des projets PB (matérialisation des entrées et sorties des marchandises
par l'intermédiaire de portiques). Ça c'est mon boulot, mais je le sais, c'est
automatique. C'est infantilisant ces indicateurs débiles. Je peux les dépasser
largement si je ne fais que ce que me demandent les clients internes. C'est
pas dur. En plus, j'aurais une très bonne appréciation de leur part. Si c'est
plus dur, c'est parce que je prends sur moi de tenir compte des contraintes
de compatibilité et de politique informatique globales. Et je fais de la for
mation, de la maintenance, de la mise au courant pour les SSII. C'est pas
dans mes objectifs. Mais je le fais parce que j'y crois, pour maîtriser mon
boulot.
L'innovation n'est ni une bonne ni une mauvaise chose : elle est une
« destruction créatrice », comme l'écrit Schumpeter. Elle détruit l'ancien
pour créer le nouveau. Et comme nos entreprises et nos institutions
n'ont jamais autant créé de nouveautés, elles n'ont jamais autant boule
versé les pratiques sociales, économiques et technologiques antérieures.
Cette circonstance de perpétuel changement représente la nouvelle
donne du fonctionnement des firmes. Pour bien l'analyser et en rendre
compte, il faut donc accepter de renoncer, pour partie, aux concepts
habituellement mobilisés par la sociologie des organisations pour y intro
duire ceux de la sociologie de l'innovation. C'est très précisément le des
sein de L'innovation ordinaire.
Organiser signifie standardiser, planifier, programmer, coordonner.
Organiser consiste, de manière synthétique, à réduire l'incertitude. Inno
ver signifie exactement le contraire : tirer parti des incertitudes pour éla
borer des produits, des projets nouveaux qui ne sont pas pensés par
l'organisation. Donc, plus on organise - on peut penser dans ce cas-là à
une bureaucratie parfaite -, et moins il y a de place pour l'innovation.
Dans l'autre sens, plus on innove - on peut penser à ce que l'on nomme
les « start up » -, et moins il y a de place pour la capacité organisatrice. À
l'évidence, ces deux actions sont donc tout à fait antagoniques, mais tout
autant elles sont complémentaires : une même entreprise ne peut pas se
définir par ses seules capacités d'organisation ou ses seules capacités
d'innovation.
L'analyse de cette tension suppose de revenir sur la distinction fonda
mentale entre invention et innovation. Inventer signifie trouver ou créer
une nouveauté. Peu importe que cette nouveauté soit une technique de
272 L'innovation ordinaire
dans laquelle les gens sont à la fois soumis aux règles et à la fois soumis à
une injonction qui consiste à dépasser ces règles.
Ce manque de repères est difficile à vivre car il réduit les possibilités
d'accès à l'identité. Lorsque tout devient flou, contradictoire et incertain,
les crises identitaires et les crises des systèmes de représentation sollici
tent douloureusement les personnes. Et les salariés ne sont pas que des
acteurs, ils sont autant des sujets qui ont besoin de repères stables, quelle
que soit leur efficacité ou leur légitimité. La tension centrale entre innova
tion et organisation se situe précisément sur ce plan. La routine, la répéti
tion, les repères, l'héritage - toutes ces choses-là permettent l'accès à
l'identité et à la socialisation. Mais le mouvement détruit ces choses.
Dans ce vaste tumulte, plus personne ne peut être compétent seul,
travailler seul. Réaliser un travail efficace et de qualité suppose de faire
appel aux autres, car les informations et savoir-faire se trouvent cons
tamment chahutés, déplacés et transformés. Mais les réponses à cet
appel n'appartiennent pas au génie organisateur des firmes. Elles partici
pent bien plus de relations informelles dans lesquelles circulent les élé
ments constitutifs d'une compétence devenue collective. Cette circula
tion se réalise selon une logique de réseaux qui obéit à des systèmes
d'échange proches de ce que Mauss nomme le don contre don. Il ne
s'agit pas d'une solidarité fusionnelle, mécanique et immédiate, mais de
relations fonctionnant selon la logique bien connue : « Je t'envoie un
ascenseur en sachant que tu me le renverras. » Bien évidemment, ce type
de don n'a pas de valeur ni de délai précis. Il peut s'agir d'une simple
manifestation affective donnée à l'occasion d'un « coup dur » ou, au
contraire, d'une information de grande valeur, transmise en temps
voulu. Il existe des normes dans ces systèmes d'échange : par exemple,
ne pas s'approprier égoïstement une action réalisée collectivement. De
même, échanger dans ce cadre n'a pas la même signification qu'acheter
un paquet de lessive. On manifeste de la sympathie : «Je te donne parce
que je t'aime » ou parce que « je te respecte » ou parce qu' « on a la
même conception du métier ». Ces échanges fonctionnent donc selon le
registre de l'affectif et de la confiance, bien plus que selon le registre du
contrat. Mais certains trahissent : à l'occasion, ils découvrent qu'il est
stratégiquement plus intéressant de tirer un parti individuel d'une action
réalisée collectivement que de partager cet avantage. Ce comportement
n'a rien d'exceptionnel, au contraire. Sa répétition produit finalement
des relations ambivalentes, à la fois solidaires et à la fois égoïstes, dans
lesquelles il faut parvenir, pour pouvoir coopérer, à donner confiance
tout en sachant que celle-ci peut être trahie.
276 L'innovation ordinaire
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284 L'innovation ordinaire
Imprimé en France