Léon Chestov Des Sources Des Vérités Métaphysiques
Léon Chestov Des Sources Des Vérités Métaphysiques
Léon Chestov Des Sources Des Vérités Métaphysiques
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(La ni'r.e~,;i tl' ri" so laissc pas convaincre.) Atist. Met. i015 G, 32.
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(L(' commencement de la philosophie est Ia conscience dt' sa PI'OPI'C im puissance et de I'impossibilite de iuttcr centre la neccssite.)
Epictet. Dissert .. II. 11.
Nous vivoris entoures d'une multitude infinie de mysteres. Mars, si enigmatiques que soient les mysteres qui entourent [,etre, ce quil y a de plus enigmatique et de plus inquietant, c'est que Ie mystere existe en gt'neral, c'est que nous sommes en quelque sorte definitivement et pour toujours retranches des sources et des commencements de la vie. De tout ce dont nous somrnes temoins ici-has, c'est evidemment la chose la plus absurde et insensee, la plus terrible, presque antinaturelle, qui nons pousse irresistiblemerit a penser, ou bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans l'univers, ou bien que la facon dont nous recherchons la verite et It's exigences que nous lui posons sont viciees dans leurs racines memes, Quelle que soit notre definition de la verite, no us ne pouvons jamais renoncer aux clare el dislincte de Descartes. Or, la realite ne nous montre quun mystere eternel, impenetrable, corn rne si avant iuerne In creation till monde, quelqu'un avait intenlit une fois pour toutes it I'hornme cl'atteindre ce qui est pour lui le plus necessaire et le plus important. Ce que nous appelons la verite, ce que nous obtenons par notre pensee , se trouve mre, dans un certain sens, incommensurable, non seulernent avec le
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monde exterieur, OU on nous a plonges des notre naissance, mail> aussi avec notre propre experience intime. Nous avons des sciences, et meme la Science, si 1'0n veut, qui crott et se develop pc a vue d'ceil. Nous savons beaucoup de choses et notre sa voir est un savoir « clair et distinct », La science contemple avec un legitime orgueil ses immenses conquetes et a to us les droits desperer que nul ne pourra arreter sa marche triomphale. Personne ne doute et ne peut douter de I'enorme importance des sciences, Si Aristote et son eleve Alexandre le Grand ressuscitaient aujourd'hui, ils se croiraient dans le pays des dieux et non des hommes. Aristote n'aurait pas assez de dix vies pour s'assimiler to utes les connaissances qui se sont accumulees sur terre depuis
. sa mort. et Alexandre aurait peut-etre pu realiser son reve et conquerir le monde. Le clare et disiincte a justifie toutes les esperances qui avaient ete fondees sur lui. Mais la brume du mystere primordial ne s'est pas dissipee. Elle s'est plutot epaissie encore. Platon aurait it peine besoin de changer un mot au my the de la caverne. Notre science ne pourrait fournir de reponse it son angoisse, it son inquietude. A la lumiere de nos sciences positives le monde serait toujours pour lui un souterrain noir et lugubre, et no us lui semblerions toujours des prisonniers enchatnes. II devrait de nouveau faire des efforts surhumains, <. connne dans un combat » ({f)<1ltEP EV p.:ii':n) pour se frayer un chemin it. travers les verites creees par les sciences qui « revent de ce qui est mais ne peuvent Ie voir en realite » (6Vetp6n't'oUat p.~v ?topi ":0 Oil, ~?tO(p 1l~ &1luvO('t'ov O(·j,O(t<; IOotv) 1. Bref, Aristote aurait beni notre savoir, mais Platon l'aurait maudit. Et reciproquement notre epoque aurait recu it. bras ouverts Aristote, et se serait resolument ecartee de Platon.
Mais on peut se demander: queUe est Ill. force et le pouvoir des henedlctions et des maledictions des homines, meme si ces hommes sont des geants comme Platon et Aristote'? Est-ce que la verite devient plus vraie parce que Aristote Ia henit, ou deviant une erreur paree que Platon Ia maudit? Est-es qu'il est donne a ux hornmes de juger des verites, de decider du sort des verites? Au contraire, ce sont les verites qui jugent les hommes et decident de
I. RepubUque 534, c, 533 c.
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L, CHESTOV, - DES S()CRCE~ DE~ Vf:RITf:s ~Ii'TAPHYSII)eE" 1;;'
leur sort, et non pas l es hom mes qui disposent des verites. Les hommes, les gl'ancls comme Ies petits, na issent el meurent , appara issent et disparaissent , mais los verites derneurent. Quant! personne encore n'avait commence a penser, a cherch er, les verites, qui plus tard se sont revelees aUK hommes, existaient deja, Et lorsque les hommes auront definitivement dispa ru de Ia face de la terre, ou auront perdu la facul te de penseI', les verites n'en patiront pas. C'est de la que partait Aristote dans ses recherches philosophiques. II disait que Parmenide eta it « eontraint (&.vccYX:;,:~OP.EV0') de suivre les phenomenes 'n , Une autre fois, pal'lant du merne Parrnenide et dautres grands philosophes grecs, il ecrit : t.17t' CC'J1:"'I<; 't"~<; &'A'1j6EtCC<; &.v:;,:yXCC~r5tLEVOt (Met. 984 bI), ce qui veut dire : « contraints pal' la verite merne », Aristote Ie sava it ferrnement : la verite a Ie pouvoir de forcer, de contraindre les hommes, tous Ies hornmes indifferernment, que ce soit Ie grand Parrnenide et le grand Alexandre, ou l'eselave inconnu de Parmenide et Ie dernier des palefreniers d'Alexandre. Pourquoi est-ce la verite qui a pouvoir SUI' Parmenide et Alexandre et non pal'> Parmenide et Alexandre qui ont pouvoir sur la verite? C'est une question qu'Aristote ne se pose pas, Si on la lui avait posee, il n'aurait pas cornpris et aurait repondu que la question est insensee , (·videmment absurrle, qu'on pent elite des choses pareilles, mais quon ne peut pas les penser. Et non paree qu'il etait un eire insensible, indifferent a tout, a qui tout etait egal, ou qu'il ait pu dire dp l u i-meme com me Hamlet: « Jc suis u ne colombe pal' mon courage, il nv a pas de fiel en 1l10i et I'offense ne m'est pas a mere. » Pour Aristote, « l'offense est a mere ». Dans un aut re endroit de cette merne « Ylctaphysiquc ", il dit qu'il est dur de s'incliner devant la necessite : « Tout ce qui contraint (force). s'a ppelle necessaire (1:'0 y~p ~{CC((jv &'vccyxcc(rJ'I AEYc,:;':() et c'cst pourquoi il of Tense, comme Ie dit Evene : toute contrainte qu'on ressent fait mal et offense. » Et la contrainte est une necessite , c'est pourquoi Sophoele dit aussi : « Mais une force invincible me contraint a agil' ainsi » (Met. 1013 a 30). Aristote, nous Ie yoyons, se sent hlesse et offense par la necessite ineluctable. Mais il sait fermement, cornme il ajoute aussitot lui-merne, que r. &'v:Y.,(x·1j b.P.S1:':Y.7tEt<,1:'O"
,( Ei'ICC( c'est-a-dire : « la necessite ne se laisse pas convaincre », Et puisqu'elle ne se laisse pas convaincrc et est invincible, il faut
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done s'y soumettre, que ce soit offensant ou non, que ce soit elm ou non: se soumettre et renoncer dorenavant a une lutte inutile - &'vd.yx·1j C;"tTjvcc~ (il faut done s'arreter). D'ou vient ce &.v:fyx"fj ~'tTjVCC!
- .( il faut done s'arreter l)"? Question d'une importance capita le,
qui contient, si vous voulez, l'alpha et l'omega de la philosophie. La necessite ne se Iaisse pas convaincre, elIe n'ecoute merne pas. L'offense erie vel'S le ciel s'il n'y a plus personne ici-bas a qui en appeler. 11 est vrai que, dans certains cas, et meme tres souvent , presque toujours, I'offense criera et protesters pour finir par se taire : les hommes oublient et les douleurs et les pertes cruelles. Mais il y a des offenses qu'on ne peut oublier. « Que rna langue soit attachee a mon gosier si je t'oubIie, Jerusalem ", depuis deux mille ans no us le repetons to us apres Ie psalmiste. Le psa Imisle ne savait-il pas que la necessite ne se Iaisse pas convaincre, qu'elle n'entend pas les prieres, qu'elle n'ecoute rien et ne craint rien? Ne savait-il pal:> que sa voix n'etait et ne pouvait etre qu'un appel dans Ie desert? II Ie savait evidemment, il le savaitaussi bien qu 'Aristote. l\Iais, sans doute, il possedait encore queIque chose en plus du savoir. Sans doute, quand I'homme ressent I'offense aussi profondement que Ia ressentait le psalmiste, sa pensee subit , d'une maniere tout a fait inattendue, dans son essence meme, des transformations incomprehensibles et mystei-ieuses. II ne peut ouhlier .J erw.salern, mais il oublie le pouvoir de la necessite, la toutepuissance de cet ennemi, si terriblement anne, on ne sait par qui, ni quand, ni pourquoi ~ et sans songer a l'avenir, il entame avec cet ennemi un terrible et ultime combat. C'est la, il faut le croire , Ie sens des paroles de Plotin : d.y(,)\) p.iy~~'t'o, XCCt k/.ccvJC, 'tCCtr; <¥ui'.cc7r; 'ltp6xs~'tcc! (une grande et ultime lutte est preparee pour les ames humaines). Et ces paroles de Platon ont la meme signification: 'ltiv'tcc ylt.p 'tOAP.TI'tEOV, 't'! at E'lt~ZS!P'~~cc,v-sv Ct.'ICC'O"i'.'JV'ts!v (s'il faut tou t oser , pourquoi n'essaierions-nous pas de braver toute hontet}', L'homme ne se decide a entrer en lutte avec Ia necessite toute-puissante que lorsque s'eveille en lui le sentimentqu 'il est pret a tout OSCl' sans s'arreter devant rien. Rien ne peut justifier cette hardiessc inflnie ; elle est l'expression extreme de I'impudeur. II n'y a qu'a consulter I' « Ethique » d'Aristote pour en etre convaincu. Toutes les vertus
I. Theetete, 196 D.
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sout par 1 ui placees dans Ia zone moyenne de j'ptl'e, et tout ce qui dh)asse Ies limites de Ia moyenne est un temoignage de depravation et de vice. 'Av:xyx'~ (l'T'ijv(Z( (il faut s'arreter) regne dans son « Ethique » comme dans sa « ~Ietaphysique », Son dernier mot, c'est la benediction de la necessite et Ia glorification de I'esprit qui s'est soumis a la necessite,
Non seul ement le bien, mais la verite aussi, veulent I'homme 8.geIlouille. To us ceux qui ont hi le d ouz ieme livre (surtout le derriier chapitrej de la « Metaphysique » et les neuvierne et dix icme livres de « I'Ethique ", sa vent avec quelle devotion Aristote priait devant la necessite, qui ne se laisse pas convaincre et qu'il n'avait pas la force de vaincre. Ce qui I'irritait, ou peutdre linquietait Ie plus dans Platen, c'etait Ie courage de ce dornier, ou plutot, pour employer ses pl'opres expressions, i;a hu r.Iicsse et son impudeur qui lui sugge!'aient que ceux qui a.Io ront In necessite ne font que rever de In realite, mais sont i mpu issants a Ia saisir. Les paroles de Platon sr-mblaient a Aristote factices, fantastiques, sciemment provocantcs. }Iais comment Ia ire taire Pl aton ? Comment Ie oon tra iudre, non seuleme nt a se soumettre a la necessite dans le monde visible et empiri que, mais aussi a lui rendre en pensee les horineurs auxquels elle a droit, scion la conviction d'Aristote? La necessite est la necessite, non pour ceux qui dorment, mais pour ceux qui veillent. Et ceux qui veil lent, voyant la necessite, voient l'etre reel, tanclis que Platon 8. vee ses hardiesses et ses impudeurs nous detourne de l'etre reel et nous conduit dans le domaine du fantastique, de l'irreeI, de lillusoire, et par Ia merne, du faux. On ne doit s'arreter devant rien pour eteindre deflnitivernent dans l'homme cette soif de l iherte qui a trouve son expression dans I'ceuvre de PIa ton. L' Avi'(x'l) est invincible. La verite est. parson essence et sa nature meme, une verite qui conlraintet c'est dans Ia soumission a la verite qui contraint que reside la source de toutes les vertus hurnaines. ' Avzyx(Z~6p.€vo( ll7t' (Zu'6j, 1:.", ft:)..·fjOc!(Z, (contraints par Ia verite elle-meine] Parmenide, Heraclite, Anaxagore accornplirent leur oeuvre. Cela fut to ujours ainsi, ce sera toujours ainsi, Cela doit etre ainsi. Co n'est pas le grand Parrnenide qui cornmande a la verite, c'est la verite qui regne SUI' Parmenide. Et il est impossible de refuser I'obeissance a la verite qui contraint, Et
TOME ex. - 1930 (N°S 7 et 8). 2
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plus encore: il est meme impossible de ne pas la benir, quelle que soit Ia chose it laquelle elle nous contraint, C'est en cela que consiste la "supreme sagesse, humaine et divine, et la tache de la philosophie consiste it enseigner aux homrnes it se soumettre joyeusem~nt it la necessite qui n'entend rien et est indifferente a tout.
II
Arretons-nous et demandons-nous: Pourquoi est-ce que la verite qui contraint a besoin de la benediction des hommes? Pourquoi est-ce qu'Aristote s'agite tellement pour obtenir pour son' Avd"{x:r, la benediction des hommes? Est-ce qu'elle ne peut pas se passer de cette benediction'? Et si Ia necessite n'entend pas raison, est-elle plus sensible aux Iouanges? Nul do ute que la necessite qui contraint, entend aussi peu les louanges que Ies prieres ou les maledictions. Les pierres du desert n'ont jamais repondu « amen ,) nux predictions inspirees des saints. l\Iais ce n'est meuie pas necessaire, Ce qu'il faut, c'est que les saints chantent hosanna au' silence des pierres (Ia Necessite comme les pierres n'est-elle pas indifl'erente it tout?). Je rappellerai it ce propos, ne fut-ce que les chapitres indiques de la « Metaphysique » et de l' « Ethique » d'Aristote, Ie gl'and-pl'Hre de l'eglise visible et invisible des hommes pensants. On exige de nous, non seulement que nous nous soumettions it In necessite, mais que nons l'adorions : telle fut touj oms et telle est encore Ia tache fondamentale de la philosophic. II ne suffit pas que le philosophe reconnaisse la force et le pouvoir en fait de tcl ou tel ordre de choses. II sait (et ille craint : le commencement €Ie toute connaissance est la crainte) que cette force empirique, c'est-a-dire la force qui se manifeste en contraignantl'honune rien qu'une fois. peut se trouver remplacee pal' une autre force qui agira dans un sens different. Meme le savant qui se refuse it philosopher na en somme nul besoin des faits: les faitsne nous donnent rien par euxmemes et ne nous disent rien. II n'y a jamais eu de veritable empirisme parmi les h0ll1111eS de science, comme il n'y a jamais eu de veritable materialisme, Quel est le savant qui etudie les faits? Qui voudra observer cette goutte d'eau suspendue au fil telegraphique, ou cette autre qui glisse apres la pluie sur la vitre de la fenetre ?
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elles n'ont jamais interesse les savants et ne pouvaient les interesseI'. Le savant a hesoin de savoir ce qu'est la goutte d'eau en general ou qu'est-ce que l'eau en general. Si, dans son laboratoire, il decompose en ses elements constitutifs I'eau du ruisseau, ce nest pas pour etudier et connattre ce qu'il a, en ce moment, entre los mains et so us Ies yeux, mais pour acquerir Ie droit de juger de t ou te ea u qui l aura l'occasion de voir ou ne vorra jamais, de celle lj lie personne n'a jamais vue et ne v erra pas, de celle merne qui existait quand il n'y avait pas un seul eire conscient, ni rueme a ucun etre vivant sur terre. L'hornme de science, qu'il Ie sache ou quil ne le sache pas (Ie plus souvent, evidemment, il ne Ie sait pas), qu'il Ie veuille ou qu'il ne Ie veuille pas (d'ordinaire il ne Ie veut pas), est necessairernent un real iste dans Ie sens medieval du terme. II ne se distingue du philosophe que pal' ceci, que Ie philosophe doit en plus expliq uer et justifier' Ie realisrne pratique par la science, D'une maniere generale, comme l'empirisme nest qu'une tentative ratee de justification philosophique des methodes scientifiques (cest-a-dire realistes) de recherche de la verite, sa tache en fait s'est toujours ramenee a la destruction des principes SUI' lesquels il se basalt. II faut choisir : si tu veux etre un empiristo tu dois ahandonner I'ospoir de fonder la connaissance sci entifique sur une base solide; si tu veux avoir une science solidement. etablie il fa ut la placer sous Ia protection de l'idee de necessite, et en plus reconnattre cette idee comrne primordiale, initiale, n'ayant pas de commencement et pal' consequent pas de fin, c'est-a-dire Ia doter d'avantages et de qualites que les hommes accordant generalement a rEtre Supreme. Comme nous rayons YU, c'est ce qu'a fait Aristote, qui merite done <I'etre sacre pape ou grancl-pretre de tous les hommes qui pensent scientifiquement.
Kant na sans doute pas exagere les merites de Hume , quand il ecrivait dans ses « Prolegomena» que depuis l'origine de la philosophie on n'avait jarnais decouvert de verite egale par son importance a celie qu'avait decouverte Burne. Hum e, comrne si soudain ses yeux s'etaient dessilles, avaient vu que les liens « necessa ires » etablis entre les phenomenes par les hornmes, ne sont que des rapports de fait, qu'il n'y a pas de « necessite » dans Ie monde, et que ceux qui parlent de la necessite O'l~t?~J't."oucn 7ropt ,"0 0'1, « ne font que rt'ver de ce qui existe sans quil leur soit
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donne de Ie voir en realite », Harne etait un homme trop equi. libre et, en outre, il tenait plus qu'a tout au monde a son equilibre pour pouvoir apprecier et utiliser la grande decouverte quil avait faite. Si ron veut, cela peut se dire de tous les hornrnes dont les yeux se sont dessilles et qui ant ete admis il. voir des choscs extraordinaires : le soleil de Ia verite aveugle pal' son eclat les habitants du royaume de l'ombre. Hume a fini par restituer 11 la necessite presquetous ses droits souverains ; mais ne pouvant supporterce « presque» que persorme ne remarquait, Kant' accomplit son eeuvre eopernicienne et dirigea de nouveau notre pensee dans la voie sure et royale (koniglicher und sicherer Weg) que depuis des siecles suivaient les mathernafiques.
La decouverte sondaine de Hume avait reveille Kant de la somnolence dogmatique oii celui-ci etait plonge, Mais est-cequ 'il est donne aux hommes de veiller sur terre? Et est-ce que 'f'UCl'tC; l1:ypu7tvOC; <1a nature qui Ire dort pas, ~ en employant Ies termes de Plotin, Enn. II 5',3) est I'etat naturel de I'homme? D'autre part, est-ce que « rever en songe ou en realite ne veut pas dire prendre ce qui .resaemble (il. la realite), non pas pour ce qui ressemble (:\ la realite), mais pour cette realite it laquelle elle ressemble »'? (Platen, Republique, .i76 G). La neeessite ressemble eomme deux gouttes deau a ce qui existe l'eellement, mais elle n'est pas ce qui existe l'eellement, elle ne semble exister reellernent que pour celui qui l'eye, Le « presque» it peine perceptible de Hume, aurait pu rendre d'immenses services a. l'humanite qui pense et qui cherche, 8i on l'avait conserve sous la forme sons laquelle il apparut pour la premiere fois au philosophe ecossais. Mais Hume eut peul' luimerne de ce-qu'il avait vu et se hata de jeter des sus tout ce qui lui tombait sous la main, pour ne plus I'avoir so us les yeux. Kant, lui,' trouva que ce n'etait pas encore assez et il econduisit Ie ,; presque )) de Hume, hors des limites des jugements synthetiques a priori, dans le monde noumenal, - c'est-a-dire inaccessible, sans I'apport avec rtous et sans uti lite pour nous, - des choses en soi {Ding an sich). Le choc qu'il avait recu de Hume reveilla de son sommeil le gl'and philosophe de Koenigsberg. l\lais Kant comprit sa mission et sa destination en ce syns qu'il devait a tout prix 5e defendre et defendre les autres centre I'eventualite des chocs soudarns et hrutaux, qui interrompent le calme de notre veille sorn-
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nolence, et il crea sa philosophie critique. En meme temps que Ie (' presque)) de Hume, toute la metaphysique fut econduite hors des limites des jugements synthetiques a priori qui clepuis Kant ont herite de tous les droits de la vieil le necessite (iVcL'YX'~) et qui. d epuis Ull si eol e et derni, garantissent a l'humanite europeenne le sommeil pa isi hlc et la foi en soi.
II est probable que la pensee la plus intolerable et la plus angoissante pour Aristote etait que notre vie terrestre n'etait pas la vie derniere, definitive, vraiment reelle , et que Ie reveil etait possible, ne fut-ce que dans une certaine mesure, un reveil semblable a celui que nous connaissons en sortant du sommeil. Lorsqu'il s'attaquait aux « idees)) de Platen. il s'efforcait surtout de !'wdebarrasser de cette eventua lite, a ses yeux pire qu'un.cauchernar. EL son alarme etait clans un certain sens tout a fait legitime, conuue ctait legitime I'inq uiet.ude de Kant lorsque Hume avec son « presque)) l'avait si brutalcmen t reveille de sa somnolence dogmatique. Le OVE~P';HT0U(n (iI;S revenl.) de Platen, comme la negation pHI' Hume des liens necessa ires entre les phenomenes, sapent Ies bases memes de la pensee humaine. Rien n'est impossible, tout ce qu'on veut peut decouler de tout ce qu'on veut, et Ie principrde contradiction qu'Aristote voulait considerer comme ~E~(((WTcf.n; TW" 'l.pl.wv (Ie plus inebranlable des principes) commence a chanceler, deCO~IYI'ant a l'esprit humain epouvante Ie l'oyaume de I'arbitraire ahsolu qui menace d'aneantir Ie monde et la pensee qui cherche a connattro ce monde ; dv((( X((t VOE!V (I'etre et la pensee) deviennent des fantomes, Comment Platon a-t-il pu se permettre de parlor de sa caverne? Comment a-t-il pu l'imaginer? Comment Hume a-t-il pu oser nier les droits de Ia Necessite ? Et l'humanite ne doit-elle pas une reconnaissance eternell e a Aristote et a Kant, le premier ayant mis fin, par sa critique severe et ses cris indignes, aux tendances fantastiques de son maitre, et Ie second ayant ramene notre pen see dans son orriiere naturelle par sa doctrine des jugements a priori'?
II ne peut y a voir deux reponses a ces questions. Aristote est le fondateur non seulement des sciences positives, mais aussi de la philosophie positive. Ce n'est pas en vain que le Moyen Age voyait en lui le seul guide a travers Ie labyrinthe de la vie et n'osait pas ouvrir sans lui les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament,
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qui n'etaient meme peut-etre pas ecrits pour lui. La philosophie nouvelle a toujours suivi et continue encore a suivre les voies qu'il a tracees. On peut dire de meme de Kant: il a dornpte I'esprit inquiet du doute et l'a oblige a courber sa tete rebelle devant le visage angelique de l'universel et du necessaire,
La necessite a obtenu sa justification, dont elle n'avait nullement besoin du reste. Les saints de la science, tout comme les savants ordinaires, glorifient la necessite, quoiqu'elle soit indiflerente aussi bien aux blames qu'aux louanges. Seuls les mcchants ou les fous peuvent do uter de ses droits souverains. Mais cette justification humaine I'a-t-elle rendtle plus vigoureuse, plus forte'! Ou bien faut-il poser la question difleremment : sa force ne vientelle pas de ce que les hommes l'ont prise sous leur protection et l'ont entouree d'un mur infranchissable, de formules d'incantation forgees depuis des siecles?
III
Bien qu'il n'ait pas ete un philosophe original, Seneque reussissait parfois, counne on le sait, a rendre la pensee des autre'S. Tout ce dont il est question dans nos chapitres precedents, il l'a formule en quelques mots, devenus celebres: Ipse omnium condiior ei recior ... semper parei; semel JUSS!t. Ainsi pensait Seneque. ainsi pensaient les Anciens, ainsi no us pensons tous. Dieu n 'a commande qu'une seule fois et ensuite, lui, et tous les hommes apres lui, ne commandent plus, mais obeissent, II a commando, il y a longternps, infiniment longtemps, de sorte qu'il a oublie III imeme quand et dans quelles circonstances s'est produit cet eveuement unique en son genre et absurde, .et par consequent, antinaturel. Peut-etre meme qu'ayant pris l'habitude de cette existence passive et soumise, Dieu a desappris a commander; comme uouspeut-etre, simples mortels, il ne fait qu'obeir. Autrement dit., In volonte d'agir qu'il a manifestee une fois a epuise pOUl' toujours son energie creatrice, et maintenant il est condarnne, de rneme que le mondequ'il a cree, it executor ses propres prescriptions que lui-merne ne peut plus enfreindre. Ou autrement encore:
Ie createur du rnonde lui-memo s'est trouve sournis a cette 'Avci.yx·'l
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quil avait creee, et qui sans Ie rechercher ni le souhait er , est devenue la souveruine de I'univers .
Je le repete, la formule de Seneque lui appartient sans conteste, mais In pensee qu'elle exprime ne lui est pas propre. Ainsi pensaient et ainsi continuent a penser tous les hommes cultives de tous les pays. Pourquoi pensent-ils a insi ? Ont-ils ete temoins de la creation du monde ou bien Ie createur a-t-il revele son secret a run deux ? Personne n'a assiste a In creation du monde, persorin e non plus ne peut se va ntor d'une intirnite part iculiere avec Ie createur. La pensee exprirnee par Seneque a seduit les homrnes parce que Ie moment mysterieux et inconcevable d u jubere s' est t ro uve repousse dans l'eternite du passe et a ete declare unique isemel jussits. tandis que pour l'usage ordinaire on a choisi Ie parere qui semble etre Ie destin comprehensible, naturel, normal, non seulement de la creature, mais aussi du createur lui-meme. Ell effet., Seneque a raison: dans Ie parere tout est comprehensillle, clair' pour tous, et pal' consequent, natural. Tandis que dans le jubere tout est mysterieux, arbitraire, et pal' consequent, funtastique, etcrnellement inconcevahle et mysterieux. Si la chose a va it de possible, Seneque et ceux chez qui Sene que a appris a penser auraient prefere ne pas merne se souvenir elu mysterieux jubere. Personne, jamais, n'a rien commande, tous, toujours n'ont fait q u'oboir. Cal' il n'y a jamais rien eu de surnaturel et de mystt'rieux, ni dans les temps les plus recules, ni de nos jours. Tout Jut toujours clair et naturel. Et le but de la philosophie est done de fortifier et de soutenir la Xecessite pal' tous les moyens a sa portee. :\Iais quels sont ces moyeus? II n'est pas donne aux niortels de changer quoi que ce soit a In nature de la necessite , de l'accrottre o u de la fortifier dans son etre. II ne reste clone qu'une chose a faire : convaincre les hornmes pal' des ra isonncment s ou des incantations, que, dune part, In necessite est toutepu issn nte , et la comhattre ne servirnit it rien, et, d'autre part, que In \' (;cessi te est cl'origine eli vine (c'est pour cela qu'on reserve Ie semel jllssit) et qu'il est impie et immoral de lui refuser' l'obeissa nco. Le memo Seneq ue est iuepuisahle dans la glorifica lion de Dieu qui a desappris de commander et des hoinmes qui font montre cl'une soumission infinie. Non pareo Deo, sed asseniior animo ilium, non quia necessurn est sequor. Je n'obeis pns aDieu,
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je l'accepte, je le suis de toute mon Arne, et non parce que c'est necessaire. On encore, dans la traduction celebre des paroles du stotque Cleanthe, que Ciceron admirait aussi : (ala uolenlem ducuni noleniem irahuni, On pourrait citer des centaines de pages de Seneque ou de Ciceron pleines de reflexions de ce genre.
On dira que Seneque ainsi que Cleanthe, sur Iequel Seneque s'appuie, expriment les idees de I'ecole stotque ; que nous n'avons pas le droit, en parlant d'Aristote, de nous referer aux storques dont l'etroitesse d'esprit etait deja connue des anciens. l\lais je crois que Dilthey etait.dans le vrai quand il avouait franchement que les temps modernes avaient recu la philosophic antique de Ciceron et de Seneque et que c'est avec les yeux de ces derniers que no us voyons les anciens. II est encore plus exact de dire que la philosophie etroite des stotques et la logique simpliste des cyniques nous revelent parfois l'essence de la pensee antique (et de Ia notre) bien mieux que les ceuvres de Platon et d'Aristote. On considere les stoiques avec une condescendance meprisante. mais on ne peut memo pas s'imaginer ce que serait devenue la pensee europeenne si los idees semees par los storques dans Ie monde n'avaient pas produit une aussi abondante moisson. Les stotques etaient seulement parfois trop francs; 01' nombre d'ideos ne sont admises que si elles consentent it ne pus montrer leur vrai visage et a le renier lorsqu'il Ie faut. Cham qui se retournait pour regarder la nudite de son pere, a ete cloue par l'histoire au pilori. Mais combien se sont retournes, et il n'est venu a I'idee de pel'sonne de les en blamer. Se retourner, reflechir , « besinnen », est considere comme une chose des plus honorabies; toute la philosophiede Hegel se reduit en SOmIl1l' a regarder en arriere. On dira que la nudite paternelle ne I'interessait pas. Je repondrai qu'il regardait des nudites qu'il est encore plus' criminel de contempler que celle de son pere, Mais Hegel savait ce qu'on peut dire et ce qu'on doit taire, Cette "eonnaissance eta it etrangere aux stotques et encore plus aux cyniques, Toute l'erreur des cyniques provient de ce qu'ils avaient une confiance absolue dans la raison humaine qui regarde en arriere. D'autres, presque tous, surtout les philosophes, ont commis Ia merne faute. Quel est celui qui n'a pas confiance en la raison? 1\1ais les autres savaient garder pour eux la plus grande part de ce qu'ils
L. CHESTOV. - DES S()eRCES DE.'; yf;RITE~ ~lETAPHYSJQrES 2~
a vaient recu en recompense de leur confiance absolue en la raison et on Ies gIorifie cornrne des sages, landis qu'on appelle « chiens » les cyuiques. On ne reproche pas au troisierne fils de Noe, aux cyuiques et en partie aux stotques, de se retourner en arriere et de J'pg-arder la verite toute « nue »; c'est permis et on les y encourage merne. Ce qu'on ne leur pa rd onne pas. c'est d'appeler les choses pal' leur nom, de dire qu'ils regardent ell nr-ri ere quand ils regardent en arriere et que la nudite est Ia nudit e. Bienheureux ceux qui regardent en arr'iere et se taisent, bienh eureux ceux qui voient, inais cachent ce q u'rls vo ient. Pourquoi est-co a insi? Pel'sonne no peut repoudre , II semble que tout hornme a cornme So crate un demon it ses cotes, qui dans les moments decisif« oxige de lui des j ugnmo nts et des acl cs don! la signification reste pour lui incomprehensible et it jama is cachee , Mais si un tel demon existe dans Itt nature et si Ips hOl1lI1lPS les plus coul'ageux n'oscnl lui dt-sobeil', comment ne pas se demander d'ou, de queIs mondes, nous est venu cet etre mvsterieux? Au fond, personne n'a grande en v ie de se Ip demander. On sa it qu'il y a quelqu'un (ou peut-et re memo que lque chose: on ne sait d'avance comment iI faut parlor d u dernon, cornme d'une chose ou comme d'un (~tJ'e) qui a recu. ou qui s'est arroge Ie droit de presenter aux homrnes des exigences que rien ne motive. et 011 s'en sa tisfa it , Le demon prescrit , II'S hornmes obeissenl. Et tout Ie monde est content qu'il se so il enfin trou ve un pouvoir qui lie et qui decide, qui no us del ivre du Iibre arbitrc, et qu'on peut. qu'il faut, quil est ncccssa.ire ell' s'arreter.
On dira de nouveau que jai depasse los limites, qne ja i commence a par Ier au nom de « t.OLlS » et que jai fini par Tes paroles du celebre philosophe. Cal' la phrase <zv:xyx'l] O"'t"-t;v(X( (il est necessaire de sarreter ] que je viens de citer, appartient it Aristote. Mais l'homme moyen n'est pas si eloigne du philosophe. Quelque part, au commencement ou a la fin, dans les prof 011- deurs OLl a la surface, l'homme moyen se reucontre avec le philosophe. Seneque, qui a proclame son « parei semper, jussit semel » comme le dernier mot de Ia sagesse des philosophes, n'a fait que paraphraser Aristote. Aristote, tout comme l'honune moyen, ne veut rien savoir du jubere, il lie lui faut qu'obeir (parere) pOll!, accompli I' en oheissa nt , ce quil croit, ce que tous
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croient etre la destinee de l'homme. Que lui importe d'ou vient le commandement? d'autant plus que, comme Seneque nous la franchement avoue, les sources du jubere sont a jamais taries. Per sonne ne commanders plus dans le monde, tous obeiront toujours, les grands et les petits, les justes et les pecheurs, les humains et les dieux, 'H a A"lj6 EtOl (la verite) ne fait pas de difference, eUe contraint to us egalelllent, Ie grand Parmenide comme Ie dernier des journaliers.
IT(XP!1-EVtO·I}C; &v(xYX(X~,)P.EVf):; (Parmenide contraint) et le journalier est contraint. Et Dieu meme est so us la domination de la necessite : :xvocyx"(i o'ouo! 6Eol !1-OCZOV,(Xl (et les dieux non plus ne combatlent pas la necessite) i. Impossible de chercher a savoir d'ou r'...\v:i.yx·1} tient ce pouvoir de contraindre tous les etres vivants, On ne peut .meme pas demander queUe est la nature de cette , .\vocyx·1} et pourquoi il lui faut contraindre des etres vivants. Non seulement elIe ne repondra pas, mais elle n'entendra meme pas les questions qu'on lui adresse. Et encore moins est-elle capable
,de se laisser persuader ou convaincre, Aristote, Aristote luimeme, qui comme pas un,savait se retourner et scruter ce qui etait devant et derriere lui, Aristote nous dit que 1; &vocyx"I] :X!1-E1"7,7tcto''t0V 't't e:lvcxt.
Quel que soit le domaine de la pensee philosophique ou nous abordions, no us nous heurtons toujours a cette 'A\lxyx·(1 aveugle, sourde et muette, Et nous semmes convaincus que la philosophie commence la seulement oil s'ouvre le royaume de la st ricte necessite. Notre pensee n'est en derniere analyse que la recherche de cette stricte necessite. Et meme plus, ce u'est pas en vain que Parmenide affirmait (xu,,) iCl"tt e1v(xt X(xt \lOEt\l (I'etre et la pensce sont la meme chose), Penser c'est prendre necessairement conscience de la necessite de tout ce qui fait Ie contenu de l'etre. D'ou provient Ia necessite? - vient-elle de l'etre pour aboutir a Ia pensee ou de la pensee pour aboutir a I'etre ? - nous ne le savons pas. Nous ne nous posons meme pas cette question, sachant sans doute instinctivement que de telles questions, non seulement ne rapprocheraient pas la gnoseologie qui s'occupe de \loatV (pensee), de I'ontologie qui s'occupe de oint (l'etre), mais les separeraient
1. Platen, Protagoras, 345 D.
L. CHESTOV. - DES !'O['UCES DES VERITE:'; METAPHYSIQ(;ES 27
et les brouilieraient a mort. Personne ne veut prendre sur soi la responsabilite des resultats a uxquels une idee aussi ancienne et
uni versellernent reconnue que celie de ':\ v:i.y)cq peut aboutir. La
pensee aura it prefere considerer 'Av:i.yx·'l comme une creation de
l'etre, cal' l'etre, qui par sa nature me me est plus turbulent,
pourru it bien repudier ''-\'J:l.yx'r, et Ia cleclarer enfant de la pensee
pure. L'etre n'est pas, quoi qu'en dise Parrnenide, la merne chose
-que la pensee. Mais d'autre part, l'etre, du moins dans la limite
des systerncs philosophiques, n'a pas su trouver , en dehors de la pensee, d'expression qui lui flit suffisamment adequate, Quoi
qu'il ne soit pas toujours soumis a 1":\v:i.YX1), ses tentatives de
luttc ne parviennent pas jusqu'a la philosophie. Nous avons <lit
.. que la philosophie a toujours signifie et voulu signifier: refle-
ch ir, « sich besinnen )), regarder en arriere. Maintenant, il Iaut ajouter que « regarder en arriere )), pal' sa nature mcme, exclut
'la possibilite et memo la pensee de la lutte. « Regarder en .arriere », paralyse I'ho mrne , Celui qui se retourne, qui regal'(le'::\"';:~;T' en arriere, doit voir ce qui existe deja, cest-a-dire la tNe de ril::~'" 1Iedusc, et celui qui voit la tete de la l\Iedusc est inevitabl ement. -petr'ifie, cornme Ie savaient deja les Anciens. Et sa pensee, une pensee petrifiee, va evidemment corresporidre a son etre pel.rifle. Spinoza faisait erreur quand il affirmait que si la pierre ava it
une conscience, elle croirait qu'elie tombe a terre Iibrement. Si
l'on a vait dote la pierre de conscience, en lui conserva nt sa
nature de pierre (c'est evidemrnent possible, I'autorite du sage Spinoza nous Ie garantit assez ), eIle n'aurait pas d o ul.e un seul instant que la necessite ne fiH un principe primordial sur lequol
se base tout I'et re en sa totalite, non seulement Ie reel, mais
a ussi Ie possible. Car I'id ee de necessite ri'est-elle pas lexpression
Ia plus adequate de la petrification'? Et la pensee et I'et.re dnne
pierre douce de conscience ne serHient~ils pas cornpletement *"puises par Ie contenu que nous Irou vons dans Lidee de necessite?
Mais allons plus loin. La philosophic, nous l'avons v u , H con;;is[e, consiste et veut consister a regarder en arr iere. Hegn rder en nrriere ne se ramene pa:-; du tout. et nous le savons bien, a Iou rner simplement la tete. Quaml Ie t roisierne fils de ~()l' s'est retourne, il a encouru Ie mepris universel. Quand les cy n iques ;;e sont retournes, ils sont devenus des chiens, 1Iai:-; il arrive des
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choses bien pires. encore: celui qui se retourne voit la tete de la Meduse et est change en pierre. J e sais que les philosophes ne croient pas trop it la posaibilite de teUes transformations miraculeuses et n'aiment pas qu'on en parle. Mais c'est POUI' cela que je me suis souvenu du demon de Socrate. Si Socrate avait des prejuges, si Socrate etait superstitieux, si Socrate cherchait
• une protection centre les lumieres de sa raison dans ie fantastique, s'il fuyait le monde clair et distinct des notions, q u'il avait lui-meme cree, pour se refugier aupres de son demon, n'avons-nous pas le droit, ne sommes-nous pas obliges, ne fut-ce qu'une fois dans notre vie, ne fut-ce qu'un instant, de douter, non pas de notre existence (nulle necessite d'en dou ter, PH::; plus pour nous que pour Descartes), mais que notre pensee que nous avons pris I'habitude de considerer comme la seule pensee po:;sible, nous amene exactement aux sources des verites dernieres? Ne devons-nous pas nous dire que penseI' ne signifie pas regal'del' en arriere, comme nous Ie croyons habituellement, mais i-egarder en avant"? Et qu'il ne faut meme pas regarder, mais aller au hasard les yeux Iermes, sans rien prevoir, sans rien demander, sans s'inquieter de rien, sans se preoccuper de s'adapter ~\ ces lois grandes et petites, dont I'observation est toujours appal'ue aux hommes comme la condition de la possibilite des verite» et des realites que ces verites decouvrent, En general, oublier In peur, la crainte, I'inquietude.
On dira que eel a n'est pas. donne a l'homme. Mais alors, souvenons-nous encore une fois du divin Platen, le grand disciple d'un grand maitre, et de ses Iecons: 7t:t.v-rx y~p 't'OAP.·fi't'sov - il faut tout oser. Il faut tenter de se dresser contre l"Avriyx·q elle-meme, tenter de Iiberer Ie vivant et sensible Parmenide de sa puissance morte, indifferente a tout. A la Necessite tout est indifferent, mais tout n'est pas indifferent a Parmenide, Au contraire , it est infiniment important pour lui que certaines choses soient et que d'autres ne soient pas : Pal' exemple, que la cigue depende de Socrate, et non pas Socrate de Ia cigue. Ou bien, pour rendre la chose plus tangible encore, disons ainsi : en 399 avant JesusChrist, le vieux Socrate, condamne a mort par ses concitoyens, prit des mains du geolier la coupe de cigue, et en cet instant meme, de par la volonte de Socrate, Ia cigue devint une boisson
L. CHESTOV. - DES i:1H:RCES DES VERITES ~IETAPHYSIQUES 2""
Iortitiuute. Et ce n'est pas une imagination, une fantaisie, mais la rea lite, ce qui fut. L'irnagination et la fantaisie, c'est tout ce quon raconte sur la mort de Socrate dans les manuels cI'histoire. Et de merne , ce que nons enseigne Arist ote : 'l, avxiY.·1J ;'p.E1"x7ts(O"dv 1"( s~v:r.( (la necessite ne se Iaisse pas conva incre ), u'est a ussi qn'une invention : 'A'IX·;Y.~, la necessitc, ecoute et se laisse convaincrc, ct ne peut s'o pposc r a Socra te , ne peut en gent;t'HI s'opposer a l'hornme qui a d ecouvert le secret de sa puissance et a assez d'audace pour lui commander sans so ret ourner en arricr e , pOUl' lui parler en maitre (t;)Q"rrep €;ou-:;{xv €/wv).
Al'i~tote ri'a urait ce rta inement aCCOI'de nullo attention a des paroles de ce gent'e. Et Serieque Hype Cleant he les aura ie nt COI11- pletement negligees comme ne los concernant pas. Mais el les met la ient en I'age Epictotc, pHrco quil eta it plus sensible pe utetre, ou bien parce qu'il etait un homme moins police; n'essayaitOtt pas ainsi dechapper HU principe de contradiction? A ses yeux, cornme pour Aristote, c'etait la evidernment un peche mort el , et il considerait qu'il a vait If' droit en ce cas de donner Iibre cours ,) sa colore. « L'aurais bien vou lu , disa it-il, etre I'esclave d'un homme qui n'adrnet pas Ie principe de contradiction. II m'aurait dit df' lui servi r rill vin , jf' lui aurais donne du vinaigre, ou encore pire , II se sera it m is en colere , aura it cri{; que jo ne lui donnais pas co quil me dernanda it. Et moi je lui aurais repondu : tu n'arlmets pas Ie principe de contradiction, c'est done que Ie yin, If' vinaigre et une salete quelconque, c'est la me me chose. Et tu ne reconnais pas la necessit e : e'est done quP pel'sonne n'a Ia force elf' te cont raindre de percevoir Ie v ina igre comrne quelque chose de mnuva is, et le yin cornme quelque chose de bon. Bois le vina igre, comme du vin, et sois content. Ou encore, le ma itre mordonne de le raser ei. moi, je lui coupe le nez on l'orcillo avec If' rasoir. Ses cris l;clateront de nouveau, rna is moi, je lui repeterai mon raisonnernent. Et je ferai tout clans le m eme genre, jusqu'a ce que je contraignc mon maitre a reconnaitre cette vprite que la necessite est invincible et le principe de contradiction tout-puissant. »
Xous voyons qu'Epictete repete Aristote, OU, plus exactement, donne un cornmentaire a ux paroles d'Aristote. En outre, comme cela arrive presque toujours avec les storques, en commentant,
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il decouvrait ce qui chez Aristote etait laisse scienunent dans I'ombre et trahissait ainsi le secret <tu fondement philosophique des verites aristoteliennes. Le principe de contradiction, et la verite elle-meme, avec une majuscule ou une minuscule, tout cela ne tient debout que pal' les menaces: on vo us coupe les oreilles et le nez, on vous creve les yeux, etc ... Devant une telle contrainte, tous les etres vivants et les hornmes et Ies diables et les anges, et meme les dieux se trouvent cgaux. Epictete parle d'un maitre imaginaire, mais il YOUS dira Ia meme chose d'Heraclitc, de Parmenide, de Socrate et de Dieu lui-memo ....
IV
l1ocpf'-evio·r,c; b.vOCyxOC~0f'-EV(ji;, :EwKei't" IjC; b.vocyKQ(~6f'-e:v(jc; (Par-men ide
contraint, Socrate contraint), il semble it Aristote, non, il ne lui semble pas, il lui est evident (et il est convaincu que tout Ie monde avec lui considere comme evident), que la verite a Ie pouvoir de contraindre Ie grand Parrnenide, Ie grand Socrate , qui que ce soit. Et (ceci est le plus important) qu'il est completement absurde de demander qui a dote la verite de ce POUYOil· inout et qu'il est encore plus absurde de lutter conLre ce pouvoir. D'ou lui est venue cetteconviction? De I'experience? Mais I'experience - Aristote le tenait de Platen - n'est jamais la source des verites eternelles, Les verites experimentales sont tout a ussi limitees et contingentesque l'experience clle-meme. Que ~ b.vxyK"fj cif1.~'t":L'lte:tcr't"ov 't"t e:1vQ(! (Ia necessite ne se Iaisse pas convaincre j, la source de cette verite, ce n'est pas I'experience, c'est quelque chose dautre. l\Ieme la verite experimentale la plus ordinaire, ce qui s'appellela constatation d'un fait, ne veut pas etre une yt'I,itt:' relative et limitee : les verites de fait reclament, et avec succcs, le titre et In dignite de verites eternelles. J'en ai donne des exemples. En 399 avant J esus-Christ, Socrate a ete empoisonne it Athenes. C'est une verite d'experience, la constatation d'u n fait, mais elIe ne veut pas rester dans cet etat. « Que .Socrnte ait bu une coupe de poison c'est, il est vrai, ce qui est arrive L111e
, fois en realite, mais la verite historique, que cela fut ainsi, subsistera pour tous les temps, independamment du fait qu'on l'oublie
L, CHESTOV, - DE~ SOURCES DES VER!TES ~!ETAPHY~IQr;Es :11
ou non », voila ce que nous lisons dans le Iivre d'un philosophe moderne tres connu. Personne n'aura plus jamais le droit de dire: « Non, ce n'est pas ainsi, cela n'a pas ete, Socrate n'a pas ete empoisonrie. » S'agit-il de l'empoisonnement de Socrate, ou de l'empoisonnement d'un chien enrage, cela importe peu, La verite eterriel le, tout comme I' 'Av'l.yx"1j dont elle est issue, n'ecoute pas et ne se Iaisse pas convaincre; et de merne qu'elle n'entend et n'ecoute rieu, elle ne fait aucune distinction. Qu'on ait empoisorme Socrate, ou qu'on ait ernpoisonne un chien enrage, cela lui est absolurnent egal. Elle appose autornatiquement sur les deux eveuements le sceau de I'eternite et paralyse ainsi pour toujo urs la volonte du chercheur. C ne fois que I" Aviyx1j est intervenue, I'hornme n'ose plus s'etonner, ni s'indigner, ni repliquer, ni l utt.er , et dire pal' exemple : ce n'est cependant pas un chien, mais Socrate qu'on a ernpoisonne, Ie meilleur et Ie plus sage des hommes, un saint! Si ron consent a reconnattre la proposition, « Oil a empo isonne un chien» comme nne verite qui, quoiqu'elle co nstatc ce qui fut une seule fois, est tout de memo une verite etprnelle, on ne peut se resoudre de plein gn~ a apposer Ie sceau de J'eternite a Ia proposition - « on a empoisonnc Socrate », II est deja bien sufflsant que cette verite ail subsiste pendant une longue pt'>riode historique. Elle ri'a que trop vecu dans ce monde, pres de 21500 ans. Mais lui promettre I'nuuiortalite, une existence en dehors du temps, qu'aucun oubli ne poul'l'a detruire, qui done a pris sur lui Ie droit de -lonner de tel les prornesses ? Et pourquoi ost-ce que le philosophe qui sai t que tou t ce qui a un commencement doit avoir aussi une fin. oublie cotte « verite eternellp » et octroie l'etre el.erriel a une verite qui nexistait pas avant I'an 399, qui est nee seulement en 3D!)'! Aristote ne se posait pas de telles questions. POUl' lui la verite est plus precieuse que Platon, plus precieuse que Socrate, plus precieuse que tout au monde. Platon, Socrate, ayant un commencement, devaient par consequent a voir une fin. Tandis que la verite qui a eu un commencement naura jamais de fin, tout cornme la n~['ite qui n'a jamais eu de commencement. Et si vous essayez de repliquer a Aristote ou de le co nva incre , ce sera en vain; il ne vous entendra pas comme n'entend pas I" Avc£'(X 'Ij • Et Aristote est 'n (pas 't'!<;, mais 't'!) ap.s't'hmcr't'ov, lui aussi n'entend pas; il ne peut pas ou ne veut pas
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entendre, ou bien, peut-etre, il ne veut ni ne peut entendre aucun argument. Il a vecu si longtemps en compagnie des verites, qu'il s'est assimile leur nature. est devenu Iui-merne semblable a une verite, et voit I'essence de son eire, de tout Ml'e, dans .x1rzy;"(y.d.~,tV Y.zy;ti'lzy;yd~ELllZY;L (contraindre et etre contraint). Et si quelq u'un lui refuse I'oheissance, il lui coupera, comme nous I'a raconte l'honnete Epictete, Ies oreilles et le nez, l'obligera a boire du vinaigrc, et meme, si tout cela ne suffit pas. lui presentera cette coupe de cigue, qui,ainsi que no us le savons, est venue it bout definitivement et pour toujours (verife eternelle) de Socrate lui-mente. Quoi qu'on lui dise, Aristote ne renoncera pas it son 'lj ivd.YX·/j dP.e't'l.'lt£L01:0V 1:L dv:xt (la necessite ne se laisse pas convaincre). Et il ne s'appuie pas, je le repete encore une fois, sur I'experience : lexperience ne nous donne pas de verites eternelles, el le ne nous donne que des verites empiriques, provisoires, temporaires. La source de ses verites est autre.
En 399, les Athenians empoisonnerent Socrate, Et Platen. son
• disci pie, :X.v:XyXzy;~6P.EVO<; {)'It' :XU1:'lis 1:1j:; .xA·'l6ei:x, (contraint par la veri te meme) ne pouvait faire autrement que de penser que Socrate avait Me empoisonne. II parle de cette mort dans Ie Criion, dans le Phedon et dans ses autres dialogues. Mais dans tout ce qu'il ecrit on percoit toujours cette question: y a-t-il vraiment au monde un pouvoir auquel il so it donne de nous contraindre it adrnettre definitivement et pour toujours, qu'on ait empoisonne Socrate en 399? Rour Aristote, une telle question, evidernment absurde ases yeux, ri'existait pas. II etait convaineu que Ia verite (I Socrate a ete ernpoisonne », tout comme la verite « un chien a ele empoisonne », est au-dessus de toutes les objections divines ou humaines. La cigue ne [ait pas de distinction entre Socraie ei un chien .. Et no us, a:'IC("(y.:x~6p.avoL a:xoAu6arv 1:oi, rpzy;tvOP.EVQt<;, &vzy;yY.C(~r:ip.'VOt tnt' tX.U't'li<; 1:'~<; &,A·J]fhi:x:; (contraints de suivre Ies phenomenes, conlraints pal' Ia verite meme), nous sommes obliges dans nos jugements, anediats ou immediats, de ne faire aucune difference entre Socrate et un chien, meme entre Socrate et un chien enrage.
Platen ne le savait pas moins qu'Aristote. Et lui aussi, nous nous en souven.ons, ecrivait :x'V:L"(xn o'ot.o~ fleot pAzov1:OCt (Ies dieux eux-memes ne comhattent pas la necessite). Neanrnoins il Iutta it durant toute sa vie centre la necessite. De 13. vient sondua lisme
L. CHESTOV. - DES f;OURCES DES \'EHITES ~JETAPHYSIQCES 33
qu'on lui a toujours reproche ; de la, ses contradictions, de la ses paradoxes qui irritaient tellement Aristote. Platon ne se contentait pas des sources de verite qui apa isaient la curiosite de son grand disciple. II savait quil est difficile de retrouver « le pere et le createur de tout I'univers », et lIue « si on le trouve on ne peut Ie montrer a tous » (E&pOV't"OC EI, 7:xV"roc:; -iOUV<X1'()V AErStv), et neunmoins, il tends it to utes ses forces pOUI' essayer de vaincre ces difticultes et cette irnpossihilite. II semble parfois que seules
.Ies difflcul t es l'n l tirent , que son genie philosophique ne deploie toute son act ivit e que de vau l l'impossible , rIXVTOC y&p 1'()Afl-''11'i0V (il faut tout oser), et il faut dautant plus oser quil y a moins de chances aux yeux d'un homme ordinaire dohtenir quoi que ce soit. Nul espoir d'arracher Socrate au pouvoir de la y{-rite eternelle , pour qui Socrate , tout comrne un chien enrage, est indifferent, et qui l'a englouti pour toujours. Ainsi done, la philosophic et les philosophes ne doivent penseI' a rien d'autre qu'a del ivrer Socrate. Si ron ne peut faire autrement, il fa ut descendre aux e nfers ainsi quP fit Orphee, il fa ut implorer les dieux comme l'a fait jadis Pygmalion que I'inerte 'Avxix'lj qui dirige le cours nut urel des choses, ne voulait pas entendre. Le desir de Pygmalion d'a nimer la statue qu'il ava it fa ite , netait-il pas et n'est-il pas encore, pom' la pensee logique, le cornble de la folie et de l'unmoralite ? 1Iais devant Ie tribunal des dieux, qui, au contraire d ' Av-1.yx·r" sa vent et veulent se Iaisser conva incre, I'impossibls et I insense devie nnent possible et sense. Dieu pense et parle tout n ntrernent que la Necossite. « Tout ce qui est compose, dit Dieu chez Platen, peut etre dissous, mais seul le mechant peut souhaiter d isso ud ro ce qui est bien lie et tient com me il faut. C'est pourquoi , en genel'HI, vous qui etes crees, n'etes pas garantis contre la decemposition et netes pas inunortcls, mais vous ne vous decom poserez pas et neprou vc rcz pas le destin morte l, parce que, de Jlar ma volonte (1'(6 ~fl-r,; ~0UA·r.GE~)') vous recevrez une force pi us puissante que celle que vous avez e ue a votre naissance. » Non seulement Aristote , mais nul des admirateurs de la verite pla touicicnne ne peu l l ire cps paroles sans irril at.ion ni depit. Qu'est-ce que cette (, rna volorite » qui s'arroge le droit et Ie pouvoir de changer Ie cours nature! des choses? :.\oos « coxiprenons » la necessite, l' 'A.'I-1.·(x·1j et !lOUS « com]Jrenons » aussi que .~ ;"I-1.ix·" dfl.et'-l7t£lG"CO'1 1't
TO~IE ex. - i )30 (:-;05 7 et 8). 3
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REVGE PHl~OSOPH1QUI;:
cIvO(~ (pourquoi est-ce que nons le comprenons et qui sont ce s « nous » qui oomprennent? - nous ne YO ulons meme pas poser ces questions). Mais lorsque intervient 'tYl<; ep.1ic; ~OUA"I\<i€W, (parma volonte), toute la nature spirituelle, de l'homme pensant, son arne (en general l'ame n'existe pas, mais pour cette occasion on la retablira), s'indigne de la hardiesse et de l'impudeur de ces pretentious. Tc; a(J-Yjc; ~OUA~(),€WC; (par ma'volonte) n'est autre chose que le deus ex machina et nous considerons avec Kant (nous ne pouyons [uger autrement) « que dans la determination des sources et de la realite de la connaissance le deus ex mac/dna est la suppo-' sition la plus absurde it laquelle On puisse s'arreter »; ou, comme ce meme Kant le dit ailleurs avec plus de force encore: Zu sagen, dass ein hoheres Wesen in uns solche Begriffe und Grundsatz« (a priori), weislich gelegt hatte, heisst alle Philosophic zu Grundo richten 1.
Pourquoi 'Avriyx'lj quin'ecoute pas et ne se laisse pas convaincre nous paratt une supposition raisonnable tandis que le deus ex machina nous semble ouvrir la voie a tous les caprices et les proteger (jeder Grille ... Vorschub giebt) nous 'parait tellemcnt absurde? ileus ex machina menace de detruire la possihilite meme de la connaissance. Mais le but de Kant n'etait pas de defendre ct de glorifier a tout prix la connaissance. Il avail entrepris In « critique» de la raison pure, il devait done poser avant tout In
. question suivante : notre connaissance et ce qu'on nom me d'ordinaire philosophic sont-elles si precieuses qu'il faille prendre [Pur defense au prix de n'importe quel sacrifice? Au contraire peutetre : puis que la science est si intimement liee a 1" Aviyx'lj qu'elle devientimpossible lorsqu'on admet le deus ex machiaa (hoheres Wesen), ne vaut-il pas mieux renoncer ,au savoir et recherchsr la protection de ce « caprice» qui epouvantait teUement Kant'? Se montrer pret a renoncer au saooir, n'est-ce pas le seul moyen (ou pour le moins le premier pas) de se Iibersr de cette 'Avdyx,'1} tant detestee, qui, ainsi que nous savons, faisait parfois gem ir Aristote lui-merne de 1" Aviyx'1}, qui ne craint pas d'offenser les dieux? Ce que Kant, et nous tous apres Kant, jugeons la plus
L Dire que l'etre supreme a sagemcnt mis en nous do toiles idees et de te!s principes (iJ. priori) equivaut it dctruire dans ses fondements memes toute philosophie,
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absurde des suppositions, nous Iaisse entrevoir la possibilite de liberr-r les mortels et les immortels de cette puissance im pia cable, qui pal' on ne sait quel miracle, a conquis le mo ndo et, soumis a son pouvoir tous les Nres vivants. Peut-etre que le « deus ex machina » pou rrait met tre fin au haissable pare re et re ndre aux hornmes le jubere create ur, auquelles dieux eux-ruern es out du re noncer, a queIque moment mysterieux et terrihle du lointain passe? Peut-et re que la chute de l"Avcfyx'I} entratnera celle d'autres usurpateurs, auxquels, habitues au parere. nous avow; confie , en veules esclaves, notre dest inee ? Le principe de contradiction et le principe d'ident ite eux aussi se sont introduits dans le monde sails autorisation, pour y agir en maltres , Lorsque nous affirmons que Ie son est IOUI'd, ces principes interviennent et oppose n t immediaternent leur veto; nous ne I'autorisons pas, donc cela n'est pas. Mais lorsqu'on dit : Socrate a ete ernpoisonne, ces deux priucipes restent inactifs et donnent me-me leur benediction a cette proposition, en lui confera n t, comme nom; nous le rappelons, I'eternit.e. lUais n'existe-t-il pas quelque part dans les profond eurs de I'etre une renlite oil la nature des principes de contradiction et d'identite subit uno transformation radica le, oil ce lie sont pas e ux , ma is l'homme qui commande, OU ils oheissent aux commandements de I'homme, c'est-a-dire : ninterviennent pas qua nd les sons deviennent pesants et protestent lorsqu'on execute des saints? Alors, la proposition « Ie son est IOUI'd" ne semblerait pas absurde , tandis que la proposition « Socrate a ete ompoisonne » deviendra it contradictoire et par Ia meme inexistante. Si de telles choses sont possibles, s'il est possible que- 1" AVcljx"lj, qui ne se laisse pas convaincre, s'incline devant Ie ca price (Grille) de l'homme, si les principes de contradiction et dident i te cessent d'Nre des principes et deviennent de simples. organes executifs, si l'impossible devient possible, queUe est a lors la valeur des « yerites eternelles » accumule es par I'humanito pensante ? On dira : comment sa voir si une telle rea lite est possible? C'est cela merne : comment Ie savoir? Lne fois que nous nous mcttons a interroger, on nous repondra , cornme on I'a deja repondu, qu'une telle rea l ite est impossible, que l"Avdyx'Ij, leprincipe d'ident ite, Ie principe de contradiction et d'autres principes ont regne, regnent et regnel'ont toujours tant dans notre
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monde que dans tous les mondes qui ont existe et existeront jamais, qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais de sons pesants, qu'on a execute et qu'on executera les sages, et que la puissance des dieux eux-memes a des limites qu'on ne peut depasser,
Et sf no us ne demandons rien a personne? Sommes-nous capables d'une telle audace et de realise r ainsi ce libre arbitre avec lequel nous.seduisent les' philosophes? Ou mieux encore: desirons-nous une te11e liberte? Une liberte telle que les principes de contradiction et d'identite, et l"Avcf"{x'lj elle-meme soient a nos ordres? II semble bien que no us n'en ayons pas un grand desir et que nous aurions peur d'accorder une telle liberte a' Dieu lui-memo.
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Aristote et Epictete se sont soumis a Ia necessite et se sont reconcilies avec elle, Platon ne s'est pas reconcilie avec la necessite, quoi qu'il ait compris tout aussi bien qu'Aristote et qu'Epictete, quels dangers menacent I'homme qui refuse de :;0 soumeltre ace pouvoir, Platon voyait bien, comme nous le voyons tous, qu'en 399 ,Soc1'ate avait ete empoisonne. Et neanmoins, ou plutot justement parce qu'il l'avait vu, parce qu'il avait ete contraint (&vo("{XOI:~op.c:voc;) de Ie voir de ses pl'Opres yeux, il eu t souda in ce soupcon indestructible quo les hommes no comprennent pa,.; : nos propres yeux sont-ils donc vraiment la source des dernieres v er ites metaphysiques? Dans le « Banquet» il ecrit : « L'ccil spirituel devient aigu lorsque les yeux corporels commencenl a perdre de leur acuite )) (2l9 A). 11 faut croire que Platon, lorsque cette idee lui est venue pour la premiere fois a l'esprit, en fut effraye lui-meme.iet avant de se decider a I'exprimer a haute voix, it dut plus d'une fois se donner courage avec son 7t7.VTOI: ,,(&P TfJAP.r,7€r,,, (il faut tout oser). Et certes, s'il y a deux especos d'yeux, qui va decider de quels yeux nous voyons la verite et do quels yeux I'erreur? Avec toute la bonne volonte du monde, nous ne pourrons jamais repondre it cette question. Est-ce I'oe il terrestre qui decouvre la verite ou bien l'oeil spirituel? L'un est aussi admissible que I'autre. Les yeu.,,;: physiques peuvent discerner la verite de
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I'e rreur, Epictete po uva it contraindre l'homme a discerner Ie vinaigro d u yin, rna is Epictete n'a aucun pouvoir sur les yeux spirituels, de me me qu'Aristote, Cal' tous deux i ls s'appuient sur 'Avxyx1), tous deux ils etaient a.'Iet:yxet:~O[l-EV0l U1t'et:u'r'l;<: 't .. ~; cil--tl6s'et:, (contra ints pal' la verite meme) et ils voulaient et po uva ient aussi dnyxci~ElV (contra indre ) Ies autres. Mais cela n'etait possible que tant que ceux a qui ils s'adressaient etaient des Nres po urvus dyeux corporels. Ceux-Ia, on peut les contraindre parles menaces. 'Avi.yx·fj a pou voir sur eux. Mais celui qui a perdu ses yeux· corpore Is, qui, au lieu d'une vision corporelle, possede -t. 1''ije; Otet:V0{et:<; o,~,; (Ia vision spirituelle), est-ce que I" Aviyx'fj a pouvoir sur lui? N'est-ce pas en cela que consistece miracle de la transfiguration dont il etait question plus haut ? Parm enide n'est pl us cont raint , c'est Parrnenide qui contraint, le principe de contradiction ne commando pas, mais obeit , Ie vinaigre devient yin, Ie rasoir ne coupe plus, etc ... Et l'arsenal des menaces d'Aristote et cl'Epictete, comme du sel qui cesse d'etre sale, perd to ute raison d'etre et toute signilica tion . .J e pense qu'il ne peut y a voir la-dessus deux opinions : .~ 1''1\, Olc(V0iOl; <5<¥tc; (Ia vision spirituelle) de Platon n'est autre chose q u'une tentative desesperee pour s'arracher au pouvoir de l"Aviyx'l), qui fut de tout temps le fondement de Ia pen see humaine . Le m ei l le ur commentaire au passage du « Banquet », que nous avous cite, se trouve dans Ies paroles de Plotin (Enn. VI. 7, 41) : « La pensee, dit-il, est octroyee aux etres divins, mais non pas aux meilleurs, cornrne un ceil destine a corriger leur cecite naturelle. ~Iais a quoi serviruit-il a l'oeil de voir ce qui est, s'il et a it lui-rneme la lumiere ? Et si quelqu'un a hesoin d'yeux, c'est quetant Iui-merne aveugle, il cherche la lumiere. » 'H 1"(6 OtOl'loiOl<; "'f" (la vision spirituelle) n'est plus une vision au sens propre, cest-a-dire Ia consideration passive et l'acceptat ion de verites preparees d'a vance, imposee pal' une contrainte oxter-ieure , comme cela a lieu d'apres Aristote ou Epictete , Ce qui apparati aces derniers comme Ie moment esseniiel de la verite, Ie pouvoir de' conlraindre ious les hommes se trouve €lre un simple accident. Les circonstances changent et cette contrainte devient d'abord inutile, mal commode, intolerable, puis il se trouve qu'elle denature la nature meme de la verite, tout au moins de la verite metaphysique , dont nous parlous ici. La verite de l'ceil corpore! se maintient pal'
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Ia force, au moyen de menaces, parfois aussi elle use d'appats, Elle contraint les desobeissants a boire du vinaigre, elle leur coupe Ie nez, Ie3 oreilles, etc..; EUe n e connatt pas d'autres movens pour obtenir que Ies hornmas consentent ala recon nattre. Si vo us privez une telle verite des moyens de coercition dont elle dispose, qui done voudra Ia suivre ? Qui reconnattra de son plein gre que Socrate a ete empoisonn a? Qui aura du plaisir a voir des phenomenes mener Parmenide, comme s'il n'etait pas Parmenide mais un cheval ou un mulet? Tout ce qu'il y a d'humain dans l'f\tl'C vivant exige imperieusement qu'on ne se permette pas de toucher a Socrate et que Ies phenomenes ne menent pas it leur guise le grand Parmenida, mais qu'ils snivent docilement et avec-confiance Parmenide. La pierre de Spinoza donee de conscience aura it approuvo, on peut Ie eroire, I'ordre de choses existant on, pour mieux dire, ordo el connexio rerum visible it I'oeil corporel, l\lais J'homme vivant n'acceptera jarnais cet ordre. Et si cepenclant beau,coup ont chercheuincerem ent it renforcer un tel Hat de chose in .saecula eaeculorum, il n a faut pas du tout en deduire ce qu'on en -deduit d'ordinaire : c'est-a-dire qu'on peut voir avec l'ceil corporel Ies verites dernieres, et que l"AII~i'x'lJ dispose d'un pouvoir miraculeux, d'una force surnaturelle , pour' transformer le temporaire en eternel. II fauteut.irer une conclusion qui sernblera peut-etre a premiere vue paradoxale et par consequent tout a fait inadmissible pour notre ignava ratio, mais qui est la seule vraie, il faut Ie croire : Non pari conditione omnes creanlur ; sed allis oiia aeterna, allis damnaiio aeierna praeordinaiur, Ou si vous ne tenez pas a la theologie et a Calvin, on peut formuler Ia merne pen see en se servant des paroles de Spinoza: Ia plupart des hommes ne font que ressembler aux hommes, en realite ce ne sonl pas des hommes, mais des pierres donees de conscience. Et ce que nous appelons ,d'habitude les lois de la pensee , ne sont que les lois de la pensee de pierres douees de conscience. Ou encore: il semble quau :OOUl'S de sa breve existence chacun de nons ait maintes fois Foccasion de se voir transforme en pierre douee de conscience et .celaprecisement quand it se retourne en arriere, interroge et se met a reflechir. Platon le ressentait douloureusement et chercha it de toutes les forces de son Ame a eviter la petrification qui Ie menaeait, 'Pour Aristote, le comble de la folie, au contraire, etail
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-d'essayer de combattre ce qui l considerait comme I'ordre naturel des choscs, et, pal' consequent, Ia realite derniere et definitive. Pent-on esperer que I'ceil physique affaibli soit remplace par un {'cil spirituel qui nous permette de voir un autre monele et non plus ce lui que nous avons toujours vu, et verrons toujo urs et partout.? C'est ici que commence pour Arist.ote le domaine du fantastique contre lequel il se defend et defend les autres au moyen de sa log-ique, de sa metaphysique ef de son ethique, de son categorique civ:f.,(x·fj cr'1lvC(~ (il faut s'arret er}. Platen lui, au contra ire, puisait son inspiration dans Ie fantastique. Pour Platon Ie regard cor" porel et a it si intimement lie a. I'idee de l'dnyxd.~m xed ~vct'{xd.~E~actt (contraindre et etre contraint), a. I'idee que la mort de Socrate est une verite eterrielle dans le monde OU ce sont les yeux corporels qui decouvrent la verite, qu'il ne lui semblait pas suffisant d'all'aiblir notre vision physique et en general notre etre physique. Tant que nous existons physiquement, nous sommes sous In domination de la necessite, On peut no us sournettre a. la torture et no us contraindre a. reconnaitre quoi que ce soit. Je rappellerai de nouveau, car on a beau repeter ces choses-la, on les oublie toujou i-s, comment Ie noble Epictete traitait tous ceux qui ne vou la ient pas Ie su ivre , comment il leur crevait les yeux, leur co upait le nez et les oreilles, et comment Aristote contraignait le gl'nnd Parrnenide a. accepter ses verites. Pent-on vivre dans uJ1 monde ou la verite, c'est-a-dire ce qui est, d'apres nous, Ie plus puissant, le meilleur et le plus desirable sur terre, torture les homrnes eL les transforme en pierres douees de conscience? II faut f'uir au plus vite, fuir ce monde, fuir sans se retourner en arriero, sans demander ou I'on va et sans prevoir ce que no us apportera I'avenir. II faut bruler, arrncher, d et.ru ire en nous tout ce qui alourd it, pet rifie , ecrase et no us attire vel'S Ie monde visible , s i ron veut se sauver du terrible danger qui nom; guette (da mnatio aetcrna). Non seulement l'oeil co rporel , mais aussi toute cette « corporeite » a. travers laquelle nous parviennent les verites qui contraignent, doit etre arrachee de I'homme pOUl' que Ie vinaigre devienne vin et qu'un ceil nouveau surg'isse a la place de I'reil creve. Mais comment fa ire cela ? Qui pent Ie faire? Pla ton rt"I)(md : c'est l'affaire de la philosophic, D'une philosophie qui nest plus la science, et merue plus le savoi r, innis. cornme il Ie
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dit dans le « Phedon », est !LEAe't"1j 00(\l1.'t'0·J, I'exercice de la mort. Uno philosophie capable de remplacer I'ceil naturel de l'h0111l11e pal' un ceil surnaturel, c'esi-a-dire par un ceil qui ooii 12012 ce qui est. mais grace auquel ce qu'on uoii 't''ii, ep.'ii, ~()UA~:reO):; (par notre volonte) devient ce qui est. Aristote n'entend pas Ie P.EAE't'"1j ~o(V:i't0') (I'exercice de la mort) de Platon, bien que cette « pen see », si l'on peut appeler cela une pensee, soit developpee dans le « Phedon » et soulignee avec toute la force dont Platon etait capable. Platon dit que tous ceux qui s'adonnaient sincerement a la philosophic ne faisaient rien d'autre que de se preparer a Ia mort et de mourir peu a. peu ('hofJv~'1xEtV xO(t 't'66vivo(t). II est vrai qu'il ajou te immediatement apres que les philosophes le cachent genel'alemellt a tout le monde. Mais il n'etait meme pas bcsoin, semble-t-il. lip le cacher. Platon ne I'a pas cache: il a proclame a voix ,haute son !LEU't'1j (jO(v-J.'t'ou et cependant personne ne l'a compels. Avant comme apres Platen, tout le monde est convaincu qu'il n'y a pas-a chercherde verites et de revelations ·dans Ia mort, mais que la mort est In fin des revelations et des verites. On ne disc ute 'pas avec Platon , on ne lui oppose pas. d'arguments, mais presque personne ne parle de !LEM't"1j Oo(VIX't'Ou; seul fait e . sception Spinoza qui, comme Platon, no craignait pas de 'ltxv'tO( 't''iA!L'l.\I (tout oser), ne craignait pas de s'approcher des confins de l'etre. Comme en reponse a Platen, it declare: homo libel' de nulla re minus quam de marie coqiial et ejus sapieniia non mortis sed vitae meditatio est (Eth., IV, XIX). C'est-a-dire : l'homme lihre pense a la mort moins qu'a quoi que ce soit et sa sagesse est une meditation, non pas sur la mort, mais sur Ia vie. C'est au fond ce qu'aurait deja du dire Aristote, voila Ie seul moyen de se debarrasser de Platon, et de son ceil spirituel, et de sa preparation a. la mort, II n'y a pas d'autres yeux que les yeux corpore Is et meme les oculi mentis de Spinoza eux-memes ne sont dans un certain sens, que des yeux corporels parvenus a. un degre d'evolution superieur, ou meme, si vous le voulez, les yeux corporels par excellence. Les oculi mentis nous amenent a tertium. genus coqniiionis, a la coqniiio intuiiioa, c'est-a-direj ustement a ce genre de sa voir OU 1" AvcXYx'Il se montre a. nous dans toute son omnipotence et sa magnificence terrible. Sub specie necessitatis se transforrne, de par la volonte de Spinoza, en sub specie aeierni ia lis, c'est-a-dire Ia necessite devient un ideal en J11~me temps qu'une
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rea lite. Elle provient de la raison, que Spinoza, oubliant sa. promesse de parl er de tout conune les mathematiciens parlent des lignes et des surfaces, appelle : donum maximum ei lucem divinam, et a laquelle il dresse un autel com me au soul dieu digne de verieration: quam aram pnrabit sibi qui majesiatem raiionis laedil. La raison seule peut nous faire obtenir cette « unique chose nocessaire », qui, comme tous les sages I'ont enseigne, fait vivre l'homme que nous voyons et qui existe, et les dieux que personne n'a jamais vus ni avec les yeux corporels, ni avec les yeux spirituels. Acquiesceniia in se ipso ex Ratione oriri poiesi el ea sola acquiescentia, quae ex Ratione oriiur, summa esl quae potesi dari (Eth., IV, LII).
Spinoza n'aimait pas Aristo te, peut-etre parce qu'il ne le conna issa it pas assez, mais plutot parce que merne chez Aristote il decouvrait des traces trop evidentes de cette pensee « mythologique » dont il voulait se croire completement libere. II s'efforcait de creer, non pas une philosophia optima, mais une philosophia vera; il affirmait, a to us e t a soi-merne, que l'homme n'a pas Lesoin elu « .mieux », qu'il lui suffit d'a voir Ie « vrai », Mais Spinoza avait ainsi doublement tort. Aristote, ainsi que no us rayons. vu, croyait aux droits souverains de Ia verite et ne tenta jamais dans ses recherches philosophiques et scientifiques, de protester corit.re la situation subordonnee et rlependanto a Iaquel le nous condamnent Ies conditions memes de notre existence. II parlait,. il est vra i, des fins de Ia creation, il disait que Ia nature ne fait rien en vain, etc .... Mais ce ri'etait qu'un precede niethodologique, un precede de recherche de In verite; de memo que son primum mavens immobile n'etait pas non plus un dieu anirne, habitant l'Olympe ou tout autre endroit de l'univers reel quoique eloigne de nOIlS, mais seulement une force agissante, qui determine la formation et Ia suite de tous les phenomenes observables du monde exterieur, Pour lui, Ie summum bonum des homrnes est limite par Ie possible, et le possible est determine par la raison. Et s'il a trouve ce summum bonum dans notre monde, Spinoza sous ce rapport ne s'est pas beaucoup eloigne d'Aristote. Acquiesceniia in se ipso quae ex Ratione oriiur ne se distingue pas essentiellement de I'ideal de sagesse d'Aristote, de sa 'Jo·/}'l'tC; "O~U;O)C;. En sorte quec'est plutot Spinoza (n'a-t-il pas afflrrne que sa tache etait la
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recherche de la philosophia vera et qu'il ne se preoccupait pas ties besoins des hommes et de leurs aspirations, car les hommes ne .sorit POtH' lui que des perpendiculaires ou des triangles et ne meritent en rien qu'on les considers autrement que des perpend i-culaires ou des trianglesv), c'est plutot Spinoza qu'on pourrait .accuser d'avoir renie ses principes en ediflant un autel a la raison, en glorifiant In ratio comme le donum maximum et lucent dioinam, en chantant Ies louanges de Yacquiescentta in se ipso, etc ..... Mais c'est justement parce que Spinoza, tout. comme Aristote, sest permis c~tte inconsequence, inconsciente ou voulue, qu'il a reussi it atteindre lebut qu'il s'etait propose: convaincre les hommes que .I'ideal de l'existence humaine sont les pierres douees de cons,cience. Pourquoi? Si meme il est exact que In pierre douee de conscience est Ill. plus apte a percevoir les verites, pourquoi s'adresser .aux hornmes vivants et exiger d'eux qu'ils accomplissent sur eux nne telle transformation? Et po urquoi ni Aristote, ni Spinoza n'ont tente (ce qui paratt de prime alrord plus facile) de doter de .conscience au moyen de leurs incantations et de leurs sortilegr-s, les objets inanimes qui n'ont et ne peuvent avoir aucun motif de s'opposer aces tentatives? Mais psrsoune n'a jamais rien tente -de pareil, Personne n'est interesse a co que les pierres scient transformees ell Nres pensants, mais beaucoup ont ete interesses .8. ce que les hOn11l1eS "Wants scient t:1'nfis.fol'tnes en pierres. POUl'-quoi? De quoi s'agit-il en somme?
lci je nai fait qu'effleurer la philosophie de Spinoza, fen pa rle .ailleurs avec plus de details. Je voulais seulernent souligner l'oppcsition fondamentale entre les taches q.ue Platon et Spinoza s'etaient assignees. L'un voitdans la philosophic la p.~A,f:t:lj OQ(V"J.'tO'J ·(J'exercice de la mort) et affirme que les vrais philosophes nont jamais rien.Iait d'autre que O:1tofJv'ftirXSlY x(Xi 't'€f)vciVOI:t (sepreparer a la mort et mourir). Pour Platon, la philosophie n'est pas Ill. science,
le savoie, ~ on ne peut tout de merne pas appeler l' « exercice de la 11101't » une science, -mais quelque chose d'un tout autre orrlre. II vent rendre le regard humain non pas plus percant mais moins
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percant au contraire , ce l'egard humain, a qui il est donne, dapres lopinion genera Ie, de decouvrir les voies qui mene nt a ux sources de toutes les ver-ites : « N'as-tu pas rernarque, ecrit-il, en observa nt ceux dont on dit qu'ils sont des hommes mechants mais intelligf'nts Crwv ),,,yr)iLEVto)V 1'0V€PWV p.~v, v0<pWV os) Ie regard aigu qu'a une tpllp arne. comme die vo it bien ce qu'elle regarde, et combien la capacite de voir quollc possede est considerable, ma is elle est obligee de servir Ie mal; et plus son regal'll est aigu plus e lle fait de mal)) (Rl!puo" ~19 a). La faculte de voir, « Einsicht », intuitio , rueme tres grande, no rapproche pas I'hornme de la verite. elle len Moigne au contraire. Cogniiio iniuilioa octroyee par la raison et qui nous apports Lacquiescentia in se ipso, laquelle summa est quae dari poiest , Platon savait fort bien que cetait la pour les hommes la sag-esse suprerne , mais il sentait aussi au plus profond de son etre que, sous cette acquiesceniia in se ipso se cachait ce quil y avait de plus terrible dans la vie, 11 nom; raconte que Socrate , son mattre , disait de lui-memo qu'il Nait un taon (fL'~(o)'¥) et considerait que sa tache eta it non pas de calmer Ies hommes, mais de les piquer sans cesse et de faire en trcr dans leurs ames nne inquietude intolerable, La ratio de Spinoza apporte aux homrnes Yacquiesceniia in se ipso et une paix qui maxima esl quae dari palest. Ce la veut dire que la ratio no us menace du plus grand des dangers, qu'il fautIa combattre nuit et jour sans sarreter devant les difficultes et les sacrifices, Platen, Ie pere de In dialectiqne, possedait une vision remm'q ua hle. Ma i» les sources de la connu issance philosophique ne se trouvaient pour lui ni dans la dia lectique , ni dans la faculte de discerner ce que les autres ne discernent pas, La vision et la dialectique peuvent etre au service d u « mal )J et a lors , a q uoi servent-elles ? A mesu re que nous voyons mieux, nous nous cnfoncons de plus en plus dans le mal. La vision parfaite about irait ainsi au triomphe definitif clu mal dans le mo nde. C'est de cela, et de cr-la seulernent, qUB no us parle le my the clf' la cavC'I'I1E' de Platon. Los habitants de la caverue volent clairement et distinctement tout ce qui se dero ule devant eux , mais pl us- ils croient fer-moment et solidement a co quils voient , plus leur situation dovient desesperee, lls ne doivent chercher ni ce qui est clair et distinct, ni ce qui est ferme et durable, .Au cont raire , ils doivent epI'ouvel' les plus grands soupcons, In
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plus profonde inquietude, il faut que leur tension spirituelle atteigne les dernieres limites vour qu'ils puissent rompre los chaines qui les attachent a leur prison. La clade et-la nettete qui seduisent tous les esprits, et non pas seulement Descartes (Descartes n'a fait que formuler ce qui tentait les hommes bien avant Iui)et qui aux yeux de tous sont une garantie de verite, semblent a Platen nous cacher a jamais la verite. Le clair et Ie distinct llOUS attirent, non pas vers le reel, mais Vel'S l'illusoire, non pas vel'S ce qui existe, mais vel'S l'ombre de ce qui existe. Si vous demandez ou Platon a pris cela, comment il a pu deviner, lui un habitant de la caverne ou nous sommes tous, que ce qu'il voit n'est pas la realite, mais seulement l'ombre de la realite, et que la vie reelle commence autre part, au del a des limites de la caverne, YOUS n'obtiendrez nulle reponse. Platon n'a pas de preuves, et cependant il faut le reconnattre, il s'epuise a chercher ces preuve:,;. C'est meme pour cela qu'il a invente la dialectique, et dans ses dialogues il s'efforce par tous les moyens dialectiques d'obtenir de ses interlocuteurs imaginaires qu'ils reconnaissent la verite de S0S revelations. Mais c'est precisement parce que et pour autant que Platon voulait .faire de sa revelation une verite qui contraint, une verite obligatoire POUl' tous, qu'il a donne prise aux critiques d'Aristote,
Quand il s'est agi de l'tXV.xyxoc~SlV x.xL .x\l.xyxoc~50"O.xt (de la contrainte) il se trouva qu'Aristote, et pas seulement Aristote, mais aussi Epictete, etaient invincibles, Nous ne disposons pas de moyens pour contraindre un homme a reconnattre que sa realite n'est pas « la realite », Au conti-aire, comme nous nous en souvenons, tous les mO~'ens de contrainte sont du cote de ceux qui voient dans la realite la realite definitive et la seule possible. Cette rea Iite-l a est suffisamment protegee centre les tentatives qu'on ferait pour la disqualifier, non seulement par les menaces d'Epictete rna is aussi par le tout-puissant principe de contradiction. Celui qui doute ue la realite doute aussi de son doute, car celui qui doute et to us ses doutes appartiennent a cette realite. Platon connaissait fort bien: cet argument irrefutable, qui a par la suite tente des hornmes aussi dissemblables que saint Augustin et Descartes. Platon s'en est servi plus d'une fois Iui-meme pour refuter les sophistes et il se rendait tres bien compte que son my the de Ia caverne, ainsi que
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sa Iheorie des idees etaient impregries de contradictions. 11 Ie cornprenait et cependant il ne renoncait pas a ses idees et essayait de s'echa pper de Ia ca verne. Qu 'est-ce que cela signifie? Est-ce que P.EAE't·'l oIXv:hou (I'exercice de la mort) octroie a l'homrne le don mysterieux de ne plus craindre le principe de contradiction? apprend a ne rien craindre en general et ,,:inlX 'toAp.iv (toutoser)? La dialectique n'etait nullement necessaire a Platen et a ses revelations, et il sen servait, non pas tant parce que ses revelations ne pouvaient pas s'en passer, mais parce que ne po uvaient s'en passel' les homrnes devant lesquels Platon exposait ses verites. Les homrnes sont habitues a penser que, de par Ia ,nature merne des choses, la ou il ny a pas de force il ny a pas de verite, que la force, quand ~a lui passe pal' la tete (par caprice), autorise ou non la verite a c etre », mais e lle-meme existe sans demander l'autorisation de qui que ce soit (et. surtout de Ia verite). Selon Ia terminologie de Spinoza : il faut chercher ie philosophia vera et non optima.
Ce probleme traverse toute l'ceuvre de Platon, mais nulle part il n'est pose avec autant de nettete et d'acuite que dans le « Phedon », ou Platon nous dit que la philosophie est p.EH't'1] (JIXVX't0U (I'exercice de la mort). Et ce ri'est pas un simple hasard : en presence de Socrate qui attend la mort on ne pout parler d'autre chose. Si vra irnent la philosophic est p.e!.E't Ij OIXVXTOU, un hom me qui a ttend Ia mort peut encore m editer et philosopher. Jlais, si la verite se trouve chez Spinoza et si homo liber de nulla re minus quam de morle cogitat, alors la sentence des juges a clos pour toujours la bouche de Sucrate, avant merne qu'il ait bu la eigne. La pensee huma ine qui veut et peut regarder la mort en face, a d'autres dimensions que la pensee de ceux qui se detourrient de la mort et oublientia mort. Autrementdit: les verites que chercha it Platon ne trouvent pas place sur le plan de la raison. Elle presupposcnt une autre dimension qu'on ne prend generalement pas en consideration. Quand Pla ton s'est trouve en presence du dilemme : vera philosopliia et phiiosophia optima, il n'hesita pas: il Jil'a pas hesoin de vera philosophia, - il cherche et trouve philosophia optima. Si on lui dernanda it qui lui a donne le droit de choisir, si on avait exige de lui ce justus titulus des juristes, que reche rchent d'ordina ire les philosophes, il n'aurait certainernent pas su , et naura it peu t-el re pas voulu repondre it une telle question. Ou bien il
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RE\'UE PHiLOSOPHIQTTE
aurait repondu a. cette question pal' une aut~'e question : appartient-il a quelqu'un d'accorder ce que les juristes (c'est-a-dire des hommes qui de par leur vocation et leur mentalite sont appeles a. defendre la pseudo-realite qu'ils ont decouverte dans la caverne) appellent justus iitulus't Et en effet, qui ou quoi determine le sort des horumes? Tant qu'on n'obtiendra pas de reponse a. cette question, toutes nos verites n'auront qu'une signification conditionnelle. Nous disons « qui ) ou « quoi », Cela signifie que les justi iiiuli se trouvent a. la disposition so it d'un etre vivant qui sent et choisit, soit de que lque chose qui ne s'interesse a rien et a personne. Ce quelque chose sans volonte, indifferent a. tout, prononce automatiquement, sans rien ecouter, sans tenir compte de rien, des jugements deflnitifs et sans appel. Et si ce « quoi » indifferent et inanime est Iu source de la vie et de la verite, aim's quel sen". queUe importance peut avoir le choix humain? Dans. ce cas Ie choix n'est-il pas qu'un leurre, une auto-suggestion, une insolence ehontee, qui inevitablement se revelera et sera severement punic au premier conflit de I'homme avec la realite? Nous pOll vons allenger Ia liste de ces questions, mais il est evident que sur Ie plan ou elles sont nees ei se soni deoeloppees, nous n'obiiendrons pw; de reponse, Bien pis encore : Sllr ce plan iouies ces questions sont lratichees d'avance. II n'y a aucun « qui » aux sources de l'etre , il n'y ~\ done aucun « qui \) aux sources de la verite. Et menie , sil y a eu un « qui » jadis, il a depuis Iongtemps, de tout temps, renonce a lui-meme ret a ses droits-souverains, en en transmettant l'usage eternel au « quoi » inanime dont la main de pierre ne se laisse pas arracher Ie pOll voir, quels que soient nos efforts et notre audace. C'est la la signification du semper paret; semel jussit, c'est la la signification de tous ces &\lxrd~Stv xxl &v&rd~s!10xt (contruinte) dont il avait ete question plus haul. Les raisounements et Ia dialectique, tout com me les prieres et la pel'suasion, n'y peuvent rieu, Si la realite vraie se trouve sur le plan a deux dimensions du « quoi » (sIvC£t=voslv), alors iln'y a pas d'issue, II faut renoncer au libre choix, se soumettre a l"Av~,rx')'], et ne plus recevoir de verites sans son consentement et sans son autorisation. La necessite n'autorise pas Ie choix, Si tu veux acquerir le droit et la liberte du choix, il faut abandonner le plan oil elle realise son pouvoir, sans se laisser arreter par les impossibilites, et
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avant tout, m epriser tous les justi tiiuli qui enchalnent non seu-· lcm ent, notre pensee, mais aussi notre et re. Sans demander rien it personne, SUI' notre pl'Opre initiative, il faut opposer a l"Av:XYX'fj qui ne se laisse pas conva incre , l'autorita ire r~:; €P.'~:; ~(lUA'~Gc'J):; (de par rna volonte). De maniere a ce que le fIzpfJ-cv[o'lj<; i')zYl<z~l;p.cvQ:; dAristote devienne l e Parmenide qui parle l:J(J7t~p &~QU"tZV ll..wv (couuue celui qui en a Ie pouvoir), car il est ecrit : le royaume de Dietl ne se conq uiert que par IH violence.
On clint que cela revient a combattre I'evidence meme, Mais Platen, toute sa vie, n'a fait que combattre I'evidcnce. Pour la dornpter il est a lle jusqu'aux confins Ies plus lointuins de l'etre.. ou per;;onne ne s'aventure, ou, d'apres l'opinion generale, il n'y a merne plus de vie et il ne peut y en avoir, OU regne la mort qui met fin a tout. Cortes, cela aussi est une grande hardiesse, la plus gTande des hard iesses, la derniere impudeur dont I'hornme soit capable. Mais quel autre moyen y a-t-il d'obtenir le T'ij~ etL'ij:; ~0ul'r.~ O'e:(o:; (de parma volont.e}? Le '~ <xv:XYx'(, clfJ-n:X7tclO'TQV Tl ctnt etait, je le repete encore une fo is, tout a ussi indiscutable pour Platen que pour Aristote. l\Iais qu'est-ce que Ia mort, personne ne Ie sait. EUe est terrible a voir, cola est vrai. Mais T;' XXA;' !.zAe:d (Ie beau est cl iffic ile ). Spinoza lui-meme ne le niait pas: omnia praeclara tam di(ficilia quam rara sunl ; c'est a insi qu'il conclut son « Et hique », II se peut que derriere les difficultes et les horreurs de la mort se cache quelque chose dont nous a voris bien plus be so in que dps facilit.cs e l des agrements de la vie quotidienne. On na plus rieu a perdre : on s'est adresse a l"AviYX'Ij, on I'a questionnee et su ppliee , el le n'a pas bouge et ne bougera pas. Tant quelle conservera Ie pouvoir, le jugement « on a empoisonne Socrate » resters une verite cternelle, tout comme le jugement : {( on a empoisonne u n chien enrage », Mais si on se lie d'amitie avec la mort, si l'on passe a travers le trou de l'aiguille de la derniere , de Ia terrible solitude, de l'abandon et du desespoir, alors on reussira pe ut-etre a retrouver Ie T'Ii:; .lfJ-'I\<; ~QUA'r.crcW:; sacre, ceo primordial et puissant jubere que no us avons echange centre Ie parere veu le, automatique et apaisant. II faut surmonter la peur; il faut rassembler tout son courage, aller au-davant de la mort et tenter la chance aupres d'elle. La pensee ord ina ire, la pensee de l'homme qui obeit., et recule deva nt les menaces, ne nous,
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-donne rien. Le premier pas:' s'habituer it ne pas tenir compte de la « raison suffisante ». Si Epictete ou qui que ce soit menace de nous couper les oreilles, de nous crever les yeux, de nous fa ire boire du vinaigre ou de la cigue, nous n'ecouterons pas ses menaces, tout comme la necessite n'ecoute pas nos supplications. « L'ame humaine, dit Platon, lorsqu'elle eprouve du. plaisir ou -de la peine it propos de quelque chose, est contrainte (&vO("(x.OC~€'!Xl) de considerer cette chose comme Ia plus evidente et la plus vra ie , bien que cela ne so it pas ainsi .... Chaque plaisir et chaque peine, -est comme un clouet cloue I'ame au corps, la fixe au COl'pS et la rend semblable au corps, de sorte qu'elle commence it considerer .cornme vrai ce quele corps considere comme vrai »«( Phedon »,83 d). Platon, comme si d'avance il se defendait contre Aristote et Epietete, pour qui l'avO("(xof~ElV (la contrainte) et iesA'J7r€6'fjvo(l infinis (yeux creves, oreilles coupees, vinaigre, cigue, etc ... ) etaicnt linstance derniere dans Ie con flit entre Ia verite et l'erreur, Pluton essaie, non pas de les refuter, mais defuir les lieux ou des arguments de ce genre ont et peuvent avoir de la force. « Le corps » et lout ce qui se rapporte au corps, est soumis it la necessite et craint ses menaces. Et tant que l'homme a peur, on peut I'effrayer, et une fois qu'il est effraye, Ie contraindre it l'obeissance. Mais le philosophe qui est parvenu aux confins de la vie, qui a passe par l'ecole de la mort, pour qui ~7rI)OV'lj7X€tV (Ie « mourir ») est devenu la !'ea"lite du present, et nOvivo(t (Ia mort) Ia realite de l'avenir, na pas peur des menaces. II a accepte Ia mort et s'est lie d'arnitie avec elle, car le mourir et la mort en affaiblissant l'ceil corporel, sa pent la base merne de la puissance de I" Avd."(x'Yj qui n'entend rien , et de toutes les verites evidentes qui dependent de cette 'Aviyx.'Yj. L'arne commence it sentir qu'il lui est donne, non pas de se soumettre et d'obeir, mais de conduire et de commander (&c;xm XIX\ OeO'7rr5~m,(( Phedon ", 80A). En luttant pour ce droit, elle ne craint pas de depasser cette limite fatale ou finit ce qui est clair et distinct et commence ie Mystere Eternel. Sa sapteniia n'est plus -une meditatio vitae, mais une meditatio mortts,
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VII
Telle fut la voie que suivit Platen. Dans Ie « Phedon », Socrate -raconte qu'etant jeune il avait assist e it Ill. lecture des fragments ·de I'ceu vre cl'Anaxagore; ayant entend u que la raison etait l'ordonnatrice et le principe de tout (vou, EcrTlV (, o~C(xocrp.(")V XCl:t7t1.v-cwv o:h .. oc;) il en avail coricu une grande joie et s'etait dit que c'etait lit justement ce qu'il lui fallait et qu'il n'aurait pas voulu echanger cette doctrine centre tous Ies tresors du monde. Accorrler un pouvoir parei la Ill. raison signifiait, d'apres lui, quil est donne it Ia raison de trouver pOUl' to us, ce qui convient Ie m ieux a chacun, En consequence, I'homme est en droit de s'attendre a. ce quil ne lui arr-ive rren que d'heureux et de bien. Mais q uelle fut la desillusion de Socrate lorsque, ayant approfondi les paroles d'Anaxagore, il vit que la raison d'Anaxagore ne cherche et ne decouvre dans le monde que les rapports naturels des chases t Socrate trouva cela prof'ondement offensant et, se detournant d'Anaxagore, il se mit a. rcchercher a. ses propres risques et per-ils Ies principcs et los sources de tout ce qui exists. De quel droit Socrate en avait-il -decide a insi ? La raison s'etait-elle engagee a. fournir a. Socrate une explication de l'univers, ou Ie « mieux » serait Ie plus fort? Est-ce que la raison possedo Ill. faculte de ne decouvrir partout qUE' Ie « bien » et non pas ce qui est, Ie bien comme le mal '? Nons navons pas le droit, c'est-a-dire que nom; n'avons aucun motif ·(fetre certains que la raison trouvera dans 1(' monde plus de Irion que de mal. II peut arriver qu'elle tro uve plus de bien, comme il peut arr iver qu'elle Irouve plus de mal, et meme beaucoup, enornu-ment de mal. Aristote Russi connaissait Anaxagore, mais Anaxugore lui convenait : il le considerait comme un « homme sobre parmi les homrnes ivres . » La notion de raison et la notion de « mieux )) sont-elles juxtaposablcs? Ne fa ut-il pas admettre, au contra ire , que notion de « mieux )) doit et re deduite de la notion de raison? Le mieux peut ne pas etre rnisonnable et Ie raisonnable peut excl ure Ie mieux. II est tout a. fait raisonnabIe, pour ne pas prendre d'autre exemple, que Ie jugement « on a ernpoisonne Socrate ", soil une verite eternelle, tout comme Ie jugement « on .a einpoisonne un chien enrage »,
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II est raisonnable de meme que la pierre douee de conscience et Ie divin Platon qui aurait donne tout au monde pour arracher son maitre des griffes de cette verite eternelle, soient egalement contraints it reconnattre la realite de ce jugement. On pourrait citer un nombre infini d'exemples de ce genre, Est-ce que Platon et Socrate ne le savaient pas tout aussi bien que nons? S'Ils l'avaient voulu, ils auraient pu dire comme on Ie dit maintenant : « Les categories.mferieures de l'etre sont les plus fortes, les superieures, les plus faibles, » Et cela aurait He tout a fait raisonnable, quoiqu'il n'y ait la que peu de bien, quoique ce ne soit pas bien du tout. Il aurait etc tres bien que les categories superieures fussent les plus fortes. Mais exiger de la raison qu'elle reconnaissc que les categories superieures sont les plus fortes, ne serait-ce pas contraindre (&'IO(rd~lit\l) la raison'? et est-ce que la raison se soumettra a la force, d'ou qu'elle vienne? On peut nous dire, ainsi qu'on nous le disait : rrO(p!L€vi1;"i'&'IO(rxO(~6p.€vo, (Parrnenide contra int] ou me me fJdc; &vO(yxO(~6!L€'Io, (Dieu contraint) mais dire 'IOUe; &vO(yxz~';;!LEVQ, (la raison contrainte), fut-ce par le bien merna, et si ha ut qu'on glorifie le bien et meme en affirmant a la suite de Platen : oux. oUa'(rt~_ <:v'toc; 't'OU &')'C(eou ~J)~' o't't e7tEXe~VCC 1:7.~ oual"c; 7tfs'l~e{~ XIXt o'Jvip..et U7t€paZQ'l'tOC; (Ie bien n'est pas l'essence, mais ce qui est au dela de l'essence et surpasse l'essence et pal' sa valeur et par sa force, Republique, 509 B) qui oserait dire une chose pareille? Qui aura it Ie courage d'affirmer que la verite « on a empoisonne Socrate », cessera d'exister dans un avenir rapproche ou lointain et que (c'est ce qui est maintenant le plus important pour nous), la raison mernc dena le reconnattre, et non pas de sa propre initiative, mais contrainte (&vO("(xO(~op.€'IO~) par quelque chose de plus fort qu'elle (OUVO:P.Et 01t€plZQV'ro,)? Existe-t-il une force capable de COIllman Ier aux vei-ites?
II ne peut y avoir deux opinions la-dessus : une telle force n'existe pas. Et pourtant Platon a cherche cette force et I'a POlll'suivie jusque dans la mort, ou selon l'opinion generale on ne peut rien trouver, i\Iais il faut Ie reconnattre : Platon n'a pas irouoe ce qu'il chercliait . Ou pour etre plus exact: Platon n'a pas reussi (1 rapporier au» hommes ce qu'il aoaii troupe au dela des Iimiies de la connaissance possible. Quand il essayait de montrer a ux hommes ce qu'il avait vu, cette chose se transforma it mysterieu-
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semen! so us ses yeux en son contraire , II est vrai que ceo « contra ire » !lOUS sedu i! et !lOUS charme par Ie reflet de l'inefTaLle· qui reveille chez les mortels les souvenirs de la plenitude et de la I;eaute initiale, infinie et surh umaine de I'etre. Mais I'ineffable est reste tel. II est difficile de voir Ie createur d u monele, et impossible de Ie mont rer. L'ineffable est ineffable parce que et pour autant qu'il s'oppose par sa nature m eme non pas a I'incarnation en general, com me on est enclin a Ie croire, mais a I'incarnation definitive et derniere. II s'incarne, mais ne peut et ne veut se transformer en connaissance, car la conna issance , c'est la contrainte; la contrainte , c'est Iii. soumission, la perle, Ia privation qui cache en somme au fond d'elle-rneme la terrihle menace d'acquiescenlia in se ipso. L'hornme cesse cl'etre un homme et df'vient une pierre douee de conscience.
Parmenide, qui se reto nrne pour reg-arder la vprite nest plus ee Pa rmenirle. qui, cornme plus tard Platen, essaio de penetrerdans la region inconnue de to us, mais promise aux hommes, pour y chcrche r la toison d'or, ou tout autre tresor qui ne ressernble nullement a ceux que connaissent Ies liommes. Ce n'est plus Ie vivant inquie t, insoumis, torture et pal' la merne Ie grand Parnienide. La tete de Ia Med use, qu'il a vue en se retournant en a rricre. lui a apporte un profond et dernier rcpos. T'l;, DE TOU 0VTO, fJz~~. r;;_'c£v ·'jO')v·~v szet, dQuvc£'t"~} ~AAW yeYEucr6cct 7tA'~V -rf:) CPtAOO"O~~) ecrit Platen lui-meme. II no us a pourtant explique ce qu'est Ie plaisir (f.oov-!,) : Ie plaisir c'est Ie clou au moyen d uquel I'hornme est cloue a son etre illusoire , semblable a une omhre et mortel , 001' si la contemplation apporte du pla isir, q uel lo que soit cette contemplation, nous n'echapperons pas a I'echeance fatale. Et Platon, co nune sil le faisait expres, cornme sil voulait souligner qu'il nest pas donne a l'homrne dal ler au dcla du plaisi r, que Ie pla isirest l a recompense et Ie hut de tous nos efforts, repete de nouveau a la page suivante : « Tout plaisir (r,00V-r,), sauf celui qu'eprouvo un homme raisonnable, est impur, et semblable a une ombre , » Et plus loin il s'etend avec cncore plus de chaleur sur Ies pla isirs (",oov-f,] que nous apporte cet.te merne contemplationf Sxb, E, 584, A). Tout ce que par la suite Aristore disait avec tant d'eloquence SUI' 'l; FJeU)pi~ Til -r,O(!jT0V xtXt TO Cipt'1TOV (Ia contemplation est ce qu'il ya de plus agr(\able et de mieux. :\let. 1072b23) est pris chez Plat on. Et
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chez Plotin aussi nous trouvons pas mal de pages eloquentes du meme genre. Au moyen de ·~OOV·~, au moyen du plaisir, l'homme est effectivement cloue comme avec denormes clous a l'endroit de Petre ou il a du par hasard commencer son existence. Et en consequence' la :E'eur armee de menaces de toute sorte, ne lui permet pas de s'arracher , ne fut-ce qu'en imagination, du sol ct -de s'elever au-dessus du plan que notre pensee s'est hahituee a considerer comme contenant tout le reel et tout le possible. Nous avons conserve cette pensee mysterieuse d'Heraclite : 'till p.~v fjEf:1 'lti,,'toc xoct ~joclJ& xocl i)CxOCtoc, ~yOpW7tOt o~ & p.~v ~OtXOC ErVXt IlltEt),,'~q>OC'St ;;. o~ elxoc!oc - pour Dieu tout est bien et tout est juste, tandis que les hornmes considerent certaines choses comme justes et certaines autres comme inj ustes. CeUe pensee se retrouve aussi chez Plotin. II la repete dans la derniere de sesEnneades, chronologiquement (I, VII, 3, 'toi~ OEOt~ &"(ocOo" POE,,' E(l"tt, x<>:xov ot ClOtHV (pour les dieux il y a Ie bien, il n'y a pas de mal) et dans (I, VIII la fin) X<>:)(O'l oueocp.'Jv inoc'UO:x (la-bas il n'y a pas de mal) comme s'il faisait echo a I' essel bonum, non moins mysterieux pour nous, de la Bible. Mais cette pensee absurde et que son absurdite meme rend si seduisante , ne trouve pas de place dans Ie' monde OU les plaisirs et les peines ont pouvoir sur nous,. ou les plaisirs et les peines sont « une raison suffisante » pour les actes et la pensee de I'hornme, OU ce sont eux qui determinent ce qui est pour no us significatif e t important. Car c'est aussi une « loi fondamentale », que les plaisirs et les peines arrivent ici-bas, non pas lorsque et pour autant yue I'hommeIes appelle, m!lis quand cela leur passe par la tete; ils s'emparent, alors de l'ame de l'homme, et, ainsi que nous I'enseignait Platen, le clouent au lieu souterrain qui lui est prepare .d'avance, en lui suggeranb la conviction invincible que cela fut et .sera toujours ainsi, et que meme chez les dieux Lout se passe .comme sur terre, que les plaisirs et, les peines conduisent et .commandent, que personne ne les conduit et ne leur commanrle. :Selon In terminologie de Spinoza, Ia chance se repar tit indiflesremment entre les j ustes et les mechants, L'affirmation de sSocrate. qu'il ne peut arriver rien de bien au mechant et rien de mal au bon, n'est qu'un « vain bavardage », une « image poetique » qu'il a ramassee sur la grande route, ou dans quelque lieu pire encore (Socrate allait partout et ne dedaiguait personnel;
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elle n'a certainement pas de puisee aux sources d'ou coulent pour lhomme les verit es eternelles. II nost pas difficile de deviner ou Socrat e a trouve sa pseudo-verite, a queUe source il est alle la chercher. Elle d ecoule evidemrnent de 1:"i' g[J-'I;, r~ou)..·~Gew, (de pal'" ilia vo lont e ), du jubere primordial, que les hornmes et les dieux ont oublie et dont i ls n'osent plus se souvenir, La conviction de Socrate est nee de son desir ; mais que peut-il y a voir de bon dans unc idee issue de si bas'? Socrate s'est ecarte d'Anaxagore parce que celui-ci glorifiait le 0/00, qui ne tient pas compte des desirs huma ins et est indifferent au « mieux »; II n'est donne a personne de commander dans le monde, pas me me aux dieux. L'univers ne se maintient que pal' l'oheissance : N6[J-o, ;, 7tcfv-rw'l ~lZatAEU, 6'11Z1:(0'/ xlZl aJJIZ°I'1.1:WV (Ia loi regne sur tous : les models et les immortels 1).
II n'y a pas moyen cl'y echapper : oil qu'on regarde, partout des lois, des exigences, des commande me nts qui s'appuyent sur les. « raisons suffisantes » dont nous avons tant entendu parler par' Aristote et pal' Epictetc. Platon et Socrate ont ose defier les lois. et la necessite et leur ont oppose 1:'1), ~[J-"Yi, ~OU)..·t\GEO}" Mais, et c'est Ia le plus terrible et mysterieux de tous les « mais » qui aient jamais limite l'hommc, ils n'ont pu renoncer a qaov"ij (plaisir), neIut-ce qu'a cette1]i3ov·t\ qui forme I'essence etle contenude Yacquiescenlia in se ipso. Mais comment pou rrai t-il en etre autrement'? Si 1:'7" ~[J-'li<; ~0U)";lo:rew, reste lu i-merue, POlll' aut.ant qu'il reste Iui-merne, on ne peut le montrer, cornme on ne peut montrer aux hommes le IJL'Jlliurge q ui est Ia sourcc de tous 1::;;, €[J--t;:; ~OU),"tjGeUJ" Aucun coil , ni corpo re l. ni spirituel, ne peut voir ni Ie Demiurge , ni les COIIlmandernents qui ernanent de lui. Ici se termine la vision, ici commence Ill. l'egion mysterieuse de Ill. non moins myst.erieuse participation. Ici la contra inte finit, car Ies commandements du Dpll1iurg'e, contrairement aux commandcments de I" Avcfyx''l indifferent e a tout. nc contra ignent personne. lIs appellent a la vie, font des dons. enrichissent soudainement. Plus Ie Demiurge commande. moins il faut obeir. Le Demiurge appeUe a In Iiberte deruiere l'honune enchatne pal' Ia necessite. 11 n'a merne pas pt'ur, si etrange que cela pa raisse a Ia pensee humaine hasee SUI' In crainte. - mais le Derniurge n'a peur de rien, - de donner
i. Gorgias, 484 B.
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toute sa puissance infinie et toutes ses forces creatrices, infinies aussi, a un autre etre qu'il a cree a son image. Pour Dieu tout est .{( bonum », TCi,l"t'cc XCCA~ xccl &ycc()i. Pour les hommes, il en estautremerit, pour eux Ie «esset bonum » est la plus grande des absur-dites. L'experience quotidienne 11011S apprend qu'il faut avoir .pellr, que tout ce qui nous entoure cache des dangers infinis. Et ;pour eviter ces dangers, nous no us refugions derriere les rem.parts crees par nons-memes des verites « eternelles », evidentes. Platen, Platon lui-memo malgre sa lutte desesperee contre I' 'AvctY"'lj, noun-if quelque part au fond de l'ame la conviction claire .et irreductihle que ~ c1viYX'lj c1P.E'tiTCWl''tCN 'tt elvcct (Ia necessite ne 8e laisse pas convaincre}, qu'on peut parfois tremper sa vigilance, la leurrer, mais qu'il n'est donne a personne de s'arracher a son pouvoir. Sans '~oovcc[, sans plaisir, on ne peut vivre , mais les plaisirs ('~oovod) viennent et par-tent, non pas quand nous en avons envie, mais quand cela leur passe par la tete, Et si l'on veut les gouter, il faut aIler les chercher aupres ,de la toute-puissanto 'Avci.yxl'); il faut.a centre- cceur renoncer au jubere souverain et revenir au parere de tout temps admis, Des que Platon se detournait du Demiurge, ne fut-ce que pour Ie montrer aux autres, Ie montrer a tous, 't1j, €fI--ij, ~ouk~a'.w, palissait, devenait une ombre, un fantome, Mais, lorsque Platen decouvrait Ie Demiurge en communiant en lui, il perdait la possihilite et la faculte de donner aux hommes des verites susceptihles d'etre prouvees. La communion presuppose !puy~ p.ovou TCPO, p.ovov (la fuite de l'unique vel's I'unique) comme Ie dira plus tard Plotin. Elle commence avec rc1A'Ij()lV~ E"("(p'1\YOPa't<; (Ie vrai reveil ) et emporte l'homme iTClxEtVCC V0'J x:>:l VO~'7E(d' (au dela de la raison et de la connaissance), au dela des limites de ce monde « donne » une fois pour toutes, qui est la condition de la connaissance et oil les conditions de la connaissance sont creees par 'Av:iyxlj qui ne se laisse pas convaincre et
. qui existe specialement pour cela, Et en effet si 'Av<fyx'lj n'etait pas sourde et aveugIe, I'idee de .la connaissance perdrait toute signification. La verite ne pourrait etre dans Yadaequatio 'rei el intellectus, Car comment pourrait-on prendre pour eta Ion une chose qui ne serait pas a la disposition de Ia necessite sourde, par ceia meme immuable, mais qui dependrait de la volonte d'un etre capable de se laisser convaincre et flechir, et par consequent,
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capricie ux (Ie deus ex machina, le hnheres ""Vesen de Kant)'? Si I'on chasse la necessit e du moncIe, la connaissance deviendra un reve a ussi irrea lisahle qu'inut.ile. Actuellement, cornme nous nous en souvenons, merne les jugements experimentaux a posteriori ont obtenu Ie grade superieur de verit es et.erne lles, mais si I"A'"xyx'l] s'pn va , Ies jugements a priori eux-m emes retourneront a I'etat subalterne des etres perissables. Les dieux eux-memes ne seront plus omniscients. Peut-on accepter un tel etat de choses? 'H Qg(tlpirL 'to ~OtO"'t(j'l XrLt clfVj'to'l (Ia contemplation est Ia chose Ia plus agrt·able et Ia meilleure), nous venous de I'entendre dire par Aristote. Et Platon parlait de merne. Mais en revanche nous possederons de nouveau Ie 't'ij, $fI-'~r; r~,)u)"~<jewr; (Ia Iiberte initiale). Et 'to apvH0v (Ie mieux) comme 'to ~Ot<j'tO'l (I'agreahle] vienrlront non pas quand cela leur passera par Ia tete, mais quancl nous Ies appellerons. Et les '~00V::C{ ne nous enchaineront plus, mais nous suivront dans Ie mo ndo , ou les lois ne regneronl pas sur Ies mOI'tels et Ies immortels, mais ou les immortels et pal' leur volonte divine les models qu'ils ont crees, feront et deferent eux-memes les lois, ou Ie j ugemenl « on a ernpoisonne un chien enrage » sera eflect ivement une verite eternelle, mais Ie jugement « on a empoisonne Socrate )) se trouvera etre une verite temporaire, pl'Ovisoire, ou pour Ies hommes aussi 7ti'l't"rL oixrLtrL x:xl 7t7.'I't:x XrLA~, ou « tout est bien », Je Ie repete encore une Iois, Platen ne cherchait que cela : s'enfuir de Ia caverne, ou les ombres pretendent a la rea lite et ou on ne peut pas regarder la verite illusoire, car e lle petrifle. II faut en effet que nos yeux corporels desapprenneni a voir sil nous esl donne de peneirer dans celle region oi: habilenl fes dieux avec leur 'ty,r; ep.,clr; r~0UJ"~(jewr; (Liberie illimitee] ei sans noire connaissance, sans meme cetle connaissance parfaile que nous nommons omniscience. Platon ne cherchait que cela. Mais I' 'Avc<yx'lj ne refuse pas seulement de se laisser convaincre, Au cours de ses rapports mil lena ires avec Ies hommes sur qui el le avait pouvo ir , (;IIe a acquis deux la conscience. Si nombre d'hommes sont metamorphoses en pierres douees de conscience, I"Aviyx'lj, tout en conservant sa nature de pierre indifferente a tout, se trouve pourvue ,de conscience. Et eIle est parvenue a tromper Plat on lui-merne en Ie persuadant que dans l'autre monde aussi ne peut exister 'lue celui qui est en bons t ermes avec elIe, que les d ieux ne com-
R,EVUE PHILOSOPHlQUE
battenl pas la necessite, que le monde est ne de l'union de Ill. raison avec Ia necessite. 11 est vrai que selon Platon la raison a reussi it convaincre la necessite de nombre de choses et semble meme etre parvenue a dominer Ia necessite (VQ'i,j os dv-irx:l)dpzov-r0:;) ~ mais cette domination est Illusoire et conditionnee par la reconnaissance tacite des droits primordiaux et meme du droit d'atnesse de la necessite. II y a plus encore ; pour dominer la necessite, la raison a du ceder sur le point Ie plus important et le plus essentiel: elIe a du consentir it ce que tous les conflils entre les verites soient resolus par ~l-x (Ia force) et adrnettre que la verite n'est la verite que lorsque et pour autant qu'il lui est donne de COIltraindre les homines. Par leurs yeux corporels, les honunes s'attachent it leur prison, t"1je; ip.1je; ~OOA~"€We; (la vision spirituelle) doit done elle aussi Iier, contraindre, c1;vCl.r;d~stv.
Les eleves de Socrate se sont assembles autour de leur maitre condarnne a mort, pour recevoir de sa bouche, non pas simplement la verite, mais la verite qui contraint, non' pas par les yeux COl'130- rels, il est vrai, mais par les yeux spirituels. Cependant sa force de contrainte n'est pas affaiblie de ce, fait,elle en est encore augmentee. En presence de Ia mort et se preparant a rnour-ir, Socrate donne des preuves, des preuves et encore des preuves. II ne peut faire autrement - wie; 7>o),Aoi, &7>ICH1Cl. 'lt~pll..et (I'incredulite est pro pre aux hommes) : si l'on ne leur fournit pas de preuves, 0: 7>oAAQl ne croiront pas. l\lais qui sont ces or 7toA),o1. ce « tout Ie monde »'? Leseleves de Socrate ne sont pas 01 'ltoA),ol, ce sont des elus. l\lais les elus ne ferment pas une exception, ils ne veu lent pas et ne peuvent pas « croire », 01 7>OAA?t, ce sont nous tous, non seulement la tourbe, mais aussi les eleves de Socrate, non seulement des eleves de Socrate, mais Socrate lui-meme, Et lui aussi "cut tout d'abord voir, ne fut-ce que par t"lie; ot<lCvol:t.e; Ooft<; - les oculi mentis - et ensuite accepter et croire, C'est pourquoi il ecoute si attentivement Ies objections de ses interlocuteurs. C'est pourquoi le divin Plat on qui a accepte son heritage spirituel, n'a pu jusqu'a la fin de ses jours renoncer a la dialectique. La dialectique est une force, tout comme la force physique, c'est une arnie meurtriere, tout comme le glaive ou Ia fleche. II s'agit seulement de savoir s'en servir, et le monde entier sera it nos pieds, Le monde entier, c'est-a-dire tous Ies hommes. Tous les hommes seront
L. CHESTOV. - DES SOt"ReES PES VERITES )ItTAPI[YSIQl'E~ 5T
obliges de rcpet er ce que tu proclamcras comme Ia verite . .J'insiste Ia-dcsxus : en presence de « tOUS» Socrat e et Platon n'osuient re monter j usqu'aux sources de leurs verit es : en presence de to us , eux aussi devenaient comme tout Ie monde, COI1l111e ces 0\ ITOAAO! dont il est dit que l'Incredu lite leur est propr(', qui u'acceptent que Ia verite pro uvee qui contraint , In verite apparente, visible, {~Yidente, Au dela de la limite du visible POUI' l'ceil spirituel Oll pour l'rnil physique, il ri'y a plus rien a chercher, plus rie n a a ttendrc. Sous la pression de la necessite. Socrate dut ceder sur Cp point. II a offert a ses cleves dl'J ot TOU ono, i)szv (Ia vision de ce qui est ) et .. ~v ·~oov·r.v (Ie plaisir) qui depend de la vision de ce qui est. il les a offertes it ses cleves au lieu des nombreux ~oovC(i, qui sont lies, pour les habitants de la caverne. a Ia perception de cette rt~~ditl\ sou terra ine , oil Platon sentit soudain la presence d'elem ents corrupteurs. delements de destruction (damnatio aeterna). Et il estima cette vision « un grand don des dieux aux mortels, qui ne leur donneront et n'o nt jamais donne de plus grand. ")) (Timl>e -1i B,)
Ot 7toA),oi ont obtenu ce quils voulaicnt ; ils voulaient recevoir inuued int ement , avant memo que Socrate a it ferme les yeux, leur" rt:'compense et ils l'ont recue, La {( philosophic» nous fait cette d eclnration cal£>gorique dans le « Phedon » : ;;t<;TEUelV os !).·(Ioevl (hl,(:) , riA),"(, C(ur~v c(UT(, - ne croire personne, sauf soi-meme. Mais celui qui na confiance qu'en lui-meme, qu'en ses pl'Opres yeux, f'usscnt-ils spir-ituc ls, dcviendra inevitableiuent Ie vassal de 'Avxyx''1 et s('ra conda mne a se contenter des restes qu'elle abandonne aux tuort els et aux i nun ortc ls. Sans s'en rend re compte, Platon s'est la iss« glissel' (ou a eti> e m port.e) des hauteurs qu'i l avail a ttcintes (Iorsque ~0VO, 7tP0, f1.0VOV - unique en face de l'u niq ue, - grace a lexercice et la meditation de la mort, il oubliait toute peur et toutes les menaces qui ferment aux hommes l'ent ree de la verite derniere). et il est retomhe de nouveau la ou le gl'ancl Parmenide lui-memo ivzyxC(~';~Z'Jo:; ixo/,u8eiv TOt, tfcl<vop.ivot:; nosc rien chercher da utre que cette '~oov'~ o htenue par la contemplation de ce qui est, de letro eree, et forme sans lui et avant lui. Et non seulement Parmenide, Ies dieux eux-ruemes, ;_vc(yx'Z~0~2vr)t tJ7t' O'';T'~' T'lj, &h/Je[C(:; (co nt raint s par la veritt') ont refuse riP crer-r et de modifier quoi que ce so it dans lunivers. Platon na pas reussi a conva incre-
JiS
REVUE PHlLOSOPHIQUE
'Aviyx'Yj, 'Aviyx'Yj a trompe Platen. Pour Ie « plaisir » d'etre avec tous et de penser comme tous, il lui fallut tout ceder. 'Av:fY"'1J est res tee la souveraine du monde, Ie monde entier lui appartient et Ie 't"'ik ~p.'ij, ~ouA-.]crew, est devenu une ombre. Et en meme temps, In caverne, ainsi que tout ce qui se passe dans la caverne, est l'edf'venue le royaume de Ia seule et derniere realite, hors laquelle il n'y a ni etre ni pensee,
VIII
Aristote a rernporte une victoire complete sur Platen, et ce qu'il a etabli, edifie, est reste debout jusqu'a nos jours.
Nicolas de Cusa ecrivait ; inter dipinam menlem et nosiram id interest quod inler [acere ei videre.· Divina mens concipiendo creal, nosira concipiendo assimilai sezz iniellectuales [aciendo oisiones. Divina mens est vis e/Tecliva, nostra est vis assimilatioa, II semble -que ron retrouve ici cette pensee de Philon qui s'appuyait sur In
Bible; (, y~p 60:0, Aeywv &p.O( 7tOtc:t 0 ).6yo, lpyov '~v O(u't"ou 1. Mais on sail, que dans son desir de concilier les Ecritures Saintes avec In sagesse grecque, Phil on avait deja affaibii la signification et la portee du biblique et dixit Deus. Chez Nicolas de Cusa, qui se trouve au seuil de I'histoire moderne, le rapport entre Ia creation et la pensee est completement rompu. II pense deja cornme I1n Grec et si ron debarrasse la phrase que nous venons de citer de sa couche superficielle de theologie chretienne, c'est-a-dire provenant de la Bible, on peut facilement y decouvrir le semper paret, semel [ussii que nons connaissions bien. Nicolas de Cusa sentait que Dieu est loin, si loin qu'il vaut mieux ne pas essayer de I'atteindre, rnais accepter une fois pour toutes notre destinee mortelle, non pas [acere, mais oidere et concipiendo assimilare ; et il considerait que pour I'homme Ie principe adaequaiio rei ei intellectus est Ie principe universal de recherche de la verite, qu'il s'agisse des verites positives ordinaires ou des derniers problemas de Ia metaphysique. Et si Nicolas de Cusa pensait ainsi, lui qui tenait encore de pres aux conceptions bibliques du Moyen Age (bien qu'on Ie considere a juste titre comme le precurseur de la philosophie
J. Car Dieu en parlant agit: sa parole etant dejaun acto.
L. CHESTOV. - DES ~<JCI{CES DES VERITES ~IETAPHYSIQl:ES :;9
nouvelle), que d ire a lors des temps modernes et de la facon dont ils deva ient limiter les droits et les possibilites de la pen see hurnaine ? II est vrai, et c'est ce qu'il ne fautjama is oublier, que la peur de Ia liherte est. sans contredit Ie trait fondamental de notre nature, peut-etre deforrnee mn is vraie , Au fond de l'ame nous aspirons a limiter Dieu lui-meme , a arreter son activite creatrice, son droit au jubere, au 1:'~<; £p..~<; ~f)UA'~crEO)<;, II nous semble que meme pour Dieu, il vaut mieux ne pas commander, mais obeir, <[ue la la vo lonte de Dieu, si on ne Ia soumet pas a un principe eternel, tornbera dans l'arbitraire, dans Ie caprice. Je ne parle c!t'ja pas de St Thomas d'Aquin qui ne po uvait et ne voulait consid erer les Ecritures autrement que dans le cadre de la philosophie aristoteIicienne, et qui a enseigrie aux generations qui suiviren t a a pprecie r ce cadre autant que ce qu'Il contenait.. Ma is un penseur auss i fo ncierement chretien que Duns Scot ne se sentait en paix que Iorsqu'Il parvenait a se convaincre q uil existe au-dessus de Dieu quelque chose qui Ie lie, que POllI' Dieu lui-memo I'irnpossible existe : lapidem nee polesl (Deus) bealificari potentia absolula nee ordinata. Pourquoi avait-il besoin cl'une telle affirma tion? II a urait pu, s'il I'avait voulu , se souvenir facilement de ce qu'on raconte clans Ia Genese : Dieu a cree l'homme de Itt poussiere et a heni l'homme qu'il a cree de la poussiere. L'a-t-il fait polentia ordinate ou potentia absolula, peu importe; quoi qu'en elise Scot, il I'a fait. Mais Duns Scot craint d'accorder a Dieu une so uverainete illimitee, il s'imagine peut-etre que Dieu lui aussi craiht cette souvera inete. J e pense que si on interrogeait Duns Scot on decouvrirait que Dieu non seulement ne peut pas beaiificare lapidem, mais est incapable d'accornplir nombre d'autres choses encore. DUllS Scot aura it certainement repcle apres saint Augustin : esse poiesi justitia Dei sine oolunlaie iua, sed in te esse non palest praeler ooluniatem luam .... Qui ergo fecit ie sine te non te justificai sine te. Ergo fecit nescientem juslificat ooleniem, Et apres Aristote iI a urait rep etc Ips paroles dAgathon (Eth , Nic. 1139, bGIO).
f-L0V0V l~P C(;,~'t'Ou e€O~ 0'7€p{Ij'Xc't'7.t ;'y~v·r(C'x itOt€tV 7l.7Ci' ;." '(, 7t'E7tPXj11-EV~ I
1. Car une seule chose est impossible 11 Dieu : Iai r» que ce 'lui a etl' n'ait pas ete,
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On pourrait decouvrir encore nombre de choses impossibles a Dieu, et la philosophie qui prend pour point de depart le principeque la science du possible precede la science du reel, obtient enlin ce qu'il Iui faut, quand elle se heurte a des obstacles aussi insurmontahles pour Dieu que pour les hommes, C'est ce qu'on appelle les verites de la raison ou ueritates aelernae : car ce qui est insurmontable pour Dieu, rest definitivement et pour toujours. Et Ie plus important, c'est que non seulement il est donne it l'homme de sa voir qu oil y a des obstacles insurmontables devant lesquels Dieu Iui-merne doit s'incliner, maisque I'homme peut distinguer (au moyen de ses yeux spirituels evidemment.) ces choses insurrnontables dans l'etre et le reel. Nous avons entendu que Dieu ne psut beaiificare lapidem, qu'il ne peut sauver I'homme praeier voluntatem suarn et ne peut faire que ce qui a ete n'ait pas ete, II y a beau coup de ces « il ne peut )~ qui se dressent aussi bien devant Dieu que devant les hommes : ex nihilo nihil fit, le principe de contradiction, etc .... La totalite de ces ts: on ne peut » et des « on peut » qui leur correspondent, forme toute une science. Cette science qui precede tout autre sa voir, qui precede meme la rea I itt', est Ia science philosophique fondamentale. Et les hommes, et les dieux, doivent la recevoir £Ie celte memo 'A'IiYX-1i qui, elle , n'apprend rien, ne sait rienet ne veut rien savoir, qui ne sinteresse it rien ni a personne et qui, malgre cela, sans le vouloir et sans y tendre, s'est dressee si haul au-dessus de tout ce qui exist e, que lesdieux et les hornmes deviennent tons egaux devant elle, eg;aux en droits ou plus exactement egaux en absence de tout droit, C'est ce que Hegel a admirablement exprime dans sa « Logique » avec le courage prudent et habile qui le caracterise : " On doit par consequent considerer la logique, ecrit-il, corume le systeme de la raison pure, comme Ie royaume de Ia pensee pUt'e. Ce royaume est la verite sans 'Voiles, telle qu'elle est, en elle-rnerne et pOUI' elle-meme. C'est pourquoi on peut dire que son contenu est l'image de Dieu, tel qu'il est dans son essence, avant la creation du monde et de l'esprit fini. » Une dizaine de pages plus loin, Hegel, comme s'il avait oublie qu'il ecrivait Dieu avec une majuscule, nous declare: « Le systeine de la logique est le royaume des ombres, Ie monde des essences simples, pures de tout etre cone ret et sensible. » Evidernment, Hegel aurait pu rapprocher Iui-meme
L. CHESTOV. - DES SOCll.GES IlE~ Vf:RITf:~ ~If:TAPIIYSIQLES 61
Ies deux passages que no us venom; de citer. AIOl's Ie lecteur aurait compris aussitot ce que c'est que Ia verite sans voi les et ce ''I u'est ce Dieu qui existait avant la creation d u monde et de l'esprit. concret. Mai« Hegel, Ie plus hardi des cont rebandiers ph ilosophiques, {>tait le fils de son temps ot sava it. quand il Ie fallait, passel' so us silence certaines choses, cornmc il savait aussi eviter les rapprochements inutiles. La Iogique est l'image de Dieu , tel quil etait avant la creation du monde, la logique est Ie royaume -des ornhres (des ombres et non point des esprits, c'est dit intentionnellement). Done, Dieu, lei qui l est, est Ie roya ume des ouibres? :\Iais pas d u tout, vous dirorit les nornbreux admirateurs de lIege!. Hegel Mail un croyant , un chret ien convaincu, II ad ora it Dieu en esprit et en vPI'ite, co mme l'exigent les Sa intes Ec rit ures. C'est indeniable , chez nul autre ph ilosophe on Ile rencontre a ussi souvent les mots « esprit» et « verite », Et puis, il appelait Ie christianiame la religion absolue, disait que Ie Verbe eta it devenu chair, reconnaissait la Trinite et les sacrements et « presque » tout ce qu'enseigne Ie chri st ianisme, et cherchait it lui donner un e base philoso phique. C'est exact. Et il est encore plus exact que Ie christia nisme hegelien, comme tOlllJe la philosophie hegeIienne, fondee sur Aristole. correspond on ne peut uiieux it let at d'espl'it modsrne. II est possible, il est meme tres probable, que si Hegel a vait ete cathol ique , i l aurait ete reconnu doctor ecclesiae et aurait remplace St Thomas d'Aquin qui est dans une large m esu re perime e t cloit etre corrige o u , comrne on dit pOLlr eviler les conflits, intcrprete. Mais lisez une page de In « Philo sophie de la religion» et vo us saurez que lle est l'essence d u christ ian ism e , OLI plus exactement, comment le christianisme doit se « transformer » pour satisfaire it la fois « l a raison et la conscience» de l'hornme european, eduque parr' A'J'l,yxljnristotelienne, ou plus exactement encore: comment s'cst t ra nsforme Ie ch rist ianisrne tombe sous le pou vo ir de 'Av'i.yx·Ij. « 11 est possible quen religion la foi commence par Ie miracle, mais le Christ l ui-rneme pa rlait co ntre les miracles. II denoncai I Tes pretentious des J uifs ,qui exigeaient de lui des miracles et disait it ses disciples: l'esprit vo us conduira it toute verite, La foi basee SUI' des choses aussi c x t erieures n'est qu'une foi formel le et el le d oit ceder la place it la vraie foi. S'i l u'en est pas a insi, a lors if [audra exiqer des
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hommes qu'ils croient a des choses auzcquelles ils ne peuueni plus croire a un certain degre d'inslruclion (c'est moi qui souligne). U ne telle foi est une foi qui a pour contenu le fini et le contingent, ce n'est done pas une vraie foi , car lecontenu de la vraie foi n'est pas contingent. Que les hotes des noces de Cana aient bu plus ou moins de vin, cela n'a aucune importance. La guerison d'un bras paralyse n'est aussi qu'un pur hasard, des millions d'hommes ont les bras paralyses, et personne ne les guerit.· Ou bien, on racont e dans l'Ancien Testament qu'au moment de l'Exode, les Ju ifs marquerent leurs maisons de signes rouges, afin que range du Seigneur puisse les reconnattre : comme si sans ces signes range n'aurait pu distinguer les maisons des J uifs. Une telle foi ne presente aucun interet pour l'esprit. C'est contre cette foi que sont diriges les plus mechants sarcasmes de Voltaire, 11 dit entre aut res, que Dieu aurait mieux fait d'enseigner aux J uifs I'immortali tp de l'ame que de leur apprendre it aller it la selle. (Deuter. 23, 13-15,) Les lieux d'aisance deviennent ainsi Ie contenu de la foi. »
Hegel parle rarement d'une maniere aussi franche, II eta it a bout de patience sans doute, et revela presque tout ce qu'il avait accumule ensson ame au cours de son long apostolat. Comment peut-on exiger d'hommes instruits qu'ils croient serieusement aux noees de Cana, a la guerison des paralytiques, it la resurrection des- morts, ou qu'ils considerent comme un Dieu celui au nom de qui sont ecrits les versets 13-15 du vingt-troisieme chapitre du Deuteronome? Et Hegel a raison, on ne pent exiger de tel les choses, et. non 'seulement des gens cultives, mais aussi des hommes du peuple. Mais est-ce que les Saintes Ecritures exigent la Foi? De lui-memo l'homme ne peut se procurer la foi, cornme il n'a pu se procurer l'etre. C'est ce que Hegel ne soupt;onne memo pas, Une teUe idee u'entre pas dans la pensee d'un honuue instruit. Hegel ecrit : « Le savoir ou Ia foi, car la foi n'est quune forme particuliere de savoie. » C'est ce que no us pen sons tous. Et en effet. si Ia foi n'est que le sa voir, alors les noces de Cana ou Ia resurrection de Lazare ne sont que des inventions absurdes dent il faut proteger aussi bien les gens instruits que Ies homrnes du peuple. Et alors les Ecritures, l'Ancien comme le Nouveau Testament, ne sontqu'invention et mensonges, cal' ces livres n'exigent pas, mais presupposent la foi en ce qui est incompatible, com ple-
L. CHESTOV. - [lES SOl:RCES DES VERITES ~IETAPHYSIQCES 6;31
t ement incompatible avec Ie sa voir. Hegel n'est evideuunent pas al le j usq ua u bout. Mais il n'est pas difficile de Ie dire a sa place, et il faut le dire. II ne s'agit pas seulement de Hegel, mais de nous
ous, de la pensee qui nous est commune a tous. L'argumentation, de Hegel n'est meme pas originale, ce n'est pas en vain qu'il se refere a Voltaire. II a urait pu se referer a Celse, qui quinze cents a ns avant Voltaire avait dit tout ce qu'on peut dire centre les Saintes Ecritures, et qui, comme il convenait a un homme cultive (il ya quinze cents ans il y avait deja des hommes aussi cultives que Hegei et nous tous qui avons ete a I'ecole de Hegel), se mettail en fureur a Ia pensee qu'il y avait des hommes, pour lesquels Ia foi ne sidentifie pas, mais s'oppose.all sa voir.
;\'01l8 Ii sons dans la Bible: « Si vous aviez la foi comme un grainde seneve vo us diriez a cette montagne: « transporte-toi d'ici a la, e lle s'y transporterait et rien ne vous serait impossible. » (xed o'~o~v a.ouVCX"t"~~Ij'Et up.Tv.)
Hegel ne rappel le pas ces paroles. II lui semble q u'el les sont plus difflciles a adapter que Ies noces de Cana et la resurrection de Lazare, qu'il est plus difficile de s'en deharrasser. Selon moi, cest a tori: I'un est aussi facile ou difficile que I'autre. Que Ia montagne se transport e ou ne se transporte sur l'ordrc de I'honune , la chose est du domaine du fini, du contingent et, par consequent, ne presente pas grand interet pour nous. Et puis Hegel ne Ie dit nulle part, mais il le pense surement : les moniflgnes sont deplacees precisement par ceux qui manquent de cette foi dont parlent Ies Ecritures. C'est Ia la signification secrete de ses mots: « Das Wunder ist nul' eine Gewalt tiber natUriiche Zusammcnhange und da mit nul' eine Gewalt tiber den Geist » : Ie miracle nest qu'une violation des rapports naturels des choses et pal' la merne une violation de l'esprit. Hegel n'attendait rien de la foi; tous ses espoirs, illes placait dans la science, dans le sa voir. EI si « l'esprit )) est I'incarna tion de Ia science et du savoir, il faut reconnaitre avec Hegel que Ie miracle est une violation de I'esprit. Mais nous avons YU autre chose, no us avons vu que Ia science et Ie sa voir sont nes de r' Av::fyx''l, que Ia naissance d u savoir elait une violation de l'arne hurnaine. De eel a Hegel ne parle pas, C'esl Ull contrebandier audacieux et veritablernent g'enial, et il sail fa ire passel' les marchandises d efendues sous les yeux des,
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gardiens les plus vigilants. Les miracles evangeliques sont une violation de l'esprit tandis que l'assassinat de Socrate a ele pel"petre avec le consentement et l'approbation de I'esprit, parce que les miracles violent les rapports naturels des choses, tandis q lie I'assassinat de Socrate ne les viole pas. II semblerait au contra ire que ce sont ces rapports naturels des choses qui constituent la plus grande violation de I'esprit, Ici Hegel est impuissant, ma is il n'ose pas avouer sa faibiesse et la dissimule sous Ie mot solennel -de Iiberte, L'ennerni mortel de Hegel, Schelling; pensait sur ce
sujet de meme que Hegel. Et c'est dans la nature des choses : .celui qui s'est retourne en arriere voit la necessite, et celui qui voit la necessite est metamorphose en pierre, en pierre douce de .conscience. Pour celui-la, Ies noces de Cana, la resurrection de Lazare, l'empoisonnement de Socrate, I'ernpoisonnement dun
chien, tout devient contingent etfini, pour celui-la I'unique source
de la verite est la raison, et Ie seul but eSll'acquiescentia in se ipso, dont il est dit : ex ratione oriiur et summa est, quae dari potest,
IX
Kant est considere comrne le destructeur de la metaphysique et ron voit en Hegel Ie philosophe qui a rendu a la metaphysique les droits que lui avait. arraches Kant. En realite, Hegel n'a fail -qu'achever l'ceuvre de Kant ', La conviction que la foi c'est Ie savoir, l'hostilite centre les Saintes Ecritures, soigneusemenl ·cachee sous l'apparence du respect, la negation de Ia possihilite meme d'une autre participation a la verite que celie qu'offre la science, tout cela temoigne suffisamment du but que Hegel setait propose. Pour lui, il n'exlste qu'une seule source de verite, il est « convaincu » que tous ceux qui voulaient trouver Ia verite
.allaient toujours et partout vers les sources d'ou decoulait sa propre philosophie. Dans sa « Logique » il ecrit ; « Die Fahigkeit des Begriffes besteht darin, negativ gegen sich selbst zu scin , sich gegen das Vorhandene zuruckzuhalten und passiv zu machen, .damit dasselbe nicht bestimmt VOIll Subjekte, sondern sich, wie es
1. Voyez Ie livre remarquable de Richard Kroner Von Kant bis Hegel, Je meilleur -de tous ceux qui ont ete ecrits sur I'histoire de I'idealisme allemand.
L. CHESTOV. - DES ';O{;RCE:' DES VERITE~ ~IETAPHYSIQ{;ES 65
lJl sich se lbst ist., zcig en konne , » (Le caractere du concept conBiste a se nier soi-rneme et a derneurer passif a l'egal'd de ce qui est, afin que ce dernier ne soit pas determine parle sujet et puisse se mont rer tel qu'il est en soi.)
Et dans la Philosophie de la religion il declare: « In del' glaubensvollen Andacht vergisst das Individuum sich und ist "on seinem Gegenstande erfiilIt. » (Etant plonge dans la priere, I'individu s'oublie Iui-merne et se trouve rempli parson objet.)
S'il en ('st a insi, il est evident que « in del' Philosophie erhalt die Religion ihre Rechtfertigung vom denkenden Bewusstsein ... Dqs Denken ist del' absolute Richter, 'lor dem del' InhaIt sich bewahren und beglaubigen solI »,
Et du christianisme merne qu'il appelle Ia religion absolue, il «lit d'un ton qui n'admet pas la contradiction: « Del' wahrhafte christ.liche GiaubensinhaIt ist durch Philosophie z u rechtfertigen. » Cela veut dire: l'etre se situe entierernent et sans residu dans Ie plan de la pensee raisonnable et tout ce qui, ne fut-ce que -de loin, suggere la possibilite d'une autre dimension, doit etre energiquement repousse comme fantastique et inexistant. « \Vie -der Mensch das Sinnliche zu Ierrien hat, auf die Autoritat hin, weil es da ist, weil es ist, wie er sich die Sonne gefallen zu lassen hat, wei I sie da ist, so muss er sich auch die Lehre, die Wahreit gefallen lassen. » (De me me que I'homme doit apprendre a connaltre Ie monde sensible vu que celui-ci est ce qu'il est, de m eme que l'hornme doit accepter le soIeiI parce quil est Ia, devant nous, I'homrne de memo doit accepter la doctrine, la verite.)
Quoi que fasse Hegel, quels que scient ses efforts pour se convaincre lui-meme et convaincre les autres que la liberte est POlll' lui plus chere que tout au monde, finalement il revient au vieux moyen, reconnu et comprehensible pour tous (c'est-a-diro raisonnahle) : a. Ia contrainte. Dans la region metaphysique , ou habite la philosophie, comme dans la region ernp irique, OU vivent les sciences positives, regne et gouverne sans partage cette 'Av:xyx'1j dont nous ont ta nt parle Aristote et Epict ete , Qu'on le veuillo ou non, on doit reconna1tre co qui est donne par les sens, de merne qu'on ne peut €Schapper aux ver ites de la religion qu'Hegel appelle christianisme, mais qui n'a pas besoin du christianisme, cal', .comme nous nous en souvenons, la science de la logique co ncoit
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sans l'aide du christianisme Ia verite telle qu'elle est en ollememe et pour elle meme, sans voiles, ainsique Dieu tel qu'il est en son essenceeternelle, avant Iacreation du monde, Je ne sais pas si Hegel s'est itrahi par inadvertance en reunissant d'une facon si tangible les verites de la realite concrete des sens, aux verites religieuses dans la notion ge,nerale de verite qui contraint , ou s'il a souligne sciemment les liens indestructibles qui existent entre les connaissances metaphysiques et positives, Je suis tentc de croire qu'll l'a fait sciemment, de meme qu'en parlant des noces de Cana et de fa guerison des paralytiques il a conclu par Ies :;<11'casmes de Voltaire. Que ce soit sciemment ou non, il est clair en tout cas que ni la metaphysique pour lui, ni la religion ne peuve nl puiser leurs verites Ii d'autres sources que celles qui nous enseignent, pour employer la forll{ule de Spinoza, que la S011l1l1e des angles d'un triangle estegale a deux droits, et celabien que deja dans la Phenomenologie de l'esprit il parle avec arrogance et mepris des methodes des mathematiques. Voila pourquoi j'ai dit que Hegel avail acheve l'oeuvre de Kant. On sait que POlll'
-Kant, la metaphysique se ramenait Ii trois problemas fondamcntaux : Dieu, l'innuortalite de l'ame et Ie Iilire arbitre, Lorsquil posa la question: la metaphysique est-elle possible? 11 partait de In supposition que la metaphysique n'est possible qu'au cas ou In reponse a ces trois problemes nous sera fournie par la meme autorite qui nous eclaire quand no us demandons si 1'0n peut inscrire des rombes dans une circonference OU faire que ce qui a ete devienne inexistant. Or d'apres Kant, a la question -: peut-on inscrire un rombe dans Ia circonference ou faire que ce qui a ete nait pas He, nous obtenons des reponses tout a fait precises, oLligatoires pour tous, ou comme il le dit, universelles et necessaires : on ne peut inscrire un rombe dans une circonference ou faire quo ce qui a etc n 'a it pas ete; mais on ne peut obtenir de telles reponses aux trois problemas metaphysiques : il se peut que Dieu existe connne il se peut que Dieu n'existe pas, il se peut que l'ame soit immortelle, comme il so peut qu'elle soit mortelle, Ie libre arbitre existe ou n'existe pas. Toute la,« critique de la raison pure » se ramene au fond a ceci. En outre, si.Kant avait exprinie sa pen see jusqu'au bout ou plutot s'il avait formule moins discretement ses conclusions, il aurait dit : Dieu n'existe pas, l'am o
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(qui ri'existe pa;; non plus) est mortelle, le libre arhit re est un my the.
:\Iais Kant adniet, a cote de la raison tlieorique, une raison pratique. Et quand nous adressons les memes questions a la raison pratique la situation change du tout au tout: Dieu exist e, l'ame est inunortelle, Ie Iibre arbitre existe. Pourquoi et comment Kant a transfere a la raison pratique les po uvoirs qu'il a arraches sans pilie a In raison theo rique, inutile d'insister Ia-dessus : tout Ie monde le snit. Ce qui est important, c'est que la meta physique de Hegt>! ne se distingue au fond en ri en de Ia raison pratique de Ku nt , Autrement dit, In raison pratique de Kant contenait deja so us uno forme incomploternent developpee toute In metaphysiq ue de Hegel. Ce la semble presque paradoxal, mais c'est ainsi et eels ne p ou va it etre' a utrernent , puisqu'ils partaient tous deux de la conviction traditionnelle qu'il n'y a qu'une seule source de vCritt.' et que In verite est ce a quoi tout hornme peut eire amerie pal' contraint e. Presque chaque page des ecrits de Hegel nous rt;yeIe I'or-igine de sa metnphysique, nee de la raison pratique de Kant. Tel est Ie sens de sa preuve ontoIogique de I'exist ence de Dieu : chez Hegel, cornme chez Kant, ce n'est pas la raison lheorique, mais In raison pratique qui prom·e.
Cola ressort encore plus clairernent de cette pensee de Hegel : « Wcnn del' Mensch Boses tut, so ist dies zugleich als ein an sich Nicht iges vorhanden, libel' das del' Geist machtig ist , so das del' Geist die Macht hat, das Bose ungeschehen zu machen, Die Reue. Busse, hat Jiesen Sinn, class das Verbrochen , durch die Erhebung des Menschen zur Wahreit als ein an und fur sich Ueberwundenes g-l'\\"usst wird , das keine Macht fur sich hat. Dass so das Geschehene ungeshehen gemacht wird, kann nicht auf sinnliche Weise gesclwhen. Abel' auf geistige Weise, innerlich, » I). Toute la metaphvsiq ue de Hegel est ainsi construite : La ou Ia raison theorique sarret e. scnta nt son impuissance et son incapacite dentreprendrc quoi que ce soit, Ia raison pratique arrive a son secours et declare q uel le a remedc it tout. Les terrues seuls different: au lieu de " raison pratique » Hegel dit : Geist. Nulle force au moncle evidplllment ne peut fa ire que co qui a ele une fois ri'ait pas etc. et Ies crimes cornmis, nrerne les plus terribles, Ie fratricide de Cam, In t ra hison de J udas, resteront cornmis pour lelernite. I1s appar-
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tiennent au domaine de la raison theorique et par lit me me ils se trouvent soumis au pouvoir de l'implacable 'Av'l.yxY), qui ne se laisse pas convaincre, Mais il n'est nullement indispensable que ce qui a ete une fois n'aitpas He dans le monde sensible et fini , de meme que nous n'avons nul besoin des noces de Cana ou de la resurrection de Lazare. Tout cela rompt les rapports naturels et, pal' consequent, fait violence it l'esprit, la raison pratique a trouve quelque chose de bien mieux : «<interieurement »), « spirituellement », par Ie repentir, eUe fait que ce qui a ete n'existe pas. lei, cornme cela arrive frequemment.a Ia lecture des ceuvres de Hegel, on se demande s'il dit vraiment ce qu'il pense, ou si, parson .intermediaire, c'est 'Av'l.yx·fJ qui parle, apres l'avoir hypnotise el metamorphose en pierre douee de conscience. On peut encore .admettre que s'ils n'avaient pas connu le repentir, CaIn et Judas auraient oubliace qu'ils avaient fait, et que leur crime a u rait .ete noye dans Ie Lethe. Mais Ie repentir est precisement Ie repentir parce qu'il ne peut s'accornmoder de ce qui est arrive. C'est lorigine de la legende du Juif errant. Et si vous n'aimez pas les Iegendes, je vous rappelle Ie temoignage dePouchkine :
Le long rouleau de mes souvenirs se deroule devant moi.
Et en Iisant ma vie avec degout, J e tremble et maudis,
Je me plains amerement et amerement je pleure, Mais je ne puis effacer ces lignes accablantes.
Pouchkine n'a pas tue son frere, il n'a pas trahi son divin maitre, mais il sait qu'aucune raison pratique, aucune verite, meme celie qui d'apres Hegel existait avant la creation du monde, ne peut lui donner ce it quoi aspire son Ame.ll faut croire que Pouchkine jugeait autrement que Hegel des noces de Cana, et de la resu r.rection de Lazare; il ne lui semblait pas que les recits des Sa intes 'Ecritures dussent etre soumis it la verification de (( notre pensee -qui est le seul juge », et que la rupture des rapports naturels fut, une violation deJ'esprit. Pour Hegel, cornme pour Kant, la foi ou ce qu'ils appellent « foi », se trouve so us la tulelle eterriell e ·de Ia raison. « Del' Glaube abel' beruht auf dem Zeugnisse des ·Geistes, nicht von -den Wundern , sondern yon del' absoluten Wahrheit von del' ewigen Idee, also dem wahrhaften Inhalte ~
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und von diesein Standpunkte aus hahen die Wunder ein geringes Interesse 1. »
J() sens quil faut de nouveau corriger les derniers mots de la phrase citee et dire non pas; « les miracles presentent un pietre interet » mais « les miracles ne presentent aucun interet », comme l'affirmaient les stoiques : tout ce qui n'est pas en notre pouvoir est &odq;opov (indifferent). Ou bien - et c'est alors qu'apparaltrait son veritable « interet» ou plutot Ie postulat fondamental de sa pe nsee, - il faut declarer que tous los miracles, ceux dont temoigrie Ia Bible, et ceux qu'on rapporte dans les Mille ei une nuiis, ne sont qu'un fatras sans valeur, rejete par Ia raison theorique et tout a fait inacceptable pour la raison pratique. Ou bien, comme Ie d isa it Kant; Deus ex machina est la plus absurde de toutes Ies suppositions; l'idee d'un etre supreme prenant part aux affaires des horn mes signifie la fin de toute philosophie. La pen see de Kant ct de Hegel repose entierement sur ce principe. Merne l'innocente harmonia praestabilila de Leibniz etait pour eux un objet d'horreur et de degout, comme Ies idoles pour Ies prophetes bibliques; L'harmonia praestabilita, c'est encore toujours ce Deus ex machina qui, si on I'accepte, fera tot ou tard sort.ir l'homme de lorniere de la pensee norma Ie. Kant et Hegel, il est vrai, etaient injustes envers Leibniz. Jamais Leibniz ne tenta de faire sortir qui que ce soit hors de la norme ou de I'ornier-e.vS'il admettait Yh armonia praesiabiliia, ce n'etait que pour une seule fois, comme Seneque pal' exemple, a vee son semper paret, semel juseii, Pour Leilmitz aussi Ia pen see basee sur Ie jubere semblait monstrueuse et barbara. Consensu sapietitium, Ie Deus ex machina et l'Etre supreme etaient toujours chasses par les philosophes hors des limites de l'etre reel. dans la region de I'eternellement fant ast ique ....
Mais no us demandons une fois de plus: pourquoi, de quel droit Deus ex machina est-it considere comme une supposition absurde et I'Etre supreme est declare I'ennemi des recherches philosophiques? Lorsque Ie chirniste, Ie physician ou Ie geologue se detournent du Deus ex machina, de l'Etre supreme, ils ont POUI'
L La foi se ronde surl e temoip:nage de l'esprit ; non pas sur Ies miracles, mais sur la verite absolue de I'rdee eternelle, done sur un vrai contenu. De ce point de vue Ies miracles ne presentent que faihlt' interet.
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eel a leurs raisons; l\Iais un philosophe, et surtout un philosophe ayant entrepi-is la critique de la raison purE', cOIllIl{ent' ne voit-il pas que Ie Deus ex machina a tout autant de droits a: l'existence {{ue n'importe quel jugement synthetique ?Et on ne peut en tout cas le qualifier a priori de supposition absurde, Et pourtant , il suffit de lui reconnattre quelques droits, ne fut-ce que' les plus minimes, pour que toute Ia « critique» s'ecroule , Alors il a pparattra que articulus sianiis et cadeniis de la philosophie de Kant et de tous ceux qui l'ont suivi , dependait d'une ombre, d'une idee, n'ayant aucun rapport avec la realite, Ou pour mieux dire: l'idee que Ie Deus ex machina (Hoheres \Vesen) est la plus absurde de toutes les suppositions possibles, a ete suggeree a Kant et a ceux {lui I'ont suivi par cette marne 'Av:l:yx:1) qui ne se laisse pas convaincreeta Ie don de metamorphoser en pierres tous ceux qui la regardent. Et sa force de suggestion etait telle que Kant ne pouvait jamais ni eri realite, ni en reve, ni seul, ni en presence d'autrui, s'arracher au pouvoir de 'cette idee. Toute In rea lite se trouve passee en quelque sorte au laminoir et introduite de force dans Ia pensee a deux dimensions, qui en effet n' « admet » (c'esta-dire se 'refuse a contenir) ni le Deus ex machina ni le Hoheres lVesen, et a cause de cela considere cornme une absurdite tout ce qui porte l'empreiIite de I'imprevu, de la liberte, de I'initiative. tout ce qui cherche et desire, non pas I'etre passif, mais l'act ion creatrice que rien ne lie et ne determine. C'est sur ce plan tIue s'installa egalement « I'esprit » de Hegel qui, nonobstant sa trop fameuse Iiberte, fut lui aussi bien avant la creation du monde probablement condarnne a tourner dans Ie cercle « worin das Erste auch das Letztze und das Leztze auch das Erste ist». Pour Hegel, comme pour Kant, comme pour Fichte et Schelling '(surtout pOll!" Ie Schelling de Ia premiere periode) I'idee de connaissance et l'idee de verite etaient indissolublement Iieese l'idee de mecanisme. Chez Fichte et Schelling nous trouvons merne des expr'essions telles que « Ie mecanisme de l'esprit humain ». Kant insiste sur cette proposition qu'il est absolument impossible de pl'OllYer que les organismes ne peuvent ~tre produits par un moyen purement mecanique et nature!.
Et dans Ia I( Critique de Ia raison pure » nous lisons ceci : " Wenn wir aile Erscheinungenseiner (menschlisher) Willkur auf
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(It'll Grund erforsclien konnten, so wurcle es keine menschliche Handlung geben, die wir nicht mit Gewissheit vorhcrsagen lind am; ihren vorhergehenden Bedingungen als notwendig erkennen konncn I. » Je dernande de nouveau (et l'on ne peut cesser de poser cette question, quand bien merne sa repetition constante irriterait et fatiguerait l'auteur et ses Iecteurs) : d'ou vient chez les grands philosophes allemands cet attachement au « mecanisme », comme si des 1'enfance ils avaient fait Ie serment d'Hanniba l de ne pas s'arreter avant d'avoir renverse le detestable Deus ex machina? D'ou provient d'une maniere plus generu le , dans toute Ia philosophic de tous Ies siecles Ia conviction que c'est dans Ie mecanisme, dans Ia « Selbstbewegung », dans Ie mouvernent en cercle qu'il faut chercher Ie mystere dernier de Ia creation? Les ideal istes allemands aimaient toujours a parler de la libel'te et g'lorifiaient sans fin Ill. liberbe , Mais quelle liberte peut-il bien y a voir la ou tout est naturel , ou regne le mecanisme? Et Platon n'etait-il pas plus pres de la verite, quand il ncus parlait des prisonniers de sa cav e rne , ou Luther avec son de servo arbilrio; ou Spinoza qui avouait ouvertement, que tout ce quil {'cl'ivait il I'ecriva it non pas parco quil Ie voulait Iibremoub, mais sous I'act ion d'une contrainte exterieure ? De telles confidences, ainsi que les tcrreu rs qui en decou l cnt (Ia cra inte de Dieu) sout lindice d u pressentiment tout au moins du l'{>veil et de Ia del ivrance (ici-bas, Ies hommes ne connaissent probablernent pas Ie r{~veil veritable de Plotin 7.hl()l'l·~ €iP'~yop(nc;), ou de la nostalgie de In liherte, et IlOUS mont rent que no us a vons affaire, non pas a des pierres donees de conscience, mais a des hornmes vivants,
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La metaphysique de Heg-el et la raison pratique de Kant s'abreuvent a la meme so urce et se trouvent sur Ie meme plan, Lcs tentatives modernes pour surrnonter Ie formalisme de Kant,
I. Hi nous pouvions penetrer jusqu'au fond tous les phenomenes de son a rhil re , il n'y aura it pas uno seule action humaine qu'on ne put certainement predire €t connattre cornme neccssairc, en partant de cos cond itions anterieures. (K, d. I'. V. 578 II.)
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et pour construire une ethique materielle, eiaient condarnnees d'avance a l'insucces. Extraire le formalisme de I'ethique, cest detruire I'ethique, Le formalisme est I'ame de I'ethique, de merne que la theorie est I'ame de la connaissance, C'est uniquemenl Ie formalisme qui rendit possible ce qu'on appelle I'ethique autonome. la seule qui merite Ie nom d'ethique.
Evidemment, VQp.o, ... iV'rwv flV"lre-wv l(Oct dl)!l(v:hwv ~0('JtA5U, (Ia loi regne SUI' to us les mortels et les immortelsj.nous l'avons deja enlendu de Platon. Mais il y a autre chose qui n'est pas moins essentiel :
I'ethique vit conformement a ses lois propres, qui ne sont pas les memes que celles qui regissent les autres domaines de l'etre.
C'est ce qu'il ne faut jamais ouhlier, sinon les constructions de Kant et de Hegel perdront leur signification et leur importance. Deja dans la « Critique de la Raison pure », le role de l'ethique dans la conception du monde de Kant est fL"e d'une maniere suffisamment precise, de meme que dans Ia « Phenomenologie de l'esprit » de Hegel on peut facilernent discerner les contours de sa philosophic de l'histoireet de sa philosophie de la religion. l\lais c'est dans sa « Critique ,de Ia raison pratique)} seulement que I'idee de l'ethique autonome apparatt a decouvert sous son aspect veritable. II ~' a lieu decroire que Hegel qui critiquait si violernment I'ethique de Kant devait beaucoup a celle-ci. Elle lui permit de garder les preceptes de Spinoza, auxquels' Hegel ne put jamais renoncer (sub specie aeierniiatis sell necessiiaiis, qu'Il traduit par: « adoration en esprit et en verite ») et de conserver en meme temps cette "attitude, ce ton solennel-auxquels donne droit I'elevation de la pen see et qui, aux yeux des gens presses, rap· prochent la philosophie contemplative, vassale de 'AV1'''()("tj, de la religion. Et certes, si une ethique peut pretendre a I'epithet.e d'elevee, c'est bien l'ethique de Kant, basee sur I'idee du devoir pur. On cite souvent la phrase celebre de Ia « Critique de la raison pratique » : « Le ciel etoile au-dessus de no us, et la loi morale en nous », etc ... Mais selon moi, la diversion lyrique du troisierne chapitre de la premiere partie de cette meme « Critique » est bien plus importante : « Devoir! nom sublime etgrand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agreable, rien qui implique l'insinuat ion, mais qui reclames la sou mission, qui cependant ne menaces de rien de ce aui eveille dans I'ame une aversion naturelle et epou-
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vante, pour mettre en mouvement la volonte, mais poses Sllllplement une loi qui trouve d'elle-rnerne acces dans l'arne et qui cependant gagne elle-merne malgre nous la veneration (sinon toujours I'obeissance), devant laquelle se taisent to us les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret; quelle origine est digne de toi et oil trouve-t-on la racine de ta noble tig(', qui repousse fierernent toute parente avec Ies penchants, racine dont il fa ut deriver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner it eux-rnemes ? » Cotto tentative (Iitt.erairement assez gauche) pour composer une priere avec Ies notions procurees par In raison pure, ne laisse aucun doute sur ce que Klint entendait par « formalisme ethique ». Le forma lisme chez Kant est cette « adoration» en esprit et en verite, dont parlent tant Hegel ainsi que les philosophes modernes qui reviennent it Hegel. Kant savait tout aussi bien que nos contemporains developper l'idee de la personnalit e, qui etait pour lui la condition. et le fondement d'une morale autonome. Dans Ie memo chapitre « Des motifs de la raison pratique pure »,_ nous l i sons : {( CeUe idee de la personnalite, qui eveille Ie respect, qui nous met devant les yeux la sublimite de notre nature (dapres sa determination), est naturelle, merne it la raison humaine la plus commune .... Elle est l'effet d'un respect pour quelque chose qui est tout it fait autre que In vie et aupres duquel au contraire, en comparaison et en opposition, Ia vie avec tout son charrue, n'a aucune valeur.Tl ne vit plus que par devoir, non parce qu'il trouveIe mo indre agrement it vivre , »
J" ne sais vraiment en quoi Ie « devoir » devant lequel s'age-nouille Kant se distingue de I' « esprit » de Hegel et pourquoi la critique philosophique moderns trouve insuffisante la doctrine de In personnalite de Kant. L'idee du devoir, I'idee de la saint.ete de la loi morale (« das moralische Gesetz ist heilig ») de merne que lidee de l'autonomie de l'et re raisonnable (Autonomie des vernunftigen Wesens) et tout ce sublime et ce solennel que ces idees apportent it l'homme, tout cela, la « Critique de la raison pl'atique » Ie garantit aussi bien que In « Critique de Ia raison pure» ganmtit it la science les jugements universels et necessaires. Hegel n'a pu « penser son systeme » jusqu'au bout qu'en introduisant dans la raison theorique au YU et au su de tous et avec
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sa hardiesse coutumiere (Hegel pouvait se permettre impunement to utes les hardiesses, et meme l'ceil si vigilant de Schelling qui surveillait de pres Ia diaIectique de son ennemi, ne sest aper~u de rien) les « hautes idees » procurees pal' la raison pratique de Kant. « L'honnne, dit-il, dans sa « Logique n, doiL interieurement s'elever jusqu'a cette generalite ahstraite, ou sa propre existence lui deviendra indifferente, c'est-a-dire qu 'Il Iui sera t'gal d'etre ou de ne pas etre dans cette vie Iimitee (car il s'agiL ici d'un etat. d'une existence determines, etc.). l\I~ll1e si [racius iliabatur orbis, impavidum [erieni ruinae, comme l'a dit un Romain, -et cette equanimite doit Nre encore bien plus Ie propre dun chretien. » Tout Ie monde connatt ces 'paroles de Hegel, il ne les cachait pas, eUes sont mises en evidence, mais I'assurance de Hegel est telle qu'il ne vient a. I'idee de personae que "l'esprit de Hegel n'est que le devoir de Kant dont nous venons de parl er. On .est convaincii que Hegel a sui-monte Ie formalisme de Kant et l'on ne remarque pas que sa preuve ontologique de l'existence de Dieu dont no us avons extrait la phrase citee plus haut , ne se distingue en rien, absolument en rien, du « postulat de Dieu " de Kant, comme (I I'esprit '» de Hegel ne se distingue pas du « devoir J) de Kant. Et Kant et Hegel allaient a. Ia recherche de la vel'iLe derniere au meme endroit, 'lIs faisaient un grand effort pour .s'elever (<< erheben II, « Erhabenheit » sont Ies termes favoris de Kant etde Hegel), pour atteindre ces regions, d'ou coulenl les 'sources de I'etre et de la vie. l\Iais ilsetaient convaincus d'avance que I'homme ne peut faire un pas .sans se retourner en arriere, sans regarder en avant, bref, sans s'assurer d'avance que la voie qu'il veut suivre est libre. La « Critique de la raison pure » est pal' excellence un « regard jete en arriere », Kant a demanrle (a .qui?) : Ia metaphysique est-ellepossible? Et la reponse evidernment a ete : « Non, elle est impossible. » l\Iais je le repete, a qui l'a-t-il demande'r a qui a-t-il reconnu Ie droit de decider du possible et de I'impossible? L'experience en tant que source de Ia con.naissance metaphysique avait ete repoussee pal' Kant. Deja tout au .debut de l'introduction a. la « Critique de Ill: raison pure » (premiere edition), Kant declare que « I'experience montre ce qui -existe, mais elle ne no us dit pas que cela doit ~tre ainsi et pas .autrement ». L'experience nenous donne pas Ia « vraie genera lite
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et la vraie necessite, et In raison qui aspire si avidement a ce genre de connaissances est irritee plutot que satisfaite par I'experience ». Paroles remarquables. Kant, comme nous Ie "oyons, a immediaternent adresse 8es questions a la raison et il etait sincerement convaincu qu'il ecrivait In « Critique de la raison pure )1. II ne s'est pas memo demande : pourquoi est-ce que no us devons nous efforcer de satisfaire la raison? La raison recherche avidernent le general et le necessair e, no us devons .etre prets a tout, prets a tout sacrifier, pour qu'elle obtienne la neccssite si chere a son cceur, pour qu'elle ne s'irrite pas. La question se posait a insi devant Kant : Ia metaphysique est-elle possible? A quelle source l'humanite souffra nte peut-el le pu iser l'eau de vie (n'oubliez pas que d'apres Kant la metaphysique traite de Dietl, de l'immortalite de l'ame et du libre arbitrej? Mais Kant ne songe qu'a pIa ire a la raison, a laquelle Dieu, I'arne et le libre a rbit.re importent peu. POUI'VU qu'on noffense pas In necessite l Les sciences positives sont j ustiflees aux yeux de la necessite ; si Ia meta physique veut avoir droit a l'existence, elle doit s'assurer de la bienveillance de 'Avxyx''!' « Notwendigkeit und strenge Allgemeinheit sind sichere Kennzeichen einer Erkent niss a priori », qui est la seule connaissance a laquelle I'hornme puisse so fier. C'est pour Kant une verite evidente , comme il est evident que Ie Deus ex machitia est la plus absurde des suppositions, et que si ein hiiheres \Vesen 5e mele des affaires huruaines, la philosophie n'a rien a fa ire dans ce mondc. Qui a suggere a Kant de crcire en ces verites, comment de telles suggestions sont-clles possibles? Vous ne trouverez pas de reponse a ces questions dans les « Critiques » de Kant. Vous nen trouverez pas davantage dans les systemes de philosophic qui ont eont.inue I'ceuvre de Kant. Cal' it qui adresser ces questions? Et est-il possible de resister a la necessite, de la convaincre ? 'If dvxyx'Yj ~p.Edm:u;,6'1 ,l E;V~l! Mais en revanche, elle a Ie pouvoir inutile pour elle d'ensorceler et de soumettre les homrnes, Xous venons d'entendre la priere que Kant adresse au devoir: la raison pratique ne fait que repeter docilement ce qu'ell e a appris de la raison theorique. Pour Ia raison theorique la source de la verite est la necessite , pour la raison pratique la vertu consiste dans I'obeissance. La suprema tie de cette raison pratique ne presente a ucun danger,
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elle ne s'indignera pas, ne trahira pas et ses cornmandements nemenaceronten rien I'ordre etabli dans l'univers, sans e lle et nullement pour elle, Impossible, par exemple, d'admettre I'idee de finalite dans Ia nature. Une teUe autonomic rappellerait le Deus ex machina ou l'Etre supreme et serait une incursion dans lo domaine reserve de toute eternite it 'Avd.yx'/j. !\lais la raison pratique est modeste et peu exigeante, elle n'attentera jamais aux droits souverains de la Necessite et du Mecanisme. Si l'on observe parfoisdans « I'experience » des phenomenes, les organismes par exemple, qui induisent les hommes it croire que quelqu'un (qui n'est pas aussi indifferent it tout que la necessite) a apporte un certain soin a I'arrangement du monde, Ia raison pratique se dresse aussitot et nous dit qu'il faut se mefier de cette supposition et qu'il vaut mieux admettre que les choses se passent dans Ie monde comme si (als ob) quelqu'un se preoccupait des destinees de ce monde, Un tel \( als ob » ri'oflense pas la majeste de 'AV~.yXTI et n'attente pas a sa souverainete. En revanche, il est permis aux hommes de parler fant qu'ils veulent « du rapport sagement proportionne des facultes de connaitre de l'homme a sa destination pratique» - tel est le titre d'un des chapitres de la « Critique de Ia raison pratique », On dira : si l'on parle de « sage proportion" c'est done qu'il y a flnalite? Le deus ex machina reapparattrait-il mnlgre les interdits? Pas Ie moins du monde: Kant sait ce quil fait. Ce n'est pas le miracle de Cana et ce n'est pas la resurrection de Lazare. Ce n'est qu'un de ces miracles naturels que la Necessite met d'un coeur leger a la disposition des philosophes. De leis miracles ne vous introduiront pas dans la region metaphysique. Au eontraire, plus il y aura de miracles de ce genre dans Ie monde, mieux les hommes seront proteges centre la metaphysique. C'est pourquoi, connne je viens de Ie dire, la raison theorique a si facileinent accords a la raison pratique la prima ute et meme Ie droit de disposer sans controle des consolations metaphysiques. Car Ie role des consolations meta physiques est precisement de permettre a I'homme de se passer de metaphysique, c'est-a-dire d'obtenir sans Dieu, sans l'immortalite de l'ame et sans Ie libre arhitre, Yacquiesceniia in se ipso que produit In raison. Chez Hegel, 1a raison pratique n'habite pas dans Ie> voisinage de Ia raison theorique, elle se trouve au cceur meme de cette der-
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niere, « L'homme doit s'elever jusqu'a l'universalite abstrait e )); chez Hegel cet imperat.if categorique decoule de Ia Iogique. II faut Ie reconnaitre, Hegel a « pense Kant jusqu'au bout ». II sait aussi Lien que Kant, que Ia metaphysique est impossible, cette metaphysique qui recherche Dieu, I'inunortalite de I'arne et le libre arbitro. Mais elle est impossible, non pas parce que la raison est Iimitee, et parce que les categories de notre pensee ne sont applicables qu'a ce qui est donne par Ies sens : le fait merne de poser la question des limites de la raison humaine irritait Hegel, et il avait apparemment des motifs suffisants de croire que pour Kant lui-mente telle n'etait pas non plus la tache de la critique de la raison. La meta physique qui veut decouvrir Dieu, l'immortalite de I'ame et le Iibre arbit re, est impossible, parce que Dieu, I'immortalite de l'ame et Ie libre arbitre n'existent pas. Ce ne sont que de ma uvais reves, que voient les hornmes qui ne sa vent pas s'el ever au-dessus du particulier et du contingent et qui refusent d'adorer en esprit et en verite. Il faut a tout prix delivrer l'humanite de ces reves et de Ia « conscience malheureuse )) qui les cree. Ce ne sont que des representations (Vorstellungen). Tant que I'homme ne s'en debarrassera pas et ne penetrera pas dans Ie domaine des notions pures (Begriffe) donnees par Ia raison, Ia verite lui demeurera cachee, Toute la philosophie de Hegel est foridee super hanc pelram.
Xl
Ainsi enseignait Hegel, mais il avait trou ve tout cela chez Kant.
Lorsque Kant appela la meta physique devant Ie tribunal de la raison, il savait qu'elle serait condamnee. Et lorsque, plus Lard, Fichte, Ie jeune Schelling et Hegel voulurent obtenir du merne tribunal Ia revision du proces, ils savaient aussi que Ia cause de la metaphysique etait perdue pour toujours et sans espoir. Kant tendit toutes les forces de sa dialectique afin de debarrasser l'arne humaine des elements etrangers qu'il appelait « sensualite ». Mais la dialectique ne suffit pas, Tout ce qu'on appelle habituellement " preuve », perd au dela d'une certaine limite la force de contraindre et de soumettre. On pent pI'ouveI' que Ia somme des .angles dun triangle est egale a deux droits, mais comment prouver
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it l'h0l11111e qUe: 1118me si le ciel s'effondre sur sa tete il do it demeurer calme sous les decombres, car ce qui s'etait produit devait se produire? Impossible de prouver une telle chose, on ne peut que la suggerer a soi-merne et aux autres, comme on ne peut prouver que le Deus ex tnachina est la plus absurde des suppositions et que Ia riecessite a recu Ie droit souverain de malmener l e grand Parmenide. Se soumettant a sa destinee ou, pour employer Ies termes de Hegel, a l'esprit du temps, Kant ne dedaignait pas In suggestion COIlll11e moyen de recherche de la verite. Le principal, c'est, de se procurer « I'universalite et la necessite », Ie reste est secondaire, La suggestion, tout aussi bien que les preuves, obtient I'universalite et la necessite. II semble qu'il n'/ a pas place POllI' la priere la Oil il s'agit de la critique de la raison pure theorique. ou de la critique de la raison pure pratique, Mais Kant ne demandait de permission a personae et adressait des prieres au devoir, et cela passe pour une preuve. Il semble que l'antique anatheme a ete deja depuis Iongtemps, mis a la porte de la pensee philosophique, mais lorsqu'il s'agit de deharrasser l'ame humaine de tout Ie " pathologique » (pour Kant Ie terme « pathologique ,j ne signifie pas malade ou anormal , il I'emploie comme synonyme dt' « sensuel ,,), Kant ne dedaigne pas I'anathem e et I'anatheme passe aussi pour une preuve, « Supposons, ecrit-il , que quelqu'un afflrme, en parlant de son penchant au plaisir, qu'il lui est tout a fait impossible d'y resister, quand se presentent I'objet aime et l'occasion : si, devant la maison OU .il rencontre cette occasion, une potence etait dressee POUl' 1'y attacher aussitot qu'il aura it satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant '! On ne doit pas chercher longtemps ce qu'il repondrait. Mais demandez-Iui, dans Ie cas on rson prince luiordonnerait, en Ie menacant d'une mort immediate, .de porter un faux temoignage contre un honnete homrne qu'il voudrait perdre sous un pretexte plausible, il tiendrait connne possible de vaincre son amour POlll' la vie, si grand qu'il puisse etre. II n'osera peut-etre assurer quil Ie ferait ou qu'il ne le ferait pas, mais il accordera sans hesiter que cela lui est possible, II jugc done qu'il peut faire une chose, paree qu'il a conscience quil doit lafa ire et il reconna1t ainsi en lui In liberte qui, sans la loi morale, lui serait res Lee inconnue i, »
1. Critique d: la raisJn pratique, Ii .re I.
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Quelle est la signification de cett e « argumentation» '! Ya-t-il encore la, ne Iut-ce que I'ornbre de cel te l ihert.« dont Kant pa ri o IlH'C tant deloquence ici et ailleurs dans ses ceuvres, et q uont proclamee de leurs temps les meilleurs repr-esenta nts de la philosophie'! POUI' justifier ses impern t ifs categoriques, Kant u'a pas
t rouve d'autres nioyens que Ia suggestion et les incantations. II a longuement et cha leureusement prie devant I'icorie du devoir, et lo rsqui l a senti en lui Ies forces necessa ires, Oll plutot quand il a senti qu'il na va it plus de forces, que lui-nieme n'exisLait pas, et que pal' son intermedia ire agiss.ait une autre force (quand il s'est elen; j usqu'a la genera lite abstraite, pour dire comme Hegel), quanti il est devenu l'instrumeut de cette force, instrument a veugIe· et prive de volonte, a lors il a ecrit « la Critique de la raison pratique », La raison theorique ne peut se calmer tant qu'elle u'a pas convaincu tout Ie mondc, tant qu'elle n'a pas dicte ses lois it la nature. La ra ison pratique laisse la nature en paix, mais sa " volonte de puissance» exige que les hommes se soumetlent. La dest inee des hommes est done toujours Ie parere, tandis que Ie jubere reste a la disposition de I'idee , du principe. Le hut de Ia philosophic se ramene a ceci: suggerer d'une maniere ou duneautre aux hornmesIa conviction que l'etre vivant doit, non pas commander, mais o heir et que Ie refus dobeir est un peche mort el , puni de la damnation eternelle. Et cest ce la qu'on appelle l ibert e ! L'homme est libre de choisir au lieu du parere, Ie jubere, mais il ne pout fa ire en sort e que celui qui a cho isi lejubere soit sauve et que celui qui a choisi Ie parere soit danine. C'est la que finit In l ihert e, la tout est predetermine. Ipse creator el condiior mundi n')" pout rien changer. Sa Iiberte a lui aussi se ramene a' I'oheissance. Kant va merne plus loin encore que Seneque : il ne veu l pns admettre que Dieu a it commande une fois. Personne n'a ja ma is comrnande, tous ont touj o urs obei. Tout commandement est llll Deus ex machina qui signifie la fin de la philosophie. II le sa it (I priori. Mais merne a posteriori, comme nous venons de Ie voir, il pl'Ouve que laloi morale se realise, autrement, il est vrai que les commandements de la raison theorique, mais se realise tout de meme : Ie voluptueux aura peur de Ia potence, Landis que l'homme qui obeit a la loi morale n'cprouvera nulle peur. merne en fael' de la potence. Pourquoi Kant avait-il hesoin de se
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~preoccuper de cette « realisation »? Pourquoi menacer le voluptueux de la potence? Pourquoi ne pas lui donner Ia ~ « liberte )l de .suivre ses tendances, puisque la Iiberte est reconnue comme la prerogative fondamentale de I'homme 7 Mais une telle Iiberte est ,pour le philo sop he encore plus harssable que le Deus ex machina, -et pour la tuer, Kant ne dedaigne merne pa~ la potence ernpirique
, .qui, semble-t-il, n'a pas a se meler des jugements purs a priori. l\1ais il y a une limite a la patience philosophique. Le noble Epictete coupe les nez et les oreilles aux adversaires de ses idees. Kant est pret ales pendre. Et ils out evidemment raison, ils ne .disposent pas d'autres moyens : sans le seCOUl'S de la contra inte -empirique ('Av:tyx'tj d' Aeistote) les idees pures n'obtiendraient jarnnis Ia victoire et ce triomphe qu'elles apprecient tellement.
Et pourtant, Kant cornptait sans son mattre. La potence ne .l'aidera pas ou en lout cas ne l'aidera pas toujours. II parle du voluptueux, c'est-a-dire qu'il revet I'homme du Iinceul avant .merne que son sort soit decide. II est permis de couper 'Ie nez et les oreilles au « volupteux ", il est permis de Ie pendre, mais on ne peut en aucun cas lui laisser Ia liberte. Mais essayez un instant de .descendre des hauteurs de Ia raison pure et dernandez-vous qui est ce voluptueux que Kant execute si implacablement? Kant ne "ous repondra rien, il preferera rester dans le domaine des concepts .genel'auJr. Mais ce n'est pas en vain qu'on s'est toujours efforce de rendre les concepts generaux purs et transparents. Le concept du \'oluptueux, c'est Pouchkine, qui a ecrit les « Nuits egyptiennss \) -c'est le Don Juan de la legende espagnole, c'est I'Orphee et Ie Pygmalion de Ia mythologie antique, et c'est aussi I'auteur immortel du Cantique des Cantiques. Si Kant y avail pense ou plutot, si avant de jouer Ie role d'hypnotiseur il n'avait pas ete lui-meme hypnotise par 'Av:tyx'tj, il aurait senti que la chose n'etait pas aussi simple et evidente, et que ni son linceul , ni sa potence ne prejugent de rien. Orphee n'a pas craint de descendre aux enfers pour chercher Eurydice, Pygmalion exigeait des dieux un miracle, Don Juan a serre la main du convive de pierre, Chez Pouchkine un jeune homme timide doone sa vie pour obtenir les faveurs de Cleopatre. Et dans Ie Cantique des Cantiques nous lisons que l'amour est fort comme la mort. Que reste-t-il des suggestions <de Kant? Et quelles sont les verites eternelles que peut fournir sa
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raison pratique et ll,l loi morale que cette raison apporte avec ell e ? Et n'est-il pas cl a ir que la vraie liberte se trouve infiniment loin des regions qu'a choisies et OU habite la raison pratique'! Que lit ou existe la l oi. lit ou existe l e parere il n'y a pas et il ne peut y a voir de libert e, que In Iibert.e est intimement Iiee it ce jubere qu'on no us a habitues it considerer comme la source de tout es les erreurs, de to utes les absurdit.es et de touL ce qui est defendu '! Pygmalion ne dernandait it pf'rsonne s'i[ pouvait exiger un miracle pour l ui-merne , Orphee a enfreint la loi eterriel le et est descendu nux onfers quoiqu'il ne dut et ne put y a l ler , quoique aucun mortel n'y f'u t ja mais descendu avant lui, Et II'S dieux saluaient leur hurd iesse , et memes nous aut.res, ho mmes cultives, quancl nous {'coutons Ie l't"cit de leurs aetes, no us oublions pa rfois tout ce qu'on nous appris et no us no us rejouissons avec les dieux. Pygmalion a vo u l u l'impossible et parce qu"il Ia vou lu , l'impossible est devenu possible, la statue s'est anirnee. Si notre pensee s'incorporait, acquerallt' ainsi un e nouvelle dimension, la passion ardente de Pygmalion, nombre de choses considerees com me impossihles devienrlraient possibles, et ce qui semble faux d eviendra it vrai. Alors il se produirait cette chose impossible qUf' Kant cesserait de q uu lifier Pygmalion de vo lupt ueux et qu'Hegelreconna1trait que le miracle nest pas line violation de l'espri t, mais qu'au contra ire l'impossibilite du miracle est la pire violation elf' l'esprit. Ou hie n je me trompe, et i ls continueraient it repeter ce quils ont touj ours dit '? lis continuera ient de nous suggerer' que les passions et II'S desirs C'\eigungpn) doivent s'iucl iner deva nt Ie devoir et que In vie veritable, cest la vie de I'honun e qui sa it s'{·len'!' au-dessus dll coutingen! et du tomporaire ? Calvin a vai l-il raison: non omnes pari conditione creanlur ; sed aliis vita aeierna, aliis damnaiio aelerna praeord ina tal' ? Qui r(~pon(Ir'a it cette question '?
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D'une nianiere ou dune autre, no us co mpre nons maintenant pourquoi Hegel craigriait tellement de rompre Ies « rapports na l urels des choses » et pourquoi Kant, sans aucune « critique » preala hle , cest-a-dire non seulcment sans discuter la que&'
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tion, mais sans meme indiquer la possibilite de questions, dedoutes quelconques, a soumis la metaphysique au jugement des sciences positives qui s'etaient justifiees elles-memes, et des jugements synthetiques a priori sur Iesquels elles sont basees. « Alles Interesse meiner Vernunft (das speculative sowie als das praktische) vereiningt sich in foIgenden drei Fragen : 1) 'Vas kann ich wissen? 2) 'Vas soIl ich thun? 3) \Vas darf ich hoffen I? » ecrit Kant dans un des derniers chapitres de sa x Critiquede In raison pure », A qui s'adressent ces questions? Kant s'en preoccupe aussi peu que Hegel. Sans doute,jl lui semble aussi absurde d'admettro que Ie fait -meme de poser des questions lie d'avance et POtu' toujours les hommes. Quand il etudiait les sciences positives, il demandait quelles sont les montagnes les plus hautes de la terre , quelles sont les dimensions du diametre du soleil, ou quelle est Ia vitesse du son ou de la lumiere, etc ... Et il s'est accoutume a penser qu'il convient toujours de questionner, qu'il existe que lqu'un qu'on peut questionner, et que c'est a lui qu'il 'faut poser toutes les questions, a celui qu'il interrogeail sur les montagnes, le soleil, la Iumiere et Ie S9n, car c'est a sa disposition que 5e trouvent tous les kann, soil et dart. Si la metaphysique ne va pas chercher les reponses au merue endroit et ne les recoit pas des memes mains qui j usqu'a present ont distribue tous Ies kann, soll et dart, elle n'obtiendra jamais la verite. L'ancienne metaphysique precritique allait. chercher ses vet-ites la oil il ne fallait pas aller, et ses verites n'etaient pas des verites, mais des « Hirngespinst » et (C Grille ». Mais lorsque, apres Ia Critique, elleest a llee 1:\ ou l'a dirigee Kant, elle en est revenue les mains vides. Tous les kann, soil et dart etaient deja distribues et il n'y avait plus rien pour eUe. Puisque, avant la critique, la metaphysique apportait certaines choses et qu'apres la critique elle n'apporte plus rien, il semblerait naturel de se demander si ce n'est pas Ia critique qui a tari les sources metaphysiques? Autrement dit , ce n'est peut-etre pas Ia meta physique qui est impossible comme conclua it Kant, mais c'est la metaphysique critique qui est impossible et inutile, la metaphvsique qui se retourneen arr-iere et prevoit
L Tout I'interet de rna raison (tant speculative que pratique) cst compris dans les trois questions suivantes : 1) Que puis-je savolr ? 2) Que dois-je Iaire ?' ~) Que m'est-il perrnis d'esperer ?
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I'e venir , qui craint tout et interroge tout Ie monde, qui n'ose rien , d'apres Ia terminologie de Kant, - Ia meta physique cornme science. Qui no us a suggere Ia pen see que Ia metaphysiquo veut Oll doit {'(I'C' une science! Comment est-il arrive qu'en demandant: y a-t-il un Dieu, I'ame est-elle immortell e , Ie libre arbitre existe-t-il, nous nous decla rons trattreusernent prets davance a accepter la reponse quon nous donnera, sans merne demander que lle est la nature et lessence de ce qui nous apporte cette reponsc. On nons dit : « Dieu existe », c'est donc qu'il existe; on nous dit : « Dieu nexiste pas », c'est donc qu'il n'existe pas, et iI ne nous reste qua nous soumettre. La metaphysique doit etre Ie parere, de meme que les sciences positives. Parruenide , Plat on, Spinoza, Kant, Hegel, :Xvo:yxa/';op.€VO! U7t' o:urlj, '1"7" ';)"'1j8€lO:, (contraints par In ,",'rite elle-merne) ne choisissent pas, ne decident pas. On a choisi, on a decide, on a commande sans eux , Et c'est ce qu'on appelJe la verite; on considere done, com me l'enseignaient Cleantha et Seneque, qu'ici il ne faut pas seulernent oheir, mais accepter avec veneration et joie, ou comme enseignaient Kant et Hegel, qu'il fa ut se prosterner et prier et convoquer les autres a prier. Toutes les « ra isons » th eoriques et prat.iques, humaines et surhumaines, lIOllS ont toujours dit Ia meme chose: il faut oheir , iI faut se soumettre , a chacun en part iculier et a to us en general. La metaphysique qui remonte a la source, ensablee depuis des siecles, d'ou couIe Ie f ubere, epouva nte et repousse tout Ie monde , Dieu lui-memc, souvenons-nous-en , n'a ose qu'une sou le fois manifester sa volonte arbitraire; iI ne pouva it sans doute fa ire autrenient, cornme les atomes d'Epicure ne pouvaient pas ne pas se detourner une fois de leur route naturelle. Mais depuis lors, et Dieu et Ies atornes obeissent humbIement. Pour notre pensee, le fubere, l e ''Ii, €P.'i'I' ~0U),:"crEW<; est tout a fait insupportable. Kant eta it horrific pal' I'idee seuIe du Deus ex machina ou d'un Hoheres vVesen se melant des affaires humaines. Dans Ie Dieu de Hegel, tel qu'il etait avant Ia creation du monde, dans Ia causa sui de Spinoza , il n'y a pas trace du libre jubere. Le jubere nons semble Nre l'arbitraire, le fantastique, que peut-il y avoir de plus horrible et de plus repugnant que cela ? Mieux vaut 'AJ:XYx'fj qui ne se laissc pas convaincre, qui ne s'interesse a rien, qui ne fait pas de differenee entre Socrate et un chien enrage. Et si Ia raison theoriquo
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ne peut pas, quand il s'agit des interrogations metaphysiques. no us garantir l'integrite de 'Avi,,(x"Ij, c'est-a-dire donner des verites universelles et necessairesvobligatoires el qui contraignent, no us ne suivrons tout de meme pas la metaphysique jusqu'aux sources d'ou decoule le jubere. Nous voulons a tout prix obeir. et a l'image de la raison theorique, no us creerons la raison pratique, qui veillera a ce que le feune s'eteigne jamais sur l'autc! de I'eternel parere.
Tel est le sens des taches phi!osophiques que se pose notre pensee depuis I'antiquite jusqu'a Kant et nos corntempora ins. La vue d'un hornme qui est pret et capable de diriger sa destinee it ses risques et perils et cormne il I'entend, empoisonne I'existence de notre raison. Meme Dieu, s'il refuse d'obeir, nous semble un monstre. La philosophic ne peut accomplir son oeuvre que si tous oublieronl pour toujours le [ubere, Ie T~, ap .. ~; ~OUA'~o"i:W; et dresseront des autels au parere. Un Alexandre le Grand ou un Pygmalion pourraient renverser toutes les constructions d'Aristote OU de Kant, si on ne les contraignaitpas a abdiquer leur volonte. Et !e miracle des noces de Cana est bien plus dangereux encore. i\Ieme si l'on reussissait a etablir historiquernent que Jesus a effectiveruent transforme l'eau en vin, il fauclrait a tout prix trouver le moyen de supprimer ce fait historique. Evidemment, on ne peut charger d'une lelle tache .Ja raison theorique, Elle ne voudra jamais admettre que ce qui a ete une fois n'ait pas ete. Mais nous avons Ia raison pratique (bien avant Kant, Aristole la connaissait de.ia) qui realise dans l'esprit ce que la raison theorique n'ose accornplir. Les noces de Cana auraient ete, comme nous l'explique Hegel, une violation, de l'esprit, de l'esprit de ces homrnes qui non pas librement. quoi qu'ils en pensent, mais contraints par Ia necessit e , out deifle Ie parere, Done on peut, et il fa1;lt, surrnontor. le miracle de Cana par l'esprit. Tout le miraculeux doit Nre a tout prix chasse de la vie, tout comme doivent en etre chasses les homines qui cherchent a se sauver de l"Aviyx''l par la rupture des rapports naturels. des choses. U:xpP.SVLO"l}<;" oecrp.':JT"Ij<;, IIocpp.eviO-'l<; clvocyxoc~(,p.evo<; (Parmenide enchatne, contraint.), Parmenide transforms par l"Avi,,(x'lj en pierre donee de conscience, voila I'ideal de l'honune qui philosophe, tel que se Ie represente notre pensee. Mais il n'est pas donne a Parmenide petrifle de faire evader I'homrne du monde
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limite, Et la pensee qui se retourne en arriere ne nous conduira pas aux sources de l'etre. Aristote s'est retourne en arriere, Kant s'est ret ourne en arr-iere , tous ceux qui ont suivi Kant et Aristote so sont retournes en arr-iere , et sont- devenus les captifs eternels de I' 'AvxYl~·Ij. Pour s'arracher a son pouvoir il faut tout oser (1txnoc T0A:J.'l.V), il faut accepter le grand et ultime combat, il faut aller en avant sans se demander et sans prevoir ce qui nous attend, Et seu l le rlesir, ne de I'angoisse supreme, de se l ier d'amitie avec la mort (fL€l.i't"'IJ OOCVX1:'lu) peut fortifier I'homme dans sa lutte, folie et inegale, contre la necessite. En presence de Ill. mort, les preuves hu maines, les evidences humaines fondent, s'evanouissent et se transfonnent en illusions et en fant omes. Epictete avec ses menaces, Aristote avec ses verit.es qui contraignent. Kant et Hegel avec leurs imperatifs et leurs raisons pratiques hypnotisautes, ne sont terribles que pour ceux qui s'accrochent desesperement aux « pla isirs » ('~of)vcd), fut-ce me me au plaisir que donne la contemplation et qui porte le noble nom de acquiesceniia in se ipso, L'aiguillon de la mort ne menage rien, il faut s'en emparer pour Ie diriger contre I' 'Av:XYX'1j elle-m erue. Et lorsque I' 'Avxyx'r. sera terrassee, avec elle s'effondreront les verites qui s'appuyaient sur elle et la serva ient. De I'autre cote de la raison et du sa voir (E1tEXE~VG( V0U XG(i vo'r.GEW,), la ou finit la conlrainte, Parmenide enchalne (Ihp:J€vii)'Il, OEGfL6"'Ij,), ayant participe au mystere de l'etre etrrnel et qui commando touj ours (rr., £fL1i, ~OUA'r.GEW'), acquerra de nouveau la l ibert e primordia le et parl era non pas comme un hom me cont raint pal' la verite (&vG(yxoc~0fLEVf), im' G(U1:Y6 TYI' a.A-rleEiG(,) ma is comme un etre doue de puissance, i;)(J"7t€p z~oucriG('J {I.wv. Et ce T'Ii; EfL1], ~O"A';IGEW, primordial (Iihre volonte illimitee] que nulle connaissance ne peut contenir, est l'unique source de la verite metaphysique. Que se realise la promesse : fj~O~V ,xO'J'IG('t"'r.(J"€~ 0fLiv (il H'Y aura rie n d'impossible pour vous).
L. Cl!ESTOV,