Art Press Ju in 2015

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LE NOUVEAU FESTIVAL EVARISTE RICHER

ANISH KAPOOR PAR JULIA KRISTEVA


CAROL RAMA CHIEH-JEN CHEN
BROODTHAERS LÜPERTZ IMMENDORFF
L’ART APRÈS FUKUSHIMA
CATHERINE MILLOT FLORENCE DELAY
ÉCRIRE DIEU, ÉCRIRE MARX, ÉCRIRE PÉDÉ
JUIN 2015 BILINGUAL ENGLISH / FRENCH

DOM 8,80 € - PORT. CONT. 8,80 €


CAN 12,99 $CA - USA 13,50 $US

CH 15 FS - MAROC 80 MAD
BEL, ESP, ITA 8,50 €
03

JUIN 2015

Mensuel bilingue paraissant le 25 de chaque mois 05 Éditorial Malades mentaux ou dangereux idéologues ?
Is published monthly
Newspeak, old and new dangers. Jacques Henric
8, rue François-Villon. 75015 Paris
Tél 33 (0)1 53 68 65 65 | Fax 33 (0)1 53 68 65 85 08 Anish Kapoor shooting into Versailles Julia Kristeva
www.artpress.com
12 Je suis Annemarie Schwarzenbach Pierre Eugène
* e-mail : initiale du pré[email protected]

Comité de direction : Catherine Francblin, Guy Georges 14 EXPOSITIONS / REVIEWS


Daniel Gervis, Jacques Henric, Jean-Pierre de Kerraoul*
Catherine Millet, Myriam Salomon
14 Anicka Yi 16 Slip of the Tongue 18 Jörg Immendorff 20 Dedans-dehors
SARL artpress - siège social 1, rue Robert Bichet 21 Jorge Macchi 22 Guillaume Pinard ; Ellie Ga 24 Emily Mast ; Maxime Thoreau
59440 Avesnes-sur-Helpe 26 Rodney Graham / Jonathan Monk 27 Le Bord des mondes 28 Marcel Broodthaers
Gérant-directeur de la publication : J-P. de Kerraoul
Directrice de la rédaction : Catherine Millet*
29 Markus Lüpertz 30 Jürg Kreienbühl, Gilles Aillaud 31 Wolfgang Tillmans
Rédactrice en chef : Anaël Pigeat* 32 John Baldessari ; Gloria Friedmann
Conseiller : Myriam Salomon*
Chef d’édition : Étienne Hatt* 34 Evariste Richer le métronome et la cristallisation
Secrétaire de rédaction : Christine Delaite* Evariste Richer, Metronome and Crystallization. Interview par Anaël Pigeat
Assistante de direction, partenariat et site Internet :
Virginie Delmeire*
Publicité / Advertising : [email protected] 42 Le Nouveau Festival beauté du jeu
Agenda : Christel Brunet* The Nouveau Festival: All Play. Interview de Michel Gauthier par Éric Loret
Boutique en ligne : Laura Chambroy
Diffusion : Carine Valognes* 45 Carol Rama tirer la langue
Système graphique : Roger Tallon († 2011),
Magdalena Recordon Carol Rama: Tongue, and Cheek. Lucia Schreyer
English editor : Charles Penwarden
Translators : C. Penwarden, L.S. Torgoff 50 Chieh-Jen Chen la narrativité en suspens
Chieh-Jen Chen Suspended Narrative. Claire Margat
Collaborations : C. Béret (architecture)
R. Durand, D. Baqué (photographie)
J. Henric, Ph. Forest, L. Perez (littérature) INTRODUCING
C. Kihm, R. Leydier (art et littérature)
F. Poirié (philosophie) G. Banu (théâtre) 55 Jennifer Caubet Marie Chênel
J. Caux, L. Goumarre, S. Malfettes (danse)
E. Burdeau, D. Païni, D. Zabunyan (cinéma) 58 Julien Audebert Pedro Morais
A. Bureaud (nouvelles technologies)
Correspondances : Bordeaux : D. Arnaudet
Rennes : J.-M. Huitorel Bruxelles : B. Marcelis
61 DOSSIER : LA CATASTROPHE
Allemagne : T. de Ruyter Russie : N. Audureau
New York : R. Storr, E. Heartney
62 Visualiser l’impossible l’art de Fukushima
Visualizing the Impossible, Art after Fukushima. Michaël Ferrier
Abonnements / Suscriptions orders :
Tél 03 27 61 30 82 (Alice Langella) 67 La fêlure des images Cracked Images. Clélia Zernik
[email protected]
France 95 € / DOM 114 € / TOM 140,50 € 72 Fukushima, la vie après Fukushima, Disorientation. Stéphane Thibierge
Europe 118 € /
USA, Canada, Amérique du Sud 120 €
Asie, Océanie, 125 € 76 Écrire pour l’opéra interview de Daniel Tosi et Jean-Philippe Guinle par J. Henric
Afrique, Proche et Moyen-Orient 128 €

Club des abonnés art press, page 93 79 LIVRES


Encart promotionnel d’abonnement entre p. 82-83
Subscription insert between p. 82 and 83 80 Catherine Millot la logique et l’amour
82 Florence Delay comme au théâtre
Photogravure : Imprimerie de l’Avesnois
Impression : Imprimerie de Champagne, Langres
83 Éric Marty un autre regard
Imprimé en France. Printed in France 84 Pentecôte littéraire l’écriture et la foi
Distribution par Presstalis / Tél 01 49 28 70 00 86 Déplacer Karl Marx de l’économie à la philosophie
Dépôt légal du 2e trimestre 2015
CPPAP 0419 K 84708 - ISSN 0245-5676
87 Désaccord factuel la non-fiction au crible
RCS Avesnes 318 025 715 88 S’écrire « pédé » les écrivains arabes et le tabou
92 Le feuilleton de Jacques Henric Alain Bonijol, Ángel Peralta
Couverture : Evariste Richer. « Avalanche ». 2012
94 La chronique dessinée de Clo’e Floirat
60 000 dés / dices. (© Philippe De Gobert)
95 Agenda

Plus de comptes rendus d’expositions, des bonus et des textes inédits sur
© ADAGP, Paris 2015, pour les œuvres de ses membres
05

ÉDITO
Malades mentaux
ou dangereux idéologues ?
Newspeak, old and new dangers
Les écrivains ont du souci à se faire. Les anciens comme les actuels. ——
Si, à Dieu ne plaise, venait à être votée la réforme des collèges vou- Writers should be worried. Both the dead and the living. If—God
lue par Mme Najat Vallaud-Belkacem, réforme concoctée par les res- forbid—the educational reform desired by minister Najat Vallaud-
ponsables des nouveaux programmes d’histoire et de soi-disant Belkacem and concocted by those officially in charge of the new
pédagogues occupés, en vérité, aux basses-œuvres d’une démolition history programs (and unofficially, gravediggers of the French
de la langue française, il est à prévoir que dans peu de temps, la lit- language) is passed by the legislature, there is a real chance that
térature, passée et présente, deviendrait rigoureusement illisible. literature both past and present will become illegible. Imagine
Imaginons un Montherlant qui, aujourd’hui, écrirait sur le sport. Pour Montherlant trying to write about sport in keeping with the guide-
être entendu, selon les allumés Diafoirus d’aujourd’hui, il ne pourrait lines laid down by today’s “pedagogues”: rather than saying he
plus écrire qu’il assiste à un match de football ou de tennis, il devrait watched a tennis or badminton match, he would have to talk about
écrire qu’il assiste à « la recherche du gain d’un duel médié par une observing “an attempt to win a duel mediated by a ball or shut-
balle ou un volant ». Et s’il s’agissait d’un match de boxe, il n’écrirait tlecock.” And if the sport was boxing, he wouldn’t be able to talk
plus vulgairement que les deux adversaires sont prêts à se battre about the adversaries fighting to win, but would need to say that
pour gagner, il aurait à tortiller de la plume pour annoncer qu’ils se they sought to “vanquish an adversary by imposing a symbolic, codi-
préparent à « vaincre un adversaire en lui imposant une domination fied domination.” And if school students were taking part in a
symbolique et codifiée ». Passant à une compétition de natation entre swimming competition, rather than say they were going to a pool
élèves, ledit Montherlant, devrait veiller à ne surtout pas dire qu’ils close by their school, he would say that they were “moving auto-
vont nager dans une piscine proche de leur collège, mais qu’ils nomously in a standardized deep aquatic milieu.” And as for a dog
« devront se déplacer de façon autonome dans un milieu aquatique in the country playing with a round piece of rubber, or a city kid
profond standardisé ». Quant à la baballe avec laquelle joue le chien playing soccer in the street, for heavens’ sake don’t call the thing
d’un gamin de la Creuse, ou le ballon avec lequel dribble le fils d’un a ball: “bouncing object,” if you please. Reading this newspeak
épicier de Saint-Denis, qu’il ne les nomme surtout pas balle ou ballon, concocted by the Conseil Supérieur des Programmes, the Précieuses
mais « objets bondissants ». Les Précieuses de Molière lisant la satirized by Molière would be in for a shock. True, they indulged
novlangue des fonctionnaires du CSP (Conseil supérieur des pro- heavily in metaphor and periphrasis: instead of “being seen” they
grammes) n’en croiraient pas leurs yeux. Certes, elles métaphori- said “in commodity of being visible” (just as our politicians, trying
saient et périphrasaient beaucoup, mais non sans raffinement. Pour to be intellectual, say “in capacity to” instead of “capable of”), and
« être vues », elles disaient « en commodité d’être visibles » (comme the seats on which they placed their delicate posteriors were pret-
nos politiques pour faire intellos, croient-ils, ne disent plus « capables tily named “the commodities of conversation.” Sadly, the people
de », mais en « capacité de ») ; les sièges sur lesquels elles posaient in charge of our schools programs are not so harmless. They are
leur délicat postérieur étaient joliment nommés « les commodités de dangerous ideologues responsible for training future French citi-
la conversation ». Hélas, nos responsables des programmes scolaires zens. They are demagogues who believe that, in order to speak to
ne sont pas que d’inoffensifs Trissotins. Ce sont de dangereux idéo- the “lower classes” of society, and to be heard in particular by
logues ayant la responsabilité de former les futurs citoyens de la parents in so-called disadvantaged neighborhoods, they need to
nation ; ce sont des démagogues, convaincus que pour s’adresser speak to them in the grotesque gobbledygook cooked up in their
aux « basses classes » de la société, pour être entendus notamment ministry.
par les parents des élèves issus des quartiers dits défavorisés, on These rhetorical contortions, sanctioned by the politicians in power,
doit parler le grotesque charabia qu’ils tambouillent dans les cuisines and by the minister herself, who enjoys the protection of her prime
de leur ministère. minister, might on first impression come across as the signs of a
Ces contorsions rhétoriques, bénies par les politiques au pouvoir, par slight mental derangement afflicting their authors. The worrying
la Ministre elle-même, très protégée par son Premier ministre, pour- thing is that this grotesque language goes hand in hand with a gene-
raient apparaître dans un premier temps comme les signes d’un léger ral reform of the teaching cycle that has been attacked from both
dérangement mental dont seraient victimes leurs auteurs. sides of the political spectrum, both right (see Pascal Bruckner in
L’inquiétant, c’est que ces simagrées langagières vont de pair avec Le Figaro on April 25) and left (Laurent Joffrin’s editorial in Libé-
une réforme générale des programmes dont la presse, de droite ration on April 23). These people see no need for Greek, Latin or
comme de gauche, s’est émue (cf. notamment l’intervention de German. Stupid enough. But when it comes to history, things get
Pascal Bruckner dans Figaro du 25 avril, l’édito de Laurent Joffrin more serious: to recommend knowledge of Islam is good, but to
dans Libération du 23 avril). Ainsi, pour parler la novlangue, foin du do so at the expense of the Enlightenment and medieval Christia-
grec, du latin et de l’allemand ! Quant à l’enseignement de l’histoire, nity, is cretinous at the very least, given the turbulent times that
l’affaire est plus sérieuse : recommander la connaissance de l’islam, surely lie ahead. Now, what was the title of that novel by Michel
c’est bien, le faire aux dépens de celle des Lumières et de la chré- Houellebecq that came out recently?
tienté médiévale, c’est pour le moins crétin, vu les temps troublés qui Jacques Henric
s’annoncent. Translation, C. Penwarden
Au fait, quel était le titre du dernier livre de Michel Houellebecq ?
Jacques Henric
V E AU
N OU

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NEW
08

événement

ANISH KAPOOR
SHOOTING INTO VERSAILLES
Château et jardins de Versailles / 9 juin - 1er novembre 2015

Julia Kristeva

Le Grand Palais l’a accueilli en I Dans un obstiné processus de Tous les spectres réveillés par ses s’emparant du site, c’est une scène
2011 dans le cadre de Monu- formation et de déformation, Anish installations s’abritent dans cet ar- primitive qu’Anish Kapoor met en
menta (1), Versailles le reçoit Kapoor fabrique des « objets incer- tiste qui pense avec les yeux et la scène. Un accouplement, « chaste
cette année pour une installa- tains », fragments et in-betweens, peau. Anish abolit les cadres et dé- et hideux » (Lautréamont), accueille
tion de ses œuvres dans les cubes troués et miroirs vides, dé- forme les contraintes, Kapoor est le visiteur-participant. Exubérante
jardins. Mais en regard des membrements, distructive happe- généreux et tout en dedans de lui. dépense d’énergies, furieuse affinité
perspectives d’André Le Nôtre, nings. Son intention : « Être enceint » Il évoque mon essai sur l’abjection de la vie avec la mort, gestation au
des fontaines et des pièces d'eau, [When I’m pregnant] de quelque dans l’art contemporain, entre autres. cœur même du carnage : l’exposition
du marbre de la statuaire et des chose comme l’expansion cos- Non sans souligner, fin sourire, qu’il heurte, blesse, mais ne brutalise
miroirs de la galerie des Glaces, mique ; son ambition : « Créer quel- n’aime pas l’abstrait, le conceptuel, pas. Effrayante, en un sens, car
Anish Kapoor a conçu une expo- que chose de totalement effrayant. » le narratif, le théâtral… Anish Kapoor ne renonce pas aux
sition monumentale et cosmique. Et faire oublier « la main, suréva- La rencontre dure encore, elle re- pouvoirs de l’horreur. Mais cet
Julia Kristeva, qui vient de publier luée, de l’artiste », puisque « la clé commence à Versailles. hymen, violemment provocant parce
l’Horloge enchantée – roman dont réside dans l’intention ». que désiré, pulse d’aveux intimes ;
de nombreuses pages évoquent Le monumental Léviathan, exposé UNE SCÈNE PRIMITIVE il étale des secrets profonds et
« Ve r s a i l l e s à l ’ a u b e d e s L u - au Grand Palais en 2011, ne m’avait Ah, Versailles… ce « grand mot aspire à une rencontre sublime.
mières » – l’a rencontré. Elle nous pas effrayée. Plutôt diluée, avalée, rouillé et doux », qui chatouillait la Versailles, condensé fastueux du
livre son analyse de cette œuvre résorbée dans les membranes trans- jalousie mélancolique de Proust, pouvoir et du goût « à la française »,
aux confins de l’abjection et de lucides d’un utérus gonflé. Em- cette île enchantée, « vaste et ma- s’en trouve remué, questionné. Une
l’horreur. bryon, fœtus, bébé(e) qui tarde à thématique, réfléchie et canalisée », invitation à retrouver le fil ratta-
Du 9 juin au 1 er novembre (com- naître ? Jonas ? Job ? Pinocchio ? célébrée par Philippe Sollers… À chant notre histoire culturelle et
missariat : Alfred Pacquement). J’avais alors rencontré Anish Kapoor. mes yeux, d’après mes sens, en politique à la modernité la plus
09

event

cassante. Pour que la fameuse ger » le public « vers l’intérieur », nos chairs informes de promeneurs cosmique et le redescendait dans le
« identité » ne soit pas un épou- Kapoor compte sur ses mono- fatigués. Et nous appelle à une présent des courtisans cérémo-
vantail au service des fondamen- chromes, le rouge, « central » ; avec transcendance physique, du fin fond nieux à la galerie des Glaces. Une in-
talistes, mais demeure « un grand le jaune, il vire à la lumière ; le bleu de nos sales intimités en ruines. tention similaire préside aux Sky
point d’interrogation », une inlas- et le noir. Et leurs nuances gris- Mes stations préférées sont les Mirrors et s’arrondit dans la splen-
sable mise en question. crème, rose-grenat. Les couleurs ré- lentilles géantes, les deux Sky Mir- dide Curve sans bras ni mains elle
vèlent la peau et la rendent irréelle ; rors devant le Parterre d’eau et le aussi…
ÇA SAIGNE AU JEU DE PAUME elles peuvent la sculpter pour que fascinant C-Curve qui bouclent l’in-
Shooting Into the Corner, installé les « objets incertains » s’« en- fini de la lumière dans la présence UN NÉANT PALPABLE
dans la salle du Jeu de paume, où gloutissent dans l’être », l’espace se du MAINTENANT. J’aime ce temps Au bord du bassin d’Apollon, avant
naquit la démocratie française, révèle vide, le regard du regardeur le rem- vertical qui ne s’écoule pas et que le Grand Canal, on bute sur Vortex.
l’intention historique de Kapoor : plit de son intimité insoutenable… seuls les humains possèdent, Le vertige se fait ici souterrain, car
rendre palpables l’assassinat, la L’Histoire transite alors par une ex- constatait Albert Einstein, déçu que ce n’est pas qu’un trou tombal. Il im-
mise à mort, la diffusion de la mort périence charnelle qui nous porte la science l’ignore. pose la dimension de l’invisible, du
dans la vie. Sans jugement poli- d’abord à la solitude et, pour finir, à Cette capture de l’expansion cos- vide, de la non-étendue. Question-
tique ou moral. Révolution, Terreur, la réconciliation. mique en une pièce fabriquée par nement que partageait la physi-
guerres nationales, puis mondiales, l’homme, je l’ai découverte récem- cienne Émilie du Châtelet
génocides, Shoah, massacres in- UNE SALE INTIMITÉ ment au Cabinet des pendules de (1710-1749), autre héroïne de mon
terreligieux, interethniques, la mo- À André Le Nôtre (1613-1700), ce Louis XV, dans une fabuleuse hor- roman. Cette icône du féminisme
dernité n’arrête pas de saigner… génie qui « ne cherchait qu’à aider la loge. L’astronome-ingénieur Claude méditait sur la nature et la propaga-
Cela mérite d’être rappelé, ça fait nature » (selon le duc de Saint- Siméon Passemant (1702-1769) a tion d’une substance qu’elle appelait
mal… au refoulement. Entre deux Simon), Anish Kapoor lance un malin présenté, à l’Académie des sciences « le feu », une « matière étrangère »
murs blancs, la matière granulée défi. Un Dirty Corner, ce tapis vert en 1749, cette « pendule astrono- car « sans étendue » et d’une « éner-
du sang qui éclabousse un coin menant du parterre d’eau au bassin mique », programmée pour donner gie passive ». Nos chercheurs mo-
bouillonne comme une hémorragie d’Apollon ? Colonnes brisées, gravats « l’heure universelle » jusqu’en… dernes y déchiffrent la matière noire
qu’aucune politique ne parvient à et ruines, et une corne géante qui 9999. J’en ai fait l’héroïne de mon et les énergies sombres, notions
stopper. À moins que ce ne soit ouvre vers nous sa gueule rapace. roman l’Horloge enchantée. Pour auxquelles Anish Kapoor fait écho,
une chair vivante qui palpite, un pli Le sale tuyau aspire-t-il à siphon- la kabbale, le chiffre 9999 évoque
écorché, vulve violée, charogne, ner la géométrie raisonnée ? Gorge aussi bien la fondation, l’union du Page de gauche /page left:
placentas, menstrues, des fleurs… haletante. Oreille insatiable. Orifice masculin et du féminin, que la dis- Maquette pour Versailles (Dirty Corner).
Aucune femme dans le Serment excité : mâle ou femelle, derrière solution, voire l’apocalypse. Alors 2014. (All images © Anish Kapoor, 2015).
du Jeu de paume de Jacques-Louis ou devant ? Œil d’une caméra, peut- que l’Ancien Régime commençait à Model for Versailles
David… Il était temps que le fémi- être, qui s’est trompé de pigment, s’écrouler, comme notre monde au- Ci-dessous /below:
nin revienne, qu’il éclate. rouge au lieu du noir habituel. Une jourd’hui, l’automate androïde – « Sky Mirror, Red ». 2007.
Les pigments servent à sculpter antenne, en définitive, qui incurve mais sans bras ni mains ! – de Pas- Acier inoxydable. 290 x 290 x 146 cm.
les in-betweens . Pour faire « bou- l’infini des sens et du non-sens vers semant repliait l’infini du temps Stainless steel
10

événement

——
In a stubborn process of formation
and deformation, Anish Kapoor
makes “uncertain objects,” frag-
ments and in-betweens, cubes
full of holes and empty mirrors,
dismemberments and destructive
happenings. His intention is to
be “pregnant” with something
like cosmic expansion; his ambi-
tion is “to create something totally
terrifying” and “make people for-
get the overvalued hand of the
artist,” because “the key resides
in the intention.”
But his monumental piece
Leviathan, shown at the Grand
Palais in 2011, didn’t scare me at
all. Rather I felt diluted, swallowed,
absorbed into the translucent
membranes of a swollen uterus.
An embryo, fetus, overdue baby?
Jonah? Job? Pinocchio?
That’s when I met Kapoor. All the
specters awakened by his instal-
avec Laboratory for a New Model of à Versailles, de tout temps et main- His work was last seen in Paris in lations were contained within this
the Universe. Il se sert de Descen- tenant. Kapoor accentue et rac- 2011 at the Grand Palais as part of artist who thinks with his eyes
sion et de la série des Cubes vides courcit à la fois les distances. À the Monumenta series (1). Now and flesh. Anish abolishes
troués de canaux – qui semblent nous de bâtir des passerelles, des it’s Versailles’ turn to host an frameworks and bends
scanner nos orifices et nos viscères empathies, des liens. Jusqu’à ce installation of his work in the constraints. Kapoor is generous
– pour nous faire ressentir le creux, que toute distance s’efface et que gardens. Kappor has responded to and totally self-absorbed. He men-
le vide, le néant. Vivre un autre l’effrayant avec le sensuel de- the perspectives of André Le tioned, among others, my essay
monde en doublure du monde : au- viennent palpables : une halte poé- Nôtre, to his fountains and pièces on abjection in contemporary art,
delà du sensible, du visible, du re- tique. Cette étreinte ne rejette pas d’eau, to the marble statues and emphasizing, with his thin smile,
présentable. Versailles, elle nous invite à l’ap- mirrors of the Galerie des Glaces, how much he disliked the abs-
Les formlessnesse et les distructive préhender de l’intérieur. I with an exuberant, cosmic exhibi- tract, the conceptual, the narrative
happenings, aujourd’hui exposés, tion overflowing with energy. and theatrical… Our encounter is
habitent les délices géométriques (1) Cf. artpress n° 378, mai 2011, l’article Julia Kristeva, who spoke with ongoing. At Versailles we picked
et naturels de Versailles : ils sont ici, de Richard Leydier (ndlr). him on this occasion, shares her up where we left off.
(2) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980. analysis of a body of work infused
De haut en bas /from top: with abjection and horror (and it A PRIMAL SCENE
« Dismemberment, Site I ». 2009 Julia Kristeva est écrivain et psychana- so happens that “Versailles at the Ah, Versailles… that “great word,
25 x 84 m. PVC et acier. PVC and steel lyste. Derniers livres publiés : Pulsions dawn of the Enlighten ment” fea- rusty and soft” that provoked
The Farm, Kaipara Bay, Nouvelle Zélande du temps (essai, Fayard, 2013) ; l’Horloge tures prominently in her new Proust’s jealous melancholy, that
(Ph. Jos Wheeler). PVC and steel enchantée (roman, Fayard, 2015). Et un novel, L’Horloge enchantée). From “enchanted island… vast and ma-
« Stick Men I-X ». Ciment. recueil d’entretiens, artpress, coll. Les June 9-November 1, curated by thematical, rational and channe-
(Ph. D. Morgan). Cement grands entretiens, 2015. Alfred Pacquement. led” celebrated by Philippe
Sollers… In my eyes, to my way of
understanding it, in taking over
this site Kapoor staged a primal
scene. A “chaste and hideous”
coupling (Lautréamont) greets
the visitor/participant. An exube-
rant expenditure of energy, the
furious affinity of life and death,
gestation at the very heart of car-
nage: this exhibition slams and
wounds us but doesn’t beat us
up. It is terrifying, in a way, be-
cause Kapoor does not renounce
the powers of horror. But this
hymen, violently provocative be-
cause it is desired, pulses with
private avowals; it lays out deep
secrets and aspires to a sublime
encounter. Versailles, that sump-
tuous concentration of power and
taste “à la française,” finds itself
agitated and questioned. We are
invited to untangle the thread
connecting our cultural and poli-
tical history with the modernity at
its most brusque. So that this fa-
11

event

De gauche à droite /from left: Kapoor uses monochromes, espe- NOW. I love this vertical time that ture of a substance she called
Claude-Siméon Passemant. Pendule cially red, which is “central,” the does not pass and that only “fire,” a “strange material” be-
astronomique, 1749, château yellow that turns into light, blue human beings possess, as Albert cause it “lacked breadth” and
de Versailles (en couverture du livre and black. And their shades, a Einstein noted, disappointed that was endowed with “passive
de J. Kristeva). The Passemant astronomic creamy gray and garnet pink. science knew nothing of it. energy.” Modern scientists would
clock (on the cover of J. Kristeva’s novel) These colors show skin and make I recently discovered the first understand this as a reference
« C-Curve ». 2007. Acier inoxydable. it unreal; they can sculpt the flesh such capture of the expansion of to dark matter and dark energy,
2,2 x 7,7 x 3 m. The Chattri, into “uncertain objects” “swallo- the cosmos in a timepiece made concepts also referenced by
South Downs, Brighton Festival, wed up by being.” Space empties; by human beings, a fabulous Kapoor in his Laboratory for a
2009. (Ph. C. Morgan). the eye of the beholder fills it with clock kept in Louis XV’s Cabinet New Model of the Universe. Des-
Stainless steel an unbearable intimacy. Here des Pendules. In 1749, at the Aca- cension and the series of empty
History is a charnel experience that demy of Sciences, the astronomer cubes pierced by channels—
mous “identity” may not be a takes us first to solitude and then, and engineer Claude Siméon Pas- pieces that seem to scan our ori-
bogeyman for French fundamen- finally, reconciliation. semant (1702-1769) presented fices and viscera—are meant to
talists and remain instead “a big his “astronomical clock” pro- make us feel the hollowness,
question mark,” tirelessly inter- A DIRTY INTERIORITY grammed to k eep “universal emptiness and nothingness. To
rogated. Kapoor issues a sly challenge to time” until the year 9999. In fact, make us experience another
Le Nôtre (1613-1700), that genius I made it the heroine of my novel, world that is the double of our
BLOOD AT THE JEU DE PAUME “whose only aim was to help na- L’ H o r l o g e e n c h a n t é e . I n t h e world, beyond the sensible, vi-
Shooting into the Corner, instal- ture” (as the Duc de Saint-Simon Kabbala the number 9999 refers sible and representable.
led in a room at the Jeu de Paume put it): the Tapis Vert running from to the coming together of mas- Kapoor’s formlessnesses and des-
(the tennis court) where French the Parterre d’Eau to the Bassin culine and feminine, and also the tructive happenings, now on exhi-
democracy was born, reveals Ka- d’Apollon, now a Dirty Corner? end, the Apocalypse. Just as the bit, easily inhabit Versailles’
poor’s historic intention: to make Broken columns, rubble and ruins, Ancien Régime was beginning to geometric and natural delights.
p a l p a b l e m u r d e r, e x e c u t i o n , and a giant horn opening its collapse, like our world today, They are here, in Versailles, now
death’s seepage throughout life. rapacious mouth toward us. Does Passemant’s android automaton and forever. Kapoor accentuates
Without making any political or this dirty tube aspire to siphon (a figure with no arms or legs!) and shortens distance simulta-
moral judgments. The Revolu- off the finely reasoned geometry? refolded the infinity of cosmic neously. It’s up to us, now, to
tion, the Terror, civil wars and The breathless throat. Insatiable time and brought it down to the build the bridges, the empathies,
then world wars, the Holocaust, e a r. A n o r i f i c e i n a s t a t e o f present of ceremonial courtiers in the connections. Until the dis-
religious and ethic massacres— excitement, male or female, front the Galerie des Glaces. There is a tances fade away and the terri-
modernity has never stopped or behind? The eye of a movie similar intention in Sky Mirrors fying and sensory both become
bleeding. That needs to be re- camera, perhaps, with a mistake and the rounding of the splen- palpable in a poetic pause. That
membered; it causes unease, so in color, red instead of the usual did Curve, which also lacks arms embrace does not reject Versailles;
we suppress it. Between two white black. and legs. it invites us to apprehend it from
walls the grainy liquid spattered Certainly an antenna, bending the the inside. I
in a corner boils like a hemor- infinite with meaning and mea- A PALPABLE NOTHINGNESS Translation, L-S Torgoff
rhage that no politics could ninglessness, into a curve exten- Next to the Bassin d’Apollon, be-
staunch. Or perhaps it is palpita- ding toward us, the shapeless fore the Grand Canal, visitors run (1) See the article by Richard Leydier in
ting, living flesh, a flayed piece of flesh of weary walkers. Calling into Vortex. Here the vertigo goes artpress 378, May 2011.
skin, a violated vulva, decaying us to a physical transcendence, at underground, since this is no- (2) Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980.
flesh, placentas, menstrual blood the very bottom of the ruins of thing but an open, empty grave.
or flowers… There is not a sin- our dirty interiority. Its dimensions are determined
gle woman in Jacques-Louis Da- My favorite stations on this via by the invisible, the void, that Julia Kristeva is a writer and a psy-
vid’s The Tennis Court Oath. It dolorosa are the giant lenses, the which lacks breadth. A questio- choanalyst. Her latest books include
was about time that the feminine two Sky Mirrors in front of the ning shared by the physicist Pulsions du temps (essay, Fayard,
enter here, that it exploded. Parterre d’Eau and the fascina- Émilie du Châtelet (1710-1749), 2013), L’Horloge enchantée (novel,
Paint is used to sculpt the in-bet- ting C-Curve that close off the in- another heroine in my novel. This Fayard, 2015) and Julia Kristeva (art-
weens. To push visitors “inward,” finity of light in the presence of the feminist icon mused over the na- press, Les grands entretiens, 2015).
12

événement

temps, il fait corps avec la scène et


brouille les pistes. La caméra de
JE SUIS casting n’a rien d’un scrutateur ob-
jectif – ni même équitable : elle ne

ANNEMARIE SCHWARZENBACH filme personne de la même ma-


nière, comme si elle composait
déjà le film. Cette disparité de points
le réel et son double de vue force l’attention sur les vi-
sages et les expressions du corps
Sortie le 15 avril 2015 des acteurs, et fait primer la vérité
de l’acteur sur la répétition du mo-
dèle. Plutôt que de modernes An-
nemarie, on voit (malgré eux, avec
Le film singulier de Véronique tural) au sein d’un moment prélevé toujours hors-champ) arrive pour eux ?) un par un chaque acteur,
Aubouy consacré à l’écrivain et dans la longue durée du projet : un remettre de l’ordre, préciser quelque porté par une série d’émotions sin-
voyageuse suisse Annemarie passage rempli de traces fantômes. chose, cette voix de la raison qui gulières – mélange d’hésitations et
Schwarzenbach (1908-1942) n’est Le film surprend parce qu’il ne nous bouscule les postulats accumulés d’assurance propre à l’exercice du
que l’une des faces visibles d’un a pas attendu pour commencer. On ruine le sens plus encore. casting, et vivacité juvénile.
projet vieux de presque vingt ans. doit sans cesse y rattraper notre Le film est peu ou prou construit en Néanmoins, il y a quelque chose
Il a en effet connu d’autres exten- retard, capturer au vol des bribes trois parties. La première (prévue de gênant dans ce regard indécis
sions sous les formes diverses d’informations, reconstituer les es- avant le tournage, gardée après ?) (voyeur et tendre) porté sur les ac-
d’un scénario de long métrage de paces, les situations, attribuer les correspond au moment du casting teurs, et à plus grande échelle ce
fiction (Inconsolable, non tourné voix off et les visages aux person- où vont défiler successivement plu- volontarisme global qui porte le
faute de financement), d’une émis- nages d’une histoire dans laquelle on sieurs jeunes filles et deux jeunes film. Lors du casting, on demande
sion de radio et d’une perfor- entre sans être sûr d’avoir été vrai- hommes auxquels on demande de par exemple à trois jeunes filles
mance au centre culturel suisse en ment convié. reconstituer des postures et des de faire le pont en arrière, parce
2008 (une autre est à venir). expressions de l’écrivain. Ici, il qu’« Annemarie aimait beaucoup
VIVACITÉ JUVÉNILE s’agit de vérifier la proximité avec faire ça ». La demande est assez
I La cinéaste semble avoir l’habi- La véritable qualité du film, qui ne le modèle, y compris dans l’esprit arbitraire (la voix de Véronique Au-
tude de tenir la durée, puisque son nous ménage d’aucune manière, puisqu’on demande aux doubles bouy qui commente l’image re-
projet de Proust lu (qui a filmé et tient à son ambigüité plus qu’à son de raconter leur propre vie et d’ex- marque, ennuyée, qu’elle en fait
écouté à ce jour, cent seize heures sujet et ses symboles, aux corps de primer des convictions personnelles des animaux de cirque), et se révèle
durant, plus de mille deux cents ses acteurs plus qu’à ses propres en lien avec Schwarzenbach. Les ca- finalement peu convaincante : les ac-
lecteurs d’une page ou deux de À discours. Impossible de distinguer dres sont quasiment toujours fixes teurs l’exécutent avec une docilité
la recherche du temps perdu) a, les zones documentaires des zones et droits, délicatement composés qu’on peut bien trouver inexpres-
lui, commencé en 1993. Plutôt qu’à jouées : les deux semblent non pour mettre en valeur la beauté sive, la cinéaste semble chercher
un aboutissement, Je suis Anne- s’annuler mais sans cesse se su- des jeunes acteurs, ou l’interac- quelque chose mais n’en tire rien
marie Schwarzenbach, ce film com- perposer, jouir de toutes les coïn- tion de leurs postures lorsqu’ils par la suite.
posite, s’apparenterait mieux à un cidences. Paradoxalement, quand la sont plusieurs dans le plan. Le point Dans la seconde partie (qui em-
ensemble de repentirs (au sens pic- voix off de la cinéaste (qui reste de vue sautille dans l’espace et le mène sept Annemarie, dont un gar-
13

event

tions, the doubt and assurance


characteristic of the casting pro-
cess, and their juvenile vivacity.
Still, there is something uncom-
fortable in this wavering (voyeu-
ristic yet tender) vision of actors,
and in the approach underpin-
ning the film more generally. Du-
ring the casting session, for
example, three young girls are
asked to do the crab, because
“Annemarie really liked to do
that.” It’s a fairly arbitrary request
(Aubouy is heard commenting
that she’s turning them into circus
animals) and the results are not
very convincing, either: the ac-
tors perform the trick with a
docility that we may find inex-
pressive and, if the filmmaker is
looking for something here then
she takes it no further.
In the second part, where seven of
these Annemarie postulants, in-
cluding a boy, are taken to re-
çon, à la campagne pour des répé- Véronique Aubouy’s unusual film Toutes les images /all images: hearse and live together in the
titions et une vie partagée en com- about the Swiss traveler Anne- « Je suis Annemarie Schwarzenbach » country, the actors get a shade
mun) les acteurs se rebellent un marie Schwarzenbach (1908-1942) de Véronique Aubouy more ornery. Capturing their pri-
peu. La capture de l’intimité des is but one of the visible facets of (Court. Paraiso Productions) vate moments is not without
doubles ne se fait pas sans heurt, a project begun nearly twenty friction, but so perfect is the com-
mais du fait de l’ambiguïté du sta- years ago, also embracing the can. Paradoxically, when the film- position of the images and the
tut de la fiction, la construction très script for a feature film (Inconso- maker’s voice (she is never on quality of the sound, and so am-
parfaite au cadre et au son de ces lable, not made for lack of finance), screen) intervenes to set things in biguous the status of what we
plans, on n’est jamais certain que a radio show and a performance order, this voice of reason that are seeing, that we cannot be sure
tout cela ne soit qu’un jeu. À un at the Centre Culturel Suisse in overturns the accumulated pos- this is not more than a game. At
moment, une actrice lit Schwar- 2008 (another one is slated). tulates only ruins the meaning one point an actress reads
zenbach et évoque « la machine even more. Schwarzenbach and evokes “the
dans laquelle on est » : le film d’Au- —— machine we are in,” and this “ma-
bouy est un peu cette machine, The long-term would appear to THE TRUTH OF THE ACTOR chine” could in some sense be
structurellement assez autoritaire, be this artist’s element: her on- Roughly speaking, the film is built Aubouy’s film, which is structu-
mais suffisamment précise et atten- going Proust lu began in 1993 in three parts. The first (planned rally overbearing but sufficiently
tive pour que la présence sensible and so far she has filmed over before the shoot, kept afterwards?) precise and attentive for actual
prenne le pas sur l’herméneutique. 1,200 people reading a page or corresponds to the casting ses- presence to take precedence over
On se dit finalement qu’Annemarie two from À la Recherche du temps sion, when several young girls hermeneutics. In the end, we tell
Schwarzenbach est un beau pré- perdu, adding up to a 116 hours of and two young men were asked to ourselves that Annemarie Schwar-
texte pour mettre en scène (on footage. Rather than a culmina- recreate the writer’s postures and zenbach is simply a good pretext
saura bien peu de choses d’elle) ; tion, Je suis Annemarie Schwar- expressions. The point here is to for a mise-en-scène. After all, we
même si, peut-être, passent en se- zenbach is a composite film that check the closeness to the model, don’t know much about her and
cret quelques motifs qui lui sont is more like a set of pentimenti (as in that the doubles are asked to whatever information does come
propres et qu’on perçoit confusé- in painting) made at given talk about their lives and express through we perceive in a blur.
ment. moments over the long duration their personal convictions with
of the project: a passage full of regard to Schwarzenbach. The AN ABRUPT ENDING
FIN MALICIEUSE phantom traces. framing is nearly always fixed The last part is very fine. Here
La dernière partie, très belle, fait in- The film surprises because it star- and foursquare, delicately com- scenes (apparently from Incon-
terpréter des scènes (vraisembla- ted before we arrived. We are posed to set off the beauty of the solable) are performed in rural
blement issues d’Inconsolable) constantly having to catch up, young actors, or the interactions and urban settings. Beautifully
dans un cadre naturel et urbain, make something of the snatches of their postures when several filmed, these moments again offer
somptueusement filmé, et confond of information, recreate spaces appear together. The viewpoint no way of telling between the ac-
encore une fois l’intimité suppo- and situations, attribute the voices skips in space and in time, it is one tors’ personal feelings and the
sée des actrices avec les rôles off and the faces to the characters with the scene and scrambles the parts they are purportedly playing.
qu’elles sont censées interpréter. in a story that we enter without evidence. The casting camera is The end is abrupt and unprepared,
La fin surgit, brutale, non prépa- being sure that we were really not an objective or even an equi- and the final shot of the country-
rée, d’un plan de nature qui en invited. The true quality of this table observer, for it films each side tells us that things are in-
marque l’inachèvement. Cette fin film, which never spares us, is person differently, as if already complete. This clever, unexpected
malicieuse et inattendue est toute bound up with its ambiguity more composing the film. This disparity ending is like the film as a whole:
à l’image du film : une composition than with its subjects and sym- of viewpoints forces us to focus on it is uneven because it deliberately
inégale parce qu’elle confond vo- bols; with the bodies of its actors the faces and the expressions of the confounds sensibility and the abi-
lontairement sensibilité et capacité more than with its own dis- actors’ bodies, emphasizing the lity to be surprised, even if that
de se laisser surprendre, quitte à courses. It is impossible to dis- truth of the actor rather than the re- means losing all the eggs so far
tout perdre ses pions en route. Ici tinguish the documentary from hearsal by the model. Instead of gathered in the basket. Therein
réside la générosité et la beauté the acted; these dimensions seem, modern incarnations of Anne- lies the generosity and beauty of
de ce film. rather, to be constantly overlap- marie, we see each actor one by this film. I
Pierre Eugène ping, dovetailing wherever they one, their singular mix of emo- Translation, C. Penwarden
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expositions

NEW YORK
Anicka Yi
The Kitchen / 5 mars - 11 avril 2015

En pénétrant dans l’espace sombre


de l’exposition, c’est d’abord une
odeur qui retient l’attention. Puis une
fine ligne jaune illumine l’espace sur
notre droite, découvrant une partie
d’un coffret en plexiglas noir rétro-
éclairé minimaliste (il rappelle par cer-
tains aspects la structure triangulaire
noire de The Dinner Party [1979] par
Judy Chicago). Cette immense boîte
de pétri contient une matière gélati-
neuse composée de flore micro-
bienne. Des amas noirs – des
moisissures – prolifèrent dans la
gélose, substance jaune à la fois
rugueuse et cassante qui diffuse un
étrange parfum. En rouge, des lettres
dessinées au pinceau s’imprègnent
dans la masse et composent le nom
de l’exposition : You Can Call me F.
Ce rouge, c’est le résultat de la syn-
thèse effectuée par des scientifiques
du M.I.T. à partir d’échantillons bio- peaux de cuir et se décomposent Ci-dessus /above: « Fontenelle ». 2015. the second part of the space pre-
logiques que l’artiste a collectés lentement. 305 x 195 x 125 cm sents a set of five rectangular ins-
auprès de cent femmes travaillant Sur des tubes en métal, des casques Vinyl, steel pipes, motorcycle helmet, tallations delimited and covered
dans le monde de l’art, tissant le de moto noirs tournent mécanique- scent diffuser, glass container, water, by lengths of plastic reminiscent of
réseau à la fois personnel et profes- ment sur eux-mêmes et diffusent kombucha scoby leather, nylon string... the tents used at times of viral
sionnel de Yi. De fines bulles s’accu- l’odeur de la gélose. Installés à l’inté- Ci-dessous/below: « Your Hand Feels contamination. They are printed
mulent et poussent le couvercle ; la rieur des tentes, ils suggèrent à la Like a Pillow That’s Been Microwaved ». with circular motifs in different,
substance vit, respire. « Il faut tous fois la surveillance, le totem, le corps 2015. (Court. de l’artiste et 47 Canal shapes and colors. At once
les jours l’entretenir pour ne pas cannibalisé. En prenant pour point de Ph. Jason Mandella) screens and images, they generate
qu’elle se décompose », explique départ l’idée de la féminité comme almost corporate-style design ele-
Lumi Tan, commissaire de l’exposi- un virus à contrôler, You Can Call the art world, weaving together ments while blocking our view, so
tion. Grabbing At Newer Vegetables me F orchestre avec brillo et radica- Yi’s personal and professional net- that we can only see part of the
(2015) est donc la carte vivante d’une lité le déploiement d’entités instables works. Fine bubbles accumulate interior. Each tent contains various
communauté féminine ; une entité et leurs systèmes de répression. Par and push the lid: the substance is elements that Yi has been collec-
hybride qui s’auto-contamine, se pro- contagion, rumeur et distension, alive; it breathes. “It has to be loo- ting and experimenting with in her
page, se mélange, vibrante de la Anicka Yi compose le corps d’une ked after every day so that it studio over the last few years.
mise en contact d’extraits féminins communauté de femmes qu’on ne doesn’t decompose,” says curator Proceeding by intuitive assem-
autrefois séparés. pourrait plus contenir. Les Guérillères Lumi Tan. Grabbing At Newer blage, the artist works with mate-
Plongée également dans la pénom- de Monique Wittig ne sont pas loin. Vegetables (2015) is the living map rials but without reifying them,
bre, la seconde partie de l’espace Flora Katz of a feminine community: a self- activating their multiple potentiali-
présente un ensemble de cinq instal- contaminating hybrid entity that ties while overrunning the seman-
lations rectangulaires délimitées et —— propagates and mixes, vibrant tic limits of the artificial and the
recouvertes par des lais de plastique Entering the dark space of Anicka from the contact of previously natural. For example, beads of
qui rappellent des tentes utilisées Yi’s exhibition, the first thing that separated feminine extracts. hydrogel sitting in a metal bowl
lors de contaminations virales. Des strikes you is a smell. Then, in the Also immersed in semi-darkness, need a regular supply of water.
motifs circulaires y sont imprimés et half-light, a fine yellow line lights Symbionts of kombucha (a kind of
déclinés sous plusieurs formes, up the space on the right, revea- mushroom) hang down like strips
tailles et couleurs. À la fois écran et ling part of a backlit black Plexiglas of leather, slowly decomposing.
image, ils génèrent des éléments de case, all very minimalist (in some Black motor cycle helmets spin
design bloquent la vision, obligeant ways it recalls the black triangular mechanically on metal tubes,
le visiteur à ne voir que partiellement structure of Judy Chicago’s Dinner giving out the smell of agar-agar.
l’intérieur. Dans chaque tente, on Party, 1979). This case is in fact a Installed inside tents, they suggest
trouve différents éléments qu’Anicka huge petri dish containing gelati- surveillance, totems, and the can-
Yi recueille et expérimente dans son nous matter made up of microbial nibalized body. Taking as its star-
atelier depuis plusieurs années. flora. Black clumps—mold— ting point the idea of femininity as
Procédant par assemblages intuitifs, proliferate in the agar-agar, a yel- a virus that needs to be controlled,
l’artiste travaille avec les matériaux low, rough, brittle substance which You Can Call me F brilliantly and
sans les réifier et active leurs multi- gives off a strange, rather chemi- radically orchestrates the deploy-
ples potentialités tout en épuisant les cal perfume. Red letters brushed in ment of unstable entities and their
limites sémantiques de l’artificiel et by the artist infuse the mass and systems of repression. By conta-
du naturel. Par exemple, des perles compose the name of the exhibi- gion, rumor and distension, Anicka
d’hydrogel qui baignent dans un bol tion: You Can Call me F. This red Yi has composed the body of a
en métal nécessitent une alimenta- results from a synthesis made by community of women that can no
tion en eau régulière, des symbiotes scientists at MIT using biological longer be contained. Monique
de kombucha (une forme de champi- samples that the artist collected Wittig’s Guérillères are not far away.
gnons) sont suspendues comme des from a hundred women working in Translation C. Penwarden
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expositions

VENISE
Slip of the Tongue
Punta della Dogana / 12 avril - 31 décembre 2015

La liste des notions et des termes de Francesco Lo Savio, les singulières


susceptibles d’être associés à l’ex- sculptures de Nairy Baghramian, le
position Slip of the Tongue, placée plongeoir de Elmgreen et Dragset,
sous l’autorité de Danh Vo et le co- sans oublier l’impressionnant Codex
commissariat de Caroline Bourgeois, Artaud de Nancy Spero, exposé dans
est extensible à souhait, tant les en- sa quasi-totalité dans le cube de la
trées et les pistes se démultiplient Punta. Ce dernier mérite à lui seul le
au gré des déambulations autorisées voyage. Libre à chacun de s’y can-
par les espaces de la Punta della tonner ou de partir de ce point nodal
Dogana. Témoignant d’un statut in- et névralgique pour se perdre dans
défini et somme toute inusité, étant les récits méandreux et stimulants
donné l’enchevêtrement d’une micro- imaginés par Vo.
rétrospective du commissaire invité Erik Verhagen
avec une exposition collective pen-
sée et articulée par lui, cette exposi- ——
tion contraste avec les présentations The list of concepts and terms
de ces dernières années montrées that could be associated with the
à Venise à partir de la collection de exhibition Slip of the Tongue, cu-
François Pinault. rated by Danh Vo in collabora-
Ne jouant ni la carte de la séduction, tion with Caroline Bourgeois,
ni celle de la surenchère, Slip of the could run on almost forever be-
Tongue a su faire l’économie des œu- cause the spaces of the Punta
vres surdimensionnées, inadaptées della Dogana can be entered
aux espaces de Tadao Ando aux- from so many different angles Ci-dessus /above: ever will everything from the
quelles cette institution nous avait and explored in a multitude of Nancy Spero (mur). « Codex Artaud ». photos of Robert Manson
habitués jusqu’ici. Certes, l’exposi- ways. The intertwining of a micro- Marcel Broodthaers (1er plan). (Catholic Boy Scout illustrations for
tion s’articule en grande partie – tel retrospective of work by Vo and a « Armoire de cuisine » calendars published by Catholic
était en toute légitimité le cahier des group show that he conceived Ci-dessous/below: Jean-Luc Moulène Farm Youth), the proto-minimalist
charges – autour d’œuvres apparte- and articulated produces some- (sol). « Tronche / Moon Face ». 2014 work of Francesco Lo Savio,
nant à l’hôte et fournit une fois de thing indefinable and unique, Danh Vo (plafond). « 08:03:51, Nairy Baghramian’s unique
plus la preuve de l’extraordinaire et in- very different than the kinds of 28.05.2009 ». 2009 sculptures, Elmgreen and Dragset’s
contestable étendue de sa panoplie shows based on François Pi- diving board to Nancy Spero’s
esthétique que la rétrospective Mar- nault’s collection that we’ve see together to make a presentation impressive Codex Artaud, shown
tial Raysse, à quelques centaines de over the last few years in Venice. that is simultaneously dense and almost in its entirety in the Cube.
mètres de là, ne fait que souligner. Le Neither trying too hard to be ap- airy, studded with high points The latter alone is worth the visit.
fait que Pinault puisse collectionner pealing nor over the top, Slip of the and low points. This accidental Visitors are free to linger there
aussi bien (le dernier) Raysse que Vo Tongue has the merit of skipping curator’s choice of artists reflects as long as they want or to make it
le rend sympathique. Car seul un es- the kind of all too often featured a reinvigorating diversity, an im- the nodal point as they wander
prit libre saurait afficher une telle élas- oversized pieces that aren’t really pression reinforced by the pre- through the meandering and
ticité en matière de goûts. Quoi qu’il suitable for the spaces Tadao sence of thirteenth to fifteenth stimulating narratives conceived
en soit, le premier n’a pas été retenu Ando designed for this museum. century masters. Not many by Danh Vo.
par le second dans sa constellation The exhibition’s brief, legitima- groups shows have embraced or Translation, L-S Torgoff
d’artistes et d’œuvres reliés par des tely enough, was once again to
liens plus ou moins visibles. show work belonging to Pinault in
Citons quelques thèmes récurrents : a way that brings out the extra-
les ravages du sida et du colonialisme, ordinary and incontestable
les mutations et les migrations de breadth of his aesthetic choices.
biens culturels et religieux, la conta- This is underlined by the Martial
mination, renégociation et (dé)sacra- Raysse survey at Pinault’s nearby
lisation d’objets en tous genres, le Palazzo Grassi, also curated by
pouvoir des reliques et les fratries ar- Vo. Only a free spirit, someone
tistiques – une « cartographie de l’ami- with an admirable elasticity of
tié », selon Elisabeth Lebovici – ont taste, could be a loyal collector of
permis à Vo d’élaborer une présen- both late Raysse and Vo. But in the
tation à la fois dense et aérée, émail- event, Vo did not opt for inclu-
lée de temps forts et de temps morts. ding Raysse in his constellation of
Le chois des artistes réunis par le artists and artworks connected
commissaire de circonstance reflète by invisible threads.
une diversité revigorante accentuée To cite a few recurrent themes:
par la présence de Maîtres des 13e, the ravages of AIDS and colonia-
14e et 15e siècles, et l’on peut pen- lism, the mutations and migra-
ser que peu d’expositions collectives tions of cultural and religious
ont su réunir jusqu’ici ou réuniront goods, the contamination, rene-
des clichés de Robert Manson – pho- gotiation and (de-) sacralization of
tographe du scoutisme dont les all kinds of objects, the powers of
images sont parues dans les calen- relics, and artistic affinities (a
driers de Jeunesse Agricole Catho- map of friendships, as Elisabeth
lique –, les œuvres protominimalistes Lebovici says). Vo wove all these
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expositions

SAINT-PAUL DE VENCE
Jörg Immendorff
Fondation Maeght / 28 mars - 14 juin 2015

au rideau. Cinq ans avaient passé disease, from 1998 he began to lose
entre les deux grandes « machines » ; the use of his limbs.(1) But he conti-
si l’on peut dire, le peintre avait trouvé nued to “paint” by dictating his
sa place… work to assistants.
Aux savantes intrications d’espaces et The painter’s best-known and most
mises en abîme, les tableaux des an- spectacular works are Café Deutsch-
nées 2000 substituent un montage land and Café de Flore from the
et une superposition de plans qui de- 1980s, in which, using stunning pers-
viendront de plus en plus complexes pective views, he conflated History
et témoigneront d’une charge plus (Germany as an iceberg) and the
autobiographique. Des silhouettes, world of art (his references his
dont celle du singe, qui est, lui aussi, friends, from Breton and Picabia to
un alter ego du peintre, se superpo- Beuys and Rudi Fuchs). Four large-
sent à de monumentales reprises de format canvases from this period
gravures anciennes, avec une prédi- occupy one big room. Their face-
lection pour la Mélancolie de Dürer. offs are eloquent. On one side, what
Le contraste entre l’effet « théâtre could be taken as a brothel in a
d’ombres » et les fonds en grisaille est storm, with scantily clad ladies, but
très beau et poignant. Le singe dis- also eagles and a man with an arm-
perse à l’adresse d’un tas grouillant band. The painter himself is shown
d’autres singes des feuilles volantes twice: from behind, in a position of
sur lesquelles on reconnaît les Dé- seizure, and facing out, putting for-
sastres de la guerre de Goya mais ward fists bristling with New Age
aussi des images terribles de l’ac- rings. Opposite is a theater-cum-
tualité. Le peintre était malade, le restaurant where, once again, a
monde l’est encore plus que lui. Et la multiple projection of the artist is
peinture continue. Dans la dernière serving, doing the washing up, slee-
salle, une toile représente une im- ping off his wine below a threate-
mense palette où le plus célèbre des ning work by Joseph Beuys, and
joueurs d’échec se trouve pris, cul hanging on to the curtains. In the
par-dessus tête, dans un fouillis de five years that separate these big
couleurs. Elle fait écho à la toile de “machines,” it could be said that
1976 qui ouvre l’exposition : on y voit, the painter had found his place.
figurée dans un style agit’prop, une After these elaborate interlocking
manifestation dont se détache un spaces and mirror games, the work
homme. Son poing serré, ce sont les of the 2000s uses montage and su-
poils de son pinceau… perpositions, gradually becoming
Il paraît que cette exposition rencon- « Ohne Titel » [Sans titre]. 2006. Catherine Millet more complex and more autobio-
tre beaucoup de succès, ce qui est Huile sur toile. 190 x 150 cm. Untitled. graphical. Silhouettes, including
justice. Immendorff est un des très Oil on canvas (1) Cf. T. de Ruyter, « In memoriam J. Im- one of a monkey, another of the
grands peintres de notre époque, que mendorff », ap n° 348, septembre 2008. painter’s alter-egos, are superim-
l’on classera un jour avant Richter et de la peinture. La partie la plus connue posed over monumental reprises
Kiefer en raison de son œuvre d’une de l’œuvre et la plus spectaculaire —— of ancient prints, with a marked
invention et d’une recherche inouïes, sont ces Café Deutschland et Café de I hear that this show is a big suc- predilection for Dürer’s Melancho-
auxquelles il ajoutait l’humour qui Flore des années 1980, dans lesquels cess. It’s deserved. Immendorff is lia, and the contrast between the
manque tant aux deux autres. Olivier Immendorff faisait se télescoper, dans one of the very great painters of shadow theater effect and the gri-
Kaeppelin, directeur de la Fondation, des mises en perspectives (au propre our times, who will one day be pla- saille grounds is very fine and poi-
et Michael Werner, qui fut son mar- et au figuré) vertigineuses, l’Histoire ced higher than Richter and Kiefer gnant. The monkey is throwing
chand et sans doute son principal col- (l’Allemagne prenant la forme d’un because of his extraordinary in- sheets of paper at a mass of other
lectionneur, ont mis en place cette iceberg) et le monde de l’art (ses vention and experimental spirit, monkeys, and on them we can
exposition qui permet d’en juger. Elle références et ses amis, de Breton et combined with a humor that the make out Goya’s Disasters of War,
se présente en deux parties : une Picabia à Beuys et Rudi Fuchs). Quatre other two so cruelly lack. Olivier but also terrible images of current
mini-rétrospective commençant avec grandes toiles de cette période tien- Kaeppelin, director of Fondation events. The painter was ill, but the
des tableaux du début des années nent dans une vaste salle et les vis- Maeght, and Michael Werner, the world was even sicker. And the
1970, et un vaste ensemble des toiles à-vis sont parlant. D’un côté, ce qui artist’s dealer and no doubt his painting had to go on. In the last
des dernières années, qui n’étaient pourrait être un lieu de plaisir pris main collector, are the movers be- room, a canvas represents a huge
plus de la main de l’artiste, dont seuls dans un ouragan, avec des femmes hind this show, Les Théâtres de la palette on which the most famous
quelques exemples avaient été pré- très déshabillées, et fréquenté par peinture, which will allow visitors chess player is shown ass-over-
sentés en France à la Galerie de des aigles et un homme en brassard ; to judge for themselves. It is in two head in a mass of colors. This
France en 2007, l’année même de la le peintre s’est représenté deux fois, parts: a mini-retrospective begin- echoes the canvas from 1979 which
mort de Immendorff à 61 ans. Atteint de dos dans une attitude de saisis- ning with the paintings of the early opens the exhibition, an agitprop-
de la maladie de Charcot à partir de sement, et de face, avançant ses 1970s, and a sizeable selection of style representation with a man
1998 (1), Immendorff perdit progres- poings couverts de bagues new age. canvases from his late years, which whose clenched fist is made up of
sivement l’usage de ses membres, En face, un théâtre-restaurant où, à he did not actually paint himself. the hairs of his paintbrush.
mais n’arrêta jamais de « peindre » nouveau, une projection multiple de A small selection of these were Translation, C. Penwarden
par l’intermédiaire d’assistants aux- lui-même passe les plats, fait la shown at Galerie de France in 2007,
quels il dictait le travail (1). plonge, cuve son vin sous la menace the year of Immendorff’s death (1) Cf. T. de Ruyter, “In memoriam J. Im-
L’exposition a pour titre les Théâtres d’une œuvre de Beuys, et s’accroche aged 61. Suffering from Charcot’s mendorff,” ap 348, September 2008.
    
    

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expositions

DEDANS-DEHORS
Issoudun
Musée de l’hospice Saint-Roch / 14 février - 17 mai 2015

Pour la Disparition des Lucioles,


exposition dans laquelle la prison
Sainte-Anne d’Avignon servait à
montrer la collection Yvon Lambert,
le dispositif carcéral abritait de l’art
contemporain en le « décalant » dans
des cachots. C’est à un autre par-
cours sensible que nous convie le
musée d’Issoudun, comme si cet
hospice devenu musée retrouvait sa
vocation d’accueil. Déjà, en 2006,
l’exposition Hors la vie avait con-
fronté le monde des artistes et celui
de la prison en montrant d’humbles
graffiti de prisonniers avec des
œuvres sur le thème de l’enferme-
ment. La présente exposition quitte
l’enquête historique pour s’ouvrir sur
la scène contemporaine.
Le Dedans et le Dehors cessent
d’être de simples indications topolo-
giques et figurent le mouvement
contrasté de destinées diverses.
Toute œuvre artistique provient d’un
dedans pour aller vers l’extérieur,
mais le Dedans est ici redoublé,
puisque l’enfermement carcéral
génère aussi souvent un enferme-
ment mental qui interdit toute tenta-
tive de s’aventurer dehors.
Voilà pourtant onze détenus de la
maison centrale de Saint-Maur à Châ-
teauroux, encadrés par Jean-Marc Le son énergie et son rayonnement. Et dons historicity and instead looks Zigor. « Lipo ». Huile de lin sur toile.
Bruman, qui ont les honneurs d’une il a pourvuivi son accompagnement at today’s world. “Inside” and 130 x 97 cm. Linseed oil on canvas
exposition dans un centre d’art re- en encadrant les œuvres de pan- “Outside” cease to be mere topo-
connu pour son exigence. De ces neaux numérisés créés pour la cir- logical indications and instead are scapes, touching with their exoti-
artistes en detention, nous avons les constance et présentant son propre figures of destinies moving in cism and strange nostalgia.
prénoms : André, Thierry, Nicolas, travail, tout en disposant devant des opposite directions. It could be Seascapes, slices of nature and
Hafnaoui, Jon, Madjoub, Célestin, figures malicieuses de « regardeurs » said that all artworks come from cosmic visions are treated with
Ernesto, Inigo, Philippe et Zigor. Cha- qui dynamisent l’espace muséal. La an inside, but here their origin is aesthetic approaches both familiar
cun à leur manière, ils ont saisi l’occa- mise en relation de ces univers té- interior in a double sense, since and not.
sion d’une liberté insolite avec l’aide moigne d’une aventure paradoxale, imprisonment also often means a Each of these pieces, in its own
de Hervé Di Rosa, qui a animé un comme il le résume: « Ils sont de- mental confinement in which any way, is the result of a long matura-
atelier avec eux. Ainsi, l’appellation dans, leurs œuvres vont aller dehors. attempt to venture outside is tion of an inner necessity. The first
Figuration libre cesse d’être une éti- Moi, je suis dehors et j’ai fait le choix strictly forbidden. Under the initia- step was to articulate seeing and
quette usitée et sonne paradoxale- d’aller dedans. » tive of Jean-Marc Le Bruman, in making. To learn to see. To invent
ment plus fort en prison, où seule la Claire Margat this show eleven inmates from ways to make. To master time and
liberté de l’image et de l’imaginaire the Saint-Maur penitentiary in rally patience. To recreate an inner
permet d’ouvrir des fenêtres sur des —— Châteauroux, are honored with an space by a kind of digging not
paysages intérieurs qui touchent par With La Disparition des Lucioles exhibition of their work in an art meant to immediately lead out-
leur exotisme, leur étrange nostalgie. (The Extinction of Fireflies), an exhi- center known for its demanding side. Di Rosa, the founder of the
Bords de mer, morceaux de nature, bition of work from the collection of standards. We only know these Musée International de Arts
visions cosmiques suscitent des re- Yvon Lambert at the former Sainte- artist prisoners by their first Modestes (MIAM) in Sète, invested
cherches esthétiques, des diver- Anne prison in Avignon, contem- names: André, Thierry, Nicolas, himself fully in this workshop pro-
gences et des rencontres. porary art entered the world of Hafnaoui, Jon, Madjoub, Célestin, ject, bringing his energy and
Ces œuvres résultent chacune à leur dungeons. Now the museum in Ernesto, Inigo, Philippe and Zigor. influence. This commitment also
manière des temps de maturation Issoudun, a former hospice, is Each of them, in his own way, sei- led him to juxtapose specially-
d’une nécessité intérieure. Il a fallu looking at the question of prisons zed this unprecedented freedom made large-format digital prin-
d’abord articuler le voir et le faire. Ap- and contemporary art from the with the help of Hervé Di Rosa, touts of his own work and add his
prendre à voir. Inventer des façons opposite direction, inside out. who led a workshop with them. As own sculptural figures of mali-
de faire. Apprivoiser le temps et mo- The 2006 Issoudun exhibition Hors a result, the appellation Figuration cious “watchers” that dynamize
biliser l’attente. Recréer un espace la vie (Outside Life) brought toge- Libre (Free Figuration) given to an the museum space. The coming
du dedans en creusant l’espace sans ther the world of artists and that of artistic movement ceases to be a together of these two worlds was a
envisager de dehors. Hervé di Rosa, prisoners by juxtaposing historical conventional label and, paradoxi- paradoxical affair, as he explains.
l’initiateur du Musée International de artworks on the theme of confine- cally, acquires a new resonance in “They are inside, but their art-
Arts Modestes (MIAM) de Sète, ment with the graffiti with which prison, where only the freedom of works are going outside. I’m out-
s’est investi dans cette démarche en inmates represented daily life images and imagination can open side and I chose to go inside.”
prêtant aux participants de l’atelier inside. The current show aban- windows onto the interior land- Translation, L-S Torgoff
21

reviews

MONTBÉLIARD
Jorge Macchi
Crac / 14 mars - 10 mai 2015

Spectrum est la première exposition ——


rétrospective en France de l’Argentin Spectrum is the first French retros-
Jorge Macchi. L’artiste use de tous pective for Jorge Macchi, an Ar-
les registres de la modernité : de gentinean who uses the full range
l’installation au dessin, du collage au of contemporary media (drawing,
montage en passant par la peinture. collage, painting, montage, instal-
La justesse de ses choix se lit à sa lation). For Macchi, who is adept at
façon d’orienter l’attention du spec- producing them, an image is “an
tateur et de « faire image », ici en- intellectual and emotional com-
tendue comme la « présentation plex in an instant of time […]
instantanée d’un complexe d’ordre which gives that sense of sudden
intellectuel et émotionnel qui procure liberation, that sense of freedom
une impression de libération sou- from time limits and space limits”
daine des limites de l’espace et du (Ezra Pound). To make his images,
temps » (Ezra Pound). Macchi com- Macchi sometimes uses printed
pose parfois à partir de mots impri- works sampled from urban set-
més prélevés de l’environnement tings. In Serial Victim the rage that
urbain. Dans Serial Victime, la rage transforms the victim into aggres-
qui transforme la victime en bourreau sor is implicit in their contiguity.
sourd de leur contiguïté. Sa récente From Here to Eternity juxtaposes
installation From Here to Eternity jux- the beginning of the eponymous
tapose en boucle la séquence du film (a battalion of young soldiers)
début du film (un bataillon de jeunes and the end (the waves being cleft
gens en armes) à celle de la fin (une by the prow of a boat). To the
vague ouverte par l’étrave d’un ba- sound of random music, the ellip-
teau). L’ellipse laisse le spectateur, sis leaves the viewer meditating on
porté par une musique aléatoire, mé- fate. Shy is a row of blank note-
diter sur l’inéluctabilité de tout des- book pages stuck on a wall, but
tin. Mais Shy est constitué d’un those who take the time to look
alignement de feuilles de cahier can peel them away to see the
vierges fichées au mur. N’adhérant lines projected onto the wall. And
pas à la cimaise, chacune y laisse en- perhaps this is what gives the exhi-
trevoir la projection de ses lignes au bition generally its rhythm, this
crayon. Le dessin se donne à qui se withdrawal or interval where per-
laisse prendre. La respiration de l’en- ception and memory are activated.
semble de l’exposition vient peut- Spectrum seems the generic title
être de là : du retrait ou de l’intervalle of a work creating the conditions
par où s’active la perception, la mé- for the “image” to emerge. To be
moire. present to the world we must be
Spectrum serait le titre générique absent to ourselves.
d’une œuvre qui ménage les condi- Translation, C. Penwarden
tions pour laisser venir « l’image ».
Être présent au monde demande de « From Here to Eternity ».
s’absenter à soi-même. 2013. Vidéo projection en boucle (en coll.
Corine Pencenat av. E. Rudnitzki ; Ph. M. Cellier). Video loop
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expositions

QUIMPER SAINT-NAZAIRE
Guillaume Pinard Ellie Ga
Le Quartier, centre d’art contemporain / 31 janvier - 17 mai 2015 Le Grand Café / 28 février - 31 mai 2015

Tantôt historienne, tantôt exploratrice search carried out in 2012 while


ou archéologue, Ellie Ga part à la studying in Egypt. As a member of
rencontre de sites, de spécialistes, a team organized by the University
d’ouvrages, d’archives et d’objets. À of Alexandria’s Department of Ma-
l’occasion d’une première exposition rine Archeology, she studied the
personnelle en France, elle présente history of the famous Alexandria
Carré Octogone Cercle, la restitution lighthouse, in terms of its architec-
d’une recherche menée en 2012 au tural structure, visual appearance
Caire. Avec l’équipe du programme and symbolism. Ga’s research also
d’archéologie sous-marine de l’Uni- involved exploring the city, conver-
versité d’Alexandrie, elle étudie l’his- sations with its inhabitants, inter-
toire du célèbre phare : sa matérialité, views, reading, and gathering
sa plasticité, sa symbolique. Ellie Ga images. Her exhibition comprises
mène une véritable enquête : déam- scale models, video installations
bulations dans la ville, entretiens, lec- and photos using materials she
tures et récolte d’images. L’exposition found there (images, texts, dra-
est ainsi formée de maquettes, d’ins- wings, etc.), creating subtle shifts
tallations vidéo et de photographies between reality and fiction. She
qui résultent d’une manipulation de stitches together narratives and
Un trou dans le décor est à ce jour la —— matériaux prélevés sur place first-hand descriptions to reconsti-
plus ample des expositions de Gui- Un trou dans le décor (A Hole in (images, textes, voix, dessins), tute the history of the ancient
llaume Pinard. Si le travail actuel de the Scenery) is the most extensive créant des basculements subtils lighthouse’s representation. Its
cet artiste se nourrit principalement exhibition of work by Guillaume Pi- entre le réel et la fiction. De récits en structure was based on three diffe-
de son regard sur l’art, les œuvres et nard to date. While his current pro- témoignages, Ellie Ga reconstitue rent shapes, a square, octagon and
les institutions, il ne s’agit cependant duction mainly involves his take on l’histoire et la représentation du phare circle. These geometric forms
pas d’une attitude citationnelle, mais artworks and museums, his intent dont la structure repose sur trois reappear in the video Four Thou-
plutôt iconographe. Ses reports au is not so much citational as icono- formes : un carré, un octogone et un sand Blocks where Ga superim-
fusain en vastes dessins muraux – graphic. Sometimes he does large cercle. Des formes géométriques que poses her gathered images on a
de peintures repérées dans les charcoal drawings on walls repro- nous retrouvons dans la vidéo Four light box. The visual dimension is
musées (ici un détail mal fichu du ducing paintings found in a mu- Thousand Blocks où Ellie Ga super- accompanied by her voice as a nar-
chef-d’œuvre de Rubens, la Chute seum, such as a botched detail pose les images de son expérience rator describing her sometimes
des damnés, par Charles-Emmanuel taken from Rubens’s The Fall of the sur une table lumineuse. Le jeu vi- scattered efforts in a mix of exacti-
Biset vu au musée des beaux-arts de Damned he spotted in a painting suel est accompagné de sa voix qui tude and subjectivity. The ques-
Quimper), de l’ensemble des scènes by Charles-Emmanuel Biset at the rend compte de ses dérives où l’exac- tion, then, is what exactly this
de la colonne de Trajan, ou bien Quimper fine arts museum, an en- titude et la subjectivité sont entre- record amounts to. Despite her co-
encore cette réjouissante déclinaison semble of scenes from Trajan’s co- mêlées. Ainsi, tout est question de pious documentation, the Alexan-
du motif de la décapitation à travers lumn, and a delightful series of saisissement. Pourtant, malgré le flot dria lighthouse remains a mystery
la figure étrange d’un peintre breton, variations on the theme of decapi- de documents, le phare d’Alexandrie simultaneously material and im-
Yan’ Dargent – ou bien encore en tation using strange paintings by reste un mystère, à la fois matériel et material, a phantasmagoric icon
peintures et en sculptures, impres- the Breton painter Yan’ Dargent. At immatériel, une icône fantasmago- haunting the modern city.
sionnent par leur virtuosité et leur other times he makes paintings rique qui habite la ville. Translation, L-S Torgoff
drôlerie ironique. Prenant le contre- and sculptures marked as much by Julie Crenn
pied de l’obsession de la transparen- ironic humor as his virtuosity. —— En haut /top: Guillaume Pinard.
ce des œuvres et de leur réduction Going up against the common ob- Variously an historian, explorer « Marcus ». 2015. Dessin mural
à des formules méthodiquement session with the transparency of and archeologist, Ellie Ga travels in au fusain. (Ph. D. Kik). Wall drawing
médiatisées, Pinard opte pour artworks and their reduction to search of sites, specialists, books, Ci-dessous /below:
l’énigme, voire l’invisibilité. Il se tient systematically mediated formulas, archives and objects. Her first solo- Ellie Ga. Vue de l’exposition
ainsi sur une position très tendue Pinard gives us enigmas and the show in France, Carré Octogone « Carré Octogone Cercle ». Le Grand
entre ce que l’œil et l’esprit de l’ar- frankly indiscernible. He takes Cercle, is an account of her re- Café, 2015. (Ph. M. Domage). Ex. view
tiste reçoivent (ici l’art comme what his eye and mind captures
condensé de réel) et ce qu’ils resti- (art as a condensation of the real)
tuent par le moyen de cet « art sans and reconstitutes it in an “art
destinataire », pour reprendre le titre addressed to no one,” to borrow
d’un ses livres. Pinard, en effet, the title of one of his books. He has
publie des ouvrages où, souvent, published many, often alternating
alternent textes et dessins, et dont texts and drawings. The latest,
le dernier, Amor (Sémiose éditions), Amor (Sémiose Éditions), is the
constitue la source jubilatoire et très joyous and very stimulating source
stimulante de cette exposition. of this exhibition. At a time when a
À l’heure où l‘avenir même du Quar- drastic reduction in municipal fun-
tier se voit menacé par une réduc- ding threatens the future of this
tion drastique de la subvention contemporary art center, in oppo-
municipa le, l’œuvre de Guillaume sition to today’s reigning populism
Pinard oppose au populisme ambiant Pinard offers work that is deman-
l’exigence d’une analyse subtile et ding—a subtle and uncompromi-
sans concession des procédures de sing analysis of the procedures
création. used in art.
Jean-Marc Huitorel Translation, L-S Torgoff
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expositions

MARNE-LA-VALLÉE HOUILLES
Emily Mast Maxime Thoreau
La Ferme du Buisson / 22 mars - 28 juin 2015 La Graineterie / 28 mars - 9 mai 2015

Maxime Thoreau (né en 1990 et lau- Création) likes ordinary objects.


réat de la 10e Biennale de la Jeune His exhibition is taking place in
Création) affectionne les objets du three distinct spaces. In the gallery,
quotidien. Son exposition se déploie a group of nine cyanotypes hangs
dans trois espaces distincts. Dans on a blue wall. Using this old-
la galerie, sur un mur bleu apparaît fashion photographic technique he
un ensemble de neuf cyanotypes. remade digital photos taken by the
L’artiste a retravaillé, au moyen d’un European Space Agency lander
procédé photographique ancien, les Philae in November 2014. The
photographies numériques prises par result is a startling disjunct bet-
Philae, l’atterrisseur de l’Agence spa- ween the modes of image-making.
tiale européenne en novembre 2014. Similarly, À la Corde, comprising
Il produit un décalage entre les nine photos, is an adjustable
modes de réalisation des images. De module inspired by an ancient
Placée sous le signe du manque, la —— même, À la Corde, est une œuvre technique for making earthenware
première exposition d’Emily Mast en Emily Mast’s first show in France, formée de neuf photographies et jars called coiling. This piece
France, Missing Missing, révèle une is, as the title suggests, about Mis- d’un volume modulable inspiré d’une seems to move because of the
artiste qui se situe au cœur des sing Missing. An artist in the tradi- technique ancienne destinée à la interaction between the nine pho-
questions soulevées par les pra- tion of Guy de Cointet and Mike fabrication de jarres dites « à la tos that each present the object
tiques performatives. Héritière de Kelley, and who shares Simone corde ». L’œuvre induit l’idée d’un somewhat differently. In another
Guy de Cointet et de Mike Kelley, Forti’s concern with our inner ani- mouvement, ce dernier est rendu piece, Thoreau pushes a set of
mais aussi de Simone Forti dont elle mal as well, her performative pro- effectif par l’exposition des neuf pho- concrete disks connected by an
partage la recherche sur l’animalité, jects are meant for an exhibition tographies où l’objet est présenté de iron rod running through their cen-
Emily Mast met en place des projets format. The staging of her work at différentes manières. Plus loin, sur ter holes. Like Sisyphus, he spins
performatifs sous la forme exposi- La Ferme du Buisson, precisely or- un écran l’artiste pousse des plaques this almost 400-kilo piece around
tion. Le parcours à la Ferme du chestrated by the lighting, leads vi- de béton assemblées entre elles au and around until he is exhausted.
Buisson, précisément orchestré par sitors to glide among videos, moyen d’une tige métallique. Tel A monumental wooden replica of
la lumière, engage une circulation sculptures and designs that all Sisyphe, il fait tournoyer une œuvre a tunnel-boring machine in the
entre des œuvres – vidéos, sculp- convey the force of action without qui pèse près de 400 kilos jusqu’à solarium seems to be popping out
tures, dessins – qui, toutes, portent being its result or residue. The vi- l’épuisement. Dans la verrière, la of a wall, reconfiguring the sur-
la force de l’action, mais sans en deos, for example, utilize movie réplique en bois d’un tunnelier sem- rounding space. Visitors have to
être le résultat ou le résidu. Ainsi les techniques such as reverse-angle ble s’extraire du mur. L’outil monu- skirt around it before they find a
vidéos recourent-elles au vocabulaire shots. Shot during performance re- mental servant au percement des backhoe tread made from cut-out
du cinéma, comme le champ / contre hearsals and edited with exacting tunnels surgit dans l’espace pour le sheets of wood. In the attic are
champ. Filmées au cours de répéti- attention to the audio, they are a redessiner. Il faut le contourner pour similarly transformed engine
tions, et montées avec un très beau moment of creation in themselves. découvrir une chenille de tractopelle parts. Instead of steel, they are
travail sur le son, elles sont un autre The bodies shown in studios that réalisée à partir de plaques de bois made of plaster, concrete, wood
moment de la création. Dans des serve as sound sets carry out cho- découpé. Dans le grenier, ce sont and copper, and instead of being
ateliers-décors, les corps expéri- reographic and sculptural gestures, des éléments de moteur qui sont manufactured in a factory, they are
mentent des actions chorégra- bringing together two modes of art retravaillés. L’acier laisse place au hand-made. Thoreau uses the
phiques et plastiques, et réunissent not usually combined except in col- plâtre, au béton, au bois et au cuivre. transfiguration produced by using
ce qui ne se rencontre habituelle- laboration between artists. Rather Les objets habituellement produits different materials and fabrication
ment que sur le mode de la collabo- than simply projected, the videos mécaniquement et à chaîne sont processes to drain the objects of
ration. Installées, les vidéos se are installed in such a way that the refabriqués de manière artisanale. En their original function and fore-
prolongent dans des dispositifs où exhibition spaces becomes an ex- procédant à des déplacements maté- ground their visuality.
scène et salle se confondent, entre- tension of the filmic space, and the riels et techniques, l’artiste évacue la Translation, L-S Torgoff
tenant la porosité entre le lieu du two are so porous that we can’t fonction initiale des objets pour met-
spectateur et celui de l’image. Assis quite tell which is which. The expe- tre en lumière leurs formes et leurs En haut /top: Emily Mast. « ENDE
sur des éléments sculpturaux ou sur rience is one of immersion as au- dessins. (Like a New Beginning) ». 2014.
des ballons de grossesse, allongé dience members sit on sculptures Julie Crenn (© Émile Ouroumov)
sur des coussins, le spectateur fait and exercise balls or stretch out on —— Ci-dessous /below: Maxime Thoreau.
une expérience immersive, mais, cushions, while being outside the Maxime Thoreau (born in 1990 « Portal / 3800 ». 2015. Plâtre, bois
délogé de l’espace-temps filmique film’s space-time. We can’t help but and winner of the prize awarded et acier (coproduction La Graineterie).
et ancré dans celui de l’exposition, il keep questioning what we’re by the 10th Biennale de la Jeune Plaster, wood and steel
ne cesse d’interroger le statut de ce seeing. In short Mast’s practice is
qu’il voit. L’œuvre est plurielle – per- multidisciplinary, but at the same
formée ou exposée – mais marque time marked by its ability to pro-
aussi par sa capacité à tenir ensem- duce an ensemble out of heteroge-
ble des vocabulaires formels hétéro- neous formal vocabularies, offering
gènes, offrant un portrait d’une a portrait of a humanity where the
humanité où le langage des corps language of the body replaces all
s’est substitué à toute forme de other forms of communication.
communication. Translation, L-S Torgoff
Mathilde Roman
Note: Mast is performing at the Mona
À noter la performance dans le cadre Bismarck American Center, Paris, on
d’Hospitalités au Mona Bismarck June 21 at 11:30 a.m. as part of the
American Center, Paris, le 21 juin à 11h30. Hospitalités program.
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expositions

SAINT-OUEN
Rodney Graham / Jonathan Monk
Galerie Untilthen / 1er mars - 10 mai 2015

La nouvelle galerie Untilthen s’est im-


plantée à Saint-Ouen, rue des Rosiers,
dans les anciennes usines Wonder. Ce
vaste espace d’exposition a offert ce
printemps à Rodney Graham (Canada,
1949) et à Jonathan Monk (Angle-
terre, 1969) l’occasion d’une exposi-
tion inaugurale à quatre mains et au
titre évocateur : Many Hands Make
Light Work (Travailler à plusieurs rend
la tâche plus aisée). Non que ces deux
artistes soient familiers des collabo-
rations, ils n’en ont pas moins signé,
en puisant dans leurs propres réserves
(aucune œuvre n’est originale ou iné-
dite, il s’agit de créations d’ordinaire
présentées isolément), une proposi-
tion plastique inspirée, sous la forme
d’une vaste installation dépareillée du
point de vue des formes, mais cohé-
rente cependant par ses contenus.
Photographe, vidéaste, mais aussi
performeur, Graham s’est joué des
systèmes de représentation, pour en
pointer surtout le caractère convenu,
les clichés. Monk, lui, est plus joueur
encore, plus porté à une démystifi-
cation décapante. Le partenariat de
ces deux artistes « déconstructeurs »
aura accouché d’une confrontation et
d’une addition de propositions toutes
plus ou moins sibyllines, mais se fai- une occasion de discuter avec Rodney Graham (mur) Marioni and Erwin Wurm (One mi-
sant écho. Quand l’un présente une L.O.V.E. de Maurizio Cattelan, mais et Jonathan Monk (sol). « Many hands nute Uhu), Graham replies with a
caisse de batterie frappant à inter- aussi avec lui-même : une pochette make light work ». Vue de l’exposition. stand holding white rotating planks,
valles réguliers et donnant l’heure d’un disque des Smith, suspendue 2015. Exhibition view each marked with a stylized drip of
(Monk, Rock Around the Clock), l’au- non loin dans la galerie, montre le lea- a different color (Graham, Rotating
tre dégaine la réplique de la porte ar- der de ce groupe une main plaquée sult, however, is inspired, a huge Stand [Red, Blue, Yellow, Green,
rière de Graceland, la demeure d’Elvis contre la poitrine (Hand Holding Ne- exhibition of work that seems mis- Orange]). Both of these artists re-
Presley à Memphis, mais moulée en gative). Graham, lui, expose une veste matched from the point of view of visit elite art, each in their own sub-
argent (Graham, Screen Door) : deux sur un porte-manteau puis une série forms but nonetheless coherent in versive and caustic manner.
approches de la culture rock, l’une photographique le montrant enfilant terms of content. The symbiosis isn’t perfect. The ar-
reposant sur un jeu de mots, l’autre cette même veste, en un geste très A photographer, video maker and tists themselves sometimes arbi-
sur la question de l’idolâtrie. Quand personnel (Der Mantelanzieher). Tra- performance artist, Graham likes trarily interrupt this ping-pong
l’un présente un hibou empaillé dont vail à plusieurs, travail pour soi, aussi to play with systems of represen- exchange for two reasons: to avoid
la tête tourne sur elle-même en une bien. L’essence de l’art est de com- tation to foreground their conven- allowing logic to overly govern their
minute, évocation des sculptures muniquer, de mettre en circulation. Il tional character and clichés. Monk joint exhibition, and to highlight
réalisées en temps compté de Tom est aussi, comme le soutenait Freud is even more playful, with a pen- each man’s particular style. Monk
Marioni ou d’Erwin Wurm (Monk, One non sans raison, le narcissisme, chant for corrosive demystification. does so with his Objet trouvé
minute Uhu), l’autre réplique par un l’amour de soi. The partnership between these two (Found Object), three enormous fin-
tourniquet permettant la rotation de Paul Ardenne “deconstructionist” artists produ- ger fragments made of Carrara mar-
plusieurs monochromes de couleur ced a process of comparison and ble installed in the central exhibition
différentes, tous griffés d’une cou- —— accumulation of pieces that are all space. As if this were the occasion
lure de peinture (Graham, Rotating The new gallery Until Then is lo- enigmatic to some degree but re- to dialogue with Maurizio Catte-
Stand [Red, Blue, Yellow, Green, cated in the former Wonder factory sonate with one other. While one lan’s L.O.V.E. and his own work as
Orange]). Culture artistique d’élite on Rue des Rosiers in Saint-Ouen. presents a bass drum beaten at re- well, an album cover for a recording
l’une et l’autre revisitées et remoulées This spring the vast exhibition gular intervals to give the time by the Smiths, hung nearby, shows
de façon tout aussi caustique par space was given over to Rodney (Monk, Rock Around the Clock), the the leader of that group with a hand
chacun des intervenants. Graham (Canada, 1949) and Jona- other offers a replica of the back over his heart (Hand Holding Ne-
Parfaite symbiose ? Non. Cet échange than Monk (UK, 1969) for an inau- door of Graceland, Elvis Presley’s gative). As for Graham, he presents
en ping-pong, peuvent être suspen- gural joint exhibition with the Memphis mansion molded in sil- a jacket hanging on a coat rack and
dus d’autorité par les artistes eux- evocative title Many Hands Make ver (Graham, Screen Door). In these a series of photos showing him put-
mêmes, à cette double fin : éviter de Light Work. While neither artist is two takes on rock culture, one is ting it on, a very personal gesture
conférer trop de logique à leur ins- known for his collective endeavors, based on a pun and the other ex- (Der Mantelanzieher). Working to-
tallation commune ; valoriser chacun they came up with one here by each plores the question of idolatry. gether, working alone, it’s all good.
leur écriture. Monk, avec Objet trouvé, drawing on his own stock on hand. When Monk opts for a stuffed owl The essence of art is communica-
installe dans l’espace central de la ga- None of these pieces are original or whose head spins around in a mi- tion. It’s also, as Freud so rightly
lerie trois énormes fragments de previously unexhibited; they are nute, referencing the sculptures argued, an act of narcissism.
doigts en marbre de Carrare. Comme usually seen on their own. The re- made in a given timeframe by Tom Translation, L-S Torgoff
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reviews

PARIS
Le Bord des mondes
Palais de Tokyo / 18 février - 17 mai 2015
sincerity, qualities sometimes
Existe-t-il des œuvres qui ne soient squeezed out by the dominance of
pas d’art ? se demandait Marcel Du- the market. It also reflects the new
champ. C’est à cette question que history of art being written today,
l’exposition le Bord des mondes in zones once dismissed as peri-
tente d’apporter des réponses. On pheral.
n’y voit pas d’art brut, pas d’art naïf The first part of the show features
ni outsider, pas non plus exacte- artists’ attempts to make sense of
ment de ce que Joseph Beuys ap- the world, moving between micro-
pelait des « sculptures sociales ». cosm and macrocosm. Bridget Polk
L’exposition, qui a la forme d’un meditatively composes piles of
grand laboratoire, rassemble des stones as if hanging them in the
artistes et des créateurs – si l’on air. Rose-Lynn Fischer shows pho-
peut faire cette distinction – dont tographs of tears seen through a
Rebecca Lamarche-Vadel, la com- microscope, like “aerial views of
missaire du projet, a sélectionné emotional terrains.” As Jean-Marie
les travaux au fil de voyages de Schaeffer notes in the issue of the
prospection à travers le monde. À journal Palais published for this
l’heure de l’explosion du marché show, these words evoke Roland
de l’art, ce propos semble corres- Barthes in his book on Racine, cal-
pondre à une quête d’authenticité et ling for a “history of tears” that
de sincérité qui font parfois défaut : would embrace both Racine’s he-
une « autre » histoire de l’art s’écrit roine Berenice and the spectators.
aujourd’hui dans ces zones dites Ci-dessus /above: Kenji Kawakami. Marey, Jean Painlevé mais aussi But what you hear next is more like
« périphériques ». « Chindogu ». (Ph. A. Morin) Opicinus de Canistris au 14e siècle. the language of birds: in fact it is the
Une première partie de l’exposition Ci-dessous /below: Bridget Polk. La question reste cependant en- lexicon of whistling developed by
montre des tentatives d’explica- « Balancing Rocks ». 2015. tière du statut de ces objets exposés, the inhabitants of the Turkish village
tions du monde par des systèmes qui (Ph. A. Morin) et donc de la définition de l’art et des of Kuşköy as a way of communi-
se déploient entre microcosme et artistes. C’est tout l’intérêt de l’ex- cating in the mountains, captured
macrocosme. Bridget Polk réalise vernissage. Hiroshi Ishiguro pré- position que de la soulever. here in a video. In a more abstract
des sculptures éphémères dans sente même un robot à l’humanité Anaël Pigeat register, Laurent Derobert’s “exis-
une pratique méditative ; elle su- trompeuse. On découvre enfin les tential mathematics” merge art and
perpose des pierres comme si elle très inutiles et très poétiques objets —— science, suggesting connections
les suspendait dans l’air. Rose-Lynn inventés par Kenji Kawakami : Are there works that are not art- with the nearby Takis exhibition,
Fischer montre des photographies chaussures-balayettes ou para- works? asked Marcel Duchamp. Le and its music from the depths of the
de larmes au microscope, comme pluies pour chaussures, autant Bord des mondes tries to answer cosmos.
des « vues aériennes de terrains d’accessoires qui sont aussi des his question. The show has no art Heading down into the bowels of
émotionnels ». Ces images évo- jeux pour améliorer le quotidien en brut or outsider art, no naïve art, the building, the second part of the
quent les mots de Roland Barthes le décalant légèrement. and none of what Joseph Beuys exhibition is more about individual
qui, dans Sur Racine, appelait de Les frontières « semi-perméables » called “social sculpture”; rather, it themes: our senses, with the
ses vœux « une histoire des de l’art, selon l’expression de Jean- takes the form of a big laboratory cooking of Pierre Gagnaire, or our
larmes » de Bérénice et de celles des Marie Schaeffer, s’étendent de plus bringing together artists and crea- appearance, with the finery of Kins-
spectateurs – Jean-Marie Schaeffer en plus loin, et depuis très long- tors (if such a distinction counts for hasa’s very own dandies, the fa-
le rappelle dans le numéro de la temps comme le montre un der- anything) selected by curator Re- mous Sapeurs, who were seen
revue Palais qui prolonge l’exposition. nier chapitre de l’exposition qui becca Lamarche-Vadel on her tra- strutting their stuff around the Pa-
D’un registre à l’autre, à travers la ci- rassemble des créateurs histo- vels around the world, in what looks lais de Tokyo at the opening night.
maise, on a l’impression d’entendre riques comme Étienne-Jules like an attempt at authenticity and Hiroshi Ishiguro is presenting a robot
des oiseaux ; c’est pour communi- which really does look human. Fi-
quer à travers des montagnes hos- nally, Kenji Kawakami is showing
tiles que les habitants du village some very useless but very poetic
turc de Kusköy ont inventé cet objects: shoes-cum-brushes and
étonnant langage de sifflements shoe umbrellas—a playful way of
qui est révélé dans une vidéo. Un peu twisting the everyday.
plus loin, dans les « mathématiques What Schaeffer calls the “semi-per-
existentielles » de Laurent Dero- meable” boundaries of art are stret-
bert, le voisinage entre l’art et la ching ever further, in a process that
science n’est pas loin de l’exposition began a long time ago, as is re-
voisine de Takis, et de sa musique vealed in the final section, featu-
venue des profondeurs du cosmos. ring creators from earlier ages such
Au fur et à mesure que l’on s’en- as Étienne-Jules Marey (1830–1904)
fonce dans les sous-sols du Palais de and Jean Painlevé (1902–1989-, but
Tokyo, la seconde partie de l’expo- also the fourteenth-century Opici-
sition touche davantage à l’individu, nus de Canistris. But that still leaves
à nos goûts et à nos sens avec la cui- the question of how we define the
sine de Pierre Gagnaire, à nos ap- works presented here, and there-
parences avec les parures des fore how we distinguish art and ar-
Sapeurs de Kinshasa, nouveaux tists. The value of this show is that
dandys qui parcouraient les es- it poses the question afresh.
paces du Palais de Tokyo le jour du Translation, C. Penwarden
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expositions

PARIS
Marcel Broodthaers
Monnaie de Paris / 18 avril - 5 juillet 2015

teurs extérieurs, la parodie qui se This was the great period of


joue de l’institution. Par la suite, le contestation, which also embraced
musée fictif voyagera, hébergé par relations between art and society.
des musées bien réels, donnera In 1968 Broodthaers was one of the
lieu à des vernissages, s’agrandira artists occupying the Palais des
de diverses sections thématiques, Beaux-Arts in Brussels. He also or-
où se côtoient œuvres, objets et ganized a discussion in his studio.
reproductions. When they ran out of chairs, he
La question, épineuse, de la re- had a transport company deliver
constitution à la mort de l’artiste a été crates, and on these he wrote
tranchée en faveur du point de vue words relating to art: œil (eye),
« poétique ». Si les douze sections chevalet (easel), galerie (gallery),
sont toutes réunies, il n’a jamais huile (oil), collectionneur (col-
été question de prétendre à une lector), filou (thief). The words
exhaustivité impossible, mais plutôt replaced works. Hierarchies were
de montrer le fonctionnement banned. Extending Duchamp’s
d’une parodie qui se nourrit et action, Broodthaers declared the
s’agrandit de son appareillage. En té- space a museum.
moigne la place de choix accordée It’s all there at the Monnaie de
à la vingtaine de Lettres ouvertes Paris, starting with the 1975 re-
adressées à des personnalités du production of this environment,
monde de l’art, lettres qui ancrent the Salle Blanche, which com-
C’est une première : jamais le Vues de l’exposition à la Monnaie l’existence dans le Musée, dans le bines the heritage of Magritte
Musée d’Art Moderne - Départe- de Paris. 2015. (Ph. A. Morin). Exhibition réel, tout en venant ensuite rejoin- (words as objects) with the tota-
ment des Aigles, projet majeur de view, Monnaie de Paris dre les objets exposés. lization of artistic mechanisms,
l’œuvre de Marcel Broodthaers, Dense, complexe, d’une richesse à the appeal to outside players,
n’avait été présenté de manière à l’occupation du Palais des Beaux- couper le souffle, le Musée n’en and parody of the institution.
aussi aboutie qu’à la Monnaie de Arts de Bruxelles ; il organise une dis- finit pas d’ouvrir des portes dérobées Later on, this fictive museum
Paris. Sur les huit années que dura cussion à son atelier. Les chaises qui se révèlent souvent des im- would travel, be housed by mu-
la carrière artistique de celui qui, venant à manquer, il décide de faire passes pour qui cherche à en em- seums that were very real, giving
d’abord, a été poète, proche des livrer des caisses par une société de brasser la totalité du sens. Un jeu rise to openings, growing as it
surréalistes belges, le Musée en transport. Sur celles-ci, il écrit des complexe entre vérité et fiction, acquired various thematic sec-
occupe quatre. Quatre années durant termes se rapportant au monde de une fiction qui « permet de saisir la tions in which works cohabited
lesquelles il se coula dans la peau l’art : œil – chevalet – galerie – huile- vérité et en même temps ce qu’elle with objects and reproductions.
d’un directeur et conservateur de collectionneur – filou. Les mots cache », qui est le gage de son ef- The thorny question of the re-
musée, renonçant à toute autre ac- remplacent les œuvres ; les hiérar- ficacité. Et de son actualité, réson- creation of the death of the artist
tivité. Un « musée fictif », inauguré chies sont proscrites. Prolongeant le nant en cela avec l’une des œuvres was settled by taking a more
le 27 septembre 1969 dans l’ap- geste duchampien, Broodthaers dé- les plus fortes de ces dernières an- “poetic” view. This exhibition
partement qu’il occupe à Bruxelles, clare que cet espace est un musée. nées, le projet The Atlas Group features all twelve sections but
et baptisé d’après un « souvenir lit- Tout est là, dans cet environnement (1989-2004), centre de recherche rather than struggle for an im-
téraire », l’un des vers de Brood- dont la reproduction de 1975, la imaginaire de Walid Raad, qui « ar- possible exhaustiveness, it
thaers poète : « Ô mélancolie, Aigre Salle Blanche, ouvre le parcours à la chive ce qui aurait pu être » en mê- concentrates on showing the
château des Aigles ». Monnaie de Paris : l’héritage de Ma- lant archives visuelles, sonores et workings of a parody nourished
L’époque est alors à la remise en gritte, les mots qui fonctionnent littéraires réelles ou fictives. and stimulated by its own appa-
question des rapports entre art et so- comme des objets, la totalisation des Ingrid Luquet-Gad ratus. For example, the twenty
ciété. En 1968, Broodthaers participe mécanismes de l’art, l’appel à des ac- open letters sent to various art
—— world figures ground this Mu-
Never before has the Musée d’Art seum in the real, yet are still part
Moderne - Département des Ai- of an exhibition of fictive objects.
gles, one of Marcel Broodthaers’ Dense, complex, the Musée d’Art
major projects, been presented Moderne is full of hidden doors
as fully as it is here at the Monnaie and openings that lead nowhere.
de Paris. Originally a poet close to Fullness of meaning is elusive in
the Belgian Surrealists, Brood- this complex interplay of truth
thaers’ artistic career was short, and fiction, a fiction that enables
eight years, and four of them us to “grasp the truth and at the
were taken up by the Musée. Du- same time what it hides.” It is all
ring that time he adopted the per- highly effective, and has a lot to
sona of museum director and say to our present: one thinks, in
curator, giving up all other acti- particular, of one of the most po-
vities. His “fictive museum” was werful pieces of work of recent
inaugurated on September 27, years, Walid Raad’s imaginary re-
1969, in his own apartment in search center, The Atlas Group
Brussels. Its name came from a (1989-2004), which “archives
line in one of his poems, “Souvenir what could have been” by com-
littéraire”: “Ô mélancolie, Aigre bining real and fictive archives
château des Aigles” (Oh melan- (visuals, recordings, texts).
choly, bitter Château des Aigles). Translation, C. Penwarden
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reviews

PARIS
Markus Lüpertz
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris / 17 avril - 19 juillet 2015

Lorsqu’en 1981, Markus Lüpertz se was aware of what he had put in


confronte à ses premières sculp- his paintings. And it was a great
tures, ça faisait une bonne vingtaine decision to go with them because it
d’années qu’il faisait l’artiste – et pas became immediately obvious that
des moindres – à travers des pein- he was a born sculptor. His bronzes
tures qui représentaient déjà des began a fascinating dialogue with
sculptures – sans que ce soit dit, his paintings. In fact, fittingly, his
bien sûr. D’ailleurs, les derniers sculptures seemed to have come
tableaux (2013) sont toujours peu- straight out of his canvases. Often
plés de ces mêmes objets en relief colored, with his signature muted
qui semblent vouloir à tout prix sortir tones (in tempera, oil-based tem-
de leur cadre. Les êtres humains y pera and gouache), but never
sont plantés, massifs, figés. without violence, they occupy
Monumentaux. Lüpertz a dit lui- space with the same aristocratic
même vouloir « dépeupler les pein- elegance as when depicted in pain-
tures » et « lâcher les sculptures ting. When placed in front of his
dans la réalité ». C’est bien qu’il était paintings they seem to have
conscient d’en avoir garni ses become mirror images. A back-
tableaux. Grande décision qu’il prit and-forth motion begins and it runs
car il s’imposa immédiatement at full throttle. We can feel the
comme un sculpteur né, en toute artist’s jubilation at being able to go
évidence. Et ses bronzes ont ouvert from color to making substance—
un dialogue passionnant avec ses cutting it, assembling it, highligh-
peintures. ting it, adding to it, diluting it or
De fait, par juste retour des choses, thickening it—and we also feel the
ses sculptures se sont révélées être power. Lüpertz seems unstoppable.
sorties tout droit de ses tableaux. His subjects, formal discoveries
Souvent colorisées, toujours avec and material experiments are infi-
ces teintes sourdes si caractéris- nite. He may never go dry. The least
tiques (tempera, tempera à l’huile, that can be said of him is that his is
gouache), mais non dénuées de vio- not a sickly art. Paradoxically, that
lence, elles occupent l’espace avec might explain a certain disinterest
la même élégance – aristocratie – in his work in France, where state-
que lorsqu’elles pouvaient se voir sponsored dullness has taken over
en peinture. Placées devant les the art world.
tableaux, ceux-ci semblent s’être Another characteristic of Lüpertz’s
transformés en miroir. Un va-et-vient work is his penchant for collage
s’est installé et il fonctionne à plein (“a chance encounter on a dissec-
régime. On ressent tellement la jubi- ting table, etc.”). His sculptures are
lation que l’artiste éprouve à passer often assemblages, or at least
de la couleur, à créer de la matière, à incongruous combinations (a
découper, à assembler, à rehausser, naked man carrying a dead
à ajouter, à diluer ou à épaissir, que chicken, for example). Similarly,
l’on est à son tour envahi par cette his paintings are also composed of
puissance. combinations of disparate ele-
Rien ne semble pouvoir arrêter (sublimes) nus de dos sur fond de Sans titre. 2013. (© galerie Michael ments. Take his two sublime nudes
Lüpertz dont les sujets, les trou- ciel bleu, au milieu de troncs d’ar- Werner Cologne, Märkisch Wilmersdorf seen from behind against a blue
vailles formelles, les expériences de bres sans feuilles : l’un est affublé & New York/Jochen Littkemann, Berlin). sky amid leafless tree trunks. One
matières paraissent infinies et bien d’une carapace de tortue et d’un Untitled is wearing a tortoise shell and has
loin d’être taries. Le moins que l’on oiseau mort à la place de la tête, a dead bird instead of a head,
puisse dire, c’est que son art n’est l’autre du même oiseau mort et de —— while the other wears the same
pas souffreteux. C’est paradoxale- la lame d’une pelle ! Ombre du grand When Markus Lüpertz first began dead bird and a shovel blade. Do
ment ce qui peut expliquer une cer- maître Max Beckmann qui possédait making sculptures in 1981, he had we see here the shadow of the
taine désaffection française pour son aussi ce goût pour le collage et l’as- already been an artist—and a well great master Max Beckmann, who
travail, dans ce pays où l’animation sociation symbolique ? Rappelons known one at that—for twenty also had a taste for collage and
culturelle fonctionnarisée a pris le que Lüpertz a écrit à propos de celui- years. A painter whose work symbolic associations? Well,
pas sur l’art. ci : « Dieu, sans doute, a depuis long- already represented sculptures Lüpertz did once write of him, “God
Une autre caractéristique de l’art de temps aménagé son ciel selon without ever actually saying so. has long borrowed forms from
Lüpertz, c’est le collage (« rencontre l’univers de formes de Beckmann, Further, his latest paintings (2013) Beckmann’s world to compose his
fortuite sur une table de dissection, en (1). » Le Dieu en question peut are still full of the same relief heavens, obviously envious of that
etc. »). Ses sculptures sont souvent dorénavant envier aussi Monsieur objects that seem to want to burst great painter’s genius.”(1) That God
faites d’assemblages – ou, si ce Markus Lüpertz. out of the picture frame at any can now also envy Markus Lüpertz.
n’est le cas, de mise en relations Philippe Ducat price. The human beings planted in Translation, L-S Torgoff
incongrues (un homme nu tenant un them are massive and frozen.
poulet mort, par exemple). Ses pein- (1) Femme et chien, revue de la pensée Monumental. Lüpertz himself said (1) “Femme et chien, revue de la pen-
tures, de la même manière, sont diagonale, « Laozi », Markus Lüpertz, he wanted to “depopulate” his sée diagonale, Laozi,” Markus Lüpertz,
composées à partir de combinaisons « Beckmann » p. 1442, Markus Lüpertz paintings and “let the sculptures Beckmann, p. 1,442, published by
entre éléments disparates. Ces deux éditeur, Düsseldorf, 2006. loose in reality.” It’s good that he Markus Lüpertz Dusseldorf, 2006.
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expositions

PARIS
Jürg Kreienbühl, Gilles Aillaud
Galerie Gabrielle Maubrie / 21 mars - 17 mai 2015

balayés au contraire par tous les Bucquoit, brought to light the un- staring into nowhere, their eyes
vents, mais dégageant paradoxale- justly ignored Kreienbühl. full of their distant past. There is
ment le même sentiment de solitude Although they never met, the two the same, earth-clogged atmos-
et de déréliction, avec ces Gitans, artists do have much in common, phere, and blue tones frequently
ces Algériens et ces Portugais à côté more in spirit than in form. True, suggest dreams and the impossi-
de leurs roulottes, qui regardent droit they both made drawings, prints ble hope of escape. These pain-
devant eux, les yeux remplis de leur and paintings of the cages in the tings show great restraint and
passé lointain. La même atmosphère Jardin des Plantes zoo, Paris respect for their subjects: from zoo
terreuse émane de leurs tableaux qui (Kreienbühl even got locked in to “zone.” By a neat twist, one of
sont souvent baignés aussi de cli- overnight, it is said), and the dra- Kreienbühl’s lithographs, showing
mats bleutés, de la couleur du rêve wings feature in the superb first one of his typical piles of detritus
et de l’espoir d’une impossible échap- room of this show, Quelques êtres and rubble, affords a glimpse of
pée. Respectueuses de leurs sujets, vivants dans leurs environnements the “Cloud Towers” built at Nan-
ces toiles sont d’une grande pudeur. quotidiens (A few living beings in terre by none other than Émile Ail-
Presque le même mot, le zoo et la their everyday environments). But laud, Gilles’ father.
« zone » se chevauchent d’une œuvre the closeness of these two pain- The work of both Aillaud and
à l’autre. Étonnant clin d’œil, dans ters doesn’t have to do only with Kreienbühl seems particularly re-
l’arrière-plan de l’une des lithogra- their subjects. Aillaud’s zoo scenes, levant today, given the interest of
phies de Kreienbühl, derrière un spec- and the solitude and confinement so many artists in the expressi-
Il n’était pas évident de rapprocher taculaire tas de détritus et de gravats of his caged animals, are echoed vity and mystery of the animal
l’œuvre de Gilles Aillaud (1928-2005), comme il a l’habitude d’en peindre, in mood by Kreienbühl’s winds- world, and also in the same kind
l’un des représentants de la Nouvelle on devine les « Tours Nuages », wept waste grounds, their Gypsy, of deserted zones threated with
Figuration, peintre mais aussi homme construites à Nanterre entre 1974 et Algerian or Portuguese inhabitants destruction.
de théâtre, et celle de Jürg Kreienbühl 1978 par Émile Aillaud, le père de standing outside their caravans, Translation, C. Penwarden
(1932-2007), formé à l’ornithologie Gilles. On retrouve aujourd’hui, chez
en Suisse, puis installé dans les bi- beaucoup de jeunes artistes, un
donvilles des environs de Paris au même intérêt pour l’histoire natu-
lendemain de la Seconde Guerre relle, pour l’expressivité et le mys-
mondiale. C’est l’idée originale et très tère du monde animal, pour les
séduisante qu’a eue Stéphane Cor- non-lieux désertés et menacés d’une
réard à l’occasion d’une carte blanche destruction complète. Cela donne à
que Gabrielle Maubrie lui a offerte ces deux peintres une très grande
dans sa galerie. actualité.
Le musée des beaux-arts de Rennes Anaël Pigeat
vient justement, cet hiver, de mon-
trer une rétrospective de Gilles Ail- ——
laud, dont on avait revu le travail dans On paper, you would hardly expect
l’exposition de groupe Deadline au the painter and theater designer
musée d’art moderne de la Ville de Gilles Aillaud (1928-2005), one of
Paris en 2010, et dont on aimerait the representatives of the Nouvelle
aussi voir une véritable rétrospective Figuration movement, to be linked
dans une institution parisienne. L’an- with Jürg Kreienbühl (1932-2007),
née dernière, l’espace Dix291, créé a man trained in ornithology in
par deux artistes – Bernard Crespin Switzerland who lived in the shanty
et Myriam Bucquoit – dans le 11e ar- towns around Paris in the wake of
rondissement de Paris, avait permis World War II. But that is what
de redécouvrir le travail trop peu Stéphane Corréard has very suc-
connu de Jürg Kreienbühl. cessfully and charmingly done as
Sans qu’ils ne se soient jamais ren- guest curator at the Gabrielle Mau-
contrés, les deux hommes entre- brie gallery.
tiennent une étonnante proximité, Aillaud, whose work featured in
plus encore d’esprit que de forme. Ils the group show Deadline at the
ont certes dessiné, gravé et peint les Musée d’Art Moderne de la Ville
cages de la ménagerie du Jardin des de Paris in 2010, has just had a re-
Plantes et les salles du Muséum trospective at the Musée des
d’histoire naturelle – jusqu’à s’y faire Beaux-arts in Rennes. It would be
enfermer une nuit, dit-on, dans le cas nice to see him get a proper re-
de Jürg Kreienbühl. Des dessins du trospective in Paris, too. Last year,
Museum sont entre autres l’objet de Dix291, a space created in Paris
la magnifique première salle de cette (11th arrondissement) by the ar-
exposition intitulée Quelques êtres tists Bernard Crespin and Myriam
vivants dans leurs environnements
quotidiens. Mais la proximité entre Ci-dessus/above: Jürg Kreienbühl.
ces deux peintres ne tient pas seu- « Dans le tunnel ». 1981.
lement à leurs motifs. Aux scènes 125 x 93 cm. “In the Tunnel”
de zoo, à l’enfermement des animaux Ci-contre/opposite: Gilles Aillaud.
peints par Gilles Aillaud, répondent les « Hippopotame enfermé ». 1967.
terrains vagues de Jürg Kreienbühl, 195 x 130 cm. “Confined Hippopotamus”
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reviews

PARIS
Wolfgang Tillmans
Galerie Chantal Crousel / 18 avril - 23 mai 2015

La troisième exposition de Wolfgang


Tillmans à la Galerie Chantal Crousel
paraîtra étrangement sage au visiteur
habitué au simultanéisme de ses
constellations d’images proliférantes
aux sujets, formats et supports hé-
térogènes. Tout au plus, l’artiste y al-
terne-t-il entre tirages encadrés et
tirages libres qui correspondent à deux
modes contradictoires d’existence et
d’appréhension des images qu’il a
toujours mis en tension. Cette rete-
nue traduit peut-être la volonté de Till-
mans de ne pas s’enfermer dans un
mode opératoire qui pourrait se rigi-
difier en protocole et se banaliser en
signature. Elle dit sans doute aussi le
désir d’en réaffirmer, par le déséqui-
libre, la puissance déstabilisatrice qui
force le regard. La série qui donne
son titre à l’exposition Lignine Du-
ress (la lignine est une composante
du bois absente du papier sur lequel
Tillmans tire ses images) n’est ainsi (2012), projet majeur dont l’ambition Ci-dessus /above: digital actualization of the abstract
représentée que par une photogra- était de définir les images du « monde « Lignine Duress ». 2015 experiments made by Tillmans in
phie, qui plus est placée dans un es- nouveau » que l’artiste voyait se des- Vue de l’exposition /Exhibition view the laboratory these last fifteen
pace secondaire. Cette image d’arbre siner sous ses yeux. Passionné par Ci-dessous /below: « Lignin duress (b) ». years, but photographs of a digital
fendu par la tempête est pourtant l’astronomie, il avait notamment rap- 2014. Impression jet d’encre sur papier, TV screen from the late 1990s taken
décisive. porté, de ses séjours à travers le globe, non encadrée, pinces. 208 x 138 cm in 2014 with an extremely fast ca-
Figurative et descriptive, elle invite à des ciels étoilés, des télescopes et, (Court. de l’artiste © Florian Kleinefenn). mera in a hotel room in Saint Pe-
ne pas se laisser séduire par l’opti- significativement, dans ce haut lieu Unframed inkjet print on paper, clips tersburg. The TV was getting an
calité et la picturalité des grandes abs- technologique qu’est l’Observatoire analogue signal. Showing a badly
tractions qui occupent seules l’espace européen austral (ESO), la photogra- by only one photograph—showing adjusted set afflicted by technolo-
principal de la galerie. Car ces all over phie d’un écran de contrôle intitulée a tree split by a storm—and what’s gical incompatibility, the absence
aléatoires de carrés apparemment sensor flaws & dead pixels (capteur more, this is placed in a secondary of signals and the presence of in-
noirs et blancs mais en fait subtile- défectueux et pixels morts). Auto- space. But the image is decisive. terference, these two series, Sen-
ment colorés de rouge, bleu et vert, destruction de la technique qui n’est Figurative and descriptive, it en- deschluss/End of Broadcast and
ne sont pas une actualisation numé- pas sans rappeler celle de la nature. courages us not to be seduced by Weak Signal, offer an image of in-
rique des recherches abstraites dé- Étienne Hatt the opticality and pictoriality of the communicability caused by over-
veloppées depuis quinze ans par big abstract pieces that are the sole abundant communication.
Tillmans dans le laboratoire. Ce sont —— occupants of the main space. For A commentary on technical obso-
des photographies prises en 2014, Wolfgang Tillmans’ third exhibition these random all-over works with lescence and the transition to the
avec un appareil extrêmement rapide, at Galerie Chantal Crousel will seem squares that seem to be black and digital, made with cutting-edge
dans une chambre d’hôtel de Saint- strangely moderate to visitors used white but are in fact subtly colored technology, these two series
Pétersbourg, de l’écran d’une télévi- to the simultaneism of his constel- in red, blue and green, are not a confirm that Tillmans, who is an
sion numérique de la fin des années lations of proliferating images and excellent observer of his times,
1990 recevant un signal analogique. heterogeneous subjects, formats takes technological progress, as so-
Entre mauvais réglage et incompati- and supports. Here there is simply mething that his work both ob-
bilité, absence de signal ou présence an alternation between framed and serves and assimilates, as a marker
de parasites, les séries Sendeschluss/ unframed prints, corresponding to of our contemporaneity. But there
End of Broadcast et Weak Signal of- two contradictory modes of exis- is nothing fetishistic or naïve about
frent une image de l’incommunicabi- tence for images and two different this. In this regard, Sende-
lité instaurée par une communication ways of seeing them, modes whose schluss/End of Broadcast and Weak
surabondante. opposition has always informed his Signal continued on from Neue
Commentaire, réalisé avec une tech- work. This restraint may reflect Till- Welt (2012), a major project that
nologie de pointe, sur l’obsolescence mans’ desire not to be limited to a set out to define the images of the
technique et le passage au numé- modus operandi that could hypo- “new world” that the artist saw
rique, ces deux séries confirment que stasize into a protocol or become taking shape before us. Fascinated
Tillmans, excellent observateur de son a banal signature. No doubt, too, it by astronomy, in his travels around
temps, fait du progrès technique, à la expresses a desire to reaffirm the the world he has photographed
fois constaté et intégré dans son pro- destabilizing power of this simul- starry skies, telescopes and, signi-
cessus de création, un étalon de notre taneism, which forces the gaze, this ficantly in that great technological
contemporanéité. Mais sans féti- time by means of disequilibrium. center that is the European Sou-
chisme ni naïveté, car ce progrès a The series after which the exhibi- thern Observatory, a control screen,
ses limites et cet étalon est critique. tion is named, Lignine Duress (li- with the title sensor flaws & dead
À cet égard, Sendeschluss/End of gnin is a part of wood that is absent pixels. This self-destruction by tech-
Broadcast et Weak Signal s’inscrivent from the paper on which Tillmans nology echoes that of nature.
dans la continuité de Neue Welt prints his images) is represented Translation, C. Penwarden
32

expositions

PARIS PARIS
John Baldessari. Early Work Gloria Friedmann
Galerie Marian Goodman / 28 février - 11 avril 2015 Galerie Mitterrand / 10 avril - 23 mai 2015

appréciable qu’une galerie d’art Ce qui est formidable chez Gloria nement des êtres, l’hybridation de
contemporain s’extraie du flux de la Friedmann, c’est l’ardeur avec laquelle l’homme et de l’animal, et surtout,
création et revienne sur l’histoire elle se lance dans les chantiers pour me semble-t-il, celui de l’enferme-
de ses artistes. Même si elle se te- lesquels elle invente ou réinvente des ment en soi. On éprouve de la com-
nait quelques années après Pure techniques improbables, tels ces des- passion pour ces monstres fragiles,
Beauty, rétrospective itinérante où sins au fusain sur toile, de 2013, à la si absolument muets.
figuraient certaines des œuvres, fois âpres et drôles, ou ces peintures Catherine Millet
l’exposition parisienne était sans sous verre (dans la tradition muni-
doute plus culturelle que commer- choise !), de grandes dimensions, qui ——
ciale. On regrettera alors la fai- réclament un travail très éprouvant The great thing about Gloria Fried-
blesse de l’accompagnement pour un résultat d’aurore boréale. mann is the intensity with which
textuel. Comme si, dans les galeries, Mais où elle excelle désormais, c’est she throws herself into projects, for
« pédagogie » était un gros mot. Ce dans la sculpture, parce qu’elle y at- which she invents or reinvents un-
qui est dommage quand leur niveau teint un fantastique très rare dans ce likely mediums, such as these dra-
est muséal. domaine. La dimension concrète de wings in charcoal on canvas (2013),
Étienne Hatt la sculpture empêche qu’on y recon- which are both rough and funny,
naisse de purs produits de l’imagi- or these big paintings on glass (in
—— naire, quand elle ne les rend pas the best Munich tradition) in which
Parallel to the presentation of re- ridicules. Or, à chaque nouvelle ex- a lot of hard work produces results
cent works in London, Marian position de Gloria Friedmann, on y like the aurora borealis.
Parallèlement à la présentation de Goodman–Paris was showing a croit, bien que par ailleurs, elle se re- But where she really excels these
travaux récents de John Baldes- selection of older pieces which nouvelle beaucoup. Le choix des ma- days is in sculpture, because she
sari dans la galerie londonienne, made the Californian photo- tériaux y est pour quelque chose, et achieves a quality of fantasy rarely
Marian Goodman montrait à Paris un conceptualist appear to be pour cela aussi, elle expérimente. Ici, found in this field. The concrete na-
choix d’œuvres anciennes du Cali- caught between painting and les œuvres de la série ProteinSpe- ture of sculpture prevents us from
fornien qui laissait à penser que le sculpture and trying to get cies et Everyday Robot, sont réalisés recognizing these works as purely
photoconceptualiste était pris en beyond them. Starting with one of dans un plâtre de résine immaculé, à imaginary, or makes them ridicu-
tenaille entre la peinture et la the few paintings to have survived l’aspect velouté, qui déréalise les fi- lous. The thing is, every time Fried-
sculpture qu’il s’est employé à dé- the 1970 Cremation Project, this gures, comme si le sable qui les mann has an exhibition—and
passer : commençant par une des show, Early Work, ended with an constitue s’apprêtait à se diffuser although she changes a great
rares peintures à avoir échappé au installation from 1989 spread dans l’atmosphère. Avec le groupe deal—we believe. The choice of
Cremation Project de 1970, Early over three walls. The exhibition un- de trois personnages lobotomisés et materials has a lot to do with this,
Work se terminait par une installa- derscored the fact that Baldes- l’autruche à tête humaine qui se and here too she experiments. In
tion de 1989 se déployant sur trois sari’s conceptual art is rooted in mange le nez, on retrouve les thèmes this instance, the works in her Pro-
murs. L’exposition soulignait sur- Pop. One might take the subja- récurrents de l’œuvre : le condition- tein Species and Everyday Robot
tout que l’art conceptuel selon Bal- cent lettering and the borrowings were made in resin plaster whose
dessari plonge ses racines dans le from comics in Bird #1 (1962) for À gauche, de haut en bas / velvety texture makes the figures
pop art : on prendrait le lettrage a piece of youthful waywardness, left, from top: John Baldessari. seem unreal, as if the sand of which
sous-jacent et les emprunts à la if it weren’t that the conceptual « Bird #1 ». 1962. Huile sur papier they are constituted was about to
bande-dessinée de Bird #1 (1962) works shown next to it are some- montée sur carton. 163 x 122 cm. spread into the air. The group of
pour une erreur de jeunesse si la times filled with signs of consumer Oil on paper mounted on board three lobotomized figures and the
peinture ne voisinait pas, ici, avec des society (Study for Econ-O-Wash « Study for Econ-O-Wash (version B) ». human-headed ostrich eating its
travaux conceptuels eux-mêmes (Version B) [1966-67]), also recal- 1967. Photo émulsion sur toile, résine. nose take us back to this artist’s re-
parfois chargés des signes de la ling the fact that distinctions bet- 34 x 34 x 5 cm. Photo emulsion on curring themes: conditioning, man-
société de consommation (Study ween currents were less strict canvas with resin (© J. Baldessari) animal hybrids and, above all, it
for Econ-O-Wash (Version B) [1966- than the ones defined by the his- Ci-dessous/below: Gloria Friedmann. seems to me, being locked up in-
67]), rappelant ainsi que les dis- torians. Unless, of course, that Vue de l’exposition « Rien ne sera plus side ourselves. We feel compas-
tinctions entre courants étaient was specific to the West Coast. jamais comme après ». 2015. sion for these fragile monsters,
moins strictes que celles définies par We know all about Joseph Ko- (© G. Friedmann ; Ph. R. Fanuele). which are so absolutely mute.
les historiens. À moins que cela fut suth’s contempt for the Califor- Exhibition view Translation, C. Penwarden
propre à la côte Ouest : on connaît le nian’s “conceptual cartoons.”
mépris du New-Yorkais Joseph Which is why it is nice to see a
Kosuth pour les « “conceptual” car- contemporary art gallery getting
toons » du Californien. Il est ainsi away from the flux of current
creativity and going back over
the history of its artists. Even
though held a few years after
Pure Beauty, a touring retros-
pective featuring some of the
works, the Parisian exhibition
was no doubt more cultural than
commercial. The weakness of the
accompanying texts is regrettable,
however. As if “didactic” was a
four-letter word in these parts.
That’s a real pity because the art
itself is museum-quality.
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l’interview

EVARISTE RICHER
le métronome et la cristallisation
interview par Anaël Pigeat

Empreint à la fois d’une forte dimen-


sion analytique et d’une grande
charge poétique, le travail d’Evariste
Richer évoque le doute par la retenue.
Sélectionné pour le prix Marcel
Duchamp 2014, son travail est actuel-
lement montré au Nouveau Festival
du Centre Pompidou que présente
Michel Gauthier dans ce numéro (jus-
qu’au 20 juillet 2015). Evariste Richer
ouvre également une exposition per-
sonnelle, Selected Works (21 mai-21
juin 2015), à la galerie Untilthen, inau-
gurée ce printemps à Saint-Ouen.

I Evariste Richer entretient un dialogue per- « Avalanche II ». 2012. environ 70 000 dés (fragment). Parmi mes maîtres en théorie, Sanejouand
manent avec l’histoire de l’art. Comme il le dit (Production CIAP, île de Vassivière ; Ph. Philippe et Gasiorowski ont été très importants pour
lui-même : « Il y a beaucoup d’étalons artis- De Gobert). Approximately 70 000 dice moi, dans leur volonté de dépassement de
tiques qui ont gradué mon regard ». Dans ses la peinture. Je possède, comme un ferment
années de formation, à l’école des beaux-arts logiste avant l’heure, et qui fut à l'origine de la lactique, un petit dessin de « Gasio » de la
de Grenoble puis à Cergy, il a été très marqué création du parc national des Cévennes. série Étant donné l’adorable leurre. Sane-
par l’exposition de Gino de Dominicis au jouand, dans son premier Charges-objets, a
Magasin (1990). Puis il a découvert Piero Votre Palette du diable (2012), photogra- serré une toile d'un lacet comme pour étran-
Manzoni et l’Arte Povera au Castello de Rivoli phie d’une tranche de météorite qui a la gler la peinture. Ils ont eu un rapport cri-
à Turin. Visiteur assidu de la Biennale de forme d’une palette de peintre, est-elle une tique au médium, à l’histoire de l’art et au
Venise depuis l'adolescence, c’est au Palazzo manière de faire le lien entre le monde pic- marché, dans un esprit de remise en ques-
Grassi qu’il a vu une première grande expo- tural que vous avez commencé par ex- tion permanente, physique et psychique,
sition sur Marcel Duchamp. L’art conceptuel : plorer, et celui des objets vers lequel qui m’a toujours impressionné. Ce sont des
une perspective (1989), au musée d’art vous vous êtes ensuite tourné ? travaux qui fonctionnent par strates, je les
moderne de la Ville de Paris, est aussi pour lui J’ai d’abord pratiqué une peinture gestuelle gratte à la truelle comme un archéologue.
parmi les découvertes décisives. Dans un tout dont l’énergie s’inspirait de l’expression-
autre registre, pendant quinze ans, il a travaillé nisme abstrait. Puis j’ai découvert la vio- Et en littérature, y a-t-il des textes qui
sur de nombreux tournages de film, en parti- lence sourde de Bruce Nauman, la radicalité vous ont marqué récemment ?
cipant à la réalisation des décors. Peut-être formelle de Donald Judd, la puissance fine J’ai relu Micromégas de Voltaire : deux
faut-il citer encore, dans son héritage artis- de Blinky Palermo. Par épure je glissais géants, l’un venant de l’étoile Sirius, l’autre
tique, la figure d’un grand-père, médecin de sans cesse vers le hors-champ, jusqu’à des anneaux de Saturne, visitent la terre
campagne en Ardèche, qui pratiquait la photo- sortir du cadre et basculer vers l’objet. Il y a apparemment déserte. À l'aide d'un dia-
graphie, l’archéologie, la spéléologie, en éco- dans mon travail un désir latent de peinture. mant qu’ils utilisent comme microscope,
35

interview

aussi relativiser l’art lui-même. L’homo erec-


tus a inventé le feu en percutant un silex
contre une marcassite sur de la poudre
d’amadou, ce qui enflamme le foin sec.
Dans l’Amadou, le foin, le silex et la mar-
cassite (2014), c’est l’idée de la création
qui m’intéressait, un rapport brut et fulgurant
entre les matériaux pour générer du méta-
sens par collision.

Vous avez souvent tenté de fabriquer des


machines à produire des phénomènes
météorologiques. Comment envisagez-
vous dans votre travail cette présence des
éléments qui a trait au romantisme, au
sublime, et à une certaine abstraction ?
J’aime me confronter au cliquetis du monde.
Récemment lors d’une résidence avec le
Parvis de Tarbes, j’ai passé quelque temps à
l’observatoire du Pic du midi en position d’ob-
servation au cœur d’une météo tourmentée,
j’ai reproduit les relevés météos des fronts
chauds et des fronts froids, selon la charte
météorologique de l’International New York
Times qui couvre l’Europe ; je vais faire graver
dans le marbre pour l’éternité une série de
ces phénomènes d’un jour.
Dans Ellipse / Éclipse (2010), il est aussi ques-
tion de fulgurance de la pensée et de la vision :
ces sculptures, grands disques qui reflètent
la lumière, jouent avec le soleil et révèlent
l’environnement en faisant basculer le re-
gard du spectateur dans le hors-champ. C’est
un peu comme la sculpture Blow Up (2003),
une balle de tennis retournée qui est aussi une
ils découvrent des humains, des scienti- plétant comme des serre-livres. L’espace référence au Socle du monde (1961) de
fiques avec lesquels ils sympathisent en entre les deux révélait un livre absent, un es- Manzoni : j’ai enfermé le monde dans une
parlant de la vie sur terre, de la religion, et de pace infra mince entre deux extrêmes spa- petite balle de tennis en la retournant sur
la guerre, puis ils promettent de leur offrir tio-temporels, où mon travail se développe. elle-même. Et puis dans le Rayon vert (2005),
un livre qui pense la philosophie autrement néon qui s’allume deux secondes par jour a
et qui s’appellerait le Livre du bout des PIERRES ET CLIMATS l’heure du coucher du soleil en temps uni-
choses, ce sera finalement un livre vierge. Le Les pierres, que vous utilisez souvent, sont versel, il y a aussi cette apparition crépitante
livre essentiel reste à écrire. des mondes en miniatures qui ont un rap- et fugace, c’est l’étincelle de la pensée, un
port à la mémoire, à l’archéologie, mais moment d’éblouissement que je distille.
Quand vous parlez de livres, votre vocabu- aussi à l’étincelle. Dans l’exposition
laire est très minéral. Pour la Bibliothèque Roc (1), et au Prix Marcel Duchamp, vous Avec les Équivalents (2006), vous vous
d’artiste (2013) que vous avez installée au présentiez une pièce qui rassemblait tous faites observateur du réel et fabriquant
Palais de Tokyo, vous avez fait une biblio- les éléments nécessaires pour faire du feu. d’un journal céleste.
thèque de pierres : la Collection de miné- Ce qui me fascine dans cette nature lente, au En retournant et en encollant des affiches de
raux de l'abbé René Just Haüy. sein de ce « monopole silencieux », que l’on publicité de standard « 4 x 3 » au mur, je ré-
C’est vrai, le livre n’était pas là, sauf l’ef- coupe une pierre en deux ou qu’on l’ob- vèle les bleus qui sont imprimés au dos des
feuillement de l’inventaire des pierres de serve dans son volume, c’est le contenu images pour éviter les retours fantômes.
l’abbé René Just Haüy, père de la cristallo- artistique au repos qui y réside. La charge de J’amorce un nuancier de bleus et de gris in-
graphie : une collection de cailloux. Au milieu ces cailloux m’accompagne et me force à fini. C’est toute la richesse contenue dans la
de l’exposition, une pièce mettait en relation l’humilité. Roger Caillois parle de la gravure fertile sécheresse du minimalisme américain,
une kimberlite qui vient des entrailles de la de Dürer, Melancholia 1, où on voit Dürer et une ouverture sur le ciel qui renvoie à un
terre et une météorite qui vient du plus pro- acheter une agate. Son œuvre se cristallise inventaire des nuages, et à leur renouvelle-
fond du cosmos : deux fragments se com- par l’observation de cette pierre. Cela fait ment sempiternel.
36

l’interview

SCIENCE ET MESURE MÉTRIQUES l’étalon du souvenir d’un monde ; le Mètre ment tragique. Parmi ces dérèglements, il y
Comme Marcel Duchamp avec ses 3 vierge (2004) perd son référent et évoque a aussi le Lingot mort (2007), un lingot d’or
Stoppages-étalon (1913), ou Walter De peut être les perceptions sans repères que qui a perdu sa valeur parce qu’un plomb y a
Maria avec son Broken Kilometer (1979), l’on peut avoir sur la banquise en plein white été tiré : c’est une alchimie inversée,
vous vous êtes créé des systèmes de out, ou dans un désert, pris dans une tempête comme une faute de frappe, une dyslexie de
mesure personnels. Votre usage de la de sable, expérience de l’infini, des angles l’harmonie. Actuellement, je travaille à ren-
science n’est jamais de l’ordre de l’illus- morts de la vie. En revanche, Black Balance dre un métronome fou.
tration ni de l’esthétisation. est une pièce plus politique. Ce niveau à
Ce qui m’intéresse dans le processus de bulle rectifié cristallise les problématiques de LES DÉS ET LE JEU
recherche scientifique c’est l’épuisement l’anthropocène qui mettent en cause la Certaines de vos œuvres sont consti-
du sujet : de la « dissection » de l’atome à la ponction sans répit des ressources natu- tuées de dés, qui sont souvent comme des
fouille de l’énergie noire à l’aveugle, les relles de la terre par l’homme, et qui redé- étalons, associés aux météores et aux
scientifiques observent, mesurent, quadril- finiraient notre époque à l’échelle du temps nuages. Viennent-ils plutôt de Mallarmé
lent les phénomènes par la mise au carreau géologique. L’œuvre mesure la stabilité de ou de Robert Filliou ?
et l’établissement de nomenclature de tous notre horizon grâce à du Girassol, un pé- Plutôt de Filiou, sans perdant ni gagnant. Le
les possibles. On a l’intuition en commun et, trole angolais chargé d’une violence qu’on a dé est un outil de travail qui m’aide parfois à
souvent, ils comprennent très vite ce qui se tendance à oublier sous nos latitudes. Une faire des choix. J’ai découvert le poème de
passe dans le processus artistique. Étu- expression angolaise dit : « une goutte de pé- Mallarmé, à travers le prisme du travail de
diant, j’ai agrandi en photo un mètre à ma trole extraite, une goutte de sang versé ». Marcel Broodthaers qui avait fait basculer Un
taille (le Mètre, 1994). Ce geste paradig- coup de dé jamais n’abolira le hasard dans
matique, cette volonté d’élasticiser l’éta- L’Œil du perroquet (2008), qui indique l’abstraction en le maculant d’encre. Quelque
lon, de mettre en faillite l’idée de norme, était l’horizon dans un avion, devient chez chose d’une mélancolie sombre et douce me
une sorte d’héritage situationniste, un désir vous un instrument de mesure qui perd le revient et ces mots facettés aux angles
de mesurer d’autres dimensions. Ensuite, j’ai nord – un peu comme les boussoles de- multiples ont transformé le hasard en une har-
décliné ce geste de distorsion, réelle ou vant le Mur magnétique - 4 e dimension monieuse forme quartzique. C’est un beau
conceptuelle, dans une tentative de redéfi- (1961-72) de Takis que l’on a vu récem- caillou qui vient de loin, ce poème.
nition permanente du réel et de mes propres ment au Palais de Tokyo. Dans le Nouveau Festival, ma pièce,
outils. Le Mètre de mémoire (2003) est Cet horizon artificiel tournoyant sur lui- Avalanche 2 (2012) est justement visible dans
même simule une chute sans fin, comme la l’espace mallarméen. Elle consiste en 70 000
« L’horloge ». 2012. Plateau de manège Médéorite (2008), une météorite percée dés environ, posés au sol et répartis en six
Diam : 7, 50 m. Vue de l’exposition « Substrat », comme un dé à jouer et suspendue dans sa valeurs de gris, qui font apparaître, par pixelli-
CIAP, île de Vassivière. (Ph. A. Mole). descente vers la Terre. Ces moments sug- sation, l’image d’une avalanche de neige en
Merry-go-round platform gèrent l’idée d’un dénouement potentielle- haute montagne. Le moment est en suspens.
37

interview

J’ai temporairement mis le hasard en faillite en se confondant avec les molécules de


tentant de l’abolir. Les dés, météores maîtri- glaces, le processus de grêlification s’ac-
sées, tombés sur leurs bonnes faces, ne sont célère. Daguerre a sensibilisé ses plaques
pas fixés les uns aux autres, se transforment au iodure d’argent pour faire apparaître les
en flocons et s‘étendent au sol en poudreuse images. J’ai réapprivoisé les techniques de
scintillante. Daguerre en les apprenant. Dans une tau-
Cumulonimbus capillatus incus (2008) porte tologie conceptuelle, par effet de miroir, j’ai
le nom d’un nuage à tête d’enclume chargé fait des daguerréotypes de nuages chargés
d’orage et de grêle, le plus inquiétant de tous. au iodure d’argent.
La pièce est un cube composé de 8 000 dés Les cyanotypes m’ont été dictés par le sujet
à jouer multicolores, et elle a le poids moyen même. La Grêle (2012) est un inventaire
d’un homme. Elle incarne l’idée de pseudo- d’images bleutées de grêlons tombés du ciel
morphose qui m’intéresse particulièrement et récoltés sur internet, que j’ai toutes mises
en minéralogie : au bout de plusieurs millions au même format comme un herbier éphé-
d’années, le bois se fait pierre, un minéral en mère, une collection fantôme. J’ai aussi utilisé
devient un autre tout en conservant la forme le cibachrome, papier photo au devenir ob-
de celui qu’il remplace. Cette œuvre est un solète, stratifié comme en géologie pour la série
homme qui se transforme en vapeur… des Micachromes : le mica se compose de
« Cinéma ». 2006. Boule de rubans adhésifs, moteur. feuilles que je mets dans l’agrandisseur
Justement, n’y a-t-il pas aussi dans les dés 45 kg. Diam. 45 cm. (Coll. Daniel Bosser ; Ph. A. Mole). comme des diapositives préhistoriques.
quelque chose du fantôme, avec le Dé Ball of various adhesive tapes, motor Ce sont les sujets qui déterminent les mé-
vierge (2000) par exemple, ou bien avec diums que j’utilise. Et puis My Ultra Violet #2
le Grêlon (2008) dont la géométrie cu- hiérarchies, de pouvoir. Le jeu cristallise (2014) est un hommage au Point de vue du
bique prend la forme d’un nuage ? des problématiques sociétales. Dans une Gras (1826) de Nicéphore Niépce réalisé
Oui, le fantôme est souvent présent de ma- autre pièce, j’ai reproduit des billets de la lo- sur papier diazo, dit blue print. C’est une
nière diffuse dans mon travail. Peut-être terie de New York dont j’ai retiré les chiffres empreinte de la baie vitrée ensoleillée de mon
qu’il y a quelqu’un dans le dé ou qu’il ren- et les mots qui les recouvraient en ne gardant atelier, à échelle un, sur un support prévu pour
ferme un geste fantôme en boucle ? Les que grilles et couleurs, je les ai agrandis et reproduire des plans d’architectes à échelle
dés ont des faces bosselées comme du imprimés sur papier. Cela renvoie à l’orga- réduite ; c’était un dépassement de l’hélio-
braille que quelqu’un peut lire de l’intérieur ; nisation d’une cité, ou d’une garnison graphie. J’effeuille l’histoire de la photo-
ce serait une autre manière de suspendre ou comme chez Machiavel : on joue à la guerre graphie comme un arpenteur, par vérification
de surprendre le hasard. comme avec des pions. Le slogan publicitaire et triangulation.
de l’un des jeux de cette loterie new yorkaise,
Y a-t-il dans ces pièces quelque chose Cash for life, est : « Watch Green Appear En plus de sa dimension conceptuelle,
de l’ordre, de la suite, de la série ? Out Of The Blue ». J’en ai fait un néon qui re- vous introduisez souvent dans votre tra-
Il y a dans mon travail, une concaténation, une prend les Five words in orange neon (1965) vail des possibilités de narration qui ont
mise en chaîne des matériaux et des su- de Joseph Kosuth : « Green » est en néon trait au souvenir et à la mémoire.
jets. La suite mathématique est peut-être là : vert, « Blue » en néon bleu. Le message in- En dressant à la verticale, le plateau de ma-
dans l’enchaînement d’un matériau à un carnant une économie magique et illusion- nège qui constitue l’Horloge (2012), il devient
autre. Chaque pièce en induit une autre. niste, une fois décontextualisé, parle aussi « amnésique », il ne garde de sa propre his-
Dans la construction d’un dégradé ou d’une de la perception d’un paysage, ou des spec- toire que la poussière que j’ai préservé sur
gradation du sens, quelque chose qui a à voir tres lumineux d’exoplanètes qui pointent sa surface et laissée visible.Sa géometrie res-
avec l’expansion permanente en tout cas. aux limites de l’univers. Je joue aussi avec semble à une construction cristallogra-
les échelles en manipulant des boules de phique, et devient un soleil pétrifié. Il prend
Vous utilisez souvent des instruments de bowling pour leur puissance plastique et cette dimension d’un temps irréversible.
jeu, des boules de bowling et des cartes leur aspect de planètes érodées. Quant à Cinéma (2006), ce sont des scotch
à jouer qui, dans Météorologie (2006), de repérages que j’ai récoltés sur des tour-
sont associées à des phénomènes mé- PHOTOGRAPHIE ET NARRATION nages et assemblés en une pelote, qui se sont
téorologiques. Les instants suspendus que vous montrez sédimentés dans un temps géologique, à
On retrouve les trames qui sont au dos des avec des dés évoquent aussi l’instant l’échelle du temps pendant lequel j’ai travaillé
cartes à jouer dans les trames météo qui re- photographique. Or vous vous êtes inté- dans le cinéma. C’est une concrétion, un
présentent le temps qu’il fait, ou même ressé de près à des techniques anciennes bézoard de géant, une planète en devenir.
dans les figures de Widmanstaetten que de photographie. Autres exemples, le Monde maculé (2004) et
l’on découvre dans les coupes de météorites C’est aussi la chimie du sens qui opère dans le Monde immaculé (2004) : les pages du
ferreuses. Une abstraction qui se révèle cette direction de recherche. Dans les années journal sont « monochromisées », l’un s’as-
aussi dans les cristallisations de mes mica- 1960, pour fertiliser les territoires arides sombrit et l’autre tend vers le blanc. Cela
chromes. dans certaines parties du monde, des scien- donne l’idée d’une vidange de l’information,
On revient à l’idée de concaténation dyna- tifiques ont tenté de fabriquer artificielle- une purge de l’œil, une désaliénation du re-
misée : c’est le vortex de l’atelier. L’idée du ment des nuages pour faire pleuvoir en gard. C’est le passage du jour et de la nuit au
jeu est aussi une métaphore de la société : envoyant du iodure d’argent dans le ciel, tempo du métronome. I
il y a des cartes à jouer chinoises anciennes une manière de modifier le temps. La tech-
qui ont eu valeur de monnaie d’échange, nique d’ensemencement des nuages a évo- (1) Galerie du Jour, 2015. Commissaire Hugues Reip.
et qui représentaient en même temps la lué ; elle est toujours pratiquée pour lutter
somme de toutes les constellations. Ce contre le désastre de la grêle sur les re- Toutes les images, courtesy galeries Meessen de Clercq,
sont des représentations de systèmes, de coltes. Les molécules de iodure d’argent Schleicher + Lange, Untilthen
38

l’interview

Evariste Richer Metronome and Crystallization


Marked by a powerfully analytical dimen- Was your Palette du diable (2012), a meteorite including scientists with whom they
sion and at the same time highly poetic, the slice shaped like a painter’s palette, a way to become friends, talking about life on Earth,
work of Evariste Richer conveys doubt by connect the visual arts world you explored at first religion, and war. They promise the scien-
what it leaves unsaid. Selected at the 2014 and the world of objects you later turned to? tists a book that offers a totally different ap-
Prix Marcel Duchamp, his work is currently At first I did a kind of energetic action pain- proach to philosophy, called The Book of the
on view at the Nouveau Festival du Centre ting inspired by Abstract Expressionism. End of Things, but it turns out to be nothing
Pompidou (through July 20, 2015) and in a Then I came across the hidden violence of but blank pages. That crucial book remains
solo show, Selected Works, at the newly Bruce Nauman, Donald Judd’s radical for- unwritten.
opened Untilthen gallery in Paris (May 21- malism and the subtle power of Blinky Pa-
June 31, 2015). lermo. By a process of elimination I was You use a very mineralogical vocabulary
sliding out of frame until I finally abando- when you talk about books. For La Biblio-
—— ned the frame altogether and shifted to thèque d’artiste (2013) you installed at the
Evariste Richer maintains a permanent objects. Still, there is a latent desire for Palais de Tokyo, you made a bookcase full of
dialogue with art history. As he says, “My painting in my work. Among my masters, stones called Collection de minéraux de
eye has been calibrated by many artistic Sanejouand and Gasiorowski were very l'abbé René Just Haüy.
standards.” In 1990, during his studies important for me because of their deter- It’s true, the book wasn’t really there. It
(first at the École des Beaux-arts in Gre- mination to go beyond painting. I own, as was just a rock collection, kind of like leafing
noble and then in Cergy), he was very in- if it were a piece of starter yogurt culture, a through the pages of the inventory of
fluenced by the Gino de Dominicis small drawing by Gasio from the series stones written by the abbot René Just
exhibition at Le Magasin. Then he disco- Étant donné l’adorable leurre. Sanejouand, Haüy, the father of crystallography. A
vered Piero Manzoni and Arte Povera at the in his first Charges-objets, tied up a canvas piece in the middle of the exhibition juxta-
Castello de Rivoli in Turin. An assiduous with a shoelace as if strangling the painting. posed a kimberlite, an igneous rock pro-
visitor to the Venice Biennale since he These artists had a critical relationship duced in the bowels of the Earth, and a
was a teenager, the first time he saw a with the medium, the history of art, and the meteorite from the depths of space, two
major Marcel Duchamp exhibition was at market. I’ve always been impressed by fragments that complement each other like
the Palazzo Grassi. Another decisive mo- their spirit of constantly questioning things bookends. The space between the two
ment in his training was provided by L’art physically and psychologically. For me, revealed an absent book, a thin space bet-
conceptuel : une perspective (1989) at the their work is like layered strata. I scrape it ween two extremes—and that’s where my
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. with a trowel like an archeologist. work is located.
For fifteen years he also worked on a
number of films as a set designer. Yet a And in literature, are there texts that particularly STONES AND CLIMATES
third layer in his development was the marked you lately? The stones you often use are miniature
figure of his grandfather, a country doctor For example, I recently reread Voltaire’s worlds that seem to have some connection
in the Ardèche region, who also practiced Micromégas, where two giants, one from with memory, archeology and sparks. In the
photography, archeology and spelunking. the star Sirius and the other from the rings group show Roc (1) and at the Prix Marcel
A pioneer in environmental advocacy, he of Saturn, visit an apparently unpopula- Duchamp exhibition, you presented a piece
was behind the establishment of the Parc ted Earth. Using a diamond as a micro- that brought together all the necessary
National des Cévennes. scope these discover human beings, elements for making a fire.
39

interview

What fascinates me about this kind of By turning over standard sized advertising
“slow life” taken from nature’s “silent mo- posters (4 x 3) and pasting them on a wall,
nopoly” is that whether you cut a stone in I reveal the blue that’s printed on the back
half or look at the whole thing, there is an to avoid see-through images. I’m starting to
artistic content at rest in it. When I think make a color chart of infinite shades of
about the freightedness of these stones I am blues and grays. I see it as a tribute to Carl
humbled. Roger Caillois writes about a Andre, who was in turn referencing Stieglitz.
Dürer engraving, Melancholia 1, where we It’s about the richness contained in the fer-
see Dürer buy an agate. His work is crys- tile dryness of American Minimalism, and
tallized in the observation of this stone. an opening to the sky that refers to an in-
That puts art into context. Homo erectus dis- ventory of clouds and their eternal renewal.
covered how to make a fire by striking a
marcasite with a flint over tinder that in turn SCIENCE AND METRICS
set fire to dried hay. My L’Amadou, le foin, Like Marcel Duchamp’s Three Standard Stop-
le silex et la marcassite (2014) is about the pages (1913) and Walter De Maria’s Broken
idea of creation, a direct, fleeting rela- Kilometer (1979), you’ve created your own per-
tionship between materials, a collision that sonal systems of measurement. Your use of
generates meta-meaning. science has nothing to do with illustration
or aesthetization.
You’ve often tried to make machines that What interests me about the process of
produce meteorological phenomena. How scientific research is the exhaustion of a sub-
do you see the presence in your work of ele- ject. From nuclear fission to the random
ments associated with romanticism, the su- search for dark energy, scientists observe,
blime and a kind of abstraction? measure and cross-rule phenomena by
I like to deal with the world’s clinking. scaling up and establishing a nomenclature
Recently, during a residence at the Parvis in of all possibilities. Scientists and artists
Tarbes, I spent some time at the Pic du Midi share a common intuitive sense, and often
observatory during some very bad weather. scientists very quickly get what’s going on
I reproduced data on warm and cold fronts in the process of art. When I was a stu-
taken from a meteorological chart of Europe dent I blew up a photo of a ruler to my
I found in the The International New York own size (Le Mètre, 1994). This paradigmatic
Times. I’m going to have a series of these act, seeking to relativize size standards, to
daily reports on ephemeral phenomena destabilize the idea of norms, came from the
engraved in marble for all eternity. influence of Situationism and its desire to
In my Ellipse/Éclipse (2010), I also addressed measure things in new, other dimensions.
the fugacity of thought and vision. These After that I did variations on the concept of
sculptures, large light-reflecting disks, play distortion, whether real or conceptual,
with sunlight and reveal the surrounding constantly trying to redefine reality and
environment by shifting the viewer’s gaze out my own tools. Le Mètre de mémoire (2003)
of frame. Somewhat similarly, the sculpture is a metric to measure the memory of a
Blow Up (2003), a tennis ball turned inside world; Le Mètre vierge (2004) is a metric that
out, is also a reference to Manzoni’s Base of loses its referent and refers, perhaps, to si-
the World (1961). I enclosed the world in a lit- tuations where we become totally diso-
tle tennis ball and turned it inside out. Le riented, such as on an ice field during a
Rayon vert (2005), a neon which lights up for white-out or in a desert during a sands-
two seconds every day at sunset (Universal torm, experiences of the infinite, of the
Time), is also about a sudden, evanescent blind spots of perception.
crackling. It’s the spark of thought, a dazzling In contrast, Black Balance is a more politi-
moment that I try to distil. cal piece. The rectified spirit level crystallizes
the problematic of the anthropocene, with
With Les Équivalents (2006), you become an man’s constant extraction of natural re-
observer of the real and create a journal of the sources from the earth, redefining our age
heavens. on the scale of geological time. The work
measures the stability of our ideal horizon
Page de gauche /page left: « My Ultraviolet 2 ». 2014. thanks to Girassol, a crude oil produced in
Diazo paper. 300 x 800 cm. Vue d’installation prix Angola infused with a violence that we in the
Marcel Duchamp, Fiac 2014. (Ph. T. Merret) global North tend to forget about. Angolans
Cette page, de haut en bas /this page /from top: have an expression: “For every drop of oil
La collection de minéraux de l’abbé René Just Haüy produced a drop of blood is shed.”
(détail). 2013. 134 photographies couleur.
70 x 80 cm chacune. Color photographs In your L’Oeil du perroquet (2008), an aviation
« Le Grêlon noir ». 2008. Moteur, variateur, dé à jouer altitude indicator (a pilot’s instrument for in-
(© A. Morin). Motor, variator, dice dicating the horizon) becomes a gauge that
« Les Micachromes » (détail). 2012. 11 photographies loses its bearings, something like the com-
cibachrome. 162 x 120 cm chacune. Ph. A. Mole) passes in front of Takis’s Le Mur magnétique
40

l’interview

shaped like multifaceted dice turn chance into


a harmonious quartzitic form. The poem is a
beautiful stone that has come from far away.
My piece Avalanche 2 (2012) at the Nouveau
Festival can be seen in Mallarméan space.
It consists of approximately 70,000 dice
lying on the floor, arranged according to six
shades of gray to produce, as if through
pixelation, the image of a snow avalanche
high in the mountains. This is another sus-
pended moment. I destabilized chance,
temporarily, trying to abolish it. The dice,
tamed meteorites fallen the right side up, are
not fastened to one another. They become
snowflakes, glistening powered snow
spreading out on the floor.
Cumulonimbus capillatus incus (2008) is
named after an anvil-shaped hailstorm
cloud, the most menacing storm head. The
piece is a cube made up of 8,000 multico-
lored dice, and its total weight is that of a
man. It’s an embodiment of the idea of
pseudomorphosis, a mineralogical phe-
nomenon I find particularly interesting.
After several million years a piece of wood
becomes stone, a mineral, something totally
different, even though it retains the same
shape. This piece is a man who’s transfor-
med into vapor.

Isn’t there also something ghostlike about


your dice, your Le Dé vierge (2000), for exam-
ple, or Le Grêlon (2008), whose cubic geometry
takes the form of a cloud?
Yes, ghosts are often vaguely present in my
- 4e dimension (1961-72) recently seen at the De haut en bas /from top: work. Maybe there is someone inside the
Palais de Tokyo. « La grêle (détail) ». 2012. 1 600 cyanotypes. dice, or maybe the dice contains an en-
This artificial rotating horizon simulates (Ph. A. Mole). “Hail” (detail) dlessly looped phantom gesture? Dice
an endless fall, similar to Médéorite (2008), « L’Amadou, le foin, le silex et la marcassite ». have indented faces, like Braille print that
a meteorite with holes in it like the markings 2014. Divers matériaux. 22,5 x 100 x 33 cm. someone could read from the inside. That
on a dice, suspended in its fall to earth. (© P. Chancel). ”Tinder, hay, flint and marcassite” would be another way of suspending or
These are moments that suggest a poten- surprising chance.
tially tragic dénouement. Another of these teors and clouds. Do they come from Mallarmé
disorders is Le Lingot mort (2007), a gold bar or Robert Filliou? Can these pieces be said to be in order, a
that has been ruined by a bullet shot into it. Filiou, actually, although this is a win-win si- series or a suite?
This is reverse alchemy, like a typo, a dys- tuation. I use dice as a tool in my work, as a There’s a concatenation in my work, a se-
lexic harmony. At the moment I’m wor- way to make choices. I found the Mallarmé quence of materials and subjects. Maybe the
king on a mad metronome. poem thanks to Marcel Broodthaers, who relationship between different materials
turned “A Throw of the Dice Will Never Abo- is like sequences in mathematics. Each
DICE AND GAMES lish Chance” into an abstraction by staining piece induces another. Whether it’s the
Some of your pieces contain dice, often ser- it with ink. There’s something melancholic, construction of a gradation of colors or
ving as metrics, and associated with me- softly somber, about it, and those words meanings, it has to do with continuous
expansion.

You often use game elements, like bowling


balls and playing cards. In Météorologie
(2006), the latter are associated with me-
teorological phenomena.
The patterns found on the back of playing
cards can also be seen in weather reports,
and the Widmanstaetten patterns that can
be seen in cross sections of ferrous me-
teorites. This same abstraction is also visible
in the crystallizations in my micachromes.
That brings us back to the idea of dynamic
41

interview

can ruin crop harvests. The silver iodide petrified sunlight. It takes on the dimension
molecules combine with the ice molecules of irreversible time. As for Cinéma (2006),
so that hailstones are formed more quickly. these are pieces of tape used for stage
Daguerre used silver iodide to make light- spikes that I found on movie sets and rolled
sensitive plates could capture images. I into a ball, the kind of ball produced by sedi-
borrowed and modified his technique. To mentation over a geological timeframe. In
create a conceptual tautology, a kind of this case it represents the time period when
mirror effect, I made daguerreotypes of I worked in movies. It’s a concretion, a kind
clouds charged with silver iodide. of giant bezoar, a planet being born. To give
My use of cyanotypes was a natural choice other examples, in Le Monde maculé et le
for this subject. La Grêle (2012) is an Monde immaculé (2004), I turned pages of
inventory of bluish images of fallen that newspaper into monochromes, darke-
hailstones I found on the Web. I printed ning one and making the other almost white.
them all in the same format, like an ephe- The idea is to drain off accumulated infor-
Ci-dessus/above: « La palette du diable ». 2012. C-print. meral herb book, a phantom collection. I mation—a purging of the eye, unalienating
102 x 127 cm. (Coll. Frac Aquitaine). “Devil’s Palette” also used Cibachrome, a photo printing the gaze. It’s the transition from day to night,
Ci-dessous/below: « Météorologie n°1 ». 2006. technique that’s becoming obsolete, with twilight, to the beat of a metronome. I
Série de 54 sérigraphies. Set of 54 silksceen prints geological-like stratifications, for the Mi- Translation, L-S Torgoff
cachromes series. Mica is made up of
concatenation: the atelier as vortex. The leaves that I enlarge like prehistoric slides. (1) Galerie du Jour, 2015. Curator Hugues Reip.
concept of games is also a metaphor for so- The subject determines the medium. My
ciety. There are ancient Chinese playing Ultra Violet #2 (2014) is a tribute to Nicé- Evariste Richer
cards that can be used as a kind of cur- phore Niépce’s View of Gras (1826) printed Né en 1969 à Montpellier
rency, while at the same time they also re- on diazo paper. It’s a full-scale imprint of the Vit et travaille à Paris
present all the constellations. They are sun-filled bay window in my studio on Expositions personnelles récentes
representations of systems of hierarchy paper designed for reduced-scale archi- 2012 Substrat, Centre international d’art
and power. Games crystallize social issues. tectural plans—a step beyond heliogra- et du paysage Île de Vassivière, Beaumont-du-Lac
In another piece, I reproduced New York phy. I go through the history of Atlas Ellipticalis, Schleicher+Lange, Berlin ;
State lottery tickets, eliminating the num- photography like a surveyor, by means of 2013 Le Grand Elastique, Palais de Tokyo, Paris
bers and words that cover them and leaving triangulation and verification. Continuum, Meessen De Clercq, Bruxelles
only the patterns and colors. Then I blew 2015 Selected Works, galerie Untilthen, Saint-Ouen
them up and printed them on paper. The re- In addition to its conceptual dimension, in Expositions de groupe récentes
sult is a reference to the organization of a your work you often introduce narrative pos- 2015 Nouveau Festival, Centre Pompidou, Paris
city, or a garrison, as Machiavelli envisaged sibilities related to memory. Re-Corbusier dans l’art contemporain,
it, war seen as a game like chess. The slo- When stood up vertically, the merry-go- Maison La Roche, Fondation Le Corbusier, Paris ;
gan of one of those lottery games, called round platform that constitutes L’Horloge Art et Archéologie. Les narrations de l’absence,
Cash for Life, is, “Watch Green Appear Out (2012) becomes “amnesiac,” retaining Musée d’Aquitaine, Bordeaux - FRAC Aquitaine ; Les
of The Blue.” I had it made into a neon nothing of its own history but the dust I kept motifs du savoir, Mains d’œuvres, Saint Ouen ; Roc,
sign revisiting Joseph Kosuth’s Five Words on its surface and left visible. Its geometry is galerie du jour agnès b., Paris ; Eppur si muove,
in Orange Neon (1965), with the word like a crystalline construction and becomes Mudam, Luxembourg
“green” in green neon and the word
“blue” in blue neon. The message embodies
a magic, illusionist political economy,
which when decontextualized also refers to
our perception of a landscape or the lumi-
nous specters of exoplanets that indicate the
limits of the universe. I also play with
scales, using bowling balls because of
their visual power and the way they look like
eroded planets.

PHOTOGRAPHY AND NARRATION


The suspended moments you illustrate with
dice are also the instant captured in a photo.
Furthermore, you’re interested in old-
fashioned photography techniques.
There’s also a chemistry of meaning at work
in this line of research. Trying to figure out
how to make some of the world’s dry
regions more fertile by modifying the wea-
ther, during the 1960s scientists tried to
create artificial rain clouds by shooting sil-
ver iodide into the sky. Cloud-seeding tech-
nology has become more developed since
then; it’s still used to precipitate hail before it
42

centre Pompidou

LE NOUVEAU
FESTIVAL beauté du jeu
interview de Michel Gauthier par Éric Loret

Exposition, performances, ateliers,


programmation « vidéodanse » : tour
d’horizon des rapports aussi évi-
dents que complexes entre pra-
tiques artistiques et ludiques avec
Michel Gauthier, conservateur au
Musée national d’art moderne, qui a
élaboré en compagnie de Cyril Jarton,
critique et professeur, la sixième édi-
tion du Nouveau Festival sur le
thème de la « beauté du jeu ».

I Art et jeu sont intimement liés dans une


certaine tradition esthétique. Quels choix
avez-vous opérés, comment les avez-
vous démêlés ?
Nous travaillions avec Cyril Jarton à un pro-
jet d’exposition historique sur les relations
entre art et jeu depuis les Arts incohérents,
à la fin du 19e siècle, quand on nous a proposé
ce thème du jeu pour le Nouveau Festival.
Nous avons essayé de prendre des points
d’entrée différents, sans être exhaustifs,
et aussi une perspective contemporaine.
Nous avons aussi voulu favoriser l’interac-
tivité, exposer des pièces qui généraient
d’elles-mêmes des formes d’animation plu-
tôt que proposer un parcours historique.

La réactivation des jeux Fluxus est une


partie importante de l’événement. Cette
renaissance a-t-elle été aisée ?
Cela a demandé un an de recherches. On ne
savait pas toujours exactement ce qu’il y avait
dans les boîtes, on avait des photographies,
mais on est allé les voir, en France, en Alle-
magne, pour les détailler. Pour certains jeux,
il a fallu réaliser un travail d’enquête pour éta-
blir les règles. Mais parfois aussi ces jeux sont
des antijeux : ils sont faits pour ne pas être
joués, ce qui a parfois compliqué la tâche.
Chez les artistes Fluxus, la modalité du jeu
est la solution principale pour rendre une
œuvre interactive, mais cela les gêne qu’il y
ait un gagnant et un perdant. Un certain
nombre trafique donc les règles. Il s’agit
de ne pas ériger le jeu en valeur suprême ni
en puissance qui sauverait l’art et la so-
ciété : rendons les jeux impossibles à jouer.

Esther Ferrer. « Mallarmé révisé ». 1988-89 / 1992


(© P. Migeat / Centre Pompidou). “Mallarmé Revised”
43

game theory

C’est aussi ce qu’on a voulu faire avec Julien La fin du 19e siècle, c’est aussi le Coup de
Prévieux en proposant un « musée du bug », dés de Mallarmé, sous le signe duquel
de la défaillance, du ratage. Montrer que le vous placez, en compagnie de Quentin
jeu est une valeur susceptible d’être jouée, Meillassoux, une partie de l’exposition.
critiquée, remise en cause. Dans le Coup de dés, il y a certes l’éclat de
rire fin de siècle, mais surtout le hasard.
Moins évidente est la présence d’un pro- C’est l’effondrement de la métaphysique, un
gramme de performances stand up, dont sentiment très fort de la contingence, et
le lien avec le jeu semble plus ténu… dès lors le jeu s’impose naturellement Uta Eisenreich. « Die, Match, Ladybug ». 2010
Le jeu, ce sont certes les règles, mais aussi comme ce qui vient régler la fabrique artis- © U. Eisenreich)
le rire, avec entre autres le déguisement. Bien tique, lorsqu’il n’y a plus d’autorité su-
avant Dada, la relation entre art et jeu se noue prême, plus de signifiant suprême. mais aussi peut-être à la fois en tant que
peut-être pour les avant-gardes à Paris à la les grands récits se sont effondrés et que,
fin du 19 e siècle, dans les cabarets comme LA FIN DES GRANDS RÉCITS quand on ne sait plus quoi faire, les dés sont
le Chat Noir, où la figure la plus célèbre des Cette fin précoce des « grands récits » finalement bien utiles pour prendre des dé-
« décadents » et des « fumistes » est Al- nous renvoie du coup à notre propre pé- cisions. Ce qui expliquerait l’étonnante per-
phonse Allais. Duchamp a été très proche de riode et au choix que vous avez fait de pré- sistance du jeu depuis les Arts incohérents
ce monde : on sait ce que lui doit la mous- senter surtout des contemporains… jusqu’à nos jours. Mais il est évidemment
tache de sa Joconde. À cette époque et Peut-être que l’anomie de la période post- illusoire de penser qu’ils ont toujours la
même longtemps après, la relation entre moderne replace le jeu dans une position même valeur. Nous montrons le film Hiatus
jeu et art est intolérable pour les musées : rire centrale. Il me semble – mais ce ne sont que (1999-2014) d’Ericka Beckman, figure de la
et jeu sont donc un moyen de prendre dis- des perspectives de travail – que si le jeu a eu, Pictures Generation émergée au milieu des
tance avec les règles du grand art, du bel art, notamment dans la période moderne, un années 1970 et typiquement postmoderne :
une façon d’en dégonfler la baudruche. rôle subversif, comme auxiliaire de la grande pour elle, le jeu vidéo est presque le corollaire
C’est le lien entre ce cabaret et le stand up utopie visant à remettre en cause la sépara- d’une forme de la société du spectacle, le
qui nous intéresse, ce dernier étant aussi un tion entre l’art et la vie, il perdure dans la pé- symbole de la disparition du réel, de ce qu’il
jeu, puisqu’il travaille avec des règles codi- riode postmoderne à la fois avec cette est remplacé par des représentations. Le
fiées, sans parler de la dimension de mimi- dimension critique, dénonçant une société jeu n’a pas ici une valeur positive.
cry, de mimétisme, qu’on retrouve un peu dont on voit qu’elle a institué le jeu comme
dans l’exposition. une des règles d’asservissement du citoyen, La « Beauté du jeu » est donc ambiguë…
Il y a une double dimension : l’apologie de
l’échec et la remise en cause de l’asser-
vissement, mais aussi la capacité du jeu à
produire des formes. Le jeu est générale-
ment présenté comme un état d’esprit,
une posture, etc., mais il a également
donné des formes : une relation qui n’est pas
souvent explorée et que nous mettons au
cœur du « Casino des formes ». Les ma-
trices formelles de la peinture géométrique
sont des plateaux de jeu, par exemple. Le
bug du jeu vidéo génère des formes qui
ont passionné les artistes : on tenait ainsi,
avec Julien Prévieux, à montrer Miracle
(1996), une vidéo de Miltos Manetas, où l’on
voit un avion qui n’atterrit ni ne décolle sur
son tarmac, coincé en boucle, et ce bug, qui
est contre le jeu au fond, engendre une
forme totalement contemplative, d’une
grande beauté. I

Robert Overweg. « Apartment Two ».


2011. (© R. Overweg)
44

centre Pompidou

The Nouveau Festival: All Play


Exhibitions, performances, workshops, the loser, so a number of them tampered with burst of laughter. It marks the collapse of
“vidéodanse” program—we discuss the the rules. Because they didn’t want to metaphysics, a very strong feeling of
obvious yet complex relations between art make play a supreme value or a power contingency. This is when games naturally
and play with Michel Gauthier, curator at that would save art from society, they come to the fore as a regulator of artistic
the Musée National d’Art Moderne, who put made the games impossible to play. That’s production: when there is no supreme au-
together the program for the sixth Nouveau also what we wanted to with Julien Prévieux thority any more, no supreme signifier.
Festival with critic and teacher Cyril Jarton. by creating a “museum of bugs,” of failure,
Their theme: “the beauty of the game.” of botching. We wanted to show that play This early end of “metanarratives” immediately
is a value that can be played with, criticized, reminds us of our own period and your deci-
—— called into question. sion to present mainly contemporary artists.
Art and play are closely bound up in certain aes- It may be that the anomie of the postmodern
thetic traditions. What choices did you make, The relation to play seems less obvious in your period has put play back at the center. It
and how did you separate the two? program of “stand-up” performances. seems to me—but these are just views ge-
Cyril Jarton and I had been working on a his- Games imply rules, for sure, but also laugh- nerated by the work—that if, especially in
torical exhibition on the relations between ter and, among other things, disguise. Well the modern period, play had a subversive
art and play since the Arts Incohérents, in before Dada, the relation between art and role, as an auxiliary of the great utopia
the late nineteenth century, when the play play was clinched, perhaps, by the avant- that wanted to break down the barriers
theme was suggested for the Nouveau Fes- gardes in Paris in the late nineteenth century, between art and life, then in the postmodern
tival. We tried to find a variety of ap- in cabarets like Le Chat Noir, where the most period it has continued to have this critical
proaches, without being exhaustive, and famous of the Décadents and Fumistes was dimension, attacking a society that has
also a contemporary viewpoint. We also Alphonse Allais. Duchamp was very close to manifestly made play one of its rules for en-
wanted to encourage interactivity, to show this world: we know what happened when slaving citizens, but also, perhaps, inso-
pieces that had an animating effect, rather he put the mustache on his Mona Lisa. In far as the metanarratives have collapsed
than present a historical sequence. those days, and for many years afterwards, and, when you no longer know what to
museums couldn’t tolerate art being connec- do, dice can be a very useful way of ta-
The reactivation of Fluxus games is an im- ted to play. Laughter and play are a way of king decisions. That would explain the sur-
portant part of the event. Was that easy to do? standing back from the rules of “great art,” prising persistence of play from the Arts
It took a year of research. We still didn’t of “fine art,” a way of deflating its preten- Incohérents to the present. But clearly it
know exactly what was in the boxes. We had tion. What interest us is the link between this would be delusional to think that it has al-
photos, but we went to see them, in France cabaret and stand-up, which is also a game, ways had the same weight. We are showing
and Germany, to go through the contents. in that it works with codified rules. Not to Hiatus (1999-2014), a film by Ericka Beck-
For some of the games we had to investigate mention the dimension of mimicry, which man, an important figure of the Pictures ge-
to establish the rules but sometimes, too, also crops up here and there in the show. neration that emerged in the mid-1970s, and
these games were anti-games: they were was typically postmodern. For her, video
made not to be played, and that some- The late nineteenth century was the time of games are almost the corollary of a form of
times complicated our task. For the Fluxus Mallarmé’s Coup de dés, which, with Quen- the society of the spectacle, the symbol of
artists the game was the main solution for tin Meillassoux, you take as the reference the disappearance of the real, of what is re-
making a work interactive, but they were un- for part of the exhibition. placed by representations. Here, play is
comfortable with having a winner and a Un Coup de dés is a bit of a fin-de-siècle not a positive value.

So the “beauty of the game” is ambiguous?


It is twofold, combining the apology for fai-
lure and a challenging of subjection, but also
the capacity to produce forms. Play is gene-
rally presented as a state of mind, a position,
etc., but it has also created forms and this
relation, which is seldom explored, is at the
heart of our “Casino of Forms.” The formal
matrices of geometrical painting, for exam-
ple, are games boards. In video games, bugs
generate forms that have fascinated artists.
We shared Julien Prévieux’s eagerness to
show Miracle (1996), a video by Miltos
Manetas in which we see a plane that is nei-
ther landing nor taking off from the runway,
caught in a loop. This bug, which subverts
the game, engenders an extremely beautiful
form that is wholly contemplative. I
Translation, C. Penwarden

Zhana Ivanova. « Now we do it for real ». 2011


© Zhana Ivanova / Hans Bryssink
45

retrospective

CAROL RAMA
tirer la langue
Lucia Schreyer

Le corpus de Carol Rama (Turin,


1918), marginalisée par l’histoire de
l’art et le discours féministe, est frag-
menté, comme les corps représentés
dans ses tableaux, (a)sexués et hybri-
des. À chaque décade, elle change de
style et de technique, faisant écho, in-
tuitivement ou consciemment, à des
tendances dominantes, ou s’y oppo-
sant. Elle s’inscrit en regard de nom-
breux mouvements d’avant-garde
du 20e siècle (expressionnisme, sur-
réalisme, art concret, pop art, arte
povera, soft sculpture), tout en restant
inclassable. Après le MACBA de Bar-
celone, le musée d’art moderne de la
Ville de Paris présente, pour la pre-
mière fois en France, une rétrospec-
tive de l’artiste dont le commissariat
est assuré par Anne Dressen. Du 3
avril au 12 juillet.

olgacarolrama – une signature qui sonne comme


une formule magique et qui a inspiré Man Ray
pour un poème.

I Carol Rama est autodidacte, elle ne fré-


quente que sporadiquement l’atelier de Felice
Casorati, l’artiste turinois le plus influent de
l’époque. Seul le « péché » serait son maître.
Le théâtre de la cruauté de Carol Rama se joue
derrière les fenêtres closes d’un apparte-
ment plongé dans l’obscurité et peuplé de
fétiches. Comme dans une camera obscura,
elle y développe les images qui l’habitent. On
ressent dans ses œuvres l’immense soli-
tude et la mélancolie de la ville de Turin décrites
par Frédéric Pajak. Elle conjure ses démons
personnels, les cauchemars politiques et
écologiques dans un exorcisme artistique,
elle les charge d’éros, les transforme et les
sublime, sans jamais être moralisatrice ou se
complaire dans le rôle de victime. La séparation
de l’auteur et de l’œuvre exigée par Roland
Barthes en 1967 ne peut s’appliquer à Carol
Rama. Elle fait corps avec son œuvre. De nom-
breux Autorattristatrice le prouvent. Son art
est le résultat d’un jeu qui mêle instinct,
passion, joie, tristesse et surtout colère.

« Nuove Seduzioni ». 1985.


(Coll. privée, Turin © Photo Studio Dario & Carlos
Tettamanzi © Archivio Carol Rama, Turin)
46

rétrospective

CORPS HYBRIDES a toujours contribué à la guérison et à la ci-


La phase « humide » de ses premières aqua- catrisation de blessures émotionnelles.
relles est étroitement liée à des éléments Dans les années 1960, Carol Rama jette
biographiques. Les visites à sa mère en sur sa toile de la couleur, du vernis, du gou-
psychiatrie lui suggèrent des représenta- dron, du spray ou de la glu, et y fixe des ma-
tions obscènes de corps nus, amputés, et tériaux naturels ou artificiels (griffes, riz,
sanglés dans des lits ou des chaises rou- fourrures animales, perles, clous, seringues,
lantes. Avec Amabile, elle dresse un mo- bobines de fil de fer et des yeux en verres ou
nument à son père qui s’est suicidé suite à en plastique). Pour désigner ces Combine
la faillite de son entreprise d’automobiles et Paintings, Edoardo Sanguineti (dont les
de bicyclettes. La représentation de sa tête poèmes sont inscrits sur certaines œuvres)
aux yeux mi-clos, couronnée d’une tresse, emploie le terme de bricolage, emprunté à
avec des lames de rasoir évoque l’icono- Lévi-Strauss (la Pensée sauvage, 1962).
graphie chrétienne. Dans d’autres œuvres, Certains de ces tableaux contiennent la for-
des objets isolés flottent dans des lieux in- mule pour la bombe atomique. Les corps
définis : des chaussures (remplies de phal- semblent avoir été dématérialisés par une vio-
lus), des urinoirs, des embauchoirs, des lente explosion. Il ne reste que l’œil cyclopéen
fourrures de renard (sa mère travaillait dans voyeur et témoin, dans sa fonction de
la fourrure), des prothèses dentaires, de conscience éveillée. L’érotisme de l’œil fait
pieds et de jambes (que fabriquait son penser à Bataille. D’autant plus que sa théo-
oncle) ou des pelles. Un serpent dardant rie de l’informe semble s’incarner dans les
sa langue surgit du vagin ou de l’anus de Do- « éjaculations » de sang, de sperme et de sa-
rina représentée dans une pose licencieuse. live qui coulent sur la toile vierge. L’informe
Des « bouquets » de pénis d’hommes se est une réaction aux horreurs de la Seconde
masturbant ornent le cou de l’Appassio- Guerre mondiale, qui se sont poursuivies
nata. Le motif central de ces dessins est la pendant les guerres d’Algérie et du Viet-
langue impudente que tirent ses person- nam. Mussolini déclare : « La guerre est à
nages, signe de défi, de provocation, de ré- l’homme, ce que la maternité est à la
sistance et de désir. La technique de femme. » Carol Rama réagit à cela en des-
l’aquarelle, à connotation féminine, les tons sinant d’énormes verges en forme de cham-
pastel et les petits formats aux cadres ornés pignon atomique et le tableau non moins
de fioritures tranchent avec les scènes impressionnant Maternità (1966).
sexuelles explicites. Les corps hybrides vi-
brants de désir de Carol Rama s’opposent à ANATOMIE FRAGMENTÉE
l’idéologie dichotomique du genre. En 1944 Au début des années 1970, Carol Rama tra-
déjà, elle réagit au régime de Mussolini vaille avec le caoutchouc de pneus de voitu-
avec Resistenza. Sa première exposition à la res ou de chambres à air de vélo provenant
galerie Faber à Turin est interdite en 1945 de l’usine de son père. L’emploi de matériaux
pour obscénité. souples rappelle les soft sculptures post-mi-
nimalistes. On peut également faire un pa-
ŒIL CYCLOPÉEN rallèle avec l’arte povera. Mais les travaux de
Croyant devoir se guérir de l’excès de li- l’artiste sont trop queer pour être rangés dans
berté pour lequel elle a été censurée, elle se une seule catégorie. Ils contiennent tou-
tourne, au début des années 1950 vers le jours des allusions au corps humain en mu-
Movimento par l’arte concreta de Gillo Dorfles. tation. Ces surfaces tactiles (parfois ornées
Elle souhaitait se discipliner, faire partie de « tétons ») en caoutchouc rougeâtre,
d’un courant de pensée. Le passage vers marron ou noir, semblables à du latex évo-
l’abstraction s’annonce dès 1944 avec les quent des intestins, une peau gercée, des
trois Parques phalliques sans visage. Rama phallus érectiles ou flasques, ainsi que des
s’affranchit vite des principes rigides du ra- mamelons. Les pneus sont en général dé-
tionalisme « masculin » grâce à la fantaisie de coupés et collés sur la toile pour former des
ses compositions et de sa palette de couleur. motifs géométriques selon la devise La
Ses réalisations les plus « dansantes » sont guerra è astratta [La guerre est abstraite].
traversées de carrés et de losanges en mou- Les « cicatrices » de chambres à air réparées
vement, animés par une respiration qui leur à maintes reprises confèrent aux œuvres
est propre et qui leur confère de l’élasticité une patine bien à elles. Movimento e im-
et un aspect organique. Certaines de ses mobilità di Birnam [Mouvement et immo-
œuvres évoquent des électrocardiogrammes. bilité de Birnam] est un titre récurrent chez
Tout comme certaines toiles datant des an- De haut en bas /from top: « Amabile ». 1939. Carol Rama et renvoie à la « forêt » de sol-
nées 1970, que Carol Rama a cousues de fils Aquarelle sur papier. 17 x 13 cm. Watercolor dats chez Macbeth. Elle fait ainsi référence
et qui semblent dessiner les pulsations car- on paper in an embroidered fabric frame à son propre jeu de camouflage et de tra-
diaques d’un corps peint. L’artiste « opère » « Dorina ». 1940. 1940. Aquarelle et pastel sur papier. vestissement.
ses œuvres, les pénètre, pratique un tra- 19,6 x 12,7 cm. « Appassionata ». 1943. (Coll. privée, Dans les années 1980, l’artiste revient à
vail de suture sur des patchworks textiles. Sa Turin © Ph. R. Goffi © Archivio Carol Rama, Turin). ses sources figuratives (refoulées). Elle ac-
démarche presque médicale rappelle que l’art Watercolor and pastel on paper tive ainsi la manivelle de l’éternel retour.
47

retrospective

Ce retournement s’explique peut-être aussi


par la revalorisation des premières aqua-
relles de l’artiste par Lea Vergine dans son ex-
position de 1980 intitulée L’Altra Metà
dell’avanguardia, 1910-1940. (L’autre moitié
de l’avant-agarde, 1910-1940). Elle enrichit
son répertoire de nombreux éléments
comme des crapauds, des taureaux, des
anges et des créatures fantastiques. Ses
supports sont des plans de ville et des
planches d’architecture (sur lesquels elle
fait éjaculer Keaton), ainsi que des plans de
construction issus de l’usine de son père. On
retrouve les thèmes de la fragmentation.
Dans La Macelleria (1980) une bouchère
lascive nous tire la langue. Ira-t-elle jusqu’à
castrer la figure masculine comme dans le
Boucher (1986) de Klossowski ?
Dans les années 1990, l’épidémie dite de la
« vache folle » inspire à l’artiste de nom-
breux collages, qu’elle développe ensuite
sous forme de gravures dans les an-
nées 2000. Les mouvements convulsifs,
presque extatiques des bêtes à l’agonie la
bouleversent. La Mucca Pazza [La vache
folle] est l’alter ego de Carol Rama.
Actuellement, le musée d’art moderne de la
Ville de Paris présente, pour la première
fois en France, une rétrospective de l’ar-
tiste. La scénographie de l’exposition met l’ac-
cent sur le caractère cyclique de l’œuvre
de Carol Rama. Par analogie avec l’image de
l’anatomie fragmentée, chaque salle du
musée est consacrée à une partie du corps
que des « fils » ou « fluides » thématiques re-
lient les unes aux autres.
Paul B. Preciado, auteur d’un texte dans le
catalogue et co-commissaire de l’exposition
au Macba de Barcelone avec Teresa Grandas,
qualifie Carol Rama de membre-fântome,
d’extemporaine : l’histoire de l’art s’étant
amputée de son œuvre, celle-ci réapparaît plus
tard, nous faisant prendre conscience de
notre amnésie qui a empêché toute réflexion
sur son travail. Il est urgent de remédier à ce
manquement et de questionner les critères
de l’historiographie normative. Les tableaux-
substances de l’artiste presque centenaire
semblent encore être humides. Son orga-
nisme artistique vit et respire, il est frais,
sauvage, actuel, délicat, original, provocant,
résistant, érotique et criard, semblable à une
langue rouge vif à l’éternelle jeunesse. I
Traduit par Tatjana Marwinski

De haut en bas /from top:


« Pissoirs (Omaggio a Marcel Duchamp) ».
2005. Technique mixte et collage sur chambre
à air de bicyclette et carte géographique
sur toile. 95, 5 x 107 cm. Mixed media and
collage of bicycle inner tubes on geographic
map and canvas
« Untitled ». 1971-2004. Technique mixte
et collage sur toile. 100 x 100 cm. Mixed media
and tire collage on canvas
48

rétrospective

Carol Rama:
Tongue, and Cheek
Carol Rama (Turin, 1918) has been margina-
lized by art history and feminist discourse.
Her work is fragmented, like the (a)sexual
and hybrid bodies in her paintings. In every
decade she has changed her style and me-
diums, intuitively or consciously echoing or
opposing the dominant trends, and while
her work connects to many of the last cen-
tury’s avant-gardes (Expressionism, Surrea-
lism, Concrete Art, Pop Art, Arte Povera, soft
sculpture) it is impossible to categorize. At
long last, Rama is being given her first
French retrospective at the Musée d’Art Mo-
derne de la Ville de Paris (April 3–July 12).

olgacarolrama—the signature sounds like a


magic formula that inspired Man Ray in one
of his poems.

——
Carol Rama is self-taught, having atten-
ded only sporadically the atelier of Felice Ca-
sorati, the most influential artist in Turin at
the time. Her only “master,” it seems, is
“sin.” Rama’s theater of cruelty is played out
behind the closed windows of a dark apart-
ment full of fetishes. Like in a camera obs-
cura, this is where she develops the
images that haunt her. In her works we
can sense the solitude and melancholy of
the city of Turin described by Frédéric
Pajak. She casts out her devils, her political
and ecological nightmares in an artistic
exorcism, she infuses them with eroticism,
transforms and sublimates them, while
never lapsing into moralism or wallowing
in victimhood. The separation of the work
and the author demanded by Roland
Barthes in 1967 cannot apply to Carol
Rama. She is one with her art. As her many
Autorattristatrice prove. Like other pieces,
they are the result of a game that com- trees, fox furs (her mother worked in the fur 1944, she confronted the Mussolini regime
bines instinct, passion, joy, sadness and, trade), dental prostheses, prosthetic feet and with her Resistenza. In 1945 her first exhi-
above all, anger. legs (which her uncle made) and spades. A bition at the Faber gallery in Turin was clo-
snake flicking out its tongue emerges from sed down for obscenity.
HYBRID BODIES the vagina or anus of Dorina, depicted in a Feeling that she needed to cure herself of the
The “wet” phase of her first watercolors is bawdy pose. “Bouquets” of penises of excess of freedom for which she was cen-
closely linked to biographical elements. masturbating men adorn the neck of the Ap- sored, in the early 1950s she turned to-
The visits to her mother, a psychiatrist, passionata. The central motif of these dra- wards Gillo Dorfles’ Movimento per l’Arte
suggested obscene representations of wings is the impudent tongue stuck out Concreta. She wanted a bit of discipline, to
naked, amputated bodes, strapped onto by the characters, a sign of defiance, pro- be part of an intellectual tendency. The
beds or in wheelchairs. With Amabile, she vocation, resistance and desire. The use of move towards abstraction began in 1944
erects a monument to her father, who killed watercolor, a medium with feminine with the three faceless and phallic Fates.
himself after his car and bicycle business connotations, the pastel tones and the Rama soon broke free of the rigid principles
went bankrupt. The representation of his small-format formats in their swagged and of “masculine” rationalism thanks to the
head with his eyes half-closed, wearing a flourished frames contrast with the imagination of her compositions and her pa-
wreath, with razor blades, recalls Chris- sexually explicit nature of the scenes. lette. The works that really “dance” are
tian iconography. In other works, isolated Rama’s hybrid bodies vibrant with desire animated by squares and lozenges and
objects float in indeterminate spaces: were an act of opposition to the gender have their own respiration, which gives
shoes (filled with phalluses), urinals, shoe dichotomy of fascist ideology. Back in them elasticity and an organic feel. Some of
49

retrospective

her works are reminiscent of electrocar- bilitation of the artist’s early watercolors in room in the museum is devoted to part of
diograms. As are some of the canvases her 1980 exhibition L’Altra Metà dell’avan- the body that the thematic “threads” or
Rama made in the 1970s, sewing them guardia, 1910-1940. (The Other Half of the “fluids” link together.
with thread, which seem to draw the cardiac Avant-Garde, 1910-1940). She enriched her Paul B. Preciado describes Rama as a
rhythm of a painted body. The artist “ope- repertoire with elements like toads, bulls, phantom limb, an extemporary. Art his-
rates” on her works, penetrates them, uses angels and fantastical creatures, using city tory had amputated her oeuvre but it has
stitching on textile patchworks. Her almost maps and architectural plates as her support reappeared, making us aware of the am-
medical approach reminds us that art has (and getting Keaton to ejaculate on them), as nesia that prevented us from thinking
always played a healing role and helped sca- well as construction plans from her father’s about it. There is a vital need to remedy this
rify emotional wounds. factory. Here, again, we find the theme of situation and question the criteria of nor-
fragmentation. In La Macelleria (1980) a las- mative historiography. Rama is nearly a
FRAGMENTED ANATOMY civious woman butcher sticks out her tongue. hundred years old, yet her substance-pic-
In the 1960s Rama threw color, varnish, tar, Will she go so far as to castrate the male tures still seem fresh and wet. Her artistic
spray and birdlime on her canvases, ad- figure, as in Klossowski’s The Butcher (1986)? organism is alive and breathing, it is fresh,
ding natural and artificial materials (claws, In the 1990s, mad cow disease inspired a wild, current and delicate, original and pro-
rice, animal fur, beads, nails, syringes, reels good many collages, which Rama then deve- vocative, insubordinate and loud, like an
of wire and glass or plastic eyes). This was loped as prints in the following decade. The eternally young bright red tongue. I
her version of Combine Paintings. Edoardo convulsive, almost ecstatic movements of Translated from the
Sanguineti, whose poems are written on the agonizing animals moved her deeply. French by C. Penwarden
some of the works, borrowed the term bri- Mucca Pazza [Mad Cow] is Rama’s alter ego.
colage from Lévi-Strauss (La Pensée sau- The Musée d’Art Moderne de la Ville de Page de gauche /page left:
vage, 1962). Some of these pieces contain the Paris is currently showing the first ever « L’Isola degli occhi ». 1966. (© Ph. Studio Dario
formula for the atomic bomb. The bodies French retrospective of Rama’s work in an & Carlos Tettamanzi © Archivio Carol Rama, Turin)
seem to have been dematerialized by a vio- exhibition which puts the emphasis on its Ci-dessous /below: « Sortilegi ». 1984.
lent blast. All that remains is a watching, wit- cyclical character. In an analogy to the (Hauser & Wirth Collection, Suisse
nessing Cyclopean eye, acting as a wakeful image of the fragmented anatomy, each © Ph. S. Altenburger © Archivio Carol Rama, Turin)
consciousness. The eroticism of this eye
reminds us of Bataille, whose theory of the
formless seems to be demonstrated by her
“ejaculations” of blood, sperm and saliva
dripping down the virgin canvas. This in-
forme was a reaction to the horrors of
World War II, which went into extra time in
Algeria and Vietnam. Mussolini declared
that “maternity is to man what motherhood
is to woman.” Rama reacts by drawing en-
ormous penises in the shape of mushroom
clouds, and also the similarly impressive pic-
ture Maternità (1966).
In the early 1970s, Rama worked with car-tire
rubber and bicycle inner tubes from her
father’s factory. Her use of these soft mate-
rials recalls post-Minimalist soft sculpture.
We could also see a parallel with Arte Povera.
But Rama’s work is too queer to fit into a sin-
gle category. It always contain allusions to
the mutating human body. These tactile sur-
faces (sometimes sporting “teats”) in red-
dish, brown or black rubber, evoke intestines.
The tires are generally cut up and glued to
the canvas to form geometrical motifs, as if
to illustrate the motto “La guerra è astratta”
[War is abstract]. The “scars” of oft-repaired
inner tubes give the works their own particu-
lar patina. Movimento e immobilità di
Birnam [Movement and Immobility of
Birnam] is a recurring title in Rama’s work,
alluding to the soldiers who used the trees of
Birnam wood as camouflage in Macbeth,
and referring, by extension, to Rama’s own
play on camouflage and disguise.
In the 1980s the artist came back to her
(repressed) figurative sources, turning the
crank of the eternal return. This return can
perhaps be explained by Lea Vergine’s reha-
50

mémoire

CHIEH-JEN CHEN
la narrativité en suspens
Claire Margat
51

memory

Comment parler de ce qui n’est


plus ? Comment s’inscrire dans une
histoire ? Reconstituer à partir de
documents et de photographies,
puis déconstruire sont une voie
possible. Ainsi Chieh-Jen Chen ré-
interprète-t-il l’histoire de Taiwan
depuis ses origines cachées et
presque oubliées. Il se met lui-
même en scène, à la fois comme
auteur et spectateur, dans des pho-
tographies retravaillées, puis dans
des vidéos et des films. Présent à la
10e biennale de Shanghai en 2014, il
est l’un des artistes taïwanais parmi
les plus reconnus.

I Entre cinéma photographié et photographie


animée, les images de Chieh-Jen Chen cap-
tent l’attention par leur étrangeté. Ses pay-
sages industriels sinistrés relèvent d’une
esthétique des ruines appliquée à la condi-
tion postmoderne. La profondeur de champ,
la lenteur des mouvements de caméra, leur
projection au ralenti imposent une vision
crépusculaire de lieux peuplés de person-
nages fantomatiques et évoquent les derniers
films du cinéaste hongrois Béla Tarr. Ces
visions mélancoliques d’une société en dé-
composition aboutissent à un nihilisme actif,
à une déconstruction ontologique.
« On dirait que la photographie emporte tou-
jours son référent avec elle, tous deux frap-
pés de la même immobilité amoureuse ou
funèbre, […] ils sont collés l’un à l’autre
membre par membre, comme le condamné
enchaîné à un cadavre dans certains sup-
plices (1). » Cette remarque de Roland
Barthes peut éclairer le travail de Chieh-
Jen Chen réalisé à partir des photographies
de supplices, travail souvent mal compris –
le choc de l’image originelle empêchant au
regardeur interloqué de formuler un sens.
Genalogy of Self (2001) reprend la photo-
graphie du supplicié chinois que Georges
Bataille a longuement commentée. Pourquoi

« Friend Watan: Photo 4 ». 2013.


Photographie. 150 x 85 cm. Giclée Print/Canson Infinity
Baryta Photographique (Tous les visuels,
court. galerie Olivier Robert, Paris)
52

mémoire

facement de la mémoire de la Guerre froide.


Ses films sont désormais vus par un témoin
vigilant ou par des sentinelles à l’affût de
l’inaperçu. Friend Watan (2013) porte sur le
témoin et collaborateur du film Bade Area
(2005). Il s’agit d’un reportage sur une ville
industrielle abandonnée. Avec ses produc-
tions collaboratives qui proposent une autre
narration de l’histoire révélant des per-
sonnes oubliées, ignorées, des « exilés in-
térieurs » pour « résister à l’amnésie »,
Chieh-Jen Chen veut « ré-imaginer, ré-ra-
conter, ré-écrire » une histoire en train de se
faire. The Route témoigne de la grève des
dockers ; Empire Borders des effets du pro-
cessus de mondialisation ; Realms of Re-
verberation porte sur la mise à l’écart de
lépreux dans le sanatorium de Losheng,
proche de Taïpei, sous la domination coloniale
japonaise, puis déplacés lorsque la ville a
récupéré le site, tandis que les Planteurs
Chen a-t-il retravaillé ces images montrant sidération du spectateur, de documents re- d’arbres accorde à ces lépreux une dimen-
des supplices ? Quels procédés leur a-t-il travaillés à la palette graphique formaient sion héroïque négligée, celle d’acteurs qui
fait subir et dans quel but ? Celui de décoller l’écho de la généalogie de l’artiste. Ses avaient confiance dans la dynamique de la
l’image de son référent puis la « mobiliser » films plus récents témoignent de son désir nature et son rôle protecteur, et assistent, im-
dans une séquence filmique. de s’inscrire dans une histoire. puissants, à l’emprise de la ville, à la des-
La technique photographique est apparue en truction qui accompagne inexorablement
Chine à la faveur d’une intrusion extérieure ; NON-LIEUX DE MÉMOIRE sa construction. Des survivants se déplacent
il en ressortait des clichés émanant d’un Chieh-Jen Chen, né en 1960, a grandi à dans les ruines du bâtiment. Des photogra-
regard éloigné et documentant un réel exo- Taiwan sous la loi martiale (1950-1987). En phies des dossiers médicaux complètent
tique. Chieh-Jen Chen, quant à lui, montre le réaction à la chape de plomb idéologique qui l’investigation du lieu. Déjà, en 2003, dans
photographe à l’œuvre, comme une mise en régnait dans cette société fermée, figée par Factory, des images d’archives des ou-
abîme, de sorte que le spectateur s’inté- un ordre disciplinaire, il a interrompu son vrières d’une usine textile, protagonistes
resse à la fabrique d’un imaginaire à partir des action artistique pour développer un travail de d’un développement temporaire, étaient re-
visions qui lui étaient proposées sans détour. mémoire sur sa famille, travail qui l’a mené à couvertes par la vision de vieilles femmes
Ainsi, la reconstitution d’un lingchi (2) dans une réflexion plus générale sur l’histoire. usées, rivées à leur tâche, prises dans l’en-
Echoes of an historical photography (film L’oubli de l’histoire, explique-t-il, « conduit la fermement d’une répétition infernale.
montré à la galerie Agathe Gaillard, à la Fiac, population à perdre sa capacité à imaginer et
en 2002), incluait le photographe français à réfléchir sur son avenir en partant de son INTEMPORALITÉ ACTIVE
qui en fut le témoin. Les échos d’une image passé ». Depuis 1996, il recons- titue une Les quatre films de Realms of Reverberation
vont au-delà de sa diffusion : même docu- mémoire puis la déconstruit en la replaçant sont projetés dans des caissons en bois
menté, archivé, conservé, l’événement dans une histoire souterraine qui reste à mobiles, dispositif conçu pour que le spec-
singulier se dissout dans une postérité ima- écrire, celle des exclus, des déra- cinés, celle tateur s’isole, comme pour s’enfermer dans
ginaire et nébuleuse (3). Dans une première d’un peuple fantôme d’âmes errantes. un passé étrange et étranger. Ils sont ac-
période, les vues fixes, comme figées par la Le néo-libéralisme contemporain poursuit l’ef- compagnés d’archives, dont des photogra-
phies en cours d’effacement du bacille de la
lèpre. Représenter un monde disparu par un
travail de documentation reste illusoire. Les
traces montrées deviennent des énigmes
toujours plus opaques. Nous sommes des
caisses de résonance muettes où s’enfouit
un passé qui s’enfuit. « Peu importe ce qui
s’est passé, insiste-t-il, à certains égards, sa
disparition est inévitable. »

De haut en bas /from top: « Bade Area ». 2005.


Vidéo, Super 16mm transféré sur transferred
to DVD, couleur, muet, 30 min, color, silent,
single-channel, continuous projection
« Friend Watan: The Ritual of Film Screening ». 2013.
Photographie. 180 x 85 cm. Giclée Print/Canson
Infinity Baryta Photographique
Page de droite /page right: « Factory I - IV ».
2003. Cibachrome contrecollé sur aluminium.
110 x 170 cm. Cibachrome mounted on aluminum
53

memory

L’art doit, selon Chieh-Jen Chen, prendre


en charge ce qui n’est plus. Au croisement Chieh-Jen Chen
de sentiments contradictoires, l’insoutena-
ble légèreté de l’être et l’éternel retour
Suspended Narrative
qu’opèrent les « miroirs karmiques » de la my-
thologie chinoise, la vision du spectateur
de ces films participe d’un exercice spirituel.
Transformation Text, présenté à la 10e Bien-
nale de Shanghai, reprend, sous une forme How can we speak of what no longer exists? decomposing society end up in an active
narrative et audiovisuelle, la tradition du How does insert oneself into a history? By nihilism, an ontological deconstruction.
Bianwen (4) créée par les moines boud- reconstructing it, through documents and “It is as if the Photograph always carries its
dhistes. Ses intitulés formulent la feuille de photos, and then deconstructing it. That’s referent with itself, both affected by the
route de l’artiste : « Production d’une culture how Chieh-Jen Chen reinterprets the history same amorous or funereal immobility… they
populaire, Histoire du travail, Création de of Taiwan, going back to its hidden and are glued together, limb by limb, like the
communautés, Self reliance ». almost forgotten origins. He stages himself condemned man and the corpse in certain
Loin du souci documentaire, Chieh-Jen Chen as both artist and viewer in photos that he tortures.”(1) Roland Barthes’s remark could
explore l’étrangeté constitutive de l’éloigne- reworks and then makes into montage vi- be applied to explain Chen’s often-misun-
ment temporel dans des œuvres dont le mou- deos and films. Seen in the 2014 Shanghai derstood work made from photos of death
vement tend vers l’immobilité. Ni image-temps Biennale, he is one of Taiwan’s best-known by torture, in that the impact of the original
ni image-mouvement, l’image filmique au artists today. image prevents the viewer from formulating
bord de l’évanouissement montre un temps qui meaning.
s’efface progressivement jusqu’à s’évapo- —— Genealogy of Self (2001) revisits a photo of a
rer pour atteindre une intemporalité active. I Somewhere between films made of still pho- Chinese man being tortured that Bataille
tos and animated photographs, the strange- commented on at length. Why did Chen use
(1) Roland Barthes, la Chambre claire. Note sur la pho- ness of Chen Chieh-jen’s images holds our these images of torture? What processes did
tographie, 1980, Seuil, p. 17. attention. The devastated industrial land- he submit them to and with what aim? The
(2) Lingchi ou démembrement. Il s’agit du supplice scapes seem to illustrate the aesthetics of aim is to unglue the image and its referent
chinois dit des 1 000 morceaux (ndlr). ruins applied to the postmodern condition. and then to “fluidify” this fixed image in,
(3) Claire Margat, « L’entre-deux images », artpress The depth of field, measured camera move- literally, a motion picture.
n°264, janvier 2001. ments and slow-motion projection generate Photography appeared in China as an in-
(4) Littérature populaire chinoise, entre les 8 e et 10 e a crepuscular vision of places peopled by trusion from abroad, and accordingly, the
siècles (ndlr). ghostly characters, reminiscent of the resulting images were a product of a foreign
Hungarian director Bela Tarr’s last films. eye documenting an exotic reality. Chen’s
Claire Margat est philosophe et critique d’art. These melancholy hallucinations of a use of such photos creates a mise-en-
54

mémoire

abyme so that viewers become fascinated worked with in making the film Bade Area traces we see become increasingly enig-
by the making of an imaginary based on (2005), a reportage about an abandoned matic and opaque. We are simply sound
visions that had been offered to them industrial city. In pursuing collaborative boxes full of fading resonances of a past that
directly. For instance, the reconstruction of works that offer an alternate narrative of his- is slipping away. “No matter what happe-
lingchi (2) in Echoes of an Historical Pho- tory from the viewpoint of the forgotten and ned,” Chen says, “in a way, its disappea-
tography (a film shown by the Agathe Gail- ignored, people who have gone into “in- rance is inevitable.”
lard gallery at the 2002 FIAC) includes the terior exile” to “resist amnesia,” Chen is Art, he believes, is the guardian of that
French photographer who witnessed it. seeking to “remagine, retell, rewrite “ a which was and is no more. Viewers are
The effects of an image ripple out far history that is still under construction. The flooded with contradictory feelings; caught
beyond those who have seen the original. Route is about a dock workers’ strike; Em- between the unbearable lightness of being
Even a documented and archived photo pire Borders is about the effects of globali- and the eternal return produced by the
depicting a specific event can dissolve into zation. Realms of Reverberation examines “karmic mirrors” of Chinese mythology,
an imaginary and nebulous posterity.(3) the isolation of lepers in a sanatorium in Lo- seeing these films becomes a spiritual
Chen’s early work used still photos, as if sheng, near Taipei, during Japanese colo- exercise. Transformation Text, presented at
frozen by the shock felt by the viewer, nial domination and then moved the tenth Shanghai Biennale, is a narra-
which he Photoshopped to refer to his own elsewhere when the site was taken back by tive and audiovisual appropriation of the
genealogy. His more recent films are the city. Les Planteurs d’arbres restores Bianwen tradition (4) that originated with
marked by his desire to insert himself into the neglected heroic dimension of these Buddhist monks. Its headings constitute
an historical context. lepers who firmly believed in the dynamic Chen’s own roadmap: “Production of a Po-
and protective role of nature and were for- pular Culture, History of Work, The Creation
NON-PLACES OF MEMORY ced to look on helplessly when their town of Communities, Self Reliance.”
Born in Taiwan in 1960, Chen Chieh-Jen was inexorably taken over and destroyed for Chen’s main concern is not to document the
grew up during the period when the is- redevelopment. A few survivors move past. Rather he explores the inherently
land was under martial law (1950-1987). through the ruins of the building. The strange quality of temporal displacement in
In reaction to the ideological straightjacket investigation of the asylum is comple- images where movement tends towards
imposed on a closed and rigidly disciplined mented by photos of the patients’ medical immobility. Neither images of time nor
society, he gave up art for a time and instead files. In an earlier work, the 2003 film Fac- moving images, these filmic images on
concentrated on his family’s memories. tory, archive photos of women workers the verge of disappearance show a time that
This led to a more general reflection on employed by a textile mill during a short- gradually fades out and finally evaporates,
history. When people forget their history, he lived economic boom were overprinted thus achieving an active intemporality. I
explains, “they lose their ability to ima- with visions of old, worn-out women Translation, L-S Torgoff
gine and think about their future on the chained to their work in an infernal cycle of
basis of their past.” Since 1996 he has repetitive movements. (1) Roland Barthes, Camera Lucida, Notes on Pho-
been reconstructing a people’s memory tography, translated by Richard Howard, Farrar,
and then deconstructing it by reinserting it AN ACTIVE TIMELESSNESS Straus and Giroux, 2010.
into a subterranean history that remains The films in the four-channel video instal- (2) A Chinese torture, “death by a thousand cuts.”
unwritten, the history of the excluded and lation Realms of Reverberation are pro- (3) Claire Margat, “L’entre-deux images,” artpress
uprooted, a phantom people, wandering jected in movable wooden crates so that no. 264, January 2001.
souls. viewers can isolate themselves and im- (4) A popular genre of Chinese literature in the eight
Today’s neo-liberalism is continuing to merse themselves in a strange and foreign to the tenth centuries.
erase the memory of the Cold War. Chen’s past. The installation also includes ar-
films react by conveying what can be seen chives, including photos of the leprosy ba- Claire Margat is a philosopher and an art critic.
by vigilant witnesses or sentinels on the loo- cillus about to be wiped out. But it is
kout for the unperceived. Friend Watan illusory to think that a lost world can be re- Chieh-Jen Chen
(2013) is about the resource person he presented through documentation. The Né en /born 1960
Vit et travaille à / lives in Taiwan
2010 Long March Space, Pékin ; Taipei Fine
Arts Museum, Taipei ; REDCAT, Los Angeles
2011 Stiftelsen 3,14, Bergen
2012 Hanart Square, Hong Kong
Lin & Lin Gallery, Taipei ; Yi-ping Construction
Material Factory, Shulin, Taïwan
2013 MUDAM Luxembourg ; Gävle konstcentrum
(Suède) ; Red Brick Art Museum, Pékin
West Bund 2013: A Biennial of Architecture
and Contempory Art, Xuhui Waterfront, Shanghai
2014 Realm of Reverberation,
galerie Olivier Robert, Paris
8e biennale de sculpture, OCAT, Shenzhen

« Empire’s Borders 1 ». 2009


Vidéo 35 mm transféré sur /transferred to DVD,
couleur et noir et blanc, son, 27 min
color & b/w, sound, single-channel,
continuous projection
55

INTRODUCING
JENNIFER
CAUBET
Marie Chênel

Née en 1982, et diplômée de l’École natio- cupation adoptée sur place. L’espace, ainsi riques en atelier, phase de test essentielle à
nale supérieure des beaux-arts de Paris en autonomisé, est temporairement requali- une pratique résolument prospective. Au quo-
2008, Jennifer Caubet travaille la sculpture fié par une sculpture résolument inspirée des tidien, Caubet alterne par ailleurs avec un tra-
dans un dialogue permanent avec l’espace T.A.Z (2) de l’écrivain sous pseudonyme vail plus immédiat de la sculpture, produisant
dans lequel elle se trouve. Elle prépare Hakim Bey : elle occupe (libère) provisoi- des œuvres plus légères qui rejouent en les
pour la rentrée une exposition personnelle rement une enclave spatiale, temporelle décontextualisant des techniques d’architec-
aux Instants Chavirés, à Montreuil (23 sep- et imaginaire, tout en intégrant sa propre tac- ture brutaliste, comme Entresol (2013) ou
tembre - 8 novembre 2015). tique de disparition (et de réapparition). Car Pièce d’angle (2013).
l’œuvre, nomade par essence, est avant
I Depuis la fin des années 2000, le travail tout pensée dans un rapport générique à UNE ÎLE SUR LE WEB
de Jennifer Caubet s’est affirmé et com- l’espace, et ensuite adaptée aux spécificités Au-delà du lieu d’exposition, l’effort est ten-
plexifié autour de préoccupations liées à d’un lieu qu’elle informe en retour. Même à du vers l’ouverture de nouveaux espaces,
l’espace, à son occupation comme à sa re- l’échelle monumentale, elle est entière- qu’ils soient virtuels ou concrets, par l’en-
présentation. Les titres de plusieurs ins- ment démontable et transportable, selon une tremise de la sculpture. En 2014, Caubet réa-
tallations réalisées en 2009, telles que conception chargée d’idéalisme inspirée lise avec Utopia une œuvre jouant sur la
Stratégie d’occupation des sols et Z.A de l’architecture radicale. construction d’un « lieu autre », pour la pre-
(Zone d’Action) le désignent presque ex- mière fois virtuellement effectif. Particuliè-
plicitement : Jennifer Caubet conçoit l’in- UTOPIES RÉALISABLES rement ambitieux, le projet lui permet de se
vestissement de l’espace comme « une De la longue flèche en béton Plugin Rhizome confronter concrètement au réseau. Inspirée
conquête (1) », dans une approche politique (2010) au Spatiovore, fabuleux vaisseau mé- d’anciennes boussoles à anneaux, la sculp-
de l’activité artistique ou, plus globalement, canique accueilli en 2013 à La Maréchalerie ture en inox, visuellement proche d’un objet
de l’être au monde. La même année, Caubet de Versailles, l’œuvre vient se poser – se plug-
réalise E.A.T (Espace d’Autonomie Tem- ger – en tension dans le lieu d’exposition, « Coordonnées en projection ». 2013.
poraire), un « kit sculptural » constitué d’un s’impose à lui et le révèle tout en le transfor- Métal, roulements à billes, fil polyester, flèches.
système de tubes en aluminium dont l’as- mant. Si la démarche est empreinte d’aspira- 180 x 25 x 25 cm, extensions variables. (Prod. : l’Atelier
semblage promet de déployer un réseau tions utopiques, l’œuvre n’est jamais « pays des testeurs / Fondation Galeries Lafayette / Ph. capture
d’étais adaptables à toute surface, et dont de nulle part ». Elle est une « utopie réalisa- d’une vidéo de Bertrand Dezoteux). “Projected
le dessin sera fonction de la stratégie d’oc- ble (3) », basée sur des vérifications empi- Coordinates.” Metal, bearings, polyester, arrows
56

de science-fiction, révèle la maîtrise du tra-


vail du métal développée par l’artiste au
cours de différentes résidences. La finition
est poussée jusqu’à l’élimination totale des
traces de fabrication, dans un désir de pré-
cision motivé par une préoccupation : que le
spectateur s’interroge moins sur la fabri-
cation que sur la fonction d’une telle pièce,
d’apparence utilitaire mais à l’utilité mysté-
rieuse. Utopia est une antenne posée en
plein air. Ses quatre anneaux hexagonaux pi-
votent sur un axe central équipé d’un panneau
photovoltaïque chargé d’assurer l’autono-
mie du relais Wifi intégré en son sein. Le re-
lais, qui a été hacké afin de produire son
propre réseau, génère une « île sur le web »
à laquelle l’utilisateur peut accéder via une
connexion sans fil. Il visualise alors différentes
vues de la modélisation de l’onde émise, dont
l’artiste a travaillé graphiquement la trame et
remodelé la forme grâce à un logiciel, telle
une architecture virtuelle.

DÉFINITION DE L’ESPACE
Occuper l’espace et le définir forment deux
fonctions indissociables de la sculpture de
Jennifer Caubet (4). Aux Instants Chavirés,
elle s’apprête à conjuguer ces deux fonctions
au tir à l’arc, en quadrillant l’espace de fils liés
d’un côté à des flèches venues se ficher dans
les cimaises, et de l’autre à trois sculptures
en acier poli équipées d’un système com-
plexe de roulement à billes. Dans la conti-
nuité des Coordonnées en projection
(2013-2014) déployées à la BF15, le projet
allie par ailleurs deux axes majeurs de son
travail – la sculpture et le dessin – à travers
des sculptures pensées comme de véritables
« machines à dessiner dans l’espace ».
L’œuvre se fait ici outil topographique, instru-
ment d’appréhension d’un espace que le
corps de l’artiste active en une chorégraphie
de gestes. L’action passée, leur partition est Ci-dessus /above: « Spatiovore ». 2013. Acier, ventouse Jennifer Caubet
rendue de manière indicielle par le rayonne- à pompe à vide. Vue de l’exposition « La mécanique des Née en 1982 à Tonneins
ment des fils et l’inclinaison des flèches. interstices », La Maréchalerie, Versailles. (Ph. A. Mole). Vit et travaille à Aubervilliers
La lecture de cartes associée aux concepts Steel, vacuum-powered sucker Expositions personnelles récentes et à venir :
introduits par Deleuze et Guattari comme « le Page de droite /page right: « Utopia » (expo « Champ 2011 Cortex Athletico, Bordeaux
lisse » et « le strié » (5), ont renforcé l’intérêt magnétique du quotidien », Domaine de Saint-Ser. 2013 Topographies relatives, la BF15, Lyon
de Caubet pour les représentations nor- Acier inoxydable, panneau solaire, routeur modifié, La mécanique des interstices,
mées d’un espace. Cet intérêt l’a par exem- portail captif. 220 x 200 x 120 cm. (Prod. : Voyons Voir – La Maréchalerie, Versailles
ple conduite à matérialiser une banque de Dicréam. En coll. avec C. Artigue, M. Verdes, J. C. Mulet). 2014 Voyons voir, Aix-en-Provence
données topographiques des friches de Stainless steel, solar panel, modified router, portal 2015 les Instants Chavirés, Montreuil
Seine-Saint-Denis, dont elle a scanné ma- Cité de la Maladrerie avec le CAPA, Aubervilliers
nuellement des parcelles, tel un arpenteur (1) Entretien de l’artiste avec Marie Bechetoille, février Expositions collectives récentes :
sauvage (Parcelles, 2013). Depuis la Cité 2012. 2012 Le Vent des Forêts, Fresne-au-Mont
de la Maladrerie à Aubervilliers, où elle vit et (2) Hakim Bey, T.A.Z., Zone Autonome Temporaire, 2013 L’Atelier des testeurs, Chalet Society, Paris
travaille, elle a récemment contribué à lan- l’Éclat, Paris, 1997. Les Apparitions, Ville de Pau
cer FanFiction93 (6), un projet éditorial sur (3) Yona Friedman, Utopies réalisables, L’Éclat, 2000. 2014 A posteriori, La Maréchalerie, Versailles
la marge tentant un prolongement fictionnel (4) Elle s’inscrit en cela dans la ligne initiée par Richard le Puzzle n’est pas un jeu de solitaire,
de ce territoire. Les constellations qu’elle a Serra telle que la définit Rosalind Krauss dans l’Originalité Les Laboratoires d’Aubervilliers
imaginées dans ce cadre, à partir des plans de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula. Le dessin, un genre ?
de Renée Gailhoustet, seront bientôt expo- (5) G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophré- La Galerie du 5e, Marseille
sées dans un appartement inoccupé. nie 2 : Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980. Paréidolie, Salon international du dessin
Comme un retour de la fiction à la réalité d’un (6) Projet en association avec M. Bechetoille, F. et A. contemporain, Château de Servières,
espace qui l’a engendrée. I Lamarche-Ovize et les graphistes Syndicat. Marseille
57

Born in 1982 and a graduate of the Paris


École Nationale Supérieure des Beaux-arts
in 2008, Jennifer Caubet makes sculp-
tures in a constant dialogue with the
space they are shown in. She is currently
preparing for a solo show next fall at Les
Instants Chavirés in Montreuil (Septem-
ber 23-November 8, 2015).

——
Over the last few years Jennifer Caubet has
focused on increasingly complex questions
related to space, particularly its occupation
and representation. This is all but explicit in
the titles of some of her 2009 installations
such as Stratégie d’occupation des sols (Land
Use Strategy, although in French the word
“occupation” has the same military connota-
tion as in English) and Z.A (Zone d’Action). AN ISLAND ON THE WEB space.” The result is a topographical tool,
Caubet conceives the occupation of space as In addition to transforming exhibition an instrument for the apprehension of a
“a conquest.”(1) Her approach to making art, venues, Caubet aims to create new spaces, space that the artist’s body activates
and more generally to being in the world, is whether virtual or concrete, through the through choreographed movements. In the
political. Also in 2009 Caubet did E.A.T intervention of sculpture. Her piece Utopia wake of these actions they remain discer-
(Espace d’Autonomie Temporaire), a “sculp- (2014) was her first virtual “alternate space,” nible through the reconfiguration of the
ture kit” comprising a set of aluminum tubes although it has a physical anchor. This parti- wires and the angles of the arrows.
which, when assembled, forms a network cularly ambitious project represented an Caubet’s reading of maps in association
that can be adapted to any location (thus the attempt to take on the Web in the real world. with the concepts Deleuze and Guattari
particular configuration would reflect the Inspired by early ring compasses, this stain- called “the smooth” and “the striated”(5)
“occupation strategy”) and attached to any less steel sculpture looks like something out has further developed her interest in nor-
surface. The chosen space is thus rendered of science fiction. It demonstrates the mas- mativized representations of space. For
temporarily autonomous by her sculpture, tery of metalwork she has acquired over the example, she materialized a databank of va-
which strictly follows the conception of a course of several residencies. Highly poli- cant lots in Seine-Saint-Denis (department
Temporary Autonomous Zone described by shed to totally remove all traces of its pro- 93) by manually scanning the lots, like
the author or authors writing under the pseu- duction, this precision reflects her some kind of mad surveyor (Parcelles,
donym Hakim Bey.(2) It provisionally occu- determination that viewers should concern 2013). At the Cité de la Maladrerie, the
pies (liberates) a spatial, temporal and themselves not with the process that produ- housing complex in the Paris suburb of
imaginary enclave while following its own ced this piece but the function of this appa- Aubervilliers in that department where
guerilla tactics of sudden appearance and rently utilitarian item whose utility remains she lives and works, she recently helped
disappearance. A nomad piece if ever there mysterious. Utopia is an antenna set out in launch FanFiction93,(6) a publishing pro-
was one, it is above all envisaged in terms of the open air. Its four hexagonal rings pivot ject meant to create a fictional extension of
a generic relationship with space and then around a central axis equipped with a solar this territory. The constellations she ima-
adapted to the specificities of a site that it, in energy panel to ensure the autonomy of the gined for it, using the architectural plans
turn, informs. Despite its monumental scale it internal Wifi router. The router, hacked so drawn up by Renée Gailhoustet, who des-
can be entirely dismantled and transported that it can generate its own network, pro- igned this housing project, will soon be
elsewhere, an idealist approach inspired by duces an “island on the Web,” a wireless exhibited in an unoccupied apartment, like
Radical Architecture. portal or Wifi zone It emits a kind of virtual fiction’s return to the reality of the space
architecture, three-dimensional waves that where it was born. I
REALIZABLE UTOPIAS she used modelization software to graphi- Translation, L-S Torgoff
From the long concrete arrow Plugin cally design.
Rhizome (2010) to Spatiovore, a spectacular (1) Interview with the artist by Marie Bechetoille, Fe-
mechanical vessel shown at La Maréchalerie DEFINING SPACE bruary 2012.
in Versailles in 2013, her work has been Occupying and defining space are two in- (2) Hakim Bey, T.A.Z.: The Temporary Autonomous
made to be placed in (to be plugged into) a separable functions in Caubet’s sculp- Zone, 2011, Pacific Publishing Studio.
venue and create a tension within it, take it ture.(4) At Les Instants Chavirés, she will (3) A term coined by the French architect Yona Fried-
over, expose it and transform it. While this combine these two functions with archery, man.
approach may be marked by utopian aspira- dividing the space into squares with wires (4) She is part of the tradition that comes down
tions, the result is never a never-neverland. It attached at one end to arrows shot into from Richard Serra as Rosalind Krauss defines it in
is a “realizable utopia”(3) based on verifica- the walls and at the other to three poli- The Originality of the Avant-Garde and Other Mo-
tions made in her studio during a test phase shed steel sculptures equipped with a dernist Myths, MIT Press, 1986.
that is essential to her determinedly futuris- complicated ball bearing mechanism. A (5) Gilles Deleuze and Félix Guattari, A Thousand Pla-
tic practice. In her daily work Caubet also continuation of her Coordonnées en pro- teaus, Capitalism and Schizophrenia, University of
makes more immediate sculptures, lighter jection (2013-14) installed at the BF15, this Minnesota Press, 1987.
pieces that revisit and decontextualize project fuses two major elements in her (6) FanFiction93 is a project in collaboration with
Brutalist architectural techniques, such as work, sculpture and drawing, in pieces Marie Bechetoille, Florentine and Alexandre La-
Entresol (2013) and Pièce d’angle (2013). conceived as “machines for drawing in marche-Ovize and the Syndicat graphic arts studio.
58

INTRODUCING

JULIEN
AUDEBERT
Pedro Morais

Julien Audebert interroge le statut des et d’une méfiance vis-à-vis de la narration,


images, qu’elles viennent du cinéma ou considérée comme une dissimulation de la
de la vie quotidienne. Il utilise l’histoire machinerie sous-jacente aux images. Il est
comme une construction qu’il démonte et arrivé que la caméra elle-même soit consi-
remonte tour à tour dans un perpétuel dérée comme bourgeoise du fait de sa ten-
questionnement du temps et de l’espace. dance intrinsèque à enregistrer et reproduire
le monde.
I Parmi les débats qui ont traversé le ciné-
ma expérimental de la fin des années 1960 STRUCTURES
jusqu’au milieu des années 1970, un courant Les paradoxes de ce cinéma semblent à
radical s’est imposé, marxiste, réflexif et sou- nouveau intéresser une génération de
vent aride du point de vue formel. Désigné jeunes artistes. Dans le contexte actuel,
par le nom de cinéma structurel ou maté- radicalement différent concernant notre
rialiste, empruntant ses termes de façon rapport aux images – converties en donnés
littérale au débat philosophique, il résultait et devenues un outil globalisé d'édition de
d’un mélange de l’influence de l’art concep- la vie quotidienne – , resurgit la prégnance po-
tuel (forme prédéterminée, sujet minimal, litique des images construites, conscientes
anti-expressionniste), du marxisme brechtien de la façon dont la technique conditionne le
(refuser la position « passive » du spectateur) regard et le message lui-même. Il y a quel-
que chose de post-structuraliste chez Julien
Audebert, mais il serait aussi possible d’y
trouver des éléments de la réflexion méta-
physique proposée par le philosophe
Quentin Meillassoux sur la structure ca-
chée du texte matrice de la modernité,
Un coup de dés jamais n'abolira le hasard de
Mallarmé (1). Scénographie de la page, jeu
sur la taille des caractères, récit rendu pra-
tiquement illisible : Julien Audebert trans-
forme le mot en signe en condensant sur une
seule page le texte de livres entiers (res-
pectant ponctuations et retours à la ligne).
Faisant apparaître leur structure, soulignant
leur « réalité physique et optique d’objet »,
l’artiste rappelle que le texte recèle une
image, invisible à la lecture.

VISIBILITÉ
Les textes qu’il choisit sont des marqueurs
sur le plan idéologique, à l’image de son
exposition nwsfrmnwhr à la galerie Art:
Concept en 2008 autour de la pensée uto-
pique, de William Morris à Jules Verne en
passant par Thomas More et Charles Fourier.
Les textes ne sont plus lisibles mais de-
viennent visibles, chargés d'une aura para-
doxale qui fait écho à l'écart entre leur force
de frappe imaginaire et le nombre infiniment
59

plus réduit de personnes qui les ont effec- du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergeï Julien Audebert interrogates the status of
tivement lus. Ce qui est écrit existe au- Einsenstein, se trouve associée au tournage images, whether they comes from movies
delà de ce qui est lu, et les utopies sont d’un autre film, Soy Cuba (1964) de Mikhail or daily life. He uses history as a construc-
certes des visions mais se construisent à Kalatozov, explicitant l’effet de montage tion to be alternately mounted and dis-
partir de l'existant, pas forcément visible. mental et soulignant l’ancrage historique mounted in a perpetual questioning of
Le devenir de ces textes, leur traduction des images. space and time.
et leur reconversion, ainsi que leurs effets, Mais ces lieux existent-ils dans la réalité ?
restent inachevés. Quand il s’empare de Pour recréer le Royal Albert Hall, célèbre ——
l’Œuvre d'art à l'époque de sa reproduc- théâtre à Londres, l’artiste utilise deux During the debates that broke out in experi-
tion mécanisée de Walter Benjamin, selon films, ou plutôt le même film tourné deux fois mental cinema movie circles in the 1960s
ce même procédé de micrographie, devenu à vingt ans d’intervalle, l’Homme qui en and 70s, the dominant current was radical, a
d'ailleurs courant au Moyen-Âge, Julien Au- savait trop d’Hitchcock, ayant pour point knee-jerk Marxism that was often formally
debert semble pourtant évoquer le mythe commun la scène d’assassinat raté d’un impoverished. Called structural or materialist
contemporain de la numérisation du livre. ministre (l’un tourné en 1934 en Angle- cinema in France, it borrowed terms from
Dans le cas de Chant 23 (La course de terre, l’autre en 1956 à Hollywood, à la de- philosophical disputes and applied them
chars) (2011), il inscrit à même la pellicule mande des studios). Si l’espace reste le literally, producing a mix of influences from
d'un film 35mm un passage de l'Iliade d’Ho- même jusqu’à aujourd’hui, il existe avant conceptual art (predetermined forms, mini-
mère, texte initiatique dont l’action semble tout comme lieu de fiction. À l’image d’un mal subjects, anti-expressionism), Brechtian
donner la forme en spirale de l’œuvre. S’il historien critique, Julien Audebert assume Marxism (a rejection of any “passive” role
était projeté à raison de 24 images par se- la participation de la fiction à la construction for the audience) and a distrust of narrative,
conde, cela durerait quelques instants et de la narrative du passé, dictée par la sub- considered a way to hide the machinery at
rendrait le texte complètement illisible. Pour jectivité de notre regard contemporain et work behind images). The movie camera
lire, il faudra donc se déplacer autour du conscient de l’impossibilité de recréer une itself was sometimes considered bourgeois
texte, s’engager physiquement, « comme des réalité objective. De l’histoire comme un because of its intrinsic tendency to record
chars dans l’arène », en suivant le déroule- montage qui appelle à être en permanence and reproduce the world.
ment de la pellicule. déconstruit et amplifié. I
STRUCTURES
DÉMONTAGE (1) Le Nombre et la Sirène - Un déchiffrage du Coup de There seems to be a revival of interest in the
Ce processus de contraction et dilatation, que dés de Mallarmé. Paris, Fayard, coll. Ouvertures, 2011. paradoxes of that kind of cinema among
Julien Audebert identifie comme un pro- young artists today. In the context of our
cédé de « démontage » par opposition au Julien Audebert radically different relationship with images,
montage cinématographique, est analogue Né en 1977 à Brive-la-Gaillarde now converted into data and turned into a
à ce qu'il emploie dans la construction de ses Vit et travaille à Paris globalized tool for posting and reposting
images. À partir d'un maximum de photos Expositions personnelles récentes daily life, we are witnessing the return of the
d'écrans d'un film, il reconstitue une seule 2011 les Jeux Funéraires, Art : Concept, Paris issue of the political import of constructed
image qui donne une vision panoptique de 2013 l’Atelier fermé, commande images, made with an understanding of the
l’espace, recoupant les temporalités, asso- publique de la commune de Varengeville way technique conditions our eye and the
ciant des personnages qui ne l’étaient pas, 2015 Galerie Art : Concept, Paris
reconstituant l’action en un seul plan ou in- Expositions de groupe récentes et à venir Ci-dessus /above: « The Searchers ». 2009-2010.
troduisant des aberrations perspectives. 2014 Fernelmont Contemporary Art, Impression digigraphie sur papier photo traditionnel
Dans le cas du décor du film The Searchers Château de Fernelmont, Belgique ; contrecollé sur dibond sous diasec. 86 x 304 cm.
(La prisonnière du désert, 1956) de John la Fureur de vivre, La Brasserie, Foncquevilliers ; (Tous les visuels /all images: court. Art : Concept, Paris ;
Ford, il recrée une vue panoramique du dé- Bruno Peinado, L’écho / Ce qui sépare, Ph. F. Gousset). Digigraphie printing on traditional
sert du Colorado en intégrant des clichés de HAB Galerie, Nantes & FRAC photo paper pasted on dibond under diasec
tournage : la machine fictionnelle en train de Pays de Loire, Carquefou Page de gauche /page left: « 1925-1964 ». 2008
se faire met en avant l’imaginaire collectif 2015 J’aime les panoramas, Tirage lambda contrecollé sur aluminium sous
comme une fabrication. Tandis que la scène Musée d’art et d’histoire de Genève, diasec. 123 x 143 cm. Lambda print pasted
de panique de l'escalier d’Odessa, extraite et Mucem, Marseille en 2016 on aluminum under diasec
60

message itself. There is something post- Mechanical Reproducibility, even though he tured. He takes the panicky stairway scene in
structuralist about the work of Julien is using techniques that became common Odessa from Sergei Eisenstein’s Battleship
Audebert, but it also contains elements of during the Middle Ages he seems to be Potemkin (1925) and combines it with ano-
the metaphysical reflection proposed by the referencing the contemporary fantasy of ther film, Soy Cuba (1964) by Mikhail
philosopher Quentin Meillassoux about the digitized books. In Chant 23 (La course de Kalatozov, thus making the effect of mental
hidden structure of that foundational text of chars) (2011), he inserts into a strip of 35mm montage explicit and foregrounding the his-
modernity, Mallarmé’s Un coup de dés film a passage from Homer’s Iliad, a founda- torical anchoring of images.
jamais n'abolira le hasard.(1) The arrange- tional epic in which the action seems to dic- But did these links exist in reality? To recreate
ment of words on the paper, the use of tate the spiral form of the piece. If the film London’s famous Royal Albert Hall, Audebert
varying type sizes, a practically invisible logi- were projected at 24 frames a second, it used two movies, or rather a movie and its
cal flow—Audebert transforms words into would take only a few moments and the text remake, versions made two decades apart,
signifiers and condenses on a single page would be totally unreadable. Thus to read it, Alfred Hitchcock’s The Man Who Knew Too
the texts of whole books (while respecting visitors are obliged to move around the text Much, which he first shot in England in 1934
the original punctuation and line returns). By themselves, following the film’s twists and and later remade in 1956 in Hollywood. Cen-
making the structure of texts visible, bringing turns, engaging with it physically “like cha- tral to the action is a failed assassination
out their “physical and optical reality as riots in a colosseum.” attempt on a minister. If the space remains
objects,” he reminds us that within the text the same, and has up to the present, it exists
there is an image, even if it is invisible to “DE-MONTAGE” above all as a space of fiction. Like a critical
the reader. This process of contraction and dilatation, historian, Audebert recognizes that fiction
The texts he selects are ideological markers, which Audebert calls “de-montage” in plays a role in constructing the past as narra-
as was plain in his exhibition at the Art : contrast to “montage,” the assembling of tive, dictated by the subjectivity of our
Concept gallery in 2008, nwsfrmnwhr, tra- shots to make a movie, is analogous to the contemporary gaze and aware of the impos-
cing utopian thinking from William Morris, process he uses to construct his images. sibility of recreating an objective reality.
Thomas More and Charles Fourier to Jules Using a large number of screen grabs from a History as montage, requiring constant
Verne. These texts are no longer readable, movie, he puts together a single image giving deconstruction and amplification. I
but they become visible, freighted with a a panoptic view of the space, interweaving Translation, L-S Torgoff
paradoxical aura that corresponds to the gap the moments in time, bringing together cha-
between their great imaginative power and racters that never were, reconstructing the (1) Le Nombre et la Sirène - Un déchiffrage du Coup
the infinitely smaller number of people who action in a single shot and strangely distor- de dés de Mallarmé. Paris: Fayard, 2011.
have read them. Writings have an existence ting perspectives. In his revisiting of the 1956
that extends far beyond their reading, and John Ford movie The Searchers, we see a « Chant 23 (la course de chars) ». 2011
utopias are visions, of course, but construc- panoramic view of a Colorado desert with Film 15 / 70 mm (chant 23 de l’Iliade d’Homère),
ted on the basis of what exists but is not production stills inserted into this back- disque en marbre de Thassos, socle en bois, Plexiglas.
necessarily visible. When Audebert takes up ground. In other words, in seeing the fiction H : 132 cm ; diamètre : 67 cm
micrography and applies it to Walter Ben- machine being constructed we realize how 15/70 mm film (Chant 23 in the Iliad of Homer),
jamin’s The Work of Art in the Age of Its our entire collective imagination is manufac- disc in Thassos marble, wooden base, Plexiglas
LA CATASTROPHE
Quatre ans après la triple catas-
trophe du 11 mars 2011 – un séisme
de magnitude 9, suivi d’un tsunami
emportant 19 000 personnes et
d’une catastrophe nucléaire inter-
minable… – ses ondes de choc n’en
finissent pas de se faire sentir dans
le monde de l’art, au Japon et ailleurs.
Aperçu des chantiers artistiques im-
menses ouverts par Fukushima. Tan-
dis que la parole est si difficile pour
ceux qui ont vécu l’événement.
——
Four years after the triple catastrophe on
March 11, 2011—a magnitude 9 earth-
quake followed by a tsunami that swept
away 19,000 people and then a nuclear
disaster with no end in sight—shockwaves
continue to ripple through the art world in
Japan and elsewhere. This is a survey of the
Stéphane Thibierge. extensive and varied artistic projects that
« Débris à Minamisanriku, Japon nord-est, began with Fukushima, but also a study of
août 2012 ». Photographie noir et blanc. the difficulty of talking about the events ex-
“Debris at Minamisanriku. North-east Japan” perienced by their survivors.
VISUALISER L’IMPOSSIBLE
l’art de Fukushima
Michaël Ferrier

Ce que nous nommons en Occident « Fu- FUKUSHIMA PARTOUT


kushima » suscite aujourd’hui un im- En plus des réminiscences de Nagasaki ou
pressionnant déploiement d’œuvres en des allusions à Hiroshima, la sensation que
tous genres présentées aussi bien dans de quelque chose de neuf, d’inouï, s’ouvrait
grands musées nationaux que dans les sous nos yeux, était omniprésent. Une
galeries underground. Ces expérimenta- œuvre représente particulièrement bien cet
tions, bien trop nombreuses pour en état d’esprit : Nous sommes les pirates
dresser un tableau exhaustif, se déve- d’une histoire inexplorée, de Nobuaki Ta-
loppent de surcroît sur toute une gamme kekawa (2012). Il s’agit d’une grande ins-
de supports et dans une variété de tech- tallation, où trône, au centre de la salle, une
niques (dessin, peinture, sculpture, ins- maquette de galère en bois, emportant 160
tallations, performances, photographie, rameurs en céramique et une bibliothèque.
vidéo…) qui empêche d’en faire une ana- Au mur, une carte jaune orangée : celle de l’île
lyse complète. Mais on peut d’ores et des Nucléides. Elle mesure près de huit
déjà y repérer des mutations profondes, mètres de long et, au lieu d’indiquer le Nord,
concernant tout aussi bien le rôle des elle répartit les points cardinaux selon le
artistes et le statut de l’art dans la société nombre de protons et de neutrons. Wilhelm
qu’un questionnement inédit dans l’his- Röntgen et Henri Becquerel, les deux dé-
toire de la représentation (1). couvreurs de la radioactivité, figurent dans
des médaillons, ainsi que des vues d’Hiro-
I Dès 2013, à la Triennale d’art contempo- shima, Tchernobyl et Fukushima. Au pla-
rain d’Aichi, l’une des plus importantes ma- fond, une multitude de globes suspendus par
nifestations artistiques du Japon, un tiers des des fils, comme si le monde allait nous tom-
artistes présentait une œuvre évoquant Fu- ber sur la tête.
kushima. À l’entrée du centre d’art de Na- Un savoir énorme et qui ne sert à rien, un
goya, l’architecte Katsuhiro Miyamoto avait monde qui part en morceaux, des cartes
dessiné le tracé du réacteur, grandeur nature, inversant terre et mer (et qui ne sont plus cen-
d’une ligne de couleur jaune montant jus- trées sur l’Occident), une galère lancée
qu’aux étages supérieurs. Le spectateur, dans l’inconnu sous la direction de pirates à
croyant se rendre au musée, se retrouvait au la fois savants et arriérés : dans son sym-
cœur du réacteur, c’est-à-dire au cœur du pro- bolisme faussement naïf, Nous sommes
blème. L’impression visuelle était forte et le les pirates d’une histoire inexplorée est une
symbole éloquent : l’activité artistique de- véritable allégorie des temps modernes,
Takashi Murakami. « Arhat ». 2013. venait ainsi coextensive à la centrale de Fu- évoquant une époque ayant atteint le plus
(© 2013 Takashi Murakami / Kaikai Kiki Co., Ltd. kushima, comme si l’art tout entier se haut degré de scientificité jamais connu,
All Rights Reserved ; Court. Blum & Poe, trouvait envahi par ce questionnement brû- mais totalement déboussolée par l’arrivée des
Los Angeles ) lant, intrusif, bouleversant. nouvelles catastrophes.
63

art after Fukushima

La réflexion sur l’énergie (électrique ou artis- l’atome depuis plus d’un demi-siècle, lais- virtuellement illimitée : une catastrophe
tique) se place alors au centre de nom- sant voir, sous les discours raffinés de l’es- pour ainsi discrète, ou « furtive » (5).
breuses créations : Kosuke Ikeda propose, thétisme traditionnel, la cruelle agonie d’une La radioactivité, on le sait, n’a ni goût, ni
dans une installation multimédia, une centrale nation prise au piège, à la fois victime et odeur, ni visibilité. Comment en rendre la pré-
électrique expérimentale alimentée par de coupable de l’idéologie nucléariste. sence concrète ? Comment en rendre les ef-
vieilles bicyclettes et autres matériaux de ré- Sous ses dehors ironiques, cet art post-Fu- fets tangibles ? Avec Fukushima, les artistes
cupération (2). Au même moment, le Français kushima n’en procède pas moins à une ré- rivalisent de créativité pour des résultats
Yann Toma propose aux visiteurs du Grand Pa- évaluation radicale de la place de l’art. époustouflants. Ils peuvent utiliser les
lais d’illuminer sa célèbre verrière grâce au L’exemple le plus éloquent en est Takashi moyens classiques de l’estampe ou de la gra-
mouvement de centaines de vélos, en mé- Murakami : le chantre planétaire du Super- vure sur bois, comme celles, puissantes et
moire de la catastrophe nucléaire (Dynamo- flat, ce mouvement qui se caractérisait par noires, de Sachiko Kazama (Prison Nuke
Fukushima, 2011). son exploitation exacerbée des codes du Fission 235). Mais ils s’essaient aussi à de
On le voit : il s’agit d’un art militant, inventif et manga et la commercialisation effrénée des nouveaux matériaux, directement issus du
interactif. C’est un déplacement significatif du produits dérivés, se déclare désormais mi- désastre. Le Néerlandais Aernout Mik, qui
curseur qui s’opère. Beaucoup d’artistes, litant anti-nucléaire. De fait, sa dernière rapporte des régions sinistrées un film et une
notamment les plus jeunes, se tournent vers exposition contient une fresque de cent installation de carton, reproduisant les re-
un art-performance aux forts aspects con- mètres sur les souffrances du peuple japo- fuges où s’entassaient les victimes de la ca-
testataires, dont l’exemple le plus connu est nais depuis le 11 mars (4). Exit donc le cute tastrophe ; le Japonais Fumiaki Aono, qui
le collectif Chim↑Pom. Les faits d’armes les et le kawaii (mignon), les petites fleurs sou- recycle les déchets du désastre pour en
plus connus de ces six jeunes artistes japonais riantes, les pandas et les lapins déclinés à faire des autobus ou des bateaux de bois ; le
sont leurs périples en zone interdite et l’ajout satiété sur les peluches et les mugs ? On as- Chinois Song Dong, qui réalise à Nagoya un
clandestin, en plein cœur de Tokyo, d’une siste à une politisation plus ou moins affichée jardin japonais avec les déchets du tsu-
pièce supplémentaire à la fresque anti-nu- qui oblige tous les artistes, y compris les plus nami : tous s’essaient à inclure littérale-
cléaire de Taro Okamoto – supprimée en reconnus, à se repositionner par rapport à ment le désastre dans l’art, comme si l’art
quelques heures par la police municipale de l’événement Fukushima. pouvait – ou devait – incorporer les traces de
Tokyo (3). Mais on peut aussi citer cet éton- la catastrophe elle-même pour en donner une
nant ikebana intitulé Radiated Flower Harmony LA REPRÉSENTATION À L’ÉPREUVE dimension évocatrice.
(Harmonie de fleurs irradiées) : en rappor- Mais la part la plus importante de « l’effet Fu- Le problème le plus ardu est évidemment la
tant de la zone contaminée de Fukushima kushima » réside sans doute dans les voies représentation de la radioactivité : Fuyuki
des fleurs radioactives, puis en les laissant nouvelles qu’il pose à la représentation, en Yamakawa, avec ses Atomic Guitars (2011),
pourrir tout au long de l’exposition, combinant des catastrophes de type clas- choisit de travailler sur le son produit par la
Chim↑Pom provoque un court-circuit verti- sique, ponctuelles, massives et spectacu-
gineux entre un art traditionnel japonais pres- laires (séisme, tsunami), à une catastrophe Nobuaki Takekawa. « We are Pirates of Uncharted
tigieux et la réalité d’un pays assiégé par d’un genre nouveau (nucléaire), insidieuse et History ». 2012. Installation multi-media
64

l’art après Fukushima

désintégration des particules radioactives, Visualizing the Impossible


tandis que le Danois Jacob Kirkegaard, avec
Stigma (2014), utilise la technique d’enre- Art after Fukushima
gistrements par couches pour nous offrir un
véritable palimpseste sonore des régions
contaminées, nous demandant en quelque
sorte de nous porter à leur écoute. Ce n’est
pas une esthétisation qui est ici visée, mais
une véritable prise de conscience, par le son,
le corps, la vibration.
Enfin, le rapprochement entre l’art et la
science est un des chantiers d’avenir : les
Français Marc Pallain et Hélène Lucien tra-
vaillent sur l’interférence entre la terre ra-
dioactive et des pellicules radiographiques
pour une belle série de « chronoradiogram-
mes » (6), tandis que le Japonais Shimpei Ta-
keda (né dans la préfecture de Fukushima) fait
de même avec des films photographiques,
en tirant des paysages insolites, d’autant plus
étoilés qu’ils sont radioactifs. Masamichi
Kagaya fait quant à lui équipe avec un bio-
logiste pour collecter des objets et des ani-
maux dans la zone contaminée et livrer une
superbe série d’« autoradiographies », où la
contamination se révèle inscrite au cœur
des organismes vivants ou des objets les plus
quotidiens : un gant, un poisson, une paire de
ciseaux. Étranges spectres, qui semblent sur-
gir du futur et requièrent des artistes, comme
des spectateurs, de toutes nouvelles ma-
nières de voir, de sentir et de penser. I

(1) Pour deux éclairages complémentaires, voir aussi


Michaël Ferrier, « Fukushima ou la traversée du
temps », Esprit, n° 405, 2014, p. 33-45, et « De la
catastrophe considérée comme un des beaux-arts »,
Communications, n° 96, Paris, Seuil, 2015, p. 119-152.
(2) Tomorrow comes today, 9 mars - 25 mai 2014,
National Taiwan Museum of Fine Art.
(3) Voir M. Ferrier, « Fukushima ou la traversée du
temps », op.cit., p. 38-40.
(4) Murakami-Ego, Al Riwaq Exhibition Hall, Doha,
Quatar, 9 février - 6 juin 2012.
(5) Sur ce nouveau paradigme de la « catastrophe furtive »,
voir M. Ferrier, « De la catastrophe considérée comme
un des beaux-arts », op.cit, p. 125-126.
(6) En 2014, l’exposition de Marc Pallain et Hélène
Lucien Fukushima : l’invisible révélé présentait, à la mai-
son de la culture du Japon à Paris, des œuvres radio-
graphiques révélant des images du monde intérieur
de la matière soumise aux rayonnements radioactifs.

Michaël Ferrier enseigne la littérature française à l’Uni-


versité de Tokyo. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages,
parmi lesquels Tokyo. Petits portraits de l’aube (Gallimard,
L’Infini, 2004), le Goût de Tokyo (Mercure de France,
2008), Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010),
Fukushima. Récit d’un désastre (Gallimard, L’Infini, 2012).

Cette page/this page: Sachiko Kazama.


« Prison Nuke Fission 235 ». 2012
Page de droite/page right: Masamichi Kagaya.
Autoradiographies (gant et serpent contaminés).
Contaminated glove and snake
65

art after Fukushima

What we in the West today call “Fuku- Toma lit up the building’s famous skylight
shima” has inspired an impressive array of with power produced by hundreds of
artworks of every kind presented in natio- bicycles (Dynamo-Fukushima, 2011).
nal museums and underground galleries. Clearly this is an art that is as inventive
These experiments, far too numerous to and interactive as it is politically engaged.
be catalogued exhaustively, are being A significant shift of the cursor has occur-
made in many media with such a variety red. Many artists, especially younger ones,
of techniques (drawing, painting, sculp- are turning to a form of performance art in-
ture, installations, performances, photo- fused with protest. The best-known exam-
graphy, video, etc.) that a complete ple is Chim ↑Pom, a group of six artists
analysis is impossible. But even in these notorious for their forays into the nuclear
early days profound shifts and changes are forbidden zones and their clandestine
already visible, both in terms of the role of addition to the anti-nuclear wall painting by
the artist and the status of art, and in a Taro Okamoto in the center of Tokyo, re-
questioning of society that has no prece- moved a few hours later by the police.(3)
dent in the history of representation.(1) Another example is the astonishing ike-
bana entitled Radiated Flower Harmony. By
—— bringing contaminated flowers from the
At the 2013 Aichi Contemporary Art Trien- Fukushima hot zone and then letting them
nial, one of Japan’s most important art rot through the course of the exhibition,
events, a third of the artists presented Chim ↑Pom created a vertiginous short-
work that in one way or another referenced circuit between a traditional Japanese art
Fukushima. On the entrance to the Nagoya form and the reality of a country assailed by
Art Center the architect Katsuhiro Miya- no longer Western-centric). A galley ship is nuclear-related events for more than half a
moto put up a full-sized outline of the heading toward the unknown. At the helm century. We see the underside of the highly
nuclear reactor, the yellow lines reaching the are pirates who know everything and refined discourse of traditional aestheti-
upper floors of the building. Visitors who in- understand nothing. With its falsely naïve cism, the cruel agony of a trapped country
tended to visit a museum found them- symbolism, We are pirates of uncharted his- that is both a purveyor and victim of a -
selves inside the reactor’s core, literally at tory is an allegory of our times, an era that pro-nuke ideology.
the heart of the problem. The visual impact has reached the highest level of scientific Despite its ironic appearances this post-
was powerful and the symbolism eloquent: knowledge ever attained but rendered totally Fukushima production is undertaking no-
artistic activity had become coextensive clueless by the outbreak of new catas- thing less than a radical evaluation of the
with the Fukushima nuclear complex, as if trophes. role of art. The most telling example is the
the whole field of art had been invaded by work of Takashi Murakami, the world
this burning, intrusive, totally overwhel- INVENTIVE AND INTERACTIVE ART champion of Superflat, a movement cha-
ming interrogation. Many of these pieces explore the question racterized by an even more exaggerated use
of energy, both electrical and artistic. Kosuke of the codes of manga and the unbridled
FUKUSHIMA EVERYWHERE Ikeda’s multimedia installation features an commercial exploitation of its derivatives.
In addition to the reminiscences of Nagasaki experimental power plant where electri- He has now declared himself an uncom-
and allusions to Hiroshima, there was the city is generated by old bicycles and other promising opponent of nukes. His last
omnipresent feeling that something new recycled elements.(2) At that same time at show included a hundred-meter long wall
and unprecedented was beginning to unfold the Grand Palais in Paris, in memory of piece about the suffering of the Japanese
in front of our eyes. One piece that repre- the nuclear accident the French artist Yann people since March 11.(4) Is this the end of
sents this spirit particularly well is We are the cult of the cute (kawaii), the little smiling
pirates of uncharted history by Nobuaki flowers, the pandas and rabbits iterated
Takekawa (2012). In the middle of this im- to the point of saturation on stuffed animals
mense installation, dominating the room, and mugs? Today’s conscious polarization
was a wooden model of a galley ship with is obliging all artists, including the best
160 ceramic oarsmen, and bookshelves. known, to take a stand in relation to
On the wall a yellowish-orange map de- Fukushima.
picted the “Island of Nuclides.” Almost
eight meters wide, instead of indicating PUTTING REPRESENTATION TO THE TEST
north the points of the compass were But clearly the most important aspect of the
given in an order corresponding to the “Fukushima effect” is the new pathways it
number of protons and neutrons. The me- lays down for representation in the com-
dallions include portraits of Wilhelm Rönt- bination of classical catastrophes, as tem-
gen and Henri Becquerel, the two men who porally bounded as they are massive and
discovered radioactivity, and views of spectacular (earthquakes, tsunamis) with a
Hiroshima, Chernobyl and Fukushima. new kind of disaster (nuclear), more insi-
Hanging from the ceiling were a multitude dious and virtually unlimited in its conse-
of globes, as if the world(s) were about to quences, a discreet and “stealthy”
fall on our head. catastrophe.(5)
The body of knowledge represented was en- As is well known, radioactivity cannot be tas-
ormous and useless. The world is falling ted, smelt or seen. How can its presence be
apart. Maps reverse land and sea (and are rendered concrete, its effects tangible?
66

l’art après Fukushima

the Danish artist Jacob Kirkegaard’s


Stigma (2014) uses a technique involving
layers of sound recordings to give us an
audio palimpsest of the contaminated
areas, asking us, in a sense, to listen to
them. The point is not to aestheticize the
situation but to raise awareness through the
sounds we here and the vibrations we feel
in our own bodies.
This coming together of art and science
has a great future ahead of it. The French ar-
tists Marc Pallain and Hélène Lucien used
the effect of radioactive earth on X-ray film
to make a beautiful series of “chronographic
x-rays.”(6) Shimpei Takeda (born in Fu-
kushima prefecture) did the same with
photographic film, printing unusual land-
scapes star-spangled by radiation. Kagaya
Masamichi partners with a biologist to col-
lect objects and animals in the contamina-
ted area, producing a superb series of
“x-ray self portraits” making visible the
contamination inside living organisms and
the most ordinary objects, such as a glove,
fish and pair of scissors. These strange
specters seem to loom out of the future, re-
Since Fukushima, artists have been creati- bris left by the disaster to make buses and quiring artists, as well as viewers, to see, feel
vely competing to see who can produce wooden boats. In Nagoya, the Chinese ar- and think in whole new ways. I
the most mind-blowing results. Some use tist Song Dong made a Japanese garden Translation, L-S Torgoff
classical techniques such as woodcuts and using the tsunami’s flotsam and jetsam.
engraving, like Sachiko Kazama’s black All are trying to literally integrate the di- (1) Also see Michaël Ferrier, “Fukushima ou la traversée
and white prints (Prison Nuke Fission 235). saster into their work, as if art could, or du temps,” Esprit 405, 2014, pp. 33-45, and “De la
Others are trying out new materials di- should, incorporate the traces of the catas- catastrophe considérée comme un des beaux-arts,”
rectly shaped by the disaster. The Dutch ar- trophe itself to enhance its evocative power. Communications 96, Paris: Seuil, 2015, pp. 119-152.
tist Aernout Mik, who visited the site, Obviously the most arduous problem is (2) Tomorrow Comes Today, March 9-May 25, 2014,
brought back a film and made a cardboard how to represent radioactivity. Fuyuki Ya- National Taiwan Museum of Fine Art.
installation reproducing the makeshift makawa, with his Atomic Guitars (2011), (3) See M. Ferrier, “Fukushima ou la traversée du
shelters where victims huddled together. Ja- opted to use the sound produced by the di- temps,” op. cit., pp. 38-40.
pan’s artist Fumiaki Aono recycles the de- sintegration of radioactive particles, while (4) Murakami-Ego, Al Riwaq Exhibition Hall, Doha,
Qatar, February 9-June 6, 2012.
(5) For more on this new paradigm of the “stealth ca-
tastrophe,” see Ferrier, “De la catastrophe considérée
comme un des beaux-arts,” op. cit,. pp. 125-126.
(6) The 2014 exhibition of X-ray art by Marc Pallain and
Hélène Lucien, Fukushima : l’invisible révélé at the Mai-
son de la Culture du Japon in Paris, revealed images
of the interior world of matter affected by radiation.

Michaël Ferrier teaches French literature at the Uni-


versity of Tokyo. Among his published works are
Tokyo. Petits portraits de l’aube (Gallimard, L’In-
fini, 2004), Le Goût de Tokyo (Mercure de France,
2008), Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010)
and Fukushima. Récit d’un désastre (Gallimard,
L’Infini, 2012).

Hélène Lucien et Marc Pallain.


Radiographie II. Exposée entre 12,8 et 21,5 μSv / h
En juin 2012. Nagadoro, Fukushima-ken
Radiographie III. Exposée entre 20 et 35,7 μSv / h
En juin-juillet 2012. Namie Akaugi, Fukushima
X-rays showing different degrees of exposure
Page de droite /page right:
Han Feng. « Floating City ». 2011-2013
exposé à Aichi, 2013. (Court. Triennale d’Aichi 2013)
67

art after Fukushima

LA FÊLURE DES IMAGES


Clélia Zernik

Si le séisme du 11 mars 2011 et le désas- I La triple catastrophe du 11 mars 2011 mais aussi Tchernobyl. Comme si sa radicalité
tre nucléaire qui s’est ensuivi se situent fut un choc énorme aussi bien pour les Ja- n’était pas tant de rupture que de conti-
dans une continuité de grandes catas- ponais que pour ceux qui l’observaient de plus nuité, comme si, en plus d’être une césure,
trophes survenues au Japon au cours du loin. La violence de ce choc tient tout autant elle révélait également la faille qui était déjà
20 e siècle, de celles qui marquent une à son caractère inédit et absolument neuf qui, là et lézardait l’Histoire du Japon, et plus
césure temporelle et une rupture épis- dans le cours de l’Histoire, dégage résolu- largement notre modernité.
témologique, qu’en est-il des images ? ment un avant et un après, qu’à ce qu’elle Ce désastre, que l’on a d’ailleurs souvent qua-
Comment ce monde fissuré, cette vul- réactive, qu’à ce qu’elle ressuscite – les lifié de « catastrophe continuée » en raison
nérabilité nouvelle ont-ils été perçus par grands séismes japonais, Hiroshima, Naga- de la menace de contamination radioactive
les artistes ? saki, les essais dans le Pacifique en 1954, qui n’est pas éradiquée, est également une
68

l’art après Fukushima

catastrophe héritée, ou « en continuité ». ment photographique. Or, en croisant les n’est pas linéaire, mais se creuse en épais-
Elle possède les caractéristiques de la fêlure, photographies du Tohoku avant et après le seur, ouvrant un temps feuilleté. Ces deux
cette légère meurtrissure fine et profonde tsunami, il contribue à rendre vivace cette rameurs, qui lèvent la pagaie au même
qui croît en un cheminement invisible. Or, si mémoire menacée. rythme et se mirent ensemble dans le reflet
suite au 11 mars, les artistes ont fait preuve de l’eau, construisent une image d’une
d’une très grande solidarité pour aider les COEXISTENCE DES TEMPS grande stabilité et de sérénité et, en même
populations victimes du tsunami ou de l’ac- Derrière des images très composées et très temps, poussent le principe du dédoublement
cident nucléaire, il y a aussi, depuis lors, toute épurées, des échos se tissent – la bai- à un point tel qu’il semble que la faille soit
une gamme de propositions qui, moins en- gneuse perdue dans la contemplation de déjà là, montée à la surface, à l’ultime bord
gagées ou activistes, œuvrent cependant l’eau qui l’entoure, une mer de débris, des re- de la catastrophe. Le feu d’artifice dans le ciel
pour mettre au jour cette fêlure. Un photo- flets en surface qui troublent la distinction de fait écho à l’étoile de mer au sol. L’envers et
graphe comme Naoya Hatakeyama a dit l’image et de son modèle. Une photographie l’endroit, l’avant et l’après, le haut et le bas,
son trouble en voyant certains artistes se de Naoya Hatakeyama est lourde de toutes tout se construit autour d’un axe de symétrie,
rendre véritablement utiles, alors que lui- les autres. La continuité temporelle qu’il d’une cassure. Symétrie et faille traversent
même n’agissait que sur un mode stricte- trace entre l’avant et l’après de la catastrophe les photographies de Naoya Hatakeyama
et sont la figuration même de la fêlure intime
qu’est la catastrophe. Les images semblent
parfois entièrement barrées, comme celle du
pêcheur à la ligne qui annihile ou rature par
anticipation le paysage tranquille. Ces lignes
de faille au cœur des images sont l’expres-
sion d’une forme d’implacabilité du destin.
Symétriquement, c’est a posteriori que No-
buyoshi Araki raye systématiquement ses né-
gatifs. Il redonne ainsi aux photographies leur
statut de surface objectale. Une photographie
datant du 2 juin 2011 représente des passants
sous la pluie. Par-dessus, les rayures verti-
cales du négatif miment la pluie noire radio-

Cette page, de haut en bas /this page, from top:


Nawa Kohei. « Foam ». 2013. Exposition à la Triennale
d’Aichi, 2013 (Court. de la Triennale d’Aichi).
Arai Takashi. « April 26, 2011 ». Onahama,
Iwaki City, Fukushima Prefecture. Série « Mirrors
in Our Nights ». (Exposition « In the Wake: Japanese
Photographers Respond to 3 / 11 », Museum of Fine
Arts Boston, 5 avril - 12 juillet 2015).
Page de droite /page right:
Hatakeyama Naoya. « 22.03.2011, Kiba », publié
dans/published in « Kesengawa », Light Motiv, 2013.
(Court. de l’artiste)
69

art after Fukushima

active, cette réalité seconde invisible qui comme c’est le cas dans la performance réalité, cette multiplicité d’infimes écarts
se trame sous la surface visible des images de Takeuchi Kota. En plein milieu de la mo- et de débordements introduit une vulnérabilité
et du quotidien. Là aussi, la surface photo- notonie des images enregistrées par la ca- nouvelle. Comme dans le poème de Sully
graphique est doublée, et le geste de meur- méra de vidéo-surveillance installée par Prudhomme « Le vase brisé », le monde
trissure n’est que l’accroc, sur la surface Tepco sur les hauteurs de la centrale de Fu- d’après-Fukushima est fissuré dans ses
impassible, de la fêlure qui avance en kushima, le jeune artiste, s’étant fait enga- profondeurs invisibles. « Toujours intact aux
profondeur. ger pour l’occasion et revêtu du scaphandre yeux du monde / Il sent croître et pleurer
blanc des employés, lève un doigt accusateur tout bas / Sa blessure fine et profonde / Il
HANTISE vers la caméra et reste planté dans cette pos- est brisé, n’y touchez pas. »
La démarche est assez similaire dans le cas ture de dénonciation pendant plus de vingt Cette vulnérabilité nouvelle, presque sans
d’un photographe beaucoup plus jeune minutes. Ce geste opère comme une trouée trace en apparence, devient la clef d’inter-
comme Takashi Arai (1). Avec ses daguer- dans les apparences lisses de cet environ- prétation d’un grand nombre d’œuvres qui
réotypes, la surface photographique n’est nement qui ne signale en rien la catastrophe explorent en délicatesse la forme de la té-
pas attaquée mais décontextualisée par le qui s’y trame. De la même manière, dans le nuité. Le paysage de mousse blanche que
travail du photographe. En un mouvement de film de Jean-Luc Vilmouth, Lunch Time, qui se Kohei Nawa avait proposé à la triennale
contournement et de distanciation, la tech- déroule sur un littoral dévasté et sous un ciel d’Aichi surgissait de l’obscurité avec ses
nique ancienne de Daguerre nous éloigne très bleu, un parachute motorisé fait irruption vallées et ses collines labiles et légères.
d’un réalisme illusionniste, mais fait ga- et troue la limpidité, la simplicité apparente Lors de cette même manifestation, l’artiste
gner en justesse transhistorique ou en vé- de la situation et des propos échangés chinois Feng Han présentait sa Floating City
rité. Comme l’écrit Michaël Ferrier (2), les d’une inquiétude presque surréaliste. faite de papier imprimé et suspendue aux
personnages photographiés, habitants de la bouts de fils légers et mobiles. Cette ténuité
région de Fukushima, deviennent les enfants DÉSORIENTATION ET VULNÉRABILITÉ est également travaillée par Yuken Teruya qui
et petits-enfants des victimes d’Hiroshima Avec la fêlure, le désordre introduit est infime, a fait bourgeonner de jeunes pousses de
ou des pêcheurs frappés par les essais au à peine perceptible. C’est pourquoi certains papier sur les journaux entièrement consa-
large des îles Bikini. Par un entrelacement artistes ne vont pas tant chercher l’image crés à la catastrophe de 2011. On pourrait
des époques, ces photographies prises au spectaculaire que le micro-dérèglement. également citer Aiko Miyanaga et son utili-
cœur de la zone affectée se doublent à la Lors de la triennale d’Aichi, en 2013, consa- sation des matériaux périssables pour ses
fois de familiarité et d’étrangeté. crée à la catastrophe de 2011, l’architecte Jun sculptures, comme par exemple la naphta-
La fêlure crée un lieu de la hantise. Ainsi dans Aoki, qui a restructuré le musée de Nagoya, line qui se gazéifie à l’air ambiant et finit par
l’exposition intitulée Rasen Kaigan, que la a modifié la circulation habituelle du bâtiment disparaître. Et bien d’autres artistes encore.
jeune photographe Lieko Shiga a proposée – l’entrée se trouve à l’arrière, les portes se Tant la présence de la catastrophe est à la fois
à la médiathèque de Sendaï en 2012, 245 ferment plutôt qu’elles ne s’ouvrent. De partout et nulle part. Tant la fêlure se joue des
photographies agrandies de la communauté même que le tremblement de terre de 2011 oppositions, entre la surface et la profondeur,
de Kitakama, avant qu’elle ne soit lourdement a déplacé l’axe de rotation de la Terre de dix l’individuel et le collectif, l’ici et l’ailleurs, le
touchée par le tsunami, offraient, dans une centimètres, de même la fêlure multiplie visible et l’invisible.
semi-obscurité, une vision fantomatique insidieusement les déviations irrationnelles, Dans ses textes, le philosophe allemand
aux confins du cauchemar. Cette hantise les zigzags, les doublons et les bégaiements. Günther Anders insiste sur l’impossibilité ra-
de la profondeur éclate parfois à la surface, Si, en surface, tout semble comme avant, en dicale de représenter une catastrophe nu-
cléaire. Il ouvre cependant une voie d’accès,
en revenant sans cesse sur la discipline du
« y penser tout le temps », « ne pas renon-
cer ». L’esthétique de la fêlure telle qu’elle se
manifeste dans la production artistique de-
puis Fukushima rend possible cette perma-
nence de l’interrogation – dans la latence des
images. I

Je tiens ici à remercier chaleureusement Kan Nozaki,


Tetsuya Ozaki, Taro Igarashi, Diane Josse et Michaël
Ferrier pour leur aide très précieuse.

(1) On trouvera un panorama riche et complet de la di-


versité des réactions des photographes japonais au
11 mars dans l’exposition In the Wake. Japanese pho-
tographers respond to 3.11, au musée des beaux-arts
de Boston du 5 avril au 12 juillet 2015, ainsi que dans le
catalogue qui s’y rapporte.
(2) Michaël Ferrier, « Fukushima ou la traversée du
temps », Esprit, n° 405, 2014, p. 33-45.

Clélia Zernik, professeur de philosophie de l’art à


l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, pour-
suit des recherches sur l’esthétique japonaise contem-
poraine. Elle est l’auteur de Perception-cinéma et l’Œil
et l’objectif (Vrin, 2010 et 2012).
70

l’art après Fukushima

Cracked Images
If the earthquake of March 11 2011 and
the nuclear catastrophe that it triggered can
be linked other disasters to have struck
Japan in the twentieth century, events
that create a before and after and change
the meaning of things, what about the
images that came in their wake? How did
artists perceived this fissured world and this
new sense of vulnerability?

——
The triple catastrophe that struck Fukushima
on March 11, 2011 was an enormous shock
for the Japanese as well as those who ob-
served the events from afar. The trauma
stemmed from two sources: its absolutely
unprecedented nature, the kind of unique oc-
currence that divides history into a clear be-
fore and after, and the way it reactivated,
brought back to life, Japan’s major earth-
quakes, Hiroshima, Nagasaki, the 1954 nu-
clear tests in the Pacific and Chernobyl. COEXISTENCE OF TIMES their reflections in the water, make up an
As if it represented continuity as much as Behind his highly composed and unclutte- image of great stability and serenity but at
rupture, as if, in addition to being a caesura, red photos echoes weave together—a the same time push the principle of one
it also revealed a fracture line that was al- woman lost in contemplation of the water splitting into two to the point where it
ready there and ran through the history of she is bathing in, a sea of debris, reflections seems as if the crack were already there, ri-
Japan and our modernity in general. on the water’s surface that make it hard sing to the surface, at the very precipice of
This disaster, often called “a continuing to distinguish between the image and its a catastrophe. The fireworks in the sky re-
catastrophe” because of the threat of ra- model. Any Hatakeyama photo seems sonate with the starfish on the ground.
dioactive contamination that has not been freighted with all the rest. The temporal The front and back, high and low, are all
staunched, is also an inherited catas- continuity between the before and after constructed around an axis of symmetry, a
trophe, a continuity. It has the characte- he traces is not continuous; rather it runs fracture. Hatakeyama’s photos are traversed
ristics of a crack, a deep hairline fracture that deep, opening up a cross-section of tem- by symmetry and cracks; they are the very
lengthens invisibly. While artists have de- poral accretions. The two oarsmen lifting figuration of the inner crack that is the ca-
monstrated a strong sense of solidarity in their paddles in unison, both looking at tastrophe itself. Sometimes they seem to-
their support for efforts to aid the victims of
the tsunami and nuclear power plant acci-
dent, it is also true that ever since those
events there has been a wide range of art
productions that, while less engaged and ac-
tivist, have sought to bring that deep-lying
fracture into the light of day. The photo-
grapher Naoya Hatakeyama, for instance has
expressed his unease at the fact that while
some artists made themselves truly useful
all he did was to take pictures. Actually,
though, in juxtaposing before and after
photos of the tsunami-wracked Tohoku re-
gion, he has contributed to keeping this
threatened memory alive.

Cette page, de haut en bas /this page, from top:


Shiga Lieko. « Rasen kaigan (Spiral Shore) 45 » (série).
2012. (Exposition « In the Wake: Japanese
Photographers Respond to 3 /11 », Museum of Fine
Arts Boston, 5 avril - 12 juillet 2015).
Jean-Luc Vilmouth. « Lunch Time ». 2012. Film.
Page de droite /page right:
Araki Nobuyoshi. « Shakyō rōjin nikki (Diary of a Photo-
Mad Old Man) » (série). 2011 (Exposition « In the Wake:
Japanese Photographers Respond to 3 / 11 », Museum
of Fine Arts Boston, 5 avril - 12 juillet 2015).
71

art after Fukushima

tally crossed out, like the one of an angler


that seems to obliterate or strike out—in an-
ticipation—the peaceful landscape. These
fault lines at the heart of images are an
expression of the implacability of destiny.
Symmetrically, it is after the event that
Nobuyoshi Araki systematically scratches
out his negatives, thus restoring the
photo’s status as a surface object. A shot
dated June 2, 2011 shows passers-by in
the rain. The vertical scratches above them
mimic the radioactive black rain, that se-
cond, invisible reality that underlies the
visible surfaces of images and our daily
lives. Here, too, the photographic surface
splits into two, and the wounding gesture
is nothing more than the tear in an impas-
sible surface, produced by a fissure running
far down below.

A HAUNTING OBSESSION
The much younger photographer Takashi
Arai(1) takes a similar approach. In his
daguerreotypes, the photograph’s surface
remains unaltered but he decontextualizes in the apparent limpidity and simplicity of newspapers covering the 2011 catas-
it. In a kind of workaround or act of dis- the situation and the conversation, intro- trophe. Then there is Aiko Miyanaga, who
tancing, this vintage technique invented ducing an almost surreal anxiety. uses perishable materials for sculptures, like
by Daguerre takes us away from illusio- The disorder that initially enters through a naphthalene that turns to gas at room tem-
nist realism but adds a trans-historic faith- crack is tiny, almost imperceptible. Conse- perature and disappears into the surroun-
fulness or truth. As Michaël Ferrier quently some Japanese artists avoid spec- ding air. Many other artists could be
writes,(2) in these photos the inhabitants of tacular images in favor of the slightly out of relevantly cited because the catastrophe is
the Fukushima region seem to become the whack. For the Aichi Triennial in 2013, de- everywhere and nowhere all at once. Just
children and grandchildren of the victims of dicated to the 2011 catastrophe, the archi- like a crack, what is at work is the opposition
Hiroshima or the fishermen struck down by tect Jun Aoki reconfigured the Nagoya between the surface and the depths, the
the Bikini islands nuclear tests. By interla- museum so as to modify the usual flow of individual and the collective, the here and
cing epochs, these photos taken at ground visitors through the building. The entry elsewhere, the visible and the invisible.
zero split into a simultaneous familiarity and was placed at the back and the doors were The German philosopher Günther Anders
uncanniness. more for closing than opening. Just as the writes about the radical impossibility of
This crack creates a site of obsession. In 2011 earthquake moved the earth’s axis of representing a nuclear catastrophe. But he
Rasen Kaigan, the young Lieko Shiga’s rotation by ten centimeters, the crack insi- gives us a glimpse by constantly empha-
exhibition at the Sendai multimedia center diously multiplies irrational deviations, sizing the discipline of “thinking about it all
in 2012, 245 blown-up shots of the Kita- zigzags, duplications and stuttering. the time, never letting it go.” The aesthetics
kama community before it was devasta- of the fracture as manifested in art produ-
ted by the tsunami offer, in semi-darkness DISORIENTATION AND VULNERABILITY ced since Fukushima makes possible this
a spectral vision bordering on a nightmare. While on the surface all seems as it was be- permanent interrogation through the
This haunting obsession with the depths so- fore, in reality an infinite number of tiny latency of images. I
metimes breaks through the surface, as gaps and overthrusts introduce a new vul- Translation, L-S Torgoff
with the performances of Takeuchi Kota. In nerability. Like in Sully Prudhomme’s
the middle of the monotonous pictures re- poem “The Broken Vase,” the post-Fukus- I gratefully acknowledge the invaluable assistance
corded by the CCTV camera the Tepco hima world is cracked in its unseen depths. provided by Kan Nozaki, Tetsuya Ozaki, Igarashi
company set up on the heights overloo- “Still intact in the eyes of the world, it feels Taro, Diane Josse and Michaël Ferrier.
king the Fukushima nuclear plant complex, its wound—fine and deep—grow down
this young artist, who was himself hired on below and weep. It’s broken; do not (1) A rich overview of the diversity of reactions to the
the cleanup crew and is seen wearing a touch.” This new vulnerability, all but in- March 11 events by Japanese photographers is
white hazmat suit, raises an accusatory visible, becomes the key to decode many given by In the Wake. Japanese Photographers Res-
finger in front of the camera and remains in artworks that delicately explore this te- pond to 3.11 at the Boston Fine Arts Museum, to July
this denunciatory stance for more than nuousness. The white foam landscape 12, 2015, and in the exhibition catalogue.
twenty minutes. This gesture works like a Kohei Nawa made for the Aichi Triennial (2) Michaël Ferrier, “Fukushima ou la traversée du
hole torn in the smooth appearances of arose from the darkness with its labile and temps,” Esprit 405, 2014, pp. 33-45.
this environment that in no way indicates light hills and valleys. At this same event the
the catastrophe under way. Similarly, in Chinese artist Feng Han presented his Clélia Zernik, a philosophy professor at the École
Jean-Luc Vilmouth’s film Lunch Time, Floating City made of newsprint and hung Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, stu-
which takes place on a devastated shoreline from light, moving strings. This tenuousness dies contemporary Japanese aesthetics. She is the
under a cloudless sky, a powered paraglider is also the subject of a piece by Yuken Te- author of Perception-cinéma and L’Œil et l’objectif
seems to burst into the scene and tear a hole ruya, who made sprouts grow out of the (Vrin, 2010 and 2012).
72

l’art après Fukushima

FUKUSHIMA, LA VIE APRÈS


Stéphane Thibierge

D’un côté, la saturation des écrans de vait encore la confusion, c’était l’accident
télévision au moment de la catastrophe, nucléaire de Fukushima-daichi, la centrale. Et
avec son traitement brut et chaotique ; de le mot Fukushima est venu recouvrir cette
l’autre, le balbutiement, la difficulté à confusion, évoquer un semblant d’unité à
parler de ce qui s’est passé un an après les propos de ce qui arrivait. C’est aussi de cette
faits. Comment représenter cette parole manière qu’il résonne depuis.
désorientée, ce « trou béant dans l’hori- Fukushima renvoie par là – vu et entendu d’ici,
zon » ? Rencontre avec les survivants de devant nos écrans – à cette façon dont nous
villes rayées des cartes géographiques. arrivent les catastrophes aujourd’hui. D’un
côté, elles ont une face réelle : ce qui s’est
I Ce qui s’est passé le 11 mars 2011 au passé ou ce qui se passe réellement, qui est
Japon, je l’ai reçu comme tout le monde par toujours difficile à mesurer et à connaître
ce qui en venait de la télévision et des news. exactement. Qu’est-ce qui s’est passé ? est
Images et sons, paroles attrapées ici et là, la première question que pose une catas-
vidéos de témoins retransmises presque sans trophe, qu’elle concerne un individu ou une
transition et telles quelles, commentaires de communauté. C’est une question clinique.
toutes sortes, en direct ou en boucle : c’était Et à cela s’ajoute un autre aspect, beau-
chaotique, étrange, effarant au sens propre. coup plus récent, des catastrophes contem-
Stéphane Thibierge. Car que dire en retour de ce qui venait, là, poraines : ce sont les messages et les
« Site de Minamisanriku, Japon nord-est, soudain envahir et saturer l’écran ? Séisme, informations que nous recevons en grande
août 2012 ». Photographie noir et blanc. tsunami, images d’effroi et de désolation. Il y quantité et en continu, juxtaposés et dispa-
Minamisanriku, north-east Japan a eu aussi très vite un point opaque qui aggra- rates, à propos de ce qui s’est passé. Ces
73

art after Fukushima

être atteinte après ce qui s’était passé, et


dans ce contexte. Si l’on est attentif à leurs
gestes, leur ton, leur posture ou leur attitude,
mes interlocuteurs montrent presque tous
quelque chose de cette désorientation, par-
fois discrètement, d’autres fois de façon
plus sensible.
Aucun ne parle de Fukushima. La seule per-
sonne à m’en avoir parlé habite la ville de Fu-
kushima. Les autres parlent du séisme, et
surtout du tsunami. Cela m’a étonné
d’abord, puisque, dans ces localités de
pêche, tout le monde sait quelque chose des
conséquences de l’accident nucléaire sur la
pêche locale et la chute des prix de vente,
sans parler du reste.
S’ils n’en parlent pas, c’est sans doute qu’ils
ne pouvaient pas en dire grand-chose à ce
moment-là. Ils faisaient comme ils pou-
messages, pour la plupart, ne sont pas faits Stéphane Thibierge. « La vie après Fukushima ». 2013. vaient, je suppose, et, en parlant du tsu-
pour dire quelque chose de ce qui s’est Film, 52 min. Digue brisée et débris à Minamisanriku, nami, ils devaient parler de cela aussi.
passé. Ils ne forment pas un discours articulé, août 2012. The breached dyke and debris, Minamisanriku Cette difficulté d’en parler ramène à la dés-
encore moins un récit. En revanche, ils sa- orientation. Il est difficile de s’orienter, dans
turent l’attention. C’est pourquoi il est difficile d’experts, de politiques, très variés et parfois l’espace et dans l’existence, quand on n’a pas
d’en dire quelque chose en retour. On reste contradictoires. de lieu ou que ce lieu est détruit. Au fur et à
sidéré. Et après un temps relativement En ce qui me concerne, je restais avec ce que mesure de ces entretiens et des prises de
court (quelques heures, jours, semaines, j’avais vu et entendu depuis le début, et pen- vues, je réalisais que je tournais autour de
mois ou années) d’autres messages viennent dant les mois qui ont suivi. De tout cela, je ne quelque chose qui était aussi peu repré-
occuper l’écran à la place de ceux-là. L’at- pouvais pas faire grand-chose. C’était une sentable qu’un trou béant dans l’horizon.
tention est saturée par autre chose. Elle confusion réduite à quelques généralités, à C’était pourtant ça l’objet du film.
est occupée ailleurs. Du coup, il nous est dif- des images et des sons dispersés. Très peu Les Japonais, et notamment ceux de cette
ficile de « réaliser » à proprement parler, et de en fait, surtout rapportés à la gravité de ce qui côte nord-est, ont l’habitude des séismes et
faire que ce soit passé, derrière. Notre ac- était arrivé. Il s’était passé quelque chose qui des tsunamis. C’est violent et meurtrier,
tualité ressemble par là aux conditions en- m’importait et nous importait à l’évidence, mais on peut reconstruire après, ils savent
tretenues d’un traumatisme toujours mais j’étais en peine de dire quoi précisé- le faire et l’ont souvent fait. Le lieu reste.
présent : discret mais continu. ment, au-delà de ces quelques généralités. Ce qui est difficile ici, c’est ce trou de mort
dans l’horizon, ce qui n’est pas représenta-
CONFUSION DÉSORIENTATION ble de Fukushima : un accident nucléaire
Ayant des liens anciens et réguliers avec Un peu plus d’un an après, il m’est venu l’idée dont personne ne peut dire actuellement
le Japon, je suis resté attentif à ce qui nous que pour trouver un début de réponse à ce que seront les conséquences. À Mina-
arrivait depuis le 11 mars à propos de ça, Fu- cette question, pour essayer de me rendre misanriku, à Ishinomaki, sur toute cette
kushima. Comme d’autres aussi, bien sûr, compte, le mieux était d’aller sur place et d’in- côte nord-est du Japon, c’est ce qui rend le
chacun à la mesure de l’attention disponible, terroger ceux qui étaient là-bas. Parlant un lieu difficile à reconstruire. Et c’est ce qui a
de son histoire, de ses intérêts. Et puis il est peu japonais, je pouvais me débrouiller. Et de quoi désorienter – les Japonais d’abord,
apparu rapidement que ça concernait tout le comme j’avais vu depuis le début beaucoup bien sûr, et surtout ceux qui vivent là-bas,
monde, pas seulement le Japon. d’images dont je ne savais trop que faire, je mais nous-mêmes aussi, qui ne sommes
Je me demandais ce qui s’était passé. Ce pouvais essayer de faire d’autres images, à pas directement touchés. Nous sommes
n’était pas facile de s’en rendre compte pré- partir de ce que les gens me diraient là-bas. évidemment tout autant concernés par le nu-
cisément, et ce qu’on en recevait d’informa- Cela a donné un film documentaire tourné cléaire et par Fukushima que les Japonais.
tions depuis le début ne levait pas la avec peu de moyens au mois d’août 2012. Je D’une façon sans doute étrange pourtant,
confusion. Ce qu’on savait, c’est que les des- suis parti de la petite ville de Minamisanriku, nous vivons comme si cela n’existait pas. Le
tructions étaient très importantes sur toute la entièrement détruite, mais où un hôtel situé 11 mars dernier, quatre ans après, Fukushima
côte nord-est, que la centrale de Fukushima en hauteur était praticable. C’était proche de n’a pratiquement pas, ou à peine, été men-
était très endommagée, qu’il y avait une zone Sendai, en face de l’épicentre du séisme tionné dans nos médias. Manière sans
interdite de 20 kilomètres tout autour, et que au large, et à environ 150 kilomètres de la doute de ne pas répondre à notre propre dés-
la situation n’était pas maîtrisée. centrale de Fukushima. orientation devant ces questions, et à l’an-
On a montré beaucoup de gens de ce Japon Là j’ai rencontré des gens, et j’ai filmé des en- goisse qu’elles suscitent. I
nord-est, pris dans les premiers instants ou tretiens avec eux. Ensuite, je suis allé dans
les premiers jours de la catastrophe. Assez la ville voisine d’Ishinomaki, un peu plus Stéphane Thibierge est psychanalyste et photographe,
vite, après quelques semaines, on ne les a grande et partiellement détruite. À Mina- il vit et travaille à Paris. Il enseigne la psychopathologie
plus montrés, ni mentionnés, ou très peu. Ce misanriku, il ne restait presque rien, et il à l'université de Poitiers et à Paris-Diderot. Il a réalisé
qui revenait plus régulièrement, c’était le nom n’était pas très facile de s’orienter. Plus le film documentaire : la Vie après Fukushima – Japon
Fukushima et la centrale, avec des images tard, en montant le film et en reprenant les nord-est (production Sodaperaga, 52', 2013). Derniers
auxquelles on commençait à s’habituer, et entretiens, j’ai réalisé combien l’orienta- ouvrages parus : Clinique de l'identité (PUF, 2007) ; le
des commentaires de gens ordinaires, tion, et pas seulement dans l’espace, pouvait Nom, l'image, l'objet ( PUF, 2011).
74

l’art après Fukushima

And after a relatively short period of time (a


few hours, days, weeks, months or years),
other messages fill the screen in their
place. Our attention is saturated by some-
thing else. It is busy elsewhere. Conse-
quently, it is difficult for us to “realize,”
in the literal sense, and to put it behind
us. In this way, our current events are like
a continuing trauma: discreet but ongoing.
Having long-standing, regular links with
Japan, I was attentive to what was happe-
ning, what we went through in relation to it,
to Fukushima. Like others, too, of course,
each within the limits of their available at-
tention, their history, their interests. And
then it soon became evident that everyone
was concerned, not just Japan.
I was wondering what had happened. It
wasn’t easy to be get a precise fix on it, and
the information we had received from the
start did not dispel the confusion. What
we knew was that there had been massive
destruction along the whole north-east
coast, that the Fukushima nuclear power
plant had been seriously damaged, that
there was a no-go zone 20 kilometers all
around, and that the situation was not
under control.
They showed a lot of people in north-east
Japan, caught up in the first moments or
first days of the disaster. Fairly soon, after
a few weeks, they stopped showing or
mentioning them, or nearly. What came
up more regularly was the name Fukus-
Fukushima, Disorientation hima and the power plant, with images we
began to get used to, and commentaries by
ordinary people, experts, politicians, all
very varied and sometimes contradictory.
On one side, the saturation of the TV came to conceal this confusion, sugges- As for myself, I stuck with what I’d seen and
screens when the catastrophe occurred, a ting a semblance of unity with regard to heard from the start, and during the
chaotic flow of raw information; on the what happened. And that is how it has been months that followed. There was not much
other, stammering, the difficulty of talking heard ever since. I could do about all that. It was confusion,
about what happened a year after the event. In this way, Fukushima—as seen and heard reduced to a few generalities, to disper-
How do we represent this disoriented from here, in front of our screens—typifies sed images and sounds. Very few, in fact,
speech, this “gaping hole in the horizon”? the way catastrophes reach us nowadays. mostly concerning the gravity of what had
Stéphane Thibierge went out to meet the On one side, they have a real face: what hap- happened. Something had occurred that evi-
inhabitants of the towns and villages that pened or what happened in reality, which it dently mattered to me and mattered to us,
were wiped off the map. is always difficult to exactly measure and but I found it hard to say exactly what,
know. What happened? is the first question beyond these few generalities.
—— raised by a catastrophe, whether it A little more than a year later, it struck me
What happened on 11 March 2011 in concerns an individual or a community. It is that to start finding an answer to that ques-
Japan—like everyone else, I heard about it a clinical question. tion, to try to get an idea, the best thing
from what they said on TV and in the news: would be to go out there and talk to the peo-
images and sounds, words picked up here CONFUSION ple who were there. I had a little Japanese,
and there, videos of witnesses broadcast al- To that is added another, much more recent so I could manage. And since, right from the
most end to end, unedited, all kinds of com- aspect of contemporary disasters: this is the start, I had seen a lot images that I didn’t
mentaries, live or looped: it was chaotic, huge quantity of messages and information know how to process, now I could try to
strange, and truly frightening. For what that we continuously receive, juxtaposed make other images, based on what people
could be said in response to what was sud- and disparate, about what happened. Most
denly invading and saturating the screen? of these messages are not intended to tell Ci-dessus/above: Stéphane Thibierge.
Seism, tsunami, images of dread and des- us anything about what happened. They do École brûlée sur le site détruit de Minamihama,
olation. Soon, too, there was an opaque not form an articulated discourse, let alone ville d’Ishinomaki, Japon nord-est, août 2012.
point that aggravated the confusion, the a narrative. What they do is saturate the at- Burned school at Minamihama
accident at the Fukushima-Daiichi nuclear tention. That is why it is difficult to say Ci-contre/opposite: Côte détruite, Ishinomaki,
power plant. Hence the word Fukushima anything in response. We remain stunned. Japon nord-est, août 2012. Ravaged coastline
75

art after Fukushima

there told me. The result was a documen- quake, and especially the tsunami. At first cannot be represented: a nuclear accident
tary film shot on a shoestring in August I was surprised, because in these fishing whose consequences no one, at the present
2012. I started with the little town of Mina- communities everybody knows about the time, can foretell. At Minamisanriku, at
misanriku, which had been totally des- effects of nuclear accidents on local fishing Ishinomaki, on the whole of this north-east
troyed, although there was one usable and the resulting fall in prices, not to men- coast of Japan, that is what makes the
hotel. It was close to Sendai, facing the tion other things. place difficult to reconstruct. And that is
offshore epicenter of the quake, and some If they didn’t talk about this, it was no what is disorienting, for the Japanese first
150 kilometers from the power plant at doubt because there wasn’t much they of all, of course, especially for those living
Fukushima. could say at the time. They did what they there, but also for us too, although we are
could, I suppose and, when they talked not directly affected.
DISORIENTATION about the tsunami they were also talking Obviously, we are just as concerned by
There I met people, and I filmed interviews about that. the nuclear and by Fukushima as the
with them. Then I went to the neighboring This difficulty of talking has to do with di- Japanese are. In a strange way, however, we
town of Ishinomaki, which was a little bigger sorientation. It is difficult to orient yourself, have gone on living as if it never existed. On
and partially destroyed. In Minamisanriku, in space and in life, when you have no March 11 last, four years later, Fukushima
there was almost nothing left, and it wasn’t place, or when your place has been des- hardly got a mention in the media. This
easy to get my bearings. Later, when editing troyed. In the course of my interviews and was presumably a way of not acknowled-
the film and going back over the interviews, shooting, I realized that I was angling ging our own disorientation at these ques-
I realized how much orientation, and not only around something that was as hard to re- tions, and the anxiety they stir up. I
in space, could be impaired after what had present as a gaping hole in the horizon. Translation, C. Penwarden
happened, and in this context. If you are And yet that was the subject of the film.
attentive to their gestures, to their tone, The Japanese, and especially the ones on Stéphane Thibierge is a psychoanalyst and photo-
their posture and their attitude, you will see that northwest coast, are used to quakes and grapher. He teaches psychopathology (lecturer at the
that the people I spoke to nearly all had so- tsunamis. They are violent and deathly, Université de Poitiers, research fellow at Université
mething of that disorientation, sometimes dis- but afterwards you can rebuild. They know Paris-Diderot). He has also published several books
creetly, sometimes more obviously. how to do that, and have done it often. about the image of the body and identity, inclu-
No one talked about Fukushima. The only The place remains. ding Le Nom, l’image, l’objet (PUF, 2011). He made
person who talked to me about it lives in the What is difficult here is this hole of death in the documentary La Vie après Fukushima — Japon
town of Fukushima. Others spoke of the the horizon, this part of Fukushima that nord-est in 2013.
76

musique

I Quelques mots, Daniel Tosi, de votre

ÉCRIRE POUR biographie. Je crois savoir que vous avez


deux origines familiales…
D. T. L’une italienne par mon père, l’autre ca-

L’OPÉRA talane par ma mère, d’où le fait que je parle


depuis toujours l’italien et le catalan. Ma
famille paternelle avait dû fuir le fascisme, un
interview de Daniel Tosi et Jean-Philippe Guinle de mes deux grands-oncles avait été tor-
par Jacques Henric turé par les sbires de Mussolini, il avait en-
tres autres subi le terrible supplice de la
goutte d’eau et avait succombé. Après di-
verses péripéties, mes parents se sont ins-
tallés en France, à Sorède, à Saint-André, puis
à Valmanya (dans les Pyrénées-Orientales),
où mon grand-père et son frère se sont en-
gagés dans la Résistance.
Nos lecteurs connaissent le nom de Jean-Philippe Guinle pour les articles qu’il
publie de temps à autre dans artpress, sur la philosophie (spécialiste de Hegel, Venons-en à votre parcours professionnel,
il fut l’ami de Jean Baufret et entretint des liens avec Heiddeger) et sur la lequel vous a mené à l’actuelle direction
musique. Certains, de ces lecteurs, ignorent probablement que Jean-Philippe du Conservatoire de Perpignan.
Guinle est aussi compositeur. D’origine catalane, pour une part, il passe une D. T. J’appartiens à une longue lignée italienne
partie de sa vie dans un petite ville près de Perpignan où les hasards de la vie de musiciens. Toute ma famille chantait ou
me l’ont fait rencontrer. Par ailleurs, il existe à Perpignan un Conservatoire de jouait, certains comme mon arrière-grand-
musique, un des plus dynamiques en France dont, pour avoir suivi les activi- mère avait fait une belle carrière de chanteuse
lyrique Dès l’âge de douze, treize ans, je me
tés depuis quelques années, je souhaitais qu’on parlât dans artpress. Il a sa
suis mis à composer ; vers quinze ans, j’ai
tête un chef d’orchestre qui est, lui aussi, compositeur, Daniel Tosi. La ren- commencé des études sérieuses d’écriture
contre entre ces deux hommes passionnés de musique et créateurs l’un et d’harmonie, de contrepoint, de fugue, d’abord
l’autre était inévitable. Daniel Tosi a mis à plusieurs reprises son orchestre au à Toulouse, puis, à dix-huit ans, à Paris, au
service des œuvres de Jean-Philippe Guinle. Dans l’entretien qui suit, ils évo- Conservatoire national supérieur. Là, plutôt
quent leur biographie, leur parcours professionnel et, bien sûr, leurs œuvres. que de m’orienter vers l’instrument, j’ai choisi
la création et la direction d’orchestre.
Parallèlement, j’ai suivi des études de lettres
et de musicologie à la Sorbonne (maîtrise,
agrégation) et j’ai commencé à enseigner.
Ensuite, j’ai passé un diplôme de directeur de
Conservatoire de région, me disant que la
meilleure façon d’être en contact permanent
avec la musique et la pédagogie, c’était de
diriger de tels établissements. Reçu en 1982
par Maurice Fleuret, directeur de la musique,
celui-ci, soucieux de me voir quitter Paris, m’a
proposé un poste d’Inspecteur de la musique.
J’étais très jeune, j’ai pensé que c’était l’oc-
casion de connaître plus en profondeur le
milieu de la musique française. J’ai en effet
beaucoup voyagé dans les régions pour voir
comment fonctionnaient les orchestres, les
conservatoires et les diverses associations.
Mais j’ai vite compris que ce travail consistait
pour moi à être spectateur plutôt qu’acteur.
Raison pour laquelle j’ai démissionné au bout
d’un an, d’autant que ma musique commen-
çait à être jouée par les ensembles les plus
connus de l’époque (2e 2m, l’Itinéraire, les
percussions de Strasbourg ou à l’IRCAM). J’ai
donc décidé de passer le concours de Rome.
Je suis resté ainsi trois ans pensionnaire à la
Villa Médicis, où je me suis occupé d’un festi-
val de musique contemporaine. À la fin de ce
séjour, trouvant agréable de pouvoir écrire de
la musique en étant rémunéré, je me suis pré-

Ci-contre/opposite: Daniel Tosi (© Maud Landes)


Page de droite/page right: Jean-Philippe Guinle
77

music

tendait que la musique atonale n’était


qu’une simple déformation de la musique to-
nale. C’est donc amusant qu’un tel élève de
d’Indy m’ait mis en contact avec la musique
la plus moderne. Par ailleurs, Georges Piccoli
avait eu pour condisciple à la Schola canto-
rum quelqu’un dont personne ne parlait en-
core en France et qui était Edgar Varèse. Les
amies de ma mère étaient toutes amou-
reuses du bel Italien qu’était Varèse.
J’avais 14 ou 15 ans quand j’ai commencé à
composer des pièces à la mémoire de
Schoenberg dans lesquelles j’ai appliqué sa
méthode. Je ne savais rien de l’harmonie clas-
sique, et j’ai commencé à par faire du dodé-
caphonisme. Après, il a bien fallu que
j’apprenne mon métier. Je n’ai pas fait de car-
rière musicale parce que mon père m’avait
obligé à faire une carrière de juriste mais,
grâce à un ami, j’ai pu écrire des musiques de
scène intéressantes, notamment pour
senté à la Villa Médicis hors-les-murs. Parlant s’était mis à composer, je me souviens no- l’Agamemnon d’Eschyle, représenté par le
le catalan, je connaissais déjà quelques com- tamment d’une ronde sur un poème d’Alain- groupe du Théâtre antique dans la cour de la
positeurs à Barcelone, des ensembles, Fournier. Il en est néanmoins resté au stade Sorbonne, spectacle repris dans le Théâtre
notamment les orchestres de Barcelone, ou d’amateur. Il avait montré ses compositions romain de Vérone. Il y avait, parmi la troupe
de Palma de Majorque. Le concours réussi, à Henri Sauguet qui, sans le dissuader, des gens qui ont exécuté ma musique, le
j’ai eu le loisir d’écrire une grande pièce durant l’avait poussé à travailler sérieusement. grand flûtiste Alain Marion. J’ai également
mon séjour de deux ans en Catalogne. Quant à ma mère, elle était la fille d’un Ca- écrit un ballet pour une école de danse, joué
Dirigeant bon nombre d’orchestres, j’ai eu talan qui était médecin et qui, dans sa jeu- par les musiciens de la Société des concerts
l’opportunité de développer des relations avec nesse, avait connu un certain Escalaïs, du Conservatoire, l’ancêtre de l’Orchestre de
l’Espagne, l’Italie et l’Amérique latine. Tout de cousin d’un des plus grands chanteurs de Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, cin-
même décidé à entrer plus de plain-pied dans l’Opéra, Léon Escalaïs. Après la guerre de quante ans après le Sacre du Printemps.
la vie active et « sociale », j’ai appris qu’il y 1914, ma mère a accompagné pendant
avait un projet pour la vie musicale et le vingt ans chez Escalaïs. Il y avait comme Avant d’aborder les circonstances de
Conservatoire de Perpignan. Finalement, en élèves des gens alors célèbres, je pense à votre rencontre avec Daniel Tosi, quel
1989, j’ai pris la direction de ce Conservatoire. José Luccioni. jugement portez-vous sur le travail qu’il
Il s’est depuis considérablement développé. a réalisé au Conservatoire de Perpignan ?
De 780 élèves, on en est à 3 000 aujourd’hui. À LA MÉMOIRE DE SCHOENBERG J.P. G. La grande chance de ma vie, après
De 70 professeurs, on est à 200. J’ai pu Dès ma jeunesse, j’ai donc baigné dans une avoir été encouragé à composer par Henri
créer un festival de musique contemporaine atmosphère musicale et fait de belles ren- Sauguet, a été de rencontrer Daniel Tosi
en 1991, Aujourd’hui Musiques, qui se per- contres. J’avais autour de 14 ans quand j’ai par l’intermédiaire de Mme Sabine Dauré, res-
pétue grâce au théâtre de l’Archipel. J’ai ren- fait la connaissance de Mme Bizet, belle-fille ponsable des expositions du Château de
forcé mon orchestre symphonique et de Georges Bizet, laquelle m’a présenté à Jau. Daniel a été formidable, il m’a d’abord
transplanté à Perpignan mon orchestre de Jean Périer, le créateur de Pelléas et Méli- proposé de jouer une œuvre de moi, pour per-
chambre, la Camerata de France. J’ai été à sande, en lui disant : « Voilà un jeune grand cussions. N’étant jamais passé par le
l’initiative de beaucoup de créations en région, futur créateur », alors que je n’avais pas en- Conservatoire, j’ai eu la chance d’être joué
un de mes chevaux de bataille. Enfin, j’ai ren- core écrit une note. Toujours grâce à Mme par un professionnel de haut niveau. Sans
forcé les liens avec « les gens » qui faisaient Bizet, j’ai connu quelqu’un d’important, Eu- blesser sa modestie, j’oserai le comparer à
du lyrique, chanteurs, musiciens, metteurs en gène Borrel, dont les travaux ont beaucoup Franz Liszt. Même générosité, composi-
scène, d’Olivier Desbordes et son Opéra servi aux baroqueux. J’ai alors décidé de teurs tous deux, ils n’ont pas fait leur carrière
Eclaté dans un premier temps, à Frédéric suivre des études de composition avec pour mettre en valeur seulement leurs pro-
Lhuillier et son festival lyrique Languedoc- Georges Piccoli, l’oncle de Michel Piccoli, qui pres œuvres. Daniel, par ailleurs, a souhaité
Roussillon. très tôt, dès les années 1950, m’a fait mettre la musique à la portée du plus grand
connaître les œuvres de Bartok, Schoen- nombre, sans démagogie, sans céder sur la
Jean-Philippe Guinle, lisant votre curri- berg, Scriabine. Georges Piccoli étant un qualité de ses choix musicaux. Ainsi l’opéra
culum vitae, je vois que vous aussi avez élève de Vincent d’Indy, il avait au départ des qu’il a écrit, Orphée, peut être qualifié de po-
trempé dans un bain musical… goûts musicaux qu’on dirait, pour aller vite, pulaire, puisqu’on y trouve des mélodies
J.P. G. Mon père, qui était normalien, a réactionnaires. Une anecdote qui va beaucoup dites faciles, mais qui sont accompagnées
voulu à un moment de sa vie devenir chan- amuser Daniel Tosi : Piccoli avait une partition avec une science musicale très élaborée. Mo-
teur d’opéra. Cela ne s’est pas fait, il a pour- d’une sonate de Bartok qui était complète- zart ne procédait pas autrement dans la
suivi sa carrière de fonctionnaire, mais il ment atonale, et tous les accords avaient été Flûte enchantée. Rien n’est plus difficile à
appartenait à une famille à moitié basque transposés par lui comme s’ils étaient tonals. faire qu’une musique réputée facile. En Al-
dans laquelle tout le monde chantait, ce qui Par exemple, le do dièse était présenté lemagne, les plus grands chanteurs aiment
avait frappé Jacques Rivière, ami de mon comme une appogiature de do, ce qui était à chanter des opérettes. Ce n’est pas vrai-
père. Ayant raté sa carrière de chanteur, il le système appliqué par d’Indy. D’Indy pré- ment le cas en France.
78

musique

THÉÂTRE DANS LE THÉÂTRE gore en français. Le sujet en est la création tous les objets percussifs sont des verres à
Daniel, pour poursuivre le propos de Jean- artificielle, par défi à Dieu, d’un être andro- café, des cailloux, de la terre… Je cher-
Philippe Guinle, dans la liste de vos gyne maléfique qui tentera de semer la mort chais alors des sons inouïs, expressifs sub-
œuvres, je constate un grande variété de autour d’elle, notamment celle de son créa- jectivement. Mais le livret d’opéra amène à
genres, contes pour enfants, sardanes, teur. Il s’agit d’une œuvre sur le mal, le salut, revoir de tels choix.
œuvres symphoniques, opéras… Pouvez- l’amour, la mort. Il y avait déjà dans le roman La musique électro-acoustique que j’ai pra-
vous dire quelques mots sur ce Orphée de Ewers des chansons, une matière musi- tiquée pendant des années m’a fait connaî-
dont parlait Jean-Philippe Guinle ? cale. J’en ai tiré un livret, et j’ai appris récem- tre un autre monde sonore, extrêmement
D.T. L’idée date de plusieurs années ; une ment que Ewers avait lui-même écrit un livret diversifié. Mais le monde tonal ou modal, po-
commande d’un opéra rock, de la commune d’opéra mis en musique par Eugène D’Albert, lytonal ou atonal en fait aussi partie !
d’Estagel, par son maire Antoine Sarda. Les qui s’appelait les Yeux morts, et qui avait eu
rockeurs de l’époque en avaient fait une un certain succès. Sur le plan musical, j’ai fait Comment menez-vous votre carrière de
sorte de synthèse dont je ne pouvais tota- appel à la technique dodécaphonique. La rai- chef d’orchestre et de compositeur ?
lement me satisfaire. Je l’ai donc « repris » son ? Le sujet du roman étant la création arti- D. T. Un compositeur n’utilise pas le son
de façon à affiner la composition. J’ai mis du ficielle d’un être maudit, on pouvait dire que le (mis à part pour l’électro acoustique), il le
temps. J’ai travaillé, ici et là, pendant vingt système dodécaphonique était une autre conçoit dans sa tête. Il peut composer vingt
ans sur cette œuvre, en tentant d’en sau- manière de remettre artificiellement en ques- symphonies sans avoir jamais été face à
vegarder la sève première, ou disons le tion la musique tonale. Dans mon opéra, le un orchestre symphonique. Le chef d’or-
« cri » initial. Je me suis posé la question : langage choisi se rapporte à l’essence même chestre est en contact avec la matière vi-
comment écrire de la musique pop en y de l’opéra. Le problème, c’est que, dans l’in- vante. J’ai plutôt suivi cette dernière voie
ajoutant mes matériaux propres. Dans Or- conscient collectif, la musique dodécapho- selon Joseph Haydn. On l’appelle « le père
phée, on trouve du texte récité, de la musique nique étant considérée comme impropre au de la symphonie », vu le nombre impres-
électro-acoustique, des harmonies qui ap- chant, j’ai donc voulu prouver le contraire en sionnant d’œuvres symphoniques qu’il a
partiennent à celles du début du 18e siècle. tirant une sorte de lyrisme de cette technique. créés. Or, toute sa vie, il a disposé d’un or-
Ce mélange devait être au service d’une Ayant découvert que Ewers avait été égale- chestre pour les faire jouer. Il pouvait se
histoire antique transposée aujourd’hui. ment cinéaste et avait tourné un film de son dire : tiens ça, ça sonne bien, ou ça sonne
Dans un de mes autres opéras, qui m’occupe roman, j’ai prévu, pour les changements de mal. Si vous n’avez pas touché à l’orchestre,
maintenant, Messidor, j’ai un autre pro- décor, des interludes, au cours desquels pour- comment pouvez-vous le savoir ? Sur le plan
blème à résoudre. Le thème en est la Terreur, raient être montrés des extraits de son film imaginatif, on peut se dire pourquoi pas ?
inspiré du roman d’Anatole France, les muet. Cet opéra demandera une collaboration Mais cela reste frustrant.
Dieux ont soif. étroite entre cinéastes et musiciens. Berlioz, par exemple, l’a bien compris ; il al-
J’ai fait une pré-création il y a 25 ans. Depuis, lait au-devant des musiciens. Il les payait, il
ce fut encore un long travail, abandonné, LE GRAND ÉLAN DU 20 e SIÈCLE travaillait ainsi avec le contact irremplaçable
repris, oublié, puis à nouveau retravaillé pen- D. T. Mais votre musique, Jean-Philippe, de la matière sonore. On raconte qu’Edgar Va-
dant trois ans en ne changeant rien à l’inspi- que j’ai eu l’occasion de diriger, l’est aussi, rèse, quand il était dans un restaurant, tapait
ration première, théâtre parlé avec acteurs lyrique. Et celle d’Alban Berg, de Schoenberg, partout, pour « boire et manger » le son pro-
et airs chantés se juxtaposant. Au texte l’est aussi. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire duit ! Même aux toilettes (il l’a dit), il écou-
d’Anatole France datant du début de 20 e musique tonale ? De Bach au post-Puccini, la tait tous les « bruits subtils » ! Pour lui,
siècle, où est racontée la Terreur révolution- musique a beaucoup évolué, sans parler de l’œuvre s’identifiait au sens large et totale-
naire, avec un recul critique à l’endroit de Wagner. Créer des opéras aujourd’hui est de ment à l’inouï sonore organisé.
l’événement, fait écho l’impitoyable actualité. plus en plus problématique, on préfère re-
Pour ce qui est de l’ordre théâtral, la pièce est prendre la Traviata pour la millième fois, Pour finir, puis-je demander à l’un et l’au-
écrite comme si elle avait pu être jouée à plutôt que de créer une œuvre de Jean-Phi- tre quels sont les compositeurs qui ont
l’époque d’Anatole France. Pour la partie lippe Guinle. Je connais d’autres composi- compté pour vous, vous ont bouleversé,
chantée, j’ai imaginé que les spectres des teurs, à Barcelone qui sont dans le même cas ont influencé votre œuvre ? Daniel ?
acteurs revenaient, je veux dire les guillotinés, que vous, en attente qu’une grande mai- D. T. Si j’ai écrit de la musique, c’est qu’il y a
Chénier, Saint Just, Robespierre… Ils s’expri- son se décide à monter leurs opéras. Mais j’ai eu ce grand élan au 20 e siècle initié par
ment alors dans le style de la musique de leur quelques raisons d’être optimiste. Debussy, Schoenberg, la musique concrète,
temps, disons selon une écriture mozartienne John Cage, Ivo Malec, Messiaen, et surtout
ou haydnienne. Les acteurs jouent, les Ce qui me frappe, c’est votre très grande Edgar Varèse qui m’a amené à me pencher
ombres reviennent et chantent. Il y a un théâtre ouverture d’esprit à tous les deux, tant on sur les musiques du futur, du passé avec
dans le théâtre. Un récitant, Anatole France pourrait penser que vos œuvres respec- Guillaume de Machaut, Josquin des Près,
lui-même, s’adresse au public, sur un « tapis tives sont dissemblables… Roland de Lassus, puis Jean-Sébastien Bach
sonore mouvant » qui est la musique électro- D. T. Pour l’opéra oui, pas pour ce qui est de et ces quelques autres grands monstres de
nique de mes matériaux propres. Ainsi, ces la musique dite contemporaine où nous notre sublime histoire, auxquels on peut ajou-
« mixités » m’attirent et me correspondent. sommes très proches. Travailler à partir de ter Schubert, Beethoven, Moussorgski…
Elles assurent la surprise, le renouveau, la vie livres, de livrets différents, amène à créer des
et l’espoir. œuvres elles-mêmes très différentes. J.P. G. Moi, j’ai découvert la musique avec
Quand j’avais trente ou quarante ans, ja- Wagner. Puis il y a eu Richard Strauss, Arnold
Et vous Jean-Philippe Guinle, de quoi mais je n’aurais pensé utiliser un matériau Schoenberg et, bien sûr, Mozart. Varèse,
est fait votre opéra, Alraune, dont on es- tonal, par exemple. À l’époque, je recherchais comme pour Daniel, et Zimmermann. C’était
père qu’il sera monté un jour ? uniquement des timbres nouveaux, j’utilisais un catholique qui n’a pas supporté la tragé-
J.P.G. Il a pour point de départ, la lecture d’un des instruments non conventionnels, je fai- die dont s’est rendu coupable son pays et qui
roman de Hanns Heinz Ewers, un auteur né sais frapper sur « tous les os de la nature ! » a fini par se suicider. Aussi Jean Barraqué
en 1871 et mort en 1943, Alraune, Mandra- Dans une de mes pièces, Vocalia Rythmica dont, hélas, on parle peu aujourd’hui. I
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79

Livres
« Quant au désir, pris en
tenaille entre la montée
de l’hygiénisme et le retour
en force de l’humanitaire,
qui y songe encore ? »
Catherine Millot
La Logique et l’Amour
et autres textes
Éditions Cécile Defaut

EN LIBRAIRIE

CATHERINE MILLOT FRANCK FISCHBACH


LA LOGIQUE ET L’AMOUR PHILOSOPHIES DE MARX
ET AUTRES TEXTES Éric Loret
interview par Philippe Forest
JOHN D’AGATA
FLORENCE DELAY ET JIM FINGAL
LA VIE COMME AU THÉÂTRE QUE FAIRE DE CE CORPS
SEPT SAISONS QUI TOMBE
Georges Banu Christophe Kihm

ÉRIC MARTY ÉCRIVAINS ARABES


LA FILLE ABDELLAH TAÏA
LES PALMIERS SAUVAGES EYET-CHÉKIB DJAZIRI
Laurent Zimmermann RACHID O.
Kaoutar Harchi
FRANÇOIS ANGELIER
FEUILLETON
BLOY OU LA FUREUR
DU JUSTE ALAIN BONIJOL
FRANÇOIS CASSINGENA- TERCIO DE VÉRITÉ
TRÉVEDY ÁNGEL PERALTA
ÉTINCELLES IV. CHEVAUX ET TAUREAUX
LE COUVRE-FEU À CIEL OUVERT
PASCAL QUIGNARD Jacques Henric
SUR L’IDÉE
D’UNE COMMUNAUTÉ
DE SOLITAIRES
Patrick Kéchichian
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CATHERINE MILLOT
la logique et l’amour
interview par Philippe Forest

Catherine Millot
La Logique et l’Amour et autres textes
Éditions Cécile Defaut

I Dans artpress, nous suivons avec beau- angle : il constitue ou témoigne d’un « bout » Que Cécile Defaut ait qualifié ce recueil de
coup d’intérêt et d’admiration l’entreprise d’analyse. Ce n’était le plus souvent pas « roman d’éducation » m’agrée tout à fait. Elle
– je dirais déjà « littéraire » – dans laquelle concerté ni délibéré, mais cela me saute aux aurait pu écrire, à l’allemande, « roman de for-
vous êtes engagée depuis vingt-cinq ans yeux après coup. Ce livre n’est donc pas tant mation », car c’est beaucoup de ma formation
et qui a abouti à des livres comme Abîmes un livre de psychanalyse que le livre d’une intellectuelle qu’il s’agit, formation partagée
ordinaires, la Vie parfaite, O Solitude, psychanalyse, faisant ainsi écho à ce que avec bon nombre de ceux de ma génération,
publiés en 2001, 2006 et 2011 dans la col- j’avais pu mettre en œuvre explicitement dans marquée par la rencontre (la lecture) d’au-
lection « L’Infini » chez Gallimard. Aujour- Abîmes ordinaires. teurs qui suscitaient une grande passion.
d’hui, vous faites paraître aux Éditions Ainsi, pour moi, de Bataille, de Foucault, de
Cécile Defaut un recueil sous le titre de la GÉNÉRATION 68 Lacan surtout, mais aussi de Klossowski, de
Logique et l’Amour. J’imagine l’embarras Je dois vous interroger d’abord sur la Heidegger. Pour certains, je les ai rencontrés,
dans lequel ce livre va plonger les libraires très belle et étonnante illustration de parfois fugitivement (comme Foucault ou Hei-
lorsqu’ils auront à décider dans quel rayon couverture. Les lecteurs d’artpress y re- degger) ou longtemps côtoyés, comme
le ranger. Il s’agit sans doute d’un ouvrage connaîtront le Portrait d’un vieillard et Lacan ou Klossowski. Ce livre en fait état. J’y
de psychanalyse. Mais il traite aussi d’art, d’un jeune garçon de Domenico Ghir- évoque aussi l’œuvre d’amis proches,
de littérature, de philosophie. Surtout, bien landaio (vers 1490, musée du Louvre) comme Anne-Lise Stern, ou Jean-Noël Vuar-
qu’il s’agisse d’un recueil de textes appa- auquel vous aviez consacré un texte dans net, avec lequel j’eus un échange durant près
remment disparates, comme vos livres les pages du magazine (1). Il me semble de vingt ans sur les mystiques. Ce livre – ce
précédents, celui-ci se lit, selon la formule, que le commentaire que vous en propo- n’était pas concerté – est donc aussi un livre
« comme un roman ». Cela tient à la fluidité sez et par lequel s’ouvre la Logique et sur l’amitié. La passion pour la théorie et
et à la beauté de l’écriture mais aussi, me l’Amour révèle beaucoup de choses l’amour ou l’amitié pour les personnes ont
semble-t-il, à l’usage que vous y faites de concernant les intentions et les orienta- été, dans ma vie, indissociables. En ce sens,
la première personne du singulier. Il y a tions du recueil. mon éducation fut sentimentale inséparable-
sans doute beaucoup d’autres exemples – Le portrait de Ghirlandaio fait partie de mes ment. Peut-être cela tient-il à mon sexe, et à
je pense notamment aux ouvrages de souvenirs d’enfance. Il est associé à mon mon histoire : à la chance des rencontres.
Jean Allouch depuis Érotique du deuil au grand-père et représente pour moi l’amour Mais comme vous le dites, ce n’est pas une
temps de la mort sèche ou bien au récent qui nous unissait. Si ce que j’en dis révèle éducation sentimentale au sens de Flaubert,
Une part de soi dans la vie des autres de beaucoup, dites-vous, sur les intentions et qui se solderait par la dérision, comme l’évo-
Danièle Brun. Mais il me semble qu’il faut les orientations de ce recueil, c’est à mon cation flaubertienne d’une virée manquée au
toujours à un auteur, comme c’est votre insu. Même si, à la relecture de ces textes, bordel : « C’est ce que nous avons eu de meil-
cas, se mettre, d’une manière ou d’une j’ai été frappée par les échos que l’on trou- leur », et par, au mieux, l’assomption de la dé-
autre, dans son livre – fût-ce un livre de vait de l’un à l’autre, je n’aurais pas réalisé ception. Cette « éducation » ne m’a pas
psychanalyse. sans votre remarque que, peut-être, cherchait déçue, c’est ce que j’ai eu de meilleur !
Je reconnais dans votre question votre inté- à s’y dire ce que j’ai appelé un amour pur, un
rêt pour les rapports du Je avec la littérature. amour qui serait purifié des mirages du nar- Dans ce « roman d’éducation » que vous
Dans ces textes que je viens de recueillir, cissisme, un amour affranchi de l’ambiva- proposez, un événement se détache sur
j’use de la première personne du singulier de lence, qui mépriserait son bi en, voire lequel vous revenez à plusieurs reprises,
manière inconstante. Elle intervient d’abord côtoierait les bords de son anéantissement, qui concerne votre histoire individuelle
dans ceux qui évoquent les années 68, si région où le Je s’accomplit dans sa dispari- mais également celle de votre généra-
j’ose dire, et les années Lacan, c’est le Je du tion même. tion. Il s’agit de Mai 68. Sur le terrain
souvenir. Mais le Je le plus insistant est celui philosophique mais également politique,
de l’analysante que je ne cesse d’être quand Je parlais de « roman » à propos de la Logi- la mode a longtemps été au procès de ce
j’écris. C’est le Je qui se soumet à la règle de que et l’Amour mais la quatrième de cou- qui fut appelé « la pensée 68 ». Vous lisant,
l’association libre, qui m’est presque devenue verture de l’ouvrage est plus précise et je me demandais si l’heure du procès en
une méthode de composition. Écrire m’a servi parle de « roman d’éducation ». Une « édu- appel, voire de la réhabilitation n’était
bizarrement à prolonger mon analyse, à la cation sentimentale », alors ? Mais très dif- pas enfin venue.
poursuivre, et j’irais jusqu’à dire à la conclure. férente dans son esprit et dans sa morale Je suis toujours restée attachée à ce moment
Chacun de ces textes peut être pris sous cet de celle qu’avait écrite Flaubert ? vécu dans l’enthousiasme, avec un sentiment
81

livres
de libération jamais connu. Il avait sa part d’il-
lusion, mais il eut aussi des suites irréver-
sibles. Je pense encore aujourd’hui que ce
ne fut pas seulement une insurrection, mais
une véritable révolution. La société fran-
çaise des années 1960 ressemblait à une
marmite de Papin. Le couvercle du pétai-
nisme n’avait jamais été levé, mais cela
bouillonnait en dessous. Le couvercle sauta
et les différentes instances de pouvoir durent
en prendre acte. Pour ma part, ce moment
exceptionnel eut des suites immédiates : il
me sortit d’un état de paralysie, et me mit au
travail ! Là où pour d’autres, il initia diverses
transgressions, il eut pour moi l’effet in-
verse : je décidai de me donner les moyens
de mon indépendance matérielle, mais pas
seulement. Mai 68, cependant, n’eut peut-
être pas que de bons effets. La sortie d’un
certain moralisme ouvrit sans doute la porte
à une férocité décomplexée dans les rapports
sociaux, dont nous payons aujourd’hui le
prix. Mais enfin, la férocité, bien sûr, était déjà
à l’œuvre. Et l’on ne peut mettre sans in-
justice au compte de ce moment traversé de
générosité, la folle et cynique montée en Catherine Millot (Ph. DR). À droite : D. Ghirlandaio. « Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon ». Vers 1490
puissance des « marchés », sous le joug
desquels nous nous trouvons. l’amour aborde dans cette rencontre. Mais sans « moi ». Pour finir, pouvez-vous éclai-
si dans cet abord de l’être réside « l’ex- rer cette proposition ?
« VRAIE AMOUR » trême de l’amour, la vraie amour », il dé- Certaines expériences intérieures, disons
La Logique et l’Amour constitue également bouche sur la haine. Cet amour qu’il évoque pour aller vite, de dissolution du moi, en-
une très belle galerie de portraits dont cer- se situe au-delà du narcissisme, au-delà gendrant des états heureux de légèreté et
tains concernent des auteurs que vous des idéaux du moi, au-delà du moi lui-même. d’ouverture au monde, furent mon point de
avez lus et que parfois vous avez connus. Ce fut un souci constant chez lui de dégager départ. Il me fallut tenter d’en élucider la na-
Il y a ainsi Klossowski. Il y a surtout l’amour de son ravalement à l’ego, d’où son ture. Pour cela, l’écriture s’imposa. Comme
Lacan. Récemment, je crois, vous vous intérêt pour l’amour courtois, auquel il se tout névrosé, j’ai été, je suis encombrée
êtes exprimée à propos de la « légende réfère constamment, aspirant à l’invention par mon moi. S’en trouver subitement allégé
noire » qui entoure désormais ce dernier, d’un art d’aimer qui fût valable pour notre voire débarrassé est une expérience heu-
afin de corriger celle-ci. temps. D’où son intérêt aussi pour l’amour reuse et mémorable. Sans moi, qu’est-ce qu’il
Comme pour Mai 68, il est peut-être temps mystique qui pousse le paradoxe jusqu’à reste ? Peut-être Je, mais qu’est-ce que
aujourd’hui de réhabiliter Lacan ! J’ai fait ré- l’acceptation de la damnation pour l’amour Je ? Une trace qui s’efface, comme une let-
cemment écho publiquement au livre de de dieu. Ces bords de l’impossible, ces ex- tre « amuïe », pour reprendre un mot de
Nathalie Jaudel, la Légende noire de Jacques trêmes où se reconnaît la vraie amour, sont Barthes, un reste d’être au bord de l’éva-
Lacan, qui s’y emploie. Son auteur démonte ceux qu’après lui, je hante. Loin de l’imagi- nouissement, proche de l’anéantissement.
en détail la manière dont la biographe de naire narcissique, il nous confronte au réel. Ce sont peut-être ces expériences qui
Lacan s’est attachée à infléchir ce qu’elle Réel de la rencontre, pur hasard, qui se vit conduisent à dire Je ou plutôt à l’écrire.
avait recueilli dans le sens de la noirceur, mais comme chance, « bon heur », mais aussi Ceci engendre à son tour des effets inat-
surtout de la médiocrité. J’ai témoigné à comme inéluctablement tragique, miné par tendus qui viennent réitérer l’expérience
cette occasion de la manière dont on avait sa contingence. de départ, la reproduire. Le Je, son éva-
usé de mon témoignage. Je témoignerai nescence, brise, comme dirait Nietzsche, « la
peut-être un jour plus largement du Lacan que Je reviens pour finir à la question du geôle de l’individuation » et s’accompagne
j’ai connu. roman et à la place que le « Je » doit y à son tour de la joie paradoxale qui naît de
occuper. Depuis la Vocation de l’écrivain, l’anéantissement de l’individu. Paradoxale
Vous évoquez cette « vraie amour » dont toute une réflexion se développe dans aussi s’avère la découverte que ce qu’on eût
parlait Lacan. Quel sens donnez-vous à vos livres qui, notamment, à partir de cru le plus intime se confond avec le dehors,
cette expression ? En quoi se trouve-t- Joyce (les « épiphanies ») et de Lacan comme vous l’avez vous-même si bien dit,
elle au cœur de votre réflexion ? (l’« extime »), porte sur ce point. Cette ré- Philippe Forest. I
J’ai en effet écrit que, dans les parages de flexion s’exprime à nouveau de façon
ce grand Autre dont les failles faisaient l’ob- très forte dans la Logique et l’Amour. Soit (1) Catherine Millot, « Le vieillard et l’enfant. Ghir-
jet de la logique lacanienne, il arrivait que l’on sous la forme du récit poétique (« Rêve de landaio », artpress2, n°16, «Nos chefs-d’œuvre du
rencontre ce que Lacan appelait la « vraie réveil ») soit sous la forme de l’essai lit- Louvre », Février/Mars/Avril 2010.
amour », qui naîtrait des signes qui mar- téraire et philosophique (« Écriture et ex-
quent pour chacun son exil du rapport sexuel. périence »). Si je résume de manière un Philippe Forest est romancier et essayiste. Derniers ti-
Je me référais à la fin du séminaire Encore. peu abrupte votre pensée, il s’agit de par- tres parus : le Chat de Schrödinger (Gallimard, 2013), Re-
Il ajoutait que c’est l’être « comme tel » que venir, par l’écriture notamment, à un « je » tour à Tokyo (Éditions Cécile Defaut, 2014).
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FLORENCE DELAY
comme au théâtre
Florence Delay
La Vie comme au théâtre
Gallimard
Sept Saisons
Gallimard, « Les cahiers de la NRF »

I « Florence est ici ! », cria Copeau, en montrant championne de la mauvaise foi. Combien on
le plateau à ses acteurs retardés par les séduc- peut aimer ces aveux ludiques ! Surtout
tions de la ville des Médicis. Une autre Florence, lorsqu’on leur ajoute, subtils antidotes, des
Florence Delay, est « ici », reconnaissable dans éclats de récits comme celui de Gaston Galli-
ce livre, la Vie comme au théâtre, où elle revi- mard qui, amnésique, dit à son fils Robert :
site sa relation avec cet art qui l’a séduite et « Tu sais la fille du médecin a du talent. » Sans
dont, à son corps défendant, elle s’est éloignée. parler de l’aura qui entoure Ramón Gómez de
Le théâtre fut pour elle « l’objet ou le projet la Serna en l’honneur duquel Florence consti-
perdu », et de cette nostalgie ces pages regor- tua un vrai cercle secret à Paris. Des amis défi-
gent. Nostalgie des premiers spectacles avec lent, en passant par cette oasis qu’est le studio
« les filles modèles » de son enfance jusqu’aux de la rue de la Harpe, de Ginevra la belle
aventures inattendues à Avignon ou, plus tard, Italienne qui fait dire à Florence qu’elle n’aime
au Centre Pompidou. C’est d’un amour dura- la nature qu’en Toscane, où elle a l’air d’être
ble, mais inaccompli à l’égard du théâtre dont peinte, à Natacha, la compagne intime d’écri-
témoigne, directement ou souterrainement, ture rencontrée dès sa jeunesse, ou Jacques
ce récit éclaté et enchanté qui en évoque les Roubaud qui, pareil à Brecht, fait travailler les
travestissements et les tirades, l’assemblée des femmes qu’il rencontre. Une nuée…
compagnons réunis et les rendez-vous fortuits ; Les morts ponctuent discrètement le cours
un art du plaisir d’être ensemble pour pallier les de ce livre lumineux comme un roman de Scott
dangers de la solitude, un art qui lui permet de Fitzgerald. Un mot ou une phrase, un départ
rappeler sa fascination pour García Lorca et ses fugitif, tout est furtif pour ne pas assombrir le
déambulations dans l’Espagne en guerre. « Je Florence Delay (Ph. Catherine Hélie/Gallimard) climat et, pourtant, on n’oublie jamais la pers-
voulais tout faire comme lui, sauf mourir. » Elle pective de la fin que confirme ce conseil de vie :
rencontre Jean Vilar et connaît le bonheur d’Avi- carré, le père, la mère, la sœur et Maurice B., « Il faut se dépêcher, l’imparfait menace. » Le
gnon. Elle le retrouvera plus tard, traductrice de figures aimées, récurrentes, figures de la passage à l’imparfait – la langue enregistre
la Célestine pour Antoine Vitez, puis interprète famille, socle de cette vie menée « comme au avec la vitesse de l’éclair la traversée des fron-
dans Richard II qui la confrontera à un trou de théâtre ». Il y a une hiérarchie des fidélités tières. Mais « Florence est ici ».
mémoire, ce danger qui guette l’acteur et qui, parmi les « présences » ici restituées. Dans Sept Saisons, Florence Delay réunit ses
déjà du temps de Shakespeare, plongeait dans chroniques pour la Nouvelle Revue Française
le désarroi l’interprète défaillant. Mais le théâ- UNE NUÉE et reconstitue ainsi les données d’un paysage
tre est aussi une pratique de l’entraide et Denis « Il n’existe qu’un seul mot en castillan, sueño, théâtral fréquenté avec discrétion et sans faire
Podalydès la sauva. pour dire le rêve, le songe et le sommeil. Cette obédience. Nous retrouvons ici les voyages
Le livre séduit par l’art du portrait qui, avec adéquation de la vie, du songe et du sommeil, d’un spectateur en liberté et d’un écrivain qui
concision, surprend des visages, fait entendre du théâtre et du monde, gouverne… secrète- renvoie à des représentations légendaires ou
ce « porte-parole de l’âme » qu’est la voix de ses ment ma vie. » Florence Delay se consacra évoque des figures aujourd’hui oubliées. Cette
héros, restitue leurs coutumes dans le choix des aux grands Espagnols, surtout Calderón pour multiplicité séduit. Voici un livre d’histoire
vêtements ou les impératifs de la conversation. qui « la vie est un songe ». Motif baroque aux vécue. Témoignage de sept ans légitimé par la
On les connaît, on les reconnaît, on les décou- résonances pérennes de l’âge élisabéthain au présence et l’expérience directe. Du théâtre de
vre – mélange d’intimité et d’éloignement. Siècle d’or. Dans cet esprit, son maître José Tadeusz Kantor, notamment… Le théâtre, plus
Jamais à la même distance, car la narratrice, Bergamín s’érigea en veilleur des fantômes que tout autre art, engendre de la littérature.
toujours en mouvement, les fréquente, les qui ne peuvent être que « vivants ». Elle les a Témoin ce propos qui mieux que tout autre défi-
approche, les abandonne. Marie Laforêt, qui se fréquentés mais, lorsqu’il s’est agi d’ouvrir les nit le génie du Polonais mythique : « L’illusion
fait courtiser par un Espagnol appelé Feliz, et dossiers anciens, elle procéda avec précau- combat la réalité de la mort. La vie est un objet
Chris Marker, qui cultive « l’art bref de la carte tion, car « on ne sait jamais »… Cet humour perdu retrouvé par l’art. » I
postale », côtoient des personnages moins rapide, tel un lézard, traverse le livre, surgit au Georges Banu
réputés mais qui ne sont nullement renvoyés détour d’une phrase lorsqu’intervient une défi-
au simple statut de figurants. Chacun paraît, nition ironique de l’auteur qui se considère Georges Banu est universitaire et essayiste. Dernière paru-
scintille et disparaît. À l’exception du dernier tantôt experte dans l’art des compromis, tantôt tion : Amour et désamour du théâtre (Actes Sud, 2013).
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livres
ÉRIC MARTY
un autre regard
Éric Marty
La Fille
Seuil
Les Palmiers sauvages
Confluences/Frac Aquitaine

I Avec la Fille, le lecteur entre immédiate- équivoque et habité par des forces qui n’ont
ment dans un monde. Un monde qui est là, aucun rapport avec ce que retient l’histoire
concret, dans une urgence violente et dense, habituelle d’une enfance : le narrateur se sou-
et la tendresse que seule permet la force des vient de monsieur Schwul, enseignant
enjeux auxquels sont confrontés les person- étrange, aussi pitoyable que tragique, et des
nages. Deux personnages, en l’occurrence, expériences que celui-ci lui a fait connaître à
pour commencer : le narrateur et celui qu’on l’école, comme la dissection d’une mouche,
appelle la Fille, Claudie. La Fille est poursuivie chaque élève ayant sa mouche, se débrouil-
par des habitants d’un village, Landon, et le lant plus ou moins bien avec les opérations à
narrateur la protège, l’emmenant dans un lavoir effectuer, coupant au mauvais endroit, ou pas,
désaffecté, un ancien bunker datant de la devant cet insecte qui devient à la fois ce qui
guerre. Dans le silence du lieu où les deux est donné à voir, à comprendre, à maltraiter
personnages entendent une cannette métal- pour établir le règne de la raison qui approprie,
lique rouler, heurtée par les poursuivants qui se qui classifie, et ce qui fait échouer cette opé-
doutent qu’ils les trouveront là, le narrateur ration, renvoyant chacun au mystère de sa
tient la Fille contre lui, attend, la bouche sèche, maladresse, de sa peur et de son effarement
que les poursuivants abandonnent. Ce qui arri- Éric Marty (Ph. E. Marchadour) devant ce cadrage soudain sur une marge du
vera, mais cette disparition sera très vite suivie monde brutalement accessible, les mouches
d’une autre, le narrateur s’endormant pour se des habitants de Landon, pour les renvoyer à qui passent mais s’en vont, fréquentent et
trouver, au réveil, seul. une autre réalité, qu’ils ne regarderaient pas connaissent des lieux dont les personnages
Cette scène qui ouvre le roman impose d’em- sans elle, qui est la leur pourtant. se détournent.
blée le regard du narrateur. S’il ferme les yeux Avec cette époque ancienne, ce sont alors
pour s’endormir, ce n’est en réalité que pour LOGIQUE DU MONDE INVERSÉ des événements importants qui ressurgis-
les ouvrir devant un monde qui devait rester Pour cette raison, le travail qu’impose la Fille sent. Ces événements qui, racontés pour ce
ignoré, en marge du monde accepté, sociale- au narrateur est d’abord un travail sur le qu’ils sont, n’auraient eu que l’évidence des
ment affiché. Le narrateur procède exacte- temps, et sur l’histoire du village et de ses faits, mais qui, emportés par ce regard du nar-
ment à l’inverse : le monde qu’il choisit est habitants. Le lieu dans lequel elle est réfugiée rateur offert à la Fille, sont restitués dans la
hanté par la Fille, défini par elle, par sa manière avec le narrateur au début du livre est signifi- force de l’égarement auxquels les enfants
de l’habiter, de se dérober et de s’offrir. Et catif de cet entraînement dans une épaisseur autant que les adultes ont eu affaire. Alors,
avec ce regard, tout est différent. Le village temporelle : bunker, lavoir, et lieu abandonné après ce retour au passé, reviendra le présent.
change, le narrateur n’y suit plus les itinéraires au moment du récit, les corps se trouvent Si le narrateur a sauvé la Fille, à l’issue du
les plus courts, ne regarde plus les objets et plongés dans une densité qui les happe livre, c’est avant tout par son récit. Car toute
les lieux que tout le monde regarde. La Fille autant qu’elle leur permet de vivre le présent. la puissance de ce roman, sa remarquable ori-
impose au narrateur, qui l’accepte, d’entrer Mais c’est, dans la suite du roman, l’histoire ginalité autant que la force de son écriture,
dans ce qui constitue le revers du monde, et ancienne de la relation du narrateur à la Fille tient à ce qu’au lieu de dénoncer, il aura tenu,
aussi bien son évidence : la vie d’un autre qui surgit. Histoire qui n’est pas donnée de bout en bout, une exigence autrement plus
parcours, d’un autre regard. L’attachement du immédiatement, c’est toute la force de la difficile : préserver cet autre regard, qui voit le
narrateur pour la Fille n’est ainsi pas seule- construction inventée par Éric Marty, et donc monde et ce village parce qu’il a vu la Fille.
ment un lien amoureux ou de fascination, c’est rapportée à des lectures extérieures à sa Voir sera également l’enjeu, mais d’une autre
aussi et surtout l’acceptation de ce travail logique, mais bien placée sous le signe de manière, du très beau récit, les Palmiers sau-
souterrain, de ce creusement d’un autre regard cette lecture première, depuis le regard vages, que publie également Marty, dans un
qui impose au corps d’autres gestes, à la imposé par la Fille. travail réalisé avec le Frac Aquitaine, à partir
marche d’autres trajets, aux yeux de voir les Avec le souvenir d’années antérieures revien- de photographies de Laurent Kropf. Récit où
rues abandonnées la nuit, le tissu d’une robe nent alors des journées que le narrateur peut résonnent les formes géométriques entière-
qui tombe dans un bar et la Fille danser d’une raconter non pas dans le déroulement des ment blanches des images de Kropf, dans les
danse qui devient lente, presque immobile. faits seulement, mais suivant cette logique du draps, les nappes dont le blanc à la fois
Immobilité qui est une érotique de la lenteur, monde inversé, où le regard affronte ce dont occulte et permet le regard. I
mais aussi un miroir : la Fille immobilise la vie il devrait se détourner. Monde de l’enfance Laurent Zimmermann
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PENTECÔTE LITTÉRAIRE
l’écriture et la foi
Patrick Kéchichian

François Angelier
Bloy ou la fureur du Juste
Points, « Sagesses »
Pascal Quignard
François Cassingena-Trévedy Sur l’idée d’une communauté
Étincelles IV. Le couvre-feu de solitaires
Ad Solem Arléa

I L’intériorité, la conscience, sont les lieux où dévastateur – y compris, en certaines cir-


un sens est cherché, parfois donné, à l’exis- constances, de sa propre vie. L’exaltation de
tence. Et ce sens peut, à la lumière d’une la souffrance, toujours rapportée à celle du
conversion par exemple, devenir religieux. Christ, fut, chez lui, une constante, que l’on
Traduisant une grâce, le sens en question se aurait grand tort de ranger, sans plus d’exa-
coule alors dans un moule qui, paradoxale- men, dans la catégorie des pathologies re-
ment, libère, intensifie et amplifie au-delà du ligieuses ou des foucades sectaires… « Le
visible l’existence de celui qui le reçoit. Dans chrétien sans souffrance est un pèlerin sans
le cas du christianisme qui nous occupera boussole. Il n’arrivera jamais au Calvaire »,
seul ici, la Révélation passe de l’événement écrivait-il. Et aussi : « Prier, attendre et souf-
universel à l’événement personnel, les deux frir, telle est la vie du chrétien. » Pour Bloy,
dimensions étant chevillées l’une à l’autre, écrire ne diminue pas la portée de ces trois Léon Bloy (Ph. DR)
inséparables. Dans cette même conscience, verbes mais leur donne une lisibilité et une
des phrases s’élaborent, des idées s’articu- visibilité surnaturelles. On peut aussi par le roman, comme le note
lent, des images naissent. Directement atta- François Angelier connaît à la perfection le justement Angelier, se livrer à une « fictionna-
chée à sa conviction, la littérature devient, texte bloyen, et son contexte. Son petit essai lisation des vérités théologiques » et exercer
pour l’homme de foi, un mode d’expression – est une remarquable synthèse de ce qui relie sa « volonté de mettre en crise les usages
et aussi de divulgation et de transmission, ensemble la vie, la pensée et l’écriture du sociaux de la langue ».
d’explication et de défense, de polémique ou flamboyant écrivain. D’une certaine manière,
d’apologie. En cette matière, écrire c’est donc tous ces éléments se trouvent rassemblés ÉTINCELLES
témoigner, le plus adéquatement possible, à dans le regard ardent, furieux, du vieux Léon « Un catholicisme spéculatif ne peut me suf-
la hauteur, y compris esthétique, du Sujet en veste de velours dont la photo orne la cou- fire », affirmait Léon Bloy. Cette intellectuali-
traité : Dieu. verture du livre. « L’écrit sort du croire comme sation de la foi n’est pas repoussée par tous
le feu du volcan », souligne Angelier, qui les auteurs qui écrivent à partir de la même
REGARD ARDENT ajoute : « La foi semble offrir à Bloy sa langue source. Un exemple contemporain nous est
L’histoire littéraire a toujours réservé un propre en une singulière forme de Pentecôte donné par un moine bénédictin de l’abbaye
large chapitre à la religion. De même, la foi littéraire. » Rappelons que Bloy attendait de Ligugé, le frère François Cassingena-
vécue, éprouvée et pensée, a trouvé dans la fiévreusement l’établissement universel du Trévedy. Il est l’auteur, déjà reconnu et salué,
littérature un vecteur privilégié. Pour la fin du Troisième Règne, celui du Saint-Esprit, après de plusieurs ouvrages de théologie, notam-
19 e siècle, Léon Bloy est une figure ma- ceux du Père et du Fils. ment en matière de liturgie. Mais il y a un
jeure et attachante du dispositif catholique La question d’une priorité entre la foi et la lit- autre versant de son œuvre plus proprement,
– pensée, sensibilité, doctrine, politique… – térature, ne se pose donc pas. Bloy est écri-
à une époque et dans un contexte spéci- vain parce qu’il croit. Un lien profond attache
fiques : en gros, de la guerre de 1870 à celle ensemble ce croire et l’écriture, style autant
de 1914. Majeure mais non centrale. Bloy cul- qu’imagination, qui en procède. Quant au
tiva son ardent particularisme en l’orien- Sujet de cette croyance, Dieu, ce n’en est pas
tant, avec une sorte de frénésie bien un parmi d’autres. C’est le seul qui vaille, qui
réfléchie, vers une défense et illustration du mérite littérature. Cet exclusivisme est le
catholicisme. Du catholicisme tel qu’il l’en- contraire d’une limite puisqu’à travers
tendait et le comprenait, c’est-à-dire fort l’Unique, loupe et télescope, on peut regarder
peu consensuel ou institutionnel. Un ca- autrement, avec une ampleur inédite, mais
tholicisme accompagné de bruit et de fureur, aussi avec cohérence, le temps et l’espace,
d’imprécations et de larmes, dans un l’histoire et la géographie, Marie-Antoinette et
contexte hostile. Alors que la religion avait Christophe Colomb, ou la Vierge qui pleure
pu être, pour d’autres, un facteur d’ordre et sur la montagne de la Salette, ou encore ses
de mesure, elle était pour lui un feu ardent, contemporains – que Bloy étrilla sans retenue. Pascal Quignard (Ph. E. di Sabbia)
85

livres
Cassingena, lui, prend la voie et la voix de la
douceur pour tisser cette même « trame ».
« L’élégance de la pensée » associée à l’ex-
trême attention au velouté du style com-
pose un poème sans fin dont le modèle est
le plain-chant. Les catholiques parlent de
la liturgie des heures. C’est en elle que
frère François, dans la solitude et le silence
de son inspiration rejoint la communauté
de ses proches, de ses fidèles lecteurs.

COMMUNAUTÉ DE SOLITAIRES
De communauté et de silence, Pascal Qui-
gnard nous entretient dans un petit livre
construit autour d’une conférence qu’il
donna à Paris en octobre 2012 sur les Soli-
taires de Port-Royal. Le paradoxe, aux yeux
de l’écrivain, il faut même dire l’oxymore, se
trouve dans l’association de ces deux mots :
plus résolument littéraire. C’est ce qu’il Frère François Cassingena-Trévedy (Ph. DR) « communauté de solitaires ». Cette « in-
nomme les Étincelles, dont un quatrième vention », l’auteur de Vie secrète la regarde
volume paraît aujourd’hui. Il s’agit de brèves écrire » (III). La préface du présent volume dé- avec admiration, mais du dehors, de l’autre
notations ou méditations, de quelques lignes veloppe et précise les données de cet art côté de la clôture invisible qui enserre la foi
à une page, consignées dans un ordre non poétique, inséparable de l’horizon dont je par- chrétienne dans un périmètre historique,
aléatoire mais pas non plus rigide. Poèmes en lais. Je détache à nouveau quelques mots… au milieu d’une foule d’autres hypothèses,
prose plus qu’aphorismes, ces fragments « C’est un vrai métier que de passer du pen- païennes ou religieuses, transcendantales ou
sont écrits avec la plus extrême attention au ser vague à la pensée précise, du vouloir dire non. Sans entrer nullement dans les rai-
style, au souffle et à l’harmonie des phrases. au bien dit, de l’informe à ce nombre musi- sons mystiques, chrétiennes, des Solitaires
Chacun de ces quatre ensembles est introduit cal qui réclame d’infuser dans la matière de Port-Royal – pas d’auteur plus païen que
par une préface importante, méthodologique des mots… » « L’écriture est chose sérieuse, lui – Quignard comprend, et même partage
en quelque sorte, dans laquelle l’auteur exa- et aérée, et rare… » Et ce paradoxe qu’il à un certain niveau, ce « singulier désir obs-
mine son projet, s’examine lui-même compo- aurait fallu chercher à dépasser : « Seules im- tiné d’être seul » et le « plaisir fou à perdre
sant ces fragments, et aussi l’entour spirituel portent les étincelles, tout le reste est lit- tout avenir personnel dans une expérience
contemporain à qui ces recueils sont desti- térature. » imprévisible ». Il note ainsi une chose qui
nés. Explicitement ou non, la question qui se pourrait sembler anecdotique : les Solitaires
trouve ainsi posée – et aussi en maintes MÉDIATION ESTHÉTIQUE « disaient “monsieur” à tout comme saint
pages des volumes – est bien celle du rapport Ce que montre, et même démontre François François disaient “frères” aux oiseaux […]
entre esthétique littéraire et visée édifiante – Cassingena, c’est la force et la nécessité, « à Ils étudiaient. Ils ne tutoyaient ni Dieu, ni les
au bon sens, non péjoratif, de ce mot. cette heure fort avancée de l’humanité », de enfants, ni les pauvres, ni les bêtes. » De
Les Étincelles n’ambitionnent pas de former ce qu’il nomme la « médiation esthétique ». même, lorsque Jacqueline, la sœur de Blaise
monument ou cathédrale. Le mot lui-même Comprise au sens le plus ample, le moins cir- Pascal, décida de se retirer à Port-Royal.
interdit cet orgueil, même si l’humilité, en constanciel, c’est elle qui permet à la beauté, C’était le 4 janvier 1652, raconte Gilberte, sa
cette matière, est difficile à circonscrire : l’au- par l’entremise de l’artiste, de l’écrivain, de sœur, elle avait vingt-six ans et trois mois, et
teur parle bien de sa « quote-part à la fourni- « faire signes ». Entendez bien ce pluriel qui « quitta le monde » à l’aube, sans saluer
ture du luminaire du siècle », mais ajoute : ouvre le champ multiple de la création son frère qui « est là, dans la chambre d’à
« lequel est une œuvre commune ». Ce qui humaine. Pour être à la hauteur de son objet, côté », ni ses proches.
rejoint très exactement ce que Péguy nom- l’acte créateur exige une éthique. Frère « Le fond de ce que j’écris est un unique
mait admirablement « l’opération commune François l’exprime ainsi : « Qu’il s’agisse de la étonnement. » Pascal Quignard, dans son in-
du lisant et du lu ». Finalement, ces pages matière à penser ou du langage qui l’exprime, telligence extérieure mais acérée de pensées,
sont comme les pièces disparates, mais du l’artiste, sans plus de concession au verbiage comportements ou phénomènes ordinaire-
même métal, d’un échafaudage dont l’évi- de la vie qu’au sien propre, ne se permet rien ment attachés à la sphère religieuse, sait ad-
dente vocation est de monter… qui ne soit de première nécessité : émondant mirablement en désigner à la fois l’étrangeté
Je cite ici quelques phrases des précé- l’inutile, il obtient l’étincelle. » Deux « verbia- et l’évidence. Sa littérature, sollicitée for-
dentes préfaces dessinant une sorte d’art ges » à écarter donc – le « sien propre » tement par ce qui est en train d’avoir lieu
poétique inséré, moulé dans l’ordre spirituel n’étant pas le moins bruyant… dans l’enclos dont je parlais, suit librement
qui lui donne sens et horizon : « Les étincelles Bloy vitupérait, en termes choisis, pesés. Ap- son propre chemin. Rigoureusement inspi-
n’ont besoin d’aucun bruit : elles trouveront puyées sur une rhétorique bien maîtrisée et rée, elle accepte d’être prise au dépourvu,
leurs destinataires toutes seules… » (I). assumée de l’exagération, sa colère et sa de s’en laisser conter par un mystère qui la
« Les étincelles préfacent la civilisation de la douleur chrétiennes se faisaient littérature dépasse. Un mystère que les mots écrits ne
douceur, la seule par laquelle, s’il en est de résistance, d’utopique conquête dans peuvent cesser de chercher à formuler. I
temps encore, nous puissions nous dresser une croisade introuvable. Une esthétique de
calmement de toute notre hauteur combat se déployait déroulant, comme l’His- Patrick Kéchichian est critique littéraire et écrivain. Il a
d’homme » (II). « Les étincelles tracent le fi- toire mais à partir de l’expérience d’un seul notamment publié Saint Paul, le génie du christianisme
ligrane et collationnent le matériau » d’un homme, « une trame d’éternité sous des (Points, « Sagesses ») et prépare un essai sur la critique
« nouveau Génie du christianisme […] à yeux temporels et transitoires ». François littéraire.
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DÉPLACER KARL MARX


de l’économie à la philosophie
Franck Fischbach
Philosophies de Marx
Vrin, « Moments philosophiques »

I Que faire de Marx ? Tandis que la 56 e est la prétention même de l’économie capita-
Biennale de Venise se place sous les aus- liste (dans la pratique autant que dans la théo-
pices du penseur de la « marchandise », rie) à s’identifier au tout de la société
résonnant d’une lecture continue et en bou- moderne (ou à réduire le tout de cette société
cle du Capital tel un mantra hermétique, on à sa seule dimension économique), c’est-à-
peut imaginer que la question se pose au dire les tendances qui sont les siennes à une
monde des arts avec un certain embarras. colonisation de l’ensemble de la société
Car on veut bien penser la culture avec moderne. » Au fil de cet essai extrêmement
Gramsci, l’esthétique avec Rancière ou dense et minutieux, au plus près du texte de
Badiou, c’est-à-dire avec des philosophes de Marx (Lettres à Kugelmann, Thèses sur
descendance plus ou moins lointainement Feuerbach, l’Idéologie allemande …), le lec-
marxiste, mais la référence à Marx lui-même teur même non averti pourra faire son miel de
sonne généralement comme un gros mot. la relecture des concepts marxistes, telle la
Professeur à l’Université de Strasbourg, tra- « pratique révolutionnaire », ici définie comme
ducteur d’Axel Honneth, Franck Fischbach n’a le fait d’agir et de nouer des rapports qui
de cesse depuis une quinzaine d’années de conduisent les hommes « à comprendre que
réinterpréter Marx, de le rendre à notre leur essence d’hommes n’est nulle part ail-
temps, de le faire servir à comprendre ce qui Karl Marx (Ph. DR) leurs que dans l’activité même d’instaurer des
nous arrive : il a ainsi dirigé l’ouvrage Marx. rapports qui leur permettent (et, en même
Relire le Capital (PUF, 2009). Pour sa part, nouveau au cœur de Philosophies de Marx. temps, dans l’activité de détruire les rapports
c’est par une confrontation à Heidegger (la S’inscrivant dans une réflexion initiée par qui les empêchent) de vivre une vie pleine-
Privation de monde. Temps, espace et capi- Étienne Balibar, à qui il attribue le pluriel de ment humaine et de comprendre ce que c’est
tal, Vrin, 2011), confrontation d’une « réalité son titre, Fischbach entend déplacer l’usage qu’être véritablement homme ».
objective » et d’une dimension existentielle habituel que nous faisons de Marx de l’éco- La conclusion de l’ouvrage, sur le commu-
opérée à la lumière de Spinoza (la Production nomie vers la philosophie. Mais la philosophie nisme, plaide pour une lecture démocratique
des hommes. Marx avec Spinoza, PUF, 2005) entendue comme une pratique, comme une de Marx, considérant le communisme comme
qu’il réancre Marx dans la réalité contempo- façon là encore de s’inscrire dans le monde un moment et non un processus, comme « la
raine. Cette relecture approfondie nourrit le au moment où la « privation de monde » construction et l’accumulation de conditions
renouveau d’une philosophie sociale caractérise un sujet « qui s’épuise à être anti-capitalistes au sein même du capita-
(Manifeste pour une philosophie sociale, La auprès de soi justement parce qu’il a été privé lisme ». Mais le communisme, ce sont surtout
Découverte, 2009) dont Fischbach traçait il y a de sa possibilité essentielle qui est celle des communistes, c’est-à-dire des hommes
peu le programme, dans un entretien donné à d’être au plus loin de soi, dans le monde, et des femmes qui actualisent ces conditions,
Actu Philosophia : « Après trente années de auprès du monde et auprès des autres ». « qui mettent ici et maintenant en œuvre des
culte rendu à l’individu prétendument auto- Marx a-t-il été philosophe ? S’est-il considéré formes de vie communistes caractérisées par
suffisant, nous avons besoin de réintroduire comme philosophe ? En tous les cas, il a l’association, l’usage commun des biens et
la dimension du social, c’est-à-dire à la fois pensé la philosophie comme un moyen de des idées, l’égalité absolue, la contestation
l’exigence (dimension normative) que leur vie transformation sociale, et s’il « n’a pas pro- des frontières réelles et symboliques et la
sociale soit pour les individus le lieu d’une réa- posé une philosophie sociale […], il s’est résistance aux processus de privatisation des
lisation d’eux-mêmes et le constat (niveau demandé quels sont les effets produits sur la biens et des existences comme aux proces-
descriptif) que cela n’est possible que dans et manière de philosopher quand on adopte le sus d’accumulation par dépossession ». Sauf
par l’association des individus. » De fait, point de vue du social, de la vie sociale et des qu’aujourd’hui, note Fischbach, ces hommes
Fischbach se méfie des philosophies idéa- rapports sociaux (plutôt que celui du droit, de et ces femmes, malgré (ou précisément à
listes du « commun » ou de la « commu- la politique, de l’État) ». cause de) la prolétarisation galopante de la
nauté » : il préfère réfléchir à ce que nous population, s’ils existent, ne se signalent plus :
pouvons œuvrer ensemble pratiquement, LECTURE DÉMOCRATIQUE DE MARX désormais, « la question est de savoir qui et
horizontalement, dans un rapport réel. Fischbach examine en trois temps cette pra- où » ils pourraient être. I
Cette demande de réalisation du proprement tique philosophique de Marx, d’abord comme Éric Loret
humain, cette exigence de « liberté comme « philosophie de l’activité », puis comme
autodéploiement, autoaffirmation et autoréa- « philosophie sociale » pour conclure que ces Ancien élève de l’ENS Fontenay, Éric Loret est critique et
lisation de «l’activité vitale», c’est-à-dire de la deux pans tendent à se réunir en une « philo- enseignant. Dernière publication : Petit Manuel critique
puissance d’agir propre à un vivant » est à sophie critique » : et « l’objet de sa critique (Les Prairies ordinaires, 2015).
87

livres
DÉSACCORD FACTUEL
la non-fiction au crible
John D’Agata et Jim Fingal
Que faire de ce corps qui tombe
Traduit de l’anglais par Henry Colomer
Vies parallèles

I Au point de départ de ce livre, une enquête sources se contredisent ? Et si chacun,


conduite par John D’Agata à partir du suicide encore, admet que la littérature n’est pas fic-
de Levi Presley, un adolescent de 16 ans tion, mais construction (éventuellement à par-
ayant sauté du haut de la tour du Stratosphere tir de faits non fictifs), quels moyens pour une
Hotel de Las Vegas le 13 juillet 2002. Inscrit écriture soucieuse de ne pas dénaturer des
comme bénévole au Centre de prévention faits ? Quelles libertés s’accorder à leur égard,
des suicides de la ville, D’Agata a parlé à Levi à quel titre ou de quel droit ?
Presley avant qu’il ne passe à l’acte. Son « Si un miroir suffisait à rendre compte de l’ex-
enquête, au-delà de l’importance de cette périence humaine, je doute que notre espèce
expérience personnelle, se nourrit de diffé- ait inventé la littérature », avance John. La
rentes sources, témoignages et rencontres. vérité du texte, qui est vérité du sujet, prime
Les propos du responsable des relations donc, selon lui, sur l’exactitude des faits. Car
publiques de l’hôtel, ceux des parents de Levi l’écriture organise une convergence de ses
Presley, le rapport de police sur l’événement différents éléments à travers sa construction :
et les données statistiques, historiques et ainsi les faits parviennent-ils à faire image et à
contextuelles concernant la ville, ses hôtels et produire des effets sur le lecteur. La non-fic-
son taux record de suicide aux États-Unis… tion littéraire implique donc des moyens fic-
lui permettent de relier, dans les neuf chapi- tionnels, permettant en outre l’accès de
tres de son récit, ce suicide aussi spectacu- certains de ses éléments à l’idée et au sym-
laire qu’anonyme à d’autres faits, qui bole.
l’encadrent mais ne l’expliquent pas. Jim vérifie tout – la teinte des briques, les sta-
La mise en exergue de cette relation d’indif- tistiques du comté, les raisons pour lesquelles
férence suffirait à accorder à ce texte une Détail d’une page (Court. Vies parallèles) les plafonds bas sont préférés dans les casi-
qualité notoire, d’autant que son auteur pra- nos… mais aussi la vitesse du vent, la taille
tique ce genre nommé outre-Atlantique « non- la première phrase du texte, Jim relève quatre de la Lune, les trajets des corps, la durée des
fiction », à savoir une littérature tramée « désaccords factuels ». déplacements… – parce qu’il pense que l’écri-
exclusivement par des faits avérés, à laquelle Un débat s’engage alors, dont les enjeux ture des faits peut identifier un état des
le suicide, en tant qu’événement inexplicable, dépassent largement ceux d’une simple véri- choses, du microcosme au macrocosme. Son
pose comme une limite. fication. Pour l’éditeur, il faut juger ou évaluer enquête dans le texte de John est exem-
Cela, Jim Fingal ne s’en soucie guère, au « quelles inexactitudes sont acceptables », plaire, car animée par un désir de remettre le
moins dans un premier temps. Jeune sta- bien qu’il ne précise aucune limite à cette exi- monde à l’endroit par le rétablissement de
giaire débutant, sa mission consiste à faire le gence et se contente d’encourager Jim, qui certaines certitudes. Sa vérification s’étend
fact-checking du texte de D’Agata avant publi- applique scrupuleusement sa méthode et ainsi à l’histoire des religions et des arts mar-
cation en vérifiant l’exactitude des faits convo- soumet tous les écarts qu’il relève dans son tiaux, à la sémantique, à la logique, à la lin-
qués par l’auteur, ainsi que l’impose ce genre texte à John, qui s’en tient pour sa part à sa guistique… Elle s’empare de tous les
littéraire. Jim est un stagiaire particulièrement position d’auteur, les assumant pleinement. énoncés du texte, mais le conduit aussi à revi-
zélé dont les nombreux commentaires débor- Nulle décision n’est prise. vre, au plus proche, les dernières heures de
dent l’essai de D’Agata (1). Tel est le disposi- Levi Presley.
tif singulier de cet ouvrage composé d’un LA VÉRITÉ OU L’EXACTITUDE ? Il faut lire jusqu’à son terme ce passionnant
texte et de la discussion qu’il suscite, à partir Mais le débat gagne en intérêt à mesure que échange réunissant deux idéalistes ne parta-
de l’examen de ses éléments factuels, dans les problèmes se complexifient. Chacun est geant pas le même idéal et les mêmes
une dramaturgie impliquant trois personnes : bien d’accord pour admettre que les faits, conceptions littéraires, dont les arguments
l’éditeur, l’auteur et le fact-checker. dans un récit de fiction, doivent être plausibles butent, tour à tour, sur le suicide de Levi
L’arme de Jim Fingal, c’est le « désaccord et n’ont pas à être vérifiés, alors que dans la Presley, véritable enjeu du contrat qui les relie
factuel », qui marque de suspicion tout fait non-fiction, puisqu’ils se réfèrent à des événe- par-delà leurs divergences de points de vue. I
non vérifiable ou contredit par une source ments et des éléments existants, la question Christophe Kihm
plus précise, qu’il s’agisse d’une mesure, de leur exactitude se pose. Pourtant, un témoi-
d’une durée, de l’application d’une loi ou d’un gnage fidèlement retranscrit est-il recevable (1) Dans la présente édition, en noir, au centre de la page,
indice climatique… Toute information doit lorsqu’il contient des informations fausses ? figure l’essai ; les commentaires et les remarques, majo-
passer cette contre-épreuve de la vérification, Quels critères retenir pour déterminer l’exacti- ritairement en rouge, de Jim Fingal, comme les réactions
seule capable de stabiliser les faits. Or, dès tude d’une information quand certaines qu’ils suscitent, se déploient sur le restant de la page.
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S’ÉCRIRE « PÉDÉ »
les écrivains arabes et le tabou
Kaoutar Harchi

De gauche à droite : Eyet-Chékib Djaziri (Ph. DR) ; Abdellah Taïa (Ph. DR) ; Rachid O. (Ph. Catherine Hélie/Gallimard)

I Cela fait maintenant quelques années que le prendre. Pendant qu’on dînait, ça a sonné. qu’un, donc sur moi sinon pas la peine, sur
nous observons la publication régulière, par Et c’était Khalil. » l’homosexualité sinon pas la peine, sur les
des maisons d’édition françaises, de romans À ce stade du récit, il n’est pas tant question sentiments sinon rien (2). »
de facture autobiographique relatant les pra- d’homosexualité que de sentiments confus, En ce sens, la portée subversive de l’Enfant
tiques homosexuelles d’écrivains natifs des étranges, difficilement nommables. De joie, ébloui réside, comme le souligne justement
pays du Maghreb. L’Enfant ébloui de Rachid aussi, que le jeune garçon ressent le besoin Serge Ménager, dans le nom que porte le nar-
O., Un poisson sur la balançoire d’Eyet- d’exprimer. L’Autre, pourtant encore inconnu, rateur et qui n’est autre que le nom de l’au-
Chékib Djaziri ou encore le Rouge du tar- fait l’objet d’innombrables descriptions heu- teur : Rachid. Ainsi, l’écrivain marocain, en
bouche d’Abdellah Taïa sont autant de reuses. Le temps de la découverte du désir courant le risque de « publier des récits qui le
flèches lancées contre l’épaisse cuirasse de des hommes est traité par Rachid O., et cela désignent aux lecteurs potentiels comme l’ob-
l’ordre sexuel dominant. Entre expérience de tout au long du récit, au prisme d’une jet du délit (3) », a adopté une position avant-
la honte et expérience de la fierté, s’écrire enfance qui semble détachée du monde gardiste et a, par cet acte de l’affirmation de
« pédé » est cet acte par lequel les corps réel, ancrée dans un espace imaginaire soi, ouvert la voie à d’autres voix jusque-là
dominés acquièrent alors une puissance poli- dépourvu de figures autoritaires. Le critique peu audibles.
tique à nulle autre pareille. Khalid Zekri écrit à ce propos : « C’est ainsi
que, malgré certaines scènes osées, Rachid DE L’ABJECTION À L’OBJECTION
LE POUVOIR DU NOM O. n’a pas surmonté sa censure psychique Si les récits de Rachid O. sont traversés
Rachid O. est né dans le Maroc des années puisque ses textes narrativisent la relation par le souci de relater les plaisirs oniriques
1970. Après des études à l’université de let- homosexuelle de manière pudique. Même de la relation homosexuelle, l’écrivain franco-
tres de Marrakech, le jeune homme séjourne les scènes qu’il évoque sont très laconiques tunisien Eyet-Chékib Djaziri, né à Tunis en
quelque temps à Paris. En 1995, paraît, aux et se limitent, le plus souvent, à des attou- 1957, s’est quant à lui attaché à mettre en
éditions Gallimard, un bref recueil de nou- chements ou à des expressions comme fiction les rapports de pouvoir qui la struc-
velles intitulé l’Enfant ébloui. Structuré en “nous avons fait l’amour” (1). » turent. Auteur du diptyque Un poisson sur la
cinq parties – « Fugue », « Mes femmes », Loin d’être convaincus de l’idée selon laquelle balançoire et Une promesse de douleur et de
« Amours », « Musulmans » et « Mon père, la mobilisation d’un langage cru serait l’indice sang publiés en 1997 et en 1998 aux éditions
mon héros » – l’Enfant ébloui relate, d’une d’une levée de la « censure psychique » de GayKitschCamp, Eyet-Chékib Djaziri narre
façon candide, l’attirance d’un garçon pour les l’écrivain marocain, il serait davantage in- les expériences sexuelles du jeune Sofiène,
autres garçons qui l’entourent. Évoquons téressant de porter notre attention sur l’acte dans la Tunisie des années 1960. Un lien
alors cette scène où le jeune narrateur déclare d’écriture lui-même qui lie indéniablement lit- est alors établi entre la sexualité contrôlée des
son amour à Khalil : « Mon souvenir, c’est, un térature et sexualité, tel que le précise Ra- jeunes filles, la frustration sexuelle des
soir, j’avais fini ma lettre, je l’avais mise dans chid O. : « Un ami français avait eu l’idée jeunes garçons et l’avènement de pratiques
une enveloppe et j’étais allé chez lui où j’avais de mon pseudonyme pour ne pas révéler en- homosexuelles, comme en témoigne cet
aussi peur de comment la lui donner, je vou- tièrement mon nom, parce que le sujet est extrait d’Un poisson sur la balançoire : « Oui,
lais main dans la main, directement à lui. Il trop tabou, comme si l’écrivain marocain mais tu sais ce que c’est ! Elles veulent ar-
était étonné quand il a vu que j’avais une lettre devait écrire uniquement sur ceci et cela river vierges au mariage. Elles allument
pour lui, je me rappelle que ça l’a fait sourire. et les questions posées par ceci et cela. comme des salopes et au moment de pas-
Je suis retourné à la maison, je tremblais de Bien sûr que je veux écrire sur divers sujets ser à l’acte, il n’y a plus personne. Mais moi
joie, de peur, je ne savais pas comment il allait mais ma conviction me dit que je n’en ai je n’en peux plus. J’ai des désirs naturels qui
89

livres
ne demandent qu’à s’exprimer. Mon sang le coût social se révèle inégal : l’une serait été levé par le développement d’une
bouillonne dans mes veines, quant à mes source de virilité, de puissance, car l’homme conscience militante assumée, comme en
couilles, je ne t’en parle pas ! D’ailleurs, ça qui pénètre conserverait le rôle masculin ; l’au- témoignent ces propos : « Écrire, c’est tout
ne devrait pas te déplaire. Tu crois que je n’ai tre serait au contraire humiliante, dégradante, mélanger. Se mélanger. S’évaporer dans l’au-
jamais remarqué la façon dont tu me tournais car l’homme pénétré endosserait le rôle fémi- tre, les autres. Dans la même lumière, celle
autour, l’année dernière, comme une chienne nin. L’abjection collective dont fait l’objet qui nous a fait naître. Je suis homosexuel
en chaleur ? Je suis sûr qu’en t’enlevant Sofiène s’inscrit ainsi dans le cadre du « dis- assumé, mais je ne peux absolument pas vivre
simplement le pantalon et en te prenant positif de sexualité » foucaldien que « le pou- mon homosexualité uniquement avec des
par derrière, j’arriverais sans problème à voir organise dans ses prises sur les corps, homosexuels. Le rapport à l’autre (ma mère,
me persuader que tu es une fille. » À ces pro- leur matérialité, leurs forces, leurs énergies, mes amies, mon grand frère, mes ennemis),
pos, Khélil, celui qui fut l’amant de Sofiène, leurs sensations, leurs plaisirs (4) ». Pourtant, même quand il persiste à me renier, est impor-
rétorque alors sèchement : « Aujourd’hui tu malgré le poids du stigmate, le jeune Sofiène tant à mes yeux. Très important (6). »
as quinze ans et j’ai pensé qu’il était temps continue à vouloir satisfaire ses fantasmes Si s’écrire « pédé » dans le cadre d’un récit lit-
pour toi d’abandonner certains jeux d’en- parmi lesquels ceux de l’épilation et du téraire est une stratégie porteuse tant elle
fants, de te bâtir une réputation et de faire maquillage. À ce propos, il confie : « Mais se émancipe l’auteur en lui offrant un espace
taire les racontars. Il n’y a qu’une fille qui maquiller comme une fille ! Je sentais confu- d’expression de ses dualités intimes, se dire
pourrait t’y aider. » sément que je transgressais plus qu’une « pédé », publiquement, semble revêtir une
règle : une loi, une tradition, un tabou ! » Puis fonction supplémentaire, à savoir la possibi-
DISTRIBUTION DES RÔLES les fantasmes sont réalisés. lité de confronter une société tout entière à
À travers cette injonction normative hétéro- L’assouvissement du désir intime, s’il joue un ses propres tabous. L’engagement d’une
sexuelle se déploie le schème de représen- rôle important dans le parcours initiatique du politique de l’identité revendiquée, assumée,
tations de l’homosexualité en contexte jeune Sofiène, n’est que plus fondamental portée haut, permet à celui qui est l’objet du
arabo-musulman, soit une pratique masculine, dans le processus de réappropriation de soi discours d’en devenir le sujet producteur. Le
ludique et tolérée du fait qu’elle ne serait engagé par Eyet-Chékib Djaziri, au moyen de processus de subjectivation, en plus de
qu’un jeu : une activité inférieure, non adap- l’écriture littéraire. En effet, ce que le philo- l’émancipation individuelle dont il est porteur,
tée au réel ou le mimant en dépit de son sophe Didier Eribon nomme la subjectivation, se révèle être, aussi, une entreprise interindi-
impossibilité à devenir une réalité. En ce sens, soit ce travail qui permet à l’individu dominé viduelle. Ce qu’Abdallah, le narrateur du
la pratique homosexuelle n’est pas frappée du de quitter « l’assujettissement [au profit] de la Rouge du tarbouche, exprime en ces termes :
sceau absolu de l’interdit mais exige de ceux réinvention de soi (5) » est une objection sym- « Moi, j’ai besoin du contact avec l’autre,
qui l’exercent une maîtrise parfaite des rôles bolique faite au système de violences socia- même de loin, le regarder longtemps, le tou-
sexuels asymétriques qui s’y rattachent. lement organisées de maintien des minorités cher de très près, partager le cœur et ses
Quelques pages plus loin, Sofiène est sollicité sexuelles à l’état de populations inférieures. secrets, l’intimité et ses troubles, le passé qui
par l’un de ses camarades de classe : « J’allais n’est jamais aussi vrai, aussi clair et beau que
sortir des toilettes, lorsqu’un élève de sep- CONSCIENCE MILITANTE dans le présent. » I
tième qui devait avoir le même âge que Khélil Si Rachid O. et Eyet-Chékib Djaziri ont révélé
m’aborda en ces termes crus : et décrit leur homosexualité ainsi que les (1) Khalid Zekri, « Littérature marocaine et transgression
– On pourrait se voir plus tard ? Il paraît que expériences qui s’y rapportent à travers un de l’hétéronormativité », in Écritures de la différence ?
tu te fais enculer comme une reine ; que projet littéraire où le trouble entre vérité et Autres temps, autres lieux, Pierre Zoberman (dir.),
dirais-tu que je devienne, pour quelques ins- fiction a parfois volontairement été jeté dans L’Harmattan, 2008, p. 176.
tants, ton roi ? Allez, ne fais pas ta mijaurée, le but d’amoindrir le risque social encouru, (2) Rachid O., Analphabètes, Gallimard, 2013, p. 116.
ce n’est plus un secret maintenant. On sait notons qu’Abdellah Taïa a davantage revendi- (3) Serge Ménager, « Du nouveau chez les machos
même que tu as un protecteur qui n’est pas qué son identité sexuelle en tant que posi- maghrébins. Rachid O. ou le corps qui parle », Nouvelles
du lycée. Laisse-moi faire, on ne lui dira rien. tionnement militant. Études Francophones, vol. 15, 2000, p. 117.
– Explique-moi ton problème. Natif du Maroc et auteur, entre autres, du récit (4) Catherine Chevallet, « Réinventer la sexualité :
– Des couilles pleines, le voilà mon problème, le Rouge du tarbouche publié en 2005 aux remarques sur les derniers écrits de Foucault », Revista
poupée. Et toi, on dit que tu es un expert dans éditions Séguier, Abdellah Taïa a fait le choix del filosofia, vol. 7, n°1, 2002, p. 9.
l’art de les vider. Alors tu me le donneras ton d’« incarner » – c’est le mot qu’il emploie – la (5) Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard,
petit cul, plus tard ? » figure homosexuelle, dans les pays arabes. 1999, p. 22.
Cet extrait précise la distribution des rôles Ayant fait la « une » du journal marocain Tel (6) Jean Zaganiaris, « Entretien avec Abdellah Taïa »,
sexuels entre deux hommes et cela selon une Quel avec, pour sous-titre, « Homosexuel Observatoire des Transidentités (en ligne).
logique classique distinguant le dominant du envers et contre tous », l’écrivain marocain
dominé, l’individu actif de l’individu passif, fait l’objet d’une identification médiatique Kaoutar Harchi est romancière. Son troisième roman, À
l’« enculeur » de l’« enculé ». Il s’agirait donc de forte, tant en France qu’au Maroc, si bien que l’origine de notre père obscur, est paru l’année dernière
distinguer deux types d’homosexualités dont le tabou qui a longtemps frappé sa sexualité a aux éditions Actes Sud.
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James Joyce Denis Jampen Byung-Chul Han John Eliot Gardiner


Les Poèmes du Wake Héros Dans la nuée Musique au château du ciel
La Nerthe MF Actes Sud Flammarion

Rassemblés dans un volume com- « Sans poids ils flottent, ils ne se re- Né en Corée, Byung-Chul Han vit de- C’est un fait que le génie de Bach
plété d’une préface et d’un commen- tiennent pas quoiqu’ils s’accrochent puis une trentaine d’années en Alle- reste entouré de mystère. Dans son
taire des plus enthousiasmants de l’un à l’autre, légèrement, abandon- magne où il enseigne la philosophie. monumental ouvrage, richement il-
Philippe Blanchon, les poèmes que nés confiants, ils se touchent et sont Ont été traduits de lui en français la lustré, John Eliot Gardiner s’est ef-
James Joyce dissémine dans Finne- joints de partout, enlacés, rigides, Société de la fatigue et le Désir, ou forcé de le lever, non seulement en
gans Wake s’affirment comme les droits, – sauf bras ainsi pliés, mais l’enfer de l’identique. Dans ce nouvel musicologue, mais à partir de sa
substrats de l’œuvre de l’écrivain. dans leur sommeil ces garçons n’exi- essai, incisif, il interroge le numé- riche expérience de chef de chœur
Dernier livre de Joyce, ce roman est gent pas que vous m’écoutiez » : rique sous ses différents aspects et et d’orchestre baroque, en limitant
un maelström envoûtant de réfé- rares sont les moments d’accalmie les modifications radicales qu’il a ap- volontairement ses analyses aux œu-
rences philosophiques, historiques, dans le roman de Denis Jampen portées. Ainsi de la sphère privée – vres vocales de Bach, excluant celles
littéraires et mythologiques. En ex- (1956-2006), coreligionnaire de Hervé « Cette zone d’espace, de temps, où écrites pour clavecin et orgue, ou
traire les poèmes, c’est offrir au lec- Guibert et Mathieu Lindon dans la je ne suis pas une image, un objet », pour instrument soliste. Mais, loin de
teur une porte d’entrée des plus revue Minuit à la fin des années écrivait Roland Barthes, cité ici – le nuire à son propos, cette restriction
efficaces sur le roman, mais aussi 1970, d’ascendance thématique Au- numérique l’a rendue impossible, fa- volontaire donne à son approche des
sur l’œuvre entière de l’écrivain irlan- giéras/Burroughs et poétique Mal- vorisant l’exhibition, le vacarme œuvres du cantor de Leipzig une rare
dais. En effet, ils permettent de sai- larmé/Guyotat. Rare aussi cette d’une indignation pulsionnelle, authenticité. Il nous paraît cependant
sir combien chez Joyce, et dans le adresse passive-agressive au lecteur bruyante et souvent stérile. « La so- que la volonté de l’auteur de ne pas
Wake en particulier, la partie contient (« que vous m’écoutiez ») tirant vers ciété de l’indignation est une société idéaliser un compositeur sublime, en
le tout. Le point de départ du roman Lautréamont : Héros (titré peut-être de scandale », affirme Byung-Chul soulignant par contraste les aspéri-
est une vieille ballade irlandaise, d’après le tube de Bowie de 1977) Han. On ne saurait lui donner tort : tés de sa personnalité, l’a conduit à
dans laquelle Finnegan, ivre, tombe fut commencé à l’âge de 19 ans, et les indignés disent « non » sans quelques exagérations. C’est le cas
de son échelle, meurt, puis, alors était resté jusqu’ici inédit. débat. Le premier mot de l’Iliade est quand, sous le prétexte qu’il existait
que l’on veille son corps aspergé de Les héros sont cinq, guerriers imagi- « menin », la colère, qui peut être des événements funestes dans une
whisky, ressuscite pour festoyer naires sur une île de garçons sau- chantée. Colère narrative, épique, école qu’il fréquenta, il juge, sans au-
avec les invités. Voilà, une histoire vages où ils passent la moitié du très éloignée de la « nuée » numé- cune preuve, vraisemblable que le
de cycle, thème joycien par excel- temps à baiser entre eux et l’autre à rique qui est un rassemblement for- « futur cantor à perruque ait été le
lence, qui s’annonce dès les pre- torturer et violer des adolescents tuit d’individus, une « multitude ». La troisième dans la lignée des préfets
mières pages. vaincus. On est post-Bataille, Pasolini temporalité de cette « nuée » est de chœur délinquants », soit « un
Roman d’une seule nuit, tout vient de filmer Salo : « La lame rou- celle de l’actualité absolue. Chacun adolescent voyou qui se serait as-
comme Ulysse est le récit d’une gie, recourbée, fend, en dessous, sur peut produire de l’information, la sagi ».
journée, Finnegans Wake est le livre toute sa longueur, le sexe raidi du pê- communication est démédiatisée. Nous ne pouvons résumer ici la ri-
de la mort et de la résurrection, du cheur, le long de l’urètre qui s’ouvre. L’accumulation devient le mode opé- chesse des analyses concernant les
héros multiple des époques qui s’en […] De leur salive, lèvres se joignant ratoire du numérique qui n’est plus cantates, oratorios et passions de
vont. Joyce réinvente une histoire, entourant le membre qui retombe, ils capable de produire de la singularité. Bach ou encore les nombreux ap-
redéfinit les chronologies, mêle apaisent la plaie vive, léchant les Pour Kafka déjà, une lettre était un ports historiques et musicologiques
passé et présent, personnages, et couilles, poils couchés dans le sang, moyen de communication inhumain. de l’ouvrage. Mais ce qui fait, en dé-
les poèmes du Wake sont comme et le haut des cuisses, qui palpitent « On se met à nu devant les fan- finitive, toute la valeur de ce monu-
des cailloux sur un chemin creux, les lisses. » Le fantasme est mû par le si- tômes », écrivait-il à Milena. Depuis, ment édifié à Bach, c’est qu’il a
repères non pas temporels, mais qui gnifiant, la syntaxe systématique- les fantômes ont proliféré, la conta- magistralement explicité l’idée deve-
marquent les limites des mondes. ment renversée : c’est une écriture gion étant un aspect de la communi- nue courante selon laquelle « Dieu
Ce sont les jalons du récit de Finne- de muqueuses collées, de mots- cation numérique qu’aucun autre doit beaucoup à Bach ». Sa musique
gans Wake. « Pourquoi ne pas bat- corps imbriqués dans un éternel re- média ne possède. Le dernier point est celle qui, dans le château même
tre mesure pour abattre le temps ? », tour, surfaces violemment irritées, soulevé par Byung-Chul Han est celui du ciel, « nous fait entendre la voix
dit le dernier vers du dernier poème. machine langagière en surchauffe ra- de la théorie. Devant la masse de de Dieu sous forme humaine », le
On se rappellera alors que Joyce tiocinante, fascinée « par Éros et Tha- données dont nous disposons au- compositeur étant celui qui nous
pensait que le lecteur idéal de cette natos comme un lapin par les phares jourd’hui, la théorie comme construc- « révèle comment surmonter nos im-
œuvre immense serait un insom- d’une voiture » – note en postface tion de l’esprit a-t-elle encore une perfections grâce à la musique »,
niaque qui lirait le livre d’une traite Arno Bertina. Toute la noirceur para- raison d’être ? Une psychopolitique bref « comment rendre les choses
pour le reprendre aussitôt à la pre- doxale d’une pure extériorité, d’une s’est imposée à nous. Sans résis- divines humaines, et les choses hu-
mière page. absence assumée de négativité. tance possible. maines divines ».
Alexandre Mare Éric Loret François Poirié Jean-Philippe Guinle
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livres
Olivier Renault Jean-Marie Schaeffer Carole Boulbès (dir.) V. Robert, L. Le Forestier,
Bonnard, jardins secrets L’Expérience esthétique Femmes, attitudes F. Albera (dir.)
La Table Ronde Gallimard performatives Le Film sur l’art
Les Presses du réel Presses universitaires de Rennes
Peinture de la féminité, c’est certai- Quinze ans après son Adieu à l’esthé- Ces actes de colloque (Ensba, Actes d’un colloque international or-
nement ce qui caractérise le mieux tique, Jean-Marie Schaeffer revient Nancy, 2012) construisent une his- ganisé en 2011 par les universités de
l’œuvre de Pierre Bonnard, ce mem- sur les lieux du crime pour continuer toire des attitudes performatives Rennes 2 et de Lausanne, associées
bre des Nabis dont l’œuvre a tra- à penser une catégorie condamnée entre le début du 20e siècle et les à la Cinémathèque suisse, cet ou-
versé les mouvements sans s’arrêter aussi bien par la philosophie analy- années 1970, en France et aux États- vrage questionne le genre du « film
à aucun d’entre eux. Peu dogma- tique que les cultural studies. Le titre Unis. D’une avant-garde à l’autre, les sur l’art ». Quatre entrées interrogent
tique, il a certainement été plus in- peut même sonner comme une pro- historiens et critiques analysent les ses origines, son institutionnalisation,
fluencé par son rapport singulier aux vocation, puisque l’existence d’une frontières poreuses qui existent sa « création au second degré » (for-
femmes que par une doctrine. Après « expérience esthétique », c’est-à-dire entre la danse, la performance, le mule d’André Bazin) et ses déplace-
Rouge Soutine (2012), Olivier Re- d’un rapport particulier à l’art qui ne théâtre et le cinéma. Ils mettent en ments vers la télévision et l’art vidéo.
nault, dresse une biographie très in- serait ni une sous-catégorie du cogni- lumière l’apport des femmes artistes Ce genre est situé entre histoire de
time de Bonnard. Il décrit les tif, ni une simple vue de l’esprit des dans le développement des croise- l’art et documentaire de création,
voyages et itinérances de ce peintre Lumières, est souvent niée. Schaef- ments disciplinaires, mais aussi des mais le rapport, loin d’être évident,
en quête de lumière et s’arrête sur le fer ne lâche cependant rien ici sur la questions relatives au corps, à l’es- oscille entre rejet et miscibilité de-
sujet féminin, présent dès les œu- singularité, le caractère « épipha- pace, au regardeur ou encore à la puis les premiers films sur l’art,
vres de jeunesse de Bonnard. C’est nique », ni la forme « désintéressée » scène. Au fil des communications, comme Rubens de René Huyghe en
qu’il en est entouré. D’abord sa de l’expérience, puisqu’il redit qu’elle nous découvrons ou redécouvrons 1937, et, plus généralement, dans la
mère, sa grand-mère, sa sœur puis « a pour condition qu’on s’y adonne des danseuses et performeuses seconde moitié du 20e siècle, pé-
son grand amour. Lorsqu’il rencontre sans autre but immédiat que cette ac- comme Valeska Gert, Lizica Co- riode au cœur de cet ouvrage.
Marthe de Méligny, toute sa peinture tivité elle-même », ce qui en fait un dreanu (qui a collaboré avec Sonia Dans cette production la France tient
change, le nu apparaît, il fait irrup- objet à part. Delaunay), Anna Halprin, Faith Wil- une place singulière du fait de la « so-
tion. Cette passante dont il ne sait Le philosophe a choisi de faire entrer ding ou les contemporaines La Ribot cialisation » du genre (production et
rien, il a su la retenir, elle devient son le loup cognitiviste dans la bergerie et Latifa Laâbissi. diffusion au sein d’associations spé-
modèle et sa muse, « elle est sa de l’être, et d’apprivoiser l’un à l’au- Au début du 20 e siècle, les dan- cialisées notamment) et par l’intérêt
peinture ». Marthe est secrète et fra- tre en citant et analysant abondam- seuses en quête de modernité refu- commun qu’ont trouvé historiens
gile, presque fuyante ; sa santé vacil- ment la littérature neuroscientifique : sent la danse classique et les d’art et gens du cinéma. C’est en Al-
lante l’oblige à de nombreux bains, à grâce à son entremise et son exper- traditions qui l’accompagnent, elles lemagne, à partir de la seconde moi-
des séjours prolongés dans des sta- tise, il parvient du coup à la rendre recherchent un décloisonnement, tié des années 1960 qu’« émergent
tions thermales. Mais de quelle ma- plus intelligente aux questions de une libération du corps et de ses des pratiques artistiques qui intè-
ladie souffre-t-elle ? l’art qu’elle ne l’est. Examinant suc- mouvements. Une volonté de rup- grent des pratiques de documenta-
Bonnard n’aura de cesse de la repré- cessivement les questions de l’at- ture qui caractérise les parcours des tion ». La démarche de Gerry Schum,
senter dans ces salles d’eau, à la toi- tention et de la perception, de différentes danseuses citées. Une qui a voulu « transposer l’espace de
lette, sortant du tub. Elle devient son l’émotion et du plaisir, Schaeffer re- rupture non seulement avec un en- la galerie d’art dans la télévision » par
thème principal. Il la photographie trouve ainsi cum grano salis des mo- seignement jugé caduc, mais aussi le biais de son émission Galerie Télé-
aussi, dans les mêmes circons- dèles neuropsychologiques pour avec la domination patriarcale, pour visuelle en est symptomatique. Y ont
tances, et se laisse photographier chaque grand problème de l’esthé- se construire un statut, un style, une été diffusés les films Land Art (1968)
par elle, nu lui aussi, comme un juste tique, tel le plaisir tragique chez Aris- place légitime dans un milieu artis- et Identification (1970). Dans une in-
retour des choses. D’autres femmes tote ou l’héautonomie du jugement tique où les femmes sont systémati- terview qui conclut l’ouvrage, Judith
l’inspirent aussi sans pour autant kantien, tous sauvés par le « calcul quement exclues. Les auteurs Wechsler, historienne de l’art et réali-
l’éloigner d’elle ; Lucienne Dupuy de hédonique », la « fluence » et la « si- reviennent sur un ensemble de satrice de films sur l’art (ayant no-
Frenelle, Renée Montchaty, amie de gnalisation coûteuse ». Le chapitre points permettant de définir les atti- tamment coréalisé avec Hans
Marthe, toutes deux amantes et mo- conclusif est le plus passionnant, qui tudes performées, où le corps est Namuth, Jasper Johns : Take an Ob-
dèles. Certains commentateurs ont se place sur le terrain ethnologique compris comme un champ d’expé- ject [1991]), lit sous l’angle de sa
cru voir, suggéré dans certaines des de la séduction, du rite et du jeu en riences gestuelles infini. L’ouvrage, double carrière la complémentarité
toiles du peintre, un ménage à trois proposant de comprendre l’expé- qui apparaît comme le début d’une des deux domaines. Par une ap-
avec Marthe et Renée, comme dans rience esthétique comme une « si- historiographie, atteste que les résis- proche interdisciplinaire cet ouvrage
Grand Nu bleu de 1924. À l’image de tuation d’immersion » mimétique où tances donnent naissance à des mu- propose une réflexion étayée par de
ses peintures, Bonnard était d’une « créateurs, concurrents et admira- tations (des formes et des formats) nombreux exemples indexés dans
grande pudeur. Cette thèse demeure teurs […] expérimentent l’œuvre et des interrelations entre l’art, la so- une filmographie de plus de 250 ti-
donc difficile à vérifier. comme agentivité qui les implique ». ciété et la vie. tres de 1899 à 2015.
Maïa Ferrari Éric Loret Julie Crenn Maïa Ferrari
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le feuilleton
jacques henric
CAVALIER DE L’APOTHÉOSE
Alain Bonijol Ángel Peralta
Tercio de vérité Chevaux et taureaux à ciel ouvert
Au diable Vauvert Au diable Vauvert

I Dans les corridas, il y a les tore- près de quatre-vingts ans, qu’on


ros et les taureaux, bien sûr, ils ont appelle en signe de respect Don
la vedette, mais il y a aussi les che- Ángel Peralta (surnommé Centaure
vaux, les grands oubliés de la course de Palma del Rio ou Cavalier de
sans lesquels celle-ci n’aurait ja- l’Apothéose), était justement présent
mais existé. Deux livres nous le aux arènes de Nîmes en 2013 pour
rappellent, chacun à leur façon, l’un donner l’alternative à Léa Vicens.
paru l’an dernier, Tercio de vérité, Né en Andalousie, il est celui qui a
d’Alain Bonijol, l’autre récemment, donné ses lettres de noblesse à la
Chevaux et taureaux à ciel ouvert, course équestre. Cavalier exception-
d’Ángel Peralta. nel (il a continué de toréer à plus de
soixante ans et même la grave bles-
NOBLESSE ET PIÉTAILLE sure reçue en 1990 près de Grenade
Bref rappel historique : avant le 18 e ne l’a pas empêché de repartir cinq
siècle, la course était aux mains des fois au combat), il est aussi un fin
nobles, qui toréaient à cheval. Le poète qui s’explique en vers sur son
taureau était combattu à la lance. art. La première partie de son livre
Quant aux toreros à pied, c’était aide à suivre et à comprendre le
une piétaille issue des basses complexe enchaînement de toutes
classes sociales, un peu comme au les figures au cours desquelles che- La rejoneadora Léa Vicens (Ph. DR)
cours des guerres médiévales la val et taureau offrent le spectacle
noblesse combattait à cheval et la d’un superbe ballet. Un ballet qui aussi bel hommage en louant sa en mettant au point une nouvelle
troupe des piétons était commise n’est pas sans danger, pour le cheval ténacité, son ardeur, sa bravoure, sa pique moins traumatisante pour le
aux basses œuvres de boucherie et le cavalier, et danger accru ces beauté. taureau. Mais l’important à ses yeux
qui consistaient sur le champ de dernières années où le cheval ne se était de proposer aux picadors de
bataille à égorger les malheureux contente plus de courir « devant » le IMAGE SAUVÉE DU PICADOR remplacer leurs lourdes montures,
chevaliers tombés à terre. Puis, tout taureau, comme cela se pratiquait Tercio de vérité, d’Alain Bonijol, n’est malhabiles à se déplacer, par de nou-
s’est inversé dans la corrida : le toreo dans le rejoneo d’antan, mais l’af- pas consacré au noble et racé équidé velles races de chevaux plus légers
à pied a pris le pas sur la course fronte de « face et dans la droite du rejoneo, mais à ce qui fut jusqu’à qui leur permettent d’offrir un spec-
équestre, il est devenu le spectacle ligne du taureau », selon les canons ces dernières années la méprisée tacle méritant qu’on les fête (ou les
noble par excellence et la corrida à de la tauromachie à pied. D’où le lien monture du très méprisé picador. Il honnissent) à l’égal des toreros de la
cheval, qu’on appelle en espagnol le très étroit que doit nouer le cavalier faut avoir entendu les bandes de cré- cuadrilla. Ainsi, il n’est pas rare
rejoneo, si elle se pratique toujours avec sa monture. Avant de monter à tins qui occupent parfois les gradins aujourd’hui de voir les picadors quit-
(au Portugal plus qu’ailleurs), a perdu cheval, écrit Ángel Peralta, on doit de certaines arènes siffler le picador ter l’arène sous les applaudisse-
de son lustre. J’ai cru comprendre apprendre à la comprendre et à l’ai- dès son entrée sur la piste et le huer ments du public. Autre signe :
qu’aujourd’hui les « vrais » aficiona- mer. « Le cheval est un ami, parce à sa première pique. Alain Bonijol comme les toreros, les taureaux et
dos la tenaient en piètre estime. qu’il ne trahit pas. Vaillant, parce qu’il rappelle quel spectacle de répu- les ganaderos (éleveurs), les pica-
N’étant pas un « vrai » aficionado, affronte le danger. Loyal, parce qu’il gnante boucherie offraient les vieux dors ont désormais un nom, et leurs
ni même vraiment un aficionado se prête en confiance aux ordres. canassons livrés sans protection aux chevaux aussi.
tout court, je dois avouer sans honte Sincère, parce qu’il ne sait pas men- cornes des taureaux : éventrements, Le combat d’Alain Bonijol pour créer
que j’ai suivi avec admiration, lors de tir, qu’il réagit à tout en fonction de tripaille à l’air, arènes couvertes de son écurie de chevaux ne fut pas de
la dernière corrida des Vendanges à ce qu’il ressent. Guerrier, parce qu’il dizaines de cadavres de chevaux… tout repos. Que de pesanteurs du
Nîmes, la magnifique lidia de deux sait se battre. Fidèle, parce qu’il Visions qu’Hemingway, dont les milieu taurin et de conflits d’intérêts
grands du rejoneo d’aujourd’hui, donne préférence à son cavalier. Et essais sur la corrida ne sont décidé- il eut à surmonter ! Et, comme par
Pablo Hermoso de Mendoza et la respectueux, parce que, dans les ment pas ce qu’il a écrit de mieux, hasard, en France plus qu’en
belle Léa Vicens. prés, il se montre déférent envers trouvait comiques. Un des soucis Espagne. I
les femelles, il les courtise, les d’Alain Bonijol, qui avait commencé
UN SUPERBE BALLET défend et ne concrétise l’amour que jeune une carrière de torero vite À lire, dans notre prochain numéro (n° 424,
C’est un des grands maîtres de la lorsqu’il s’aperçoit qu’elles désirent interrompue par de sales blessures, juillet-août 2015), un article du journaliste
tauromachie à cheval, Ángel Peralta, être satisfaites. » Une belle déclara- a été de réparer l’image du picador taurin Jacques Durand.
qui, dans Chevaux et taureaux à ciel tion qu’on aimerait pouvoir adresser en devenant dresseur de chevaux et
ouvert, nous livre la philosophie et à bien des membres de notre en inventant d’abord de nouvelles Signalons la parution récente du recueil
les fondements de son art tout en humaine espèce. Quant à l’autre ani- protections pour les chevaux, plus d’entretiens de Jacques Henric préfacé par
dressant le bilan de sa carrière. Il se mal, son adversaire, le taureau, légères, plus efficaces, faites notam- Philippe Forest (artpress, coll. « Les grands
trouve que ce vieux monsieur de Ángel Peralta, pourrait lui rendre un ment avec des tissus anti-balles, puis entetiens »).
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chronique

ET PENDANT CE TEMPS... À ART BASEL


par Clo’e Floirat
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AGENDA
Yvetot d’agnès b. (cf photo, Claude Lévêque, des procédures dans un rapport sculptural Sète I Centre régional d'art contemporain
RÉGIONS Sans titre (Dansez !) 1995. Photo, DR. Courtesy à l’espace, ces images trouvent une
Yvetot I Galerie Duchamp I Centre d’art Collection agnès b. © Adagp, Paris, 2015.). nouvelle configuration.
Ouvert de 10h à 18h du mardi au dimanche. Portrait de l’artiste en jeune homme.
1 allée du Musée, musee-lam.fr Acquisitions et pièces anciennes de la
collection, aller-retour entre réel et imaginaire,
Thiers I Le Creux de l’enfer I Centre d'art entre le monde et sa réinvention poétique,
entre la figure de l'artiste et les alter ego
qu'il se crée, entre un monde parcouru et un
monde rêvé (cf photo, nouvel accrochage des
collections, 2015. Photo Jean-Christophe Lett.
Œuvre, Bruno Peinado, Sans titre, California’s
dreaming Game Over RAL, 2009 coll. de
l’artiste. Courtesy galerie Lœvenbruck, Paris.).
Visite commentée, mercredi à 11h, week-
end à 15h. Ouvert du mardi au vendredi de
10h à 18h et week-end de 13h à 18h.
Fermé lundi et jours fériés. 146 avenue de
la Plage, mrac.languedocroussillon.fr
Sète I Musée International des Arts Modestes

> 31.05 : Magenta, Nina Childress. Chair,


Sylvie Fanchon. Le bleu du ciel, Enna Chaton.
> 26.06 : 1000 Plateaux de Caux. Émeric Lhuisset, Maydan-Hundred Portraits
Fanny Besse et Julia Taquet, Mark Brown, (cf photo, Maydan-Hundred Portraits, série
Pascal Cribier et Florence Levasseur, 100 portraits de volontaires du mouvement
Frédéric de Lachèze, Delphine de Luppé, Maydan, Kiev (Ukraine), fév. 2014. © Lhuisset.).
Alice Schÿler-Mallet (cf photo, série de 3 Série de 100 portraits de volontaires du
dessins, 2015, 20 x 25 cm, pochoirs, 17.06 > 13.09 : Matt Bollinger, Humeurs mouvement populaire de la place Maydan
acrylique, huile, gouache, © A. Schÿler-Mallet.). noires. Commissaire, Frédéric Bouglé. à Kiev. Partenariat, Asso. CétàVOIR, Rendez-
Vernissage, mercredi 27 mai à 18h30. Vernissage, mardi 16 juin dès 18h. Vous Photographique ImageSingulières.
Un regard subjectif de huit artistes sur le La touche du pinceau de l’artiste accuse sa Audrey Martin, Time capture (spectre). En
Pays de Caux. Du littoral, à la culture du lin, en vision du monde, l’habillant de lamelles résidence à la Cité scolaire P. Valéry, Sète,
passant par l’écoulement des eaux qui peintes déchirées. Sa technique en parqueterie dont la situation en hauteur et l'orientation
dessine la géographie du plateau, l’exposition de papiers collés répond à la vie de ses géographique (Est/Ouest) lui ont inspiré un
explore les modalités du paysage aujourd’hui : modèles et reprend leur théâtre de vie, nuancier de déclinaisons des couleurs du
pli, repli, poésie, réseau, déplacement. formulation lacérée comme la crise qui les ciel du lever au coucher du soleil.
Ouvert du lundi au vendredi de 9h à 12h et frappe. Autant de peintures de gosses qui Visite, week-end à 16h, dialoguée pour les
de 13h30 à 17h30, samedi de 14h à 17h30 trompent leur ennui, et rien au loin, rien après groupes, sur rendez-vous. Visites en famille
(sauf fériés.). 7 rue Percée, 02 35 96 36 90. le lycée, sinon se laisser aller à trinquer et fumer. avec les cahiers-découverte-enfants.
Coédition : Musée National, Marc Lathuillière, Inscriptions, 04 67 74 94 37. Ouvert tlj,
Villeurbanne I U RDLA I Centre international Éd. La Martinière, préface, M. Houellebecq. 12h30 à 19h, week-end, 14h à 19h. Entrée
estampe et livre À paraître, Collection Mes pas à faire au Creux > 20.09 : Véhicules, auto, moto, vélo, train,
gratuite. Fermé mardi. 26 quai Aspirant
de l'enfer. Monographie de J. F. Lecourt, Le avion et bateau. Exposition adaptée de Herber, crac.languedocroussillon.fr
tir dans l’appareil photographique avec le Véhicules produite par la Collection de
soutien de la région des Pays de la Loire. l’Art Brut. Commissaire, Norbert Duffort. La Rochelle I Aquarium I Carré Amelot I
Les enfants du sabbat 16. G. Abrignani, S. Acosta, T. Agnone, Aloïse, Museum d'Histoire naturelle
Visite commentée le dernier dimanche du B. Arneval, G. Aubry, J. Bachler, F. Badari,
mois 2,50 euros/personne, gratuit - 18 ans. D. Bertoliatti, A. Biascamano, P. Biascamano,
Ouvert tlj sauf mardi de 13h à 18h. Vallée S. Biascamano, G. L. Blackstock, S. Blackwell,
des usines, 85 avenue Joseph Claussat, D. Braillon, R. Buchanan, F. Burland,
04 73 80 26 56, creuxdelenfer.net J. Byam, P. Carré, T. et C. Dakpogan,
S. Delaunay, F. Dezeuze, C. di Giovanni,
Toulouse I BBB I Centre d'art M. Dinahet, A. Dobay, B. Donald, K. Dossou,
27.05 > 11.07 : David de Beyter, Big Bangers. N. Farber, R. Fauguet, A. Forestier,
Vernissage, mardi 26 mai. S. Yi Feng, J.-C. Gagnieux, M. Gondry et
Entrée libre, du mardi au samedi, 14h à 19h. S. Arnoux, O. Grossetête, R. Hains,
96 r Michel-Ange, 05 61 13 37 14, lebbb.org. J. Hauser, L. Hylton, F. Kernbeis, R. Zarka
Sérignan I Musée régional d’art contemporain et V. Lamouroux, B. Lavier, S. Lecocq,
P. Lemaire, Les frères Linares, D. Mackintosh,
F. Mayor, G. Merritt, H. Nimczewski,
H. Motooka, J. Nsumbu, Panamarenko,
J. -L. Parant, A. Pauzié, H. Ploos Van Amstel,
G. Pujolle, É. Ratier, M. Richoz, A. Robillard,
T. Roeskens, H. Saletmeier, Y. Salomone,
J.-M. Sanejouand, Sarkis, M. Sarr,
S. Shinichi, A. Soteno, A. Stanton,
> 17.07 : La Langue du chat, H. Télémaque, J. Tourlonias, Ingénieur
Daniel Nadaud, Jean-Claude Silbermann. Vancy, W. Van Genk, P. Vignes, J. Weere,
Ouvert du mardi au vendredi, de 10h à 18h G. Widener, K. Wodiczko, A. Wölfli,
et samedi, de 14h à 18h. 207 rue Francis E. Zablatnik, C. Zinelli.
de Pressensé, 04 72 65 33 34, urdla.com > 7.06 : Pierre Leguillon, Le Musée des erreurs Visuel, F. Burland, Tanger-Mogador, 1998,
Barnum. Grâce à son économie de moyens métal, bois et plastique, 195 x 225 x 107 cm. 19.06 > 21.09 : Lionel Sabatté, Échafaudages
Villeneuve d'Ascq I Lam et à l’autonomie de ses dispositifs de Photo, Atelier de numérisation, Ville de sur le ressac (cf photo, Oiseau de paradis,
présentation, ce modèle d’exposition tente Lausanne, Collection de l’Art Brut, Lausanne. 2014, pièces de 1 centime d'euro, fer,
de déjouer les hiérarchies de l’art. Conçu 1.04 > 30.09, ouvert tous les jours de étain, laiton, vernis, 150 x 170 x 200 cm.),
par l’artiste, ce musée rassemble des œuvres 9h30 à 19h. 23 quai Maréchal de Lattre À l’Aquarium La Rochelle, au Museum
créées ces quinze dernières années. de Tassigny, 04 99 04 76 44, miam.org d'Histoire naturelle, au Carré Amelot,
Rituels, répétitions, contraintes, tentations. espace culturel de la Ville de La Rochelle.
Plateforme Roven. Premier volet, consacré Landerneau I Fonds Hélène et Édouard Leclerc Vernissage, jeudi 18 juin, parcours des
aux facettes du rituel dessiné. 14.06 > 25.10 : Alberto Giacometti. trois lieux, dès 18h. Horaires et tarifs :
Eléonore False. Il suffit de son bras soulevé Co-production avec la Fondation Giacometti, aquarium-larochelle.com, carre-amelot.net,
pour arrêter et faire reculer le soleil. Avec des Paris. Commissaire, Catherine Grenier. museum-larochelle.fr
fragments d’images, l'artiste crée un répertoire Ouvert tous les jours de 10h à 18h. Programme-médiation, visites commentées
12.06 > 23.08 : Un regard sur la collection de formes et gestes auquel elle applique Aux Capucins, fonds-culturel-leclerc.fr tout public et ateliers jeunes publics en
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AGENDA
compagnie de Lionel Sabatté et de Reims I Rencontres I Fédération des réseaux à 18h. Gratuit, le premier dimanche du Fondation d'entreprise Ricard
médiateurs culturels, détail des contenus, et associations d’artistes plasticiens mois. Le château, mba.caen.fr 27.05 > 4.07 : Life is a Bed of Roses (un
carre-amelot.net, museum-larochelle.fr Vendredi 5.06 à Sciences-Po, Reims. roman.). Vernissage le mardi 26 mai.
Coproduction, Carré Amelot et Museum 10h à 12h, Quel avenir pour les associations Colmar I Espace d’art I André Malraux Une collaboration expérimentale entre la
d’Histoire Naturelle. Partenariat, Aquarium. d’artistes plasticiens dans le paysage 6 > 26.06 : Le Festin, Atelier de Formation Fondation d’entreprise Ricard et le Master
Soutien, Ville de La Rochelle, Région Poitou politique et économique actuel ? aux Arts Plastiques de la Ville de Colmar. Arts Visuels de l’École Cantonale d’Art de
-Charentes, Ministère de la Culture et de la 14h à 16h30, Comment faire comprendre Exposition des travaux des élèves à temps Lausanne. Un projet conçu par Stéphanie
Communication. le rôle essentiel des associations gérées par plein, périscolaires et cours du soir autour Moisdon, avec la participation des étudiants
les artistes sur les territoires ? Quels outils du thème des délices. et des enseignants du Master.
Pessac I Les arts au mur I Artothèque et stratégies pour les associations lorsque Ouvert du lundi de 14h à 19h, du mardi au L’exposition est le lieu d’un théâtre et d’un
les logiques comptables de l’intervention dimanche de 10h à 19h. Entrée libre. chœur, d’un décor, d’apparitions de formes,
publique menacent leur survie ? 4 rue Rapp, 03 89 24 28 73. d’objets et de personnages. Elle accueille
16h30 à 17h30, Retour plénière. Bourges I La box I Énsa durant 3 jours la 6e édition de L’École de
Programme, fraap.org 28.05 > 1er.07 : Paysages emblématiques, Stéphanie, à partir d’un dispositif conçu
Olivier Nottelet et Jacques Callot. par l’artiste Pierre Joseph. Conférences,
Hauterives I Palais Idéal du Facteur Cheval Poésie Plate-Forme, Jean Daive, Guitemie
Commissaire, Michel Weemans.
Vernissage le mercredi 27 mai à 18h. Maldonado, Repérer, jeudi 28 mai, à 19h.
En automne,Yon Grigorescu. Commissaire, Entretien sur l’art, Dora Garcia, lundi 8 juin,
Carmen Popescu. Sur une proposition de à 19h. Chesee Théorie, Charles Spence et
Catherine Fraixe, enseignante de l'Énsa. Jennifer Teets, mardi 9 juin, à 19h. Poésie
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h. Plate-Forme, Nathalie Koble, Sabine Macher,
Fermé les jours fériés. Entrée libre. Courtiser, jeudi 11 juin, à 19h.
9 rue Édouard Branly, box.ensa-bourges.fr Entrée libre du mardi au samedi de 11h à
19h. Visite commentée gratuite, mercredi
Avignon I Collection Lambert à 12h30 et samedi à 12h30 et à 16h.
> 11.10 : Un musée imaginaire, hommage 12 rue Boissy d’Anglas, 01 53 30 88 00,
à Patrice Chéreau. fondation-entreprise-ricard.com
> 5.09 : Hippolyte Hentgen, La part volée. Ouvert tous les jours sauf lundi de 11h à 18h.
(cf photo © Hippolyte Hentgen.). Le duo Juillet/août, tous les jours de 11h à 19h. Musée de la Monnaie
Hippolyte Hentgen occupe un territoire de 5 rue Violette, collectionlambert.fr
recherche qui se centralise sur le dessin et
l’image. Les dessins puisent dans les images Aix-en-Provence | Centre d'art du 3 bis f
iconiques de notre culture moderne, usées > 19.06 : Alicia Framis, I'm in the wrong
d’être reproduites à l’infini. Les artistes se les > 30.08 : Élévations. Hommage de Bruno place to be real. L’artiste aborde la relation
réapproprient et questionnent les émotions Decharme et Antoine de Galbert à Joseph comme matière, l'œuvre comme expérience.
que ces images vides de leur sens originel Ferdinand Cheval (photo © César Decharme.). Suite à sa résidence, le 3 bis f présente deux
peuvent encore susciter. Collaboration Ouvert, avril > juin, 9h30 à 18h30, juil.> août, installations inédites, dans la continuité des
galerie Semiose. Soutien Drac Aquitaine. 9h30 à 19h. 8 r du Palais, facteurcheval.com Forbidden Rooms, une série initiée en 2012
Ouvert du mardi au vendredi, 11h à 18h, autour des frontières invisibles dressées à
samedi, 14h à 18h. 2bis av. Eugène et Marc Chaumont-sur-Loire I Domaine Régional de l’intérieur de notre civilisation.
Dulout, 05 56 46 38 41, lesartsaumur.com Chaumont-sur-Loire Entrée libre du lundi au vendredi, 13h à 17h.
Hôpital psychiatrique Montperrin, 109 av. > 5.07 : Marcel Broodthaers, Musée d’Art
Gravelines I Musée du dessin et de l’estampe du Pt Barthélémy, 04 42 16 17 75, 3bisf.com Moderne-Département des Aigles (cf photo,
originale Département des Aigles (David, Ingres,
PARIS I INSTITUTIONS Wiertz, Courbet.), 1968, © Estate Marcel
Broodthaers.). Ouvert tlj, 11h à 19h, jeudi >
Institut national d’histoire de l’art-INHA 22h. 11 quai de Conti , monnaiedeparis.fr
Espace Beaurepaire

> 31.12 : Gabriel Orozco, Fleurs fantômes.


Commande spéciale de la Région Centre-
Val de Loire-Château.
> 1.11 : Tunga, Moi, Vous et la Lune au
Manège des Écuries. El Anatsui (cf photo,
installation © E. Sander.) à la Galerie du Fenil.
Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger, Les pierres
et le printemps et Cristallisateur au Château.
Antti Laitinen, L’arbre chevalier au Parc
Historique. Christian Lapie, La constellation
du fleuve, 2015 au Parc Historique. Cornelia
Konrads, Passage et Intérieur en passant
au Parc Historique. Edward Burtynsky à la
> 20.09 : Champion Métadier (cf photo, Galerie des Photographes, Château. Naoya
© Champion Métadier.). Hatakeyama, A bird à la Galerie Longue
Ses œuvres portent en elles cette tension des Écuries et Underground/Water à la Galerie
entre le visible et l’intelligible. Et actuelles, des photographes, Château. Alex MacLean,
comme étaient actuelles, il y a un siècle, Unearthed, Galerie des Photographes, > 18.07 : Mémoires croisées/dérives
les compositions mécanomorphes de Picabia Château. Xavier Zimmermann, Paysages archivistiques, Archives de la critique d’art.
Commissaire, Jean-Marc Poinsot, professeur 8 > 14.06 : Isabelle Bonhomme, Inde,
rouages, bobines, accumulateurs, hélices ordinaires et Canopée à la Galeries de la
émérite, univ. Rennes 2, co-fondateur des peintures et encres (cf photo, Berger du
et Tu m’. Picabia et Duchamp introduisaient Cour des Jardiniers. Jean-Christophe Ballot,
Archives de la critique d’art. Avec l’aide de Thar, 146 x 97 cm, huile sur toile.).
du mécanique dans la création; scandale Australie, 2004 à la Galerie de la Cour des
Laurence Le Poupon, chargée des archives, Vernissage, mardi 9 juin dès 18h.
intrusion. L’artiste est plus radicale. Elle se Jardiniers. Melik Ohanian, Stuttering à la
Archives de la critique d’art. Catalogue, Poussière du désert du Thar, éblouissement
sert de machines pour montrer ce que les Galerie du Château. Gérard Rancinan, Still
Mémoires croisées/dérives archivistiques, de sourires, bergers altiers à la chemise
machines ont changé aux processus de life-flowers à l’Asinerie. Et œuvres d’arts
J.-M. Poinsot © Inha, 2015. d’un blanc éclatant et au turban rouge ou
création et perception. Ils se manifestent pérennes dans tout le domaine.
inha.fr, archivesdelacritiquedart.org, orange, femmes enveloppées dans des
avec une acuité singulière dans ses travaux 24 è Festival International des Jardins,
fracbretagne.fr, univ-rennes2.fr saris lumineux, reflets roses d’un palais dans
récents et ceux-ci s’imposent comme des Jardins extraordinaires, jardins de collection.
Ouvert, 14h30 à 19h30, mardi au samedi. les eaux calmes d’un lac, forts et villages de
objets d’analyse d’une remarquable densité. Informations pratiques, 02 54 20 99 22,
Ouvert tlj, sauf mardi. 1 septembre > 30 juin, Inha, galerie Colbert, salle Roberto Longhi. sable doré semblant sortir des dunes.
domaine-chaumont.fr
lundi, mercredi, jeudi, vendredi, 14h à 17h. 2 rue Vivienne, 01 47 03 79 01, inha.fr Émerveillement de la découverte du pays et
Week-end et jours fériés, 15h à 18h. Caen I Musée des Beaux-Arts de son peuple, que l’artiste nous fait partager.
1 juillet > 31 août, lundi, mercredi, jeudi, > 21.09 : Francois Morellet, L’esprit de Cité de l’architecture et du patrimoine Ouvert tous les jours de 11h à 20h.
14h à 18h. Vendredi, week-end, jours fériés, suite 1965-2015. > 21.09 : Le Vitrail Contemporain. isabellebonhomme.wix.com/voyages
10h à 12h et 15h à 18h. Commissaire, Caroline Joubert. Ouvert tlj sauf mardi, 11h à 19h, jeudi > 28 rue Beaurepaire, 01 42 45 59 64,
Château Arsenal, 03 28 51 81 00. Ouvert tous les jours, sauf mardi, de 9h30 21h. 1 place du Trocadéro. citechaillot.fr espacebeaurepaire.com
97

AGENDA
Palais de Tokyo travailler à l'huile ou à l'aquarelle cela mfc-michèle didier élabore dans l’atelier. Le premier temps
24.07 > 13.09 : Céleste Boursier-Mougenot, prend du temps.” David Hockney. est celui des fonds, où la couleur est
acquaalta. Commissaire, Daria de Beauvais. Catalogue bilingue français-anglais, Repères appliquée sur la toile, monochromes délicats
Ouvert, midi à minuit, tlj (sauf mardi). 13 av. n°164, texte de Philippe Dagen. Prochaine dont l’homogénéité peut varier de la densité
du Président Wilson, palaisdetokyo.com exposition 10.09 : Ramazan Bayrakoglu. dénuée de toute altération au recours à
Ouvert, mardi au vendredi, 10h30 à 18h, des aplats à la liquidité exsangue. Entachés
Espace Fondation EDF samedi, 14h à 18h30. 13 rue de Téhéran, de maigreur, ces fonds colorés restent
> 23.08 : Pol Bury, Instants Donnés. galerie-lelong.com parfois comme en coulisse : d’une blancheur
Commissaire, Daniel Marchesseau avec la maculée qui échapperait presque au regard,
collaboration de Velma Bury. Ouvert du mardi Semiose galerie-éditions ils miment l’origine matérielle du tableau
au dimanche, 12h à 19h. 6 rue Récamier. comme objet, ou son déboussolement
discret par la peinture (...). Tom Laurent,
PARIS I CONFÉRENCES janv. 2013. Ouvert du mardi au samedi de
11h à 19h. 47 r de Turenne, 09 52 04 50 80,
Centre Pompidou I Paroles 22.05 > 25.07 : n°53 Contenttenders Bless. galeriedjbo.com
> 20.07, 6e édition du Nouveau festival. Hannah Collins, Braco Dimitrijevic, Liam
4.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. Gillick (cf photo, Bless n°53 Contenttenders,
Rencontre autour de B. S. Johnson. Jonathan 2015, 40 x 40 cm, coton et livre d'artiste.),
PARIS I PORTES OUVERTES
Cœ, Vanessa Guignery et Pascal Arnaud. On Kawara, Christian Marclay, Annette École prép’art
5.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. Messager, Antoni Muntadas, Leigh Ledare
Rencontre, J. Cœ. J. Cœ et Vanessa Guignery. et Jim Shaw.
6.06, 16h, Petite salle, Parole aux artistes Ouvert du mardi au samedi de 12h à 19h.
/Singapour mon amour. Ho Tzu Nyen, 66 rue Notre-Dame-de-Nazareth,
Sookoon Ang et Jason Wee, Catherine 01 71 97 49 13, micheledidier.com
David, Kathryn Weir et Silke Schmickl.
10.06, 19h, Petite salle, Parole au graphisme/ Galerie Bernard Bouche
Faire collection ! Alain Gesgon.
11.06, 19h, Petite salle, Parole à Jean-Yves
Jouannais : L'Encyclopédie des guerres.
17.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu/
Le tournant ludique. Rencontre, Cyril Jarton. > 23.05 : Laurent Proux, Main invisible
18.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. 25.06 > 17.07 : Portes ouvertes d’été.
(cf photo, Découpe, 2015, huile sur toile,
Rencontre, Pablo Accinelli. (cf photo, Des visages ces mannequins,
240 x 200 cm. Signé au dos. Photo, P. Arnaud.
19.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu/ 2015, chocolat. Louis Acolas, étudiant
Courtesy Semiose galerie, Paris.).
Danser à l’envers. Conférence, Laurent Prost. prép’art 2014-2015 © Daniel Nicolaevsky.).
30.05 > 25.07 : Antoine Marquis, Raphaël
24.06, 19h, Petite salle, Nouv. festival/Air de jeu. Ouvert du lundi au vendredi de 10h à 18h.
Julliard, Jerôme Robbe, Gauthier Leroy.
Rencontre, Pilvi Takala. prép’art vous invite à découvrir une sélection
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h.
25.06, 19h, Petite salle, Parole au design de dossiers d’étudiants admis dans les
54 rue Chapon, 09 79 26 16 38, semiose.fr
/Design au banc n°28. écoles supérieures d’art publiques : art,
26.06, 19h, Petite salle, Parole au design MoMO Galerie architecture, Bd/animation, cinéma, design,
/Auto-critique n°2, salon de l’auto des refusés. graphisme, etc.
Stéphane Degoutin et Olivier Peyricot. Inscriptions > rentrée 2015-2016, ouvertes,
Informations, Ch. Bolron, 01 44 78 46 52, prenez rendez-vous > 01 47 00 06 56.
[email protected] Stage d’Orientation et de découverte
artistique (S.O.D.A.) pendant les vacances
PARIS I GALERIES scolaires d’été. Dates sur le site, prepart.fr.
23 passage de Ménilmontant,
Galerie Lelong 01 47 00 06 56, prepart.fr

PARIS I ÎLE-DE-FRANCE
> 11.07 : José Pedro Croft (cf photo, Sans
Tram Réseau art contemporain Paris/Î-d-F
titre, 2015, bois, 235 x 150 x 70 cm.).
Ouvert du mardi au samedi de 14h à 19h.
123 rue Vieille du Temple, 01 42 72 60 03,
galeriebernardbouche.com
Galerie Djeziri-Bonn

lieu de l’exposition, 57 rue de Lancry.


> 14.06 : 3360 T IMES (from M to O),
Public exhibition & private feelings 30.05 > 5.07 : Hospitalités 2015.
(cf photo © MoMO Galerie, RomaricTisserand Cette 5è éd. d'Hospitalités est l'occasion de
/3360 TIMES (from M to O).). découvrir ou de redécouvrir, la richesse et
26 rue Beaurepaire, momogalerie.com la diversité des arts visuels en Île-de-France à
Galerie Duboys travers 11 parcours uniques, pleins de
> 11.07 : David Hockney, The Arrival of Spring. rencontres et de surprises, tram-idf.fr
(cf photo, The Arrival of Spring in Woldgate, Programme, renseignements, réservations,
East Yorkshire in 2011-18 december, 2011, [email protected], 01 53 34 64 43, tram-idf.fr
D. Hockney. iPad drawing printed on four sheet
of paper (46 1/2 x 35 each), mounted on four ÎLE-DE-FRANCE
sheets of dibond 93 x 70, overall édition of
Le Bourget I Gagosian Gallery
10 © D. Hockney/photo, Richard Schmidt.).
> 24.07 : Chris Burden.
“J'avais coutume de penser que l'ordinateur
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h.
était trop lent pour un dessinateur. Vous
26 avenue de l'Europe, gagosian.com
terminiez une ligne et l'ordinateur avait 15 29.05 > 27.06 : Marie-Claude Bugeaud,
sec. de retard, ce qui est une absurdité peintures et dessins, Autour du livre (cf photo, Cité de la céramique I Sèvres
pour un dessinateur. Le matériel s'est > 20.06 : Sen Chung, Sentimental reasons Orsino, 2015, huile sur toile, 81 x 65 cm.). > 25.10 : Sèvres Outdoors 2015. Exposition
amélioré et permet de dessiner en couleurs, (cf photo, Untitled, 2014, oil on canvas, La couleur chez l’artiste est surprise par le en plein air, gratuite, ouverte tous les jours
très librement et très rapidement. Toute 130 x 200 cm. Courtesy Galerie Duboys.). dessin, dans un geste qui, tout à la fois, de 10h à 18h, dans les jardins de Sèvres.
innovation mise à disposition des artistes Ouvert du mercredi au samedi de 14h30 à réunit et dissocie, détruit et détermine une 2 place de la Manufacture, métro ligne 9,
comporte des avantages et des inconvénients, 19h et tous les jours sur rendez-vous. construction. Elle est l’objet d’une surprise, Pont de Sèvres, bus, 169, 179, 279, 171, 26,
mais la vitesse et les couleurs aujourd'hui 6 rue des Coutures Saint-Gervais, et cela du fait de la genèse même de 1er arrêt avant le pont, Tram, T2 Musée de
disponibles constituent une nouveauté ; 01 42 74 85 05, galerieduboys.com chacune des œuvres que M.-C. Bugeaud Sèvres. sevresciteceramique.fr
98

AGENDA
Boulogne-Billancourt I Galerie Arnaud Bard 6 et 7.06 : Hors d’œuvres #7. Parcours cycle, Des gestes de la pensée. Basse-Saxe a décerné son Prix Kurt-Schwitters
artistique chez 14 particuliers qui accueillent Commissariat, Guillaume Désanges. 2015 à Pierre Huyghe.
le temps d’un week-end des artistes dans Ouvert du lundi au samedi de 11h à 18h.
leur jardin. Installations in situ et expositions 50 bld de Waterloo, +32 (0)2 511 20 62, Prix I Jean-François Prat
de petits formats à l’Espace d’art : Julien fondationdentreprisehermes.org Raphaëlle Ricol est la lauréate du Prix
Creuzet, Alexis Debeuf, Diadji Diop, Romuald Jean-François Prat 2015.
prixjeanfrancoisprat.com
Dumas-Jandolo, Morgane Fourey, Nicolas ITALIE I NAPLES
Guiet, Jean Lain, Jean-François Leroy, Prix I Fondation d’Art Contemporain Guerlain
Richard Negre, Éva Nielsen, Thomas Piquet, Madre I Musée d’art contemporain
Anne Rochette, Olivier Soulerin (cf photo,
Lisières, 2013, acrylique/bois.), Laure Tixier.
Jardins ouverts de 14h à 18h. Entrée libre.
Plan disponible sur demande.
Dimanche 7 juin dans le cadre d’Hospitalités/
réseau Tram, parcours en bus au départ
de Paris, MAC VAL et Galerie municipale
Jean Collet (Vitry-sur-Seine) et parcours Hors
d’œuvres (Juvisy-sur-Orge). Inscriptions,
4 > 27.06 : Martine Pinsolle. [email protected] ou 01 53 34 64 43.
(cf photo, Conversation à trois, 2015, Communauté d’agglomération Les Portes
huile sur toile de jute, 116 x 89 cm.). de l’Essonne, 35 avenue de la Terrasse, > 31.08 : Daniel Buren, Come un gioco da
martinepinsolle.com 01 69 57 82 50, portesessonne.fr bambini, lavoro in situ, 2014-2015, Madre,
Ouvert du mardi au vendredi de 11h à Napoli #1 (cf photo, Photo souvenir :
19h30, samedi de 16h à 19h. Pontoise I Musée Tavet-Delacour
Daniel Buren, Comme un jeu d'enfant,
92 avenue Jean-Baptiste Clément, travail in situ, MAMCS, Strasbourg, 2014.
06 70 77 36 47, fae.fr, Détail © DB-Adagp, Paris.).
Créteil I Galerie d’art contemporain Ouvert lundi, mercredì, jeudi, vendredi,
samedi, 10h à 19h30, dimanche, 10h à 20h.
Via Settembrini 79, madrenapoli.it

ITALIE I VENISE Le lauréat du Prix de dessin 2015 est


Jockum Nordström (cf photo, I’m a Failure,
Casa Donati
2011, collage sur papier, 86,5 x 64 cm.
> 29.06 : Edge of Chaos (Expelled from
Collection Guerlain, Les Mesnuls. Courtesy
Paradise), LaToya Ruby Frazier, Gianluca
Galleri Magnus Karlsson, Stockholm.).
> 13.06 : Parcours des ateliers d’arts, Malgeri and Audra Vau. Commissaires,
Vita Zaman et Nicola Vassell.
17é éditions, sur le thème : Cirque.
Ouvert du lundi au samedi de 11h à 18h. ÉDITION
> 30.05 : Mjc Mont-Mesly, 100 rue J. Savar.
> 29.05 : Mjc Club, rue Charpuy. Dorsoduro 1051, edgeofchaos2015.com Exposition mode d'emploi I Filigranes Éditions
18 > 29.05 : Univ. Inter-Age, Maison de la
Solidarité, 1 rue Albert Doyen.
BÂLE IVENTE AUX ENCHÈRES
> 30.05 : Mpt Bleuets-Bordières, 5 rue Suisse I Bâle I Beurret & Bailly Auktionen
A. Guillaumin, Imaginaires, Parcours des
arts visuels, 8e éditions 19.05 > 30.05.
> 29.05 : Univ. Inter-Age, Maison des
associations, 1 rue François Mauriac.
> 30.05, CSC M. Rebérioux, 27 av. F. Mitterrand. 31.05 > 2.08 : Michèle Waquant, Histoires
> 13.06 : clôture, GAC-Créteil, vernissage 29 d’Arbres (cf photo, Marronniers-Parc des
mai à 18h. Remise des prix 12 juin à Lavandières, Pontoise, 2012, impression
18h30. 10 avenue F. Mitterrand. jet d’encre, pastel à l’huile et crayons de
Avec la participation artistique de Sonia couleur, 100,9 x 76,5 cm.).
Blin, Daniéla Cappacioli, Marc Cocheteux, Inauguration, samedi 30 mai à 16h30.
Dominique Constantinides, Jean-Jacques “C’est un hommage aux arbres étêtés des
Etheve, Gaëlle Jamet, Véronique Lepage, villes, ceux dont les étranges moignons noirs
Véronique Marchand, Nathalie Ouamrane, se découpent sur les ciels d’hivers. Ils payent
Joël Pommot, Hadja et Liza Sélimaj. un lourd tribut aux dictats de l’ordre et de la Vente aux enchères, le samedi 20 juin
Animation-Vernissage, Cie du P’tit vélo, sécurité. Empêchés de pousser, on les ampute avec des œuvres de Bernard Buffet, Max
Imed Elhasmoui, Le lieu exact, Denis de leurs nouvelles pousses dès le printemps Ernst, Hans Hartung (cf photo, T 1973-R 25,
Morin, Josselin Syllard, Zinc et Bastringue. venu. (...) Je les ai photographiés tout au 1973, acrylique sur toile, 60 x 81 cm,
long du mois de mars 2011, collectionnant signé et daté en bas à droite, Hans Hartung 73,
Juvisy-sur-Orge I Espace d’art contemporain leurs singularités. (...) Alors, peu à peu, s’est 60 x 81 cm.). Éstimation, 30 000-40 000 CHF, de Caroline Schirman, Hors Collection, français,
Camille Lambert imposé le désir de les envelopper de couleurs Ferdinand Hodler, Antoni Tàpies, Luis 160 x 205, 168 pages, broché. 25 euros.
qui les rehausseraient tout en gardant visible Tomasello, Günther Uecker, Maurice Cet ouvrage est un outil indispensable à
le lieu de leur implantation.” Michèle Waquant. Utrillo, Andy Warhol, Tom Wesselmann... l’usage du curator issu de structures de droit
Ouvert du mercredi au dimanche de 10h à Exposition des œuvres mises aux enchères privé ou public de l’exposition, de tout manager
12h30 et de 13h30 à 18h.Tarifs, 4 et 2 euros. du samedi 13 > jeudi 18 juin de 10h à 19h, culturel ayant pour mission la production,
4 r Lemercier, 01 30 38 02 40, ville-pontoise.fr dans les locaux à 10 min. à pied d'Art Basel. l’organisation, la gestion d’une exposition.
Schwarzwaldallee 171, +41 61 312 32 00,
ALLEMAGNE I BERLIN beurret-bailly.com > ANNONCEZ dans l’agenda d’art press,
vos évènements artistiques et culturels :
Johnen Galerie 5555 Melrose av. parisphoto.com/losangeles
> 6.06 : Tino Sehgal. > 20.06 : Roman Ondak. ERRATUM > CONTACTEZ, [email protected]
Ouvert du mardi au samedi, 11h à 19h. artpress n°422, mai 2015, 2e cahier Venise, > EMAILLEZ vos éléments, s’il vous plaît :
Marienstr 10, johnengalerie.de page 24. Une coupe malencontreuse a - avant le 18 mai pour le n°424
falsifié l'idée exprimée par Jacqueline Caux. pour la parution du 22 juin 2015.
AUTRICHE I VIENNE Il fallait lire : “Ainsi va-t-elle [Joan Jonas] - avant le 18 juin pour le n°425
approfondir encore certains de ses thèmes pour la parution du 22 août 2015.
Thyssen-Bornemisza I Art Contemporain > INDIQUEZ, s’il vous plaît :
de prédilection : sa proposition germinale
TBA21/Augarten, 26.06 > 25.10 : Ernesto Neto. - dates, vernissage, titre, noms des artistes,
d’abolition de la distinction habituelle entre
Commissaire, Daniela Zyman (TBA21). jours et heures d’ouverture, adresse,
le féminin et le masculin-présente dès sa
Kunsthalle Krems, 9.07 > 1.11 : Ernesto Neto. téléphone, site Internet,
pièce Mirage de 1976...”
Commissaire, Hans-Peter Wipplinger - visuel en jpeg 300 dpi, avec sa légende.
Nous présentons toutes nos excuses à
(Kunsthalle Krems). Scherzergasse 1A, tba21.org
l'auteur. > TARIF :
5555 Melrose av. parisphoto.com/losangeles - publication revue papier et numérique et
BELGIQUE I BRUXELLES PRIX artpress.com : 91 euros ttc,
La Verrière Prix I Kurt-Schwitters - publication et visuel pour revue papier et
> 25.07 : Laura Lamiel, Chambres de capture, La fondation de la Caisse d'Épargne de numérique et artpress.com : 171 euros ttc.

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