Norbert Alter, L'Innovation Ordinaire

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L'innovation ordinaire

Norbert Alter

L'innovation ordinaire

QUADRIGE / PUF
ISBN 2 13 058353-0
JSSN 0291-0489

Dépôt légal -1 re édition : 2000


3• édition« Quadrige»: 2010, juillet

© Presses Universitaires de France, 2000


Sociologies
6, avenue Reille, 75014 Paris
DU MÊME AUTEUR

La bureautique dans l'entreprise, les acteurs de l'innovation, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1985.
Informatiques et management, la crise (Eds), Paris, La Documentation française, 1986.
La gestion du désordre en entreprise, Paris, L'Harmattan, 1990.
Le manager et le sociologue (en collaboration avec Christian Dubonnet), Paris, L'Harmattan,
1994.
Sociologie de l'entreprise et de l'innovation, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
La gestion du désordre en entreprise (troisième édition augmentée), Paris, L'Harmattan, 1999.
REMERCTEME TS

La première version d'un manuscrit représente un texte dont l'auteur ne s'est pas suf­
fisamment détaché pour le livrer aux lecteurs. Certains ont bien voulu m'aider à opérer ce
détachement, toujours avec sympathie et souvent avec empathie, en relisant la première
version de ce texte. Anne Botlan, Cécile Caron, Olivier Cleach, Olivier Guillaume, Pierre
Maclouf et Pierre Romelaer ont ainsi participé à ce livre. Je les en remercie à nouveau.
Pour..c4.nneet.F'/ora
Sommaire

Préface IX

Introduction 1

PREMIÈRE PARTIE
PROBLÉMATIQUES ET ACTEURS DE L'INNOVATION

Chapitre 1 /La trqjectoire des innovations 7


1. Le passage de l'invention à l'innovation 8
2. Les séquences du processus 14
3. Les innovateurs et le conflit avec l'ordre 19
4. L'innovation comme action non logique 24
5. La nécessité de croire 33
6. L'innovation est une activité banale 35

Chapitre 2 / Inventions organisationnelles et décisions normées 41


1. L'indépendance des moyens et des fins 42
2. La banalité de la déraison 48
3. Le «modèle de la poubelle» comme type de décision ordinaire 50
4. La norme comme principe des inventions organisationnelles 54

Chapitre 3 /Les processus créateurs 65


1. L'invention n'est qu'une incitation à l'innovation 65
2. L'appropriation: une création de sens 69
VI L 'innovation ordinaire

3. L'institutionnalisation : une mise en forme 76


4. L'élaboration collective de l'innovation 79
5. Dirigeance et consistance des acteurs 85

Chapitre 4 /Les inventions dogmatiques 89


1 . Le pacte de l'emploi 89
1) La routine adaptative 90
2) L'inscription sociale de l'emploi 92
3) L'emploi : un investissement à long terme 96
4) Les termes de l'échange 98
2. Une invention non transformée 103
1) Des mesures cohérentes mais peu rationnelles 103
2) La puissance du dogme 107
3. La gestion de l'emploi comme cadre général des inventions
dogmatiques 1 12

DEUXIÈME PARTIE
LE MOUVEMENT ET LA FORME

Chapitre 5 /L'organisation en mouvement 1 19


1 . La conception classique du changement 119
2. Du changement au mouvement 1 22
3. L'absence d'état stable 1 26

Chapitre 6 / Organisation et activité organisatrice 131


1 . L'incertitude comme contrainte 1 32
2. Organisation et activité organisatrice 1 36
3. Principes, pratiques et formes de l'organisation 141
4. Que reste-t-il du taylorisme ? 1 45
5. La confusion entre organisation et activité organisatrice 1 51
Sommaire VII

Chapitre 7 /L'autonomie relative desformes 1 55


1. Formes et forces 155
2. Le risque et la déviance comme crise de la temporalité 1 61
1) La prise de risque comme ressource 1 61
2) La déviance ordinaire 1 69

TROISIÈME PARTIE
L'AMBIGUÏTÉ DE L'ENSEMBLE

Chapitre 8 /Morcellement et tfyschronies 1 77


1. Réflexion et réflexivité 1 78
1) Les faiblesses des moyens de réflexion 1 79
2) La force relative de la réflexivité 1 84
2. Les dyschronies 1 88
3. Le morcellement du mouvement 194
4. Retour sur la question de la rationalité 1 97

Chapitre 9 /L'échange social comme compétence 203


1. L'élaboration du travail 204
2. Compétence de professionnel ou d'artiste ? 207
3. Les réseaux de compétence collective 211
4. Le don contre don comme système d'échange 214
5. L'utilité de l'altruisme 220
6. Coopération et concurrence 222
7. Trahison et calcul entre pairs 224
8. Dérèglement des échanges et incapacité collective 227
9. Le désordre : un déficit global de régulation 231

Chapitre 1 0 /L'ambivalence des acteurs 235


1. L'action suppose l'effort 236
2. L'investissement au travail et la crise du sujet 241
VIII L 'innovation ordinaire

3. La lassitude des acteurs 244


4. La part du choix 249
5. La capacité d'arbitrage et la circulation des acteurs 253
6. L'espace « comédique » de l'action 257
7. L'ambivalence de l'acteur 260
8. L'autre est un étranger 263

Conclusion 267

Postface à la deuxième édition « Quadrige » 271

Bibliographie 277

Index des noms 283


Préface à l'édition «Quadrige ;>

On hésite toujours pour choisir le titre d'un livre, et seule


]'interprétation qu'en font les lecteurs procure satisfaction ou insatisfac­
tion. Pour ce qui concerne L'innovation ordinaire, l'oxymore a été bien
compris et bien reçu, un peu comme si l'association de ces deux termes
était devenue évidente.
Dans les entreprises, les institutions, les collèges, les hôpitaux ou les
administrations, la problématique de l'innovation a en effet remplacé
celle de l'organisation : ce qui caractérise l'activité professionnelle est
dorénavant bien plus la capacité à trouver des solutions novatrices à une
multitude de problèmes qu'à appliquer des règles, textes ou modes opéra­
toires, qui ne traitent pas ces problèmes. Et si l'on parvient aujourd'hui à
innover autant, c'est mille fois plus grâce à l'association et à la diffusion
de cette constellation de petites initiatives que grâce à des décisions rares,
fortes, et prises par des élites.
Mais pour bien comprendre ce qui se joue, dans l'innovation au quo­
tidien, il faut accepter de considérer l'ambiguïté radicale de ces situations :
si les règles sont inefficaces, elles sont légitimement transgressées par des
pratiques innovantes ; mais ce sont ces mêmes règles qui sanctionnent
l'activité des innovateurs. Innover représente ainsi toujours une prise de
risque, une forme de déviance au quotidien. De même, ce ne sont pas les
élites qui peuvent décréter l'innovation puisque celle-ci représente tou­
jours l'usage inattendu, la perversion ou l'appropriation d'une décision ou
d'une nouveauté. Mais les élites savent aussi tirer parti des innovateurs du
quotidien, en transformant en lois leurs pratiques innovantes, en les insti­
tutionnalisant. L'innovation, dans les organisations, est ainsi toujours un
apprentissage collectif dans lequel personne ne peut à l'avance savoir s'il
a ou aura raison.
X L'innovation ordinaire

Ces circonstances n'ont plus grand-chose à voir avec les fondements


de la sociologie des organisations, celle des univers bureaucratiques. Il
est ici question de processus et de mouvement, et très peu de système et
de changement, pour une raison simple : le changement est devenu per­
manent, l'état stable faisant figure d'incident. Autrement dit, les formida­
bles transformations vécues par le monde du travail au cours de ces der­
nières années ont amené à se défaire d'un état de type A, sans pour
autant amener à un état de type B. Les organisations sont au milieu d'un
gué dont elles distinguent très mal la rive. Mais il va sans dire que le
mouvement décrit n'a rien d'un tout unifié : les conflits de temporalité y
abondent.
Plus encore, dans cet espèce de tumulte, ou d'anomie organisation­
nelle, certaines règles, les formes sociales, comme l'exprime si bien Georg
Simmel, représentent les repères encore stables que les acteurs chérissent,
en tant que tels, indépendamment de leur fonctionnalité. Ce qui leur
donne légitimité et attractivité est ce caractère désuet, retiré de la « vie ».
On souffre en effet bien plus, dans les organisations contemporaines, de
l'insuffisance de règles qui « font sens » que d'un surcroît de règles effec­
tives. L'absurde, le malaise ou le stress sont ainsi bien plus liés à
l'incertitude qu'à la certitude de la sanction.
Ces perspectives renvoient à l'ethnologie et à l'anthropologie des
civilisations « exotiques » ou « primitives », autant qu'à la sociologie des
organisations « postindustrielles ». La place des croyances, en matière
d'innovation et de management, est centrale, fondatrice et incompres­
sible : on vérifie ]'adage selon lequel « il faut y croire » pour agir quand
on n'est pas certain du résultat de son action. Un petit exercice de psy­
chologie sociale, présenté ici, rend plutôt amusante cette situation qui
touche apparemment plus à l'absurde qu'à la rationalité gestionnaire. Ce
qui est par contre bien plus sérieux et raisonnable est la suite donnée à
ces croyances initiales : appliquées de manière autoritaire, elles débou­
chent sur la mise en œuvre d'un dogme ; si, au contraire, les expériences
pratiques amènent à les dépasser, de véritables capacités créatrices et
collectives émergent.
Toujours du côté des concepts longtemps réservés aux « tribus primi­
tives », la théorie du don telle qu'élaborée par Marcel Mauss est ici essen­
tielle. La compétence est devenue collective et sa mise en œuvre suppose
l'accès à des réseaux pour être mobilisée. Avec la théorie du don, on
ajoute que les réseaux sociaux sont en fait des systèmes d'échanges dans
lesquels l'altruisme et l'égoïsme sont indissolublement liés. Leur associa­
tion fait de l'ambivalence la norme des relations interpersonnelles.
Priface XI

Ce livre est paradoxalement académique. Son écriture, comme ses


fondements empiriques, se tournent peut-être plus vers les profanes que
vers les professionnels de la sociologie. Mais il mobilise des concepts, et
également des concepts de sociologie générale, qui sont généralement
oubliés par la sociologie des organisations. Il renoue par ailleurs délibéré­
ment avec la veine classique des sciences sociales qui consiste à ne pas
dissocier l'économie de la sociologie ou de l'anthropologie.
Ce genre un peu atypique a permis à ce livre de pénétrer des milieux
scientifiques différents (sciences humaines, sciences de la gestion et
sciences de l'ingénieur) ainsi que des lectorats variés (étudiants, cadres,
entrepreneurs, syndicalistes, administrations, pouvoirs publics et, bien
sûr, entreprises). Peut-être que l'élément le plus inattendu de son destin
fut d'avoir obtenu le « Prix du livre de Gestion des Ressources humai­
nes » (décerné par Sciences Po, Syntec et Le Monde) alors que son auteur
pensait sincèrement avoir poussé très loin la critique de ces pratiques ges­
tionnaires.
Cela amène à une dernière considération : celle du rapport entre les
politiques de gestion, quel que soit leur territoire d'application, et les
connaissances sociologiques. À l'évidence, un peu de clarté théorique,
des connaissances empiriques fondées et une certaine attention à l'intérêt
du lecteur profane peuvent faire de la sociologie une ressource pour
les acteurs. Ce livre voudrait également contribuer à cette forme
d'engagement.
Introduction

L'innovation est généralement conçue comme une bonne chose. Elle


est associée à l'idée de progrès, de vie, de créativité et d'entrain. S'oppo­
sant à la routine et à l'ordre établi de trop longue date elle bénéficie sou­
vent d'un jugement de valeur positif. Les hommes politiques eux-mêmes
affirment aujourd'hui vouloir innover, cette affirmation leur permettant
de se placer du côté du progrès économique, social, et de la créativité ins­
titutionnelle. Il est difficile d'être contre l'innovation : elle représente le
meilleur moyen que les hommes ont trouvé pour traiter avec plus de
compétence les contraintes qui sont les leurs. Mais l'innovation peut être
également conçue comme négative, douloureuse ou catastrophique. On
préfère alors parler de destruction des structures sociales, de fin d'un
monde, ou plus simplement, de changement, et plus récemment, de
« dégâts du progrès ».
Qui faut-il croire? Ce livre ne répond pas à la question, il la pose
autrement. Il considère qu'à l'intérieur même des entreprises l'innovation
repose sur le développement simultané des forces de destruction et de
création. Il retrouve l'idée centrale que Schumpeter a énoncée à propos
de l'analyse économique : l'innovation est une « destruction créatrice »
(1 942). Elle détruit les règles sociales dont la stabilité donne sens aux pra­
tiques, assure la socialisation et l'accès à l'identité. Mais ces règles sont
également une source de routinisation, d'incapacité à agir, d'impuissance
devant le besoin de donner vie à des alternatives, à de nouveaux acteurs,
ou de nouveaux horizons. L'innovation représente alors une création :
elle ouvre et enrichit les modes de sociabilité, elle défait des positions
acquises pour laisser place à de nouveaux acteurs, elJe donne un autre
sens au monde.
2 L'innovation ordinaire

Ces deux faces de l'innovation œuvrent de manière constante et


simultanée dans bon nombre d'entreprises. Celles-ci doivent alors être
analysées selon la logique de l'innovation, autant que selon celle de l'orga­
nisation. Ce livre le fait. Il considère que l'innovation n'est pas un
moment, un accident ou une activité spéciale, celle des chercheurs et des
entrepreneurs, mais un mouvement permanent qui mobilise l'ensemble
des acteurs. Il propose ainsi d'associer les paradigmes de la sociologie de
l'innovation à ceux de l'organisation et de l'entreprise, d'associer à l'ana­
lyse des systèmes celle du mouvement.
Ce qui caractérise bon nombre d'entreprises n'est en effet plus le
poids des règles, les phénomènes de routinisation ou la logique bureau­
cratique. C'est bien plus le changement permanent, le tumulte et les ater­
moiements, l'autonomie des acteurs et l'incertitude. L'innovation s'inscrit
ainsi dans le registre de la créativité, de son caractère débridé et passion­
nel. Mais elle s'inscrit aussi dans le registre de la destruction et de la vio­
lence : bon nombre de pratiques professionnelles, de coutumes ou de
projets professionnels sont bousculés ou anéantis par ce mouvement.
D'autres pratiques et projets se construisent mais ils sont trop instables
pour produire, à l'égard des collègues, des chefs ou de l'entreprise, un
sentiment de sécurité et de confiance.
L'innovation ne permet en effet ni l'existence d'un ordre stable, ni
celle d'une transformation linéaire, ni celle d'un processus de transforma­
tion contrôlé. Personne, dans l'entreprise, dirigeants, opérateurs, ou syn­
dicats, ne contrôle ce tumulte. Ni les règles formelles, ni les arrangements
informels, ni les négociations institutionnelles ne parviennent à assurer la
régulation sociale de manière durable. Ce désordre produit parfois des
réussites, des découvertes et du plaisir. Il produit également des échecs,
de l'anomie et des situations absurdes.
L'innovation apparaît alors comme un acte souvent nécessaire, mais
ni rationnel ni pacifique. Dans certains cas, elle représente une sorte de
pari sur la capacité à tirer parti des politiques définies par le sommet de
l'entreprise. Dans d'autres, elle s'apparente à une construction collective
et relativement démocratique. Dans d'autres encore, elle prend la forme
d'un dogme. Mais, dans tous les cas, l'ensemble organisé devient mobile :
les cultures professionnelles, les intérêts des acteurs, les techniques, les
stratégies industrielles ou les produits se transforment. De ce point de
vue, les capacités à « changer » apparaissent souvent plus fortes que ne le
suppose le sens commun. Mais chacun de ces éléments change selon des
registres et des temporalités spécifiques, les contretemps et les dysfonc­
tions devenant alors légion.
Introduction 3

Cette situation est favorisée par l'existence d'une concurrence entre


la logique de l'innovation, qui suppose d'accepter de vivre l'incertitude
des moyens et des fins, et la logique de l'organisation, qui suppose au
contraire de parvenir à éradiquer l'incertitude, en prévoyant, en program­
mant, en standardisant. On ne peut ainsi pas penser l'innovation sans se
référer au cadre réglementaire ou coutumier dans lequel elle se déve­
loppe : la rencontre entre l'innovation et les pratiques sociales établies est
toujours antagonique. Cette rencontre se matérialise donc parfois par le
conflit, parfois par la négociation, mais, bien plus souvent, par la
déviance. Innover suppose toujours de prendre le risque de transgresser
les règles sociales, que ce11es-ci participent du registre de la gestion ou des
coutumes professionnelles.
Les représentations et les valeurs dont les acteurs sont porteurs ne
s'inscrivent pas non plus aisément dans la logique de l'innovation : elle
bouscule leurs repères, et parfois leur raison. Au fur et à mesure que se
développe l'innovation, il existe ainsi de véritables métamorphoses cultu­
re11es, des apprentissages considérables, mais, tout autant, des blessures et
des replis identitaires, signes d'une incapacité à changer, ou d'une lassi­
tude à trop changer.
L'innovation se déroule dans l'ambiguïté des structures, les différents
éléments de l'organisation ne se transformant ni à la même vitesse, ni
selon les mêmes lois, ni selon les mêmes finalités. Les règles de gestion
deviennent alors fondamentalement sibyllines, discutables et opaques.
L'innovation s'associe également à l'ambivalence des acteurs : le mouve­
ment permanent les amène à découvrir et à jouer de deux positions socia­
les distinctes. La première consiste à agir, à créer, à mettre en œuvre des
efforts, des investissements cognitifs et identitaires. La seconde consiste
à tenir un rôle, avec plus ou moins de distance, en se conformant aux
règles et normes, pour se protéger des turpitudes du mouvement cons­
tant.
L'analyse de l'innovation a finalement peu de choses à voir avec la
description des effets de la nouveauté sur les structures, les règles, les
cultures ou les comportements. Elle correspond également mal à la seule
mise en évidence de la force des acteurs, de leur capacité à créer un nou­
veau monde. Elle ne fait que décrire la rencontre tumultueuse entre la
création du nouveau et la destruction de l'ancien. Et cette rencontre n'a
rien d'un moment, elle est une circonstance durable.
La première perspective développée dans cet ouvrage montre que
l'innovation a peu de choses à voir avec la question du changement,
le passage d'un état stable à un autre. Elle représente une trajectoire
4 L'innovation ordinaire

incertaine, dans laquelle cohabitent la force des croyances et la recherche


de sens, incitant simultanément à la mobilisation et au désengagement.
La seconde perspective met en évidence l'érosion progressive des
règles d'organisation, au bénéfice d'un mouvement permanent et désor­
donné. L'innovation y est conçue comme un processus non synchro­
nique, charriant pèle-mêle des traditions, des résistances et des représen­
tations fossilisées, mais aussi des apprentissages, des découvertes et une
certaine créativité à propos des règles, des investissements identitaires et
relationnels.
La troisième perspective indique que ce mouvement est un désordre :
il se définit par un déficit de régulation sociale. Ce qui permet alors, plus
ou moins aisément, et plus ou moins complètement, à l'ensemble de
tenir, est une sorte d'immense effort collectif et individuel pour tirer les
leçons des expériences, pour les « réfléchir >>. Mais cet effort n'est jamais
suffisant. La prise de distance, par rapport aux situations vécues et par
rapport à soi, devient alors le moyen de vivre dans ce cadre.
Les travaux présentés dans ces différentes perspectives ont été réali­
sés au cours des dix dernières années, dans des entreprises françaises,
généralement de grande taille et mettant en œuvre des processus de pro­
duction relativement complexes. Ces entreprises, qui appartiennent au
secteur privé ou public, au secteur secondaire ou tertiaire, se caractérisent
surtout par la mobilité de leurs pratiques de gestion et de leurs technolo­
gies. J'ai choisi de les analyser parce que leur trajectoire permet de com­
prendre empiriquement les processus d'innovation dans des situations de
travail, cultures et secteurs différents. A un degré moindre, ce choix a
également été dicté par la volonté de suivre l'évolution d'entreprises que
j'avais considérées comme innovantes il y a une dizaine d'années (Alter,
1 990). L'idée présidant fmalement à ces décisions de méthode est de par­
venir à comprendre un mouvement, bien plus qu'une situation.
Ces analyses s'inscrivent dans le cadre thématique de ce qu'il est
convenu de nommer la sociologie du travail, de l'organisation et de
l'entreprise. Mais une perspective sociologique ne peut se réduire à
l'utilisation de concepts spécifiques à un thème : implicitement ou expli­
citement la sociologie du monde du travail est aussi une sociologie géné­
rale. Les travaux de Simmel, dont l'actualité est enfm reconnue (Deroche­
Gurcel, 1999), et ceux de Mauss, représentent ainsi explicitement la trame
théorique de cet ouvrage.
PREMIÈRE PARTIE

Problématiques et acteurs
de l'in novation
Chapitre 1

La trqjectoire des innovations

L'innovation est toujours une histoire, celle d'un processus. Il per­


met de transformer une découverte, qu'elle concerne une technique,
un produit ou une conception des rapports sociaux, en de nouvelles
pratiques.
Mais ce processus n'est pas mécanique, toute découverte ne se trans­
formant pas toujours en innovation. Une découverte peut fort bien
demeurer à l'état d'invention. L'analyse de l'innovation consiste alors à
comprendre ce qui permet de passer d'un état à un autre. Elle s'attache à
identifier les étapes de ce passage, étapes caractérisant l'histoire de
l'action des innovateurs et de leurs opposants. Ces innovateurs ne sont
pas toujours des entrepreneurs ou des chercheurs, mais disposent tou­
jours d'une capacité à transformer l'ordre des choses. Ils sont souvent
atypiques, dissidents ou critiques, avant d'être rattrapés, et parfois absor­
bés, par les normes qu'ils contestent. Ils s'y heurtent donc toujours, mais
de manière - finalement - légitime. L'innovation n'a ainsi rien d'une
action rationnelle, économiquement fondée et pacifique, elle correspond
au contraire à une trajectoire brisée, mouvementée, dans laquelle se ren­
contrent intérêts, croyances et comportements passionnels.
L'analyse de l'innovation fait ainsi constamment apparaître des phé­
nomènes caractérisés par des incertitudes, des réussites non program­
mées et des programmes qui échouent, des déviants qui ouvrent de nou­
velles voies économiques, des stratèges dont les décisions sont parfois
dérisoires. Elle met surtout en évidence que tout ce monde parvient, fina­
lement, à vivre ensemble, mais jamais initialement.
8 Problématiques et acteurs de l'innovation

1 1 LE PASSAGE DE L'INVENTION À L'IN OVATION

Le langage courant, mais parfois aussi celui des sciences sociales, uti­
lisent indistinctement le terme d'invention ou celui d'innovation pour se
référer à une situation ou un objet nouveau, caractérisés par la rupture
qu'ils représentent par rapport à l'état antérieur. Généralement cette rup­
ture est considérée comme « bonne )), du point de vue de la productivité
pour un outil de travail, de la démocratie pour une loi, du confort ou du
plaisir pour un bien de consommation. Dans le cas inverse, lorsque la
nouveauté est conçue comme « mauvaise )), les termes de changement, de
mutation, d'évolution sont associés à une lecture critique du phénomène.
Les travaux de Schumpeter (1912/1 972), qui représentent la trame
fondatrice de la réflexion portant sur l'innovation, permettent de dépas­
ser ces jugements de valeur et de distinguer l'invention de l'innovation.
Selon l'auteur, l'invention représente la conception de nouveautés
d'ordres différents : biens, méthodes de production, débouchés, matières
premières, structures de la firme ou technologies. Pour cette fin de siècle,
on peut ainsi définir comme nouveaux biens le maïs transgénique ou le
laser, la communication par satellite ou les planches à voile. Les nouvelles
méthodes de production sont par exemple le « juste à temps » permettant
de réduire l'importance des stocks et des délais de fabrication, les organi­
grammes des entreprises plus en « râteau » et moins pyramidaux, sensés
faciliter la circulation de l'information et la coopération. Les nouveaux
débouchés sont par exemple les « niches des constructeurs automobiles
»

ou l'identification de la population représentée par les personnes âgées


comme consommateurs spécifiques. Les nouvelles formes d'organisa­
tion des firmes sont par exemple l'entreprise en réseau ou l'entreprise
virtuelle.
L'innovation représente la mise sur le marché et/ou l'intégration dans
un milieu social de ces inventions. Elle représente l'articulation entre
deux univers. Celui de la découverte, qui se caractérise par une certaine
indépendance vis-à-vis des contraintes externes, et celui de la logique de
marché et/ou d'usage social, qui représente le moyen de tirer profit des
inventions. L'inventeur ou le concepteur (d'un objet ou d'une organisa­
tion) peuvent être des génies dénués de sens pratique, mais pas
l'innovateur, qui se charge de trouver un marché ou un usage à ces
découvertes. Cette articulation est souvent lente, semée d'embûches et
La trqjectoire des innovations 9

parfois erratique. Ainsi, le maïs transgénique est longtemps resté à l'état


d'invention, et le demeure encore partiellement. De même, le génie biolo­
gique dispose d'encore bon nombre de découvertes scientifiques qui,
pour des raisons à la fois économiques et éthiques, ne deviennent pas des
innovations. Dans la même perspective, beaucoup de nouvelles formes
d'organisation des entreprises restent des vœux pieux, ou des tentatives
vaines. L'invention n'est donc pas assimilable à l'innovation. La première
n'est jamais mécaniquement suivie de la seconde.
Les historiens nous renseignent avec précision sur la difficulté repré­
sentée par le passage de l'invention à l'innovation en insistant sur le rap­
port étroit qui existe entre les caractéristiques sociologiques du terrain
d'accueil d'une découverte et la plus ou moins grande diffusion qui en
résulte.
Les analyses fournies par White à propos du développement de la
charrue à roue au Moyen Âge en donnent un exemple. La charrue médié­
vale se caractérise par sa mobilité. L'utilisation de roues rend le passage
d'un champ à l'autre plus aisé. De même, les roues permettent d'utiliser
une force de traction beaucoup plus importante qu'antérieurement. Huit
bœufs sont attelés à la charrue médiévale, contre un seul auparavant.
L'attaque du sol est donc totalement modifiée par rapport à l'araire. La
charrue permet de travailler la terre en profondeur et rend donc superflu
le labour entrecroisé (un labour vertical et un horizontal). La productivité
du travail d'un paysan est alors sensiblement augmentée. Les champs,
antérieurement carrés, changent de forme. Ce sont dorénavant de
longues bandes de terre de profil arrondi favorisant l'écoulement des
eaux. Enfin la charrue médiévale permet de travailler de riches terres allu­
viales auparavant délaissées faute de disposer d'une force de traction suf­
fisante. Cette invention représente le moyen d'augmenter très sensible­
ment le rendement de la terre et assure, au début du Moyen  ge et dans
les régions utilisant cette technique, une amélioration de la qualité et de la
quantité de la consommation alimentaire, une croissance de la popula­
tion, de l'urbanisme et des loisirs.
Tout le monde a donc intérêt, dans ces circonstances, à utiliser la
charrue. Mais tout le monde ne l'utilise pas. White explique que les struc­
tures sociales et de production doivent pouvoir en effet intégrer cet équi­
pement, et elJes ne le permettent pas toujours :
Une seule famille ne pouvait s'en servir; le hameau normal, composé de
guatre à dix familles, devait trouver difficile de tenter une telle aventure. La
nouvelle charrue n'avait de chances d'être adoptée que dans les régions où
une certaine concentration de population existait déjà. Et même alors,
10 Problématiques et acteurs de l'innovation

surgissait un grand obstacle d'ordre psychologique : pour être employée de


manière efficace, la nouvelle charrue exigeait des champs ouverts, et pour les
créer, il fallut abolir tous les droits anciens de propriété sur des terrains ou
des parcelles données (1962/1969, p. 66).

Bloch met en lumière des phénomènes comparables. Il rappelle


l'histoire de cet artisan qui propose à Vespasien une machine permettant
de transporter, avec peu de main-d'œuvre, les colonnes destinées à la
construction des temples. Le Prince récompense l'inventeur mais refuse
d'utiliser l'invention pour préserver l'ordre social : « Qu'on me permette
de donner à manger au petit peuple. » Cette première description met en
évidence qu'une invention ne se diffuse que si son utilité est pleinement
démontrée du point de vue de la conception d'un ordre social donné.
C'est pour des raisons comparables, explique Bloch, que la diffusion
du moulin à eau, dont les premières traces datent du rve siècle, s'est étalée
sur un millénaire, alors qu'il présente l'avantage d'augmenter la producti­
vité du travail et d'en réduire la pénibilité. Un certain nombre de facteurs
objectifs expliquent la lenteur de cette progression. Le moulin à eau ne
peut se développer partout : il suppose de pouvoir disposer de cours
d'eau nombreux et régulièrement alimentés. De plus, au Moyen Âge, les
risques pour une ville d'être assiégée amènent les seigneurs à obliger au
maintien d'un nombre important de meules à bras, utilisables indépen­
damment de l'environnement naturel, lequel peut être contrôlé par
l'ennemi. Construire un moulin hydraulique suppose par ailleurs de pou­
voir disposer juridiquement du cours d'eau qui l'alimente, alors qu'un
même cours d'eau traverse des propriétés différentes. Il suppose égale­
ment de pouvoir financer la réalisation de l'édifice, alors que le capital
disponible est faible. Il suppose enfin de pouvoir rentabiliser cet investis­
sement en lui affectant un usage communautaire bien plus large que les
techniques traditionnelles ; mais les structures sociales se fondent sur
l'exploitation familiale.
Ces dimensions objectives ne sont pas les seules à expliquer la lenteur
de la diffusion du moulin à eau. Le fait de devoir disposer d'une main­
d'œuvre importante pour utiliser les meules à bras représente aussi, pour
certains seigneurs, une marque de puissance et un moyen de maintenir la
place des uns et des autres dans la division sociale du travail. Les dimen­
sions symboliques et politiques ne sont pas absentes dans l'explication de
ce processus d'innovation.
Ça n'est qu'avec le développement des « banalités », le pouvoir de
commandement sur l'organisation de la vie collective que les seigneurs
imposent progressivement l'utilisation du moulin à eau, et les redevances
La trqjectoire des innovations 11

qui y sont associées. Ce changement politique permet potentiellement de


lever un certain nombre d'obstacles juridiques (propriété du moulin) et
économiques (rentabilisation de l'investissement). Mais il ne modifie pas
radicalement l'ordre des choses. Pour éviter de payer les redevances exi­
gées pour l'utilisation du moulin à eau, les paysans, les petits fiefs et les
bourgeois continuent à utiliser très largement les meules domestiques.
Malgré les amendes et les opérations de police imposant l'utilisation du
moulin banal, les redevances élevées à acquitter pour l'utilisation des
meules à bras, les jugements des tribunaux en faveur des détenteurs des
moulins à eau, malgré tous ces efforts, la question de l'usage du moulin
demeure. Entre les meules à bras et la nouvelle technique, la tension et la
concurrence sont maintenues jusqu'à ce que la pénurie de main-d'œuvre
finisse par faire basculer les pratiques dans le sens de l'innovation.
L'histoire du développement de ces deux inventions, la charrue à
roues et le moulin à eau, met bien en évidence que le développement
d'une innovation peut fort bien s'étaler sur plusieurs siècles, le passage de
l'invention à l'innovation rencontrant des obstacles considérables. Ces
obstacles sont de différentes natures : juridiques, symboliques, straté­
giques, économiques ou culturelles. Mais leur énonciation ne représente
que peu d'intérêt pour la compréhension du phénomène. Ce qui compte
est au contraire de mettre en évidence que c'est bien un milieu social dans
son ensemble qui est concerné par l'innovation : une innovation tech­
nique ne modifie pas les seules activités utilisant directement les outils en
question, mais l'ensemble social vivant de ces activités.
Les inventions organisationnelles peuvent connaître un sort compa­
rable : elles obéissent aux mêmes contraintes d'intégration. Ainsi, aujour­
d'hui, le télétravail (l'utilisation des réseaux de télécommunications per­
mettant de travailler à domicile pour une entreprise dont on est salarié),
se développe bien plus lentement que ne le prévoyaient l'ensemble des
vues prospectives élaborées dans les années soixante-dix : elles démon­
traient que la moitié des cadres auraient dû travailler selon cette modalité
en l'an 2000. De même, Friedmann (1956) identifiait les bases et les
bonnes raisons du développement d'organisations non strictement taylo­
riennes dès l'après-guerre, mais il a fallu attendre la fin du siècle pour les
voir poindre.
Le management participatif, tel qu'il a été développé en France dans
les années quatre-vingt représente une figure un peu différente de ce type
de processus : il a connu un beau succès, mais bref, parce qu'il ne s'est
pas intégré dans les pratiques de gestion. L'expérience menée en la
matière par une entreprise est significative (Alter, 1 990).
12 Problématiques et acteurs de l'innovation

Les cercles de qualité, base technique du management participatif, y


représentent une technique de « mobilisation des hommes ». Des
méthodes sont destinées à favoriser l'expression et le travail en groupe,
de manière à résoudre des problèmes d'organisation, de relations de tra­
vail et de circulation de l'information. Elles consistent à identifier les pro­
blèmes, à les hiérarchiser et à les traiter dans « la bonne entente et la
coopération ». Chacun est sensé y gagner. Selon l'expression délicate du
management, il s'agit de faire du « gagnant-gagnant », les salariés y trou­
vant le moyen de résoudre des difficultés professionnelles, les directions
le moyen de réduire des dysfonctions.
Plusieurs « outils » sont mis à la disposition des participants pour déve­
lopper ces procédures. Il s'agit par exemple du diagramme dit« de Pareto »
(une présentation graphique permettant de visualiser l'importance rela­
tive des différents phénomènes liés à un problème) ; du diagramme
causes/effets (une présentation graphique mettant en évidence les inter­
relations des éléments d'un même problème) ; de palettes de critères de
choix adaptés au type de problème rencontré. Chaque rencontre est par
ailleurs soutenue par un animateur sensé faciliter les échanges entre col­
lègues et entre hiérarchie et opérateurs. Une vaste campagne d'informa­
tion est mise en œuvre auprès des salariés pour conquérir leur assentiment.
Ces derniers, même s'ils considèrent que la technique est d'une
grande qualité, ne l'utilisent pas. En quelque sorte, ils considèrent avoir
affaire à une bonne invention mais ne souhaitent pas la transformer en
innovation. Ceci pour plusieurs raisons, largement identifiées par les
sociologues qui se sont penchés sur ce type de circonstances (Borzeix et
Linhart, 1 988 ; Martin, 1 993). La première tient au fait que le manage­
ment participatif ne remet pas en cause la verticalité de la division du tra­
vail. Il apparaît ainsi comme un moyen de mieux travailler dans la struc­
ture donnée, mais sans pouvoir la remettre en cause. La deuxième raison
tient au fait que les opérateurs disposent d'une capacité professionnelle
leur permettant de participer « au quotidien » au bon fonctionnement de
l'entreprise, mais selon des procédures autonomes. Il s'agit
d'arrangements locaux, d'ententes implicites, de transgression de règles
de division du travail qui assurent la régulation des activités tout autant
que la participation formalisée qui est proposée par l'entreprise.
Que ce soit donc pour le moulin à eau, la charrue à roues ou le mana­
gement participatif, il apparaît clairement une différence de fond entre
l'invention et l'innovation. La première a pour but de traiter une question
de manière abstraite, indépendamment de son contexte économique et
social. La seconde représente le processus par lequel un corps social
La trqjectoire des innovations 13

s'empare ou ne s'empare pas de l'invention en question. Invention et


innovation sont de fait très largement dissociés, et sur au moins quatre
plans.

) L'une et l'autre n'obéissent pas à la même temporalité. L'invention


a

d'un objet technique ou d'une méthode de gestion représente un


moment que l'on peut distinguer, nommer. Il s'agit d'un événement cir­
conscrit dans le temps, même si des développements ultérieurs inter­
viennent. L'innovation est au contraire un processus qui ne peut être ana­
lysé autrement que comme tel : le corps social ne s'empare jamais
totalement, immédiatement et définitivement de l'invention qui lui est
proposée ou à laquelle on tente de le soumettre. Certaines inventions ont
plus de succès que d'autres mais elles ne disposent jamais d'un succès
parfait : les utilisateurs sont parfois en faible nombre ; ils peuvent renon­
cer, après expérience, à l'usage de l'invention ; ou, même si les lois et les
règles les contraignent à en faire leur lot quotidien, ils continuent, au
moins partiellement, à vivre selon d'autres registres. L'innovation est
donc encore plus que le processus par lequel un corps social s'approprie
une invention : c'est l'histoire d'un état de tension permanente entre les
possibilités que représente l'invention et les choix collectifs qui en sont
progressivement tirés.

b) L'invention est généralement considérée comme le « bien ». On


considère qu'elle est une bonne chose : elle traduit un progrès dans le rap­
port aux contraintes naturelles, aux modalités de vie en commun, à
l'efficacité de tel ou tel type d'action. L'innovation n'a rien à voir avec
cela. Elle représente la façon dont les hommes affectent, en situation, un
sens à ce bien. Ils réalisent une sorte de tri dans ce qui leur est proposé, ce
tri étant réalisé selon des critères qui varient en fonction de leurs situa­
tions et de leur expérience de l'invention. Dans tous les cas, ils ne
s'emparent jamais totalement de la proposition du meilleur monde qui
leur est faite. Dans certains cas, ils y renoncent même totalement.

c) Il n'existe pas de relation directe entre la qualité intrinsèque d'une


invention et l'importance de sa diffusion. Certaines inventions prennent
largement place dans le corps social alors qu'elles ne représentent qu'un
faible déplacement technologique par rapport aux objets antérieurs,
d'autres ont un cheminement exactement inverse. Ce qui permet
l'innovation n'est donc pas le potentiel abstrait représenté par la nou­
veauté mais la possibilité de lui affecter un usage, compte tenu du sys­
tème social dans lequel elJe intervient.
14 Problématiques et acteurs de l'innovation

d) L'invention technique se rapporte généralement à l'idée d'effica­


cité. Elle est représentée comme le bien parce qu'elle permet plus de ren­
dement de la terre, plus de productivité du travail, plus donc de richesse
et de bien-être. Pour des raisons de toutes sortes, intérêts contradictoires,
modes de vie établis, division du travail et statuts sociaux contraignants,
ou conceptions différentes du pouvoir, l'innovation refuse toujours par­
tiellement le potentiel représenté par l'invention. Les exemples présentés
montrent bien que l'innovation n'obéit jamais à des lois économiques
simples. La charrue à roues ne peut se développer que dans le cadre
d'exploitations agricoles dont la taille et la structure de division du travail
en permettent l'usage, le management participatif butte sur la conception
de l'efficacité des opérateurs, qui n'est pas la même que celle des diri­
geants de 1'entreprise.

L'innovation consiste bien, comme l'indique Schumpeter, à « élabo­


rer de nouvelles combinaisons » entre les différentes ressources de
l'entreprise et leur rapport au marché, ou à l'usage social. Mais cette éla­
boration ne se réalise ni mécaniquement, ni simplement.

2 1 LES SÉQUENCES DU PROCESSUS

Le processus de développement de l'innovation fait toujours l'objet


de « séquences », de situations qui représentent des moments distincts.
Schumpeter a parfaitement représenté ce processus. Dans un premier
temps, explique-t-il, le passage des combinaisons routinières aux combi­
naisons à risque est le fait de quelques individus marginaux du point de
vue du « circuit » économique dominant. Dans un deuxième temps,
lorsque des possibilités de profit de ce type d'investissement sont évi­
dentes, des « essaims » d'imitateurs reproduisent et aménagent les innova­
tions, créent des « grappes » d'innovations secondaires consistant à repro­
duire et à aménager celles qui ont été élaborées initialement. Cette phase
est caractérisée par sa violence. Elle bouleverse les équilibres, tant du
point de la répartition des richesses, que de celui des méthodes
d'évaluation et de comptabilité, que de celles du marché du travail ou des
systèmes de financement. Dans un troisième temps, la stabilisation de la
situation se caractérise par la définition progressive de nouvelles « règles
du jeu » et par une réduction de la poussée innovatrice.
La trqjectoire des innovations 15

D'une manière ou d'une autre, les différents travaux portant sur la


diffusion des inventions retrouvent les éléments de ce cadre d'analyse.
H . Becker (1982/1988) en donne un bon exemple à propos du déve­
loppement de la stéréophotographie, innovation partiellement réussie.
Cette technique, apparue à peu près en même temps que la photographie
elle-même, à la fin du XIXe siècle, permet de faire apparaître le relief d'une
prise de vue à partir de deux photographies, lesquelles supposent d'être
regardées avec un appareil optique spécifique.
Dans une première période, les stéréophotographes développent leur
activité dans un milieu artisanal, celui des quelques spécialistes de ce type
de technique, dans lequel se forge progressivement l'idée même de
l'usage du dispositif technique : jugements esthétiques, thèmes spéci­
fiques, réseaux de diffusion. Puis une phase de développement industriel
se met en place pour répondre à l'augmentation de la demande. Elle se
caractérise par une division du travail, entre photographes, distributeurs,
et surtout par la création d'établissements de production taylorisés, utili­
sant un personnel non expert. Simultanément, la question de la distri­
bution mobilise les individus et les groupes investis dans l'activité : des
équipes de vendeurs itinérants et la vente par correspondance succèdent
aux bourses régionales d'achat et de vente. Dans un troisième temps, le
succès de la stéréophotographie amène à standardiser la production. Les
thèmes concernés sont de plus en plus récurrents : sites pittoresques,
expositions nationales, monuments, événements historiques ou naturels
marquants, cartes géographiques. De même, la manière de traiter ces
thèmes par les photographes fait l'objet de conventions bien plus contrai­
gnantes que durant la période de l'artisanat.
Les travaux de Callon s'appuient sur l'analyse de séquences élaborées
dans une perspective stratégique. Dans un article fondateur (1986),
concernant l'aquaculture d'un nouveau type de coquilles Saint-Jacques,
l'auteur distingue cinq étapes, largement reprises dans ses travaux ulté­
rieurs. La première est celle de la problématisation : elle consiste, pour
les promoteurs de l'innovation, à rendre indispensable le traitement de
leur offre par les autres acteurs. La seconde est celle de l'intéressement :
elle représente la période durant laquelle les positions sont définies par
des acteurs en « intéressant » les autres au dispositif mis en œuvre. Dans
un troisième temps, des alliances se créent, des acteurs en enrôlant
d'autres dans leur stratégie : l' « enrôlement est ainsi un intéressement
réussi ». Au cours de la quatrième étape, les acteurs désignent des porte­
parole, qui ne représentent que partialement le groupe dont ils sont
l'émanation. Dans un dernier temps, la « controverse » matérialise la
16 Problématiques et acteurs de !'innovation

« dissidence » des acteurs ; elle se produit lorsque les acteurs dominants


sont perçus comme non représentatifs, ou défendant des intérêts trop
s pécifigues.
L'exemple du développement de la micro-informatique (Alter, 1985)
correspond également à l'un de ces nombreux scénarios. Dans un pre­
mier temps, celui de l' « incitation », les matériels sont intégrés dans
l'entreprise comme une sorte de « saupoudrage technologique » : il
n'existe pas de projet d'ensemble cohérent, et les réactions des utilisa­
teurs sont plutôt de l'ordre de la « résistance au changement ». Les seuls
acteurs engagés activement dans ce dispositif technique sont des « brico­
leurs », quelques informaticiens en mal de reconnaissance et quelques
cadres ayant des difficultés de gestion avec les systèmes classiques. Dans
un deuxième temps, celui de l' « appropriation », cette population pion­
nière, associée à une large partie des cadres et des secrétaires, trouve dans
la micro-informatique le moyen de réaliser ses tâches de manière plus
autonome (par rapport aux hiérarchies intermédiaires, à l'informatique
centrale ou aux règles formelles de circulation de l'information). Le dis­
positif technique, parce qu'il ne s'inscrit pas dans des modalités d'usage
précises, permet aux opérateurs de traiter et de faire circuler librement
l'information. Le groupe s' « approprie » donc le dispositif technique et
l'intègre activement dans le processus de travail. Dans un troisième
temps, celui de l' « institutionnalisation », les directions de l'entreprise,
concernées directement par la gestion globale du système d'information,
interviennent pour tirer explicitement parti de ces pratiques novatrices,
mais aussi pour rationaliser les pratiques développées de manière quelque
peu inattendue et parfois contradictoire avec les impératifs de coordina­
tion. Concrètement, elles autorisent les pratiques jugées compatibles avec
le système d'information d'ensemble et les imposent à ceux qui ne les ont
pas encore mises en œuvre. Mais, parallèlement, elles interdisent explici­
tement l'utilisation de matériels non compatibles avec ceux des autres
services, les travaux redondants par rapport à l'informatique centrale ou
les usages de l'information court-circuitant systématiquement la ligne hié­
rarchique. Il s'agit du caractère « régressif» de l'innovation.
Les séquences du développement d'une innovation réussie sont donc
également celles de sa diffusion. Au fur et à mesure de son déroulement,
un nombre croissant d'individus s'inscrit dans les pratiques nouvelles, ce
nombre allant de pair, vers la fin du processus, avec l'existence d'une
nouvelle norme.
L'association de ces deux perpectives, celle de la durée et celle du
nombre de personnes concernées, est classiquement représentée sous la
La trqjectoire des innovations 17

forme d'une courbe logistique en forme de S, uniquement, bien sûr,


lorsque l'innovation se diffuse, ce qui, on l'a vu, n'est pas toujours le cas.
Cette courbe (dite « épidémiologique » parce qu'elle a la forme statistique
de la diffusion d'une épidémie) résulte du rapport entre la durée de
l'innovation (en abscisse) et le nombre d'utilisateurs de l'innovation (en
ordonnée).
Mendras et Forsé, en reprenant les travaux les plus classiques concer­
nant la diffusion des innovations de produits comme les nouvelles tech­
nologies, les modes vestimentaires, les produits destinés à l'agriculture,
les médicaments ou les équipements domestiques, identifient ainsi quatre
séquences. Au cours de la première, quelques individus atypiques seule­
ment acceptent de prendre le risque de mettre en œuvre de nouvelles pra­
tiques de production ou de consommation. Selon les auteurs, ils sont
nommés « pionniers », « cosmopolites » ou « innovateurs ». Dans un
deuxième temps, beaucoup de « suiveurs » s'associent rapidement à la
nouveauté. La courbe s'infléchit donc très sensiblement vers le haut : la
majorité de la population concernée adopte l'innovation. Mais progressi­
vement, le nombre d'individus concerné diminue, la population d'utilisa­
teurs n'étant pas infiniment extensible. La courbe a donc tendance à
s'infléchir vers le bas ; c'est la troisième phase. La dernière phase associe
progressivement, mais plus lentement que précédemment, la minorité qui
résistait encore à l'utilisation de l'innovation. Cette phase représente donc
la partie plate du sommet de la courbe en S du processus de diffusion de
l'innovation.
De toutes ces perspectives, il est sans grand intérêt de savoir s'il est
préférable de retenir trois, quatre ou cinq séquences. Il est bien plus inté­
ressant de noter que ces séquences sont sociales, comme l'indiquent bien
Mendras et Forsé :
Ces deux courbes montrent clairement que le phénomène est un phéno­
mène collectif. Théoriquement, s'il s'agissait de décisions simplement indivi­
duelles, sans influence du milieu, la courbe en S affecterait la forme d'une
droite dont la pente serait variable mais normalement à 45°. (. ..) Par consé­
quent, chacun est touché personnellement par le virus et chacun se décide
personnellement à acheter une machine à laver, mais l'ensemble des indivi­
dus est touché ou se décide dans un mouvement collectif (1983, p. 76).

Le processus de diffusion d'une innovation réussie se caractérise


donc bien par un mouvement décomposable en séquences. Mais ce mou­
vement doit être analysé sociologiquement pour être compris. Les indivi­
dus ne disposent en effet pas de la même liberté pour « choisir »
d'adopter ou de refuser l'innovation au début et à la fin du déroulement
18 Problématiques et acteurs de !'innovation

du processus. Car les effets de normes contraignent progressivement


toujours plus ceux qui au départ, refusaient la nouveauté. Aujourd'hui,
par exemple, pour un jeune garçon, continuer à porter des shorts en
hiver, ou porter des blouses pour un collégien, consisterait à s'écarter de
la norme ; c'était exactement l'inverse 30 ou 40 années plus tôt. De
même, pour le dirigeant d'une entreprise contemporaine, ne pas disposer
d'informatique ou de direction des ressources humaines consiste à se
mettre hors normes. Et le fort développement de ces deux technologies,
s'explique autant de cette manière que selon le registre de l'économie, on
le verra dans le chapitre suivant.
Une autre dimension amène à considérer que la diffusion des innova­
tions relève de contraintes sociales spécifiques, celle de la forme de la dif­
fusion de l'innovation, qui repose sur l'existence de réseaux. Les travaux
de Merton (op. cit.) en donnent déjà quelque idée. La recherche fondatrice
de Coleman, Katz et Menzel (1966), concernant la diffusion d'un nou­
veau médicament, met en évidence qu'à l'intérieur de la « courbe en S », il
existe des formes de sociabilité plus ou moins influentes sur la diffusion
de l'innovation : elles sont liées au degré d'appartenance à des réseaux
sociaux. La même idée est travaillée en France, qu'elle s'intéresse à
l'agriculture (Mendras, 1 983), au monde de l'industrie (CalJon, 1988) ou à
celui de la recherche (Latour et Woolgar, 1 988). La réussite ou l'échec,
mais également le sens finalement affecté à une innovation dépendent
des capacités réticulaires dont disposent les acteurs. Dans tous les cas, les
réseaux représentent en quelque sorte l'architecture sociale informelJe sur
laquelle repose le développement d'une innovation.
À l'intérieur de ces réseaux, la présence d'individus hors normes
assure le passage de la nouveauté vers les pratiques instituées. Depuis les
travaux de Simmel (1908/1 990) ou de Merton (op. cit.) à propos de la
fonction du cosmopolitisme dans les processus d'innovation, ou plus
près de nous, de l'élaboration du concept de « marginal-sécant » Gamous,
1 969), les sociologues distinguent toujours des pionniers, des personnes
frontières, des relais, des innovateurs ou des traducteurs. D'une manière
ou d'une autre, c'est leur multi-appartenance sociale et culturelle qui les
positionnent comme les « passeurs » ou les « relais » d'un monde à un
autre, d'une invention à son usage et à sa diffusion. Très souvent, ces
pionniers doivent être conçus comme les porteurs de l'inversion des
normes : dans un premier temps, ils sont marginaux, voire déviants parce
qu'ils mettent en œuvre des comportements qui heurtent les normes éta­
blies ; mais progressivement, si l'invention se diffuse, leurs comporte­
ments deviennent la norme dominante.
La trqjectoire des innovations 19

L'innovation est donc bien un processus articulé selon des séquences.


Chacune est habitée de formes d'interaction et de règles sociales spéci­
fiques. Ce processus obéit à deux lois principales : celle de l'existence de
réseaux d'influence, et celle de l'inversion des normes.

3 1 LES IN OVATEURS ET LE CONFLIT AVEC L'ORDRE

Mais avant de définir de nouvelles normes, l'innovation se trouve en


conflit avec l'ordre établi, et avec les tenants de la norme. Le développe­
ment d'une nouvelle technologie de production, d'un nouveau produit
agricole, d'une mode managériale ou vestimentaire ne sont jamais assurés
du succès. Ils touchent en effet toujours, plus ou moins profondément,
aux structures sociales établies antérieurement, aux normes et aux règles.
L'analyse de cette rencontre amène les observateurs à poser alors
régulièrement la même question : celle du rapport que les promoteurs
d'une innovation entretiennent avec l'ordre, la manière dont une création
parvient à se défaire des régulations antérieures. Les uns et les autres
constatent que l'innovation se trouve en conflit avec l'ordre établi à un
moment donné. Mais ils constatent également que les acteurs de
l'innovation savent composer avec les institutions établies.
Selon Schumpeter, les « entrepreneurs » sont les personnages clés du
processus, puisqu'ils prennent les risques initiaux permettant d'élaborer et
d'exécuter les « nouvelles combinaisons » productives. Ils sont également
les figures symbolisant l'idée même d'entreprendre, de mettre en œuvre
des actions permettant de créer des richesses non connues, parce qu'ils
prennent des risques. Les résistances qu'ils doivent surmonter sont de
trois types. Elles sont tout d'abord objectives : l'absence de stabilité de la
situation ou d'expérience d'un type de combinaisons empêche de mener
des raisonnements « rationnels » en matière de gestion, et oblige à travail­
ler par approximation, par intuition. Mais les contraintes sont également
subjectives : l'entrepreneur doit parvenir à imaginer des situations par rap­
port auxquelles il ne dispose pas de repère. Enfin, les contraintes sont
sociales : les entrepreneurs s'opposent constamment à des partenaires
routiniers, qu'ils soient membres d'une entreprise, banquiers ou experts.
Cette perspective permet de comprendre que l'innovation, initiale­
ment cantonnée aux marges d'un marché, d'une organisation ou d'un
milieu social, n'y prend finalement place qu'avec difficulté. Elle met
20 Problématiques et acteurs de l'innovation

également en évidence que les innovateurs-entrepreneurs n'occupent pas


une position d'opposition par rapport au système socio-économique (les
entrepreneurs sont bien évidement des « capitalistes ») mais une position
critique assurant sa transformation. Le choix de trois situations sociales
radicalement différentes du point de vue de leur finalité, normes et moda­
lités d'interactions, montre bien l'intrication de ces dimensions.
Reprenons par exemple les travaux de H. Becker, mais cette fois-ci à
propos des musiciens qui ont développé le jazz (op. cit.) . Ces « francs­
tireurs » (selon la formule de l'auteur) du monde de la musique
s'opposent à l'art conventionnel et doivent élaborer, par rapport à ses
normes, des relations antagoniques. Ils apportent en effet au monde l'art
des innovations qui sortent de ses conventions et qui, pour cette raison, y
sont mal acceptées. Ils ne sont pourtant pas des « étrangers )) au monde
de l'art : ils disposent d'une culture musicale classique tout à fait consé­
quente mais mise à la disposition d'un projet non conventionnel.
Bafouant les règles, les francs-tireurs sont considérés par les « profession­
nels intégrés )) (ceux qui représentent, jugent et produisent la musique
conventionnelle) comme des « déviants )) dont ils stigmatisent les écarts.
Les méthodes de travail des francs-tireurs diffèrent des règles consa­
crées par le milieu. Leur production ne s'inscrit pas dans le registre des
réalisations standardisées, pouvant être directement intégrées dans les
dispositifs classiques. De façon plus générale, le fait que le franc-tireur
travaille surtout à son œuvre, et, moins que les autres musiciens, au rap­
port entre son travail et l'accueil qui en est fait par le milieu, l'amène à
négliger toute une série de gestes habituels dans le métier, tels que
l'utilisation d'une écriture lisible simplement par les autres, un classement
des manuscrits rigoureux permettant de progresser de manière séquen­
tielle dans la réalisation de l'œuvre, une connaissance précise des dévelop­
pements réalisés par le monde de l'art traditionnel. Ce qui compte, pour
le franc-tireur, c'est la possibilité de réaliser une tâche selon la conception
qu'il se fait du « bien », et non de participer à la production collective de la
musique soumise à une conception du bien qu'il ne partage pas.
Mais cette formulation ne peut spécifier à elle seule le comportement
des francs-tireurs :
Ils transgressent les conventions du monde de l'art, mais sur certains points
seulement, et ils respectent en fait la plupart d'entre elles (op. cit., p. 251).

La transgression des règles ne représente donc pas une fin en soi


mais le moyen de réalisation d'une musique qui suppose l'utilisation de
moyens, et une organisation du travail qui ne peut s'inscrire dans les
La trqjectoire des innovations 21

canons habituels. Pour le reste, les innovateurs (ou francs-tireurs) décrits


par H . Becker sont au contraire tout à fait soucieux de l'intégration de
leurs œuvres dans le monde de l'art, puisque c'est finalement lui qui
« reconnaît )) la création. Par exemple, la construction des œuvres permet
de les intégrer dans un concert de durée normale, la coopération avec les
milieux de diffusion des œuvres (enregistrement, publications, spec­
tacles), la recherche du soutien du public, le rapport au marché et au
financement de l'art, toutes ces dimensions permettant d'orienter
l'innovation vers l'art canonique sont prises très au sérieux.
L'objectif du franc-tireur est donc bien celui de l'intégration de son
œuvre dans les conventions, et l'adaptation de celles-ci à son œuvre. Avec
le recul, il est donc bien difficile d'opposer radicalement le monde des
francs-tireurs et celui de l'art conventionnel, puisque les premiers parti­
cipent finalement, par leur assimilation, au développement de ce monde.
L'économie ou le monde de l'art ne sont ainsi pas des systèmes qui se
reproduisent à l'identique. Ils ne sont pas non plus des systèmes ouverts
capables d'intégrer pacifiquement la nouveauté. Ils sont bien plus des
processus de développement au cours desquels le nouveau s'oppose à
l'ancien, avec le souci de devenir la norme, la nouvelle convention.
L'analyse développée par Balandier (1974) à propos des processus de
transformation des sociétés dites archaïques met en évidence des phéno­
mènes tout à fait comparables.
Selon l'auteur, les agents de la conformité, ceux qui défendent l'état
des traditions, bénéficient dans l'ordre établi des différentes sources de
pouvoir, du prestige, de biens rares, et des instruments du contrôle reli­
gieux. Ils maintiennent, de manière plus ou moins légitime, les relations
de subordination établies. À l'opposé, les groupes contestants agissent
pour modifier le système d'allocation des ressources. Balandier distingue
plusieurs formes de contestation s'inscrivant dans cette perspective. Les
« entrepreneurs )) tendent à capitaliser, pour leur avantage personnel, les
biens rares. À ce titre, ils font l'objet de sanctions (élimination sociale ou
physique) de la part de ceux qui souhaitent préserver le système
d'inégalité existant. De même, les « novateurs religieux )) élaborent des
rituels ou référents religieux inconnus. Cette transformation du rapport
au sacré s'accompagne d'une volonté de transformation de la société glo­
bale ; ils expriment le « mouvement social )) de ce type de société. Les sor­
ciers regroupent les contestants dont l'action est « insidieuse )> :
Dans la mesure même où la sorcellerie révèle les tensions et les affrontements
sociaux, où elle peut être l'expression indirecte de l'opposition, le procédé
d'institution de relation opérant à l'inverse des rapports prescrits (p. 236).
22 Problématiques et acteurs de l'innovation

L'auteur souligne que les groupes les plus innovateurs sont ceux qui
disposent de la distance critique la plus grande par rapport à la situation
établie et qui ont « intérêt » au développement de l'innovation. Il s'agit
des « dépossédés » qui n'ont rien à perdre à l'innovation (ils ne disposent
que de peu de pouvoir et de faibles marques de prestige social). Il s'agit
également des « dissidents » qui se définissent comme étrangers à la cou­
tume, marginaux par rapport au système social qu'ils habitent.
Ce rapport entre dissidence (ou, tout au moins, distance par rapport
aux normes) et innovation s'observe également dans les entreprises.
Dans le champ du développement des grandes entreprises aux États­
Unis, Chandler (1962/1 972) rapporte l'efficacité des firmes à leur capa­
cité à mettre en œuvre des pratiques de gestion novatrices : valorisation
de la recherche et développement, création de « centres de profits »,
règles de gestion rigoureuses. De même, la gestion de ces firmes suppose
de modifier de manière substantielle l'organisation du travail. Elles élabo­
rent pour ce faire une spécialisation par niveaux de fonction, permettant
de gouverner des entreprises de très grande taille, axées sur la diversifica­
tion de leurs activités. Ainsi, la direction générale définit et affecte des
moyens et des objectifs ; les divisions sont chargées d'un produit ou d'un
espace géographique ; les départements coordonnent et arbitrent entre
les différentes activités des unités opérationnelles. Les stratégies d'inno­
vation de ces firmes reposent donc sur des modifications concernant
la valorisation de la recherche, ainsi que sur une réorganisation de
l'ensemble.
Le problème est que ces efforts dérangent la programmation des acti­
vités, se heurtent à ceux qui en ont la responsabilité. L'innovation se
déroule alors selon un cheminement souvent conflictuel, dont Chandler
retient deux éléments principaux. Le premier concerne la dimension
antagonique de l'innovation : les managers (les innovateurs) souhaitent
transformer l'organisation mais se heurtent aux directeurs généraux. Ils
n'obtiennent gain de cause qu'après une crise interne forte. Le second
concerne la personnalité des innovateurs : n'étant pas encore identifiés à
un rôle (ils sont depuis peu dans l'équipe dirigeante) ils disposent de la
distance critique permettant de penser autrement les questions de mana­
gement. C'est très précisément parce qu'ils sont encore « hors normes »
qu'ils disposent de la capacité culturelle à en envisager de nouvelles.
L'innovation contient ainsi toujours une part de rupture avec le passé
et les traditions. Elle ne s'inscrit pas de manière linéaire dans le temps,
elle le bouscule avant de s'en emparer. Elle représente la destruction des
formes antérieures de la vie sociale et la création de nouvelles. Weber
La trqjectoire des innovations 23

décrit ainsi l'émergence de l'entrepreneur moderne, représentant le déve­


loppement du capitalisme, dans la gestion traditionnelle des affaires :
Soudain, à un moment donné, cette vie tranquille prit fin (...) Il s'était pro­
duit tout simplement ceci : un jeune homme d'une famille d'entrepreneurs
s'était rendu à la campagne ... (suit un développement très actuel concernant
les moyens et méthodes mis en œuvre par l'entrepreneur pour développer
l'innovation dans le secteur textile). La conséquence habituelle d'un tel pro­
cessus de rationalisation n'a pas tardé à se manifester : ceux qui n'emboî­
taient pas le pas étaient éliminés (...) L'ancien mode de vie, confortable
et sans façons, lâchait pied devant la dure sobriété de quelques-uns
(1 904/1964, p. 70).

Ces différentes figures d'innovateurs soulignent bien le fait que la


mise en œuvre d'une nouveauté passe toujours par l'action de pionniers,
de francs-tireurs, voire de marginaux. Ils détruisent les conventions éta­
blies. Mais ils sont également des créateurs : ils s'attachent à construire de
nouvelles conventions. D'un point de vue global, celui de la dynamique
des institutions, ce mouvement peut être considéré comme fonctionnel :
celui d'une dialectique constante entre innovation et institution. Du point
de vue plus étroit de l'analyse de la position des innovateurs eux-mêmes,
il n'en va pas de même. Ils sont condamnés à la déviance, au moins le
temps que les règles reconnaissent la légalité et la légitimité de leur com­
portement.
À un niveau plus général, qui dépasse bien évidemment la question de
l'innovation, l'idée est banale. Par exemple, la dernière femme exécutée en
France fut une « faiseuse d'anges », activité finalement autorisée par la loi
Veil. Plus près de nos préoccupations, le processus est comparable. Les
premiers utilisateurs de l'informatique ou des techniques du marketing, les
fondateurs des programmes de formation continue ou ceux qui définis­
sent des modalités d'organisation dites « post-taylorienne », tous ces grou­
pes ou personnages sont actuellement devenus des « fonctions », des sor­
tes d'évidences organisationnelles. Mais il n'en a pas toujours été de
même. Pour parvenir à disposer de cette place ils sont passés, entre les
années soixante et quatre-vingt, par la déviance. Pour parvenir à leurs fins,
mais également à celles de l'entreprise, ils ont dû transgresser les règles.
L'innovation est toujours, dans un premier temps, une transgression
des règles établies, parce qu'elle représente une atteinte à l'ordre social.
Merton explique parfaitement cette situation, à propos de l'action des
hommes d'affaires :
L'individu tendu vers un but est prêt à prendre des risques, quelle que soit sa
position dans la société ( ) Chez les individus d'un niveau économique
...
24 Problématiques et acteurs de l'innovation

élevé, il n'est pas rare que la pression en faveur de l'innovation rende impré­
cise la distinction entre les pratiques régulières et irrégulières. Comme
Veblen l'a fait remarquer : « Dans certains cas, il est difficile, parfois impos­
sible jusqu'au jugement du tribunal, de dire s'il s'agit d'une habileté commer­
ciale digne d'éloges ou d'une malhonnêteté qui mérite la prison. » L'histoire
des grandes fortunes américaines est celle d'individus tendus vers des inno­
vations d'une légitimité douteuse. L'admiration que les gens éprouvent mal­
gré eux pour ces hommes malins et habiles (smart), et qui réussissent,
s'exprime souvent en privé et même en public : c'est le produit d'une civili­
sation dans laquelle la fin sacro-sainte justifie les moyens ( ..) Plusieurs
.

recherches ont montré que certaines formes du vice et du crime constituent


une réaction « normale » à une situation dans laquelle les individus trouvent
dans la quasi impossibilité d'employer des moyens légitimes et traditionnels
qui leur permettraient de réaliser la réussite financière que la civilisation leur
présente comme un but désirable (op. cit., p. 174-176).

Dans toutes les situations décrites, les innovateurs se trouvent ainsi


en conflit avec l'ordre, les lois ou les normes, même s'ils partagent au plus
haut point les buts fixés par leur société, leur milieu professionnel ou leur
organisation. Dans le monde des affaires qu'analyse Merton, il s'agit de
pratiques illégales. Dans les autres cas, il s'agit plutôt de pratiques consis­
tant à transgresser des normes. Mais dans tous les cas de figure, il existe
bien une opposition entre l'ordre établi et l'innovation, laquelle met
l'innovateur en positon de déviance.
Cette position est le plus souvent provisoire : l'ordre et l'innovation
opèrent des transactions qui assurent finalement la transformation de
l'ordre. Il n'empêche, l'ordre considère toujours, à un moment donné,
l'innovation comme une pratique devant faire l'objet de sanctions négati­
ves. Elle représente donc, pour l'innovateur, un risque considérable.
Comment comprendre alors ce qui mobilise son action ?

4 1 L'INNOVATION COMME ACTIO NON LOGIQUE

L'une des questions de fond de la théorie de l'innovation concerne les


raisons fondant la décision d'investir. Ce type de décision n'appartient ni
au registre des « actions logiques >> ni à celui de la rationalité économique,
entendue au sens strict.
La pensée économique classique part d'une idée assez simple pour
rendre compte du comportement des agents économiques.
La trqjectoire des innovations 25

« Le décideur est doté d'une "rationalité substantive" qui le conduit à


choisir parmi les alternatives présentes ou anticipées en fonction de ses
préférences définies a priori et d'un calcul, même probabiliste, des gains
ou des pertes estimés, de sa décision » Oacot et Micaelli, 1 996, p. 26).
Ce postulat, au-delà de l'intérêt théorique qu'il peut présenter, ou des
critiques dont il peut faire l'objet, est essentiel. Il représente le cadre de
l'action conçue comme légitime du point de vue des activités pratiques de
l'entreprise : on imagine mal un décideur ne justifiant pas a priori les avan­
tages économiques des investissements qu'il propose de réaliser. Par
exemple, lors de la mise en œuvre d'une politique commerciale, le déci­
deur explique généralement que son projet repose sur une connaissance
des différentes stratégies possibles en la matière, et qu'il choisit la plus
adaptée aux fins qu'il poursuit. Il utilise, dit-il, des règles de décision clai­
res (explicites et contrôlées), permettant de maximiser l'utilité, d'atteindre
le mieux possible l'objectif visé. Il présente les procédures d'élaboration
de la politique commerciale comme univoques et les meilleures possibles
compte tenu des ressources et des informations dont dispose l'entreprise.
Dans la pratique, les comportements échappent largement à cette
rhétorique. Tout d'abord pour une raison de type logique : il n'est généra­
lement pas possible pour le décideur de connaître à l'avance le meilleur
choix puisque la situation dans laquelle il intervient est nouvelle, et ne
permet pas, à ce titre, de disposer d'informations lui indiquant « la >> solu­
tion à adopter.
Le décideur espère certains résultats, et met en œuvre des ressources
lui permettant de les atteindre, mais le processus dans lequel il s'engage
est bien trop incertain pour lui garantir ces résultats.
L'économie et la gestion ont donc progressivement développé des
conceptions de la rationalité plus relatives, fondées sur l'idée de « rationa­
lité limitée » (Simon, 1 945), l'agent économique ne recherchant pas une
solution parfaite, mais « satisfaisante », ou ne définissant que progressive­
ment sa décision, au fur et à mesure de la découverte des difficultés et
ressources qu'il rencontre dans l'action ( « rationalité procédurale » ).
Ces approches mettent en évidence que la plupart du temps, les pra­
tiques de gestion ne sont pas, selon la définition de Pareto, des actions
« logiques ». Boudon défulit ces actions de la manière suivante :
Lorsque l'acteur utilise les moyens objectivement les meilleurs - vu l'état du
savoir - pour parvenir à un objectif (1982, p. 38).

Les pratiques de gestion ne sont pas « logiques » parce que l'acteur ne


peut jamais utiliser toutes les informations disponibles : ou parce qu'il ne
26 Problématiques et acteurs de l'innovation

peut les traiter pour cause d'incompétence, ou parce qu'elles sont trop
coûteuses, ou parce qu'il est difficile d'en connaître l'usage, ou parce que
d'autres font de la rétention d'information, etc. La rationalité est donc
objectivement limitée parce que l'information est rarement parfaite,
même par rapport à un état donné du savoir.
Mais les limites de la rationalité n'ont pas que des causes objectives.
Ces causes peuvent également tenir aux normes sociales, à des jugements
moraux ou aux investissements subjectifs. Il est bien évident que l'inno­
vateur développe des actions « non logiques » pour des raisons qui ne
peuvent être expliquées par le « déficit d'information ». Schumpeter, dans
cette perspective, a fait considérablement avancer la réflexion, et selon
des formulations qui rompent avec le genre académique en usage, un peu
comme s'il souhaitait traduire ainsi la passion, plus que la raison, qui
anime les agents économiques auxquels il s'intéresse. Selon lui, l'entrepre­
neur-innovateur représente tout d'abord un personnage plus intéressé
par l'action elle-même, par l'engagement qu'elle suppose, que par les
bénéfices financiers qu'il en tire, ou des plaisirs qu'il peut tirer de la jouis­
sance de ces bénéfices :
Le tableau d'un égoïsme individualiste, rationnel et hédonistique ne le saisit
pas exactement. (. .) L'entrepreneur typique ne se demande pas si chaque
.

effort, auquel il se soumet, lui promet un « excédent de jouissance » suffi­


sant. Il se préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses actes. Il crée sans
répit car il ne peut rien faire d'autre (... ) Il y a d'abord en lui le rêve et la
volonté de fonder un royaume privé, le plus souvent, quoique pas toujours,
une dynastie aussi. Un empire qui donne l'espace et le sentiment de la puis­
sance (...) Puis vient la volonté du vainqueur. D'une part vouloir lutter, de
l'autre vouloir remporter un succès pour le succès même (...) Il se peut que la
joie pour lui naisse de l'œuvre, de la création nouvelle comme telle, que ce
soit quelque chose d'indépendant ou que ce soit quelque chose d'indis­
cernable de l'œuvre elle-même. Ici non plus on n'acquiert pas des biens pour
la raison et selon la loi de la raison, qui constituent le mobile économique
habituel de l'acquisition des biens (op. cit., p. 354-355.).

L'innovation ne représente donc pas une action étroitement guidée


par l'intérêt économique. Celui-ci est en quelque sorte au service d'un
objectif plus général, celui du plaisir et de la reconnaissance sociale
qu'apporte l'exercice réussi de ce type d'activité. Si l'entrepreneur schum­
pétérien prend des risques, agit plus en fonction de « son coup d'œil et de
(son) intuition », c'est bien parce que ce qui le guide correspond à un
objectif différent de celui de l'agent économique, classiquement consi­
déré comme un calculateur maximisateur ou optimisateur.
La trqjectoire des innovations 27

Ce type d'action contribue pourtant bien au développement écono­


mique, parce que la satisfaction de l'entrepreneur passe par la réalisation
de profits. Mais l'entrepreneur n'est pas directement mobilisé par cette
perspective. Elle n'est que le cadre dans lequel il réalise son plaisir.
L'analyse de l'innovation amène ainsi à dissocier les résultats qu'elJe
obtient, qui sont de type économique, des raisons pour lesquelJes les indi­
vidus y souscrivent, qui sont de type social, affectif ou symbolique. Les
méthodes que les individus mettent en œuvre dans cette perspective ne
sont donc pas soumises directement à des principes de gestion dits
« rationnels », mais bien plus largement associés à l'intuition, à la concep­
tion du « bien » ou de la reconnaissance.
Cette perspective permet de comprendre les raisons pour lesquelles
l'innovation est finalement réalisable : parce qu'elle n'obéit pas unique­
ment aux contraintes des actions logiques. Si les entrepreneurs que décrit
Schumpeter attendaient de pouvoir disposer de l'information suffisante
pour agir, ils n'agiraient jamais. Il en va de même pour les innovateurs,
grands ou petits qui opèrent dans les entreprises contemporaines.
L'analyse des investissements immatériels (ou « intangibles ») des entre­
prises est tout à fait éclairante sur ce point. Ces investissements se com­
posent de quatre activités distinctes :
la recherche et développement (R et D) ;
la formation et le conseil ;
la partie logicielle de l'informatique ou de la robotique ;
le marketing.

Ces investissements représentent le socle des politiques d'innovation.


La R et D est ainsi à l'origine de l'élaboration de nouvelles ressources ou
de leur aménagement. Les activités commerciales assurent le passage de
l'invention à l'innovation puis à sa diffusion. L'informatique et la robo­
tique représentent un moyen d'augmentation de la productivité mais aussi
un moyen de traitement et de transmission de flux de connaissances.
L'activité de formation permet d'adapter les compétences des opérateurs
aux situations nouvelles. Dans leur ensemble, ces activités sont donc logi­
quement considérées comme les supports de toute politique d'innovation,
et elles occupent une place centrale dans la gestion des entreprises puisque
ces investissements sont aujourd'hui majoritaires, par rapport aux inves­
tissement matériels traditionnels (Cas par et Afriat, 1 988).
L'intérêt de cette évolution se situe cependant au-delà de son volume.
On ne connaît, à l'intérieur de chaque entreprise, jamais bien les dépenses
que représentent les investissements immatériels et encore moins bien les
28 Problématiques et acteurs de !'innovation

retours qu'ils permettent de réaliser. Les experts (par ex. Foray, 2000)
s'accordent largement sur l'identification de cette situation. Celle-ci
semble tout à fait aberrante : une firme disposant de méthodes de gestion
modernes est sensée connaître le montant des investissements qu'elle
réalise, poste par poste. De même, elle est sensée connaître précisément
et rationnellement (du point de vue économique) les raisons pour les­
quelles elle privilégie tel ou tel investissement, ainsi que les avantages
qu'elle en tire. Avant de donner quelques éléments d'explication de ce
phénomène, il est bon de revenir sur les composantes de cette réalité.
Connaît-on les dépenses effectives consacrées aux activités de R
et D ? Partiellement, car il existe toujours une part de ces dépenses, qui,
plus encore dans ce secteur que dans d'autres, demeure « cachée », c'est­
à-dire non prise en compte par les indicateurs de gestion. Il s'agit par
exemple de la redondance d'activités, des dysfonctions de procédures
d'organisation, de différentes formes d'apprentissage sur le tas, du temps
consacré aux communications informelles, de la concurrence interne des
services, etc. Ces dépenses ne sont pas toujours inutiles, là n'est pas le
propos, mais elles échappent en bonne partie à la comptabilité, qui ne rai­
sonne que sur ce qu'elle peut appréhender. Admettons cependant que
l'on parvienne à identifier l'ensemble de ces dépenses, par le moyen d'un
contrôle de gestion extraordinairement fin. On ne peut pas pour autant
connaître à l'avance les retours, ce qui rend cette activité assez étrangère à
la théorie économique classique, qui imagine mal un agent économique
devant « payer pour voir ». La R et D est en effet régie par la notion de
risque, c'est-à-dire l'impossibilité de prévoir le résultat de l'action menée
ainsi que la nature des sanctions positives ou négatives qui lui seront
affectées. Une découverte est ainsi toujours une bonne chose, mais n'est
pas systématiquement porteuse de bénéfices financiers. Pour des raisons
de ce type, il est toujours difficile de connaître la balance rée11e de ces
activités. Le domaine de la R et D est pourtant le mieux connu parmi les
autres investissements immatériels.
Les autres dépenses consacrées à ces investissements sont encore plus
difficilement accessibles ou compréhensibles (Alter, 1 990). Les experts
écrivent ainsi récemment : « Lors d'enquêtes récemment conduites sur le
sujet, les entreprises industrielles ou de services approchées étaient inca­
pables de fournir une approche consolidée et intégrée de leurs investisse­
ments - entendus ici au sens de dépenses -, ou ne pouvaient le faire sans
un effort considérable de recherche » (Bonfour, 1998, p. 52).
Les études de marché, par exemple, donnent au marketing une certaine
cohérence. Mais il est impossible de rapporter à un investissement de ce
La trqjectoire des innovations 29

type un retour spécifique. Il s'agit plus souvent d'effets globaux, pesant à


un moment donné sur le comportement du consommateur, mais sans que
l'on connaisse précisément les variables pesant sur son comportement.
La question la plus intéressante se situe cependant à un autre niveau.
Certaines dépenses sont totalement méconnues, alors qu'elles contri­
buent directement au processus d'innovation (Gadrey, 1 992). Au guichet
de la banque, par exemple, une partie du temps de travail est informel­
lement consacrée à l'amélioration des procédures et des produits. L'opé­
rateur prend par exemple l'initiative de modifier l'échéancier d'un rem­
boursement de crédit, de placer tel produit moins avantageux pour
l'entreprise, plutôt que tel autre pour préserver la fidélité de son client, de
négliger telle procédure administrative pour accélérer le traitement du
dossier, d'oublier les données proposées par le système expert pour tra­
vailler à partir de son expérience. Ces initiatives représentent toutes une
dépense qui n'est pas identifiée, mesurée, parce qu'elle ne fait pas partie
des critères de gestion habituels. Il est partiellement possible de connaître
rétroactivement ces dépenses en mettant en place des indicateurs de ges­
tion prenant en considération, de manière globale, par activités, leur
somme. Mais on ne dispose pas pour autant d'une capacité à analyser la
valeur ajoutée par ces initiatives multiples. Ces deux raisons limitent
considérablement le caractère rationnel de la démarche des services com­
merciaux : connaître à l'avance les effets et les coûts de l'action.
En matière de formation et de conseil, dans le meilleur des cas, on
connaît les dépenses formellement réalisées dans ces deux domaines :
celles qui sont identifiées comme telles. Mais, dans ces deux domaines, la
connaissance des retours sur investissements est très floue. Dit de
manière plus crue, on ne sait concrètement pas du tout (par un chiffrage
financier précis) ce que rapporte la réorganisation proposée et vendue par
tel ou tel cabinet conseil. De même, on accepte aisément l'idée que la for­
mation représente une source d'efficacité, et qu'elle mérite à ce titre de
faire l'objet d'investissements tout à fait considérables. Mais les innom­
brables évaluations portant sur les dispositifs de formation ne sont jamais
quantifiées économiquement. Elles portent sur le bien-fondé des disposi­
tifs ou la satisfaction des stagiaires, ou celle de leurs hiérarchiques, pas sur
les retours.
La logique des investissements informatiques et robotiques pose
quant à elle quelques redoutables problèmes théoriques et empiriques.
Comme pour les autres investissements immatériels, on connaît mal les
dépenses réellement effectuées en la matière. Régulièrement, les grandes
entreprises font par exemple le point sur la situation de leur parc d'ordi-
30 Problématiques et acteurs de !'innovation

nateurs, pour identifier ce qui leur a jusque-là échappé. Mais elles savent
qu'au moment même de cette évaluation certaines installations « pirates »
leur échappent, l'utilisation des lignes budgétaires étant, dans les pra­
tiques du travail réel, toujours plus floue que ne le prévoient les règles.
Le problème se complique encore pour l'évaluation des retours sur ce
type d'investissement. Ils augmentent généralement la productivité du tra­
vail, laquelle se traduit par une diminution des effectifs employés pour réa­
liser une activité. Cette augmentation de la productivité est cependant sou­
vent moins forte que ce qui en est attendu (Foray, Mairesse, 1 999). En tout
état de cause, les nouvelles technologies n'ont pas pour seul effet et pour
seul but l'augmentation de la productivité du travail. Elles participent aussi
à l'amélioration de l' « efficacité organisationnelle » Qes capacités de
réponse globale de l'entreprise par rapport aux objectifs qu'elle se fixe).
Cette amélioration se traduit par exemple par une amélioration de la flexi­
bilité de l'organisation et des outils de travail ; par une amélioration de la
« réactivité » Oa capacité collective à trouver une réponse à un problème
inattendu, ou à tirer parti d'une opportunité également inattendue).
On ne dispose pas d'outils de mesure adaptés à ce type d'évolution.
La mesure suppose en effet de pouvoir comparer, avant et après l'inves­
tissement, une valeur ou un volume qui s'accroît ou décroît, mais dont les
éléments constitutifs restent stables. Si ces deux dimensions évoluent
simultanément, il devient impossible de rapporter l'avant à l'après. C'est
bien ce qu'ont mis en évidence les recherches menées sur le développe­
ment de technologies du tertiaire : l'investissement s'y traduit souvent par
une modification de l'efficacité organisationnelle et une diminution rela­
tive de la productivité du travail. Par exemple, le développement de la
micro-informatique dans les activités des cadres et des secrétaires s'est
accompagné d'une augmentation de l'effectif de ces populations pendant
une dizaine d'années. Ceci est aberrant d'un point de vue étroitement
productiviste, mais les entreprises ne souscrivent généralement pas à
cette perspective. Elles savent en effet que ces investissements tech­
niques ont bien pour finalité l'efficacité globale. Mais elles ne savent pas
en rendre compte de manière comptable (Alter, 1 990).
La recherche actuelle en gestion mobilise bien des perspectives per­
mettant d'y voir plus clair, en utilisant par exemple des notions comme
celle de la « productivité organisationnelle », mettant en évidence que
l'organisation est un facteur de productivité, au même titre que le capital
et le travail. Elle parvient donc à mettre en lumière le fait que des investis­
sements ne trouvent leurs effets, en termes de retour, que sur le plan de la
dynamique de l'organisation. Mais elle bute sur le caractère fondamenta-
La trqjectoire des innovations 31

lement collectif de ce type de situation. La mise en œuvre d'un système


informatique ou robotique suppose ainsi une intrication étroite de diffé­
rents opérateurs. Ceux qui le conçoivent sont souvent obligés de travail­
ler avec les futurs utilisateurs. Ceux qui en assurent la mise en œuvre sont
bien obligés de trouver des équilibres entre les contraintes définies par le
concepteurs et les contraintes de situation singulière présentées par les
utilisateurs. Ceux qui assurent la maintenance du système travaillent éga­
lement souvent en interdépendance avec les utilisateurs, ou les concep­
teurs, lorsque des modifications lourdes doivent être réalisées. Les utilisa­
teurs participent toujours largement, mais de manière toujours mal
prévue et encore plus souvent mal connue, au développement des appli­
cations, au même titre que les experts.
Dans le meilleur des cas, du point de vue gestionnaire, on connaît
donc globalement les retours d'un investissement de ce type, mais on
demeure incapable de définir de manière précise les facteurs ayant contri­
bué à sa valorisation.
L'ensemble de ces analyses fait donc apparaître une faible rationalité
gestionnaire : le déficit d'information concerne la prise de décision
comme les effets de la prise de décision. Pour deux raisons principales :
d'abord, la valorisation des investissements immatériels est une activité
collective dont on ne connaît que très imparfaitement les modalités, les
coûts, les effets, le niveau ou le moment d'engagement ; ensuite, on ne
dispose pas d'outils de mesure appropriés à l'analyse des retours. Pour
ces deux raisons, la pratique de la décision, en matière d'investissements
destinés à l'innovation, représente bien plus un « art de se débrouiller »
(Lindblom, 1 965) qu'une série d'opérations scientifiquement articulées.
Les travaux de Akrich, Callon et Latour permettent de fixer les limites
de la rationalité économique des processus d'innovation en matière de
produits. Les auteurs considèrent que ça n'est pas le rapport au marché
qui « fait innovation » mais l'existence d'une relation efficace avec le mar­
ché. Entre ces deux moments se développe une série d'actions complexes
et enchevêtrées qu'il s'agit d'analyser attentivement pour expliquer le suc­
cès ou l'échec d'un produit nouveau. Le processus est décrit de la
manière suivante :
Pour avoir une idée de l'extrême complexité du processus d'innovation, il
faudrait imaginer une fusée pointée vers une planète à la trajectoire
inconnue, et décollant d'une plate-forme mobile, aux coordonnées mal cal­
culées (1988, p. 5).
L'objectif des chercheurs consiste à restituer ces processus non
linéaires, ces associations inattendues, à présenter la rationalité des
32 Problématiques et acteurs de l'innovation

acteurs in situ. Cette démarche est explicitement opposée aux explications


« rétrospectives rationnelles » utilisées par les spécialistes de la gestion. La
rationalité économique théoriquement mise en œuvre dans les pratiques
de gestion fait ainsi l'objet de trois constats critiques :
le « coût», expliquent-ils, est plus l'argument d'un acteur qu'une
contrainte objective ;
de manière plus générale, « l' homo oeconomicus est au pire une belle
fable, au mieux un résultat patiemment construit. C'est le nom de
code donné à une opération réussie » (id., p. 1 1).
l'équilibre et la rationalité économiques ne se définissent pas par la
connaissance du marché, l'innovation ne pouvant pas connaître
a priori la rentabilité apportée par des marchés nouveaux.

Dans cette perspective, la diffusion de l'innovation correspond à une


série de décisions prises en situation de forte incertitude, en fonction de
la réaction des utilisateurs. Aucun critère établi a priori ne permet de pré­
voir l'issue d'une innovation. La seule connaissance stable en la matière
est que la réussite suppose de réunir, pour le développement de
l'innovation, des alliés toujours plus nombreux. Et ceci ne peut se pro­
duire que si l'objet peut être traduit dans des usages, lesquels ne sont pas
toujours prévisibles.
Foray a largement élaboré et théorisé cette perspective. Il écrit ainsi :
On ne choisit pas une technologie parce qu'elle est plus efficace, mais c'est
parce qu'on la choisit qu'elle devient plus efficace (Foray, 1 989, p. 1 6) .

Dans tous les cas, sociologues et économistes mettent en évidence


que le succès d'une invention tient à sa capacité à se transformer en inno­
vation, mais que cette mutation n'est jamais parfaitement prévisible,
parce qu'elle n'est jamais prescriptible.
L'innovation, tant pour ce qui concerne son élaboration que son
développement, est donc bien une action non logique. Dans les proces­
sus d'innovation qui viennent d'être décrits, on ne peut en effet jamais
être certain que 2 + 2 4. Pour au moins trois raisons :
=

l'unité de compte est discutable : quelle est la valeur de tel investisse­


ment ? pourquoi dire donc 2 plutôt que 1 , ou 3 ou 4 ?
l'opération est elle-même discutable : elle ne tient pas compte
d'avantages non chiffrés ; certains investissements se traduisent par
ailleurs par des pertes et des gains non chiffrés ; s'agit-il donc de
2 + 2, ou 2 - 3 + 4 ? ou de 2 + 1 + 4 ? On ne sait pas trop bien
répondre à la question ;
La trqjectoire des innovations 33

le résultat de l'opération n'est finalement jamais indiscutable parce


qu'il n'existe pas de moyens de calcul permettant d'objectiver parfai­
tement la situation : le résultat peut aussi bien être 4, que 2 ou 7. Mais
peut-être pas 1 5 ou 1 50. Le résultat est donc approximatif.

Comment comprendre ce qui permet la réalisation de ces investisse­


ments, le choix de les réaliser ?

5 1 LA ÉCESSITÉ DE CROIRE

Ce sont les croyances concernant l'efficacité et l'efficience de disposi­


tifs économiques et gestionnaires qui amènent à investir dans des pers­
pectives d'innovation, et non le calcul rationnel. Mais les croyances
peuvent tout à fait être porteuses de « biens ». Le poids de ces croyances
investit le « déficit d'information ». Autrement dit, ce n'est pas la nature
du déficit en question qui amène à réaliser des actions non logiques, c'est
bien plus la force des croyances.
Les investissements destinés à l'innovation participent, dans le meil­
leur des cas, d'une logique de rationalité limitée : une partie seulement des
alternatives de l'action est connue au départ de l'action, au moment de la
décision ; on ne peut sérieusement affirmer avoir fait un choix optimal en
matière d'informatisation ou de formation du personnel parce qu'en la
matière on ne dispose jamais de la totalité des possibilités existant sur ces
thèmes. Cette rationalité est par ailleurs incrémentale : les conséquences
de l'action ne peuvent être connues initialement ; elles ne sont décou­
vertes que progressivement et surtout jamais en totalité. Les décisions, en
matière d'investissements immatériels, obéissent de fait toujours à une
rationalité procédurale.
Cette perspective n'est cependant pas totalement satisfaisante, parce
qu'elle repose sur l'hypothèse que l'agent économique ou l'acteur de la
situation dispose de suffisamment de repères pour corriger son action, au
cours du déroulement du processus. On vient de voir que ça n'est pas
toujours le cas : les investisseurs ne connaissent que mal les résultats de
leur action (de manière financièrement objectivée), ils ont donc du mal à
la corriger.
Les décisions d'investir dans l'immatériel sont peut-être gouvernées
par la recherche de performance et d'efficacité. Mais elles s'appuient pour
34 Problématiques et acteurs de l'innovation

ce faire sur des croyances. Celles-ci, selon Pareto (1916), sont de deux
types :
les croyances positives sont des représentations non immédiatement
vérifiables. Ce type de croyance caractérise bien le développement
des investissements immatériels : je les réalise parce que je crois qu'ils
sont bénéfiques à mon entreprise, mais je ne dispose pas de moyens
de prouver cette relation ;
le deuxième type de croyance est de l'ordre du normatif, de la « cou­
tume » : j'investis dans l'immatériel parce que mes homologues font
de même, parce que « ça se fait ».

Ces croyances peuvent être analysées, pour reprendre la distinction


qu'opère Boudon (1 990), comme des causes (j'agis de telle ou telle
manière parce que mes croyances m'y engagent) ou comme des raisons
(les croyances me permettent d'agir comme je le souhaite, j'ai donc
de « bonnes raisons » de croire en telle ou telle chose). La mise en œuvre
de dispositifs informatiques permet de bien saisir l'intérêt de cette
distinction.
Les salariés (opérateurs, cadres ou dirigeants) croient généralement
que les retours sur investissement sont mesurables avec précision, parce
que le poids des préjugés est en la matière consistant : l'augmentation de
la productivité du travail serait recherchée systématiquement par les
entreprises, et l'informatisation ne saurait se développer en dehors de
cette raison. Les indicateurs chiffrés contribuent à développer ce type de
croyance en associant des phénomènes colinéaires : par exemple, on
explique l'augmentation de la productivité du travail par le développe­
ment de l'informatique alors que parallèlement la politique de l'entreprise
consiste à réduire l'effectif tout en maintenant la charge de travail ; quelle
est la part de l'un et de l'autre ? On peut parfaitement augmenter la pro­
ductivité du travail sans informatiser, on peut également parfaitement
informatiser sans augmenter la productivité en question.
Mais à l'évidence les croyances sont également des raisons. Seul le fait
de participer au système de croyances communément partagé permet à
un opérateur de réaliser un projet informatique. Même s'il est tout à fait
conscient du caractère non logique (toujours du point de vue strictement
économique) de cet investissement, parce qu'il sait parfaitement qu'il ne
peut sérieusement connaître le montant réel des dépenses à réaliser, et
plus encore, les retours quantativement formulés qu'il pourra en tirer, il
utilise les formules, ratios, discours et justifications diverses qui lui per­
mettent de faire avancer son projet. Il participe de fait à l'entretien du
La trqjectoire des innovations 35

système de croyances tout en étant parfaitement conscient de son carac­


tère non logique. Parce qu'il sait que le social avec lequel il doit composer
(les modalités de justification de l'investissement) suppose de mettre en
œuvre un code apparemment logique, pour des opérations non logiques.
Cette situation est d'une grande banalité.
Par exemple, les « business plan », c'est-à-dire les éléments de prévi­
sion des dépenses, des résultats et des revenus, présentés sous forme de
calendrier des opérations d'innovation, contraignent toujours les opéra­
teurs à faire comme s'ils connaissaient à l'avance le résultat de leur enga­
gement. Ceci permet d'obtenir le soutien des banquiers, de construire des
partenariats ou de bénéficier d'accords avec des sous-traitants. Mais les
innovateurs ne sont pas dupes : ils connaissent bien le caractère approxi­
matif du résultat de leur action. Ils apprennent cependant à tenir le lan­
gage des croyances dominantes pour aboutir à leurs fins. Cette sorte de
farce quotidienne est devenue tellement coutumière que l'on n'y prête
plus attention.
De même, les responsables de formation savent généralement bien
que l'on ne peut évaluer avec précision les retours sur investissement des
stages qu'ils dispensent. S'ils sont donc amenés à présenter, à propos
d'une action de ce type, des données chiffrées présentant les avantages
économiques de ce type d'action, en termes de prévision ou d'évaluation,
il s'agit là du deuxième type d'explication présentée : ils ont de bonnes
raisons de croire (de participer au système de croyance) que ces actions
sont à l'évidence rentables.
L'analyse des logiques d'investissement en matière d'innovation
amène ainsi à un constat paradoxal. Les contraintes économiques sont
sensées contraindre les acteurs (et plus particulièrement les dirigeants),
à mettre en œuvre des ressources leur permettant de soumettre aux
contraintes d'efficience les activités : la rentabilité et le profit sont le but
de l'entreprise capitaliste. Mais le traitement de ces contraintes suppose,
dans la perspective dynamique de l'innovation une bonne part de croyan­
ces, de « pensée magique ».

6 1 L'IN OVATIO EST UNE ACTIVITÉ BANALE

L'innovation suppose ainsi de croire. L'innovation, on l'a vu, ne peut


par ailleurs pas faire l'objet d'une obligation réglementaire puisqu'elle
consiste à transgresser des règles, normes ou coutumes avant d'établir un
36 Problématiques et acteurs de !'innovation

autre ordre social. L'innovation, de ces deux points de vue s'oppose à


l'organisation, à la rationalisation du travail. Le traitement de ce paradoxe
passe par la réalisation d'une activité collective, quotidienne et banale, qui
consiste à intégrer, au jour le jour, des capacités d'innovation. Cette
conception de l'innovation « au quotidien » est relativement différente,
du point de vue de son processus comme du point de vue de ses enjeux,
de l'innovation issue des services de recherche.
Classiquement, la sociologie de l'innovation appliquée au monde des
entreprises s'intéresse surtout aux activités de R et D. L'analyse des pro­
cessus d'innovation y est ainsi réduite aux activités qui sont formellement
sensées la produire. Généralement, ces recherches prennent au pied de la
lettre l'idée selon laquelle l'innovation est une affaire spécialisée, celle qui
unit les services de recherche, ceux du marketing, des clients et des
acteurs adjacents, mais jamais les opérateurs. Ces approches se can­
tonnent ainsi dans l'analyse de la « vie des laboratoires » (par ex. Latour et
Woolgar, 1 988) ou de fonctions équivalentes.
Dans une perspective historique, ces approches sont centrales pour
comprendre le développement industriel, mais posent problème : les pro­
cessus d'innovation ne peuvent, dans leur ensemble, être compris sans
ouvrir le spectre de l'analyse aux acteurs du quotidien. La fresque tout à
fait exhaustive que Caron a dressée du développement de l'innovation en
France est un bon exemple de cette situation méthodologique.
L'auteur indique qu'à la fin du XIXe siècle, à partir de l'utilisation de
l'énergie du charbon, se dessine un phénomène de « grappe » d'inno­
vations tel que théorisé par Schumpeter. Le développement de l'électri­
cité s'appuie largement sur cette ressource thermique. De même,
l'accroissement de la production des activités métallurgiques et chimiques
supposent également un accroissement de la consommation de charbon.
Mais ça n'est que progressivement, au début du x,-c0 siècle, que l'hydro­
électricité et le moteur à explosion, puis les moyens de transport, les télé­
communications et l'organisation scientifique du travail vont permettre à
la société d'entrer dans le cycle de production et de consommation de
masse. Cette mutation repose elle-même sur une concentration des gran­
des firmes industrielles ainsi que sur leur « captation » de politiques
d'innovation :

L'entreprise a pu définir une stratégie d'innovation permanente fondée sur


le développement d'une recherche intégrée. (...) Elle a pu aussi mettre
en place une politique de commercialisation et de marketing de grande
ampleur, associée à l'adoption de procédés de production de masse (1 997,
p. 53).
La trqjectoire des innovations 37

Ce que met parfaitement en évidence l'auteur c'est le caractère pro­


grammé de la recherche. Antérieurement discontinu, lié à des décou­
vertes de génie, il est dorénavant intégré dans la stratégie industrielle des
firmes. Par exemple, les succès économiques de la firme américaine Du
Pont s'expliquent par une capacité institutionnelle à organiser la stratégie
de la firme à partir des activités de recherche et développement. La
découverte du néoprène puis du nylon représentent par exemple le
moyen, selon des procédures de gestion de l'innovation « arborescentes »,
de mettre au point de nouveaux nylons, des formes d'intégration aux tex­
tiles existant antérieurement, et de redéfinir les procédés de fabrication.
La recherche fondamentale est ainsi directement liée aux questions de
développement, de production, mais aussi de marketing et de distribu­
tion. La fonction de recherche, dans les grandes entreprises, devient ainsi
institutionnelle : elle obéit à des règles de gestion spécifiques et occupe
une place centrale dans le développement de la firme.
Ce schéma est classique. Il présente l'innovation comme une activité
spécifique, celJe des services de R et D ou celJe des dirigeants des entre­
prises dont une partie des activités consiste à élaborer explicitement de
nouvelJes combinaisons entre les différentes ressources de l'entreprise. Il
suppose également que les activités de recherche et de développement,
puis de commercialisation des nouveaux produits sont contrôlées par le
management des firmes. Dans ce type d'analyse, il manque cependant un
acteur : l'opérateur, qui localement, participe directement au processus
décrit. Caron le sait bien. Il écrit ainsi :
De plus, un certain nombre d'innovations ont eu pour origine une idée pro­
posée par un travailleur manuel, au contact des difficultés quotidiennes de la
production. Les artisans et ouvriers d'atelier jouèrent un rôle essentiel dans
les premiers développements d'industries telles que celles de la bicyclette ou
de l'automobile (. .) Mais la créativité ouvrière reste largement ignorée par les
.

historiens des techniques (id., p. 40).

Il retrouve précisément la question que posait Smith, dès la fin du


1..'Vlne siècle :

Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le tra­
vail est le plus subdivisé, ont été originellement inventées par de simples
ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les
moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui fai­
sait leur seule occupation. Il n'y a personne d'accoutumé à visiter les manu­
factures, à qui l'on n'ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par
quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. Dans les pre­
mières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à
38 Problématiques et acteurs de l'innovation

ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le


cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L'un de ces petits gar­
çons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu'en mettant un
cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en
attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape
s'ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son
aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces
sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cher­
chait qu'à s'épargner de la peine (1776, p. 77).

Cette banalité de l'acte d'innovation représente également l'intuition


de Schumpeter, qui explique que les innovateurs se caractérisent d'abord
par le fait qu'ils ne se définissent pas par une position particulière dans
l'organisation de l'économie : ils peuvent indifféremment être action­
naires, directeurs, experts. Leur action ne correspond ni à une fonction
particulière ni même à un état durable, il s'agit généralement d'un
moment de leur vie professionnelle.
Présenter les processus d'innovation à partir de l'action des seuls
groupes et fonctions autorisées en la matière suppose finalement de croire
en la force des institutions quant à leur capacité à produire des innovations.
Ceci est parfaitement contradictoire, au moins du point de vue des innova­
tions de process, avec les idées présentées plus haut, mettant en évidence
que l'on ne peut ni prédire ni prescrire la trajectoire d'une innovation.
Si on en croit Smith il est donc important de s'intéresser aux acteurs
du quotidien de l'innovation. Réduire l'action innovatrice à celle de
l'univers de la R et D est un peu comme chercher les acteurs d'une poli­
tique nationale uniquement du côté des politiciens qui la conçoivent.
C'est oublier que sa mise en œuvre effective échappe la plupart du temps
aux « grands acteurs ». C'est aussi laisser à l'état de boîte noire la relation
entre le travail et l'innovation.
Prendre en compte la dimension quotidienne et banale de l'innova­
tion pose cependant un problème méthodologique particulier. Elle sup­
pose de décaler l'analyse de l'innovation, du champ directement écono­
mique vers celui de l'organisation, intégrant des contraintes d'efficience.
La question n'est plus alors seulement d'analyser la nature du rapport
entre une invention et les capacités collectives à la trans former en innova­
tion, à l'inscrire dans un marché ou un usage. Elle est également d'ana­
lyser les raisons et les trajectoires qui amènent les acteurs d'une organisa­
tion à donner sens et efficience à une invention du management, que
celle-ci soit d'ordre technologique, organisationnel, ou qu'elJe concerne
les stratégies d'une entreprise.
La trqjectoire des innovations 39

Ce type de perspective, qui sera analysé de manière détaillée dans les


chapitres suivants, permet d'entrevoir que la relation entre innovation et
transgression des règles ne vaut pas que pour l'activité des hommes
d'affaires et des chercheurs. La diffusion d'une innovation suppose un
investissement en travail, en action et en identité de la part d'un grand
nombre d'acteurs. Cet investissement pose alors la question de l'appren­
tissage, des hommes, et des structures qu'ils habitent.
Un processus d'innovation suppose en effet que certains acceptent de
se défaire de l'emprise coutumière des normes ou coercitive des règles de
droit, pour parvenir à élaborer autrement un produit ou une organisation.
Et ceci n'est bien évidemment ni prévisible ni lié à une « fonction »
sociale définie. L'invention attend ainsi, plus ou moins longtemps, qu'un
individu ou qu'un groupe la prenne en charge pour l'amener à la maturité,
celle de l'innovation. Mais elle ne sait jamais à l'avance qui aura cette
fonction.
Les six dimensions participant conjointement à la mise en évidence
de la trajectoire de l'innovation sont finalement les suivantes :
une invention ne se traduit pas toujours en innovation : certaines fois
le processus est très lent, d'autres fois il n'aboutit pas ;
un processus d'innovation obéit à des séquences qui représentent,
dans le temps, les formes d'appropriation d'une invention par le
corps social ;
l'innovation butte toujours contre l'ordre établi ; elle suppose donc
une rupture, et celle-ci s'appuie sur la déviance ;
l'activité d'innovation n'est ni prévisible ni prescriptible ; cette acti­
vité n'est par ailleurs pas le seul fait des innovateurs définis comme
tels par l'institution ; elJe peut tout aussi bien être le fait quotidien
d'opérateurs quelconques ;
la rationalité économique n'explique pas l'action innovatrice ; celle-ci
correspond beaucoup plus largement à un désir de reconnaissance
sociale ; dans tous les cas, l'action innovatrice s'appuie sur des
croyances ;
ces croyances représentent un code commun permettant aux indivi­
dus et aux groupes de s'engager dans les processus de diffusion de
l'innovation, bien plus que ne le font les analyses rationnelJes.

L'analyse de l'innovation, qu'elle concerne des produits ou des orga­


nisations, consiste ainsi à considérer qu'une invention représente une
incertitude pour le corps social, la question étant de savoir comment
celui-ci en tire parti, ou pas.
Chapitre 2

Inventions organisationnelles
et décisions normées

On conçoit habituellement les décisions des entreprises comme le


résultat d'une élaboration économiquement intéressée et fondée. Les
réorganisations des services d'une usine correspondraient ainsi à une
nécessité économique, par exemple assurer une flexibilité suffisante pour
s' « adapter à la concurrence ». Et ces décisions seraient calculées, raison­
nées et rationnelles. En la matière, les décisions ne feraient donc que
refléter les contraintes économiques gui s'imposent à l'entreprise.
De même, on conçoit souvent ces décisions comme productrices de
règles et de normes qui s'imposent aux opérateurs, lesquels, pour des rai­
sons variées, s'adaptent plus ou moins bien à ces changements. Les
sciences sociales ont largement mis l'accent sur ces deux dimensions.
Elles correspondent à la lecture classique du changement : telle décision
caractérise tel intérêt ou telle contrainte économique, et elle produit tel
effet sur la structure sociale.
L'objet de ce chapitre est différent. Il considère tout d'abord que les
décisions initiales, en matière d'organisation des entreprises, sont des
inventions. Que ce moment, gui n'est que le début d'un processus
d'innovation, jamais l'innovation en tant que telle, mérite analyse. Celle-ci
constate tout d'abord le caractère peu rationnel, et souvent largement
déraisonnable des inventions en matière d'organisation. Elle amène à
concevoir alors ces décisions, comme des activités encadrées par des
normes, celles du milieu de la dirigeance. Elle analyse donc la décision
comme une activité normée, avant de la considérer comme une activité
normative. De ce point de vue, il s'agit d'une activité sociale, parfois très
extérieure aux protocoles de la « science organisationnelle ».
42 Problématiques et acteurs de l'innovation

1 1 L'INDÉPENDANCE DES MOYENS ET DES FINS

Le dirigeant, ou son représentant, est généralement considéré


comme le cœur de la rationalité entrepreneuriale. Il est censé définir et
contrôler les moyens et les objectifs définis dans le cadre de contraintes
d'efficience (réaliser les opérations au moindre coût) et d'efficacité
(atteindre les objectifs fixés). Il dispose pour ce faire d'un état-major, de
conseillers et d'auditeurs qui le renseignent sur les besoins de l'entre­
prise, les ressources techniques ou managériales ou l'état des rap­
ports sociaux. On peut éventuellement croire en ce type d'analyse dans
des situations routinisées : le dirigeant finit par y apprendre, par l'expé­
rience, le bien-fondé de telle mesure, de tel objectif, ainsi que la manière
de s'y prendre pour associer de manière cohérente les objectifs et les
mesures.
Dans les situations d'innovation, on ne peut plus souscrire à ce type
d'analyse. Pour au moins deux séries de raisons.
La première renvoie directement aux analyses du chapitre précédent,
à propos des investissements immatériels. La définition d'une nouvelle
mesure, en matière d'organisation, représente un investissement de ce
type et obéit donc au registre des croyances : le décideur ne peut
connaître à l'avance les résultats de son action. Et même après la mise en
œuvre de son action, il n'en connaît que très imparfaitement les résultats.
Il faut donc de la naïveté ou de la foi, autant que de bonnes raisons ges­
tionnaires pour s'engager dans ce type d'action.
La deuxième renvoie à une situation maintenant bien connue, sur
laquelle on reviendra dans le chapitre 5 : le dirigeant, ses représentants ou
ses conseillers, sont amenés à prendre des décisions en très grand
nombre parce que les éléments constitutifs du fonctionnement des ser­
vices ou ateliers changent fréquemment de nature, de fonction ou de
valeur. Ces décisions sont souvent prises en situation d'urgence, compte
tenu des principes de « réactivité » : la capacité à réagir rapidement à une
situation imprévue, que celle-ci soit une opportunité ou un problème.
Ces décisions reposent donc peu sur l'élaboration patiente et raisonnée
de scénarios alternatifs. Elles se fondent par ailleurs sur une connaissance
approximative de la nature des problèmes posés, puisque ceux-ci se
renouvelJent régulièrement : ils sont peu répétitifs, ils limitent donc
l'apprentissage.
Inventions organisationnelles et décisions normées 43

Pour ces deux séries de raisons, une décision de changement, en


matière d'organisation, fréquemment nommée « innovation organisation­
nelle », doit être conçue comme une simple invention, une ressource
nouvelle ouvrant potentiellement la voie à de nouveaux usages et pra­
tiques collectives. Mais en tant que telle, cette décision n'est pas une
innovation, elle n'est, dans le meilleur des cas, que l'amorce de son
processus.
L'analyse du fonctionnement quotidien du management amène à
penser que ces inventions ne se préoccupent que peu de leurs usages,
mais bien plus de leurs qualités intrinsèques, un peu comme l'inventeur
du moulin à eau, ou celui de la charrue, se souciaient plus de faire fonc­
tionner leur objet que d'en connaître le tissu social d'accueil. La multipli­
cité de ce type d'inventions fait alors apparaître un phénomène inattendu,
celui d'une large indépendance entre les moyens proposés (les inventions
organisationnelles), et les fins poursuivies (l'amélioration du fonctionne­
ment de l'organisation).
J'ai pu mettre en évidence ce type de phénomène d'abord à partir de
ma propre pratique professionnelle (Alter et Dubonnet, 1 994), puis à
l'occasion de la conception et de l'animation de séminaires réalisés à
l'intention de cadres d'entreprises de secteurs divers. Le travail avec les
stagiaires a progressivement permis de réaliser un exercice illustrant le
phénomène d'indépendance entre les moyens et les fins.
Il consiste dans un premier temps à identifier des problèmes conçus
comme « concrets >> par le management. Puis, de manière indépendante
de l'identification de ces problèmes, à nommer quelques réponses dispo­
nibles en matière de management. Et, dans une dernière étape, de lister
les décisions envisageables en croisant de manière aléatoire les problèmes
(les questions) et les réponses. Ce travail se présente de la manière
suivante.

a) L'identification de problèmes « concrets ».


Un petit groupe de stagiaires identifie quelques problèmes concrets
(qui se posent de manière effective) au management de leur organisation.
Ces problèmes sont par exemple les suivants :
- Comment parvenir à mobiliser le personnel en faveur du proces­
sus de modernisation engagé par l'entreprise ?
- Comment faire pour réduire les frais généraux de fonction­
nement ?
- Comment assurer une meilleure circulation de l'information entre
les différents services ?
44 Problématiques et acteurs de l'innovation

- Comment réussir la mise en œuvre d'une nouvelle technologie


dans les ateliers ou les bureaux ?
- Comment passer d'une logique centrée sur la technique et la pro­
duction à une logique commerciale privilégiant le rapport au client ?

b) Les réponses disponibles.


Parallèlement à ce travail, il est demandé aux autres stagiaires, gui ne
connaissent pas la nature des problèmes identifiés par le premier groupe,
de faire la liste des méthodes de gestion de l'organisation et des res­
sources humaines actuellement en vogue dans leur entreprise.
Ces méthodes sont souvent, actuellement, les suivantes :
- La communication interne, qu'elle se présente sous la forme de
journaux d'entreprise, de messages courts diffusés par des supports
papier ou électroniques (courrier électronique, écrans vidéo dans les
espaces collectifs), de séminaires, de réunions ou de « grands messes »
régulièrement organisées pour assurer la rencontre entre l'état-major et sa
base.
- La qualité totale, qui repose sur des procédures décrivant très pré­
cisément les activités (de réalisation des tâches et de coordination entre
les postes de travail) à mettre en œuvre, ainsi que les méthodes
d'évaluation assurant leur « traçabilité » Qeur suivi rétrospectif). Ce type
de réalisation est sensé garantir une grande qualité aux produits réalisés
par l'entreprise. Celle-ci s'oblige à respecter les différents actes de travail
et de contrôle décrits.
- Le groupe projet, gui réunit, dans le cadre d'une durée, d'un
niveau de qualité et d'un budget théoriquement bien définis, les per­
sonnes les plus à même de réaliser une tâche, indépendamment de leur
appartenance à tel ou tel service et de leur position hiérarchique.
- La formation du personnel.
- Les indicateurs de gestion, qui permettent de saisir les principaux
résultats des activités des services de l'entreprise, et de les suivre dans la
durée. Ces indicateurs sont généralement présentés sous forme de ratios,
par exemple, le chiffre d'affaires d'un établissement commercial par rap­
port à l'effectif, la productivité par agent, etc.

c) Les décisions envisageables.


Lorsque l'on dispose de l'ensemble des éléments fournis par les deux
groupes, on croise de manière aléatoire les problèmes concrets et les
réponses disponibles formulés de part et d'autre de manière indépen­
dante.
Inventions organisationnelles et décisions normées 45

Pour les exemples retenus ici, ce croisement peut être représenté de la


manière suivante :

L'indépendance des questions et des réponses

Réponses

Questions A B c D E

1 Comment Communica- Qualité Groupe Formation du Indicateurs


mobiliser le tion interne totale projet personnel de gestion
personnel ?
2 Comment Communica- Qualité Groupe Formation du Indicateurs
réduire les frais tion interne totale projet personnel de gestion
généraux ?
3 Comment Communica- Qua.lité Groupe Formation du Indicateurs
améliorer la tion interne totale projet personnel de gestion
circulation de
l'information ?
4 Comment Communica- Qualité Groupe Formation du Indicateurs
développer les tion interne totale projet personnel de gestion
nouvelles
technologies ?
5 Comment Communica- Qualité Groupe Formation du Indicateurs
développer la tion interne totale projet personnel de gestion
logique corn-
merciale ?

Ce tableau ne devrait avoir aucun sens. Les techniques de gestion Oes


réponses) mises en relation avec chacune des questions posées n'ont
a priori aucun lien logique : les unes et les autres sont formulées de
manière indépendante. Les techniques de gestion ne peuvent donc être,
raisonnablement, considérées comme des réponses aux questions posées.
Pourtant, ces associations aléatoires peuvent être considérées comme
des décisions « normales ». Elles représentent des pratiques habituelles
dans la gestion des organisations. Elles peuvent alors être considérées
comme réfléchies, ayant fait l'objet d'une réflexion élaborée entre la
nature des questions posées et les réponses à y apporter.
- Ainsi la ligne 1 donne les associations « logiques » suivantes : pour
parvenir à « mobiliser le personnel en faveur du processus de modernisa­
tion engagé par l'entreprise » on peut s'appuyer sur la communication
interne, chargée d'expliquer et de transmettre la « bonne parole »
46 Problématiques et acteurs de l'innovation

(case 1 .A) ; la qualité totale permet de canaliser et de contrôler la


mobilisation du personnel dans des perspectives « responsabilisantes »
(case 1 . B) ; la mise en place d'un groupe-projet est également une opéra­
tion qui peut tout à fait être considérée comme adaptée : on ne saurait en
effet penser la mobilisation sans créer une structure d'expertise et de suivi
ad hoc (case 1 . C) ; la formation du personnel, centrée sur des thèmes
généraux, comme par exemple le développement de la concurrence ou
les méthodes de gestion des hommes semble être une manière tout à fait
convenable de faire comprendre aux opérateurs l'enjeu que représente
leur mobilisation (case 1 . D) ; un contrôle et un suivi précis des résultats
de chaque service est le moyen que les indicateurs de gestion offrent pour
analyser la contribution de chaque service à la mobilisation collective, et
donc de distinguer leur degré d'implication (case 1 . E).
Bien évidemment, les réponses sont plus ou moins adaptées à la ques­
tion posée. Par exemple, on jugera spontanément que la communication
interne se prête mieux à ce type d'opération que le développement de la
qualité totale. Mais ces jugements sont fondés sur des croyances plus que
sur des raisonnements indiscutables : on ne connaît en effet jamais
l'efficacité des dispositifs de communication interne, pas plus d'ailleurs
que ceux des procédures de qualité totale sur ce type de problème. Il est
donc tout à fait envisageable de défendre une politique de qualité de
manière argumentée en la matière.
- La ligne 2 donne les associations logiques suivantes : la « réduc­
tion des frais généraux » suppose par exemple d'expliquer au personnel
l'importance de cet enjeu, de lui donner des exemples de réussite en la
matière (case 2 . A) ; bien évidemment, les procédures de qualité totale
sont tout à fait adaptées à ce type d'objectifs : en définissant de manière
précise les modalités de réalisation des tâches et de coordination, elles
évitent le s erreurs, doublons et dysfonctions et limitent donc sensible­
ment les coûts des opérations de gestion de ces insuffisances (case 2 . B) ;
le groupe projet apparaît encore ici comme une bonne solution : un
comité d'experts, composé de personnes d'origine professionnelle et de
niveau hiérarchique différents, représente un excellent moyen pour iden­
tifier les sources des frais généraux et les moyens de les réduire, parce
qu'il met en commun des savoirs à la fois variés et opérationnels
(case 2 . C) ; la formation est bien sûr un excellent moyen pour atteindre
l'objectif : en mettant à la disposition des salariés des cours portant sur les
méthodes permettant de mieux identifier les sources des frais généraux et
les moyens de les tarir, on les amène à s'inscrire dans la politique de
l'entreprise (2 .D) ; les indicateurs de gestion demeurent certainement une
Inventions or;ganisationnelles et décisions normées 47

bonne solution : si chaque service dispose de données précises sur ses


consommations en la matière, et si ces dernières sont connues de la hié­
rarchie, la transparence permettra de mettre chacun devant ses responsa­
bilités et donc de participer à la politique de l'entreprise (2. E).
L'analyse de ces deux premières lignes permet ainsi d'entrevoir
qu'entre les questions et les réponses, entre les fins et les moyens, il existe
des relations, plus ou moins logiques et plus ou moins nécessaires, qui
peuvent toujours être présentées comme cohérentes par rapport à
l'objectif fixé. Et donc amener à des décisions.
Le « plus ou moins » ne permet que partiellement de faire le tri entre
les solutions, et pour au moins deux raisons. La première tient à la « com­
pétence » de celui qui propose des solutions. On sait qu'en la matière, les
experts en organisation disposent d'arguments et d'une rhétorique suffi­
samment efficaces pour pallier le caractère très général de leurs proposi­
tions par rapport aux dimensions singulières des problèmes à traiter. Ils
peuvent ainsi vendre de la communication interne à tout propos, si
celle-ci fait partie de leur « stock de connaissances ». La seconde raison
tient à la continuité des politiques de gestion : si une entreprise a préala­
blement investi dans une politique de qualité totale, elle verra d'un œil
favorable un développement de cette politique à propos de nouveaux
thèmes, car cette décision apparaîtra comme cohérente avec le manage­
ment d'ensemble.
- Comment interpréter la ligne 3, « assurer une meilleure circula­
tion de l'information entre les différents services » ? Cette question peut
être traitée par n'importe laquelle des solutions proposées. La communi­
cation interne explique le bien-fondé et la nécessité de cette politique
(case 3 .A) ; la qualité totale définit précisément les circuits de transmis­
sion de l'information (case 3 . B) ; le groupe projet définit les sources et
cibles de la circulation de l'information (case 3 . C) ; la formation donne au
personnel les savoirs nécessaires en la matière (3 . D) ; seuls les indicateurs
de gestion (case 3 . E) semblent représenter une politique relativement
mal adaptée au problème.
Parfois donc, la nature des questions posées butte sur la nature des
solutions proposées. Mais cette situation est bien plus rare que la situa­
tion inverse.
- Les deux derniers problèmes « comment réussir la mise en œuvre
d'une nouvelle technologie dans les bureaux ou les ateliers ? » et « com­
ment passer d'une logique centrée sur la technique et la production à une
logique commerciale privilégiant le rapport au client ? » rentrent dans le
même type de schéma.
48 Problématiques et acteurs de l'innovation

On sait bien, en effet, que la communication interne participe directe­


ment à la mise en œuvre d'une nouvelle technique ou d'une politique
commerciale parce qu'elle permet d'expliquer et donc de mobiliser les
salariés dans le sens de la politique suivie. La qualité totale, en définissant
des procédures, définit des comportements professionnels intégrant ces
nouvelles donnes. Le groupe projet à toujours le même intérêt, celui de
définir et de suivre les modalités à mettre en œuvre pour atteindre les
objectifs. La formation est par ailleurs toujours une « bonne chose », au
même titre que les indicateurs de gestion.
Dans les décisions concernant la transformation des organisations, il
existe donc une large indépendance entre la nature des questions posées
et la nature des réponses apportées. Ceci ne vaut bien évidemment que si
les réponses disposent d'un degré de généralité suffisant pour embrasser
des situations variées. Mais ceci vaut pour beaucoup de techniques de
gestion, qui se présentent comme des solutions « à tout faire ». Leur mise
en œuvre peut finalement être spécifique, et devenir progressivement
rationnelle du point de vue de l'efficacité, on le verra dans le chapitre sui­
vant. Mais initialement, la décision de choisir telle ou telle solution ne
repose pas sur un choix rationnel, sauf à croire que les solutions présen­
tées sont effectivement adaptées à presque tous les problèmes de gestion.

2 1 LA BA ALITÉ DE LA DÉRAISON

Les associations qui viennent d'être décrites ne sont ni logiques ni


économiquement rationnelles. Plus encore elles ne sont pas « raison­
nables », elles ne font pas appel à la raison, cette faculté, qui, selon Des­
cartes, « permet de distinguer le vrai du faux et d'appliquer ce jugement à
l'action ». Ces associations sont pourtant banales, elles représentent le lot
quotidien de bon de nombre de situation de gestion.
Ainsi, toutes sortes de questions importantes, telles que la réduction
du nombre de niveaux hiérarchiques, la décentralisation des activités, la
gestion des effectifs, le contrôle des coûts, l'évaluation du personnel, la
comptabilité analytique, la flexibilité du travail, la mise en œuvre d'un
nouveau produit ou d'une nouvelle organisation peuvent faire l'objet de
nombreuses associations, et donc de décisions, avec les cinq réponses
présentées plus haut. On peut laisser aux stagiaires le soin de réaliser ces
pénibles associations.
Inventions organisationnelles et décisions normées 49

Ce caractère déraisonnable permet de prendre quelque distance avec


le sérieux tenu jusqu'ici. On peut par exemple distraire le groupe en lui
demandant de remplacer les réponses identifiées initialement par
d'autres, sélectionnées selon un critère aberrant.
Par exemple, en s'intéressant aux termes anglais. On trouvera le reinge­
niering (redéfinition des procédures d'affectation des ressources permet­
tant de réduire leur coût global) ; le benchmarking O'intégration dans sa
propre entreprise de pratiques développées par d'autres et considérées
comme efficaces) ; le brainstorming, un peu passé de mode (qui consiste à
mettre en œuvre des groupes de réflexion gérés selon des principes de
créativité collective) ; le downsizjng Oa réduction du nombre de niveaux
hiérarchiques). Peu de ces perspectives amènent à des associations totale­
ment inconvenantes.
On peut également distraire le groupe en lui proposant d'utiliser des
réponses tirées de méthodes de gestion considérées comme dépassées.
Elles permettent également de trouver des associations « intéressantes ».
Il s'agit par exemple de la direction par objectif, de la participation du
personnel, de sa mobilité, de l'utilisation de « boîtes à idées », de la défini­
tion précise des proftls de poste, etc.
Il est également possible de faire sourire en intervertissant les places
des questions et des réponses. Par exemple, la mise en œuvre d'une
nouvelle technologie d'un programme de formation ou d'une réduction
de la pyramide hiérarchique sont autant de questions à traiter que de
réponses à apporter à d'autres questions.
Toujours dans cette perspective récréative, il est possible de réaliser
(avant que les stagiaires aient commencé à réfléchir sur les perspectives
qui viennent d'être présentées) l'exercice suivant :
le formateur demande aux stagiaires de choisir deux, ou plus de deux,
questions simples concernant le fonctionnement de leur entreprise,
et de les formuler de manière normative : « Comment faire pour que
(tel ou tel élément de l'ensemble organisé) ... fonctionne mieux », ou
« se développe », ou « atteigne les objectifs fixés », etc. ; les thèmes
sont globalement proches de ceux qui ont été présentés plus haut
comme des questions ;
ces questions sont préparées par les personnes, ou individuellement
ou par petit groupe, sans que le formateur en ait connaissance ;
de son côté, il prépare les réponses, en en choisissant deux, ou
plus de deux, qu'il inscrit par exemple sur un tableau de papier tourné
vers lui, de manière à ce que les membres du groupe ne puissent pas
en avoir connaissance lorsqu'ils préparent leurs questions ; ces
50 Problématiques et acteurs de l'innovation

réponses sont glob alement proches de celles qui ont été présentées
plus haut ;
lorsque les questions et les réponses sont prêtes de part et d'autre, on
dévoile leur contenu pour en analyser la cohérence.

La plupart du temps, le formateur peut mettre en évidence qu'il avait


trouvé des réponses relativement acceptables, avant même d'avoir eu
connaissance des questions. Ceci provoque souvent le rire.
Il reste alors deux perspectives au formateur. Ou il choisit d'appa­
raître comme « extra-lucide », mais personne (ou presque) ne le croira.
Ou il choisit d'analyser les raisons de cette situation étonnante : comment
comprendre que les décisions, en matière d'invention organisationnelle,
soient aussi peu « sérieuses » ?

3 1 LE « MODÈLE DE LA POUBELLE »
COMME 1YPE DE DÉCISION ORDINAIRE

La perspective théorique connue sous le nom de « modèle de la pou­


belle » donne des explications partiellement satisfaisantes. Centré sur
l'analyse des processus de décision, ce modèle représente la formulation
critique la plus aboutie, et également la plus impertinente, de la théorie du
choix rationnel appliquée aux organisations. Il permet de comprendre
l'existence des situations qui viennent d'être décrites, mais il n'en donne
pas les causes.
Les auteurs (Cohen, March et Olsen) formulent leur idée de la
manière suivante :
Pour la théorie classique de la décision, l'information est collectée et utilisée
parce qu'elle aide à faire des choix. On investit dans l'information jusqu'au
point où le coût marginal attendu est égal au rendement marginal prévu.
Mais ce tableau ne correspond pas à la réalité du comportement observé
dans les organisations. Leurs membres trouvent de la valeur à des informa­
tions qui ne sont pas vraiment pertinentes par rapport aux décisions. Ils col­
lectent des informations qu'ils n'utilisent pas, demandent des rapports qu'ils
ne lisent pas, agissent avant d'avoir reçu les informations demandées
(1972/1991, p. 270).

Initialement développée à partir de l'analyse du fonctionnement des


universités nord-américaines, ce modèle correspond également, selon les
Inventions organisationnelles et décisions normées 51

auteurs, au fonctionnement d'organismes publics et aux organisations en


manque de légitimité auprès de leur membres. Ce sont, toujours selon les
termes des auteurs, des « anarchies organisées », des organisations sans
mode de gouvernement clairement identifiable. Plus récemment, la
recherche en gestion a mis en évidence que ce type de fonctionnement
caractérisait bon nombre d'autres situations de gestion, et en particulier
celles qui concernent l'innovation (Alter, 1 996 ; Romelaer, 1 996).
L'origine de l'utilisation du terme de « poubelle » ou de « corbeille à
papier » pour définir ces modes de fonctionnement est bien évidemment
volontairement provocatrice : elle jette délibérément le doute sur la rai­
son (la capacité à être raisonnable et rationnel) dans les organisations.
Dans les anarchies organisées, expliquent ainsi les auteurs, on peut en
effet considérer :
( ..) chaque occasion de choix comme une corbeille à papier dans laquelle les
.

différentes sortes de problèmes et de solutions sont jetés par les participants


au fur et à mesure de leur apparition (le mélange de papiers dans une cor­
beille donnée dépendant alors du « mix » de corbeilles disponibles, des éti­
quettes qui leur sont attachées, du genre de papier jetés à ce moment-là et de
la vitesse à laquelle ils sont ramassés et évacués) (op. cit., p. 1 67).

Les décisions s'apparentent ainsi à des poubelles dans lesquelles sont


déversés problèmes et solutions au fur et à mesure de leur découverte. Le
gouvernement des organisations est alors marqué par le hasard, parce que
les décisions y sont largement prises par hasard. Les auteurs démontrent
ainsi qu'il n'existe pas de relation nécessaire entre la nature des questions
et la nature des réponses qui leur sont apportées. Ces situations se carac­
térisent finalement par le fait qu'il existe :
des problèmes, des questions et des sentiments cherchant des situations où
s'exprimer, des solutions en quête de questions auxquelles elles pourraient
répondre et des décideurs à la recherche d'objectifs (op. cit., p. 164).

Les auteurs donnent quatre explications à l'irruption de ces situations


déraisonnables à l'intérieur d'organisations censées être rationnelles. Elles
valent parfaitement pour les situations décrites plus haut, celles d'inven­
tions organisationnelles.

a) Les anarchies organisées élaborent leurs décisions selon des préfé­


rences très variées, peu cohérentes entre elles et mal définies. Par
exemple, un programme de formation universitaire sera retenu à partir du
moment ou il permet à chaque professeur de faire valoir sa conception de
la pédagogie et de la place de la discipline qu'il représente ; et ceci prévaut
52 Problématiques et acteurs de l'innovation

sur la cohérence pédagogique d'ensemble du programme, ou sur la possi­


bilité même de mettre ce programme en œuvre.
De même, une administration publique peut tout à fait mettre en
œuvre des pratiques de gestion « novatrices » tout en demeurant dans une
parfaite dépendance par rapport à l'É tat, lequel lui impose des règles de
gestion bureaucratiques. Cette administration peut ainsi passer beaucoup
de temps à élaborer une politique de gestion prévisionnelle des emplois,
alors que les transformations et les créations d'emplois, tant en volume
qu'en nature, demeurent totalement soumises au secrétariat d'É tat à la
fonction publique. Dans ce cas, ni le principe de cohérence, ni celui
d'efficacité ne guident l'action.

b) La technologie est floue, les membres de l'organisation ne compre­


nant pas les procédures qui leur sont proposées (ou ne les admettant pas)
et fonctionnant par essais-erreurs en tirant parti des expériences. Par
exemple, on connaît les entrées et les sorties du système universitaire
mais assez peu la « boîte noire » qui sépare ces deux moments : aucun
enseignant ne dispose de la totalité des informations lui permettant
d'expliquer la manière dont on s'y prend pour « produire » la compétence
d'un étudiant. L'évaluation de l'activité des uns et des autres est donc
délicate, voire impossible, puisque l'on ne parvient pas à définir les
contributions respectives des professeurs dans cette réalisation.
De même, une invention organisationnelle, lorsqu'elle s'appuie, pour
se développer dans un nouveau secteur, sur les « expériences des autres »,
repose en bonne partie sur un dispositif de ce type. On a par exemple
beaucoup de mal à expliquer, à propos d'un plan de formation, ou d'une
action de communication censés favoriser la mobilisation du personnel,
ce qui a permis (ou pas permis) la mobilisation. On ne sait par ailleurs
généralement pas définir la mobilisation en question.

c) La participation des membres est fluctuante, l'organisation deve­


nant alors un univers aux frontières, attributions et zones de compé­
tence incertaines. Les auteurs donnent l'exemple d'universités dans
lesquelles les modalités de décisions (réunions, votes, définition d'objec­
tifs, etc.) sont suffisamment peu précises pour que chacun, à n'importe
quel moment du processus, puisse introduire ou retirer une infor­
mation participant au débat. Le caractère collégial du fonctionne­
ment des universités, associé au flou de leur technologie ainsi qu'aux
faibles contraintes de cohérence d'ensemble, permet ce type de fonc­
tionnement.
Inventions organisationnelles et décisions normées 53

Mais ce type de phénomène n'a rien d'exclusivement universitaire.


Dans les entreprises, informaticiens, spécialistes du marketing, de l'orga­
nisation, ou de la formation continue constituent par exemple, en relation
étroite avec les utilisateurs de leurs services, des « comités de pilotage »
destinés à définir des inventions organisationnelles. Les rôles des uns et
des autres sont précisément circonscrits, souvent au moyen d'un cahier
des charges définissant des délais, des coûts et des modalités de coordina­
tion entre experts et utilisateurs. Mais en fait, ces activités sont générale­
ment « fluctuantes » pour au moins deux raisons.
La première tient au fait que le travail collectif contient des éléments
aléatoires qui ne peuvent être prévus dès le départ et qui bousculent singu­
lièrement le processus de décision prévu. Par exemple, on découvre un
bogue majeur dans le système informatique ; ou bien, les hommes de ter­
rain ont finalement beaucoup mieux à faire que de se « promener >> au
siège ; ou, encore plus régulièrement, les politiques changent alors que le
comité est encore entrain de travailler sur les anciennes directives, ce gui
amène à un désintérêt progressif. Dans tous les cas, les experts ne peuvent
donc tenir leurs engagements initiaux. Leur participation devient donc
fluctuante. La seconde raison tient au fait que les utilisateurs ont eux­
mêmes des demandes et des formes de participation fluctuantes. Ils
découvrent que le système informatique qu'ils ont demandé n'est finale­
ment pas adapté, que la campagne publicitaire qu'ils ont commandée
s'avère être obsolète, etc. Les uns et les autres pratiquent donc l'enga­
gement de manière formelle et partiellement effective. Ils pratiquent éga­
lement le désengagement de manière effective mais plutôt informelle.

d) Le dernier élément constitutif du modèle est le plus central. Les


auteurs expliquent que dans les anarchies organisées, les moments de déci­
sion représentent l'occasion d'inventer l'interprétation de ce qui y est fait
tout en le faisant. De fait, l'action précède souvent la formation des préfé­
rences, les préférences n'étant généralement initialement que mal connues.
Cette situation, dont le comique rappelle la célèbre formule ( « je
connais la réponse, mais rappelez-moi la question » ) , n'a rien d'extraor­
dinaire. Elle caractérise très précisément la situation présentée dans les
paragraphes précédents, mettant en évidence que les solutions, élaborées
avant même de connaître la nature des problèmes posés, trouvent pour­
tant toujours preneur.
Ces analyses sont choquantes : on suppose généralement qu'une
entreprise ne fait pas « n'importe quoi » puisqu'elle dispose d'acteurs
intelligents, de systèmes de gestion responsabilisants, d'un sens de la
54 Problématiques et acteurs de l'innovation

mesure et de sanctions liées à l'environnement économique. Ces analyses


n'ont pas pour ambition de rendre compte de l'ensemble de la rationalité
managériale, mais de faire comprendre que dans les situations d'urgence,
de trouble, de complexité et de difficulté à évaluer et à prescrire le travail
des uns et des autres, il est fort possible que des décisions soient prises
selon la rencontre hasardeuse entre des questions et des réponses.
Le modèle de la poubelle n'explique cependant qu'en partie les phé­
nomènes décrits ici, et pour trois raisons.
La première est que les décisions présentées par Cohen, March et
Olsen sont conçues comme des errements, des erreurs et parfois même
des scandales. Les inventions organisationnelles font rarement l'objet de
réflexions de ce type. Elles font partie du quotidien et se reproduisent. La
poubelle est dans ce cas invisible, parce qu'ordinaire. Elle est en quelque
sorte « normale ». C'est bien ce que montre l'exemple des paragraphes
précédents. Les croyances, associées à leurs dispositifs de gestion et
d'explication, apparaissent ainsi comme une activité proche des pratiques
de sorcellerie. Celle-ci correspond, selon Des jeux (1987), à des opérations
permettant de donner des explications rassurantes, socialement régula­
trices, à des phénomènes critiques ou à des situations incertaines. En tant
que telle, explique l'auteur, la sorcellerie occupe une fonction sociale cen­
trale et ne peut aisément être éradiquée par l'analyse « rationnelle ».
La seconde raison tient au fait que l'indépendance des questions et
des réponses, selon Cohen, March et Olsen, est très généralement liée à la
circulation des individus ; c'est surtout leur « évanescence » qui rend
l'action problématique. Ce qui est observé ici est un phénomène assez
différent : il est considéré comme le début potentiel d'un processus, celui
d'une innovation.
La troisième raison est plus générale. La fréquence du phénomène
doit être analysée comme le résultat des normes sociales qui pèsent sur le
management : celle de son milieu et celle des modes managériales. Cette
dimension mérite un développement plus ample.

4 1 LA NORl\ffi COMME PRINCIPE


DES INVENTIONS ORGA ISATION ELLES

Ce qui compte est de décider selon certaines pratiques considérées


comme normales (habituelles et obligatoires pour un milieu donné),
plus que la manière considérée comme la plus rationnelle dans une
Inventions or;ganisationnelles et décisions normées 55

perspective économique, celle qui est censée guider l'action du mana­


gement.
Les normes, en la matière, se traduisent d'abord par un certain
nombre de comportements qui se répètent régulièrement, sans pouvoir
être expliqués en termes d'intérêt économique. Ce que l'on nomme la
gestion des ressources humaines, est, de ce point de vue, tout à fait claire.
La plupart des observateurs du monde du travail, qu'ils soient socio­
logues, psychologues, ergonomes ou économistes, acceptent l'idée de
l'existence d'un décalage entre ce qu'il est maintenant convenu de nom­
mer le travail « prescrit » et le travail « réel ».
Le premier correspond aux activités, procédures et objectifs tels qu'ils
sont formalisés dans les définitions de postes et les règles de travail, dans
tous les documents issus des services de l'organisation de l'entreprise. La
prescription du travail représente ainsi, dans chaque grande entreprise,
des volumes considérables de notes, schémas et descriptifs représentant
la manière dont chaque opérateur doit s'acquitter de sa tâche, en assurer
la coordination, etc. Des services entiers sont mobilisés pour ce faire.
Le second type de travail, le travail « réel », représente l'activité réelle­
ment mise en œuvre par les opérateurs pour réaliser leurs tâches. Cette
activité est bien différente de celle qui est « prescrite ». Elle se traduit, par
l'élaboration de savoir-faire techniques, par la mise en œuvre de réseaux
de relations, par l'interprétation des prescriptions, par la prise de risques
ou tout simplement par une multitude de petites initiatives. Toutes ces
actions participent, dans leur ensemble, à la réalisation d'un travail réel
qui permet généralement de faire plus et mieux que ce que permettrait la
seule application des règles prescrites, application qui correspondrait à
une sorte de grève du zèle. Tout le monde est à peu près d'accord, dans le
monde de la recherche, sur ce type d'idée : il existe une part d'auto­
organisation, d'organisation informelle, de régulations plus ou moins
clandestines qui permettent de faire mieux son travail qu'en appliquant
les règles de la prescription. Les opérateurs prennent concrètement en
charge la réalité des contraintes de travail et d'organisation.
Si ceci est vrai, les dirigeants n'auraient, logiquement, qu'à tirer parti
de ce bien précieux pour en tirer bénéfice. En l'occurrence, ils réduiraient
le poids de leurs investissements en matière d'activité organisatrice pour
laisser plus de place et d'ouverture aux compétences et au souci de bien
faire des opérateurs. Ceci reviendrait bien moins cher et limiterait consi­
dérablement les dysfonctions de toutes sortes créées par la difficulté à
interpréter les règles. La logique de l'intérêt devrait conduire à tirer parti
de ressources qui « se donnent ».
56 Problématiques et acteurs de l'innovation

Ça n'est pourtant pas ce qui se passe. Les chercheurs en sciences


humaines et sociales constatent souvent que l'élaboration des prescrip­
tions continuent à occuper un temps considérable des services fonction­
nels, et que le travail réel n'est pas réellement pris au sérieux, en tant que
ressource économique. Les « ressources humaines » ne sont donc pas à
proprement parler gérées en tant que ressources, mais plutôt en tant que
contraintes.
Comment expliquer cette situation, absurde du point de vue de la
logique économique ?
L'hypothèse la moins intéressante est celle de l'ambition totalitaire du
gouvernement des entreprises. Elle consiste à considérer que le mana­
gement se caractérise principalement par sa capacité à contrôler,
contraindre et éventuellement faire souffrir les opérateurs. Elle oublie
que le management à également à traiter des contraintes économiques et
que « casser le capital humain » ne saurait être, dans cette perspective, une
solution économiquement intéressante.
L'hypothèse la plus classique consiste à présenter cette relation
comme le résuJtat de la nécessaire division du travail, laquelle suppose,
pour être efficace, d'extorquer toujours un peu plus du savoir-faire
ouvrier pour l'intégrer dans des procédures normatives. Cette lecture
s'associe à l'idée de permanence du modèle taylorien. Elle peut expliquer
les pratiques organisationnelles de ces univers. Mais elle n'explique aucu­
nement les raisons pour lesquelles on ne tire pas mieux parti de la motiva­
tion spontanée des individus. Ge reviendrai sur cette question dans le
chapitre 5.)
L'hypothèse la plus « constructive >> consiste à considérer que les diri­
geants des entreprises ne se sont pas encore aperçus du fait qu'ils dispo­
saient de cette ressource. Cette hypothèse fonde largement les activités
des chercheurs qui tendent à associer leurs connaissances aux pratiques
du management, de manière à l'éclairer. On utilise le terme de
« recherche-action », ou d' « intervention » pour caractériser cette posi­
tion qui part d'un double principe : les entreprises ne savent pas utiliser
les ressources humaines parce qu'elles ne les ont pas bien identifiées (elles
manquent d'informations sur ce thème) ; les entreprises transformeront
leurs pratiques quand elles auront identifié ces ressources. Ces deux prin­
cipes sont largement discutables.
Chaque individu connaît bien l'existence du travail réel, ne serait-ce
que parce qu'il adopte lui-même des comportements de ce type, ou les
voit être adoptés par des proches. N'importe quel stagiaire sait au bout de
quelques semaines de travail, qu'il existe une différence évidente entre la
Inventions organisationnelles et décisions normées 57

manière de s'y prendre pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés et les
procédures théoriquement prévues pour ce faire.
Mais surtout, ces connaissances ont fait l'objet d'innombrables infor­
mations et publications destinées aux entreprises. Sur ce thème il existe à
l'évidence une perméabilité entre les activités des chercheurs en sciences
humaines et le management, au moins dans les grandes firmes. Dans les
séminaires destinés aux cadres, il existe toujours un temps réservé à la mise
en évidence de ce type de perspective. Des activités de consultance, des
revues de vulgarisation, des ouvrages, valorisent ce type de connaissances.
Des agences de l'É tat, par exemple l'ANACT (Association nationale pour
l'amélioration des conditions de travail) ou l'ANVIE (Association nationale
pour la valorisation de l'innovation en entreprise), ou des dispositifs asso­
ciant contractuellement le monde de la recherche et celui de l'entreprise,
les conventions CIFRE (Conventions industrielles de formation pour la
recherche) participent directement à la « fertilisation croisée » des prati­
ques du management et des sciences humaines et sociales.
Dans toutes ces perspectives, les chercheurs mettent en évidence des
faits comparables à propos du rapport que les opérateurs entretiennent à
leur travail, à partir de ces connaissances. Les psychologues du travail et
les ergonomes y montrent par exemple de manière extrêmement précise
les écarts existant entre le prescrit et le réel ; ils décrivent les pratiques
(sur le plan de l'activité intellectuelle ou comportementale) mises en
œuvre par les opérateurs pour traiter les situations non prévues. Les
sociologues du travail conçoivent par exemple l'investissement dans la
réalisation des tâches comme le moyen de gagner l'autonomie, de vivre
à l'intérieur d'un milieu définissant ses propres normes de production et
de relation. Les sociologues des organisations conçoivent par exemple
les fonctionnements informels des bureaux et des ateliers comme des
moyens de contrôler des zones de pouvoir échappant à l'exercice
de l'autorité hiérarchique. Les psychologues cliniciens expliquent par
exemple que cet investissement spontané dans les activités de travail
représente le moyen de réaliser l'idéal que le sujet se fait de lui-même.
Ça n'est donc ni le manque d'information, ni la recherche du profit,
ni la structure « naturelle » de la division du travail qui explique
l'incapacité à tirer parti des connaissances. Mais cette incapacité est
patente. Les décisions, en matière d'organisation, continuent, la plupart
du temps, à être prises comme si les activités des opérateurs pouvaient
être prescrites totalement, et comme si l'investissement au travail ne pou­
vait représenter une source d'efficacité, utilisable, au quotidien, comme
une ressource. Dans une perspective économiquement rationnelle, on ne
58 Problématiques et acteurs de l'innovation

peut expliquer cette situation. Logiquement, un dirigeant doit « exploi­


ter » le mieux possible son personnel, et mettre en œuvre pour ce faire
des solutions pragmatiques. Mettre en œuvre des solutions complexes,
dont l'efficacité ne peut être qu'escomptée, alors que des réponses
simples sont disponibles, ne peut donc être conçu comme une démarche
rationnelle. Les politiques de ce type s'expliquent donc autrement.
Elles correspondent aux normes du management, bien plus qu'à sa
raison économique. J'ai pu mettre en évidence cette dimension à partir
d'une série de recherches-actions menées pendant une douzaine d'années
(Alter et Dubonnet, op. cit.). En voici l'un des exemples.
Une grande entreprise publique met en œuvre une stratégie commer­
ciale très finement élaborée. Elle consiste à intégrer des méthodes de ges­
tion directement tirées des pratiques utilisées dans les entreprises pri­
vées : formation des opérateurs à l' « acte de vente », télémarketing,
analyse de la satisfaction des clients, études des besoins en fonction de
critères socio-économiques, autonomie élargie des établissements com­
merciaux par rapport aux établissements de production, programmes de
« qualité de service », etc.
Tout est donc apparemment fait pour réaliser de manière rationnelle
et synchronisée la stratégie de la firme. L'observation montre pourtant
que l'activité commerciale a pénétré les pratiques de certains établisse­
ments alors que d'autres demeurent largement imperméables à son
influence. Dans la même entreprise il existe ainsi plusieurs manières de
« faire du commercial », alors qu'il n'existe qu'une seule et même poli­
tique en la matière. Ces différentes manières vont de la reproduction pure
et simple des pratiques bureaucratiques antérieures à des pratiques
« ultra » dépassant largement, par leur professionnalisme et leur engage­
ment, les procédures prévues par la direction. Comment expliquer cette
situation ?
Tout d'abord par le fait que l'entreprise est contrainte de laisser des
marges de manœuvre considérables à ses établissements commerciaux.
En effet, le métier commercial est neuf, il ne dispose donc que de peu de
repères réglementaires ou normatifs. Mais surtout, une activité commer­
ciale, quelle qu'elle soit, suppose de ne pas être trop précisément circons­
crite : elle repose sur la capacité à traiter un rapport au marché, au client,
plus que sur la mise en pratique de procédures exhaustives et coercitives.
La politique développée par la direction se caractérise ainsi, malgré tous
les efforts mis en œuvre pour définir une ligne managériale rigoureuse,
par l'incertitude : les règles ne permettent en effet aucunement de traiter
les questions de la pratique. Plus encore, l'amoncellement de procédures,
Inventions or;ganisationnelles et décisions normées 59

amoncellement destiné à tenter de contrôler des processus complexes, se


traduit, sur le terrain, par des contradictions, voire des aberrations. La rai­
son amène donc les opérateurs des établissements à ne pas prendre en
compte toutes ces règles. Et, progressivement, à n'en retenir que celles
qui leur conviennent.
Cette situation a donc, de façon bien inattendue, des effets positifs.
Ainsi, la forte centralisation des objectifs, des procédures et des modes
opératoires ne représente pas, pour le travail quotidien des opérateurs,
une contrainte majeure. Ils sélectionnent largement les règles de fonc­
tionnement qu'ils jugent être pertinentes pour leur activité. La vacuité
organisationnelle ainsi créée amène les logiques locales à pendre le pas
sur les logiques nationales. Sur le plan du marketing, de la gestion des
dossiers, de l'animation commerciale ou de l'accueil des clients, les situa­
tions locales présentent donc des configurations fort variées.
Certains établissements privilégient ainsi une démarche active, sup­
posant de transgresser les règles administratives, alors que d'autres se
cantonnent au contraire dans l'administration et la simple distribution de
produits et services. Et à l'intérieur de ces établissements, les opérateurs
ne travaillent pas en fonction des droits, devoirs et libertés que leur
confère l'appartenance à un grade, à une strate. Ils agissent d'abord en
fonction de l'idée qu'ils se font de leur métier, de son devenir.
La question posée au sociologue, à l'issue de cette enquête, est la sui­
vante : « Quels sont les éléments favorisant le dynamisme commercial ? »
Il répond logiquement qu'il s'agit des actions permettant de réaliser de
manière effective les activités commerciales. Cette effectivité, souligne­
t-il, s'appuie sur certaines formes de réinvention locale des règles de ges­
tion, voire de transgression des règles administratives. Dans tous les cas,
précise-t-il, c'est bien l'incertitude, ainsi que les ajustements permettant
de la traiter, qui sont facteurs de réussite, et non la seule programmation
des activités.
Il n'est pas écouté parce que ce type de discours est considéré
comme inconvenant dans les pratiques de management. La confiance en
la mobilisation spontanée des opérateurs, les vertus d'un certain laisser­
faire, la capacité à élaborer la politique commerciale à partir des prati­
ques (et non l'inverse), tout ceci ne peut être conçu comme sérieux. Le
management préfère donc à ces perspectives des actions plus classiques :
formation du personnel, campagne de communication centrée sur
le caractère central que représente le commercial pour l'entreprise,
mutation des responsables inefficaces, suivis précis en matière de
performances, etc.
60 Problématiques et acteurs de l'innovation

Dans cette situation, mais également dans bien d'autres, on aboutit


ainsi à une situation paradoxale. Les entreprises consacrent beaucoup de
temps et d'énergie à solliciter les salariés pour qu'ils mettent en œuvre tel
ou tel type de comportement jugé efficace, alors que des comportements
d'ores et déjà efficaces sont mis en œuvre par les salariés. Alors que la
solution la plus simple et la moins coûteuse serait de concevoir une poli­
tique d'organisation en partant des pratiques efficaces élaborées au quo­
tidien, dans les ateliers et les bureaux, les entreprises préfèrent inventer
de toute pièce à la fois une question : comment faire pour les mobiliser ?
Et une réponse : en mettant en œuvre tel ou tel type d'invention orga­
nisationnelle.
Les normes qui fondent ce type de démarche interviennent de trois
manières distinctes.

a) La première est certainement qu'un décideur doit décider.


La position de dirigeant suppose de mettre en évidence que l'on sait
choisir, arbitrer entre différents choix possibles, faire preuve d'une cer­
taine créativité et d'un courage certain dans la mise en œuvre de la ges­
tion des ressources humaines. On imagine très mal un directeur des res­
sources humaines exposer à son état-major les vertus « basistes » de
l'analyse du travail réel permettant de faire remonter vers les niveaux de
décision les politiques à mettre en place. Le décideur s'intéresse donc
aux différentes solutions disponibles sur le marché du conseil, ou des
experts internes à l'entreprise. Et, en matière de conception du travail, il
existe une palette extrêmement riche de méthodes, plus ou moins
exhaustives, plus ou moins participatives, plus ou moins rapides ou
coûteuses.
Le choix consiste donc à faire un tri à l'intérieur de ces possibilités. Le
choix une fois réalisé, le décideur l'adapte souvent à la spécificité de son
entreprise, ce qui sollicite sa créativité et manifeste le caractère pragma­
tique de sa démarche. En mettant, par exemple, en place un groupe de
travail chargé de définir les modalités concrètes de réalisation de la
conception du travail des salariés, il prouve qu'il s'investit concrètement
dans l'affaire, et que l'affaire est d'importance. Si les partenaires sociaux,
les salariés de telle ou telle activité, l'établissement de telle ou telle ville,
rechignent à la mise en œuvre du nouveau dispositif, le décideur doit
savoir faire preuve de fermeté, et de consistance. Il est donc amené à
manifester, là encore, sa capacité de décideur en utilisant tous les moyens
que les formations et l'expérience du management lui ont donné pour
traiter efficacement ce type de problème.
Inventions organisationnelles et décisions normées 61

La position de décideur représente ainsi une contrainte, celle de déci­


der, laquelle n'est pas toujours associée à l'idée de résoudre un problème
à moindre coût.

b) Les normes pèsent également du point de vue de l'idée que le


groupe de décideurs se fait de la raison managériale.
Celle-ci est relativement simple : elle suppose que les bonnes idées
Qes idées efficaces) ne peuvent être que le fait des directions d'entreprise,
et que celles-ci doivent faire participer le personnel à leur mise en œuvre.
En dehors de cette épure, les solutions sont très difficilement imagina­
bles. Dit autrement, une décision commence toujours, dans l'esprit du
management par le sommet de l'entreprise. Supposer que la « base »
décide à la place de l'état-major et que celui-ci participe à la mise en
œuvre de ces décisions ne peut prêter qu'à sourire. L'idée du sérieux est
celle de la verticalité descendante des procédures.

c) Les normes pèsent encore plus lourdement du point de vue des


relations que le décideur entretient avec ses collègues.
Imaginons que le directeur du personnel soit convaincu du bien­
fondé d'une démarche consistant à partir des pratiques des opérateurs
pour mettre en œuvre une politique de gestion des ressources humaines.
La traduction de cette représentation en action suppose de prendre large­
ment ses distances avec les normes de fonctionnement de son groupe
d'appartenance. Par exemple, plutôt que d'accepter la prénotion selon
laquelle les salariés ne sont pas mobilisés, il sera amené à répondre qu'il
faut d'abord analyser leur comportement. Plutôt que de mettre en place
un groupe de travail immédiatement « opérationnel », il devra prendre du
temps pour inventer un dispositif permettant de s'appuyer sur l'utilisation
des solutions disponibles. Plutôt que de pouvoir s'accorder immédiate­
ment avec son homologue de l'informatique ou du commercial pour défi­
nir les moyens de mettre en œuvre la nouvelle politique qu'ils visent, il
devra leur répondre qu'il faut préalablement voir si cette politique n'est
pas déjà en fonction.
Plus globalement, le directeur s'inscrivant dans ce type de raisonne­
ment déchoit de son rang : il ne tient plus sa position de décideur.
Les normes, en matière de management des organisations, pèsent
donc plus que la rationalité économique, et parfois plus que la raison. Ce
type d'idée est bien connu par les psychologues expérimentalistes. Pai­
cheler et Moscovici écrivent ainsi que les individus se conforment aux
normes, non parce qu'ils sont : « Convaincus de la justesse des positions
62 Problématiques et acteurs de l'innovation

d'autrui, mais parce qu'ils ne veulent pas se dém arquer, paraître différents
de leurs "semblables" » (1984/1990, p. 142).
L'une des expériences les plus classiques qu'ils relatent consiste à
comparer des lignes de longueurs inégales ou égales. La tâche est techni­
quement très simple, les différences de longueurs des lignes étant éviden­
tes. Dans le groupe expérimental, tous les membres sont des compères, à
l'exception d'un sujet naïf. Les compères donnent unanimement des
réponses erronées. Dans 35 % des cas, les sujets naïfs se laissent influen­
cer par les réponses de la majorité. Leur explication (après expérience) est
de deux ordres : « On ne peut pas se tromper collectivement » ; ils ne veu­
lent pas être différents ( « ne pas avoir l'air d'être un fou » ). Ce type
d'analyse permet bien de comprendre l'effet des normes sur la rationalité
managériale.
Il permet également de comprendre ce qui étonne régulièrement le
chercheur qui s'intéresse à l'action. Il peut convaincre une, deux, ou trois
personnes de la richesse du travail réel, de la motivation spontanée des opé­
rateurs, ou de l'efficacité des ajustements informels. Il peut par exemple,
convaincre le directeur du personnel dont il était question plus haut. Mais
cette conviction ne se traduira que rarement par une transformation des
pratiques de gestion des ressources humaines, parce que le directeur du
personnel l'élabore avec ses pairs de l'état-major, et que celui-ci pèse de
manière normative sur les décisions prises en la matière. On se trouve
devant le paradoxe bien mis en évidence par Paicheler et Moscovici :
la décision de tous est souvent moins bonne que la décision de chacun (id.,
p. 1 52).

Elle est en effet influencée par les relations normatives inhérentes au


groupe. ElJes sont donc moins autonomes et critiques que les décisions
individuelles. Généralement, expliquent les auteurs, on confond les déci­
sions rationnelJes et les décisions « normales » (au sens de moyennes) ou
faisant l'objet d'un compromis. La moyenne des opinions et jugements
devient en fait la norme de tous. Il s'agit d'un effet de normalisation.
Celle-ci confirme le point de vue du plus grand nombre et se réalise sans
conflit.

Un processus d'innovation commence donc souvent par cette situa­


tion apparemment singulière et pourtant bien commune : celJe d'une
décision peu fondée. Le décideur, en la matière, se trouve en effet
confronté à l'incertitude sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre
Inventions or;ganisationnelles et décisions normées 63

des fins qu'il connaît par ailleurs mal. Il est alors d'autant plus sensible
aux normes de son milieu d'appartenance. Son choix est finalement guidé
par des raisons de type social, et peu par des raisons de type économique.
Et ces raisons sont souvent déraisonnables du point de vue de la logique
de l'entreprise : faire du profit.
De ce point de vue, les inventions organisationnelles ont peu de
chose à voir avec les innovations en la matière. Il faut que le corps social
transforme suffisamment les inventions pour leur donner sens et utilité.
Les inventions organisationnelJes ne représentent ainsi que le début d'un
processus, ce début étant finalement de peu d'importance.
Encore faut-il que ce processus puisse se défaire des normes de com­
portement et des systèmes de représentation dominants. Dans le chapitre
qui suit j'aborderai ce cas de figure. Puis j'aborderai la configuration
inverse, dans le chapitre 4.
Chapitre 3

Les processus créateurs

Décrire la trajectoire d'une innovation suppose de considérer les


décisions initiales (les inventions organisationnelles) comme des sortes de
vides. Les acteurs s'y engagent pour donner sens et efficacité à leur acti­
vité. Cet engagement est collectif. Mais il n'est pas synchronique : au
départ, comme au point d'aboutissement, les acteurs n'ont pas les mêmes
conceptions de l'usage et du sens à donner à l'innovation. L'association
des acteurs n'est donc que passagère et partielle.
L'analyse de ce cheminement est en fait celui de la rencontre entre la
déviance et les règles établies. L'innovation se fait toujours, au moins
momentanément, contre l'ordre, même si elle finit souvent par participer
à une autre conception de l'ordre. Dans le domaine de la vie des entre­
prises, l'innovation butte toujours sur l'ordre organisationnel, avant de le
transformer.
Ces processus fondent, plus ou moins aisément, plus ou moins com­
plètement, la capacité à innover. Ils sont le support du mouvement.

1 1 L'I VENTIO N'EST QU'UNE INCITATION À L'INNOVATION

J'ai tenté d'expliquer, dans le chapitre précédent, qu'il n'était pas pos­
sible de décréter l'innovation, au moins pour une raison simple : une
invention organisationnelJe est souvent, initialement, dépourvue de sens,
bizarre, dysfonctionnelJe, inappropriée, incompréhensible, surdimen­
sionnée ou tout simplement inadaptée. Une invention doit alors être
66 Problématiques et acteurs de l'innovation

conçue comme une incitation, à partir de laquelle l'innovation peut, éven­


tuellement se développer. Et une incitation n'a rien à voir avec un décret.
L'exemple de l'établissement d'une entreprise d'assurance est illus­
tratif de ce mouvement (Alter, 1 990).
Depuis sa fondation, l'établissement réalise une activité que l'on
nomme back office dans les services financiers. Il traite les dossiers admi­
nistratifs, contractuels et contentieux des affaires réalisées dans les
agences réparties sur plusieurs régions. La nature de ces affaires ne varie
que très peu des années cinquante aux années quatre-vingt. Elles concer­
nent presque exclusivement des formules d'assurance vie et des polices
d'assurance automobile, lesquelles sont déclinées selon un registre peu
ouvert. L'idée généralement admise par l'entreprise est que les clients
doivent « prendre » ce qui leur est proposé. Les agences ont en fait une
activité de type distributive plus que commerciale. Le centre mène donc
une activité administrative, caractérisée par un fonctionnement taylorien.
La division du travail est forte sur le plan vertical : empilement hiérar­
chique à deux ou à trois niveaux pour la seule fonction de maîtrise. Elle
est également forte au plan horizontal : chaque service, chaque départe­
ment, chaque section traite une partie du dossier fourni par les agences.
Le cloisonnement entre les services et les différents niveaux hiérar­
chiques est un fait patent : après plusieurs années de vie en commun, les
salariés ne connaissent généralement bien que ceux qui travaillent dans le

)
meme service qu eux.
A

Au milieu des années quatre-vingt, l'entreprise réalise une invention :


elle intègre une nouvelle activité, celle de la gestion des produits finan­
ciers liés à l'épargne retraite. Elle s'oriente également vers une politique
plus commerciale, caractérisée par la mobilité des produits et par
l' « écoute >> du client. Les modifications et spécifications destinées à
prendre en compte les cas particuliers sont alors constantes : de nou­
velles combinaisons sont annuellement intégrées dans la gamme de l'éta­
blissement. Chaque changement suppose la définition, au moins par­
tielle, de nouveaux fichiers de clients, de logiciels de gestion adaptés,
d'une politique commerciale renouvelée, de relations avec les agents
renégociées et de suivis des dossiers élargis. Globalement, l'établis­
sement doit dorénavant faire face à des contraintes commerciales autant
qu'administratives.
L'organisation évolue selon un rythme partiellement adapté à ces
nouvelles contraintes. Certains services demeurent inscrits dans la
logique organisationnelle antérieure, alors que d'autres se transforment
profondément. En voici les principaux éléments.
Les processus créateurs 67

Les activités de l'établissement observé sont réparties en trois grands


secteurs. Le secteur A regroupe des activités classiques Qogistique et
comptabilité) ainsi que de nouvelles activités liées à la modernisation du
système de gestion (ressources humaines et contrôle de gestion). Le sec­
teur B a la responsabilité de l'informatique et de l'organisation. Le sec­
teur C s'occupe directement des sept unités de production, qui traitent les
dossiers d'assurances à proprement parler : chacune d'entre elles assure la
gestion administrative de l'ensemble des activités développées dans les
espaces régionaux.
C'est dans ce dernier secteur que les transformations sont les plus
fortes en matière d'organisation. D'une extrême spécialisation entre cor­
respondance, paiement des rentes, gestion de décès, virements et traite­
ment des échéances, traitement des affaires contentieuses et vérification
du caractère réglementaire des contrats, chaque groupe devient polyva­
lent sur ces tâches. Par ailleurs, la fonction de « chef de pièce » (chacune
d'entre elles réunissant environ cinq personnes) disparaît, le premier
niveau d'encadrement assurant dorénavant le contrôle du travail de plu­
sieurs pièces.
L'invention concerne donc les produits et l'organisation. Dans cette
perspective, une partie des anciens « chefs de pièces » ainsi que des
experts issus des bureaux spécialisés de l'organisation antérieure sont réu­
nis dans un « groupe fonctionnel ». Il a pour objectif d'aider les diffé­
rentes unités lors de problèmes de gestion complexes et de développer
des applications nouvelles. Au départ, ce groupe ne dispose pas d'une
légitimité et d'une influence considérable. Même si sa mission semble
bien être celle de fonctionnels de haut niveau, directement utiles au traite­
ment des affaires complexes, il semble tout autant avoir été conçu pour
trouver un « point de chute » à des agents de maîtrise qui se retrouvaient
sans poste dans la nouvelle organisation et d'experts qui avaient refusé de
banaliser leur savoir dans la polyvalence nouvelle. De fait, leur fonction
est mal définie : à partir de quel type de circonstances faut-il les contac­
ter ? Ont-ils un pouvoir de décision sur les dossiers complexes ? Sont-ils
réellement soutenus par la direction ? Leur fonction est mal pourvue : les
locaux, le secrétariat ainsi que le matériel informatique font largement
défaut. Leur fonction est surtout « mal vue » par les collègues des bureaux
de traitements classiques ; ils expliquent que les opérateurs du groupe
fonctionnel n'ont pas de contraintes de production et qu'ils « mettent
leur nez partout ».
La phase de latence qui suit l'invention repose sur des croyances
tirées des pratiques professionnelles habituelles. Les décideurs pensent
68 Problématiques et acteurs de l'innovation

qu'ils ont parfaitement bouclé les affaires, ou qu'elles suivront le cours


qu'ils leur ont imprimé, même si le dispositif n'est pas conçu comme par­
fait. Il ne reste plus, supposent-ils, qu'à avancer dans la direction envi­
sagée. Les opérateurs, quant à eux, imaginent que la décision initiale va
être suivie de mesures indépendantes de leur volonté et de la conception
qu'ils ont du travail ou de son organisation. Les premiers pensent donc
pouvoir contraindre les seconds, et les seconds pensent que les premiers
vont tout mettre en œuvre pour parvenir à cette fin.
Dans des travaux antérieurs (Alter, 1 985, 1990), j'ai mis en évidence
que la rencontre de ces représentations débouche sur une situation à mi­
chemin du blocage et du retrait. Par exemple, dans une entreprise
publique les opérateurs des activités commerciales récemment dévelop­
pées n'exercent leur nouvelle activité que de manière hésitante : ils ne
parviennent pas à concevoir concrètement leur participation à cette acti­
vité ; ils n'y voient que des sources de difficultés et de risques profession­
nels. Ailleurs, les opérateurs qui reçoivent les matériels micro-informa­
tiques n'agissent pas autrement : ils supposent que cette technologie va
les « robotiser », et ils ne l'acceptent que contraints et forcés ; mais ils s'en
servent peu. Ailleurs encore, les opérateurs impliqués dans des opéra­
tions de management participatif y voient dans certains cas une mode
passagère, et s'impliquent donc modérément dans ces actions ; dans
d'autres cas, ils considèrent ces méthodes comme un moyen de contrôler
leur activité et s'opposent donc à leur développement.
Mais la contrainte, en ces matières, n'est pas aisée. On ne peut facile­
ment mettre en œuvre une stratégie commerciale sans bénéficier des
connaissances et des relations permettant de traiter les affaires au plan
local. On ne peut pas plus développer les usages de la micro-informatique
sans que les utilisateurs ne les prennent directement en charge. Et on ne
peut bien évidemment pas forcer le personnel à « participer ». Cette situa­
tion de « drôle de guerre » se traduit par l'existence d'une invention non
suivie d'usages effectifs.
Initialement, l'invention a donc peu de sens, au moins pour les opéra­
teurs. Elle est difficilement compréhensible et difficilement justifiable :
quelles sont les raisons de son existence ? Pourquoi celle-là et pas une
autre ? Est-elle compatible avec les critères de gestion en œuvre ?
L'invention ne peut pas plus être inscrite dans une trajectoire cohérente :
comment l'articuler avec les pratiques professionnelJes et les politiques de
gestion antérieures ? Quel est le projet sous-jacent ? Parce qu'elle est le
résultat d'une décision déraisonnable, l'invention initiale pose souvent la
question de son sens. Elle est parfois même considérée comme absurde.
Les processus créateurs 69

2 1 L'APPROPRIATIO U E CRÉATIO DE SENS

Le passage de l'invention à l'innovation n'a donc rien de mécanique,


d'immédiat et de linéaire. Il représente le début d'une histoire qui fait
échec à l'absurde. Ça n'est que progressivement que les acteurs se mobi­
lisent : lorsqu'ils parviennent à apporter un sens à l'invention initiale. Cet
apport suppose de transformer la décision en incitation.
Les directions acceptent progressivement des amendements, des
dérogations et des projets alternatifs à leurs décisions initiales. Elles
acceptent surtout de fermer les yeux sur les pratiques non prévues ou
non réglementaires des opérateurs dans la mesure où leurs résultats
s'inscrivent globalement dans les objectifs visés. C'est dans ce type
d'espace que se construit l'appropriation de l'innovation par les opéra­
teurs. Cette appropriation représente la création d'un sens.
La situation du groupe fonctionnel abordée dans le paragraphe précé­
dent en est une illustration. Pour donner sens à sa mission, il tire parti du
caractère relativement flou de celle-ci.
Son action consiste d'abord à se trouver des « clients » internes, des
questions à traiter. Le groupe ne se positionne plus comme détenteur
d'une expertise à laquelle les opérateurs peuvent s'adresser en cas de
besoin, mais comme le partenaire de toutes les opérations de modernisa­
tion et de débureaucratisation de l'entreprise, et finalement comme
l'expert en définition de postes de travail permettant de réaliser du travail
« sur mesure ». Il ne prend donc pas ses demandes à partir des « pièces »
où se trouvent les opérateurs, mais auprès des services souhaitant déve­
lopper des actions et des formes d'organisation nouvelles. Progressive­
ment, il s'allie au service des ressources humaines et de la logistique, qui
trouvent dans ce type d'action le moyen de faire valoir la conception de
leur propre rôle au sein de l'organisation. Le service des ressources
humaines saisit par exemple cette situation pour mettre en évidence la
nécessité de faire participer plus les opérateurs à la conception de leur tra­
vail, de les former à des techniques auxquelles ils étaient jusque-là étran­
gers. Il donne également son point de vue à la définition de l'organisation
du travail. Ces actions, de part et d'autre, se matérialisent de manière
extrêmement diffuse et pragmatique. Elles représentent une succession
de tactiques quotidiennes qui rongent l'organisation et les rôles qui y sont
formellement affectés. Elles s'appuient essentiellement sur une améliora-
70 Problématiques et acteurs de l'innovation

tion du travail des employés et de l'efficacité des services, qui se traduit


par exemple par les réalisations suivantes :
- Le traitement d'un dossier passe d'une durée stricte (une semaine)
à une durée élastique (entre deux et quinze jours) : ceci permet à chaque
agent de « lisser » sa charge de travail et donc de pouvoir mieux traiter les
aléas ou dossiers complexes qui lui parviennent.
- La distribution des certificats d'adhésion est suivie d'une relance
automatique si le prélèvement est rejeté ; le système antérieur, conçu par
le service informatique, bloquait immédiatement le compte, et l'agent
devait refaire la totalité de l'acte de gestion.
- Une réorganisation dans la chaîne de travail permet d'allonger les
délais de traitement des questions posées aux archivistes ; de même, les
questions sont préalablement réunies par thèmes ; ce type de collabora­
tion permet d'améliorer considérablement l'efficacité de cette activité.
- De nombreux « comités de formation » permettent de réunir des
membres du groupe fonctionnel et des opérateurs pour débattre des pro­
cédures de travail et faire évoluer les connaissances. Dans ces lieux
s'expriment donc concrètement les besoins des utilisateurs, besoins qui
sont analysés et soumis à traitement, dans un deuxième temps, auprès des
services concernés.
- Des expériences, dites « autogestionnaires », se développent. EIJes
consistent, pour le groupe fonctionnel et avec l'aide du service des res­
sources humaines, à faire participer les opérateurs à la réalisation de pra­
tiques professionnelJes novatrices. Par exemple, une unité associe totale­
ment les agents à la gestion d'un portefeuille. En quelques jours, toutes
les informations concernant les critères de gestion leur sont expliquées :
zones géographiques, type de produits, prL'C des produits par rapport au
développement. Des niveaux de compétence sont définis, en relation
avec la complexité des produits à traiter. Dans ce cadre, les agents défi­
nissent leurs tâches de manière collective, en fonction de leurs centres
d'intérêts et des contraintes du service. Les décisions sont matérialisées
sur une carte géographique de la zone gérée : des cercles de différentes
couleurs figurent les activités des uns et des autres.
Le travail du groupe fonctionnel prend donc sens. Mais il demeure
largement informel, mal connu par les directions ou par les services qui
n'ont pas encore eu recours à son aide. Plus exactement, il continue sou­
vent à être évalué selon la nature des missions qui lui avaient été dévo­
lues initialement, à faible valeur ajoutée et à faible considération sociale.
Il existe alors une contrainte d'un autre type : elle consiste à faire
connaître le travail réellement réalisé auprès des directions qui le jugent.
Les processus créateurs 71

Mais la mise en évidence de ses résultats ne peut être systématique : tous


ne sont pas bons et les moyens mis en œuvre pour agir ne sont pas tou­
jours réglementaires. L'activité du groupe se déroule donc en deux
temps.
Dans une première phase, il œuvre clandestinement, de manière déli­
bérément informelle. Par exemple, le lissage de la charge de travail des
opérateurs suppose de procéder par approximations, expériences, discus­
sions avec les employés et certains spécialistes des domaines concernés.
Ce temps et cet espace sont en fait « pris » sur le fonctionnement de
l'organisation selon la politique du fait accompli, puisque aucune règle
n'autorise les membres du groupe fonctionnel à investir ce type de ques­
tion. Par exemple, la création des comités de formations suppose de
prendre des mesures allant à l'encontre des règles hiérarchiques en
vigueur, elle est initialement montée en court-circuitant les agents de maî­
trise Qes opérateurs sont réunis sous un prétexte de nature beaucoup plus
étroitement technique).
Dans une seconde phase, une large publicité est faite aux opérations
réussies. Lorsque le succès couronne ses initiatives, une activité de
dévoilement des réalisations est mise en œuvre. Ce dévoilement opère
de deux manières simultanées. Il consiste à mettre en évidence la valeur
des opérations réalisées par le groupe auprès des directions. Il consiste
également à dénoncer auprès des mêmes instances et auprès des opéra­
teurs, la résistance de certains acteurs. Mais bon nombre des opérations
menées par les membres du groupe fonctionnel échouent. Par exemple,
la mise en œuvre de dispositifs micro-informatiques en réseau à l'inté­
rieur de services. Dans ce cas, le plus grand silence est maintenu sur
l'affaire.
Le groupe fonctionnel ne travaille donc pas de manière clandestine
ou publique. Il articule son comportement en fonction de la légitimité et
de l'efficacité des actions menées.
Cette logique de l'innovation s'oppose à celle des tenants du statu quo
organisationnel ou de la rationalisation.
Tout l'établissement ne participe pas, en effet, avec le même allant au
développement des activités du groupe fonctionnel. À ses empiétements
et débordements sur les zones de compétence des autres services s'oppo­
sent en particulier les membres de la direction informatique et organisa­
tion ainsi que ceux du contrôle de gestion. Plus globalement, la majorité
des chefs d'unités voient d'un mauvais œil le développement de pratiques
court-circuitant régulièrement leur fonction. Ces acteurs, plus ou moins
alliés, mettent en œuvre des stratégies d'opposition ou de contournement
72 Problématiques et acteurs de l'innovation

des actions mises en œuvre par le groupe fonctionnel. La perspective


générale de leur action consiste à standardiser les procédures ou à garantir
le respect de celles qui sont établies, bref, à mettre de l'ordre dans les pro­
cédures de travail rendues floues par l'intervention du groupe fonction­
nel. Ils défendent ainsi la règle, ou sa modernisation. Pour parvenir à con­
trôler le terrain conquis par le groupe fonctionnel, ils intègrent ou
rejettent les actions menées au nom d'une efficacité nouvelle, fondée sur
le contrôle a posteriori des nouvelles pratiques organisationnelles.
Par exemple, le contrôle de gestion intervient en amont des négocia­
tions budgétaires pour trouver une manière dite raisonnable et métho­
dique d'affecter les moyens : celle qui contraint à travailler à l'intérieur du
dispositif budgétaire défini centralement. Il parvient à solidifier l'organi­
sation existante en définissant précisément les moyens et les objectifs à
atteindre par les services. De cette manière, les membres du groupe fonc­
tionnel ne disposent que de peu de moyens matériels pour mener à bien
leurs réalisations, puisque leur mission est floue.
De même, le service informatique économise les moyens, rationalise
son architecture. Par exemple, il maintient en état les quatre programmes
spécifiques de gestion (produits récents, produits anciens, produits
d'épargne, informatique de gestion de l'établissement). En refusant de
travailler à la normalisation et à la simplification des accès il préserve la
complexité technique et limite de ce fait le développement de la polyva­
lence. Au nom de la rationalité, il verrouille bon nombre d'accès aux logi­
ciels qui sont piratés par le groupe fonctionnel. Plus encore, il interdit,
pour des raisons d'incompatibilité technique et de redondance, les projets
de développement micro-informatiques.
Dans la même perspective, le service organisation met en évidence
auprès de la direction le coût représenté par les redondances entre sa
propre activité et celle du groupe fonctionnel. Il associe à cette argumen­
tation un jugement à caractère plus global, concernant les méfaits des dis­
positifs de gestion développés de manière anarchique par le même
groupe. En particulier, il souligne les points suivants :
la formation insuffisante du personnel par rapport à la complexité
des tâches, ce qui mène à une inadéquation croissante entre la nature
des postes de travail et le niveau de compétence des salariés ;
la faible coordination des services, chacun obéissant à des registres
d'organisation variant en fonction de sa plus ou moins grande proxi­
mité avec les membres du groupe fonctionnel ; cette faible coordina­
tion se traduisant, selon les défenseurs de la règle, par une augmenta­
tion des stocks ainsi que par une baisse de la qualité ;
Les processus créateurs 73

la « frustration » des membres de la direction organisation, celle-ci ne


pouvant plus mener à bien ses propres projets et sa politique à moyen
terme ; cette situation se traduisant, sur le terrain, par des situations
de blocage, de crispation entre les deux équipes ;
le caractère aventureux des dispositifs et méthodes de travail du
groupe fonctionnel, lesquels risquent de déboucher sur des situations
difficilement contrôlables du point de vue gestionnaire.

Ce bloc défend donc les règles établies ou leur transformation, mais


« dans l'ordre ». Il mène, plus ou moins efficacement, deux types
d'alliances. La première est élaborée avec les responsables d'unité, aux­
quels il montre le caractère « idéologique » et peu réglementaire de
l'abandon de l'autorité verticale, et auprès desquels il jouit d'une atten­
tion évidente. La seconde stratégie d'alliance se fait avec des opérateurs.
Avec ces derniers, le bloc défendant la logique de la règle monte, au
même titre que le groupe fonctionnel, des opérations pilotes intégrant
une certaine polyvalence, mais fondée sur une normalisation des pro­
cédés et des savoirs, limitant donc le trouble vécu dans les bureaux
« autogérés ».
La situation décrite met donc en évidence deux logiques fondamenta­
lement antagoniques : celle de l'innovation contre celle de l'organisation,
celJe du mouvement contre celJe de l'activité organisatrice. Cette configu­
ration est également observable dans les autres cas (Alter, 1 990, op. cit.).
En matière de micro-informatique, on voit par exemple des experts
locaux tirer parti de l'implantation de la technologie pour gagner en effi­
cacité et en autonomie par rapport aux procédures centralisées, qu'elles
soient d'ordre informatique ou gestionnaire. Pour ce faire, ils parviennent
à associer des usages très inventifs aux dispositifs techniques qui ont été
initialement implantés par la direction sans projet d'usage particulier.
Dans ce cadre, des alliances « contre nature » (contradictoires avec la
façon habituelle dont se structurent les réseaux d'alliance) se dévelop­
pent, par exemple entre cadres et secrétaires, entre bricoleurs de génie du
siège et commerciaux de la base.
Dans l'entreprise publique, le différend concerne la stratégie com­
merciale. L'atomisation des pratiques reflète l'importance respective de
l'influence de deux logiques locales : la logique entrepreneuriale des com­
merciaux dont l'activité ne fait que naître d'une part, la volonté procédu­
rière des techniciens, maîtres de longue date du système social d'autre
part. Entre ces deux logiques il existe bien un conflit, celui de deux
conceptions différentes du « métier de l'entreprise ».
74 Problématiques et acteurs de !'innovation

En matière de management participatif, la situation est comparable,


dans le cas (relativement rare) où cette technique de gestion dépasse le
stade de l'invention. Dans une entreprise industrielle, on distingue ainsi
la superposition de deux logiques participatives. L'une formelle, qui tend
à opérer une négociation explicite et organisée à l'occasion de chaque
changement, qu'il concerne les techniques, la compétence ou les zones
de responsabilité. Elle s'appuie sur des méthodes rigoureuses. L'autre,
informelle, tend au contraire à opérer des négociations au coup par coup
dans le cadre d'une action continue de débordement des principes for­
malisés. Les tenants de cette conception de l'action mènent également
une activité de « démasquage » des pratiques formelles : ils mettent en
avant, auprès de la direction, la valeur opérationnelle de leurs propres
actions, spontanées, et dénoncent ceux qui privilégient le respect d'une
démocratie procédurière et élitiste. Ils s'allient par ailleurs avec les
spécialistes des bureaux des méthodes qui, spoliés de leur activité tra­
ditionnelle pour cause de « détaylorisation », trouvent dans cette rela­
tion la source d'un véritable renouveau pour l'application de leurs
connatssances.
Dans tous ces cas, la logique de l'innovation repose sur cinq dimen­
sions principales :

a) Elle se construit initialement sur l'ambiguïté, le vide ou le caractère


paradoxal des décisions prises par la direction de l'entreprise pour trans­
former une situation.

b) Cette logique dispose d'une influence sur le système social de


l'entreprise parce qu'elle représente une compétence ad hoc par rapport à
la nature des questions posées par l'usage ou le développement de
l'innovation « proposée » par les directions. La logique de l'innovation
n'est donc pas portée par des « spécialistes du changement » mais par les
acteurs de cette nouvelle donne.

� Elle s'appuie sur un réseau d'alliés qui partagent, au moins


momentanément, la logique défendue par les acteurs de l'innovation.

d) Elle dispose de règles de fonctionnement internes au groupe lui


permettant de jouer successivement le registre de la publicité ou de la
clandestinité.

e) Elle ne négocie donc pas. Elle accomplit ce qui lui semble devoir
être fait et tente de légitimer cette action après coup.
Les processus créateurs 75

La logique de l'organisation, qui s'oppose à celle de l'innovation, tra­


duit également la cohérence du groupe qui la porte. Elle repose sur quatre
dimensions :

a) L'enjeu majeur de ce groupe est de repréciser les fonctions et les

rôles au fur et à mesure que se développe l'innovation. Plus il l'intègre


dans le giron institutionnel, mieux il l'étouffe, et plus est pertinente
l'influence que lui confère l'exercice de la règle dans le jeu social.

b) Il dispose pour ce faire d'une ressource essentielle : celle de sa col­


laboration directe avec les directions, qui lui permet de mettre en scène sa
propre conception de la réalité des faits.
D'autres ressources, liées à la position de travail formel, la gestion
administrative des affaires et l'affectation des moyens budgétaires en par­
ticulier, permettent de contrôler partiellement l'innovation.

c) Mais la force de ces atouts est relative : elle butte sur la faible légiti­
mité économique de la règle. Le jeu s'avère alors délicat. Si les tenants de
la règle s'opposent trop frontalement à ceux de l'innovation, ils ne sont
plus que « légau."C ». S'ils acceptent de coopérer avec eux, ils doivent
accepter de perdre une partie de leur influence et de leur reconnaissance
sociale.

d) La stratégie dominante du groupe est alors celJe de la réorganisa­


tion. Ce dernier réduit les incertitudes du processus de travail en formali­
sant les mécanismes d'innovation pour parvenir à transformer les straté­
gies des innovateurs en simples fonctions.
L'innovation ne se déroule donc pas selon un processus indépendant
de l'ordre établi de l'organisation. L'une et l'autre sont complémentaires
mais antagoniques. L'innovation tire parti des incertitudes : elle se loge
dans les espaces mal définis, méconnus ou tumultueux des entreprises :
elle ne se programme pas et ne se décrète pas. L'organisation a au
contraire pour but de réduire l'incertitude du fonctionnement des entre­
prises, de programmer, de planifier et de standardiser.
C'est bien la rencontre entre ces deux logiques qui donne sens à
l'invention initiale. Elle la rend intelligible et l'inscrit dans une perspective
cohérente du point de vue de l'expérience et des contraintes des acteurs.
Le sens n'est ainsi pas donné, décidé. Il représente une action colJective
permettant progressivement de dépasser le caractère déraisonnable, et
parfois absurde, des situations initiales. Il est le résultat d'un processus,
76 Problématiques et acteurs de !'innovation

d'une « histoire », habités par des acteurs. Au plan de l'analyse sociétale,


Merleau-Ponty a parfaitement expliqué ce phénomène :
Il n'y aurait pas d'histoire si tout avait un sens et si le développement du
monde n'était que la réalisation visible d'un plan rationnel ; mais il n'y aurait
pas d'avantage d'histoire - ni d'action, ni d'humanité - si tout était absurde,
ou si le cours des choses était dominé par quelques faits massifs (. .) (1 966,
.

p. 204).

Le problème est que l'action, si elJe permet la production de sens,


demeure soumise aux contraintes d'organisation globale des services.

3 1 L'INSTITUTIONNALISATION : UNE MISE EN FORME

L'intervention effective des directions consiste en une institutionnali­


sation de la rencontre qui vient d'être décrite. Elles ne décrètent pas
l'innovation mais elles intègrent, à un moment donné du processus, les
pratiques innovatrices dans des règles d'organisation. Elles mettent
l'action en forme.
Les directions ont besoin d'acteurs porteurs de la logique de
l'innovation pour assurer le développement des activités de l'entreprise,
et pour donner sens à leur décisions. Mais elles ne peuvent se passer
d'acteurs porteurs de la logique des règles pour en assurer le contrôle.
Elles n'interviennent donc pas « par décret » mais par arbitrage. Cet arbi­
trage est partial. En fonction du moment ou de l'enjeu considéré, les
directions favorisent l'une ou l'autre des deux parties. Leur action ne peut
donc absolument pas se définir de manière synchronique. EJJe est néces­
sairement diachronique et se décompose en trois temps : l'invention d'un
nouveau dispositif, qui correspond de fait à l' « incitation » ; le laisser­
faire, qui correspond à l' « appropriation » ; et l'institutionnalisation, que
j'aborde maintenant.
Les directions transforment une partie des pratiques innovatrices en
règles. Du même coup, elles les imposent à ceux qui ne les avaient pas
encore mises en œuvre. Ces pratiques deviennent obligatoires et géné­
rales. Elles se métamorphosent alors en décisions effectives, puisqu'elles
s'appuient sur des pratiques déjà ancrées dans une partie du tissu social.
Cette activité d'institutionnalisation est également partiellement régres­
sive : elJe correspond à une reprise en main du processus par les
Les processus créateurs 77

directions qui interdisent certaines pratiques développées spontanément


par les tenants de la logique de l'innovation. Pour ce faire, elles s'allient
aux tenants de la règle.
Dans l'entreprise d'assurances, les directions acceptent ainsi progres­
sivement d'accorder au « groupe fonctionnel » les moyens de travail ainsi
que la place explicite qu'il revendique de longue date. En particulier,
elles réintègrent explicitement les compétences développées par le
groupe dans les questions de modernisation de l'entreprise : les opéra­
teurs du groupe sont régulièrement invités, en tant qu'experts, à partici­
per aux réunions, séminaires et groupes de réflexion s'inscrivant dans
cette perspective. De ce fait, les directions obligent l'ensemble des ser­
vices à considérer les membres du groupe comme des experts. Mais
dans le même temps, elles favorisent la stratégie des services organisa­
tion et informatique : elles rejettent les pratiques qui troublent trop le
fonctionnement de l'établissement en rappelant que les questions trai­
tées par ces services représentent une zone de compétence et de respon­
sabilité qui leur est spécifique. Elles interdisent en fait certaines des pra­
tiques excessives des innovateurs au moment même où elles donnent
droit de cité à la majorité de ces pratiques : spécialisation par type de
client (mais plus par produit comme antérieurement) ; relations contrac­
tuelles précises ; intégration des activités de conseil et de formation dans
les équipes.
En matière de micro-informatique les pratiques de travail, qui se tra­
duisent par des « courts-circuits » répétés, amènent les opérateurs à moins
dépendre de l'informatique centrale et des hiérarchies intermédiaires.
Mais, progressivement, l'informatique centrale reprend de l'influence : en
accord avec la direction, elle n'autorise l'usage de la micro-informatique
qu'à partir du moment où les traitements ne peuvent être réalisés au
niveau central, par ses soins. Elle oblige parallèlement les développe­
ments de logiciels locaux à s'inscrire dans une politique de comptabilité
au niveau national.
Dans l'entreprise publique, la politique est comparable. Des mé­
thodes de vente sont élaborées pour chaque type de marché, ainsi que des
fonctions, des formations et des profils précis de salariés spécialistes des
activités commerciales. Il existe bien, de ce point de vue, une capacité à
reconnaître la spécificité de ce type de fonctions par rapport à celles du
secteur technique. Mais, dans le même temps, des procédures de sélec­
tion « scientifiques » sont mises en œuvre. Des contrats de travail avec
des objectifs communs aux secteurs commerciaux et techniques assurent
par ailleurs une meilleure coopération entre les deux partenaires.
78 Problématiques et acteurs de !'innovation

Dans l'entreprise industrielle développant les méthodes de gestion


participative, le schéma d'évolution est également comparable. L'inter­
vention des acteurs est limitée à des moments et des thèmes précis de la
vie d'un projet. Certains acteurs trop transversaux, sans territoire, sont
formellement réaffectés à une place précise de l'organisation, en tant
qu'experts. En reconnaissant leur compétence et leur réussite, les direc­
tions canalisent ainsi leur action.
Cette séquence d'institutionnalisation correspond donc en partie à
une rationalisation du travail, à une action ayant pour finalité de codifier
de manière précise et obligatoire les moyens à mettre en œuvre pour
atteindre des objectifs, et en éradiquant les incertitudes et dysfonctions
potentielles de ce programme. Mais en partie seulement, parce que
l'institutionnalisation se déroule dans le temps, selon les leçons que les
acteurs parviennent à tirer de l'expérience, selon également l'influence
dont ils disposent dans le système social. L'institutionnalisation ne peut
donc être considérée comme une rationalisation du travail. Elle en diffère
sur trois plans.

a) Les processus décrits montrent que l'institutionnalisation repré­


sente une activité collective. Elle n'a de ce point de vue rien d'une ratio­
nalisation taylorienne « idéale », privilégiant le garant de la science organi­
sationnelle et négligeant l'opérateur. L'institutionnalisation doit tenir
compte des niveaux respectifs d'intensité des forces de l'innovation et de
celles de la règle pour faire son chemin. Les directions, dans cette affaire,
disposent donc bien d'un pouvoir supérieur à celui des autres acteurs de
l'entreprise. Mais elles doivent aussi tenir compte des actions de ces der­
niers pour parvenir à donner sens à leurs propres investissements. Elles
ne peuvent, dans les exemples cités, déléguer le pouvoir de définition des
règles aux bureaux des méthodes pour lesquels Taylor avait défini
les fonctions d'organisation de manière complète et unilatérale. Bon gré
mal gré, les directions tirent ainsi parti de la concurrence qui existe entre
la logique de la règle et celle de l'innovation. L'institutionnalisation est
donc partiellement une action collective, celle qui donne sens à un
investissement.

b) L'institutionnalisation représente un choix consistant à arrêter le


déroulement d'un processus. Elle définit donc des règles de travail à
partir des pratiques sociales, en les élevant au niveau formel. Il s'agit
d'une rationalisation expost. Classiquement, la rationalisation taylorienne
représente une activité conçue ex ante, se définissant par rapport à une
Les processus créateurs 79

conception « scientifique », indépendante de la nature des relations


sociales en œuvre, de l'organisation. Plus fondamentalement l'institution­
nalisation consiste à tirer parti des pratiques et à les inscrire dans une
forme générale, alors que la rationalisation consiste à définir les compor­
tements à venir, indépendamment de l'expérience des acteurs.

c) L'institutionnalisation a en commun avec la rationalisation de


réduire les incertitudes du processus de travail. De ce point de vue, elle
représente une activité de reprise en main par rapport aux zones d'auto­
nomie et d'influence conquises par les acteurs. Elle a pour objectif
d'assurer un équilibre entre les deux parties, les tenants de la règle et ceux
de l'innovation. Elle ne fait donc pas que transformer en loi des pratiques
qui étaient de l'ordre de l'informel : elle réduit les incertitudes du cadre de
leur exercice pour le rendre durable et prévisible. L'institutionnalisation
correspond ainsi à un apprentissage collectif mais aussi à une « remise en
ordre » plus proche de la conception d'une nouvelle règle que de la trans­
position fidèle des jeux en un accord : elle redéfinit le cadre de la sociabi­
lité professionnelle.
L'institutionnalisation n'est cependant que le moment d'un processus
plus global. Elle est la règle à un moment donné mais pas durablement.

4 1 L'ÉLABORATION COLLECTIVE DE L'IN OVATIO

Ces différentes analyses amènent à considérer que l'innovation est un


processus créateur, et que ce processus est colJectif. Ce processus repré­
sente une trajectoire, celle qui a été décrite dans le chapitre 1 .

a) Le passage de l'invention à l'innovation.


Les décisions prises par les directions des entreprises pour transfor­
mer le fonctionnement de leurs structures sont des inventions et non des
innovations. Elles supposent, pour prendre pied dans les pratiques pro­
fessionnelles, d'être intégrées dans le tissu social. En tant que telles, elJes
ne sont donc rien de plus qu'une idée, un objet ou une méthode qui ont
besoin des salariés pour se transformer en innovation. Le passage de
l'invention à l'innovation n'a ainsi rien de mécanique : il passe par diffé­
rentes séquences, lesquelJes supposent une certaine durée pour pouvoir
se dérouler ou être observées.
80 Problématiques et acteurs de !'innovation

Ce qui compte, dans ce processus, n'est aucunement la qualité intrin­


sèque de l'invention initiale. Il n'existe pas de relation entre la nature des
moyens matériels ou politiques initialement mis en œuvre et l'effectivité
de l'innovation.
Le cas de l'entreprise d'assurances met ainsi en évidence une idée ini­
tiale faiblement définie, dont les projets sont vagues, ambigus, para­
doxaux. Cette idée ne correspond pas à proprement parler à un projet :
elle ne se fixe pas d'objectifs clairement identifiés. Elle met en œuvre peu
de moyens spécifiques. Il s'agit plutôt d'une intention mise à la disposi­
tion des acteurs. L'idée initiale est donc une invention organisationnelle
faiblement appuyée par les dispositifs politiques, économiques et institu­
tionnels de l'entreprise. Elle parvient à se transformer en innovation
parce que des acteurs parviennent à lui trouver un sens : ils découvrent
des usages qui leur semblent être localement efficaces et légitimes. Ce
sont ces découvertes intermédiaires (entre l'invention et l'institutionna­
lisation finale) qui permettent le passage d'une idée initiale floue à des
usages nouveaux, et identifiables. L'innovation représente bien, dans ce
cas, une socialisation de l'invention, c'est-à-dire l'intégration d'une nou­
velle donne dans le tissu social de l'entreprise, dans ses dimensions cultu­
relles et politiques.
De même, une politique de changement fortement structurée au
départ peut finalement déboucher sur une innovation parce qu'elle est
progressivement pervertie par les acteurs qui lui affectent un sens autre
que celui visé initialement. C'est le cas du développement commercial
dans l'entreprise publique. Une politique faiblement structurée peut éga­
lement demeurer en l'état, ne pas mobiliser de nouveaux acteurs, ne pas
déboucher sur de nouveaux usages et disparaître sans laisser de trace.
C'est le cas de nombreuses modes managériales.
Ce qui semble intéressant est le fait, largement mis en évidence par
la sociologie de l'innovation, que le passage de l'invention à l'innova­
tion suppose l'existence de découvertes intermédiaires, qui se traduisent
par des usages imprévus et par une capacité à en tenir compte collective­
ment. Plus fondamentalement, ce qui permet l'innovation n'est pas l'idée
que l'on s'en fait initialement mais les leçons que l'on tire de sa mise en
œuvre.

b) Déviance et inversion des normes.


La transformation des normes et des règles de fonctionnement d'une
organisation suppose l'exercice de la déviance. Celle-ci est mise en œuvre
par les tenants de la logique de l'innovation, qui transgressent les règles
Les processus créateurs 81

établies dans deux perspectives : celles du projet initial du management ;


celles du système de gestion en vigueur. Par ailleurs, ils considèrent que
l'état des règles comme l'intention initiale du management ne sont ni légi­
times, ni même sensés. Ils n'ont aucunement le sentiment d'être dans la
« faute ». Ils sont donc déviants, au sens où H. Becker définit ce terme à
propos des joueurs de jazz et des fumeurs de marijuana :
Quand un individu est supposé avoir transgressé une norme en vigueur, il
peut se faire qu'il soit perçu comme un type particulier d'individu, auquel on
ne peut faire confiance pour vivre selon les normes pour lesquelles s'accorde
le groupe. Cet individu est nommé étranger au groupe (outsider). Mais
l'individu qui est ainsi nommé peut voir les choses autrement. Il se peut qu'il
n'accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu'il dénie à ceux qui le
jugent la compétence ou la légitimité pour le faire. Il en découle un deuxième
sens du terme : le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à
son univers (1963/1985, p. 25).

De ces deux points de vue, les opérateurs qui développent l'innova­


tion sont déviants. Ils transgressent les normes et règles en vigueur à un
moment donné. Ils n'acceptent pas les principes de justice proposés par
l'institution parce qu'ils ont une autre conception du bien. Ils trans­
gressent donc les règles au nom d'une autre conception du fonctionne­
ment colJectif de l'organisation.
H. Becker rappelle, en reprenant les travaux de ses contemporains,
que la déviance n'est pourtant pas uniquement un acte de détachement
ou d'opposition par rapport aux règles de l'entreprise. EIJe permet
d'établir des régulations informelles.
Les travaux de Dalton (1 959) relèvent ainsi que la déviance peut être
un moyen de coopération. Ainsi, un certain nombre de transgressions
systématiques, en l'occurrence de vols de la part des salariés, ne font pas
l'objet de sanctions parce qu'ils font partie de l'équilibre social constitué.
Les vols y représentent des rétributions informelles. Par exemple, un
agent de maîtrise d'atelier de menuiserie passe sa journée à fabriquer des
objets que lui « commandent » des cadres de l'entreprise, et qui le
« payent » en vin et volailles. Les chefs de rayon d'un grand magasin font
figurer sur certains vêtements l'indication « défaut », de manière à les
racheter eux-mêmes à bas prix ; de même, ils vendent certains articles au­
dessus du prix prévu de manière à se constituer une réserve d'argent uti­
lisée pour acquérir les vêtements qu'ils souhaitent acheter dans leur
propre rayon. Un cadre se fait construire chez lui une volière de très
grande taille, qui est entretenue par les menuisiers de l'entreprise à chaque
printemps.
82 Problématiques et acteurs de l'innovation

H. Becker rappelle également les travaux de Roy (1952) qui montrent


parfaitement la manière dont les règlements peuvent être contournés
dans un atelier d'usinage. Les ouvriers y sont payés « à la pièce ». Pour
augmenter le nombre de pièces réalisées par leurs soins, ils trichent avec
les règles. Ils utilisent des méthodes de travail, outils et formes d'entraide
qui sont interdits par le règlement intérieur ou par les consignes de sécu­
rité. Ils sont soutenus dans cette action par d'autres groupes d'opérateurs,
ou par solidarité ou par intérêt. Par exemple, les magasiniers laissent les
ouvriers garder des outils auprès d'eux, alors qu'ils doivent les remiser
dès qu'ils n'en ont plus l'usage. Ils les laissent également s'alimenter en
pièces et en outils directement dans le magasin, alors qu'ils doivent en
réaliser spécifiquement la distribution. En agissant de cette façon, ils
accélèrent le travail des ouvriers. Ceux-ci disposant alors de bonus, et les
magasiniers n'ont plus à se confronter constamment à la mauvaise
humeur dont font preuve les ouvriers lorsqu'ils doivent attendre pièces
ou outils. Les deux groupes parviennent ainsi à développer une régulation
informelle qui ne remet pas en question l'efficacité collective du travail,
bien au contraire.
La déviance fait ainsi l'objet d'un accord implicite, celui qui permet de
travailler plus efficacement qu'en respectant les règles. Ceci est parfaite­
ment vérifiable dans les situations stables. Mais si l'on accepte l'idée selon
laquelle l'organisation n'est rien d'autre qu'une trajectoire, les choses sont
infiniment plus ambiguës : les cadres normatifs et réglementaires du
milieu y évoluent moins vite que les pratiques qui tendent à les transfor­
mer. Et même s'il existe bien, au bout du compte, la production d'un
nouveau cadre normatif, la déviance se traduisant en norme, il existe un
moment où elle est hors normes, et donc soumise à la sanction.
D'un point de vue extérieur (celui de l'observateur), la déviance des
opérateurs qui s'approprient une invention contribue ainsi effectivement
au bon fonctionnement de l'organisation, puisqu'elle débouche sur une
institutionnalisation de ces pratiques, institutionnalisation qui permet un
développement de l'ensemble du processus de travail. Il existe de ce
point de vue une coopération entre les forces de l'ordre et celles de sa
transformation. Du point de vue des opérateurs, la compréhension du
phénomène est bien différente. Durant la phase d'appropriation ils
prennent le risque de la sanction : transgresser les règles de circulation de
l'information en développant un usage innovant de la micro-informa­
tique, ne pas tenir compte des indicateurs de gestion pour réaliser des
opérations commerciales localement efficaces ou rejeter les principes de
fonctionnement « participatif» formalisés pour développer des pratiques
Les processus créateurs 83

ad hoc en la matière, tout ceci correspond bien à une transgression des


règles pouvant faire l'objet de sanctions négatives. La situation du
« groupe fonctionnel >> montre bien que le rappel à l'ordre exercé par les
tenants de la règle se traduit parfois par des mesures brutales, souvent par
une réputation qui nuit considérablement au déroulement de l'action ou
de la carrière, et toujours par le risque d'être sanctionné pour ne pas avoir
respecté les règles. De ce point de vue, le monde de l'innovation est pro­
ducteur d'anxiété (on le verra dans le chapitre 1 0), parce qu'il n'existe pas
d'accord synchronique entre les règles et la déviance.

c) L'innovation se heurte à l'ordre établi et à ses représentants.


Entre l'innovation et l'ordre, il existe un conflit. Conflit entre les
Anciens et les Modernes raconté depuis la nuit des temps. Et cette idée
est difficilement dépassable : on ne peut guère imaginer qu'un processus
d'innovation mobilise unanimement l'ensemble d'une société vers une
nouvelle conception des rapports sociaux. Ceci est d'autant plus vrai
dans les entreprises, où les règles d'organisation prescrivent les droits et
les devoirs des uns et des autres bien plus étroitement que dans une
société démocratique. Le salariat consiste, au moins partiellement, à se
démettre d'une partie de ses droits de citoyen dans l'espace de
l'entreprise.
Il existe donc bien une rencontre conflictuelle entre la logique de la
règle et celle de l'innovation. Mais si elle n'était que conflictuelle, elle ne
permettrait aucunement aux systèmes sociaux de changer. Les travaux de
Crozier et Friedberg (1 977) ont parfaitement mis en évidence que ce con­
flit, manifeste ou larvé, se traduisait par un blocage des institutions publi­
ques ou des grandes entreprises. S'il n'y a donc pas systématiquement
blocage à l'issue de la rencontre antagonique entre règles et innovation,
s'il est finalement possible de sortir des cercles vicieux bureaucratiques,
c'est qu'une partie au moins des acteurs ne se mobilise plus seulement
pour se protéger derrière les règles d'organisation, mais pour les transfor­
mer. Tous ne militent pas pour le système parce que tous n'ont pas les
mêmes projets.

d) L'innovation résulte d'actions banales, quotidiennes.


Cette capacité critique est celle des « innovateurs », ceux qui, dans les
descriptions présentées plus haut, donnent progressivement sens aux
décisions en les détournant partiellement de leurs procédures et finalités
initiales. Anciens agents de maîtrise et employés experts dans l'entreprise
d'assurances ; secrétaires qualifiées et cadres moyens dans le cas de la
84 Problématiques et acteurs de l'innovation

micro-informatique, cadres experts et responsables des nouveaux ser­


vices dans l'entreprise « participative >>. Ces innovateurs ne se définissent
donc pas par une quelconque mission d'innovation qui leur serait
confiée. Au contraire, ils inventent ce type de mission pour y construire
l'autonomie et la reconnaissance sociale dont ils ne disposent pas en
situation normale.
L'action innovatrice est donc le résultat d'un comportement d'ac­
teurs, c'est-à-dire de groupes d'individus disposant d'un projet indépen­
dant de celui des institutions qui les abritent (projet parfois même antago­
nique) et de ressources à la fois stratégiques et culturelles leur permettant
de réaliser ce projet. Ces acteurs ne se définissent donc pas selon leur
grade, leur niveau hiérarchique ou leur type de compétence, mais par leur
capacité à faire transiter une invention dans des usages sociaux novateurs.
On retrouve sur ce plan l'ensemble des travaux de la sociologie de
l'innovation, pour laquelle il n'existe pas de processus d'innovation sans
ce type d'intermédiaires.
L'innovation représente ainsi une activité centrale mais également
banale du mouvement décrit, et non un événement exceptionnel. Cette
banalité peut être observée dans deux perspectives :
du point de vue de la fréquence de ce type d'action : tout changement
réussi (se traduisant effectivement par une transformation intério­
risée des pratiques sociales concernant l'usage d'un nouvel objet ou
d'une nouvelle procédure) recèle généralement un « moment » cor­
respondant au caractère critique et erratique de l'innovation ; s'il n'y
est pas plus souvent fait mention dans les travaux de recherche, c'est
que les observateurs s'intéressent plus souvent au résultat des déci­
sions initiales qu'à leur déroulement dans le temps ;
du point de vue des acteurs ; l'idée généralement admise est que les
innovateurs sont les décideurs, les dirigeants des grandes entreprises ;
en quelque sorte, ils décréteraient l'innovation et le corps social
s'adapterait, plus ou moins bien, à cette décision ; ceci est très rare­
ment observable ; s'il existe un réel processus d'innovation, le proces­
sus en question est largement habité par des acteurs qui ne sont pas
les décideurs.

Sur toutes les dimensions reperees jusqu'ici, l'innovation organisa­


tionnelle correspond bien aux différents éléments et forces constitutifs
de n'importe quelle innovation : déficit de sens et d'usage initial ; fré­
quence du conflit avec l'ordre ; processus en séquences ; rationalité éco­
nomique problématique ; banalité des postions d'innovateurs.
Les processus créateurs 85

5 1 DIRIGEANCE ET CONSISTANCE DES ACTEURS

L'innovation organisationnelle est cependant partiellement spec1-


fique. Elle est encadrée par des règles qui sont définies et contrôlées par
le sommet de l'entreprise. L'analyse de ce processus suppose alors de
comprendre ce qui permet à des opérateurs de participer à la définition
du mouvement.
L'innovation organisationnelle ne s'apparente qu'approximativement
à la « courbe en S » de n'importe quel processus de diffusion d'une inno­
vation de produit, que celJe-ci concerne la consommation de médica­
ments, de pratiques artistiques ou l'utilisation d'appareils électroména­
gers : peu d'utilisateurs au début, une progression rapide lorsque la
nouveauté devient la norme, et une lente progression à la fin, les derniers
utilisateurs étant des réfractaires. En matière d'organisation, l'innovation
dépend étroitement des règles de gestion et des pouvoirs hiérarchiques
en présence. La courbe du processus de diffusion est ainsi plus « cassée » :
peu d'utilisateurs au début, un nombre croissant durant la période
d'appropriation, une généralisation au moment de l'institutionnalisation.
C'est donc surtout le dernier tiers de la courbe qui diffère. Ceci
s'explique par le pouvoir d'institutionnalisation dont disposent les direc­
tions. Ce sont elles qui finalement décident, mais seulement finalement,
du sort à affecter au processus. L'idée est bien évidemment d'une
extrême évidence. ElJe consiste à reconnaître que les directions dirigent,
« finalement », plus les entreprises que les autres acteurs. Mais elJes ne
dirigent pas sans les autres : leurs décisions ne prennent sens que dans le
cadre de l'action collective décrite : l'effectivité d'une innovation suppose
une association, au moins momentanée, entre des acteurs de statut et de
logiques différents. Dit autrement, les directions interviennent en amont
puis en aval du processus. Mais elles ne peuvent décréter l'innovation.
Ce schéma n'a cependant qu'une valeur relative, parce qu'il concerne
l'analyse d'une innovation, une seule. Dans le schéma général, celui du
mouvement (que j'aborderai dans le chapitre 5), l'intervention des direc­
tions représente un arbitrage engagé dans le conflit qui oppose la logique
de l'innovation à celJe de la règle et de l'ordre. Mais cet engagement ne
consiste pas en une alliance structurelle avec l'une ou l'autre de ces deux
logiques. Il s'agit d'une association glissante, réalisée avec l'une puis
l'autre, en fonction du déroulement du processus de développement de
86 Problématiques et acteurs de l'innovation

l'incitation initiale. Les directions ne contrôlent donc pas le mouvement.


Elles ne peuvent qu'en définir les limites.
Cette situation permet d'expliquer les raisons qui amènent bon
nombre d'acteurs à critiquer l'incapacité du management à définir de
manière claire, stable, univoque et cohérente les règles de travail. De fait,
il ne peut intervenir concrètement que expost, mais il est obligé, pour des
raisons renvoyant aux normes sociales du métier de décideur, de
s'engager dans une ébauche, au moins, de décision ex ante.
Il n'empêche qu'une innovation ne peut se développer sans la partici­
pation du management. Le problème est que celui-ci doit, au cours du
processus, transformer ses représentations et la conception même qu'il se
fait de son rôle, de manière à accepter que l'innovation soit le résultat
d'une activité collective. L'analyse de cette conversion est une affaire
complexe : elle suppose de comprendre ce qui amène un acteur domi­
nant, ainsi que la majorité des autres acteurs à accepter le projet d'une
minorité, celle que représentent les tenants de l'innovation. Comment,
finalement, se réalise l'inversion des normes que suppose toute innova­
tion, dans un univers hiérarchisé ? Les travaux de Doms et Moscovici
(1 984/1 990) apportent des éclairages intéressants.
L'idée défendue par les auteurs est que l'innovation repose sur la pro­
duction de nouvelles normes et représentations par une minorité. L'idée
est évidente : on imagine mal la majorité des acteurs s'associer, spontané­
ment et immédiatement à un nouveau dispositif. L'innovation, on l'a vu
suppose la déviance. Mais l'idée est également paradoxale : elle suppose
qu'une minorité parvienne à modifier l'ordre que respecte la majorité,
alors que l'on admet généralement que ce sont les normes et représenta­
tions de la majorité qui guident le comportement de l'ensemble. La ques­
tion est donc de comprendre comment une minorité faible convertit la
majorité à de nouvelles représentations.
Doms et Moscovici expliquent ce phénomène à partir de plusieurs
expérimentations, dont celle du célèbre « bleu-vert ». On y demande à une
personne « naïve », intégrée à un groupe de « compères », de définir la qua­
lité d'un objet fortement structuré et dépourvu d'ambiguïté, par exemple,
la couleur d'une diapositive, et de participer à l'élaboration collective de la
reconnaissance de la couleur. La personne la voit, et la nomme, bleue, per­
suadée que les autres la nommeront également bleue. C'est effectivement
ce qui se passe pour la majorité. Mais une minorité la nomme verte.
La personne se demande pourquoi. Mauvaise vision de la minorité ?
Explication à mener auprès d'eux ? Il y a débat, nouvelle présentation des
diapositives, mais la minorité persiste dans son jugement. Elle représente
Les processus créateurs 87

un groupe « consistant », à la fois homogène et solide du point de vue de


ses convictions. Au lieu de composer avec la majorité, la minorité pro­
pose donc de faire valoir son point de vue comme unanime, elle met
donc au défi le consensus social.
Puisque la minorité refuse de faire le moindre compromis, le consen­
sus suppose des concessions de la majorité. Elle va donc s'engager dans un
processus de validation du jugement de la minorité, en l'occurrence
retrouver au moins un peu de vert dans la diapositive perçue initialement
comme bleue. Tout en diminuant le désaccord, la majorité (et les individus
qui la composent) cherche donc à ne pas perdre la face, ce qui l'amène à ne
pas vouloir suivre publiquement le point de vue de la minorité.
Cette expérimentation met en évidence plusieurs éléments caractéris­
tiques du fonctionnement d'un groupe innovateur. Tout d'abord, ce
groupe doit être consistant, parce qu'un processus d'influence sociale se
caractérise par une divergence. Pour prouver que le jugement majoritaire
est faux il doit utiliser d'autres critères que celui du consensus, dont le
jugement est assimilé au juste. En effet, on préfère généralement avoir
des jugements uniformes plutôt que des jugements vrais, avoir tort avec
les autres plutôt que raison tout seul. L'opinion minoritaire est donc tou­
jours suspecte, on la considère comme une volonté d'influence, pas
comme celJe qui consiste à voir les choses comme elJes sont.
Pour qu'une minorité soit considérée comme une source potentielle
d'influence, il faut qu'elle dispose d'un point de vue cohérent, bien défini,
qui soit en désaccord avec la norme dominante de façon modérée ou
extrême (.. .) Ces traits distinctifs sont nécessaires à la minorité si elle veut
devenir une source active d'influence. Ils ne sont pourtant pas suffisants. (.. .)
Il lui faut encore être socialement reconnue, avec ses qualités spécifiques.
Elle doit donc être motivée à obtenir, préserver ou même accroître sa visibi­
lité et faire reconnaître son existence par la majorité. Elle ne doit négliger
aucun effort pour se faire remarquer, identifier, écouter (1984/1990, p. 58).

L'expérimentation décrite explique bien une partie du processus de


conversion de la « dirigeance » aux représentations des innovateurs de la
base :
du point de vue de leur sphère d'influence, ces derniers sont relative­
ment faibles ; ils n'ont pas de pouvoir de décision ;
du point de vue du nombre, ils sont minoritaires ;
ils parviennent à « faire entendre raison » aux directions parce qu'ils
appartiennent à un groupe relativement consistant et qu'ils définis­
sent de nouveaux critères de jugement, ceux qui émanent de leurs
pratiques professionnelJes ;
88 Problématiques et acteurs de l'innovation

les directions deviennent alors concrètement les vecteurs de leur


influence : elles obligent finalement la majorité, les autres opérateurs,
à adopter les pratiques des innovateurs, même si c'est toujours en les
réintégrant dans le giron institutionnel ;
la diffusion de l'innovation organisationnelJe, parce qu'elJe s'inscrit
dans une structure hiérarchisée suppose donc l'existence d'un double
niveau de vecteurs : les innovateurs de la base, relayés par les
directions.
En dehors des éléments présentés dans les paragraphes précédents, le
développement d'un processus d'innovation en organisation repose ainsi
sur trois dimensions : l'existence d'une capacité critique ; la capacité, pour
le management, à tenir compte de cette critique ; l'existence d'acteurs suf­
fisamment consistants pour assurer cette conversion.

Le processus créateur sur lequel repose une innovation ne peut ainsi


jamais être décrété. Il se développe largement par l'intermédiaire de petits
innovateurs, à la fois déviants et sensibles aux questions de l'efficacité.
Mais ce processus est toujours, provisoirement, « rattrapé », « borné », ou
transformé en institution par les directions. En la matière, elles ne
peuvent gouverner qu'en aval. La diffusion d'une innovation de ce type
diffère donc bien de celle d'un produit sur un marché : les directions
demeurent un « super acteur », même si elles ne sont pas le seul, et même
si elles peuvent être converties par leurs bases à de nouvelles représenta­
tions. Les innovations organisationnelles apparaissent ainsi bien comme
des actions collectives. Mais celles-ci ne fédèrent aucunement leurs
membres dans un tout homogène.
L'analyse du mouvement suppose de faire appel au registre de la
sociologie de l'action : le développement d'une innovation ne repose
aucunement sur la qualité intrinsèque des inventions mais sur la capacité
collective des acteurs à leur donner sens et usage. Le sens et l'usage sont
en quelque sorte élaborés par les opérateurs, alors que les directions dis­
posent d'une capacité d'intégration des innovations dans le système de
production d'ensemble. Faire l'économie de ce type d'analyse ne permet
de comprendre les choses qu'en termes de « changement ».
Chapitre 4

Les inventions dogmatiques

Une invention qui ne se transforme pas en innovation, qui ne fait


donc l'objet d'aucune appropriation de la part des acteurs, n'habite pas
durablement le corps social dans lequel elle s'inscrit. Elle n'est qu'un
essai, une passade ou une mode. Elle est abandonnée parce qu'elle ne
parvient pas à devenir une pratique légitime.
Mais une invention peut être introduite et maintenue de force dans
les pratiques sociales. Dans ce cas, tout en demeurant à l'état d'invention,
elle participe au mouvement d'ensemble comme un nouveau dogme peut
le faire au plan de la société globale : par la contrainte. Cette invention
devient alors dogmatique : elles impose de manière autoritaire et norma­
tive les croyances des puissants ; elle interdit les pratiques sociales qui
s'en écartent, ou les autres croyances.
Cette situation est relativement plus rare qu'il n'y paraît à première
vue, le fonctionnement d'une entreprise obéissant généralement à une
logique collective. Mais elle représente un élément majeur dans les pro­
cessus d'innovation décrits jusqu'ici parce qu'elle détruit des formes de
sociabilité sans en créer de nouvelles.

1 1 LE PACTE DE L'EMPLOI

Les transformations récentes de la gestion de l'emploi dans le secteur


public s'inscrivent dans ce type de dispositif. Elles représentent l'un des
éléments du caractère destructeur du mouvement décrit jusqu'ici.
90 Problématiques et acteurs de !'innovation

Il est difficile de décrire la trajectoire de ces transformations, parce


qu'elles n'en ont pas. Elles ne font l'objet d'aucune appropriation collec­
tive de la part des acteurs concernés : ils s'en tiennent au contraire à dis­
tance, parce que le dogme leur interdit la critique. Pour cette raison, les
salariés, ne peuvent raconter l'histoire de ces inventions. Ils évoquent
principalement le passé qu'elles ont nié. Il faut donc revenir en arrière
pour comprendre ce qui motive l'amertume des acteurs.
Deux étapes sont distinguées. La première, qui vaut jusqu'au début
des années quatre-vingt-dix, et se caractérise par le fait que la gestion de
l'emploi fait l'objet d'un « pacte ». La seconde, depuis la fin de cette
période, durant laquelle la gestion de l'emploi devient l'objet d'un
dogme.
Les éléments présentés sont tirés d'observations réalisées dans plu­
sieurs administrations et entreprises publiques. Certaines ont été réalisées
avec Emmanuelle Reynaud. Par souci de simplicité, j'utilise le terme
« agent » (le plus couramment utilisé dans ces univers) pour nommer les
salariés, ainsi que le terme « entreprise » pour nommer indifféremment
une entreprise publique ou une administration.

1) La routine adaptative

Initialement la situation des classifications et de la gestion des


emplois se caractérise surtout par la routine : elle est relativement répéti­
tive, et ne nécessite donc pas de décisions nouvelles. Elle est également
adaptative : quelques décisions sont prises pour traiter les situations les
plus délicates. Ces pratiques sont relativement efficaces (elles permettent
généralement d'atteindre les objectifs fixés), mais assez peu efficientes
(elles sont coûteuses).
La gestion de l'emploi se caractérise par l'existence de règles de ges­
tion largement indépendantes des activités réalisées par les agents : ils ne
sont ni rémunérés ni promus selon leurs résultats, mais selon la nature du
grade dans lequel ils se trouvent. Cette situation est (et l'est encore dans
beaucoup d'entreprises publiques ou privées) d'une grande banalité : la
secrétaire, même si elle a des résultats professionnels exceptionnellement
bons, a bien du mal à devenir cadre, alors que l'ingénieur diplômé de
l'École polytechnique, même s'il a des résultats exceptionnellement
médiocres, a bien du mal a ne pas devenir un cadre supérieur.
Cette rigidité s'appuie sur une convention qui s'articule généralement
selon les modalités suivantes.
Les inventions dogmatiques 91

- Les emplois sont classés en trois types. Les emplois de type 1 cor­
respondent à ceux des employés et des ouvriers. Les emplois de type 2
correspondent à ceux des agents de maîtrise et des techniciens. Les
emplois de type 3 correspondent à ceux des cadres et des cadres
supérieurs.
- Le passage de l'un à l'autre de ces types est presque exclusivement
administratif. En l'occurrence, les salariés désirant une promotion
doivent passer un examen professionnel dont le contenu consiste essen­
tiellement à évaluer des connaissances à caractère général (de type tech­
nique, juridique ou économique) des candidats, ainsi que la connaissance
des règles formelles d'un certain nombre d'activités. Les appréciations
des supérieurs, qui font l'objet de rapports écrits, interviennent donc
concrètement assez peu dans la carrière des agents.
- À l'intérieur de chacun de ces types d'emploi, il existe une quin­
zaine de grades. Ce nombre s'explique par l'histoire de la gestion des res­
sources humaines du secteur : durant plusieurs dizaines d'années, l'idée
dominante est qu'à chaque activité doit correspondre un grade particu­
lier. Certains grades sont donc techniques, d'autres administratifs,
d'autres spécifiques à des métiers (informatique, médecine, forma­
tion, etc.).
- L'avancement, à l'intérieur de chaque grade, se fait à l'ancienneté.
- La mobilité spatiale des agents est gérée, dans cette perspective,
de manière purement mécanique. Ce ne sont pas les besoins de l'entre­
prise, pour tel ou tel type de compétence, dans tel ou tel lieu, qui pré­
valent, mais une simple fùe d'attente. Ceux qui ont demandé depuis le
plus longtemps telle ou telle affectation en bénéficient les premiers, à par­
tir du moment où ils disposent du grade correspondant.
Ces règles de gestion représentent donc un ensemble particulière­
ment mécanique, et rigide, indépendant de la nature réelle des efforts
consentis par les salariés et des besoins de l'entreprise. À partir des
années quatre-vingt, tout un ensemble de petites adaptations sont mises
en œuvre pour assouplir ce type de fonctionnement.
Par exemple, de plus en plus de jeunes diplômés de l'enseignement
supérieur sont directement recrutés au niveau cadre. De même, des pro­
motions sans examen professionnel permettent de récompenser des opé­
rateurs qui, s'investissant lourdement dans leur activité professionnelle
quotidienne, ne peuvent en plus prendre le temps de préparer ces exa­
mens. La diversification croissante des tâches à réaliser amène par ailleurs
à assouplir considérablement la relation grade/fonction. Ainsi, les agents
prennent l'habitude, en accord avec leur hiérarchie, de tourner, tous les
92 Problématiques et acteurs de l'innovation

deux ou trois ans sur les différentes activités de leur secteur, indépendam­
ment de leur grade. De même, des établissements affectent les personnes
dans les postes de travail à la fois en fonction de leur grade, mais aussi en
fonction de leur compétence et de leur souhait en matière d'activité.
Le caractère mécanique de la mobilité géographique est compensé
par deux moyens. Le premier consiste à recruter les salariés localement,
ce qui permet de disposer immédiatement des « profils » souhaités. Le
second consiste à utiliser des procédures informelles, en l'occurrence la
communication directe entre les responsables des ressources humaines à
propos de telle ou telle personne, puis de trouver le moyen administratif
pour lui procurer le poste avant le passage de la file d'attente.
Enfin, l'octroi de primes ou d'avantages en nature permet de limiter
le caractère théoriquement aveugle du système de rémunération.
Ces adaptations, parfois développées de manière réglementaire, par­
fois de manière clandestine, mais jamais selon une politique de gestion
structurée, amènent progressivement à associer un flou considérable à la
rigidité décrite plus haut. On ne sait que par un long détour analytique
celles qui, parmi les règles de gestion, sont complètement appliquées, par­
tiellement appliquées, celJes qui sont en concurrence avec d'autres procé­
dures, celles qui peuvent faire l'objet d'amendements, celles qui corres­
pondent à des coutumes, celles qui sont parfaitement réglementaires,
celles qui représentent une suite de mesures cohérentes les unes
par rapport aux autres et celles qui sont plutôt des figures de gestion
exceptionnelles.
Toujours est-il que la prescription des règles de gestion des ressour­
ces humaines est bien de type bureaucratique, mais que son application
repose sur des arrangements beaucoup moins rigides que ne le suppose le
modèle de référence.

2) L'inscription sociale de l'emploi

La relation liant l'agent à l'entreprise est de nature sociale. Ce qui


conduit l'agent à entrer puis à demeurer dans son emploi public, dans les
années soixante ou soixante-dix, ne peut être en effet compris comme
une activité uniquement fondée économiquement : «Je travaille pour
obtenir un certain salaire >> ; il s'agit bien plus d'une activité fondée socia­
lement : «Je travaille pour disposer d'un certain mode de vie. »
Prenons le cas d'un technicien, disposant du baccalauréat, recruté
au milieu des années soixante, à l'âge de vingt ans. D'un point de vue
Les inventions dogmatiques 93

économique, il a certainement fait un mauvais choix, celui d'intégrer le


secteur public, où les salaires sont généralement plus bas que dans le sec­
teur privé, au moins pour ce niveau de qualification. Ce sont donc
d'autres raisons qui l'amènent à réaliser ce choix, puis à s'en satisfaire.
Toutes représentent des « utilités » qui ne peuvent être réduites aux
dimensions strictement économiques.
La première raison tient certainement à la sécurité de l'emploi. La
seconde est d'ordre local et familial. Ce que le technicien privilégie est le
fait de pouvoir « travailler au pays » ou de pouvoir y retourner, même si
ce retour suppose d'exercer préalablement son activité professionnelle en
région parisienne durant plusieurs années. Il est en effet souvent origi­
naire de provinces pourvoyeuses d'agents pour l'ensemble du pays,
l'emploi y étant peu développé. Le choix réalisé à ce moment de
l'engagement dans la carrière est donc rationnel : selon la formule de
Boudon, il correspond à de « bonnes raisons ». Travailler au pays, même
avec un salaire relativement faible représente en effet le moyen d'associer
un emploi et une appartenance sociale locale, laquelle se traduit par
l'inscription dans toute une série de relations de voisinages, de relations
familiales. Ces relations permettent au technicien d'intégrer sa trajectoire
professionnelle dans la trajectoire de sa famille, de son village ou de son
bourg. Mais ces raisons ne sont pas rationnelles du strict point de vue
salarial : le technicien aurait pu obtenir une rémunération supérieure dans
une entreprise privée.
Cette inscription locale repose également sur une dimension symbo­
lique et matérielle. Généralement, le retour au pays se traduit par la
construction d'une maison, sur la terre des parents ou des grands­
parents, et réalisée en partie avec l'aide des cousins, des amis d'enfance,
des entrepreneurs que l'on connaît un peu. « Faire construire » est, dans
cette perspective, généralement moins coûteux et plus chaleureux que
selon des formules plus classiques.
Le choix du secteur public permet par ailleurs de réaliser un projet de
vie sur une longue période, en fait sur l'ensemble de la durée de la vie
active. La gestion des carrières se réalisant surtout selon le principe de
l'ancienneté, il est tout à fait possible, sur ce plan, de connaître l'avenir.
Rien ne peut, sérieusement, modifier le « déroulement » de la carrière.
Quand on entre à vingt ans dans tel grade, on sait que l'on en sort une
quarantaine d'années plus tard avec tel niveau de rémunération. On sait
également avec précision ce que l'on tire comme avantage supplémen­
taire, et comme contraintes en matière de mobilité spatiale, d'une carrière
plus rapide, accélérée par la réussite aux examens professionnels.
94 Problématiques et acteurs de l'innovation

Ce type de certitude permet au technicien de prévoir, et même de


manière très précise, les revenus dont il disposera dix, vingt, ou trente
années plus tard. Cette possibilité de prévision s'accorde parfaitement
avec la réalisation de ses projets. Par exemple, il sait qu'il gagnera environ
1 500 F de plus par mois dans dix ans, puis encore 1 500 F de plus dix
années plus tard, et qu'ensuite il aura son « bâton de maréchal », c'est-à­
dire qu'il n' « avancera » plus, ni du point de vue du grade, ni de celui de la
rémunération. Il a ainsi beaucoup plus de facilité a réaliser un emprunt
pour « faire construire » que s'il ne disposait pas de cette connaissance.
De manière plus générale, la certitude de l'avenir lui permet de gérer sa
vie à long terme, que ce soit du point de vue de ses investissements pro­
fessionnels, de l'achat d'une voiture, d'un réseau de relations, ou éven­
tuellement de l'engagement amoureux : on voit peu de techniciens de ce
type épouser une femme dont les contraintes professionnelles vont pri­
mer sur celles du déroulement de leur propre carrière.
Le statut administratif d'agent représente également un statut social
valorisé. Le technicien qui préfère le public au privé choisit souvent
d'exercer une activité qui n'est pas directement en rapport avec l'idée
même d'entreprise. Le secteur public lui permet de n'être en rapport ni
avec l'argent, ni avec des activités commerciales : il est, de ce point de
vue, « propre ». Ce statut permet par contre de participer au service
public. Servir avec le même entrain ou la même nonchalance la personne
qui dispose de peu de revenus, ou l'entreprise qui dispose au contraire de
ressources considérables, est ainsi vécu comme une preuve d'indépen­
dance par rapport aux pouvoirs de l'argent, et d'une capacité à dévelop­
per l' « égalité » devant le service public.
De tous ces points de vue, la situation d'un agent n'est pas très avan­
tageuse sur le plan économique, mais elle représente un statut et un status
valorisés.
Ceci vaut également pour le contenu du travail. Les activités se
déroulent généralement dans le registre de l'excellence technologique.
Le secteur public, au cours des trente dernières années, a réalisé des
innovations bien connues : TGV, télématique, centrales nucléaires, etc.
Et leur mise en œuvre représente l'exercice de compétences profession­
nelles de haut niveau. Le technicien du secteur public est ainsi souvent
intégré dans des dispositifs de travail sophistiqués, complexes et évolu­
tifs. Plus encore, à ce type d'activité s'associe très souvent une certaine
autonomie, leur réalisation reposant sur la capacité collective à prendre
des initiatives, mais également parce que le droit syndical est fortement
développé dans ces secteurs. Par ailleurs, les salariés y disposent
Les inventions dogmatiques 95

d'arrangements considérables : réaliser le travail le matin plutôt que


l'après-midi, ou l'inverse, pour pouvoir disposer de temps libre est géné­
ralement plus aisé dans ces univers que dans la petite entreprise proche
ou dans l'hypermarché local.
Si le niveau des salaires n'est pas très élevé, un certain nombre
d'avantages matériels, qui ne sont pas toujours spécifiques aux salariés de
ce secteur, contribuent par ailleurs à améliorer l'ordinaire. Par exemple,
un certain nombre de postes de travail « tranquilles » peuvent être utilisés
par ceux qui souhaitent disposer de temps sur place pour préparer un
examen professionnel, s'occuper de l'activité syndicale ou se livrer à un
hobby. Un certain nombre de primes sont occultes, déguisées en frais de
mission, donc non fiscalisées. Un certain nombre de « services » sont par­
fois rendus aux habitants de la ville, du bourg ou du village.
Toutes ces dimensions ne valent pas de manière homogène pour
l'ensemble des agents. Les femmes, en particulier, y occupent générale­
ment des postes moins avantageux que les hommes, parce qu'elles ne se
situent que rarement dans les métiers techniques, lesquels disposent de
l'autonomie décrite. De même, l'accès à ces avantages ne se réalise que
progressivement, avec l'ancienneté. En début de carrière, il faut « faire
son trou » (certains ajoutent « et puis le recouvrir d'une pierre ») et cela
demande du temps.
Ces différentes dimensions expliquent cependant que les agents
soient très attachés à leur emploi. Mais ceci est parfaitement incompré­
hensible du strict point de vue de la relation salariale.
Ainsi, des dirigeants d'entreprise s'étonnent de l' « inertie >> des
agents de maîtrise par rapport aux propositions qui leurs sont faites pour
devenir cadres. La proposition est pourtant intéressante : les places sont
nombreuses et variées, et la promotion assure de disposer d'une rému­
nération supérieure d'environ 1 5 % en fin de carrière. Mais à peine 1 0 %
de l'effectif concerné par cette proposition s'y engagent. Les 90 % res­
tant évoquent, mais pas publiquement, l'ensemble des éléments pré­
sentés dans les paragraphes précédents pour expliquer leur refus. De
fait, ils utilisent un calcul fondé sur la « rémunération réelle » de leur
activité, intégrant des dimensions non économiques, et non la seule
« rémunération formelle », prise en compte par les directions pour les
mobiliser.
Ils argumentent par ailleurs souvent selon l'expression suivante : « On
a déjà donné. » Ils signifient ainsi qu'ils ont donné quelque chose en
contrepartie des avantages décrits jusqu'ici. Et ils ne souhaitent pas réité­
rer ces « dons ».
96 Problématiques et acteurs de !'innovation

3) L'emploi: un investissement à long terme

Qu'ont-ils donc « donné » ? Beaucoup de choses, qui s'inscrivent


dans des registres composites.
Les dix premières années de la vie d'un agent, durant cette période,
représentent un véritable déchirement. La plupart du temps, ils se
trouvent affectés en région parisienne, ou dans le nord de la France, alors
qu'ils sont originaires d'autres provinces. À ce déracinement, il faut ajou­
ter le faible niveau de salaire lors de l'entrée dans l'entreprise, en particu­
lier dans les années soixante. La relation entre ces deux dimensions crée
des situations sociales souvent très difficiles. Retenons par exemple la vie
dans les « foyers » : ce sont des résidences réservées aux travailleurs céli­
bataires, dans lesquels chacun dispose d'une petite chambre individuelle,
prend ses repas en commun, ne peut inviter aucune personne extérieure
en dehors de la salle commune, et dans lesquels le silence doit régner très
tôt. Retenons également les déplacements entre la ville d'affectation et la
province d'origine, réalisés chaque week-end, tant que les revenus le per­
mettent, en train de nuit pour gagner plus de temps de « vie au pays ». Ces
situations sont celles d'un déracinement : les jeunes s'arrachent de leur
territoire pour parvenir à trouver un emploi, mais ils ne parviennent pas à
prendre pied, à s'établir dans leur ville d'affectation. Ils vivent durant
toutes ces années, sur le seul registre du retour au pays sans pouvoir
investir celui du pays d'accueil.
Ces premières années se vivent donc comme une parenthèse de la vie,
ou plutôt comme le sacrifice nécessaire à la réalisation du projet
d'ensemble.
Les jeunes agents doivent par ailleurs se soumettre aux contraintes de
gestion fixées par les plus anciens et les plus gradés. Elles consistent en
particulier à devoir prendre les postes mal desservis par les transports en
commun, à changer d'activité en fonction des besoins urgents de l'établis­
sement, à prendre les positions de travail qui, pour des raisons d'horaires,
de nature des tâches, de qualité de relation avec les clients ou avec la hié­
rarchie, sont conçues comme moins avantageuses que d'autres : c'est tou­
jours la loi du « plus ancien dans le grade le plus élevé » qui prévaut.
Certaines tâches sont presque exclusivement réservées aux jeunes, et
ce ne sont pas les plus gratifiantes. Par exemple, l'accueil téléphonique des
usagers peut être gouverné par des principes strictement tayloriens. Les
opératrices Qes hommes sont rares dans ce type d'activité) y sont réunies
dans une ou deux salles de travail, chacune comportant environ soixante
Les inventions dogmatiques 97

personnes, juxtaposées sur de longues rangées, d'une douzaine de person­


nes. Chaque opératrice répond environ à trente appels chaque heure. Elle
dispose pour ce faire d'un bac dans lequel se trouvent disposées des
microfiches classées selon les caractéristiques des usagers. Elle en lit le
contenu en les introduisant dans un lecteur puis en les faisant glisser sur un
panneau, jusqu'à ce qu'elle trouve l'information. Lors de « demandes com­
plexes », c'est-à-dire toutes les questions supposant une recherche dépas­
sant les trois ou quatre minutes, l'opératrice renvoie le traitement de la
question à une collègue plus compétente, généralement un agent de maî­
trise. Chaque rangée d'opératrice est contrôlée, du point de vue du rende­
ment, comme du point de vue de la qualité de la relation entretenue avec
l'usager, par une surveillante. Cette dernière dispose d'un système tech­
nique lui permettant d'écouter les conversations des opératrices. Les
retards, le matin ou à l'issue d'une pause, comme les « prises de liberté »
destinées à sortir de l'établissement avant l'horaire prévu, sont récupérés
en fin de semaine ou de mois, chacun de ces retards ou « prises de liberté »
étant rigoureusement consigné sur un « cahier d'incidents ».
Ce type de situation se repère dans de tout autres domaines. Qu'il
concerne des tâches administratives, techniques ou commerciales, il se
traduit toujours le même fait : il existe des postes de travail difficiles, peu
intéressants et mal rémunérés, qui sont surtout servis par des jeunes, des
débutants.
Dans ces univers, l'ancienneté n'est donc pas seulement une source
de rémunération et de considération, elle représente également un facteur
de division du travail favorable aux anciens. Les jeunes doivent ainsi vivre
une période d' « initiation de longue durée ». Cette période est souvent
éprouvante, parce qu'elle touche à des enjeux centraux dans la vie profes­
sionnelle des agents : la qualité du poste de travail, la nature des relations
avec le chef, les possibilités de mutation, les informations concernant la
manière de déroger aux règles, ou de définir son autonomie.
De manière générale, cette période correspond également à une sorte
de deuil provisoire de la dignité. Les agents s'interrogent sur l'utilité,
l'intérêt, la reconnaissance, l'expérience professionnelle ou la possibilité
de projet que représente son activité. Et les réponses qu'ils en tirent sont
généralement négatives. Il s'agit, sur le plan du contenu du travail,
comme sur celui de la vie dans les foyers, d'une mise entre parenthèses de
la reconnaissance de soi.
Le civisme représente également une implication forte dans le travail.
Être un agent de l'É tat suppose de savoir dépasser le statut de salarié
pour participer à l'édification de la société, à la capacité collective à vivre
98 Problématiques et acteurs de l'innovation

ensemble. Il existe dans cette perspective des comportements étonnam­


ment altruistes, qui sont pourtant d'une grande banalité dans ces entre­
prises. Travailler dans les intempéries, comprendre le désarroi d'alloca­
taires qui ne disposent pas de prestations, aider des personnes âgées ou
étrangères à réaliser leurs dossiers. Dans toutes ces circonstances, mais
également dans bien d'autres, il existe souvent une mobilisation spon­
tanée des agents. Ils traitent avec ardeur les questions urgentes, délicates
ou risquées, un peu comme si le cœur de leur métier se trouvait ici, dans
ces situations qui supposent de savoir donner, d'engager une partie de
leur temps, de leurs ressources techniques ou de leurs sentiments pour
trouver sens à leur activité.
De ce point de vue, l'appartenance au service public ne correspond
pas seulement à une ressource ou un « avantage acquis ». Il s'agit égale­
ment de la capacité à savoir « sacrifier » une partie de son temps, de son
statut ou de sa tranquillité au bénéfice de la cause collective.
Un dernier élément caractérise bien l'investissement dont les salariés
ont fait preuve, tout au long des vingt dernières années. Il s'agit de leur
adaptation, au sens actif et passif du terme, aux changements.
Dans la plupart de ces secteurs, le changement caractérise les situa­
tions de travail, tout autant que ce que l'on nomme habituellement I' « im­
mobilisme » des services publics. Ainsi, les agents ont dû progressivement
intégrer autant de techniques et de règles de gestion nouvelles que les sala­
riés du secteur privé : contrôle de gestion, comptabilité analytique, reclas­
sification du personnel, développement des indicateurs de gestion, étapes
d'informatisation multiples, développement des techniques de marketing,
gestion prévisionnelle de personnel ou création de services d'outplacement
(plus souvent tournés vers la préretraite que vers le recrutement dans
d'autres entreprises), voilà quelques exemples de la mobilité de ce secteur.
Sur tous ces plans, les agents donnent beaucoup de leur temps et de
leur énergie. Ils sacrifient même une partie de leur jeunesse. En milieu ou
en fin de carrière, ils peuvent donc légitimement affirmer qu'ils ont « déjà
donné ». Mais ce « don » peut également être considéré comme un inves­
tissement à long terme, celui qui permet de réaliser progressivement un
projet.

4) Les termes de l'échange

Cet investissement ne peut être analysé en termes économiques. Il


fonde concrètement la relation de travail établie entre l'agent et l'entre­
prise, mais ne se réduit aucunement à une relation salariale : il n'existe pas
Les inventions dogmatiques 99

d'unité de compte permettant de le caractériser. Ce type d'échange


s'apparente largement au don tel que le définit Mauss, à propos des règles
sociales régissant les rapports entre les membres de populations dites
« primitives » :
les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie
volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus (1950/1 968, p. 147).

Le don et le contre-don structurent le lien social, plus que des lois


économiques indépendantes du social ; il s'agit d'un « fait social total ». Il
repose, explique l'auteur, sur des dimensions intégrant dans le même
geste, des éléments moraux, symboliques, juridiques, économiques, fami­
liaux et religieux. Les échanges reposent, pour ce qui nous concerne, sur
des éléments de rémunération, des dimensions affectives, des prévisions
ou des représentations permettant de faire des projets, ou de faire preuve
de civisme, d'excellence dans l'exercice d'une activité ou de marques de
reconnaissance symboliques.
Cette perspective théorique, sur laquelle je reviendrai plus précisé­
ment dans le chapitre 8, met en évidence que les échanges, et y compris
ceux qui représentent les fondements d'un système social occidental et
contemporain, ne sont pas qu'économiques. Ils reposent sur une base
culturelle permettant de savoir donner et recevoir. Je reprends ici les
principales caractéristiques utilisées par Godbout et Caillé (1992) et par
Cordonnier (1 997) pour définir ce type d'échange :
la réciprocité de l'échange est différée, sans délai précis ;
l'échange est ininterrompu ;
l'échange ne fonctionne donc pas suivant le registre de l'équivalence
Ge te donne ce que je te dois) mais selon le principe de l'endettement
mutuel (on est dans une relation de réciprocité permanente) ;
l'échange social exclut l'argent ;
le système d'échange est enserré dans des normes de fonctionnement
qui veillent à la réciprocité.
Mauss insiste également sur le fait que les échanges de type don
contre-don sont symboliques et sociaux, mais jamais totalement désinté­
ressés. Mais « cet intérêt n'est qu'analogue à celui qui nous guide »,
écrit-il. Il précise également que le don représente une activité colJective.
Je reviendrai largement sur ces deux dimensions.

a) Le premier principe de cet échange est donc la durée.


L'échange entre les agents et l'entreprise se déroule sur la totalité
d'une carrière, environ quarante ans. L'investissement que représente le
1 00 Problématiques et acteurs de l'innovation

déracinement en début de carrière est « récupéré » lors du retour au pays,


une vingtaine d'années plus tard. Mais il n'existe pas de calculs et d'obli­
gations précises en la matière : l'agent ne sait jamais à quel moment il
tirera précisément parti de son investissement. Ceci signifie également
que l'investissement n'est pas conçu comme tel : il représente bien plus
l'inscription de l'agent dans des coutumes, dans un « cours des choses »
que, par habitude, il sait être porteur de biens.
Il existe bien un échange, mais celui-ci n'obéit à aucune contrainte
contractuelle en termes de délais. Le fait de donner oblige l'autre Oes
représentants de l'entreprise) à donner à son tour. Mais ce qui importe,
dans ce type de relation, est bien plus de savoir que l'on peut compter sur
l'autre, parce qu'on l'a obligé en lui donnant quelque chose, que le fait de
connaître le moment du retour. De ce point de vue, les acteurs inves­
tissent une relation, plus qu'ils n'investissent dans une relation.

b) La valeur des services échangés ne définit aucunement la nature de


la relation.
On n'échange pas, comme sur un marché, le statut d'agent contre un
salaire peu élevé, la sécurité de l'emploi contre l'adaptation aux change­
ments, la possibilité de réaliser des projets à long terme contre le respect
d'une hiérarchie tatillonne. Il n'existe pas de relation d'équivalence entre
ces différentes dimensions, parce qu'elles ne s'inscrivent pas dans des
registres comparables. Chacune dispose en fait d'une valeur particulière
parce que cette valeur ne se mesure pas. De part et d'autre, ce qui gou­
verne la relation est le fait que donner permet d'assurer l'existence
de l'échange sur la longue durée. De ce point de vue, les « dons » doivent
être conçus à la fois comme des « biens » (ils ont une certaine utilité),
comme des symboles (ils traduisent, indépendamment de toute utilité,
l'appartenance à un monde) et comme l'inscription dans un registre
d'échange traditionnel (qui permet de vérifier les rôles des uns et des
autres). Mais la valeur économique du don est de peu d'importance.

� Ceci n'empêche aucunement la manifestation de l'intérêt, mais cet


intérêt est celui du rang social.
Les dimensions symboliques traduisant le rang des agents sont nom­
breuses : taille et nature des bureaux, possibilité d'utiliser un véhicule de
service, délégation de signature, port du costume ou du tailleur, tutoie­
ment des hiérarchies ou possibilité de représenter l'entreprise à l'extérieur
en sont des exemples bien connus. Ils paraissent barbares, ridicules, fon­
damentalement insignifiants, mais ils sont pourtant bien vécus comme
Les inventions dogmatiques 101

des marques de reconnaissance participant à la nature des échanges. Et il


existe bien, sur ce plan, une capacité gestionnaire. Et elle traite bien plus
de ces dimensions symboliques que de dimensions économiques.
Par exemple, les agents des catégories les moins bien placées dans la
hiérarchie peuvent bénéficier annuellement d'une prime dite de « produc­
tivité ». Cette prime n'est octroyée qu'aux 20 % des agents qui sont consi­
dérés comme les plus productifs. Elle représente, pour les élus, une
somme annuelle de 500 F. Cette somme ne remet donc pas sérieusement
en cause le volume global du revenu tiré de l'emploi. Elle est symbolique.
Mais son attribution fait pourtant l'objet d'une véritable fièvre collective.
Ce qui crée cette émotion n'est donc bien évidement pas l'appât du gain
mais ce que représente la prime du point de vue du rang, de la reconnais­
sance sociale ou de la « distinction ».
L'accès à un grade de niveau supérieur est également un moyen de
changer de rang, bien plus que la réalisation d'un objectif strictement éco­
nomique. Lorsque par exemple, des agents deviennent cadres, il existe
des « pots » qui manifestent le changement de grade. Ces pots ont un
caractère relativement convenu : chaque lauréat éprouve le besoin de se
mettre à distance de son nouveau rôle. Il en plaisante, fait des pitreries
pour bien manifester qu'il est resté simple. Mais pourtant, les jours qui
suivent le pot sont souvent riches en manifestations signifiant le change­
ment effectif de rang social : le lauréat tutoie ceux qui étaient jusque-là
vouvoyés ; il prend par contre ses distances avec les « petites mains » ; il a
manifestement moins de temps pour discuter durant la pause café ; son
agenda est nécessairement surchargé ; sa cravate ou son tailleur plus fré­
quents. Le sérieux devient obligé, l'humour plus léger et plus rare.

d) Entre les agents et la direction, la relation procède plus du registre


de ]'endettement mutuel que de celui du principe d'équivalence.
Donner en retour ne permet pas de se dégager complètement de
l'obligation faite par le « cadeau initial ». Le provincial qui a sacrifié
quinze années de sa vie à réaliser des tâches ingrates et dans des condi­
tions de vie difficiles est bien récompensé par le « retour au pays ». Mais il
se doit, du coup, de continuer à respecter les règles de son institution, à
les appliquer avec sérieux. Le retour au pays ne se traduit ainsi jamais par
une position de désengagement et de critique vis-à-vis de l'entreprise : ça
n'est pas parce qu'ils ont gagné quelque chose (et même la chose à
laquelle ils tiennent le plus) que les agents s'estiment libérés de leur dette.
Au contraire. Le système d'échange ayant fonctionné, ils l'administrent à
leur tour avec vigilance. Ils deviennent les « anciens », assurant la péren-
1 02 Problématiques et acteurs de l'innovation

nité de ces pratiques qui leur semblent légitimes. De son côté, un direc­
teur d'établissement ne se dit pas « je vais permettre à Untel de rentrer au
pays, il me doit donc tel ou tel service ». Ceci est réglementairement
impossible : ce n'est pas lui qui décide. Le directeur assure le bon fonc­
tionnement de ces échanges parce qu'ils représentent le moyen coutu­
mier de disposer de la coopération des salariés. Le don amène donc à
donner, sans que les partenaires de l'échange puissent dire et se dire, à un
moment donné, qu'ils n'ont plus à sacrifier à ce registre.
Ce qui importe, pour les partenaires , est que chacun continue à agir
dans le cadre des règles et coutumes en vigueur. Et la pérennité de ces
règles suppose que les partenaires se montrent suffisamment désintéres­
sés pour que l'autre accepte d'intégrer ce dispositif.

e) Ce système d'échange est collectif.


Ce dispositif dépasse et contraint les raisonnements individuels de
deux manières distinctes. Tout d'abord, il obéit à des logiques qui ne
peuvent être contrôlées par un individu : aucun, qu'il se trouve du côté
des directions ou des opérateurs, ne peut négocier personnellement un
investissement. Le retour au pays est géré selon une procédure adminis­
trative étroitement surveillée, la possibilité de disposer d'une « planque »
est détenue par le groupe de travail, les arrangements dépendent
d'accords plus ou moins explicites passés avec les anciens, l'obtention de
primes occultes suppose d'appartenir à un milieu qui pèse sur les déci­
sions réglementaires.
Le système d'échange est également collectif parce que ce qui est
donné n'est jamais la propriété d'un seul. Le directeur, on vient de le voir,
ne « donne » pas l'autorisation de retourner en province : il n'est que le
dépositaire, le représentant de l'institution qui permet ce type de décision.
Cette situation explique par exemple l'échec des politiques de rému­
nération individualisées pour des agents commerciaux (Alter, 1 988). Inté­
resser financièrement et individuellement ces agents aux résultats de leur
activité provoque des blocages, des résistances. Parce que cette disposi­
tion heurte le fonctionnement collectif, brise la solidarité du groupe,
introduit l'argent à la place du rang, l'instantanéité de l'échange à la place
de sa durée.
Cette situation, de manière plus générale, est celle d'un pacte dont les
acteurs tolèrent mal la transformation des pratiques. Jusqu'au début des
années quatre-vingt-dix, toutes sortes de tentatives de modernisation
sont ainsi introduites, mais presque toujours de manière vaine. La gestion
prévisionnelle des emplois, les entretiens préalables à la notation, la
Les inventions dogmatiques 1 03

définition de profùs de carrières sont ainsi subrepticement abandonnés :


personne ne s'y oppose mais personne ne les met en œuvre. D'autres
mesures sont effectives, mais cantonnées à la marge des pratiques de ges­
tion. C'est le cas pour celles qui ont été citées ici : recrutement de jeunes
diplômés directement sur des postes de cadres, recrutements locaux,
affectations et promotions en fonction des compétences et non du grade
ou de l'ancienneté.
L'ensemble se présente bien comme une série de routines disposant
de capacités d'adaptation partielles et ponctuelles mais qui, fondamenta­
lement, ne dérogent pas au pacte.

2 1 U E INVE TION 0 TRANSFORMÉE

Au début des années quatre-vingt-dix les directions des entreprises


mettent en œuvre une politique de gestion des ressources humaines radi­
calement novatrice. L'idée est raisonnable. Elle repose sur le constat d'un
écart croissant entre les pratiques décrites et celles du secteur privé. Elle
repose sur l'hypothèse que les méthodes de gestion des ressources
humaines de ce secteur sont à la fois plus efficientes et plus efficaces. Elle
consiste donc à remplacer par la souplesse et la transparence la rigidité et
le flou antérieurs.

1) Des mesures cohérentes mais peu rationnelles

Les mesures prises s'orientent dans cinq perspectives tout à fait cohé­
rentes les unes par rapport aux autres. Mais la mise en œuvre de ce dispo­
sitif est assez peu rationnelle.
Les mesures les plus caractéristiques sont les suivantes :
- Les examens sont supprimés et remplacés par des pratiques
d'évaluation du travail réalisées par les responsables hiérarchiques selon
des critères et des modalités précis. Tous les ans, les salariés doivent
rencontrer leur supérieur hiérarchique pour examiner leurs résultats, et
définir leurs perspectives de développement professionnel ultérieures.
Ces entretiens sont transmis à la direction des ressources humaines qui
gère dorénavant des « potentiels », et plus seulement des parcours
administratifs.
1 04 Problématiques et acteurs de l'innovation

- Aux trois catégories et à la cinquantaine de grades sont substi­


tuées six nouvelles catégories. Elles correspondent globalement à des
tâches d'exécution pour la première, de travaux qualifiés pour la seconde,
de premier niveau d'encadrement pour la troisième, de cadre supérieur
ou d'expert de haut niveau pour la quatrième et la cinquième, de dirigeant
pour la sixième. À l'intérieur de chaque catégorie existent des niveaux de
classification dont la totalité reste importante : une dizaine de niveaux.
- Les mobilités spatiales sont strictement gérées à partir de l'adé­
quation entre un type de besoin localement défini et le profil des per­
sonnes souhaitant occuper un poste dans la région concernée. Par ail­
leurs, la progression dans la carrière suppose d'associer une mobilité
spatiale à chaque changement de niveau.
- Les plus anciens sont activement incités à partir en préretraite,
alors que de jeunes diplômés de l'enseignement supérieur sont recrutés.
- Le système des rémunérations est totalement revu. Il assure des
carrières plus rapides à ceux dont les résultats sont considérés comme
bons, et inversement. Il interdit les primes occultes pour développer des
formes de rémunération transparentes.
- L'ensemble repose sur un lourd travail consistant dans un pre­
mier temps à identifier et à « peser » l'ensemble des postes de travail de
l'entreprise selon des critères dits objectifs (nature du travail, nombre de
collaborateurs, budget en charge, tâches de relation, de management,
d'expertise, etc.). Ce travail consiste dans un deuxième temps à identifier
l'activité de chaque agent de manière à l'intégrer dans l'une des catégories
nouvelles.
Ces décisions sont cohérentes : les unes et les autres, par leurs inter­
dépendance, représentent une politique permettant de dépasser les rou­
tines antérieures, de récompenser les plus méritants, de disposer de
moyens d'évaluation et de suivi du travail des agents, et, surtout, de dis­
socier la gestion des ressources humaines du pacte antérieur pour asso­
cier ces ressources à la politique de l'entreprise. Ces décisions sont par
ailleurs « normales » : d'une manière ou d'une autre, l'ensemble du sec­
teur public s'inscrit dans ce type de modernisation. Un peu moins pour
les administrations et un peu plus pour les entreprises. Mais toujours
dans ce sens.
Pourtant, bon nombre de ces mesures s'inscrivent dans le cadre des
« décisions normées » décrites dans le chapitre 2. Il existe une indépen­
dance entre la nature des questions posées et les réponses qui y sont
apportées. On a parfois le sentiment que les réponses ont précédé
l'analyse des problèmes. En voici quelques indicateurs.
Les inventions dogmatiques 1 05

- Identifier la compétence des agents à un moment donné de leur


carrière pour définir leur « niveau >> et le traduire en classification postule
que les carrières se déroulent de manière à la fois linéaire et ascension­
nelle, que la situation la plus tardive, celle qui est saisie au moment de
l'identification, représente le niveau le plus élevé. De fait, on l'a vu, il n'en
est rien. Les agents tournent sur différentes fonctions d'un même métier,
ou pour diversifier la nature de leurs activités, ou pour prendre à tour de
rôle les postes les moins intéressants, ou pour connaître les différentes
dimensions d'une même activité. Le « pesage » des postes affectant des
valeurs différentes à chacune de ces activités amène donc à privilégier
une technique de gestion indépendamment de la nature du problème à
traiter.
- La transparence des rémunérations consiste à supprimer toutes
les formes de rétribution et de gratification non réglementaires, infor­
melJes ou singulières pour les remplacer par un calcul rationnel intégrant
salaires, primes et avantages en nature selon une méthode de calcul géné­
rale. Cette méthode de gestion suppose, pour être mise en œuvre, de
connaître parfaitement les différentes formes de rétributions développées
localement pour assurer une politique d'envergure nationale. Mais la fer­
meté de cette démarche la rend difficilement applicable. Tout d'abord
parce que les experts du domaine ne parviennent jamais à faire le tour
complet des rétributions : comment prendre par exemple en considéra­
tion l'utilisation d'un véhicule pour rentrer au domicile, après l'avoir uti­
lisé pour les besoins du service ? Comment parvenir à chiffrer l'avantage
que représente le fait de disposer d'horaires définis selon des arrange­
ments locaux et permettant d'aller chercher l'enfant avant la fermeture de
la crèche ? Le dispositif butte également sur la conversion des rétribu­
tions officieuses en rétributions réglementaires. Il est par exemple extrê­
mement difficile de convertir des frais de mission ou des heures supplé­
mentaires fictifs en revenu transparent, parce que les uns et les autres
obéissent à des pratiques variant selon les établissements ou les métiers,
et parce que le montant de ces rétributions n'obéit pas aux mêmes règles
d'imposition fiscales qu'une rémunération classique.
- Le recrutement de jeunes diplômés réduit considérablement les
possibilités de promotion pour les salariés plus anciens, auxquels il est par
ailleurs souvent proposé un départ en préretraite. Cette politique sys­
tématique, si elle permet effectivement de disposer de connaissances
techniques plus « fraîches » et de salariés prêts à s'engager dans la poli­
tique de l'entreprise indépendamment du passé collectif, crée également
des effets pervers considérables. Une opposition jeunes/vieux qui n'a
1 06 Problématiques et acteurs de l'innovation

rien d'efficace. Elle amène parfois les anciens à partir sans transmettre
des savoir-faire qui ne peuvent être acquis que par l'expérience.
- Passer à un grade supérieur supposant dorénavant de changer
d'affectation amène également à des situations paradoxales. Tel respon­
sable d'établissement va par exemple tarder à promouvoir un agent com­
pétent, parce qu'il a absolument besoin de lui pour le bon fonctionne­
ment de ses services. Le moins bon aura plus de chance de promotion.
Ou encore, tel agent ne fera pas le maximum pour être promu parce
qu'il sera amené à changer de lieu de résidence à l'occasion de cette
« récompense ».
- La mesure de la compétence d'un individu est un art difficile. Elle
suppose de disposer d'outils de mesure infaillibles et exhaustifs : ils
doivent pouvoir évaluer précisément l'efficacité du travail fourni par le
salarié et ceci sur l'ensemble des dimensions de son activité profession­
nelle. À l'évidence, ceci n'est jamais parfaitement réalisable. Comment
juger parfaitement de la valeur d'un type de relation entretenu par un
commercial avec son client ? S'il applique strictement les comportements
proposés dans les séminaires, il risque de ne pas savoir discerner la spéci­
ficité de son client. S'il s'y prend comme il l'entend, il ne fera pas pour
autant plus de chiffre d'affaire. L'atteinte des objectifs, en la matière, n'est
pas nécessairement un meilleur critère. Atteindre et même dépasser les
objectifs fixés peut tout à fait se traduire par des pratiques « forçant » le
client, lequel est progressivement amené à ne plus être fidèle à son four­
nisseur. Juger l'ensemble des activités menées par un agent est peut-être
possible pour une activité spécialisée, par exemple celle d'un ouvrier dont
les tâches et la cadence de production sont définies de manière extrême­
ment étroite (ceci est d'ailleurs tout à fait discutable). Ça l'est certaine­
ment beaucoup moins pour un ouvrier ou un employé qualifié, pour un
cadre ou un dirigeant, pour lesquels la réalisation du travail suppose de
réaliser des actions qui ne peuvent être ni programmées ni connues : les
uns et les autres mettent en œuvre des réseaux de relation, des tech­
niques, des méthodes de gestion de leur temps de travail, des projets de
réalisation, du temps d'apprentissage sur le tas, des systèmes d'échange
d'information qui n'appartiennent qu'à eux seuls, ou au métier dans
lequel ils se trouvent, et qui ne font jamais partie des indicateurs évaluant
leur activité. Si l'avancement à l'ancienneté ne peut donc être conçu
comme une mesure « stimulante », l'évaluation personnalisée ne peut être
systématiquement considérée comme mobilisatrice. Elle introduit en
effet une part d'arbitraire, de la part de l'évaluateur, qui peut être consi­
dérée comme une « note de gueule ».
Les inventions dogmatiques 1 07

Ceci n'a rien d'original : on a vu qu'une invention n'est qu'une incita­


tion, qu'elle est souvent initialement inadaptée, impraticable ou erratique.
Ça n'est que le processus de création et d'utilisation dont elle fait ultérieu­
rement l'objet qui lui donne sens et efficacité.

2) La puissance du dogme

C'est donc bien parce qu'elles font l'objet d'un processus critique que
certaines inventions prennent sens et se transforment en innovation.
Mais pour ce faire, les directions des entreprises doivent accepter de voir
leurs décisions initiales remises en cause, transgressées, chahutées, per­
verties et reconstruites par les acteurs. Sinon, si toute l'énergie des direc­
tions consiste à faire respecter les règles telles qu'elles ont été conçues ini­
tialement, cela aboutit à la construction d'un dogme, une croyance
présentée comme une vérité incontestable et imposée de manière autori­
taire. C'est précisément le cas de la situation qui nous occupe ici.
Dans le chapitre précédent, j'ai énuméré les six conditions permettant
le passage d'une invention à l'innovation, passage caractérisant les pro­
cessus créateurs. La comparaison avec les inventions dogmatiques, à par­
tir des mêmes indicateurs, varie considérablement.

a) Pour se transformer en innovation, une invention suppose que


les acteurs qui la portent parviennent à tirer les leçons des expériences
liées à sa mise en œuvre. Ces leçons se traduisent par la succession de
séquences : incitation, appropriation, institutionnalisation.
Dans le cas de la modernisation de la gestion des ressources
humaines du secteur public, les choses se traduisent de manière radicale­
ment différente. Dès le départ, l'incitation s'accompagne d'un discours
institutionnel tendant à mettre en évidence le caractère équitable et
efficace des mesures : « Cette transformation est nécessaire pour faire
face à la concurrence » ; « ces mesures sont le moyen de répondre aux
demandes justifiées de prise en compte des capacités réelles des indivi­
dus )) ; « ces changements sont nécessaires pour préserver l'emploi )).
Dans le même temps, les mesures sont mises en œuvre selon les mêmes
calendriers et selon les mêmes moyens dans les différentes localités
concernées.
Ce type d'action a peu de chose à voir avec l'institutionnalisation
décrite dans le chapitre précédent. Il s'agit ici de la figure exactement
inverse. Toute la politique de communication interne met l'accent sur le
1 08 Problématiques et acteurs de l'innovation

fait que le changement doit être respecté, que c'est la loyauté de chacun à
son égard qui garantit son efficacité. Plus encore, les procédures et outils
de travail (Comment évaluer les postes ? Comment définir des profils de
carrière ? Comment expliquer la politique de la direction générale ?) ne se
transforment pas. De même, lorsque les difficultés décrites ci-dessus
apparaissent, elles n'amènent aucunement les acteurs à transformer le
contenu des décisions. Elles conduisent bien plus les responsables du
projet à insister sur le bien-fondé de leur action.
Certaines adaptations locales sont réalisées. Par exemple, la manière
de négocier un emploi, une affectation. Ou bien, certaines mesures caté­
gorielles sont prises localement, parce que les syndicats ou les gens du
métier y poussent. Beaucoup ont pour seul objectif de limiter le caractère
dogmatique des procédures, en singularisant les décisions. Mais rien ne
remet en question le contenu et l'instrumentation de la décision initiale.
Elle demeure sourde aux critiques, et aveugle aux aménagements infor­
mels que les acteurs élaborent localement.

b) L'innovation repose toujours sur une inversion des normes. Cette


transformation ne se réalise pas de manière pacifique et linéaire. Elle
repose, à un moment donné du processus, sur la transgression des
normes ou des règles par des déviants.
Dans le cas qui nous occupe, la déviance est rigoureusement sur­
veillée. Les procédures sont bien trop formalisées et contrôlées pour
supporter ce type d'écart. Chacune d'entre elles fait l'objet de suivis pré­
cis quant au nombre, à la qualité et à la régularité des opérations réalisées
en matière de gestion des ressources humaines. Les acteurs ne peuvent
donc pas se soustraire aux principes de transparence des rémunérations,
des pratiques d'évaluation des compétences ou de la mobilité spatiale
obligée. Ils peuvent les aménager, par exemple, en forçant un peu le trait
sur telle description de poste pour lui donner une allure avantageuse,
en continuant à « tirer sur les frais de missions », en faisant passer
une mobilité fonctionnelle pour une mobilité spatiale, en remplaçant les
évaluations annuelles des compétences par une discussion informelle.
Toutes ces actions sont de fait tolérées dans la mesure où elles ne contes­
tent pas publiquement l'esprit de la loi, ne présentent pas une autre
conception du bien et du mal en matière de gestion des ressources
humaines. Dans le cas inverse, les procédures prévoient des sanctions
administratives.
La situation ne permet donc ni déviance ni appropriation explicite des
règles initiales.
Les inventions dogmatiques 1 09

c) L'innovation entre en conflit avec l'ordre établi et parvient à le


transformer.
La situation décrite ici est, de ce point de vue, tout à fait particulière.
À coup sûr, la transformation des règles de gestion des ressources
humaines entre bien en conflit avec l'ordre antérieur, le pacte. À coup
sûr également, elle parvient à le transformer. Mais, à la différence des
situations d'innovation présentées dans le chapitre précédent, c'est tou­
jours le même acteur, l'acteur dirigeant qui assure la gestion de ce conflit
et la transformation de l'ordre antérieur. Dans ces situations, les direc­
tions réunissent en leurs seules mains le pouvoir d'élaborer une nou­
veauté et celui de l'imposer aux utilisateurs. Cette position d'influence
est parfaitement spécifique au domaine de l'organisation, dans lequel le
dirigeant peut à la fois concevoir des nouveautés et en imposer l'usage.
En matière de produits, et même de technologie, la création des usages
est toujours beaucoup plus partagée. Le suzerain n'a pas pu, au Moyen
Âge ou à !'Époque moderne, imposer l'usage du moulin à eau par la
contrainte.

d) L'innovation représente une activité banale, et non prescriptible.


L'invention dogmatique s'appuie sur une série d'activités banales,
quotidiennes, qui lui permettent de s'enraciner dans les pratiques sociales.
Mais ces activités sont prescrites, et elles ne produisent pas de sens.
Une partie des agents accepte progressivement la transformation des
modalités de gestion des ressources humaines. Elle assure la promotion
du changement. Par exemple, les jeunes récemment recrutés n'ont pas de
bonnes raisons de s'opposer au dispositif mis en œuvre, puisque ce dis­
positif les favorise (ils bénéficient d'une dynamique de carrière plus avan­
tageuse que celle des anciens), et surtout, parce qu'ils ne disposent
d'aucune référence culturelle concernant l'état des relations sociales anté­
rieures à leur entrée dans l'entreprise. Ils se conforment à la loi dictée par
les directions parce qu'ils n'en connaissent pas d'autre. De même, cer­
tains salariés conçoivent le service public comme un devoir inclus dans
leur emploi : celui de servir la cause définie comme centrale par leur insti­
tution d'appartenance. Ce sont de « bons soldats ». On trouve dans cette
catégorie plutôt des cadres hiérarchiques mais aussi tous ceux, et ils sont
nombreux, qui ont de longue date accepté les reconversions, la mobilité
ou les changements de stratégies industrielles comme des données vis-à­
vis desquelles il faut faire preuve de loyauté et d'efficacité. Pour ces der­
niers, le changement est « respecté », en tant que tel. Sans véritable souci
de son sens.
110 Problématiques et acteurs de !'innovation

Ces acteurs ne transforment pas la décision initiale. Ils s'y adaptent et


l'adaptent le mieux possible à leurs préoccupations de carrière. Cette
position les amène progressivement à « accompagner le changement >> tel
qu'il est initialement prévu. Ils deviennent ainsi les acteurs du confor­
misme le plus étroit. Par exemple, ils désirent activement suivre une for­
mation qu'ils jugent inadaptée à leurs contraintes professionnelles, mais
qui est jugée comme « fortement professionnalisante » par ceux qui
gèrent les carrières. De manière plus générale, ils s'inscrivent dans un
mouvement d'ampleur, qui s'oriente vers les métiers dits d' « avenir »,
indépendamment de l'intérêt intrinsèque qu'ils présentent.
L'invention dogmatique est donc bien le résultat d'une politique éla­
borée au sommet, qui ne transige pas sur son application. Elle prend
concrètement place dans les pratiques sociales, en trouvant des alliés.
Mais elle ne dispose ni de sens ni de trajectoire.

e) L'innovation repose sur une conversion des représentations de la


dirigeance à celle de ses bases.
Globalement, les salariés ne disposent pas de l'influence suffisante
pour amener les directions à transformer leurs représentations. Ils
peuvent accepter de mettre activement en œuvre la politique de
l'entreprise, ils peuvent au contraire s'en mettre à l'écart. On vient de voir
ces deux cas de figure. Mais ils ne disposent jamais d'une position
d'influence leur permettant de modifier les représentations de la sphère
dirigeante. Plusieurs éléments expliquent cette absence de résistance :
une idée largement partagée, selon laquelle de « grandes décisions »
doivent être prises pour permettre à l'entreprise de durer, même si
celles-ci sont cruelles ;
les nouvelles méthodes de gestion ont fait l'objet de négociations
entre les directions et les syndicats ; elles « engagent » donc les agents
à faire avec la décision ;
les agents ne disposent pas des ressources leur permettant de
remettre en question ces décisions, sauf à s'organiser de manière col­
lective pour ce faire, ce qu'ils n'ont jamais réussi à réaliser durable­
ment à propos de ce type de changement ;
une autre raison, certainement plus fondamentale : de nombreux
agents disposent d'une « culture du changement » attachant beau­
coup de valeur à la capacité à intégrer le « nouveau » ; les transforma­
tions des outils, des techniques de gestion, du rapport aux clients ou à
la hiérarchie ont constamment rythmé le déroulement du temps, pen­
dant tout le pacte ; et les agents en tirent quelque fierté.
Les inventions dogmatiques 111

j) L'existence d'un acteur minoritaire critique et consistant.


L'invention dogmatique n'a rien à voir avec ce type de fonctionne­
ment. Elle demeure au contraire ferme sur ses croyances, normes et
représentations. Elle n'apprend donc pas. ElJe exclut du système social
ceux qui ne parviennent pas à intégrer cette nouvelle conception de
l'ordre, ou qui ne le souhaitent pas.
C'est le cas des salariés proches de la retraite, qui hésitent souvent à
faire l'investissement (en termes de relations, de retour critique sur leurs
pratiques et d'acquisition de connaissances) que suppose la participation
au changement décrit. Des acteurs critiques (syndicalistes actifs en parti­
culier) demeurent également sur la réserve : leurs engagements antérieurs
donnent une raison de plus à leur position défensive. Les salariés peu
qualifiés se trouvent dans une logique du même type : peu intégrés dans
une dynamique professionnelle par la modification du système de ges­
tion, peu mobilisés par la carrière antérieurement, ils retrouvent ces
mêmes marques dans un système de gestion qui récompense peu
l'ancienneté. Une autre catégorie de salariés prend également ses distan­
ces par rapport à ces mesures : elle est composée d'individus qui estiment
avoir « suffisamment donné » antérieurement et qui, de fait, ne disposent
plus de l'énergie nécessaire pour s'engager dans les nouvelles procédures.
Pour toutes ces raisons, les dirigeants ne rencontrent finalement pas
d'interlocuteurs consistants (à la fois critiques et influents) sur le chemin
qui les conduit à mettre en œuvre leur décision initiale. Le groupe des
dirigeants est tout seul. Isolé dans sa seule logique, il parvient à forcer
le corps social à mettre en œuvre son idée. Il impose d'agir selon ses
croyances, il impose donc son dogme. La décision initiale n'étant pas
soumise au processus d'appropriation critique, elle ne remet pas en ques­
tion la série d'aberrations décrites dans le paragraphe précédent.
Elle s'apparente à certaines décisions que Doise et Moscovici rap­
pellent, à propos des grands échecs militaires des É tats-Unis. Ces échecs
se fondent sur un processus de décision de type dogmatique, élaboré
selon les principes suivants :

- une croyance indiscutée en la morale inhérente au groupe, qui pousse les


membres à ne pas tenir compte des conséquences morales ou éthiques
de leurs décisions ;
- une pression directe sur tout membre du groupe qui exprime des argu­
ments forts allant à l'encontre des stéréotypes, des illusions ou des enga­
gements du groupe, pression destinée à lui faire clairement comprendre
que ce genre de dissidence est contraire à ce que l'on attend de tous les
membres loyaux du groupe ;
112 Problématiques et acteurs de l'innovation

- l'autocensure de ceux qui dévjent du consensus apparent du groupe ;


- l'illusion partagée de l'unarumüé sur les jugements conformes à l'opinjon
de la majorité. Cette illusion provient en partie de l'autocensure des
déviations et s'accroît du fait de la supposition erronée de (( qui ne rut
mot consent » (1 984/1990, p. 215).

On retrouve bien ici la logique qui gouverne la transformation des


modalités de gestion de l'emploi dans le secteur public. Si elles ne rencon­
trent pas d'appropriation critique et même contestataire, les décisions
d'un groupe puissant demeurent fidèles à leurs croyances initiales, et
s'imposent comme des dogmes aux membres du corps social.

3 1 LA GESTION DE L'EMPLOI COMME CADRE GÉNÉRAL


DES INVENTIONS DOGMATIQUES

Les inventions dogmatiques arrêtent le temps. Elles dénient le passé.


Et, plus encore, elles rejettent toute possibilité de faire d'une invention
une innovation, et de l'organisation une trajectoire. Elles matérialisent les
dimensions destructrices du mouvement d'ensemble.
D'un pacte centré sur le registre de l'échange social, la gestion de
l'emploi passe ainsi brutalement au registre de l'échange économique
sous sa forme la plus étroite. Dorénavant le travail et l'emploi tendent
à être payés et gérés comme une ressource parmi d'autres. Cette trans­
formation choque les agents et parfois les bouleverse. La majorité des
agents considèrent que la relation qu'ils entretenaient autrefois à l'égard
de l'entreprise est détruite par ce changement. Et cette destruction les
blesse : elle bouscule et parfois anéantit leurs projets, leur conception
du monde, et leurs investissements. L'intensité de leur émotion mani­
feste l'idée que dorénavant « plus rien ne sera jamais plus comme
avant », mais plus encore, que ce qui a été fait avant n'appartient plus à
demain.
Autrement dit, ce qui blesse les agents, c'est de devoir s'inscrire dans
un contrat de travail qui change les règles du jeu pendant la « partie », sans
tenir compte des « jetons » ou valeurs accumulés jusque-là de part et
d'autre (E. Reynaud et J.-D. Reynaud, 1 996). Le management fait table
rase du passé, il fait comme s'il n'existait pas, de part et d'autre des
formes d'endettement durables et des monnaies d'échange non écono­
miques. Il s'agit en quelque sorte d'une rupture unilatérale du contrat de
Les inventions dogmatiques 113

travail qui fondait le pacte antérieur. Il s'agit surtout d'une ingratitude, qui
érode sensiblement la socialisation :
La gratitude est le résidu subjectif de l'acte de recevoir comme de celui de
donner (...) Toute forme de socialisation, au-delà de son premier commence­
ment, repose sur la continuation des relations une fois passé le moment de
leur naissance (...) La gratitude permet l'investissement de la personnalité
tout entière, la continuité de la vie comme échange et réciprocité (Simmel,
1 907/1998, p. 54-55).

Alors que la relation d'emploi antérieure était fondée sur la durée, et


permettait donc la prévision à long terme, elle est dorénavant conçue
comme instantanée. Alors que les services échangés de part et d'autre ne
pouvaient autrefois faire l'objet d'une évaluation économique, doréna­
vant, tout fait l'objet d'un chiffrage précis. Et ce qui ne peut pas l'être ne
fait pas partie de la négociation. Du même coup, alors que l'univers anté­
rieur était largement régulé par des dimensions symboliques et sociales, il
est dorénavant centré sur les dimensions économiques de la relation
d'emploi.
Mais, bien plus que tout ceci, ce qui perturbe l'univers des salariés, du
secteur public et bien évidemment du secteur privé, c'est le risque de la
perte d'emploi. Partout, dans toutes les entreprises où j'ai enquêté ces der­
nières années, ce risque est perçu de manière tellement aiguë qu'il amène
les acteurs à accepter des mesures de gestion parfois cruelles leur permet­
tant de sauver cet emploi. Cette observation n'a bien sûr rien d'original.
L'invention dogmatique qui vient d'être décrite ne pourrait se dérouler
sans cette menace qui pèse en permanence sur les salariés. Ils acceptent de
changer brutalement de monde pour continuer à disposer d'un emploi.
De leurs discours, chargés d'émotion, se dégagent trois thèmes
ma1eurs.

a) La dominance du registre économique :


On ne parle plus que de ça : ils me disent toujours « quel coût ? » Tout le rai­
sonnement est là-dessus.
Pour partir à Poitiers, j'ai dû tout négocier (...) On vend tout. On vous
vire d'un poste et il faut se vendre pour en retrouver un, en négociant
comme dans une foire, le véhicule, les indemnités, bientôt l'emplacement de
l'établissement, ou la qualité de la ville.

b) Le caractère surabondant et absurde des moyens de contrôle.


Après, la hiérarchie nous a demandé de faire le suivi individuel de notre acti­
vité ; le nombre de contacts pris dans la journée, l'objet, la démarche mise en
114 Problématiques et acteurs de l'innovation

œuvre, la proposition faite, on comptabilisait ça tous les jours. Certains ont


carrément refusé. Leurs feuilles arrivaient tous les jours dans le bureau, mais
vierges. Ces feuilles ont finalement disparu. Les responsables ont mis en
place une appli informatique, dans laquelle on ne voit que le « réalisé », pas les
démarches utilisées, c'était encore pire tellement c'est idiot. Ça a créé beau­
coup de malaise. Puis ils ont mis en place un affichage visuel, qui fait appa­
raître le nombre d'appels par poste, le nombre d'appels pour toute la pièce,
le nombre d'appels abandonnés par poste et pour l'ensemble, le temps de
communication moyen par appel, pour chaque poste et pour l'ensemble des
personnes. Il y a des clignotants pour les attentes au-dessus d'un certain
temps. Mais on finit par s'y faire, ça clignote de partout, mais on sait bien
que c'est toujours comme ça. Ça ne sert à rien, on s'en fout.

c) La violence de certaines mesures.


Sur cet établissement, ils ont pris des jeunes. Ils n'ont pas la culture de la
b oîte , ils ne connaissent pas la boîte. Ils sont efficaces en tant que vitrine.
Mais ils confondent le service à un client et la vente d'une pizza. Ils ne
connaissent pas les gens du réseau. Ils n'ont pour eux que leur école de com­
merce... Pendant deux ans on m'a demandé de les former parce que j'étais
considéré comme un très bon vendeur. J 'étais invité au pot de fin d'année à
la direction. (...) Puis les programmes de formation obligatoire pour passer
en niveau 12 sont arrivés. Ils étaient prévus pour les gens qui démarraient
dans le métier. Mais on m'a expliqué qu'il fallait que je fasse comme eux. On
m'a dit « vous acceptez ou vous changez de service ». Je suis allé à un cours,
le formateur était grossier, il a commencé son cours en disant qu'on était
nuls. On a été plusieurs à refuser le cours sous cette forme. Alors ils nous
ont déplacés, en disant qu'on refusait de se remettre en cause.

On ne peut qu'être sensible à ces propos. Beaucoup d'entre nous


se font d'ailleurs les médiateurs de ces plaintes, parce qu'elles leur
semblent envahir plus que les relations d'emploi, l'ensemble des relations
de travail.
D'autres inventions ont en effet des caractéristiques qui les opposent
radicalement au passé, et qui rompent avec les modes de socialisation
antérieurs.
Il s'agit par exemple des relations « fournisseurs/clients » entre col­
lègues. Chacun doit dorénavant « fournir >> une prestation, financière­
ment chiffrée, et faisant l'objet d'un accord explicite, au collègue qui en
bénéficie. Par exemple, le spécialiste du marketing expliquant à celui de
l'informatique la nature des contraintes à prendre en compte dans l'éla­
boration du nouveau logiciel doit « facturer » son temps d'explication. De
même, l'ouvrier spécialiste de la maintenance qui participe à un « projet »
doit facturer son temps de travail au responsable de ce projet.
Les inventions dogmatiques 1 15

Ce type de mesures force ceux qui les emploient à inscrire leurs rela­
tions dans un registre comptable indépendant de la nature de leur entente
préalable, fondée sur des dimensions non économiques. Contacter un
collègue ne consiste en effet jamais à choisir le « mieux disant ». La
démarche consiste bien plus à choisir celui que l'on connaît le mieux pour
travailler en confiance sur telle ou telle dimension du travail. Dans ce
cadre, le temps, et la valeur économique qu'il représente, ne sont pas
comptés. On ne compte pas trop son temps dans le cadre de la coopéra­
tion professionnelle fondée de longue date, parce que le temps est une
donnée collective, celle que représente la participation de tous au fonc­
tionnement de l'ensemble. Cette coopération représente un capital de
connaissance construit dans la durée, fondant des solidarités qui per­
mettent l'expression d'identités collectives. La relation « fournisseurs/
clients », parce qu'elle limite considérablement ce type de pratiques, pro­
jette les opérateurs dans des formes de coopération indépendantes de ce
passé, interdit son usage. Bien évidemment, les opérateurs continuent à
coopérer, pour partie, comme ils le faisaient antérieurement, parce qu'il
est matériellement impossible de faire autrement. Mais la charge symbo­
lique du nouveau type de gestion est forte : elle considère que le temps
passé par les opérateurs à s'ajuster avec les collègues n'a plus de valeur.
La mise en œuvre des politiques de qualité totale et de certification
G'y reviendrai dans le chapitre 8) s'inscrivent dans une perspective com­
parable. Elles consistent, du point de vue des opérateurs, à leur
« apprendre leur métier », parce qu'elles supposent de redéfinir, de
manière scientifique et programmée, les gestes et les relations de travail.
Avec le temps les opérateurs sont parvenus à connaître les manières qui,
selon eux, sont les meilleures pour traiter les affaires dont ils ont la res­
ponsabilité. Ce temps a représenté un investissement en relations : il a
fallu discuter avec les collègues pour apprendre, échanger des informa­
tions, des « trucs » et même des émotions ; il a fallu faire avec les change­
ments techniques, les changements de structure ou de management. Ce
savoir-faire, considéré par les procédures de qualité totale comme des
arrangements ne permettant pas de « bien faire le travail », est rejeté ; les
actes des opérateurs sont inscrits dans des procédures dites rationnelles,
lesquelles excluent donc le capital professionnel accumulé au cours des
années antérieures. Les procédures expriment le fait que les opérateurs
doivent « enfin » apprendre à travailler efficacement.
Là comme ailleurs, ces procédures peuvent être transgressées, contes­
tées (Mispelblom, 1 999), et éventuelJement modifiées pour tenir compte
du capital professionnel accumulé par les opérateurs. Elles peuvent
116 Problématiques et acteurs de l'innovation

également être considérées comme le moyen d'inscrire des pratiques de


travail informelles dans les règles de l'organisation (Cochoy, Garel et De
Terssac, 1998). Mais pendant des moments parfois longs elles se pré­
sentent comme l'obligation d'oublier le passé. Elles font « table rase » du
passé. De ce fait, elles bloquent le présent. Elles sont des inventions qui
ne permettent pas aux acteurs de se projeter dans l'avenir.

Mais pas toutes. Le management ne consiste pas à assurer rationnelle­


ment la domination systématique des opérateurs au nom du profit. Le
caractère de ses démarches est largement évanescent, plus que rationnel.
Certains profitent ainsi de ses politiques, les accompagnent ou les précè­
dent. Mais surtout, il existe bien deux types de transformation des entre­
prises. Ils sont simultanés mais parfaitement contradictoires. Il s'agit,
d'une part, des processus créateurs décrits dans le chapitre précédent, il
s'agit, d'autre part, des inventions dogmatiques, destructrices, qui ont fait
l'objet de ce chapitre. Le suivant consiste à analyser l'articulation de ces
deux registres, qui constituent, autant l'un que l'autre, le quotidien du
travail.
DEUX IÈME PARTIE

Le mouvement et la forme
Chapitre 5

L'organisation en mouvement

L'analyse de la transformation des entreprises a été réalisée dans les


chapitres précédents en s'appuyant sur la notion d'innovation. L'utilisa­
tion de cette notion a permis de présenter des processus de changement,
bien plus que des changements. Il faut maintenant revenir sur ce dernier
terme, qui est inadapté à l'analyse de l'ensemble des innovations décrites,
et le remplacer par celui de mouvement.
La permanence des transformations concernant les techniques,
l'organisation, les produits et les procédures de gestion amène à conce­
voir le changement comme une situation banale et récurrente. L'état ini­
tial, de type A demeure identifiable, mais l'état B, l'émergence d'un nou­
vel état stable, résiste à toute tentative de description. Ce qui devient le
lot quotidien des organisations est la situation de passage entre deux
formes de définition des activités et de leur coordination.
Ce que l'on peut décrire et analyser n'est finalement rien d'autre
qu'un flux de transformations, jamais vraiment terminées, jamais vrai­
ment spécifiques les unes par rapport aux autres. Ce flux devient la
contrainte majeure du fonctionnement des entreprises, bien plus que le
« changement », parce qu'elles ne disposent plus d'état stable : le moment
du passage entre deux états devient la situation « normale ».

1 1 LA CONCEPTION CLASSIQUE DU CHA GEMENT

Ce que l'on nomme habituellement le changement représente une


transformation de l'un des éléments de l'organisation du travail, ou de
l'organisation tout entière.
1 20 Le mouvement et la forme

Le changement correspond ainsi à la comparaison entre deux états


des relations de travail et de la nature des activités : avant et après. Un état
de type B succède à un état de type A, comme la structure de la société
industrielle a succédé à celle de la société rurale, comme un régime démo­
cratique peut succéder à un régime totalitaire, ou l'inverse.
Ce type de comparaison entre la situation existant avant et après le
changement a fait l'objet de nombreux travaux de recherche portant sur
les modifications de la technique, de l'organisation, de la nature du travail
ou des modalités de gestion. Ces effets peuvent être plutôt négatifs, plu­
tôt positifs, du point de vue des salariés ou des responsables de l'entre­
prise. Dans tous les cas il est possible de montrer, à l'aide d'une série
d'indicateurs, en quoi le changement analysé permet de décrire un nouvel
état du tissu social et organisationnel.
L'un des exemples les plus aboutis de ce type de recherche est le tra­
vail réalisé par Moscovici à propos du passage de la chapellerie artisanale
de l'Aude à des méthodes de production industrielles (1961).
Les outils, le produit et le processus de travail deviennent « indus­
triels ». Ainsi, les machines remplacent les outils « faits à la main » des
ouvriers ; la forme et la texture des chapeaux n'est plus définie dans
l'atelier mais dans un « bureau d'études » où œuvrent des concepteurs spé­
cialisés ; les tâches des salariés obéissent à une programmation stricte, qui
ne laisse plus de place à l'artisanat d'autrefois. À cette transformation de la
nature du travail s'associe celle d'une véritable métamorphose des rela­
tions de travail. Les échanges entre les directions et les ouvriers prennent
ainsi un caractère industriel, négociatoire et conflictuel, à l'opposé de ce
qui faisait le « liant » des relations entretenues antérieurement. Par ailleurs,
à l'intérieur du groupe ouvrier, auparavant soudé selon les modalités du
compagnonnage, apparaissent des clivages, des formes d'individualisme
jusque-là inconnues : la crainte du chômage divise le groupe, abaisse son
niveau d'aspiration et le rend plus plastique. Autrefois, les ouvriers gar­
daient souvent une activité rurale et pratiquaient le travail de la chapellerie
de manière saisonnière. Dorénavant, les ouvriers cherchent un emploi
stable, à l'année, malgré des conditions de travail difficiles et des horaires
postés brisant l'harmonie de la vie familiale. Le travail devient ainsi instru­
mental, il se défait de toute valeur autre qu'économique.
Le passage de l'état A à l'état B est ainsi parfaitement matérialisé. La
nature du travail, les relations sociales, ainsi que le rapport au travail sont
radicalement transformés. La chapellerie de l'Aude est passée d'un
monde à un autre : de l'à-peu-près de l'artisanat et du travail à domicile à
la cohérence industrielle.
L'01ganisation en mouvement 1 21

De nombreuses autres recherches développent des descriptions com­


parables, selon des perspectives théoriques parfois communes et parfois
différentes.
Les observateurs mettent par exemple en évidence les phénomènes
d'interdépendance systémique entre les effets observables : il n'existe pas
de transformation de l'une des dimensions du processus de production
sans que celJe-ci n'entraîne des effets en chaîne sur ses différentes com­
posantes. Pour cette raison, on ne peut par exemple envisager les effets
d'un changement technique sur la productivité du travail sans évaluer
symétriquement les effets (voulus ou non voulus) de ce changement sur
l'organisation du travail (frist et Bamforth, 1951).
L'analyse sociologique de l'automation (par ex., NavilJe, 1 963 ou
Touraine, 1965) distingue de son côté des phénomènes contradictoires.
Les auteurs constatent par exemple que l'émergence de nouvelles qualifi­
cations (celJes des techniciens) côtoit un processus de déqualification
(celui des ouvriers professionnels) ; ils repèrent également que de grandes
capacités à programmer le travail côtoient souvent le développement de
fonctionnements informels ; Friedmann (1 965) indique ainsi que les opé­
rateurs deviennent les « bouche-trous de l'automation )), tout en consta­
tant par ailleurs que la division taylorienne du travail tend à diminuer.
Ces quelques références n'épuisent bien évidemment pas le spectre
empirique et théorique de l'analyse du changement. Mais elJes la caracté­
risent bien, et dans trois perspectives.
La première correspond à l'évolution générale des organisations.
L'indicateur retenu est celui de la rationalisation du travail, souvent
potentielJement plus forte qu'avant le changement, mais régulièrement
sujette à des difficultés de mise en œuvre. La cohérence organisationnelle
n'est pas mécaniquement portée par le changement, elle peut au contraire
en souffrir. La rationalisation du travail n'est donc jamais parfaite.
La seconde est celle de la définition du terme changement. Il s'agit
d'une comparaison entre deux états stables. Le changement en lui-même,
c'est-à-dire le moment spécifique du passage entre les deux états n'est pas
conçu comme une donnée. Le changement n'est pas conçu comme ce
qui change mais comme ce qui a changé. Ce qui intéresse l'observateur
est la comparaison entre deux univers, pas la manière de passer de l'un à
l'autre. Il est un peu comme le voyageur qui s'intéresse au pays qu'il
découvre, plus qu'à la manière dont s'est déroulé son voyage.
La troisième est que le changement représente un accident dans le
cours des choses, un phénomène extraordinaire, l'ordinaire des organisa­
tions étant la stabilité.
1 22 Le mouvement et la forme

2 1 DU CHANGEMENT AU MOUVEME T

De ces trois points de vue, la donne actuelle des entreprises change


profondément de nature. Le changement y est permanent, ordinaire, et
il intègre simultanément des processus créateurs et des inventions
dogmatiques. L'ensemble ne correspond ni à un processus de rationalisa­
tion, ni à un processus de « démocratisation » des structures de travail. Il
s'agit bien plus d'un mouvement dont les composantes sont de nature
hétérogène.
Prenons l'exemple de l'activité commerciale des banques, telle qu'elle
se déroule dans les grands établissements. Au cours des vingt dernières
années cette activité a généralement connu trois logiques d'organisation
distinctes.
Initialement, l'activité est composée d'une série de gestes largement
routinisés, voire répétitifs, plus tournés vers l'administration du compte
du client que vers une relation commerciale. L'employé distribue les pro­
duits proposés par son établissement, sans réelle stratégie de vente. Il
gère le dossier du client indépendamment des « besoins » de ce dernier.
L'organisation est bureaucratique : les règles définissent l'activité, bien
plus que les contraintes de marché ou d'effic acité. L'organisation privi­
légie ainsi la cohérence de ses procédures, cette cohérence assurant la
prévisibilité et la routinisation des actes de travail.
Au début des années quatre-vingt l'activité devient progressivement
plus commerciale, mais également plus complexe.
Les produits financiers sont suffisamment variés pour tenir compte
de la spécificité des catégories de clients. En fonction de leurs revenus, de
leur âge, de leur profession et de leur niveau d'endettement, mais aussi en
fonction de leur « potentiel », les clients font l'objet de « ciblages » parti­
culiers. L'activité devient alors à proprement parler commerciale : les
clients doivent faire l'objet d'une relation dite personnalisée, liée explici­
tement à leurs « besoins » et non aux règles de travail. Par exemple, il est
suggéré aux opérateurs de prendre des « initiatives », c'est-à-dire des déci­
sions permettant d'assouplir circonstanciellement les procédures.
À cette occasion les schémas de relation entretenus antérieurement
entre collègues se transforment. La complexité accrue du travail suppose
une plus grande coopération avec les colJègues, aucun ne disposant à lui
seul de l'ensemble des informations nécessaires pour traiter la totalité des
L'organisation en mouvement 123

dossiers qui lui sont confiés. Cette coopération concerne également le


rapport aux agents de maîtrise, qui deviennent moins contrôleurs et plus
experts ; la question n'est en effet plus tellement de programmer des acti­
vités et de définir des procédures simples mais de parvenir à traiter des
situations souvent imprévues. Par exemple, la multiplicité des produits
disponibles ainsi que les manières de prendre des « initiatives » font
l'objet de nombreux échanges entre collègues, ces échanges ayant pour
finalité de trouver des solutions ad hoc.
Durant cette même période, les opérateurs découvrent donc brutale­
ment la réalité de l'autonomie, parfois proche de la débrouille, voire de
l'abandon. Les changements décrits se produisent en effet sans planifica­
tion structurée en matière de formation des équipes de travail, de déve­
loppement des systèmes informatiques, de stratégie commerciale. Sur ces
trois dimensions au moins, l'évolution se traduit par une succession anar­
chique de réalisations, de politiques et de projets nouveaux. Le rythme est
trop rapide pour que les plans de formation puisent régulièrement prépa­
rer et assister les opérateurs dans l'évolution de leur activité, les schémas
directeurs informatiques sont constamment bouleversés, les politiques
commerciales valorisent une fois la qualité des prestations, une autre fois
le volume, et d'autres fois encore l'homogénéité des pratiques, la réduc­
tion du contentieux ou celle des frais généraux.
Au cours de cette même période, l'activité fait cependant l'objet de
nouvelles formes d'organisation, et de nouvelles techniques de gestion,
sensées permettre la coopération et le rapprochement du client. Mais ces
expériences ne durent pas. Elles correspondent plutôt à des modes. En
une dizaine d'années, on y retrouve pêle-mêle les cercles de qualité, le tra­
vail en équipes polyvalentes, l'analyse de la valeur, la réduction du
nombre de niveaux hiérarchiques, l'analyse de la satisfaction de la clien­
tèle, le reingeniering (méthode de reconfiguartion de l'organisation permet­
tant de réduire ses coûts induits), le marketing opérationnel ou le télémar­
keting. Ces pratiques ne font que traverser les établissements, sans que
l'on sache vraiment pourquoi elles y sont parvenues et en sont reparties.
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, l'activité des banques vit
de nouvelles transformations, qui vont dans le sens d'une rationalisation
de l'activité commerciale. Par exemple, les trois types de marchés (parti­
culiers, professionnels et entreprises) sont définis et gérés selon des pro­
cédures, des niveaux de classification et des stratégies commerciales bien
spécifiques. Des objectifs et des moyens sont annuellement alloués aux
opérateurs de manière à pouvoir contrôler leur effic acité personnelJe. Les
programmes de gestion font l'objet de suivis réalisés à l'aide d'indicateurs
1 24 Le mouvement et la forme

de gestion (ratios combinant deux ou plus de deux variables, par exemple


le rapport entre le temps consacré à une activité et le nombre de contrats
réalisés), les résultats de ces indicateurs étant récapitulés dans des
« tableaux de bord » destinés à la hiérarchie.
Cette présentation pourrait être conçue comme une succession de
phases distinctes. La première correspondrait à la dominance des règles
bureaucratiques, la seconde à l'ouverture à l'environnement et aux
contraintes de marché, et la troisième au développement des procédures
gestionnaires de segmentation et de contrôle. Mais elle gauchirait singu­
lièrement la manière dont les changements se sont passés et se passent
réellement. Il s 'agit en fait bien plus d'un mouvement quasi continu de
modifications. Le regroupement en phases correspond à une reconstruc­
tion dans laquelle on identifie les logiques les plus caractéristiques de
l'évolution d'ensemble. Mais, du même coup, il laisse de côté le caractère
continu du changement, qui représente un flux bien plus qu'un parcours
rythmé par des étapes.
Ce long inventaire des changements dans les banques n'a en effet
rien d'exhaustif. Il y manque un certain nombre de dimensions, qui
concernent entre autres :
les modalités de gestion du travail ; par exemple la mise en œuvre de
la comptabilité analytique faisant de chaque opérateur le « presta­
taire » ou le « client » du colJègue avec lequel il échange une informa­
tion ou un service ;
les modalités de gestion des compétences ; par exemple les entretiens
préalables aux notations annuelles ;
le management ; par exemple l'obligation de mobilité spatiale et fonc­
tionnelJe pour faire carrière ;
la technique ; par exemple la succession des différents logiciels, sur
une même base informatique.

Par ailleurs, les changements décrits ne sont pas « aboutis » mais en


cours. Ainsi, dans le domaine de la définition des activités et des produits,
les grandes banques se diversifient actuellement vers des produits de
natures différentes (assurances). De même, les systèmes d'information
font actuellement à nouveau l'objet d'actions de rationalisation : l'accès
aux réseaux de type Internet ou Intranet est codifié, le libre usage des
accès n'étant plus autorisé. Ou encore, le management commence à
délaisser le contrôle sur les procédures et l'atteinte des objectifs pour
s'intéresser à la valeur ajoutée, d'un point de vue strictement financier,
par chacune des opérations réalisées.
L'01ganisation en mouvement 1 25

Cette longue liste de changem ents n'en finit pas. Elle ne peut se finir,
parce que le changement est constant, et que chacune de ses compo­
santes interagit avec d'autres. L'effet global représente un effet bien plus
important que la seule addition de chacun des éléments. C'est en fait
l'évolution constante des logiques et des procédures de travail qui repré­
sente, en elle-même, la nature de la transformation décrite.
Cette succession de changements ne garantit aucunement le passage
d'un état à un autre, mais, bien au contraire, provoque une sorte de dilu­
tion de la rationalité organisationnelle. En réduisant le spectre de l'obser­
vation pour analyser plus finement l'une des dimensions du changement,
on comprend mieux cette idée. Prenons l'exemple des systèmes d'infor­
mation, toujours dans le cadre de la banque.
Dans un premier temps, l'informatique dite « décentralisée », permet
exclusivement la saisie directe du contenu des dossiers des clients dans
les bases de données ainsi que leur gestion en « temps réel », c'est-à-dire
l'introduction des modifications contractuelles au fur et à mesure du
déroulement de la relation commerciale entretenue avec le client. L'opé­
rateur est dans ce cadre amené à limiter le traitement des informations à
ce qui est prévu par les logiciels conçus par l'informatique centrale.
Progressivement, l'activité se dote de banques de données et de sys­
tèmes experts. Il s'agit de logiciels associant à la fois des données concer­
nant les caractéristiques du client, des produits souhaités et des éléments
de calcul. L'ensemble de ces informations débouche sur la définition de
différentes possibilités de décisions, d'hypothèses, chacune d'entre elles
étant chiffrée financièrement.
Plus récemment, les évolutions techniques permettent de communi­
quer les informations, ou d'accéder aux informations détenues par
d'autres services ou par des collègues, par l'intermédiaire de réseaux de
données, assurant une communication directe, sans passer par un point
central, entre les différentes positions de travail du site.
Cette succession de techniques empêche toute stabilité du système
d'ensemble. Ceci peut être observé du point de vue de la gestion tech­
nique : redondances, incompatibilité entre matériels, obsolescence coû­
teuse, changements répétés de politiques d'investissement, appel puis
abandon de la sous-traitance, autant de phénomènes qui rythment
l'évolution de l'ensemble décrit. Ceci peut également être observé du
point de vue des politiques informatiques : décentralisation puis recentra­
lisation des équipes, réorganisations constantes entre les activités d'étude,
de projet et de maintenance, transformations constantes des politiques de
relation à développer avec les utilisateurs. Aucune séance de formation
1 26 Le mouvement et la forme

n'est donc suffisante pour assurer à l'opérateur le contrôle complet de la


technologie dont il dispose : il a affaire à un flux de changements. À
chaque fois, l'apprentissage sur le tas, matérialisé par d'innombrables dis­
cussions avec les collègues, les informaticiens ou les agents de la mainte­
nance, s'avère tout aussi formateur. Mais il n'est jamais parfait : les opéra­
teurs sont finalement toujours en retard par rapport aux possibilités
offertes par la technique ou aux contraintes qu'elle impose.
Dans son ensemble, cette dynamique se caractérise par l'instabilité,
par le fait que les structures de production se trouvent dorénavant
constamment entre deux états, le A et le B, sans que l'on puisse donc
décrire l'état B.

3 1 L'ABSENCE D'ÉTAT STABLE

Le mouvement, le passage entre deux états, devient la situation com­


mune de l'organisation, celle des processus créateurs. Mais ce mouve­
ment comporte également des inventions dogmatiques. Il est donc fon­
damentalement hétérogène : certaines actions y accélèrent le temps et
d'autres l'arrêtent.
Les phénomènes d'institutionnalisation décrits dans le chapitre 3, à
propos de l'entreprise d'assurances, ne représentent pas la fin d'un chan­
gement mais l'une de ses séquences. L'institutionnalisation n'a ainsi rien
de la fin d'une histoire, elle n'en est qu'une étape. Et les trois séquences
présentées (incitation/appropriation/institutionnalisation) se répètent
régulièrement. L'organisation doit alors être conçue comme une trajec­
toire. Après l'institutionnalisation réapparaissent en effet de nouvelles
séquences d'incitation et d'appropriation.
Dans l'entreprise d'assurance, une « carte des métiers », et un plan de
formation succèdent ainsi à l'institutionnalisation. Ils permettent de
mieux connaître les compétences des uns et des autres, de définir des
« profils de carrière », de passer de la logique du grade à celle du « métier >>
(les différentes activités tenues dans une même filière, administrative,
commerciale ou technique) et de soutenir les parcours de formation. Ces
investissements ne vont pas sans poser à nouveau la question de leur
appropriation : appartenir à un métier crée de nouveaux réseaux de rela­
tions, de nouveaux projets, de nouvelles conceptions de l'investissement
professionnel, et donc de nouveaux potentiels d'appropriation.
L'organisation en mouvement 127

De même, dans l'entreprise publique qui s'ouvre aux activités com­


merciales (chap. 2), la direction, après avoir remis de l'ordre dans les pra­
tiques informelles, incite à de nouvelles pratiques : elle met en œuvre une
politique de « marketing opérationnel )), des actions de marketing réali­
sées localement, suivant l'état spécifique des relations entre clients et éta­
blissement ; elle développe opérations pilotes et groupes projets pour
réduire les délais de satisfaction de la demande des usagers, ou pour amé­
liorer la qualité. Elle sollicite à nouveau la participation d'acteurs investis
dans le métier commercial ; elle sollicite l'appropriation de sa politique.
De même, dans l'entreprise industrielle ayant développé des pratiques
de gestion participative (chap. 3), une bonne partie de l'équipe dirigeante
part et laisse place à un management moins conquérant, mais plus
sérieux : les syndicats sont activement sollicités pour devenir les interlo­
cuteurs directs de la direction. Il reste, pour les nouveaux acteurs, à imagi­
ner la manière dont ils vont épouser, refuser ou transformer cette donne.
Cette présentation est quelque peu étourdissante. Tout bouge
constamment : les acteurs, les situations, les dispositifs et les politiques de
gestion, les apprentissages réalisés, les leçons qui en sont tirées et la
notion même de rationalité. Et ceci est difficile à suivre. En effet, on a
bien plus l'habitude de présenter et de lire des histoires de changement
linéaires dans leur déroulement, univoques dans la conception de l'objec­
tif visé, et surtout limitées dans le temps. Mais ce type de présentation
correspond mal à ce qui se passe ; il ne correspond pas non plus aux faits
que les acteurs rapportent ; il ne permet pas plus de comprendre les rai­
sons qui font que le mouvement ne permet finalement jamais d'atteindre
un nouvel état stable, l'état B.
Cette perspective permet de mieux comprendre une série de ques­
tions récurrentes depuis une dizaine d'années. Qu'ils soient cadres ou
exécutants, opérateurs en milieu industriel ou tertiaire, les salariés ont du
mal à comprendre ce mouvement. Ils « résistent )) peu aux changements,
mais ils s'interrogent sur leur sens :
- On ne sait jamais ce qu'ils veulent, ils changent sans arrêt d'avis.
- Il faudrait que les objectifs soient clairs, on ne sait jamais ce qui est
prioritaire.
- On ne sait jamais qui doit faire quoi et quand, les responsabilités
sont mal définies.
- Je finis par attendre le contre-ordre, comme à l'armée, je sais qu'il
viendra toujours, alors je l'attends.

Ce que les salariés traduisent ainsi, c'est le caractère finalement sur­


prenant de la situation vécue dans chacun des postes de travail. Ce qui
1 28 Le mouvement et la forme

devient leur contrainte principale n'est pas la somme de travail à fournir,


ou la rigidité des règles, ou bien encore la complexité du travail, mais le
fait que chacune de ces dimensions devienne progressivement un peu
plus incontrôlable, parce que chahutée par le mouvement permanent.
Analyser l'innovation suppose donc de s'intéresser aux organisations
en tant que mouvement. Ce mouvement peut être considéré comme une
trajectoire, concept développé par Strauss (1989 /1992) à propos du
travail.
Une trajectoire renvoie au cours d'un phénomène à l'action entreprise dans
la durée pour en gérer le déroulement, le traiter et le mettre en forme ( .)
..

L'ensemble d'actions liées à une trajectoire engage de multiples acteurs, cha­


cun ayant sa propre image du déroulement du phénomène et sa propre
vision de l'action nécessaire pour le mettre en forme et le gérer. Ces repré­
sentations et ces visions sont pour une part constitutives des positions que
les acteurs prennent sur l'action. Ces positions doivent être harmonisées par
une série d'interactions tant avec soi-même qu'avec les autres. Leur aligne­
ment, leur harmonisation nécessaire et l'exécution de l'action (les perfor­
mances) sont compliqués par une grande variété de conditions proches ou
lointaines. Ces conditions doivent, d'une manière ou d'une autre, être mani­
pulées et traitées pour que se poursuive le déroulement de la trajectoire.
L'action entreprise a des conséquences directes sur le phénomène étudié et
sur n'importe lequel des acteurs engagés dans sa mise en forme. Ces consé­
quences entrent alors en scène et deviennent une partie des conditions (évé­
nements) qui influenceront le prochain ensemble d'actions (Corbin, cité par
Baszanger, 1 992, p. 36).

Cette approche a permis à Strauss d'analyser le fonctionnement de


milieux hospitaliers traitant des maladies chroniques, pour lesquelles
aucune routinisation du travail n'est possible, leur déroulement se carac­
térisant par une succession de ruptures et de continuité des pratiques pro­
fessionnelles. Elle peut également servir à l'analyse de la mobilité des
organisations. Sur une longue période, une analyse longitudinale de ce
type permettrait de bien comprendre que les modalités de traitement des
e roduits ou services d'un établissement correspondent à une trajectoire.
A ma connaissance, on n'en dispose malheureusement pas.
Toujours est-il que le concept de trajectoire permet de mieux com­
prendre la logique du mouvement. Il représente la succession infinie
d'actions tendant à déformer des cadres organisationnels établis, puis à en
construire de nouveaux. L'état de passage caractérise ainsi la trajectoire
décrite : il en est l'élément « structurant ».
Au terme de trajectoire est cependant généralement associée l'idée
de ligne courbe. Et les actions décrites ici sont largement erratiques,
L'01ganisation en mouvement 1 29

discontinues et surprenantes ; la ligne de leur trajet est donc souvent


brisée, marquée par des retours en arrière, peuplée de phénomènes dont
les temporalités sont hétérogènes. Les différents processus créateurs ne
s'inscrivent pas dans une symphonie harmonieuse, ils provoquent au
contraire des conflits de temporalités G'y reviendrai dans le chapitre 9).
De même, la juxtaposition, dans une même entreprise et un même ser­
vice, de processus créateurs et d'inventions dogmatiques rend le temps
profondément hétérogène. Pour ces raisons, je conserverai donc le terme
de mouvement. Il s'agit d'un flux de changements, celui des hommes et
de leurs actions, dans lequel on peut repérer le point de départ, mais ni le
point d'aboutissement, ni les contours, ni la durée nécessaire pour
atteindre le point d'arrivée.

L'état B n'étant donc pas définissable on ne peut décrire que le mou­


vement issu de A. Ce mouvement ne peut pas être considéré comme une
série d'étapes, c'est-à-dire une succession de situations, clairement identi­
fiables, logiquement articulées les unes aux autres et allant dans une pers­
pective commune. Le mouvement est un flux continu et dense, charriant
des éléments techniques, humains, économiques et organisationnels telle­
ment variés et dynamiques qu'il est difficile de les présenter autrement
que comme un courant.
L'analyse de l'innovation a finalement peu de chose à voir avec celle
du changement. Dans le premier cas, on s'intéresse à la trajectoire, en tant
que telle, d'un dispositif technique, d'une conception des rapports
sociaux ou de l'efficacité, de l'élaboration de nouvelles pratiques profes­
sionnelles ou d'un nouveau rapport au marché ; et l'ensemble de ces tra­
jectoires représente le mouvement. Dans le second cas, on rapporte
directement ces différentes dimensions à la modification de l'état initial.
De ce point de vue, le changement ne serait que l'aboutissement de
l'innovation. Mais celle-ci n'est jamais aboutie.
Chapitre 6

Organisation et activité organisatrice

Le terme d'organisation évoque l'idée de forme. On se représente


généralement l'organisation comme une structure hiérarchisée, disposant
de règles de travail précises, permettant de standardiser, de coordonner et
de planifier des activités. L'organisation d'une entreprise représente ainsi
un état, une forme stabilisée, celle des règles à un moment donné.
Pour la décrire, on utilise des « modèles », définis comme bureaucra­
tiques, post-tayloriens, participatifs ou matriciels. Toutes ces formula­
tions ont en commun de représenter un ensemble de règles définissant et
contraignant la distribution des activités. De ce même point de vue, le
terme organisation est utilisé pour caractériser le système politique d'une
nation (plus ou moins démocratique), un marché du travail (plus ou
moins ouvert), ou celle d'une formation (on fait alors référence aux rela­
tions entre les différents modules qui la composent).
Le terme d'organisation renvoie également, mais moins souvent, à
l'idée d'une action : celle qui consiste à mettre rationne11ement en œuvre
des moyens en vue d'obtenir un résultat. On organise ainsi la stratégie
industrielle d'une firme, un week-end à la campagne, un jeu d'enfants ou
une action militante. La distinction entre ces deux significations est par­
fois difficile à réaliser à propos du monde du travail. Lorsqu'on utilise le
terme d'organisation du travail on fait ainsi indifféremment référence à
l'état de la structure de division du travail ou à l'action consistant à définir
cette structure.
La distinction mérite pourtant bien d'être faite. Elle permet par
exemple de constater que le mouvement décrit dans le chapitre précédent
ne s'inscrit pas dans une structure organisationnelle, quelle qu'elle soit. Il
s'en détache constamment. Il y existe une augmentation sensible de
1 32 Le mouvement et la forme

l'activité organisatrice, mais, simultanément, une diminution de la capa­


cité à structurer clairement l'organisation. La principale cause de cette
situation tient au fait que le mouvement empêche l'élaboration d'une
structure (une forme) stable et cohérente. L'activité organisatrice y repré­
sente un effort constant vers l'organisation. Mais l'une ne se superpose
pas à l'autre.

1 1 L'INCERTITUDE COMME CONTRAINTE

Le mouvement décrit dans le chapitre précédent amène les entre­


prises à rechercher constamment une forme, une structure, sans jamais
pouvoir s'en saisir de manière durable. Ce qui contraint le fonctionne­
ment des entreprises est ainsi l'incertitude et l'évolution constante des
contraintes. Ce ne sont pas les contraintes elles-mêmes, qu'elles soient
d'ordre économique ou technologique.
On ne peut en effet organiser que ce qui est prévisible. On ne pro­
gramme l'articulation de différents éléments selon des durées, des règles
et des registres divers, que lorsque l'on peut globalement prévoir le
déroulement d'une situation. On peut ainsi programmer un voyage à
l'étranger, une cérémonie de mariage ou, bien sûr, le déroulement d'un
processus de production. On ne peut par contre pas programmer une
aventure, une histoire d'amour, ou, bien sûr, les errements d'un dispositif
de production ou d'un marché.
Dans le meilleur des cas, que ce soit l'aventure, l'histoire d'amour, les
errements d'un dispositif de production ou d'un marché, on peut se pré­
parer à réagir de telle ou telle manière en fonction de circonstances inat­
tendues. Mais on ne peut jamais programmer la totalité des séquences du
traitement de l'incertitude, de l'aléa, de la désillusion ou de l'accident. On
ne peut faire en la matière que des efforts, parce qu'on ne connaît jamais
la totalité des configurations possibles.
Le terme incertitude est cependant complexe, même dans le seul uni­
vers du travail. Il s'agit de bien autre chose que du « flou » ou d'une situa­
tion dont on connaît mal les contours. Selon Stinchcombe (1968)
l'incertitude caractérise les activités dont les variables définissant le résul­
tat ont une forte variance ; on ne peut prévoir celle qui aura le plus
d'influence ; on ne peut connaître la relation entre une variable et son
résultat. Dit autrement, l'incertitude correspond à une situation dans
Organisation et activité organisatrice 133

laquelle on ne peut anticiper sur les conséquences d'une décision, faute


de disposer du nombre d'informations suffisant pour assurer le traite­
ment parfait des situations. Cette définition est plutôt celle de l'économie.
La sociologie, et plus particulièrement la sociologie des organisations,
donne une définition différente de l'incertitude. Selon Crozier et Fried­
berg par exemple (1977), il existe une incertitude lorsque aucune règle
explicite ne permet de traiter un problème rencontré par les acteurs.
Mais dans les deux cas, l'incertitude correspond à un déficit d'infor­
mation. Les acteurs et opérateurs manquent toujours, en situation
d'incertitude, d'une partie des informations à propos des moyens à
mettre en œuvre pour atteindre leurs objectifs, et à propos des effets en
retour de l'atteinte de ces objectifs.
Depuis le début des années quatre-vingt, la sociologie qui s'intéresse
au changement dans les organisations débouche sur cette question. Elle
fait ainsi constamment apparaître les termes d'incertitude, d'aléas,
d'exceptions, d'imprévisibilité, d'incidents ou d'événements. Ces termes
traduisent bien l'idée générale selon laquelle les changements en organisa­
tion s'apparentent à la vacuité au moins partielle des dispositifs d'infor­
mation et des procédures. Si l'on accepte l'idée selon laquelle ces incerti­
tudes sont contraignantes, il s'agit alors de s'intéresser aux « creux », plus
qu'aux reliefs gui caractérisent l'ensemble. On peut présenter ces derniers
de la manière suivante.

a) Du point de vue des dispositifs techniques mis en œuvre par les


entreprises, l'incertitude est patente.
L'obsolescence des matériels et des logiciels est telle qu'une même
entreprise ne se trouve jamais « équipée » : elle est constamment en cours
de transformation sur le plan de son équipement technique. L'accroisse­
ment constant de l'activité des services informatiques correspond précisé­
ment à cette situation : ils ne mettent pas en œuvre un changement mais
un continuum de changements informatiques. On a vu dans le chapitre
précédent que la banque a connu au moins trois types d'informatique, et
plusieurs versions de logiciels et de périphériques. Cette situation est créa­
trice d'incertitudes du point de vue des utilisateurs. Dans un établissement
bancaire les opérateurs ne peuvent jamais connaître avec précision les res­
sources qu'ils peuvent tirer de leurs matériels informatiques (ils n'en
connaissent pas tout le potentiel), ou des services proposés par
l'informatique centrale (ses capacités à améliorer les logiciels, à traiter des
opérations complexes, ou à corriger des erreurs de programmation). Ils
n'accèdent donc jamais à l' « appropriation » complète de la technique
1 34 Le mouvement et la forme

parce que celle-ci échappe constamment à leur contrôle. Le rythme de


transformation des matériels, des logiciels et la mise en réseau des diffé­
rents postes de travail est de fait bien plus rapide que celui de leur appren­
tissage. Ce dernier est donc permanent mais il n'est jamais abouti.

b) L'incertitude concerne également les produits proposés.


Le cas de la banque est significatif. Le nombre de produits augmente
constamment. Cette dynamique ne permet pas de savoir si le produit
financier proposé au client représente le meilleur choix, le nombre de
possibilités étant trop grand pour identifier la proposition optimale, du
point de vue de l'opérateur ou de celui du client. La personnalisation de la
relation au client, constamment sollicitée par ces derniers mais également
par la direction de l'entreprise, amène les opérateurs à modifier partielle­
ment la nature des contrats proposés. Ils ajustent à la marge, mais de
manière fréquente, les propositions envisageables. Ces petites modifica­
tions, par leur cumul, permettent une certaine élasticité du produit, lequel
ne peut plus être alors conçu comme parfaitement défini. Ceci vaut égale­
ment dans l'entreprise publique qui s'inscrit dans une logique commer­
ciale (chap. 2). Dans les deux cas il existe bien une augmentation de
l'incertitude : les situations sont mal codifiées et les décisions à prendre
sont finalement toujours nouvelles.

c) Le déficit d'information concerne également les règles définies par


l'organisation.
L'idée est banale. Elle représente le quotidien de la vie dans les entre­
prises. AJors que les sociologues observaient, dans les années soixante, le
caractère totalisant, et pour certains, le caractère totalitaire des règles, on
observe aujourd'hui leur inachèvement, leur ambivalence, leur juxtaposi­
tion contradictoire. Le caractère largement récurrent de la formule « Il
faudrait que la politique soit plus claire » exprime bien le caractère éva­
nescent des règles de travail et le souhait des salariés de disposer de plus
de repères en la matière. Le mouvement crée l'incertitude : les opérateurs
se trouvent toujours entre deux états du développement de l'organisa­
tion, celui d'hier et celui de demain.

d) Le rapprochement du marché, des clients, crée ses propres incerti­


tudes.
Les situations de concurrence sont plus fortes qu'hier et les marchés
sont donc moins captifs. Même les entreprises publiques sont aujourd'hui
soumises à cette loi. Mais surtout, les entreprises « pilotent par l'aval » (en
Organisation et activité organisatrice 135

fonction de la demande de leurs clients) le fonctionnement des services et


des ateliers. Les opérateurs doivent donc être en rapport direct avec le
client, bien plus qu'autrefois, et cette relation amène à tenir compte de la
spécificité de la demande. Elle diminue considérablement la division du
travail qui existait entre les producteurs et les vendeurs. En les rappro­
chant les uns des autres, cette politique introduit le marché au cœur de
l'organisation, marché caractérisé par la diversité de ses demandes et le
caractère constamment négocié des relations entretenues avec les clients.
Même les relations entretenues par les agents des caisses d'allocations
familiales avec les allocataires matérialisent parfaitement cette situation :
les agents doivent faire face à tout un ensemble de situations à la fois
urgentes et complexes, amenant régulièrement à devoir inventer des solu­
tions. Dans ces différentes situations, les opérateurs ne peuvent espérer, à
propos de la réalisation d'une même action, les mêmes résultats, puisque
les clients, les produits et les procédures sont, en réalité, mal connus.

e) L'incertitude concerne l'évaluation des activités.


Dans une situation stable il est relativement aisé d'évaluer l'activité par
le contrôle a posteriori de la quantité ou de la qualité des actes et produits
réalisés. Bien évidemment l'évaluation n'est jamais parfaitement représen­
tative du travail fourni par un opérateur ou un service : un certain nombre
de tâches échappent à la batterie d'indicateurs utilisés, en particulier des
savoir-faire informels, méconnus, qui supposent pourtant d'être mis en
œuvre pour réaliser le travail. Par exemple, consacrer du temps à échanger
des informations avec ses colJègues pour mieux comprendre les dispositifs
techniques, analyser la demande des utilisateurs de façon à interpréter de
manière ad hoc leurs besoins, participer à des activités de développement
des systèmes techniques pour « rendre service » aux utilisateurs, toutes
ces activités ne sont aucunement prises en compte dans l'évaluation parce
qu'elles ne font pas partie de la « description » de son poste.
Mais l'incertitude n'est pas seulement le résultat du caractère difficile­
ment codifiable du travail. Elle est aussi liée au mouvement. L'évolution
des indicateurs utilisés pour l'évaluation du travail ne peut se produire au
même rythme et en harmonie avec celle du travail. Les changements
apportés aux indicateurs obéissent en effet à des logiques globales, straté­
giques, qui ne prennent en compte les transformations des tâches qu'avec
retard. Il n'existe donc que des relations assez lâches entre les informa­
tions fournies par les indicateurs et la réalité du travail. Du point de vue
des opérateurs, l'incertitude est donc forte : ils ne peuvent connaître les
critères de jugement qui vont effectivement être portés sur leur activité
1 36 Le mouvement et la forme

puisque ces critères sont relativement étrangers à leur activité. Du point


de vue des services chargés d'évaluer les activités, la situation est donc
tout aussi incertaine. Les experts qui s'y trouvent savent parfaitement ne
connaître qu'une partie du fonctionnement et de la production réels de
l'entreprise. La meilleure preuve de cette situation est certainement
l'effort constant de mise en œuvre de systèmes d'évaluation et d'analyse :
audits financiers et sociaux, contrôle de gestion et des coûts, analyse du
travail et de la satisfaction des clients ou missions d'évaluation.
Sur le plan des dispositifs techniques, des produits comme des procé­
dures de travail ou de l'évaluation des activités, il existe donc bien un
développement considérable des incertitudes. Elles caractérisent le mou­
vement, bien plus que toute structure modélisée.

2 1 ÜRGA ISATION ET ACTIVITÉ ORGANISATRICE

Bien évidemment, l'incertitude ne concerne pas au même titre


l'ensemble des services d'une même entreprise. Les différences sont telles
que l'on peut considérer l'organisation comme un ensemble de segments
dont le degré de rationalisation est variable. Le travail de l'organisateur
consiste précisément à coordonner ces différences, pas seulement à pro­
grammer le travail. Ce qui fait la performance d'une entreprise n'est alors
pas sa forme, mais la nature de l'activité organisatrice dont elle fait l'objet.
La question de l'activité organisatrice a ainsi plus d'intérêt que celle des
seules formes ou structures d'une organisation. Elle fait l'objet de ce
paragraphe.
Une analyse, même superficielle du fonctionnement réel des situa­
tions dont il a été question, met en évidence que les structures de travail
sont variées, à l'intérieur d'une même entreprise. Leur degré de formalisa­
tion varie en fonction de l'importance des incertitudes rencontrées par les
différents services. Un type de forme organisationnelle ne correspond
pas à une entreprise : il n'existe que des segments.
Par exemple, les activités relativement répétitives, que ce soient celles
du back office (les services administratifs) dans la banque, celles de
l'administration du personnel ou des ventes dans le secteur public, celles
de l'emballage et de l'expédition dans une entreprise industrielle, sont
relativement prévisibles et assez largement codifiées. Elles sont « organi­
sées » rationnellement. Elles correspondent à des sous-structures de type
bureaucratique. À l'inverse, l'activité proprement commerciale dans la
Organisation et activité organisatrice 137

banque, la maintenance des machines-outils puis des robots dans les


entreprises industrielles, le fonctionnement des services en relation
directe avec les clients dans les entreprises publiques sont peu codifiées,
car largement sujets à l'incertitude. Ces espaces de travail correspondent
à des segments proches de fonctionnements « adhocratiques » (qui ne se
défissent que de manière ad hoc, selon l'expression de Mintzberg, 1 9 82).
Entre ces deux pôles, il existe bien évidemment toute une série de confi­
gurations intermédiaires du point de vue de leur rationalisation.
Le degré de rationalisation du travail est ainsi fonction du degré
d'incertitude caractérisant chaque service, et non de la politique globale
de l'entreprise en matière d'organisation. Cette analyse rejoint pleinement
les travaux de Lawrence et Lorsh, qui sont plus stimulants, pour décrire le
mouvement, que les modèles présentés plus haut. J'en rappelle les princi­
paux éléments.
En 1 967, les deux auteurs publient une enquête portant sur l'organi­
sation de six entreprises de matière plastique, spécialisées dans les pro­
ductions intermédiaires (poudre, boules et feuilles). L'enquête met en évi­
dence qu'une entreprise ne peut en aucun cas se satisfaire d'une structure
monolithique, sauf à perdre en efficacité : elle doit arbitrer entre des
contraintes de différenciation (chaque département a un fonctionnement
spécifique), et des contraintes d'intégration Q'entreprise doit également
intégrer dans un ensemble commun les spécificités de fonctionnement de
ces départements).
Chacune des entreprises dispose de trois départements : vente, pro­
duction et recherche. L'analyse de leur fonctionnement met en évidence
que chacun d'entre eux obéit à une logique organisationnelle spécifique :
celle-ci se définit non par rapport à l'environnement global mais par rap­
port à la capacité dont dispose chaque service pour réduire l'incertitude
de son fonctionnement.
L'activité de recherche se caractérise par son aspect aléatoire. Le
développement des savoirs scientifiques procède en effet par tâtonne­
ments, essais et erreurs, car aucune connaissance stable ne permet d'iden­
tifier les relations causes-effets dans l'élaboration de nouveaux produits.
L'incertitude est accrue par le fait que les procédures expérimentales utili­
sées supposent de longs délais avant de savoir si la recherche est fruc­
tueuse. Celle-ci apparaît comme un secteur très résistant à la rationalisa­
tion du travail.
À l'inverse, les activités de production sont plus propices à la rationa­
lisation. En effet, la technique de production est bien connue et bien
routinisée : les connaissances nécessaires à la réalisation de la matière
138 Le mouvement et la forme

plastique dans les ateliers font clairement partie du « métier de l'entre­


prise », acquis au fil de l'expérience. Même à un niveau plus abstrait, celui
du rapport entre la composition chimique de base des produits et la
nature du process qui les réalise, les dispositifs sont bien contrôlés. L'incer­
titude est donc faible dans Je domaine de la production. Les opérateurs
peuvent intégrer leur activité dans une séquence prévue du processus de
production, contrairement aux opérateurs du service de recherche.
L'activité commerciale occupe une position intermédiaire. Dans ce
secteur, le marché est relativement bien connu, la mobilité des clients
étant relativement faible. De même, l'expérience de relations répétées de
longue date avec les clients permet aux commerciaux des entreprises de
matière plastique d'anticiper assez bien les réactions du marché en cas de
variation des prix, de transformation de la politique commerciale ou de
modification des modalités de livraison. Le secteur demeure cependant
caractérisé par l'incertitude pour deux raisons. Tout d'abord une même
entreprise ne peut pas prévoir de manière précise l'action commerciale
menée par une firme concurrente : l'efficacité des dispositifs commer­
ciaux est de ce point de vue, toujours incertaine, elle est toujours relative
à celle du concurrent. Par ailleurs, les usages que les clients font de la
matière plastique sont variés et évolutifs ; ils ne permettent pas de prévoir
avec précision leurs « besoins ».
L'analyse de Lawrence et Lorsh met ainsi en évidence qu'une organi­
sation représente une série de segments. L'ensemble est donc largement
hétérogène. Les singularités ne se soumettent aucunement à une forme
de rationalisation unique. Le degré de rationalisation des tâches concrète­
ment mises en œuvre n'est pas celui que propose un modèle organisa­
tionnel de référence, mais plus simplement le rapport entre un type
d'activité, plus ou moins caractérisée par la présence d'incertitudes, et la
capacité de rationalisation qui en découle.
À partir de données objectives (évolution des profits, du volume des
ventes et du nombre de produits nouveaux), et de données subjectives
(entretiens avec les dirigeants), Lawrence et Lorsh mettent en évidence
qu'il existe une relation étroite entre la capacité des entreprises à se diffé­
rencier par département (à se segmenter) et leur efficacité globale : les
entreprises prospères sont celles qui disposent d'une forte capacité de
différenciation. Les autres contraignent leurs différents services à respec­
ter à la lettre une conception uniforme de l'organisation.
Mais toutes les entreprises différenciées ne sont pas systématique­
ment prospères. Pour parvenir à l'être, elles doivent associer une capacité
d' « intégration » (capacité à coordonner les différents segments lorsqu'il
Organisation et activité organisatrice 139

faut prendre des décisions de synthèse, ou harmoniser les activités des


différents départements) à celle de la différenciation. Les entreprises de
l'échantillon les plus performantes sont celles qui parviennent à réaliser la
quadrature du cercle : elles s'avèrent à la fois fortement différenciées et
fortement intégrées. À l'opposé on trouve les entreprises faibles sur ces
deux plans : ce sont également les moins performantes.
L'intégration correspond en fait à l'activité organisatrice. Elle se tra­
duit par la mise en œuvre de dispositifs assurant la communication et la
coordination de l'activité entre les différents services. Il s'agit aussi bien
de réunions entre les représentants de chacun des segments identifiés, de
systèmes d'information permettant à chaque entité de se repérer par rap­
port aux activités d'aval et d'amont, de politiques de communication des­
tinées à dresser le cadre général de l'action.
L'analyse de Lawrence et Lorsh permet de comprendre l'importance
de l'activité organisatrice dans le mouvement décrit plus haut. Les
groupes de réflexion, comités d'évaluation, groupes transverses, réseaux
de métiers, procédures de communication interne, séminaires de forma­
tion au management, développement des systèmes d'information, projets
d'entreprise représentent un investissement lourd et constant en matière
d'activité organisatrice. Le poids de cette activité est en relation directe
avec la faiblesse de la structuration des formes. Moins cette dernière est
prégnante, et plus l'activité organisatrice se développe, pour compenser
ses insuffisances.
Dit autrement, moins il y a d'organisation (au sens de formes stabili­
sées), et plus l'activité organisatrice se développe.
Cette logique ne fait cependant pas l'objet d'une politique explicite.
On n'entend que rarement un dirigeant ou un responsable des bureaux
des méthodes expliquer que l'organisation des services varie en fonction
du degré d'incertitude des activités qui y sont réalisées. Ils défendent plu­
tôt l'idée selon laquelle les activités d'ensemble de l'entreprise sont au
contraire directement intégrées à un modèle d'organisation global et
unificateur.
Il existe ainsi une zone d'ombre dans la conception que le manage­
ment se fait de l'organisation de ses services : celle du rapport entre les
segments et l'activité organisatrice. Cette situation est due au fait que la
différenciation ne correspond pas à une action délibérée de la part du
management, mais au résultat des pratiques professionnelles quotidien­
nement mises en œuvre par les opérateurs. En quelque sorte, la différen­
ciation représente le résultat d'actions menées par les opérateurs, alors
que l'intégration correspond à une activité de management. Les opéra-
1 40 Le mouvement et la forme

teurs de l'établissement bancaire prennent par exemple le parti de ne pas


tenir compte de l'ensemble des contraintes réglementaires encadrant leur
activité, de manière à accélérer le traitement des dossiers, à tenir les objec­
tifs de chiffres de vente, à personnaliser la relation au client. Le manage­
ment met alors en œuvre des mécanismes de coordination destinés à
assurer la régulation avec les services administratifs.
De façon plus concise, on peut formuler les choses de la manière
suivante. Les opérateurs ont à traiter des contraintes de travail toujours
singulières, locales ; ces contraintes étant mal programmées, les opéra­
teurs déforment constamment l'organisation. Et le management, via
l'activité organisatrice, tend à intégrer ces pratiques en définissant de nou­
velles formes.
L'organisation ne peut donc pas être conçue comme une structure.
Elle représente bien plus un agencement entre, d'une part, des segments,
des « morceaux de forme » aux qualités hétérogènes, et, d'autre part, une
activité organisatrice tendant à les intégrer dans un ensemble cohérent,
intégré. De ce point de vue, l'organisation représente un travail perma­
nent, celui de l'activité organisatrice.
On retrouve ici les thèses développées par Perrow (1970). Selon
l'auteur, l'existence de modes de fonctionnement locaux et adaptatifs
limite considérablement la capacité à prévoir la façon dont une opération
va se dérouler, et par là même la possibilité de contrôler le processus ou
d'intervenir dans son déroulement. Les directions sont amenées à routini­
ser (à rationaliser) progressivement toutes les pratiques non prévues.
L'auteur explique que l'objectif de l'organisateur est toujours de rationali­
ser le mieux possible, en réduisant les incertitudes, et de prévoir des
modalités de traitement parfaitement élaborées en cas d'incidents rési­
duels. Mais cet objectif n'est qu'un idéal. Dans la pratique, explique
l'auteur, sa réalisation se heurte au caractère régulièrement incontrôlable
d'une partie des tâches réalisées par les opérateurs.
Ceci est particulièrement vérifiable dans les situations de mouve­
ment : au fur et à mesure que l'organisateur parvient à rationaliser le tra­
vail, des changements nouveaux interviennent et réintroduisent de
l'incertitude. L'activité organisatrice est donc permanente, au même titre
que les incertitudes. Analyser le changement comme un mouvement
amène à relativiser l'idée selon laquelle les entreprises disposent de struc­
tures leur permettant d'atteindre rationnellement leurs objectifs et de
manière cohérente : harmonieuse, logique et optimisatrice.
Bien évidemment, les entreprises obéissent à des contraintes d'effica­
cité et selon des principes d'organisation du travail constants. Une entre-
Organisation et activité organisatrice 141

prise, qu'elle soit publique ou privée, doit définir des politiques et les
moyens de les réaliser pour obéir aux contraintes de rentabilité ou de mis­
sion qui lui sont assignées. Pour ce faire, elle met en place des procédures
de rationalisation : elle réduit les incertitudes du processus de production
par la mise en œuvre de programmes, de normes, de standards, de procé­
dures de coordination et de planification. Mais les objectifs ainsi que les
procédures de travail changent aujourd'hui régulièrement de nature. Le
mouvement crée en effet des phénomènes d'évolution non linéaire,
caractérisés par les chevauchements, blocages, glissements et contradic­
tions des différentes politiques.
Passer, comme le montre l'exemple de la banque, d'une logique de
distribution à une logique de vente, puis à une logique de marketing et
enfin à une logique financière montre que l'obligation d'efficacité est
constante. Mais cette obligation associe des conceptions dont le rythme
d'évolution est différencié, ce qui limite considérablement la cohérence
d'ensemble.
Cette situation traduit le fait que les changements décrits n'obéissent
pas une politique unifiée mais à une succession de politiques émiettées et
contradictoires. L'analyse des politiques menées par la banque en matière
commerciale, de contrôle, de gestion des ressources humaines et de sys­
tèmes d'information en donne une bonne idée. Le changement repré­
sente ainsi la poursuite d'objectifs rationnels, du point de vue de la direc­
tion générale d'une entreprise : on ne change bien évidemment pas pour
changer. On change pour améliorer l'efficacité, les performances globales
de l'entreprise. Mais la rencontre de dynamiques spécifiques aux métiers
ou activités des différents services brouillent singulièrement la cohérence
de l'ensemble.
De ce point de vue, les entreprises concernées par les dynamiques
d'innovation ne sont plus tayloriennes. Mais ça n'est pas pour autant
qu'elles oublient toute volonté de rationalisation.

3 1 PRI CIPES, PRATIQUES ET FORMES DE L'ORGANISATIO

Il ne doit pas exister beaucoup de livres concernant le travail ou


l'organisation qui ne se réfèrent aux travaux de Taylor. Pour une raison
assez simple : Taylor a été le premier à poser un problème qui n'a fma­
lement jamais été durablement résolu, celui de la construction d'une orga-
142 Le mouvement et la forme

nisation parfaitement rationnelle. Son travail représente l'idéal organisa­


teur, le but vers lequel il faut tendre en matière de procédures, de
programmes, de modalités de coordination, pour réduire l'incertitude des
processus de production, que celle-ci soit d'origine technique ou humaine.
La lecture habituellement faite des travaux de Taylor consiste à iden­
tifier les structures caractérisant l'organisation de type taylorienne, celle
de l'émiettement des tâches et de la division du travail, la « grande dicho­
tomie », selon la formule de Friedmann, entre la conception et l'exécution
du travail. Elle consiste également à identifier les méfaits, du point de vue
humain, de ce type de fonctionnement. Mais elle laisse trop de côté une
partie de l'œuvre de Taylor, celle qui concerne les techniques de l'activité
organisatrice.
Pour bien comprendre si les entreprises contemporaines sont tou­
jours organisées selon la logique taylorienne, question qui fait l'objet d'un
débat constant entre les spécialistes de l'analyse économique et sociolo­
gique des entreprises, il faut donc revenir sur l'œuvre de Taylor
(1912/1 957). Trois dimensions peuvent en être isolées : les principes
généraux de l'organisation, les techniques d'organisation (celles de
l'activité organisatrice) et des formes de division du travail.

a) Les principes d'organisation.


Le premier principe est d'ordre économique. Selon Taylor, la « pros­
périté maximum » pour les employeurs et les salariés est un objectif cen­
tral, qui repose sur un effort considérable en matière de productivité :
la plus grande prospérité ne peut exister que comme la conséquence de la
plus grande productivité possible des hommes et des machines de
l'entreprise (p. 5).

L'auteur considère que c'est en effet parce qu'ils considèrent les béné­
fices de l'entreprise comme inégalitairement répartis, que les salariés
« flânent », c'est-à-dire :
travaillent lentement d'une façon délibérée, afin de s'épargner d'accomplir
une journée de travail normale (p. 7).

Le second principe consiste à réduire la place des hommes dans le


processus de production :
Dans le passé, l'homme était l'atout maître ; dans le futur, le système sera cet
atout (p. 30).

C'est en effet, selon Taylor, le facteur humain qui rend l'organisation


faiblement productive et coûteuse. Il constate par exemple, que dans une
Organisation et activité organisatrice 1 43

entreprise comptant un millier de salariés il existe plus d'une vingtaine de


catégories de métiers et au moins une cinquantaine de façons différentes
de réaliser une même tâche. Par ailleurs, il n'existe ni apprentissage autre
que sur le tas, ni analyse du travail. De manière logique, la direction
cherche donc à faire en sorte que les ouvriers développent des initiatives.
Mais aucun employeur ne peut espérer obtenir ce type de comportement
sans donner en contrepartie des « stimulants » financiers, généralement
des salaires supérieurs à la moyenne du marché du travail ou des promo­
tions. Le coût excessif du travail est donc directement lié à la mauvaise
organisation.

b) Les techniques de l'activité organisatrice.


La mise en œuvre de ces principes repose sur l'élaboration de tech­
niques de gestion O'activité organisatrice) gouvernées par l'idée de
science, de rationalité organisationnelle, contenue dans la phrase de Tay­
lor : « The right man in the right place. » Il s'agit de sélectionner et
d'instruire les ouvriers « de façon à les amener à leur plein développe­
ment ». Il s'agit également de s 'assurer de leur « collaboration cordiale »
de façon à avoir la certitude que le travail s'exécute conformément aux
principes, mais également pour disposer de leurs savoirs.
L'exemple du travail de pelletage dans les aciéries de Bethlehem
montre tout l'intérêt, au moins intellectuel, des techniques de cette acti­
vité organisatrice.
- La première est de l'analyse du travail. L'organisateur choisit trois
ou quatre bons pelleteurs, dont il observe le travail en faisant varier le
poids des pelletées. Ces observations permettent de constater que les
ouvriers disposent de pelles personnelles (ils choisissent toujours les
mêmes dans l'appentis) et que le poids de leurs pelJetées varie de deux à
dix.-neuf kilogrammes, en fonction de la densité de la matière.
- La deuxième technique est celle de la redéfinition des gestes du
travail. L'organisateur définit et préconise des mouvements non fatigants
pour lever et rejeter le minerai. En raccourcissant la pelJe utilisée par les
ouvriers, l'organisateur constate que chacun de leurs mouvements
déplace une quantité moindre de minerai, mais, chaque mouvement étant
plus fréquent, la quantité moyenne quotidienne de minerai déplacé aug­
mente de 20 %. Par ailleurs, la taille ainsi que la forme des pelles optima­
les doivent varier en fonction de la nature du minerai.
- La troisième technique est la recomposition scientifique du tra­
vail. L'organisateur programme précisément le travail à réaliser quoti­
diennement et en définit les modalités de coordination. En l'occurrence,
1 44 Le mouvement et la forme

des indications sont fournies, chaque matin, à chacun des six cents pelle­
teurs. Elles concernent, la localisation de la tâche, le type de pelle à
prendre, les résultats obtenus par chacun la veille.
- La quatrième technique est la politique salariale : les salaires sont
individualisés, de manière « équitable » en fonction des résultats obtenus
par chacun.
- Une cinquième technique s'est associée au taylorisme dès le début
des années vingt, celle du convoyeur à bande qui permet le travail à la
chaîne. Il assure le déplacement des pièces, selon une cadence qui
s'impose aux opérateurs, ces derniers restant en position fixe sur la
chaîne de production. Cette technique est célèbre parce qu'elle matéria­
lise pleinement l'idéal de l'organisation scientifique du travail, celui de la
« fluidité », consistant à transformer tout processus de production en un
process, une circulation de matière et de gestes parfaitement réglés dans
leur déroulement. L'organisation de ce type est dite fordienne Qes pre­
mières réalisations de ce type sont l'œuvre de H. Ford), elle correspond
très concrètement à l'aboutissement des principes tayloriens.

c) La forme de l'organisation.
L'association des techniques et des principes tayloriens amène à créer
une forme, une structure caractéristique de l'organisation scientifique du
travail. Elle se définit selon les cinq dimensions suivantes :
chaque poste de travail est spécialisé et individualisé, c'est-à-dire qu'il
réalise une activité parcellaire, répétée selon des cycles très courts,
représentant un élément étroit de la réalisation de la tâche globale ;
la cadence de travail est élevée, puisqu'elle représente la source de
productivité ; elle s'inscrit dans une logique d'économies d'échelJe ;
les activités de maintenance, comme celles de la coordination des
tâches, sont elles-mêmes spécialisées ; dans les services d'entretien
pour les premières, dans les bureaux des méthodes pour les secondes ;
les flux d'information sont verticaux et descendants ;
le contrôle du travail est effectué en amont (au moment de la défini­
tion des procédures et cadences) et durant la réalisation du travail
(contrôle des comportements tenus sur la chaîne).

Ce que l'on nomme habituellement le taylorisme correspond donc à


trois dimensions interdépendantes : des principes, des techniques et une
forme de la division du travail. Mais, au risque d'être redondant, cette
forme n'inclut aucunement la totalité du taylorisme : elle n'en est que
l'une des trois dimensions.
Organisation et activité organisatrice 1 45

4 1 QUE RESTE-T-IL DU TAYLORISME ?

Les récents changements dans les activités industrielles et de services


ont amené certains observateurs à présenter des modes d'organisation
« post-tayloriens ». L'idée généralement défendue dans cette perspective
consiste à mettre en évidence que les formes de l'organisation, la struc­
ture, changent de nature. Mais ces approches disent peu de choses de
l'évolution des principes et des techniques de l'activité organisatrice, qui
demeurent largement fidèles à la pensée de Taylor.
Par exemple, Coriat (1991) présente l'entreprise automobile Toyota
comme l'image inversée de la logique organisationnelle traditionnelle­
ment développée aux usines Ford. À l'évidence la logique industrielle ne
répond plus aux mêmes types de contraintes qu'autrefois. Dans le cas de
Ford Ousqu'au début des années quatre-vingt), il s'agit de réduire les
coûts en produisant des quantités croissantes d'automobiles, avec une
faible variété des modèles proposés au consommateur, de manière à réa­
liser des économies d'échelle (fondées sur la quantité de production).
Dans le cas de Toyota il s'agit au contraire de produire à bon compte
des séries courtes intégrant régulièrement des modifications. Ce disposi­
tif permet de réaliser des « économies d'envergure » (fondées sur la
variété de la production et la flexibilité des machines). L'autre élément
constitutif de ce modèle tient à la volonté de réduire très strictement les
surplus (équipements, stocks et effectifs). L'ensemble permet ainsi
d'assurer la « minceur » alors que l'entreprise fordienne traditionnelle
disposait d'usines « grasses », supposant un élargissement permanent du
marché.
Qu'en est-il des principes de l'organisation ? L'idée de la nécessaire
prospérité de l'entreprise, permettant un partage de bénéfices élargi,
demeure. Piotet (1 993) montre ainsi que c'est au nom de cette prospérité
que l'entreprise justifie sa politique d'automatisation, de reconversion, de
réduction des effectifs, de flexibilité sensiblement accrue des horaires de
travail et de l'organisation.
C'est sur la deuxième dimension des principes élaborés par Taylor
que la transformation est notable. Les initiatives des opérateurs sont
dorénavant largement sollicitées pour parvenir à assurer la flexibilité du
processus de production. Mais elles demeurent circonscrites à des acti­
vités bien précises. Généralement les opérateurs corrigent localement et
1 46 Le mouvement et la forme

ponctuellement les insuffisances du dispositif technique et organisa­


tionnel. Mais les opérateurs ne conçoivent pas le dispositif, pas plus qu'ils
ne l'aménagent durablement.
Les changements mis en évidence par Coriat concernent surtout les
structures de travail, les formes. La spécialisation est ainsi de moindre
importance, les ouvriers travaillant antérieurement sur une seule ligne de
production ; ils sont « déspécialisés » et affectés simultanément à plu­
sieurs lignes, de manière polyvalente. De même, si l'on considère l'Orga­
nisation scientifique du travail comme un moyen de réduire la « flânerie »
des opérateurs par le contrôle et la spécialisation, cette organisation est
fondamentalement anti-taylorienne : les tâches de diagnostic, de mainte­
nance et de dépannage sont intégrées dans l'activité d'ensemble des opé­
rateurs. Le contrôle qualité lui-même est effectué au sein des postes de
fabrication. L'information n'est plus verticale et descendante : le principe
central du modèle japonais repose en effet sur l'idée de panoptique ; les
informations concernant le fonctionnement des lignes de montage sont
affichées sur des panneaux consultables en permanence par l'ensemble
des opérateurs.
Sur le plan de l'activité organisatrice, le changement est bien plus
limité. La seule transformation sensible concerne la définition des gestes
et des outils, ainsi que la recomposition du travail dorénavant conçu de
manière moins parcellaire. Coriat montre clairement qu'une nouvelle
conception du temps de travail articule le fonctionnement de l'ensemble
des ateliers. Dorénavant, le temps de travail n'est plus « alJoué » à un opé­
rateur mais « partagé » entre plusieurs d'entre eux. Ainsi, l'affectation des
tâches devient variable et modulable, en fonction de la quantité et de la
nature du travail à fournir. De même, l'opérateur peut passer d'un îlot de
tâches à un autre sans difficulté, car les tâches sont initialement conçues
comme pouvant être partagées. Enfin, les modalités de réalisation de la
tâche, ainsi que les standards de production sont eux mêmes modulables.
Mais l'analyse de l'auteur ne dit rien des autres techniques de l'activité
organisatrice. De nombreuses observations (on peut par exemple se
reporter aux deux numéros que la revue Sociologie du travail a consacré aux
« nouveaux modèles productifs », en 1 993, n° 1 , et en 1 995, n° 3) permet­
tent pourtant d'affirmer que sur les autres plans, les modifications
s'avèrent rares, et ceci quel que soit le degré de « pureté » du modèle post­
taylorien évoqué. Les auteurs mettent par exemple en évidence que ce
sont toujours des experts qui définissent pour les exécutants le one best
wqy. De même, l'idéal de fluidité demeure un élément central. Les direc­
tions de l'organisation (les bureaux des méthodes sont plus souvent nom-
Organisation et activité organisatrice 1 47

més ainsi aujourd'hui) continuent donc à réaliser leur activité selon les
mêmes techniques que celles que Taylor avait élaborées.
Par exemple, lors de l'informatisation de la gestion des stocks d'une
petite entreprise industrielle, les organisateurs analysent le travail en situa­
tion manuelle ; ils redéfinissent ensuite de manière logiquement optimale
les gestes et procédures à utiliser en système informatisé. Ce travail dé­
bouche sur la définition de procédures de relations plus rationnelles entre
les différents services. Les niveaux de classification sont revus pour adap­
ter les salaires aux nouvelles compétences. Et surtout, l'ensemble est bien
conçu dans une perspective de fluidité industrielle (éviter les ruptures du
processus de production et de commercialisation) qui correspond bien à
l'idée développée autrefois lors de la mise en œuvre du convoyeur à bande.
Résumons-nous. Le passage des économies d'échelle aux économies
d'envergure se traduit, dans le secteur industriel, par un appel à l'initiative
(bien circonscrite) des opérateurs, par une conception du travail fondée
sur une moindre spécialisation des tâches, et surtout par une forme
d'organisation moins parcellaire et plus participative. Pour le reste, les
perspectives élaborées par Taylor demeurent : principe de prospérité par­
tagée, techniques d'activité organisatrice réalisées par des experts.
L'activité organisatrice est assez insensible aux changements d'envi­
ronnement économique, de nature des produits réalisés et de techniques
utilisées. Cette stabilité dans le changement s'explique assez simplement.
La forme d'une organisation varie en fonction des contraintes de son
environnement. Mais l'activité organisatrice représente un ensemble de
techniques dont l'usage varie peu, son utilité consistant toujours à définir
des modalités de fonctionnement conçues à l'avance, par des experts,
comme optimales.
Cette transformation partielle des pratiques organisationnelles, ne
vaut pas que pour le secteur industriel. Elle concerne tout autant le sec­
teur tertiaire, les entreprises publiques ou privées. Dans toutes ces situa­
tions coexistent une transformation des formes de l'organisation et un
large maintien des techniques de l'activité organisatrice.
La modernisation des entreprises publiques, thème sur lequel la plu­
part des laboratoires de recherche en sociologie ont été mobilisés ces der­
nières années, fait ainsi apparaître des phénomènes comparables à la mise
œuvre du « modèle japonais ».
L'ouverture à la concurrence ainsi que les obligations nouvelles en
matière d'efficience amènent les entreprises publiques à prendre des
mesures remettant largement en question un certain nombre de disposi­
tions antérieures. On l'a vu dans le chapitre 4.
148 Le mouvement et la forme

Dans cette perspective, l'utilisation du premier principe de Taylor, la


« prospérité maximum pour tous » appuie largement la politique de
modernisation, en présentant les choix en matière d'organisation comme
salutaires pour l'ensemble des acteurs de l'entreprise. C'est ainsi, est-il
expliqué, que grâce à la modernisation seront maintenus les emplois, pré­
servés les statuts du personnel et même l'existence de l'entreprise, désor­
mais soumise à une concurrence sans merci. En s'inscrivant dans la
logique de marché, et en redéfinissant les règles de travail, l'entre­
prise assure bien la « prospérité maximum pour tous », compte tenu des
contraintes de concurrence qui s'imposent à elle.
Qu'en est-il du deuxième principe d'organisation, celui de la « place
des hommes » dans le processus de production ? De ce point de vue la
politique des entreprises est très précisément ambivalente : elle appelJe à
l'initiative en stimulant économiquement les opérateurs pour qu'ils
s'engagent dans cette perspective ; mais elle retrouve précisément la
logique taylorienne en laissant aux hommes une place dont le périmètre
est bien circonscrit et contrôlé.
Le retour au principe « initiatives et stimulants » se caractérise d'abord
par une nouvelle conception du salaire et des classifications du personnel.
La conception du salaire repose, plus souvent implicitement qu'explicite­
ment, sur la théorie de « salaire d'efficience ». Cette perspective, théorisée
par les économistes nord-américains, en particulier Leibenstein (1966,
1 969), met en évidence le caractère central du facteur humain, et la néces­
sité pour l'entreprise de le « payer » à un niveau élevé. L'auteur constate
d'abord qu'à ressources et à situations comparables (en main-d'œuvre et
en technologie), les résultats des entreprises varient largement sur le plan
de la productivité et de la qualité. Les firmes ne peuvent en effet acheter
un comportement standard et prévisible en matière de réalisation d'un
travail complexe. Les variations observées sont donc dues à la capacité
dont l'entreprise dispose pour tirer le meilleur parti de ses ressources
humaines. Ce facteur, nommé « X », doit donc être associé aux deux
autres facteurs identifiés par la théorie économique standard, le travail et
le capital, pour expliquer l'efficience. Les entreprises ne sont donc pas
naturellement en « situation optimale » ; c'est la gestion des salaires, par
l'incitation économique, qui permet de réaliser une organisation assurant
l'efficience.
En effet, dans la mesure ou le travail qualifié n'est ni programmable
ni toujours aisément contrôlable, le contrat liant le salarié à l'employeur
ne peut prévoir les tâches qui doivent être accomplies. Le problème est
alors de disposer d'une main-d'œuvre de qualité, apte à intervenir effica-
Organisation et activité organisatrice 1 49

cernent dans des situations de travail où les modes opératoires sont flous,
inexistants ou même contradictoires. Le salaire ne récompense donc plus
le travail réalisé mais l'engagement, la « loyauté » des salariés à l'égard du
processus de production. Ce salaire est donc plus élevé que ce que repré­
sente la valeur du travail fourni.
La transformation des grilles de classification et de rémunération des
entreprises publiques rentre bien dans cette perspective théorique. Il
faut par exemple motiver financièrement les salariés qui interviennent
dans les techniques de gestion nouvelles (contrôle de gestion, finance,
gestion des ressources humaines). Il faut surtout stimuler financièrement
ceux qui se trouvent dans le secteur commercial et acceptent de s'investir
dans cette nouvelle logique. Il faut donc contrecarrer l'égalité mécanique
dans le versement des salaires, qui rémunère sans distinguer la variété
des efforts fournis, et la remplacer par l'équité. Le principe de rémunéra­
tion n'est donc plus étroitement taylorien ; il paye l'initiative et non le
statut.
Par contre, la mise en place de ces nouveaux dispositifs passe par une
activité organisatrice qui retrouve l'ensemble des techniques élaborées
par Taylor. Les activités de « pesage » des postes, de redéfinition des
« profùs » de carrière et d'évaluation des compétences, telles que décrites
dans le chapitre 4, en donnent une bonne idée.
Le poste de travail des opérateurs est analysé de manière extrême­
ment précise par des experts, en collaboration avec la personne qui tient
le poste. Cette analyse du travail est plus fine que celle que proposait Tay­
lor parce qu'elle intègre des aspects humains et relationnels comme élé­
ments constitutifs de la tenue du poste. Ça n'est plus seulement le travail
de pelletage et le rapport à la pelle de l'ouvrier Schmidt qui sont analysés,
c'est également la qualité du contact de Durand avec les clients ou sa
capacité à se mobiliser. Cette analyse est en même temps moins quantita­
tive que celle que proposait Taylor pour atteindre les objectifs, parce
qu'elle s'intéresse plus à la nature des tâches et à leur coordination qu'au
volume de production réalisé par chaque position de travail. Toujours
est-il que ces analyses sont lourdes : elles accumulent constamment des
indicateurs nouveaux pour parvenir à identifier « parfaitement » la nature
des différents postes de travail.
L'investissement réalisé dans cette perspective est considérable. Au
début des années quatre-vingt-dix, il a mobilisé généralement plusieurs
cabinets-conseil à plein temps pendant deux ou trois années, plusieurs
services internes d'une dizaine de personnes spécialisées dans ce type de
démarche.
1 50 Le mouvement et la forme

Tout cet investissement correspond bien à ce que Taylor proposait.


L'analyse du travail suppose de décomposer en tâches élémentaires les
différents actes mis en œuvre pour réaliser une tâche de manière à les
recomposer de manière « scientifique ». Dans la même perspective, la
participation des opérateurs est largement sollicitée pour définir les
tâches. En l'occurrence, les entreprises demandent généralement aux
salariés de décrire eux-mêmes leur poste de travail. Mais bien évidem­
ment cette description est « relue » par des experts en la matière, qui ont
le droit de corriger le résultat de l'analyse.
Les techniques de l'activité organisatrice sont finalement affinées par
rapport à celles de Taylor et ceci pour deux raisons. D'abord parce que
les techniques, ainsi que les critères utilisés pour analyser le travail sont
infiniment plus nombreux. Ils permettent de se rapprocher plus de la
« réalité du travail » en prenant par exemple en compte les dimensions
relationnelles du poste tenu ou les modalités de participation à une déci­
sion. Mais surtout ces critères s'intéressent autant à la personne qu'à la
nature du poste de travail qu'elles « tiennent ». L'idée de Taylor selon
laquelle il faut parvenir à mettre « the right man in the rightplace )) se trouve
ainsi renforcée.
C'est sur le plan de leur structure que les entreprises publiques se
dégagent le plus du taylorisme, mais de manière très profondément ambi­
guë. Les règles d'organisation du travail représentent une tension entre le
principe de contrôle d'une part, et le principe d'initiative d'autre part. J'en
donne ici deux exemples :
- Les postes de travail sont généralement moins spécialisés vertica­
lement. Le nombre de niveaux hiérarchiques diminue, les opérateurs se
trouvent amenés à prendre des responsabilités autrefois tenues par leurs
supérieurs. Mais, simultanément, la spécialisation horizontale se déve­
loppe : les opérateurs interviennent sur des tâches plus clairement défi­
nies du point de vue de la division du travail entre collègues (c'est par
exemple la répartition des commerciaux entre les marchés « entreprise »,
« professionnels » ou « grand public », déjà évoquée dans le cas de la
banque).
- L'amélioration de la productivité ne s'intègre pas dans le cadre
des économies d'échelle : elle n'est pas obtenue par une augmentation des
cadences de travail sur le même dispositif technique et pour réaliser des
produits identiques. Elle est obtenue par un développement de la capa­
cité collective à traiter des produits et services de nature variée en
s'appuyant sur la flexibilité de leur organisation ; elle s'intègre donc dans
la logique des économies d'envergure. La contrainte n'est plus celle des
Organisation et activité organisatrice 1 51

« cadences infernales », mais ça n'est pas pour autant qu'elle ne représente


pas une charge mentale souvent lourde.
Résumons-nous. Sur le plan de leurs principes d'organisation les
entreprises publiques ne sont qu'imparfaitement tayloriennes parce
qu'elles sollicitent et paient l'initiative. Sur le plan de leur activité organi­
satrice elles le sont parfaitement. Sur le plan des structures de travail elles
sont ambiguës.
L'analyse de l'évolution de deux univers fortement contrastés,
l'industrie automobile japonaise et les entreprises publiques françaises,
met en évidence que les structures de travail contemporaines n'obéissent
plus totalement à la logique taylorienne. Mais elles ne correspondent
pas pour autant à un nouveau modèle d'organisation. Les formes chan­
gent. Mais les principes et les techniques qui les fondent demeurent.
Autrement dit, l'organisation change, mais pas l'activité organisatrice.
Cette constatation amène à questionner l'idée même de « modèle
d'organisation ».

5 1 LA CONFUSION E TRE ORGANISATION


ET ACTIVITÉ ORGANISATRICE

L'idée généralement admise par les entreprises, et par ceux qui les
conseillent, est que le taylorisme est « dépassé ». Il correspondait,
explique-t-on, à une contrainte de production fondée sur la grande série,
dans un univers stable, non concurrentiel et utilisant des dispositifs tech­
niques rudimentaires. Ce mode d'organisation n'est plus adapté au fonc­
tionnement d'entreprises qui se caractérisent par des contraintes d'inno­
vation, par la diversification constante de leurs lignes de produits, par
l'instabilité de leurs marchés et par l'obsolescence de leurs technologies.
On s'accorde alors généralement à considérer qu'il faut changer de
« modèle d'organisation ». Celui-ci peut être par exemple japonais, matri­
ciel, réticulaire, professionnel ou divisionnel ou « adhocratique ». Ces
modèles ont un succès considérable : il existe, dans le monde du conseil
en management, un véritable marché de ces « produits ». Ce succès est dû
au fait que les modèles permettent de désigner les univers de travail
comme des touts cohérents (chacun des éléments est en relation logique
avec l'autre) et cohésifs (l'ensemble des éléments participant à l'homo­
généité de l'ensemble). Mais les modèles d'organisation ne sont bien
1 52 Le mouvement et la forme

évidemment que des représentations simplifiées et formalisées, celles des


éléments constitutifs d'une structure et de leurs interdépendances.
Le problème est que c'est surtout la relative incohérence et l'hété­
rogénéité qui caractérisent le fait organisationnel des entreprises contem­
poraines. Les deux situations qui ont été présentées dans ce chapitre ont
ainsi en commun de s'écarter sensiblement du modèle taylorien sur le
plan de leurs structures tout en demeurant fidèles au principe de « pros­
périté partagée » et surtout aux techniques « scientifiques » de l'activité
organisatrice. Les entreprises changent ainsi de forme sans changer de
méthodes.
On comprend bien, dans cette perspective, les analyses mettant en
évidence la survivance du taylorisme, ou l'émergence d'un « néo-taylo­
risme ». Linhart (1991 ), par exemple, constate que la réduction du facteur
humain dans le développement des process de production automatisés
demeure l'un des grands credo du management contemporain. Cette
fidélité aux principes d'hier n'est cependant pas « aveugle », explique
l'auteur. Elle sait aussi tirer parti de nouvelles qualifications, prendre en
compte les contraintes de flexibilité, mais sans pour autant abandonner la
logique taylorienne. Globalement l'organisation des entreprises contem­
poraines reste donc profondément marquée par la rationalisation taylo­
rienne. Le taylorisme survit ainsi à la modernisation des entreprises.
Mais le taylorisme est à la fois bien plus et bien moins qu'un modèle.
Le taylorisme est plus qu'un modèle parce que l'activité organisatrice
qu'il recèle est indépendante de toute structure de référence : organiser
scientifiquement (c'est-à-dire utiliser les techniques de l'activité organisa­
trice) est un acte commun. Il s'agit de définir des postes, des modalités de
coordination et de contrôle, en s'appuyant sur l'analyse du travail et la par­
ticipation des salariés. Ceci vaut pour n'importe quel modèle d'organi­
sation, on l'a vu. Ceci ne signifie pas que toute organisation est taylorienne,
mais plus simplement que les activités organisatrices ont pour finalité de
prévoir et d'optimiser les ressources disponibles à un moment donné, et
qu'elles élaborent pour ce faire un « programme rationnel ».
Mais le taylorisme est également bien moins qu'un modèle. Les
modèles d'organisation post-tayloriens dans leur ensemble, ou les deux
cas cités dans ce chapitre, montrent que les entreprises disposent souvent
de structures qui sont d'une forme différente de celles prônées par Tay­
lor. Et elles donnent souvent une place centrale au facteur humain, même
si c'est en l'encadrant. Les entreprises peuvent donc fort bien s'appuyer
sur une activité organisatrice fondée sur les principes de Taylor sans pour
autant correspondre au modèle.
Organisation et activité organisatrice 1 53

Ce que l'on nomme un modèle d'organisation ne correspond ainsi


jamais pleinement à la totalité cohérente des pratiques des entreprises en
matière de définition, de division et de coordination du travail. Il s'agit
bien plus de ce que Weber nomme « idéal type » à propos des formes
bureaucratiques qu'il observe au début du siècle : la représentation sim­
plifiée du fonctionnement d'une organisation, la simplification permet­
tant d'en faire ressortir les principales caractéristiques ainsi que ses articu­
lations majeures. Weber précise bien que l'idéal type ne correspond pas à
la réalité, qu'il est essentiellement un moyen d'analyse, reposant sur la
comparaison entre le modèle « idéal » (parfait du point de vue de sa
logique interne) et les pratiques réellement mises en œuvre.
Il existe ainsi toujours un écart entre ces formes idéales et les pratiques
réelles. L'ambiguïté et surtout la tension, à l'intérieur des structures,
deviennent alors un phénomène central. Il faut alors observer les organi­
sations un peu comme un couple qui se déchire : ce n'est pas l'état formel
de leur relation qui importe (mariés ou divorcés) mais son déchirement,
qui représente une norme de relation, et une situation, en tant que telle.
Organiser signifie ainsi toujours, et nécessairement, rationaliser :
même les entreprises autogérées ou les groupes semi-autonomes de pro­
duction mis en œuvre dans le cadre de la démocratie industrielle scandi­
nave représentent une activité de rationalisation : ils mettent en œuvre
une activité organisatrice et stabilisent des formes de division du travail.
Mais ces formes ne sont ni toujours ni nécessairement tayloriennes. À
l'intérieur d'un même type de structure et sur un même indicateur se
repèrent donc constamment des pratiques et des formes de nature hété­
rogène. C'est le fait majeur, du point de vue de l'analyse des « organisa­
tions », des firmes contemporaines.

Cette analyse met en évidence la simultanéité de deux dynamiques.


Celle de l'augmentation des incertitudes et donc de l'impossibilité de dis­
poser de formes organisationnelles simplement et durablement rationali­
sées d'une part. Celle de l'hypertrophie de l'activité organisatrice menée
par les entreprises pour tendre vers plus de stabilité d'autre part.
Des pratiques, principes et structures tayloriens, il demeure bien des
éléments dans les entreprises caractérisées par le mouvement. Tout sim­
plement parce que le taylorisme consiste à rationaliser le travail, et que
cette activité vaut pour n'importe quel autre type d'organisation. On ima­
gine mal une entreprise qui n'aurait pas le souci de programmer et de
coordonner ses activités.
1 54 Le mouvement et la forme

Mais l'organisation ne règle que très imparfaitement le travail : elle


n'est jamais à la fois homogène et efficace. Le mouvement se déroule
ainsi dans une tension permanente entre deux pôles : l'un représente la
nécessité de programmer, de coordonner, de planifier, l'autre celle de
traiter des incertitudes qui ne sont jamais parfaitement programmables,
qui sont porteuses d'éléments hétérogènes.
L'organisation n'est donc pas absente du mouvement. Mais bien plus
comme effort, comme activité et comme idéal qu'en tant que forme
durable et contraignante. Elle n'est donc jamais parfaitement adaptée aux
pratiques sociales. Elle ne les suit qu'avec difficulté et retard. C'est la
question que j'aborde maintenant.
Chapitre 7

L'autonomie relative des formes

L'innovation se heurte toujours à l'organisation, on l'a vu tout au long


des chapitres précédents. Mais l'organisation d'une entreprise n'est que
l'une de ses dimensions structurantes. La stabilité et la capacité de prévi­
sion d'une firme tient également à d'autres éléments, comme les cultures
professionnelles, l'état des relations sociales ou le rapport à l'envi­
ronnement. La rencontre entre l'organisation et l'innovation correspond
en fait à la rencontre entre des formes sociales établies et des forces de
transformation, quelles que soient la nature des unes et des autres.
Les formes représentent le résultat d'actions menées antérieurement,
elJes en sont la cristallisation. On peut par exemple maudire le fonction­
nement du service dans lequel on travaille, mais on a souvent participé à
sa construction.
Ce que montre constamment l'analyse du mouvement est ainsi une
sorte de rapport complexe et ambigu des hommes à leurs œuvres. Cette
rencontre est une tension permanente. Il s'agit d'un problème qui, au
moins dans le cadre des entreprises, n'est de fait jamais réglé : il n'existe
pas de règles ou de régulations assurant aisément le passage d'un état à un
autre, les règles de vie en commun disposant d'une logique relativement
indépendante de l'action. La prise de risque et la déviance représentent
alors les moyens réguliers, quotidiens, banals et ordinaires du mouvement.

1 1 FORJ.\ŒS ET FORCES

L'ordre social résiste à sa propre transformation parce que c'est son


existence même qui permet la vie sociale. Les règles qui définissent cet
1 56 Le mouvement et la forme

ordre représentent, à un moment donné, l'accord que les acteurs sont


parvenus à construire. Et même si cet accord est conçu comme illégitime,
il est toujours difficile d'en assurer la transformation.
Comment comprendre alors que ce que l'on crée nous résiste ? À
cette question, à partir du concept de « forme », Simmel fournit des
réponses d'une grande subtilité. La forme, selon l'auteur, est la réification
de l'esprit qui permet une conservation et une accumulation du travail de
la conscience. Ce sont par exemple, les mots, les œuvres, les institutions,
les organisations ou les traditions. Ce sont des « configurations cristalli­
sées » : elles sont créées par un être vivant mais prennent ensuite leur
autonomie, et fonctionnent selon une logique indépendante de celui qui
les a fondées :
C'est ainsi que la vie créatrice engendre constamment quelque chose qui
n'est plus la vie. Et pourtant la vie ne peut s'exprimer que par des formes qui
s'érigent en instances indépendantes et prennent cette signification (Simmel,
cité par Freund, 1 98 1 , p. 41).

Dans le monde du travail, ces formes, qui règlent les relations entre
les êtres, ne sont donc pas que des règles de gestion : elles correspondent
également aux dimensions culturelles des relations, à ce qui les stabilise.
Ces formes consistent à établir de manière durable, prévisible et connue
par tous des pratiques de travail, des relations de travail ou des modalités
de jugement sur l'activité. Elles s'opposent donc à l'action tendant à les
transformer. Elles sont bien construites par les hommes mais résistent à
leur action, comme si elles étaient devenues autonomes.
Cette idée renvoie à l'un des fondements des réflexions sociolo­
giques. On peut considérer que les règles, qu'elles soient juridiques,
morales ou coutumières, contraignent les acteurs, les sujets ou les indivi­
dus (suivant les perspectives problématiques retenues) à agir de telle ou
telle manière. Les règles, dans ce cadre, représentent la « contrainte
sociale ». Elles guident le comportement, canalisent les actions, les désirs,
ou même la perception de l'intérêt. On peut considérer, au contraire, que
les règles sociales représentent des constructions humaines, c'est-à-dire le
résultat d'actions collectives élaborant plus ou moins démocratiquement,
plus ou moins rationnellement et plus ou moins rapidement, les règles de
vie en commun. Dans les deux cas, il s'agit bien de formes, au sens ou
Simmel les définit. Elles peuvent autant être des modalités de gestion, des
cultures professionnelles, des modalités d'expression, des règlements
intérieurs, des organigrammes, des routines de travail, une conception de
la performance, du bien, ou de la morale professionnelle.
L'autonomie relative des formes 157

Pour certains, les formes représentent donc le cadre contraignant des


actions et des relations. Elles sont analysées comme le moyen de contrô­
ler les activités humaines. Ces perspectives amènent à considérer les dis­
positifs techniques, réglementaires ou relationnels comme largement
imperméables à l'intention, à la force ou aux volontés des acteurs, à les
présenter parfois comme les véritables maîtres du jeu social. Le succès
actuel des réflexions utilisant les termes de dispositifs, de conventions,
d'artefact ou d' « acteurs non humain » en fournissent de nombreux
exemples. Pour d'autres, les formes représentent au contraire le résultat
des actions et des relations mises en œuvre. ElJes ne sont que l'émanation
de l'autonomie des acteurs : ils les créent et les transforment plus ou
moins librement, en fonction de leurs projets personnels, de leur intérêt
ou de leur propre conception du monde.
On a souvent du mal à sortir de cet antagonisme théorique, tant les
arguments amenés de part et d'autre représentent des situations effec­
tives, des situations représentant effectivement la trame sociale dans
laquelJe les acteurs se trouvent et qu'ils construisent.
Par exemple, les indicateurs de gestion contraignent bien l'activité des
opérateurs : fixer un objectif de production ou de vente à tel niveau, y
associer des objectifs de qualité et d'efficience, rapporter, à l'intérieur
d'un tableau de bord de gestion, ces résultats aux moyens utilisés, tout ce
système de règles pèse sur le comportement des opérateurs. Qu'ils soient
objectivants ou pas, qu'ils représentent la nature du travail effectivement
réalisé, les indicateurs pèsent dans la réalisation du travail parce qu'ils cor­
respondent à des formes d'évaluation. Mais ces mêmes indicateurs ne
reflètent jamais directement le « réel » : ils représentent une série de choix,
des préférences pour tel ou tel type de préoccupations gestionnaires, des
compromis sur les manières d'identifier et de définir les contraintes de
travail, les objectifs à atteindre, les projets à mener à bien. Ils sont donc
autant le résultat d'une construction sociale, que celui d'une contrainte.
Toute forme (règle, coutume, dispositif de gestion ou objet) peut ainsi
être analysée comme une contrainte, et même comme une routine qui
définit le cadre de travail des opérateurs. Mais elJe peut tout autant être
analysée comme le résultat d'une action, la force qui a construit cette
forme. L'organisation scientifique est ainsi une contrainte, mais également
une construction, de même que la conception du travail bien fait, les nor­
mes de relation entre colJègues, ou celJes du vendeur avec son client.
La question n'est donc pas tant de savoir si les formes corsètent
l'action ou si c'est plutôt l'inverse qui doit être observé. ElJe est de com­
prendre la manière dont les hommes parviennent à agir, dans un espace
1 58 Le mouvement et la forme

formalisé qu'ils ont contribué à construire, ou qui leur est imposé par
d'autres. Dans une perspective diachronique, celle de l'innovation, on est
amené à traiter ces deux dimensions comme constitutives du fait social :
la durée met en évidence que le social est une forme incluant la vie, puis­
qu'il en est l'émanation. Cette approche est la clé de la sociologie « for­
male » développée par Simmel.
Le « droit », en général, éclaire bien ce type de processus. Les exigen­
ces de la vie en société supposent l'existence de règles de droit, et ces der­
nières sont produites dans cette perspective. Mais une fois créées, les
règles de droit se détachent de leur fmalité initiale pour administrer leur
propre logique, indépendamment de la vie qui les a fait naître. Le magis­
trat ne juge pas en fonction de la légitimité d'une action, de son caractère
moral ou immoral, de ce qu'elle représente du point de vue de la capacité
à vivre ensemble. Il juge en fonction de l'état du droit constitué. La juris­
prudence intervient pour modifier cet ordre, mais jamais de manière syn­
chronique par rapport à l'évolution des pratiques sociales. De même, le
droit du travail ou de la fiscalité des entreprises est géré selon des procé­
dures juridiques, pas selon la volonté du mouvement qui l'a constitué.
L'interdépendance de ces deux dimensions Qa forme d'une part et
l'action d'autre part) s'accompagne donc également de leur opposition
fondamentale : les créateurs d'une loi dépendent de leur création, puisque
celle-ci s'autonomise. Ceci vaut, explique Simmel, pour les règles sociales
en général, qu'elles concernent les coutumes, les mœurs, les échanges
économiques, l'art ou les manifestations de l'émotion.
Nos préoccupations quelque peu triviales, inscrites dans cette pers­
pective diachronique, mettent en évidence les mêmes phénomènes. Le
système informatique de la banque est bien le résultat d'un processus
social qui a permis de définir progressivement, en passant par des interro­
gations, des conflits, des passions, des expériences et des réflexions sur
ces expériences, l'état du système. Les configurations techniques retenues
à un moment donné sont à l'évidence une émanation de la « vie », des
rapports sociaux. Elles représentent le résultat de ces rencontres, elles en
sont la création. Mais cette forme, celle du système informatique à un
moment donné, « cristallise » les rapports sociaux et devient donc égale­
ment l'inverse de la vie. L'état du système technique contraint l'action des
utilisateurs et des concepteurs de l'informatique en fonction de critères
propres à l'organisation de la forme élaborée à un moment donné : la ges­
tion du système informatique de l'entreprise obéit à des règles (de compa­
tibilité, d'investissement, de maintenance ou de formation) qui sont dic­
tées par l'état du système technique, tel qu'il est cristallisé.
L'autonomie relative des formes 1 59

Ces formes ne res1stent cependant pas à l'action uniquement par


inertie. Elles sont également une « satisfaction », celle de pouvoir apparte­
nir à un univers dans lequel les comportements se trouvent réglés indé­
pendamment des « intérêts spéciaux >> qui les ont fondés, de l'engagement
et de l'action qu'ils supposent. Les hommes sont positivement sensibles à
la cristallisation de leur propre action, parce que c'est celle-ci qui assure
l'existence du lien social. Cette satisfaction apporte donc aux formes leur
légitimité et leur vie propre. Les formes représentent ainsi
une fonction libérée de tout enracinement dans un contenu, car elles se
développent pour elles-mêmes et pour .l'attrait qui en rayonne grâce à cette
libération ; c'est ainsi qu'apparaît la sociabilité (19 1 7/1981, p. 124).

Une fois disparues les « motivations concrètes de l'unification »


(celles qui sont directement rattachées aux forces de la vie), les êtres
accentuent donc le caractère de pure forme qui permet la réciprocité des
relations. L'exemple du « pacte » des entreprises publiques (présenté dans
le chapitre précédent) est très illustratif de cette situation. La routinisation
des activités et des rôles, la rigidité du statut du personnel comme la ritua­
lisation des relations sociales a permis ce type de satisfaction. Depuis la
fin des conflits fondateurs, ayant eu pour effet de définir une identité juri­
dique à l'entreprise, et le mode de vie professionnelle qui s'y est associé,
les règles de gestion de l'entreprise existent surtout « pour elles-mêmes ».
Le contrat de travail lie ainsi de manière relativement solide le salarié et
l'employeur, qui doivent donc trouver le moyen de « vivre ensemble », et
pas seulement de faire affaire à propos d'un objectif qui les associe
momentanément. Cette obligation se traduit par un immense effet de
socialisation : les partenaires, devant se projeter dans le long terme, élabo­
rent des relations qui favorisent la réalisation de projets indépendants de
la rémunération. Il s'agit, par exemple, du « retour » au pays d'origine, de
la possibilité d'être assuré d'une carrière se déroulant sur le registre de
l'ancienneté, d'une sécurité de l'emploi quasi indépendante des résultats
de la personne. Dans tous les cas, ces projets associent les acteurs dans la
durée et les amènent donc à favoriser l'élaboration de relations prévisi­
bles, normées, « formées ».
De ce point de vue, le contrat de travail devient bien un instrument
de la socialisation : il amène les contractants à échapper à une relation
directement, ponctuellement et uniquement économique.
Plus encore, cette routinisation, explique Simmel, est également un
plaisir. Ce plaisir représente, toujours dans le cas de l'entreprise publique,
celui de connaître l'ordre des choses, la place de chacun par rapport à la
1 60 Le mouvement et la forme

sienne. La régularité des procédures de travail permet ainsi d'échapper à


l'incertitude d'interactions non codifiées, ou de situations de travail à
caractère aléatoire, représentant un risque. Le plaisir est tiré de la répéti­
tion, de la reconnaissance des places accordées aux hommes et à leurs
dispositifs de travail.
La relative autonomie des formes par rapport à l'action n'est donc pas
une sorte d'immense effet pervers. Elle représente également le moyen
de vivre ensemble. Si cette cristallisation est relativement durable et légi­
time c'est bien parce qu'elle permet la « vie en commun )), la socialisation
des actions des uns et des autres. Seule, la stabilisation du système infor­
matique permet aux utilisateurs d'en faire un outil de travail, aux concep­
teurs d'en assurer la relative cohérence, d'en faire finalement un moyen
de communication des informations.
C'est donc la relative autonomie des formes qui permet la socialisa­
tion. Simmel montre bien que l'amour, la piété, le travail, la technique ou
l'art se construisent dans des dispositifs moraux, réglementaires, coutu­
miers ou esthétiques permettant aux individus de mener les « actions réci­
proques )) assurant la possibilité de vie en commun. Il existe ainsi une
conformation des individus à des règles devenues indépendantes de leur
action. Mais du même coup, ces formes empêchent ou tout au moins
ralentissent considérablement l'élaboration d'autres formes :
Bien que par conséquent le comportement conforme au droit s'enracine
dans la vie sociale, le droit n'a pourtant plus de « fin », parce que désormais il
cesse d'être un moyen, du fait qu'il se détermine de façon autonome, et non
plus comme légitimation d'une instance supérieure telle que la matière vitale
à façonner (id., p. 1 23).

Il existe donc un « jeu », une « rotation » entre les forces de la vie gui
produisent des formes, et ces formes qui dans un deuxième temps
contraignent les forces de la vie. La socialisation se réalise de cette
manière. Elle représente une série de formes à travers lesquelles les
hommes ont choisi d'unifier leurs intérêts, mais elle représente égale­
ment, à l'usage, une soustraction des forces de la vie au bénéfice du res­
pect des formes.
Pour retrouver leur autonomie, ces forces sont donc amenées à se
détacher des formes qui les associent, les socialisent. Mais ce détachement
ne s'opère pas aisément : il suppose que les acteurs parviennent à élaborer
collectivement de nouvelles formes, se substituant aux précédentes. Cette
élaboration est une action difficile : elles suppose en effet que les acteurs
parviennent à imaginer tirer plus de « plaisir » ou d'avantages d'une
L'autonomie relative des formes 1 61

nouvelle situation que du « plaisir » et des avantages qu'ils tirent des for­
mes élaborées à un moment donné. C'est très précisément le problème
rencontré par les agents des entreprises publiques : ils ne parviennent pas à
croire aux bénéfices de la transformation qui leur est proposée.
La sociologie de Simmel représente, de tous ces points de vue, une
dimension théorique indispensable pour penser l'innovation : ce sont
bien les hommes qui la construisent, mais son usage, en se cristallisant
(en s'institutionnalisant) leur échappe largement. De même, l'innovation
détruit les formes, elJe ne fait pas que les transformer. EIJe détruit les for­
mes anciennes parce que celles-ci ne sont pas que des règles, mais égale­
ment des formes de sociabilité, lesquelles résistent au retour des forces.
Dit autrement, l'exercice des forces représente un moment, une acti­
vité de construction du nouveau et de destruction des formes antérieures.
Alors que les formes représentent un état, celui d'une construction établie.

2 1 LA PRISE DE .RISQUE ET LA DÉVIANCE


COMME CRISE DE LA TEMPORALITÉ

L'innovation peut bien être légitime, efficace et nécessaire, elle se


heurte toujours aux cristallisations antérieures. Elle est jugée selon les cri­
tères établis : ceux des formes. Ces critères sont adaptés aux situations
connues, coutumières, « formées ». Ils sont donc toujours en retard par
rapport aux principes qui régissent une action innovatrice.
On comprend mieux, dans cette perspective, le caractère central de la
prise de risque et de la déviance dans les situations de mouvement.
L'innovateur, en transformant, par leur transgression réitérée, les modali­
tés de gestion, prend des risques, ceux de la sanction par l'ordre établi.
Pour agir, il doit anticiper sur la création de nouvelles formes. Mais les
anciennes continuent à assurer leur fonction. Il est donc contraint à la
déviance.

1) La prise de risque comme ressource

Le risque se définit généralement comme une situation dans laquelle


l'acteur ne dispose pas de suffisamment d'information pour connaître à
coup sûr le délai, l'intensité et les causes des « désagréments » que peut lui
1 62 Le mouvement et la forme

apporter son rapport au monde, aux autres. Par exemple, vivre dans une
ville polluée représente un risque pour la santé. Mais on ne connaît pas
bien les probabilités de contracter une maladie, la nature de cette maladie,
les raisons pour lesquelles elle touche telle ou telle personne. On peut y
échapper mais on n'en est pas sûr. Dans cette perspective, la sociologie
du monde du travail a mis en évidence des situations professionnelJes à
risque. Elles concernent des activités physiques (le peintre en bâtiment
travaillant sur un échafaudage), ou des activités intelJectuelles (le spécia­
liste du marketing définissant une campagne de publicité).
On comprend bien ce qui amène l'innovation à créer des situations à
risque : les opérateurs interviennent dans un environnement incertain,
selon des procédures incertaines et par rapport à un système de sanction
incertain. Le monde de la banque est devenu un univers plus risqué
qu'autrefois parce que les opérateurs sont amenés à mettre en œuvre des
procédures qu'ils élaborent localement, sans en avoir précisément le
droit, sans bien en maîtriser les effets du point de vue administratif. Et ils
ne connaissent jamais clairement à l'avance la façon dont leurs initiatives
vont être jugées par la hiérarchie, la manière dont elles vont être sanction­
nées : positivement ou négativement. Mais s'ils ne prennent pas ces initia­
tives ils courent le risque d'être jugés comme trop « administratifs », pas
suffisamment « entreprenants » de la part de ces mêmes hiérarchies. Les
situations d'innovation augmentent ainsi toujours le risque des situations
de travail.
Considérer l'innovation comme une source de risque n'est cependant
pas la meilleure façon d'en comprendre la construction. Pour y parvenir,
il faut introduire l'idée de « prise de risque ». Cette situation est, par
exemple, celle du joueur au casino, celle de l'épouse qui insulte violem­
ment son mari parce qu'il l'humilie, ou celle du fumeur. Les avantages
potentiels de la prise de risque sont ainsi de nature extrêmement variée.
Dans les exemples cités il s'agit de l'argent, de l'identité ou du plai­
sir. L'individu ne dispose pas de suffisamment d'informations pour
connaître à coup sûr le résultat de son action ainsi que la nature, le délai et
l'intensité des sanctions (positives ou négatives) qui définissent ce résul­
tat. Il prend ce risque pour tirer des « avantages >> qu'il ne pourrait obtenir
sans ce type d'action.
Dans le monde du travail, la prise de risque peut bien évidemment
correspondre aux mêmes registres : argent, identité, plaisir. Mais cette
perspective n'est pas directement intéressante pour comprendre le rap­
port entre prise de risque et transformation des organisations. L'analyse
de ce rapport montre, plus précisément, que la prise de risque représente
L'autonomie relative des formes 1 63

le meilleur moyen de se défaire des contraintes imposées par les structu­


res de travail Qes formes établies). Sans prendre de risques il est plus diffi­
cile de ne pas subir les contraintes.
Cette idée est un peu difficile à expliquer. Un exemple tout à fait hors
champ, permet d'en rendre compte. Il s'agit d'une situation cruelle, repré­
sentée dans le fùm de Michael Cimino, Vizyage au bout de l'enfer. Je simplifie
la scène pour n'en garder que les éléments qui nous intéressent ici.
Faits prisonniers par les Viêt-congs à l'occasion d'une opération mili­
taire, les soldats Nicki et Mike sont enfermés sous le plancher d'une mai­
son de bois érigée sur pilotis. Ils ont de l'eau jusqu'à hauteur du bassin. Ils
distinguent des bruits provenant de la maison : des Viêt-congs font mon­
ter des prisonniers et les frappent pour les forcer à jouer à la « roulette
russe >>.
À travers le plancher ils regardent une scène. Les Viêt-congs font
monter un prisonnier, le mettent face à un autre, à l'autre bout de la table.
Ils misent des sommes d'argent sur chacun des deux, puis leur font passer
le revolver, chargé d'une seule balle, jusqu'à ce que l'un des deux active
une chambre équipée de la balle, et en meure. Le gagnant, du côté des
gardiens, est celui qui a misé sur le survivant.
Le soldat qui refuse de participer est envoyé dans une fosse. Les pri­
sonniers y ont de l'eau jusqu'à la bouche. Des rats les mordent sous l'eau
ou à la surface. Une barrière, installée horizontalement à une vingtaine de
centimètres au dessus de l'eau les empêche de tenir leur tête droite. Nicki
« craque ». Mike lui montre la fosse, lui explique que les prisonniers qui y
vont sont certains de ne pas en réchapper, que survivre ne peut être que
provisoire dans ce « jeu ».
C'est à leur tour de monter. Mike explique à Nicki qu'ils ont un moyen
de s'en sortir. Il consiste à jouer avec plus de balles dans le barillet (trois),
de manière à pouvoir disposer de plusieurs balles pour les utiliser contre
les gardiens. Cette stratégie augmente bien sûr le risque d'avoir à activer
une chambre équipée d'une balle, et de se tuer. Mais elle est également la
seule permettant de disposer d'une arme chargée de plusieurs balles pour
la retourner contre les Viêt-congs (il y a bien sûr plusieurs gardiens).
Les Viêt-congs misent. Nicky hésite, « craque » de nouveau. Mike dit
aux gardiens qu'il veut trois balles. Les gardiens ne comprennent pas : ils
trouvent saugrenu et « drôle » d'augmenter la part de risque. Finalement,
ils acceptent. Mike tire un coup à blanc. Nicki tire également à blanc. Les
Viêt-congs donnent le pistolet à Mike (dans lequel il n'y a plus que des
balles). Il tire sur les gardiens pendant que Nicki s'empare du pistolet
d'un des gardiens et tire à son tour. Ils parviennent à s'échapper.
1 64 Le mouvement et la forme

Cette présentation permet de comprendre la manière dont la prise de


risque permet de réduire la force des contraintes : elle augmente simulta­
nément le potentiel de sanction (ici l'augmentation du nombre de balles
pouvant tuer les prisonniers) et le potentiel de se défaire de ces contrain­
tes pour celui qui prend les risques Q'augmentation du nombre de balles
permet plus facilement de tuer les gardiens). Cette présentation a le
mérite, comme le célèbre « dilemme du prisonnier », de bien caractériser
le calcul qui préside à l'action d'un individu.
Mais ce dilemme, comme la situation qui vient d'être décrite, est infi­
niment plus simple et plus clair que la plupart des situations sociales.
Dans la réalité plus banale, celle du monde du travail par exemple, les
situations sont généralement plus confuses : on n'a pas toujours envie de
tuer l'ennemi ; la sanction de la prise de risque n'est pas la mort ; il
n'existe jamais une seule solution pour se défaire d'une contrainte ; cha­
cun ne perçoit pas le risque de la même manière, etc. Goffman explique
très bien que la notion comme le sentiment et le calcul du risque n'ont
absolument rien d'objectif ou de commun pour les différents individus :
Il convient bien de distinguer l'utilité escomptée d'une pièce de monnaie de
l'utilité qu'il y a à la jouer ; en effet, on accorde régulièrement une valeur sub­
jective, positive ou négative, à l'excitation du jeu. ( ) Les raisons qui font
... .

estimer risqué ou hasardeux un jeu donné sont extrêmement variées : ce


peut être l'importance des mises, la force du désavantage ( ) Dans la plu­
... .

part des situations de l'existence, nous avons donc affaire à des probabilités
subjectives, qui entraînent au mieux une mesure globale très .lâche, celle de
l'utilité subjectivement visée (1974/1991, p. 1 29).

La prise de risque n'est donc pas une action parfaitement rationnelle,


et, plus encore, elle ne cherche pas systématiquement à l'être. Mais dans
les entreprises, comme ailleurs, il existe bien une relation étroite entre le
fait de prendre des risques et le fait de disposer d'autonomie pour
l'opérateur (de liberté pour le prisonnier).
Cette relation explique en bonne partie ce qui amène les acteurs de
l'innovation à réitérer ce type d'action, à réitérer leur activité de transgres­
sion des règles et des coutumes, des formes. Prenons pour exemples la
création d'un service hospitalier, celui d'un centre de réanimation destiné
aux enfants.
Initialement, à la fin des années soixante-dix, certains chirurgiens dis­
posent de lits qui leur sont affectés personnellement. Ces lits ne sont pas
« fléchés ». Ils sont, selon des procédures opaques, octroyés par l'admi­
nistration à des « patrons », sans discussion avec les tutelles locales, mais
avec peu de moyens matériels. Cette situation, financièrement avanta-
L'autonomie relative des formes 1 65

geuse, empêche ceux qui disposent de ces lits d'investir activement le


fonctionnement de l'hôpital. Ils ne disposent par exemple d'aucun équi­
pement technique lourd, ne peuvent développer une politique de
recherche active, et ont parfois du mal à recruter du personnel. Les lits
dont ils disposent sont ainsi « rechargés » régulièrement, en fonction de
leurs besoins personnels mais selon des modalités de travail à l'écart de
celles des autres services.
Parallèlement, un autre groupe, composé de pédiatres et de chirur­
giens, a le projet de créer un service de chirurgie et de réanimation spéci­
fiquement destiné aux enfants. Ce groupe exerce une vigoureuse pression
sur leurs collègues disposant de lits fléchés : ou bien accepter de les utili­
ser pour monter le service de chirurgie-réanimation, ou bien supporter
l'opposition d'une bonne partie du personnel médical et soignant, ainsi
que leur exclusion, de fait, des activités de recherche. Les détenteurs de
lits fléchés finissent donc par céder.
L'administration, de son côté, se cantonne dans une position de neu­
tralité bienveillante : elle est favorable à la réalisation du projet mais
refuse de consacrer des ressources économiques, logistiques ou en for­
mation de personnel pour sa réalisation.
Le groupe fondateur met alors en œuvre des ressources qui échap­
pent aux formes de gestion habituelles de l'hôpital. Par exemple, des
infirmières sont formées aux nouvelJes activités en dehors des heures de
service, sans aucune rémunération supplémentaire. Les réseaux de rela­
tion avec des collègues se trouvant dans d'autres services ou hôpitaux
fonctionnent à plein. Ils permettent d'intégrer au projet des personnes
qui en partagent le dessein. Dans les deux cas, les nouveaux recrutés
acceptent de s'écarter des formes de gestion traditionnelle de leur métier
et de leur carrière pour élaborer une activité correspondant mieux à leur
conception du travail. Le groupe fondateur développe par ailleurs des
relations d'alliance avec les chirurgiens d'autres services, en mettant en
évidence les possibilités nouvelJes offertes par la création de ce service en
matière d'implants, de nouvelles technologies, de chirurgie expérimen­
tale. Ils disposent ainsi d'un soutien dans les comités dont l'activité
consiste à définir la politique d'ensemble de l'hôpital.
Le problème le plus difficile à résoudre demeure cependant celui du
financement du service. Pour ce faire, le groupe fondateur s'adresse aux
industriels, institutions, parents et donateurs. Il participe activement au
montage d'un congrès mondial sur les thèmes traités par le service. Mais
surtout, il réalise à cette occasion un montage financier original. Des pan­
neaux publicitaires, dans le cadre du congrès, présentent les produits
1 66 Le mouvement et la forme

proposés par les industriels. Ces panneaux sont payants et permettent de


dégager un bénéfice à l'issue du congrès. Dans la même perspective, des
contacts sont pris avec les industriels pour les amener à participer à un
club de financement des activités du service. En en devenant membres,
ils peuvent mentionner leur participation à cette activité, et donc en reti­
rer des avantages en termes d' « image de marque ». En échange, ils
vendent leurs matériels au service au moins 50 % en dessous du prix du
marché.
Toute cette période se caractérise par un rapport extrêmement flou
aux règles de gestion, et même à celles de la profession médicale. Les pro­
cédures de financement supposent de savoir tordre le cou à certaines
contraintes de la comptabilité publique. Le recrutement des infirmières et
collègues se fait de manière largement informelle, et souvent selon le
registre de la politique du « fait accompli ».
Le projet se concrétise donc progressivement. Chemin faisant, sa
réussite excite la convoitise de « patrons » bien placés dans l'institution.
Ils font tout pour « prendre le coucou ». L'administration de son côté
n'est pas insensible à leur influence, d'autant plus qu'un retour aux règles
de gestion habituelles la satisferait pleinement. Mais devant le caractère
imprévisible du déroulement de l'affaire, elle laisse faire.
Au milieu des années quatre-vingt-dix, la politique de « modernisa­
tion » des hôpitaux entre en jeu et modifie considérablement la donne. Le
pouvoir administratif reprend en main une bonne partie des activités de
gestion antérieurement laissées aux médecins. L'informatique, la compta­
bilité analytique, les outils d'évaluation, les procédures de qualité repré­
sentent ainsi les moyens réitérés de rationalisation de l'activité du groupe
fondateur. Cette transformation des pratiques managériales amène finale­
ment à institutionnaliser les activités du service décrit.
Dorénavant, elles s'inscrivent dans le registre du couple « objec­
tifs/moyens » défini annuellement. Des objectifs sont définis conjointe­
ment par les médecins du service et par les administratifs de l'hôpital, et
cette définition oblige les praticiens à s'inscrire dans le registre des règles
et prévisions budgétaires. Les moyens alloués au service sont fonction de
ses besoins et des contraintes de gestion globales de l'établissement.
Parallèlement, une direction des ressources humaines est créée, et elle
interdit les recrutements de personnel fondés sur des « ententes locales
illicites ». De même, la gestion des coûts ne tient pas compte de l'origine
des financements. Qu'ils soient en totalité fournis par l'administration, ou
qu'ils proviennent de l'extérieur, qu'ils représentent une activité de sous­
traitance ou une activité réalisée à l'intérieur de l'hôpital, les coûts sont
L'autonomie relative des formes 1 67

soumis aux mêmes règles. Chaque intervention médicale ou chirurgicale


représente par ailleurs un coût moyen à partir duquel est effectuée la
comptabilité du service, et donc le coût de son fonctionnement. Enfin,
des audits concernant la mise en œuvre des consignes de qualité ainsi que
de larges campagnes d'information et de formation concernant ce thème
se développent. Elles participent tout autant à la mise en œuvre d'une
rationalisation de l'activité du groupe fondateur.
Celui-là, pour assurer la pérennité de son dessein, est donc amené à
« bricoler », « trafiquer », « discutailler », « mentir », « menacer » ou mener
la « politique du fait accompli » (ce sont les termes utilisés par les acteurs
eux-mêmes) pour continuer son œuvre :
On n'est jamais dans les clous, il faut tout le temps menacer et mentir si on
veut arriver à faire quelque chose de bien.
Même les collègues des autres services finissent par nous considérer
comme des autonomistes. Ils refusent d'accepter l'idée qu'il faut se battre
pour exercer notre profession ( ) Quand il y a un problème administratif on
...

se retrouve seuls, mis au ban, ils nous lâchent.

Cette position, tenue donc pendant plus de vingt ans, représente bien
une action innovatrice, telle qu'elle a été définie plus haut. Son exercice
repose sur trois types de prise de risque, qui représentent tous les trois
une transgression des formes.
- Dans le rapport aux collègues : d'abord les détenteurs de lits pri­
vés, puis les patrons qui « veulent prendre le coucou » ; puis une bonne
partie de collègues convertis aux règles de gestion actuelles. Dans tous les
cas, l'action ne peut être réalisée sans prendre le risque d'être exclu, non
pas de la profession, mais de la reconnaissance sociale locale, de la car­
rière, du milieu. Plus simplement, elle suppose de renoncer à exercer
tranquillement son activité, en « bonne compagnie ».
- Dans le rapport aux règles de gestion : « tordre le cou » aux procé­
dures de gestion des deniers publics, aux règles de recrutement ou aux
modalités de financement des projets de recherche et d'équipement n'est,
au moins subjectivement, jamais une affaire simple : la sanction adminis­
trative est potentiellement toujours utilisable.
- Dans le rapport à l'évaluation du travail : pour réaliser leur projet,
les innovateurs se soumettent directement aux lois de l'efficacité et de
l'efficience : ils se doivent, bien plus que les autres, d'atteindre leurs
objectifs, et à faible coût. Dans le cas inverse, leur responsabilité est
directement engagée. Dans les situations plus traditionnelles, les échecs
sont plus légitimement rapportés aux insuffisances chroniques du
système.
1 68 Le mouvement et la forme

Cette configuration vaut également dans la banque. Dans le service


de la Bourse, des opérateurs prennent des positions à risque jugées irres­
ponsables par le siège. Ils se mettent en effet en cheville avec les clients
pour demander un « accord préalable » à la place de l'accord préconisé
par le siège. L'accord préalable nécessite d'obtenir l'autorisation du client
avant de passer des ordres en Bourse. Il nécessite également l'élaboration
d'une stratégie financière spécifique au portefeuille. Il permet donc de se
référer aux souhaits du client. Il devient alors possible de court-circuiter
la politique du siège, qui tend au contraire à standardiser les décisions en
demandant aux clients de donner leur accord d'offic e. La méthode déve­
loppée par les opérateurs consiste donc à élargir le champ des incerti­
tudes. Cet élargissement leur permet de transgresser les règles de gestion
standard, celles de l'organisation, qui tendent au contraire à réduire
l'incertitude. Il représente finalement le moyen de personnaliser la rela­
tion entreprise/client et de mettre en lumière la légitimité des actions des
opérateurs ainsi que la valeur de leur professionnalisme.
Cette configuration vaut également dans les trois exemples cités à
propos du caractère « créateur » de l'innovation (cf. chap. 3). Les opéra­
teurs du « groupe fonctionnel » ne respectent pas les règles de gestion
définies par les opérateurs de l'informatique, du contrôle de gestion ou
des hiérarchies intermédiaires. Ils les transgressent pour parvenir à pou­
voir travailler autrement, et, de leur point de vue, mieux. Cette action de
transgression, comme celle des cadres de la banque est donc nécessaire
pour accéder à l'autonomie ou à la reconnaissance sociale. Mais elle
représente également dans les deux cas, une prise de risque : celle qui
consiste à augmenter le potentiel de sanction.
On ne peut ainsi sérieusement imaginer un processus d'innovation
sans la transgression, puis le renouvellement des formes qui encadrent le
déroulement de son action. Ce rapport entre les forces créatrices et les
formes de socialisation obéit à trois principes :

a) Il concerne autant les pratiques de gestion que la culture du milieu


de référence.
Dans le cas de l'hôpital, Je groupe fondateur se heurte parfois au
milieu médical, parfois aux pratiques de gestion. Dans le cas du « groupe
fonctionnel », il s'agit parfois de colJègues représentant la culture de la
routine, parfois de la direction. De manière générale, tous les exemples
cités mettent en évidence que ce qui s'oppose au déroulement d'un pro­
cessus d'innovation sont les « formes » ou l'activité de formalisation, bien
plus qu'une position d'acteur spécifique.
L'autonomie relative des formes 1 69

b) Un processus d'innovation ne passe pas par la négociation, laquelle


suppose l'existence d'une forme, celle de principes et de procédures.
La négociation repose sur l'existence de trois conditions : que les par­
tenaires s'entendent sur des règles du jeu (celle de la négociation) ; qu'ils
cherchent à obtenir un avantage qui est défini, de part et d'autre (que ce
soit la redistribution des bénéfic es, du temps de travail ou l'implantation
d'un dispositif technique) ; qu'ils aient conscience de leur interdépen­
dance. Ces conditions ne sont jamais toutes remplies dans les situations
analysées. Il n'existe généralement ni de scènes ni de règles du jeu pour ce
type d'échange. Il se fait « à l'occasion ». Il n'existe pas de « monnaie
d'échange » : on ne peut généralement pas « payer » la participation à un
processus d'innovation. Enfin, la plupart du temps, les acteurs de
l'innovation ne savent pas que leur activité s'inscrit dans une logique
d'institutionnalisation, laquelle pourrait être conçue comme une négocia­
tion informelle.

c) Le processus ne peut pas non plus être réduit à un conflit.


Celui-ci suppose que les acteurs s'opposent de manière manifeste,
utilisent le mieux possible leurs ressources dans ce cadre, et disposent
d'un système d'argumentation solidement constitué. Dans les situations
décrites, les registres de la relation entre formes et forces sont plus flous.
Il existe bien évidemment des moments conflictuels, mais l'ensemble du
processus représente tout autant une participation au fonctionnement
d'un service, à la transformation de sa rationalité. Cette participation est
de type « critique ».
Progressivement, ces actions sont institutionnalisées, réintégrées dans
les dispositifs réglementaires. Elles deviennent des formes. Mais pendant
toute la durée que suppose l'inscription de ces comportements dans le
tissu réglementaire, les acteurs se trouvent bel et bien dans une situation à
risque. Cette durée, si elle peut être conçue comme dérisoire du point de
vue du processus global de transformation des firmes, représente subjec­
tivement, pour ceux qui la vivent au quotidien, une situation difficile.

2) La déviance ordinaire

Dans cette même perspective, il faut revenir sur l'idée de déviance.


Elle n'est pas un phénomène marginal, périphérique au mouvement. Elle
en est au contraire à la fois le cœur et à la fois le lot quotidien. Elle repré­
sente, pour les acteurs qui la portent, comme pour les institutions qui
l'abritent, le principal vecteur du mouvement.
1 70 Le mouvement et la forme

Pour ces trois raisons, la déviance devient une situation ordinaire


dans le fonctionnement des firmes. On a vu, dans le cadre de l'analyse
des « processus créateurs », que l'action innovatrice ne peut se concevoir
indépendamment d'acteurs déviants, à double titre : ils transgressent les
règles ou coutumes ; ils ne reconnaissent pas les principes de justice que
les institutions, les formes, utilisent pour fonder leurs sanctions.
De même, les médecins qui transgressent les règles de gestion et les
règles des « patrons » établies sont déviants, du point de vue de ces der­
niers mais aussi de l'administration. Les membres du « groupe fonction­
nel » qui transgressent les règles des systèmes d'information et de l'ordre
hiérarchique sont également déviants. Mais, dans les deux cas, ces inno­
vateurs estiment que ceux qui conspuent leur comportement n'ont pas
les mêmes critères de jugement qu'eux-mêmes, qu'ils n'ont pas la même
conception du « bien ».
Présentée dans cette seule perspective, l'idée même de déviance
s'oppose cependant trop directement à celle de norme pour comprendre
la manière dont elle s'inscrit dans les pratiques quotidiennes, ordinaires.
Plusieurs dimensions du concept de déviance, telles qu'elles sont identi­
fiées par H. Becker (1963, op. cit.), permettent de comprendre que l'ins­
cription dans la déviance représente également un moyen de socialisa­
tion. Ces dimensions amènent à concevoir que la déviance ne se trouve
pas extérieure au monde de la norme mais juste à ses frontières. Et c'est
toujours par les frontières que se définissent les relations entre un sys­
tème et son environnement.

a) La déviance est une notion relative. Il existe des groupes dont les
normes sont différentes dans un même ensemble social.
Porter un tee-shirt dans les services de la direction est un acte de
déviance. Mais porter une cravate dans l'atelier en est un autre. De même,
les normes de fonctionnement professionnelles ne s'encombrent aucune­
ment de toutes les procédures définies par le règlement. Pour un employé
de la banque en matière d'octroi de crédit ou pour le conducteur d'un
robot en matière de maintenance, il existe toujours une part de l'activité
qui correspond à un comportement déviant. C'est celle qui consiste à
prendre des initiatives non prévues par les règles de gestion. Ce compor­
tement est, à leurs yeux, « normal », puisqu'il permet de travailler efficace­
ment et que les collègues proches s'inscrivent souvent dans cette norme.
Pour ces deux raisons, la hiérarchie ferme généralement les yeux sur ces
comportements qui participent directement au bon fonctionnement de
l'ensemble.
L'autonomie relative des formes 1 71

b) La sanction de la déviance varie en fonction du moment et du lieu


de l'action.
On ne décapite plus, par exemple, les « faiseuses d'anges »
aujourd'hui. De même, prendre une initiative supposant de court-circuiter
la hiérarchie n'a plus le même caractère scandaleux que dans un atelier
taylorien. La sanction varie également, dans un même temps, en fonction
des catégories sociales qu'elle vise. H. Becker indique par exemple que la
loi s'applique différemment en fonction de la personne à laquelJe elle est
appliquée (blancs/noirs ; jeunes des classes moyennes / jeunes des quar­
tiers misérables, etc.). La situation est rigoureusement la même dans une
entreprise, pour une raison très simple : plus un individu se trouve haut
placé dans la hiérarchie, plus il est de fait, autorisé à transgresser les
règles, puisque c'est lui qui en définit l'interprétation ou les crée.
Pour ces deux raisons, la déviance est une situation tout à fait relative,
et même, aux yeux des acteurs qui la mettent en œuvre, largement
confuse.

c) La déviance est une « carrière ».


Pour les fumeurs de marijuana que H. Becker observe, il existe ainsi
plusieurs phases : l'apprentissage de la technique ; l'apprentissage de la
perception des effets ; l'apprentissage du goût pour les effets. De même,
pour les acteurs qui vivent dans le tumulte des organisations, leur mouve­
ment permanent, il existe bien un apprentissage de la transgression des
règles qui obéit à une découverte progressive des « avantages » de la
déviance puis à la création d'une identité de ce type.

d) La déviance ne se définit pas précisément par des actions mais par


un jugement porté sur ces actions :
Vous pouvez commettre un inceste clanique et n'avoir à subir que des com­
mérages tant que personne ne porte une accusation publique ; mais si cette
accusation est portée, vous serez conduit à la mort (1 963/1985, p. 35).

De même, dans le monde des entreprises, les groupes innovateurs


sont généralement tenus à l'écart des sanctions que représente potentiel­
lement leur action. Pour cette raison, on ne peut que rarement les identi­
fier complètement comme « déviants ». Mais il n'empêche qu'ils se trou­
vent bien dans la situation de risque de celui qui a transgressé la loi et sait
qu'il peut donc faire l'objet de sanctions. Et il est bien évidemment plus
aisé de vivre sans ce risque.
Le rapport entre la déviance et les règles est donc flou. Il s'agit, dans
le cadre des entreprises, d'actions consistant à transgresser des règles,
1 72 Le mouvement et fa forme

mais par rapport auxquelles les sanctions sont pour le moins ambiguës.
Ces actions sont plus ou moins bien tolérées et les sanctions varient en
fonction du moment ou du type de status des personnes. La déviance
permet ainsi une socialisation « à part », celle du milieu auquel les opéra­
teurs appartiennent. La déviance n'est pas toujours perçue, et ne fait donc
pas toujours l'objet de sanctions.
Dans toutes ces perspectives, la déviance représente une contribution
active à l'élaboration de nouvelles formes. Mais cette contribution ne
peut se réaliser à l'intérieur des formes établies, parce que celles-ci
n'autorisent pas la « vie ». Elles n'autorisent pas leur propre transforma­
tion. Elles ne peuvent que la subir. Même si une entreprise conçoit parfai­
tement, expost, que la déviance a finalement été nécessaire à l'innovation,
elle ne peut sérieusement mener une politique de ce type, et pour deux
raisons. D'abord l'innovation ne se décrète pas. Ensuite les normes et
représentations du management sont généralement très étrangères à ce
type de perspective. Mais surtout, un ensemble social se définit d'abord
par des formes, des règles et des conventions qui permettent la vie
collective.
On retrouve ici l'idée de Merton (cf. chap. 1 ) selon laquelle l'inno­
,

vation consiste à mettre en œuvre des moyens illicites pour atteindre des
fins valorisées par la société. Dit autrement, l'innovation est le moyen que
l'efficacité se donne en dehors des moyens qui lui sont prescrits.
Les objectifs légitimes, selon l'auteur, correspondent aux buts, inté­
rêts et intentions proposés par la société globale à ses membres. C'est par
exemple participer à la vie démocratique, assurer l'efficacité de l'entre­
prise ou « réussir », et s'enrichir. Parallèlement, la société met en œuvre
des moyens qu'elle définit comme légitimes pour atteindre ces buts et éla­
bore implicitement une échelle de valeur dans cette légitimité : les com­
portements peuvent être ainsi prescrits (par exemple travailler), préférés
(par exemple travailler dans un univers de bonnes relations avec les diri­
geants), tolérés (par exemple ne se stabiliser ni sur un emploi ni sur un
métier), ou proscrits (ne pas travailler). Le comportement innovateur,
selon l'auteur, consiste à accepter le but prescrit par la société, mais pas
les règles sociales permettant de l'atteindre.
Il se rapproche étroitement des situations qui nous occupent ici :
l'innovation réalisée par les opérateurs se fait bien au nom de l'efficacité,
de l'esprit d'initiative, du travail bien fait ou des « besoins du marché ».
Mais, dans la mesure où ces opérateurs disposent de peu de moyens légi­
times pour la mettre en œuvre, ils se trouvent amenés à transgresser les
règles sociales et gestionnaires établies.
L'autonomie relative des formes 1 73

L'histoire leur donne parfois raison. Dans ce cas, l'innovation est ins­
titutionnalisée ; l'action prend « forme », et se cristallise à son tour. Mais
les cadres normatifs d'un milieu social évoluent généralement moins vite
que les pratiques qui tendent à le transformer. Et même s'il y a bien, au
bout du compte, la production d'un nouveau cadre normatif, il existe un
moment ou l'action d'innovation n'est pas en synchronie avec l'état des
règles.
On retrouve ainsi toute la richesse de la formule de Schumpeter pour
décrire l'innovation, celle d'une « destruction créatrice ». À l'intérieur
même des entreprises, l'innovation détruit les formes sociales établies, et,
avant de parvenir à les détruire, les bouscule et les transgresse. C'est bien
cette violence singulière qui permet l'émergence de nouvelles formes
sociales, la « créativité » en la matière. La destruction créatrice est ainsi
bien plus qu'une destruction, suivie d'une création. Elle représente
l'articulation sociale et économique nécessaire au mouvement de
l'innovation, laquelle n'est pas une histoire et une seule, celle d'une tech­
nologie ou d'une méthode de gestion, mais un enchevêtrement de cir­
constances, dans lequel le risque et la déviance deviennent une situation
courante.
Cette situation pose finalement deux questions. Tout d'abord celle
des raisons de son existence : comment comprendre que le management
ne parvienne pas à mieux réguler ces affaires ? Ensuite celle de ce qui per­
met au.."'C individus de tenir, de donner sens à leurs actions, dans cet uni­
vers anorruque.
TRO IS IÈME PARTIE

L'ambiguïté de l'ensemble
Chapitre 8

Morcellement et cfyschronies

Comment comprendre qu'une entreprise, ne parvienne pas plus aisé­


ment à tirer parti de l'action innovatrice ? Comment comprendre égale­
ment, qu'elle y parvienne parfois ? La réponse se trouve en bonne partie
dans l'analyse de la réflexion que les acteurs mettent en ceuvre pour tirer
parti de leurs pratiques.
La rencontre entre les formes et les forces ne se « déroule » pas, en
effet, de manière indépendante du traitement des expériences tirées de la
pratique. Mais cette réflexion n'émerge ni simplement ni mécaniquement
des rapports sociaux. Elle en est au contraire l'enjeu.
Mais elle en est souvent la « boîte noire ». Le schéma habituel, cau­
ses/effets, est généralement utilisé pour analyser les innovations (et bien
sûr les changements) : telle technologie a tel effet sur le milieu social, ou
telle technologie amène les acteurs à « résister » au changement pour telle
ou telle raison. Ce schéma oublie qu'entre les causes et les effets il existe
un moment particulier. Pendant ce moment, les acteurs « choisissent »,
« décident » de se transformer et de transformer les règles, les usages ou
les projets de leur milieu social, ou pas.
Cette activité est largement déficiente : elle ne permet généralement
pas de traiter de manière sensée le déroulement du mouvement, parce
qu'il est trop constant et ses éléments sont trop hétérogènes pour ce
faire. Les conflits de temporalités deviennent alors le lot quotidien des
organisations, qui sont finalement plus désordonnées qu'ordonnées
autrement.
178 L'ambiguïté de l'ensemble

1 1 RÉFLEXION ET RÉFLEXNITÉ

L'innovation n'est ainsi ni un effet direct des pratiques sociales, ni


une construction sociale immédiate : elle est le résultat de la « réflexivité ».
Giddens a parfaitement mis en évidence le caractère central de ce
concept :
Tout comme la cognition, l'action humaine s'accomplit en tant que durée,
comme un flot continu de conduites ; l'action orientée n'est pas un composé
d'intentions, de raisons et de motifs séparés les uns des autres. La réflexivité
s'ancre dans le contrôle continu de l'action qu'exerce chaque être humain
qui, en retour, attend des autres qu'ils exercent un contrôle semblable. Le
contrôle réflexif de l'action repose sur la rationalisation conçue en tant que
procès plutôt qu'en tant qu'état, et comme intrinsèque à la compétence des
agents. Sur le plan ontologique, il est fondamental pour le concept de struc­
turation que l'espace-temps soit constitutif des pratiques sociales, puisque la
structuration tire son origine de la temporalité et donc, dans un certain sens,
de 1' « histoire » (1984/1987, p. 51 ) .

Cette définition est tout à fait adaptée à l'analyse du mouvement.


L'action est un « flot », pas une décision. La rationalité des actions n'est
pas indépendante des interactions. Elle ne précède pas l'action, mais
l'accompagne, elJe est un processus. C'est la réflexivité qui permet de lui
trouver sens et de partager ce sens avec les autres. Une pratique sociale
est donc le résultat d'une « histoire », d'un processus faisant l'objet d'une
action réflexive. On retrouve bien, sous ces termes, différents thèmes
abordés jusqu'ici. Mais la définition de Giddens ne permet pas de distin­
guer deux termes connexes, réflexion et réflexivité, distinction impor­
tante pour les objets dont il est ici question.
- La réflexion correspond à l'idée de reflet, un peu comme les
nuages se « réfléchissent » sur l'eau du lac. Les formes réfléchies sur l'eau
représentent les formes que l'on distingue dans le ciel. En matière de ges­
tion, la réflexion, de ce point de vue, représente les supports utilisés pour
rendre compte d'une activité, pour la représenter. Il s'agit par exemple
des indicateurs de gestion.
- La réflexivité correspond à l'idée de retour de la pensée sur elle­
même, elle est une réflexion sur la pensée. À l'évidence cette action est
humaine : le ciel ne pense pas. Il ne se demande pas non plus ce qui
amène le lac à refléter les nuages de telle ou telle manière. Par contre,
Morcellement et tjyschronies 179

l'humain peut fort bien chercher à comprendre, par l'analyse, ce qui


explique le fonctionnement d'une activité de travail, et questionner la
représentativité des indicateurs sensés en rendre compte. Il peut mettre
en doute l'objectivité du reflet, de la réflexion.
Ces deux significations doivent être utilisées simultanément pour
comprendre un processus d'innovation. On ne peut bien évidemment
pas transformer une politique de gestion sans disposer d'informations
tirées des pratiques mises en œuvre : pour changer de cap ou corriger un
cap, il faut bien que, d'une manière ou d'une autre, les actions menées ini­
tialement soient réfléchies (reflétées). Mais ces corrections supposent
également la réflexivité, celle qui consiste à comprendre les raisons pour
lesquelles les objectifs sont plus ou moins atteints, plus ou moins généra­
teurs d'effets inattendus ou pervers. Réaliser des corrections suppose
ainsi de savoir tirer des leçons de l'expérience, pas seulement de les regar­
der, et de trouver les moyens de les refléter.

1) Lesfaiblesses des mqyens de riflexion

Comprendre les raisons pour lesquelles les entreprises ne parviennent


pas à tirer aisément parti des situations d'innovation, comme comprendre
les raisons qui les mènent à mener des politiques d'inventions dogma­
tiques suppose de faire un détour par des questions de gestion ou
d'économie d'entreprise.
Sans cela, on imagine trop aisément et trop naïvement que les entre­
prises ne font que poursuivre, au mieux, leurs intérêts. On admet l'idée
selon laquelle les décisions et le fonctionnement d'une entreprise
obéissent à la « contrainte économique », ce qui suppose que les choix
faits en matière de management, de stratégie industrielle ou d'organisa­
tion, sont le produit des contraintes économiques, ces choix étant censés
refléter l'économique.
Les choses sont (heureusement) plus compliquées. En matière
d'économie d'entreprise et de gestion, la théorie comme la pratique cor­
respondent à un enchevêtrement contradictoire de raisons que les
experts se donnent pour agir « rationnellement ». Et la somme de ces
rationalités ne débouche pas systématiquement sur une capacité à réflé­
chir de manière à la fois univoque et objective les pratiques. La capacité
globale de réflexion est donc faible. Il existe bien une contrainte de type
économique, mais elle est traduite selon des protocoles d'analyse variés et
contradictoires. L'idée du reflet, dans cette perspective, ne correspond
1 80 L'ambiguïté de l'ensemble

absolument pas aux pratiques. Jacot, Micaelli (1 996) et Lojkine (1 998) le


mettent bien évidence.
Ils rappellent que la performance peut correspondre par exemple à la
seule référence à la productivité apparente du travail et déboucher ainsi
sur une politique étroite de réduction des coûts de main-d'œuvre. Mais
elle peut être également conçue comme la productivité globale des fac­
teurs, la politique centrant alors son action sur une réduction des coûts de
main-d'œuvre et/ou du capital. Cette approche suppose une intervention
simultanée sur la structure et le volume de la main-d'œuvre, sur la techno­
logie et l'organisation du travail.
À l'évidence, ces deux politiques de gestion peuvent être mises en
œuvre, selon des arguments tout aussi défendables : faut-il sous-traiter la
fabrication des produits dans des pays où la main-d'œuvre est bon mar­
ché ? Faut-il au contraire faire produire dans le pays d'origine pour pou­
voir bénéficier des dispositifs technologiques et d'une main-d'œuvre qua­
lifiée permettant de réaliser des produits de meilleure qualité ? Il s'agit là
de décisions qui ne sont pas commandées par une contrainte écono­
mique univoque, et qui peuvent être contradictoires tout en étant aussi
légitimes l'une que l'autre.
Le critère de l'efficience présente, selon Lojkine, des alternatives de
même nature. Il peut être conçu traditionnellement : minimisation des
inputs (coûts), maximisation des outputs (marge de profit ou ratio pro­
fit/chiffre d'affaire). Dans ce cas, la politique de l'entreprise se caractérise
par des pratiques centrées à la fois sur le court terme et la réduction du
risque, le profit devant être évaluable instantanément et selon une logique
de coûts/avantages, indiscutable dans l'instant. C'est, par exemple, le cas
des politiques actuelles de reingeniering, de réduction des frais généraux, de
systèmes comptables rapportant directement le travail fourni par une per­
sonne, ou un service, à sa valeur financière. Mais le même critère peut au
contraire servir à l'élaboration d'une stratégie industrielle « hors prix »
favorisant la réactivité de l'entreprise (c'est-à-dire sa capacité à tirer parti
d'opportunités imprévues ou à traiter des problèmes également impré­
vus), la qualité des produits permettant la construction d'une réputation
positive ou la prise de risque sur de nouveaux marchés. C'est bien évi­
demment le cas des pratiques d'innovation.
Le problème est celui de la coexistence de ces deux logiques dans une
même entreprise et dans un même service, ce qui est la situation la plus
courante, bien plus que celle de l'unicité des stratégies en la matière. Glo­
balement une entreprise tend aujourd'hui à réduire ses coûts de gestion, à
diminuer les charges visibles de son activité tout en augmentant ses
Morcellement et qyschronies 1 81

investissements, en tout cas sur ses activités « phares » ou lui procurant


un « avantage concurrentiel », même s'ils font partie d'une logique « hors
pnx ».
Ceci vaut également à l'intérieur d'un même service. On sait bien par
exemple que la modernisation des entreprises passe par le registre de la
comptabilité analytique, les activités de chacun et de chaque service étant
financièrement valorisées (elles sont découpées en activités productrices
de coûts et de bénéfices et rapportées à chaque poste de travail), les rela­
tions entre collègues étant alors gérées comme des relations entre four­
nisseurs et clients. Mais dans les mêmes services et pour les mêmes indi­
vidus, il est tout aussi nécessaire de faire preuve d'initiative, de prendre
des risques, de « savoir prendre ses responsabilités », de trouver des solu­
tions à une multitude de problèmes et de tirer parti de situations por­
teuses d'innovation.
Le troisième critère, l' « effectivité », met en rapport les moyens, les
résultats, et les objectifs choisis. Lojkine rappelle que :
Dans la majorité des cas, malgré les alternatives importantes que recèlent les
deux premiers critères d'efficacité (productivité et compétitivité), le critère
synthétique dominant est, et reste, le niveau de rentabilité des capitaux avan­
cés par les actionnaires (taux de profit) (p. 48).

Cette idée est indiscutable d'un point de vue général. L'entreprise


(privée, en tout cas) a pour fonction d'être financièrement profitable aux
actionnaires. Mais ça n'est pas pour autant que les critères de productivité
et de compétitivité se soumettent à la contrainte de rentabilité. Galbraith
(1 967/1968) et Chandler (1977/1 988) ont largement mis en évidence
l'existence du pouvoir des managers, ou des dirigeants, ou de la techno­
structure, sur les actionnaires, et donc de la possibilité de faire prévaloir
les questions et les contraintes de compétitivité et de productivité sur
celles de la rentabilité. L'exercice de ce pouvoir ne résulte aucunement
d'une autonomisation des questions de la gestion par rapport à la logique
de profit, au contraire : c'est pour faire plus de profit que « la main visible
des managers a remplacé la main invisible des mécanismes de marché »
(Chandler, op. cit., p. 7). Et c'est ce passage qui permet à l'entreprise d'être
profitable. Mais la construction de marchés profitables suppose, pour
être réalisée, la mise en œuvre de toute une série d'expertises gestion­
naires qui déplacent, dans le temps ou dans l'espace, la réalisation du
profit.
Ces déplacements sont bien conçus comme nécessaires par les
actionnaires gui acceptent de réduire momentanément le taux de profit
1 82 L'ambiguïté de l'ensemble

au bénéfice de la compétitivité ou de la productivité. Mais cet accord


n'est jamais totalement ni définitivement acquis : il ne l'est qu'en fonction
des objectifs visés, des risques encourus et sur une durée limitée, en fonc­
tion des coalitions évolutives qui s'organisent au sein du conseil
d'administration. La contrainte de profit est donc elle-même une source
de tension, bien plus qu'une sorte de contrainte de niveau supérieur qui
réglerait finalement les problèmes de choix.
Chacun des trois critères utilisés pour définir la logique économique
de l'entreprise (performance, efficience et efficacité) est donc équivoque.
Il existe, pour chacun d'entre eux, plusieurs bonnes manières de traiter
les contraintes qu'ils représentent, et souvent les entreprises mettent en
œuvre des méthodes de gestion contradictoires à propos de chacun
d'entre eux.
Plus encore, chacun de ces trois critères peut parfaitement entrer en
contradiction avec l'autre, et c'est même le lot quotidien des situations de
gestion. Il faudrait sans cela pouvoir identifier des logiques industrielles
« pures », qu'elles soient de type A ou de type B. Le type A correspondrait
à la réalisation du profit par la mise en œuvre d'une conception de la per­
formance fondée sur une réduction des coûts de main-d'œuvre et par une
conception de l'efficacité fondée sur la minimisation systématique des
coûts. Le type B réaliserait au contraire le profit en développant une poli­
tique fondée sur la productivité globale des facteurs de production et sur
des pratiques de compétitivité hors pri."'C. Chacune de ces configurations
représente à l'évidence des tendances de stratégies industrielles : une
entreprise de main-d'œuvre sera plutôt de type A et une entreprise de
haute technologie de type B. Mais le lot quotidien des activités de gestion
montre que ce qui caractérise la mise en œuvre d'une stratégie industrielle
est autant la compréhension et le respect de sa « ligne » que l'intégration
de diversités nécessaires.
Ça n'est donc pas l' « économique » qui peut gouverner à lui seul les
décisions des entreprises. La manière dont on réfléchit à son propos,
ainsi que les choi."'C à faire en la matière sont bien trop ambigus pour ce
faire.
Au plan de la gestion interne des firmes, cette difficulté n'est
qu'imparfaitement réduite : les critères assurant la réflexion sont tout
autant ambigus. Les instruments de gestion dont se dotent les entreprises
ne sont pas toujours des moyens de refléter les pratiques pour les corri­
ger. Il leur est bien assigné cet objectif, mais il n'est pas toujours atteint.
La recherche en gestion met ainsi en évidence, depuis une quinzaine
d'années, que ces instruments représentent des règles qui sont porteuses
Morcellement et cfyschronies 1 83

des mêmes inerties, de la même indépendance, par rapport aux pratiques,


que les formes décrites plus haut. Les indicateurs peuvent ainsi devenir
des objets plus ou moins « prégnants », que les acteurs sont amener à res­
pecter, à éviter ou à imposer aux autres (Boussard, 1 999).
Berry (1 983) considère ainsi que les indicateurs de gestion sont des
éléments déterminant, de manière « invisible », la structuration et le fonc­
tionnement des organisations : ils assurent la production de formes socia­
les, y intègrent les pratiques, mais ne les reflètent que mal :
Les instruments de gestion simplifient le réel, structurent le comportement
des agents, engendrent des logiques locales souvent rebelles aux efforts de
réforme, régulent les rapports de force, conditionnent la cohérence d'une
organisation (ils imposent aux actions des hommes) des lois parfois aussi
inflexibles que les machines techniques (p. 61).

Les instruments de gestion représentent donc bien plus qu'une ins­


trumentation (critères de choi.-x, nomenclatures, technologies ...) soumise
aux décisions, aux politiques d'entreprise. Ils produisent une sorte de
prisme (qui déforme le reflet des nuages sur l'eau du lac) par rapport à la
réalité censée être reflétée : réduction de la complexité, institution de pro­
cédures de décision automatiques, définition des formes de cohérence à
atteindre par exemple. Les informations transmises aux dirigeants des
entreprises représentent ainsi des « abrégés du vrai et du bon ». Toujours
selon Berry, le vrai, par exemple, définit l'état d'une entreprise à partir de
quelques ratios comptables, l'efficacité d'une machine à partir de ses pos­
sibilités techniques intrinsèques. Le bon est souvent présenté de façon
normative : « Il faut tel type de structure pour se confronter à la concur­
rence internationale. » Ces raccourcis représentent l'avantage de réduire
le temps consacré aux décisions. Mais ils sont également utiles pour justi­
fier les choix en se référant à une légitimité présentée comme extérieure
au caractère contingent des actions humaines. Les schématisations utili­
sées peuvent alors créer des effets pervers en confondant le modèle
d'analyse et la réalité. C'est certainement le cas des « matrices » d'analyse
utilisées par les grands cabinets de conseil en management. Elles
réduisent trop la spécificité des situations et font rarement part des hypo­
thèses qui les sous-tendent.
Cette même dimension structurante peut être lue dans une autre pers­
pective : les batteries d'indicateurs se développent selon des phénomènes
mimétiques, entre entreprises et institutions de politiques industrielles,
car elles permettent de disposer d'un code commun. Elles survivent long­
temps car elles structurent de lourds ensembles de gestion, dont
1 84 L'ambiguïté de l'ensemble

beaucoup d'éléments sont en interdépendance. Il devient donc complexe


et coûteux de les remettre en cause.
Les mesures de calcul de l'économie d'entreprise comme les instru­
ments de gestion ne permettent donc pas aisément de connaître « ce qui
se passe » dans une structure de travail, dans un marché ou dans la mise
en œuvre d'une stratégie industrielle. La réflexion est bien, de ce point de
vue, limitée. ElJe ne corrige jamais le déficit d'information « du déci­
deur ». Du même coup, on doit bien accepter l'idée que les moyens de
réflexion de la pratique ne peuvent jamais détourner, à eux seuls, le déci­
deur de ses propres croyances, ou de celles des experts en outils de ges­
tion Ge fais ici référence aux analyses du chapitre 2).
L'économique ne guide donc pas simplement le management. Mais la
réflexion des résultats par l'intermédiaire d'outils de mesure ne lui permet
pas de se mettre à la distance nécessaire à l'évaluation et à la compréhen­
sion des pratiques organisationnelles, professionnelles ou managériales, à
la distance heuristique.

2) Laforce relative de la riflexivité

Ce qui permet la création de cette distance, et l'intégration de pra­


tiques novatrices dans de nouvelles formes, c'est la réflexivité, ce retour
réflexif sur les pratiques permettant la remise en cause des représenta­
tions établies. Cette activité est collective. Elle repose sur la capacité à
définir ensemble un sens à l'expérience. Et cette définition n'est jamais
simple : elle suppose un apprentissage. Elle n'est jamais que partielle et
approximative.
Pour analyser cette capacité, la sociologie et la gestion proposent, en
France, trois modèles d'analyse. L'un est centré sur la question du pou­
voir, l'autre sur la connaissance et un troisième sur les dimensions cultu­
relles. Tous trois expriment des processus de réflexivité collective.

a) La sociologie des organisations et la question du pouvoir.


Cette approche a surtout mis en évidence les raisons pour lesquelles
les entreprises disposaient de peu de capacité à se transformer.
L'existence de « cercles vicieux bureaucratiques » (Crozier, 1 963) repré­
sente précisément l'inverse des capacités de transformation des entre­
prises. La volonté de modifier un système social déficient se traduit en
effet par le développement de nouvelles règles : le dirigeant ne sait pas
gérer le changement autrement qu'en « décrétant » de nouvelles règles.
Morcellement et tjyschronies 1 85

Mais ces décrets ne changent pas fondamentalement l'état du système


social : les acteurs parviennent toujours à en tirer parti pour préserver
leur autonomie et leur influence. Les règles nouvelles ne changent donc
finalement rien au caractère dysfonctionnel du système social : il demeure
régi par les relations de pouvoir parallèles et les cloisonnements, au détri­
ment des contraintes d'évolution des entreprises. Crozier écrit ainsi :
L'innovation, comme un écureuil en cage, continue par ses efforts, à faire
tourner le système auquel elle apporte son l'énergie sans pouvoir le changer
(1980, p. 384).

Ça n'est que récemment que cette perspective théorique a mis en évi­


dence les capacités d'apprentissage collectif des acteurs, et les capacités
de transformation des firmes (Friedberg, 1 993).

b) L'apprentissage organisationnel et la question des connaissances.


Les théories gestionnaires, constatant le caractère empiriquement
central des capacités de transformation des entreprises, ont du même
coup rejeté la question du pouvoir et inscrit leurs analyses dans une pers­
pective plus strictement cognitiviste.
Le concept d' « apprentissage organisationnel » élaboré par Argyris et
Schon (1978), puis repris en France par la recherche en gestion, doit être
compris dans cette perspective : il existe un apprentissage lorsque
l'organisation parvient à agir plus collectivement et plus efficacement en
intégrant les savoirs tirés de la pratique dans les nouveaux dispositifs de
gestion.
Midler (1994) utilise par exemple cette approche pour réaliser un
bilan de l'apprentissage réalisé par les constructeurs automobiles français
à propos de la robotique. Ça n'est que progressivement que se dévelop­
pent une doctrine et des outils de gestion adaptés. Au départ, l'opposition
entre services centraux et exploitants est flagrante. Les premiers élabo­
rent leurs apprentissages de manière cumulée, alors que les seconds les
réalisent de façon tâtonnante et morcelée. Progressivement, l'entreprise
passe à un type d'apprentissage différent, consistant en une révision des
principes mêmes de la direction de l'entreprise. Cette évolution corres­
pond globalement au passage de la simple à la « double boucle » décrite
par Argyris et Schon :
(. ) une double boucle de rétroaction qui connecte la détection des erreurs
..

pas seulement aux stratégies et hypothèses définies pour la performance à


atteindre, mais aussi les normes définissant les performances à atteindre (op.
cit., p. 22).
1 86 L 'ambiguïté de l'ensemble

Progressivement, la gestion de l'entreprise accepte ainsi l'idée


d'évolution, partiellement prévisible seulement, de ses projets. Par
exemple, on y supprime les stocks : ils représentent en effet un coût, mais
surtout, ils « déforment les signaux nécessaires pour éradiquer les dys­
fonctions ». De même pour les pannes : la situation de flux tendu les ren­
dant plus onéreuses que dans une organisation traditionnelle, les efforts
consacrés à leur réduction deviennent donc essentiels.
Ces travaux montrent bien dans une perspective cognitiviste, que les
structures et règles de travail « apprennent ». Et cet apprentissage sup­
pose de réfléchir aux pratiques accumulées, puis de les réfléchir autre­
ment dans les instruments de gestion.

c) L'apprentissage culturel : la question de l'acteur.


Une autre perspective s'intéresse à la dimension culturelle des acteurs.
Pourquoi jouent-ils ? Est-ce plutôt lié à l'intérêt, à la culture, à la norme
ou à la fidélité à l'entreprise ?
Les travaux de Sainsaulieu (1977, 1 998) répondent à cette question,
en mettant en évidence les modalités de l' « apprentissage culturel ».
Différentes normes de relations, valeurs et représentations sont progres­
sivement apprises dans le cadre de l'activité professionnelle. Ces appren­
tissages sont fonction des positions occupées par les acteurs dans l'orga­
nisation et de l'expérience de l'exercice du pouvoir qu'ils en tirent.
Les cultures au travail sont renouvelées par des changements d'ordre
technique ou organisationnel. Certains acteurs émergent, tirent parti de
la nouvelle donne. D'autres au contraire s'affaiblissent. Et certains ne
font qu'observer. Sainsaulieu considère que les apprentissages positifs
sont ceux qui permettent à plus d'acteurs de disposer d'une identité les
amenant à participer de manière négociée au fonctionnement de
l'organisation. Dans ce cas, les acteurs apprennent à questionner la
nature ou le bien-fondé des règles et des décisions. Ils développent une
capacité de négociation et de création collective fondée sur un élargisse­
ment de leur « champ perceptif» et sur l'existence de réseaux de rela­
tions informels.
Trois perspectives sont ainsi proposées pour comprendre les proces­
sus d'apprentissage permettant la réflexivité : stratégique, cognitiviste et
culturelle. Mais dans tous les cas, l'apprentissage n'a rien de mécanique. Il
demeure un « enjeu » entre les acteurs : l'acceptation de telle ou telle nou­
velle démarche suppose que les acteurs qui la portent parviennent à faire
reconnaître son utilité, sa légitimité, et cette reconnaissance n'est jamais
donnée. Elle suppose que les acteurs disposent de suffisamment
Morcellement et tjyschronies 1 87

d'influence pour ce faire. C'est ce que montre la comparaison entre les


innovations créatrices et les inventions dogmatiques (chap. 6 et 7) :
l'oubli peut parfaitement l'emporter sur l'apprentissage.
Dans tous les cas également, ce qui définit un acteur est le travail de
réflexivité qu'il effectue sur ses pratiques. Ce qui caractérise les hommes
(et les distingue des objets), ce n'est pas de participer à un système orga­
nisé ou de le transformer, mais de mettre en œuvre une capacité de
réflexion sur leurs pratiques et de modifier leurs comportements à l'issue
de cette élaboration. C'est bien parce que les représentations des acteurs
du « groupe fonctionnel » se transforment qu'ils agissent différemment,
qu'ils parviennent à agir autrement. C'est bien parce que la modification
des pratiques de gestion des entreprises publiques ne leur permet pas de
mettre en œuvre cette capacité que le système les blesse.
La réflexivité est cependant « bornée » ou encadrée par des formes :
outils de gestion, registres relationnels et culturels antérieurs. On sait bien
qu'élaborer un nouveau système technique suppose de parvenir à redéfi­
nir la place du précédent, ce qui n'est jamais aisé. On sait également bien
qu'une formation au commandement ne change pas toujours le type
d'exercice de l'autorité des contremaîtres, qu'une formation à l'expres­
sion sort difficilement du mutisme les ouvriers spécialisés auxquels on a
demandé d'être muets pendant trente années de vie active. Les uns et les
autres demeurent, en partie, gouvernés par le « reste culturel » de ce qu'ils
étaient antérieurement.
La réflexivité suppose donc une fonction critique, nécessaire à une
élaboration différente du monde.
Le problème, du point de vue des individus qui vivent dans les entre­
prises, comme du point de vue des observateurs, est que cette réflexivité
n'est jamais donnée, ni jamais définitivement acquise. Elle est toujours
partielle et équivoque. Elie n'embrasse jamais l'ensemble des expériences
de la pratique. Au cœur même de la dynamique des entreprises, il existe
donc des espaces qui n' « apprennent pas >> à la même vitesse. Dans cer­
tains cas, les entreprises oublient même plus qu'elles n'apprennent,
lorsque la fonction critique de la réflexivité est faible, abandonnée, voire
interdite.
La transformation des entreprises se traduit donc par leur caractère
ambigu bien plus que par l'univocité de leurs réalisations. Il s'avère de fait
impossible de définir « la » politique d'une entreprise en la matière, parce
qu'elle n'obéit jamais aux mêmes logiques de réflexivité et que les indica­
teurs censés réfléchir leur action sont faibles.
1 88 L 'ambiguïté de l'ensemble

2 1 LES DYSCHRONIES

Le mouvement de l'innovation représente ainsi un ensemble d'élé­


ments en voie de transformation, évoluant à des rythmes différents, selon
des techniques de gestion et des logiques d'acteurs variables, et dont la
rencontre provoque des conflits de temporalités.
Ces conflits de temporalité n'ont rien à voir avec le résultat d'une
« mauvaise gestion ». Ils correspondent à l'autonomie relative des formes
par rapport à l'action. Ils correspondent également au fait que toutes les
situations de travail d'un même service ou établissement n'évoluent pas
au même rythme. L'ensemble apparaît alors comme un processus mor­
celé, une constellation de morceaux de petites innovations dont
l'évolution ne se fait pas dans l'harmonie. Cette évolution est largement
« dyschronique ».
Les dysfonctions, c'est-à-dire les écarts répétés par rapport aux règles,
écarts se traduisant par des problèmes de fonctionnement d'une organi­
sation, représentent un thème central de la sociologie du monde du tra­
vail. Ces dysfonctions peuvent avoir des origines diverses. Par exemple,
les structures et les règles de travail ne correspondent pas à la nature des
tâches à réaliser. Par exemple, les acteurs ne respectent pas les règles
parce qu'ils trouvent plus d'avantage à les contourner. Ou encore, les
cultures professionnelles amènent les opérateurs à mettre en œuvre des
procédures correspondant à leur conception du travail « bien fait », au
détriment du respect des procédures. Dans tous ces cas de figure, les dys­
fonctions sont liées à un même état du système. Le concept de dysfonc­
tion y rime avec celui de système. Il en définit les limites, à l'intérieur de la
synchronie des actions menées par les uns et les autres.
Des phénomènes de nature comparable sont observables dans
l'analyse des innovations. Mais ils sont liés au fait que les situations analy­
sées se caractérisent par le mouvement. Les dysfonctions ne sont donc
pas directement liées aux oppositions ou incompatibilité entre les diffé­
rents éléments d'un système, mais au fait qu'elles ne participent pas de la
même temporalité : ce qui crée le problème est que les différents élé­
ments du système n'évoluent ni au même rythme ni selon les mêmes
logiques d'apprentissage. L'ensemble provoque des rencontres non syn­
chroniques entre les éléments. Ces rencontres créent des problèmes de
fonctionnement ou d'évolution globale : elles sont des dyschronies. Elles
opèrent autant sur le plan des dispositifs techniques et de gestion que sur
Morcellement et tjyschronies 189

le plan des investissements réalisés par les acteurs, que sur le plan de leurs
représentations, ou de leurs sentiments.
L'exemple de l'évolution des pratiques de gestion et d'organisation
d'une petite entreprise industrielle, qui fabrique dans le sud de la France
des machines agricoles, permet de rendre compte de ces phénomènes.
J'en présenterai l'analyse en deux temps. Dans un premier temps, je sui­
vrai une modalité d'exposition classique, laquelle empêche de rendre
compte de ces conflits de temporalités. Dans un deuxième temps,
j'utiliserai une méthode d'analyse permettant de les mettre en évidence.
À partir du milieu des années quatre-vingt, l'entreprise passe de la
production de séries longues à des séries courtes. L'objectif de ce change­
ment consiste à intégrer dans le produit les modifications demandées par
les clients (les séries courtes autorisant le travail « sur mesure »), tout en
réduisant les délais de livraison.
Dans un premier temps, l'introduction de machines outils à com­
mandes numériques permet de réduire les délais de six à deux mois.
L'augmentation de la productivité tirée de la mise en place des machines
est ainsi en partie consommée dans la réduction des délais.
Dans un deuxième temps, l'entreprise met en place une organisation
de type « juste à temps ». Il ne s'agit plus d'une organisation industrielle
classique, produisant puis stockant, en attendant que les commandes cor­
respondent aux pièces accumulées. Il s'agit d'une méthode de coordina­
tion du travail consistant à répondre immédiatement à la commande des
clients, en ne décidant d'un type de production qu'en fonction de la
nature des commandes. Le dispositif permet parallèlement de réduire sin­
gulièrement les stocks et donc de faciliter leur gestion. Les délais de livrai­
sons passent ainsi à quinze jours.
Cette modification repose sur un principe essentiel : le déplacement
simultané des hommes et des pièces dans l'atelier. Ceux-ci interviennent
en fonction de la nature et du degré d'urgence des commandes et non en
fonction de l'usage optimal des machines. Par ailleurs, les ordres de fabri­
cation ne proviennent plus de l'atelier central mais des services commer­
ciaux. Hormis la réduction des délais, l'avantage de ce type de fonction­
nement est d'intégrer le contrôle qualité dans les activités des opérateurs.
Ces deux séries de changement affectent plusieurs niveaux de
l'organisation simultanément :
la maintenance des machines est partiellement déléguée aux ouvriers :
ils réalisent des opérations de maintenance dites de « premier
niveau » : elles consistent en l'entretien systématique des installations
techniques, mais ne supposent pas de correction ;
1 90 L'ambiguïté de l'ensemble

des liaisons assurent le traitement informatisé, en temps réel des


ordres de production, entre l'atelier et les services commerciaux ;
le temps de travail est rythmé par une augmentation sensible
du nombre de réunions ayant pour objectif de partager les savoirs,
préoccupations et contraintes assurant le fonctionnement de l'en­
semble.
Présentées de cette manière sommaire, les transformations pourraient
être conçues comme de simples modifications de la nature et du processus
de travail, vers plus de rationalisation et donc d'efficacité. En fait il s'agit de
bien autre chose : la synchronie de l'ensemble est limitée par l'hétéro­
généité des éléments participant à un mouvement. Les uns et les autres
n'évoluant pas au même rythme, leur rencontre s'opère dans une sorte de
tumulte qui constitue une contrainte réelle de travail, bien plus que l'exis­
tence d'une politique linéaire et clairement charpentée du changement. Ce
tumulte produit des dyschronies variées que je classe par type de causes.

a) Dyschronies liées aux erreurs de planification.


La définition des procédures de relation entre les services commer­
ciau,'{ et l'atelier, qui permettent de travailler selon les principes du « juste
à temps », s'étale sur une année. Elle suppose en effet de parvenir à iden­
tifier les différents « gestes » qui, de la part des opérateurs de la produc­
tion, ou de ceux de la vente, doivent être associés : prise de l'ordre de
production, suivi de la réalisation, moments de rupture de charge, trans­
bordement, stockage et empaquetage des pièces, délais de réalisation,
modification des délais ou des spécifications techniques au cours de la
production, etc. Ce travail suppose d'aménager dans un deuxième temps
des systèmes d'information adaptés à cette collaboration : gestion de pro­
duction, gestion des stocks, réseaux de communication entre l'atelier et
les services commerciaux, suivi des commandes. La mise en œuvre du
dispositif suppose également de définir les responsabilités des uns et des
autres dans le cadre de cette nouvelle organisation. Enfin, l'utilisation
d'un certain nombre de nouvelles techniques, qu'elles soient d'ordre
technique (informatique) ou gestionnaire (traitement des informations),
suppose de former le personnel pendant quelques jours.
À l'intérieur de ce changement les étapes se succèdent de manière
relativement cohérente : chaque phase succède à celle qui la précède
lorsque celle-ci a réalisé son programme : on ne met pas « la charrue avant
les bœufs ». Il existe au contraire un travail extrêmement fin consistant à
programmer les changements selon un calendrier cohérent. C'est le tra­
vail des organisateurs.
Morcellement et cfyschronies 1 91

Dans la pratique, cette programmation est cependant imparfaite. De


lourdes insuffisances demeurent. Par exemple, certains éléments de la
coopération entre opérateurs de la production et du commercial
échappent dans un premier temps aux experts chargés de réaliser
l'analyse du travail. Des corrections sont donc nécessaires. Elles retardent
et rendent plus complexe le développement des systèmes d'information,
lesquels sont conçus à partir de l'analyse du travail initialement réalisée.
La formation des opérateurs ne suit le programme de changement
qu'avec retard, les contraintes de production ne permettant pas de les
libérer tous au même moment.

b) Dyschronies liées à l'incompatibilité de deux changements.


L'entreprise développe, peu de temps après la mise en œuvre du juste
à temps, une politique de certification. Celle-ci consiste, de la part de
l'entreprise, à s'engager, auprès d'experts extérieurs, à réaliser les opéra­
tions de production selon des procédures, étapes et modalités de coordi­
nation extrêmement précises et parfaitement codifiées. Ce type de réalisa­
tion est sensé garantir une grande qualité aux produits réalisés par
l'entreprise. Celle-ci s'oblige à respecter les différents actes de travail et de
contrôle décrits. Cet engagement est central du point de vue commercial :
il permet à l'entreprise de bénéficier de la « certification », label de qualité
décerné par des experts extérieurs à l'entreprise.
La mise en œuvre de cette politique rencontre la politique de juste à
temps. L'une et l'autre se chevauchent selon des moments et des situa­
tions imprévus. La nouvelle définition des tâches imposée par la mise en
œuvre des protocoles de qualité et de certification introduit des éléments
nouveaux dans le déroulement des activités de production, lesquels
doivent être intégrés dans les contraintes de juste à temps : chaque opéra­
teur doit privilégier l'urgence et donc souvent l'initiative, la débrouille,
mais il doit également être à même de prévoir, toujours mieux, la manière
dont les procédures vont se succéder dans l'harmonie, un peu comme si
l'on demandait à un artiste peintre de dire avec précision à quel moment
il va utiliser telle ou telle couleur, tel ou tel type de configuration. De
même, la forte formalisation des procédures permettant la certification
limite considérablement les possibilités de traitement des situations
imprévues, en particulier, celles qui concernent les urgences commer­
ciales et, de manière plus générale, les principes de réactivité : les gammes
d'usinages doivent par exemple être redéfinies lors de chaque nouvelle
série. Mais les séries se chevauchent souvent sur un même poste ;
l'opérateur ne sait alors plus s'il doit privilégier la logique du temps prévu
1 92 L'ambiguïté de l'ensemble

ou celle de la situation imprévue. Il a à choisir entre deux conceptions du


temps, celle de la planification et celle du moment.
La question de fond est finalement celJe de l'articulation entre des
contraintes de qualité et de certification d'une part, et des contraintes de
flexibilité d'autre part. Du point de vue du fonctionnement des ateliers, la
simultanéité de ces deux changements se traduit par un mouvement qui
n'appartient précisément ni à l'un ni à l'autre. Ce mouvement correspond
à l'association de deux éléments du mouvement, dont les dynamiques et
les finalités sont contradictoires. Cette association est d'une composition
bien spécifique : elle se caractérise par un va-et-vient entre les deux types
de contraintes. Le juste à temps comme la politique de qualité pourraient
fort bien faire l'objet d'un déroulement sensiblement moins coûteux s'ils
n'étaient pas en interdépendance.

c) Dyschronies liées à la concurrence des procédures.


Les responsables de l'entretien des machines définissent des pro­
grammes de maintenance préventive permettant d'intervenir sur les
matériels « en amont de la panne ». Ces programmes sont censés limiter
les activités de maintenance corrective, lesquelles consistent à dépanner
seulement lorsqu'un problème est constaté. Ce type de maintenance per­
turbe la continuité du processus de production ; il est très coûteux. La
politique de maintenance est donc parfaitement rationnelle : les moyens
mis en œuvre doivent permettre de réduire considérablement le coût glo­
bal des pannes.
La mise en œuvre de cette politique pose cependant problème pour le
traitement des pannes isolées, celles qui n'ont pas été traitées par les opé­
rations de maintenance préventive. Dans la mesure où les interventions
sont principalement réalisées en amont, un incident en aval (non traité
par la maintenance préventive) crée une difficulté plus grande qu'anté­
rieurement : les techniciens sont moins facilement disponibles pour
dépanner dans l'urgence, puisqu'ils sont spécialisés sur l'amont. L'activité
de maintenance préventive se heurte alors aux contraintes commerciales.
ElJes s'intéressent aux délais, à la qualité et au volume de production,
mais absolument pas à la rationalité interne des programmes de mainte­
nance. Les commerciaux influent donc sur les pratiques des ateliers pour
que les techniciens continuent à intervenir en aval, en maintenance cor­
rective, de manière aussi efficace qu'antérieurement. Ces derniers sont
finalement amenés à intervenir aussi bien dans le cadre des missions de
maintenance préventive qui leurs sont formelJement confiées, que dans le
cadre d'action de maintenance corrective qui leur sont informellement ou
Morcellement et cfyschronies 193

accidentellement confiées. Ils arbitrent constamment entre deux concep­


tions de caractère antagonique.
Cette situation est rendue encore plus complexe par le développement
des activités de coordination : le temps consacré aux groupes de travail
auxquels sont confiés les développements informatiques, aux réunions
destinées à faire le point sur la gestion des stocks, aux situations quoti­
diennes de coopération assurant le partage des connaissances, aux discus­
sions entre techniciens et agents de maîtrise à propos de l'organisation des
séquences de production ou de la répartition des tâches, tout ce temps
représente une durée finalement considérable. Celle-ci, non directement
productive, n'est pas systématiquement prise en compte dans la définition
de la charge de travail des uns et des autres. Elle demeure définie selon des
critères considérant l'organisation comme un état stable.

d) Dyschronies liées à la valeur du temps.


La coexistence des contraintes d'efficacité, qui consistent à atteindre
les objectifs qu'un service s'est défini, avec les contraintes d'efficience,
qui consistent à réaliser une production au moindre coût, présente le
même type de dilemme.
Le contremaître doit amener son équipe à réaliser, semaine après
semaine, un certain volume de production, un certain niveau de qualité,
un certain nombre d'opérations de maintenance ; et il doit atteindre un
certain niveau de satisfaction des commerciaux, et même un certain
niveau de participation aux différents groupes de travail. De ces diffé­
rents points de vue il s'inscrit dans la logique d'efficacité. Mais ces dimen­
sions doivent être intégrées dans des contraintes d'efficience : le volume
de production doit être réalisé à effectif constant, les contraintes de qua­
lité ne doivent pas nuire à la réactivité de l'atelier, la maintenance doit
conjuguer simultanément la nécessité de réduire les pannes tout en res­
tant à la disposition des utilisateurs, la coopération avec les commerciaux
doit se traduire par une lisibilité plus grande des résultats économiques de
cette association. De manière générale, le temps consacré à l'atteinte des
nouveaux objectifs ne doit pas se traduire par des surcoûts de fonction­
nement. À l'évidence ces deux types de contraintes sont antagoniques du
point de vue de l'agent de maîtrise ayant à les traiter. Son activité se carac­
térise alors, comme celle des techniciens, par un arbitrage permanent
entre ces différentes conceptions du temps. Mais cet arbitrage ne garantit
aucunement l'harmonie d'ensemble.
La dynamique de l'ensemble se traduit finalement par une élévation
sensible du poids des relations informelles, qui ont pour finalité de traiter,
194 L'ambiguité de l'ensemble

le mieux possible, les dyschrorùes. La prévision et la plarùfication de la


production deviennent en effet difficiles, puisque les commandes sont
gérées « au fù de l'eau » : l'atelier est constamment saisi de demandes
urgentes, de modifications de derrùère minute, d'inadaptation des dispo­
sitifs techrùques, des programmes de production ou de maintenance. Les
opérateurs se trouvent amenés à se « débrouiller » pour faire avec ce type
de contraintes. La formalisation des procédures, des fonctions et des
rùveaux de responsabilité devient alors floue : chacun prend les initiatives
permettant de terùr les délais et d'assurer la qualité requise. L'agitation qui
règne dans l'atelier n'a absolument rien de celle d'une ruche : les places,
rôles et circulations des uns et des autres sont flous. Les opérateurs, par
petits groupes, interviennent de marùère parfaitement hétérogène sur dif­
férents moments du traitement des pièces à réaliser et de la mise en
œuvre des outils permettant d'y parvenir, les uns redéfirùssant dans
l'urgence des gammes d'usinage ou la programmation d'une machine, les
autres se faisant remplacer au pied levé pour assister un collègue impliqué
dans une opération de maintenance complexe ou dans une discussion
avec les commerciaux. Il ne s'agit donc pas d'un mouvement régulier. Il
s'agit bien plus d'une sorte de capacité colJective à trouver des solutions,
faites de bricolages, d'ententes locales, de pratiques non réglementaires,
pour que la production « sorte ».
La contrainte de travail n'est ainsi pas tellement la mise en œuvre de
nouvelles procédures mais l'articulation de procédures dont le degré
d'élaboration et d'avancement est hétérogène. Alors que dans la concep­
tion classique du changement, l'accent est mis sur les difficultés du social
à changer d'état, de type de structure et de nature de travail, la question
posée aujourd'hui est bien plus d'analyser les difficultés du social à vivre
le mouvement, et ses dyschrorùes . L'idée est évidente, si on se rapporte à
la description qui vient d'être faite, parce qu'elle s'appuie sur l'idée de
mouvement.

3 1 LE MORCELLEMENT DU MOUVEl'vIENT

Ces dyschronies sont aigu1sees par le fait que le mouvement


d'ensemble est morcelé : il intègre dans un même lieu des processus créa­
teurs et des inventions dogmatiques. Le cas de la banque, présenté dans le
chapitre 5, en donne une bonne idée. Trois facteurs contribuent à ce
morcellement.
Morcellement et tjyschronies 1 95

a) Certaines transformations obéissent à des logiques d'innovation


(des processus créateurs), intégrant la réflexivité sur les pratiques. Ces
transformations suivent la dynamique du processus « incitation/laisser­
faire/institutionnalisation ». Il s'agit par exemple des nouvelles
technologies, de l'élargissement de la gamme des produits, de la person­
nalisation des relations avec les clients, ou du caractère collectif de la
compétence.
Mais le même établissement correspond sur d'autres dimensions, à
des logiques d'invention dogmatiques. Il n'existe ainsi ni négociation, ni
amendement, ni émergence de solutions non prévues au départ pour des
décisions telles que la division des activités par marchés, les procédures
de fixation d'objectifs et de moyens, les modalités d'évaluation du per­
sonnel ou la gestion de l'effectif. Sur ces plans, le temps semble s'être
arrêté au moment même où les décisions ont été prises.
L'ensemble des évolutions n'a donc rien d'homogène. Dans certains
cas, elles amènent le système social à produire des actions et des situa­
tions mêlant étroitement les acteurs de la base et ceux des directions.
Dans d'autres cas, elles sont gouvernées de manière discrétionnaire par
l'acteur dirigeant. Parfois les innovations permettent à l'ensemble social
d'apprendre, parfois à une partie, d'autres fois le passé est mis au banc de
l'histoire de l'organisation.

b) Le mouvement associe des innovations qui ne se situent pas à la


même séquence de leur développement, au même moment de leur his­
toire. On peut par exemple découvrir un composite de transformations
décliné de la manière suivante dans la banque :
un nouveau système technique vient d'être mis en place ; il ne dispose
donc encore d'aucun « sens » du point de vue de ses utilisateurs, qui
ne sont pas encore parvenus à se l'approprier ;
la diversification des produits et les contraintes de personnalisation
qu'ils recèlent font au contraire l'objet d'une active appropriation,
issue du laisser-faire de la direction, qui ne sait pas bien comment favo­
riser concrètement et localement la mise en œuvre de cette politique ;
l'appel à l'initiative, qui a été largement compris et même dépassé
(approprié) par les opérateurs, est réintégré dans le giron institution­
nel par la mise en place d'un nouvel organigramme et de nouvelles
procédures d'évaluation.

c) Les acteurs n'investissent pas ces différentes scènes de manière


identique.
196 L'ambiguité de l'ensemble

Les représentations que les acteurs se font de ces innovations sont


hétérogènes. Le système technique, correspondant à la phase initiale est
plutôt conçu comme un nouveau « machin » dont les employés voient
mal les finalités. La diversification des produits leur apparaît plutôt
comme une marge de manœuvre dans laquelle ce qui compte est essen­
tiellement la capacité commerciale, celle de la créativité. Les règles de ges­
tion de la coopération correspondent plutôt à une expérience désa­
gréable, dans laquelle les employés découvrent que la règle reprend
toujours le dessus sur les pratiques.
Ces juxtapositions n'ont bien évidemment rien d'hermétique. En par­
ticulier parce qu'un apprentissage culturel peut être transféré d'un
domaine à un autre : c'est ce que Sainsaulieu (1 977) nomme un « appren­
tissage transférentiel ». Ainsi, l'expérience vécue à propos du déroule­
ment d'une innovation concernant un dispositif technique permettrait de
comprendre comment se déroule une innovation dans le domaine d'une
politique de produits ou dans celui de la gestion du personnel.
L'hétérogénéité de l'ensemble serait donc réduite par la capacité des
acteurs à relativiser l'état des situations vécues pour les inscrire dans un
processus connu, un peu comme on sait qu'après l'hiver vient le prin­
temps, et ceci, où que l'on soit.
En l'occurrence, ce type de transfert n'est que partiellement réalisable
pour au moins deux raisons. La première tient au fait que certaines inven­
tions demeurent dogmatiques, alors que d'autres obéissent au cycle
décrit : il n'existe donc pas une voie de déroulement, mais au moins deux,
sans compter les situations intermédiaires, ce qui implique une forte
incertitude sur la nature des situations que les acteurs sont amenés à
vivre. La deuxième raison tient au fait que la fonction d'apprentissage, qui
passe par la réflexivité, n'est jamais explicite, jamais présentée comme un
passage nécessaire. Chacun découvre et redécouvre alors la nature du
changement au fur et à mesure qu'il se déroule, en considérant ses phases
parfois comme un état, parfois comme un moment.
Ce morcellement amène l'observateur à distinguer des situations, qui,
dans un même lieu, représentent des niveaux d'apprentissages différents.
Les opérateurs de la banque sont ainsi amenés, à propos d'une nouvelle
méthode de gestion (par exemple la réalisation d'opérations de télémar­
keting) à prendre leur part dans cette activité, mais sans qu'il y ait de véri­
table politique en la matière. Selon sa charge de travail, les méthodes de
management de l'équipe à laquelle il appartient chacun intervient dans
cette opération un peu comme bon lui semble, comme il le peut. Mais
dans le même temps, les opérateurs sont amenés à mettre en ordre l'usage
Morcellement et qyschronies 1 97

qu'ils font du système technique (par exemple le traitement informatique


concernant le nombre et la précision des données caractérisant leurs
clients). Ils doivent respecter de manière étroite les procédures définies
par les services centraux, ils sont amenés à abandonner des pratiques
considérées comme hérétiques par ces mêmes services. Dans ce cadre, les
relations entretenues avec la hiérarchie ou les clients deviennent alors cel­
les de n'importe quel autre univers de travail rationnel, fonctionnant de
manière verticale, « scientifique ». Dans un troisième cadre, celui qui
concerne par exemple la phase de laisser-faire du développement d'un
nouveau produit (par exemple des ensembles d'actions proposées aux
clients selon des modalités de gestion des produits « à faibles risques »),
ils sont de véritables petits entrepreneurs de l'intérieur de l'entreprise : ils
trouvent des usages, des clients, développent des expérimentations,
« prennent sur eux >> l'utilisation du dispositif, imaginent des pratiques
alternatives, le tout se déroulant dans une certaine clandestinité et selon le
registre de l'implicite. Ils élaborent des relations caractérisées par un
faible formalisme, hésitent peu à prendre des initiatives, tolèrent le carac­
tère approximatif des procédures, s'entendent pour travailler selon le
registre de la confiance.
Dès que l'on accepte de considérer la situation de passage, entre
l'état A et l'état B comme structurante, on distingue des dyschronies et
des processus d'innovation morcelés. Les différents éléments constitutifs
du mouvement ne changent pas en effet à la même vitesse et selon des
rythmes harmonieux. Le mouvement s'apparente à un flux qui charrie,
pêle-mêle, des transformations qui ne sont pas au même état de dévelop­
pement. Et l'hétérogénéité de ces états fait problème pour la cohérence
de l'ensemble.

4 1 RETOUR SUR LA QUESTION DE LA RATIONALITÉ

Cette question renvoie à la question de la rationalité des processus


d'innovation, telle qu'abordée dans le chapitre 1 . Braybrooke et Lind­
blom (1 963) ont par exemple bien mis en évidence, qu'en matière de poli­
tiques publiques, la rationalité ne consiste aucunement à agir, pour déci­
der, de manière globale, « scientifique » et cohérente, et définie ex ante.
Elle consiste au contraire à ne traiter les problèmes que graduellement, au
fur et à mesure qu'ils se présentent et que le décideur dispose de
1 98 L'ambiguïté de l'ensemble

suffisamment de connaissances pour les traiter. Elle représente ainsi un


processus, et non un moment, celui du changement. Ce qui me préoc­
cupe ici ne rentre pourtant qu'imparfaitement dans ce cadre théorique.
La permanence du caractère morcelé des processus et des dyschro­
nies tient à deux éléments. D'une part, les capacités d'apprentissage sont
limitées, je l'ai mis en évidence plus haut. D'autre part, l'interdépendance
des actions menées réduit considérablement la capacité politique de
l'ensemble.
Dans la banque, la direction commerciale élabore des produits finan­
ciers permettant de diversifier les propositions destinées aux clients. Elle
ne fait, dans cette perpective, que répondre à l'évolution des « besoins »
de ces derniers et que s'adapter à l'évolution des pratiques de la concur­
rence. De même, la segmentation des marchés, entre particuliers, profes­
sionnels et entreprises répond à la nécessité de spécialiser des activités
dont la complexité permet apparemment mal de perpétuer la polyvalence
d'antan. La direction met également en œuvre des pratiques dites « agres­
sives » en développant les « temps forts » et « chalJenges » qui rythment la
vie des employés : à chacune de ces occasions, pendant un temps donné,
ils vendent le maximum de produits d'un certain type. Ces contraintes les
amènent à laisser de côté, au moins pour partie, les obligations adminis­
tratives. Pour « faire du chiffre », ils ne demandent pas aux clients la tota­
lité des pièces du dossier, ils se soucient moins de leur solvabilité à moyen
terme, ils arrangent parfois les dossiers de manière à « satisfaire »
la demande du client. Ils prennent donc des risques du point de vue
contentieux.
Au regard de tous ces exemples, la direction commerciale fait preuve
de bonne volonté et d'une compétence experte. Elle développe des poli­
tiques de gestion attendues. Même si celles-ci ne sont pas toujours
« convenables », elles correspondent aux pratiques normales en la matière.
Ces politiques sont par ailleurs irréprochables du point de vue straté­
gique : elles sont réalisées à partir de l'analyse des pratiques des concur­
rents et selon des calculs de rentabilité explicitement fondés.
La direction chargée de la coordination des activités et du contrôle
des coûts se modernise également. Elle se préoccupe tout aussi légitime­
ment, avec la même bonne volonté et la même compétence experte, de
développer des techniques de management finement élaborées. Une
banque moderne se doit de disposer d'indicateurs de gestion permettant
de suivre précisément le déroulement des activités commerciales dans
lesquelles l'entreprise a investi des sommes considérables. De même,
cette direction développe des procédures administratives (demande de
Morcellement et cfyschronies 1 99

garanties aux clients, validation des décisions par la hiérarchie, définition


de niveaux de risque par type d'opérations) destinées à cadrer les activités
commerciales de terrain à l'intérieur de contraintes de gestion plus glo­
bales. En particulier, toutes celles qui permettent de réduire le nombre
d'affaires contentieuses. Elle évalue également la rentabilité des opéra­
tions réalisées sur le terrain en les rapportant, selon des critères stricte­
ment financiers, à leur valeur ajoutée.
Comme pour les activités commerciales, ces changements sont atten­
dus et irréprochables du strict point de vue de la logique du contrôle et de
la coordination globale.
Ces deux ensembles de bonnes solutions deviennent pourtant des
problèmes lorsqu'ils se rencontrent, et ils sont amenés à se rencontrer
constamment. Par exemple, la personnalisation des relations avec les
clients peut amener un commercial à « prendre sur lui » l'octroi d'un cré­
dit pour lequel les risques sont plus élevés que ceux prévus par le disposi­
tif de gestion : il connaît son client et son affaire et il veut « faire du
chiffre ». De même, l'urgence de ce type d'activité ne peut pas aisément
se soumettre à la stricte observation des différentes phases des procédu­
res administratives : le temps excessif consacré à un dossier particulier,
excessif du point de vue du contrôle des coûts, peut représenter un
« investissement » dans la fidélisation du client. De même, la standardisa­
tion des procédures, qui vaut pour n'importe quel type de client « particu­
lier », se heurte à des formes de relations commerciales nécessairement
distinctes : on ne traite pas la demande du RMiste comme celle de l'avocat
d'affaires. Dans tous ces cas, la rencontre entre les deux types de change­
ment pose donc problème. Elle crée des malentendus, des frictions, des
demandes d'explication et de la confusion.
La dynamique spécifique des systèmes d'information complique
encore la situation. Certaines données concernant les résultats de l'acti­
vité commerciale sont techniquement inaccessibles, le logiciel n'ayant pas
été prévu pour intégrer les modifications constantes demandées par les
utilisateurs. Mais ces données peuvent être justement celles dont le
contrôleur de gestion a besoin pour suivre les indicateurs qu'il a élaboré
au cours des derniers mois : l'informaticien ne parvient pas, par exemple,
à imputer les coûts de la publicité, de la formation aux différents secteurs
d'activité, alors que le responsable du tableau de bord en a absolument
besoin pour réaliser sa synthèse.
Les systèmes d'information sont souvent en retard par rapport aux
modifications élaborées par les services de gestion. Par exemple, la
comptabilité analytique, supposant la réalisation d'une facturation des
200 L'ambiguïté de l'ensemble

prestations échangées entre les différents services, est d'une complexité


indescriptible. Elle suppose de parvenir à codifier l'ensemble des
échanges que représente la coopération entre services, de l'intégrer dans
les systèmes comptables antérieurs, et de faire en sorte que tout ceci soit
cohérent. Ce travail demande du temps. Les informaticiens sont donc
souvent en retard. Mais ils sont aussi parfois en avance. Ils mettent à la
disposition des opérateurs des banques de données et des systèmes
experts qui ne sont pas utilisés largement parce qu'ils ne correspondent
pas aux pratiques ou aux cultures professionnelles. Il existe ainsi toujours
des applications, souvent très élaborées, qui ne rencontrent pas ou peu
d'usages. Enfin, les politiques destinées à « mettre l'informatique au ser­
vice des utilisateurs » entrent parfaitement en contradiction avec la réduc­
tion des coûts dont les activités de ces services font l'objet. Plus les coûts
sont réduits, suivis et contrôlés, et moins les informaticiens peuvent
développer des applications convenant spécifiquement à la demande des
utilisateurs. Ces difficultés ne sont pas des incidents, des moments. Elles
représentent au contraire une bonne partie du travail des informaticiens
et des groupes d'utilisateurs qui travaillent avec eux.
Cette situation n'a rien de spécifique aux services informatiques. Elle
est rigoureusement identique pour la gestion des ressources humaines.
On en retiendra deux exemples.
Les salariés sont évalués, en fin d'année, sur leur capacité à atteindre
des objectifs définis en début d'année, avec la hiérarchie. Mais celle-ci,
pressée par d'autres contraintes au cours de cette durée, incite les opéra­
teurs à s'impliquer dans des réalisations qui ne font pas partie de leurs
objectifs initiaux. Alors que les opérateurs doivent par exemple placer un
volume de contrats de tel type, développer une nouvelle application
informatique, ou mettre en œuvre des procédures de qualité totale, ou
intégrer un nouveau produit, les hiérarchies les amènent à se mobiliser
sur ce qui ne fait pas partie de leurs objectifs prioritaires. De même, c'est
au moment où l'interdépendance entre les opérateurs devient une
contrainte quotidienne, aucun entre eux ne disposant à lui seul de
l'ensemble des données permettant de traiter de manière isolée les affai­
res, que l'évaluation individuelle des résultats apparaît comme la nouvelle
donne de la gestion des ressources humaines. Ces deux dynamiques sont
en contradiction parfaite. Comment inciter à avoir « l'esprit d'équipe »
tout en identifiant, avec des critères de plus en plus précis, la responsabi­
lité et la qualité des individus dans le processus de production ?
Cette situation est relativement banale, elle a largement été décrite par
les travaux de recherche en gestion et en sociologie : la rencontre entre
Morcellement et cfyschronies 201

deux bonnes volontés ne se traduit pas mécaniquement par l'harmonie,


elle peut fort bien se manifester par une tension. Dans le mouvement
décrit, cette tension est aiguë, exacerbée par la continuité des modifica­
tions des pratiques gestionnaires élaborées de part et d'autre.
Quel que soit le segment d'activité de l'entreprise retenu, les observa­
tions s'inscrivent dans cette perspective. Elles convergent toujours vers la
mise en évidence d'une grande capacité à définir des logiques d'efficacité
intrinsèquement indiscutables. Les qualités gestionnaires de chaque chan­
gement considéré isolément sont souvent évidentes. Leurs qualités
extrinsèques sont par contre régulièrement discutées, parce que chaque
changement obéit à une dynamique spécifique. La rencontre de ces dyna­
miques produit donc un certain nombre d'incohérences, une sorte de
dyschronie généralisée.

Les analystes du changement ou de l'innovation laissent trop souvent


de côté la question des conflits de temporalité que représentent les dys­
chronies. Ainsi les uns vont s'intéresser au changement de technologie,
d'autres au changement dans les méthodes de gestion, d'autres aux chan­
gements dans le rapport aux clients, d'autres enfin aux changements dans
les procédures de traitement des carrières. Chacun va rapporter l'avant à
l'après, en traitant sa question de manière indépendante des autres ques­
tions, en ignorant que la question de fond est celle de la juxtaposition, de
l'interdépendance et du caractère continu de ces changements. Le pro­
blème présenté dans ce chapitre est donc d'ordre méthodologique plus
que directement empirique.
La constance du mouvement limite considérablement les possibilités
collectives de se référer à une règle, une norme ou une coutume. La créa­
tion de nouvelles formes apparaît alors comme un espoir, ou une finalité,
mais rarement comme une situation établie. L'ensemble apparaît finale­
ment bien comme une sorte de désordre généralisé. Il reste alors à se
demander ce qui permet aux acteurs de tenir, et fmalement, aux organisa­
tions de « fonctionner ».
Chapitre 9

L'échange social comme compétence

Le mouvement ne permet pas aux politiques des entreprises de défi­


nir des procédures stables et efficaces. Bien involontairement et bien
implicitement, la capacité à régler les questions concrètes du travail
devient alors largement le fait des opérateurs. La compétence des opéra­
teurs se définit alors plus par rapport à des circonstances imprévues,
celles de leur activité quotidienne, que par rapport à des situations de tra­
vail standardisées. Cette compétence est proche de celle des compagnons
d'antan, voire des artistes, bien plus en tout cas que de celle d'une fonc­
tion précisément définie.
Y accéder suppose de pouvoir échanger avec les collègues des
savoirs, des relations d'entraide, des « trucs » ou de l'amitié, parce que
cette compétence est collective. Elie repose sur un système d'échange
obéissant à des règles sociales, celle de la réciprocité, du don et du contre­
don. Ce qui fait la compétence ne peut ainsi se réduire à la détention d'un
savoir : il n'est jamais totalement adéquat. Il s'agit tout autant de la capa­
cité à commercer avec les autres, ce commerce permettant de disposer
des connaissances.
L'ensemble pourrait ainsi être considéré comme un univers parfaite­
ment régulé, la solidarité entre les collègues assurant la cohésion de
l'ensemble. Il n'en est rien. La coopération est en effet traversée de cal­
culs égoïstes, et les questions du travail sont trop mouvantes pour que
l'on puisse y construire des savoirs durables.
204 Réflexion et ambivalence

1 1 L'ÉLABORATION DU TRAVAIL

Dans les chapitres précédents, j'ai souligné que l'incertitude, les con­
ilits de temporalités et le mouvement caractérisent l'organisation. Dans
ce cadre, la compétence, que l'on peut provisoirement définir comme une
capacité à traiter efficacement des tâches dans un univers social et organi­
sationnel déterminé, ne consiste pas seulement à réaliser le travail : elle
consiste préalablement à l'élaborer.
Faute de pouvoir appliquer des règles et des procédures stabilisées,
faute de disposer d'objectifs univoques, faute également de s'appuyer sur
une division du travail définissant de manière cohérente les responsabi­
lités, les opérateurs mettent localement en œuvre une capacité d'élabora­
tion de leurs tâches : ainsi, les procédures de gestion, la nature des maté­
riaux à traiter, le degré d'urgence et de complexité des tâches, les formes
d'évaluation du travail, les modalités de coopération avec les collègues,
tout ce qui, en situation stable, représente le cadre de travail, tout cela
devient ici un simple ensemble de données de base. Ces données sont le
matériau du travail d'élaboration. Il consiste à faire appel à l'imagination,
au raisonnement et à la mémoire pour décider de la nature du travail à
réaliser concrètement, en situation. Il représente l'investissement, sponta­
nément réalisé par les opérateurs, pour définir les pratiques qui ne sont
aucunement prévues par l'organisation.
Par exemple, dans l'entreprise industrielle présentée dans le chapitre
précédent, la flexibilité amène à modifier régulièrement l'agencement
électromécanique des robots, ce qui augmente simultanément le nombre
de pannes. La multiplication de ces aléas impose de passer à une forme de
travail beaucoup moins bien formalisée qu'avant le changement tech­
nique. Par exemple, certains plans de travail parviennent à l'atelier après
les pièces à usiner. Les ouvriers réalisent alors eux-mêmes, sans le soutien
du service informatique ou méthodes, la préparation de la machine, la
programmation et la gamme d'usinage. De même, la diversité des
matières traitées ne permet pas toujours de disposer d'informations adap­
tées dans le bureau des méthodes. Dans ce cas, à nouveau, c'est l'expé­
rience des ouvriers, leur capacité à reconcevoir le travail, qui permettent
de redéfinir sur place, la vitesse de rotation, les plaquettes à utiliser, et le
choix des outils.
Ceci vaut tout autant pour les opérateurs des services bancaires, et sur
plusieurs plans.
L'échange social comme compétence 205

- L'obsolescence ne permet pas de disposer d'un savoir stable en


matière technologique. La compétence consiste à parvenir à se « débrouil­
ler » pour suivre les évolutions technologiques. Les formes d'apprentis­
sage, de ce point de vue, sont tout à fait caractéristiques : elles se réalisent
la plupart du temps sur le tas.
- Les initiatives prises par les opérateurs pour satisfaire les clients,
mais également pour « faire du chiffre », consistent souvent à élaborer
des arrangements plus ou moins réglementaires. Ces pratiques ne sont
bien évidemment pas codifiées, elles participent bien d'une compétence
directement liée à la vacuité des systèmes de gestion, ou de leurs contra­
dictions.
- L'entre-deux organisationnel, le fait que les structures et règles de
travail se trouvent régulièrement entre un avant et un après, suppose une
certaine capacité d'arbitrage, de la part des opérateurs, entre les diffé­
rentes logiques superposées. Par exemple, lorsque le management tend à
délaisser le contrôle sur les procédures pour s'intéresser, d'un point de
vue strictement financier, à la valeur de chacune des opérations réalisées,
il n'abandonne bien sûr pas toute volonté de contrôle sur les procédures.
De fait, les opérateurs sont amenés à traiter les deux logiques de gestion
simultanément. Mais ces logiques sont partiellement contradictoires :
« faire de la valeur » suppose souvent de transformer les procédures, mais
celJes-ci ont généralement la vie longue. L'opérateur doit donc savoir
interpréter, en circonstance, la politique de gestion.
- La faible cohérence de l'ensemble, caractérisée par la coexistence
et la superposition de changements dont les rythmes et la nature
divergent largement, suppose d'inventer une certaine continuité dans le
rapport au client. Par exemple, le passage d'une politique de produits
standardisés à une politique de sur mesure, puis à un retour à la politique
antérieure ne peut être appliqué à la lettre, immédiatement et mécanique­
ment, sauf à perdre la fidélité des clients. Ce mouvement est donc, là
encore, interprété par les opérateurs de manière à préserver les relations
de confiance élaborées entre les partenaires.
Dans l'entreprise industrielle comme dans la banque, la complexité
des techniques de gestion, et surtout leurs conflits de temporalité, ne per­
mettent pas d' « appliquer la règle ». La règle suppose préalablement
d'être interprétée, et ceci suppose un véritable effort. Ce qui fait
contrainte est ainsi surtout l'absence de contrainte stable. La compétence
n'est plus alors liée à une situation de travail donnée, mais bien plus à un
enchevêtrement de circonstances dans lesquelles les incertitudes et le
mouvement empêchent de pouvoir concevoir à l'avance les règles et
206 Réflexion et ambivalence

procédures effectivement mobilisées par les opérateurs. Ces différentes


situations mettent au contraire en évidence que le travail, conçu de la
manière la plus scientifique et rationnelle possible par les bureaux des
méthodes, suppose d'être « reconçu », élaboré localement par les opéra­
teurs pour pouvoir être réalisé.
Cette situation pose concrètement la question de la définition de la
compétence. Celle-ci est très généralement définie comme une capacité à
traiter efficacement des tâches dans un univers déterminé. On parle ainsi
de la compétence du comptable, de l'agent de police ou de la caissière du
supermarché comme des capacités à réaliser le bilan de l'entreprise, la cir­
culation routière ou l'encaissement selon les procédures prévues et en
fonction des effets attendus de la mise en œuvre de ces procédures. La
compétence consiste ainsi à savoir traiter les contraintes d'un poste de
travail, les contraintes étant assez bien identifiées, ainsi que les moyens de
les traiter.
Une série d'indicateurs est mise en œuvre pour évaluer la compétence
dans cette perspective. Ces indicateurs, on l'a vu dans le chapitre précé­
dent, ont pour objectif de parvenir à établir un code d'évaluation à la fois
objectif (limitant l'effet de subjectivité du notateur), équitable (chaque
critère est sensé « rendre justice » à l'activité effectivement réalisée) et
cohérent (l'utilisation de l'ensemble des critères doit permettre de définir
un jugement homogène et utilisable dans les politiques de gestion des
personnels).
La question de savoir ce qu'évalue ce code demeure cependant
patente. La distinction entre le « travail prescrit » et le « travail réel » per­
met d'y répondre. Cette distinction est devenue centrale dans les sciences
humaines appliquées au monde du travail. Ergonomes et sociologues
l'ont largement étayée.
Le « travail prescrit » correspond aux tâches formellement définies et
présentées comme obligatoires pour tenir un poste de travail et atteindre
des objectifs de production. Le « travail réel » correspond à la manière
dont un opérateur s'y prend effectivement, et souvent en dehors des acti­
vités « prescrites », pour parvenir à réaliser son travail. Généralement le
travail réel représente la mise en œuvre d'une compétence de niveau plus
élevé que le seul travail prescrit. On sait bien, par exemple, que la « grève
du zèle » représente un moyen de bloquer le fonctionnement d'une orga­
nisation en appliquant strictement les règles. Mais l'évaluation des com­
pétences ne saisit que ce qu'elle peut prévoir : les critères utilisés sont
préalables à la réalisation du travail ; le travail réel ne rentre donc que très
imparfaitement dans ces critères. La « réalité » du travail demeure donc
L'échange social comme compétence 207

largement extérieure à ce qui est conçu comme la compétence dans les


dispositifs de gestion.
Ce qui fait finalement la compétence des opérateurs est l'incertitude,
pas la programmation des tâches. Mais l'activité organisatrice ne fait bon
ménage ni avec l'incertitude ni avec les pratiques informelles. Dans le
meilleur des cas, elle les ignore, et dans le pire des cas, elle les sanctionne
négativement.

2 1 COMPÉTE CE DE PROFESSIO NEL OU D'ARTISTE ?

La référence à la sociologie des professions et aux métiers de l'art per­


met de mieux comprendre ce qui se joue entre ce type de compétence et
le fonctionnement des organisations.
Le terme de professionnel est actuellement en vogue dans le discours
managérial. Il signifie que ce qui fait la qualité des salariés est d'être capa­
bles d'atteindre les objectifs fixés par les directions de l'entreprise, malgré
l'absence relative de moyens ou la présence de contradictions dans les
règles de gestion. La « responsabilité » des professionnels est ainsi conçue
comme une capacité à savoir être efficace du point de vue des critères du
management.
Dans le vocabulaire sociologique, le terme a une signification diffé­
rente. Un professionnel est un individu qui dispose d'une compétence
rare. Pensons à un ébéniste ou à un médecin. Cette compétence est carac­
térisée par le fait que l'opérateur est capable d'être efficace, du point de
vue des critères de son métier, malgré les incertitudes de son poste de tra­
vail. Cette capacité repose sur l'utilisation de savoirs spécifiques au
métier, savoirs acquis par l'expérience, donc non codifiables, transmis­
sibles uniquement par les pairs. Historiquement, la rareté de ce type de
compétence a permis aux professionnels de se constituer en corps, en
institution assurant au groupe de professionnels la possibilité de contrô­
ler les méthodes de travail, le recrutement, la formation et la déontologie
du métier : ce sont les « règles du métier », lesquelles peuvent s'opposer à
celles du droit du travail standard ou aux règles d'une entreprise. Les pro­
fessions, dans le vocabulaire sociologique, se caractérisent ainsi par trois
dimensions : l'incertitude, la rareté de la compétence permettant de la
traiter, et l'existence d'un corps.
La sociologie nord-américaine a largement analysé ces activités, l'idéal
type de référence étant la profession médicale (Freidson, 1972), pour
208 Riflexion et ambivalence

mettre en évidence le fonctionnement autonome de ces activités par rap­


port au « reste » du monde du travail. Un long débat a eu lieu dans le
cadre de ces analyses. Il concernait les critères permettant de définir une
profession : type de diplôme, service rendu à la collectivité, jugements
fondant le recrutement, ou la définition du « travail bien fait », effet de
parrainage et de boycottage des pairs sur la carrière d'un individu, exer­
cice d'un attrait positif sur les « profanes », réciprocité des membres par
rapport au commandement et à l'évaluation du travail. Les recherches
ont largement discuté de la validité de tel ou tel critère. Mais toutes ont
également convergé pour reconnaître que ce qui est premier, du point de
vue historique comme du point de vue des rapports que la profession
entretient avec les profanes, c'est la capacité à traiter les incertitudes de
certaines activités complexes.
La recherche a progressivement dissocié le type de compétence des
professionnels de leur appartenance à un corps, en distinguant l'émer­
gence de professions semi-établies (Wilenski, 1964). Cette distinction
permet de rendre compte de l'évolution des formes d'expertise de type
professionnel, détenues par les membres de nouvelles activités, mais ne
faisant pas l'objet de la construction d'un corps. Ce type de perspective
est clairement abordé par Kern et Schumann (1 984) à propos de la com­
pétence des ouvriers qualifiés utilisant des technologies nouvelles dans
l'industrie automobile allemande. Le processus décrit est celui d'une
« reprofessionnalisation », c'est-à-dire d'un retour aux formes de compé­
tence existant avant le début du taylorisme, lequel, n'a eu de cesse
d'éradiquer ce type d'auto-organisation.
Stinchcombe (1 990) théorise parfaitement ce rapport entre profes­
sionnalisme et incertitude. Il explique que pour que la production de masse
ait un sens, c'est-à-dire qu'elle amène la possibilité de réaliser des écono­
mies d'échelle, elle doit intégrer des standards et donc se protéger contre
l'incertitude. L'action organisatrice du fordisme consiste ainsi à réduire
l'incertitude du processus de production de façon à standardiser les tâches
et donc à réduire le nombre de décisions non routinières à prendre. La
définition du fordisme peut alors se réduire à une équation simple : le rap­
port décisions routinières/décisions totales degré de fordisme.
=

Stinchcombe explique ainsi que moins le degré de fordisme est grand,


dans un poste de travail donné, et plus les compétences à mettre en
œuvre sont de type professionnel. Dit autrement : plus il y a d'incerti­
tudes, plus il y a de décisions non routinisables à prendre, et plus celles-ci
se trouvent directement intégrées à la compétence de l'opérateur.
Derrière cet énoncé à la fois un peu abstrait et évident se trouve une idée
L'échange social comme compétence 209

qui remet à leur place des théories managériales sommaires : ce qui pro­
duit la compétence des opérateurs n'est pas tellement leur niveau de for­
mation ou de fonction, mais, bien plus, leur capacité à intervenir en situa­
tion de travail incertaine. Formulée de manière plus triviale, la même idée
signifie que ce n'est pas un type ou un autre d'organisation du travail qui
produit la compétence mais le flou de l'organisation.
Ces différentes analyses mettent bien en évidence le fait que ce qui
fait la compétence, c'est l'incertitude, ou plus exactement le fait, pour un
opérateur, de disposer de connaissances lui permettant de traiter de
manière efficace une situation de travail incertaine. Dans tous ces cas, la
compétence effective des opérateurs, le travail réellement mis en œuvre
demeure généralement une « boîte noire >>. L'analyse de son contenu
demande une observation particulière, supposant de considérer que la
réalisation du travail est une activité mal connue, qu'elle obéit à des nor­
mes de fonctionnement qui ne correspondent pas à celles qui sont géné­
ralement développées et sollicitées explicitement.
Le type de professionnalisme qui correspond aux activités décrites
plus haut correspond bien à ces situations nouvelles : il n'est pas organisé
en corporation, il ne jouit ni de reconnaissance institutionnelle ni d'avan­
tages acquis au cours de ses luttes ; c'est un professionnalisme « sans his­
toire », sans code ou situation juridique clairement établis. Il correspond
uniquement à un rapport d'autonomie et d'inventivité à la tâche.
J'ai déjà largement discuté de ces questions (Alter, 1 990, 1 993). Il me
semble cependant aujourd'hui nécessaire d'aller plus loin dans l'analyse du
rapport entre incertitude et compétence, en reprenant les analyses de
H. Becker (op. cit., 1982/1 988) à propos des métiers de l'art. L'auteur
montre en effet que ce type d'activité correspond bien à un travail d'éla­
boration et de rapport créatif à l'incertitude, mais il explique également
que la production artistique n'a que peu de chose à voir avec une sorte de
génie romantique, indépendant de son inscription dans un système social.
H. Becker souligne l'extrême division du travail de ces univers : « On
dirait qu'il n'y a pas de limite à la segmentation des tâches. » Mais il met
également en évidence que cette division ne règle rien du point de vue de
la création collective, laquelle suppose des arrangements, des réseaux de
relations, des formes de coopération informelles pour parvenir à réaliser
l'œuvre. Cette relation entre la division du travail du monde du cinéma,
par exemple, et le caractère étonnamment informel des fonctionnements
permettant la réalisation de l'œuvre représente parfaitement les situations
qui nous occupent ici. Reprenons les deux exemples cités plus haut à par­
tir d'indicateurs utilisés par H. Becker.
210 Réflexion et ambivalence

a) Les opérateurs sont évalués individuellement alors que leur travail


est fondamentalement de nature collective.
Dans les deux cas, les opérateurs sont évalués individuellement, mais
c'est le collectif de travail qui parvient à construire la connaissance idoine.
Au-delà donc de la division formelle du travail, les opérateurs sont ame­
nés à mettre en œuvre des relations d'échange leur permettant de consti­
tuer la compétence nécessaire.

b) Les opérateurs disposent donc d'une affectation précise, formelJe,


dans les structures de travail, mais en réalité, leur activité suppose de se
situer constamment à la jonction de plusieurs positions de travail.
Dans les deux cas, les opérateurs disposent d'un poste de travail,
d'une fonction dont la place est clairement définie. Mais, pour les opéra­
teurs de la banque, par exemple, la contrainte consiste à tisser des rela­
tions avec les services de gestion centraux, avec le back o/.Jice de manière à
pouvoir faire du sur mesure alors que les produits sont conçus comme
standardisés. Dans tous les cas, l'activité suppose bien d'être en interac­
tion étroite avec la logique de services extérieurs de manière à pouvoir
faire le travail tel que les opérateurs le conçoivent, et non tel qu'il est
conçu par les définitions de postes.

c) Le travail consiste à assurer la coordination de connaissances


émiettées dans différents lieux et fonctions de l'entreprise.
Cette activité de coordination est le cœur même de la compétence d'un
opérateur quelque peu qualifié. Elle lui permet de réaliser les tâches dont il
a la responsabilité. Mais elle suppose un investissement en temps considé­
rable, bien plus important que le traitement direct des tâches en question.
EIJe repose sur la mise en œuvre de réseaux de relations, d'apprentissages
sur le tas, de discussions informelJes, de justification des activités réalisées
dans ce cadre, d'aide (en contre partie) à ceux qui donnent des informa­
tions, de participation à des réunions entre experts, de négociations avec
les pouvoirs institutionnels. Toutes ces activités parviennent à mobiliser
des connaissances largement atomisées, clandestines ou peu connues.
La réalisation d'un prêt ou le traitement d'une panne de l'automate
représentent ainsi une activité mal connue par les systèmes de gestion des
compétences. Ils conçoivent le travail comme une série d'activités qui se
succèdent de manière linéaire, alors que bon nombre des activités pour­
raient plus avantageusement faire l'objet d'un « générique » dans lequel
figurerait la participation des différents services ou individus à la réalisa­
tion de l'ensemble.
L'échange social comme compétence 21 1

d) Chaque opérateur ne traite donc pas une « tâche » ou plusieurs


tâches bien identifiées selon un mode opératoire, mais bien plus un « fais­
ceau de tâches » lui permettant de tenir son poste.
La réalisation du travail mobilise des activités de nature très diffé­
rente, selon des formes et des durées variables, et selon des modalités
d'implication elles-mêmes variables, auprès de sites de travail dont le
nombre ne peut être connu à l'avance. De fait, l'observateur, ou l'éva­
luateur a bien du mal à pouvoir répondre à la question « qui a fait ça ? », à
propos de la réalisation d'un bien ou d'un service. Il s'agit d'une réalisa­
tion collective dans laquelle il est difficile de dissocier les actions des uns
et des autres.

e) Il n'empêche que la division du travail, vue dans la perspective


horizontale (entre départements) ou dans sa perspective verticale (entre
niveaux hiérarchiques), est contraignante.
Elle pèse concrètement sur la distribution des activités des opéra­
teurs, sur la manière d'élaborer leur coopération avec les collègues ou la
hiérarchie. La conception du travail continue ainsi, mais imparfaitement,
à peser sur la manière dont il est exécuté.
La compétence des opérateurs apparaît finalement comme collective,
décisionnelle (elle ne consiste pas seulement à exécuter des tâches), et mal
connue. Elle est celle d'un milieu qui s'arrange avec les règles de gestion
et de production, un peu comme le milieu des artistes. Mais cet écart
entre les règles et les pratiques est tellement grand que la seule lecture des
règles donne finalement peu d'informations sur l' « art » de travailler. La
cotnpétence n'est donc aucunetnent réductible à un progratntne de ges­
tion. Mais elle n'est pas pour autant une sorte de vague bricolage indé­
pendant de toute norme de fonctionnement. Ce qui caractérise le fonc­
tionnement décrit est au contraire une capacité à s'organiser localement,
et souvent clandestinement. De ces différents points de vue, les salariés
forment un monde largement à part des formes de l'organisation.

3 1 LES RÉSEAUX DE COMPÉTENCE COLLECTIVE

La compétence des opérateurs est collective et largement informelle.


Son existence ne repose donc pas sur les règles de la division du travail,
mais sur l'existence de réseaux qui assurent la mise en commun des
212 Réflexion et ambivalence

savoirs. Ces réseaux représentent l'articulation sociale de la diffusion de


l'innovation, on l'a vu dans le chapitre 1 .
La sociologie utilise cette notion de deux manières relativement dis­
tinctes (Lazega, 1996). La première consiste à repérer les modes de socia­
bilité issus de cette structure de relation particulière. La seconde repré­
sente une méthode, 1' « analyse structurale » : elle considère que les
relations réticulaires supposent d'être analysées de manière quantitative,
et selon un protocole conceptuel spécifique, avant d'en aborder le sens.
Ces deux perspectives sont l'objet d'un véritable succès paradigmatique,
en sciences humaines, sciences du vivant, épidémiologie, économie ou
sciences politiques. Il existe, dans cet ensemble, différents critères per­
mettant de définir un réseau. Je ne retiens que ceux qui correspondent à
l'observation des dispositifs sociaux observables en entreprise. Ils sont au
nombre de cinq.
- Un réseau est tout d'abord un ensemble de relations dans lequel
chaque élément peut entrer directement en contact avec n'importe quel
autre élément, sans passer par une structure centrale. C'est par exemple le
cas d'utilisateurs de réseaux de télécommunications de type courrier élec­
tronique, par opposition aux utilisateurs d'un système informatique cen­
tralisé. C'est également le cas des membres d'une diaspora, par opposi­
tion aux membres d'une organisation hiérarchique du travail ou d'un
système politique.
- Un réseau représente également une structure d'échange dont la
nature est spécifique au réseau et échappe ainsi aux formes d'échange
conventionnelles. Par exemple, le réseau des collectionneurs de voitures
anciennes, ou le réseau des francs-maçons échangent des informations,
des biens ou des services qui ne transitent pas par d'autres circuits.
- Un réseau dépasse les structures institutionnelles dans lesquelles il
se trouve intégré. Par exemple, le réseau des informaticiens d'une entre­
prise élabore des relations qui dépassent le cadre formel de leur activité.
Leur univers d'appartenance professionnelle ne se limite pas au service
dans lequel ils œuvrent. Il est bien plus lié aux activités et formes
d'échanges développés par les membres du réseau. Et ce réseau dispose
d'un tissu de relation bien plus large et serré que celui que lui propose la
structure formelle de travail qu'il habite.
- Un réseau est donc toujours plus ou moins clandestin. Pour le
réseau des résistants face à l'occupant, pour le réseau de la maffia, ou
pour celui des grands corps de l'Etat, cette structure d'échange est un
moyen de travailler « dans l'ombre » pour éviter d'être découvert.
L'échange est clandestin parce que les pratiques qu'il recèle représentent
L'échange social comme compétence 21 3

souvent le moyen de contourner les règles de la division du travail, ou de


la circulation de l'information. Mais il n'est que partiellement clandestin,
les pratiques qu'il recèle étant plus ou moins bien connues de la hié­
rarchie, qui les tolère (plus ou moins), car elles sont source d'efficacité. Il
n'empêche, le risque, pour les opérateurs existe : c'est celui d'être « pris »,
en train de transmettre une information confidentielle, de faire participer
un étranger (par exemple un client) à des montages institutionnels, de
transgresser une procédure conçue comme incontournable. Le critère le
plus caractéristique de cette clandestinité est que ces échanges circulent
souvent sous forme orale (Giraud, 1 999), l'écrit laissant des traces, celles
de la « traçabilité ».
- Enfin, un réseau n'a pas d'existence indépendante de son effica­
cité. Il ne peut survivre que s'il permet à ses membres de mieux atteindre
leurs objectifs, que ceux-ci soient économiques, culturels ou religieux. Il
s'agit donc plus d'une pratique que d'une structure.
Dans les situations évoquées, il existe bien des configurations réticu­
laires, dont la finalité est de permettre la construction de la compétence
collective.
Dans la banque, par exemple, la configuration des relations est de ce
type. Les commerciaux prennent leurs informations auprès d'autres com­
merciaux, répartis dans les différentes agences : comment faire pour trai­
ter telle procédure complexe ? comment présenter un dossier particulier à
la direction centrale ? comment savoir jusqu'où il est possible d'interpré­
ter telle ou telle mesure administrative ? faut-il plutôt favoriser telle
dimension de la politique commerciale ou telle autre ? Toutes ces ques­
tions font l'objet de constantes relations téléphoniques entre opération­
nels de la vente, collègues des services centraux et back efface. Ce tissu de
relation est essentiel au bon fonctionnement des établissements : il per­
met la diffusion et la réception d'informations qui ne figurent sur aucun
support institutionnel. Il représente le réseau du métier, alors que les dis­
positifs institutionnels représentent le circuit réglementaire. Entre ces
deux formes de circulation de l'information, il existe de fait un antago­
nisme, au moins implicite : le réseau fait transiter les savoirs et savoir­
faire concernant la réalisation concrète des actes commerciaux, alors que
le système d'information de l'entreprise n'assure qu'une diffusion de
l'information verticale, dont le contenu est essentiellement normatif. La
clandestinité de ces échanges est patente : sa finalité est exclusivement
professionnelle, elle est même souvent transgressive par rapport au sys­
tème d'information central. Elle ne peut se pérenniser qu'en restant dans
l'ombre.
214 Réflexion et ambivalence

Cette situation explique largement le fait que beaucoup de temps soit


consacré à la recherche de la coopération permettant de réaliser le travail :
il s'agit de trouver le collègue qui, d'une part, dispose de l'information
recherchée et, d'autre part, soit prêt à la transmettre, ce qui suppose un
accord sur la conception de l'échange et sur la conception même du tra­
vail. La coopération n'est donc pas donnée, elle représente une sorte de
« course » dans laquelle un temps considérable est consommé. Beaucoup
d'opérateurs Qes cadres en particulier) expliquent ainsi qu' « ils n'ont plus
le temps de travailler ». Ils signifient par là qu'ils consacrent une part
considérable de leur journée de travail à trouver les connaissances, rela­
tions et dispositifs de gestion leur permettant de réaliser la tâche qui leur
est impartie, et que cette recherche finit par devenir plus contraignante
que le travail lui-même.
La logique des réseaux professionnels est donc ambiguë par rapport à
la logique mise en œuvre par le management. D'une certaine manière, elle
en partage les finalités : bien faire le travail, améliorer la qualité du service
rendu ou du produit, travailler plus en équipe, prendre des initiatives, par­
tager l'information, etc. Mais d'une autre manière, elle en prend systéma­
tiquement le contre-pied. Le réseau a sa propre conception de l'efficacité,
celle qui correspond à la représentation que le métier s'en fait, et qui n'est
pas toujours semblable à celle des directions. Les opérateurs développent
une politique d'efficacité locale, intégrée à la conception du « bon travail »
qu'ils se font sur le terrain, alors que les directions d'entreprise dévelop­
pent une logique d'efficience : réaliser le travail au moindre coût. Le
réseau dispose par ailleurs d'un capital de connaissances, de savoir-faire,
qui appartiennent spécifiquement à la communauté qu'il représente. Et
celle-ci refuse de confondre son capital avec celui de l'entreprise : un
réseau de professionnels ne peut ainsi aisément s'inscrire dans les poli­
tiques d'organisation « en réseau >> formellement élaborées par certaines
directions d'entreprise.

4 1 LE DON CONTRE DON COMME SYSTÈME D'ÉCHANGE

Le caractère collectif de la compétence est une dimension relative­


ment bien connue par les sciences sociales qui s'intéressent au monde des
entreprises contemporaines. Naville (1 963) utilisait déjà le terme de
« qualification collective » ; Liu (1981) a bien montré que l'efficacité
L'échange social comme compétence 215

repose sur des normes de coopération que le groupe d'opérateurs impose


à ses membres. Ce qui l'est moins, c'est le système d'échange qui permet
la mise en commun des savoirs (leur construction), sauf à faire l'hypo­
thèse que la solidarité entre opérateurs est parfaitement mécanique, stable
et donnée.
Les réseaux qui viennent d'être décrits fonctionnent comme des
bourses d'échange de savoirs et d'alliances, bourses dans lesquelles celui
qui reçoit doit savoir donner à son tour. Ce système d'échange permet la
coopération et le contrôle de cette coopération. On connaît bien l'image
des « ascenseurs » qui sont « envoyés » et « renvoyés ». Il s'agit concrète­
ment d'une structure d'échange, avec ses droits et ses devoirs. L'entraide
et la coopération ne peuvent donc être confondus avec une succession de
« coups de main » ou une solidarité fusionnelle.
Ce type d'échange s'apparente largement au don tel que le définit
Mauss, à propos des règles sociales régissant les rapports entre les
membres de populations dites « primitives ». J'ai déjà présenté une partie
de ces travaux dans le chapitre 4. Quelques éléments supplémentaires
sont ici nécessaires pour comprendre la logique des échanges entre
collègues.
Le don contre don, explique Mauss, repose sur trois actions indisso­
ciables : donner, recevoir et rendre. Ces trois termes représentent les
règles de l'échange social. On donne pour créer un lien spirituel. La
valeur matérielle du cadeau est donc de peu d'importance : un brassard de
coquillages ou une natte peuvent ainsi engager autant qu'une pirogue ou
qu'une femme. Le fait d'avoir donné engage le donataire et le donateur
dans une relation de réciprocité. La prestation inclut l'obligation de rece­
voir des cadeaux : « Refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre ;
c'est refuser l'alliance et la communion » (p. 163). Le don contre don
inclut enfin l'obligation de rendre (ou plutôt de donner à son tour) des
cadeaux : refuser à cette occasion d'inviter chez soi ou d'accorder une
danse est un péché, puni en conséquence.
Cette théorie explique des relations et des situations d'échange à la
fois contemporaines et évidentes. Inviter quelqu'un au restaurant oblige
souvent celui qui est invité à rendre la pareille, ou à donner autre chose à
son tour, que ce soit de l'attention, un marché, ou de la confiance. Le don
de l'un oblige toujours l'autre à donner en retour. Le don oblige,
contraint celui qui reçoit à entrer dans une situation d'endettement. Cet
endettement est mutuel parce que le contre-don ne signifie aucunement
la fin de la relation mais au contraire sa construction. Une fois que
l'attention, le marché ou la confiance sont accordés, le donateur initial se
216 Réflexion et ambivalence

sent à son tour obligé de donner autre chose. Une relation de réciprocité
se crée donc.
Encore faut-il que le don soit « reçu ». La réception suppose la mani­
festation d'une émotion, la compréhension explicite de l'engagement
affectif et symbolique que représente le don. Les tribus analysées par
Mauss réalisaient des fêtes, des « réceptions » à l'occasion de ce genre de
geste. Elles étaient l'occasion de manifester la construction d'un lien
social, elJes célébraient son existence. De même, l'invitation au restau­
rant, si elle n'est pas routinière, si elle signifie un engagement, un investis­
sement dans la relation à l'autre, suppose d'être reçue comme telle : on ne
tient pas le même comportement lorsque l'on est invité au restaurant par
un collègue que lorsque l'on va à la cantine avec lui. La réception mani­
feste représente l'inscription du don dans un type de relation non routi­
nière et non strictement économique. Elle signifie que celui qui reçoit
comprend le geste de l'autre.
Bien évidemment le donataire (celui auquel est destiné le don) n'est
pas obligé de recevoir le cadeau du donateur. De même, il est possible de
refuser de donner à son tour. Dans ces deux cas, on sort d'une relation de
coopération, d'amitié ou de confiance pour entrer dans le registre du
conflit, de la méfiance ou de l'utilitarisme étroit. Il ne s'agit plus de la
création d'un lien social mais au contraire du refus explicite de l'endet­
tement mutuel qu'il représente. Dans les milieux analysés par Mauss, le
refus du don représentait une offense C'était un cas de conflit, de guerre.
Dans le cas de l'invitation au restaurant, il s'agit du refus explicite
d'une coopération hors relations habituelles : on refuse dans ce cas
d'accorder à l'autre l'attention qu'il espère, sa façon de concevoir un
contrat, ou la relation de confiance qu'il propose. On garde alors à la rela­
tion son inscription dans un registre indépendant de tout investissement
émotionnel.
Ce type d'échange vaut tout autant pour les relations de coopération
dans le monde du travail, et y obéit aux mêmes lois. La compétence col­
lective est bien le résultat d'une coopération qui s'inscrit dans le registre
du don contre don. EJJe est « réglée » sur ce type de principes.
Ainsi, lorsque des ingénieurs d'une entreprise d'aéronautique, char­
gés de mettre en œuvre un système de maintenance à distance, destiné
aux avions vendus à l'étranger, échangent des informations entre eux ou
avec leurs collègues de l'administration des ventes pour « arranger » les
affaires de leurs clients, ils sortent du registre formel et de celui de la
routine : ces relations ne sont ni codifiées, ni évaluées économiquement,
ni même prévisibles. Mais ça n'est pas pour autant que ces relations sont
L'échange social comme compétence 217

mécaniques, n'obéissent à aucune loi et ne sont pas réflédùes. Chacun,


dans cet univers, sait parfaitement qu' « entretenir de bonnes relations »
suppose de savoir donner de manière à obliger l'autre à donner à son
tour. Donner une information concernant la nature d'un dispositif tech­
nique, le moyen de transformer un contrat rapidement, la conduite à
tenir avec tel client, la méthode à mettre en œuvre pour calculer les
coûts de maintenance ou les arguments à utiliser auprès de tel prestataire
extérieur, donner ce type d'information n'a rien de comparable à ce que
peut fournir une banque de données ou le système d'information de
l'entreprise concernant les mêmes questions : les banques de données ne
fournissent jamais d'informations pertinentes à propos des manières de
se comporter avec X ou Y, elles ne disposent jamais d'informations
directement adaptées aux circonstances du travail, mais surtout, le fait
de donner ces informations implique une relation de réciprocité, une
interaction durable avec le donataire, un engagement mutuel dans la
relation.
Donner ce type d'information est bien un don parce que cette action
n'est ni obligatoire ni routinière. Elle représente donc une reconnaissance
de la personne ou du groupe auquel elle est destinée, une confiance dans
les relations ultérieures, la participation à une conception commune du
travail, un engagement hors règlement. Elle suppose également une
« réception ». On remercie, on en profite pour demander des nouvelles
des enfants, du chef ou de la carrière, on se rappelle des événements anté­
rieurs, on discute de la politique de l'entreprise, du match de football ou
des vacances en perspective. Recevoir une information de ce type sup­
pose de manifester une certaine émotion pour signifier le cadre dans
lequel se déroule l'interaction. Le donataire sait qu'il se trouve alors
engagé. Il signale parfois que c'est « à charge de revanche », il laisse tou­
jours entendre qu'il sait devoir être redevable. Plus largement, la mani­
festation de l'émotion signale que la transmission de cette information
ouvre le cadre d'échanges à la fois durables, coopératifs et (relativement)
désintéressés.
De tous ces points de vue, la coopération au travail n'est ni le résultat
d'une obligation à caractère réglementaire, ni le résultat d'une routine
professionnelle. Elle représente une action menée de manière collective,
et impliquant un système d'échange à caractère spécifique. Cet échange
n'est pas économique : il n'est pas dicté par l'intérêt écononùque. Il n'est
pas non plus traditionnel : les opérateurs d'un service choisissent les par­
tenaires de leur échanges. Il est socioprofessionnel : il repose sur une base
culturelle permettant de savoir donner et recevoir, il permet par ailleurs
218 Réflexion et ambivalence

l'articulation et la circulation des informations échangées entre les


membres d'une profession non établie. Il s'intègre parfaitement dans
quatre dimensions repérées par Godbout et Caillé (op. cit.1 1 992) et par
Cordonnier (op. cit.1 1 997) pour distinguer l'échange social de l'échange
économique, dimensions déjà présentées dans le chapitre 4.
- La réciprocité de l'échange est différée, sans délai précis. On ne
« rend pas service >> immédiatement à celui qui vient d'apporter son aide.
Aider un collègue à « débogger » un système informatique n'amène pas ce
dernier à expliquer sur le champ la manière de s'y prendre avec tel type de
client. Mais on sait qu'à l'occasion il pourra rendre ce type de service ou
un autre. Le fait que la réciprocité soit différée engage ainsi dans une rela­
tion fondée sur la durée.
- L'échange est ininterrompu. L'échange réalisé entre les deux opé­
rateurs cités (connaissance informatique d'une part et savoir commercial
d'autre part) endette les deux protagonistes de manière durable : ils
peuvent compter l'un sur l'autre, ils font dorénavant partie du réseau de
collègues sur lesquels on peut, à l'occasion, s'appuyer.
- L'échange ne fonctionne donc pas suivant le registre de l'équiva­
lence (je te donne ce que je te dois) mais selon le principe de l'endette­
ment mutuel (on est dans une relation de réciprocité permanente).
L'unité de mesure du don n'est ni la valeur ni la nature du don, mais le fait
même de donner : c'est « le geste qui compte ». Acceptons provisoire­
ment cette idée. Les collègues peuvent parfaitement échanger un outil
contre un savoir, un savoir contre une écoute bienveillante, une écoute
contre un aveu d'opinion politique, un aveu contre une invitation à déjeu­
ner, etc. Mais ça n'est pas de fait le « contre » qui compte (il présuppose
un principe d'équivalence), c'est bien plus le fait d'assurer la permanence
de la relation. Et dans cette permanence transitent des dons de nature
variée : ils concernent aussi bien des savoirs, des émotions, des secrets,
des services ou simplement de la sympathie. On sait parfaitement pou­
voir plus facilement demander un conseil, qu'il soit d'ordre technique,
stratégique, comportemental ou affectif à celui qui « est en dette » et avec
lequel on a donc tissé une relation de confiance.
- L'échange social exclut l'argent. Payer un service rendu est le
meilleur moyen de sortir de l'endettement. Les relations de type fournis­
seurs/clients, matérialisées et contrôlées par la comptabilité analytique,
représentent donc l'inverse d'une relation de ce type. Elles s'y opposent
concrètement : demander par exemple que le temps passer à « débogger »
le système informatique soit facturé au département de celui qui bénéficie
de ce service amène à ne pas donner à son tour. La plupart du temps, les
L'échange social comme compétence 219

opérateurs savent cependant distinguer ce qui les unit de ce qui est


d'ordre comptable. Ainsi, la facturation ne correspondra que très impar­
faitement au type de service rendu, ou même, ce service sera rendu de
manière confidentielle.
Ce système d'échange est enserré dans des normes de fonctionne­
ment qui sont structurantes du point de vue de la production de la com­
pétence collective. Elles concernent tout d'abord la réciprocité de
l'échange. Celui qui reçoit sans donner en retour ne peut réitérer ce type
de comportement, parce qu'il acquiert progressivement une mauvaise
réputation, réputation qui l'exclut du circuit de relations.
Les normes concernent également le caractère collectif de la compé­
tence. Les réalisations pratiques tirées de ces échanges sont présentées
comme le travail de l'équipe, des partenaires ayant participé à leur
construction. Il existe sur ce plan une manifestation du caractère collectif
de l'action : elle restitue à chaque membre une part de responsabilité du
succès. Ou, bien évidemment, de l'échec. Mais cette manifestation est
surtout le moyen de contrôler l'individualisme. La norme interdit ainsi à
un individu de tirer un parti personnel de l'action, le groupe y veille.
Une qualité supplémentaire caractérise ces relations. L'affectivité des
échanges, la manifestation de l'émotion permet le soutien mutuel, néces­
saire à l'exercice d'activités professionnelles réalisées en situation de forte
incertitude. Lors de situations techniquement ou socialement complexes,
l'entraide et la coopération s'accompagnent ainsi souvent de convivialité,
car ces difficultés sont irréductibles à une opération précise : elles suppo­
sent la manifestation de sympathie, de similitude des sentiments, pour
être dépassées.
La force de ces normes s'appuie sur l'existence de sanctions. Comme
dans toute autre situation sociale, la sanction se traduit par l'exclusion.
Bien évidemment, il ne s'agit ni de la prison, ni de l'extradition, ni d'une
« mise en quarantaine ». Il s'agit plutôt d'un bannissement progressif, la
mauvaise réputation acquise dans le cadre de la non-observation des nor­
mes du système d'échange se traduisant par une réputation permettant de
moins en moins de participer à la construction collective de la compé­
tence et d'en tirer parti.
La coopération entre collègues apparaît ainsi comme le résultat d'un
échange social obéissant à des normes et principes assurant la cohérence
et la cohésion des groupes de professionnels O.-D. Reynaud, 1 989 ; Ters­
sac, 1 992). Cette présentation laisse cependant de côté l'intérêt qui peut
habiter des relations de travail apparemment désintéressées.
220 Réflexion et ambivalence

5 1 L'UTILITÉ DE L'ALTRUISME

Mauss insiste sur le fait que les échanges de type don contre don sont
symboliques et sociaux, mais jamais totalement désintéressés. Certaines
dépenses somptuaires doivent être comprises comme le moyen de définir
des rangs sociaux, de manifester son pouvoir et pas seulement de dilapi­
der généreusement. On peut alors se demander, en reprenant la question
classique de toute réflexion sociologique sur le don si on n'a pas intérêt à
donner.
Les ingénieurs de l'entreprise d'aéronautique échangent par exemple
largement avec les spécialistes de l'informatique et de l'après-vente.
Ceux-ci y trouvent une rétribution majeure : l'amélioration de leur
gamme de produits, de ses développements ultérieurs et la publicité de
leur participation à la réussite du projet. L'idée générale est bien que les
partenaires échangent parce qu'ils y trouvent leur compte, leur intérêt, du
point de vue de leur compétence et de leur reconnaissance sociale. Cette
idée est évidente. Elle mérite cependant d'être soulignée pour ne pas
confondre la coopération et l'entraide avec un échange indépendant de
finalités poursuivies par les protagonistes. On échange pour obtenir
quelque chose qui est extérieur au fait même d'échanger...
Ces échanges ne sont par ailleurs pas indépendants du capital que
détiennent les partenaires. Il existe de fait une répartition des bénéfices de
l'échange qui est stratifiée, qui récompense plus ceux qui disposent d'un
« capital » important que les autres. Dans la banque, par exemple, les

échanges entre les commerciaux des établissements et les cadres com­


merciaux du siège reposent sur une contrainte commune : celle de faire
du chiffre malgré les procédures réglementaires. L'échange est dans ce
cadre inégal : les opérateurs des établissements informent largement leurs
alliés du siège de la situation commerciale locale ou de gros marchés
potentiels à traiter au niveau du siège pour bénéficier seulement de leur
protection en cas de difficulté ou de « faute » administrative. De même,
entre les ouvriers et techniciens de l'entreprise industrielle qui utilisent les
robots d'une part, et les informaticiens d'autre part, l'échange tient à une
alliance obligée pour faire face aux contraintes de flexibilité et de qualité
fixées par l'établissement. La partielle auto-organisation ainsi réalisée a
cependant des retombées inégales : les ouvriers et techniciens qualifiés
paient un lourd tribu en termes d'accumulation et de mise en œuvre des
L'échange social comme compétence 221

connaissances, alors que les informaticiens tendent au contraire à réduire


leur charge de travail.
À l'intérieur même de chaque groupe de travail, l'échange s'avère être
inégal : il est fondé sur le capital de connaissances dont disposent les indi­
vidus qui le composent. Chacun a tendance à s'y défaire des tâches les
moins intéressantes, et à les transférer à ceux qui ne disposent pas des
ressources permettant de s'opposer à ce type de transfert. Dans l'entre­
prise industrielle, les techniciens formés à l'informatique disposent de
plus d'influence sur la forme de coopération entretenue avec les services
de maintenance que ceux qui ne disposent pas de ce type de capital. Ces
derniers sont donc amenés à travailler plus « réglementairement ». De
même, dans la banque, il existe une différence majeure entre les anciens,
qui ont été formés « sur le tas » et ne connaissent pas les techniques de
marketing et de gestion actuelles, et les jeunes, titulaires d'un diplôme de
l'enseignement supérieur, qui connaissent bien tout ceci. Les premiers
passent globalement moins de temps avec les clients et plus avec le back
effice) alors que les seconds apparaissent comme les véritables experts.
Dans tous les cas, certains ne participent pas du tout à l'échange : ce
sont les employés et ouvriers peu qualifiés. Ils sont exclus du don parce
qu'ils ne disposent pas des ressources leur permettant de faire un contre­
don. Ne pouvant pas payer leur « ticket d'entrée » dans l'univers des pro­
fessionnels, ils s'en trouvent exclus. Ils sont comme les pauvres qui regar­
dent la société sans pouvoir participer à son circuit économique. Ils sont
comme ceux qui disposent d'un « contrat emploi-solidarité ». Ils dispo­
sent d'un emploi mais demeurent exclus des relations professionnelles.
Leur socialisation par le travail est de fait limitée parce qu'ils ne disposent
pas des moyens Oe capital de connaissance) permettant d'échanger avec
les autres.
Le système d'échange ne peut ainsi être réduit à l'entraide spontanée
et désintéressée. La valeur du bien échangé n'est pas que symbolique. Ça
n'est pas seulement « le geste qui compte », même si la nature du geste
suppose d'être associée à l'échange pour pouvoir être pris en compte.
Savoir échanger suppose de savoir donner de manière généreuse. Mais au
« geste » doit être associé un don d'une certaine valeur, même si on ne
connaît jamais de manière précise la valeur d'une information, d'un ser­
vice ou d'une attention.
Le milieu décrit repose ainsi sur deux dimensions contradictoires : il
se fonde sur des normes de relation structurantes, il est investi de rela­
tions affectives, chaleureuses, et même généreuses. Mais il est aussi tri­
vialement instrumental et utilitaire : il ne repose pas sur une éthique
222 Riflexion et ambivalence

égalitariste, il y existe des strates, des rangs qui permettent à certains de


tirer un bon parti de ce type de relation, et à d'autres de ne jamais y trou­
ver une place.

6 1 COOPÉRATION ET CONCURRENCE

Mauss et ses exégètes insistent sur le fait que le don représente une
activité collective. Même si ce sont souvent les chefs des tribus qui
donnent aux autres chefs, ils ne sont, dans les deux cas, que les représen­
tants de leur société, ils n'agissent pas en leur nom propre. Ce sont des
ensembles humains qui échangent, pas des individus.
Dans les milieux professionnels observés, la situation est ambiguë.
Les échanges représentent bien une activité collective, entre services,
entre départements ou projets. Mais cette activité est également indivi­
duelle. Même s'il existe des normes de comportement tendant à assurer la
cohésion de l'ensemble, il existe également des calculs individuels et des
stratégies égoïstes qui créent de nombreux tiraillements à l'intérieur
même des réseaux. La compétence, la reconnaissance sociale, l'influence
sur l'organisation et sur l'entreprise, ou plus simplement la carrière ne
sont donc pas des enjeux qui mobilisent uniquement le groupe. Ils repré­
sentent également des enjeux à l'intérieur du groupe d'opérateurs. Ils sont
l'objet de tiraillements incessants entre ses membres.
Dans la banque, l'entreprise industrielle ou l'entreprise d'aéronau­
tique, les opérateurs abordent ainsi avec le même sentiment d'évidence, le
registre de la coopération et celui de la concurrence.
On n'est pas liés comme dans une famille, on reste quand même intéressés
par notre carrière.
De toute façon, il n'y a pas de place pour tout le monde, on ne peut pas
partager le même sort. Ça reste quand même chacun pour soi.

Chacun tend ainsi à tirer un parti avantageux de l'échange décrit. Mais


cette tendance, qui met les individus en concurrence, préserve leur rela­
tion de coopération. Par exemple, faire une bonne carrière est générale­
ment un projet conçu comme digne d'intérêt. Mais la carrière, dans les
univers décrits, ne se fait pas sans concurrence : il n'existe pas un nombre
illimité de postes intéressants de ce point de vue, et les partenaires d'un
échange peuvent tout à fait le briguer l'un et l'autre. Il existe donc une
L'échange social comme compétence 223

situation de concurrence, mais cette situation n'empêche généralement


pas la pérennité de l'échange. Il s'agit bien de tirer un parti avantageux de
la situation et non le meilleur parti : les uns et les autres acceptent globale­
ment de soumettre leurs calculs à la pérennité de ces liens. Mais ils
n'abandonnent pas pour autant leurs objectifs spécifiques.
La concurrence n'empêche donc pas la coopération. De ce point de
vue, elle n'a rien à voir avec le conflit. Simmel explique très bien la dis­
tinction à opérer ente les deux termes. La concurrence, écrit-il, est
d'abord une lutte indirecte. Elle est une situation dans laquelle deux partis
luttent parallèlement en vue d'un seul et même enjeu. Par ailleurs, le
résultat du combat ne se trouve pas entre les mains de l'adversaire mais
auprès d'un tiers :
l'amant qui chasse ou qui ridiculise son rival n'a pas avancé d'un pas si la
dame lui refuse ses faveurs (1 9 1 2/1 995, p. 73).

Et plus loin :
La concurrence amène à se rapprocher de celui que l'on cherche à séduire, à
se lier à lui, à étudier ses forces et ses faiblesses et à s'y adapter (...) Il est vrai
que cela se fait souvent au dépend de la dignité personnelle et de la valeur
réelle de la production (...) Elle (la concurrence) parvient d'innombrables
fois à réaliser ce dont seul l'amour est capable à part elle : repérer les désirs
les plus intimes d'une autre personne, avant même qu'elle en soit consciente.
La tension antagoniste contre le concurrent affine la sensibilité du commer­
çant aux tendances du public jusqu'à lui donner une sorte d'instinct extralu­
cide pour les variations de ses goûts, de ses modes, de ses intérêts ( ..) Et la
.

conquête de ce tiers, qui peut être obtenue mille fois sans autres moyens que
les moyens sociologiques tels que persuader ou convaincre, augmenter ou
diminuer une offre, suggérer ou menacer, bref, au moyen d'un contact psy­
chique, n'est souvent rien d'autre que cela, même en cas de succès : la créa­
tion d'un lien, depuis le lien d'un moment qu'est un achat dans un magasin,
jusqu'au mariage (p. 77-80).

La lutte, entre opérateurs, est donc « indirecte » : elle ne met pas les
partenaires face à face. Elle leur permet donc de préserver un lien social
coopératif sans pour autant les empêcher d'en retirer un avantage indivi­
duel. L'énergie qui est mise, en situation de conflit, au service de la
volonté de détruire, de dominer ou de contrôler l'autre, est ici mise au
service de la conquête d'une personne, d'un objet, d'une règle ou d'une
reconnaissance sociale quelconque. Chacun tend ainsi à s'investir dans
cette conquête, pour disposer de l'avantage avant l'autre. On sait bien que
faire carrière suppose ainsi de comprendre finement les critères qui
seront utilisés dans l'évaluation de la compétence, qu'il faut bien se « faire
224 Rijlexion et ambivalence

voir » du chef, on analyse le système d'influence qui pèse sur cette déci­
sion avec une grande subtilité. Tout ceci amène à s'investir dans la socia­
bilité, les relations de travail et leur compréhension. C'est cette concur­
rence qui produit le milieu décrit jusqu'ici.
La coopération entre collègues est ainsi une affaire plus complexe que
celle de la réalisation d'un accord unissant des personnes de manière
cohésive et groupale. Il s'agit bien sûr d'un moyen de produire la compé­
tence colJective en échangeant des savoirs. Mais l'échange est socialement
stratifié et intéressé.

7 1 TRAHISON ET CALCUL E TRE PAIRS

L'univers décrit n'est cependant pas toujours aussi bien régulé qu'il
n'y paraît. Certains rompent les règles de l'échange pour en tirer immé­
diatement un bénéfice personnel. L'activité colJective est de fait habitée
par toute une série de calculs individuels.
Les règles de l'échange sont fréquemment transgressées dans trois
perpectives :
tirer un parti individuel d'une opération menée collectivement ; par
exemple l'un des membres du groupe ayant mené à bien une opé­
ration la présente publiquement comme le résultat d'un investis­
sement personnel ; il individualise à son avantage l'investissement
collectif ;
passer à une position située dans un « camp adverse » ; par exemple,
un opérateur qui, avec l'aide ses collègues, est parvenu à affecter aux
indicateurs de gestion le sens qui permet de représenter favora­
blement leur activité peut se mettre à prêter main forte au ser­
vice central chargé de remettre de l'ordre dans ces pratiques dites
« erratiques » ;
plus encore, certains bénéficiaires de dons rompent le cycle de
1'échange en ne donnant pas à leur tour.

Ces comportements sont plus que des défections individuelles puis­


qu'ils remettent directement en question l'homogénéité du fonctionne­
ment collectif. Ils sont plus que des « stratégies individuelles » puisqu'ils
tirent parti du capital collectif accumulé par le groupe, selon des principes
d'échanges fondés sur la confiance et l'endettement mutuel. Il s'agit
L'échange social comme compétence 225

d'actions s'apparentant à la trahison. La description de ces comporte­


ments fait régulièrement l'objet de constats caractérisés par l'émotion :
On a l'impression qu'il a tout fait pour tirer les marrons du feu. Ça déçoit
parce gu'on ne peut plus le considérer comme un ami, même comme un col­
lègue. On a du mal parce gu'on ne peut plus lui faire confiance.
X. est un salaud. Il a fait des choses qu'on ne devrait pas faire (. . ) Il s'est
.

présenté comme le responsable de l'organisation de la foire commerciale


alors gu'on y avait travaillé tous ensemble. Il en a bien profité, il est « 3 B » ;
mais c'est vraiment dégueulasse pour l'équipe.

On a vu que le groupe peut pourtant infliger des sanctions à ses


membres en cas de manquement aux règles du fonctionnement collectif,
en particulier l'exclusion, traduite le plus souvent par une « mauvaise
réputation » qui ne permet plus de participer au fonctionnement collectif
et de tirer parti des ressources qui s'y trouvent accumulées. L'affaiblis­
sement de cette sanction explique le développement de ce type de
pratiques.
Le tribut à payer n'a pas le même poids que dans les collectivités
ouvrières traditionnelles (et a fortiori, que dans les sociétés archaïques).
Les ouvriers disposaient, dans les années soixante, d'un savoir collectif
tiré de l'expérience d'activités et même de gestes similaires. Leur groupe
d'appartenance était par ailleurs solide : les ouvriers étaient souvent
« contre les patrons ». Les changements techniques et organisationnels
ont affaibli cette construction historique (Dubois, 1 981). Leur accéléra­
tion et leur caractère permanent l'ont radicalement transformée. La
« conscience de classe » ne noue aucunement les opérateurs dans une
solidarité fondée sur une idéologie commune.
La compétence collective des opérateurs correspond ainsi bien plus à
un agencement de savoirs particuliers sur des situations souvent particu­
lières. Le mouvement amène chacun à vivre des situations de travail qui
sont communes à son milieu d'appartenance mais spécifiques à la
conception qu'il se fait de sa place. Tout en étant collective la compé­
tence est donc plus une agrégation de savoirs spécifiques qu'un ensemble
indissociable. Ce qui permet à la compétence d'être collective, c'est le sys­
tème de relations qui la sous-tend. En sortant de ce système, l'individu
peut soustraire une partie du capital du groupe à son bénéfice personnel.
L'exercice de la liberté individuelle s'appuie donc sur le caractère
incertain et mouvementé de l'organisation d'ensemble. Si l'exclusion est
bien la sanction majeure de la faute elle demeure modérée par le fait qu'il
existe une inclusion de rechange. En d'autres termes, le mouvement
limite considérablement l'appartenance à un monde social régulé de
226 Riflexion et ambivalence

manière contraignante et prévisible, mais il autorise des appartenances


multiples.
Si les sanctions sont relativement faibles, on peut alors se demander,
dans une perpective plus générale, si le meilleur moyen d'une stratégie
individuelle n'est pas de tirer un parti personnel du bien collectif accu­
mulé par la « communauté » des opérateurs ? L'individu participerait au
système d'échange collectif pour en tirer délibérément un avantage per­
sonnel, en sachant dès le départ qu'il va être amené à utiliser à son avan­
tage le bien collectif.
On ne peut sérieusement souscrire à cette hypothèse, sauf à affecter à
l'acteur une rationalité totalement abstraite. Simon (op. cit.) explique bien
que la rationalité de l'individu est limitée, au moins pour des raisons
« objectives » : l'individu cherche une solution satisfaisante en procédant
graduellement, l'ensemble des informations ne pouvant être disponible
dès le début de l'action. L'hypothèse de l'acteur cynique n'est donc pas
fondée : il ne sait jamais vraiment de quoi demain sera fait. Un opérateur
ne peut pas participer au système d'échange décrit en sachant qu'il va
trahir pour en tirer un avantage individuel. Peut-être parce qu'il est un
être moral. Certainement parce qu'il ne peut connaître à l'avance le type
de situation dans lequel il va être impliqué.
Il faut donc poser la question autrement, à partir de la notion de
norme. Une norme représente deux dimensions profondément intri­
quées. Il s'agit d'une manière habituelle de se comporter : l'enfant dit
généralement « bonjour » à la dame, la voisine qu'il rencontre dans
l'ascenseur de l'immeuble. Il s'agit également d'une contrainte, d'une
manière obligatoire de se comporter, associée à un système de sanction :
les parents expliquent à l'enfant qu'il doit dire bonjour à la dame et s'il ne
le fait pas, il subit une réprimande, ou une brimade, jusqu'à ce qu'il
intègre cette norme. Les travaux sociologiques mettent l'accent sur la pre­
mière de ces dimensions ou sur la seconde, mais elles ne peuvent jamais
être totalement dissociées. Une norme de relation est toujours une cou­
tume obligatoire.
Dans le milieu décrit, la norme est composite. L'obligation consiste
bien à respecter un code de comportement collectif et coutumier. Mais la
manière de vivre dans ce milieu intègre des comportements individua­
listes. Il y existe en fait une norme intégrant des écarts. Les relations y
sont régies par une capacité, ou une obligation, qui consiste à savoir don­
ner mais également à savoir trahir, ou en tout cas, à arbitrer la situation
d'endettement. Les uns et les autres savent parfaitement ceci. L'ambiva­
lence est donc la loi du genre parce qu'aucune règle sociale n'impose
L'échange social comme compétence 227

solidement la solidarité, la coopération et l'altruisme, mais que personne


ne peut se comporter de manière strictement égoïste. La norme consiste
en fait à savoir arbitrer entre ces deux dimensions.
On sait par exemple que les échanges supposent, pour être réalisés,
de s'intégrer à un registre culturel particulier, parce qu'il ne s'agit pas d'un
simple troc. Il faut afficher une certaine convivialité, une conception
commune du travail, des valeurs partagées au moins partiellement et sur­
tout, la capacité à montrer que l'on donne et que l'on reçoit. Ces éléments
représentent le cadre de l'échange. La capacité à commercer, dans les
deux sens du terme (faire du commerce et avoir des relations avec autrui) ,
est donc essentielle : elle permet d'échanger des ressources, de trouver les
plus pertinentes pour l'action. Les uns et les autres savent qu'ils ont
« intérêt à se sacrifier » (Caillé, 1 995) au bénéfice de l'existence du lien
social. Ils savent également considérer ce sacrifice comme un investisse­
ment. Ces actions assurent l'existence de l'activité collective.
La culture du milieu décrit correspond finalement à la capacité collec­
tive à savoir vivre dans ce système d'échange ambigu : on le reconnaît en
tant que tel. Le développement de l'individualisme peut être considéré, de
ce point de vue, comme un élément de la vie en commun, pas comme la
disparition de cette capacité.

8 1 DÉRÈGLEMENT DES ÉCHANGES ET INCAPACITÉ COLLECTIVE

On a vu que la compétence collective des opérateurs permet de


traiter toutes sortes de situations aléatoires. Mais le caractère ambigu des
relations entre collègues comme le caractère continu des conflits de tem­
poralité débouchent également sur une incapacité collective à traiter effi­
cacement certains des problèmes rencontrés. L'ensemble décrit trébuche,
les règles de l'organisation comme celles qui régissent les relations entre
opérateurs n'étant pas suffisamment contraignantes.
Les règles formelles sont mal connues, parce qu'elles sont marquées
par des dyschronies. Nul ne peut disposer de la connaissance parfaite du
travail prescrit, ce dernier ayant la forme d'un flux dans lequel s'entre­
mêlent des éléments contradictoires.
Par exemple, dans la banque, les opérateurs de base ne savent pas
toujours comment traiter les questions concernant les placements fman­
ciers de leurs clients, lorsque ceux-ci concernent l'actionnariat. Ils ne
228 Riflexion et ambivalence

savent plus décider de l'autorisation d'un prêt qui ne présente pas toutes
les garanties nécessaires, lorsque ceux-ci concernent de « gros clients »
(professionnels ou entreprises). Dans l'entreprise industrielle, la mise en
réseau des machines suppose de savoir traiter les systèmes techniques
selon des procédures complexes, associant informatique, télécommuni­
cations et contraintes du process. Et les opérateurs ne savent pas tou­
jours comment « se sortir » des situations associant cette complexité tech­
nique et les situations d'urgence. Il n'existe pas de règle explicite dans ce
type de situation. Les ingénieurs de l'aéronautique, dans la mesure où ils
inventent de nouvelles procédures de gestion, œuvrent dans une situation
caractérisée par la vacuité réglementaire : ils ne disposent pas des
connaissances leur permettant de savoir comment, avec qui, selon quelle
durée et dans quel cadre contractuel ils doivent développer leur dispositif.
Les procédures formelles sont donc déficientes : leur dynamique
empêche toute définition d'un cadre réglementaire suffisamment stable
pour représenter un repère tangible.
Elles sont surtout déficientes parce que la compétence des opéra­
teurs, et leur système d'échange, ne s'y substituent jamais totalement. Les
règles de travail informelles, celles que les opérateurs élaborent entre eux
pour réaliser le travail, ne sont pas plus structurantes. La coopération et
l'entraide, voire la solidarité, existent bien comme ressource par rapport
au traitement de situations de travail complexes, incertaines et mal défi­
nies. Mais il n'existe pas de principe unifiant systématiquement les pra­
tiques de la base dans une conception commune du travail. Les uns
demeurent par exemple fixés à des objectifs de quantité alors que d'autres
s'investissent dans la priorité à la qualité, les uns privilégient les
contraintes de valeur alors que d'autres donnent la priorité aux relations
avec les clients, les uns s'intéressent à leur tâche et d'autres au processus
d'ensemble. Les rencontres entre opérateurs sont marquées par ces diver­
gences dans la conception du « bien faire » : il n'a pas la même significa­
tion pour les uns et les autres.
Plus encore, faire preuve de compétence dans un poste de travail
donné accentue généralement l'incertitude globale, par effet d'interdé­
pendance. Prendre des initiatives consiste de fait (mais ça n'en est bien
évidement pas l'objectif) à introduire des incertitudes dans l'organisation
du travail. Par exemple, dans l'entreprise industrielle, l'optimisation du
système technique, développée localement par les conducteurs des
machines, les amène à disposer d'une connaissance ignorée par les tech­
niciens du système central ; du point de vue de ces derniers, il y a bien
production d'incertitude. Dans la banque, l'adaptation de la politique
L'échange social comme compétence 229

commerciale élaborée par le siège aux préoccupations des clients locaux


réduit considérablement les possibilités de contrôle et de coordination
développées par le centre.
Ces circonstances débouchent souvent sur des situations de travail
ambiguës, floues et contradictoires. Le type de discours suivant est assez
courant, au moins au niveau de l'encadrement et des activités d'experts :
La visibilité est très courte. Par exemple pour les nouveaux produits, on ne
sait pas comment ça va se faire. On nous dit qu'il faut préparer le terrain,
anticiper, mais la demande est toujours imprévisible. On s'investit quand
même dans ce travail. Le problème c'est qu'on nous demande maintenant de
plus en plus d'informations, procédures qualité, suivis d'activité. Ça fige
alors qu'on est dans un fonctionnement qui n'autorise pas ça. (...) On nous
demande de développer l'innovation parce que c'est « la voix du client » et en
même temps de justifier la démarche qualité auprès de nos équipes, pour
faire comprendre que le managérial, c'est plus que le commercial. C'est pas
clair. Notre problème c'est d'arriver à créer de la cohérence dans tout ça, de
créer des repères alors que la politique de l'entreprise change sans arrêt (...)
Les gens ne voient plus leurs objectifs, leur patron, la ligne de l'entreprise. La
qualité pourrait faire repère mais ça n'est pas adapté à notre service, on ne
peut pas tout prévoir ni tout justifier. Par exemple, dans l'utilisation des
réseaux de données, on ne peut pas respecter les procédures, car l'informa­
tique évolue trop vite, mais c'est pareil dans le domaine de la formation, les
métiers évoluent trop vite pour que les gens soient au point. (...) C'est sur­
tout les suivis d'activité qui sont le problème. Soi-disant ils doivent per­
mettre de définir des « budgets emplois » pour nos activités. On projette
d'une année sur l'autre. Mais entre-temps, il arrive une nouvelle offre de la
part d'un concurrent, de nouvelles procédures de qualité, des contraintes
techniques. Ça ne peut pas être équilibré (. .). Il existe des fiches définissant
.

précisément les indicateurs, mais on ne voit pas ce que font les uns et les
autres, on ne peut pas travailler de façon homogène. Ça amène à des erreurs
terribles.

Chacun cherche ainsi à faire en sorte que le travail soit efficace. Les
directions en élaborant une constante activité organisationnelle, les opé­
rateurs en mettant en œuvre des systèmes d'échange professionnel. Ces
deux types d'effort représentent une lutte contre le dérèglement, mais ils
ne parviennent jamais à l'endiguer. Le fonctionnement décrit est donc
globalement approximatif. Il n'est que partiellement efficace : même si les
règles et objectifs sont interprétés localement, ils ne prennent pas pour
autant une forme cohérente et structurante. L'approximation et la tour­
mente caractérisent finalement la situation.
Ces difficultés sont identifiées depuis longtemps par la sociologie
appliquée à l'analyse de situations à la fois complexes, incertaines et
230 Réflexion et ambivalence

même cntlques, telle que celle des hôpitaux psychiatriques. Strauss


(1963/1991) en dégage plusieurs observations.
Il met d'abord en évidence que les règles de travail, formelles et infor­
melles, sont mal connues. Les membres de l'équipe de soins oublient les
règles définies par la hiérarchie, ce qui peut se comprendre aisément si on
fait l'hypothèse que cet oubli permet d'accéder à plus d'autonomie, mais
en plus, ils oublient les règles qu'ils se sont définies pour organiser le tra­
vail à leur manière, à l'intérieur de l'équipe. Ces règles informelles ne sont
respectées que pendant une courte période, elles sont oubliées puis réap­
paraissent, sont sollicitées à nouveau à l'occasion d'une discussion, d'un
incident.
Par ailleurs, les objectifs de travail des uns et des autres sont diffé­
rents, ils varient en fonction du métier mais aussi de l'investissement que
représente son exercice pour les personnes. Le problème de fond posé
par cette division du travail est donc celui de sa coordination : « L'action
n'étant pas réglementée, elle doit faire l'objet d'un accord. » Cet accord
est réalisé difficilement, chaque groupe de métier ayant une conception
spécifique du « bien », de ce qui est bon pour le malade. Par exemple, les
aides soignantes sont persuadées, avec quelque raison, d'être les seules à
connaître les malades puisqu'elles passent beaucoup de temps avec eux.
Elles confrontent constamment leurs jugements et pratiques à ceux des
médecins et des infirmières. De même, les critères utilisés par les infir­
mières et les aides soignantes pour évaluer l'amélioration de l'état de
santé du malade, ne sont pas identiques : les premières se basent sur
les comportements quotidiens et les secondes sur des éléments de
personnalité.
Strauss indique ainsi que personne ne connaît la totalité des accords
tacites ou explicites permettant à l'hôpital de définir son « ordre ». Ceci
est d'autant plus vrai que les changements externes perturbent constam­
ment cet agencement et qu'il doit donc être conçu comme une recons­
truction permanente :
Nous sommes confrontés à un univers margué par une formidable fluidité ;
il ne pourrait et ne peut rester immobile. C'est un univers où la fragmenta­
tion, l'éclatement et la disparition sont les images en miroir de l'apparition,
l'émergence et la fusion. C'est un univers où rien n'est strictement déter­
miné ... (cité par Baszanger, 1 991, p. 49).

Strauss indique cependant clairement que cet ensemble fait globale­


ment l'objet d'un accord, et que cet accord représente fin alement la
moins mauvaise manière de traiter les situations de travail mouvementées
L'échange social comme compétence 231

et incertaines. En particulier, le directeur accepte assez bien à la fois


le développement réglementaire et à la fois la prise de distance par rap­
port aux règlements, l'ensemble lui permettant de disposer d'une struc­
ture finalement suffisamment souple pour assurer le traitement des
contraintes d'improvisation et de changement. Ce flou des règles permet
par ailleurs de négocier plus aisément avec les patients et leurs familles
que s'il existait un dispositif explicite et fini.
La conclusion ne peut être formulée de manière semblable pour le
fonctionnement d'une entreprise, laquelle ne peut pas être tout à fait com­
parée à un hôpital psychiatrique pour au moins deux raisons. D'abord, les
contraintes de rentabilité pèsent lourdement sur les décisions, ensuite, les
professionnels ne disposent pas du même pouvoir que les médecins dans
leur rapport à la hiérarchie administrative et à la direction.
Cette situation représente un déficit de régulation, un déficit de la
capacité collective à s'accorder sur des règles du jeu.

9 1 LE DÉSORDRE : UN DÉFICIT GLOBAL DE RÉGULATION

L'ensemble des analyses présentées dans ce livre amène à considérer


les entreprises comme un univers désordonné. L'autonomie relative des
formes, les dyschronies, la relative faiblesse des capacités réflexives
amènent l'ensemble à s'inscrire dans des règles sociales et économiques
trop hétérogènes pour pouvoir définir un nouvel ordre global, une nou­
velJe forme. Les entreprises se caractérisent donc par un déficit de
régulation.
Ce terme renvoie aux travaux de Reynaud (1989). Il explique que le
propre d'une organisation est l'activité de régulation, et pas seulement
l'existence de règles : les « régulations » évoluent en permanence pour
rester effectives et donc légitimes.
La « régulation autonome » assure l'organisation interne du groupe de
base et son efficacité économique : il s'agit des normes de comportement
et de rendement définies par les opérateurs eux-mêmes. Cette régulation
correspond aux manières de vivre, collectivement et par rapport à la hié­
rarchie, à l'intérieur du groupe d'opérateurs. Elle consiste également à
mobiliser les compétences détenues par le groupe pour parvenir à « sortir
la production » (en échangeant des savoir-faire) malgré des aléas, des
situations de travail non prévues, ou des procédures inadéquates.
232 Riflexion et ambivalence

La « régulation de contrôle » représente le contrôle exercé par un


groupe extérieur au collectif de travail observé. Reynaud indique que ces
deux régulations sont en concurrence :
La confrontation exis tera toutes les fois qu'un individu ou un groupe a une
capacité d'initiative concernant les objectifs, les procédures 0es technolo­
gies) d'un autre groupe (1988, p. 1 1).
Le contrôle porte autant sur l'efficacité que sur l'organisation du tra­
vail : il tend à circonscrire l'autonomie des opérateurs selon ses propres
critères. Mais la régulation de contrôle est suffisamment ambiguë pour se
présenter à la fois comme une contrainte (respecter les règles) et comme
un appel à la coopération (prendre des initiatives non prévues par les
règles). C'est cette relative indétermination qui lui permet d'être acceptée
par le groupe d'opérateurs de base : il y trouve le moyen de travailler en
accord la hiérarchie.
La troisième régulation est nommée « conjointe ». Elle correspond
aux négociations institutionnelles, entre syndicats de salariés et directions
des entreprises, concernant les enjeux formels du fonctionnement de
l'entreprise (temps de travail, systèmes de rémunération, etc.).
La rencontre de ces trois régulations permet à l'ensemble social
considéré de trouver un équilibre. Il permet la réalisation d'un accord
entre les pratiques et les règles. Cet accord, même si sa réalisation sup­
pose d'en passer par le conflit, assure finalement la réitération de la coo­
pération. Ces régulations sont légitimes. Même si la régulation autonome
suppose parfois de contrecarrer les procédures formelles et de s'opposer
aux modes de fonctionnement hiérarchisés, elle permet en effet simulta­
nément d'atteindre des objectifs de production fixés par la direction de
l'atelier ou de l'entreprise. Terssac (1 992) montre bien que les règles for­
melles sont donc d'autant plus faciles à contourner que les règles non
écrites font l'objet d'une « tolérance indulgente ». La régulation autonome
dispose également d'une légitimité interne au groupe, car elle représente
un accord au sein du groupe d'exécution, c'est-à-dire d'un compromis
obtenu à partir de concessions réciproques. Elle permet par ailleurs à
l'ensemble de ses membres d'améliorer leur compétence par la coopéra­
tion avec l'encadrement externe. Il existe ainsi un échange d'autonomie
du contrôle, car les compétences sont au centre de la négociation :
Les transactions (. ..) sont médiatisées par la compétence dont chacune des
parties tente de tirer le meilleur parti (1 992, p. 1 52).
La théorie de la régulation se présente ainsi comme une théorie de la
construction d'accords, de la coopération obligée entre autonomie et
L'échange social comme compétence 233

contrôle, et de l'équilibre dynamique de l'ensemble du système social. Ces


perspectives théoriques parviennent à expliquer, de manière fondamen­
tale, que le fonctionnement d'une organisation ne repose pas sur des
règles, formelles ou informelles, mais sur l'activité de régulation exercée
par les acteurs. Elle parvient également à intégrer les contraintes du tra­
vail, celles de l' « opérateur », à celle de l'action collective, qui mobilise les
« acteurs ».
Ce que j'ai mis en évidence jusqu'ici rentre imparfaitement dans ce
cadre. La coopération, même critique ou « dominée », est bien l'un des
faits caractéristiques du mouvement. Mais ce mouvement échappe large­
ment à la régulation. Il n'existe que des « morceaux », des passages, des
expériences de régulation. Celle-ci ne représente que partiellement la
scène d'ensemble, laquelle correspond plutôt à une situation de dérégula­
tion. J'en rappelle les principaux éléments.
- La coopération entre collègues est imparfaite, instable et parfois
inefficace. Elle ne dispose pas de règles structurant solidement le collectif
de travail. L'échange de compétences, entre collègues, ne permet pas tou­
jours de se substituer à l'insuffisance des règles : il arrive que les opérateurs
ne parviennent pas, même collectivement, à « bien faire leur travail ». Cette
situation a été mise en relation avec le fait que les règles de coopération
interne au groupe d'opérateurs sont constamment habitées par des straté­
gies individuelles, lesquelles transgressent donc les règles de l'échange.
- La relative autonomie des formes par rapport aux forces amène
les unes et les autres à s'inscrire dans des temporalités différentes. Les
dispositifs de gestion, les règles d'organisation ou les cultures profession­
nelles évoluent en fonction des pressions dont elles font l'objet, mais
jamais au même rythme. Une règle, une coutume ou un système tech­
nique peuvent devenir, durant une longue période, indépendants du sys­
tème social qui les a conçus : ils disposent d'une autonomie, ils n'appar­
tiennent pas à un tout cohérent formant organisation.
- Dit autrement, les règles ne sont de fait jamais ajustées de
manière synchronique aux pratiques, mais elles s'inscrivent toujours dans
cette voie. Le problème est qu'entre ces deux moments, celui d'une règle,
et celui d'une régulation, il existe souvent des délais importants. La prise
de risque, comme la déviance, caractérisent cette situation. Et elle a peu à
voir avec une négociation, conflictuelle ou pacifique. Contretemps et dys­
chronies caractérisent ainsi plus la scène globale, celle du désordre, que la
relative harmonie de la régulation.
- Les acteurs ne sont pas équivalents du point de vue de leur sphère
d'influence. En particulier, les directions des entreprises représentent les
234 Riflexion et ambivalence

« super acteurs » du système social. Même si elles ne peuvent décréter


l'innovation, elles en contrôlent l'issue, par le biais des pratiques
d'institutionnalisation régressives. Elles peuvent également décréter des
inventions dogmatiques. De même, l'analyse des relations à l'intérieur des
groupes d'opérateurs mettent en évidence que ceux qui ne disposent pas
de capital de connaissances (techniques ou relationnelles) ne participent
que peu au fonctionnement de leur groupe.
- Les uns et les autres partagent bien le souci de l'efficacité. Mais
cette notion est très polysémique. Les indicateurs de gestion, comme les
pratiques sociales, ne permettent jamais de définir de manière univoque
ce qu'est l'efficacité. Celle-ci ne fédère donc que mal les acteurs, parce
qu'ils n'évaluent pas avec le même outil de mesure la valeur respective de
leurs actions.
- Les relations entre syndicats de salariés et directions d'entreprise
( « la régulation conjointe » ) sont relativement indépendantes des pro­
blèmes de d'innovation : l'atomisation des enjeux, leur caractère politi­
quement peu prévisible, ou plutôt, standardisable, limite considérable­
ment ce type de pratique. Par ailleurs, la régulation conjointe débouche
parfois sur des inventions dogmatiques, illégitimes du point de vue des
opérateurs de base. C'est par exemple le cas de la gestion de l'emploi dans
les entreprises publiques.
Ce que j'ai décrit jusqu'ici est donc bien une situation caractérisée par
un déficit global de régulation. En d'autres termes, la régulation repré­
sente la situation « normale » du fonctionnement des organisations ; mais
c'est le désordre qui caractérise les situations critiques décrites ici.

La compétence des opérateurs s'apparente finalement à la création


d'un monde social spécifique, disposant de sa propre économie interne,
de sa propre morale. Mais cette compétence est également marquée par
des hésitations, des contradictions et des luttes intestines, qui ne la
rendent que partiellement cohérente et efficace.
Cet univers ne règle donc pas la totalité des questions posées par les
conflits de temporalité. Il demeure toutes sortes de problèmes jamais
réglés, qui donnent à l'ensemble l'allure d'un désordre, lequel représente
la principale contrainte du travail. La compétence collective s'inscrit donc
dans la dynamique du mouvement, jamais achevé, précédant, chahutant
ou transgressant constamment l'élaboration de règles d'organisation ou
de règles sociales.
Chapitre 10

L'ambivalence des acteurs

L'innovation est une création des acteurs. Mais cette création est tel­
lement douloureuse qu'elle finit souvent par lasser ses acteurs. Elle les
amène alors progressivement à réfléchir aux conséquences de leurs
investissements, en travail, en relations et en identité. EIJe les conduit
parfois à dissocier ce qu'ils font de ce qu'ils sont. EIJe les conduit toujours
à se mettre à distance de ce que les autres, collègues ou dirigeants
d'entreprise leur proposent ou tentent de leur imposer. Cette distance
leur permet de s'associer aux autres ou d'agir selon leur propre concep­
tion du monde.
Le mouvement renforce ainsi simultanément la capacité des acteurs à
se distancier, mais également à s'engager. Ni dépendants des systèmes
sociaux qu'ils habitent, ni étrangers à ceux-ci, les opérateurs sont à la fois
les spectateurs et les acteurs de leurs actions et de leurs rôles.
Il ne s'agit donc plus de distinguer l'engagement de la distance, ou
l'action de l'intégration sociale, mais bien plus, ce qui unit ces dimen­
sions. Cette perspective est parfois difficile à élaborer, parce qu'elle tend
à unir des paradigmes distincts, voire concurrents. Mais elle est pourtant
évidente et classique. Elias écrit ainsi :
« On ne peut, de manière absolue, qualifier l'attitude d'un être humain
de distanciée ou d'engagée (ou, si l'on préfère, d' "irrationnelle" ou de
"rationnelle", d' "objective" ou de "subjective"). Seuls, les nourrissons et
parmi les adultes, les malades mentaux sont si totalement engagés dans
leur comportement et leur manière de ressentir les événements qu'ils
s'abandonnent sur le champ et sans réserve à leurs sentiments ; d'un autre
côté, c'est seulement chez eux que l'on trouve une distanciation absolue,
un retrait complet des sentiments par rapport aux événements qui les
236 Réflexion et ambivalence

entourent. D'ordinaire, le comportement et le vécu des adultes se situent


sur une échelle à un point intermédiaire entre ces deux extrêmes »
(1970/1983).

1 1 L'ACTIO SUPPOSE L'EFFORT

L'action permet de transformer une situation ou une relation de


travail. Que celle-ci participe du registre de la prise d'initiative, du conflit,
de la démonstration de l'efficacité ou de la réalisation d'un projet,
l'action représente toujours le moyen de dépasser ou de transformer
un état. L'idée est évidente. Mais elle n'est pas tout à fait suffisante.
L'action suppose également, pour être réalisée, la mise en œuvre d'un
effort. Et cet effort représente un investissement en travail souvent
considérable.
La sociologie des organisations a largement mis en évidence la rela­
tion entre un type d'action et un type de situation. De son point de vue,
toute situation représente ainsi une « construction sociale », que celle-ci
soit le système informatique d'une entreprise, sa politique industrielle ou
sa capacité innovatrice. Cette idée est difficilement contestable : ce n'est
pas une nouvelle donne économique, technologique ou culturelle qui
détermine une situation. C'est bien plus le sort que les hommes lui réser­
vent. Et ce sort passe par leur action.
Mais cette approche ne dit pas grand-chose de l'effort que représente
l'action. Elle ne permet donc pas de comprendre, à elle seule, un processus
d'innovation. Celui-ci repose aussi sur l'effort que l'acteur met en œuvre
pour parvenir à agir. Cet effort représente le travail des forces sur les for­
mes. De ce point de vue au moins, la séparation habituellement réalisée en
France entre la sociologie du travail et la sociologie des organisations
mérite d'être dépassée. Ceci vaut pour des situations de nature diverse.
Par exemple, quatre professeurs d'un collège parisien décident de
mener des actions de formation concernant la citoyenneté. Ces actions de
formation correspondent à la nécessité, pour le collège, de réduire les
actes de violence qui se déroulent à l'intérieur ou à l'extérieur de l'éta­
blissement, entre bandes rivales. Le dispositif pédagogique élaboré dans
cette perspective est original : il consiste à réfléchir sur la question de
la citoyenneté avec les élèves, les enseignants et des représentants de la
cité (parents d'élèves, éducateurs, police). L'idée générale est que la vie
L'ambivalence des acteurs 237

collective, celle des citoyens dans le rapport aux institutions, des élèves et
des professeurs dans leurs relations réciproques, mais également dans
leurs relations avec l'établissement ou avec la cité, suppose de se défaire
de l'arbitraire, de l'immédiateté et du manque de respect. Ce programme
est dans un premier temps mené de manière parfaitement informelle par
les quatre professeurs.
Pour réaliser leur projet, ils sont amenés à investir à leur tâche habi­
tuelle de nombreuses autres activités et relations. Il s'agit tout d'abord de
mobiliser les ressources permettant de réaliser ce programme. Cette action
les amène à organiser, pendant les heures creuses (heures du déjeuner ou
de « permanence »), des espaces de débat sur le thème de la citoyenneté.
Ces espaces supposent une participation active de leur part, pour leur pré­
paration et leur animation, pour convaincre les élèves et les enseignants
d'y participer, pour en tirer quelques leçons générales, pour rendre compte
des réactions des élèves auprès du principal du collège et des collègues,
mais également auprès des pouvoirs publics concernés par la violence
urbaine. Cette activité représente une charge de travail considérable, de
l'ordre d'une demi-journée à une journée par semaine. À cela s'ajoutent
des moments de « régulation » avec les principaux acteurs, qui se déroulent
le week-end ou le soir, par téléphone. Ce supplément de travail est réalisé
gratuitement, les enseignants considérant qu'il fait partie de leur mission.
L'évaluation en termes de temps de travail n'est cependant pas la meil­
leure. La mise en œuvre de ce dispositif, son suivi et son évaluation suppo­
sent des interactions fréquentes et ambiguës avec les collègues et les repré­
sentants de l'administration. Ces relations sont nécessaires, le dispositif ne
pouvant fonctionner sans l'assentiment des colJègues et sans l'autorisation
de la hiérarchie. Elles sont fréquentes parce que les collègues ne sont
jamais convertis de manière définitive au bien-fondé de l'initiative, pas
plus que les représentants de l'administration. Cette action de persuasion
est donc une contrainte permanente : elle permet d'éviter la défection pro­
gressive des autres acteurs. Les relations entretenues dans ce cadre sont
par ailleurs difficiles, ambiguës. Elles sont encombrées par toute une série
de petites misères de la vie quotidienne des organisations.
Par exemple, certains enseignants sont d'accord sur le fond de
l'action mais refusent de faire gratuitement des heures supplémentaires,
et les représentants syndicau,'C locau,'C les soutiennent. De même, les salles
de cours nécessaires à ce type d'opération ne sont pas toujours dispo­
nibles. Ou encore, l'invitation de personnes étrangères à l'établissement
suppose toute une série de démarches administratives. Le traitement de
ces difficultés représente de constantes solJicitations.
238 Riflexion et ambivalence

Les activités des quatre enseignants du collège représentent par ail­


leurs plusieurs risques. Celui de créer des perturbations incontrôlables à
l'intérieur de l'établissement : par exemple, des prises de paroles véhé­
mentes de la part de certains élèves ou professeurs. Celui d'échouer quant
à la diminution des manifestations de violence à l'intérieur et à l'extérieur
de l'établissement. Celui d'être sanctionné pour avoir pris l'initiative de
déplacer tel ou tel cours, d'avoir modifié tel ou tel élément du cursus de
formation, d'avoir fait entrer dans l'établissement tel ou tel « étranger »,
d'avoir pris des initiatives en matière de relation avec les pouvoirs publics
locaux au nom de l'établissement. Dans toutes ces situations, la prise de
risque représente bien le moyen de « faire avancer les affaires », mais elle
est également une source d'anxiété : un incident, un accident, qui se
déroulerait dans ce type de dispositif ne serait pas « couverts » par l'admi­
nistration. De même, si un inspecteur arrivait dans ces circonstances, il
pourrait se demander, et demanderait aux enseignants les raisons pour
lesquelles ils ont partiellement remplacé l'histoire de la Rome antique par
celle de la rue. Ou encore, les élèves, découvrant la personne derrière le
professeur, lui demanderaient plus d'explications sur les contenus et les
modalités de formation et d'évaluation ; il serait moins protégé par son
statut.
Les quatre enseignants, auxquels s'associent progressivement quel­
ques collègues, parviennent à faire entendre leur propre raison à leurs col­
lègues et à l'administration du collège. Cette dernière y trouve en effet le
moyen de mettre en évidence, auprès du ministère, le caractère dyna­
mique du fonctionnement du collège. Cette reconnaissance se matérialise
par l'obtention de moyens supplémentaires. Un travailleur social de quar­
tier assure dorénavant la relation entre les bandes, les autorités publiques
locales et le colJège. Il représente la personne relais, le « passeur » que l'on
retrouve dans tout dispositif d'innovation (cf. chap. 4). Quelques heures
supplémentaires sont forme11ement attribuées à l'établissement pour le
« dédommager » de son investissement. Des experts du ministère aident
les quatre professeurs à formaliser leurs pratiques, en tenant un journal de
ces activités, permettant de déboucher sur une monographie destinée à
d'autres établissements.
Toutes ces décisions sont « bonnes », du point de vue des capacités
d'apprentissage de l'institution scolaire : on sait tirer parti des innovations
élaborées localement.
Il n'en va pas tout à fait de même pour les quatre enseignants. Cette
institutionnalisation de leurs pratiques réduit considérablement leurs
marges de manœuvre : les choses doivent dorénavant être faites dans les
L'ambivalence des acteurs 239

règles, la tenue du journal supposant une plus grande transparence des


pratiques. De même, lorsque leur action est légitimée par le ministère, elle
nuit passablement à la qualité des relations entretenues avec les collègues,
qui les considèrent comme les porteurs des changements imposés par le
ministère. Enfin, ils doivent dorénavant consacrer un temps de travail
toujours aussi important au fonctionnement du dispositif, mais cette
charge est dorénavant obligatoire, ainsi que les résultats. L'apprentissage
décrit ne réduit donc pas les coûts de ce type d'action, il les redistribue
autrement, et en transforme la nature.
Ce type d'analyse vaut tout autant dans les autres activités profession­
nelles, par exemple celle d'employés commerciaux du secteur bancaire
(cf. chap. 2).
Le passage progressif de la logique de distribution de produits stan­
dardisés à une logique de vente de produits personnalisés représente pour
les opérateurs l'occasion de bénéficier de plus d'autonomie et de tâches
plus intéressantes. Cette évolution se traduit pour eux par une capacité à
influer, plus qu'avant, sur leur propre activité professionnelle, qu'elle
concerne le rapport aux collègues, aux produits, aux règles ou à la hié­
rarchie. Ils sont « professionnalisés ». Mais la construction ainsi que la
pratique quotidienne de cette situation représente un coût. Le caractère
collectif de la compétence suppose de constantes interactions avec les
collègues proches, ou situés dans d'autres services. Ces interactions n'ont
absolument rien de mécanique. Elles supposent au contraire d'être
construites puis entretenues, selon le complexe registre de l'échange
social (chap. 3). Cet échange nécessite de parvenir à investir les relations
de savoirs, d'expériences transmissibles, de réflexion sur la valeur de ce
qui donné et rendu, d'émotion et de chaleur, de confiance et de défiance.
Par ailleurs, la tension, en particulier dans les relations entretenues avec
les hiérarchies intermédiaires, augmente de manière sensible. Dans
l'ensemble, les relations de travail sont en fait plus denses, plus investies
en affectivité et en interdépendance qu'antérieurement.
L'instabilité de la situation augmente le poids de ces efforts.
L'évolution constante des politiques de vente, des procédures de travail,
des systèmes informatiques, suppose un investissement lourd en connais­
sances. Les opérateurs n'arrêtent en fait plus d'apprendre. Ils remettent
constamment à jour leurs savoirs, les mettent à l'épreuve des faits, les tra­
duisent et les recombinent. De même, la relation au client ne peut se
réduire, comme peuvent le laisser croire les livres de management, à un
comportement caractérisé, d'une part, par l'écoute d'un besoin formulé,
et d'autre part, par une réponse tenant compte de ce besoin et de la poli-
240 Réflexion et ambivalence

tique commerciale de l'entreprise. L'affaire est bien plus complexe que


cela. Entre l'écoute du client et la vente d'un produit financier, il existe
tout un travail pour l'opérateur, celui qui consiste à trouver les « arrange­
ments » permettant de réaliser la vente. Ces arrangements supposent
pour le salarié de prendre des risques. Cette contrainte est d'autant plus
grande que le client lui-même sait que l'opérateur peut - et, de son point
de vue, doit - pendre des risques pour le satisfaire.
Les dernières réalisations du management, gestion par objectifs et pro­
cédures de qualité totale, limitent par ailleurs considérablement les espaces
d'autonomie. La gestion par objectif correspond à une institutionnalisa­
tion de l'autonomie : celle-ci est dorénavant obligée mais cadrée et évaluée
dans le cadre de « contrats » très stricts, tant sur le plan de leur nombre que
sur celui de la valeur de l'activité des opérateurs. Les procédures de qualité
totale correspondent plutôt à une invention dogmatique : elles réduisent la
place des initiatives ; elles en considèrent bon nombre comme illégales.
Bien évidemment les opérateurs parviennent à s'arranger également avec
ce type de règles. Mais ils ont également le sentiment d'avoir beaucoup
appris au cours de ces dernières années. Ils s'étonnent donc, et
s'offusquent de l'existence de procédures qui représentent une « réac­
tion », un retour à des conceptions de la règle « scientifique ». Ils conti­
nuent donc à « entreprendre » sans Je soutien de la règle, en déviants.
Ces deux présentations ne font que rassembler quelques éléments
concernant les sources de l'effort représenté par l'action. On pourrait y
ajouter une série d'éléments d'autre nature, qui contribuent tout autant à
définir le poids de l'effort.
Il s'agirait, par exemple, du devoir de « deuil )) des projets profession­
nels initiaux. Le professeur du collège est généralement entré dans
l'enseignement parce qu'il prêtait attention à la pédagogie, qu'il aimait sa
discipline et valorisait le rôle socialisateur de l'école. Pour agir sur la vio­
lence, il a bien dû, à un moment donné, amender ce projet, ou en tout cas
l'enrichir de données centrées sur l'action : la médiation, la violence, le
rapport à la cité, le dévoilement de sa personne aux élèves. Généralement,
il ne pensait pas « être fait pour ça )). Et cette conversion représente un
effort, celui de la remise en cause. De son côté, l'opérateur de la banque
n'avait généralement pas la vocation de banquier, ni même de « commer­
cial )). La plupart du temps, il est entré dans ce type d'entreprise pour des
raisons similaires à celles des agents publics de l'É tat décrits dans le cha­
pitre 4 : pour exercer une occupation relativement intéressante, « digne )),
et disposant de la sécurité de l'emploi. Lorsqu'il transgresse les règles, lors­
qu'il voit sa rémunération être en partie indexée sur ses résultats, il doit
L'ambivalence des acteurs 241

abandonner les représentations fondant initialement son contrat avec la


banque. Dans les deux cas, il faut bien faire son deuil du projet initialement
concocté. Et le deuil est rarement une affaire simple.
L'action suppose donc, dans ces deux situations, la mise en œuvre
d'un effort, de forces dont dispose l'acteur pour vaincre une résistance :
celle des formes, celle des autres, ou la sienne.

2 1 L'INVESTISSEME T AU TRAVAIL ET LA CRISE DU SUJET

L'exercice de l'influence suppose donc de travailler - et souvent dure­


ment - de vivre des situations à risque, de se remettre en cause, égale­
ment. Ce travail représente un investissement, pour l'opérateur, l'acteur
et le sujet. Et cet investissement est tellement lourd qu'il peut amener le
sujet à vivre une situation critique.
Le terme d'investissement doit ici être compris dans sa polysémie. Il
représente l'action militaire qui consiste à occuper un espace ; ce sont ici
les actions stratégiques permettant l'appropriation des innovations. Il
représente également une action économique qui consiste à employer
des capitaux pour une finalité particulière ; il s'agit ici de la somme de
travail incorporée dans les actions d'appropriation. Le terme renvoie
également au fait de mettre son énergie psychique dans une activité :
les actions décrites représentent également ce type d'investissement
identitaire.
Ces investissements sont constamment réitérés. Les deux exemples
qui viennent d'être présentés en donnent quelque idée, comme les situa­
tions présentées précédemment.
- L'influence n'étant donnée ni par le statut ni par une position
d'acteur garantie par une structure de jeux stables, son exercice suppose
un investissement en travail. Agir suppose ainsi toujours une augmenta­
tion de la charge de travail : acquisition de compétences, discussions
avec les collègues, réflexion sur les pratiques, perméabilité de la sphère
domestique aux activités professionnelles. L'ensemble se traduit par une
densification des heures de travail, et souvent même par une augmenta­
tion de la durée réelle du travail.
- Cet investissement est permanent. Il ne consiste pas à accumuler
une source de compétence qui, une fois établie, garantirait aux acteurs
leur position d'influence. Il représente une donne constitutive de l'action
parce que les connaissances ne sont pas stables.
242 Réflexion et ambivalence

- L'exercice de l'influence ne peut être assimilé à ce que l'on


nomme habituellement une « position d'acteur » : il ne s'agit pas d'une
situation stratégiquement et culturellement stable. Cette situation incer­
taine suppose donc de développer de manière constante des interactions
avec les collègues, pour participer au réseau d'échange ou pour parvenir à
définir des positions collectives, et avec les hiérarchies, pour faire valoir la
légitimité des actions menées.
- L'incertitude n'est pas seulement un espace de jeu, celui qui per­
met de développer des actions souterraines, de se défaire des contraintes
réglementaires ou de vivre caché. L'incertitude est également une source
d'inquiétude. Ne connaissant clairement ni les moyens de réaliser leurs
tâches, ni les objectifs à privilégier en situation, les opérateurs manquent
constamment de repères, de moyens de distinguer leur mission de
manière univoque. Et cette impossibilité amène à devoir constamment
s'interroger sur la valeur des actions menées, sur leur légitimité ou leur
sens, sans jamais pouvoir y apporter de réponse claire.
- La prise de risque accentue ce phénomène. Elle transforme
l'inquiétude en anxiété, l'appréhension de la sanction des actions réali­
sées devenant parfois aussi forte que le désir de les réaliser. La trans­
gression des formes sociales établies est finalement bénéfique à la capa­
cité d'apprentissage collectif. Mais l'individu ou le groupe d'individus
menant une action de ce type se trouvent dans une situation risquée. Et
cette situation est rarement conçue par les acteurs comme un simple
ajustement de la règle aux pratiques, demandant un peu de temps pour
être compris comme tel par l'institution. Ce mouvement est en effet suf­
fisamment lent pour qu'entre-temps, l'initiative soit traitée comme une
faute.
- La reconnaissance sociale n'est jamais garantie. Elle est constam­
ment mise en jeu, parce que les autres, qu'ils représentent les collègues,
les hiérarchies ou l'institution portent des regards simultanément cri­
tiques, chaleureux et calculateurs sur les actions entreprises.
Ces différentes formes de l'investissement produisent des crises iden­
titaires. On peut rapidement formuler le concept d'identité selon deux
dimensions : il s'agit de « ce que l'on est pour soi et pour les autres » ; il
s'agit également du caractère relativement permanent de cet « être ».
L'identité se trouve dans une situation critique lorsqu'elle ne permet pas à
un individu de connaître, de manière structurante et donc relativement
stable, ce qu'il est pour lui-même et pour les autres. C'est précisément ce
que produit la participation aux processus d'innovation. Les formulations
des acteurs sont largement récurrentes sur ce plan. Elles reviennent
L'ambivalence des acteurs 243

constamment sur la rupture des liens de confiance, la rupture des cadres


normatifs de comportement, la crise du sens ou le caractère absurde de
situations vécues.

a) La rupture des liens de confiance concerne autant le rapport à


l'entreprise que le rapport aux collègues :
J'ai quitté le centre d'Orléans parce qu'il fallait être mobile ( . ) On a « fait
. .

construire » (une maison) ici, on se disait qu'on pouvait être tranquille.


Arrivée ici il m'a fallu une bonne année pour comprendre le travail et être
acceptée par les collègues. En fait, le chef m'avait prise pour voir ce que « je
valais ». Puis j'ai passé douze ans à travailler dans des systèmes informatiques
qui changeaient sans arrêt. Je m'en suis toujours sortie, avec les classeurs que
je tirais des cours et avec les collègues (...). Mais maintenant, si je veux passer
à l'échelon supérieur, on me dit que je suis de nouveau obligée de changer de
résidence. C'était pas du tout convenu comme ça (...). C'est très compliqué
puisqu'on a fait construire. Mais je vais être obligée de repartir, sinon ils ne
prendront jamais en compte tous les efforts que j'ai faits pour que leurs sys­
tèmes fonctionnent (.. .) . Actuellement, je suis mal notée... Mais je fais le
même travail. Ça me fait mal, mais je le garde en moi, sans faire d'éclat.
C'est devenu la jungle. Tout le monde se met à travailler à trafiquer dans
son coin sans tenir compte des collègues. Ça rend des tas de collègues mal­
heureux, déçus de leur fin de carrière. Ils regrettent l'époque où on était soli­
daires (...) . Mais on sait bien qu'on ne peut pas faire autrement, c'est devenu
comme ça.

b) La rupture des cadres normatifs de comportement :


Avant, on appartenait à un métier, ça permettait de se comprendre, de savoir
qui faisait quoi, pourquoi il le faisait, ça suffisait à la coordination.
Aujourd'hui ils ont remplacé ça par des techniques de gestion des compéten­
ces qui remplace le métier par des coefficients. Mais on ne peut pas travailler
avec un coefficient en face de soi. Ils ont dit à tout le monde ce qu'il valait
mais plus personne en sait ce qu'il a à faire.

c) Le caractère absurde de certaines décisions :


Ils ne comprennent pas que les gens sont demandeurs de changement, mais
qu'ils veulent en être les acteurs. Le problème c'est qu'ils ne le sont pas ( .)
.. .

Les gens veulent des nouvelles technologies, les moyens de lutter contre la
concurrence. Les gens sont porteurs de messages de ce type, mais personne
ne veut les écouter au niveau de la direction. Ils font comme si on s'opposait
systématiquement à eux, comme si on était des révolutionnaires ou des fai­
néants (...). Ce matin, j'ai encore appris que le responsable de la comptabilité
partait. On ne sait pas sur quels critères, on ne comprend plus rien, il venait
d'arriver et i] commençait juste à être opérationnel.
244 Réflexion et ambivalence

De tous ces points de vue, l'innovation a bien un effet pathogène sur


les identités. Elle ne permet pas de disposer de suffisamment de routines,
de confiance et de cadres de comportements normatifs pour se cons­
truire ou se maintenir aisément. C'est bien l'idée que présente Giddens à
propos des situations qu'il nomme « critiques » :
L'envahissement des modes d'activité habituels par une angoisse que le sys­
tème de sécurité de base ne parvient pas à contenir est un trait caractéristique
des situations critiques (op. cit., p. 99).

Les travaux récents de la sociologie clinique ont bien mis en lumière


ces phénomènes de crises identitaires (Aubert et de Gaulejac, 1991 ;
Dejours, 1993). Ces analyses ont un grand mérite : elles mettent en évi­
dence que la transformation des firmes contemporaines n'a absolument
rien d'une évolution strictement cognitive.
Cette transformation touche en effet les sujets qu'incorporent les
acteurs. Elle est faite de moments de régression, de désapprentissage, de
chocs émotionnels et de destructions identitaires. Et ces phénomènes
pèsent lourdement dans les processus décrits jusqu'ici : le déficit de régu­
lation, l'absence d'accord quelque peu stable et prévisible entre les êtres
les conduit à désinvestir partiellement la scène de l'action et à se nourrir
parfois de repli. On ne peut à coup sûr négliger ces dimensions lorsque
l'on réalise régulièrement des entretiens avec les salariés : l'inquiétude
concernant la sécurité de leur emploi, le manque de reconnaissance
sociale dont ils font l'objet, le caractère absurde de décisions contrai­
gnantes, le sentiment d'être parfois trahis, et surtout les dimensions dog­
matiques de politiques de gestion les amènent à souffrir.
Mais il est préférable d'utiliser ce terme dans son sens faible : la souf­
france ne met pas toujours en péril l'équilibre mental, le monde du travail
est également un lieu d'accès à l'identité. Et surtout, les acteurs savent,
plus ou moins bien, plus ou rapidement et complètement, se mettre à dis­
tance des situations.

3 1 LA LASSITUDE DES ACTEURS

Cette analyse permet de revenir sur le concept d'acteur. Individuel ou


collectif, il n'est ni libre ni prisonnier par rapport aux contraintes : il exerce
une influence pour mettre en œuvre sa propre rationalité, en évitant ou en
L'ambivalence des acteurs 245

modifiant ces contraintes. Mais cette activité est « coûteuse ». Elle peut
alors entamer profondément la capacité de participation active et critique
des acteurs et les amener à privilégier leur « rôle ». Désinvestissant alors la
scène de l'action, ils privilégient celle des formes établies.
On peut se lasser d'exercer de l'influence sur les êtres ou les situa­
tions, parce que l'exercice de cette influence représente un effort, un
risque ou une source d'anxiété. Cette lassitude, qui représente bien l'une
des dimensions centrales de l'action (AJter, 1 990, 1 993), est un phéno­
mène paradoxal du point de vue de l'analyse des relations de pouvoir
dans les organisations. L'acteur n'a rien d'un stratège infatigable. Il peut
se démettre de l'exercice de l'influence dont il dispose. Il peut choisir de
ne pas exercer ses capacités d'action. Il retourne alors au rôle qui lui est
prescrit par les règles et les normes de l'organisation. Il préfère se sou­
mettre que de mettre en œuvre les investissements lui permettant
d'imposer sa raison.
Formulée de manière utilitariste, l'idée est la suivante : on exerce ses
capacités d'action tant que le coût représenté par leur mise en œuvre est
inférieur au bénéfice qu'on en tire ; mais il se peut que ce coût devienne
supérieur au bénéfice ; dans ce cas on renonce à l'exercice de ses capaci­
tés d'action.
Cette formulation n'est bien évidemment qu'une figure pédagogique.
Personne ne calcule ainsi ses investissements : les intérêts, les coûts et les
bénéfices ne peuvent se mesurer à l'aune de l'argent, ou de l'avantage
stratégique. Et surtout, on ne souhaite pas toujours calculer. Cette formu­
lation a cependant le mérite de mettre en évidence que la rationalité de
l'acteur n'est pas seulement limitée par le caractère imparfait de son infor­
mation, par le cadre de ses représentations ou par le poids des normes
sociales : la rationalité est également limitée par le coût de son exercice.
On exerce du pouvoir parce que c'est le pouvoir qui permet l'accès à
l'identité (Sainsaulieu, 1 977). On renonce à l'exercice du pouvoir pour
des raisons similaires. Le pouvoir est rarement une fin en soi. Il est bien
plus souvent le moyen d'accès à l'identité ou le moyen de réaliser un pro­
jet. On peut ainsi s'abandonner à la loi des autres si l'action s'avère trop
complexe, douloureuse ou risquée.
On peut ainsi comprendre la logique qui sous-tend la majorité des
décisions consistant à « choisir » de partir en retraite anticipée. Générale­
ment, cette décision a peu à voir avec un choix rationnel, de type avanta­
ges/inconvénients économiques. Généralement, si les salariés âgés
acceptent de se séparer de leur emploi, c'est à contrecœur. Ils acceptent
de partir parce que les politiques de gestion, centrées sur la réduction de
246 Réflexion et ambivalence

la masse salariale (les salariés âgés sont plus coûteu.."'C que les jeunes sala­
riés), rendent difficile la poursuite de leur carrière : en leur confiant des
missions sans intérêt, en leur demandant des mobilités supplémentaires,
en mettant en évidence les limites de leur compétence. Même si régle­
mentairement ils peuvent rester dans l'entreprise, ils finissent générale­
ment par se soumettre, par partir, parce que les efforts que suppose le
choix inverse sont trop lourds.
Cette situation est banale, elle vaut pour les relations établies dans un
milieu professionnel, dans une famille, une ville ou une association. On
finit souvent par se soumettre aux règles, et plus généralement, aux
formes établies lorsque leur transformation, si elle est possible, demande
trop d'efforts. On finit ainsi par supporter la mauvaise humeur de l'autre,
cette situation étant finalement moins coûteuse que la réitération du
conflit. On se désengage de l'association des parents d'élèves, les réu­
nions y étant éprouvantes. On finit par voter « normalement » parce que
les grandes alternatives supposent la militance. On n'exerce finalement
jamais toutes les ressources dont on dispose, la mise en œuvre de ces res­
sources représentant un coût. L'acteur peut donc se désengager des
investissements représentés par l'action et choisir des positions qui le
mettent à l'abri de ces turpitudes. Il s'agit d'un renoncement et non d'une
incapacité à agir. Il s'agit d'un cantonnement volontaire dans un rôle.
J'ai identifié, dans le cadre de recherches menées antérieurement
(1993) quatre formes de désengagements fondés sur ces perspectives.

a) Certains deviennent des spécialistes du discours sur l'innovation,


mais du discours seulement. Ils gardent de leur expérience trouble la
volonté de transformer l'entreprise, le goût pour le mouvement, la prise
de risque et l'idée d'efficacité. Ils vont ainsi prêter main-forte aux logi­
ques d'inventions dogmatiques ou s'associer aux déroulements
d'innovations créatrices. Mais ils se spécialisent dans les deux cas dans la
tenue d'un discours vantant les avantages du changement, démontrant les
bonnes manières de faire, articulant des négociations entre acteurs. Ils ne
sont plus directement acteurs de l'innovation. Ils en sont les hérauts.
Dans ce cadre, entrent parfaitement les spécialistes de la modernisa­
tion des activités gestionnaires de l'entreprise, regroupés dans les mis­
sions dont les buts sont de mettre en œuvre les objectifs de la direction
générale en la matière, ou de faire remonter, par l'intermédiaire de grou­
pes « transverses », les opérations développées localement. Ceux qui sont
parfois nommés les « ayatollahs de la qualité totale », qui expliquent donc
les méthodes à mettre en œuvre pour aboutir à un haut niveau de qualité,
L'ambivalence des acteurs 247

et qui ne doutent publiquement pas de l'intérêt de ces méthodes, sont un


bon exemple de cette position. De même, les spécialistes des ressources
humaines qui vantent les mérites de tel ou tel type d'évaluation des per­
sonnes, représentent bien ce type de position discursive.

b) Certains construisent un espace professionnel fermé, leur permet­


tant de tirer parti de leur compétence collective, sous forme d'autonomie,
tout en réduisant considérablement les sollicitations dont ils font l'objet.
Au lieu de participer au développement informel et conflictuel des inno­
vations, ils demandent des autorisations réglementaires, des délais et des
réunions pour cadrer clairement la nature de leur mission. On trouve
souvent dans cette configuration des spécialistes des nouvelles technolo­
gies, de la formation continue ou du marketing. Après une période
« entrepreneuriale », ils réalisent ainsi la fermeture de leur métier, élabo­
rent une sorte de « microcorporatisme » leur permettant de préserver
leurs acquis et leur reconnaissance sociale tout en en réduisant les coûts.
Stabilisant leur pouvoir autour de règles précises et d'un discours techni­
ciste, ce comportement permet de tirer parti des investissements origi­
naux, des risques pris à un moment donné, en se protégeant des nou­
velles donnes.

c) Pour les cadres, il existe une forme originale d'exercice de ce jeu


ambigu. Le déroulement de leur carrière est soumis aux contraintes de
mobilité spatiale et fonctionnelle : tous les trois ou quatre ans ils doivent
changer de poste, l'idée sous-tendant cette pratique étant que cette mobi­
lité empêche les individus de trop routiniser leurs pratiques profession­
nelles. Ils se soumettent à ce type de contraintes en y associant des capa­
cités manifestes (présentées publiquement comme telles) d'innovation.
Dans un nouveau poste, ils mettent en œuvre toutes sortes de nouveau­
tés, toutes celles qui caractérisent bien la fonction d'un cadre entrepre­
nant. Et ils en partent assez vite, la contrainte de mobilité leur permettant
de changer de poste avant que les difficultés, dysfonctions et dyschronies
apparaissent. Ils bénéficient ainsi d'une image d'innovateur mais n'ont
pas à prendre en charge les coûts de l'action.

d) Certains, pour des raisons culturelles, sont amenés à ne changer ni


de jeu, ni de groupe sans pour autant demeurer « sur la brèche >>. Anomi­
ques (au sens que Merton donne à ce terme), ils ne disposent plus des
moyens pour parvenir au type de réussite qu'ils valorisent. Ils se trouvent
« en souffrance » dans le déroulement de leur trajectoire professionnelle.
248 Réflexion et ambivalence

Ils doivent rompre avec le projet pour lequel ils militaient parce que sa
réalisation est trop coûteuse. Mais ils n'ont pas pour autant abandonné
l'idée que ce projet est « le bon », celui qui leur donne sens. Ils se trouvent
donc isolés de leurs collègues, exposés à la précarité de leur situation,
sans trouver de disposition identitaire alternative. Ils ne peuvent, lors­
qu'ils choisissent de désinvestir leur position d'acteur, que retrouver
l'étroitesse de leur fonction formelle.
Ces quatre configurations ont toutes une caractéristique commune :
celle de privilégier l'adaptation par les formes au détriment de l'intégra­
tion par les forces. Ces « choix » privilégient finalement le rôle et
délaissent l'action. Le concept de rôle a cependant deux significations
relativement différentes (Goffman, 1961/1 968).
Il peut s'agir d'un rôle défini comme une « adaptation primaire », celle
d'un individu qui est obligé de vivre un univers fait pour lui et qui s'y
conforme, c'est le cas des configurations a) et d) :
Dans notre type de société, lorsqu'un individu collabore à une organisation
en participant à une activité demandée dans les conditions requises, sous
l'impulsion de motivations courantes telles que la recherche du bien-être
qu'offre l'institution, l'énergie que procurent stimulants et valeurs associées
et la crainte de sanction prévues, il se transforme en « collaborateur » et il
devient un membre « normal », « programmé » ou « incorporé » (Goffman,
op. cit., p. 245).

Il peut également s'agir d'une « adaptation secondaire », c'est le cas


des configurations b) et c) :
(elle) caractérise toute disposition habituelle permettant à l'individu d'utiliser
des moyens défendus ou de parvenir à des fins illicites (ou les deux à .la fois)
et de tourner ainsi les prétentions de l'organisation relatives à ce qu'il devrait
faire ou recevoir, et partant à ce qu'il devrait être (id.).

Distanciée ou pas par rapport aux normes et règles de l'institution,


l'activité du porteur de rôle ne remet pas en cause le fonctionnement du
système social. Elle s'y adapte ou s'en écarte. Ce passage de l'action au
rôle, représente le résultat de l'expérience répétée des situations de mou­
vement. Merton explique ainsi que le comportement « ritualiste » est sur­
tout développé dans les univers à la fois concurrentiels et méritocrati­
ques, où la position sociale dépend étroitement de la réussite personnelle.
En effet, écrit-il :
la compétition incessante provoque l'anxiété, qu'on soulage en réduisant ses
aspirations. La peur suscite l'inaction ou, plus précisément, rend l'action rou­
tinière (op. cit., p. 1 84).
L'ambivalence des acteurs 249

La démarche ritualiste consiste donc à renoncer aux buts Oa réussite)


et à privilégier les moyens de manière à ce qu'ils deviennent des routines
rassurantes. Ce que je viens de décrire est proche de ce comportement.
C'est bien l'expérience de l'anxiété qui peut rendre l'action routinière ou
conformiste, plus qu'une donnée culturelle indépendante de la pratique
sociale.
Ces formes de désengagement ne sont cependant que rarement défi­
nitives. Elles correspondent plus souvent à des moments de répit que
l'acteur choisit pour épargner le sujet et l'opérateur qui l'habitent. Je
reviendrai plus loin sur cette dimension.
Toujours est-il qu'on est finalement bien obligé de concevoir dans un
même ensemble théorique l'acteur, tel que le définissent les différentes
sociologies de l'action, et l'acteur de rôle tel que le définit l'analyse inter­
actionniste. Les situations décrites ici représentent en effet un choix de
vie, qui prend en compte à la fois les ressources dont dispose l'acteur et
les investissements que représente leur mise en œuvre. Et ce choix peut
se tourner vers l'action permettant la transformation de l'ordre social, ou
au contraire se tourner vers le respect des formes établies.

4 1 LA PART DU CHOIX

L'utilisation du terme « choix » pose cependant question. Les choix


décrits ne peuvent être confondus avec une stratégie identitaire, parce
que « baisser les bras » n'est pas satisfaisant. Ces choix peuvent encore
moins être confondus avec le résultat d'un calcul à caractère écono­
mique : ils sont réalisés sous contrainte et ne profitent pas à l'équilibre
global du système.
Le phénomène de lassitude a par exemple peu de chose à voir avec les
travaux de Hirschman (1966/1 972) concernant la « défection >> sur un
marché. Résumée de manière rapide, l'idée de l'auteur est la suivante. Il se
peut que des consommateurs ne puissent transformer la politique de qua­
lité et de prix d'une entreprise par la « prise de parole » (voice). Dans ce cas,
les consommateurs s'en échappent (exit) ou finissent par la tolérer
(lqyalty). Il existe bien évidemment une correspondance entre l'analyse de
Hirschman et la question de la lassitude : les acteurs d'une organisation,
ou les consommateurs d'un marché, lorsqu'ils ne sont pas suffisamment
puissants pour s'opposer à une politique, ne la combattent plus, mais
250 Réflexion et ambivalence

« vont voir ailleurs » ou s'y soumettent. Les uns ou les autres ne sont donc
aucunement cantonnés à l'univers de la négociation : ils peuvent parfaite­
ment renoncer à « prendre la parole ».
L'idée majeure de Hirschman n'est cependant pas précisément
l'identification du mécanisme de la défection, mais bien plus son effet sur
le système économique. L'originalité et la force de son travail consistent à
mettre en évidence le fait que la défection n'est efficace, du point de vue
de l'équilibre des entreprises et de l'économie, qu'à la condition que les
institutions parviennent à percevoir les signes de cette défection, et à en
tenir compte dans la définition de leur politique ; sinon, le système dys­
fonctionne :
Le cœur de mon argumentation est que la concurrence peut n'avoir d'autre
effet que d'amener les firmes rivales à s'arracher les unes aux autres leur
clientèle respective ; elle n'est plus alors qu'un gaspillage d'énergie et une
manœuvre de diversion, empêchant les consommateurs de militer pour
obtenir une amélioration des produits ou les entraînant à user leurs forces
dans la recherche vaine du produit « idéal ». D'où l'intérêt des monopoles,
qui permettent d'entendre la voix du consommateur (1970/1972, p. 32).

Ce que l'auteur met parfaitement en évidence est donc l'existence d'un


déficit de régulation dans l'univers économique, et, à la fin de son ouvrage,
à l'intérieur des systèmes politiques. De même, la lassitude est rarement
considérée par les entreprises comme le signal d'un déficit de régulation.
Et, à coup sûr, elles risquent d'en pâtir, parce que si l'ensemble du corps
social adoptait cette position, l'innovation ne serait plus possible.
Mais le rapprochement s'arrête ici. L'économiste considère les coûts
et les dysfonctions du point de vue du système dans sa globalité, alors que
le sociologue s'intéresse également à l'effet de ces situations sur la nature
du lien social, ainsi que sur les identités colJectives et individuelJes. De ce
point de vue, la situation de lassitude ne peut aucunement être considérée
comme la solution la plus rationnelle pour le sujet, de la personne
qu'incorpore l'acteur : abandonner l'exercice de son influence ne se fait
jamais de bon cœur, parce qu'on fait dans ce cas défection par rapport à
l'image que l'on a de soi. Et cette « décision », si elle permet de se défaire
des tourments de la logique de l'innovation peut se traduire par la souf­
france ou l'anomie. Le phénomène de lassitude correspond donc au
caractère destructeur de l'innovation. Il représente le phénomène d'usure
d'acteurs chahutés par le tumulte et le mouvement.
Baisser les bras est donc un choix. Mais il ne profite ni au sujet, ni à
l'acteur. C'est donc un choix réalisé sous contrainte. Mais quelles sont
alors la nature et l'origine de cette contrainte ?
L'ambivalence des acteurs 251

L'idée de domination sociale, et de manipulation de la subjectivité des


opérateurs est souvent utilisée pour répondre à cette question : les acteurs
se plieraient à la puissance et au machiavélisme des puissants, les direc­
tions des entreprises. À première vue, cette idée est évidente : les patrons
dirigent, imposent des objectifs et des procédures de travail, ils disposent
par ailleurs de spécialistes de la gestion des ressources humaines leur per­
mettant d'utiliser des techniques dites « de manipulation ». La contrainte
se traduirait donc par la définition de règles, de normes et de missions
élaborées par le dominant.
Pourtant, les analyses présentées jusqu'ici montrent que la con­
trainte, si elle est bien un objectif, ne se traduit pas aisément en action
effective. Elle fait l'objet d'une réflexion, d'un traitement de la part des
acteurs. Les pratiques directement mises en œuvre par les salariés consis­
tent précisément à définir des actions leur permettant de se défaire des
contraintes, des règles et missions telles qu'elles sont conçues par le
management. Ce qui caractérise un acteur est bien de disposer d'une
force et d'un esprit critique pour interpréter les contraintes ou s'en
dégager.
La responsabilité du phénomène de lassitude ne peut alors être
conçue comme le résultat d'une seule action, celle des directions. Elle
correspond bien plus à la rencontre de deux types d'actions, toutes deux
réfléchies et élaborées, mais dont les effets sont pervers : elles repré­
sentent l'inverse des résultats attendus. Ces actions sont menées par les
opérateurs d'une part, et par les directions d'entreprise d'autre part.
L'investissement au travail, qui produit la lassitude, représente la mise
en œuvre d'un effort. Cet effort permet de gagner en autonomie et en
reconnaissance. Il représente également le moyen de travailler selon leur
propre conception du bien. Cet effort est donc une action rationnelle sur
le plan des finalités poursuivies et sur le plan des valeurs qui sous-tendent
l'action. Reprenons l'essentiel des éléments présentés dans cette pers­
pective :
- La charge de travail excessive ne peut être réduite à une obliga­
tion. Elle est également le résultat des initiatives prises par les acteurs.
L'effort est bien le résultat de l'action, il est un investissement.
- Le caractère conflictuel des relations entre ceux qui défendent
l'ordre établi et ceux qui tendent à le transformer n'a rien de programmé
par les directions, de souhaité par elJes. Il s'agit de relations, souvent
cruelles, qui ont pour but de transformer les formes habituelles de la ges­
tion. Autrement dit, ce qui est douloureux, dans cette affaire, a peu de
choses à voir avec le pouvoir directorial. Il s'agit bien plus de la rencontre
252 Réflexion et ambivalence

de l'action et des formes coutumièrement admises du travail, lesquelles


sont défendues par des collègues.
- L'ambiguïté des « échanges sociaux » réalisés à l'intérieur du
réseau de collègues à peu de choses à voir avec un effet des politiques de
management. Il s'agit d'une forme de don à la fois intéressée, altruiste,
affective et inégalitaire, conçue collectivement comme telle par ceu,'C qui
en sont les acteurs. Il y existe à la fois de grandes capacités de soutien
mutuel et d'entraide, et des capacités à trahir la confiance et à changer
brutalement de camp. Les informations recueillies sur ce thème font
entendre que les « salauds » peuvent être les proches, les collègues, voire
les amis, et pas seulement « ceux d'en haut ». Mais participer à ce type de
réseau est le meilleur moyen de se « faire une place », collectivement ou
individuellement.
- Les situations d'anxiété sont le résultat de prises de risque néces­
saires pour transformer l'ordre établi, et non la volonté délibérée du
management de créer des situations de ce type. On comprendrait
d'ailleurs mal l'intérêt que le pouvoir directorial pourrait trouver à cette
situation.
- Les moyens de contrôle eux-mêmes ne sont pas systématique­
ment une technique de la « domination sociale » mais parfois un outil
d'intervention des pouvoirs naissants sur le système social qu'ils habitent.
Les critères traditionnellement utilisés par les entreprises ne permettent
pas, en effet, de prendre en compte la valeur ajoutée par des procédures
mal formalisées. Les acteurs cherchent, en utilisant les codes habituels de
la gestion, à mettre en évidence le caractère légitime de leurs initiatives.
De tous ces points de vue, les acteurs peuvent être considérés comme
au moins en partie responsables de leur surmenage, et de leur lassitude.
Ce qui les blesse n'est d'ailleurs peut-être pas tant le fait d'être dominés
que la participation à leur propre domination. Au minimum, leur lassi­
tude n'est pas le résultat de la domination, mais de la lutte contre celle-ci.
Cette responsabilité est bien évidemment partagée, et largement, par les
directions des entreprises.
- L'analyse des pratiques d'institutionnalisation régressive montre
que, en étant incapable de tirer durablement parti de l'inventivité des sala­
riés, le management amène ces derniers à réitérer leurs efforts. Il n'offre
jamais la reconnaissance sociale, il n'accepte de l'accorder que sous la
contrainte, mais jamais durablement.
- Les inventions dogmatiques sont bien à mettre au compte du
management. Mais elles ne se font pas sans quelque alliance avec des élé­
ments de la base.
L'ambivalence des acteurs 253

- Plus particulièrement, la gestion de l'emploi, qui rompt le lien de


confiance entretenu dans le rapport à l'entreprise est bien de la responsa­
bilité du management. Il les présente comme une contrainte dictée par
des obligations extérieures ( « réduire l'effectif pour assurer la rentabilité
de l'entreprise » ), mais il ne prend pas fréquemment les décisions qui
permettraient d'agir de manière plus ouverte.
- Les directions ont par ailleurs une part de responsabilité élargie :
ce sont bien elles qui dirigent.
Mais cette responsabilité ne se superpose aucunement avec l'intérêt à
agir de cette manière. Les actions décrites ne correspondent pas à une
capacité à tirer le meilleur parti d'une situation en utilisant des politiques
subtilement élaborées et optimales. On ne comprendrait pas, sans cela,
les raisons pour lesquelles, au lieu de gérer l'effectif comme une ressource
réelle, le management la soumet trop souvent aux croyances qui fondent
son action.
Du même coup, les acteurs disposent d'une autre forme de liberté
que celle que leur confère l'action, c'est celle du rôle.

5 1 LA CAPACITÉ D'ARBITRAGE ET LA CIRCULATION DES ACTEURS

La lassitude correspond à une expérience trouble. Elle pose la ques­


tion de la gestion du mouvement d'ensemble, du point de vue humain :
comment les entreprises peuvent-elles assurer la permanence de leurs
capacités d'innovation si leurs salariés s'essoufflent, se rendent aux solu­
tions conformistes, décident, finalement, de ne plus investir ?
Une première explication considère que les entreprises développent
une politique de gestion des ressources humaines fondée sur l'idée du
« travailleur jetable ». Une fois las, ils sont éconduits. Ils sont mis sur des
« voies de garage » dans les entreprises où le droit du travail ne permet pas
de se défaire aisément d'un salarié. Ils sont licenciés dans les entreprises
qui disposent d'une juridiction plus « souple ». Cette pratique existe. Elle
est, pour ceux qui en font l'objet, dramatique.
La seconde explication considère qu'une partie des salariés ne se
lasse pas d'entreprendre, et que le processus décrit continue à se déve­
lopper, en reposant sur leurs épaules. Dans ce cas, le travail demeure
positivement une source d'accès à l'identité, à la raison et au plaisir. Cer­
tains demeurent en effet dans ce type de disposition, leur peu
254 Réflexion et ambivalence

d'ancienneté leur permettant d' « y croire », ou leur solidité psycholo­


gique (ou celle de leur statut professionnel) leur permettant de ne pas
épuiser leurs ressources.
La troisième perspective considère qu'un grand nombre de salariés
continue à participer au système. Elle met en évidence que ce qui permet
de tenir une position d'acteur durable dans ces situations difficiles est un
arbitrage personnel sur les implications vécues au travail, une transaction
entre les investissements représentés par l'action et la perte de soi dans le
rôle. C'est ce que j'ai montré plus haut. L'acteur devient ainsi « occasion­
nel » lorsqu'il qu'il pèse le pour et le contre avant de s'engager (Francfort
et al., 1 995). Je retiens cette perspective, en sachant qu'elle n'exclut aucu­
nement les deux premières.
Ce ne sont pas les mêmes acteurs qui mettent en œuvre l'ensemble
des modifications décrites et s'associent activement à l'ensemble des pro­
jets. Tout simplement parce que cette position est intenable. Sa mise en
œuvre supposerait trop d'efforts. Sa finalité serait totalement paradoxale,
puisque les transformations sont souvent contradictoires. Ce ne sont pas
non plus toujours les mêmes qui « résistent au changement » : on n'est
jamais systématiquement contre le changement, mais plutôt contre des
changements que l'on juge être illégitimes, inefficaces ou trop doulou­
reux. Et ce ne sont enfin pas toujours les mêmes qui occupent les posi­
tions de rôle, parce que cette position ne peut préserver durablement des
contraintes du système social. Pour beaucoup, il existe de fait une capa­
cité à choisir entre :
la position d'acteur porteur de l'innovation ;
la position d'acteur défenseur des règles, des formes ;
la position d'acteur de rôle.

Entre ces trois positions, les acteurs circulent, arbitrent leurs investis­
sements. Par exemple, le responsable d'une équipe d'informaticiens va
s'associer au développement de nouveaux logiciels, à la formation des
utilisateurs, à la réorganisation des services, toutes ces activités lui offrant
la possibilité de développer sa compétence, sa reconnaissance sociale, et
éventuellement sa carrière. Mais il va s'opposer au développement des
réseaux de micro-ordinateurs, à la mise œuvre de la politique de réduc­
tion des frais généraux ou à celle de la qualité totale, toutes ces activités
remettant en cause sa sphère de compétence, la reconnaissance de ce qu'il
représente dans l'entreprise, et éventuellement sa carrière. Il ne va par ail­
leurs que tenir un rôle pour ce qui concerne les consignes à la mode de
« management des hommes », de développement du caractère commet-
L'ambivalence des acteurs 255

cial de son activité, ou de la mise en place de la comptabilité analytique : il


ne peut pas être partout, et il sait que ces dimensions sont difficilement
négociables, en tout cas à partir de sa position.
L'enseignant du colJège dont il était question plus haut ne s'inscrit pas
plus de manière mécanique dans l'une de ces trois perspectives et une
seule. Il s'engage dans les actions permettant de réduire la violence dans
le colJège. Mais il s'oppose par exemple à la pratique de la « notation inci­
tative », consistant à noter les élèves par rapport à leurs progrès, et non
par rapport à une évaluation abstraite et générale. Et il se contente de
tenir un rôle par rapport à la dernière réforme du ministère concernant le
contenu des enseignements à dispenser aux élèves.
Mais c'est surtout dans une perspective diachronique que ce type
d'arbitrage se comprend bien. Avant de s'engager dans une action, les
acteurs réfléchissent à l'investissement qu'elJe représente, parce qu'ils
disposent de l'expérience de situations de ce type. Les formules utili­
sées pour décrire ce type de circonstance sont nombreuses, et bien
connues :
J'ai assez donné, maintenant, je fais seulement ce que l'on me dit de faire.
Je ne vais pas me lancer là-dedans, c'est un coup fourré.
C'est une idée intéressante, mais ça demande trop de travail.

Cette compétence sociale est fondamentalement ce qui permet aux


acteurs de « tenir ». Leurs propos, dans cette perspective sont clairs. Ils tra­
duisent leur capacité réflexive, à propos des raisons mises en évidence
pour agir, se mettre en retrait, faire le tri entre ce qui est de l'ordre de la
stratégie ou de la langue de bois, comprendre ce qui lie ou délie le collectif
de travail, ce qui rend telJe action justifiable ou scandaleuse, ce qui l'amène,
lui-même, à adopter tel ou tel jugement de valeur. En voici un exemple :
Je sais qu'en tant que cadre il faudra que je bouge, sans but précis, autre que
celui de faire une carrière. J'ai déjà suivi les normes ISO 9000, je me trouve
mêlé à toute cette affaire d'assurance qualité, c'est intéressant, même si on ne
sait pas ou ça mène. Ça bouge beaucoup. Je vais me donner à fond là-dedans
pour trouver une filière de reconversion. Mais après ça, je me plante, j'arrête
de bouger (... ). Toute ma carrière s'est faite sur des opportunités, sans projet
précis autre que de faire un truc qui m'intéressait. Sauf dernièrement, la
mobilité proposée à MarseilJe, c'était vraiment pas mon univers, trop
bureaucratique pour moi, je n'aurais pas pu m'y faire ( .). Les changements
..

m'apparaissent nécessaires. Je trouve que c'est un moyen de dépoussiérer.


Mais dans la pratique, ça marche mal, c'est scandaleux, ça se fait pas de
manière correcte, tout se négocie individuellement, au coup par coup. Dans
notre établissement on a voulu être honnêtes et finalement on s'est plantés,
256 Réflexion et ambivalence

on a été désavantagés par rapport à d'autres établissements. Alors mainte­


nant tout le monde veut aller vers ces établissements. Et le changement de
l'organisation commerciale pointe ; tout le monde se met en chasse là­
dessus ( .) Les gens sont moins virulents qu'avant, ils savent bien que ce
.. .

n'est plus comme avant. Ils ont perdu le moral mais ils se remettent à
s'intéresser à leur travail, même si ça n'est plus avec le même enthousiasme
qu'avant. Ils savent qu'il faut encore y croire.

Ce qui assure la permanence du mouvement est ainsi la réflexivité des


individus par rapport à leurs pratiques. De leurs expériences, ils tirent une
capacité à distinguer la nature des investissements, en identité, en travail
ou en relations à réaliser pour mener à bien telle ou telle action. Ils choi­
sissent ainsi parfois de s'engager dans l'action, d'autres fois de défendre
les formes organisationnelles, techniques ou culturelles établies. Dix ou
quinze années de vie passées dans les tourmentes ont ainsi appris aux
opérateurs à prêter attention à leurs investissements. Mais ils n'arrêtent
pas d'investir. Ils investissent avec plus de précaution.
Ces investissements représentent une sorte de don qui permet de sor­
tir de la situation impartie par les règles formelles de l'organisation, celui
qui, surtout, permet de rendre nécessaire la coopération, celui qui finale­
ment permet l'accès à l'identité. Quel que soit le contre-don (ce que
l'entreprise « donne » à ses salariés) qui est finalement retourné au dona­
teur, l'acteur ne peut que continuer à donner, dans l'espoir d'un retour.
Et ces retours sont potentiellement plus nombreux que s'il ne donnait
pas : il sait que c'est en investissant son travail qu'il peut espérer obtenir la
reconnaissance et la socialisation.
La réflexivité décrite amène ainsi l'acteur à pouvoir arbitrer, sans en
être pour autant le maître, ce qui l'anime, le contraint ou l'émeut. Cette
idée se rapproche bien évidemment du concept de réflexivité tel que
l'emploie Giddens (cf. chap. 8). Elle retrouve également la conception de
l' « expérience sociale » telle que la définit Dubet (1994). Selon l'auteur, le
sujet dispose bien d'une capacité réflexive : elle consiste à articuler des
logiques d'action de nature différentes : l'intégration sociale, la stratégie ;
la « subjectivation » qui traduit la distance que l'acteur prend par rapport à
son identité et ses stratégies pour « se » donner sens. Dubet explique clai­
rement que cette capacité réflexive est dissociée des capacités de compré­
hension et d'action de la société globale ; ce qui donne sens n'est pas la
société, mais la réflexivité subjective. De même, ça n'est pas l'entreprise
ou l'organisation qui sont porteuses de sens pour les acteurs. On a vu que
la réflexivité collective y est faible, ou insuffisante (chap. 8). C'est bien
plus la capacité des sujets.
L'ambivalence des acteurs 257

Formulées en termes de processus, ces idées consistent ainsi à conce­


voir deux types de capacités réflexives, qui n'évoluent pas au même
rythme. Celles des collectifs et des institutions, qui sont embarrassés par
les formes de socialisation antérieures, par leurs dispositifs de gestion, et
qui suivent toujours avec retard les pratiques sociales. Celle des sujets, ou
des personnes, qui comprennent bien les insuffisances de cette réflexi­
vité, mais qui ne peuvent pas pour autant la transformer, et qui sont donc
amenés à prendre leurs distances par rapport aux pratiques sociales déve­
loppées dans les organisations.

6 1 L'ESPACE « COMÉDIQUE » DE L'ACTIO

Certaines situations de travail deviennent ainsi des sortes de comé­


dies, et parfois de farces, les acteurs préférant s'en tenir à leur rôle plutôt
que d'agir.
Ce que l'on nomme habituellement la prise de distance est une mise à
distance de l'acteur par rapport aux situations vécues. Cette distance peut
être d'ordre psychologique (désinvestir un objet), ou intellectuelle
(remettre en question une idée, un sentiment ou un choix). Prendre ses
distances par rapport à un être cher, à une situation de travail éprouvante,
ou à la politique d'un parti pour lequel on milite, consiste à construire
délibérément un écart entre les sentiments éprouvés immédiatement,
dans le rapport à ces « objets » et les actions menées en réponse.
On peut ainsi tenir un rôle, tel que défini plus haut, tout en étant à
distance de ce rôle. C'est ce que Goffman décrit en indiquant que la tenue
d'un rôle, de comédien, de citoyen, ou d'opérateur engage à tenir un type
de comportement précis, mais que la « personne » peut parfaitement ne
pas habiter ce rôle :
En tant que personne ou individu, Dupont possède une identité person­
nelle : c'est un être en chair et en os qui se caractérise par certains indices
d'identité, par le fait qu'il a trouvé une voie dans la vie, et qu'il dispose d'une
mémoire des étapes de son périple. Bref, il possède une biographie. (...) Il me
semble préférable de ne parler de rôle que pour désigner une aptitude ou une
fonction, quel que soit le cadre dans lequel elle apparaît ; le terme de « per­
sonne » désignera le sujet d'une biographie (. ..) (1974/1991, p. 136).

Cette distance des personnes à leur rôle permet de comprendre


l'existence et la permanence de situations absurdes, de situations dont les
finalités échappent apparemment à la raison.
258 Réflexion et ambivalence

Formulons d'abord cette situation de manière générale. La personne


qui habite l'acteur peut être en décalage complet par rapport au rôle
qu'on lui fait tenir, si elle considère que ce rôle est stupide. Mais elle n'en
critique pas le contenu, cette critique supposant un « investissement »
qu'elle n'est pas prête à réaliser. Cette situation est bien comprise par le
metteur en scène. Mais il fait comme s'il n'en avait pas conscience, de
manière à ne pas remettre en question la conception qu'il a des rôles des
acteurs, à ne pas faire d' « investissement » en la matière.
Cette situation a bien évidemment peu de chances de se produire
dans un théâtre. Les acteurs et le metteur en scène associent générale­
ment un peu plus leur personne à leur rôle et à la mise en scène. Mais elle
se produit assez régulièrement dans les entreprises, à propos des moyens
de communication et de mobilisation du personnel, dont la faiblesse du
contenu n'a généralement d'égal que l'importance du prix. Voici un
exemple de ce qui est enseigné pendant une journée complète auprès des
agents de maîtrise d'une grande entreprise de s ervices.
L'idée de fond est celle d'une « pédagogie métaphorique ». Le docu­
ment de support précise que cette pédagogie est « basée sur l'utilisation
de métaphores, d'images et de symboles qui facilitent l'apprentissage des
idées essentielles ». Il précise également que l'humour doit être « omni­
présent » : il est plus facile d'apprendre en s'amusant et l'on mémorise
mieux les idées présentées de façon « humoristique ».
L' « idée clé » est intitulée « Abeille ou faux bourdon ». Elle est pré­
sentée de la manière suivante :

L'abeille, !Jmbole de qualitépour:


- Son travail. Elle fabrique deux produits nobles par excellence : le miel et la
cire ; fabrique les alvéoles hexagonales de la ruche qui représentent le maximum
d'efficacité architecturale pour un minimum de matière utilisée.
- Son attitude envers sesfournisseurs : elle prélève le nectar mais elle apporte le
pollen quiféconde les fleurs.
- Son attitude envers sa hiérarchie : la reine travaille énormément; elle
pond 1 500 à 2 000 œ1efs parjour mais la reine n'existe que si les abeilles créent des
alvéoles spéciales et lui apportent une nourriture spécifique : la gelée rqyale !
Lefaux bourdon, !Jmbole de dépendance et d'inefficacité :
- Dans la ruche, des centaines defaux bourdons sont logés et nourris mais un
seul se rend utile lorsqu'ilféconde la reine.
Deux sketchs sont enmite présentéspar les stagiaires mettant en scène tout d'abord
un vendeur de rype « abeille », puis un vendeur de rype «faux bourdon », et etifin une
soirée <(faux bourdon chez des amis )).
L'ambivalence des acteurs 259

À l'issue de cette présentation, les stagiaires sont amenés àpréparer des questions à
partir dtJ canevas suivant :
- Avez-vous defjà rencontré dans /'entreprise, dans votre vie :
des abeilles ?
desJaux bourdons ?
- En quoi sont-ils différents ?
- Avec lesquels préférez-vous :
travailler ?
vivre ?
- Actions d'amélioration. À chaque instant nous avons le choix de nos atti­
tudes, choisissez la vôtre.

Le contenu de ce séminaire n'est pas extraordinaire : l'ordinaire des


situations de formation destinées à « mobiliser » le personnel est souvent
centré sur des modalités et contenus comparables. L'ensemble des
actions de ce type a un caractère absurde pour quatre raisons :

a) Les rôles proposés représentent une atteinte au bon sens. Chacun


sait qu'une organisation correspond peu à une ruche mais bien plus à un
milieu social dans lequel les places sont ambiguës, mouvantes et toujours
discutables. Chacun sait également que sa mission consiste souvent à ne
pas suivre le chemin tracé par les autres, mais à le réinventer. Chacun sait
également que beaucoup d'abeilles, sans être pour autant des faux bour­
dons, alimentent des ruches que les autres ne connaissent pas. Et surtout,
personne n'a besoin d'une pédagogie aussi simpliste pour comprendre le
contenu du message : rentrer dans le droit chemin.

b) La mise en scène est également absurde. Ou elle fait l'hypothèse


que les stagiaires vont considérer la métaphore comme stimulante intel­
lectuellement. Ou elle suppose qu'elle va parvenir à conformer les com­
portements des salariés à celui d' « abeilles », même s'ils ne croient pas en
la validité du contenu du message. Elle est tout autant absurde parce
qu'elle présente la possibilité d'un choix qui n'en est pas un : personne
n'aurait par exemple l'idée saugrenue de dire qu'il souhaite être le seul
« faux bourdon », celui qui féconde la reine.

c) La reproduction de ces situations de formation est elle-même


absurde. Les stagiaires ne sont pas dupes de l'intention qui préside à la
séance ( « rentrer dans le doit chemin » ). Les formateurs savent perti-
260 Réflexion et ambivalence

nemment que les stagiaires ne sont pas dupes. Les uns et les autres savent
que ce genre de séances ne modifient en rien le comportement au travail.
Le caractère absurde de cette situation est donc patent. Il n'est pas
spécifique aux situations de formation destinées à « mobiliser » le person­
nel. I1 correspond à n'importe quelle mesure gestionnaire, à partir du
moment où elle a les caractéristiques d'une invention dogmatique, mais
ne dispose pas du pouvoir de coercition de cette dernière.
La répétition de ces comédies est due au fait que dans certaines situa­
tions de travail, plus personne n'est prêt à faire l'investissement que
représente la critique d'un type de dispositif, de formation, de gestion ou
de production. Et chacun se cantonne dans un espace scénique où les
acteurs ne peuvent plus être porteur d'action ou de sens. Chacun ayant
conscience du fait que personne n'est dupe du caractère absurde de la
situation, celle-ci ne représente finalement plus un enjeu suffisamment
mobilisateur pour faire l'objet d'un investissement. Les rôles sont donc
tenus, mais aucune « personne » ne s'y investit. Au contraire , chacune
d'entre elles prend ses distances par rapport au spectacle auquel elle parti­
cipe, généralement sans trop d'engagement, y compris dans le rôle.

7 1 L'AMBIVALENCE DE L'ACTEUR

Dans la plupart des situations, le comportement des acteurs est


cependant mixte : il correspond à la fois à des logiques d'engagement et à
des logiques de distanciation.
Le rapport à l'acte de travail d'une part, et à l'entreprise d'autre part,
s'inscrit dans cette perspective. La plupart du temps, les opérateurs conti­
nuent à investir largement le travail et son espace de réalisation immédiat,
mais désinvestissent par contre leur rapport à l'entreprise.
Cette situation produit une sorte de dynamisme morose, une capacité
à être efficace, entreprenant, accompagnée d'un profond sentiment de
perte, celle du caractère social des échanges antérieurs. Elle produit des
identités ambivalentes, fondées simultanément sur une grande capacité à
s'engager et sur une grande capacité à se distancier, l'un et l'autre de ces
deux comportements représentant le moyen de supporter les situations
décrites.
On ne fait plus ce qui est écrit dans la fiche de poste, on s'est remis à faire les
tâches non prévues. Même les fùles de la gestion, qui ne s'en remettaient pas.
L'ambivalence des acteurs 261

Elles ont menacé, « on s'en souviendra», mais elles ont fini par se remettre
au travail, parce que c'est le seul truc qui continue à les intéresser (.. ) . On ne
.

travaille plus pour la boîte mais on coopère parce qu'on ne peut pas faire
autrement.
J'ai mis en place des systèmes micro dans les établissements et aussi le
suivi des projets PB (matérialisation des entrées et sorties des marchandises
par l'intermédiaire de portiques). Ça c'est mon boulot, mais je le sais, c'est
automatique. C'est infantilisant ces indicateurs débiles. Je peux les dépasser
largement si je ne fais que ce que me demandent les clients internes. C'est
pas dur. En plus, j'aurais une très bonne appréciation de leur part. Si c'est
plus dur, c'est parce que je prends sur moi de tenir compte des contraintes
de compatibilité et de politique informatique globales. Et je fais de la for­
mation, de la maintenance, de la mise au courant pour les SSII. C'est pas
dans mes objectifs. Mais je le fais parce que j'y crois, pour maîtriser mon
boulot.

Les pratiques de la notation individuelle, et plus précisément la situa­


tion au cours de laquelle le hiérarchique fait le point annuellement sur la
qualité du travail fourni par son « collaborateur », représentent très
concrètement un exemple de ce type de situation.
Le noté est bien obligé de prendre ses distances par rapport à la
nature des indicateurs utilisés pour évaluer son travail, son potentiel et
son leadership. Même s'il en conteste profondément le bien-fondé,
l'efficacité et la légitimité (et, pour les raisons que j'ai indiquées dans le
chapitre 7, beaucoup de choses peuvent l'amener à cette contestation), la
situation ne se prête absolument pas à la critique : le moment de la nota­
tion représente principalement le moment où l'on évalue la capacité à
« intégrer » les objectifs de l'entreprise, les modalités qu'elle met en œuvre
pour les atteindre, ainsi que les efforts consentis par le salarié pour y par­
ticiper. Le noté est donc bien obligé de souscrire, au moins le moment
pendant lequel dure la situation de notation, au dispositif mis en œuvre. Il
argumente donc selon la logique de ce registre : il s'y engage, il s'y « ins­
crit » pour en tirer une évaluation avantageuse, ou pas trop désavanta­
geuse. Il est donc amené à argumenter, à justifier, à considérer l'avenir
selon les critères de la raison de l'institution, même s'il est profondément
persuadé de leur caractère déraisonnable. Il sauve donc les apparences,
celles du caractère rationnel et légitime de la situation pour ne pas en
subir de conséquences négatives. Plus précisément, dans ce cadre,
l'acteur de rôle protège la « personne » : il se soumet à la mise en scène
pour assurer, le mieux qu'il peut, sa reconnaissance sociale par
l'institution.
De son côté, le notateur fait également preuve d'une distance qui
262 Riflexion et ambivalence

inclut de l'engagement. Sa distance est évidente : lui-même est noté par


d'autres, et cette expérience le conduit à connaître toutes les limites du
caractère raisonnable des procédures et indicateurs utilisés dans ce type
de circonstances. Mais surtout, il sait bien, en tant que « responsable »,
que beaucoup de contraintes externes interviennent dans son évaluation.
Par exemple, telle année, il faut absolument promouvoir les jeunes, plu­
tôt que les anciens. Telle autre année, il faut réduire la masse salariale du
service dans lequel il se trouve. Telle autre encore, il faut souscrire à la
politique de gestion du personnel qui ne récompense que les individus
ayant un projet de mobilité vers l' « opérationnel )). Il connaît également
bien toutes les petites misères qui font le quotidien de ce type de déci­
sions, bien plus que les « grandes idées )) : telle année, il faut absolument
laisser partir M. Untel (qui n'a pourtant pas fait preuve, selon les critères
standards, de beaucoup de mobilisation) vers tel autre service, parce
qu'un directeur l'y réclame. Et M. Untel n'accepte cette mobilité que
s'il a une augmentation. Telle autre année, il souhaite promouvoir
Mme Dupont, parce qu'elle a « bien travaillé », mais Mme Dupont
n'a pas les diplômes lui permettant d'intégrer le grade qu'elle vise. Le
notateur, à coup sûr, est donc distancié par rapport à son activité de
notateur.
Ça n'est pas pour autant qu'il ne s'y engage pas, qu'il ne s'y inscrit
pas activement, pour des raisons comparables à celles du noté : la tenue
du rôle permet de protéger la personne qui l'habite. Accepter de prendre
en considération le caractère absurde de certains indicateurs ou le carac­
tère illégitime de certaines mesures administratives l'amènerait à être lui­
même mal noté. Il ne lui est pas à proprement parler demandé de noter
de manière rationnelle, mais d'inscrire sa notation dans la politique, et
les errements de la politique du personnel. Pour cette raison, il est donc
amené, au moins dans cette circonstance, à tenir une position assez
ferme envers son collaborateur. Mais également pour une autre raison :
défendre la politique de l'entreprise est le moyen de ne pas « perdre la
face )) : on ne peut imaginer un notateur s'excusant constamment de
défendre des dispositifs auxquels il ne croit pas. Dans la situation
d'interaction, l'identification de son rôle à sa personne est un moyen de
supporter la situation.
Noté et notateur sont ainsi dans une situation d'ambivalence. Ils sont
à la fois acteurs de rôle, personne et stratège, la tenue du rôle accompa­
gnant nécessairement l'action permettant la reconnaissance sociale ou
l'influence sur les situations.
L'ambivalence des acteurs 263

8 1 L'AUTRE EST UN ÉTRANGER

Vivre dans cette distance permanente transforme également le rap­


port aux autres, aux collègues proches. Chacun devient plus étranger à
l'autre.
Généralement, un ouvrier, un employé, et, à degré moindre, un
cadre, sont sociologiquement conçu comme l'élément d'un groupe
social déterminé. Ils partagent des positions de travail, des possibilités de
carrière et de reconnaissance sociale, des normes et des valeurs, avec les
autres membres de leur position de travail, de leur milieu d'appartenance
ou de leur grade. Cette conception de la socialisation au travail, et par le
travail, amène la sociologie à concevoir l' « acteur » de l'atelier ou du
bureau comme un être collectif. La collectivité peut être celle d'un ser­
vice ou d'un atelier, celle d'une catégorie socioprofessionnelle, celle d'un
niveau de qualification ou celle d'un métier. Mais elle conçoit rarement
les éléments de la collectivité comme devant faire l'objet d'une analyse
spécifique. Ce qui intéresse le chercheur, dans cette perspective, est au
contraire de comprendre ce qui associe une collectivité donnée à une
règle de gestion, un type d'organisation, un environnement technique ou
une culture.
On a vu, tout au long de ce livre, que cette conception n'est que par­
tiellement utile pour comprendre les dimensions culturelles et interper­
sonnelles des processus d'innovation. Bien évidemment, les appartenan­
ces du type de celles que je viens de citer comptent. Mais les individus
ne sont pas pour autant soumis à leur appartenance sociale : celle-ci n'est
pas aussi normative que dans des situations stables. L'analyse des rela­
tions d'échange entre collègues montre ainsi que c'est bien l'apparte­
nance et le respect des règles implicites de fonctionnement du groupe
professionnel d'appartenance qui leur permet de disposer d'une compé­
tence collective. Mais la même analyse montre également que certains
parviennent toujours à transgresser ces règles pour en tirer un avantage
personnel, ou, plus simplement, pour réaliser un projet indépendant de
celui du groupe.
Toujours est-il que les groupes de travail sont peu « solides ». C'est
bien ce qu'indiquent les opérateurs lorsqu'ils regrettent le caractère
fusionnel des relations d'antan pour décrire le caractère singulier, fonc­
tionnel et peu normé de leurs relations. Chacun semble être devenu une
264 Réflexion et ambivalence

sorte d'étranger qui s'attarde momentanément, mais qw est toujours,


fondamentalement, de passage :
Par exemple, pour le petit personnel, avant c'était la convivialité, l'esprit
d'équipe. Maintenant il n'y a plus de communication. On disait « tel trafic
arrive », et on se reventilait, on discutait entre gars. Mais c'était toujours
négocié. On se tutoyait. Aujourd'hui c'est beaucoup plus cloisonné, rationa­
lisé, personnalisé, étiqueté, on définit des objectifs par agent. On a tout indi­
vidualisé. Les gens se retrouvent seuls avec leur grade. Le problème c'est la
disparition du collectif, car ça fait perdre l'efficacité.
On a appris aux gens à faire comme s'ils n'avaient pas d'états d'âme.
Avant, les gens venaient en chantant, on discutait foot, nanas... Maintenant,
ils arrivent la tête dans le cul. Moi je ne surveillais pas les entrées, on décon­
nait, on plaisantait. L'apéro du Samedi, ça c'était quelque chose. (...) Les rap­
ports étaient directs, je gueulais parfois fort mais les gens l'acceptaient
bien ... Les relations étaient gratuites. Quand il y avait un coup de bourre, les
gars m'aidaient, c'était toujours l'échange entre nous.
On a l'impression d'être de passage, comme si l'entreprise était devenue
une salle des pas perdus.
Ici, on est quatre anciens, qui se connaissent bien. On connaît nos
familles, on sait qu'on peut s'aider parce qu'on se connaît bien. Avec les
autres, c'est très différent, chacun voit les choses à sa manière, on ne sait
plus vraiment qui ils sont.

Ce sentiment d'être un étranger pour l'autre, ou seulement « de pas­


sage » dans un service correspond à l'intrication de plusieurs phénomènes
abordés plus haut.
- La mobilité tout d'abord. Les expériences vécues au travail
construisent des parcours trop singuliers pour que les expériences soient
à proprement parler « communes ». Les politiques de gestion des ressour­
ces valorisent le fait que les salariés, en particulier les cadres et techni­
ciens, changent de lieu de résidence ou d'activité, cette mobilité étant
sensée favoriser la « fertilisation croisée » des connaissances, et éviter la
routinisation des pratiques. Les constantes modifications des systèmes
techniques, des zones de production et des formes d'organisation accen­
tuent ce phénomène : les salariés disposent d'expériences qui, après une
quinzaine d'années de carrière sont toujours singulières par rapport à
celles des autres. Le départ accéléré des anciens, favorisant (éventuelle­
ment) le recrutement de jeunes salariés, s'inscrit dans la même perspec­
tive : les anciens partent avec une culture qu'ils n'ont pas le loisir de trans­
mettre aux plus jeunes. Chacun se trouve ainsi, peu ou prou, amené à
vivre avec des collègues provenant d'horizons toujours un peu plus diffé­
rents. Mais surtout, chacun est amené à coopérer avec des individus dont
L'ambivalence des acteurs 265

il connaît mal le projet. Sont-ils de passage ? Sont-ils prêts à investir ?


Peut-on leur faire confiance ? Acceptent-ils les modalités de travail infor­
melles ? Veulent-ils faire carrière à tout prix ? Sont-ils réellement compé­
tents ? Toutes ces questions se répètent à chaque « mouvement d'effec­
tif», et ils sont fréquents.
- La nature des relations de travail, conjuguant constamment la
capacité altruiste et l'intérêt personnel met à distance des autres. Le col­
lègue n'a rien du membre d'une communauté composée fondée sur une
confiance indéfectible. Il représente bien plus un « partenaire », avec
lequel on peut échanger des informations, des idées et même de l'amitié,
mais chacun sait que l'autre n'est jamais lié de manière indéfectible à cette
association. De même, la distance prise par rapport au sentiment d'appar­
tenance à l'entreprise, parce que celle-ci « calcule >> plus ses rétributions,
et s'avère même parfois ingrate, dissocie considérablement les individus
qui s'y trouvent : ils l'investissent de préoccupations différentes, et tou­
jours d'une certaine méfiance. De ces deux points de vue, ]'investis­
sement dans les relations de travail suppose, pour pouvoir tenir sa place,
de conjuguer la proximité et la distance.
- Mais surtout, chacun est conduit à mener une réflexion person­
nelle sur sa situation, son avenir, son identité et ses désirs. Cette réflexi­
vité associe des sujets et des individus, plus que les membres d'une col­
lectivité. Et cette association n'est pas de même nature. La différence, et
la conscience de la différence sont ici au cœur des rapports sociaux. Vivre
ensemble dans ce cadre suppose en effet de réfléchir à la nature des rela­
tions entretenues, de raisonner à leur propos, de décider en la matière. Et
cette démarche amène à laisser de côté l'immédiateté qui assure de la
spontanéité et de l'authenticité. Elle suppose au contraire de concevoir la
qualité à attribuer à une relation par un détour en généralité, en réflexion
sur les pratiques antérieures, sur celles des autres, ou sur la norme en la
matière. Et, chacun sachant que l'autre pense de cette manière, les rela­
tions sont conçues comme une transaction réfléchie. Elles n'ont plus
grand-chose à voir, de ce point de vue, avec des relations « données » par
l'appartenance à un milieu social, à un engagement collectif ou à la mili­
tance pour une cause. Plus encore, ces relations tendent à réduire l'autre à
une sorte de fonction nécessaire, celle de la coopération, de l'entente et
même d'une certaine convivialité. Mais dans tous les cas, ce qui est
recherché et trouvé à travers l'autre n'est pas ce qu'il est mais ce qu'il
représente socialement.
Simmel décrit parfaitement cela, à propos d'un autre thème : celui
des relations amoureuses durables, celles qui amènent les partenaires à
266 Réflexion et ambivalence

comprendre que leur relation n'est ni singulière, ni extraordinaire, mais


fait partie de l'ordre des choses :
Cette distanciation tient à l'idée même qu'après tout, dans leur relation, ils ne
sont que les supports d'une destinée humaine tout à fait générale, que leur
expérience a été vécue un millier de fois auparavant, que, s'ils n'avaient pas
rencontré par hasard ce partenaire particulier, ils auraient accordé tout
autant d'importance à quelqu'un d'autre (1908/1990, p. 58).
Ce qui assure la continuité du mouvement est ce type de découverte.
La distance permet à l'acteur de mesurer son geste, qu'il concerne celui
du rapport au travail, aux autres ou à l'entreprise. Elle représente une
compréhension du social qui n'est finalement pas très différente de celle
du sociologue.
La prise de distance est également un apprentissage, celui qui est tiré
de la réflexivité. Et cet apprentissage permet à l'ensemble de tenir, bien
plus que les capacités collectives, instituées ou pas, de transformation.
Ceci ne va cependant pas sans poser des problèmes douloureux. Si les
personnes ne « croient plus », ni en leur entreprise ni en ses dispositifs de
gestion, et si elles parviennent à s' « y faire », c'est toujours avec quelque
amertume.
Conclusion

L'innovation est devenue une activité banale, banale du point de vue


des situations et des acteurs qu'elle mobilise. Elle n'est plus le seul fait des
chercheurs et des entrepreneurs. Elle est devenue, tout autant, le fait des
« autres ».
L'innovation est ainsi une activité collective. Et elle charrie, pêle­
mêle, tout ce qui contribue au fonctionnement d'une entreprise : les
savoirs, les règles de gestion, les identités professionnelles, les projets, les
systèmes techniques, les modalités de coordination et de négociation, les
formes d'exercice du pouvoir et de la légitimité, les reconnaissances
acquises ou, plus largement, ce qui fait qu'une organisation peut être
conçue comme raisonnable. Ce mouvement est un flot qui déborde les
capacités de contrôle que les hommes peuvent avoir sur leurs œuvres.
Les uns et les autres tendent, chacun selon leurs capacités, projets ou
conception du bien, à inscrire le mouvement dans des formes, des procé­
dures, des coutumes ou des stratégies à la fois cohérentes et cohésives.
Mais ils n'y parviennent jamais totalement.
Cette situation est paradoxale. L'activité organisationnelle est cons­
tamment sollicitée, mais elle ne parvient jamais à affecter un sens au
mouvement. Elle n'en donne ni la signification ni la direction. Les efforts
permanents de rationalisation sont ainsi le signe d'une certaine incapacité
à comprendre et à définir le fonctionnement des entreprises. Cette situa­
tion n'est jamais vécue sereinement : elle augmente le nombre de règles à
observer sans jamais parvenir à donner de repères. Leur inflation ne
confère ainsi qu'une capacité à contrôler des rôles, pas des acteurs.
Elle ne parvient pas plus à définir un registre de légitimité cohérent,
mobilisateur.
268 Réflexion et ambivalence

Cette situation singulière suppose d'accepter l'idée d'une relative


indépendance entre les actions de rationalisation d'une part, et leurs capa­
cités de contrôle d'autre part. ElJe suppose d'accepter l'idée que le pro­
blème social qui demeure est bien celui de la création de règles qui « font
sens ».
Cette création pose problème, parce qu'elle suppose d'intégrer des
temporalités contradictoires. L'accumulation de situations mouvemen­
tées, le déploiement d'incertitudes sur les fins et les moyens de l'action,
l'émergence et la disparition constante d'acteurs, tout cet ensemble per­
met l'innovation. Mais ce même ensemble ne permet aucunement la
socialisation, laquelle suppose une certaine stabilité dans les places
sociales, une répétition des situations, une certaine confiance en l'autre et
dans le lendemain. Simmel explique bien que l'on aime ses « routines »
parce qu'on s'y repère. Et celJes-ci, dans les situations décrites, devien­
nent trop rares pour conférer au mouvement un caractère socialisant.
La création de règles sensées est également difficile pour une raison
assez simple. Une règle sociale définit des obligations et interdit des
actions, en fonction d'un certain état du monde. Et l'innovation repré­
sente l'émergence d'un autre état du monde, dont on ne connait jamais
bien les contours. L'innovation est donc toujours amenée à transgresser
les règles, et l'innovateur à prendre des risques, parce qu'on juge ses
actions en fonction de l'état du monde antérieur. Tant que les innova­
teurs sont des personnes ou des petits groupes d'entrepreneurs ou de
chercheurs, l'affaire ne pose pas trop problème, on sait traiter ces situa­
tions « à la marge ». Lorsque les innovateurs représentent toute une partie
de l'effectif d'une entreprise, la difficulté est plus grande : son traitement
suppose d'imaginer des règles qui reposent sur une représentation du
monde comme mouvement.
La création de règles sensées bute également sur le caractère collectif
de l'innovation. Elle ne peut bien évidemment pas être décrétée. Elle ne
peut être sérieusement anticipée. Elle est une création collective et
opportuniste. Sa gestion suppose donc l'existence de relations sociales à
la fois démocratiques et attentives aux risques de leur routinisation. Et
l'entreprise, plus encore que la société, a bien du mal à imaginer ce type
de relation entre les êtres.
On comprend alors mieux les raisons pour lesquelles l'innovation
représente bien autre chose qu'une succession, celle de la destruction, puis
celle de la création. Elle est un mouvement qui détruit et qui crée constam­
ment. ElJe pose la question de la capacité à vivre colJectivement dans un
univers constamment déficitaire du point de vue de ses régulations.
Conclusion 269

Cette capacité ne repose que partiellement sur l'évolution des struc­


tures de travail, lesquelles sont toujours en retard sur les pratiques socia­
les. La capacité à vivre dans le trouble est bien plus d'ordre informel et
surtout subjectif. La distance que chacun prend par rapport aux situa­
tions vécues lui permet de les comprendre, d'échanger avec les autres à
leurs propos, et, finalement, de leur donner du sens. Cette prise de dis­
tance autorise souvent la participation à l'innovation, et cette participa­
tion repose toujours sur un arbitrage subjectif. Les uns et les autres par­
viennent ainsi à passer de nouveaux accords, à élaborer de nouveaux
projets, et à se mobilier autrement, mais jamais de manière durable. Plus
personne n'est vraiment « à sa place », celle-ci étant trop instable et ambi­
guë. Chacun se trouve ainsi en situation de risque, de déviance ou, s'il
craint ces postions et refuse de les tenir, considéré comme « confor­
miste », et critiqué à cet égard.
La gestion des entreprises demeure fondée sur des idées trop simples
pour gérer la complexité du social. Elles sont suffisamment simples pour
apparaître comme « rationnelles » : elles permettent de partager les
croyances dominantes. Tout indique que les croyances peuvent être
dépassées pour traiter les situations réelles, mais cette conversion sup­
pose que les acteurs disposent de suffisamment d'influence et de capacité
critique pour ce faire. Et ça n'est pas toujours le cas.
Posiface à la deuxième édition «Quadrige ))

L'innovation n'est ni une bonne ni une mauvaise chose : elle est une
« destruction créatrice », comme l'écrit Schumpeter. Elle détruit l'ancien
pour créer le nouveau. Et comme nos entreprises et nos institutions
n'ont jamais autant créé de nouveautés, elles n'ont jamais autant boule­
versé les pratiques sociales, économiques et technologiques antérieures.
Cette circonstance de perpétuel changement représente la nouvelle
donne du fonctionnement des firmes. Pour bien l'analyser et en rendre
compte, il faut donc accepter de renoncer, pour partie, aux concepts
habituellement mobilisés par la sociologie des organisations pour y intro­
duire ceux de la sociologie de l'innovation. C'est très précisément le des­
sein de L'innovation ordinaire.
Organiser signifie standardiser, planifier, programmer, coordonner.
Organiser consiste, de manière synthétique, à réduire l'incertitude. Inno­
ver signifie exactement le contraire : tirer parti des incertitudes pour éla­
borer des produits, des projets nouveaux qui ne sont pas pensés par
l'organisation. Donc, plus on organise - on peut penser dans ce cas-là à
une bureaucratie parfaite -, et moins il y a de place pour l'innovation.
Dans l'autre sens, plus on innove - on peut penser à ce que l'on nomme
les « start up » -, et moins il y a de place pour la capacité organisatrice. À
l'évidence, ces deux actions sont donc tout à fait antagoniques, mais tout
autant elles sont complémentaires : une même entreprise ne peut pas se
définir par ses seules capacités d'organisation ou ses seules capacités
d'innovation.
L'analyse de cette tension suppose de revenir sur la distinction fonda­
mentale entre invention et innovation. Inventer signifie trouver ou créer
une nouveauté. Peu importe que cette nouveauté soit une technique de
272 L'innovation ordinaire

gestion, une politique industrielle, le Concorde, ou la pilule contraceptive.


Toutes ces nouveautés, en tant que telles, ne sont que des inventions.
L'innovation représente le passage, le processus, la durée qui permet à
une nouveauté de devenir une pratique sociale courante. On comprend
bien qu'on ne passe pas toujours et de façon linéaire de l'invention à
l'innovation : le Concorde n'a été que partiellement une innovation, mais il
fut une très belle invention ; la pilule contraceptive représente une véri­
table innovation dans les sociétés occidentales, mais juste une invention
dans d'autres sociétés où des raisons éthiques et religieuses limitent son
développement ; les techniques de gestion ou les politiques d'une firme
sont dans certains cas des innovations et dans d'autres cas de pures
inventions.
Comment s'opère alors le passage de l'une à l'autre ? Il n'existe pas de
relation entre la qualité d'une invention et la qualité d'une innovation.
Certaines nouveautés extrêmement complexes, sophistiquées et élabo­
rées débouchent ainsi sur de faibles capacités d'innovation ; c'est le cas de
l'aérotrain ou du management participatif. Au contraire, de toutes petites
inventions débouchent sur des innovations importantes ; c'est le cas de la
micro-informatique ou de la gestion par projet. La condition du passage
de l'invention à l'innovation réside en fait dans l'appropriation. La nou­
veauté pour « prendre » ne doit pas être en surplomb par rapport aux pra­
tiques sociales. Elle doit faire l'objet d'une appropriation, être intégrée
dans les coutumes, les représentations du monde, les outils, la conception
du bien, et de l'économie d'un milieu social donné. Cette idée est majeure
pour les sciences de gestion, comme pour les pratiques gestionnaires : elle
signifie que les directeurs peuvent inventer des procédures, des technolo­
gies et des règles mais que leur mise en œuvre effective suppose que les
opérateurs se les approprient. L'innovation représente ainsi une activité
collective.
L'innovation représente un processus souvent lent et erratique. On le
schématise habituellement sous la forme d'une courbe en S : au début
quelques pionniers, dans un deuxième temps des imitateurs qui adoptent
la nouveauté de façon rapide, puis dans la dernière partie de la courbe
apparaissent les réfractaires, des gens qui n'utiliseront jamais la machine
à laver, le téléphone, la nouvelle politique d'entreprise, ou d'autres
nouveautés. L'histoire d'une innovation suppose donc l'existence de
pionniers. Ils sont les premiers à utiliser la nouveauté et, à ce titre, trans­
gressent les normes. On peut penser au.x premiers agriculteurs qui ont
mécanisé leurs exploitations dans la France des années 1 940-19 50 : ils ne
respectaient pas les normes du milieu rural, puisque, pour acheter un
Posiface à la deuxième édition «Quadrige )) 273

tracteur, ils consommaient le « bas de laine », renonçaient à augmenter la


surface de l'exploitation agricole et s'endettaient auprès d'une banque. De
la même manière, les premiers à adopter tel type de tenue vestimentaire
ou tel type de consommation alimentaire ou tel type de rapport à la hié­
rarchie ou tel type de rapport aux procédures et objectifs d'une entreprise
peuvent être des pionniers.
Ces pionniers passionnent les sociologues parce que leur action
signifie qu'une minorité d'individus est capable de convertir une majorité
en commençant par transgresser les normes du milieu d'appartenance.
Les pionniers sont des inverseurs de normes.
Ils disposent d'une qualité particulière : un champ perceptif et une
représentation du monde plus large que la majorité des autres. Ces inno­
vateurs connaissent en effet leur milieu d'appartenance mais disposent
simultanément d'un accès à une culture extérieure, étrangère ou alterna­
tive, qui leur permet d'être distanciés. La capacité d'innovation repose
ainsi sur l'existence de groupes d'individus qui n'ont pas complètement
intégré les normes sociales. Les termes utilisés par les chercheurs le mon­
trent bien : cosmopolites, francs-tireurs, portiers, passeurs, marginaux
sécants, traducteurs, innovateurs et pionniers. Tous ces termes montrent
que les innovateurs parviennent à faire passer des nouveautés d'un
monde à un autre et que, pour ce faire, ils mobilisent une expérience
sociale particulière, celle d'habiter au moins deux univers. Ils ont par ail­
leurs un rapport complexe à l'ordre établi. En général, l'exemple du
monde de l'art est tout à fait éclairant : les artistes se montrent critiques
par rapport aux conventions mais ne s'opposent pas systématiquement à
l'existence de conventions. Ils s'opposent à l'ordre établi pour dévelop­
per d'autres conventions, voire d'autres règles sociales. Cela signifie que
les innovateurs ou les pionniers ne sont pas contre l'ordre mais pour une
conception spécifique et alternative des rapports sociaux, de la concep­
tion du bien, de l'efficacité, etc.
D'une manière ou d'une autre, l'innovation suppose ainsi la déviance.
Innover suppose en effet de bousculer les règles, de faire avec les règles,
ou d'avancer malgré les règles. Si tout se passe bien, on est un innovateur.
Mais si les choses se passent mal, on est sanctionné pour avoir malmené
les règles : dans ce cas-là, on est un déviant. La distinction entre innova­
tion et déviance est assez subtile : ça n'est pas la nature de l'action qui
permet le jugement, mais le résultat de l'action. Lorsqu'on innove, on
augmente donc l'incertitude qui pèse sur la sanction ou l'évaluation de
l'action. Cette situation produit toujours au moins un peu d'anxiété : on
n'innove ni dans la sagesse ni dans la tranquillité.
274 L'innovation ordinaire

Un processus d'innovation remet en effet en question les croyances


établies. Trivialement, une croyance représente une affirmation qu'on ne
peut pas vérifier immédiatement. Croire en Dieu est une croyance car
on ne peut pas vérifier immédiatement l'existence de Dieu. De même,
affirmer que la formation permanente permet d'améliorer l'efficacité des
salariés ou que l'informatique augmente leur productivité représente une
croyance : rien ne permet de le vérifier immédiatement (ni même ulté­
rieurement). Beaucoup de décisions dans les entreprises ou dans les
administrations sont fondées sur des croyances. Une décision, qu'elle
concerne la mise en œuvre d'une nouvelle technologie, d'une nouvelle
politique commerciale, d'une organisation en réseau, se fonde ini­
tialement sur des croyances. On accepte de mettre en place quelque
chose de nouveau, de relativement coûteux, sans savoir s'il y aura
appropriation.
En matière d'innovation, la rationalité initiale est donc faible. Dans ce
type de circonstances, 2 plus 2 n'égalent pas 4 ou, plutôt, on n'est jamais
sûr que 2 plus 2 égalent 4 parce qu'on n'est jamais certain de la valeur
du 2, de la nature de l'opération et du résultat. Pour innover, il faut donc
« y croire » : si l'on n'y « croyait pas », on n'innoverait pas. Tout le pro­
blème réside donc dans la suite. Si l'on considère que ces croyances peu­
vent remplacer l'expérience et qu'une nouveauté doit être imposée par
des procédures précises et coercitives, on interdit toute appropriation.
On se trouve, dans ce cas, dans une situation d'invention dogmatique
associant l'autorité hiérarchique aux croyances. Ces situations sont fré­
quentes, mais pas plus que les processus créateurs qui représentent une
situation exactement inverse : dans ce cas, les directions des entreprises
comprennent et acceptent, bon gré mal gré, que leurs décisions soient
aménagées et parfois perverties par les opérateurs.
La banalité de ce type de circonstances tient au fait que le change­
ment n'est plus un moment particulier, accidentel par rapport à un état
généralement stable. Le changement est constant : il s'agit d'un « mouve­
ment ». On n'est plus dans un état A, un état antérieur, mais on n'est pas
non plus dans un état B, c'est-à-dire un nouvel état stable d'une autre
nature. Et plus le mouvement se développe, plus les entreprises font des
efforts pour réduire ce désordre, pour réduire les incertitudes. Elles mul­
tiplient les contrôles, les missions d'audit, les procédures, la « traçabi­
lité », etc. Mais elles ne parviennent pas à organiser de manière durable.
Ce qui caractérise le mouvement du point de vue des opérateurs est ainsi
l'incertitude sur le comportement à tenir bien plus que la coercition. Il
existe ainsi une situation, paradoxale du point de vue de la psychologie,
Postface à la deuxième édition «Quadrige )> 275

dans laquelle les gens sont à la fois soumis aux règles et à la fois soumis à
une injonction qui consiste à dépasser ces règles.
Ce manque de repères est difficile à vivre car il réduit les possibilités
d'accès à l'identité. Lorsque tout devient flou, contradictoire et incertain,
les crises identitaires et les crises des systèmes de représentation sollici­
tent douloureusement les personnes. Et les salariés ne sont pas que des
acteurs, ils sont autant des sujets qui ont besoin de repères stables, quelle
que soit leur efficacité ou leur légitimité. La tension centrale entre innova­
tion et organisation se situe précisément sur ce plan. La routine, la répéti­
tion, les repères, l'héritage - toutes ces choses-là permettent l'accès à
l'identité et à la socialisation. Mais le mouvement détruit ces choses.
Dans ce vaste tumulte, plus personne ne peut être compétent seul,
travailler seul. Réaliser un travail efficace et de qualité suppose de faire
appel aux autres, car les informations et savoir-faire se trouvent cons­
tamment chahutés, déplacés et transformés. Mais les réponses à cet
appel n'appartiennent pas au génie organisateur des firmes. Elles partici­
pent bien plus de relations informelles dans lesquelles circulent les élé­
ments constitutifs d'une compétence devenue collective. Cette circula­
tion se réalise selon une logique de réseaux qui obéit à des systèmes
d'échange proches de ce que Mauss nomme le don contre don. Il ne
s'agit pas d'une solidarité fusionnelle, mécanique et immédiate, mais de
relations fonctionnant selon la logique bien connue : « Je t'envoie un
ascenseur en sachant que tu me le renverras. » Bien évidemment, ce type
de don n'a pas de valeur ni de délai précis. Il peut s'agir d'une simple
manifestation affective donnée à l'occasion d'un « coup dur » ou, au
contraire, d'une information de grande valeur, transmise en temps
voulu. Il existe des normes dans ces systèmes d'échange : par exemple,
ne pas s'approprier égoïstement une action réalisée collectivement. De
même, échanger dans ce cadre n'a pas la même signification qu'acheter
un paquet de lessive. On manifeste de la sympathie : «Je te donne parce
que je t'aime » ou parce que « je te respecte » ou parce qu' « on a la
même conception du métier ». Ces échanges fonctionnent donc selon le
registre de l'affectif et de la confiance, bien plus que selon le registre du
contrat. Mais certains trahissent : à l'occasion, ils découvrent qu'il est
stratégiquement plus intéressant de tirer un parti individuel d'une action
réalisée collectivement que de partager cet avantage. Ce comportement
n'a rien d'exceptionnel, au contraire. Sa répétition produit finalement
des relations ambivalentes, à la fois solidaires et à la fois égoïstes, dans
lesquelles il faut parvenir, pour pouvoir coopérer, à donner confiance
tout en sachant que celle-ci peut être trahie.
276 L'innovation ordinaire

On comprend qu'innover au quotidien représente un coût. Et ce der­


nier se trouve généralement associé à l'action de la firme. En fait, il est
partagé avec les salariés qui, en participant au mouvement décrit, investis­
sent en charge de travail, en acquisition de connaissances, en anxiété, en
relations, tout cela pouvant même produire du surmenage. La rétribution
de ce type d'action n'étant pas toujours à la hauteur de la contribution -
ou, plutôt, le registre de reconnaissance apportée par les entreprises
variant peu -, certains acteurs se lassent : le prix à payer pour agir étant
élevé, et les gratifications étant faibles, ils finissent pas baisser les bras.
Mais, la plupart du temps, il se passe quelque chose de plus subtil. Les
individus apprennent à se mettre à distance de leurs missions, tout en les
tenant formellement bien. Ils disposent en effet de plus en plus de capaci­
tés à évaluer l'investissement personnel que suppose la réalisation des
missions qui leur sont affectées. Ils se disent parfois que cela « vaut le
coup ». Mais d'autres fois ils refusent d'y laisser trop d'énergie, de sympa­
thies mutuelles, voire de santé mentale. Ils préfèrent alors rester sur leur
« quant à soi » et adopter un comportement conformiste. Cela a parfois
des conséquences quelque peu cocasses et absurdes, plus personne
n'étant prêt à donner sens aux nouveautés.
Devenue ordinaire, banale et quotidienne dans la vie des entreprises,
l'innovation y produit tous les jours un peu plus d'ambivalence et
d'ambiguïté. On y demande par exemple aux opérateurs de prendre des
initiatives et même des risques mais on multiplie des méthodes de con­
trôle et de « traçabilité » du respect des règles. Les individus disposent
manifestement de grandes capacités d'engagement, mais, tout autant, de
désengagement et de repli. De même, l'innovation suppose l'appro­
priation d'une idée ou d'un outil par ceux qui l'utilisent, mais la notion de
propriété, les pratiques judiciaires, n'ont jamais été aussi présentes. Ces
phénomènes, qui deviennent aujourd'hui structurants supposent de
modifier le regard que la sociologie porte sur le fonctionnement des
entreprises : le problème n'est plus de comprendre ce qui les fait fonc­
tionner, mais de comprendre ce qui leur permet de « tenir » dans ces
transformations et contradictions permanentes.
Mai 2005.
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Index des noms

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Akrich M., 3 1 . Dejours C., 244.
Alter N., 4 , 1 1 , 1 6 , 28, 30, 43, 5 1 , 58, 66, Deroche-Gurcel L., 4.
68, 73, 102, 209, 245. Desjeux D., 54.
Argyris C., 185. Doise W., 1 1 1 .
Aubert N., 244. Doms M., 86.
Dubet F., 256.

Balandier G., 2 1 .
Dubois P., 225.
Dubonnet, 43, 58.
Bamforth, 1 2 1 .
Baszanger I., 128. Elias N., 235.
Becker H. S., 1 5, 20-21, 81 -82, 170-171,
209. Foray D., 28, 30, 32.
Berry M., 183. Forsé, 1 7 .
Bloch M., 10. Francfort I., 254.
Bonfour A., 28. Freidson E., 207.
Borzeix A., 12. Freund J., 1 56.
Boudon R., 25, 34. Friedberg E., 83, 133, 185.
Boussard V., 183. Friedmann G., 11, 1 2 1 .
Braybrooke D., 197.
Gadrey J., 29.
Galbraith ]. K., 1 8 1 .
Caillé A., 99, 218, 227.
Garel, 1 1 6.
Callon M., 1 5, 18, 3 1 .
Gaulejac, 244.
Caron F., 36-37.
Giddens A., 178, 256.
Caspar P., 27.
Giraud C., 213.
Chanc!Jer A. D., 22, 1 8 1 .
Godbout ] . T., 99, 218.
Cochoy F., 1 1 6.
Goffman E., 1 64, 248, 257.
Cohen M. D., 50, 54.
Coleman ]. S., 18. Hirschman A. O., 249-250.
Cordonnier L., 99, 218.
Coriat B., 145-146. Jacot H., 25, 180.
Crozier M., 83, 133, 184-185. Jamous H, 1 8 .
284 L'innovation ordinaire

Katz, 18. Paicheler G., 61-62.


Kern H., 208. Pareto V., 34.
Perrow C., 140.
Latour B., 18, 3 1 , 36. Piotet F., 145.
Lawrence P. R., 137-138.
Reynaud E., 90, 1 1 2.
Lazega, 212.
Reynaud J.-D., 1 1 2, 219, 231-232.
Leibenstein H., 148.
Lindblom C. E., 31, 197. Romelaer P., 5 1 .

Linhart D., 12, 152. Roy D., 82.


Liu M., 214.
Sainsaulieu R., 186, 196, 245.
Lojkine ]., 180- 1 8 1 .
Schèin D., 185.
Lorsh, 137-138.
Schumann, 208.
Schumpeter ]. A., 1 , 8, 14, 19, 26-27, 36.
Mairesse, 30.
Simmel G., 18, 1 1 3, 1 56, 1 58-161, 223,
March ] . G., 50, 54.
265.
Martin O., 12.
Simon ]. H., 25, 226.
Mauss M., 99, 215-216, 220.
Smith A., 37.
Mendras H., 1 7 - 1 8 .
Stinchcombe A. L., 1 32, 208.
Menzel, 18.
Strauss A., 128, 230.
Merleau-Ponty M., 76.
Merton R. K., 18, 23, 172, 247-248. Tayl or F. W., 78, 1 4 1 - 1 43, 145, 147-150,
Micae!Ji, 25, 180. 1 52.
Midler C., 185. Terssac G. de, 1 1 6, 2 1 9 , 232.
l'vlintzberg H., 1 37. Touraine A., 1 2 1 .
l'vlispelblom Beyer F., 1 1 5. Trist E. L., 1 2 1 .
Moscovici S., 61 -62, 86, 1 1 1 , 120.
Weber M., 22, 153.
Navi!Je P., 1 2 1 , 214. White L., 9.
Wilenski H. L., 208.
Olsen, 50, 54. Woolgar, 18, 36.
C O L L E CT I O N « QUADRIGE »

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Althusser Montesq uieu, la politique et Bellemin-Noël Psychanalyse et littérature
l ' h istoire Bély (dir.) Dictionnaire de l'Ancien Régime
Althusser et al. Lire Le Capital Bély La France moderne, 1 498-1789
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restreints Bergson Les deux sources de la morale et
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tote de l'homme
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antique Bonte et Izard (dir.) Dicti onnaire de l'ethno­
Aymard et Auboyer Rome et son Empire logie et de l'anthropologie
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Bachelard La philosophie d u non
anglais
Bachelard La poétique de l'espace
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Bachelard La poétique de la rêverie
Dictionnaire de la pensée sociologique
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tique de la sociologie Cusin, Benamouzig Économie et sociologie
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Bouhdiba La sexualité en Islam Dagognet Le corps
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Boutinet Anthropologie du projet T. 2 : Les premières étapes d u machi-
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des mathématiques T. 3 : L'expansion d u machinisme
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Brahami Introduction au Traité de la nature T. 5 : Transformation - Communication -
humaine de David Hume Facteur h u m a i n
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et sociale de la France à son œuvre
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Chebel Le corps e n Islam Descombes, Larmore Dernières nouvelle
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dologie philosophique logie
Cobast, Robert (dir.) Culture générale, 1 Douin Dictionnaire de la censure a u cinéma
Cobast, Robert (dir.) Culture générale, 2 Droz (dir.) H i stoire générale d u socialisme
Cohen-Tanugi Le droit sans l'État T. 1 : Des origines à 1875
Colas Sociologie politique T. 2 : De 1875 à 1 9 1 8
Comte Premiers cours de philosophie posi­ T. 3 : De 1 9 1 8 à 1945
tive T. 4 : De 1945 à nos jours
Comte-Sponville Traité du désespoir et de Dumézil Du mythe au roman
la béatitude Durand L'imagination symbolique
Conche Essais sur Homère Durand L'enfant et l e sport
Cornu (dir.) Vocabulaire juridique Durkheim Les règles de la méthode socio­
Corvisier (dir.) Histoire militaire de la logique
France Durkheim Le suicide
T. 1 : Des origines à 1 7 1 5 Durkheim Les formes élémentaires de la
T . I l : D e 1 7 1 5 à 1871 vie religieuse
T. I l l : De 1871 à 1940 Durkheim Éducation et sociologie
T. IV : De 1940 à nos jours Durkheim De la division du travail social
Cotteret Gouverner c'est paraître Durkheim L'évolution pédagogique en
Couderc Le théâtre espagnol du Siècle d'Or France
( 1 580-1 680) Durkheim Leçons de sociologie
Durkheim Le socialisme Giddens La constitution de la société
Durkheim Sociologie et philosophie Gigandet, Morel (dir.) Lire Épicure et les
Duvignaud Sociologie d u théâtre épicuriens
Eco Sémiotique et philosophie du langage Gisel (dir.) Encyclopédie d u protesta ntisme
Einaudi U n rêve algérien Gisel La théologie
Elbaum Économie politique de la protec- Gorceix La bible des Rose-Croix
tion sociale Gourinat, Barnes (dir.) Lire les stoïciens
Ellul Islam et judéo-christianisme Green Le discours vivant
Ellul Histoire des institutions. L'Antiquité Grosskurth Melanie Klein
Histoire des institutions. Le Moyen
Ell1,:1I Grotius Le droit de la guerre et de la paix
Age Guitton J ustification du temps
Ellul Histoire des institutions. xv1•­ Gusdorf La parole
xv111• siècle Gurvitch Traité de sociologie
Ellul Histoire des institutions. Le x1x• siècle Gutton Le pubertaire
Enckell, Rézeau Dictio n n a i re des onoma- Habermas Logique des sciences sociales
topées
Halbwachs La topographie légendaire des
Esnault, Hoarau Comptabilité financière évangiles en Terre sainte
Etner Microéconomie Halpérin Histoire du droit privé français
Famose et Bertsch L'estime de soi : une depuis 1804
controverse éducative Hamon Texte et idéologie
Febvre Martin Luther, un destin Hamsun Faim
Fédida Crise et contre-transfert Harouel Culture et contre-cultures
Fédida Le site de l'étranger. La situation Hauser Histoire sociale de l'art et de la litté-
psychanalytique rature
Ferry et Renaut Philosophie politique Hayek Droit, législation et liberté
Fichte Fondement d u droit naturel selon les Hayek La route de la servitude
principes de la doctrine de la science
Hegel Principes de la philosophie du
Filliozat Dicti onnaire des littératures de droit
l'Inde Hegel Le magnétisme a n i m a l
Flouzat Japon, éte rnelle renaissance Heidegger Ou'appelle+on penser ?
Focillon Vie des formes Henry La barbarie
Foucault Maladie mentale et psychologie Henry Voir l'invisible. Sur Kandinsky
Foucault Naissance d e la clinique Hirschman Les passions et les intérêts
Foulquié Dicti onnaire de la langue péda- Houdé (dir.) Vocabulaire de sciences cogni-
gogique tives
Freud Cinq psyc hanalyses Houdé 10 leçons de psychologie et péda-
Freud Dora gogie
Freud Le petit Hans Huisman Dictionna ire des phi losophes
Freud L'Homme aux loups Hulin La mystique sauvage
Freud L'Homme aux rats Hyppolite Figures de la pensée philoso­
Freud La première théorie des névroses phique, vol. 1 et I l
Freud Le Président Schreber Jankélévitch Henri Bergson
Freud L'ave n i r d'une illusion Jaquet L'unité du corps et de l'esprit.
Freud Inhi bition, symptôme et angoisse Affects, actions et passions chez Spi­
noza
Freud Le malaise dans la culture
Jar;,rety (dir.) La poésie française du Moyen
Freud La technique psychanalytique
Age au xx• siècle
Frison-Roche, Bonfils Les grandes ques-
Johnston L'esprit viennois
tions d u droit économique
Jones La vie et l'œuvre d e Sigmund Freud
Fromm Bouddhisme Zen et psychanalyse
Vol. 1 : Les jeunes années, 1856-1900
Fumaroli et Zuber Dictionnaire de littéra­
ture française du xv11• siècle Vol. I l : Les années de matu rité, 1901-
1919
Gallien Homo. Histoire plurielle d'un genre
très particulier Vol. I l l : Les dernières a n n ées, 1 9 1 9- 1 939
Gandhi Autobiographie o u mes expé­ Johsua, Dupin Introduction à la didactique
riences de vérité des sciences et des mathématiques
Garfinkel Recherches en ethnométhodo­ Jouanna La France d u xv1• siècle, 1 483-
logie 1598
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xv• siècle Juranville Lacan et la philosophie
Gauvard, Libera, Zink (dir.) Dictionnaire du Kambouchner Les Méditations métaphy-
Moyen Âge siques de Descartes, 1
Génetiot Le classicisme Kant Critique de la raison pratique
George, Verger (dir.) Dictionnaire de l a Kant Critique de la raison pure
géographie Kaspi, Harter, Durpaire, Lehrm La civili­
Gesell, llg Le jeune enfant dans la civilisa­ sation américaine
tion moderne Kepel Al-Oaida dans le texte
Kervégan Hegel, Carl Schmitt Leroi-Gourhan Les religions de la pré­
Klein, Heimann, lsaacs, Rvière Développe- histoire
ments de la psychanalyse Leroi-Gourhan (dir.) Dictionnaire de la pré-
Klein La psychana lyse des enfants histoire
Kriegel (dir.) La violence à la télévision Levinas Le temps et l'autre
Labre, Soler Études littéraires Lévi-Strauss (dir.) L'identité
Labrusse-Riou Écrits de bioéth ique Lévy-Bruhl Carnets
Laburthe-Tolra et Warnier Ethnologie. Libera de La philosophie médiévale
Anthropologie Liébert N i etzsche et la musique
Lacoste, Riaudel (dir.) Dicti onnaire critiq u e Ligou (dir.) Dictio n n a i re de la franc-maçon-
d e théologie nerie
Lacroix Histoire des États-Unis Locke Lettre sur la tolérance
Laton (dir.) Vocabulaire de psychopéda- Maclntyre Après la vertu
gogie et de psychiatrie de l'enfant Maïmonide Le livre de la connaissance
Lagache La jalousie amoureuse Marion Étant donné
Lagache L'unité de la psychologie Marion La croisée d u visible
Lalande Vocabulaire technique et critiq u e Marion Dieu sans l'être
d e l a philosophie Marion S u r la théologie blanche de Des­
Lamarck Système a n a lytique des connais­ cartes
sances positives de l'homme Marsault Socio-histoire de l'éducation phy­
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Laplanche Entre séduction et inspiration : Martin Comprendre la linguistique
l'homme Marty, M'Uzan, David L'i nvestigation psy-
Laplanche Nouveaux fondements pour la chosomatique
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V : Le baquet. Transcendance d u trans­ Merlin, Choay (dir.) Dictionnaire de l'urba­
fert nisme et de l'aménagement
VI : L'après-coup Mesure, Savidan (dir.) Le dictionnaire des
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Larthomas Le langage dramatique
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Lebecq Histoire de îles Brita nniques
Meyer Le philosophe et les passions
Le Bon Psychologie des foules Meyer Petite méta physique de la différence
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modernité
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Le Breton Conduites à risque
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Le Breton L'interacti onnisme symbolique
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l'identité
Minkowski Le temps vécu
Lebovici, Soulé La conn aissance de l'enfant
Miquel La littérature arabe
par la psychanalyse
Miossec Géoh istoire de la régionalisation
Lebovici, Diatkine et Soulé (dir.) Nouveau
Traité de psychiatrie de l'enfant et de e n France
l'adolescent ( 4 vol. sous fi l m ) Molinié La stylistiq u e
Leclant (dir.) Dictionnaire d e !'Antiquité Monneret Exercices de linguistique
Lecourt L'Amérique entre la Bible et Monneyron La frivolité essentielle
Darwin Montaigne Les Essais, livres 1, Il, Ill
Lecourt Contre la peur Montbrial L'action et l e système d u monde
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médicale tégie
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tantisme Mounin (dir.) Dictionnaire de la lingui stique
Mounin Histoire de la l i nguistique, des ori­ Revue Diogène Chamanismes
gines a u xx• siècle Revue Diogène Une anthologie de la vie
Moura Littératures francophones et théorie intellectuelle a u xx• siècle
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Mousnier Les XVI" et xv11• siècles o u renaissante ?
Mousnier Les institutions de la France sous Rials Oppressions et résistances
la monarchie absolue Rials Vi l l ey et les idoles
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Nemo Qu'est-ce que l'Occident ?
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Rodis-Lewis La morale de Descartes
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Nielsberg (dir.) Violences impériales et
grecque ancienne et moderne
lutte de classes
Romilly La tragédie grecque
Nietzsche, Rée, Salomé von Correspon­
dance Romilly Précis de littérature grecque
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Niveau et Crozet Histoire des faits écono­
miques contemporains Rosset Schopenhauer, philosophe de l'ab-
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Rosset L'anti-nature
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japonaise Rosset Logique d u pire
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Paugam, Duvoux La régulation des pauvres
Canaan
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Sansot Les gens de peu
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Piaget La représentation du monde chez
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l'enfant
Schmitt L e nomos d e la Terre
Piaget Le structuralisme
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Piéron (dir.) Voca b u l a i re de la psychologie Schnapper La compréhension sociologique


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Poupard Dictionnaire des religions (2 vol.) nègre et malgache de langue française
Poutignat, Streiff-Fenart Théories de l'eth- Sfez La politique symbolique
nicité Simmel Les pauvres
Prairat De la déontolo�ie enseignante Simmel Philosophie de l'argent
Prigent Le héros et l'Etat dans la tragéd i e Simon Histoire de la sociologie
d e Pierre Corneille Singly Fortune et infortune de la femme
Prigent (dir.) Histoire de la France littéraire mariée
1 : Naissances, Renaissances Sirinelli (dir.) La France de 1 9 1 4 à nos jours
2 : Classicismes Sirinelli (dir.) Dictionnaire historique de la
3 : Modernités vie politique française au xx• siècle
Ouinodoz La solitude apprivoisée Smith Théorie des sentiments moraux
Rawls Libéralisme politique Soboul La révolution française
Raynaud, Rials (dir.) Dictionnaire de philo­ Soboul (dir.) Dictionnaire historique de la
sophie politique Révolution française
Souiller et al. Études théâtrales Verger Les universités au Moyen Âge
Soulez, Worms Bergson Vernant Les origines de la pensée grecque
Sourdel L'islam médiéval Vernette et Moncelon (dir.) Dictionnaire
Sourdel Dictionnaire historique de l'islam des groupes religieux aujourd'hui
Souriau Vocabulaire d'esthétique Villey Le droit et les droits de l'homme
Soutet Linguistique Villey La formation de la pensée juridique
Strauss, Cropsey Histoire de la philosophie m o d er n e
politique Wallon Les origines du caractère chez l'en­
Supiot Critique d u droit d u travail fant
Supiot (dir.) Pour une politique des scien­ Wallon Les origines de la pensée chez
ces de l'Homme et de la société l'enfant
Sureau, Lecourt, David (dir.) L'erreur médi­ Weber Manuel de l'ethnographe
cale Weber Sociologie d u droit
Tadié Le roman d'aventures Weil-Barais (dir.) L'homme cognitif
Taton (dir.) La science contemporaine Widlôcher Le psychodrame chez l'enfant
Vol. 1 : Le x1x• siècle Widlôcher Traité de psychopathologie
Vol. I l : Le xx• siècle. Années 1900-1960 Wolff L'être, l'homme, l e disciple
Tenzer Pour une nouvelle philosophie poli­ Wolff Dire le monde
tique Worms Bergson o u les deux sens de la
Teyssier (dir.) Dicti onnaire de l ittérature vie
brésilienne Wotling Nietzsche et le problème d e la civi­
Tolstoï Qu'est-ce que l'art ? lisation
Touchard Histoire des idées politiques, t. 1 Zarka Hobbes et la pensée politique
Touchard Histoire des idées politiques, t. I l moderne
Tulard L a France de la Révolution e t d e Zarka Comment écrire l'histoire d e la philo­
l'Empire sophi e ?
Turpin Droit constitutionnel Zarka L'islam en France
Van Tieghem Les grandes doctrines l itté­ Zarka, Pinchard (dir.) Y a-t-il une histoire de
raires en France la métaphysique ?
Van Ypersele (dir.) Questions d'h istoire Zazzo Les jumeaux, le couple et la per-
contempora i n e sonne
Van Zanten (dir.) Dictionnaire de l'éduca­ Zehnacker, Fredouille Littérature latine
tion Zink Littérature française du Moyen Âge
Viala Lettre à Rousseau sur l'i ntérêt l itté­ Zink Phonétique historique d u français
raire Zourabichvili, Sauvagnargues, Marrati La
Viala (dir.) Le théâtre en France philosophie de Deleuze
Veltz Mondialisation, villes et territoires Zweig Montaigne
Cet ouvrage a été achevé d' imprimer en juin 20 1 0
sur les presses de Normandie Roto Impression s.a.s.
à Lonrai (Orne)
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