These Online
These Online
These Online
Tous ceux qui nous ont parlé de notre démarche avec des étoiles dans les yeux – il en
faut ! – et dont les raisonnements rigoureux, l’investissement musical généreux ou le travail
patient nous ont inspiré.
Parmi nos maîtres au CNSMDP, Michaël Lévinas et Rémy Campos, qui nous ont façonné,
et Raphaël Picazos et Pierre Cazès, dont nous avons pillé la boîte à outils. Parmi ceux qui ont
su nous pousser hors du nid, Robert Boschiero (CRD Gautier-d’Épinal) et Yves Ferraton
(Université Nancy 2).
Parmi les personnels bienveillants des salles de lecture qui ont encouragé nos projets,
Cécile Grand (Médiathèque Hector-Berlioz) et Valérie De Wispelaere (Bibliothèque musicale
François-Lang puis Médiathèque Nadia-Boulanger). Parmi ceux qui nous ont ouvert leurs
collections particulières de phonogrammes et de partitions, Frédéric Albou et Hervé David.
Parmi nos interlocuteurs privilégiés sur la méthodologie de recherche et l’avenir du
système de production lyrique, Léa Oberti. Parmi nos compagnons de lutte dans les
tourments administratifs et budgétaires de la France contemporaine, Maxime Margollé.
Parmi ceux qui, en nous permettant de nous joindre à leurs actions, nous ont offert en
parallèle de notre formation personnelle intensive une formidable ouverture sur le monde
extérieur, Emmanuelle Cordoliani (la portée politique d’un spectacle, la parité, …) et
Geoffroy Jourdain (l’utopie de faire de la musique professionnellement, la complémentarité
des générations, …).
Parmi ceux qui, sans avoir eu le choix de se lancer dans l’aventure, n’ont jamais failli, nos
parents. Parmi nos relecteurs attentifs, Aurélie Bouglé et Alan Picol.
Enfin, notre premier et certainement notre meilleur choix concernant ce plan
quinquennal doctoral, celui qui n’a cessé de se révéler un indéfectible soutien dans les
audaces scientifiques comme dans les épreuves humaines, Hervé Lacombe.
i
Mes remerciements les plus sincères vont à chacun d’entre vous, pour vous être
penchés sur mon travail et pour avoir accepté de venir aujourd’hui m’aider à l’affiner et à le
poursuivre en m’apportant vos impressions de lecture, votre propre expertise du répertoire
abordé, ainsi que vos avis éclairés sur un sujet qui m’a occupé durant les trois dernières
années. J’articulerai mon propos liminaire en quatre points : je partirai des origines de ma
recherche avant de retracer les contours du sujet, puis j’évoquerai la question des sources et
des outils ; enfin, quelques remarques concernant le plan de la thèse feront émerger une
lecture particulière des résultats.
J’ai débuté mes études supérieures en Lorraine voilà dix ans, et avant de me
passionner pour l’histoire, je fus fasciné par l’algèbre linéaire. L’algèbre, appliqué au monde
physique de notre quotidien, c’est par exemple observer un problème réel, le modéliser par
la géométrie, prouver que la modélisation obtenue est isomorphe – c’est-à-dire analogue – à
une équation, résoudre cette équation, puis rapporter la solution au phénomène réel. De là
mon envie, quelques années plus tard, de décrire la matrice de transformation entre un
opéra et un opéra-bouffe, puis mon rêve de pouvoir un jour estimer les coefficients pour
chaque paramètre de la déformation du chant opératique en un chant bouffon.
En entrant au Conservatoire de Paris, j’ai découvert les apports possibles de l’analyse
musicale à l’interprétation instrumentale, grâce à la prise en compte de la sonorité de
l’instrument et du geste de l’instrumentiste. Il devenait possible d’injecter mes intuitions
musicales et mon goût de la preuve dans un travail à la fois rigoureux et sensible – à
condition toutefois de maîtriser suffisamment l’objet étudié pour deviner les doigtés
possibles ou impossibles, les combinaisons de sonorités heureuses ou malvenues. C’est ainsi
que j’ai entrepris de faire l’histoire d’une pratique dont je pouvais faire valoir une expérience
professionnelle d’interprète, de répétiteur et de directeur artistique : le chant.
ii
Mêler histoire et chant n’était pas chose aisée, car l’objet ne fut pas considéré par
e
tous sous le même jour au fil du temps : le vocabulaire des chanteurs du XIX siècle est
e
pragmatique et orienté vers le résultat musical, tandis que celui des chanteurs du XX siècle
est physiologique avant d’être artistique. Le lexique utilisé par la critique décrit l’effet du
chant sur le public, avec des enjeux bien éloignés du comment-faire. L’approche des
e
historiens au XXI siècle, quant à elle, est plus souvent esthétique que technique ; de plus,
l’histoire du chant lyrique se situe entre l’histoire culturelle et musicale de l’opéra, d’une
part, et l’histoire sociale et technologique des chanteurs, d’autre part. Il ne s’agissait pas
d’additionner ces deux sciences, qui envisagent un même objet (l’opéra) avec deux
méthodes différentes, mais bien de les démonter pour les rejoindre. En effet, ma démarche
se situait en rupture avec l’historiographie courante : force est de constater que ni les Nuits
d'été de Berlioz, ni le coup de glotte de Manuel Garcia fils ne révolutionnèrent la pratique en
leur temps. De plus, il me fallait constamment lutter contre les pentes naturelles propres à
chaque discipline ; par exemple, éviter de tout rapporter au voile du palais (marotte de la
technique vocale moderne), et de disserter sans cesse sur la beauté de la voix
(préoccupation typique de l’esthétique musicale).
Me voici donc à observer l’opéra romantique armé d’une focale inédite. Est-ce à dire
que je me trouvais seul dans mon champ de recherche ? Pas du tout. Au contraire, me voilà
forcé de devenir spécialiste d’un domaine déjà bondé d’érudits et de maîtres. Disposant
d’outils nouveaux, sur lesquels je reviendrai dans quelques minutes, mon degré d’expertise
(c’est-à-dire de familiarité avec le style, en l’occurrence) est fatalement supérieur à mon
degré de connaissance du répertoire (que ce soit à travers un vécu de spectateur, une
pratique en scène, ou seulement par des lectures à la table). Le simple fait de me placer au
confluent de deux mondes, celui des vocalistes et celui des historiographes, me donne un
avantage décisif, en même temps que cela me met automatiquement en défaut, car je ne
peux pas avoir tout fait, ni avoir tout lu. Je me suis d’ailleurs efforcé de lire et de chercher à
savoir d’abord ce que personne d’autre n’avait lu, ce que personne d’autre ne savait.
Pour cette raison, passer en revue des séries d’œuvres complètes n’était pas toujours
un objectif, ni dans mon étude rédigée ni même parfois dans mes investigations préalables.
Cela relèverait plutôt d’un projet collectif, d’où le sous-titre de ma thèse « contribution »,
qui sous-entend l’insertion de mon travail dans une direction de recherche partagée par des
équipes nombreuses. En particulier, le métier de chanteur est une question d’actualité pour
iii
les universitaires : citons le chanteur considéré comme personne publique chez Karen
Henson, comme travailleur chez Kimberly White, ou comme homme de l’art touche-à-tout
chez Léa Oberti. Toutes ces chercheuses contribuent à remettre le chanteur au centre des
genres lyriques, que l’opéra soit considéré comme un art du spectacle ou comme un
phénomène social. J’en arrive à mon
1
Enrico Delle Sedie, « Avant-propos », L’Art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 1.
iv
seulement l’interprète mais aussi les autres entités collaborant à façonner son chant (les
institutions, les genres, les compositeurs, les pianistes, les professeurs, les modèles, les
écoles nationales). Je suis parti pour cela des institutions centrales de la musique en France :
le Conservatoire (avec son dictionnaire des lauréats), les grands théâtres que sont l’Opéra /
l’Opéra-Comique / le Théâtre-Lyrique / les Bouffes-Parisiens (avec les listes de leurs
répertoires). J’ai essayé de reconstituer des tableaux des troupes parisiennes, et mes disques
durs regorgent d’ébauches plus ou moins abouties, mais le projet s’est révélé vraiment
délicat, avec des sources excessivement difficiles à exploiter si l’on ne va pas jusqu’à réaliser
des fiches biographiques complètes pour chaque acteur-chanteur. Il est également apparu
impossible de ne relever que les ténors, par suite de la nécessité d’identifier les autres
acteurs afin de croiser les informations entre les documents. C’était donc un chantier
irréalisable seul, et trop chronophage par rapport aux autres thèmes qu’il me fallait aborder.
Ma solution, pour endiguer l’éparpillement qui me menaçait, fut d’étudier les
e
créations. J’ai montré en détail qu’au XIX siècle, elles étaient propices à l’expression et à
l’épanouissement de la personnalité artistique et vocale du chanteur chargé de composer un
rôle pour la première fois. Grâce à cette sous-suite des interprètes et à ces extraits de leur
répertoire, il devenait envisageable de réaliser une sorte de développement limité des
mutations du chant, au voisinage de points précis et facilement repérables dans la
chronologie. Restait à documenter le savoir-faire préexistant à ces créations. C’est l’objet de
mon
Reconstituer les états successifs des œuvres est un travail complexe mais pour lequel
il existe des modèles. Il s’agissait ici d’inventer, de créer des sources pour répondre à des
questions pragmatiques sur le chant ; c’est ce que j’ai appelé l’archéophonie. Evacuons tout
de suite les méthodes, sources faciles d’accès mais délicates à utiliser – je m’explique :
1° Il faut traquer récurrences et incohérences dans le corpus ; en termes foucaldiens, on
parlerait de champ de régularité pour diverses positions de subjectivité 2. Pour certaines
notions ou exemples, nous avons de facto constitué un corpus d’apprentissage (les fac-simile
2
Voir Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, p. 74.
v
Fuzeau) et un corpus test (celui utilisé en annexe 1a). Quelques n-grammes on put être
obtenus dans la presse, mais pas dans les méthodes car beaucoup de textes ne sont pas
numérisé, et, de toute façon, leur structure même est trop hiérarchisée pour être l’objet
d’un simple traitement statistique. Par conséquent, l’existence et la polysémie tiennent une
place plus importante que la fréquence dans mon travail.
2° Il faut ensuite rassembler les éléments pertinents selon l’âge du scripteur et sa sensibilité
esthétique (un peu comme on ordonne une revue de presse par familles politiques), car
beaucoup de remarques ou de mots n’ont de sens clair que dans ce contexte.
3° Il faut enfin croiser les méthodes avec d’autres informations, pour ne pas confondre
originalité dans la rédaction et nouveauté dans la pratique. On peut par exemple s’appuyer
sur une deuxième catégorie de sources bien plus facile à utiliser, mais qui sont en revanche
très difficiles à dénicher : les correspondances et autobiographies.
Passons, faute de temps, et venons en directement à la dernière catégorie, qui
présente la spécificité de ne pas être de nature littéraire ; il s’agit des partitions, que j’ai
réunies en corpus selon trois types de lien.
Type A / les partitions reliées par la registration
Il s’agit de constituer des répertoires de rôles ou de romances par ordre chronologique,
comme les morceaux de salon créées par Roger (p.474) ou la série des rôles de Duprez
conservés à la Bibliothèque de l’Opéra ; en effet, une même voix évolue mais on localise
assez facilement ses passages et ses bonnes notes d’une partition à l’autre. On peut ensuite
compiler des catalogues de compositions destinées à des interprètes célèbres, pour laquelle
la typologie est déjà connue, comme les romances écrites par Duprez analysées dans le
§4.2a.
Type B / les partitions reliées par la tradition
C’est une manière de saisir l’essence vocale des motifs chantés. Cette stratégie s’illustre
notamment dans l’exploitation des traces de la pédagogie du style (Figure 17, p. 179). En
solfège moderne, on lirait [EXEMPLE VOCAL NOTATION] ; l’élève de ca1860 sait syncoper en
accentuant, mais on lui indique le ralenti vers le point d’orgue et la tradition d’octavier le si
bémol ; quant au chanteur de 1900, Puget estime nécessaire de lui indiquer une facilité
possible, et ajoute un dolce de précaution, car il risquerait d’émettre le son en force
[EXEMPLE VOCAL ANNOTATIONS]. Il s’agit d’aligner des « corpus parallèles » partition
vi
Le résultat, c’est d’abord un tableau des façons diverses d’employer la voix selon les
lieux et les genres : la romance se dit, le drame lyrique se déclame et les vocalises se
chantent. A ce triptyque correspond respectivement en terme de compétences : la
dramaturgie du texte et le phrasé musical ; la gestuelle et les effets exacerbés de diction ; la
virtuosité instrumentale et l’improvisation ornementale. L’art du chant en société consiste à
toucher une personne choisie, celui du chant scénique à emporter la salle entière. Le chant
scolastique ou parodique est essentiellement un exercice moral. Dans tous les cas, l’idéal du
vii
chant romantique est ce qui frappe l'imagination tout en passant pour naturel, spontané,
vrai et non organisé. Au fil du volume, j’ai souligné quelques aspects unificateurs : le
répertoire (pédagogique, d’audition ou de début), et les critères d’évaluation permanents
(que l’on aspire à entrer au Conservatoire, que l’on débute à l’Opéra ou que l’on aborde un
nouveau rôle devant un public dont on est déjà connu).
Le principe d’école, avec sa belle cohérence, rendait difficile d’isoler les parties d’un
tout. Comment articuler Conservatoire, théâtre, salon ? Il fallait ce me semble établir les
fondements du chant romantique (d’où les chapitres 1 & 2) avant de montrer son évolution
(d’où les chapitres 3 & 4). Autrement dit, le manuscrit s’articule en deux parties grâce à deux
manières opposées de travailler la notion de tradition : dans la 1re partie, elle permet de
relier des aspects généraux du chant par la filiation maîtres/élèves et la stabilité du
répertoire ; dans la 2e partie, elle permet de dater la musique par les mutations du chant. Un
résultat théorique auquel on ne visait pas, c’est de donner une définition du ténor lyrique, et
une chronologie de son avènement. Un résultat plus pratique, qui découle de la démarche
d’expérimentation, c’est ma méthode d’exploitation des 78tr, non pour décrire les
interprétations qu’ils enregistrent mais pour en déduire une manière de faire vivre les
œuvres lyriques.
Ainsi, les connaissances nouvelles apportées par mon travail doivent permettre à
tous de mieux apprécier un répertoire méconnu, respectivement en éduquant l’écoute du
public, en enrichissant les critères d’évaluation des programmateurs et en faisant surgir des
aspects nouveaux aux yeux des érudits ; simultanément, les artistes pourront s’emparer des
mécanismes que j’ai mis au jour pour faire revivre les œuvres et renouveler la tradition. Je
vous remercie de votre attention.
Sommaire
Introduction
Conclusion
Annexes
Bibliographie
Index nomine
Table des figures
Table des matières
Introduction
L’histoire du chant a longtemps été réduite par ses auteurs à la description administrative
des institutions et au catalogue des œuvres, à la biographie des chanteurs et à la liste de
leurs rôles, à une discothèque de référence associée à la compilation de comptes rendus
d’écoutes averties. C’est en mettant en relation tous ces éléments et d’autres encore – à
commencer par les parties vocales des matériels d’exécution – qu’elle peut à présent
devenir l’instrument scientifique d’analyse d’une évolution de la manière de chanter. Parce
que nous œuvrons dans un champ de connaissance nouveau, pratiquement vierge de toute
théorisation, nous allons présenter dans les pages qui suivent les différentes notions
contenues dans l’intitulé de ce volume. Jusqu’à une époque récente, la musicologie n’a pas
vu que l’histoire de l’opéra devait être en lien avec la voix, le chant, constitués en objets
d’étude. Le chant semblait par trop évanescent aux savants, voire perdu faute
d’enregistrement, tandis qu’il est possible de s’en saisir en convoquant des sources et des
méthodes adaptées. Si l’onde sonore se mouvant dans l’air il y a un siècle et demi est bel et
bien évanouie, sa résonance est parvenue jusqu’à nous sous des formes multiples. Comme
sujet de discussion à la mode par exemple : c’est en marge de la représentation, en
contrepoint de l’amour du drame lyrique, que se tisse au foyer comme dans les salons un
lien social d’importance capitale. Théophile Gautier transporte cet intérêt dans ses œuvres
de fiction ; par exemple, dans un roman publié en 1835, son personnage D’Albert décrit un
N. B. La présente thèse dans son ensemble, et son introduction en particulier, sont dédiées à Elena Vassilieva,
artiste érudite et vocaliste consommée dont la hauteur de vue et l’étendue des connaissances ont été les
meilleures boussoles pour venir caresser la surface d’un sujet aussi profond et vaste. Ici, comme presque
partout ailleurs, on ne saurait lui trouver de doublure ; son humilité face à ses idoles ne la rend pas moins
irremplaçable elle-même dans tous les projets les plus en avance sur leur temps. La patience et la passion
qu’elle voue à l’enseignement n’ont d’égales que celles avec lesquels elle a reçu – entre autres – celui des
derniers maîtres de la tradition française, dont Jacques Jansen (1913-2002). Merci à elle de savoir
conjointement transmettre des principes immuables, et hybrider et projeter en avant tout un héritage culturel
injustement négligé, pour échapper toujours à l’ennui, à la médiocrité et à l’oubli.
1
Benoît Jouvin, Auber, Paris : Heugel, 1864, p. 21 (à propos de deux interprètes célèbres : Mme Rigault et Mme
Boulanger).
12 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
flirt avec Madeleine de Maupin dans lequel le théâtre lyrique est le pivot de la conversation
entre le domaine de l’art et celui de la galanterie : « Nous avons parlé d’abord de musique,
ce qui nous a conduits tout naturellement à parler de l’Opéra, et ensuite des femmes, puis
de l’amour […] 2 ». Or, parler de l’Opéra c’est, avant de parler des toilettes des spectateurs,
évoquer la troupe : ses nouvelles acquisitions, l’actualité de ses membres les plus éminents,
la dernière création marquante des cantatrices et premiers sujets qui brillent sous les feux
de la rampe. Le chant lui-même, comme éducation artistique, est en vogue, et le choix du
professeur renommé et d’un répertoire élitiste constituent des marqueurs sociaux ; ainsi, en
1861, dans La Poudre aux yeux d’Eugène Labiche (Acte I, sc. 5), Mme Malingear se vante-t-
elle auprès de Mme Ratinois que sa fille ne chante rien de moins que La Juive d’Halévy, et
est élève de Duprez 3. Prétexte ou centre d’intérêt réel, le chant tient une place capitale
dans la vie mondaine et intellectuelle sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. En
restant à l’écoute du chant comme passe-temps bourgeois, nous pourrons d’autant mieux
comprendre les pratiques amateures et leur influence sur l’activité des professionnels de la
musique (artistes lyriques, éditeurs, compositeurs, etc.).
Notre exposé liminaire sera scandé par des questions essentielles, qui nous amèneront à
aborder plus rapidement d’autres points développés dans le corps de la thèse ; aussi, on
nous excusera de devoir parfois employer des termes de jargon qui ne seront éclaircis
complètement que plus loin dans le texte. En proposant à notre lecteur une immersion
progressive dans les usages historiques du vocabulaire musical, grâce aux nombreuses
citations qui étayent notre démonstration, nous voulons simultanément lui apporter des
indications sur le sens des mots au fur et à mesure qu’il rencontre des emplois nouveaux, et
lui permettre d’accéder directement à une sensibilité au chant lyrique propre à l’époque.
Quoique la ponctuation soit parfois modernisée pour simplifier la compréhension, des
orthographes archaïques telles que « très-facile », « tems », etc., ont souvent été conservées
afin que le lecteur n’oublie pas qu’il parcourt des écrits anciens ; en effet, ces textes ne
peuvent être assimilés sans adopter une distance critique au style comme au contenu.
2 re
Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, [1 éd., 1835], Paris : Charpentier, 1866, p. 75.
3
Voir Eugène Labiche, Théâtre complet, Paris : Calman-Lévy, 1898, tome 2, p. 314-315.
INTRODUCTION 13
« L'art du chant est cette faculté naturelle et perfectible, au moyen de laquelle la voix
humaine est apte à donner à la mélodie un relief d'expression conforme aux prescriptions
des auteurs, et subordonnée aux moyens d'exécution de l'interprète. 4 » La grande vertu de
cette définition, issue de la plume d’une basse ayant officié sur les principaux théâtres
lyriques de la capitale tout au long du Second Empire, est de mettre en évidence que le
chant n’est pas identique à la voix ni à la musique écrite. Il est la résultante des contraintes
et libertés offertes par les auteurs et l’interprète pour servir un objectif commun,
« l’expression ». À la fois sentiment juste au point de vue moral et qualité positive sensible
entraînant une appréciation favorable par l’auditeur, « expression » doit se comprendre
dans le contexte d’une communication entre un artiste sur scène et un spectateur dans la
salle. Dans notre analyse des paramètres de cette communication (voir § 2.2a), nous nous
rapprocherons des conceptions attribuées au pédagogue François Delsarte (1811-1871) :
Véhicule des sensations, le chant ne pourrait donc être analysé qu’en relation avec les
affects qu’il veut signifier. Les implications du fait que l’art lyrique est adressé à un public,
qui est plus qu’une somme d’individualités, seront étudiées également (voir § 2.1a).
Le chant comme art est au cœur d’une pratique discursive, c’est-à-dire qu’il fait parler de
lui et fait couler de l’encre – il génère en somme ce que Michel Foucault appelle des
4
L. Bouché, De l’art du chant, Nogent-le-Rotrou : Imprimerie Gouverneur, 1872, p. 12.
5
Adolphe Guéroult, « Cours de chant et de tenue dramatique par M. Delsarte », Revue et Gazette musicale de
Paris, 20 octobre 1839, p. 410. La même tripartition est exposée in Angélique Arnaud, Étude sur François
Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 189.
14 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
« énoncés » 6. Ceux-ci peuvent être l’objet d’un travail méthodique, qu’il importe selon nous
de relier aux sources musicales si l’on veut éviter de perdre leur ancrage dans la pratique
concrète. C’est pour répondre à cette injonction que nous définissons l’archéophonie (des
lemmes grecs arkhaîos = relatif aux origines, phônê = son de la voix) comme l’exploitation de
traces – sonores ou non – afin de reconstituer l’origine volontaire, la cause raisonnée,
l’intention d’un son. Ici, l'objet n'est pas saisissable : il est appréhendé par circonscription,
par défaut ou en référence à d'autres expériences. Que peut-on connaître d'une voix à
travers un enregistrement phonographique ou par le témoignage d'un auditeur ? La
reproduction et la description d’un phénomène sonore demeurent sujettes à caution
puisque toute la chaîne humaine et technique contribue à façonner le produit final. Ainsi l’on
se trouve un peu dans la situation du chanteur privé de perception auditive fiable et qui se
tourne pour le rétro-contrôle de son émission vers des sensations proprioceptives internes 7.
Il importe premièrement de renoncer à l'illusion de l'enveloppe vocale perçue pour tenter de
pénétrer l’intériorité de la phonation grâce aux éléments saillants qui pourront être déduits
de la confrontation des sources. De plus, envisagé comme communication, le chant ne peut
être résumé à son expression physiologique ; son intelligence doit prendre en compte le
code sous-jacent tel qu’il pouvait être perçu par un public acclimaté au langage expressif
utilisé. Le spectateur mémorise certes hauteur, timbre, dynamique et attaque, mais encore
plus leur synthèse dans le geste, l’idée musicale. Le but de toute méthode archéophonique
sera donc de restituer le plus fidèlement possible non pas à l’audition mais bien à
l'entendement un son du passé. De même que l'archéologie de Foucault se situait au-delà de
la réalité historique des faits, l'archéophonie aura pour objet ce qui est au-dessus de la
réalité sonore physique. Prenons trois exemples : lire un texte avec une grille de gestes, une
rhétorique d’époque, permet d’imaginer le rythme et les intonations déclamatoires en
découlant (voir § 4.1a) ; lire une partition avec une registration supposée selon la
typologie des rôles permet de saisir les contours de la déclamation qui sous-tend l’écriture
mélodique (voir § 3.3a) ; écouter les enregistrements comme le produit d’une formation
6
Voir Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, p. 239.
7
Recevant à la fois les signaux de sa voix solidienne filtrée par conduction osseuse et de sa voix aérienne
transformée par l’acoustique du lieu, le chanteur ne peut se fier à sa perception auditive pour contrôler son
chant. Voir Nicole Scotto di Carlo, « Le contrôle de la voix chantée », article de vulgarisation mis en ligne par
er
l’URA261-CNRS [adresse obsolète, page consultée le 1 juin 2008]. La discipline fondée par cette chercheuse,
l’odologie (du grec ôdê, chant, et logos, science), étudie les aspects physiologiques, acoustiques et perceptifs
de la voix chantée.
INTRODUCTION 15
vocale datée permet de passer outre les modes et défauts de retransmission pour
comprendre les couleurs imaginées par l’interprète (voir § 2.2d).
L’art du chant est de plein droit un « territoire archéologique », assez indissociable
d’ailleurs d’autres qui lui sont voisins et concernent davantage le jeu scénique, l’esthétique
lyrique générale, les livrets, etc., jusqu’à l’odologie. Cependant le chant est aussi une
pratique musicale liée à une éducation, des institutions sociales, une culture environnante.
C’est une action qui laisse peu de traces mais a bel et bien en chacun une vie interne, des
habitudes et bientôt des traditions. Nous reviendrons sur les aspects oraux ultérieurement
e
pour nous concentrer maintenant sur le cas des méthodes de chant au XIX siècle. Cette
parcelle de notre terrain archéologique repose sur plusieurs a priori. Un a priori formel qui
voit se succéder un discours de physiologie vocale puis de théorie musicale, puis des
exercices, puis des vocalises (voire des leçons) ; un a priori historique qui veut que l’ouvrage
soit le fait d’un professeur de chant, qu’il évite par un positivisme systématique la
contradiction avec ses pairs (contrairement à ce qui se passe dans d’autres types d’écrits
impliquant les mêmes auteurs), qu’il assume de reprendre une grande partie d’éléments
communs avec ses prédécesseurs, que l’évolution soit lente d’un ouvrage à l’autre ou en cas
de révision. Pourtant, l’analyse de ces supports ne peut être réalisée pertinemment pour
l’histoire du chant sans prendre en compte l’usage auquel ils étaient sujets, et donc destinés.
Notre enquête dans des collections annotées par leurs usagers nous a permis de repérer un
ensemble de pratiques 8 ; il devient alors possible de distinguer les types d’exercices
reconduits de méthode en méthode par imitation ou esprit de système de ceux réellement
utilisés dans l’enseignement (voir § 1.1c).
De L’Art du chant publié par Duprez en 1847 à Savoir chanter écrit vers 1920 par le fils de
Louis Delaquerrière (1856-1937), il s’établit un changement fondamental ; force est de
constater le passage d’un stade de conscience à un autre des chanteurs sur leur pratique. On
pourrait distinguer chronologiquement au moins cinq seuils importants des origines de
8
On cherche à envisager « la pratique musicale dans sa globalité comme le résultat d’une interaction entre des
gestes, des objets et des idées » (Rémy Campos, François-Joseph Fétis musicographe, Genève : Droz, 2013,
p. 18).
16 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
9
Nous empruntons la succession des stades pré-scientifiques à Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op.
cit., p. 244.
10
Voir Pier Francesco Tosi, Opinioni de’ cantori antichi, e moderni o sieno osservazioni sopra il canto figurato,
Bologne, 1723, et Antoine Bérard, L’Art du chant, Paris : Dessaint, 1755.
11
Un autre pédagogue, François Delsarte, aurait utilisé des modèles en carton du larynx dès 1831 (voir
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 203) mais sans pouvoir observer
l’instrument en action.
12
Voir Richard Miller, On the art of singing, New-York : Oxford University Press, 1996. Nous avons eu
l’opportunité de travailler en 2010-2011 avec un des nombreux pédagogues ayant été influencé par sa
fréquentation de Richard Miller, feu Jean-Louis Dumoulin, lorsqu’il enseignait au CRD de Pantin.
13
Voir Cornelius Reid, A Dictionary of vocal terminology : An analysis, New-York : Patelson, 1984. Nous avons
eu l’opportunité d’assister à une classe de maître d’une des principales élèves de Cornelius Reid, Carol Baggott-
Forte, en l’auditorium de la Maison des étudiants canadiens à la Cité Internationale Universitaire de Paris, le 24
février 2011.
14
Jean Gourret, Entretiens sur le chant, Sens : Chevillon, 1975. On trouvera dans notre bibliographie une liste
des principaux essais et dictionnaires biographiques sortis de la plume de cet auteur prolifique.
15
David Grandis, A la recherche du chant perdu, Paris : MJW, 2013.
16
Une partie des informations figurant dans les pochettes de disque sont disponibles sur le site du label
Malibran [http://www.malibran.com/, consulté le 17 avril 2014].
17
Voir le site de l’association L’Art Lyrique Français » [http://www.artlyriquefr.fr/, consulté le 17 avril 2014].
INTRODUCTION 17
niveau de ces exemples, mais ce serait une erreur de négliger leur apport pour n’être plus
entouré que de la pléiade des chercheurs anglo-saxons spécialisés en opéra – et non en
chant – qui ont rédigés les articles du New Grove Dictionary 18 et adoptent le plus souvent un
point de vue très éloigné de celui du chanteur. En Italie 19 et en Allemagne 20, certains
adoptent une perspective plus proche de la nôtre, même si la période qui nous occupe ici est
peu détaillée. En France, c’est surtout le chant baroque qui a suscité jusqu’ici des recherches
ayant abouti à des synthèses mêlant les différents aspects de la pratique 21.
Et si l’on est très exigeant, on s’apercevra que même lorsque la technique vocale est au
centre du propos, une majorité d'auteurs, pédagogues ou médecins, font le postulat
d'universaux anhistoriques 22. Au passage, beaucoup cherchent seulement à donner à leur
système une profondeur historique et écartent tout ce qui pourrait les informer sur une
pratique ancienne. À l'inverse, dans une récente compilation d'articles de divers auteurs
anglophones, John Potter brosse une évolution du rapport à l'aigu des voix d’homme sur
quatre siècles 23 ; hélas trop peu spécifique à une école, son livre ne peut s'arrêter sur les
subtilités d'interprétation et n’offre pas de principes concrets permettant de relier les
exemples ponctuels documentés. Le récit historique échappe à l’étreinte du chercheur et ne
laisse en échange qu’une fresque énigmatique.
18
Par exemple l’article « Tenor » de la dernière édition publiée du new Grove dictionary est très centré sur les
compositeurs, les genres, l'esthétique, les emplois du terme « ténor », et non l'instrument et son usage...
e
jusqu'à l'entrée dans le XX siècle où soudainement il n'est plus question que de nouvelles voix pour un vieux
répertoire (Elizabeth Forbes, Owen Jander, John-Barry Stean et alia, The new Grove dictionary of music and
musicians, vol. 25, New-York : MacMillan, 2001, p. 286-288). Mêmes auteurs et mêmes perspectives pour le
New Grove dictionary of opera, vol. 4, p. 690-693.
19
À la suite des travaux de Gino Monaldi (1847-1932), Eugenio Gara (1888-1985) et surtout Rodolfo Celletti
(1917-2004), spécialiste du bel canto et collaborateur de L'Enciclopedia dello Spettacolo, Marco Beghelli
reprend le flambeau d’une tradition universitaire italienne portée sur la voix et les chanteurs d’un point de vue
biographique, ce qui aide à saisir les filiations artistiques de maître à élève. Voir Marco Beghelli, « Voix et
e
chanteurs dans l'histoire de l'opéra », Jean-Jacques Nattiez, dir., Musiques. Une Encyclopédie pour le XXI siècle,
vol. 4, Arles : Actes Sud, 2006, p. 522-551.
20
Au départ, la tradition académique allemande se contente d’une simple liste de rôles par typologie, sans
développer d'aspect historique une fois le Moyen-Âge évacué (Voir Riemann Musiklexikon, Sachteil, p. 947).
Plus récemment Thomas Seedorf discute des traités (Faure, Mengozzi,...) en se référant aussi à Beghelli mais
n’enquête pas lui-même dans les partitions. Il aborde la question du passage des emplois aux typologies et cite
largement Delle Sedie (Die Musik in Geschichte und Gegenwart, Sachteil vol. 8, Kassel : Bärenreiter, 1998,
colonnes 1805-1809).
21
Michel Verschaeve, Le traité de chant et mise en scène baroques, Bourg-la-Reine : Zurfluh, 1998.
22
Voir par exemple Jacqueline et Bertrand Ott, La pédagogie du chant classique et les techniques européennes
de la voix, Paris : L’Harmattan, 2006. Cet ouvrage revendique la découverte progressive d'une esthétique qui
concilie les siècles et les nations.
23
John Potter, Tenor. History of a Voice, New Haven : Yale University Press, 2009.
18 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Rompre avec la traditionnelle galerie des grands hommes, accompagnés de leurs petites
anecdotes et d’une aura assoluta pour faire advenir le tableau méthodique des techniques
et des principes qui fondent la pratique commune d’un groupe de chanteurs professionnels
ou amateurs procède d’une opération délicate. En effet, repérer sur un axe chronologique
des traces 24 (traités, comptes rendus de représentations, relations diverses, musique
notée…) n’a de sens que si à l’échelle individuelle et nationale cette dimension temporelle
peut effectivement donner lieu à des sondes plus régulières et à intervalles très rapprochés.
Déduire de cet ensemble fini une évolution en prenant le temps comme une variable
continue est une abstraction, une vue de l’esprit, qui n’a de réalité dans le passé que parce
que la société que nous étudions connaissait la notion de progrès 25 et se projetait dedans, y
faisant même participer son propre passé.
e
Il nous semble donc logique et pertinent de penser le XIX siècle avec ses propres
conceptions du goût et du répertoire, particulièrement claires lorsque le chef d’orchestre
e
Ernest Deldevez (1817-1897) traite de la musique du XVIII siècle : « L'exécution moderne
doit, autant que possible, conserver [aux] formules [mélodiques ornementales] anciennes
leur signification première, tout en les rapportant, cependant, dans de justes limites, aux
formes analogues réalisées par les modernes. 26 » Par conséquent, la perception des
interprétations successives d’une même œuvre moderne ou ancienne tombe sous le coup
du goût moderne, phénomène global qui influence la perception de l’auditeur et l’intention
de l’exécutant. Ceci explique que les jugements critiques portés se focalisent :
1° sur les continuités/discontinuités en matière de signification (la mode de chanter en
force les aigus paraît un contre-sens aux oreilles des auditeurs habitués à entendre le
répertoire interprété selon l’ancienne façon, signe d’une discontinuité de la saine tradition,
d’une modernisation outrepassant les « justes limites » de Deldevez) ;
24
Nous faisons implicitement référence aux travaux de Carlo Ginzburg et au courant de la microhistoire.
25
« Changement, transformation, progrès, ces mots-clefs du monde d’aujourd’hui n’ont vraiment pris tout leur
e
sens que dans le courant du XIX siècle. » (Asa Briggs, « L’homme au carrefour de l’histoire », Histoire des
e
civilisations. Le XIX siècle Les contradiction du progrès, Paris : Larousse, 1970 [pour l’éd. anglaise], Dominique
Le Bourg trad., p. 12).
26
Ernest Deldevez, La Notation de la musique classique comparée à la notation de la musique moderne, Paris :
Richault, 1867, p. 7. Le propos de cet essai est d’éclairer le répertoire de violon. Selon l’auteur, la notation a
progressé en exprimant de plus en plus en toute note les ornements. Deldevez s’appuie sur les ouvrages de
Fétis et le Solfège du Conservatoire, très représentatifs de l’usage courant dans la deuxième moitié du siècle.
er
Ces idées sont particulièrement dignes d’intérêt pour nous car Deldevez a été très longtemps 1 violon et chef
à l’Opéra.
INTRODUCTION 19
27
« Le document n'est pas l'heureux instrument d'une histoire qui serait elle-même et de plein droit mémoire ;
l'histoire, c'est une certaine manière pour une société de donner statut et élaboration à une masse
documentaire dont elle ne se sépare pas » (Michel Foucault, L’Archélogie du savoir, op. cit., p. 14).
28
Voir Michel Foucault, L’Archélogie du savoir, op. cit., p. 157. La rareté des énoncés est problématique non
pas parce qu’elle ne permet de constituer que des séries courtes, mais parce qu’elle porte les générations
successives de gloseurs à des surinterprétations qu’il faut ensuite déconstruire.
29
Ernest Deldevez, La Notation de la musique classique, op. cit., p. 42.
20 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
leur activité, qu’il peut dépasser les notions d’accident, d’éclair de « génie » et
d’individualité pour réinventer un savoir-faire authentique crédible, puis envisager son
évolution dans le temps. Dans la préface de sa thèse éditée 30, le flûtiste baroque Barthold
Kuijken définit avec pertinence, finesse et autorité l’attitude responsable du musicien
moderne vis-à-vis des pratiques d’interprétation historiquement informées (enquête
rigoureuse, acculturation mécanique puis choix personnel original) ; toutefois son refus de
référencer ses idées dans les sources est symptomatique d’une conception erronée.
Implicitement, cette attitude trahit deux principes selon nous dépassés : 1° l’archive est
lettre morte, éternellement incomplète et incompréhensible pour le musicien ; 2° l’archive
isolée appartient au cabinet de curiosités ou éventuellement au musée, si elle est
exemplaire, car seule une série nombreuse et bien contextualisée peut être valablement
analysée par l’historien. Or accumulation d’expériences modernes et catalogue de données
anciennes ne s’excluent pas ! Au contraire, c’est précisément en glanant des faits généraux
au hasard des indications particulières que nous ferons émerger les clefs de lecture d’un
vaste répertoire. Ce seront parfois des évidences positives, comme la gestuelle décrite dans
l’édition en piano-chant du Chœur des muets d’Hervé : « À la fin du trille, tous les choristes
doivent faire un pas en avant (du pied droit) et avancer la main droite vers le public, comme
fait un chanteur qui vient de vaincre une difficulté vocale 31 ». Quelle meilleure leçon sur la
manière de solliciter des applaudissements peut-on rêver ? Est-il besoin de méthodes de
maintien ou de comptes rendus de presse en série lorsqu’un acteur-chanteur-auteur-
compositeur-directeur aussi chevronné qu’Hervé (alias Florimond Ronger 1825-1892) rédige
une indication de cette qualité ? Nous sortirons donc volontiers des sentiers battus non
seulement par goût de l’inédit et sentiment de l’utilité d’étendre le champ de la
connaissance, mais aussi pour relever çà et là des indices des pratiques anciennes, avec un
peu de chance et beaucoup de poussière soulevée. Bien plus souvent, et même dans un
corpus mieux connu, nous devrons méthodiquement lire à rebours les informations
données, établir chaque fois que possible une règle implicite à l’occasion de sa contradiction
ponctuelle. Par exemple, lorsqu’Angélique Arnaud, élève de François Delsarte, indique
qu’« à l’inverse des acteurs qu’[elle avait] pu voir, [son maître] ne déclamait pas ; […] ne
30
Barthold Kuijken, The Notation is not the Music - Reflections on more than 40 years' intensive practice of
Early Music, Bloomington: Indiana University Press, 2013.
31
Hervé, Les Turcs, Paris : Heugel, 1870, p. 86.
INTRODUCTION 21
faisait aucun geste vers le public ; […] approchait de lui l’enfant, […] le pressait contre son
cœur 32 » en interprétant le fameux air de Guillaume Tell dans l’opéra de Rossini 33, nous
comprenons en creux, le ton vibrant, les mouvements emportés et l’isolement dans la
douleur avec lesquels on exprimait normalement le désespoir du héros à l’époque – détails
qu’aucun observateur ne nous aurait donnés tant ils allaient de soi. La déviance génère un
énoncé dont l’interprétation aujourd’hui n’est pas douteuse : dans son contexte,
l’évènement curieux aux yeux de ses contemporains fait pleinement sens. Il renseigne même
mieux qualitativement que la mise en série arbitraire de cas semblables, méthode qui est
toujours le fait de l’historien lui-même et dont le résultat reste conditionné par sa
perception, soumis aux idées de son siècle.
« C'est un lieu commun que l'art n'a point de patrie ; et cependant, l'art étant le
miroir d'une civilisation, chaque peuple imprime un caractère qui lui est propre non
seulement aux productions tangibles de son génie, mais encore au talent de ses
artistes. Celui de Mme Carvalho est si éminemment français que l'illustre cantatrice,
admirée, acclamée dans toute l'Europe, n'est réellement comprise qu'en France,
j'allais dire à Paris. Ses plus grands succès, elle les a obtenus en interprétant […]
Hérold, Auber, Adam, Massé, A. Thomas, Gounod, les maîtres les plus
essentiellement français. C'est que la caractéristique de ce talent si souple, si varié,
si complet, est précisément le style, expression suprême du goût, la qualité
française par excellence. 34 »
32
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 104.
33
Guillaume Tell, opéra en quatre actes de Gioacchino Rossini sur un livret d'Étienne de Jouy et Hippolyte Bis,
aidés d'Armand Marrast et d'Adolphe Crémieux, créé le 3 août 1829 à l'Opéra de Paris (N.B. sauf cas particulier,
on n’a pas jugé utile de préciser la salle ni l’intitulé exact des institutions lyriques aux dates des créations).
34
« Avant-propos », Édouard-Auguste Spoll, Mme Carvalho, notes et souvenirs, Paris : Librairie des bibliophiles,
1885, p. 1.
22 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
l’esprit, qualité propre à la conversation française 35. Tout l’intérêt de cette musique vocale
réside dans la subtilité avec laquelle on négocie les transitions, dans la pique ou la double
entente qui peut transparaître çà et là, dans l’élégance de l’énonciation. D’où l’importance
de réussir la « rentrée dans le motif », essentielle à sa réexposition dans un style pur (voir
§ 2.2a).
Quelles que soient les prédispositions, le goût se cultive. Selon quels principes ? Le
témoignage direct du second plus grand ténor de la période étudiée ici vient éclairer ce
point. Dans son Carnet rédigé au jour le jour, Gustave Roger (1815-1879) évoque « la
nécessité [pour ses contemporains] d’aller à Paris étudier l’école française au point de vue
du drame et de la comédie lyrique […]. » Et de développer immédiatement la qualité qu’il
s’agit d’acquérir par ce voyage d’étude, le défaut qu’il faut prévenir, la tendance à corriger :
« [Il faut se souvenir que] l’art lyrique ne consiste pas à donner avec plus ou moins
de bonheur tel ou tel son, mais que la sonorité doit toujours être l’humble servante
de l’idée. Les chanteurs allemands, plus encore que les nôtres, depuis Duprez, ont
tout subordonné à la voix, non dans la variété intelligente de ses timbres, mais dans
la puissance uniforme de son émission. 36 »
On voit ici que l’idéal n’est pas celui de la beauté physique du son (comme aujourd’hui) mais
de l’expression juste et touchante aux larmes, jointe au « bon goût » impeccable – contre
lequel il ne faut pas pêcher. Dans l’école française, on conserve une distanciation, une classe
que le sentiment ne peut faire oublier tout à fait : l’expression juste sera sincère et
extériorisée mais pas outrancière. C’est du reste le constat dressé par un mémorialiste se
souvenant de la reprise du rôle de Mergy dans Le Pré aux Clercs d’Hérold 37 par Roger pour
l’ouverture de la seconde salle Favart en 1840 :
« Il n’est peut-être pas d’œuvre […] plus conforme par le ton du livret et le tour de
la musique au caractère et au goût français. La Dame Blanche elle-même n’a pas, à
un tel degré, cette allure élégante, cet accent, non pas héroïque, mais
35 e
Voir Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au XIX siècle, Paris : Fayard, 1997, p. 284-294.
36
Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorff, 1880, p. 241.
37
Le Pré aux Clercs, opéra-comique en trois actes de Ferdinand Hérold sur un livret d'Eugène de Planard, créé
le 15 décembre 1832 à l’Opéra-Comique.
INTRODUCTION 23
Toujours dans cette veine comparative, fruit de l’expérience d’un autre ténor éminent, nous
trouvons un autre témoignage. Mario de Candia (1810-1883) nous fait traverser la Manche
plutôt que le Rhin et nous renseigne sur l’intention théâtrale plus que sur sa réalisation
sonore. Selon lui, un acteur français a une « école » acquise par l’étude des méthodes et
usages communs, et donc peu d'originalité :
« On sait d'avance, étant donné une situation, les gestes que fera un Français, et le
caractère qu'il imprimera à son rôle. Quelquefois, un artiste de génie s'affranchit
des règles imposées et laisse triompher son individualité mais c'est extrêmement
rare. [En Angleterre on trouve généralement un artiste chef de file et tous les autres
sont des imitateurs]. En France, ce désavantage n'existe pas. L’école est sûre de
former une moyenne qui se maintiendra à un niveau à peu près égal de siècle en
siècle. Là, l'écueil ne peut être que la monotonie. 39 »
En dehors des paragraphes qui seront consacrés à expliciter la fonction des chefs de
chant, nous supposerons bien souvent un chanteur accompli, pouvant se passer des regards
extérieurs et conseils qui pourtant accompagnèrent la plupart des artistes toute leur carrière
durant (professeurs, personnes de confiance dans la salle). En revanche, nous placerons
toujours le chanteur entre l'attente du public et l'invention du compositeur 40. Il faut préciser
que les circonstances de création d’une œuvre lyrique sont particulièrement complexes.
Sans refaire le tableau dressé par d’autres avant nous et en nous réservant d’approfondir la
question vocale dans le corps de la thèse, nous citerons seulement ici une anecdote
particulièrement éclairante sur ce point, rapportée par le chanteur Auguste Laget :
38
Albert Soubies et Charles Malherbe, Histoire de l’Opéra-Comique, la seconde salle Favart 1840-1860, Paris :
Flammarion, 1892, p. 28.
39
Interview de Mario par Willert Beale in Judith Gautier, Le roman d’un grand chanteur, Mario de Candia,
Paris : Fasquelle, 1912, p. yy.
40
L’interprète est rarement pris en compte dans les études de référence consacrées à la sémiotique et la
poïétique musicale (voir les diverses publications de Jean-Jacques Nattiez sur la sémiologie depuis Fondements
d’une sémiologie de la musique, Paris : UGE, 1975).
24 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Auguste n’est autre que le chef de la claque de l’Opéra, groupe de spectateurs plus ou moins
rémunérés par le directeur du théâtre, le compositeur et les chanteurs pour applaudir au
bon moment et sur commande. Fin connaisseur du public et de ses réactions, son opinion a
un poids considérable lorsque le succès d’un nouvel ouvrage est en jeu. Savoir si une
cadence est de bon goût, si elle sera appréciée, est tout à fait important car nous verrons
que certains Aristarques sont très attentifs à la qualité du chant et à son maintien au cours
du temps 42. Afin de répondre à cet impératif, Hervé Lacombe propose de considérer dès le
stade de l’écriture le « bon sens » 43 du compositeur, équivalent du bon sens de l'acteur
cherchant un effet vocal commandé par la situation ; c’est aussi le sens des conseils
dispensés par le maître en cours de déclamation lyrique. Il s’agit d’investir chacun d’une
conscience artistique exercée avec la même mesure, proscrivant absolument « l'effet pour
l'effet » 44 dans le cadre d’une esthétique non pas réaliste mais rationnelle, mêlant un sens
des proportions et une certaine construction rhétorique. Ce qui est produit soir après soir
est alors le résultat d’une boucle entre intentions de l’artiste, impressions et attentes du
public.
Le compositeur est donc tributaire à la fois des moyens vocaux et de la vision propre de
ses interprètes, lesquels contribuent à renouveler sa musique, à la mettre au goût du jour.
Le baryton Isidore Milhès (c1806 - après 1866) explique la distance entre la notation sur la
portée et le résultat attendu d’un bon chanteur en 1854, avec force exemples notés 45. Nous
discuterons longuement des usages ou « traditions » en comparant des partitions annotées
41
Auguste Laget, Le Chant et les chanteurs, Paris : Heugel, 1874, p. 333.
42
Voir Emmanuel Reibel, L’Écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris : Champion, 2005, p. 144-
145.
43 e
Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au XIX siècle, Paris : Fayard, 1997, p. 267.
44
Voir Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorff, 1880, p. 63-64.
45
Voir par exemple dans Isidore Milhès, Guide du chanteur, Paris : Boieldieu, 1854, l’articulation dans le grand
air de L’Ambassadrice d’Auber (p. 72) et la cadence à trois du Pré-aux-Clercs d’Hérold (p. 94).
INTRODUCTION 25
et éditées (voir § 2.1d) ; signalons seulement ici qu’il est encore possible d’entendre un
lointain descendant de l’« exécution plus moderne 46 » des ornements, telle qu’exposée par
Milhès, dans une interprétation discographique de l’air « Pour tant d’amour… » extrait de La
Favorite de Donizetti par Jean Noté en 1906 47.
Composition et exécution étant deux parties de la rhétorique, le statut de l’artiste doit
être assimilé à celui d’un co-auteur. On sait par ailleurs que le ténor Adolphe Nourrit
collaborait avec les compositeurs et librettistes très tôt dans sa carrière : « Scribe, Auber,
Rossini, Meyerbeer, s’en rapportaient souvent à sa jeune expérience, à la connaissance qu’il
avait de lui-même, parce qu’on savait bien qu’en ajoutant à la valeur de son rôle on ajoutait
aussi aux chances du succès […]. 48 » Nourrit alla notoirement jusqu’à écrire lui-même les
paroles de son grand air dans La Juive d’Halévy 49 pour assurer que les voyelles soient les
plus confortables et sonores possible dans sa voix 50 ; l’on citera plus loin les rapports de
Cinti et Auber, laissant à une autre fois le soin d’étudier ceux d’Offenbach et Schneider. C’est
durant la période que nous étudions que l’on observe les prémices de la « composition
idéale », c’est-à-dire de la réalisation écrite a priori de son projet de la part du compositeur,
avec Berlioz notamment, mais celui-ci part tout de même d’un vocabulaire existant, d’une
connaissance organologique datée, et d’un repère qui est la conception théâtrale pratique et
esthétique du moment.
46
Isidore Milhès, « Petits portamenti composés sur l’appoggiatura », Guide du chanteur, Paris : Boieldieu,
1854, p. 31. Entendu à Paris au concert dès 1835, Milhès a débuté à l’Opéra-Comique dans Zampa en juin 1837
et publié une romance dans Le Ménestrel le 27 août de la même année. Le même journal signale encore deux
succès dans ce genre le 5 janvier 1845. Sa carrière s’est déroulée principalement sur les scènes étrangères (voir
e
François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens, 2 édition, tome 6, Paris : Didot, 1867, p. 143).
47
Disque Zonophone X-82474. La Favorite, opéra en quatre actes de Gaetano Donizetti sur un livret d'Alphonse
Royer et Gustave Vaëz, créé à l'Opéra de Paris le 2 décembre 1840.
48
Fromental Halévy, Derniers souvenirs et portraits, Paris : Lévy, 1863, p. 150.
49
La Juive, opéra en cinq actes de Fromental Halévy d'après un livret original d'Eugène Scribe, créé à l’Opéra de
Paris le 23 février 1835.
50
Voir Fromental Halévy, Derniers souvenirs et portraits, Paris : Lévy, 1863, p. 166-167.
51
Sans nous interdire de prendre en compte la globalité de la prestation des acteurs-chanteurs et de
l’environnement qui la porte lorsque cela est nécessaire à nos analyses, nous ferons fréquemment référence
aux travaux de Charlotte Loriot pour le jeu, de Léa Oberti pour ce que l’on appellera plus tard la régie, de Rémy
Campos et Aurélien Poidevin pour la scénographie, etc., plutôt que de nous écarter de notre sujet propre.
26 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
été écartée jusqu’ici que nous ne pouvons négliger plus longtemps : c’est celle du texte.
Même si nous ne considérions que le texte prononcé et entendu, à l’exclusion du texte écrit
sur lequel nous nous pencherons plus loin, force est de reconnaître que là aussi un méta-
texte existe souvent. Il pourrait se systématiser comme une sorte de grammaire des
éléments courants dans les livrets d’opéras, des situations convenues et des répliques
52
idiomatiques. C’est la « matière littéraire poétique » ou « canevas » que nous désignons
au côté des deux autres schémas organisationnels précédemment évoqués comme vecteurs
conjoints de la théâtralité :
Ce n’est pas le lieu dans ce parcours liminaire de montrer l’agencement cohérent de ces
divers éléments autour de l’axe emploi-personnage-intention, qui nous occupera ailleurs. Il
est plus urgent de sonder la présence implicite d’une théorie des relations entre fiction et
émotion, ou encore une théorie des passions, dont le point fondamental est l'articulation
entre l'ordre esthétique et le domaine psychologique et moral. On pourrait probablement
rendre apparente une filiation Descartes / Grétry pour expliquer les idées qui sous-tendent
e
une bonne part du contenu des méthodes de chant au XIX siècle. Le théâtre musical que
nous interrogerons le plus souvent avec pragmatisme a des racines profondes, que
Catherine Kintzler nomme exactement une éthique 53. Nous emprunterons à d’autres
auteurs des informations sur les courants littéraires et sociétaux qui régissent certains
mouvements artistiques à grande échelle en nous contentant de préciser autant que
possible leur influence dans notre domaine spécifique (quelle virtuosité naît du penchant
pour l’exotisme, quelle vaillance gratuite vient d’une aspiration romantique à l’héroïsme,
comment le progrès se loge-t-il jusque dans l’art du chant, etc.). Ce que notre investigation
voudra explorer de première main, c’est le texte littéraire et musical comme compromis,
non comme donné.
52
Voir Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991, p. 15.
53
Voir Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français, op. cit., p. 28.
INTRODUCTION 27
En faisant référence à la pensée de Heidegger, avec toutes les précautions que cela
suppose de la part du profane que nous sommes en la matière 54, nous dirons qu'aux yeux
de l'artiste lyrique du XIXe siècle, l'intention est plus « étante » que sa réalisation sonore. En
effet, l'intention traverse les modes et les limites de l’exécutant, elle est plus stable dans le
temps : deux exécutions sont fatalement dissemblables tandis qu'elles peuvent procéder
d'un même emploi, d'un même code expressif, c'est-à-dire de la même interprétation.
L'effet (pianissimo, parlé, rubato...) exigé par une raison rhétorique précise, ou le geste
technique (trille, mise de voix...) imposé par le style d'une époque, seront réputés identiques
à eux-mêmes quel que soit leur degré de « réussite » sur le moment. C'est là selon nous la
distinction entre exécution et interprétation : l'intention interprétative est perçue et goûtée
même lorsque sa réalisation dans l'exécution est défectueuse. La basse Stéphen de La
Madelaine (1801-1868) se souvient avoir entendu Weber interpréter sa propre musique en
privé :
54
Nous nous appuyons ici sur la lecture du professeur de philosophie Luc Ferry.
55
Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, vol.1, Paris : Albanel, 1868, p. 58-59.
56
Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, op.cit., p. 183-184.
57
Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorff, 1880, p. 85.
28 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Ces exemples extrêmes ne doivent pas nous empêcher de traiter le domaine du texte,
cette fois à l’échelle du mot comme élément de caractérisation du chant français. La langue
est, comme tout le reste, naturellement acclimatée au système de production local. Les
tournées des grands artistes parisiens hors du territoire national prouvent l’importance de
l’adaptation au public : Roger chante en allemand 58 et en russe 59, Hervé en anglais, et c’est
toujours du chant français. Ou n’en est-ce plus tout à fait ? Valider ou infirmer cette
hypothèse impliquerait une réflexion sur le transfert culturel, la prosodie des traductions, les
esthétiques lyriques nationales européennes tant du point de vue de l’interprétation que de
la composition et de la réception, bref, une étude plus approfondie, que nous ne mènerons
pas dans le cadre de la présente thèse.
Lorsque l’on chante en français, c’est dans une langue normalisée, presque sacrée, celle
de l’art 60. Elle a son Saint-Siège l’Opéra (qui est aussi son Académie), son séminaire le
Conservatoire, ses temples partout où l’on trouve un théâtre. Il est très facile de
documenter la prononciation chantée du français à l’époque romantique car, jusqu’au début
e
du XX siècle, la lecture à haute voix était la première priorité pour les nouveaux élèves en
chant au Conservatoire. Le témoignage des artistes étrangers vient confirmer qu’il ne
s’agissait pas uniquement de réformer les accents régionaux et d’apprendre à rouler le R
correctement :
« Le français chanté est une étude en soi, différente de celle du français parlé. […] Je
l’ai faite auprès de Jean de Reszké en étudiant les rôles de Manon, Marguerite et
Mignon, cependant que le régisseur général de l’Opéra-Comique m’enseignait
Mélisande en parallèle. Ainsi c’est au tout début de ma formation que j’ai appris la
place correcte des phonèmes français chantés dans la cavité buccale. 61 »
58
Voir Jules Lovy, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 11 juillet 1852, p. 3.
59
Voir Jacques-Léopold Heugel, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 8 mars 1874, p. 110.
60
Ces lignes sont la transposition presque immédiate d’un passage de l’introduction faite par Marc Fumaroli à
ses Trois institutions littéraires (Paris : Gallimard, 1994).
61
« French, for singing purposes, is a study on its own, and not the same as spoken French. [...] I studied it with
Jean de Reszké while learning the roles of Manon, Marguerite and Mignon, and at the same time I was being
taught Mélisande by the régisseur-général of the Opéra-Comique. It was at this early stage in my training that I
learned to place the French language correctly in my mouth for singing purposes. » (Maggie Teyte, Star on the
door, Londres : Putnam, 1963, p. 54-55).
INTRODUCTION 29
Pour établir les voyelles pures, l’enseignement oral était nécessaire ; aussi, nous serons
amené à discuter de manière récurrente des « ouvertures » et du nombre de degrés à
distinguer ([e], [ə], [ε],… notés selon leur orthographe française courante é, e, è, ê…) pour
rendre le chant intelligible, selon les timbres de voix. En revanche, concernant le choix de la
voyelle exacte et l’articulation correcte des consonnes selon les mots et leur enchaînement,
de nombreux traités énumèrent les défauts courants et les moyens d’y remédier, ainsi que
l’usage courant pour les mots rares et toponymes présents dans les livrets, ou encore les
liaisons à faire et à éviter. Un travail spécifique, sur lequel nous reviendrons, devait
permettre au texte de porter loin malgré les contraintes liées au chant. Alexis de
Garaudé (1779-1852) rappelle ainsi que la diction dans la conversation – ou même dans la
déclamation parlée – est insuffisante pour le chanteur lyrique :
« Peut-être aussi, dans les leçons de Chant, ne réfléchit-on pas assez que l’émission
vocale atténue beaucoup l’articulation des phrases où dominent les consonnes ?
Celles-ci pourraient produire une netteté suffisante dans le langage parlé, mais il
n’en est plus de même lorsqu’on les chante. Il faut y apporter bien plus de soin, et
souvent doubler en quelque sorte ces consonnes, sans quoi leur véritable et bonne
articulation ne parviendrait pas au fond d’une grande salle 62. »
Les déformations de la parole reposent le plus souvent sur des solutions pragmatiques (voir
§ 1.2b), mais elles sont parfois élevées au niveau de préceptes esthétiques, comme par le
chanteur et théoricien Jules Lesfauris (fl. 1852-1875) :
e
La continuité avec le XVIII siècle est immédiate, si l’on tient compte de la distance qui
séparait déjà le parler du déclamer et le déclamer du chanter, en particulier pour la
62
Alexis de Garaudé, 52 études ou exercices de prononciation et d’articulation dans le chant français, Paris :
L’Auteur, 1846, p. 5.
63
J. Lesfauris, Unité de la voix chantée ou explications sur l’École de Voix, l’École de Musique et de Chant, et la
forme du Beau, Paris : Remquet, 1854, p. 29.
30 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
nasalisation 64. Nous verrons que le travail sur les voyelles, en particulier sur le E muet, est
une constante du chant français à grande échelle 65.
Si nous nous attachons prioritairement à la destinée des ténors, alors que les mêmes
années voient l’avènement de sopranos à roulades de plus en plus aigus et le
développement du répertoire pour les contraltos 66 – grâce aux créations de Rosine Stoltz
(1815-1903) et Pauline Viardot (1821-1910), notamment –, c’est parce qu’elle semble plus
essentielle aux contemporains. Flaubert consacre un chapitre entier de Madame Bovary à la
description d’une soirée au Théâtre des Arts de Rouen et, de tous les artistes, c’est le ténor
qui impressionne le plus Emma : « Edgard, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa
voix plus claire 67. » A fortiori, un grand ténor enlève la réussite du spectacle ; « Duprez est
un Atlas qui portera longtemps sur ses épaules tout le ciel étoilé de l’opéra 68 », prédit
Théophile Gautier dès les premiers succès parisiens du chanteur. Il n’y a pas que les
spectateurs qui mettent Duprez sur un piédestal ; l’exemple du ténor faisait autorité dans la
profession. Roger lui-même se souvient avoir « cité Duprez comme notre modèle à tous 69 »
à un collègue dont le goût artistique était défectueux.
64
Nous nous appuyons sur Nicole Rouillé, Le Beau Parler françois, Sampzon : Delatour, 2008, p. 73, pour
affirmer que la nasalisation en fin de voyelle, geste vocal cité par certains théoriciens à propos de diction
parlée, n’a pas sa place dans le chanter des professionnels au Grand siècle.
65
Voir les corrections fréquentes de diction énumérées par Jacqueline Bonnardot (†2013) in Revue de l’Afpc,
o e
n 2, novembre 1997, p. 32-33. Proches de celles décrites dans les traités du XIX siècle, elles sont encore
complètement d'actualité dans notre expérience en 2010-2015.
66
Voir Marco Beghelli et Raffaele Talmelli, Ermafrodite armoniche, Varese : Zecchini, 2011. Le registre de
contralto est également intéressant du point de vue du genre, ainsi qu’en témoigne le fameux poème de
Théophile Gautier : « Que tu me plais, ô timbre éftrange, / Son double, homme et femme à la fois, / Contralto,
bizarre mélange, / Hermaphrodite de la voix » (Émaux et Camées, Paris : Didier, 1852, p. 54). La rareté de cette
voix n’est d’ailleurs pas sans incidence sur la destinée des ténors : « Quant aux Contraltos, la France possède
très peu de ces voix […] et c’est l’absence de cette voix dans les chœurs qui force le compositeur de recourir
aux ténors pour remplir l’intervalle, et d’écrire pour eux des parties trop hautes qu’ils ne peuvent chanter sans
crier et sans se fatiguer, même au grand risque de se briser l’organe. De plus, cette manière de procéder
détruit l’équilibre et l’ensemble des voix, et cause un effet désagréable, en ce que les ténors prédominent
beaucoup trop par suite de leurs efforts inévitables » (Auguste Panseron, « Préface », Méthode de vocalisation
pour Basse-taille, Baryton et Contralto, Paris : l’Auteur, 1841.).
67
Gustave Flaubert, « Madame Bovary (suite) », Revue de Paris, 15 novembre 1856, p. 558.
68
Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Leipzig : Hetzel, 1858, p. 18.
69
Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorff, 1880, p. 64.
INTRODUCTION 31
70
Ernest Deldevez, Le Passé à propos du présent, Paris : Chaix, 1892, Chapitre 8, « Notes et critiques – [17]89
du chant », p. 65.
71
Voir Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français, op. cit., p. 11.
72
Après avoir débuté avec succès dans Il Pirata de Bellini à Turin en 1830, Duprez assure la création italienne
de Guillaume Tell de Rossini (en italien) à Lucques en 1831. C’est ensuite qu’il créé pour Donizetti les rôles
d’Ugo dans Parisiana à Florence en 1833, d’Enrico dans Rosmonda d’Inghilterra dans la même ville en 1834,
puis d’Edgardo de Lucia di Lammermoor à Naples en 1835.
73 er
Duprez est nommé une première fois professeur de chant à partir du 1 janvier 1838 par arrêté du 31 mai
1837 (voir Constant Pierre, Le Conservatoire de musique et de déclamation, Paris : Imprimerie nationale, 1900,
p. 442).
74
Léon et Marie Escudier, Études biographiques sur les chanteurs contemporains, Paris : Tessier, 1840, p. 176.
32 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
que beaucoup s’attachent à essayer de reproduire, nous verrons que c’est davantage par sa
« voix parfaitement pure, égale et sonore ; une prononciation excellente, une déclamation
extraordinaire 76 » que l’artiste s’est imposé. La nouveauté technique existe ; elle réside dans
un certain emploi de la voix sombrée (voir § 3.1c), et plus tard une esthétique de voix
« salie » 77 que nous pourrions qualifier de « romantique », si l’on établit une
correspondance avec le jeu Shakespearien récemment introduit à Paris 78. Pourtant, son
nom est irrémédiablement attaché à sa prestation dans Guillaume Tell, et particulièrement à
ses aigus en force, comme s’en désole son ami journaliste Théophile Sylvestre :
« Bien des gens n’ont vu Duprez que dans cet ut de poitrine, qui, après tout, n’avait
pas pour lui plus d’importance que n’en a pour l’architecte d’une cathédrale le coq
de fer planté à l’aiguille du clocher. Les gens de goût tressaillaient et pleuraient, à
ses plus doux passages ; le troupeau, lui, n’entendait, n’attendait que l’ut 79. »
Malgré tout, ce qui frappe l’imagination, c’est le mythe de l’ut, lequel va entraîner une
compétition entre ténors et une surenchère d’aigus en force. En poursuivant l’ut puis l’ut
dièze 80, les chanteurs valident une raison instrumentale sans objectif expressif, une
augmentation des moyens sans fin. Le premier ténor apparaît alors comme un véritable
phénomène qui concentre – depuis peu dans l’histoire du genre opératique – une grande
partie de l’intérêt dramatique et aussi une dimension tout à fait spectaculaire 81. Pourtant,
75
« Ut de poitrine » est une expression qui désigne l’émission par un chanteur du do4 (environ 523 Herz) en
employant le mécanisme vocal 1, par opposition à une émission plus douce en voix de tête, basée sur le
mécanisme 2, ou a une solution intermédiaire, les voix mixtes (voir Robert Expert, Voix de poitrine et voix de
tête : quelle pédagogie aujourd’hui ?, mémoire de pédagogie sous la direction de Martine Kaufmann, CNSMDP,
2007, p. 17 -20).
76
Édouard Monnais, « Débuts de Duprez dans Guillaume Tell », Revue et gazette musicale de Paris, 19 avril
1837.
77
Voir Marie-Pierre Lassus, La voix impure ou Macbeth de Verdi, Paris : Klincksieck, 1992. Voir aussi la thèse de
Ruben Vernazza, Verdi, Muzio et les réformes du Théâtre-Italien de Paris, thèse, Alessandro Di Profio dir.,
Université de Tours, [2015].
78
Voir Céline Frigau Manning, « Shakespeariennes. Harriet Smithson et Maria Malibran sur la scène
romantique », Yves-Michel Ergal et Michèle Fink dir., Littérature comparée et correspondance des arts,
Strasbourg : PUS, 2014, p. 25-40. Berlioz fait d’ailleurs remarquer à propos du jeu d’acteur de Duprez que
« Mlle Mars et Mme Berlioz (miss Smithson) […] ont trouvé sa pantomime naturelle et toujours distinguée, sa
tenue de scène parfaite, et la composition générale du rôle d'Arnold des plus remarquables » (Hector Berlioz,
Feuilleton du Journal des Débats, 19 avril 1837), ce qui, venant d’une actrice shakespearienne, confirme la
parenté d’esprit.
79
Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La mélodie, études complémentaires
vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XII.
80 e
Voir Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au XIX siècle, Paris : Fayard, 1997, p. 48.
81
« Le public attend surtout le débutant à certaine note escarpée qui donnera la valeur, non de son talent de
musicien, mais de sa force musculaire et de l'énergie de son gosier. […] Le chanteur se prépare, gonfle ses
INTRODUCTION 33
un peu comme Maria Callas (1923-1977) est restée célèbre pour sa gestuelle très
directement inspirée de la tradition qui venait à peine de disparaître des scènes 82, la
majeure partie de l’art de Duprez naît probablement de l’enseignement rhétorique dispensé
par Alexandre Choron (1771-1834), c’est-à-dire qu’il fait en somme du neuf avec du vieux.
De plus, ce qui a changé n’est pas imputable à Duprez, ou du moins pas à lui seul. Comme le
fait remarquer Kimberly White, les années 1830 représentent un tournant majeur pour
l’esthétique vocale française, avec un renouvellement du « personnel chantant » à l’Opéra 83
et les grandes heures de Cinti, Nourrit et Levasseur qui avaient tous eu, comme Duprez, une
formation ou une pratique italienne forte 84. La transition assurée et ces artistes partis, la
synthèse des influences est faite et peut se développer en un style national 85. Ce paradoxe
de fausse amnésie se retrouve constamment dans la période qui suit : nous montrerons que
la pédagogie est conservatrice mais ses théorisations influencées par l’idée de progrès (voir
§ 1.2b) ; que l’exécution se nourrit de traditions mais subit des modes (voir § 2.2d).
En nous acheminant vers la fin de notre période ce sont d’autres questions qui se posent.
Il faudrait montrer la fin d’une pratique ou son altération. Alors qu’une nouveauté,
facilement repérable sur l’axe chronologique, irradie progressivement dans toutes les
pratiques, une mode finissante ne s’éteint que progressivement. Comment mesurer ce
déclin ? Le meilleur marqueur de l’époque de Gilbert Duprez est peut-être l’usage de la voix
de tête. Celui-ci est bien encadré entre deux exemples très révélateurs : d’une part, un
poumons de tout l'air qu'ils peuvent contenir, ferme les poings à défaut de tremplin, recommande son âme à
Dieu (il peut mourir de la rupture d'un vaisseau dans cet effort suprême), prend son élan et pousse la note
excentrique. » (Oscar Comettant, Musique et musiciens, Paris : Pagnerre, 1862, p. 81).
82 e e
Charlotte Loriot cite à propos de la persistance de gestes anciens au XIX et à l’orée du XX siècle la thèse
d’Anne-Laetitia Garcia, Maria Callas en acte : étude historique et rhétorique d’une actio opératique, Gilles
Declercq dir., Université Paris 3, 2008.
83
Kimberly White, The Cantatrice and the profession of Singing at the Paris Opera and Opera-Comique 1830-
1848, thèse, Steven Huebner dir., Université McGill, 2012, p. 115.
84
« Dérivis avait fui devant les vocalisations importées à l’Opéra et avait été remplacé par Levasseur, enlevé au
Théâtre-Italien […] et rentrant brillamment, par le beau rôle de Moïse, à l’Opéra français, où il avait d’abord
débuté » (Fromental Halévy, Derniers souvenirs et portraits, Paris : Lévy, 1863, p. 146-147). Adolphe Nourrit,
quoique formé par Garcia père, n’avait pas une vocalisation aisée et Rossini dut simplifier ses rôles (ibidem). La
biographie de Laure Cinti-Damoreau est l’objet d’un long développement dans notre deuxième chapitre. Il faut
souligner que l’émission des aigus en force n’entrant pas dans les canons de l’époque, les chanteurs n’étaient
pas formés à ces « excentricités ». Duprez a étudié cette technique lors de son séjour en Italie auprès de son
aîné Donzelli, qui pratiquait l’émission en voix sombrée jusqu’au sol (voir Maurizio Modugno, « Domenico
o
Donzelli e il suo tempo », Nuova rivista musicale italiana, vol. 18, n 2, 1984, p. 208).
85
« Si l’on mettait les deux genres ensemble, est-ce qu’on n’aurait pas ce qu’il faut ? » demande Marinette
dans un opéra-comique d’Hoffmann terminé par Léon Halévy, scène 11 (Fromental Halévy, Le Dilettante
d’Avignon, Paris : Vente, 1829, p. 25).
34 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
contre-ténor entendu par le compositeur Adolphe Adam qui étonne beaucoup 86 ; d’autre
part, les comptes rendus affirmant que Roger chantait à moitié en faucet 87 son rôle dans
L’Aïeule de Boieldieu fils en 1841 88. Il faut se référer à l’interprétation de Fra Diavolo par
Nicolaï Gedda (1925-) 89 pour comprendre cette dernière indication, puisqu’il s’agit
effectivement dans un cas comme dans l’autre d’imiter un personnage féminin dont le héros
prend la voix pour contrefaire un duo avec lui-même. On verra plus bas que la couleur
caractéristique du ténor léger d’opéra-comique ou ténorino, telle que Duprez l’avait
embrassée en débutant dans La Dame blanche 90 avant de partir pour l’Italie, tombe
justement en désuétude vers 1871, au moment où il s’exile à Bruxelles et cesse
définitivement d’enseigner en France – car à son retour il confie la direction de son école à
son fils. Enfin, si l’avènement d’une nouvelle pratique dominante peut servir de signal, il
reste délicat de déterminer le point de bascule d’un univers à l’autre.
On peut considérer que le chant de l’époque de Duprez constitue une transition entre le
chant rossinien (dont le symbole serait le baryténor à la David ou Garcia, usant couramment
du faucet) et le chant wagnérien (le baryton Melchissédec est un des premiers tenants du
registre unique, avant l’avènement d’Édouard de Reszké). Il ne paraît pas possible de
rattacher l’époque intermédiaire à un compositeur en particulier, faute de figure dominante,
ou justement parce que trop de directions différentes sont explorées simultanément –
quoique contemporains, Adam, Halévy, Meyerbeer et Donizetti (voire Verdi) peuvent tous
passer pour des chefs de file prolixes. Ce sont donc les chanteurs qui donnent une certaine
cohérence à des tendances compositionnelles opposées (par exemple Auber/Berlioz).
86
« Une espèce d’être amphibie nommé M. Béfast, qui chante sur la clef d’ut première ligne et qui pourtant, à
ce qu’on assure, est marié, ce qui est possible, et, de plus, père de trois enfants, ce qui me paraît fort
invraisemblable. » (Adolphe Adam, lettre datée du 6 janvier 1845, reproduite dans « Lettres sur la musique
française (1836-1850) », La Revue de Paris, 1903, citée d’après la réimpression, Genève : Minkoff, 1996, p. 162-
163).
87
« Il a surtout excité le fou-rire en chantant à lui seul un duo dans lequel les deux sexes sont alternativement
imités au moyen du fausset et de la voix de poitrine » (E.V., « L’Aïeule », Le Ménestrel, 22 août 1841, p. 1).
L’orthographe « faucet » est choisie pour être spécifique à ce répertoire (voir § 3.1b). On prononcera aussi trille
e
comme ville pour bien faire sentir qu’il s’agit de l’agrément français du XIX siècle (voir infra).
88
L'Aïeule, opéra-comique en un acte d’Adrien Boieldieu sur un livret de M. de Saint-Georges, créé le 17
octobre 1841 à l’Opéra-Comique.
89
Fra Diavolo, 2 disques 33 tours, Boulogne-Billancourt, EMI / Pathé Marconi, 1984 / HMV 2700683 : PM 625.
90
La Dame blanche, opéra-comique en trois actes de François-Adrien Boieldieu sur un livret d’Eugène Scribe,
créé le 10 décembre 1825 à l’Opéra-Comique.
INTRODUCTION 35
Finalement, aucun adjectif ne se détache pour qualifier l’époque, et il est difficile d’y
attacher une typologie vocale unique. Ce problème est très directement lié à celui de la
postérité de Duprez lui-même, une légende bien vite revue et corrigée.
Le savoir et la tradition dont Duprez était dépositaire, ainsi que l’expérience considérable
qu’il avait accumulée dans les théâtres européens 91 faisaient de lui un maître respecté 92.
Comme Manuel Garcia père, il a fait de sa fille une cantatrice célèbre et de son fils un
pédagogue qui a continué sa tâche. Bien qu’ayant quitté le Conservatoire, c’est en qualité de
professeur de chant 93 que Duprez reçoit la légion d’honneur en 1872 – et non de
compositeur, comme il le laisse entendre dans ses Souvenirs 94. De plus, la figure de Duprez
s’avère avoir été fort maltraitée par l’historiographie. Lorsqu’Alix Lenoël-Zewort, un
musicographe des années 1900, se penche sur les grandes méthodes de chant françaises du
siècle précédent afin d’en expliquer les qualités respectives, son jugement est sans appel :
« Duprez a fait époque. Il a introduit en quelque sorte la passion italienne dans l’art français,
mais les moyens employés par lui, et qui lui ont réussi, ne doivent pas faire école 95. » Le
discrédit complet jeté sur l’héritage de Duprez intervient ici après sa mort, alors qu’en 1868,
on retenait encore des premiers pas de Duprez sur la scène de l’Académie royale de musique
l’avènement d’une méthode propre à être intégrée au bagage commun :
« Duprez débutait dans le rôle d'Arnold de Guillaume Tell. D'abord étonnés, les
spectateurs furent bientôt éblouis, subjugués par la puissance de l'organe, la largeur
du style du nouveau ténor : la manière ample dont il disait le récitatif était une
innovation. Une nouvelle école de chant était née 96. »
91
Voir les références dont se justifie Duprez pour établir l’autorité de sa méthode de chant imprimée (Gilbert
Duprez, L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 1).
92
« Je n’ai pas entendu le grand ténor, je ne l’ai connu que vieux et alors qu’il ne professait que peu dans son
théâtre de la rue Condorcet. Je le regardais avec respect et vénération, comme on regarde une relique » (J.-M.
Mayan, Les Guêpes du théâtre, Paris : Bonvalot-Jouve, 1906, p. 152).
93
Voir le matricule reconstitué dans F-Pan, Série LH 860 61. Sur les acteur décorés jusqu’en 1890, voir Pierre
e
Larousse dir., Grand dictionnaire universel du XIX siècle, deuxième supplément, Paris : Administration du Grand
dictionnaire universel, 1890, p. 872.
94
Voir Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Calmann Lévy, 1880, p. 230-231.
95
Alix Lenoël-Zewort, « Le chant et les méthodes : Duprez », Revue musicale, 1905, p. 241.
96
Nérée Desarbres, Deux siècles à l'Opéra, 1669-1868, chronique anecdotique, artistique, excentrique,
pittoresque et galante, Paris : Dentu, 1868, p. 95.
36 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Nous avons montré ailleurs 97 comment Duprez fonda une école spéciale de chant, les
techniques qu’il y enseigna, et comment il transmit progressivement à son fils la direction de
cette entreprise qui vit passer de très nombreux élèves – dont plusieurs occupèrent une
place de premier plan au niveau national ou international jusqu’au tournant du siècle. Il est à
ce titre très étonnant de constater que l’auteur du dossier de la Revue musicale du 1er juin
1905 limite la carrière du musicien à ses années de scène (1825-1849). Passant sous silence
le récit très romancé des jeunes années de Duprez dans le dictionnaire de Larousse 98, nous
notons que le supplément à la Biographie universelle de Fétis 99 ne présente plus Duprez
comme un ancien chanteur mais en sa qualité « professeur renommé 100 ». C’est
probablement la mutation du goût et des techniques dans le chant français et italien qui
provoque le rejet de l’univers vocal de Duprez. Plutôt que de dénigrer son nom, les grands
pédagogues attendent sa disparition pour récupérer sa gloire au profit de leurs méthodes. La
pratique de Duprez est alors réinterprétée à la hâte pour faire correspondre son immense
succès à une préscience du vérisme qu’en réalité il ne souhaitait même pas cautionner :
Il semble délicat de réviser le sort que la légende a fait à Duprez en utilisant son nom comme
figure de proue : cela porte à confusion. Ainsi, il nous est souvent arrivé, lorsque nous
exposions brièvement à l’oral le thème de nos recherches, de nous voir répondre « Ah oui,
c’est l’inventeur du contre-ut, n’est-ce pas ? ». Pour rétablir une vision historique plus
97
Voir Pierre Girod, L’Art du chant de Duprez : Voix perdue ou voies oubliées ?, mémoire, Rémy Campos dir.,
CNSMDP, 2011, p. 24-29.
98 e
Voir Pierre Larousse dir., Grand dictionnaire universel du XIX siècle, tome 4, Paris : Administration du Grand
dictionnaire universel, 1870, p. 1419-1420.
99 e
Comparer François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens, 2 édition, Paris : Firmin-Didot, 1866,
tome 3, p. 90-91, et Arthur Pougin dir., Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la
musique / Supplément et complément, tome 1, Paris : Firmin-Didot, 1878-1881, réédition par Claude Tchou,
Paris : La Bibliothèque des Introuvables, 2001, p. 314-315.
100
Jules Ruelle, « Paris. – Correspondance particulière », Le Guide musical, 17 et 24 août 1865.
101
Gilbert Duprez, « Post-scriptum », Sur la voix et l'art du chant : essai rimé, Paris : Tresse, 1882, p. 22. Le
désintérêt de Duprez pour le répertoire germanique précède le wagnérisme, selon le témoignage de son cadet
Stockhausen qui stipule dès février 1855 qu’il « n’aime pas la musique allemande et dit que ce n’est pas
animant ! » (Geneviève Honegger, Jules Stockhausen, Itinéraire d'un chanteur à travers vingt années de
correspondance 1844-1864, Lyon : Symétrie, 2011, p. 176).
INTRODUCTION 37
102
Voir Emmanuel Reibel, Comment la musique est devenue romantique, Paris : Fayard, 2013.
38 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
On trouvera souvent des voix discordantes, et c’est ce foisonnement d’idées sur le chant
qui a permis la récupération plus ou moins falsifiée d’écrits célèbres par les théoriciens
ultérieurs voyant chacun midi à sa porte. On pourrait notamment dénoncer la très nette
surreprésentation de la méthode de Garcia fils dans la littérature. Qui plus est, c’est souvent
pour son discours scientiste qu’on y fait référence, en laissant de côté les éléments hérités
de Garcia père, ceux qui font justement aux yeux des contemporains la valeur du traité
original. Finalement, la citation immuable des mêmes phrases tirées de leur contexte
aggrave la méconnaissance des principes du chant romantique par les professeurs… et le
peu de considération pour les textes méconnus s’entretient de lui-même. Ainsi, les écrits sur
e
le chant les plus lus au XX siècle isolent dans la masse des traités anciens un corpus très
restreint 103 sans jamais réévaluer sa pertinence. Alors que l’état de conservation des
volumes originaux est excellent, et leurs conditions de communication aisées, la publication
en 2005 par Jeanne Roudet de quinze méthodes françaises 104 en fac-simile apparaissait déjà
comme une ouverture ! Par conséquent, nous avons été contraint, au fil de notre travail, de
nous défier de l’historiographie dominante et de nous appuyer sur le choix d’autorités
nouvelles, pour hiérarchiser et donner un tableau cohérent de l’école de chant française
entre les deux grands paradigmes que sont 1° l’intégration du chant italien et 2° l’avènement
du registre unique, de la voix homogène. Nous avons considéré comme particulièrement
pertinents les jugements émanant de personnalités musicales de l’époque faisant, sinon
l’unanimité sur toutes leurs idées, au moins autorité incontestée du point de vue de leurs
compétences ; nous nous sommes méfié surtout des novateurs et esprits trop
systématiques, dont le discours n’est pas forcément en prise avec la réalité, et dont
l’expérience directe des scènes est parfois minime. Ainsi, Stéphen de La Madelaine est
103
Un cas extrême de l’amnésie concernant la très riche bibliographie du chant est le travail de Sylvain
Lamesch, qui ne cite entre 1723 et 1967 que Garcia fils (1856) et Delle Sedie (1874) (voir Mécanismes laryngés
et voyelles en voix chantée, thèse, Jean-Dominique Polack et Michèle Castellengo dir., Université Pierre et
Marie Curie, 2010, p. 31). Embrasser 234 ans de chant en deux ouvrages ne permet évidemment pas de
dépasser un niveau anecdotique – ce qui dans le cas de cette étude ne met heureusement en péril aucune
conclusion importante, puisqu’il ne s’agit pas de dessiner une évolution des pratiques effectives mais de
traquer des invariants physiologiques. Confronter ces écrits déjà bien connus à des sources plus nombreuses et
apparemment divergentes aurait pu être une piste féconde par ailleurs, en faisant apparaître plus finement du
point de vue des registres (au sens moderne) la non-identité des objectifs esthétiques finaux dans l’éducation
vocale à différentes époques, par exemple. Il est aisé mais dangereux de se montrer aussi sélectif dans
l’approche des documents, car dès lors on y lit plus que ce que l’on souhaite y découvrir… ou redécouvrir à la
suite de ses prédécesseurs.
104
Jeanne Roudet, Méthodes et traités, série II, France 1800-1860, Courlay : Fuzeau, 7 volumes, 2005.
40 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
considéré même par ses détracteurs comme sachant de quoi il parle 105 ; Jean-Baptiste
Faure (1830-1914) n’invente pas un système a priori lorsqu’il évoque l’évolution des
emplois, mais témoigne de ce qu’il a pu observer au long de sa carrière d’artiste et de
pédagogue unanimement reconnu 106. Dans cette perspective, nous serons amené à négliger
presqu’entièrement des écrits célèbres qui n’ont eu d’influence réelle (bien souvent fruit
d’une lecture très déformante des principes exposés) qu’au-delà des bornes chronologiques
de notre étude. Nous nous concentrerons sur l’exploitation minutieuse d’exemples moins
connus, voire oubliés depuis un siècle, mais d’une très haute valeur artistique pour décrire
les éléments qui caractérisent le chant durant les années qui nous occupent.
De nouvelles sources informant sur le chant romantique peuvent encore être collectées
aujourd’hui. En effet, des chanteurs ayant connu le système de la troupe sont encore vivants
et leur témoignage permet très certainement d’éclairer certains aspects de nos recherches,
comme le rapport au chef d’orchestre ou la transmission des rôles de titulaire chevronné à
débutant novice. En revanche, notre étude démontre que techniquement, une rupture dans
la conception du son chanté intervient dès les années 1870 ; en dépit de leur connaissance
e
et de leur pratique d’un répertoire issu du XIX siècle, ce n’est donc qu’avec beaucoup de
e
prudence que nous pourrons discuter de timbre et de registre avec des artistes du XX
siècle 107. En cas de déficit de documents anciens, il est légitime et efficace de partir
d’aujourd’hui pour tenter de remonter progressivement vers le passé, puisqu’il s’agit
toujours de poursuivre les survivances d’une école française à travers ce qu’elle a de plus
stable et de plus largement partagé, à l’échelle d’une centaine d’années (1860-1960). La
question de savoir où arrêter notre corpus est donc dépendante des objets précis, mais
105
« M. Stephen de la Madelaine est un des rares écrivains de la presse musicale qui parle de son art en
parfaite connaissance de cause. On peut ne pas partager toujours son avis, mais il est impossible, en tout état
de cause, de lui refuser l’estime qui s’attache aux travaux consciencieusement faits par un homme pratique tel
que lui. » (Oscar Comettant, Musique et musiciens, Paris : Pagnerre, 1862, p. 67).
106
À nouveau c’est Inghelbrecht qui, s’exprimant à propos de La Voix et le chant de Faure, établit une forme de
certificat de conformité à la réalité du chant romantique pour un document d’exceptionnelle qualité : « Il reste
surprenant que les chanteurs ignorent encore, pour la plupart, cet ouvrage qui devrait être, pour tous, un
bréviaire » (D.-E. Inghelbrecht, Le Chef d’orchestre et son équipe, Paris : Julliard, 1949, p. 192).
107
« Dans le choix des doigtés des liaisons et des coups d’archet, le violoniste se contentera d’adapter à sa
technique l’œuvre qu’il doit interpréter. Et les instrumentistes à vent ou les chanteurs feront de même quant
aux respirations, le choix des registres ou le passage d’un registre à un autre étant toujours laissés au hasard. »
(D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 19).
INTRODUCTION 41
108
Voir la communication de Lauren Clay (Vanderbilt University, Nashville) « L’Empire de l’opéra : aspirations
culturelles et tensions raciales dans les salles de spectacles des colonies françaises sous l’Ancien Régime » lors
du colloque Les Salles d’opéra en Europe organisé à l’Opéra-Comique les 21-22-23 novembre 2013.
109
Voir la communication « Typologie des emplois lyriques dans Le Midi Artiste, 1858-1862 » présentée par
Patrick Taïeb lors du colloque La Notion d’emploi dans l’art lyrique français organisé à l’Opéra-Comique les 20-
21 février 2013, et les travaux collectifs de dépouillement conduits pour réaliser Le Répertoire des Programmes
de Concert en France et enrichir la base Dézède (https://dezede.org/, lien consulté le 29 mars 2015).
110
Voir René Etiemblé, Confucius, Paris : Club français du livre, 1956.
111 e
Voir la communication de Jean-Claire Vançon, « Delsarte, figure des milieux musicaux parisiens au XIX siècle
/ Les Archives du chant », lors du colloque François Delsarte – Mémoire et héritages organisé à Paris les 18-19-
20 novembre 2011.
42 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
les autres (exercices, déclamation, gestuelle 112), il reste un système philosophique du corps
transmis sous une forme assez cabalistique 113 par une poignée de disciples, qui ressemble
fort à ce que l’on connaît aujourd’hui comme travail de la posture parallèle à l’apprentissage
du chant et des instruments de musique (méthodes Feldenkrais et Alexander par exemple).
L’influence quasi inexistante de cet aspect de son travail à l’époque de Duprez nous engage à
faire l’impasse sur le sujet. En revanche, son enseignement pratique de la déclamation, au
Conservatoire et dans le cadre privé, eut un certain écho au sein de la profession 114. Peu
recommandable comme exemple vocal, et douteux quant à ses conceptions stylistiques,
Delsarte n’en est pas moins un bon témoin des méthodes courantes qu’il critique.
Finalement, c’est surtout par sa singularité et les remarques qu’elle entraîne que Delsarte
prend place dans notre étude. La même logique nous conduit à relativiser l’importance de
certaines voies audacieuses mais dont les idées n’ont touché que peu d’artistes, ou ont
rencontré un accueil froid, comme les lubies de tel professeur qui voulait supprimer les E à la
fin des mots dans le chant 115. Il nous a même fallu, faute d’avoir trouvé suffisamment
d’informations pour alimenter notre recherche, renoncer à proposer un panorama des
établissements d’enseignement comme l’École Lyrique (1845-1857) 116. Le Conservatoire
n’est certes pas le lieu unique de formation des artistes lyriques à Paris mais il est la seule
institution à générer des archives abondantes à intervalle régulier. De plus, un minimum de
112
Il est frappant de constater que les principes élémentaires prétendument inspirés au maître par l’étude
patiente de la statuaire antique sont totalement conformes aux règles de la gestuelle dite « baroque » (voir
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 198). C’est d’abord cet aspect
traditionnel strict qui a été exporté aux États-Unis, à travers les principes du maintien transmis par Henrietta
Hovey (voir Christophe Damour, « L’influence de Delsarte sur le jeu de l’acteur de cinéma aux États-Unis »,
Vincent Amiel dir., L’Acteur de cinéma : approches plurielles, Rennes : PUR, 2007,
http://books.openedition.org/pur/595, §13 [consulté le 28 août 2014]).
113
La principale biographe de Delsarte vante « le grand tableau synthétique […] qui résume la découverte
dégagée de tout élément mystique, telle que le Maître l’a fixée là, dans la force de sa jeunesse et de son
génie » (Angélique Arnaud, op. cit., p. 117) au grand dam des tenants d’un delsartisme dépassant les codes
caractéristiques de l’expression théâtrale et chorégraphique romantique. L’approche positiviste d’Arnaud
rejoint d’ailleurs celle de Guéroult, autre élève de Delsarte (voir Angélique Arnaud, op. cit., p. 118-119) et de
Boissière qui réclamait du maître une méthode imprimée (voir Charles Boissière, « François Delsarte », extrait
de La Ruche Parisienne, Lagny : Varigault, 1861, p. 3).
114
« Delsarte était presque ignoré du grand public ; son action ne s’étendait guère en dehors d’un cercle
restreint » (Camille Saint-Saëns, École buissonnière, Paris : Lafitte, 1913, p. 245).
115
Laurent-Joseph Morin de Clagny, professeur de lecture à haute voix au Conservatoire, indique bien : « Dans
le chant, tous les e muets doivent avoir le son EU […]. Vouloir faire autrement, et ne point les prononcer, c'est,
incontestablement, ôter beaucoup à l'harmonie. De plus, ces élisions de l'e muet forcent le chanteur à
dénaturer les phrases mélodiques ; ce qui ne peut être approuvé par les gens de goût, et encore moins par les
compositeurs. » (Traité de prononciation, Paris : Tresse, 1853, p. 35).
116
Voir les archives conservées in F-Pan, F/21/1153 (3).
INTRODUCTION 43
e
recul permet de s’apercevoir qu’au milieu du XIX siècle, tout le monde enseigne
pratiquement la même chose, en rapport avec l’actualité de la scène officielle.
Un troisième angle mort réside dans l’impossibilité de dresser systématiquement la
généalogie complète des orientations esthétiques prises par les artistes alors que c’est un de
nos devoirs en tant qu’historien de contextualiser les citations sur lesquelles nous nous
appuyons. Par exemple, on pourrait trouver des racines au système des emplois en
e
observant le XVIII siècle et ouvrir toujours davantage les bornes de notre investigation, ce
qui bien évidemment n’est pas envisageable seul. Ce n’est pas l’objet de la thèse que de
résoudre ce problème méthodologique et nous accepterons parfois de constater des réalités
au moment où elles sont formulées sans montrer explicitement leur provenance ni même
renvoyer aux recherches que nous connaissons 117. Ce n’est au reste qu’un exemple parmi
d’autres de la nécessité où nous sommes de définir notre rapport aux études existantes,
qu’elles soient publiées ou en cours, ce qui ne peut se faire qu’en explicitant notre manière
de procéder.
Pour faire émerger l’architecture originelle du chant français romantique, monument au
passé glorieux, aujourd’hui à l’état de ruines dans les bibliothèques et enseveli sous un siècle
de jugements, nous avons opté pour la collation des dessins techniques et non la
numérotation des éléments éboulés. Plus prosaïquement, nous n’avons pas privilégié la mise
en série d’archives (trop lacunaires par suite des conditions de conservation) ni l’analyse
lexicographique de textes phares (trop obscurcis par l’accrétion des études), mais nous
avons cherché le témoignage inédit, celui qui permet d’entrer plus avant dans l’intériorité de
l’artiste et de dévoiler son rapport intime avec sa pratique. Il est aujourd’hui possible et
souhaitable de tenter pareille rupture dans l’approche de l’objet opéra car, que ce soit d’un
point de vue des sources, de la bibliographie ou des concepts, des synthèses ont été
récemment compilées sur le métier de chanteur 118 et sur la construction théâtrale des
117
La continuité s’écrit plutôt en suivant le cours du temps qu’à rebours et ce travail est actuellement mené par
des chercheurs de tout premier plan : Raphaëlle Legrand a récemment écrit sur Trial et Michu en suivant le
répertoire créé par ces acteurs et l’influence de leur jeu et de leur chant sur plusieurs générations (« La Fortune
de Bertrand : un portrait d’Antoine Trial (1737-1795) », Charlotte Loriot dir., Rire et sourire dans l’opéra-
e e
comique en France aux XVIII et XIX siècles », Lyon : Symétrie, [2014]), Sabine Chaouche a étendu ses recherches
sur le théâtre baroque vers le dix-neuvième siècle et le « grand spectacle » avec l’aide de Roxane Martin
o
(European Drama and Performance Studies, 2013, n 1). La figure de Grétry, à laquelle se réfèrent souvent les
e
musicographes mais presque jamais les chanteurs du XIX siècle, sera donc absente ici.
118
Kimberly White, The Cantatrice and the profession of Singing at the Paris Opera and Opera-Comique 1830-
1848, thèse, Steven Huebner dir., Université McGill (Montréal), 2012.
44 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
rôles 119. L’orchestre 120, le ballet 121 et la troupe 122 sont bien étudiés par d’autres. Aussi
avons-nous concentré nos efforts sur le point central, le chant, et son inscription dans un
contexte particulièrement riche et circonscrit – à Paris en langue française et dans une
période courte – relativement à d’autres qui traitent du même sujet selon des perspectives
différentes. Outre les publications déjà citées, nous évoquerons le travail en cours de notre
collègue David Pouliquen 123 qui partage beaucoup de nos convictions sur l’art lyrique ; pour
la chanson de variété, nous avons connaissance de la thèse de Céline Chabot-Canet 124 ; en
ce qui concerne la théâtralité romantique, nous retiendrons le projet de recherche de Sonia
Arienta 125.
119
Charlotte Loriot, La Pratique des interprètes de Berlioz et la construction du comique sur la scène lyrique au
e
XIX siècle, thèse, Jean-Pierre Bartoli dir., Université Paris-Sorbonne, 2013.
120
Emmanuel Hervé, L'orchestre de l'Opéra de Paris à travers le cas de Robert le diable de Meyerbeer (1831-
1864), Pesaro : Fondazione Rossini, 2012.
121
Mathias Auclair et Christophe Ghristi, Le Ballet de l’Opéra, Paris : Albin Michel, 2013.
122
Les recherches menées par Olivia Pfender, normalienne et soprano léger, dans les archives de l’institution
montrent que le système de la troupe à Paris est à la fois le plus élaboré et le moins formalisé. Contrairement à
ce qui se produit en province, il n’est presque jamais publié de tableaux de la troupe (et la fiabilité de ceux-ci
reste douteuse) car après 1831, sous le régime de la régie, la durée des engagements et le nombre de postes
sont de plus en plus variables (surnombre, débuts multiples, etc.). Les contrats deviennent de plus en plus
spécifiques, avec souvent la mention des rôles précis pour lesquels le chanteur est engagé ; en revanche, dans
l’état-matrice, les fonctions bien définies comme « premier sujet », « remplacement » ou « double » sont
remplacées certaines années par « artiste du chant » pour tout le monde (voir Carrières de chanteurs à
l’Académie Royale de Musique (1816-1842), mémoire de Master 2, Christophe Charle dir., Université Paris 1,
2014).
123
David Pouliquen, résumé du projet de thèse de doctorat en cours proposé sur theses.fr [consulté le 3 février
2014] : « L'interprétation vocale, parce qu'elle est le point nodal de l'articulation complexe entre le texte et la
musique, fournit les coordonnées de la dramaturgie opératique. C'est en effet par le chant que la rencontre
hybride entre ces deux médias se coule en une seule et même action, autonome et indécomposable. L'opéra
transcende ainsi le hiatus de la juxtaposition de deux contenus protéiformes, aux synergies limitées et aux
nombreux antagonismes, en un contenu sémiotique homogène, que l'on goûte par le truchement de la
représentation. Il s'agit véritablement du passage d'une matière bipolarisée à une énergie dont l'immatérialité
réconciliatrice s'inscrit dans l'espace de la scène. Cette union transcendante fait "souffrir" l'œuvre source, par
l'impact de la technique vocale, du langage musical et des contingences liées à la scène lyrique, de la même
manière que la musique se plie, dans une certaine mesure, aux impératifs de la tragédie […]. » Nous sommes ici
à la limite du domaine des réflexions compatibles avec une recherche historique ; nous nous situons au-delà
des écrits sur le chant comme objet psychanalytique tels que ceux de Michel Poizat qui ne rentrent pas dans
notre bibliographie.
124
Céline Chabot-Canet, Phrasé, interprétation et rhétorique vocale dans la chanson française depuis 1950 :
expliciter l'indicible de la voix, thèse, Pierre Saby dir., Université Lyon 2, 2013.
125
Sonia Arienta, résumé du projet de thèse de doctorat en cours proposé sur theses.fr [consulté le 3 février
2014] : « La recherche concerne l’exploration de l’usage de la voix des personnages […] notamment dans les
œuvres de Verdi, Hugo, Dumas père et Dickens […]. Les modulations, les caractéristiques de la voix sont très
importantes dans la communication verbale. Grâce à elles on exprime intentions et sentiments ; l’expression
vocale est inséparable de la pensée, des buts, des desseins de l’orateur, du message que ce dernier souhaite
envoyer à son public. Les trois paramètres du son, intensité, hauteur, timbre, avec les traitements d’emploi qui
leur sont réservés par les auteurs d’opéras, mais aussi par les romanciers dans la caractérisation et l’utilisation
de la voix des personnages dans le récit et dans sa théâtralisation ont d’importantes répercussions sur la
INTRODUCTION 45
S’en tenir à l’étude presque isolée du chant suppose d’avoir résolu le problème de la
corrélation entre le chant et les autres talents du chanteur, de l’interdépendance entre le
chant et les autres éléments du spectacle. Peut-on réellement isoler l’aspect musical et
sonore du jeu scénique, du discours dramaturgique, de l’environnement scénographique ?
Fort heureusement, dans l’esthétique lyrique qui nous occupe, les divers paramètres (jeu,
voix, discours, décorations, costumes, maquillages…) sont non-seulement complémentaires
mais aussi fondamentalement cohérents. Il ne sera donc pas nécessaire d’évoquer les
composantes artistiques liées au chant dès lors qu’elles sont systématiquement – du point
de vue du chanteur, on pourra dire « instinctivement » – en synergie avec le geste vocal. En
revanche, il pourra être très utile de convoquer ponctuellement des informations
concernant l’action scénique pour contextualiser une action phonatoire – chanter un aigu
solidement campé à l’avant-scène ou pendant un déplacement rapide au lointain a des
implications très différentes, par exemple (voir § 3.3b).
Dans le cas de professionnels de la musique prenant la plume pour confier leurs pensées
du moment ou leurs souvenirs, le plus grand risque est la confusion dans les dates ou
d’évènements semblables. Il n’est pas toujours possible de vérifier les données factuelles
mais on peut deviner si l’auteur dispose de traces documentaires au moment de la
rédaction. Par exemple, la distribution d’un exercice publique de juin 1853 au Conservatoire,
telle qu’indiquée dans ses souvenirs par un ancien élève y ayant participé 126, est fautive,
127
quoique proche de celle consignée dans les archives ; n’ayant manifestement pas gardé
de trace de cette production scolaire, l’auteur commet également une erreur dans la
chronologie en situant les évènements deux ans plus tôt. La presse du surlendemain 128
confirme que la distribution qui figure dans les archives a bel et bien été entendue, et nous
permet ainsi non-seulement d’arbitrer le fait lui-même mais aussi de lire le paragraphe
perception et sur la jouissance du spectateur, démontrent l’empreinte d’une culture, révèlent la lecture du
monde produite d’une époque […]. »
126
Voir Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 54.
127
Voir Constant Pierre, op. cit., p. 505, programme du 12 juin 1853.
128
Voir P. A. Fiorentino, feuilleton du Constitutionnel, 14 juin 1853.
46 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
entier avec la distance critique nécessaire et toutes les précautions d’usage pour un souvenir
aussi lointain.
Une des difficultés, lorsque l’on doit s’informer dans les mémoires d’amateurs, est leur
propension à donner pour vrai non seulement ce qu’ils ont vécu, mais aussi ce qu’ils ont lu
ou entendu a posteriori – ce qui semble au départ étayer leur témoignage, mais le fragilise
grandement. Le cas particulier du discours rapporté nous met face à la nécessité de nous
défier de l’attachement affectif du narrateur, qui risque de resituer son propos dans un
contexte géographique et historique approximatif. Par exemple, lorsqu’Angélique Arnaud se
présente comme une élève de Delsarte, nous la croyons. D’ailleurs, si elle ne l’avait pas
réellement été, le fait serait probablement dénoncé par ses contemporains. Lorsqu’elle
indique que les académiciens Ernest Legouvé (1807-1903), « dont les livres sont dans toutes
les mains 129 », et Émile Littré (1801-1881) tiennent unanimement lieu de référence pour la
prononciation, nous en prenons bonne note – au passage, elle approuve tout spécialement
(peut-être au nom de Delsarte ?) les liaisons et élisions qui sont prescrites dans le
Dictionnaire de Littré. Mais lorsqu’elle avoue ignorer si tel exercice pour bien rouler le R
« avait été employé avant del Sarte 130 », alors que nous savons par d’autres écrits que la
méthode en question, apparemment imaginée par l’acteur François-Joseph Talma (1763-
1826), était en usage vers l’époque de la naissance de Delsarte, nous devons déjà collecter
l’information avec plus de recul – en la faisant figurer dans un tableau des professeurs de
chant utilisant ou non ce système, par exemple. Enfin, lorsqu’elle prétend que Delsarte est à
l’origine d’une nouvelle manière de réaliser l’appogiature 131, alors que toutes les méthodes
publiées avant ou après s’inscrivent en faux 132, il faut arbitrer, ou au moins relativiser et
reformuler l’information, afin d’éviter de se trouver pris dans un inextricable conflit de
sources contradictoires. Bien entendu, le doute légitime de l’historien n’est pas toujours
alerté par une précaution du rédacteur ou une affirmation manifestement fautive et
129
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 214.
130
Ibidem, p. 210.
131
« Delsarte a fait une révolution dans la musique française en ce qui concerne l’appogiature. Ou plutôt, il lui a
rendu sa signification primitive. La manière dont il l’interprétait a fait école […]. Contrairement à cette opinion,
pendant longtemps en France, l’appogiature fut employée comme une petite note de passage rapide »
(Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 208-209).
132
Voir par exemple Bernard Mengozzi et Pierre-Jean Garat, Méthode de chant du Conservatoire de musique,
Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, [1804], p. 49, et Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, Le
Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 157. Il faudrait remonter à l’époque baroque pour
trouver des traités proposant d’autres manières.
INTRODUCTION 47
facilement contredite ; c’est le plus souvent à nous qu’il revient de déterminer, selon le
lexique employé et le propos, si l’auteur semble maîtriser les notions techniques en rapport
avec son jugement qualitatif, s’il juge du particulier en connaissant le général, et s’il garde
suffisamment de neutralité par rapport aux faits pour être fiable à nos yeux.
133
Voir Étienne Jardin, « Laure Cinti-Damoreau : du Conservatoire à La Muette de Portici » [intervention
présentée le 4 avril 2012 lors du colloque international Le Grand opéra : un genre et un modèle à l’Opéra-
Comique, actes en ligne à venir sur www.bruzanemediabase.com].
1re partie : Une école de chant
Chapitre 1
L’apprentissage au Conservatoire
Aujourd’hui encore, s’il flâne dans les couloirs du CNSMDP ou du CNSAD, l’auditeur
attentif entend fréquemment dire « dans l'École » pour signifier « au Conservatoire ». Ce
mot est usité non seulement pour désigner une période de maturation d’un artiste (quand il
était encore dans l'École) mais aussi pour signifier l’appartenance à un groupe. On pense aux
grandes écoles comme Polytechnique et Normale Supérieure – parallèle consommé par des
établissements concurrents telle l'École normale de musique de Paris Alfred-Cortot. Le
langage courant conserve deux autres sens, à travers des locutions anciennes 2 : « il est à
bonne école » se déclinait autrefois selon le patronyme du maître de chant (par exemple
« école de Garcia » pour « selon l’héritage philosophique de Garcia ») ; et « faire école »,
c’est-à-dire avoir des imitateurs spontanés ou former des disciples, pouvait décrire plus
largement la manière dont une pratique se diffusait au-delà de ces cercles restreints, jusqu’à
toucher toute la profession.
Le champ lexical de l’école (maître, élève, professeur, enseignant) – et d’autres termes
qui en sont proches (disciple, apprenti) – étaient assez librement, voire indifféremment,
e
utilisés au milieu du XIX siècle pour qualifier la transmission de l’art du chant. Le terme
« école » recouvre plusieurs réalités, qui ne s’excluent jamais tout à fait :
N.B. Ce chapitre est dédié à Charlotte Loriot, notre collaboratrice dans les premiers dépouillements de
méthodes et les premières interventions pédagogiques, éléments fondateurs de notre démarche actuelle. Les
opportunités d’intervenir dans les répétitions et de tester nos théories in vivo, notamment avec la complicité
des étudiants pianistes accompagnateurs et chefs de chant d’Anne Le Bozec et des étudiants chanteurs des
classes de scène d’Emmanuelle Cordoliani au CNSMDP, ont permis de valider les principes d’acquisition et les
effets concrets de nombreux éléments techniques et expressifs.
1
Angélique Arnaud, « Pose du son », Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 205.
2
Les deux expressions suivantes sont signalées pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie au sein
e
de la 6 édition, en 1835 (article en ligne sur le site du Project for American and French Research on the
Treasury of the French Language http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-
bin/dicos/pubdico1look.pl?strippedhw=%C3%A9cole&headword=&docyear=ALL&dicoid=ACAD1835, consulté
le 16 novembre 2014).
52 UNE ECOLE DE CHANT
Dans une conversation relatée par son ami Edmond Michotte (1831-1914) 4, Gioacchino
Rossini (1792-1868) regrettait, de concert avec la cantatrice Marietta Alboni (1826-1894),
que cette pédagogie soit tombée en désuétude, et ce malgré la filiation directe 5 qui reliait
l’art des castrats à celui de beaucoup des chanteurs les plus éminents de son époque ; dans
le même temps, le compositeur cautionnait régulièrement, en en acceptant la dédicace, des
ouvrages pléthoriques, tel que celui décrit par le musicographe Henri Blanchard :
« Dans cette riche collection [qui se compose de près de trois cents pages]
d’exercices, on trouve tous les styles et tous les artifices de l’art du chant :
romances sans paroles, airs hérissés des difficultés les plus ardues, et jusqu’à la
3
Mme Mainvielle Fodor, Réflexions et conseils sur l’art du chant, Paris : Perrotin, 1857, p. 5.
4 o
Voir Edmond Michotte, « Une soirée chez Rossini », Musica n 96, septembre 1910, p. 138.
5 o
Voir John Potter, « The tenor-castrato connection, 1760-1860 », Early Music, vol. 35, n 1, 2007, p. 97-110.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 53
6
Henri Blanchard, « Revue critique : Méthode de chant de Piermarini », Revue et Gazette musicale de Paris, 4
juillet 1852, p. 220.
54 UNE ECOLE DE CHANT
Préambule
Préoccupation sociale forte, tant pour chanter soi-même en société que pour assurer le
renouvellement et l’excellence des troupes lyriques que l’on va écouter, l’enseignement du
chant est régulièrement l’objet d’une mise en abîme tout au long d’un XIXe siècle élargi. Dans
La Mélomanie de Champein, opéra-comique créé à Paris à la fin de l’Ancien Régime, une
réplique de Lisette définit les premiers éléments techniques du chant comme suit :
Les exercices par intervalles croissants (seconde, tierce, quarte, quinte…) forment
effectivement la première partie de la plupart des méthodes imprimées au siècle suivant, et
l’exercice de la « mise de voix » ou « son filé » 8 constitue la base de la « vocalisation » ou
« pose de voix », c’est-à-dire le fondement du travail de la phonation et de l’agilité
instrumentale. L’« éclat » de voix atteste déjà d’un niveau plus avancé puisqu’il s’agit d’une
articulation quasi-ornementale, tandis que la « cadence » (lire : trille) est l’élément de base
pour réaliser un grand point d’orgue, nec plus ultra des traits de virtuosité. Une action située
à la même époque (1780), mais représentée bien plus tard (1843) au sein d’un opéra-
comique d’Ambroise Thomas, présente une débutante et son protecteur demandant une
leçon à un maître :
7
[Grenier], La Mélomanie [livret], nouvelle édition, Toulouse : Broulhiet, 1784, p. 5 / Champein, La Mélomanie
[partition], Paris : Delalain, 1787, p. 23. Nous remercions Maxime Margollé d’avoir attiré notre attention sur cet
opéra-comique qui fait figure de point de départ pour la tradition des leçons de chant à l’Opéra-Comique.
8
« Filer un son, c’est le poser doucement avec la voix, puis l’enfler peu à peu et après qu’il a acquis le plus
grand degré de force, le diminuer de la même manière (François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de
tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 336).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 55
Le Duc souhaite un cours de technique vocale pour développer l’instrument d’Amélie mais
celle-ci est plutôt assoiffée de progrès musicaux plus immédiatement visibles – non sans une
certaine contradiction puisque le style « large » est à l’opposé des ornementations italiennes
auxquelles elle se réfère à travers le mot « fioritures ». Le professeur, intègre dans son rôle
improvisé 10, ne cède pas à cette paresseuse écolière : plus loin, une leçon est réellement
donnée, et l’on retrouve le premier précepte : « Filez des sons ! Exercice préliminaire ! ».
Vingt ans plus tard, dans la Leçon de chant électromagnétique d’Offenbach (1863), c’est
toujours sur les mêmes points qu’achoppe la technique vocale, mais avec un intérêt déplacé
de l’agilité mélodique vers les variations extrêmes d’intensité : « Filez un son […] Bravo,
bravo, le crescendo, le pianissimo, le sforzato 11 ».
La représentation du chant sur scène comme objet d’apprentissage pose d’emblée la
question du contenu des études. Construit autour d’exercices, il est résumé dans des
manuels spécialement conçus par des professeurs pour servir à l’éducation d’élèves :
9
Thomas Sauvage, Angélique et Médor, Paris : Beck, 1843, p. 10.
10
Mirouflet est cordonnier de son état mais, suite à un quiproquo, le voilà forcé de poser comme maître de
chant, avec pour guide l’amant de la jeune fille, chanteur talentueux, qui assiste au cours à l’insu du tuteur.
11
Jacques Offenbach, La leçon de chant électro-magnétique, Paris : Gérard, 1863.
12
Amédée Méreaux, « Grande école de chant du Conservatoire », Le Ménestrel, 15 septembre 1867, p. 330.
13
Colombier à Marie Escudier, Paris, 3 février 1864, in « Des anciennes méthodes du Conservatoire », Le
Ménestrel, 7 février 1864, p. 39.
56 UNE ECOLE DE CHANT
14
Voir par exemple la véritable collection d’ouvrages dus à Mainzer : « Bien loin que le présent ouvrage rende
inutile aux écoles celui que j’ai publié sous le titre : METHODE DE CHANT POUR LES ENFANTS, il prépare l’élève à se
servir du dernier avec plus de fruit. La METHODE DE CHANT POUR LES ENFANTS doit donc être regardée comme la
suite de l’ABECEDAIRE, de même que l’ÉCOLE CHORALE sert de complément à la METHODE POUR LES ENFANTS et à celle
pour VOIX D’HOMMES. Ayant livré l’ÉCOLE CHORALE à la publicité, je considère ma tâche comme terminée ; j’ai
parcouru dans l’enseignement musical, le cercle comprenant tous les âges et tous les degrés d’instruction,
depuis l’école primaire, les salles d’asile, bref, depuis l’abécédaire jusqu’à la plus haute exécution de la
musique dramatique. » (Joseph Mainzer, « préface pour la deuxième édition », Abécédaire de chant, Paris :
Langlois et Leclercq, 1842).
15 e
Paul Scudo, Critique et littérature musicale, 2 série¸ p. 406 cité dans Charles Delprat, L'Art du chant et l'école
actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 26-27.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 57
Il est très délicat, même pour un artiste lyrique maîtrisant des compétences techniques qui
nous échappent encore, de supposer avec exactitude les intentions d’un pédagogue lors
qu’il recommande tel ou tel exercice par écrit. Le bon sens commande donc de nous mettre
en quête de récits de situations réelles d’enseignement, similaires à celles que nous
trouvons dans les leçons fictives données en scène. Ces dernières nous renseignent déjà sur
les pratiques du XIXe siècle.
Figure 2 – [Anonyme], lithographie d’après Jules David in Paul Henrion, « La peur en chantant », Album
1845, Paris : Colombier, 1844, n.p.. © Fondation Royaumont, Bibliothèque musicale François-Lang
16
Charles Delprat, L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 32.
58 UNE ECOLE DE CHANT
Le pédagogue en action
À l’époque que nous étudions, la valeur de l’exemple est essentielle pour indiquer
comment faire : dans la tradition de la leçon de chant sur scène (voir annexe 1b), même le
texte est le fruit d’une transmission orale ! Quelle est la part du dispositif réaliste et quelle
est la part adaptée, il est difficile de l’affirmer positivement. Cependant ces exemples de
fiction donnent une profondeur historique à notre questionnement et révèlent un
imaginaire collectif qui doit se rapprocher de situations dont nous n’avons pas trace ailleurs,
celles qui se produisent le plus, c’est-à-dire la leçon d’un professeur particulier à son élève
amateur. L’iconographie présente sur les frontispices des partitions destinées au salon figure
souvent le cadre de cet enseignement, et parfois même des situations qui pourraient
sembler d’ordre pédagogiques (voir Figure 2 une jeune fille qui en encourage une autre à
chanter). On peut se figurer à bon droit que les auteurs et les chanteurs professionnels
s’amusent à caricaturer une réalité quotidienne sans trop s’en éloigner, ce qui est un ressort
comique d’autant plus efficace. Dans la leçon de chant de La Folle soirée 17 de Nicolas
Dalayrac (1753-1809) créée en 1803, Jean-Blaise Martin (1768-1837) donne un cours à Jean
Elleviou (1769-1842). Le premier moment en est l’imitation : « Fais comme moi, […] dis
comme moi, tout comme moi » demande le pédagogue ; « si je pouvais en dire autant,
prendre surtout le même accent […] laisse-moi faire » répond l’élève. Il s’agit d’abord de
18
répéter avec une intention différente, selon l’indication « Il charge un peu », aïeule du
fameux « chanter sans grâce » au début du trio de La Fille du régiment 19. La logique
musicale du duo prend ensuite le dessus et interrompt la dimension pédagogique de la
scène. Même jeu dans Une leçon de vocalisation de Romagnesi (vers 1825), lorsque Le
Maître s’adresse à L’Élève en ces termes :
Répétez donc ! […] et puis chantons ensemble […] à votre tour […] Eh ! non pour
vous rien n’est aussi facile […]
Courage, Mademoiselle !
Voyez : c’est beaucoup mieux déjà ;
Chaque leçon nouvelle
17
Picaros et Diego, ou La folle soirée, opéra-comique en 1 acte de Dupaty et Dalayrac créé salle Feydeau le 3
mai 1803.
18
Nicolas Dalayrac, Picaros et Diego ou La Folle Soirée, Paris : Pleyel, [1803], p. 105.
19
La Fille du régiment, opéra-comique en 2 actes de Saint-Georges, Bayard et Donizetti créé salle Favard le 11
février 1840.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 59
Des situations dramatiques voisines – celle de la répétition dans le cas d’un opéra de
salon monté par les protagonistes, par exemple – peuvent nous livrer ce second moment de
la leçon de chant qu’est la critique. Cette autre tradition court allègrement jusqu’à La
Carmélite de Reynaldo Hahn (1902) ; nous prendrons ici pour point de départ le trio n o 4
dans Jeannot et Colin de Nicolas Isouard (1814). La Comtesse, après des louanges
empressées à Thérèse (« Bravo, bravo, c’est à merveille, fort bien, fort bien… ») donne une
direction générale (« ma chère enfant, je vous conseille un peu moins de simplicité ») puis
fait une démonstration de ce qu’elle entend par là (« voici comment l’air doit être chanté »).
Une série acrobatique de traits plus tard – en duo avec Jeannot d’ailleurs –, c’est à Thérèse
de la féliciter puis de se permettre une remarque : « cependant je vous conseille un peu plus
de simplicité. Je puis vous imiter sans être fort habile, en fait de chant rien n’est facile
comme la difficulté ». Elle produit alors un enchaînement délirant d’ornementations
surchargées, à la satisfaction de ses auditeurs : « Voilà la musique à la mode, voilà la
meilleure méthode » 22. Sans prononcer le mot, un peu comme M. Jourdain, Thérèse et la
Comtesse disputent en fait d’un point de style. En effet, le chant professionnel repose sur
une virtuosité acquise par des exercices spécifiques, et il est orné avec goût. La capacité
physique et l’aptitude au jugement esthétique s’enseignent toutes deux. Nous verrons que
20
Antoine Romagnesi et Auguste Andrade, Une leçon de vocalisation, Paris : Romagnesi, s.d. [c1825], n.p..
21
D.-F.-E. Auber, L’Ambassadrice, Paris : Troupenas, [1850], p. 65-66.
22
Les citations précédentes sont tirées de Nicolò, Jeannot et Colin, Paris : Brandus, [1857], p. 26-37.
60 UNE ECOLE DE CHANT
le goût s’inculque lui aussi par l’exemple et l’intégration intellectuelle d’une norme, c’est-à-
dire d’un ensemble de règles d’exécution permettant, là encore, de définir une école.
Le troisième moment, c’est l’encouragement. Il est particulièrement présent dans la leçon
de La Fille du régiment durant laquelle la Marquise de Berkenfield ne cesse d’inciter son
élève à continuer : « à vous », « c’est bon, c’est bon, recommençons », « allez donc ». Il est
vrai que Marie est un peu « hésitante », la mémoire lui faisant défaut plusieurs fois, et de
plus tout à fait débutante pour ce qui est du style ; elle chante « la note seule », c’est-à-dire
sans prendre les libertés d’usage, et, de son propre aveu, « n’y [comprend] rien ». La
bienveillance de sa tante la Marquise implique une relation hiérarchique qui se mue parfois
en rappel à l’ordre (« mais qu’entends-je donc ! ») en réponse duquel Marie formule des
excuses (« pardon, pardon, c’était une distraction »). La discipline est présente, ainsi que la
déférence, ici pour sa tante mais également un peu pour celle qui lui enseigne le chant,
peut-on supposer. En effet, lorsqu’elle perd patience, Marie rompt les convenances sociales,
ce qui outre sa tante (« quelle réponse ! » 23), mais la relation de professeur à élève a cessé
plus tôt.
Curieusement, ces pseudo-leçons attaquent directement sur le morceau, comme dans Le
Barbier de Séville et L’Ambassadrice, ce qui n’est pas le déroulement réaliste. Cette
bizarrerie peut s’expliquer par l’absence de vrai professeur de chant en titre. Lindor a usurpé
l’identité et la place du maître à chanter, tandis que la comtesse de Fierschemberg et la
marquise de Berkenfield font de la musique en amateur. Ailleurs, l’idée de commencer par
des exercices revient souvent dans la littérature théâtrale, jusqu’à une pièce de Laurent de
Rillé en 1883 : « Il serait bon que vous fissiez d’abord quelques vocalises 24 ». Ce moment
initial du cours tient en partie de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’échauffement, moyen
de « dissiper l’enrouement passager 25 », de préparer le corps à chanter en se concentrant
sur les aspects mécaniques de la voix avant de porter son attention sur d’autres paramètres
musicaux, dramatiques, etc.
23
Les citations précédentes sont tirées de Gaetano Donizetti, La Fille du régiment, Paris : Schonenberger, 1845,
p. 129-144.
24
Laurent de Rillé, La Leçon de chant, Paris : Magasin des Demoiselles, 1883, p. 28.
25
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 228.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 61
notre opéra italien, où il a laissé des souvenirs et des regrets aux amateurs de
Paris.26 »
La stratégie d’utiliser les nominations comme moyen d’orienter l’enseignement n’est pas
nouvelle. Son prédécesseur Luigi Cherubini, directeur depuis 1822, avait déjà fait venir David
Banderali tout exprès d’Italie en 1828 pour lui confier les meilleurs élèves des autres classes
en perfectionnement ; cette intervention avait été ressentie comme très violente par les
autres professeurs car, au moment des concours de fin d’année, elle les empêchait de
s’attribuer tout le mérite des récompenses des élèves qu’ils avaient formés 27. Cette fois, les
nominations sont des créations de classes et ne viennent pas troubler les cinq enseignants
déjà en poste : Louis Ponchard, Marco Bordogni, David Banderali, Auguste Panseron et Laure
Cinti-Damoreau (par ordre d’ancienneté décroissante) 28.
Encore nous faut-il interpréter la direction qu’Auber entendait donner aux études en
s’attachant en sus les services de Manuel Garcia fils, Gilbert Duprez et Filippo Galli. Des
accusations portées rétrospectivement par le pédagogue Charles Delprat contre Auber
indiquent que, sous son autorité, on aurait sacrifié une partie essentielle de la formation
vocale en vue de la pratique exclusive du répertoire opératique :
Delprat, né vers 1803, avait été élève dans la classe de Ponchard du temps de la direction de
Cherubini 30. Un élève formé durant la Seconde République se souvient aussi d’une
déficience à ce niveau, puisqu’il s’était vu accaparé par des enseignements multiples dont
une bonne part se rapporte directement au travail des ouvrages lyriques :
26
Auber à Duchatel, ministre de l’Intérieur, 26 novembre 1842, [brouillon] (F-Pan, AJ/37/69, dossier Galli, pièce
o
n 6).
27 o
Voir F-Pan, AJ/37/67, dossier Banderali, pièce n 27.
28
Voir le tableau des professeurs exerçants entre 1842 et 1856 présenté en annexe 1c. Des éléments
biographiques sur chacun d’eux seront indiqués au fur et à mesure des besoins de l’analyse.
29
Charles Delprat, « Conservatoire de Paris », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale,
1870, p. 159.
30
Voir la nécrologie de Delprat, dans Le Ménestrel du 12 février 1888, p. 56.
64 UNE ECOLE DE CHANT
Sans pouvoir traiter en détail l’enseignement prodigué dans toutes ces classes, dont chacune
mériterait que lui soit consacrée une étude à part entière, nous serons attentif à ne pas
négliger les éventuels recouvrements entre elles. Nous choisissons ici de documenter
prioritairement la formation vocale en en relevant les éléments dans le cursus complet tel
qu’il est ordonné au Conservatoire. À ce titre, il est utile de savoir que les premiers temps du
directorat d’Auber sont marqués par un regain d’activité de la pratique scénique, à travers la
multiplication des classes de déclamation lyrique et la poursuite des exercices publics à un
rythme régulier. La raréfaction progressive de ces derniers jusqu’à leur interruption après
1862 incite d’ailleurs à relativiser la portée des attaques de Delprat et surtout à considérer la
fin du règne d’Auber comme devant faire l’objet d’une étude séparée. Il y a en effet au
moins deux moments du directorat d’Auber : une première phase assez dynamique pendant
une quinzaine d’années (1842-c1860), où les réformes se succèdent, et une seconde phase
de stagnation jusqu’en 1871.
Si nous voulons nous concentrer sur les effets des intentions premières d’Auber à l’égard
de l’enseignement du chant, une discontinuité apparaît dès 1857, comme le fait remarquer
l’orateur à l’occasion de la cérémonie de distribution des prix cette année-là :
« La retraite de M. Ponchard nous rappelle, par une association bien légitime, aux
regrets que nous donnions l'année dernière à deux noms illustres dans
l'enseignement du chant [, ceux de M. Bordogni et Mme Damoreau]. Le départ de
ces trois maîtres, c’est comme une époque qui fait place à une autre. 32 »
Manuel Garcia fils, Gilbert Duprez et Filippo Galli ayant également quitté leurs fonctions à
cette date, le mouvement engagé en 1842 par un renouvellement du corps professoral est
31
Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 95-96.
32
Discours d’Alfred Blanche pour la distribution des prix, prononcé le 8 décembre 1857 et reproduit dans le
Moniteur universel du lendemain, cité d’après Constant Pierre, Le Conservatoire de musique et de déclamation,
Paris : Imprimerie nationale, 1900, p. 955.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 65
effectivement arrivé à son terme ; il semble donc légitime de considérer le départ de Louis
Ponchard en décembre 1856 comme un tournant. À cette donnée quasi démographique
s’ajoute le hasard qui nous a livré de précieux témoignages précisément sur la classe de
Ponchard, puisque les souvenirs de deux de ses élèves nous sont parvenus. La
correspondance de Jules Stockhausen couvre les années 1845 à 1849, intervalle que les
mémoires de Louis-Alphonse Holtzem recoupent et prolongent jusqu’en 1852. La possibilité
de croiser ces points de vue subjectifs avec les très riches archives du Conservatoire ont
achevé de déterminer un resserrement des bornes chronologiques pour le premier
paragraphe du présent chapitre. Nous avons donc envisagé plus spécialement les études de
chant au Conservatoire dans les premiers temps du directorat d’Auber, en rayonnant autour
de l’exemple de la classe de Ponchard père.
Il est particulièrement utile de nous pencher sur les rapports critiques à l’encontre du
Conservatoire 33 car ils dévoilent souvent des usages peu conformes aux valeurs mises en
avant dans les discours officiels. Lorsque le fonctionnement de l’institution est questionné,
que des réformes sont proposées et des principes généraux énoncés, nous avons
l’opportunité de saisir au vol l’esprit dans lequel furent appliqués ou ignorés les textes
censés organiser le contenu et la forme des cours 34. Par exemple, à en croire le critique
musical Gustave Bertrand, « il y a des Méthodes du Conservatoire, et elles sont ignorées au
Conservatoire, sauf en quelques classes. Il existe des règlements, et il y est… régulièrement
contrevenu. 35 » Pour ce qui est des méthodes, les témoignages des élèves permettent de
mesurer assez précisément leur usage – nous y reviendrons. Concernant la discipline des
classes de chant, nous savons tout de même par les archives que sont présents auprès des
33
Selon Cécile Reynaud, les premiers dépouillements réalisés dans le cadre du chantier de l’Agence Nationale
e
de la Recherche « Histoire de l’enseignement musical public en France au XIX siècle (1795-1914) » permettent
d’affirmer que la critique de l’enseignement du chant au Conservatoire est déjà très sévère dans les années
1820 par rapport aux autres instruments (voir http://www.agence-nationale-recherche.fr/projet-
anr/?tx_lwmsuivibilan_pi2%5BCODE%5D=ANR-13-CULT-0007 [consulté le 13 juillet 2014], communication lors
des journées d’étude du groupe Francophone Music Criticism organisées en salle des Commissions, BnF site
Richelieu, 11 juillet 2014). Cette constante se perpétue largement au-delà de notre période de référence et l’on
citera par exemple l’article de Jules Chevallier, « La décadence du chant », La Grande Revue, 10 juillet 1907,
rendant compte des concours de fin d’année au Conservatoire.
34
Pour les aspects pratiques de la pédagogie dans les mêmes années au Conservatoire de Genève, voir le
chapitre « Dans le ventre du Léviathan » in Rémy Campos, Instituer la musique, Genève : Université, 2003,
p. 375-448.
35
Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 5 juin 1870, p. 212.
66 UNE ECOLE DE CHANT
élèves hommes et/ou femmes (accompagnées de leurs mères), dans la même salle et à
heures fixes, le professeur et/ou un répétiteur et/ou un accompagnateur.
La discipline et les incidents sont un biais commode pour se représenter l’emprise de
l’institution sur les activités quotidiennes 36. En particulier, la lutte entre les anciennes
habitudes des usagers et les tentatives de réformer le Conservatoire pour imposer une
organisation rationnelle laisse des traces. En février 1851, Michelot se bat pour continuer à
ne donner que deux leçons par semaine, et non trois comme le prévoit le nouveau
règlement, offrant comme compromis de rallonger ses leçons ; il invoque alors son âge
avancé et des convenances personnelles relevant de sa vie privée (il souhaite rester à la
campagne la moitié de la semaine et s’éviter des allées et venues trop nombreuses). Auber
lui répond que le nouvel emploi du temps, fondé sur des raisons d’ordre pédagogique (il faut
laisser le temps aux élèves d’apprendre les rôles entre chaque séance), ne sera pas
négociable 37. Cet exemple d’intransigeance 38 indique bien que le règlement encadre tout
de même certaines choses, sous l’autorité du directeur. D’autres contraintes ou choix
pédagogiques imposés par le règlement fondent la spécificité et l’unité de l’enseignement
du chant au Conservatoire, si bien que certains professeurs préfèrent exercer en marge de
l’institution. Les conditions que pose Duprez, démissionnaire en 1850, pour réintégrer le
Conservatoire lorsqu’Auber le lui demande à la rentrée 1853 nous éclairent sur ses
motivations ; outre le traitement relativement faible et l’astreinte de ne pouvoir s’absenter
sans autorisation, le professeur n’était manifestement pas satisfait de la position qui lui était
dévolue dans le dispositif pédagogique :
« Vous avez bien voulu, cher Maître, me dire qu'en y rentrant j'y ferais ce que je
voudrais, c'est me laisser trop de latitude, mais voici ce que je crois y devoir faire.
J'y voudrais une classe composée de huit élèves seulement ; quatre hommes et
quatre femmes. Les élèves pourraient m'être proposés mais non pas imposés. Je me
chargerais alors de leur entière éducation Lyrico-Dramatique, c'est à dire qu'ils ne
recevraient de l'institution d'autres leçons que celles que je demanderais pour eux ;
36 e
Voir l’article de Rémy Campos, « La classe au Conservatoire de Paris au XIX siècle. Éléments pour une
description », Revue de musicologie, tome 83, 1997, p. 105-116.
37 o
Voir F-Pan, AJ/37/71, dossier Michelot, pièces n 9-10.
38
Il n’est pas question en général de passe-droit ou de clientélisme au sein du Conservatoire, qui ne dévie pas
e
tout au long du XIX siècle de l’orientation républicaine liée à sa fondation. Voir aussi le militantisme pour la
gratuité, l’égalité et la laïcité de l’éducation avec lequel commence l’entrée « école » in Pierre Larousse dir.,
e
Grand dictionnaire universel du XIX siècle, Paris : Administration du Grand dictionnaire universel, tome 7, 1870,
p. 108.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 67
j'exigerais cela parce qu'à mon avis, je ne trouve pas rationnel que des élèves qui
ont travaillé consciencieusement avec un maître, soient exposés en passant dans
une autre classe, à y être critiqués, contrôlés et corrigés, souvent à la légère par
d'autres maîtres qui n'ont pas suivi leurs études. Ces élèves seraient tenus
cependant de se conformer à tous les autres règlements du conservatoire. […] Je
demanderais qu'il me fut accordé de ne faire ma classe que deux fois par semaine,
ce nombre étant très suffisant au développement des élèves.39 »
39
Gilbert Duprez à Auber, 11 juin 1853 (F-Pn, Lettres Autographes).
40
Voir le souvenir des ballotements de Guillaume Ibos entre les directives contraires d’Archimbault et Obin
dans Georges Loiseau, Notes sur le chant, Neuilly : L’Auteur, 1947, p. 18.
41
Tout en appelant à une restructuration plus graduée des études selon le modèle tripartite du début du siècle
(vocalisation, chant, déclamation lyrique), le chartiste Gustave Bertrand souhaite conserver un cursus souple
pour les élèves : « s’il s’en trouve dont la voix soit naturellement bien posée, ou qui sachent déjà le solfège, ou
qui soient doués d’une compréhension plus rapide, ce serait [in]conscience de les forcer à suivre les études
aussi lentement que le commun des élèves, tandis que parmi ceux-ci il peut s’en trouver qui aient besoin de
redoubler pour telles parties spéciales de l’enseignement. C’est donc aux examens à décider de tout. »
(Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 17 juillet 1869,
p. 261).
68 UNE ECOLE DE CHANT
trimestriels auraient alors un intérêt qu’ils n’ont pas aujourd’hui. Les examinateurs
constateraient, par eux-mêmes, ce qu’il conviendrait de modifier dans le travail
imposé à l’élève, et pourraient, en même temps, beaucoup mieux apprécier les
résultats de la marche progressive des études. 42 »
Holtzem dénonce ici un phénomène omniprésent dans une école aussi pérenne que le
Conservatoire : l’existence d’usages qui, à force d’être reconduits, font office de règles non-
écrites. Nous constaterons effectivement, à la lecture des procès-verbaux des examens
trimestriels et même des concours d’entrée (voir § 3.2b), que l’on n’y chante pratiquement
que des airs de grand opéra ou d’opéra-comique. Alors qu’il n’est jamais stipulé d’attentes
particulières par écrit, les aspirants admis en interprétant seulement une vocalise ou une
romance font figure d’exception. Cette particularité rappelle à notre attention la mission
première de l’ancienne École royale de chant et de déclamation, qui est de fournir des sujets
aux grandes scènes lyriques parisiennes. C’est pourquoi les classes de chant du
Conservatoire n’accueillent habituellement que des élèves déjà avancés, ainsi qu’en
témoignent les séries éditoriales comme celle des ouvrages pédagogiques de Cinti-
Damoreau, se déclinant en Méthode de chant composée pour ses classes du Conservatoire et
Nouvelle méthode de chant à l’usage des jeunes voix, destinée « à précéder sa grande
méthode d’artiste.43 » L’enseignement officiel du chant est donc résolument un
enseignement professionnel 44 destiné à des talents de première force.
42
Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 90-91.
43
Jacques-Léopold Heugel, « Préface de l’éditeur », Laure Cinti-Damoreau, Développement progressif de la
voix, Paris : Heugel, c1850, p. 3. De manière similaire, une édition simplifiée existe pour la deuxième édition de
L’Art du chant de Duprez, lequel précise dans la préface : « aux amateurs cette édition, mais aux élèves artistes
l’ouvrage complet. » (Gilbert Duprez, « Observations », L’Art du chant / deuxième édition [format réduit], Paris :
Heugel, 1846, p. 3.)
44
« Le Conservatoire n’est pas seulement une école pour l’enseignement élémentaire de la musique, c’est
encore et surtout une école de perfectionnement et d’enseignement supérieur. » (Colombier et autre éditeurs
de musique, mémoire cité in Marie Escudier, « Des anciennes méthodes du Conservatoire », Le Ménestrel, 24
janvier 1864, p. 21). On pourrait citer encore le consentement exigé des tuteurs préalablement à l’inscription
des jeunes gens aux examens d’entrée du Conservatoire, dans lequel figure explicitement l’autorisation à
embrasser la carrière théâtrale.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 69
b) La classe de Ponchard
« Ponchard m’a bien accueilli ; il me fait chanter toutes les fois à la leçon ; nous
sommes sept ou huit, chacun son tour. Il n’y a pas de risque de trop chanter,
surtout parce que le fameux Ponchard arrive quelquefois trop tard et qu’il aime à
faire la causette. 48 »
Derrière l’humour, nous devinons que malgré les sonneries qui indiquent le début de chaque
période, l’illustre professeur – il a déjà trente ans de carrière à la fois sur scène et dans
l’enseignement – ne donne pas toujours la priorité à sa classe et se laisse facilement aller à
une forme de favoritisme en ne faisant travailler sérieusement que ceux qui l’intéressent
parmi les élèves qui lui sont confiés. Des parents ont pu reprocher à Louis Ponchard encore
plus directement son attitude, en dénonçant cette irrégularité au directeur :
45
« Manuel Garcia […] était constamment contrarié par le Comité d’examen, et en discussion avec ce Comité. Il
entendait n’admettre dans sa classe que des élèves qui fussent musiciens [, qui] suivissent aveuglément ses
conseils, et ne fussent pas distraits des exercices gradués, pour chanter des airs et des morceaux, aux examens
trimestriels. » (Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865,
p. 71).
46
La plupart des professeurs se plaignent continuellement de l’indigence des élèves qu’on leur confie. Par
exemple, Giuliani ajoute à la fin de son rapport avant l’examen trimestriel du 23 juin 1853 : « Je prie Monsieur
le Directeur et Messieurs du Jury de vouloir bien remarquer, que ma classe n’est pas fournie de sujets, qui par
leur organisation puissent me donner de grandes espérances d’avenir, et qu’il me sera bien difficile de former
des talents là, où je dois passer tout mon temps à poser, ou à former des voix très médiocres surtout pour le
théâtre » (F-Pan, AJ/37/272*, fol. 73v).
47
« Règlement de police intérieure de décembre 1842 » cité d’après Théodore Lassabathie, Histoire du
Conservatoire Impérial de musique et de déclamation, Paris : Lévy, 1860, p. 314.
48
Jules Stockhausen à son père, Paris, 24 février 1845, Geneviève Honegger, Jules Stockhausen, Itinéraire d'un
chanteur à travers vingt années de correspondance 1844-1864, Lyon : Symétrie, 2011, p. 32.
70 UNE ECOLE DE CHANT
« C’est avec la plus grande répugnance que nous portons à votre connaissance un
abus que vous vous empresserez de réprimer. Comme mères nous remplissons un
devoir, nos enfants n’employant pas fructueusement leur temps en suivant le cours
de M. Ponchard, qui n’apporte pas tout le zèle et l’exactitude désirables à
l’accomplissement de ses devoirs de professeur. Le temps perdu est irréparable. 49 »
Les mères sont des témoins crédibles, puisqu’elles peuvent assister aux cours. D’ailleurs, le
comportement rapporté par Stockhausen était déjà identique chez le professeur vingt ans
plus tôt : Ponchard avait même été mis à la retraite fin 1829 faute d’assiduité, avant d’être
rappelé en 1832. Ce qui pourrait passer à première vue comme une négligence coupable de
la part du professeur cache selon nous un fonctionnement souterrain. Même s’il ne
respectait pas les règles, Ponchard refusa de passer du chant à la déclamation lyrique
(opéra-comique) au motif que ses absences pour répétitions « auraient des inconvénients
plus grands pour la classe de la déclamation lyrique que pour celle de chant.50 » Il exerce en
effet un contrôle sur le travail qui se fait en son absence à la classe de chant par des moyens
qui seraient inefficaces dans le cas d’une classe de scène. Pour montrer comment l’autorité
du maître transcende sa personne jusqu’à dicter l’identité d’une classe, nous traiterons
successivement des différents ressources que l’élève peut trouver pour le diriger dans sa
quête d’une bonne pose de voix, dans la classe sous le contrôle du professeur, en marge des
cours auprès de ses camarades plus avancés, voire dans le privé à l’extérieur du
Conservatoire.
Sa carrière de chanteur scénique derrière lui, Ponchard continue de se produire dans les
salons dont sa notoriété d’artiste et sa respectabilité de professeur lui ouvrent grand les
portes. Il est représenté comme un homme ayant une situation, portant monocle et épingle
de cravate (voir Figure 4).
49 o
Mmes Prévost à Auber, 22 février 1849 (F-Pan, AJ/37/71, dossier Ponchard, Louis, pièce n 10).
50
Auteur non identifié, lettre au Vicomte de La Rochefoucault, 10 décembre 1827 (F-Pan, AJ/37/71, dossier
o
Ponchard, Louis, pièce n 19).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 71
Figure 4 – [Anonyme], « Louis Ponchard en janvier 1840 », lithographie d’après Charles Vogt, Charles Haas,
Amour de mère, Paris : Espinasse, p. 1 [détail] © Fonds Moore-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard.
72 UNE ECOLE DE CHANT
Le contrôle du professeur
Pour un élève debout 51, sept assis : la classe est avant tout le lieu où s’observe l’évolution
individuelle. L’article 42 du règlement établit que « les professeurs titulaires ou adjoints
remettent au directeur, le jour de l’examen de leurs classes et avant la séance, un rapport
52
circonstancié sur les progrès, le zèle et l’exactitude de chacun de leurs élèves. » Ces
documents permettent de suivre à intervalle régulier les étapes franchies par l’élève et les
orientations pédagogiques que le professeur envisage pour lui. Pour une majorité d’élèves,
dont la voix n’est pas encore assez développée en souplesse, étendue ou agilité, la formation
commence par un temps d’établissement de l’instrument qu’est l’organe vocal. Ponchard
écrit, à propos d’Holtzem, dans son rapport avant l’examen trimestriel du 10 avril 1849 :
« Cet élève est bon musicien ; sa voix n’est pas loin de sa naissance, elle a besoin de temps
53
et de travail. » La suite des commentaires sur Holtzem pendant un an et demi de sa
scolarité semble confirmer ce diagnostic :
51
Un disciple de Ponchard se réclamant d’une grande fidélité à l’enseignement reçu de lui écrit dans son traité
les lignes suivantes, qui semblent décrire la posture de l’élève en train de prendre son cours : « En chantant on
doit se tenir debout, bien droit et bien d’aplomb sur les deux pieds, avoir les bras pendants et les épaules en
arrière afin de laisser la poitrine parfaitement libre. La bouche doit être bien ouverte mais sans exagération »
(Charles Delprat, « Derniers conseils », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870,
p. 190). À d’infimes nuances près, cette posture est décrite à l’identique dans tous les traités antérieurs et
contemporains. Des contre-indications viennent parfois renforcer ces prescriptions : « Se bercer ou balancer en
chantant est d’ailleurs de fort mauvais goût. Il faut bien ouvrir la bouche, évitant toute fois d’être ridicule »
(André Degola, « De la manière de faire sortir la voix et de la prononciation », Méthode de goût et d’expression,
Paris : L’Auteur, s.d., p. 3).
52
« Règlement du 9 novembre 1841 » cité d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire Impérial de
musique et de déclamation, Paris : Lévy, 1860, p. 304.
53
F-Pan, AJ/37/268*, fol. 10r.
54
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 16 juin 1849 (F-Pan, AJ/37/268*, fol. 78r).
55
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 11 décembre 1849 (F-Pan, AJ/37/268*, fol. 139r).
56
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 3 avril 1850 (F-Pan, AJ/37/269*, fol. 11r).
57
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 18 juin 1850 (F-Pan, AJ/37/269*, fol. 69r).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 73
De quel enseignement ces progrès sont-ils le fruit ? Un indice capital nous est livré par
Gustave Bertrand lorsqu’il discute la nécessité d’augmenter ou non le volume horaire de
cours offert aux élèves individuellement : l’utilité pour l’élève assistant passivement au
travail de ses camarades de thésauriser les préceptes énoncés par le maître.
C’est un élément fort de distinction entre la pédagogie pratiquée au Conservatoire et
dans l’enseignement privé, par rapport aux pratiques d’enseignement mutuel qui
connaissent une vogue très importante à la même époque : la prise en charge reste
fondamentalement individuelle :
Si nous voulons appréhender cette transmission orale, c’est vers les supports matériels de
l’apprentissage qu’il nous faut nous tourner. Les « tâches » en question sont-elles des
exercices à faire ou des morceaux à étudier ? Les bibliothèques de classe renfermaient des
méthodes imprimées comportant ces deux avatars de musique destinée à la formation des
chanteurs : des formules à répliquer sur une certaine tessiture par transpositions successives
(exercices) et des pièces plus développées qui contextualisent les difficultés abordées
(leçons). Sachant que la partition, fort coûteuse, n’est pas empruntable 60, et que le
professeur peut se servir de nombreux recueils en parallèle, nous pouvons supposer que
l’élève mémorise ou copie un exercice à travailler entre deux cours. Pendant les leçons, le
professeur utilise un morceau plus développé (la « leçon », justement) pour vérifier la bonne
application des conseils techniques qu’il a donné pour travailler l’exercice en autonomie.
Cette structure existe en tout cas dans certaines méthodes écrites, comme celle d’Alexis de
58
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 19 décembre 1850 (F-Pan, AJ/37/269*, fol. 148r).
59
Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 17 juillet 1869,
p. 261.
60
« À la fin des classes, [les garçons de classe] veilleront à ce qu’aucun élève n’emporte les solfèges et
méthodes qu’ils ont en compte pour le service. » (« Règlement de police intérieure de décembre 1842 » cité
d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire…, op. cit., p. 315).
74 UNE ECOLE DE CHANT
Garaudé 61, où chaque série d’exercice est suivie par une leçon. Pourtant, si l’on divise les
deux heures de cours entre huit élèves et que l’on retranche le temps des discussions, notre
proposition peut provoquer un légitime scepticisme : comment faire travailler correctement
des leçons de plusieurs pages en une dizaine de minutes à peine 62 ? Heureusement l’usage
des partitions a laissé des traces qui peuvent ici nous guider. Un exemplaire des vocalises de
Bordogni 63, déposé à la direction en 1834, porte un grand nombre de signes tracés à la
plume, qui délimitent de courtes sections dans chaque vocalise. Trop longues pour n’être
pas interrompues par des respirations, ces sections apparaissent cohérentes du point de vue
des difficultés abordées. Faut-il en déduire qu’elles étaient travaillées séparément, ou que
l’élève en chantait un certain nombre cumulatif à chaque cours ? Il est tentant d’imaginer un
travail plus ou moins rapide selon les obstacles rencontrés par l’élève.
L’enchaînement des leçons ne cherche nullement à imposer de succession obligée aux
jeunes voix, principe de bon sens rarement explicite dans les méthodes mais jamais
contredit. Il faut tenir compte du fait que du point de vue du marché de l’édition, une
méthode étant faite pour être le support d’un enseignement oral, elle doit contenir
beaucoup de musique notée et peu de texte. Aussi l’on peine à reconstituer la manière
d’utiliser ces outils. Heureusement pour nous, certains pédagogues ont ressenti le besoin de
donner un mode d’emploi de leur méthode ; c’est le cas de Francesco Piermarini, professeur
ayant chanté les ténors en Italie dans les années 1820 puis pris la direction du conservatoire
de Madrid en 1834 64. Ses instructions vont dans le sens d’un parcours sinueux dans le
61
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, Paris : L’Auteur, 1841. On trouve aussi des recueils de leçons
sans exercices préparatoires, comme celles de Giovanni Battista Rubini, Douze leçons de chant moderne, Paris :
Latte, 1839.
62
Des calculs approchants nos résultats étaient déjà faits sur le temps consacré à chaque étudiant à l’époque :
« C’est dans la classe de vocalisation que l’élève apprend, pendant environ dix ou douze minutes, trois fois
chaque semaine, c’est-à-dire pendant environ vingt heures, dans le cours d’une année scolaire (s’il reçoit ses
leçons exactement), les principes de l’art du chant. » (François-Joseph Fétis, « Introduction », Méthode des
méthodes de chant, Mayence : Schott, 1870, p. 5). Le problème ne sera reglé que bien plus tard : « Les
professeurs de chant, qui ne peuvent consacrer à leurs trop nombreux élèves le nombre de minutes
strictement nécessaires à l’audition de leurs exercices ou de leurs morceaux et à la correction de leurs fautes,
ont unanimement réclamé l’élévation à dix du nombre des classes, actuellement de huit, ce qui leur a été
accordé. » (Henry Marcel, Rapport présenté au nom de la sous-commission de l’enseignement musical, Paris :
Imprimerie nationale, 1892, p. 7, F-Pan, F/21/1284).
63
Marco Bordogni, 36 Vocalises pour la voix de soprano ou tenore composées selon le goût moderne par Marco
Bordogni, premier ténor du théâtre Royal Italien et de la chambre du roi de France, dédiées à son élève
Madame de Coussy, Paris : Pacini, [1834]. L’exemplaire annoté est Pn, L. 8190 (3).
64 e
Voir François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens, 2 édition, tome 7, Paris : Firmin-Didot,
1867, p. 54, et Antoine Le Duc, La Zarzuela : les origines du théâtre lyrique national en Espagne (1832-1851),
Liège : Mardaga, 2003, p. 45.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 75
volume 65 en interaction avec l’organe que l’on cherche à exercer souplement, à la manière
d’un livre-jeu :
« Après avoir fait une quantité de gammes [lire : roulades], l’élève trouvera que son
gosier se raidit ; il faut alors prendre une autre espèce d’exercice, soit des trilles,
soit des grupetti, soit des arpèges, en évitant toujours soigneusement la fatigue.
[…]
Après le no 23 commence une série de vocalises ou morceaux de chant, lesquels,
quoique faciles, vous montrent que le chant de compose de deux éléments bien
distincts, la partie intellectuelle et la partie mécanique. Pour la première, votre
manière de sentir, l’art de phraser et les indications que je donne, vous serviront de
guide ; pour la seconde, vous allez commencer les exercices qui sont à la page 94
66
»
Construire sa séance de travail individuel passe donc, pour l’élève, par une maîtrise de la
navigation à l’intérieur des sections de l’ouvrage. Cependant, l’autonomie totale n’est ni
envisagée 67, ni souhaitable, ni réalisable : elle se heurterait au manque d’expérience
(surtout pour l’élève débutant) et à l’impossibilité de s’entendre pour juger correctement du
résultat sonore (quel que soit le niveau). Si les difficultés abordées (chromatisme,
préparation au trille…) sont souvent assez claires pour choisir rapidement quel exercice
correspond à une leçon donnée, la notion de progression relève toujours de la responsabilité
du professeur :
« Les méthodes de chant renferment des études variées et toutes faites pour [le
travail des intervalles], le meilleur de tous pour régulariser la justesse, pour
assouplir l’organe, pour faciliter la fusion des registres, et enfin, pour aplanir, autant
que possible, les inégalités que l’on rencontre dans le plus grand nombre de voix.
C’est aux bons maîtres à choisir dans ces études celles qui répondent le mieux à
l’emploi qu’ils doivent en faire, ou à en créer eux-mêmes de spéciales pour les
difficultés particulières qu’il sont appelés à combattre. 68 »
65
François Piermarini, Cours de chant ou méthode progressive et complète divisée en 2 parties, Paris : Latte,
re de
1843 [pour la 1 partie, contenant les exercices simples] et Paris : Troupenas, 1844 [pour la 2 , mettant en jeu
les difficultés extrêmes dans des leçons plus caractérisées musicalement].
66
Piermarini, Analyse explicative de mon cours de chant, Paris : Chaix, 1856, n.p..
67
« L’élève [parcourra ce vaste cours de chant] avec intelligence et avec le secours d’un bon professeur, car il
faut toujours un maître pour appliquer une méthode quelconque », (Henri Blanchard, « Revue critique :
Méthode de chant de Piermarini », Revue et Gazette musicale de Paris, 4 juillet 1852, p. 220).
68
Charles Delprat, L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 85-86.
76 UNE ECOLE DE CHANT
L’abondance des exercices disponibles, sans prescription préalable du maître de chant qui
suit l’élève en cours particuliers, a même potentiellement une influence néfaste 69. Quoique
Bordogni ait conçu ses trois volumes, rassemblant 36 vocalises en tout, comme étant de
difficultés graduées, même la première n’est pas abordable pour un débutant ; l’extension
de la tessiture jusqu’à l’ut aigu, la rapidité des traits et la longueur des incises nécessitent
une formation préalable. La tessiture trop longue est un reproche souvent adressé aux
solfèges comme celui de Rodolphe. Un Rapport sur le mode d’enseignement du solfège au
Conservatoire de Paris, par M. Henri Duvernoy, lequel dirigeait une classe depuis presqu’un
demi-siècle lorsqu’il en donne lecture en commission le 8 juin 1870, stipule que l’on
n’utilisait plus ces solfèges dans les classes, précisément pour cette raison. C’est
probablement aussi le signe que l’esprit de système gagne au fil du temps, et que le réflexe
d’adapter la musique, d’octavier par rapport à ce qui est imprimé sur la feuille se perd.
L’apparition de méthodes de chant spécifiquement destinées aux jeunes voix paraît
confirmer cette tendance. Il faut alors expliciter dans de nouveaux imprimés plus progressifs
ce qui n’est vraisemblablement qu’un usage précédemment tacite. Holtzem note à ce sujet
que Ponchard utilise les ouvrages de Bordogni, matériel pédagogique courant 70, d’une façon
assez routinière :
69
« Dès que l’on ajoute à son nom le titre de professeur de chant, on se croit autorisé à publier sa méthode.
[…] Les malencontreuses méthodes, surchargées, encombrées de vocalises, d’études en tous genres et dans
tous les tons, n’aboutissent qu’à user la voix et à lui faire perdre ses qualités les plus précieuses, la fraîcheur et
l’éclat. » (Mme Mainvielle Fodor, Réflexions et conseils sur l’art du chant, Paris : Perrotin, 1857, p. 6).
70
Les vocalises de Bordogni ainsi que celles pour basse et pour ténor de Panseron ont été expédiées aux écoles
succursales de Toulouse, Marseille, Lille et Metz le 15 avril 1842 puis à la succursale de Dijon le 7 février 1845
(voir F-Pan, AJ/37/14* (2), fol. 130-132). Marié en recommende encore l’usage trois décennies plus tard « pour
parachever les études » (Marié, « Préface », Formation de la voix, Paris : Heugel, 1873, p. ii).
71
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 49-50.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 77
Cette fenêtre ouverte sur les rapports entre le maître et l’élève nous montre Holtzem
remettant en cause la répartition habituelle du travail entre le professeur et le répétiteur –
nous reviendrons bientôt en détail sur ce statut particulier. Le décalage vient du fait que
l’élève avait précédemment été auditeur dans la classe de Garcia qui, de manière
manifestement atypique 72, enseignait lui-même les premiers éléments de pose de la voix :
On peut se faire une idée du type de remarques que faisait Ponchard en lisant les nouvelles
que Jules Stockhausen donne à sa mère peu après son entrée dans la classe, en 1846 :
« Ma voix est dans un drôle de moment ; voilà quinze jours qu’elle menace de
baisser ; depuis hier elle veut hausser, c’est une crise ; il faut attendre patiemment ;
elle a du reste acquis de la souplesse et surtout beaucoup d’ampleur par les études
régulières et fréquentes. 74 »
72
Voir Marié, « Préface », Formation de la voix, Paris : Heugel, 1873, n.p.
73
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 49.
74 er
Jules Stockhausen à sa mère, Paris, 1 février 1846, in Geneviève Honegger, Itinéraire…, op. cit, p. 49.
75
Sparafucile [alias Henri Chateur], Gens de chœurs, Bruxelles : Kistemaeckers, 1893.
78 UNE ECOLE DE CHANT
l’accompagnatrice, les conseils sur l’hygiène vocale qu’il adresse à ses élèves, ses remarques
techniques (ne pas lever la tête en montant) et musicales (articulation des roulades par
quatre), les intentions derrière ses exemples vocaux et ses mouvements d’encouragement
corroborent parfaitement le contenu des méthodes imprimées contemporaines de l’auteur.
Revenons maintenant à notre exemple réel et tâchons justement d’établir quels principes
sous-tendent les directions indiquées par Ponchard.
Quoique le suivi technique par Ponchard lui donne un certain nombre de points de
repères, ce sont des modèles plus immédiats que recherche Holtzem durant le cours des
études.
« Depuis que mes nouvelles études avaient pour but la carrière lyrique, je
partageais mes soirées libres entre le travail et l’audition des artistes que je rêvais
pour modèles. J’allais tour à tour aux Français, à l’Opéra, à l’Opéra-Comique et aux
Italiens. [Même si] Mocker venait dans mes sympathies admiratives après Roger,
son genre d’aptitude était d’un exemple plus pratique pour moi. Je le trouvais
admirable dans l’interprétation de son rôle de Montauciel du Déserteur, sa
désinvolture n’avait rien qui pût se rapprocher de la trivialité. Il savait relever avec
grâce la scène de la prison, et mettre une fine bonhomie dans son air : Je ne
déserterai jamais. 76 »
Par l’observation, l’élève forme son goût. Le Conservatoire apparaît ici comme un
accélérateur puisqu’il confère des places gratuites aux théâtres nationaux. Du point de vue
de l’Etat, et plus spécialement de l’administration des Beaux-Arts qui encadre toutes ces
activités, il s’agit véritablement de leçons complémentaires :
« Le public a vu arriver parmi les professeurs de chant, avec un plaisir qui tient de la
reconnaissance, MM. Duprez et Manuel Garcia. Le premier aura une double
manière de donner d’excellentes leçons à ses élèves ; soit qu’ils les prennent au
Conservatoire, soit qu’ils aillent les chercher à l’Académie royale de musique, ils
76
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 57-58.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 79
En recrutant un professeur, on valide soit une démarche didactique, soit une manière
artistique. Ce moment clef de l’orientation pédagogique du Conservatoire mérite qu’on s’y
arrête pour comprendre le sens des nominations successives à l’époque de Gilbert Duprez.
Le corps professoral
Comprendre la succession des professeurs nécessite avant tout de comparer les parcours
des candidats retenus ou écartés. Le remplacement de M. Galli (juin 1853) puis ceux de
Mme Damoreau (avril 1856) et de M. Bordogni (mai 1856) attirent chaque fois une dizaine
de personnalités. Certaines ont fait acte de candidature, d’autres sont présentées d’office
par le comité sur proposition d’un membre. Léon Marie ou Just Géraldy se présentent
systématiquement à chaque vacance de poste, tandis que Bussine, Chollet et Fournier
n’apparaissent qu’à une seule occurrence dans les listes établies avant le vote du comité. Ce
vote a pour objet de désigner et classer entre un et trois noms qui sont transmis au
ministre 78.
Les candidats sont surtout des professeurs de chant déjà reconnus pour cette activité,
qu’ils soient parisiens (Isidore Milhès, Stéphen de la Madelaine, Alexis Dupond, Henri
Panofka, Guillot de Sainbris), issus de la succursale de Toulouse (Auguste Grosseth, Jean-
Jacques Masset, Paul Laget) ou italiens (Michel Giuliani, Francesco Piermarini, Ernesto
Visconti). Cependant le comité présidé par Auber favorise souvent des personnalités
musicales, et notamment les successeurs « naturels ». Lors du départ pratiquement
simultané de Garcia et Duprez, Giuliani n’obtient une classe que par suite de l’indisponibilité
du ténor Gustave Roger 79 qui reprend à ce moment le répertoire de Duprez à l’Opéra. Quant
77
Discours de M. de Kératry pour la distribution des prix, prononcé le 4 décembre 1842 et reproduit dans le
Moniteur universel du lendemain, cité d’après Constant Pierre, Le Conservatoire de musique…, op. cit., p. 934.
78
L’article XIII du règlement du 9 novembre 1841 énonce que les professeurs « titulaires ou adjoints [sont]
nommés par [le ministre], après l’avis de la commission spéciale des Théâtres royaux, sur une liste de trois
candidats présentés par le directeur » (cité d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire Impérial de
musique et de déclamation, Paris : Lévy, 1860, p. 297-310), mais cette règle souffre des exceptions, par
exemple lors du remplacement de Laurent-Joseph Morin (de Clagny) : « M. Couderc de l’Opéra-Comique, aussi
bon musicien que comédien remarquable, […] réunit toutes les conditions nécessaires à ce Professorat. […] Je
renonce même à présenter avec lui d’autres candidats, tant sa supériorité me paraît établie sur tous autres. »
o
(Auber au Ministre, 24 août 1865 (F-Pan, AJ/13/71, dossier Morin, pièce n 8).
79
Voir Auber à M. Baroche, ministre de l’Intérieur, 21 octobre 1850, brouillon (F-Pan, AJ/37/65/1A).
80 UNE ECOLE DE CHANT
à Charles Battaille, ténor en vue et ancien médecin, il hérite de l’autre classe en tant que
continuateur de Garcia, « dont il possède l’excellente méthode 80 » et partage le goût pour la
science. De même, Jean-Baptiste Faure, élève de Ponchard, unanimement identifié comme
un des plus grands artistes de son temps, déjà classé au moment des départs de Cinti et
Bordogni 81, se voit très logiquement attribuer la classe qu’il tenait alors depuis plusieurs
mois, en raison de l’absence prolongée pour maladie de son maître déclinant 82. Il est plus
surprenant de constater que Laget succède à Laure Cinti-Damoreau, malgré les candidatures
de deux de ses élèves l’ayant souvent suppléée (Mmes Duflot-Maillard et Potier), et surtout
celle de la cantatrice Caroline Miolan-Carvalho. Il nous faut supposer que cette dernière
n’avait pas atteint en 1856 une renommée suffisante aux yeux des membres du comité 83.
Pouvoir se réclamer d’une longue expérience dans une grande institution apparaît en effet
comme un trait commun à beaucoup de professeurs élus puis nommés :
Le même esprit semble avoir permis le retour à Paris de deux autres anciens élèves après
quelques années de professorat à Toulouse : Alphonse Révial, pour lequel on ouvre une
classe en 1846, puis Auguste Grosset, qui succède à Panseron en 1859. La nomination de
Jean-Jacques Masset en remplacement de Filippo Galli apparaît comme une exception. Dans
80
Voir Auber à M. Baroche, ministre de l’Intérieur, 31 octobre 1850 (F-Pan, AJ/37/65/1A).
81
C’est aussi dans un même esprit de perpétuation que Bordogni avait explicitement désigné son « poulain » :
« ne voulant pas laisser plus longtemps sans direction la classe qui m’est confiée [, permettez-moi] d’invoquer
vôtre vieille et bonne amitié en faveur de M. Henri Panofka, artiste distingué, dont vous savez le mérite réel et
que je serais heureux de me voir succéder dans un enseignement, qui n’a pas été sans éclat et dont il connait,
plus que personne, les traditions. » (Marco [naturalisé Jean-Marc] Bordogni à Auber, 16 mai 1856 (F-Pan,
o
AJ/37/67, dossier Bordogni, pièce n 14)). À noter que Panofka fut nommé en replacement de Ponchard dès
1830 - mais ce dernier revint ensuite à son poste.
82
« Ponchard, notre éminent professeur du Conservatoire, complètement remis de sa longue et douloureuse
maladie, va prendre un congé d’été. En son absence, sa classe sera tenue par son élève passé maître, Faure, le
brillant chanteur de l’Opéra-Comique. On ne pouvait faire un meilleur choix, et tôt ou tard Faure sera appelé à
exercer définitivement ces fonctions de professeur qui lui sont aujourd’hui provisoirement confiées. »
(« Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 25 mai 1856).
83
En 1856, Caroline Miolan-Carvalho avait déjà remporté un certain succès dans le rôle-titre des Noces de
Jeannette à l’Opéra-Comique, mais ses grandes créations pour Gounod au Théâtre-Lyrique (Marguerite,
Mireille, Juliette) et ses brillantes reprises des opéras de Mozart étaient encore à venir.
84
Discours d’Alfred Blanche pour la distribution des prix, prononcé le 30 novembre 1856 et reproduit dans le
Moniteur universel du lendemain, cité d’après Constant Pierre, Le Conservatoire de musique…, op. cit., p. 954.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 81
sa lettre de motivation, Masset insiste sur son parcours atypique qui lui donne un profil de
professeur étranger :
85
Jean-Jacques Masset, lettre autographe à Auber, datée du 13 juin 1853 [F-Pan, AJ/37/71, dossier Masset,
o
pièce n 22.
86
Voir François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens, deuxième édition, tome 6, Paris : Firmin
Didot, 1864, p. 20.
87
« M. Fontana, successeur de M. Bordogni, a déjà fourni ailleurs les preuves des services que le Conservatoire
est en droit d'attendre de lui. » (Discours d’Alfred Blanche pour la distribution des prix, prononcé le 30
novembre 1856 et reproduit dans le Moniteur universel du lendemain, cité d’après Constant Pierre, Le
Conservatoire de musique et de déclamation, Paris : Imprimerie nationale, 1900, p. 954).
88
Voir Constant Pierre, Le Conservatoire de musique…, op. cit., p. 453.
82 UNE ECOLE DE CHANT
89 o
Lettre d’auteur et de destinataire inconnus, non datée (F-Pan, AJ/37/71, dossier Obin, pièce n 6).
90
Charles Duvernoy, professeur de grand opéra et directeur du pensionnant depuis 1856 (à la suite de Moreau-
Sainti) était diabétique. Sa santé se dégrade au point qu’il fait de l’hémiplégie en 1871. Il se faisait
régulièrement remplacer par Obin dès 1867. Obin se fera lui-même suppléer puis remplacer par Giraudet à la
rentrée 1887.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 83
Le fait d’être officiellement chargé d’une classe est d’abord la marque d’une reconnaissance
professionnelle par l’institution la plus prestigieuse. Elie ayant également rendu de grands
services gratuits au Conservatoire, il est nommé professeur mais sans traitement :
« Vous avez déjà fait preuve de talent et d’exactitude dans cet établissement, et je
ne doute pas que vos leçons ne soient fort utiles aux Elèves qui se destinent, soit
aux théâtres lyriques soit à la comédie française. Dès que les ressources du Budget
du Conservatoire permettront de vous obtenir un traitement, je me ferai un plaisir
de faire au ministre une proposition en votre faveur. Je m’entendrai avec vous sur la
formation de votre classe. 92 »
Les professeurs des matières secondaires connaissent fréquemment cette situation précaire.
Ainsi Morin, chargé de la lecture à haute voix, avait été nommé sans appointements 93 ; en
retour, il a manifestement été prioritaire pour obtenir la classe d’opéra-comique laissée
vacante lorsque Ponchard repasse au chant en 1838. Avant cela, Morin avait sollicité et
obtenu de Cherubini en septembre 1834 le droit d’exercer ses élèves privés sur le théâtre du
Conservatoire, à condition que les représentations seraient gratuites 94. Des compensations
multiples en nature s’ajoutent donc à la possibilité d’augmenter ses tarifs pour les cours
particuliers, et permettent à une part non négligeable des enseignants du Conservatoire de
vivre indirectement de leur activité au service de l’institution.
En somme, les professeurs du Conservatoire peuvent être rassemblés sous trois grandes
catégories : de grandes figures venues des principales scènes lyriques ; des pédagogues de
renommée internationale – ou experts hautement qualifiés – ; d’anciens élèves brillants
ayant été chargés de nombreux remplacements pendant des années, voire ayant occupé des
postes dans les succursales. Dans tous les cas, ils entretiennent un rapport étroit avec le
microcosme des grandes institutions officielles de la musique vocale. Cette unité d’école se
91
Édouard Batiste, lettre autographe à Cherubini datée du 7 octobre 1839 (F-Pan, AJ/37/67, dossier Batiste,
o
pièce n 14).
92
Auber, brouillon de lettre autographe à Elie, datée du 6 janvier 1848 [F-Pan, AJ/37/69, dossier Elie, pièce
o er
n 7. Le poste d’Elie est porté au budget à compter du 1 janvier 1849 avec des appointements de 500 francs
o
par an (voir le premier registre des professeurs conservé aux archives du CNSMDP, inscription n 128).
93
Voir l’arrêté du 12 mai 1834 créant la classe de lecture à haute voix (F-Pan, AJ/37/71, dossier Morin, pièce
o
n 20).
94 o
Lettre à Cherubini, datée du 9 septembre 1834 (F-Pan, AJ/37/71, dossier Morin, pièce n 18).
84 UNE ECOLE DE CHANT
retrouve dans les méthodes de chant lorsqu’on les met en série, car elles ont vocation à
refléter leur temps. Lavoix et Lemaire l’ont fait, par exemple, pour les chromatismes. Ils
notent que tous les professeurs donnent les mêmes conseils :
En consultant des méthodes tardives, on s’aperçoit qu’un volume n’en remplace jamais un
autre, mais vient le compléter dans la perspective de rendre le bagage commun un peu plus
clair, grâce à un angle de vue supplémentaire sur certains détails. L’ouvrage d’Enrico Delle
Sedie (1822-1907) illustre parfaitement ce point à travers sa préface, dans laquelle il
revendique la fidélité aux principes qu’il a hérité de ses maîtres :
Sa méthode est aussi un témoin de la pratique du pédagogue, qui y rassemble ses exercices
et renvoie à ceux de ses devanciers et collègues :
« L’élève travaillera dans Garcia père les n°24 à 29 32 37 38 52 53 et 57 ainsi que les
Vocalises pour voix de Contralto ou Basse de Giulio Alary celles qui se prêtent à ce
genre d’étude en les transposant selon la nature des voix 98. »
Notons que cette façon de procéder n’est pas nouvelle : la Méthode de Lablache renvoyait
déjà aux exercices de Paër et aux vocalises de Bordogni en 1840 99. Pour certaines notions
95
Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, Le Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 118.
96
Enrico Delle Sedie, « Avant-propos », L’art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 2.
97
Enrico Delle Sedie, « Avant-propos », L’art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 1. Parmi les expressions nouvelles
notables dans cette méthode, nous avons notamment relevé les idées de couverture – pour qualifier une
voyelle (p.10) ou pour caractériser le timbre (p. 59) – et d’homogénéité regardant l’émission (p. 54).
98
Enrico Delle Sedie, L’art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 61.
99
Voir Louis Lablache, Méthode complète de chant, Paris : Canaux, 1840, p. 68.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 85
qui semblent plus périphérique dans son enseignement, Delle-Sedie indique seulement les
auteurs de référence :
L’exploitation des redondances entre les ouvrages n’est possible que si la notion étudiée
est décrite par tous les auteurs de la même manière, en employant le même jargon et avec
pour chacun des mots un signifiant unique. Or, les exemples dérogeant à ces critères se
trouvent à foison ! Pour une même catégorie vocale, on observe souvent des limites et noms
de registres différents d’une méthode à l’autre ; cette disparité reflète plus une conception
de la voix propre à chaque auteur qu’une différence sensible dans la gestion des
mécanismes et des résonateurs. Cet écueil, fréquent au XIXe siècle, empêche toute étude de
type diachronique sur le vocabulaire employé sans connaître auparavant l’évolution de la
technique, et fausse absolument les résultats de toute tentative d’écrire l’histoire du chant à
partir de la mise en série des seuls textes théoriques. En revanche, il peut être intéressant de
mettre en relation les écrits didactiques d’un chanteur avec sa propre pratique
interprétative et ses propres compositions vocales.
La méthode Ponchard
100
Enrico Delle Sedie, L’Art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 75.
101
« Il n’a pas rédigé en corps de doctrine les secrets de son exquise méthode » (Amédée Méréaux, « Ponchard
(suite et fin) », Le Ménestrel, 28 janvier 1866, p. 67). Il existerait une lettre dans laquelle Ponchard aurait donné
la synthèse suivante de ses principes directeurs : « Vous savez mon respect pour la prosodie, pour
l’accentuation et la pureté grammaticale de la langue française, sans laquelle, selon moi, il n’est pas de chant
possible ; vous avez pu voir aux cours du Conservatoire si l’expression dramatique, le choix des ornements et
l’application des nuances dans leur rapport avec le caractère des morceaux n’ont pas toujours présidé à mon
enseignement, répulsif à toute brutalité vocale ? » (Gustave Bénédit « École classique du chant par Pauline
Viardot-Garcia », La France musicale, 16 novembre 1862, p. 363). À part l’absence de « brutalité », nous ne
trouvons rien ici qui se rapporte réellement au travail de la voix ; il s’agit plutôt de style et de déclamation, tels
que nous aborderons ces éléments dans le § 1.2a.
86 UNE ECOLE DE CHANT
de H pour faciliter la phonation (ha-ha-ha au lieu de a-a-a) 102. Si le maître n’a pas rédigé lui-
même de traité, il a en revanche donné son opinion sur la Méthode du Conservatoire.
Rédigée à partir d’un manuscrit de Bernardo Mengozzi (1758-1800) et adoptée
collectivement par les fondateurs du Conservatoire afin de lutter contre la trop grande
diversité des façons de procéder des professeurs 103, cette méthode marque le début de
l’école française de chant romantique 104 en anticipant la fusion des esthétiques rossiniennes
et de la tragédie lyrique 105. C’est selon elle que l’enseignement était censé se dérouler dans
l’établissement dès 1804, et elle n’a pas connu de concurrence sérieuse avant les années
1840. Le témoignage de Ponchard confirme que les principes couchés sur le papier sont
conformes à ceux reçus et transmis par lui pendant un demi-siècle, tout en excluant
absolument l’usage qu’il aurait pu (dû) faire du livre dans sa classe :
« Ce qui ne m'était jamais arrivé du temps que j'étais élève, je viens de le faire à
présent que je n'en ai plus besoin pour mon compte personnel ; je viens de
parcourir cette méthode, page par page, et j'y ai trouvé tous les éléments les plus
vrais et les plus logiques de l'enseignement. Elle est même d'une actualité
remarquable pour tous les systèmes qu'on a tenté d'introduire depuis quelques
années. En fait de physiologie, elle contient à peu près tout ce qu'il est utile à un
chanteur de connaître. La seule chose qu'on pourrait se permettre, ce serait
d'intercaler dans les vocalises quelques études modernes, et dans le recueil des airs
célèbres, des morceaux français classiques. 106 »
Ces remarques indiquent clairement les centres d’intérêt de Ponchard, gravitant autour du
répertoire français qu’il pratique lui-même et des vocalises qu’il aime à faire chanter dans sa
102
Voir Eugène Ponchard, « De la prosodie dans le chant », Le Ménestrel, 4 livraisons du 28 mai au 27 juin 1841.
103
Voir Emmanuel Hondré, « Le Conservatoire de Paris et le renouveau du “chant français” », Romantisme,
o
1996, n 93, p. 83-94, et Jean Nirouet, « La Méthode de chant du Conservatoire de musique de l'an XII (1804) »,
Anne-Marie Bongrain et Alain Poirier, dir., Le Conservatoire de Paris : deux cents ans de pédagogie (1795-1995),
Paris : Buchet-Chastel, 1999, p. 165-174.
104
Pour l’usage de l’adjectif « romantique » comme synonyme de « caractéristique de l’époque de Gilbert
Duprez (1837-1871) », nous renvoyons à notre introduction générale.
105
« Le Conservatoire est fondé; une commission est nommée pour rédiger une méthode complète de chant;
elle est composée de Cherubini, rapporteur, Catel, Gossec, Méhul, Plantade, Garat : Garat, qui parle toutes les
langues musicales, Garat, l'interprète sans égal de Gluck et de Piccini. — Un célèbre chanteur italien est adjoint
à cette commission : Garat fait école, Mengozzi lui est associé. De là l'union de ces deux écoles, dont les
tendances de rapprochement et de fusion datent de si loin et se sont si logiquement et si artistiquement
réalisées ; de là cette école éclectique d'où sortiront tant de célébrités : Ponchard, Levasseur, Mmes Branchu,
Damoreau et bien d'autres que nous retrouverons, élèves de France et d'Italie, faisant l'illustration des scènes
er
françaises et italiennes. » (Amédée Méreaux, « Grande école de chant du Conservatoire », Le Ménestrel, 1
septembre 1867, p. 314).
106
Louis Ponchard, lettre autographe, c.1866, citée par Amédée Méreaux, « Grande école de chant du
Conservatoire », Le Ménestrel, 8 septembre 1867, p. 321.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 87
classe. Elles expriment aussi la manière toute naturelle dont se perpétuait à travers lui un
enseignement reçu oralement de ses propres maîtres sans aucune nécessité de passer par la
théorisation. Il serait évidemment erroné d’en déduire que Ponchard n’avait pas une
position personnelle bien affirmée concernant la technique vocale, mais où la lire ?
Heureusement pour l’historien, des querelles d’écoles et des politesses entre confrères
amènent parfois les chanteurs à prendre la plume. Qu’ils saluent ou moquent, ces témoins
directs nous révèlent ainsi les méthodes de leurs alliés et de leurs adversaires. Si l’on y
regarde de près, « même au Conservatoire de Musique de Paris, où devrait, ce semble,
résider l’unité dans l’enseignement, les professeurs y sont en complet désaccord sur [l]es
principes [de l’art du chant].107 » En passant en revue les différents points de désaccord
courants à l’époque, Auguste Laget (1821-1902), ancien artiste de l’Opéra-Comique et
correspondant du Conservatoire de Musique à Toulouse, ébauche une classification des
écoles contemporaines. Cette fresque, composée sur un ton sarcastique, comporte certes
quelques affirmations fantaisistes, mais sa large diffusion dans les milieux artistiques a
suscité des réactions qui viennent corriger cette faiblesse. Un disciple de Ponchard, se
réclamant fortement de son enseignement et se présentant comme son continuateur en
tant que professeur de chant privé, Charles Delprat, prit le temps de contrer les attaques les
plus directes envers son maître. Le relevé des options qui furent celles de Ponchard, de
l’aveu de son élève, constitue presque une méthode écrite. Par exemple, Delprat contredit
Laget sur le fait que Ponchard eût utilisé une respiration costo-supérieure, puisque ce
dernier lui avait enseigné en personne la respiration diaphragmatique 108. Ce dernier terme
n’était pas encore en usage du temps de Ponchard 109, et semble recouvrir alors une réalité
très opposée de la description de la Méthode du Conservatoire 110, que Ponchard approuvait
107
Auguste Laget, « Les Professeurs de chant français », Le Chant et les chanteurs, Paris : Heugel, 1874, p. 64.
108
Voir Charles Delprat, La Question vocale, Paris : Richault, 1885, p. 79. Donc côtes flottantes écartées, c’est
tout. Ce n’est que plus tard qu’« une coterie de jeunes maître […] a inventé [de] respirer par le ventre (sic). Ceci
porte le titre sonore de respiration diaphragmatique [qui consiste] à respirer assez énergiquement pour que la
région épigastrique paraisse déprimée, et que, par contre, la surface abdominale semble gonflée. » (Stéphen
de La Madelaine, « Considérations pratiques sur l’enseignement élémentaire du chant », Chant / Études
pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868, vol. 2, p. 120-121).
109
« Une coterie de jeunes maître […] a inventé [de] respirer par le ventre (sic). Ceci porte le titre sonore de
respiration diaphragmatique [qui consiste] à respirer assez énergiquement pour que la région épigastrique
paraisse déprimée, et que, par contre, la surface abdominale semble gonflée » (Stéphen de La Madelaine,
« Considérations pratiques sur l’enseignement élémentaire du chant », Chant / Études pratiques de style vocal,
Paris : Albanel, 1868, vol. 2, p. 120-121).
110
« Dans l’action de respirer pour chanter, il faut aplatir le ventre et le faire remonter avec promptitude, en
gonflant et avançant la poitrine. Dans l’expiration, le ventre doit revenir fort lentement à son état naturel et la
88 UNE ECOLE DE CHANT
pourtant publiquement – ainsi que nous l’avons vu plus haut. D’autres méthodes confirment
qu’en aucun cas on ne faisait avancer le bas du ventre sur l’inspiration 111. Nous ne pouvons
que conclure encore une fois à l’impossibilité d’identifier le mot et le geste, faute de
description assez précise. Le débat vidé de sa substance, il ne nous reste donc qu’à souligner
les prétentions de l’auteur à détenir une expertise formelle quant à la méthode de
Ponchard.
Partant, nous sommes tenté de considérer bon nombre de positions de Delprat comme
héritées du maître ou cohérentes avec son enseignement. En ce qui concerne les exercices, il
est farouchement opposé à l’usage des arpèges pour la pose de voix 112 et au travail de la
« voix mixte radoucie, ou de demi-teinte 113 » qui doit apparaître d’elle-même au terme de la
formation. Sur d’autres points, le discours de Delprat est lui-même offensif :
« Le port de voix est assurément une très-bonne chose, et il a sa place dans le cours
des études comme tous les autres exercices y trouvent la leur ; mais, l’employer
systématiquement et d’une manière presque continuelle dans le travail habituel,
c’est donner à coup sûr à la voix un caractère mou, traînard et incertain. C’est, en
outre, exposer par là les chanteurs aux couacs fréquents que M. Bataille croit au
contraire prévenir par sa méthode. 114 »
Il est toujours délicat de se prononcer sur la compétence de professeurs de chant car dans
un domaine où chacun doit trouver son système personnel, il est habituel que les guides
s’accusent réciproquement d’égarer les élèves et de casser les voix. Nous ne discuterons
donc pas ici de la valeur relative de deux méthodes différentes ; il nous suffira de remarquer
que cette différence permet aux disciples de chacune d’entre elles de se définir. Noter les
faiblesses ou l’incompétence 115 d’un autre enseignant est une manière détournée de
poitrine s’abaisser à mesure » (Bernard Mengozzi et Pierre-Jean Garat, Méthode de chant du Conservatoire de
musique, Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, [1804], p. 2).
111
Voir par exemple les conseils donnés dans une méthode dédiée à Duprez : « Pour bien respirer il faut le faire
lentement, afin de laisser aux poumons le tems de se remplir entièrement ; respirer de la poitrine, et non du
ventre. » (Gustave Carulli, « De la vocalisation », Méthode de chant, Paris : Latte, 1838, p. 4).
112
Charles Delprat, « De l’arpège dans l’étude du chant », La Question vocale, Paris : Richault, 1885, p. 83-84.
113
Charles Delprat, « Des différents timbres dans les voix d’hommes et de leur emploi », L'Art du chant et
l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 137.
114
Charles Delprat, « De la respiration et du système de compensation du port de voix », ibidem, p. 70-71.
115
« Je suis le premier à reconnaître que Panseron avait un grand talent de musicien, d’harmoniste, et de
compositeur ; mais, je suis forcé aussi de reconnaître, que ces qualités ne pouvaient en aucune façon lui
octroyer les connaissances nécessaires pour donner à ses élèves, une bonne émission, un bon développement
de l’organe vocal, en un mot, tout ce qui constitue l’art de chanter. Qu’enseignait-il ? Que préconisait-il ? Son
solfège et ses vocalises ; mais, l’appui et l’égalité de la voix, le travail respiratoire, les enseignait-il d’une façon
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 89
« On le voit, le son filé n’est donc pas une de ces étrangetés vocales, ni une de ces
choses distinctes de l’enseignement et destinées à mettre la dernière main à
l’éducation d’une voix. Ce n’est pas, on le comprend, comme la toiture qu’on place
en dernier lieu sur la maison, ni comme la péroraison d’un discours. C’est donc
précisément dans le travail progressif, persévérant que la voix de l’élève prendra de
la tenue, de l’élasticité, de l’accent, de la solidité, et finalement toutes les qualités
qui constituent le vrai talent et dans lesquelles le son filé occupe une des premières
places. 117 »
rationnelle et bien expérimentée ? Certainement non. » (Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur »,
Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 70).
116
L’exercice de la gamme (enchaînement diatonique de sons filés) constitue en lui-même un entraînement
respiratoire de premier choix, mais le travail séparé du souffle peut prendre la forme suivante : « imprimez à
votre expiration, dès son départ, un mouvement ascensionnel ; maintenez fermement votre air ; sentez le
monter ; et vous arriverez lentement à la fin de votre expiration, sans que vous ayez perdu un instant la faculté
de le diriger. […] Nous recommandons de s’exercer souvent, même sans chanter à prendre et à retenir aussi
longtemps que possible sa respiration, en suivant très exactement les moyens que nous avons indiqués. Il faut
néanmoins faire ce travail avec modération et prendre de temps en temps un repos de quatre à cinq minutes »
(Léon Marie, Guide pratique du chant pour tous les genres de voix, Paris : Colombier, 1858, p. III).
117
Charles Delprat, La Question vocale, Paris : Richault, 1885, p. 73.
118
Voir Auguste Laget, Le Chant et les chanteurs, Paris : Heugel, 1874, p. 38.
119
Voir Rémy Campos, Instituer la musique, Genève : Université, 2003, p. 430.
90 UNE ECOLE DE CHANT
120
Auguste Panseron, « Autres exercices sur tous les intervalles », Méthode de vocalisation, Paris : l’Auteur,
1840, p. 58. Voir les exercices 96-98 sur les variations sur la cadence I II 6/4 V I, qui sont précisément l’objet des
louanges de Berton, le maître de Panseron.
121
« Plusieurs Italiens trouvent une voix que l’on pourrait appeler sombrée, cette voix est assez facile à
acquérir ; mais je trouve qu’il faut trop rétrécir le larynx pour l’obtenir, ce qui fait que souvent elle provient de
la gorge. Je préfère la voix naturelle » (Auguste Panseron, « Classification des voix », Méthode de vocalisation,
Paris : l’Auteur, 1840, p. 7). Voir notre mémoire Pierre Girod, L’Art du chant de Duprez : Voix perdue ou voies
oubliées ?, mémoire, Rémy Campos dir., CNSMDP, 2011, p. 13 et suivantes.
122
Toujours dans les premières pages de la méthode, Cherubini note que Panseron a passé par l’Italie, « terre
classique du vocal », grâce au prix de Rome, et a rendu visite aux maîtres allemands. Il cite « l’illustre Zingarelli,
le savant père Mattei, Rossini, Salieri, Winter, Beethoven, Spohr et Vogel, dont il eut le bonheur de recevoir les
conseils ».
123
Auguste Panseron, « Plan de la méthode », Méthode de vocalisation, Paris : l’Auteur, 1840, p. 1.
124
Auguste Panseron, « Des seize sons de la langue française », ibidem, p. 13.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 91
d) Les satellites
Il y a bien une méthode, une école technique de Ponchard, laquelle est fortement liée au
Conservatoire où il avait déjà étudié puis enseigné pendant une quarantaine d’années à
l’époque que nous étudions. Son savoir-faire, reposant sur des principes apparemment
immuables, est cependant nourri par des apports extérieurs à travers ses répétiteurs.
Les répétiteurs
Ainsi que nous l’avons vu à propos du matériel pédagogique utilisé par Ponchard, chanter
n’est pas le seul biais par lequel un autre professeur peut intervenir dans la formation de
l’élève. En se procurant à la bibliothèque du Conservatoire, ouverte tous les jours de dix à
quinze heures 125, des ouvrages sur le chant et des traités de physiologie, les élèves sont à
même de diversifier leur savoir pour enrichir leur pratique. Les lectures d’Holtzem, qui
compte probablement parmi les élèves les plus indépendants et autonomes, pourraient ne
concerner que lui. Elles deviennent cruciales lorsque cet élève atypique est choisi pour
suppléer le professeur, et que des idées exogènes pénètrent largement la classe :
Si Ponchard se référait à Garcia père (1775-1832) dont il avait reçu les conseils, déjà Jules
Stockhausen (1826-1906) appliquait une pédagogie qu’il devait à son contemporain Garcia
fils (1805-1906) : « La classe de Ponchard fait des progrès ; il lit le journal et me laisse faire.
Garcia dit qu’il en est furieux, selon son expression habituelle. ‘’Comment, c’est moi qui par
125
Voir l’article 71 du « Règlement de police intérieure de décembre 1842 » reproduit dans Théodore
Lassabathie, Histoire du Conservatoire Impérial de musique et de déclamation, Paris : Lévy, 1860, p. 312.
126
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon, Pitrat : 1885, p. 51-52.
92 UNE ECOLE DE CHANT
mes leçons ferais la classe de Ponchard ? C’est un peu fort !’’ Il a fallu lui promettre que
M. Auber saurait tout plus tard […]. 127 »
Les fonctions de répétiteur sont apparemment très prenantes, et Holtzem précise encore
qu’elles nuisent à ses propres progrès. Les deux élèves s’étant succédé ont effectivement
rencontré de sérieux problèmes avec leur instrument... Les derniers commentaires avant
que Stockhausen et Holtzem quittent la classe le prouvent. Le premier est qualifié de « Bon
élève. Sa voix seule n’est pas encore à la hauteur de son travail et de son zèle. 128 » Le
second est remercié dans des termes quasiment identiques (« Bon élève, bon musicien, mais
la voix… 129 »). Il peut sembler curieux que des élèves aussi faibles soient choisis pour diriger
l’étude de leurs cadets. Il nous faut pousser notre investigation plus loin pour proposer une
explication rationnelle de cet état de fait. Outre le fait de n’être pas les éléments les plus
prometteurs de leur génération à ce stade de leur formation, les deux répétiteurs ont en
commun le fait d’être de bons musiciens capables d’accompagner au piano 130.
Contrairement à ce qui se produit lorsque que l’on recrute un professeur, ce n’est donc pas à
un chanteur susceptible de connaître la même carrière ou la même destinée que son maître
que l’on confie les débutants, mais avant tout à un élève disposant de compétences
techniques fortes et d’un certain recul. On peut se demander par conséquent si Ponchard
n’avait pas demandé ces élèves-là en bonne partie dans l’optique de leur faire faire sa classe
de commençants, et ne les soutenait pas lors des examens pour qu’on les conservât en dépit
de leur peu de progrès 131. Il faut tempérer nos remarques sur Stockhausen et Holtzem en
mentionnant le contre-exemple offert par leur successeur Faure, lequel affirme que « c’est
un excellent exercice que de transmettre à un autre la leçon qu’on vient de recevoir d’un
professeur, car en enseignant, on apprend beaucoup soi-même. 132 » Toujours est-il que
d’autres professeurs n’hésitaient pas à laisser leur classe des mois entiers sous la direction
d’élèves avancés ; le cas le plus frappant à ce titre est celui de la classe d’élèves-femmes de
127
Jules Stockhausen à sa mère, Paris, 27 novembre 1848, in Geneviève Honegger, Itinéraire…, op. cit, p. 89.
128
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 16 juin 1849 (F-Pan, AJ/37/268*, fol. 78r).
129
Louis Ponchard, rapport avant l’examen trimestriel du 6 janvier 1853 (F-Pan, AJ/37/271*, fol. 151r).
130
Notons qu’aujourd’hui, au Conservatoire, les assistants des professeurs de chant sont des pianistes
accompagnateurs professionnels, et non des élèves chanteurs. Le rôle du répétiteur inculquant des notions de
chant s’est mué en un emploi de chef de chant (voir § 2.2c) plus spécialisé dans la répétition du répertoire que
dans l’enseignement vocal proprement dit.
131
Le 5 juillet 1848, pendant l’examen de la classe de chant de Ponchard, Auber note sur son registre à propos
de Stockhausen : « intelligent ; utilité » (F-Pan, AJ/37/210). Cette indication est-elle à mettre en rapport avec
ses fonctions de répétiteur ?
132
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 216.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 93
« Mme Damoreau a désigné deux de ses premières élèves, Mlles Lavoye & Descot
(1ers Prix de 1840) qui peuvent tenir sa classe convenablement et achever le cours
des études jusqu’à la fin de l’année scolaire. 135 »
On pourrait citer encore bien d’autres exemples impliquant ses collègues Garcia 136, Galli 137,
Révial 138 voire des professeurs d’autres disciplines que le chant 139, et même une pratique
voisine dans le domaine privé 140.
Les répétiteurs sont à la fois une prolongation de l’enseignement du professeur dont ils
reçoivent encore les conseils, un substitut à celui-ci en cas d’absence temporaire plus ou
moins longue et un moyen commode de pallier ses déficiences ou réticences vis-à-vis de
certaines parties de l’éducation vocale. Leur rôle apparaît donc comme central dans
l’organisation quotidienne de la classe : ils sont vraisemblablement une cheville ouvrière
majeure des progrès observés dans la voix de leurs condisciples par le comité lors des
examens.
133
Auber, minute de lettre autographe à Duchatel, ministre de l’Intérieur, datée du 14 octobre 1842 (F-Pan,
o
AJ/37/68, dossier Damoreau, pièce n 25).
134
« Je crois que M. le Ministre de l’Intérieur peut, sans inconvénient, autoriser Mme Damoreau à s’absenter
pendant les mois de juin et de juillet, la classe devant être tenue par Mlle Duflot qui dans plusieurs
circonstances semblables a été chargée de ce soin à la satisfaction entière de Mme Damoreau » (Auber,
brouillon de lettre autographe à Charles Blanc, directeur des beaux-Arts, datée du 15 mai 1849, F-Pan,
o
AJ/37/68, dossier Damoreau, pièce n 14).
135
Auber, brouillon de lettre autographe à Duchatel, ministre de l’Intérieur, datée du 20 avril 1841 (F-Pan,
o
AJ/37/68, dossier Damoreau, pièce n 34).
136
« Retenu à Londres au-delà de mes prévisions et me voyant, avec regret, dans l’impossibilité de me trouver
présent à l’ouverture du Conservatoire, je viens vous prier d’avoir l’extrême bonté d’agréer de nouveau les
services de Barbot en place des miens. » (Manuel Garcia fils à Auber datée du 25 septembre 1849 (F-Pan,
o
AJ/37/69, dossier Garcia, pièce n 3)).
137
En avril 1853, la classe de Galli est tenue par son répétiteur Boulo (voir F-Pan, AJ/37/211).
138
« Je vous prie de vouloir bien agréer pour me remplacer le vaillant suppléant Edmond Duvernoy qui a toute
ma confiance et que vous honorez déjà d’une bienveillance si flatteuse. » (Lettre autographe de Révial à Auber,
o
datée du 4 mai 1868 (F-Pan, AJ/37/72, dossier Révial, pièce n 10)).
139
« J’étais venu vous prévenir qu’étant fort souffrant depuis plus d’un mois le médecin m’ordonne huit jours
de repos. Je compte m’absenter de mardi prochain à l’autre mardi. Je serais heureux que vous voulussiez bien
permettre que Madame Archainbaud fît ma classe en mon absence. » (Édouard Batiste, lettre autographe à
o
Auber datée du 21 mai 1858, F-Pan, AJ/37/67, dossier Batiste, pièce n 9).
140
On sait par exemple que, vers 1905, Jean de Reszké confiait ses élèves surnuméraires, et même un temps
Adelina Patti qui ne pouvait suivre les cours à Paris, à son émule Mlle Florence Stevens (voir Clara Leiser, Jean
de Reszke and the great days of opera, London : Gerald Howe, 1933, p. 298).
94 UNE ECOLE DE CHANT
« J’avais alors une faiblesse de larynx qui ne me permettait pas un travail soutenu ;
le son cassait à chaque instant. J’avais besoin d’une direction sérieuse et
minutieuse, et je n’avais pas les moyens de m’offrir des leçons particulières à quinze
francs le cachet. Je fis part de mon embarras aux frères Gand, luthiers, chez lesquels
j’entrais souvent en sortant du Conservatoire. Ces bons amis me firent connaître
une vielle demoiselle Deberc qui avait travaillé avec Garcia, et qui professait depuis
longtemps. Elle faisait travailler un certain nombre d’élèves du Conservatoire ; je
me rappelle entre autres Mlles Grimm et Dalmont. Mlle Deberc voulut bien me
recevoir chez elle gratuitement, et me fit faire ce travail élémentaire dont je sentais
la nécessité, c’est-à-dire la gymnastique des poumons, l’étude des registres et de la
vocalisation. Je fis avec elle des progrès qui donnèrent une certaine extension à ma
voix. 141 »
Tous les pédagogues ne sont bien évidemment pas aussi désintéressés. Les services
rétribués peuvent entrer en conflit avec les principes qui gouvernent le Conservatoire, en
particulier lorsque ce sont les professeurs eux-mêmes qui donnent des cours particuliers
payants 142. À la suite d’un scandale fait lors d’un examen par une élève de Laget, de
nombreux témoignages affluent et s’amoncellent des années durant sur le bureau du
directeur pour soutenir le professeur ou dénoncer ses méfaits. Un ancien de sa classe,
devenu fort ténor au Théâtre des Arts de Rouen, prend ainsi la plume pour l’accabler :
« Comme, selon lui, je devais arriver à quelque chose, il fallait que je paye pour ceux
dont il n’espérait rien. Moi, tout heureux d’être reçu au Conservatoire, […] je n’ai
pas eu assez de volonté et de présence d’esprit pour voir que c’était presque moins
141
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 50-51.
142
Le cas de Jean-Jacques Masset, professeur de chant de 1853 à 1887, est signalé par Ulla-Britta Broman-
Kananen, « Emmy Achté's Tactics for the Concours at the Paris Conservatoire », Toomas Siitan, Kristel Pappel et
Anu Sõõro dir., Musikleben des 19. Jahrhunderts im nördlichen Europa, Hildesheim : Olms, 2010, p. 272. Il est à
noter que Masset avait déjà des élèves privés avant de rejoindre le corps enseignant, comme il s’en prévaut
pour obtenir le poste (voir infra).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 95
La lettre dans laquelle l’incriminé se défend est encore plus accablante, puisqu’afin d’en
prouver le bien-fondé, il livre un tableau très complet de son industrie des cours
particuliers :
« J’ai toujours donné plus que les heures de leçon aux classes : les feuilles de
M. Ferrière en feront foi au besoin. […] Depuis longtemps je ne donne plus de
leçons particulières aux élèves de ma classe, mais à l’époque où j’en donnais, non
seulement je n’ai jamais exigé qu’ils vinssent en prendre chez moi, mais il fallait
qu’ils m’en fissent la demande par écrit. […] J’accordais encore des crédits de 5 à 8
ans, et le prix était le même que celui des leçons payées comptant. L’origine des
calomnies remonte à la dénonciation mensongère de Mlle Chrétien en octobre
1867. […] Les pièces justificatives vous seront nécessaires. En cas d’incendie je les ai
en double. […] La lettre de Mme de Lausnay m’est d’autant plus précieuse qu’elle
avait toujours dit au ministère me payer mes leçons. Elle obtenait ainsi des secours
mensuels.144 »
La chose était de notoriété publique et dut faire bien des gorges chaudes ; la
correspondance de Bizet, par exemple, colporte une amusante relation des faits 145. La
raison de telles pratiques tient en partie au fait que la part la plus importante des revenus
des professeurs titulaires ou adjoints ne provient pas de leur traitement mais des activités
extérieures au Conservatoire. À défaut, les professeurs cherchent à cumuler des postes et
des responsabilités pour augmenter leur salaire ; par exemple, Moreau-Sainti (1799-1860)
rentre dans ses fonctions de chef du pensionnat en septembre 1848, lorsqu’il manque
d’argent par suite de l’éloignement de Paris des élèves particuliers au moment des
insurrections 146. Les répétiteurs eux-mêmes font commerce du prestige, de la crédibilité
attachée à leurs fonctions temporaires, comme en témoignent des annonces insérées dans
143 o
M. Eyraud à Émile Réty, Rouen, 2 décembre 1874, F-Pan, AJ/37/70, dossier Laget, pièce n 8.
144
Auguste Laget à Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire, 19 septembre 1871, F-Pan, AJ/37/70, dossier
o
Laget, pièce n 18.
145
« Un monsieur Laget oblige ses élèves à prendre chez lui des leçons particulières à des prix ridicules, et
lorsque les élèves ne peuvent plus payer, on accepte leur linge, leurs effets, leurs bijoux que madame Laget
revend à une marchande à la toilette. » (Georges Bizet à Léonie Halévy, avril 1871, in Hervé Lacombe, Georges
Bizet, Paris : Fayard, 2000, p. 498).
146 o
Voir F-Pan, AJ/37/71, dossier Moreau-Sainti, pièces n 5 et 8.
96 UNE ECOLE DE CHANT
la presse 147. Le service rendu gratuitement sert de recommandation auprès des clients les
plus fortunés de la capitale :
« Après ma première année d’études vocales, Ponchard […] me fit faire sa classe de
commençants, et me créa une clientèle d’élèves particuliers [dans le faubourg Saint-
Germain]. J’avais tellement à cœur d’être digne de la confiance de mon excellent
maître que je me fatiguai au point d’être obligé de sacrifier mon concours de chant
au Conservatoire.148 »
Cette spécialisation en pédagogie prime sur le travail personnel, car c’est une voie
professionnelle pour des élèves peu prometteurs en fait de chant scénique. Ce phénomène
explique en partie la facilité à trouver des élèves ou anciens élèves dévoués à « faire
tourner » une institution qui ne leur alloue aucun traitement, ou une rétribution dérisoire.
Tous les individus qui participent de cette économie pédagogique gravitent autour du
Conservatoire ; ils assistent aux concours 149 ; l’institution occupe donc une position centrale
dans l’école de chant français, non seulement par les enseignements qui y sont donnés et
reçus, mais aussi à travers leur diffusion et la nécessité de leur trouver un complément dans
un tissu artistique plus vaste.
147
Les fonctions officielles au Conservatoire se doublent fréquemment d’une activité identique dans le privé :
« Mme Henri Potier, ancienne élève de Mme Damoreau-Cinti et son répétiteur au Conservatoire de musique,
vient d'ouvrir un cours de chant. Ce cours a lieu deux fois par semaine. On s'inscrit chez Mme Henri Potier, rue
de la Grange-Batelière, 1. » (« Nouvelles et annonces », Le Ménestrel, 29 janvier 1860, p. 71).
148
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 51 et 59.
149
Le public des exercices publics est composé de la famille des élèves, de représentants de la presse et du
monde musical. On y trouve en particulier des professeurs particuliers : « Ce sont de braves et honnêtes
artistes qui songent à donner leurs leçons plutôt qu’à prendre des airs de fashion ; qui ne passent point leur
temps à disposer l’économie d’une tenue bien ordonnée, calculant trop bien le prix d’une heure, et qui même
ne seraient point au Conservatoire si ce n’était à cette époque le temps des vacances pour leurs élèves de
toutes les conditions. » (La Revue musicale, 23 août 1835).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 97
« J’ai parlé de ma voix ou plutôt de mes études de chant que j’ai beaucoup variées ;
j’ai fait un recueil de 35 espèces d’exercices à 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 notes, bons
à faire dans les matins et le soir en se couchant pour la bonne bouche. Mon temps
est réglé comme une horloge : […] de 11h à 1h, chant. 150 »
Pourtant, le travail quotidien de l’élève ne se résume pas à de tels exercices. Charles Delprat
recommande aussi une organisation rigoureuse incluant la pratique du répertoire :
« Celui qui se livre à de sérieuses études de chant doit pouvoir y mettre le temps, et
consacrer deux ou trois heures par jour à un travail suivi et bien fait. Ce travail doit
être divisé en deux séances ; l’une le matin, l’autre l’après-midi. Une partie de ces
séances sera employée à des exercices variés de vocalisation ; l’autre partie, à
chanter des airs choisis, dont l’exécution devra être aussi soignée que possible, tant
sous le rapport du goût que de la prononciation et du mécanisme. Huit à dix
minutes de travail soutenu demandent un instant de repos. 151 »
Documenter les attendus d’un travail « soigné » des airs implique une investigation encore
plus poussée pour saisir les catégories de l’exigence artistique. Ce sera l’objet du § 1.2c.
Terminons auparavant notre enquête sur la formation vocale en prenant un peu de recul :
150
Jules Stockhausen à son père, Paris, 5 novembre 1846, in Geneviève Honegger, Itinéraire…, op. cit, p. 55.
151
Charles Delprat, « Derniers conseils », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870,
p. 184.
98 UNE ECOLE DE CHANT
qu'en est-il dans les années qui prolongent la période que nous avons étudiée ? Un cas
particulier permet au moins d'envisager les tendances pour la décennie suivante.
Jean-Baptiste Faure est nommé à la succession de Ponchard car il est « son meilleur
élève, ancien pensionnaire du Conservatoire où il a successivement remporté tous les
premiers prix 152 ». À première vue, c’est un argument de filiation artistique par transmission
directe qui explique la nomination, même s’il est bien évident que les succès retentissants
du jeune baryton à l’Opéra-Comique sont la première raison pour laquelle on envisage de lui
confier une classe de si bonne heure. Par ailleurs, Auber se porte garant des compétences
pédagogiques de Faure, dont il s’était préalablement assuré « en le chargeant de suppléer »
son maître lors d’une maladie récente. En d’autres termes, c’est le candidat du directeur
depuis un certain temps, probablement désigné aussi par l’ancien professeur.
Nous avons vu qu’en dépit des règlements, le quotidien des classes de chant est tel que le
professeur n’est pas nécessairement présent à toutes les leçons. Lorsqu’Auber assure que le
candidat « remplira ses fonctions avec exactitude, à l’exemple de Mme Damoreau et de
Duprez, qui ont rendu de si grands services à l’École », il réaffirme qu’il est possible de
poursuivre sa carrière au théâtre tout en enseignant. Damoreau et Duprez ont tous deux
quitté le Conservatoire en démissionnant, alors que nombre de leurs collègues y
enseignèrent jusqu’à la fin de leur vie ; de plus, les absences répétées de l’un et de l’autre
ont souvent nécessité leur remplacement pendant des mois. En s’attachant Faure, qui
d’ailleurs ne restera pas très longtemps en poste 153, Auber cautionne donc envers et contre
tous 154 le fonctionnement de classe que nous avons décrit.
Quinze ans après avoir pris ses fonctions, le prolixe compositeur lyrique reste fidèle aux
priorités qu’il avait souhaité établir : sa direction est marquée par une primauté accordée au
chant scénique qui a été perçue dès cette époque et dont les conséquences pour l’art
musical français dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle sont probablement
considérables. L’idéal vocal dramatique est ainsi propagé par les nombreux chanteurs
152
Auber à Léon Faucher, Ministre de l’Intérieur, 12 décembre 1856, F-Pan, AJ/37/ 65/1A.
153
Auber annonce au Ministre la démission de Faure dès le 28 mars 1860, F-Pan, AJ/37/ 65/1A.
154
« Ce n’est pas sans de nouveaux regrets que nous voyons nos jeunes artistes rechercher des fonctions
presque incompatibles avec la carrière active du théâtre. Nous reconnaissons toutefois que le talent de
M. Faure ainsi que celui de M. Bataille sont des circonstances atténuantes, et de nature à faire fléchir un
principe » (« Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 28 décembre 1856, p. 4). Ambroise Thomas de souviendra de
son prédécesseur comme d’un homme « indifférent aux critiques » des réformateurs (Discours de M. Ambroise
Thomas prononcé aux funérailles de M. Auber, Paris : Firmin Didot, 1871, p. 11).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 99
acceptés, récompensés ou non par le Conservatoire, qui tous ont cherché à se mettre au
diapason des exigences posées par l’institution centrale de la musique en France.
« Une école ne consiste pas seulement dans des élèves et quelques professeurs ;
c’est surtout l’esprit qui l’anime et la route où elle s’engage qui lui impriment un
cachet particulier. Or, l’esprit du Conservatoire, sa doctrine, ses opinions, ses
erreurs, rien de tout cela n’est individuel : c’était le patrimoine commun. 155 »
Cette idée avancée par Fétis à propos de la composition lyrique, en soulignant la norme
internationale que représente la conception dramatique française, correspond aussi à une
école de chant 156.
155
François-Joseph Fétis, Revue musicale, 1828, p. 580.
156
« En disant l’École française, je veux parler aussi bien de l’École de composition dramatique que de celle du
chant lyrique ; car ces deux écoles, depuis la création de l’opéra, ont toujours progressé concurremment. »
(Amédée Méreaux, « Grande école de chant du Conservatoire », Le Ménestrel, 15 septembre 1867, p. 329).
100 UNE ECOLE DE CHANT
« C’est dans la classe de vocalisation que l’élève apprend […] les principes de l’art
du chant. [Puis, le professeur de chant] fait chanter des vocalises, des airs, indique
le phrasé, les ornemens du chant, et souvent contrarie dans l’application les
principes du maître de vocalisation. [Enfin, le professeur de déclamation] fait
chanter et jouer à la fois les scènes comme il les sent, non selon le sentiment de
l’élève, qui se persuade qu’il n’y a qu’une manière absolue pour phraser et
accentuer, se formule sur son maître, considère cette formule comme l’art du chant
véritable, et préoccupé de tant de choses, accorde moins d’attention et de temps
aux éléments, c’est-à-dire à l’art réel ; en sorte qu’en définitive, il n’y a plus ni
organe formé, ni habilité consommée dans les moyens d’exécution, ni conception
originale. 157 »
a) Prolégomènes
Selon Garaudé, même hors de toute intention et de tout effet, le phrasé s’appuie au moins
sur la syntaxe des paroles, et rejoint alors la question de la prosodie :
159
Bernard Mengozzi et Pierre-Jean Garat, « De la phrase musicale », Méthode de chant du Conservatoire de
musique, Partie 2, Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, [1804], p. 61.
160
Voir les citations de Rousseau. dans L. Bouché, De l’Art du chant, Nogent-le-Rotrou : Gouverneur, 1872,
p. 52-55 (l’auteur de cet ouvrage, sur lequel nous disposons de fort peu d’informations, nous semble avoir été
le créateur de Salvador dans La Perle du Brésil de Félicien David au Théâtre-Lyrique le 22 novembre 1851). Une
courte citation du philosophe genevois est déjà présente à propos de phrasé dans la Méthode du
Conservatoire, op.cit., p. 61.
161 e e
De manière de plus en plus courante au cours des XVII et XVIII siècles, la quantité des pauses (ou
respirations) fut notée avec les signes de ponctuation : « L’art de la ponctuation doit donc se régler sur deux
bases également essentielles : sur la nécessité de respirer, après avoir prononcé une phrase d’une certaine
étendue, et sur la subordination des propositions incidentes à la proposition principale, et encore sur celle des
sens partiels au sens total ; de sorte que la ponctuation sera parfaitement régulière lorsque les signes en seront
gradués proportionnellement à ce qu’exigent les besoins de la respiration, combinés avec la dépendance
mutuelle des parties de la phrase. » (Napoléon Landais, Grammaire, Paris : Bureau central, 1835, p. 593, cité
d’après Nicole Rouillé, Le Beau Parler françois, Sampzon : Delatour, 2008, p. 110). Landais est une référene
pour certains chanteurs comme Milhès (voir Isidore Milhès, Guide du chanteur, Paris : Boieldieu, 1854, p. 130-
133).
162
Voir infra nos remarques sur l’exercice de la gamme.
163
J. Lesfauris, Unité de la voix chantée, Paris : Remquet, 1854, p. 24-25.
102 UNE ECOLE DE CHANT
C’est un lieu commun que de parler de Lulli notant les accents de la Champmeslé 165 pour
marquer le départ d’une tradition lyrique française fondée sur la déclamation parlée. Les
traces flagrantes d’intonations tragiques dans les contours mélodiques notés vont largement
e
jusqu’au milieu du XX siècle avec des œuvres comme Le Marchand de Venise de Reynaldo
Hahn 166. Le modèle souverain pour illustrer le sens du texte avec une diction expressive est
donc la déclamation parlée, moyen terme entre la conversation et le chant :
« S’il est utile, pour perfectionner sa prononciation, de lire d’abord à haute voix la
phrase qu’on doit chanter, il n’est pas moins nécessaire de la déclamer, pour
retrouver ensuite, avec la voix chantée, les intonations et les valeurs de sonorité qui
conviennent aux sentiments qu’on doit exprimer. 167 »
« Valeur » se rapporte ici à la fois aux « mots de valeur » et aux « valeurs rythmiques »
(longueur des sons dans le temps). Trouver les pierres angulaires sur lesquelles appuyer son
discours, et donc son chant, est une science en soi : Saint-Saëns insiste sur la puissance
d’une rhétorique bien sentie qu’il admire chez Delsarte : « Rien n'était plus intéressant que
de lui voir disséquer une fable de La Fontaine, une tirade de Racine, et de lui entendre
expliquer pourquoi c'était sur tel mot, sur telle syllabe et non sur telle autre, que devait
porter l'accent, briller la lumière. 168 » Pour ce qui est de la prosodie au temps de Gilbert
Duprez, des sommités comme Charles Gounod (1818-1893) sont les gardiens d’un savoir-
164
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, 1841, Chapitre 6 « De la prononciation, de l’accent et de la
prosodie », p. 137.
165
Voir à ce sujet les travaux d’Antonia L. Banducci, professeur à l’université de Denver, invitée le 5 mai 2014
au séminaire du Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur la Musique et les Arts de la Scène (Centre
Clignancourt, université Paris-Sorbonne) pour évoquer « Les actrices et acteurs comme muses chez Lully et
Campra », après une introduction de Raphaëlle Legrand intitulée « Interprètes et co-auctorialité dans la
musique lyrique ».
166
Reynaldo Hahn, Le Marchand de Venise, opéra en 3 actes créé le 25 mars 1935 à l’Opéra de Paris. Écouter
par exemple l’air de Shylock enregistré par André Pernet (Gramophone DA 4871, s.d. [1929-1938]), avec la
gradation croissante des « Je le hais » typique de la construction rhétorique classique. Le principe en est
couramment rappelé dans les méthodes : « Il faudra changer l’expression d’un mot répété, ou en augmenter la
force, quand le sentiment devra rester le même » (Claire Hennelle, Rudiment des chanteurs, Paris : Meisonnier,
1843, p. 39).
167
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 217-218.
168
Camille Saint-Saëns, École buissonnière, Paris : Lafitte, 1913, p. 244.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 103
faire consommé que recherchent tous les apprentis-compositeurs, parmi lesquels Henri
Büsser (1872-1973) :
Il est frappant de constater que la forme idéale du discours procède encore, à l’époque
des premières rhapsodies et souvenirs, d’une rhétorique classique. Musicalement, cette
caractéristique est indissociable d’un phénomène de syncrétisme omniprésent : avant même
que Galli et Banderali rejoignent le corps enseignant sur la demande des directeurs
successifs, les principaux rédacteurs de la Méthode du Conservatoire étaient un professeur
italien, Mengozzi, et le basque Garat, qui fut perméable aux façons ultramontaines 170 ; autre
auteur-chanteur important, Luigi Lablache (1794-1858) a fait sa carrière dans le répertoire
169
Henri Büsser, De Pelléas aux Indes galantes, Paris : Fayard, 1955, p. 60. Gounod appréciait suffisamment
Büsser pour le placer comme organiste à Saint-Cloud puis comme chef d’orchestre à l’Opéra-Comique (voir
o
William Ashbrook, « Four vintage Fausts », Opera Quarterly, vol. 19, n 3, 2003, p. 577).
170
« Il s’amusait à imiter l’accent, la méthode des chanteurs italiens alors en vogue » (Monnais, « Garat », in
Biographie universelle, ancienne et moderne / supplément, t. 65, Paris : Michaud, 1838, p. 135).
104 UNE ECOLE DE CHANT
italien 171 ; Garaudé lui-même fut très influencé par Rossini 172. C’est donc une part
réellement italienne du belcanto qui féconde le chant français au début du XIXe siècle. Cette
importation culturelle avait déjà été préparée par l’arrivée à Paris des solfèges italiens 173 à
e
la fin du XVIII , ouvrages qui resteront en usage très longtemps 174. L’héritage italien
s’exprime dans la pédagogie vocale dès l’établissement du registre par des exercices
quotidiens. Ainsi la fameuse « gamme » 175, par laquelle commencent une majorité des
méthodes de chant jusqu’aux années 1850, offre une architecture parfaitement symétrique,
où chaque son, filé avec une régularité métronomique, revient à l’intensité dont il est parti
avant de s’enchaîner au suivant. L’organisation des intensités et du souffle (directions et
respirations) à l’intérieur des phrases musicales dans les vocalises plus développées reste
calquée sur ce modèle symétrique, et semble en conformité avec la composition du
répertoire lyrique :
171
Voir Clarissa Cheer, The Great Lablache, Bloomington : Xlibris, 2009, p. 495.
172
Voir L. Loiseau de Morisel, Alexis de Garaudé, Paris : Vinchon, 1855, p. 5.
173
« Le solfège d’Italie, gravé pour la première fois en 1784, eut un succès prodigieux, et fit abandonner tous
les solfèges français qui existaient alors. » (Castil-Blaze, Dictionnaire de musique moderne, Bruxelles : Académie
de musique, 1828, p. 230).
174
Voir la réclame pour la réédition des Solfèges d’Italie par Édouard Batiste (Le Ménestrel, 13 janvier 1867,
p. 56) et les mémoires d’Henri Maréchal sur la classe de solfège de Batiste vers 1861 (« Paris, souvenirs d’un
e
musicien, 185.-1870 (3 article) », Le Ménestrel, 29 avril 1906, p. 125).
175
L’exercice de la gamme consiste à filer des sons : on attaque chaque son très doucement, puis on l’enfle
jusqu’au fort et l’on revient ensuite tout aussi graduellement au doux avant de respirer et de passer au suivant.
On monte ainsi puis l’on redescend une gamme diatonique couvrant toute la tessiture (zone de confort de la
voix, un peu plus courte que l’étendue totale). Voir la description de l’exercice par Alexis de Garaudé, Méthode
complète de chant, seconde édition, Paris : L’Auteur, 1841, p. 20-21. Ne surtout pas confondre « la gamme » et
« les gammes », au pluriel, qui ne sont qu’une autre appellation des « roulades » ou « fusées » par lesquelles le
chanteur vocalise une échelle diatonique conjointement et avec célérité.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 105
2° Le bon goût et le genre moderne exigent encore que l’on ne passe jamais quatre
notes de force égale, c’est-à-dire sans enfler ni diminuer le son. Marquer une note
de temps en temps dans les différents traits qui se rencontrent, et surtout dans les
chants doux, donne beaucoup de grâce à l’expression. On entend par marquer une
note, la forcer subitement, et de suite la diminuer.
3° Comme la perfection de l’exécution dépend beaucoup de la respiration, il est
indispensable de rappeler ici qu’on doit surtout savoir respirer à propos. 176 »
C’est la deuxième définition qui rallie naturellement les critiques 178 et les hommes de
théâtre 179, et nous développerons dûment ses conséquences (voir § 2.2c). Pourtant,
lorsqu’il s’agit de musique, le cadre imposé est plus contraignant, et les témoignages de
chanteurs illustrent à volonté cette opinion : « Pour comprendre la formation d’une phrase
musicale, les inflexions, les suspensions, les changements, etc., etc., en un mot, tout ce qui se
rattache au style, il convient, à la vérité, d’avoir fait préalablement de bonnes et solides
études musicales. 180 » Il existe un rudiment que nous pouvons qualifier de « style
d’époque » :
176
André Degola, « Du Goût et de l’Expression », Méthode de goût et d’expression, Paris : L’Auteur, s.d., p. 17.
177
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 216-217.
178
« STYLE. On se sert de ce mot, en parlant de musique, pour désigner le caractère distinctif d’une
composition ou du talent d’un exécutant. […] À l’égard de l’exécution, c’est une certaine manière individuelle
que l’artiste s’est faite, et qui est le fruit de son organisation et de ses études. » (François-Joseph Fétis, La
Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 386).
179
« Avoir un style personnel, c’est s’inspirer de tous les grands maîtres et n’en imiter aucun. » (Henri Dupont-
e
Vernon, L’art de bien dire, 9 édition, Paris : Ollendorff, 1903, p. 255).
180
Louis-Alphonse Holtzem, « Causes de la décadence de l’art du chant », Bases de l’art du chant, Paris : Girod,
1865, p. 152.
106 UNE ECOLE DE CHANT
Ce qui pourrait sembler un soulignement grossier de la construction des phrases voulue par
le compositeur, est en réalité un modèle pour interpréter des profils mélodiques beaucoup
plus complexes – ce que Degola décrit comme « filer plusieurs notes ensemble ». Le principe
du son filé transposé à l’échelle de la phrase, voire de plusieurs phrases, constitue un guide
pour retrouver systématiquement une conduite du son, du souffle et de la pensée conforme
à un idéal vocal. En d’autres termes, inscrire le chant dans une alternance d’élans et de
désinences bien proportionnées (alias arsys/thésis) permet de phraser élégamment, selon
les canons de l’époque. On comprend alors le raccourci parfois opéré dans les méthodes :
« si l’on s’habitue dès le commencement à bien respirer, on arrive insensiblement à bien
phraser, ce qui forme l’art du chant. 182 » Évidemment, réduire l’art du chant à la gestion du
souffle est un peu réducteur…
Le pédagogue Alexis de Garaudé (1779-1852) stipule qu’à ce balancier régulier dans
l’intensité doit s’ajouter une variété dans le timbre, dépendante du texte et de la ligne
mélodique :
L’intention dramatique, la signification globale devrait ainsi pouvoir passer par la voix sans
qu’il soit nécessaire de prêter attention aux paroles. D’infinies nuances, qu’il faut deviner
dans la partition, permettraient d’en tirer la « substantifique moelle », de transcender les
limitations de la notation musicale pour livrer directement aux auditeurs le sentiment que
l’auteur a voulu transcrire :
181 de
Louis-Alphonse Holtzem, Bases de l’art du chant… 2 éd. entièrement remaniée, Paris : Girod, 1886, p. 43.
182
Piermarini, Analyse explicative de mon cours de chant, Paris : Chaix, 1856, n.p..
183
Alexis de Garaudé, « Du style, du goût et de l’expression », Méthode complète de chant, Paris : L’auteur,
1841, p. 147.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 107
Duprez semble définir ici : d’une part, ce que nous appelons le « style d’auteur » ; d’autre
part, une sensibilité au caractère musical plus difficile à cerner. Si l’on se réfère aux
catégories qu’il distingue dans les « études vocales » et les « études de style » de son dernier
traité 185, on parlera de « styles » au pluriel, selon le mouvement rythmique (andante,
allegro, etc.) et le système prosodique (syllabique ou mélismatique). Ce peut être aussi une
distinction selon le genre auquel se rattache le morceau : opéra, opéra-comique, romance…
Le style religieux confine au style large (Garcia y associe par exemple le Stabat Mater de
Haydn 186) ; d’ailleurs Duprez, ancien élève de l’institution de musique religieuse de Choron,
envisagea de collaborer à l’école de musique religieuse de Niedermeyer 187. Il apparaît
clairement que l’imaginaire sonore du chanteur sera conditionné par les référents qu’il
associe à la musique qu’il souhaite interpréter, les « couleurs » éclatantes ou voilées qui
correspondent à un topos musical.
Le biais naturel qui seconde la variété du timbre pour rendre un « sentiment » est
l’ornementation expressive, moyen soigneusement détaillé dans la méthode de Lablache
(voir Figure 5).
184 o
Gilbert Duprez, leçon n 2 sur l’intervalle de seconde in L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, Partie I, p. 8.
185
Gilbert Duprez, La Mélodie, Paris : Heugel, 1874.
186 e
Manuel Garcia fils, « 2 partie / De l’art de phraser », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 67.
187
« M. Duprez dirigera la partie vocale du conservatoire religieux dont M. Niedermeyer a le privilège » (A.
Giacomelli, « Gazette musicale », L’Europe artiste, 4 septembre 1853, p. 4). Voir aussi Louis Niedermeyer, Vie
d'un compositeur moderne 1802-1861, Fontainebleau : Bourges, 1892, p. 132.
108 UNE ECOLE DE CHANT
Ses collègues Cinti et Garaudé établissent plutôt une taxinomie selon les mouvements
(allegro, andante, etc.), qui véhiculent chacun un univers précis en termes de phrasé et
d’ornementation 188. La double identification d’un type rythmique et d’un sentiment 189
implique donc à la fois des libertés et un cadre d’interprétation. Pour mettre en œuvre ses
outils (variation des notes ou variété du timbre) à bon escient, le chanteur n’a d’autre option
que d’analyser la partition ; mais quelle que soit la finesse de classification des styles vocaux,
l’interprétation d’un morceau susceptible de faire appel à plusieurs styles successivement
requiert une habitude du répertoire qu’aucun système ne saurait remplacer. C’est là que les
paroles peuvent aider !
Le texte n’est tout de même pas absent de la méthode de Duprez, qui définit plus loin le
« chant complet » comme « des idées, des sentiments exprimés par la poésie, animés par la
musique, et rendus par la magique puissance de la voix humaine. 190 » Plus prosaïquement,
nous dirons qu’entre reliefs expressifs et forme régulière, il faut trouver une
188
« Les points d’orgue, traits et rentrées consacrés à embellir un morceau de chant doivent porter le cachet
du morceau auquel ils sont destinés, c’est-à-dire en avoir le caractère et le mouvement. Dans ce but on devra
dans le même morceau, en passant de l’andante à l’allegro par exemple, avoir le soin de changer le genre des
traits consacrés à chacun des mouvements. Enfin il faut s’attacher à ne point dénaturer la pensée du
compositeur par des fioritures de mauvais goût » (Laure Cinti-Damoreau, Méthode de chant, Paris : Heugel,
1849, p. 93). Voir également Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, op.cit., p. 142.
189
« La musique peut se définir comme l’art d’émouvoir par la combinaison des sons. » (François-Joseph Fétis,
La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 1).
190 e
Gilbert Duprez, L’Art du chant, 3 partie, Paris : Heugel, 1846, p. 106.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 109
complémentarité ; et c’est justement pour avoir opéré cette quadrature 191 délicate que
Garat (professeur de Ponchard) peut être considéré comme le principal précurseur de l’école
française romantique. Si l’on en croit l’éminent musicographe Fétis, le sens ne prenait pied
dans le chant de Garat qu’à travers l’élaboration d’une structure rhétorique :
« Rarement on saisissait sa pensée lorsque, discutant sur son art, il parlait du plan
d’un morceau de chant ; les musiciens mêmes se persuadaient qu’il y avait de
l’exagération dans ses idées à cet égard ; mais lorsqu’il joignait l’exemple au
précepte, et que, voulant démontrer sa théorie, il chantait un air avec les
différentes couleurs qu’on pouvait lui donner, on comprenait tout ce qu’il avait fallu
de réflexion et d’études pour arriver à cette perfection dans un art qui ne semble
destiné, au premier aperçu, qu’à procurer des jouissances à l’oreille. 192 »
Voilà de quoi intriguer le lecteur, assurément, et l’on voudrait bien entendre un exemple
aussi éclairant 193 ; malheureusement, lorsque ces lignes parurent, Garat était mort depuis
plus de dix ans. Il n’est pas anodin de remarquer que, bien avant l’existence de
l’enregistrement audio, on compare les interprétations et les chanteurs en activité à des
récits de prestations du passé 194. Cet aspect mémoriel crée une sorte de légende ou de
mythification. Le même Fétis met d’ailleurs sous presse sans hésitation en 1869 : « on peut
encore citer comme des modèles d’une prononciation parfaite Duprez, Géraldy, Lablache et
Ponchard 195 » … quatre chanteurs qui ne chantent plus ! Forts de la connaissance des idéaux
esthétiques et théoriques puisés dans la littérature critique et pédagogique, nous allons à
présent interroger les traces qu’ont laissées les heures de « réflexion et d’études » de toute
une génération de chanteurs, dans leurs partitions et leurs écrits, afin d’en saisir la teneur
concrète.
191
« Garat seul sut prononcer d’une manière dramatique […] sans négliger toutes les ressources de la
vocalisation.» (François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834,
p. 186).
192
François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 185.
193
Selon certains témoignages, Garat ne pouvait s’expliquer qu’en donnant l’exemple et dut arrêter
d’enseigner quand il ne put plus chanter (voir J. Adrien de la Fage, Miscellanées musicales, Paris : Comptoir des
imprimeurs réunis, 1844).
194
Voir par exemple l’expérience d’auditrice de Mme Quinet présentée par Fanny Gribenski et Étienne Jardin,
« Le répertoire lyrique dans Ce que dit la musique d'Hermione Quinet », communication lors du colloque Le
répertoire en question organisé à l’Opéra-Comique le 21 mai 2014.
195
François-Joseph Fétis, Méthode des méthodes de chant, Mayence : Schott, 1870, p. 94.
110 UNE ECOLE DE CHANT
« Comment ! s’exclama Ponchard, voilà un élève qui est né sur les bords de la
Garonne, et il vient nous débiter une scène dans laquelle il est obligé de patoiser,
mam’selle par-ci, mam’selle par-là, voire même de supprimer des liaisons pour
ajouter à la couleur locale ? Il fallait nous le présenter dans une scène écrite en pur
français. – En pur français ! répliqua notre professeur de déclamation ; je lui ai fait
apprendre une scène dans la mesure de ses dispositions naissantes. 196 »
L’incident met en valeur la valeur attachée à la langue pure mais aussi le fait qu’à l’Opéra-
Comique avait cours une tradition de contrefaire les accents régionaux bien distincte des
accents réels. L’élève encore mal léché est donc vite repéré, mais, le professeur s’en défend
avec pertinence, il était certes moins ridicule de confondre a (clair et court) et â (long et
sombre) dans Le Chalet d’Adolphe Adam que dans un rôle de Roi. Le chemin vers
l’exactitude phonétique 197 est long et, en pratique, pour les voyelles, les traités proposent
souvent de privilégier une palette de couleurs limitée mais bien tranchée (prononcer
franchement é ou è suffit à rendre la phrase intelligible, plus de subtilité venant
éventuellement dans un second temps). Signalons au passage qu’il ne saurait y avoir la
moindre hésitation quant à la prononciation adoptée dans la musique française au dix-
neuvième siècle puisque le non-roulement 198 est officiellement désigné comme un défaut à
196
Auguste Laget, Traité de prononciation, Toulouse : Capdeville, 1883, p. 13.
197
Constatant que l’usage de l’alphabet phonétique international était tout à fait inutile à la compréhension du
propos, on a renoncé à l’employer ici pour privilégier les notations courantes dans les traités d’époque. Nous
nous réservons de faire appel à cet outil dans le cadre de publications en langue étrangère.
198
Outre le [ʀ] dit « grasseyé », fautif, il faut distinguer dans la prononciation parisienne de l’époque une
gradation dans la conversation du [ʁ] non-voisé (aussi noté [χ] ou [ʁ̥]), [ʁ] voisé, caractéristique du parler plus
ou moins sonore, et une gradation dans le chant et le théâtre du [r] et du [ɾ] dits « roulés », caractéristique
d’une déclamation correcte plus ou moins appuyée. Le point d’articulation souhaité n’est pas douteux, grâce
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 111
corriger impérativement 199. Holtzem se souvient de cette phase préparatoire qui l’occupe
tout l’hiver 1852 200 :
L’usage d’accessoires pour former une musculature et dompter le corps 202 va de pair avec
une conception très scientiste de l’éducation. On croirait parfois lire des traités de
mathématiques, où chaque savant laisse son nom à un théorème… On a véritablement une
école nationale avec ses découvreurs, comme le grand tragédien François-Joseph Talma
(1763-1826), célèbre au plan pédagogique 203 pour son idée de remplacer R par Te-de, ce qui
permet de porter directement le point d’articulation de la langue là où le roulement doit
avoir lieu finalement. Il faut dire que la plupart des élèves chanteurs, comme les apprentis
comédiens et même les amateurs souhaitant simplement réciter un poème en public, sont
aux prises avec cette difficulté, car ils ont contracté dans la vie quotidienne des habitudes
contraires. L’acteur Eugène Randoux, dénonce une coquetterie digne de celle des
Incroyables et des Merveilleuses sous le Directoire :
aux célèbres exercices d’orthophonie sur Te-De, si courants qu’on les trouve décrits dans des romans (voir
Georges Duval, Artistes et cabotins, Paris : Ollendorff, 1878, p. 27)
199
Le professeur Laurent-Joseph Morin écrit à propos d’un de ses élèves dans son rapport avant l’examen
trimestriel du 16 avril 1851 : « Il a corrigé entièrement la prononciation grasseyante. » (F-Pan, AJ/37/270*,
fol. 14r).
200
Holtzem apparaît pour la première fois dans la classe de Morin sur le rapport avant l’examen trimestriel du
21 décembre 1851 (voir F-Pan, AJ/37/269*, fol. 154v).
201
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 53-54.
202
Parmi les accessoires destinés à améliorer mécaniquement l’art musical ou théâtral, on citera le stimulateur
électrique inventé par le docteur Duchesne pour régler la physionomie du visage (voir Paul Duverger,
« Causerie », L’Europe artiste, 22 mai 1864, p. 1) et les appareils utilisés par des pianistes comme Chopin et
Schumann (voir les brevets du Chiroplaste de Logier dès 1814, du Guide main de Kalkbrenner en 1831, du
Dactylion de Herz en 1836, du Chirogymnaste de Martin en 1840…).
203
« C’est Talma qui, le premier, a trouvé le secret de cette vibration ; il l’avait employé pour lui-même, et ce
ne fut qu’au bout de six mois d’étude qu’il parvint à se corriger du grasseyement. » (E. Randoux, Des vices de
prononciation et du grasseyement en particulier, avec des exercices pour les corriger, Paris : Tresse, Blosse,
Lévy, 1846, p. 9).
112 UNE ECOLE DE CHANT
« [L’élision du R] est très à la mode chez les Parisiennes minaudières, qui cherchent
à plaire en amoindrissant leur voix et en prononçant sans remuer les lèvres et sans
desserrer les dents. Ainsi une Parisienne dira : Je suis pa..tie de Pa..is au mois de
juin. La mollesse de l’articulation est un des caractères distinctifs du Parisien […]. Je
dirais pourtant que pour les oreilles délicates [le grasseyement] a quelque chose de
répulsif. Le grasseyement, surtout chez l’homme, donne à sa parole quelque chose
de fade et de féminin qui n’est pas en harmonie avec le caractère que la nature lui a
donné. 204 »
Il ne faudrait pas croire pour autant que le roulement se pratique dans la vie courante, où il
serait ridicule 205. Dans le répertoire lyrique, tout dépend du genre : dans un même salon, la
romance tend soit vers la poésie (mélodie), soit vers le drame (scène lyrique), soit vers le
bouffe (chansonnette). En revanche, on corrige la blésité et le bégaiement autant que faire
se peut.
Le R roulé est donc un des éléments qui opposent la conversation et la prise de parole
(discours, lecture, poésie ou chant). Cette distinction est devenue floue en France depuis la
période qui vit s’ouvrir le IIe concile œcuménique du Vatican et fleurir l’esprit de mai 68,
après quoi la langue publique a été progressivement contaminée par le ton commun de
l’intimité. Cela concerne bien sûr les liaisons : même le chœur de l’armée ne prononce plus
« qu’un sang (k) impur » 206 alors que précédemment tous les enfants l’apprenaient ainsi à
l’école primaire. Cela regarde également l’usage de la voix : la chaire aux prédications
tonnantes n’a plus d’auditoire et le barreau s’assagit. Même à la tribune, les modulations
oratoires amples de Malraux et l’ambitus de De Gaulle ont laissé place aux éléments de
langages martelés à intervalles réguliers sur un ton uniformément véhément et grave.
204
E. Randoux, Des vices de prononciation, op.cit., p. 9.
205
« Une chose que je recommande surtout, c’est de ne pas craindre de rouler les R dans la conversation, dût-
on être ridicule pendant quelques jours. Cette timidité retarderait de beaucoup la correction du
grasseyement » (E. Randoux, Des vices de prononciation, op.cit., p. 18).
206
Écouter par exemple l’interprétation du 14 juillet 2008 http://www.dailymotion.com/video/xirv23_la-
marseillaise-chantee-par-le-choeur-de-l-armee-francaise_music, à 1’34, lien consulté le 25 avril 2015.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 113
207
P. Dorval, L’art de la prononciation appliqué au chant et manière facile d’augmenter les ressources de la voix
par le secours de l’articulation, Versailles : L’auteur, 1850, p. 7.
114 UNE ECOLE DE CHANT
Pour une articulation « plus nette », c’est la prononciation des voyelles qui est en jeu, et
pour une articulation « plus préparée », c’est celle des consonnes. Le résultat de l’opération
est de simplifier la phonétique pour ne conserver que les éléments les plus énergiques du
mot, et de les exagérer. Ainsi « bonheur » devient « p-honnheur(e) », en accentuant la
première consonne au point de remplacer B par P, et en ouvrant la dernière consonne pour
la faire sonner. Plusieurs phrases originellement très différentes pouvant sonner de façon
presque identique une fois passées à la moulinette de la sur-articulation, et le public
connaissant ses classiques, il est possible de remplacer une phrase célèbre par une autre
assez ressemblante, selon la technique du calembour. Les chanteurs lyriques de la fin du
e
XX siècle conservent effectivement une tradition de parodies plus ou moins gauloises des
répliques les plus courantes du répertoire 208. Cet usage, très vivace au sein du pupitre des
e
ténors des chœurs de l’Opéra dans la deuxième partie du XIX siècle, donnait aussi lieu a
d’innocentes plaisanteries plus ou moins improvisées, comme lorsqu’ils chantaient « Au
voleur ! Au voleur ! pour : O bonheur o bonheur ! 209 », juste après l’air « Sois immobile… »
dans Guillaume Tell de Rossini (III, 3). Il faut se souvenir que l’Opéra fonctionnait alors
comme un théâtre de répertoire, où l’on jouait les mêmes ouvrages à longueur d’année et
très souvent d’une saison sur l’autre.
Le roulement du R, le doublement et/ou la substitution des consonnes, voilà des moyens
unanimement adoptés à l’époque. Il est plus difficile de statuer sur certains points litigieux,
comme de savoir qui enseignait ou n’enseignait pas la façon d’insérer un petit (e) pour
fluidifier la ligne vocale et mieux prononcer les consonnes côtes à côtes (« P(e)rend(e)rez-
vous un verre d’eau ? »). Au-delà des querelles de principe sur cette déformation, il faut
sûrement voir là une des dimensions vivantes de l’école de chant : tant que chaque
génération s’insurge contre la précédente au motif que l’on roule trop les R, ou au contraire
qu’on ne les entend plus assez pour comprendre le texte sans effort 210, l’attention portée
aux arguments de chacun des partis produit un sain équilibre. De vingt ans en vingt ans, la
manière moyenne navigue de Charybde en Scylla, et l’on évite ainsi de sortir des bornes
208
Voir D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 46. Le baryton Juan Carlos Morales en
confiait encore des exemples à certain de ses élèves dans les années 2000.
209
Sparafucile, Gens de chœurs, Bruxelles : Kistemaeckers, 1893, p. 185.
210
« Mal prononcés, tronqués, ridiculement liés, les mots n'arrivent à l'oreille que dans un état qui force, pour
ainsi dire, l'auditeur à se les traduire lui-même ; le temps qu'il donne à ce travail fâcheux lui fait perdre le fil de
l’œuvre qu'il écoute, l'intérêt est détruit, et l'ennui de tant d'efforts gagnant l'ensemble même, compromet à la
fois paroles et musique » (Eugène Ponchard, « De la prosodie dans le chant », Le Ménestrel, 6 juin 1841, p. 2).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 115
raisonnables tant que l’on peut juger objectivement de l’effet produit dans un théâtre.
« Écoutez Ponchard ; et vous saurez tout ce qu’on gagne de charme à ne pas faire perdre
une syllabe à ses auditeurs 211 », conseillait la cantatrice Laure Cinti-Damoreau à ses élèves.
Le modèle vivant et l’autodiscipline des artistes sont la voie incontournable pour
conserver et faire évoluer la diction lyrique. La suppression de la troupe de la RTLN et de
l’ORTF à l’arrivée de Rolf Liebermann en 1973, et l’ingérence des linguistes piqués de
s’occuper de chant n’ont-elles pas conduit les théâtres à surtitrer même les ouvrages
français ? Le remède est simple : il suffit d’écouter attentivement et d’imiter les artistes qui
satisfont aux critères d’intelligibilité, en ayant connaissance si possible des règles et des
ficelles qu’ils appliquent. Dans un répertoire orchestré et prosodié de telle sorte qu’il est
souvent nécessaire de faire sonner les consonnes finales violemment dans « amour(e) » et
« ciel(e) », le baryton Ludovic Tézier recourt à tous les artifices de cette panoplie s’il le
faut 212, comme avant lui Simone Couderc 213. Aujourd’hui, tout francophone pourrait ainsi
choisir, par goût ou s’il éprouve des difficultés à rouler le R, de copier celui du ténor Roberto
Alagna 214.
Encore accepte-t-on maintenant de ne pas saisir tous les mots dans les numéros avec
chœur, ce qui n’a pas toujours été le cas. Par quels moyens se faisait-on comprendre
autrefois dans les situations extrêmes, avec chœur polyphonique ou soliste contre chœur et
masse orchestrale 215 ? En déformant encore bien davantage la prononciation (voir
l’exemple de Duprez § 2.1b), ce qui ne constitue finalement qu’une convention de plus,
propice à une meilleure communication plus que péril pour la compréhension. Qui a assisté
211
Laure Cinti-Damoreau, « A mes élèves du Conservatoire », Méthode de chant, Paris : Heugel, 1849, n.p..
212
Ecouter « Pour(e) tant d’amour(e) », « à l’hôtel(e) » etc. dans La Favorite captée au Théâtre des Champs-
Elysées le 7 février 2013 [https://youtu.be/ag7zLW7JtgQ?t=1h12m17s, lien consulté le 21 mars 2015].
213
Écouter l’enregistrement de La Favorite publié en 1962 chez Vega 28000
[https://www.youtube.com/watch?v=BqoUBtIevmE, lien consulté le 21 mars 2015].
214
Ecouter « « Pour(e)quoi me réveiller, ô souffle du prrrintemps » dans les répétitions de Werther filmées à
Parmes en 2007, avec juste avant l’interview en italien dans laquelle Alagna roule le R, preuve d’un choix
délibéré [https://youtu.be/eTGLWgEQUTE?t=35s, lien consulté le 21 mars 2015].
215
Le cas des ensembles de soliste met selon nous en jeu d’autres paramètres, comme les vitesses différentes
dans l’articulation et le développement des notes en fonction des caractères musicaux des emplois vocaux, tel
que Rossini l’écrit en toutes notes, et tel que certains des premiers enregistrements des opéras de Verdi en
témoignent magistralement. Malgré des expériences concluantes menées sur la musique d’Auber et Adam,
nous ne développerons pas ce point dans la présente thèse, faute de sources écrites assez nombreuses pour
produire une histoire du phénomène à ce stade de notre recherche.
116 UNE ECOLE DE CHANT
e
à une représentation théâtrale d’une pièce du XVII siècle en prononciation restituée (ou
même restituée avec fantaisie 216) sait que l’oreille se fait immédiatement à l’exercice.
La diction lyrique apparaît de loin comme l’élément le plus permanent pour définir le
chant français à une échelle temporelle large. Dès 1846, les méthodes de Garaudé 217 et
Randoux (artiste de l’Odéon) 218 donnent toutes les clefs de la normalisation au début du
travail du chanteur ; en 1850 Dorval (professeur privé) 219 énonce déjà clairement les règles
de préparation/explosion des consonnes qui seront caractéristiques de l’école de
Melchissédec cinquante ans plus tard, à l’époque des premiers enregistrements
phonographiques.
Il faut prendre en compte ensuite les traités non-spécifiques au chant. Celui de Morin 220,
qui enseigne à tous au Conservatoire entre 1828 et 1866, représente le lien entre
e
grammairiens, acteurs de théâtre parlé et chanteurs pour la pratique du XIX siècle.
Legouvé 221 (de l’Académie française) est l’auteur de manuels scolaires qui synthétisent une
conception de la langue orale qui fut le socle de référence pour plusieurs générations
d’artistes, tandis que Littré 222 permet de faire le point sur les usages en cours d’évolution
(surtout pour les liaisons) au tournant des années 1870. Incontournable également, le traité
de Dupont-Vernon, professeur au Conservatoire, est cité par tous comme la référence
commune pour la diction expressive et la déclamation ; il est fort instructif concernant la
théorie de l’interprétation 223. Ayant été élève au Conservatoire en déclamation spéciale,
c’est-à-dire en théâtre parlé, Delsarte s’avère un excellent témoin pour l’usage de la voix
216
Nous pensons au travail esthétisant du metteur en scène Benjamin Lazare sur Pyrame et Thisbé de
Théophile de Viau, par exemple, par opposition à une démarche de reconstitution scientifique.
217
Alexis de Garaudé, 52 études ou exercices de prononciation et d’articulation dans le chant français, Paris :
L’auteur, 1846. Cet emploi du mot « étude » pour désigner un exercice, ou plutôt une leçon d’application, est
rare concernant la voix. C’est peut-être parce qu’il est l’auteur d’une méthode de piano que Garaudé l’utilise.
218
E. Randoux, Des vices de prononciation et du grasseyement en particulier, avec des exercices pour les
corriger, Paris : Tresse, Blosse , Lévy, 1846.
219
P. Dorval, L’art de la prononciation appliqué au chant et manière facile d’augmenter les ressources de la voix
par le secours de l’articulation, Versailles : L’auteur, 1850.
220
Laurent-Joseph Morin, Traité de prononciation, Paris : Tresse, 1853.
221
Ernest Legouvé, Petit traité lecture à haute de voix, Paris : Hetzel, 1878.
222
Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris : Hachette, 1874.
223
« Il ne faut pas en vouloir à quelqu'un à qui vous montrez dans un auteur une chose qu'il n'avait point
aperçue : il [...] aime bien mieux vous accuser de subtilité que de s'avouer inintelligent ou simplement distrait »
(Henri Dupont-Vernon, Diseurs et comédiens, Paris : Ollendorff, 1891, p. 43).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 117
parlée à travers une conférence qu’il rédige sur la fin de sa vie (nous en présentons de larges
extraits en annexe 1e). Dans ce conte initiatique 224, Delsarte se met en scène en tant que
jeune acteur travaillant le même texte successivement à plusieurs professeurs. Le premier
épisode est particulièrement intéressant pour la continuité que les directives suivies
supposent avec la voix chantée 225. Après avoir donné l’exemple, le professeur incite l’élève
à un usage spécifique de son instrument : « “force ta voix, fais-lui parcourir toute l’étendue
dont elle est susceptible…” 226 ». Cette manière « noble » n’est pas du goût de tous, parce
qu’elle manque de simplicité, de naturel… C’est un reproche que l’on trouve parfois pour les
dialogues d’opéra-comique :
224
Delsarte préférait le titre d’« épisode révélateur » (voir Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte,
Paris : Delagrave, 1882, p. 256). Son récit de l’organisation de l’enseignement en art dramatique est étayé par
d’autres sources, moins caricaturales mais aussi moins précises quant à l’usage de la voix (voir par exemple
Edgar Monteil, Lettre sur le Conservatoire / section déclamation, Paris : Dentu, 1868, p. 10-11).
225
Ecouter par exemple l’air de la Calomnie du Barbier de Sévile de Rossini interprété par Georges
Vaillant (1912-2000) avec le dialogue qui précède en 1953 (Les basses rançaises volume 1, CD Malibran
MR585).
226
François Delsarte, « Des sources de l’art », Conférences de l’association philotechnique, Paris : Masson, 1866,
p. 115.
227
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 225-226.
118 UNE ECOLE DE CHANT
Puisque tous les élèves de chant ou de déclamation spéciale commencent leur cursus par la
lecture à haute voix, ces diverses couleurs et esthétiques de la voix 228 sont susceptibles
d’avoir été travaillées au sein de cette classe avant de devenir un enjeu expressif du chanter.
Pour préciser les différences entre diction parlée et diction lyrique, on ne pourra faire
l’économie d’écrits apocryphes, rédigés par des élèves ou des descendants des grandes
figures du chant français romantique. Nous avons déjà vu que l’enseignement au
Conservatoire de Ponchard père (1810-1856) et fils (1873-1891) avait été consigné par
Laget 229. Son traité donne des précisions sur les exagérations et substitutions ayant cours
pour le chanter ainsi que le lexique spécifique au répertoire lyrique. Plus tard, Raoul
Duhamel 230 érigea un monument à l’art de diseur de Lucien Fugère (1848-1935), surtout
intéressant pour les voyelles, en relation avec la théorie du timbre expressif. En 2008, Liliane
Richardson a fait paraître la méthode manuscrite de son grand-père 231, caractéristique de
l’école de Louis Delaquerrière (1856-1837), fameux ténor de l’Opéra-Comique, qui livre là
une méthode d’apprentissage systématique pour le martellement des consonnes 232. Les
clefs et exercices explicitement décrits dans cette dernière série de traités permettent de lire
entre les lignes des ouvrages et témoignages plus anciens.
Nous n’avons passé en revue que les méthodes les plus importantes par leur
rayonnement, ou par la qualité des informations qu’elles contiennent. Le nombre des
ouvrages parus, ne serait-ce qu’au cours des trente années que nous étudions, est
considérable ; il reflète une préoccupation qui touche une clientèle bien au-delà des
apprentis-chanteurs. Parangon de cette évolution à la fin du siècle, citons la Méthode
rationnelle d’articulation parlée et chantée contenant un formulaire de 50 exercices à l’usage
des étrangers, provinciaux, chanteurs, sourds-muets et à l’usage de ceux qui pourraient avoir
à se corriger d’un défaut de prononciation, tels que bégaiement, zézaiement, grasseyement,
228 e
Voir, sur la déclamation à la fin du XIX siècle, Anne Penesco, Mounet-Sully : L'Homme aux cent cœurs
d'homme, Paris : Éditions du Cerf, 2005.
229
Auguste Laget, Traité de prononciation, Toulouse : Capdeville, 1883.
230
Lucien Fugère et Raoul Duhamel, Nouvelle méthode pratique de chant français par l'articulation, Paris :
Enoch, 1929.
231
José Delaquerrière, Savoir chanter, Aymer : Richardson, 2008.
232
Nous tirons notamment de ce dernier traité la technique dite « du Marsupilami », méthode de sur-
articulation héritée du dix-neuvième siècle consistant à insérer un B ensuite partiellement élidé entre les deux
voyelles d’une diphtongue, et rebaptisée par nous d’après le cri de l’animal imaginé par Franquin. "Houba,
houba" s'applique aux cas MOI = MOU(B)A, VOIX = VOU(B)A, etc. tandis que "houbi, houbi" (le cri de la
femelle), s'applique pour NUIT = NU(B)I et toutes les situations analogues.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 119
etc. en vue d’obtenir une parfaite prononciation française 233, où sont cités comme de droit
Legouvé et Dupont-Vernon ; la dimension « rationnelle » passe par l’utilisation du
métronome pour parler en rythme, ainsi que par celle d’un appareil de l’invention de
l’auteur, le « prononciator ». En professeur de diction et Officier d’Académie qui se respecte,
Barria inclue des schémas de face et de profil pour chaque voyelle, et même un écorché des
muscles de la face ! Pourtant la mode du progrès scientifique 234 n’a aucun impact sur le
fond de la pédagogie, et la débauche d’informations physiologiques jamais véritablement
mises en relation avec l’apprentissage concret fait dire, avec autant de justesse que d’ironie,
à un personnage de Laget :
« Autrefois, pour enseigner le chant, il suffisait de savoir chanter ; mais depuis une
vingtaine d’années, cet art a pris un tel développement, que pour être bon
professeur de chant, il faut avoir suivi un cours d’anatomie pratique. 235 »
Tout un chacun peut être amené à travailler sa diction, mais seuls les musiciens peuvent
faire cette étude appliquée au chant. Le défi pour le compositeur et les interprètes est de
parvenir à concilier des intentions musicales et dramatiques qui se synchronisent autour du
texte. Les aménagements que cela suppose font naître tout un arsenal de notations pour
guider la lecture et retrouver le chemin de la cohérence et du sens.
233
A. Barria, Méthode rationnelle d’articulation parlée et chantée, Vincennes : Couturier, 1900.
234
« Le progrès, se fit jour à travers cette nuit. / Le progrès ! ce soleil devant qui l’ombre fuit ! […] / Cette force
invincible, entière, infatigable, / A qui rien ne résiste et n’est impénétrable ! / Aujourd’hui, consumés d’un
éternel désir, Nous analysons tout, nous voulons tout saisir. » (Angéline Fourquet, Le Progrès, extrait de L’Art
au dix-neuvième siècle, Paris : Tinterlin, 1860, p. 2).
235
Auguste Laget, Le Professeur de chant malgré lui, Toulouse : Chauvin, 1902, p. 16.
236
Voir par exemple Enrico Delle Sedie, L’art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 60 : « « Nous ne croyons pas
nécessaire de parler ici des différents genres d’appogiatura et de grupetti parce que les élèves auront appris à
les connaître dans le cours de Solfège ».
120 UNE ECOLE DE CHANT
e
du compositeur et du lecteur, les traditions de notation héritées du XVIII siècle, la culture
musicale et chorégraphique commune. Ce dernier point n’est pas à négliger ! Holtzem se
souvient qu’avant d’entrer dans une démarche de formation proprement dite, il était déjà à
l’affut des éléments qui lui permettraient d’améliorer sa pratique quotidienne :
« Ce que j’entendais le mieux alors et que je cherchais aussi à imiter, c’était le chant
des coryphées de l’Opéra, lorsque ceux-ci étaient appelés à l’église pour les grands
convois, ou les cérémonies des jours de fête. 237 »
Quels que soient les lieux et les genres, les artistes lyriques français adoptent des moyens
expressifs cohérents, rassemblés autour de la notion de déclamation :
L’art oratoire est en effet une vertèbre commune à tous les modes d’expression officiels à
cette époque 239. Il n’est donc pas étonnant qu’Holtzem reconnaisse des parentés entre les
arts et alimente sa pratique musicale de toutes sortes d’œuvres.
« Comme le grand opéra n’était pas à la portée de mes moyens, et que le Louvre
était ouvert à tous, j’allais avec mes amis étudier les grands maîtres de la peinture
et de la sculpture, en attendant de pouvoir me délecter par l’audition des œuvres
des grands maîtres de la musique. 240 »
237
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 6. L’excellence relative des chœurs de
l’Opéra semble réelle, par suite d’une fuite des meilleurs chanteurs de Paris vers cette institution ; ainsi, le chef
des chœurs du Théâtre-Italien se plaint du départ de ses premiers ténors Desdet et Koenig : « engagé à l’Opéra,
c’est une perte, j’ai été content de son service » (Joseph Tariot, [rapport au directeur], Paris, 29 mars 1840, F-
Pan, AJ/13/1162).
238
Ibidem, p. 7.
239
Voir le début du chapitre « L’éloquence de la ville à la scène », in Rémy Campos et Aurélien Poidevin, La
Scène lyrique autour de 1900, Paris : L’Œil d’or, 2011, p. 153-161. Sur les arts plastiques, voir les travaux récents
de Pierre Sérié, maître de conférences à l’Université de Clermont-Ferrand, à partir de son article « Tableaux sur
scène et sur toile, Paris 1850-1890 », Histoire de l’art, octobre 2011, p. 7-16.
240
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 30.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 121
Par leurs thématiques, les réalisations plastiques qu’exposait alors le musée du Louvre sont
favorables au développement d’une connaissance de la mythologie et de l’histoire,
recommandée par de nombreuses méthodes de chant depuis celle du Conservatoire 241 pour
son utilité lorsque l’interprète doit se figurer une situation dramatique. Du moment que ces
recherches documentaires ne vont pas à l’encontre de celles effectuées par les auteurs de la
pièce à interpréter 242, elles sont utiles pour compléter le non-dit du livret, enrichir la « toile
de fond » du drame, replacer les implications des gestes et discours du personnage dans un
contexte davantage présent à l’esprit de l’acteur-chanteur. Autant d’éléments sur lesquels
appuyer son jeu et sa conception personnelle du rôle :
241
Voir le chapitre intitulé « Des connaissances harmoniques et littéraires » in Bernardo Mengozzi et Pierre-
Jean Garat, Méthode de chant du Conservatoire, Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, 1804, p. 84.
242
« Lorsqu'on a à représenter un personnage historique ou légendaire, il ne faut pas se préoccuper du
caractère de ce personnage tel que l'histoire nous l'a laissé, mais bien du caractère qui lui a été attribué par le
librettiste et le compositeur. Il serait illogique de donner au Méphistophélès de Gounod l'aspect du
Méphistophélès de Goethe » (Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 221).
243
Léon et Marie Escudier, Dictionnaire de musique, Paris : Bureau central de musique, 1844, p. 117.
244
« Il faut à peine indiquer chaque mouvement, un salut dans toutes les règles serait prétentieux et ridicule. »
(Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 255).
122 UNE ECOLE DE CHANT
port de voix peut être plus ou moins rapide ou discret : la marge de manœuvre en restant
dans le geste correct est suffisante pour exprimer tout ce qui veut l’être.
1° sur « ici-bas » il s’agit d’un point d’arrêt ou de suspension : on doit quitter la note
sèchement aussitôt attaquée.
2° sur « m’aime » il s’agit d’un point de repos : on peut ajouter quelques traits.
3° à la fin de l’« animez » il s’agit d’un point de repos sur figure de silence : on
s’arrête puis le mouvement reprend (d’où le « moins vite » / « Beaucoup plus
lent »). Idem pour le silence avant l’Allegro moderato.
4° sur le « si » avec indication « suivez » à l’accompagnement, il s’agit d’un point de
repos en début de phrase : on peut y rester le temps qu’on veut mais sans y ajouter
aucun trait ni aucun agrément. C’est donc un son filé qu’il faut exécuter.
5° le « ad lib. » signifie qu’on peut ajouter une cadence.
Tout chanteur sait, aujourd’hui encore, que « l’appoggiatura est tellement ordinaire dans
le chant Italien, que le compositeur ne l’écrit que rarement 246. » Un aspect probablement
plus confidentiel, et certainement plus subtil, réside dans l’usage des ports de voix 247 pour
infléchir le ton chanté, à l’imitation des inflexions parlées. Notons au passage que le
245
Les formules-types de cadence et les appoggiatures dans les récits, communes avec le chant italien, sont
mieux connues (voir Robert Seletsky, « The performance practice of Maria Callas : interpretation and instinct »,
o
Opera Quarterly, vol. 20, n 4, 2004, p. 591). À notre humble avis – mais ce n’est pas le lieu de le démontrer ici
–, Callas était une championne de la juste vocalité (ce que Seletsky décrit comme un aspect séparé de l’art de la
cantatrice ibidem, p. 595), paramètre qui doit toujours primer sur les formules datées ou scolaires, et dont la
maîtrise justifie une bonne part des erreurs stylistiques que lui reproche l’auteur, au moins en ce qui concerne
le répertoire romantique (nous ne pouvons pas rentrer dans la discussion des coupures et aigus rajoutés sans
empiéter sur les notions qui seront exposées au §2.2b).
246
Auguste Panseron, « Des notes d’agrément », Méthode de vocalisation, Paris : l’Auteur, 1840, p. 16.
247 e
Pour une approche générale des sons portés dans la première moitié du XIX siècle à partir de la
comparaison des traités de Garcia fils et Vaccai, voir John Potter, « The Rise and Fall of Portamento in Singing »,
o
Music and Letters, vol. 87, n 4, 2006, p. 530.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 123
e
Figure 8 – Le port de voix d'après les méthodes de chant du XIX siècle
e
Cet ornement du chant était déjà un point délicat au XIX siècle, si l’on en croit Panseron :
« J’engagerai l’élève à se faire donner de bons modèles, ce qui vaudra mieux que toutes les
pages que je pourrais lui écrire. C’est un exercice dangereux, car peu de chanteurs portent
parfaitement la voix, et il en existe beaucoup qui sont très près de l’exagération. 250 » Non
seulement le geste vocal technique (voir Figure 8) est difficile à maîtriser de manière
convaincante, mais le lieu de l’utiliser est largement incertain : la plupart du temps, le port
de voix n’est pas noté et c’est le contexte intervallique et stylistique qui dicte la nécessité de
l’employer. De plus, il faut adapter l’ornement selon le caractère musical, d’où un
vocabulaire variable dans certaines méthodes, comme celle de Carulli :
248
Comparer le placement des syllabes de solmisation in Raparlier,Principes de musique, Lille : Lalau, 1772,
p. 19-20, et dans Louis Lablache, Méthode complète de chant, Paris : Canaux, 1840, p. 25. La notation de
Gérard (1763- ?) est assez ambiguë (voir Henri-Philippe Gérard, Méthode de Chant, Paris : Nadermann, 1827,
p. 31). Nous adressons os remerciements chaleureux à Olivier Bettens, spécialiste de l’histoire de la prosodie et
de la prononciation du français (voir http://virga.org/cvf/, lien consulté le 12 avril 2015), qui a bien voulu nous
aiguiller dans cette recherche. Pour l’acte notarié attestant qu’Albert-Auguste Raparlier, auparavant directeur
du théâtre de Lille entre 1771 et 1776 était avocat au parlement de Douai le 10 juillet 1790, voir F-Pan,
MC/ET/LIX/359.
249 re
Manuel Garcia [père], Exercices pour la voix, Paris : Boieldieu, 1836 [1 édition 1824], p. 7.
250
Auguste Panseron, « Du port de voix », Méthode de vocalisation, Paris : l’Auteur, 1840, p. 15.
124 UNE ECOLE DE CHANT
« Dans un morceau d’un mouvement lent, et qui doit être dit largement, en
soutenant les sons, et avec emphase, on se sert de l’expression Con portamento, ou
bien Portato, ce qui s’applique alors aux notes ou l’on place ce mot. Strisciato,
glisser la voix, s’emploie dans le gracieux et maniéré. 251 »
Une liaison peut parfois indiquer un port de voix mais, bien souvent, aucun signe ne figure,
ou alors sa signification est rendue ambiguë par la présence d’une seule syllabe pour le
mélisme. Il faut, à l’imitation de morceaux déjà connus ou de vocalises travaillées avec un
professeur, sentir l’opportunité et la pertinence ou non de porter la voix entre chaque note.
Le choix de placer un port de voix et la manière spéciale de l’exécuter ont des implications
sémantiques. Carulli indique encore que le travail technique du port de voix doit être relié à
une recherche expressive :
« Ces vocalises ont principalement pour but d’apprendre à chanter largement, con
portamento, à bien phraser et respirer à propos. […] On doit les chanter avec
autant d’expression que si elles avaient des paroles. Il faut tacher d’en saisir le
genre et la couleur de manière à leur donner l’expression de joie, ou de douleur que
la mélodie semble indiquer. 252 »
En relation avec des hauteurs et des durées, le port de voix influe fortement sur la
signification de l’intervalle mélodique perçue par le récepteur. Un port de voix ascendant
disjoint, lorsqu’il n’est pas seulement un conduit vers un renforcement de nuance et une
poursuite de phrase extériorisée, donne généralement lieu à un decrescendo et forme
comme une question, en suspens et en fermeture ; il s’enchaîne sur un silence éloquent ou
sur une inspiration vive et fraîche. Dans le cas d’un conjoint descendant, on obtient en
préciosité 253 tout ce que l’intervalle vide a de plat et de simple. Au contraire l’ascendant
conjoint est un débordement, presque un accent, mais qui serait inclus dans le phrasé ; il
251
Gustave Carulli, « De la vocalisation », Méthode de chant, Paris : Latte, 1838, p. 6.
252
Gustave Carulli, Méthode de chant, Paris : Latte, 1838, p. 18.
253
Voir le « Monseigneur » parodique d’Henriette chez Auber (D.F.E. Auber, L’Ambassadrice, Paris: Troupenas
& Cie, 1850, p. 45), et la réplique « Cher Comte » d’Ardélise dans Reynaldo Hahn, La Carmélite, Paris : Heugel,
[1902], p. 262. Le lecteur sera peut-être surpris de nous voir choisir notre exemple dans un ouvrage aussi tardif.
C e type d’effets de déclamation de tradition orale, liés à la vocalité des emplois et des genres de morceaux,
existaient tout au long de notre intervalle chronologique ; cependant ils n’ont été suggérés que
progressivement dans les éditions pour le salon, et régulièrement fixés dans la notation seulement par les
e
contemporains de Saint-Saëns et Massenet au début du XX siècle. Au même moment, des compositeurs
souhaitant innover tels Debussy ou Ravel développèrent également une notation spécifique, notamment pour
le traitement des finales féminines.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 125
correspond souvent à une intention verbale appuyée, soulignée 254. Le disjoint descendant,
s’il n’est pas ostensiblement traîné pour évoquer les pleurs, convoque une atmosphère de
mystère, un sentiment d’intériorité. La proximité de ces résultats avec la déclamation
explique la surabondance d’informations parfois présente, notamment dans des partitions
destinées à des amateurs, et de manière croissante sur la fin du siècle (chez Massenet par
exemple 255). Il s’agit, à partir de la solution correcte routinière, de guider le lecteur vers la
bonne intention dramatique. On peut considérer que chaque signe est une contrainte pour
ne pas faire ce qui serait tentant de prime abord, et aller immédiatement vers une idée
musicale et théâtrale plus recherchée, un effet plus juste.
Dans l’ordre des éléments à savoir lire couramment figurent aussi les modifications à
apporter au positionnement rythmique de la mélodie vis-à-vis de l’accompagnement
orchestral dans les récitatifs. On signalera tout particulièrement la nécessité d’éviter les
superpositions que semble demander la partition, mais qui s’exécutent en laissant s’éteindre
la résonance de l’orchestre avant de chanter, et s’achever le chant avec d’attaquer à
l’orchestre 256. Lorsque la distance entre la représentation visuelle de la musique sur la
portée et la réalisation sonore devient trop grande, l’interprète ressent le besoin d’annoter
sa partition. Ainsi, on trouve souvent dans les partitions anciennes une barre oblique au
crayon pour indiquer la solution de continuité entre la fin d’une phrase de récit et le motif
d’orchestre qui doit la suivre. Ce piège n’est pas le seul qui attende l’apprenti-chanteur, loin
s’en faut !
Conséquence directe de la lecture à haute voix, le rubato est à la fois question
d’esthétique et de ponctuation expressive, c’est-à-dire d’intention théâtrale :
254
Voir par exemple le mélisme de Héro « une innocen-ente-e vie » in Hector Berlioz, Béatrice et Bénédict,
partition piano et chant, Paris : Brandus, 1863, p. 162 ; un accent noté par un chevron serait, par définition,
exclu du phrasé, spécialement vibré bien à part des autres sons.
255
Voir la chanson d’Alain dans Grisélidis de Massenet (partition piano-chant, Paris : Heugel, 1901, p. 149-151).
Cette abondance d’indication d’articulation va avec une écriture de plus en plus syllabique (voir William
o
Ashbrook, « Four vintage Fausts », Opera Quarterly, vol. 19, n 3, 2003, p. 576-577).
256 e
Voir Manuel Garcia fils, « 2 partie / De l’art de phraser », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 65-66.
126 UNE ECOLE DE CHANT
Dans les sentiments passionnés, surtout pour les agitations véhémentes typiques des
serments en dernière section des airs, cette liberté rythmique peut prendre des proportions
tout à fait frappantes :
« C’est [dans les agitato] qu’on peut employer avec discernement le retardement
d’une ou de deux notes d’une mesure, pour ne les faire entendre que dans la
mesure suivante, sans cesser pour cela de suivre scrupuleusement le mouvement
primitif des accompagnemens. Cet effet, étant bien saisi, ajoute beaucoup à
l’expression dramatique de l’agitato ; mais il faut de l’aplomb pour oser se
permettre de manquer ainsi à la mesure, et il faut surtout bien prendre garde d’en
abuser. 258 »
257
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 202.
258
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, seconde édition, Paris : L’Auteur, 1841, p. 142.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 127
« L’arbitraire coupable de certains interprètes mis à part, on peut dire que bien des
errements sur les intentions véritables des auteurs proviennent d’une
interprétation erronée des signes d’accentuation, par les interprètes comme par les
auteurs eux-mêmes. 259 »
On peut évidemment tenter d’arbitrer en cas d’incohérence patente, par exemple si les
articulations pour un motif à l’orchestre ne sont pas retranscrites dans la partie vocale, ou
vice-versa – c’est ce que font souvent les éditeurs scientifiques. Toujours est-il que, comme
l’écriture musicale, la lecture servile a ses limites. Au-delà de ces limites, nous rentrons dans
le royaume de la préparation personnelle de l’interprète.
Afin d’assurer la variété des tons, de réserver ses effets pour les bons endroits, d’anticiper
les difficultés, bref, de ne manquer ni au projet global d’interprétation, ni à la correction du
style, ni au bon sens, Faure conseille de se livrer par écrit à un repérage soigneux :
« [On ne devrait jamais] chanter un air, sans avoir pris la précaution d’indiquer les
respirations et les nuances, afin de se les graver mieux dans la mémoire, en un mot
de doigter son morceau de chant comme on le fait souvent pour une étude sur le
piano. 260 »
Dans ses leçons imprimées 261, le ténor Rubini (1794-1854) donne strictement toutes les
directions de nuances (par phrase et à l’intérieur de chaque soufflet) ainsi que les
respirations complètes et partielles. Lorsque ces éléments ne sont pas gravés dans la
partition, ils sont nécessairement indiqués au crayon par l’élève. Sur une partition (voir
reproduction en annexe 1g) qui lui fut offerte 262 à l’occasion de son 2e prix d’harmonie et
accompagnement aux concours du Conservatoire en 1851, Joséphine Zolobodjean a porté
les indications d’interprétation qu’elle a vraisemblablement reçues dans les années
suivantes, en classes de chant (2e accessit en 1854) et d’opéra-comique (2e accessit en
259
D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 22.
260
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 218.
261
Voir Giovanni Battista Rubini, « Avertissement », Douze leçons de chant moderne, Paris : Latte, 1839.
262
« Les prix consistent en partitions et en œuvres musicales » (P.-A. Fiorentino, « Revue musicale.
Conservatoire royal de musique et de déclamation. Concours de1846 », feuilleton du Constitutionnel du 9 août
1846, p. 2.
128 UNE ECOLE DE CHANT
1853) 263. On peut imaginer qu’elle a reçu à travers l’enseignement d’Alphonse Révial (1810-
1871) la tradition de Cinti ; en tout cas cette norme établie au milieu du XIXe siècle demeure
longtemps, puisqu’en 1909 Mlle Lucas interprète pour la firme Edison le même air avec
sensiblement les mêmes intentions 264.
En dressant de façon linéaire les enseignements que l’on peut tirer de l’addition et de la
confrontation des deux documents, nous allons voir en détail les modifications à apporter à
la partition gravée pour en respecter l’esprit. Exceptionnellement, nous n’ancrerons pas nos
remarques dans le corpus pédagogique par des références en notes de bas de page, car
l’enjeu ici n’est pas de baliser la lecture d’un débutant ; c’est plutôt la cohérence globale de
l’école et le degré d’initiative requis dans l’exercice souverain de la pleine maîtrise de ce
style que nous voulons illustrer par ce « cas d’école ».
263
Voir Constant Pierre, Le Conservatoire de musique…, op. cit., p. 872.
264
Gioacchino Rossini, « Sombre forêt », Guillaume Tell, par Mlle Lucas, 1909, Cylindre Edison 4m-17023-3,
transfert réalisé au moyen de l’archéophone [http://www.phonobase.org/2889.html, consulté le 22 janvier
2013]. Voir également l’interprétation de Marcelle Demougeot (1876-1931), Gramophone GC 33585, dont une
copie est consultable à la BnF, département de l’audiovisuel. Malheureusement, ce document ne contient que
le premier couplet ; on notera tout de même « séjour » sur-pointé, les ports de voix et points d’arrêts, la place
du grupetto. La même coupe (et toujours la même place du grupetto) est faite dans l’enregistrement de Marise
Beaujon (1890-1968) dirigé par Henri Büsser (1872-1973) Columbia LF10, s.d., également consultable à la BnF,
département de l’audiovisuel. Les respirations, l’ornementation et les ralentis de Mme Martini en 1901 pour
Apga sont identiques à ceux de Mlle Lucas, sauf le grupetto (Pphon, NUMAV-863141).
265
Nous utilisons pour cette analyse le terme « cadence » au sens de fin de la phrase musicale (voir François-
Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 305), qu’il ne faut pas
e
confondre avec l’usage déjà impropre mais encore répandu au XIX siècle de désigner ainsi le trille –
vraisemblablement parce que cet ornement intervient fréquemment au moment de la cadence harmonique,
notamment lorsque la mélodie rejoint le premier degré conjointement et avec une valeur longue. Rappelons au
passage que « trille » doit se prononcer comme « ville » et non pas comme « rillette » ou « séguedille » ! Voir la
définition d’Anatole Loquin (si l’on en croit Charles Delprat, La Question vocale, Paris : Richault, 1885, p. 11)
dans le Dictionnaire Littré qui témoigne en 1863-77 de la prononciation fautive sans plus la condamner.
266
La tradition du jeu d’écho est cependant attestée par Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876,
p. 234.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 129
On conçoit que, pour le débutant, la somme des paramètres à ajuster dépasse rapidement
les capacités cérébrales. Il n’a alors qu’une seule issue : noter les options choisies sur le
papier puis inscrire dans son corps des mécanismes pour que la plus grande part possible
des actions à réaliser durant l’exécution soient automatisées par l’habitude. Son professeur
l’assiste dans sa préparation et contrôle l’évolution de l’intégration dans la mémoire
corporelle et intellectuelle. C’est sûrement ce processus qui semble irriter Delprat, lorsqu’il
le compare avec la réalité du métier (apprendre rapidement et de manière plus autonome
des rôles entiers) :
« Dans l’examen de Concours, ce n’est donc plus l’élève qu’on fait entendre, mais
bien la leçon limée et relimée du maître ? Comment, cet élève n’a pas été assez fort
pour préparer, lui-même, et selon ses propres inspirations, le morceau de musique
qui va peut-être lui donner la couronne, et le lendemain du Concours ce même
élève, lancé au théâtre, va se trouver immédiatement en présence d’un emploi où
tous les genres de musique lui seront imposés ! 267 »
D’aucuns diront, avec raison, que le niveau d’excellence requis au concours ne laisse pas la
place à l’improvisation de l’élève peu expérimenté. Ils auront raison. Mais nous pensons
qu’au-delà du « bachotage », la méthode vaut car elle porte des fruits. À travers l’étude
longue et approfondie de quelques morceaux de concours, le jeune chanteur comprend,
intellectuellement puis en pratique, la démarche qui permet d’assimiler et de s’approprier la
267
Charles Delprat, La Question vocale, Paris : Richault, 1885, p. 31.
130 UNE ECOLE DE CHANT
musique vocale. De plus, nous verrons au § 2.1c que le jeune artiste recruté dans un théâtre
est bien entouré (chefs de chant, chefs d’emploi, souffleur…), et que l’expérience des
planches confère rapidement un savoir-faire propre à simplifier le travail d’interprétation
grâce à des routines dans son emploi et un sens accru du rapport au public.
d) La leçon de chant
En amont des traces de « préparation » que nous venons d’évoquer, se situe un
enseignement oral fait d’exemples et d’explications, un suivi méthodique avec des objectifs
et des moyens bien précis qui est l’objet des leçons de chant. À nouveau le professeur-
chanteur use de tous les media à sa disposition pour éduquer son élève. Tour à tour, il
l’écoute silencieusement pour lui indiquer après les défauts à corriger, l’encourage pendant
le chant ou bien le prépare à aborder une difficulté, un personnage, en lui donnant des
consignes et informations utiles.
Sans nous arrêter longtemps sur le déroulement matériel des classes de déclamation
lyrique au Conservatoire, il est possible d’en donner un aperçu. Nous avons déjà évoqué le
préliminaire qui consiste à assurer un niveau de langue élevé, obtenu avant tout par le
roulement du R ; pour ce qui est des voyelles, la question est plus complexe car chaque
courant esthétique accepte selon les tessitures certains aménagements qui sont propres à
une technique vocale correspondante. Cette étape franchie, le travail se poursuit en
musique par un travail préparatoire de mise en place avec des accompagnateurs –
équivalent des répétiteurs dans les classes de chant – avant de pouvoir soumettre des
extraits d’ouvrages lyriques au professeur. Vieux et malade, Louis-Henri Obin (1820-1895)
livre des indices d’une pratique qui devait exister depuis ses premiers remplacements de
Levasseur vers 1852 :
« Je n’ai pas voulu suspendre mon cours avant les examens ; mais aujourd’hui que
de nouvelles scènes sont à l’étude musicale, ma présence n’est plus nécessaire, et
M. de Boisjolin employant tout le temps de ma classe et de la sienne à ce travail,
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 131
n’aura pas trop de quatre ou cinq séances pour préparer quelques scènes que je
puisse faire travailler.268 »
Dans une autre de ses nombreuses lettres au directeur, Obin donne une description assez
précise de ses objectifs et de sa manière de procéder pendant les leçons qu’il assure :
« [Voici] le travail que je fais faire à tous les élèves de ma classe, indistinctement. La
mise en scène, les entrées & les sorties, la tenue, la marche, les gestes ne seraient
rien sans une classe de déclamation lyrique, sans l’étude de l’émission exacte de nos
voyelles simples et composées, de l’articulation nette & bien préparée de nos
consonnes, de l’accentuation, de la valeur des mots, de la prosodie, sans l’étude
enfin de tout ce qui forme la base d’une bonne Diction lyrique, qui exige de
fréquentes transactions avec la déclamation parlée, afin d’éviter l’écueil de nos e
muets et de nos nombreuses syllabes nasalisées, et d’arriver à donner à la langue
française l’unité de sonorité musicale qu’elle comporte. C’est ce dont je m’occupe
incessamment dans mes cours, sans oublier l’étude des personnages et des
caractères que nous mettons sur scène, dans nos fragments d’opéra. Pour cela, je
suis obligé de dire souvent,… trop souvent aux élèves : Cette voyelle est mal émise –
le mot est mal prononcé – cette syllabe est trop sourde ; celle-ci est trop ouverte. –
Donnez votre son de telle manière, pour dire tel mot, telle phrase. – Cette voix,
cette couleur de son ne peut convenir à ce personnage, à cette situation, – etc. 269 »
Il est bien clair dans cette dernière remarque sur la « couleur de son » que le professeur de
déclamation lyrique est amené à critiquer et faire travailler la technique vocale.
Réciproquement, le professeur de chant fait parfois travailler la déclamation lyrique, comme
le pianiste Amédée Méréaux (1802-1876) l’évoque à propos de son ami intime Ponchard :
268
Louis-Henry Obin à Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire, 17 janvier 1885 (F-Pan, AJ/37/71, dossier
o
Obin, pièce n 12).
269
Obin à Ambroise Thomas, directeur du Conservatoire, s.d. [ca1872] (F-Pan, AJ/37/71, dossier Obin, pièce
o
n 35).
270
Amédée Méréaux, « Ponchard (suite et fin) », Le Ménestrel, 28 janvier 1866, p. 67.
132 UNE ECOLE DE CHANT
Le cas de désaccord entre les professeurs peut se poser, mais les concours restent séparés
ce qui limite les tensions. De plus, la multiplicité des enseignements peut constituer en elle-
même une richesse pour la « palette » vocale 271. Gustave Bertrand (1834-1880) invite
justement à cultiver des manières variées :
« Certes, on peut bien accepter que chaque maître ait sa manière favorite pour
émettre et colorer la voix, d’autant mieux qu’il n’y a pas deux voix exactement
semblables dans la nature. Quelle monotonie assommante si toutes les voix étaient
ramenées artificiellement au même timbre et au même mécanisme ! Je dirai plus :
tout grand chanteur dramatique devrait se rendre maître de ces diverses
colorations de la voix et s’en servir à volonté pour l’expression. 272 »
La multiplicité des classes de chant ayant chacune leurs spécificités apparaît comme une
force 273, puisqu’en s’écoutant et en s’imitant les uns les autres, les élèves peuvent
augmenter leur vocabulaire expressif 274. Nous pouvons donc considérer que, sans même
que les professeurs sortent de leurs attributions, les classes de déclamation lyrique
apportent un perfectionnement vocal. De plus, les aspects scéniques et vocaux sont bien
souvent indissociables, et c’est encore en grande partie sur des questions vocales que
Gustave Bertrand définit l’intérêt pour les élèves de participer aux exercices publics :
271
La palette vocale dépasse la notion de coloration. En effet les différents genres (plein chant, grand opéra,
« ancien » opéra-comique, chansonnette comique, romance sentimentale…) demandent des techniques
sensiblement différentes, des approches complémentaires de la voix – nous traiterons le cas de la romance au
§ 4.1c. Même si les méthodes sont implicitement spécialisées (pour futurs professionnels du théâtre lyrique,
pour amateurs de salon, pour chantres…), ce point est parfois explicité par les pédagogues : « Il y a plusieurs
systèmes d’émission de la voix. […] Vouloir un principe général et s’adaptant à tous les genres de musique n’est
pas chose possible. » (Léon Marie, Guide pratique du chant pour tous les genres de voix, Paris : Colombier,
1858, p. III-IV).
272
Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 19 juin 1870,
p. 229.
273
En effet, il sera envisagé plus tard de « permettre aux élèves de troisième année de chant, qu’on peut
considérer comme suffisamment maîtres de leur organe et de leur méthode pour n’être point troublés par des
enseignements contradictoires, d’assister aux classes des autres professeurs, où ils pourront puiser des idées
utiles, mais sans leur en faire une obligation inconciliable, au surplus, avec l’exiguïté des locaux et la
simultanéité des cours » (Henry Marcel, Rapport présenté au nom de la sous-commission de l’enseignement
musical, Paris : Imprimerie nationale, 1892, p. 7, F-Pan, F/21/1284).
274
L’imitation entre chanteurs recouvre pour certains une dimension quasi philosophique : « Chacun apporte
avec soi une certaine somme de dons naturels que l’art doit compléter en les enrichissant des qualités
étrangères, étudiées et copiées chez certaines personnes tout aussi richement, mais autrement douées. […] De
là, les écoles, les professeurs, les méthodes. » (Jules Lefort, De l’émission de la voix, Paris : Heu, 1868, p. 7-8).
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 133
« Après avoir étudié, par voie de routine, quelques airs et quelques scènes, l’élève
était mis aux prises avec des rôles, et apprenait à ménager sa voix et ses effets en
vue d’un spectacle de deux ou trois heures. 275 »
Reste à savoir comment le professeur s’adresse à l’élève pour lui faire corriger les défauts
qu’il a remarqués. Jean-Jacques Masset, professeur de chant au Conservatoire de 1853 à
1887, témoigne des directives qu’il a entendu formuler continuellement :
« Les élèves s’entendent toujours dire : Ouvrez la bouche, ou bien : N’ouvrez pas
tant la bouche, souriez, etc. 276 »
Évidemment, l’exemple à suivre ou la parodie du défaut reproché 277 pouvaient aussi tenir
lieu d’indication, ce dont témoignaient déjà les leçons fictives citées dans l’introduction du
présent chapitre. De manière tout à fait cohérente avec les documents cités ci-dessus, un
cylindre 278 enregistré par Léon Melchissédec, professeur de déclamation lyrique au
Conservatoire de 1894 à 1924, permet de distinguer trois catégories de corrections signalées
oralement :
1° la prononciation
« Attention “S”, sifflante » « “terre”, allons, ouvrez la bouche, deux R ! » « “c’est”, le
verbe être, ouvrez la bouche ! » « “Ainsi”, la syllabe “ain” nasale, s’il vous plaît ! »
« “Ciel”, ouvrez la bouche ! » « Allons “tête”, “chère”, accent circonflexe et accent
grave, ouvrez la bouche verticalement » « “Jemmy” deux M »
Le débit des invectives du professeur et les enchaînements avec les essais de l’élève dans
cette (fausse) leçon enregistrée peuvent sembler pressés ; c’est évidemment la contrainte
du cylindre. On se doute que l’élève rate sur commande, car il corrige impeccablement ! En
revanche nous affirmons que le contenu doit être très représentatif de celui d’un véritable
cours de dix minutes sur le même air : non seulement Melchissédec énonce des préceptes
que l’on retrouve dans sa méthode imprimée (voir la transcription linéaire intégrale
présentée en annexe 1i), mais les défauts récalcitrants qu’il corrige (la distinction é è ê
275
Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant… », Le Ménestrel, 17 juillet 1870, p. 261.
276
Jean-Jacques Masset, L’Art de conduire et de développer la voix, Paris : Brandus, 1886, p. 28-29.
277
« Del Sarte tire grand parti de sa facilité à reproduire un défaut : il l’exagère même afin que l’élève se voyant
reflété, comme par un miroir grossissant, comprenne mieux son insuffisance ou son exagération. » (Angélique
Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 101).
278
Leçon de chant par M. Melchissédec de l’Opéra, prière de Guillaume Tell, Zonophone X2109, [1903].
134 UNE ECOLE DE CHANT
notamment) sont ceux déjà signalés par ces prédécesseurs, et que nous rencontrons nous-
même un siècle plus tard en faisant travailler des Français.
2° les couleurs
« Ayez la physionomie en analogie avec le sentiment que vous exprimez, et
qu’expriment les paroles et puis, cette situation poignante de père anxieux, affolé,
*** de douleur » « piano ! » « ému, attendri ! »
Réaction au timbre, qui ne peut être perçu de manière valide que par un auditeur extérieur,
la correction de couleur est mise en rapport avec l’intention dramatique. C’est un des points
essentiels de la méthode de Lucien Fugère (1848-1935), baryton contemporain de
Melchissédec : la douleur peinte sur le visage du chanteur « sombrera » automatiquement
sa voix 279. Le librettiste Eugène Scribe, grand lecteur à haute voix 280 et directeur d’acteur,
écrivit vers 1856 une leçon de chant dans laquelle le professeur Trial utilise la coloration
pour faire comprendre un sous-texte :
D’après Fugère, la voix alors se détimbre un peu, comme pour l’étonnement. Évidemment,
l’exemple doit avoir été donné auparavant pour que l’élève saisisse exactement le geste à
faire, et même le résultat doit déjà avoir été validé sur lui. La relation entre l’intention et le
timbre a beau être instinctive, presque innée, le degré satisfaisant pour l’auditeur doit être
réglé. Les indications du professeur ne sont donc ici que le support d’une remémoration
d’une sensation connue qu’il faut retrouver sur commande. L’explication orale porte
davantage sur la raison de l’usage d’une coloration particulière ici ou là : c’est une
279
Voir Lucien Fugère & Raoul Duhamel, « Premier élément du mécanisme : coloration », Nouvelle méthode
pratique de chant français par l'articulation, Paris : Enoch, 1929, p. 12.
280
Voir Henri Dupont-Vernon, Diseurs et comédiens, Paris : Ollendorff, 1891, p. 53.
281
Louis Clapisson, « Duo de la leçon », Les Trois Nicolas, Paris : Choudens, 1859, p. 107-110. Cet opéra-
comique en trois actes fut créé le 16 décembre 1856 salle Favart.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 135
explication de texte. L’idée du deuxième degré dans l’interprétation est apparemment fort
répandue vers 1850, puisqu’on trouve une remarque en ce sens dans le traité de Garcia :
« Les timbres font si essentiellement partie du discours, ils sont la condition si vraie
d’un sentiment sincère, qu’on ne saurait en négliger le choix sans tomber
infailliblement dans le faux. Ce sont eux qui révèlent le sentiment intime que les
paroles n’expriment pas toujours suffisamment, et que parfois même elles tendent
à contredire. 282 »
S’ils permettent d’enrichir l’interprétation par des subtilités quasi psychologiques 283, les
timbres sont loin d’être le seul paramètre à régler pour obtenir un flux musical crédible.
L’ajout du sanglot (voir § 2.2d) est la seule modification apportée au texte de l’auteur, tout
le reste concerne une fluctuation agogique. Avec cette dernière catégorie nous rejoignons
une dimension d’encouragement qui être relayée plus efficacement autrement que par oral.
Quoiqu’il s’agisse ici de chant italien et non de chant français, la nouveauté apportée par
Garcia fils réside, non dans la transmission des traditions de son père 285, mais dans l’analyse
282 e
Manuel Garcia fils, « 2 partie / De l’art de phraser », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 54.
283
Voir Lionel Dauriac, La psychologie dans l’opéra français, Paris : Alcan, 1897, p. 95.
284
Jules Stockhausen à sa mère, Paris, février 1849, in Geneviève Honegger, Itinéraire…, op. cit,, p. 95.
285 e
Voir les variations dans les sections de « récitatif parlé » in Manuel Garcia fils, « 2 partie / De l’art de
phraser », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 63-64.
136 UNE ECOLE DE CHANT
L’ « opposition marquée » louée par Stockhausen passe vraisemblablement par un débit très
contrôlé et hautement variable. La limite de l’exemple vient du fait qu’il soit tiré d’un opéra
étranger. Ainsi que le soulignait en 1839 un critique musical à l’encontre du compositeur
Blondeau qui vient de traduire une méthode italienne :
« L’auteur écrit en vue du chant italien qui, à certains égards, diffère du chant
français. Ce n’est pas qu’il y ait deux manières d’émettre la voix, de la rendre pure,
sonore, accentuée. Mais l’expression et les convenances dramatiques ne sont pas
les mêmes sur la scène française que sur la scène italienne. Et, sous ce rapport, le
286
Charles Delprat, « De la prononciation dans le chant », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie
internationale, 1870, p. 155.
287
Voir la recherche de la vocalité d’un rôle en rapport avec le caractère du personnage in Manuel Garcia fils,
e
« 2 partie / De l’expression / l’union », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 60.
288
Claire Hennelle, Rudiment des chanteurs, Paris : Meissonnier, 1843, p. 22.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 137
traité de Marcello Perino ne peut servir de guide à nos chanteurs. Nous savons
qu’un de nos meilleurs professeurs, M. Delsarte, élabore dans le silence un vaste
travail sur l’art du chant, dans lequel cette lacune que nous signalons sera
comblée. 289 »
Malheureusement, le traité en question ne fut jamais publié… Ainsi que nous l’avons déjà
vu, Delsarte était également adepte d’une recherche de profondeurs et de contradictions
dans la diction expressive 290, matière qu’il enseignait ponctuellement au Conservatoire 291.
La description d’un cours de Delsarte, que nous pouvons situer vers 1857 environ, car c’est à
ce moment que l’auteur fait paraître un premier opuscule résumant l’enseignement du
maître, permet de situer la correction dans le déroulement de la leçon :
Les réactions du pédagogue tandis que l’élève exécute un morceau sous son contrôle sont
aussi des signaux qui peuvent être plus ou moins explicites, voire devenir des indications
pour corriger un paramètre défectueux de l’interprétation dans l’instant et sans devoir
interrompre l’exécution.
289
F. Danjou, « Revue critique », Revue et Gazette musicale de Paris, 26 mai 1839, p. 165.
290
« Ici tu seras pathétique, là tu seras menaçant ; ici tu prendras soin qu'une légère teinte d'ironie perce sous
les apparences de la politesse, là il faudra que ton geste semble démentir involontairement tes paroles. […]
Voilà ce qu'il te faut exprimer. Maintenant comment vas-tu faire ? Que vas-tu faire de tes bras, de ta tête, de ta
voix ? Connais-tu les lois de ton organisation ? Sais-tu comment il faut s'y prendre pour exprimer ce que tu
ressens ? pour être pathétique, noble, comique, familier, pour représenter la clémence d'Auguste ou l'ivresse
d'un cocher ? Il apprend en un mot au chanteur, à l'acteur, les lois de ce langage, de cette éloquence que la
nature a mise dans nos yeux, dans notre gosier, dans les sons étouffés ou éclatants de la voix, dans
l'accentuation de la parole. » (Adolphe Guéroult, « Cours de chant et de tenue dramatique par M. Delsarte »,
Revue et Gazette musicale de Paris, 20 octobre 1839, p. 411).
291 er
Même s’il n’y est pas titulaire d’une classe, Delsarte enseigne au Conservatoire : « En date du 1 février,
M. Delsarte ne sera plus payé au mois mais à la leçon, comme autrefois. » (Eugène Deligny, Rapport, 18 janvier
1856, F-Pan, F/21/1065/3).
292
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 95-96.
138 UNE ECOLE DE CHANT
La notion d’école nationale prend tout son sens lorsque l’on s’aperçoit que les modèles et
les professeurs ne font souvent qu’un 293, avec en toile de fond une grande proximité des
institutions parisiennes (Opéra, Opéra-Comique, Conservatoire). Si les axes principaux et les
objectifs de la formation du chanteur semblent unanimement partagés, ainsi que le savoir-
faire requis pour interpréter une partition (déclamation, phrasé, agréments, ornementation,
coloration…), une définition de la pratique vocale fondée sur la réalisation technique paraît
beaucoup plus problématique. À chaque question posée sur la prise d’air ou le son lié, divers
sons de cloche rendent délicat de distinguer une direction générale – l’uniformité étant
toujours battue en brèche par des originaux, à quelque époque que ce soit. Comme Stendhal
visitant le château Saint-Ange, « on frémit quand on songe à ce qu’il faut de recherches pour
arriver à la vérité sur le détail le plus futile 294 » à propos d’un enseignement qu’on n’a pas
reçu ni observé, et face à une quantité astronomique d’écrits qui viennent plus souvent se
contredire que clarifier les choses. Autant il est nécessaire de trancher pragmatiquement les
nœuds gordiens soulevés par l’interprétation vocale d’un morceau pour toute application
actuelle ou virtuelle, en s’aidant d’intuition et de choix personnels, autant l’incertitude nous
semble parfaitement acceptable scientifiquement ; aussi restons-nous très prudents dans le
cadre d’un travail de recherche fondamentale. C’est même conceptuellement une force que
d’intégrer des paramètres fluctuants, plutôt que de les résumer à une pseudo-constante, et
la voie la plus sûre vers la prise en compte des bons invariants.
Ainsi, les querelles esthétiques ou techniques que l’on a pu observer montrent
paradoxalement une école très unie, et le débat exceptionnellement ouvert qui anime la
place parisienne, sans exclure même les pédagogies les plus baroques. Parmi les candidats
jugé aptes à recevoir une formation gratuite et prestigieuse, un certain nombre ne seront
pas directement intégrés aux troupes à leur sortie de l’institution. Que deviennent ces
élèves ? L’article 39 du règlement de 1841 indique un des moyens de contrôle du
fonctionnement du Conservatoire mis en place par le ministère de tutelle : « Il nous est
293
« Quant à la prononciation elle-même, j’éprouve, je l’avoue, quelque embarras à définir par le raisonnement
une chose que l’on doit directement apprendre des leçons d’un bon maître […] Ce que j’en sais, je l’ai appris à
l’école du professeur par excellence, de Ponchard lui-même, qui a été un modèle parfait dans l’art de bien dire
en chantant. » (Charles Delprat, « De la prononciation dans le chant », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris :
Librairie internationale, 1870, p. 151-152).
294
M. de Stendhal, Promenades dans Rome, tome 2, Paris : Delaunay, 1829, p. 37.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 139
adressé par le directeur des états trimestriels constatant l’entrée et la sortie des élèves. 295 »
Nous avons analysé les informations portées à la connaissance du ministre pour justifier la
sortie des chanteurs sur toute la période, c’est-à-dire le devenir de 766 élèves issus des
classes de chant, opéra, opéra-comique ou choristes (voir diagramme circulaire en annexe
1g). L’état dressé à l’issue du deuxième trimestre 1842 est assez représentatif de la variété
des situations rencontrées :
En effet, sur cinq chanteurs sortis du Conservatoire entre 1842 et 1856, un a été
immédiatement engagé par un théâtre ; un a été rayé des listes sur décision du comité qui a
jugé son niveau trop faible ; deux ont donné leur démission ou ont été exclus pour absences
répétées ; le dernier a déménagé. Les seuls dont il soit établi qu’ils ont trouvé un emploi sont
ceux pour lesquels l’engagement est précisé. La mission du Conservatoire en tant qu’école
supérieure d’enseignement professionnel est alors parfaitement remplie. Face à la
suppression de sa classe décidée par le conseil, Édouard Batiste met en avant « les services
nombreux, quoique modestes, qu[’elle] rend aux divers théâtres lyriques [ :] plus de deux
cents excellents choristes jeunes, sont sortis de cette classe où à chaque instant l’Opéra,
l’Opéra-Comique, le Théâtre-Lyrique et les autres théâtres de Paris et de la province
viennent se recruter. 297 » Pour les autres, et surtout pour ceux qui sortent sans récompense,
il n’existe aucun répertoire systématique permettant de savoir ce qu’ils sont devenus, pas
même de recueil des nécrologies. Aux yeux du Conservatoire, Stockhausen reste à tout
jamais ancien « élève de chant, parti en province 298 » alors qu’il fut membre de la troupe de
l’Opéra-Comique de 1856 à 1859. Les élèves du pensionnat bénéficient du meilleur suivi à
295
« Règlement du 9 novembre 1841 » cité d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire Impérial de
musique et de déclamation, Paris : Lévy, 1860, p. 304.
296 e
Voir l’État nominatif des mutations survenues parmi les élèves pendant le 2 trimestre 1842, F-Pan,
F/21/1290.
297
Édouard Batiste, lettre autographe à Camille Doucet, président de la commission de réorganisation du
Conservatoire, non datée [ca1870], F-Pan, F/21/1284.
298 e
État nominatif des mutations survenues parmi les élèves pendant le 3 trimestre 1849, F-Pan, F/21/1290.
140 UNE ECOLE DE CHANT
l’issue de leurs études car leurs débuts sont assurés par contrat. Pour autant, Holtzem, qui
n’a même pas obtenu de Prix, n’est pas abandonné à lui-même :
Non seulement le professeur place son élève, mais le Conservatoire constitue également un
réseau professionnel tout au long de la vie entre les élèves qui y passent de longues années
à travailler côte-à-côte – dans la classe de chant s’ils ont le même professeur, dans les
classes d’ensemble ou de déclamation à défaut. Bien plus tard dans sa carrière, Holtzem
retrouve d’anciennes connaissances à des postes clefs :
299
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 62.
300
Ibidem, p. 243.
L’APPRENTISSAGE AU CONSERVATOIRE 141
« C’est avec un juste sentiment de satisfaction que je vis presque tous mes
collègues, après la publication de ma méthode de chant, basée sur la prononciation,
s’emparer de mes idées et abandonner les études sur la voyelle â, employée
exclusivement jusque-là, sans toutefois dépasser les cinq voyelles usuelles, mais
sans indiquer, du reste, que ce changement survenu dans leur enseignement était
dû à mes observations et à mes recherches sur l’émission de la voix. 301 »
Réciproquement, chacun est fier de rattacher sa méthode à des chanteurs illustres auxquels
il a donné la réplique ou qu’il a fréquentés. Ainsi Jules Lefort (1822-1898) attribue volontiers
une idée importante au ténor François Wartel (1806-1882) :
« François Wartel est le premier professeur qui ait employé ce moyen de trouver la
place naturelle de l’émission de la voix, en faisant faire à ses élèves tous leurs
exercices à bouche fermée. 302 »
Hormis les inévitables querelles portant sur des points de détail, toute la profession marche
au même pas et les yeux rivés sur les grandes scènes parisiennes pour en déduire non
seulement la mode en termes de vocalité mais aussi les derniers raffinements du style, de
sorte que, très dynamique et vivante, la tradition évolue sans heurts :
« [L]es embellissements du chant sont, comme toute autre chose, soumis au frivole
empire de la mode ; ils changent de nature et de formules après une période de
vingt ou trente ans, et deviennent plus ou moins surannés. La méthode et les
principes de l’art du chant sont immuables, à toutes les époques ; mais ce qu’on
nomme goût et style vieillit avec les Professeurs qui l’enseignent. C’est à ces
derniers à régénérer, en quelque sorte, leur imagination, en écoutant les grands
301 re
Jules Lefort, « Avant-propos », L’émission de la voix chantée, Paris : Lemoine, 1892 [1 édition 1865], p. 3.
302 re
Jules Lefort, « Le son à bouche fermée », L’émission de la voix chantée, Paris : Lemoine, 1892 [1 édition
1865], p. 12.
142 UNE ECOLE DE CHANT
chanteurs modernes, dont les succès universels peuvent faire autorité, relativement
aux innovations susceptibles d’être introduites dans le style du chant. 303 »
303
Alexis de Garaudé, « Des divers ornements du chant », Méthode complète de chant, seconde édition, Paris :
L’Auteur, 1841, p. 45.
Chapitre 2
Les ficelles du métier
Après avoir identifié les principes de pose de voix et de déclamation lyrique dans l’école
française au milieu du XIXe siècle, nous voulons envisager le chant dans le contexte d’une
représentation théâtrale. Il s’agit également de mettre petit à petit en perspective des
évolutions esthétiques et techniques dans la pratique vocale entre 1837 et 1871. Un
phénomène historiographique, que le chercheur Olivier Bara qualifie d’« obsession de
l’évènement fondateur dans le romantisme institué 2 », nous a amené à consacrer quelques
pages au « [17]89 du chant 3 », c’est-à-dire au début de Duprez dans Guillaume Tell – opéra
souvent considéré comme un des signaux de l’avènement du romantisme lyrique 4. Il faudra
notamment faire la part du mythe et de l’information historique crédible, concernant la
vocalité déployée par le célèbre ténor dans le rôle d’Arnold. Plus généralement, l’art de
l’effet et les « révolutions » dans les moyens expressifs employés par les chanteurs seront au
cœur de nos analyses. Le présent chapitre sera donc particulièrement centré sur le savoir-
faire scénique et sa tradition.
N.B. Ce chapitre est dédié à Christophe Crapez, qui connut les derniers soubresauts de l’ancien monde en
début de carrière, et dont le savoir-faire consommé permet de garder sous contrôle les situations les plus
glissantes (réplique sautée, trou de mémoire, retard pour une entrée, accessoire manquant, décalage avec la
fosse, incident dans la salle, malaise en coulisse, panne de commande d’éclairage, erreur de manipulation de
rideau…) – si bien que, dès qu’il paraît en scène, tous ses partenaires se détendent et jouent plus
généreusement. Une mention spéciale va également à Véronique Housseau et Angéline Le Ray, pour lesquelles
nous conçûmes des versions alternatives des rôles dont elles ont assuré les doublures avec un
professionnalisme exemplaire.
1
Stéphen de La Madelaine, « Esthétique et mécanisme des traits », Chant / Études pratiques de style vocal,
Paris : Albanel, 1868, vol. 2, p. 146.
2
Olivier Bara et Alban Ramaut dir., Généalogies du romantisme français, Paris : Vrin, 2012, p. 253.
3
Voir la citation de Deldevez dans notre introduction générale.
4
Voir Joseph D’Ortigue, De la guerre des dilettanti ou De la révolution opérée par M. Rossini dans l'opéra
francois, et des rapports qui existent entre la musique, la littérature et les arts, Paris : Ladvocat, 1829, p. 65.
144 UNE ECOLE DE CHANT
Préambule
Il est assez facile de montrer l’existence d’un chant scénique, impliquant pour les interprètes
le recours à des compétences spéciales, à des ressources physiques extrêmes 6 et à une
virtuosité particulièrement extravertie 7. Les méthodes regorgent de préventions, de
préceptes concernant une vocalité idéale, toujours tempérés par la réalité concrète des
situations pratiques : il convient par exemple de toujours chanter avec facilité, « sans
chercher l’excès ni l’exagération des notes graves ou aigües, défaut qui ne trouverait à la
rigueur son excuse que dans la pratique du chant théâtral. 8 » Ce défaut est notamment
constitutif de l’effet comique dit du « chant au lutrin », exagération typique de l’emploi de
Trial 9, supposément imité ou parodié de la pratique des chantres à l’office. Libération pour
Duprez, qui s’aguerrit à l’exercice lors de son séjour en Italie, l’espace du théâtre est une
contrainte pour le baryton Jules Stockhausen (1826-1906), qui associe ses progrès au dicton
« nécessité fait loi » :
5
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 80.
6
« Il est indéniable que le chant dramatique […] est un danger pour l’organisme vocal ; surtout lorsqu’on
pratique le déchirement, effet par excellence quand on en use à bon escient, mais dont l’excès est des plus
pernicieux. Del Sarte était trop sérieusement artiste pour ne pas sacrifier, à certains moments, sa voix à ses
effets pathétiques ; mais il avait grand soin de prémunir les élèves contre l’abus du moyen » (Angélique
Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 208).
7
« Dans le style gracieux et léger, dans la musique théâtrale surtout, beaucoup de morceaux exigent […] des
ornemens d’une gracieuse élégance, des traits brillants et difficiles qui attestent de l’habileté du chanteur. »
(Alexis de Garaudé, « Des divers ornements du chant », Méthode complète de chant, seconde édition,
Paris : L’Auteur, 1841, p. 41).
8
Laure Cinti-Damoreau, « Conseils aux jeunes élèves », Développement progressif de la voix, Paris : Heugel,
[1855], p. 8.
9
« CHANTER AU LUTRIN. – Donner de la voix dans le haut ou dans le bas […] ; les basses-tailles et les Trials
chantent au lutrin » (Théophile Dumersan, Manuel des coulisses, Paris : Bezou, 1826, p. 20).
LES FICELLES DU METIER 145
« Je dois à la scène de toucher au but. Sans ce vaste espace, cette salle aux
mauvaises qualités sonores, cet orchestre par-dessus lequel il faut toujours arriver à
passer avec de vrais sons de poitrine masculine, je n’y serais jamais parvenu. […] Le
salon et l’air chaud rétrécissent la voix, l’espace et l’air plus frais de la scène la
développent et la conservent. 10 »
Sans surprise, le bruit de l’orchestre et la puissance de la voix des partenaires imposent une
adaptation drastique au chanteur, et réclament de son instrument des efforts
inaccoutumés 11, pour produire des sons à la limite du cri 12. Leur collègue Louis-Alphonse
Holtzem (1827-1897) avertit les élèves débutants de ne pas tout miser sur cette carte
dangereuse :
D’autres défauts peuvent devenir des atouts 14 pour forcer l’admiration du public,
notamment le souffle audible :
10
Jules Stockhausen à son père Franz Anton Stockhausen, 16 février 1857 et 14 mai 1857, in Geneviève
Honegger, Jules Stockhausen, Itinéraire d'un chanteur à travers vingt années de correspondance 1844-1864,
Lyon : Symétrie, 2011, p. 202-204.
11
Le progrès nécessaire du point de vue du timbre pour faire face à la texture de l’accompagnement, qui se
e
densifie au cours du XIX siècle, est décrit par Michael Lee Smith Jr., Adolphe Nourrit, Gilbert Duprez, and the
high C: The influences of operatic plots, culture, language, theater design, and growth of orchestral forces on
the development of the operatic tenor vocal production, thèse d’interprétation, Alfonse Anderson dir.,
Université du Nevada, 2011, p. 108-118.
12
« Habeneck […] écrase par le diapason trop élevé de son orchestre les voix des chanteurs et des chanteuses.
Par exemple, dans le morceau d’Amour sacré de la patrie, c’était qui crierait [sic] le plus fort de Duprez et de
Massol, afin de couvrir les instruments » (« Chronique parisienne » datée du 20 février 1840, Le Monde
dramatique, 1840, p. 110).
13
Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 78.
14
Voir par exemple dans la méthode d’Enrico Delle Sedie, L’art lyrique, Paris : Escudier, 1874, les usages
expressifs de l’air entre les notes dans les vocalises (p. 19), des sons traînés (p. 22), du tremblement et des sons
rauques (p. 88).
15
Augusto Bendelari, Méthode complète et pratique de chant pour les voix de baryton & de basse chantante,
Paris : Durdilly, 1889, p. VII.
146 UNE ECOLE DE CHANT
« – Ainsi, quand vous voulez exprimer une terreur profonde, et que vous prononcez
en parlant ces mots : « Oh ! mon Dieu ! » en forme d’a parte, la voix est si
complètement détimbrée, que ces paroles ne sont en quelque sorte qu’un
soupir. 16 »
Cependant, la frontière entre un effet réussi (ce terme sera défini plus bas) et un maniérisme
de mauvais goût est vite franchie. Holtzem s’insurge ainsi contre une ficelle trop apparente,
le « hoquet dramatique », sorte de tic qui indique une technique déficiente :
Le reproche porte surtout sur le résultat esthétique déplaisant à entendre, puisqu’en soit la
démarche de masquer ses limites par un effet apparaît bénéfique. L’auteur en appelle au
jugement du public d’une manière qui suggère que l’on peut et doit apprendre de lui : c’est
là le véritable trésor de l’expérience. Notons que ce second degré de l’apprentissage se fait
en aveugle, comme le premier degré se faisait en sourd : de même que le chanteur ne
pouvait se rendre compte du son de sa voix à l’extérieur de son corps, le chanteur sur scène
ne peut juger de l’effet (musical et théâtral) perçu depuis la salle. L’idée d’un
perfectionnement « sous les feux de la rampe » est particulièrement bien formulée dans un
discours prononcé lors de la distribution des prix au Conservatoire en 1846, à partir duquel
nous allons détailler ce que le développement du talent des chanteurs devait supposément
1° à l’habitude de s’exercer sur les planches du théâtre ; 2° aux retours critiques, fruits de
l’appréciation du spectacle par une « société d’élite » ; 3° à l’habitude de déchiffrer le
« murmure du public » afin de se corriger puis d’anticiper ses réactions :
16
Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868, vol. 1, p. 92-93.
17
Louis-Alphonse Holtzem, Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 143.
LES FICELLES DU METIER 147
que sous les feux de la rampe et au bruit des applaudissements d'une société
d'élite. 18 »
18
Discours de M. de Kératry pour la distribution des prix, prononcé le 6 décembre 1846 et reproduit dans le
Moniteur universel du lendemain, cité d’après Constant Pierre, Le Conservatoire de musique et de déclamation,
Paris : Imprimerie nationale, 1900, p. 941.
19
« Le Conservatoire ne peut donner que de bons principes. Quant à la pratique de l’art, elle ne s’apprend que
devant la rampe » (P.-A. Fiorentino, « Revue musicale. Conservatoire royal de musique et de déclamation.
Concours de1846 », feuilleton du Constitutionnel du 9 août 1846, p. 2.
20
Le chevauchement des cours rend le travail difficile pour beaucoup de professeurs de solfège, ou même de
déclamation lyrique. Ce problème persiste largement au-delà de la période que nous étudions, et suscite
particulièrement de commentaires au début du directorat d’Ambroise Thomas, à un moment où les absences
sont comptabilisées avec beaucoup de minutie : « Les élèves [de solfège] arrivant forcément en retard d’une
demi-heure et plus, et ne pouvant ni étudier ni préparer les scènes qu’ils ont à travailler avec moi. […] Je restai
donc encore à attendre la plupart de ces jeunes gens jusqu’à 11 heures ¾, en compagnie de quelques zélés qui
restaient à jeun pour ne pas perdre leur leçon… A midi et demi, les élèves de MM. Laget et de Bax vont à leur
classe de chant. C’est à peine s’il me reste une heure pour une classe comme celle de l’opéra, qui, plus que
toute autre, exige la présence de tous les élèves. » (Obin à Ambroise Thomas, le 7 février 1872, F-Pan,
o
AJ/37/71, dossier Obin, pièce n 38).
21
« [Les élèves] ne pourront se refuser de concourir à l’exécution des exercices dramatiques, lyriques et
symphoniques qui auront lieu dans le sein du Conservatoire, et devront se rendre avec exactitude aux
répétitions pour lesquelles ils seront convoqués. » (« Règlement de police intérieure de décembre 1842 » cité
d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire Impérial de musique et de déclamation, Paris : Lévy,
1860, p. 315).
22
« Moi-même j’ai dû [, lors de mes études au Conservatoire,] servir de choriste, et passer des journées
entières, appuyé contre un portant de coulisse, alors que j’aurais pu utiliser bien autrement tant d’heures
sacrifiées en pure perte » (Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris :
Girod, 1865, p. 96).
23
L’emploi est similaire, d’où la confusion d’Holtzem, mais il s’agit en fait ici de Lysandre (voir Constant Pierre,
op. cit., p. 505, programme du 16 mai 1852).
148 UNE ECOLE DE CHANT
Nous avons pu retrouver les « quatre lignes » en question. Le détail des reproches adressés
par Fiorentino à Holtzem constitue un résumé des remarques formulées par les professeurs
lors des examens précédents. Morin écrit dans son rapport avant l’examen trimestriel du 13
décembre 1851 : « Froid, mais travaillant assez pour espérer qu’il arrivera tant bien que mal
à quelque chose.25 » Un semestre plus tard, nous retrouvons le même terme sous la plume
du critique :
Ce jugement lapidaire sur la voix d’Holtzem est essentiellement partagé par Ponchard, qui
écrit dans son rapport avant l’examen trimestriel du 15 juin 1852 : « La voix de cet élève ne
s’améliore pas, elle reste sèche et sans timbre.27 » Suite à son échec, les efforts d’Holtzem
pour progresser le dirigent tout naturellement vers une pratique plus régulière de la scène
en conditions réelles. L’expérience vécue est en soi une formation pour ces apprentis
acteurs-chanteurs :
Son activité parallèle aux cours du Conservatoire semble porter des fruits, puisqu’à compter
d’avril 1852, Morin ne note plus que du progrès chez son élève 29. De fait, l’année suivante,
l’exercice public se passe mieux pour lui :
24
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 55-56.
25
F-Pan, AJ/37/270*, fol. 127r.
26
P. A. Fiorentino, feuilleton du Constitutionnel, 25 mai 1852.
27
F-Pan, AJ/37/271*, fol. 77r.
28
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 56.
29
Voir F-Pan, AJ/37/271*, fol. 15r, 90r, 159r et 272*, fol. 10r, 80r.
LES FICELLES DU METIER 149
« Après plusieurs examens passables, on me confia un petit rôle dans la Pie voleuse
(Gazza ladra) de Rossini, à un exercice public d’élèves. […] J’eus le rôle de trial,
c’est-à-dire que je représentais le vieux juif. Quoique ce rôle fût effacé, je
m’appliquai d’autant plus à le bien rendre. Je m’aidai du costume et de la
physionomie, que je tâchai de mettre en rapport avec mon personnage et je réussis,
car mes aptitudes s’étaient développées pour le vis comica. Je soignai l’exécution
des deux petits couplets que j’avais à chanter ; et la presse eut un mot d’éloge [30]
pour mon modeste rôle, ce dont je fus bien fier ! 31 »
Une fois le temps des études au Conservatoire achevé, la « société d’élite » qui doit
prendre le relais des professeurs de chant est justement celle des critiques professionnels,
dont les artistes lisent attentivement les jugements. En plus de rendre compte du potentiel
et du niveau des chanteurs, les journalistes n’hésitent pas à leur donner des conseils pour
améliorer leur prestation :
Nous retrouvons la question de ménager sa voix durant toute la durée d’une soirée.
Si les réflexions du petit cercle des spécialistes peuvent constituer un retour constructif et
régulier sur les prestations à la scène, les « murmures » du public sont le fait d’une
sensibilité collective plus large et différente ; tout en recherchant ses faveurs, les artistes
sont hésitants à confier le destin de leur art à cette entité versatile et très inégalement
instruite dans l’art. Plus loin dans sa méthode, Holtzem met en garde contre le peu de
perspicacité des spectateurs qui leur fait souvent prendre des vessies pour des lanternes, ou
vice-versa :
30
« M. Holtzem, élève de Ponchard, a dit très spirituellement le petit air du marchand forain et a fait beaucoup
rire » (P. A. Fiorentino, feuilleton du Constitutionnel, 14 juin 1853).
31
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 54-55.
32 er
Albert L’Hôte, « Mlle Skiwa », La France musicale, 1 mars 1868, p. 64.
150 UNE ECOLE DE CHANT
« L’artiste n’est certes pas infaillible, car en scène il ne se voit pas toujours, et ne se
connaît pas. Souvent même, une erreur grossière produit de l’effet sur une certaine
fraction du public, tandis qu’un détail gracieux, bien senti, bien exprimé, passera
inaperçu ou produira une impression diamétralement opposée. 33 »
« Quelque regret que puisse éprouver un artiste à voir le public applaudir, chez un
autre, des effets de chant d’un goût douteux, il doit résister à la tentation de
chercher à son tour le succès par les mêmes procédés et garder sa foi artistique, –
certain, d’ailleurs, que le public rendra tôt ou tard justice à la correction de son style
et à la pureté de son goût. C’est souvent un placement à longue échéance, mais
c’est un placement absolument sûr. 35 »
On pourrait estimer, avec le peintre Rodolphe Töpffer (1799-1846), que c’est justement la
critique autorisée qui finit par forger une écoute plus enthousiaste des artistes qu’elle
encense :
33
Louis-Alphonse Holtzem, « Revers de la médaille », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 203.
34
Auguste Laget, Le Professeur de chant malgré lui, Toulouse : Chauvin, 1902, p. 23.
35
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 225.
LES FICELLES DU METIER 151
pensent pour lui, qui sentent pour lui, qui jugent, qui parlent pour lui. En toutes
choses, le public est à la queue de tout le monde. 36 »
La sagesse de Faure est celle d’un chanteur qui fut le premier de son rang, et porte le cachet
de l’accomplissement pratique. Or, si le chant théâtral est sujet à des excès qu’il faut parfois
tempérer, c’est parce qu’il répond à des contraintes extrêmes : comment se faire entendre
et faire entendre des nuances par-dessus un orchestre, par-delà une fosse, dans un espace
gigantesque ? De même que le son et le texte doivent être audibles, le jeu, qui renforce
l’expressivité et la sémantique, doit être intelligible malgré l’éloignement. Il faut alors
souligner les traits par le maquillage 37 et modifier l’articulation. Nous aurons l’occasion dans
les pages qui viennent de comprendre à quel point la prononciation scénique serait déplacée
et risible dans les salons d’un hôtel parisien, en découvrant quelles transformations
extrêmes pouvaient sembler nécessaires à la transmission du texte.
36
Rodolphe Töpffer, Essai sur le beau dans les arts, Paris : Hachette, 1858, p. 129.
37
L’analogie entre le maquillage de scène et la diction élargie pour augmenter simultanément la portée de la
communication verbale et non-verbale nous a été suggéré par une méthode tardive : « Observant les exigences
d’une belle articulation, on remarque que, si le R n’est pas ”roulé“, cela ressemble à un artiste maquillé dont
les lèvres, ou les yeux, auraient été oubliés. Le R, alors, se perçoit mal, comme le R d’un Anglais qui parle le
français. » (José Delaquerrière, Savoir chanter, London : Richardson, 2008, p. 86).
152 UNE ECOLE DE CHANT
Figure 9 – Honoré Daumier, Un rôle désagréable à jouer en ce moment, in Le Charivari, 11 mai 1859.
LES FICELLES DU METIER 153
38
Eugène Ponchard, « De la prosodie dans le chant », Le Ménestrel, 27 juin 1841, p. 1.
39
Pour les publics parisiens, voir Steven Huebner, « Opera Audiences in Paris 1830-1870 », Music & Letters, vol.
o
70 n 2, mai 1989, p. 206-225. Pour la province, voir Auguste Laget, « Physiologie du public », Le chant et les
chanteurs, Paris : Heugel, 1874, p. 324-325 (extrait reproduit en annexe 2a).
40
Voir Martin Kaltenecker, L’Oreille divisée, Paris: MF, 2011.
41
Voir Emmanuel Reibel, L’Écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris : Champion, 2005.
42
Voir la réception de la réaction déplacée de Rosine Stoltz analysée par Kimberly White, The Cantatrice and
the profession of Singing at the Paris Opera and Opera-Comique 1830-1848, thèse, Steven Huebner dir.,
Université McGill, 2012, p. 237.
43
« Je m’avance souvent le plus près possible de la rampe, pour y rencontrer la force précieuse qui se puise au
contact de ce public si intelligent et si sympathique de l’Opéra de Paris » (Adolphe Nourrit, discours rapporté
par César Daly, « Concours pour le grand Opéra de Paris. Deuxième partie », Revue générale de l’architecture et
des travaux publics, vol. 19, 1861, col. 96, cité d’après Rémy Campos et Aurélien Poidevin, La Scène lyrique
autour de 1900, Paris : L’œil d’Or, 2011, p. 180).
154 UNE ECOLE DE CHANT
a) Définition
e
Il nous semble qu’au XIX siècle, toutes ces questions trouvent des éléments de réponse
dans une théorie de l’effet. Une anecdote prête d’ailleurs à Garat le mot « Vous ai-je fait de
l’effet ? – Sans doute. – Je n’en veux pas davantage. 44 », comme pour signifier que cet
accomplissement constitue le point d’aboutissement de tout le travail de l’artiste, et en
constitue la récompense ultime. La sixième édition du Dictionnaire de l’Académie donne, à
l’orée de notre période, la définition suivante :
C’est donc à l’artiste de produire, quitte à trahir des impératifs moraux ou esthétiques, « une
combinaison qui frappe les yeux, captive l'esprit, touche le cœur 46 » à partir du canevas de
la scène à jouer, laquelle risque fort de rester lettre morte sans son intervention volontaire
au cours de la représentation. En cas de tentative infructueuse, on dit que l’acteur « fait un
fourre » 47. « Captiver l’attention », tenir l’auditoire en haleine, c’est donc déjà réaliser un
effet, indépendamment de la difficulté vocale mise en œuvre à ce moment. Un silence,
parce qu’il est rompu ou prolongé, constitue aussi bien un effet qu’une note tenue ou un
trait virtuose :
« Ici une ritournelle de deux mesures qu’il faudra faire suivre d’un silence beaucoup
plus long que le demi-soupir qui précède le récitatif. Il est nécessaire que l’élève soit
systématiquement initié aux mystères d’un pareil effet, et qu’il apprenne à
comprendre ‘’l’éloquence du silence’’, comme disait un jour M. de Saint-Georges en
parlant des grands effets de la déclamation, que sa profonde habitude de la scène
44
François-Joseph Fétis, « Nouvelles de Paris. Théâtre royal italien. Représentations au bénéfice de Mlle
Sontag. Don Giovanni, musique de Mozart », Revue musicale, 27 novembre 1829, p. 421-425, cité d’après Rémy
Campos, François-Joseph Fétis musicographe, Genève : Droz, 2013, p. 479.
45 e
« Effet », Dictionnaire de l’Académie, 6 édition, 1832-1835, vol. 1, p. 610.
46
Émile Littré, « Effet », Dictionnaire de la langue française, Paris : Hachette, 1874, vol. 2, p. 1306.
47
« FOURRE (faire). – Employer tous ses moyens pour produire de l’effet, et ne pas réussir. » (Théophile
Dumersan, Manuel des coulisses, Paris : Bezou, 1826, p. 53). Pour parler de l’absence de public à une
représentation ou, par métonymie, d’une pièce qui chute, on orthographie plutôt « un four ».
LES FICELLES DU METIER 155
lui rend aussi familiers qu’au meilleur tragédien. Les artistes dramatiques appellent
cela ‘’prendre un temps.’’ 48 »
Lorsque le public est suspendu aux lèvres du chanteur, la notion de temps est abolie : on
sent le silence se faire, la respiration s’arrêter ou bien se régler sur celle de l’artiste 49 qu’on
observe, qu’on guette, auquel on s’identifie. Typiquement, on décrit cette situation à propos
des débuts, où la curiosité est à son comble et où la réaction du public sanctionne une
épreuve décisive 50. Ainsi, à la réserve des auditeurs qui découvrent un artiste se mêle
l’appréhension de celui-ci, comme dans le cas de Catherine Hayes à Marseille le 10 mai
1846 :
« Elle surveillait les réactions du public, cependant celui-ci lui opposait un silence
absolu – pas d’acclamations, aucune marque qu’ils l’approuvaient, rien pour lui
indiquer comment elle s’en tirait, seulement le silence. L’absence
d’applaudissements spontanés la perturbait fortement. 51 »
« Une fois seul en scène, l’épaisseur du silence qui se fit m’effraya. Je chantai le
récit : Il me parle d’hymen, jamais, etc. De même qu’à la répétition générale, une
sorte de frou-frou, dont je ne compris pas le sens, l’accueillit du haut en bas de la
48
Stéphen de La Madelaine, « Leçon sur un air du Freyschütz », Chant / Études pratiques de style vocal, Paris,
Albanel, 1868, vol. 1, p. 110. Voir aussi Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 240 : « la tenue
du [point de repos] a une durée arbitraire ; le goût du chanteur en détermine la valeur ; mais on comprend que
ce sentiment ne peut s’acquérir qu’avec le temps ».
49
Un chanteur professionnel écoutant un confrère interpréter un morceau qu’il connaît sera naturellement
porté à respirer comme s’il chantait, par un phénomène de mimétisme acquis durant les études de chant.
50
Les « débuts » sont un certain nombre de représentations (en général 3) lors desquelles un artiste se
présentant devant le public d’une localité où il n’a jamais été entendu ou sur un théâtre prestigieux pour la
première fois doit faire ses preuves. Dans certaines villes, il existe un système de vote ; c’est plus couramment
la simple expression du contentement par des applaudissements ou du mécontentement par des sifflets qui
décide du sort des artistes.
51
« She awaited the reaction from the audience, however […] there was nothing but silence from the audience –
no recognition, no acknowledgement that they accepted her, nothing to tell her how she was doing, just a
solemn silence. […] the lack of spontenous applause […] made her very confused. » (Basil F. Walsh, Catherine
Hayes, 1818-1861 : the Hibernian prima donna, Dublin: Irish Academic Press, 2000, p. 48).
156 UNE ECOLE DE CHANT
salle, et j’entamai mon duo avec le baryton (Dérivis fils), sans savoir si j’avais plu ou
si j’allais échouer. Il faut le dire, j’eus peur !... Mais après la phrase : Ô Mathilde,
idole de mon âme !... le doute ne fut plus possible, un tonnerre d’applaudissements
avait éclaté… L’oppression me quitta, je respirai enfin !... […] des exclamations
approbatives, qui venaient souligner chaque phrase de mes récits, m’enlevèrent
peu à peu tout reste d’appréhension. 52 »
Le point de bascule est parfaitement identifié, car il correspond aussi à l’impression d’un
critique musical présent ce soir-là dans la salle, Hector Berlioz, lequel informe ses lecteurs
des trois temps forts de la représentation :
« Des exclamations de plaisir et de surprise ont accueilli […] la phrase […] et dès ce
moment le succès de Duprez a été décidé. […] On a admiré dans ce passage la
sensibilité et la méthode unies à un organe d’une douceur enchanteresse. […]
Nous avons entendu avec […] surprise […] l’audacieux artiste chanter à voix de
poitrine, en accentuant chaque syllabe, les si naturels aigus de l’andante O ciel ! ô
ciel ! je ne te verrai plus ! […] Un silence de stupeur régnait dans la salle, toutes les
respirations étaient suspendues, l’étonnement et l’admiration se confondaient dans
un sentiment presque semblable à la crainte ; […] on juge des transports qui ont
éclaté à la dernière mesure ! […]
[Puis, un] prodigieux grupetto enharmonique [sur Suivez-moi !, effet extraordinaire,
a provoqué] des cris que rien n’a pu contenir [et qui] ont couvert, presque jusqu’à la
fin de la scène, les chœurs, l’orchestre et Duprez 53 ».
Ce compte rendu fait apparaître comme une échelle des réactions 54 sur laquelle se mesure
la portée d’un effet sur le public : la surprise verbalisée immédiatement, la stupeur suivie de
manifestations sonores volontaires, le bis d’une section exigé collectivement, les cris
hystériques de la foule en délire. Il paraît vraisemblable que ces différents stades dussent
être franchis successivement au cours d’une même représentation. À la lecture des
témoignages sur ces deux débuts, il semble que, pour le chanteur, la réussite de la soirée,
couronnement des efforts de plusieurs années de préparation, dépend de l’entrée en
« communion » de son auditoire – phénomène qui doit naître d’un effet remarquable, sinon
52
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 146-148. À noter que ce passage correspond au
sous-titre « Effet de chant » en tête de chapitre.
53
Hector Berlioz, « Guillaume Tell – Début de Duprez », Journal des Débats, 19 avril 1837, p. 1. À propos du
grupetto, voir Isidore Milhès, Guide du chanteur, Paris : Boieldieu, 1854, p. 78.
54
Notons que le silence glacial après une prestation, ou à la fin d’un morceau, marquait alors la désapprobation
du public, et que l’action de faire cesser des applaudissements indus par des « chut » répétés semble à l’origine
du verbe « chuter », c’est-à-dire échouer au théâtre (voir Jean Mongrédien, Le Théâtre-Italien de Paris, 1801-
1831, vol. 1, Lyon : Symétrie, 2008, p. 26).
LES FICELLES DU METIER 157
55
Voir le récit de quelques chahuts rouennais entre 1805 et 1842 in Martine Labourie, Tour de France d’un
ténor 1830-1850, Paris : Christian, 1999, p. 109.
56
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 206.
57
Guarin de Vitry, « Guillaume Tell », Album de l’Opéra, Paris : Challamel, 1844, p. 34.
58
Peut-être pourra-t-on à l’avenir localiser le carnet évoqué dans les mémoires de l’artiste : « Dernièrement j’ai
retrouvé dans de vieux papiers le carnet dans lequel, jour par jour, je prenais mes notes sur ce qui se passait au
théâtre » (Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Calmann Lévy, 1880, p. 173-174). Nos contacts avec
les descendants n’ont pas été couronnés de succès.
158 UNE ECOLE DE CHANT
Insistons d’abord sur le fait que Guillaume Tell est un grand opéra français. C’est la
première œuvre originale de Rossini écrite dans cette langue, après les
traductions/adaptations de Maometto II en Le Siège de Corinthe (1826), Mosè in Egitto en
Moïse (1827) et Il Viaggio a Reims en Le Comte Ory (1828) 59. Les structures rythmiques et la
manière de conduire le phrasé sont très différentes de celles utilisées précédemment par le
cygne de Pesaro, qui s’approprie ici tout un code expressif. Stéphen de La Madelaine qualifie
la différence entre les deux idiomes lyriques dans une de ses leçons écrites :
« La langue française […] n’a pas, il est vrai, la mollesse et la sonorité de la langue
italienne, si éminemment favorable aux tartines musicales ; mais elle possède en
revanche une noblesse et une dignité qui se prêtent merveilleusement aux grands
effets de la scène. La compensation me semble suffisante. 60 »
Ainsi que le professe l’éminent musicographe François-Joseph Fétis (1784-1871), « une belle
articulation des paroles est un des plus puissants moyens d’effet que le chanteur ait à sa
disposition : ce qu’on nomma l’accent 61 ». Dans le système théorique de l’interprétation
vocale le plus communément repris à cette époque, la prononciation correcte (celle de la
langue exactement dite) et l’articulation efficace (le moyen modulable de projeter le texte
en fonction du lieu) sont les parties méthodiques du chant avec paroles, tandis que
l’expression juste – celle qui a les accents de la vérité 62 – est la partie sensible de l’art. Quel
rapport Duprez avait-il à la langue française ?
59
Voir Philip Gossett, Divas and scholars : performing Italian opera, Chicago : University of Chicago Press, 2006,
p. xii pour les dates de création des traductions, p. 386-391 pour Guillaume Tell et p. 300 pour la pratique des
chanteurs de l’Opéra de Paris de réintégrer une partie des fioritures élaguées par Rossini au moment de la
traduction, ce qui contribue à faire de Tell la première œuvre rossinienne divergeant de la tradition du chant
italien.
60
Stéphen de La Madelaine, « Leçon sur un air du Freyschütz », Chant / Études pratiques de style vocal, Paris :
Albanel, 1868, vol. 1, p. 78.
61
François-Joseph Fétis, Méthode des méthodes de chant, Mayence : Schott, 1870, p. 94.
62
Sur le lien entre expression et vérité, voir Bernard Mengozzi et Pierre-Jean Garat, Méthode de chant du
Conservatoire de musique, Partie 2, Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, [1804], p. 83 : « Il n’y a pas
d’Expression sans vérité, il n’y a pas de vérité au-delà, comme en deçà d’un sentiment que l’on doit exprimer. »
La valeur morale du bon chant transparaît dans cette définition.
LES FICELLES DU METIER 159
« Je ne saurais trop engager les élèves à s’inspirer des beaux récitatifs de Gluck,
Spontini, Meyerbeer, Halévy, Bellini, &. C’est à force de déclamer avec l’expression
ou la verve qu’ils exigent, c’est en s’identifiant avec les passions de tout genre qu’on
parvient à développer en soi ce feu sacré, cette énergie brûlante sans laquelle il ne
peut exister de grands chanteurs, et dont Duprez nous offre souvent d’excellens
modèles par son admirable manière de dire le Récitatif. 66 »
Concernant le récitatif, Duprez donne quelques conseils dans sa propre méthode : « Soyez
clair, précis, net. Le récit se chante toujours sur le plein de la voix. Ne soyez jamais lent ni
uniforme. […] Soyez sobre d’ornemens, le récit n’en exige pas. 67 » Rien de bien étonnant,
63
Th. Vauclare, « Académie royale de musique. Madame Stoltz. », Le Monde Dramatique, 1837, p. 166.
64
Gilbert Duprez, L’art du chant, Paris : Heugel, 1846, Troisième partie, p. 106.
65
Gilbert Duprez, L’art du chant, Paris : Heugel, 1846, Troisième partie, « Diction lyrique », p. 108.
66
Alexis de Garaudé, « Du caractère des divers morceaux de chant », Méthode complète de chant, Paris :
L’auteur, 1841, p. 141.
67
Gilbert Duprez, « Du récitatif », L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 108.
160 UNE ECOLE DE CHANT
selon nous, à demander de la variété et de la mesure dans le contexte rhétorique que nous
venons d’évoquer. Il est beaucoup plus curieux de relever le rejet des demi-teintes,
précisément dans un récit très « vécu » ; une de ses élèves confirme que « chaque note était
pleinement timbrée » dans la déclamation de Duprez 68. Bien sûr, détimbrer la voix n’est pas
un moyen très efficace dans la perspective de porter un texte jusqu’aux derniers balcons
d’une grande salle. Il s’agit peut-être aussi de distinguer la pratique du maître de celle
d’autres chanteurs à la même époque, ou plus tard dans le même répertoire. En effet, des
études sur la diction dans l’œuvre de Verdi 69 tendent à montrer que la pureté de l’émission
caractéristique de l’art des castrats et du Bel canto en général était mise en péril par sa
nouvelle esthétique – au grand dam du compositeur lui-même, qui désapprouvait par
exemple les excès de Ristori dans Macbeth 70.
Les adjectifs « clair, précis, net » semblent devoir s’appliquer plutôt au phrasé et à
l’articulation. Or, une méthode spécialement dédiée à l’articulation parue la même année
que celle de Duprez nous apprend qu’« il faut […] souvent doubler en quelque sorte [l]es
consonnes, sans quoi leur véritable et bonne articulation ne parviendrait pas au fond d’une
grande salle 71 ». Un troisième traité contemporain des deux premiers fait le lien avec la
recherche de l’accent, indiquant qu’ « il faut, lorsqu’on veut donner de l’intérêt au mot, que
sa première consonne soit en quelque sorte doublée ou même triplée 72 ». C’est donc non
seulement une sur-articulation permanente mais aussi variable qui est la norme à l’Opéra.
Comme souvent, les méthodes plus tardives décrivent plus finement les techniques ; ici,
c’est un élève de Ponchard qui nous livre en 1870 la solution pour les mots ne commençant
pas par une consonne immédiatement suivie d’une voyelle :
68
« He was a master of his art and was especially great in declamation, as "declamation" was practised at that
time. Now it too often degenerates into a mere forcing of the voice, but with Duprez every note was sung with
the full resonance of its tone, every syllable of the words was pronounced with the distinct and exact value of its
meaning. » (Emma Albani, Forty Years of Song, Londres : Mills & Boon, 1911, p. 29).
69
Voir Marie-Pierre Lassus, La Voix impure ou Macbeth de Verdi, Paris : Klincksieck, 1992, p. 227-233.
Rappelons que Duprez créa le rôle de Gaston dans Jérusalem de Verdi en 1847.
70
Voir Philip Gossett, Divas and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 324.
71
Alexis de Garaudé, 52 études ou exercices de prononciation et d’articulation dans le chant français, Paris :
L’auteur, 1846, p. 5.
72
Stéphen de La Madelaine, « Prononciation, Accentuation, Expression », Physiologie du chant, Paris :
Desloges, 1840, p. 134.
LES FICELLES DU METIER 161
« Pour être bien compris, bien entendu dans une grande salle, on doit altérer
légèrement la prononciation des syllabes à double détente ; ainsi, par exemple,
dans les phrases suivantes […] on doit plus ou moins faire entendre :
S’emperesse à felatter mes désirs.
La mer qui berise sur la pelage.
Pelaisirs du rang superême, / Ekelat de la guerandeur.
[…] Pour bien faire, il faut seulement appuyer sur l’altération indiquée, autrement
dit, faire entendre distinctement les deux mouvements de détente de la syllabe 73. »
Cependant, les traces que nous conservons des techniques traditionnelles de diction
chantée n’étaient pas du goût de tous les esthètes :
Il faut dire que le principe est étendu aux diphtongues dans la méthode de Delaquerrière 75,
et que des substitutions de consonnes voisées au profit de leur équivalent non-voisé y sont
également suggérées (K pour G, P pour B, CH pour J, etc.). Dans une situation où il est très
difficile de se faire comprendre, on peut donc imaginer que la phrase « Dieu de mes pères,
astre qui luit / Je veux la gloire et la beauté » se prononce au final « t(h)i-yeu te mè
p(h)èrr(e) asstrre ki lu(b)i, che f(h)eu la k(e)lou(b)ar(e) é la p(h)oté » (voir § 1.2b) ! La
tendance opposée à ces exagérations 76 ou déformations ponctuelles était représentée au
Conservatoire par Michelot (1786-1856), originellement professeur de déclamation
dramatique (c’est-à-dire en voix parlée) qui souhaitait que l’on passât sous silence les
terminaisons des rimes féminines 77. Cette idée ne séduisit aucune personne impliquée dans
73
Charles Delprat, « De la prononciation dans le chant », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie
internationale, 1870, p. 154-155.
74
Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 19 juin 1870,
p. 229.
75
José Delaquerrière, Savoir chanter, Aymer : Richardson, 2008. Au point de vue de la prononciation, les
techniques exposées dans cette méthode nous semblent représentatives de la pratique de Louis Delaquerrière
à l’Opéra-Comique dans les années 1880, et de l’enseignement qu’il avait reçu avant cela.
76
Voir pour ce mot le jugement d’Auguste Laget, Traité de prononciation, Toulouse : Capdeville, 1883, p. 93.
77
Voir Auguste Laget, « Diction et prononciation », Le Chant et les chanteurs, Paris : Heugel, 1874, p. 235.
162 UNE ECOLE DE CHANT
e
le monde lyrique au XIX siècle, car la fidélité aux intentions des auteurs et à l’usage établi
passait avant de pareilles innovations esthétiques.
Duprez, s’il se défendait de professer l’excès en la matière 78 (conformément aux
principes communément partagés, édictés plus haut par Henriette Nissen-Saloman), ne
répugnait pas à mettre ce principe en œuvre, si l’on en croit une caricature (voir Figure 10)
qui le représente dans le grand final 79 de Guillaume Tell. Voyons jusqu’où nous pouvons
exploiter ce document en lui vouant temporairement une foi aveugle, au risque d’entrer
dans la fiction, et en documentant un maximum de paramètres manquants pour réaliser son
« archéophonie ».
Figure 10 – Caricature de Duprez dans le rôle d’Arnold, F-Po, estampe non cataloguée, [c1837] © BnF
« Et harrachons Guillaume à ses ferssess !
78
« Trop appuyer sur les consonnes est un défaut : elles sont en général fort rares les occasions où l’artiste est
obligé d’en exagérer l’accentuation. » (Gilbert Duprez, « De la prononciation lyrique », L’Art du chant, Paris :
Heugel, 1846, p. 108).
79
« Le quatrième acte de Guillaume Tell ne se joue guère en entier. […] il vaut mieux […] baisser la toile, ainsi
qu’il est d’usage, aussitôt après les derniers accents du : Suivez-moi. » (Lionel Dauriac, « Le tragique dans
Guillaume Tell », La psychologie dans l’opéra français, Paris : Alcan, 1897, p. 32).
LES FICELLES DU METIER 163
Duprez a semble-t-il construit une gradation entre la première et la seconde fois avec un
« R » quadruplé sur « harrrrachons » et rendu la finale des « ferssess » audible par soucis
d’intelligibilité. L’exagération consubstantielle au genre de la caricature mise à part, le
grondement du R 80 et l’aspiration marquée du H seraient-ils des éléments objectifs de la
« diction parfaite 81 » évoquée par le premier biographe de Duprez à propos de son début du
17 avril 1837 précisément dans le rôle d’Arnold ? Revenons à la partition.
80
Le redoublement du R s’intitule grondement en déclamation baroque mais peut aussi être rapproché du
« ronflement » au théâtre : « C’est appuyer fortement sur les R, surtout quand ils sont redoublés. Le
ronflement produit un très grand effet dans la tragédie et dans le mélodrame. […] Ronfler se nomme encore
faire la roue. » (Théophile Dumersan, Manuel des coulisses, Paris : Bezou, 1826, p. 87-88).
81
Dollingen, « Duprez », Galerie des contemporains, dixième livraison, Paris : Chaix, s.d. [c.1854], p. 4.
82
Le « rôle » est un document rassemblant spécifiquement « ce que doit réciter un Acteur dans une pièce de
e
Théâtre » (Dictionnaire de l’Académie Française, 6 édition, tome 2, Paris : Académie française, 1835, p. 271).
Dans notre cas où les répliques sont intégralement chantées, il s’agit d’une particelle comportant seulement
au-dessus de la basse instrumentale les portées correspondant à Arnold et aux autres lignes de chant
intervenant dans les mêmes numéros.
83
Il est possible que Duprez ait noté des éléments d’ornementation sur un cahier à part, qui en tout cas n’a pas
été conservé comme ceux de sa collègue au Conservatoire Laure Cinti-Damoreau (voir Austen Caswell, “Mme
Cinti-Damoreau and the Embellishment of Italian Opera in Paris : 1820-1845”, Journal of the American
o
Musicological Society, vol. 28, n 3, 1975, p. 460). Les ajouts ornementaux portés par les interprètes sur leurs
rôles sont par ailleurs suffisamment répandus pour avoir fourni l’étude de Damien Colas, Les annotations de
chanteurs dans les matériels d'exécution des opéras de Rossini à Paris (1820-1860) : contribution à l'étude de la
grammaire mélodique rossinienne, thèse, Université François Rabelais, 1997.
84
F-Po, Mat 19 316 (6).
164 UNE ECOLE DE CHANT
indiqué par la caricature correspond au genre d’information que l’on aurait pu retrouver
dans le rôle de Duprez.
Figure 11 – Rôle de Nourrit dans Guillaume Tell, [c1827], F-Po, MAT 19 316 (6) © BnF
La phrase musicale notée vient conforter l’hypothèse que Duprez employait ici une diction
très marquée. L’élan ramassé du triolet de croches dans le grave nécessairement allégé 85
pour que cet arpège conduise vers une tessiture très aigue – jusqu’aux ut donnés avec force
en voix de tête 86 – rendait le texte difficilement perceptible, ce qui justifie pleinement le
recours aux techniques de sur-articulation des consonnes décrites dans les méthodes 87.
Quant au triplement de la voyelle « au » alors que le motif musical noté ne laisse la place
qu’au doublement de ce son s’il est réarticulé sur chaque note, il est tentant de lui chercher
une signification. Par exemple, si la noire avant l’ut aigu était monnayée en deux croches, on
obtiendrait une accentuation sur les trois sol (« et arrachons Guillaume à ses fers ») qui
supportent les accents toniques lors la première énonciation et sur les deux ut (« Guillau-au-
aume à ses fers ») la seconde fois, le contraste de la registration étant facilité par le
changement de voyelle (voir § 3.1b). Nous convenons que cette hypothèse se heurte aux
limites de l’exploitation du dessin comme substitut d’enregistrement sonore ; toutefois, ce
renchérissement sur la première énonciation, déjà noté par Rossini, retranscrit également
une gradation rhétorique de « l’énergie brûlante », du « feu sacré » qui anime le chanteur
lorsqu’il dit ces vers. Il faut également souligner que le public de l’Opéra connaissant très
85
« REGLE GENERALE. Si vous voulez conserver de la puissance dans les notes hautes, il ne faut pas forcer les
notes graves, surtout lorsque les intervalles grandissent. » (Gilbert Duprez, L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846,
p. 16).
86
« Sa voix de tête était d’une extrême puissance ; ce qui lui faisait dire encore : « Hélas ! ma voix de tête a pris
du ventre. » (Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La Mélodie, études
complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XII).
87
« Certains chanteurs, pour donner plus de fermeté à l’articulation, prononcent le D dur ; […] ils prononcent,
par exemple : Asile héréiTitaire » (Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 219).
LES FICELLES DU METIER 165
bien l’œuvre, certains auditeurs étaient selon nous à même de relever de tels détails avec
précision et, pourquoi pas, de les intégrer à une caricature.
La déclamation juste, la qualité rhétorique du chant de Duprez ne se résument
certainement pas à une diction modulable. Le public goûte en connaisseur les moindres
inflexions des grands interprètes, avec un plaisir multiplié de les réentendre puisque ces
instants rares ne sont pas encore reproductibles mécaniquement et que l’on sait la
prestation d’un chanteur destinée à se ternir avec le vieillissement des organes. Aussi
Alexandre Dumas prête-t-il à Edmond Dantès le souci d’écouter avec plus d’attention
certains passages qu’il aime davantage :
La façon « adorable » de Duprez met certainement en jeu une registration très souple,
conforme à la tradition 89. Il privilégie souvent la douceur de la voix de tête, même là où
Nourrit, chanteur à l’ancienne mais fort ténor depuis le début de sa carrière, donnait de la
voix plus franchement :
88
Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris : Calmann Lévy, 1889, tome 5, p. 168.
89
« Dans la [phrase Ô Mathilde ! idole, etc., etc.], il est patent que le musicien n’a pas voulu d’autre sentiment
que la douleur et le regret exprimés secrètement pour que l’interlocuteur puisse paraître ne pas l’entendre ;
c’est ainsi, du reste, qu’elle fut comprise par Nourrit, qui la chanta en voix de tête avec une grande douceur, et
une grande vérité dramatique. Duprez, lui-même, qui lui succéda dans ce rôle, bien qu’ayant une voix de
poitrine splendide, ne commit pas la faute de chanter cet à-parte en pleine voix » (Marié, Formation de la voix,
Paris : Heugel, 1873, p. 9). Rappelons que Marié avait été moniteur et professeur à l’école Choron, où Duprez
fut formé, ce qui justifierait une conception commune des règles et des fautes de goût.
90
Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La Mélodie, études
complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XI.
166 UNE ECOLE DE CHANT
lui constant : « Qu’est-ce qu’un son, sinon un moyen d’exprimer une pensée ? Qu’est-ce
qu’une note, sans le sentiment qu’elle colore et dont elle est animée ? 91 »
Nous allons analyser les moments significatifs du premier tableau du quatrième acte de
Guillaume Tell, lequel présente l’avantage de rassembler les cas de figure les plus fréquents.
Tout d’abord, la cadence (voir Figure 12) à la fin de l’air a toutes les raisons techniques et
rhétoriques 92 d’être extrêmement gracieuse – ce que Rossini appréciait en général 93 et que
Duprez semble avoir entériné 94. L’orchestre s’est tu pour laisser place à une nuance subtile ;
l’affect triste, mélancolique des adieux au foyer paternel demande selon nous de laisser un
sentiment de suspension avant le chœur vengeur qui suit.
Figure 12 – Rôle de Nourrit dans Guillaume Tell, [c1827], F-Po, MAT 19 316 (6) © BnF
Le contraste est saisissant lorsque, dans la deuxième scène, le point de repos 95 ou d’arrêt 96
(voir Figure 13) achevant la première partie soliste d’Arnold sur « les chemins sont ouverts »
donne lieu à un « prodigieux grupetto enharmonique, jeté, toujours en voix de poitrine, du
sol dièze sur le sol naturel 97 ». La violence de cette modulation et la puissance vocale
91
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 75-76.
92
Voir l’archéophonie par Thomas Seedorf du contre-ut au début de l’aria de Pollione dans Norma de Bellini,
détaillant les facteurs prouvant que le sommet mélodique lors de la reprise de la phrase « Eran rapiti i sensi / Di
voluttade e amore » était écrit pour la voix de tête : figure de silence avant pour faciliter le changement de
registre, son sur la voyelle [i] propice au faucet, placé sur une syllabe faible autorisant l’ornement léger, pause
à l’orchestre (Thomas Seedorf, « Das Falcett der Tenöre. Zu Klangästhetik und Gesangstechnik von Tenören des
frühen 19. Jahrhunderts », Der Countertenor. Die männlische Falsettstimme vom Mittelalter zur Gegenwart,
Corinna Herr, Arnold Jacobshagen et Kai Wessel dir., Mainz : Schott, 2012, p. 162-163).
93
Rossini insistait par exemple auprès de Monelli pour qu’il réalise une cadence douce dans La scala di seta
(voir Philip Gossett, Divas and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 296).
94
Aucune source repérée par nous ne laisse supposer que Duprez ait pu émettre une cadence avec force à cet
endroit, alors que les moments remarquables sont relevés dans les comptes rendus de son début avec une
grande précision – voir en particulier celui de Berlioz dans le Journal des Débats du 19 avril 1837, déjà cité.
95
« Dans cette circonstance on ne doit point prolonger la note sur laquelle se trouve le point mais on doit la
quitter sèchement aussitôt attaquée. » (Principes élémentaires de musique : arrêtés par les membres du
Conservatoire pour servir à l'étude dans cet établissement, Paris : Troupenas, c1850, p. 31)
96
Le point couronné « indique qu’on doit s’arrêter sur cette note, et qu’on peut y rester le tems qu’on veut,
mais sans y ajouter ni aucun trait, ni aucun agrément. » (ibidem).
97
Hector Berlioz, feuilleton du Journal des Débats, 19 avril 1837.
LES FICELLES DU METIER 167
Figure 13 – Rôle de Nourrit dans Guillaume Tell, [c1827], F-Po, MAT 19 316 (6) © BnF
La strette présente une section « en force » caractéristique du nouveau style décrié par
Fétis : « De mélodie, il n’en est plus question ; c’est le rythme qui en tient lieu. Enfin, l’art du
chant a fait place à ces cris autrefois détestés 99 ». Duprez était célèbre pour sa capacité à
chanter des séries très longues d’accents à contretemps (voir Figure 14) dans les strettes des
finales avec chœur. Cet élément rythmique difficile dut être simplifié par Meyerbeer afin de
confier finalement à Gustave Hippolyte Roger la création du Prophète 100.
Figure 14 – Rôle de Nourrit dans Guillaume Tell, [c1827], F-Po, MAT 19 316 (6) © BnF
98
« Le second caractère de l’expression du chant se compose de la chaleur, de l’énergie, et d’une espèce
d’exaltation dans les idées, qui imprime aux morceaux qu’on chante un cachet de grandiose, de majestueux,
d’entraînant et de sublime. Ce caractère d’expression, ou pour mieux dire de verve, unie à un grand volume de
voix, élève l’âme des auditeurs, et entraîne leur suffrage et leur admiration. Dans ce cas l’emploi de la voix
sombrée peut produire de grands effets. » (Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, 1841, Chapitre 9
« Du style, du goût et de l’expression », p. 147-148).
99
Fétis père, « Verdi », Revue et gazette musicale de Paris, 15 septembre 1850, p. 309.
100
Voir Alan Amstrong, « Gilbert-Louis Duprez and Gustave Roger in the composition of Meyerbeer’s Le
o
Prophète », Cambridge Opera Journal, vol. 8, n 2, 1996, p. 162.
168 UNE ECOLE DE CHANT
Sur le plan de la couleur, Duprez donnait vraisemblablement une vaillance inouïe à ces
accents – une syncope étant toujours accentuée 101 à cette époque. C’est même une formule
type pour travailler la vibration de la voix 102. Les réponses du chœur créent ici une véritable
émulation, tremplin pour le soliste. Si cet effet est inouï, c’est que le créateur du rôle usait
de moyens différents pour rendre les sol :
« Nourrit, pour qui la partition avait été écrite, n’avait, bien caractérisées, ni une
voix de poitrine ni une voix de tête ou de fausset. Son registre vocal, quoique
étendu et d’une parfaite égalité, allait, mixte, guttural et clair, du mi naturel au ré,
ce qui lui permettait d’attaquer ces passages de force brusquement, violemment,
mais sans puissance et sans plénitude. 103 »
Duprez n’avait peut-être pas une très grande voix, en comparaison avec certains de ses
collègues, mais, grâce à la technique de la voix sombrée, il offrait plus de « plénitude » que
de coutume dans le timbre sur le sol aigu.
Vient enfin la grande montée diatonique (voir Figure 15) dans laquelle Duprez a pu
s’abandonner à l’énergie que la situation dramatique lui inspirait 104. Les noires vibrées de
sol à sol sont sans doute destinées à être émises de poitrine mais les blanches favorisent un
passage en voix de tête pour construire un crescendo cohérent jusqu’à l’ut, tandis que la
doublure instrumentale s’efface.
101
« La Syncope est une valeur plus grande entre deux plus petites, et dont la tenue est coupée par les tems de
la mesure, ce qui en fait une marche à contretems. Dans les mouvements lents, il faut appuyer un peu la voix
sur chaque note Syncopée. Lorsque le mouvement est d’une certaine vitesse, l’inflexion de la voix doit être plus
marquée, surtout dans les morceaux dont le rythme est plus cadencé » (Alexis de Garaudé, Méthode complète
de chant, Paris : L’Auteur, 1841, p. 112).
102
Voir les notes rebattues en contretemps avec appel d’octave porté au départ, puis chevrons sur chaque note
in B. Lutgen, « exercice pour faire vibrer la voix », École du mécanisme de la voix, Paris : Heinz, s.d., n°3, p. yy.
103
Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La Mélodie, études
complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XI.
104
Voir Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Calmann Lévy, 1880, p. 75.
LES FICELLES DU METIER 169
Figure 15 – Rôle de Nourrit dans Guillaume Tell, [c1827], F-Po, MAT 19 316 (6) © BnF
105
L’idée que la vaillance vocale des « ténors romantiques » dérive de situations dramatiques plus intenses,
associées à des orchestrations plus lourdes, est développée par Michael Lee Smith Jr., Adolphe Nourrit, Gilbert
Duprez, and the high C: The influences of operatic plots, culture, language, theater design, and growth of
orchestral forces on the development of the operatic tenor vocal production, thèse d’interprétation, Alfonse
Anderson, dir., Université du Nevada, 2011, dans la droite ligne de Jason Christopher Vest, Adolphe Nourrit,
Gilbert-Louis Duprez, and transformations of tenor technique in the early nineteenth century : historical and
physiological considerations, thèse d’interprétation, Everett McCorvey, dir., Université du Kentucky, 2009. Voir
e
aussi à propos de La Juive, entre autres, Olivier Bara, « Les voies/voix de la vengeance à l’opéra au XIX siècle »,
Céline Bohnert et Régine Borderie dir., Poétiques de la vengeance. De la passion à l’action, Paris : Garnier,
2013, p. 93-106 : « [La vengeance contraint] les auteurs à inventer un langage-limite, placé aux confins des
formes d’expression connues et convenues. ».
106
Copie manuscrite par Louis Palianti d’une mise en scène imprimée publiée par Duverger père et conservée à
la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (F-Pbh) sous la cote [mise en scène lyrique G6 (1). Les sources
complémentaire portent respectivement les sous-cotes (2) et (3).
107
Sur la conservation systématique et assez stricte des mises en scènes qui fonde notre démarche de
e
collation, voir Robert Cohen, « La conservation de la tradition scénique sur la scène lyrique en France au XIX
siècle : les livrets de mise en scène et la Bibliothèque de l'Association de la Régie Théâtrale », Revue de
o
Musicologie, vol. 64, n 2, 1978, p. 259.
170 UNE ECOLE DE CHANT
bougeant plus de l’avant-scène 108 où il a chanté son air, une grande activité se fait autour de
lui en arrière-plan durant sa harangue puis se fige pendant tout le chœur, faisant tableau
jusqu’au dernier ut. La capacité à mobiliser et concentrer autour de lui l’énergie du plateau
semble être pour beaucoup dans l’image qu’a laissée Duprez 109.
On imagine sans peine l’effet que peut donner l’aigu tonitruant lancé dans cette posture
héroïque 110, car il est devenu un lieu commun de l’opéra verdien : nous y sommes encore
assez accoutumés de nos jours dans « Di quella pira » du Trouvère 111. Le contexte scénique
et dramatique est évidemment déterminant pour la réussite 112.
Nous l’avons montré, le chant scénique est un art de l’effet. Et où cela s’apprend-t-il ? Sur
scène et en public, assurément. Mais même sur des théâtres secondaires ou dans les
départements, il est nécessaire d’avoir une certaine expérience pour débuter avec succès.
Reste le théâtre de société ou les emplois subalternes... prendre place parmi les choristes,
par exemple ; de l’avis d’un journaliste en 1838, ceux-ci « savent de quelles qualités, de
quels défauts le public est sensible, parce que, presque toujours en scène, et souvent sans
rien faire, ils sont les juges les mieux placés de ce qui se passe, et ils ont le secret de ces
108
Voir Rémy Campos et Aurélien Poidevin, La Scène lyrique autour de 1900, Paris : L’œil d’Or, 2011, p. 178-
191.
109
N’ayant pas comparé Duprez avec son prédécesseur, nous considérons que nos conclusions ne contredisent
pas nécessairement la thèse selon laquelle Duprez offrirait un jeu moins actif (voir Maribeth Clark, « The Body
th o
and the Voice in La Muette de Portici », 19 -Century Music, vol. 27, n 2, 2003, p. 118 ; nous pouvons ajouter
une source importante venant à l’appui de cette idée : Antoine Elwart, Duprez, sa vie artistique, avec une
biographie authentique de son maître, Alexandre Choron, Paris : Magen, 1838, p. 214). Pour ce qui est de
l’image de Duprez et de la diffusion de ses représentations iconographiques, nous renvoyons à notre étude
systématique des portraits de Duprez effectuée sous la direction de Florence Gétreau dans le cadre de la classe
d’iconologie au CNSMDP : Portraits psychologiques, portraits de condition, 2011.
110
Voir la reproduction anonyme parue dans Gilbert Duprez, Récréations de mon grand âge, Paris : Marpon et
Flammarion, 1888, représentant probablement l’œuvre originale suivante : Étienne Melingue, Suivez-moi,
statuette, Paris, [1837] (œuvre reproduite en annexe 2b).
111
Voir la première scène du film Senso réalisé par Luchino Visconti (1954), reconstituant une représentation à
La Fenice en 1866, ou l’interprétation de Luciano Pavarotti au Metropolitan Opera en 1988
(https://www.youtube.com/watch?v=T0_UG2UnM7o, lien consulté le 27 août 2014). Le geste caractéristique
est également décrit par le chef d’orchestre Désiré-Émile Inghelbrecht (1880-1965) : « ils faisaient trois pas vers
le trou du souffleur, et, le poing tendu, “envoyaient en force” » (D.-E. Inghelbrecht, Le Chef d’orchestre et son
équipe, Paris : Julliard, 1949, p. 194).
112
L’importance du contexte d’exécution se vérifie pour d’autres genres que le grand opéra ; le compositeur
Adam rappelle que la musique sacrée, par exemple, « ne peut exciter sur l’auditoire ses plus puissants effets
que grâce à une prédisposition particulière de la part de celui-ci » (Adolphe Adam, Derniers souvenirs d’un
musicien, Paris : Lévy, 1859, p. 264).
LES FICELLES DU METIER 171
petits moyens de l’art à l’aide desquels on porte sur le public. 113 » En effet, outre la
connaissance du répertoire 114, la fréquentation des plateaux d’opéra donne une habitude
pratique de cet univers. Que l’on soit sur scène pour donner la réplique ou pour tenir une
partie plus modeste, on n’en assiste pas moins à un nombre considérable de répétitions et
de représentations qui permettent pénétrer plus avant la méthode des artistes assumant les
rôles principaux. On citera l’exemple de Jean-Baptiste Faure (1830-1914) qui, enfant,
chantait déjà dans les chœurs du Théâtre-Italien :
« Aux Italiens, à cette époque, [on] jouait [un] répertoire exquis, précieuse école
d’art… Grâce à sa petite taille, Faure se glissait au premier rang, tout yeux, tout
oreilles. Parfois, il avait l’insigne honneur – et l’a raconté plus tard – de tenir le
chapeau de Mario, tandis que celui-ci, suivant la tradition des ténors, s’en
débarrassait négligemment pour chanter 115 »
S’il pouvait recevoir un objet des mains de Mario de Candia (1810-1883), Faure pouvait aussi
voir le chanteur composer la physionomie de son visage 116, déglutir, hésiter, cracher,
prendre un temps, communiquer avec le souffleur, le chef d’orchestre, un collègue en
coulisse… bref, il était aux premières loges pour connaître tout du métier de chanteur vu de
la scène.
113
S.T., « Les choristes – les danseurs », La France musicale, 2 décembre 1838, p. 3.
114
« Comme les artistes, ils ont leur répertoire portant les titres des ouvrages qu’ils savent. Ce répertoire doit
comprendre tous les chœurs des grands opéras et des opéras comiques qui se jouent partout. Celui d’un bon
choriste ne doit pas comprendre moins de 60 ou 80 opéras » (S.T., « Les choristes – les danseurs », La France
musicale, 2 décembre 1838, p. 2).
115
Henri de Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 8. Voir aussi Jean-Baptiste Faure, La Voix
et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 181.
116
Au festival Mozart 1906 : « En faisant son entrée, Lilli Lehmann me dispensa ma première leçon sur la
manière d’aborder le public de concert au sortir du cocon du foyer des artistes. Deux ou trois marches
conduisaient les interprètes sur scène et tandis que, jeune inconnue, je suivais les pas décidés de ma
majestueuse camarade, je vis une métamorphose se produire. Quand Lehmann pris pied sur la scène, la vieille
tante colère disparut pour faire place à ce qui m’apparut un sourire diabolique, qui fendait sa bouche jusqu’aux
oreilles. Alors qu’elle s’avançait sous les applaudissements, je pensai en moi-même “c’est donc ainsi qu’il faut
faire ?” Dans mon ignorance crasse, je trouvai cela faux et forcé, ne sachant pas que le jour viendrait où “Ris,
Paillasse !” serait également mon sésame. Je ne me rendais pas compte à quel point un sourire doit être étiré,
combien une grimace doit être accentuée pour qu’ils soient perçus dans un grand théâtre. » / « On her
entrance, Lilli Lehmann gave me my first lesson in how to approach the concert audience from the intimacy of
the green room. Two or three steps led the artists on the stage, and as I, the young unknown, followed my
majestic colleague's determined footsteps, I saw a metamorphosis take place. When Lehmann stepped out on
to the stage, the angry old aunt of a woman disappeared in what seemed to me a devilish grin, which stretched
her mouth from ear to ear. As she moved forward into the applause, I thought to myself, "So that's what you
have to do, is it ?" In my stupid ignorance, I thought it false and overdone, not knowing that the day would
come when "Ridi, pagliaccio!" would also be my password. I did not realize how broad a smile, how extreme a
grimace must be to be perceptible in a large theatre. » (Maggie Teyte, Star on the door, Londres : Putnam,
1963, p. 30).
172 UNE ECOLE DE CHANT
« Les hommes sont ou de vieux musiciens dont la carrière s’est arrêtée là […] ou des
jeunes gens, élèves du Conservatoire, qui laissent former leurs voix et nourrissent
l’espoir d’aborder notre grande scène lyrique […]. 117 »
Il faut distinguer les choristes qui deviennent élèves du Conservatoire, dans une classe
spécifiquement conçue pour consolider leurs lacunes en solfège 118, des élèves chanteurs du
Conservatoire qui viennent renforcer les effectifs ou acquérir de l’expérience 119. Toutefois,
les uns comme les autres peuvent être amenés à évoluer, sinon sur place – ce qui, autant
que nous avons pu nous en rendre compte est rarissime –, en passant plusieurs saisons en
province à gravir la hiérarchie des emplois (voir § 3.2a). Duprez le note à propos de ses
prestigieuses collègues Caroline Ungher (1803-1877), Henriette Sontag (1806-1854) et
Amalia Schütz (1803-1852) 120.
Une des grandes différences entre choriste et soliste tient au fait qu’on accompagne le
soliste alors que les chœurs sont dirigés strictement. Au début de la période (1838), cette
contrainte semble encore dominer le comportement des choristes en scène :
« Les choristes se réunissent toujours en paquets […] ou en guirlande [,] ils sont très
sobres en gestes […]. Le corps tourne vers l’artiste auquel ils doivent adresser leurs
syllabes ; ils n’en ont pas moins les yeux fixés sur le chef d’orchestre, pour attaquer
en mesure et tenir compte des ritournelles. 121 »
117
Nestor Roqueplan, Les Coulisses de l’Opéra, Paris : Librairie Nouvelle, 1855, p. 37.
118
« En général peu de choristes sont musiciens [c’est-à-dire qu’ils ne lisent pas la musique] ; c’est à grand
renfort de leçons [du répétiteur], leçons qui s’adressent surtout à leur mémoire, qu’ils finissent par
apprendre […]. » (S.T., « Les choristes – les danseurs », La France musicale, 2 décembre 1838, p. 2).
119
Certains élèves sont choristes (à l’Opéra-Comique, au Théâtre Italien) avant même d’entrer au
Conservatoire et continuent cette activité durant leur cursus. Cela peut nuire à leur assiduité et à leur progrès ;
par exemple, Ponchard écrit de Mlle Geismar dans son rapport avant l’examen trimestriel du 23 juin 1853 :
« Cette élève qui pour vivre est obligée de chanter de tous les côtés a un peu fatigué sa voix et négligé quelque
fois la classe. » (F-PAN, AJ/37/ 272*, fol. 71r).
120
« Caroline Ungher était une femme douée de fort grandes qualités dramatiques qui la firent percer en dépit
d’une voix défectueuse. Elle avait été choriste à l’opéra de Vienne en même temps que la Schütz, ma camarade
à l’Odéon et que je revis à Florence, ainsi que madame Sontag dont je n’ai pas besoin de rappeler la célébrité »
(Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 88).
121
S.T., « Les choristes – les danseurs », La France musicale, 2 décembre 1838, p. 2-3.
LES FICELLES DU METIER 173
Sur beaucoup d’autres points, plus le siècle avance et plus la pratique du choriste se
rapproche de celle du soliste. Ainsi du jeu, vingt ans après le témoignage précédant :
D’autres que nous retracent l’histoire de cette évolution de la mise en scène, à partir de
l’analyse des livrets qui la consigne 123 ; nous retiendrons plutôt l’expérience théâtrale des
choristes (ou même des figurants) les plus impliqués, soi-disant inutile pour le spectacle,
mais propre à les préparer au métier de soliste 124. Musicalement, l’écriture n’est pas
toujours suffisamment mélodique pour comporter des éléments techniques « solistiques »,
mais les phrases d’un pupitre à découvert peuvent s’y prêter. Citons, à titre d’exemple, le
port de voix en désinence dans Les Pêcheurs de perles de Bizet 125 exposé d’abord sur les
mots « amie inconnu-u-e », puis la phrase « Ah ! chante, chante encore… » qui est même
reprise par Nadir. La distance entre chant soliste et chant pratiqué par les choristes n’est
donc pas toujours également accusée. Le coryphée, artiste des chœurs auquel on confie une
122
Nestor Roqueplan, Les Coulisses de l’Opéra, Paris : Librairie Nouvelle, 1855, p. 38. Voir aussi James Rousseau
« Des choristes », Code théâtral, Paris : Roret, 1829, p. 82 : « Les choristes ne doivent pas se contenter de
chanter ; il faut encore que leur pantomime exprime, selon la situation, la douleur, la joie, la terreur, etc. : ce
qui, vu leur intelligence ordinaire, est encore pour eux un travail particulier. Cela regarde le metteur en
scène. »
123
Michela Niccolai, qui a étudié la mise en scène à l’époque d’Albert Carré, est en charge d’un chantier de
numérisation en cours piloté par la fondation Palazzetto Bru-Zane concernant le fonds de l’Association de la
Régie théâtrale conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.
124
« Comme acteur, M. Marié a une supériorité incontestable sur M. Masset; mais il ne faut pas oublier que
deux années de métier avaient pu suffisamment former pour la scène l'ancien figurant de l'Opéra-Comique »
(« La Symphonie », Le Ménestrel, 20 octobre 1839, p. 1).
125
Les Pêcheurs de perles, opéra en trois actes de Georges Bizet sur un livret d'Eugène Cormon et Michel Carré,
créé le 30 septembre 1863 au Théâtre-Lyrique.
174 UNE ECOLE DE CHANT
phrase isolée (équivalent d’une utilité au théâtre) illustre cette porosité faible mais existante
entre les deux mondes. C’est par exemple Benvolio dans Roméo et Juliette de Gounod 126.
Lorsque l’on embauche un jeune artiste, il est possible de lui faire une position de
doublure. Ainsi, il pourra observer soir après soir les effets réalisés par le(s) titulaire(s) des
rôles tout en étant préparé par les leçons des chefs de chant. La cantatrice Laure Cinti-
Damoreau (1801-1863) recommande cette école en soulignant l’importance de porter un
regard analytique sur ses collègues : « [Bien loin d’] imiter servilement le maître ou le
modèle qu’on adopte [, il faut] se rendre compte par quel art il obtient de la grâce, par quel
secret il arrive à charmer. On évite ainsi l’écueil de la parodie, on avance rapidement dans la
route qui conduit au succès. 127 » Le corollaire de travailler dans une troupe
« surnuméraire », où plus d’un artiste peut tenir un rôle donné, c’est la comparaison entre
eux. Le jeune Jean-Baptiste Faure, au sortir du Conservatoire, connaît cette situation face à
son chef d’emploi (dont il est la doublure) : « Émule de Bataille, et sans rien changer au
caractère du personnage, [Faure] en variait assez les effets, soit par son jeu, soit par sa voix
et son style, pour que les auditeurs eussent plaisir à voir les deux interprètes alterner leurs
talents. Et c’est bien ce qui arriva dès lors, jusqu’à la retraite du plus ancien. 128 »
En province, ce phénomène existe autrement car la troupe est recrutée pour un an et
sans doublon, faute de moyens financiers suffisants, au moins dans la plupart des villes. Un
phénomène de comparaison d’une année sur l’autre entretient le regard critique sur les
nouveaux artistes, et la mise à jour des références s’opère notamment à travers les tournées
des vedettes parisiennes ou grâce à l’entrée dans le métier d’artistes qui ont résidé une
saison complète à Paris. Le ténor Alexandre Grognet (1809-1895) a commencé sa carrière
126
Roméo et Juliette, opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré,, créé au
Théâtre-Lyrique le 27 avril 1867.
127
Laure Cinti-Damoreau, préface de la Méthode de chant, Paris : Heugel, 1849. Le principe de l’apprentissage
en partie par mimétisme est toujours vivace plusieurs générations après, le système de la troupe et l’école
française étant toujours debouts : « L’imitation […] n’affecte que l’exécution – c’est un aspect technique que
vous pouvez apprendre en imitant les grands artistes. » / « Imitation [...] can affect only the executive side of
your art – it is technique that you can learn by imitating great artists » (Maggie Teyte, Star on the door,
Londres : Putnam, 1963, p. 94). À ses élèves qui ont peur de perdre leur individualité, elle montre le travail de
copie des peintres.
128
Henri de Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 19.
LES FICELLES DU METIER 175
dans les chœurs de l’Opéra-Comique puis de l’Opéra 129 et, lorsqu’il débute à Brest dans le
rôle éponyme de Robert le Diable de Meyerbeer, « on a pu s’apercevoir qu’il apportait une
excellente méthode et de précieuses traditions 130 ». Même isolé dans son emploi, l’artiste
en province apprend des autres chanteurs, développe son endurance en assumant des rôles
assez longs, et affine son sens de l’effet en pratiquant le même public soir après soir. La
situation de communication feinte et réelle à la fois (respectivement vis-à-vis des partenaires
et vis-à-vis du public) permet d’explorer des options d’interprétations variées, dictées par la
nécessité et l’inspiration du moment. Dans notre expérience, ce sont notamment des
paramètres comme la frontière parler/chanter qui sont affectés par l’intensité des intentions
dramatiques 131.
Il peut paraître curieux qu’une artiste aussi accomplie dès ses débuts que Laure Cinti-
Damoreau affirme dans la préface de sa méthode de chant avoir recherché des conseils
132
jusqu’après son engagement à l’Opéra, presque dix ans plus tard . En réalité, le système
de la troupe constitue bien une formation en soi, même pour les premiers sujets en titre.
Cinti sera ensuite l’exemple par rapport auquel se façonneront de nombreux talents, au
Conservatoire où elle enseigne, mais aussi au sein de la troupe de l’Opéra-Comique qu’elle
rejoint : « Un grand artiste anime tout ce qui l’entoure ; il communique à ceux qui
l’approchent un peu de ce qu’on appelle, en style prétentieux et fade, le feu sacré, et de ce
que nous nommerons, pour nous servir du vocabulaire à la mode, le fluide artistique. 133 »
On imagine facilement que Couderc, tenant le rôle de Bénédict dans L’Ambassadrice lors de
la création de cet opéra-comique 134, qui doit proposer des cadences et des variations sur les
mêmes motifs qu’Henriette (rôle tenu par Cinti) dans leur premier duo, fut fortement
129
Voir Martine Labourie, Tour de France d’un ténor 1830-1850, Paris : Christian, 1999, p. 13-19 et 31-56.
130
L’Armoricain, 26 mai 1840, cité d’après Martine Labourie, Tour de France d’un ténor, op. cit., p. 63.
131 e
Telle intervention du Remendado « Halte ! quelqu’un est là qui cherche à se cacher », dans le 3 acte de
Carmen, a pu sonner juste dans notre bouche alors même qu’elle était pratiquement parlée, simplement parce
que l’urgence d’attirer l’attention de cinquante personnes sur le plateau est réelle ; si cette phrase « passe à la
trappe », le coup de théâtre tombe à l’eau et la perception normale du déroulement de l’action en est
profondément dérangée (représentation du 15 octobre 2011 au Théâtre du Touquet par la compagnie Sel
Canto). Une autre réplique de notre collègue Samy-Victor Dahhani, qui incarnait Don José ce soir-là, nous avait
fort impressionné : lui aussi avait parlé, avec une véracité ébahissante, un mot noté sur la portée.
132
Cette déclaration de la cantatrice a suscité une étude chiffrée de sa progression dans la carrière par Étienne
Jardin, « Laure Cinti-Damoreau : du Conservatoire à La Muette de Portici », présentée le 4 avril 2012 lors du
colloque international Le Grand opéra : un genre et un modèle à l’Opéra-Comique.
133
« Théâtre de l’Opéra-Comique. Engagement de Mme Damoreau », La Gazette musicale de Paris, 25 octobre
1836.
134
L'Ambassadrice, opéra-comique en 3 actes de Daniel-François-Esprit Auber sur un livret d’Eugène Scribe et
Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, créé à Opéra-Comique le 21 décembre 1836.
176 UNE ECOLE DE CHANT
influencé par la virtuosité de cette dernière et dut en quelque sorte se hisser à son niveau,
en même temps qu’il fut certainement porté par la précision du ciselé et la justesse
d’intonation extraordinaires de sa partenaire 135. Duprez, s’il ne parle pas, curieusement, de
son professeur et chef d’emploi à l’Odéon 136, rappelle dans ses mémoires qu’il eut
l’avantage de donner la réplique à la Pasta au théâtre des Carcano à Milan 137. Par la suite, il
s’attacha à transmettre cette expérience de la troupe :
« Je réunis quelques-uns des élèves qui m’avaient été donnés par le Conservatoire,
et, après les avoir préparés à l’exécution d’un certain nombre d’opéras : Lucie, la
Juive, Jérusalem, le Barbier, la Favorite, etc., je partis avec eux pour la province.
Mon but, dans une tournée théâtrale, était aussi bien de développer par la pratique
le talent de ces jeunes gens, que de les aguerrir à la scène, tout en protégeant de
mon nom, de ma présence et de mon autorité leurs premiers pas devant le
public. 138 »
Ce sont en effet des œuvres de grand opéra, impraticables à Paris pour ces jeunes chanteurs,
que les élèves interprétèrent, et Duprez lui-même tint ses rôles. C’était certes une garantie
de satisfaction et de bienveillance pour le public, et c’était en même temps une leçon sur le
vif pour ses élèves.
135
Nous avons nous-même fait l’expérience de ce que donner la réplique à une très grande voix comme celle
d’Hélène Perraguin fait trouver instinctivement des ressources insoupçonnées pour répondre dans le même
er
registre, sur le même ton déclamatoire et vocal (Trio Domine non secundum de César Franck donné le 1 août
2010 en l’église Saint-Bertrand de Comminges avec le concours de Philippe Bohée, baryton-basse).
136
Voir Mark Everist, Music and Drama at the Paris Odeon 1824-1828, Berkeley : University of California Press,
2002, p. 82-83. Duprez a certainement beaucoup appris de son chef d’emploi Lecomte auquel il reprit
notamment le rôle-titre d’Ivanhoé et Almaviva du Barbier de Séville, deux ouvrages de Rossini. Nous n’avons pu
consulter d’autre témoignage de sa pratique que le jugement négatif porté par Léonard de Géréon : « Lecomte
chantait avec une prétention qui faisait rire le public de pitié » (La Rampe et les coulisses, Paris : Hérhan, 1832,
p. 271), mais des dépouillements pourraient probablement pallier ce manque.
137
Voir Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 53.
138
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 188-189. Notons que le principe de production
scolaire existait déjà à l’école Choron, et que Duprez y avait tenu plusieurs rôles : « Les élèves de l’École
spéciale de chant, dirigée par M. Choron se sont fait entendre, hier dimanche, dans un exercice public […].
Nous citerons entre autres le jeune Duprez, qui a chanté avec un goût et une expression remarquables la scène
de Pylade dans l’Iphigénie en Tauride, de Piccini, et ensuite un air d’Elysa, de Chérubini. » (Le Diable Boiteux, 16
décembre 1823, p. 4) / « L’ordre a été donné au directeur de l’école de monter Orphée pour un prochain
exercice. Le jeune Gilbert Duprez, que nous avons déjà nommé, remplira le rôle d’Orphée. » (Le Diable Boiteux,
28 mai 1824, p. 4.).
LES FICELLES DU METIER 177
Nous avons vu que la circulation annuelle des artistes sur tout le territoire francophone et
la hiérarchie dans les troupes plus pérennes allait de pair avec une mode d’exécution. La
liberté d’invention appartient alors au chef d’emploi parisien, ainsi que la responsabilité de
faire évoluer sa pratique, vers des effets de plus en plus soignés : « en pleine maîtrise, Faure
se plaît constamment à étendre ses ressources vocales, à chercher des expressions
nouvelles, à imaginer des effets imprévus mais toujours distingués et naturels. 139 » Cette
transmission entre artistes durant les spectacles n’est pas directement saisissable pour
l’historien, mais les indices des pratiques orales sont présents sous de nombreuses formes
e
dans les vastes corpus d’écrits que nous ont légués les musiciens du XIX siècle. Au premier
rang de ceux-ci, les partitions annotées. S’il est assez rare de pouvoir identifier les mains, le
travail approfondi dont certains exemplaires témoignent permet de connaître assez
précisément la manière dont les chanteurs abordaient la musique imprimée qui était au
répertoire courant. Dans le fonds Nadia Boulanger échu au CNSM de Lyon se trouve un
piano-chant 140 de La Dame Blanche renfermant une foule d’indications au crayon de papier
pour le rôle de Georges Brown. L’ornementation de la reprise du refrain (voir Figure 16)
nécessite un système de croix pour signaler l’emplacement des « passages » griffonnés dans
les portées laissées libres par des silences.
139
Henri de Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 16.
140
Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, partition réduite pour piano et chant, Paris : Girod, [c.1853] (daté
d’après le cotage [E. G. 3286]), exemplaire annoté, F-LYc, M 541 BOI D UFNB.
178 UNE ECOLE DE CHANT
Figure 16 – Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, partition réduite pour piano et chant, Paris : Girod, [c.1853],
exemplaire annoté, F-LYc, M 541 BOI D UFNB © CNSMDL
Ces variations sont clairement destinées à un chanteur en particulier qui les aura
improvisées et essayées avant de les inscrire sur la page pour s’en souvenir plus tard.
Cependant, il est tentant de les rapprocher de la tradition de Louis Ponchard, créateur du
rôle en 1825, si l’on se souvient de l’histoire familiale de Nadia Boulanger. Sa grand-mère,
Marie-Julie Hallinger (1786-1850), a chanté durant toute sa carrière aux côtés de Ponchard
sur la scène de l’Opéra-Comique et son grand-père, Frédéric Boulanger (1777- ?), a été son
collègue au Conservatoire comme professeur de vocalisation entre 1817 et 1820 ; enfin son
père, Ernest Boulanger (1815-1900), qui est vraisemblablement l’auteur des annotations,
avait certainement connu l’interprétation du maître avant de se voir confier lui-même une
classe de chant. La cohérence entre le modèle original et cette version adaptée à un nouvel
individu est donc vraisemblablement très forte dans les grandes lignes (endroits où orner,
tempi).
Sur une autre partition conservée au Conservatoire de Genève 141, on retrouve les
traditions courantes encore plus explicitement marquées, avec une visée plus pédagogique.
141
Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, partition réduite pour le piano, Paris : Vve Launer, [c.1842] (daté d’après
le cotage [3286]), exemplaire annoté, CH-Gc, Ac 24.
LES FICELLES DU METIER 179
Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, partition réduite pour le piano, Paris : Vve Launer, [c.1842], p. 99,
exemplaire annoté, CH-Gc, Ac 24 © HEM-Ge
& Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, nouvelle édition reconstituée d’après la partition d’orchestre et les
représentations de l’Opéra-Comique […] par Paul Puget, Paris : Choudens, [c.1900], p. 173 © imslp.org
Il s’agit de compléter la notation par le rappel des subtilités que l’éditeur a négligé d’indiquer
en toutes lettres mais selon lesquelles l’air est unanimement interprété. Certains
changements sont si courants (voir Figure 17) qu’ils seront finalement imprimés à la fin du
siècle, à l’initiative de l’éditeur Choudens qui souhaite produire une nouvelle gravure
conforme aux « représentations de l’Opéra-Comique » 142. Paul Puget est alors chargé des
corrections, puisqu’en tant qu’accompagnateur de ce théâtre il fait habituellement répéter
leurs rôles aux chanteurs et connaît dans le détail les usages en vigueur. Cet arbitre a la
lourde responsabilité de distinguer, parmi les innovations, le bon grain de l’ivraie 143. Avant
même cette grande refonte, nous avons pu remarquer que certains traits de la cavatine
n’existent sous leur forme archaïque, correspondant vraisemblablement au manuscrit
autographe, que dans les premières éditions 144. Pour les premières éditions, c’est aux
chanteurs créateurs eux-mêmes que l’on demande leurs variations ; ainsi, Heugel écrit à la
cantatrice Juliette Bilbaut (1855-1925) « Transmettez-moi au plus vite vos variantes du
Fabliau [d’Arlette dans Jean de Nivelle de Léo Delibes]. Je tiens absolument à les publier dans
142
Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, nouvelle édition reconstituée d’après la partition d’orchestre et les
représentations de l’Opéra-Comique et réduite pour le piano par Paul Puget, Paris : Choudens, [c.1900] (daté
d’après le cotage [A.C. 12 457])
143
Le premier chef de l’Orchestre national de la Radiodiffusion française, Désiré-Émile Inghelbrecht (1880-
1965), avertit que l’usage consacré par l’éditeur n’est pas toujours du goût des puristes : « Quand on confronte
la partition d’orchestre de [Manon] de Massenet, dont il n’existe encore qu’un tirage, et les innombrables
rééditions de la partition piano et chant, où ont été ajoutées, au fur et à mesure, toutes les traditions de toutes
les provinces, on reste atterré devant tant de sottise et tant de laideur accumulées. » (D.-E. Inghelbrecht,
Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 123). Notons que dans certains cas, la gravure de versions
alternatives sur des portées supplémentaires permet de laisser apparent le texte original.
144
Voir l’édition originale, Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, Paris : Janet et Cotelle, s.d. [cotage 1590 n°10]).
180 UNE ECOLE DE CHANT
la partition et nous allons mettre sous presse. 145 » La propriété intellectuelle de cette partie
de la composition est assez strictement du domaine de l’interprète, et Pauline Viardot tient
férocement à faire reconnaître sa maternité :
« Je viens de lire avec surprise, dans le dernier numéro de la France Musicale, que
''Mlle Vestvali a déployé une grande puissance de voix dans la brillante cadence
d'une page sans accompagnement, qu'on attribue à Mme Viardot, en collaboration
avec H.Berlioz''. Lorsque vous m'avez demandé ce point d'orgue pour le graver dans
votre édition d'Orphée, vous saviez bien qu'il ne m'était pas seulement attribué,
mais qu'il était bien de moi et que je n'avais eu besoin pour l'écrire de la
collaboration de personne. 146 »
En dépit de leurs qualités expressives, de leur grande diffusion et du bon sens dramatique
qui préside souvent à leur emploi, la grande majorité des changements n’ont
malheureusement jamais été publiés. Nous verrons la place que l’enregistrement sonore
peut prendre dans cette transmission aujourd’hui (voir notre conclusion). Ce dispositif
n’ayant pas cours à l’époque que nous étudions, l’ajout d’indications de phrasé dans les
partitions gravées restait le meilleur outil ; la seconde section du présent chapitre aura pour
objet de présenter les lectures fines que l’on peut en faire. Il s’agit bien de notations
mnémotechniques correspondant à un vécu d’expression musicale en public, puisque
« phraser, c’est donner à chaque phrase, dans l’exécution de la musique, le caractère
convenable, et l’accompagner de tout ce qui peut en augmenter l’effet 147 ». Jean-Baptiste
Faure insiste sur la nécessité de cacher l’artisanat par l’art, c’est-à-dire de rendre
imperceptibles les ficelles, de mettre en avant l’expression :
« Lorsqu’on respire, il faut faire en sorte que le public comprenne bien que c’est
surtout pour donner à la phrase musicale plus d’ampleur, de charme ou
d’expression. Il ne doit jamais soupçonner que le besoin seul vous force à prendre
une respiration. 148 »
145
Jacques-Léopold Heugel à Juliette Bilbaut, [Paris, 1880], lettre citée d’après Jane Arguer, « La Belle Tradition
vocale française (suite) », Le Ménestrel, 3 août 1934, p. 284.
146 o
Pauline Viardot à M. Escudier, 25 [décembre 1860], F-Pn, Lettres Autographes, Pauline Viardot, n 34. Nous
avons effectivement retrouvé la citation concernant une représentation à La Haye dans la rubrique « Actualités
/ étranger » (La France musicale, 23 décembre 1860, p. 491).
147
François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 369.
148
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 218-219.
LES FICELLES DU METIER 181
Certains changements sont tout à faits souverains pour simplifier l’abord d’une partition ou
réussir à peu de frais une scène délicate, soit vocalement, soit théâtralement.
La tradition vocale, relation intime entre une école et un répertoire, subit sans cesse des
remises en causes, parfois profondément problématiques. Le discours sur la prosodie
debussyste, ou même simplement sa musique elle-même, poussent très tôt les chanteurs à
tenter des changements qu’Irène Aïtoff (1904-2006) n’a pas tous condamnés 149. D’autres
s’en sont chargés, en défendant notamment l’idée que Pelléas (1902) et Lakmé (1883)
relèvent d’une conception du chant relativement proche, et que les libertés excessives prises
par certains interprètes dans l’un et l’autre ouvrage étaient également inappropriées :
149
Voir l’enregistrement réalisé par Irène Aïtoff, chef de chant spécialiste de l’ouvrage, en 1998 (disponible sur
le site du chef d’orchestre Frédéric Chaslin, http://www.chaslin.com/chaslin.com/AITOFF_PELLEAS.html,
consulté le 12 décembre 2014). Sa diction très proche du parler n’est pas celle que l’on observe chez le baryton
Jacques Jansen (1913-2002), par exemple (voir Gramophone DB 5161 à 5180, [Paris] : [Industries Musicales et
Electriques Pathé-Marconi], [1942]).
150
D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 122.
182 UNE ECOLE DE CHANT
d’une « auctorité » 151 indiscutable, loin s’en faut ! Pour comprendre la genèse des (bonnes)
traditions, il faut se plonger dans le processus d’écriture des œuvres, des premières
esquisses par le compositeur aux dernières modifications portées au crayon sur la partition
imprimée par l’interprète.
151
Nous proposons le néologisme « auctorité », construit sur l’adjectif « auctorial », de l’auteur, pour signifier
l’autorité de l’auteur. C’est cette notion qui justifie le « respect » de la note écrite, ou de l’esprit du texte
musical considéré comme patrimoine.
LES FICELLES DU METIER 183
a) Prolégomènes
Avant d’être une tradition à la mode qui se « sédimente » dans la partition, l’effet se
prépare en « laboratoire » et se teste en public. François-Joseph Fétis (1784-1871) se
souvient à la fin de sa vie que, même pour une grande improvisatrice comme la fille aînée de
Manuel Garcia père (1775-1832), Maria Malibran (1808-1836), plus douée que sa sœur
cadette Pauline Viardot (1821-1910) aux dires de celle-ci, la recherche de l’effet dans un air
donné est une construction, un raffinement progressif :
« La conception des morceaux, d’où résulte le style d’exécution, doit être préparée,
méditée, étudiée, ce qui n’exclut pas toutefois l’inspiration instantanée qui se
manifeste surtout par l’accent. […] Nonobstant la richesse de son imagination et
l’énergie […] qui la dominait à la scène, Mme de Bériot-Malibran n’arrivait jamais à
152
Nicolas Boileau, L’Art poétique, Paris : Denys Thierry, 1674, Chant 1.
184 UNE ECOLE DE CHANT
d’aussi beaux résultats la première fois qu’elle chantait un air, que lorsqu’elle en
avait mûri les détails dans quelques représentations. 153 »
Le style d’exécution, c’est ici par définition ce qui produit des effets parfaitement
mesurés. Quelques remarques générales sur les aspects du chant « neutre » belcantiste
passés tels quels dans le style romantique ne seront pas inutiles, avant de détailler le
processus complexe et collectif d’élaboration des effets dans le cas du chant scénique. Nous
en profiterons pour préciser leurs conséquences sur l’auditeur, qui sont rarement explicitées
alors qu’elles constituent non seulement l’objectif esthétique avoué, mais aussi le primat de
l’hédonisme vocal au point de vue de la réception. Il est plus courant de trouver dans les
méthodes des réflexions sur les effets néfastes des défauts vocaux sur l’auditoire ; par
exemple, la concentration mimétique du public sur la voix occasionne pour celui-ci des
désagréments lorsque des mucosités viennent perturber le chant 154. Il nous a semblé que
l’on pouvait résumer en cinq points les principes élémentaires du beau chant, à respecter en
toutes circonstances :
153
François-Joseph Fétis, Méthode des méthodes de chant, Mayence : Schott, 1870, p. 101.
154
« La gêne et l’inquiétude qu’elles occasionnent n’ont d’égales que celles du public […] chaque spectateur
cherche aussitôt à se débarrasser d’un chat imaginaire et, par ses toussotements significatifs, semble vouloir
aider l’artiste à expulser le sien. » (Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 211).
155
« Le chanteur qui outrepasse ses moyens arrive promptement à la fatigue ; cette fatigue est toujours
partagée par ceux qui l’écoutent » (Mengozzi, cité dans Charles Delprat, « Des différents timbres dans les voix
d’hommes et de leur emploi », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 132).
156
« Les efforts extraordinaires aussi ne conviennent point ; outre qu’ils épuisent la poitrine et fatiguent la
respiration, ils détruisent tout le charme de la voix, empêchant par là qu’elle sorte libre et naturelle » (André
Degola, « De la manière de faire sortir la voix et de la prononciation », Méthode de goût et d’expression, Paris :
L’Auteur, s.d., p. 3).
157
Pour pouvoir employer un rubato important, notamment pour l’ajout de traits, ou improviser un point
d’orgue très long sans perdre l’attention de l’auditeur ni le prendre à contre-pied, il est nécessaire que la chute
d’un mélisme soit toujours prévisible, grâce à une conduite de phrasé parfaitement claire.
158
La qualité d’un phrasé standard est de trouver son mouvement respiratoire dans une désinence à la mesure
de l’élan, ainsi que nous l’avons exposé au § 1.2a.
159 e
Voir Manuel Garcia fils, « 2 partie / De l’art de phraser », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 68, à
propos du chant de grâce, et l’exemple tiré Charles VI d’Halévy in Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant,
Paris : Heugel, 1886, p. 200, pour ce qu’il nomme la « mémoire des sons ».
LES FICELLES DU METIER 185
Ces idéaux stylistiques, l’interprète les adapte parfois, en fonction du contexte musico-
dramaturgique et de l’emploi, mais il les adopte toujours, indépendamment du genre
(bouffe, sérieux) et du mouvement (allegro, cantabile, agitato, adagio, …). La grande rigueur
de construction musicale, qui se retrouve à l’identique dans les cahiers de vocalises 161 du
ténor Giovanni Battista Rubini (1794-1854) et du mezzo-soprano Mathilde Marchesi (1821-
1913), doit aussi se comprendre comme un procédé rhétorique dans l’école française, au
moins à partir de Pierre-Jean Garat (1762-1823). Fétis l’a entendu, et se souvient qu’« il lui
fallait un plan, une gradation, qui n’amenât les grands effets que lorsqu’il en était temps, et
lorsque la passion était arrivée à son développement. 162 » Ce principe est tout à fait
conforme aux prescriptions de la méthode de Boisquet 163 pour le jeu, ce qui illustre bien la
proche parenté entre la tradition vocale et le théâtre dans la culture française. Le travail des
rôles, la construction des personnages sont l’affaire de l’acteur-chanteur, conseillé ou dirigé
par divers interlocuteurs. Leur intervention s’articule autour de la « vocalité ».
Pour communiquer, chanteur et spectateur partagent une foule de références que nous
formaliserons comme un code ou « système poétique » exploitant notamment le geste et la
parole. Pour les besoins de la démonstration, la parole sera subdivisée en deux
composantes : un discours susceptible d’être écrit ou lu, et une matérialité sonore.
Le code expressif le plus aisé à décrire est le code gestuel. Un chanteur est doué de
mouvement, dont la plus petite décomposition est le geste. Par exemple, on lève la main
droite pour prêter serment, action oratoire symbolique et conventionnelle décrite par la
formule consacrée : « Levez la main droite et dites : “Je le jure” ». Ce type de code est acquis
160
Pour quelques connaisseurs de l’époque, au moins, l’art dont on observe le perfectionnement plaît
davantage que la fraicheur éphémère de l’organe : « D’ailleurs une voix faible bien dirigée plaira plus qu’une
voix forte sans méthode. Combien de chanteurs font plaisir même au théâtre, avec très peu de voix, mais l’art
double leurs moyens » (Gustave Carulli, « De la vocalisation », Méthode de chant, Paris : Latte, 1838, p. 7). Un
phénomène d’accoutumance peut même apparaître si l’effet ne génère pas un simple souvenir mais une
véritable sensation (voir Jean Mongrédien, Le Théâtre-Italien de Paris, 1801-1831, vol. 1, Lyon : Symétrie, 2008,
p. 60).
161
Voir les crescendos et decrescendos indiqués partout dans Giovanni Battista Rubini, Douze leçons de chant
moderne, Paris : Latte, 1839, et dans Mathilde de Castrone Marchesi, L’Art du chant, Vienne : Bösendorfer,
1877, p. 42-45.
162
François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 185.
163
François Boisquet, Essai sur le comédien chanteur, Paris : Longchamps, 1812, p. 237, exemple commenté in
e
Charlotte Loriot, La Pratique des interprètes de Berlioz et la construction du comique sur la scène lyrique au XIX
siècle, thèse, Jean-Pierre Bartoli dir., Université Paris-Sorbonne, 2013, p. 152-153.
186 UNE ECOLE DE CHANT
jeu
faculté du chanteur mouvement
unité émise par le chanteur geste
système poétique gestuelle
qualité appréciée par le spectateur physique
sens récepteur du spectateur vue
À un niveau plus abstrait nous pouvons repérer la même structure pour les pensées
transmises. Procédons par analogies. Si l’unité de pensée est l’idée, le classement,
l’organisation hiérarchique et linéaire des idées sont l’objet de la rhétorique. C’est le code
qui structure le message, celui qui, lorsqu’on peut en prévoir la forme permet d’en jouer et
d’atteindre une efficacité supérieure. Si le spectateur est manipulé convenablement, il
reconnaitra dans la pensée bien ordonnée une force expressive. Notre système de
correspondances assure donc que l’expression est à la pensée ce que le jeu est au
mouvement : il s’agit de deux qualités perçues par le spectateur (voir Figure 19).
expression
faculté du chanteur pensée
unité émise par le chanteur idée
système poétique rhétorique
qualité appréciée par le spectateur intelligence
sens récepteur du spectateur entendement
« Bon acteur » par son jeu, « spirituel » ou « intelligent » par son expression, le chanteur
peut encore briller par sa voix. Très directement liée à l’identité (au sens d’image de soi), la
phonation repose au XIXe siècle sur un code à la fois « culturel » (sens habituellement lié à un
type d’évènement musical dans un langage donné 164) et « naturel » (référence à des usages
plus « instinctifs » de la voix tels que le rire, les pleurs, les cris de douleurs et de joie). La
gestuelle illustre généralement des actions, plus rarement des mots, et la rhétorique
organise un discours. C’est donc au confluent des deux, dans une zone d’abstraction
intermédiaire que se situe la parole, qu’elle soit parlée ou chantée. La terminologie est
lacunaire sur ce point, et les textes d’époque confondent le plus souvent sous la
dénomination « art du chant » tout un ensemble de compétences débordant la notion que
nous voulons isoler ici.
Stéphen de La Madelaine employait le substantif féminin « la vocale » pour signifier les
usages de la voix chantée, mais cette forme trop rare et le lien étroit du vocable à ce seul
auteur ne nous satisfont pas entièrement. De plus, d’autres auteurs donnent un sens
différent à ce mot ; il est parfois pris pour équivalent de « voyelle » 165. « Le terme de
vocalité est maintenant usuel 166 », écrit le musicologue Bruno Bossis. En effet, les
dictionnaires 167 et l’usage moderne 168 connaissent le mot « vocalité », au sens fort
incertain. Nous avons opté pour lui en donner un nouveau qui nous appartienne, sans
exclure ni trahir les emplois déjà connus, afin de « tisser ensemble les définitions modernes
[…] et les significations anciennes 169 ». Rodolfo Celletti (1917-2004) utilisait vocalità, traduit
en français « vocalité » par Hélène Pasquier et Roland Mancini, au sens de « exécution
164
Voir la théorie des topiques exposée par Michel Noiray, Vocabulaire de la musique de l'époque classique,
Paris : Minerve, 2005, p. 222-225, d’après les travaux de Léonard Ratner, Classical music, New York : Schirmer,
1980 (sur « topical content », voir p. 615).
165
Voir par exemple Marié, Formation de la voix, Paris : Heugel, 1873, p. 1.
166
Bruno Bossis, « Introduction », La voix et la machine, Rennes : PUR, 2005, p. 9.
167
Le terme « vocalité » n’est retenu ni par Larousse, ni par Littré, ni par le Dictionnaire de l’Académie. L’édition
1835 et l’édition 1935 de ce dernier conservent d’ailleurs pour l’adjectif « vocal » la même définition déjà
reconduite sept fois depuis 1694, selon laquelle vocal s’oppose à instrumental pour qualifier la musique ou
mental pour qualifier la prière.
168
L’outil d’analyse Ngram Viewer permet d’estimer que l’usage du mot « vocalité » se développe à partir des
années 1980, en comparant sa fréquence dans le corpus des livres numérisés en plein-texte par Googlebooks
relativement à des mots comme « porte », « Napoléon », etc.
(https://books.google.com/ngrams/graph?content=vocalit%C3%A9&year_start=1800&year_end=2000&corpus
=19&smoothing=3&share=&direct_url=t1%3B%2Cvocalit%C3%A9%3B%2Cc0#t1%3B%2Cvocalit%C3%A9%3B%2
Cc1, consulté le 20 mars 2015).
169
Rémy Campos, François-Joseph Fétis musicographe, Genève : Droz, 2013, p. 17.
188 UNE ECOLE DE CHANT
vocale », par analogie à l’exécution instrumentale 170. La vocalité sera désormais un code
propre à un contexte culturel, organisant les sons (avec tous leurs paramètres variables :
timbre, durée, hauteur, intensité, attaque) à la manière d’un « système poétique ». Le
tableau suivant (voir Figure 20) résume tout le système de communication décrit jusqu’ici.
La vocalité d’un rôle correspond à l’ensemble des gestes vocaux (son filé, formant,
pianissimi, port de voix, etc.) et moyens musicaux (rubato, roulades chromatiques, etc.)
nécessaires pour exécuter ce rôle tel qu’il a été conçu ; c’est donc une restriction du système
poétique dans lequel l’ouvrage est composé, un sous-ensemble des possibles de l’interprète.
Il est facile de déduire de cette définition la vocalité d’un emploi ou d’une catégorie vocale,
comme étant le bagage technique et musical lié à une série de rôles similaires dans un
répertoire donné. De même, la vocalité d’un interprète sera l’ensemble des éléments de
vocalité qu’il met habituellement en œuvre. On pourra également parler des vocalités au
pluriel, par exemple pour signifier qu’un rôle peut être envisagé avec des moyens différents
selon la typologie de l’interprète, ou alors qu’au cours d’une même partition, un des rôles
fait appel à des vocalités relevant d’emplois différents. La vocalité d’un compositeur ou d’un
ouvrage rassemblera les éléments de vocalité présents dans l’écriture ou adjoints au
moment de la création, voire les éléments qui leur sont implicitement substitués à une
époque plus tardive pour se conformer à l’évolution du goût. Si l’on décrète un air mal écrit
pour la voix, c’est qu’on le juge incohérent avec notre vocalité de référence, alors qu’il n’est
peut-être pas inchantable. Au contraire, quand on parodie le chant, c'est à travers un écart
ou une exagération par rapport à une vocalité de référence bien identifiée. Chanter comme
Untel signifiera copier sa vocalité, et non imiter sa voix. Par extension, il est possible de faire
référence à une vocalité sans la copier tout à fait ; par exemple, on peut imiter la vocalité du
170
Voir Rodolfo Celletti, Histoire du belcanto, Paris : Fayard, 1987, p. 16-17.
LES FICELLES DU METIER 189
« Pour dire que quelqu’un a une jolie voix, un homme du peuple déclare : ‘’Il chante
bien !’’ Pour dire que quelqu’un chante bien, un homme du monde s’écrie : ‘’Il a
une jolie voix !’’ Égaux devant l’ignorance. 172 »
Nous avons fait le même genre de constat un siècle plus tard avec des enfants peu musiciens
qui, amenés à se juger entre eux du point de vue de leur chant, décrétaient « il
chante juste » ou « il chante faux » selon le degré de conformité, non de l’intonation émise à
la note sur la partition ou à la hauteur entendue, mais bien de la vocalité à la référence
discographique. La qualité de la phonation et la qualité du chant doivent être distinguées si
l’on veut pouvoir envisager l’interprétation. La musicologue Marie-Noëlle Masson exprime
aussi la nécessité de « penser la musique à distance de la voix même 173 » afin de
comprendre comment peut exister un modèle vocal pour l’instrument, voire pour la
voix. Par exemple, l’indication « bien chantant » désigne selon nous une vocalité, celle qui
coïncide avec la conception courante du chant lyrique. La notion est variable au cours du
temps, mais valable en tout moment donné. On peut d’ailleurs à l’inverse imiter
l’articulation d’un instrument comme la clarinette 174, et c’est encore une vocalité.
171
Cette liste de paramètres musicaux est tirée de Vincent Cotro, « Ornette Coleman, de la pensée intérieure
au geste vocal », Bruno Bossis, Marie-Noëlle Masson et Jean-Paul Olive, Le Modèle vocal, Rennes : PUR, 2007,
p. 184.
172
Reynaldo Hahn, « L’Ardoise de Beckmesser », L’oreille au guet, Paris : Gallimard, 1937, p. 223.
173
Marie-Noëlle Masson, « Introduction », Bruno Bossis, Marie-Noëlle Masson et Jean-Paul Olive dir., Le
Modèle vocal, Rennes : PUR, 2007, p. 9. L’auteur expose ensuite les théories du linguiste Émile Benveniste et du
philosophe Jean-Jacques Rousseau.
174
Voir Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, vol. 1, Paris : Albanel, 1868, p. 131.
190 UNE ECOLE DE CHANT
Il ne faut pas oublier que tous ces codes se surimposent au texte chanté. Tandis que la
diction correcte doit permettre au public de ne pas perdre une syllabe 175, c’est le domaine
de la déclamation de rallier timbre, ligne mélodique et signification, en empruntant à la
langue parlée des caractéristiques expressives, que l’on développe et que l’on fixe dans un
langage musical. Ajuster ses effets dans un style donné demande donc à l’interprète
beaucoup de précision, pour obtenir à la fois l’intelligibilité et la justesse d’expression. Or,
nous nous situons dans un contexte où le message n’est pas improvisé mais conçu par un
collectif de professionnels (librettistes, compositeurs, chefs de chant, etc.) en collaboration
avec – et sous le contrôle desquels – le chanteur incarne un énoncé longtemps préparé. Le
vocabulaire (mots, gestes, idées, sons) utilisé n’est donc pas le sien propre, et il importe de
savoir à quel niveau d’abstraction se situe la collaboration, la négociation. Bien sûr, on peut
concevoir que l’on corrige un geste ou un son en cas de maladresse de l’acteur, ou qu’on lui
fasse compliment ou reproche sur son jeu et son chant en général ; cependant, on montrera
que c’est sur le plan rhétorique que l’on discutait le plus souvent, que l’on argumentait pour
faire changer l’intention fautive ou qui ne conduisait pas à un résultat satisfaisant. En effet,
dans le cas du chant, la signification associée par convention à chaque effet, chaque couleur
que l’artiste tire de son instrument, constitue une palette qui permet à tous les
interlocuteurs susnommés de se comprendre. Aussi la vocalité apparaît-elle comme centrale
dans la composition lyrique et l'interprétation vocale.
En tant que niveau d’élaboration commun à des musiciens professionnels, et sujet à des
mises au point orales entre eux, la vocalité apparaît comme la clef de voûte qui permet de
rejoindre les arcs épars de l’édifice des traces parvenues jusqu’à nous. Il faut aujourd’hui
traquer les indices de la pratique musicale effective pour documenter cet aspect à la fois
totalement évanescent et relativement prévisible de l’art du chant – création originale et
observation rigoureuse des règles de l’art n’étant en aucune façon incompatibles en la
matière. Nous allons à présent nous attacher à décrire trois grandes étapes du travail des
rôles : l’écriture, les répétitions et les reprises.
175
La diction est en lien direct avec ce que l’acousticienne Michèle Castellengo nomme l’écoute « sémantique »
de la voix (« Perception(s) de la voix chantée : introduction », Nathalie Heinrich Bernardoni dir., La voix chantée
entre sciences et pratiques, Bruxelles : De Boeck, 2014, p. 45), par opposition à la déclamation qui exploite les
paramètres de la vocalité.
LES FICELLES DU METIER 191
b) Le temps de l’écriture
Dans le cas des créations, la première collaboration est celle du compositeur et de son
interprète désigné. Rentrons dans le laboratoire où se concoctent les situations et les
mélodies propres à faire de l’effet et à entraîner l’ouvrage sur la voie du succès lorsqu’elles
seront incarnées par un chanteur donné, aux talents bien définis. Nous commencerons par
un bref rappel des évènements de la vie de Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871)
propres à résonner avec nos propos à venir. Issu d’un milieu aisé, c’est en dilettante que
notre homme se consacre à une activité musicale de salon, non sans profiter des conseils de
grands artistes et pédagogues que sont le baryton Jean-Blaise Martin (1768-1837),
professeur au Conservatoire, et le compositeur Luigi Cherubini (1760-1842), personnalité
officielle de premier rang qui sera d’ailleurs longtemps directeur de la même institution.
Bien formé et bien protégé, Auber est rapidement joué sur les scènes officielles mais ce n’est
que vers la quarantaine qu’il devient extrêmement prolifique. La rencontre avec Eugène
Scribe (1791-1861), son librettiste principal – pour ne pas dire quasi-exclusif –, intervient peu
après et il connaît la consécration dès 1828 avec son grand opéra La Muette de Portici 176,
qui lui ouvre les portes des plus hautes dignités dans la droite ligne de ses fonctions à la Cour
de Louis-Philippe, en même temps que ce succès lui fait rencontrer pour la première fois la
prima donna Laure Cinti-Damoreau.
Selon ses biographes, Auber se situerait un peu dans la lignée d’un Beethoven, car il
travaille avec des cahiers d’esquisses 177 :
176
La Muette de Portici, grand opéra en cinq actes d’Auber sur un livret de Scribe et Delavigne, créé le 29
février 1828 à l'Opéra.
177
Voir William Kinderman, « Genetic Criticism as an Integrating Focus for Musicology and Music Analysis »,
o
Revue de musicologie, t. 98, n 1, 2012, p. 11, la bibliographie de cet auteur et toutes les publications récentes
en fac-simile avec commentaire analytique des manuscrits de Beethoven, notamment. Notons que Bellini avait
également pour habitude de composer des motifs hors-contexte le matin (voir Philip Gossett, Divas and
Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 42).
192 UNE ECOLE DE CHANT
l'épreuve de l'épinette. Malheur à celle qui n'y résiste point ; elle est condamnée à
rentrer dans le néant d'où le compositeur l'avait tirée.
Voici en quoi consiste l'épreuve de l'épinette : M. Auber habite seulement le
premier étage de son hôtel de la rue Saint-Georges. Dans une chambre du
deuxième étage (véritable nid d'artiste), le compositeur a fait placer le vieux piano
qui fut le compagnon de sa pauvreté. Lorsque la main interroge ses touches
délabrées, vous croiriez entendre se plaindre et monter vers les cieux les âmes de
plusieurs chaudrons : c'est à donner à un étameur la nostalgie du pays natal. Eh
bien ! il faut que le chant nouveau-né, condamné à passer par ces notes enrhumées
et boiteuses, en sorte à sa gloire. S'il charme l'oreille du compositeur, en dépit de la
chaudronnerie qui le défigure, M. Auber n'exige rien de plus : Dignus est intrare, et
l'album lui est ouvert. 178 »
« A-t-il un opéra à écrire, il consulte ses albums, il fait son inventaire, il compte son
trésor, et il n’a plus d’autre souci que l’embarras des richesses ; mais celui-là n’est
pas mince. […] Telle mélodie, écrite depuis vingt ans sur l’album de M. Auber,
178
Benoît Jouvin, Auber, Paris : Heugel, 1864, p. 70-71.
179
Voir Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français, Paris : Fayard, 2002, p. 291-294.
180
« Les fins de phrases, comme les rentrées dans un motif, sont la pierre de touche du chanteur. […] Les
rentrées dans un motif gagnent beaucoup à être faites sans respirer. » (Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant,
Paris : Heugel, 1886, p. 224).
LES FICELLES DU METIER 193
attend encore sa place dans une partition ; son père n’a pas trouvé jusqu’ici le
couplet auquel il voudrait la fiancer. […] Lorsque M. Auber a fait ce que j'appellerai
sa conscription d'idées pour une campagne prochaine et une prochaine victoire, il
biffe avec une croix les mélodies auxquelles, les appropriant aux paroles, il va
donner une forme définitive. Nous touchons au secret de la collaboration du
musicien avec son poète. Du temps de Scribe, cette collaboration était des plus
curieuses, et, dans la tâche ingrate, – non pas de régler la musique sur les paroles,
mais de faire marcher le vers sans boiter sous la musique, – l'associé de M. Auber a
exécuté de véritables tours de force. Il arrivait parfois que le musicien donnait au
poète un monstre sur lequel ce dernier devait placer des rimes de longueur toute
pareille. 181 »
181
Benoît Jouvin, Auber, Paris : Heugel, 1864, p. 70-71.
182
Voir Herbert Schneider, Correspondance d’Eugène Scribe et de Daniel-François-Esprit Auber, Liège :
Mardaga, 1998. Pour des raisons analogues, la collaboration entre Verdi et Piave s’est également appuyée sur
la méthode des monstres (voir Philip Gossett, Divas and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 38).
194 UNE ECOLE DE CHANT
Nous avons déjà souligné l’importance que l’interprète et la partition se mettent en valeur
mutuellement, pour obtenir un succès public et financier. La renommée et les qualités de la
célèbre chanteuse assurent la réussite de l’ouvrage et justifient qu’il lui soit taillé sur
184
mesure. Ceci passe couramment par des ajustements locaux qui s’appuient sur les
aptitudes techniques spéciales au chanteur, et font évoluer l’écriture du compositeur. Nous
montrerons au § 3.3b que ce mécanisme est valable sur un temps long à l’échelle de toute
une école nationale. Pourtant, on a rarement affaire à une individualité à ce point en dehors
de l’ordinaire que Cinti-Damoreau, et surtout si peu conforme aux habitudes pour un genre.
En plus de révolutionner son emploi, la cantatrice impose de changer tout l’équilibre de
l’ouvrage :
Pour bien saisir l’empan des transformations exigées lorsque la cantatrice passe de la troupe
de l’opéra à celle de l’opéra-comique, il faut revenir sur la biographie de Laure Cinthie de
Montalant (1801-1863). De formation « classique » au Conservatoire, cette excellente
lectrice fit ses débuts comme doublure au Théâtre-Italien, ce qui était rare pour une
183
Charles Malherbe, Auber, Paris : Laurens, p. 60.
184
On citera les arrangements faits par Meyerbeer pour adapter le rôle de Jean du Prophète à Roger, alors que
la partie avait été originellement pensée pour Duprez (voir Alan Amstrong, « Gilbert-Louis Duprez and Gustave
o
Roger in the composition of Meyerbeer’s Le Prophète », Cambridge Opera Journal, vol. 8, n 2, 1996, p. 147-
165).
185
Benoît Jouvin, Auber, Paris : Heugel, 1864, p. 63.
LES FICELLES DU METIER 195
française 186. Ayant gravi la hiérarchie dans la troupe à la faveur de remplacements au pied
levé, elle fut invitée à se produire à l’opéra pour des soirées à bénéfice et finalement
embauchée à ce théâtre. Quelques tournées à l’étranger complétèrent son activité jusqu’à
l’arrivée à l’Opéra-Comique, la seule scène officielle qu’elle n’eût abordée jusque-là. En
parallèle, elle devint la première grande professeure au Conservatoire 187 où elle forma dans
sa classe d’élèves-femmes un grand nombre de sujets à la vocalité « bilingue » dont elle
avait été l’exemple et l’instigatrice. Sa méthode d’artiste (pour les élèves avancées) contient
de nombreux détails sur ses interprétations et permet de bien comprendre les
caractéristiques de son art du chant. Elle y donne notamment des transcriptions de ses
variations favorites (voir Figure 21).
Une petite voix et une résistance bien inférieure à l’habitude pour des premiers rôles
imposent au compositeur une orchestration discrète et des numéros courts, des duos peu
186
Voir Céline Frigau, Chanteurs en scène. L'œil du spectateur au Théâtre-Italien (1815-1848), Paris : Champion,
2014.
187
Le Duc de Choiseul dut appuyer à plusieurs reprise la candidate au professorat auprès du Ministre (voir Le
Duc de Choiseul au Comte Antoine d’Argoult, 4 décembre 1832, F-Pan, F/21/1294, en réponse à la pièce citée
par Kimberly White , The Cantatrice and the profession of Singing, op. cit., p. 67). « Choiseul à la rescousse ! »
196 UNE ECOLE DE CHANT
vaillants, surtout en fin de carrière. Voilà tout ce qui se joue lorsqu’Auber paraît au chevet
de Cinti, et à chaque première audition d’un nouveau motif !
Il n’est pas aisé de se représenter la solennité, l’émotion que peuvent embrasser des
moments si intimes et si cruciaux pour un opéra. Dans ses mémoires, Roger raconte du point
de vue du chanteur une séance similaire pour la lecture du second acte du Prophète 188 avec
Meyerbeer. Le compositeur est à son piano-bureau, meuble propre à la composition
musicale, et se fait lui-même l’interprète de ses intentions :
« L’instant était solennel ; le jour était trop vif, le domestique a dû tirer les rideaux.
Nous étions seuls ; le maëstro s’est assis devant un piano carré, d’assez pauvre
apparence ; le clavier était couvert d’une planche en sapin, tâchée d’encre, sous
laquelle ses doigts savaient retrouver les touches sans qu’il lui fût possible de les
voir. Il a déposé ses feuillets lentement, un à un, sur le pupitre. Moi, je bouillais.
Enfin il a commencé. Qui sait ? il avait peut-être autant d’émotion que moi. Il
débutait devant son premier ténor. Avec un souffle de voix un peu tremblant, il m’a
fait entendre un récit, un songe admirable, une romance difficile en diable, mais
empreinte d’un sentiment exquis, mélange d’amour et de rusticité ; d’autres grands
récits et un immense quatuor qui donnent à cet acte seul l’importance et la fatigue
d’un opéra entier. C’est neuf, c’est grand, c’est ce que j’attendais. La tâche sera
rude, si les trois derniers actes ressemblent à celui-ci. Mais le sort en est jeté. 189 »
Roger, qui va débuter à l’Opéra, est totalement sous la coupe de Meyerbeer, qui a déjà
retaillé la partition pour le ténor avant de la lui présenter 190. Il arrive plus souvent qu’au
départ ce soient les chanteurs qui dominent un compositeur moins établi, et objectent à
chaque mesure de sa partition. D’après le compositeur François-Joseph Fétis, leurs
doléances ressemblaient à :
188
Le Prophète, grand opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer sur un livret d'Eugène Scribe et Émile
Deschamps, créé à l’Opéra le 16 avril 1849.
189
Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorff, 1880, p. 176.
190
Voir Alan Amstrong, « Gilbert-Louis Duprez and Gustave Roger in the composition of Meyerbeer’s Le
o
Prophète », Cambridge Opera Journal, vol. 8, n 2, 1996, p. 162.
LES FICELLES DU METIER 197
phrase, car elles sont très-désagréables à chanter. – Ne me faites pas vocaliser sur
cette syllabe qui rend ma voix sourde ou criarde. 191 »
Outre la familiarité des relations entre chanteur et compositeur, nous remarquons que sur
un sujet aussi technique que l’instrumentation, Halévy sollicite l’avis du chanteur qui sera
parfois en doublure de l’orchestre. Duprez doit soigneusement éviter d’être couvert, tout en
étant bien certain d’entendre certaines notes pour éviter de détoner ou de se décaler. La
balance ne saurait être aussi bien anticipée qu’en consultant directement le ténor, meilleur
191 e
François-Joseph Fétis, « L’Africaine, partition pour piano et chant (II partie). Préface. », Revue et Gazette
musicale de Paris, 24 décembre 1865, p. 417-420, cité d’après Rémy Campos, François-Joseph Fétis
musicographe, Genève : Droz, 2013, p. 434.
192
Guido et Ginevra, grand opéra en cinq actes de Fromental Halévy sur un livret d'Eugène Scribe, créé le 5
mars 1838 à l’Opéra.
193
Fromental Halévy à Gilbert Duprez, vendredi [été 1841], Marthe Galland, Lettres, Heilbronn : Galland, 1999,
p. 34.
194
Fromental Halévy à Gilbert Duprez, samedi [1843], Marthe Galland, Lettres, Heilbronn : Galland, 1999, p. 40.
198 UNE ECOLE DE CHANT
connaisseur des ressources de sa voix en toutes circonstances. Le même Duprez avait déjà
créé pour Donizetti les rôles d’Ugo dans Parisiana (1833) et d’Enrico dans Rosmonda
d’Inghilterra (1834) avant de retrouver le compositeur :
« Mon cher Duprez, me dit alors [Donizetti], je suis en train d’écrire pour toi un
opéra dont tu me diras de bonnes nouvelles ! Il écrivait Lucie [de Lammermoor], et,
bien des fois, il me consulta sur tel ou tel morceau ; aussi […] je lui faisais changer
ou ajouter, tantôt une phrase, tantôt une mesure ou quelques notes. Par exemple,
la grande scène du dernier acte, qui termine l’opéra, finissait comme tous les
grands airs possibles : je lui conseillai la reprise du thème principal par les
violoncelles sous les sanglots et les plaintes entrecoupées d’Edgar. 195 »
Lorsque le chanteur a des notions avancées de composition, il peut ainsi contribuer à des
évolutions stylistiques et génériques majeures en garantissant la réussite de l’effet nouveau,
car il « sent » déjà la réaction du public à la manière dont il interprétera le rôle. Au passage,
c’est toute la conception nouvelle du ténor romantique qui se développe sous la plume de
Donizetti 196.
Les différentes échelles possibles de collaboration entre le compositeur et le créateur
brossées, nous pouvons à présent nous souvenir que cette alchimie d’atelier se situe en
amont des répétitions au théâtre, où chacun continue d’exercer une influence sur le devenir
de l’œuvre, avec le renfort de nombreux intervenants dont il nous faut situer le domaine de
compétence. Même si cela est rarement relevé, la répétition de chant comporte presque
toujours une dimension scénique, car les artistes construisent leur personnage au fur et à
mesure, et prennent déjà des repères pour le jeu, notamment dans les duos (voir Figure 22).
195
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 93-34.
196 o
Voir William Ashbrook, « The Evolution of the Donizettian Tenor-Persona », Opera Quarterly, n 14, vol. 3,
1998, p. 30.
LES FICELLES DU METIER 199
197
Edmé Héreau, « Effet », Dictionnaire de la conversation / deuxième édition, vol. 8, Paris : Didot, 1868, p. 390.
198
«Madame Faure assistait à toutes les répétitions, de fort loin, dans une troisième loge, et son oreille, son
jugement, son goût, son expérience, étaient chargés d’exercer le contrôle le plus scrupuleux » (Henri de
Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 139).
199
Louis-Alphonse Holtzem, « Nécessité d’être musicien pour devenir chanteur », Bases de l’art du chant,
Paris : Girod, 1865, p. 52.
200
Voir le scandale évoqué par F. Bonnaire, Revue de Paris, 1839, p. 213.
LES FICELLES DU METIER 201
que délégué des directeurs successifs de l’institution, Duponchel puis Véron 201. Parfois, il
doit donner l’exemple pour corriger la vocalité. Ernest Deldevez, chef d’orchestre à l’opéra
de 1847 à 1877, raconte les répétitions de La Juive d’Halévy (il jouait alors dans le pupitre
des violons 2) :
Dans une autre occasion, le compositeur s’improvisait acteur : « à l'une des répétitions du
deuxième acte de Guido et Ginevra, Duprez n'ayant ce soir-là personne à qui “implorer” (le
grand prêtre étant absent), ce fut encore Halévy qui l'écouta et lui donna la réplique des
passades en scène. 203 » Ambroise Thomas l’a peut-être fait aussi, lui qui aimait remplacer
les chanteurs même présents 204 ! On pense aussi à Massenet ou Scribe dirigeant les
acteurs 205. Les artistes continueront à venir travailler les rôles avec les auteurs très
longtemps, bien qu’ils ne fussent pas tous ni bons accompagnateurs au clavier, ni qualifiés
pour donner des indications expressives concernant l’usage de la voix.
Pourtant, les compétences exigées dans ces deux domaines pour exercer les fonctions de
chef de chant sont très pointues. En effet, lors des fréquentes créations au moins, on
travaillait le plus souvent sur des matériels d’exécution manuscrits et provisoires, dans
l’attente d’une éventuelle édition en cas de succès de l’ouvrage :
201
Voir Charles de Boigne, Petits mémoires de l’Opéra, Paris : Delcambre, 1857, p. 128.
202
Ernest Deldevez, Le Passé à propos du présent, Paris : Chaix, 1892, p. 27.
203
Ernest Deldevez, Le Passé à propos du présent, Paris : Chaix, 1892, p. 27.
204
« « Mon cher Directeur, J’ai compris que Monsieur Ambroise Thomas voulait absolument chanter les
barytons ce soir. Pour ne pas le contrarier je lui ai cédé mon rôle de Malatesta, espérant toutefois qu’il ne le
chantera pas à la première ! Recevez je vous prie, mes plus empressées salutations. Lassalle » (Pan, AJ/13/1198
et 1199).
205
Voir Jonathan Parisi, « Massenet, metteur en scène à l'Opéra-Comique ? », intervention au colloque
Massenet et l’opéra-comique, le 8 décembre 2012 à l’Opéra-Comique.
202 UNE ECOLE DE CHANT
L’« étude des accords » correspond à ce que l’on appellerait aujourd’hui l’harmonie au
clavier, et les « difficultés » sont notamment les doublures à la tierce et à la sixte. La
réduction implique aussi une pratique la transposition à vue (« passer d’un ton dans un
autre »), et un balayage visuel constant, pour anticiper le rapprochement des parties écrites
en variant l’octave afin de rassembler les lignes mélodiques dans l’écartement des mains et
dans la bonne zone de sonorité du piano (« passer des sons graves aux sons aigus »). C’est
d’ailleurs à ces exercices techniques, augmentés par la contrainte de suivre un interprète
soliste, que préparait la classe du Conservatoire :
206
Léon et Marie Escudier, « Accompagnement », Dictionnaire de musique, Paris : Bureau central de musique,
1844, p. 14-15.
207
Jacques-Léopold Heugel, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 8 février 1880, p. 77.
208
Voir les matériels conservés à la Bibliothèque-musée de l’Opéra, et les explications de la pratique sous-
jacente par Philip Gossett, Divas and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 60.
LES FICELLES DU METIER 203
« Le [mauvais] chanteur, qui n’est pas musicien, doit s’en rapporter à un simple
répétiteur. Le plus souvent, celui-ci lui imprime un sentiment trop légèrement
défini ; car ce répétiteur limite d’ordinaire sa mission au rôle d’accompagnateur, et
se borne à aider l’artiste à déchiffrer la partition réduite au piano ; il lui apprend à la
force du poignet ce qu’il doit essayer de chanter, lui donne tant bien que mal
quelques fausses intentions, et lui fait commettre de nombreux contre-sens : cela
se comprend. Dans ce cas, le manque d’instruction du chanteur ne lui permet pas
de prendre l’initiative ; il est amené à faire fausse route, et c’est ce qui arrive
généralement en province. Après cela, il faut reconnaître aussi que ces répétiteurs
sont blasés ; ils font ce métier ennuyeux du matin au soir, et ne se sentent guère la
force de prendre la peine d’analyser un rôle, ou d’indiquer le sentiment vrai de la
phrase musicale, et partant, moins encore celui des paroles. 209 »
Il faut notamment harmoniser les interprétations des différents chanteurs distribués sur une
production, avec les déséquilibres et les tempi inhabituels que peut parfois imposer un
artiste hors-ligne. Deldevez se plaint par exemple des ralentissements qu’impose Duprez,
prétendant qu’il trouvait le temps de se moucher entre deux syllabes. Il en résulte la
nécessité d’introduire des changements sensibles dans la partition, puisque c’est durant les
répétitions que sont véritablement réalisés pour la série de représentations à venir les
détails des passages non-motiviques :
Une fois les rôles adaptés sur-mesure et sus, les chefs de chant n’ont pas fini leur journée. En
dehors de leurs responsabilités dans l’organisation de la discipline des personnels chantants,
qui est considérable (contrôle des présences, rapport sur les entrées ratées ou les
209
Louis-Alphonse Holtzem, « Nécessité d’être musicien pour devenir chanteur », Bases de l’art du chant,
Paris : Girod, 1865, p. 48-49.
210
Ernest Deldevez, Mes Mémoires, Le Puy : Marchessou, 1890, p. 190.
204 UNE ECOLE DE CHANT
discussions bruyantes entraînant des amendes, etc.), leurs missions comportent des tâches
aujourd’hui allouées aux régisseurs de plateau, aux assistants à la mise en scène, au
dramaturge, voire au metteur en scène lui-même :
« Les chefs du chant se trouvent, chaque jour, depuis dix heures du matin jusqu’à
quatre heures après midi, au lieu où se font les répétitions, pour les surveiller,
assurer le spectacle du lendemain, et faire répéter les rôles du répertoire courant.
[…] Ils sont chargés, sous leur responsabilité, de l’exécution dramatique ; quant à
l’exécution musicale, la direction en est exclusivement dévolue au chef d’orchestre,
dont les chefs du chant n’ont qu’à seconder les mouvements et les intentions. [Ils]
professent dans les classes de l’école établie auprès de l’Académie. 211 »
Le même règlement indique qu’ils assistent aux auditions pour les débuts, conjointement
avec le comité d’administration, le chef d’orchestre et deux premiers sujets. On pourrait
parler d’un rôle de conseiller artistique aujourd’hui, ce qui correspond d’ailleurs au profil de
ces musiciens très cultivés, en plus d’être des exécutants polyvalents. Si la hiérarchie entre le
premier chef du chant et ses seconds se ressent sur les tâches de chacun, on leur impose
sans distinction de rang encore en 1839 de diriger les chœurs simultanément depuis les
coulisses à cour et à jardin, en se réglant sur le mouvement indiqué par le chef
d’orchestre 212. La spécialisation concernant ces tâches intervient plus tard dans le siècle,
puisqu’en 1885 ce sont les chefs des chœurs qui préparent ces derniers 213. C’est aussi la
disparition du chef de chant en tant qu’échelon central qui se prépare, au profit de simples
accompagnateurs :
211
Articles 37, 41 et 43 du « Règlement de l’Académie royale de musique » cité dans Alexandre-Étienne Choron
et Juste-Adrien de Lafage, Manuel complet de musique vocale et instrumentale – Troisième partie,
compléments, Paris : Roret, 1839, p. 152-154. L’article 46 institue deux rapports par an sur chacun des artistes
du chant transmis par l’intendant au ministre. Il serait d’un grand intérêt pour l’histoire de cette profession et
du chant en général de retrouver ces documents, à supposer qu’ils aient effectivement existé et soient encore
conservés.
212
Article 40 du « Règlement de l’Académie royale de musique » cité dans Alexandre-Étienne Choron et Juste-
Adrien de Lafage, Manuel complet de musique vocale et instrumentale – Troisième partie, compléments, Paris :
Roret, 1839, p. 153.
213
Voir Arthur Pougin, « Chef du chant », Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s'y
rattachent, Paris : Firmin-Didot, 1885, p. 162.
LES FICELLES DU METIER 205
Pour ce qui est de la diction, il semble que leur rôle fut encore très important jusque dans les
années 1970, car les grands artistes de la troupe de l’ORTF de cette période citent encore
comme référence sur ce point les noms d’Irène Aïtoff, de Raphaël Beaufort, de Simone
Blanc, de Thérèse Cochet, de Pierre Darck, de Simone Féjard, de Nadia Gedda-Nova, etc. Les
efforts de ces chefs de chant étaient conjugués avec ceux des professeurs d’art lyrique,
lesquels étaient alors des chanteurs de métier et non des acteurs, régisseurs ou metteurs en
scène, comme cela se pratique aujourd’hui 215. C’était une répartition des tâches très
différente de celle que nous connaissons en France au début du XXIe siècle.
Une des missions les plus intéressantes du chef de chant (dénomination intermédiaire)
est sûrement la conception puis la transmission des rôles avec leurs effets, adaptés à chaque
interprète ou élève. Ici, sa compétence devient inégalable, puisqu’il représente à lui seul
toutes les autorités musicales du compositeur, des créateurs, du public… et ce pour une
grande variété d’ouvrages à son répertoire :
« M. Jean de Reszké vient d'être choisi comme “directeur du chant” par la nouvelle
direction de l'Opéra Messager-Broussan. II entrera donc en fonctions au mois de
214
Henri Heugel, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 11 janvier 1885, p. 46.
215
Voir l’entretien donné par Odette Chaynes-Decaux et Claudie Martinet, anciennes chefs de chant à l’Opéra
de Paris et professeurs de rôle au Conservatoire à David Grandis in A la recherche du chant perdu, Paris : MJW,
2013, p. 225.
216
Jacques-Léopold Heugel, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 5 octobre 1879, p. 360.
206 UNE ECOLE DE CHANT
S’il faut un pédagogue, c’est avant tout pour suppléer l’affaiblissement des mécanismes de
transmission de la tradition au sein de la troupe 218, probablement en raison des nouvelles
trajectoires de carrière privant progressivement les jeunes chanteurs de la fréquentation
219
régulière de leurs aînés . Véritablement, la fonction de Jean de Reszké semble tournée
vers les spécificités du répertoire qui devaient s’apprendre par la pratique et l’observation,
ou bien auprès des auteurs. Le bagage artistique d’un tel maître peut irriguer tout un
spectacle. Par exemple, pour la reprise de Don Juan de Mozart en 1896 à l’Opéra de Paris, le
directeur Pedro Gailhard, chanteur lui-même, qui avait interprété Leporello de nombreuses
fois, « connaît […] l’œuvre à fond en ayant appris les traditions de Duvernoy. 220 » Francisque
Delmas indique que « Gailhard sait tous les rôles par cœur, il se souvient de toutes les
traditions, et on peut dire que cette belle reprise est bien son œuvre à lui. 221 » Si Jean de
Reszké a effectivement formé beaucoup de chanteurs, dont un certain nombre d’étrangers,
il n’a pas vraiment eu de successeur, faute de quoi ses responsabilités sont souvent
retombées sur les chefs de chant, en association avec le directeur musical.
Remarquons qu’il y avait fatalement une collaboration, toute aussi importante que les
précédentes, entre celui que nous appellerions aujourd’hui « coach vocal » et le pianiste qui
217
Henri Heugel, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 3 août 1907, p. 246.
218
En 1826, c’était directement un membre de la troupe que l’on avait voulu affecter au perfectionnement des
jeunes artistes, en la personne de Louis Ponchard (voir Charlotte Loriot, La Pratique des interprètes de Berlioz
e
et la construction du comique sur la scène lyrique au XIX siècle, thèse, Jean-Pierre Bartoli dir., Université Paris-
Sorbonne, 2013, p. 75).
219
Nous n’avons malheureusement pas pu consulter l’étude suivante : Karine Boulanger, L'Opéra de Paris sous
la direction d'André Messager et Leimistin Broussan (1904-1914), thèse, Catherine Massip dir., EPHE, 2013.
220
Un Monsieur de l’orchestre, « la soirée », Le Figaro, 27 octobre 1896, cité d’après Rémy Campos et Aurélien
Poidevin, La Scène lyrique autour de 1900, Paris : L’œil d’Or, 2011, p. 332.
221
Ibidem.
LES FICELLES DU METIER 207
accompagne la répétition. Dans un contexte encore un peu plus clairement pédagogique que
celui dans lequel intervenait Jean de Reszké, Del Sarte savait s’appuyer sur une oreille
extérieure :
« Madame del Sarte arrivait avec un talent très réel [et un premier prix du
Conservatoire]. La situation qui se présentait fit d’elle, en peu de temps, un parfait
accompagnateur. Jamais entente ne fut plus complète entre instrumentiste et
chanteur. Au milieu des interruptions incessantes que nécessite une leçon, le piano
ne se faisait jamais attendre une seconde ni pour s’arrêter, ni pour reprendre.
L’accord tombait prompt, identique avec la première note du morceau à l’étude.
Pour arriver à cette obéissante précision, il faut posséder une patience
indémontable, se réduire à un complet effacement. Del Sarte appréciait cette
abnégation en raison de la valeur de celle qui la pratiquait. En ce qui le concernait, il
tenait avant tout, peut-être, au suffrage de son accompagnatrice : il sentait en elle
un juge plus sérieux, plus compétent, que la plupart de ceux qui l’entouraient. 222 »
Il y aurait dans cet apologue de quoi donner tort à ceux qui croient, avec le chef d’orchestre
parisien Désiré-Émile Inghelbrecht (1880-1965), qu’« on devient rarement chef de chant par
vocation, mais plutôt par nécessité vitale ; [que] c’est un échelon sur lequel on risque de
demeurer perché jusqu’à l’ataraxie 223. » Cependant il est vrai que pour certains musiciens
aujourd’hui encore, la fonction de chef de chant est un tremplin vers la direction
d’orchestre, et que certains des maestros connaissant le mieux le répertoire lyrique et la voix
ont commencé leur carrière à ce poste.
La relation au chef mériterait une étude à part, et nous avons préféré la laisser à ceux qui
se penchent sur l’histoire de la direction d’orchestre 224. Toutefois, il semble opportun de
présenter les enjeux d’une telle recherche par rapport à notre objet propre. On sait qu’à
l’Opéra, à l’Opéra-Comique et au Théâtre-Lyrique, ainsi que dans tous les théâtres en
général, le chef était positionné contre la rampe, face aux chanteurs, dos aux
instrumentistes et au public. Les premières tentatives de Narcisse Girard, chef d’orchestre
au Théâtre-Italien succédant à Grasset à partir de 1830, de reculer pour mieux voir les
222
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 36.
223
D.-E. Inghelbrecht, Le Chef d’orchestre et son équipe, Paris : Julliard, 1949, p. 175.
224
Pour une réflexion historique sur la gestique, voir notamment Jean-Philippe Navarre, introductions à ses
éditions de Ernest Deldevez, L’Art du chef d’orchestre et De l’exécution d’ensemble, Liège : Mardaga, 2005.
208 UNE ECOLE DE CHANT
musiciens sont considérées comme mettant en péril l’exécution des chœurs, ce choix n’étant
bénéfique que pour l’ouverture 225.
De nos jours, la prédominance des « symphonistes » sur les vrais chefs lyriques (par
vocation, formation, carrière) est une des inquiétudes formulées par les interlocuteurs de
David Grandis au fil de son recueil d’entretiens 226. La cantatrice Christiane Stutzmann s’est
également exprimée sur le sujet, citant « Jésus Etcheverry, parfait connaisseur de l’opéra
français, Pierre Dervaux, Paul Ethuin, Georges Sébastian, Jacques Martinon, Boireau, tous
représentant une école française de la direction d’orchestre, aujourd’hui […] disparue 227 ».
Si l’on en croit un traité de 1829, au moment de la représentation, le rôle du chef
d’orchestre devrait être circonscrit à maintenir la cohésion dans la réalisation des
nuances 228 ainsi que les équilibres et la stabilité rythmique dans les scènes de groupe :
« Le bâton de mesure du chef d’orchestre est aux chanteurs ce que le souffleur est
aux comédiens : il les guide dans les morceaux d’ensemble, indique à chacun sa
partie, et les empêche enfin de se noyer dans ce déluge de notes qui servent à
former un finale. 229 »
En pratique, on sait bien que le corolaire de cette fonction de guide est de savoir repérer les
incidents dans les morceaux solistes, et d’y remédier en sollicitant les musiciens de la fosse
pour rattraper les errements musicaux de l’acteur :
225
Voir Jean Mongrédien, Le Théâtre-Italien de Paris, 1801-1831, vol. 1, Lyon : Symétrie, 2008, p. 43.
226
David Grandis, À la recherche du chant perdu, Paris : MJW, 2013.
227
Propos recueillis par Danielle Pister,
https://sites.google.com/site/classiquenprovence//magazine/interviews/2-voix/stutzmann-christiane-soprano,
er
consulté le 1 juin 2014.
228
Voir François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 239-240.
229
James Rousseau, « De l’orchestre », Code théâtral, Paris : Roret, 1829, p. 106.
230
Auguste-Louis Blondeau, Nouvelle méthode de chant par Marcello Perino, traduite de l’italien avec des
notes, Paris : Ebrard, 1839, p. 191.
LES FICELLES DU METIER 209
La solution, pour Inghelbrecht, est simple : c’est le travail en amont. Selon lui, la cohésion
doit venir, non pas d’une relation hiérarchique stricte au moment de la représentation, mais
d’une entente forgée auparavant :
« Le vrai chef doit d’abord forcer à un rigoureux travail de studio les chanteurs, et
même ensuite les empêcher parfois de le regarder. Il doit alors s’efforcer lui-même
de ne pas les faire partir. Ainsi, le théâtre lyrique prend sa véritable signification. […]
L’aisance dans l’exécution exige que les chanteurs – comme les solistes –
‘’semblent’’ être ‘’suivis’’ par le chef. Mais ce dernier a dû organiser, auparavant,
cette apparence. Il peut alors, et doit donner au moment de l’exécution, à ceux
qu’il dirige, une sensation de détente dans leur sujétion 231. »
Ce temps de travail important n’est pas toujours disponible, soit à cause de l’alternance des
spectacles, soit par suite des engagements successifs de chacun des artistes sur des lieux
différents, qui ne leur permettent de se réunir que très peu de temps avant les
représentations. En ce cas, il vaut mieux ne pas inventer de difficulté dans les changements
de tempo ni s’enticher d’excès dans la vitesse, pour limiter les risques d’accident, et surtout
respecter les habitudes de chacun pour favoriser la routine, l’inertie d’une interprétation
standardisée. La « détente » voulue par Inghelbrecht est possible si, sans avoir besoin de se
consulter entre eux longuement, les musiciens peuvent disposer d’un référent commun pour
aborder une partition, s’ils en ont une conception voire une expérience similaire. Cette
uniformité dans l’exécution, parfaitement incarnée dans la deuxième moitié du XXe siècle par
le désir de conformité à « l’enregistrement de référence » au disque, va à l’encontre d’un
e
certain idéal avant-gardiste d’originalité à toute force. Aussi, dès le début du XX siècle, « le
mot accompagner implique généralement, pour la plupart des gens, une idée d’infériorité.
C’est l’apanage des pianistes qui n’ont pas réussi et des chefs d’orchestre du répertoire. 232 »
Or, si l’on joue du répertoire, il faut précisément un chef qui connaisse bien les traditions et
puisse monter les ouvrages vite, en peu de répétitions, « sans éclat, mais sans accident. 233 ».
La création implique d’autres réglages, ceux-là sans cadre de référence. Durant les
répétitions d’une œuvre nouvelle, il faut tester et valider les tempi en fonctions des
contraintes de la scénographie (déplacements) et du ressenti global depuis la salle :
231
D.-E. Inghelbrecht, Le Chef d’orchestre et son équipe, Paris : Julliard, 1949, p. 95.
232
D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 169.
233
D.-E. Inghelbrecht, Le Chef d’orchestre et son équipe, Paris : Julliard, 1949, p. 180.
210 UNE ECOLE DE CHANT
« [Meyerbeer] n’était jamais fixé qu’aux dernières répétitions générales sur cette
partie essentielle de l’exécution. L’effet de la scène était toujours ce qui le dirigeait
à cet égard. De là vient qu’il n’indiquait, sur ses manuscrits, les mouvements que
par des expressions plus ou moins vagues, ne les déterminant par les chiffres du
métronome qu’au moment de la publication. 234 »
Enfin, lors des premières italiennes (répétitions avec l’orchestre et les chanteurs mais sans la
mise en scène), il est important de veiller aux équilibres, et, pour le chanteur, de garder une
marge de manœuvre. Comme le rappelle Faure, « le moyen le plus sûr pour être
discrètement accompagné, c’est d’exagérer les nuances dans la douceur. 235 »
Reste à traiter le cas où l’artiste se rebiffe contre ses conseillers. Nous étudierons pour
cela le cas de Marie-Julie Hallinger épouse Boulanger (1786-1850), en revenant à notre
exemple de L’Ambassadrice. En présentant une œuvre à l’Opéra-Comique, Auber et Scribe
savaient d’avance de quels acteurs ils disposaient. Parmi les piliers de la troupe 236, on
distinguait Mme Boulanger, qui avait déjà créé des rôles importants comme Gertrude du
Maître de Chapelle de Paër (1821) ou Pamela de Fra Diavolo (1830), et pour laquelle Auber
écrirait encore Jacinthe du Domino noir (1837). Cette élève du Conservatoire, où elle avait
rencontré son mari Frédéric, violoncelliste et professeur de chant, devait donner naissance à
Ernest Boulanger, le père de Lili et Nadia, prix de Rome de composition avant elles et
chanteur à ses heures. Il se trouve qu’au moment de la création de L’Ambassadrice, Ernest
était justement en résidence à la Villa Médicis à Rome, ce qui engage un de ses amis à lui en
faire un récit particulièrement intéressant pour nous. Après avoir rappelé que Laure Cinti-
Damoreau/Henriette brillait essentiellement par son chant parfait et que Jenny
Colon/Charlotte était surtout appréciée pour sa plastique, il s’attache en effet à qualifier
l’interprétation du rôle de Mme Boulanger/Mme Barneck :
234 e
François-Joseph Fétis, « L’Africaine, partition pour piano et chant (II partie). Préface. », Revue et Gazette
musicale de Paris, 24 décembre 1865, p. 417-420, cité d’après Rémy Campos, François-Joseph Fétis
musicographe, Genève : Droz, 2013, p. 431.
235
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 222.
236
Contractuellement, Mme Boulanger devait participer à vingt soirées par mois, dont dix pouvant comporter
deux ouvrages la concernant (F-Pan, AJ/13/1059, dossier Boulanger, cité d’après Kimberly White, The
Cantatrice and the profession of Singing , op. cit., p. 149).
LES FICELLES DU METIER 211
« Elle t’aura conté sans doute qu’elle a joué son rôle à sa façon, qui n’était pas du
tout d’abord celle de l’auteur et qui l’est devenu ensuite après avoir été témoin de
son succès et des nombreux suffrages du public charmé et pouffant de rire […].
D’un bout à l’autre de son rôle elle est parfaite et telle phrase, telle réplique, si
ordinaire pour beaucoup d’autres produisaient un effet unique en passant par sa
bouche ; il y a des mots saillants et à effet qu’elle a rendus certainement selon les
intentions de l’auteur ; plus ou moins un acteur ordinaire y aurait réussi ; mais il y
en a de tout simples, de tout naïfs, qu’elle débite si drôlement, avec un jeu de
physionomie si comiquement adapté au personnage qu’elle représente qu’on ne
peut s’empêcher d’être continuellement tenu en hilarité. 237 »
Même si elle n’était plus toute jeune et que son intonation laissait parfois à désirer 238, la
comédienne pouvait se vanter d’avoir été la première artiste à être rappelée au moment des
saluts dans l’histoire du Théâtre Feydeau (où se jouait alors l’opéra-comique) lors de ses
débuts en 1811 239. Cette ancienneté, et la faveur continue du public durant tant d’années,
mettait Mme Boulanger en position de force, on le voit, pour apporter des modifications au
texte et aux intentions des auteurs. C’est ainsi que Jean-Baptiste Faure impose à Fétis, alors
en charge d’établir la partition définitive de L’Africaine après le décès du compositeur en
1864, des coupes différentes de celles que souhaitait l’exécuteur testamentaire :
Nous avons déjà cité le cas de Meyerbeer cédant aux avis du chef de la claque et retrouvons
e
partout un principe répandu au XIX siècle : le but étant le succès, l’idéalisme plie
généralement devant le pragmatisme, et la réussite sanctionne les options définitives.
237
Julien Loraux de Ronsière à Ernest Boulanger, 10 août 1837, F-Pn, NLA 301 (37), fol. 69.
238
« Madame Boulanger est l’actrice de Paris la plus sujette à tirer la ficelle » (Théophile Dumersan, Manuel des
coulisses, Paris : Bezou, 1826, p. 99).
239
Voir Benoît Jouvin, Auber, Paris : Heugel, 1864, p. 22.
240
Johannès Weber, Meyerbeer. Notes et souvenirs d’un de ses secrétaires, Paris : Fischbacher, 1898, p. 106,
cité d’après Rémy Campos, François-Joseph Fétis musicographe, Genève : Droz, 2013, p. 434.
212 UNE ECOLE DE CHANT
d) La mode du temps
Un personnage joué par Mme Boulanger est nécessairement comique, et en voyant son
nom sur l’affiche, le public vient et s’attend à rire, à comparer aussi sa prestation avec celle
qu’elle donne dans ses rôles déjà connus. De même, la leçon de chant est presque un genre
en soi, qui implique des attentes et un jeu de référence. Nous en avons évoqué les origines
(voir § 1p) et nous contenterons ici de rapprocher la leçon qui ouvre le second acte de
L’Ambassadrice de deux autres situations analogues dans les opéras-comiques
contemporains que sont Le Barbier de Séville de Rossini (1825) et La Fille du Régiment de
Donizetti (1840). Ainsi qu’on peut le constater sur les illustrations d’époque (voir
annexe 2c) 241, les canons du genre sont la présence d’un instrument d’accompagnement
joué par le « professeur », l’« élève » se tenant debout et lisant une partition, tandis qu’un
troisième personnage réagit en spectateur.
Un autre aspect de la réception, c’est celui du changement des acteurs au fil des reprises.
Succès donnant lieu à 419 représentations au cours du siècle, L’Ambassadrice connut
quelques reprises marquantes qui firent date, essentiellement du fait d’une interprète
charismatique 242 reprenant le rôle d’Henriette. Le tableau suivant (voir Figure 23) présente
les plus importantes du point de vue de la presse :
241
Pour une étude approfondie de l’usage possible et des précautions à prendre avec les illustrations de
Charles Clérice dans la collection de la Bibliothèque musicale économique aux éditions Tallandier, voir
Charlotte Loriot et Pierre Girod, « Arrêts sur image : les lithographies des piano-chant, une source pour
e
connaître le jeu et la mise en scène », Agnès Terrier et Alexandre Dratwicki, dir., L’Interprétation lyrique au XIX
siècle, Lyon : Symétrie, [à paraître]. La troisième gravure est moins bien documentée mais aussi moins sujette à
caution, étant donné les postures très académiques adoptées par les personnages et le « cadrage » tout à fait
cohérent avec une vue de face de la scène.
242
Une des caractéristiques du chant d’avant la première guerre mondiale est la personnalité vocale et
musicale très accusée des interprètes (voir John Steane, « The grand tradition revisited. John Steane reflects on
o
the status of historic recordings in modern times », The Musical Times, vol. 135, n 1822, 1994, p. 755).
LES FICELLES DU METIER 213
Avec une écriture aussi liée aux interprètes, la question des ajustements lors des reprises est
un véritable casse-tête, qui peut nécessiter des arrangements et des transpositions.
S’agissant d’une pratique vivante ne laissant pas systématiquement de traces, il peut
légitimement sembler illusoire d’en retrouver le fonctionnement pour en appliquer les
principes aujourd’hui. Heureusement, des éléments de réponse existent à l’époque et sont
e
susceptibles d’orienter notre choix. Au cœur du XIX siècle, ce travail est habituellement
dévolu à des spécialistes du répertoire attachés au théâtre, tel Giulio Alary à la salle
Ventadour (Théâtre-Italien) :
« Adapter à des voix spéciales les partitions créées pour des voix exceptionnelles,
reproduire les œuvres des maîtres, avec leur esprit, leurs traditions, leur sens
véritable, et primitif, tel est le formidable travail auquel s'assujettit
quotidiennement ce consciencieux chef de chant. 243 »
Pour reproduire les œuvres « avec leur esprit », quelle est la marge de manœuvre ? Un cas
tout à fait similaire se pose pour le rôle d’Angèle du Domino noir, lui aussi créé par Laure
Cinti-Damoreau, et un professeur de chant a proposé de simplifier les traits imprimés dans la
partition en vue de faire chanter les airs par des élèves ou des interprètes de second ordre
tels qu’on les trouve (selon lui) parmi les doublures et en province. Il justifie ce procédé par
l’approbation que lui aurait donnée le compositeur lui-même :
243
Jules Lovy, « Le Tre Nozze », Le Ménestrel, 10 décembre 1854, p. 1.
214 UNE ECOLE DE CHANT
que, s’il avait connu ce passage avant la gravure de l’air, il l’aurait certainement
substitué à ses six mesures chromatiques. 244 »
Nous pouvons donc affirmer sans trop nous avancer que des modifications très
substantielles restent considérées dans ce répertoire comme conformes à l’esprit de la
partition et aux intentions de l’auteur. C’est la signification de la mention ad libitum 245, qui
s’applique implicitement à beaucoup d’endroits.
Côté public, le changement de manière peut être reçu comme positif. Ainsi l’on dit de
Mlle Rossi qu’« elle a su donner au personnage d’Henriette une toute nouvelle
physionomie 246 ». Il y a fort à parier qu’au moins en ce qui concerne les interminables points
d’orgues (aujourd’hui l’on dit plus volontiers « cadences ») modulants de Cinti-Damoreau,
Rossi aura proposé une lecture plus sage de la partition. Plus tard, c’est Anna Thillon qui
remplace Cinti comme collaboratrice d’Auber, lors de la création des Diamants de la
couronne 247, et l’on n’hésite pas à écrire que « M. Auber s’avisa que de beaux yeux valaient
bien une belle gamme chromatique 248 ». Le médisant chroniqueur insinue évidemment que
la nouvelle égérie et l’ancienne n’avaient pas les mêmes atouts, l’une consacrant plus
volontiers sa jeunesse à l’entretien du compositeur tandis que l’autre n’avait (plus) que sa
virtuosité pour défendre sa place. Il ne faudrait pas croire que toutes les ornementations de
Laure Cinti-Damoreau disparaissent avec elles car, outre le développement sensible de
l’agilité féminine, qu’elle enseigna encore longtemps au Conservatoire, elle avait notamment
inventé la ribatuta 249, agrément qui fut toujours d’usage courant dans les gosiers de Lilli
244
Stéphen de La Madelaine, Études pratiques de style vocal, vol. 2, Paris : Albanel, 1868, p. 165. La même
pratique vaut pour les notes extrêmes : « Généralement lorsqu’un auteur écrit pour une voix exceptionnelle, il
met des variantes aux passages où se trouvent des difficultés insurmontables pour les voix d’une étendue
normale » (Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 12).
245
« AD LIBITUM (terme latin), à volonté. Ces mots signifient qu’on laisse à l’exécutant le soin de suivre son
goût, soit pour l’expression, soit pour le mouvement, soit même pour substituer un autre passage à ce qui est
écrit. » (Gaetano Moreali, Dictionnaire de musique italien-français, ou l’interprète des mots employés en
musique avec des explications, des commentaires propres à diriger et à faciliter l’exécution de toute œuvre
musicale […] adopté par le Conservatoire…, Paris : Renard, 1839, p. 18).
246
Jules Lovy, « Bulletin dramatique », Le Ménestrel, 12 septembre 1841, p. 2.
247
Les Diamants de la couronne, opéra-comique en 3 actes de Daniel-François-Esprit Auber sur un livret
d’Eugène Scribe et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges, créé à Opéra-Comique le 6 mars 1841.
248
Ed. Thierry, Le Monde musical, 17 février 1842 cité d’après Kimberly White, The Cantatrice and the
Profession of Singing at the Paris Opéra and Opéra Comique, 1830–1848, op. cit., p. 129. Avant de devenir une
spécialité de Cinti, l’effet d’un trait chromatique sur 2 octaves, tel qu’on le trouve dans L’Ambassadrice, par
exemple, avait contribué au succès de Sessi en 1812 ; avant cela, seule Catalani l’avait fait entendre à Paris (voir
Jean Mongrédien, Le Théâtre-Italien de Paris, 1801-1831, vol. 1, Lyon : Symétrie, 2008, p. 14).
249
« Vous répéterez cette note par un de ces coulers qui simulent une déperdition d’air qu’on nomme
déboitement, et dont l’invention est due à madame Damoreau, qui a doté l’art d’une foule de progrès »
LES FICELLES DU METIER 215
Lehmann (1848-1929), Leïla Ben Sedira (1902-1982), ... , et jusqu’à nos jours 250, avec une
extension à l’aigu et une variété de styles et de répertoires que Cinti n’eût pas pu imaginer.
Avec les débuts impromptus de Miolan-Carvalho, on touche même au progrès de l’art :
« Nous retrouvons chez Mlle Miolan ce grand art des nuances, cette expression
pénétrante, qui est un des secrets précieux de l'éminent professeur. Le sentiment le
plus profond, uni au travail le plus intelligent et le plus exquis, pouvait seul donner
tant de valeur à des tours de force vocaux et nous faire trouver l'émotion dans les
roulades 251 ».
En effet, nous retrouvons ici les principes édictés par Duprez, le professeur de Caroline
Miolan-Carvalho, dans sa méthode, où il distingue le « croque-note », qui exécute
mécaniquement la partition gravée, et le chanteur qui s’en fait « l’interprète moral » en
colorant, en donnant un sens théâtral à toutes les notes, qu’elles portent du texte ou
non 252. En passant successivement à une chanteuse dotée d’une voix plus forte que Mme
Cinti-Damoreau puis à une cantatrice plus moderne dans son interprétation des difficultés
vocales, le rôle d’Henriette a gagné en profondeur. Les roulades écrites pour mettre en
valeur une voix qui ne pouvait briller par d’autre moyen sont devenues l’occasion de
démontrer un engagement dramatique renouvelé, et pour ainsi dire absent chez la créatrice.
D’autres exemples corroborent le fait que renouveler une interprétation et la mettre au
goût du jour constitue presque une nouvelle forme de collaboration. D’ailleurs, ne dit-on pas
« composer » un rôle ?
« Mme Carvalho y a mis l'originalité de son style et cet art exquis des nuances qui
donnent à l'exécution de la chanteuse quelque chose du souffle créateur qui est
(Stéphen de La Madelaine, « Leçon sur un air du Freyschütz », Chant / Études pratiques de style vocal, Paris :
Albanel, 1868, vol. 1, p. 109).
250
Écouter par exemple Sabine Devieilhe dans l’air d’Olympia des Contes d’Hoffmann d’Offenbach lors du gala
du tricentenaire de l’Opéra-Comique, le 13 novembre 2014.
251
Compte rendu de la représentation du 29 avril 1850 à l’Opéra-Comique paru dans L’Entracte et cité d’après
E-A. Spoll, Mme Carvalho, notes et souvenirs, Paris : Librairie des bibliophiles, 1885, p. 14.
252
Voir Gilbert Duprez, « Leçon sur les intervalles de seconde », L’Art du chant, Paris, 1846, p. 8. La généalogie
ici est facile, puisque « l’expression d’exécution » est définie en termes très proches dans le fameux
Dictionnaire de musique de Rousseau (Paris : Duchesne, 1768, p. 215). Henriette Nissen-Saloman, élève de
Garcia fils, s’y réfère aussi dans sa méthode (L’Étude du chant, Saint-Pétersbourg : Bessel, 1880, notes p. 24 et
p. 53) et le terme de « croque-notes », utilisé par Rousseau dans la préface, est à mettre en relation
notamment avec la phrase « Le chanteur qui ne voit que des notes dans sa partie n'est point en état de saisir
l’expression du compositeur, ni d'en donner une à ce qu'il chante, s'il n'en a bien saisi le sens. » (Jean-Jacques
Rousseau, Dictionnaire de musique, Paris : Emler, 1826, p. 354).
216 UNE ECOLE DE CHANT
La grande question lorsqu’il s’agit de distribuer un rôle aussi exigeant et à ce point taillé pour
une interprète d’exception, c’est de savoir si l’on doit donner la priorité à la partition et la
virtuosité spécifique à cette interprète ou si l’on peut se réapproprier le texte musical.
Lorsque le compositeur est vivant, il choisit le plus souvent de remanier sa partition.
Exemple 1 : rôle de Raoul dans Les Huguenots adapté pour Duprez en 1837
« Haïtzinger ne pouvait qu'à peine donner le la sur la seconde ligne, et Weber
modifia pour lui une foule de passages du Freyschütz. Nourrit changeait également
un grand nombre de phrases écrites trop bas pour lui dans les récitatifs de Licinius
de la Vestale. Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que M. Meyerbeer ait approprié aux
exigences du talent de son nouvel interprète certaines parties d'un rôle écrit pour
mettre en évidence celui de Nourrit ? rien assurément. 254 »
Exemple 2 : rôle de Pierre dans L’Étoile du Nord adapté pour Faure en 1854
« Meyerbeer, qui avait distingué le jeune interprète et s’était rendu compte par lui-
même des services qu’il en pouvait attendre, n’avait pas hésité, à son intention, à
apporter quelques modifications au rôle. En sorte qu’après avoir appris et répété
celui-ci sous les yeux du maître, Faure en donna au public un peu comme une
seconde version. 255 »
Massenet réalise encore une version de Werther pour baryton afin de l’adapter au talent de
Mattia Battistini pour les représentations à Saint-Pétersbourg en 1902. Lorsque le
compositeur n’est plus là, quelqu’un d’autre prend le relai. Cela est vrai des créations
confiées à des chefs de chant eux-mêmes compositeurs, tels Halévy terminant Ludovic
d’Hérold et Bizet terminant Noé d’Halévy, ou des savants, comme Fétis prenant en charge
L’Africaine de Meyerbeer.
253
Bénédict [alias Benoît Jouvin], Le Figaro, 27 novembre 1868, p. 3, à propos du début de la cantatrice dans le
rôle de Marguerite de Navarre des Huguenots.
254
Hector Berlioz, « Débuts de Duprez dans les Huguenots », Journal des Débats, 17 mai 1837, p. 1.
255
Henri de Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 19.
LES FICELLES DU METIER 217
De nombreuses traditions sont attestées dans les traités. Il n’est pas rare que l’auteur, le
plus souvent lui-même chanteur et professeur de chant, se situe et situe ses conseils dans
une certaine filiation artistique et pédagogique. Sur certains points litigieux ou difficiles à
expliciter (la respiration, la diction), les commentaires sur les artistes ayant marqué son
époque ou la précédente abondent, de sorte que le traité se place dans un rapport
d’intertextualité avec les publications des autres spécialistes reconnus. Cette littérature
gagne à être consultée, car, selon Jean-Baptiste Faure, « les grands artistes trouvent souvent
des effets que le compositeur n’avait pas même soupçonnés. 256 » Partant, il est logique de
vouloir enrichir la partition des trouvailles expressives faites depuis son édition, ces
indications d’interprétation étant propices au succès. L’un des théoriciens les plus
systématiques dans son approche est Stéphen de La Madelaine (1801-1868) qui rédige avec
une extrême minutie plusieurs leçons de chant entre 1860 et 1863, chacune portant sur un
morceau célèbre du répertoire courant. Il s’efforce de décortiquer toutes les intentions et
les actions internes de l’interprète, de donner un maximum de profondeur historique et de
causes raisonnées aux pratiques courantes, et d’envisager à l’avance les différents usages
possibles de son travail de mise à plat. Ainsi, dans le cas de la cavatine d’Éléazar dans La
Juive d’Halévy, il invoque le souvenir des interprétations de référence des trente années
écoulées depuis la création par Nourrit en 1835 257. Nous pouvons adjoindre à cette série la
version parodique éditée par Duprez en 1853, dans laquelle de nombreuses traditions
apparaissent en notation solfégique. Insérée dans un trio bouffe des plus virtuoses 258, elle
fut notamment chantée chez Rossini et chez le comte de Nieuwerkerke (1811-1892) en
1861. Muni de ces deux documents exceptionnels, il nous est possible de répondre avec une
précision rare aux questions : qu’est ce qui doit être entendu ? quels effets doivent être
conservés ou adaptés d’une génération à l’autre ?
256
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 217.
257
Les grands interprètes parisiens commentés ou connus par La Madelaine sont ceux qui se succèdent dans
l’emploi de premier ténor à l’Opéra, et c’est souvent l’année de leur prise de rôle qui marque le plus les
esprits : 1837 reprise par Duprez, 1849 reprise par Gueymard, 1863 reprise par Villaret ; à noter l’absence de
Mario, lequel a certes débuté à l’Opéra en 1838 mais poursuivit sa carrière essentiellement au Théâtre-Italien,
et celle de Michot qui avait rejoint la troupe en 1860 (voir Le Ménestrel du 15 janvier).
258
Gilbert et Édouard Duprez, Trois ténors sérieux, trio bouffe chanté par MM. Gueymard, Marié et Riquier-
Delaunay, Paris : Brandus, 1853.
218 UNE ECOLE DE CHANT
Ce sont donc d’excellents référents pour analyser les premiers enregistrements sonores
de l’air en question. Là aussi, une trentaine d’années séparent les plus anciens
phonogrammes que nous avons pu nous procurer des derniers retenus dans notre corpus. Le
tableau suivant (voir Figure 24) recense les gravures que nous avons pu comparer 259 et
quatre enregistrements que nous avons repérés 260 sans pouvoir les entendre. De nombreux
autres existent vraisemblablement.
259
Les documents de la William R. Moran collection sont consultables en ligne sur le site de la bibliothèque de
l’Université de Californie à Santa Barbara [http://cylinders.library.ucsb.edu/, lien consulté le 26 février 2015] ;
des documents issus de la Richard J. Venezia collection sont consultables en ligne sur le site Historical Tenors
[http://www.francoisnouvion.net/, lien consulté le 26 février 2015] ; les reports effectués par Hervé David sont
disponibles sur le site de l’association L’Art lyrique français [http://www.artlyriquefr.fr/son/, lien consulté le 26
février 2015] ; plusieurs reports sont dus à l’Archéophone [http://www.phonobase.org/, lien consulté le 26
février 2015] ; plusieurs sont le fait de Guy Dumazert et Carlo Ciabrini pour leurs rééditions commerciales
[http://www.malibran.com/, lien consulté le 26 février 2015] ; la Library of Congress a mis en ligne des
documents sur le National Jukebox [http://www.loc.gov/jukebox, lien consulté le 26 février 2015] ; ceux de la
Saxon State and University Library sont disponibles sur [http://www.russian-records.com/, consulté le 26
février 2015] ; ceux du collectionneur Christian Zwarg [http://www.truesoundtransfers.de/, lien consulté le 26
février 2015] ; les autres ont été consultés sur YouTube. Quoique consultable à la BnF, l’interprétation de
M. Marion [Aspir 5841] n’ayant pu être datée, elle n’a pas été incluse dans le tableau.
260
Voir le catalogue Pathé Saphir intégralement saisi par Hervé David et disponible en ligne sur son site
[http://www.hervedavid.fr/francais/phono/tableaux%20pathe/Pathe%2090%20tours.htm, lien consulté le 26
février 2015]. D’autres références discographiques figurent sur le site du collectionneur suédois Robert
Johannesson [http://78opera.com/, lien consulté le 26 février 2015].
LES FICELLES DU METIER 219
Nous y avons cherché la trace des conseils donnés par Stéphen de La Madelaine, et des
ornementations notées par Duprez. Le premier geste technique expressif remarquable, dont
l’invention est attribuée à Duprez par La Madelaine 261, est le martellement des mélismes, en
particulier sur « Rachel, quand du-u Seigneur la grâce tu-u-télaire » ; la version la plus
convaincante à ce titre est celle de Léon Beyle (1871-1922). Les documents se complètent et
s’éclairent mutuellement, l’un avec les intentions, l’autre avec leur réalisation concrète. Il
s’agit certes d’une individualité mais beaucoup de doutes sont levés sur le vocabulaire
employé au XIXe siècle à l’audition de pareils extraits. Une seconde tradition, présente dans la
partition de Duprez, est d’insérer des sanglots – c’est-à-dire des silences – après les mots
« et » et « moi » dans la phrase « et c’est moi qui te livre au bourreau » ; nous l’entendons
distinctement chez Charles Rousselière (1875-1950). Plus généralement, il existe des règles
de déclamation lyrique et des usages qui étaient enseignés avec beaucoup de rigueur,
notamment aux étrangers venant se faire un répertoire. Enrico Caruso (1873-1921)
prononce ainsi « Je suis jeunE [respiration] et je tiens à la vie » sans faire la liaison pour être
plus intelligible : c’est probablement la leçon de l’expérience qui dicte cette dérogation
appropriée aux grands espaces, comme celui de la salle Le Peletier dans laquelle se donnait
l’opéra. Presque tous modifient comme Cheyrat la prosodie de « confia ton berceau » pour
éviter l’effet fâcheux décrit par Audubert 262. César Vezzani (1886-1951), quant à lui,
aménage le rythme sur « de la mort qui m’attend » selon le précepte énoncé par Stéphen de
La Madelaine (l’anapeste très serrée deux doubles croches, noire pointée se fluidifie en
croche pointée, double croche, noire), lequel affirme qu’il « n’[a] pas entendu de chanteur
qui n’ait exécuté ce changement, si faible comme notation, si naturel et si important comme
effet. 263 » Si Valentin Jaume (1877-1930) et Charles Fontaine (1878-1955) réalisent
e
également une modification, beaucoup d’autres interprètes du début du XX siècle avaient
abandonné cette pratique. La nécessité s’en était-elle émoussée avec le temps, ou le sens en
était-il moins clair pour un public dont les références avaient évolué avec le répertoire
nouveau ? À moins que la transmission s’en soit simplement perdue, péril toujours encouru.
Dès lors qu’on peut la repérer dans l’enregistrement (sonore ou non), la tradition devient
un véritable manuel pour lire la partition et y situer des espaces de liberté légitimes. Bien
261
Voir Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868, vol. 1, p. 174.
262
Voir Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 227.
263
Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868, vol. 1, p. 181.
220 UNE ECOLE DE CHANT
loin de présenter un caractère normatif, elle ouvre des possibilités de mise en conformité
des intentions du compositeur avec le goût du jour et d’adaptation aux possibilités
techniques de chaque interprète. A contrario, il est frappant de constater qu’en 2001
Roberto Alagna, en en respectant l’esprit, retrouve la lettre de ces traditions ! Sont-elles si
parfaitement consubstantielles au texte et à la partition bien compris ? Peut-être aussi a-t-il
écouté un ou plusieurs de ses devanciers – Georges Thill (1897-1984) et Caruso notamment
– qui l’auront mis sur la voie. Si la partition de La Juive n’a pas été l’objet d’une refonte
« conforme à la représentation » comme celle de La Dame Blanche, les changements
traditionnels de ce type ont eu une certaine portée normative sur l’écriture vocale
ultérieure. Par exemple, Massenet, dans les stances du Cid, fait en toutes notes une entorse
analogue à la versification régulière, lorsqu’il place un soupir qui empêche la liaison et
rajoute une syllabe à l’alexandrin que sa conception de la situation lui avait dicté 264 :
Ayant exploré la manière dont les interprètes respectent et enrichissent les traditions, il
ne faudrait pas négliger d’étudier la façon dont ils s’en affranchissent, pour le meilleur ou
pour le pire 265. Du point de vue du public, la conformité à l’usage établi est une catégorie de
la réception, au même titre que les convenances scéniques ou les règles du beau chant
définies plus haut :
264
Cet alexandrin sans césure à l’hémistiche procède d’une modification du texte de Corneille « Misérable
vengeur d’une juste querelle / Et malheureux objet d’une injuste rigueur » tel que Marc-Antoine Charpentier
l’avait mis en musique deux siècles plus tôt (Stances du Cid H.457, voir Le Mercure galant, janvier 1681). L’effet
est beaucoup plus ramassé, comme un peu partout dans cet opéra : seuls les vers les plus célèbres de la
tragédie sont conservés afin de ramener l’ouvrage à une durée acceptable, malgré la lenteur inhérente à la
déclamation lyrique.
265
« Je suis partisane du changement et du progrès, du moment qu’ils produisent une meilleure intelligence
des intentions du compositeur, et ne consistent pas uniquement à rejeter avec suffisance des traditions que lui-
même observait, au simple motif qu’elles ne sont pas notées noir sur blanc / I am all for change and progress,
provided they make for a clearer understanding of the composer's intentions, and are not just a pedantic denial
of traditions that he himself observed, merely because they are not down in black and white. » (Maggie Teyte,
Star on the door, Londres : Putnam, 1963, p. 108).
LES FICELLES DU METIER 221
Cet exemple pose la question de la médiocrité : qu’attendre des artistes moyens, de ceux qui
ne figurent pas au tableau des célébrités de la scène parisienne mais tiennent des rôles sans
se casser la voix et gagnent suffisamment d’argent pour payer les claqueurs ? Le ténor Mario
de Candia (1810-1883) prétendait qu’ils détenaient une école française, c’est-à-dire des
manières d’interpréter peu originales mais bien acquises et fonctionnelles (voir notre
introduction). Nous avons vu que le modèle parisien était diffusé par le biais des tournées, et
il était aussi exporté à travers les livrets de mise en scène 267. Cependant, la reconduction à
l’identique d’une interprétation par des chanteurs différents en des lieux et des temps
différents n’était évidemment pas souhaitable, car elle eut été par trop mécanique. Les
critiques du temps fustigent généralement ceux qui ne sont que des épigones, et un
professeur au Conservatoire comme le baryton Eugène Crosti (1833-1909) s’emporte aussi
volontiers contre eux :
« Monsieur un tel, ténor, baryton ou basse, peu importe, obtient-il de grands succès
à Paris, vite tous les ténors, tous les barytons ou toutes les basses de France se
croient obligés d’imiter, ou plutôt de copier cet artiste, mettant de côté les qualités
qui leurs sont propres, pour tâcher d’acquérir celles du modèle qu’ils se sont donné.
Quelle dangereuse erreur ! Ils adoptent, ou du moins s’efforcent d’adopter son
émission, sa prononciation, sa manière de chanter, de marcher, et même de
s’habiller. 268 »
L’excès inverse n’est pas non plus recommandable, car trop d’individualité nuit à l’identité
du style d’auteur. Eugène Archainbaud (1833-c1900), qui épouse sa camarade Mlle
266
Louis-Alphonse Holtzem, Complément des bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1867, p. 54-55.
267
Voir Olivier Bara, « Les livrets de mise en scène, commis voyageurs de l’opéra-comique en province », in
Florence Naugrette et Patrick Taïeb dir., Un siècle de spectacles à Rouen (1776-1876), 2009,
http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/100_Bara.pdf, consulté le 3 janvier 2015, p. 11.
268
Eugène Crosti, Abrégé de l’Art du Chant, Paris : Girod, 1878, p. 2.
222 UNE ECOLE DE CHANT
Zolobodjean puis tient une classe de chant au Conservatoire de 1878 à 1899, s’élève contre
la pratique de certains de ses collègues :
De telles excentricités vont à l’encontre de la logique des traditions, puisque nul de pourra
reprendre le flambeau du créateur, et que la peur de la comparaison risque de plonger
l’ouvrage dans l’oubli. Le pédagogue Alexis de Garaudé (1779-1852) encourage ses élèves à
s’approprier les rôles plutôt dans les détails de la vocalité et du jeu qu’en brusquant le
personnage ou l’emploi vocal :
« Le même rôle, chanté par plusieurs virtuoses du premier rang, […] n’est certes
jamais une copie monotone des mêmes intentions. Chacun de ces grands artistes y
imprime son cachet particulier, et en repoussant ce qu’on appelle la tradition. Il en
résulte dans l’ensemble, et surtout dans les détails, une manière de sentir et
d’exprimer toute différente. Cependant, chacune de ces manières diverses produit
le plus grand effet ! 270 »
Les mêmes évolutions que nous avons montrées pour le chant sont évidemment possibles
pour le jeu 271, même si on ne retrouve pas l’autorité de la partition du compositeur 272 dans
le livret de mise en scène. L’habitude du public et des artistes, et le coût des nouveaux
décors et costumes sont alors le principal facteur de stabilité. Inghelbrecht a des pages
truculentes sur le progrès souhaitable (soulignant ainsi les défauts communs) et les modes
269
Eugène Archainbaud, « Le sentiment. – L’expression. – Le style. », L’École du chant pour toutes les voix /
méthode théorique et pratique, Paris : Enoch, 1900, p. 213.
270
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, seconde édition, Paris : L’Auteur, 1841, p. 145.
271
Voir l’exemple de Lucienne Bréval (1869-1935) interprétant la mort de Carmen à l’opposé de la tradition
antérieure in Rémy Campos et Aurélien Poidevin, La Scène lyrique autour de 1900, Paris : L’œil d’Or, 2011,
p. 342.
272
« Du côté des chanteurs, on se fiait plutôt à la mémoire quoique certaines réductions d’opéra pour piano et
chant ayant appartenu à des interprètes comportent des indications mnémotechniques. La plupart du temps,
ce sont les déplacements qui sont notés, c’est-à-dire une partie seulement de ce qui se passe pendant la
représentation. La part de liberté dont disposaient les solistes en matière de composition gestuelle et
physionomique était, en effet, considérable » (Rémy Campos et Aurélien Poidevin, La Scène lyrique autour de
1900, Paris : L’œil d’Or, 2011, p. 200-201).
LES FICELLES DU METIER 223
nuisibles (montrant au passage la puissance des œuvres dans toute leur cohérence, et
comme il est vain de les bousculer) :
Voilà qui résume un peu les parodies de déclamation (« inconvenances »), l’usage apocryphe
des aigus interpolés (« n’ajoute rien »), la tentation du son pour le son (« timbre
outrageusement »), tous types d’évolutions peu enviables que le répertoire romantique
accumule en même temps que certains progrès expressifs au fil des reprises.
Le document par excellence pour fixer l’art des interprètes est l’enregistrement
phonographique, tel que perçu par le chef d’orchestre et compositeur Reynaldo
Hahn (1874-1947) :
273
D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 45-46.
274
Reynaldo Hahn, « Phonographe », L’Oreille au guet, Paris : Gallimard, 1937, p. 176.
224 UNE ECOLE DE CHANT
cerner à la fois les éléments originaux de la réalisation matérielle du son et les raisons qui
motivaient les effets et choix esthétiques afin de pouvoir les mettre à jour. Par rapport aux
anciens moyens de diffusion et de transmission (livrets de mise en scène, leçons avec des
chefs de chant, etc.), le soprano anglais Maggie Teyte (1888-1976) estimait que le
phonogramme devait entraîner un progrès :
Si la facilité d’accès au document est un argument objectif, l’usage de celui-ci comme guide
n’est pas complètement évident ; les principes techniques et les intentions interprétatives
qui ont conduit à ce résultat font défaut. Or, l'intention est essentielle comme matrice
artistique, dénominateur commun qui traverse les époques et permet la réactualisation
authentique d'une culture sensible. Il reste de surcroit à trouver le bon degré de distance
pour rester fidèle à la tradition sans copier le modèle, c’est-à-dire en adapter le rôle au
nouvel interprète et aux évolutions du goût. Sans doute faut-il encore comprendre
l’interprétation chez Teyte, élève de Jean de Reszké et de Reynaldo Hahn, comme une
licence assez complète, dans l’esprit encore caractéristique de l’école de Dupont-Vernon à la
fin du XIXe siècle : « Tant que je suis fidèle à la pensée de l’auteur, je suis impersonnel : je ne
crée rien, j’interprète. Je ne suis en réalité moi-même qu’au moment où je la trahis. 276 » On
comprend alors que la qualité d’un exemple enregistré (serait-ce celui du créateur du rôle)
n’est pas le meilleur moyen de comprendre une partition ; il vaut mieux disposer de
nombreuses interprétations enregistrées, afin de réaliser un travail interprétatif que Hahn
décrit très en détail :
275
« There are also the vast libraries of recorded music to be consulted. Tradition, in the future, should be
stronger and more certain : a clearer guide to the working artist than it has ever been in the past, and there will
be so much the less excuse for those who flout or ignore it. » (Maggie Teyte, Star on the door, Londres :
Putnam, 1963, p. 47).
276
Henri Dupont-Vernon, Diseurs et comédiens, Paris : Ollendorff, 1891, p. 43.
LES FICELLES DU METIER 225
« En matière de chant, rien ne vaut l’exemple. Scudo […] a bien raison quand il dit :
’’Le chant est un art d’imitation qui vit d’exemples et de bons modèles. S’il y a une
chose au monde qu’on ne puisse apprendre sans un maître qui vous guide, c’est
l’art d’exprimer les sentiments du cœur par les modulations savantes de la voix
humaine.’’ Et l’on peut ajouter que ce maître doit pouvoir donner des exemples à
l’élève. Mais il y a d’excellents techniciens qui sont tout à fait incapables de
satisfaire à cette condition. Et dès lors, on doit recourir au disque. 278 »
Il va sans dire que ce n’est pas la phonation mais bien l’interprétation qu’on souhaite ici
perfectionner 279. Le premier chef de l’Orchestre national de la Radiodiffusion française,
Désiré-Émile Inghelbrecht (1880-1965), affirme quant à lui le bien-fondé de considérer les
interprétations phonographiques et mécaniques (système Welt-Mignon et équivalents) non
277
Reynaldo Hahn, « Phonographe », L’Oreille au guet, Paris : Gallimard, 1937, p. 181.
278
Reynaldo Hahn, « Phonographe », L’Oreille au guet, Paris : Gallimard, 1937, p. 180.
279
« Les jeunes générations croient trop facilement trouver des exemples de technique vocale dans la musique
mécanique et même des corrections pour leurs défauts dans des contrôles mécaniques. Non pas que nous
devions renier les services que nous rendent la T. S. F., les bons disques ou la cinématographie de la voix.
Cependant, au point de vue de l'éducation vocale, ces moyens ne sont pas encore d'assez subtils reproducteurs
pour que nous puissions baser sur eux nos observations » (Jane Arger, « La Belle Tradition vocale française », Le
Ménestrel, 17 et 24 août 1934, p. 296).
226 UNE ECOLE DE CHANT
seulement comme des modèles d’authenticité, mais encore comme des témoins
d’errements précoces dans la tradition :
« Jamais autant qu’à cette époque, la documentation précise que peuvent offrir les
instruments mécaniques ne devra être poussée, avec plus de profit, pour les chefs-
d’œuvre de notre musique. Et l’on peut même prétendre sans aucun paradoxe que
rien ne sera inutile dans ce qui a été fait jusqu’ici, les documents pouvant tout aussi
bien indiquer comment on ne doit pas exécuter ces œuvres. 280 »
En aucun cas les auteurs que nous avons cités n’envisagent que le disque soit un
aboutissement ; il n’est qu’une trace ou un biais pour relier une prestation publique sur
scène à une autre. C’est vraisemblablement pour cette raison que Teyte recommande
l’audition de concerts au-dessus de l’écoute des enregistrements en studio 281. C’est aussi
pourquoi la valeur patrimoniale des enregistrements de Fugère (1848-1935) est relevée par
les critiques dès leur parution :
« La Compagnie Columbia a voulu fixer dans la cire un tel exemple. Elle a demandé à
celui que tout le monde appelle familièrement le « père » Fugère, d’enregistrer
deux de ses plus grands succès : Le Vieux Ruban, d’Henrion, et Les Vieilles de chez
nous, de Lévadé. Quelle admirable leçon de chant, et combien de jeunes chanteurs
souhaiteraient de posséder cette articulation, ce goût, cette émotion ! 282 »
Plus que le souvenir du concert auquel ils ont assisté, le phonogramme représentait alors
pour certains mélomanes un vecteur de la transmission de l’art aux générations futures.
280
D.-E. Inghelbrecht, Diabolus in musica, Paris : Chiron, 1934, p. 186.
281
« Il faut aller écouter les artistes en personne ; ne vous fiez pas aux enregistrements, qui peuvent leur
rendre justice ou non » / « But to go and hear the artists in person ; do not rely on records, which may or may
not do them justice. » (Maggie Teyte, Star on the door, Londres : Putnam, 1963, p. 40). En 2015, le compromis
le plus intéressant, s’agissant d’un répertoire peu souvent joué, est constitué selon nous par les captations live
que l’on retrouve sur YouTube. Des ressources organisées sur ce modèle sont propres à nourrir un véritable
enseignement du chant, afin de compléter l’enseignement vocal et de former des chanteurs vocalistes et
interprètes accomplis.
282
Jean Messager, « La musique chez soi / Auditions par le disque », Le Figaro, 28 juillet 1928, p. 4.
LES FICELLES DU METIER 227
Tout au long des deux premiers chapitres, nous avons considéré l’époque de Gilbert
Duprez (1837-1871) comme une période de stabilité esthétique, et traité le chant français
romantique comme un objet cohérent. C’est même cette cohérence prise comme axiome
qui permettait de forger l’idée de chant français romantique, et d’y intégrer certains aspects
diachroniques, comme les traditions. Dans la deuxième partie, nous allons principalement
analyser la manière dont la vocalité s’adapte aux différents genres lyriques – genres en
constante évolution durant les trois décennies – et les mutations que de nouveaux éléments
de vocalité peuvent engendrer en retour dans la composition lyrique. Il faudra distinguer les
répertoires, les typologies et les emplois selon les lieux de musique. En effet, les paramètres
du chant sont tous susceptibles d’être modulés, ainsi que le décrit sommairement un
passage d’une méthode d’Henriette Nissen-Saloman (1819-1879), élève de Garcia fils, à
propos de la sur-articulation :
283
Henriette Nissen-Saloman, L’Étude du chant, Saint-Pétersbourg : Bessel, 1880, p. 48. Concernant la diction,
la remarque est déjà faite par Mengozzi dans le chapitre 4 « De la prononciation », Méthode de chant du
Conservatoire de musique, Partie 2, Paris : Imprimerie du Conservatoire de musique, [1804], p. 64 : « On
parviendra à prononcer nettement par une bonne articulation des consonnes, c’est-à-dire en leur donnant […]
le degré de force qu’exige non seulement ce qu’on veut exprimer, mais le lieu où l’on chante, et la force
relative de l’orchestre. »
2e partie : Des genres et des emplois
Chapitre 3
Du ténor de grâce au ténor de force
Étudier les mutations du ténor romantique, c’est établir la place de la technique vocale
dans le contexte d’une histoire générale, sociale, culturelle et musicale de l’art lyrique. La
plus grande difficulté que notre enquête implique est de définir clairement, puis surtout de
réussir à penser simultanément sept dimensions incontournables du chant : troupe,
répertoire, vocalité, réception, genre, emploi et tradition. Heureusement, l’imbrication
apparemment inextricable mais parfaitement logique de tous ces éléments au sein de l’école
française est flagrante dans certains écrits de l’époque. Détaillons par exemple un passage
d’une histoire linéaire de l’Opéra-Comique, sorte d’almanach rétroactif émaillé d’anecdotes,
publiée en 1893 par deux musicographes :
« Parmi les reprises [de 1873 à l’Opéra-Comique], celle de Roméo et Juliette fut la
plus importante, non seulement par son succès, mais par l’influence qu’elle exerça
sur la nature des futurs ouvrages de la salle Favart. C’était en quelque sorte le
premier opéra qu’on y admettait, c’est-à-dire la première partition sans parlé, et
cette innovation allait insensiblement modifier les goûts du public, comme aussi le
caractère des exécutions vocales. Déjà Duchesne avait, le premier, chanté le Pré aux
Clercs lors de la millième [le 10 octobre 1871] en fort ténor, donnant la voix de
poitrine, par exemple, dans la romance, ‘’Ô ma tendre amie !” où jusque-là suffisait
N.B. Ce chapitre est dédié à Robert Expert et Olivier Reboul, avec lesquels nous avons eu des échanges
passionnants sur l’historicité des techniques de chant et la spécificité individuelle des usages des registres.
1
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 119-120.
232 DES GENRES ET DES EMPLOIS
la voix de tête ; les Couderc et les Capoul cédaient la place aux Monjauze et aux
Talazac. 2 »
Une « transition » esthétique, qui concerne les attentes, les envies, le « goût » du public
et les directions explorées par les compositeurs, se cristallise – pour l’auteur du paragraphe
– dans un aspect technique : l’usage de la voix de poitrine. Il met cette évolution technique
en perspective double, puisqu’elle concerne à la fois une relève générationnelle (les vieux
interprètes chantaient plus doux) et l’évolution des genres lyriques (l’« influence » sur les
futurs ouvrages). Implicitement, l’auteur dénonce des inerties, ou au moins des traditions :
on peine à faire entrer la nouveauté musicale à l’Opéra, et l’on supporte difficilement la
vaillance vocale (en sus de l’absence de parler) à l’Opéra-Comique. Quant à savoir ce que
faisait exactement Duchesne dans le rôle de Mergy lors de la millième du Pré-aux-Clercs,
c’est assez délicat. Rien n’indiquant qu’il chantât dans un autre ton que celui écrit, une
première hypothèse serait qu’il ne passait pas en tête les sol sur « tendre ami-E » et évitait
ainsi de mixer les fa (voir Figure 26).
e
Figure 26 – Ferdinand Hérold, Le Pré aux Clercs, 3 édition, Paris : Grus, c1840, p. 34
Cela eut effectivement donné à l’air le caractère vaillant et viril 3 que releva l’un des critiques
de la représentation en question, choix qui rencontra un certain succès mais qui parut
déplacé aux « puristes » :
« Dans la première partie : O ma tendre amie, M. Duchesne a fait une exhibition des
bonnes notes de son organe : il n’a pas chanté, il a crié, et – comme il s’agissait non
de célébrer une victoire du roi de Navarre, mais de rêver tout haut à sa tendre amie
2
Albert Soubies et Charles Malherbe, Histoire de l’Opéra-Comique, la seconde salle Favart 1860-1887, Paris :
Flammarion, 1893, p. 192-193.
3
« C’est un homme d’avenir, et d’abord c’est “un homme”, par le timbre vocal et la tenue » (Gustave Bertrand,
e
« 1000 représentation du Pré aux Clercs », 15 octobre 1871, p. 362). La représentation du genre à l’opéra à
travers l’évolution des pratiques vocales et scéniques a une histoire qui précède la période considérée ici (voir
e
Raphaëlle Legrand, « Emploi théâtral et représentations de la masculinité à la fin du XVIII siècle : notes sur Louis
o
Michu, acteur-chanteur de la Comédie Italienne », Cahiers rémois de musicologie, n 7, 2013, p. 5-25).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 233
On pourrait imaginer aussi que Duchesne donnât à pleine voix les sib dans la partie en ré
bémol majeur, mais les comptes rendus évoquent plutôt de la douceur à cet endroit 5, et un
usage habile de la voix mixte façon Nourrit en général 6, avec un placement excessivement
postérieur 7 qui exclut le type de phonation aujourd’hui recherché pour les aigus brillants.
Plus généralement, la rencontre entre deux genres, provoquée par le transfert sur la
scène de la salle Favart de moyens techniques précédemment associés à l’opéra et à des
situations plus tragiques, entraîne simultanément une confusion dans les typologies. Le
répertoire ancien, mêlé de texte, relève normalement de l’emploi déclinant de « ténor de
grâce », terme absent de la citation mais couramment associé à l’artiste nommé :
« M. Capoul (un ténor de grâce) a chanté l’air de Joseph [de Méhul] d’une manière un peu
affectée dans certains passages 8 ». Talazac, de son côté, est décrit comme « un ténor ayant
la plénitude de ses moyens, [...] de la chaleur et de la puissance 9 », qui tient les rôles
emblématiques des ténors de force, comme Edgar dans Lucie de Lammermoor et Raoul dans
Les Huguenots, de front avec celui de Joseph de Méhul. Or, au début des années 1870, le
ténor de grâce s’est effacé devant le ténor de force, Capoul devant Talazac, disgrâce qui
prépare l’avènement du ténor lyrique « moderne », intitulé « ténor » tout court parce qu’il
remplit seul tous les emplois. On peut citer dans cet esprit le rôle de Paolo dans Françoise de
Rimini d’Ambroise Thomas 10, annoncé comme « ténor de grâce et de force tout à la fois 11 ».
Les rôles d’Hoffmann, de Gérald, de Des Grieux, de Mylio et de Samson sont tous créés par
4
Benedict [alias Benoît Jouvin], « Opéra-comique, rentrée de Mme Carvalho », Le Figaro, 13 octobre 1871, p. 4.
5
« M. Duchesne a dit avec un bon sentiment et une voix très flexible et nullement forcée le délicieux milieu de
l’air : O toi, de qui l’absence… » (Benedict, « Opéra-comique, rentrée de Mme Carvalho », Le Figaro, 13 octobre
1871, p. 4).
6
« Comme chanteur, il se sert habilement de sa voix mixte qui rappelle un peu celle d’Adolphe Nourrit, et il
donne avec une grande facilité des ut et des si de poitrine » (Hippolyte Hostein, « Théâtres », feuilleton du
Constitutionnel, 16 octobre 1871, p. 2).
7 e
« Une voix un peu gutturale, mais sympathique […] fort étendue et bien timbrée » (Paul Bernard, « 1,000
représentation du Pré-aux-Clercs », Revue et Gazette musicale, 15 octobre 1871, p. 1).
8
Oscar Comettant, Almanach musical pour 1862, Paris : Collignon, 1861, p. 24.
9
Jacques-Léopold Heugel, « Concerts et soirées », Le Ménestrel, 11 mars 1877, p. 118. On compare parfois
Talazac à Roger : « Talazac est un vrai ténor d’opéra-comique, genre Roger » (Victor Wilder, « Semaine
théâtrale », Le Ménestrel, 28 avril 1878, p. 172).
10
Françoise de Rimini, opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas sur un livret de Michel Carré et Jules Barbier,
créé salle Ventadour le 14 avril 1882.
11
Henri Moreno [alias Jacques-Léopold Heugel], « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 11 avril 1880, p. 147.
234 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Nous allons esquisser plusieurs directions de recherche qui mériteraient des études plus
approfondies ; beaucoup de ces questions ont déjà été traitées par d’autres que nous, mais
pas relativement à la période et au répertoire qui nous occupe, ou pas assez spécifiquement
pour que nous puissions nous reposer sur leur travail. Afin de pouvoir faire tout de même
référence à cette bibliographie, qui apparaîtra en note au fil de notre texte, nous serons
amené à élargir considérablement le champ chronologique de notre réflexion. Il s’agira de
contextualiser dans des mouvements frappants mais grossièrement entrevus les mutations
plus subtiles que nous détaillerons ensuite.
Commençons par enfoncer une porte ouverte, en rappelant que l’esthétique lyrique,
comme celle du théâtre en France en général, connaît un important changement de
paradigme entre la fin du règne de Louis XVI et le début du Second Empire. Concernant les
acteurs-chanteurs tenant les parties aigues masculines à l’Opéra de Paris 13, ce fossé est
ramené à des différences saillantes : la beauté efféminée et la voix défectueuse 14 de Michu
s’oppose à la laideur et la puissance virile de la voix de Duprez. En caricaturant à peine, nous
pourrions dire que le raffinement un peu artificiel des personnages principaux en scène – de
quelqu’extraction qu’ils soient – cède progressivement le pas à une représentation plus
« vraie », plus épidermique, moins contemplative et moins stylisée. Quelques études
adoptent des focales historiques encore plus larges 15 et confirment le sens général de
12
Eugène Ponchard, « Études sur les ouvrages anciens », Le Ménestrel, 8 août 1841, p. 1.
13
La dénomination officielle de l’Opéra change régulièrement au cours de la période ; l’institution s’intitule
notamment « Académie Royale de Musique » sous l’Ancien Régime.
14 e
Voir Raphaëlle Legrand, « Emploi théâtral et représentations de la masculinité à la fin du XVIII siècle : notes
o
sur Louis Michu, acteur-chanteur de la Comédie Italienne », Cahiers rémois de musicologie, n 7, 2013, p. 15.
15
Voir Michel Lehmann, « La voix du masculin du castrat au ténor », Daniel Welzer-Lang et Chantal Zaouche
Gaudron dir., Masculinités, état des lieux, Toulouse : Érès, 2011, p. 123-135 et Thomas Laqueur, « Response :
o
Men with a past », Cambridge Opera Journal, vol. 19, n 1, 2007, p. 85-89.
236 DES GENRES ET DES EMPLOIS
e
l’évolution entre le XVII siècle et le XXe siècle. Comment cela se traduit-il musicalement ? En
étudiant la succession des interprètes « ténor » sur les trois principales scènes de la capitale
à l’époque de Gilbert Duprez (l’Opéra, l’Opéra-Comique et le Théâtre-Lyrique), nous nous
proposons de montrer conjointement l’évolution de la technique vocale et des emplois
dramatiques. Quelques prolégomènes s’imposent avant de pouvoir présenter des sources
fortement empreintes de l’esprit du temps.
Ainsi que les dernières découvertes de l’histoire culturelle permettent d’en prendre la
mesure, l’époque que nous étudions entretien un rapport très particulier avec la virilité :
Cette vertu s’étale dans les livrets d’opéras, à propos desquels Raphaëlle Legrand note que
« le déséquilibre entre le nombre de personnages féminins et masculins s’accentue de façon
spectaculaire pendant la décennie révolutionnaire 17 ». On a donc dans l’opéra et l’opéra-
comique de plus en plus de figures masculines, et la virilité des personnages devient un
paramètre important de leur caractérisation. Cependant, les deux choses sont relativement
indépendantes, la virilité n’étant nullement l’apanage exclusif des hommes :
« Pour l’individu de ce temps, elle ne constitue pas tant une donnée biologique
qu’un ensemble de qualités morales qu’il convient d’acquérir, de préserver et dont
16 e
Alain Corbin dir., Histoire de la virilité. 2. Le triomphe de la virilité. Le XIX siècle, Paris : Seuil, 2011, p. 7.
17 e
Raphaëlle Legrand, « Emploi théâtral et représentations de la masculinité à la fin du XVIII siècle : notes sur
o
Louis Michu, acteur-chanteur de la Comédie Italienne », Cahiers rémois de musicologie, n 7, 2013, p. 18. Les
travaux de Maxime Margollé devraient permettre de chiffrer et expliquer ce phénomène de masculinisation
des troupes (voir Aspects de l'opéra-comique sous la Révolution : l'évolution du goût et du comique aux théâtres
Favart et Feydeau entre Médée (1797) et L'Irato (1801), thèse, Jean Gribenski dir., Université de Poitiers, 2013).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 237
l’homme doit savoir faire la preuve. C’est pourquoi virilité n’est pas synonyme de
masculinité. 18 »
L’historien Alain Corbin mentionne à ce sujet que Jeanne d’Arc et Charlotte Corday sont
alors perçues comme viriles ; réciproquement, un homme pouvait être reconnu en défaut de
virilité (couard, lâche etc.) sans que sa masculinité, terme rare à l’époque, soit contestée. Le
témoignage d’interprètes féminines s’avère éclairant pour saisir les applications concrètes
de cette idée dans l’art lyrique : « Toujours penser à aller dans le sens de l’interprétation
virile. Même là-dedans, même dans Werther, ne pas rester dans les larmes 19 », professe le
soprano Claire Croiza (1882-1946). Pour elle, l’adjectif « viril » signifie calme, sobre de geste,
voire immobile. Croiza prend l’exemple du personnage de Carmen dans la partition de
Bizet 20, et montre comment cette femme est virile à travers son contrôle d’elle-même, par
opposition à la manière dont elle se décompose et cède au mélodrame passionnel à la fin de
l’ouvrage ; une interprétation virile n’est pas seulement juste mais aussi économe. « Ne pas
rester dans les larmes », dans Werther, alors même que Charlotte demande à les laisser
couler, c’est garder une certaine dignité. Deux générations plus tard, le ténor Nicolaï Gedda
(1925-) écrit encore, à propos du chevalier Des Grieux dans Manon de Massenet 21 :
« Cela ne me dérange pas de jouer ces rôles romantiques, mais je fais toujours
attention d’y paraître aussi viril que possible pour compenser le mirage doux,
tendre et sentimental du romantisme. 22 »
La sobriété, la retenue que demandent ces deux interprètes illustres va dans le sens du
resserrement de l’idée de virilité autour de la gravité (par opposition à la frivolité et à la
légèreté) au fil du XIXe siècle :
18 e
Alain Corbin dir., Histoire de la virilité. 2. Le triomphe de la virilité. Le XIX siècle, Paris : Seuil, 2011, p. 9.
19
Hélène Abraham, Un art de l’interprétation / Claire Croiza – les cahiers d’une auditrice, Paris : Office de
Centralisation d’ouvrages, 1954, p. 113.
20
Carmen, opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet sur un livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy,
créé le 3 mars 1875 à l'Opéra-Comique.
21
Manon, opéra en cinq actes de Jules Massenet sur un livret de Henri Meilhac et Philippe Gille, créé à l'Opéra-
Comique le 19 janvier 1884.
22
« I never mind playing these romantic parts, but I am always careful to appear as virile as possible to
counteract the soft, sweet, and sentimental deception of romanticism » (Nicolaï Gedda, My Life and Art,
Portland : Amadeus Press, 1999, p. 86).
238 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« La figure de la virilité qui, à l’aube du XIXe siècle, participait d’une esthétique, celle
du sublime, s’accordant à l’attrait des romantiques pour la magnificence,
l’expérience des limites, à la poétique de l’enthousiasme, de la révolte et du
renoncement, doit désormais se redéfinir ; même si le lien qui nouait cette vertu à
l’autorité, à la gravité, à une certaine radicalité ne se trouve pas véritablement mis
en cause. 23 »
Au cœur du XIXe siècle, les valeurs d’héroïsme et l’expérience des limites sont des éléments
particulièrement propres à féconder la théâtralité mélodramatique des livrets.
À cette donnée purement dramaturgique s’ajoute une (ou des) révolution(s) dans le
chant. Le déclin précoce d’artistes comme Louis Michu (1754-1801) au profit de vocalistes
plus habiles comme Jean Elleviou (1769-1842) à la « voix mâle 24 » et Jean-Blaise Martin
(1768-1837) 25, atteste bien d’une première mutation dans l’écriture vocale à l’Opéra-
Comique vers 1800 26. La Restauration en apporte une deuxième, avec Rossini qui publie en
1827 des exercices pour développer la voix « selon le nouveau goût » – nous avons vu au
§ 2.2b comment Laure Cinti-Damoreau avait contribué à importer le chant rossinien à
l’Opéra-Comique. La figure de proue du « Bel canto à la française 27 », parmi les ténors, c’est
Louis Ponchard (1787-1866). Olivier Bara écrit précisément que « la représentation de
Ponchard et de sa partenaire Mme Rigaut dans la Dame blanche appartient au premier
romantisme, monarchique et scottien, de la Restauration. 28 » Pour Jean-Baptiste
Faure (1830-1914), élève de Ponchard, cet emploi de jeune premier tout en délicatesse est
lié à une typologie vocale datée :
23 e
Alain Corbin dir., Histoire de la virilité. 2. Le triomphe de la virilité. Le XIX siècle, Paris : Seuil, 2011, p. 10-11.
24
Encyclopédie des gens du monde, Paris : Treuttel et Würtz, 1837, t. 9, p. 374.
25
Comparer les prouesses de vocalisation de Martin dans le rôle de Jeannot (Nicolò, Jeannot et Colin, Paris :
Brandus, [1857], p. 26-37), et l’explication de l’éntendue de ses registres par Marié (Marié, Formation de la
voix, Paris : Heugel, 1873, p. 6).
26
« Sa réputation commençait à décroître lorsque la méthode et le goût italien, auquel il ne put jamais se plier,
devinrent des avantages obligatoires pour les acteurs de l’Opéra-Comique » (Pierre-Hyacinthe Audiffret,
« Michu (Louis) », Biographie universelle ancienne et moderne, nouvelle édition, Paris : Delagrave, [1842], vol.
18, p. 255-256, cité d’après Raphaëlle Legrand, « Emploi théâtral et représentations de la masculinité à la fin du
e
XVIII siècle : notes sur Louis Michu, acteur-chanteur de la Comédie Italienne », Cahiers rémois de musicologie,
o
n 7, 2013, p. 11).
27
Voir Olivier Bara, « La vocalité italienne dans les opéras-comiques d’Hérold, ou d’un usage raisonnable des
ornements », Hérold en Italie, Alexandre Dratwicki dir., Lyon : Symétrie, 2009, p. 135-152.
28
Olivier Bara, « Le haute-contre en question : significations socioculturelles d’une crise vocale en France
autour de 1830 », Der Countertenor. Die männlische Falsettstimme vom Mittelalter zur Gegenwart, Corinna
Herr, Arnold Jacobshagen et Kai Wessel dir., Mainz : Schott, 2012, p. 146.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 239
29
Jean-Baptiste Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 35.
30
Voir son répertoire : Gilbert Duprez, Un chanteur peint par lui-même, Paris : Marpon et Flammarion, 1888,
p. 29-30.
31
Gilbert Duprez, L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, Première partie, « De la voix », p. 3.
32
Théophile Silvestre, « G. Duprez, étude d’après nature », Gilbert Duprez, La Mélodie, études
complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris : Chaix, s.d. [1858], p. XII.
33
Selon la définition posée dans Rodolfo Celletti, Histoire du bel canto, Paris : Fayard, 1987, le bel canto est une
esthétique vocale qui prend fin avec les dernières œuvres lyriques de Rossini.
34
Léon et Marie Escudier, Études biographiques sur les chanteurs contemporains, Paris : Tessier, 1840, p. 177.
35
« Quand sa voix virile fut enfin formée, [...] Duprez ne possédait encore qu'un ténor élevé, flexible, d'un
timbre doux et gracieux, mais tout-à-fait dépourvu d'énergie » (Hector Berlioz, Feuilleton du Journal des
Débats, 19 avril 1837).
36
Les Huguenots, grand opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer sur un livret en français d’Eugène Scribe et
Émile Deschamps, créé le 29 février 1836 à l’Opéra de Paris.
240 DES GENRES ET DES EMPLOIS
37
Théophile Lemaire et Henri Lavoix, Le Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 431-432.
38
« Dans la situation où tu t'es mis, et qui ressemble à celle de Duprez quand, dès son début à Paris, il s'est
avisé de chanter à pleins poumons, au lieu d'imiter Nourrit qui donnait de sa voix de tête juste ce qu'il en fallait
pour charmer son public, voici je crois, la marche à tenir » (Honoré de Balzac, « Les révélations brutales »,
Petites misères de la vie conjugale, Paris : Chlendowski, 1846, p. 283-284).
39
François Delsarte, in Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 220.
40
Georges Duval, Artistes et cabotins, Paris : Ollendorff, 1878, p. 189.
41
Georges Duval, Artistes et cabotins, Paris : Ollendorff, 1878, p. 191.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 241
« S’il y a dans la carrière dramatique une position qui rapporte, c’est pourtant celle
de chanteur, et nous devons le savoir plus que personne nous autre qui
appartenons à une génération qui les a fait rois. […] Le ténor est l’étoile qui conduit
les peuples et rayonne sur les cinq parties du monde 42. »
« Ce rustre qu’il a ramassé dans je ne sais quel trou de village, et dont il veut faire
une seconde édition du Postillon de Longjumeau… Un monsieur qui gardait un
moulin ou quelque chose comme ça… […] S’imaginer qu’il a mis la main sur un
Duprez ! On lui en donnera des ut de poitrine ! 44 »
Cette semonce souligne très justement que la figure du ténor rareté de la nature préexiste à
celle de Duprez. Jean-Baptiste Chollet avait créé en 1836 l’opéra-comique d’Adam dans
lequel un postillon se trouve embarqué dans la carrière lyrique après qu’on a identifié sa
capacité à émettre un superbe contre-ré – en voix de tête, bien évidemment. La nouveauté,
c’est l’ut de poitrine qui est associé à Duprez et devient l’apanage nécessaire du premier
ténor. La promotion sociale liée à une capacité réputée rare parmi les chanteurs profita
réellement à quelques personnes possédant naturellement, c’est-à-dire d’instinct 45, des
aigus de stentor. Nous citerons seulement l’exemple de Watchstel (1823-1893) 46, venu de
l’étranger à Paris « pour y exhiber son fameux ut ».
42
Georges Duval, Artistes et cabotins, Paris : Ollendorff, 1878, p. 185.
43
Auguste Laget, Le Professeur de chant malgré lui, Toulouse : Chauvin, 1902, p. 21-22.
44
Michel Delaporte, Un premier ténor, vaudeville en un acte, Paris : Henriot, 1841, p. 1.
45
Il faut souligner que l’émission des aigus en force n’entrant pas dans les canons de l’époque, les chanteurs
n’étaient pas formés à ces « excentricités ». Duprez a étudié cette technique auprès de son aîné Donzelli, qui
pratiquait l’émission en voix sombrée jusqu’au sol, lors de son séjour en Italie (voir Maurizio Modugno,
o
« Domenico Donzelli e il suo tempo », Nuova rivista musicale italiana, vol. 18, n 2, 1984, p. 208).
46
Voir les notes prises par Alphonse Karr (si l’on en croit MONTMORENCY, Lettres sur l’Opéra, Paris : Hulin, 1921,
p. 28) dans J.-M. Mayan, Les Guêpes du théâtre, Paris : Bonvalot-Jouve, 1906, p. 218-220.
242 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Dans le monde du spectacle, la nouveauté et la curiosité font recette ; il existe donc une
surenchère entre les directeurs d’établissements qui cherchent à s’attacher les services
d’artistes en mesure de produire la nouvelle attraction. Il y a même une certaine
concurrence entre les artistes eux-mêmes : les contemporains de Duprez tentent d’acquérir
cet atout manquant à leur palette, puis veulent rivaliser avec lui. Dans une autre pièce 47
contemporaine des débuts de Duprez, un personnage sûr de lui, ténor en province, vient à
Paris pour y « démolir » le célèbre chanteur 48.
« Tout ce qui a une voix a voulu chanter comme Duprez ; l’ut de poitrine a été une
nouvelle toison d'or à la poursuite de laquelle les nouveaux Argonautes ont perdu,
les uns, les faibles moyens qu'ils pouvaient avoir, les autres, les meilleures
dispositions naturelles. On a parodié Duprez, les cris ont remplacé le chant, le goût
du public a été faussé, et Dieu sait où s'arrêtera cette incroyable manie
d'imitation ! 49 »
Cette « manie » n’était pas prête de s’arrêter, et fut même reconduite une vingtaine
d’années plus tard autour de Tamberlick qui pour sa part donnait à entendre… l’ut dièze 50.
En prenant la mesure des attentes du public parisien à l’égard des ténors dans les
premières années de la monarchie de Juillet, on comprend mieux le passage de l’ombre à la
lumière de Duprez lors de son retour à Paris. En joignant à l’excellence selon les canons
esthétiques traditionnels une nouveauté spectaculaire (récits largement déclamés, ut de
poitrine), ses prestations ne pouvaient que lui valoir un succès phénoménal, malgré sa petite
taille. Sa conception dramatique, son jeu et son chant se complètent alors pour fixer une
nouvelle référence dans l’interprétation lyrique. C’est ce « progrès » qu’ont d’abord retenu
ses historiographes, qui se passionnaient pour la mutation radicale qu’avait subie la voix du
chanteur depuis ses débuts comme premier amoureux d’opéra-comique 51 : « La biographie
47
Le Café des comédiens, vaudeville en 1 acte d'Hippolyte et Théodore Cogniard, créé au Théâtre du Palais-
Royal le 4 novembre 1837.
48
Voir le compte rendu de Ach. C. dans Le Monde dramatique, 1837, p. 314.
49
Léon et Marie Escudier, Études biographiques sur les chanteurs contemporains, Paris : Tessier, 1840, p. 178.
50 e
Hervé Lacombe, Les Voies de l’opéra français au XIX siècle, Paris : Fayard, 1997, p. 48.
51
Voir le chapitre « Révolution du ténor autour du public » in Hector Berlioz, Les Soirées de l’orchestre, Paris :
Michel Lévy Frères, 1852, p. 68. Selon Giancarlo Landini, « Gilbert Louis Duprez ovvero l'importanza di cantar
o
Rossini », Bollettino del Centro Rossiniano di Studi n 1-3, 1982, p. 29-54, l’évolution vocale positive de Duprez
serait liée à la pratique soutenue du répertoire rossinien pendant les années de carrière italienne.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 243
Une des conséquences de la mode des aigus puissants, c’est la ringardise des tenants des
anciens moyens expressifs. À Bordeaux, dès 1841, le public réserve un accueil assez froid au
chanteur qu’il découvre :
« Monsieur Grognet, premier ténor léger, a une voix faible mais du goût, de
l’habileté, de la grâce. C’est tout à fait la méthode Ponchard. Il y a quinze ans,
Monsieur Grognet eut provoqué des salves d’applaudissements. 53 »
La mode est aux éclats puissants. Holtzem se souvient que son ancien camarade et collègue
Dulaurens avait complètement modifié sa technique entre ses études au Conservatoire vers
1850 et la saison qu’ils passent ensemble à Lyon en 1865 :
« Il avait alors une voix ravissante […], son timbre était cristallin et fort agréable.
Mais il avait l’ambition de son sexe en général et celle de son métier en particulier.
Il voulait comme ses devanciers et successeurs, être un fort ténor. […] Sa voix devint
alors cuivrée comme une trompette 54 ».
52
Eugène Briffault, « Duprez. », Galerie biographique des artistes dramatiques de Paris, Paris : Marchant, 1846,
p. 5.
53
D’Issy, Courrier de Bordeaux, 21 mai 1841, cité d’après Martine Labourie, Tour de France d’un ténor 1830-
1850, Paris : Christian, 1999, p. 76.
54
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 386.
244 DES GENRES ET DES EMPLOIS
premier temps, il est plutôt déguisé par des « mixtes » que remplacé par le mécanisme
lourd. Enrico Delle-Sedie (1822-1907), professeur au Conservatoire, indique encore que
l’homogénéité qu’il recherche n’exclut pas l’usage du mécanisme léger :
« Les ténors emploient souvent, dans les notes élevées, la voix de tête ou de fausset
qui est un reste de la voix d’enfant, et produit presque toujours un effet
désagréable à cause de la grande différence de timbre ; il faut donc arriver à lui
donner le caractère et le timbre de la voix de poitrine, sans que celle-ci y ait une
action vraiment directe 55. »
Nombreux sont les spectateurs qui s’y trompent, et il faut toute l’expertise d’Holtzem pour
nous apprendre que les notes aigues les plus extraordinaires et réputées les plus puissantes
relèvent de cette méthode :
« Dans Othello, j’entendis Tamberlick et son fameux ut dièze de poitrine qui n’était
qu’un son de fausset formidable. 56 »
C’est d’abord l’idée d’aigu facile, fin, gracieux qui passe de mode. Le véritable abandon du
mécanisme léger n’est pas noté avant une époque bien plus tardive. Son signe le plus net est
l’impossibilité de recourir à la voix de tête lorsqu’elle est nécessaire :
Nous trouvons, tant dans les relations de concerts que dans le répertoire imprimé, des
indices permettant de dresser un tableau chronologique de l’usage du faucet dans le chant
lyrique en France au XIXe siècle. Précisons d’abord ce terme. L’orthographe « faucet », liée à
l’étymologie latine fauces, faucium (gorge), nous paraît préférable à « fausset » – cette
dernière étant trop proche de falsus (faux), malgré sa proximité avec le mot italien falsetto.
Le savant musicographe Fétis accepte les deux 58 ; Battaille voudrait que toutes soient
55
Enrico Delle Sedie, L’Art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 23.
56
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 256.
57
D.-E. Inghelbrecht, Le Chef d’orchestre et son équipe, Paris : Julliard, 1949, p. 194.
58
Voir François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 336.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 245
abandonnées 59 ; l’une des premières discussions sur le sujet semble remonter à l’initiative
d’Alexis de Garaudé, au début de notre période 60. On trouve aussi parfois « fosset », peut-
être en lien avec les fosses nasales 61. Les termes et graphies modernes comme ceux des
temps passés étant multiples et fort peu fondés, nous avons adopté définitivement
« faucet » et suggérons cordialement à nos successeurs toutes langues confondues de faire
de même. Il faut s’empresser d’indiquer que « faucet » désignera exclusivement le
mécanisme 2 62, souvent appelé « voix de tête » (ou « voix pharyngienne », par opposition à
« voix laryngienne ») à l’époque que nous étudions. Nous avons déjà montré, avec l’exemple
e
de M. Béfast, qu’il n’y a pas de contre-ténor (c’est-à-dire de falsettiste) en France au XIX
siècle. Aussi Charles Delprat écrit-il en 1870 que le mécanisme léger n’est qu’une couleur
ponctuelle :
59
Voir Charles Battaille, De l‘enseignement du chant / De la physiologie appliquée à l’étude du mécanisme
vocal, Paris : Masson, 1863, p. XI.
60 e re
Voir Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, 2 édition, 1 partie, Paris : L’Auteur, 1841, p. 8, et
e
l’article du Dr Colombat in Dictionnaire de la conversation / 2 édition, vol. 9, Paris : Didot, 1867, p. 293.
61
Voir par exemple Auguste-Louis Blondeau, Nouvelle méthode de chant par Marcello Perino, traduite de
l’italien avec des notes, Paris : Ebrard, 1839, p. 140.
62
Voir Robert Expert, « Science et pédagogie du chant lyrique : un couple inséparable ? », Nathalie Heinrich
Bernardoni dir., La voix chantée entre sciences et pratiques, Bruxelles : De Boeck, 2014, p. 165.
63
Charles Delprat, « Des différents timbres dans les voix d’hommes et de leur emploi », L'Art du chant et l'école
actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 138.
246 DES GENRES ET DES EMPLOIS
La tessiture suraigüe du sultan Bajazet est clairement destinée à faire rire, toute la pièce
reposant sur une transposition de la hiérarchie sexuelle du sérail sur les voix (l’intensité du
désir féminin correspond à la volubilité de langue, et la castration des eunuques correspond
au mutisme). Lesfauris affirme déjà que « la voix de fausset [est] la charge, la caricature de la
voix humaine 64 », dans son traité de 1854.
La sobriété (virile ?) de mise à la fin du Second Empire n’avait pas cours quarante ans plus
tôt : les occurrences de la voix de faucet dans le répertoire pour ténor sont banales dans les
années 1830. Dans L'Éclair d'Halévy 65, Lionel chante un contre-ré et Georges un contre-mi,
sans avoir besoin pour cela d’une justification spéciale, puisque ces éléments de vocalité
sont attachés à leur emploi, au même titre que le trille ou le son filé. En dehors de ces notes
extrêmes, comment repérer l’usage du mécanisme léger ? Pour les notes tenues, la voyelle
émise est un indice de premier choix, car la sonorité du faucet est optimisée par certains
formants vocaliques. Pour preuve, Holtzem juge assez durement un collègue qui n’aurait pas
assez travaillé sa voix avec les exercices propres à développer le son sur A :
Maquillant mal son passage (d’où l’effet de « tyrolienne »), et employant trop souvent la
voix de tête au goût de ses auditeurs 67, le ténor Achille Montaubry (1826-1898) abusait ici
d’un confort souvent fournit par le compositeur. Berlioz connaît la règle :
« L'un aime à arriver sur les notes aigües avec des voyelles sonores comme l'a et l'o,
celui-là est doué d'une grande étendue de voix de poitrine ; l'autre demande au
64
J. Lesfauris, Unité de la voix chantée, Paris : Remquet, 1854, p. 16.
65
L’Éclair, opéra-comique en 3 actes de Fromental Halévy sur un livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges,
créé à l’Opéra-Comique (Salle de la Bourse) le 16 décembre 1835.
66
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 253.
67
Voir par exemple les comptes rendus de représentations où chantait Montaubry dans le Ménestrel du 10
février 1861 et du 13 septembre 1863, articles déjà signalés par Charlotte Loriot, La Pratique des interprètes de
e
Berlioz et la construction du comique sur la scène lyrique au XIX siècle, thèse, Jean-Pierre Bartoli dir., Université
Paris-Sorbonne, 2013, p. 305.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 247
compositeur de n'amener les sons élevés que sur des i ou des diphtongues nasales,
c'est qu'il chante davantage en voix de tête. 68 »
Le ténor Roger, par exemple, pouvait compter sur l’écriture intelligente d’Ambroise Thomas
et de Duprez, pour incarner respectivement Limbourg (voir Figure 28 l’aigu sur « pli ») et
Jéliotte (voir Figure 29 l’aigu sur « pi ») :
Figure 29 – Gilbert Duprez, manuscrit de Jéliotte ou Un passe-temps de duchesse, Paris, 1853, [p. 200], US-
CAh, M1500.D935 J4 © Harvard University
Pour étudier des notes plus graves de la tessiture, il faut rentrer dans des considérations
archéophoniques plus avancées. L'édition Lemoine 1870 donne encore des indications de
douceur pour les la bémols du grand air de Lionel dans L’Éclair 69, et il est probable que les
contrastes de nuance et de caractère aillent de pair avec des oppositions de mécanisme :
Comme le note le musicologue Robert Toft à propos du chant en Angleterre dans les années
1780-1830, un tel procédé était propice à des effets poignants dans certains morceaux s’y
68
Hector Berlioz, « Débuts de Duprez dans les Huguenots », Journal des Débats, 17 mai 1837, p. 1.
69
Voir Fromental Halévy, L’Éclair, partition piano et chant, Paris : Lemoine, s.d., datée d’après cotage [7103HL],
p. 43-45.
70
Diday et Pétrequin, Mémoire sur le mécanisme de la voix de fausset, Gazette médicale de Paris, [tiré à part],
p. 23-24.
248 DES GENRES ET DES EMPLOIS
prêtant bien 71. Il est assez facile de connaître l’étendue, c’est-à-dire les notes extrêmes de
chacun des registres en moyenne pour une catégorie vocale donnée, ou chez un chanteur en
particulier. Si c’est bien de la voix lyrique que l’on parle, la zone de confort, de sonorité et de
souplesse suffisante n’est pas douteuse :
« Ainsi, sur la scène, on voit bien rarement un ténor employer le fausset au-dessous
du ré3. […] le summum d’intensité et d’éclat du fausset est, vers le milieu de son
échelle, aux notes si3, ut4, ré4, qui sont les plus belles du registre, celles qui
fournissent au chanteur les plus brillants effets. Au-dessus du fa4, […] la mauvaise
qualité du fausset oblige alors de s’en abstenir 72 ».
Le point épineux est de savoir où se situe la jonction des deux mécanismes. Nous prendrons
pour cela en compte la construction technique de la voix durant la formation du chanteur,
en nous référant aux méthodes publiées vers l’époque de ses débuts. Pour Holtzem, par
exemple, on pourrait utiliser le Guide de Léon Marie : « (Nota) Les ténors devront exercer la
voix de tête à partir du no 14 [fa dièze] jusqu’au no 19 [si] compris. Même recommandation
est faite aux personnes qui voudront travailler le genre dit : Martin 73. » La frontière fa/sol
nous rappelle l’exemple du Pré aux Clercs, déjà cité. On pourrait remarquer que des traités
antérieurs recommandent de travailler la voix de tête encore plus grave, mais l’intérêt
supérieur du Guide de Marie est de signaler un détour nécessaire dans notre enquête. En
effet, il n’est pas possible de faire l’impasse sur les barytons si l’on veut comprendre
l’approche technique des aigus par les ténors au milieu du XIXe siècle. La basse Stéphen de La
Madelaine est tout à fait catégorique lorsqu’il énonce ce qui distingue ces différentes
tessitures :
« Il est bien facile de distinguer une basse-taille d’un baryton […] ; ces deux sortes
de voix parcourent souvent les même distances, surtout à l’état inculte, et la seule
différence qu’il y ait entre elles consiste dans la nature des effets qui, chez les
barytons, est placée dans la limite supérieure […]. Il est beaucoup moins aisé de
71
« Singers achieved some of their most poignant effects by matching register and expression. They applied the
same principles of expression to all of the music they sang but consciously adapted the particular style of
delivery to suit the piece at hand » (Robert Toft, Heart to heart : expressive singing in England (1780-1830),
Oxford: Oxford University Press, 2000, p. xiv). L’auteur s’appuie notamment sur l’exemple du chanteur John
Braham (1774-1856), qui savait utiliser faucet et poitrine.
72
Diday et Pétrequin, Mémoire sur le mécanisme de la voix de fausset, Gazette médicale de Paris, [tiré à part],
p. 23.
73
Léon Marie, Guide pratique du chant pour tous les genres de voix, Paris : Colombier, 1858, p. 1.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 249
distinguer un baryton d’un second ténor, c’est-à-dire d’un ténor à fausset […], dont
les notes de poitrine s’exercent dans la même échelle […]. [L]’intensité des notes
supérieures […] est naturelle aux barytons, tandis que [celles des ténors – dont la]
quinte inférieur vibre sans effort [–] manquent de force. Cette dernière
circonstance est éminemment favorable à l’exercice de leur fausset, dont les notes
inférieures sont d’autant mieux assises qu’elles n’ont point à lutter contre les
habitudes énergiques du larynx, qui veut obtenir dans le haut de vigoureux sons de
poitrine 74. »
L’opposition bien nette entre baryton aigu et ténor grave était cependant rendue ténue
jusque dans les années 1830 par l’existence de l’emploi de baryton Martin, ainsi que le
dénonce Fétis :
« On trouve en Italie comme en France une sorte de voix de basse qu’on désigne
sous le nom de bariton ; elle tient le milieu entre la basse grave et le ténor, et
produit un fort bon effet quand elle est employée dans son véritable caractère ;
mais dans nos théâtres on s’est employé à en faire aussi des ténors. Martin, Solié et
Lays, qui possédaient des baritons, ont beaucoup contribué à en altérer le
caractère. On semble revenir maintenant à des idées plus saines, et sentir la
nécessité de renfermer les voix dans leurs bornes naturelles. 75 »
Les partitions imprimées confirment que Jean-Blaise Martin produisait des sons piano tenus
sur mi-fa-sol-la aigus, par exemple dans le duo de nuit de Gulistan de Dalayrac 76. Cette
pratique est-elle vraiment révolue du temps de Gilbert Duprez ? Au vu des cadences
jusqu’au si bémol en faucet de Stockhausen dans l’air de Caramelo du Carnaval de Venise
d’Ambroise Thomas (1858) 77, on comprend mieux qu’il ait si longtemps hésité entre l’emploi
des ténors et des barytons. Avant lui, le baryton Chollet n’avait-il pas fait toute sa carrière
dans une tessiture très élevée ? On remarquera que le changement de registre est employé
de manière comique dans les couplets, avec les sauts d’octave d’ut à ut, qui ne sont pas sans
rappeler la ronde chantée par Chollet dans La Perruche de Clapisson 78. Une étude
74
Stéphen de La Madelaine, Théories complètes du chant, Paris : Amyot, 1852, p. 56-59.
75
François-Joseph Fétis, La musique mise à la portée de tout le monde, op. cit., p. 100.
76
Gulistan, opéra-comique en 3 actes de Nicolas Dalayrac sur un livret de Charles-Guillaume Étienne et
Auguste-Étienne-Xavier Poisson de La Chabeaussière, créé le 30 septembre 1805 puis repris le 9 août 1844 à
l’Opéra-Comique dans un arrangement d’Adolphe Adam pour le ténor Masset.
77
Voir Ambroise Thomas, Le Carnaval de Venise, Paris : Lemoine, 1858, p. 53.
78
La Perruche, opéra-comique en 1 acte de Louis Clapisson sur un livret de MM. Dumanoir et Dupin, créé le 28
avril 1840 à l’Opéra-Comique.
250 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Le passage de la voix de poitrine à la voix de tête peut être comparé à celui qui se
produit sur le violoncelle du plein de l’instrument aux sons harmoniques ; personne
n’a jamais songé à s’en plaindre. Pour dissimuler le changement de voix de poitrine
s’affrontant sur une même note ou par degrés conjoints avec la voix de tête, il est
indispensable que le son de poitrine soit d’abord fermé et amené à sa plus parfaite
étroitesse. […] Les ténors qui vocalisent bien peuvent passer, dans le trait, d’un son
très fin au son de tête ; mais cela est difficile, il y faut une grande adresse et le
passage n’en subsiste pas moins. Les règles ci-dessus sont applicables aussi bien aux
voix de femmes qu’aux voix d’hommes, mais il est plus simple pour les voix de
femmes de n’employer dans les traits, quand cela est possible, que la voix de
tête. 79 »
Le geste vocal décrit par Archaimbaud relève d’un savoir-faire ancien, résumé par Halévy à
propos de Nourrit : « Il savait au besoin, par une transition ménagée avec beaucoup
d’adresse, enchaîner les sons adoucis de la voix de poitrine aux sons plus fins encore de sa
voix de tête, qui était à la fois gracieuse et sonore 80 ». En recherchant progressivement
l’homogénéité de timbre (alias le registre unique) sur toute la tessiture, à la fin du XIXe siècle,
les chanteurs prennent le risque de perdre en égalité de sonorité et en facilité d’émission,
qualités héritées du bel canto italien et tout à fait emblématiques de l’école française au
temps de Nourrit et Ponchard 81, dans les œuvres de Hérold 82 et Boieldieu. C’est d’ailleurs à
propos d’une reprise de La Dame Blanche de Boieldieu (1825) que Jacques-Léopold
Heugel (1815-1883) rappelle les fondements de la vocalité typique de l’époque de création
de ce répertoire :
79
Eugène Archainbaud, L’École du chant pour toutes les voix, Paris : Enoch, 1900, p. 23.
80
Fromental Halévy, Derniers souvenirs et portraits, Paris : Lévy, 1863, p. 153.
81
« Les écoles de chant, ainsi que les écoles de composition, ont eu leur marche progressive et analytique pour
arriver à leur époque synthétique. Celle du chant français s'est accomplie avec les talents de Nourrit, de
Levasseur, de Mme Damoreau-Cinti et de Ponchard » (Amédée Méréaux, « Ponchard », Le Ménestrel, 21
janvier 1866, p. 57).
82
Voir Olivier Bara, « La Vocalité italienne dans les opéras-comiques d’Hérold, ou d’un “usage raisonnable” des
ornements », Alexandre Dratwicki dir., Hérold en Italie, Lyon : Symétrie, 2009, p. 138-139.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 251
« D’autres vous parleront de [la] voix plus ou moins blanche [de Léon Achard], de
l’uniformité de son organe, que j’appellerai, moi, de l’égalité, précieuse qualité que
l’on recherchait autrefois, alors que chaque timbre de voix tenait sa place spéciale
dans une partition. 83 »
Avant lui, son collègue Jean-Baptiste Faure avait analysé plus spécifiquement le virage
esthétique ayant amené une transformation de l’emploi de ténor au point de vue de la
technique vocale :
83
Jacques-Léopold Heugel, « La Dame Blanche », Le Ménestrel, 12 octobre 1862, p. 364.
84
Eugène Archainbaud, L’École du chant pour toutes les voix, Paris : Enoch, 1900, p. 23.
85
Jean-Baptiste Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 9.
252 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Après lui, on n’a généralement pas le temps pour des études « sérieuses », c’est-à-dire pour
travailler inlassablement des exercices de vocalisation, préliminaire des maître italiens du bel
canto italien au XVIIIe siècle. Arrivés en France en même temps que l’opéra italien 87 à travers
les Solfèges d’Italie, ces exercices sont systématisés par intervalle dans la Méthode du
Conservatoire et cet élément sera longtemps repris. Rappelant que Meyerbeer a encore écrit
le rôle d’Armando dans Il crociato in Egitto, opéra créé à La Fenice le 7 mars 1824, pour le
castrat Giovanni Battista Velutti (1780-1861), le chercheur Injoon Yang affirme que « [la
technique vocale des castrats] constitua le rudiment des chanteurs de la génération suivante
et fut une référence pour le ténor romantique. 88 » Même s’il y entraîne certaines de ses
élèves 89, Duprez lui-même considère que certains types de virtuosité qu’il évoque sont
dépassés : « Ces études sont difficiles et leur formule n’est pas aussi usitée aujourd’hui
86
Auguste Laget, « L’Art du chant », L’Europe artiste, 23 mars 1862, p. 2.
87
Nous remercions Catherine Massip de nous avoir signalé l’existence dans les archives de la bibliothèque du
e
Conservatoire d’un catalogue de morceaux séparés d’opéra italiens de la fin du XVIII siècle détachés des
partitions complètes, classés par type dramaturgique manifestement dans une visée d’usage pédagogique. Ces
documents dateraient de l’Empire et le classement correspond vraisemblablement aux indications données par
exemple pour l’agitato dans la Méthode du Conservatoire, p. 79-82.
88
« Although castrati no longer exist, their singing techniques have not been lost. These techniques served as
fundamentals for singers of the next generation and were motivating powers for the Romantic tenor. » (Injoon
Yang, The Castrati and the Aesthetics of Baroque Bel Canto Singing: Influences on the Romantic Tenor, thèse,
Philadelphie : Temple University, 2008, p. 22).
89
« [Une élève de Duprez] a remporté tous les suffrages dans des variations écrites par son maître sur Di tanti
palpiti » (« L’École de G. Duprez à Tours », La France musicale, 30 mars 1862, p. 102). On pourrait mettre cet
extrait de presse en relation avec les variantes notées par Isidore Milhès (Guide du chanteur, Paris : Boieldieu,
e
1854, p. 107) et celles indiquées par Manuel Garcia fils (« 2 partie / De l’art de phraser », École de Garcia,
Paris : l’Auteur, 1847, p. 62)
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 253
Plusieurs indices laissent à penser que c’est une dérive venue de l’école italienne 92.
Quelques compositeurs se prononcent contre cette forme de décadence avec
conservatisme, parmi lesquels Camille Saint-Saëns (1835-1921) :
« Le fameux “Je t’aime” de Samson a été écrit pour être fait en douceur ; et quand
le son écrit ainsi est joli, l’effet est aussi grand qu’en le faisant en force, et bien plus
en situation. Mais il faut que le son soit joli ! et s’il ne l’est pas, un beau si b de
poitrine est préférable, le public aimant les cris par-dessus tout. Cette façon de
rendre l’amour par des hurlements, dans Carmen, dans Les Huguenots, dans
Guillaume Tell, partout, est épouvantable ; elle est particulièrement criminelle dans
les Huguenots où l’auteur avait indiqué formellement des effets de douceur (aussi
dans Le Prophète) dont on ne tient aucun compte ; il y a même certains publics par
lesquels le chanteur se ferait siffler s’il les observait. C’est Duprez qui nous a valu
ces jolis mœurs ; cependant Roger était venu depuis, qui avait une voix de tête
admirable et s’en servait comme il convient ; c’est lui qui m’aurait fait un beau
90
Gilbert Duprez, L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 71bis.
91
Jean-Baptiste Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 187.
92
« Nous ne nous permettons pas, nous autres Français, [...] de chanter fort quand la situation indique de
chanter piano ; [et] avant tout, il faut dire, parler en chantant : l’accent, l’expression, voilà ce qui doit vous
préoccuper sans cesse » (Laure Cinti-Damoreau, préface de la Méthode de chant, Paris : Heugel, 1849, n.p.).
« Surtout pour les opéras français, les italiens ont tort, et la voix de tête bien employée, bien homogène, est
une grande ressource qu’il ne faut pas négliger. » (Marié, Formation de la voix, Paris : Heugel, 1873, p. 9).
254 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Samson ! mais bien qu’il eut chanté longtemps, comme il est plus facile de crier que
de chanter, après lui l’école des cris est revenue ; et l’on entend partout [“oui tu
m’aimes” forte, et même crescendo sur le point de suspension,] et tous les si b de la
Pastorale du Prophète hurlés à plein gosier, alors que l’effet du si b éclatant devrait
être réservé pour le cri “aux armes” du 3e acte. 93 »
Ce témoignage détaillé, de très grande valeur historique, avait été identifié comme tel par
son destinataire, puisqu’il a montré la lettre 94 à Paul Vidal (1863-1931), alors professeur de
composition au Conservatoire. Saint-Saëns y exprime non seulement sa prédilection pour les
ténors capables de mêler grâce et force, mais aussi la manière dont un ouvrage lyrique se
compose pour exploiter graduellement cette riche palette dans une perspective
véritablement dramaturgique, au-delà de l’effet local.
Les aigus en force qui font la renommée des ténors à partir des années 1840 sont
également liés à un changement dans la composition lyrique. Comment Duprez collabora
avec de jeunes compositeurs en Italie et ramena à Paris à la fois leurs œuvres et une
conception nouvelle de la déclamation chantée, c’est ce qu’un observateur attentif du
monde musical comme Fétis pouvait déjà déceler à l’époque :
93
Camille Saint-Saëns à Louis Delaquerrière, Barcelone, 26 novembre 1908, The Delaquerrière Album, CDN-Lu,
The Gustav Mahler – Alfred Rosé Room (mise en ligne à venir). Lettre retranscrite avec l’aimable autorisation
de Liliane Delaquerrière-Richardson.
94
« Merci pour la communication de cette belle lettre de Saint-Saëns. J’en tirerai parti pour mon enseignement
de composition. » (Paul Vidal à Louis Delaquerrière, Paris, 22 septembre 1923, ibidem).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 255
Pour comprendre ce que sont la « voix naturelle » et « l’organe factice » dont parle Fétis, il
faut d’abord revenir sur la géographie des registres chez les ténors et sur les emplois
historiques du timbre sombre. Partons d’une définition de 1902, correspondant à la
technique vocale, et encore compréhensible par un chanteur formé au XXIe siècle :
« [Si] vous avez placé l’appareil vocal dans la forme du bâillement, votre palais
soulevé, votre langue retombant inerte, vous présentez à la voix un pavillon,
comme pour les instruments à vent, où le son va prendre toute sa sonorité, toute
son ampleur, toute son élasticité. 96 »
Cette « couverture », selon l’expression d’abord reçue par Littré 97, deviendra graduellement
la norme et presque la définition de la voix lyrique à partir de 1870. On hésite à identifier
cette définition avec des pratiques plus anciennes. À en croire le pédagogue Charles Delprat,
élève de Ponchard, cela ne serait pas exact :
« Pour la formation du timbre sombre des ténors, tel qu’on l’enseigne actuellement,
le larynx maintenu aussi bas que possible oblige le pharynx (arrière-bouche) à
s’allonger dans une proportion égale […]. Le véritable timbre sombre de Duprez et
de Rubini, celui que l’on croit imiter, ne soumettait pas l’appareil vocal aux mêmes
épreuves, car il n’était autre chose que la voix mixte de poitrine traversant
librement la gorge, et portée à une plus ou moins grande force d’intensité. 98 »
La Madelaine prétend de son côté que « l’usage du timbre sombre était connu du temps de
Porpora 99 » ; quel usage le compositeur Nicola Porpora (1686-1768), professeur du célèbre
castrat Farinelli, aurait-il pu concevoir de ce geste vocal, dans une esthétique lyrique aussi
éloignée, où l’aria di paragone tient lieu de grand air ? Commençons par répondre à cette
e
question pour le XIX siècle. Les emplois signalés en France à l’époque de Duprez nous
montrent que la voix sombrée n’est au départ qu’un effet. Lavoix et Lemaire présentent
95
Fétis père, « Verdi », Revue et gazette musicale de Paris, 15 septembre 1850, p. 309.
96
Jacques Isnardon, « La bouche et le chant », Musica, novembre 1902, p. 28.
97
« Voix sombrée ou sombre, voix couverte, dont le caractère tient à ce que, quand elle se produit, le larynx
vibre avec la plus grande dimension du tuyau vocal » (Dictionnaire Littré, tome 4, 1874, p. 1972).
98
Charles Delprat, « Des différents timbres dans les voix d’hommes et de leur emploi », L'Art du chant et l'école
actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 132-133.
99
Stéphen de La Madelaine, Théories complètes du chant, Paris : Amyot, 1852, p. 251.
256 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Il est bon de ne recourir au timbre sombre que pour les phrases dramatiques.
Mais en général, dans le chant, où tous les sentiments, toutes les passions doivent
être indistinctement exprimées, il convient de s’en abstenir. En effet, s’il s’agit de
chanter une phrase gracieuse et gaie, ou une mélodieuse romance, l’usage du
timbre sombre répand une teinte blafarde sur le chant ; le son en est triste, lourd,
étranglé, dépourvu de tout charme sympathique, et le visage contracté du chanteur
rend ce son encore plus désagréable 101. »
L’habitude d’observer des efforts conduit certain à saluer les mérites de l’ancienne manière
et à souhaiter qu’elle puisse perdurer dans les emplois où la force n’est pas nécessaire :
« Mario […] réussit surtout dans le chant gracieux ; il a obtenu un beau triomphe
dans Guillaume Tell. Mario n’est pas encore comédien comme Duprez, mais il
chante sans contorsions, sans efforts, et le spectateur ne souffre jamais à l’entendre
ni à le voir. Il devrait marcher de front avec Duprez, comme Duprez pouvait le faire
avec Nourrit 102. »
Tout en notant les conquêtes techniques que permet le timbre sombre, une élève de Garcia
fils, Henriette Nissen-Saloman (1819-1879), établit une connexion avec ce que nous
appellerions volontiers les « passions baroques » :
100
Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, Le Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 38.
101
Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 68-69.
102
« Revue dramatique », Le Monde dramatique, 1840, p. 331.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 257
« Tous les sons de l'étendue de la voix dans sa totalité, peuvent être chantés par le
timbre clair, qui les fait paraître clairs, retentissants et pénétrants. Le timbre
sombre confère principalement aux notes de poitrine plus de rondeur et
d'agrément, et les fait paraître en même temps plus pleines ; en outre, il permet de
donner plus de force à la voix dans la totalité de son étendue. L'emploi juste de ces
deux timbres, si essentiellement différents, exerce la plus grande influence sur
l'expression, sur la reproduction des affections les plus diverses de l'âme, sur
l'expression de la douleur, de la joie, de la haine, de la colère, de l'amour, de
l'espièglerie etc. 103 »
« Le timbre […] est l’assiette du son ; […] à moins de cas exceptionnels, la voix doit
toujours vibrer. Mais quand elle prend la nuance de la tendresse, elle se couvre, et
passe ordinairement du clair au sombré doux. Plus l’émotion est vive et violente,
plus la nuance sombrée se développe 104. »
Il ne nous revient pas de le vérifier, mais cet usage quasi-instinctif, qui plus est inscrit dans la
e
figure rhétorique de gradation, pourrait fort bien avoir existé au XVIII siècle. De même,
Enrico Delle-Sedie suggère un emploi qui peut se rattacher à une longue tradition
belcantiste :
« Pour obtenir l’effet de l’écho on donne à la voix un timbre plus couvert ou sombre
en retenant légèrement la respiration et en élargissant le gosier. Il faut attaquer le
son avec la voyelle claire et l’écho avec la voyelle sombre 105. »
D’autres éléments de réponse reposent sur l’étude de l’enseignement. Delprat fait travailler
la modification du timbre séparément, comme cela se pratique pour d’autres paramètres de
la vocalité (intensité par le son filé, trille par les notes alternées, etc.) : « Ces vocalises […]
auront également pour but de mettre en jeu l’emploi intelligent des différents timbres, et
d’apprendre à en bien calculer l’usage, la puissance et les effets. 106 » Dès 1841, Alexis de
Garaudé mettait en garde les professeurs et élèves lecteurs de sa méthode de chant contre
l’abus de la voix sombrée :
103
Henriette Nissen-Saloman, L’Étude du chant, Saint-Pétersbourg : Bessel, 1880, p. 23-24.
104
Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868, vol. 1, p. 92.
105
Enrico Delle Sedie, L’Art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 59.
106
Charles Delprat, L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale, 1870, p. 89.
258 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Cette voix […] a une grande intensité, et peut augmenter l’énergie qu’on veut
imprimer à certaines phrases éminemment Dramatiques, lorsque toutefois le
Chanteur est doué d’excellens poumons. Les jeunes Ténors surtout, qui cherchent à
se créer l’apparence d’une grande voix que la nature leur a refusée, travaillent
jusqu’à épuisement cette manière d’émettre le son. 107 »
L’un des problèmes, c’est de ne pas confondre timbre et mécanisme. Peut-être une
remarque d’Holtzem nous permet-elle de rejoindre les affirmations de Delprat (le sombré de
Nourrit et Duprez n’est pas celui que l’on enseigne ensuite) et de La Madelaine (la voix
sombre était utilisée depuis longtemps) en imaginant un sombré qui ne soit pas strident :
« Dès qu’il commença son grand récit “Il me parle d’hymen“ je ne vis plus rien de
choquant dans sa taille. C’était grandiose de déclamation, de geste et d’attitude. Il
était incarné dans son rôle et prenait son temps en maître. Dans le duo avec
Guillaume, il dit cette phrase “O Mathilde“ en voix mixte (fausset timbre sombre)
tandis que depuis j’ai toujours entendu ses élèves la chanter en voix de poitrine.
Pourquoi le professeur ne donnait-il pas ses traditions 108 ? »
D’après Berlioz, c’est justement sur cette phrase en faucet que le débutant Duprez pencha
vers le succès 109. Le ridicule qui consiste à transformer une prestation artistique en exploit
physique choquait encore de nombreux auditeurs vingt ans plus tard ; ainsi, Oscar
Comettant (1819-1898), qui appartient à la même génération que Duprez, ironise-t-il sur
cette mode indigne des idéaux d’élévation morale par les arts 110 : « Ô puissance de la
volonté ! la note éclate sans faire éclater pour cela le chanteur, et des bravos, aussi stupides
qu'unanimes, récompensent l'harmonieux Léotard de son périlleux tour de force 111. »
Le mystère demeure entier concernant la nature exacte de la voix « mixte » de Nourrit ou
Duprez, en général comme en particulier, le propre de ce registre entre deux mécanismes
étant de créer une illusion pour tromper l’auditeur. Les descriptions physiologiques sont
107
Alexis de Garaudé, « Des différentes espèces de voix et de leurs registres », Méthode complète de chant,
Paris : L’Auteur, 1841, nbdp. 9.
108
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 33. La « classification des voix cultivées »
établie par le même auteur permet de lever tout doute éventuel quant à la signification de « fausset » pour lui :
il s’agit bel et bien du mécanisme 2 (voir Louis-Alphonse Holtzem, Exercices de pose de voix et de vocalisation
adoptés au Conservatoire de Musique de Lyon, Lyon : L’auteur, c1880, p. 1).
109
Voir Hector Berlioz, Feuilleton du Journal des Débats, 19 avril 1837.
110
Une certaine frange de la critique musicale considère toujours que « la musique [a] pour mission d’établir et
de maintenir au sein du peuple un certain ordre moral » (Emmanuel Reibel, L’Écriture de la critique musicale au
temps de Berlioz, Paris : Champion, 2005, p. 150).
111
Oscar Comettant, Musique et musiciens, Paris : Pagnerre, 1862, p. 82.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 259
« Les deux principaux timbres sont le timbre clair et le timbre sombre. Dans l’emploi
du premier, le larynx remonte vers le voile du palais et celui-ci s’abaisse. La voyelle
sort alors claire et ouverte ; ce timbre est employé généralement pour porter la voix
au dehors dans le pianissimo ou pour exprimer la haine, mais son exagération rend
la voix criarde et lui donne un son écrasé, fêlé ou glapissant. Dans l’emploi du
second le larynx descend, par le mouvement de la langue, et le voile du palais
remonte ; la voyelle est alors couverte. Par ce timbre on obtient des sons amples et
ronds, et l’on facilité l’émission des sons élevés ; mais son exagération rend la voix
sourde et rauque. Ces deux couleurs de la voix peuvent être modifiées par les
voyelles, et l’élève verra dans la suite de cet ouvrage combien l’union de ces
timbres peut être avantageuse 112 »
Du point de vue de Delle-Sedie, les différentes voyelles apportent chacune une tonalité
particulière au timbre choisi, et une certaine adaptation de l’assiette du timbre en fonction
des changements de syllabe peut être appréciable. Mais cette interdépendance a souvent
été décriée par des professeurs des générations précédentes :
« Plusieurs Italiens trouvent une voix que l’on pourrait appeler sombrée, cette voix
est assez facile à acquérir ; mais je trouve qu’il faut trop rétrécir le larynx pour
112
Enrico Delle Sedie, L’Art lyrique, Paris : Escudier, 1874, p. 10.
260 DES GENRES ET DES EMPLOIS
l’obtenir, ce qui fait que souvent elle provient de la gorge. Je préfère la voix
naturelle que donne l’A bien ouvert et non l’O 113. »
Panseron s’oppose sur ce point à Duprez, qui veut effectivement un â et pas un a dans les
exercices. Au moment d’expliquer comment chanter comme lui, il précise : « c’est ce qu’on
appelle assez improprement en France sombrer les sons. Les Italiens n’ont guère que cette
manière de les émettre, et ils ne connaissent pas cette expression 114. » La voix plus ronde,
au prix de la déformation vocalique, semblerait donc une direction véritablement nouvelle
et assumée. Afin de rallier toute la profession et de pouvoir intégrer le geste au bagage
commun de l’école française, il faut impérativement réussir à reconstruire une palette de
pseudo-voyelles dans ce « moule » plus postérieur. Parce que la couverture est rapidement
associée à la recherche de puissance, particulièrement dans l’aigu, de nombreuses méthodes
ultérieures exposent l’intérêt d’être intelligible pour être entendu avec confort, et
revendiquent d’avoir dépassé l’antagonisme voyelles exactes/timbre sombre. Par exemple
Eugène Crosti (1833-1909), professeur au Conservatoire à partir de 1877, éduque la voix de
ses élèves très systématiquement en contrôlant le timbre sur toutes les voyelles :
« Une bonne prononciation double la voix de l’artiste qui la possède. Nous avons
rencontré des artistes possédant des voix relativement faibles et qui, au théâtre et
même dans des salles très-vastes comme la Scala de Milan, San Carlo de Naples, ou
l’Opéra de Paris, faisaient plus d’effet que d’autres doués de moyens puissants, et
cela grâce à l’excellence de leur prononciation et de leur articulation. Aussi nous
attacherons nous à faire travailler des vocalises spéciales à nos élèves sur toutes les
voyelles indistinctement : A, Â, é, Ê, Ô, U et OU (voyelle U italienne), en donnant
rigoureusement à chacune de ces voyelles le son qui lui est propre, nous gardant
bien, sous prétexte d’augmenter le volume de la voix, de rapprocher toutes ces
voyelles du son de l’A ou de l’O 115. »
C’est peut-être cet enchaînement de causalité qui est à l’origine des théories du timbre
expressif, telles que formalisées par Raoul Duhamel d’après la pratique de Lucien
Fugère (1848-1935) 116.
113
Auguste Panseron, « Classification des voix », Méthode de vocalisation, Paris : l’Auteur, 1840, p. 7.
114
Gilbert Duprez, « De la voix », L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846, p. 4.
115
Eugène Crosti, Abrégé de l’Art du Chant, Paris : Girod, 1878, p. 2.
116
Voir Lucien Fugère et Raoul Duhamel, Nouvelle méthode pratique de chant français par l'articulation, Paris :
Enoch, 1929.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 261
Finalement, nous pouvons considérer que Duprez importe en France, si ce n’est une
nouvelle méthode, au moins une nouvelle esthétique, qui amène beaucoup de personnes à
s’intéresser à ce qui n’était qu’un geste technique discret auparavant.
Les recherches médicales balbutiantes sur la voix chantée s’emparent assez vite du sujet, et
cela coïncide avec l’apparition de notes de bas de page, puis de paragraphes et enfin de
longs prolégomènes physiologiques dans les méthodes de chant. Duprez fait partie de ceux
qui considèrent que cette science assez rudimentaire n’a pas sa place dans les études de
chant, sans se prononcer sur son rôle dans la prévention ou le traitement des troubles
pathologiques. Comme l’histoire de la phoniatrie et de l’orthophonie ne rentre pas dans le
champ de nos investigations, il nous suffira de constater que les difficultés temporaires de
phonation chez les chanteurs étaient encore principalement prises en charge par des
professeurs de chant pour la période qui nous occupe. Concernant la technique vocale en
rapport avec le timbre clair ou sombre, les deux conceptions de l’aigu chez le ténor ont
coexisté de nombreuses années, selon l’avancée en âge de chaque interprète et selon le
répertoire abordé, notamment. Pour Léon Marie, par exemple, les rôles de l’époque de
Ponchard ne devaient pas être influencés par le vent de nouveauté : « Vous ne pouvez
chanter la musique française en vous servant de l’émission italienne et vice versa 118. » Dans
les années 1840, l’usage de la voix sombrée dans le cadre de la pratique ordinaire est défini
comme un effet difficile à réaliser, qui répond à une nécessité esthétique. Le changement le
plus marquant par la suite, c’est la disparition des caractères, ou timbres typés, pour aller
vers un timbre rond, homogène, qui « n’est autre que le timbre clair un peu modifié par une
légère nuance de timbre sombre. Moins brillant que le premier, il n’a pas la force
d’expression du second ; mais sa sonorité est des plus agréables. 119 »
117
Alexis de Garaudé, « Des différentes espèces de voix et de leurs registres », Méthode complète de chant,
Paris : L’Auteur, 1841, nbdp. 8. Sur le mémoire de Diday et Pétrequin, voir l’article de Gregory Bloch, “The
o
Pathological Voice of Gilbert-Louis Duprez”, Cambridge Opera Journal, vol. 19, n 1, 2007, p. 11-31.
118
Léon Marie, Guide pratique du chant pour tous les genres de voix, Paris : Colombier, 1858, p. IV.
119
Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, Le Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 39.
262 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Le présent chapitre se propose de suivre l’évolution fine des usages de la voix de tête et
du timbre sombre entre 1837 et 1871 environ, pour les emplois de premier ténor dans
l’opéra et l’opéra-comique, en restant attentif aux relations entre les passages appelant des
vocalités extrêmes et les situations dramatiques afférentes, perçues à travers le prisme de la
virilité. Nous procéderons en deux étapes. La première ambitionnera de dresser un tableau
des circonstances artistiques dans lesquelles se pratique le métier de ténor (à l’exclusion des
questions d’histoire sociale), particulièrement au moment de leur entrée dans la carrière ; la
seconde voudra approfondir l’étude d’un échantillon de créations caractéristiques, lié à une
série de portraits permettant de mieux comprendre le déroulement des carrières.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 263
Avant nous plonger dans l’analyse des partitions et des compte rendus pour suivre
l’évolution technique des ténors « moyens » à l’époque de Gilbert Duprez, il faut
appréhender la notion de répertoire, la structure des troupes et la manière dont le jeune
chanteur entre dans le « circuit de production » lyrique qui en découle. Nous allons souligner
dans cette section quelques aspects unificateurs : le répertoire (pédagogique, d’audition ou
de début), et les critères d’évaluation permanents (que l’on aspire à entrer au Conservatoire,
que l’on débute à l’Opéra ou que l’on aborde un nouveau rôle devant un public dont on est
déjà connu).
120
Jules Lovy, « L’Opéra et les ténors d’autrefois », Le Ménestrel, 27 juin 1841, p. 2.
121
« Emplois », Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, Paris : Firmin-Didot, 1885,
p. 326.
264 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Quoique cet opéra n’ait pas été représenté encore au théâtre royal de l’Opéra-
comique, je joins ici la distribution des rôles telle que je la ferais aux acteurs de ce
théâtre, afin que cela serve de règle pour sa mise en scène dans les départements
et dans les pays étrangers. 122 »
Ainsi, jouer les Trial, c’est jouer les rôles créés pour et par le célèbre Antoine Trial (1737-
1795), et par extension ceux créés plus tard dans cet esprit par ses continuateurs.
Le système de la troupe
En province, les troupes sont constituées pour une saison (on dit alors « une
campagne ») ; à Paris les contrats peuvent courir sur plusieurs années ou sur des périodes
plus courtes. Il existe une hiérarchie des emplois (voir Figure 30), principalement déterminée
par le registre (sérieux ou comique) et la longueur des rôles (en lignes de texte). Cela
correspond aussi à la position que les acteurs vont occuper le plus souvent sur la scène : les
1ers rôles sont ceux des héros/héroïnes qui chantent le plus et ont des airs et duos
nombreux ; les 2ds peuvent avoir des ariettes et ensembles ; les petits rôles de 3e plan ne
viendront sur l’avant-scène que pour donner la réplique, porter une lettre ou annoncer une
catastrophe/victoire, c’est pourquoi ils sont souvent confiés aux meilleurs choristes intitulés
pour l’occasion coryphées ; le chœur constitue le fond de troupe, car les figurants sont
généralement engagés à la soirée et ne sont pas des professionnels.
De plus, lorsqu’un même emploi est tenu par plusieurs acteurs, on distingue : le titulaire
« en chef », qui créé les nouveaux rôles et chante autant qu’il veut ; le titulaire « en
122
Castil-Blaze, Le Barbier de Séville / paroles ajustées sur la musique de Rossini, Paris : La Lyre moderne,
[1825], p. 1.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 265
partage », qui assume une partie des créations et une partie du répertoire ; le titulaire « en
second », qui n’aura que les rôles dont les autres ne veulent plus ou alternera avec eux pour
leur permettre de se reposer certains soirs ; le titulaire « en double », qui se tient prêt à
remplacer les autres en cas de maladie, absence temporaire pour une tournée, etc.
Évidemment, on ne tiendra pas le même emploi dans le cadre scolaire, dans un salon de
la grande bourgeoisie, sur la scène d’un théâtre de province ou à l’Opéra de Paris. En
province, on a plus d’un emploi à la fois, et l’on est surclassé. Plus d’un choriste parisien s’est
essayé à endosser des emplois de 1er plan dans les départements, ce dont une scénette
bouffonne se fait par exemple l’écho en 1842 :
(chanté)
Dans un opéra de province
J’essayai d’abord mon talent.
Là, mon emploi n’était pas mince
Mais mon courage était plus grand !!
(parlé)
C’est là qu’il faut faire un peu de tout !! chanter sa partie de ténor, faire les combats
à quatre dans les mélodrames et jouer les confidents dans la tragédie. 123
Le choriste de l’histoire fait ensuite une fixation sur l’ut et tente, sans succès, de chanter le
rôle d’Arnold. Nous avons vu (§ 2.2c) que les artistes des chœurs étaient très bien placés
pour diffuser les innovations du chant qu’ils avaient pu observer sur les plus grandes scènes
soir après soir, à quelques mètres d’eux. D’ailleurs, il est assez rare qu’une carrière se
déroule sur place, et nous verrons à travers les biographies de ténors du temps que la
mobilité est une des clefs de l’évolution sur l’échelle des emplois. En revanche, le registre
(sérieux ou comique) dans lequel se spécialise un artiste est plutôt fixe, le changement étant
généralement noté par la presse comme un grand tournant dans la carrière (avec l’âge, le
plus souvent) ou une incursion remarquée.
Une troupe bien fournie se compose d’une variété d’acteurs, possédant des emplois de
toutes les tessitures dans les deux registres. La création, longtemps réclamée et longuement
débattue 124, d’un troisième théâtre-lyrique à Paris fut l’occasion de mettre à plat la
composition idéale d’une troupe amenée à se créer de toute pièce un nouveau répertoire,
123
Charles Bosselet et Eugène Déjazet, Les Tribulations d’un choriste, Paris : Cotelle, 1842, p. 3.
124
Voir Thomas Joseph Walsh, Second Empire opera : The Théâtre Lyrique Paris 1851-1870, London : Calder,
1981, p. 1-12.
266 DES GENRES ET DES EMPLOIS
qui devait tout de même rester cohérent avec l’esthétique en vigueur et pouvoir être joué
dans les départements. Ainsi, le cahier des charges du Théâtre-Lyrique en 1854 fixe pour les
voix d’hommes la liste suivante :
2 premiers ténors
2 seconds ténors
1 basse chantante
2 barytons
1 basse comique
2 comiques 125
Trois ans plus tard, la troupe réellement recrutée reflète une lecture des contraintes
tempérée par les exigences du répertoire de ce théâtre, qui privilégie les ténors : 11 voix
aigües pour 7 voix graves 126 (voir Figure 31).
Monjauze reçoit 1500 francs par mois comme Rey, la première basse, alors que la première
chanteuse, Mme Miolan, en gagne 3000 au même moment. Lorsqu’entre deux artistes, l’un
gagne moins d’argent pour remplir le même emploi, c’est qu’il est plus bas dans la hiérarchie
(en chef, en second, …) ou que sa notoriété est moins établie.
125
Voir l’arrêté du 26 juillet 1854 autorisant le Théâtre-Lyrique pour 5 ans à compter du 2 septembre, signé par
Pellegrin le 6 novembre 1855, art 14 (Po, ARCH. TH. PARIS. TH. LYRIQUE 1).
126
Voir l’État des appointements des artistes de la scène au Théâtre-Lyrique pendant le mois du 15 septembre
au 15 octobre 1857 (Pan, F21/1123). La troupe comportait alors sept autres chanteurs hommes : Meillet,
re e
baryton ; Grillon, baryton ; Balanqué, 1 basse ; Lesage, basse comique ; Serène, 2 basse ; Bellecour, basse
e
comique ; Wartel, 2 basse.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 267
L’évolution des emplois de ténor, puisque c’est eux qui nous occupent avant tout dans le
présent chapitre, peut être observée assez aisément dans les théâtres comme celui de
Genève, car la troupe y est renouvelée tous les ans. En 1832, la municipalité impose une
composition théorique dans laquelle figurent surtout des noms d’acteurs parisiens (Elleviou,
Philippe, le Sage, …), et des emplois de théâtre parlé (« jeune premier », « amoureux »,
« caractères », …) :
Seule la « haute-contre », ancien mot pour désigner les voix masculines les plus aigües, est
une typologie vocale. La trace de ces anciens emplois est encore forte en 1848 128 (voir
Figure 32).
La ville accueille en 1856 une troupe présentant une structure intermédiaire 129 (voir Figure
33) assez semblable à celle que nous observions au Théâtre-Lyrique à la même époque.
127
Tableau de la troupe, nom des emplois, annexe à la convention 1832-1833 (CH-Gmu-F/628). Voir aussi la
troupe de Nantes en 1829 décrite in « Emplois » in Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du
théâtre, Paris : Firmin-Didot, 1885, p.328.
128
Voir Alexandre-Bernard, Prospectus pour l’année théâtrale 1848-1849 (CH-Gmu-F/628).
129
Voir L’Entracte : journal du théâtre [publication genevoise], 24 août 1856, p. 1 (CH-Gmu-F/628).
268 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Enfin, en 1869, la troupe s’organise en emplois divers selon les genres lyriques 130 (voir
Figure 34), d’une manière tout à fait cohérente avec la liste 131 que donne le musicographe
Arthur Pougin (1834-1921) comme caractéristique des années 1880. La distinction selon le
genre est aussi reproduite dans son article « Ténor » 132.
Ce rapide aperçu ne montre pas toutes les errances de l’entreprise théâtrale au cours de
la période ; afin de le compléter, nous allons y adjoindre une ébauche de ce qu’une
chronique linéaire sur le Grand-Théâtre de Genève entre 1824 et 1879 pourrait nous
apprendre. Cette étude sommaire est possible grâce aux tableaux de troupe publiés 133, mais
elle gagnerait à être complétée par des dépouillements systématiques de la presse. En
130
Voir Louis Mankiewicz, « Tableau du personnel de la troupe du Grand Théâtre de Genève », brochure de
présentation de l’année théâtrale 1869-1870 (CH-Gmu-F/628).
131
Voir Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, Paris : Firmin-Didot, 1885, p. 702-703.
132
Voir « Tenor, premier, second », Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, Paris :
Firmin-Didot, 1885, p. 702-703.
133
Voir les Tableaux de la troupe (CH-Gmu, GT 1.2. F 628).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 269
La notion de répertoire
Quelles que soient les « variations saisonnières », c’est bien la distribution des ouvrages
« durables » qui dicte la composition des troupes, et les spécificités des artistes créateurs
des rôles qui imposent l’évolution des emplois, à travers les nouveautés qui viennent
s’ajouter au répertoire. Pour cerner l’évolution du répertoire, il sera utile de partir des
chanteurs en troupe à Paris et de la manière dont se structure la programmation à l’Opéra.
L’arrêté du 14 mai 1863 règlemente le travail des artistes, et définit notamment les efforts
de mémoire exigé d’eux :
134
« Colins », Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, Paris : Firmin-Didot, 1885,
p. 188.
270 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« L’artiste s’oblige […] 2° à être toujours prêt à jouer sans répétition les rôles qu’il
aura joués depuis moins de six mois ; 3° à être prêt à répéter tous les rôles qui lui
seront confiés dans les délais suivants, à partir du jour de la remise du rôle, savoir :
pour tout premier rôle d’un opéra en quatre ou cinq actes, au maximum, un mois ;
pour tout second rôle, au maximum quinze jours 135 »
Des exigences similaires se retrouvent dans la plupart des contrats d’engagement à la même
époque. Intersection des mémoires des acteurs sous contrat, l’ensemble des ouvrages qu’un
directeur peut faire jouer « au pied levé », ou avec peu de répétitions, constitue une
définition probante du répertoire de sa troupe. Jusqu’en 1864, cet ensemble est encore
limité, à Paris, par un régime de propriété (dérivé des anciens privilèges royaux) interdisant
de s’emparer des œuvres jouées à l’Opéra-Comique et à l’Opéra sur un autre théâtre, et
même de produire des ouvrages nouveaux imitant leurs caractéristiques, afin de ne pas
concurrencer les théâtres subventionnés par l’Etat. Cette contrainte n’a pas d’équivalent
ailleurs sur le territoire et c’est bien les capacités des chanteurs qui fixent alors la limite de la
programmation possible. On devine que l’un des enjeux, en arrivant pour un an dans une
ville, est de monter quelques pièces nouvelles afin de repartir avec un répertoire « à jour »,
et de compléter ses lacunes de manières à pouvoir offrir au public un maximum de variété
dans la programmation durant la saison. Pour un soliste, c’est surtout un effort de travail
personnel, mais la chose se complique lorsqu’on envisage les ensembles, et encore plus pour
les chœurs. Couteuse en temps de répétition, la mémoire des choristes est un véritable
placement, comme un fonds de commerce du théâtre :
« Comme les artistes, ils ont leur répertoire portant les titres des ouvrages qu’ils
savent. Ce répertoire doit comprendre tous les chœurs des grands opéras et des
opéras comiques qui se jouent partout. Celui d’un bon choriste ne doit pas
comprendre moins de 60 ou 80 opéras. […] Souvent tous les choristes ne savent
pas ; ils ouvrent la bouche et n’en font sortir aucun son. 136 »
135
Walewski, Ministre d’Etat, Règlement relatif aux engagements des artistes, BnF, ADS, 4°-MRO-13.
136
S.T., « Les choristes – les danseurs », La France musicale, 2 décembre 1838, p. 2.
137
Cesare Pugni, Saison 1840-1841 / Rapport sur Messieurs du chœur, F-Pan, AJ/13/1162.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 271
138
Jacques-Léopold Heugel, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 25 juillet 1852, p. 4.
139 er
Voir F-Pan, AJ/13/1053. On apprend au même endroit que Louis Ponchard fut réengagé le 1 novembre
1828 avec des appointements fixes de 18 000 francs, 2 mois de congés et une représentation à bénéfice en fin
de contrat. Il était alors de loin l’artiste le mieux rétribué de la troupe.
272 DES GENRES ET DES EMPLOIS
infléchissait les caractéristiques de leur emploi, et, à plus grand échelle, l’évolution du goût
et de la technique vocale peut rendre délicate l’exécution de certains rôles, comme
l’explique Jean-Baptiste Faure :
« Nous avons gardé au répertoire les ouvrages dans lesquels les compositeurs
avaient prévu l’emploi [du fausset] ; mais nous interdisons aux ténors l’usage de ce
registre, ainsi que la faculté de transposer les morceaux, de sorte que nos ténors
[…] se trouvent dans l’obligation […] d’essayer de chanter en voix de poitrine tous
les passages écrits pour la voix de fausset. 140 »
L’histoire des emplois est liée à celle du répertoire. Pour l’écrire, nous nous heurtons à
deux problèmes symétriques : à Paris les artistes restent longtemps en place ; en province,
les statuts des entreprises théâtrales et les genres dominants représentés dans une salle
sont variables d’une année sur l’autre. Puisque, dans une écrasante majorité des cas, les
chanteurs sont formés à Paris, et les ouvrages sont créés à Paris, nous consacrerons
maintenant nos efforts à préciser malgré tout les évolutions parisiennes notables. Il faudra
d’abord expliquer le système de sélection des aspirants à la carrière lyrique, car avant de
faire éventuellement évoluer son emploi, le chanteur doit s’en voir confier un. Sa conformité
aux canons de son époque est au départ un critère largement aussi important que son
niveau vocal, ses capacités scéniques ou sa personnalité artistique.
140
Jean-Baptiste Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 9.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 273
Une école de chant nationale est indissociable de son répertoire. Celui-ci présente des
exigences et implique un profil-type du candidat à la carrière lyrique. On retrouve
fréquemment une courte série d’airs de concours ressassés lors des examens de fin d‘année
et les prix de chant (voir Figure 35). Les airs caractéristiques des typologies vocales font
assez tôt l’objet de publications en recueil, puisqu’ils intéressent la formation technique d’un
chanteur autant que sa préparation à la vie professionnelle. C’est directement leur
« répertoire » (voir Figure 36) compilé que Schott propose de vendre à ses clients à la fin des
années 1850.
Figure 36 – annonce pour une collection de l’éditeur Schott in Le Guide musical du 11 novembre 1858
Un volume très semblable, proposé par Brandus à la même époque 141, sélectionne comme
répertoire français pour ténor des airs extraits des ouvrages suivants :
141
Auguste Panseron dir., Le répertorie du chanteur / ténor / 1 volume, Paris : Brandus, s.d. [1854-1859].
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 275
Dans les dernières versions des recueils d’airs pour ténor préparés par Alfred Dörffel (1821-
1905) puis Kurt Soldan (1891-1946) pour les éditions Peters 142, on trouve encore des airs
tirés d’Iphigénie en Tauride, de Joseph de Méhul, de La Dame Blanche de Boieldieu, du
Postillon d’Adam, de Fra Diavolo et de La Muette de Portici d’Auber, pour représenter le
répertoire français à côté de la cavatine de Faust de Gounod et de l’air de Don José dans
Carmen de Bizet.
De manière surprenante, on retrouve beaucoup de ces compositeurs un peu oubliés, et
même certains de ces titres, dans les morceaux français imposés aux auditions pour entrer
dans les chœurs de l’Opéra de Paris en décembre 2014 143. Pourtant, un tiers des ouvrages
ne sont plus joués que très exceptionnellement 144 (notamment Alceste, Joseph, Guillaume
Tell, L’Africaine et Hérodiade). Leur style n’a même rien de commun avec les parties que le
futur choriste devra assumer. Il s’agit uniquement d’établir une tessiture, un
accomplissement technique professionnel. D’ailleurs, aucun choriste ne sera amené à
interpréter de rôle comportant un air sur la scène du Palais Garnier ou de La Bastille. À quoi
cette liste, dans laquelle ne figurait qu’un seul air par ouvrage, peut-elle correspondre ?
Nous l’avons comparée (voir Figure 37) avec le répertoire discographique et/ou scénique de
deux ténors français du XXe siècle, Georges Thill (1897-1984) et Roberto Alagna (1963-).
142
Ausgewählte Opern-Arien für Tenor, Kurt Soldan éd., Frankfurt : Peters, 2002 et Arien-Album : berühmte
Arien für Tenor, Alfred Dörffel et Kurt Soldan éd., Frankfurt : Peters, 2002.
143
https://www.operadeparis.fr/sites/default/files/tenor_-_liste_des_airs_imposes.pdf, document téléchargé
le 6 avril 2015.
144
Voir les bases http://chronopera.free.fr/ (1749-1989) et http://www.memopera.fr/ (1980-), liens consultés
le 6 mars 2015.
276 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Année Dernière
Compositeur Titre de l’ouvrage de représentation à Thill Alagna
création l’Opéra de Paris
Gluck Alceste 1776 2015 annulé
Gluck Iphigénie en Tauride 1779 2008
Méhul Joseph 1807 1946
Rossini Guillaume Tell 1829 2003
Halévy La Juive 1835 2007
Donizetti La Fille du régiment (Op.-C.) 1840 2012 non
Gounod Faust 1859 2015
Bizet Les Pêcheurs de perles 1863 pas au répertoire
Gounod Mireille 1864 2009
Meyerbeer L’Africaine 1865 1902
Gounod Roméo et Juliette 1867 1985
Bizet Carmen 1875 2012
Saint-Saëns Samson et Dalila 1877 1991
Massenet Hérodiade 1881 1947
Offenbach Les Contes d’Hoffmann 1881 2012 non (?)
Massenet Manon 1884 2012
Massenet Le Cid 1885 2015
Massenet Werther 1892 2014
Figure 37 – Airs français au choix pour les ténors lors du concours des chœurs de l’Opéra en décembre 2014
Critères de jugement
Dans un opéra-comique d’Ambroise Thomas créé salle Favart en 1843, on trouve un avis
de recrutement d’un ténor, lu à haute voix et commenté par le secrétaire de l’administration
de l’Opéra (l’action se situe en 1780) :
LE DUC, lisant.
L’Académie royale de musique propose à MM. les professeurs de chant une pension
de 300 livres pour chaque sujet qu’ils fourniront, ayant une voix décidée de haute-
contre, et les qualités ci-après : de dix-huit à vingt-trois ans ; taille de cinq pieds à
cinq pieds cinq pouces.
JOLIVEAU.
On le prendrait au-dessus ou au-dessous, si la voix était merveilleuse.
LE DUC, continuant.
L’air agréable, ou du moins noble ; sans défaut ni dans les yeux, ni dans les jambes…
JOLIVEAU.
Voulant dire, ni louche, ni bancal… si faire se peut.
LE DUC, de même.
Et généralement exempt de toute difformité naturelle. 145
Cette fantaisie corrobore tout à fait les commentaires faits dans la presse à propos des
concurrents des concours de fin d’année au Conservatoire 146. On trouve souvent des
commentaires sur la voix, le physique ou le jeu lors des débuts au théâtre (voir § 3.2c), mais
il est plus rare de lire de longs développements sur le style. Écoutant Pauline Lucca, élève de
Pauline Viardot, dans la romance de Mignon d’Ambroise Thomas, le correspondant de La
France musicale s’épanche :
145
Thomas Sauvage, Angélique et Médor, Paris : Beck, 1843, p. 3.
146
« M. Battaille possède un beau physique, une belle voix, toute l’intelligence désirable […]. M. Gueymard a
pour lui la taille, la physionomie: M. Reynard est plus petit que Duprez ; mais on l’acceptera malgré ce
désavantage. » (Paul Smith, « Conservatoire royal de musique et de déclamation. Concours publics, Revue et
Gazette musicale de Paris, 8 août 1847, p. 259).
147
Sylvain Saint-Étienne à Marie Escudier, Baden-Baden, 16 septembre 1869, « Correspondance de Bade », La
France musicale, 19 septembre 1869, p. 297.
278 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Le meilleur moyen de définir ces qualités positives est d’en trouver les équivalents négatifs
chez d’autres jeunes chanteurs. C’est vers les aspirants aux classes du Conservatoire que
nous nous tournons à présent pour préciser comment une « belle organisation » peut inclure
des prérequis « matériels » et « moraux », selon le mot de Duprez. Sauf indication contraire,
nous citons ici des commentaires rédigés en 1843 et présentés par ordre alphabétique en
annexe 1j. En effet, les registres conservés pour cette année-là offrent la possibilité – unique
pour notre période – de comparer les notes prises durant le passage des élèves par Auguste
Panseron, à la fois examinateur et professeur de chant titulaire d’une des classes, celles du
directeur qui préside le jury ainsi que la synthèse qui est réalisée au moment des
délibérations par le secrétaire, complétées par le résumé qui figure dans le compte rendu
des séances du Comité.
En parcourant ces registres, le lecteur s’aperçoit très vite que la norme est de chanter un
voire plusieurs airs de grand opéra, et que le répertoire des examens d’entrée est fortement
standardisé. Un relevé systématique permet de constater que La Favorite de Donizetti,
Robert le Diable de Meyerbeer et La Juive d’Halévy fournissent à eux seuls presque la moitié
des airs chantés par les aspirants en 1843 et 1844 148. D’autres opéras comme La Muette de
Portici d’Auber et Guillaume Tell de Rossini forment un second groupe régulièrement
chanté, auquel on peut adjoindre Le Châlet, opéra-comique d’Adam. Viennent enfin des airs
de l’ancien répertoire, conservés car caractéristiques d’une tessiture comme celui d’Œdipe à
Colonne de Sacchini pour les basses.
Il semble que l’institution dicte en partie le répertoire « légitime » puisqu’à l’examen des
pensionnaires, « M. Obin se fait entendre le premier dans le grand air du Gouverneur du
Comte Ory. M. Fort chante la cavatine de Masaniello [dans La Muette de Portici] &
M. Grignon un air de La Favorite.149 ». Ces trois opéras font partie d’une liste de dix
partitions 150 qui furent envoyées aux succursales de Toulouse, Marseille, Lille et Metz entre
148
Le répertoire interprété lors des examens des classes internes au Conservatoire est nettement plus varié,
puisqu’il faudrait cumuler toutes les œuvres d’Halévy (une quarantaine d’airs chantés), d’Auber, Meyerbeer,
Donizetti et Rossini (une vingtaine pour chacun) pour approcher la moitié des passages dont il a été possible de
reconstituer le programme pour l’année 1843 par collation des registres F-Pan, AJ/37/194* (1), 209* et 226*
(3).
149
Voir F-Pan, AJ/37/194 (1), fol. 9.
150
Les dix opéras dont les partitions furent expédiées aux succursales entre 1842 et 1844 sont : Robert le
Diable et Les Huguenots de Meyerbeer ; La Juive d’Halévy ; Guillaume Tell et Le Comte Ory de Rossini ; La
Muette, Le Philtre et L’Ambassadrice d’Auber ; La Favorite de Donizetti ; La Dame Blanche de Boieldieu. Tous
ces envois sont répertoriés dans F-Pan, AJ/37/14* (2), fol. 130-132. Le programme des examens des aspirants
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 279
1842 et 1844. La proportion d’airs tirés de ces opéras n’est pas sensiblement supérieure
dans les programmes des aspirants issus des succursales, mais le travail de cette musique
par les pensionnaires et l’envoi des partitions en province est un signe fort d’identification
de l’école à ces œuvres. Curieusement, il est assez rare d’entendre La Dame Blanche de
Boieldieu, Le Comte Ory de Rossini ou Le Philtre d’Auber ; Les Huguenots de Meyerbeer, qui
sont donnés à l’Opéra une fois par mois environ, ne sont même jamais utilisés.
Pour le reste des œuvres chantées, on ne peut négliger des effets de modes. Des extraits
de Dom Sébastien de Donizetti, créé le 13 novembre 1843 à l’Opéra, apparaissent dans les
registres dès les épreuves du 28 novembre et sont présentés par dix candidats l’année
suivante. De même La Part du Diable d’Auber, créé le 16 janvier 1843 à l’Opéra-Comique,
figure à de bien plus nombreuses reprises dans les programmes que La Sirène, Le Concert à
la Cour ou L’Ambassadrice du même auteur. Le cas de L’Ambassadrice, dont la partition fut
également envoyée aux succursales, nous permet d’aborder une dernière façon de
promouvoir un répertoire, puisque le 1er acte fut donné en exercice le 31 octobre 1839 151.
L’œuvre, un des deux grands succès du genre créés en 1836 avec Le Postillon de Longjumeau
d’Adam, resta au répertoire de l’Opéra-Comique sans discontinuer jusqu’en 1860. Des airs
en sont chantés épisodiquement : aux examens par Mlles Duval et Zevaco en 1843 et lors de
l’audition des aspirantes du 29 décembre 1853 152 par Mlles Pascal, Auclair et Genest, par
exemple.
Une première analyse des registres sous l’angle du programme interprété révèle la
cohérence entre le répertoire à l’affiche des scènes lyriques officielles, celui qui est choisi par
l’institution et ce que chantent les aspirants pour tenter d’entrer au Conservatoire. Pourtant,
Mlle Florentin, déjà auditrice de Bordogni, chante simplement une des vocalises de ce
maître et est acceptée 153, tout comme Mlle Sisoung qui a chanté une étude de Concone et
M. Barbot qui se contente d’une romance d’Elwart. Ce n’est donc pas le niveau de difficulté
pour les années est déduit de la collation des registres 194* (1), 209* et 226* (3) de la même série aux Archives
Nationales.
151
Voir Constant Pierre, Le Conservatoire de musique et de déclamation, op. cit., p. 500.
152
Voir F-Pan, AJ/37/211.
153
Une étude statistique montrerait certainement que les auditeurs ont infiniment plus de chance d’être admis
comme élève que les autres, élèves des succursales compris. Les dispositions ne rentrent donc pas seules en
compte et l’avis du professeur influe fortement. Sa protection peut être le fait d’un espoir réel ou d’une
recommandation, ou encore le fait d’un calcul intéressé. Nous verrons par exemple l’usage que peut faire un
professeur d’un élève ayant de faibles moyens vocaux mais étant musicalement avancé.
280 DES GENRES ET DES EMPLOIS
du programme qui opère la sélection mais plutôt des aptitudes que la musique est prétexte
à mesurer.
Au premier rang des qualités recherchées figure une voix forte. Soit qu’il soit trop tôt,
comme pour Mlle Voelharde qui « a une petite voix dans la mue, voilée », soit que l’organe
soit irrémédiablement faible, la puissance est un critère important qui coûte régulièrement
l’admission à des aspirants musicalement doués. L’instrument de Louis-Joseph Morin est
ainsi disqualifié : « point de voix de poitrine, voix de Romance » ; de même celui de Charles-
Achille Jeannin : « Voix de chœur ». Le timbre est tout aussi déterminant puisqu’il
conditionne bon nombre de rejets : Mme Verdavaine a « de la voix mais pointue ». Il faut de
préférence être musicien, c’est-à-dire satisfaire à une épreuve de lecture à vue 154. La
musique à déchiffrer correspondait vraisemblablement approximativement aux partitions
que nous en conservons pour les examens des aspirants hommes de novembre 1871 155 :
quelques mesures de la main du directeur, peu modulantes avec tout au plus des emprunts
pris dans une marche, présentées en clé de sol pour les ténors, en clef de fa et une tierce en
dessous pour les voix graves. L’aspirant n’a sous les yeux que sa partie séparée ; il n’existe
probablement qu’un seul exemplaire du manuscrit autographe complet, posé sur le pupitre
du pianiste qui l’accompagne. Les qualités musicales sont donc évaluées mais, sans accepter
d’aspirant qui « chante faux », le comité semble confiant dans la capacité du Conservatoire à
faire progresser les élèves sur ce point. Ainsi Auguste Panseron est prêt à excuser un
Toulousain qui lui a été présenté comme bien doué : « Il chante bas. Son intonation
douteuse peut venir de la fatigue de son voyage et du changement de climat.156 » Le
bénéfice du doute permet ainsi à quelques élèves d’entrer mais bien sûr pas de sortir par la
grande porte, puisque l’article 41 du règlement prévoit de les radier et de les remplacer si
leur niveau est finalement jugé insuffisant :
154
« M. Hercule est-il un peu musicien ? – Musicien, je crois bien : il défriche un morceau à première vue. »
(Auguste Laget, Le Professeur de chant malgré lui, Toulouse : Chauvin, 1902, p. 22).
155
Voir F-Pan, AJ/37/198 (1). Le procès-verbal de la séance précise que cette épreuve n’existait pas auparavant
(F-Pan, AJ/37/195 1*, p. 161). Cependant les commentaires des membres du comité prouvent qu’un
déchiffrage était demandé au moins à certains candidats en 1843 par exemple. Sans doute s’agit-il d’une
réforme par rapport à ce qui se pratiquait dans les dernières années du directorat d’Auber.
156
F-Pan, AJ/37/226, non folioté (examen du 2 mars 1843).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 281
« Tous les examens sont faits par les comités, qui jugent les progrès des élèves,
proposent la radiation de ceux qui ne donnent aucune espérance, décident de ceux
qui ont terminé leurs études, et prononcent sur les demandes d’admission.157 »
Les élèves faibles suivent les classes de solfège sans obtenir de récompense (ils sont souvent
trop âgés pour concourir dans cette discipline) et, s’ils ne sont pas admis à concourir en
chant, ils sont rapidement mis à la porte – à moins d’être bien défendus par leur professeur.
Révial sait qu’il aura bientôt une place libre dans sa classe lorsqu’il écrit de Mlle Rimbaud
dans son rapport avant l’examen trimestriel du 5 janvier 1853 :
« N’a pas l’ouïe assez délicate pour pouvoir espérer une justesse irréprochable. Ce
chevrotement [vibrato] perpétuel ne me laisse aucun espoir de guérison. Trois
années d’observation […] m’ont donné la conviction que cette demoiselle ne fera
jamais une artiste.158 »
Les éléments saillants d’un talent en herbe qui peut prétendre intégrer le Conservatoire en
vue d’une carrière professionnelle sont donc : une grande voix exempte de défauts et une
éducation musicale avancée. Comble de l’amateurisme, Mlle Roux chante une romance et
échoue au déchiffrage : « petite voix fausse elle ne lit pas » ! Si l’essentiel de l’admission se
joue dans les qualités de la performance vocale, d’autres aspects viennent compléter le
profil de l’aspirant idéal.
Les artistes que le Conservatoire entend former sont avant tout des chanteurs scéniques ;
aussi ne doit-on pas s’étonner de trouver des commentaires sur le physique des aspirants.
C’est évidemment un atout pour M. Grignon, « joli garçon ». Une remarque concernant Mlle
Toury, « belle voix et du charme beaucoup d'espoir », reflète la conception des emplois au
théâtre, où l’on doit si possible donner une impression globale cohérente pour des
catégories de rôles comme les « jeunes premières ». Un vibrato continuel ou un port
disgracieux, s’ils ne sont pas secondés par un grand talent comique pour jouer les duègnes,
sont rédhibitoires. La taille rentre également en ligne de compte : Mlle Auclair est « trop
petite pour le théâtre 159 », d’autres sont jugées trop grandes. Complément intellectuel de la
physionomie, les aptitudes pour l’interprétation dramatique sont surveillées tout au long de
157
« Règlement du 9 novembre 1841 » cité d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire Impérial de
musique et de déclamation, Paris : Lévy, 1860, p. 304.
158
F-Pan, AJ/37/271*, fol. 149r.
159
Voir F-Pan, AJ/37/211, audition des aspirantes du 29 décembre 1853.
282 DES GENRES ET DES EMPLOIS
la formation. Mlle Zevaco montre « des dispositions [en ce qu’] elle dit avec esprit » lors d’un
examen de lecture à haute voix, tout au contraire de M. Tardif lequel « ne comprend [pas] ce
qu'il dit. Trop calme ». Cette relation très forte à la langue pénalise naturellement les
étrangers 160 : Mlle Ansotegui, de langue maternelle espagnole, est ajournée car « son
accent est encore trop prononcé pour qu'elle puisse être admise dans une classe de chant. »
Il ne faudrait pas voir ici l’expression d’un quelconque chauvinisme car les français aussi sont
visés : Mlle Bauchelet est rejetée pour sa « mauvaise prononciation ». Il faudra donc
idéalement joindre aux dons de la nature un certain degré d’éducation musicale et des
qualités littéraires. Claire Arnstein possède tous ces éléments et réussit brillamment : « Elle
s'accompagne elle-même. De la voix, bonne musicienne. Jolie. Grande respiration. Belle voix.
De l'intelligence. Beaucoup d'espoir. Oui. Bonne prononciation ».
Les prérequis établis, et la formation ayant déjà été étudiée dans les chapitres
précédents, nous en arrivons logiquement à nous poser la question de l’insertion du jeune
artiste dans les troupes, et tout particulièrement les troupes parisiennes, puisque la capitale
reste apparemment le cœur de l’école de chant. Dans cette optique, les débuts en province
relayés par la presse parisienne, ou les exercices publics au Conservatoire, sont surtout
perçus comme étant l’occasion d’acquérir une expérience dans des emplois importants et de
se faire remarquer par les véritables chasseurs de tête que sont les feuilletonistes et les
compositeurs 161. Il faut dire que la pénurie de ténor fait rage, particulièrement à l’Opéra,
ainsi que s’en émeuvent tous les amateurs de voix, et même le gouvernement. Le Directeur
des Beaux-Arts de 1851 écrit par exemple au Ministre de l’Intérieur :
« On chercherait vainement […] dans l’Europe entière, un sujet qu’on peut désirer
voir attacher à l’Opéra. Un seul ténor avait été indiqué, c’est Tamberlick, attaché à
160
« Les élèves étrangers peuvent être reçus au Conservatoire avec notre autorisation spéciale [c’est-à-dire
celle du ministre]. Ils jouissent des mêmes avantages et sont soumis aux mêmes devoirs que les élèves
nationaux ; ils peuvent être admis à concourir pour les prix du Conservatoire. » (« Règlement du 9 novembre
1841 », article 38, cité d’après Théodore Lassabathie, Histoire du Conservatoire…, op. cit., p. 303).
161
Fiorentino suggère que certains compositeurs profitent des représentations du Conservatoire pour repérer
les artistes qui seront bientôt à leur disposition pour créer leurs futurs opéras : « Meyerbeer a donné le signal
[pour applaudir Bonnehé], et je ne serais pas étonné que le célèbre maestro, à la suite de ce brillant exercice,
lui ait destiné in petto quelque rôle dans ses ouvrages futurs » (P. A. Fiorentino, feuilleton du Constitutionnel,
14 juin 1853).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 283
Pour certains élèves remplissant bien les critères, tout s’enchaîne très vite. Le rouennais
Eugène-Charles Caron (1834-c1900) a obtenu un premier prix d’opéra au concours de 1862 ;
il débute à l’Opéra le 24 septembre de la même année, dans Le Trouvère (conte de Luna), et
chante sur cette scène jusqu’en 1886 163. Le directeur de l’Opéra avait d’ailleurs fait savoir au
ministre au moment des concours, en réponse à une dépêche de celui-ci, que « M. Caron
[était] le seul de ces jeunes artistes qui [lui] paraisse remplir les conditions pour débuter
avec succès sur le théâtre impérial de l’Opéra et […] le seul [qu’il ait] l’intention
d’engager. 164 »
Pas besoin d’audition, et pas de cession de rattrapage pour les jeunes chanteurs sortis du
Conservatoire. En effet, ces artistes en herbe sont bien connus de tous, et chacun a pu voir
naître et grandir longtemps à l’avance l’impétrant qui prétend à la carrière. L’institution peut
s’enorgueillir des résultats de ses élèves les plus prometteurs, et elle n’y manque pas, en
1845, par la voix de son ministre de tutelle :
« Dans les exercices de l’un des derniers mois se sont révélé des talents de
déclamation lyrique […] que nos premiers théâtres se sont déjà appropriés. Ce sont
MM. Obin, Laget, Mathieu et Mlle d’Halbert pour l’Opéra ; […] MM. Chaix, Gassier
et Mlle Delisle à l’Opéra-Comique. 165 »
Il serait fort étonnant que ces jeunes chanteurs déméritent lors de leurs débuts, c’est-à-dire
lors des premières représentations dans lesquelles ils paraîtront sur un théâtre, alors qu’ils
ont déjà passé avec succès une épreuve similaire, devant un public sommes toutes assez
semblable, pendant leurs études. La même activité de repérage anime les concours, avec en
162
Le Directeur des Beaux-Arts au Ministre de l’Intérieur, Paris, 11 octobre 1851, Pan, F/21/1075.
163
Voir Constant Pierre, Le Conservatoire de musique et de déclamation, Paris : Imprimerie nationale, 1900,
p. 715.
164
Le directeur de l’Opéra au Ministre d’état, Paris, 16 août 1862, F-Pan, F/21/1064, chemise « auditions 1854-
1862 ».
165
Discours de M. de Kératry pour la distribution des prix, prononcé le 9 novembre 1845 et reproduit dans le
Moniteur universel du lendemain, cité d’après Constant Pierre, op. cit., p. 940.
284 DES GENRES ET DES EMPLOIS
contrepartie un couperet terrible pour ceux qui ne sont pas reconnus prêt au service actif
des premières scènes nationales :
« L’Opéra a fait deux conquêtes : un couple de ténors, dont l’un surtout serait le
rara avis, rêvé depuis la retraite de Duprez : il a nom Sellier. C’est dit-on, l’Arnold
idéal et le Raoul par excellence. […] Son rival, M. Talazac, est plutôt un ténor
d’opéra-comique. Citons, du côté des dames, Mlles Mendès, Richard et Castillon.
Après quoi, nous aurons beau secouer l’arbre, il n’en tombera que des fruits
secs. 166 »
166
Le Voleur illustré, 3 août 1877, p. 496.
167
Roger chante à l’Opéra avant d’y débuter réellement, et c’est le sujet de nombreux pronostics : « Après elle,
les honneurs de la soirée [au bénéfice de Mme Cinti-Damoreau] sont restés à Roger, qui abordait enfin notre
grande scène de l’Académie royale de Musique, sous le patronage de sa célèbre camarade. Malgré l’émotion
de ce premier pas et la fausse position d’un artiste de l’Opéra-Comique, venant chanter du grand opéra en
costume de ville, son succès a été immense ; la Pâque de la Juive surtout a démontré que la voix de Roger est
avant tout large et dramatique, que les fioritures et les casse-cou du genre léger et comique n’ont pu servir
jusqu’à ce jour qu’à retenir prisonnière cette voix qui prend enfin son vaste essor. Nul doute aujourd’hui que la
place de Roger ne soit à l’Opéra ; il l’a prouvé de nouveau le lendemain, en chantant au concert du ménestrel,
le duo de Guillaume Tell, dans lequel il a su rétablir toutes les notes sacrifiées par les chanteurs actuels de
l’Opéra, et cela sans crier ni forcer la voix. Roger marchera sur les traces de l’infortuné Nourrit. » (Le Ménestrel,
30 avril 1843, p. 3)
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 285
Aristarques ont donc la dent dure. Enfin la rentrée d’un artiste, c’est-à-dire son retour à un
théâtre qu’il avait quitté depuis quelques semaines, quelques mois ou quelques années,
pose la douloureuse question de savoir s’il est au moins égal à lui-même.
période d’étude 168. De 1837 à 1870, Guillaume Tell (1829) est donné tous les ans sauf en
1849 ; Robert le Diable (1831) est donné tous les ans sauf en 1869 ; Les Huguenots (1836)
sont donnés tous les ans ; La Favorite est donnée tous les ans à partir de 1840. Durant la
même période, La Dame blanche (1825) est donnée tous les ans sauf en 1839 et 1840 ; Le
Chalet (1834) est donné tous les ans sauf en 1849 ; La Fille du régiment est donnée tous les
ans à partir de 1840 sauf de 1842 à 1847 et en 1850 ; Le Maçon (1825) est donné tous les
ans à partir de 1844 sauf en 1864 ; Haydée est donnée tous les ans à partir de 1848 sauf en
1851 et 1852.
Pour l’opéra, les Huguenots nous semblent le meilleur choix à plusieurs titres : outre la
continuité des représentations, le rôle de Raoul de Nangis offre une grande variété de
vocalités assez facilement identifiables. Par exemple, la romance « Plus blanche que la
blanche hermine » est entièrement dans un même caractère doux, alors qu’on observe
souvent des contrastes à l’intérieur des numéros dans Guillaume Tell. Cela signifie que
même dans un compte rendu laconique, et ils le sont souvent, s’agissant d’ouvrages aussi
connus, nous aurons de bonnes chances de pouvoir glaner des indices utiles à notre
enquête.
Concernant l’opéra-comique, la tentation fut grande de suivre la Dame blanche car, ainsi
que le formule un de ses amis dans la nécrologie de Ponchard en 1866, « le rôle de Georges
Brown est resté au répertoire comme le plus important et le plus beau de l’emploi de
premier ténor. 169 » Cependant, la qualité trop idiomatique de ce rôle le rend précisément
peu susceptible d’accueillir des innovations. Au regard de nos dépouillements, il s’est avéré
que le Chalet n’était pas non plus un ouvrage qui suscitait de longs commentaires dans la
presse. Aussi nous sommes nous tournés en définitive vers Haydée, qui propose à chaque
prise de rôle le défi considérable de se mesurer à Gustave Roger, le créateur du rôle de
Lorédan, « un véritable rôle de force, jeté dans le moule du grand opéra 170 ».
168
Toutes les données concernant les représentations parisiennes sont tirées de la compilation des ouvrages
d’Albert Soubies effectuée par Mark Everist et Sarah Gutsche-Miller, disponible sous forme de tableur sur le
site du projet Francophone Music Criticism (http://music.sas.ac.uk/fmc/collections/bibliographical-resources-
and-work-in-progress, lien consulté le 10 mai 2013). Ce sont également ces tableaux qui ont servi à construire
nos annexes 3a, 3b et 3c.
169
Amédée Méréaux, « Ponchard (suite et fin) », Le Ménestrel, 28 janvier 1866, p. 66.
170
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 10 mai 1863, p. 180.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 287
« M. Bauche succédait à Roger dans le rôle de Lorédan, mais il ne l’a pas remplacé ;
il s’en faut pourtant que M. Bauche soit un artiste sans valeur ; mais lequel, parmi
nos ténors les plus renommés, pourrait affronter sans désavantage la comparaison
avec Roger ? 171 »
La simple comparaison ne nous apprend pas grand-chose sur l’état du chant, et les débuts
sans lendemain n’offrent sous cet aspect que peu d’intérêt 172. En dépit de notre choix
d’isoler un seul ouvrage, nous devons donc prendre en compte le fait que les débutants
s’essayent successivement en public dans plusieurs rôles, car ils doivent présenter un
éventail de leurs capacités. Le répertoire est alors utilisé comme étalon pour mesurer
l’étendue de leurs talents dans chacune des facettes de leur emploi. Ainsi, Léon Achard est
d’autant plus attendu dans le rôle de Lorédan après qu’il a démontré des qualités dans celui
de Georges Brown : « Achard va nous donner la mesure de ses qualités dramatiques et de la
puissance de cette voix dont nous n’avons encore pu connaître que le charme et la
souplesse. 173 » Cette épreuve passée (avec succès), les critiques adressent au ténor des
conseils, que nous lisons comme des invitations à cultiver une manière éminemment virile :
« Ajoutez un peu plus de noblesse dans le débit, un grain de distinction dans la tenue, avec
une nuance d’autorité dans le geste, et nous aurons un Lorédan accompli. 174 » Ce caractère
nous semble absolument clair, car déjà le compte rendu de la représentation exaltait la
« puissance », la « vigueur » que l’artiste avait su donner aux « mâles accents de l’amiral
vénitien ».
Entre le début de Bauche en 1849 et celui d’Achard en 1863, plusieurs ont eu lieu 175.
Quelques mois après la création, Roger quitte le théâtre pour aller créer Le Prophète de
Meyerbeer à l’Opéra. Son changement d’emploi paraît alors perceptible à certains
spectateurs :
171
E Viel, « reprise d’Haydée », Le Ménestrel, 19 août 1849, p. 2.
172
Par exemple, nous n’apprenons rien à lire qu’« un important début avait lieu dans cette pièce, celui du ténor
Boulo, qui remplissait le rôle de Lorédan, dans lequel Roger avait laissé de redoutables souvenirs » (« Paris »,
Journal des débats, 17 septembre 1848, p. 2). Il s’agit de Jean-Jacques Boulo (1820-1887), ancien choriste.
173
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 28 mars 1863, p. 123.
174
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 10 mai 1863, p. 180.
175
Les archives de l’Opéra-Comique indiquent comme tenant le rôle : 1847 Roger, 1848 Roger et Boulo, 1849
Boulo et Bauché, interruption, 1853-1856 Puget, 1857 Jourdan, 1858 Hilaire, Carré et Jourdan, 1859 Jourdan et
Carré (voir Théâtre l’Opéra-Comique 1830-1860 (BnF, ADS, Fol- MRO- 4.).
288 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Il était facile de voir que Roger chantait au moins autant pour une scène et pour
un public à venir que pour ceux auxquels il va renoncer : il a fait appel à toutes les
ressources, à toute la puissance de sa voix ; il semblait défier d’avance cet orchestre
terrible qui doit bientôt mûgir à ses pieds. 176 »
Roger reprendra par la suite son costume en 1856 pour la représentation à bénéfice de Mme
Casimir 177, en 1860 pour une série 178, et enfin en 1861 pour sa propre représentation
d’adieu, dans laquelle il se serait montré égal à ses débuts 179. Le modèle est donc
régulièrement rappelé à la mémoire du public, et c’est à cette référence que se confronte
d’abord Henri Puget (1813-1887), le père du compositeur rencontré au § 2.1d, en 1853.
Outre ses défauts habituels, la critique lui reproche le maniérisme de son style, Roger se
montrant sûrement plus sobre :
Nulle mention n’est faite ici de son usage de la voix de tête ou non, alors que le même
rédacteur a ultérieurement un commentaire à ce sujet en entendant Puget dans la Dame
Blanche 181. Lorsque Puget débute à son tour à l’Opéra en 1857, c’est Jourdan qui reprend le
flambeau de Lorédan, jusqu’en 1860. On constate à cette occasion l’inversion qui s’est faite
176
E. Ds., feuilleton du Journal des débats, 4 janvier 1848.
177
Voir Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 6 juillet 1856, p. 1.
178
« Notre éminent artiste Roger a signé un traité pour un certain nombre de représentations, avec
M. Beaumont, et va passer en revue les principaux rôles de son ancien répertoire. Jeudi dernier, il a fait son
apparition dans Haydée. Ce type de Lorédan, on le sait, fut l’une de ses plus belles créations. Il a eu des
successeurs, mais pas un rival, et il l’a prouvé jeudi » (Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 8 juillet
1860, p. 252).
179
« On sait comment il joue et chante le rôle de Lorédan, une de ses plus belles créations. Or, par un de ces
prodiges de l’art du chant dont il possède si bien le secret, Roger nous a rajeunis de vingt ans » (Jules Lovy,
« Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 28 juillet 1861, p. 274). On pense immanquablement à la représentation
de Ponchard vingt-cinq ans après la création de la Dame Blanche (voir Jacques-Léopold Heugel, « Bulletin
dramatique », Le Ménestrel, 18 mai 1851, p. 2).
180
Jules Lovy, « Reprise d’Haydée », Le Ménestrel, 10 juillet 1853, p. 1.
181
« Quant à Puget, sa voix est fort agréable, surtout dans les notes de tête ; il en tire d’excellents effets. Elle
e
est pourtant un peu faible et insuffisante pour le rôle de Georges » (Jules Lovy, « La 764 représentation de la
Dame Blanche ! », Le Ménestrel, 12 mars 1854, p. 1).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 289
entre les emplois gracieux de ténor et les emplois plus dramatiques de soprano depuis la
Dame Blanche :
La « vigueur » de Jourdan dans le rôle de Lorédan tient à ce qu’il n’est pas un ténor léger :
« Jourdan, le plus solide des seconds ténors à ce théâtre, a fait une excursion dans
l’emploi des premiers, en jouant Lorédan, la dernière et la meilleure création de
Roger à l’Opéra-Comique. Jourdan a réussi ; les successeurs immédiats de Roger,
Boulo, Barbot et Puget, avaient tous été moins heureux 183. Est-ce à dire que le
nouveau Lorédan fera bien de renoncer aux rôles plus modestes qui ont fait de lui
un chanteur indispensable à ce théâtre ? Je ne le crois point et je ne lui conseille
pas. 184 »
« Cette semaine, le public sera convié à un début : M. Hilaire, ténor de force, qui a
été fort goûté à Turin et en Italie, doit s’essayer dans l’important rôle de Lorédan
d’Haydée, créé par Roger et qui est devenu la pierre de touche des ténors de force
d’opéra-comique. 186 »
L’annonce a de quoi nous surprendre. Qu’est-ce qu’un ténor de force vient faire dans ce
rôle ? Un autre critique note à propos du débutant que « ses cordes élevées ont de belles
182
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 2 août 1857, p. 3.
183
Nous n’avons pas trouvé trace d’une prise de rôle de Jules Barbot (1824-1896), transfuge de l’Opéra, dans le
rôle de Lorédan à l’Opéra-Comique. Peut-être l’auteur fait-il référence à une soirée à bénéfice, un concert, ou
une représentation à l’étranger ?
184
Benoît Jouvin, feuilleton du Figaro, 20 août 1857, p. 3.
185
Voir Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 28 novembre 1858, p. 2.
186
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 6 juin 1858, p. 2.
290 DES GENRES ET DES EMPLOIS
vibrations 187 ». La partie aigüe (et vaillante) du rôle devient donc le rôle presqu’à elle seule.
Cette impression est confirmée par la prise de rôle de Victor Warot (1834-1906) en 1862 :
« Warot chantait, pour la première fois, le rôle de Lorédan […]. M. Warot a prouvé
qu’il pourrait trouver place à l’Opéra, où des propositions lui ont été faites comme
ténor léger. 188 »
« Les ténors légers, – acceptons, à défaut de mieux, et puisqu’elle est consacrée par
l’usage, cette dénomination, en parlant des artistes chargés d’interpréter : Lorédan
d’Haydée, Olivier des Mousquetaires [autre création de Roger à l’Opéra-Comique], –
varient-ils souvent leurs points d’orgue ? Non ! Ils choisissent une finale favorite et
ne la quittent plus. 189 »
« Poultier est de retour à Paris […]. Il a, dit-on, l’intention de rester ici deux mois
pour se livrer à de nouvelles études. Le rôle de Raoul dans les Huguenots, est celui
dont il s’occuperait plus particulièrement pour compléter son répertoire. 191 »
Il est encore plus important de réussir dans le répertoire courant à l’Opéra qu’à l’Opéra-
Comique, parce qu’il évolue moins vite. Tout juste trentenaire, Poultier (1814-1887) paraît
187
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 20 juin 1858, p. 3.
188
Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 13 juillet 1862, p. 260.
189
Walter D’Huningue, « La critique musicale en 1900 », La France musicale, 16 août 1868, p. 254.
190
« Le ténor Tamaro, obligé, faute de ténor de force, de chanter le rôle de Raoul, a fait de son mieux ;
malheureusement, la bonne volonté ne suffit pas pour la musique de Meyerbeer » (E. de Fleury, New York, 7
décembre 1858, in « Correspondance particulière », La France musicale, 9 janvier 1859, p. 13).
191
Jules Lovy, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 13 juillet 1845, p. 3.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 291
donc dans la bonne voie en mettant sur le métier un rôle qu’il est susceptible de jouer
longtemps, s’il réussit à triompher des difficultés de la partition. Quinze ans plus tard, un
journaliste du Figaro pourra juger avec le recul que « M. Meyerbeer, qui écrit si bien pour les
voix de basses, a toujours fait la tâche dure aux ténors. Le rôle de Raoul est à la fois grave et
aigu. C’est un vrai casse-cou. 192 » Quels périls attendent donc les candidats à la gloire ? Le
premier moyen de faillir est de se laisser dépasser par l’ampleur de la partition :
« [Duprez] semble réserver tous ses moyens pour le quatrième acte. C’est alors que
sa voix trouve des accens de tendresse et de désespoir dont on ne saurait exprimer
le sentiment. Ces simples mots : Tu l’as dit, oui, tu m’aimes, possèdent dans sa
bouche une irrésistible séduction, et l’expression douloureuse qu’il donne à ceux-
ci : mes amis vont m’attendre, déchire le cœur. 195 »
Tragique à souhait, le grand duo présente effectivement des occasions de dramatiser la voix,
notamment dans la strette « plus d’amour, plus d’ivresse », et c’est ce morceau
qu’Offenbach choisit de parodier dans Croquefer ou le dernier paladin en 1857. Duprez a
192
John Davidson, « Petit courrier des théâtres », Le Figaro, 12 juillet 1860, p. 6.
193
« Bulletin dramatique », Le Ménestrel, 19 juin 1842, p. 3.
194
Bénédict, « Chronique musicale », Le Figaro, 24 juillet 1869, p. 3.
195 e er
H. L., « Revue dramatique », L’Artiste, tome 13, 16 livraison, 1 semestre 1837, p. 239. Voir la comparaison
entre les interprétations divergentes de ce passage par Nourrit et Duprez in Isidore Milhès, Guide du chanteur,
Paris : Boieldieu, 1854, p. 94.
292 DES GENRES ET DES EMPLOIS
encore inséré la fameuse déclaration dans son quatuor bouffe des Trois Étoiles 196, afin de
l‘entonner à nouveau, pour le plaisir de ses amis et de ses administrés de 1860. D’autres
ténors marchent dans ses pas avec presqu’autant de succès. Après s’être présenté au public
dans les rôles d’Eléazar le 4 mai 197 et d’Arnold en juin 198, Marié achève ses débuts au mois
de juillet 1840 dans les Huguenots, où il convainc tout à fait :
Aborder des rôles comme Raoul constitue apparemment une sorte de point de non-retour.
Comme l’explique aussi Benoît Jouvin, « pour un ténor habitué à l’ampleur vocale des rôles
de Raoul et d’Eléazar, soupirer en voix mixte et en sons de tête : Du pauvre seul ami fidèle,
est un écueil terrible quand cela ne devient pas une impossibilité 200 ». De fait, Gueymard fut
longtemps en difficulté sur la partie gracieuse du rôle de Raoul 201, même si Berlioz note une
amélioration 202 en 1853. Il est vrai que la spécialité de Gueymard résidait plutôt dans les
mouvements brillants, comme la très vaillante Sicilienne de Robert le Diable 203 – au point
que Courbet le représente dans cette scène pour le salon de 1857 204.
Évidemment, il y a des solutions de facilité, comme recourir à la voix de tête, et des
modifications qu’il est permis de faire localement, par exemple dans la cadence à la fin de la
196
Voir Gilbert Duprez, Trois Étoiles, Paris : B et D, 1860, p. 25, et Jules Lovy, « Nouvelles diverses », Le
Ménestrel du 2 septembre 1860, p. 320.
197
Voir La France musicale, 7 juin 1840, p. 223-224.
198
Voir La France musicale, 14 juin 1840. Article très détaillé.
199
« Bulletin dramatique », Le Ménestrel, 5 juillet 1840, p. 2.
200
Benoît Jouvin, « Opéra. – La Muette. », Le Figaro, 25 janvier 1863, p. 3.
201
« Sauf la romance de la Blanche hermine, le rôle de Raoul reste le meilleur de Gueymard » (Jacques-Léopold
Heugel, « Bulletin dramatique », Le Ménestrel, 23 novembre 1851, p. 3).
202
« Gueymard a rendu avec âme et une ardeur bien contenue les passages les plus dangereux du rôle de
Raoul. Gueymard me semble avoir fait de remarquables progrès ; sa voix est à la fois plus sûre et plus pleine. Il
ne crie plus tant, il commence à chanter. Je crois en lui. » (Hector Berlioz, feuilleton du Journal des débats, 20
septembre 1853, p. 1).
203
Robert le Diable, opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer sur un livret d'Eugène Scribe et Germain
Delavigne, créé à l’Opéra le 21 novembre 1831
204 e
Voir Joël-Marie Fauquet, Imager la musique au XIX siècle, Paris : Klincksieck, 2013, p. 108-110.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 293
romance « Plus blanche que la blanche hermine… », prise ici un demi-ton plus bas 205 (voir
Figure 38).
Figure 38 – Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 240 © BnF
La pratique que décrit Audubert, avec le ré en faucet, n’est pas l’idéal de son temps ; en
1873, Jouvin loue au contraire une voix « homogène dans toutes les cordes du registre » :
« Le débutant n’a pas fait entendre une seule note en fausset ; il a très vaillamment
soutenu le si naturel dans la phrase du septuor : et bonne épée ; mais, ce qui était
bien autrement difficile, parce que là il n’avait plus l’excuse de pouvoir crier, il a fait
entendre, sans avoir recours à la voix de tête, l’ut bémol de la phrase du duo entre
Raoul et Valentine au quatrième acte : Oui, tu l’as dit, oui, tu m’aimes ! [Or,] dans
Bonne épée, le chanteur [est] soulevé et porté […] par les autres voix du septuor,
tandis que, dans la phrase : Oui, tu l’as dit, […] l’ut bémol [doit être posé] avec
205
Le ton de si bémol était toujours en usage à l’Opéra à cette époque, si l’on en croit l’autoproclamée
« édition définitive et complète » (voir Giacomo Meyerbeer, Les Huguenots, Paris : Benoît, c1900 [reprint de
l’édition Brandus, c1860], p. 47). La romance était déjà imprimée dans cette tonalité in Giacomo Meyerbeer,
Les Huguenots, [partition d’orchestre], Paris : Schlesinger, c1836, p. 84-94. Parmi celles que nous avons
consultées, seule l’édition italienne (London : Boosey, c1870, p. 45 et seq.) présente la romance en la – tandis
que le piano-chant germanophone (Leipzig : Breitkopf, s.d. [V.A. 321-322], p. 46 et seq.) conserve si bémol.
294 DES GENRES ET DES EMPLOIS
C’est encore Léon Achard qui, dix ans après son succès dans Lorédan, vient enlever les
suffrages en interprétant les Huguenots.
S’agissant de répertoire déjà ancien et très stable (voir § 3.3a), l’intérêt doit être
renouvelé par la succession des interprètes, et l’on accuse même un des directeurs de laisser
débuter n’importe qui juste pour l’attraction : « l’emploi des premiers ténors captive à un
très-haut degré la sollicitude de M. Pillet ; il n’est point de talent en herbe qui ne trouve la
facilité de se produire dans les rôles principaux du répertoire. 207 » Quel qu’en soit le motif,
les successeurs de Léon Pillet ne manqueront pas de reconduire cette pratique ; pour
visualiser un peu mieux la succession des débuts et/ou prises de rôle, nous en avons dressé
un tableau (partiel, réalisé à partir de nos dépouillements de presse), en indiquant les
titulaires reprenant régulièrement le rôle sur une période donnée, et, en décalé, les débuts
ayant lieu pendant cette période :
1837-1847 Duprez
1840-1842 Marié
1841-1862 Mario s’y essaie plusieurs fois sans vraiment réussir 208
1845 Espinasse 209
1850-1856 Roger
1851-1855 Gueymard
1852 Bauche 210
1856-1857 Armandi 211 ne fait pas fureur à Paris mais triomphe à Marseille 212
1857 Puget (en remplacement d’Armandi) 213
206
Voir Benoît Jouvin, « Reprise des Huguenots, pour les débuts de MM. Léon Achard et Menu », Le Figaro, 20
mars 1873, p. 3.
207
« Bulletin dramatique », Le Ménestrel, 19 juin 1842, p. 3.
208
Voir « Académie Royale de musique. Représentation au bénéfice de M. Mario », Le Ménestrel, 24 janvier
1840.
209
Voir le Journal des débats, 5 janvier 1845, p. 2.
210
Voir Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 8 août 1852, p. 3.
211
« M. Armandi a continué ses débuts presque inaperçus dans Raoul des Huguenots. » (« Semaine théâtrale »,
Le Ménestrel, 10 août 1856, p. 2).
212
Voir Marie Escudier, « Actualités », La France musicale, 20 novembre 1859, p. 467.
213
Voir Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 31 mai 1857, p. 3.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 295
1861 Michot
1864 Jean Morère (1836-1887) 214, qui chantait déjà Raoul au Conservatoire 215
1865-1881 Villaret
1868-1870 Collin
1869 Delabranche
Quoique l’étude des débuts permette de mesurer alternativement les aspirations des
critiques, l’évolution des chanteurs et les traditions d’interprétations, nous restons très
tributaires des compétences techniques et du goût individuel des rédacteurs, avec une
approche assez extérieure du phénomène vocal, perçu depuis la salle. De plus, les textes ne
rendent souvent compte que d’une portion minuscule d’un rôle se déroulant sur cinq actes.
Aussi, nous avons cherché d’autres moyens de circonscrire les mutations des ténors
romantiques. Dans la dernière section de ce chapitre, nous entrerons résolument dans les
partitions et adopterons le point de vue des artistes.
214
« Le ténor Morère, premier prix de chant et d’opéra, vient d’être engagé sur notre première scène lyrique »
(Jules Lovy, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 11 août 1861, p. 293).
215
Voir Le Ménestrel, 11 août 1861, p. 291.
296 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Qu’est-ce que l’innovation, dans le contexte du chant lyrique au XIXe siècle ? En termes de
pédagogie, c’est souvent, pour ses acteurs et certains de ses commentateurs, un synonyme
de « progrès », comme lorsque Tamburini écrit à Panofka : « vous serez le régénérateur du
chant 217 ». Roger détaille en quoi la nouvelle méthode est révolutionnaire, et affirme que
218
« plusieurs principes [lui] semblent entièrement neufs et féconds en résultats utiles ».
C’est parfois aussi une dérogation à la tradition d’interprétation, comme lorsque son
collègue Alexis Dupont avertit Duprez, durant la dernière répétition avant son début
triomphal dans Guillaume Tell : « Est-ce ainsi que vous comptez dire les récitatifs ? – Oui,
répondis-je. – Je vous préviens que le public parisien ne goûtera point vos innovations ; il
aime ses habitudes. – Eh bien, mon cher Alexis, j’essayerai de les changer. 219 » On a déjà cité
quelques-unes des nombreuses innovations de Cinti sur le plan ornemental, comme
l’invention de la ribattuta (voir § 2.2d). Qu’elle soit de nature pédagogique, stylistique,
esthétique ou technique, l’innovation est destinée à se répandre, à devenir une nouvelle
facette de l’école française.
Notre étude de l’innovation dans la technique vocale des ténors visera surtout à mettre
celle-ci en lien avec l’esthétique, le style et la pédagogie, afin de montrer comment les
216
Gustave Bénédit, « Des voix et du diapason », Le Ménestrel, 8 juillet 1860, p. 251. Passage extrait de Gustave
Bénédit, Étude artistique sur le diapason normal, suivie de quelques anecdotes sur les ténors en province,
Marseille, Demonchy, 1860.
217
Antonio Tamburini à Henri Panofka, Paris, 28 novembre 1853, L’Art de chanter par Henri Panofka : rapport,
lettres, opinion de la presse, Paris : Martinet, 1854, p. 7.
218
Gustave Roger à Henri Panofka, Paris, 15 décembre 1853, L’Art de chanter par Henri Panofka : rapport,
lettres, opinion de la presse, Paris : Martinet, 1854, p. 7.
219
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 143.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 297
a) Prolégomènes
L’étude des catégories vocales n’est pas une idée neuve. Il faut donc situer notre
approche par rapport à celles des chercheurs qui nous ont précédé. Geoffrey Riggs, par
exemple, a imaginé de définir d’après sa sensibilité historiquement informée une typologie
bellinienne dans l’absolu, un soprano sfogato qu’il appelle justement « assoluto », et d’en
suivre les incarnations dans des rôles et dans des interprètes au fil des ans 220. Toutes les
œuvres de sa connaissance sont ainsi mesurées à l’aune de Norma 221, et toutes les
cantatrices du temps jugées d’après leur capacité à reproduire la vocalité de Giuditta
Pasta (1797-1865), la créatrice du rôle-titre, supposée parfaite dans cette partition.
Plus versé dans la littérature, Olivier Bara lit Georges Sand 222, amie de Nourrit, pour se
faire une idée de l’art du chant à cette époque, et s’appuie sur un passage de Flaubert pour
conclure à l’« éviction du falsetto 223 » – ce qui, nous l’avons vu, n’est pas avéré, sinon dans
la fiction, au moins dans la réalité. Sur le plan esthétique, et presqu’archéophonique, ses
vues nous semblent assez justes. Par exemple, il saisit et énonce avec beaucoup de finesse la
fusion des traditions dans une ville cosmopolite et l’influence de la dramaturgie nouvelle :
« l’art du ténor romantique [était] fondé sur l’alliance des contraires, qui demandait qu’à la
douceur résiduelle du haute-contre ou du ténor di grazia se mêlât soit la noble énergie de
220
Voir Geoffrey S. Riggs, The assoluta voice in opera (1797-1847), Jefferson : McFarland, 2003.
221
Norma, opéra en deux actes de Vincenzo Bellini, sur un livret de Felice Romani, créé le 26 décembre 1831 à
la Scala de Milan.
222
Voir Olivier Bara, « Le haute-contre en question : significations socioculturelles d’une crise vocale en France
autour de 1830 », Der Countertenor. Die männlische Falsettstimme vom Mittelalter zur Gegenwart, Corinna
Herr, Arnold Jacobshagen et Kai Wessel dir., Mainz : Schott, 2012, p. 145-146. L’auteur cite d’abord La Dernière
Aldini, roman publié en 1837, qui se présente comme la confession du ténor (fictif) vénitien nommé Lélio,
lequel chante un Roméo quelconque à Naples. Il convoque ensuite Adriani, roman de 1853, avec l’air de Lucia.
223
Olivier Bara, « Le haute-contre en question… », art. cit., p. 152.
298 DES GENRES ET DES EMPLOIS
l’accent de Nourrit, soit, après lui, les sonorités expressives des aigus de Duprez. 224 » À
grande échelle, cette idée fait sens ; Bara s’attache à définir en chaque point du temps le
type de voix qui touche, qui émeut ou qui fascine spontanément le public parisien. Toute
voix est le fruit de la construction d’un équilibre personnel, selon des idéaux esthétiques en
rapport avec un répertoire et un emploi précis ; l’histoire du goût et l’étude de la réception
des chanteurs peuvent donc contribuer à reconstituer les idéaux sonores d’une époque, ou
au moins à préciser le vocabulaire attaché à la recherche de cette sonorité. Mais l’expression
du chant ne vient pas seulement de la typologie, ni même du rapport entre la typologie
(construction de la voix) et la partition ; elle naît de l’usage exact que l’artiste fait de ses
possibilités pour exprimer la partition. Les choix de timbre réalisés par un chanteur forment
un sous-ensemble de la vocalité, que nous appellerons « registration » pour plus de
commodité.
Pour étudier et comparer des « registrations », il faut avant tout un moyen d’écrire la
disposition et l’emploi des registres. Nous noterons, de bas en haut de l’étendue vocale : en
majuscules, les notes si graves qu’elles sont plutôt parlées (RE, MI) ; avec une majuscule, les
notes du medium (Sol, La, Si) ; en minuscules, les notes de faucet (sol, la) ; en exposant, les
suraigus rares (ré, mi fa
, ). Les barres obliques isolées / représenteront les extrémités de la
tessiture, au-delà desquelles la phonation est a priori difficile ou inégale selon les jours, au
moins à l’une des extrémités, et la nécessité d’une octaviation probable – il est aussi
envisageable que l’interprète utilise les mécanismes 0 et 3 en dehors de ces limites. Les deux
barres // représenteront le « grand passage » entre les mécanismes 1 et 2, tandis que la
barre verticale | indiquera une modification d’ordre résonantiel couramment dénommée
« petit passage ». Enfin, nous utiliserons les parenthèses pour signifier les notes
« empruntées » au registre voisin, dans le cas d’un mélisme rapide ou d’une broderie, par
exemple 225 ; les parenthèses signaleront donc des zones de recouvrement entre registres
et/ou mécanismes. Les chanteurs auront remarqué l’impasse faite sur un aspect important
du timbre, le « mixage » des registres ; rappelons que les « mixtes » consistent à imiter un
224
Olivier Bara, « Le haute-contre en question… », art. cit., p. 153.
225
« Il est à observer qu’en faisant des gammes d’une certaine vitesse, on ne doit pas changer de voix à la
première note d’un registre, mais qu’on doit prolonger l’emploi du registre où l’on se trouve autant qu’on le
peut sans nuire au timbre des sons » (Louis Lablache, Méthode complète de chant, Paris : Canaux, 1840, p. 7).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 299
registre alors que l’on en utilise un autre. Par exemple, imiter le faucet alors que l‘on chante
en voix de poitrine se note mx1, et le procédé inverse mx2 – selon la convention déjà
e
signalée, en lien avec les travaux de Robert Expert. Au XIX siècle, cette technique relève de
la « coloration », et c’est pourquoi nous n’avons pas jugé utile de l’intégrer dans l’étude de la
registration. Afin de clarifier cette notation, nous commencerons par donner le schéma de
nos propres capacités vocales en avril 2015 :
réb-lab
SIb-MIb (Do-Fa) / (MI-RE) Fa#-Fa# (Ré-Fa#) | (Sol-La) Sol-Sib (mib-la) // (Si-Do#) sib-mib / (mi-sol)
Avec cet instrument, si nous chantions un air de ténor rossinien à la mode du jour, nous
nous restreindrions à peu près aux possibilités suivantes :
Certaines qualités de timbre seraient exclues, le passage serait lissé en plusieurs étapes dans
le but de favoriser l’homogénéité sur la tessiture, et les zones de recouvrement seraient
réduites pour mieux caractériser le timbre. Dans un emploi comique d’opéra-bouffe
hervéen 226, nous exploiterions au contraire des oppositions de mécanismes, et une large
proportion de voix parlée :
Si nous avions à tenir une partie de contratenor altus dans une polyphonie de la fin du
e
XVI siècle, nous privilégierions un troisième agencement des registres, moins sonore mais
très homogène grâce à l’abaissement du passage de mécanisme 227, et grâce à des mixtes
très claires obtenues via une sélection de résonateurs ad hoc :
226
Voir notre article en préparation : « L’opéra-bouffe 1858-1870, miroir de l’Opéra et refuge des typologies de
l’ancien opéra-comique ».
227
« Pour faciliter l’union des registres, [la] voix de tête peut être prise au sol et même au fa dièze, selon la
nature de la voix, ou même selon la construction de la phrase musicale » (Jean-Baptiste Faure, La voix et le
chant, Paris : Heugel, 1886, p. 34).
300 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Les choix de registration détaillés ci-dessus ne reflètent pas la technique vocale historique,
loin s’en faut. Ils correspondent à des esthétiques actuelles pour divers répertoires. Seule la
musique d’avant-garde du XXe-XXIe siècle est susceptible de recourir à tous les possibles, voire
d’exiger de dépasser certaines frontières (vocal fry, effets buccaux, détimbrages, …). Le
chant amplifié, la mélodie, le chœur et la musique de chambre sollicitent également des
usages spécifiques de la voix.
Le système que nous venons d’illustrer permet de décrire très finement la vocalité d’un
rôle, avec une grande économie de moyens typographiques. Pour l’améliorer, il faut y
ajouter la fréquence à laquelle les différentes notes sont utilisées et la durée moyenne des
sons, ce qui peut être réalisé respectivement en plaçant plus haut sur la page les notes plus
fréquentes et en utilisant un corps plus grand pour les sons plus longs. L’analyse statistique
des notes d’un rôle peut donner des résultats intéressants, si l’on ne se contente pas d’une
numération « objective » 228. Comme le rappelle Faure, le chanteur doit tenir compte de
nombreux paramètres – dont le tempo, la métrique, le phrasé, le contexte intervallique,
l’orchestration, ... – pour régler ses passages. L’influence du contexte dramatique rajoute
encore une variable à l’équation :
« Il est impossible d’indiquer aux élèves, ténors ou barytons, les notes précises sur
lesquelles le passage d’un registre à l’autre doit s’opérer ; cela dépend de la nature
et de l’étendue de la voix, et aussi bien du sens des paroles que du dessin de la
phrase musicale. 229 »
228
Voir Jason Christopher Vest, Adolphe Nourrit, Gilbert-Louis Duprez, and transformations of tenor technique
in the early nineteenth century : historical and physiological considerations, thèse d’interprétation, Everett
McCorvey dir., Université du Kentucky, 2009, p. 72-78.
229
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 38.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 301
Cependant, dans le cadre de notre travail, nos commentaires suppléeront l’absence de ces
informations sur nos schémas.
Cette analyse ne peut avoir lieu qu’en connaissant la disposition sur la portée des
registres de l’interprète pour lequel la partition est écrite, ou au moins la typologie qui est la
sienne. Théophile Lemaire a compilé et résumé les chapitres concernant la composition de la
e
voix des ténors de quelques-unes des principales méthodes de chant du XIX siècle (voir
Figure 39). Le travail de Lemaire a d’autant plus d’intérêt qu’il atténue le léger particularisme
que présente chaque méthode à la marge, notamment concernant les notes limites des
registres et le vocabulaire employé. Cette donnée est tout à fait négligeable en vertu de
l’évolution de ces frontières au cours de la vie d’un chanteur et des variations entre des
individus différents, même au sein de la même catégorie.
Figure 39 – Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, « Classification des voix cultivées », Le Chant, ses
principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 52
Il est important de noter que la qualité de la voix mixte dépend de choix de couleur et de
morphologies particulières, ainsi que de la forme du jour 230. Cette information variable ne
pouvant être intégrée au schéma, on prendra par convention toutes les mixtes pour de la
voix de tête, et le faucet pur pour du sifflet. Ce biais est praticable, car ce qui nous importe
230
« Le chanteur peut sentir ses forces paralysées par la fatigue, et c’est alors que la voix de tête lui sera d’un
précieux secours, surtout dans certains passages qui exigent de la douceur, et qui ne pourraient être rendus de
poitrine sans danger » (Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, Le Chant, ses principes et son histoire, Paris :
Heugel, 1881, p. 53).
302 DES GENRES ET DES EMPLOIS
prioritairement, c’est de déterminer quand le chanteur use de sa voix de poitrine ou non. Les
liaisons par registres dessinent des zones de confort ainsi disposées :
Le recouvrement des registres permet de situer le grand passage et, une fois les indications
littéraires de Duprez (voir Figure 40) transcrites, on obtient la typologie suivante :
Plus on avance dans la période, plus le grand passage se fait haut chez les ténors légers ;
dans les années 1870 c’est généralement entre sol et la 231. Duprez, qui enseignait aux
sopranos à poitriner jusqu’à l’ut, et couramment au la, décrit et préconise avant ses
confrères un passage repoussé (voir Figure 40), en mentionnant au passage les
morphologies exceptionnelles de ténors légers méridionaux qui pouvaient monter encore un
ton plus haut en voix de poitrine, et que l’on appelait auparavant des voix de « haute-
contre ».
Figure 40 – Gilbert Duprez, [« L’étendue du ténor élevé »], L’Art du chant, Paris, Heugel, 1846, p. 3
Malgré les apparences, on retrouve une structure de tessiture assez similaire : la mixte de
poitrine (mx1) a tout bonnement remplacé le faucet, qui au voisinage du grand passage était
nécessairement un faucet appuyé (mx2), et l’on peut simplement écrire :
231
« [L’] union des registres se fait ordinairement du sol au la » (Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, Le
Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 53).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 303
Du reste, Nourrit lui-même indique que les deux options sont presque équivalentes ; selon
lui, une organisation plus frêle ou une tonicité temporairement en berne peuvent
déterminer la conversion d’une registration vaillante en une registration « de secours » :
À partir de cette double typologie, dont le principal registre aigu est soit mx2, soit mx1, il est
possible de comprendre les choix de tonalité et la fréquence relative des notes utilisées pour
écrire un rôle de ténor léger à l’époque de Gilbert Duprez. L’intérêt de la méthode est
double : elle permet certes d’imaginer le son produit en parcourant une partition, mais c’est
aussi réciproquement un moyen de catégoriser des voix pour lesquelles on n’a pas conservé
de sources littéraires descriptives. Avec l’habitude, pour un répertoire dans lequel on a déjà
« archéophonisé » un bon nombre de rôles similaires, il devient possible de deviner les
caractéristiques d’une voix en repérant les systèmes d’écriture ; on peut alors déduire par
l’analyse les notes les plus sonores, les zones de passage à éviter, etc., dans la voix d’un
chanteur disparu. Dans le présent chapitre, c’est la comparaison de typologies qui nous
intéresse. Dans la mesure où les différences sont très tranchées, et où plusieurs exemples
ont déjà été donnés plus haut pour des fragments d’airs (Duprez au § 2.1b, Duchesne dans
les premières pages du présent chapitre), nous n’aurons pas besoin de présenter le détail
des archéophonies sommaires réalisées à l’échelle des rôles complets. Jusqu’à la fin de ce
chapitre, on prendra chaque fois l’exemple de rôles emblématiques d’une typologie, en ce
qu’ils correspondent assez clairement aux étendues décrites dans les traités.
Si les quelques notes pour lesquelles nos archéophonies pourraient être discutées sont à
la vérité négligeables devant la quantité de sons clairement registrés, la question du choix de
232
Nourrit à M. L. P… [en troupe à Lille ?], Paris, 16 janvier 1837, Louis Quicherat, Adolphe Nourrit, vol. 3
Correspondance, Paris : Hachette, 1867, p. 29-30.
304 DES GENRES ET DES EMPLOIS
la source pour chaque œuvre pourrait remettre sérieusement en cause nos résultats.
Évidemment, même l’interprète pour lequel elle a été écrite n’a vraisemblablement jamais
chanté la partition in extenso telle qu’imprimée. Les coupes, transpositions, interpolations,
changements, ornements et effets viennent corrompre absolument toute tentative de
conclure de l’édition à la représentation. Un exemple suffira à faire comprendre le risque
encouru à vouloir identifier les passages exceptionnels d’une partition avec la vocalité du
créateur. Le Comte Ory 233, opéra co-écrit par Nourrit sur la base de la cantate de Rossini Il
Viaggio a Reims, comporte un morceau originellement chanté par Cinti et adapté comme air
d’entrée pour le ténor dans le nouvel ouvrage. Curieusement, les vocalises n’ont pas changé,
alors que la voix de Cinti et celle de Nourrit n’ont pas du tout les mêmes facilités. Un
exemplaire du conducteur d’orchestre 234 ayant servi à l’occasion des exercices publics au
Conservatoire le 6 mai 1853 porte au crayon une ornementation largement réécrite pour
« Que les destins prospères… » (voir Figure 41).
Figure 41 – Gioacchino Rossini, Le Comte Ory, Paris : Troupenas, [1829], p. 273, F-Pmhb, Mc 67200 (1) © CNSMDP
233
Le Comte Ory, opéra en deux actes de Rossini sur un livret de Scribe et Delestre-Poirson, créé à l'Opéra le 20
août 1828.
234
F-Pmhb, Mc 67200 (1). Ce document provient du dépôt des classes et porte le numéro 248.
235
L’air d’entrée du comte Ory est conçu pour se chanter très doux, donc largement en m2 ou avec des mixtes
très allégées, et en déguisant le timbre (tremblant, nasal, etc.) pour corroborer le costume sous lequel paraît
l’acteur : « [Mario] est arrivé hardiment et a chanté d’une voix sûre et claire ce délicieux air : Quels [lire : Que
les] destins prospères. Nous reprocherons à l’acteur de ne pas avoir dit cet air d’un ton plus onctueux ; il fallait
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 305
tandis que le soprano de 1825 ne connaissait pas cet écueil. Ce type d’agilité facilite le geste
vocal et correspond mieux à une voix plus lourde comme celle de Nourrit 236 ; il paraît
e
plausible qu’aucun ténor du XIX siècle n’ait chanté la musique gravée come scritto, la
tradition du rôle étant alors notoire. C’est apparemment par simple négligence qu’on aura
conservé la mélodie du premier manuscrit, peut-être utilisé pour établir l’orchestration.
S’agissant de passages ostensiblement ad libitum, indiqués « col canto », nul n’aura pensé
qu’un jour on ne saurait plus prendre les libertés d’usage.
Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres du peu de foi qu’il faut ajouter aux partitions,
manuscrites ou gravées, et il en découle que la registration « supposée » des rôles est
sujette à d’énormes approximations. On n’a donc même pas cherché à s’approcher d’un
texte plus précis, ce qui pour certains ouvrages dont il existe une édition critique eut été
envisageable, et l’on s’est contenté d’un ensemble homogène de réductions piano-chant
courantes. Il faudra donc imaginer un ensemble de chanteurs moyens, messieurs Ténor,
interprétant selon les canons de leur époque et avec les outils techniques de leur
génération. Il y aura de nombreuses branches à l’arbre de cette nouvelle famille Rougon-
Macquart, de M. Premier-Ténor d’Opéra-Comique à M. Fort-Ténor de Province, en passant
par MM. Ténor-Léger de Paris père et fils.
Qu’est-ce qu’un fort ténor à l’époque de Duprez ? Eh bien, c’est Duprez. Ou plutôt non,
c’est l’idée que l’on se fait de Duprez. Car déjà au plus fort de sa forme, lui-même n’était pas
à la hauteur de sa légende :
presque un pianissimo ; et puisque l’ermite a une béquille et une énorme barbe blanche, il ne peut pas avoir
une voix de trente ans, soit dit en passant » (« Reprise du comte Ory », Le Ménestrel, 12 mai 1839, p. 1).
236
Le baryténor, qui passe après la b, se différencie du ténorino, qui passe après si b, car il gère moins bien le
passage ; par conséquent, les compositeurs écrivent pour le premier par intervalle (sbalza), et non par gammes
conjointes (volate). Voir Rodolfo Celletti, Histoire du belcanto, Hélène Pasquier et Roland Mancini trad., Paris :
Fayard, 1987, p. 215. Selon cet auteur, Nourrit passait après sol.
306 DES GENRES ET DES EMPLOIS
un simple chanteur. J’entendis un jour les regrets d’un Toulousain qui m’avait cru
une voix “à tout casser”. 237 »
« La difficulté de rencontrer des voix de fort ténor, telles qu’on les comprend en
France, s’explique par les exigences du public, qui, depuis l’apparition du grand
chanteur Duprez, s’est peu à peu persuadé que pour interpréter les rôles
dramatiques de notre répertoire d’opéra : Guillaume Tell, Robert le Diable, la Juive¸
et Les Huguenots, il faut unir à l’étendue d’une haute-contre l’ampleur d’un
baryton. C’est là une erreur d’autant plus facile à rectifier que la voix d’Adolphe
Nourrit, l’éminent créateur de ces différents rôles, se rapprochait plus par le timbre
du ténor léger que du fort ténor. 238 »
Le répertoire de Nourrit, reprit par Duprez, est toujours celui que doit maîtriser un fort ténor
plusieurs décennies plus tard, car il ne quitte pas l’affiche :
« N’a-t-on pas vu l’Opéra vivre dix ans de suite sur le même répertoire ? […]
Aujourd’hui encore, un artiste qui s’est donné la peine d’apprendre une demi-
douzaine de rôles, et qui sait ce qu’on appelle ''son répertoire'' n’a plus besoin
d’étudier. L’intérêt des représentations se réduit à savoir si le ténor a donné son ut
naturel ou son ut dièze, si la prima donna n’a pas manqué de voix dans tel ou tel
passage. 239 »
237
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Calmann Lévy, 1880, p. 163.
238
Jean-Baptiste Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 32.
239
A. Lomon, « La Force d’inertie », La France musicale, 22 septembre 1861, p. 297.
240 er
Georges Bizet à Hector Gruyer, dit Guardi, Rome, 31 décembre 1858, in La Revue de Paris, tome 1 , janvier-
février 1908, p. 53.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 307
failli créer le rôle éponyme de Faust de Gounod 241). Cette histoire de si nous en rappelle une
autre, contée par Chabrier :
« Le trio de Guillaume Tell est terrible à chanter et ils sont tous comme des coqs
pour s’égosiller dessus. Je ne connais rien de plus dur que tous les si du ténor dans
le 12/8 en mi de ce morceau, admirable du reste. Du moment que Duprez les a
faits, tous ont voulu les faire et y sont arrivés : et quand le ténor s’est étripé sur ce
12/8, il lui reste tout l’allegro à chanter. 242 »
L’obsession des sommets mélodiques en force dans les rôles des ouvrages lyriques semble
trouver son origine dans ce qu’un des rédacteurs du Ménestrel appelle « la crise des ténors
en 1841 » :
« Pour quiconque suit avec attention l'histoire du drame lyrique depuis quelques
années, il est évident que les destinées des théâtres reposent tout entières sur
quatre ou cinq phrases, que l'on pourrait à la rigueur réduire à quatre ou cinq notes
seulement. Dans la Juive, nous avons la Couronne du martyr ; dans Robert, les
Chevaliers de ma patrie ; dans les Huguenots, Dieu secourable, et dans Guillaume-
Tell, Malheur à nos tyrans ! Maintenant, en réduisant la chose à sa plus simple
expression dans l'ordre progressif, nous-avons d'abord un la bémol, ensuite un la
naturel, puis enfin un si bémol. 243 »
Nous retrouvons des propos semblables sous d’autres plumes 244. Meyerbeer, connu pour
guetter le moment opportun et surtout les voix ad hoc avant d’autoriser la création de ses
ouvrages, note en détail dans son journal les capacités de chaque sujet lorsqu’il va les
écouter :
241
Voir Hervé Lacombe, Georges Bizet, Paris : Fayard, 2000, p. 41.
242
Emmanuel Chabrier à Georges Costallat, Wimereux, 9 août 1887, in Roger Delage et Frans Durif éd.,
Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 422.
243
Jules Lovy, « Du si bémol considéré sous le rapport musical et philosophique », Le Ménestrel, 25 juillet 1841,
p. 2.
244
« Oui, c’est aux divers endroits si scabreux des grandes partitions du répertoire actuel que l’on doit imputer
la chute d’une infinité de ténors, doués de qualités excellentes, car au point où en est l’éducation du public à
l’heure d’aujourd’hui, le goût, le sentiment, l’esprit et le savoir ne le touchent que faiblement. Malheur à nos
tyrans, la Couronne du martyr, Dieu secourable, Arrachons Guillaume à ses coups ; etc. ; voilà les grands effets
qui l’intéressent et auxquels il accorde ses préférences. Un ténor nouveau arrive-t-il pour chanter sur nos
théâtres les rôles d’Arnold, d’Éléazar et de Raoul, on l’écoute, on lui tient compte à la rigueur de certains
avantages ; on applaudit même sa voix et son style, quand l’une et l’autre se recommandent par leur mérite ;
seulement, si dans le courant du rôle il a le malheur de manquer une de ces notes culminantes, espèces de
traquenards, où le public l’attend avec une anxiété fiévreuse et le guette comme une proie, alors, eût-il chanté
comme Duprez et Rubini, le ténor dramatique n’a plus qu’une chose à faire, plier bagage et chercher une
assemblée plus clémente. Vocalement parlant, c’est un homme mort » (G. Bénédit, « Des voix et du diapason »,
Le Ménestrel, 8 juillet 1860, p. 250).
308 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Le rusé compositeur n’est pas pressé. Déjà pour créer Le Prophète avec Roger, il avait
patiemment attendu son heure :
MIb – SOLb / (RE, Fa) Solb2 – Solb3 Lab (Sol - Sib, lab) // (fa) solb3 – sib3 / (lab) sib – réb
À première vue, notamment au regard des cadences à contre-ré bémol, la différence n’est
pas frappante entre ce rôle et celui de Riccardo dans Le Guitarrero du même compositeur,
créé la même année par Roger à l’Opéra-Comique. Ces notes, qui correspondent à des effets
de douceur en faucet, ne sont rendues optionnelles que par la convention habituelle du
245
« Unfortunately, did not work. Visit from Heugel. In the evening I went to part of L'Étoile du Nord in the
Opera-Comique, and to some of Guillaume Tell in the Opéra, in order to hear the new tenor Renard. His voice
possesses great puissance, especially in the high register G , A, B, H, C, but cannot sing dolce, at least not at the
moment. » (Giacomo Meyerbeer, lundi 10 août 1857, The diaries of Giacomo Meyerbeer. Volume 4, The last
years, 1857-1864, Robert Letellier éd, Madison: Fairleigh Dickinson University Press, 2004, p. 40).
246
« Bulletin dramatique », Le Ménestrel, 12 octobre 1845, p. 4.
247
La Reine de Chypre, grand opéra de Fromental Halévy sur un livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges,
créé à l’Opéra le 22 décembre 1841.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 309
point d’orgue 248. Mais dans les éditions ultérieures, on trouve des solutions de facilité pour
une majorité d’aigus soutenus 249. Il n’en demeure pas moins que les éclats sur sol bémol, sol
et même la bémol sont très nombreux et longs (nous notons cette particularité en gras sur le
schéma) : En chantant plus vaillant, il est probable qu’une bonne partie des excursions dans
l’aigu soient également escamotées. On se rapproche alors du ténor grave décrit par le ténor
Isidore Milhès :
MIb, MI, FA / (Mi) Sol2 – Fa3 Lab (Sol#, la) // (mi) fa3 – sib3
Il convient donc de s’intéresser à un emploi moins stable si l’on veut que notre méthode
soit pleinement opérante. Déplaçons nos valises à l’Opéra-Comique, et auscultons plutôt les
ténors légers.
251
Ce que corrobore pour l’Opéra et l’Opéra-Comique la série des tableaux de troupe présentée par Kimberly
White, The Cantatrice and the profession of singing , op. cit., p. 131-136.
252 e
Voir Hervé Lacombe, Géographie de l'opéra au XX siècle, Paris : Fayard, 2007, p. 104.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 311
Figure 43 – Adolphe Adam, Le Bijou perdu, Paris : Benacci-Peschier, [1853], p. 98, montage
Acte II, scène 1, justement, on répète un prétendu air de Castor et Pollux de Rameau ; le
décor figure un riche salon Louis XV (tapis sur la scène). Les mises en scènes conservées à la
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris sont frappantes par l’opposition action réglée /
chant libre :
« Au lever du rideau, le Marquis en robe de chambre est assis sur le canapé […]
Le Marquis se lève pour chanter son solo et vient à l’avant-scène puis vient se
rasseoir à la reprise du chœur, après lequel et avant l’air les domestiques sortent
[…].
AIR
Chanter l’air à volonté pour la place. Après l’air, il vient se rasseoir sur le canapé
près de la toilette. Il examine les lettres. 254 »
La registration supposée permet d’établir une typologie qui servira de référence de départ
pour l’évolution de l’emploi :
253
Jules Lovy, « Théâtre lyrique », Le Ménestrel, 9 octobre 1853, p. 1.
254
F-Pbh, fonds de l’association de la Régie théâtrale, B 20 (I), p. 14-15.
312 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Il s’agit d’un opéra-comique en trois actes 255, paroles de Jules Barbier et Michel Carré,
musique de Charles Gounod, représenté pour la première fois le 18 février 1860 au Théâtre-
Lyrique. Certains passages de la partition illustrent une vocalité très proche de celle de
D’Angennes (voir la fin du duo d’entrée Figure 44).
Le rôle de Philémon semble très belcantiste par sa souplesse mais il s’avère plus aigu, et
donc plus lourd, dans les passages syllabiques de tempo modéré – par opposition au ténor
d’opérette des Bavards d’Offenbach, par exemple. C’est d’ailleurs Baucis qui fait toutes les
diminutions ornementales dans le finale.
D’après l’un des comptes rendus de la création, le duo d’entrée était assez chorégraphié,
avec des jeux typés : « Dans un duo de demi-caractère, plein de bonhomie, d’effusion,
d’élans contenus, de doux et chastes entrelacements, les deux vieillards célèbrent leur
tendresse et ce bonheur ineffable qui ont résisté aux ans et aux rides. 256 » La mise en scène
conservée indique notamment les positions des acteurs sur la scène, en inscrivant
régulièrement le nom des personnages de gauche à droite sur la page selon leur ordre de
cour à jardin ; tous les déplacements sont décrits comme vus de la salle :
« Sur les premières mesures du duo, Philémon s’appuyant sur une canne à bec qu’il
tient dans la main gauche et donnant le bras droit à Baucis entre par le n°1 en J, en
255
Il existe deux autres versions de Philémon et Baucis, toutes deux en deux actes. L’ouvrage devait être créé
ainsi à Baden-Baden en 1859 et il fut remanié par Charles Gounod, en vue des représentations de 1876 à
l’Opéra-Comique.
256
Joseph D’Ortigue, « Théâtre-Lyrique. Philémon et Baucis », Le Ménestrel, 26 février 1860, p. 98.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 313
trottinant et un peu courbé, ils sont très vieux tous deux, et ont la voix
tremblotante, ils viennent attaquer le duo à l’avant-scène.
Baucis – Philémon
Amener le jour complètement après le premier ensemble. Ils se quittent le bras
lorsque Philémon dit la danse n’est plus de votre âge. Philémon s’éloigne vers la
droite en disant : quand nos beaux jours surpris la fuite et Baucis auprès de
Philémon en disant ; on aime encore quand on est vieux. Ensemble en se tenant la
main. Ils reviennent bras dessus, bras dessous en se promenant vers la gauche sur
les mots : autrefois j’étais comme elle, s’arrêter un instant à la gauche du public,
puis revenir au milieu pour le dernier ensemble, se séparer pour la première partie
de l’ensemble, se réunir pour la dernière.
Baucis, Philémon 257 »
Malheureusement, on ne trouve aucune information sur le ténor qui créa Philémon dans
les usuels, et nous avons dû nous en remettre à la presse d’époque pour apprendre que
« Fromant a[vait] une voix de ténor vibrante, d'un timbre flatteur et sympathique. 258 »
Lorsqu’il débute dans La Reine Topaze 259 en 1857, c’était, d’après Albert Soubies 260, un
véritable ténorino, c’est-à-dire un ténor léger à l’ancienne. En 1878, il tient le rôle de
Mercutio dans Les Amants de Vérone d’Ivry donné en première audition salle Ventadour, et
« sa voix paraît avoir gagné 261 ». Est-ce à dire que son organe s’est développé
« naturellement » avec l’âge, ou peut-on imaginer que le chanteur ait travaillé sa voix pour
gagner en puissance ? En tout cas, sa collaboration avec Gounod présente une occasion
d’esquisser la démarche. Nous devons introduire une nouvelle convention dans notre
notation pour bien rendre l’innovation majeure que présente à nos yeux le rôle de
Philémon :
257
F-Pbh, P 21 (I) Micheau, n.p. ; il s’agit de la verison en deux actes à l’Opéra-Comique avec Nicot en 1876,
mais seuls les chœurs ayant vraiment changé, nous avons estimé que ce document reflétait probablement une
tradition de 1860.
258
Joseph D’Ortigue, « Théâtre-Lyrique. Philémon et Baucis », Le Ménestrel, 26 février 1860, p. 99.
259
La Reine Topaze, opéra-comique en trois actes de Victor Massé sur un livret de Lockroy et Battu, créé le 17
décembre 1856 au Théâtre-Lyrique. Les variations sur le thème du Carnaval de Venise sont encore célèbres.
260
Voir Albert Soubies, « Histoire du Théâtre-Lyrique », Le Ménestrel, 5 février 1899, p. 42.
261
Henri Moreno, « Semaine Théâtrale », Le Ménestrel, 20 octobre 1878, p. 378.
314 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Cette note en gras fait référence à un éclat de voix vaillant absolument imposé par l’écriture
musicale et la situation dramaturgique (voir Figure 45).
Dans la mise en scène, ce passage correspond à un moment bien précis, souligné pour
que le jeu se cale parfaitement sur la musique : « Baucis présente le miroir à Philémon qui se
regarde et dit, après un moment d’hésitation Baucis ils tombent dans les bras l’un de l’autre
vois-je le maître des Dieux, c’est Jupiter lui-même 262 ». L’émergence de passages plus
vaillants dans l’aigu est-il le signe d’innovations techniques ? Logiquement, ce fortissimo
implique l’usage du timbre sombre, c’est-à-dire d’un degré de couverture inhabituel pour le
ténor léger. Pour bien saisir toute la nouveauté du procédé, il faut le comparer avec
l’apparition de la Dame blanche dans le finale du 3 e acte de l’opéra-comique de
Boieldieu (voir Figure 46).
262
F-Pbh, P 21 (I) Micheau, n.p..
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 315
Après un sforzando sur « Ciel ! » avec chœur, le ténor attaque une grande phrase chantante.
Il n’exprime pas lui-même par sa voix le choc mais reste entièrement dans son emploi vocal
et sa couleur de grâce, laissant à l’accompagnement le soin d’exprimer le côté
mélodramatique de l’action.
Il s’agit d’un opéra-comique en trois actes, paroles d’Eugène Cormon et Hector Crémieux,
musique de Jacques Offenbach, créé le 23 novembre 1867 à l’Opéra-Comique. Le héros
éponyme s’arme d’une vraie vaillance de ténor léger, faisant fréquemment entendre dans
l’aigu un texte qui ne sera pas répété, et concluant son grand air par des notes tenues en
force, toujours dans un caractère très syllabique (voir Figure 47).
316 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Figure 47 – Jacques Offenbach, Robinson Crusoé, Paris : Brandus, 1868, p. 145, montage
Par ailleurs, il est hyperactif tout au long de cet air, parcourant les décors praticables et
manipulant des accessoires – ce qui nécessite pour le régisseur le recours à un système de
lettres, afin d’identifier clairement les éléments de la scénographie par rapport à un croquis
d’implantation :
« Après avoir laissé son parasol (il ne se ferme pas) derrière le rocher 5, il s’avance
tristement et s’appuyant sur son fusil il attaque le récit.
AIR : (Au seul bruit de mes pas)
Oui, voilà mes sujets qui s’envolent soudain. Il va poser son fusil près du bambou M,
se débarrasse de sa coiffure, qu’il jette près du parasol et revient peu à peu sur
l’avant-scène, après avoir contemplé l’entrée de son habitation 6. Salut, chaumière,
etc., etc. Puis il se débarrasse peu à peu de ses pistolets, qu’il pose à l’arrière sur le
bateau qu’il se construit puis de sa cognée : O ma cognée, espoir libérateur, qu’il
laisse à la pointe. – À la phrase Le travail est béni, et bénie aussi la prière, il se
débarrasse de sa veste en peau de chèvre qu’il laisse également sur le bateau, pose
le pied droit sur l’avant du bateau, et contemple son ouvrage. Il revient en scène à :
Ce bonheur si doux que j’ai pu méconnaître, etc. etc. Fin de l’air. 263 »
Robinson repousse les limites de l’éclat de voix un ton au-dessus de Philémon, mais n’utilise
plus le registre suraigu :
MIb – FA / (Mi) Sol2 – Fa3 Lab (Sol#, la) // (mi) fa3 – sib3
263
F-Pbh, R 25 (I) Mise en scène de E. Mocker par Palianti, exemplaire de Cormon, p. 8.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 317
Trois itinéraires
264 er
Gustave Bertrand, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 1 décembre 1867, p. 3.
265
Responsable de la classe d’opéra, Michelot prévient le jury avant l’examen du 20 juin 1849 que « son accent
méridional disparaît de jour en jour dans le chant seulement mais il est en retard dans l’action » (F-Pan,
AJ/37/268*, fol. 88r).
266
On peut suivre le cursus de Sujol dans les classes d’Elie (maintien théâtral), de Morin (lecture à haute voix),
de Grisier (escrime) et de Potier (étude des rôles) grâce aux tableaux F-Pan, AJ/37/153(7)* jusque 154(3)* ; en
d
1849, ayant obtenu un 2 prix d’opéra-comique et un accessit d’opéra, il rentre pensionnaire et étudie le clavier
avec Pasdeloup.
267 e
Voir l’état nominatif des mutations survenues parmi les élèves pendant le 3 trimestre 1851, F-Pan,
F/21/1290.
268
Le 7 janvier 1848, pendant l’examen des aspirants, Auber note sur son registre à propos de Sujol : « assez de
voix » (F-Pan, AJ/37/210).
318 DES GENRES ET DES EMPLOIS
peu d’évolution de son organe donne rapidement des inquiétudes à ses professeurs 269. C’est
finalement par son intelligence musicale que Sujol triomphe de sa typologie ingrate 270. Il est
très souvent absent aux classes 271, ce qui permet d’imaginer qu’il enseigne ou chante pour
gagner sa vie en parallèle de sa formation. L’année 1853 marque un bref retour à Paris avec
Le Barbier de Séville et Le Colin-Maillard au Théâtre-Lyrique. On le retrouve ensuite en
troupe à Liège, Nantes, Bordeaux, Marseille, Anvers, Amiens, Nîmes, Lyon, le Havre, au
Déjazet, au Beaumarchais, à Liège à nouveau en 1874, puis à Rouen 272. Il tient les rôles de
Chapelou, D’Angennes…
À la suite d’un dernier succès dans Le Droit du seigneur de Levasseur aux Fantaisies
Parisiennes en 1878, il quitte subitement la carrière du chant. Ayant toujours conservé une
petite voix bien adaptée à l’ancien répertoire, Sujol s’efface tout naturellement lorsqu’on ne
cherche plus de ténor léger à l’ancienne, et se consacre alors au théâtre. Il termine sa
carrière comme « financier » à l’Odéon, où il joue Le Malade imaginaire, la Partie de chasse
d’Henri IV, … 273. Son fils, ténor également, devient professeur au Conservatoire 274.
269
Le 5 juillet 1848, durant l’examen de la classe de chant de Duprez, Auber note : « bonnes intentions mais
voix faible » (F-Pan, AJ/37/210). Avant celui du 9 avril 1849, son professeur indique : « Intelligent mais moyens
bien restreints » (F-Pan, AJ/37/268*, fol. 4r). Moreau-Sainti, qui enseigne l’opéra-comique écrit pour la même
session : « Des qualités mais un malheureux organe » (F-Pan, AJ/37/268*, fol. 13r).
270
Moreau-Sainti prédit, avant l’examen du 20 juin 1849 : « Malgré un organe défectueux dont je ne désespère
pas de le corriger il réussira, je pense, car il a une intelligence remarquable, de la chaleur et de l’expression »
(F-Pan, AJ/37/268*, fol. 83r)
271
Voir par exemple les remarques de Duprez au printemps 1850 : « Je ne l’entends et ne le vois que fort
rarement » (F-Pan, AJ/37/269*, fol. 3r) ou « A peu suivi la classe durant mon absence » (F-Pan, AJ/37/269*, fol.
72r).
272
Voir Constant Pierre, Le Conservatoire de musique et de déclamation, Paris : Imprimerie nationale, 1900,
p. 855.
273
Voir Henry Lyonnet, Dictionnaire des comédiens français, Genève : Revue Universelle Internationale
Illustrée, 1912, vol. 2, p. 649-650.
274
Voir Henri Heugel, « Soirées et concerts », Le Ménestrel, 17 juin 1906, p. 188.
275
Voir Arthur Pougin, Biographie universelle des musiciens… supplément et complément, Paris : Firmin-Didot,
1880, tome 2, p. 233.
276
Voir F-Pan, AJ/37/153(3)*.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 319
« On appréhendait beaucoup cette hardie tentative de Léon Achard […]. Sa voix […]
a trouvé dans les grandes lignes de la musique de Meyerbeer une ampleur
inattendue. La phrase est large et l’on dirait que les conseils de Duprez ont passé
par là. Bref, favorablement accueilli au septuor du duel, Léon Achard a conquis tous
les suffrages au quatrième acte. M. Halanzier a découvert un vrai Raoul en qui le
plus clairvoyant des Leverrier lyriques n’aurait vu qu’un agréable Raimbaud
[…]. 283 »
277 e
Voir l’état nominatif des mutations survenues parmi les élèves pendant le 4 trimestre 1846, F-Pan,
F/21/1290.
278
Béatrice et Bénédict, opéra-comique en deux actes d'Hector Berlioz créé à Baden-Baden le 9 août 1862.
279
Lalla-Roukh, opéra-comique français en deux actes de Félicien David, sur un livret de Michel Carré et
Hippolyte Lucas, créé le 12 mai 1862 à l’Opéra-Comique.
280
Le Voyage en Chine, opéra-comique en trois actes de François Bazin sur un livret d'Eugène Labiche et Alfred
Delacour, créé à l’Opéra-Comique le 9 décembre 1865.
281
Voir Arthur Pougin, « Nécrologie », Le Ménestrel, 9 octobre 1898, p. 327.
282
Voir F-Pan, AJ/37/155 (1)*.
283
Henri Moreno [alias Jacques-Léopold Heugel], « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 23 mars 1873, p. 131.
320 DES GENRES ET DES EMPLOIS
D’autres sources confirment qu’en effet, Achard a travaillé avec le maître 284. Ces conseils,
parmi d’autres, lui auront permis d’effectuer une mue spectaculaire en passant lui aussi du
ténor de grâce au ténor de force. Achard transmettra plus tard ce qu’il a reçu en enseignant
l’opéra-comique au Conservatoire de 1887 à 1901 285.
Pour résumer notre étude du ténor léger du Bijou perdu (1853) à Robinson Crusoé (1867),
nous pourrions l’intituler « à l’époque de Léon Achard », ce chanteur jouant l’opéra-comique
en France de 1854 à 1873, voire « à l’époque d’Achard et Montaubry », pour bien faire sentir
comme la centralisation des créations fait peser sur des individualités les évolutions des
emplois. Des innovations dans la technique vocale et les pratiques de jeu s’expliquent en
partie par l’opportunité d’écrire de nouvelles pièces pour des individus exceptionnels. Leurs
capacités à cumuler les anciennes vocalités « rossiniennes » à la Hérold et Adam, avec des
vocalités plus vaillantes entraîne une véritable faillite du système des emplois. Tous les
chanteurs forment alors le désir d’incarner des 1ers rôles, et bientôt commenceront à
s’affaiblir les dernières survivances des utilités typées.
284
« Aussitôt le départ de Faure, le ténor Achard s’essaiera dans le rôle de Raoul des Huguenots, qu’il travaille
en ce moment avec Duprez. » (« Nouvelles », Le Ménestrel, 2 mars 1873, p. 109).
285
Achard reprend la classe de Mocker, admis à la retraite, puis va jusqu’à la limite d’âge (voir F-Pan, AJ/37/66).
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 321
« La réforme timbrale est-elle bien nécessaire, même dans le cas où elle pourrait
être obtenue sans danger ? Ne serait-il pas préférable de tirer un bon parti d’un
organe nasal ou guttural, en tâchant simplement de le rendre agréable d’une
manière ou d’une autre ? Nourrit […] chantait du nez et de la gorge ; Baroilhet […]
chantait du nez et des joues ; les Italiens, (à commencer par Mario […]) chantent
286
Voir par exemple les aménagements pratiqué par Adolphe Adam dans Le Déserteur (Paris : Heugel, 1843).
287
Bara voit en Nourrit une « transition fascinante entre une forme de néo-classique et le chant romantique »
(Olivier Bara, « Le haute-contre en question : significations socioculturelles d’une crise vocale en France autour
de 1830 », Der Countertenor. Die männlische Falsettstimme vom Mittelalter zur Gegenwart, Corinna Herr,
Arnold Jacobshagen et Kai Wessel dir., Mainz : Schott, 2012, p. 141), suivant en cela Giorgio Appolonia (Le Voci
di Rossini, Torino, 1992, p. 311).
288
Le ténor comique lui-même conquiert peu à peu une vocalité plus « noble », ainsi que le compositeur-
chanteur Hervé le vante au directeur de l’Eldorado : « Je vous recommande un brave garçon qui chante les
ténors comiques, mais dans la demi-teinte » (Hervé à Renard, 15 novembre 1891, BnF, ADS, 4°-MRO-304).
322 DES GENRES ET DES EMPLOIS
tous du nez et de la gorge […]. D’ailleurs, si tous les timbres se ressemblaient, quelle
monotonie pour l’auditoire ! 289 »
Il faut donc réviser notre chronologie pour tenir compte de la lente décadence du bel canto
français, encore défendu par la génération de Roger, Stockhausen et Faure. Duprez n’est pas
tant l’initiateur d’une rupture technique que la manière dont il a été écouté est le signal
d’une fracture esthétique, d’une mutation du ténor romantique, précipiter la chute des
anciens codes expressifs aussi irrémédiablement que le péché originel éloigne le chrétien du
paradis perdu. C’est en même temps un pas décisif vers une technique internationale,
fondée sur des critères physiologiques, détachée des emplois, primant sur la théâtralité,
privilégiant le son à l’ornementation et reléguant l’improvisation au rang de préparation
inaboutie :
« Duprez marque l’entrée dans l’ère du chant véhément, offrant une nouvelle
représentation sonore et gestuelle de la vaillance. Une reconfiguration du ténor et
du héros lyrique naît alors. Le chant délicat et agile de Ponchard, héritier d’Elleviou,
les points d’orgue exhibitionnistes et les aigus “trompetants“ de Chollet, successeur
de Martin, à l’Opéra-Comique, le phrasé souple, l’accentuation éloquente et la
patine angélique de Nourrit à l’Opéra (et de Rubini au Théâtre-Italien) sont balayés
par l’incarnation vocale saisissante de l’héroïsme romantique par Duprez. 290 ».
Pour parler plus clairement à l’audiophile moderne pouvant circuler dans plus d’un siècle
d’enregistrements sonores, disons que, si, à partir de 1837, les premières pointes de
vaillance font souvent pousser des cris d’orfraie aux critiques et aux musiciens les plus
attachés à la tradition, le temps victorieux des stentors comme Enrico Caruso, César Vezzani
ou Tony Poncet n’est pas venu, loin s’en faut. Il y avait encore une bonne part de Vanzo,
voire de Tino Rossi, dans le chant français des années 1870. Mais c’est une autre histoire…
289
Marié, Formation de la voix, Paris : Heugel, 1873, p. 10.
290
Olivier Bara, « Le haute-contre en question : significations socioculturelles d’une crise vocale en France
autour de 1830 », Der Countertenor. Die männlische Falsettstimme vom Mittelalter zur Gegenwart, Corinna
Herr, Arnold Jacobshagen et Kai Wessel dir., Mainz : Schott, 2012, p. 143.
DU TENOR DE GRACE AU TENOR DE FORCE 323
Le rapport d’une partition avec une typologie, c’est celui de la réécriture et du goût
esthétique sonore. Le rapport d’une voix avec l’interprétation d’une partition, c’est l’art du
chant et l’effet sur le public. Un aspect essentiel du chant romantique que nous n’avons
toujours pas abordé de front, c’est la coloration :
Les colorations si nombreuses et subtiles que réclame Claire Hennelle, sont plus faciles à
produire dans un salon. Aussi, c’est dans ce cadre que nous allons les étudier, et vérifier la
cohérence des principes généraux déjà exposés en ces lieux très différents, tant par leur
topographie que par les circonstances dans lesquelles on y chante.
291
Claire Hennelle, Rudiment des chanteurs, Paris : Meissonnier, 1843, p. 41-42.
Chapitre 4
Dans l’intimité des salons
La romance de salon n’a pas toujours joui d’une excellente réputation 2. C’est en partie
parce que le répertoire est inégal et que les mêmes thèmes reviennent souvent (amour
naissant, déchirement du départ, etc.). La qualité des productions est certes loin d’être
homogène, la nécessité d’opérer un tri drastique étant au reste déjà formulée par les
musicographes de l’époque 3 , mais une étude approfondie du genre permet de comprendre
qu’en revanche la monotonie des sujets abordés est une caractéristique positive, qui tient au
renouvellement permanent de cette musique éphémère 4. Faute d’être bien considéré, le
répertoire est de plus en plus difficilement accessible, et lorsque quelque passionné
N.B. Ce chapitre est dédié à Hélène Perraguin, en mémoire de son extraordinaire récital de romances de
Massenet pour l’inauguration de la salle de concert de son Théâtre des Rendez-Vous d’Ailleurs, et à Jean-Paul
Fouchécourt, en remerciement de son legs discographique exceptionnel s’étendant des premiers airs de cour à
la mélodie et à la chanson contemporaine.
1
A.G., « Casse-tête musical », Le Follet, 5 février 1837, p. 43.
2
Voir Marcel Proust, « Éloge de la mauvaise musique », Les Plaisirs et les jours, Paris : Gallimard, 1924, p. 229-
231 (extrait reproduit en annexe 4a).
3
« ROMANCE. Depuis une dizaine d’années, des milliers, des myriades de pièces de ce genre ont été fabriquées
et livrées à l’appétit glouton des amateurs. Une centaine au plus méritent d’être distinguées parmi la foule
immense de ces productions éphémères. Le défaut le plus saillant des romances contemporaines, c’est la
monotonie. À quelques rares exceptions près, lorsqu’on n’a pu se dérober à l’ennui d’entendre une romance, il
faut se dispenser d’en écouter d’autres ; on les connaît, on les sait presque toutes » (Léon et Marie Escudier,
Dictionnaire de musique, Paris : Bureau central de musique, 1844, tome II, p. 71).
4
« Comment vous avouer […] un penchant invincible pour les romances, genre que les connaisseurs
réprouvent ? […] Il y a, je crois, deux sortes de sensibilité : l’une est celle des beaux-arts, on ne peut la
contester aux Italiens [idolâtres du chant]. L’autre sensibilité, plus profonde, s’exprime d’une manière plus
simple ; s’il est rare qu’elle ait le plaisir pour objet, ce n’est cependant jamais le désespoir qu’elle cherche à
rendre, car cet effort appartient à l’art, et son langage n’en est pas susceptible. Elle se borne aux pensées
mélancoliques ; aux souvenirs ineffaçables, aux tendres regrets… Comme la tourterelle, elle revient sans cesse
sur le même sentiment parce que jamais elle ne l’épuise. » (Louise de Pont-Wullyamoz, Correspondance de
deux amies, Paris : Renard, 1806, p. 251-252).
326 DES GENRES ET DES EMPLOIS
entreprend de le rééditer, ce sont trop souvent des gravures maladroites par lesquelles on
croit rendre justice à l’œuvre en faisant une poignée de corrections typographiques
qu’aucun musicien n’aurait manqué de raturer au crayon, alors qu’une partie importante
des informations que contenait la partition ancienne ont été perdues au passage 5. La
graphie des accents et des points d’orgue, la disposition exacte de la musique et du texte sur
la page, les irrégularités de liaisons ou de pédalisation, et souvent le traitement parfois lâche
de certains de ces détails – impliquant alors une responsabilité accrue de l’interprète – sont
autant d’indices précieux pour un lecteur averti. L’édition originale donne à voir la pensée du
compositeur, ou du moins un état de son écriture sanctionné par l’usage, une version de
l’œuvre intelligible selon les codes de son époque. Quant aux anthologies en fac-simile 6,
elles sont malheureusement moins belles et moins pratiques à manier que le format original.
Alors on chante inlassablement les mêmes mélodies – parce que le terme même de
« romance » a mauvaise presse – sélectionnées pour leur accompagnement entièrement
réalisé et leur auteur célèbre, témoin La Captive de Reber 7 ou Les Nuits d’été de Berlioz 8, en
passant complètement à côté des qualités essentielles d’une bonne romance. Ces qualités,
les voici énumérées, agrémentées comme souvent d’un champ lexical empreint des
catégories esthétiques du « joli » 9, du « petit » et du « simple » :
« Pour faire une bonne romance, prenez de jolies paroles, retraçant un joli sujet en
vers faits d’expressions sonores et poétiques ; que la césure en soit toujours bien
marquée ; dans l’espace de trois couplets, pas trop longs, qu’il y ait un petit drame,
une petite histoire, une pensée morale ; que ces vers soient clairs, amusants,
rapides ; qu’ils renferment de l’esprit et une idée neuve, embellie par une jolie
forme. […] Quant au musicien, il lui faut trouver une mélodie bien en harmonie avec
les paroles, qui soit facile à retenir, facile à lire, facile à chanter, écrite ni trop haut
5
Voir la préface de Peter Kaiser in Fromental Halévy, Mélodies, romances et duos, Weinsberg : Galland, 2008.
D’autres musicologues insistent au contraire sur l’intérêt de proposer des éditions critiques propres à faciliter
l’interprétation en suggérant des modifications pour s’adapter au cadre moderne (voir Philip Gossett, Divas
and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 189) ce qui ici pourrait aller jusqu’à graver des variantes dans le chant et
l’accompagnement, ajouter des appogiatures, réaliser des équivalences rythmiques pour les points d’arrêt… .
6
Voir le volume de Sylvie Bouissou et Jean Mongrédien, Anthologie de la romance française, Paris : Durand,
1994, et la collection de David Tunley, Romantic french song, London : Garland, 1994.
7
Henri Reber, La Captive, Paris : Richault, s.d..
8
Voir ci-dessous le § 4.2c. Quoique l’historiographie actuelle considère souvent Les Nuits d’été comme l’acte de
naissance de la mélodie, nous souhaitons en prenant cet exemple indiquer que la perspective des interprètes
de l’époque vient contredire ce type de classification.
9 e
Au XIX siècle, le joli n’est pas un « rapetissement » du Beau mais une catégorie esthétique à part. Voir Hervé
Lacombe, « Béatrice et Bénédict : un cadre classique pour l’imaginaire berliozien », in Joël-Marie Fauquet,
Catherine Massip et Cécile Reynaud dir., Berlioz. Textes et contextes, Paris : SFM, 2011, p. 255-256.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 327
ni trop bas, nouvelle autant que faire se peut, pas trop développée, toujours
fortement rythmée ; puis un accompagnement simple, sans platitude, facile pour ne
point nuire à la vente, et pour être aimé des amateurs, sans pour cela cesser d’être
intéressant, varié et correct, afin d’être estimé des artistes instruits […] ; puis enfin
avoir pour interprètes de bons et habiles chanteurs. 10 »
Analysons ce discours à rebours, et commençons ainsi par le vif de notre sujet : qui sont et
surtout que savent faire « de bons et habiles chanteurs » de romance ? L’expérience nous a
donné quelques éléments précieux sur ce point. Pour enseigner aujourd’hui à chanter la
romance à des artistes lyriques (en herbe ou confirmés), il est d’abord nécessaire de
redéfinir ce qu’est le chant comme pratique sociale et artistique. Chante-t-on pour un public,
pour soi, pour l’art, pour de l’argent ? Prend-on place sur une estrade, au milieu des
convives, dans une pièce attenante ? Quel geste vocal est considéré comme expression
lyrique légitime et quels effets en sont indignes ? Les conditions du chant en société, qu’il
soit le fait d’amateurs ou de professionnels, ont été totalement bouleversées au cours du
e
XX siècle. Afin de saisir le contexte et l’écoute qui correspondent à ce répertoire, il faut
d’abord déconstruire le rapport frontal au public, celui de la salle plongée dans l’obscurité,
de la poursuite, de la caméra, qui isolent le chanteur de son auditoire ; il faut ensuite
substituer au faux enjeu du beau la souveraineté de l’à-propos, et à la notion vague de
divertissement la réalité concrète des alliances à conclure. Ainsi, des éléments de l’art de la
conversation, tels que le « bon mot » ou la « pique », sont des outils plus pertinents que la
rhétorique et la poétique classiques pour l’analyse de ces œuvres, puisque ce sont des
intrigues politiques et des mariages qui se trament par le biais des textes et des interprètes
que l’on fait entendre chez soi. Parce que cette activité domestique est aussi un marché, le
développement des carrières et le renouveau des habitudes d’exécution sont indissociables
d’une étude de l’industrie éditoriale à travers son principal moteur, la publicité ou
« réclame » dans les journaux. C’est ce que l’on montrera en parcourant le large éventail de
la musique en société, de la romance à la scène lyrique en passant par les airs séparés et les
parodies d’opéra, à l’exclusion des opéras de salon 11.
10
Feuilleton non-identifié du Nouvelliste de Rouen, cité par Malliot, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 16
janvier 1853.
11
L’opéra de salon, dont nous avons par ailleurs étudié la vogue entre 1851 et 1907, ne sera pas abordé ici ; en
effet, il s’agit d’un genre vocalement ni tout à fait scénique, ni tout à fait intime, et cet entre-deux ne nous a
pas paru servir aussi bien notre démontration que le contraste éclatant entre stentors et romanciers.
328 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Ce genre est devenu national pour nous, comme les BOLERO et les SEGUEDILLES le
sont en Espagne. [Du point de vue poétique, une romance est constituée de]
quelques couplets, dont le chant touchant et naïf dispose les cœurs à
l’attendrissement. Ce genre de morceau est un rien sans doute ; mais ce rien plaît,
et ce n’est pas aussi facile à bien chanter qu’on le pense. Il demande une profonde
sensibilité, et ce charme touchant, ces accens du cœur, que le sentiment peut seul
produire, et qui font quelquefois répandre de douces larmes. Plantade, Garat,
Boieldieu, Méhul, Berton, Blangini, Romagnési ont laissé de charmans modèles du
véritable style de la romance ; […] parmi ceux de notre époque, on doit distinguer
Labarre, Masini, Grisar et surtout Mlle Puget, qui tient le Sceptre de ce genre de
musique. Du reste, ce qu’il y a de plus neuf aujourd’hui dans la ROMANCE, c’est qu’on
l’a débaptisée pour la nommer MELODIE. 14 »
12
Voir notamment certains passages de l’article de Bruce Gustafson, « Madame Brillon et son salon », Revue de
o
Musicologie, t. 85, n 2, p. 308 et 313, et l’introduction de celui de Constance Himelfarb, « Un salon de la
Nouvelle-Athène en 1839-1840 : L’album musical inconnu de Juliette Zimmermann », Revue de Musicologie,
o
t. 87, n 1, p. 34-36. Un long article à paraître portant sur l’analyse de romances ayant fait l’objet d’un
enregistrement reprendra en le développant l’essentiel de la communication « Romances françaises (1795-
1815) : questions d'interprétation » prononcée par Sylvie Nicephor lors du colloque international Le Chant
français tenu à l’Opéra-Comique les 21-22 mars 2013.
13
« Le public français n'aime pas seulement l'opéra, il aime aussi la chanson, cette mère de notre opéra-
comique, et il lui plait aussi d'entendre un air, une romance chantée avec goût devant une assemblée
restreinte. Petite musique et musique de salon, si l'on veut, mais musique en réalité. Dans ces conditions le
chant revêt des formes toutes particulières, et dans ce genre notre école compte de véritables maîtres. Ces
artistes possédèrent à la fois les qualités françaises et italiennes, et leur place dans l'art du chant est
considérable. Nous voulons parler des chanteurs de salon, de ceux qui n'osant aborder le théâtre, ou ne le
pouvant, se consacrent à un art charmant, plein de délicatesse et de goût, exigeant un talent de diction,
d'expression et de virtuosité que nos diseurs seuls semblent avoir possédé, et qui, depuis Nyert, en passant par
Lambert et Garat, est parvenu jusqu'à nous. Ce sont ces artistes qui ont donné au genre de la romance une si
grande place dans notre art français ; ce sont eux qui semblent avoir perpétué à travers les siècles le goût
national de la musique facile, il est vrai, mais tendre, élégante, sans faux brio, comme sans exagération, dans
l’effet expressif. Nous ne les laisserons pas à l’écart ces charmeurs du passé ; les oublier serait négliger un des
côtés les plus caractéristiques de notre école française de chant » (Théophile Lemaire et Henri Lavoix, Le Chant,
ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 323-324).
14 e
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, Paris : L’Auteur, 2 édition, 1841, p. 143.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 329
du siècle. La fin de l’ère rossinienne 15, qui voit notamment l’apparition des nocturnes 16
(pièces à deux voix égales, souvent de caractère maritime), coïncide avec l’avènement du
Ménestrel, hebdomadaire musical de quatre pages dont les deux en vis-à-vis sont occupées
par une romance. Assez rapidement cet organe de presse s’étoffe jusqu’à huit pages et
propose bientôt la musique gravée sous forme de supplément détaché. La destination toute
spéciale de ces éditions entraine que les indications y sont plus nombreuses qu’ailleurs, afin
de bien guider l’amateur dans son interprétation.
C’est autour d’un exemple imaginaire que nous allons à présent détailler la démarche
artistique de tout chanteur désirant préparer la prochaine soirée où il doit paraître ; les
sources dont s’inspire notre narration seront reproduites en note de bas de page au fur et à
mesure.
Ce lundi 19 août 1839, M. Untel trouve dans Le Ménestrel de la veille, qui reposait ouvert
sur son piano, une nouvelle romance dont le texte lui plaît, intitulée Le Chanteur de société
(voir la partition en annexe 4b). Par chance, la tessiture de ténor correspond à sa voix et il
n’aura pas besoin de la transposer. Point de lithographie 17 pour l’inspirer cette fois mais la
situation lui est familière, il l’a vécue si souvent ! Après s’être dit plusieurs fois à haute voix
le poème et avoir bien repéré les deux personnages à composer, le voilà qui s’assoit au
piano et entreprend de solfier cette Plaisanterie musicale. Il comprend alors que la première
15
Nous entendons par ère rossinienne la période d’activité de la première série de chanteurs cités par
Garaudé, correspondant globalement à la Restauration, en référence à la position éminente qu’occupe alors le
maëstro italien dans la vie musicale officielle – et non à sa place spécifiquement dans les salons, même si son
influence y est perceptible. L’époque de Gilbert Duprez connaît quant à elles les figures de Nadaud, Henrion,
Faure… .
16
Voir Maxime de Villemarest éd., Souvenirs de F. Blangini, Paris : Allardin, 1834, p. 78 et 394.
17
« LITHOGRAPHIE. Depuis quelques années, la lithographie a été appliquée à la musique. Des partitions, des
sonates, des fantaisies, des romances même paraissent maintenant avec de beaux frontispices en lithographie.
Ce sont des paysages charmants où l’on voit de vieux châteaux gothiques, des paladins, des troubadours
courant les aventures, etc. ; ce sont des allégories ingénieuses et de sujets qui se rapportent à la sonate, au
nocturne que l’on publie » (Léon et Marie Escudier, Dictionnaire de musique, Paris : Bureau central de musique,
1844, tome I, p. 218). L’édition Perrotin 1866 des chansons de Béranger est illustrée par des lithographies « à la
cathédrale » (voir Sophie Anne Leterrier, Béranger, Rennes : PUR, 2013, p. 118), où « le sujet principal, qui
occupe le milieu de la gravure, est encadré de différents médaillons où se trouve exprimée l’intention de
chacun des couplets de la chanson » (Béranger à Perrotin, 17 octobre 1846, Paul Boiteau dir. Correspondance,
Paris : Perrotin, 1860, vol. 3, p. 358).
330 DES GENRES ET DES EMPLOIS
phrase (jusqu’à « vérité ») est assez vaillante avec des mi sonores et autoritaires, que la
seconde commence beaucoup plus fluide avec un aigu doux 18. Tous les renforcements
vocaux, que ce soit l’effet illustratif sur « crie » ou la direction de phrasé sur « MI BEMOL », lui
sont indiqués par le graveur – ces annotations se substituent aux conseils d’un professeur 19.
La seconde augmentée avant le fa dièze appelle clairement l’usage de la voix de tête ensuite
(le changement de registre est d’ailleurs facilité par le ralenti demandé) et une série de sons
filés volontairement défectueux s’impose d’évidence sur les « SOL ».
Vient immédiatement ensuite le second couplet, et les choses se compliquent. Comme à
l’accoutumée, le texte ne rentre pas sous la musique et il faut prosodier autrement la ligne
de chant – c’est-à-dire réécrire les mélismes mentalement pour venir s’appuyer sur les
temps forts avec les bonnes syllabes 20. Par exemple « Je vois » doit remplacer
« Aujourd’hui » (nous soulignons l’accent long correspondant au do noire pointée) et il
convient de supprimer la note correspondant à la syllabe en moins. Cela implique un choix
rythmique entre la noire, la croche ou la double-croche en levée selon l’intention théâtrale
et le temps de respiration souhaités. L’accompagnateur pourra à son tour choisir de
conserver une pause assez flexible ou au contraire de remplir le silence, selon les options
dramaturgiques envisagées 21.
18
Même un chanteur ayant les moyens de donner la note forte adaptera son instrument aux dimensions du
salon et à l’esthétique intime propre à la romance : « Dans le cadre de l’Opéra, il soupirait la sérénade de Don
Juan comme il l’eût fait, semblait-il, dans un salon, et son talent la faisait porter jusqu’à la dernière galerie,
comme s’il l’eût murmurée à l’oreille de chacun des auditeurs. » (Souvenir de Léon Brémont rapporté dans
Henri de Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 139).
19
« Lorsque l’élève aura suffisamment étudié […], je crois utile de lui faire chanter des ROMANCES d’un style
simple et d’un mouvement lent. Ce travail, entremêlé à celui de la vocalisation, le formera sous le rapport de la
prononciation et de l’articulation, en même temps qu’il l’accoutumera peu à peu à faire à des paroles
l’application des diverses émissions et nuances dont les sons peuvent être susceptibles » (Alexis de Garaudé,
e
Méthode complète de chant, Paris : L’Auteur, 2 édition, 1841, nbdp. 143-144).
20
« On ne saurait apporter trop de soin à bien prosodier les couplets des Romances. Il est extrêmement rare
que la musique du premier couplet puisse se chanter exactement telle qu’elle est notée sur les vers des
suivans, dans lesquels les hémistiches et les mots sont souvent placés différemment. Il faut donc changer les
valeurs des notes, sans altérer jamais la mélodie, et quelquefois même en ajouter ou supprimer quelques-unes,
selon que le sens du vers l’exige, afin d’éviter de faire un repos ridicule sur des syllabes brèves ou sur la moitié
e
d’un mot. » (Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, Paris : L’Auteur, 2 édition, 1841, p. 144).
21
L’extrait suivant, tiré d’un roman épistolaire, exprime assez bien le rapport de complémentarité qui existe
dans les accompagnements gravés les plus élaborés (rares), et qui la plupart du temps est entièrement laissé à
l’improvisation de l’accompagnateur sur la base de la « grille » d’accords notés : « Adriani convint de la justesse
de ma réflexion, et nous nous mîmes à parcourir un recueil de romances les plus connues. Je lui observai,
pendant ce tems, qu’un accompagnement bien fait peut rendre une foule d’idées secondaires et supplée à la
simplicité du chant ; mais, ajoutais-je, le talent d’accompagner les romances est rare et particulier. – Oui, dit-il,
rare comme la vraie sensibilité ; c’est d’ailleurs un talent modeste » (Louise de Pont-Wullyamoz,
Correspondance de deux amies, Paris : Renard, 1806, p. 253).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 331
À supposer que M. Untel décide de chanter tous les couplets jeudi chez Mme ***, il fera
le même travail partout, en révisant au besoin les indications qui guidaient l’interprétation
du refrain et du premier couplet pour varier ses effets à chaque reprise. Si les aigus à
répétition le fatiguent, il arrangera au passage certains mélismes pour octavier, autant que
possible mais sous prétexte d’expression, les fa et fa dièzes 22. L’accompagnateur
contribuera également à cette variété en réagissant aux propositions du chanteur 23.
Afin de bien camper ses personnages, M. Untel pourra enfin s’essayer devant la glace à
un jeu d’acteur rudimentaire en lien avec le texte qu’il dit 24. C’est déjà ce qu’il avait fait
quinze jours auparavant, pour Le Rêve de Strunz 25, mais il lui avait fallu ensuite réduire ses
gestes pour se conformer à l’usage, et cela lui avait pris encore un peu plus de temps pour
aboutir au résultat final, très mesuré, que les traités recommandent :
« Il est indispensable que le visage s’anime des sentiments que la voix exprime. Il
n’est pas rare de voir un chanteur passionné laisser froid un auditoire, justement
parce qu’il demeure extérieurement impassible. Et le moyen d’être ému, lorsque les
yeux donnent un démenti aux oreilles ! Faut-il qu’un sens soit blessé quand l’autre
est satisfait ? Non ; tout doit s’harmoniser pour rendre le vrai. Déjà le geste nous
manque, la convenance l’ayant tout à fait banni des salons ; et le geste renferme
tant de puissance ! Les traits doivent donc resplendir de toute l’animation
intérieure, non-seulement pour concourir pour leur part à l’effet général, mais aussi
pour remplacer le geste. Ce que je vais dire semblera peut-être un paradoxe, mais
22
« Le chanteur pourra, selon la nature de sa voix et le plus ou moins de perfection de son talent, changer
discrètement les traits et les fioritures de l’auteur pour leur en substituer d’autres, mais toujours selon le goût
et les intentions de celui-ci » (Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 19).
23
Les traités recommandent souvent de « varier les accompagnements, surtout quand les paroles expriment
différents sentiments » (Adolphe Le Carpentier, Petit traité de composition mélodique appliqué spécialement
aux valses, quadrilles et romances, suivi d’un aperçu des accompagnements de piano et des premiers principes
de l’harmonie, Paris : Heugel, 1843, p. 29). Voir les exemples de rares romances où la réalisation des effets est
o
imprimée, comme dans G. Jadin, A ma sonnette, Paris : Boieldieu, s.d., F-ASOlang, Rodrigues n 5, p. 111-112.
Le bassoniste Jadin (1773-après1813), était l’oncle des pianistes-compositeurs Hyacinthe et Louis-Emmanuel
Jadin. Cette partition est déjà signalée dans le Catalogue de musique vocale et instrumentale, Paris : Dondey-
Dupré, 1810, p. 11.
24
« Comme je m’adresse ici aux artistes aussi bien qu’aux amateurs, il m’est indispensable de joindre (au moins
pour les récitatifs qui conduisent l’action de l’œuvre dramatique), la mise en scène aux enseignements de la
vocale. […] L’artiste dramatique y trouvera le complément de ses études ; le chanteur de salon puisera dans la
connaissance du geste, dont l’application lui est interdite au piano, des indications précieuses pour l’expression
de la figure et les nuances du chant qui doivent remplacer chez lui les puissants auxiliaires du signe qu’on
emploie sur la scène. […] Par signe j’entends tout à la fois les manifestations de la physionomie et du geste. »
(Stéphen de La Madelaine, « Leçon sur un air de La Juive », Chant / Études pratiques de style vocal, Paris :
Albanel, 1868, vol. 1, p. 147-148).
25
Voir cette partition dans Le Ménestrel du 4 août 1839.
332 DES GENRES ET DES EMPLOIS
l’attitude noble, inspirée, gracieuse, abattue, etc., réagit sur la pensée et la grandit
encore. 26 »
La défense faite au chanteur de paraître comme sur scène (et notamment de face 27) dans
28
un salon, sauf dans le cas des pièces d’un bas comique ou « chansonnettes » , entre
clairement en tension avec l’esprit du chant français romantique en général. Les deux
interdits du salon que nous venons d’exposer reposent sur un problème d’ordre religieux.
Puisque, jusqu’en 1865, les comédiens sont toujours officiellement excommuniés sur le
motif qu’ils mentent en prétendant être un personnage qu’ils ne sont pas 29, il est donc exclu
de chanter par cœur, de même qu’on ne réciterait jamais un texte sacré sans tenir le livre. Et
pourtant il est impensable de chanter sans incarner, car le dix-neuvième siècle français est
un siècle de théâtralité. Aussi l’on voit partout les chanteurs de salon indiquer des gestes de
théâtre sans les aboutir tout à fait, et tenir à la main une feuille de musique qu’ils ne
regardent pas (voir Figure 49) – tout au plus est-ce un aide-mémoire occasionnel 30.
26
Claire Hennelle, Rudiment des chanteurs, Paris : Meissonnier, 1843, p. 45-46.
27
« La manière dont un chanteur doit se poser près le piano doit être également l’objet de quelques
recommandations. Sans doute il serait de mauvais goût de se placer en face de son auditoire comme un acteur
sur le théâtre. Les gestes, les mouvements affectés de la tête et du corps, seraient souvent inconvenants et
presque toujours ridicules ; mais, pourtant, on ne doit pas oublier qu’une œuvre de musique vocale, si simple
qu’elle soit, exprime un sentiment dont le chanteur doit paraître impressionné s’il veut émouvoir son
auditoire ; que par conséquent son regard, le jeu de sa physionomie, doivent avec le son de sa voix, concourir à
l’effet qu’il veut produire. » (Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, les chansonnettes et les
nocturnes et généralement toute la musique de salon, Paris : L’Auteur, 1846, p. 14-15).
28
Comme toute règle, l’interdiction de jouer connaît une exception : « Les chansonnettes enfin, dans lesquelles
un bon et joyeux comique raconte et chante, en gesticulant considérablement, les farces les plus drôles, et, de
par la loi, en habit noir, gants jaunes et cravate blanche. [Elles sont très-courues par le public, qui les préfère
souvent aux jolies petites œuvres écrites dans les conditions difficiles que nous avons tracées plus haut »
(Feuilleton du Nouvelliste de Rouen, cité par Malliot, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 16 janvier 1853).
29
Voir Olivier Zeller, « Jean Dubu, Les Églises chrétiennes et le théâtre (1550-1850), Grenoble : Presses
universitaires de Grenoble, 1997, 206 p. », Cahiers d'histoire [En ligne], 42-2 | 1997, mis en ligne le 14 mai
2009, Consulté le 17 mars 2014. URL : http://ch.revues.org/152
30
« En principe, les artistes doivent toujours savoir par cœur les morceaux qu’ils ont à exécuter en public.
Néanmoins au concert, dans un salon, où l’on ne peut compter sur le souffleur, il est toujours prudent de tenir
la musique à la main ; il suffit d’un moment d’émotion pour amener un manque de mémoire. » (Jean-Baptiste
Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 222).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 333
Figure 49 – Dessin de Jules David lithographié par Guillet, in Paul Henrion, « Ténors et basses », Album 1847,
Paris : Colombier, 1846, n.p. © HEM, Genève.
On se rend bien compte que M. Untel n’aurait jamais pu réaliser toutes ces opérations
sans une sérieuse préparation 31, et qu’en particulier il n’aurait pas pu prosodier le second
couplet sans avoir déjà retenu par cœur le profil mélodique de cette partie de la romance.
Ce travail se faisait apparemment toujours mentalement car nous n’avons pas rencontré la
31
Un éminent pédagogue avertit son lecteur contre la difficulté d’interpréter « […] une de ces compositions
dont on infecte, à présent plus que jamais, le monde musical, sous le titre de Romance. Cette sorte de
cantabile, lorsqu’elle est bien traitée, vaut, il est vrai, pour l’étude, un adagio de grande partition ; mais il est
presque toujours beaucoup plus difficile à bien dire, parce que la romance est ordinairement un petit poème
très-dramatisé, qui contient une foule de nuances, d’oppositions et d’effets, et qui offre par conséquent à
l’étude tous les obstacles que je veux éviter en choisissant pour l’élève de la musique de chanteur » (Stéphen
de La Madelaine, Théories complètes du chant, Paris : Amyot, 1852, p. 135).
334 DES GENRES ET DES EMPLOIS
moindre trace d’une mise par écrit de celui-ci, même dans les fonds de partitions portant par
ailleurs les marques d’usage les plus fréquentes. En revanche, de plus en plus fréquemment
avec les romances plus tardives, une réalisation complète de la ligne vocale pour tous les
couplets est faite par le compositeur, ce qui peut signifier soit que le niveau des interprètes
baisse, soit que leur nombre s’élargit, ou encore que le compositeur souhaite maîtriser les
modifications (un parallèle peut être établi avec la disparition progressive de la basse
chiffrée puis des réalisations simplistes au cours de la première moitié du XIXe siècle). Même
un chanteur expérimenté doit donc consacrer un temps de répétition conséquent à sa
prestation. Ce constat pratique entre en contradiction avec l’idéal du dilettante, et Balzac
peint dans sa Comédie humaine la situation curieuse qui en résulte :
« M. du Châtelet possédait toutes les incapacités exigées par sa place. Bien fait, joli
homme, bon danseur, savant joueur de billard, adroit à tous les exercices, médiocre
acteur de société, chanteur de romances, applaudisseur de bons mots, prêt à tout,
souple, envieux, il savait et ignorait tout. Ignorant en musique, il accompagnait au
piano tant bien que mal une femme qui voulait chanter par complaisance une
romance apprise avec mille peines pendant un mois. Incapable de sentir la poésie, il
demandait hardiment la permission de se promener pendant dix minutes pour faire
un impromptu, quelque quatrain plat comme un soufflet, et où la rime remplaçait
l'idée. […] Enfin il avait tous ces petits talens qui étaient de si grands véhicules de
fortune dans un temps où les femmes ont eu plus d'influence qu'on ne le croit sur
les affaires. 32 »
La raison d’être et l’objectif véritable de toutes les occupations au sein desquelles prend
place la romance apparaît explicitement ici comme la fréquentation intime de personnes
ayant un pouvoir sur la carrière politique des invités, ce que l’on appelle aujourd’hui le
« réseau ». Que ce soit pour accompagner ou chanter, Balzac souligne l’apprentissage
laborieux qui sous-tend en vérité l’exercice, toute l’hypocrisie des bonnes manières qui
poussent à feindre la facilité, ainsi que le résultat musical plus ou moins satisfaisant. C’est là
ce que nous appelons le paradoxe sur l’amateur. Tandis que le comédien du fameux
paradoxe de Diderot 33 doit renoncer à ressentir les émotions du personnage au moment où
il l’incarne (« jouer d’âme ») pour mieux faire semblant d’être ce personnage avec du recul
sur ses moyens techniques (« jouer de réflexion »), notre amateur doit prétendre produire
32
Honoré de Balzac, Illusions perdues, Bruxelles : Société Belge de Librairie, 1837, p. 76-77.
33
Voir Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris : Sautelet, 1830, p. 8.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 335
avec naturel et désinvolture un numéro qui lui aura coûté des heures de travail 34. De même
que le comédien ne semble pénétré d’un sentiment qu’en le tenant à distance, l’amateur ne
semble improviser qu’en s’étant beaucoup préparé.
Il est peu probable que M. Untel ait l’occasion de répéter avec son accompagnateur car,
après tout, il ne s’agit pas d’un concert et l’on se doit de rester assez informel. Tout dépend
de qui sera déjà assis au piano ou de qui disponible au moment opportun 35. En tout cas, il
est exclu de chanter a cappella 36 et fort douteux qu’il s’accompagne lui-même (voir Figure
50), ce genre d’exploit 37 étant à peu près réservé aux musiciens de profession qui
composent eux-mêmes. Parmi les plus réputés, on citera Antoine Romagnesi 38, Laure Cinti-
Damoreau 39, Loïsa Puget 40, Hippolyte Monpou 41, Gustave Nadeau 42, Paul Henrion 43 ou
34
Voir les préventions contre l’émotion réellement vécue, même en scène, in Jules Audubert, L’Art du chant,
Paris : Brandus, 1876, p. 239.
35
« Octavie me conduisit à un piano, où elle me pria de lui accompagner une romance qu’elle allait chanter.
Elle chanta avec facilité, et plusieurs autres personnes se mirent alternativement au piano. » (Mary Gay-Allart,
Albertine de Saint-Albe, Paris : Renard, 1818, p. 185).
36
« On ne chantera jamais de romance sans être accompagné » (Paul Thiébault, Du chant et particulièrement
de la romance, Paris : Bertrand, 1813, p. 65).
37
« Un chanteur peut s’accompagner lui-même ; cependant sa voix se développera mieux s’il confie ce soin à
un excellent musicien. Cette double exécution donne de fréquentes distractions et fait négliger le chant ou les
parties d’orchestre ; d’ailleurs la position qu’il faut prendre pour jouer des instruments d’accompagnement est
nuisible au chant, en ce qu’elle s’oppose au développement des moyens du chanteur. » (Castil-Blaze,
« Accompagner », Dictionnaire de musique moderne – deuxième édition, Paris : La Lyre moderne, 1825, tome 1,
p. 15).
38
« Romagnesi ne vise ni à l’extrême gaieté ni à l’emportement de la passion ; il réussit surtout à peindre le
demi-sourire et l’émotion tempérée de la galanterie française. Doué d’avantages personnels, parfaitement
honorable, d’un esprit cultivé, façonné aux usages de la bonne compagnie, Romagnesi y chantait lui-même ses
romances avec un goût exquis et un très-grand succès » (Paul Scudo, « Esquisse d’une histoire de la romance »,
Critiques et littératures musicales, Paris : Hachette, 1856, p. 343).
39
Voir Henri Blanchard, « Mme Damoreau », Revue et Gazette musicale de Paris, 15 novembre 1840, p. 547.
40
« Chantant elle-même ses romances avec beaucoup d’esprit en s’accompagnant sur le piano, sa voix un peu
aigre, sa figure originale et sa pantomime gracieuse formaient un ensemble qui ne manquait pas d’intérêt »
(Paul Scudo, Critique et littérature musicale, vol. 1, p. 372-374, cité d’après Florence Launay, Les Compositrices
e
en France au XIX siècle, Paris : Fayard, 2006, p. 174.
41
Voir Théophile Gautier, Histoire du romantisme, Paris : Charpentier, 1874, p. 257).
42
« Lui-même interprète ses chansons, en s’accompagnant au piano » (Arthur Pougin, Biographie universelle
des musiciens … supplément, tome 1, Paris : Firmin-Didot, 1878, p. 260).
43
« Paul Henrion, un maître dans l’art de la Romance, comme Nadaud le fut dans celui de la Chanson, […] les
disait lui-même avec conviction, s’accompagnant en excellent pianiste » (James de Chambrier, La Cour et la
e
société du Second Empire, 2 série, Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1904, p. 80-81).
336 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Reynaldo Hahn 44. Le jeune Emmanuel Chabrier chantait aussi en s’accompagnant 45 – très
probablement des romances composées par lui 46.
Figure 50 – Honoré Daumier, « Un monsieur tenant à prouver qu'il peut en même temps chanter et toucher
du piano, – ce qui est un grand désagrément. » in Le Charivari, 17 février 1852. © Robert D. Farber University
Archives and Special Collections Department, Brandeis University Libraries
Même si son talent est médiocre, le compositeur-interprète n’est pas considéré comme
un amateur au même titre que les autres :
44
Plusieurs enregistrements existent d’Hahn s’accompagnant au piano, notamment pour la firme Gramophone
en 1909.
45
« Je suis allé chez un M. Armand faire de la musique : piano droit d’Erard, très bon. Épatement général,
surtout quand je chantais » (Emmanuel Chabrier à ses parents, Anvers, 11 septembre 1864, in Roger Delage et
Frans Durif éd., Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 26).
46
« En 1856, j’avais 14 ans, […] je composais déjà des cochonneries, valses, pots-pourris, romances imbéciles et
j’adorais Rigoletto. » (Emmanuel Chabrier à Hermann Levi, Paris, 6 novembre 1890, in Roger Delage et Frans
Durif éd., Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 830).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 337
« Ces soins de ménage achevés, Nathalie s’assit devant une mauvaise épinette et
frappa quelques accords. Olympe vint aussitôt se placer debout près du piano, en
priant sa sœur de lui accompagner une romance. Quant à Henriette, elle alla
s’asseoir près de la cheminée et se mit à broder. Cependant, Nathalie n’était point
tellement occupée par la difficulté de placer convenablement ses doigts sur les
touches du piano et mademoiselle Olympe ne glapissait point si haut une romance
de Romagnesi, qu’elles n’eussent, toutes les deux, l’oreille et l’œil au guet pour
épier le retour de M. Rusconnetz. 48 »
Dans les souvenirs des contemporains, les soirées mémorables enchaînent souvent plusieurs
phases, dont l’une consacrée à la poésie, une autre à la musique et une autre encore à la
danse 49. La musique n’est qu’un des arts, une des activités possibles pour attendre son
47
Adolphe Adam, Souvenirs d’un musicien, Paris : Lévy, 1860, p. 58-59.
48
Samuel-Henry Berthoud, La Bague antique, Paris : De Potter, 1842, deuxième série, tome 1, p. 31.
49
« Après la poésie vint la musique. Ma fille Victorine et son mari exécutèrent l’ouverture des Noces de Figaro.
Cette ouverture fut suivie de plusieurs morceaux chansonnettes et romances, dits par quelques-uns de nos
amis. La chanson qui produisit le plus d’effet fut celle de Philémon et Baucis, que notre petite-nièce Louise
Thuillier avait choisie comme faisant allusion à nos noces d’or, et qu’elle dit avec un tact si fin, une malice si
piquante, un goût si exquis, qu’on voulut l’entendre une seconde fois, et je crois que, sans la crainte de fatiguer
la chanteuse, on l’eût redemandée une troisième. Mais sa mère, qui venait de l’accompagner, voyant que les
jeunes gens bouillaient d’organiser une petite sauterie, frappa sur le piano le prélude d’un quadrille. C’est alors
que, trompant mes soixante-seize ans, je pris la main de ma femme et donnai le signal du bal ; après quoi nous
cédâmes la place à la vaillante jeunesse qui s’en donna à cœur joie jusqu’à minuit, heure à laquelle chacun
nous fit ses adieux. Ainsi se termina cette fête charmante qui restera de mes plus précieux souvenirs » (Bouffé,
Mes souvenirs, Paris : Dentu, 1880, p. 394-395).
338 DES GENRES ET DES EMPLOIS
futur. En revanche, lorsque les jeunes gens sont en présence, plus rien de ce qui est fait, dit
ou chanté n’est exempt d’une résonance toute personnelle. Tout le charme de la parade
amoureuse réside alors dans l’ambiguïté entre affaires d’art, occupation oisive et discours
sous-jacent. À la fin du Second Empire, la bourgeoise Geneviève Bréton (1849-1918)
retranscrit ainsi dans son journal intime la manière dont une continuité de sens peut se
tisser entre la conversation privée et le texte d’une romance entendue par tous :
« Vous allez partir déjà, dit Henri Regnault en venant s’accouder au canapé où
j’étais immobile et attentive depuis deux heures. […] Ne partez pas, dit-il avec une
vivacité qui m'étonna, encore quelques jours, quelques heures, quelques instants.
Et, se remettant au piano, il commença à chanter un air doux et charmant, lent et
triste, l'adieu de Wilhelm Meister d'Ambroise Thomas : “Adieu Mignon, courage /
Ne pleure pas / Les chagrins sont bien vite oubliés à ton âge, / Dieu te consolera /
Mes vœux suivront tes pas / Ne pleure pas, / Ne pleure pas.” Il mit dans ce chant
une douceur si intentionnelle, une expression si particulière, tant de compassion,
que j'ai senti qu'il s'adressait à moi, à moi seule. 50 »
Cet épisode révélateur tire sa matière musicale d’une œuvre créée à peine quelques mois
auparavant 51 et nous enseigne un précepte fondamental : la première chose à savoir pour
bien chanter une romance, c’est de savoir à qui on l’adresse. Il n’est pas de sincérité sans
intention de faire impression, sans communication réelle :
« Lorsqu’on chante en public, il faut, autant que possible, choisir dans l’auditoire un
visage qui vous soit sympathique, et s’adresser à lui ; par contre, éviter de regarder
une personne dont l’attitude est de nature à vous impressionner désagréablement
et à vous troubler. 52 »
La disposition des auditeurs, tout autour de la pièce (voir Figure 51) et parfois dans
l’embrasure d’une porte, puisque les appartements sont constitués de salons en enfilade,
permet différents niveaux d’interactions visuelles et autorise les commentaires à voix basse,
réactions audibles (rires, soupirs). L’interruption des autres activités pour se réunir autour de
la musique est considérée comme exceptionnelle ; toutefois cette rare communion ne
50
Geneviève Bréton, Journal 1867-1871, Paris : Ramsay, 1985, p. 25-26, entrée du 9 juin 1867.
51
Mignon, opéra-comique en trois actes d'Ambroise Thomas, livret de Jules Barbier et Michel Carré, créée à
l'Opéra-Comique le 17 novembre 1866.
52
Jean-Baptiste Faure, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 222.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 339
signifie pas un véritable silence tel que l’on peut le concevoir de nos jours. La littérature est
le témoin privilégié de ces modes d’écoute courants et caractéristiques :
53 e
Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, 3 édition revue et corrigée, Paris : Lévy,
re
1849 [1 édition Paulin, 1842], p. 189-192.
340 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Figure 51 – Dessin de [François ou Frédéric] Bouchot, in Victor Parizot, Le Chanteur de salon, Paris : Cotelle,
[1841-1842] d’après le cotage A.C.363. © Fonds More-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard
b) Un genre modeste
C’est par les excès volontaires d’un romantique comme Monpou (1804-1841) que l’on
juge encore le mieux des convenances en usage concernant la carrure mélodique (il utilise
souvent des mesures composées par soif d’originalité) ou le choix des sujets :
« Aux premiers vers de l’Andalouse, les mères envoyaient coucher leurs filles et
plongeaient dans leurs bouquets, d’un air de modeste embarras, leur nez nuancé
des roses de la pudeur. La mélodie effrayait autant que les paroles ! 54 »
Liée inextricablement à la virginité des jeunes filles de bonne éducation qu’il s’agit de marier,
la romance se voit associer des valeurs considérées comme féminines 55. Dans cet univers
feutré, l’homme lui-même doit faire preuve de modestie 56 – par opposition à la prétention
et la science, synonymes de mauvais goût en matière de romance.
54
Théophile Gautier, Histoire du romantisme, Paris : Charpentier, 1874, p. 255.
55 th
Voir William Cheng, « Hearts for Sale : The French Romance and the Sexual Traffic of Musical Mimicry », 19 -
o
Century Music, vol. 35 n 1, 2011, p. 42.
56
« Ainsi, vous rencontrez dans les salons un homme agréable, dont les manières vous révèlent quelqu’un
appartenant au meilleur monde, c’est-à-dire au monde où la belle éducation seconde et complète les bons
sentiments. Une réserve naturelle l’empêche de parler de lui et une bienveillance constante le porte à écouter
les autres avec intérêt. Peut-être même s’oublie-t-il tellement dans sa modestie qu’il y a des gens tentés de
l’oublier. Cependant il se trouve un jour où les musiciens attendus ont manqué ; la maîtresse de la maison se
souvient alors qu’il s’occupe de musique ; elle le prie de venir à son secours, et de bien vouloir se mettre au
piano. Il hésite, et en cédant il dit que c’est uniquement pour ne point avoir l’air de donner de l’importance à ce
qu’il peut faire ; il commence et joue un joli morceau plein de grâce ; on en demande un autre, et, après une
succession très-variée de romances agréables on découvre que, paroles et musique, tout est de sa
composition » (Virginie Ancelot, « Un salon sous la république de 1848 », Un salon de Paris, Paris : Dentu, 1866,
p. 184-185).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 341
Le compositeur n’est pas seul en cause dans cet effort d’humilité. À travers leur chant, les
demoiselles doivent illustrer leur éducation et leur personnalité, exhiber en quelque sorte la
pureté de leur âme ; en effet, certains pensent avec le médecin, chanteur et professeur de
chant Charles Battaille (1822-1872) que « la voix humaine est, comme le style, comme le
visage, comme le geste, un miroir sincère où se reflètent le caractère de l’homme et ses
sentiments 58 ». Plus encore que la piété, la principale qualité recherchée est la moralité 59 ;
or, dans l’imaginaire romantique que Battaille expose, le bon chant reflète nécessairement
la bonté intérieure :
« L’homme qui chante à coup sûr n’a point de mauvaise pensée au moment où il
chante, ce qui m’a toujours fait penser qu’il fallait en général se défier de ceux qui
ne chantent jamais. 60 »
57
Oscar Comettant, La Musique, les musiciens, Paris : Lévy, 1869, p. 393-394.
58
Charles Battaille, « Du chant et des chanteurs / 11 juin 1865 », Conférences de l’association philotechnique,
Paris : Masson, 1866, p. 19.
59
« De toutes les combinaisons de forme appliquées à la poésie, le petit poëme lyrique, appelé ici Mélodies, est
incontestablement la moins ambitieuse, tant pour la portée littéraire que pour les prétentions au succès. […]
Quelque étroites que soient les proportions que la musique lui impose, ne pourrait-on pas y enclore et même y
développer une idée à vues utiles […] ? […] Tout en lui conservant l’ornementation obligée de la mélodie, c’est-
à-dire les tours simples, les rythmes variés, les images gracieuses et le mouvement qui dissimulerait d’autant la
sévérité du but […] ne pourrait-elle pas être la glorification de ces vérités morales, de ces devoirs, de ces bons
sentiments du cœur qu’il importe pour le bonheur social de répandre, affermir ou raviver dans les habitudes de
tous et de chacun ? […] N’est-il pas évident qu’en ce siècle industriel et positif – qui n’a plus guère le temps de
lire, mais qui au milieu de ses travaux chante encore, du salon à la mansarde, de l’atelier à la métairie – tout
petit poëme mélodique ainsi conçu et propagé par la musique, ce puissant véhicule de publicité, s’il n’était pas
toujours une œuvre bonne, serait toujours en quelque sorte une bonne action ? À Dieu ne plaise que l’auteur
s’imagine avoir rempli ce programme, par la vaine raison que bon nombre des bluettes composant son volume
sont déjà devenues populaires sous le manteau des airs les plus attrayants ! » (Hippolyte Guérin de Litteau,
Mélodies, Paris : Fontaine, 1856, n.p.).
60
Charles Battaille, « Du chant et des chanteurs / 11 juin 1865 », Conférences de l’association philotechnique,
Paris : Masson, 1866, p. 20. La même idée un peu saint-simonienne a contribué à justifier l’établissement
342 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Nous autres, filles riches, on nous refuse beaucoup de petites choses qui
constituent une éducation complète ; de tout un peu ! Exigence de position ;
presque la musique, presque le dessin, presque le français, presque l’allemand ou
l’anglais ou l’italien ; le chant de façon à roucouler des canti en société et des duos
dans l’intimité. 63 »
Même pour un homme, il s’agit d’être raisonnable et d’accorder la prise de risque à ses
moyens. Comme l’exécution doit paraître aisée et rester agréable, M. Untel se gardera bien
de tenter un aigu hasardeux ou une cadence difficile à la fin de son dernier refrain 64. Il se
conformera en tout point à l’image du héros éponyme d’un roman à succès :
d’écoles de musique dans les départements : « la musique et le chant surtout ont sur le cœur des hommes une
action morale et civilisatrice trop évidente pour qu’on ne doive pas attendre des effets très heureux de la
propagation de cet art » (L’Auxiliaire Breton du 18 décembre 1841, compte rendu du concert de Pilet fils,
e e
violoncelliste, cité d’après Marie-Claire Le Moigne Mussat, Musique et société à Rennes aux XVIII et XIX siècles,
Genève : Minkoff, 1988, p. 303). Voir aussi Étienne Jardin, Le conservatoire et la ville : les écoles de musique de
e
Besançon, Caen, Rennes, Roubaix et Saint-Étienne au XIX siècle, thèse, Michael Werner dir., EHESS, 2006.
61
Marcel Proust, Les plaisirs et les jours, Paris : Gallimard, 1924, p. 209.
62
« Une femme dans un salon ressemble au soldat sur la brèche ; l’abnégation est le premier de ses devoirs :
quelle que soit sa souffrance, elle doit montrer à la douleur le front serein que présente le guerrier au danger,
et tomber, s’il le faut, la mort dans le cœur, le sourire aux lèvres. Pour obéir à cette loi du monde, madame de
Bergenheim se remit au piano, après une courte interruption, afin d’accompagner les trois ou quatre jeunes
filles qui vinrent, selon l’usage, improviser chacune à leur tour l’air qu’on leur serinait depuis six mois. […] La
pauvre enfant, dont toute l’assurance avait disparu, chanta donc d’une petite voix fraîche, tremblante et un
peu fausse, une romance de sa pension, revue et corrigée comme les éditions ad usum delphini. Le mot amour
y était remplacé à l’hémistiche par celui d’amitié, et pour réparer la légère faute de prosodie, la syllabe
surabondante se fondait en un hiatus qui eût fait dresser les cheveux à la perruque blonde de Boileau. Mais le
Sacré-Cœur a un système de versification à part, dans lequel, plutôt que de laisser passer une expression
dangereuse, la vertu tord le cou à la poésie. » (Charles de Bernard, Gerfaut, nouvelle édition, Paris : Lévy, 1856
re
[1 édition Gosselin, 1838], p. 183-184).
63
Geneviève Bréton, Journal 1867-1871, Paris : Ramsay, 1985, p. 70.
64
« Si l’organe de l’interprète n’est pas suffisamment exercé, il sera mieux de supprimer [les traits écrits sur le
point d’orgue qui termine chaque couplet] tout à fait et de chanter les trois couplets sur la notation du
premier » (Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, les chansonnettes et les nocturnes, Paris :
L’auteur, 1846, p. 29).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 343
Avec le vocabulaire technique qui affleure on s’aperçoit que, sans aller jusqu’à maîtriser son
instrument « en artiste », le minimum de savoir-vivre impose des études suivies à toute une
classe de la société. René Brancour (1862-1948), qui fut le second conservateur du Musée du
Conservatoire, écrivit pour la revue Musica une histoire de la romance sous le Second
Empire 66 dans laquelle il cite aux côtés du ténor Adolphe Nourrit 67 deux grandes
interprètes : Maria Malibran et Thérésa. Et c’est évidemment vers l’idéal de voix lyrique et
opératique de la première que se tournent les désirs des parents pour leur progéniture :
« Un père et une mère ne craindront pas de dire : Que nos enfants sachent jouer
une polka et chanter une romance, c’est tout ce qu’il nous faut. Passe pour la Polka !
On peut y arriver sans savoir une note. […] Quant à la romance, c’est autre chose. Je
suppose que les parents tiennent médiocrement à entendre chanter comme une
fileuse, ou comme la fameuse Thérésa ! Je reconnais que pour obtenir ce genre de
succès, il n’est besoin d’aucune étude, d’aucune science. Mais la romance, c’est
déjà de l’art. Les parents, qui tiennent le langage que je viens de citer, ne savent pas
combien il est difficile de la chanter, je ne dirais pas bien, mais convenablement. Les
principales difficultés de l’art du chant se rencontrent en effet dans la romance. Elle
exige une respiration facile et réglée ; des sons moelleux et doux, s’enflant et
diminuant, suivant les exigences de la mélodie ; une diction pure ; une voix
sympathique. De plus, la romance étant généralement un petit drame en trois
couplets, chacun de ces couplets doit avoir sa couleur, son sentiment en harmonie
avec les paroles. 68 »
69
Pour compenser les faiblesses ou les défections et créer l’évènement, on fait appel à
des chanteurs de métier, dont certains sont spécialisés dans l’art de salon. Avec un
répertoire très restreint mais rapidement célèbre et parfaitement rôdé (voir les exemples
65
Charles de Bernard, Gerfaut, nouvelle édition, Paris : Lévy, 1856 [première édition Gosselin, 1838], p. 180.
66
René Brancour, « La Romance sous le Second Empire », Musica, avril 1914, p. 74-76.
67 e
Voir Florence Launay, Les Compositrices en France au XIX siècle, Paris : Fayard, 2006, p. 173.
68
Louis-Alphonse Holtzem, Complément des bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1867, p. 90-91.
69
« Nadaud est là, toujours en verve ; s’il manquait un acteur, il sait le rôle, et le remplacerait au besoin ; si
l’accompagnateur ne vient pas, il fait la musique, il fait l’orchestre ; il fait tout, également bien » (Émile
Barateau, « Opéras de salon », Le Ménestrel, 25 février 1855, p. 1).
344 DES GENRES ET DES EMPLOIS
imaginaires de Triffolato et Muscardini en annexe 4c), ils font le tour de tous les hôtels
particuliers de la capitale ; à chaque halte ils empochent une rétribution qui leur permet
notamment de s’habiller comme leurs hôtes, un peu à la manière d’Offenbach
violoncelliste 70. Au concert et dans les réceptions royales 71 on fait généralement appel aux
artistes de premier rang qui brillent sur les scènes officielles. Cependant, cet apparat n’est
pas propice aux échanges plus intimes qui caractérisent normalement l’atmosphère du
salon :
« La vie est partout, seulement elle n’est pas très-intelligente dans les salons ; pour
les animer, on a parfois recours à la musique et il arrive que des morceaux bruyants
plus que brillants remplissent toute la soirée. Les acteurs de l’Opéra ou ceux du
Théâtre Italien attestent par leur présence la richesse et le bon goût de la maîtresse
de la maison, mais les invités, immobiles à leur place, les femmes assises, les
hommes debout pendant deux ou trois heures, sortent du salon sans avoir échangé
une parole, on n’a pu qu’apercevoir le haut de la toilette des femmes, le reste est
caché, froissé et déchiré par la foule. Ces espèces de concerts n’ont rien de
commun avec ce que nous pourrions appeler la musique de salon. Celle-ci éveille
tout à coup l’attention au milieu d’une spirituelle causerie qu’elle semble continuer,
car l’esprit aimable y apparaît aussi. Les notes disent quelque chose, même avec des
paroles qui disent beaucoup : la perfection de ce genre charmant, ce sont les
compositions [comprendre : les romances] de M. Nadaud. 72 »
L’intermède musical ne doit pas entraver l’alternance des activités qui distingue la soirée du
concert 73. C’est assez dire que, si certaines romances d’opéra-comique, comme celle de
Jenny dans La Dame blanche, peuvent être arrangées et transposées pour être interprétées
hors-contexte dramatique 74, il est erroné d’avancer que « la romance permet d’introduire la
scène lyrique dans l’espace du salon et fait office, en quelque sorte, d’opéra-comique de
chambre 75. » La généalogie des numéros d’opéra-comique est d’ailleurs fort différente 76 de
70
Voir Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris : Gallimard, 2010, p. 40-73.
71
Thomas Vernet prépare actuellement une étude sur « les concerts dans les résidences royales sous la
monarchie de Juillet », à partir d’un recueil de programme ayant appartenu à Auber, qui était alors responsable
de la programmation pour la Maison du Roi (voir https://dezede.org/dossiers/34/, lien consulté le 5 septembre
2014).
72
Virginie Ancelot, « Un salon sous l’Empire de Napoléon III », Un salon de Paris, Paris : Dentu, 1866, p. 307-
308.
73
Le concert où l’on parle, « simple agrandissement du salon bourgeois », devint progressivement le lieu d’une
écoute attentive et silencieuse dans les années 1840 avec des virtuoses comme Liszt, lequel « sut imposer le
e e
silence » au public rennais (Marie-Claire Le Moigne Mussat, Musique et société à Rennes aux XVIII et XIX siècles,
Genève : Minkoff, 1988, p. 211-212).
74 o
Voir la Ballade de la dame Blanche, arrangement manuscrit, F-ASOlang, Rodrigues n 4, n.p..
75
Laure Schnapper, « Chanter la romance », Napoleonica. La Revue, 2010/1 n°7, p. 3.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 345
celle des morceaux de salon, et leur pérennité bien supérieure. Concernant le genre théâtral,
le musicographe Fétis indique tout simplement qu’il existe en France « une sorte de petit air,
qu’on nomme couplet quand le caractère en est gai, et romance lorsqu’il est
mélancolique 77 ». La véritable parenté, s’il fallait en découvrir une entre la romance
scénique et la romance de salon, serait plutôt du côté des aptitudes nécessaires pour le
compositeur :
« Elle ne demande qu’à vous plaire quelques instants et puis à être oubliée. La
romance de la veille est remplacée par celle d’aujourd’hui, qui a son tour fera place
demain à une autre, et leur peu de durée ne prouve rien contre elles. Les romances
sont comme les fleurs. […] Une autre considération qui parle fortement en faveur
de la romance, c’est que c’est elle qui est le début obligé de tous les compositeurs ;
et ensuite, quand ils s’élèvent à la musique dramatique, souvent encore c’est une
gracieuse romance, de jolis couplets qui leur font obtenir un succès, ou du moins
qui y contribuent puissamment. Grétry, Dalayrac, Méhul, Boïeldieu doivent peut-
être la plus grande part de la popularité qu’ils ont si justement acquise à ces
charmantes romances qu’ils jetaient avec tant de facilité au milieu de leurs opéras
et qui n’en sont pas le moindre ornement. 78 »
76
Voir David Charlton, « Le matériel musical de l’opéra-comique », Agnès Terrier et Alexandre Dratwicki, dir.,
e
L’invention des genres lyriques français et leur redécouverte au XIX siècle, Lyon : Symétrie, p. 252-256.
77
François-Joseph Fétis, La Musique mise à la portée de tout le monde, Paris : Paulin, 1834, p. 158. Sa thèse
selon laquelle l’air de cour puis le nocturne et la romance seraient des descendants du madrigal en tant que
musique de chambre vocale dans le cadre privée, par diminution progressive du nombre de voix, est davantage
sujette à caution (ibidem, p. 165-166).
78
Jules Lovy, « De la Romance », Le Ménestrel / Journal de Musique, publiant tous les dimanches une romance
inédite, avec accompagnement de Piano ou Guitare, 6 août 1837.
79
« Sa jolie figure, cet air de bonne compagnie qu’il posséda toujours, l’avaient fait remarquer. La maison Erard
était alors le rendez-vous de tout ce qu’il y avait d’artistes distingués à Paris, et Boïedieu sut y trouver accès,
malgré sa position peu avantageuse. Il trouva quelques paroles de romance, et la musique délicieuse qu’il y
adapta lui valut de grands succès dans le monde : ce n’était plus comme accordeur, mais bien comme
professeur de piano qu’il s’ouvrait l’entrée des meilleures maisons […] » (Adolphe Adam, Souvenirs d’un
musicien, Paris : Lévy, 1860, p. 5).
80
« Une simple romance La Folle, commença sa réputation d’artiste ; expressive et remarquable par
l’originalité de sa forme, cette mélodie obtint un succès de vogue » (Charles Poisot, Histoire de la musique en
France, Paris : Dentu, 1860, p. 240).
346 DES GENRES ET DES EMPLOIS
c) La vocalité de salon
Le contexte d’écoute (continuité avec les autres moments de la soirée), les contraintes
génériques (limitation des gestes) et les insuffisances techniques (pas de répétition possible)
étant posés, nous pouvons aborder la question de la vocalité souhaitable. D’après le grand
chanteur d’opéra Jean-Baptiste Faure (1830-1914), l’instrument n’a nul besoin d’être
puissant :
« Quant aux personnes qui ne cherchent dans le chant qu’une simple distraction,
on peut se montrer encore moins exigeant sous le rapport de la voix ; au concert et
surtout au salon, de tous les effets, ceux de douceur sont toujours les plus
appréciés ; un filet de voix intelligemment conduit est suffisant lorsqu’on sait se
faire écouter. 81 »
Cet avis renforce – une fois de plus 82 – l’idée d’un fossé entre le chanteur professionnel
capable de chanter et jouer un rôle en scène, et celui qui se cantonne au récital. Il y a
cependant de très belles voix parmi les amateurs, et le professeur Felice Blangini (1781-
1841) note déjà dans ses mémoires, vers 1830 :
« La comtesse Duplessis, [...] si elle eut été dans une position à faire ressource de
l'art musical, eut été une artiste fort distinguée ; et ce n'est pas le seul exemple que
j'aie remarqué, dans ma carrière professorale, d'une voix et d'une méthode au
moins égales à celles que l'on applaudit le plus sur nos théâtres. Qui possède une
plus belle voix, qui chante mieux que madame la comtesse d'Hautefort [...] ? 83 »
Ces grandes voix peuvent certes travailler à huis clos avec leur professeur tout le répertoire
que celui-ci leur propose, mais sont parfois entravées dans leurs envies de chanter en public
à cause de la position sociale de leurs parents dans la grande bourgeoisie ou la noblesse.
Quant à la mère de Julius Stockhausen, malgré un talent remarquable, elle ne chante
d’abord qu’au concert (et surtout de la musique sacrée) puis plus du tout, essentiellement
81
Jean-Baptiste Faure, La voix et le chant, Paris : Heugel, 1886, p. 22.
82
Concert et salon sont très souvent associés dans les traités : « La gesticulation et une expression trop
marquée du visage ne sont tolérables qu’au théâtre. Au salon ou dans un concert, le maintien, exempt
d’affectation ou de raideur, doit être simple et naturel » (Charles Delprat, « Derniers conseils », L'Art du chant
et l'école actuelle, Paris, Librairie internationale, 1870, p. 190).
83
Maxime de Villemarest éd., Souvenirs de F. Blangini, Paris : Allardin, 1834, p. 67.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 347
par conviction religieuse 84. Il arrive aussi que l’on donne des extraits d’opéra entre
personnes de la haute société, comme les représentations étudiées par Nathalie Le Gonidec
autour de la famille Bellissen vers 1836, déjà jugées « rares » à leur époque par les
protagonistes eux-mêmes 85, ou en mêlant professionnels et dilettantes, comme le vicomte
de Beaumont-Vassy se souvient l’avoir observé dans le salon parisien de la princesse de
Belgiojoso à la même époque :
Cependant, l’enthousiasme des actrices occasionnelles n’est pas forcément du goût de tous ;
il faut s’attendre à essuyer bien des reproches et des persifflages. Suffisamment douée pour
être admise par Gilbert Duprez à suivre ses leçons, Lucile Le Verrier (1853-1931) affronte la
désapprobation de son père :
« Ce soir, j’ai fait de la musique aux trois messieurs et à M. et Mme Mourier. Mon
père ne peut souffrir la méthode de Duprez ; il trouve qu’elle exerce trop la voix,
qu’on chante trop comme au théâtre. C’est pourtant la vraie manière de chanter
avec âme, et je sens que je ne pourrais pas chanter autrement. Quant à avoir la voix
fatiguée, non : ma voix devient au contraire de plus en plus forte. C’est
décourageant, quand on travaille de tout cœur, d’être ainsi critiquée à tort. J’aime
bien papa, mais je suis malheureuse quand je chante devant lui. 87 »
« Chanter avec âme » pourrait suggérer ici l’usage du timbre sombre, a priori banni des
salons 88. La mention « avec âme » apparaît le plus souvent dans les romances pour
84
Voir Geneviève Honegger, Jules Stockhausen, Itinéraire d'un chanteur à travers vingt années de
correspondance 1844-1864, Lyon : Symétrie, 2011, p. 7.
85
Voir Nathalie Le Gonidec, « Le théâtre de Royaumont », Jean-Claude Yon et Nathalie Le Gonidec, Tréteaux et
paravents, Paris : Creaphis, 2012, p. 143.
86 er
Édouard Ferdinand de La Bonnière, Les salons de Paris et la société parisienne sous Louis-Philippe 1 , Paris :
Sartorius, 1866, p. 130.
87
Lucile Le Verrier, Journal d’une jeune fille Second Empire (1866-1878), Paris : Zulma, 1994, p 65.
88
« Puisque la voix sombrée exige un exercice spécial de la part de l’appareil phonique, le jeu l’expression, les
caractères ne peuvent plus être les mêmes que dans la voix blanche. […] Si par son énergie, par son ampleur,
[la voix sombrée] semble mieux convenir à la gravité, aux passions du grand-opéra, cette dernière sera d’un
effet plus sûr, d’une convenance plus marquée, offrira un charme mieux senti dans l’opéra-comique et la
romance » (Ariste Potton, Observations physiologiques et musicales. Analyse d’un mémoire des docteurs Diday
et Pétrequin sur la voix sombrée, Lyon : Boitel, 1843, p. 13).
348 DES GENRES ET DES EMPLOIS
caractériser un passage doux 89, où elle exclut vraisemblablement le son plat au profit d’un
son plus moelleux et/ou voilé, qui peut sembler sensuel, et met en jeu une couverture plus
accusée. Lorsqu’elle est demandée dans le fort, elle nous semble interchangeable avec
« avec passion » ; elle est alors à rapprocher de « con calore », « crescendo espressivo » ou
« vibré » 90, voire « stentato », si des chevrons surplombent un fragment de mélodie
syllabique. Dans les deux cas, la vocalité déborde du cadre sage et prude pour exprimer un
sentiment. Outre l’inconvenance de chanter « comme au théâtre », pour une jeune fille qui
n’est pas encore mariée, nous pouvons tout à fait imaginer la transgression des frontières
génériques dérange, car il existe un réel décalage entre l’esthétique de la voix au salon et
l’esthétique de la voix sur scène. La technique lyrique de Duprez et ses contemporains est
adaptée pour faire comprendre un texte dans une salle vaste et bruyante, c’est-à-dire pour
se faire entendre distinctement au-dessus de l’orchestre et des conversations privées de
plusieurs centaines d’auditeurs. Nous avons vu (§ 1.2b et § 2.1b) quelles déformations cela
entrainait par rapport à la parole ordinaire, au ton assez simple adopté pour causer dans les
salons. Cette nécessité d’adapter la technique au lieu n’est nullement une crise passagère,
puisqu’elle est encore notée dans l’entre-deux-guerres :
La diction et les effets vocaux, qui gagnent à s’épanouir dans un espace acoustique
conséquent, heurtent les oreilles des auditeurs 92. Dès lors, on comprend pourquoi le chant
dans les salons a quelque fois un aspect authentiquement confidentiel. De nombreux
89
Voir Gustave Roger, Inès et Péblo, Paris : Heugel, 1843 ou Paul Henrion, « Je pardonnerais ! », Album 1851,
Paris : Colombier, 1850, n.p..
90
Le son vibré est rypiquement requis dans des morceaux tirés d’opéra ou destinés à des chanteurs lyriques de
o
profession ; comparer par exemple les indications « vibrato. » dans Fromental Halévy, Le Guitarrero, n 7 Air
chanté par Mme Capdeville, Paris : Schlesinger, 1841, cotage M.S.3254.7, p. 2, et Antoine Marmontel, Ma
Provence, in Le Ménestrel, 5 mai 1839.
91
Henri de Curzon, Jean-Baptiste Faure, Paris : Fischbacher, 1923, p. 136.
92
La manière artistique, manquant de naturel, de Pauline Viardot avait déplu à Clara Schumann (voir Brigitte
François-Sappey, Robert Schumann, Paris : Fayard, 2000, 598).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 349
comptes rendus font état d’une manière de chanter très douce, presqu’inaudible et
susurrée, ayant cours pour dire la romance en société :
Cet instrument atrophié, et pourtant si chantant, évoque pour nous celui de Reynaldo
Hahn 94. Les descriptions de Charles Gounod 95, Charles Lenepveu 96, Giacomo Meyerbeer 97
et Fromental Halévy 98 n’en sont pas éloignées, et l’on serait tenté de rapprocher ces « voix
de compositeurs » de la vocalité idéale du salon – le terme de « diseur » s’apparentant peut-
être trop à la chanson réaliste 99 pour qualifier le phénomène.
Il faut encore distinguer une catégorie de chanteurs professionnels dont la voix,
travaillée, ne peut cependant pas leur ouvrir la voie d’une carrière en dehors des salons.
L’exemple parangon en est Léon Duprez (1838-1928), le fils du grand ténor, recalé par la
critique dès ses débuts pour défaut de puissance vocale :
93
Henri Maréchal, « Souvenirs d’un musicien », Le Ménestrel, 15 avril 1906, p. 1.
94
Écouter par exemple Reynaldo Hahn accompagné par Giuseppe Benvenuti dans l’air de Zurga « Ô Nadir… »
des Pêcheurs de perles de Bizet (Paris, 14 septembre 1927, Columbia D 2021 / WL 580, exemplaire tiré de la
collection de Guy Dumazert reporté par Alfa CD pour Les introuvables du chant français, vol.3, EMI, 2004). Le
compositeur prône d’ailleurs une expressivité retenue : « Le chant est déjà par lui-même une hypertrophie du
langage parlé ; il agit comme un verre grossissant et confère aux mots usuels, même chantés sans expression,
une importance souvent excessive. Par le seul fait que les mots ordinaires sont chantés, ils apparaissent
transformés, agrandis, ou tout au moins soulignés. Il faut donc garder l’expression pour le moment où l’on doit
donner à l’accent une signification plus profonde, une puissance plus active et même alors la doser avec soin »
(Reynaldo Hahn, « Propos sur le chant », L’oreille au guet, Paris : Gallimard, 1937, p. 276).
95
« Je ne retrouvai ni cette force, ni cette sonorité, ni ce timbre, que je possédais étant enfant et qui
constituent les véritables voix ; la mienne est restée couverte et voilée. » (Charles Gounod, Mémoires d’un
e
artiste, 5 édition, Paris : Lévy, 1896, p. 38-39).
96
« Ils ont pris ensuite la partition de Roméo et Juliette qui vient de paraître et, avec sa petite voix de
compositeur, Lenepveu chantait sotto voce les duos et, peu à peu, s’échauffant… toute la partition. Puis, les
lieder de Schubert. Les mélodies se succédaient, les heures passaient sans que nous ne songions à parler ni à
partir. » (Geneviève Bréton, Journal 1867-1871, Paris : Ramsay, 1985, p. 25, entrée du 9 juin 1867).
97
Le ténor Roger prête à Meyerbeer « un souffle de voix un peu tremblant » (Gustave Roger, Le Carnet d’un
ténor, Paris : Ollendorff, 1880, p. 176).
98
« On pouvait supposer qu'il [=Halévy] avait une voix, mais qu'il ne la donnait pas complètement. » (Ernest
Deldevez, Le Passé à propos du présent, Paris, Chaix, 1892, p. 27).
99
Voir les travaux en cours de Marie-Charpentier Leroy consacrés à l'évolution de la vocalité dans la chanson
réaliste, et l’ouvrage de Catherine Dutheil, La Chanson réaliste, Paris : L’Harmattan, 2004.
350 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« M. Léon Duprez, [a voulu] chanter sans avoir de voix. […] Ce jeune débutant est
tout à fait insuffisant pour le théâtre, et […] fera bien de consacrer ses talents aux
plaisirs des petits salons 100. »
Ce fut aussi, en quelque sorte, le cas de François Delsarte. Brillant dès l’adolescence par sa
musicalité, il semble à cette époque réunir une grande partie des qualités requises pour
devenir un chanteur lyrique 101 :
« Dès l’âge de quatorze ans, je possédais une voix de ténor, aux charmes de laquelle
je devais déjà d’assez remarquables succès, car, à côté des grands airs d’opéra qui
se chantaient dans les salons, j’y faisais applaudir de simples leçons de Rodolphe.
[…] aussi mon admission au pensionnat du Conservatoire ne fut-elle pas même
discutée. Hélas ! à peine y avais-je passé six mois que, sous l’influence meurtrière
d’un enseignement inintelligent, j’avais vu disparaître cette voix sur laquelle on
avait fondé de si brillantes espérances ! 102 »
Les solfèges de Jean-Joseph Rodolphe (1730-1812) sont réputés pour la souplesse dans les
intervalles disjoints et le long ambitus qu’ils exigent ; ces dispositions associés aux
« charmes » du ténor naissant de Delsarte laissent supposer une certaine égalité de timbre
sur la tessiture. Il est parfois complexe de comprendre les causes (psychologiques, auditives,
motrices…) d’une perte rapide et définitive des moyens vocaux – les cas de Cornélie Falcon
e
au XIX siècle ou celui plus récent d’Alexia Cousin étant emblématiques – mais Delsarte
semble dénoncer ici un forçage prématuré par des exercices inappropriés. Quoiqu’il en soit,
les témoignages plus tardifs sur son organe sont généralement assez négatifs, en particulier
concernant son volume sonore très faible. Pour Angélique Arnaud, « Del Sarte n’était pas
sans voix ; il l’avait au contraire très étendue, très puissante ; d’un timbre impressionnant ;
éminemment sympathique ; mais c’était un organe malade et sujet au caprice 103 ».
Souhaitant accréditer l’idée que Delsarte possédait encore une voix, son élève nous relève
en fait son principal défaut : l’inégalité, la non-fiabilité. Or, dans un contexte professionnel,
avoir une voix, c’est précisément l’avoir tous les jours, à toute heure, et surtout chaque fois
qu’il s’agit de chanter ; produire un son correct ou tonitruant à l’occasion n’est certes pas
100
W. Batta, Revue artistique et littéraire, 1863, cité d’après Hervé David,
http://www.artlyriquefr.fr/personnages/Duprez%20Leon.html, lien consulté le 7 septembre 2014.
101
Voir les critères de sélection des aspirants à l’entrée au Conservatoire §3.2b.
102
François Delsarte, « Des sources de l’art », Conférences de l’association philotechnique, Paris : Masson, 1866,
p. 112.
103
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 28-29.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 351
posséder un instrument. Delsarte a chanté rarement, mais longtemps. Son succès fut
toujours lié à sa grande musicalité et sa science de l’effet, tournée vers le « vrai » 104. Il a par
ailleurs beaucoup déclamé en public, et sa tendance à rechercher plutôt le touchant et le
sublime que l’emphase – dont il n’avait, du reste, peut-être pas les moyens – rentrait
idéalement en résonance avec les convenances du chant en société. Son fils présente une
nature encore plus nettement accusée de chanteur de salon, ayant d’emblée les
caractéristiques de volume et de finesse d’interprétation correspondant à l’emploi, et rien
de ce qu’il eût fallu pour le dépasser :
« Pour Gustave, la carrière avait semblé s'ouvrir facile et souriante. Non qu'il pût
approcher de son père au point de vue dramatique ; il n'avait pas comme lui la
synthèse absolue des aptitudes ; et, quant au théâtre, sa taille ne l'eût pas favorisé.
Comme chanteur, la voix était faible ; mais quel charme et quelle manière de dire!
Si l'organe ne se prêtait pas à tous les rôles, s'il n'avait pas l'étendue de l'échelle
vocale qui permet d'aborder toute composition, le timbre sympathique, tendre,
pénétrant, satisfaisait à tout ce que la romance peut exprimer de plus exquis.
Lorsqu'on l'avait entendue, cette voix guidée par l'impulsion de la grande méthode,
on en gardait en soi la suavité et la mélancolie ; elle vous hantait, et vous laissait
comme une impatience de l'entendre encore. En tant que chanteur de concerts et
professeur, Gustave del Sarte eût pu se faire une haute position. 105 »
104
Le « vrai » et l’effet théâtral ne sont aucunement en contradiction à cette époque : « C’est donc en
pénétrant dans le fond de notre âme que nous saurons trouver ces tons vrais qui remuent les auditeurs, cette
sorte de langage, d’accent qui, par sa seule inflexion, indique les sentiments, la passion qui nous domine »
(Léon et Marie Escudier, Dictionnaire de musique, Paris : Bureau central de musique, 1844, p. 117).
105
Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 39.
106
Voir Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, les chansonnettes et les nocturnes, Paris : L’auteur,
1846, p. 31.
107
« On a généralement tort de gâter la simplicité de la Romance en y ajoutant des traits. Il y a cependant
quelques cas où le sens des paroles peut en comporter, principalement dans le genre bâtard de Romances
qu’on doit plus particulièrement nommer COUPLETS ou CHANSONNETTE. Le sujet en étant léger, vif, spirituel ou
gracieux, invite à varier quelques phrases des derniers couplets ; mais il est de rigueur de chanter toujours le
e
premier, tel que le compositeur l’a écrit. » (Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, Paris : L’Auteur, 2
édition, 1841, p. 144). Un bon exemple du genre est Gilbert Duprez, Le Lutin des bois, Paris : Chaix, 1849 (voir
Ernest Deschamps, « Album de chant et album de danse offerts aux abonnés de la Revue et Gazette
musicale. », La Revue et Gazette musicale de Paris, 6 janvier 1850, p.5).
352 DES GENRES ET DES EMPLOIS
trilles. Le cas des grandes voix échappe toutefois aux méthodes spécialisées dans le
répertoire de salon, parce qu’il est l’affaire non d’un enseignement professionnel spécifique
mais d’une pratique courante, dont les traditions s’observent dans le monde. On ne trouve
en la matière que des conseils absolument pragmatiques :
« L’art n’est pas de chanter fort, mais de nuancer son chant conformément à
l’expression des paroles. […] Ces chanteurs devront se défier de la vigueur de leur
organe et ne pas confondre les cris avec l’expression. Généralement on doit
mesurer la vibration de sa voix à l’étendue de la salle où l’on chante. 108 »
La « vibration », inclut notamment la richesse du timbre, une résonance plus large dans le
corps et la quête acoustique et technique du son qui porte et emplit la salle. La coloration et
les effets relevant d’une technique fine adaptée au salon, spécificités pourtant assez
évidente à la lecture des comptes rendus des prestations privées de Ponchard ou Nourrit, ne
sont pas mentionnées dans les sources que nous avons consultées. Considéraient-ils que ces
ressources intimistes fussent si personnelles à chaque appareil vocal qu’on ne pouvait en
systématiser les lois ? La cohérence de leur méthode allait-elle si loin qu’il ne soit pas
pertinent de traiter la romance à part, et à part entière ? La volonté de feindre, autant que
possible, l’aisance et le naturel du mode d’expression chanté, lorsque l’on se produisait en
société, impliquait-elle une réticence à le décrire savamment ?
Toutes les relations d’audition et recommandations esthétiques générales que nous
avons compilées permettent de se figurer avec précision le chant des amateurs, soit en
imaginant les défauts que les indications gravées et les remarques des traités entendent
corriger, soit en concluant des compliments ponctuels aux manquements habituels 109, soit
en déduisant de la lecture des lignes mélodiques imprimées les effets vocaux attendus.
Grâce aux expériences d’auditeurs et de chanteurs consignées dans la littérature du temps,
et à leur confrontation aux sources musicales (accompagnées de toutes les informations
propices à appréhender leur usage à l’époque), le « don de la musique et du chant » cher à
108
Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 18.
109
En racontant sa première audition d’un chanteur de salon professionnel, le personnage de Reybaud indique
en creux les défauts communs au grand nombre des amateurs : « Chaque note sortait avec une grande sûreté
d’intonation ; la voix était parfaitement posée » (Louis Reybaud, Jérôme Paturot à la recherche d’une position
e re
sociale, 3 édition revue et corrigée, Paris : Lévy, 1849 [1 édition Paulin, 1842], p. 189-192).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 353
Proust 110 a été décliné techniquement. Nous avons pu aussi préciser la manière dont la
romance s’insère dans le quotidien mondain et familial des salons.
Pour approfondir notre recherche concernant les voix lyriques éduquées, dont le champ
des possibles est nettement plus vaste, il faut réaliser l’archéophonie du répertoire de salon,
en distinguant si possible les morceaux selon la typologie vocale d’origine.
Figure 52 – Dessin de [François ou Frédéric] Bouchot, in Max d’Autrive, La Musique à domicile¸ Paris :
Colombier, c1841, d’après le cotage C.231. © Fonds More-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard
110
« Pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit, pour une famille qui a une âme, qu’il est
plus doux encore que cette âme puisse, le soir, s’incarner dans une voix, dans la voix claire et intarissable d’une
jeune fille ou d’un jeune homme qui a reçu le don de la musique et du chant. » (Marcel Proust, Les plaisirs et
les jours, Paris : Gallimard, 1924, p. 208).
354 DES GENRES ET DES EMPLOIS
a) Changement de contexte
Si dans le salon, seule la chansonnette (romance bouffe) s’arroge les prérogatives du jeu
scénique, les autres types de romances sont parfois chantées face au public… hors des
salons ! C’est d’abord le cas dans les concerts 111 :
111 e
« Pendant la première moitié du XIX siècle, les romances jouèrent un rôle important dans la vie musicale
privée, semi-publique et publique en Europe. On avait même coutume d’insérer des romances dans les
concerts symphoniques, bien souvent, elles représentèrent le point culminant d’un concert. » (Rainer Gstrein,
Die vokale Romanze in der Zeit von 1750 bis 1850, Innsbruck : Helbling, 1989, p. 121). Voir aussi Étienne Jardin,
« Les albums de romances dans les concerts caennais de la monarchie de juillet », Quatre siècles d'édition
musicale. Mélanges offerts à Jean Gribenski, Bruxelles : Peter Lang, 2014, p. 241-250.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 355
Puget, À la grâce de Dieu. Ponchard l’a chantée comme d’habitude, à faire venir les
larmes aux yeux ; il a fort bien détaillé aussi le duo de Leicester avec Mlle Jansens,
son élève, […] cantatrice distinguée, sinon pour la scène, au moins pour le salon. […]
L’air du Mauvais œil, de l’opéra de Mlle Loïsa Puget […], si varié et si gracieux,
produit toujours, au salon comme au théâtre de l’Opéra-Comique, le plus brillant
effet. 112 »
La comparaison avec le décor fastueux du Théâtre-Italien nous fait penser aux dépenses
importantes faites par Offenbach en 1855 pour donner un cachet de luxe aux deux salles
successives des Bouffes-Parisiens, de manière à y attirer le même public : la noblesse
élégante 113. Notons que le programme du concert est composite, mêlant répertoire
scénique et répertoire de salon. Car, à l’inverse, et depuis bien plus longtemps, la musique
d’opéra se chante dans les salons. L’édition des ouvrages en réduction piano-chant
s’accompagne donc couramment de transpositions et de simplifications, qui génèrent
parfois des versions très différentes, en particulier lorsqu’il faut tirer de scènes avec chœur
des morceaux solistes d’un bout à l’autre. Ces transformations imposent souvent des
coupures et parfois des rajouts : dans les morceaux séparés du Guitarrero d’Halévy 114 gravés
en piano-chant, par exemple, le second air de Zarah 115 est gratifié d’un passage en Ut
majeur entièrement absent de la partition d’orchestre imprimée et représentée sur les
théâtres de province 116. La diversité des genres musicaux, dans les concerts comme dans les
salons, est un des moyens de pallier l’inégalité des chanteurs en présence, puisqu’en laissant
à chacun son genre de prédilection, on évite la concurrence :
« Je vais tous les jeudis chez Cazaux. […] Hier, il y avait Montaubry, le frère du
chanteur de l’Opéra-Comique. […] Il a une voix de ténor bien timbrée et on a
chanté, comme toujours, le trio de Guillaume Tell. Puis le duo. Ensuite, le premier
ténor de Lyon, un nommé Labat, qui a une voix splendide, a chanté avec Cazaux, le
duo du Châlet. La sœur de Madame Cazaux nous a dit quelques romances d’une
façon ravissante, entre autre une de Clapisson intitulée Le Rêve d’un enfant et qui
112
Hermance Lesguillon, « Passy, Ranelagh. Concert de Mademoiselle Loïsa Puget », Le Follet, 23 juillet 1837,
p. 30-31.
113
Voir Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris : Gallimard, 2000, p. (138, 142 et) 160-162.
114
Le Guitarrero, opéra-comique en 3 actes de Fromental Halévy, sur un livret d’Eugène Scribe crée à l’Opéra-
Comique le 21 janvier 1841.
115 o
Fromental Halévy, Le Guitarrero, n 7 Air chanté par Mme Capdeville, Paris : Schlesinger, 1841, cotage
M.S.3254.7, p. 2-3, « Funeste pensée, fatal souvenir… ».
116
Voir la partition (Fromental Halévy, Le Guitarrero, Paris : Schlesinger, 1841, cotage M.S.3252) avec coupures
et annotations utilisé pour les représentations de Lorient en 1842 (F-Pim, Res. F 7.110) et le matériel utilisé
pour la création rouennaise en 1841 (F-R, Fonds du Théâtre des Arts, cote Théâtre 247).
356 DES GENRES ET DES EMPLOIS
est un vrai bijou. Cette femme chante cela avec tant d’âme et de passion qu’elle en
fait venir les larmes aux yeux et qu’elle en pleure elle-même. 117 »
On remarquera que la sœur de la maîtresse de maison a « dit » ses romances, tandis qu’au
concert de Loïsa Puget, Ponchard avait « chanté » la sienne. Il est peut-être un peu forcé de
souligner ainsi la nuance lexicale, mais le déplacement de la mélodie hors de son cadre
nécessite pourtant une communication différente :
« Le chanteur de salon doit renoncer aux moyens scéniques ; et, pour le dire en
passant, il est mal séant d’y suppléer par ce petit tortillement des épaules et du
torse qui est censé exprimer la violence contenue de la passion. Ce mouvement,
inventé par un chanteur à la mode [?], et tombé dans le domaine public, nous
semble une fort triste parodie du sentiment. Le vice de tous ces effets de
convention est de manquer de vérité et de faire grimacer l’expression qui […] n’est
pas à sa place dans un concert. 118 »
Cette remarque agacée du pédagogue Stéphen de La Madelaine nous révèle l’habitude déjà
prise, dans l’exécution des morceaux de salon en concert, d’y ajouter un surcroît de
mouvement du corps pour trouver une sorte d’équilibre entre la présence d’un public
nombreux et une musique résolument intimiste – quoique parfois bouillonnante
intérieurement. Les raisons à l’origine de tels comportements et de tels évènements sont
largement publicitaires, à l’image des jeux de physionomie spectaculaires 119 et des concerts
organisés par les instrumentistes virtuoses pour obtenir des invitations à se produire et
vendre les partitions qu’ils composent 120. Les entractes au théâtre, dansés ou non, sont
également une tribune pour faire connaître de la musique nouvelle ou consacrer un succès
de salon en l’orchestrant 121.
117
Emmanuel Chabrier à Charles Lenthéric, Paris, juillet 1860, in Roger Delage et Frans Durif éd.,
Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 8.
118
Stéphen de La Madelaine, « Prononciation, Accentuation, Expression », Physiologie du chant, Paris :
Desloges, 1840, p. 145-147.
119
Voir Bruno Moysan, Liszt, virtuose subversif, Lyon : Symétrie, 2009, p. 164.
120
Voir Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris : Gallimard, 2010, p. 45, 57, 61 et 71, notamment.
121
Le Moine de Meyerbeer fut entendu avec accompagnement d’orchestre à Vienne lors d’un entracte à
l’opéra (voir « Nouvelles », Revue et Gazette musicale de Paris, 15 mai 1836, p. 167).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 357
Le marché de la romance
Il s’agit ici de parler de la romance comme objet commercial et des romanciers comme
gens de carrière ; même si cette carrière prend tous les aspects d’un dilettantisme, elle est
accompagnée par les éditeurs de très près. Prenons pour exemple Henrion (1817-1901) 122,
auteur-compositeur encensé dans le Figaro comme étant « un artiste de premier ordre, un
musicien de haute valeur, dont les romances de salon sont célèbres. 123 » Ce panégyrique est
d’autant plus crédible que Gounod le confirme dans sa correspondance privée 124. Son cas
est particulièrement intéressant puisqu’à trente ans à peine, Henrion fut à l’origine du
procès qui fit reconnaître des droits d’auteurs pour la musique jouée en dehors des théâtres,
à l’issue de quoi il co-fonda la Société des Auteurs et Éditeurs de Musique en 1850. Avec lui,
et quelques autres auteurs de sa génération 125, la romance entre dans une sorte d’« ère
industrielle » qui bouscule les pratiques antérieures :
« [Force est de saluer le travail de l’éditeur qui,] pendant environ vingt-cinq ans, a
publié l’album de chant de M. Paul Henrion, qui obtenait tant de succès chaque
année et dont la vente était assurée d’avance. M. Colombier a ainsi livré au public
plus de trois cents mélodies, romances, chansons ou chansonnettes de cet artiste, si
fécond en son genre. 126 »
Un album était auparavant soit une reliure factice, découlant du choix d’un particulier parmi
des romances vendues séparément, soit un florilège, comme celui offert par l’éditeur du
122
Arthur Pougin donne le 20 juillet 1819 comme date de naissance (voir « Nécrologie / Paul Henrion », Le
Ménestrel, 27 octobre 1901, p. 344), tandis que la notice de Christian Goubault évoque le 23 juin 1817 (voir
e
« Henrion, Alexandre Ferdinand, dit Paul », Joël-Marie Fauquet dir. Dictionnaire de la musique en France au XIX
siècle, Paris : Fayard, 2003, p. 587). L’acte de décès, survenu vers 15h le 24 octobre 1901 (voir registre d’état
e o
civil du 9 arrondissement, inscription n 1408), indique qu’Henrion avait alors 84 ans et donne donc raison à
Goubault.
123
Maxime Boucheron, « Petits tableaux parisiens – le monde où l’on chante », Le Figaro, 17 septembre 1882,
p. 1. Le journaliste donne Henrion pour chevalier de la Légion d’honneur, alors que seule sa qualité d’Officier
e
d’instruction publique est mentionnée sur son acte de décès (8, place d’Anvers, Paris 9 ), et qu’aucun dossier
de légionnaire n’est conservé.
124
« Nadaud, le chansonnier, a dit cinq ou six de ses chansons qui ont extrêmement touché ou diverti
l’auditoire. Je crois vous avoir souvent parlé de ce Nadaud que je considère comme un véritable génie dans ce
genre : c'est une perfection que ses chansons tant sous le rapport des vers que sous celui de la musique dont le
caractère est merveilleusement approprié aux sujets » (Gounod à Pauline Viardot, 10 février 1852, lettre citée
d’après sa transcription par Jean Mongrédien, F-Pmhb, Rmb 520 (16)).
125
Voir Revue et Gazette musicale de Paris, 24 décembre 1848, p. 397. La romance est ici décrite sous les traits
d’une république démocratique avec mandat présidentiel de 4 ans pour le compositeur le plus en vue, afin de
souligner le côté éphémère de ces morceaux et l’importance des effets de modes.
126
Arthur Pougin, « Colombier », Biographie universelle des musiciens / supplément et complément, Paris :
Firmin-Didot, 1878, t. 1, p. 192-193.
358 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Ménestrel à ses abonnés. Ce type d’album n’est pas décrit par Larousse 127 ni Littré 128
. Il
donnait lieu à des auditions privées 129. Ce dont il est question ici est tout différent : il s’agit
d’une dizaine de pièces inédites toutes de la plume du même compositeur, proposées à la
suite. On en publie le plus souvent un par an, au moment du Nouvel An ; en 1841, le critique
du Ménestrel n’en recensait pas moins de quatorze 130. La pratique de donner en audition
publique un tel album annuel semble être apparue en 1846 avec successivement ceux de
Clapisson, Arago et Henrion, le premier dans un salon particulier, les deux autres salle
Herz 131. Il y avait dans les trois cas des compléments de programme instrumentaux et
vocaux pour parer à la monotonie que pouvait représenter un tel concert monographique au
goût des auditeurs de l’époque. Il existe aussi un malaise lié à la configuration du lieu :
« Hier soir, au Grand-Théâtre, Mmes Cabel et Lacombe, ainsi que MM. Fromant et
Vial, se sont faits les interprètes de la plupart des mélodies, romances et
chansonnettes composant l’Album de 1853 de M. Étienne Arnaud, qui, de passage à
Lyon, était aussi leur accompagnateur au piano.
Bien que la romance, chantée ainsi dans une vaste salle de spectacle, perdre une
notable partie de son mérite, le public amateur de ce genre léger a pu apprécier
cependant les idées mélodiques gracieuses qui distinguent la plupart de ces
compositions. Mais tous ces sujets, nous le répétons, gagnent cent pour cent à être
dits dans une soirée intime, en quelque sorte, alors que les auditeurs ne sont point
exposés à perdre un seul mot de ces petites poésies lyriques, et alors qu’ils sont,
pour ainsi dire, en contact avec les interprètes, comme cela avait lieu, avant-hier,
dans le salon de la maison Molter-Frévot. 132 »
Ce type de lancement spectaculaire, aux frontières d’un genre par essence intimiste et du
domaine de la sphère privée, correspond aussi à une intense réclame dans les journaux 133.
La construction de l’image de quelques-uns des artistes phares de la période est tout à fait
repérable dans la presse, à commencer par celle du chansonnier Gustave Nadaud (1820-
1893) :
127 e
« Album », Pierre Larousse, Grand dictionnaire universelle du XIX siècle, tome 1, Paris : Administration du
GDU, 1866, p. 177. Pas de nouvelle version de l’article dans les suppléments de 1877 et 1878.
128
« Album », Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, tome 1, Paris : Hachette, 1873, p. 102. Pas
d’ajout notable dans le supplément de 1886.
129 er
Voir le véritable « fait-paris » qui vente la nouvelle parution dans Le Ménestrel, 1 décembre 1844, p. 2.
130
Voir « Albums de 1841 », Le Ménestrel, 13 décembre 1840, p. 2-3. On a pris soin de ne pas comptabiliser les
albums ne contenant que de la musique de piano.
131
Voir « Causeries musicales », Le Ménestrel, 4 janvier 1846, p. 2.
132
P. Sain-D’Arod, Courrier de Lyon, cité par Jules Lovy, « Nouvelles diverses », Le Ménestrel, 16 janvier 1853.
133
Voir l’annonce-affiche dans Le Ménestrel du 15 décembre 1844, p. 3.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 359
LE FAISEUR DE ROMANCES.
Monsieur, je vous apporte un manuscrit qui a obtenu le suffrage de nos premiers
compositeurs. […] un morceau qui produit un effet… écrasant dans tous les salons !
... puis c’est dédié à Duprez.
L’EDITEUR.
Eh, mon Dieu ! qu’est-ce qui n’est pas dédié à Duprez !
LE FAISEUR DE ROMANCES.
Duprez la chantera, Monsieur ! Il me l’a promis… 136
La dédicace est généralement l’objet d’une autorisation par lettre. Lorsqu’elle est adressée à
un artiste et non à un protecteur, la formule « dédié à » est souvent muée en « chanté par ».
À moins d’une relation personnelle entre le compositeur et le dédicataire, c’est l’éditeur qui
prend en charge la négociation et qui paye l’artiste pour qu’il interprète la romance en
question. C’est le fonctionnement de l’Album du Ménestrel, comme le prouve une lettre de
Gustave Roger :
134
Virginie Ancelot, « Un salon sous l’Empire de napoléon III », Un salon de Paris, Paris : Dentu, 1866, p. 308.
135
Voir les biographies succinctes proposées sur le site de l’exposition virtuelle Les Albums de Paul Henrion,
(http://www.royaumont-bibliotheque-francois-lang.fr/opacwebaloes/images/paragraphes/expo-
henrion/accueil.html, lien consulté le 12 mars 2014).
136
« L’éditeur et le faiseur de romances », Le Ménestrel, 3 mars 1839, n.p..
360 DES GENRES ET DES EMPLOIS
La romance « à voix »
137
Gustave Roger à Jacques-Léopold Heugel, Paris, 24 mars 1844, BnF, ASP, Fds Rondel, cote 4°- MRO-241 (2).
Roger avait lancé de la même manière Rends-moi mon âme d’Offenbach en 1843 (voir Jean-Claude Yon,
Jacques Offenbach, Paris : Gallimard, 2010, p. 58-59).
138
« Jamais Roger n’avait dit sa production favorite avec tant d’âme et de verve. Le Serment devant Dieu
devient désormais un triomphe certain pour cet excellent chanteur. » (Le Ménestrel, 10 mars 1844, p. 2).
139
Les bureaux de l’éditeur Heugel rue Vivienne comportaient alors dans l’arrière-boutique des salles de travail
et d’audition avec piano. Voir la présentation de Christine Nilsson à Ambroise Thomas relatée par Tréfeu dans
sa nécrologie de Léopold Heugel (« Bloc-Notes Parisien », Le Gaulois, 13 novembre 1883, p. 1).
140
Voir « Mon cher Heugel, lui disait un jour un compositeur dont il avait merveilleusement lancé le succès,
vous êtes incomparable. Vous ciselez les réputations. – Non, je sais seulement les emballer de façon à ce
qu’elles ne se cassent pas en route » (Le Monde illustré, 18 novembre 1883, cité dans Danièle Pistone, Heugel
et ses musiciens, Paris : PUF, 1984, p. 16).
141
Voir les modalités de vente en morceaux détachés dans Olivier Bara, Le Théâtre de l’Opéra-Comique sous la
Restauration. Enquête autour d’un genre moyen, Zürich : Olms, 2001, p. 447.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 361
en déduire que la pratique n’existait pas dans les salons. Édouard Rodrigues n’a-t-il pas fait
réaliser un matériel d’orchestre du grand air d’Eléazar dans La Juive d’Halévy transposé à la
quarte inférieure, en vue de l’interpréter avec sa voix de baryton 142 ? N’ayant pas
d’obligation de chanter telle ou telle romance même si elle est à la mode, et plutôt sommé
d’afficher une personnalité musicale originale, l’artiste est complètement libre d’être mis en
valeur par le morceau qu’il se fait tailler sur mesure. Charles Delprat insiste sur l’opportunité
rare que cela représente pour un chanteur professionnel, habitué à devoir affronter les
comparaisons avec ses collègues et devanciers dans les airs célèbres en concert ou sur
scène :
« Au théâtre, je le sais, les artistes n’ont pas la liberté du choix ; ils doivent accepter
tout ce qui se présente dans les rôles de leur emploi, aussi les voit-on souvent plus
ou moins faibles dans telle ou telle partie d’un ouvrage, et il n’y a que les talents
exceptionnels qui se maintiennent toujours à la même hauteur.
Les amateurs hommes et femmes, qui chantent pour l’agrément des salons et pour
le leur, se trouvent dans une position plus indépendante. Ils ont le choix des
morceaux dont le genre, le style et la forme peuvent assurer leur succès dans le
monde : c’est à eux à le comprendre. 143 »
L’espace de liberté dont parle Delprat correspond notamment à la tessiture, la longueur des
phrases, les effets de douceur, de force ou de couleur. Dans le cas des levers de rideau, on
gravait parfois une partie avec deux tessitures possibles 144, de manière à pouvoir jouer
l’ouvrage avec plusieurs distributions des artistes de la troupe ; cela permettait de maintenir
le spectacle à l’affiche plutôt que d’annuler la représentation en cas de maladie, par
exemple. En effet, beaucoup d’ouvrages lyriques nécessitent absolument le concours d’une
voix spécifique, sinon rare, dans un des rôles les plus longs, et il n’est pas facile de remplacer
un artiste faisant défaut par un autre – surtout en province, où il n’est généralement
possible d’embaucher qu’un seul chanteur par emploi dans la troupe. L’habitude de jouer le
répertoire courant, représenté mois après mois et années après années devant le même
auditoire impose à tous de se plier plus ou moins aux habitudes d’interprétation, et de
142 o
« Rachel, quand du Seigneur », en ut mineur, F-ASOlang, Rodrigues n 22, p. 47. Un matériel manuscrit
d’extraits de l’Orphée de Gluck portant la mention d’appartenance « Édouard Rodrigues » est conservé dans
l’ancien fonds de la Bibliothèque du Conservatoire (Pc, L. 18078), correspondant au piano-chant de 1841 (F-
o
ASOlang, Recueil Rodrigues n 5, p. 152-181).
143
Charles Delprat, « Du style dans le chant », L'Art du chant et l'école actuelle, Paris : Librairie internationale,
1870, p. 150.
144
Voir le rôle du Baron dans Ernest Boulanger, Les Sabots de la marquise, Paris : Grus, 1854.
362 DES GENRES ET DES EMPLOIS
réussir peu ou prou les mêmes exploits vocaux que ses devanciers, sous peine de démériter
aux oreilles du public (voir § 3.2a). Dans les salons, la situation est tout autre ; ainsi Duprez
écrit-il pour ses collègues des romances correspondant musicalement à la vocalité de leurs
plus grands succès passés et actuels, à l’exclusion des passages d’autres rôles de leur emploi
qui pourraient les mettre en difficulté. Parmi les mélodies dont il est certain qu’elles furent
écrites pour voix de ténor, celles dont le créateur ou le dédicataire est identifié présentent le
plus d’intérêt pour notre étude. En effet, la typologie des interprètes influe
considérablement sur la composition de Duprez.
Son fils Léon Duprez devait adopter une union des registres à l’ancienne, qui permet le
crescendo dans La Promenade (voir Figure 53), avec un son porté sur l’octave liée des si
bémols 145.
Figure 53 – G. Duprez, La Promenade, rêverie pour ténor, à mon fils Léon Duprez, Paris : Escudier, 1864, p. 3
Dans le rôle du prince de Navarre [alias Ferrando] des Peines d’amour [alias Così fan tutte]
de Mozart, montées au Théâtre-Lyrique en 1863, Léon Duprez a certainement dû chanter
pour son début 146 les variantes proposées dans l’édition Choudens, avec le contre-ré et les
deux contre-ut dièzes 147 (voir Figure 54).
145 e
Pour une approche générale des sons portés dans la première moitié du XIX siècle à partir de la
comparaison des traités de Garcia fils et Vaccai, voir John Potter, « The Rise and Fall of Portamento in Singing »,
o
Music and Letters, vol. 87, n 4, 2006, p. 530.
146
« M. Léon Duprez est un exemple frappant de la puissance du talent, puisque avec une voix parfois négative
il a su obtenir un beau et légitime succès. L’air Un aura amorosa lui a été redemandé avec acclamation et
DANS L’INTIMITE DES SALONS 363
Le motif rappelle d’ailleurs celui du duo conservé grâce à l’insistance de Ponchard 148, autre
ténor léger, dans La Dame Blanche de Boieldieu (voir Figure 55).
Rappelons que Duprez père connaissait bien cette vocalité pour avoir lui-même chanté le
rôle de Georges Brown dans sa jeunesse. Il avait également remporté un certain succès en
incarnant Don Ottavio dans le Don Juan de Mozart 149. La tradition d’interprétation de l’air
« Il mio tesoro », chanté par Ponchard pour son 1er prix au Conservatoire en 1810 150, restait
très liée au bel canto de la fin du XVIIIe siècle, à une époque où Rubini en faisait notoirement
un feu d’artifice d’ornementation à l’aigu 151. Cette persistance du style ancien est assez
forte pour conditionner les attentes du public vis-à-vis des collègues de Léon Duprez 152.
c’était justice. On ne phrase pas avec plus de goût, on ne ménage pas mieux ses effets » (Paul Bernard, « Le
Cosi fan tute de Mozart au Théâtre-Lyrique », Le Ménestrel, 5 avril 1863, p. 140).
147
Voir Mozart, Les Peines d’amour, Paris : Choudens, 1863, p. 97-98.
148
Voir Adolphe Adam, Derniers souvenirs d’un musicien, Paris : Lévy, 1859, p. 290. On trouve le même duo un
ton en dessous, en sol, dans des éditions plus anciennes comme Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, Paris : Vve
Launer, c1842 daté d’après le cotage [3286], p. 198.
149
Voir Jules Lovy, « Métamorphose vocale », Le Ménestrel, 22 août 1841, p. 1, et Hector Berlioz, Feuilleton du
Journal des Débats, 19 avril 1837.
150
Voir Amédée Méréaux, « Ponchard (suite et fin) », Le Ménestrel, 28 janvier 1866, p. 65.
151
Voir Reynaldo Hahn, « Propos sur le chant », L’oreille au guet, Paris : Gallimard, 1937, p. 270-271.
152
« M. Edmond Cabel, le débutant, possède une voix de ténor assez franche, assez homogène, mais chez lui
l’art du chant, le style et le goût, ne sont point à la hauteur de la musique de Mozart. » (Jules Lovy, « Semaine
théâtrale », Le Ménestrel, 23 novembre 1862, p. 411).
364 DES GENRES ET DES EMPLOIS
La même année, Amour constant semble également attendre de son dédicataire Léon
Achard un aigu « passé » 153 en le présentant tout à fait à découvert, peut-être rubato (voir
Figure 56).
Figure 56 – G. Duprez, Amour constant, ballade pour ténor, à mon ami L. Achard, Paris : Escudier, 1864, p. 2
On rapprochera cette romance du rôle d’Alvar dans La Fiancée du Roi de Garbe, un opéra-
comique d’Auber créé la même année, où malgré de nombreux la en force 154,
caractéristiques de l’emploi de Montaubry qu’il vient de reprendre (voir §3.3b), Achard
réussit toujours ses effets de douceur et de virtuosité rossinienne 155 (voir Figure 57).
Figure 57 – D.F.E. Auber, La Fiancée du Roi de Garbe, Paris : Chaillot, 1864, p. 259
Léon Achard avait débuté à L’Opéra-Comique avec le rôle de Georges Brown de La Dame
Blanche en 1862, puis se l’était vu confier à nouveau la même année pour la millième
153
« Passé » signifie dans ce contexte « passé en voix de tête », c’est-à-dire de l’autre côté du grand passage
entre les mécanismes 1 et 2. Voir supra § 3.3a.
154
Voir D.F.E. Auber, La Fiancée du Roi de Garbe, Paris : Chaillot, 1864, p. 264-265. Déjà vingt ans plus tôt,
Achard chantait des romances témoignant d’une typologie de fort ténor. Voir en particulier Masini, Mère et fils,
re
Paris : Colombier, [1842], dont la ligne vocale évolue entre mi 1 ligne et fa dièze avec une foule d’indications
(« energico », « marcato », « con anima », « con forza », « con accento », « con molta espressione »…) typiques
d’une voix puissante et vibrante.
155
« Achard se sert de sa jolie voix en charmant chanteur, et défie de son mieux le diapason élevé de certains
morceaux » (Paul Bernard, « Théâtre Impérial de l’Opéra-Comique – Première représentation de la Fiancée du
Roi de Garbe », Le Ménestrel, 17 janvier 1864, p. 52.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 365
représentation de l’ouvrage 156. Il tenait donc bien l’emploi des ténors légers. Notons au
passage les voyelles fermées antérieures placées à dessein sur la première note à chanter en
voix de tête dans « azur », « zéphire », « où » et « purs », spécificité de l’écriture pour cette
typologie dans cette tessiture et pour ce mécanisme vocal (voir § 3.1b).
Les compositions de Duprez ne sont pas toutes dans ce caractère de romance douce.
L’écriture est toute différente pour Alexis Dupont, ténor d’opéra qui avait créé Alphonse
dans La Muette de Portici d’Auber. Dans ce rôle vaillant, le chanteur doit passer au-dessus du
chœur sur des sol, sans même l’appui des contretemps, dès la première scène 157. Une nuit
de Messine présente un accompagnement fourni des aigus, qui sont véritablement « en
force » (voir Figure 58).
Figure 58 – Gilbert Duprez, Une nuit à Messine ou la pêche aux flambeaux, cantilène pour voix de ténor, à
mon camarade et ami Alexis Dupont, Paris : Bernard-Latte, 1843, p. 2
Nous pouvons déjà relativiser le principe énoncé par Romagnesi (1781-1850), interprète
et compositeur de romances fameux, lorsqu’il insiste sur « l’extrême différence qui existe
entre le chant tel que l’exige l’art dramatique et celui qui convient aux salons 158 ». Ce qui
était davantage valable pour la première partie du siècle devient progressivement caduc, en
raison de bouleversements non seulement dans l’esthétique du chant (voir § 3.1a) mais
aussi dans l’économie de la romance. La palette de vocalités illustrées ci-dessus nous donne
au passage un aperçu de la grande connaissance que Duprez avait des voix : loin de chercher
à les contraindre vers des méthodes nouvelles, il savait respecter et mettre en valeur les
aptitudes de chacun.
156
Voir Gustave Héquet, « A. Boieldieu », Le Ménestrel, 21 février 1864, p. 89.
157
Voir D.F.E. Auber, La Muette de Portici, Paris : Troupenas, c1828, p. 14.
158
Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 1.
366 DES GENRES ET DES EMPLOIS
b) Romance ou mélodie ?
159
Voir Marie-Claire Beltrando-Patier, « Fauré », Brigitte François-Sappey et Gilles Cantagrel dir., Guide de la
mélodie et du lied, Paris : Fayard, 1994, p. 213.
160
Voir Clotilde Verwaede, Du Roman pastoral au roman noir : mise en musique et exécution des romances
françaises (1780-1820), communication orale, séance séminaire de l’AIEM 18-19 le 12 mai 2012 au Centre
Clignancourt de l’Université Paris-Sorbonne.
161
Voir aussi Emmanuel Reibel, Comment la musique est devenue romantique, Paris : Fayard, 2013, p. 107-126.
162 e
Voir Florence Launay, Les Compositrices en France au XIX siècle, Paris : Fayard, 2006, p. 177.
163
Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Paris : NRF, 1919, p. 267.
164
Voir Antoine Reicha, L’Art du compositeur dramatique, Paris : Farrenc, 1833, p. 101.
165
Voir Emmanuel Reibel, Comment la musique est devenue romantique, Paris : Fayard, 2013, p. 127-164.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 367
Bilan historiographique
e
La tradition musicographique héritée de la fin du XIX siècle 168, et perpétuée jusqu’à nos
jours 169, voudrait que l’on trouve avec Gounod une rupture fondamentale. Il est vrai que,
dès les années 1840, celui-ci méprisait certaines veines de romances très en vogue 170, et
que certains critiques influents proposaient déjà d’établir un clivage qualitatif en faveur du
terme « mélodie » 171 ; mais le plus sûr résultat de leur hostilité a été de favoriser le
développement de ce nouveau vocable pour désigner une production commerciale
presqu’aussi diversifiée qu’auparavant. Progressivement, « romance » est devenu
absolument péjoratif ; cependant il nous semble difficile de parler d’une acception unanime
avant la fin du siècle, c’est-à-dire avant la réelle désaffection du genre ancien et le plein
essor de la véritable mélodie. Ainsi, nous lisons dans La Grande Encyclopédie en 1900 :
166 e
Voir Joël-Marie Fauquet, Imager la musique au XIX siècle, Paris : Klincksieck, 2013, p. 58.
167
Voir Marie-Claire Beltrando-Patier, « La Mélodie, problèmes de terminologie et de désignation titre, sous-
o
titre, support comme signes d’inscription dans le genre », Journal de l’AFPC, n 3, 1996, p. 8 et seq., in
Mélodiquement vôtre, Paris : Université Paris-Sorbonne, 1999, p. 40-42.
168
Voir Paul Rougnon, « La mode », Le Ménestrel, 17 septembre 1920, p. 358.
169
Voir Gérard Condé, Gounod, Paris : Fayard, 2009, p. 628-630, et « Gounod », Brigitte François-Sappey et
Gilles Cantagrel dir., Guide de la mélodie et du lied, Paris : Fayard, 1994, p. 252-253 ; Eugène de Montalembert
et Claude Abromont, « mélodie » et « romance », Guide des genres de la musique occidentale, Paris : Fayard,
2010, p. 593 et 1046 ; Leslie Orrey et Roger Nichols, « mélodie », Alison Latham dir., The Oxford Companion to
Music, Oxford University Press [http://www.oxfordmusiconline.com/subscriber/article/opr/t114/e4343, accès
le 25 décembre 2014].
170
« La romance Puget, L’album musical, enfin, a atteint son plus haut point d’influence abrutissante » (Charles
Gounod à Besozzi, Rome, 25 février 1842, cité d’après Gérard Condé, Gounod, Paris : Fayard, 2009, p. 627).
171
« La mélodie est en général plus distinguée, plus longue et mieux sentie. Les cadences sont moins
uniformes ; les modulations plus fréquentes ; les accompagnements, sans cesser d’être simples comme il
convient au genre, sont plus variés et plus nourris » (Paul Scudo, Critiques et littérature musicales, Paris :
Amyot, 1850, p. 342).
368 DES GENRES ET DES EMPLOIS
« Aujourd’hui, le mot [romance] est moins employé et son sens n’est plus tout à fait
le même. […] En un mot, pour les compositeurs modernes, le mot se prend plutôt
en mauvaise part ; il sert à désigner une de ces composition fades et sans couleur,
de conception et d’écriture un peu banales, sans nulle recherche d’originalité ou
d’élégance. 172 »
Nous ne sommes guère plus avancés quant à connaître l’autre sens du terme « romance »,
celui qu’il avait lorsqu’il était encore souvent employé. En revanche, il paraît plausible que la
définition de la Grande Encyclopédie n’y corresponde pas du tout, car la nuance qu’elle
décrit était bien mieux exprimée vers 1840 par un autre lexique :
Quels que soient les mots usités pour opérer ces distinctions, auxquelles les artistes
professionnels sont particulièrement sensibles, la qualité plus ou moins élevée d’une
composition ne change pas essentiellement la manière d’aborder son interprétation. Le
terme « mélodie » devient une alternative élégante à « romance » bien avant que les
chanteurs ne perdent l’habitude de s’approprier les morceaux, avec la part d’improvisation
et de mise en situation que nous avons décrite plus haut. En 1846, les termes sont
suffisamment équivalents pour que Romagnesi commence son traité, intitulé L’Art de
chanter les romances, les chansonnettes et les nocturnes par ces mots : « Pour être en état
de chanter une mélodie… 174 ». Un flou similaire semble d’ailleurs exister en Allemagne à la
même époque 175. Et lorsque l’usage évolue, ce n’est pas forcément le signe d’une
transformation réelle : nous avons déjà cité Garaudé, affirmant en 1841 que « ce qu’il y a de
172
« Romance », La Grande encyclopédie, Paris : Lamirault, tome 28, 1900, p. 840.
173
Auguste-Louis Blondeau, « Notes du traducteur », Nouvelle méthode de chant par Marcello Perino, traduite
de l’italien avec des notes, Paris : Ebrard, 1839, p. 200.
174
Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 7.
175
Voir Brigitte François-Sappey, « Romanzen und Balladen », Robert Schumann, Paris : Fayard, 2000, p. 647-
648.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 369
plus neuf aujourd’hui dans la ROMANCE, c’est qu’on l’a débaptisée pour la nommer
176
MELODIE », comme si l’on assistait à un simple effet de mode. Même du point de vue
littéraire, le mot « mélodie » n’est pas toujours synonyme de qualité supérieure, puisqu’un
des paroliers parmi les plus actifs du milieu du siècle, Hippolyte Guérin (1797-1861), écrit
dans la préface de l’édition en volume de ses textes :
« De toutes les formes appliquées à la poésie, le petit poème lyrique, appelé ici
Mélodies, est incontestablement la moins ambitieuse, tant pour la portée littéraire
que pour les prétentions au succès. 177 »
176 e
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, Paris : L’Auteur, 2 édition, 1841, p. 143.
177
Hippolyte Guérin de Litteau, Mélodies, Paris : Fontaine, 1856, n.p..
178
« Romance », La Grande encyclopédie, Paris : Lamirault, tome 28, 1900, p. 840.
370 DES GENRES ET DES EMPLOIS
mineur qui est parfois perçu avant tout comme un moyen de subsistance. La
correspondance de Chabrier est un bon point de départ pour constater l’état d’esprit ayant
cours dans la pratique musicale en 1891 :
En considérant les écrits de Berlioz, Bizet, Lalo, Gounod, Chausson et Delibes, la musicologue
Isabelle Bretaudeau peut ainsi conclure que « la frontière ne s’établit pas encore
définitivement entre romance et mélodie. 180 » C’est peut-être, selon elle, parce que « la
romance ou la mélodie [ne sont pour eux] qu’un terrain d’expérimentation connexe de leur
production lyrique ou vocale 181 ». C’est en effet le lieu de cultiver des motifs, qui ne feront
que passer dans un opéra, tandis qu’ils fourniront une matière suffisante pour alimenter
plusieurs minutes de romance ; ils hanteront d’autant plus facilement les esprits que l’on
pourra les entendre répétés dans les salons, ce qui peut aider le style du compositeur à
devenir familier du public. En ce cas, la romance remplacerait un peu le quadrille tiré des
opéras à numéros et la fantaisie pot-pourri, en tant que vecteur de popularité pour la
musique lyrique – mais cette fois en amont, et potentiellement pour de la musique
symphonique ou instrumentale. Chabrier témoigne de la fonction de « réceptacle de
l’inspiration » que revêt la romance dans son quotidien :
« Dans la romance, dans le morceau court, il faut chanter avant tout. Maintenant
qu’on en arrive à ne plus foutre de mélodies carrées dans les opéras, il faudra bien
pourtant en mettre quelque part ! On lâchera ça dans les romances. 182 »
179
Emmanuel Chabrier à Mme Édouard Colonne, Paris, 12 janvier 1891, in Roger Delage et Frans Durif éd.,
Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 852.
180
Isabelle Bretaudeau, Les mélodies de Chausson, Paris : Actes Sud, 1999, p. 29.
181
Isabelle Bretaudeau, Les mélodies de Chausson, Paris : Actes Sud, 1999, p. 28.
182 er
Emmanuel Chabrier à Wilhelm Enoch, La Membrolle, 1 juin 1885, in Roger Delage et Frans Durif éd.,
Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 276.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 371
les mélodies autour d’un quelconque axe téléologique, condition première d’un récit
historique ordonné traditionnel.
Les partisans d’une démarche analytique donnent à la question un éclairage très
différent, en nous orientant plutôt, pour l’émergence d’un genre véritablement nouveau,
vers un tuilage romance/mélodie porté par la génération de Gabriel Fauré (1845-1924) et de
Camille Saint-Saëns (1835-1921). Si l’opposition entre Le Papillon et la fleur et La Chanson
d’Ève est clairement fonctionnelle 183, il est plus délicat de caractériser Le Pas d’armes du roi
Jean (composé en 1852) 184. Ce n’est certainement pas une romance, mais il contient une
section strophique, présente à la fois au début et à la fin du morceau, ce qui, selon nous, doit
conduire à classer cette ballade de Victor Hugo musicalisée, non pas parmi les mélodies,
mais au sein d’un troisième genre que nous évoquerons plus loin, la scène lyrique.
Nonobstant les divergences qui peuvent partager les auteurs concernant les précurseurs de
la mélodie, l’éclosion du genre se situerait donc vers 1870 185. Que se passe-t-il alors au
tournant des années 1840 selon cette école ? L’ouvrage de référence de Frits Noske
distingue les romances expressives, plutôt caractéristiques de la période révolutionnaire
(1784-1815), qui adoptent un rapport de proximité linéaire au texte, système voisin de celui
qui vaudra pour le lied et la mélodie tardifs, et les romances abstraites, produites à partir de
la Restauration, dont le motif mélodique semble primer sur la justesse prosodique 186. On
observe donc dans les années 1840 une sorte de retour à des formes plus linéaires, qui n’a
rien d’un bouleversement essentiel :
183
Voir Marie-Claire Beltrando-Patier, « Fauré », Brigitte François-Sappey et Gilles Cantagrel dir., Guide de la
mélodie et du lied, Paris : Fayard, 1994, p. 213.
184
Voir Vincent Vivès et Michel Faure, Histoire et poétique de la mélodie française, Paris : CNRS, 2000, p. 74.
185
Joëlle-Elmyre Doussot note un déclin inexorable de la romance à partir de 1875 seulement (Vocabulaire de
la musique vocale, Paris : Minerve, 2012, p. 192).
186
Voir Frits Noske, La Mélodie française de Berlioz à Duparc, Paris : PUF, 1954, p. 3.
372 DES GENRES ET DES EMPLOIS
L’Album Mazel [1840 ?] 188 comporte toute une série de pastiches permettant de donner
un premier aperçu de l’influence directe de l’œuvre schubertien et du goût germanophile ;
c’est du moins ainsi que nous le percevons, notamment parce que les personnages dépeints
ne rappellent pas Walter Scott et que les mélodies ne sont pas composées dans le style
d’une vieille chanson écossaise. Le no 1 Marie la faucheuse, romance à 5 couplets, est
intitulée « ballade » ; faut-il y voir un clin d’œil à la Belle meunière ? Le no 3 La Prairie,
« mélodie » très monocorde, ressemble un peu à la Jeune fille et la mort musicalement, mais
comporte 4 couplets ; même remarque pour le no 9 La Nonne, dont les trois couplets sont
fort lugubres (« Minuit sonnait au monastère / Le hiboux pleurait solitaire », etc.). Le no 7
L’école buissonnière, bien que sous-titré « ballade », relève presque de la chansonnette de
par sa thématique et le syllabisme, tandis que le no 11 L’Enfant au berceau est clairement
une berceuse. Ces pièces se rattachent si évidemment aux morceaux caractéristiques, et
comme obligés, d’un album, que la qualification générique n’apparaît ici qu’un pauvre
déguisement. Quant au no 10 Le juif errant, c’est une « cantate » ainsi divisée : récit, grave,
agitato, adagio (les deux derniers mouvements sont repris et constituent le couplet). Nous
allons montrer que c’est ce dernier type qui a eu le plus de vogue en France, quoiqu’il soit
peu représentatif du répertoire importé d’Allemagne. Avant d’en discuter au § 4.2c, nous
consacrerons quelques pages à la place des partitions des auteurs allemands dans
l’opposition entre romance et mélodie, principalement au cœur de la décennie 1837-1847.
187
[Jacques-Léopold Heugel ?], « Trois nouvelles romances », Le Ménestrel, 22 août 1847, n.p..
188 e
Voir l’Album de Mlle Robert Mazel / 4 année, Paris : Cotelle, s.d. illustré par Deveria.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 373
189
L’Auxiliaire Breton du 20 mai 1840, compte rendu du concert de Pilet fils, violoncelliste, cité d’après Marie-
e e
Claire Le Moigne Mussat, Musique et société à Rennes aux XVIII et XIX siècles, Genève : Minkoff, 1988, p. 212.
190
Ernest Legouvé, « Mélodies de Schubert », Revue et Gazette musicale de Paris, 15 janvier 1837, p. 26.
191
« Aux quadrilles, aux romances plaintives passant du mineur au majeur, qui étaient l’attrait principal du
programme, ont succédé depuis des années des mélodies à la Schubert, aux accompagnements compliqués et
difficiles » (Walter D’Huningue, « état de la musique chez les gens du monde », La France musicale, 8 mars
1868, p. 69).
192
Patrick Taïeb, livret du disque, Les salons parisiens, 1810-1840, OPS 30-132, Paris : Opus production, 1995,
p. 5. Il est regrettable que Jill Feldman, qui interprète l’Ave Maria de Cherubini (plage 6), n’a pas pris en compte
les indications d’Holtzem sur cette pièce (Louis-Alphonse Holtzem, Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1886,
p. 48-49), lesquelles transposent avec un luxe de détails techniques (suppression des trilles, réalisation des
accacciatures en triolets, formule archaïque de cadence selon la tradition…) la règle générale énoncée par
Claire Hennelle : « Il ne faudra pas dire un chant religieux avec la tendresse d’une romance » (Claire Hennelle,
Rudiment des chanteurs, Paris : Meissonnier, 1843, p. 44). On peut relativiser cet inconvénient en arguant que
si l‘on chante cette pièce dans un salon et non une église, cela peut se sentir à certains choix ; pourtant Gilles
Ragon se garde bien de passer ses aigus en douceur et déchire les oreilles de ses auditeurs avec un ut aussi
e
magnifique que déplacé à la fin du Chant du berger de Meyerbeer (plage 2). Les caricaturistes du XIX siècle ne
l’auraient pas raté (voir notre illustration de couverture).
193 e
Au XX siècle, l’interprétation de certaines mélodies sur piano de concert moderne posait problème si l’on
n’adaptait pas l’écriture ou si l’on ne retenait pas l’énergie : « Pensez seulement aux mélodies de Schubert,
dans lesquelles la partie de piano est tout aussi importante que le chant. C’est toujours le cas avec le lied
allemand, où tout un univers d’humeur et de couleur est véhiculé par l’accompagnement. La difficulté est de
l’exprimer autant que possible sans noyer le chanteur – car après tout, c’est le récital du chanteur que le public
est venu écouter. / Just think of Schubert songs, where the piano part is quite as significant as the vocal. That is
always the case with German lieder, where a whole world of mood and color is enshrined in the piano part. The
difficulty is expressing as much of that as possible without drowning the singer. It is after all the singer’s concert
the public has come to hear. » (Nicolaï Gedda, My Life and Art, Portland : Amadeus Press, 1999, p. 150).
374 DES GENRES ET DES EMPLOIS
trop chargé de notes, et qu’il soutienne la voix sans la couvrir 194 ». Cependant, l’accusation
de simplisme dans les modes d’accompagnement français ne tient pas : très tôt, certains
compositeurs, à commencer par les professeurs de piano du Conservatoire comme Louis
Pradher (1782-1843), font imprimer des accompagnements nettement plus travaillés et
aboutis que la normale, sans prétendre aucunement déborder le genre de la romance. Enfin,
il convient de ne pas oublier que les préludes et interludes (entre les couplets ou même
entre les pièces) sont encore largement improvisés. Il faut faire du bruit, pour attirer
l’attention de la société présente avant de commencer l’introduction de la romance, et ces
« appels » peuvent être très riches harmoniquement 195.
Ainsi que l’a montré le musicologue Hervé Lacombe dans le cas des ouvrages scéniques,
le genre qu’il aborde délimite pour le créateur du dix-neuvième siècle un « champ de
possibles 196 » qu’il subit ou repousse. La perception de cette tension entre tradition et
innovation est essentielle pour comprendre la facture des romances. À ce stade de notre
démonstration, nous souhaitons avancer deux hypothèses, qui viennent relativiser les idées
établies, en prenant en compte les transformations du monde « para-musical » :
Ainsi, dans le catalogue de Massenet, Poème d’avril (1868) relèverait de la mélodie, tandis
que Nuit d’Espagne (1874) participerait de la romance. À nos yeux, c’est bien à partir de
l’analyse de cycles, jusqu’à ceux des derniers scholistes comme Ropartz, que l’on peut définir
un nouveau genre, la mélodie, à la belle époque, une fois toutes les transformations
contextuelles achevées, avec des visées esthétiques, morales et sociales très différentes de
celles de la romance. Le premier élément discriminant est la thématique, puisque « de parti
pris, de façon beaucoup plus systématique que la romance, la mélodie française ne parle ni
des usines, ni des grands magasins, ni des chemins de fer, ni des villes tentaculaires. 197 »
La relation du développement de la mélodie à la connaissance ou la pratique de l’œuvre
schubertien 198 nous semble donc complètement improbable, tant sur le plan des sujets que
des formes cycliques. En effet, c’est seulement à partir de 1860 que l’on imagine de donner
en concert l’intégralité de La Belle meunière, qui plus est morcelée par des solos de piano ou
des lectures, et interrompue par des bis 199. La même réalité frappe le Schumann des
Dichterliebe, malgré ses relations tonales plus claires à grande échelle, l’usage du motif
cyclique, et l’avènement de la miniature (fragment de narration qui ne se suffit pas à soi-
même). Cependant, sa musique – contrairement à celle de Schubert, importée de manière
posthume – a quelques résonances authentiques dans la France romantique : le Liederkreis
(1840) est dédié à Pauline Garcia 200, et c’est aussi à Schumann que l’on doit attribuer une
certaine influence pour le mélodrame 201 (qui sera une dimension déterminante de l’art de
Massenet).
Du reste, il ne suffit pas qu’une œuvre soit de nature différente pour que ses premiers
interprètes la regardent comme telle. La profondeur des essais esthétiques ou linguistiques
197
Vincent Vivès et Michel Faure, Histoire et poétique de la mélodie française, Paris : CNRS, 2000, p. 86.
198
Voir David Montgomery, Franz Schubert's music in performance, Hillsdale : Pendragon Press, 2003 pour
l’ornementation à la manière de Vogl (p. 194-195) et pour l’improvisation des préludes (p. 60).
199
Voir Geneviève Honegger, Jules Stockhausen, Itinéraire d'un chanteur à travers vingt années de
correspondance 1844-1864, Lyon : Symétrie, 2011, p. 260 et 272-298, et Brigitte François-Sappey, Robert
Schumann, Paris : Fayard, 2000, p. 599.
200
Voir Brigitte François-Sappey, Robert Schumann, Paris : Fayard, 2000, 628.
201
« Quant au mélodrame […] on n'en saurait citer de plus beaux que les admirables mélodies accompagnant
dans Manfred de Schumann, l'apparition du génie de l'air et les paroles que le héros du drame adresse à
Astarté. Citons encore la Bénédiction de Struensée de Meyerbeer, et le dialogue de Renaude et de Balthazar,
dans l'Arlésienne de Bizet. » (René Brancour, « Mélodie », La Grande Encyclopédie, tome 23, 1898, p. 614). Voir
aussi Brigitte François-Sappey, Robert Schumann, Paris : Fayard, 2000, p. 986.
376 DES GENRES ET DES EMPLOIS
202
Voir Roy Howat, « Modernization : from Chabrier and Fauré to Debussy and Ravel », Richard Lagham Smith
et Caroline Potter dir., French music since Berlioz, Aldershot : Ashgate, 2006, p. 219.
203
Voir aussi Graham Johnson, French Song Companion, Oxford : Oxford University Press, 2000, p. 17, et Hector
Berlioz, Songs for solo voice and orchestra, Ian Kemp éd., vol. 13, Hector Berlioz : New edition of the complete
works, Kassel : Bärenreiter, 1967, p. XVIII. Kemp retient février 1838 pour la version des textes et juin 1841 pour
l’édition musicale comme bornes pour la composition des Nuits d’été. Absence et Le Spectre de la rose
devaient être chantées par Wartel (accompagné par Collignon) au concert de la Revue et Gazette musicale de
Paris le 8 novembre 1840.
204
Hector Berlioz, Neuf mélodies imitées de l’Anglais, Paris : Schlesinger, 1830.
205
Christian Goubault rappelle très justement qu’avant Berlioz, Pauline Duchambge avait déjà publié une
« mélodie imitée de Thomas Moore » en 1825 (voir Christian Goubault, Vocabulaire de la musique romantique,
Paris : Minerve, 1997, p. 101).
206
Voir Gérard Condé, Gounod, Paris : Fayard, 2009, p. 627. L’introduction de la Villanelle appelle évidemment
un prélude entièrement improvisé, et le tempo indiqué n’a traditionnellement que peu d’influence sur celui du
chant dans le cas d’un simple accord répété, ainsi qu’en témoigne notamment l’enregistrement de Maman,
dites-moi de Weckerlin par Nina Dorliac (1908-1998) et Sviatoslav Richter (1915-1997) le 21 novembre 1943 en
la petite salle du Conservatoire de Moscou (disque compact CASCAVELLE VEL 3041).
207
Notons que Berlioz ne fit jamais entendre l’ensemble des Nuits d’été en concert (voir Gérard Condé,
« Berlioz », Brigitte François-Sappey et Gilles Cantagrel dir., Guide de la mélodie et du lied, Paris : Fayard, 1994,
p. 49).
208
Voir les célèbres interprétations de Régine Crespin en 1963 (Ernest Ansermet dir., Orchestre de la Suisse
romande, LP Decca SXL 6081), puis à lors de programmes télévisés ou radiodiffusés, en 1964 interviewée par
Bernard Gavoty, en 1966 (Jean-Claude Hartemann dir., Orchestre Philharmonique de l’ORTF,
https://www.youtube.com/watch?v=XxlchhfkC1I, lien consulté le 16 avril 2015), en 1969 (Pedro Ignacio
Calderon dir., Orquesta Sinfónica Nacional Argentina, https://www.youtube.com/watch?v=mgX00gD3oD0, lien
consulté le 16 avril 2015)… et plus récemment les récitals de Véronique Gens au Théâtre des Champs-Élysées à
Paris le 13 mai 2000 (avec Louis Langrée à la baguette de l’orchestre de l’Opéra National de Lyon, voir
l’enregistrement Virgin Classics 7243 5 45422 2 0) puis au Wigmore Hall de Londres le 13 octobre 2008 (avec
Jeff Cohen au piano).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 377
regard critique dessus 209. Nous savons aussi que Berlioz révisa progressivement ses
premières romances pour réaliser les variations occasionnées dans l’accompagnement par
chaque couplet 210, ce qui accrédite l’hypothèse que les versions achevées représentent une
solution possible parmi d’autres, peut-être élaborée à force d’improvisations ou en réaction
aux improvisations qu’il avait pu entendre. Que Les Nuits d’été comportent, comme nous le
soupçonnons, des accompagnements volontairement hyper-réalisés dès le départ, et que
ceux-ci constituent des esquisses d’orchestrations anticipées, voilà qui explique en bonne
partie leurs qualités exceptionnelles. Laissons de côté Absence, qui dérive d’un fragment de
projet d’opéra inabouti 211 et porte les traces d’une écriture scénique pour ténor, afin de
nous pencher immédiatement sur l’autre numéro ténorisant.
Au Cimetière porte la mention « ténor » dès l’édition 1841, en Ré ; cela correspond à la
tessiture du dédicataire Friedrich Caspari (1817- ?), bon lecteur, artiste de la Chapelle ducale
de Weimar, qui venait de débuter dans le rôle de Tamino à Graz. Les nuances indiquées
(piano, pianissimo) dans la partie vocale nous paraissent sans ambiguïté : la pièce doit se
chanter presqu’entièrement en voix de tête, pour trouver une couleur diaphane et étriquée,
la blancheur de la mort. Seul fait exception le quatrain « Un air maladivement tendre / À la
fois charmant et fatal, / Qui vous fait mal / Et qu’on voudrait toujours entendre », dont la
mémoire du renflement est évoquée plus loin : « Sur les ailes de la musique / On sent
lentement revenir / Un souvenir. » L’effet est subtil, intelligent, la ligne mélodique tortueuse
et les modulations hardies. Cette pièce isolée préfigure un langage plus complexe, proche de
l’esprit de la mélodie tel que nous l’avons défini. Faut-il pour autant faire du morceau – et à
plus forte raison de l’album – le départ d’un genre nouveau, alors que la production
ultérieure de Berlioz ne reflète pas ces caractéristiques ?
Tout au plus pourrait-on dire que la mélodie apparaît comme un nouveau sous-genre de
romance, selon la taxinomie d’époque 212. Rappelons à ce propos les catégories ayant encore
209
« Aujourd’hui, les chanteurs peuvent donc choisir d’interpréter Les Nuits d’été avec piano ou avec orchestre,
en optant pour l’ordre et les tonalités qu’ils souhaitent. / Singers today therefore can decide whether they want
to perform Les nuits d’été with piano or with orchestra, in what order, and in what keys. » (Martha Elliott,
Singing in style, New Haven : Yale University Press, 2008, p. 197).
210
Voir Gérard Condé, « Berlioz », Brigitte François-Sappey et Gilles Cantagrel dir., Guide de la mélodie et du
lied, Paris : Fayard, 1994, p. 45.
211
Il s’agit de l’air « Reviens, reviens, sublime Orphée » dans Erigone (voir Gérard Condé, « Berlioz », Brigitte
François-Sappey et Gilles Cantagrel dir., Guide de la mélodie et du lied, Paris : Fayard, 1994, p. 50).
212
« Les mélodies rêveuses et graves, dont le style rappelle celui des lieder allemands, veulent, ainsi qu’eux, un
accompagnement d’une harmonie plus forte et plus travaillée que les autres espèces du genre romance. »
(Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 17).
378 DES GENRES ET DES EMPLOIS
cours au milieu de notre période (1837-1871), selon le véritable catalogue présenté par Un
auteur [anonyme] de romances dans Romance, romance, romance !, parodie des romances
(Paris : Heugel, 1859) : rêverie, bluette, mélodie, romance dramatique, cantatille, familiarité
[lire : « chansonnette »]. Ce dernier genre comporte une part importante de texte parlé. Il
est le plus éloigné de la mélodie comme esthétique et de la romance dramatique comme
technique vocale. Bien que les chanteurs du Palais-Royal et des scènes secondaires (plus tard
du café-concert) soient les plus à l’aise dans ces morceaux, qui leurs sont généralement
dédiés, ce genre bouffe est tout de même pratiqué par les chanteurs lyriques. Ainsi la très
respectable première professeure femme au Conservatoire, Laure Cinti-Damoreau (1801-
1863), indique-t-elle dans la préface de sa méthode : « Pour me rendre propre à toutes les
variétés de l’art du chant, je chantais des romances, même des chansonnettes. Ce dernier
genre est plus difficile qu’on ne croit ; car il demande plutôt à être dit que chanté. 213 » L’art
de dire spirituellement est certes une discipline ardue, mais, d’après Romagnesi, si les
chansonnettes figurent en bonne place dans les albums, c’est avant tout « parce qu’elles
souffrent moins que [les romances tendres ou chargées de fioritures] de la médiocrité de
l’exécution. 214 » Le répertoire de salon s’adresse toujours pour bonne part aux amateurs,
qui doivent affronter « un auditoire qui n’est indulgent qu’en apparence 215 », et l’évolution
des genres est liée à cette fonction.
La chansonnette va progressivement sortir du salon et devenir chanson 216, tandis que les
e
nocturnes trouvent une sorte de continuation au tournant du XX siècle avec le répertoire
scolaire à deux voix – qu’il soit moral, religieux ou patriotique. Outre les morceaux tout
empreints de couleur locale ou d’exotisme, tels que tyroliennes, tarentelles et boléros, il faut
encore compter avec les valses chantées et prières, notamment. Toutes ces espèces de
romance trouvent leur place sur un espace (voir Figure 59) que l’on pourrait par exemple
repérer en abscisse selon leur forme plus théâtrale (action et musique durchkomponiert) ou
plus régulière (poème et musique strophique), et en ordonnée selon leur degré de
complexité, de raffinement souhaité.
213
Laure Cinti-Damoreau, préface de la Méthode de chant, Paris : Heugel, 1849.
214
Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 26.
215
Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 21.
216
Voir notamment les enregistrements réalisés par Arnaud Marzorati autour des Albums Henrion et autres
partitions de Béranger conservées dans le fonds Rodrigues à la Bibliothèque musicale François-Lang (F-
ASOlang), ou le disque qui accompagne Sophie-Anne Leterrier, Béranger : des chansons pour un peuple citoyen,
Rennes : PUR, 2013.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 379
2° Lorsqu’il est signifiant, le mot « mélodie » fut utilisé, tant par les compositeurs
que par les interprètes, pour revendiquer un rapport différent à l’œuvre. Encore
aujourd’hui, si nous appelons « romance » un numéro des Nuits d’été, c’est pour lui
appliquer un traitement spécial, l’accompagner au piano-forte avec une grande
liberté de modifications à apporter au texte imprimé ; alors qu’en l’appelant
« mélodie » nous aurions tendance à privilégier un Steinway modèle D et une
acoustique sèche, à porter une attention accrue au sens du poème, quitte à ne plus
souligner autant sa structure rhétorique.
217
C’est le même phénomène que dénoncait Antoine Geoffroy-Dechaume (1905-2000) à propos de la musique
dite « baroque » en 1959 : « Il arrivait pourtant que ces explorateurs rencontrassent de œuvres qui leur
semblaient se rapprocher de leur propre conception de l’art. On parlait alors de précurseurs » (Antoine
Geoffroy-Dechaume, Les « secrets » de la musique ancienne, Paris : Fasquelle, 1964, p. 8.).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 381
Certaines espèces de romances sont plus ou moins propres à tel ou tel type de voix.
Normalement, on ne trouve pas de nocturnes pour deux voix d’hommes, et la convention
qui permet de faire chanter des textes où un homme prend la parole (les sérénades par
exemple) par des femmes ne va pas jusqu’à leur permettre d’incarner un clerc. Il existe
encore des subdivisions en fonction de la typologie vocale :
Cela peut-il se lire dans les morceaux gravés ? Comme ce répertoire est éphémère, il est
généralement écrit pour un seul, à destination de tous. La partition « photographie » donc la
voix du créateur, à supposer qu’elle est bien écrite pour lui. L’évolution des moyens
expressifs d’un artiste et, partant, d’une catégorie vocale susceptible de s’emparer du
morceau, dormirait donc entre les lignes des romances… C’est ce que nous voulons mettre
en évidence en suivant le parcours des créations d’un chanteur en particulier, Gustave Roger
(1815-1879).
218
Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 19.
382 DES GENRES ET DES EMPLOIS
chanteur n'ait pas complété son triomphe par l'une de ses romances favorites qu'il dit si
bien. 219 »
Avec Ma Provence (1839) et Je t’aime à genoux (1840), le jeune chanteur démontre sa
maîtrise des sons filés très souple jusqu’au sol, un plancher au ré, une note polaire grimpant
progressivement de ré à mi. Je l’aimais déjà (1841) présente un la bémol aigu, bien amené
par un crescendo et un port de voix, tandis que Le Fou d’amour (1842) demande un fa dièze
fortissimo. Duprez écrit pour le Roger un final en force dans La Reine du Tournoi (1843), au
long duquel il ne demande pas de sons vaillants au-dessus de fa sauf à une exception, mais
pas a tempo (voir Figure 60).
Figure 60 – Gilbert Duprez, La Reine du Tournoi, ballade pour voix de ténor, à mon ami Roger de l’Opéra-
Comique, Paris : Bernard-Latte, 1843, p. 3
Le Bon larron (1844) embrasse une tessiture aigue, comptant probablement sur une voix
mixte (mx1) possible assez haut, avec un caractère plus affirmé. Exploitant le savoir-faire
spécifique du ténor d’opéra-comique, un trait syllabique dans le grave introduit le
morceau (voir Figure 61).
Figure 61 – Gilbert Duprez, Le Bon larron, chansonnette à mon ami Roger de l’Opéra-Comique, Paris :
Meissonnier, 1844, p. 1
La colorature en voix mixte (selon nous) à la fin de la strophe pourrait être un cas de sons
aigus filés typiques de cette catégorie vocale 220 (voir Figure 62).
219
« Concerts », Le Ménestrel, 31 mars 1844, p. 3.
220
« Le premier ténor […] peut vocaliser avec puissance, et même avec plus de force, toutes les riches
broderies qui entourent les notes radicales d’une mélodie légère, expressive ou véhémente ; mais cependant,
lorsque l’artiste qui possède cette voix n’a pas des sons de tête d’une grande force, il rachète cette faiblesse
DANS L’INTIMITE DES SALONS 383
Figure 62 – Gilbert Duprez, Le Bon larron, chansonnette à mon ami Roger de l’Opéra-Comique, Paris :
Meissonnier, 1844, p. 2
Deux ans plus tôt dans L’Aïeule (1842) de Boieldieu fils, cas finalement assez rare d’un
ouvrage écrit tellement sur-mesure qu’il n’avait aucune chance d’entrer au répertoire, le
passage descendant de voix de tête en voix de poitrine de Roger se situait volontiers en
dessous de fa dièze (voir Figure 63).
o
Figure 63 – Adrien Boieldieu fils, Duo n 5 de L’Aïeule, Paris : Nadaud, 1842, p. 11
Si l’effet du Bon larron avait été de voix de tête, la mélodie aurait brodé un la et la romance
aurait été écrite une tierce au-dessus, en ré. Dans Marie et Julie (1850), par exemple, Pauline
Viardot indique expressément « voix de fausset » pour tous les la tenus. Le bas médium est
davantage sollicité dans La Mère de l’écossais (1844), signe d’un instrument qui se
développe.
Quoiqu’intitulée « mélodie », L’Aumône (1847) relève d’un tout autre genre, tout comme
L’Ondine et le pêcheur (1846). Par la situation dramatique poignante et la multiplicité des
mouvements musicaux d’une part 221, la longueur des phrases et la palette technique
demandée d’autre part, elles marquent un tournant dans le répertoire de salon de Roger. En
parallèle de cette évolution, certains airs interprétés par Roger sur scène comportaient déjà
des mouvements divers, ou bien des enchaînements de scènes et alternances de rythmes
apparente par l’art avec lequel il sait filer les sons. » (Antoine Elwart, Le Chanteur-accompagnateur, Dijon :
Hustache, 1844, p. 80).
221
La romance dans sa forme canonique apparaît donc comme le contre-portrait du nouveau genre, plus
proche des formes lyriques : « Ce terme désignait autrefois une mélodie simple, divisée par couplets, assez
courte et dans un seul mouvement. Tandis que l’air proprement dit affectait alors une structure savante et se
composait de plusieurs mouvements différents, tous assez longs et reliés par quelques mesures de récitatif, la
romance n’était autre chose qu’une phrase musicale toute unie et sans développement. Les ornements et la
virtuosité en étaient bannis, l’expression en devait être tendre, un peu mélancolique, gracieuse et naturelle. »
(« Romance », La Grande encyclopédie, Paris : Lamirault, tome 28, 1900, p. 840).
384 DES GENRES ET DES EMPLOIS
dans un même numéro musical ; mais ici, sans que les suraigus ni la vaillance du ténor
d’opéra-comique puis de grand opéra ne soit copiée avec les grosses notes qui servent à
passer la rampe et l’orchestre, une nouvelle vocalité s’invente qui exclut absolument toute
interprétation par des (authentiques) amateurs. L’usage des notes graves est habilement
réservé aux nuances douces, transformant une faiblesse constitutive de la typologie de
ténor-léger en effet vocal, et le piano s’applique également de plus en plus souvent aux
cordes aigues, faisant découvrir un univers nouveau de sons diminués, particulièrement aux
charnières entre les mouvements (pour la rentrée dans le motif) et des sol, des la chantés
spianato 222. La technicité du répertoire opératique romantique trouve donc un équivalent
dans le salon, moins « bruyant » mais tout aussi virtuose.
222
Les trois romances plus tardives composées pour Roger par Meyerbeer témoignent également de cette
seconde manière beaucoup plus exigeante techniquement et stylistiquement. Les chansonnettes comme Brise-
tout (1850) et la petite sérénade Sous un balcon (1853) représentent en revanche la persistance de romances
plus faciles, que Roger s’est probablement fait payer pour chanter afin qu’elles se vendent.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 385
salons artistiques. La grande scène de Page, Écuyer et Capitaine, créée par Roger,
compte aujourd'hui parmi ses plus beaux titres de chanteur. 223 »
Ces sommes semblent très importantes si on les compare au prix accordé aux célébrités
pour une participation à un concert en province, avec le déplacement que cela implique :
300 francs à Rennes à la même époque 228.
Même si Roger trouve un intérêt personnel certain à arpenter les salons, il ne faut pas
négliger la nouveauté et l’importance pour l’évolution du chant romantique de la musique
223
Jacques-Léopold Heugel, « Causeries musicales », Le Ménestrel, 16 février 1851, p. 2.
224
Voir Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 18.
225
Voir Gustave Roger à [Giulio] Alary, [Paris], 9 février [c1850 ?], BnF, ASP, Fds Rondel, 4°- MRO- 241 (3).
226
Voir le tableau 3.9 présenté par Kimberly White, The Cantatrice and the profession of singing at the Paris
Opéra and Opéra-Comique 1830-1848, thèse, Steven Huebner dir., Université McGill, 2012, p. 136, d’après un
document d’archive (F-Pan, F/21/1096).
227
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 59.
228 e e
Voir Marie-Claire Le Moigne Mussat, Musique et société à Rennes aux XVIII et XIX siècles, Genève : Minkoff,
1988, p. 210.
386 DES GENRES ET DES EMPLOIS
qu’il y fait entendre, représentant le « progrès de l’art » à la fois pour l’auditeur romantique
et pour le chanteur romantique :
Permettant de résumer tous les éléments solistes constitutifs d’un rôle complet (récits, airs,
romances), la scène lyrique est doublement décrite par le pédagogue Alexis de
Garaudé (1779-1852) comme une pièce de démonstration, pour le professionnel du chant
théâtral, et comme un moyen de travailler ses « intentions dramatiques », pour l’élève. La
scène est un genre suffisamment identifié pour que Paul Henrion le mentionne
systématiquement dans le catalogue sommaire de ses œuvres les plus importantes, qu’il
adresse au bibliothécaire du Conservatoire lorsque celui-ci lui demande où se les procurer
pour l’institution 230. Équivalente, à première vue, de la cantate profane du XVIIIe siècle 231, et
proche parente des exercices imposés en composition pour le concours du Prix de Rome 232,
la scène semble trouver une origine plutôt dans le mouvement littéraire romantique que
dans une quelconque filiation avec les pièces en plusieurs mouvements détachés :
229
Alexis de Garaudé, « Du caractère des divers morceaux du chant », Méthode complète de chant, seconde
édition, Paris : L’Auteur, 1841, p. 142.
230 o
Voir Paul Henrion à Jean-Baptiste Weckerlin, Paris, s.d., F-Pn, La. Henrion, Paul, n 6.
231 e
Voir Sylvain Cornic, « Opéras de salon ? La restitution des cantates françaises du début du XVIII siècle »,
e e
Annales de l’Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle aux XVII et XVIII siècles, n° 4,
2010, p. 272. La confusion entre opéra de salon et scène lyrique de salon n’enlève rien à la pertinence du
propos. Oserait-on aller jusqu’à évoquer Les Stances du Cid, série d’airs de cour de Marc-Antoine Charpentier
(1681) ?
232
Voir par exemple la « cantate » d’Hector Berlioz, Herminie, scène lyrique à grand orchestre, 22 juillet 1828,
F-Pn, ms. 1185, ou la scène pour mezzo-soprano dans celle de Gaston Serpette, Jeanne d’Arc, Paris : Heugel,
1871, [H. 4052(2)]. Déjà pour la romance dramatique, Romagnesi note qu’elle a « dû prendre naissance dans la
nature des études des jeunes compositeurs formés dans nos écoles pour devenir les soutiens de nos scènes
lyriques » (Antoine Romagnesi, L’Art de chanter les romances, Paris : L’auteur, 1846, p. 17).
DANS L’INTIMITE DES SALONS 387
233
Camille Saint-Saëns, « Introduction » in Louis Niedermeyer, Vie d'un compositeur moderne 1802-1861,
Paris : Fischbacher, 1893, p. VII-VIII. Voir récit du devenir éditorial du Lac dans le corps du livre, p. 20-21.
234
Voir l’entretien rédigé par Roland Manuel, « Les mélodies de Gabriel Fauré », La Revue musicale, 3 octobre
1922.
388 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Figure 64 – Charles Larsonneur, Les Elfes, Paris : Brullé, 1842, p. 1, avec une lithographie d’après Adolphe
Mouilleron © Fonds More-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard
DANS L’INTIMITE DES SALONS 389
Selon nous le modèle du lied, pour lequel les aînés et contemporains de Saint-Saëns
citaient constamment Schubert, c’est ici plus spécifiquement Erlkönig 235 interprété par
Adolphe Nourrit 236 puis François Wartel 237 et Pauline Viardot 238 dans la traduction de
Bélanger, ou encore par Roger dans la langue originale 239. Ce lied fut si marquant dans la
mémoire collective que Meyerbeer se refusa à réutiliser le poème de Goethe 240, alors que
dans le domaine de la romance, comme de la mélodie, cela se pratiquait couramment. Sujet
très proche, l’épisode d’une ondine attirant à sa perte un pêcheur inspira quant à lui
plusieurs scènes, mais fut chaque fois réemployé avec des vers neufs ; citons ceux de
Théophile Gautier pour François Bazin 241 et ceux d’Henri Delatouche pour Edmond
Membrée 242. Ce modèle de scène, dans laquelle le chanteur prend plusieurs voix outre celle
du narrateur, a donné lieu à de multiples transpositions, dont la scène fantastique Don Juan
aux Enfers de Loïsa Puget pour Nourrit 243. Parmi les premiers lieder de Schubert traduits, par
Édouard Bellangé pour Richault dès 1834 ou par Émile Deschamps pour Brandus à partir de
1838 244, figure aussi La Jeune Fille et la Mort, romance dramatique qui comporte également
plusieurs personnages et donna lieu à des imitations (voir par exemple Figure 64 Les Elfes de
Larsonneur).
235
Composé en 1815, ce Kunstlied durchkomponiert rentre dans la catégorie des romances dramatiques (voir
Claude Abromont et Eugène de Montalembert, Guide des formes de la musique occidentale, Paris : Fayard,
2010, p. 43).
236
« Pour bien comprendre tout ce qu’il y a de pathétique, de terrifiant et de fantastique dans le Roi des
Aulnes, il faut entendre exécuter par Liszt et Adolphe Nourrit cette célèbre ballade de Goethe et de Schubert.
Quel autre que Nourrit parviendrait à faire entendre d’une manière si nette et si distincte les trois voix si
différentes du père, de l’enfant et du roi des Gnomes ?... Quel autre que Nourrit exciterait ces sentiments de
pitié et de terreur, qui avaient si profondément ému l’auditoire ? … Mais aussi quel autre que Liszt pourrait
ainsi suivre le chanteur dans toutes les nuances de son chant, et donner à son jeu cette énergie et cette
puissance, qui dédoublent l’effroi qu’éprouve l’auditeur en entendant les cris du pauvre enfant ? » (Le Courrier
de Lyon, 6 août 1837, cité d’après Antoine Sallès, Liszt à Lyon, Paris : Fromont, 1911, p. 20-21).
237 e e
Voir Marie-Claire Le Moigne Mussat, Musique et société à Rennes aux XVIII et XIX siècles, Genève : Minkoff,
1988, p. 212.
238
« L’émouvante et fantastique scène du Roi des Aulnes […] que Mme Viardot a été forcée de redire aux
acclamations d’une assemblée émue et frissonnante » (Léon Gatayes, « Causerie musicale », Le Mousquetaire,
25 mars 1855, p. 181).
239
« Je chante : Erlkoenig (Le Roi des Aulnes). Effet immense. J’ai bien joué aussi ! Je fais les trois voix, le père,
l’enfant, et l’esprit malin, sans bouger la tête » (Gustave Roger, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorff, 1880,
p. 323).
240
Voir Marie-Claire Beltrando-Patier, « Romance », Brigitte François-Sappey et Gilles Cantagrel dir., Guide de
la mélodie et du lied, Paris : Fayard, 1994, p. 560. Meyerbeer écrit finalement pour Nourrit la scène lyrique Le
poète mourant.
241
François Bazin, L’Ondine et le pêcheur, Paris : Richault, 1841.
242
Edmond Membrée, L’Ondine et le pêcheur, Paris : Troupenas, 1846.
243
Loïsa Puget, Don Juan aux Enfers, Paris : Romagnesi, s.d. (figure dans l’album L’Abeille musicale. Noël, daté
d’après cotage de 1833-1838).
244
Voir Henri Girard, Émile Deschamps dilettante, Paris : Champion, 1921, p. 105-111.
390 DES GENRES ET DES EMPLOIS
Charles Gounod collabora avec Émile Augier en 1869 pour À une bourse et Départ,
lesquelles fonctionnent comme des scènes lyriques (Départ fut traité aussi par Delibes,
d’une manière un peu plus archaïque) mais avec un seul personnage. On y retrouve les
traces de la structure canonique : récit, cantabile, récit, allegro. Celle-ci valait déjà pour
Satan de Belamy 245, Alceste de Peellaert 246, Mlle de Lavallière de Chéret 247 ou David de
Bordèse 248. C’est aussi celle de Giovanna D’Arco de Rossini mais, quoique composée dès
1832 à Paris et partiellement dérivée d’une aria de son Maometto II, cette grande scène
lyrique ne fut apparemment créée qu’en 1859, par Marietta Alboni, et ne put donc servir de
modèle. Les sections sont plus courtes et sont conclues par de longues cadences dans une
scène de Chéret 249 écrite pour Laure Cinti-Damoreau, conformément aux moyens de la
cantatrice (voir §2.2b). Enfin, avec une ballade comme La Fiancée du timbalier (1887) de
Saint-Saëns, la forme est totalement fluide, ainsi que cela se pratique à la même époque sur
scène, puisque ces années voient la fin de l’opéra à numéro. On trouve dans le corpus des
scènes lyriques les mêmes procédés d’adaptation aux interprètes, déjà décrits pour les rôles
scéniques et les romances, et la même variété de style d’auteurs. Le ton des poèmes n’est
pas uniforme, et nous avons suffisamment évoqué plus haut la collaboration d’Hyppolite
Monpou avec Victor Hugo pour disqualifier la confusion poésie romantique / mélodie.
S’appuyant peut-être sur Saint-Saëns plus que de raison, d’aucuns souhaiteraient voir
dans Le Lac de Niedermeyer, publié en 1823 chez Pacini, l’acte de naissance de la
mélodie 250. C’est selon nous se méprendre absolument sur l’analyse du Lac. L’édition en
piano-chant, au sein d’un recueil de grande diffusion, de la romance extraite de la cantate de
Prix de Rome de Victor Massé (1822-1884) 251, pourrait être retenue comme un marqueur de
la forme composite que revêt la scène lyrique de salon ; or, l’éditeur de L’Ondine et le
pêcheur de Membrée ne cache pas plus que celui du Lac de Niedermeyer que la section
245
Théodore Belamy, Satan, scène pour voix de basse, Paris : Schonenberger, s.d..
246
Augustin de Peellaert, Alceste, scène lyrique, Paris : Heugel, 1854.
247
Pierre Chéret, Mademoiselle de Lavallière, Paris : Colombier, 1846. Ce sujet avait déjà été traité par Hérold
(La duchesse de La Vallière, scène pour voix de femme, paroles de d'Avrigny, musique de Ferdinand Herold),
Paris : Legouix, [1890])..
248
Luigi Bordèse, David chantant devant Saül, Paris : Gambogi, 1853. Voir aussi la publication de 15 pièces
rassemblées de manière posthume dans son Recueil de Scènes-mélodies, Paris : Choudens, 1887.
249
Pierre Chéret, La Prima donna, Paris : Heugel, 1845.
250
Voir Eugène de Montalembert et Claude Abromont, « la mélodie », Guide des genres de la musique
occidentale, Paris : Fayard, 2010, p. 593.
251
Victor Massé, « Le Renégat, scène lyrique (couronnée à l’Institut) / romance chantée par Mlle Dobré », in La
mélodie, album de chant du Monde musical, Paris : Latte, 1844.
DANS L’INTIMITE DES SALONS 391
reprise, avec plusieurs couplets de texte, est tout simplement une romance 252. Si Le Lac
peut faire figure de premier grand succès d’un nouveau genre français, longtemps avant les
premiers frémissements de la mélodie, et si ce succès fut durable durant plusieurs
décennies, c’est plutôt en tant que proto-scène lyrique de salon. La scène lyrique et le
mélodrame ont certainement eu une influence déterminante sur le développement de la
mélodie, mais ils ne peuvent selon nous y être rapportés, en particulier à cause de leur
structure narrative complète et indépendante.
L’art du chant en société consiste à toucher une personne choisie, et celui du chant
théâtral à emporter la salle entière. L’art du chant scénique, art de l’effet, est donc
essentiellement différent du chant domestique. Bien sûr, l’effet existe dans l’espace intime
du salon. Chacun espère faire son « petit effet » avec une répartie bien sentie. Balzac
emploie ainsi le terme pour décrire une conversation : « Steinbock ne voulut pas se laisser
éclipser par son camarade, il déploya son esprit, il eut des saillies, il fit de l'effet 253 ».
Remarquons que l’émulation et le recours à une palette de moyens spéciaux (« déployer son
esprit ») caractérise déjà la recherche de l’effet. Cependant, l’homme comme il faut ne
voudrait surtout pas produire de « grands effets », qui seraient choquants. Briller un instant
en société, à titre personnel et devant un cercle défini, n’a rien de commun avec rentrer
dans l’histoire en tant qu’interprète d’un personnage à l’Opéra de Paris.
Les tensions entre amateurisme et chant scénique, que nous avons repérées et
expliquées, trouvent en partie leur résolution à travers l’émergence d’un nouveau genre
lyrique qui respecte mieux les conventions. Entre-deux souhaitable, ce genre permet de
jouer des livrets moins tragiques que ceux présentés à l’opéra et de chanter des airs et des
duos taillés aux dimensions d’un appartement. Il s’agit de l’opéra de salon 254.
252
Voir Edmond Membrée, L’Ondine et le pêcheur, Paris : Troupenas, 1846, p. 4, et Louis Niedermeyer, Le Lac,
Paris : Pacini, 1823, p. 4.
253
Honoré de Balzac, Histoire des parens pauvres, Paris : Boniface, 1847, chap. 22, p. 169.
254
Voir Pierre Girod, « L’Opéra de salon sous le Second Empire », conférence illustrée par la classe de direction
de chant d’Erika Guiomar le 15 novembre 2012 en l’Espace Maurice-Fleuret au CNSMDP, et notre texte en
préparation : « L’Opéra de salon, en quête d’un genre privé (1851-1907) ».
Conclusion
En replaçant dans leur contexte des témoignages d’époque sur les prestations scéniques
et en enquêtant sur les préceptes transmis, nous avons pu dresser un tableau détaillé du
chant français romantique à toutes les étapes de son élaboration, de la salle de classe à la
salle de répétition, des débuts à la retraite. Dans toutes ces situations, il a été vérifié que la
partition n’est jamais une simple tablature du chant à réaliser ; c’est au contraire un
matériau auquel insuffler vie selon des codes esthétiques. Souvent implicite, cette partie du
métier des chanteurs doit être reconstituée d’après les traités. Il faut notamment
documenter un éventail de vocalités expressives contrastées, et déterminer laquelle doit
être appliquée à chaque phrase ; cette décision est fonction de l’intention dramatique
requise ou suggérée par la notation et/ou la situation (voir § 1.2d). Pénétrer les arcanes de
ce savoir-faire fondamental permet de relier et de comprendre les écritures diverses de
compositeurs représentant des sensibilités artistiques opposées, lorsqu’ils créent en
collaboration avec une même génération d’interprètes et pour un même public. Nombreux
furent les chanteurs amenés à chanter en première audition à la fois des ouvrages d’Auber
et des ouvrages de Berlioz, par exemple ; ce fut notamment le cas pour Duprez 2 et Roger 3.
N. B. Ces dernières pages sont dédiées à Mathieu Franot et Benjamin El Arbi, avec lesquels nous avons pu
mettre sur pied une académie pour jeunes chanteurs, Les Paris Frivoles, dont la première édition a eu lieu de
novembre 2014 à mars 2015. L’organisation du cursus permet de transmettre le fruit d’une enquête
scientifique et pratique de cinq années. Sur le long terme, cette initiative nous semble propice à favoriser une
palingénésie du chant français, parce qu’elle offre un véritable terrain d’expérimentation musicale et dépasse
largement la durée d’une classe de maître ou même d’un stage.
1 o
Gioacchino Rossini cité par Edmond Michotte in « Une soirée chez Rossini », Musica n 96, septembre 1910,
p. 138.
2
Duprez créa à l’Opéra le rôle-titre de Benvenuto Cellini de Berlioz (1838) et celui d’Albert dans Le Lac des fées
d’Auber (1839).
3
Roger créa à l’Opéra-Comique le rôle-titre dans La Damnation de Faust de Berlioz (1846) et celui de Lorédan
dans Haydée d’Auber (1847).
394 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
e
Fondé sur une hybridation des styles français et italiens hérités du premier XIX siècle, le
beau chant 4 mêlé d’effets nouveaux domine l’école nationale à partir des années 1830 et,
par la force d’attraction de Paris, « capitale de la culture » avant l’heure, cette esthétique
devient une référence internationale. C’est le syncrétisme entre moyens anciens et moyens
nouveaux qui détermine la richesse du chant romantique, art mêlant volontiers une très
large palette de sons dans le but de communiquer des émotions exacerbées. De nombreux
paramètres, dont la diction lyrique, la coloration vocale et l’ornementation, définissent l’art
du chant français et permettent de distinguer des caractéristiques de l’école française selon
l’avis des contemporains. Les modèles de vocalité, qu’ils soient associés à un répertoire ou à
une personne, constituaient des marqueurs d’appartenance à cette école, ou au moins de
familiarité avec celle-ci. L’apprentissage de codes et la maîtrise de leur réalisation sonore
permettait donc de rentrer dans le cercle des chanteurs français.
La généalogie de cette tradition, au-delà d’oppositions entre générations successives, fait
apparaître des règles valables pour toute une époque, et nous autorise à écrire une histoire
du chant qui dépasse celle du corpus des rôles étudiés. Quoique notre objet, en étudiant la
période (1837-1871), n’était pas la quête d’un chant « romantique », ni sur le fondement
d’une analyse lexicographique d’un corpus d’écrits théoriques et critiques de l’époque, ni sur
les critères d’une quelconque essence par nous définie, l’épithète se révèle commode pour
désigner un ensemble relativement stable mêlant des conceptions esthétiques et des
éléments techniques valables durant une époque bien délimitée. Le tableau cohérent des
innovations et des évolutions pour les emplois de 1ers ténors au cours de trente années sur
les principales scènes parisiennes (voir § 3.2c) et dans les salons de la capitale (§ 4.2c), en
lien avec l’enseignement au Conservatoire et avec les méthodes, permet d’appréhender le
chant romantique par ses qualités intrinsèques.
Reconstituer une vocalité historique sur le papier permet aussi de renouer avec la
tradition des œuvres, c’est-à-dire d’en respecter les intentions sans en copier la réalisation
primitive. En effet, la vocalité romantique est une entité « datée », en phase avec son temps,
et non avec les musiciens ou le public d’aujourd’hui. En imitant (avec une technique
4
Ou « bel canto à la française », pour reprendre l’heureuse expression forgée par Olivier Bara (voir § 3.1a).
CONCLUSION 395
différente) les paramètres les plus pertinents de la vocalité ancienne pour sonner juste à une
oreille plus moderne, il est possible de réactualiser certains des éléments idiomatiques d’une
esthétique d’autrefois, et d’en goûter les charmes d’une manière nouvelle. Nous avons
montré (voir § 2.2c) que l’adaptation à des contraintes changeantes faisait partie intégrante
e
de la vie du répertoire lyrique en France au XIX siècle. L’évolution du goût et des emplois
rend assez rapidement obsolète les ouvrages et les typologies (voir § 3.3b), aussi la question
se pose-t-elle déjà à l’époque de savoir pourquoi et comment interpréter la musique du
passé. En 1841, Eugène Ponchard se voit taxer de passéisme lorsqu’il exalte les qualités du
répertoire le plus joué durant les années 1820 :
« Les réflexions qui terminent notre dernier article [...] ont soulevé diverses
observations auxquelles nous nous faisons un devoir de répondre ; Quelques
personnes ont cru y voir un regret exclusif du passé, le dégoût du temps présent, la
défiance dans l'avenir. Nous avons donc besoin de mieux développer notre
pensée. 5 »
e
La manière curieuse dont les artistes du XIX siècle traitaient la musique ancienne peut-elle
nous servir d’inspiration pour interpréter leurs propres productions aujourd’hui ? L’étude
des mutations du ténor romantique ne nous a-t-elle pas livré, en même temps que certaines
clefs de l’évolution du chant français entre 1837 et 1871, les principes de renouvellement de
l’interprétation du répertoire courant ? En proposant une relecture des résultats de notre
travail sur l’époque de Gilbert Duprez par le prisme d’œuvres préexistantes, nous avons été
attentif à relever les documents susceptibles d’informer et de guider le musicologue
moderne dans la recherche d’un équilibre délicat : ne pas suivre aveuglément les théoriciens
romantiques les plus prolixes et inventifs, et ne pas nous contenter de récolter les
témoignages les plus conformes aux habitudes de notre temps.
C’est ainsi que nous nous sommes penché sur le cas de Gustave Bertrand (1834-1880), un
partisan de la distinction des styles nationaux 6. Farouchement opposé à l’école
5
Eugène Ponchard, « Études sur les Opéras anciens. Avant-propos. », Le Ménestrel, 25 juillet 1841, p. 1.
6
Voir Gustave Bertrand, Les Nationalités musicales étudiées dans le drame lyrique, Paris : Didier, 1872.
396 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
d’interprétation générique pratiquée (selon lui) à la fin des années 1860 au Conservatoire, il
l’associe aux théories d’un pédagogue renommé, Stéphen de La Madelaine (1801-1868) 7 :
« On change une note çà et là, soit en faveur de la voix de l’élève, soit parce qu’on
trouve ainsi l’allure mélodique ; […] quand il s’agit surtout du chant orné on s’en
donne à cœur joie, substituant des traits nouveaux à ceux qui sont écrits, ajoutant
des fioritures où il n’y en avait pas… Il paraît que c’était de droit coutumier dans
l’école italienne, que les maestri modifiaient eux-mêmes leurs traits au gré des
prime donne nouvelles, et indiquaient dans les airs des endroits où les virtuoses
pouvaient et devaient même introduire des traits, des points d’orgues à leur
convenance. […] De l’école italienne cette licence est passée dans l’école française
et l’on en use magistralement au Conservatoire : à tous les concours de fin d’année,
nous admirons des airs très-connus, trop connus même, qui nous reviennent là
presque méconnaissables. […] Et l’esprit de système s’en est mêlé : n’avons-nous
pas vu il y a quelques années, en dehors de l’école, un professeur consciencieux et
compétent sur bien des points, feu Stéphen de la Madeleine [sic], publier deux
volumes de leçons où il arrangeait et embellissait de son mieux les airs les plus
illustres [ ?] 8 »
« Je fus reçu dans [la classe] de Ponchard, chanteur d’un goût exquis, d’un
sentiment et d’un style musical parfaits, déclamateur par excellence de la musique
classique. Avec lui, je passai rapidement sur l’élément vocal, pour arriver de suite à
7
De son vrai nom Étienne Madelaine (Voir Georges D’Heylli [alias Edmond Poinsot], Dictionnaire des
pseudonymes, Paris : Dentu, 1887, p. 418).
8
Gustave Bertrand, « De la réforme des études de chant au Conservatoire », Le Ménestrel, 10 juillet 1869,
p. 254.
9
Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, volume 2, Paris : Albanel, 1868, p. 70-71.
CONCLUSION 397
Si l’on se souvient que Ponchard fut lui-même adjoint de Garat (avant 1817), il paraît clair
que l’idéal des études de style était avant tout chez Ponchard une affaire de répertoire
« classique », par opposition au répertoire créé après qu’il s’est retiré de la scène. Qu’en est-
il dans les autres classes au même moment ? Garcia fils ne fait que mettre des mots sur
« l’école » révolue de son père, et Duprez consacre une bonne partie de sa méthode à
l’agilité qu’il pratiquait au tout début de sa carrière (voir § 3.1b). À l’instar de Stéphen de La
Madelaine, Laure Cinti-Damoreau ne prend comme exemple que ce qu’elle a vu sur scène
des années plus tôt. Parce que l’articulation du style d’époque avec le répertoire est en
constant renouvellement (voir § 2.2d), beaucoup de pédagogues ont dû, comme Ponchard,
être réticents à consigner leurs conceptions « dépassées »… tout en continuant à les
enseigner. Dans les années 1850, il fut pris à parti en ces termes par un de ses anciens élèves
au Conservatoire, devenu un musicographe éminent :
« Cher maître, vous qui connaissez si bien la musique française ; vous une des
gloires de l’opéra-comique et le modèle des artistes de votre temps, ne pourriez-
vous rendre un véritable service à la génération actuelle ? Il s’agirait de réunir, dans
un traité, les excellentes leçons données à vos élèves sur les plus beaux airs
classiques et perpétuer ainsi les traditions de style et de goût si nécessaires à la
musique ancienne, pour être bien comprise de nos modernes chanteurs. 11 »
La « musique ancienne » dont il est question, c’est le répertoire du premier tiers du siècle,
celui qui passe bientôt pour « classique » au côté des œuvres de Gluck et Mozart. Selon un
essai du critique littéraire Sainte-Beuve paru en 1850, « un classique, d’après la définition
ordinaire, c’est un auteur ancien, déjà consacré dans l’admiration, et qui fait autorité en son
genre. 12 » Lorsque cette définition est proposée, on appelle depuis vingt ans « airs
classiques 13 » les airs de Nicolò, Méhul, Sacchini, Berton… Ces airs sont reproduits dans les
10
Louis-Alphonse Holtzem, « Choix d’un professeur », Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865, p. 83-84.
11
Gustave Bénédit, « École classique du chant par Pauline Viardot-Garcia », La France musicale, 16 novembre
1862, p. 363.
12
Charles Sainte-Beuve, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Le Constitutionnel, 21 octobre 1850, p. 3. Voir Flora
Willson, « Classic staging : Pauline Viardot and the 1859 Orphée revival », Cambridge Opera Journal, vol. 22,
o
n 3, 2012, p. 305-310.
13
Alexis de Garaudé, Méthode complète de chant, seconde édition, Paris : L’Auteur, 1841, p. 142.
398 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Holtzem, bien qu’un incendie l’ait empêché de faire imprimer le second volume de ses
mémoires plus spécialement consacré à la pédagogie à Lyon, donne fort heureusement
quelques indications sur son enseignement dans le premier volume :
« [Mlle Naud] ne dit pas mal le récit “Ils s’éloignent enfin” puis, la classique
romance “Sombre forêt”, que j’aime beaucoup dans son prélude, comme
combinaison harmonique, et dont j’admire aussi la facture, l’élégance et la tournure
14
Information donnée oralement par Catherine Massip lors des journées d’étude du groupe Francophone
Music Criticism organisées en salle des Commissions, BnF site Richelieu, 11 juillet 2014). Ce travail n’a pas été
réactualisé plus tard, à notre connaissance du moins.
15
Voir par exemple les morceaux de Hasse, Léo, Scarlatti, Durante, Pergolèse… dans L. Paulin Lespinasse,
Enseignement complet de l’art du chant, Londres : Ewer, 1866.
16
Louis-Alphonse Holtzem, « Nécessité d’être musicien pour devenir chanteur », Bases de l’art du chant, Paris :
Girod, 1865, p. 50-51.
CONCLUSION 399
Après avoir été, avec Mozart, l’un des seuls compositeurs à procurer une forme renouvelée
de plaisir esthétique dès les années 1820 18, Rossini devient donc un classique à travers un
fragment de son grand opéra français. Il est même considéré par Holtzem comme un modèle
d’écriture vocale. Comme le faisait remarquer Chabrier, toutes les difficultés dont sont
émaillées les partitions d’un compositeur devenu classique sont dès lors considérées comme
normales : « Quand un compositeur débute, la légende des gens graves est d’affirmer qu’il
ne connaît pas les voix ; s’il réussit, à son 3e ouvrage, les mêmes gens graves ne disent plus
rien. 19 » Ce qui nous frappe ici, c’est surtout le nouveau statut d’un air qui sert d’exercice de
style pour les élèves (voir les traditions d’interprétation de cet air § 1.2c), rejoignant en cela
des ouvrages beaucoup plus anciens dont les morceaux détachés forment un répertoire
exclusivement pédagogique, très peu mis à la scène. Les « leçons sur les plus beaux airs
classiques » que Ponchard ne rédigea pas, d’autres entreprirent de les publier, surtout sous
la forme de partitions annotées et commentées.
Le répertoire ancien réédité dans une visée pédagogique comporte des airs d’usage
courant (voir Figure 65) ; il ne doit pas être confondu avec la musique ancienne rare, comme
celle éditée par Gilbert Duprez 20 ou François Delsarte 21. Il est gravé à destination des
apprentis-chanteurs, avec un luxe de détails précisant l’interprétation.
17
Louis-Alphonse Holtzem, Une vie d’artiste, Lyon : Pitrat, 1885, p. 34.
18
Voir Jean Mongrédien, Le Théâtre-Italien de Paris, 1801-1831, vol. 1, Lyon : Symétrie, 2008, p. 62.
19
Emmanuel Chabrier à Georges Costallat, Wimereux, 9 août 1887, in Roger Delage et Frans Durif éd.,
Correspondance, Paris : Klincksieck, 1994, p. 422.
20
Voir Gilbert Duprez, « Classiques du chant de 1225 à 1800 », La Mélodie, Paris : Heugel, 1874, p. 138-213.
Cette série comporte même des transcriptions-paraphrases de musique instrumentale. Le même phénomène
se rencontre ailleurs, par exemple dans les vocalises de B. Lutgen, École chantante, Paris : Heinz, 1867.
21
La collection Les Archives du chant (1855-1864), due à Delsarte, présentait l’originalité d’être assez
respectueuse de la typographie originale, mais les interprétations du chanteur n’en étaient pas moins
fantaisistes : « L’exécution de Delsarte, réglée sur l’insuffisance de ses moyens vocaux, était souvent bien
différente des intentions des auteurs ; de plus, il ignorait tout de la façon d’interpréter les appogiatures et
autres signes inusités aujourd’hui. La figure qu’il donnait aux œuvres anciennes était donc inexacte » (Camille
Saint-Saëns, École buissonnière, Paris : Lafitte, 1913, p. 246).
400 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Mieux, il n’est pas rare de trouver en sus des indications musicales gravées un court texte
introductif, un peu dans l’esprit des consignes qui précèdent certains exercices dans les
méthodes. On peut ainsi comparer ce que les enfants de Manuel Garcia et Stéphen de la
Madelaine précisent par écrit à propos de l’interprétation d’un même air du
Freischütz (1816). Pauline Viardot indique dans sa collection intitulée L’École classique du
chant :
Son frère la rejoint sur l’« accent de prière 23 », lequel pourrait se traduire en termes de
timbre par une voix douce et voilée 24. Pour Stéphen de La Madelaine, qui a entendu cet air
22
Pauline Viardot, Air d’Agathe du Freyschütz, Paris : Gérard, [c1865], extrait reproduit dans La France
musicale, 24 février 1861, p. 61.
23 e
Manuel Garcia fils, « 2 partie / De l’art de phraser », École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847, p. 55.
CONCLUSION 401
chanté d’une voix tremblotante par son auteur 25, la « simplicité naïve » du récit exprime la
quiétude et la placidité (p. 75), et l’andante – compris comme un adagio et chanté larghetto
– porte la marque du germanisme à travers son style simple (p. 98). S’il recommande comme
Viardot la sobriété, ce n’est pas sans proposer de nombreux changements, y compris des
diminutions assez rossiniennes qui sont pour lui « l'imitation romantique et en quelque sorte
palpable des replis du cœur humain » (p. 115). Les deux professeurs sont d’accord sur
l’analyse dramaturgique, qui relève du jugement, mais leur goût et leur modèle esthétique
divergent. Les conseils sont bien difficiles à mettre en pratique sans être soi-même
intimement familier des conceptions esthétiques du pédagogue – peut-être sont-ils faits
justement pour être mis en œuvre différemment, selon les moyens de chaque étudiant, en
chaque lieu et à chaque époque… Le plus sûr est encore de recueillir les avis des
contemporains sur ces textes didactiques.
Comment ces conseils d’interprétation sont-ils reçus par le public, et notamment par la
presse spécialisée ? Le fameux critique musical Fiorentino les nomme des « leçons
pratiques 26 ». Son collègue Kreutzer fait valoir que l’apparat pédagogique et les
compléments éditoriaux sont d’autant plus nécessaires que l’on s’occupe de musique
ancienne, puisqu’il s’agit d’abord de rendre l’accès aux classiques aussi aisé pour les
étudiants que pouvaient l’être des œuvres plus contemporaines, en nivelant par le haut la
notation musicale et même les conseils des auteurs :
24
« Le chant est soumis aux mêmes règles que le discours. On n’exprime pas la joie ou la menace sur le même
ton et avec la même force de voix que pour la prière ou pour l’amour. Aussi la voix doit-elle être douce et
voilée dans la passion amoureuse ou religieuse ; brillante, vibrée et impérative dans la gaieté ou dans la
majesté » (Augusto Bendelari, « De l’expression », Méthode complète et pratique de chant pour les voix de
baryton & de basse chantante, Paris : Durdilly, 1889, p. VI).
25
Voir Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, volume 1, Paris : Albanel, 1868, p. 59.
26
Fiorentino, extrait du Constitutionnel, reproduit dans La France musicale, 24 février 1861, p. 61.
27
Léon Kreutzer, extrait de L’Union, reproduit dans La France musicale, 24 février 1861, p. 61.
402 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
La leçon est décrite ici comme une révélation, comme le moment de l’initiation à une
connaissance secrète 28 ou cachée, à une tradition hermétique. Pourtant, l’annonce publiée
dans les journaux indique que les ajouts sont « propres à l’interprétation rationnelle de ces
chefs-d’œuvres 29 ». Il est difficile de démêler les adjectifs qui constituent l’essence de la
démarche artistique de ceux qui font la réclame du produit commercialisé.
Des collections analogues existent pour d’autres instruments, comme l’« École classique
du piano revue, doigtée et accentuée par Marmontel 30 », également professeur au
Conservatoire, qui « a indiqué en tête de chaque morceau, la pensée caractéristique de
l’auteur 31 ». Parue à partir de 1854, cette publication est « accompagnée d’observations
traditionnelles sur le style des œuvres classiques et la manière de les exécuter 32 ». Ainsi
qu’en témoigne une certaine réaction « puriste » 33, c’est là se placer du point de vue de
l’amateur désireux d’appliquer des recettes, et non dans la position du professionnel qui doit
saisir les principes. D’ailleurs, les élèves du Conservatoire n’ont-ils pas directement accès à
l’enseignement des professeurs réputés ? On songe effectivement aux romances ou
morceaux détachés publiés en livraison dans les journaux musicaux, complètement balisés
pour l’interprétation :
« [Vient de paraître] l’air J’ai perdu mon Eurydice, un des triomphes de Mme
Viardot, qui n’a pas cru devoir publier dans son édition le grand trait déchirant
qu’elle ajoute à la scène à la troisième reprise du motif, réserve que nous
approuvons […]. Les accentuations, les nuances, les respirations sont de la main de
l’illustre artiste, qui n’a rien omis, mais rien ajouté 34. »
28
« Il rend un grand service aux élèves qu’il initie aux secrets des maîtres » (Marie Escudier, « École classique
de piano », reproduit in « Revue musicale », Le Ménestrel, 12 mars 1854, p. 2.).
29
Voir l’annonce-affiche in La France musicale, 16 novembre 1862, p. 368.
30
Jacques-Léopold Heugel, « Tablettes du pianiste », Le Ménestrel, 23 janvier 1859, p. 60.
31
Marie Escudier, « École classique de piano », in « Revue musicale », Le Ménestrel, 12 mars 1854, p. 2.
32
Voir l’annonce-affiche in Le Ménestrel, 23 janvier 1859, p. 64.
33
Voir Mercadet, « Les Vieilleries », La France musicale, 16 janvier 1859, p. 17.
34
G. de Saint-Valey, extrait du Pays, reproduit dans La France musicale, 24 février 1861, p. 61.
CONCLUSION 403
Vandalisme et restauration
Malheureusement, il est assez rare qu’en s’adressant (par écrit) à leurs élèves, les maîtres
se risquent à donner une profondeur historique à leurs directives. Sont-ce là des manières
héritées de la génération précédente et, dans certains cas, des créateurs des rôles ? Ou a-t-
on affaire à une interprétation selon le goût du jour de la nouvelle édition ? La seconde
hypothèse nous semble la plus plausible, au vu de quelques textes abordant le problème. Il
semblerait qu’implicitement, la « fidélité » soit une fidélité à l’intention mise en musique par
le compositeur et non à la réalisation matérielle de cette intention ; c’est en tout cas le
conseil du savant musicographe Fétis :
« [Je dois faire une observation sur] les mouvemens dans lesquels on exécute la
musique ancienne. On sait à peu près quels furent ceux dans lesquels Mozart a
conçu sa musique ; et religieusement, on veut conserver aujourd’hui ces
mouvemens. Ce respect pour les intentions d’un grand artiste est louable en soi ;
mais […] le goût a changé complètement. […] Ne serait-ce pas rendre un hommage
plus profitable à la gloire de Mozart que d’animer un peu la plupart de ses
morceaux dont le mouvement n’est maintenant qu’une nuance entre le lent et le
vif ? 35 »
35
François-Joseph Fétis, « Nouvelles de Paris. Théâtre royal italien. Représentations au bénéfice de Mlle
Sontag. Don Giovanni, musique de Mozart », Revue musicale, 27 novembre 1829, p. 421-425, cité d’après Rémy
Campos, François-Joseph Fétis musicographe, Genève : Droz, 2013, p. 479.
36
Voir Stéphen de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, volume 2, Paris : Albanel, 1868,
p. 100-102.
37
Le mot « restauration » est déjà attesté pour la réparation des statues et monuments dans la cinquième
édition du Dictionnaire de l’académie (1798).
404 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
monuments anciens, en les mettant en conformité avec les usages et les normes du
e
XXI siècle. Pour un bâtiment ancien, l’électrification, l’adjonction de sanitaires ou l’isolation
thermique réalisées aujourd’hui, correspondent alors à la réorchestration et la redéfinition
de la forme d’un ouvrage lyrique :
« Un musicien aussi intelligent que M. Berlioz peut [...] porter une main
respectueuse sur l'œuvre du maître. La pitié envers les monuments ne consiste pas
à les laisser tomber en ruines ; il faut bien y toucher pour les conserver et les
soutenir. Ce que M. Fétis a fait pour l'œuvre posthume de Meyerbeer, M. Berlioz l'a
fait pour l'œuvre de Gluck. 38 »
En théorisant l’interprétation d’un répertoire déjà ancien mais encore pratiqué, les
maîtres de chant de la deuxième partie du siècle préparent leur propre tradition à devenir
canonique. En ajoutant des signes aux partitions, ils anticipent la notation de la déclamation
lyrique (intentions, phrasés, accents) par des compositeurs comme Massenet et Saint-Saëns.
e
Le travail des musicologues du XX siècle, de Malipiero à Verschaeve, a permis une
compréhension plus fine de la musique dite « baroque ». Est-ce que la somme de travail
e
investie par les musiciens du XIX siècle pour préserver et revivifier leurs classiques est alors
devenue caduque, simple curiosité historiographique, ou ces défenseurs du patrimoine
lyrique ont-ils légués des éléments exploitables aujourd’hui, par l’historien spécialiste de la
musique du XVIIIe siècle ?
38
A. Lomon, « Reprise d’Alceste », La France musicale, 26 août 1866, p. 262.
CONCLUSION 405
Dans son ouvrage Divas and Scholars : performing italian opera, le musicologue Philip
Gossett cherche à donner un mode d’emploi des éditions critiques qu’il a dirigées,
notamment en réaction au dogmatisme absurde de certains chefs d’orchestre. Nous avons
déjà montré tout au long de notre étude les bonnes pratiques à adopter en théorie, mais il
faut encore s’interroger sur la médiation qui rend ces principes applicables en pratique et les
moyens de faire parvenir l’information efficacement jusqu’aux acteurs-clefs des productions
lyriques. En effet, si l’apparat critique d’une édition moderne se veut destiné à des
musicologues avertis, l’usage de la partition afférente pour des représentations nécessite,
quant à lui, de prendre quelques précautions. À bien des égards, certaines des éditions
actuelles pêchent encore contre le bon sens…
Pour clarifier notre propos, nous comparerons l’Iphigénie en Tauride de Gluck préparée
par Gerhard Croll (1927-) pour l’édition monumentale chez Bärenreiter, volume paru en
1973, avec la version donnée par François-Auguste Gevaert (1828-1908) en 1900 chez
Lemoine. L’aridité de la première a de quoi faire frémir : c’est une cathédrale gothique en
pierre brute, sans le moindre signe de vie. Qu’est-ce que la deuxième apporte de plus
réconfortant ?
1° Des suggestions de nuances et de timbre çà et là, comme « voix couverte » ou
« sombre » 40, qui alertent sur une situation dramatique et sa possible transcription dans la
technique vocale, avec le vocabulaire de l’époque ;
2° Des propositions de lecture pour les conventions d’édition courantes ;
Suivant en cela les qualités très explicites des éditions pour les œuvres nouvelles dans le
e
dernier tiers du XIX siècle, Gevaert précise la marche à suivre chaque fois que l’on a
superposé des évènements musicaux devant se succéder (voir Figure 66) – commodité par
laquelle on conserve des mesures à quatre temps sans rajouter une foule de points d’orgue
et de silences difficiles à compter ou à battre.
39
Riccardo Muti, Corriere della Sera (Milan), 28 novembre 1982, p. 28 (citation traduite d’après Philip Gossett,
Divas and Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 123).
40
Voir Christoph Willibald Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900,
p. 37.
406 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Figure 66 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 46
Son édition indique aussi s’il faut tenir ou non les accords dans les récits accompagnés,
lorsque l’orthographe originale est ambiguë. Dans les deux cas suivants (Acte II, sc. 3), Gluck
a noté une blanche ; pourtant la première fois (voir Figure 67) il convient d’attendre la fin de
la réplique d’Oreste pour couper le son, et la seconde (voir Figure 68) il faut, ainsi que
l’indiquent les deux points d’orgue ainsi disposés (voir § 1.2c), quitter violemment la note
dès qu’elle est attaquée pour créer un effet de suspens.
Figure 67 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 72
Figure 68 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 73
CONCLUSION 407
41
Voir Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 85 : « Même
mouvement des temps (les blanches deviennent des noires) ».
42
C’est aussi grâce à l’enseignement systématisé que la notation vocale a pu progresser ; songeons qu’il a fallu
attendre Auguste Panseron (1795-1859) pour découvrir la virgule qui sert à noter les respirations (voir Stéphen
de La Madelaine, Chant / Études pratiques de style vocal, volume 2, Paris : Albanel, 1868, p. 95).
408 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
Figure 69 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 29
L’essence d’une œuvre est-elle mieux véhiculée au public mélomane par une
orchestration et des articulations exactes, dont un spécialiste 43 peut s’aventurer à déduire
des indications pour reconstruire l’œuvre, ou par une proposition aboutie cohérente avec la
notation moderne ? Il existe évidemment toute une déclinaison de solutions intermédiaires
à envisager pour cumuler les avantages de l’une et l’autre option, et ce n’est pas le lieu ici de
les envisager. Nous nous contenterons d’insister sur le fait qu’un travail ne saurait être
complet sans refléter l’histoire du chant attachée à l’évolution des versions d’un ouvrage.
Pour nous, formé à la lecture et à l’improvisation sur les manuscrits médiévaux et
renaissants, à la réalisation et à l’enrichissement spontanés des basses chiffrées baroques, il
n’est pas question de nous éloigner de fac-simile numérisés puis polycopiés, laissant la
source romantique intacte mais permettant de la regarder, de la manipuler et de l’annoter
comme elle a été conçue pour l’être. Mais les reproductions sont-elles d’une qualité
suffisante pour être confortablement lues, ou même déchiffrées à première vue par des
musiciens qui n’ont pas toujours le temps de les intégrer ? Au-delà du format et de la
notation, se pose encore le souci d’établir une version du texte musical. Doit-on imprimer
l’édition critique pour inscrire dans le papier la permanence (fugace et datée) d’une
conception de l’œuvre « neutre », ou doit-on plutôt mettre à disposition un fichier librement
modifiable par les interprètes, comme un chant donné, comme un livre dont on est le héros,
comme un espace à investir ? Il n’y a pas de partition idéale, puisque l’œuvre doit s’adapter
à un interprète, à un auditoire, à un lieu acoustique, à une intention dramatique, à un mode
d’écoute, au goût d’une époque, bref, à une situation de communication de l’énoncé (voir
§ 2.2a), en vue de réactualiser sa portée dans le présent de l’énonciation.
43
Par « spécialistes », nous entendons ceux qui, plus tard nommés « musicologues », s’appuient sur une
autorité scientifique plutôt qu’artistique pour intervenir dans l’établissement d’un texte musical à exécuter, tel
Fétis rapiéçant L’Africaine en remplacement de Meyerbeer décédé, ou plus récemment Edison Denisov
orchestrant Rodrigue et Chimène de Debussy, Damien Colas écrivant l’ornementation des Demoiselles de…
pour leur récital Rossini, Philip Gossett complétant les récitatifs du finale de Tancredi du même auteur, ou
nous-même nous substituant à Hervé pour la création de L’Élixir, en allant jusqu’à composer des cadences
polyphoniques (voir sur ce point Antoine Elwart, Le Chanteur accompagnateur, Dijon : Hustache, 1844, p. 83).
CONCLUSION 409
Cette prise de recul sur la notion de tradition ouvre déjà quelques pistes pour penser
l’édition musicale future du répertoire français. Tirer toutes les conclusions de notre travail
implique de théoriser les usages nouveaux que l’interprète pourrait faire de ces partitions,
pour comprendre en retour toute la médiation qui reste à entreprendre. Dans cette optique,
nous devons d’abord expliquer en quoi consiste selon nous l’interprétation musicale
historiquement informée d’un ouvrage lyrique.
Dans les pages qui viennent, nous allons fréquemment discuter des points de vue émis par
e
ce chercheur à propos de l’opéra italien du XIX siècle en prenant nos exemples dans le
répertoire français de la même époque.
Aborder une œuvre ancienne en n’en comprenant ni les enjeux originaux ni le langage
expressif est problématique. Au mieux, cela peut générer une création à partir
d’informations (partition, livret,…) lues selon des systèmes exogènes (solfège du temps strié
post-boulézien 45, conception du jeu stanislavskienne,… ). Si cette libre inspiration est
revendiquée comme telle, ses auteurs peuvent au moins se targuer d’honnêteté
intellectuelle, mais aucun travail sur le lien avec les générations passées n’est effectué. Au
pire, il s’agit d’exploiter la renommée de l’œuvre que l’on travesti ; seul l’investissement des
artistes dans le spectacle vivant demeure alors transmissible au public, floué par la
défectuosité conceptuelle du projet. Il est donc impératif de rassembler un certain nombre
d’informations si l’on a une quelconque ambition de réinvestir un ouvrage patrimonial et de
lui donner sens dans une société dotée de mémoire. Ces informations entrent dans deux
catégories :
e
les informations concernant des paramètres encore intelligibles (pour le XIX siècle :
les notes et le rythme sur la portée ainsi que les ajouts à y faire et les nuances à y
apporter, l’instrumentation et les modes de jeu, le sens et la diction des mots, les
référents et les matériaux de la mise en scène) sur lesquels il faudra statuer en
44
« The call to historicize further our knowledge of Italian opera is not a subterfuge for escaping our modern
identity or the personal passions of an artist in favor of historical models. It stems rather from the belief that
performers can find more satisfactory answers to some of their concerns if they make the effort to supplement
their present knowledge with awareness of a works’ original historical, dramaturgical, musical, and social
context: indeed, much in the shape of a typical nineteenth-century Italian opera is meaningful only in such a
context. Neither invocations of the authority of tradition (which too often is a euphemism for the status quo)
nor obeisance to the idol of historical reconstruction will offer as promising a path » (Philip Gossett, Divas and
Scholars, Chicago : UCP, 2006, p. 205).
45
Voir par exemple la partition du Livre de Job de Michel Tabachnik (Paris : Durand, 2014), créée le 8 octobre
2014 à la Cité de la musique, où tout rubato, tout décalage, est noté rythmiquement. Le temps strié est défini
par Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris : Gauthier, 1963, p. 93-113.
CONCLUSION 411
Si l’on admet que l’interprète est l’émetteur d’un énoncé inscrit dans un système de
communication, comment peut-il tirer profit de la connaissance d’un ancien système de
communication pour réactualiser des énoncés anciens à destination de « récepteurs »
modernes ? La lecture et la préparation des partitions gagnent en rigueur puisque beaucoup
d’indications notées ou implicites seront mises à jour par l’intégration des codes musicaux
anciens. Grâce aux prescriptions et contraintes que fournit l’information historique, l’artiste
est poussé à développer son expressivité en exploitant des paramètres nouveaux, et
contraint d’imaginer des propositions convaincantes. Chacun aboutissant à des solutions
différentes, la démarche enrichit considérablement la palette sonore de notre époque.
Aussi, il faut surtout se garder d’établir des normes nouvelles et tâcher de réactualiser en
permanence les travaux déjà effectués si l’on veut préserver le bénéfice artistique et sociétal
412 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
du projet sur le long terme (adaptation constante). Gossett défend aussi cette qualité
plastique du répertoire romantique :
« Nous devrions avoir pour but de fournir, non pas un musée pour figer les
représentations du passé, mais une recréation (dans le contexte de nos propres
structures sociales) des spécificités qui firent de l’opéra italien une forme d’art
vivant au dix-neuvième siècle et peuvent l’aider à le rester aujourd’hui. 46 »
46
« We should aim to provide, not a museum for the petrification of performances of the past, but a re-creation
(within the context of our own social structures) of the characteristics that made Italian opera a vital art form in
the nineteenth century and can help it remain so today » (Philip Gossett, Divas and Scholars, Chicago : UCP,
2006, p. 239).
47
Principe exposé par Alfred Tomatis in L'Oreille et la voix, Paris : Laffont, 1987.
48 e
En référence au pédagogue Jean de Reszké, lequel avait été attaché à l'Opéra de Paris au début du XX siècle
afin de transmettre aux jeunes générations un savoir-faire hérité des plus grands interprètes et compositeurs
romantiques, nous avons proposé le titre de « directeur du chant » pour qualifier les fonctions du musicien-
chercheur en charge de l’étude des rôles dans une recréation lyrique historiquement informée.
CONCLUSION 413
ou en voix de tête chez un homme, devra parfois être modifié pour atteindre une note plus
grave ou plus aigüe selon les habitudes de l’interprète moderne, afin de restituer l’effet de
timbre attendu. D’autres fois, l’effet primitif ne se comprendrait plus, et il faut accepter que
la restitution de l’intention passe par une réalisation technique différente, sinon opposée,
pour véhiculer un sens similaire. L’esprit doit primer sur la lettre.
Puisque nous étudions un art dont la matérialité est éphémère, il est sans cesse
nécessaire de concrétiser les idées par des exemples sonores. L’aboutissement d’une
recherche archéophonique sur l’intention d’un son, se mesure uniquement à la possibilité
d’imaginer un son équivalent aux oreilles modernes : il faut constamment « entendre de
quoi l’on parle », sous peine de discourir dans le vide. Parce qu’il peut être critiqué,
l’exemple vocal est le rocher brut que le chercheur doit sculpter quotidiennement, avec pour
marteau la théorie qu’il construit et pour burin la source qu’il manipule. Disserter sur les
formes idéales serait absolument vain, car la pratique artistique ne peut se suffire de règles
générales : elle est faite de cas particuliers, de lieux particuliers, de voix particulières. En se
confrontant constamment à l’exigence du résultat, l’historien sera souvent renvoyé à ses
sources pour répondre à des questions concrètes, et presque toujours remis en cause dans
ses préjugés. L’interprétation alimente le doute comme elle féconde l’intuition. Un des
dangers de vivre dans les traces du passé est de forger le mythe de voix inégalables par leur
formation, et d’attribuer à ce qui ne peut plus être documenté tous les aspects que l’on
n’arrive pas à découvrir. Comment céder à cette facilité lorsque l’on fait face à des artistes
modernes extrêmement performants ? Peut-on encore croire que l’on a saisi un principe si
l’on n’arrive pas à le faire sentir en dehors de soi ? Même du point de vue des notions
théoriques, la recherche en archives offre trop souvent l’occasion de se créer une vision
partisane ; or, celle-ci est systématiquement démolie par la solution pratique à laquelle on
n’avait pas pensé. Pleinement au fait des choix pragmatiques et des limites qui s’imposent à
la production sonore qu’il veut mettre en œuvre, le chercheur n’est plus dupe de ses
axiomes. Soumettre son travail à l’épreuve du réel, c’est troquer une rêverie solitaire – dont
les mesures s’adaptent exactement à notre degré de conscience et de savoir – pour un débat
dans lequel la vigilance de tous les auditeurs diversement conditionnés s’additionne. La
414 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
La première synthèse des interactions que nous percevons entre histoire et interprétation
a été l’occasion de revenir sur les fondements méthodologiques de notre recherche, tandis
que la question du répertoire « classique » a permis de tresser ensemble les principaux
thèmes abordés dans la thèse. Il nous reste à montrer comment notre travail se projette
dans l’avenir. Il faudra d’abord expliquer comment les mutations observées dans la vocalité
des 1ers ténors se répercutent partout ailleurs. Manière bien précise de conduire un son
musicalement, la vocalité se décline notamment selon l’organe (instrument vocal), le genre
(opéra, opérette), l’emploi (1er ténor, ténor comique), le tempo (allegro, andante), la
situation et l’intention dramatique. Sur la base des règles établies pour les premiers sujets
d’opéra et d’opéra-comique, les emplois vocaux de second plan et rôles comiques pourront
être compris en tant qu’ils représentent une vocalité dégradée ou parodiée. C’est
particulièrement vrai en province, où l’on recrute des premiers emplois taillés pour le
répertoire choisi, mais où les seconds rôles sont fatalement tenus à vau-l’eau. Duprez se
souvient par exemple d’un septuor des Huguenots catastrophique à Toulouse : « Ces grands
49
Stéphen de La Madelaine, Théories complètes du chant, Paris : Amyot, 1852, p. 408.
CONCLUSION 415
morceaux-là sont rarement bien exécutés en province où, faute de sujets, on les fait
exécuter par des Laruette, des Trial et autres emplois plus ou moins appropriés au grand
opéra. 50 » Concernant les grandes villes, qui disposent de troupes plus nombreuses, nos
études en cours de l’opéra-bouffe et de l’opéra de salon, couplées à des expérimentations
pratiques sur ce dernier genre méconnu, mettront en lumière les relations de servitude mais
aussi de subversion qu’entretenaient les scènes secondaires avec l’Opéra, l’Opéra-Comique
et les grands théâtres de province.
Pour affiner notre vision des évolutions de l’esthétique vocale appréciée en France dans
e
la seconde moitié du XIX siècle, de nouveaux dépouillements pourraient se révéler utiles.
Pour aborder les concerts 51, nous poursuivrons nos collaborations avec Thomas Vernet,
concernant la programmation à la cour sous la Monarchie de Juillet, et avec Fanny Gribenski,
autour des sociétés philanthropiques et du répertoire sacré sous le Second Empire 52. On
pourra également étendre le corpus jusqu’à retracer l’histoire de l’usage des mécanismes en
chœur 53, que ce soit sur scène ou dans la musique orphéonique.
Parmi les autres prolongements à envisager, il sera utile d’étendre notre investigation à
d’autres catégories vocales, voire d’appliquer les mêmes méthodes à d’autres répertoires et
à des époques plus anciennes. Peut-être grâce à la diffusion du présent volume serons-nous
graduellement moins isolé dans ce domaine de recherche ; il faut le souhaiter, car nous ne
saurions suffire à collecter puis enseigner telle ou telle tradition, ne serait-ce que pour tous
les ouvrages fréquemment joués de par le monde. Pour initier cette dynamique, nous
devrons rassembler autour de notre recherche un grand nombre de professions scientifiques
et artistiques, toutes celles qui entrent en synergie pour déterminer les représentations
lyriques d’aujourd’hui et de demain, dont celles du répertoire français du XIXe siècle.
50
Gilbert Duprez, Souvenirs d’un chanteur, Paris : Lévy, 1880, p. 164-165.
51
Pour le dépouillement des registres du droit des pauvres et les programmes de concert de 1822 à 1848, voir
Étienne Jardin et Patrick Taïeb, Archives du concert, Arles : Actes Sud, 2015.
52
Voir notre article en projet : « Les pieux effets de Jenny Rossignon ».
53
Voir Pierre Girod, L’Art du chant de Duprez : Voix perdue ou voies oubliées ?, mémoire, Rémy Campos dir.,
CNSMDP, 2011, p. 33-36.
416 LES MUTATIONS DU TENOR ROMANTIQUE
son esthétisme sont sujets aux variations du goût et de la mode 54 ». Lablache indique qu’« il
faut suivre la mode tant qu’on n’aura pas une puissance de talent capable de la dominer. 55 »
Par le jeu d’un environnement mouvant, des particularités morphologiques (voix puissante,
aigus faciles) ou des inspirations du moment (interprétation plus vaillante ou plus douce
qu’à l’accoutumée) peuvent provoquer dans la salle un effet nouveau. S’il est goûté, cet
effet détermine instantanément un avantage sélectif dans la carrière pour tous les artistes
qui peuvent le reproduire. La circonstance (construite ou fortuite) de tels évènements
constitue le plus souvent une curiosité à peine notée, un souvenir lié à une soirée ou à un
interprète dans un rôle particulier. La chose sera mentionnée dans les recueils d’anecdotes
qui enregistrent les annales du chant, elle servira éventuellement de point de repère pour
juger de la prochaine exécution. Mais parfois, c’est un tournant dans la tradition, une
bifurcation dans l’esthétique lyrique.
Duprez fit époque, car la transformation qu’il déclencha en repoussant les limites de la
douceur, de la force, de la lenteur et de l’énergie (voir § 2.1b) est très visible ; ce n’était pas
une mutation « silencieuse ». Bien sûr, la vocalité lyrique entre 1837 et 1871 n’est pas
réductible à ces innovations. Seulement, ces entorses à la règle permettent à la fois de
percevoir les limites stylistiques communément admises et de sentir les directions nouvelles
et originales du goût. Certaines de ces mutations furent appelées à se répandre et à prendre
une place permanente dans les pratiques ultérieures ; une prévalence forte, comme celle de
la voix sombrée, est reflétée par l’évolution des emplois (unification jusqu’à la typologie
lyrique) et de la technique vocale (homogénéité jusqu’au registre unique). Le « progrès » de
l’art, tel que conçu à l’époque de Gilbert Duprez, est essentiellement fondé sur la capacité
des chanteurs à prendre en charge leur héritage pour le faire fructifier, comme Roger, qui,
dans le rôle de Raoul, « a su tout à la fois profiter de la création de ses devanciers et trouver
lui-même des effets nouveaux. 56 »
Ne peut-on reprendre aujourd’hui son flambeau ? En isolant les éléments de style qui
sont de la responsabilité du chanteur, nous avons réussi à les repérer dans les partitions ;
lorsqu’ils sont par extraordinaire précisés avec un luxe inhabituel de détails, nous avons
glané le vocabulaire et la grammaire du langage musical d’une époque (voir la part
54
Stéphen de La Madelaine, Théories complètes du chant, Paris : Amyot, 1852, p. 409.
55
Louis Lablache, Méthode complète de chant, Paris : Canaux, 1840, p. 50.
56
« Causeries musicales », Le Ménestrel, 14 avril 1850, p. 1.
CONCLUSION 417
d’improvisation dans les romances de salon, § 4.1a). Identifier le « locus » des mutations
permet de les appliquer à des ouvrages dont la tradition s’est interrompue. Par exemple, les
raffinements stylistiques apportés par Renée Doria à la partie d’Isabelle dans Le Pré-aux-
Clercs 57 nous indiquent le traitement, similaire ou réactualisé mais certainement pas neutre,
à réserver à d’autres sections ressemblantes dans les ouvrages moins connus de la même
époque (La Marquise de Brinvilliers 58, par exemple). Ce procédé est applicable non
seulement à la restauration d’un grand nombre des éléments de vocalité consubstantiels au
répertoire romantique, mais encore à l’élaboration de nouveaux éléments venant remplacer
les parties du chant soumises à la mode. Il est concevable de rendre au chant français une
vitalité tournée vers l’actualité du chant international, sculptée par de nouvelles aspirations
esthétiques et de nouvelles conquêtes techniques. Au nombre de celles-ci, nous citerons les
e
perfectionnements de la notation envisagés au XX siècle, notamment par le compositeur
John Cage (1912-1992) et le soprano Cathy Berberian (1925-1983) ; ceux-ci utilisèrent des
couleurs et des symboles en rapport avec les qualités de timbre (voir notre écriture
schématique de la registration, § 3.3a), et revalorisèrent le rôle participatif de l’interprète
dans l’élaboration de l’œuvre 59. Évidemment, la question du genre se pose, à travers
l’association entre des vocalités et des répertoires 60. Avons-nous finalement hérité de la
tradition d’un art que nous sommes à même de poursuivre, ou seulement des traces laissées
par un art du passé, que nous ne pouvons que réinterpréter ?
57
Écouter Ferdinand Hérold, Le Pré aux Clercs, Robert Benedetti dir., Paris, 13 juin 1959 (Malibran CDRG213).
58
La Marquise de Brinvilliers, opéra en 3 actes d’Auber, Batton, Berton, Blangini, Boieldieu, Carafa, Cherubini,
Hérold et Paër sur un livret de Scribe et Castil-Blaze, créé à l’Opéra-Comique le 31 octobre 1831.
59
Voir Daniel Charles, Gloses sur John Cage, Paris : 10/18, 1978, p. 10 (la composition comme suggestion à
l’interprète, ouverture de possibles) et 148 (un certain nombre de couleurs sur la partition en rapport avec une
pallette de vocalités). La trace écrite de l’œuvre caractéristique de cette recherche est John Cage, Song books,
New York ; London ; Frankfurt : Peters, 1970, p. 186-194.
60 e
Signalons, pour la fin du XIX siècle, que l’étude des chanteurs « transfuges », dont les carrières se
déroulèrent entre des institutions lyriques relevant a priori d’esthétiques vocales différentes, pourra justement
aider à tracer la frontière entre les genres issus de la période romantique (voir Caroline Dessaint, Vers une
spécialisation des artistes lyriques (1870-1914), mémoire de recherche, Rémy Campos dir., CNSMDP, 2014).
Annexes
Les annexes sont numérotées selon le chapitre auquel elles se rapportent, en présentant
les documents dans l’ordre où il y est fait référence dans le texte.
e
Annexe 1a – Tableau comparatif des principales méthodes de chant françaises du XIX
siècle
Légende : décrit dans la méthode mentionné dans la méthode non inclus dans la méthode
Variat°/« grille »
Surarticulation
Porté syllabe 2
Points d’orgue
Exo fusion reg
Voix sombrée
Voix blanche
Port de voix
Physiologie
Auteur
Phrasé <>
Appoggio
Ponchard
Son filé
Duprez
Rubini
Trille
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
1804 Mengozzi
1827 Gérard
1836 Garcia père Fr
1838 Carulli
1839 Panseron
1840 Lablache
1840 La Madelaine
1841 Garaudé II
1843 Hennelle
1846 Duprez
1847 Garcia fils
1852 La Madelaine
1854 Milhès
1863 Battaille
1865 Holtzem
1870 Delprat
1870 Fétis
1873 Marié
1876 Audubert
1881 Lemaire
1886 Faure
N.B Toutes les méthodes qui figurent dans notre bibliographie ont été entièrement
dépouillées, mais nombre d’entre elles ne sont pas suffisamment développées pour figurer
utilement dans ce tableau.
Nous donnons ci-contre l’explication des critères étudiés dans chaque colonne. Ceux-ci sont
rattachés à diverses tendances, selon leur lien privilégié avec des vocalités plus rétrogrades
ou plus novatrices, et leur généalogie plus spécifiquement inscrite dans l’héritage du chant
italien ou du chant français.
École italienne
① Description ou notation d’un exercice demandant d’alterner la voix de tête (m2) et la
voix de poitrine (m1) sur des notes conjointes ou identiques, commme dans l’exemple ci-
dessous, afin de travailler l’« union des registres ».
École française
⑤ Explication ou exemple noté recommendant de porter la voix d’une note à l’autre avec
la syllabe que l’on quitte et non plus avec celle que l’on commence (voir § 1.2c).
⑥ Formant découlant d’un placement plus antérieur et plus bas dans les résonateurs.
⑦ Dernier ténor français célèbre à ne pas utiliser le spinto, Ponchard est un fin styliste,
héritier de Garat pour l’interprétation du répertoire classique.
⑧ Technique de déclamation française différente du parler, métalangage pour la scène
qui déleste l’appareil phonatoire des efforts articulatoires par des exagérations et
approximations phonétiques, au lieu d’amollir la diction (voir § 1.2b et 2.1b).
Style classique
⑨ Principe du son filé sur plusieurs notes (voir § 1.2a).
⑩ Description et usage du port de voix, exercices et leçons d’application.
⑪ Exercices préparatoires au trille (se prononce comme « ville »), discussion sur la
manière d’attaquer (par la note supérieure ou inférieure, au ton ou au demi-ton, …) et la
terminaison.
⑫ Exercice du son filé (voir § 1p).
Nouveautés
⑬ Discours sur la réalisation de la couverture du son et/ou l’usage des timbres.
⑭ Mention de Duprez comme exemple (à suivre ou non).
⑮ Description anatomique de l’appareil phonatoire (musculature respiratoire, larynx,
cartilages, …).
⑯ Les usages multiples du mot « appui » en France au XIXe siècle nous ont conduit à
choisir le terme italien appoggio avec son sens du XXe siècle, correspondant à ce que les
anglophones nomment dynamic support – l’APPR, ou accord pneumo-phono-résonantiel,
terme le plus récent, ne recouvre pas exactement les mêmes notions.
La Fille du Angélique
La Folle soirée L’Ambassadrice Les Trois Nicolas Le Petit Duc La Leçon de
L’Éclair (1835) régiment et Médor
(1803) (1836) (1856) (1878) chant (1883)
(1840) (1843)
(soufflant)
[elle souffle
Allons (parlé) Regardez- Ecoutez-moi
Fais comme moi, Répétez le texte
commencez, moi bien…
Professeur dis comme moi, toujours mon puis la A vous
répétez avec Regardez-moi Vous avez
Imitation
mal
mademoiselle ? cela
(s’arrêtant),
(hésitant),
(s’oubliant
et répétant
Comment
(Elle s’arrête le refrain), Y a ça, Madame, y
Inquiétude comment ce n’est Avec timidité
toute émue) je veux a ça
pas ça ?
bien mais
je n’y
comprends
rien
Bien, C’est
mieux déjà, Pas
mal pour la
première fois,
Je vois pourtant Ne soyez pas Brava, Moi sa Allez donc, Comme musique
Encourage Votre voix est
Jugement positif
N.B. Les auteurs et sources des textes des livrets figurent dans les notes du corps de la thèse.
Plan des bâtiments en 1911 publié dans Henri Curzon, L’Histoire et la gloire de
l’ancienne salle du Conservatoire de Paris, Paris : Senard, 1917, n.p.
Carrée, munie de deux fenêtres à impostes donnant sur la cour, la salle était tapissée
d’une sorte de papier vert d’eau. L’ameublement, fort simple, se composait d’un piano à
queue, d’une table et de trois tabourets ; des bancs étaient fixés aux murs et surmontés de
portemanteaux aux deux côtés de l’entrée. Les dames s’assirent à gauche, les hommes à
droite. Au piano s’installa une personne âgée, très maigre, sacerdotale, dont les mains et le
visage avaient gardé des tons d’ivoire.
- Commençons, dit le professeur qui restait debout. À qui le tour ?
Marie Naud ne répondit point, mais se leva, secoua sa robe d’un coup de main, avança de
quelques pas en regardant l’accompagnatrice.
- Qu’est-ce que c’est ? interrogea encore M. Xavier.
- Les sixtes.
Le professeur fit un signe vague qui voulait dire : Allez-y ; et, tandis que Marie Naud
commençait les exercices, il vint s’asseoir sur le banc des dames entre une élève et sa mère,
reçut avec un sourire les compliments de celle-ci, une personne mûre, enflée de graisse, et
qui tenait un journal sur ses genoux.
- Ma fille va beaucoup mieux, disait la grosse dame très bas, la voix revient. Vous
allez l’entendre. C’est frêle, c’est délicat, vous comprenez, mon cher Monsieur ;
dame ! c’est si jeune, si gentil !... Enfin, elle est en bonnes mains. Ah ! quel
malheur que vous ne l’ayez pas eue plus tôt ! Voyez-vous son premier professeur
lui avait cassé la voix ! Avec vous, heureusement, je suis tranquille.
- Il faut des précautions, répliquait M. Xavier en s’adressant à la jeune fille, vous
avez une très jolie voix, ça se remettra… mais évitez surtout la fatigue et ne
chantez pas les chœurs, surtout.
[…] Mais tout à coup le professeur se leva, s’élança d’un bond sur Marie Naud.
- Sacré nom d’un chien ! ne levez pas la tête quand vous arrivez dans l’aigu. C’est
tout le contraire, baissez-là. En voilà une habitude dont je ne puis vous défaire.
Et il appuya sur le chignon brun de Marie, la fit chanter, lui abaissa la tête à mesure que la
voix montait.
- Restez sur le la, lui cria-t-il, restez sur le la !
Puis, quand elle eut terminé :
- Il faut exagérer pour vous faire perdre cette sacrée habitude.
[…]
- À vous, Mademoiselle. Voyons les gammes.
Le professeur invitait la jeune fille frêle. Elle se leva, commença de chanter, suivie des yeux
par sa mère dont le visage béatement souriant exprimait des inquiétudes à certaines notes
élevées.
- Jusqu’au sol seulement, cria Xavier à l’accompagnatrice.
[Il ment en disant que « ça reviendra » alors qu’il la déclare « flambée ». Il refuse son tour à
un contralto]
- À vous Stani.
Le jeune homme se plaça devant le piano.
- Les arpèges, dit-il.
M. Xavier marcha de long en large, les mains derrière le dos, puis il s’arrêta, se planta à deux
pas de Stani, l’interrompit brusquement.
- Mais c’est trop triste, tout ça, trop sombré… Égayez-moi le son. Ce n’est pas sur ô
qu’il faut vocaliser, mais sur o bref. Vous avez l’air de chanter un enterrement !
[Plus tard, un autre élève fait ses vocalises.]
Le célèbre professeur eut une soudaine exclamation :
- Mais vous devenez ténor ! […] Qu’est-ce que je vous disais ? lui criait Xavier
triomphant, qu’est-ce que je vous disais ? Eh bien ! mon petit, il faudra désormais
chanter les ténors. Peu à peu, bien entendu ; je ne vais pas vous demander
d’apprendre Robert pour demain. Ça ne vous ennuie pas de devenir ténor ?
Allons donc ! C’est-à-dire que Doumesse était ravi, ne cachait pas sa joie. Il devenait ténor !
et le professeur, quelques instants, disserta sur les avantages que rencontreraient les ténors
dans la carrière théâtrale.
Il se fit un silence. Un monsieur grave, décoré, portant binocle, entrait, tenant un registre
sous le bras. Il le plaça sur le piano pour l’appel. Il lut un nom qu’il répéta deux fois, faute de
réponse. Et le professeur, distrait, s’empressa :
- J’oubliais, dit-il. Cette demoiselle est malade, elle m’a écrit.
[Le baryton qui débutera plus loin dans le roman, chante ; Xavier a refusé son tour à un autre
élève avec la même excuse que précédemment : « vous êtes fatigué ».]
- Ce n’est pas mal, mais toujours trop nerveux. Prenez-y garde, ça pourrait vous
jouer un tour. Pour chanter il faut du calme… Voyons les morceaux, maintenant,
ajouta le professeur.
[Naud chante O beau pays de la Touraine ; un élève bat la mesure par moment pour aider la
chanteuse]
Le professeur avait repris sa place entre la jeune élève et la grosse dame. Il frappa dans
ses mains afin d’activer la mesure qui languissait, puis il apostropha Marie. […] Et M. Xavier
se mit à contrefaire la jeune fille, exagérant son nonchaloir. Que sur tes bords j’aime à rêver.
Puis reprenant le ton brusque :
- Secouez-vous un peu, mâtin ! Ne chantez pas cela comme si vous disiez : “Que je
voudrais aller me coucher !” Allons ! un peu de nerf ! Vous êtes tout le contraire
de Huss, il en a de trop et vous pas assez. […] Recommencez-moi tout ça ! conclut
l’implacable professeur.
Près de Stani se tenait assis un jeune homme, un auditeur.
[L’auditeur s‘enquière de la carrière du professeur, qu’il trouve très fort. En fait c’est le
cousin de Xavier qui a chanté à l’Opéra, le maître lui-même jamais, s’entend-il répondre.]
M. Xavier s’emportait de nouveau :
- Comme c’est savonné, tout ça ! Appuyez donc la première note de chaque
groupe.
Et il donna l’exemple, fredonna les vocalises en frappant du pied toutes les quatre notes.
- À vous, Mademoiselle.
[Deux autres élèves passent. Un élève profite d’un moment d’inattention pour chanter un
air, très bien, avec fa aigu et mi bémol grave. Xavier lui dit que la voix est cotonneuse à cause
qu’il fait la note ; en fait, il a essayé de le renvoyer, et refuse de faire chanter ce garçon ainsi
que sa camarade car il est jaloux de leur relation]
Et M. Xavier, après avoir consulté sa montre, interpella le jeune auditeur, voisin de Stani.
- Voyons, vous, faites-moi quelques arpèges.
Il fit reculer l’accompagnatrice, se mit lui-même au piano, pour essayer ce jeune homme
qu’il avait autorisé à suivre le cours en qualité d’auditeur. Mais au milieu d’un arpège, le
jeune homme s’arrêta. La porte s’ouvrait, livrant passage à l’illustre compositeur, M. de
Saint-Ange. […] Et comme Xavier, lâchant le piano, se précipitait vers le maître, celui-ci
interpella le jeune auditeur demeuré debout, les bras ballants.
- Ne vous arrêtez donc pas, retombez sur la tonique.
[La suite de l’anecdote imaginaire indique que le compositeur a l’oreille absolue, ce qui
impressionne fort les élèves.]
Il avait terminé sa leçon, il allait congédier ses élèves. Ceux-ci, d’ailleurs, se préparaient,
décrochaient leurs vêtements, restaient debout, couvant la porte de l’œil. Le professeur leur
serra la main, donna quelques recommandations.
Il ne fallait pas que la jeune fille frêle se fatiguât, se mère aurait à y veiller ; Doumesse, qui
s’était révélé ténor, travaillerait un peu l’aigu ; Stani éclaircirait le son ; Huss donnerait de
ses nerfs à cette dormeuse de Marie Naud. Quant à Brégy et Mlle Roux, ils filèrent en saluant
de loin M. Xavier. […] Sous la voûte et dans la cour, les élèves se retrouvèrent avec des
camarades des autres classes.
[Le concierge leur demande de ne pas encombrer la voûte, mais ils s’y agglutinent
toujours.] »
« J’étais souvent appelé à dire une même scène avec quatre maîtres de déclamation dont je
recevais alternativement les leçons. Il me fallait rendre, tour à tour, cette scène,
conformément aux prescriptions de chacun. […] Par exemple, je désirais un jour leur faire
entendre ces vers de Philémon et Baucis [de Gounod] :
Ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.
Le premier professeur auquel je m’adressai me déclara qu’il n’y avait qu’une manière de
les bien dire, […] la sienne. […] Là-dessus, mon professeur se met à déclamer de sa voix la
plus sonore et la plus magistrale. Il lève les yeux au ciel, arrondit son geste, et prend une
pose héroïque… […] “force ta voix, fais-lui parcourir toute l’étendue dont elle est
susceptible… Bien ! c’est ça, encore, et développe ton geste.”
Le lendemain, après m’être exercé de toutes les forces à la manière noble, […] je passe
chez mon second professeur […]. Je n’avais pas achevé le second vers, qu’un haussement
d’épaules, accompagné par un formidable éclat de rire, très-humiliant pour ma manière
noble, vint brusquement me fermer la bouche. “Qu’est-ce que c’est que ce ton emphatique,
qu’est-ce que c’est que cette prédication boursouflée ? […]” Ici le professeur caresse sa
tabatière, regarde fixement ses auditeurs, pince ses lèvres, dont il abaisse malicieusement
les coins, contracte légèrement ses yeux, soulève ses sourcils, promène cinq ou six fois la
tête de droite à gauche, et commence ces vers, d’une voix aiguë, concentrée et légèrement
nasale. […] “c’est admirable de bonhommie, de simplicité et de naturel”.
[Le lendemain] je fus brutalement interrompu ; et on ne me laissa pas même achever le
cinquième mot. “Misérable ! s’écrie mon troisième professeur, qu’est-ce que c’est que cette
manière vieillotte ? Qu’est-ce que c’est que cette voix aigrelette ? Qu’est-ce que ce ton de
Cassandre ?” […] Là-dessus, mon professeur prend une attitude pensive : puis, comme
abîmé sous l’obsession d’un souvenir douloureux, il porte lentement, autour de lui, un
regard où se peint l’amertume d’une déception profonde. Il pousse un soupir, lève les yeux
au ciel, en conservant l’attitude inclinée de sa tête, et commence d’une voix grave, voilée et
soutenue : Ni l’or ni la grandeur… ici il fait une pause, durant laquelle il abaisse son regard,
qu’il promène sur tout ce qui l’entoure. Il comprime ses lèvres, soulève péniblement ses
épaules, écarte un peu les bras qui restent à l’état de pandiculation, et continue ainsi : ne
nous rendent heureux. Ici nouveau silence, durant lequel il laisse lourdement tomber ses
bras, jusque-là suspendus, puis il crispe ses mains, regarde de nouveau le ciel ; mais,
obliquement, cette fois, en abaissant les commissures de ses lèvres entr’ouvertes. Il
continue d’un ton imprécatoire : ces deux divinités. Ici, un soupir et distension des membres,
précédemment contractés, jusqu’au relâchement de la prostration ; n’accordent à nous
vœux, etc. “Vois”, me dit mon maître, tout plein encore de l’émotion qu’il venait de rendre
avec une expression à la fois si pénétrante et si tragique […]. Quel étonnement je vais faire à
mes camarades quand ils vont voir sortir de ces vers tant d’effets scéniques. […]
“Où diable avez-vous été chercher de telles intentions ? qu’est-ce que ce ton sépulcral ?
que signifie ici cette voix caverneuse ? et pourquoi cette mimique lugubre ? Dieu me
pardonne, c’est du mélodrame que vous me faites-là […].” D’après celui-ci, je ne me doutais
pas de l’art de déclamer les vers. Je ne faisais entre le vers et la prose aucune différence,
suivant, en cela, la fausse voie ouverte récemment au Théâtre-Français. Pour lui, la cadence
du vers et le charme euphonique devaient prévaloir sur tout autre intérêt […]. »
Transcription du texte de la deuxième image, page 32, trop difficile à lire : « Il nous reste à
parler du point d’orgue ou point final que les Italiens nomment la cadenza. Nous allons en
donner plusieurs exemples. […] Le chanteur ou le concertant peut exécuter tous les traits
qu’il voudra sur la note surmontée par ce point. »
Annexe 1g – Air de Mathilde dans Guillaume Tell de Rossini, exemplaire annoté tiré du
recueil factice offert en prix à Mlle Joséphine Zolobodjean, élève de
Révial, en 1851 (F-Pmhb, Rmb 671, n.p.).
« Attention, S, sifflante, allez ! [Sois immobile et vers la terre] “terre”, allons, ouvrez la
bouche, deux R ! Les mots en syllabes ***, à de rares exceptions, demandent une ouverture
buccale complète [Incline un genou suppliant.] la syllabe “nou” de “genou” exige une 1***
[Incline un genou suppliant.] Allons ! Ayez la physionomie en analogie avec le sentiment que
vous exprimez 2, et qu’expriment les paroles, et puis, cette situation poignante de père
anxieux, affolé, *** de douleur [Invoque Dieu, invoque Dieu c’est lui seul, mon enfant,]
“c’est”, le verbe être, ouvrez la bouche ! [c’est lui seul, mon enfant, / Qui dans le fils peut
épargner le père.] piano ! [Demeure ainsi] “Ainsi”, la syllabe “ain” nasale, s’il vous plaît !
[Demeure ainsi, mais regarde le ciel] “Ciel”, ouvrez la bouche ! L’ouverture buccale est dictée
d’abord, non par l’intensité ou la hauteur du son, mais par la syllabe à prononcer. Un peu
plus fort ! [Demeure ainsi, mais regarde le ciel] ému, attendri ! [En menaçant cette tête si
chère] Allons “tête”, “chère”, accent circonflexe et accent grave, ouvrez la bouche
verticalement [En menaçant cette tête si chère / Ah ! Cette pointe d’acier peut effrayer tes
yeux] Allons, plus serré, “le moindre mouvement” : quatre doubles croches, préparez l’effet
de “Jemmy” [Le moindre mouvement, le moindre mouvement, Jemmy, Jemmy] Non ! ***
“Jemmy” deux M, et vous le savez, l’M demande une préparation nasale muette et une
explosion 3 [Jemmy, Jemmy songe à ta mère ! / Elle nous attend tous les deux !] coupez par
un sanglot, allons, serrez 4 ! [Jemmy, Jemmy songe à ta mère !] allons, en pressant un peu
plus [Elle nous attend tous les deux !] »
1
S’agit-il d’une ouverture ovoïde, restreinte, en extériorisant les lèvres, la même ouverture que pour produire
U, avec très légère participation de la langue (voir Léon Melchissédec¸ Pour chanter : ce qu’il faut savoir, Paris :
Nilsson, 1913, p. 149), ou d’une ouverture de petite proportion et devant se dilater immédiatement, ovoïde
(Ibidem, p. 178) ?
2
Voir Lionel Dauriac, « Le tragique dans Guillaume Tell », La Psychologie dans l’opéra français, Paris : Alcan,
1897, p. 34-35, pour une analyse de ce moment du drame. Voir Léon Melchissédec¸ Pour chanter : ce qu’il faut
savoir, Paris : Nilsson, 1913, p. 159, pour le principe général énoncé.
3
Voir Léon Melchissédec¸ Pour chanter : ce qu’il faut savoir, Paris : Nilsson, 1913, p. 150. La préparation muette
ou « sourde » d’une consonne, suivie de son explosion n’est pas une notion nouvelle mais bien un héritage
antérieur à 1871 (voir les notes de François Delsarte et de ses élèves, « maximes, définitions, préceptes,
pensées », reproduites in Angélique Arnaud, Étude sur François Delsarte, Paris : Delagrave, 1882, p. 223).
4
Lire : « rapprochez les commissures des lèvres » (voir Léon Melchissédec¸ Pour chanter : ce qu’il faut savoir,
Paris : Nilsson, 1913, p. 177).
Annexe 1j – Notes prises par les membres du jury lors des examens et concours en 1843
5
Voir description sur le site de l’Agence Nationale de la Recherche : http://www.agence-nationale-
recherche.fr/projet-anr/?tx_lwmsuivibilan_pi2%5BCODE%5D=ANR-13-CULT-0007, consulté le 23 février 2015.
Les bases de données issues de ce projet devraient être complétées par le travail de Frédéric de La Grandville,
Dictionnaire biographique des élèves et aspirants du Conservatoire de musique de Paris (1795-1815),
publication en ligne, 10 mars 2014 [http://www.irpmf.cnrs.fr/etudes-et-documents-de-l-irpmf-
en/corpus/article/le-conservatoire-de-musique-de, lien consulté le 16 mars 2015].
ÉTRANGER.
Le public de la Nouvelle-Orléans est le plus hétérogène ;
Le public de La Haye, le plus aristocratique ;
Le public de Bruxelles, le plus dilettante ;
Le public de Naples, le plus enthousiaste ;
Le public de Milan (nous ne parlons ici que des habitués du théâtre de la Scala), le plus
académique ;
Le public Turin, le plus démocratique ;
Le public de Rome le plus turbulent.
FRANCE.
Le public de Paris est le plus connaisseur, partant le plus indulgent.
Le public de Marseille se ressent de la proximité de l'Italie : il est enthousiaste, mais difficile
à contenter ; sévère, mais juste, souvent cruel, quelquefois sauvage.
Le public de Lyon, sous quelques rapports seulement, emboîte le pas après Marseille : il y a
de la claque, une vraie claque au grand théâtre de Lyon.
Le public de Bordeaux est le plus poli, le plus gentleman.
Le public de Toulouse est le plus intelligent ; c'est le seul, en province, qui préfère la qualité à
la quantité.
Le public de Rouen est le plus récalcitrant ;
Le public de Lille, le plus rationnel ;
Le public de Nantes, le moins démonstratif ;
Le public de Strasbourg, le plus débonnaire ;
Le public du Havre n'est pas exigeant.
Sources littéraires 1 : 1 2 3
Lever du rideau, fond à l’italienne borné avec plan représentant l’extérieur d’un
grand chalet fermé 2. Arnold seul entre côté jardin il s’arrête sur le seuil de la porte
n’osant pas entrer puis il descend en scène chanter son air.
A la fin de l’air chœur de coulisse côté jardin assez éloigné « vengeance ! » ; à la
deuxième fois « vengeance » le chœur se rapproche. Des amis confédérés entrent
par le premier plan à gauche du public sur « ce sont mes compagnons, je les vois
accourir. » Ils entourent Arnold 3. Les chœurs une fois entrés demandent des
armes à Arnold qui leur indique la maison de son père. Sur « courrons armer nos
bras » une grande partie des chœurs sortent côté cour pour aller chercher des
armes, des haches, pioches etc., qu’ils distribuent à ceux qui sont restés en scène ;
on donne une épée à Arnold sur « enfin le glaive arme nos bras. » [Il] est à leur tête
[une épée] à la main et va les guider au combat pour délivrer Guillaume Tell.
A la fin du « Suivez-moi » 4 Arnold sort en courant côté jardin. Les chœurs le
suivent.
1
Copie manuscrite par Louis Palianti d’une mise en scène imprimée publiée par Duverger père et conservée à
la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris sous la cote [mise en scène lyrique G6 (1). Les sources
complémentaire portent respectivement les sous-cotes (2) et (3).
2
Noter sur le schéma les deux chassis de forêt à jardin, la chaumière de Méléchal à cour, le rideau de fond de
campagne de deux plans. Ce schéma est extrait de la mise en scène anonyme [F-Pbh, mise en scène lyrique
G6 (2).
3
Voir la répartition des ténors et des basses autour d’Arnold dans le livret avec indications de mise en scène [F-
Pbh, mise en scène lyrique G6 (3), p. 52-54, dont le schéma ici reproduit est tiré.
4
Voir la reproduction anonyme parue dans Gilbert Duprez, Récréations de mon grand âge, Paris : Marpon et
Flammarion, 1888, représentant probablement l’œuvre originale suivante : Étienne Melingue, Suivez-moi,
statuette, Paris, [1837].
1
Voir l’encart publicitaire « Révolution dans l’édition musicale » in Jules Lermina, Dix mille lieues sans le
vouloir, Paris : Tallandier, 1903, n.p..
2
Comparer avec le précédent l’encart publicitaire « Révolution dans l’édition musicale » in Georges Régnal, La
Vie telle qu'elle est, comment il faut la prendre, Paris : Tallandier, 1906.
Tableau réalisé d’après nos dépouillements de presse et les distributions placées en tête
des éditions en piano-chant ou conducteur d’orchestre. Les cases vides Ø correspondent aux
ouvrages dans lesquels ne figure aucun rôle de ténor.
Tableau réalisé d’après nos dépouillements de presse et les distributions placées en tête
des éditions en piano-chant ou des conducteurs d’orchestre. Quelques mentions d’emplois
précis ont été reportées mais pas confrontées avec les contrats d’engagement des acteurs
en question. Le caractère ? indique l’absence d’information positive. Les cases vides Ø
correspondent aux ouvrages dans lesquels ne figure aucun rôle de ténor. Les lettres TL
précèdent une distribution du Théâtre-Lyrique, lorsque les ouvrages ont d’abord été créés
sur cette scène, et la distribution de l’Opéra-Comique, si elle a pu être reconstituée, suit les
lettres OC 1 – on n’a indiqué que les reprises avant 1880.
On a ensuite comparé ces données avec le registre Théâtre l’Opéra-Comique 1830-1860
(BnF, département des Arts du spectacle, Fol- MRO- 4) pour toutes les entrées qui figurent
dans cette source, c’est-à-dire uniquement les œuvres en trois actes ; le cas échéant, on a
inscrit les ajouts ou divergences en italique. Enfin, quelques informaitons manquantes ont pu
être glanées dans Charles Parsons, Opera premieres : an index of casts, Lewiston : the Edwin
Mellen press, 1992 ; elles sont signalées par un astérisque *.
1
Malgré leur utilisation par Letellier (voir Robert Ignatius Letellier, Opéra-Comique : a sourcebook, Newcastle
upon Tyne : Cambridge scholars, 2010, p. xix), les abréviations O, OC, TL, etc., ne nous paraissent pas devoir
être considérées comme usuelles, au même titre que celles du RISM pour désigner les lieux de conservation
des sources musicales, ou que les conventions typographiques de l’Imprimerie et de la Bibliothèque nationales,
couramment employées dans la présente thèse.
Tableau réalisé d’après la presse et les distributions placées en tête des éditions en piano-
chant ou des conducteurs d’orchestre. Les cases vides Ø correspondent aux ouvrages dans
lesquels ne figure aucun rôle de ténor. Le caractère ? indique l’absence d’information
positive. On a complété certaines entrées à l’aide du Dictionnaire lyrique de Félix Clément et
Pierre Larousse (Paris : Administration du GDU, 1873). Ont également été consultés
ponctuellement : Albert de Lasalle, Mémorial du Théâtre-lyrique, Paris : Lecuir, 1877 ; Paul
Scudo, La Musique en l’année 1862, Paris : Hetzel, 1863 ; Paul de Toyon, La Musique en
1865, Paris : Vresse, 1866 ; Thomas Joseph Walsh, Second Empire Opera, London : Calder,
1981.
Annexe 4a – Marcel Proust, « Éloge de la mauvaise musique », Les Plaisirs et les jours,
Paris : Gallimard, 1924, p. 229-231.
Dans l’une des premières soirées où nous parûmes, je ne pus m’empêcher de remarquer
un cavalier, pourvu d’un collier de barbe resplendissant et de petites moustaches noires du
meilleur effet. Quand il entra dans l’assemblée, un air d’épanouissement anima tous les
visages, un sourire courut sur toutes les lèvres. Les dames les plus considérables, les beautés
en vogue se levèrent pour aller vers lui, et firent assaut d’empressement. C’était à qui en
obtiendrait un mot, un regard, un geste. L’objet de tant de prévenance ne s’en montrait pas
moins réservé, et s’avançait vers le piano, pour y déposer un rouleau qu’il tenait à la main.
« Voilà, me disais-je, quelque prince du sang, quelque ambassadeur. »
Curieux de vérifier ma conjecture, je me penchais vers un voisin, et le priais de me fixer
sur la position sociale de cet heureux mortel.
« Ça, me répondit-il, c’est le célèbre Triffolato, l’empereur de la romance plaintive. Vous
allez l’entendre chanter du Schuber[t] et du Concone. Il y met un sentiment dont toutes ces
dames sont folles. »
En effet, l’artiste poussa au piano une sorte d’esclave qui lui servait d’accompagnateur,
appuya sa main sur le bois de l’instrument, se composa un maintien rêveur et mélancolique,
enveloppa d’un regard conquérant les dames qui ornaient le salon, puis, sur un mode suave,
il chanta :
1
Il s’agit de la Romance du Chevrier dans Célestine (1784) de Martini, sur un texte tiré d’une nouvelle de
Florian. Souvent chantée par Mme Iweins-d’Hennin, cette romance l’a aussi été par Jules Lefort, qui est peut-
être la cible de la caricature.
trois ou quatre romances, il rassembla sa musique éparse, fit deux révérences, et se déroba
à l’enthousiasme universel.
« Bravo ! Triffolato, criait-on de toutes parts, bravo !
- Quel talent modeste ! dis-je à mon voisin.
- C’est qu’il est attendu à dix heures chez la duchesse de Mirasol. Il a gagné cent
écus ici, il va en gagner autant ailleurs. En pressant un peu le mouvement, il peut
faire quatre salons par soirée. Total, douze cents francs.
- Peste ! dis-je, voilà des roulades hors de prix »
À peine avais-je achevé ces mots, qu’une seconde entrée attira l’attention de la
compagnie. C’était encore un cavalier fort agréable, joli brun comme l’autre, moustaches
noires comme l’autre, un cahier sous le bras comme l’autre. Le même mouvement se
produisit parmi les élégantes, et le nouveau venu ne se montra ni moins froid, ni moins
majestueux que son devancier.
« Pour le coup, dis-je à mon voisin, voici au moins un duc et pair.
-Ça, répliqua mon voisin, c’est l’illustre Muscardini, le prince de la romance
bouffonne. Vous avez entendu tantôt Jean qui pleure, vous allez entendre Jean
qui rit. Celui-ci possède un temps de hoquet qui précipite parfois ces dames dans
une hilarité compromettante. »
Muscardini s’approcha gravement du piano, préluda par les même poses, les mêmes
roulements d’yeux que Triffolato, puis, au dernier accord de la ritournelle, il décomposa son
visage le plus habilement du monde, et partit :
Nos avons t-y ri ! nos avons-t-y bu ! 2
et caetera. C’était une chanson normande : l’accent, l’intention, rien n’y manquait, on eût
dit un herbager des environs de Falaise. Le succès fut prodigieux ; mais le chanteur ne
s’arrêta pas en si bon chemin, il prodigua les romances burlesques, et alla jusqu’à la
ventriloquie. La gaieté était au comble, quand tout à coup Muscardini disparut : il avait
épuisé son répertoire.
« Encore cent écus de gagnés, me dit mon malicieux voisin ; il a assez de nos
applaudissement, il va chercher des bis ailleurs.
- Quel précieux talent ! pensais-je ; parlez-moi de montrer le blanc des yeux en
chantant et de cultiver la chanson comique : voilà des positions sociales ! »
Je m’imaginais en être quitte pour une fois. Hélas ! je connaissais peu les chanteurs de
salon. Quelque part que nous missions les pieds, nous étions sûrs de voir paraître le célèbre
2
Authentique chansonnette de Bérat (voir Le Ménestrel du 29 décembre 1844, p. 2).
Triffolato et l’illustre Muscardini. Triffolato exécutait son Plaisir d’amour, Muscardini son Nos
avons-t-y ri ! Partout je retrouvai les mêmes notes, les mêmes points d’orgue, les mêmes
effets ou larmoyants ou bouffons. Triffolato se passait la même main dans les mêmes
cheveux, montrait le blanc des mêmes yeux, prenait la même pose mélancolique sur le
même bras. Muscardini reproduisait les mêmes contorsions, le même accent, les mêmes
gestes accompagnés de la même ventriloquie. La leçon était si parfaitement apprise, que
l’artiste se fût fait scrupule d’y changer un iota. Aussi, au bout d’un mois de ce régime, avais-
je suffisamment du Muscardini et du Triffolato. Quand l’un commençait à rouler la prunelle,
l’autre à composer son masque, je m’esquivais prudemment pour aller visiter le buffet ou
tenter la diversion d’un whist à un louis la fiche.
« La foule est compacte dans les salons de Mme ***, on attend avec anxiété les deux
célèbres chanteurs annoncés. Ils ont eux-mêmes choisi leur accompagnateur, qui frappe le
clavier avec fureur et dévore des yeux la partition qui n’en peut mais.
Le ténor, un Werther à moustache, module sa plaintive romance en levant les yeux au
ciel ; la basse, comme tout chantre qui connaît ses devoirs, beugle ses notes de bombardon.
Les admirateurs quand même des hôtes du lieu, se pâment d’admiration en criant : brava !
Les femmes minaudent en murmurant : charmant ! Les invités, qui n’ont pas dîné chez la
maîtresse du lieu et qui trouvent le punch trop léger, les gâteaux trop secs et les danseuses
trop mûres, étouffent un bâillement.
Les voisins de dessous, troublés dans leur premier sommeil, parlent d’avertir le
commissariat de police, mais les virtuoses n’en continuent pas moins leur charivari.
Ils finissent, et Mme *** leur assure, au nom de tous les invités, qu’ils sont bienheureux
d’avoir un si charmant talent ; modestes comme des chanteurs, ils répondent timidement
qu’ils ont encore deux partitions dans l’anti-chambre, dans la poche de leur paletot. »
Romances
Antoine Marmontel, Ma Provence, in Le Ménestrel, 5 mai 1839 (dédicace)
Friedrich von Flotow, Dormez, noble dame, (voir Le Ménestrel, 2 février 1840)
Joseph Vimeux, Je t’aime à genoux, in Le Ménestrel, 23 février 1840 (dédicace)
Louis Clapisson, S’il faut douter de toi, in Le Ménestrel, 16 juin 1839
(voir Le Ménestrel, 5 janvier 1840)
Louis Clapisson, C’est une coquette, Paris : Meissonier, 1840
(voir Le Ménestrel, 5 janvier 1840)
Hyppolite Monpou, Gastibelza, Paris : Meissonier, 1841 (voir Le Ménestrel, 7 février 1841)
Auguste Morel, Le Retour, Paris : Catelin, 1841 (voir Le Ménestrel, 11 avril 1841)
François Masini, Je l’aimais déjà, in Le Ménestrel, 25 avril 1841 (dédicace)
Loïsa Puget, L’Enfant aux colombes, in Le Ménestrel, 11 juillet 1841 (dédicace)
Loïsa Puget, Le Fou d’amour, Paris : Escudier, 1842 (voir Le Ménestrel, 9 octobre 1842)
Gilbert Duprez, La Reine du Tournoi, Paris : Bernard-Latte, 1843
(voir Le Ménestrel, 30 avril 1843)
Gustave Roger, La Fiancée du timbalier, inédite ? (voir Le Ménestrel, 8 octobre 1843)
Gustave Roger, Inès et Péblo, Paris : Heugel, 1843 (voir Le Ménestrel, 19 novembre 1843)
Gilbert Duprez, Le Bon Larron, Paris : Meissonier, 1844 (dédicace)
Pierre Chéret, La Mère de l’Ecossais, Paris : Heugel, 1844 (dédicace)
Félicien David, Les Hirondelles, Paris : Grus, 1844 (voir Le Ménestrel, 26 janvier 1845)
Félicien David, Le Chybouk, Paris : Bureau central de musique, 1845
ou Tchybook ou Chibouck (voir Le Ménestrel, 26 janvier 1845)
Étienne Arnaud, Plus de larmes, in Album du Ménestrel [1846] (voir Carnet, p. 20)
Louis Clapisson, Enfants n’y touchez pas, Paris : Cendier, 1846 (voir Carnet, p. 33)
Louis Clapisson, Huit ans d’absence, romance non identifiée, c1847 (voir Carnet, p. 33)
Edmond Membrée, L’Aumône, Paris : Grus, 1847 (dédicace)
Paul Henrion, Dieu seul me la rendra !!!, Paris : Colombier, 1847 (dédicace)
Étienne Arnaud, Un ange, au bord de mon chemin !, Paris : Heugel, 1847
(voir Le Ménestrel, 21 novembre 1847)
Giacomo Meyerbeer, Sur le balcon, in Quarante mélodies, Paris : Brandus, 1849
(voir Carnet, p. 216)
Étienne Arnaud, Brise-tout, Paris : Heugel, in Album E. Arnaud 1850 (dédicace)
Pauline Viardot, Marie et Julie, Paris : Brandus, in Album Viardot 1850 (dédicace)
Edmond Membrée, Hymne à l’amour, Paris : Heugel, 1851 (dédicace)
Gustave Nadaud, Les Dieux, Paris : Viellot, 1852 (dédicace)
Edmond Membrée, Chansons d’amour !, Paris : Heugel, 1853 (dédicace)
Paul Henrion, Sous un balcon, Paris : Colombier, in Album Henrion 1853 (dédicace)
Scènes lyriques
Franz Schubert, Erlkönig, Vienne : Cappi & Diabelli, 1821 (voir Carnet, p. 323) 3
Louis Niedermeyer, Le Lac, Paris : Pacini, b1823 (voir Carnet, p. 269)
Edmond Membrée, L'Ondine et le pêcheur, Paris : Troupenas, 1846
Edmond Membrée, Page, écuyer, capitaine !, Paris : Heugel, 1849
Gilbert Duprez, Trois Ténors sérieux, Paris : Brandus, 1853
(voir Le Ménestrel, 22 août 1852)
3
Meyerbeer indique également dans son journal intime en date du vendredi 22 mars 1861 : « Étudié Erlkönig
avec Roger pour ce soir. » (Robert Letellier éd., The Diaries of Giacomo Meyerbeer, Volume 4 : The last years,
1857-1864, Madison : Fairleigh Dickinson University Press, 2004, p. 203, notre traduction). Voir aussi Anton
Fels, « Correspondance », Le Ménestrel, 31 décembre 1865, p. 35.
4
La Chanson de Fortunio a peut-être été écrite bien avant 1853, à l’occasion des représentations de la pièce de
Musset à la Comédie-Française (voir Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris : Gallimard, 2000, p. 113).
Dans les notes, on a fait référence aux lieux de conservation suivants par leur sigle RISM :
Paris
Bibliothèque de l'Arsenal (Pa) ; Archives Nationales (Pan) ; Archives de Paris (Pap) ; Bibliothèque
historique de la Ville de Paris (Pbh) ; Bibliothèque du Conservatoire transférée à la Bibliothèque
nationale de France, Département de la Musique (Pc) ; Gustav Mahler, Bibliothèque musicale (Pgm) ;
Bibliothèque de l'Institut de France (Pi) ; Médiathèque Hector-Berlioz (Pmhb) ; Bibliothèque
nationale de France, Département de la Musique (Pn) ; Bibliothèque-Musée de l'Opéra (Po) ;
Bibliothèque nationale de France, Département de l’audiovisuel, anciennement Phonothèque
Nationale, Bibliothèque et Musée (Pphon) ; Bibliothèque Michelet transférée sur le site Clignancourt
(Pim) ; Bibliothèque Sainte-Geneviève (Psg)
Genève
Bibliothèque du Conservatoire (CH-Gc) ; Bibliothèque musicale (CH-Gmu)
Lyon
Médiathèque Nadia-Boulanger (F-LYc) ; Bibliothèque du CNR (F-LYcnr)
Rouen
Bibliothèque municipale, site Villon (F-R)
Autres
Harvard University, Houghton Library (US-CAh) ; Western University Canada, Music Library (CDN-Lu)
Cadre de classement
A. SOURCES
1. Archives, documents manuscrits
1.1 Archives Nationales ; 1.2 Archives du Conservatoire ; 1.3 Archives de Paris (en
ligne) ; 1.4 Bibliothèque de l’Institut de France ; 1.5 BnF, Bibliothèque-Musée de
l’Opéra ; 1.6 BnF, département de la Musique ; 1.7 BnF, département des Arts du
spectacle ; 1.8 BnF, département des Manuscrits occidentaux ; 1.9 Médiathèque
Hector-Berlioz ; 1.10 Bibliothèque Historique de la Ville de Paris ; 1.11 The Music
Library, University of Western Ontario
2. Partitions musicales dans les fonds musicaux patrimoniaux d’usage
2.1 Bibliothèque Michelet transférée sur le site Clignancourt ; 2.2 Bibliothèque
musicale François-Lang ; 2.3 Bibliothèque Villon ; 2.4 Bibliothèque du CRD du Pays de
Montbéliard ; 2.5 Médiathèque Nadia-Boulanger ; 2.6 Bibliothèque de la Haute École
de Musique de Genève ; 2.7 Bibliothèque Musicale de Genève ; 2.8 Houghton Library,
Harvard University ; 2.9 Médiathèque Hector-Berlioz ; 2.10 Bibliothèque-Musée de
l’Opéra
3. Méthodes de chant et exercices vocaux publiés
4. Œuvres littéraires de fiction
5. Autres ouvrages imprimés (dont mémoires et traités)
6. Phonogrammes
7. Périodiques ayant donné lieu à des dépouillements systématiques
B. ÉTUDES
1. Livres et articles, travaux universitaires inédits
2. Sites internet
478 BIBLIOGRAPHIE
A. SOURCES
Compte tenu de la difficulté à se repérer dans ces fonds d’archives malgré l’existence
d’inventaires, à cause du contenu souvent hétéroclite des boîtes, nous avons choisi de
présenter cette section de la bibliographie non pas par série, comme c’est l’usage, mais par
sujet, ou institutions, classés par rodre alphabétique : Conservatoire, École royale de chant
(Choron), École spéciale de chant (Duprez), Théâtre-Lyrique. Nous décrivons succinctement
les informations extraites pour chaque carton.
Conservatoire
AJ/37/65 (1A) Successions de professeurs (candidats retenus, listes transmises au ministre)
AJ/37/66-72 Dossiers administratifs des professeurs (carrières)
AJ/37/76 Affaire des leçons particulières
AJ/37/14* (2) Envois aux succursales
AJ/37/153*-154* Tableaux des classes (1842-1853)
AJ/37/196 (3) Conditions d’admission
AJ/37/325* Inscriptions aux épreuves d’entrée, recommandations, décisions finales (1841-1850)
F/21/1290 Entrées et sorties d’élèves (« mutations ») justifiées au ministère (1842-1856)
AJ/37/241 (1-2) Règlements des concours
AJ/37/194* (1-2) Comptes rendus des séances du comité d’enseignement (1843-1858)
AJ/37/209 Notes de séances d’Auber (1842-1845)
AJ/37/226* (3) Notes de séances de Banderali (1839-1841) puis Panseron (1841-1843)
AJ/37/261*-275* Rapports des professeurs sur leurs élèves avant les épreuves (1842-1858)
F/21/1289 Pensions
F/21/1153 École lyrique
F/21/1294 Appointement de Mme Damoreau comme professeur
F/21/3966 (2) Plans des bâtiments faubourg Poissonnière
F/21/1284 Organisation, nouvelles classes, procès-verbaux du comité d’enseignement
Théâtre-Lyrique
F/21/1123 Personnel
Duprez
ARCH. TH. PARIS. ODEON. 55 (3) État d’émargement au théâtre de l’Odéon pour mai 1828
Dessin [Portr. Portrait-charge de Gilbert Duprez, dessin, s.l.n.d. [c.1838]
Dessin [Portr. G. Duprez, dessin au fusain, 1847
MUSEE 686 DURAN, Carolus, Au maître G. Duprez, souvenir affectueux,
dessin au fusain avec rehauts de blancs sur papier brun,
Bruxelles, 12 novembre 1871
Scènes-estampes, estampes-costumes Iconographie complémentaire
Dossier d’artiste Défaits de presse
Théâtre-Lyrique
ARCH.TH.PARIS.TH.LYRIQUE 1 Arrêté du 6 novembre 1855 installant Pellerin directeur
ARCH.TH.PARIS.TH.LYRIQUE 12 Répertoire
ARCH.TH.PARIS.TH.LYRIQUE 13 Notes biographiques sur la troupe
480 BIBLIOGRAPHIE
Opéra-Comique
OPERA.COMIQUE.ARCH.19 (50) Formules de contrats d’engagement, direction de Léon Carvalho
OPERA.COMIQUE.ARCH.19 (51) travail du chant du 15 mai au 14 juin 1851
Les références des partitions citées et analysées dans le texte figurent dans les notes ; ces
informations ne sont pas reportées ici. On trouvera les sources ayant fait l’objet d’un travail
de présentation spécifique, telles les anthologies ou les éditions critiques, dans la section
« études », au nom de l’éditeur scientifique.
ANDRADE, Auguste, Méthode de chant, Paris : Ikelmer, 1868 [2e édition 1822].
ARCHAINBAUD, Eugène, L’École du chant pour toutes les voix, Paris : Enoch, 1900.
AUDUBERT, Jules, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876.
BATTAILLE, Charles, De l’enseignement du chant, Paris : Masson, 1863.
BEAUCHEMIN, Charles, Méloprosodie française ou guide du chanteur, Paris : L'Auteur, 1847.
1
Pour certains opéras, il n’a pas été possible d’identifier le rôle qui aurait été utilisé par Duprez, si tant est qu’il
ait été conservé.
482 BIBLIOGRAPHIE
BENDELARI, Augusto, Méthode complète et pratique de chant pour les voix de baryton et de basse
chantante, Paris : Durdilly, 1889.
BLONDEAU, Auguste-Louis, Nouvelle méthode de chant par Marcello Perino, traduite de l’italien avec
des notes, Paris : Ebrard, 1839.
BORDOGNI, Marco, 36 vocalises composées selon le goût moderne, Paris : Pacini, [1834].
BORDESE, Luigi, L’Art du chant, Paris : Richault, 1858.
BORDESE, Luigi, Le Vade Mecum du chanteur, Paris : Schott, 1863.
BOUCHE, L., De l’art du chant, Nogent-le-Rotrou : Imprimerie Gouverneur, 1872.
BRUN, Caroline, Exercices préparatoires à l’art du chant, Paris : Durdilly, 1889.
CARULLI, Gustave, Méthode de chant, Paris : Latte, 1838.
CATRUFO, Gioseffo, Méthode de vocalisation, Paris : Lemoine, 1831.
CONCONE, Joseph, Cinquante leçons de chant pour le medium de la voix, Leipzig : Peters, 1886.
CRESCENTINI, Jérôme, Recueil d’exercices pour la vocalisation musicale, Paris : Imbault, [c1811].
CROSTI, Eugène, Abrégé de l’art du chant, Paris : Girod, 1878.
DAMOREAU-CINTI, Laure, Méthode de chant, Paris : Heugel, 1849.
DAMOREAU-CINTI, Laure, Développement progressif de la voix, Paris : Heugel, [c1850].
DEGOLA, André, Méthode de goût et d’expression, Paris : L’Auteur, s.d.
DELAQUERRIERE, José, Savoir chanter, Aymer : Richardson, 2008.
DELLE-SEDIE, Enrico, L’Art lyrique, Paris : Escudier, 1874.
DUPREZ, Gilbert, L’Art du chant, Paris : Heugel, 1846.
DUPREZ, Gilbert, L’Art du chant, 2e édition [format réduit], Paris : Heugel, 1846.
DUPREZ, Gilbert, La Mélodie, études complémentaires vocales et dramatiques de l’art du chant, Paris :
Chaix, s.d. [1873].
ELWART, Antoine, Le Chanteur-accompagnateur, Dijon : Hustache, 1844.
FAURE, Jean-Baptiste, La Voix et le chant, Paris : Heugel, 1886.
FETIS, François-Joseph, Méthode des méthodes de chant, Mayence : Schott, 1870.
FUGERE, Lucien et DUHAMEL, Raoul, Nouvelle méthode pratique de chant français par l'articulation,
Paris : Enoch, 1929.
GARAUDE, Alexis de, Méthode complète de chant, 2e édition, Paris : l’Auteur, 1841.
GARAUDE, Alexis de, 52 études ou exercices de prononciation et d’articulation dans le chant français,
Paris : l’Auteur, 1846.
GARCIA [père], Manuel, Exercices pour la voix, Paris : Boieldieu, 1836 [1re édition 1824].
GARCIA [fils], Manuel, L’École de Garcia, Paris : l’Auteur, 1847.
GERARD, H. P., Méthode de Chant, Paris : Nadermann, 1827.
HENNELLE, Claire, Rudiment des chanteurs, Paris : Meissonnier, 1843.
HOLTZEM, Louis-Alphonse, Bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1865.
HOLTZEM, Louis-Alphonse, Complément des bases de l’art du chant, Paris : Girod, 1867.
HOLTZEM, Louis-Alphonse, Bases de l’art du chant… 2de éd. entièrement remaniée, Paris : Girod, 1886.
ISNARDON, Jacques, Le Chant théâtral, Paris : Vieu, 1911.
LA MADELAINE, Stéphen de, Physiologie du chant, Paris : Desloges, 1840.
LA MADELAINE, Stéphen de, Théories complètes du chant, Paris : Amyot, 1852.
LA MADELAINE, Stéphen de, Chant / Études pratiques de style vocal, Paris : Albanel, 1868.
LA MADELAINE, Stéphen de, Œuvres complètes sur le chant, théorie et pratique, tome 1, Paris :
Lemoine, 1875.
LABLACHE, Louis, Méthode complète de chant, Paris : Canaux, 1840.
LEFORT, Jules, L’Émission de la voix chantée, Paris : Lemoine, 1892 [1re édition 1865].
LEFORT, Jules, De l’émission de la voix, Paris : Heu, 1867.
LEMAIRE, Théophile, et LAVOIX, Henri, Le Chant, ses principes et son histoire, Paris : Heugel, 1881.
LESFAURIS, J., Unité de la voix chantée ou explications sur l’École de Voix, l’École de Musique et de
Chant, et la forme du Beau, Paris : Remquet, 1854.
LUTGEN, B., École du mécanisme de la voix, Paris : Heinz, s.d..
LUTGEN, B., École chantante, Paris : Heinz, 1867.
BIBLIOGRAPHIE 483
BALZAC, Honoré de, Illusions perdues, Bruxelles : Société Belge de Librairie, 1837.
BALZAC, Honoré de, Petites misères de la vie conjugale, Paris : Chlendowski, 1846.
BALZAC, Honoré de, Histoire des parens pauvres, Paris : Boniface, 1847.
BERNARD, Charles de, Gerfaut, nouvelle édition, Paris : Lévy, 1856 [1re édition Gosselin, 1838].
BERTHOUD, Samuel-Henry, La Bague antique, Paris : De Potter, 1842.
CHATEUR, Henri, [alias Sparafucile], Gens de chœurs, Bruxelles : Kistemaeckers, 1893.
DELAPORTE, Michel, Un premier ténor, vaudeville en un acte, Paris : Henriot, 1841.
DUMAS, Alexandre, Le Comte de Monte-Cristo, Paris : Calmann Lévy, 1889.
DUPREZ, Gilbert, Sur la voix et l'art du chant : essai rimé, Paris : Tresse, 1882.
DUPREZ, Gilbert, Graines d’artistes, silhouettes vocales, Paris : Tresse, 1884.
DUPREZ, Gilbert, Récréations de mon grand âge, Paris : Marpon et Flammarion, 1888.
GAUTIER, Théophile, Émaux et Camées, Paris : Didier, 1852.
GAUTIER, Théophile, Mademoiselle de Maupin, Paris : Charpentier, 1866.
GAY-ALLART, Mary, Albertine de Saint-Albe, Paris : Renard, 1818.
HOLTZEM, Julie, Les Secrets du foyer, Lyon : Bourgeon, 1900.
LAGET, Auguste, Le Professeur de chant malgré lui, Toulouse : Chauvin, 1902.
ONQUAIRE, Galoppe d’, Le Spectacle au coin du feu, Paris : Lévy, 1863.
PONT-WULLYAMOZ, Louise de, Correspondance de deux amies, Paris : Renard, 1806.
PROUST, Marcel, Pastiches et mélanges, Paris : NRF, 1919.
REYBAUD, Louis, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, 3e édition revue et corrigée,
484 BIBLIOGRAPHIE
On trouvera les sources ayant fait l’objet d’un travail de présentation spécifique, telles les
correspondances ou les traités réimprimés, dans la section « études », au nom de l’éditeur
scientifique, sauf dans le cas de Berlioz (éditeurs différents selon les volumes).
LYS, Édith de, Jean de Reszke teaches singing to Edith de Lys, [U.S.A.] : Volan, 1979.
MALHERBE, Charles, Auber, Paris : Laurens, 1911.
MALLIOT, Antoine-Louis, La Musique au théâtre, Paris : Amyot, 1863.
MARCELIN, Émile, Souvenirs de la Vie parisienne, 3e édition, Paris : Victor-Havard, 1888.
MARCHESI, Mathilde, Marchesi and music, London : Harper, 1898.
MARECHAL, Henri, Lettres et souvenirs (1871-1874), Paris : Hachette, 1920.
MARTINET, André, Histoire anecdotique du Conservatoire de musique et de déclamation, Paris : Kolb,
1893.
MARTINI, A. de, Histoire du chant, in Albert Lavignac, et Lionel de La Laurencie dir., Encyclopédie de la
musique et dictionnaire du Conservatoire, Paris : Delagrave, 1924, p. 871-904.
MASSON, A., et LONGET, Études expérimentales sur la voix, Paris : Masson, 1852.
MAYAN, J.-M., Les Guêpes du théâtre, Paris : Bonvalot-Jouve, 1906.
MEREAUX, Amédée,« Grande école de chant du Conservatoire », Le Ménestrel, 25 août – 15
septembre 1867.
MESURE, Fortuné, Le Rivarol de 1842, dictionnaire satirique des célébrités contemporaines, Paris : au
bureau du Feuilleton mensuel, 1842.
MONTMORENCY, duc de, Lettres sur l’Opéra, Paris : Hulin, 1921.
MONY, Adophe, Entre deux paravents / Théâtre de société, Paris : Plon, 1902.
MOREALI, Dictionnaire de Musique italien-français, Paris : Renard, 1839.
MORIN, Laurent-Joseph, Traité de prononciation, Paris : Tresse, 1853.
NIEDERMEYER, Louis, Vie d'un compositeur moderne 1802-1861, Fontainebleau : Bourges, 1892.
ORTIGUE, Joseph d’, Le Balcon de l’Opéra, Paris : Renduel, 1833.
PANZERA, Charles, Cinquante mélodies françaises : leçon de style et d'interprétation, Bruxelles : Schott,
1964.
POISOT, Charles, Histoire de la musique en France, Paris : Dentu, 1860.
POTTON, Ariste, Observations physiologiques et musicales. Analyse d’un mémoire des docteurs Diday
et Pétrequin sur la voix sombrée, Lyon : Boitel, 1843.
POUGIN, Arthur, dir., Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique /
Supplément et complément, Paris : Firmin-Didot, 1878-1881.
POUGIN, Arthur, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s'y rattachent, Paris :
Firmin-Didot, 1885.
POUGIN, Arthur, Dictionnaire lyrique par Félix Clément et Pierre lorousse, revu et mis à jour, Paris :
Larousse, 1905.
RAMBAUD, Yveling et COULON, E., Les Théâtres en robe de chambre, Paris : Faure, 1866.
RANDOUX, E., Des vices de prononciation et du grasseyement en particulier, avec des exercices pour les
corriger, Paris : Tresse, Blosse , Lévy, 1846.
REICHA, Antoine, L’Art du compositeur dramatique, Paris : Farrenc, 1833.
ROCKSTRO, William Smyth et GOLDSCHMIDT, Otto, Jenny Lind, London : Novello, 1894.
ROGER, Gustave Hyppolite, Le Carnet d’un ténor, Paris : Ollendorf, 1880.
ROGERS, Francis, Some famous singers of the 19th century, New York : Gray, 1914.
ROQUEPLAN, Nestor, Les Coulisses de l’Opéra, Paris : Librairie Nouvelle, 1855.
ROUGNON, Paul, Souvenirs de soixante années de vie musicale et de cinquante années de professorat
au Conservatoire de Paris, Paris : Margueritat, s.d..
ROUSSEAU, James, Code théâtral, Paris : Roret, 1829.
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique, Paris : Duchesne, 1768.
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique, Paris : Emler, 1826.
SAINT-SAENS, Camille, École buissonnière, Paris : Lafitte, 1913.
SALLES, Antoine, Liszt à Lyon, Paris : Fromont, 1911.
SCUDO, Paul, Critiques et littératures musicales, Paris : Hachette, 1856.
SCUDO, Paul, La Musique en l’année 1862, Paris : Hetzel, 1863.
SECHANT, Charles, Souvenirs d’un homme de théâtre (1831-1855) recueillis par Adolphe Badin, Paris :
Calmann Lévy, 1883.
488 BIBLIOGRAPHIE
6. Phonogrammes
Certains enregistrements audios cités et analysés dans le texte sont décrits avec leurs
références les plus précises possibles (éditeur, cylindre, étiquette, coffret, plage…) dans les
notes, informations qui ne sont pas reportées ici. Cette section de la bibliographie a plutôt
pour objet d’indiquer les ressources en ligne grâce auxquelles une partie de ces
phonogrammes sont consultables. Ces ressources ont été classées par ordre d’apparition sur
le net. On n’a pas inclus les sites proposant uniquement des catalogues (historiques ou
commerciaux) et informations périphériques aux sources sonores.
Les possibilités de consulter des documents conservés dans les bibliothèques publiques
dans les conditions d’écoutes prévues par les éditeurs étant à peu près nulles, c’est en
définitive l’accès à des collections privées et des appareils mécaniques de diffusion de 78 tr
qui a déterminé notre approche, et la manière d’exploiter les reports disponibles en ligne ou
dans le commerce.
L’intérêt des documents numérisés, qui se conservent mieux mais présentent toujours
des pertes considérables par rapport au document analogique, réside dans leur
manipulation beaucoup plus aisée : possibilité de les écouter de nombreuses fois, de les
copier, de les séquencer, de les accélérer, de les filtrer, etc., toutes opérations qui se
résument souvent à choisir la bonne tête de lecture et la bonne vitesse de rotation face à un
cylindre ou un disque noir. Le cadre légal des droits d’auteur / droits voisins, le manque de
moyens humains et l’ambition marchande des institutions en charge de la conservation des
BIBLIOGRAPHIE 489
fonds patrimoniaux furent parfois des obstacles majeurs à ces opérations nécessaires pour
comparer efficacement les sources.
indexés dans le catalogue sans être disponibles à l’écoute, le projet cherchant en fait à susciter des
dons pour financer leur numérisation. Les autres sont téléchargeables au format mp3.
Journal des débats (1814-1944) ; Le Figaro (1826-) ; Le Ménestrel (1833-1940) ; Revue et Gazette
musicale de Paris (1835-1880) ; La France musicale (1837-1870) ; Le Monde illustré (1857-1938) ;
Musica (1902-1914). Les autres titres cités dans le texte n’ont été consultés que plus
ponctuellement.
BIBLIOGRAPHIE 491
B. ÉTUDES
GOURRET, Jean, et Jean Giraudeau, Les prestigieux ténors de l’Opéra de Paris, Paris : Le Sycomore,
1980.
GOURRET, Jean, Encyclopédie des cantatrices de l’Opéra de Paris, Paris : Mengès, 1981.
GOURRET, Jean, et Jean Giraudeau, Dictionnaire des chanteurs de l’Opéra de Paris, Paris : Albatros,
1982.
GOURRET, Jean, Ces hommes qui ont fait l’opéra : 1669-1984, Paris : Albatros, 1984.
GOURRET, Jean, Dictionnaire des cantatrices de l’Opéra de Paris, Paris : Albatros, 1987.
GRANDIS, David, À la recherche du chant perdu, Paris : MJW, 2013.
GRUBB, Thomas, Singing in French, New York : Schirmer Books, 1979.
GSTREIN, Rainer, Die vokale Romanze in der Zeit von 1750 bis 1850, Innsbruck : Helbling, 1989.
GUMPLOWICZ, Philippe, Les Travaux d'Orphée, Paris : Aubier, 2001.
GUSTAFSON, Bruce, « Madame Brillon et son salon », Revue de Musicologie, tome 85, no 2, 1999,
p. 297-332.
HARRIS, Ellen T., « Viardot sings Haendel », Roberta Montemorra Marvin et Hilary Poriss, Fashions and
legacies of nineteenth-century italian opera, New York : Cambridge University
Press, 2009, p. 9-29.
HARRIS, Rachel M., The Music salon of Pauline Viardot : featuring her salon opera Cendrillon, thèse,
Loraine Sims dir., Université de Louisiane, 2005.
HEINRICH BERNARDONI, Nathalie, dir., La Voix chantée entre sciences et pratiques, Bruxelles : De Boeck,
2014.
HEMMINGS, Frederick William John, The Theatre Industry in nineteenth-century France, Cambridge :
Cambridge university press, 1993.
HENSON, Karen, « Verdi, Victor Maurel and fin-de-siècle operatic performance », Cambridge Opera
Journal, vol. 19, 2007, p. 59-84.
HERVE, Emmanuel, L'Orchestre de l'Opéra de Paris à travers le cas de Robert le diable de Meyerbeer
(1831-1864), Pesaro : Fondazione Rossini, 2012.
HIMELFARB, Constance, « Un salon de la Nouvelle-Athènes en 1839-1840 : L’album musical inconnu de
Juliette Zimmermann », Revue de Musicologie, t. 87, no 1, 2001, p. 33-65.
HONEGGER, Geneviève, Jules Stockhausen, Itinéraire d'un chanteur à travers vingt années de
correspondance 1844-1864, Lyon : Symétrie, 2011.
HONDRE, Emmanuel, dir., Le Conservatoire de musique de Paris : regards sur une institution et son
histoire, Paris : Association du bureau des étudiants du Conservatoire national
supérieur de musique, 1995.
HONDRE, Emmanuel, « La mise en place des premières succursales du Conservatoire », Anne-Marie
Bongrain et Alain Poirier dir., Le Conservatoire de Paris : des Menus-Plaisirs à la
cité de la musique (1795-1995), Paris : Buchet-Chastel, 1996, p. 169-200.
HONDRE, Emmanuel, « Le Conservatoire de Paris et le renouveau du “chant français” », Romantisme,
1996, no 93, p. 83-94.
HOWAT, Roy, « Modernization : from Chabrier and Fauré to Debussy and Ravel », Richard Langham
Smith et Caroline Potter dir., French music since Berlioz, Aldershot : Ashgate,
2006, p. 197-222.
HUEBNER, Steven, « Opera audiences in Paris 1830-1870 », Music & Letters, vol. 70 no 2, mai 1989,
p. 206-225.
HUEBNER, Steven, Les Opéras de Charles Gounod, Alain et Marie-Stella Pâris trad., Arles : Actes Sud,
1994 [1re édition The Operas of Charles Gounod, Oxford : Clarendon Press, 1990].
JARDIN, Étienne, Le Conservatoire et la Ville : les écoles de musique de Besançon, Caen, Rennes,
Roubaix et Saint-Étienne au XIXe siècle, thèse, Michael Werner dir., EHESS, 2006.
JARDIN, Étienne, « Laure Cinti-Damoreau : du Conservatoire à La Muette de Portici », présentée le 4
avril 2012 lors du colloque international Le Grand opéra : un genre et un modèle à
l’Opéra-Comique, actes à paraître en ligne,
http://www.bruzanemediabase.com/Parutions-scientifiques-en-ligne/Articles,
lien consulté le 19 avril 2015.
496 BIBLIOGRAPHIE
JARDIN, Étienne, « Les albums de romances dans les concerts caennais de la monarchie de Juillet »,
Étienne Jardin, Johann Elart et Patrick Taïeb dir., Quatre siècles d'édition musicale.
Mélanges offerts à Jean Gribenski, Bruxelles : Peter Lang, 2014, p. 241-250.
JOANNIS-DEBERNE, Henri, Danser en société, Paris : Bonneton, 1999.
JOINER, James Richard, Charles Amable Battaille, Pioneer in vocal science and the teaching of singing,
London : The Scarecrow Press, 1998.
KALIFA, Dominique, La Culture de masse en France / 1. 1860-1930, Paris : Ed. la Découverte, 2001.
KALTENECKER, Martin, L’Oreille divisée, Paris : MF, 2011.
KAISER, Peter, éd., Fromental Halévy, Mélodies, romances et duos, Weinsberg : Galland, 2008.
KAUFFMAN, Deborah Ann, Vocal portamento in the Romantic era : a study of vocal treatises and
historical recordings of Lieder by Brahms, thèse d’interprétation, Stanford
University, 1992.
KINDERMAN, William, « Genetic criticism as an integrating focus for musicology and music analysis »,
Revue de musicologie, t. 98, no 1, 2012, p. 15-42.
KINTZLER, Catherine, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991.
KLEIN, Axel, O'Kelly: An Irish musical family in nineteenth-century France, Norderstedt : BoD, 2014.
KRAKOVITCH, Odile, Censure des répertoires des grands théâtres parisiens (1835-1906) / inventaire,
Paris : Centre historique des archives nationales, 2003.
KUIJKEN, Barthold, The Notation is not the music - Reflections on more than 40 years' intensive
practice of early music, Bloomington : Indiana University Press, 2013.
KUTSCH, Karl Josef et RIEMENS, Leo, Großes Sängerlexikon, München und Bern : K.G. Saur, 1997.
LABAT-POUSSIN, Brigitte, Archives du Théâtre national de l’Opéra (AJ13 1 à 1466), Paris : Archives
nationales, 1977.
LABOURIE, Martine, Tour de France d'un ténor : histoire d'un ténor d'opéra à travers la France dans la
première moitié du XIXe siècle, Paris : Christian, 1998.
LACOMBE, Hervé, Les Voies de l’opéra français au XIXe siècle, Paris : Fayard, 1997.
LACOMBE, Hervé, « De la différenciation des genres : Réflexion sur la notion de genre lyrique français
au début du XIXe siècle », Revue de Musicologie, tome 84 no 2, 1998, p. 247-262.
LACOMBE, Hervé, Georges Bizet, Paris : Fayard, 2000.
LACOMBE, Hervé, « Opéra et produits dérivés / le cas du théâtre lyrique français au XIXe siècle »,
Jacques Marseille et Patrick Eveno dir., Histoire des industries culturelles en
France, siècles / Actes du colloque en Sorbonne / décembre 2001, Paris :
Association pour le Développement de l’Histoire Économique, 2002, p. 431-443.
LACOMBE, Hervé, Géographie de l’opéra au XXe siècle, Paris : Fayard, 2007.
LACOMBE, Hervé, « Béatrice et Bénédict : un cadre classique pour l’imaginaire berliozien », in Joël-
Marie Fauquet, Catherine Massip et Cécile Reynaud dir., Berlioz. Textes et
contextes, Paris : SFM, 2011, p. 251-262.
LAMESCH, Sylvain, Mécanismes laryngés et voyelles en voix chantée, thèse, Jean-Dominique Polack et
Michèle Castellengo dir., Université Pierre et Marie Curie, 2010.
LANDAU, Bernard, dir., Les Grands Boulevards. Un parcours d’innovation et de modernité, Paris :
Action artistique de la Ville de Paris, 2000.
LANDINI, Giancarlo, « Gilbert Louis Duprez ovvero l'importanza di cantar Rossini », Bollettino del
Centro Rossiniano di Studi no 1-3, 1982, p. 29-54.
LAQUEUR, Thomas, « Response : Men with a past », Cambridge Opera Journal, vol. 19, no 1, 2007,
p. 85-89.
LASSUS, Marie-Pierre, La Voix impure ou Macbeth de Verdi, Paris : Klincksieck, 1992.
LASPEYRES, Isabelle, « Les salons où l'on chante à la fin du second Empire », Revue Internationale de
Musique Française, no 17, juin 1985, p. 57-74.
LAUNAY, Florence, Les Compositrices en France au XIXe siècle, Paris : Fayard, 2006.
LE DREAU, Guillaume, Le Salon musical à Paris sous le Second Empire, mémoire de prix, Rémy Campos
dir., CNSMDP, 2010.
LE DUC, Antoine, La Zarzuela : les origines du théâtre lyrique national en Espagne (1832-1851), Liège :
BIBLIOGRAPHIE 497
Mardaga, 2003.
LE MOIGNE-MUSSAT, Marie-Claire, Musique et société à Rennes aux XVIIIe et XIXe siècles, Genève :
Minkoff, 1988.
LEBLANC, Judith, Avatars d’opéras, Paris : Garnier, 2014.
LEECH-WILKINSON, Daniel, The Changing Sound of music : approaches to studying recorded musical
performance, Londres, Center for the History and Analysis of Recorded Music,
2010 [1re parution en 2009], http://ww.charm.kcl.ac.uk/studies/chapters/,
consulté le 14 mars 2013.
LEGRAND, Raphaëlle, « Emploi théâtral et représentations de la masculinité à la fin du XVIIIe siècle :
notes sur Louis Michu, acteur-chanteur de la Comédie Italienne », Cahiers rémois
de musicologie, no 7, 2013, p. 5-25.
LEHMANN, Michel, « La voix du masculin du castrat au ténor », Daniel Welzer-Lang et Chantal Zaouche
Gaudron dir., Masculinités, état des lieux, Toulouse : Érès, 2011, p. 123-135.
LENNEBERG, Hans, On the Publishing and Dissemination of Music 1500-1850, New-York : Pendragon
Press, 2003.
LESOURD, Laurent, Gilbert Duprez (1806-1896), un ténor français au XIXe siècle, mémoire de maîtrise,
Jean Mongrédien dir., Université Paris-Sorbonne, 1978.
LESURE, François, Dictionnaire musical des villes de province, Paris : Klincksiek, 1999.
LETELLIER, Robert Ignatius, éd., Giacomo Meyerbeer, The Diaries, 4 vol., Madison : Fairleigh Dickinson
University press, 1999-2004.
LETELLIER, Robert Ignatius, Opéra-Comique : a sourcebook, Newcastle upon Tyne : Cambridge scholars,
2010.
LIMANSKY, Nicholas E., « Luisa Tetrazzini : Coloratura secrets », Opera Quarterly, vol. 20, no 4, 2004,
p. 540-569.
LORIOT, Charlotte, La Pratique des interprètes de Berlioz et la construction du comique sur la scène
lyrique au XIXe siècle, thèse, Jean-Pierre Bartoli dir., Université Paris-Sorbonne,
2013.
LORIOT, Charlotte, « Le Jeu de Féréol sur la scène de l’Opéra-Comique », Rire et sourire dans l'opéra-
comique en France aux XVIIIe et XIXe siècles, Lyon : Symétrie, [2015].
MAISONNEUVE, Sophie, L'Invention du disque 1877-1949 : Genèse de l'usage des médias musicaux
contemporains, Paris : Édition des Archives contemporaines, 2009.
MALFROY, Elisabeth, « La romance de 1851 à 1858 vue à travers Le Ménestrel », Revue Internationale
de Musique Française, no 27, novembre 1988, p. 51-60.
MANCINI, Roland, L’Art du chant, Paris : PUF, 1969.
MAREK, Dan H., Giovanni Battista Rubini and the bel canto tenors, Lanham : Scarecrow, 2013.
MARGOLLE, Maxime, Aspects de l'opéra-comique sous la Révolution : l'évolution du goût et du comique
aux théâtres Favart et Feydeau entre Médée (1797) et L'Irato (1801), thèse, Jean
Gribenski dir., Université de Poitiers, 2013.
MARTIN, Marc, Trois Siècles de publicité en France, Paris : O. Jacob, 1992.
MARTIN, Roxane, La Féerie romantique sur les scènes parisiennes : 1791-1864, Paris : Champion, 2007.
MASON, David, « The teaching (and learning) of singing », John Potter dir., The Cambridge Companion
to singing, Cambridge : Cambridge University Press, 2000, p. 204-220.
MATUSHEVSKI, Voytek, « Jean de Reszké as pedagogue », Opera Quarterly, vol. 12, no 1, 1995, p. 47-70.
MATUSHEVSKI, Voytek, « Bidù Sayão, the last pupil of Jean de Reszke », Opera Quarterly, vol. 12, no 1,
1995, p. 65-87.
MECKE, Ann-Christine, Mutantenstadl : der Stimmwechsel und die deutsche Chorpraxis im 18. und 19.
Jahrhundert, Berlin : Wissenschaftlicher Verlag Berlin, 2007.
METAIRIE, Anne-Sophie, « Mains virtuoses et anonymes : près d’un siècle de transcriptions
pianistiques du Prophète (1850-1943) », Matthias Brzoska, Andreas Jacob et
Nicole K. Strohmann dir., Giacomo Meyerbeer, Le Prophète, Edition – Konzeption
– Rezeption, Hildesheim : Olms, 2009, p. 461-512.
MILLER, Richard, Training tenor voices, New-York : Macmillan, 1993.
498 BIBLIOGRAPHIE
MILLER, Richard, On the art of singing, New-York : Oxford University Press, 1996.
MILLER-FRANK, Felicia, The Mechanical Song : women, voice, and the artificial in nineteenth-century
French narrative, Stanford : Stanford University Press, 1995.
MODUGNO, Maurizio, « Domenico Donzelli e il suo tempo », Nuova rivista musicale italiana, vol. 18,
no 2, 1984, p. 200-216.
MOLINO, Jean, « Fact and the Semiology of Music », Music Analysis, vol. 9, n° 2, 1990, p. 105-156.
MONTALEMBERT, Eugène de, et ABROMONT, Claude, Guide des genres de la musique occidentale, Paris :
Fayard, 2010.
MONTALEMBERT, Eugène de, et ABROMONT, Claude, Guide des formes de la musique occidentale, Paris :
Fayard, 2010.
MONTGOMERY, David, Franz Schubert's music in performance, Hillsdale : Pendragon Press, 2003.
MOYSAN, Bruno, Liszt, virtuose subversif, Lyon : Symétrie, 2009.
NATTIEZ, Jean-Jacques, Fondements d’une sémiologie de la musique, Paris : UGE, 1975.
NAVARRE, Jean-Philippe, éd., Ernest Deldevez, L’Art du chef d’orchestre et De l’exécution d’ensemble,
Liège : Mardaga, 2005.
NIROUËT, Jean, L’Art du chanteur à la belle époque, art vocal et gestuel de la fin du XIXe siècle aux
débuts du phonographe et du cinéma muet, thèse, Guy Gosselin dir., Université de
Tours, 2004.
NOSKE, Frits, La Mélodie française de Berlioz à Duparc, Paris : PUF, 1954.
OTT, Jacqueline et Bertrand, La Pédagogie du chant classique et les techniques européennes de la
voix, Paris : L’Harmattan, 2006.
PARENT-LARDEUR, Françoise, Lire à Paris au temps de Balzac, Paris : EHESS, 1999.
PARSONS, Charles, Opera premieres : an index of casts, Lewiston : the Edwin Mellen press, 1992.
PERES DA COSTA, Neil, Performing practices in late-nineteeth-century piano playing : implications of the
relationship between written texts and early recordings, thèse, Clive Brown et
Julian Rushton dir., University of Leeds, 2001.
PIERRE, Constant, Le Conservatoire de musique et de déclamation, Paris : Imprimerie nationale, 1900.
PISTONE, Danièle, Heugel et ses musiciens, Paris : PUF, 1984.
PLEASANTS, Henry, The Great Tenor tragedy : the last days of Adolphe Nourrit as told (mostly) by
himself, Portland : Amadeus Press, 1995.
PORISS, Hilary, « A madwoman’s choice: aria substitution in Lucia di Lammermoor », Cambridge Opera
Journal, vol. 13, no 1, mars 2001, p. 1-28.
POTTER, John, Vocal Authority : Singing Style and ideology, Cambridge : Cambridge University Press,
1998.
POTTER, John, « The Rise and Fall of Portamento in Singing », Music and Letters, vol. 87, no 4, 2006,
p. 523-550.
POTTER, John, « The tenor-castrato connection, 1760-1860 », Early Music, vol. 35, no 1, 2007, p. 97-
110.
POTTER, John, Tenor. History of a voice, New Haven: Yale University Press, 2009.
POTTER, John et SORRELL, Neil, A history of singing, Cambridge: Cambridge University Press, 2012.
PREVOST, Paul, dir., Le Théâtre lyrique en France au XIXe siècle, Metz : Serpenoise, 1995.
PUGLIESE, Romana Margherita, « The Origins of Lucia Di Lammermoors Cadenza », Cambridge Opera
Journal, vol. 16, no 1, mars 2004, p. 23-42.
RADOMSKI, James, Manuel García (1775–1832) : chronicle of the life of a bel canto tenor at the dawn
of romanticism, New York : Oxford University Press, 2000.
RAMAUT, Alban, et BARA, Olivier, dir., Généalogies du romantisme musical français, Paris : Vrin, 2012.
REIBEL, Emmanuel, L’Écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris : Champion, 2005.
REIBEL, Emmanuel, Comment la musique est devenue romantique, Paris : Fayard, 2013.
REID, Cornelius, A dictionary of vocal terminology : An analysis, New-York : Patelson, 1984.
RIGGS, Geoffrey S., The assoluta voice in opera (1797-1847), Jefferson : McFarland, 2003.
ROLAND-WIECZOREK, Sophie-Louise Chantal, Louis Delaquerrière and the french school of singing, these
d’interprétation, Gary Avin dir., Indiana University, 2007.
BIBLIOGRAPHIE 499
ROMAN D’AMAT, Jean-Charles, Dictionnaire de biographie française, Paris : Letouzey et Ané, 1948-
2000.
ROSSELLI, John, « Grand opera : nineteenth-century revolution and twentieth-century tradition », John
Potter dir., The Cambridge Companion to singing, Cambridge, Cambridge
University Press, 2000, p. 96-108.
ROUDET, Jeanne, Méthodes et traités, série II, France 1800-1860, Courlay : Fuzeau, 7 volumes, 2005.
ROUILLE, Nicole, Le Beau Parler françois, Sampzon : Delatour, 2008.
SCHNAPPER, Laure, « Chanter la romance », Napoleonica. La Revue, 2010/1 n°7, p. 3-20.
SCHNEIDER, Herbert, « Die Bearbeitung des Pardon de Ploërmel von G. Meyerbeer im Jahre der
Uraufführung », Jürgen Schläder et Reinhold Quandt dir., Festschrift Heinz Becker,
Laaber : Laaber Verlag, 1982, p. 152-161.
SCHNEIDER, Herbert, Correspondance d’Eugène Scribe et de Daniel-François-Esprit Auber, Liège :
Mardaga, 1998.
SCHROETER, Sheridan Jean, Singing Berlioz : A study in 19th-century performance practice, thèse
d’interprétation, Stanford University, 1991.
SEEDORF, Thomas, « Das Falcett der Tenöre. Zu Klangästhetik und Gesangstechnik von Tenören des
frühen 19. Jahrhunderts », Der Countertenor. Die männlische Falsettstimme vom
Mittelalter zur Gegenwart, Corinna Herr, Arnold Jacobshagen et Kai Wessel dir.,
Mainz : Schott, 2012, p. 155-166.
SELETSKY, Robert, « The performance practice of Maria Callas : interpretation and instinct », Opera
Quarterly, vol. 20, no 4, 2004, p. 587-602.
SIMONEAU, Léopold, L’Art du bel canto, Québec : Boréal, 1995.
SINGHER, Martial, An interpretive guide to operatic arias, University Park : The Pennsylvania State
University Press, 1983.
SMART, Mary Ann, « The Lost Voice of Rosine Stoltz », Cambridge Opera Journal, vol. 6 no 1, 1994,
p. 31-50.
SMITH Jr., Michael Lee, Adolphe Nourrit, Gilbert Duprez, and the high C : The Influences of operatic
plots, culture, language, theater design, and growth of orchestral forces on the
development of the operatic tenor vocal production, thèse d’interprétation,
Alfonse Anderson dir., Université du Nevada, 2011.
SOUTHON, Nicolas, L’Émergence de la figure du chef d’orchestre et ses composantes socio-artistiques.
La naissance du professionnalisme musical – François-Antoine Habeneck (1781-
1849), thèse, Joël-Marie Fauquet dir., Université de Tours, 2008.
STARK, James, Bel Canto : A history of vocal pedagogy, Toronto : University of Toronto Press, 2003.
STEANE, John, « The grand tradition revisited. John Steane reflects on the status of historic recordings
in modern times », The Musical Times, vol. 135, no 1822, 1994, p. 752-756.
STIEGER, Franz, Opernlexikon, Tutzing : Schneider, 11 vol., 1975-1983.
STRAVINSKY, Igor, Poétique musicale, Paris : Janin, 1945.
TAÏEB, Patrick, « Préface », Arthur Pougin, Figures d’opéra-comique, Lyon : Symétrie, 2012.
TARUSKIN, Richard, « The pastness of the present and the presence of the past », Nicholas Kenyon éd.,
Authenticity and Early Music, London : Oxford University Press, 1997, p. 137-210.
TOFT, Robert, Heart to heart : expressive singing in England (1780-1830), Oxford: Oxford University
Press, 2000.
TOMATIS, Alfred, L'Oreille et la voix, Paris : Laffont, 1987.
TRONCHOT, Raymond, L'Enseignement mutuel en France de 1815 à 1833, thèse, Université Panthéon-
Sorbonne, 1972.
TRUMMER, Bernt, Sprechend singen, singend sprechen : die Beschäftigung mit der Sprache in der
deutschen gesangspädagogischen Literatur des 19. Jahrhunderts, Hildesheim :
Olms, 2006.
TUNLEY, David, éd., Romantic french song, London : Garland, 1994.
TUNLEY, David, Salons, Singers and songs : a background to Romantic French song 1830-1870,
Aldershot : Ashgate, 2002.
500 BIBLIOGRAPHIE
VERSCHAEVE, Michel, Le traité de chant et mise en scène baroques, Bourg-la-Reine : Zurfluh, 1998.
VEST, Jason Christopher, Adolphe Nourrit, Gilbert-Louis Duprez, and transformations of tenor
technique in the early nineteenth century : historical and physiological
considerations, thèse d’interprétation, Everett McCorvey dir., Université du
Kentucky, 2009.
VITALE, Alessia, La Leçon de chant, mémoire de DEA, Michel Imberty dir., Université Paris-Sorbonne,
2007.
VIVES, Vincent, Leconte de Lisle et la poétique de la mélodie française, thèse, Françoise Escal dir.,
EHESS, 1994.
VIVES, Vincent, et ZEDDA, Paolo, éd., Romances françaises à l’intention des chanteurs débutants, Paris :
AFPC, 1995.
VIVES, Vincent, et FAURE, Michel, Histoire et poétique de la mélodie française, Paris : CNRS, 2000.
WALSH, Basil F., Catherine Hays, 1818-1861 : the hibernian prima donna, Dublin: Irish Academic Press,
2000.
WALSH, Thomas Joseph, Second Empire opera : The Théâtre Lyrique Paris 1851-1870, London : Calder,
1981.
WEBER, William, dir., The Musician as Entrepreneur, 1700-1914, Managers, Charlatans, and Idealists,
Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2004.
WHITE, Kimberly, The Cantatrice and the profession of Singing at the Paris Opera and Opera-Comique
1830-1848, thèse, Steven Huebner dir., McGill University (Montréal), 2012.
WILLSON, Flora, « Classic staging : Pauline Viardot and the 1859 Orphée revival », Cambridge Opera
Journal, vol. 22, no 3, 2012, p. 301-326.
WISTREICH, Richard, « Reconstructing pre-Romantic singing technique », John Potter dir., The
Cambridge Companion to singing, Cambridge : Cambridge University Press, 2000,
p. 178-191.
WOJDA, Aleksandra, Voix naturelles et langages du lied et de la mélodie chez Franz Schubert,
Robert Schumann et Hector Berlioz. Chanter au Singulier, thèse, Jésus Aguila et
Michel Lehman dir., Université Toulouse 2 Le Mirail, 2009.
YANG, Injoon, The Castrati and the aesthetics of baroque bel canto singing : Influences on the
romantic tenor, thèse, Temple University (Philadelphie), 2008.
YON, Jean-Claude, Eugène Scribe, la fortune et la liberté, Saint-Genouph : Nizet, 2000.
YON, Jean-Claude, Jacques Offenbach, Paris : Gallimard, 2000.
YON, Jean-Claude et GOETSCHEL, Pascale, dir., Directeurs de théâtre, Paris : Publications de la
Sorbonne, 2008.
YON, Jean-Claude, dir., Les Spectacles sous le Second Empire, Paris : Armand Colin, 2010.
YON, Jean-Claude et LE GONIDEC, Nathalie, dir., Trétaux et paravents, Paris : Créaphis, 2012.
ZAJTMANN, Marc, La vie musicale à Lyon au XIXe siècle, thèse, Janine Cizeron dir., Université Lumière –
Lyon 2, 2000.
ZELLER, Olivier, Jean Dubu / Les Églises chrétiennes et le théâtre (1550-1850), Grenoble : Presses
universitaires de Grenoble, 1997.
2. Sites internet
Faure, Michel, 371, 375 Garcia, Manuel (fils), 16, 39, 56, 62, 63, 64, 69, 77, 78,
Féjard, Simone, 205 79, 80, 85, 91, 93, 107, 122, 125, 135, 136, 184, 215,
Feldman, Jill, 373 227, 252, 256, 362, 397, 400
Ferraton, Yves, 7 Garcia, Manuel (père), 33, 35, 39, 51, 84, 85, 90, 91, 123,
Ferrière, 95 183, 239
Fétis, François-Joseph, 15, 18, 25, 36, 54, 74, 81, 99, 100, Gatayes, Léon, 389
105, 108, 109, 128, 154, 158, 167, 180, 183, 184, 185, Gaulle, Charles De, 112
187, 196, 197, 208, 210, 211, 216, 244, 249, 254, 255, Gautier, Franz, 218
345, 396, 403, 404, 408 Gautier, Judith, 23
Fink, Michèle, 32 Gautier, Théophile, 11, 12, 30, 335, 340, 389
Fiorentino, Pier Angelo, 45, 127, 147, 148, 149, 282, 401 Gavoty, Bernard, 376
Flaubert, Gustave, 30, 297 Gay-Allart, Mary, 335
Flotow, Friedrich von, 221 Gedda, Nicolaï, 34, 237, 373
Fontaine, Charles, 219 Gedda-Nova, Nadia, 205
Fontana, Uranio, 81 Genest, Mlle, 279
Forbes, Elizabeth, 17 Génou, 271
Forges, Auguste de, 311 Gens, Véronique, 376
Formel, 140 Geoffroy-Dechaume, Antoine, 380
Fort, Joseph, 278 Géraldy, Just, 79, 109
Foucault, Michel, 13, 14, 16, 19 Gérard, Henri Philippe, 84, 123
Fouchécourt, Jean-Paul, 325 Géréon, Léonard de, 176
Fourquet, Angéline, 119 Gétreau, Florence, 170
François-Sappey, Brigitte, 348, 366, 367, 368, 371, 375, Gevaert, François-Auguste, 405, 406, 407, 408
376, 377, 389 Ghristi, Christophe, 44
Franot, Mathieu, 393 Giacomelli, A., 107
Franquin, 118 Gille, Philippe, 237
Frigau, Céline, 32, 195 Ginzburg, Carlo, 18
Fromant, 358 Girard, Henri, 389
Fugère, Lucien, 118, 134, 226, 260 Girard, Narcisse, 207
Giraudet, Alfred, 82
G Girod, Pierre, 36, 90, 212, 391, 415
Giuliani, Michel, 69, 79
Gailhard, Pedro, 206
Gluck, Christoph Willibald, 86, 159, 274, 276, 361, 397,
Galli, Filippo, 62, 63, 64, 79, 80, 93, 103
404, 405, 406, 407, 408
Gara, Eugenio, 17
Goethe, Johann Wolfgang von, 121, 389
Garat, Pierre-Jean, 46, 86, 88, 101, 103, 109, 121, 154,
Gontier, dit le père, 173
158, 185, 328, 396, 397
Gossett, Philip, 158, 160, 166, 191, 193, 326, 405, 408,
Garaudé, Alexis de, 29, 74, 84, 101, 102, 104, 106, 108,
409, 410, 412
116, 126, 142, 144, 159, 160, 167, 168, 222, 245, 257,
Goubault, Christian, 357, 376
258, 261, 328, 329, 330, 351, 368, 369, 386, 397
Gounet, Thomas, 376
Garcia, Anne-Laetitia, 33
INDEX DES NOMS PROPRES 507
Gounod, Charles, 21, 37, 80, 102, 103, 121, 174, 223, Henrion, Alexandre Ferdinand dit Paul, 57, 226, 329,
275, 276, 307, 312, 314, 349, 357, 367, 370, 376, 387, 333, 335, 357, 358, 359, 378, 386
390 Héquet, Gustave, 365
Gourret, Jean, 16 Héreau, Edmé, 200
Grand, Cécile, 7 Herny, Gabriel, 354
Grandis, David, 16, 205, 208 Hérold, Ferdinand, 21, 22, 216, 232, 238, 250, 311, 417
Grenier, E., 54 Herr, Corinna, 166, 238, 297, 321, 322
Grétry, André, 26, 43, 345 Hervé Voir Ronger, Florimond
Gribenski, Fanny, 109, 415 Hervé, Emmanuel, 44
Gribenski, Jean, 236, 354 Heugel, Henri, 205, 206
Grignon, François-Hippolyte, 278, 281 Heugel, Jacques-Léopold, 28, 179, 180, 202, 205, 233,
Grillon, Antoine-Ferdinand, 266 250, 251, 271, 292, 313, 319, 360, 372, 385, 402
Grisar, Albert, 328, 345 Heylli, Georges D' Voir Poinsot, Edmond
Grisi, Julia, 347 Hilaire, 289
Grognet, Alexandre, 174, 243 Himelfarb, Constance, 328
Grosset, Auguste, 80 Holmès, Augusta, 370
Gstrein, Rainer, 354 Holtzem, Louis-Alphonse, 45, 64, 65, 68, 69, 72, 76, 77,
Guardi, Hector Gruyer dit, 306 78, 89, 91, 92, 94, 96, 97, 105, 106, 111, 120, 140,
Guérin de Litteau, Hippolyte, 341, 369 145, 146, 147, 148, 149, 150, 200, 202, 203, 221, 243,
Guéroult, Adolphe, 13, 42, 137 244, 246, 248, 256, 258, 343, 373, 385, 396, 397, 398,
Gueymard, Louis, 217, 277 399
Guiomar, Erika, 391 Hondré, Emmanuel, 86
Gustafson, Bruce, 328 Honegger, Geneviève, 36, 69, 77, 92, 97, 135, 145, 347,
375
H Hostein, Hippolyte, 233
Housseau, Véronique, 143
Haas, Charles, 71
Hovey, Henrietta, 42
Hahn, Reynaldo, 59, 102, 124, 189, 223, 224, 225, 336,
Howat, Roy, 376
349, 363
Huebner, Steven, 33, 43, 153, 385
Halévy, Fromental, 12, 25, 33, 34, 159, 184, 197, 200,
Hugo, Victor, 44, 371, 386, 390
201, 216, 217, 237, 246, 247, 250, 274, 276, 278, 308,
Huningue, Walter D’, 290, 373
309, 326, 348, 349, 355, 361
Hustache, Claude Théodore, 204
Halévy, Léon, 33
Halévy, Léonie, 95
I
Hallinger, Marie-Julie, 11, 210, 211, 212
Hans Werner Voir Blaze, Henri Ibos, Guillaume, 67
Hartemann, Jean-Claude, 376 Inghelbrecht, Désiré-Émile, 40, 114, 127, 170, 179, 181,
Hasse, Johann Adolph, 398 207, 209, 222, 223, 225, 226, 244
Hautefort, comtesse d', 346 Isnardon, Jacques, 255
Hayes, Catherine, 155 Isouard, Nicolas, 59, 238, 274, 397
Heinrich-Bernardoni, Nathalie, 190, 245
Henchoz, Dorothée-Caroline épouse Jansenne, 355
Hennelle, Claire, 102, 136, 323, 332, 373
508 INDEX DES NOMS PROPRES
J Lablache, Louis, 84, 103, 104, 107, 108, 109, 123, 298,
416
Jacobshagen, Arnold, 166, 238, 297, 321, 322 Labourie, Martine, 157, 175, 243
Jadin, Georges, 331 Lacombe, Hervé, 7, 22, 24, 32, 95, 192, 242, 307, 310,
Jander, Owen, 17 326, 374
Jansen, Jacques, 11, 181 Lacombe, Mme, 358
Jardin, Étienne, 47, 109, 175, 342, 354 Lacordaire, Henri, 120
Jaume, Valentin, 219 Lafage, Juste-Adrien de, 204
Jeanne d’Arc, 237 Lafarge, Emmanuel, 218
Jeannin, Charles-Achille, 280 Laget, Auguste, 23, 24, 80, 87, 89, 94, 95, 110, 118, 119,
Johnson, Graham, 376 147, 150, 153, 161, 241, 252, 280, 283
Jolly, Henri, 269 Laget, Paul, 79
Jourdain, Geoffroy, 7 Lambert, Michel, 328
Jourdan, Pierre Victor, 77, 81 Lamesch, Sylvain, 39
Jouvin, Benoît, 11, 192, 193, 194, 211, 216, 233, 291, Lancelot, D., 113
292, 293 Lancelot, Dieudonné Auguste, 113
Jouy, Étienne de, 21 Landais, Napoléon, 101
Landini, Giancarlo, 242
K Langrée, Louis, 376
Laqueur, Thomas, 235
Kaiser, Peter, 326
Larousse, Pierre, 18, 35, 36, 66, 187, 358
Kalkbrenner, Friedrich, 111
Larsonneur, Charles, 388
Kaltenecker, Martin, 153
Lassabathie, Théodore, 69, 72, 73, 79, 91, 139, 147, 281,
Karr, Alphonse, 241
282
Kaufmann, Martine, 32
Lassus, Marie-Pierre, 32, 160
Kemp, Ian, 376
Latham, Alison, 367
Kératry, Émile de, 79, 147, 283
Launay, Florence, 335, 343, 366
Kinderman, William, 191
Lausnay, Mme de, 95
Kintzler, Catherine, 26, 31
Lavoix, Henri, 46, 84, 239, 240, 255, 256, 261, 301, 302,
Koenig, 120
328
Kreutzer, Léon, 401
Lay, François dit Laÿs, 249
Kuijken, Barthold, 20
Lazare, Benjamin, 116
Le Bozec, Anne, 51
L
Le Carpentier, Adolphe, 331, 374
La Bonnière, Édouard Ferdinand de, 347 Le Duc, Antoine, 74, 496
La Fage, Adrien de, 109 Le Gonidec, Nathalie, 347
La Grandville, Frédéric de, 442 Le Moigne Mussat, Marie-Claire, 342, 344, 373, 385, 389
La Madelaine, Stéphen de Voir Madelaine, Étienne Le Ray, Angéline, 143
La Rochefoucauld, Sosthène de, 70 Le Verrier, Lucile, 347
Labarre, Théodore, 328 Lecomte, Jean-Baptiste-Étienne, 176
Labat, 355 Lee Smith Jr., Michael, 145, 169
Labiche, Eugène, 12, 319 Lefebvre, Caroline, 200
INDEX DES NOMS PROPRES 509
Massenet, Jules, 124, 125, 179, 201, 216, 220, 237, 276, Monjauze, Jules, 232, 266
325, 370, 375, 404 Monnais, Édouard, 32
Masset, Jean-Jacques, 79, 80, 81, 94, 133, 173, 249 Monpou, Hippolyte, 335, 340, 390
Massip, Catherine, 206, 252, 326, 398 Montalembert, Eugène de, 367, 389, 390
Massol, Eugène, 145 Montaubry, Achille-Félix, 38, 246, 317, 318, 319, 320,
Masson, Marie-Noëlle, 189 364
Mattei, Stanislao, 90 Montaubry, Jean-Baptiste-Édouard, 355
Mayan, J.-M., 35, 241 Monteil, Edgar, 117
Mazel, Robert, 372 Montgomery, David, 375
McCorvey, Everett, 169, 300 Monthubert, Mme, 81
Méhul, Étienne Nicolas, 86, 147, 233, 275, 276, 328, 345, Moore, Thomas, 376
397, 398, 403, 407 Moreali, Gaetano, 214
Meilhac, Henri, 237 Moreau-Sainti, Théodore-Étienne, 82, 95, 267, 271, 318
Meillet, Auguste-Alphonse, 81, 266 Moreno, Henri Voir Heugel, Jacques-Léopold
Meillet, Mme née Meyer, 81 Morère, Jean, 294, 309
Melchissédec, Léon, 34, 116, 133, 134 Morin de Clagny, Laurent-Joseph, 42, 79, 82, 83, 111,
Melingue, Étienne, 170, 452 116, 140, 148, 317
Membrée, Edmond, 384, 389, 390, 391 Morin, Louis-Joseph, 280
Mengozzi, Bernardo, 16, 17, 46, 86, 88, 101, 103, 121, Mouilleron, Adolphe, 388
158, 184, 227 Mounet, Jean-Sully dit Mounet-Sully, 118
Mercadet, 402 Mourier, 347
Méréaux, Amédée Voir Lefroid de Méreaux, Jean- Moysan, Bruno, 356
Amédée Mozart, Wolfgang Amadeus, 80, 136, 154, 171, 206, 362,
Méry, Joseph, 309 363, 397, 398, 399, 403
Messager, André, 206
Messager, Jean, 226 N
Meyerbeer, Giacomo, 24, 25, 34, 44, 159, 167, 175, 194,
Nadaud, Gustave, 329, 335, 343, 344, 349, 357, 358, 359
196, 210, 211, 216, 239, 252, 253, 274, 276, 278, 279,
Nattiez, Jean-Jacques, 17, 23
282, 287, 292, 293, 307, 308, 319, 349, 356, 373, 375,
Naugrette, Florence, 221
384, 389, 404, 408
Navarre, Jean-Philippe, 207
Michelot, Pierre-Marie-Nicolas, 66, 90, 161, 317
Niccolai, Michela, 173
Michot, Pierre-Jules, 217, 266
Nicephor, Sylvie, 328
Michotte, Edmond, 52, 393
Nichols, Roger, 367
Michu, Louis, 43, 232, 235, 236, 238
Nicoló Voir Isouard, Nicolas
Milhès, Isidore, 24, 25, 79, 101, 156, 252, 291, 309, 407
Nicot, Charles-Auguste, 313
Miller, Richard, 16, 286
Niedermeyer, Louis, 107, 126, 386, 387, 390, 391, 396
Miolan-Carvalho, Caroline, 21, 80, 213, 215, 216, 233,
Nieuwerkerke, Emilien de, 217
266
Nilsson, Christine, 360
Mocker, Ernest, 78, 140, 269, 316, 320
Nirouet, Jean, 86
Modugno, Maurizio, 33, 241
Nissen-Saloman, Henriette, 162, 215, 227, 256, 257
Monaldi, Gino, 17
Noiray, Michel, 187
Mongrédien, Jean, 156, 185, 208, 214, 326, 357, 399
Noske, Frits, 371
INDEX DES NOMS PROPRES 511
Rodolphe, Jean-Joseph, 76, 350 Sand, Georges, 297, Voir Dupin, Aurore
Sauvage, Thomas, 55, 277
Rodrigues, Édouard, 361
Roger, Gustave, 22, 24, 27, 28, 30, 34, 38, 78, 79, 167, Scarlatti, Alessandro, 398
194, 196, 247, 252, 253, 271, 284, 287, 288, 289, 296, Schilling, Bertha-Agnès-Lisette, 222
Schnapper, Laure, 344
308, 310, 317, 336, 349, 356, 359, 360, 370, 381, 382,
383, 384, 385, 387, 389, 399, 416 Schneider, Herbert, 193
Romagnesi, Antoine, 58, 59, 61, 331, 332, 335, 337, 342, Schneider, Hortense, 25
Schneitzhoeffer, Jean, 82
351, 352, 365, 368, 377, 378, 380, 381, 385, 386, 389
Romani, Felice, 297 Schubert, Franz, 349, 372, 373, 375, 384, 389
Ronger, Florimond, 20, 28, 245, 321, 408 Schumann, Clara, 348
INDEX DES NOMS PROPRES 513
Schumann, Robert, 111, 348, 368, 372, 375 Sue, Eugène, 366
Schütz, Amalia, 172 Sujol, Gustave-André, 317
Scott, Walter, 372
Scotto di Carlo, Nicole, 14 T
Scribe, Eugène, 25, 34, 134, 175, 191, 193, 196, 197, 201,
Tabachnik, Michel, 410
210, 214, 239, 292, 304, 355, 417
Taglioni, Marie, 354
Scudo, Paul, 56, 225, 335, 367
Taïeb, Patrick, 41, 221, 373
Sébastian, Georges, 208
Talazac, Jean-Alexandre, 232, 233, 284
Seedorf, Thomas, 16, 17, 166
Talma, François-Joseph, 46, 111
Seguin, Henriette-Thérèse, 77
Talmelli, Raffaele, 30
Seletsky, Robert, 122
Tamberlick, Enrico, 242, 244, 282
Sellier, Henri-Alfred, 284
Tamburini, Antonio, 296
Serène, 266
Tardif, 282
Serpette, Gaston, 386
Tariot, Joseph, 120
Siitan, Toomas, 94
Tchou, Claude, 36
Silvestre, Théophile, 32, 164, 165, 168, 239
Terrier, Agnès, 212, 345
Simon, Joseph Philippe, 313
Teyte, Maggie, 28, 171, 174, 220, 224, 226
Sisoung, Marie-Amélie-Victorine, 279
Tézier, Ludovic, 115
Smith, Paul, 277
Thénar, 140
Smithson, Harriet, 32
Thérésa, Emma Valladon dite, 343
Soldan, Kurt, 275
Thiébault, Paul, 335
Solié, Jean-Pierre, 249
Thill, Georges, 218, 220, 275, 276
Sontag, Henriette, 154, 172, 403
Thillon, Anna, 214
Sõõro, Anu, 94
Thomas, Ambroise, 54, 95, 98, 131, 147, 201, 233, 247,
Soubies, Albert, 23, 232, 286, 313
249, 277, 319, 338, 360
Soumis, Louis, 205
Thuillier, Louise, 337
Sparafucile Voir Chateur, Henri
Toft, Robert, 247, 248
Spohr, Louis, 90
Tomatis, Alfred, 412
Spoll, Édouard-Auguste, 21, 215
Töpffer, Rodolphe, 150, 151
Spontini, Gaspare, 159
Tosi, Pier Francesco, 16
Staël, Germaine de, 366
Toury, Mlle, 281
Stean, John Barry, 17
Tréfeu, Étienne, 360
Steane, John, 212
Trévi, José de, 218
Stendhal Voir Beyle, Henri
Trial, Antoine, 43, 264
Stevens, Alfred, 366
Tunley, David, 326
Stevens, Florence, 93
Stockhausen, Franz Anton, 145
U
Stockhausen, Jules, 36, 65, 69, 70, 77, 91, 92, 97, 135,
136, 139, 140, 144, 145, 249, 346, 347, 375 Ugalde, Delphine, 213
Stoltz, Rosine, 30, 153 Ungher, Caroline, 172
Strunz, Jacques, 331
Stutzmann, Christiane, 208
514 INDEX DES NOMS PROPRES
V Vogt, Charles, 71
Verdi, Giuseppe, 32, 34, 44, 115, 160, 167, 193, 255, 309 Welzer-Lang, Daniel, 235
Werner, Michael, 342
Vernazza, Ruben, 32
Vernet, Thomas, 344, 415 Wessel, Kai, 166, 238, 297, 321, 322
Vernoy de Saint-Georges, Jules-Henri, 175, 214 White, Kimberly, 33, 43, 153, 195, 210, 214, 310, 385
Willson, Flora, 397
Verschaeve, Michel, 17, 404
Verwaede, Clotilde, 366 Winter, Peter von, 90
Figure 28 – Gilbert Duprez, manuscrit de Jéliotte ou Un passe-temps de duchesse, Paris, 1853, [p. 200], US-CAh,
M1500.D935 J4 © Harvard University 247
Figure 29 – Hiérarchie des emplois dans une troupe lyrique 264
Figure 30 – Tableau des ténors en troupe au Théâtre-Lyrique en septembre/octobre 1857 266
Figure 31 – Tableau des ténors en troupe au Grand-Théâtre de Genève à l’automne 1848 267
Figure 32 – Tableau des ténors en troupe au Grand-Théâtre de Genève à l’automne 1856 268
Figure 33 – Tableau des ténors en troupe au Grand-Théâtre de Genève à l’automne 1869 268
Figure 34 – Honoré Daumier, Concours du Conservatoire. À la soixante-dix-neuvième audition de : Ah ! quel
er
plaisir d’être soldat !, in « Actualités », Le Charivari, 1 août 1870, p. 164. 273
Figure 35 – annonce pour une collection de l’éditeur Schott in Le Guide musical du 11 novembre 1858 274
Figure 36 – Airs français au choix pour les ténors lors du concours des chœurs de l’Opéra en décembre 2014276
Figure 37 – Jules Audubert, L’Art du chant, Paris : Brandus, 1876, p. 240 © BnF 293
Figure 38 – Théophile Lemaire et Henri Lavoix fils, « Classification des voix cultivées », Le Chant, ses principes et
son histoire, Paris : Heugel, 1881, p. 52 301
Figure 39 – Gilbert Duprez, [« L’étendue du ténor élevé »], L’Art du chant, Paris, Heugel, 1846, p. 3 302
Figure 40 – Gioacchino Rossini, Le Comte Ory, Paris : Troupenas, [1829], p. 273, F-Pmhb, Mc 67200 (1) 304
Figure 41 – Isidore Milhès, Guide du chanteur, Paris : Boieldieu, 1854, p. 6 309
Figure 42 – Adolphe Adam, Le Bijou perdu, Paris : Benacci-Peschier, [1853], p. 98, montage 311
Figure 43 – Charles Gounod, Philémon et Baucis, Paris : Choudens, 1876, p. 15 312
Figure 44 – Charles Gounod, Philémon et Baucis, Paris : Choudens, 1876, p. 84 314
Figure 45 – Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, nouvelle édition reconstituée d’après la partition d’orchestre et
les représentations de l’Opéra-Comique et réduite pour le piano par Paul Puget, Paris : Choudens,
[c.1900, daté d’après le cotage A.C. 12 457], p. 353 315
Figure 46 – Jacques Offenbach, Robinson Crusoé, Paris : Brandus, 1868, p. 145, montage 316
Figure 47 – Jacques Offenbach, Robinson Crusoé, Paris : Brandus, 1868, p. 145 317
Figure 48 – Dessin de Jules David lithographié par Guillet, in Paul Henrion, « Ténors et basses », Album 1847,
Paris : Colombier, 1846, n.p. © HEM, Genève. 333
Figure 49 – Honoré Daumier, « Un monsieur tenant à prouver qu'il peut en même temps chanter et toucher du
piano, – ce qui est un grand désagrément. » in Le Charivari, 17 février 1852. © Robert D. Farber
University Archives and Special Collections Department, Brandeis University Libraries 336
Figure 50 – Dessin de [François ou Frédéric] Bouchot, in Victor Parizot, Le Chanteur de salon, Paris : Cotelle,
[1841-1842] © Fonds More-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard 340
Figure 51 – Dessin de [François ou Frédéric] Bouchot, in Max d’Autrive, La Musique à domicile¸ Paris :
Colombier, c1841 © Fonds More-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard 353
Figure 52 – G. Duprez, La Promenade, rêverie pour ténor, à mon fils Léon Duprez, Paris : Escudier, 1864, p. 3 362
Figure 53 – Mozart, Les Peines d’amour, Paris : Choudens, 1863, p. 98 [montage] 363
Figure 54 – Adrien Boieldieu, La Dame Blanche, Paris : Choudens, 1900, p. 191 363
Figure 55 – G. Duprez, Amour constant, ballade pour ténor, à mon ami L. Achard, Paris : Escudier, 1864, p. 2 364
FIGURES 517
Figure 56 – D.F.E. Auber, La Fiancée du Roi de Garbe, Paris : Chaillot, 1864, p. 259 364
Figure 57 – Gilbert Duprez, Une nuit à Messine ou la pêche aux flambeaux, cantilène pour voix de ténor, à mon
camarade et ami Alexis Dupont, Paris : Bernard-Latte, 1843, p. 2 365
Figure 58 – Quelques genres dérivés de la romance 379
Figure 59 – Gilbert Duprez, La Reine du Tournoi, ballade pour voix de ténor, à mon ami Roger de l’Opéra-
Comique, Paris : Bernard-Latte, 1843, p. 3 382
Figure 60 – Gilbert Duprez, Le Bon larron, chansonnette à mon ami Roger de l’Opéra-Comique, Paris :
Meissonnier, 1844, p. 1 382
Figure 61 – Gilbert Duprez, Le Bon larron, chansonnette à mon ami Roger de l’Opéra-Comique, Paris :
Meissonnier, 1844, p. 2 383
o
Figure 62 – Adrien Boieldieu fils, Duo n 5 de L’Aïeule, Paris : Nadaud, 1842, p. 11 383
Figure 63 – Charles Larsonneur, Les Elfes, Paris : Brullé, 1842, p. 1, avec une lithographie d’après Adolphe
Mouilleron © Fonds More-Pradher, Conservatoire du Pays de Montbéliard 388
Figure 64 – La France musicale, 16 novembre 1862, p. 368 400
Figure 65 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 46 406
Figure 66 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 72 406
Figure 67 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 73 406
Figure 68 – Gluck, Iphigénie en Tauride, piano-chant édité par Gevaert, Paris : Lemoine, 1900, p. 29 408
Table des matières
Remerciements...................................................................................................................... 7
Sommaire............................................................................................................................... 9
Introduction ......................................................................................................................... 11
Préambule ................................................................................................................... 54
Le corps professoral................................................................................................. 79
La méthode Ponchard ............................................................................................. 85
Comment décrire les variations du timbre par l’usage des registres ?................. 298
Comment analyser la registration des ténors légers à l’époque de Duprez ? ...... 301
Questions de méthode sur la lecture de la registration « supposée » ................. 303
L’exemple du fort ténor d’opéra ........................................................................... 305
Quel rapport existe-t-il entre les « progrès » du chant et le répertoire ? ............ 394
Les traditions du répertoire antérieur à l’époque de Duprez ............................... 395
Les classiques du chant « pour les nuls » .............................................................. 399
Vandalisme et restauration ................................................................................... 403
Les dangers d’un texte historiquement déformé .................................................. 404
Histoire et interprétation risquent-elles de s’entraver mutuellement ? .............. 409
Qu’est-ce que l’histoire peut apporter à l’interprétation ? .................................. 411
Qu’est-ce que l’interprétation peut apporter à l’histoire ? .................................. 413
Comment poursuivre cette recherche fondamentale et appliquée ? .................. 414
De quoi les mutations du ténor romantique sont-elles le signe ? ........................ 415
Résumé : Sans limiter notre propos aux seules voix masculines aiguës, il s'agit ici de refléter l'importance
historique de l'évolution de la voix de ténor dans les mutations du goût et de la vocalité lyrique en France
au cours du deuxième tiers du XIXe siècle. Aborder l'opéra, l'opéra-comique et les morceaux de salon via
leurs interprètes permet d'insister sur la dimension théâtrale, vocale et oratoire de ces genres. En vue de
définir les caractéristiques techniques du chant français, la thèse exploite largement les jugements portés
par les artistes entre eux ; ces jugements sont notamment livrés par les méthodes et les mémoires
imprimés, les archives du Conservatoire et les correspondances. Pour envisager les conditions pratiques
des exécutions vocales, nous procédons à une étude des situations, des contraintes et des attentes des
chanteurs comme des auditeurs, en fonction des lieux et des répertoires abordés. Afin de mieux
appréhender les qualificatifs employés par les musicographes rendant compte des prestations publiques,
nous avons mis en relation le lexique des traités avec les premiers enregistrements sonores. Une meilleure
connaissance des codes de la tradition permet en outre d'envisager avec une pertinence accrue la
cohérence des divers paramètres concourant à la juste interprétation scénique et musicale. La réinvention
d'après les sources d'un savoir-faire répond d'ailleurs à une attente croissante des programmateurs et des
interprètes pour renouveler leur approche d'un répertoire ou redécouvrir une part du romantisme français
oublié.
Mots-clefs : Gustave Roger / Louis Ponchard / romance / effet théâtral / pédagogie / technique vocale
Abstract : Looking at opera, opéra-comique and salon music through the eyes of the first performers
stresses the histrionic and vocal dimension of their art. Thus, this dissertation drives from the mutual
appraisals of artists, which can be found in treaties, memoirs, archives of the Paris Conservatoire, letters,
etc. The vocabulary used to describe singing in the 19th-century has been linked to 78rpm records and
cylinder recordings. The relative focus on high-pitched male voices is only relevant because changes in the
general taste for opera voices were mainly triggered by leading tenors during the romantic era. The impact
of various locations and repertory on the audience's expectations was studied in order to define the
aesthetic and social frame of vocal performance. Reinventing the practical know-how from the sources
actually meets the growing expectations of both schedulers and singers who want to renew the approach
of the so-called "romantic" French repertory – which currently goes widely unknown and unsung. A better
understanding of tradition allows for more consistent historically informed performances.
Keywords : Gustave Roger / Louis Ponchard / voice teacher / conservatory / national schools / lyric tenor
Discipline : Musicologie