Art Press Ju in 2015
Art Press Ju in 2015
Art Press Ju in 2015
CH 15 FS - MAROC 80 MAD
BEL, ESP, ITA 8,50 €
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JUIN 2015
Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois 05 Éditorial Malades mentaux ou dangereux idéologues ?
Is published monthly
Newspeak, old and new dangers. Jacques Henric
8, rue François-Villon. 75015 Paris
Tél 33 (0)1 53 68 65 65 | Fax 33 (0)1 53 68 65 85 08 Anish Kapoor shooting into Versailles Julia Kristeva
www.artpress.com
12 Je suis Annemarie Schwarzenbach Pierre Eugène
* e-mail : initiale du pré[email protected]
Plus de comptes rendus d’expositions, des bonus et des textes inédits sur
© ADAGP, Paris 2015, pour les œuvres de ses membres
05
ÉDITO
Malades mentaux
ou dangereux idéologues ?
Newspeak, old and new dangers
Les écrivains ont du souci à se faire. Les anciens comme les actuels. ——
Si, à Dieu ne plaise, venait à être votée la réforme des collèges vou- Writers should be worried. Both the dead and the living. If—God
lue par Mme Najat Vallaud-Belkacem, réforme concoctée par les res- forbid—the educational reform desired by minister Najat Vallaud-
ponsables des nouveaux programmes d’histoire et de soi-disant Belkacem and concocted by those officially in charge of the new
pédagogues occupés, en vérité, aux basses-œuvres d’une démolition history programs (and unofficially, gravediggers of the French
de la langue française, il est à prévoir que dans peu de temps, la lit- language) is passed by the legislature, there is a real chance that
térature, passée et présente, deviendrait rigoureusement illisible. literature both past and present will become illegible. Imagine
Imaginons un Montherlant qui, aujourd’hui, écrirait sur le sport. Pour Montherlant trying to write about sport in keeping with the guide-
être entendu, selon les allumés Diafoirus d’aujourd’hui, il ne pourrait lines laid down by today’s “pedagogues”: rather than saying he
plus écrire qu’il assiste à un match de football ou de tennis, il devrait watched a tennis or badminton match, he would have to talk about
écrire qu’il assiste à « la recherche du gain d’un duel médié par une observing “an attempt to win a duel mediated by a ball or shut-
balle ou un volant ». Et s’il s’agissait d’un match de boxe, il n’écrirait tlecock.” And if the sport was boxing, he wouldn’t be able to talk
plus vulgairement que les deux adversaires sont prêts à se battre about the adversaries fighting to win, but would need to say that
pour gagner, il aurait à tortiller de la plume pour annoncer qu’ils se they sought to “vanquish an adversary by imposing a symbolic, codi-
préparent à « vaincre un adversaire en lui imposant une domination fied domination.” And if school students were taking part in a
symbolique et codifiée ». Passant à une compétition de natation entre swimming competition, rather than say they were going to a pool
élèves, ledit Montherlant, devrait veiller à ne surtout pas dire qu’ils close by their school, he would say that they were “moving auto-
vont nager dans une piscine proche de leur collège, mais qu’ils nomously in a standardized deep aquatic milieu.” And as for a dog
« devront se déplacer de façon autonome dans un milieu aquatique in the country playing with a round piece of rubber, or a city kid
profond standardisé ». Quant à la baballe avec laquelle joue le chien playing soccer in the street, for heavens’ sake don’t call the thing
d’un gamin de la Creuse, ou le ballon avec lequel dribble le fils d’un a ball: “bouncing object,” if you please. Reading this newspeak
épicier de Saint-Denis, qu’il ne les nomme surtout pas balle ou ballon, concocted by the Conseil Supérieur des Programmes, the Précieuses
mais « objets bondissants ». Les Précieuses de Molière lisant la satirized by Molière would be in for a shock. True, they indulged
novlangue des fonctionnaires du CSP (Conseil supérieur des pro- heavily in metaphor and periphrasis: instead of “being seen” they
grammes) n’en croiraient pas leurs yeux. Certes, elles métaphori- said “in commodity of being visible” (just as our politicians, trying
saient et périphrasaient beaucoup, mais non sans raffinement. Pour to be intellectual, say “in capacity to” instead of “capable of”), and
« être vues », elles disaient « en commodité d’être visibles » (comme the seats on which they placed their delicate posteriors were pret-
nos politiques pour faire intellos, croient-ils, ne disent plus « capables tily named “the commodities of conversation.” Sadly, the people
de », mais en « capacité de ») ; les sièges sur lesquels elles posaient in charge of our schools programs are not so harmless. They are
leur délicat postérieur étaient joliment nommés « les commodités de dangerous ideologues responsible for training future French citi-
la conversation ». Hélas, nos responsables des programmes scolaires zens. They are demagogues who believe that, in order to speak to
ne sont pas que d’inoffensifs Trissotins. Ce sont de dangereux idéo- the “lower classes” of society, and to be heard in particular by
logues ayant la responsabilité de former les futurs citoyens de la parents in so-called disadvantaged neighborhoods, they need to
nation ; ce sont des démagogues, convaincus que pour s’adresser speak to them in the grotesque gobbledygook cooked up in their
aux « basses classes » de la société, pour être entendus notamment ministry.
par les parents des élèves issus des quartiers dits défavorisés, on These rhetorical contortions, sanctioned by the politicians in power,
doit parler le grotesque charabia qu’ils tambouillent dans les cuisines and by the minister herself, who enjoys the protection of her prime
de leur ministère. minister, might on first impression come across as the signs of a
Ces contorsions rhétoriques, bénies par les politiques au pouvoir, par slight mental derangement afflicting their authors. The worrying
la Ministre elle-même, très protégée par son Premier ministre, pour- thing is that this grotesque language goes hand in hand with a gene-
raient apparaître dans un premier temps comme les signes d’un léger ral reform of the teaching cycle that has been attacked from both
dérangement mental dont seraient victimes leurs auteurs. sides of the political spectrum, both right (see Pascal Bruckner in
L’inquiétant, c’est que ces simagrées langagières vont de pair avec Le Figaro on April 25) and left (Laurent Joffrin’s editorial in Libé-
une réforme générale des programmes dont la presse, de droite ration on April 23). These people see no need for Greek, Latin or
comme de gauche, s’est émue (cf. notamment l’intervention de German. Stupid enough. But when it comes to history, things get
Pascal Bruckner dans Figaro du 25 avril, l’édito de Laurent Joffrin more serious: to recommend knowledge of Islam is good, but to
dans Libération du 23 avril). Ainsi, pour parler la novlangue, foin du do so at the expense of the Enlightenment and medieval Christia-
grec, du latin et de l’allemand ! Quant à l’enseignement de l’histoire, nity, is cretinous at the very least, given the turbulent times that
l’affaire est plus sérieuse : recommander la connaissance de l’islam, surely lie ahead. Now, what was the title of that novel by Michel
c’est bien, le faire aux dépens de celle des Lumières et de la chré- Houellebecq that came out recently?
tienté médiévale, c’est pour le moins crétin, vu les temps troublés qui Jacques Henric
s’annoncent. Translation, C. Penwarden
Au fait, quel était le titre du dernier livre de Michel Houellebecq ?
Jacques Henric
V E AU
N OU
NEW
08
événement
ANISH KAPOOR
SHOOTING INTO VERSAILLES
Château et jardins de Versailles / 9 juin - 1er novembre 2015
Julia Kristeva
Le Grand Palais l’a accueilli en I Dans un obstiné processus de Tous les spectres réveillés par ses s’emparant du site, c’est une scène
2011 dans le cadre de Monu- formation et de déformation, Anish installations s’abritent dans cet ar- primitive qu’Anish Kapoor met en
menta (1), Versailles le reçoit Kapoor fabrique des « objets incer- tiste qui pense avec les yeux et la scène. Un accouplement, « chaste
cette année pour une installa- tains », fragments et in-betweens, peau. Anish abolit les cadres et dé- et hideux » (Lautréamont), accueille
tion de ses œuvres dans les cubes troués et miroirs vides, dé- forme les contraintes, Kapoor est le visiteur-participant. Exubérante
jardins. Mais en regard des membrements, distructive happe- généreux et tout en dedans de lui. dépense d’énergies, furieuse affinité
perspectives d’André Le Nôtre, nings. Son intention : « Être enceint » Il évoque mon essai sur l’abjection de la vie avec la mort, gestation au
des fontaines et des pièces d'eau, [When I’m pregnant] de quelque dans l’art contemporain, entre autres. cœur même du carnage : l’exposition
du marbre de la statuaire et des chose comme l’expansion cos- Non sans souligner, fin sourire, qu’il heurte, blesse, mais ne brutalise
miroirs de la galerie des Glaces, mique ; son ambition : « Créer quel- n’aime pas l’abstrait, le conceptuel, pas. Effrayante, en un sens, car
Anish Kapoor a conçu une expo- que chose de totalement effrayant. » le narratif, le théâtral… Anish Kapoor ne renonce pas aux
sition monumentale et cosmique. Et faire oublier « la main, suréva- La rencontre dure encore, elle re- pouvoirs de l’horreur. Mais cet
Julia Kristeva, qui vient de publier luée, de l’artiste », puisque « la clé commence à Versailles. hymen, violemment provocant parce
l’Horloge enchantée – roman dont réside dans l’intention ». que désiré, pulse d’aveux intimes ;
de nombreuses pages évoquent Le monumental Léviathan, exposé UNE SCÈNE PRIMITIVE il étale des secrets profonds et
« Ve r s a i l l e s à l ’ a u b e d e s L u - au Grand Palais en 2011, ne m’avait Ah, Versailles… ce « grand mot aspire à une rencontre sublime.
mières » – l’a rencontré. Elle nous pas effrayée. Plutôt diluée, avalée, rouillé et doux », qui chatouillait la Versailles, condensé fastueux du
livre son analyse de cette œuvre résorbée dans les membranes trans- jalousie mélancolique de Proust, pouvoir et du goût « à la française »,
aux confins de l’abjection et de lucides d’un utérus gonflé. Em- cette île enchantée, « vaste et ma- s’en trouve remué, questionné. Une
l’horreur. bryon, fœtus, bébé(e) qui tarde à thématique, réfléchie et canalisée », invitation à retrouver le fil ratta-
Du 9 juin au 1 er novembre (com- naître ? Jonas ? Job ? Pinocchio ? célébrée par Philippe Sollers… À chant notre histoire culturelle et
missariat : Alfred Pacquement). J’avais alors rencontré Anish Kapoor. mes yeux, d’après mes sens, en politique à la modernité la plus
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event
cassante. Pour que la fameuse ger » le public « vers l’intérieur », nos chairs informes de promeneurs cosmique et le redescendait dans le
« identité » ne soit pas un épou- Kapoor compte sur ses mono- fatigués. Et nous appelle à une présent des courtisans cérémo-
vantail au service des fondamen- chromes, le rouge, « central » ; avec transcendance physique, du fin fond nieux à la galerie des Glaces. Une in-
talistes, mais demeure « un grand le jaune, il vire à la lumière ; le bleu de nos sales intimités en ruines. tention similaire préside aux Sky
point d’interrogation », une inlas- et le noir. Et leurs nuances gris- Mes stations préférées sont les Mirrors et s’arrondit dans la splen-
sable mise en question. crème, rose-grenat. Les couleurs ré- lentilles géantes, les deux Sky Mir- dide Curve sans bras ni mains elle
vèlent la peau et la rendent irréelle ; rors devant le Parterre d’eau et le aussi…
ÇA SAIGNE AU JEU DE PAUME elles peuvent la sculpter pour que fascinant C-Curve qui bouclent l’in-
Shooting Into the Corner, installé les « objets incertains » s’« en- fini de la lumière dans la présence UN NÉANT PALPABLE
dans la salle du Jeu de paume, où gloutissent dans l’être », l’espace se du MAINTENANT. J’aime ce temps Au bord du bassin d’Apollon, avant
naquit la démocratie française, révèle vide, le regard du regardeur le rem- vertical qui ne s’écoule pas et que le Grand Canal, on bute sur Vortex.
l’intention historique de Kapoor : plit de son intimité insoutenable… seuls les humains possèdent, Le vertige se fait ici souterrain, car
rendre palpables l’assassinat, la L’Histoire transite alors par une ex- constatait Albert Einstein, déçu que ce n’est pas qu’un trou tombal. Il im-
mise à mort, la diffusion de la mort périence charnelle qui nous porte la science l’ignore. pose la dimension de l’invisible, du
dans la vie. Sans jugement poli- d’abord à la solitude et, pour finir, à Cette capture de l’expansion cos- vide, de la non-étendue. Question-
tique ou moral. Révolution, Terreur, la réconciliation. mique en une pièce fabriquée par nement que partageait la physi-
guerres nationales, puis mondiales, l’homme, je l’ai découverte récem- cienne Émilie du Châtelet
génocides, Shoah, massacres in- UNE SALE INTIMITÉ ment au Cabinet des pendules de (1710-1749), autre héroïne de mon
terreligieux, interethniques, la mo- À André Le Nôtre (1613-1700), ce Louis XV, dans une fabuleuse hor- roman. Cette icône du féminisme
dernité n’arrête pas de saigner… génie qui « ne cherchait qu’à aider la loge. L’astronome-ingénieur Claude méditait sur la nature et la propaga-
Cela mérite d’être rappelé, ça fait nature » (selon le duc de Saint- Siméon Passemant (1702-1769) a tion d’une substance qu’elle appelait
mal… au refoulement. Entre deux Simon), Anish Kapoor lance un malin présenté, à l’Académie des sciences « le feu », une « matière étrangère »
murs blancs, la matière granulée défi. Un Dirty Corner, ce tapis vert en 1749, cette « pendule astrono- car « sans étendue » et d’une « éner-
du sang qui éclabousse un coin menant du parterre d’eau au bassin mique », programmée pour donner gie passive ». Nos chercheurs mo-
bouillonne comme une hémorragie d’Apollon ? Colonnes brisées, gravats « l’heure universelle » jusqu’en… dernes y déchiffrent la matière noire
qu’aucune politique ne parvient à et ruines, et une corne géante qui 9999. J’en ai fait l’héroïne de mon et les énergies sombres, notions
stopper. À moins que ce ne soit ouvre vers nous sa gueule rapace. roman l’Horloge enchantée. Pour auxquelles Anish Kapoor fait écho,
une chair vivante qui palpite, un pli Le sale tuyau aspire-t-il à siphon- la kabbale, le chiffre 9999 évoque
écorché, vulve violée, charogne, ner la géométrie raisonnée ? Gorge aussi bien la fondation, l’union du Page de gauche /page left:
placentas, menstrues, des fleurs… haletante. Oreille insatiable. Orifice masculin et du féminin, que la dis- Maquette pour Versailles (Dirty Corner).
Aucune femme dans le Serment excité : mâle ou femelle, derrière solution, voire l’apocalypse. Alors 2014. (All images © Anish Kapoor, 2015).
du Jeu de paume de Jacques-Louis ou devant ? Œil d’une caméra, peut- que l’Ancien Régime commençait à Model for Versailles
David… Il était temps que le fémi- être, qui s’est trompé de pigment, s’écrouler, comme notre monde au- Ci-dessous /below:
nin revienne, qu’il éclate. rouge au lieu du noir habituel. Une jourd’hui, l’automate androïde – « Sky Mirror, Red ». 2007.
Les pigments servent à sculpter antenne, en définitive, qui incurve mais sans bras ni mains ! – de Pas- Acier inoxydable. 290 x 290 x 146 cm.
les in-betweens . Pour faire « bou- l’infini des sens et du non-sens vers semant repliait l’infini du temps Stainless steel
10
événement
——
In a stubborn process of formation
and deformation, Anish Kapoor
makes “uncertain objects,” frag-
ments and in-betweens, cubes
full of holes and empty mirrors,
dismemberments and destructive
happenings. His intention is to
be “pregnant” with something
like cosmic expansion; his ambi-
tion is “to create something totally
terrifying” and “make people for-
get the overvalued hand of the
artist,” because “the key resides
in the intention.”
But his monumental piece
Leviathan, shown at the Grand
Palais in 2011, didn’t scare me at
all. Rather I felt diluted, swallowed,
absorbed into the translucent
membranes of a swollen uterus.
An embryo, fetus, overdue baby?
Jonah? Job? Pinocchio?
That’s when I met Kapoor. All the
specters awakened by his instal-
avec Laboratory for a New Model of à Versailles, de tout temps et main- His work was last seen in Paris in lations were contained within this
the Universe. Il se sert de Descen- tenant. Kapoor accentue et rac- 2011 at the Grand Palais as part of artist who thinks with his eyes
sion et de la série des Cubes vides courcit à la fois les distances. À the Monumenta series (1). Now and flesh. Anish abolishes
troués de canaux – qui semblent nous de bâtir des passerelles, des it’s Versailles’ turn to host an frameworks and bends
scanner nos orifices et nos viscères empathies, des liens. Jusqu’à ce installation of his work in the constraints. Kapoor is generous
– pour nous faire ressentir le creux, que toute distance s’efface et que gardens. Kappor has responded to and totally self-absorbed. He men-
le vide, le néant. Vivre un autre l’effrayant avec le sensuel de- the perspectives of André Le tioned, among others, my essay
monde en doublure du monde : au- viennent palpables : une halte poé- Nôtre, to his fountains and pièces on abjection in contemporary art,
delà du sensible, du visible, du re- tique. Cette étreinte ne rejette pas d’eau, to the marble statues and emphasizing, with his thin smile,
présentable. Versailles, elle nous invite à l’ap- mirrors of the Galerie des Glaces, how much he disliked the abs-
Les formlessnesse et les distructive préhender de l’intérieur. I with an exuberant, cosmic exhibi- tract, the conceptual, the narrative
happenings, aujourd’hui exposés, tion overflowing with energy. and theatrical… Our encounter is
habitent les délices géométriques (1) Cf. artpress n° 378, mai 2011, l’article Julia Kristeva, who spoke with ongoing. At Versailles we picked
et naturels de Versailles : ils sont ici, de Richard Leydier (ndlr). him on this occasion, shares her up where we left off.
(2) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980. analysis of a body of work infused
De haut en bas /from top: with abjection and horror (and it A PRIMAL SCENE
« Dismemberment, Site I ». 2009 Julia Kristeva est écrivain et psychana- so happens that “Versailles at the Ah, Versailles… that “great word,
25 x 84 m. PVC et acier. PVC and steel lyste. Derniers livres publiés : Pulsions dawn of the Enlighten ment” fea- rusty and soft” that provoked
The Farm, Kaipara Bay, Nouvelle Zélande du temps (essai, Fayard, 2013) ; l’Horloge tures prominently in her new Proust’s jealous melancholy, that
(Ph. Jos Wheeler). PVC and steel enchantée (roman, Fayard, 2015). Et un novel, L’Horloge enchantée). From “enchanted island… vast and ma-
« Stick Men I-X ». Ciment. recueil d’entretiens, artpress, coll. Les June 9-November 1, curated by thematical, rational and channe-
(Ph. D. Morgan). Cement grands entretiens, 2015. Alfred Pacquement. led” celebrated by Philippe
Sollers… In my eyes, to my way of
understanding it, in taking over
this site Kapoor staged a primal
scene. A “chaste and hideous”
coupling (Lautréamont) greets
the visitor/participant. An exube-
rant expenditure of energy, the
furious affinity of life and death,
gestation at the very heart of car-
nage: this exhibition slams and
wounds us but doesn’t beat us
up. It is terrifying, in a way, be-
cause Kapoor does not renounce
the powers of horror. But this
hymen, violently provocative be-
cause it is desired, pulses with
private avowals; it lays out deep
secrets and aspires to a sublime
encounter. Versailles, that sump-
tuous concentration of power and
taste “à la française,” finds itself
agitated and questioned. We are
invited to untangle the thread
connecting our cultural and poli-
tical history with the modernity at
its most brusque. So that this fa-
11
event
De gauche à droite /from left: Kapoor uses monochromes, espe- NOW. I love this vertical time that ture of a substance she called
Claude-Siméon Passemant. Pendule cially red, which is “central,” the does not pass and that only “fire,” a “strange material” be-
astronomique, 1749, château yellow that turns into light, blue human beings possess, as Albert cause it “lacked breadth” and
de Versailles (en couverture du livre and black. And their shades, a Einstein noted, disappointed that was endowed with “passive
de J. Kristeva). The Passemant astronomic creamy gray and garnet pink. science knew nothing of it. energy.” Modern scientists would
clock (on the cover of J. Kristeva’s novel) These colors show skin and make I recently discovered the first understand this as a reference
« C-Curve ». 2007. Acier inoxydable. it unreal; they can sculpt the flesh such capture of the expansion of to dark matter and dark energy,
2,2 x 7,7 x 3 m. The Chattri, into “uncertain objects” “swallo- the cosmos in a timepiece made concepts also referenced by
South Downs, Brighton Festival, wed up by being.” Space empties; by human beings, a fabulous Kapoor in his Laboratory for a
2009. (Ph. C. Morgan). the eye of the beholder fills it with clock kept in Louis XV’s Cabinet New Model of the Universe. Des-
Stainless steel an unbearable intimacy. Here des Pendules. In 1749, at the Aca- cension and the series of empty
History is a charnel experience that demy of Sciences, the astronomer cubes pierced by channels—
mous “identity” may not be a takes us first to solitude and then, and engineer Claude Siméon Pas- pieces that seem to scan our ori-
bogeyman for French fundamen- finally, reconciliation. semant (1702-1769) presented fices and viscera—are meant to
talists and remain instead “a big his “astronomical clock” pro- make us feel the hollowness,
question mark,” tirelessly inter- A DIRTY INTERIORITY grammed to k eep “universal emptiness and nothingness. To
rogated. Kapoor issues a sly challenge to time” until the year 9999. In fact, make us experience another
Le Nôtre (1613-1700), that genius I made it the heroine of my novel, world that is the double of our
BLOOD AT THE JEU DE PAUME “whose only aim was to help na- L’ H o r l o g e e n c h a n t é e . I n t h e world, beyond the sensible, vi-
Shooting into the Corner, instal- ture” (as the Duc de Saint-Simon Kabbala the number 9999 refers sible and representable.
led in a room at the Jeu de Paume put it): the Tapis Vert running from to the coming together of mas- Kapoor’s formlessnesses and des-
(the tennis court) where French the Parterre d’Eau to the Bassin culine and feminine, and also the tructive happenings, now on exhi-
democracy was born, reveals Ka- d’Apollon, now a Dirty Corner? end, the Apocalypse. Just as the bit, easily inhabit Versailles’
poor’s historic intention: to make Broken columns, rubble and ruins, Ancien Régime was beginning to geometric and natural delights.
p a l p a b l e m u r d e r, e x e c u t i o n , and a giant horn opening its collapse, like our world today, They are here, in Versailles, now
death’s seepage throughout life. rapacious mouth toward us. Does Passemant’s android automaton and forever. Kapoor accentuates
Without making any political or this dirty tube aspire to siphon (a figure with no arms or legs!) and shortens distance simulta-
moral judgments. The Revolu- off the finely reasoned geometry? refolded the infinity of cosmic neously. It’s up to us, now, to
tion, the Terror, civil wars and The breathless throat. Insatiable time and brought it down to the build the bridges, the empathies,
then world wars, the Holocaust, e a r. A n o r i f i c e i n a s t a t e o f present of ceremonial courtiers in the connections. Until the dis-
religious and ethic massacres— excitement, male or female, front the Galerie des Glaces. There is a tances fade away and the terri-
modernity has never stopped or behind? The eye of a movie similar intention in Sky Mirrors fying and sensory both become
bleeding. That needs to be re- camera, perhaps, with a mistake and the rounding of the splen- palpable in a poetic pause. That
membered; it causes unease, so in color, red instead of the usual did Curve, which also lacks arms embrace does not reject Versailles;
we suppress it. Between two white black. and legs. it invites us to apprehend it from
walls the grainy liquid spattered Certainly an antenna, bending the the inside. I
in a corner boils like a hemor- infinite with meaning and mea- A PALPABLE NOTHINGNESS Translation, L-S Torgoff
rhage that no politics could ninglessness, into a curve exten- Next to the Bassin d’Apollon, be-
staunch. Or perhaps it is palpita- ding toward us, the shapeless fore the Grand Canal, visitors run (1) See the article by Richard Leydier in
ting, living flesh, a flayed piece of flesh of weary walkers. Calling into Vortex. Here the vertigo goes artpress 378, May 2011.
skin, a violated vulva, decaying us to a physical transcendence, at underground, since this is no- (2) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980.
flesh, placentas, menstrual blood the very bottom of the ruins of thing but an open, empty grave.
or flowers… There is not a sin- our dirty interiority. Its dimensions are determined
gle woman in Jacques-Louis Da- My favorite stations on this via by the invisible, the void, that Julia Kristeva is a writer and a psy-
vid’s The Tennis Court Oath. It dolorosa are the giant lenses, the which lacks breadth. A questio- choanalyst. Her latest books include
was about time that the feminine two Sky Mirrors in front of the ning shared by the physicist Pulsions du temps (essay, Fayard,
enter here, that it exploded. Parterre d’Eau and the fascina- Émilie du Châtelet (1710-1749), 2013), L’Horloge enchantée (novel,
Paint is used to sculpt the in-bet- ting C-Curve that close off the in- another heroine in my novel. This Fayard, 2015) and Julia Kristeva (art-
weens. To push visitors “inward,” finity of light in the presence of the feminist icon mused over the na- press, Les grands entretiens, 2015).
12
événement
event
expositions
NEW YORK
Anicka Yi
The Kitchen / 5 mars - 11 avril 2015
expositions
VENISE
Slip of the Tongue
Punta della Dogana / 12 avril - 31 décembre 2015
expositions
SAINT-PAUL DE VENCE
Jörg Immendorff
Fondation Maeght / 28 mars - 14 juin 2015
au rideau. Cinq ans avaient passé disease, from 1998 he began to lose
entre les deux grandes « machines » ; the use of his limbs.(1) But he conti-
si l’on peut dire, le peintre avait trouvé nued to “paint” by dictating his
sa place… work to assistants.
Aux savantes intrications d’espaces et The painter’s best-known and most
mises en abîme, les tableaux des an- spectacular works are Café Deutsch-
nées 2000 substituent un montage land and Café de Flore from the
et une superposition de plans qui de- 1980s, in which, using stunning pers-
viendront de plus en plus complexes pective views, he conflated History
et témoigneront d’une charge plus (Germany as an iceberg) and the
autobiographique. Des silhouettes, world of art (his references his
dont celle du singe, qui est, lui aussi, friends, from Breton and Picabia to
un alter ego du peintre, se superpo- Beuys and Rudi Fuchs). Four large-
sent à de monumentales reprises de format canvases from this period
gravures anciennes, avec une prédi- occupy one big room. Their face-
lection pour la Mélancolie de Dürer. offs are eloquent. On one side, what
Le contraste entre l’effet « théâtre could be taken as a brothel in a
d’ombres » et les fonds en grisaille est storm, with scantily clad ladies, but
très beau et poignant. Le singe dis- also eagles and a man with an arm-
perse à l’adresse d’un tas grouillant band. The painter himself is shown
d’autres singes des feuilles volantes twice: from behind, in a position of
sur lesquelles on reconnaît les Dé- seizure, and facing out, putting for-
sastres de la guerre de Goya mais ward fists bristling with New Age
aussi des images terribles de l’ac- rings. Opposite is a theater-cum-
tualité. Le peintre était malade, le restaurant where, once again, a
monde l’est encore plus que lui. Et la multiple projection of the artist is
peinture continue. Dans la dernière serving, doing the washing up, slee-
salle, une toile représente une im- ping off his wine below a threate-
mense palette où le plus célèbre des ning work by Joseph Beuys, and
joueurs d’échec se trouve pris, cul hanging on to the curtains. In the
par-dessus tête, dans un fouillis de five years that separate these big
couleurs. Elle fait écho à la toile de “machines,” it could be said that
1976 qui ouvre l’exposition : on y voit, the painter had found his place.
figurée dans un style agit’prop, une After these elaborate interlocking
manifestation dont se détache un spaces and mirror games, the work
homme. Son poing serré, ce sont les of the 2000s uses montage and su-
poils de son pinceau… perpositions, gradually becoming
Il paraît que cette exposition rencon- « Ohne Titel » [Sans titre]. 2006. Catherine Millet more complex and more autobio-
tre beaucoup de succès, ce qui est Huile sur toile. 190 x 150 cm. Untitled. graphical. Silhouettes, including
justice. Immendorff est un des très Oil on canvas (1) Cf. T. de Ruyter, « In memoriam J. Im- one of a monkey, another of the
grands peintres de notre époque, que mendorff », ap n° 348, septembre 2008. painter’s alter-egos, are superim-
l’on classera un jour avant Richter et de la peinture. La partie la plus connue posed over monumental reprises
Kiefer en raison de son œuvre d’une de l’œuvre et la plus spectaculaire —— of ancient prints, with a marked
invention et d’une recherche inouïes, sont ces Café Deutschland et Café de I hear that this show is a big suc- predilection for Dürer’s Melancho-
auxquelles il ajoutait l’humour qui Flore des années 1980, dans lesquels cess. It’s deserved. Immendorff is lia, and the contrast between the
manque tant aux deux autres. Olivier Immendorff faisait se télescoper, dans one of the very great painters of shadow theater effect and the gri-
Kaeppelin, directeur de la Fondation, des mises en perspectives (au propre our times, who will one day be pla- saille grounds is very fine and poi-
et Michael Werner, qui fut son mar- et au figuré) vertigineuses, l’Histoire ced higher than Richter and Kiefer gnant. The monkey is throwing
chand et sans doute son principal col- (l’Allemagne prenant la forme d’un because of his extraordinary in- sheets of paper at a mass of other
lectionneur, ont mis en place cette iceberg) et le monde de l’art (ses vention and experimental spirit, monkeys, and on them we can
exposition qui permet d’en juger. Elle références et ses amis, de Breton et combined with a humor that the make out Goya’s Disasters of War,
se présente en deux parties : une Picabia à Beuys et Rudi Fuchs). Quatre other two so cruelly lack. Olivier but also terrible images of current
mini-rétrospective commençant avec grandes toiles de cette période tien- Kaeppelin, director of Fondation events. The painter was ill, but the
des tableaux du début des années nent dans une vaste salle et les vis- Maeght, and Michael Werner, the world was even sicker. And the
1970, et un vaste ensemble des toiles à-vis sont parlant. D’un côté, ce qui artist’s dealer and no doubt his painting had to go on. In the last
des dernières années, qui n’étaient pourrait être un lieu de plaisir pris main collector, are the movers be- room, a canvas represents a huge
plus de la main de l’artiste, dont seuls dans un ouragan, avec des femmes hind this show, Les Théâtres de la palette on which the most famous
quelques exemples avaient été pré- très déshabillées, et fréquenté par peinture, which will allow visitors chess player is shown ass-over-
sentés en France à la Galerie de des aigles et un homme en brassard ; to judge for themselves. It is in two head in a mass of colors. This
France en 2007, l’année même de la le peintre s’est représenté deux fois, parts: a mini-retrospective begin- echoes the canvas from 1979 which
mort de Immendorff à 61 ans. Atteint de dos dans une attitude de saisis- ning with the paintings of the early opens the exhibition, an agitprop-
de la maladie de Charcot à partir de sement, et de face, avançant ses 1970s, and a sizeable selection of style representation with a man
1998 (1), Immendorff perdit progres- poings couverts de bagues new age. canvases from his late years, which whose clenched fist is made up of
sivement l’usage de ses membres, En face, un théâtre-restaurant où, à he did not actually paint himself. the hairs of his paintbrush.
mais n’arrêta jamais de « peindre » nouveau, une projection multiple de A small selection of these were Translation, C. Penwarden
par l’intermédiaire d’assistants aux- lui-même passe les plats, fait la shown at Galerie de France in 2007,
quels il dictait le travail (1). plonge, cuve son vin sous la menace the year of Immendorff’s death (1) Cf. T. de Ruyter, “In memoriam J. Im-
L’exposition a pour titre les Théâtres d’une œuvre de Beuys, et s’accroche aged 61. Suffering from Charcot’s mendorff,” ap 348, September 2008.
4
Les
NOUVEAUX
VOLUMES
!
!
!
!
expositions
DEDANS-DEHORS
Issoudun
Musée de l’hospice Saint-Roch / 14 février - 17 mai 2015
reviews
MONTBÉLIARD
Jorge Macchi
Crac / 14 mars - 10 mai 2015
expositions
QUIMPER SAINT-NAZAIRE
Guillaume Pinard Ellie Ga
Le Quartier, centre d’art contemporain / 31 janvier - 17 mai 2015 Le Grand Café / 28 février - 31 mai 2015
expositions
MARNE-LA-VALLÉE HOUILLES
Emily Mast Maxime Thoreau
La Ferme du Buisson / 22 mars - 28 juin 2015 La Graineterie / 28 mars - 9 mai 2015
expositions
SAINT-OUEN
Rodney Graham / Jonathan Monk
Galerie Untilthen / 1er mars - 10 mai 2015
reviews
PARIS
Le Bord des mondes
Palais de Tokyo / 18 février - 17 mai 2015
sincerity, qualities sometimes
Existe-t-il des œuvres qui ne soient squeezed out by the dominance of
pas d’art ? se demandait Marcel Du- the market. It also reflects the new
champ. C’est à cette question que history of art being written today,
l’exposition le Bord des mondes in zones once dismissed as peri-
tente d’apporter des réponses. On pheral.
n’y voit pas d’art brut, pas d’art naïf The first part of the show features
ni outsider, pas non plus exacte- artists’ attempts to make sense of
ment de ce que Joseph Beuys ap- the world, moving between micro-
pelait des « sculptures sociales ». cosm and macrocosm. Bridget Polk
L’exposition, qui a la forme d’un meditatively composes piles of
grand laboratoire, rassemble des stones as if hanging them in the
artistes et des créateurs – si l’on air. Rose-Lynn Fischer shows pho-
peut faire cette distinction – dont tographs of tears seen through a
Rebecca Lamarche-Vadel, la com- microscope, like “aerial views of
missaire du projet, a sélectionné emotional terrains.” As Jean-Marie
les travaux au fil de voyages de Schaeffer notes in the issue of the
prospection à travers le monde. À journal Palais published for this
l’heure de l’explosion du marché show, these words evoke Roland
de l’art, ce propos semble corres- Barthes in his book on Racine, cal-
pondre à une quête d’authenticité et ling for a “history of tears” that
de sincérité qui font parfois défaut : would embrace both Racine’s he-
une « autre » histoire de l’art s’écrit roine Berenice and the spectators.
aujourd’hui dans ces zones dites Ci-dessus /above: Kenji Kawakami. Marey, Jean Painlevé mais aussi But what you hear next is more like
« périphériques ». « Chindogu ». (Ph. A. Morin) Opicinus de Canistris au 14e siècle. the language of birds: in fact it is the
Une première partie de l’exposition Ci-dessous /below: Bridget Polk. La question reste cependant en- lexicon of whistling developed by
montre des tentatives d’explica- « Balancing Rocks ». 2015. tière du statut de ces objets exposés, the inhabitants of the Turkish village
tions du monde par des systèmes qui (Ph. A. Morin) et donc de la définition de l’art et des of Kuşköy as a way of communi-
se déploient entre microcosme et artistes. C’est tout l’intérêt de l’ex- cating in the mountains, captured
macrocosme. Bridget Polk réalise vernissage. Hiroshi Ishiguro pré- position que de la soulever. here in a video. In a more abstract
des sculptures éphémères dans sente même un robot à l’humanité Anaël Pigeat register, Laurent Derobert’s “exis-
une pratique méditative ; elle su- trompeuse. On découvre enfin les tential mathematics” merge art and
perpose des pierres comme si elle très inutiles et très poétiques objets —— science, suggesting connections
les suspendait dans l’air. Rose-Lynn inventés par Kenji Kawakami : Are there works that are not art- with the nearby Takis exhibition,
Fischer montre des photographies chaussures-balayettes ou para- works? asked Marcel Duchamp. Le and its music from the depths of the
de larmes au microscope, comme pluies pour chaussures, autant Bord des mondes tries to answer cosmos.
des « vues aériennes de terrains d’accessoires qui sont aussi des his question. The show has no art Heading down into the bowels of
émotionnels ». Ces images évo- jeux pour améliorer le quotidien en brut or outsider art, no naïve art, the building, the second part of the
quent les mots de Roland Barthes le décalant légèrement. and none of what Joseph Beuys exhibition is more about individual
qui, dans Sur Racine, appelait de Les frontières « semi-perméables » called “social sculpture”; rather, it themes: our senses, with the
ses vœux « une histoire des de l’art, selon l’expression de Jean- takes the form of a big laboratory cooking of Pierre Gagnaire, or our
larmes » de Bérénice et de celles des Marie Schaeffer, s’étendent de plus bringing together artists and crea- appearance, with the finery of Kins-
spectateurs – Jean-Marie Schaeffer en plus loin, et depuis très long- tors (if such a distinction counts for hasa’s very own dandies, the fa-
le rappelle dans le numéro de la temps comme le montre un der- anything) selected by curator Re- mous Sapeurs, who were seen
revue Palais qui prolonge l’exposition. nier chapitre de l’exposition qui becca Lamarche-Vadel on her tra- strutting their stuff around the Pa-
D’un registre à l’autre, à travers la ci- rassemble des créateurs histo- vels around the world, in what looks lais de Tokyo at the opening night.
maise, on a l’impression d’entendre riques comme Étienne-Jules like an attempt at authenticity and Hiroshi Ishiguro is presenting a robot
des oiseaux ; c’est pour communi- which really does look human. Fi-
quer à travers des montagnes hos- nally, Kenji Kawakami is showing
tiles que les habitants du village some very useless but very poetic
turc de Kusköy ont inventé cet objects: shoes-cum-brushes and
étonnant langage de sifflements shoe umbrellas—a playful way of
qui est révélé dans une vidéo. Un peu twisting the everyday.
plus loin, dans les « mathématiques What Schaeffer calls the “semi-per-
existentielles » de Laurent Dero- meable” boundaries of art are stret-
bert, le voisinage entre l’art et la ching ever further, in a process that
science n’est pas loin de l’exposition began a long time ago, as is re-
voisine de Takis, et de sa musique vealed in the final section, featu-
venue des profondeurs du cosmos. ring creators from earlier ages such
Au fur et à mesure que l’on s’en- as Étienne-Jules Marey (1830–1904)
fonce dans les sous-sols du Palais de and Jean Painlevé (1902–1989-, but
Tokyo, la seconde partie de l’expo- also the fourteenth-century Opici-
sition touche davantage à l’individu, nus de Canistris. But that still leaves
à nos goûts et à nos sens avec la cui- the question of how we define the
sine de Pierre Gagnaire, à nos ap- works presented here, and there-
parences avec les parures des fore how we distinguish art and ar-
Sapeurs de Kinshasa, nouveaux tists. The value of this show is that
dandys qui parcouraient les es- it poses the question afresh.
paces du Palais de Tokyo le jour du Translation, C. Penwarden
28
expositions
PARIS
Marcel Broodthaers
Monnaie de Paris / 18 avril - 5 juillet 2015
reviews
PARIS
Markus Lüpertz
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris / 17 avril - 19 juillet 2015
expositions
PARIS
Jürg Kreienbühl, Gilles Aillaud
Galerie Gabrielle Maubrie / 21 mars - 17 mai 2015
balayés au contraire par tous les Bucquoit, brought to light the un- staring into nowhere, their eyes
vents, mais dégageant paradoxale- justly ignored Kreienbühl. full of their distant past. There is
ment le même sentiment de solitude Although they never met, the two the same, earth-clogged atmos-
et de déréliction, avec ces Gitans, artists do have much in common, phere, and blue tones frequently
ces Algériens et ces Portugais à côté more in spirit than in form. True, suggest dreams and the impossi-
de leurs roulottes, qui regardent droit they both made drawings, prints ble hope of escape. These pain-
devant eux, les yeux remplis de leur and paintings of the cages in the tings show great restraint and
passé lointain. La même atmosphère Jardin des Plantes zoo, Paris respect for their subjects: from zoo
terreuse émane de leurs tableaux qui (Kreienbühl even got locked in to “zone.” By a neat twist, one of
sont souvent baignés aussi de cli- overnight, it is said), and the dra- Kreienbühl’s lithographs, showing
mats bleutés, de la couleur du rêve wings feature in the superb first one of his typical piles of detritus
et de l’espoir d’une impossible échap- room of this show, Quelques êtres and rubble, affords a glimpse of
pée. Respectueuses de leurs sujets, vivants dans leurs environnements the “Cloud Towers” built at Nan-
ces toiles sont d’une grande pudeur. quotidiens (A few living beings in terre by none other than Émile Ail-
Presque le même mot, le zoo et la their everyday environments). But laud, Gilles’ father.
« zone » se chevauchent d’une œuvre the closeness of these two pain- The work of both Aillaud and
à l’autre. Étonnant clin d’œil, dans ters doesn’t have to do only with Kreienbühl seems particularly re-
l’arrière-plan de l’une des lithogra- their subjects. Aillaud’s zoo scenes, levant today, given the interest of
phies de Kreienbühl, derrière un spec- and the solitude and confinement so many artists in the expressi-
Il n’était pas évident de rapprocher taculaire tas de détritus et de gravats of his caged animals, are echoed vity and mystery of the animal
l’œuvre de Gilles Aillaud (1928-2005), comme il a l’habitude d’en peindre, in mood by Kreienbühl’s winds- world, and also in the same kind
l’un des représentants de la Nouvelle on devine les « Tours Nuages », wept waste grounds, their Gypsy, of deserted zones threated with
Figuration, peintre mais aussi homme construites à Nanterre entre 1974 et Algerian or Portuguese inhabitants destruction.
de théâtre, et celle de Jürg Kreienbühl 1978 par Émile Aillaud, le père de standing outside their caravans, Translation, C. Penwarden
(1932-2007), formé à l’ornithologie Gilles. On retrouve aujourd’hui, chez
en Suisse, puis installé dans les bi- beaucoup de jeunes artistes, un
donvilles des environs de Paris au même intérêt pour l’histoire natu-
lendemain de la Seconde Guerre relle, pour l’expressivité et le mys-
mondiale. C’est l’idée originale et très tère du monde animal, pour les
séduisante qu’a eue Stéphane Cor- non-lieux désertés et menacés d’une
réard à l’occasion d’une carte blanche destruction complète. Cela donne à
que Gabrielle Maubrie lui a offerte ces deux peintres une très grande
dans sa galerie. actualité.
Le musée des beaux-arts de Rennes Anaël Pigeat
vient justement, cet hiver, de mon-
trer une rétrospective de Gilles Ail- ——
laud, dont on avait revu le travail dans On paper, you would hardly expect
l’exposition de groupe Deadline au the painter and theater designer
musée d’art moderne de la Ville de Gilles Aillaud (1928-2005), one of
Paris en 2010, et dont on aimerait the representatives of the Nouvelle
aussi voir une véritable rétrospective Figuration movement, to be linked
dans une institution parisienne. L’an- with Jürg Kreienbühl (1932-2007),
née dernière, l’espace Dix291, créé a man trained in ornithology in
par deux artistes – Bernard Crespin Switzerland who lived in the shanty
et Myriam Bucquoit – dans le 11e ar- towns around Paris in the wake of
rondissement de Paris, avait permis World War II. But that is what
de redécouvrir le travail trop peu Stéphane Corréard has very suc-
connu de Jürg Kreienbühl. cessfully and charmingly done as
Sans qu’ils ne se soient jamais ren- guest curator at the Gabrielle Mau-
contrés, les deux hommes entre- brie gallery.
tiennent une étonnante proximité, Aillaud, whose work featured in
plus encore d’esprit que de forme. Ils the group show Deadline at the
ont certes dessiné, gravé et peint les Musée d’Art Moderne de la Ville
cages de la ménagerie du Jardin des de Paris in 2010, has just had a re-
Plantes et les salles du Muséum trospective at the Musée des
d’histoire naturelle – jusqu’à s’y faire Beaux-arts in Rennes. It would be
enfermer une nuit, dit-on, dans le cas nice to see him get a proper re-
de Jürg Kreienbühl. Des dessins du trospective in Paris, too. Last year,
Museum sont entre autres l’objet de Dix291, a space created in Paris
la magnifique première salle de cette (11th arrondissement) by the ar-
exposition intitulée Quelques êtres tists Bernard Crespin and Myriam
vivants dans leurs environnements
quotidiens. Mais la proximité entre Ci-dessus/above: Jürg Kreienbühl.
ces deux peintres ne tient pas seu- « Dans le tunnel ». 1981.
lement à leurs motifs. Aux scènes 125 x 93 cm. “In the Tunnel”
de zoo, à l’enfermement des animaux Ci-contre/opposite: Gilles Aillaud.
peints par Gilles Aillaud, répondent les « Hippopotame enfermé ». 1967.
terrains vagues de Jürg Kreienbühl, 195 x 130 cm. “Confined Hippopotamus”
31
reviews
PARIS
Wolfgang Tillmans
Galerie Chantal Crousel / 18 avril - 23 mai 2015
expositions
PARIS PARIS
John Baldessari. Early Work Gloria Friedmann
Galerie Marian Goodman / 28 février - 11 avril 2015 Galerie Mitterrand / 10 avril - 23 mai 2015
appréciable qu’une galerie d’art Ce qui est formidable chez Gloria nement des êtres, l’hybridation de
contemporain s’extraie du flux de la Friedmann, c’est l’ardeur avec laquelle l’homme et de l’animal, et surtout,
création et revienne sur l’histoire elle se lance dans les chantiers pour me semble-t-il, celui de l’enferme-
de ses artistes. Même si elle se te- lesquels elle invente ou réinvente des ment en soi. On éprouve de la com-
nait quelques années après Pure techniques improbables, tels ces des- passion pour ces monstres fragiles,
Beauty, rétrospective itinérante où sins au fusain sur toile, de 2013, à la si absolument muets.
figuraient certaines des œuvres, fois âpres et drôles, ou ces peintures Catherine Millet
l’exposition parisienne était sans sous verre (dans la tradition muni-
doute plus culturelle que commer- choise !), de grandes dimensions, qui ——
ciale. On regrettera alors la fai- réclament un travail très éprouvant The great thing about Gloria Fried-
blesse de l’accompagnement pour un résultat d’aurore boréale. mann is the intensity with which
textuel. Comme si, dans les galeries, Mais où elle excelle désormais, c’est she throws herself into projects, for
« pédagogie » était un gros mot. Ce dans la sculpture, parce qu’elle y at- which she invents or reinvents un-
qui est dommage quand leur niveau teint un fantastique très rare dans ce likely mediums, such as these dra-
est muséal. domaine. La dimension concrète de wings in charcoal on canvas (2013),
Étienne Hatt la sculpture empêche qu’on y recon- which are both rough and funny,
naisse de purs produits de l’imagi- or these big paintings on glass (in
—— naire, quand elle ne les rend pas the best Munich tradition) in which
Parallel to the presentation of re- ridicules. Or, à chaque nouvelle ex- a lot of hard work produces results
cent works in London, Marian position de Gloria Friedmann, on y like the aurora borealis.
Parallèlement à la présentation de Goodman–Paris was showing a croit, bien que par ailleurs, elle se re- But where she really excels these
travaux récents de John Baldes- selection of older pieces which nouvelle beaucoup. Le choix des ma- days is in sculpture, because she
sari dans la galerie londonienne, made the Californian photo- tériaux y est pour quelque chose, et achieves a quality of fantasy rarely
Marian Goodman montrait à Paris un conceptualist appear to be pour cela aussi, elle expérimente. Ici, found in this field. The concrete na-
choix d’œuvres anciennes du Cali- caught between painting and les œuvres de la série ProteinSpe- ture of sculpture prevents us from
fornien qui laissait à penser que le sculpture and trying to get cies et Everyday Robot, sont réalisés recognizing these works as purely
photoconceptualiste était pris en beyond them. Starting with one of dans un plâtre de résine immaculé, à imaginary, or makes them ridicu-
tenaille entre la peinture et la the few paintings to have survived l’aspect velouté, qui déréalise les fi- lous. The thing is, every time Fried-
sculpture qu’il s’est employé à dé- the 1970 Cremation Project, this gures, comme si le sable qui les mann has an exhibition—and
passer : commençant par une des show, Early Work, ended with an constitue s’apprêtait à se diffuser although she changes a great
rares peintures à avoir échappé au installation from 1989 spread dans l’atmosphère. Avec le groupe deal—we believe. The choice of
Cremation Project de 1970, Early over three walls. The exhibition un- de trois personnages lobotomisés et materials has a lot to do with this,
Work se terminait par une installa- derscored the fact that Baldes- l’autruche à tête humaine qui se and here too she experiments. In
tion de 1989 se déployant sur trois sari’s conceptual art is rooted in mange le nez, on retrouve les thèmes this instance, the works in her Pro-
murs. L’exposition soulignait sur- Pop. One might take the subja- récurrents de l’œuvre : le condition- tein Species and Everyday Robot
tout que l’art conceptuel selon Bal- cent lettering and the borrowings were made in resin plaster whose
dessari plonge ses racines dans le from comics in Bird #1 (1962) for À gauche, de haut en bas / velvety texture makes the figures
pop art : on prendrait le lettrage a piece of youthful waywardness, left, from top: John Baldessari. seem unreal, as if the sand of which
sous-jacent et les emprunts à la if it weren’t that the conceptual « Bird #1 ». 1962. Huile sur papier they are constituted was about to
bande-dessinée de Bird #1 (1962) works shown next to it are some- montée sur carton. 163 x 122 cm. spread into the air. The group of
pour une erreur de jeunesse si la times filled with signs of consumer Oil on paper mounted on board three lobotomized figures and the
peinture ne voisinait pas, ici, avec des society (Study for Econ-O-Wash « Study for Econ-O-Wash (version B) ». human-headed ostrich eating its
travaux conceptuels eux-mêmes (Version B) [1966-67]), also recal- 1967. Photo émulsion sur toile, résine. nose take us back to this artist’s re-
parfois chargés des signes de la ling the fact that distinctions bet- 34 x 34 x 5 cm. Photo emulsion on curring themes: conditioning, man-
société de consommation (Study ween currents were less strict canvas with resin (© J. Baldessari) animal hybrids and, above all, it
for Econ-O-Wash (Version B) [1966- than the ones defined by the his- Ci-dessous/below: Gloria Friedmann. seems to me, being locked up in-
67]), rappelant ainsi que les dis- torians. Unless, of course, that Vue de l’exposition « Rien ne sera plus side ourselves. We feel compas-
tinctions entre courants étaient was specific to the West Coast. jamais comme après ». 2015. sion for these fragile monsters,
moins strictes que celles définies par We know all about Joseph Ko- (© G. Friedmann ; Ph. R. Fanuele). which are so absolutely mute.
les historiens. À moins que cela fut suth’s contempt for the Califor- Exhibition view Translation, C. Penwarden
propre à la côte Ouest : on connaît le nian’s “conceptual cartoons.”
mépris du New-Yorkais Joseph Which is why it is nice to see a
Kosuth pour les « “conceptual” car- contemporary art gallery getting
toons » du Californien. Il est ainsi away from the flux of current
creativity and going back over
the history of its artists. Even
though held a few years after
Pure Beauty, a touring retros-
pective featuring some of the
works, the Parisian exhibition
was no doubt more cultural than
commercial. The weakness of the
accompanying texts is regrettable,
however. As if “didactic” was a
four-letter word in these parts.
That’s a real pity because the art
itself is museum-quality.
Translation, C. Penwarden
le nouveau
site d’art press
plus clair,
plus beau
et plus riche
avec des textes inédits,
l’agenda des expositions,
les archives, la boutique ...
artpress.com
34
l’interview
EVARISTE RICHER
le métronome et la cristallisation
interview par Anaël Pigeat
I Evariste Richer entretient un dialogue per- « Avalanche II ». 2012. environ 70 000 dés (fragment). Parmi mes maîtres en théorie, Sanejouand
manent avec l’histoire de l’art. Comme il le dit (Production CIAP, île de Vassivière ; Ph. Philippe et Gasiorowski ont été très importants pour
lui-même : « Il y a beaucoup d’étalons artis- De Gobert). Approximately 70 000 dice moi, dans leur volonté de dépassement de
tiques qui ont gradué mon regard ». Dans ses la peinture. Je possède, comme un ferment
années de formation, à l’école des beaux-arts logiste avant l’heure, et qui fut à l'origine de la lactique, un petit dessin de « Gasio » de la
de Grenoble puis à Cergy, il a été très marqué création du parc national des Cévennes. série Étant donné l’adorable leurre. Sane-
par l’exposition de Gino de Dominicis au jouand, dans son premier Charges-objets, a
Magasin (1990). Puis il a découvert Piero Votre Palette du diable (2012), photogra- serré une toile d'un lacet comme pour étran-
Manzoni et l’Arte Povera au Castello de Rivoli phie d’une tranche de météorite qui a la gler la peinture. Ils ont eu un rapport cri-
à Turin. Visiteur assidu de la Biennale de forme d’une palette de peintre, est-elle une tique au médium, à l’histoire de l’art et au
Venise depuis l'adolescence, c’est au Palazzo manière de faire le lien entre le monde pic- marché, dans un esprit de remise en ques-
Grassi qu’il a vu une première grande expo- tural que vous avez commencé par ex- tion permanente, physique et psychique,
sition sur Marcel Duchamp. L’art conceptuel : plorer, et celui des objets vers lequel qui m’a toujours impressionné. Ce sont des
une perspective (1989), au musée d’art vous vous êtes ensuite tourné ? travaux qui fonctionnent par strates, je les
moderne de la Ville de Paris, est aussi pour lui J’ai d’abord pratiqué une peinture gestuelle gratte à la truelle comme un archéologue.
parmi les découvertes décisives. Dans un tout dont l’énergie s’inspirait de l’expression-
autre registre, pendant quinze ans, il a travaillé nisme abstrait. Puis j’ai découvert la vio- Et en littérature, y a-t-il des textes qui
sur de nombreux tournages de film, en parti- lence sourde de Bruce Nauman, la radicalité vous ont marqué récemment ?
cipant à la réalisation des décors. Peut-être formelle de Donald Judd, la puissance fine J’ai relu Micromégas de Voltaire : deux
faut-il citer encore, dans son héritage artis- de Blinky Palermo. Par épure je glissais géants, l’un venant de l’étoile Sirius, l’autre
tique, la figure d’un grand-père, médecin de sans cesse vers le hors-champ, jusqu’à des anneaux de Saturne, visitent la terre
campagne en Ardèche, qui pratiquait la photo- sortir du cadre et basculer vers l’objet. Il y a apparemment déserte. À l'aide d'un dia-
graphie, l’archéologie, la spéléologie, en éco- dans mon travail un désir latent de peinture. mant qu’ils utilisent comme microscope,
35
interview
l’interview
SCIENCE ET MESURE MÉTRIQUES l’étalon du souvenir d’un monde ; le Mètre ment tragique. Parmi ces dérèglements, il y
Comme Marcel Duchamp avec ses 3 vierge (2004) perd son référent et évoque a aussi le Lingot mort (2007), un lingot d’or
Stoppages-étalon (1913), ou Walter De peut être les perceptions sans repères que qui a perdu sa valeur parce qu’un plomb y a
Maria avec son Broken Kilometer (1979), l’on peut avoir sur la banquise en plein white été tiré : c’est une alchimie inversée,
vous vous êtes créé des systèmes de out, ou dans un désert, pris dans une tempête comme une faute de frappe, une dyslexie de
mesure personnels. Votre usage de la de sable, expérience de l’infini, des angles l’harmonie. Actuellement, je travaille à ren-
science n’est jamais de l’ordre de l’illus- morts de la vie. En revanche, Black Balance dre un métronome fou.
tration ni de l’esthétisation. est une pièce plus politique. Ce niveau à
Ce qui m’intéresse dans le processus de bulle rectifié cristallise les problématiques de LES DÉS ET LE JEU
recherche scientifique c’est l’épuisement l’anthropocène qui mettent en cause la Certaines de vos œuvres sont consti-
du sujet : de la « dissection » de l’atome à la ponction sans répit des ressources natu- tuées de dés, qui sont souvent comme des
fouille de l’énergie noire à l’aveugle, les relles de la terre par l’homme, et qui redé- étalons, associés aux météores et aux
scientifiques observent, mesurent, quadril- finiraient notre époque à l’échelle du temps nuages. Viennent-ils plutôt de Mallarmé
lent les phénomènes par la mise au carreau géologique. L’œuvre mesure la stabilité de ou de Robert Filliou ?
et l’établissement de nomenclature de tous notre horizon grâce à du Girassol, un pé- Plutôt de Filiou, sans perdant ni gagnant. Le
les possibles. On a l’intuition en commun et, trole angolais chargé d’une violence qu’on a dé est un outil de travail qui m’aide parfois à
souvent, ils comprennent très vite ce qui se tendance à oublier sous nos latitudes. Une faire des choix. J’ai découvert le poème de
passe dans le processus artistique. Étu- expression angolaise dit : « une goutte de pé- Mallarmé, à travers le prisme du travail de
diant, j’ai agrandi en photo un mètre à ma trole extraite, une goutte de sang versé ». Marcel Broodthaers qui avait fait basculer Un
taille (le Mètre, 1994). Ce geste paradig- coup de dé jamais n’abolira le hasard dans
matique, cette volonté d’élasticiser l’éta- L’Œil du perroquet (2008), qui indique l’abstraction en le maculant d’encre. Quelque
lon, de mettre en faillite l’idée de norme, était l’horizon dans un avion, devient chez chose d’une mélancolie sombre et douce me
une sorte d’héritage situationniste, un désir vous un instrument de mesure qui perd le revient et ces mots facettés aux angles
de mesurer d’autres dimensions. Ensuite, j’ai nord – un peu comme les boussoles de- multiples ont transformé le hasard en une har-
décliné ce geste de distorsion, réelle ou vant le Mur magnétique - 4 e dimension monieuse forme quartzique. C’est un beau
conceptuelle, dans une tentative de redéfi- (1961-72) de Takis que l’on a vu récem- caillou qui vient de loin, ce poème.
nition permanente du réel et de mes propres ment au Palais de Tokyo. Dans le Nouveau Festival, ma pièce,
outils. Le Mètre de mémoire (2003) est Cet horizon artificiel tournoyant sur lui- Avalanche 2 (2012) est justement visible dans
même simule une chute sans fin, comme la l’espace mallarméen. Elle consiste en 70 000
« L’horloge ». 2012. Plateau de manège Médéorite (2008), une météorite percée dés environ, posés au sol et répartis en six
Diam : 7, 50 m. Vue de l’exposition « Substrat », comme un dé à jouer et suspendue dans sa valeurs de gris, qui font apparaître, par pixelli-
CIAP, île de Vassivière. (Ph. A. Mole). descente vers la Terre. Ces moments sug- sation, l’image d’une avalanche de neige en
Merry-go-round platform gèrent l’idée d’un dénouement potentielle- haute montagne. Le moment est en suspens.
37
interview
l’interview
interview
What fascinates me about this kind of By turning over standard sized advertising
“slow life” taken from nature’s “silent mo- posters (4 x 3) and pasting them on a wall,
nopoly” is that whether you cut a stone in I reveal the blue that’s printed on the back
half or look at the whole thing, there is an to avoid see-through images. I’m starting to
artistic content at rest in it. When I think make a color chart of infinite shades of
about the freightedness of these stones I am blues and grays. I see it as a tribute to Carl
humbled. Roger Caillois writes about a Andre, who was in turn referencing Stieglitz.
Dürer engraving, Melancholia 1, where we It’s about the richness contained in the fer-
see Dürer buy an agate. His work is crys- tile dryness of American Minimalism, and
tallized in the observation of this stone. an opening to the sky that refers to an in-
That puts art into context. Homo erectus dis- ventory of clouds and their eternal renewal.
covered how to make a fire by striking a
marcasite with a flint over tinder that in turn SCIENCE AND METRICS
set fire to dried hay. My L’Amadou, le foin, Like Marcel Duchamp’s Three Standard Stop-
le silex et la marcassite (2014) is about the pages (1913) and Walter De Maria’s Broken
idea of creation, a direct, fleeting rela- Kilometer (1979), you’ve created your own per-
tionship between materials, a collision that sonal systems of measurement. Your use of
generates meta-meaning. science has nothing to do with illustration
or aesthetization.
You’ve often tried to make machines that What interests me about the process of
produce meteorological phenomena. How scientific research is the exhaustion of a sub-
do you see the presence in your work of ele- ject. From nuclear fission to the random
ments associated with romanticism, the su- search for dark energy, scientists observe,
blime and a kind of abstraction? measure and cross-rule phenomena by
I like to deal with the world’s clinking. scaling up and establishing a nomenclature
Recently, during a residence at the Parvis in of all possibilities. Scientists and artists
Tarbes, I spent some time at the Pic du Midi share a common intuitive sense, and often
observatory during some very bad weather. scientists very quickly get what’s going on
I reproduced data on warm and cold fronts in the process of art. When I was a stu-
taken from a meteorological chart of Europe dent I blew up a photo of a ruler to my
I found in the The International New York own size (Le Mètre, 1994). This paradigmatic
Times. I’m going to have a series of these act, seeking to relativize size standards, to
daily reports on ephemeral phenomena destabilize the idea of norms, came from the
engraved in marble for all eternity. influence of Situationism and its desire to
In my Ellipse/Éclipse (2010), I also addressed measure things in new, other dimensions.
the fugacity of thought and vision. These After that I did variations on the concept of
sculptures, large light-reflecting disks, play distortion, whether real or conceptual,
with sunlight and reveal the surrounding constantly trying to redefine reality and
environment by shifting the viewer’s gaze out my own tools. Le Mètre de mémoire (2003)
of frame. Somewhat similarly, the sculpture is a metric to measure the memory of a
Blow Up (2003), a tennis ball turned inside world; Le Mètre vierge (2004) is a metric that
out, is also a reference to Manzoni’s Base of loses its referent and refers, perhaps, to si-
the World (1961). I enclosed the world in a lit- tuations where we become totally diso-
tle tennis ball and turned it inside out. Le riented, such as on an ice field during a
Rayon vert (2005), a neon which lights up for white-out or in a desert during a sands-
two seconds every day at sunset (Universal torm, experiences of the infinite, of the
Time), is also about a sudden, evanescent blind spots of perception.
crackling. It’s the spark of thought, a dazzling In contrast, Black Balance is a more politi-
moment that I try to distil. cal piece. The rectified spirit level crystallizes
the problematic of the anthropocene, with
With Les Équivalents (2006), you become an man’s constant extraction of natural re-
observer of the real and create a journal of the sources from the earth, redefining our age
heavens. on the scale of geological time. The work
measures the stability of our ideal horizon
Page de gauche /page left: « My Ultraviolet 2 ». 2014. thanks to Girassol, a crude oil produced in
Diazo paper. 300 x 800 cm. Vue d’installation prix Angola infused with a violence that we in the
Marcel Duchamp, Fiac 2014. (Ph. T. Merret) global North tend to forget about. Angolans
Cette page, de haut en bas /this page /from top: have an expression: “For every drop of oil
La collection de minéraux de l’abbé René Just Haüy produced a drop of blood is shed.”
(détail). 2013. 134 photographies couleur.
70 x 80 cm chacune. Color photographs In your L’Oeil du perroquet (2008), an aviation
« Le Grêlon noir ». 2008. Moteur, variateur, dé à jouer altitude indicator (a pilot’s instrument for in-
(© A. Morin). Motor, variator, dice dicating the horizon) becomes a gauge that
« Les Micachromes » (détail). 2012. 11 photographies loses its bearings, something like the com-
cibachrome. 162 x 120 cm chacune. Ph. A. Mole) passes in front of Takis’s Le Mur magnétique
40
l’interview
interview
can ruin crop harvests. The silver iodide petrified sunlight. It takes on the dimension
molecules combine with the ice molecules of irreversible time. As for Cinéma (2006),
so that hailstones are formed more quickly. these are pieces of tape used for stage
Daguerre used silver iodide to make light- spikes that I found on movie sets and rolled
sensitive plates could capture images. I into a ball, the kind of ball produced by sedi-
borrowed and modified his technique. To mentation over a geological timeframe. In
create a conceptual tautology, a kind of this case it represents the time period when
mirror effect, I made daguerreotypes of I worked in movies. It’s a concretion, a kind
clouds charged with silver iodide. of giant bezoar, a planet being born. To give
My use of cyanotypes was a natural choice other examples, in Le Monde maculé et le
for this subject. La Grêle (2012) is an Monde immaculé (2004), I turned pages of
inventory of bluish images of fallen that newspaper into monochromes, darke-
hailstones I found on the Web. I printed ning one and making the other almost white.
them all in the same format, like an ephe- The idea is to drain off accumulated infor-
Ci-dessus/above: « La palette du diable ». 2012. C-print. meral herb book, a phantom collection. I mation—a purging of the eye, unalienating
102 x 127 cm. (Coll. Frac Aquitaine). “Devil’s Palette” also used Cibachrome, a photo printing the gaze. It’s the transition from day to night,
Ci-dessous/below: « Météorologie n°1 ». 2006. technique that’s becoming obsolete, with twilight, to the beat of a metronome. I
Série de 54 sérigraphies. Set of 54 silksceen prints geological-like stratifications, for the Mi- Translation, L-S Torgoff
cachromes series. Mica is made up of
concatenation: the atelier as vortex. The leaves that I enlarge like prehistoric slides. (1) Galerie du Jour, 2015. Curator Hugues Reip.
concept of games is also a metaphor for so- The subject determines the medium. My
ciety. There are ancient Chinese playing Ultra Violet #2 (2014) is a tribute to Nicé- Evariste Richer
cards that can be used as a kind of cur- phore Niépce’s View of Gras (1826) printed Né en 1969 à Montpellier
rency, while at the same time they also re- on diazo paper. It’s a full-scale imprint of the Vit et travaille à Paris
present all the constellations. They are sun-filled bay window in my studio on Expositions personnelles récentes
representations of systems of hierarchy paper designed for reduced-scale archi- 2012 Substrat, Centre international d’art
and power. Games crystallize social issues. tectural plans—a step beyond heliogra- et du paysage Île de Vassivière, Beaumont-du-Lac
In another piece, I reproduced New York phy. I go through the history of Atlas Ellipticalis, Schleicher+Lange, Berlin ;
State lottery tickets, eliminating the num- photography like a surveyor, by means of 2013 Le Grand Elastique, Palais de Tokyo, Paris
bers and words that cover them and leaving triangulation and verification. Continuum, Meessen De Clercq, Bruxelles
only the patterns and colors. Then I blew 2015 Selected Works, galerie Untilthen, Saint-Ouen
them up and printed them on paper. The re- In addition to its conceptual dimension, in Expositions de groupe récentes
sult is a reference to the organization of a your work you often introduce narrative pos- 2015 Nouveau Festival, Centre Pompidou, Paris
city, or a garrison, as Machiavelli envisaged sibilities related to memory. Re-Corbusier dans l’art contemporain,
it, war seen as a game like chess. The slo- When stood up vertically, the merry-go- Maison La Roche, Fondation Le Corbusier, Paris ;
gan of one of those lottery games, called round platform that constitutes L’Horloge Art et Archéologie. Les narrations de l’absence,
Cash for Life, is, “Watch Green Appear Out (2012) becomes “amnesiac,” retaining Musée d’Aquitaine, Bordeaux - FRAC Aquitaine ; Les
of The Blue.” I had it made into a neon nothing of its own history but the dust I kept motifs du savoir, Mains d’œuvres, Saint Ouen ; Roc,
sign revisiting Joseph Kosuth’s Five Words on its surface and left visible. Its geometry is galerie du jour agnès b., Paris ; Eppur si muove,
in Orange Neon (1965), with the word like a crystalline construction and becomes Mudam, Luxembourg
“green” in green neon and the word
“blue” in blue neon. The message embodies
a magic, illusionist political economy,
which when decontextualized also refers to
our perception of a landscape or the lumi-
nous specters of exoplanets that indicate the
limits of the universe. I also play with
scales, using bowling balls because of
their visual power and the way they look like
eroded planets.
centre Pompidou
LE NOUVEAU
FESTIVAL beauté du jeu
interview de Michel Gauthier par Éric Loret
game theory
C’est aussi ce qu’on a voulu faire avec Julien La fin du 19e siècle, c’est aussi le Coup de
Prévieux en proposant un « musée du bug », dés de Mallarmé, sous le signe duquel
de la défaillance, du ratage. Montrer que le vous placez, en compagnie de Quentin
jeu est une valeur susceptible d’être jouée, Meillassoux, une partie de l’exposition.
critiquée, remise en cause. Dans le Coup de dés, il y a certes l’éclat de
rire fin de siècle, mais surtout le hasard.
Moins évidente est la présence d’un pro- C’est l’effondrement de la métaphysique, un
gramme de performances stand up, dont sentiment très fort de la contingence, et
le lien avec le jeu semble plus ténu… dès lors le jeu s’impose naturellement Uta Eisenreich. « Die, Match, Ladybug ». 2010
Le jeu, ce sont certes les règles, mais aussi comme ce qui vient régler la fabrique artis- © U. Eisenreich)
le rire, avec entre autres le déguisement. Bien tique, lorsqu’il n’y a plus d’autorité su-
avant Dada, la relation entre art et jeu se noue prême, plus de signifiant suprême. mais aussi peut-être à la fois en tant que
peut-être pour les avant-gardes à Paris à la les grands récits se sont effondrés et que,
fin du 19 e siècle, dans les cabarets comme LA FIN DES GRANDS RÉCITS quand on ne sait plus quoi faire, les dés sont
le Chat Noir, où la figure la plus célèbre des Cette fin précoce des « grands récits » finalement bien utiles pour prendre des dé-
« décadents » et des « fumistes » est Al- nous renvoie du coup à notre propre pé- cisions. Ce qui expliquerait l’étonnante per-
phonse Allais. Duchamp a été très proche de riode et au choix que vous avez fait de pré- sistance du jeu depuis les Arts incohérents
ce monde : on sait ce que lui doit la mous- senter surtout des contemporains… jusqu’à nos jours. Mais il est évidemment
tache de sa Joconde. À cette époque et Peut-être que l’anomie de la période post- illusoire de penser qu’ils ont toujours la
même longtemps après, la relation entre moderne replace le jeu dans une position même valeur. Nous montrons le film Hiatus
jeu et art est intolérable pour les musées : rire centrale. Il me semble – mais ce ne sont que (1999-2014) d’Ericka Beckman, figure de la
et jeu sont donc un moyen de prendre dis- des perspectives de travail – que si le jeu a eu, Pictures Generation émergée au milieu des
tance avec les règles du grand art, du bel art, notamment dans la période moderne, un années 1970 et typiquement postmoderne :
une façon d’en dégonfler la baudruche. rôle subversif, comme auxiliaire de la grande pour elle, le jeu vidéo est presque le corollaire
C’est le lien entre ce cabaret et le stand up utopie visant à remettre en cause la sépara- d’une forme de la société du spectacle, le
qui nous intéresse, ce dernier étant aussi un tion entre l’art et la vie, il perdure dans la pé- symbole de la disparition du réel, de ce qu’il
jeu, puisqu’il travaille avec des règles codi- riode postmoderne à la fois avec cette est remplacé par des représentations. Le
fiées, sans parler de la dimension de mimi- dimension critique, dénonçant une société jeu n’a pas ici une valeur positive.
cry, de mimétisme, qu’on retrouve un peu dont on voit qu’elle a institué le jeu comme
dans l’exposition. une des règles d’asservissement du citoyen, La « Beauté du jeu » est donc ambiguë…
Il y a une double dimension : l’apologie de
l’échec et la remise en cause de l’asser-
vissement, mais aussi la capacité du jeu à
produire des formes. Le jeu est générale-
ment présenté comme un état d’esprit,
une posture, etc., mais il a également
donné des formes : une relation qui n’est pas
souvent explorée et que nous mettons au
cœur du « Casino des formes ». Les ma-
trices formelles de la peinture géométrique
sont des plateaux de jeu, par exemple. Le
bug du jeu vidéo génère des formes qui
ont passionné les artistes : on tenait ainsi,
avec Julien Prévieux, à montrer Miracle
(1996), une vidéo de Miltos Manetas, où l’on
voit un avion qui n’atterrit ni ne décolle sur
son tarmac, coincé en boucle, et ce bug, qui
est contre le jeu au fond, engendre une
forme totalement contemplative, d’une
grande beauté. I
centre Pompidou
retrospective
CAROL RAMA
tirer la langue
Lucia Schreyer
rétrospective
retrospective
rétrospective
Carol Rama:
Tongue, and Cheek
Carol Rama (Turin, 1918) has been margina-
lized by art history and feminist discourse.
Her work is fragmented, like the (a)sexual
and hybrid bodies in her paintings. In every
decade she has changed her style and me-
diums, intuitively or consciously echoing or
opposing the dominant trends, and while
her work connects to many of the last cen-
tury’s avant-gardes (Expressionism, Surrea-
lism, Concrete Art, Pop Art, Arte Povera, soft
sculpture) it is impossible to categorize. At
long last, Rama is being given her first
French retrospective at the Musée d’Art Mo-
derne de la Ville de Paris (April 3–July 12).
——
Carol Rama is self-taught, having atten-
ded only sporadically the atelier of Felice Ca-
sorati, the most influential artist in Turin at
the time. Her only “master,” it seems, is
“sin.” Rama’s theater of cruelty is played out
behind the closed windows of a dark apart-
ment full of fetishes. Like in a camera obs-
cura, this is where she develops the
images that haunt her. In her works we
can sense the solitude and melancholy of
the city of Turin described by Frédéric
Pajak. She casts out her devils, her political
and ecological nightmares in an artistic
exorcism, she infuses them with eroticism,
transforms and sublimates them, while
never lapsing into moralism or wallowing
in victimhood. The separation of the work
and the author demanded by Roland
Barthes in 1967 cannot apply to Carol
Rama. She is one with her art. As her many
Autorattristatrice prove. Like other pieces,
they are the result of a game that com- trees, fox furs (her mother worked in the fur 1944, she confronted the Mussolini regime
bines instinct, passion, joy, sadness and, trade), dental prostheses, prosthetic feet and with her Resistenza. In 1945 her first exhi-
above all, anger. legs (which her uncle made) and spades. A bition at the Faber gallery in Turin was clo-
snake flicking out its tongue emerges from sed down for obscenity.
HYBRID BODIES the vagina or anus of Dorina, depicted in a Feeling that she needed to cure herself of the
The “wet” phase of her first watercolors is bawdy pose. “Bouquets” of penises of excess of freedom for which she was cen-
closely linked to biographical elements. masturbating men adorn the neck of the Ap- sored, in the early 1950s she turned to-
The visits to her mother, a psychiatrist, passionata. The central motif of these dra- wards Gillo Dorfles’ Movimento per l’Arte
suggested obscene representations of wings is the impudent tongue stuck out Concreta. She wanted a bit of discipline, to
naked, amputated bodes, strapped onto by the characters, a sign of defiance, pro- be part of an intellectual tendency. The
beds or in wheelchairs. With Amabile, she vocation, resistance and desire. The use of move towards abstraction began in 1944
erects a monument to her father, who killed watercolor, a medium with feminine with the three faceless and phallic Fates.
himself after his car and bicycle business connotations, the pastel tones and the Rama soon broke free of the rigid principles
went bankrupt. The representation of his small-format formats in their swagged and of “masculine” rationalism thanks to the
head with his eyes half-closed, wearing a flourished frames contrast with the imagination of her compositions and her pa-
wreath, with razor blades, recalls Chris- sexually explicit nature of the scenes. lette. The works that really “dance” are
tian iconography. In other works, isolated Rama’s hybrid bodies vibrant with desire animated by squares and lozenges and
objects float in indeterminate spaces: were an act of opposition to the gender have their own respiration, which gives
shoes (filled with phalluses), urinals, shoe dichotomy of fascist ideology. Back in them elasticity and an organic feel. Some of
49
retrospective
her works are reminiscent of electrocar- bilitation of the artist’s early watercolors in room in the museum is devoted to part of
diograms. As are some of the canvases her 1980 exhibition L’Altra Metà dell’avan- the body that the thematic “threads” or
Rama made in the 1970s, sewing them guardia, 1910-1940. (The Other Half of the “fluids” link together.
with thread, which seem to draw the cardiac Avant-Garde, 1910-1940). She enriched her Paul B. Preciado describes Rama as a
rhythm of a painted body. The artist “ope- repertoire with elements like toads, bulls, phantom limb, an extemporary. Art his-
rates” on her works, penetrates them, uses angels and fantastical creatures, using city tory had amputated her oeuvre but it has
stitching on textile patchworks. Her almost maps and architectural plates as her support reappeared, making us aware of the am-
medical approach reminds us that art has (and getting Keaton to ejaculate on them), as nesia that prevented us from thinking
always played a healing role and helped sca- well as construction plans from her father’s about it. There is a vital need to remedy this
rify emotional wounds. factory. Here, again, we find the theme of situation and question the criteria of nor-
fragmentation. In La Macelleria (1980) a las- mative historiography. Rama is nearly a
FRAGMENTED ANATOMY civious woman butcher sticks out her tongue. hundred years old, yet her substance-pic-
In the 1960s Rama threw color, varnish, tar, Will she go so far as to castrate the male tures still seem fresh and wet. Her artistic
spray and birdlime on her canvases, ad- figure, as in Klossowski’s The Butcher (1986)? organism is alive and breathing, it is fresh,
ding natural and artificial materials (claws, In the 1990s, mad cow disease inspired a wild, current and delicate, original and pro-
rice, animal fur, beads, nails, syringes, reels good many collages, which Rama then deve- vocative, insubordinate and loud, like an
of wire and glass or plastic eyes). This was loped as prints in the following decade. The eternally young bright red tongue. I
her version of Combine Paintings. Edoardo convulsive, almost ecstatic movements of Translated from the
Sanguineti, whose poems are written on the agonizing animals moved her deeply. French by C. Penwarden
some of the works, borrowed the term bri- Mucca Pazza [Mad Cow] is Rama’s alter ego.
colage from Lévi-Strauss (La Pensée sau- The Musée d’Art Moderne de la Ville de Page de gauche /page left:
vage, 1962). Some of these pieces contain the Paris is currently showing the first ever « L’Isola degli occhi ». 1966. (© Ph. Studio Dario
formula for the atomic bomb. The bodies French retrospective of Rama’s work in an & Carlos Tettamanzi © Archivio Carol Rama, Turin)
seem to have been dematerialized by a vio- exhibition which puts the emphasis on its Ci-dessous /below: « Sortilegi ». 1984.
lent blast. All that remains is a watching, wit- cyclical character. In an analogy to the (Hauser & Wirth Collection, Suisse
nessing Cyclopean eye, acting as a wakeful image of the fragmented anatomy, each © Ph. S. Altenburger © Archivio Carol Rama, Turin)
consciousness. The eroticism of this eye
reminds us of Bataille, whose theory of the
formless seems to be demonstrated by her
“ejaculations” of blood, sperm and saliva
dripping down the virgin canvas. This in-
forme was a reaction to the horrors of
World War II, which went into extra time in
Algeria and Vietnam. Mussolini declared
that “maternity is to man what motherhood
is to woman.” Rama reacts by drawing en-
ormous penises in the shape of mushroom
clouds, and also the similarly impressive pic-
ture Maternità (1966).
In the early 1970s, Rama worked with car-tire
rubber and bicycle inner tubes from her
father’s factory. Her use of these soft mate-
rials recalls post-Minimalist soft sculpture.
We could also see a parallel with Arte Povera.
But Rama’s work is too queer to fit into a sin-
gle category. It always contain allusions to
the mutating human body. These tactile sur-
faces (sometimes sporting “teats”) in red-
dish, brown or black rubber, evoke intestines.
The tires are generally cut up and glued to
the canvas to form geometrical motifs, as if
to illustrate the motto “La guerra è astratta”
[War is abstract]. The “scars” of oft-repaired
inner tubes give the works their own particu-
lar patina. Movimento e immobilità di
Birnam [Movement and Immobility of
Birnam] is a recurring title in Rama’s work,
alluding to the soldiers who used the trees of
Birnam wood as camouflage in Macbeth,
and referring, by extension, to Rama’s own
play on camouflage and disguise.
In the 1980s the artist came back to her
(repressed) figurative sources, turning the
crank of the eternal return. This return can
perhaps be explained by Lea Vergine’s reha-
50
mémoire
CHIEH-JEN CHEN
la narrativité en suspens
Claire Margat
51
memory
mémoire
memory
mémoire
abyme so that viewers become fascinated worked with in making the film Bade Area traces we see become increasingly enig-
by the making of an imaginary based on (2005), a reportage about an abandoned matic and opaque. We are simply sound
visions that had been offered to them industrial city. In pursuing collaborative boxes full of fading resonances of a past that
directly. For instance, the reconstruction of works that offer an alternate narrative of his- is slipping away. “No matter what happe-
lingchi (2) in Echoes of an Historical Pho- tory from the viewpoint of the forgotten and ned,” Chen says, “in a way, its disappea-
tography (a film shown by the Agathe Gail- ignored, people who have gone into “in- rance is inevitable.”
lard gallery at the 2002 FIAC) includes the terior exile” to “resist amnesia,” Chen is Art, he believes, is the guardian of that
French photographer who witnessed it. seeking to “remagine, retell, rewrite “ a which was and is no more. Viewers are
The effects of an image ripple out far history that is still under construction. The flooded with contradictory feelings; caught
beyond those who have seen the original. Route is about a dock workers’ strike; Em- between the unbearable lightness of being
Even a documented and archived photo pire Borders is about the effects of globali- and the eternal return produced by the
depicting a specific event can dissolve into zation. Realms of Reverberation examines “karmic mirrors” of Chinese mythology,
an imaginary and nebulous posterity.(3) the isolation of lepers in a sanatorium in Lo- seeing these films becomes a spiritual
Chen’s early work used still photos, as if sheng, near Taipei, during Japanese colo- exercise. Transformation Text, presented at
frozen by the shock felt by the viewer, nial domination and then moved the tenth Shanghai Biennale, is a narra-
which he Photoshopped to refer to his own elsewhere when the site was taken back by tive and audiovisual appropriation of the
genealogy. His more recent films are the city. Les Planteurs d’arbres restores Bianwen tradition (4) that originated with
marked by his desire to insert himself into the neglected heroic dimension of these Buddhist monks. Its headings constitute
an historical context. lepers who firmly believed in the dynamic Chen’s own roadmap: “Production of a Po-
and protective role of nature and were for- pular Culture, History of Work, The Creation
NON-PLACES OF MEMORY ced to look on helplessly when their town of Communities, Self Reliance.”
Born in Taiwan in 1960, Chen Chieh-Jen was inexorably taken over and destroyed for Chen’s main concern is not to document the
grew up during the period when the is- redevelopment. A few survivors move past. Rather he explores the inherently
land was under martial law (1950-1987). through the ruins of the building. The strange quality of temporal displacement in
In reaction to the ideological straightjacket investigation of the asylum is comple- images where movement tends towards
imposed on a closed and rigidly disciplined mented by photos of the patients’ medical immobility. Neither images of time nor
society, he gave up art for a time and instead files. In an earlier work, the 2003 film Fac- moving images, these filmic images on
concentrated on his family’s memories. tory, archive photos of women workers the verge of disappearance show a time that
This led to a more general reflection on employed by a textile mill during a short- gradually fades out and finally evaporates,
history. When people forget their history, he lived economic boom were overprinted thus achieving an active intemporality. I
explains, “they lose their ability to ima- with visions of old, worn-out women Translation, L-S Torgoff
gine and think about their future on the chained to their work in an infernal cycle of
basis of their past.” Since 1996 he has repetitive movements. (1) Roland Barthes, Camera Lucida, Notes on Pho-
been reconstructing a people’s memory tography, translated by Richard Howard, Farrar,
and then deconstructing it by reinserting it AN ACTIVE TIMELESSNESS Straus and Giroux, 2010.
into a subterranean history that remains The films in the four-channel video instal- (2) A Chinese torture, “death by a thousand cuts.”
unwritten, the history of the excluded and lation Realms of Reverberation are pro- (3) Claire Margat, “L’entre-deux images,” artpress
uprooted, a phantom people, wandering jected in movable wooden crates so that no. 264, January 2001.
souls. viewers can isolate themselves and im- (4) A popular genre of Chinese literature in the eight
Today’s neo-liberalism is continuing to merse themselves in a strange and foreign to the tenth centuries.
erase the memory of the Cold War. Chen’s past. The installation also includes ar-
films react by conveying what can be seen chives, including photos of the leprosy ba- Claire Margat is a philosopher and an art critic.
by vigilant witnesses or sentinels on the loo- cillus about to be wiped out. But it is
kout for the unperceived. Friend Watan illusory to think that a lost world can be re- Chieh-Jen Chen
(2013) is about the resource person he presented through documentation. The Né en /born 1960
Vit et travaille à / lives in Taiwan
2010 Long March Space, Pékin ; Taipei Fine
Arts Museum, Taipei ; REDCAT, Los Angeles
2011 Stiftelsen 3,14, Bergen
2012 Hanart Square, Hong Kong
Lin & Lin Gallery, Taipei ; Yi-ping Construction
Material Factory, Shulin, Taïwan
2013 MUDAM Luxembourg ; Gävle konstcentrum
(Suède) ; Red Brick Art Museum, Pékin
West Bund 2013: A Biennial of Architecture
and Contempory Art, Xuhui Waterfront, Shanghai
2014 Realm of Reverberation,
galerie Olivier Robert, Paris
8e biennale de sculpture, OCAT, Shenzhen
INTRODUCING
JENNIFER
CAUBET
Marie Chênel
Née en 1982, et diplômée de l’École natio- cupation adoptée sur place. L’espace, ainsi riques en atelier, phase de test essentielle à
nale supérieure des beaux-arts de Paris en autonomisé, est temporairement requali- une pratique résolument prospective. Au quo-
2008, Jennifer Caubet travaille la sculpture fié par une sculpture résolument inspirée des tidien, Caubet alterne par ailleurs avec un tra-
dans un dialogue permanent avec l’espace T.A.Z (2) de l’écrivain sous pseudonyme vail plus immédiat de la sculpture, produisant
dans lequel elle se trouve. Elle prépare Hakim Bey : elle occupe (libère) provisoi- des œuvres plus légères qui rejouent en les
pour la rentrée une exposition personnelle rement une enclave spatiale, temporelle décontextualisant des techniques d’architec-
aux Instants Chavirés, à Montreuil (23 sep- et imaginaire, tout en intégrant sa propre tac- ture brutaliste, comme Entresol (2013) ou
tembre - 8 novembre 2015). tique de disparition (et de réapparition). Car Pièce d’angle (2013).
l’œuvre, nomade par essence, est avant
I Depuis la fin des années 2000, le travail tout pensée dans un rapport générique à UNE ÎLE SUR LE WEB
de Jennifer Caubet s’est affirmé et com- l’espace, et ensuite adaptée aux spécificités Au-delà du lieu d’exposition, l’effort est ten-
plexifié autour de préoccupations liées à d’un lieu qu’elle informe en retour. Même à du vers l’ouverture de nouveaux espaces,
l’espace, à son occupation comme à sa re- l’échelle monumentale, elle est entière- qu’ils soient virtuels ou concrets, par l’en-
présentation. Les titres de plusieurs ins- ment démontable et transportable, selon une tremise de la sculpture. En 2014, Caubet réa-
tallations réalisées en 2009, telles que conception chargée d’idéalisme inspirée lise avec Utopia une œuvre jouant sur la
Stratégie d’occupation des sols et Z.A de l’architecture radicale. construction d’un « lieu autre », pour la pre-
(Zone d’Action) le désignent presque ex- mière fois virtuellement effectif. Particuliè-
plicitement : Jennifer Caubet conçoit l’in- UTOPIES RÉALISABLES rement ambitieux, le projet lui permet de se
vestissement de l’espace comme « une De la longue flèche en béton Plugin Rhizome confronter concrètement au réseau. Inspirée
conquête (1) », dans une approche politique (2010) au Spatiovore, fabuleux vaisseau mé- d’anciennes boussoles à anneaux, la sculp-
de l’activité artistique ou, plus globalement, canique accueilli en 2013 à La Maréchalerie ture en inox, visuellement proche d’un objet
de l’être au monde. La même année, Caubet de Versailles, l’œuvre vient se poser – se plug-
réalise E.A.T (Espace d’Autonomie Tem- ger – en tension dans le lieu d’exposition, « Coordonnées en projection ». 2013.
poraire), un « kit sculptural » constitué d’un s’impose à lui et le révèle tout en le transfor- Métal, roulements à billes, fil polyester, flèches.
système de tubes en aluminium dont l’as- mant. Si la démarche est empreinte d’aspira- 180 x 25 x 25 cm, extensions variables. (Prod. : l’Atelier
semblage promet de déployer un réseau tions utopiques, l’œuvre n’est jamais « pays des testeurs / Fondation Galeries Lafayette / Ph. capture
d’étais adaptables à toute surface, et dont de nulle part ». Elle est une « utopie réalisa- d’une vidéo de Bertrand Dezoteux). “Projected
le dessin sera fonction de la stratégie d’oc- ble (3) », basée sur des vérifications empi- Coordinates.” Metal, bearings, polyester, arrows
56
DÉFINITION DE L’ESPACE
Occuper l’espace et le définir forment deux
fonctions indissociables de la sculpture de
Jennifer Caubet (4). Aux Instants Chavirés,
elle s’apprête à conjuguer ces deux fonctions
au tir à l’arc, en quadrillant l’espace de fils liés
d’un côté à des flèches venues se ficher dans
les cimaises, et de l’autre à trois sculptures
en acier poli équipées d’un système com-
plexe de roulement à billes. Dans la conti-
nuité des Coordonnées en projection
(2013-2014) déployées à la BF15, le projet
allie par ailleurs deux axes majeurs de son
travail – la sculpture et le dessin – à travers
des sculptures pensées comme de véritables
« machines à dessiner dans l’espace ».
L’œuvre se fait ici outil topographique, instru-
ment d’appréhension d’un espace que le
corps de l’artiste active en une chorégraphie
de gestes. L’action passée, leur partition est Ci-dessus /above: « Spatiovore ». 2013. Acier, ventouse Jennifer Caubet
rendue de manière indicielle par le rayonne- à pompe à vide. Vue de l’exposition « La mécanique des Née en 1982 à Tonneins
ment des fils et l’inclinaison des flèches. interstices », La Maréchalerie, Versailles. (Ph. A. Mole). Vit et travaille à Aubervilliers
La lecture de cartes associée aux concepts Steel, vacuum-powered sucker Expositions personnelles récentes et à venir :
introduits par Deleuze et Guattari comme « le Page de droite /page right: « Utopia » (expo « Champ 2011 Cortex Athletico, Bordeaux
lisse » et « le strié » (5), ont renforcé l’intérêt magnétique du quotidien », Domaine de Saint-Ser. 2013 Topographies relatives, la BF15, Lyon
de Caubet pour les représentations nor- Acier inoxydable, panneau solaire, routeur modifié, La mécanique des interstices,
mées d’un espace. Cet intérêt l’a par exem- portail captif. 220 x 200 x 120 cm. (Prod. : Voyons Voir – La Maréchalerie, Versailles
ple conduite à matérialiser une banque de Dicréam. En coll. avec C. Artigue, M. Verdes, J. C. Mulet). 2014 Voyons voir, Aix-en-Provence
données topographiques des friches de Stainless steel, solar panel, modified router, portal 2015 les Instants Chavirés, Montreuil
Seine-Saint-Denis, dont elle a scanné ma- Cité de la Maladrerie avec le CAPA, Aubervilliers
nuellement des parcelles, tel un arpenteur (1) Entretien de l’artiste avec Marie Bechetoille, février Expositions collectives récentes :
sauvage (Parcelles, 2013). Depuis la Cité 2012. 2012 Le Vent des Forêts, Fresne-au-Mont
de la Maladrerie à Aubervilliers, où elle vit et (2) Hakim Bey, T.A.Z., Zone Autonome Temporaire, 2013 L’Atelier des testeurs, Chalet Society, Paris
travaille, elle a récemment contribué à lan- l’Éclat, Paris, 1997. Les Apparitions, Ville de Pau
cer FanFiction93 (6), un projet éditorial sur (3) Yona Friedman, Utopies réalisables, L’Éclat, 2000. 2014 A posteriori, La Maréchalerie, Versailles
la marge tentant un prolongement fictionnel (4) Elle s’inscrit en cela dans la ligne initiée par Richard le Puzzle n’est pas un jeu de solitaire,
de ce territoire. Les constellations qu’elle a Serra telle que la définit Rosalind Krauss dans l’Originalité Les Laboratoires d’Aubervilliers
imaginées dans ce cadre, à partir des plans de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula. Le dessin, un genre ?
de Renée Gailhoustet, seront bientôt expo- (5) G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophré- La Galerie du 5e, Marseille
sées dans un appartement inoccupé. nie 2 : Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980. Paréidolie, Salon international du dessin
Comme un retour de la fiction à la réalité d’un (6) Projet en association avec M. Bechetoille, F. et A. contemporain, Château de Servières,
espace qui l’a engendrée. I Lamarche-Ovize et les graphistes Syndicat. Marseille
57
——
Over the last few years Jennifer Caubet has
focused on increasingly complex questions
related to space, particularly its occupation
and representation. This is all but explicit in
the titles of some of her 2009 installations
such as Stratégie d’occupation des sols (Land
Use Strategy, although in French the word
“occupation” has the same military connota-
tion as in English) and Z.A (Zone d’Action). AN ISLAND ON THE WEB space.” The result is a topographical tool,
Caubet conceives the occupation of space as In addition to transforming exhibition an instrument for the apprehension of a
“a conquest.”(1) Her approach to making art, venues, Caubet aims to create new spaces, space that the artist’s body activates
and more generally to being in the world, is whether virtual or concrete, through the through choreographed movements. In the
political. Also in 2009 Caubet did E.A.T intervention of sculpture. Her piece Utopia wake of these actions they remain discer-
(Espace d’Autonomie Temporaire), a “sculp- (2014) was her first virtual “alternate space,” nible through the reconfiguration of the
ture kit” comprising a set of aluminum tubes although it has a physical anchor. This parti- wires and the angles of the arrows.
which, when assembled, forms a network cularly ambitious project represented an Caubet’s reading of maps in association
that can be adapted to any location (thus the attempt to take on the Web in the real world. with the concepts Deleuze and Guattari
particular configuration would reflect the Inspired by early ring compasses, this stain- called “the smooth” and “the striated”(5)
“occupation strategy”) and attached to any less steel sculpture looks like something out has further developed her interest in nor-
surface. The chosen space is thus rendered of science fiction. It demonstrates the mas- mativized representations of space. For
temporarily autonomous by her sculpture, tery of metalwork she has acquired over the example, she materialized a databank of va-
which strictly follows the conception of a course of several residencies. Highly poli- cant lots in Seine-Saint-Denis (department
Temporary Autonomous Zone described by shed to totally remove all traces of its pro- 93) by manually scanning the lots, like
the author or authors writing under the pseu- duction, this precision reflects her some kind of mad surveyor (Parcelles,
donym Hakim Bey.(2) It provisionally occu- determination that viewers should concern 2013). At the Cité de la Maladrerie, the
pies (liberates) a spatial, temporal and themselves not with the process that produ- housing complex in the Paris suburb of
imaginary enclave while following its own ced this piece but the function of this appa- Aubervilliers in that department where
guerilla tactics of sudden appearance and rently utilitarian item whose utility remains she lives and works, she recently helped
disappearance. A nomad piece if ever there mysterious. Utopia is an antenna set out in launch FanFiction93,(6) a publishing pro-
was one, it is above all envisaged in terms of the open air. Its four hexagonal rings pivot ject meant to create a fictional extension of
a generic relationship with space and then around a central axis equipped with a solar this territory. The constellations she ima-
adapted to the specificities of a site that it, in energy panel to ensure the autonomy of the gined for it, using the architectural plans
turn, informs. Despite its monumental scale it internal Wifi router. The router, hacked so drawn up by Renée Gailhoustet, who des-
can be entirely dismantled and transported that it can generate its own network, pro- igned this housing project, will soon be
elsewhere, an idealist approach inspired by duces an “island on the Web,” a wireless exhibited in an unoccupied apartment, like
Radical Architecture. portal or Wifi zone It emits a kind of virtual fiction’s return to the reality of the space
architecture, three-dimensional waves that where it was born. I
REALIZABLE UTOPIAS she used modelization software to graphi- Translation, L-S Torgoff
From the long concrete arrow Plugin cally design.
Rhizome (2010) to Spatiovore, a spectacular (1) Interview with the artist by Marie Bechetoille, Fe-
mechanical vessel shown at La Maréchalerie DEFINING SPACE bruary 2012.
in Versailles in 2013, her work has been Occupying and defining space are two in- (2) Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous
made to be placed in (to be plugged into) a separable functions in Caubet’s sculp- Zone, 2011, Pacific Publishing Studio.
venue and create a tension within it, take it ture.(4) At Les Instants Chavirés, she will (3) A term coined by the French architect Yona Fried-
over, expose it and transform it. While this combine these two functions with archery, man.
approach may be marked by utopian aspira- dividing the space into squares with wires (4) She is part of the tradition that comes down
tions, the result is never a never-neverland. It attached at one end to arrows shot into from Richard Serra as Rosalind Krauss defines it in
is a “realizable utopia”(3) based on verifica- the walls and at the other to three poli- The Originality of the Avant-Garde and Other Mo-
tions made in her studio during a test phase shed steel sculptures equipped with a dernist Myths, MIT Press, 1986.
that is essential to her determinedly futuris- complicated ball bearing mechanism. A (5) Gilles Deleuze and Félix Guattari, A Thousand Pla-
tic practice. In her daily work Caubet also continuation of her Coordonnées en pro- teaus, Capitalism and Schizophrenia, University of
makes more immediate sculptures, lighter jection (2013-14) installed at the BF15, this Minnesota Press, 1987.
pieces that revisit and decontextualize project fuses two major elements in her (6) FanFiction93 is a project in collaboration with
Brutalist architectural techniques, such as work, sculpture and drawing, in pieces Marie Bechetoille, Florentine and Alexandre La-
Entresol (2013) and Pièce d’angle (2013). conceived as “machines for drawing in marche-Ovize and the Syndicat graphic arts studio.
58
INTRODUCING
JULIEN
AUDEBERT
Pedro Morais
VISIBILITÉ
Les textes qu’il choisit sont des marqueurs
sur le plan idéologique, à l’image de son
exposition nwsfrmnwhr à la galerie Art:
Concept en 2008 autour de la pensée uto-
pique, de William Morris à Jules Verne en
passant par Thomas More et Charles Fourier.
Les textes ne sont plus lisibles mais de-
viennent visibles, chargés d'une aura para-
doxale qui fait écho à l'écart entre leur force
de frappe imaginaire et le nombre infiniment
59
plus réduit de personnes qui les ont effec- du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergeï Julien Audebert interrogates the status of
tivement lus. Ce qui est écrit existe au- Einsenstein, se trouve associée au tournage images, whether they comes from movies
delà de ce qui est lu, et les utopies sont d’un autre film, Soy Cuba (1964) de Mikhail or daily life. He uses history as a construc-
certes des visions mais se construisent à Kalatozov, explicitant l’effet de montage tion to be alternately mounted and dis-
partir de l'existant, pas forcément visible. mental et soulignant l’ancrage historique mounted in a perpetual questioning of
Le devenir de ces textes, leur traduction des images. space and time.
et leur reconversion, ainsi que leurs effets, Mais ces lieux existent-ils dans la réalité ?
restent inachevés. Quand il s’empare de Pour recréer le Royal Albert Hall, célèbre ——
l’Œuvre d'art à l'époque de sa reproduc- théâtre à Londres, l’artiste utilise deux During the debates that broke out in experi-
tion mécanisée de Walter Benjamin, selon films, ou plutôt le même film tourné deux fois mental cinema movie circles in the 1960s
ce même procédé de micrographie, devenu à vingt ans d’intervalle, l’Homme qui en and 70s, the dominant current was radical, a
d'ailleurs courant au Moyen-Âge, Julien Au- savait trop d’Hitchcock, ayant pour point knee-jerk Marxism that was often formally
debert semble pourtant évoquer le mythe commun la scène d’assassinat raté d’un impoverished. Called structural or materialist
contemporain de la numérisation du livre. ministre (l’un tourné en 1934 en Angle- cinema in France, it borrowed terms from
Dans le cas de Chant 23 (La course de terre, l’autre en 1956 à Hollywood, à la de- philosophical disputes and applied them
chars) (2011), il inscrit à même la pellicule mande des studios). Si l’espace reste le literally, producing a mix of influences from
d'un film 35mm un passage de l'Iliade d’Ho- même jusqu’à aujourd’hui, il existe avant conceptual art (predetermined forms, mini-
mère, texte initiatique dont l’action semble tout comme lieu de fiction. À l’image d’un mal subjects, anti-expressionism), Brechtian
donner la forme en spirale de l’œuvre. S’il historien critique, Julien Audebert assume Marxism (a rejection of any “passive” role
était projeté à raison de 24 images par se- la participation de la fiction à la construction for the audience) and a distrust of narrative,
conde, cela durerait quelques instants et de la narrative du passé, dictée par la sub- considered a way to hide the machinery at
rendrait le texte complètement illisible. Pour jectivité de notre regard contemporain et work behind images). The movie camera
lire, il faudra donc se déplacer autour du conscient de l’impossibilité de recréer une itself was sometimes considered bourgeois
texte, s’engager physiquement, « comme des réalité objective. De l’histoire comme un because of its intrinsic tendency to record
chars dans l’arène », en suivant le déroule- montage qui appelle à être en permanence and reproduce the world.
ment de la pellicule. déconstruit et amplifié. I
STRUCTURES
DÉMONTAGE (1) Le Nombre et la Sirène - Un déchiffrage du Coup de There seems to be a revival of interest in the
Ce processus de contraction et dilatation, que dés de Mallarmé. Paris, Fayard, coll. Ouvertures, 2011. paradoxes of that kind of cinema among
Julien Audebert identifie comme un pro- young artists today. In the context of our
cédé de « démontage » par opposition au Julien Audebert radically different relationship with images,
montage cinématographique, est analogue Né en 1977 à Brive-la-Gaillarde now converted into data and turned into a
à ce qu'il emploie dans la construction de ses Vit et travaille à Paris globalized tool for posting and reposting
images. À partir d'un maximum de photos Expositions personnelles récentes daily life, we are witnessing the return of the
d'écrans d'un film, il reconstitue une seule 2011 les Jeux Funéraires, Art : Concept, Paris issue of the political import of constructed
image qui donne une vision panoptique de 2013 l’Atelier fermé, commande images, made with an understanding of the
l’espace, recoupant les temporalités, asso- publique de la commune de Varengeville way technique conditions our eye and the
ciant des personnages qui ne l’étaient pas, 2015 Galerie Art : Concept, Paris
reconstituant l’action en un seul plan ou in- Expositions de groupe récentes et à venir Ci-dessus /above: « The Searchers ». 2009-2010.
troduisant des aberrations perspectives. 2014 Fernelmont Contemporary Art, Impression digigraphie sur papier photo traditionnel
Dans le cas du décor du film The Searchers Château de Fernelmont, Belgique ; contrecollé sur dibond sous diasec. 86 x 304 cm.
(La prisonnière du désert, 1956) de John la Fureur de vivre, La Brasserie, Foncquevilliers ; (Tous les visuels /all images: court. Art : Concept, Paris ;
Ford, il recrée une vue panoramique du dé- Bruno Peinado, L’écho / Ce qui sépare, Ph. F. Gousset). Digigraphie printing on traditional
sert du Colorado en intégrant des clichés de HAB Galerie, Nantes & FRAC photo paper pasted on dibond under diasec
tournage : la machine fictionnelle en train de Pays de Loire, Carquefou Page de gauche /page left: « 1925-1964 ». 2008
se faire met en avant l’imaginaire collectif 2015 J’aime les panoramas, Tirage lambda contrecollé sur aluminium sous
comme une fabrication. Tandis que la scène Musée d’art et d’histoire de Genève, diasec. 123 x 143 cm. Lambda print pasted
de panique de l'escalier d’Odessa, extraite et Mucem, Marseille en 2016 on aluminum under diasec
60
message itself. There is something post- Mechanical Reproducibility, even though he tured. He takes the panicky stairway scene in
structuralist about the work of Julien is using techniques that became common Odessa from Sergei Eisenstein’s Battleship
Audebert, but it also contains elements of during the Middle Ages he seems to be Potemkin (1925) and combines it with ano-
the metaphysical reflection proposed by the referencing the contemporary fantasy of ther film, Soy Cuba (1964) by Mikhail
philosopher Quentin Meillassoux about the digitized books. In Chant 23 (La course de Kalatozov, thus making the effect of mental
hidden structure of that foundational text of chars) (2011), he inserts into a strip of 35mm montage explicit and foregrounding the his-
modernity, Mallarmé’s Un coup de dés film a passage from Homer’s Iliad, a founda- torical anchoring of images.
jamais n'abolira le hasard.(1) The arrange- tional epic in which the action seems to dic- But did these links exist in reality? To recreate
ment of words on the paper, the use of tate the spiral form of the piece. If the film London’s famous Royal Albert Hall, Audebert
varying type sizes, a practically invisible logi- were projected at 24 frames a second, it used two movies, or rather a movie and its
cal flow—Audebert transforms words into would take only a few moments and the text remake, versions made two decades apart,
signifiers and condenses on a single page would be totally unreadable. Thus to read it, Alfred Hitchcock’s The Man Who Knew Too
the texts of whole books (while respecting visitors are obliged to move around the text Much, which he first shot in England in 1934
the original punctuation and line returns). By themselves, following the film’s twists and and later remade in 1956 in Hollywood. Cen-
making the structure of texts visible, bringing turns, engaging with it physically “like cha- tral to the action is a failed assassination
out their “physical and optical reality as riots in a colosseum.” attempt on a minister. If the space remains
objects,” he reminds us that within the text the same, and has up to the present, it exists
there is an image, even if it is invisible to “DE-MONTAGE” above all as a space of fiction. Like a critical
the reader. This process of contraction and dilatation, historian, Audebert recognizes that fiction
The texts he selects are ideological markers, which Audebert calls “de-montage” in plays a role in constructing the past as narra-
as was plain in his exhibition at the Art : contrast to “montage,” the assembling of tive, dictated by the subjectivity of our
Concept gallery in 2008, nwsfrmnwhr, tra- shots to make a movie, is analogous to the contemporary gaze and aware of the impos-
cing utopian thinking from William Morris, process he uses to construct his images. sibility of recreating an objective reality.
Thomas More and Charles Fourier to Jules Using a large number of screen grabs from a History as montage, requiring constant
Verne. These texts are no longer readable, movie, he puts together a single image giving deconstruction and amplification. I
but they become visible, freighted with a a panoptic view of the space, interweaving Translation, L-S Torgoff
paradoxical aura that corresponds to the gap the moments in time, bringing together cha-
between their great imaginative power and racters that never were, reconstructing the (1) Le Nombre et la Sirène - Un déchiffrage du Coup
the infinitely smaller number of people who action in a single shot and strangely distor- de dés de Mallarmé. Paris: Fayard, 2011.
have read them. Writings have an existence ting perspectives. In his revisiting of the 1956
that extends far beyond their reading, and John Ford movie The Searchers, we see a « Chant 23 (la course de chars) ». 2011
utopias are visions, of course, but construc- panoramic view of a Colorado desert with Film 15 / 70 mm (chant 23 de l’Iliade d’Homère),
ted on the basis of what exists but is not production stills inserted into this back- disque en marbre de Thassos, socle en bois, Plexiglas.
necessarily visible. When Audebert takes up ground. In other words, in seeing the fiction H : 132 cm ; diamètre : 67 cm
micrography and applies it to Walter Ben- machine being constructed we realize how 15/70 mm film (Chant 23 in the Iliad of Homer),
jamin’s The Work of Art in the Age of Its our entire collective imagination is manufac- disc in Thassos marble, wooden base, Plexiglas
LA CATASTROPHE
Quatre ans après la triple catas-
trophe du 11 mars 2011 – un séisme
de magnitude 9, suivi d’un tsunami
emportant 19 000 personnes et
d’une catastrophe nucléaire inter-
minable… – ses ondes de choc n’en
finissent pas de se faire sentir dans
le monde de l’art, au Japon et ailleurs.
Aperçu des chantiers artistiques im-
menses ouverts par Fukushima. Tan-
dis que la parole est si difficile pour
ceux qui ont vécu l’événement.
——
Four years after the triple catastrophe on
March 11, 2011—a magnitude 9 earth-
quake followed by a tsunami that swept
away 19,000 people and then a nuclear
disaster with no end in sight—shockwaves
continue to ripple through the art world in
Japan and elsewhere. This is a survey of the
Stéphane Thibierge. extensive and varied artistic projects that
« Débris à Minamisanriku, Japon nord-est, began with Fukushima, but also a study of
août 2012 ». Photographie noir et blanc. the difficulty of talking about the events ex-
“Debris at Minamisanriku. North-east Japan” perienced by their survivors.
VISUALISER L’IMPOSSIBLE
l’art de Fukushima
Michaël Ferrier
La réflexion sur l’énergie (électrique ou artis- l’atome depuis plus d’un demi-siècle, lais- virtuellement illimitée : une catastrophe
tique) se place alors au centre de nom- sant voir, sous les discours raffinés de l’es- pour ainsi discrète, ou « furtive » (5).
breuses créations : Kosuke Ikeda propose, thétisme traditionnel, la cruelle agonie d’une La radioactivité, on le sait, n’a ni goût, ni
dans une installation multimédia, une centrale nation prise au piège, à la fois victime et odeur, ni visibilité. Comment en rendre la pré-
électrique expérimentale alimentée par de coupable de l’idéologie nucléariste. sence concrète ? Comment en rendre les ef-
vieilles bicyclettes et autres matériaux de ré- Sous ses dehors ironiques, cet art post-Fu- fets tangibles ? Avec Fukushima, les artistes
cupération (2). Au même moment, le Français kushima n’en procède pas moins à une ré- rivalisent de créativité pour des résultats
Yann Toma propose aux visiteurs du Grand Pa- évaluation radicale de la place de l’art. époustouflants. Ils peuvent utiliser les
lais d’illuminer sa célèbre verrière grâce au L’exemple le plus éloquent en est Takashi moyens classiques de l’estampe ou de la gra-
mouvement de centaines de vélos, en mé- Murakami : le chantre planétaire du Super- vure sur bois, comme celles, puissantes et
moire de la catastrophe nucléaire (Dynamo- flat, ce mouvement qui se caractérisait par noires, de Sachiko Kazama (Prison Nuke
Fukushima, 2011). son exploitation exacerbée des codes du Fission 235). Mais ils s’essaient aussi à de
On le voit : il s’agit d’un art militant, inventif et manga et la commercialisation effrénée des nouveaux matériaux, directement issus du
interactif. C’est un déplacement significatif du produits dérivés, se déclare désormais mi- désastre. Le Néerlandais Aernout Mik, qui
curseur qui s’opère. Beaucoup d’artistes, litant anti-nucléaire. De fait, sa dernière rapporte des régions sinistrées un film et une
notamment les plus jeunes, se tournent vers exposition contient une fresque de cent installation de carton, reproduisant les re-
un art-performance aux forts aspects con- mètres sur les souffrances du peuple japo- fuges où s’entassaient les victimes de la ca-
testataires, dont l’exemple le plus connu est nais depuis le 11 mars (4). Exit donc le cute tastrophe ; le Japonais Fumiaki Aono, qui
le collectif Chim↑Pom. Les faits d’armes les et le kawaii (mignon), les petites fleurs sou- recycle les déchets du désastre pour en
plus connus de ces six jeunes artistes japonais riantes, les pandas et les lapins déclinés à faire des autobus ou des bateaux de bois ; le
sont leurs périples en zone interdite et l’ajout satiété sur les peluches et les mugs ? On as- Chinois Song Dong, qui réalise à Nagoya un
clandestin, en plein cœur de Tokyo, d’une siste à une politisation plus ou moins affichée jardin japonais avec les déchets du tsu-
pièce supplémentaire à la fresque anti-nu- qui oblige tous les artistes, y compris les plus nami : tous s’essaient à inclure littérale-
cléaire de Taro Okamoto – supprimée en reconnus, à se repositionner par rapport à ment le désastre dans l’art, comme si l’art
quelques heures par la police municipale de l’événement Fukushima. pouvait – ou devait – incorporer les traces de
Tokyo (3). Mais on peut aussi citer cet éton- la catastrophe elle-même pour en donner une
nant ikebana intitulé Radiated Flower Harmony LA REPRÉSENTATION À L’ÉPREUVE dimension évocatrice.
(Harmonie de fleurs irradiées) : en rappor- Mais la part la plus importante de « l’effet Fu- Le problème le plus ardu est évidemment la
tant de la zone contaminée de Fukushima kushima » réside sans doute dans les voies représentation de la radioactivité : Fuyuki
des fleurs radioactives, puis en les laissant nouvelles qu’il pose à la représentation, en Yamakawa, avec ses Atomic Guitars (2011),
pourrir tout au long de l’exposition, combinant des catastrophes de type clas- choisit de travailler sur le son produit par la
Chim↑Pom provoque un court-circuit verti- sique, ponctuelles, massives et spectacu-
gineux entre un art traditionnel japonais pres- laires (séisme, tsunami), à une catastrophe Nobuaki Takekawa. « We are Pirates of Uncharted
tigieux et la réalité d’un pays assiégé par d’un genre nouveau (nucléaire), insidieuse et History ». 2012. Installation multi-media
64
What we in the West today call “Fuku- Toma lit up the building’s famous skylight
shima” has inspired an impressive array of with power produced by hundreds of
artworks of every kind presented in natio- bicycles (Dynamo-Fukushima, 2011).
nal museums and underground galleries. Clearly this is an art that is as inventive
These experiments, far too numerous to and interactive as it is politically engaged.
be catalogued exhaustively, are being A significant shift of the cursor has occur-
made in many media with such a variety red. Many artists, especially younger ones,
of techniques (drawing, painting, sculp- are turning to a form of performance art in-
ture, installations, performances, photo- fused with protest. The best-known exam-
graphy, video, etc.) that a complete ple is Chim ↑Pom, a group of six artists
analysis is impossible. But even in these notorious for their forays into the nuclear
early days profound shifts and changes are forbidden zones and their clandestine
already visible, both in terms of the role of addition to the anti-nuclear wall painting by
the artist and the status of art, and in a Taro Okamoto in the center of Tokyo, re-
questioning of society that has no prece- moved a few hours later by the police.(3)
dent in the history of representation.(1) Another example is the astonishing ike-
bana entitled Radiated Flower Harmony. By
—— bringing contaminated flowers from the
At the 2013 Aichi Contemporary Art Trien- Fukushima hot zone and then letting them
nial, one of Japan’s most important art rot through the course of the exhibition,
events, a third of the artists presented Chim ↑Pom created a vertiginous short-
work that in one way or another referenced circuit between a traditional Japanese art
Fukushima. On the entrance to the Nagoya form and the reality of a country assailed by
Art Center the architect Katsuhiro Miya- no longer Western-centric). A galley ship is nuclear-related events for more than half a
moto put up a full-sized outline of the heading toward the unknown. At the helm century. We see the underside of the highly
nuclear reactor, the yellow lines reaching the are pirates who know everything and refined discourse of traditional aestheti-
upper floors of the building. Visitors who in- understand nothing. With its falsely naïve cism, the cruel agony of a trapped country
tended to visit a museum found them- symbolism, We are pirates of uncharted his- that is both a purveyor and victim of a -
selves inside the reactor’s core, literally at tory is an allegory of our times, an era that pro-nuke ideology.
the heart of the problem. The visual impact has reached the highest level of scientific Despite its ironic appearances this post-
was powerful and the symbolism eloquent: knowledge ever attained but rendered totally Fukushima production is undertaking no-
artistic activity had become coextensive clueless by the outbreak of new catas- thing less than a radical evaluation of the
with the Fukushima nuclear complex, as if trophes. role of art. The most telling example is the
the whole field of art had been invaded by work of Takashi Murakami, the world
this burning, intrusive, totally overwhel- INVENTIVE AND INTERACTIVE ART champion of Superflat, a movement cha-
ming interrogation. Many of these pieces explore the question racterized by an even more exaggerated use
of energy, both electrical and artistic. Kosuke of the codes of manga and the unbridled
FUKUSHIMA EVERYWHERE Ikeda’s multimedia installation features an commercial exploitation of its derivatives.
In addition to the reminiscences of Nagasaki experimental power plant where electri- He has now declared himself an uncom-
and allusions to Hiroshima, there was the city is generated by old bicycles and other promising opponent of nukes. His last
omnipresent feeling that something new recycled elements.(2) At that same time at show included a hundred-meter long wall
and unprecedented was beginning to unfold the Grand Palais in Paris, in memory of piece about the suffering of the Japanese
in front of our eyes. One piece that repre- the nuclear accident the French artist Yann people since March 11.(4) Is this the end of
sents this spirit particularly well is We are the cult of the cute (kawaii), the little smiling
pirates of uncharted history by Nobuaki flowers, the pandas and rabbits iterated
Takekawa (2012). In the middle of this im- to the point of saturation on stuffed animals
mense installation, dominating the room, and mugs? Today’s conscious polarization
was a wooden model of a galley ship with is obliging all artists, including the best
160 ceramic oarsmen, and bookshelves. known, to take a stand in relation to
On the wall a yellowish-orange map de- Fukushima.
picted the “Island of Nuclides.” Almost
eight meters wide, instead of indicating PUTTING REPRESENTATION TO THE TEST
north the points of the compass were But clearly the most important aspect of the
given in an order corresponding to the “Fukushima effect” is the new pathways it
number of protons and neutrons. The me- lays down for representation in the com-
dallions include portraits of Wilhelm Rönt- bination of classical catastrophes, as tem-
gen and Henri Becquerel, the two men who porally bounded as they are massive and
discovered radioactivity, and views of spectacular (earthquakes, tsunamis) with a
Hiroshima, Chernobyl and Fukushima. new kind of disaster (nuclear), more insi-
Hanging from the ceiling were a multitude dious and virtually unlimited in its conse-
of globes, as if the world(s) were about to quences, a discreet and “stealthy”
fall on our head. catastrophe.(5)
The body of knowledge represented was en- As is well known, radioactivity cannot be tas-
ormous and useless. The world is falling ted, smelt or seen. How can its presence be
apart. Maps reverse land and sea (and are rendered concrete, its effects tangible?
66
Si le séisme du 11 mars 2011 et le désas- I La triple catastrophe du 11 mars 2011 mais aussi Tchernobyl. Comme si sa radicalité
tre nucléaire qui s’est ensuivi se situent fut un choc énorme aussi bien pour les Ja- n’était pas tant de rupture que de conti-
dans une continuité de grandes catas- ponais que pour ceux qui l’observaient de plus nuité, comme si, en plus d’être une césure,
trophes survenues au Japon au cours du loin. La violence de ce choc tient tout autant elle révélait également la faille qui était déjà
20 e siècle, de celles qui marquent une à son caractère inédit et absolument neuf qui, là et lézardait l’Histoire du Japon, et plus
césure temporelle et une rupture épis- dans le cours de l’Histoire, dégage résolu- largement notre modernité.
témologique, qu’en est-il des images ? ment un avant et un après, qu’à ce qu’elle Ce désastre, que l’on a d’ailleurs souvent qua-
Comment ce monde fissuré, cette vul- réactive, qu’à ce qu’elle ressuscite – les lifié de « catastrophe continuée » en raison
nérabilité nouvelle ont-ils été perçus par grands séismes japonais, Hiroshima, Naga- de la menace de contamination radioactive
les artistes ? saki, les essais dans le Pacifique en 1954, qui n’est pas éradiquée, est également une
68
catastrophe héritée, ou « en continuité ». ment photographique. Or, en croisant les n’est pas linéaire, mais se creuse en épais-
Elle possède les caractéristiques de la fêlure, photographies du Tohoku avant et après le seur, ouvrant un temps feuilleté. Ces deux
cette légère meurtrissure fine et profonde tsunami, il contribue à rendre vivace cette rameurs, qui lèvent la pagaie au même
qui croît en un cheminement invisible. Or, si mémoire menacée. rythme et se mirent ensemble dans le reflet
suite au 11 mars, les artistes ont fait preuve de l’eau, construisent une image d’une
d’une très grande solidarité pour aider les COEXISTENCE DES TEMPS grande stabilité et de sérénité et, en même
populations victimes du tsunami ou de l’ac- Derrière des images très composées et très temps, poussent le principe du dédoublement
cident nucléaire, il y a aussi, depuis lors, toute épurées, des échos se tissent – la bai- à un point tel qu’il semble que la faille soit
une gamme de propositions qui, moins en- gneuse perdue dans la contemplation de déjà là, montée à la surface, à l’ultime bord
gagées ou activistes, œuvrent cependant l’eau qui l’entoure, une mer de débris, des re- de la catastrophe. Le feu d’artifice dans le ciel
pour mettre au jour cette fêlure. Un photo- flets en surface qui troublent la distinction de fait écho à l’étoile de mer au sol. L’envers et
graphe comme Naoya Hatakeyama a dit l’image et de son modèle. Une photographie l’endroit, l’avant et l’après, le haut et le bas,
son trouble en voyant certains artistes se de Naoya Hatakeyama est lourde de toutes tout se construit autour d’un axe de symétrie,
rendre véritablement utiles, alors que lui- les autres. La continuité temporelle qu’il d’une cassure. Symétrie et faille traversent
même n’agissait que sur un mode stricte- trace entre l’avant et l’après de la catastrophe les photographies de Naoya Hatakeyama
et sont la figuration même de la fêlure intime
qu’est la catastrophe. Les images semblent
parfois entièrement barrées, comme celle du
pêcheur à la ligne qui annihile ou rature par
anticipation le paysage tranquille. Ces lignes
de faille au cœur des images sont l’expres-
sion d’une forme d’implacabilité du destin.
Symétriquement, c’est a posteriori que No-
buyoshi Araki raye systématiquement ses né-
gatifs. Il redonne ainsi aux photographies leur
statut de surface objectale. Une photographie
datant du 2 juin 2011 représente des passants
sous la pluie. Par-dessus, les rayures verti-
cales du négatif miment la pluie noire radio-
active, cette réalité seconde invisible qui comme c’est le cas dans la performance réalité, cette multiplicité d’infimes écarts
se trame sous la surface visible des images de Takeuchi Kota. En plein milieu de la mo- et de débordements introduit une vulnérabilité
et du quotidien. Là aussi, la surface photo- notonie des images enregistrées par la ca- nouvelle. Comme dans le poème de Sully
graphique est doublée, et le geste de meur- méra de vidéo-surveillance installée par Prudhomme « Le vase brisé », le monde
trissure n’est que l’accroc, sur la surface Tepco sur les hauteurs de la centrale de Fu- d’après-Fukushima est fissuré dans ses
impassible, de la fêlure qui avance en kushima, le jeune artiste, s’étant fait enga- profondeurs invisibles. « Toujours intact aux
profondeur. ger pour l’occasion et revêtu du scaphandre yeux du monde / Il sent croître et pleurer
blanc des employés, lève un doigt accusateur tout bas / Sa blessure fine et profonde / Il
HANTISE vers la caméra et reste planté dans cette pos- est brisé, n’y touchez pas. »
La démarche est assez similaire dans le cas ture de dénonciation pendant plus de vingt Cette vulnérabilité nouvelle, presque sans
d’un photographe beaucoup plus jeune minutes. Ce geste opère comme une trouée trace en apparence, devient la clef d’inter-
comme Takashi Arai (1). Avec ses daguer- dans les apparences lisses de cet environ- prétation d’un grand nombre d’œuvres qui
réotypes, la surface photographique n’est nement qui ne signale en rien la catastrophe explorent en délicatesse la forme de la té-
pas attaquée mais décontextualisée par le qui s’y trame. De la même manière, dans le nuité. Le paysage de mousse blanche que
travail du photographe. En un mouvement de film de Jean-Luc Vilmouth, Lunch Time, qui se Kohei Nawa avait proposé à la triennale
contournement et de distanciation, la tech- déroule sur un littoral dévasté et sous un ciel d’Aichi surgissait de l’obscurité avec ses
nique ancienne de Daguerre nous éloigne très bleu, un parachute motorisé fait irruption vallées et ses collines labiles et légères.
d’un réalisme illusionniste, mais fait ga- et troue la limpidité, la simplicité apparente Lors de cette même manifestation, l’artiste
gner en justesse transhistorique ou en vé- de la situation et des propos échangés chinois Feng Han présentait sa Floating City
rité. Comme l’écrit Michaël Ferrier (2), les d’une inquiétude presque surréaliste. faite de papier imprimé et suspendue aux
personnages photographiés, habitants de la bouts de fils légers et mobiles. Cette ténuité
région de Fukushima, deviennent les enfants DÉSORIENTATION ET VULNÉRABILITÉ est également travaillée par Yuken Teruya qui
et petits-enfants des victimes d’Hiroshima Avec la fêlure, le désordre introduit est infime, a fait bourgeonner de jeunes pousses de
ou des pêcheurs frappés par les essais au à peine perceptible. C’est pourquoi certains papier sur les journaux entièrement consa-
large des îles Bikini. Par un entrelacement artistes ne vont pas tant chercher l’image crés à la catastrophe de 2011. On pourrait
des époques, ces photographies prises au spectaculaire que le micro-dérèglement. également citer Aiko Miyanaga et son utili-
cœur de la zone affectée se doublent à la Lors de la triennale d’Aichi, en 2013, consa- sation des matériaux périssables pour ses
fois de familiarité et d’étrangeté. crée à la catastrophe de 2011, l’architecte Jun sculptures, comme par exemple la naphta-
La fêlure crée un lieu de la hantise. Ainsi dans Aoki, qui a restructuré le musée de Nagoya, line qui se gazéifie à l’air ambiant et finit par
l’exposition intitulée Rasen Kaigan, que la a modifié la circulation habituelle du bâtiment disparaître. Et bien d’autres artistes encore.
jeune photographe Lieko Shiga a proposée – l’entrée se trouve à l’arrière, les portes se Tant la présence de la catastrophe est à la fois
à la médiathèque de Sendaï en 2012, 245 ferment plutôt qu’elles ne s’ouvrent. De partout et nulle part. Tant la fêlure se joue des
photographies agrandies de la communauté même que le tremblement de terre de 2011 oppositions, entre la surface et la profondeur,
de Kitakama, avant qu’elle ne soit lourdement a déplacé l’axe de rotation de la Terre de dix l’individuel et le collectif, l’ici et l’ailleurs, le
touchée par le tsunami, offraient, dans une centimètres, de même la fêlure multiplie visible et l’invisible.
semi-obscurité, une vision fantomatique insidieusement les déviations irrationnelles, Dans ses textes, le philosophe allemand
aux confins du cauchemar. Cette hantise les zigzags, les doublons et les bégaiements. Günther Anders insiste sur l’impossibilité ra-
de la profondeur éclate parfois à la surface, Si, en surface, tout semble comme avant, en dicale de représenter une catastrophe nu-
cléaire. Il ouvre cependant une voie d’accès,
en revenant sans cesse sur la discipline du
« y penser tout le temps », « ne pas renon-
cer ». L’esthétique de la fêlure telle qu’elle se
manifeste dans la production artistique de-
puis Fukushima rend possible cette perma-
nence de l’interrogation – dans la latence des
images. I
Cracked Images
If the earthquake of March 11 2011 and
the nuclear catastrophe that it triggered can
be linked other disasters to have struck
Japan in the twentieth century, events
that create a before and after and change
the meaning of things, what about the
images that came in their wake? How did
artists perceived this fissured world and this
new sense of vulnerability?
——
The triple catastrophe that struck Fukushima
on March 11, 2011 was an enormous shock
for the Japanese as well as those who ob-
served the events from afar. The trauma
stemmed from two sources: its absolutely
unprecedented nature, the kind of unique oc-
currence that divides history into a clear be-
fore and after, and the way it reactivated,
brought back to life, Japan’s major earth-
quakes, Hiroshima, Nagasaki, the 1954 nu-
clear tests in the Pacific and Chernobyl. COEXISTENCE OF TIMES their reflections in the water, make up an
As if it represented continuity as much as Behind his highly composed and unclutte- image of great stability and serenity but at
rupture, as if, in addition to being a caesura, red photos echoes weave together—a the same time push the principle of one
it also revealed a fracture line that was al- woman lost in contemplation of the water splitting into two to the point where it
ready there and ran through the history of she is bathing in, a sea of debris, reflections seems as if the crack were already there, ri-
Japan and our modernity in general. on the water’s surface that make it hard sing to the surface, at the very precipice of
This disaster, often called “a continuing to distinguish between the image and its a catastrophe. The fireworks in the sky re-
catastrophe” because of the threat of ra- model. Any Hatakeyama photo seems sonate with the starfish on the ground.
dioactive contamination that has not been freighted with all the rest. The temporal The front and back, high and low, are all
staunched, is also an inherited catas- continuity between the before and after constructed around an axis of symmetry, a
trophe, a continuity. It has the characte- he traces is not continuous; rather it runs fracture. Hatakeyama’s photos are traversed
ristics of a crack, a deep hairline fracture that deep, opening up a cross-section of tem- by symmetry and cracks; they are the very
lengthens invisibly. While artists have de- poral accretions. The two oarsmen lifting figuration of the inner crack that is the ca-
monstrated a strong sense of solidarity in their paddles in unison, both looking at tastrophe itself. Sometimes they seem to-
their support for efforts to aid the victims of
the tsunami and nuclear power plant acci-
dent, it is also true that ever since those
events there has been a wide range of art
productions that, while less engaged and ac-
tivist, have sought to bring that deep-lying
fracture into the light of day. The photo-
grapher Naoya Hatakeyama, for instance has
expressed his unease at the fact that while
some artists made themselves truly useful
all he did was to take pictures. Actually,
though, in juxtaposing before and after
photos of the tsunami-wracked Tohoku re-
gion, he has contributed to keeping this
threatened memory alive.
A HAUNTING OBSESSION
The much younger photographer Takashi
Arai(1) takes a similar approach. In his
daguerreotypes, the photograph’s surface
remains unaltered but he decontextualizes in the apparent limpidity and simplicity of newspapers covering the 2011 catas-
it. In a kind of workaround or act of dis- the situation and the conversation, intro- trophe. Then there is Aiko Miyanaga, who
tancing, this vintage technique invented ducing an almost surreal anxiety. uses perishable materials for sculptures, like
by Daguerre takes us away from illusio- The disorder that initially enters through a naphthalene that turns to gas at room tem-
nist realism but adds a trans-historic faith- crack is tiny, almost imperceptible. Conse- perature and disappears into the surroun-
fulness or truth. As Michaël Ferrier quently some Japanese artists avoid spec- ding air. Many other artists could be
writes,(2) in these photos the inhabitants of tacular images in favor of the slightly out of relevantly cited because the catastrophe is
the Fukushima region seem to become the whack. For the Aichi Triennial in 2013, de- everywhere and nowhere all at once. Just
children and grandchildren of the victims of dicated to the 2011 catastrophe, the archi- like a crack, what is at work is the opposition
Hiroshima or the fishermen struck down by tect Jun Aoki reconfigured the Nagoya between the surface and the depths, the
the Bikini islands nuclear tests. By interla- museum so as to modify the usual flow of individual and the collective, the here and
cing epochs, these photos taken at ground visitors through the building. The entry elsewhere, the visible and the invisible.
zero split into a simultaneous familiarity and was placed at the back and the doors were The German philosopher Günther Anders
uncanniness. more for closing than opening. Just as the writes about the radical impossibility of
This crack creates a site of obsession. In 2011 earthquake moved the earth’s axis of representing a nuclear catastrophe. But he
Rasen Kaigan, the young Lieko Shiga’s rotation by ten centimeters, the crack insi- gives us a glimpse by constantly empha-
exhibition at the Sendai multimedia center diously multiplies irrational deviations, sizing the discipline of “thinking about it all
in 2012, 245 blown-up shots of the Kita- zigzags, duplications and stuttering. the time, never letting it go.” The aesthetics
kama community before it was devasta- of the fracture as manifested in art produ-
ted by the tsunami offer, in semi-darkness DISORIENTATION AND VULNERABILITY ced since Fukushima makes possible this
a spectral vision bordering on a nightmare. While on the surface all seems as it was be- permanent interrogation through the
This haunting obsession with the depths so- fore, in reality an infinite number of tiny latency of images. I
metimes breaks through the surface, as gaps and overthrusts introduce a new vul- Translation, L-S Torgoff
with the performances of Takeuchi Kota. In nerability. Like in Sully Prudhomme’s
the middle of the monotonous pictures re- poem “The Broken Vase,” the post-Fukus- I gratefully acknowledge the invaluable assistance
corded by the CCTV camera the Tepco hima world is cracked in its unseen depths. provided by Kan Nozaki, Tetsuya Ozaki, Igarashi
company set up on the heights overloo- “Still intact in the eyes of the world, it feels Taro, Diane Josse and Michaël Ferrier.
king the Fukushima nuclear plant complex, its wound—fine and deep—grow down
this young artist, who was himself hired on below and weep. It’s broken; do not (1) A rich overview of the diversity of reactions to the
the cleanup crew and is seen wearing a touch.” This new vulnerability, all but in- March 11 events by Japanese photographers is
white hazmat suit, raises an accusatory visible, becomes the key to decode many given by In the Wake. Japanese Photographers Res-
finger in front of the camera and remains in artworks that delicately explore this te- pond to 3.11 at the Boston Fine Arts Museum, to July
this denunciatory stance for more than nuousness. The white foam landscape 12, 2015, and in the exhibition catalogue.
twenty minutes. This gesture works like a Kohei Nawa made for the Aichi Triennial (2) Michaël Ferrier, “Fukushima ou la traversée du
hole torn in the smooth appearances of arose from the darkness with its labile and temps,” Esprit 405, 2014, pp. 33-45.
this environment that in no way indicates light hills and valleys. At this same event the
the catastrophe under way. Similarly, in Chinese artist Feng Han presented his Clélia Zernik, a philosophy professor at the École
Jean-Luc Vilmouth’s film Lunch Time, Floating City made of newsprint and hung Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, stu-
which takes place on a devastated shoreline from light, moving strings. This tenuousness dies contemporary Japanese aesthetics. She is the
under a cloudless sky, a powered paraglider is also the subject of a piece by Yuken Te- author of Perception-cinéma and L’Œil et l’objectif
seems to burst into the scene and tear a hole ruya, who made sprouts grow out of the (Vrin, 2010 and 2012).
72
D’un côté, la saturation des écrans de vait encore la confusion, c’était l’accident
télévision au moment de la catastrophe, nucléaire de Fukushima-daichi, la centrale. Et
avec son traitement brut et chaotique ; de le mot Fukushima est venu recouvrir cette
l’autre, le balbutiement, la difficulté à confusion, évoquer un semblant d’unité à
parler de ce qui s’est passé un an après les propos de ce qui arrivait. C’est aussi de cette
faits. Comment représenter cette parole manière qu’il résonne depuis.
désorientée, ce « trou béant dans l’hori- Fukushima renvoie par là – vu et entendu d’ici,
zon » ? Rencontre avec les survivants de devant nos écrans – à cette façon dont nous
villes rayées des cartes géographiques. arrivent les catastrophes aujourd’hui. D’un
côté, elles ont une face réelle : ce qui s’est
I Ce qui s’est passé le 11 mars 2011 au passé ou ce qui se passe réellement, qui est
Japon, je l’ai reçu comme tout le monde par toujours difficile à mesurer et à connaître
ce qui en venait de la télévision et des news. exactement. Qu’est-ce qui s’est passé ? est
Images et sons, paroles attrapées ici et là, la première question que pose une catas-
vidéos de témoins retransmises presque sans trophe, qu’elle concerne un individu ou une
transition et telles quelles, commentaires de communauté. C’est une question clinique.
toutes sortes, en direct ou en boucle : c’était Et à cela s’ajoute un autre aspect, beau-
chaotique, étrange, effarant au sens propre. coup plus récent, des catastrophes contem-
Stéphane Thibierge. Car que dire en retour de ce qui venait, là, poraines : ce sont les messages et les
« Site de Minamisanriku, Japon nord-est, soudain envahir et saturer l’écran ? Séisme, informations que nous recevons en grande
août 2012 ». Photographie noir et blanc. tsunami, images d’effroi et de désolation. Il y quantité et en continu, juxtaposés et dispa-
Minamisanriku, north-east Japan a eu aussi très vite un point opaque qui aggra- rates, à propos de ce qui s’est passé. Ces
73
there told me. The result was a documen- quake, and especially the tsunami. At first cannot be represented: a nuclear accident
tary film shot on a shoestring in August I was surprised, because in these fishing whose consequences no one, at the present
2012. I started with the little town of Mina- communities everybody knows about the time, can foretell. At Minamisanriku, at
misanriku, which had been totally des- effects of nuclear accidents on local fishing Ishinomaki, on the whole of this north-east
troyed, although there was one usable and the resulting fall in prices, not to men- coast of Japan, that is what makes the
hotel. It was close to Sendai, facing the tion other things. place difficult to reconstruct. And that is
offshore epicenter of the quake, and some If they didn’t talk about this, it was no what is disorienting, for the Japanese first
150 kilometers from the power plant at doubt because there wasn’t much they of all, of course, especially for those living
Fukushima. could say at the time. They did what they there, but also for us too, although we are
could, I suppose and, when they talked not directly affected.
DISORIENTATION about the tsunami they were also talking Obviously, we are just as concerned by
There I met people, and I filmed interviews about that. the nuclear and by Fukushima as the
with them. Then I went to the neighboring This difficulty of talking has to do with di- Japanese are. In a strange way, however, we
town of Ishinomaki, which was a little bigger sorientation. It is difficult to orient yourself, have gone on living as if it never existed. On
and partially destroyed. In Minamisanriku, in space and in life, when you have no March 11 last, four years later, Fukushima
there was almost nothing left, and it wasn’t place, or when your place has been des- hardly got a mention in the media. This
easy to get my bearings. Later, when editing troyed. In the course of my interviews and was presumably a way of not acknowled-
the film and going back over the interviews, shooting, I realized that I was angling ging our own disorientation at these ques-
I realized how much orientation, and not only around something that was as hard to re- tions, and the anxiety they stir up. I
in space, could be impaired after what had present as a gaping hole in the horizon. Translation, C. Penwarden
happened, and in this context. If you are And yet that was the subject of the film.
attentive to their gestures, to their tone, The Japanese, and especially the ones on Stéphane Thibierge is a psychoanalyst and photo-
their posture and their attitude, you will see that northwest coast, are used to quakes and grapher. He teaches psychopathology (lecturer at the
that the people I spoke to nearly all had so- tsunamis. They are violent and deathly, Université de Poitiers, research fellow at Université
mething of that disorientation, sometimes dis- but afterwards you can rebuild. They know Paris-Diderot). He has also published several books
creetly, sometimes more obviously. how to do that, and have done it often. about the image of the body and identity, inclu-
No one talked about Fukushima. The only The place remains. ding Le Nom, l’image, l’objet (PUF, 2011). He made
person who talked to me about it lives in the What is difficult here is this hole of death in the documentary La Vie après Fukushima — Japon
town of Fukushima. Others spoke of the the horizon, this part of Fukushima that nord-est in 2013.
76
musique
music
musique
THÉÂTRE DANS LE THÉÂTRE gore en français. Le sujet en est la création tous les objets percussifs sont des verres à
Daniel, pour poursuivre le propos de Jean- artificielle, par défi à Dieu, d’un être andro- café, des cailloux, de la terre… Je cher-
Philippe Guinle, dans la liste de vos gyne maléfique qui tentera de semer la mort chais alors des sons inouïs, expressifs sub-
œuvres, je constate un grande variété de autour d’elle, notamment celle de son créa- jectivement. Mais le livret d’opéra amène à
genres, contes pour enfants, sardanes, teur. Il s’agit d’une œuvre sur le mal, le salut, revoir de tels choix.
œuvres symphoniques, opéras… Pouvez- l’amour, la mort. Il y avait déjà dans le roman La musique électro-acoustique que j’ai pra-
vous dire quelques mots sur ce Orphée de Ewers des chansons, une matière musi- tiquée pendant des années m’a fait connaî-
dont parlait Jean-Philippe Guinle ? cale. J’en ai tiré un livret, et j’ai appris récem- tre un autre monde sonore, extrêmement
D.T. L’idée date de plusieurs années ; une ment que Ewers avait lui-même écrit un livret diversifié. Mais le monde tonal ou modal, po-
commande d’un opéra rock, de la commune d’opéra mis en musique par Eugène D’Albert, lytonal ou atonal en fait aussi partie !
d’Estagel, par son maire Antoine Sarda. Les qui s’appelait les Yeux morts, et qui avait eu
rockeurs de l’époque en avaient fait une un certain succès. Sur le plan musical, j’ai fait Comment menez-vous votre carrière de
sorte de synthèse dont je ne pouvais tota- appel à la technique dodécaphonique. La rai- chef d’orchestre et de compositeur ?
lement me satisfaire. Je l’ai donc « repris » son ? Le sujet du roman étant la création arti- D. T. Un compositeur n’utilise pas le son
de façon à affiner la composition. J’ai mis du ficielle d’un être maudit, on pouvait dire que le (mis à part pour l’électro acoustique), il le
temps. J’ai travaillé, ici et là, pendant vingt système dodécaphonique était une autre conçoit dans sa tête. Il peut composer vingt
ans sur cette œuvre, en tentant d’en sau- manière de remettre artificiellement en ques- symphonies sans avoir jamais été face à
vegarder la sève première, ou disons le tion la musique tonale. Dans mon opéra, le un orchestre symphonique. Le chef d’or-
« cri » initial. Je me suis posé la question : langage choisi se rapporte à l’essence même chestre est en contact avec la matière vi-
comment écrire de la musique pop en y de l’opéra. Le problème, c’est que, dans l’in- vante. J’ai plutôt suivi cette dernière voie
ajoutant mes matériaux propres. Dans Or- conscient collectif, la musique dodécapho- selon Joseph Haydn. On l’appelle « le père
phée, on trouve du texte récité, de la musique nique étant considérée comme impropre au de la symphonie », vu le nombre impres-
électro-acoustique, des harmonies qui ap- chant, j’ai donc voulu prouver le contraire en sionnant d’œuvres symphoniques qu’il a
partiennent à celles du début du 18e siècle. tirant une sorte de lyrisme de cette technique. créés. Or, toute sa vie, il a disposé d’un or-
Ce mélange devait être au service d’une Ayant découvert que Ewers avait été égale- chestre pour les faire jouer. Il pouvait se
histoire antique transposée aujourd’hui. ment cinéaste et avait tourné un film de son dire : tiens ça, ça sonne bien, ou ça sonne
Dans un de mes autres opéras, qui m’occupe roman, j’ai prévu, pour les changements de mal. Si vous n’avez pas touché à l’orchestre,
maintenant, Messidor, j’ai un autre pro- décor, des interludes, au cours desquels pour- comment pouvez-vous le savoir ? Sur le plan
blème à résoudre. Le thème en est la Terreur, raient être montrés des extraits de son film imaginatif, on peut se dire pourquoi pas ?
inspiré du roman d’Anatole France, les muet. Cet opéra demandera une collaboration Mais cela reste frustrant.
Dieux ont soif. étroite entre cinéastes et musiciens. Berlioz, par exemple, l’a bien compris ; il al-
J’ai fait une pré-création il y a 25 ans. Depuis, lait au-devant des musiciens. Il les payait, il
ce fut encore un long travail, abandonné, LE GRAND ÉLAN DU 20 e SIÈCLE travaillait ainsi avec le contact irremplaçable
repris, oublié, puis à nouveau retravaillé pen- D. T. Mais votre musique, Jean-Philippe, de la matière sonore. On raconte qu’Edgar Va-
dant trois ans en ne changeant rien à l’inspi- que j’ai eu l’occasion de diriger, l’est aussi, rèse, quand il était dans un restaurant, tapait
ration première, théâtre parlé avec acteurs lyrique. Et celle d’Alban Berg, de Schoenberg, partout, pour « boire et manger » le son pro-
et airs chantés se juxtaposant. Au texte l’est aussi. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire duit ! Même aux toilettes (il l’a dit), il écou-
d’Anatole France datant du début de 20 e musique tonale ? De Bach au post-Puccini, la tait tous les « bruits subtils » ! Pour lui,
siècle, où est racontée la Terreur révolution- musique a beaucoup évolué, sans parler de l’œuvre s’identifiait au sens large et totale-
naire, avec un recul critique à l’endroit de Wagner. Créer des opéras aujourd’hui est de ment à l’inouï sonore organisé.
l’événement, fait écho l’impitoyable actualité. plus en plus problématique, on préfère re-
Pour ce qui est de l’ordre théâtral, la pièce est prendre la Traviata pour la millième fois, Pour finir, puis-je demander à l’un et l’au-
écrite comme si elle avait pu être jouée à plutôt que de créer une œuvre de Jean-Phi- tre quels sont les compositeurs qui ont
l’époque d’Anatole France. Pour la partie lippe Guinle. Je connais d’autres composi- compté pour vous, vous ont bouleversé,
chantée, j’ai imaginé que les spectres des teurs, à Barcelone qui sont dans le même cas ont influencé votre œuvre ? Daniel ?
acteurs revenaient, je veux dire les guillotinés, que vous, en attente qu’une grande mai- D. T. Si j’ai écrit de la musique, c’est qu’il y a
Chénier, Saint Just, Robespierre… Ils s’expri- son se décide à monter leurs opéras. Mais j’ai eu ce grand élan au 20 e siècle initié par
ment alors dans le style de la musique de leur quelques raisons d’être optimiste. Debussy, Schoenberg, la musique concrète,
temps, disons selon une écriture mozartienne John Cage, Ivo Malec, Messiaen, et surtout
ou haydnienne. Les acteurs jouent, les Ce qui me frappe, c’est votre très grande Edgar Varèse qui m’a amené à me pencher
ombres reviennent et chantent. Il y a un théâtre ouverture d’esprit à tous les deux, tant on sur les musiques du futur, du passé avec
dans le théâtre. Un récitant, Anatole France pourrait penser que vos œuvres respec- Guillaume de Machaut, Josquin des Près,
lui-même, s’adresse au public, sur un « tapis tives sont dissemblables… Roland de Lassus, puis Jean-Sébastien Bach
sonore mouvant » qui est la musique électro- D. T. Pour l’opéra oui, pas pour ce qui est de et ces quelques autres grands monstres de
nique de mes matériaux propres. Ainsi, ces la musique dite contemporaine où nous notre sublime histoire, auxquels on peut ajou-
« mixités » m’attirent et me correspondent. sommes très proches. Travailler à partir de ter Schubert, Beethoven, Moussorgski…
Elles assurent la surprise, le renouveau, la vie livres, de livrets différents, amène à créer des
et l’espoir. œuvres elles-mêmes très différentes. J.P. G. Moi, j’ai découvert la musique avec
Quand j’avais trente ou quarante ans, ja- Wagner. Puis il y a eu Richard Strauss, Arnold
Et vous Jean-Philippe Guinle, de quoi mais je n’aurais pensé utiliser un matériau Schoenberg et, bien sûr, Mozart. Varèse,
est fait votre opéra, Alraune, dont on es- tonal, par exemple. À l’époque, je recherchais comme pour Daniel, et Zimmermann. C’était
père qu’il sera monté un jour ? uniquement des timbres nouveaux, j’utilisais un catholique qui n’a pas supporté la tragé-
J.P.G. Il a pour point de départ, la lecture d’un des instruments non conventionnels, je fai- die dont s’est rendu coupable son pays et qui
roman de Hanns Heinz Ewers, un auteur né sais frapper sur « tous les os de la nature ! » a fini par se suicider. Aussi Jean Barraqué
en 1871 et mort en 1943, Alraune, Mandra- Dans une de mes pièces, Vocalia Rythmica dont, hélas, on parle peu aujourd’hui. I
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Livres
« Quant au désir, pris en
tenaille entre la montée
de l’hygiénisme et le retour
en force de l’humanitaire,
qui y songe encore ? »
Catherine Millot
La Logique et l’Amour
et autres textes
Éditions Cécile Defaut
EN LIBRAIRIE
CATHERINE MILLOT
la logique et l’amour
interview par Philippe Forest
Catherine Millot
La Logique et l’Amour et autres textes
Éditions Cécile Defaut
I Dans artpress, nous suivons avec beau- angle : il constitue ou témoigne d’un « bout » Que Cécile Defaut ait qualifié ce recueil de
coup d’intérêt et d’admiration l’entreprise d’analyse. Ce n’était le plus souvent pas « roman d’éducation » m’agrée tout à fait. Elle
– je dirais déjà « littéraire » – dans laquelle concerté ni délibéré, mais cela me saute aux aurait pu écrire, à l’allemande, « roman de for-
vous êtes engagée depuis vingt-cinq ans yeux après coup. Ce livre n’est donc pas tant mation », car c’est beaucoup de ma formation
et qui a abouti à des livres comme Abîmes un livre de psychanalyse que le livre d’une intellectuelle qu’il s’agit, formation partagée
ordinaires, la Vie parfaite, O Solitude, psychanalyse, faisant ainsi écho à ce que avec bon nombre de ceux de ma génération,
publiés en 2001, 2006 et 2011 dans la col- j’avais pu mettre en œuvre explicitement dans marquée par la rencontre (la lecture) d’au-
lection « L’Infini » chez Gallimard. Aujour- Abîmes ordinaires. teurs qui suscitaient une grande passion.
d’hui, vous faites paraître aux Éditions Ainsi, pour moi, de Bataille, de Foucault, de
Cécile Defaut un recueil sous le titre de la GÉNÉRATION 68 Lacan surtout, mais aussi de Klossowski, de
Logique et l’Amour. J’imagine l’embarras Je dois vous interroger d’abord sur la Heidegger. Pour certains, je les ai rencontrés,
dans lequel ce livre va plonger les libraires très belle et étonnante illustration de parfois fugitivement (comme Foucault ou Hei-
lorsqu’ils auront à décider dans quel rayon couverture. Les lecteurs d’artpress y re- degger) ou longtemps côtoyés, comme
le ranger. Il s’agit sans doute d’un ouvrage connaîtront le Portrait d’un vieillard et Lacan ou Klossowski. Ce livre en fait état. J’y
de psychanalyse. Mais il traite aussi d’art, d’un jeune garçon de Domenico Ghir- évoque aussi l’œuvre d’amis proches,
de littérature, de philosophie. Surtout, bien landaio (vers 1490, musée du Louvre) comme Anne-Lise Stern, ou Jean-Noël Vuar-
qu’il s’agisse d’un recueil de textes appa- auquel vous aviez consacré un texte dans net, avec lequel j’eus un échange durant près
remment disparates, comme vos livres les pages du magazine (1). Il me semble de vingt ans sur les mystiques. Ce livre – ce
précédents, celui-ci se lit, selon la formule, que le commentaire que vous en propo- n’était pas concerté – est donc aussi un livre
« comme un roman ». Cela tient à la fluidité sez et par lequel s’ouvre la Logique et sur l’amitié. La passion pour la théorie et
et à la beauté de l’écriture mais aussi, me l’Amour révèle beaucoup de choses l’amour ou l’amitié pour les personnes ont
semble-t-il, à l’usage que vous y faites de concernant les intentions et les orienta- été, dans ma vie, indissociables. En ce sens,
la première personne du singulier. Il y a tions du recueil. mon éducation fut sentimentale inséparable-
sans doute beaucoup d’autres exemples – Le portrait de Ghirlandaio fait partie de mes ment. Peut-être cela tient-il à mon sexe, et à
je pense notamment aux ouvrages de souvenirs d’enfance. Il est associé à mon mon histoire : à la chance des rencontres.
Jean Allouch depuis Érotique du deuil au grand-père et représente pour moi l’amour Mais comme vous le dites, ce n’est pas une
temps de la mort sèche ou bien au récent qui nous unissait. Si ce que j’en dis révèle éducation sentimentale au sens de Flaubert,
Une part de soi dans la vie des autres de beaucoup, dites-vous, sur les intentions et qui se solderait par la dérision, comme l’évo-
Danièle Brun. Mais il me semble qu’il faut les orientations de ce recueil, c’est à mon cation flaubertienne d’une virée manquée au
toujours à un auteur, comme c’est votre insu. Même si, à la relecture de ces textes, bordel : « C’est ce que nous avons eu de meil-
cas, se mettre, d’une manière ou d’une j’ai été frappée par les échos que l’on trou- leur », et par, au mieux, l’assomption de la dé-
autre, dans son livre – fût-ce un livre de vait de l’un à l’autre, je n’aurais pas réalisé ception. Cette « éducation » ne m’a pas
psychanalyse. sans votre remarque que, peut-être, cherchait déçue, c’est ce que j’ai eu de meilleur !
Je reconnais dans votre question votre inté- à s’y dire ce que j’ai appelé un amour pur, un
rêt pour les rapports du Je avec la littérature. amour qui serait purifié des mirages du nar- Dans ce « roman d’éducation » que vous
Dans ces textes que je viens de recueillir, cissisme, un amour affranchi de l’ambiva- proposez, un événement se détache sur
j’use de la première personne du singulier de lence, qui mépriserait son bi en, voire lequel vous revenez à plusieurs reprises,
manière inconstante. Elle intervient d’abord côtoierait les bords de son anéantissement, qui concerne votre histoire individuelle
dans ceux qui évoquent les années 68, si région où le Je s’accomplit dans sa dispari- mais également celle de votre généra-
j’ose dire, et les années Lacan, c’est le Je du tion même. tion. Il s’agit de Mai 68. Sur le terrain
souvenir. Mais le Je le plus insistant est celui philosophique mais également politique,
de l’analysante que je ne cesse d’être quand Je parlais de « roman » à propos de la Logi- la mode a longtemps été au procès de ce
j’écris. C’est le Je qui se soumet à la règle de que et l’Amour mais la quatrième de cou- qui fut appelé « la pensée 68 ». Vous lisant,
l’association libre, qui m’est presque devenue verture de l’ouvrage est plus précise et je me demandais si l’heure du procès en
une méthode de composition. Écrire m’a servi parle de « roman d’éducation ». Une « édu- appel, voire de la réhabilitation n’était
bizarrement à prolonger mon analyse, à la cation sentimentale », alors ? Mais très dif- pas enfin venue.
poursuivre, et j’irais jusqu’à dire à la conclure. férente dans son esprit et dans sa morale Je suis toujours restée attachée à ce moment
Chacun de ces textes peut être pris sous cet de celle qu’avait écrite Flaubert ? vécu dans l’enthousiasme, avec un sentiment
81
livres
de libération jamais connu. Il avait sa part d’il-
lusion, mais il eut aussi des suites irréver-
sibles. Je pense encore aujourd’hui que ce
ne fut pas seulement une insurrection, mais
une véritable révolution. La société fran-
çaise des années 1960 ressemblait à une
marmite de Papin. Le couvercle du pétai-
nisme n’avait jamais été levé, mais cela
bouillonnait en dessous. Le couvercle sauta
et les différentes instances de pouvoir durent
en prendre acte. Pour ma part, ce moment
exceptionnel eut des suites immédiates : il
me sortit d’un état de paralysie, et me mit au
travail ! Là où pour d’autres, il initia diverses
transgressions, il eut pour moi l’effet in-
verse : je décidai de me donner les moyens
de mon indépendance matérielle, mais pas
seulement. Mai 68, cependant, n’eut peut-
être pas que de bons effets. La sortie d’un
certain moralisme ouvrit sans doute la porte
à une férocité décomplexée dans les rapports
sociaux, dont nous payons aujourd’hui le
prix. Mais enfin, la férocité, bien sûr, était déjà
à l’œuvre. Et l’on ne peut mettre sans in-
justice au compte de ce moment traversé de
générosité, la folle et cynique montée en Catherine Millot (Ph. DR). À droite : D. Ghirlandaio. « Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon ». Vers 1490
puissance des « marchés », sous le joug
desquels nous nous trouvons. l’amour aborde dans cette rencontre. Mais sans « moi ». Pour finir, pouvez-vous éclai-
si dans cet abord de l’être réside « l’ex- rer cette proposition ?
« VRAIE AMOUR » trême de l’amour, la vraie amour », il dé- Certaines expériences intérieures, disons
La Logique et l’Amour constitue également bouche sur la haine. Cet amour qu’il évoque pour aller vite, de dissolution du moi, en-
une très belle galerie de portraits dont cer- se situe au-delà du narcissisme, au-delà gendrant des états heureux de légèreté et
tains concernent des auteurs que vous des idéaux du moi, au-delà du moi lui-même. d’ouverture au monde, furent mon point de
avez lus et que parfois vous avez connus. Ce fut un souci constant chez lui de dégager départ. Il me fallut tenter d’en élucider la na-
Il y a ainsi Klossowski. Il y a surtout l’amour de son ravalement à l’ego, d’où son ture. Pour cela, l’écriture s’imposa. Comme
Lacan. Récemment, je crois, vous vous intérêt pour l’amour courtois, auquel il se tout névrosé, j’ai été, je suis encombrée
êtes exprimée à propos de la « légende réfère constamment, aspirant à l’invention par mon moi. S’en trouver subitement allégé
noire » qui entoure désormais ce dernier, d’un art d’aimer qui fût valable pour notre voire débarrassé est une expérience heu-
afin de corriger celle-ci. temps. D’où son intérêt aussi pour l’amour reuse et mémorable. Sans moi, qu’est-ce qu’il
Comme pour Mai 68, il est peut-être temps mystique qui pousse le paradoxe jusqu’à reste ? Peut-être Je, mais qu’est-ce que
aujourd’hui de réhabiliter Lacan ! J’ai fait ré- l’acceptation de la damnation pour l’amour Je ? Une trace qui s’efface, comme une let-
cemment écho publiquement au livre de de dieu. Ces bords de l’impossible, ces ex- tre « amuïe », pour reprendre un mot de
Nathalie Jaudel, la Légende noire de Jacques trêmes où se reconnaît la vraie amour, sont Barthes, un reste d’être au bord de l’éva-
Lacan, qui s’y emploie. Son auteur démonte ceux qu’après lui, je hante. Loin de l’imagi- nouissement, proche de l’anéantissement.
en détail la manière dont la biographe de naire narcissique, il nous confronte au réel. Ce sont peut-être ces expériences qui
Lacan s’est attachée à infléchir ce qu’elle Réel de la rencontre, pur hasard, qui se vit conduisent à dire Je ou plutôt à l’écrire.
avait recueilli dans le sens de la noirceur, mais comme chance, « bon heur », mais aussi Ceci engendre à son tour des effets inat-
surtout de la médiocrité. J’ai témoigné à comme inéluctablement tragique, miné par tendus qui viennent réitérer l’expérience
cette occasion de la manière dont on avait sa contingence. de départ, la reproduire. Le Je, son éva-
usé de mon témoignage. Je témoignerai nescence, brise, comme dirait Nietzsche, « la
peut-être un jour plus largement du Lacan que Je reviens pour finir à la question du geôle de l’individuation » et s’accompagne
j’ai connu. roman et à la place que le « Je » doit y à son tour de la joie paradoxale qui naît de
occuper. Depuis la Vocation de l’écrivain, l’anéantissement de l’individu. Paradoxale
Vous évoquez cette « vraie amour » dont toute une réflexion se développe dans aussi s’avère la découverte que ce qu’on eût
parlait Lacan. Quel sens donnez-vous à vos livres qui, notamment, à partir de cru le plus intime se confond avec le dehors,
cette expression ? En quoi se trouve-t- Joyce (les « épiphanies ») et de Lacan comme vous l’avez vous-même si bien dit,
elle au cœur de votre réflexion ? (l’« extime »), porte sur ce point. Cette ré- Philippe Forest. I
J’ai en effet écrit que, dans les parages de flexion s’exprime à nouveau de façon
ce grand Autre dont les failles faisaient l’ob- très forte dans la Logique et l’Amour. Soit (1) Catherine Millot, « Le vieillard et l’enfant. Ghir-
jet de la logique lacanienne, il arrivait que l’on sous la forme du récit poétique (« Rêve de landaio », artpress2, n°16, «Nos chefs-d’œuvre du
rencontre ce que Lacan appelait la « vraie réveil ») soit sous la forme de l’essai lit- Louvre », Février/Mars/Avril 2010.
amour », qui naîtrait des signes qui mar- téraire et philosophique (« Écriture et ex-
quent pour chacun son exil du rapport sexuel. périence »). Si je résume de manière un Philippe Forest est romancier et essayiste. Derniers ti-
Je me référais à la fin du séminaire Encore. peu abrupte votre pensée, il s’agit de par- tres parus : le Chat de Schrödinger (Gallimard, 2013), Re-
Il ajoutait que c’est l’être « comme tel » que venir, par l’écriture notamment, à un « je » tour à Tokyo (Éditions Cécile Defaut, 2014).
82
FLORENCE DELAY
comme au théâtre
Florence Delay
La Vie comme au théâtre
Gallimard
Sept Saisons
Gallimard, « Les cahiers de la NRF »
I « Florence est ici ! », cria Copeau, en montrant championne de la mauvaise foi. Combien on
le plateau à ses acteurs retardés par les séduc- peut aimer ces aveux ludiques ! Surtout
tions de la ville des Médicis. Une autre Florence, lorsqu’on leur ajoute, subtils antidotes, des
Florence Delay, est « ici », reconnaissable dans éclats de récits comme celui de Gaston Galli-
ce livre, la Vie comme au théâtre, où elle revi- mard qui, amnésique, dit à son fils Robert :
site sa relation avec cet art qui l’a séduite et « Tu sais la fille du médecin a du talent. » Sans
dont, à son corps défendant, elle s’est éloignée. parler de l’aura qui entoure Ramón Gómez de
Le théâtre fut pour elle « l’objet ou le projet la Serna en l’honneur duquel Florence consti-
perdu », et de cette nostalgie ces pages regor- tua un vrai cercle secret à Paris. Des amis défi-
gent. Nostalgie des premiers spectacles avec lent, en passant par cette oasis qu’est le studio
« les filles modèles » de son enfance jusqu’aux de la rue de la Harpe, de Ginevra la belle
aventures inattendues à Avignon ou, plus tard, Italienne qui fait dire à Florence qu’elle n’aime
au Centre Pompidou. C’est d’un amour dura- la nature qu’en Toscane, où elle a l’air d’être
ble, mais inaccompli à l’égard du théâtre dont peinte, à Natacha, la compagne intime d’écri-
témoigne, directement ou souterrainement, ture rencontrée dès sa jeunesse, ou Jacques
ce récit éclaté et enchanté qui en évoque les Roubaud qui, pareil à Brecht, fait travailler les
travestissements et les tirades, l’assemblée des femmes qu’il rencontre. Une nuée…
compagnons réunis et les rendez-vous fortuits ; Les morts ponctuent discrètement le cours
un art du plaisir d’être ensemble pour pallier les de ce livre lumineux comme un roman de Scott
dangers de la solitude, un art qui lui permet de Fitzgerald. Un mot ou une phrase, un départ
rappeler sa fascination pour García Lorca et ses fugitif, tout est furtif pour ne pas assombrir le
déambulations dans l’Espagne en guerre. « Je Florence Delay (Ph. Catherine Hélie/Gallimard) climat et, pourtant, on n’oublie jamais la pers-
voulais tout faire comme lui, sauf mourir. » Elle pective de la fin que confirme ce conseil de vie :
rencontre Jean Vilar et connaît le bonheur d’Avi- carré, le père, la mère, la sœur et Maurice B., « Il faut se dépêcher, l’imparfait menace. » Le
gnon. Elle le retrouvera plus tard, traductrice de figures aimées, récurrentes, figures de la passage à l’imparfait – la langue enregistre
la Célestine pour Antoine Vitez, puis interprète famille, socle de cette vie menée « comme au avec la vitesse de l’éclair la traversée des fron-
dans Richard II qui la confrontera à un trou de théâtre ». Il y a une hiérarchie des fidélités tières. Mais « Florence est ici ».
mémoire, ce danger qui guette l’acteur et qui, parmi les « présences » ici restituées. Dans Sept Saisons, Florence Delay réunit ses
déjà du temps de Shakespeare, plongeait dans chroniques pour la Nouvelle Revue Française
le désarroi l’interprète défaillant. Mais le théâ- UNE NUÉE et reconstitue ainsi les données d’un paysage
tre est aussi une pratique de l’entraide et Denis « Il n’existe qu’un seul mot en castillan, sueño, théâtral fréquenté avec discrétion et sans faire
Podalydès la sauva. pour dire le rêve, le songe et le sommeil. Cette obédience. Nous retrouvons ici les voyages
Le livre séduit par l’art du portrait qui, avec adéquation de la vie, du songe et du sommeil, d’un spectateur en liberté et d’un écrivain qui
concision, surprend des visages, fait entendre du théâtre et du monde, gouverne… secrète- renvoie à des représentations légendaires ou
ce « porte-parole de l’âme » qu’est la voix de ses ment ma vie. » Florence Delay se consacra évoque des figures aujourd’hui oubliées. Cette
héros, restitue leurs coutumes dans le choix des aux grands Espagnols, surtout Calderón pour multiplicité séduit. Voici un livre d’histoire
vêtements ou les impératifs de la conversation. qui « la vie est un songe ». Motif baroque aux vécue. Témoignage de sept ans légitimé par la
On les connaît, on les reconnaît, on les décou- résonances pérennes de l’âge élisabéthain au présence et l’expérience directe. Du théâtre de
vre – mélange d’intimité et d’éloignement. Siècle d’or. Dans cet esprit, son maître José Tadeusz Kantor, notamment… Le théâtre, plus
Jamais à la même distance, car la narratrice, Bergamín s’érigea en veilleur des fantômes que tout autre art, engendre de la littérature.
toujours en mouvement, les fréquente, les qui ne peuvent être que « vivants ». Elle les a Témoin ce propos qui mieux que tout autre défi-
approche, les abandonne. Marie Laforêt, qui se fréquentés mais, lorsqu’il s’est agi d’ouvrir les nit le génie du Polonais mythique : « L’illusion
fait courtiser par un Espagnol appelé Feliz, et dossiers anciens, elle procéda avec précau- combat la réalité de la mort. La vie est un objet
Chris Marker, qui cultive « l’art bref de la carte tion, car « on ne sait jamais »… Cet humour perdu retrouvé par l’art. » I
postale », côtoient des personnages moins rapide, tel un lézard, traverse le livre, surgit au Georges Banu
réputés mais qui ne sont nullement renvoyés détour d’une phrase lorsqu’intervient une défi-
au simple statut de figurants. Chacun paraît, nition ironique de l’auteur qui se considère Georges Banu est universitaire et essayiste. Dernière paru-
scintille et disparaît. À l’exception du dernier tantôt experte dans l’art des compromis, tantôt tion : Amour et désamour du théâtre (Actes Sud, 2013).
83
livres
ÉRIC MARTY
un autre regard
Éric Marty
La Fille
Seuil
Les Palmiers sauvages
Confluences/Frac Aquitaine
I Avec la Fille, le lecteur entre immédiate- équivoque et habité par des forces qui n’ont
ment dans un monde. Un monde qui est là, aucun rapport avec ce que retient l’histoire
concret, dans une urgence violente et dense, habituelle d’une enfance : le narrateur se sou-
et la tendresse que seule permet la force des vient de monsieur Schwul, enseignant
enjeux auxquels sont confrontés les person- étrange, aussi pitoyable que tragique, et des
nages. Deux personnages, en l’occurrence, expériences que celui-ci lui a fait connaître à
pour commencer : le narrateur et celui qu’on l’école, comme la dissection d’une mouche,
appelle la Fille, Claudie. La Fille est poursuivie chaque élève ayant sa mouche, se débrouil-
par des habitants d’un village, Landon, et le lant plus ou moins bien avec les opérations à
narrateur la protège, l’emmenant dans un lavoir effectuer, coupant au mauvais endroit, ou pas,
désaffecté, un ancien bunker datant de la devant cet insecte qui devient à la fois ce qui
guerre. Dans le silence du lieu où les deux est donné à voir, à comprendre, à maltraiter
personnages entendent une cannette métal- pour établir le règne de la raison qui approprie,
lique rouler, heurtée par les poursuivants qui se qui classifie, et ce qui fait échouer cette opé-
doutent qu’ils les trouveront là, le narrateur ration, renvoyant chacun au mystère de sa
tient la Fille contre lui, attend, la bouche sèche, maladresse, de sa peur et de son effarement
que les poursuivants abandonnent. Ce qui arri- Éric Marty (Ph. E. Marchadour) devant ce cadrage soudain sur une marge du
vera, mais cette disparition sera très vite suivie monde brutalement accessible, les mouches
d’une autre, le narrateur s’endormant pour se des habitants de Landon, pour les renvoyer à qui passent mais s’en vont, fréquentent et
trouver, au réveil, seul. une autre réalité, qu’ils ne regarderaient pas connaissent des lieux dont les personnages
Cette scène qui ouvre le roman impose d’em- sans elle, qui est la leur pourtant. se détournent.
blée le regard du narrateur. S’il ferme les yeux Avec cette époque ancienne, ce sont alors
pour s’endormir, ce n’est en réalité que pour LOGIQUE DU MONDE INVERSÉ des événements importants qui ressurgis-
les ouvrir devant un monde qui devait rester Pour cette raison, le travail qu’impose la Fille sent. Ces événements qui, racontés pour ce
ignoré, en marge du monde accepté, sociale- au narrateur est d’abord un travail sur le qu’ils sont, n’auraient eu que l’évidence des
ment affiché. Le narrateur procède exacte- temps, et sur l’histoire du village et de ses faits, mais qui, emportés par ce regard du nar-
ment à l’inverse : le monde qu’il choisit est habitants. Le lieu dans lequel elle est réfugiée rateur offert à la Fille, sont restitués dans la
hanté par la Fille, défini par elle, par sa manière avec le narrateur au début du livre est signifi- force de l’égarement auxquels les enfants
de l’habiter, de se dérober et de s’offrir. Et catif de cet entraînement dans une épaisseur autant que les adultes ont eu affaire. Alors,
avec ce regard, tout est différent. Le village temporelle : bunker, lavoir, et lieu abandonné après ce retour au passé, reviendra le présent.
change, le narrateur n’y suit plus les itinéraires au moment du récit, les corps se trouvent Si le narrateur a sauvé la Fille, à l’issue du
les plus courts, ne regarde plus les objets et plongés dans une densité qui les happe livre, c’est avant tout par son récit. Car toute
les lieux que tout le monde regarde. La Fille autant qu’elle leur permet de vivre le présent. la puissance de ce roman, sa remarquable ori-
impose au narrateur, qui l’accepte, d’entrer Mais c’est, dans la suite du roman, l’histoire ginalité autant que la force de son écriture,
dans ce qui constitue le revers du monde, et ancienne de la relation du narrateur à la Fille tient à ce qu’au lieu de dénoncer, il aura tenu,
aussi bien son évidence : la vie d’un autre qui surgit. Histoire qui n’est pas donnée de bout en bout, une exigence autrement plus
parcours, d’un autre regard. L’attachement du immédiatement, c’est toute la force de la difficile : préserver cet autre regard, qui voit le
narrateur pour la Fille n’est ainsi pas seule- construction inventée par Éric Marty, et donc monde et ce village parce qu’il a vu la Fille.
ment un lien amoureux ou de fascination, c’est rapportée à des lectures extérieures à sa Voir sera également l’enjeu, mais d’une autre
aussi et surtout l’acceptation de ce travail logique, mais bien placée sous le signe de manière, du très beau récit, les Palmiers sau-
souterrain, de ce creusement d’un autre regard cette lecture première, depuis le regard vages, que publie également Marty, dans un
qui impose au corps d’autres gestes, à la imposé par la Fille. travail réalisé avec le Frac Aquitaine, à partir
marche d’autres trajets, aux yeux de voir les Avec le souvenir d’années antérieures revien- de photographies de Laurent Kropf. Récit où
rues abandonnées la nuit, le tissu d’une robe nent alors des journées que le narrateur peut résonnent les formes géométriques entière-
qui tombe dans un bar et la Fille danser d’une raconter non pas dans le déroulement des ment blanches des images de Kropf, dans les
danse qui devient lente, presque immobile. faits seulement, mais suivant cette logique du draps, les nappes dont le blanc à la fois
Immobilité qui est une érotique de la lenteur, monde inversé, où le regard affronte ce dont occulte et permet le regard. I
mais aussi un miroir : la Fille immobilise la vie il devrait se détourner. Monde de l’enfance Laurent Zimmermann
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PENTECÔTE LITTÉRAIRE
l’écriture et la foi
Patrick Kéchichian
François Angelier
Bloy ou la fureur du Juste
Points, « Sagesses »
Pascal Quignard
François Cassingena-Trévedy Sur l’idée d’une communauté
Étincelles IV. Le couvre-feu de solitaires
Ad Solem Arléa
livres
Cassingena, lui, prend la voie et la voix de la
douceur pour tisser cette même « trame ».
« L’élégance de la pensée » associée à l’ex-
trême attention au velouté du style com-
pose un poème sans fin dont le modèle est
le plain-chant. Les catholiques parlent de
la liturgie des heures. C’est en elle que
frère François, dans la solitude et le silence
de son inspiration rejoint la communauté
de ses proches, de ses fidèles lecteurs.
COMMUNAUTÉ DE SOLITAIRES
De communauté et de silence, Pascal Qui-
gnard nous entretient dans un petit livre
construit autour d’une conférence qu’il
donna à Paris en octobre 2012 sur les Soli-
taires de Port-Royal. Le paradoxe, aux yeux
de l’écrivain, il faut même dire l’oxymore, se
trouve dans l’association de ces deux mots :
plus résolument littéraire. C’est ce qu’il Frère François Cassingena-Trévedy (Ph. DR) « communauté de solitaires ». Cette « in-
nomme les Étincelles, dont un quatrième vention », l’auteur de Vie secrète la regarde
volume paraît aujourd’hui. Il s’agit de brèves écrire » (III). La préface du présent volume dé- avec admiration, mais du dehors, de l’autre
notations ou méditations, de quelques lignes veloppe et précise les données de cet art côté de la clôture invisible qui enserre la foi
à une page, consignées dans un ordre non poétique, inséparable de l’horizon dont je par- chrétienne dans un périmètre historique,
aléatoire mais pas non plus rigide. Poèmes en lais. Je détache à nouveau quelques mots… au milieu d’une foule d’autres hypothèses,
prose plus qu’aphorismes, ces fragments « C’est un vrai métier que de passer du pen- païennes ou religieuses, transcendantales ou
sont écrits avec la plus extrême attention au ser vague à la pensée précise, du vouloir dire non. Sans entrer nullement dans les rai-
style, au souffle et à l’harmonie des phrases. au bien dit, de l’informe à ce nombre musi- sons mystiques, chrétiennes, des Solitaires
Chacun de ces quatre ensembles est introduit cal qui réclame d’infuser dans la matière de Port-Royal – pas d’auteur plus païen que
par une préface importante, méthodologique des mots… » « L’écriture est chose sérieuse, lui – Quignard comprend, et même partage
en quelque sorte, dans laquelle l’auteur exa- et aérée, et rare… » Et ce paradoxe qu’il à un certain niveau, ce « singulier désir obs-
mine son projet, s’examine lui-même compo- aurait fallu chercher à dépasser : « Seules im- tiné d’être seul » et le « plaisir fou à perdre
sant ces fragments, et aussi l’entour spirituel portent les étincelles, tout le reste est lit- tout avenir personnel dans une expérience
contemporain à qui ces recueils sont desti- térature. » imprévisible ». Il note ainsi une chose qui
nés. Explicitement ou non, la question qui se pourrait sembler anecdotique : les Solitaires
trouve ainsi posée – et aussi en maintes MÉDIATION ESTHÉTIQUE « disaient “monsieur” à tout comme saint
pages des volumes – est bien celle du rapport Ce que montre, et même démontre François François disaient “frères” aux oiseaux […]
entre esthétique littéraire et visée édifiante – Cassingena, c’est la force et la nécessité, « à Ils étudiaient. Ils ne tutoyaient ni Dieu, ni les
au bon sens, non péjoratif, de ce mot. cette heure fort avancée de l’humanité », de enfants, ni les pauvres, ni les bêtes. » De
Les Étincelles n’ambitionnent pas de former ce qu’il nomme la « médiation esthétique ». même, lorsque Jacqueline, la sœur de Blaise
monument ou cathédrale. Le mot lui-même Comprise au sens le plus ample, le moins cir- Pascal, décida de se retirer à Port-Royal.
interdit cet orgueil, même si l’humilité, en constanciel, c’est elle qui permet à la beauté, C’était le 4 janvier 1652, raconte Gilberte, sa
cette matière, est difficile à circonscrire : l’au- par l’entremise de l’artiste, de l’écrivain, de sœur, elle avait vingt-six ans et trois mois, et
teur parle bien de sa « quote-part à la fourni- « faire signes ». Entendez bien ce pluriel qui « quitta le monde » à l’aube, sans saluer
ture du luminaire du siècle », mais ajoute : ouvre le champ multiple de la création son frère qui « est là, dans la chambre d’à
« lequel est une œuvre commune ». Ce qui humaine. Pour être à la hauteur de son objet, côté », ni ses proches.
rejoint très exactement ce que Péguy nom- l’acte créateur exige une éthique. Frère « Le fond de ce que j’écris est un unique
mait admirablement « l’opération commune François l’exprime ainsi : « Qu’il s’agisse de la étonnement. » Pascal Quignard, dans son in-
du lisant et du lu ». Finalement, ces pages matière à penser ou du langage qui l’exprime, telligence extérieure mais acérée de pensées,
sont comme les pièces disparates, mais du l’artiste, sans plus de concession au verbiage comportements ou phénomènes ordinaire-
même métal, d’un échafaudage dont l’évi- de la vie qu’au sien propre, ne se permet rien ment attachés à la sphère religieuse, sait ad-
dente vocation est de monter… qui ne soit de première nécessité : émondant mirablement en désigner à la fois l’étrangeté
Je cite ici quelques phrases des précé- l’inutile, il obtient l’étincelle. » Deux « verbia- et l’évidence. Sa littérature, sollicitée for-
dentes préfaces dessinant une sorte d’art ges » à écarter donc – le « sien propre » tement par ce qui est en train d’avoir lieu
poétique inséré, moulé dans l’ordre spirituel n’étant pas le moins bruyant… dans l’enclos dont je parlais, suit librement
qui lui donne sens et horizon : « Les étincelles Bloy vitupérait, en termes choisis, pesés. Ap- son propre chemin. Rigoureusement inspi-
n’ont besoin d’aucun bruit : elles trouveront puyées sur une rhétorique bien maîtrisée et rée, elle accepte d’être prise au dépourvu,
leurs destinataires toutes seules… » (I). assumée de l’exagération, sa colère et sa de s’en laisser conter par un mystère qui la
« Les étincelles préfacent la civilisation de la douleur chrétiennes se faisaient littérature dépasse. Un mystère que les mots écrits ne
douceur, la seule par laquelle, s’il en est de résistance, d’utopique conquête dans peuvent cesser de chercher à formuler. I
temps encore, nous puissions nous dresser une croisade introuvable. Une esthétique de
calmement de toute notre hauteur combat se déployait déroulant, comme l’His- Patrick Kéchichian est critique littéraire et écrivain. Il a
d’homme » (II). « Les étincelles tracent le fi- toire mais à partir de l’expérience d’un seul notamment publié Saint Paul, le génie du christianisme
ligrane et collationnent le matériau » d’un homme, « une trame d’éternité sous des (Points, « Sagesses ») et prépare un essai sur la critique
« nouveau Génie du christianisme […] à yeux temporels et transitoires ». François littéraire.
86
I Que faire de Marx ? Tandis que la 56 e est la prétention même de l’économie capita-
Biennale de Venise se place sous les aus- liste (dans la pratique autant que dans la théo-
pices du penseur de la « marchandise », rie) à s’identifier au tout de la société
résonnant d’une lecture continue et en bou- moderne (ou à réduire le tout de cette société
cle du Capital tel un mantra hermétique, on à sa seule dimension économique), c’est-à-
peut imaginer que la question se pose au dire les tendances qui sont les siennes à une
monde des arts avec un certain embarras. colonisation de l’ensemble de la société
Car on veut bien penser la culture avec moderne. » Au fil de cet essai extrêmement
Gramsci, l’esthétique avec Rancière ou dense et minutieux, au plus près du texte de
Badiou, c’est-à-dire avec des philosophes de Marx (Lettres à Kugelmann, Thèses sur
descendance plus ou moins lointainement Feuerbach, l’Idéologie allemande …), le lec-
marxiste, mais la référence à Marx lui-même teur même non averti pourra faire son miel de
sonne généralement comme un gros mot. la relecture des concepts marxistes, telle la
Professeur à l’Université de Strasbourg, tra- « pratique révolutionnaire », ici définie comme
ducteur d’Axel Honneth, Franck Fischbach n’a le fait d’agir et de nouer des rapports qui
de cesse depuis une quinzaine d’années de conduisent les hommes « à comprendre que
réinterpréter Marx, de le rendre à notre leur essence d’hommes n’est nulle part ail-
temps, de le faire servir à comprendre ce qui Karl Marx (Ph. DR) leurs que dans l’activité même d’instaurer des
nous arrive : il a ainsi dirigé l’ouvrage Marx. rapports qui leur permettent (et, en même
Relire le Capital (PUF, 2009). Pour sa part, nouveau au cœur de Philosophies de Marx. temps, dans l’activité de détruire les rapports
c’est par une confrontation à Heidegger (la S’inscrivant dans une réflexion initiée par qui les empêchent) de vivre une vie pleine-
Privation de monde. Temps, espace et capi- Étienne Balibar, à qui il attribue le pluriel de ment humaine et de comprendre ce que c’est
tal, Vrin, 2011), confrontation d’une « réalité son titre, Fischbach entend déplacer l’usage qu’être véritablement homme ».
objective » et d’une dimension existentielle habituel que nous faisons de Marx de l’éco- La conclusion de l’ouvrage, sur le commu-
opérée à la lumière de Spinoza (la Production nomie vers la philosophie. Mais la philosophie nisme, plaide pour une lecture démocratique
des hommes. Marx avec Spinoza, PUF, 2005) entendue comme une pratique, comme une de Marx, considérant le communisme comme
qu’il réancre Marx dans la réalité contempo- façon là encore de s’inscrire dans le monde un moment et non un processus, comme « la
raine. Cette relecture approfondie nourrit le au moment où la « privation de monde » construction et l’accumulation de conditions
renouveau d’une philosophie sociale caractérise un sujet « qui s’épuise à être anti-capitalistes au sein même du capita-
(Manifeste pour une philosophie sociale, La auprès de soi justement parce qu’il a été privé lisme ». Mais le communisme, ce sont surtout
Découverte, 2009) dont Fischbach traçait il y a de sa possibilité essentielle qui est celle des communistes, c’est-à-dire des hommes
peu le programme, dans un entretien donné à d’être au plus loin de soi, dans le monde, et des femmes qui actualisent ces conditions,
Actu Philosophia : « Après trente années de auprès du monde et auprès des autres ». « qui mettent ici et maintenant en œuvre des
culte rendu à l’individu prétendument auto- Marx a-t-il été philosophe ? S’est-il considéré formes de vie communistes caractérisées par
suffisant, nous avons besoin de réintroduire comme philosophe ? En tous les cas, il a l’association, l’usage commun des biens et
la dimension du social, c’est-à-dire à la fois pensé la philosophie comme un moyen de des idées, l’égalité absolue, la contestation
l’exigence (dimension normative) que leur vie transformation sociale, et s’il « n’a pas pro- des frontières réelles et symboliques et la
sociale soit pour les individus le lieu d’une réa- posé une philosophie sociale […], il s’est résistance aux processus de privatisation des
lisation d’eux-mêmes et le constat (niveau demandé quels sont les effets produits sur la biens et des existences comme aux proces-
descriptif) que cela n’est possible que dans et manière de philosopher quand on adopte le sus d’accumulation par dépossession ». Sauf
par l’association des individus. » De fait, point de vue du social, de la vie sociale et des qu’aujourd’hui, note Fischbach, ces hommes
Fischbach se méfie des philosophies idéa- rapports sociaux (plutôt que celui du droit, de et ces femmes, malgré (ou précisément à
listes du « commun » ou de la « commu- la politique, de l’État) ». cause de) la prolétarisation galopante de la
nauté » : il préfère réfléchir à ce que nous population, s’ils existent, ne se signalent plus :
pouvons œuvrer ensemble pratiquement, LECTURE DÉMOCRATIQUE DE MARX désormais, « la question est de savoir qui et
horizontalement, dans un rapport réel. Fischbach examine en trois temps cette pra- où » ils pourraient être. I
Cette demande de réalisation du proprement tique philosophique de Marx, d’abord comme Éric Loret
humain, cette exigence de « liberté comme « philosophie de l’activité », puis comme
autodéploiement, autoaffirmation et autoréa- « philosophie sociale » pour conclure que ces Ancien élève de l’ENS Fontenay, Éric Loret est critique et
lisation de «l’activité vitale», c’est-à-dire de la deux pans tendent à se réunir en une « philo- enseignant. Dernière publication : Petit Manuel critique
puissance d’agir propre à un vivant » est à sophie critique » : et « l’objet de sa critique (Les Prairies ordinaires, 2015).
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livres
DÉSACCORD FACTUEL
la non-fiction au crible
John D’Agata et Jim Fingal
Que faire de ce corps qui tombe
Traduit de l’anglais par Henry Colomer
Vies parallèles
S’ÉCRIRE « PÉDÉ »
les écrivains arabes et le tabou
Kaoutar Harchi
De gauche à droite : Eyet-Chékib Djaziri (Ph. DR) ; Abdellah Taïa (Ph. DR) ; Rachid O. (Ph. Catherine Hélie/Gallimard)
I Cela fait maintenant quelques années que le prendre. Pendant qu’on dînait, ça a sonné. qu’un, donc sur moi sinon pas la peine, sur
nous observons la publication régulière, par Et c’était Khalil. » l’homosexualité sinon pas la peine, sur les
des maisons d’édition françaises, de romans À ce stade du récit, il n’est pas tant question sentiments sinon rien (2). »
de facture autobiographique relatant les pra- d’homosexualité que de sentiments confus, En ce sens, la portée subversive de l’Enfant
tiques homosexuelles d’écrivains natifs des étranges, difficilement nommables. De joie, ébloui réside, comme le souligne justement
pays du Maghreb. L’Enfant ébloui de Rachid aussi, que le jeune garçon ressent le besoin Serge Ménager, dans le nom que porte le nar-
O., Un poisson sur la balançoire d’Eyet- d’exprimer. L’Autre, pourtant encore inconnu, rateur et qui n’est autre que le nom de l’au-
Chékib Djaziri ou encore le Rouge du tar- fait l’objet d’innombrables descriptions heu- teur : Rachid. Ainsi, l’écrivain marocain, en
bouche d’Abdellah Taïa sont autant de reuses. Le temps de la découverte du désir courant le risque de « publier des récits qui le
flèches lancées contre l’épaisse cuirasse de des hommes est traité par Rachid O., et cela désignent aux lecteurs potentiels comme l’ob-
l’ordre sexuel dominant. Entre expérience de tout au long du récit, au prisme d’une jet du délit (3) », a adopté une position avant-
la honte et expérience de la fierté, s’écrire enfance qui semble détachée du monde gardiste et a, par cet acte de l’affirmation de
« pédé » est cet acte par lequel les corps réel, ancrée dans un espace imaginaire soi, ouvert la voie à d’autres voix jusque-là
dominés acquièrent alors une puissance poli- dépourvu de figures autoritaires. Le critique peu audibles.
tique à nulle autre pareille. Khalid Zekri écrit à ce propos : « C’est ainsi
que, malgré certaines scènes osées, Rachid DE L’ABJECTION À L’OBJECTION
LE POUVOIR DU NOM O. n’a pas surmonté sa censure psychique Si les récits de Rachid O. sont traversés
Rachid O. est né dans le Maroc des années puisque ses textes narrativisent la relation par le souci de relater les plaisirs oniriques
1970. Après des études à l’université de let- homosexuelle de manière pudique. Même de la relation homosexuelle, l’écrivain franco-
tres de Marrakech, le jeune homme séjourne les scènes qu’il évoque sont très laconiques tunisien Eyet-Chékib Djaziri, né à Tunis en
quelque temps à Paris. En 1995, paraît, aux et se limitent, le plus souvent, à des attou- 1957, s’est quant à lui attaché à mettre en
éditions Gallimard, un bref recueil de nou- chements ou à des expressions comme fiction les rapports de pouvoir qui la struc-
velles intitulé l’Enfant ébloui. Structuré en “nous avons fait l’amour” (1). » turent. Auteur du diptyque Un poisson sur la
cinq parties – « Fugue », « Mes femmes », Loin d’être convaincus de l’idée selon laquelle balançoire et Une promesse de douleur et de
« Amours », « Musulmans » et « Mon père, la mobilisation d’un langage cru serait l’indice sang publiés en 1997 et en 1998 aux éditions
mon héros » – l’Enfant ébloui relate, d’une d’une levée de la « censure psychique » de GayKitschCamp, Eyet-Chékib Djaziri narre
façon candide, l’attirance d’un garçon pour les l’écrivain marocain, il serait davantage in- les expériences sexuelles du jeune Sofiène,
autres garçons qui l’entourent. Évoquons téressant de porter notre attention sur l’acte dans la Tunisie des années 1960. Un lien
alors cette scène où le jeune narrateur déclare d’écriture lui-même qui lie indéniablement lit- est alors établi entre la sexualité contrôlée des
son amour à Khalil : « Mon souvenir, c’est, un térature et sexualité, tel que le précise Ra- jeunes filles, la frustration sexuelle des
soir, j’avais fini ma lettre, je l’avais mise dans chid O. : « Un ami français avait eu l’idée jeunes garçons et l’avènement de pratiques
une enveloppe et j’étais allé chez lui où j’avais de mon pseudonyme pour ne pas révéler en- homosexuelles, comme en témoigne cet
aussi peur de comment la lui donner, je vou- tièrement mon nom, parce que le sujet est extrait d’Un poisson sur la balançoire : « Oui,
lais main dans la main, directement à lui. Il trop tabou, comme si l’écrivain marocain mais tu sais ce que c’est ! Elles veulent ar-
était étonné quand il a vu que j’avais une lettre devait écrire uniquement sur ceci et cela river vierges au mariage. Elles allument
pour lui, je me rappelle que ça l’a fait sourire. et les questions posées par ceci et cela. comme des salopes et au moment de pas-
Je suis retourné à la maison, je tremblais de Bien sûr que je veux écrire sur divers sujets ser à l’acte, il n’y a plus personne. Mais moi
joie, de peur, je ne savais pas comment il allait mais ma conviction me dit que je n’en ai je n’en peux plus. J’ai des désirs naturels qui
89
livres
ne demandent qu’à s’exprimer. Mon sang le coût social se révèle inégal : l’une serait été levé par le développement d’une
bouillonne dans mes veines, quant à mes source de virilité, de puissance, car l’homme conscience militante assumée, comme en
couilles, je ne t’en parle pas ! D’ailleurs, ça qui pénètre conserverait le rôle masculin ; l’au- témoignent ces propos : « Écrire, c’est tout
ne devrait pas te déplaire. Tu crois que je n’ai tre serait au contraire humiliante, dégradante, mélanger. Se mélanger. S’évaporer dans l’au-
jamais remarqué la façon dont tu me tournais car l’homme pénétré endosserait le rôle fémi- tre, les autres. Dans la même lumière, celle
autour, l’année dernière, comme une chienne nin. L’abjection collective dont fait l’objet qui nous a fait naître. Je suis homosexuel
en chaleur ? Je suis sûr qu’en t’enlevant Sofiène s’inscrit ainsi dans le cadre du « dis- assumé, mais je ne peux absolument pas vivre
simplement le pantalon et en te prenant positif de sexualité » foucaldien que « le pou- mon homosexualité uniquement avec des
par derrière, j’arriverais sans problème à voir organise dans ses prises sur les corps, homosexuels. Le rapport à l’autre (ma mère,
me persuader que tu es une fille. » À ces pro- leur matérialité, leurs forces, leurs énergies, mes amies, mon grand frère, mes ennemis),
pos, Khélil, celui qui fut l’amant de Sofiène, leurs sensations, leurs plaisirs (4) ». Pourtant, même quand il persiste à me renier, est impor-
rétorque alors sèchement : « Aujourd’hui tu malgré le poids du stigmate, le jeune Sofiène tant à mes yeux. Très important (6). »
as quinze ans et j’ai pensé qu’il était temps continue à vouloir satisfaire ses fantasmes Si s’écrire « pédé » dans le cadre d’un récit lit-
pour toi d’abandonner certains jeux d’en- parmi lesquels ceux de l’épilation et du téraire est une stratégie porteuse tant elle
fants, de te bâtir une réputation et de faire maquillage. À ce propos, il confie : « Mais se émancipe l’auteur en lui offrant un espace
taire les racontars. Il n’y a qu’une fille qui maquiller comme une fille ! Je sentais confu- d’expression de ses dualités intimes, se dire
pourrait t’y aider. » sément que je transgressais plus qu’une « pédé », publiquement, semble revêtir une
règle : une loi, une tradition, un tabou ! » Puis fonction supplémentaire, à savoir la possibi-
DISTRIBUTION DES RÔLES les fantasmes sont réalisés. lité de confronter une société tout entière à
À travers cette injonction normative hétéro- L’assouvissement du désir intime, s’il joue un ses propres tabous. L’engagement d’une
sexuelle se déploie le schème de représen- rôle important dans le parcours initiatique du politique de l’identité revendiquée, assumée,
tations de l’homosexualité en contexte jeune Sofiène, n’est que plus fondamental portée haut, permet à celui qui est l’objet du
arabo-musulman, soit une pratique masculine, dans le processus de réappropriation de soi discours d’en devenir le sujet producteur. Le
ludique et tolérée du fait qu’elle ne serait engagé par Eyet-Chékib Djaziri, au moyen de processus de subjectivation, en plus de
qu’un jeu : une activité inférieure, non adap- l’écriture littéraire. En effet, ce que le philo- l’émancipation individuelle dont il est porteur,
tée au réel ou le mimant en dépit de son sophe Didier Eribon nomme la subjectivation, se révèle être, aussi, une entreprise interindi-
impossibilité à devenir une réalité. En ce sens, soit ce travail qui permet à l’individu dominé viduelle. Ce qu’Abdallah, le narrateur du
la pratique homosexuelle n’est pas frappée du de quitter « l’assujettissement [au profit] de la Rouge du tarbouche, exprime en ces termes :
sceau absolu de l’interdit mais exige de ceux réinvention de soi (5) » est une objection sym- « Moi, j’ai besoin du contact avec l’autre,
qui l’exercent une maîtrise parfaite des rôles bolique faite au système de violences socia- même de loin, le regarder longtemps, le tou-
sexuels asymétriques qui s’y rattachent. lement organisées de maintien des minorités cher de très près, partager le cœur et ses
Quelques pages plus loin, Sofiène est sollicité sexuelles à l’état de populations inférieures. secrets, l’intimité et ses troubles, le passé qui
par l’un de ses camarades de classe : « J’allais n’est jamais aussi vrai, aussi clair et beau que
sortir des toilettes, lorsqu’un élève de sep- CONSCIENCE MILITANTE dans le présent. » I
tième qui devait avoir le même âge que Khélil Si Rachid O. et Eyet-Chékib Djaziri ont révélé
m’aborda en ces termes crus : et décrit leur homosexualité ainsi que les (1) Khalid Zekri, « Littérature marocaine et transgression
– On pourrait se voir plus tard ? Il paraît que expériences qui s’y rapportent à travers un de l’hétéronormativité », in Écritures de la différence ?
tu te fais enculer comme une reine ; que projet littéraire où le trouble entre vérité et Autres temps, autres lieux, Pierre Zoberman (dir.),
dirais-tu que je devienne, pour quelques ins- fiction a parfois volontairement été jeté dans L’Harmattan, 2008, p. 176.
tants, ton roi ? Allez, ne fais pas ta mijaurée, le but d’amoindrir le risque social encouru, (2) Rachid O., Analphabètes, Gallimard, 2013, p. 116.
ce n’est plus un secret maintenant. On sait notons qu’Abdellah Taïa a davantage revendi- (3) Serge Ménager, « Du nouveau chez les machos
même que tu as un protecteur qui n’est pas qué son identité sexuelle en tant que posi- maghrébins. Rachid O. ou le corps qui parle », Nouvelles
du lycée. Laisse-moi faire, on ne lui dira rien. tionnement militant. Études Francophones, vol. 15, 2000, p. 117.
– Explique-moi ton problème. Natif du Maroc et auteur, entre autres, du récit (4) Catherine Chevallet, « Réinventer la sexualité :
– Des couilles pleines, le voilà mon problème, le Rouge du tarbouche publié en 2005 aux remarques sur les derniers écrits de Foucault », Revista
poupée. Et toi, on dit que tu es un expert dans éditions Séguier, Abdellah Taïa a fait le choix del filosofia, vol. 7, n°1, 2002, p. 9.
l’art de les vider. Alors tu me le donneras ton d’« incarner » – c’est le mot qu’il emploie – la (5) Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard,
petit cul, plus tard ? » figure homosexuelle, dans les pays arabes. 1999, p. 22.
Cet extrait précise la distribution des rôles Ayant fait la « une » du journal marocain Tel (6) Jean Zaganiaris, « Entretien avec Abdellah Taïa »,
sexuels entre deux hommes et cela selon une Quel avec, pour sous-titre, « Homosexuel Observatoire des Transidentités (en ligne).
logique classique distinguant le dominant du envers et contre tous », l’écrivain marocain
dominé, l’individu actif de l’individu passif, fait l’objet d’une identification médiatique Kaoutar Harchi est romancière. Son troisième roman, À
l’« enculeur » de l’« enculé ». Il s’agirait donc de forte, tant en France qu’au Maroc, si bien que l’origine de notre père obscur, est paru l’année dernière
distinguer deux types d’homosexualités dont le tabou qui a longtemps frappé sa sexualité a aux éditions Actes Sud.
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Rassemblés dans un volume com- « Sans poids ils flottent, ils ne se re- Né en Corée, Byung-Chul Han vit de- C’est un fait que le génie de Bach
plété d’une préface et d’un commen- tiennent pas quoiqu’ils s’accrochent puis une trentaine d’années en Alle- reste entouré de mystère. Dans son
taire des plus enthousiasmants de l’un à l’autre, légèrement, abandon- magne où il enseigne la philosophie. monumental ouvrage, richement il-
Philippe Blanchon, les poèmes que nés confiants, ils se touchent et sont Ont été traduits de lui en français la lustré, John Eliot Gardiner s’est ef-
James Joyce dissémine dans Finne- joints de partout, enlacés, rigides, Société de la fatigue et le Désir, ou forcé de le lever, non seulement en
gans Wake s’affirment comme les droits, – sauf bras ainsi pliés, mais l’enfer de l’identique. Dans ce nouvel musicologue, mais à partir de sa
substrats de l’œuvre de l’écrivain. dans leur sommeil ces garçons n’exi- essai, incisif, il interroge le numé- riche expérience de chef de chœur
Dernier livre de Joyce, ce roman est gent pas que vous m’écoutiez » : rique sous ses différents aspects et et d’orchestre baroque, en limitant
un maelström envoûtant de réfé- rares sont les moments d’accalmie les modifications radicales qu’il a ap- volontairement ses analyses aux œu-
rences philosophiques, historiques, dans le roman de Denis Jampen portées. Ainsi de la sphère privée – vres vocales de Bach, excluant celles
littéraires et mythologiques. En ex- (1956-2006), coreligionnaire de Hervé « Cette zone d’espace, de temps, où écrites pour clavecin et orgue, ou
traire les poèmes, c’est offrir au lec- Guibert et Mathieu Lindon dans la je ne suis pas une image, un objet », pour instrument soliste. Mais, loin de
teur une porte d’entrée des plus revue Minuit à la fin des années écrivait Roland Barthes, cité ici – le nuire à son propos, cette restriction
efficaces sur le roman, mais aussi 1970, d’ascendance thématique Au- numérique l’a rendue impossible, fa- volontaire donne à son approche des
sur l’œuvre entière de l’écrivain irlan- giéras/Burroughs et poétique Mal- vorisant l’exhibition, le vacarme œuvres du cantor de Leipzig une rare
dais. En effet, ils permettent de sai- larmé/Guyotat. Rare aussi cette d’une indignation pulsionnelle, authenticité. Il nous paraît cependant
sir combien chez Joyce, et dans le adresse passive-agressive au lecteur bruyante et souvent stérile. « La so- que la volonté de l’auteur de ne pas
Wake en particulier, la partie contient (« que vous m’écoutiez ») tirant vers ciété de l’indignation est une société idéaliser un compositeur sublime, en
le tout. Le point de départ du roman Lautréamont : Héros (titré peut-être de scandale », affirme Byung-Chul soulignant par contraste les aspéri-
est une vieille ballade irlandaise, d’après le tube de Bowie de 1977) Han. On ne saurait lui donner tort : tés de sa personnalité, l’a conduit à
dans laquelle Finnegan, ivre, tombe fut commencé à l’âge de 19 ans, et les indignés disent « non » sans quelques exagérations. C’est le cas
de son échelle, meurt, puis, alors était resté jusqu’ici inédit. débat. Le premier mot de l’Iliade est quand, sous le prétexte qu’il existait
que l’on veille son corps aspergé de Les héros sont cinq, guerriers imagi- « menin », la colère, qui peut être des événements funestes dans une
whisky, ressuscite pour festoyer naires sur une île de garçons sau- chantée. Colère narrative, épique, école qu’il fréquenta, il juge, sans au-
avec les invités. Voilà, une histoire vages où ils passent la moitié du très éloignée de la « nuée » numé- cune preuve, vraisemblable que le
de cycle, thème joycien par excel- temps à baiser entre eux et l’autre à rique qui est un rassemblement for- « futur cantor à perruque ait été le
lence, qui s’annonce dès les pre- torturer et violer des adolescents tuit d’individus, une « multitude ». La troisième dans la lignée des préfets
mières pages. vaincus. On est post-Bataille, Pasolini temporalité de cette « nuée » est de chœur délinquants », soit « un
Roman d’une seule nuit, tout vient de filmer Salo : « La lame rou- celle de l’actualité absolue. Chacun adolescent voyou qui se serait as-
comme Ulysse est le récit d’une gie, recourbée, fend, en dessous, sur peut produire de l’information, la sagi ».
journée, Finnegans Wake est le livre toute sa longueur, le sexe raidi du pê- communication est démédiatisée. Nous ne pouvons résumer ici la ri-
de la mort et de la résurrection, du cheur, le long de l’urètre qui s’ouvre. L’accumulation devient le mode opé- chesse des analyses concernant les
héros multiple des époques qui s’en […] De leur salive, lèvres se joignant ratoire du numérique qui n’est plus cantates, oratorios et passions de
vont. Joyce réinvente une histoire, entourant le membre qui retombe, ils capable de produire de la singularité. Bach ou encore les nombreux ap-
redéfinit les chronologies, mêle apaisent la plaie vive, léchant les Pour Kafka déjà, une lettre était un ports historiques et musicologiques
passé et présent, personnages, et couilles, poils couchés dans le sang, moyen de communication inhumain. de l’ouvrage. Mais ce qui fait, en dé-
les poèmes du Wake sont comme et le haut des cuisses, qui palpitent « On se met à nu devant les fan- finitive, toute la valeur de ce monu-
des cailloux sur un chemin creux, les lisses. » Le fantasme est mû par le si- tômes », écrivait-il à Milena. Depuis, ment édifié à Bach, c’est qu’il a
repères non pas temporels, mais qui gnifiant, la syntaxe systématique- les fantômes ont proliféré, la conta- magistralement explicité l’idée deve-
marquent les limites des mondes. ment renversée : c’est une écriture gion étant un aspect de la communi- nue courante selon laquelle « Dieu
Ce sont les jalons du récit de Finne- de muqueuses collées, de mots- cation numérique qu’aucun autre doit beaucoup à Bach ». Sa musique
gans Wake. « Pourquoi ne pas bat- corps imbriqués dans un éternel re- média ne possède. Le dernier point est celle qui, dans le château même
tre mesure pour abattre le temps ? », tour, surfaces violemment irritées, soulevé par Byung-Chul Han est celui du ciel, « nous fait entendre la voix
dit le dernier vers du dernier poème. machine langagière en surchauffe ra- de la théorie. Devant la masse de de Dieu sous forme humaine », le
On se rappellera alors que Joyce tiocinante, fascinée « par Éros et Tha- données dont nous disposons au- compositeur étant celui qui nous
pensait que le lecteur idéal de cette natos comme un lapin par les phares jourd’hui, la théorie comme construc- « révèle comment surmonter nos im-
œuvre immense serait un insom- d’une voiture » – note en postface tion de l’esprit a-t-elle encore une perfections grâce à la musique »,
niaque qui lirait le livre d’une traite Arno Bertina. Toute la noirceur para- raison d’être ? Une psychopolitique bref « comment rendre les choses
pour le reprendre aussitôt à la pre- doxale d’une pure extériorité, d’une s’est imposée à nous. Sans résis- divines humaines, et les choses hu-
mière page. absence assumée de négativité. tance possible. maines divines ».
Alexandre Mare Éric Loret François Poirié Jean-Philippe Guinle
91
livres
Olivier Renault Jean-Marie Schaeffer Carole Boulbès (dir.) V. Robert, L. Le Forestier,
Bonnard, jardins secrets L’Expérience esthétique Femmes, attitudes F. Albera (dir.)
La Table Ronde Gallimard performatives Le Film sur l’art
Les Presses du réel Presses universitaires de Rennes
Peinture de la féminité, c’est certai- Quinze ans après son Adieu à l’esthé- Ces actes de colloque (Ensba, Actes d’un colloque international or-
nement ce qui caractérise le mieux tique, Jean-Marie Schaeffer revient Nancy, 2012) construisent une his- ganisé en 2011 par les universités de
l’œuvre de Pierre Bonnard, ce mem- sur les lieux du crime pour continuer toire des attitudes performatives Rennes 2 et de Lausanne, associées
bre des Nabis dont l’œuvre a tra- à penser une catégorie condamnée entre le début du 20e siècle et les à la Cinémathèque suisse, cet ou-
versé les mouvements sans s’arrêter aussi bien par la philosophie analy- années 1970, en France et aux États- vrage questionne le genre du « film
à aucun d’entre eux. Peu dogma- tique que les cultural studies. Le titre Unis. D’une avant-garde à l’autre, les sur l’art ». Quatre entrées interrogent
tique, il a certainement été plus in- peut même sonner comme une pro- historiens et critiques analysent les ses origines, son institutionnalisation,
fluencé par son rapport singulier aux vocation, puisque l’existence d’une frontières poreuses qui existent sa « création au second degré » (for-
femmes que par une doctrine. Après « expérience esthétique », c’est-à-dire entre la danse, la performance, le mule d’André Bazin) et ses déplace-
Rouge Soutine (2012), Olivier Re- d’un rapport particulier à l’art qui ne théâtre et le cinéma. Ils mettent en ments vers la télévision et l’art vidéo.
nault, dresse une biographie très in- serait ni une sous-catégorie du cogni- lumière l’apport des femmes artistes Ce genre est situé entre histoire de
time de Bonnard. Il décrit les tif, ni une simple vue de l’esprit des dans le développement des croise- l’art et documentaire de création,
voyages et itinérances de ce peintre Lumières, est souvent niée. Schaef- ments disciplinaires, mais aussi des mais le rapport, loin d’être évident,
en quête de lumière et s’arrête sur le fer ne lâche cependant rien ici sur la questions relatives au corps, à l’es- oscille entre rejet et miscibilité de-
sujet féminin, présent dès les œu- singularité, le caractère « épipha- pace, au regardeur ou encore à la puis les premiers films sur l’art,
vres de jeunesse de Bonnard. C’est nique », ni la forme « désintéressée » scène. Au fil des communications, comme Rubens de René Huyghe en
qu’il en est entouré. D’abord sa de l’expérience, puisqu’il redit qu’elle nous découvrons ou redécouvrons 1937, et, plus généralement, dans la
mère, sa grand-mère, sa sœur puis « a pour condition qu’on s’y adonne des danseuses et performeuses seconde moitié du 20e siècle, pé-
son grand amour. Lorsqu’il rencontre sans autre but immédiat que cette ac- comme Valeska Gert, Lizica Co- riode au cœur de cet ouvrage.
Marthe de Méligny, toute sa peinture tivité elle-même », ce qui en fait un dreanu (qui a collaboré avec Sonia Dans cette production la France tient
change, le nu apparaît, il fait irrup- objet à part. Delaunay), Anna Halprin, Faith Wil- une place singulière du fait de la « so-
tion. Cette passante dont il ne sait Le philosophe a choisi de faire entrer ding ou les contemporaines La Ribot cialisation » du genre (production et
rien, il a su la retenir, elle devient son le loup cognitiviste dans la bergerie et Latifa Laâbissi. diffusion au sein d’associations spé-
modèle et sa muse, « elle est sa de l’être, et d’apprivoiser l’un à l’au- Au début du 20 e siècle, les dan- cialisées notamment) et par l’intérêt
peinture ». Marthe est secrète et fra- tre en citant et analysant abondam- seuses en quête de modernité refu- commun qu’ont trouvé historiens
gile, presque fuyante ; sa santé vacil- ment la littérature neuroscientifique : sent la danse classique et les d’art et gens du cinéma. C’est en Al-
lante l’oblige à de nombreux bains, à grâce à son entremise et son exper- traditions qui l’accompagnent, elles lemagne, à partir de la seconde moi-
des séjours prolongés dans des sta- tise, il parvient du coup à la rendre recherchent un décloisonnement, tié des années 1960 qu’« émergent
tions thermales. Mais de quelle ma- plus intelligente aux questions de une libération du corps et de ses des pratiques artistiques qui intè-
ladie souffre-t-elle ? l’art qu’elle ne l’est. Examinant suc- mouvements. Une volonté de rup- grent des pratiques de documenta-
Bonnard n’aura de cesse de la repré- cessivement les questions de l’at- ture qui caractérise les parcours des tion ». La démarche de Gerry Schum,
senter dans ces salles d’eau, à la toi- tention et de la perception, de différentes danseuses citées. Une qui a voulu « transposer l’espace de
lette, sortant du tub. Elle devient son l’émotion et du plaisir, Schaeffer re- rupture non seulement avec un en- la galerie d’art dans la télévision » par
thème principal. Il la photographie trouve ainsi cum grano salis des mo- seignement jugé caduc, mais aussi le biais de son émission Galerie Télé-
aussi, dans les mêmes circons- dèles neuropsychologiques pour avec la domination patriarcale, pour visuelle en est symptomatique. Y ont
tances, et se laisse photographier chaque grand problème de l’esthé- se construire un statut, un style, une été diffusés les films Land Art (1968)
par elle, nu lui aussi, comme un juste tique, tel le plaisir tragique chez Aris- place légitime dans un milieu artis- et Identification (1970). Dans une in-
retour des choses. D’autres femmes tote ou l’héautonomie du jugement tique où les femmes sont systémati- terview qui conclut l’ouvrage, Judith
l’inspirent aussi sans pour autant kantien, tous sauvés par le « calcul quement exclues. Les auteurs Wechsler, historienne de l’art et réali-
l’éloigner d’elle ; Lucienne Dupuy de hédonique », la « fluence » et la « si- reviennent sur un ensemble de satrice de films sur l’art (ayant no-
Frenelle, Renée Montchaty, amie de gnalisation coûteuse ». Le chapitre points permettant de définir les atti- tamment coréalisé avec Hans
Marthe, toutes deux amantes et mo- conclusif est le plus passionnant, qui tudes performées, où le corps est Namuth, Jasper Johns : Take an Ob-
dèles. Certains commentateurs ont se place sur le terrain ethnologique compris comme un champ d’expé- ject [1991]), lit sous l’angle de sa
cru voir, suggéré dans certaines des de la séduction, du rite et du jeu en riences gestuelles infini. L’ouvrage, double carrière la complémentarité
toiles du peintre, un ménage à trois proposant de comprendre l’expé- qui apparaît comme le début d’une des deux domaines. Par une ap-
avec Marthe et Renée, comme dans rience esthétique comme une « si- historiographie, atteste que les résis- proche interdisciplinaire cet ouvrage
Grand Nu bleu de 1924. À l’image de tuation d’immersion » mimétique où tances donnent naissance à des mu- propose une réflexion étayée par de
ses peintures, Bonnard était d’une « créateurs, concurrents et admira- tations (des formes et des formats) nombreux exemples indexés dans
grande pudeur. Cette thèse demeure teurs […] expérimentent l’œuvre et des interrelations entre l’art, la so- une filmographie de plus de 250 ti-
donc difficile à vérifier. comme agentivité qui les implique ». ciété et la vie. tres de 1899 à 2015.
Maïa Ferrari Éric Loret Julie Crenn Maïa Ferrari
92
le feuilleton
jacques henric
CAVALIER DE L’APOTHÉOSE
Alain Bonijol Ángel Peralta
Tercio de vérité Chevaux et taureaux à ciel ouvert
Au diable Vauvert Au diable Vauvert
chronique
AGENDA
Yvetot d’agnès b. (cf photo, Claude Lévêque, des procédures dans un rapport sculptural Sète I Centre régional d'art contemporain
RÉGIONS Sans titre (Dansez !) 1995. Photo, DR. Courtesy à l’espace, ces images trouvent une
Yvetot I Galerie Duchamp I Centre d’art Collection agnès b. © Adagp, Paris, 2015.). nouvelle configuration.
Ouvert de 10h à 18h du mardi au dimanche. Portrait de l’artiste en jeune homme.
1 allée du Musée, musee-lam.fr Acquisitions et pièces anciennes de la
collection, aller-retour entre réel et imaginaire,
Thiers I Le Creux de l’enfer I Centre d'art entre le monde et sa réinvention poétique,
entre la figure de l'artiste et les alter ego
qu'il se crée, entre un monde parcouru et un
monde rêvé (cf photo, nouvel accrochage des
collections, 2015. Photo Jean-Christophe Lett.
Œuvre, Bruno Peinado, Sans titre, California’s
dreaming Game Over RAL, 2009 coll. de
l’artiste. Courtesy galerie Lœvenbruck, Paris.).
Visite commentée, mercredi à 11h, week-
end à 15h. Ouvert du mardi au vendredi de
10h à 18h et week-end de 13h à 18h.
Fermé lundi et jours fériés. 146 avenue de
la Plage, mrac.languedocroussillon.fr
Sète I Musée International des Arts Modestes
AGENDA
compagnie de Lionel Sabatté et de Reims I Rencontres I Fédération des réseaux à 18h. Gratuit, le premier dimanche du Fondation d'entreprise Ricard
médiateurs culturels, détail des contenus, et associations d’artistes plasticiens mois. Le château, mba.caen.fr 27.05 > 4.07 : Life is a Bed of Roses (un
carre-amelot.net, museum-larochelle.fr Vendredi 5.06 à Sciences-Po, Reims. roman.). Vernissage le mardi 26 mai.
Coproduction, Carré Amelot et Museum 10h à 12h, Quel avenir pour les associations Colmar I Espace d’art I André Malraux Une collaboration expérimentale entre la
d’Histoire Naturelle. Partenariat, Aquarium. d’artistes plasticiens dans le paysage 6 > 26.06 : Le Festin, Atelier de Formation Fondation d’entreprise Ricard et le Master
Soutien, Ville de La Rochelle, Région Poitou politique et économique actuel ? aux Arts Plastiques de la Ville de Colmar. Arts Visuels de l’École Cantonale d’Art de
-Charentes, Ministère de la Culture et de la 14h à 16h30, Comment faire comprendre Exposition des travaux des élèves à temps Lausanne. Un projet conçu par Stéphanie
Communication. le rôle essentiel des associations gérées par plein, périscolaires et cours du soir autour Moisdon, avec la participation des étudiants
les artistes sur les territoires ? Quels outils du thème des délices. et des enseignants du Master.
Pessac I Les arts au mur I Artothèque et stratégies pour les associations lorsque Ouvert du lundi de 14h à 19h, du mardi au L’exposition est le lieu d’un théâtre et d’un
les logiques comptables de l’intervention dimanche de 10h à 19h. Entrée libre. chœur, d’un décor, d’apparitions de formes,
publique menacent leur survie ? 4 rue Rapp, 03 89 24 28 73. d’objets et de personnages. Elle accueille
16h30 à 17h30, Retour plénière. Bourges I La box I Énsa durant 3 jours la 6e édition de L’École de
Programme, fraap.org 28.05 > 1er.07 : Paysages emblématiques, Stéphanie, à partir d’un dispositif conçu
Olivier Nottelet et Jacques Callot. par l’artiste Pierre Joseph. Conférences,
Hauterives I Palais Idéal du Facteur Cheval Poésie Plate-Forme, Jean Daive, Guitemie
Commissaire, Michel Weemans.
Vernissage le mercredi 27 mai à 18h. Maldonado, Repérer, jeudi 28 mai, à 19h.
En automne,Yon Grigorescu. Commissaire, Entretien sur l’art, Dora Garcia, lundi 8 juin,
Carmen Popescu. Sur une proposition de à 19h. Chesee Théorie, Charles Spence et
Catherine Fraixe, enseignante de l'Énsa. Jennifer Teets, mardi 9 juin, à 19h. Poésie
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h. Plate-Forme, Nathalie Koble, Sabine Macher,
Fermé les jours fériés. Entrée libre. Courtiser, jeudi 11 juin, à 19h.
9 rue Édouard Branly, box.ensa-bourges.fr Entrée libre du mardi au samedi de 11h à
19h. Visite commentée gratuite, mercredi
Avignon I Collection Lambert à 12h30 et samedi à 12h30 et à 16h.
> 11.10 : Un musée imaginaire, hommage 12 rue Boissy d’Anglas, 01 53 30 88 00,
à Patrice Chéreau. fondation-entreprise-ricard.com
> 5.09 : Hippolyte Hentgen, La part volée. Ouvert tous les jours sauf lundi de 11h à 18h.
(cf photo © Hippolyte Hentgen.). Le duo Juillet/août, tous les jours de 11h à 19h. Musée de la Monnaie
Hippolyte Hentgen occupe un territoire de 5 rue Violette, collectionlambert.fr
recherche qui se centralise sur le dessin et
l’image. Les dessins puisent dans les images Aix-en-Provence | Centre d'art du 3 bis f
iconiques de notre culture moderne, usées > 19.06 : Alicia Framis, I'm in the wrong
d’être reproduites à l’infini. Les artistes se les > 30.08 : Élévations. Hommage de Bruno place to be real. L’artiste aborde la relation
réapproprient et questionnent les émotions Decharme et Antoine de Galbert à Joseph comme matière, l'œuvre comme expérience.
que ces images vides de leur sens originel Ferdinand Cheval (photo © César Decharme.). Suite à sa résidence, le 3 bis f présente deux
peuvent encore susciter. Collaboration Ouvert, avril > juin, 9h30 à 18h30, juil.> août, installations inédites, dans la continuité des
galerie Semiose. Soutien Drac Aquitaine. 9h30 à 19h. 8 r du Palais, facteurcheval.com Forbidden Rooms, une série initiée en 2012
Ouvert du mardi au vendredi, 11h à 18h, autour des frontières invisibles dressées à
samedi, 14h à 18h. 2bis av. Eugène et Marc Chaumont-sur-Loire I Domaine Régional de l’intérieur de notre civilisation.
Dulout, 05 56 46 38 41, lesartsaumur.com Chaumont-sur-Loire Entrée libre du lundi au vendredi, 13h à 17h.
Hôpital psychiatrique Montperrin, 109 av. > 5.07 : Marcel Broodthaers, Musée d’Art
Gravelines I Musée du dessin et de l’estampe du Pt Barthélémy, 04 42 16 17 75, 3bisf.com Moderne-Département des Aigles (cf photo,
originale Département des Aigles (David, Ingres,
PARIS I INSTITUTIONS Wiertz, Courbet.), 1968, © Estate Marcel
Broodthaers.). Ouvert tlj, 11h à 19h, jeudi >
Institut national d’histoire de l’art-INHA 22h. 11 quai de Conti , monnaiedeparis.fr
Espace Beaurepaire
AGENDA
Palais de Tokyo travailler à l'huile ou à l'aquarelle cela mfc-michèle didier élabore dans l’atelier. Le premier temps
24.07 > 13.09 : Céleste Boursier-Mougenot, prend du temps.” David Hockney. est celui des fonds, où la couleur est
acquaalta. Commissaire, Daria de Beauvais. Catalogue bilingue français-anglais, Repères appliquée sur la toile, monochromes délicats
Ouvert, midi à minuit, tlj (sauf mardi). 13 av. n°164, texte de Philippe Dagen. Prochaine dont l’homogénéité peut varier de la densité
du Président Wilson, palaisdetokyo.com exposition 10.09 : Ramazan Bayrakoglu. dénuée de toute altération au recours à
Ouvert, mardi au vendredi, 10h30 à 18h, des aplats à la liquidité exsangue. Entachés
Espace Fondation EDF samedi, 14h à 18h30. 13 rue de Téhéran, de maigreur, ces fonds colorés restent
> 23.08 : Pol Bury, Instants Donnés. galerie-lelong.com parfois comme en coulisse : d’une blancheur
Commissaire, Daniel Marchesseau avec la maculée qui échapperait presque au regard,
collaboration de Velma Bury. Ouvert du mardi Semiose galerie-éditions ils miment l’origine matérielle du tableau
au dimanche, 12h à 19h. 6 rue Récamier. comme objet, ou son déboussolement
discret par la peinture (...). Tom Laurent,
PARIS I CONFÉRENCES janv. 2013. Ouvert du mardi au samedi de
11h à 19h. 47 r de Turenne, 09 52 04 50 80,
Centre Pompidou I Paroles 22.05 > 25.07 : n°53 Contenttenders Bless. galeriedjbo.com
> 20.07, 6e édition du Nouveau festival. Hannah Collins, Braco Dimitrijevic, Liam
4.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. Gillick (cf photo, Bless n°53 Contenttenders,
Rencontre autour de B. S. Johnson. Jonathan 2015, 40 x 40 cm, coton et livre d'artiste.),
PARIS I PORTES OUVERTES
Cœ, Vanessa Guignery et Pascal Arnaud. On Kawara, Christian Marclay, Annette École prép’art
5.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. Messager, Antoni Muntadas, Leigh Ledare
Rencontre, J. Cœ. J. Cœ et Vanessa Guignery. et Jim Shaw.
6.06, 16h, Petite salle, Parole aux artistes Ouvert du mardi au samedi de 12h à 19h.
/Singapour mon amour. Ho Tzu Nyen, 66 rue Notre-Dame-de-Nazareth,
Sookoon Ang et Jason Wee, Catherine 01 71 97 49 13, micheledidier.com
David, Kathryn Weir et Silke Schmickl.
10.06, 19h, Petite salle, Parole au graphisme/ Galerie Bernard Bouche
Faire collection ! Alain Gesgon.
11.06, 19h, Petite salle, Parole à Jean-Yves
Jouannais : L'Encyclopédie des guerres.
17.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu/
Le tournant ludique. Rencontre, Cyril Jarton. > 23.05 : Laurent Proux, Main invisible
18.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. 25.06 > 17.07 : Portes ouvertes d’été.
(cf photo, Découpe, 2015, huile sur toile,
Rencontre, Pablo Accinelli. (cf photo, Des visages ces mannequins,
240 x 200 cm. Signé au dos. Photo, P. Arnaud.
19.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu/ 2015, chocolat. Louis Acolas, étudiant
Courtesy Semiose galerie, Paris.).
Danser à l’envers. Conférence, Laurent Prost. prép’art 2014-2015 © Daniel Nicolaevsky.).
30.05 > 25.07 : Antoine Marquis, Raphaël
24.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. Ouvert du lundi au vendredi de 10h à 18h.
Julliard, Jerôme Robbe, Gauthier Leroy.
Rencontre, Pilvi Takala. prép’art vous invite à découvrir une sélection
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h.
25.06, 19h, Petite salle, Parole au design de dossiers d’étudiants admis dans les
54 rue Chapon, 09 79 26 16 38, semiose.fr
/Design au banc n°28. écoles supérieures d’art publiques : art,
26.06, 19h, Petite salle, Parole au design MoMO Galerie architecture, Bd/animation, cinéma, design,
/Auto-critique n°2, salon de l’auto des refusés. graphisme, etc.
Stéphane Degoutin et Olivier Peyricot. Inscriptions > rentrée 2015-2016, ouvertes,
Informations, Ch. Bolron, 01 44 78 46 52, prenez rendez-vous > 01 47 00 06 56.
[email protected] Stage d’Orientation et de découverte
artistique (S.O.D.A.) pendant les vacances
PARIS I GALERIES scolaires d’été. Dates sur le site, prepart.fr.
23 passage de Ménilmontant,
Galerie Lelong 01 47 00 06 56, prepart.fr
PARIS I ÎLE-DE-FRANCE
> 11.07 : José Pedro Croft (cf photo, Sans
Tram Réseau art contemporain Paris/Î-d-F
titre, 2015, bois, 235 x 150 x 70 cm.).
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 19h.
123 rue Vieille du Temple, 01 42 72 60 03,
galeriebernardbouche.com
Galerie Djeziri-Bonn
AGENDA
Boulogne-Billancourt I Galerie Arnaud Bard 6 et 7.06 : Hors d’œuvres #7. Parcours cycle, Des gestes de la pensée. Basse-Saxe a décerné son Prix Kurt-Schwitters
artistique chez 14 particuliers qui accueillent Commissariat, Guillaume Désanges. 2015 à Pierre Huyghe.
le temps d’un week-end des artistes dans Ouvert du lundi au samedi de 11h à 18h.
leur jardin. Installations in situ et expositions 50 bld de Waterloo, +32 (0)2 511 20 62, Prix I Jean-François Prat
de petits formats à l’Espace d’art : Julien fondationdentreprisehermes.org Raphaëlle Ricol est la lauréate du Prix
Creuzet, Alexis Debeuf, Diadji Diop, Romuald Jean-François Prat 2015.
prixjeanfrancoisprat.com
Dumas-Jandolo, Morgane Fourey, Nicolas ITALIE I NAPLES
Guiet, Jean Lain, Jean-François Leroy, Prix I Fondation d’Art Contemporain Guerlain
Richard Negre, Éva Nielsen, Thomas Piquet, Madre I Musée d’art contemporain
Anne Rochette, Olivier Soulerin (cf photo,
Lisières, 2013, acrylique/bois.), Laure Tixier.
Jardins ouverts de 14h à 18h. Entrée libre.
Plan disponible sur demande.
Dimanche 7 juin dans le cadre d’Hospitalités/
réseau Tram, parcours en bus au départ
de Paris, MAC VAL et Galerie municipale
Jean Collet (Vitry-sur-Seine) et parcours Hors
d’œuvres (Juvisy-sur-Orge). Inscriptions,
4 > 27.06 : Martine Pinsolle. [email protected] ou 01 53 34 64 43.
(cf photo, Conversation à trois, 2015, Communauté d’agglomération Les Portes
huile sur toile de jute, 116 x 89 cm.). de l’Essonne, 35 avenue de la Terrasse, > 31.08 : Daniel Buren, Come un gioco da
martinepinsolle.com 01 69 57 82 50, portesessonne.fr bambini, lavoro in situ, 2014-2015, Madre,
Ouvert du mardi au vendredi de 11h à Napoli #1 (cf photo, Photo souvenir :
19h30, samedi de 16h à 19h. Pontoise I Musée Tavet-Delacour
Daniel Buren, Comme un jeu d'enfant,
92 avenue Jean-Baptiste Clément, travail in situ, MAMCS, Strasbourg, 2014.
06 70 77 36 47, fae.fr, Détail © DB-Adagp, Paris.).
Créteil I Galerie d’art contemporain Ouvert lundi, mercredì, jeudi, vendredi,
samedi, 10h à 19h30, dimanche, 10h à 20h.
Via Settembrini 79, madrenapoli.it