Renaissances Arabes 7 Questions Clés Sur Des Révolutions en Marche
Renaissances Arabes 7 Questions Clés Sur Des Révolutions en Marche
Renaissances Arabes 7 Questions Clés Sur Des Révolutions en Marche
RENAISSANCES ARABES
7 questions clés
sur une révolution en marche
Remerciements .......................................................................................................................... 7
Introduction. – Le rire du peuple et le rictus du dictateur ........................ 9
5
Remerciements
Une fois n’est pas coutume, nous tenons à remercier nos collègues
enseignants-chercheurs, en particulier nos partenaires de l’Institut de
recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM)
d’Aix-en-Provence dirigé par Ghislaine Alleaume. Nombre d’articles,
ouvrages et travaux sur le monde arabe ont directement nourri la
réflexion de ce livre, notamment la publication de L’Anne´e du Maghreb
(CNRS Éditions) animée par son dynamique rédacteur en chef, Éric
Gobe. Un remerciement admiratif à Elizabeth Picard et Michel Camau
qui sont officiellement sortis de l’institution pour cause de retraite, mais
qui restent très actifs dans le domaine de la recherche et dont la richesse
des analyses a inspiré de nombreux passages de cet ouvrage. Merci aussi à
François Burgat, directeur de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO)
qui n’a jamais cédé à la pensée dominante de la diabolisation de l’Autre.
Des remerciements fraternels à nos jeunes collègues doctorants et
nouvellement docteurs (la relève de la recherche française sur le monde
arabe !) Samir Amghar, Amin Allal, Mohamed-Ali Adraoui, Montserrat
Emparador, Layla Baamara, Khadija Fadhel, Marine Poirier, Haoues
Seniguer, sans oublier Warda Hadjab, dont l’esprit de contradiction
nous a souvent obligés à affûter nos arguments.
Un remerciement amical à Sabrina Kassa, journaliste au magazine
Regards, qui a accompagné la réalisation de cet ouvrage.
Un merci au réalisateur Jean-Michel Riéra qui a mis ses talents ciné-
matographiques au service de notre imagination.
Une pensée pour nos amis militants, activiste et penseurs algériens,
marocains, tunisiens, franco-maghrébins et marseillais avec qui nous
avons partagé de longues discussions passionnées durant des années :
Nawel Gafsia, Hichem Abdessamad, Ameziane Amenna, Gilbert
Naccache, Walid Ben Akacha, Moncef Marzouki, Mustapha Benjaafar,
Omar Mestiri, Sélim Ben Hamidane, Chokri Hamrouni, Abdelwahab
Hanni, Sihem Bensedrine, Ahmed Nadjar, Rachida Brahim, Mohamed
7
RENAISSANCES ARABES
8
Introduction
9
RENAISSANCES ARABES
1. Jean-Paul Chagnollaud, Quelques ide´es simples sur l’Orient complique´, Paris, Ellipses,
2008.
2. Vincent Geisser, Moncef Marzouki, Dictateurs en sursis. La revanche des peuples, Paris,
Les Éditions de l’Atelier, 2011 (nouvelle édition).
10
INTRODUCTION
jamais de nulle part et ne se réduit pas non plus à la somme des facteurs
qui l’ont provoquée car elle crée, dans son mouvement même, de l’inédit,
de l’imprévu. Dès lors, commencer à comprendre son ampleur suppose
d’examiner avec attention ce qui s’est passé dans les sociétés arabes
depuis ces dernières décennies sans perdre le fil de ce que l’événement a
généré d’inattendu et d’original chez les enfants des mineurs tunisiens au
chômage de Gafsa, les ouvrières des usines textiles de la ville égyptienne
de Mahalla, les femmes yéménites arborant voiles et niqabs noirs, ou
encore chez ces jeunes bloggeurs du Caire, de Tunis, de Rabat reliés en
permanence à la toile mondiale... C’est à cette tâche que s’attelle cet
ouvrage : comprendre le printemps arabe dans la profondeur de son
surgissement pour tenter d’évaluer son impact de long terme.
Avant de répondre aux sept questions clés qui permettent, nous
semble-t-il, de déjouer les clichés sur les révolutions arabes et de mieux
en cerner le sens, il nous faut mettre à jour la façon dont elles cristallisent,
révèlent et rejoignent des évolutions de plus grande amplitude. En effet,
les spécificités réelles des pays arabes ne sont pas des frontières étanches
qui les coupent du reste du monde.
Étrange corrélation : durant les neuf premiers mois d’enfantement des
révolutions arabes, une série d’événements d’ampleur ont bousculé
plusieurs pays du monde. En Inde, durant le mois d’août, une vaste
mobilisation populaire guidée par Anna Hazare, un disciple de Gandhi,
protestait contre la corruption endémique rongeant le système politique
et, à l’issue d’une grève de la faim de leur leader, obligeait les partis à
inclure trois articles plus contraignants pour les élus et les fonctionnaires
dans la loi anticorruption en discussion au Parlement. Au Chili, un
mouvement social initié par les étudiants et contestant la politique d’édu-
cation du président néolibéral Sebastián Piñera, élu depuis moins d’un an
et demi, prenait de court les partis d’opposition. En Espagne, de jeunes
« indignés » réclamaient une « démocratie réelle » aux antipodes du plan
d’austérité voté à la hâte par le Parti socialiste et le Parti populaire pour
satisfaire aux exigences budgétaires des agences de notation et des insti-
tutions financières internationales. En Grèce, une part importante de la
population manifestait contre l’avalanche de mesures drastiques rédui-
sant les salaires et privatisant les biens publics prises par le gouvernement
socialiste au pouvoir avec l’appui du FMI et de l’Union européenne. Plus
étonnant encore, à partir de juillet, en Israël, dont le gouvernement
n’avait cessé de s’inquiéter de la vague démocratique qui touchait ses
proches voisins (les dirigeants israéliens croyaient que le monde arabe
11
RENAISSANCES ARABES
12
INTRODUCTION
13
RENAISSANCES ARABES
14
INTRODUCTION
qu’ont joué les différents acteurs des sociétés arabes dans la chute des
dictatures : les militaires dont on a magnifié l’attitude (chapitre 4), les
femmes, islamistes ou non, urbaines et rurales, qui sont apparues en
grand nombre dans les manifestations (chapitre 5), les jeunes, placés au
cœur de la crise économique et sociale qui a déclenché les premières
secousses à l’origine des révolutions (chapitre 6). Reste une question qui
traverse en filigrane l’ensemble de nos analyses : le printemps arabe
évolue-t-il dans une perspective laı̈que ou islamique ? (chapitre 7).
Les bourgeons de cet événement aussi inattendu que prometteur
viennent à peine d’éclore. Nul ne sait quels fruits – amers ou sucrés – ils
produiront. Par-delà les inévitables incertitudes, remises en cause ou
régressions autoritaires, le printemps arabe a déjà imprimé sa marque
dans l’histoire. Des milliers de citoyens ont donné leur vie pour faire
aboutir les idéaux qu’il porte. Dans les pays arabes, mais aussi ailleurs
dans le monde, pour des centaines de millions de personnes, privées
depuis des décennies de démocratie et de justice, il est désormais à la
fois une expérience, une référence et un horizon.
15
Chapitre 1
En 1850 déjà, Marx décrivait les traits d’un type de société qui existe
encore aujourd’hui. La fuite du dictateur tunisien Zine El Abidine Ben
Ali, le 14 janvier 2011, a bouleversé la manière dont nombre de citoyens
européens et nord-américains se représentaient le monde arabe. Mieux, ce
départ précipité a montré que les peuples étaient loin d’être découragés
par les échecs des révolutions passées. Dans un premier temps, certains
« soixante-huitards » se sont sentis désemparés. En effet, comment un
peuple prétendument « aliéné » par des décennies de dictature et d’espoirs
déçus pouvait-il revendiquer le départ de son oppresseur alors même que
1. Karl Marx, Les luttes de classe en France (1848-1850), trad. Maximilien Rubel, dans
Œuvres Politiques, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1994.
17
RENAISSANCES ARABES
18
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
3. Voir les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels traduits et annotés par Roger Dange-
ville aux Éditions 10/18 et dans la petite collection Maspero.
19
RENAISSANCES ARABES
20
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
21
RENAISSANCES ARABES
6. Voir Michaël Béchir Ayari, « Des maux de la misère aux mots de la ‘‘dignité’’, la
révolution tunisienne de janvier 2011 », dans Protestations sociales et re´volutions civiles,
transformations du politique dans la Me´diterrane´e arabe, Revue Tiers Monde, Hors-série
2011, Paris, Armand Colin, 2011, p. 209-219.
7. Voir Tahar Ben Jelloun, « When Dictators Shoot Back ; Gaddafi and Assad are unyiel-
ding and murderous. Has the Arab Spring turned into an Arab Hell ? », Newsweek. New
York : Aug 1/Aug 8, vol. 158, 2011.
8. Charles Levinson, Margaret Coker, « Turmoil in Egypt : Egyptians share secrets of
uprising », Wall Street Journal (Europe), Brussels, 11 février 2011.
22
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
23
RENAISSANCES ARABES
9. Voir notamment Alain Bertho, « Les émeutes dans le monde en 2009 : ethnographie de
la colère », Revue internationale et strate´gique, no 79, 2010, p. 75-85 ; Laurent Mucchielli,
« Les émeutes urbaines dans la France contemporaine », dans Xavier Crettiez, Laurent
Mucchielli (sous la dir.), Les violences politiques en Europe, un e´tat des lieux, Paris, La
Découverte, 2010.
10. Voir http://berthoalain.wordpress.com/about/ (consulté en septembre 2011).
11. Hamdi Nabli, « Les Révolutions arabes ont-elles lieu ? », Affaire-strate´giques.info,
5 mai 2011. Voir http://www.affaires-strategiques.info/spip.php ?article5041 (site
consulté en septembre 2011).
12. En d’autres termes, la violence n’en est pas exclue.
24
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
25
RENAISSANCES ARABES
Il reste que d’un point de vue sociologique, les acteurs des révolutions
arabes comprennent également des chefs d’entreprises. En effet, de
nombreux hommes d’affaires ont peu ou prou appuyé directement ou
indirectement les soulèvements. Dans le cas tunisien, par exemple, la
bourgeoisie originaire de Sfax, celle qui était la plus brimée par les para-
sites du clan Ben Ali-Trabelsi, originaires, eux, du Sahel, a soutenu acti-
vement la grève générale de Sfax du 12 janvier 2011 17. Une partie de ces
Sfaxiens avait par ailleurs commencé à montrer des signes d’exaspération,
sur un registre relevant de la résistance passive, tel le refus de commé-
morer l’anniversaire du coup d’État médical de Zine El Abidine Ben Ali,
le 7 novembre 2010. Certains avaient quitté les banques et les entreprises
accaparées par le clan au pouvoir. D’autres avaient réalisé des opérations
financières avec des firmes multinationales sans passer par l’administra-
tion centrale. D’autres encore s’ingéniaient à applaudir lors des congrès
du parti hégémonique tout en se repliant sur des réseaux familiaux et
régionaux d’entrepreneurs, pour échapper au racket des parasites du
régime.
Le rôle de ces entrepreneurs a largement été sous-estimé dans l’ana-
lyse des mouvements et ce, pour deux raisons. D’une part, ces derniers
ont appuyé les soulèvements de manière discrète. En effet, nombre
d’entre eux s’étaient affichés avec les régimes, même si ces régimes repré-
sentaient le principal frein à l’extension de leurs activités. D’autre part,
intégrer les entrepreneurs sur le plan de l’analyse en tant qu’acteurs à part
entière des révolutions arabes, revient à rompre avec une certaine concep-
tion gauchiste et populiste considérant le « printemps arabe » comme une
révolution prolétarienne en devenir. Or, ce sont les structures économi-
ques de la société qui se sont, pour ainsi dire, « mises à penser ». Ce
faisant, elles ont poussé les couches sociales les plus diverses à agir pour
défendre leurs intérêts immédiats. Quant à la mythique classe ouvrière en
bleu de travail, celle-ci s’est dissoute en s’élargissant à la majorité des
salariés à l’échelle mondiale, et ce, quelle que soit la place de ces
derniers dans et en dehors du circuit de production. Les divers individus
composant les classes censées n’avoir « rien à perdre » œuvrent, pour
l’heure, de manière peu ou prou consciente à la normalisation du
système capitaliste.
26
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
18. Voir George Corm, Le Proche-Orient e´clate´ (1956-2007), Paris, Gallimard, 2007.
27
RENAISSANCES ARABES
19. Sur cette thématique, voir Maurice Flory et al., Les re´gimes politiques arabes, Paris,
PUF, coll. Thémis, 1990.
20. Voir notamment Hisham Sharabi, Le ne´o-patriarcat, Paris, Mercure de France, 1996.
21. Voir Malcom H. Kerr, The Arab cold war : Gamal’ Abd al-Nasir and His Rivals, 1958-
1970, 3e éd., New York, Oxford University Press, 1971.
28
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
22. Voir François Burgat, L’islamisme au Maghreb, Paris, Payot & Rivages, coll. Petite
Bibliothèque Payot, 1995.
23. Le prix du baril passe de 25 dollars à la fin de 1985 à moins de 10 dollars en juillet 1986.
24. Sur ce plan, voir Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.),
Autoritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences
Nord-Sud, Paris, La Découverte, coll. Recherches, 2008.
25. Sur cette thématique et son illustration dans le cas marocain, voir Frédéric Vairel,
Espace protestataire et autoritarisme. Nouveaux contextes de mise à l’e´preuve de la notion
29
RENAISSANCES ARABES
30
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
31
RENAISSANCES ARABES
32
DES RÉVOLUTIONS BOURGEOISES OU POPULAIRES ?
détermination des laissés pour compte. Or, ces parasites sont devenus
inutiles et représentent désormais un obstacle au développement du capi-
talisme dans le monde arabe. À cet égard, il convient de le préciser, le
terme « capitalisme » est loin de se réduire à celui de « libéralisation ».
« Capitalisme » signifie ici développement effréné du salariat et partant,
extension des activités productrices de plus-value. De ce point de vue, les
révolutions qui ont éclaté sont en mesure de libérer les potentialités
économiques des sociétés arabes dans une optique libérale qui facilitera
la création d’un marché intérieur régional, et diminuera de ce fait le
chômage et réduira la pauvreté. À ce titre, ces révolutions sont bour-
geoises. Tout comme elles demeurent populaires en ce que des
« peuples » se sont uni contre leurs parasites tels les Français durant la
Monarchie de juillet. Si ce processus aboutit, la normalisation démocra-
tique qui l’accompagne, le précède et lui succède créera des régimes
respectueux de l’État de droit qui réenchanteront l’idéal démocratique.
Si ce processus est avorté, à la suite de l’arrivée de nouveaux Bonapartes,
de l’approfondissement de la crise économique et de tensions géopoli-
tiques croissantes, il y a fort à parier que la dynamique de négation se
poursuive dans un chaos généralisé.
33
Chapitre 2
35
RENAISSANCES ARABES
36
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
7. Sur les taux de pénétration du web selon les différents pays, voir www.internetworldstats.
com (consulté en septembre 2011).
8. Christophe Deshayes, « La révolution tunisienne n’est pas une révolution Internet, c’est
une révolution à l’heure de l’Internet », art. cit.
37
RENAISSANCES ARABES
dans les révolutions arabes. Ces réseaux auraient été une « pièce
maı̂tresse » des révolutions, ils seraient à « créditer du renversement
tunisien », auraient mis fin à cinquante-quatre ans de dictature en
Tunisie, et auraient représenté « l’outil de support opérationnel » des
révolutions 9.
Tout d’abord, il convient de préciser que le rôle des NTIC au niveau
politique a souvent été convoqué pour décrire le mode opératoire des révo-
lutions de fleurs et de couleurs des années 2000. Ce type de révolution éclate
en règle générale à l’occasion d’élections contestées qui deviennent « le
théâtre d’une confrontation entre le gouvernement d’un côté et plusieurs
acteurs émergents de l’autre : les mouvements étudiants, des coalitions
d’ONG, des coalitions d’opposition et des médias privés 10 ». Le bal a été
ouvert en Serbie, avec la révolution du 5 octobre 2000 qui a conduit à la
chute de Slobodan Milosevic 11. Il s’est poursuivi avec la « révolution des
Roses » en Géorgie, déclenchée à la suite des élections contestées de 2003
qui ont précipité la chute d’Édouard Chevardnadzé, puis l’année suivante
avec la révolution orange ukrainienne qui a porté Viktor Iouchtchenko à la
tête de l’État. En 2005, une « révolution des Tulipes » a éclaté au
Kirghizstan suite à des élections parlementaires. S’en sont suivis deux
mouvements de contestation au Moyen-Orient, qualifiés de « révolutions »
par de nombreux médias : la « révolution du Cèdre » au Liban, un mouve-
ment demandant le retrait des troupes syriennes après l’assassinat de l’op-
posant Rafic Hariri et la « révolution bleue », une mobilisation koweı̈tienne
réclamant, entres autres, le droit de vote des femmes.
Le rôle des NTIC est particulièrement mis en évidence dans les
analyses de ces « révolutions ». Il est même convoqué dans d’autres
types de protestation tels le mouvement philippin réclamant la démission
du président Joseph Estrada 12. Il l’est également dans le cas kenyan, où,
9. Voir notamment le recensement des articles sur le sujet dans Olivier Cimelière, Tunisie-
Égypte : Peut-on vraiment parler de révolution 2.0 ? », Le blog du communicant 2.0, http://
www.leblogducommunicant2-0.com/2011/01/31/tunisie- %E2 %80 %93-egypte-peut-on-
vraiment-parler-de-revolution-2-0/ (consulté en septembre 2011).
10. Boris Pétric, « À propos des révolutions de couleur et du soft power américain », art.
cit.
11. Les contestataires s’étaient notamment inspiré des mobilisations slovaques et croates
en 1998 et en 2000.
12. En 2001, au cours du procès pour corruption du président de la République, les
Philippins se sont échangés sept millions de SMS pour organiser une manifestation sur
une grande place de Manille afin de réclamer la démission du président.
38
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
en 2008, le signal de départ des violences a été donné via SMS, ou encore
dans le cas indonésien où, en 2009, un million d’internautes ont signé une
pétition sur Facebook demandant la libération de deux membres de la
Commission pour l’éradication de la corruption (KPK) 13. Cette tendance
s’accentue au cours de l’année 2009 avec la « révolution verte » iranienne,
un ensemble de mobilisations contestant la réélection du président
Mahmoud Ahmadinejad 14, et culmine avec la « révolution Twitter » de
Moldavie, un mouvement de contestation contre la victoire du Parti des
communistes de la République de Moldavie (PCRM) aux élections légis-
latives d’avril 2009 15.
Au demeurant, outre leur ressemblance sur le plan du contexte, ces
mouvements se rejoignent au niveau des techniques de mobilisation mises
en œuvre. Des informations fortement chargées émotionnellement cir-
culent et sont réappropriées dans des situations locales différentes 16 susci-
tant en conséquence une sorte d’« indignation mobilisatrice ». Cette
« circulation-réappropriation » s’opère grâce aux SMS, aux blogs
locaux, aux images et vidéos filmées grâce aux caméras des téléphones
portables puis postées sur les réseaux sociaux numériques, les outils de
micro-blogging et les sites d’hébergement de fichiers comme YouTube ou
Dailymotion.
D’une manière générale, le web a pris le relais des médias classiques
largement censurés dans les contextes politiques que nous venons d’évo-
quer. L’ouverture des premiers blogs sur Internet a d’ailleurs corres-
pondu au déclenchement de la seconde guerre d’Irak en 2002, une
période « où les mainstream medias ont étouffé toutes les voix discor-
dantes, servant parfois aveuglément les desseins de l’administration
Bush 17 ». Il est vrai que sur ce dernier point, la chaine de télévision
qatarie Al Jazeera a été un véritable bol d’air dans le monde arabe.
13. Voir Nicolas Arpagian, « Internet et les réseaux sociaux : outils de contestation et
vecteurs d’influence ? » Revue internationale et strate´gique, no 78, 2e trimestre 2010.
14. Isabelle Hare, Mahsa Youcefi Darani, « Les élections iraniennes de 2009 sur Twitter
et Facebook : les formes contemporaines du militantisme informationnel », http://
essachess.com/index. php/jcs/article/download/7/7 (consulté en septembre 2011).
15. Voir Bibi van der Zee, « Twitter Triumphs », Index on Censorship, no 38-97, 2009.
16. Boris Pétric, « À propos des révolutions de couleur et du soft power américain », art.
cit.
17. Benjamin Loveluck, « Internet, vers la démocratie radicale ? », Le De´bat, no 151, Paris,
Gallimard, 2008.
39
RENAISSANCES ARABES
18. Voir notamment « Entretien avec Claire Talon », Te´moignage Chre´tien, 4 mars 2011,
http://www.temoignagechretien.fr/ARTICLES/International/Monde-arabe-Al-Jazeera-
et-la-revolution/Default-3-2436.xhtml (consulté en septembre 2011)
19. Sur la période précédente, voir Margaret Keck, Kathryn Sikkink, Activists beyond
borders, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Lise Garon, Taı̈eb Moalla, Nadège
40
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
41
RENAISSANCES ARABES
22. Romain Lecomte, « Révolution tunisienne et Internet : le rôle des médias sociaux »,
L’Anne´e du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, à paraı̂tre en 2012.
23. Monique Dagnaud, « Le web ce laboratoire du capitalisme sympa », Le De´bat, no 160,
Paris, Gallimard, 2010.
24. En effet, dans le cyberespace, les attaques par « déni de services » en direction de sites
du gouvernement, la nuit du 2 janvier 2011, s’apparentent à des sit-in virtuels regroupant
des milliers d’hacktivistes (contraction de « hacker », pirate informatique, et « activiste »)
anonymes à l’échelle mondiale. Ces actions consistent à rendre indisponible un site web en
saturant son réseau d’innombrables connexions simultanées.
25. La phrase originale est conjuguée au passé. ; voir Albert Hirschman, Bonheur prive´,
action publique, Paris, Fayard, 1983, p. 181.
42
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
43
RENAISSANCES ARABES
Les raisons pour lesquelles ces discours ont suscité tant d’engoue-
ments et de polémiques peuvent s’avérer fondamentales pour comprendre
le sens des révolutions arabes. Tout d’abord, à y regarder de plus près, le
thème de la Révolution Facebook a souvent été diffusé par ceux qui se
faisaient les promoteurs du label « révolution du Jasmin » dans le cas de la
Tunisie et, dans une moindre mesure, « révolution du Nil » dans celui de
l’Égypte. C’est comme si finalement ces énoncés avaient la même
fonction : souligner le rôle démocratique des gentils « bourgeois-
blogueurs » pour mieux rejeter les martyrs au-delà du champ de la légiti-
mité contestataire.
En fait, cette tendance est loin d’être significative en soi. Pourtant,
il faut bien reconnaı̂tre, sans verser nécessairement dans une vision
conspirationniste, que le mode opératoire d’une révolution Facebook,
pacifique, décentralisée, axée sur des jeunes personnalités dynamiques
de la société civile ressemble à s’y méprendre aux techniques de contesta-
44
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
tion non violentes développées par les « democracy makers » tout au long
des années 2000 31.
Dans le cas de l’Égypte, le rôle politique et démocratique de
Facebook avait par ailleurs déjà été souligné. En effet, ce réseau social
avait permis de coordonner une partie des activités du Mouvement du
6 avril 32. En outre, il serait difficile de nier les liens concrets qui existent
entre certains protagonistes des révolutions de fleurs et de couleurs et
certains acteurs de ce collectif égyptien. Deux écrits de science politique
ont mis en évidence les relations entre l’Institut de formation du Center
for Applied Non Violent Action and Strategies (CANVAS) et des jeunes
du mouvement du 6 avril 33. CANVAS a été créé en 2003 par des anciens
d’un groupe de jeunes Serbes, Otpor (résistance). Au début des années
2000, ce collectif, financé par une ONG américaine, Freedom House, a
largement contribué à la chute de Milosevic. Un an avant de fonder ce
centre, ces jeunes avaient invité à Belgrade de jeunes étudiants géorgiens
qui venaient de former le mouvement Kmara (C’est assez !) dans l’optique
de leur prodiguer des conseils de militantisme non violent. Le mouvement
Kmara devait inspirer traits pour traits les mouvements Kifaya (Assez !)
en Égypte et Ben Ali Yezzi Fock (Ben Ali, il suffit !) en Tunisie, points de
ralliement de quelques jeunes blogueurs de ces deux pays.
Par ailleurs, selon Sami Ben Gharbia, co-administrateur du blog
tunisien Nawaat.org, de jeunes blogueurs égyptiens et tunisiens seraient
entrés en contact plus ou moins direct avec des ONG liées au départe-
ment d’État américain, comme le Centre Berkman ou Search for
31. Sur ce point, voir Nicolas Guilhot, The Democracy Makers : Human Rights and
International Order, Columbia University Press, New York, 2005. Voir également, le
fameux ouvrage de Gene Sharp, From dictatorship to democracy, Boston, Albert
Einstein Institution, 2008, www.aeinstein.org/organizations/org/FDTD.pdf (consulté en
septembre 2011), même si celui-ci demeure assez général et qu’il ne contient pas de
véritables recettes clés en main contrairement à ce qu’affirment les « complotistes » qui
le convoquent dans leurs analyses à l’instar de Thierry Meyssan, animateur du réseau
Voltaire.
32. « Revolution, Facebook-Style. Can Social Networking Turn Young Egyptians Into a
Force for Democratic Change ? », New York Times. com, 25 janvier 2009, http://www.
nytimes.com/2009/01/25/magazine/25bloggers-t.html ?th=&emc=th&pagewanted=
print (consulté en septembre 2011).
33. Voir Tina Rosenberg, « Revolution U », Foreign Policy, 16 février 2011 ; voir aussi
Tom Davies, « The 2011 Uprisings and the Limits of ‘‘People Power’’ », sur le site de la
London University, http://www.city.ac.uk/social-sciences/international-politics/policy-
briefs/the-2011-uprisings-and-the-limits-of-people-power (consulté en septembre 2011).
45
RENAISSANCES ARABES
34. Sami Ben Gharbia, « Les cyber-activistes arabes face à la liberté sur Internet made in
USA », Nawaat, 3 janvier 2011, http://nawaat.org/portail/2011/01/03/les-cyber-activistes-
arabes-face-a-la-liberte-sur-internet-made-in-usa/ (consulté en septembre 2011).
35. Evgeny Morozov, The dark side of Internet freedom, The Net Delusion, New York,
PublicAffairs, 2011.
36. Du nom d’un jeune torturé et battu à mort par des policiers à Alexandrie au mois de
juin 2010.
37. Voir chapitre 3, « Des révolutions ‘‘vertes orangées’’ inspirées par les États-Unis ? »,
p. XX.
46
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
Sur ce plan, c’est Internet qui est bien en phase avec le « nouveau
militantisme », et non l’inverse. Les transformations de nombre de prati-
ques et de relations sociales au sein des sociétés capitalistes avancées
demeurent peut-être trop rapides pour être expliquées de manière intui-
tive. Faire des NTIC la cause de tous ces bouleversements est finalement
une manière de comprendre à moindres frais les changements sociologi-
ques qui s’opèrent sous nous yeux, les révolutions arabes n’échappant
pas, à cet égard, à ces tentatives de simplification.
À ce titre, on peut songer au caractère décentralisé du réseau, parfai-
tement en phase avec la logique émeutière des révolutions arabes. De
même peut-on s’étonner de l’air de famille entre les modes de militance
passagers et individualisés, déjà relevés à la fin des années 1970 41, et le
38. En effet, sur la plate-forme Facebook, il n’est pas possible d’entrer en conflit avec ses
« amis ». Il n’y a que des profils d’« amis » ou « pas de profil du tout ». Les « amis » peuvent
être supprimés sans pour autant que les raisons de cette suppression soient explicitées.
39. Jérome Batout, « Le monde selon Facebook », Le De´bat, no 163, Paris, Gallimard, 2011.
40. Patrice Flichy, « Internet et le débat démocratique », Re´seaux, no 150, 4e trimestre,
Paris, La Découverte, 2008, p. 177.
41. Voir notamment, Ronald Inglehart, The silent re´volution. Changing values and political
styles among western publics, Princeton, Princeton University Press, 1977.
47
RENAISSANCES ARABES
48
DES RÉVOLUTIONS FACEBOOK ?
45. Maher Tekaya, « Tunisie : Facebook, utile pour la révolution, nuisible à la démo-
cratie », Rue 89, 3 août 2011, http://www.rue89.com/2011/08/03/facebook-utile-pour-
faire-une-revolution-pas-pour-batir-une-democratie-216628 (site consulté en septembre
2011).
49
Chapitre 3
51
RENAISSANCES ARABES
2. Alain Gresh, « La fin d’un ordre régional. Ce que change le réveil arabe », Le Monde
diplomatique, mars 2011.
3. Barah Mikaı̈l, La politique ame´ricaine au Moyen-Orient, Paris, Dalloz/IRIS, coll.
Enjeux stratégiques, 2006 ; Philip S. Golub, « Les États-Unis face aux révolutions démo-
cratiques arabes », Mouvements, dossier : « Printemps arabes. Comprendre les révolutions
en marche », no 66, 2011, p. 127-134.
52
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
53
RENAISSANCES ARABES
54
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
9. Ahmed Bensaada, Arabesque ame´ricaine. Le rôle des États-Unis dans les re´voltes de la
rue arabe, Québec, Éditions Michel Brûlé, 2011.
55
RENAISSANCES ARABES
56
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
une guerre de succession entre les généraux de son père. Si l’armée est
venue le chercher à Londres où il exerçait paisiblement la profession
d’ophtalmologue, c’est son peuple qui l’a adoubé. Il est incontestable-
ment le leader politique le plus populaire du Proche-Orient. Jusqu’il y a
deux mois, il était aussi le seul qui se déplaçait sans escorte, et ne rechi-
gnait pas aux bains de foule 13. »
57
RENAISSANCES ARABES
« Ces groupes armés n’ont en effet rien de commun avec les intellec-
tuels contestataires qui rédigèrent la De´claration de Damas. Ils viennent
des milieux extrémistes religieux sunnites. Ces fanatiques récusent le
pluralisme religieux du Levant et rêvent d’un État qui leur ressemble.
Ils ne combattent pas le président Bachar el-Assad parce qu’ils le
trouvent trop autoritaire, mais parce qu’il est alaouite, c’est-à-dire à
leurs yeux hérétique 16. »
Non seulement ces régimes sont loin d’être modernistes – l’islam est
religion d’État en Syrie et en Libye – et ont des dirigeants qui instrumen-
talisent très largement les appartenances religieuses, communautaires,
régionales et ethniques à des fins de pouvoir personnel, mais en plus les
acteurs de la protestation ne sont pas tous des « islamistes obscuran-
tistes » comme le prétendent les thèses conspirationnistes. La sociologie
fine des mobilisations récentes dans le monde arabe (2010-2011) révèle le
caractère extrêmement hétéroclite des coalitions protestataires : certes, les
islamistes ne sont pas absents des manifestations, mais ils ne représentent
qu’une composante parmi d’autres des acteurs contestataires et les mots
d’ordre islamiques restent marginaux dans le flot des revendications 17.
Malgré une propension aux clichés réducteurs, les analyses complo-
tistes continuent à se répandre comme une traı̂née de poudre sur le web
au point de jeter un doute dans l’esprit de certains militants tiers-
mondistes qui s’interrogent sur le caractère planifié des mouvements
protestataires, rendant difficile toute déconstruction scientifique. Et,
comme le fait remarquer Mouin Al-Bayari :
« leur argumentation est tellement caricaturale, voire absurde, qu’on
serait tenté de ne pas la prendre au sérieux, de l’ignorer ou de l’aborder
sur le ton de la dérision. Il est toutefois pénible de s’adonner à la plai-
santerie tant la situation est dramatique. Par ailleurs, il faut avoir les
nerfs très solides pour s’engager dans une discussion, essayer de réfuter
les mensonges par des faits et témoignages, et mettre en avant des prin-
cipes moraux et des raisonnements politiques 18 ».
58
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
59
RENAISSANCES ARABES
60
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
sans négliger leurs intérêts immédiats, savent investir dans les forces
sociales, dont certaines seront appelées à représenter l’alternative poli-
tique. Le francophone et francophile que je suis en a bien peur : les
Américains, surtout avec la fin de l’ère Bush, vont ‘‘rafler’’ le
Maghreb 23. »
23. Moncef Marzouki, entretien avec Vincent Geisser, Dictateurs en sursis. La revanche
des peuples arabes, Paris, Éditions de L’Atelier, 2011 (nouvelle édition), p. 146.
24. Philippe Droz-Vincent « Quel avenir pour l’autoritarisme dans le monde arabe ? »,
Revue française de science politique 6/2004 (vol. 54), p. 967.
61
RENAISSANCES ARABES
25. Michel Camau, « Le leadership politique aux confins des démocraties et des auto-
ritarismes », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), Auto-
ritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord-Sud,
op. cit., p. 82.
62
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
63
RENAISSANCES ARABES
30. Expression arabe que l’on peut traduire par « démocratie de façade ».
31. Gilles Kepel, « Barack Obama a fait de l’islam une religion américaine », Le Monde,
5 juin 2009.
32. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
33. Sur l’influence de Bernard Lewis auprès des néoconservateurs et la politique moyen-
orientale de George Bush, voir Alain Gresh, « Bernard Lewis et le gène de l’islam », Le
Monde Diplomatique, août 2005, p. 28.
64
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
34. François Burgat, « Le ‘‘dialogue des cultures’’. Une vraie-fausse réponse à l’autori-
tarisme », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), Auto-
ritarismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord-Sud,
op. cit., p. 233-234.
65
RENAISSANCES ARABES
« Je suis venu ici au Caire en quête d’un nouveau départ pour les
États-Unis et les musulmans du monde entier, un départ fondé sur
l’intérêt mutuel et le respect mutuel, et reposant sur la proposition
vraie que l’Amérique et l’islam ne s’excluent pas et qu’ils n’ont pas lieu
de se faire concurrence. Bien au contraire, l’Amérique et l’islam se recou-
pent et se nourrissent de principes communs, à savoir la justice et le
progrès, la tolérance et la dignité de chaque être humain 36. »
35. Barack Obama, discours prononcé au Caire, Université d’Al-Azhar, le 4 juin 2009,
traduction française du Bureau des services linguistiques du département d’État.
36. Ibid.
66
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
taires 37, se voit remerciée par Barack Obama pour son rôle de leader
musulman du dialogue des civilisations 38 :
67
RENAISSANCES ARABES
42. « M. Kamel Morjane : l’homme providentiel », Blog Espace Tunisie, 30 octobre 2006,
http://espace.tunisie.over-blog.com/article-4355721.html (consulté en septembre 2011).
68
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
Le scénario que nous décrivons ci-dessus n’est pas né de notre imagi-
nation de chercheur et encore moins d’une quelconque « théorie du
complot » que nous rejetons avec vigueur. Il a été dessiné, dès 2009, à
partir d’éléments divers (rapports officiels, entretiens, dossiers de presse,
etc.) relevés au cours de nos recherches en Tunisie et aux États-Unis.
Dans le cas de l’Égypte, du Yémen, voire de la Libye, nous aurions pu
exhumer des scénarios comparables qui étaient probablement testés
comme autant d’« hypothèses d’école » par le Département d’État améri-
cain, le Pentagone et les services secrets américains. Bien sûr, la réalité fut
toute autre car les États-Unis n’avaient pas forcément prévu les soulève-
ments populaires de l’hiver 2010-2011 et encore moins leur extension
rapide à l’ensemble de la région. Néanmoins, ces scénarios américains,
esquissés quelques mois avant le déclenchement des révolutions arabes,
nous paraissent intéressants moins pour leur aspect prospectif (ils
n’avaient pas anticipé l’ampleur du mécontentement populaire) que par
la conception de la démocratie qu’ils véhiculent implicitement. À travers
eux, on comprend mieux quel est le « rêve arabe » des États-Unis et, plus
particulièrement, quel type de régime politique Washington souhaite voir
émerger au Maghreb et au Machrek. Contrairement aux thèses conspira-
tionnistes examinées au début de ce chapitre, nous ne pensons pas que les
révolutions arabes soient des « révolutions orange » manipulées et fabri-
quées de toutes pièces par la CIA. Toutefois, il serait naı̈f d’exclure
l’hypothèse que les autorités américaines chercheraient à influencer les
69
RENAISSANCES ARABES
Dans cette logique du soft power, on peut penser que les États-Unis
vont renoncer à soutenir des régimes trop ouvertement pro-occidentaux,
à la limite de la caricature, comme le furent ceux de Ben Ali et de
Moubarak, privilégiant des formes de leadership présidentiel davantage
autonome et souverain – en apparence au moins –, afin de ne pas heurter
la susceptibilité patriotique des populations locales déjà échaudées par
l’appui inconditionnel du Département d’État à la politique israélienne 46.
Cette orientation devrait également s’accompagner d’une préférence de
Washington pour des dirigeants civils, moins liés à l’armée et aux appa-
reils sécuritaires et davantage insérés dans les réseaux financiers interna-
tionaux (Banque Mondiale, FMI, OCDE, etc.) ou dans les grandes
organisations telles que les Nations-unies, des Allassane Ouatara arabes
45. Étienne Augé, « Les révolutions arabes d’Obama », Atlantico, 1er avril 2011, http://
www.atlantico.fr/decryptage/libye-revolutions-arabes-obama-69265.html (consulté en
août 2011).
46. John Mearsheimer, Stephen Walt, Le lobby pro-israe´lien et la politique e´trange`re
ame´ricaine, Paris, La Découverte, 2007.
70
DES RÉVOLUTIONS « VERTES ORANGÉES » INSPIRÉES PAR LES ÉTATS-UNIS ?
71
RENAISSANCES ARABES
49. Vincent Geisser, Gérard Groc, « La Turquie des années Erdogan : un Occident de
substitution pour les Arabes », communication au colloque international « Une nouvelle
diplomatie turque ? Entre mythes et réalités », Institut d’études politiques de Lyon,
15 avril 2011.
50. C’est aussi l’hypothèse défendue par le chercheur franco-américain Philip S. Golub :
« Sans nécessairement induire une rupture avec les États-Unis, les révolutions démocra-
tiques arabes devraient conduire à des évolutions politiques rendant les pays nouvelle-
ment libres moins exposés que par le passé à des influences externes. L’exemple turc porte
en effet à croire que la démocratisation se traduit par l’autonomisation. Sous Recep
Tayyip Erdogan, la Turquie s’est graduellement affranchie de la tutelle américaine, pour-
suivant une politique régionale peu conforme aux souhaits américains », dans Philip S.
Golub, « Les États-Unis face aux révolutions démocratiques arabes », art. cit., p. 132.
51. Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992.
72
Chapitre 4
1. « Informateurs », « indicateurs ».
2. On entend par « civilisation » l’introduction progressive de logiques civiles au sein du
champ des forces armées, mais aussi l’atténuation de la frontière entre secteurs civils et
secteurs militaires au sein d’une société donnée.
73
RENAISSANCES ARABES
3. Voir Vincent Geisser, Abir Krefa, « L’uniforme ne fait plus le régime. Les militaires
arabes face aux révolutions », Revue internationale strate´gique, no 83, automne 2011.
4. Voir notamment la thèse développée par Éric Denécé, directeur du Centre français de
recherche sur le renseignement : « Les révolutions arabes ne sont que des coups d’États
militaires masqués », La Tribune, 1er juin 2011.
5. Harold Lasswell, Essays on the Garrison State, New Brunswick, Transaction Publi-
shers, 1997.
6. Jean Joana, « Le pouvoir des militaires, entre pluralisme et démocratie », communica-
tion au congrès de l’Association française de science politique (AFSP), Montpellier,
7 septembre 2006, http://www.afsp.msh-paris.fr/activite/2006/colllinz06/txtlinz/
joana1.pdf (consulté en septembre 2011).
74
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
75
RENAISSANCES ARABES
Une telle croyance au rôle modernisateur des forces armées dans les
sociétés arabes a été partagée autant par des auteurs anglo-saxons d’obé-
dience libérale que par des intellectuels européens tiers mondistes qui ont
eu parfois tendance à accorder une importance excessive au volontarisme
désintéressé des bureaucraties militaires, occultant au passage l’absence
de contact réel avec la population et les profondes divisions qui pouvaient
se tramer en leur sein. L’unanimisme patriotique cultivé sciemment par
les hiérarchies militaires a souvent fait illusion. On trouve une illustration
française de cette tendance à l’idéalisation des dirigeants militaires chez
ces universitaires français qui, après l’indépendance algérienne, ont choisi
de travailler comme coopérants avec le nouvel État, produisant les
premiers écrits sur les « bienfaits » de la politique de développement « à
marche forcée » impulsée par Houari Boumédiene aux lendemains du
coup d’État de 1965. Certains de ces travaux, qui doivent évidemment
être replacés dans leur contexte historique 10, ont fait preuve de myopie
sur les effets pervers des modes de développement autoritaires et sur les
intentions « politiciennes » de leurs promoteurs militaires, dont le
« patriotisme en armes » n’était souvent qu’une façade.
Mais, plus fondamentalement, c’est la représentation binaire re´gimes
militaires/re´gimes civils qui peut être rétrospectivement remise en cause à
l’échelle du monde arabe, car elle tend à sous-estimer la complexité des
agencements et des jeux de pouvoir. En effet, comme le souligne le théo-
ricien de l’autoritarisme, Juan Linz,
« le rôle prééminent rempli par l’armée en tant que soutien de ces
régimes, joint au fait que nombre d’officiers y jouèrent un rôle important
même s’ils n’assumaient pas vraiment la direction de l’État, ont poussé
certains auteurs à les étiqueter comme dictatures militaires. Or, s’il est
indéniable que certains d’entre eux sont nés comme tels et que les mili-
9. Jean Joana, « Le pouvoir des militaires, entre pluralisme et démocratie », art. cit.
10. Jean-Robert Henry, « La circulation des savoirs à l’époque de la coopération »,
L’Anne´e du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 2009, p. 573-587.
76
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
taires ont continué d’y occuper une place éminente, ce serait une grande
erreur d’ignorer qu’ils reposaient sur une structure politique beaucoup
plus complexe, dans laquelle des personnalités civiles, hauts fonction-
naires en particulier, experts et aussi hommes politiques issus de partis
existants avant le coup d’État détenaient des positions considérables 11 ».
En somme, si l’on suit Juan Linz dans son raisonnement, l’on serait
trop enclin à valoriser la dimension « militaire » des régimes arabes
actuels, négligeant le processus de « civilisation » qui s’engage. Le
registre répressif, qui constitue l’un des principaux ressorts de l’autorita-
risme, ne saurait se limiter au champ d’action des forces armées dont
l’activité aurait plutôt tendance à se banaliser dans les sociétés maghré-
bines et machrékines. Si la sécurité devient un enjeu majeur pour des
régimes arabes en sursis 12, elle tend de plus en plus à dépasser la seule
sphère militaire « classique ».
11. Juan J. Linz, Re´gimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006, p. 189.
12. Moncef Marzouki, Vincent Geisser, Dictateurs en sursis. La revanche des peuples
arabes, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2011 (nouvelle édition).
13. Sur le processus d’héroı̈sation du Général Ammar, voir Vincent Geisser, Abir Krefa,
« L’uniforme ne fait plus le régime. Les militaires arabes face aux révolutions », art. cit.
77
RENAISSANCES ARABES
14. Élizabeth Picard, « Armée et sécurité au cœur de l’autoritarisme », art. cit., p. 305.
15. Juan J. Linz, Re´gimes totalitaires et autoritaires, op. cit., p. 219.
78
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
16. Élizabeth Picard, « Armée et sécurité au cœur de l’autoritarisme », op. cit., p. 317-318.
79
RENAISSANCES ARABES
80
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
« Ses membres ont droit à des logements, des automobiles, des clubs,
des formations, des vacances inaccessibles au commun des citoyens.
Tout cela coûte fort cher à l’État, ou plus exactement n’apparaı̂t pas
au budget de l’État : l’armée ponctionne à la source pour elle-même en
tant que corps et pour les officiers supérieurs individuellement une part
inconnue mais considérable, des rentes qui alimentent le pays 19. »
81
RENAISSANCES ARABES
82
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
83
RENAISSANCES ARABES
« Dégage ! » entendu dans les rues de Tunis 24) et ce d’autant plus que le
Raı̈s n’a pas hésité à limoger le chef d’état-major de l’armée de terre, le
général Rachid Ammar, parce qu’il refusait de cautionner la répression
aveugle. Dès lors, l’armée tunisienne qui jusqu’à présent était restée rela-
tivement discrète dans l’espace public national – en tant que « force
dormante 25 » – va jouir d’un capital symbolique inégalé, présentée par
les médias internationaux mais aussi très largement par les citoyens tuni-
siens comme « l’institution républicaine » par excellence, protectrice de la
patrie (Al Watan) face aux dérives sécuritaires et mafieuses du clan prési-
dentiel. C’est une armée en symbiose avec son peuple qui prévaut dans
l’imaginaire politique tunisien, immortalisé par les photographies de
citoyens ordinaires embrassant les soldats, de femmes offrant des
bouquets de fleurs aux militaires du rang, largement diffusées sur les
réseaux sociaux (Twitter et Facebook) et reprises aux lendemains de la
fuite du dictateur par la nouvelle « presse libre ». Alors que la révolution
tunisienne n’a pas connu de leader charismatique, le général Rachid
Ammar, personnage auparavant totalement inconnu du grand public,
fait figure de « leader de substitution » : des réseaux de soutien au chef
d’état-major réhabilité se constituent un peu partout dans le pays avec des
slogans révélateurs de sa popularité : « Nous voulons Rachid Ammar
comme président ! » ou encore « L’homme qui a osé dire ‘‘non’’ ! 26 »
En Égypte, la situation paraı̂t plus complexe, du fait que l’armée est
davantage insérée dans le dispositif du pouvoir et qu’elle constitue même
une institution centrale du système répressif. Si les manifestants de la
place Al Tahrir ont été rapidement rassurés sur l’attitude « pacifique »
des hommes de troupes, ils se sont longtemps interrogés sur la position
ambivalente de la hiérarchie militaire qui a tergiversé sur le bien fondé du
départ du président Moubarak. Mais le discours de l’état-major égyptien,
le 31 janvier 2011, déclarant « légitimes » les revendications du peuple est
rapidement venu rassurer les manifestants et ce d’autant plus que l’armée
a une image moins brouillée que les autres corps de sécurité (police,
24. De´gage. La révolution tunisienne 17 de´cembre 2010-14 janvier 2011, Tunis et Paris,
Éditions Alif et Éditions du Layeur, 2011.
25. Michel Camau, Vincent Geisser : « L’armée : la force dormante », Le syndrome auto-
ritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Science Po, 2003,
p. 207-212.
26. Faits rapportés par Vincent Geisser, Abir Krefa, « L’uniforme ne fait plus le régime.
Les militaires arabes face aux révolutions », art. cit.
84
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
27. D’origine turque, ce terme désigne couramment les miliciens et les voyous payés à la
tâche pour opérer les « mauvais coups » à la solde du régime.
28. Entretien avec Denis Bauchard, « Égypte : l’armée souhaite rester au pouvoir », Le
Monde, 1er février 2011, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/02/01/egypte-
l-armee-souhaite-rester-au-pouvoir_1473723_3218.html (consulté en septembre 2011).
29. Télévision suisse romande, « Égypte : l’armée promet une transition démocratique »,
12 février 2011, http://www.rsr.ch/#/info/les-titres/monde/2954405-Égypte-l-armee-
promet-une-transition-democratique.html (consulté en septembre 2011).
30. Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, coll. Points Histoire,
1990.
85
RENAISSANCES ARABES
86
COUPS D’ÉTATS MILITAIRES OU RÉVOLUTIONS CIVILES ?
Aux préjugés orientalistes qui ont longtemps conforté l’idée que les
systèmes politiques du monde arabe constituaient l’incarnation presque
parfaite du régime militaire héritier du « despotisme oriental » ont
succédé des clichés « romantico-révolutionnaires » visant à présenter les
forces armées comme des acteurs naturels de la démocratisation. Or, ce
que l’on peut reprocher à ces représentations essentialistes, c’est finale-
ment de faire fi des tendances plus profondes qui ont traversé les sociétés
arabes, se traduisant notamment par un recul du militarisme en tant que
modèle sociétal. En effet, la crise du militarisme d’État dans le monde
arabe ne doit presque rien à un quelconque volontarisme des dictateurs
qui auraient délibérément choisi de raccrocher leur uniforme et leurs
galons, mais doit beaucoup à des dynamiques culturelles se tramant au
sein même des sociétés arabes, y compris parmi celles qui conservent une
« apparence militarisée » (Syrie, Libye, Algérie, etc.). Car, force est de
constater que du Golfe à l’Océan, du Maroc au Yémen, la carrière mili-
taire ne fait plus beaucoup rêver les jeunes arabes dont les aspirations de
mobilité sociale se sont largement « civilisées » et « privatisées » : être
avocat d’affaires, trader ou ingénieur dans une multinationale fait sans
31. AFP, « Égypte : l’armée veut garder son rôle », 17 juillet 2011.
87
RENAISSANCES ARABES
doute plus sens chez un jeune diplômé issu d’une université arabe que de
devenir officier dans l’armée régulière ou la garde présidentielle. C’est
donc moins dans le statut d’exception des armées arabes qu’il faut recher-
cher l’explication du comportement relativement « républicain » des mili-
taires durant les mouvements protestataires, que dans ce processus de
banalisation : les armées cessent d’être considérées comme des organisa-
tions sanctuaires de l’autoritarisme. Pourtant, le rôle des armées ne s’est
pas totalement dilué dans les autres institutions de l’État. Elles restent des
« enclaves autoritaires 32 » au cœur des régimes civils. Dans les contextes
d’incertitudes politiques caractéristiques des périodes postrévolution-
naires, les états-majors militaires pourraient être tentés d’influencer les
transitions politiques dans un sens pour le moins autoritaire, favorisant
ainsi l’avènement de démocraties contrôlées.
32. Sur la notion d’« enclaves autoritaires » dans les démocraties, voir Olivier Dabène,
« Enclaves autoritaires en démocratie. Perspectives latino-américaines », dans Autorita-
rismes de´mocratiques et de´mocraties autoritaires au XXIe sie`cle. Convergences Nord/Sud, op.
cit., p. 89-112.
88
Chapitre 5
1. Cela n’enlève rien au courage de l’engagement de ces jeunes blogueuses qui ont joué un
rôle essentiel dans les mobilisations en Tunisie et en Égypte. Voir notamment l’ouvrage de
Lila Ben Mhenni, Tunisian Girl. Blogueuse pour un printemps arabe, Montpellier, Éditions
Indigène, 2011.
89
RENAISSANCES ARABES
2. Leyla Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah, « Un autre regard sur les espaces de l’enga-
gement : mouvements et figures féminines dans le Moyen-Orient contemporain », Le
Mouvement Social, 2010/2, no 231, p. 3.
3. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, Paris, L’Harmattan,
coll. Bibliothèque du féminisme, 2005, p. 22.
90
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
91
RENAISSANCES ARABES
car, cela fait déjà longtemps que les femmes de la région sont parties
prenantes des grands combats politiques du XXe siècle et du début du
XXIe siècle, au-delà des phénomènes d’imitation de leurs homologues
occidentales. Pour preuve, la naissance du féminisme dans le monde
arabe est contemporaine des féminismes européens et américains 6.
6. Voir Zakya Daoud, « Politique et féminisme au Maghreb », dans Collectif, Le sie`cle des
fe´minismes, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2004.
92
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
93
RENAISSANCES ARABES
10. Ahmed Khaled, La poste´rite´ du traite´ moderniste de Tahar Haddad, Tunis, 2002.
11. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 11.
12. Leyla Dakhli, « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », Le Mouvement social,
dossier : « Des engagements féminins au Moyen-Orient (XXe-XXIe siècles) », no 231, avril-
juin 2010, p. 123.
94
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
13. Leyla Dakhli, « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », op. cit., p. 125.
14. Pour un portrait complet de Houda Sharawi et de son parcours militant, voir Sonia
Dayan-Herzbrun, « Huda Sharawi : nationaliste et féministe », Mil neuf cent. Revue d’his-
toire intellectuelle, no 16, vol. 16, 1998, p. 57-75.
15. Miriam Cooke, « Critique multiple : les stratégies rhétoriques féministes islamiques »,
L’Homme et la socie´té, 2005/4, no 158, p. 169-188.
95
RENAISSANCES ARABES
naliste qui, elle, les a généralement cantonnées à des positions et des rôles
sexués :
16. Leyla Dakhli, « Beyrouth-Damas, 1928 : voile et dévoilement », art. cit., p. 127.
17. Stéphanie Latte Abdallah, « Incarcération et engagement des femmes en Palestine
(1967-2009) », Le Mouvement Social, avril-juin 2010, p. 9-27.
18. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 77.
19. Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », dans Élizabeth Picard (sous la dir.),
La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 127-147.
96
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
97
RENAISSANCES ARABES
En Égypte, par exemple, Gamal Abdel Nasser est allé jusqu’à inter-
dire les organisations féministes d’obédience séculariste et islamiste,
jetant en prison leurs principales animatrices (Zeinab Al-Ghazali et
Doria Shafik) 25.
Cette instrumentalisation ambivalente de la « question féminine » par
les régimes autoritaires du Maghreb et du Machrek est plus que jamais
d’actualité, notamment depuis les attentats du 11 septembre : l’on observe
que même des régimes réputés traditionalistes (Arabie Saoudite, Maroc,
Koweı̈t, etc.) en sont venus à promouvoir une forme de féminisme d’État
aseptisé dans le but de se racheter une légitimité démocratique et moder-
niste auprès de leurs soutiens occidentaux. Outre des réformes législatives
en faveur des droits des femmes, ils ont encouragé la présence visible
d’ONG féministes œuvrant à la promotion des femmes dans les espaces
publics. Le cas du Maroc engageant la réforme en profondeur de la
Moudawana (code de la famille), décrétée par le roi Mohammed VI en
février 2004, constitue l’exemple le plus emblématique d’un « féminisme
islamique d’État 26 » qui prétend émanciper les femmes au nom d’une
lecture libérale des textes religieux (ijtihad), sans toutefois remettre fonda-
mentalement en cause le système patriarcal de gouvernance de la société.
En son temps, le régime de Ben Ali ne fut pas en reste : après quelques
23. Stéphanie Latte Abdallah « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un
débat et nouveaux chantiers de recherche », Critique internationale 1/2010, no 46, p. 15.
24. Stéphanie Latte Abdallah, « Genre et politique », art. cit., p. 139-140.
25. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, op. cit., p. 16.
26. Souad Eddouada, Renata Pepicelli, « Maroc : vers un ‘‘féminisme islamique d’État’’ »,
Critique internationale, dossier « Le féminisme islamique aujourd’hui », no 46, janvier-
mars 2010, p. 87-100.
98
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
27. Olfa Lamloum, Luiza Toscane, « Les femmes, alibi du pouvoir tunisien », Le Monde
diplomatique, juin 1998, p. 3.
99
RENAISSANCES ARABES
En effet, sans verser nécessairement dans une vision naı̈ve qui consis-
terait à voir dans les islamistes d’aujourd’hui des « nouveaux féministes »,
il convient de se prémunir d’une approche trop globalisante de la relation
entre l’islam politique et les femmes, comme s’il était possible d’en tirer
une doctrine. La politologue Olfa Lamloum qui a travaillé sur les mouve-
ments islamistes au Maghreb et au Machrek relève
100
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
Tout comme les féministes, les militants islamistes ne sont pas des
étrangers au sein de leur société : ils partagent de nombreux éléments de
culture politique avec les militants des autres organisations et sont
conduits à réviser leurs positions idéologiques en fonction des rapports
de force et de l’état des débats sociétaux. À cet égard, certaines positions
développées par le mouvement islamiste tunisien (Ennahdha) pourraient
carrément le classer dans le camp séculariste dans des pays comme
l’Égypte ou le Yémen, où la pensée des islamistes reste encore modelée
par la culture patriarcale locale. En effet, la défense du Code du statut
personnel bourguibien (interdiction de la polygamie et instauration du
mariage civil) apparaı̂t comme une véritable hérésie pour nombre d’isla-
mistes maghrébins et machrékins, alors qu’elle est de plus en plus bana-
lisée chez les islamistes tunisiens. Il existe bien sûr une part de stratégie et
d’opportunisme politique chez les dirigeants islamistes, mais, au fil du
temps, le discours finit par déteindre sur les pratiques sociales et récipro-
quement, les contraignant à opérer un aggiornamento perpétuel 31.
Cette capacité des mouvements islamistes à s’adapter aux évolutions
sociales se vérifie notamment dans la place assez exceptionnelle accordée
aux femmes dans leurs sections militantes comme dans leurs organes de
direction. Ce phénomène n’est pas récent, et il n’est pas exagéré d’affirmer
que les islamistes sont parmi les acteurs politiques du monde arabe qui
ont le plus contribué à féminiser les scènes politiques officielles ou offi-
cieuses, légales ou clandestines. La sociologue Sonia Dayan-Herzbrun,
qui s’est penchée sur la place des femmes dans les mouvements politiques
du Moyen-Orient, note ce paradoxe apparent :
30. Olfa Lamloum, « Les femmes dans le discours islamiste », Confluences Me´diterrane´e,
27, septembre 1998.
31. Michaël Béchir Ayari, « Le ‘‘dire’’ et le ‘‘faire’’ du mouvement islamiste tunisien.
Chronique d’un aggiornamento perpétuel au-delà des régimes (1972-2011) », article à
paraı̂tre en 2011 dans un ouvrage collectif dirigé par Samir Amghar.
101
RENAISSANCES ARABES
102
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
103
RENAISSANCES ARABES
en langue française commence à être publiée sur le sujet 37. Nous cher-
chons simplement à rendre compte de son influence réelle en termes de
mobilisations sociales et de recompositions des scènes sociopolitiques du
monde arabe. En quoi le féminisme islamique peut-il être le fer de lance de
nouvelles formes de prises de conscience politiques et de manifestations
des femmes contre les régimes autoritaires patriarcaux ? Quoi que l’on
pense de la cohérence de son message, le féminisme islamique ne constitue
plus un « féminisme au masculin », imposé par le haut par des élites étati-
ques en mal de légitimité : il a été initié à la base par des femmes musul-
manes, souvent croyantes et pratiquantes, qui se sont données comme
« double tâche, d’une part, d’exposer et d’éradiquer les idées et les prati-
ques patriarcales présentées comme islamiques – ‘‘naturalisées’’ et perpé-
tuées sous cette forme – et, d’autre part, de raviver l’idée centrale en islam
de l’égalité homme-femme (inséparable de l’égalité de tous les êtres
humains) 38. » De ce fait, le féminisme islamique est fréquemment l’objet
de vives attaques venant, d’une part, des islamistes puristes, qui l’accusent
de subordonner les idéaux islamiques à l’idéologie occidentale et, d’autre
part, des féministes sécularistes de la seconde génération, qui le perçoivent
comme un dévoiement ou, pire, une trahison du féminisme progressiste et
universaliste. Toutefois, il paraı̂t de plus en plus séduire les jeunes femmes
éduquées des classes moyennes et supérieures d’Europe, d’Amérique du
Nord et du monde arabe qui entendent désormais concilier leur foi et leur
statut de femmes émancipées. Même si elles répugnent parfois à se quali-
fier elles-mêmes de « féministes » par peur d’être taxées d’occidentalisme,
leur point de rencontre avec les anciennes générations de militantes fémi-
nistes est la lutte acharnée contre l’enracinement idéologique du
patriarcat, tel qu’il se manifeste dans l’espace public et les espaces domes-
tiques des sociétés arabo-musulmanes. Pour Margot Badran, l’une des
meilleurs spécialistes de la question, la force du féminisme islamique ne
réside pas tant dans sa rupture avec les combats féministes du passé que
dans sa capacité à faire valoir sa filiation, tout en collant aux réalités
sociales actuelles des femmes arabes. Elle rejette ainsi l’hypothèse d’une
guerre des civilisations entre féministes laı̈ques et féministes musulmanes,
104
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
39. Ibid.
40. Stéphanie Latte Abdallah, « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un
débat et nouveaux chantiers de recherche », art. cit., p. 16.
41. C’est notamment une critique adressée par la sociologue Islah Jrad aux ONG fémi-
nines qui s’éloigneraient, selon elle, des femmes des milieux populaires et des préoccupa-
tions basiques. Voir le forum sur « L’ONGisation des mouvements de femmes et ses
conséquences sur l’organisation féministe », Association pour les droits de la femme et
le développement (AWID), 2008, novembre 2008, http://awid.org/fre/Homepage-
Fr/Forum/new-forum/Forum-08-s-Most-Popular-Breakout-Sessions/Day-Three/L-
ONGisation-des-mouvements-de-femmes-et-ses-consequences-sur-l-organisation-femi-
niste (consulté en septembre 2011).
105
RENAISSANCES ARABES
106
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
Moins de trois ans plus tard, elles seront présentes massivement sur la
place Al Tahrir au Caire pour exiger le départ du dictateur Moubarak.
À Bahreı̈n, pays que l’on oublie trop souvent de citer, à cause du veto
saoudien et du black-out des médias du Golfe, Stéphanie Latte Abdallah
signale que
« de nouvelles mobilisations féminines ont émergé dans le sillage de la
forte contestation de 1994-1998, générées par les revendications écono-
44. Wafa Guiga, « Processus révolutionnaires dans le monde arabe et émancipation des
femmes », Tout est à nous !, hebdomadaire du NPA, 31 juillet 2011, http://www.npa2009.
org/content/processus-r %C3 %A9volutionnaires-dans-le-monde-arabe-et- %C3 %A9
mancipation-des-femmes (consulté en septembre 2011).
107
RENAISSANCES ARABES
45. Stéphanie Latte Abdallah « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un
débat et nouveaux chantiers de recherche », art. cit., p. 19-20.
46. Laurent Bonnefoy, Marine Poirier, « Au Yémen, l’unité dans la protestation », Le
Monde diplomatique, juin 2011, p. 8.
47. Edward Saı̈d, L’orientalisme. L’Orient cre´e´ par l’Occident, Paris, Le Seuil, coll. La
couleur des idées, 2005.
108
DES RÉVOLUTIONS AVEC OU SANS LES FEMMES ?
109
RENAISSANCES ARABES
110
Chapitre 6
Révolutions démocratiques,
révolutions démographiques ?
1. Kristin Ross, Mai 1968 et ses vies ulte´rieures, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005.
2. Bobby Ghosh, Rage, « Rap and Revolution : Inside the Arab Youth Quake », Time
Magazine, 17 février 2011, http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,2050022,
00.html (consulté en septembre 2011).
111
RENAISSANCES ARABES
112
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
Il est vrai que dans son ensemble, le monde arabe est particulièrement
jeune. La tranche des 0-20 ans en représente près de la moitié de la
population totale. Les jeunes de 15 à 24 ans forment près du quart de
cette même population. L’âge moyen varie autour de 25 ans contre 38 ans
dans les nations européennes 6. Seuls 6 % des habitants de cette aire géo-
historique auraient plus de 60 ans. Toutefois, le monde arabe connaı̂t une
baisse significative de son indice synthétique de fécondité 7. Celui-ci a
diminué de moitié depuis les années 1960 passant d’environ 5 à 7 à
entre 2 et 3. En Tunisie (1,71), il est même inférieur au taux français
(1,91) et n’assure plus le renouvellement des générations.
Pour l’heure, ce qui devrait constituer un atout sur le plan économique,
c’est-à-dire une population jeune et dynamique ainsi que de faibles
« rapports de dépendance 8 », est une « bombe à retardement » sur le plan
politique 9. En fait, la jeunesse est trop abondante par rapport aux capacités
d’absorption de l’économie. Il n’y a donc pas assez d’emplois, ce qui créerait
du chômage et des tensions sociales. Pourtant, au début des soulèvements
en décembre 2010, les jeunes étaient significativement moins nombreux que
lors des « émeutes de la faim » (IMF riots 10) et de l’âge d’or de l’islamisme
radical à la fin des années 1980. Comme l’observait, il y a vingt-cinq ans, le
démographe Philippe Fargues, suite à la transition démographique, « les
20-30 ans n’ont jamais représenté et ne représenteront sans doute plus
jamais dans la population de 20 ans et plus une proportion aussi forte
qu’aujourd’hui 11 ». Dans les pays arabes, l’arrivée la plus massive de
jeunes sur le marché du travail fait désormais partie du passé.
113
RENAISSANCES ARABES
12. D’après la banque mondiale, le Bahreı̈n est alphabétisé à 91 %, la Libye est alphabé-
tisée à 89 %, la Tunisie et l’Algérie à 73 %, l’Égypte à 66 % et le Maroc à 56 %. Cf. Taux
d’alphabétisation, total des adultes ( % des personnes âgées de 15 ans et plus), Banque
mondiale, 2011, http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SE.ADT.LITR.ZS
(consulté en septembre 2011).
13. Tabutin Dominique, Bruno Schoumaker, « La démographie du monde arabe et du
Moyen-Orient des années 1950 aux années 2000 », art. cit.
14. Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek, « ‘‘Printemps arabe’’ et transition démogra-
phique », Macropsychanalayse, 12 juillet 2011, http://macropsychanalyse.wordpress.com/
2011/07/12/printemps-arabe-et-transition-demographique/ (consulté en septembre 2011).
15. Ibid.
114
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
16. Voir Emmanuel Todd, Allah n’y est pour rien ! Sur les re´volutions arabes et quelques
autres, Arretsurimages.net, 2011, un livre tiré de sa participation à l’émission « Arrêt sur
images ». Voir également ses différentes interventions à la télévision, notamment chez
Franz-Olivier Giesbert en mai 2011.
17. « L’espérance de vie diminue aux États-Unis », Nouvelobs.com, 10 décembre 2010,
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20101210.OBS4468/l-esperance-de-vie-
diminue-aux-etats-unis.html (consulté en septembre 2011).
18. Voir notamment Timothy B. Smith, La France injuste : 1975-2006 : pourquoi le mode`le
social français ne fonctionne plus, Paris, Éditions Autrement, coll. Frontières, 2005 ; Louis
Chauvel, Le Destin des Ge´ne´rations, structure sociale et cohortes en France au XXe sie`cle,
Paris, PUF, 2002 ; Jean Pierre Le Goff, « Le fil rompu des générations », Études, février
2009.
115
RENAISSANCES ARABES
19. Être tel que « les autres nous voient », se marier, faire des enfants, acheter une maison,
une voiture, une télévision et maintenant un écran plat.
116
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
117
RENAISSANCES ARABES
20. Youssef Courbage, interviewé par Lætitia Démarrais et Jeanne-Claire Fumet, « Une
perspective démographique », Le Cafe´ pe´dagogique, 23 mars 2011.
21. Philippe Fargues, « Un siècle de transition démographique en Afrique méditerra-
néenne 1885-1985 », art. cit.
118
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
gnante. « Je veux être ce que je suis », « non, les braves gens n’aiment pas
que/ L’on suive une autre route qu’eux 22 », pourrait-on affirmer pour
illustrer ce phénomène bien connu d’individualisation. Néanmoins, cette
dynamique, pour l’heure largement concentrée dans les capitales des pays
les plus urbanisés, a du mal à se généraliser, et ce, pour des raisons
strictement matérielles.
Comme l’illustre le film Tanguy 23, un certain nombre de jeunes de la
rive nord de la Méditerranée résident chez leurs parents jusqu’à une tren-
taine d’années. D’autres sont contraints d’y de retourner à la suite d’un
licenciement. La plupart des jeunes de la rive sud, eux, ont ressenti avec
force le besoin de fuir voire d’affronter l’autorité paternelle, alors même
que la possibilité d’accéder à un emploi, à un logement et de s’acquitter du
« potlatch » qu’est le mariage 24 s’éloignait comme un mirage. Sur le plan
psychologique, ceci est profondément anxiogène. D’autant que les
familles populaires croient fermement en la réussite de leurs enfants
grâce à l’institution scolaire. Ces familles rendent donc leurs fils et leurs
filles responsables de leur difficulté d’insertion sur le marché du travail.
Les pressions sociale et familiale sont donc redoublées, la seule issue
demeurant parfois le suicide. À la différence des jeunesses nord-améri-
caines et européennes qui avaient déjà connu leur « moment 1968 »,
c’est-à-dire une sorte d’affirmation identitaire, nombre de jeunes arabes
n’ont eu d’autre choix que de se réfugier dans une traditionalité religieuse
(affichage ostentatoire de la piété, discipline individuelle) destinée à alléger
le poids psychique de l’impératif de réussite sociale et familiale.
Depuis les indépendances, les jeunesses arabes ont à chaque fois frôlé
ce moment d’affirmation, puis sont retournées au bercail des pesanteurs
familiales et sociales, à cause notamment des crises économiques et des
guerres. En outre, ces pesanteurs ont été vidées de leur tropisme tradi-
tionnel. Mieux, elles ont été réinventées sous l’effet du nationalisme et du
maintien forcé d’un certain nombre de structures sociales (prédominance
des entreprises familiales, économie agraire de subsistance dans les
régions délaissées, dépendance à l’égard de l’État distributeur, clientéliste
et patriarcal etc.).
119
RENAISSANCES ARABES
La baisse de la fécondité :
un choix volontaire symbole d’émancipation ?
25. Emmanuel Todd, Allah n’y est pour rien ! : Sur les re´volutions arabes et quelques autres,
op. cit.
26. Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek, « ‘‘Printemps arabe » et transition démo-
graphique’’ », art. cit.
27. Yves Montenay, « Démographie et politique », Séance 59, Les dividendes de la tran-
sition démographique dans le monde arabe : cas général et exceptions, 29 septembre 2009,
120
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
121
RENAISSANCES ARABES
30. Du moins si l’on sort du cadre restreint des catégories les plus aisées des populations.
31. Comme l’islamisme a tenté de le faire.
122
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
123
RENAISSANCES ARABES
32. Bobby Ghosh, Rage, « Rap and Revolution : Inside the Arab Youth Quake », art. cit.
124
RÉVOLUTIONS DÉMOCRATIQUES, RÉVOLUTIONS DÉMOGRAPHIQUES ?
Affirmer que les révolutions arabes ont eu lieu au nom d’un progrès
démographique et culturel qui trouve son expression politique la plus
parfaite dans la démocratie libérale donne entièrement raison à cet
auteur. Tout montre, à l’inverse, que la volonté de vivre, de travailler et
d’être traité de manière digne s’est manifestée par une révolte aux accents
spontanés, et ce, sans médiation intellectuelle. N’a-t-on pas parlé de
« révolution sans idéologie » ? La revendication démocratique n’est pour
l’heure que l’ersatz d’un nouveau rapport au politique qui se cherche
encore. « Génération », le mot est certes critiquable, puisqu’il réduit la
diversité des expériences qu’une classe d’âge vit et interprète. Pour autant,
les révolutions en marche, quelles que soient leurs issues, ont de fortes
chances d’imprimer une marque générationnelle indélébile sur les jeunes
qui viennent de les vivre. Qui peut affirmer, en cette période d’incertitude,
que le libéralisme demeurera l’horizon indépassable de notre temps ? Plus
que jamais, la pourriture est bien le laboratoire de la vie.
33. Francis Fukuyama, « Réponse à mes contradicteurs », Commentaire, 50, été 1990,
p. 243-244.
125
Chapitre 7
« Dégage, Huntington ! » :
la fin de l’exceptionnalisme arabo-musulman ?
Si la prophétie de Samuel Huntington 1 a souvent été raillée par les
intellectuels européens et, particulièrement français, en raison de son
127
RENAISSANCES ARABES
« une telle posture [culturaliste] nourrit les analyses des scènes politiques
arabes où la seule référence à l’‘‘islamité’’ du lexique des acteurs suffit
non seulement à ‘‘expliquer’’ leurs mobilisations mais plus encore à les
discréditer. L’affirmation identitaire provoque le rejet indistinct des
demandes politiques de l’Autre-résistant ou opposant tchétchène,
libanais, palestinien, irakien ou algérien par exemple – moins en raison
de leur contenu que du seul fait de l’allogénéité du lexique utilisé pour les
exprimer 2. »
128
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
129
RENAISSANCES ARABES
arabe, selon nos maı̂tres à penser, est à l’aube d’une nouvelle régression
qui devrait le conduire vers un totalitarisme religieux 5. »
5. Hakim Ben Hammouda, « Les intellectuels occidentaux et les révolutions arabes », blog
de l’auteur : « Une perspective du sud sur la culture, la politique et la globalisation »,
5 avril 2011 : http://hakimbenhammouda.typepad.com/hakim_ben_hammouda/2011/03/
les-intellectuels-occidentaux-et-les-r %C3 %A9volutions-arabes-1.html (consulté en
septembre 2011).
6. Mounia Bennani-Chraı̈bi, Olivier Fillieule (sous la dir.), Re´sistances et protestations
dans les socie´te´s musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 19.
130
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
131
RENAISSANCES ARABES
liberté. Dieu était peut-être dans des fors intérieurs mais pas sur la place
publique 9. » La remarque est pertinente. Toutefois, cette absence du reli-
gieux dans l’espace public s’est-elle vérifiée en tout lieu et à tout moment
dans les protestations qui ont secoué le monde arabe ? L’image idyllique
de révolutions imberbes et pures, parce que « laı̈ques » et « juvéniles »,
résiste-t-elle à l’épreuve des faits et du temps ?
132
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
133
RENAISSANCES ARABES
14. Ibid.
15. François Burgat, « Quel islamisme face à la révolution ? », entretien réalisé par
Baudouin Loos, Le Soir, 25 février 2011.
134
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
De plus, affirmer que les islamistes ont été invisibles dans les récents
mouvements de contestation au sein du monde arabe nous semble relever
d’une généralisation abusive du « cas tunisien ». Au contraire, une obser-
vation fine des scènes protestataires arabes montre que les situations sont
très diversifiées selon les moments révolutionnaires, les lieux de manifesta-
tions et les contextes micro-locaux. Sur ce plan, la Tunisie apparaı̂trait
davantage comme l’exception plutôt que comme la règle. Cette exception
s’explique bien sûr par le caractère extrêmement répressif du régime poli-
tique tunisien qui a éradiqué toutes les formes vivantes et visibles d’isla-
misme, ne cherchant même pas à jouer sur la cooptation « d’islamistes du
Palais », comme au Maroc, en Algérie ou en Jordanie, où des partis isla-
mistes ont été intégrés au système dominant. Cela ne signifie pas que les
islamistes soient totalement absents des scènes publiques tunisiennes.
Depuis quelques années, ils ont réinvesti discrètement les ordres profes-
sionnels comme celui des avocats 16 ou des collectifs unitaires pour la
défense des libertés civiles (le Mouvement du 18 octobre regroupant des
personnalités de gauche et des militants de l’islam politique) 17, bien qu’ils
ne soient jamais représentés sous l’étiquette « islamistes », afin de se
protéger de la répression du régime. Néanmoins, à titre individuel, des
sympathisants du parti islamiste interdit Ennahdha (Renaissance) étaient
présents dans les mouvements contestataires de décembre 2010/janvier
2011, précipitant la chute de Ben Ali 18. Le caractère imberbe des manifes-
tations tunisiennes anti-régime doit donc être relativisé, même si les barbes
et les voiles se faisaient plus discrets que dans les autres pays de la région.
La situation est encore plus complexe en Égypte, où la position offi-
cielle de la confrérie des Frères musulmans a évolué au fil des protesta-
tions, en fonction des rapports de force avec le régime Moubarak mais
aussi en fonction des débats internes, parfois houleux, sur la ligne à
adopter à l’égard des mouvements protestataires : s’engager dans le
16. Michaël Béchir Ayari, Éric Gobe, « Les avocats dans la Tunisie de Ben Ali : une
profession politisée », dans Yadh Ben Achour, Éric Gobe (sous la dir.), Justice politique
et société au Maghreb, L’Anne´e du Maghreb Édition 2007, Paris, CNRS Éditions, p. 105-
132.
17. Vincent Geisser, Éric Gobe, « La question de ‘‘l’authenticité tunisienne’’ : valeur
refuge d’un régime à bout de souffle ? », L’Anne´e du Maghreb Édition 2007, CNRS
Éditions, p. 371-408.
18. International Crisis Group (ICG), Soule`vements populaires en Afrique du Nord et au
Moyen-Orient (IV) : la voie tunisienne, Rapport Moyen Orient/Afrique du Nord, no 106,
28 avril 2011.
135
RENAISSANCES ARABES
« ce n’est qu’à partir du 28 janvier qu’ils ont mis tout leur poids dans la
bataille aussi bien au Caire qu’à Alexandrie et dans les villes du Delta. Il
importe toutefois de distinguer entre la direction des Frères musulmans
et leur jeunesse. Cette dernière a été autrement plus ‘‘radicale’’. Lors de
l’attaque de Midan El Tahrir les 2 et 3 février par la police et les hommes
de main du régime, les jeunes Frères musulmans ont montré leur capacité
d’organisation, de résistance et de solidarité avec les autres groupes
‘‘laı̈cs’’ de la jeunesse révolutionnaire 19 ».
19. Sarah Ben Néfissa, « Ces 18 jours qui ont changé l’Égypte », Revue Tiers Monde, hors
série « Protestations sociales, révolutions civiles. Transformations du politique dans la
Méditerranée arabe », 2011, p. 227-236.
20. Patrick Haenni, « Islamistes et révolutionnaires ? », entretien réalisé par Youssef el-
Ghazi et Hugo Massa, Revue Averroe`s, no 4-5, spécial « Printemps arabe », 2011.
21. Vincent Matalon, « Lois, médias, services secrets : comment la répression s’organise en
Syrie », LeMonde.fr, 11 mai 2011, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/05/
11/comment-la-repression-s-organise-depuis-deux-mois-en-syrie_1519574_3218.html
(consulté en septembre 2011).
136
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
22. Thomas Pierret, « Quelle est la dimension religieuse de la révolte en Syrie ? », propos
recueillis par Matthieu Mégevand, Le Monde des Religions.fr, 30 mars 2011, http://
www.lemondedesreligions.fr/actualite/quelle-est-la-dimension-religieuse-de-la-revolte-en-
syrie-30-03-2011-1356_118.php (consulté en septembre 2011).
23. Nabil Nasri, « Les savants musulmans à l’appui de la révolte syrienne », Oumma.com,
19 juillet 2011, http://oumma.com/Les-savants-musulmans-a-l-appui-de (consulté en
septembre 2011).
24. Thomas Pierret, « Qui sont les oulémas contestataires en Syrie ? », Blog Mediapart,
15 août 2011, http://blogs.mediapart.fr/blog/thomas-pierret/150811/qui-sont-les-
oulemas-contestataires-en-syrie (consulté en septembre 2011).
137
RENAISSANCES ARABES
25. Marine Poirier, « Yémen nouveau, futur meilleur ? », Chroniques ye´me´nites, mis en
ligne le 21 avril 2010, http://cy.revues.org/1725 (consulté en septembre 2011).
26. Laurent Bonnefoy, « Les révolutions sont-elles exportables ? ‘‘L’effet domino’’ à la
lumière du cas yéménite », Mouvements, dossier : « Printemps arabes. Comprendre les
révolutions en marche », no 66, été 2011, p. 110-117.
27. Moncef Djaziri, « Clivages partisans et partis politiques en Libye », Revue des mondes
musulmans et de la Me´diterrane´e, mis en ligne le 12 mai 2009, http://remmm.revues.org/
138
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
139
RENAISSANCES ARABES
29. Sur l’histoire récente de l’islamisme marocain, voir Malika Zeghal, Les islamistes
marocains. Le de´fi à la monarchie, Paris, La Découverte, 2005.
140
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
Ce clivage sociopolitique entre les classes d’âge n’est pas propre aux
milieux musulmans des pays arabes. Patrick Haenni et Husam Tamman
ont pu observer une fracture générationnelle similaire chez les coptes
égyptiens, la jeunesse chrétienne se rebellant contre ses autorités ecclé-
siastiques :
30. Patrick Haenni, « Islamistes et révolutionnaires ? », entretien réalisé par Youssef el-
Ghazi et Hugo Massa, Revue Averroe`s, no 4-5, spécial « Printemps arabe », 2011.
31. Patrick Haenni, Husam Tammam, « Égypte : les religieux face à l’insurrection »,
Religioscope, 10 février 2011, http://religion.info/french/articles/article_517.shtml
(consulté en septembre 2011).
32. Michel Camau, « La disgrâce du chef. Mobilisations populaires arabes et crise du
leadership », Mouvements, no 66, été 2011, p. 22-29.
141
RENAISSANCES ARABES
33. François Burgat, « Les islamistes et la transition démocratique. Jalons pour une
recherche » (extraits), Égypte/Monde arabe, Première série, Démocratie et démocratisa-
tion dans le monde arabe, 8 juillet 2008, http://ema.revues.org/index351.html (consulté en
septembre 2011).
142
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
34. Cité par François Burgat, « Les islamistes et la transition démocratique », art. cit.
35. Rémy Leveau, « Islamisme et populisme », Vingtie`me Sie`cle. Revue d’histoire, no 56,
octobre-décembre 1997, p. 214-223.
143
RENAISSANCES ARABES
« [...] Tout au long des années 1940, sur fond de querelles de pouvoir
à l’intérieur de l’organisation, les Frères musulmans oscillent donc entre
la recherche d’une formule de cohabitation avec le pouvoir et les tenta-
tives de déstabilisation du régime (assassinat en 1945 du Premier
ministre). [...] Le débat qui divisa les Frères égyptiens dans les années
1930 et 1940 peut aujourd’hui s’étendre à l’ensemble de la mouvance de
l’islam politique : les islamistes doivent-ils se cantonner à la sphère
sociale, éducative et religieuse, à l’action de prédication ‘‘par le bas’’
ou ont-ils vocation à constituer une force politique à part entière, qui
ambitionne la conquête et l’exercice du pouvoir 37 ? »
36. Patrick Haenni, Husam Tammam, « Les Frères musulmans face à la question sociale :
autopsie d’un malaise socio-théologique », Religioscope, Études et analyses, no 20, mai
2009.
37. Bernard Rougier « L’islamisme face au retour de l’islam ? », Vingtie`me Sie`cle. Revue
d’histoire 2/2004, no 82, p. 106.
144
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
grande surprise générale, les Frères musulmans n’ont pas hésité à faire
cause commune avec les dignitaires de l’ancien parti du président Hosni
Moubarak (le Parti national démocratique) pour appuyer le référendum
du 19 mars 2011 – amendements constitutionnels mineurs –, rejetant le
principe de l’adoption d’une nouvelle constitution qui aurait marqué
symboliquement la naissance d’un nouveau régime démocratique :
38. Patrick Haenni, « Islamistes et révolutionnaires ? », entretien réalisé par Youssef el-
Ghazi et Hugo Massa, Revue Averroe`s, no 4-5, spécial « Printemps arabe », 2011.
39. Michel Camau, Vincent Geisser, « Du MTI à En Nahdha : des islamistes pas comme
les autres », dans Le syndrome autoritaire, op. cit., p. 267-313.
145
RENAISSANCES ARABES
40. Amin Allal, Vincent Geisser, « La Tunisie de l’après-Ben Ali. Les partis politiques à la
recherche du ‘‘peuple introuvable’’ », site de Cultures & Conflits, septembre 2011, http://
conflits.revues.org/.
41. Juan Linz, Re´gimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006. (Traduction
française de Mohammad-Saı̈d Darviche, William Genieys et Guy Hermet.)
42. François Burgat, « Les mobilisations politiques à référent islamique », art. cit., p. 95.
146
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
43. Houda Trabelsi, « Retour du mouvement Ennahda sur la scène politique tunisienne »,
Maghrebia, 9 février 2011.
147
RENAISSANCES ARABES
44. Patrick Haenni, Husam Tammam, « Les Frères musulmans face à la question sociale :
autopsie d’un malaise socio-théologique », Religioscope, Études et analyses, no 20, mai
2009.
148
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
Une enquête réalisée par la Fondation turque pour les études écono-
miques et sociales (TESEV) révèle que près de 70 % des individus arabes
interrogés considéraient la Turquie comme un « modèle » politique,
économique et social 46. Loin de stopper ce processus d’identification à
la Turquie des « années Erdogan » (Premier ministre islamiste au pouvoir
depuis 2003), les révolutions arabes n’ont fait que le relancer, le posant
désormais comme une voie à suivre pour les transitions politiques en
cours. Une conclusion s’impose donc : la Turquie fait mode`le pour de
nombreux intellectuels, groupes philosophiques et religieux, activistes
ou mouvements politiques du monde arabe d’aujourd’hui. Et cette fasci-
nation pour le « modèle turc » se distingue très nettement du courant de
nostalgie ottomaniste ou encore de la célébration moderniste d’Atatürk :
ce n’est pas dans le passé ottoman ou kémaliste que les Arabes vont
chercher leur source d’inspiration, mais bien dans le présent de la
success story du gouvernement de l’AKP 47, parti islamiste réformiste
45. Proposition qui figurait dans la version officieuse du programme mais qui semble ne
pas avoir été retenue.
46. The Turkish Economic and Social Studies Foundation (TESEV) : http://www.tesev.
org.tr/default.asp ?PG=HAKEN (consulté en septembre 2011). Sur le retour de la
Turquie dans le monde arabe, voir aussi Ariane Bonzon, « La nouvelle romance entre
Turcs et Arabes », Slate.fr, 16 juin 2010.
47. Jean Marcou, « L’AKP remporte largement ses troisièmes élections législatives consé-
cutives, mais sans obtenir la majorité des deux tiers », Observatoire de la vie politique
turque, 13 juin 2011, http://ovipot.hypotheses.org/5721 (consulté en septembre 2011).
149
RENAISSANCES ARABES
48. Vincent Geisser, Gérard Groc, « La Turquie des années Erdogan : un Occident de
substitution pour les Arabes ? », communication au colloque international « Une nouvelle
diplomatie turque ? Entre mythes et réalités », Institut d’études politiques de Lyon,
15 avril 2011.
150
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
151
RENAISSANCES ARABES
50. Alexandre Adler, « Vers une dictature intégriste au Caire ? », Le Figaro, 29 janvier
2011.
51. Rached Ghannouchi, « L’expérience turque dans le mouvement islamique contempo-
rain : le modèle du Parti de la justice et du développement », 9 septembre 2008. (Traduc-
tion de l’arabe par Éric Gobe.)
152
DES RÉVOLUTIONS LAÏQUES OU RELIGIEUSES ?
153
RENAISSANCES ARABES
54. Alexandre Adler, « Vers une dictature intégriste au Caire ? », art. cit. ; Alain Finkiel-
kraut, « Y a-t-il une tradition démocratique en Égypte ? Je l’espère », art. cit.
154
Conclusion
Deux siècles après les colonisations et cinquante ans après les indé-
pendances, les renaissances arabes expriment tout à la fois les attentes, les
valeurs, les principes et les espoirs d’un Occident qui est resté le même
tout en devenant autre. Jusqu’ici mis à distance par crainte ou compas-
sion, le monde arabe et musulman serait en train de s’éveiller, tels les Sept
Dormants d’Éphèse et les Gens de la Caverne, dans un monde multipo-
laire où l’hégémonie américaine n’est plus. Il y a quelques décennies, le
tiers-mondisme des intellectuels lui avait délégué la tâche de lutter pour
l’émancipation de l’humanité. Aujourd’hui, c’est dans un élan prudent et
anxieux que le tout un chacun l’encense et l’observe, à l’affût de la
moindre de ses embardées. La société française vieillissante, celle qui a
si peur de ses quartiers multicolores, succomberait-elle à son tour à une
crise de jeunesse par procuration ? Au moment où l’ancien monde a
disparu et où le nouveau n’a pas encore point, ne reste-t-il que la sponta-
néité des jeunes sans espoir ? « Accourez, la forêt chante, l’azur se dore,
Vous n’avez pas le droit d’être absents de l’aurore1 », disait Hugo. Au
fond, que nous enseigne l’Histoire, sinon la prudence et la circonspec-
tion ? Soudaines, imprévisibles et contagieuses, les révolutions en marche
courent sur une lame de fond plus large et plus intense qui porte en elle le
crime de l’utopie qu’elle pourrait réaliser. « La révolution de Février fut la
belle révolution, la révolution de la sympathie généralisée, parce que les
antagonismes qui y éclatèrent contre la royauté sommeillaient paisible-
ment côte à côte, à l’état embryonnaire, parce que le combat social qui en
constituait l’arrière-plan n’avait atteint qu’une existence impalpable,
l’existence des mots et des phrases. La révolution de juin c’est la révolu-
155
RENAISSANCES ARABES
tion hideuse, la révolution répugnante, parce que les phrases ont fait
place à la réalité 2 », nous rappelle Marx au sujet du printemps français.
Il faudrait être naı̈f et succomber à une vision irénique pour célébrer béat
la levée fugitive de ce malentendu entre les classes. Tous et toutes unis et
rassemblés au son d’un « Dégage ! » universel, symbole de la régénéres-
cence d’une démocratie vieillissante. Les Américains l’ont rêvé, les Tuni-
siens l’ont fait ! Il est plus important de convaincre ses interlocuteurs que
de les contraindre. Renforcer la « diplomatie de la société civile », appuyer
la démocratisation des systèmes politiques en donnant son feu vert, tels
semblent les linéaments d’un projet des États-Unis dont la finition
échappe encore à l’esprit. Mais, lorsque les structures se mettent à
penser, la lumière pénètre et révèle les derniers moments des bourgeoisies
parasitaires. Ces clans mafieux qui sont appelés à rendre le pouvoir sous
les coups de boutoir du développement effréné d’un capitalisme asphyxié.
Des « Dégage ! », des « Yes, we camp ! » ou des « Le peuple veut ! » peuvent
faire sourire par leurs accents juvéniles. Mais le besoin de démocratie
réelle qui s’exprime aujourd’hui jusqu’au sacrifice porte en lui la
volonté de vivre, de travailler et d’être traité d’une manière digne. C’est
parce que nous aimons la vie que nous refusons cette vie-là. Quitte à faire
un pied de nez aux idéologues de tous poils qui comptent les jours qui les
séparent de la traversée du Styx. C’est ce que l’on peut entendre, ici et là,
de Tunis à Madrid, de Manama à Athènes. Une nouvelle page encore
vierge se tourne sur une génération qui a failli et qui laisse derrière elle un
monde en pire état que lorsqu’elle a vu le jour. La carrière militaire ne fait
plus beaucoup rêver les jeunes arabes dont les aspirations de mobilité
sociale se sont largement « civilisées » et « privatisées ». Les jeunes isla-
mistes rejettent les méthodes paternalistes et autoritaires des « vieilles
barbes » et aspirent à une remise en cause profonde des formes tradition-
nelles du leadership politique. Les diplômés chômeurs des périphéries
oubliées d’Alger, de Casablanca, du Caire ou de Deera rêvent de consom-
mations high-tech et de revanche sociale sur les hiérarques des anciens
partis dominants. Les enfants gâtés des bourgeoisies occidentalisées, trop
longtemps brimés par la censure numérique des régimes, se voient déjà en
Che Guevara de la révolution 2.0. Les femmes ont préparé le terrain au
printemps arabe en insufflant à l’ensemble des couches sociales le senti-
2. Karl Marx, Les luttes de classes en France 1848-1850, Paris, Éditions sociales, coll.
Classiques du marxisme, 1946.
156
CONCLUSION
3. Olivier Dabène, Vincent Geisser, Gilles Massardier (sous la dir.), De´mocraties auto-
ritaires, autoritarismes de´mocratiques au XXIe sie`cle. Convergences Nord/Sud, op. cit.
157
RENAISSANCES ARABES
158
Table des matie`res
Sommaire ....................................................................................................................................... 5
Remerciements ........................................................................................................................... 7
Introduction. – Le rire du peuple et le rictus du dictateur ........................ 9
159
RENAISSANCES ARABES
Imprime´ en France