Hermetisme
Hermetisme
Hermetisme
ÉMILIE GRANJON
COMPRENDRE
P
arce que l’étrangeté figurative déconcerte, elle est souvent reléguée au
rang des bizarreries qu’on préfère tenir à distance. Énoncée sous de mul
tiples formes, elle témoigne d’un imaginaire fécond où « fantasme » et
« fantasmagorie » se conjuguent pour donner l’impulsion à une iconographie
LA SYMBOLIQUE
particulièrement déroutante et entêtante. En revisitant l’histoire de l’art classique
ALCHIMIQUE
Comprendre
la symbolique
alchimique
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts
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publication.
ISBN 978-2-7637-9638-3
PDF 9782763796390
Remerciements....................................................................... XI
Introduction
Des images alchimiques en jeu............................................... 1
Clair-obscur sur la philosophie alchimique....................... 9
Les origines de l’alchimie......................................................... 9
Fille de l’ésotérisme.................................................................. 17
Une philosophie, un art, une science....................................... 25
De la matière première à la pierre philosophale........................... 32
L’alchimie aux XVIe et XVIIe siècles......................................... 39
Conclusion
Des images alchimiques à l’art actuel.................................. 217
Annexe
Gravures d’Atalanta fugiens................................................. 221
Bibliographie.......................................................................... 235
Remerciements
1. Nous mettons une majuscule au mot « nature » lorsqu’il est employé dans un con-
texte alchimique.
2. Marcellin Berthelot et Charles-Émile Ruelle, Les origines de l’alchimie, p. 97.
Introduction. Des images alchimiques en jeu 3
3. Ibid.
4. Voir Robert Halleux, Les alchimistes grecs [...], 2000.
5. Marcellin Berthelot et Charles-Émile Ruelle, op. cit., p. 19.
6. Serge Hutin, L’alchimie, p. 7.
4 Comprendre la symbolique alchimique
l’âme et l’esprit. L’alchimie est un art d’autant plus complexe qu’elle est
donnée à voir, à entendre et à lire grâce à des stratégies discursives éclec-
tiques. Afin de ne pas dévoiler les arcanes de la Nature, les adeptes uti-
lisent un langage énigmatique comme l’attestent les titres de leurs
recueils et traités : La table d’émeraude d’Hermès Trismégiste, L’entrée
ouverte au palais fermé du roi d’Eyrénée Philalèthe, Nouvelle lumière
chymique du Cosmopolite et L’œuvre secret de la philosophie hermétique
de Jean d’Espagnet.
Tandis que les ouvrages de référence font leur apparition très rapi-
dement dans l’histoire de l’alchimie, les images sont utilisées assez tardi-
vement, les premières illustrations symboliques apparaissant dans le
dernier quart du XIVe siècle, notamment avec les œuvres de Gratheus
(ouvrage sans titre) et de Constantinus (Bouc der heimlicheden van mire
vrouwen alkemenen), les deux plus anciens traités composés d’images
symboliques et d’images techniques (athanor, creuset, vase, etc.). Le
répertoire iconographique alchimique s’étoffe au XVe siècle pour connaî-
tre une réelle expansion aux XVIe et XVIIe siècles. Dans la mouvance de
la tradition hiéroglyphique, la littérature du XVIe siècle s’enrichit de
nouveaux genres, dont l’emblème, qui se démarque des autres par la
juxtaposition d’images et de textes et offre aux alchimistes un espace de
création remarquable. Lambspring et Michael Maier ont largement ex-
ploité ce médium ; en témoigne l’abondance de leurs livres d’emblèmes,
notamment De lapido philosophico libellus, pour le premier, et Atalanta
fugiens, pour le second. D’une manière générale, les adeptes investissent
l’emblème pour composer des traités dont la beauté et l’ingéniosité pro-
viennent de l’agencement insolite d’images symboliques accolées à des
textes. Aidées par le développement de l’imprimerie, les images symbo-
liques alchimiques deviennent plus visibles, mais certainement pas plus
compréhensibles. Car en ces siècles de redéfinition politique et reli-
gieuse, l’image symbolique est servie par l’ars memoriae et se réapproprie
les récits mythologiques afin de renforcer la valeur symbolique.
Parce que Michael Maier veut réaliser un ouvrage particulièrement
audacieux et singulier à l’image de l’art d’Hermès, il est le premier à
élaborer une œuvre alchimique hybride et polysensorielle qui s’adresse
autant à la vue, à l’ouïe et à l’esprit. Ainsi écrit-il en 1617 à Oppenheim
(Allemagne) un des fleurons des traités d’emblèmes alchimiques : Ata-
lanta fugiens. L’ouvrage, illustré par Mathieu Mérian, est un recueil de
cinquante emblèmes composés de texte (épigramme et motto, c’est-à-
dire « titre »), d’image (gravure) et de musique (fugue musicale). À la
composition tripartite traditionnellement admise des emblèmes,
Introduction. Des images alchimiques en jeu 5
3. Ibid., p. 81.
4. Ibid., p. 82.
5. Insinuant le changement de l’état solide à l’état liquide.
6. L’orthographe du mot signale sa particularité. Ainsi l’explique Emmanuel
d’Hooghvorst dans Le fils de Pénélope : « Cet Y, on en conviendra, devait entrer,
selon la graphie ancienne, dans la composition du alchymie afin d’avertir le lecteur
prudent qu’il n’y a pas de chymie sans équivoque. » (Cité par Stéphane Feye dans
Les arcanes très secrets, p. 5). Il est important de faire une distinction entre les mo-
dalités opératoires de la chymie-alchimie et celles de la chimie dite « moderne ».
Sur le plan de la puissance d’engendrement, la chymie-alchymie était une activité
préscientifique visant la production expérimentale par l’observation des lois de la
Nature. Les sciences modernes définissent la chimie comme étant une activité
scientifique dont les objectifs s’instituent par les transformations artificielles de la
matière.
7. Jack Lindsay, op. cit., p. 87.
12 Comprendre la symbolique alchimique
8. Ibid., p. 102.
9. Le mot « archétype » est généralement entendu selon l’acception jungienne et ainsi
renvoie à la structure mentale qui modalise l’ensemble des processus psychiques de
l’être humain. Dans le cas présent, l’archétype fait référence à son sens éty-
mologique grec arkhetupon qui dérive du latin archetypum et signifie « modèle
primitif ». En ce sens, l’archétype est une image représentative forte, établie, singu-
lière et reconnaissable. Tout au long de cet ouvrage, il sera important de pouvoir
faire la distinction entre les deux sens selon le contexte.
Clair-obscur sur la philosophie alchimique 13
teur des voleurs, il est également connu pour être l’inventeur de l’écri-
ture et de la science. À cet effet, Hermès détient la Connaissance. Alerte
et gracieux, il est représenté avec des sandales ornées d’ailes, tenant à la
main son attribut majeur – le caducée. Celui-ci se compose d’une ba-
guette autour de laquelle s’enroulent deux serpents dans un sens inversé :
Elle [la baguette] équilibre ainsi les deux aspects, gauche et droit, diurne et
nocturne, du symbole du serpent. Le serpent possède ce double aspect
symbolique : l’un, bénéfique, l’autre maléfique, dont le caducée présente,
si l’on veut, l’antagonisme et l’équilibre [...] l’enroulement final autour de
la baguette réalisant l’équilibre des tendances contraires autour de l’axe du
monde, ce qui fait parfois dire que le caducée est un symbole de paix10.
D’ailleurs, René Guénon reconnaît dans l’explication mythologique
de la formation du caducée un vade-mecum de la philosophie alchi-
mique. Ainsi relate-t-il la lutte des deux serpents, dignes représentants
de la figure du chaos par Mercure : Mercure sépara les animaux à l’aide
d’une baguette symbole de l’axe autour duquel s’ordonne le chaos pour
devenir le Cosmos. Après leur séparation, les deux forces contraires
s’enroulèrent autour de la baguette pour trouver l’équilibre nécessaire
par rapport à l’« Axe du monde11 ».
De leur côté, les Égyptiens nommaient ce dieu « Thot » ou « Toout ».
Ils reconnaissaient en lui le maître de tous les savoirs occultes et
l’inventeur de la parole et de l’écriture (profane et sacrée). Hermès-Thot
remplissait également la fonction de scribe des dieux. Et la racine égyp-
tienne du nom « Thot » lui confère une parenté avec l’alchimie par une
double acception, car « Thot » signifie « dans un premier cas mêler,
adoucir par le mélange ; dans le deuxième rassembler en un seul12 ». En
ce sens, l’étymologie du mot rend compte d’un processus d’unification
qui tient lieu d’un des fondements de l’alchimie. La personnification
égypto-arabe se voit ajouter l’épithète trismégistos qui signifie le « très
grand » ; c’est pourquoi on attribue traditionnellement à Hermès Tris-
mégiste la paternité de l’alchimie.
Dans La voie hermétique, Françoise Bonardel stipule que la figure
alchimique d’Hermès est une figure protéiforme dont l’influence spiri-
tuelle est conceptualisée par la synthèse des trois personnages mythiques :
10. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles [...], p. 153.
11. René Guénon, La grande triade, p. 49.
12. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire [...], p. 348.
14 Comprendre la symbolique alchimique
18. Texte dit apocryphe, Le livre d’Hénoch fut écarté des références ecclésiastiques, car
il explicite une série de significations cachées et des mystères inaccessibles aux pro-
fanes. Il fut donc exclu du canon de l’Église.
19. « Chapitre VII, verset 1 », dans Le livre d’Hénoch, p. 14.
20. Kurt Seligmann, Le miroir de la magie [...], p. 85.
Clair-obscur sur la philosophie alchimique 17
Fille de l’ésotérisme
L’alchimie appartient à la grande famille de l’ésotérisme, ce qui
d’emblée ne l’aide pas à trouver ses marques de noblesse dans un monde
contemporain où le terme est galvaudé. Le mot « ésotérisme », qui est
apparu très récemment dans le vocable français, a subi de multiples
modifications sémantiques depuis son sens étymologique et est devenu
au fil du temps un mot « fourre-tout » dans lequel on a placé autant des
idées confuses que des sujets farfelus, évinçant ainsi son sens premier.
L’ésotérisme est un terme générique regroupant divers courants ésotéri-
ques tels que l’astrologie, la théologie et la magie qui, malgré leurs dif-
férences, comportent un ensemble de critères communs. Avant
d’effectuer la critériologie de l’ésotérisme, il importe de revenir sur la
signification du mot en procédant une nouvelle fois à une étude éty-
mologique.
C’est en 1828 que Jacques Matter définit le mot « ésotérisme »
comme « une libre recherche syncrétique puisant dans les enseigne-
ments du christianisme et dans certains aspects de la pensée grecque,
27. Ibid., p. 3, 4 et 5.
28. Antoine Faivre, op. cit., p. 7.
20 Comprendre la symbolique alchimique
que Riffard offre une présentation stricto sensu et développe une mé-
thode d’analyse exhaustive des critères définitionnels de l’ésotérisme.
Dans L’ésotérisme [...], Pierre Riffard développe sa réflexion en trois
points. Il présente d’abord un historique exhaustif du mot, de la notion
et de l’idée qui se cache derrière l’ésotérisme. Il développe ensuite une
critériologie de l’ésotérisme avant de terminer son étude en offrant une
anthologique substantielle. Nous portons une attention particulière à la
deuxième partie de son ouvrage, car elle offre une méthode comparative
et répertorie les paradigmes ésotériques sous la forme de diverses typolo-
gies.
Le philosophe définit l’ésotérisme comme « un phénomène social
sans être un phénomène culturel32 » regroupant des individus qui
répondent aux normes d’une collectivité, mais qui ne dépendent pas
pour autant d’une culture spécifique. Ainsi défini l’ésotérisme s’inscrit
dans une conception « universaliste ». Cela explique, par exemple, que
l’Alchimie33 trouve des résonances intrinsèques semblables autant en
Orient qu’en Occident. Cette définition, bien que divergente de celle
d’Antoine Faivre – on le comprendra aisément à cause de leur différence
d’approche méthodologique – comporte toutefois quelques similitudes
avec le courant historico-critique. Alors qu’Antoine Faivre avance l’idée
de correspondances universelles, Pierre Riffard préfère parler de
l’organisation des analogies et de l’harmonie des concordances34 pour dé-
signer le système de correspondances dans lequel le Tout représente l’Un
« de sorte que un [sic] élément d’un ensemble représente symbolique-
ment et influence sympathiquement l’élément d’un autre ensemble35 ».
Ainsi explique-t-il le rôle de l’analogie et de la ressemblance :
L’analogie définit donc des parallélismes réversibles. Mais, il s’agit là de lois
générales, d’isomorphismes, d’ensembles analogues. Or, et toujours en
fonction de l’analogie, on retrouve dans les parties ce qu’on trouve dans le
tout. Il y a donc aussi des analogies de détail, des correspondances.
L’analogie est une structure parallèle, la correspondance est une fonction