P. Ricoeur - Aristote - de La Colère À La Justice Et À L'amitié Politique
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Aristote : de la colère
à la justice et à l'amitié politique
Paul Ricoeur
EsiRrr 19 Novembre2002
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Aristote : de la colère à la justice et à l'amitié politique
Colère et vengeance
Lisons le texte :
Admettons [il s'agit d'une des opinions communes, des endoxa que le
philosophe avoue] que la colère [orgë\ est le désir impulsif et pénible
de la vengeance notoire \épiphœnomènè\ d'un dédain notoire [phœno
menon\ en ce qui regarde notre personne ou celle des autres, ce
dédain n'étant pas mérité (1378 b 30).
Le point important réside dans la sorte de sémiotique du mépris
qui est alors engagée. L'offenseur signifie par des paroles, des gestes,
des outrages (hubris), une supériorité prétendue dont il ne tire pas
nécessairement avantage mais, si c'est le cas, pour le simple plaisir.
Le petit traité continue en énumérant, sans complaisance ni approba
tion, les situations où nous nous mettons habituellement en colère, et
dresse le portrait typique des personnes contre qui nous nous irritons,
l'accent étant mis chaque fois sur Yhabitus plus que sur l'acte ponc
tuel. Celui qui méprise dédaigne (car l'on méprise ce que l'on compte
sans valeur) [anaxion] ; or, ce qui a peu de valeur inspire le dédain de
qui « regarde de haut » et « tient l'autre pour peu ». Suivent vexa
tions, entraves, empêchements, outrages par actes et paroles, signes
d'irrespect, de déni d'estime, nous dirions aujourd'hui déni de recon
naissance (atimia). Tel est le riche butin de ce portrait à la La
Bruyère. Ce ne sont pourtant que des flèches dans le carquois de
l'orateur1, de simples prémisses pour l'usage public du discours, qu'il
1. « Nous avons traité à la fois des personnes contre lesquelles s'émeut la colère, les dispo
sitions où on la ressent, les objets qui l'excitent. Il est évident que l'orateur doit, par le moyen
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ci, « avoir le logos », c'est pouvoir tenir compte — jeu de mot sur
« avoir le logos ». Tenir compte, c'est être capable d'écouter, d'obéir,
de s'ouvrir aux reproches et aux admonestations, mais aussi pouvoir
s'opposer et lutter. Ce dédoublement de la partie irrationnelle a son
écho dans la raison elle-même, qui a réciproquement deux faces
— nous dirions deux interfaces —, sans
qu'il s'agisse pourtant de deux
sortes de raison, au sens où par ailleurs on distingue l'intellect
patient et l'intellect agent.
La colère et l'indignation ont ainsi trouvé leur socle dans les struc
tures de la psyché. L'encadrement se précise avec la distinction dans
le genre désir (orexis) entre èpithumia, thumos et boulèsis. On voit de
quoi il s'agit pour les deux extrêmes de la triade : le désir aveugle
d'un côté, de l'autre le souhait qui, en un sens, régit le projet entier
de l'éthique sous l'égide du souhait de bonheur. Reste le terme
médian, thumos, que l'on traduit par courage, impulsion, emporte
ment, humeur. Or, n'est-ce pas le lieu de la colère et de l'indignation
dans la topique des âmes de Rhétorique II ? Nous sommes renforcés
dans cette supputation par le renvoi au traité De l'Ame (II, 3) qui pro
pose un autre découpage : faculté nutritive, désirante, sensitive, loco
motrice et dianoétique (414 a 30), et distingue les trois espèces de
faculté de désirer que nous venons d'énumérer. Une antique tradition
concernant le thumos est ainsi évoquée, remontant à Homère et pas
sant par Platon : on pense ici au char ailé du mythe du Phèdre et ses
deux chevaux, l'un docile et l'autre rebelle, confiés aux guides du
cocher avisé. Nous touchons ici, chez Aristote, au point de vue épis
témique, à un recoupement entre l'architectonique politique de
l'éthique et l'ontologie fondamentale, le traité De l'Ame s'inscrivant
dans le cadre de l'acception de la notion d'Être déterminée par la
substance et la suite des catégories. Le thumos, défini dans les deux
contextes de l'Éthique et de la Métaphysique, est ce niveau médian du
désir accessible à la raison, comme le sera le schématisme chez Kant
entre le sensible et le rationnel ; sur ce niveau médian, s'édifieront
toutes les médiations de la sagesse pratique.
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Aristote : de la colère à la justice et à l'amitié politique
Colère et courage
La justice et l'égalité
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2. N'a-t-on pas lu l'adjectif phenomenon accolé deux fois aux mots « vengeance » et
« colère » dans la définition de la colère ?
3. Barbara Cassin, « Politique, rhétorique et sophistique chez Aristote », Aristote politique.
Études sur la politique d'Aristote, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1993, p. 382 sq.
4. Ibid., p. 389.
5. Ibid., p. 390.
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deux, qui divise en moitié. Il semble que seule l'amende soit ici prise
en considération, dans la mesure où l'égalisation porte sur des choses
perdues ou gagnées, exception faite des perdants et des gagnants.
Que les coups et blessures soient purement et simplement « des
pertes » (zeteia), Aristote en doute (« pour parler en général » Os
aplös, 1133 a 4). Aussi bien le chapitre 8 du Livre V vire-t-il à une
théorie de la monnaie comme mesure des échanges. Reste que la
transaction a été mise sous le regard de la justice par le biais du
« trop » et du « pas assez », qui ont la couleur de la fraude. Alors le
gain et la perte méritent d'être tenus pour injustes à la faveur du tort.
Notez que le juge n'est pas nécessairement celui qui punit, il peut
être le médiateur (comme à Larissa) : « dans certains pays, on appelle
les juges des médiateurs », note Aristote (1132 a 23).
L'amitié politique
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effet, sont d'accord, et chacun avec soi-même et tous entre eux, car
ils mouillent pour ainsi dire sur les mêmes ancres (1167 b 2-6).
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la des au politeuma - ou de
participation citoyens régime gouverne
ment —, qui tire son identité de sa constitution ; une bonne constitu
tion se fonde « sur des et leur similitude »
l'égalité citoyens parfaite
(III, 6, 1279 a 8) ; son but est l'intérêt commun, autre nom de la jus
tice (1287 b 17) ; à la différence du c'est « une
régime despotique,
communauté d'hommes libres » (1279 a 22 et 1295 b 21-22).
Tout ceci est bien connu ; mais je voudrais mettre à part un trait de
l'État juste qui pourrait constituer le point culminant de notre par
cours. Après avoir distingué les trois formes de régimes de gouverne
ment et leurs déviations - régime monarchique et tyrannie, régime
aristocratique et oligarchie, régime de multitude et démocratie - et
avoir marqué sa préférence pour le second d'entre eux, Aristote
consacre son plus beau chapitre (III, 9) au juste en tant que vertu de
l'État. Le lien se fait ici avec l'analyse de la justice distributive dans
Y Éthique à Nicomaque (V, 6) où la définition du juste par l'égal est
mise à l'épreuve du politique dans une constitution destinée à des
égaux. C'est alors qu'Aristote introduit la distinction que je me plais
à souligner : les hommes, est-il dit, ne s'y associent pas pour
former une simple alliance défensive contre toute injustice et pas
davantage en vue seulement d'échanges commerciaux et de relations
d'affaires les uns avec les autres (1290 a 34-36).
6. Alain Boyer, dans une conférence inédite prononcée dans le même cadre que la présente
communication, voit dans cette page de Politique (III, 9) l'anticipation de la critique du contrac
tualisme conduite par John Rawls dans Théorie de la justice.
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7. Raymond Verdier, la Vengeance, 4 vol., Paris, Éd. Cujas, en particulier tome IV, « La ven
geance de la pensée occidentale. Introduction Gérard Courtois ». De celui-ci, on lira un impor
tant chapitre sur le couple Aristote-Sénèque sur le point précis de la colère et de la vengeance.
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Pourquoi alors dire que ce lien secret qui me paraît courir entre le
texte de la rhétorique et celui de l'éthique et de la politique constitue
le non-dit du corpus entier ? Parce que, à l'arrière d'Aristote, la
culture la plus haute des Anciens a déroulé un long procès de la ven
geance, frappé de démesure, d'hubris. Aristote, l'admirateur d'Euri
pide, ne peut pas ne pas penser à la tragédie d'Oreste chez Eschyle, à
la question angoissée sur laquelle se terminent les Choéphores, ce
poème de la vengeance destructrice : « Où donc s'achèvera, où s'arrê
ligne claire n'a jamais pu être tracée, ni dans les pratiques, ni dans
les représentations, entre ce qui devrait être une juste vengeance et
ce qui reste violence nue.
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Paul Ricœur
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